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NOUVELLR COLLECTION
DES
MEMO! RES
POUR SERVIR
A L'HISTOIRE DE FRANCE.
TROISIEME SERIE.
in.
NOUVELLE COLLECTION
UES
MEMOIRES
poun SEitviit
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
DEPUIS LE XIII' SifiCLE JUSQU'A LA FIN DU XVIII';
I'recedes
DE NOTICES POUR CARACTEKISER CHAQUE AUTEUR DES WEMOIRES ET SON EPOQUE;
Suivis de I'analyse des documents historiques qui s'y rapportent;
I'AU MM. MICHAUD de l'aCADEMIE FRA>CAISE ET POUJOULAT.
TOME TROISIEME.
BBIENNE, MOMTEESOR, FONTRAILLES , LA CHATRE, TURENNE, DUG d'YORCK;
PAR MM. CHAMPOLLION-FIGEAC r.T Aime CHAMPOLLION fils.
A PARIS,
CHEZ L'EDITEUR DU COMMENTAIRE ANALYTIQUE DU CODE CIVIL,
HUE DES PETITS-ACGUSTIN9, N° 24.
I.MI'lUMt^lllE DtDOlAIlD l'R()L'\ FT rOlIP', T.Vr. A F.UVE-nF.S-nO>S-F,l\FA>TS . >. 3.
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DC3
Sen.. 3
V.3
MEMOIRES
DU GOMTE DE BRIENNE,
MINISTRE ET SECRETAIRE-D'ETAT,
CO?<TKNANT
LES EVENEME.NS LES PLUS UEMAKQUABLES PU KEGNE DE LOUIS XMI,
ET CEUX DU HEGNE DE LOUIS XIV JUSQU'a LA INIOUT DU CAKDINAL MAZAUIIS;
nULlKS AVEC DES ADDITIONS INEDITES TIREES DE MANCSCRITS AUTOGRAPHES ,
Pak mm. CHAMPOLLION-FIGEAC ft Aimk CHAMPOLLION fiis.
NOTICE
SUR LE COMTE DE BRIENNE
F/l' SUR Si:S MEMOIRES.
Lc coiule de Brienne^crivltscsM^moircs pour
rinslruclion de ses enfaiits. On pourrail done
s'allentlre a y trouver, sur les iiegociations donl
il fut charg^, loules les parliculariles qui au-
raienl 6(6 pour eux d'utiles lecoiis, et pour nous
«les reveladous piquanles. Cependanl , quoique
I'auleur ne nionlre pas dans ses M6iuoires les
iscnlimenls de cominande que Ton est convenu
(I'appeler reserve diplomalique . il y garde un re-
ligieux silence sur les secrels d'etat. Des nego-
ciations imporlantes essay6es a plusieurs 6po-
ques,et qui furent long-temps I'objetdesessoins,
y sont quelquefois a peine indiquees. Peut-6(re
Krienne a-t-il peus6 qu'en ne cherchant point a
se deguiser a lui-nieme la gravite des circonstan-
ces et la difficulle des alTairesqn'il eut a suivre
t>u a diriger, il suffisait, pour les faire bien con-
nailre, de les pr6seuler sous leur veritable jour.
D'ailleurs il a pu croire que pour ses fils, uour-
ris aux affaires des leur plus (endre jcunesse, un
mot qui r6veillerait leurs souvenirs, serait sou-
vent plus instruclif que de longues et minulicu-
ses narrations. II est done probable qu'il s'est
uniquement propos6 de rapporter les principaux
6venemenls arrives sous Louis XIII e( durant le
regne <!e Louis XIV jusqu'a I'annee 1G61. Si aux
details qu'il donne il avait a en ajouler d'aulres
qu'il se reservait de communiquer a Taine de ses
enfaiits , lequel devait lui succ6der comrae il avait
lui-mesne succ6d6 a son pere, ces details myste-
rieux , transniis de p6re en fils , ont et6 avec eux
ensevelis dans la tombe.
Henri-Auguste de Lom6nie, sieurde La Ville-
aux-Clercs, conite de Brienne, etc., 6(ait fils
d'Anloine de Loni6uie, secretaire d'Etat du roi
Henri IV, buguenot converti par les soins du
(1) Lc p6re Senauit, Oraison funebre du comle de
r.riennc.
[2) La belle collection des manuscrits de Brienne se
compose de 360 volumes . contenant des trait^s de paix,
flcs negocialions , des relations d'ambassades, des me-
inoires et instruclions aux ambassadcurs et ministrcs du
roi , etc. El!c fut form^e par les soins d'Anloine de Lo-
iiiiiiie, rangde ct mise rn ordre par Pierre Dupuy. sous
l.Mlirecliini duqucl cllf fut lrans( rile , pour en former
unc suite de volumes. Anloine de Lom^nie abandonna,
(!it-on, a Pierre Dupuy lous les documents originaux, en
R. P. Colon; son aVeul , Martial de Lom6nie,
sieur de Versailles, greffier du conseil, avait 6t6,
selon une tradition, tu6 k la Saint-Bartb6lemy
comme protestaut, ou, selon une autre, 6lrangl6
dans les prisons du Chatelet, a I'instigatiou du
mar6cbal de Retz qui voulait avoir ses terres. La
m6re de Henri-Auguste de Lom6nie 6lait Anne
Aubourg de Porcbeux ; ce fut elle qui intro-
duisit la religion catbolique romaine dans la fa-
mille de son raari , 61ev6e dans les croyances du
prolestantisme; ellen'eut que cefils, qu'elle rait
au moude en I'annee 1595.
Le comtede Brienne fut naturelleraent destine
aux charges publiques , el son p6re , I'un des mi-
nislres babiles du regne de Henri IV, « le nour-
» rit , des sa plus tendre jeunesse, a la politique,
» el lui fit succer , avec le lait , ce bel arl qui fail
I) regncr hcureusemcnl les souverains (1) ; » il lui
apprit aussi en pen de temps tout ce qu'il n'au-
rait pu acqut'rir qu'apr6s une tongue experience,
en le faisant travailler babituellenient dans sa bi-
bliotheque, que Ton pouvait avec raison appeler
I'academie des poliliques, et en lui faisant 6lu-
dier ces curieux manuscrits on sont contenus les
plus utiles documents sur lesatfaires importanles
de I'Etat (2). Les voyages que le jeune de Brienne
fit en Alleraagne,en Pologneeten Italie. par ordre
de son pere, durent aussi le bien preparer a la
carridre qu'on lui deslinait. II 6tait de retour a
Paris vers la fin de I'annee 1609; on dit quil fut
m6me, descette 6poque, reraarque par Henri IV,
qui lui permit d'assister quelquefois au conseil.
Marie de Medicis,r6gente de France, le chargea,
en 1614, de uegocier avec quelques deputes des
E(als-g6neraux « dont les esprits ctoient indispo-
ses (-3) , » et son habile intervention obtinl deux
reconnaissance de la peine qu'il avait prise de les elasser
et faire transcrire. Ilenri-Auguste de Lomenie h(}riia de
eette colleclion , et la vendit au Roi 40,000 livres, en
Tannine 1661 ou 1662. Le comte de Brienne, apres avoir
pass6 plus de quaranle ans dans les affaires, se reiira
avec une mediocre fortune, compromise meme parson
d(5sintere?sement, comme il le dit lui-meme dans ses M6-
moires. C'est ce qui le determina sans doute a se des-
saisir d'une pareille collection.
(3) Le pere SenauH , Oraison funebre, page 12.
>ori(:E SI r. le comtk uk buie^mk
1.1 iioiiiin.ilioiidun president agroablca lacour.Co
succi^s lui valtil la survivaiiccdc la cliarne de son
p»>rc I'aniu'e stiivaiile; el en Uil7, il <tl)lin( celle
<le rtiailrc <le.s ccretnoiiies el de prevol des ordres
du Itoi. Jusqu'a la moil de son pere ( Anloine de
i-onii'*nie^, sa priiicijiale oc(U|)alion « 6loit dac-
» coni[)ai;ner le Uoi el tl ac(|ut''rir Ihonneur de ses
» bonnes urates, a quoi il reussil (1). » Lesser-
vices que lejeurie I-oni6nie reudail alors Jie furenl
l)as Imijoiirs inuliles a lui el an Hoi , eoninie on Ic
voit ji.ir la qnillance suivanle: « Nons, llenri-
Aususle de l.onienie de La Ville-aux-Clercs, eon-
seilier dii Hoy en son conseil d'Eslalel secretaire
ties coniniandcniens dcS. M.. confessons avoir eu
el rern coniplanl... la somme de douze mil livres,
donl il a plu a S. M. nous fairc don en cousid6-
ralion des services que nous lui avons rendus,
pour nous donner moycn de supporter la des-
pensc qu'il nousconvient faire a sa suite; de la-
quelie sominc, etc.
» Le 23" jour de d^cembre 1621 (2). »
L'ambassado d'Angleterrc , ou il ful c!iarg6 de
neiiocier sur certaines difficulles qui arrfitaient
le mariage de Ilenrieltc-^Marie de France avcc le
prince de Galles, fut pour le comte de Brienne
une occasion plus importanle de se signaler; sa
sagesse el sa prudence firent cesser tous les
obstacles (3).
A parlir de cette epoque, on peut 6tudier ce
personnase dans ses propres M6inoires; nous ne
Ic suivrons done pas durantlesdilTerenles phases
de sa longue el honorable carridre.
Diis sou entree dans les alTaires il se fit cette
maxime: « Ou'il n'est jamais permis de faire une
chose mauvaise quelqu'avanfage quon en puisse
lirer, ef que le service de Dieu doit etre pr6fere
a tous les honneurs el k loutes les gloires du
monde. » II fut fidele a ces preccptes ; aussi son
(1) M(?mcircs de Brienne , page 2.
(2) Coltc quittance fait panic des litres originaux de la
Bil)liotlit'(|uc du lloi; on trouve dans la nicnie collec-
tion uiic autre piece de Tannine 1G25. portant quittance
<'e la soinnie de 3,000 livres « dont il a plu au Roy nous
faire don, » el la lettre palente qui y esl joinle ajoule :
« en consideration des l)ons, fidclcs ct rccomtnandablcs
services qu'il nous a rendus. »
(3) Ce ful sans doute pendant cello ambassadc que
Krienne pril. a I'egunl des Anglais, une ccrtaine d^-
lianrc donl il no so ddpartit jamais. On lit en effet dans
sts ai(<moires do Wqucntcs recriminations conlrc eux.
Voici I'une des plus itolies:
" Nous piimcs, dans les trols traitds quo nous fiinos
avcc les Anglois, loutes les prc^cautions ndcessaircs
pourii'etre pas irompes par cux, car ils nc vonl pas
toujours droit dans Icurs IraiK^s: ils so rt'servcnl d'y
••hercher (lueiiiuc interpretation qui soil a leur avan-
tagc, suivant le g(''nie de leurs ancclres Normands. el
se font qu(l(|U(fois pcu do scrupulc de Iromperccuxqui
nt'gocieiit avec eux. »
CO ("cNt IMazniiii (|ue Ic pere Senault vout dcJsigner.
Les MiMnoires du tils de Hrienne ..•ontiennenl, sur leca-
pandgyrisle, Ic R. P. Senaull, ren^arqua-l-il que:
« quoiqu'il fill accable des soins de sa charge, il
disoil tous les jours son breviaire, pendant que
qnelques ministres ecclesiasliques , sous prelexte
des affiiires, s'cn faisoienl dispenser (4). » Plus loin
il ajoule: « qu'un homme de sa naissauce el de
son rang,au lieu d'cnvoyer desdiamans, des per-
Ics ou des bijoux a la femme qu'il recherchoit en
mariage, lui cnvoya les OEiwrcs de Grenade, oeu-
vres qui out r6paii(ln la devotion dans I'^glise. »
Le comte de JJrienne n'eslimait pas que sa
vie put 6trc proposee pour module; niais il la
Irouvait entrem(il6e de taut d'accidenls , qu'a
sou avis elle pouvait servir a rinstruclion de
ses cnfants. II ne fut pas du nombre des minis-
Ires complaisanls qui soul toujours de I'avis du
prince ct s'abstiennenl soigneuscment de cho-
quer ses inclinations; il ne ful pas non plus d'une
« fidelile incommode (5); » mais il se menagea entre
la complaisance et Ias6v6rit6, entre lacrainle el
I'audace, elwconserva toujours une honnele liber-
ie [6). ■» Le comte de Brienne nes'abaissanidevanl
romnipotencede Richelieu, ni devant la faveurde
Mazarin (7) ; il r^signa sa charge quekjue temps
avant la niortdu premier, el la reine regenteAnne
tl'Autriche, coufiaute danslc zele et I'affectionde
Brienne pour son service , la lui rendit en 1643.
Mazarin ne I'aimait pas, et ne put cependant oble-
nir de la Reine son 61oignemenl. Par condescen-
dance pour Anne d'Autriche, et quoique le retour
de ce ministre lui parut devoir etre funestea la
France, Brienne signa et exp6dia I'ordre du Roi
qui rappelait Mazarin. II avail 6t6charg6,en
1651, d'informer Monsieur et le parlemeut de
I'exil de ce meme ministre.
La bienveillancedela reine merede Louis XIV
pour le comte de Brienne lenaitaussi a I'affeclion
de cette princesse pour M""= de Brienne sa fem-
me (8), que toute la cour savait 6lrclaconndente
racleie pcu rcligieux du cardinal ministre, des parlicu-
laril(?s assez curicuses.
(.'>) Le pere Senaull, Oraison funebre.
(()) Idem.
(7) Brienne fut presque toujours sur le qui vive avcc
Mazarin , el les lermes dont il se serl souvent en par-
lant de ce ministre, semblent indiquer presque du mt;-
pris pour ce cardinal. II dil dans ses Memoires :
« La deference de Monsieijrpourle Cardinal augmen-
loit le credit dun ministre odicux aux gens de bien. »
(8) II ne nous parail pas sans inlerdt de rappeler, a
propos de madamc de Brienne, un passage des Sl^moires
de son (ils ( Henri-Louis), relalif a rinlimilequiexisla
entre la Reine el madame de Brienne, el qui serl aussi
a cxpliquer la grande favour dont jouissail le cardinal
Mazarin aupres d'Annc d'Aulriche.
« Tout le mondc sail cc que la niedisnncea publi(5de
la passion mulucllc d'Annc d'Aulriche cl do Mazarin.
Los cabinets des curieux sonl rcmplis de lil)cllos dilla-
nialoires sur ce sujet. La delractaiion publiquc cl par-
liculierc n'a jamais ^li^ poussde plus loin ; ct celle laclie,
que tanl de plumes si^ditieuscs se sonl enorc(''OS d'impri-
mer au nom d'une veiltieuse piiiuesse, lui fera moins
ET SlIR SES HiEMOlllES.
IX
inlime d'Aune d'Autriche. Celtc influence le main-
tint au pouvoirjusqu'aprtis la mort de Mazarin;
mais avaul celle 6poquc, son cr6dil coramencait a
dt'cliner. Les chansons saliriques ne cessaieut de
poursuivre les raiuistres, nagudre si vivement ri-
diculises par les pamphlets de la Fronde. On en
trouve la preuve dans une chanson ayant pour
litre: Porfrait de la cotir en conlre-verile , et qui
circula pendant I'ann^e 1659:
Le Tellier devionl niagnifiquc ;
Bricnne est homme qui voit clair;
On croit La Vriliiere un grand clerc ;
Le Piessis s^ait la politique.
Les facuU^s affaiblies du comte de Brienne ne
devaieut bientot plus suffire a la jeuneet volon-
taire autorite de Louis XIY; de hautes capacit6s
diplomaliquesdevaient aussiattirer de preference
raltention du Roi; un grand rdgne se pr6parail,
el il fallail pour realiser et raoderer a la fois les
id^es gigantesques du nouveau prince, une force
physique et morale bien au-dessus de celle du
comte de Brienne. Ungues de Lionne , si raalheu-
dc tort dans les siccles a venir qu'elle ne fera de lionle
a noire histoire. Peul-elre, et je ne Ic desavoue pas, la
Reine accorda-t-elle son estime au cardinal avec trop peu
de raenagement. Quoiqu'il n'y eiat sans doule en cela
rien que (I'innocent, le monde , qui sera toujours ind-
chant, ne put s'empecher d'en pai ler en des termes peu
respectueux ; et la licence alia si loin , que chacun crut
voir ce qui n'etoit pas, el que ceux meme qui le croyoienl
le moins rassuroienlcomnie veritable. La golanteric de
la Reine, s'il y en a eu, ^toit loute spiriluelle; elle etoil
dans les mceurs, dans le caractere cspagnol, et tenoit de
ces SOI les d'amours qui n'inspircnt point souillure : j'en
puis au nioins juger ainsi d'aprcs ce que m'a racont^
ma mere. La Reine avoit pour elle beaucoup de bonte ,
el ma mere raimoit sinceremcnt: elle osa I'enlretcnir
un jour de lous ces mauvais propos. Voici comment la
chose se passa.
» C'etoil a I'^poque ou la favcur du cardinal aupres
de la Reine ^claloil librcmenl aux yeux dc la cour,et
quand le monde malin, comme j'ai d(5ja dit et ne puis
trop le ropeter, faisoitleplusde bruit de leurspretendues
amours. Madame de Brienne s'ctoit un soir recueillie,
selon sa coulume, quelques instans dans roratoirc de la
Reine. Sa Majesie y entra sans I'apercevoir ; elle avoit
un cliapelet dans I'une de ses mains , elle s'agenouilla,
soupira , cl parul lomber dans une meditation profonde.
Un mouvement que Gl ma mere la lira de sa reverie.
« Est-cc vous, Madame de Brienne? lui dit Sa Majestd.
Vcncz, prions ensemble, nous serons mieux exaucces. »
Quand la priere fut flnie, ma mere, celte veritable amie,
ou pour parler plus respectueusenicnt , cette servante
lidele , deinanda permission a Sa Majesty de lui parler
avec franchise sur ce qu'on disoil d'clle et du cardinal.
La bonne Reine, en lembrassant tcndrement, lui per-
mit de parler. Ma mere le lit alors avec tout le menage-
nienl possible; mais comme elle ne dcguisoit rien a la
Reine de lout ce que la m(5disancc publioit conlre sa
vertu, elle s'aperful, sans en fairc semblanl, ainsi qu'elle
nie I'a dit elle-mcme apres m'avoir engage au secret,
([ue plus d'unc fois Sa Majcsle rougil jusgiie dans le
hlanc des yeux; ce furent scs propres paroles.
» Enfin lorsqu'elle cut fini, la Reine , les yeux mouil-
reux pendant sou ambassade a Rome centre Ic
cardinal de Retz, et bien plus encore tout r6cem-
menl en Espagne , contre le prince de Conde , ct
qui avail ainsi prelude par deux 6checs 6clatants
a une carriere diplomatique des plus juslemenl
renommees, Ilugues de Lionne fut charge, en 1663,
du departement des affaires etrangeres (1), en
reraplacement du comte de Brienne. Comme c'e-
tail I'habitude et le gout du temps, des chansons
celebr^rent la fortune nouvelle de Lionne, et le
repos forc6 que le Roi exigea d'un vieux et fiddle
servifeur. D'une chanson , riche en couplels, et
qui rappelleles differentes nouvelles du moment,
nous ne donnerons que le couplet qui se rapporte
a Brienne, remplac6 dans sa charge par Lionne:
L'dllelagc du soleil (2)
N'aura jamais son pareil :
II est de qualre chevaux
Pr6ced(5s de deux cavalles (3) ;
II est de qualre chevaux ,
Bien meilleurs qu'ils ne soot beaux.
Le qualrieme est Fdlon ,
Furieux comme un lion.
k's de larmes, lui r(5pondil : « Pourquoi , ma chere , no
m"as-tu pas dit cela plus t6t? Je I'avoue que je laime ,
ct je le puis dire meme lendrement ; mais Taffeclion que
je lui porte ne va pasjusqu'a I'amour, ou , si elle y va
sans que je le sache, mes sens n'y ont point de part;
mon esprit seulemcnt est charm(5 de la beaule de son
esprit. Cela seroit-il criminel? Ne me flalle point: s'il
y a meme dans eel amour I'ombre du p6che, j'y renonce
des mainlenant devant Dieu et devantles saints donl les
reliques reposenl en cet oratoire. Je ne lui parlerai de-
sormais, je I'assure, que des affaires de lElat , et je
romperai la conversation des qu'il me parlera d'autre
chose. » Ma mere, qui ^toit a genoux, lui pril la main ,
la baisa, la placa presd'un reliquaire qu'elle venoit dc
prendre sur I'autel : « Jurez-moi , Madame , dit-elle , je
vous supplic, jurez-moi sur ces sainles reliques de tenir
a jamais cc que vous vencz de promellrc a Dicu. — Je
le jure, dit la Reine en posant sa main sur le reliquaire,
ct je prie Dieu, de plus, de me punir si j'y fais le moin-
dre mal. — Ah! g'en est trop, reprit ma mere tout en
pleurs.Dieu est juste, el sa bont^, n'en doutez pas, fera
bientdt connoilre voire innocence. » Elles semirenl en-
suite a prier tout d'une voix, et celle dontj'ai su ce fait,
que je n'ai pas cru devoir taire , a present que la Reine
a reru dans le ciel la recompense dc ses bonnes oeuvres ,
m'a dit plusieurs fois qu'elles ne prierent jamais I'une
et rautrederaeilleurcceur. Quand elles eurent acheve
leur oraison , que cet incident prolongea plus que de
coulume, Madame de Brienne conjura la Reine de lui
garder le secret. Sa Majesty le lui promil, et, en effel ,
elle ne s est jamais apcrcu que la Reine en ait parie au
cardinal , cc qui , a mon avis , est une grande preuve de
son innocence. »
(1) La Biographic universelle contient quelques cr-
reurs au sujet de Brienne. Elle indique inexactement la
dale de sa relraite ; ce fut a lui que Lionne succWa,
ct non pas a Mazarin.
(21 Louis XIV avail pour devise un soleil qui edairail
un globe.
(3) Mademoiselle de La Valliere el madame de Mon-
tespan.
>()ricE sin i.i: comik de brienne
On sv«il que dun coup ile pied
II ii ren\iTSO Dii(?....
On sail que d'un coup dc pied
II a toul cslropiiV
Lc coiulo dc IJrieniic niourut cii IGGG. l>cs 16-
inoii;nages 6clalaiils do regrcU hii fureut donnas
par SOS ancicns colli'gues. Le Tcllier, deveiiu
chaiicclier, dit en pleiii couseil, lorsqu'il en ap-
|)ii( la iiouvclle, « qu'il u'avoil jamais vu un
liomiiie plus iiilelligciit dans Ics affaires, moins
eliranle dans los dangers, n)oins eloiiuc dans les
sur|)rises, el plus fertile en expediens pour s'cn
di'-niCler lieurousemenl. » El lc roi Louis XIV
ajoula: « Je perds aujourdliui le plus ancien , lc
plus lidele el le plus inforrue de mes niinislres. »
I.e conile de Urieniie avail epouse, en 1()i3,
Louise de lleon, issue de lilluslrc niaison de
Luxembouri;; il en cut sepl enfans ; qualre d'en-
Ir'eux vivaient encore en 1GG8.
Laino, Henri-Louis, avail oblenu la survivance
dela charge de son p6re, el il !'e\erca siniullane-
menl avec lui pendant les derni^res ann6es de
son niinisk^re. el quelque temps eucore apr^s qu'il
se fiU retire des affiiires.
Nous joindrons en consequence a cette notice
sur le conile de Brienne, quelques details sur la
vie de son fils, dont il parle souvent dans sesMe-
nioires.
Les derni^res ann6es de la vie de Brienne
le fils fureut extreinement agitees, el on a attri-
bu6 a des niolifs divers les causes de la longue
detention qu'il cut a subir. Des documents iue-
dils el originaux, conserves a la Bibliolheque du
Koi, 6claircissent tous ces eveneraeuls ignores ou
pIulOl nial connus jusqu'ici. C'est ce qui nous a
determines a enrichir cette notice de ces docu-
raents ; ils ne sont pas uon plus sans iut6rel pour
la nioralile de lliisloire.
Ilenri-Louisde Lomenie (1) avail epouse Uen-
rietle Bouthillier, fille du conile de CJiavigny,
femnie qui fut en grande reputation de beaul6,
si on en juge par le fragment suivant d'uue chan-
son du temps:
Pour mcltrc Icur pouvoir au jour.
Lc Ciel . la Nature ot I'Amour,
Dc corail. d'lvoirc el d'cHjcnne
Fircnl Brienne, lircnt Brienne.
Maislabeaut6 demadaniede Brienne ne Irouva
pas urAce devant la malisnile satirique de ce
temps , et a eel 61oge si gracieux de la belle coni-
lesse , ces mfimes chansons ajoulaienl :
Un prelal a Ponl-sur-Seinc
Adressc souvent scs pas,
Pour voir la chaste Brienue
Pleinc dc divinsappas:
Cc nest pas pour lui cliose vaine
8'il y va croltcr scs bas.
Cette dame inourut en 1664, et sa perte ayant
plong6 son niari dans la douleur, il demanda des
consolations a la religion et se retira cette m6me
anuee a TOraloire, od il fut fait sous-diacre. Le
leu sacr6 de la po^sie se ni^la bienl6t aux in-
spirations de la pi§l6. 11 abandonna I'Oratoire en
1G70, pour voyager en Allemagne; il visila le
iMeckiembourg ou il dupa leducClirislian-Louis ,
el revinl a Paris Irois ans aprds. Des ordres s6-
v6res du Roi I'altendaient a son arrivee; il fut
successivement exile dans plusicurs maisons de
B^n^dictins, puis bientot apres enfermfi a Saiut-
Lazare (1674), ou il subit une rigoureusc deten-
tion jusqu'eu 1692, sous pr6texte d'ali6nation
nienlale. On le voil du moins par la Icltre sui-
vanle entierenient ecrile de sa main:
A Monsieur de Ponlcharlrain.
Le 14 Janvier 1692.
« Monseigneur ,
» Le 28 de ce mois, il y aura dix-huit ans r6vo-
lus depuis le jour que je fus conduit dans la maison
des pensionnaires de Saint-Lazare, ou je suis en-
core et ou je resterai tanl qu'il plaira a Sa Ma-
jesl6. II m'esl fort indifferent en quel lieuje fasse
penitence, et je puis dire que de foutes les raai-
sons regulieres que je counois, je choisirois celle
de la Mission si jestois encore a quilter le monde.
J'y avois renonce de Ires bonne foi quand j'en-
Irai dans I'Oratoire; je m'altendois dy finir mes
jours; Dieu ne I'a pas permis: j'adore saconduife
sur moi. II falloit que j'eusse besoin dune plus
grande solitude que celle que je m'eslois choisie.
Je n'ai pu, Monseigneur, eviter de vousdirecela
afin de vous faire conuoilre mon elat. La grace
que je vous suplie de demander de ma part au
Boy, est de permettre a M. le lieutenant civil de
me venir entendre sur une affaire que j'ai par-
devant lui. Un fermier , qui me doit et ne veut
pas me payer, a cru se raettre a convert en si-
gnifiant a mon procureur une pr6leudue inler-
diction dont je n'ai aucuneconnoissance, et qu'on
ra'avoit cachee avec beaucoup de soin jusques
a present. Je ne suis pas en peine de la faire
casser, pourvu que je puisse me defendre. Sa
Majeste est Irop juste pour me refuser si peu
de chose. Si je suis insense (car on ne pent ni'a-
voir inlerdit que sous ce pretexte) , je dois eslre
declare lei par un juge en personne, et nuUement
sur un avis des jiarens qui pouvoient alors avoir
des motifs de politique et d'interest pour me trai-
ler de la sorle, moi absent. Quand on a doun6
(1) On a (lc cc Ilenri-Louis de Lomdnic lics niiimoircs rcnt'cs . conclu dans 1 ilc ties [-"aisans . el la description
d.Mil nous nvons cit^ ci-dessus un frafjmcni rclaiir.i la des cerc^nioniesdu mariage de Louis XIV avec llnfanle
rcine Anne , une relation ires di^tailkk^ du iraile des Pv- dEspagne.
ET Sl'R SF.S MEMOIl'.FS.
XI
(out son bien volonlaireraent et quon ne s'eslr6-
serv6 qu'une pensiou alimentaire fort niodique,
on n'eel plus en ^lald'eaiprunter de persoune. II
s'agit uniquenient de savoir si j'ay perdu la rai-
son ou non. El quand mfirae il seroil vrai que mon
chagrin m'eust fait faire des d6niarches irregu-
lieres, si Dieu m'a redonne raa plelne raison , les
loix me sent favorables, et je dois estre jug6 sur
la situation prd'sente de raon esprit et non sur
niesfaules passees. II ne me resle plus, Monsei-
gneur , qu'a vous t6raoigner la part que je prends
a la justice que Sa Majeste a rendue a vostre me-
rite; j'ai Ihonueur d'estre dans vostre alliance
par feue ma femme ; M. de Brienne , mon p6re ,
a eu I'avantage d'estre confrere de monseigneur
vostre aieul et son amiparticulier. II m'a dit sou-
vent qu'il lui avoit de Ir^s-grandes obligations.
Je ne vous parle point de ce que j'ay este: il y a
long-temps que j'ay mis au pied do la croix ces
foibles avanlages de raa naissance. L'uuique fa-
veur que j'esp6re de vostre infegrite est de par-
ler direclement au Pioy de la tr^s-humble sup-
plication que je lui fais par voire entreraise. Jau-
rois pu adresser un placet a Sa Majeste, mais
r'auroit este raanquer en quelque sorle a la con-
fiance entiere queje prens en vous; je me trouve,
Monseigneur, dans vostre departemenl, et jay
beaucoup dejoie de d^pendrede vostre ministere.
Heureux dans mon affliction, si vousecoutez favn-
rablement , comme je I'esp^re , les cris de raa dou-
leur, et si vous ajoutez foi a mes paroles quand
je vous proleste que je ne cesse de prier Dieu
pour la personne sacree et pour la prosperity des
armes victorieuses du Roy, nostre incomparable
Majesty, et en particulierpour vous dont je seray
loute raa vie, avec un profond respect etune Ires-
parfaite reconnoissance , Monseigneur, le tres-
hurable, tres-obeissanl et lres-oblig6 serviteur ,
» De Lomenie Brienne.
B J'oubliois, Monseigneur, a vous dire qu'estant
d^lenu dans cette raaison par un ordre du Roy,
que feu M. de Seignelay a signe, M. Joly , su-
p6rienr-gen6ral de la mission, qui a recu eel or-
dre, ne rae laissera pas parler a M. le lieutenant
civil, a raoins d'un autre ordre signe de vous,
suppose, Monseigneur, que Sa Majest6 m'accorde
raatr^s-humble et tres-respectaeuse suplication. »
Le lieulenant civil visita Tinfortune Brienne et
rendit comple , par la lellre suivanle , du parfait
6tat de sa sanle et de sa raison. Le proces-vcrbal
de Tinterrogaloire subi par Brienne indique aussi
les motifs de famille qui avaient amen6 cette in-
jusle detention.
« Monsieur, suivant I'ordre qu'il vous a plu
ra'envoyer , j'ai esl6 a Saiut-Lazare et jay parl6
long-temps avec M. de Brienne que j'ai trouve
de tr6s bon sens et d'une conversation fort ais6e;
j'ai 6l6 mesme surpris de le voir si raisonnable,
apr^s une df^lention de dix-liuit ans. sans avoir le
moindre commerce avec ses parens ni d'autres
persounes , euferm6 avec tons les enfans de cor-
rection et ceux qui sonl foibles d'espril, ne sor-
lant qu'avec eux, enferme dans le mesme endroit
et ayant loujours a ses cutes un des freres de la
raaison. Je suis persuade qu'un liorarae fort sage
en deviendroit fou ; il demande h Sa Majeste trois
choses qui me paroissent tres-raisonnables :
» 1° De demeurer dans Saint-Lazare, mais
qu'on le lege hors de la raaison oil sonl les insen-
ses et les correctionnaires, et qu'on ne le mfene
pas se proniener avec eux;
» 2" Qu'il lui soil permis d'avoir la conversation
des peres de la maison et des gens de lellres qui
ont coustume dy veuir ; d'aller aux exercices et
davoir une honneste liberie:
» 3^ Qu'on luy paye 5,000 1. qu'il s'est reservees
de pension viagere lorsqu'il a fait une donation
de tout son bien a son His.
» J'ai propose a MM. de Saint-Lazare de le
meltre dans une chambre de leur raaison ; il m'a
paru qu'il leur couvienl fort d'avoir une pension
de 2,000 liv. , raais qu'ils ne sonl pas d'humeur a
se donner le moindre soing. lis m'ont dit qu'ils
avoient peur qu'il ne retombat dans quelque ex-
travagance nouvelle ; mais comme il arrive sou-
vent que ceux qui ont eu ces maladies en revien-
nent , il rae semble qu'il y auroit beaucoup d'in-
justice de retenir un horame enferrae pour loute
sa vie par celle seule apprehension. Vous trou-
verez. Monsieur, la famille partagee: madame de
Gamache et raadarne de Cayen vous demandent
sa liberie, et mesme eiles ont pris des mesures
avec MM. de Sainle-Genevi^vede Paris, quiveul-
lenl bien s'en charger; et je crois que ce seroit
tout le raieux. M. I'evfique de Coutence n'est pas
du mesme avis; et corarae on ne paie a son fr^re
que 3,000 liv. par an, au lieu de 5,000 liv. qu'il s'est
reservees, et qu'il veut avoir sa bibliotheque que
M. de Coutence pretend avoir acheptee, il a peur
qu'il ne fasse des procedures lorsqu'il sera en li-
berie; maisce n'eslpas une raison pour le laisser
en caplivite. Je suis persuade que la raaison de
Sainte-Genevieve lui conviendroil fort ; je m'en
informerai si vous I'ordonnez.
» Je suis avec respect. Monsieur, vostre lr6s-
hurable et tres-obeissant servileur ,
» Le Camus, lieutenant civil.
» Le 5 fevrier 1692. o
Inlerrogaloire de M. de Brienne.
(c L'an mil six cens quatre-vingt-douze, le
deuxiesme jour de fevrier, nous, Jean Le Camus,
chevalier, conseiller du Roy en ses conseils,raais-
tre des requestes ordioaire de son hostel , lieute-
nant civil de la ville, prevoste et vicomte de Paris ,
pour I'ex^culion de I'ordre du Roy du trenliesme
i Janvier, signe Pontcharlrain. a nous adresse, nous
! sommes transporte avec raaislre Nicolas Gaudion,
greffier en la raaison des prestres de lacongrega-
^o^I(;E stn Lii comtk nii buikixxi-:
lion c!e la Mission, a Saiiit-J.azarc-lez-Paiis, pour
voir el counoislre I'eslal de la personne de M. de
Urienne, detenu audit lieu, de I'ordre de Sa Ma-
jest6 et pour reutendre; oil eslanl, le sieur de
Saint-Paul, presire de ladite congregation, qui
a soing des pensionnaires , nous a fait venir,
dans une salle do ladite ruaison , ledit sieur de
IJrienne qui y auroit esle amen6 par un des frdres
de ladite congregation de la Mission. A I'inlerro-
galoire duquel sieur de Brienne, apres lui avoir
fait entendre le sujet de nosire transport, suivanl
Ics ordros du Roy, qui est demeure attach6 a la
niinutledespr^senles, nousaurions proc6d6ainsi
qu'il en suit:
» Interrog6 de son nom et surnom, — a dit
qu'il s'appelle Louis-Henry de Lom6nie.
» Quel age il a , — a dit qu'il est ag6 de cin-
quanle-six ans , estant ne en rann6e mil six cens
trenfe-six.
» S'il y a long-temps qu'il est en la raaison de
Saint-Lazare, — a dit que le vingt-liuitiesme
Janvier dernier pass6 il y a eu dix-huit ans.
» Si il sait lesraisons pour lesquelles il y a ete mis,
— a dit qu'il n'en scait aucunes, el que neanraoins
il nous dira verilablement ce qu'il en scait, qui
est que depuis le d6c6sde sa ferame il s'est relir6
aux peres de I'Oraloire, oii il a demeure six an-
nees ou environ, et que, y estant, madame de
Gamache, sa soeur, luy vinl proposer de faire le
mariage d'une de ses filles, qui depuis a esl6 ma-
rine a M. de Pougny ; a laquelle proposition il re-
pondil fort simplement qu'il ne devoit pas se
mesler de mariage entre cousins-germains; que
quelque temps apres le sieur de I'Egle, qui avoit
une maison a riuslitut, le vint trouver et luy fit
entendre qu'il y avoit n6cessil6 qu'il sorlit de I'O-
raloire; a quoi il r^pondit que sa vocation estoit
bonne, qu'il estoit fort content du lieu ou il estoit
et qu'il n'en vouloit pas sortir; mais depuis ledit
temps, ledit sieur de I'Egle I'ayant encore sollicit6
plusieurs fois de sortir, il en pril la resolution et
fut logcr dans la grande rue du faubourg Saint-
Jacques, vis-a-vis Sainl-Magloire; el comme il
devoit environ bail ccjis livres a ses cr^auciers,
il fut cx6cule par un eu ses mcubles : ce qui le fa-
cba extrfimement el I'obligea de se retirer cbez
l)alanc6, cliirurgicn, etdese scrvirde ce temps-la
pour se faire guerir d'un ulcere qu'il avoit a la
gorge; et apres qu'il eust esl6 gu6ri il se retira
dans le monaslere des Augustius du faubourg
Saint-Germain; etayanl appris lorsqu'il y estoit,
qu'il y avoit plusieurs ardiersqui vouloient I'ar-
resler, il pril la resolution de sortir bors du
loyaume et sen alia dans les Etats de M. le prince
de Mecklcmbourg, oil il a demeur6 pros de trois
ans, cl ensuile est revenu en France, et semil vo-
loiitairemcnt dans I'abbaye de Saint-Gcrmain-des-
Pros ; et a|)r6s y avoir demeure quelque temps, le
jMieur Tavertil qu'il avoit un ordrc verbal de le
faire rester dans la maison; mais quelque (eni[»s
apresilalla a Sainl-|{enoil-sur-F.oir, sur la pro-
Mipsse qu'on luy avoil faile qu'il y passcroit les cl^s
el qu'il revieudroit passer les bivers ^ Paris. On
estant demeur6 a Sainl-Benoil jusqu'au mois de
decembre, le p6re Bracbet luy apporla un ordre
pour rester k Saint-Benoit, ce qui lui donna I'oc-
casion de prendre la resolution de venir trouver
le Roy pour se jeller a ses pieds el luy deraan-
der ses ordres directeraenl; et pour le faire avec
prudence , il s'adressa au sieur Bonlemps , qu'il
pria de dire a Sa Majeste son arrivee , et I'as-
sura qu'il deraeureroit a I'bostellerie du P6Iican
jusqu'a ce qu'il eill recu I'ordre de Sa Majest6,
lequel ordre il attendil pendant trois jours. Un
exempt du sieur grand pr6vosl vinl le prendre
a Versailles et Tamena en la maison de Saint-
Lazare , ou il est demeure depuis ledit teraps.
» Si il se trouve bien dans la maison de Saint-
Lazare ou il est, el si il veul y demeurer, — a dit
qu'il consent fort de demeurer dans la maison du-
dit Saint-Lazare oii il est, pourvu qu'on I'oste de
I'appartement des pensionnaires ouil est, qui est
celuy des personnes qu'on enferme par correc-
tion , el qu'on lui donne une liberie honneste
d'aller et venir dans la raaison , voir des person-
nes de merite el bonne conversation, amis, el qui
ont coustume de venir en ladite raaison.
» Interroge sy il se trouve I'esprit libre et en
eslal de gouverner ses affaires et d'enlrer en con-
versation avec les prestres de la mission de Saint-
Lazare, — a dit qu'ouy, mais que quoiqu'il ayt
I'esprit fort sain et en fort bou eslal d'eslre en
conversation avec messieurs de Saint-Lazare et
capable de gouverner ses affaires, neantraoins il
a des infirmiies corporelles qui ne le laissent pas
en repos, en sorte qu'il ne peutpas dire qu'il soil
trois jours en sanle, el qu'il ne demande qu'a de-
meurer en la raaison oh il est et de songer a y
raourir.
» Interroge sy il a quelque requisition a nous
faire, ou quelque demande dont nous puissions
rendrecompte a Sa Majeste, — a dit qu'il sou-
baiteroit seulement avoir la consolation de vivre
en communaule avec messieurs de Saint-Lazare,
de convcrser avec eux et de faire les exercices
ordinaires de la maison , aulanl que sa sanl6 luy
pourra peruicltrc, et de n'eslre pas oblig6 de de-
meurer avec ccux qui sonl enfermes ou pour d6-
mcnce ou pour correction, de ne sortir et de n'al-
ler promencr qu'avec eux, ne demandant neant-
raoins qu'une liberie bon«sle pour demeurer dans
rintericur de la maison.
» Interroge avec quelles personnes il voudroit
convcrser, — a dit qu'il voudroit converser avec
des gens de leltres el avec son procureur et gens
d'affaires.
» Interroge pourquoy il veut voir ses gens d'af-
faires, — a dit qu'il ne scait pas quelle proce-
dure on a pu faire conlre luy pendant le temps
qu'il a esie enferme; mais que sy on a fait une
inlerdiclion, il veul se pourvoir conlre ; el connne
il a fail une donnalion de lout son bien a ses en-
fatis et ne s'esl reserve que cinq nii! livres de
rente viagere, el une fois mil escus , pour disj)o-
KT SHU SE.S MEMOIKES.
XIII
ser pai'lestament,el I'usufruil de sabibliolh^que,
il souhaile de faire les procedures n^cessaires pour
s'en faire payer et faire casser I'inlerdiction , sy
aucune a est6 conlre luy prouoncee, parce qu'a
present ou ue paye que deux mil livres pour sa
pension aux p^res de Saint-Lazare et rail livres
pour ses entretiens , au lieu de cinq mil livres
qu'il s'est reserv6es ; et qu'k I'esgard de sa bi-
blioth^que, il demande qu'on la luy rendc , parce
qu'il n'a de plaisir que celuy del'estude.
» Inlerrog6 sy il a quelque cbose k se plaindre
sur sa nourriture et de la raanidre dont il est
traict6 dans la raaison, — a dit qu'il n'a point a
se plaindre du tout , et au contraire il se loue de
la charit6 de M. Joly; qu'il esp6re de la bont6
du Roy qu'il ordonnera qu'on le s6parera d'avee
les gens de correction et qu'on luy accordera une
liberty honneste etconvenabledans ladile raaison
de Saint-Lazare.
Lecture faite de ce que dessus, — a dit qu'il y
pers6vdre et a signe ; apr6s quoi nous nous sora-
mes retires.
» De Lomeinie Bbienne et Le Camus.
» En la minute : Gaudion. »
Le ministre Pontcharlraiu se raontra tres-fii-
vorable a la juste r^claraalion de Brienne ; mais
des influences plus grandes neutraliserent ses
bonnes dispositions. Le prisonuier semblait les
deviner ; aussi, des le IG fevrier, il ^crivit au
ministre :
« Monseigneur ,
» J'apris, dimanche dernier, par madarae de
Cayen , ma fille, que monsieur le lieutenant ci-
vil avoil recu des ordres de Sa Majest6 , qu'il de-
voit me venir signifier le lundill, ou le jour
ensuivant au plus tard. II a mesmedit la raesme
cbose a mon procureur ; cependant , Monsei-
gneur, voila la semaine enli^re 6coul6e sans que
j'aye recu de ses nouveJIes. Cela joint aux avis
que j'avois eus precdderament, et qui m'oblige-
renl a me donner I'honneur de vous ecrire ma
seconde leKre du 7"'% dont je joins icy ma mi-
nute, craignant qu'elle ne vous ait pas et6 ren-
due ; cela, dis-je, auroil augment6 mes justes
apprehensions , n'esloit que M. Joly, superieur-
gen6ral de la Mission , m'euvoya , d6s le lundy
matin , la copie de I'arlicle de voslre depesche
du 8, qui me concerue. J'ay 6te confus, Mon-
seigneur, des termes obligeans dans lesquels cet
article est concu , et je ne puis en rendre grace
a Sa Majeste et a vous que par un respccfueux
silence, beaucoup plus Eloquent que ne le se-
roient mes paroles. Je vous supplie , Monsei-
gneur, les larnies aux yeux, de detourner, par
voslre charil6 , dont j'ay d6ja recu (ant de preu-
ves , I'orage nouvcau dont je suis menac6 ; et de
vouloir, s'il vous plaist, adresser a M. Joly la
i'6ponse dont j'espere que vous voudrez bien ho-
norer encore une fois, Monseigneur, voslre trt^s-
burable , tr^s-ob6issant et tr68-oblig6 servileur,
» De Lomenie Brienise.
)) Ce saniedi 16 fevrier 1692 (au soir). »
Des le 19 mai de la meme annd>e, Brienne
donna un nouveau (eraoignage de resignation ct
du parfait 6tat de ses facull^s raeutales, par une
lettre de reraerciraent qu'il adressa au mfime per-
sonnage , et dont voici le texte :
« Monseigneur ,
» La lettre que vous ra'avez fait I'honneur de
m'ecrire, en date du 17 avril dernier, a eu son
effet a I'egard de M. le lieutenant civil. II ra'a
rendu prorapte justice, conforra6raent aux inten-
tions de Sa Majeste. L'interdiction insoutenable
prononc6econtre moy futcass6e saraedy dernier,
17 du courant , ensuite de Tassembl^e de mes pa-
rens et amis, tenue le jour pr6c6dent en I'hoslel
de mondit sieur le lieutenant civil. Comme c'est a
vous, Monseigneur, apr^s Sa Majesty, ^ qui j'en
ay toule Tobligation , je n'ay pu ditKrer plus long-
temps a vous en rendre mes tr^s- humbles ac-
tions de graces. L'autre partie des ordres du
Roy en ma faveur resle a executer. M. Joly, su-
p6rieur g6n6ral de la Mission , diff^re a me tirer
de la raaison des correctionnaires ct des insens6s,
pour meraettre dans le bastiment des ordinaires,
ou loge actuellemeut M. le cur6 de Saint-Hypo-
lite, qui est a Saint-Lazare par ordre du Roy de-
puis plus de six mois, et ou je dois estrc mis, en
consequence des ordres de Sa Majeste du 8 fe-
vrier, dont mondit sieur Joly ra'a donue un ex-
trait et qui sont conformes a ceux du raesrae jour
que vous avez eu la bont6 d'envoyera M. le lieu-
tenant civil. Je vous supplie, Monseigneur, tres-
respeciueusement, de vouloir prendre la peine de
luy en escrire un mot , et de me le faire reraeltre
par M. Ilersan, qui a bien voulu se charger de
vous rendre celte lettre de ma part. II a est6 du
norabre de mes amis qui ont depose en ma faveur,
et il vous rendra compte, comme je Ten ay pri6,
de tout ce qui s'est passe dans I'asserablee denies
parens. Comrae je remetlray moy-raesnie vos or-
dres enlre les mains de M. Joly, il ne pourra
pas en differer rex^culion. Du reste, Monsei-
gneur, j'observeray Ir6s-r6guli6reraent la volonie
du Roy qui m'est connuc. Je ne deraande d'auire
liberie dans la raaison, que celle qui ra'a esl6
accordee. Jene sortiray point dans le clos uidans
les jardins pour y prendre lair sans esire accom-
pagn6 du fr^re qui a soin de moy. Je n'cnireray
point dans les chambresdes preslres ni desclercs
de la Mission, et s'il faut mesnie que je ne sorle
point de I'apparlement ou Ton me mellra, sans
que je sois accompagn6, j'y consens de lout mon
coeur; mais au nioins je n'auray plus le chagrin
desire detenu dans une prison. Les chaisnes de la
charite sont beaucoup plus fortes que ne le sont les
>OTICE sua LE COMTli: DE BIUE.NSF.
bai reaux ct Ics vcrroux. Je rcsteray avec joye dans
Ic loscmeiil qu'oii m'accordera jusqua ce que j'aye
enlk^ronieiil effac^v par raa bonne conduilc, tou-
tes les mauvaises impressions quon a tasc!»6 de
donncr dc moy a Sa Majesle. Je ne nomnie per-
sonne; niais en v6ril6, Monseigneur, des calom-
nies si alroces se delruiscnt dclles-nifimes, et
j'espere que la palicncc que vous m'ave/ recom-
n;an(loc avec laiil de charit6 viendra a bout de
loul. Au resle. Monseigneur, je ne puis finir
sans vous (csmoigner que jc prens toulc la part
que jc dois aux crandcs oblinalions que vous a
M. llersan. Son nierilc ctsa probil6 nie soulcou-
nus depuis long-temps. Je vous en dirois davan-
(age si ce n'estoil pas luy qui dcust vous rendre
cede leltre, ct si je ne venois pas lout r6cem-
nicnt d"estre justifie par son suCfrage.
» Je suis, avec un Ir^s-profond respect et une
trds-particuliiljre reconnoissance, Monseigneur,
vostre Ires-humble , (res-ob6issant et Ir^s-oblige
serviteur,
» De Lomenie Brienne.
» Le 19 mai 1692. »
Ce ne fut que le 17 juin 1692 qu'inlervint la
sentence de levee d'inlerdiction du lieutenant ci-
vil ; die fut precedee de Irois jours seulement par
une autre sentence du raftme lieutenant civil, qui
ordonnait que Brienne aurait un autre apparte-
raent ct pourrait agir dans la maison de Saint-
Lazare sans 6tre suivi de surveillants. Mais les
hauls pcrsonnages qui tenaient le comle de
Brienne sous clef s'erapress6rent d'agir auprdsdu
lloi, et de nouveaux ordres de reslreindre sa li-
bert6 intervinrent bienf6t apres. lis furent aussi
sollicit6spar lesup6rieur de Saint-Lazare, comme
onle voit par la lettrc suivaule adress6e a M. de
Pontcharlrain :
« Monseigneur,
» Si je n'6tois pas au lit comme j'y suis depuis
quelques semaines a cause d'une fluxion qui m'est
lomb6e dans une jambe, j'aurois cu Ihouneur
d'allcr a vostre audience veudredy, et de vous
porter la sentence reudue, il y eut bier huit jours,
par M. le lieutenant civil, en faveur de M. de
Brienne qui me la fit donner. Je prens la liberie
d'en enfermer icy une copie, par laquello vous
verrez, Monseigneur, si vous avez agr6able de
vous la faire lire, que mondil sieur le lieutenant
civil , se fondant sur les Icllres du S* fevrier der-
nier que vouscscrivistes dela parlduRoi,permef
a mondil sleur de Brienne dc se promener dans
noslre enclos, ct d'allcr et venir dans nostre mai-
son sans avoir do fr6rc h sa suite, encore que
j'eusse demand^, dans Tinterrogaloire du niesrae
M. de Brienne, post6rieur aux susdittcs Icttrcs,
auquel mondil sieur Ic lieutenant civil voulut que
j'assislasse , que si M. dc Brienne souhaitloil
(I) La Bihliolheqiu' hisloriquc ((iiiit. Fonlclle) iudiquc
mala proposlos M(^iiioircsde Brienne comme faisjinlpar-
tie (Ic la collccli(in(iai{.Miiere. Nou? .'lyoiis \('v\r\6 cc fait.
d'avoir la Iibert6 d'allcr dans noslre enclos eldans
noslre maison sans avoir de frere avec lui , nous
fussions descharg^s de I'obligation de le garder,
comme il nous est ordonne de faire par la leltre
de cachet du Uoi , du 27 Janvier 1674, contre-
sign6e par feu M. Colbert; ensuiltedequoi, Mon-
seigneur, vous vous donnastes la peine d"escrire
au mesmo M. de Brienne, qui me commuuiqua
vostre leltre, et de lui mander que le Roy ne ju-
gcoit pas apropos de luy donner, pour le present,
une enti^re liberie, et que nousavions raisonde
le faire accompagner par un de nos freres. Jc
lui ai fait represenler tout ceci, el que ce n'es-
loit pas sur les premieres Icllres du 8 f6vrier
qu'il devoit se regler, niais sur la derni^re que
vous lui avicz escrile, Monseigneur, de la part
de Sa Majesle, apres avoir vu son interrogaloire
ct nos trds-hurables remonlrances. II persiste a
dire que nous dcvons obeir a la sentence de M. le
lieutenant civil , ce que nous n'avons pas sujet
de croire cstre I'inlention du Roy, uy la vostre,
apres ce que vous avez escript de la part de
Sa Majesl6. J'ay cru qu'il estoit de raon devoir
de vous rendre coniple de cecy, Monseigneur ;
sur quoy, et sur toule autre chose, j'attendray
I'honneur de vos commandemens pour les exc^-
cutcr fid61eraent , ct je suis tousjours, avec un
tres-profond respect, Monseigneur, vostre tr6s-
humble et tres-ob6issant servileur,
» JOLY,
» Indigne prestre de la congregation
de la Mission. »
Plus lard , Brienne eut permission de se relirer
a I'abbaye de Saint-S6verin de Chateau-Landon, ct
il y mourut en 1698. « C'^loit un borame d'un
beau g6nie, dil le g6n6alogiste , d'une grandc
Erudition, poele, et la poesie le perdil. »
Ainsi finil malheureuseraeut Ic fds du comle
de Brienne, cc fils pour lequel il avail 6cril ses
Memoires , confiant qu'il 6tail dans I'avenir de
I'enfant auquel il deslinait lanl de lejons de sa-
voir, d'exp6rience et de probite.
Les M6moires (1) du comle de Brienne furent
Merits apres sa retraile , en 1663 (2) , comme il
I'indique d6s les premieres lignes de son travail.
lis embrasscnt un espacc de plus de quarante
annees. Les ev6nemenls marquants du regne
de Louis XIII el de la premiere nioili6 de ce-
lui de Louis XIV y sont rapport6s avec une
grande exactitude; et les singularil^s caracl6ris-
tiques du g^nie, si different, des deux premiers
minislres , Richelieu el Mazarin, y soul parfai-
temenl expos6es. Brienne exprime son opinion
sur CCS deux pcrsonnages avec une honnele li-
berie.
(2) lis onl (5tc imprimc^s pour la premiere fois en 1717,
trois volumes in-12, puis reimprimc^s en 17-23.
ET sun SES MEMOIUKS.
Les mulilalions que ces M6moires ont subies
privaientlelecleurde laconaaissance dequelques
renseigneraenls peu r^pandus, sur I'etat des rap-
porls de la France avecdes puissances voisiues ou
alli^es. L'Angleterre, ou le comte de Brienne avail
conduit la raalheureuse Henrielle Marie de Fran-
ce, femmede Charles 1", atlira conslaraMenl,d§s
I'annee 164i, I'altention du gouvernemenl fran-
rais, qui voyait s'avancer a grands pas uue rd--
volulion raenacanle pour un (roue occupe par
une fille de France; les relations intiraes de la
France avec cc pays devaient fournir un clia-
pitre int^ressant aux M6moires de Brienne;
cependant lous les documents qui se rapportent
aux affaires de ce royaume avaient disparu de ces
M6raoires; nous avons eu le soin de les retablir.
On pent suivre dans ces fragments nouveaux
les differentes phases de la raauvaise fortune de
Charles I"; ils^nous r^v^lent aussi I'impuissance
des efforts de la France pour amener uue recon-
ciliation enlre la chambre des communes et I'au-
torit6 royale en Angleterre ; et lorsque le Roi est
arrets, que les communes se sent eraparees du
pouvoir, un grand int6r6t s'attache , dans le r6cit
de Brienne, aux letlrespressantes adressees par
Louis XIV a Cromwell et aux autres membres
influents du parlement , leltresaccompagnees de
menaces aussi impuissantes que dedaignees. La
mort de Charles I" suspendit toutes les relations
avec I'Angleterre. En attendant qu'elles soicnt re-
prises, Brienne nous retrace les efforts du Roi de
France pour faire reussir I'entreprise du due de
Guise sur Naples, en 1647 et 1648, autre affaire
non nioins raalheureuse, qui se termine par la pri-
son du due. Les troubles de 1648 6claterent ; et
Louis XIV, par les mains de son secretaire d'E-
tat, demande au Pape des pridres pour le succds
de ses amies devant sa ville capitale qu'il tient
assi6g6e. II n'est pas moins curieux de voir en
quels termes le roi de France prie le Pape de
s'int6resser aur6tablisseraent de I'ordre dans son
royaume, et de quelles raisons il se sert pour de-
monlrer au Saiut-P^re qu'il est int6ress6 au re-
pos et a la prosp6rit6 de la France. Mais la Pro-
vence s'engage coutre son gouverneur ; les ordres
et les instructions du Roi et de son rainistre se
succ^dent pour pacifier cette partie du royaume,
et un traite, garanti par le Roi, iutervieut enfin
enlre le comte d'Alais et le parlement d'Aix. Le
prince de Cond6, m6content de Mazarin, souldve
de nouveau la Guienne; ses relations avec I'An-
gleterre inqui^tent le rainist^re. Mazarin fait
tous ses efforts pour entamer des n^gociations
avec le Protecteur; des envoy^s partent pour
Londres charges de lettres du Roi pour I'usur-
paleur de la couronne des Stuart , et d'instruc-
tions secretes et pressantcs pour gagner I'assis-
tance de I'Angleterre; mais, jalouse de profiler
des malheurs de la France, elie croit avoir plus
a gagner avec le prince de Cond6, et deux fois
les teutatives de Louis XIV furent repouss6es.
Enfin, le prince de Cond6 perd la Guienne:
Cromwell alors devient plus tradable.
Tous ces fails sont nouveaux et d'une au-
Ihenlicite aussi irrecusable que les M6moires
eux-m6raes , puisqu'ils sont pulsus a la m^rae
source : aussi avons-nous profit^ avec empresse-
mentde cette occasion den intercaler le recita la
place que I'histoire leur assigne et d'ou ils n'au-
raient jamais dii etre rejet^s. Ces fragments ont
6l6 copies sur les manuscrils aulographes du
comte de Brienne, raomen[an6ment deposes
entre nos mains; son Venture maigre et serrec
est une des plus difficiles a lire de cette 6poque ;
les nombreuses lettres autographes du comte
de Brienne, qui existent dans dilTerentes col-
lections publiques, nous ont permis den veri-
fier I'authenticite ; ils lui appartiennent r6elle-
ment.
On trouvera ^galement dans ce mfirae volume
(page 297), un travail de Brienne d'une moins
grande 6tendue, mais qui nc nitrite pas moins
d'etre 6tudie. Ce sont ses Observations sur les
Memoir es de La Chalre.
Ancien ami de ce dernier personnage, Brienne
eut occasion de lui rendre quelques services;
mais il se brouilla avec lui lorsque La Chalre fit
partie de la cabale des Imporfanis, et ful exile
comme toutes les autres personnes de la m^rae
faction.
La Chalre ^crivit ses Memoires pendant I'exil ;
il y maltraita assez forlemeut la reine Anne
d'Aulriche et Brienne son minislre. Long-
temps apr^s la mort de La Chalre, les amis
de Brienne lui firent voir ces Memoires, et
Brienne se crut oblig6 d'en 6crire la refutation.
C'estce petit discours, qui contient quelques par-
ticularites oubliees dans les Memoires 6crits par
ce minislre pour I'inslruclion de ses enfants, que
Ton retrouvera page 297; mais on rcproche g6-
n6ralement a ces Observations d'elre une apolo-
gie trop d6clar6e de la reine Anne d'Aulriche.
Ainsi ces Memoires, comme lous les autres
ouvrages dont nousdonnons une edition nouvelle
dans cette Collection, se recommanderont, aux
litterateurs de noire ^poque et des temps a
venir, par des additions inediles qui ajoulenl
quelques nouvelles v^rites a celles dont chaque
jour s'enrichit noire histoire.
A. C.
MEMOIRES
DU COMTE DE BRIENNE
PREMIERE PARTIE.
Mesenfans, je crois que Dieu m'a conserve
la vie jusques a present et m'a donne du re-
pos , afin que je puisse vous mettre par ecril les
choses quej'ai vues et auxquelles j'ai eu part,
et les adversites que j'ai ressenties. Je ne pre-
sume point que ma vie soit de celles qu'on pro-
pose pour modele ; mais elle se trouve entreme-
leede tantd'accidens, qu'elle pourra contribuer
en quelque facon a votre instruction , et vous
porter peut-etre a rendre a d'autres le meme
service. Je souhaite que vous y imitiez ce que
vous approuverez, et que vous y joigniez ce que
vous jugerez a propos.
Je vous dirai d'abord qu'il faut que vous
soyez persuades qu'il n'est jamais permis de
faire une chose mauvaise, quelque avantage
qu'on en puisse tirer ; et que le service de Dieu
doit etre prefere a tous les honneurs et a toute
la gloire du monde.
Je commencerai ces Memoires par des ac-
tions de graces que je dois a la bonte divine de
ce que, quoique mon pere professtlt la religion
pretendue reformee, je fus neanmoius baptise
et eleve dans la catholique , apostolique et ro-
maine, dans laquelle j'espere, avec le secours
de la grace , vivre et mourir. J'eus aussi ia
consolation de voir que mon pere en fit profes-
sion , et qu'il y persevera le reste de ses jours ,
reconnoissant qu'elle seule nous montre la voie
du salut qui nous est acquis par le sang de No-
tre Seigneur Jesus-Christ, qu'il a repandu pour
nous sur lacroix, et qu'il a offert a son pere
pour la redemption de tous les hommes ; que
s'ils n'en font pas I'usage qu'ils doivent, ils ne
peuvent I'attribuer qu'a leur peu de foi , au pen
d'amour qu'ils ont pour Dieu et de charite pour
le prochain.
Je dois dire, a la gloire de celui auquel je
rapporte toutes mes actions , que je suis ne d'une
mere catholique dont la vie est en odeur de
saintete , qui a eu le bonheur de servir Dieu , et
in. C. D. M., T. III.
la consolation d'avoir eu un mari qui lui etoit
tres-cher , rentre dans le sein de I'eglise dont
il etoit sorti par le malheur des temps. L'assu-
rance qu'elle avoit que la conversion de son
epoux etoit utile a ses enfans, augmenta sa joie,
et la fit mourir de la mort des justes. Elle fut
favorisee dans ce passage terrible par les sacre-
mens de I'Eglise , et par une entiere confiance
dans les misericordes infinies de Jesus-Christ,
dont elle recut le corps et le sang adorable.
J'entraiau college en I'annee 1601 , d'oii mon
pere me tira en 1604 , pour m'envoyer en Al-
lemagne, contre la volonte de ma mere, a qui
mon eloignement fitbeaucoup de peine. Jetrou-
vai dans mon voyage plusieurs princes si zeles
pour le service du Roi , qu'ils embrassoient
toutes les occasions d'en donner des preu-
ves dans leurs cours ; et parce qu'ils sa-
voient que mon pere etoit en consideration dans
celle de France , il n'y avoit point de bons trai-
temens que je ne recusse d'eux , jusque-la que
plusieurs m'envoyoient querir , et que d'autres
me faisoient I'honneur de me venir visiter , quoi-
que je ne fusse encore qu'un ecolier qui n'avoit
point de train et ne faisoit aucune depense. J'al-
lai d'Allemagne en Pologne , d'ou je ren-
trai dans I'Empire; de Vienne, je fus en Hon-
grie , d'ou je revins pour passer en Italic. J'ar-
rivai a Venise le jour que M. de Charapigni ,
ambassadeur de France, y faisoit son entree;
et Ton y entendoit de toutes parts le peuple
chanter les louanges du roi Henri-le-Grand, a
qui la republique etoit redevable de son repos,
ayant par sa puissance et par sa sagesse pacifie
le differend qu'elle avoit eu avec le Pape.
Je n'eus pas la consolation de trouver ma
mere en vie a mon retour , Dieu en ayant dis-
pose des I'annee 1608 ; et je ne revins a Paris
que le dernier du mois de novembre de I'annee
suivante. C'etoit dans le temps du voyage que
le roi Henri-Ie-Grand faisoit en Picardie.
1
.le parus a la com- dans la qiiinzieme annee
de mon <1fie. Les cntretiens les plus ordinaircs
Otoiont (k's grands preparatifs dc guerre que le
Roi faisoit, des grandes levees de cavalerie
el d'infanterie qu'il avoit ordonnees , et d'un
corps considerable de Sulsses dent il vouloitaug-
nticnter rarmccqu'il devoil commander en per-
sonne. II en faisoit former deux autres, dont Tune
etoit pour entrer en Italie, sous le commaude-
incnt de Lesdiguieres, qui devoit etre joint par
le due de Savoie , a qui Sa .Majeste avoit fait
promettre, pour le prince de Piemont son fiis,
madame Klisabeth de France, sa fille aiuee, qui
fut depuis mariee au prince d'Espagne.
Celte princesse devoit avoir eu dot le Mila-
nais , ou du moins une partie de ce fertile du-
chc, dont le Roi se reservoit quelques portions
pour les distribuer aux princes italiens qui ,
dans Ten vie d'assurer leur liberie, voudroient
joindre leurs armcs aux siennes. Ce grand rao-
narque n'avoit d'autre dessein que d'affoiblir
ceux qui , contre toute sorte de justice , avoient
engage par force ses sujets rebelles a lui man-
quer de lidelite, apres avoir signe avec Sa Ma-
jeste la paix qu'elle observoit tres-religieuse-
ment de sa part.
.le sais bien qu'on a voulu reprocher a ce
prince I'assistance quW avoit donnee aux Pro-
vinees-Unies depuis le traite de Vervins; raais
c'est parce qu'on ignoroit qu'il avoit declare aux
Espagnols, qu'en excluant les Etats-generaux
de la paix qu'ils demandoient, il ne pouvoit
en abandonner la protection, ni refuser son as-
sistance a la reine de la Grande-Bretagne, qui
dans les occasions lui avoit rendu le meme ser-
vice , aussi bien que cette republique naissante ;
a moins que les differends de ces deux puissan-
ces ne fussent termines par un bon traite.
.le discontinuerai de parler de ce grand Roi ,
mon dessein n'etant point d'ecrire sa vie. Je ne
dois pas toutefois passer sous silence que , dans
le temps (juil tenoit conseil avec ses ministres,
il me permettoit souvent d'y rester; et un jour
que je voulus me retirer par discretion, il m'en
fit une severe reprimande, en me disant qu'il
ne pouvoit se Her a moi , puisquc je paroissois
me defier de moi-meme.
Une mort violente I'enleva a ses sujets. La
joie de la Reine fut changee en deuil ; les grands
desscins que ce monarque avoit formes s'eva-
nouirent, et les peuples se trouvcrent dans I'e-
tonnmient etdans la douleur. Quelques rois et
quelques souverains, qui s'en rejouirent, ne lais-
scrent pas de le regretter, et its ne tirerent point
de cette morl les avantages qu'ils s'en etoient
promis , car ses arraees triompherent des leurs ,
MEMOIUES 1)1 COM IF. UE !!RIEr«>'E ,
et retablirent dans Juliers les heritiers legitimes,
qui , etant assures de la protection du Roi ,
avoient pris les amies pour se mettre en pos-
session de celte principaute et pour eu cbasser
renipereur Rodolphe, qui , sous un pretexte spe-
cieux de la vacance du fief, croyoit que la dis-
position lui en etoit devolue , ou que du moins
il etoit le seul juge qui pourroit prononcer sur
le differend des parties. II y avoit plusieurs pre-
tendans : i'electeur de Brandebourg , le due de
Neubourg , allies a la France; I'electeur de
Snxe , et quelques autres princes proteges par
I'Empereur et par le Roi Catholique, dont les
projels connus tendoient a relablir la monarcbie
universelle ; ce qui a faitrepandre tant de sang
et epuiser de si grands tresors.
J'eutrai au service du roi Louis XIII , qui me
recut avec bonte , en consideration de ceux que
mon pere avoit eu I'honneur de rendre a Henri-
le-Grand et a la reine Marie de Medicis, qui ,
etant declaree regente, avoit marque les avoir
agreables. Pendant les premieres annees du
regne je n'avois point d'autre occupation que
de suivreSa Majeste, et ra'appliquer a acquerir
I'honneur de ses bonnes graces ., a quoi j'ai
reussi. Je fis un voyage en Angleterre, et je trou-
vai ce royaume afflige de la mort du prince
Henri ; mais son pere et le public s'en console-
rent aisement, parce que ce prince avoit fait
paroitre en plusieurs occasions trop de fierte , et
I'envie qu'il avoit de regner en monarque ab-
solu. II s'entretenoit souvent de ce qu'il falloit
falre pour y parvenir , des raoyens de se mettre
en credit en Hollande, et d'etre considere par
les religionnaires en la province de Guienne ,
qu'il regardoit toujours comme j'ancien heri-
tage de ses peres.
[ 1 G 1 3 ] Je me trouvai au mariage de la prin-
cesse Elisabeth , dont I'esprit et I'ambition ont
cause beaucoup de troubles a la chretienle. Le
prince Maurice et le raarecbal de Bouillon lui
conseillerent d'engager son mari a accepter la
couronne de Boheme, que les grands et le peuple
lui offroient. Le premier fut d'avis qu'il se fit
couronner , et le second qu'il se contentat du
litre de capitaine-general jusques a ce que ses
affaires fussent bien elablies.
[ 1(> 14 ] Les grands , ne pouvant souffrir d'e-
tre exclus entierement de I'adminislration de
I'Etat et d'etre gouvernes par les conseils du
marquis d'Aucre, s'eloignerent de la cour. lis
eurent pour chef le prince de Conde; et, s'etant
assembles a Mezieres , ils publierent un mani-
feste appuye d'un arret du parlement qui or-
donna aux princes , aux dues et pairs et aux of-
ficiersde la couronne, de se trouver dans les
PBEMIEBE PAUTIE.
assemblees pour voir et examiner ce qu'il fau-
droit faire pour la reformation de I'Etat.
Le marquis d'Ancre voyant bien que les
princes ne manqueroient pas de soutenir le due
de Longueville , avec lequel il s'etoit brouille a
cause de la preference qu'il avoit eiie de la lieu-
tennuce generale de Picardie et du gouverne-
ment de la citadelle d'Amiens , ce marquis se
reunit a ceux qui, sous le nom de ministrcs, gou-
vernoient I'Etat. C'etoient le chancelier de Sil-
lery, leduc de Villeroy et le president Jeannin,
tons consommes dans les affaires, dont ils
avoient acquis une connoissance parfaite par
une longue experience , et qui par leur merite
avoient gagne Testime et la confiance du roi
Henri-le-Grand.
L'entreprise du parlemeut fut biamee. II lui
fut fait defense de contiuuer ses deliberations;
et neanmoins 11 ordonna que tres-humbles re-
montrances seroieut faites au Roi de bouche et
par ecrit. Les grands appuyerent cette delibera-
tion ; et s'etant eloignes de la cour , on leur en-
voya des deputes pour les obliger a revenir. lis
firent un traite par lequel il fut resolu qu'on as-
sembleroit les Etats-generaux , et que le chateau
d'Araboise seroit remis entre les mains du prince
de Conde , pour lui servir de place de siirete ,
jusqu'a ce que les Etats eussent ete convoques
et assembles.
II se passa quelque chose a Poitiers qui fit
croire que le due de Rohan, de concert avec le
prince de Conde, avoit resolu de s'en rendre le
maitre , et que M. de Veudome formoit un parti
en Bretagne. Le voyage de Poitiers avec oelui
de Nantes furent resolus ; la presence du Roi
apaisa les troubles du Poitou, el I'assemblee des
Etats de Bretagne, dans la ville de Nantes, reta-
blit le calme et la tranquillite dans cette pro-
vince. On expedia cependant les commissions
necessaires pour la convocation des Etats-gene-
raux , qui furent tenus a Paris sur la fin de I'an-
nee 1614 et au commencement de la suivaute.
Les deputes des bailliages et senechaussees qui
ont voix et seance dans les douze gouvernemens
furent a peine arrives , que le Roi , les princes et
la cour firent leurs brigues pour laire tomber la
presidence aux plus gens de bien. Les princes
tacherent de la faire donner a leurs creatures.
Jefus moi-meme, malgre ma jeunesse, employe
a assurer au service de Sa Majeste queiques-uns
des deputes, en recommandant plusieurs d'en-
tre eux pour etre elus presidens de leurs cham-
bres. L'ordre que Ton observa dans la derniere
assemblee des Etats fut avantageux a la cour ,
parce que les cardinaux et rarche\ eque de Lyon
y furent declares presidens du clerge : les pre-
[161 o] :^
miers, a cause de leur dignite , sans aucune con-
testation. Le rang et les fonctions du second
avoient fait naitre quelque difficulte ; et les pro-
testations qu'on fit au contraire ayant ete enre-
gistrees, on ne laissa pas de passer outre , sans
tirer a consequence ni prejudicier au droit des
parties.
L'archeveque de Lyon, en qualite de presi-
dent, fit la harangue de I'ouverture des Etats ;
le baron de Pont-Saint-Pierre paria pour la no-
blesse , sans avoir la qualite de president ; et
pour !e tiers- etat le prevot des marchands de Pa-
ris et le lieutenant civil furent elus presidens ;
mais ce fut seulement par le suffrage des depu-
tes, et non pas parce que Tun etoit le premier
officier de I'Hotel-de-Ville, et I'autre le premier
administrateur de la justice : ce qui meme soui-
frit quelque contestation. Je n'entreprends point
de faire ici le detail ni I'histoire abregee detout
ce qui s'y passa, plusieurs autres en ayant parle;
mais je dirai seulement que le Roi declara qu'il
n'avoit convoque ses sujets que pour ecouter leurs
plaiutes et leur rendre justice. Plusieurs deputes
pretendoient quelque chose de plus, et deman-
derent a etre conserves dans leurs deputations
jusques a ce que leurs cahiers eussent ete repon-
dus. Mais la uecessite,lesanciens usages et I'au-
torite prevalurent; et le Roi, ayant ete declare
majeur avant I'ouverture des Etats, leur or-
donna de dresser leurs cahiers et de les lui pre-
senter, leur promettant qu'il auroit soin de les
faire examiner , et d'y repondre favorablement.
[1615] Les deputes se separerent sur cette
esperance , et s'en retournerent dans leurs pro-
vinces. Ceux qui avoient fait de fortes instances
pour la tenue des Etats-generaux n'etant point
assez satisfaits des graces qu'ils avoient recues,
particulierement le prince de Conde , qui etoit
fache de ce qu'on I'avoit oblige de remettre Am-
boise , ils firent tous leurs efforts pour retablir
leur parti dans le parlement, qui rendit un arret
par lequel il ordonna que tres-humbles remon-
tranccs seroient faites au Roi , de bouche et par
ecrit, taut sur la malversation de ses finances et
le renversement des lois de I'Etat , que sur la li-
cence que ceux qui avoient soin du gouverne-
ment se donuoient de disposer des biens du pu-
bUc et de celui des particuliers; de ce que les
etrangers etoient eleves aux dignites au preju-
dice des Francois , a la honte de la nation et au
grand dommage de I'Etat, et de eeque les pla-
ces les plus considerables leur etoient confiees.
L'on agita long-temps dans le conseil du Roi si
cet arr^t seroit casse , ou bien si on en permet-
troit I'execution : la moderation prevalut a I'au-
torite , et Sa Majeste indiqua un jour pour se
I.
MEMOIllKS l)i; COMTr. I)E IIRIF.XNE
reiidre an pros d'ellc et pour ex poser ce qu'il
avoit a lui dire.
Le sieur president de Verdun fit une longue
harangue, ensuite de laquelle il presenta a ce
monarque un grand cahier qui contenoit cequ'il
avoit oublie de dire, ou bien ce qu'il n'avoit
pas juge a propos d'exposer. Le Roi ayant pris
ce cahier, on mit en deliberation si Ton renver-
roit le parlement, ou si Ton feroit en sa presence
lecture de cet ecrit, qui ressembloit a un libelle
dilTamatoire. La regie et la bienseance, vouloient
que Sa Majeste prit du temps pour I'examiner ;
mais elle resolut d'ordonner sur-le-champ la sa-
tisfaction qu'elle desiroit. Mon jeune age ne me
permettant pas alors de discerner la verite , je
ne puis dire precisement si dans ce cahier le
parlement avoit dresse des pieges a ses ennemis
en dissimulant, ou bien si quelques-uns des
ministres, qu'on appeloit du nom de barbon
croyoient qu'on Teut epargne , et que les autres
y eussent cte maltraites.
Le cahier commcncoit par chagriner le raa-
rechal d'Ancre, qui , pour s'attirer Tamitie du
parlement et se venger de ses ennemis , parut
etre du m^me sentiment. Le Roi me commanda
d'en faire lecture a la place de mon pere, qui ne
le pouvoit que tres-difficilement a cause de la
foU)lesse de sa vue : ce qui donna occasion a
predire que j'aurois bientot la survivance de sa
charge, comme en effet elle me fut accordee peu
de temps apres , tout le monde ayant paru satis-
fait de la maniere dont je m'etois acquitte de
ce qui m'avoit ete ordonne. La reponse que le
chancelier rendit au parlement par ordre du Roi,
fut que ses remontrances avoient ete entendues,
et que Sa Majeste y auroit tel egard qu'il con-
viendroit; et ensuite il lui ajouta, non pas par
forme de remontrance , mais en termes forts et
precis , que la compagnie s'etoit trop emanci-
pee , et que le Roi songeroit a malntenir son au-
torite suivant la puissance legitime que Dieu lui
avoit donnee.
Pendant le temps de la harangue du premier
president et de la lecture de cette remontrance
qui etoit par ecrit, tout le monde resta debout ,
cxcepte le Roi et la Heine, qui dans de telles
occasions doivent toujours etre assis. II est vrai
que le marechal d'Ancre se fit apporter un siege
derriere Leurs INLnjestes : et en cela il pcrdit le
respect. Mais il lui echappa encore de dire des
paroles otTensantes contre le parlement, qui en
fut fort irrite. Cette compagnie s'etant retiree ,
ceux qui s'etoient trouves presens a cette au-
dience se donnerent la liberte de parler suivant
leur caprice. Les plus sages furent surj)ris , et
en conclurent la guerre; les moins experimen-
tes ne firent qa'en rire. Mais il parut bientot
apres qu'on avoit eu raison d'en craindre les
suites : car les princes tinrent conseil entre eux,
et ceux de la religion pretendue reformee de-
manderent le permission de s'assembler. On de-
puta inutileraent vers les premiers, et on essaya
de maintenir les autres dans leur devoir. La
crainte de I'avenir, qui naturellement devoit
faire suivie des avis utiles et prudens, n'empe-
cha pas la cour de faire le voyage des Pyrenees
pour y conclure deux mariages : celui du Roi
avec I'infante d'Espagne (C'est la Reine dont il
sera tant parle dans la suite), et celui de ma-
dame Elisabeth , soeur de ce monarque, avec
le prince d'Espagne, au nom duquel elle avoit
ete epousee par procureur, a cause du jeune
age de ce prince.
Ce fut dans ce temps-la que la Reine-mere ,
ayant egard aux services que mon pere avoit eu
I'honneur de rendre au feu Roi son mari , me
procura la survivance de la charge de secretaire-
d'Etat , avec la permission de signer en sa pre-
sence et en son absence , quoique je n'eusse pas
encore vingt ans accomplis. Leurs Majestes
prirent le chemin de la Loire , apres avoir fait
expedier des commissions pour mettre sur pied
une armee considerable sous le commandement
du marechal de Bois - Dauphin. Le president
Jeannin faisoit son possible pour la faire com-
mander par le due de Guise, qui devoit avoir
sous lui le marechal de Brissac ; et la raison qu'il
en donnoit etoit qu'il falloit opposer un horame
aussi brave que M. de Guise , et un capitaine
aussi experimente que Brissac au marechal de
Bouillon , dont la reputation etoit bien etablie;
et qu'il en resulteroit un avantage, en ce que le
due de Vendome suivroit J.eurs Majestes, per-
sonne ne pouvant lui contester son rang a la
cour, et etant porteur du pouvoir du prince
d'Espagne pour epouser Madame en son nom.
Mais le due de Guise, pretendant les memes
honneurs , demanda de faire le voyage ; ce qui
fut accorde , et ce qui obligea M. de Vendome a
se retirer dans son gouvernement de Bretagne.
II y avoit toujours conserve les amis du due de
jMercoeur, son beau-pere , auquel il avoit suc-
cede; mais il n'avoit pu mettre dans ses interets
nl le marechal de Brissac, lieutenant-general de
la meme province, ni le due de Montbason, que
Henri-le-Grand avoit fait lieutenant de roi du
cliateau de Nantes , dans le meme temps qu'il
avoit accorde le gouvernement de la province a
M. de Vendome, etdonne lalieutenance-generale
de I'eveche et comte de Nantes au meme due de
Montbason, en la separant de la lieutenance-ge-
nt lale du duche dont Brissac avoit ete pourvu.
On fixa un jour pour le depart de Paris, et
Ton resolut de faire arreter le president Le Jay,
qu'on savoit etre partisan du prince de Conde,
et dans les interets des dues de Mayeune et de
Bouillon. On donna ordre a un lieutenant des
gardes du Roi d'accompagner )non pere , qui de-
voit tacher a le persuader de suivre la cour , et,
en cas qu'il y fit quelquedifficulte, s'assurer de
sa personne. Mais soit que mon pere fut malade
en elTet, ou qu'ayant ete averti de la resolution
qu'on avoit prise, il fit semblant de I'etre, son
indisposition pretendue ou veritable lui servit
d'excuse pour le dispenser d'obeir.
On executa cependant I'ordre qui coueernoit
le president, qui fut conduit au ciuiteau d'Ara-
boise , ou il resta jusques a la paix de Loudun.
Sa ferame se preseuta au parleraent , dont la
seance avoit ete continuee par le Roi ; et ayant
expose que des persounes qui lui etoient incon-
nues et qui se disoient etre gardes de Sa Ma-
jeste, avoieut enleve son mari, qu'elle avoit cru
en devoir deraander justice a la conipagnie
qu'elle supplioit d'y pourvoir; il y fut delibere
qu'un president et quatre conseillers iroient
trouver le Roi pour lui exposer la requete ver-
bale de la femrae du president , et lui deman-
der la grace de vouloir bien renvoyer leur con-
frere a I'exercice de sa charge, la conipagnie se
rendant caution de sa fidelite. Ce fut a Amboise
que ces deputes allerent trouver Sa Majeste , qui
leur repondit que c'etoit elle qui avoit ordonne
qu'on arretat le president Le Jay , s'y trouvaut
obligee par de justes considerations et par I'in-
teret meme du prisonnier ; qu'elle donneroit ses
ordres pour qu'il fut bien traite, et que pour
eux lis n'avoient qu'a s'en retourner a I'exercice
de leurs charges, et a contiuuer a la servir avee
toute la fidelite qu'elle en esperoit.
lis partirent done ; et ayant fait leur rapport
et presente a la cour les lettres ferraees de Sa
Majeste, le parlementcontinua derendre la jus-
tice a son ordinaire , sans faire de nouvelles in-
stances en faveur du president Le Jay.
D'Amboise , Leurs Majestes continuerent leur
voyage ; et , apres avoir sejourne un peu de
temps a Tours , elles se rendirent a Poitiers, ou
elles furent a peine arrivees qu'on y vit paroitre
un manifeste public sous le nona du prince de
Conde et de plusieurs autres princes, dues et
pairs , et officiers de la couronne, par lequel ils
protestoient de leur fidelite au service du Roi ,
et declaroient qu'ils avoient ete contraints de
prendre les armes pour se defendre des violen-
ces qu'on exercoit centre eux , qui etoient si
grandes, qu'on avoit empeche par differens ar-
tifices que Sa Majeste ne fit justice ciux Etats et
PKEMlKllE PAKTIE. [ 1(516 j 4
ne proced^t a la reformation du royaume, qui
etoit la meme chose que ces memes Etats et eux
avoient demandee ; que le parleraent, pour avoir
fait des remontrances sur les memes desordres,
avoit ete maltraite , et quelques-uns de cette
conipagnie arretes prisonniers sans qu'il y eiit
eu d'iuformation faite, ni de decret prononce
contre eux; et, que voyant une administration
aussi violente que I'etoit celle-ci , et dont on ne
pouvoit trop craindre les suites , ils avoient eu
reeours aux armes pour assurer leur liberte et
garantir leur fortune contre la haine de leurs en-
nemis : promettant de les quitter et de se ren-
dre aupres de la personne du Roi toutes les fois
qu'ils le pourroient faire avec surete , et que
leurs ennemis auroient ete chasses du royau-
me ; protestant qu'ils vouloient vivre et mourir
dans I'obeissance qu'ils devoient a leur souve-
rain.
La nouvelie de cette ligue ne fut point recue
agreablement , et fit resoudie le Roi a donner
une declaration contre ceux qui avoient pris les
armes et qui etoient uommes dans le manifeste.
Cette declaration fut expediee a Poitiers , oil la
petite-verole dont Madame fut attaquee obligea
la cour de sejourncr ; etaussitot <{ue cette prin-
cesse fut eu etat de souffrir le mouvement du
carrosse, elle en partit : et pour faire diligence
et etre plus eu surete , elle crut devoir preferer
la route d'Angouleme a celle de Saintes.
Le due d'Epernon , qui etoit un des plus con-
siderables seigneurs de la cour, fut extreme-
mentsurpris d'appreudre, quand elle arriva a
Rufee , que le due de Candale, son fils, etoit du
parti des souleves , et qu'il avoit voulu menager
le commandant du chateau d'Angouleme , a des-
sein d'en empecher I'entree au Roi et de forcer
cette ville a prendre le parti des revoltes. Je
laisse a penser a ceux qui liront ces Memoires
quel fut I'etonnement de ce vieux courtisan :
car le Roi se crut oblige de Taller consoler , et
de faire de grandes journees pour mettre la ville
et le chateau d'Angouleme en assurance. Sa Ma-
jeste y fut fort bien recue, et y resta quelques
jours pour faire dresser des ponts a Guistres et
en quelques autres eudroits , afin de faciliter a
la cour le passage des rivieres. Mais lorsqu'elle
fut arrivee a Montlieu , on eut une fausse alarme
qu'il paroissoit des troupes qui venoient s'oppo-
ser a son passage : de sorte que , pour ne rien
hasarder , le Roi alia du cote de Bourg, oil il
s'embarqua pour passer a Bordeaux. II y fut
recu avec les acclamations ordinaires; i! s'y ar-
reta plus long-temps qu'il ne I'avoit resolu, a
cause de I'iudisposition de la Reine , et en partit
neanmoins le plus tot qu'il put; mais il fut
WEMOIRES DU COMTF. DE BRIENNE ,
obliiie de st-journer en des licux qu'il eut bien
voulu eviter.
Cependant la guerre s'alluma de toutes parts ;
pcu de provinces en fa rent exemptes, et enfin
ceux de la religion pretendue reformee se decia-
rcrent pour les princes. II folliit former un corps
d'arniee pour aller querir la Reine, et on se
servit pour cela des troupes que le Roi avoit au-
pres de sa personne. Le conimandement en fut
donne a M. de Guise , qui , comme procureur du
prince d'Espagne, epousa a Bordeaux raadame
Elisabeth de France , soeur ainee de Sa Majeste.
L'echange des princesses se fit dans le cou-
rant de la riviere qui separeles deux royaumes;
et nous ne primes pas les memes precautions
d'Antoine, roi de JNavarre, qui protesta que ce
qui se faisoit ne porteroit point prejudice a nos
droits : ce qu'il declara encore dans la ville de
Fontarabie quand 11 y remit raadame Elisabeth
de France , fille de Henri II , a Pliilippe II , roi
d'Espagne.
On fit quelques jours apres, dans la meme ville
de Bordeaux, uneceremoniesolennelle,dansla-
quelle Sa Majcste coufirraa son raariage , qui
I'ut consomme le soir. J'eus seance a I'eglise avec
messieurs les secretaires d'etat, quoique mon
pere y eut aussi la sienne , ses confreres ne pou-
vant rien refuser a I'amitie qu'ils avoient pour
lui.
Le mariage etant celebre , la cour se disposa
a partir et a s'approcher de la Loire. Les enne-
mis !a passerent a Boni , apres avoir traverse
ies rivieres d'Yonne et de Seine , et s'etre avan-
ct% dans le Poitou, ou plusieurs villes se decla-
rerent pour eux, aussi bien que la Saintonge,
ou ils furent soutenus par les Rochelois. Comme
il fallut marcher en corps d'armee , le comman-
dement en fut donne au due d'Epernon , qui
avoit augmente de quelques regimens les trou-
pes qui etoient aupres du Roi.
Lorsquon fut arrive a Poitiers, le due de
Guise fut declare et reconnu lieutenant-general
de I'armee ; et comme la saison etoit trop rude
pour rien entreprendre, aussi s"ecoula-t-elle
sans qu'il se passat rien de remarquable. L'hiver
eut un tres-grand rapport avec I'ete par sa se-
cheresse , les eaux ayant ete si basses qu'elles
donnerent lieu a I'armee des princes de passer
les rivieres qui se dechargent dans la Loire , et
celle-ei meme au-dessous de I'Allier.
[IGIG] On avoit deja fait quelques proposi-
tions d'accommodement, et Ton etoit convenu
d"un lieu pour I'assemblee; ce fut celui de Lou-
dini , oil le Roi , qui souffroit avec peine la duree
de la guerre , envoya des deputes , qui furent ,
si ma memoire ne me trompe, MM. de Ville-
roy, de Boissise, et de Pontchartrain, secretaire
detat, qui fut choisi plutot que les autres,
parce que les princes et les protestans avoient
des places de surete qui etoient de son departe-
ment. Ceux-ci demandoient quantite de choses
prejudiciables a la monarchic, et les princes no
pensoient qu'a I'afl'oiblir. M. de Villeroy, s'en-
tretenant avec le prince de Conde, lui en fit
voir les consequences , et se servit pour cela de
I'amitie qui avoit ete de tout temps entre lui et |
le marechal de Bouillon, avec lequel il dis- ',
posa ce prince a songer a ses veritables avanta- 1
ges et a meriter les bonnes graces du Roi , en I
favorisant ceux qui vouloient le bien de I'Etat, '
et en s'opposant a ceux qui n'en demandoient
que la ruine. Le nombre de ceux-ci etoit tres-
grand, les religionnaires en ayant, ce semble,
forme le dessein , par la division du royaume en
plusieurs cerles ou provinces, dans chacune
desquelles ils avoient etabli des gouverneurs,
ordonne de fondre du canon , de fortifier des
places, de battre de la monnoie , neanmoins
aux armes du Roi , mais qui n'etoit pas de I'aloi
regie par les ordonnances.
Plusieurs d'entre les grands demandoient des
places de surete , et quelques-uns meme d'entre
eux ne dissimuloient point d'avoir des preten-
tions sur des provinces , et se flattoient de s'y
pouvoir maintenir , pourvu qu'ils en fussent mis
en possession. M. de Vendome , qui avoit leve
des troupes avec des commissions qu'il avoit ob-
tenues du Roi , s'eloignant de son devoir et ne
songcant point a ses propres interets , se declara
aussi pour les souleves. Dans le temps que ceci
arriva, son frere, le grand prieur de France,
parut a la cour a son retour de Malte ou il avoit
coramande les galeres, et etoit alle de la a
Rome , ou il avoit rendu I'obedience que les rois
sont tenus devoir au Saint-Siege , ce qui fut fait
deux fois sous le pontilicat du pape Paul V : la
premiere sous le regne de Henri-le-Grand par
M. de Nevers , et la seconde par le grand
prieur.
Cependant M. de Nevers , quoique engage
dans les interets des revoltes, comme il parut
peu apres dans les difterends qu'il eut avec le
chaiicelier et M. de Villeroy, sembloit ne res-
pirer que le service du Roi , et faisoit conti-
nuellement des voyages a la cour pour en obte-
nir des graces pour lui et pour ses amis, qu'il
taehoit de resoudre a se contenter de ce qu'on
leur donnoit, sans exiger ce que le Roi ne pou-
voit leur accorder.
La mort de madame de Puisieux , fille ainee
du premier mariage de M. d'Alincourt, avoit
refroidi I'amitie que le chancelier, pere de
PBEMIERE PABTIE. [iGKjl
M. de Puisieux , et celui-ci lui avoient jiiree.
On les soupconna meme d'avoir des desscins
bieu differens les uus des autres ; car I'on croit
que chacun , pour conserver son autorite , la
vouloit acheter aux depens de son competiteur.
Le ehancelier rechercha la protection du mare-
chal d'Ancre, et lui promit de soutenir ses
interets. M. de Villeroy s'assura du prince
de Conde et de ses confederes , et lui promit
de son cote de procurer la disgrace du ehan-
celier et de ce marechal , qui etoient odieux
au peuple : le premier, parce qu'il etoit accuse
de ne pas rendre la justice avec assez d'inte-
grite; et le second , pour s'etre trop enrichi et
trop eleve , ayaut d'ailleurs pour ennemi de-
clare le due de Longueville. Chacun d'eux,
pour parvenir a la fin qu'il s'etoit proposee,
vint faire des ouvertures a la cour ; et le ehan-
celier fit ce qu'il put aiin qu'elle ne souffrit
point que les interets du marechal d'Ancre fus-
sent traites indifferemment , et afin qu'on ne lui
attrihuat point la rupture si elle arrivoit : ce
qui lui auroit attire la haiue des sujets de Sa
Majeste.
Villeroy remontroit au contraire qu'il nefal-
loit point faire , au commencement d'un traite,
une difficulte qui seroit dans la suite facile-
ment surmontee ; et , soit que celui-ci eut plus
de bonheur que I'autre, ou bien que le mare-
chal d'Ancre eiit pris des mesures avec le prince
de Conde et M. de Bouillon , comme on le te-
noit pour assure , la paix se conclut, dont I'une
des conditions fut que I'on oteroit les sceaux au
ehancelier, qui seroit relegue dans une de ses
maisons de campagne, pour les donner au pre-
sident Du Vair. Ceci neanmoins fut tenu fort
secret jusques a la publication de la paix. L'en-
vie que M. de Bouillon avoit que le roi d'An-
gleterre en fiit garant, fit naitre un incident qui
pensa faire rompre le traite. II le proposa
meme aux confederes , qui I'accepterent; mais
Villeroy s'y opposa , et dit qu'il ne signeroit
aucun des articles s'il y etoit fait la moindre
mention du roi d'Angleterre. Le courage que
M. de Villeroy fit paroitre en cette occasion
ne doit point etre ignore de la posterite. Le
marechal de Bouillon, surpris de cette fermete
dont il ne I'avoit pas cru capable , chercha un
autre expedient qui devoit, suivant les appa-
rences, produire le meme eifet, quoiqu'il fut
aise de faire voir le defaut de ce traite, qui de-
voit etre signe en presence de Tambassadeur
d'Angleterre, el de quoi il y devoit etre fait
mention. Mais Villeroy s'y opposa avec la
meme vigueur ; et Edmond , ambassadeur du
roi de la Grande-Bretagne , fut oblige de sortir
de I'hotel du prince de Conde , oil le traite fut
tout-a-fait fini.
Je ne dois point omettre ici que ce prince ,
pour revenir, disoit-il , a la cour avec quelque
sorte de gloire , y paroitre avec autorite et etre
en etat de soutenir ses creatures et ses amis,
avoit long-temps insiste pour obtenir le pouvoir
de signer les arrets du conseil avec le ehance-
lier ou le garde-des-sceaux. La Reine fut sur-
prise de cette proposition , aussi bien que ceux
qu'elle honoroit de sa confiance, et qui, pour
s'y maintenir, travailloient a detruire M. de
Villeroy. lis firent remarquer a Sa Majeste ce
que I'on pourroit craindre d'un pareil dessein
s'il avoit lieu. lis representerent encore a cette
princesse qu'elle se forgeoit des fers qui la tien-
droient captive; et ne s'etant pas fait une af-
faire de decouvrir leurs sentimens en presence
de M. de Villeroy, il n'y eut rien qu'il ne fit
pour faire consentir a cette condition , etant
d'ailleurs pique du peu d'experience qu'avoient
ceux qui le contrarioient. II leur dit qu'il ne
s'etoit jamais imagine qu'il y eiit du danger de
lever la main quand on tenoit le bras : ce qui
futentendu parBarbentin,quiconseillaala Reine
de consentir a ce qu'on lui proposoit; et Sa
Majeste le fit.
L'edit de paix ayant ete resolu et enregistre
dans tous les parlemens , la cour se rendit a
Paris, oil le president Le Jay se fit bientot voir,
et ou non-seulement le prince de Conde , mais
ses creatures se montrerent, a la reserve du
ehancelier, qui resta dans son exil , ou Puisieux,
son flls , eut ordre de Taller trouver.
Le president Du Vair fut ainsi fait garde-des-
sceaux , et Mangot , maitre des requetes , qui
avoit ete destine pour etre premier president du
parlement de Bordeaux , exerca la charge de
M. de Villeroy par commission , dont la survi-
vance avoit ete accordee a Puisieux. On croiroit
presque entrer dans un nouveau regne : la cour
ne paroissoit plus dans son premier lustre; le
souvenir du passe faisoit craindre Leurs Majes-
tes pour I'avenir , et les grands , se mefiant du
pardon qui leur avoit ete accorde , se liguoient
entre eux, presumant beaucoup de I'autorite
dans laquelle ils se croyoient affermis. lis se
promirent toutes choses ; ils firent des festins
ou I'on buvoit a la sante de leurs amis , et ou
I'on faisoit ouvertement des souhaits en faveur
du prince de Conde. Les ambassadeurs des
princes etrangers y furent con vies; et comme
Ton recherchoit ceux a qui la bienseance de-
fendoit de s'y trouver, on chercha aussi un pre-
texte pour recommencer la guerre, ou pour de-
mander qu'on fit des changemens a la cour. On
MEMOIBES 1)11 CO.MTK DE BRIE^NE,
n'en trouva point de plus plausible que d'enga-
ger le due de Longueville a s'emparer de la
ville de Peronne , sous pretexte que la garde en
avoit ete commise au marechal d'Ancre : et ce des-
sein reussit comme il avoit ete projete. Le Roi ,
en ayant ete avert! , comnianda qu'on fit avan-
cer des troupes pour investir cette place. Les
habitans prierent qu'on leur permit d'envoyer
vers le due de Longueville, dont ils blamoient
i'entreprise, quoiqu'on tut persuade qu'elleetoit
faite de concert avec eux ; et le due de Nevers,
qui avoit paru entierement dans les interets du
Koi , s'etant declare ouvertement pour eux, ils
choisirent le due de Bouillon pour s'aboucher
avec M. de Longueville. Le premier, en aecep-
tant la commission, pour y donner des marques
de sou zeie pour le Roi , considera la place , en
fit remarquer les defauts, et proposa ce qu'il
faudroit faire pour la mettre en etat de defense;
mais, jugeant bien qu'on seroit oblige d'y em-
ployer un temps considerable, et que le mare-
chal d'Ancre en presseroit le siege, il fut d'avis
que la chose se terminat par un accommode-
ment : ce qui lui reussit. L'avantage etant reste
du cote des princes, le marechal fut dans la ne-
cessite d'en oter son frere; et, nonobstant la
liberie qu'il eut d'y laisser un Francois de ses
amis, la foiblesse du gouvernement engagea
M. de Guise dans leur parti. Mais comme il
arrive d'ordinaire que, lorsque Ton perd I'es-
perance de conserver ce qui appartenoit legiti-
mement , on pense a faire des choses extraor-
dinaires pour ne pas dechoir de ses droits, la
Reine, par le conseil de Mangot, de Barbentin
et de I'eveque de Lucon , depuis cardinal de Ri-
chelieu , et etant aussi animee par le marechal
d'Ancre , prit la resolution de faire arreter le
prince de Conde et ceux qui s'etoieut attaches
a lui depuis lapaix.
On delibera long-temps a qui Ton confieroit
ce secret, et Ton ne trouva personne plus ca-
pable d'entreprendre une action aussi bardie
que Themines, qui etoit venu par hasard a la
cour. La proposition lui en ayant ete faite avec
la recompense qu'il en devoit attendre, on s'as-
sura, pour le soutenir, deM. deCreqiii , mestre-
de-camp des gardes francoises , et de Bassom-
pierre, colonel-general des Suisses , desquels on
devoit se promettre tout, et avec d'autant plus
de raison qu'ils eussent execute la chose, si Ton
eut pu se resoudre a leur en donner le comman-
dement scelle par une patente ; mais le peu de
confiance qu'on avoit au garde-des-sceaux ne
permit pas qu'on lui en fit I'ouverture. On se
souvint que d'Klbene, lieutenant de la compa-
gnie des ehevau-legers de Monsieur, etoit en-
nemi declare du prince , qui se plaignoit meme
ouvertement qu'il lui avoit manque de respect
en plusieurs occasions : et e'en fut assez pour
qu'on lui ordonnat de venir avec sa compagnie
pour servir a cette execution. II arriva , par je
ne sais quelle raison, que la cour changea de
resolution , et que cette meme compagnie eut
ordre de se retirer a sa garnison; mais, par un
changement subit et encore plus precipite que
le premier, on lui ordonna de rester a Paris , et
a chaque cavalier de se trouver au Louvre
oil Ton devoit leur donner de I'argent , et de
s'y rendre sans avoir d'autres armes que leurs
epees.
L'un d'entre eux , ayant rencontre un gentil-
homme de ses amis , lui declara le secret qu'on
ne lui avoit pas recommande ; et celui-ci , qui
etoit de la connoissance de Valigny, ecuyer de
M. de Bouillon , le lui decouvrit , sans savoir
neanmoins qu'il faisoit mal , parce qu'il n'etoit
pas averti des intentions de la cour. Valigny,
dont le courage et I'esprit etoient connus , le
pressa de se rendre aupres de lui, persuade
qu'il etoit qu'il n'y avoit rien a negliger. II
trouva M. de Bouillon en son hotel , avec plu-
sieurs seigneurs qui etoient venus lui rendre
visite. Valigny lui fit des signes qui furent inu-
tiies pendant du temps , mais qui ayant ete en-
fin remarques par son maitre , il se degagea de
sa compagnie et s'enferma avec Valigny; et
ayant juge que I'avis qu'il lui dounoit ne devoit
pas etre neglige , il lui ordonna de Taller decou-
vrir au due de Mayenne, et il lui dit qu'il avoit
resolu d'aller a Charenton le lendemain , jour
ordinaire du preche. Valigny, s'etant aequitte
de Tordre qui lui avoit ete donne , rapporta a
M. de Bouillon que M. de Mayenne coucheroit
chez le nonce , qui logeoit a I'hotel de Cluny,
et que le lendemain il retourneroit chez lui sur
lesquatre heures du matin, et lui feroit savoir
ce qui seroit venu a sa connoissance. Vali-
gny avertit des le soir les domestiques de son
maitre de se tenir prets pour le suivre a Cha-
renton ; et ce marechal leur fit un diseours pour
les exciter a la devotion, en leur disant qu'il
etoit arrive de grands malheurs a ceux qui
avoient abandonne le service de Dieu. Ce qui
se passoit aux environs de La Rochelle, oil le
due d'Epernon paroissoit avec des gens de
guerre, sous le pretexte apparent de prendre
possession du gouvernement du pays d'Aunis ,
excitoit les plaintes des huguenots. Le Roi lui
ayant commande de se retirer, il obeit, apres
avoir fait les ibnctions de gouverneur dans cette
province , dont La Rochelle est la ville capitale.
M. de Bouillon fut cependant i Charenton ;
PBEMIEBE PARTIE. [lUlCj
et les cavaliers de la compagnie d'Elbene se
rendirent au Louvre, armes seulement de per-
tuisanes et de hallebardes. Le prince de Conde
y Vint aussi pour assister au conseil des linau-
ces , et monta dans le cabinet de la Reine apres
qu'il fut fini. Dans le meme moment les degres,
les salles , les anticbambres furent remplis de
gens de guerre ; la garde du dehors se mit en
bataille ,"et il ne fut plus permis a personne de
sortir du Louvre, quoique Tentree n'en fut pas
defendue. Quelques soupcons qu'avoient eus les
confederes qu'on vouloit atteuter sur leur liberte,
les emp^cberent de s'y rendre en meme temps :
et c'est ce qui les sauva. Le due de Mayenne
s'etant avance a la rencontre de M. de Bouil-
lon , sur le premier avis qu'il avoit eu de ce qui
se passoit au Louvre , et le due de Guise ayant
grossi leur troupe , ils passerent sur le fosse
de la porte Saiut-Antoine , et ils gagnerent
Soissons.
M. de Vendome se rendit a La Fere , par le
conseil de Saint-Geran, sous- lieutenant des
gendarmes du Roi ; et le marquis de Coeuvres
a Laon. Le seul due de Rohan , qui avoit ete
du parti , se trouva au Louvre lorsque le prince
de Conde fut arrete. J'etois si pres de lui , que
J'entendis qu'il demanda a M. de Rohan s'il
souffriroit qu'on lui fit violence en sa presence.
A quoi il ne repondit qu'en baissant la tete : ce
qui signifioit qu'il s'etoit remis dans son devoir,
et qu'il se tenoit assure de n'etre point arrete
prisonnier.
On depecba au dedans et au dehors du
royaume pour donner avis de ce qui s'etoit
passe , et le Roi fit savoir par une declaration
les motifs des conseils qu'il avoit pris. II tint
son lit de justice, fit euregistrcr I'arret de la de-
tention du prince, et promit de pardonner a
ceux qui rentreroient dans leur devoir. On me-
nagea le due de Guise , qui revint a la cour ;
et Ton accommoda les affaires en promettant
que, lorsque I'innocence du prince de Conde
seroit reconnue , on lui rendroit la liberte.
Le jour de sa detention , la princesse douai-
riere , sa mere, fit ce qu'elle put pour exciter
le peuple de Paris a prendre les armes ; mais
sou dessein ne lui reussit pas : il n'y eut seule-
ment que les ouvriers qui travailloient au bati-
ment du palais de Luxembourg qui allerent en
bate piller I'hotel d'Ancre. Je fus temoin de la
diligence qu'ils firent dans le temps que j'eus
ordre d'aller a I'hotel de Conde avec MM. Ba-
rentin , maitre des requetes , et Launay, lieute-
nant des gardes-du-corps , pour me saisir des
papiers du prince, pour les apporter au Roi. Le
temps qu'il fallut employer pour trouver le con-
cierge et les valets-de-chambre , pour avoir les
clefs de ses appartemens et de son cabinet, ser-
\it a donner le loisir de briiler les papiers. Je
n'en trouvai aucun dans les tables ni ailleurs ;
mais je vis dans les cheminees ce que le feu
ne consume pas entierement quand on y brule
des leltres. Je revins ensuite au Louvre , ou je
vis les secretaires-d'etat occupcs a faire celles
dont il a ete ci-devant parle. J 'en signal plu-
sieurs qui devoient etre envoyees dans le depar-
tement de mon pere , et sur le soir chacun se
retira dans sa maison. Le prince de Conde,
qu'on avoit garde dans uu cabinet qui etoit pro-
che de celui de la Reiue, fut conduit en bas,
dans I'appartement qui etoit destine a la Reine-
mere. II eut quelque frayeur quand il passa les
•degres , parce qu'il y vit des gens armes , et il
en reconnut quelques -uns de la compagnie
d'Elbene. Ceux qui furent employes a negocier
avec les princes eurent le bonheur, sinon de les
faire rentrer dans leur devoir , du moins de
faire un accommodement platre qui , comme
nous le verrons bientot , ne fut pas de longue
duree.
Les personnes tant soit peu eclairees connu-
rent bien qu'on alloit reprendre les armes , et
ceux meme qui avoient le plus d'interet a ca-
cber leurs sentimens les faisoient eclater en tou-
tes sortes d'occasions. Le due de Nevers , qui
avoit , en I'annee 1 61 1 , tire de force de la cita-
delle de Mezieres le marquis de La Vieuville,
depuis eleve a la charge de capitaine des gardes-
du-corps , soupconnant toujours qu'il formoit
des entreprises pour y rentrer, et Youlant I'eloi-
gner de la place , aux environs de laquelle il
avoit du bien , lui fit saisir une terre qu'il avoit
mouvante du Rethelois , faute de devoirs ren-
dus, dont La Vieuville se plaignit , en disant
que ce due ne cherchoit qu'a I'opprimer. Sur le
conseil qui fut donne au Roi de prendre La
Vieuville eu sa protection, on depecha a M. de
Nevers, Bavanton, exempt des gardes-du-corps,
pour lui faire commandement de donner la
main-levee des flel's saisis, et pour lui declarer
que , faute d'y satisfaire , le Roi feioit proceder
contre lui comme contre un desobeissant et uu
perturbateur du repos public. M. de Nevers
s'excusa en disant qu'il ne savoit pas ce que les
lois lui permettoient, protestant de se pourvoir
devant le Roi quand il en auroit la liberte , et
faisant des invectives contre tous ceux qui
avoient part au gouvernement du royaume.
Ceci fut mal recu ; et Bavanton , etant presse
de dresser son proces- verbal , y satisfit. Le Roi
commanda qu'on I'examinat , et que , par une
commission qui lui seroit adressee , le due de
10
MEMOIBES DU GOMTE DE BRIENNE,
rscvers flit declare criminel de lese-raajeste.
Pendant qiroii delibera sur cette affaire, Ba-
vanton se tiia lui-raeme; et ceux a qui on en
avoit donne le soin , comme aussi de concerter
les termes de cette commission , s'assemblerent
chez le garde-des-sceaux : c'etoient MM. de
Villeroy, le president Jeannin, de Seaux ; Pont-
chartrin , secretaire-d'Etat ; Mangot, qui exer-
coit par commission la charge de M. de Ville-
roy ; Barbentin, qui, sous le titre de controleur-
gcneral , faisoit la surintendance des finances;
nion pere et moi. La patente ayant ete apportee
par Barbentin , elle parut au garde-des-sceaux
impropre et contre les regies du royaume ; et com-
me M. Du Vair n'avancoit rien qu'il ne lui fut
facile de prouver, le nature! de ce magistral,
prompt et impatient , et le chagrin oii il etoit
de n'avoiraucune part au secret, lui emurent la
bile de telle sorte que, n'etant plus maitre de
liii , il lui echappa de dire que les grands Etats
ne se gouvernoient pas avec jjrccijyitation , ni
jjar des faquins et des gens de basse 7iais-
sance. Barbentin , prerant pour lui les termes
olTensaus dont le garde-des-sceaux s'etoit servi,
y repondit avec vigueur, se leva, interrompit le
conseil , et alia au Louvre pour rendre compte
a la Beine-mere de ce qui s'etoit passe. Man-
got , ftkhe de tout ceci , demanda a ceux qui
etoient presens le remede qu'il eiit ete capable
dedonuer,en adoucissant les esprits qui parois-
soient fort aigris. II suivit Barbentin; et I'heure
du conseil etant venue , chacun se prepara a s'y
rendre. Nous ne fumes pas sitot dans le lieu
oil Ton devoit s'assembler, que la Beine y vint
avec un visage si change et si irrite , que ses
yeux jetoient feu et flarames. On jugea bien que
la colere de cette princesse se dechargeroit sur
le garde-des-sceaux , dont la vie austere et
stoique ne pouvoit compatir avec ceux qui ne
vouloient pas que la volonte des souverains eut
des bornes. Sa Majeste se retira, et rentra dans
son cabinet sans qu'on eut parle d'aucune af-
faire. Elle n'employa point I'apres-dinee a deli-
berer sur ce qu'il convenoit , mais a qui Ton
donneroit les sceaux , et Mangot en etant ho-
nore, qui seroit celui qui lui succederoit dans
la commission qu'il avoit exercee depuis la re-
traite de Puisieux. On crut que ce seroit I'eve-
que de Lucou : et ce fut en effet le sentiment
de la Beine. Sur les six heures du soir, mon
pere eut ordre d'aller au Louvre , oil il voulut
({ue je le suivisse. II passa dans un cabinet, oil
il trouva assembles le prelat, Mangot et Bar-
bentin, auxquels il demanda, apres les avoir sa-
llies , s'ils ne savoient point ce que Ton souhai-
toit de lui ; et sur ce qu'ils lui repondirent que
non , je crois qu'il n'en fut point surpris. II en-
tra dans la chambre oil le Boi etoit avec la
Beine , sa mere. Je I'y suivis , et je ne trouvai
avec leurs Majestes que M. de Guise et le ma-
rechal d'Ancre. La Beine lui commanda d'aller
redemander les sceaux a M. Du Vair; et sur ce
qu'il demanda aussi ce qu'il y avoit a faire si
ce magistral les vouloit reporter lui-meme , on
lui repondit qu'il n'y avoit qu'a le laisser faire.
Le raarechal d'Ancre ayant ajoute qu'il falloit
commander au capitaine de la garde de suivre
mon pere , et de faire investir le logis de M. Du
Vair avec une f)artie de sa compagnie , afin
que , s'il faisoit difficulte d'obeir, on forcat sa
maison, et qu'on le piit arreter s'il en vouloit
sortir, n'y ayant rien qu'on ne diit apprehender
d'un esprit tel qu'etoit celui de ce magistral ;
mon pere repliqua que cette precaution etoit
inutile , et qu'on ne trouveroit dans la personne
de M. Du Vair qu'une enliere soumission (l) et
une parfaite obeissance. Ce capitaine de la
garde etoit le marquis de La Force, rentre
dans le service du Boi, aussi bien que son
pere , apres la publication de la paix.
On ne trouva en effet dans ce magistral que
la resignation d'un grand philosophe aux vo-
lontes du Boi. J'allai faire part a messieurs de
Villeroy et Jeannin de ce qui alloil etre exe-
cute , et je fis assez de diligence pour me ren-
dre au Louvre en meme temps que M. Du
Vair, lequel, s'etant mis a genoux , parla a Leurs
Majestes avec la gravite d'un sto'icien . el finit
son discours par une priere qu'il adressaaDieu,
afin qu'il lui pliil de donner au Boi un bon con-
seil , dont en effet Sa Majeste avoit un Ires-
grand besoin ; ensuite de quoi il se retira chez
lui et se logea dans une maison des Bernardins,
qu'il occupa jusqu'a ce qu'il flit rappele a la
cour : ce qui arriva six mois apres qu'il en eut
ete eloigne. Si ceux qui avoient conseil le la
disgrace de M. Du Vair en parurent bien aises,
les persounes de vertu en temoignerenl au con-
traire une extreme douleur ; et non-seulement
les grands , mais meaie les moindres d'entre le
peuple deplorerent alors les maux dont la
France leur sembloit menacee.
Les sceaux furenl donnes des le lendemain a
M. Mangot , et Ton dil'fera de quelques jours a
declarer I'eveque de Lucon secretaire-d'etat.
Je ne sais si ce fut pour ma gloire ou pour mon
malheur que I'ordre me fut donne d'en expe-
dier les provisions ; car ayant eu I'esprit assez
(1) Du Vair adecla hcaucoup de philosophic. On (lit
qu'il (It^clara « qu'il avoil trop de droilurc pour ctie
» long-temps du goiil dc la cour. » (A E.)
PKEMIKRE PARTIE. [16I7]
M
present pour demander quelle charge on lui
donnoit, Barbentin,qui etoit entreavec lui dans
la chambre de la Reine , me repondit que e'e-
toit celle de M. de Villeroy. Et sur ce que je
lui repliquai s'il en avoit retire la demission ,
il me dit qu'il I'auroit le lendemain : ce qui
m'obligea de lui ajouter qu'il falloit necessaire-
ment I'avoir avant que de rien expedier ; mais ,
apres une longue contestation , je me tirai d'af-
faire en proposant de faire une commission pa-
reille a celle qui avoit ete donnee a M. Mangot :
a quoi la Reine consentit. Barbentin ayant ,dit
dans ce moment qu'il y falloit ajouter une clause
de preseance en faveur de I'eveque de Lucon, no-
tre contestation s'echauffa de plus en plus. Je
soutins fortement la justice de la cause d'un autre
et la'mienne propre , sans manquer au respect
que je devois a la Reine , qui , pour adoucir la
peine qu'eile croyoit que j'avois , me dit, par
la suggestion de Barbentin , que c'etoit seule-
ment a cause de la dignite dont ce prelat etoit
revetu. Je repliquai alors qu'eile Tobligeoit a
residence ; et qu'ayant dans son eglise ses ha-
bits pontificaux , il precederoit la non-seule-
ment les gentilshommes et les princes , mais
encore le Roi lui-meme. La Reine , ennuyee
d'entendre nos contestations , nous ordonna de
nous retirer. Nous trouvcunes dans son cabinet
I'eveque de Lucon et Richelieu, son frere. Bar-
bentin s'adressant a I'eveque lui fit le recitde ce
qui s'etoit passe entre nous en presence de Sa
Majeste. Celui-ci oublia pour lors ce qu'il m'a-
voit souvent proteste , qu'il vouloit etre de mes
amis , et I'experience qu'il avoit faite de ma
bonne foi en m'adressant les lettres qu'il ecri-
voit a la Reine pendant le voyage de Guienne ;
car il me dit, d'un ton fier, qu'il y avoit long-
temps qu'il savoit que plusieurs personnes ( et
moi particulierement ) qui approchoient de celle
du Roi, avoient pen de consideration pour I'E-
glise. Ma reponse fut moderee , et je me con-
tentai de lui repartir que , le regardant comme
eveque et le trouvant dans la maison de Sa Ma-
jeste , je n'avois rien a lui dire ; mais que je ne
conseillois pas a son frere , vers lequel je me
retournai , de me tenir un pareil langage. Je
donnai avis a messieurs de Villeroy, Potier ,
de Seaux et de Ponchartrain , de ce qui s'etoit
passe. Le premier , qui etoit a Conflans , me re-
mercia , par une lettre , de la fermete avec
laquelle j'avois soutenu ses iuterets ; et il me
manda qu'il se rendroit le lendemain de grand
matin a Paris, ou il me demandoit une entrevue
(1) Marie-Felicie des Ursins ; sa m.iisoii etoit alliee a
fflle dcs Ule.litis. (.4, E."!
avec ces messieurs , et qu'il falloit tout hasar-
der plutot que de consentir a I'outrage qu'on
vouloit nous faire. Je me crois oblige de dire a la
louangede M. de Seaux, qu'il ne put etre ebranle
ni par prieres ni par menaces , et qu'il defendit
notre droit avec beaucoup de vigueur. II me
rendroit la justice , s'il etoit encore en vie , de
declarer que je ne I'abandonnai point ; mais les
autres fureut tellemenl presses par le marechal
d'Ancre de se conformer aux volontes de la
Reine , quil les entraina par son credit et par
son adresse a signer , malgre eux , la commis-
sion telle qu'eile leur fut presentee', et par con-
sequent a payer a M. de Villeroy la qualite de
premier secretaire-d'etat , qui ne lui avoit point
ete conteste depuis la mort deM. de Beaulieu-
Ruze.
L'eveque de Lucon fut aide du secours de Bar-
bentin , apres qu'il rut entre dans les fonctions
de sa charge. Ce Barbentin, quoiqued'une nais-
sance tres-basse , etoit d'un esprit fort releve.
L'eveque se prevalut aussi de la fierte de celui
de Mangot , et s'appliqua a disposer les choses
a une rupture dont le pretexte , qui lui en fut
donne par les princes, etoit les difl'erends que les
grands avoient avec le Roi. Ceux-ci faisoient de
continuelles instances pour la liberte du prince
de Conde : sa mere et sa femme demandoient
qu'on lui fit son proces, s'il etoit coupable,et s'il
etoit innocent, qu'on le mit en liberte. Les con-
federes, pour rendre leurs prieres plus efficaces,
s'assuroient de leurs amis ; et Leurs Majestes ,
pour ne pas etre prevenues, se disposoient a
faire des levees. La semence de la guerre avoit
deja germe, etl'on n'attendoitque le retourdes
beaux jours pour commencer la campagne. On
nommadeux generaux, qui furent M. de Guise
et le comted'Auvergne[l6l7]: le premier, pour
attaquer les places de la Champagne et pour
s'opposer aux Allemands qu'on assuroity devoir
entrer; et le second, qu'on avoit tire de la Bas-
tille a la priere du due de Montmorency , son
beau-frere, auquel il eut ete difficile de refuser
ce qu'il demandoit, parce qu'il etoit toujours de-
meure attache a sou devoir et qu'il avoit epouse
la fille de la cousine-germaine de la Reine-
mere (1), sans avoir pu etre engage par le prince
de Conde , qui avoit epouse sa soeur , d'entrer
dans son parti. II sortit , dis-je , de la Bastille,
ou le roi Henri-le-Grand I'avoit fait mettre
pour n'avoir pas voulu executer I'arret qui avoit
ete rendu contre lui , et dont les motifs sont
assez connus (2) a tons ceux qui savent I'his-
(2) Henri IV ne fit pas executor I'arret rendu contre
ie comte d'Auvergne, parce qu'il aimoit Henrietted'En-
12
WEMOIlUiS UV CUMTI-: Dli JUilE.MNE
toire. Celui-ci done , sous Icquel le due de Ro-
han eommandoit la eavalerie , devoit attaquer
Soissons. Pendant qu'on travail loit a I'aire
reussir tous ees desseins , un gentilhomme qui
s'appeloit Luynes (I) en fornioit un autre avee
Sa Majeste et ^'ille^oy , et reeevoit des conseils
qui tendolent a s'assurer de la personne du ma-
reelial d'Ancre , et a procurer le bien et le re-
pos du royaume par la moi't d'un homme qui
etoit en liorreur aux gens de bien. Le Roi s'y
etant determine , Villeroy en avertit le mare-
ehal de Bouillon , lequel ne jugea pas a propos
de le faire savoir a eeux de son parti ; niais il
leur donna seulement de belles esperances qu'ils
seroient bientot delivres de la crainte que quel-
qu'un d'eux , recherchant son aceommodement,
ne donn<it une ouverture pour rompre I'union
qui seuie les pouvoit garantir.
Luynes avoit aussi queique liaison avee
M. Chevalier, premier president de la cour des
aides de Paris , et avee les sieurs Deageant et
Du Troncon, qu'il eleva dans la suite; et ceux-
ci firent pour lui toutes les diligences qu'il n'eut
pu faire lui-meme sans que Ton s'en futapercu.
Ayant delibere entre eux a qui ils confieroient
I'execution d'arreter le marechal d'Ancre, ils
ne trouverent personne qui y fut plus propre que
le baron de Vitry , capitaine des gardes du
corps, et qui etoit pour lors en quartier; car,
outre qu'il avoit un naturel des plus bouillans ,
I'envie de s'elever le dominoit de telle maniere,
queriennelui paroissoit impossible, ni a me-
priser pour y reussir. II manda son frere, le
baron Du Hallier, qui amena avee lui quelques
hommes qu'il eommandoit en qualite d'enseigne;
et, s'etant assure d'un nombresuffisant d'offi-
ciers des gardes , il fit savoir au Roi qu'il etoit
pret a exeeuter ce qu'il lui ordonneroit. Sa Ma-
jeste I'embrassa en I'assurant de sa protection ,
et ne lui com manda pas de tuer le marechal
d'Ancre, mais seulement de s'assurer desa per-
sojuie; etsur ee qu'il demanda avee Luynes ce
qu'il y auroit a faire , suppose qu'il se mit en
defense , il fit tomber le Roi dans le piege qu'il
lui tendoit, qui etoit de tuer ce marechal si cela
arrivoit. lis I'avoient ainsi resolu entre eux , afin
de mettreles affaires hors d'etat de pouvoir
etre jamais accommodecs entre la mere et le
nis , craignant avee raison que le sang et le sou-
venir des peines que la Reine representeroit
avoir souffertes pour conserver I'Etat ne portas-
sent son fils a se reconcilier avee elle, ce qui
«rai,'ues. marquise dc Vcincuil . sa sneur. Lc cotiUc
d'AuviTgiic obliiil pcu de temps apr(is le tide dc due
(rAiiL'oulcme. (A. E.)
auroit ete sans doute la cause de leur ruine.
Le marechal d'Ancre, quoique averti que
Ton voyoit des gens amies aller et venir par le
Louvre , et (jue ce pouvoit etre pour lui faire in-
sulte, ne laissa pas d'y venir. A peine y fut-il
entre, que le lieutenant de la porte , qui etoit
du secret de Luynes, la ferma ; et Vitry s'e-
tant avance le premier, Du Hallier et Guichau-
mont Ten blamerent; mais il dit dans le moment
au marechal : « Je vous fais prisonnier , de la
part du Roi. » Et dans le meme instant on tira
deux ou trois coups de pistolet qui le jeterent
par terre. II recut aussi un coup d'epee au tra-
vers du corps. On a dit qu'il chercha la sienne ,
se voyant attaque ; mais aucun de eeux qui en
pouvoient rendre temoignage n'en est convenu
en particulier. Quelques-uns de sa suite voulu-
rent le defendre ; mais sur ce qu'on leur dit que
ce qui se faisoit etoit par les ordres du Roi, ils
remirent leurs epees qu'ils avoient tirees. Sa
Majeste ayant paru a une fenetre d'un cabinet
qui etoit au bout de la salle des gardes quiavue
sur la cour, on cria : Vive le Roi! le tijmn est
mort; et Vitry, s'avancant vers la salle des gar-
des de la Reine-mere , leur demanda leurs ar-
mes , qu'ils refuserent de donner sans I'ordre de
leurs officiers. Ceux-la eurent aussitot celui de
se retirer avee leurs compagnons , et de rester
dans I'antichambre de leur raaitresse. Le bruit
qui se repandit attira beaucoup de monde au
Louvre, et Ton manda eeux dont on voulut
suivre les avis. On tint conseil apres que Sa
Majeste eut demeure queique temps dans la ga-
lerie des Rois, appuyee sur Luynes; et lorsque
je I'abordai : « Je suis maintenant roi , me dit-
il, il n'y a plus de preseance. » L'eveque de Lu-
con ayant paru , eut ordre de se retirer, et dans
le meme instant les secretaires d'Etat eurent
celui d'ecrire dans les provinces ce qui venoit
d'arriver.
On rendit a M. Du Vair les seeaux que Ton
uta a M. Mangot; et le chancel ier, qui etoit a
Brie-Comte-Rohert, ayant ete rappelea la cour
aussi bien que Puisieux, son fils, ils ne se fi-
rent pas dire deux fois de revenir. Les princes
et eeux qui etoient eloignes, de meme que les
generaux des armees , furent avertis de ce qui
se passoit ; et les soldats qui etoient dans les
tranchees devarjt Soissons et Mezieres , posant
leurs armes a terre, les assieges les imiterent : et
corame si la paix avoit ete publiee, ils s'entretin-
rent familierement, etburent a la sante du Roi.
(1) A cede opoquc il n'(5toit que tapilaine au Louvre
et chef des ordinaircs. (A. E.)
PREMIKRE PAI'.TIE.
1G17
13
On deputa vers les princes , centre lesquels
on proceda par la justice et par les arraes. lis de-
clarerent que, leur conduite etant justifiee, ils
etoient prets a recevoir ia loi qu'ii plairoit au
Roi de leur imposer ; et ils obtinrent que les de-
clarations qui avoient ete publiees centre eux
seroient revoquees, mais non pas la liberte du
prince de Conde, quelques instances qu'ils en
lissent , le monarque n'ayant jamais voulu y
consentir. On tit courir aussitot une espece de
manifeste de ce qui avoit ete execute par Vitry,
que I'on colora de la necessite specieuse oil Ton
s'etoittrouve d'en user de la'sorte pour maintenir
I'autorite roya!e,parce que le marechald'Ancre
s'etoit, disoit-on, mis en defense. Cependant
on arreta la veuve de ce marechal , et apres
quelques informations faites centre elle, on la
cenduisit a la conciergerie du Palais, ou elle fut
condamnee a la raort, non pas de toutes les voix,
queique les juges en eussent ete sollicites au nom
et de la part du Roi, a qui il n'en devoit etre
rien impute , mais a Luynes , a qui la confis-
cation des biens des accuses avoit ete accordee
d'avance, de meme que les charges de premier
gentilhemme de la chambre et de lieutenant-ge-
neral de la province de Normandie , desquelles
le marechal d'Ancre etoit revetu.
Vitry fut fait marechal de France ; Du Ilal-
lier, capitaine des gardes du corps , et plusieurs
autres s'enrichirent par le pillage qu'ils iirent
des raeubles et des cabinets de la marechale
d'Ancre. On fouilla meme dans les poches du
mort, dans lesquelles en trouva des promesses
en blanc et des diamans de grand prix; et sur
ce que le bruit se repandit que la Reine-mere
devoit rester a la cour, ce qui etoit fort a crain-
dre pour Luynes , il cut le credit de Ten faire
eloigner, et de la separer du Roi , son fils, qui
ne fit que lui direun mot, ensuite de quoi il se
retira : tant Luynes apprehendeit que ce mo-
narque ne flit attendri par les larmes de cette
princesse. La Reine, sabelle-fille, la vitcomme
elle montoit en carrosse; mesdames Christine
etMarie-Henriette, ses filles, et Monsieur, frere
unique du Roi , lui firent leursadieux; et La
Carce eut ordre de la cenduire a Bleis.
Je fus un de ceux qui recurent les ordrcs de
Sa Majeste. Elle me pria (je rapporte le meme
terme dent Sa Majeste se servit), elle me pria,
dis-je , de lui faire avoir les reponses des lettres
qu'elle ecrivoit au Roi, se promettant de mes
soins, que je la regarderois cemme la mere de
mon Roi , et cemme la veuve de celui qui I'aveit
ete. Ces paroles me firent fondre en larmes, et
me mirent tout en sueur. Une partie de la ceur
repandit aussi des larmes en abondancc. Mais
laissons aller cette princesse oil sa destinee la
conduira , cemmencons a parler d'un nouveau
gouvernement qui paroltra terrible aux gens
de bien , et qui n'aura d'approbation que d( s
creatures de Luynes.
Ou forma un nouveau conseil , dans lequel
le chancelier et le garde - des - sceaux eurent
seance. On eut de la peine a regler leurs fonc-
tiens; I'injure que I'un avoit recue de I'autre,
et le mepris que celui-cifaisoit du premier, tout
cela, dis-je, etoit cause qu'ils n'etoient jamais
d'un meme avis. Villeroy fut celui qui parut
avoir le plus de part aux aflaires; Jeannin y
entra en qualite de surintendant des finances,
et les secretaires d'Etat y prireut les places qui
etoient dues a leurs charges. Luynes fit sem-
blant de n'en vouleir pas etre, et de se conten-
ter de la qualite de favori. II me ditunjeur
qu'il me donnereit part aux affaires, a condi-
tion que je fereis un journal de ce qui seroit
resolu et arrete dans le conseil , et que je le lui
remettrois entre les mains. Je me trouvai si of-
fense de cette proposition , que je lui repondis
qu'il fereit raieux de se rendre lui-meme chef
du conseil que d'exiger un pareille chose de
ceux qui y avoient seance; et queje lui conseil-
lois de faire ce qu'il avoit resolu avec Deageant
et Du Troncon, cemme la chose arriva dans la
suite.
Puisieux, etant rentre en charge, ne songea
plus qu'a s'elever et qu'a opprimer ses confre-
res : ce qui lui etoit d'autant plus aise , que le
chancelier, son pere, faisoit valoir ses preten-
tions. Villeroy, dent il avoit achete la charge,,
n'osoit le contredire; cependant I'amitie qu'il
avoit pour Seaux , et lestime qu'il faisoit de
men pere, partagea sen affection. Ou accorda
au premier la grace qu'il demanda d'etre envoye
en Espagne; et queique ce fut avec le titre
d'ambassadeur extraordinaire qu'on lui avoit
donne, le marquis de Senecai ne laissa pas de le
preceder en qualite d'ambassadeur extraordi-
naire, lorsqu'il y accempagna madame Elisa-
beth de France. Seaux s'y soumit en apparence,
et fit le voyage; mais il y resta si pen , qu'il fut
aise de connoitre qu'un emplei aussi limite ne
cenvenoit guere a un genie aussi transcendant
que le sien. La France fut peu d'annees apres
privee des services qu'il aureit pu lui rendre.
Quelques jours avant que la Reine-mere sc
fut retiree , le Roi cathelique ayant declare l.i
guerre au due de Savoie , ce prince demanda du
secours a la France : ce qui lui fut d'abord re-
fuse, mais il Tobtint a la fin par le meyen de
M. de Lesdiguieres , qui dit nettement que c'etoit
abandonner les interets de I'Etat que de ne point
14
MEMOIBES DU COMTE DE BIUE^ll^E,
assister le souveriiin opprime. li leva des trou-
pes , il passa en Piemont , et enfin il engagea la
c'our a suivre le couseil qifil lui donna de met-
tre en usage ce qui avoit ete neglige pendant la
derniere regence.
Dans la persecution qui me fut faite pendant
la vie du marechal d'Ancre ,M. deLesdiguieres
jn'ofiVit de me donner retraite : c'est une obli-
gation queje luiai , etdont je n'ai jamais perdu
la memoire. J'ai tache de la reconnoitre autant
qu'il m'a ete possible dans les personnes de mes-
sieurs ses descendans.
Scliomberg , qui avoit araene au service du
lloi un regiment d'Aliemands , recut un ordre
de faire passer en Piemont I'armee du due de
Savoie et de iM. de Lesdiguieres, renforcee de
ce corps et de quelque cavalerie conduite par le
comte d'Auvergue. II entra dans I'Etat de Mi-
lan , 11 y fit des progres considerables , et il re-
duisit le roi d'Espagne a trailer avec M. de Sa-
voie. Cette protection, que la France accorda au
plus foible contre le plus fort , lui fut tres-bo-
norable.
Ceux qui etoient a la tete des affaires, ju-
geant a propos de travailler a la reformation de
I'Etat , proposerent la convocation de tons les
ordresdu royaume ; et, afin d'y mieux reussir ,
ils la firent resoudre par le conseil , qui prit un
temperament : ce fut la convocation des notables.
Ce dernier parti ay ant ete accepte , le Roi cboi-
sit un uombre de prelals et de geutilsbommes
pour y assister. II nianda le premier et le se-
cond president du parlement de Paris , et les
premiers des autres cours souveraines avec leurs
procureurs-generaux. lis se rendirent tous a
Rouen , ou il y eut une grande contestation enti-e
les gentilshommes et les officiers de judicature ,
ceux-ci alleguanta leur avantage ce qui fut pra-
tique sous le regiie de Henri- le-Grand , qui leur
donna seance vis-a-vis du clerge. Les gentils-
bommes soutinrent que leur ordre etoit le se-
cond du royaume , et que jusques au regne de
Henri-le-Grand les ofiiciers de judicature n'a-
voient ete consideres que comme faisaut partie
du Tiers-Etat. lis alleguoient pour raison la ha-
rangue du premier president du parlement de
Paris, faite en remerciment de ce que la magis-
trature avoit ete separee de ce corps , et avoit ob-
tenu sa seance apres la noblesse. On trouva un
expedient, qui fut que le jour de I'ouverture
celle-ci seroit placee sur deux bancs pres de la
personne du Roi et des presidens , en lui don-
nant une declaration que cette place etoit tres-
bonorable : le tout sans tirer a consequence, pour
ne point faire de peine au clerge ni aux officiers.
Du Plessis-Mornay , avec qui cette declaration
fut concertee , paria pour la noblesse , et fit les
remontrances de sa part. Monsieur, frere unique
du Roi , fut elu president de I'assemblee , ayant
pour collegues le cardinal Du Perron , le due de
Montbason et le marechal de Rrissac. On pro-
posa dans cette assemblee divers reglemens ,
non pas dans le dessein de faire du bien a I'Etat,
mais seulement pour avoir un pretexte honnete
pour continuer les impols ; on y resolut de ne
pas appeler la Reine-mere a la cour , et de ne
point mettre en liberte le prince de Conde. On
accorda a laprincesse son epouse la grace qu'elle
demanda de tenir compagnie a son mari. Elle
fit parottre en cela beaucoup de fermete et de
grandeur d'ame , pouvant s'en dispenser legiti-
mement , apres tous les mauvais traitemens
qu'elle en avoit recus.
Comme il est difficile que je ne parle pas
quelquefois de certaiues choses ou trop tot ou
tard , je me crois oblige d'avertir ceux qui liront
cesMemoires, que ce que j'en faisn'est seulement
que pour eviter la confusion qui pourroit s'y
trouver, si je voulois m'assujetir a suivre I'ordre
des temps. Luynes , quidi'etoit pas encore due,
epousa , vers le mois de juillet ou d'aoiit , la fille
de M. de Montbason (1); sa nouvelle epouse et
lacomtessede Rochefort, sabelle-soeur, eurent
le tabouret , par un privilege accorde depuis
long-temps a la maison de Rohan , quoique au-
cune femme ni fille de cette famille n'eut point
encore joui de cette prerogative, excepte Mar-
guerite de Navarre et ses descendans sous le
regne de Henri-le-Grand, qui avoit beaucoup
de consideration pour ceux qui etoient sortis de
la branche des cadets. Ceux-ci etoient nean-
moins en possession des biens des afnes, a cause
d'un contrat de mariage passe entre les cousins ,
ce monaique les regardant comme habiles a lui
succeder a la couronne de Navarre et aux sou-
verainetes de Beam , d'Andaye et Donnejan ,
qu'il n'avoit point encore reunies a la couronne
de France , quoiqu'il eut fait expedier une de-
claration pour la reunion des terres qui en
etoient mouvantes , et qu'il possedoit avant son
avenement ; a la reserve toutefois de celles qu'il
avoit donuees a Cesar de Bourbon , due de Ven-
dome , son fils , sur lesquelles terres madame la
princesse de Navarre ,sa soeur, pouvoit preten-
dre une legitime, dont il s'accommoda dans la
suite avec elle.
[1G18] La cour revint a Paris peu apres la
mort de M. de Villeroy, qui deceda a Rouen,
(1) Marie dc Rohan. Apres la mort dc Luynes, elle
devint tres-famcuse sous le nom dc ducliesse deChe-
vreuse. (A. E.)
PREMIEHE PAilTIE. [lGl<>J
15
Le Roi recevoit souvent des lettres de la Reine
sa mere , et I'envoyoit tres-frequemment visiter
sous differens pretextes , et avec des vues bien
contraires a celles de cette princesse , qui ne
songeoit qu'a amuser tout le monde , et ne s'oc-
cupoit qu'a tacher de se faire des creatures qui
pussent la tirer de captivite. Luynes, au eon-
traire, ne songeoit qu'a mettre aupres d'elle des
personnes aifidees pour 1 'observer et pour epier
ses actions et ses desseins.
Le due d'Epernon craignit alors d'etre arrete
prisonnier , sur ce qu'avant de se retirer de la
cour , oil il s'etoit rendu un peu apres la mort
(!u marechal d'Ancre, il avoit eu un demele
avec le garde-des-sceaux , parce que le due sou-
tenoit que ce magistrat devoit etre assis dans le
conseil au-dessous du chancelier et non pas vis-
a-vis de lui , conime il s'en etoit mis en posses-
sion. Le garde-des-sceaux soutenoit le contraire,
et alleguoit sa dignite qui le mettoit en etat de
faire comme le cbancelier qui avoit la preseance.
M. d'Epernon repondit a cela que , quoique le
garde-des-sceaux fit la fouction du cbancelier
en partie, il ne pouvoit avoir de seance oil ce
cbef de la justice se trouvoit , et qu'en tous cas
celle qu'on lui accordoit etoit assez bouorable
pour ne pas etre refusee ; et, pour soutenir sa
pretention , il n'oublia point d'alieguer que les
grands du royaume precedoient aucienneraent
les cbanceliers dans les couseils : ce qui s'etoit
pratique sous le regne precedent et jusques a
celui du roi Henri III , que les dues avoient con-
serve cet avantage. II lit voir un titre d"un de
nos rois eu faveur du comte de Laval , dont le
garde-des-sceaux, se tenant offense, dit au cban-
celier que c'etoit lui qui avoit attire cette affaire.
Ces deux magistrals en vinrent a de grosses pa-
roles en presence de Sa Majeste ; et le cbancelier,
plus modere par politique que de son naturel ,
ne put s'erapecber de dire a I'autre qu'il eloit un
mecbant bomme , prenant Dieu a temoin qu'il
les jugeroit un jour : ensuite de quoi le conseil
se leva. EtM. d'Epernon, qui soupconnoit qu'on
vouloit I'arreter , s'etant retire a Fontenay-en-
Brie , en partit pour se rendre a Metz , oil on lui
fit des propositions de la part de la Reine-mere,
aussi bien qu'a I'arcbeveque de Toulouse son
fils, qui avoit une inclination particuliere pour
ce parti naissant. Roucbelay (1) le pressa d'y
entrer , en lui representant la gloire et les avan-
tages qu'il en retireroit , les graudes obligations
qu'il avoit a la Reine-mere; que plusieurs per-
sonnes considerables etoient attentives a ce qu'il
(1) Ruccelai etoit un cccl^siaslique florentin Ires-in-
trigant. II avoit die attache au mar(?clial d'Ancre. (A.E.)
feroit pour se declarer en sa faveur et pour tia-
vailler a son elevation : et tout cela sans basar-
der beaucoup , ni s'exposer a un grand peril.
[ 1 6 1 9] M. d'Epernon ne se laissa pas persuader
d'abord 5 mais a la fin il donna son consentement,
n'ayant pu oublier que Luynes s'etoit declare
en faveur du garde-des-sceaux qu'il regardoit
comme son ennemi, quoiqu'il n'eut pas conserve
la place qu'il avoit prise dans le conseil.
Luynes, ayantobtenu de la Reine-mere qu'elle
se demit du gouvernement de Normandie , le fit
offrir a M. de Longueville, a condition de re-
mettre celui de Picardie ; et , pour tirer de lui
son consentement, on ajouta au gouvernement
de Normandie celui de la ville et chateau de
Dieppe. La passion qu'avoitM. de Longueville
d'etre gouverneur d'une place d'importance lui
fit oublier I'altacbemeni et I'affection que les
Picards , et particulierement les babitans de la
ville d'Amiens, avoient toujours eus pour sa
personne.
Luynes se fit pourvoir de ce gouvernement ,
et fit donner a JNI. de Monlbason celui de I'lle-
de-France et des villes de Soissons , Cbaulny et
Coussi, que le due de Mayenne avoit remis
pour celui deGuienne etdu Cliateau-Trompette,
bati sur la riviere de Garonne qui passe a Bor-
deaux , oil Ton voit un port admirable.
M. d'Epernon ayant pourvu a la surete de la
ville et citadelle de Metz , et s'etant assure de
ses amis , resolut d'en partir , et s'en alia a An-
gouleme , oil , ayant donne ses ordres pour la
reception de la Reine-mere , il s'avanca avec de
la cavaierie, et envoya i'arcbeveque de Tou-
louse pour recevoir Sa Majeste, qui s'etoit sau-
vee par une fenetre du cbateau de Blois. Elle
fut conduite a Locbes , et ensuite a Angouleme.
Le comte de Chiverny et les echevins de Blois
depecherent a la cour , et me dirent ce qui etoit
arrive et ce qu'on savoit deja. Je portai la con-
firmation de cette nouvelle au Roi, qui etoit
pour lors a Saint-Germain-en Laye. La nouvelle
y fut recue diversement : les plus gens de bien
en craignirent les suites , d'autres ne purent
s'empecber de marquer la joie qu'ils avoient de
se flatter que I'autorite de Luynes seroit limitee.
Enfin I'esperance des desordres causes par la
guerre civile qui etoit allumee dans plusieurs
provinces du royaurae, rejouit les esprits raal-
intentionnes.
Ce qui m'oblige a parler de ceci n'est seule-
ment que parce que j'ai omis de dire que les
emissaires de Luynes faisoient de grandes me-
naces a la Reine-mere , pour I'obiiger de se
souraettre a la loi que ce favori vouloit lui don-
ner. Cette princesse fut un jour extraordinaire-
16
IIEMOIKES »U COMTF. DF. BRIENNE ,
ment pressee par le colonel d'Ornano , qui !ui
paria avec plus de fierte que n'avoit fait Roussi,
qui avoit reste long-temps aiipres d'elle ; et il
echappa a d'Ornano de la raenacer de la main
en la touchant, et de lui dire que, si elle entre-
prenoit de faire la moindre chose a Luynes,
elle deviendroit plus seche que du bois , en lui
montrant le busc qu'elle tenoit.
Le Roi , etant de retour a Paris , y fit assem-
bler des personnes de toute sorte d'etats , pour
savoir ce qu'il seroit a propos de faire dans la
presente conjoncture. Le due de Mayenne of-
frit de se raettre a la tete d'une armee pour
faire rentrer M. d'Epernon dans son devoir.
M. de Vendome suivit son exemple , et M. de
Longueville se laissa persuader comme les au-
tres. La nialson de Guise n'abandonna point la
cour; et ainsi il y avoit lieu de croire que tous
les grands s'etoient reunis pour conspirer la
perte de M. d'Epernon. Le cardinal de Retz ,
qui avoit pris seance dans le conseil aussi bien
que le chancelier, paroissoit du meme avis. Le
garde-des-sceaux animoit Luynes pour mettre
ce due a la raison, et pour assurer sa fortune.
Le seul president Jeannin lut d'un avis con-
traire , et montra en cette lencontre que les
annees ne lui avoient rien fait perdre de cette
generosite qui avoit toujours ete reraarquee en
lui. Ceux qui avoient le plus de probite remon-
trerent qu'il falloit chercher toutes les voies
d'accommodement , et , bien loin de consentir a
la perte de >L d'Epernon, ils dirent qu'un des
premiers articles du traite de paix devoit etre
d'y comprendre ce due. On noraraa le cardinal
de La Rochefoucauld pour aller trouver la
Reine , et on lui donna, si je ne nie trompe,
pour collegues le pere de Rerulle et M. de Re-
thune,qui revenoit d'Allemagne , ou il avoit
I'te envoye avec leduc d'Angouleme, qu'onap-
peloit auparavant le comte d'Auvergne, et
M. de L'Aubespine , chevalier des ordres du
Roi. lis y avoient ete envoyes tous trois en qua-
lite d ambassadeurs de Sa Majeste vers I'Em-
pereur, pour faire en sorte qu'il abnndonnat le
dessein ou il etoit de mettre sur pied une armee
qui devoit servir a repousser I'entreprise des
Rohemieris , et facilitcr celle des princes qui
marchoient a son secours, et auxquels les pro-
testans vouloient opposer leurs troupes qui
avoient deja passe le Rhin sous le commande-
ment du marquis de Rade-Dourlac.
Le Roi , craignant que le feu qui etoit pret a
s'allumerne fut bien fatal a la chretiente, fai-
soit tous ses efforts pour Teteindre. Ses ambas-
sadeurs obtinrent du marquis de Dourlac qu'il
laisseroit passer le comte de Rucquoy, sur I'as-
surance qu'ils lui donneroient que , si I'Empe-
reur attentoit a la liberte de TEmpire , Sa Ma-
jeste le secourroit , quoiqu'elle ne put approuver
la revolte des Rohemiens ; et comme elle avoit
pris sous sa protection le due de Savoie, en re-
duisant le roi d'Espagne a le laisser en paix ,
ce marquis ne crut pas devoir refuser ce qu'on
lui proposoit. Cette conduite pensa , dans la
suite des temps, elever la maison d'Autriche a
la monarchic universelle , a laquelle on salt
qu'elle aspiroit.
Le cardinal de La Rochefoucauld , M. de Re-
thune et le pere de Rerulle s'acquitterent si
bien de leur negociation, que les differends que
le Roi et la Reine sa mere avoient ensemble
furent termines. M. d'Epernon fut compris dans
le traite, et cette princesse s'en alia a Tours,
ou le Roi s'etoit rendu pour la voir. Elle fut en-
suite a Angers, cette ville lui ayant ete donnee
pour une place de surete. Le prince de Pie-
rnout, qui venoit d'epouser madame Christine
de France, y vint saluer la Reine apres que
Madame Teut vu partir. Elle se rendit a Turin,
ou Ton lui fit une maguifique reception.
Pendant qu'on traitoit avec la Reine, on ne-
gocioit aussi avec le prince de Conde ; et Luynes,
croyant qu'on pouvoit s'y fier, lit resoudre le
Roi a aller a Compiegne , et ensuite a Chan-
tilly, ou ce prince rentra dans les bonnes graces
deSa Majeste. Ce raonarque, peu de jours avant
son depart pour Tours , me permit de traiter de
la charge de maitre des ceremonies et de pre-
vot de ses ordres. II voulut ajouter a cette
grace celle d'en payer lui-meme la plus grande
partie du prix. Je me crois oblige de dire ici
que Luynes , qui en usoit honnetement avec
moi, m'aida de ses bons offices; et cependant
j'avois tres-peu de part a sa confiance , parce
que je n'ai jamais voulu dependre des favoris.
C'est une chose dont je ne puis me repentir ,
quoiqu'elle ait servi d'un grand obstacle a ma
fortune.
[1620] La Reine-mere, dans le voyage qu'elle
fit pour se rendre aupres du Roi , fut suivie par
reveque.de Lucon qui, pour sortir d'Avignon,
oil il avoit ete relegue , avoit accepte le parti
qu'on lui avoit propose de se rendre aupres de
cette princesse, dans I'esperauce que ce prelat
n'y seroit pas inutile , et auroit le pouvoir, par
son esprit, de detruire dans celui de la Reine
le due d'Epernon. Luynes et ceux dont il pre-
noit conseil etoient persuades qu'il y avoit plus
a craindre de I'un que de I'autre , et cela avec
d'autant plus de raison que I'eveque de Lucon
reussit a faire perdre tout le credit de ce due ,
qui ne laissa pas pour cela de rester toujours
PREMIEBE PARTIE. [J620]
dans les interets de la Reine. Le prince de
Conde fat tout-a-fait mis en liberie ; et Luynes,
comme due et pair depuis cinq ou six mois ,
persuada le Roi de faire uue promotion de che-
valiers de ses ordres. Quel embarras le grand
nombre de pretendans u'auroit-il pas cause , si
Ton ne s'etoit servi dun expedient qui avoit ete
autrefois mis en usage? C'etoit que le Roi lais-
seroit a la liberie du chapitre le choix de ceux
qui avoient ete nommes pour reraplir les places
vacantes.
II fut indique a Saint-Germain-en-Laye, ou
Ton en fit i'ouverture ; et le Roi y declara ses
intentions , qui etoient de faire quatorze cheva-
liers , dans le norabre desquels les dues etoient
corapris. Luynes ne voulut point s'assujettir
aux regies pratiquees par les autres , parce que
tons les grands seigneurs dependoient de lui, ni
le comte de Rochefort , son beau-frere : ce qui
parut tout-a-fait extraordinaire. On laissa une
entiere liberie aux commissaires ; nous n'elions
que dix-sept, et nous en reciimes, par nos suf-
frages, quaranle-cinq, et entre autres un car-
dinal et quatre prelats. On recut aussi le mar-
quis de Mouy, qui s'etoit retire du service de la
Reine-mere, I'eveque de Lucon n'ayant pu
souffrir la liberie que ce seigneur et quelques
autres prenoieut de blamer le choix qu'elle avoit
fait de son frere(l), aleur exclusion, pour com-
mander dans Angers. Celui-ci fut lue par The-
mines , dans le temps que cette princesse eloit a
Angouleme. Sa Majesle ne fut pas plus lot a
Angers qu'elle fut sollicitee de plusieurs en-
droits pour relablir son aulorile. Le due de
Mayenne el le cardinal de Guise se declarerent
pour elle , et attirerent dans leur parti le comte
de Soissons et M. de Vendome. Celui-ci sortit
de Paris avec le grand prieur son frere. II passa
par Vendome , et il se rendit a Angers. On pu-
blia , pour la justification de ces princes , des
ecritsqui ne servoient qu'a les faire blamer;
et Ton fit de loutes parts des levees de gens de
guerre.
Le due de Longueville crut pouvoir faire de-
clarer la ville de Rouen , mais il fut oblige d'en
sortir, el de se retirer a Dieppe. Les bons servi-
teurs du Roi le conjurerent de s'avancer pour
s'assurer de la fidelite des habitans de celte
ville; et cependant ce monarque enlra dans le
parlement, et regla la raaison de ville de telle
maniere qu'il n'y eut rien a craindre dans la
suite.
Onagita si Sa Majeste iroil dans la basse
(1) Le marquis db Richelieu, frerc ainc de V6\cquQ
de Lucon. (A. E.)
HI. C. D. M., T. III.
Normandie ou bien a Dieppe; et je me souviens
d'avoir entendu dire an prince de Conde qu'il
avoit ete d'avis qu'on fit le siege de Caen , par
la seule raison qu'il haissoit le grand prieur. II
est certain qu'il fit dire a M. de Longueville
qu'il avoit empeche celui de Dieppe , parce qu'il
eloit dans ses interets. Celui de la ville de Caen
ne se Irouva ni difficile ni de longue duree ,
celte ville n'ayant point de munitions de guerre,
ni une garnison capable de faire une forte re-
sistance : de maniere que le corps de ville vint
au-devant du Roi. Le commandant recut Sa Ma-
jesle dans le chateau , el Malignon vint s'excu-
ser de Tintelligence qu'il avoit eue avec M. de
Longueville. Les plus grands seigneurs du pays
firent la meme chose ; et celte province ayant
ete calmee , le Roi alia en Anjou.
Rassompierre amena avec lui les troupes qu'il
commandoit en Champagne; les recrues des
gardes arriverent , et Ton fut bientot en elat de
chercher les ennerais et d'attaquer leurs places.
On ne laissa pas cependant de parler d'accora-
modement ; el I'eveque de Lucon disposa les
choses d'une telle maniere, que tout I'avantage
fut de son cote.
La negligence des deputes du Roi donna lieu
a I'attaque d'un relranchement que les ennemis
avoient fail devant le Ponl-de-Ce. Le due de
Relz , pique de ce que I'accommodement de la
Reine s'etoit fait sans sa participation , se re-
tira; el ce relranchement n'ayant point assez
de troupes pour se bien defendre ne resta pas
long-temps sans elre force. Saint- Aignan y fut
pris prisonnier, et pensa y perir , mais la Reine
empecha les princes et la noblesse, qui avoient
embrasse ses interets et qui se tenoient a An-
gers , d'en sortir. lis parurent en escadron , et
cependant ils n'oserent atlaquer les troupes du
Roi , qui avoient ordre de les charger s'ils fai-
soient mine de s'avancer au secours des leurs.
On dit que I'eveque de Lucon s'etoit conduit
avec tant d'adresse , qu'il se justifioitde la paix
qu'il avoit conclue , en la faisanl paroitre ne-
cessaire.
Du Pont-de-Ce, le Roi se rendit chez Brissac,
qui fut le lieu de I'entrevue; et apres que la
Reine eut salue le Roi son fils , etant accompa-
pagnee des princes et des grands-seigneurs qui
I'avoienl suivie , on se fit des excuses de part et
d'autre , et en parliculier sur tout ce qui s'etoit
passe. Le Roi recut parfailement bien le due de
Relz , qui lui fut presenle par le cardinal son
oncle. Ceux que la publication de la paix elonna
le plusfurent les dues de Mayenne et d'Epernon,
qui se Irouvoient par-la dans la necessile de con-
gedier leurs troupes. Mais leur surprise ne fut
IS
MKMOIKKS 1)11 COMTE DF. BRIENNE
pas raoindre d'apprendre que le Roi avoit eu
dans la ville de Tours une seconde entrevue avec
la Reine sa mere , et que Sa Majeste prenoit in-
cessamment le chemin de la Saintonge et de la
Guienne. Le due d'Epernon, faisant alors, comme
on dit, de necessite vertu, vint au devaut du
Roi , Taccompagna a Saint-Jean-d'Angely, dont
les portes liii fiirent ouvertes, et y donna ses
ordres en quallte de gouverneur. Le Roi s'assura
de Blaye en passant , et en tira d'Aubeterre pour
le faire mareehal de France. Sa Majeste fit peu
de sejour a Bordeaux ; mais elle s'arreta a Prei-
gnac , ou elle attendit des nouvelles de ce qui se
passoit en Beam. Peu de personnes ignoroient
que la reine Jeanne, mere de Henri-le-Giand ,
avoit, du vivant de son mari Antoine, embrasse
la religion pretendue reformee , et banni ensuite
de ses Etats I'exercice de la catholique , s'etant
appropries les biens ecclesiastiques , dont elle
avoit dispose en faveur des ministres et des aca-
demies qu'elle avoit fondees pour Tinstruction de
lajeunesse,etpour I'elever dans lareligion qu'elle
professoit. Peu de personnes ignorent aussi que
le Roi son fils s'etoit empare de ces biens dont
sa mere avoit dispose , en laissant toutefois tou-
clier les revenus pour les usages auxquels ils
avoient ete auparavant destines. J'ajouterai en-
core que I'une des conditions que le pape Cle-
ment VIII avoit exigees du roi Henri-le-Grand ,
en lui donnant I'absolution , etoit qu'il retabli-
roit le libre exercice de la religion catholique
dans ce qu'il possedoit du royaume de Navarre
et de la principaute de Beam, qui etoit divise en
six portions. On avoit done assigne aux catholi-
ques , dans chaque justice de la basse Navarre ,
un lieu pour faire en liberte I'exercice de leur
religion ; et le prince fournissoit de son vivant
aux eveques , abbes et pretres , de quoi s'entre-
tenir par forme de pensions; mais ils ne lais-
soient pas toutefois de solliciter la main-levee
des biens ecclesiastiques. L'edit en fut a la fin
dresse par le credit du garde-des-sceaux Du Vair
et de quelques autres du conseil. On ne salt point
si ce fut par principe de religion, ou bien pour
faire de la peine au chancelier, que le garde-
des-sceaux s'y determina ; mais ce qui est de
certain , c'est que , quelque diligence que put
faire le conseil ordinaire de Pau , compose d'of-
ficiers de la religion pretendue reformee, I'en-
registrement lui en fut toujours refuse; et, pour
intimider les commissaires nommes pour en sol-
liciter I'execution , Ton avoit souffert qu'une
troupe d'ecoliers fit venir dans les rues de Pau
un grand nombre d'archers qui , ayant menace
les commissaires , les avoient obliges a se reti-
rer. Cependant La Force , gouverneur de la pro-
vince , se rendit a Bordeaux pour s'excuser d'a-
voir pris le parti de la Reine , et demanda des
lettres de jussion, moyennant quoi il se faisoit fori
de faire recevoir l'edit de main-levee : ce qui kit
fut accorde ; et parce que le sceau de Navarre
etoit reste entre les mains du chancelier qui I'a-
voit garde en remettant celui de France , on le
scella de celui-ci : de quoi le garde-des-sceaux
fit paroitre beaucoup de joie. Get edit fut pre-
sente par La Force , qui disposa les esprits a se
soumettre, et depecha un courrier au Roi pour
['assurer qu'il recevroit dans peu une tres-bonne
nouvelle. Sur cette assurance, Luynes fit don-
ner les ordres pour le depart des equipages, dont
le bruit se repandit en Beam. Cependant les offi-
ciers catholiques et quelques-uns de la religion
pretendue reformee furent d'avis qu'on suspen-
dit I'execution des ordres du Roi ; mais , ayant
ete maltraites par La Force, ils ne songerent
plus qu'aux moyens d'abaisser son pouvoir : a
quoi ils ne crurent pas reussir, a moins que le
Roi ne fit le voyage de Beam. Pour I'y attirer,
ils cabalerent avec plusieurs de leurs confreres,
et firent rendre un arret qui declara qu'il n'y avoit
point lieu a I'enregistrement de l'edit. lis fu-
rent pousses en cela par des personnes zelees
qui, croyant Sa Majeste deja partie ou du moins
a la veille de partir, s'imaginerent qu'ils pou-
voient maintenir les choses corame elies etoient.
La Force se plaignit des serviteurs du Roi qui
rendoient compte des raisons qu'ils avoient cues
d'etre de I'avis qui avoit prevalu , etant appuyes
par le garde-des-sceaux. Enfin lis firent si bien
que Sa Majeste se determina a alleu en Beam ;
et Luynes, qui ne pouvoit souffrir que Mont-
pouillan , fils de M. de La Force, revint a la
com* sous le moindre pretexte , parce que le Roi
lui avoit toujours temoigne de la bonne volonle,
anima ce monarque contre le pere et contre ses
enfans. On m'ordonna de prendre les devans
pour preparer toutes choses pour la reception
de Sa Majeste ; et je partis de Roquefort, d'ou je
me rendis a Pau peu de jours apres. Le Roi n'y
fut pas plus tot arrive qu'il y fit assembler les
Etats. La Force pretendit que c'etoit a lui a ex-
pliquer les intentions de Sa Majeste : a quoi le
garde-des-sceaux s'opposa, en remontrant que
cela etoit du a sa charge; et celui-ci I'emporta
sans avoir pourtant la permission deparlerassis,
parce que c'est la coutume en Espagne qu'il n'y
a que le Roi qui le soit, et que les deputes de
las Cortes , c'est-a-dire des Etats, et les official's
du prince demeurent debout a ses pieds
Le monarque les assura qu'il voiW^>it observer
les/b?\-t (c'est ainsi qu'ils appc/fent leurs privi-
leges) , et confirma les graces qu'il avoit accor-
PREMli:nE PAHTIE. [1620-
l!>
dees aiix religion naires d'etre paves sur les do-
maines des sommes qu'ils tiroient des revenus
des bieus ecclcsiastiques. II resolut aussi d'aller
voir Navarreins , qui est une place fortiiiee par
les rois de Navarre, dans le dessein de s'en ren-
dre le maitre. Mon avis etoit que Ton renforcat
de trois compagnies la garnison de cette place ,
et que ces compagnies monteroient la garde tour
a tour, afin de pouvoir mieux cacher le dessein
de Sa Majeste. Les catholiques ayant souhaite
que je restasse a Pau pour y faire enregistrer
la reponse que le Roi leur avoit faite, ils obtin-
rent ce qu'ils deraanderent, carle conseil s'y
couforma; etils prirent en bonne part la repri-
mande que je leur fis de ce qu'ils avoient plus
apprehende de chatier ceux qui raeritoient pu-
nition, que de desobeir au Roi qui ne leur de-
mandoit rien que de juste. Je me souviens que ,
pour les engager a ne plus suivre h I'avenir les
avis des esprits raal intentionnes,je leur dis ce
que Cesar avoit repondu aux Suisses enfles d'or-
gueil des avantages qu'ils avoient remportes sur
les Roraains : que les dieux permetient som^ent
que les mechans prosperent , afin de leur faire
mieux ressentir la rigueur du chdtiment au-
quel ils doivent s'attendre.
Le Roi fut a peine arrive a Navarreins qu'il de-
clara au gouverneur le dessein dans lequel il
etoit de le recompenser : ce que celui-ci re-
fusa d'abord , mais qu'il accepta dans la suite ,
non pas corame une chose qui lui fut due,
mais comme une marque que Sa Majeste agreoit
ses services. Le monarque , en s'en retouruant
a Pau , laissa dans Navarreins quatre compa-
gnies d'infanterie , jusques a ce que les soldats
qui en devoient composer la garnison eussent
ete leves par Poyanne, qui obtint le gouver-
nement de cette place , et peu de temps apres
la lieutenance-generale de Navarre , de Beam
et de plusieurs villes considerables , comme
Orthez, Senneterrc , Morlac et Nuy, dans les-
quelles on mit aussi des garnisons. Les choses
etant ainsi reglees , Sa Majeste reprit la route
de Bordeaux , passa par Saintes , et , ayant pris
la poste a Mesle , se rendit en diligence a Paris,
ou les Reines I'attendoient.
Ce fut alors que Ton crut la parfaite reconci-
liation de la mere et du fils , et que Ton recon-
nut que I'eveque de Lucon avoit beaucoup de
credit sur I'esprit de la Reine-mere ; car, en exe-
cution du traite , il ecrivitau Pape pour avoir un
cliapeau de cardinal pour I'archeveque de Tou-
(1) LuyntE fuf fait connetable le 2 avril 1621. Ses
ennemis repanairent le couplet suivant :
Je suis ce que le Roi m'a fait ,
Je fais ce que je veux en France ;
louse, et il oblint ensuite qu'on IVroit pour lui
la meme demande a Sa Saintete. C'est ainsi que
ces prelats furent tons deux cardinaux dans la
suite. On loua beaucoup la moderation de I'eve-
que de Lucon , d'avoir consenti que I'archeveque
de Toulouse passat le premier.
Luynes engagea le Roi a faire un voyage en
Picardie , afin d'etre mis par Sa Majeste en pos-
session du gouvernement de Calais , dont il
avoit ete pourvu. Pendant ce voyage, on paria
du mariage d'un neveu de ce favori avec une
niece de I'eveque de Lucon. Ce fut aussi en ce
temps -la, mes enfans, qu'on fit les premieres
propositions du mien avec madame votre mere ,
de I'esprit et de la conduite de laquelle je ne vous
dirai rien , non plus que de ses belles qualites ,
qui vous sont assez connues. Mais vous ne pou-
vez trop I'aimer et la respecter, tant parce que
les lois divines et humaines vousy obligent, que
par rapport a I'amitie qu'elle a toujours cue pour
moi, et dont elle m'a donne de tres-grandes
preuves dans mes disgraces et dans mes mala-
dies. La cour etant retournee a Paris , on ne son-
gea plus qu'a se divertir ; mais les esprits re-
muans penserent a recommencer les troubles.
La Force esperade surprendre Navarreins par
I'intelligence qu'il eut avec Sensery, et peu s'en
fallut qu'il n'y reusslt. II se mit en devoir de
I'assieger dans un poste ou il s'etoit retire, y
etant soutenu par Poyanne. II se sauva nean-
moins contre les apparences , et par la tout re-
devint tranquille dans le Beam. Les religion-
naires prenant occasion de se meler des affaires
des Bearnois (ce qu'ils n'avoient jamais ose
faire), ils convoquerent une assemblee a La
Roehelle. On n'y avoit point encore publie I'edit
de Nantes , ni les autres qui avoient precede en
faveur de ceux de la meme religion, qui s'y
etoient habitues. Cependant La Force , ayant
entrepris, en 1621, de faire recevoir a Saumur
leurs deputes , n'y put reussir,- et d'autres de-
putes qu'ils envoyerent a Loudun n'y furent pas
recus non plus.
[ 1 6 2 1 ] Le Roi ordonna a cette assemblee de se
separer;mais, bien loin d'obeir, elle resolut dese
maintenir par les armes. Le monarque la declara
criminelle de lese-majeste , et il ordonna qu'on
fit des levees de gens de guerre. Cependant le
prince de Conde , pour gagner de plus en plus
I'amitie de Luynes, demanda et obtint pour ce
favori I'epee de connetable (l); et Ton regarda
comme une chose bien nouvelle qu'un homme
Car le Roi j'y suis en cdet ,
Et lui ne lest qu'cn apparence.
(A.E.)
20
MEMOIRES DU COMTE DE BUIENNE ,
qui n'avoit jamais tire Tepee pour le service
du Roi fut eleve a la premiere charge de I'epee.
11 en preta Ic serment entre les mains de Sa Ma-
jestc ; apres quoi Ton proposa au nouveau con-
netable de faire la guerre. II n'eut pas de peine
a s'y resoudre , esperant de la terminer promp-
tement ; ct il engagea pour cet effet le Roi a se
rendre en Poitou , ou Ton resolut et ou Ton com-
menca presque en meme temps le siege de Saint-
.Tean-d'Angcly.
Le due d'Epernon , apres avoir fait la con-
qui'te du Ream oil Sa Majeste I'avoit envoye ,
s'y rendit aussi ; et , pen de jours apres , cette
place , qui fut defendue par Soubise , frere de
M. de Rohan , capitula. Les huguenots, nonobs-
tant cela, ne voulant point entendre parler de
paix , la guerre fut continuee , et plusieurs vii-
les des environs , dont les fortifications et les
murailles furent rasees, se rendirent.
Le Roi s'etant ensuite avance sur la Dor-
dogne , la ville de Rergerae , dont les fortifica-
tions n'etoient point encore assurees , lui ouvrit
ses portes , et celle de Tonneins en fit de meme.
On resokit le siege deClerac, et I'ou ordonna
que cette place seroit reconnue par Lesdiguie-
res , marechal general des camps et armees de
Sa Majeste. Cependant on fit des couvertures de
feuilles et de verdure pour mettre la Reine et les
dames de la cour a I'abri de I'ardeur du soleil.
Les gens de guerre furent commandes , les at-
taques ordonuees, et la cour sortit de Tonneins
pour etre temoin de ce qui se passeroit. Lesdi-
guieres s'avanca suivi d'un grand nombre de
gentilshommes, et fut oblige de chercher un
abri, parce que le Roi, la Reine et le connetable
n'etoient'pas encore arrives. Les ennemisfirent
d'abord quelques decharges, dont il n'y eut que
deux ou trois des notres de blesses. Lesdiguie-
res , pique de leur bardiesse et ne voulant pas
reculer , fit monter a cheval ceux qui etoient a
sa suite , et fit commander a quelque infanterie
qui etoit dans le vallon de commencer I'attaque.
Les ennemis la recurent a la faveur d'une bar-
ricade qu ils gardoient. Le haut fut gagne et
perdu ; le combat s'opiniatra , et le marechal
de Saint-Geran se joignit a Lesdiguieres. II lui
demanda ct il obtint une partie de la noblesse
qui etoit aupres de lui pour soutenir les notres ,
et chncun voulut etre de la partie ; ce qui ne plut
pas a Lesdiguieres qui avoit permis a quel-
ques-uns de nous de se detacher ; le marechal de
Saint-Geran fut plus tot aux ennemis que M. de
Lesdiguieres. Gelui-ci m'ordonna , comme aussi
au comte de Saulx, son Ills, et au baron de Pal-
mor,qui s'est fait depuis pcre de rOratoire,et
qui avoit ete lieutenant des gendarmes de M. de
Nemours , il nous ordonna, dis-je, de nous por-
ter devant lui , et aux autres de le suivre ; et il
nous commanda de marcher a une barricade
qui etoit gardee par les ennemis, et de I'atta-
quer. On ne pouvoit rien voir de plus leste que
I'etoit notre escadron. La noblesse etoit paree
de plumes et montee sur des coureurs equipes
magnifiquement ; etle comte de Saulx, quoique
vetu de deuil , brilloit autant que les autres.
Termes , grand ecuyer de France et marechal
de camp , qui s'etoit poste sous le rideau sur le
haut duquel nous etions , crut qu'il etoit de son
honneur d'avoir part a la gloire que M. de Les-
diguieres vouloit remporter. II poussa a la bar-
ricade , etant accompagne seulement de deux
ou trois gentilshommes. Les ennemis lui firent
une decharge qui le blessa a mort ; mais ils I'a-
bandounerent, nous voyantvenir a son secours.
Nous les poussames , et etant soutenus par quel-
ques soldats du regiment des Gardes, comman-
des par deux lieutenans qui furent tues, nous
emportames une seconde barricade, ou nous
eumes ordre de nous loger. Le connetable , se
tenant offense de ce qu'on avoit commence le
combat sans sa permission , blama ce qui avoit
ete fait ; mais Ton m'envoya rendre compte au
Roi de la necessite qu'il y avoit eu de combat-
tre , et Sa Majeste me parut satisfaite des rai-
sons que je lui donnai. II n'en fut pasde meme
du connetable , qui , cherchant un pretexte ap-
parent pour blamer notre action , n'en trouva
point de meilleur que de dire qu'il n'avoit rien
vu de ce qu'on exposoit au Roi. Je pris alors la
liberte de representer a ce monarque qu'il fal-
loit qu'il se donnat la peine de se transporter
sur le lieu du combat, et qu'il en jugeroit par
ses yeux ; ce qui etoit dire honnetement au
connetable qu'il etoit trop eloigne pour en pou-
voir parler justement. Cependant on continua le
siege de la place, qui capitula peu de jours
apres.
Celui de Montauban fut resolu aussitot, sans
considerer que I'armee etoit beaucoup diminuee,
tant par les attaques cfu'elle avoit faites que par
ses longues marches ; et Ton repondit a ceux
qui disoient qu'elle etoit trop affoiblie , et qu'elle
avoit besoin de rafraichissement , qu'elle seroit
soutenue par les troupes que commandoit M. de
Mayenne, et par cellesque M. de Montmorency
amenoit du Languedoc.
L'armee s'avanca; elle fut suivie de la cour
qui , ayant reste deux jours a Agen , s'arreta a
Moissac , ou elle passa la fete de I'Assoniption.
Le lendemain elle parut devant Montauban. Le
quartier du Roi etoit a Riquier : c'est un bourg
eloigne de cette ville de deux grandes lieues.
PRBMIEBB PABTIE. [162 1]
21
Les Gardes francoises , les Gardes suisses et
quelques regimens d'infanterie furent loges en-
tre ce bourg et la place assiegee. Le marechal
de Praslin commaudoit la gauche , qui etoit le
long du Tar , en venant vers I'abbaye de Mou-
tier erigee en cathedrale , et quifutdepuis rui-
nee par les religioauaires. C'etoit dans ce lieu
du Moutier que messieurs les marechaux de Les-
diguieres et de Saint-Gerau , qui commandoient
alternativement avec le due de Chevreuse ,
etoieut loges. M. de Mayenue, qui attaquoit le
faubourg de Ville-Bourbon, etoit campeau-dela
de la riviere en tirant vers Toulouse. Le siege
de cette place fut tres-rude , et M. de Mayenne
y fut tue comme il montroit les travaux au due
de Guise.
Nous fumes repousses en plusieurs attaques ;
et, nonobstant les regimens qu'amena avec lui
M. de Montmorency, notre armee s'affoiblit de
telle maniere qu'on commenca a parler de lever
le siege , et cela avec d'autant plus de raison
qu'il etoit entre dans la ville douze cents hom-
raes de secours , qui marchoient en trois batail-
lons. Les deux premiers y entrerent sans peine;
mais nos gardes ayant donne sur le troisieme ,
il fut defait. Quoique le comte d'Orval cut le
titre de gouverneur , tout se passoit neanmoins
par les avis de La Force, qui s'etoit jete dans
la place. II se trouva des personnes qui , ne le
connoissant point , proposerent au connetable
de trailer avec lui , et qui I'assurerent que La
Force , dans I'envie qu'il avoit de rentrer dans
ses charges , disposeroit les bourgeois de la ville
a se rendre. Mais jedis au connetable que je ne
croyois pas qu'il tirat de cette entrevuetout I'a-
vautage qu'on lui promettoit , parce que La
Force demauderoit qu'on renouvelat les edits ,
que la paix se fit avec son parti , et que le Roi
se contentat d'une obeissance apparente. J'ajou-
tai que La Force ayant ete bien recu par ceux
de Montauban, il se donueroit bien de garde de
faire aucuue proposition qui leur put etre pre-
judiciable.
Le connetable , ayant prefere le conseil des
autres au mien , convint du lieu et de I'heure
qu'il s'aboucberoit avec La Force ; mais , apres
une lougue conference qui n'aboutit a rien , le
connetable revint dans le camp , et La Force
rentra dans la ville , dont le siege fut eufin leve,
(1) Le connetable mourut le 14 d^cembrc 1621. On
fit sur sa mort et sur la prise de Monheur les vers sui-
vans :
Monheur est pris, la Garonne
Est remise en sa liberty :
Toutefois le peuple s'^tonne
Du Te Dettm qu'on a chanto
parce que notre armee n'avoit pas sufflsamment
d'horames pour le continuer , et que la saison
etoit deja trop avancee. II mourut pour lors
deux secretaires d'Etat : le premier etoit M. de
Seaux dont il a ete ci-devant parle , et dont il
est ajse de faire I'eloge , ayant ete d'une capa-
cite cousommee et d'une probite qui lui servit
de regie dai)s toutes ses actions; le second fut
M. de Pontchartrain , qui , de secretaire des
commanderaens de la reine Marie de Medicis ,
etoit parvenu par son merite, du vivant de Henri-
le-Grand,a la dignite de secretaire d'Etat, a
laquellesucceda , apres sa mort , d'Herbault son
frere , tresorier de I'epargne : ce fut I'avantage
que d'Herbault retira de s'etre fait un grand
nombre d'amis. Apres cela le Roi s'en alia a
Toulouse, oil des personnes experimentees lui
proposerent de passer dans le bas Languedoc,
dont les places n'etoient pas encore fortifiees.
On ajouta que Chatillon , qui etoit tout puissant
dans cette province , songeroit a ses propres af-
faires, rechercheroit de se soumettre, et , re-
mettant au Roi Aigues-Mortes et Peccals , don-
neroit un exemple qui seroit suivi par Mont-
pellier et par plusieurs autres villes. II se trouva
aussi des personnes qui conseillerent a Sa Ma-
jeste de descendre la Garonne pour se rendre
maitresse de Monheur , qui est une tres-petite
place , et dans laquelle il etoit reste plusieurs
amis de Baisse , qui avoit ete maiheureusement
assassine pour n'avoir pas voulu manquer de
fidelite au Roi. On prefera I'avis de ceux-ci , et
Ton forma le siege de cette ville , pendant le-
quel le connetable tomba malade , et mourut
pen de jours apres (1) qu'elle eut ete rendue.
Le prince de Conde ne fut pas sitot averti de
cequi se passoit, qu'il s'avanca en' diligence
pour se faire declarer chef du parti oppose a la
Reine-mere. Ceux qui y etoient entres pour I'a-
mour du connetable , qui avoit contribue a leur
elevation, resolurentqu'avant I'arriveedu prince
on en donneroit avis a cette princesse , qui te-
moigna, seulement par politique, etre fachee de
sa mort.
On ne songea point encore a remplir sa char-
ge, mais bien celle de garde - des -sceaux, va-
cante par la mort de M. Du Vair , charge que le
connetable avoit exercee avec une assiduite ex-
traordinaire ; car , au lieu de se tenir au camp
Pour cette victolre notable ,
Vu , dit-on , que le connetable
A trouve la mort en ce lieu .
Mais pour dire ce qu'il m'en semble ,
La perte et le gain mis ensemble ,
On a sujet de louer Dieu.
(A.E -
'2-J
JIKMOIKKS DV COMTli l)E «mEi>i.\E.
comme connetable, il presidoit au conseil , et
tenoit le sceau , a la sati-faction de officlers ,
qui le meprisoient ; et s'il interrompoit jamais
les raaitres des requetes qui rappoi'toient une
affaire, c'etoit seulcment pour mettre la tete a
la fenetre quand il entendoit tirer un coup de
canou , et voir si le coup venoit des ti-anchees ou
de la ville.
[1G22] Le Roi se rendit avec le prince de
Conde il Bordeaux avant les fetes de jNoel. II
tint conseil avec le cardinal de Retz et Schom-
berg, surintendantdes finances , et qui exercoit
encore par commission la charge de grand-mai-
tre de I'artillerie. lis craignirent que, si Sa
Majestc revenoit a Paris sans avoir dispose
des sceaux , on ne les rendit au chancelier.
Pour Puisieux, son fils , il ne les demandoit
pas pour son pere , mais seulement qu'on n'en
disposat point sans lui en parler. L'adresse de
son esprit etoit connue du prince de Conde , qui,
I'ayant offense , comme il a ete remarque ci-de-
vant, craignoit qu'il ne redevint en credit et ne
se raccommodat avec laReine-mere; car, quoi-
qu'il I'eut abandonnee , elle ne pouvoit oublier
qu'il avoit contribue a son mariage , et que le
feu Roi avoit eu jusques a sa mort une tres-
grande consideration pour lui. Le choix en etoit
d'autant plus difficile , qu'il y avoit pour lors a
la suite de la cour tres-peu de personnes dignes
de cette charge, laquelle fut enfin donnee a
M'. de Vic , ancien conseiller d'Etat , mais qui
ne la posseda que tres-peu de temps , comme
on le verra dans la suite de ces Memoires. Le
nouveau garde-des-sceaux alia, en arrivant a
Paris , descendre chez le chancelier , de qui il
fut tres-bien recu. II ne pouvoit rien arriver,
dans la conjoncture presente , de plus avanta-
geux a ce chef de la justice , a moins qu'on ne
lui rendit les sceaux a lui-meme , que de les
voir entre les mains de M. de Vic , qui etoit un
mediocre sujet et un esprit foible. On remarqua,
devant meme que le Roi fut de retour a Paris ,
que quelques dames qui avoient de grands acces
aupres de la Reine, entretenoient entre elles d'e-
troites liaisons : ce qui servit de pretexte pour
en eloigner quelques-unes, et pour faire tomber
la charge dedame d'honneur de Sa Majeste a
la comtesse de Lanoy. On se servit du prince
de Conde pour faire entendre au Roi qu'il y al-
loit de son service de faire retirer de la cour la
veuve du connetable , mademoiselle de Verneuil
et quelques autres dames ; mais le conseil du
prince ne fut suivi que dans ce qui regardoit
rdoiguement de quelques-unes, car on lui re-
fusa ce qu'il demandoit pour la connetable dc
Montmorency, belle-mere de sa femme , qui
etoit fachee qu'elle rentrSt dans la charge de
dame d'honneur qu'elle n'avoit plus voulu exer-
cer , quand madame de Luynes fut pourvue de
celle de la surintendance de la maison de la
Reine. Le credit de Puisieux parut beaucoup
en cela , car il fit donner la preference a
une dame qui avoit toutes les qualites neces-
saires pour remplir dignement cette charge, mais
non pas tant de merite que la connetable,
qui sans contredit effacoit toutes les autres da-
mes de la cour. Apres tous ces changemens, le
Roi fut passer les fetes de Paques a Blois ; et
ayant et€ averti que Soubise , frere de M. de
Rohan , s'avancoit avec des troupes et faisoit
contribuer , vers La Rochelle , le pays d'Au-
nis , le Poitou et la Saintonge , Sa Majeste se
rendit promptement h Nantes , et alia en dili-
gence dans le bas Poitou. Soubise , poste dans
un lieu tres-avantageux pour lui , et de tres-dif-
ficile acces pour les troupes du Roi , fit mine de
se vouloir defendre, ayant meme coupe toutes
les avenues de I'ile de Re ; mais , aux approches
du Roi , ce seigneur , apres avoir fait semblant
de combattre , prit la fuite , et abandonna les
siens a la merci des troupes de Sa Majeste, qui,
ayant passe un endroit qu'on appelle le Grand-
Bras , donna la charge aux ennemis , et ordonna
qu'on epargnat le sang de ses sujets : ce qui ac-
quit au Roi autant de gloire qu'auroit pu faire
la victoire qui lui fut derobeeen partie par Sou-
bise, qui craignoit de tomber entre ses mains.
Le prince de Conde commandoit I'armee sous les
ordres du Roi , et avoit avec lui le comte de
Soissons , les marechaux de Praslin et de Saint-
Geran , et un grand nombre d'officiers subalter-
nes. Le Roi logea a Apremont , et resolut d'aller
ensuite en Saintonge pour y faire le siege de
Brian , place situee sur la Gironde , et qui etoit
regardee comme tres-importante. Sa Majeste
I'attaqua et s'en rendit la maitresse ; mais com-
me elle me commanda de suivre en Guienne le
prince de Conde , je ne puis rien dire des ex-
ploits de ce monarque , ni faire la description
d'une attaque ou il perit quantite de gens de
marque qui voulurent empecher La Force et les
autres chefs du parti huguenot de reprendre
une breche.
Le Roi, en partant de cette province pour
retourner a Paris, laissa deux generaux : le
due d'Elboeuf pour commander dans la basse
Guienne, et dans la haute le marechal de Thy-
mines, dont les deux enfans avoient ete iu^s
I'annee precedente : I'aine au siege deMontau-
ban , et le cadet a celui de Monheur. On donna
ordre a ces deux generaux de s'eutr'aider. La
I'^orce etant resolu de continuer la guerre ,
PUEMIEUB PARTIK. [1622]
23
M. d'Elboeuf I'asslegea presque dans sa propre
maison. La Force , qui s'avanca pour la secou-
rir, fut defait; et neaumoins sa maison, quine
fut pas prise , resta en neutralite , a la priere de
la noblesse du Perigord.
M. d'Elbceuf , ayant resolu de faire le siege
de Tonneins , \int joindre le mareehal de The-
mines avec les troupes qu'il commandoit. lis
firent ensemble les approches, et gagnerent
quelques dehors. La Force , venu au secours ,
fut defait, et le siege continue. On pent dire que
si Tonneins fut bien attaque, il se defendit bien
aussi ; et outre que les assieges firent des choses
extrordinaires, le Roi , qui en fut averti , et qui
craignoit que les assiegeans n'y recussent quel-
que affront , parce que la vigoureuse resistance
des ennemis avoit beaucoup affoibli son armee ,
resolut de la renforcer ; et pour cela Sa Majeste
detacha quelques regimens de cavalerie et d'in-
fauterie de la sienne , sous le commanderaent
du prince de Conde , avec ordre de se rendre
raaitre de la place a quelque prix que ce fiit,
d'en faire un exemple , et d'ecouter les raisons
de La Force s'il vouloit traiter. II demanda que
je le suivisse, et cela lui fut accorde. II me fut
donne pouvoir d'offrir a La Force le baton de
mareehal de France et deux cent mille ecus. On
crut que je serois plus propre que tout autre a
cette negociation , parce que mon pere etoit son
ancien ami , et que je lui avois rendu service en
plusieurs occasions.
A peine M. le prince fut-il arrive a Bordeaux,
qu'il y apprit avec chagrin que Tonneins s'etoit
rendu par composition a d'Elbceuf et a The-
mines. On luiordonna de prendre des vaisseaux
des etats-generaux , pour les faire equiper de-
vant Royan; et les capitaines hollandois faisaut
difficulte de les abandonner, on attaqua ceux de
leurs marchands : raais ils baisserent leurs pa-
vilions a la faveur de la maree , apres avoir tire
quelques voices de canon , pour faire voir qu'ils
ue craignoient point notre artillerie.
II ne restoit plus rien a faire dans la basse
Guienne, apres la reddition de Tonneins, que
d'attaquer Sainte-Foy. On manda done au
prince de Conde de tacber a faire capituler cette
place avant I'arrivee du Roi , qui , ayant deja
pris Royan , marchoit par le meme chemin que
nous. Je fis alors savoir a La Force qu'ayant
ordre de lui parler, je lui demandois uue entre-
vue dans un endroit d'ou je pusse me retirer
surement si je ne concluois rien avec lui. II y
consentit , et il me donna un rendez-vous a La
Bouse , qui est distante de Sainte-Foy de deux
heures de chemin. Nous ne convinmes de rien
le premier jour, car il me proposoit de donner
liberte de conscience aux protestans; et moi je
lui disois qu'en s'accomraodant ii assureroit sa
fortune et celle de sa famille,et qu'il procureroit
aux habitans de Sainte-Foy des conditions avan-
tageuses , qu'ils meritoient d'autaut plus, qu'ils
lui avoient donne retraite : ce que n'avoient point
fait ceux deMontauban, qui I'avoient paye d'in-
gratitude apres avoir defendu et sauve leur ville.
Nous nous retirames ensuite , et nous convinmes
pourtant de nous revoir dans un camp. II alle-
gua pour raison qu'il ne devoit pas s'eloigner de
la place qu'il commandoit, et qu'il en pouvoit
etre blame, parce que le prince de Conde lui
avoit fait savoir qu'il en feroit bientot les ap-
proches. Cela I'obligea meme a mettre le feu a
un faubourg ; mais , comme nous ne pouvions
pas parler en surete dans I'endroit ou nous
etions , il me proposa d'entrer dans la ville sur
sa parole : a quoi je consentis. Je refusal ce-
pendant I'offre qu'il me fit de me montrer les
fortifications de la place, en lui disant que,
comme elles n'etoient pas achevees , je serois
oblige d'en rendre compte, et que , ue les ayant
point considerees , je les pouvois croire en etat
de defense. II m'a avoue depuis que je lui fis
plaisir de ne le pas prendre au mot , et qu'il re-
connut qu'il s'etoit trop avance. Comme done il
vit qu'il ne pouvoit rien obtenir pour les eglises
protestantes , dont il me dit qu'il n'etoit point
autorise, nous parlcimes des interets particuliers
de la ville de Sainte-Foy ; et j'en usai si bien ,
que je m'attirai par la laconfiance des habitans.
Je refusal d'abord une abolition qui me fut de-
mandee pour Savignac-Damesse , qui avoit as-
sassine Baisse ; mais enfin je lui promis qu'il
auroit la liberte de se retirer : ce qui I'apaisa ,
et contenta quelques-uns de ses parens et amis
qui etoient restesdans la ville avec lui. Pour ce
qui est de La Force , il se tint ferrae quand il
fut question de parler de ce qui le regardoit,
ayant ete averti par le prince de Conde de ce
que j'avois pouvoir de lui offrir. II s'en tenoit
meme si assure qu'il tachoit a m'engager de lui
offrir davantage ; mais je me servis d'une ruse
opposee a la sienne , en disant que ce qu'il
croyoit n'etoit pas vrai. Mais enfin nous tom-
bames d'accord que j'irois rendre compte au
Roi , et que s"il plaisoit a Sa Majeste de lui ac-
corder ce qu'on lui avoit fait esperer, et meme
davantage , qu'il en seroit tres-content. Je me
retirai ensuite, et je fis une si grande journee que
je me rendis de Sainte-Foy a Montlieu,ou etoit le
Roi. Je lui dis les choses dont La Force m'avoit
charge , et j'obtius de Sa Majeste qu'elle h^te-
roit sa raarche ; et comme je fus averti que le
prince de Conde m'avoit accuse d'etre dans les
24
interets de La Force , je crus ne pouvoir mieux
faire que d'engager celui-ci a rendre sa place
au Roi , et non pas a ce priuce.
En entrant dans la ville pour la seconde fois ,
je trouvai que les ministres avoient souleve le
peuple. Je crus alors que les peines que je m'e-
tois donnees deviendrolent inutiles , et que La
Force , qui s'etoit mis au lit, faisoit serablaut
d'etre malade ; mais je vis qu'il I'etoit en effet
d'une fievre qui pensa I'emporter peu de jours
apres. Cependant je nejugeai point que j'eusse
d'autre parti a prendre que d'user de menaces
avec ceux que je ne pouvois persuader, et de
t<4cher a gagner les autres le mieux qu'il seroit
possible. Mais comme j'avois beaucoup a crain-
dre, tant de I'inconstance du peuple que du
soin que les ministres prenoieut de I'animer, je
me retirai dans la maison qui m'avoit ete pre-
paree , en attendant le point du jour pour en
sortir. La Force et les habitans , n'ayant pas
voulu qu'on ouvrit les portes pendant la nuit ,
les plus seditieux tinrent cependant conseil ;
mais la nouvelle qui se repandit que le Roi s'ap-
prochoit donna de la crainte aux plus determi-
nes. On m'avertit alors que les ministres de-
mandoient a me parler : et comme je ne savois
point si c'etoit pour me preparer k la mort,
on ne pent etre plus surpris que je le fus
de la demande qu'ils me firent de leur donner
des passe-ports pour se retirer en telle ville
qu'ils voudroientde I'obeissance du Roi. Je leur
accordai dans le moment leur demande , et le
lendemain je me rendis aupres de Sa Majeste ,
et lui presentai d'Aymet , fils de La Force ,
pour servir de caution de la fidelite de son
pere. Peu de temps apres que cet otage eut ete
remis entre les mains du Roi, nous eumes nou-
velle que les troupes de Sa Majeste etoieut en-
trees dans la ville , et qu'on se preparoit a rece-
voir le Roi lui-meme.
Pour signaler sa piete , ce monarque , au lieu
d'aller a I'eglise , descendit dans une place qui
avoit ete autrefois consacree a Dieu ; et la fete
du Saint-Sacrement , qui arriva le lendemain ,
y fut solennisee avec un eclat et une pompe sur-
prenante. Ce fut assurement une belle cbose a
voir que le triomphe de Jesus-Christ dans le
temps et dans le lieu meme ou il avoit ete le
plus blaspheme.
Le Roi partit de Sainte-Foy apres y avoir
mis une garnisou et etabli des consuls. II alia
ensuite a A gen , et, ayant passe par Moissac ,
il resolut de se rendre en Languedoc. Les habi-
tans de Montaubau furent bien aises de voir
qu'on n'investissoit point leur ville; maisNegre-
pelisse ayant eu I'insoleuce de refuser aux four-
MEMOIBES DU COMTE DE BBIEININE,
riers du Roi I'ouverture de ses portes , elle fut
prise d'assaut, pillee et briilee. On pendit et
raassacra les horames , on viola les femmes et
les filles. Douze des principaux de ces misera-
bles , qui , apres s'etre retires dans le chateau ,
s'etoient rendus a discretion , furent pendus
comme les autres pour rendre I'exemple plus
parfait.
La garnison et la bourgeoisie de Saint-An-
tonin ayant capitule parce que ses dehors furent
emportes brusquement , le Roi ordonna que
cette place seroit rasee et demantelee, afin d'ap-
prendre a la posterite que ces sortes de villes ,
quoique fortifiees, ne doivent jamais avoir I'au-
dace de tenir devant une armee royale , et a
plus forte raison quand un roi legitime la com-
mande lui-meme en personne. Le chemin de Sa
Majeste pour aller en Languedoc etant de passer
par Toulouse, elle s'y arreta quelques jours ,
et ensuite a Castelnaudary pour retablir sa sante
alteree par tant de fatigues. Le cardinal de Retz
mourut pendant le sejour que le Roi fit dans
cette ville. Apres la mort de Luynes , il avoit
travail le a se rendre maitre de la faveur de Sa
Majeste; mais il ne se trouva pas assez fort,
parce que le Roi , aide du conseil de quelques
courtisans , vouloit essayer alors de ne plus etre
gouverne. Sa Majeste alia ensuite a Reziers
pour y laisser passer les grandes chaleurs. On
crut pour lors que ce monarque songeroit a la
paix , et cela parce que , bien que le prince de
Conde , Schomberg et quelques autres fussent
d'avis qu'on continual la guerre, leur parti
etoit affoibli , et celui de Puisieux fortifie par
un contre-coup des amis de Bassompierre qui
faisoient dire a Lesdiguieres ce qu'ils vouloient,
c'est-a-dire qu'il ne respiroit rien tant que la
paix ; et pour empecher qu'il ne se declarat
en faveur des huguenots , le Roi lui avoit en-
voye du Poitou , ou il etoit pour lors , offrir
I'epee de connetable et tons les autres avantages
qu'il possedoit dans sa religion , pourvu qu'il
voulut embrasser la catholique, et faire en sorte
que les religionnaires du Dauphine restassent
dans I'obeissance qu'ils devoient au Roi , aussi
bien que les places dont Lesdiguieres avoit le
gouvernement avant qu'il se declarat. Tout cela
lui fut propose par Bullion , ancien conseiller
d'Etat, qu'on lui envoya expres.
Lesdiguieres voulut , avant que de se deter-
miner , se faire instruire et se convaincre des
verites de notre religion ; mais a force d'en etre
sollicite par safemme et par Crequi, son gendre,
il en fit enfin profession. Le Roi lui envoya
aussitot I'ordre du Saint-Esprit , ayant fait
expedier une commission a messieurs de Crequi
PREMIERE PARTIE. [1622]
et de Saint-Chaumont pour faire la cer^monie
de lui donner la croix et !e collier, et le revetir
des habits. Cela se fit a Grenoble, ou d'Alin-
eourt , gouverneur du Lyonnois , se rendit.
Crequi se hata de porter au Roi la iiouvelle
de ce qu'avoit fait M. de Lesdiguieres , et
qu'il ne raanqueroit pas de le suivre bientot ,
pour rendre a Sa Majeste les services aiix-
quels il etoit oblige par sa naissance et par tou-
tes les dignites dont elle avoit bien voulu I'ho-
norer.
II n'y eut que le seul due d'Epernon , qui
avoit suivi le Roi dans son voyage , qui y trou-
vSt a redire ; raais ce fut sans faire aucun eclat,
par discretion. II disoit seulement a ses meilleurs
amis qu'il etoit surprenant qu'on eut si fort eleve
un homrae qui s'etoit toujours trouve dans tou-
tes les brouilleries de I'Etat, et qui n'avoit pu
encore effacer par ses services le mal qu'il avoit
fait. Mais , d'autre cote, I'avantage qui en pou-
voit resulter, en ce que les catholiques rentre-
rent dans les places dont le connetable etoit gou-
verneur, et qui etoient occupees auparavant
par des huguenots; tout cela, dis-je, obligeolt
peut-etre M. d'Epernon a taire son meconten-
tement.
Le Roi partit de Beziers , et s'approcha de
Montpellier ; raais il passoit outre avec douleur,
ayant toujours le dessein d'en faire le siege.
L'envie qu'il en avoit fut augmentee par ceux
qui approcboient de Sa Majeste, et leur avis
fut prefere a celui de ceux qui en proposerent
un contraire. La ville fut done investie , le
quartier du Roi etabli a Castelnau , et le siege
en fut commence. Ceux qui etoient dans la
place et la bourgeoisie se resolurent a un bonne
defense. M. de Rohan leur promettant du se-
cours , et les assieges ayant eu d'abord quel-
que avantage , Crequi s'avisa de dire que cette
place etoit attaquee par I'endroit le plus foible.
Bassompierre , a qui un semblable discours de-
plaisoit , soutint modestement le contraire, pour
ne pas faire de peine a Puisieux, et proposa
au Roi d'ecouter les propositions de paix que
Crequi lui faisoit par I'ordre du connetable. La
crainte qu'on avoit de ne pas etre plus heureux
qu'on ne I'avoit ete I'annee derniere, fit que Ton
ecouta. les propositions , quoique Chatillon , a
qui on donna ensuite le baton de marechal de
France, eut remis au Roi Aigues-Mortes et
Peccais , ou se fait le sel qui se debite dans le
Languedoc et dans le Lyonnois : ce qui rend
cette place tres-considerable ; et d'ailieurs elle
est telle par son assiette , car les marais I'envi-
ronnent eu plusieurs endroits. Autrefois c'etoit
un port ; mais la mer s'etant retiree , il s'est
25
trouv6 une grande distance entre le rivage et
ses murailles.
Le prince de Conde fit cependant tout ce qu'il
put pour obliger le Roi a continuer la guerre.
II crut , aussi bien que Schomberg et quelques
autres de la cour, du nombre desqueis j'etois ,
que le chancelier etoit disgracie et le credit de
Puisieux tombe , parce que le Roi avoit resolu
de donner a M. d'Aligre les sceaux , qui etoient
vacans par la mort de M. de Vic. On avoit si
bien concerte les choses , que le jour avoit ete
meme arrete pour lui en expedier les provi-
sions et lui en faire preter le serment ; raais
I'execution en ayant ete differee faute de cire
pour les sceller, ceci vint a la connoissance de
Puisieux , qui s'en plaignit , et qui se servit du
raeme artifice qui lui avoit deja reussi I'annee
precedente : c'etoit qu'il ne deraandoit pas qu'on
rendit les sceaux a son pere , raais qu'on ne les
donnat point a un de ses ennerais, tel qu'etoit
M. d'Aligre, qu'on savoit etre dans les interets
de la maison de Soissoiis. Enfin Puisieux obtint
que les sceaux seroient donnes a Caumartin ,
qui etoit le plus ancien conseiller d'Etat de
ceux qui se trouverent a la suite de la cour.
Le nouveau garde- des-sceaux etoit un horame
de merite , raais que les plus habiles gens n'a-
voient pas cru capable de raonter a une telle
dignite par son esprit et par sa capacite. Cepen-
dant M. d'Aligre etoit fort considere du Roi.
Sa Majeste jugeant bien que la prise de la
place qu'on assiegeoit etoit fort incertaine , et
que cette conquele lui attireroit autant de peine
que de profit , elle consentit aux propositions
que Ton fit d'accommodement , pourvu qu'elle
y put raettre une garnison, en conservant nean-
moins aux habitans leurs privileges , et pro-
mettant de ne rien innover touchant I'Hotel-de-
Ville , dont les catholique ne seroient cependant
point exclus ; que les edits renouveles , et gene-
raleraent toutes les graces accordees ci-devant
a ceux de la religion pretendue reforraee , et
dont ils ne s'etoient pas rendus indignes , leur
seroient accordees 5 qu'on leur continueroit les
places de siirete, mais que celies qui avoient
ete prises ne leur seroient point rendues. Le
prince de Conde, n'ayant pu parer un tel coup,
s'eraporta contre Puisieux et Bassompierre. II
blama le connetable et le marechal de Crequi ,
et partit pour faire son voj'age d'ltalie, sous
pretexte d'accomplir un vceu a Notre-Dame-de-
Lorette.
Apres la reduction de la ville de Montpellier,
le Roi y entra et y fit quelque sejour. II y rait
quatre corapagnies d'infanterie des regimens de
Picardie et de Normandie , dont il donna le
'2 a
MEilOlUES 1>L' COMTE DE BRIENNE,
commandement , aiissi bien que de la ville , a
Valencay, beau-frere de Puisieux, qui etoit cbe-
valier de I'ordre , et qui avoit servi de marechal
de camp. II etoit si digne de cet emploi et il
s'en acquitta si bieu , qu"il fit en sorte que cette
ville deraanda d'elle-meme qu"oa y batit une
citadelle , voyant bieu qu'elie ne seroit jamais ,
saus cela, dechargee d'une garnison qui I'in-
commodoit beaucoup.
M. de Rohan ayant voulu s'en rendre maitre
par surprise, Valencay le decouvrit,et peu s'en
fallut quel"on n'envint aux armes 5 mais comme
on parlera de ceci dans un autre endroit , je di-
rai seulement ici en passant que cela doit suffire
a ceux qui liront ces Memoires , pour leur faire
comprendre que, queique paix que les hugue-
nots aientsignee , ils n'ont jamais eu d'autre in-
tention que d'y contrevenir quand ils le pour-
roient ; et qu'ils ont toujours ete dans le dessein,
ou de former une republique , ou de diminuer
au moins I'autorite du Roi , de telle maniere
qu'ils nefussent obliges de s'y soumettre qu'au-
tant qu'ils le voudroieut et qu'il pourroit con-
venir a leur interet. jMais il leur est arrive ce
qui arrive toujours dans les coramunautes mal
reglees, oil la multitude se jette souvent dans
I'anarchie : c'est que leurs propres passions ont
contribue a detruire leurs projets.
Le Roi fit apres cela le voyage de Provence ,
ou Ton lui proposa quelques changemens; mais
le tout ayant ete bien examine, il crut qu'il y
alloit de I'interet de son service de laisser les
choses comme elles etoient. Sa Majeste prit en-
suite le chemin du Dauphine , et de la se ren-
dit a Lyon ou la Reine I'attendoit , et ou la
princesse de Conde lui avoit amene mademoi-
selle de Verneuil , dont le mariage fut fait avec
le marquis de La Valette , et ou la duchesse de
Chevreuse acquit beaucoup de gloire , en epou-
sant,toute veuve qu'eile etoit du connetable,
un prince de la maison de Lorraine.
Le Roi fut recu dans le Dauphine par M. de
Lesdiguieres ; mais Sa Majeste fut fort surprise
quand elle sut que le parlement de Grenoble de-
niandoit qu'on detruisit I'arsenal , et qu'on fit
un changenient dans les places dont ce conne-
table etoit" gouverneur. Cependant Sa Majeste
s'etant declaree une fois en faveur de cette com-
pagnie , et s'etant d'ailleurs sou\ enue du service
que M. de Lesdiguieres venoit de lui rendre tout
nouvellement, elle consentit au temperament
que M. de Lesdiguieres proposa de mettre des
Suisses dans I'arsenal , en y laissant toutefois
une compagnie de Francois , et en y raettant un
lieutenant catholique, qui etant caution do ceux
qui seroient dans la place, les choses demeu-
roient dans le meme etat qu'on les avoit trou-
vees.
[1623] On fit au Roi une belle reception en
Avignon, oil se rendit Charles-Emmanuel, due
de Savoie, qui fit de tres-beaux presens a Sa
Majeste , et qui n'epargna rien pour mettre
dans ses interets quelques-uns de ses ministres.
Comme c'etoit un prince tres-ambitieux et tres-
adroit , il fit tous ses efforts pour engager le
Roi a faire la guerre; mais s'il avoit bien su
qu'autant que ce monarque avoit d'impatience
d'en entreprendre quand il n'en avoit point sur
les bras , autant avoit-il d'empresseraent a les
fiuir quand elles etoient une fois commencees,
il n'eiit pas manque de prendre toutes les pre-
cautions necessaires pour lui servir d'assurance
dans cette occasion, 11 fut accompagne de Ma-
dame , soeur du Roi , laquelle vint a Lyon ren-
dre ses devoirs a Sa Majeste et aux deux Reines.
On y celebra le mariage de mademoiselle de
Verneuil avec le marquis de La Valette; et
M. d'Epernon, qui avoit ete pourvu du gouver-
nement de Guienne, vacant par la mort de
M. de Mayenne , s'etant demis de celui d'An-
goumois, Saintonge, pays d'Aunis, haut et bas
Limousin , s'y rendit aussi par I'Auvergue. Can-
dale, son fils, qui avoit la survivance de celui
d'Angoumois et des autres dont nous venons de
parler, se plaignit a ce sujet , et cela fit qu'on
le partagea en deux : on donna la Saintonge et
I'Aunis au marechal de Praslin , et a Schomberg
I'Angoumois et le Limousin. Quoique ce der-
nier n'eiit ete gratifie qu'en apparence , et qu'on
ne lui eut point accorde le baton de marechal
de France, comme on avoit fait a Rassompierre,
ses ennemis, suivant ce qu'il m'a dit souvent
lui-meme , ne laisserent pas de travailler a le
faire disgracier, mais particulierement Rassom-
pierre et Puisieux, quisereunirent en cette oc-
casion au marquis de La Vieuville, pour faire
entendre au Roi que Schomberg avoit mal ad-
ministre les finances. Ainsi , peu de jours apres
le retour de Sa Majeste a Paris , La Vieuville ,
Puisieux et le chancelier, a qui on avoit rendu
les sceaux vacans par la mort de M. de Caumar-
tin , entrerent dans le cabinet de la Reine-mere,
ou Ton peut dire que La Vieuville fit parfaite-
ment bien le personnage d'un comedien : car il
jeta par terre un grand nombre d'etats , d'or-
donnances et plusieurs autres papiers; et Ton y
prit la resolution de faire eloigner Schomberg
de la cour, afin de donner la surintendance des
finances a La Vieuville. On expedia done le
brevet de celui-ci, et Ton donna ordre a Schom-
berg de se retirer. Ce dernier , quelques jours
apres sa disgrtlce, fut appel6 en duel dans sa
PBEMIEBK PARTIB. [l6'23J
27
maison de Nanteuil par le due de Candale. lis
se battireut a I'epee ; et le second dii due ayant
ete tue sur la place , Schomberg, qui avoit Ta-
vantage du combat, en usa en brave gentil-
homme , et blama Pontgibaut , son neveu , qui
lui servoit, parce qu'il le pressoit de s'en preva-
loir. Comrae Schomberg etoit aime, et qu'on
parloit avec honneur de cette action belle et
courageuse, tout le monde se mit a le louer en
presence du Roi , qui en entendit parler avec
plaisir, ayant toujours conserve beaucoup d'es-
time pour lui.
Cependaut Puisieux , qui ne songeoit unique-
ment qu'a I'etablissement de sa fortune, fut
bien surpris quand le Roi le pressa d'engager
le chancelier a remettre les sceaux , qui ne lui
avoient ete donnes qu'a cette condition. II est
bien vrai que le lils vouiut persuader qu'il en
avoit soUicite son pere; mais j'avouerai que je
n'en sais rien , puisque ce n'est pas une chose
etonnante qu'on ignore les secrets des families.
Quoi qu'il en soit, La Vieuville, dont Tambition
etoit extreme, anima le Roi , et I'annee s'ecoula
sans qu'il se passat rien d'extraordinaire , cha-
cun des concurrens ne songeant qu'a supplanter
son competiteur. Ce fut dans le commencement
de I'annee 1623 que s'accomplit mon mariage ;
et je puis dire que si Dieu a voulu me recompen-
ser des ce monde-ci, il I'a fait d'une maniere
qui m'a ete tres-avantageuse , en me donnant
pour epouse une personne aussi distinguee par
son merite que par sa naissance , et de laquelle
je me crois oblige de dire, pour rendre temoi-
gnage a la verite , que je n'ai eu que toute sorte
de satisfaction depuis trente-buit ans que nous
sorames ensemble.
L'aversion que le Roi avoit concue centre le
chancelier, et I'estime dont il honoroit d'Aligre,
engagerent Sa Majeste a oter les sceaux a ce
chef de la justice pour les donner a celui-ci;
mais comme le chancelier etoit un homme d'ex-
perience , il ne vouiut point s'eloigner de la
cour : et il fit de necessite vertu, en supportant
son malheur avec patience. Mais enfin , quoi-
qu'il donn^t dans le conseil des marques de sa
capacite , son adresse et I'assidulte de Puisieux
ne I'empecherent point d'etre disgracie , et
d'entrainer sou fils avec lui.
Le prince de Galles , accompagne du due de
Buckingham, passa dans ce temps-la par Paris
pour aller en Espagne y demander en mariage
la seconde fille du Roi Catholique, qu'on lui fai-
soit esperer, le comte de Bristol , ambassadeur
d'Angleterre a la cour de Madrid , assurant que
sa presence aplaniroit toutes les difficultes qui
se pourroient trouver. Le prince , ayant su que
la Relne r^petoit un ballet qu'elle devoit dan-
ser, alia au Louvre incognito , et y fut place
par hasard. Le prince et le due furent surpris
de la beaute des dames qui y etoient ; mais au-
cune ne donna plus dans la vue au prince que
madame Henriette , derniere fille du roi Henri-
le-Grand et de la Reine-mere. La crainte qu'eut
le prince d'etre reconnu le fit partir de Paris
plus tot qu'il ne vouiut pour continuer son voyage
eu Espagne ; et comme Ton salt quel en fut le
sujet , je n'en dirai rien.
La Vieuville continua a faire sa cour au-
pres du Roi , aux depens du chancelier et de
Puisieux, et a lui donner des impressions a
leur desavantage. Voici une affaire qui hata
beaucoup la disgrace de ces deux rainistres :
les dues de Chevreuse et de Montmorency, frus-
tres de I'esperance , I'un que sa femme , et
I'autre que sa belle-mere fussent retablies dans
les charges qu'elles possedoient aupres de la
Reine , en demanderent recompense , et le Roi
promit a M, de Montmorency que celie qu'il
donneroit a sa belle-mere ne seroit point diffe-
rente de celle qu'il accorderoit a madame de
Chevreuse, dont le raari obtint ce qu'il de-
mandoit : c'etoit d'etre pourvu de la charge de
premier gentilhomme de la chambre, vacante
par la mort du connetable de Luynes. M. de
Chevreuse pressant le Roi d'executer ce qu'il
avoit promis , Sa Majeste , pour satisfaire a sa
parole , ordonna a Souvray et a Blainville , qui
etoient premiers gentilshommes de la chambre,
de lui remettre une pareille charge dont ils
avoient ete pourvus par la mort de M. d'Humie-
res, tue au siege de Royan , en leur rendant
I'argent qu'elle leur avoit coute. Sa Majeste fit
dire en meme temps a M. de Montmorency qu'il
y avoit de la difference entre les charges dont
ces deux duchesses avoient ete pourvues , et
qu'ainsi elle vouloit qu'il payat le tiers de la
somme qu'elle s'etoit engagee de faire rendre a
Souvrai et a Blainville. II obeit; et le prix de.
cette charge ayant ete fixe a quatre-vingt-dix,
mille ecus, M. de Montmorency offrit de payer
coraptant les trente mille qui lui furent deman-
des. Blainville ne fit point aussi de difficultes
de se soumettre aux ordres du Roi , soit par le
respect qu'il avoit pour M. de Montmorency,
on bien parce qu'il ne croyoit pas avoir assez de
credit pour s'en pouvoir defendre ; mais Sou-
vrai, beau-frere de Puisieux, n'en usa pas de
meme, et chercha toutes sortes de moyens
pour I'eviter. Les ennemis du chancelier et de
Puisieux se prevalurent de ceci pour faire en-
tendre au Roi que ces deux ministres animoient
Souvrai ; et ils reussirent si bien , que la eolere
28
MEMOIEES DU COMTE DU BKIENnE
de Sa Majeste eclata contre ce dernier, dont les
discours firent comprendre au Roi que le chaa-
celier et Puisieux s'entendoient avec lui.
M. de Chevreuse s'apercevant que la faveur
de ces rainistres dirainuoit , et craignant que le
Roi ne se prevint contre lui , ii me vint prier
de promettre de sa part les quarante-einq mille
ecus qu'il devoit donner. Je me chargeai de
cette affaire , et je la terminal a sa satisfaction;
mais ayant dans la suite essuye des paroles fa-
cheuses du Roi, et fait tout son possible pour
m'engager a parler contre Puisieux , il se sentit
pique de ce que je ne voulois pas le faire ; et il
me dit , pour m'y engager, que si ce ministre
avoit en main une pareille occasion de me nuire,
il en profiteroit. Je lui repondis alors qu'il n'y
avoit point de comparaison de ma probite a
celle de Puisieux , qui avoit fait son temps; que
dans la suite je pourrois lui plaire. « Mais quant
k present , il faut , s'il vous plait , lui ajoutai-je,
que Souvrai soit paye , qu'il donne la demission
de sa charge, et que M. de Montmorency en
soit pourvu. »
Apres que M. de Chevreuse eut prete son ser-
raent , M. de Montmorency preta aussi le sien.
Les parens et amis de ce due , qui etoient en
grand nombre , affectoient aussi bien que lui
de publier que sa belle-mere avoit traite comme
la duchesse de Chevreuse , et lui comme le
raari de cette dame ; car c'etoit une ancienne
pretention des Montmorency d'aller de pair
avec ceux qui avoient le nom de princes. II est
bien vrai qu'ils cedoient le pas aux Lorrains ,
qui possedoient des duches plus anciens que les
leurs , et qu'ils ne disputoient rien non plus a
MM. de Vendome , d'Angouleme et de Longue-
ville , parce qu'ils desceudoient de la maison de
France.
[1624.] Pen de jours apres que ces messieurs
eurent obtenu ce qu'ils demandoieut , le chan-
celier et Puisieux , son fils , eurent ordre de se
retirer de la cour. Le premier voulut s'eclaircir
avec le Roi sur les mauvais offices qu'on lui
avoit rendus. J'etois dans le cabinet , et je fus
temoin de ce qui s'y passa ; mais je m'apercus
que ses raisons ne parurent pas fort bonnes. Je
rendis compte de tout ceci a mon pere , en I'as-
surant que La Vieuville seroit bientot tout-puis-
sant. Cela ne paroissoit pas vraisemblable aux
vieux courtisans , qui n'en croyoient rien ; mais
ils changerent bien vite de sentiment quand ils
apprirent la disgrace du chancelier, qui entrai-
noit celle de son fils. La Vieuville vouloit non
seulement etre le maltre des finances , mais
aussi gouverner I'Etat , et meme la personne du
l^oi. II proposa a ce monarque de diviser les de-
partemens de Puisieux , de les partager a trois
de ses confreres , et de faire un quatrieme se-
cretaire-d'Etat qui u'auroit que les affaires de
guerre. On donna au departement de mon pere
I'Angleterre , les couronnes de Suede , de Dane-
marck et de Pologne , et le Levant ; a celui
d'Herbaut , I'ltalie , I'Espagne et les Suisses et
les Grisons ; et a celui d'Ocquerre , I'Allema-
gne, les Pays-Bas espagnols et la republique des
Provinces-Unies.
Le prince de Galles , pique du mauvais traite-
ment qu'il avoit recu en Espagne , et de la ma-
niere dont ii y avoit ete pris pour dupe ( car il
n'avoit pu y conclure son mariage avec I'ln-
fante ) , s'en revint en Angleterre , apres avoir
eu du Roi Catholique une audience de conge
fort civile en apparence, et des assurances
qu'on aplaniroit toutes les difficultes qui etoient
survenues dans la negociation de ce mariage.
Buckingham , outre de son cote du mepris qu'on
avoit eu pour lui , et de ce qu'il avoit hasarde
sa fortune en s'eloignant du roi de la Grande-
Rretagne , son maitre , avec I'herltler de la
couronne , et par consequent d'avoir fourni a
ses ennerais un pretexte fort plausible de le bla-
mer d'imprudence , car il avoit ete le seul qui
avoit porte le conseil a resoudre le voyage du
princes de Galles pour I'Espagne, en donnant
plus de creance qu'il ne devoit aux avis du comte
de Bristol , et aux menagemens specieux du con-
sell d'Espagne ; Buckingham , dis-je , ne son-
gea qu'a se venger. L'Angleterre , c'est-a-dire
le parlement de ce royaume assemble , insistoit
a declarer la guerre au roi d'Espagne, parce
que depuls plusieurs annees ce monarque pro-
mettoit , sans en venlr a aucune execution , de
restituer le Palatinat , qui etoit le patrimoine
des enfans de la fille du roi de la Grande-Bre-
tagne. Celui-cl soutenoit avec raison que , quoi-
que son gendre eut pris les armes en faveur des
Bohemiens , et que son fief fut tombe en com-
mls , la maison d'Autriche n'avoit point ete en
droit de s'en emparer. II soutenoit meme que,
pour avoir attaque le" roi de Boheme , celul-ci
ne pouvoit cependant etre mis au ban de I'Em-
pire , dont les princes , et particulierement les
electeurs , sont les plus forts appuis ; car ces
princes dolvent bien respecter Sa Majeste Impe-
riale comme chef de I'Empire, mais non pas lui
rendre une obeissance absolue , le pouvoir du
chef du corps germanique etant limite, aussi
bien que la dependance des membres. II est
vral que I'Empereur etolt actuellement en pos-
session de la couronne de Boheme; mais les
Etats , qui ont droit de faire I'election , soute-
noient qu'ils avoient ete forces : c-e qui rendoit
PREMIEBE PABTIE. [1624]
2i)
cette election nulle. D'ailleurs , piiisqu'il est li-
bi-e aux electeurs de contracter des alliances
avec les rois etrangers , il doit aussi leur etre
libre de faire la guerre aux memes rois et a
leurs voisins , sans que I'Empereur y puisse
trouver a redire , parce que , comme roi ou ar-
chiduc, il n'est pas d'une autre condition qu'eux ;
mais que , ne lui devant rendre aucun service
qu'en qualite d'empereur, aussi d'autre cote ne
peuvent-ils s'attaquer a sa dignite sans se ren-
dre coupables. On disoit aussi que, soit que
cette cause fut defendue avec de bonnes raisons
ou seulementpar subtilite , chacun d'eux devoit
avoir la liberte d'en porter son jugement. Voila
les raisons qui firent oublier I'ancienne amitie
qui subsistoit depuis long-temps entre les An-
glois et les Espagnols , et raepriser tous les
avantages du commerce que ces deux nations
faisoient ensemble. Ces raisons engagerent le
roi de la Grande-Bretagne a consentir que le
baron de Rich , qui fut depuis cree comte de
Holland , et honore ensuite de I'ordre de la Jar-
retiere, passat a la cour de France pour pres-
sentir si Ton consentiroit a la recherche qu'on
pourroit faire de mademoiselle Henriette-Marie
pour le prince de Galles. Buckingham en fit
aussi quelques ouvertures au comte de Tillieres,
ambassadeur du Roi en Angleterre , qui depe-
cha sur-le-champ un de ses gentilshommes a Sa
Majeste, pour lui en porter la nouvelle. La re-
ponse fut qu'elle estimoit autant qu'elle le de-
voit I'alliance d'un si grand roi. Sa Majeste Bri-
tannique fit aussitot passer la mer au comte de
Carlisle , en lui donnant pouvoir d'engager
cette affaire , pour peu qu'il y trouvat de dispo-
sition.
La Vieuvill e , qui vouloit a quelque prix que
ce flit que le Roi fit la guerre aux Espagnols ,
sinon ouvertement, au moins pour soutenir les
interets du palatin, fut favorable aux Anglois,
tant dans les propositions qu'ils firent pour le
mariage , que dans la demande du comte de
Mansfeld , qui promettoit de chasser dans peu
de temps du Palatinat les Espagnols avec des
forces mediocres. II proposa ensuite de faire
joindre a celles de France les forces de I'Angle-
terre qui avoit deja sur pied une armee fort
considerable.
Cette alliance, qui paroissoit ne devoir point
etre negligee , et I'occasion qui se presentoit de
donner des bornes a la trop grande puissance
que la maison d'Autriche vouloit s'attribuer en
Allemagne , firent que tout le raonde donna les
mains a la proposition de mariage ; et les com-
tes de Carlisle et de Holland ayant fait la de-
mande de la princesse , le Roi nomma des com-
missaires pour traiter avec eux. Cela arriva
quelque temps apres un voj age que Sa Majeste
fit a Compiegne , ou il se passa plusieurs choses
qui ne doivent point etre omises dans ces Me-
moir es.
La plus importante de toutes fut que La Vieu-
ville proposa a la Reine-mere, qu'il vouloit met-
tre dans ses interets , et au Roi , d'appeler dans
son conseil le cardinal de Richelieu , comme il
avoit fait , depuis la mort du cardinal de Retz ,
a regard du cardinal de La Rochefoucauld,
cree , peu auparavant , grand aumonier de
France. L'intention de La Vieuville n'etoit
pas, selon que le Roi voulut bien nous le
dire , de donner au cardinal de Richelieu le se-
secret des affaires , mais de juger les affaires
avec lui , comme il faisoit avec le cardinal de
La Rochefoucauld et le connetable , qui n'a-
voient pas son entiere confiance. Mais le Roi
repondit a La Vieuville qu'il ne falloit pas faire
entrer ce cardinal dans le conseil , si Ton ne
vouloit point se fier en lui entierement , parce
qu'il etoit en effet trop habile homme pour pren-
dre le change. Au contraire , le Roi temoigna
des-lors qu'il etoit dans la resolution de lui
donner sa confiance , se tenant deja comme as-
sure qu'il la meritoit, et qu'il en seroit bien
servi. On verra comment il sut dans la suite
chasser du conseil ceux qui I'y avoient fait en-
trer. Le cardinal de Richelieu n'y fut pas entre,
que La Vieuville lui proposa de le reformer, et,
pour y donner plus d'eclat , d'y faire entrer les
secretaires-d'Etat , mais en leur donnant place
au-dessous des autres conseillers. Le bruit de
cette nouveaute se repandit dans le Louvre ; et
ceux qu'elle interessoit en etant bientot avertis,
chacun songea a defendre les prerogatives de
sa charge. Je crus en devoir parler au car-
dinal de Richelieu ; et voyant bien que La
Vieuville seroit oblige de changer de sentiment
si je lui mettois en tete un plus habile homme
que lui , je dis a ce premier ministre ce que j'a-
vois represente au Roi , et qu'il etoit etonnant
qu'un homme qui n'avoit pu garder sa place me
voulut oter la mienne. C'est ce qui fut bientot
repandu dans la cour.
La Vieuville ayant fait courir le bruit que Sa
Majeste vouloit eloigner de son service trois se-
cretaires-d'Etat, et n'y conserver seulement
que d'Ocquerre , qui avoit succede a Puisieux ,
le Roi , qui ne s'etoit pas encore declare en au-
cune maniere, demanda a d'Herbaut et a d'Oc-
querre quels etoient leurs sentimens sur cette
nouvelle : a quoi ils ne repondirent que par de
grandes reverences. Je fus plus hardi que mes
confreres ; car ce monarque m'ayant teuu le
30
MEMOIBES DL' COMTE DK BBIE.NXE ,
meme discours , je lui repondis que je u'avois
iii cru ni craint ce que Ton en divulguoit, parce
que je me fiois a sa bonte et a mon innocence ;
que celui qu'on disoit etre Tauteur dun pareil
conseil n'auroit jamais la hardiesse de s"en van-
ter. Sa Majeste me parut salisfaite de ma re-
ponse ; et le due de Nevers , qui s'etoit raccora-
mode avec La Vieuviile , y ayant voulu trouver
a redire , M. de Guise prit la parole , et dit que
j'avois repondu en vrai gentilhomme , et que si
Ton pretendoit m'en faire une querelle, il s"of-
Iroit de me servir de second. Je le remerciai de
riionneur qu'il me vouloit faire , et me dounai
pourtant bien garde de le prendre au mot,
parce que c'eut ete donner a mes ennemis un
raoyen de me desservir aupres du Roi.
Sa Majeste me nomma commissaire avec le
cardinal de Richelieu, le garde-des-sceaux d'A-
ligre et La Vieuviile , pour trailer avec les An-
glois; et apres la disgrace de celui-ci on nous
donna a sa place Schomberg qui fut rappele a
la cour.
Le connetable pretendoit que , suivant les
usages pratiques sous les regnes precedens , il
devoit etre assis proche la personue du Roi,
dont le fauteuil etoit toujours place au bout de
la table. Le cardinal soutenoit le contraire , en
disant que les places honorables devoient etre
occupees par les cardinaux , parce qu'aucuu
prince du sang n'etoit admis dans le conseil. Sa
pretention etoit appuyee du credit de la Reine;
mais on se ser\ it de MM. de Crequi et de Rul-
lion pour trouver quelque accommodement avec
le connetable , qui y avoit beaucoup de repu-
gnance. II se soumit a la fin nux ordres du Roi,
a condition qu'on lui donneroit un acte qui por-
tcroit que ce seroit sans tirer a consequence , et
que ce quil en faisoit n'etoit que pour obeir
aux ordres de Sa Majeste, qui etoit bien aise
d'avoir cette complaisance pour la Reine, sa
mere. On nous ordonna , a d'Ocquerre et a moi ,
d'expedier cet acte , et de n*en point delivrer de
copie au connetable : mais le secret fut mal
garde , quoiqu'il eut etc bien recoramande ; car
le cardinal , ayant ete averti de la chose, ob-
tint du Roi que cet acte seroit lacere , quoique
nous Teussions deja signe. Ce ne fut pas moi ,
mais d'Ocquerre, qu'on soupconna d'avoir de-
couvert ceci au premier ministre.
Les Etats des Provinces-Unies, qui etoient
rentres en guerre avec I'Espagne en 162t ou
1G22 , nous envoyerent alors des ambassadeurs
pour demander au Roi d'etre assistes de sa part,
eomme ils I'avoient ete par Henri-le-Grand , son
pere. Le connetable, La Vieuviile, Bullion et
d'Ocquerre ayant ete nommes pour entrer en
conference avec eux , et ayant appuye leur de-
raande, il y eut bientot un traite de conclu avec
les ambassadeurs. Par ce traite , le Roi s'enga-
geoit de preter a leurs maitres une somme con-
siderable , qu'ils s'obligerent de rendre aussitot
qu'ils seroient en paix ou en treve avec leurs
ennemis. On stipula par ce meme traite une
maniere de liberte de conscience pour les sujets
de Sa Majeste qui etoient actuellement ou qui
seroient a leur service. On accorda aussi a
Mansfeld le pouvoir de faire des levees de sol-
dats qui seroient payes pendant six mois par le<
Roi, pourvu que Sa Majeste Britannique voulut
joindrc ses troupes a celles de France ; et ces
troupes, jointes ensemble, devoient entrepren-
dre la conquete du Palatinat, sous le eomraan-
dement du comte de Mansfeld.
Les ambassadeurs d'Angleterre ne trouverent
point d'autres obstacles h leur negociation pour
le maiiage de Madame, que celui de n'avoir
pas la liberte qu'ils souhaitoient de traiter avec
le cardinal de Richelieu , n'osant point le visi-
ter qu'il ne leur donnat la main chez lui , ni
lui-meme la leur offrir a cause de la nouveaute.
Comme ils voulurent bien s'en rapporter a raoi
au sujet de ce point de ceremonie , et connois-
sant que cette Eminence s'attireroit dans pen
toutes les affaires , j'engageai ces messieurs a
prendre un temperament , qui etoit que le car-
dinal , sous pretexte d'une indisposition , les re-
1 cevroit au lit , et qu'ils ecriroient au Roi , leur
I maitre , qu'ils se trouvoient dans la necessite de
suivre ce qui etoit pratique par le nonce du
Pape et par les ambassadeurs de I'Empereur et
du roi d'Espagne , si Sa Majeste vouloit que les
affaires dont ils etoient charges reussissent
promptement. Ces ambassadeurs recurent de
leur maitre les ordres qu'ils demanderent ; et le
cardinal , que j'en avertis, en eut une extreme
joie.
Nous convinmes dans plusieurs conferences
de. beaucoup d'articles; mais il en restoit un
que nous voulions absolument, et qu'on nous
refusoit avec opiniatrete : c'etoit qu'on feroit
pour lestatholiques anglois la meme chose qui
leur avoit ete accordee en Espagne , e'est-a-
dire qu'on leur donneroit une eglise oil Madame
auroit le libre exercice de la religion catholi-'
que , et dans laquelle les catholiques anglois se-
roient recus. Les ambassadeurs repondirent que
cela etoit contraire aux lois de leur pays, et
qu'ils ne pouvoieut y consentir ; mais que si
Ton vouloit seulement qu'on se contentat de dire
qu'en consideration du Roi et de Madame les
I catholiques seroient aussi favorablement traites
qu'ils le pouvoient ^tre en consequence des ar-
PREMIEBE PABTIE. [lG24J
31
tides coDcertes avec I'Espagne , qu'on pourroit
alors s'accommoder, pourvu qu'il n'en flit fait
aiicune mention dans le contrat , et que I'on
consentlt que la chose fut ecrite dans une lettre,
par laquelle ie roi d'Angleterre et le prince de
Galles s'y obligeroient.
Cette difficulte fut extremement debattue :
et la difference qu'il y avoit entre une lettre
qu'on pourroit aisement desavouer, et un acte
solennel comme un contrat de mariage , pensa
faire echouer toute la negociation. On souhai-
toit bien le mariage, mais Ton vouloit encore
obtenir tout ce qu'on demandoit d'ailleurs. La
Vieuville promit pourtant aux ambassadeurs
que , pourvu que la lettre en question fut ecrite
en terraes forts et precis , on feroit en sorte que
le Roi s'en contenteroit; et, pour nous y enga-
ger, ce ministre proposa au comte de Holland
d'aller en Angleterre pour en donner les assu-
rances a Sa Majeste Britannique ; et , alin qu'il
n'en fit point de difficulte, on ajouta qu'il seioit
charge d'une lettre de creance du Roi. Cepen-
dant, Sa Majeste, ennuyee du sejour de Com-
piegne , alia faire un petit voyage a Versailles,
d'oii La Vieuville , qui y etoit alle aussi , me
rapporta un ordre d'expedier la lettre telle
qu'elle avoit ete concertee avec lui et les ambas-
sadeurs d'Angleterre. J'en connus bien les con-
sequences : c'est pourquoi , me prevalant de ce
que le comte de Holland n'entendoit que fort
imparfaitement la langue francoise , au lieu de
lui donner une lettre de creance, j'en fis une
qui ne parloit point d'affaires , mais seulement
des divertissemens que le Roi preuoit pour
lors.
Get arabassadeur partit done pour I'Angle-
terre ; et le cardinal s'etant rendu a Paris , je
ne pus m'erapecher de lui faire mes piaintes
contre La Vieuville , de ce qu'il m'avoit fait
une finesse d'avoir donne son consentement a
ce qui s'etoit passe. H en fut surpris ; et , me
louant de ce que j'avois fait, il me jura qu'il
ra'aideroit a en avoir raison. H ne differa pas
long-temps a me tenir parole ; car, av'ant re-
connu que le Roi s'accommodoit avec peine des
manieres d'agir de ce ministre , le cardinal le
decria de plus en plus dans son esprit , et il fit
prendre enfin a Sa Majeste la resolution de I'e-
loigner de la cour : ce qui fut execute comme le
Roi etoit a Saint-Germain-en-Laye. Avant son
depart de Compiegne, il avoit rappele d'Angle-
terre le comte de Tillieres , contre lequel La
Vieuville s'etoit declare , aussi bien que contre
le marechal de Bassompierre , son beau-frere :
feur imputant toujours comme un grand crime
de continuer a etre les amis de Puisieux. Sa
Majeste euvoya en Angleterre, en la place de
M. de Tillieres, le marquis d'Effiat , confident
de La Vieuville , mais attache aux interets du
cardinal. Le nouvel ambassadeur du Roi, s'in-
sinuant dans I'esprit de Sa Majeste Britanni-
que , du prince son fils et de Buckingham ,
avanca beaucoup les affaires ; mais il ne put
faire passer le monarque par dessus la repu-
gnance qu'il avoit a favoriser si ouvertement
les catholiques : car, quoiqu'il n'eut point dans
son coeur d'animosite contre eux , la crainte
qu'il avoit d'aliener son parlement et les eve-
ques , sur lesquels il avoit beaucoup de credit ,
I'empecha de se declarer en leur faveur.
M. d'Effiat, averti de la disgrace de La
Vieuville, et etant persuade que le cardinal
soutiendroit les interets des catholiques et en
feroit une des principals conditions sans les-
quelles le mariage ne s'accompliroit point ; cet
ambassadeur, dis-je , demanda d'etre rappele.
Je lui reprochai son imprudence ; et , du con-
sentement du cardinal meme, je I'assurai de
son amitie et je I'exhortai de continuer a ser-
vir, en lui promettant de grandes recompenses.
D'Effiat se rendit enfin au conseil de ses amis :
et il fit bien recevoir Bauton que le Roi en-
voyoit en Angleterre pour faire des coraplimens
a Sa Majeste Britannique , sur une chute que
le prince son fils avoit faite a la chasse.
Pour terminer enfin ce qui nous paroissoit de
plus important, nous nous contentames qu'il
seroit dit que les catholiques recevroient un
plus favorable traitement qu'ils n'auroient eu
sans doute , quand meme le mariage du prince
de Galles auroit ete conclu avec i'infante d'Es-
pagne. Nous n'en expliquames aucunes condi-
tions, et les ambassadeurs consentirent que C€t
article seroit ainsi redige dans le contrat. Nous
avions declare ne pouvoir le conclure que prea-
lablement le Pape n'eut accorde la dispense ,
sans laquelle les parties ne pouvoient valable-
ment contracter. On proposa done plusieurs
personnes pour aller solliciter cette dispense
aupres de Sa Saintete : et enfin on s'arreta au
pere de Berulie que j'avois nomme , et qui fut
cardinal dans la suite. Je lui donnai une instruc-
tion bien ample , dans laquelle je n'oubliai pas
de dire qu'une fille de France avoit deja beau-
coup contribue a la conversion de I'Angleterre.
Le Pape nomma une congregation de cardinaux
pour examiner cette affaire: et de leur avis, il
accorda la dispense a condition qu'il seroit dit
expressemcnt que le mariage est un lien indis-
soluble. Cela fut consenti par les Anglois. Et
parce que les moindres choses ne sont pas ai-
sees (I obtenir a Rome , oil Ton faisoit en cette
L
32
MEMOIRES DU COMTE DE EBIENNE ,
occasion quelques difficultes de suivre les in-
tentions da Roi , a cause que nous ne represen-
tions pas les actes que nous avious passes avec
I'Angleterre , et que de plus nous nous etions
faits forts du consentemeut de Sa Majeste Bri-
tannique , on rn'ordouna de passer la mer sous
pretexte de faire confirmer les articles , mais
particuliereraent pour avoir un acte sceile du
grand sceau d'Angleterre , qui assurat la con-
dition des catholiques anglois, et que les enfans
qui naitroient du futur manage , lors meme que
le prince parviendroit a la couronne, seroient
eleves dans la religion catholique et romaine
jusqu'a ce qu'ils eussent atteint I'age de treize
ans.
Je m'embarquai le premier dimanche de I'A-
vent, et j'arrivai le lundi aux Dunes, ou je fus
recu par le marquis d'Effiat , qui me mena a
Douvres. II y avoit laisse son equipage. De la
je me rendis avec lui d Londres, II avoit me-
nage la chose en sorte que , bien que le roi
d'Angleterre n'y fut pas pour lors , je devois
etre recu a Gravesende par un comte ; et a mon
arrivee a Londres , je devois etre servi par les
ofliciers de Sa Majeste. Je fis peu de sejour dans
cette capitale , et je me rendis a Cambridge ,
universite ceiebre , ou etoient pour lors le Roi
et le prince son fds. Je fus visite par ordre de
ce monarque , et le meme jour de mon arrivee ,
par le comte de Montgommery, chambellan de
Sa Majeste , et par le due de Buckingham , qui
me conduisirent au logis qui m'avoit ete pre-
pare. J'eus le ienderaain ma premiere audience,
et je fus introduit par le meme comte de Mont-
gommery, suivi du maitre des ceremonies et
d'un grand nombre de seigneurs de la cour. Je
fus surpris d'y voir le prince de Gal les tete
nue , parce qu'il ne se couvroit jamais en pre-
sence du Roi , son pere , qui me pressa de
mettre mon chapeau : ce que je ne voulus pas
faire qu'apres en avoir demande la permission
au prince par une profonde reverence que je lui
fis, et dont il parut si satisfait qu'il m'en re-
mercia. II se retira aussitot apres de la salle de
I'audience , pour ne causer aucun trouble a la
ceremonie.
J'expliquai a Sa Majeste le sujet de ma com-
mission : et le Roi parut si content de mon dis-
cours, que, des le jour meme, il nous donna au-
dience particuliere, dans laquelle nous fimes si
bien , qu'il commanda a milord Conway, son
secretaire-d'Etat , de nous donner la ratification
des articles et la patente que nous demandious
en faveur des catholiques. Sa Majeste assista le
lendemain a une dispute , ou nous fumes aussi
convies ; mais , pour ne pas Timportuner davan-
tage, nous lui demandSmes la permission de
retourner a Londres , permission qui ne nous
fut accordee qu'apres que nous aurions eu I'hon-
neur de diner avec le Roi. Le jour en fut ar-
rete ; mais la goutte a laquelle ce monarque
etoit sujet, I'ayant empeche de s'y trouver, le
prince son fils y prit sa place , et fut servi
comme Roi. Cependant Sa Majeste Britanniquc
but a la sante du roi de France notre maitre ,
et envoya sa coupe a son fils. Elle lui fut pre-
sentee par le due de Buckingham a genoux.
Apres qu'il I'eut reprise des mains du prince, il
me la presenta aussi ; et ensuite il la porta au
marquis d'Effiat.
Apres le repas , le prince , suivi des ambas-
sadeurs et du due , entra dans la chambre du
Roi , qui nous fit connoitre par plusieurs dis-
cours tres-obligeans la joie qu'il avoit , tant du
mariage de son fils que du secours qu'on pra-
mettoit de donner au palatin. Nous partimes
pour Londres le lendemain. Comme nous etions
dans le temps de la fete de Noel , nous la cele-
brames dans cette ville capitale avec autant de
pompe et la meme solennite qu'on cut pu faire
dans un pays catholique , notre ehapelle n'ayant
point desempli de monde depuis minuit jusqu'a
midi.
Le garde-des-sceaux , qui etoit eveque de
Lincoln , ra'ayant prie a souper chez lui , je ne
pus m'en defendre , uon plus que de I'engage-
ment ou me mit M. d'Effiat d'assister a une
priere qui se faisoit pour le roi d'Angleterre ,
dans I'eglise de laquelle le garde-des-sceaux
etoit doyen. J'en fis reproche a M. d'Effiat , en
lui faisant voir de quelle consequence il etoit que
lesambassadeurs du Roi n'assistassent point aux
prieres des protestans. Pour eviter done le piege
dans lequel nous allions tomber, je me determi-
nai a partir fort tard de notre logis , et a suivre
le cherain qui conduit au Doyenne, et non pas
a I'eglise. Mais le garde-des-sceaux , revetu de
ses habits pontificaux , suivant I'usage du pays,
s'avancant avec son clerge pour nous recevoir a
la porte de I'eglise ; nous obligea d'aller a lui ,
et nousconduisit malgre nous dans des chaises
qu'il nous avoit fait preparer : ce qui me fit
prendre la resolution , pendant qu'on chantoit
quelques hymnes , psaumes ou motets , de me
mettre a genoux ; et , pour faire voir que je ne
participois point en rien a leurs prieres, je dis
mon chapelet. Cela edifia fort les catholiques
anglois , qui ne manquoient pas d'epier les ac-
tions des ministres de France , pout* les rappor-
ter aux Espagnols , avec lesquels ils etoient fort
unis.
[1625] Je n'avois pas encore acheveles visiles
PUEMlicBE PAinlE. [iGl'.j]
que je devois faire , ni menie rendu celles ou la
bienseance m'engageoit , que le Roi et toute la
cour arriverent a Londres. Nous avions ete jus-
ques a Theobald au devant de Sa Majeste, pour
lui poi'ter la nouvelle que le Pape avoit accorde
ce qu'on lui demandoit; et cela iittant de plai-
sir au Roi, qu'il me pressa de partir , a quoi je
ii'eus pas de peine a me resoudre , d'autaut que
Ton avoit insere dans la ratification qui me fut
remise la qualile de roi de France et de Navarre^
contre I'ancien usage de I'Angleterre , qui preten-
doit ne donner que eelle de roi des Francois a
Sa Majeste Tres-Chretienne , parce que , disent-
ils , si les peuples reconnoissent ce prince et lui
obeissent , nous pretendons legitimeraent que les
pays et terres de France appai tiennent pourtant
a Sa Majeste Rritannique. Elle ordonna aussi
qu'on mit en liberte les pretres qui etoient en
prison a cause de la religion. Mais les officiers
anglois y avoient tant de repugnance, qu'ils
cherchoient toutes sortes de moyens pour tirer
la chose en longueur, persuades qu'ils etoient que
je m'impatienterois , et que je partirois avant
que I'ordre eut eteexpedie; mais s'apercevant
que leur retardement etoit inutile et ne servoit
qu'a me faire presser davantage , ils eurent re-
cours a uu artifice dont je ne fus pas la dupe. Ce
fut de me dire que ces prisonuiers n'etoient re-
tenus que pour la depense qu'ils avoient faite dans
les prisons. J'en demandai I'etat , et j'offris de
I'acquittcr : dont ils eurent tant de honte que ,
des ce jour meme, les pretres et les autres eccle-
siastiques catholiques furent elargis. Apres cela,
rien ne me retenant p!us a Londres , je me dis-
posal a partir, apres avoir assiste avec le prince
a une course de bague. Rucklngham , qui m'a-
voit fait amener son fils et sa fille comme la plus
grande marque d'amitie qu'il me pouvoit don-
ner, me convia, M. d'Effiat et moi, a un sou-
per magnifique, auquel grand uombre de dames
et seigneurs des plus qualifies de la cour se trou-
verent. Cela n'empecha pas que la resolution que
j'avois prise de partir le lendemain ne fiit exe-
cutee ; mais cette fete pensa etre troublee par un
ordre que je recus du Roi de declarer que , no-
nobstant toutes nos conventions, on ne permet-
troit pasaux six mille Anglois commandes par le
comte de Mansfeld de debarquer a Calais. Cet or-
dre, qui me fut apporte par un courrier du meme
Mansfeld , etoit contenu dans une lettre signee
de M. de Schomberg. Je me trouvai dans une
telle surprise, que j'envoyai sur-le-champ un gen-
tilhomme pour savoir en quel etat etoit M. d'Ef-
fiat, et pour lui d'-'e que, s'il se trouvoit habille,
je le priois de n^nter a ma cbambre, mais que,
s'il etoit enco.e au lit, il s'habillat en diligence,
• 1 1 1 . t: . D M . , T III.
33
parce que j'irois le trouver. 11 etoit deja par bon-
heur en etat de sortir , et il accourut aussitot
pour savoir quelles etoient les nouvelles que j'a-
vois recues. Sur ce que je lui dis qu'elles me pa-
roissoient bien mauvaises, il me repondit que je
n'avois qu'a le laisser faire , et qu'il s'en deme-
leroit bien. <■ Vous verrez aujourd'hui , lui repli-
quai-je, que le Roi, le prince et le due ne sont
pas trois tetes dans un bonnet , comme vous le
croyez; et pour ce qui est de moi, je vous
donne parole de suivre exactement ce que vous
me prescrirez. — II faut, me dit-il, aller tout
presentement chez Buckingham, le surpren-
dre , et lui exposer le contenu de votre depe-
che ; et s'il ne veut pas faire ce que nous sou-
haiterons de lui , je ferai mon possible pour
I'y reduire. » Je suivis le conseil d'Effiat , et
nous primes le parti d'aller ensemble chez le due,
qui n'etoit pas encore habille. II nous envoya le
secretaire-d'Etat Conway, avec lequel nous nous
promenames dans une galerie , en ne nous entre-
tenant que de choses indifferentes. La premiere
que je dis a Buckingham en I'abordant fut: que
la longue experience qu'il avoit dans les affaires
du monde lui pouvoit bien faire concevoir que ,
par des considerations importantes a la cause
commune, leRoi Tres-Chretien, notremaftre, ne
pourroit consentir que les Anglois leves pour
passer en Allemagne debarquassent a Calais. Le
due, surpris de cediscouis, me reparlit qu'il ne
falloit done plus parler du dessein que nous avions
de joindre nos armees ; que I'Angleterre n'etoit
pas en droit d'imposer la loi au Roi Tres-Chre-
tien, mais qu'il lui etoit permis de se plaindre
d'un manquement de parole, et de ce qu'on ne
vouloit plus executer ce que Ton s'etoit engage
de faire. Je regardai alors d'Effiat pour lui faire
entendre qu'il etoit temps qu'il se servit de toute
son eloquence, et de I'ascendant qu'il croyoit
avoir sur I'esprit du due , pour le faire changer
de sentiment. D'Effiat, apres avoir beaucoup
flatte Ruckingham , lui representa qu'il seroit
aise aux ennemis de s'opposer a la jonction des
troupes et d'empecher d'entrer dans leur pays ,
si Ton concertoit ensemble le lieu ou Ton devoit
se trouver et le chemin qu'on pourroit prendre.
Mais tout ce que dit d'Effiat fut inutile et ne
servit qu'a raettre le due en colere. Je pris la
parole a mon tour. « Vous ne persistez , dis-je ,
a Ruckingham , dans votre sentiment que parce
que vous etes persuade que toutes choses en
iront mieux ; et nous persistons dans le notre
pour ne point faire de peine aux Espagnols ;
mais prenons, pour nous accorder , I'expedient
de laisser a Mansfeld la liberte de faire ce qu'il
jugera a propos. ■ Lc due , apres avoir un peu
;m
MEMOIRES DU COMTE 1)E BBIENNE ,
reve, dit en anglois au secretaire-d'Etat qui
avoit assiste a notre conference , qu'il croyoit
pouvoir prendre ce parti , se tenant assure que
Mansfeld feroit ce qu'il lui prescriroit. " He bien,
Messieurs , nous dit-il en reprenant la parole , il
faut faire ce que vous voulez ; mais notre infan-
terie ne debarquant point en France , comment
la ferez-vous suivre par votre cavalerie? — Nous
le ferons aisement , lui repliquai-je, si vous nous
fournissez des vaisseaux dont nous paierons le
fret. » Buckingham consentit , et cela fit que je
crus qu'il etoit dans le dessein qu'il avoit fait
paroitre de menager Mansfeld, et de m'amu-
ser cependant, afin d'en pouvoir avoir reponse
avant mon depart pour Douvres , ce qui me don-
noit une tres-grande impatience de sortir de
Londres. Mais je me trouvai dans la necessite
d'y passer le reste de la journee et une partie de
la matinee suivante , apres le souper et un bal
que nous donna le due, et qui dura jusques apres
minuit. Je pris conge de lui, etje priaiM. d'Ef-
fiat , qui vouloit a toute force me venir conduire
jusques a Douvres , de n'en rien faire , mais de
se trouver plutot a une fete que le prince de
Galles avoit resolu de donner et a laquelle il
etoit convie. Tout ce que je pus gagner de son
honnetete fut qu'il ne viendroit que jusques oil
je devois coucher le lendemain , et qu'il en par-
tiroit le jour d'apres de tres-grand matin pour
etre rendu d'assez bonne heure a Londres , afin
de pouvoir assister a cette fete , qui etoit une
course de bague. A mon egard , au lieu d'aller
a Douvres en trois jours , comme on le fait d'or-
dinaire , je m'y rendis en trente-six heures.
J'y trouvai le comte de Mansfeld , qui m'at-
tendoit au logis qui m'avoit ete prepare. Nous
nous entretinmes sur ce qu'il avoit a faire ; et
comme ce comte n'avoit point ete averti par
Buckingham , je le trouvai fort eloigne de faire
ce qu'on souhaitoit de lui. La principale raison
qu'il en donna fut qu'jl dependoit des deux rois,
et qu'il ne pouvoit faire que ce qu'ils avoient
concerte ensemble. Sur ce que je lui demandai
s'il etoit assure de se rend re maitre du Palatinat
dans les six mois qu'ils avoient pris pour payer
Tinfanterie qu'il avoit levee , il me repondit :
» Vous etes Francois, vous allez bien vite; ce n'est
pas la I'ouvrage d'un jour. » Cela m'obligea de
lui repliquer que, si cette expedition n'etoit finie
promptement, il faudroit de necessite convoquer
un nouveau parlement qui ne seroit peut-etre
pas d'humeur a accorder de nouvelles imposi-
tions pour le paiement des troupes , et que je le
priois de me dire comment il empecheroit I'ar-
mee de se debander si elle ne recevoit pas ses
montres ; qu'il savoit memo par experience que
Sa Majeste Britannique avoit eu beaucoup de
peineaobtenir une somme mediocre destinee au
recouvrement de I'heritage de ses petits-enfans,
et que son parlement n'y avoit consenti que sur
I'assurance qu'on lui avoit donnee que cette en-
treprise seroit executee en peu de temps , et
qu'elle ne seroit point un sujet de guerre entre
I'Espagne et I'Angleterre; qu'il falloit done con-
clure de la que, la guerre etant finie, il n'y au-
roit plus rien a esperer pour lui en Angleterre
ni meme eu France, a moins qu'il n'entrat tout
de bon et sans reserve au service du Roi; que
les etrangers sont general ement en aversion en
Angleterre , mais qu'il n'en est pas de meme en
France, ou ils sont bien traites pourvu qu'ils
aient du merite ; et que le Roi etoit assez riche
non-seulemeut pour faire du bien a ses servi-
teurs, mais encore pour leur donner des digni-
tes qui les elevent au-dessus du commun de la
noblesse; et qu'eufin il n'y avoit point de grace
qu'un homme comme lui ne fut en droit d'espe-
rer. «Mais le prince d'Orange, me dit-il, vou-
lant que je forme le siege de Dunkerque , je ne
le puis faire si j'execute ce que vous me propo-
sez. — Breda, lui repondis-je, tient au coeur de
ce prince ; il veut se sauver a vos depens, sachant
bien que les Espagnols leveront le siege de cette
place pour secourir Dunkerque. Ainsi il parvien-
dra a ses fins sans que vous en partagiez la
gloire avec lui, comme vous fites quand vous
obligeates le marquis de Spinola de se retirer
devant Bois-le-Duc 5 et peut-etre meme que si par
un combat vous reduisiez les ennemis a aban-
donner leur entreprise, la principale gloire vous
en seroit attribuee. » Je m'apercus que Mansfeld
goiitoit mes raisons. II me promit de faire ce que
le Roi lui ordonneroit , ajoutant qu'il se croyoit
oblige de me dire que , ne pouvant faire son de-
barquement qu'a Emden , il ne pourroit se ren-
dre dans le Palatinat sans passer sur les terres
de I'electeur de Cologne : ce que Sa Majeste lui
avoit expressement defendu. "Attendez-vous ,
lui repliquai-je, de recevoir une forte repri-
mande ; mais faites toujours a bon compte ce que
le metier de la guerre vous obligera de faire. »
Voila le resultat de la conference que j'eus alors
avec Mansfeld. Je ra'embarquai a Douvres, j'a-
bordai a Calais, etje me rendis en diligence a
Paris , ou , apres avoir eu I'honneur de saluer
Leurs Majestes , je leur fis un recit fidele de ce
que j'avois negocie pour leur service.
Je conjectural avec raison que Buckingham ,
cherchant quelque honnete pretexte pour se de-
dire de ce dont il etoit convenv; avec le marquis
d'Effiat et moi , n'en trouveroit pVjint de meilleur
ni de plus prompt que de me faire saV>ir qu'ayant ,
PKEWIEKE PAHTIK.
3&
de son cote , doune les ordres necessaires pour
appreter les batimens qu'il falloit pour le trans-
port de notre cavalerie , j'eusse a faire donner,
du notre, ceux qu'il eonvenoit pour faire remet-
tre en Angleterre I'argent du fret. Le due m'eu
ecrivit effeetivement une lettre fort pressante ,
a laquelle je fis reponse que nous ne manque-
rions pas de faire ce que nous avions prorais.
Cependant le peu d'intelligence qu'il y avoit
entre Buckingham et le comte de Carlisle fit
que Ton oublia de faire avertir celui-ci de ce qui
avoit ete arrete. Le comte fut bien surpris , en
pressant I'execution des ordres qu'il avoit eus
touchant le debarquement des troupes angloises,
quand on lui dit qu'on avoit consenti en Angle-
terre que ces troupes ne debarquassent point a
Calais. Le comte en ecrivit a Buckingham, qui,
n'osant tomber d'accord de la parole qu'il avoit
donnee , nia d'en avoir entendu pavler. Le pre-
mier montra cette lettre , et se plaignit aigre-
ment de moi en me mettant en jeu ; et par-la il
me reduisit, contre mon intention, a decouvrir
tout le mystere , c'est-a-dire que je ne fus que
raieux persuade de tout ce que j'avois deja re-
connu des sentimens de Buckingham.
Le Roi son maitre ne I'estimoit plus tant qu'il
faisoit auparavant ; mais il n'en etoit pas de
meme du prince de Galles , qui continuoit a
I'aimer sincerement et a lui donner des marques
de sa confiance. C'est pourquoi, s'imaginant
que s'il desavouoit ce que j'avois avance il en se-
roit cru sur sa parole , il le fit hardiment a la
cour d'Angleterre, et il envoya en France Mon-
taigu pour se plaindre de moi. Je me trouvai
par-la oblige de lui faire voir la lettre que Buc-
kingham m'avoit ecritedesa propre main. Cela
rendit Montaigu confus ; il me pria de la lui re-
mettre. Je le refusal , en lui disant que je ne le
ferois que pourobeir aux ordres du Roi, quoique
ce me fut une chose bien facheuse de me dessais-
sir d'une piece qui servoit a me justifier et a faire
voir que je n'etois point un menteur , qualite in-
digne d'un gentilhomme.
Montaigu repassa la mer peu de temps apres ;
et le roi d'Angleterre mourut en ce meme temps,
c'est-a-dire en avril 1625 , laissant apres lui des
jugemens bien differens sur la conduite qu'il
avoit tenue pendant vingt-trois annees de regne.
Les ennemis de Buckingham ne manquerent pas
de publier que c'etoit lui qui avoit fait empoi-
sonner son maitre; mais le due se voyoit hors
de leurs atteintes, etant assure du credit qu'il
avoit aupres du nouveau Roi, qui continua ton-
jours a I'aimer. Le cardinal de Richelieu me
pressant de lui dire quel etoit le genie de ce
raonarque : « II m'a paru ties-reserve , lui repon-
dis-je, et cela m'a fait juger que c'est un hom-
me extraordinaire ou d'une mediocre capacite.
S'il affectoit sa retenue , continuai-je , pour ne
causer aucune jalousie au feu Roi son pere, c'est
un trait d'une prudence consommee; mais si elle
lui est naturelle et sans finesse, on en doit tirer
des consequences toutes contraires. »
Le prince ordonna au comte de Carlisle et
de Holland de faire savoir au roi de France la
mort de celui d'Angleterre, son pere, et de le faire
ressouvenir de ce qui avoit ete resolu dans le
dernier chapitre de I'ordre du Saint-Esprit ,
c'est-a-dire que le marquis d'Effiat y seroit as-
socie. II faut remarquer que le feu roi Jacques
m'avoit recoraraande , dans une audience se-
crete qu'il me donna expres pour cela , de faire
en sorte que le Roi lui accordat cette grace pour
d'Effiat. Je suivis les intentions du roi de la
Grande-Bretagne , sans etre retenu par la me-
nace que me fit le Roi mon maitre d'encourir
son indignation, si je le pressois davantage sur
cet article. Je ne laissai pas de representer en-
core a Sa Majeste que , pour ne pas vouloir
donner une aune de ruban bleu , on perdroit
peut-etre le travail de plus d'une annee. Le car-
dinal prit mon parti , et fit valoir ce que j'avois
dit. Le Roi changea d'avis , et temoigna aux
ennemis de M. d'Effiat, qui etoient en grand
nombre, et particulierement au marechal de
Bassompierre , qui s'etoit fort declare contre
lui , qu'ils ne lui feroient point de plaisir s'ils
s'avisoient de blamer ce qu'il avoit resolu de
faire. Le marquis d'Effiat fut declare cheva-
lier, et il recut ensuite I'ordre par les mains de
M. de Chevreuse dans la ville de Londres , lors-
que celui-ci accompagna la reine de la Grande-
Bretagne. Le contrat du mariage de cette prin-
cesse ayant ete signe par le Roi et les deux
Reines, par elle-meme, par Monsieur, son frere,
et par les ambassadeurs extraordinaires d'An-
gleterre, suivant le pouvoir qu'ils en avoient
recu , on ordonna les preparatifs necessaires pour
faire les fiancailles et les noces. Le due de Che-
vreuse fut honore de cette commission par le
roi de la Grande-Bretagne , et, etant assiste des
comtes de Carlisle et de Holland , il fianca et
epousa Madame a la porte de I'eglise de Paris ,
oil Ton avoit dresse un theatre pour ce sujet.
Madame y fut conduite par le Roi et par Mon-
sieur, accompagnes des princesses du sang et
des autres princesses et duchesses qui etoient
alors a la cour.
Apres que cette princesse eut renonce aux
successions de pere et de mere, comme il avoit
ete stipule , la ceremonie s'acheva par le cardi-
nal de La Rochefoucauld , grand-aumonier de
3.
;JG
MKMOIUIiS 1)11 COMTK DK BUIENNE ,
France, qui avoit eu un bref du Pape par lequel
il etoit autorise a le faire , a cause tie la con-
testation survenue entre lui et I'archeveque de
Paris , qui s'absenta en cette occasion : et parce
que le Roi avoit juge en faveur du cardinal, ce
bref fut tenu secret. Le comte de Soissons fit
supplier Sa Majeste de le dispenser de faire sa
charge de grand-maltre , ne pouvant oublier
qu'on lui avoit autrefois fait esperer de parvenir
a I'alliance de Madame ; et le Koi permit a ce
prince d'envoyer son baton au grand prieur
qui remplit sa place,
Les Anglais , sMnteressant pour les princesses
de ia malson de Lorraine , obtinrent qu'elles se-
roient assises sur le meme banc que les prin-
cesses du sang , qui , apres avoir fait leurs pro-
testations, souffrirent cette nouveaute pour n'ap-
porter aucun trouble a la ceremonie. Cependant
il leur fut donne un acte par lequel le Roi de-
ciaroit ne I'avoir voulu ainsi que parce que les
princesses de Lorraine etoient parentes a Sa
Majeste Britannique. Le festin se fit dans la
salle de I'eveche ; les grands y servirent le Roi ,
les Reines et les ambassadeurs d'Angieterre.
La ceremonie fut a peine achevee , qu'on ap-
prit, avec quelque sorte d'etonnement , que le
due de Buckingham venoit en France , accom-
pagne de quelques gentilshommes de sa nation.
Les ambassadeurs duRoi sou maitre et madame
de Chevreusefirent en sorte qu'il fut bien re^u.
Get Anglais parut a la cour, I'esprit rempli de
beaucoup de chimeres , et c'est ce qu'on re-
connut encore mieux par son entretien. II
pressa fort le depart de la reine d'Angieterre ,
et la chose paroissoit juste par elle-meme ; mais
on ne pouvoit dissimuler la joie que Ton auroit
eue de se defaire de cet etranger presomptueux
et de le renvoyer dans son pays.
Le depart de Sa Majeste Britannique fut re-
tarde par une indisposition qui survint au Roi.
Ce prince, s'etant trouve un peu mieux, dit
qu'il falloit aller a Compiegne, qui etoit le lieu
jusqu'ou il vouloit accompagner la Reine, sa
soeur. Do la , les deux reines de France , la mere
et I'epouse du Roi , devoient aller avec celle
d'Angieterre jusques a Boulogne ou Calais. Je
cms qu'il etoit de mon devoir en cette occur-
rence de dire a la Reine que , si I'incommodite
du Roi son epoux continuoit, elle demandoit
que Sa Majeste se dispensat de faire ce voyage ,
(1) II eut refTrontorie d'affecter une grande passion
pour Anne d'Autrichc , reine rdgnante. (A. E.)
Le cardinal de Retz rapporte meme , d'apres ce que
lui avail dit niadamc de Chcvicuse, que « Veffronterie de
!5uckin;;liarn fut beaucoup ioinji pendant un rendez-vous
aiin de rester aupres du Roi , et d'etre en etat
de satisfaire par la a ce qu'elle lui devoit et il
I'inclination de son epoux. Si cette princesse
eut suivi mon conseil , elle en eut tire de grands
avantages ; mais elle prefera le conseil de ma-
dame de Vervet au mien. Les raisons qu'on eut
de le suivre sont trop foibles pour meriter d'etre
rapportees ici. Quelque soin que madame de
Chevreuse et d'autres dames de la cour prissent
de detourner la Reine d'aller a Amiens , elles
n'y purent pas plus reusslr que moi ; et lorsque
cette princesse eut ete avertie que le Roi la bla-
moit d'avoir suivi un pareil conseil , on ne put
s'empecher de parler contre madame de Vervet ,
et contre celles qui se trouverent dans les me-
mes sentimens.
La cour ne resta que deux jours a Compiegne.
Les Reines en partirent pour Amiens, et le Roi,
dont les forces etoient un peu retablies, pour
Fontainebleau. II avoit sujet de craindre que
ce mariage ne fut aussi fatal a la France que
I'avoit ete ceiui de la fille du roi Charles VI. La
Reine-mere tomba dangereusement malade en
arrivant a Amiens; mais st>s medecins faisant
esperer que cette maladie ne seroit pas de lon-
gue duree, on s'y disposa a prendre les diver-
tissemens dont le lieu etoit capable. La du-
chessede Chaulnes y pria Buckingham de tenir
sur les fonts un fils dont elle etoit accouehee de-
puis peu ; et elle donna ensuite un bal ou les
dames parurent , a I'envl les unes des autres ,
avec tout I'eclat que leur beaute naturelle et les
artifices leur pouvoient fournir, et si couvertes
de pierreries que les Anglais en furent surpris.
Mais la Reine brilla sur toute la cour. La na-
ture, qui lui avoit donne une blancheur capable
d'eblouir, effaca toutes les autres beautes, et Sa
Majeste parut, surprenant tout le monde, ainsi
qu'un astre nouveau.
Le due de Buckingham y brilla de meme, et
par la magnificence de ses habits, et par sa
bonne mine. II dansa avec beaucoup d'applau-
dissement; mais il devoit se tenir dans les bor-
nes du respect (l) , etia vanite qu'il en eut
n'auroit pasdu s'etendre plus loin. II pressa fort
le depart de la reine d'Angieterre; mais il ne
laissa pas de faire comprendre sous main qu'il
avoit ordre de I'attendre, pourvu que la Reine-
mere flit bientot en etat de se mettre en chemin.
La maniere d'agir de cet etranger me deplut
que la Reine lui avoit donne dans les Jardins du Louvre. »
(Voyez ce passage ini^dit des Memoires , qui fait partie
de notre Edition de Retz. ) D'autres chroniqueurs ra-
content une anecdote a peu pres semblable , qui parai-
Irait donner une cortaine aulhenticit(' au r^rit du car-
dinal de Relz.
T laoMiicRi. I'Aivni:.
Kiv:
S7
beaucoiip. Je leprt'sentai a la Reine-mere que
c'etoit line chose honteuse que les Anglois pre-
sumassent qu'elle dut hasarder sa vie pour faire
honneui- a leur maitresse ; qu'elle devoit du
inoins autant au Roi son fils qu'a la Reine sa
iille,et qu'elle etoit obligee deseconserver pour
la consolation et pour le bien de I'P^tat. Cette
princesseme repondit que j'avois raison; qu'elle
entendoit fort bien ce que je voulois lui dire , et
que la Reine sa fiile partiroit d'Amiens sans au-
cune remise dans deux jours. En elfet, elle
manda Buckingham des le leuderaain , pour lui
dire qu'il falloit se resoudre d'altendre sa par-
faite guerison , qui , a ce que ses medecins di-
soient , ne pouvoit etre d'uu mois , ou se dispo-
ser a s'embarquer sans delai avec la Reine sa
iUle ; que cette princesse etoit elle-meme dans
I'impatience de se voir aupres du Roi son
epoux ; qu'en son particulier elle etoit tres-fa-
chee de ne pouvoir pas achever ce qu'elle avoit
commence, e'est-a-dire d'accompagner la reine
d'Angleterre tant qu'elle seroit sur les terres du
Roi , son Ills. L' Anglois , surpris de ce discours,
prit le parti que la bienseance vouloit , et de-
manda que la Reine sa maitresse partit done in-
cessamment pour se rendre dans les Etats du
Roi son epoux.
L'ordre du depart fut donne pour le lende-
raain ; les Reines se disposerent a accompagner
Sa Majeste Britannique jusqu'a une lieue de la
ville d'Amiens. Elle eut un beau cortege. Grand
nombre de seigneurs la suivirent. La bour-
geoisie et la garnison firent de concert ce qui se
devoit dans une pareille rencontre. Le premier
logement de la reine d'Angleterre a sa sortie
d'Amiens fut Abbeville. Des personnes rappor-
terent que Ruckingham , en prenant conge de
Leurs Majestes , s'etoit mis a genoux , suivant
la coutume de son pays ; et Ton prit cela pour
des marques de s'etre repenti d'avoir trop presse
le depart de la Reine sa maitresse. Ccpendant
ce due se i-esolut de retourner le lendemain a
Amiens. II en avertit M. de Chevreuse , et prit
pour pretexte qu'il avoit eu uu courrier du Roi
son maitre qui lui ordonnoit de faire quelque
uuverture a la Reine-mere, pour parvenir a une
plus etroite liaison avec la France que celle qui
avoit ete concertce. Je fus d'avis d'en ecrire au
Roi pour Tinformer de ce qui etoit venu a ma
connoissance , et que le voj'age de Buckingham
ne retarderoit en rien celui de la Reine sa
soeur, puisqu'il se rendroit a Montreuil le juur
meme qu'elle y devoit coucher.
Aussitotque Buckingham fut arrive a Amiens,
il fit demander audience a la Reine-mere. Elle
lui fut accordee, quoique Sa Majeste fut dans
son lit. II entretiut cette princesse des ordres
qu'il avoit recus, et fit demander aussitot apres
audience a la Reine sa belle-fille, qui voulut
s'en excuser sous pretexte qu'elle gardoit aussi
le lit ; mais, pour ne point etre blamee , soit en
refusant I'audience, soit en faccordaut sans
avoir auparavant consulte la Reine sa belle-
mere , elle lui envoya la comtesse de Lanoy, sa
dame d'honneur. Cette dame representa a Sa
Majeste que c'etoit une chose sans exemple , et
que peut-etre il ne plairoit point au Roi que la
Reine permit I'entree de sa chambre a des hom-
mes dans le temps que Sa Majeste etoit encore
au lit. « Eh ! pourquoi , dit la Reine-mere , ne le
feroit-elle pas , puisque je le fais bien raoi-
meme? » La difference d'age et d'etat pouvant
etre alleguee fort a propos , la comtesse de
Lanoy s'en abstintpourtant par discretion, mais
elle envoya querir toutes les princesses et dames
qui etoient alors a Amiens , pour assister a cette
audience; et, I'heure en ayant ete donnee, I'An-
giois se rendit dans la chambre de la Reine.
Apres que Ruckingham eut fait les reverences
accoutumees , madame de Lanoy lui fit appor-
ter un siege , parce que l'ordre veut que quand
les reines dounent des audiences elles fassent
asseoir ceux qui se couvrent devant elles. Le
due fit quelque difficulte d'accepter le siege , et
voulut se mettre a genoux , alleguant I'usage de
son pays, oii les reines sont toujours servies de
cette maniere. Mais la comtesse de Lanoy le fit
relever promptement. L'audience ne fut pas
longue ; et, pendant qu'elle dura, les princesses
de Conde et de Conti , si je ne me trompe , avec
plusieurs duchesses et dames, se mireut dans la
ruelle du lit. Quelques-unes d'entre elles vou-
lurent s'excuser de se rendre a cette audience ,
sous pretexte de quelques indispositions ; mais
la comtesse de Lanoy leur fit dire que la Reine
le trouveroit mauvais et qu'elle seroit obligee
d'en avertir le Roi. Apres cela, Buckingham et
ceux de ses gens qui favoient suivi reprirent
leur voyage , et firent une si grande diligence
qu'ils arriverent a Montreuil devant que la reine
d'Angleterre en fut partie. Elle se rendit le
meme jour a Boulogne, oil elle fut obligee de
faire quelque sejour, parce que le vent etoit si
contraire a la llotte qui la devoit conduire ,
qu'elle ne pouvoit aborder la rade 5 mais le
temps ne se fut pas sitot mis au beau , que nous
la vimes paroitre. Nous remimes, M. de Che-
vreuse et moi, la reine d'Angleterre entre les
mains de Buckingham et des deux autres am-
bassadeurs , suivant la commission que le Roi
nous en avoit donnee, scellee du grand sceau,
apres qu'ils nous eurent fait voir celle qu'ils
38
ilEWOlKES DU COMTE UE liBIENiXE ,
avoient pour recevoir cette princesse. La flotte
ayant mouille , Sa Majeste , avec sa suite et
ceux qui avoient ordre de I'accorapagner, en-
trerent dans les chaloupes , qui les porterent
a bord des vaisseaux. La Reine entra dans Ta-
miral , et passa au milieu des autres batimens,
qui, etant tous a la voile, la saluerent de leur
artillerie et dresserent leurs manoeuvres vers
Douvres, ou la flotte aborda en moins de sept
heures, la mer n'ayant jamais ete plus calme.
Un petit vent qui souffloit favorisant la maree ,
plusieurs barques longues porterent a terre la
Reine avec toute sa suite, et Sa Majeste trouva
sur la greve une chaise preparee , dans laquelle
elle fut conduite au chateau , qui etoit meuble
des raeubles de la couronne et ou il y avoit un
magnifiquesouper. Apres s'etre un peu delassee,
elle se mit a table et se coucha. Nous descen-
dimes, M. de Chevreuse et moi, avec le mar-
quis d'Effiat dans lebourg, ou quelques grands
seigneurs anglois, qui nous etoient venus join-
dre, nous ayant regales, nous nous retirames
chacun dans le logis qui nous avoit ete destine.
Etant avertis le lendemain que le Roi venoit
d'arriver au chciteau, les ambassadeurs de
France s'y rendirent en diligence; et etant en-
tres dans la chambre de la Reine, ou ce mo-
narque etoit pour lors , nous lui fimes les com-
plimens ordinaires de la part du Roi,notremai-
tre, et des Reines, sa mere et son epouse. Sa Ma-
jeste Rritannique repondit a ces complimens
dans tous les termes de civilite, de politesse et
de respect qu'on pouvoit attendre d'un prince
aussi civil qu'il I'etoit. L'heure qu'on devoit
partir pour aller a Cantorbery, ou le mariage
devoit etre consomme , etant arrivee , Rucking-
ham nous dit que I'intention du Roi , qui devoit
monter dans le carrosse de la Reine, etoit
que les principales dames angloises y eussent
place aussi bien que M. et madame de Che-
vreuse, et la marechale de Themines, qui avoit
voulu faire ce voyage pour I'amour de Sa Ma-
jeste. Nous lui repondimes qu'il en falloit une
aussi pour madame de Saint-Georges , qui avoit
ete gouvernante de la Reine , et ensuite sa dame
d'honneur; qu'on avoit consent!, a la verite,
qu'elle n'en prendroit point le titre , qui parois-
soit nouveau en Angleterre; mais qu'il avoit
ete accorde qu'elle auroit celui de yrooni of the
stool ^ qui revient assez bien a ce que Ton ap-
pelleroit en notre langue, le gentilhomme ou la
dame de la chaise percee. Cette charge est tres-
considerable en Angleterre; elle fait jouir de
grands privileges, comme de commander dans
la chambre de la Reine , de lui donner sa che-
mise, etc. Nous ajout^mes que madame de
Saint-Georges devant etre toujours aupres de
cette princesse , s'il n'y avoit qu'une place dans
le carrosse, elle devoit etre pour cette dame ou
pour madame de Chevreuse. Je dis de plus que
le due de Chevreuse ne devoit point se separer
des autres ambassadeurs, n'ayant point de titre
particulier, et que le marquis d'EtTiat et moi
nous ne souffririons jamais qu'on lui rendit un
honneur qui ne nous fut commun avec lui-
Ruckingham nous fit dire alors que nous con-
traindrions le Roi si nous ne suivions pas sa vo-
lonte ; mais comme nous demeurames fermes
dans notre sentiment, madame de Saint-Georges
eul place dans le carrosse de la Reine, et M. de
Chevreuse resta avec nous , ce qui etoit plus
dans I'ordre.
La cour ayant fait la moitie du chemin de
Cantorbery s'arreta en un lieu oil plusieurs
dames attendirent la Reine, qui , etant descen-
due de carrosse , fut avertie par le Roi de eel les
qu'elle devoit saluer en particulier, et de celles
qui ne lui devoient pas baiser la main. Elle com-
menca par toutes les femmes des pairs , c'est-a-
dire celles des dues, des marquis, des comtes ,
des vicomtes et des barons. Cela dura assez long-
temps. Cette ceremonie etant finie , Leurs Ma-
jestes remonterent en carrosse et se rendirent a
Cantorbery. Le maire et les echevins de cette
ville firent leurs harangues a la Reine a I'en-
tree de la ville : apres cela, cette princesse alia
descendre au palais de I'archeveque , mais ma-
dame de Chevreuse resta aupres de la Reine
toute la soiree; elle lui donna la chemise et la
coucha.
Le lendemain , a la priere de M. d'Effiat ,
nous partimes pour Londres, M. de Chevreuse
et moi, apres avoir depeche un coiirrier a la
Reine, mere du Roi, charge des lettres de plu-
sieurs dames , qui contenoient que le mariage
de Leurs Majestes Rritanniques avoit ete con-
somme a leur commune satisfaction ; qu'elles
doivent rester ce jour-la a Cantorbery, oil Ton
leur devoit faire une entree magnifique ; et que
ce qui avoit oblige M. d'Effiat de nous presser,
M. de Chevreuse et moi, d'aller a Londres,
c'etoit afin de s'y trouver revetu du meme ca-
ractere que nous , qui voulions bien avoir cette
complaisance pour lui.
La ceremonie se fit dans la chapelle de Da-
nemarck , oil nous etions loges , M. de Che-
vreuse et moi. Le Roi ne voulut point que la
bourgeoisie prit les armes , ni que la cour se
mit en etat de recevoir la Reine ; et cela avec
d'autant plus de raison que , quoique la saison
fiit peu avancee , il regnoit une maladie conta-
gieuse qui pensa desoler I'Angleterrc, et dont,
PBEMliiEE PABTIE. [1G25]
30
si on en croyoit quelques vieillards et certains
savans, ce royaume pouvoit avoir ete afflige
sous le regne de la reine Elisabeth et sous celui
du roi Jacques.
Le Roi de la Grande-Bretagne se crut oblige
de eonvoquer un parlement , et de faire confir-
mer dans cette assemblee publique toutes les
conditions auxquelles le feu Roi son pere , et
Sa Majeste elle-meme, s'etoient obliges pour
parvenir a sou mariage. Le jour fut arrete. On
publia un acte authentique que le Roi fit dres-
ser en presence de tous les grands de sa cour ;
apres cela il dina en public avec la Reine , et
nous eumes , MM. de Chevreuse , d'Effiat et
nioi , place au repas en qualite d'ambassadeurs
du roi Tres-Chretien. Les grands y servoient ,
et les herauts et les trompettes marchoient de-
\ ant le grand-maitre. Sa Majeste , vouiant en-
suite faire paroitre son adresse acheval, comme
elle I'avoit montree au bal ou les arabassadeurs
de France danserent , rompit des lances , et se
lit autant admirer dans ces exercices que la
Reine son epouse le fut au bal. Cette princesse
y dansa sans rien deraentir de la gravite qui
doit etre gardee par les personnes de son rang.
Le Roi parut dans le parlement d'une ma-
niere a charmer I'assemblee , convert de son
manteau royal qui etoit de velours rouge dou-
ble d'herraine sans broderie , la couronne sur la
tete et le sceptre a la main , environne des of-
ficers du royaume , dont I'un presentoit I'epee
royale , I'autre la couronne a I'imperiale , et
I'autre un globe qui represente le monde : c'est
la marque de I'empire que les Anglois preten-
dent avoir sur la raer.
Plusieurs autres grands officiers portoient
aussi les marques de leurs dignites et de leurs
charges, comme : le marechal, un baton d'or dont
les deux bouts sont de fer; le grand tresorier,
le grand chambellan d'Angleterre et le cham-
belian de la maison du Roi , leurs batons blancs.
Ceux-ci precedent les pairs dans toutes les occa-
sions, parce qu'ils sont eux-memes pairs du
parlement, ou personne ne pent etre assis en
presence du Roi que le chancelier , qui est a
cote et un peu derriere Sa Majeste, et ensuite
le garde-des-sceaux. C'est lui qui prit la parole,
parce que le chancelier etoit pour lors eloigne
de la cour , et qui remontra I'etat des affaires ,
falliance contractee avec la France, et I'enga-
gement ou Ton etoit de retablir le roi de Boheme,
la Reine son epouse , soeur du Roi , et les prin-
ces ses neveux , dans I'heritage de leurs peres ,
dont ils avoient ete depouilles. II ajoutaque e'e-
toit pour la seconde fois qu'il en parloit; car
dans le parlement precedent, dont celui-ci n'e-
toit qu'une suite, on avoit deja represente le
traitement indigne qui avoit ete fait en Espagne
a I'heritier de la couronne.
La maladie contagieuse, augmentant de telle
sorte qu'elle emportoit par jour plus de six cents
personnes dans la ville de Londres, obligea le
Roi de remettre son parlement et de se retirer
a Hampton-Court, I'une de ses maisons de cam-
pagne, ou il fitsa demeure. Sa Majeste nous fit
donner pour la notre le chclteau de Richemont ,
qui n'en est eloigne que de trois milles, et ou
madame de Chevreuse, qui etoit pres d'accou-
cher, eut aussi soulagement. Nous eumes quel-
que difficulte avec les Anglois pour le paiement
de la dot de la Reine, parce qu'ils soutenoient
que I'argent de France n'etoit pas d'uu si bon
aloi que le leur ; mais , etant convenus de nous
en rapporter aux termes du contrat , nous sor-
times assez tot d'affaires.
II faut remarquer que , dans le cours de ces
affaires, je fustoujours enfroideur avec Buckin-
gham , dont je ne puis taire I'imprudence. Je
me souviens done a cette occasion que ce due
etant retourne a Amiens , y fit quelque ouver-
ture a la Reine-mere , sous pretexte d'etablir
une liaison encore plus etroite entre les deux
couronnes que celle dont on etoit convenu. 11
declara meme a Sa Majeste qu'il avoit recu un
ordre precis de lui en parler, par un courrier
qu'on lui avoit envoye ex pres pour cela. Cette
princesse ne lui fit point d'autre leponse , sinon
qu'elle en donneroit avis au Roi son fils, et
qu'ensuite elle nous feroit savoir ses intentions.
Apres avoir vu la reponse que cette princesse
avoit eue, et recu les ordres de la cour a ce su-
jet, MM. de Chevreuse et d'Effiat furent d'avis
de demander audience a Sa Majeste Britanni-
que pour nous acquitter de notre commission.
Je fus d'unaviscontraire; mais je proposal sira-
plement de la demander a Buckingham , et
leur en dis de si bonnes raisons qu'ils s'y ren-
dirent. Ces raisons etoient que, puisque depuis
que nous etions a la cour d'Angleterre nous
n'avions point entendu parler de cette affaire ,
nous pouvions croire que cette affaire ne lui te-
noit pas fort au coeur ; que nous pourrions faire
de la peine a ce monarque en lui en parlant, non
pas comme d'une chose a laquelle on consen-
toit pour lui plaire , mais qu'on lui refusoit ,
quoique la proposition eut ete faite de sa part ;
que je croyois done qu'il etoit bien plus a propos
d'en parler a Buckingham , et que si ce due in-
sistoit a ce que , pour se disculper, nous en par-
lassions au Roi, son maitre, nous leferions pour
lors , ne pouvant nous en defendre.
Comme nous nous entretenions de tout ceci ,
4'»
Mi;MOir>l-S I)i CO.MTK l)F. I!llli:\NK,
Biickingliam luais vint prendre pour nous me-
ner coiiclier dans une maison de plaisance qui
appaitenoit au comte de Carlisle , eioignee seu-
lement de Londres de trois ou quatre lieues. Je
me servis de cette occasion pour iui expliquer
les volontes du Roi, mon mailre. II nous repliqua
a I'inslant que la resolution que nous avions
prise etoit la meilleure , parce que Sa Majeste
Britannique auroit ete dans le dernier etonne-
mcnt d'entendre parler de cette proposition,
qui en effet eut ete nouvelle au Roi , et qu'elle
venoit uniquement de Iui Buckingham , qui ne
I'avoit faite que parce qu'il la jugeoit utile aux
deux couronnes, et qu'elle Iui donnoit un pre-
texte honnete de retourner a Amiens, ou il
avoit deja resolu de la faire quand il en partit
apres avoir pris conge des Reincs ; et parlant
ensuite en bon courtisan : « Il est, ajouta-t-il, du
devoir des ministres de travailler a conserver la
bonne intelligence entre les rois qu'ils servent ,
et ils ne doivent jamais rien faire qui la puisse
alterer. »
Messieurs de Chevreuse et d'Effiat ayant ete
d'avis qu'on averlit le Roi de ceci , je leur dis
que j'allois faire la depeche et qu'ils ne son-
geassent seulement qu'a se bien divertir. Nous
la signames tons trois avant que de sortir de
Londres. Je rendis compte dans cette depeche a
Sa Majeste de la raison que nous avions eue de
parler a Buckingham plutot qu'au Roi, son mai-
tre , qui ne songeoit point a cette affaire ; et que
le due n'en avoit rien dit non plus depuis son
retour de France.
Nous vimes sur notre route plusieurs belles
niaisons de campagne , et nous arrivames dans
celle du comte de Carlisle, qui nous recut par-
faifement bien. Etant retournes a Londres , nous
continutimes a faire notre sejour a Richemont,
d'ou nous allions souvent a la cour de Leurs
Majestcs Britanniques. On nous accorda , quel-
ques jours apres , la permission de retourner en
France : nous devions, M. de Chevreuse et moi ,
suivre la route ordinaire, et M. d'Effiat devoit
conduire les vaisseaux dont le roi d'Angleterre
vouloit bien aider celui de France pour reduire
les Rochelois , qui s'etoient soustraits a leur
devoir.
Nous avions deja fait demander notre au-
dience de conge a Buckingham , qui vivoitavec
nous fort civilement en apparence et qui nous
combloit d'honnetetes , MM. de Chevreuse ,
d'Effiat et moi , quand le due nous vendit visite
au clulteau de Richemont ou nous c'tions loges.
M. de Bonnouil , gentilhomme fort considere a
la cour, autant par sa charge d'introducteur
des ambassadeurs et par sa naissance , que
parce qu'il etoit d'un esprit \if et poli, et qu'il
avoit eu part a toutes ces intrigues, voulant
donner des louanges a Buckingham, ou plutdt
faire semblant de le flatter, Iui paria ainsi : « II
faut avouer, Milord, que vous etes beau et bien
fait. Je ne suis point surpris que les premieres
de nos dames aient concu de I'amour pour vous.
— II m'eut ete difficile d'y reussir,repondit alors
cet Anglois avec une fierte insupportable, car
je n'etois qu'un pauvre etranger, et tous mes
maux s'etoient reunis contre moi. » J'etois
trop bien instruit de ce qu'on savoit et qu'on di-
soit assez ouvertement a la cour touchant la
prcsomption du due , pour ne pas comprendre
ce qu'il vouloit dire. Cela m'obligea de Iui par-
ler en ces termes : « II faut pourtant avouer,
Milord, que vous avez I'esprit, la faille et fair
d'un grand seigneur ; vous etes, de plus , beau ,
agreabie et bien fait , et par consequent , capa-
ble de donner de la jalousie a des maris qui se-
roient d'humeur a en prendre. Je suis meme
persuade que vous pouvez y avoir reussi ; mais
il faut pourtant que je vous apprenne une chose
qui est tres-constante : c'est que les dames fran-
coises font gloire de donner de I'amour sans en
prendre ; et si quelques unes ne peuvent pas se
defend re d'en prendre , elles ne cherchent pour-
tant, en accordant leurs bonnes graces, qu'a
etre courtisees par un cavalier qui reside a la
cour, et non par un etranger qui n'est regarde
chez nous que comme un passe- volant. » Plu-
sieurs gentilshommes francois qui furent presens
a notre entretien s'apercurent bien a la mine de
Buckingham qu'il avoit ete perce jusques au
coeur. II ne put meme s'empecher de me dire
que je cherchois les occasions de Iui faire de la
peine ; a quoi je Iui repondis que I'occasion qui
venoit de se presenter etoit trop belle pour ne
pas s'en prevaloir.
Notre audience de conge m'ayant ete accor-
dee , Buckingham fit tous ses efforts pour ob-
tenir, de MM. de Chevreuse et d'Effiat, qu'ils
prieroient de la part du Roi Sa Mnjeste Britan-
nique de mettre son "epouse en tel poste qu'il
Iui plairoit aupres de la Reine avec la comlesse
de Denbigh, sa soeur, et la marquise d'Hamilton,
sa niece. lis le Iui promirent et meme de m'en
faire un secret , se flattant , ou que je le decou-
vrirois, ou que je serois assez discret pour ne
les point dementir. 11 est d'autaiit plus etonnant
que cela eut pu etre execute, qu'on nous I'avait
expressenient defendu par notre instruction et
par plusieurs depeches. Les laisons qu'en avoient
Leurs Majestes efoient deduites bien au long
dans le contrat de mariage du roi d'Angleterre ,
ou Ton avoit stipule que la Reiitc son epouse
PULMIKHI-. l'W;iIE. 11625]
4(
n'auroit a son service que des Francois et dcs
Francoises faisant profession de la religion ca-
tholique, de peur que la frequentation qu'elle
pourroit avoir avec des personnes protestantes
ne lui fit naltre de mauvaises opinions et avoir
des complaisances pour le Roi, son epoux , que
nous avions assure le Pape qu'elle n'auroit ja-
mais , Sa Saintete n'ayant accorde la dispense
que sur cette assurance. On n'avoit pas meme
beaucoup de peine a voir quel etoit le dessein du
roi de la Grande-Bretagne , qui n'avoit jamais
voulu consentir que la comtesse de Buckin-
gham , mere du due , ni meme la duchesse sa
femme , fussent ordinairement aupres de la
Reine , comme nous en avions prie Sa Majeste ,
parce que Tune falsoit profession de la religion
eatholique , et que I'autre en etoit soupconnee
aussi, etantlille du comte de , qui en etoit
regarde comme le defenseur, etant sorti d'une
maison eatholique qui avoit toujours signale
son zele pour la purete de la foi. Quoi qu'il en
soit , je m'apercus bien qu'il se negocioit quel-
que chose de consequence , et, faisant semblant
de savoir ce que j'ignorois encore , je m'adres-
sai a Gordon , qui etoit un Ecossois. Je lui dis
qu'on connoitroit particulierement quelle avoit
ete notre intention. Gordon , ayant cru que
MM. de Chevreuse et d'Efflat m'avoient fait la
confidence du secret , me decouvrit tout le mys-
tere, et ceci m'obligea d'aller trouver ces mes-
sieurs. Je leur parlai avec toute la force qui
convenoit au caractere dont le Roi m'avoit ho-
nore. Je dis a M. de Chevreuse que sa qualite
lui feroit peut-etre eviter la Bastille, mais qu'il
falloit que nous y allassions, M. d'Effiat et moi ;
qu'ils n'avoient pu ni dii s'engager a mon Insu
a faire une chose de cette consequence, qui in-
failliblement deplairoit beaucoup a Leurs Ma-
jestes ; et que , en un mot comme en cent , je
ne pretendois pas jouer la comedie ; qu'ils n'a-
voient qu'a voir lequel ils aimoient le mieux ,
ou de tenir la parole qu'ils avoient donnee a
Ruckingham , ou bien de satisfaire a leur de-
voir , les assurant que, s'ils y manquoient, je
depecherois sur-le-charap un courrier au Roi
pour I'avertir de ce qui s'etoit passe ; que d'ail-
leurs je ne trouverois pas extraordinaire qu'ils
fissent arreter mon courrier, et qu'ils envoyas-
sent de leur part pour donner les premieres im-
pressions , mais que I'evenement dans la suite
feroit connoitre qui de nous auroit plus de
raison.
On ne pent etre plus etonne que le furent
ces messieurs. "Je n'ai fait, disoit le marquis
d'Effiat pour s'excuser, que donner dans le sen-
timent deM. de Chevreuse. » Celui-ci soutint
au contraire que c'etoit M. d'Effiat qui I'avoit
engage; mais enfin ils convinrent que,puisque
la chose devoitdeplaire au Roi , il valoit encore
mieux manquer a la parole qu'ils avoient don-
nee. Nous fumes conduits a I'audience par Ruc-
kingham, a qui la familiarite dans laquelle il
vivoit avec le Roi, son maitre, donna lieu des'ap-
procher de si pres de ce monarque , qu'il put
entendre distinctement ce que M. de Chevreuse
disoit au Roi ; mais il fut bien surpris quand il
nous vit prendre conge sans parler de ce qu'on
lui avoit promis. Dans la colere et le transport
oil il etoit, au lieude nous conduire dans I'an-
tichambre de la Reine, comme il devoit, il
resta avec le Roi ; mais de savoir pourquoi, c'est
ce qui n'est pas venu a notre connoissance. II
vint peu de temps apres ou nous etious en tenant
la main sur la garde de son epee , et il me dit ,
adressant la parole a moi seul : « Le Roi croit
que c'est vous , Monsieur , qui etes I'auteur de
toutes les difficultes que nous rencontrons. » Je
ne puis dire si c'etoit dans le transport de sa co-
lere que, parlant ainsi , il avoit croise la porte
par laquelle il etoit entre ; je lui repondis a mon
tour , en mettant aussi la main sur la garde de
mon epee : » 11 faut , Monsieur , que je me sois
trorape jusqu'a present. J'avois toujours cru que
les rois out assez de puissance pour faire du
bien a des gentilshommes , mais je n'avois pas
cru qu'ils pussent leur donner de Thonneur. Je
reconnois enfin que leur pouvoir s'etend jusques
la; mais je m'estimerois bien plus glorieux en-
core d'entendre ce que vous me dites , si c'est
par I'ordre de votre Roi , que de posseder une
de ses couronnes , quand il me la donneroit. —
Mes paroles , me repliqua Ruckingham pique au
vif, peuvent etre prises differemment. — Et
moi , lui repondis-je , je les prends dans le sens
que les doit prendre un honnete bomme. » S'il
n'avoit pas pousse son ressentiment plus loin,
je n'aurois eu garde de faire remarquer aM. de
Chevreuse qu'il avoit manque de respect au Roi,
notre maitre, en nous offeusant ; mais il nous
quitta brusquement. Et de nous avoir laisse par-
tir de Hampton-Court, sans nous conduire a
Richemont : « C'est , dis-je a M. de Chevreuse,
un precede si extraordinaire , qu'il offense Sa
Majeste personnellement. Je n'y voisqu'un seul
remede, que je vous proposerai si vous etes
d'humeur a vous en servir. » M. de Chevreuse,
qui connut bien qu'il etoit lui-meme offense
dans ce qui avoit ete fait au Roi, me jura que
je n'avois qu'a lui dire ce que j'en pensois, et
qu'il n'y auroit rien qu'il ne fit de son cote pour
repousser I'injure faite a Sa Majeste. -< Ce re-
mede serolt, lui dis-je, de partir en diligence
MEMOIBES Ull COMTE DK BKIEININE ,
et de passer la mer , en laissant a M. d'Eftiat
la conduite des vaisseaux qui nous ont ete pro-
mis ^ et quand nous serons debarques a Calais,
il faudroit depecher un courrier au Roi pour lui
rendre compte de ce que nous avons negocie
pour son service. Ensuite nous nous rendrions
dans un lieu tiers, comme Dunkerque, d'oii
nous ferions savoir a Buckingham que nous vou-
lons avoir satisfaction de la conduite qu'il a
tenue a notre egard ; et , afin qu'il ne puisse pas
desavouer qu'on lui a parle, il faudra que ce
soit un trompette de I'archiduc , assiste d'un
gentilhorame francois, qui lui fasse savoir notre
intention. Mais, continuai-je , il faut un tres-
grand secret pour reussir en ceci. » Je ne
puis dire precisement par qui ce projet vint a
la connoissance de Buckingham ; etsi ce fut par
d'Efflat, fachede ne pas etre de la partie, ou
par Bonneuil , qui par temperament ne pouvoit
s'empecher deparler, ou enfm par M. de Che-
vreuse !ui-meme , qui le dit a sa femme. Quoi
qu'il en soit, Buckingham vint des lelendemain
nous faire des excuses , et nous donna pour rai-
son de la brusquerie avee laquelle il nous avoit
quittes , que c'etoit parce qu'il avoit eu nouvelle
que sa femme se trouvoit malade a I'extremite,
et qu'etant persuade qu'on ne prendroit pas en
mauvaise part ce qu'il pourroit faire en cette oc-
casion, il etoit parti brusqueraent sans nous en
dire le sujet et sans nous en deraander la per-
mission. Comme les moindres paroles d'excuse
satisfont ceux qui veulent s'accommoder since-
rement , tous nos grands projets s'evanouirent,
et M. de Chevreuse ne manqua pas de publier
la satisfaction qu'on avoit recue de Buckin-
gham.
Quelques jours auparavant , Sa Majeste Bri-
tannique avoit fait M. de Chevreuse chevalier
de I'ordre de la Jarretiere , sur la permission
que le Boi donna a ce due de I'accepter, et
sur ce que je mandai a ce monarque qu'il est
porte , par les statuts de I'ordre du Saint-Esprit,
que ceux qui en sont hooores pourront aussi
posseder celui de la Toison d'Or et de la Jarre-
tiere. Le roi de la Grande-Bretagne n'en de-
meura pas la a son egard. Ayant resolu de faire
un present de sa main a M. de Chevreuse et a
d'Effiat, il leur fit dire a cet effet qu'il les vou-
loit encore voir ; et madarae de Chevreuse ayant
dit que ce prince avoit achete deux diamans ,
outre le present qu'il vouloit faire au due son
mari , je crus qu'elle ne me tenoit ce langage que
pour avoir occasion d'en plaisanter dans la suite
a mesdepens. En effet, si j'eusse pris le parti
d'aller a I'audience avec les autres , elle n'eut
pas manque de dire , suppose qu'on m'eiit fait
un present, que j'y avois ete expres pour le men-
dier. Elle eiit fait encore de plus raauvaises plai-
santeries si le contraire etoit arrive. C'est pour-
quoi je declarai a cette duchesse que je ne vou-
lois point aller a Hampton-Court, et que nous
verrions lequel des deux diamans seroit pour
M. d'Effiat. On ne pent exprimer le bon accueil
qui fut fait a ces messieurs, mais particuliere-
ment au due de Chevreuse , qui recut un present
d'une grande valeur. II n'en fut pas de meme
du present du marquis d'Effiat , qui se tint fort
offense de ce que le diamant qu'on lui donnoit
n'etoit pas du prix qu'il I'avoit espere.
Nous partimes de Bichemont tous trois des
le lendemain , quoique raadame de Chevreuse
flit accouchee d'une fille. M. d'Effiat nous ac-
compagna jusques a Gravesende , oil nous trou-
vames des carrosses qui nous conduisirent a
Douvres. Pour lui , il prit le chemin des ports
de mer , ou I'on avoit arme les vaisseaux que
Ton s'etoit engage defournir au Roi. Nous arri-
vames heureusement en France , apres avoir ete
pres de quarante heures sur la mer , et nous de-
barquames a la rade de Saint-Jean. Nous par-
times de Boulogne le lendemain pour nous ren-
dre a Fontainebleau , oil Leurs Majestes etoient
pour lors. 11 ne me fut pas difficile de remar-
quer, par le froid accueil qui fut fait a M. de
Chevreuse a son retour , que I'on n'etoit guere
content de lui ; car , quoiqu'il fiit revetu de la
charge de grand chambellan , il n'entra point
dans la chambre du Boi , et il fut oblige de faire
demander auparavant si Sa Majeste I'agreeroit.
Je trouvai amon retour un grand changement
dansleconseil. Non seulement le cardinal avoit
toute la confiance du Roi et de la Reine, sa m^re,
mais il etoit encore le chef du conseil , et il y
avoit une autorite si absolue , qu'on lui portoit
toutes les depeches. II ne se faisoit rien que par
ses avis ; il ordonnoit de toutes choses , et ne gar-
doit aucune mesure en quoi que ce put etre , si-
non en ce qui regardoit la volonte du Roi , qu'il
tachoit de penetrer en donnant dans le sentiment
de Sa Majeste, a laquelle il n'etoit point alors
importun par les graces qu'il lui demandoit : car
il ne lui proposoit point encore aucun de ses pro-
ches pour etre aupres de sa personne, parce
qu'il avoit remarque que I'esprit de ce monar-
que etoit si mefiant et si delicat sur cette ma-
tiere , que c'eut ete rendre un tres-mauvais of-
fice a ceux qu'il auroit presentes , quand meme
ils auroient ete agrees. De plus , ce premier mi-
nistre changeoit volontiers de sejour par com-
plaisance pour leRoi, qui n'aimoit pas a rester
long-temps dans un meme endroit. II n'alloit
point a la cour quand Sa Majeste n'y etoit pas,
PREMIERE PARTIE. [l02G]
afin qu'on n'eiit pas sujet de dire qu'il faisoit sa
cour aux Reines ; et quoiqu'il eut obligation de
sa fortune a la Reine-mere , il ne faisoit guere
que sauver les appareuces avec cette princesse.
II avoit ensuite I'adresse de faire entendre au
Roi qu'il ne dependoit et ne vouloit dependre
que de lui seul.
Apres quej'eus reste deux jours a Fontaine-
bleau,j"allai a la Maison-Rouge oii le cardinal
etoit. II me pressa fort de lui dire quelle avoit
ete la conduite de M. de Chevreuse , et ce qui
en avoit ete remarque par le marquis d'Effiat.
Pour m'engager a lui parler plus ouvertement,
il me fit assez connoitre qu'il avoit eu des infor-
mations qui ne leur etoient pas avantageuses ;
raais je ne lui voulus rien dire qui piit leur nuire.
Au contraire , je les louai de s'etre unefois em-
portes en presence du roi d'Angleterre , pour un
mauvais traitement que I'un des huissiers de ce
prince avoit fait a une femme catholique, qui
venoit entendre la messe dans la chapelle de la
Reine. A la verite, je ne pus desavouer que la
conduite de M. de Chevreuse u'avoit point de-
plu a la cour d'Angleterre , et je declarai de plus
a Son Excellence que le comte de Carlisle bla-
moit liautement celle du comte de Holland ; mais
j'evitai de tomber dans le piege que le cardinal
me tendit en me questionnant sur quantite de
choses qui n'etoient point venues a maconnois-
sance , et en faisant a pen pres a mon egard
comrae on en use a I'inquisition a I'egard de
ceux qn'on y defere.
Les vaisseaux qui nous avoient ete promis
ayant ete amenes par M. d'Effiat , servirent a
faire gagner a M. de Montmorency la victoire
qu'il remporta sur les Rochelois (1) : mais cette
liaison entre la France et I'Angleterre causa
dans la suite une grande guerre entre les deux
couronnes; car les Anglois crurent qu'ayant
servi le Roi , ils etoient en droit de faire un ac-
commodement entre ce monarque et les Roche-
lois. Comme cela flattoit en quelque facon la
passion que le cardinal de Richelieu avoit de
faire la guerre a I'Espagne , les Anglois obtin-
rent qu'on accepteroit leur garantie pour I'exe-
cutlon de ce qui avoit ete promis a ceux de la
religion pretendue reformee. Mais ils prirent
les armes en leur faveur , sous pretexte qu'on
leur avoit manque de parole.
Je ne sais point ce que M. d'Effiat put rap-
porter de si agreable au cardinal , mais ce qui
est certain, c'est qu'il en fut fort considere , et
qu'ensuite ce premier ministre temoigna une
(1) II s'agit du combat naval livre pres de Tile de Re.
L'armee royale , command^e par le due de Monlmo-
4:\
tres grande envie de faire venir a la cour le due
de Buckingham. Le Roi, au contraire , mon-
troit beaucoup de repugnance pour cet etranger,
parce que , outre la fierte de I'Anglois , sa con-
duite peu respectueuse et sa maniere d'agir lui
deplaisoient. D'ailleurs le Roi n'etoitpas encore
resolu derompre avec I'Espagne, dont la puis-
sance lui etoit suspecte a la verite, mais celle
du Roi d'Angleterre, qui avoit des intelligen-
ces en France, I'etoit aussi. Cependant Sa Ma-
jeste , qui agissoit avec beaucoup de prudence ,
et qui par consequent ne vouloit et ne devoit
point contribuer a I'avancement des Anglois, ne
laissoit pas d'aider le prince palatin a rentrer
dans ses Etats; en quoi il etoit pourtant com-
battu par deux contraires qui lui passoient con-
tinuellement dans I'esprit. D'un cote il voyoit
la trop grande elevation de la maison d'Autri-
che , et de I'autre celle de I'Angleterre ; voila
ce qui fut cause que le cardinal ne put obtenir
du Roi la permission d'ecrire a Buckingham
pour le faire venir en France.
[1626] L'ambassadeur de Sa Majeste en Hol-
lande , oil cet Anglois etoit alle, lui fit entendre
que le plus siir moyen d'avancer les affaires c'e-
toit d'envoyer a sa place en France une personne
de consideration , et non pas d'y aller lui-merae.
II y a aussi grande apparence que madame de
Chevreuse lui manda la meme chose. C'est
pourquoi Buckingham y envoya le vice-chan-
celier d'Angleterre , lequel demanda de negocier
directement avec le cardinal , et d'etre dispense
de me venir voir , parce qu'on le lui avoit ex-
pressement defendu. J'en fus averti par ce pre-
mier ministre, et l'ambassadeur se trouva bien
surpris de la reponse queje luifis, qu'il etoit ab-
solument necessaire pour le service du Roi que
les affaires etrangeres ne passassent que par les
mains d'un secretaire d'Etat ; et bien que je ne
m'attendisse pas que cela diit me regarder , je
ne laissois pas de le conseiller , parce qu'il se-
roit autrement tres difficile que Sa Majeste fiit
bien servie : car quand on veut faire les choses
par des voies extraordinaires et qui ne sont
point en usage, il en arrive des inconveniens
auxquels il est impossible de remedier ensuite,
Soit que la force de mes raisons persuadat le
cardinal , ou que de lui-meme il eut envie de
suivre le plan que je conseillois , il proposa la
chose au Roi, qui s'y rendit facilement; mais
d'Herbault eut I'avantage d'etre prefere aux
autres. Dans les conferences qu'eut le premier
ministre avec l'ambassadeur d'Angleterre, on
rency, reprit celte lie dont les protestans g'^toient em-
par^s. (A. E.)
■a
jii:\;oiJii:s jji covie de iiiui.nke
pnt dt?s iiiesures contre I'Espagne , dout Blaiu-
ville , qui etoit celui de France aupres de Sa
Majeste Biitannique , n'eut que tres peu de con-
iioissance. II fut meme revoque, dans lacrainte
que le cardinal avoit d'y laisser un hommeaussi
eclaire que celui-Ia.
Ce fut en ce temps-la que la duchesse de
Guise engagea la Reine-mere a demander que
safille Marie de Bourbon-Montpensier flit raa-
riee a Monsieur, frere unique du Roi , ou bien
qu'on lui laissat la liberie d'en disposer. Nous
reniarquerons icl que Henri de Montpensier,
dernier de sa branche , avoit epouse Catlierine
de Joyeuse , fille du comte de Bouchage et de
mademoiselle de Nogaret, duquel mariage etoit
venue une fille qui epousa dans la suite Mon-
sieur , parce que le due de Montpensier mourant
demanda en grace au loi Henri-le-Grand quele
mariage de cette princesse fut fait avec M. le
due d'Orleans, qui etoit le second filsde Sa Ma-
jeste. Henri-le-Grand, y ayant donne son con-
sentement, laissa mourir M. de Montpensier
avec la consolation d'en voir dresser les articles
avant sa mort. Ce prince disposa de ses biens
en faveur de son gendre , de madame son epouse
et de la couronne ; mais M. d'Orleans etant de-
cede pendant la minorite du roi Louis XIII , la
Reine-mere engagea son dernier fils, devenu
pour lors due d'Orleans , a epouser celle qui
avoit ete promise a son frere, et e'est de cela que
madame de Guise demandoit I'execution. La
chose, qui paraissoit tres juste en elle-meme,
ne laissoit pas de recevoir ses difficultes, parce
que personne n'osoit proposer au Roi , qui n'a-
voit point d'enfans , de consentir au mariage de
Monsieur, son frere, dans la juste apprehension
oil Ton etoit que ce prince , venant a en avoir ,
ne lilt trop considere. On n'osoit pas aussi, d'un
autre cote, ne point consentir a une chose qui
paroissoit si raisonnable , d'autant plus que la
Heine-mere dit publiquement que ceux qui y
avoient de la repugnance ne donnoient que trop
a connoitre qu'ils avoient plus d'inciination
pour la branche de Conde, que d'attachement
pour le Roi et pour Monsieur, son frere.
Le cardinal , etant presse par Leurs Majes-
tes d'en dire son avis , differoit de s'expliquer
nettement , et attendoit du temps le remede et
le conseil qu'il pourroit donner ; cependant le
Roi faisoit assez connoitre qu'on lui feroit plai-
sirde trouver des detours pour eloigner ce ma-
I'iage. Ayant su que le grand prieur , son frere
naturel , avoit beaucoup de pouvoir sur I'esprit
de Monsieur , et qu'il etoit porte pour le comte
de Soissons,le seul prince que madame de Guise
pouvoit souhaiter pour sa fille, suppose qu'elle
fut exelue de Talliance de Monsieur, Sa Majeste
crut pouvoir decouvrir au grand prieur le sujet
de son chagrin. Celui-ci , d'autre cote, ne
croyant pas pouvoir avoir un meilieur garant
que le Roi-meme, usa de tant d'adresse qu'il
persuada a Monsieur de dire qu'il n'avoit au-
cune inclination pour le mariage. La Reine, qui
savoit I'attachement qu'avoit pour le frere du
Roi M. d'Ornano , fait depuis peu marechal de
France , apres avoir ete arrete prisonnier quel-
ques annees auparavant, et depuis elargi sur les
protestations qu'il fit d'etre toujours fidele au
Roi, la Reine, dis-je, crut qu'il avoit eu part
au conseil que IMonsieur avoit pris de declarer
qu'il renoncoit au mariage, et que, pour ses in-
terets particuliers, la maison deVendome pro-
fitoit du credit que le marechal avoit sur I'esprit
de ce jeune prince, qui d'ailleurs avoit prete
I'oreille aux propositions qui lui avoient ete fai-
tes de se retirer de la cour et de faire son se-
jour a La Rochelle, parce que par la il necessi-
teroit le Roi de lui donner un apanage avec de
grosses pensions , ct d'autres etablissemens qu'il
n'avoit pu encore obtenir.
La Reine-mere s'entretint done de tout ceci
avec le cardinal de Richelieu, qui, voyantbien
rinconvenient qu'il y avoit que Monsieur se
retiratde la cour, conseilla au Roi de faire ar-
reter le marechal d'Ornano , et de promettre
au grand prieur qu'il auroit le commandement
de I'armee navale si son frere renoncoit a I'a-
miraute de Bretagne dont il avoit ete pourvu
avec le gouvernement de cette province, et que
le cardinal souhaitoit fort pour Iui-m6me, dans
I'esperance oil il etoit d'etre eleve a la dignite
de surintendant du commerce et de la naviga-
tion de France, avec tons les pouvoirs et preemi-
nences accordes a I'amiral. Cette derniere
charge avoit done ete suppiimee pour donner
lieu a la creation de la premiere, que le cardi-
nal ambitionnoit violemment; et comme dans
cette nouvelle charge il ne pouvoit pas lui-meme
commander lesflottes. Son Eminence laissoit
le Roi maitre de leur donner pour general qui
il vouloit.
Le grand prieur, etant done flatte de I'espe-
rance de commander les armees de raer une
seule fois au moins , et d'avoir ensuite un bon
gouvernement a la place de celui de Caen qu'on
lui avoit ote, prit le parti d'aller menager Mon-
sieur et de le faire revenir a la cour. La pre-
miere chose que Monsieur demanda fut la li-
berie du marechal d'Ornano , qui lui fut pro-
mise. INIais comme je savois qu'on ne se servoit
en cette occasion du grand prieur que pour le
faire dlsgracier, je crus le devoir-avertir , en lui
PRKMIEUE PAR
faisant entendre que le Roi se laisseroit toucher
par les larmes de la Reine sa mere ; que le car-
dinal eviteroit de donner conseil a Sa Majeste
sur une matiere aussi delicate que le mariage
de Monsieur , son tVere ; ce qui ne I'empechoit
pas de faire un ecrit par lequel il se serviroit
de bonnes raisons pour la conclusion du ma-
nage , et de tres faibles pour soutenir le con-
traire ; et qu'ainsi le dessein de la Reine reus-
sissant , il attireroit son indignation , dont il se-
roit accable dans la suite aussi bien que la mai-
son de Vendome ; que , donnant les mains a ce
qu'il ne pourroit empecher, M. de Soissons , son
ami, se trouveroit par-la engage a rechercher sa
niece , ce qui seroit un tres grand avantage pour
sa raaison ; et qu'il ne devoit point apprehender
que mademoiselle de Guise fiit preferee a sa
niece, parce que M. de Soissons avoit pour sus-
pect tout ce que le cardinal lui conseilloit.
« Vous ne connoissez ni la cour ni Monsieur,
rae repondit le grand prieur. — Je ne serois
pas, lui repliquai-je, si aisement trompe a la
cour que \ ous , Monsieur ; mais pour ce qui re-
garde le caractere de votre esprit , il me seroit
facile de I'etre , puisque vous faites vous-meme
tout ce qu'il faut pour miner votre maison. »
Depuis que j'eus cet entretien avec le grand
prieur , je ne le vis que dans le moment qu'il
partit de Rlois avec M. de Vendome son frere ,
pour etre mis prisonnier dans le chateau d'Am-
boise.
Les sceaux , que Ton ota au chancelier d'Ali-
grepour les donner a M. de Marillac, firent
croire que Ton avoit de grands desseins , celui-
ci etant aussi severe que I'autre avoit paru
doux. La resolution que Ton avoit prise d'aller
sur la riviere de Loire, inspira aussi de la crainte
a plusieurs personnes ; mais quand on vit que
Monsieur suivoit le Roi , et que Chalais avoit eu
des eclaircissemens avec Sa Majeste et avec le
cardinal , on crut que les affaires etoient ac-
commodees. La detention de MM. de Vendome,
qui de Blois furent conduits a Amboise , fit nai-
tre d'autres soupcons qui augmenterent , parce
que la cour partit pour Nantes , et que le nou-
veau garde-des-sceaux fut nomme pour interro-
ger MM. de Vendome, ayant pour adjoint
Reauclair, secretaire-d'Etat.
Je dirai , a propos de M. de Marillac , que je
rae souviens de deux choses qui meritent d'a-
voir place dans ces Memoires. L'une , qu'en
prenant possession de la dignite de garde-des-
sceaux , au lieu de dire qu'il craignoit de n'en
pouvoir supporter le poids , comme font pour
I'ordinaire ceux qui en sont revetus , il fit un
compliment au Roi qui fit connoltre qu'il ne se
TIE. [1020] 4.-,
mefioit point du tout de ses forces ; c ar il dit a
Sa Majeste qu'il esperoit que Dieu lui feroit la
grace de s'en bien acquitter. La seconde chose
qui est a remarquer, c'est que le grand prieur
devoit faire et fit en effet difficulte de repon-
dre devant lui , tant a cause de sa qualite de
dievalier de Saint - Jean - de - Jerusalem que
parce qu'il pouvoit objecter a Marillac qu'etant
entre dans la Ligue , il avoit jure non seule-
ment de ne jamais reconnoitre pour roi celui a
qui la couronne appartenoit de droit , ni meme
ses enfans , mais encore de lui etre contraire en
toutes occasions : et c'est de quoi il avoit pu
etre accuse par le roi Henri-le-Grand; que de
plus, il s'etonnoit de ce qu'il vouloit etre son
juge , puisque lui , grand prieur, ne devoit point
en avoir d'autre que le parlement. II pouvoit
dire sur son sujet beaucoup d'autres choses en-
core qui couvroient Marillac de confusion. Le
garde-des-sceaux etant revenu avec cette re-
ponse , je fiis soupconne d'avoir donne des avis
au prisonnier; et le cardinal en parla au Roi
qui n'en crut rien et qui lui dit : <. Je le con-
nois aussi bien que je sais de quoi I'autre est ca-
pable. D'ailleurs, lui ajouta-t-il , je suis assure
de la fidelite de ceux qui gardent mes freres de
Vendome , et je suis persuade qu'ils n'ont recu
ni avis de ce qui a ete resolu , ni memoires sur
ce qu'ils doivent repondre. »
La cour fit alors un voyage a Nantes , ou les
Etats de la province de Bretagne furent con-
voques. Par la premiere requete qui fut presen-
tee au Roi , et qui etoit en quelque facon men-
diee , Sa Majeste fut suppliee de donner une
declaration par laquelle aucun des descendans
des anciens dues de Bretagne ne pourroit etre
gouverneur de la province. Le Roi fit ce regle-
ment par une declaration qui fut inseree dans
les registres des Etats. Pendant qu'ils travail-
loient au secours extraordinaire qu'ils pourroieut
donner a Sa Majeste , on pressa Monsieur de se
marier. On fit la decouverte d'un complot con-
tre la vie du cardinal. Chalais , qui etoit entre
dans le complot , fut arrete prisonnier, et tous
ceux que Ton soupconna d'avoir eu connois-
sance du complot. On composa une chambre
d'un certain nombre de presidens , de conseil-
lers du parlement de Bretagne et de plusieurs
maitres des requetes, qui avoient suivi le garde-
des-sceaux qui presida a cette chambre.
Monsieur se maria pendant qu'on travailla a
I'instruction du proces de Chalais , qui fut con-
damne a mort et execute. On croyoit qu'une
des conditions du mariage de ce prince seroit
la liberie de MM. de Vendome, du marechal
d'Ornano et de Chalais; mais ils furent oublies,
iC
MEMOIBES DU COMTE DE BlUHNNE
ou, si I'on parla d'eux , ce fut si foiblement que
ceia ne servit qu'a resserrer davantage les pre-
miers , et qu'a avancer la condamnation de Clia-
lais.
La maison de Guise commenca pour lors a
chanter victoire, et se donna meme ia liberte
de se laisser emporter si vivement a la joie, que
le due d'E^iboeuf m'ayant rencontre dans la
cour du chateau , me dit : « Vous voyez que ce
que vous craigniez tant , et que vous n'avez ja-
mais cru , est enfm arrive. Monsieur ote , par
son mariage , a la maison de Conde I'esperance
de parvenir a la couronne. » Je lui repondis a
mon tour sur le meme ton : « Je n'ai jamais cru,
Monsieur, qu'il put arriver ni bien ni mal du
mariage de Monsieur avec mademoiselle de
Montpensier. J'espere toujours que Dieu don-
nera des enfans au Roi , et qu'il voudra se lais-
ser flechir enfm par les larmes et les prieres
d'un peuple qui a le bonheur d'etre gouverne
par le meilleur prince du monde et par une
Reine d'un grand merite. »
Cependant le Roi se disposa de s'en retour-
ner a Paris peu apres le mariage de Monsieur,
et passa par Rennes , ou je ne suivis point Sa
Majeste, lui ayant demaude la permission d'al-
ler voir madame du Massez, ma belle-mere ,
qui demeuroit en Saintonge. Ce monarque ap-
prit pour lors la mort du marechal dOrnano ,
et donna ordre a madame de Che v reuse de se
retirer dans sa maison de Dampierre , avec de-
fense d'en sortir. La mort du marechal d'Ornano
fut une occasion de parler aux uns , et contribua
a la fortune des autres; et il y a beaucoup
d'apparence que , si cette mort n'eut prevenu le
ministere , on auroit fait le proces de M. d'Or-
nano , et qu'il n'auroit pas manque peut-etre de
charger par ses depositions plusieurs personnes
avec lesquelles il avoit eu de tres-grandes habi-
tudes.
Monsieur fut tres-content de son mariage et
de I'apanage qu'il avoit eu ; mais il oublia ses
serviteurs : a quoi son humeur le portoit assez.
Madame menageoit son esprit , et en tiroit tout
ce qu'elle en pouvoit tirer par son adresse.
[1627] Sa grossesse, qui parut bientot, ne fit
qu'augmenter le credit qu'elle avoit aupres de
son mari et de la Reine , sa belle-mere. Per-
sonne n'osoit dire que cette princesse n'accou-
cheroit pas d'un fils : car elle en etoit si persua-
dee , qu'il n'y avoit rien qu'ell e ne mit en usage
pour savoir ce que I'on disoit d'elle sur cet ar-
ticle , et pour donner ensuite des marques de
son ressentiment a ceux qui ne parloient pas
dans son sens. Cependant elle n'eut qu'une fille,
centre son attente et celle de ceux qui la regar-
doient comme etant destinee a donner des rois
a la France. Elle mourut peu de jours apres.
Quoique le cardinal de Richelieu eiit contribue
beaucoup au mariage de cette princesse , il n'en
etoit pas moins pour cela I'objet de son aver-
sion ; car elle lui envioit non-seulement son cre-
dit , mais elle fut meme cause , a ce que Ton
croit , que la Reine-mere commenca a se degou-
ter de ce ministre et a preter I'oreille a ceux
qui lui parloient a son desavantage.
On fut alors averti des preparatifs de guerre
qu'on faisoit en Angleterre , qu'un grand nom-
bre de huguenots, sujets du Roi, y avoient
passe , et que plusieurs d'entre eux la deman-
doient et s'y disposoient , sous pretexte de don-
ner ordre a leur siirete. Cependant le Roi tomba
dangereusement malade, et se trouva autant
agite par la fievre qui le tourmentoit que par
I'envie qu'il avoit d'aller en Poitou. La Reine sa
mere fit ce qu'elle put pour Ten empecher ; mais
le cardinal le pressa au contraire de s'avancer,
ne trouvant que ce seul moyen pour sauver I'lle
de Re , dans laquelle les Anglois avoient deja
fait une descente , et pour se faire craindre aux
Rochelois qui les avoient appeles.
La descente fut contestee ; mais enfin ils pri-
rent terre , etant fuvorises par la maree et par
leur canon. L'armee ennemie etoit commandee
par Buckingham , qui parut en cette expedition
avec I'equipage d'un homme amoureux , plutot
que dans I'equipage d'un general. Ce due, me-
prisant le fort de La Pree , resolut d'attaquer ce-
lui de Saint-Martin : ce qui lui fit recevoir un
affront, car il se retira sans avoir reussi dans
son entreprise. Je me crois oblige de dire ici,
pour rendre temoignage a la verite , que ce suc-
ces fut autant du a la vigilance du cardinal qu'a
la resolution que le Roi prit de se faire voir
dans le pays d'Aunis. Les assieges firent une
vigoureuse defense , et le regiment de Champa-
gne , commande par Thoiras , qui fut dans la
suite marechal de France , y acquit beaucoup
d'honneur. On fit passer des troupes au fort
de La Pree, et Ton fit un embarquement a
Brouage , dont le commandement fut donne a
M. de Schomberg, qui apprit a son arrivee que
les gardes ayant ete attaquees sous ce fort, ou
elles etoient campees, avoient repousse I'en-
nemi , lequel , pour jouer de son reste , attaqua
par un assaut general le fort de Saint-Martin ,
d'ou il fut aussi repousse. Ayant ensuite voulu
se retirer a la tete de I'ile , il fut defait entiere-
ment; et I'on pent dire que le marechal de
Schomberg recut dans cette occasion beaucoup
de gloire , et la France un grand honneur. Si
le Roi fut admire pour avoir entrepris ce se-
PREMIERE PAR
couis, le cardinal ne fut pas molns loue d'y
avoir contribue. Je ne suivis point le Roi
dans ce voyage , ni quand 11 partit de Saint-
Gerraain , ou il etoit venu reprendre ses forces ,
parce que je n'etois pas moi-raeme encore gueri
d'une incommodite qui m'obligea de garder la
charabre dix mois entiers , outre que le Roi ne
m'avoit pas fait I'honneur de me nommer pour
6tre de ce voyage. Je ne dirai point si la prison
du grand prieur ou quelque autre raison en fut
la cause , mais seuleraent que j'en tirai un grand
avantage , qui fut que je commencai des-lors a
raepriser le monde. Je n'avois point de plus
grande consolation que quand des personnes de
vertu et de piete me venoient visiter ; et je puis
dire que , dans cette occasion , je le fus bien
plus que je ne le meritois par les plus qualifies
du royaume. Enfin je recouvrai ma sante , sans
avoir le moindre ressentimeut d'un grand ab-
cesqu'il fallut m'ouvrir a plusieurs reprises. Ce
fut dans un voyage que je fis a Notre-Darae-de-
Liesse, pour remercier Dieu , que j'eus la certi-
tude de ma guerison. Madame de La Ville-aux-
Clercs fut du voyage , et je suis oblige de dire a
sa louange que , pendant le cours de ma mala-
die , elle ne quitta point le chevet de mon lit ,
dans lequel j'etois presque toujours, parce que
je m'y trouvois bien plus soulage que dans
quelque situation que je pusse etre.
Le Roi m'ordonna de rester aupres de la Reine ,
sa mere, qui exercoit la regence sous le titre de
gouvernante des provinces de deca la Loire.
Cepeudant madame de Chevreuse , ennuyee du
sejour de Dampierre , en partit brusquement ,
et alia a Nancy , ou elle fut parfaitement bien
recue de M. de Lorraine. Quoique la parente
servit de pretexte , ce fut sa beaute qui lui ac-
quit tout le pouvoir qu'elle eut dans la suite , et
qu'elle conserva long-temps sur I'esprit de ce
prince. Ce souverain ayant , ainsi que ses peres ,
fait de grandes usurpations sur les eveches de
Metz , Toul et Verdun , dont la protection etoit
devolue a nos rois, qui n'en possedoient presque
plus que la souverainete , dans laquelle ils etoient
bien fondes , on conseilla a Sa Majeste de re-
vendiquer ce qui lui appartenoit. Des commis-
saires ayant ete nommes de part et d'autre
pour en prendre connoissance , ils adjugerent
tant de terres au Roi que M. de Lorraine crut
qu'on le vouloit depouiller entierement. II est
vrai que ce prince faisoit d'ailleurs tant d'usur-
pations sur les droits et sur la souverainete de Sa
Majeste, que sa crainte pouvoit etre assez bien
fondee. Le due de Lorraine crut done que I'oc-
casion se presentoit d'obtenir des declarations
en sa faveur, ou bien de se maintcnir par la
TIE. [1627-28] 47
force dans la possession de ce qu'il pretendoit
lui appartenir. II s'en declara ouvertement, et
le bruit de la cour etoit qu'il agissoit par le con-
seil de madame de Chevreuse. Mais le pere de
cette duchesse , craignant que I'evenement ne
repondit pas a son attente, lui conseilla d'en-
voyer en Espagne pour s'assurer de la protec-
tion du Roi Catholique , et de faire passer par
Paris ou par La Rochelle M. de Ville, pour sa-
luer Sa Majeste de la part du due son maitre,
en glissant toujours quelques paroles qui signi-
fioient qu'il n'y avoit point de meilleur moyen
pour rendre I'amitie eternelle que de faire jus-
tice a M. de Lorraine sur ses pretentions.
Je repondis a cet envoye, avec qui j'eus ordre
de conferer , que ses paroles ressembloient a un
defi ; mais qu'il devoit plutot se ressouvenir que
son maitre avoit I'epee trop courte pour la mesu-
rer avec celle du Roi ; que d'ailleurs avant que
les Anglois et les Espagnols, naturellement tem-
poriseurs , eussent delibere s'ils I'assisteroient
ou non , il se trouveroit depouille et de ce qui lui
appartenoit et de ce qui ne lui appartenoit point .
M. de Ville ne fut pas mieux recu a La Rochelle,
le Roi etant indigne de ce qu'un due de Lor-
raine osoit faire le fier contre lui , parce qu'il
le croyoit engage fort avant dans une guerre avec
le roi d'Angleterre et avec une partie de ses
Etats revokes. Pendant que ie blocus de La Ro-
chelle fut continue [1628], le Roi vint faire un
tour a Paris et s'en retourna promptement, sans
que les prieres des deux Reiues le pussent rete-
nir. Le marquis de Spinola ayant ete rappele
des Pays-Bas en Espagne , passa par Paris. En
s'en allant a Madrid , il vit le camp de La Ro-
chelle , oil le Roi lui fit un tres-bon accueil , lui
permettant meme de visiter les tranchees et les
travaux. On battit aux champs : ce qui etoit le
plus grand honneur qu'on lui put faire , et dont
il ne manqua pas de rendre a Sa Majeste ses tres-
humbles remerclmens. Quand il fut arrive a la
cour du Roi son maitre , plusieurs conseillers de
Sa Majeste Catholique etant d'avis que Ton ten-
tat le secours de La Rochelle, alleguant pour
leur principale raison qu'il falloit empecher la
trop grande puissance de la France etses vues,
dont on ne pouvoit douter sur la reponse qui
avoit ete faite a M. de Ville , on demanda a Spi-
nola si cette entreprise pouvoit reussir : a quoi
ce general repondit qu'il y trouvoit de grandes
difficultes qui ne manqueroient pas de traverser
les desseins du Roi Catholique, auquel ensuite on
reprocheroit toujours d'avoir inutilement envoye
une flotte pour le secours des Rochelois. On lui
proposa de se charger de I'entreprise ; mais il
s'en excusa, donnant pour raison de son refus
•18
MEMOIHES I)U OOMTE DE 1UUE^.^E
qu'il avoit vu les travaux et donne son avis sur
ce qu'il y avoit a faire ; qu'ainsi il ne pouvoit pas
honnetement se chargei" de I'execution de ce
qu'on lui ordonnoit. Tout ceci fut cause que Sa
Majeste Catholique n'entreprit rien dont on put
se plaiiidre en France , ou qui put lui faire beau-
coup de mal ; mais il n'en fut pas de meme du
cote de I'ltalie. Les Espagnols croyant que I'occa-
sionetoit favorable de s'emparer de la villeet ci-
tadelle de Gasal, le sergent-major de cette place
fut sollicite de la part du Roi Catholique pour la
livrer ; et le due de Savoie consentit , d'autre cote,
de lui laisser faire la conquete du pays, a con-
dition qu'il declarat ne pretendre aucun droit ,
ou de renoncer a celui qu'il pourroit avoir sur la
ville et sur la citadelle. Ces deux princes , sui-
vant le bruit de la renommee, qui n'epargne
personne , ne songeoient qu'a se troraper I'un
I'autre ; car le Roi Catholique , voyant que son
dessein lui avoit reussi, ne pensoit qu'a empe-
cher M. de Savoie de faire la guerre dans un
pays qu'il regardoit eomme le sien propre; et ce-
pendant le due de Savoie , dans la crainte qu'il
en avoit ensuite , crioit au secours pour empe-
cher la trop grande puissance de I'Espagne en
Italic. II se sauvoit ainsi de I'un aux depens de
I'autie; mais, pour rendre sa condition meil-
leure, il etoit souvent joue des uns et des autres.
II n'y avoit point de puissance qui fut plus en
etat de faire tete a I'Espagne que celle de la
France. Cependant Sa Majeste Catholique traita
avec le due de Rohan et lui fournit de I'argent,
afin que la guerre civile ne fiKpas sitot termi-
nee qu'il y avoit lieu de croire qu'elle le seroit.
Le due fit a la verite la guerre en Laoguedoc;
mais il ne put empecher que La Rochelle ne se
rendit , apres qu'on y eut appris la mort du due
de Ruckingham , et vu que les efforts des An-
glois etoient inutiles contre la digue qu'on avoit
construite pour enfermer le port , et contre les
vaisseaux que le Roi avoit armes pour s'opposer
a la flotte ennemie. Cette ville rebelle fit enfin de
necessite vertu , et ouvrit ses portes a son sou-
verain.
FIN DE LA, PREMIERE PARTIE.
MEMOIRES
DU COMTE DE BRIENNE.
DEUXIEME PARTIE.
[1629] Sa Majeste se ressouvint alors de la
protection qu'elle devoit h M. de Mantoue in-
justement attaque , etn'oublia point cependant
ce qu'elle devoit a son Etat. Apres avoir recu a
composition La Rochelle , et donne ses ordres
pour rile de Re , elle lit aller son armee par le
Languedoe pour se rendre dans le Dauphine ,
dans I'intention de forcer les passages des Al-
pes , si M. de Savoie I'y contraignoit. Le Roi
Vint aussi faire un tour a Paris pour y voir les
Reines ; mais 11 en repartit aussitot , malgre la
rigueur de la saisou , pour se mettre a la tete
de son armee.
Ce monarque , feignant d'ignorer ce qui se
passoit a sa cour , courut au plus presse ; et ,
n'ayant pu faire entendre raison au due de
Savoie, il tenta de forcer le pas de Suse, fortifie
de barricades et defendu par une bonne cita-
tadelle et par un grand nombre de gens de
guerre : ce qui lui reussit , et le mit en etat de
voir Casal delivre d'un siege qui se faisoit sous
les ordres du marquis de Spinola. Pendant la
duree de ce siege , ce general se plaignit sou-
vent qu'on le laissoit manquer de tout ce qu'il
lui falloit : ce qu'il attribuoit aux artifices de
M. de Savoie. Ce grand capitaine eut peu de
satisfaction du cote de I'Espagne , et ne fut heu-
reux qu'en ce qu'il tomba malade avant que les
ordres du Roi Catholique fussent arrives et exe-
cutes par un autre.
Casal fut done secouru sans qu'il fut neces-
saire que le Roi allat plus loin que Bousselen-
que , ou M. et madame de Savoie et le prince
leur fils vinreut rendre leurs devoirs a Sa Ma-
jeste , qui , sous la foi d'un traite , repassa en
France avec le cardinal , et sans prendre le
raoindre repos alia dans le Vivarais , oil plu-
sieurs places se rendirent, a la reserve dePrivas
qui , ayaut voulu se defendre, servit malheureu-
sement d'exemple aux autres et a la posterite.
Le due de Rohan et tout son parti , etonnes
III. C. D. M., T. in.
de tant d'avantages , firent demander une am-
nistie : et cette amnistie lui fut accordee, a
condition que le due de Rohan , chef des rebel-
les, sortiroit du royaume, et que toutes les places
dont il etoit gouverneur ouvriroient leurs portes
aux troupes de Sa Majeste et auroient le tiers
de leurs fortifications rasees. Mais parce que cha-
que ville avoit la liberte de se soumettre ou de
ne le pas faire, le cardinal prit lui-meme le soin
de les aller faire expliquer. II mena des troupes
capables de les intimider et de les faire obeir de
force , si elles ne vouloient pas le faire autre-
ment. Le Roi vint alors faire un tour a Paris
pour y voir les Reines et s'y rafralchir. II mena
avec lui la Reine son epouse a Versailles; et
un jour qu'il paroissoit se disposer a revenir a
Paris , il en partit aussitot pour aller prendre le
divertissement de la chasse ou il le prenoit
ordinairement.
II est a propos de remarquer ici , a cette oc-
casion , que la comtesse de Lanoy etant morte
des I'annee precedente , la marquise de Senecay
eut sa charge de dame d'honneur; et celle que
madame de Senecay avoit auparavaut fut donnee
a la comtesse de Rochepot , connue pour lors
sous le nora de madame Du Fargis. La Reine ,
qui avoit souffert avec peine qu'on eut eloigne
de son service madame de Vervet , eut alors un
nouveau deplaisir 5 car non-seulement la dame
de Vervet ne fut point rappelee , mais on mit
aupres d'elle une dame qu'on pouvoit soupcon-
ner d'etre dans la dependance du cardinal de
Richelieu , a cause de la liaison qui etoit entre
elle et madame de Combalet, qui fut depuis
duchesse d'Aiguillon. La Reine s'emporta fortj
mais les dames qui essuyoient sa colere et ses
chagrins tachoient a la servir comme elles y
etoient obligees. Cependant madame Du Fargis
fit si bien qu'elle gagna la confiance de sa mal-
tresse par son assiduite et par quelques com-
plaisances. Apres cela, elle ne songea plus qu'a
4
MEMOIBES DU COMTE UE BRIENNE ,
la reconcilier avec la Reine, sa belle-mere; et il
y a beaucoup d'apparence qu'elle suivit en cela
ies coDseils du cardinal de Berulle , quoique la
dame eut par elle-meme assez de resolution
pour I'entreprendre.
On connut pour lors que Ton s'etoit meprls
de croire que le Roi fut absolument insensible a
la passion de I'amour, mademoiselle de Haute-
fort ayant donne dans la vue de ce monarque.
Cette dame , qui avoit beaucoup d'esprit et un
entretien tres-agreable , etoit au service de la
Reine-mere , et sous la conduite de madame de
La Flotte , gouvernante des filles d'honneur de
Sa Majeste. Madame Du Fargis conseilla pru-
demment a la Reine de fermer Ies yeux a la
passion apparente du Roi son epoux , lui di-
sant, pour la fortifier dans ce sentiment : « S'il
est capable d'aimer , c'est a vous seule qu'il
est capable de le marquer. » Cette princesse
avoit d'autant plus de raison de le croire , qu'il
n'y avoit effectivement a la cour aucune per-
sonne plus belle et plus charmante qu'elle , la
nature lui ayant donne tout I'esprit et tout I'a-
vantage necessaire , et pour se faire aimer et
pour se faire respecter. Le cardinal revint alors
glorieux et triomphant a la cour , ignorant ce
qui s'y passoit , aussi bien que la passion que
Monsieur faisoit paroitre pour epouser la prin-
cesse Marie , fille ainee du due de Mantoue. La
Reine-mere , au contraire , avoit beaucoup d'a-
version pour cette princesse. Monsieur , son
fils , temoigna aussi dans la suite de I'iuclina-
tion pour epouser une princesse florentine.
Les huguenots , desunis entre eux et se tra-
il issant Ies uus les autres , rentrerent insensi-
blement sous I'autorite du Roi qu'ils avoient
raeprisee si long-temps, bien que le due de
Rohan fit son possible pour les retenir et ne
cessat d'agir par ses emissaires en faveur de son
parti , tantot aupres des Espagnols , et tantot
aupres des Anglois. Mais il eut beau faire ,
toutes les villes de la Guienne et du Langue-
doc , meme Nimes , Uzes et Montauban , suivi-
rent la loi qu'on voulut leur imposer. Cepen-
dant les services et la capacite du cardinal ne
le mettant point a couvert de I'envie , il songea
bien tot a engager le Roi dans une nouvelle
guerre , de I'evenement de laquelle il se char-
geoit. 11 loua fort la Reine-mere de ce qu'elle
s'etoit opposee au mariage de Monsieur avec la
princesse Marie , en faisant renfermer celle
dont ce prince paroissoit etre epris; mais , dans
les entretiens que le cardinal eut avec le Roi ,
il lui fit remarquer que, tant que le cardinal de
Berulle et les Marillac conseilleroient la Reine-
mere, elle seroit capable de tout entreprendre ;
que c'etoit une cabale qu'il falloit rompre abso-
lument , en commencant par diviser la belle-
mere et la belle-fille. Le Roi n'eut pas de peine
a se laisser persuader , et le hasard seconda les
desseins du premier ministre. Le cardinal de
Berulle mourut sur ces entrefaites. A peine
eut-il rendu I'esprit que beaucoup de gens se
donnerent la liberte de parler contre lui, les
uns I'accusant d'ingratitude et les autres d'hy-
pocrisie , sans pourtant Ten pouYoir convaincre.
Le cardinal de Richelieu , se tenant toujours
tres-assure des bonnes graces de son maitre ,
s'avauca du cote de Lyon , et pria le Roi
de vouloir le suivre de pres , a moins qu'il
ne voulut se resoudre a voir Casal , ce grand
ouvrage de sa gloire , tomber sous la puissance
des Espagnols. Le Roi declara son voyage , et
que les Reines en seroient , et que la cour pas-
sei'oit par Troyes , ou elle sejourneroit les fetes
de Paques. Sur un bruit qui courut que Mon-
sieur avoit amasse quelques troupes pour enle-
ver la princesse Marie qui etoit aupres de la
Reine-mere , Sa Majeste, qui en prit I'alarme,
depecha au Roi qui , etant deja a Trenel , re-
vint a Fontainebleau , d'ou il envoya un corps
decavaleriepour mettre la Reine en assurance.
La chambre que Ton donna a la princesse
Marie fut preparee avec si peu de soin, qu'elle
eut toutes les peines du monde a se resoudre d'y
entrer. Chacun , se donnant la liberte de rai-
sonner sur ce que Ton voyoit , concluoit que
tout ceci se passoit avec la participation du Roi.
Pour moi , je donnai aussi dans ce meme senti-
ment ; mais je reconnus ensuite que je ra'etois
mepris , parce qu'etant alle un jour au lever du
Roi , il me demanda si j'avois cru qu'il ap-
prouveroit tout ce qui avoit ete fait. Je lui
avouai sans detour que j'avois eu cette pensee ;
mais que j'en avois change sur ce que , venant
dans la chambre de Sa Majeste , j'avois passe
devant celle de cette princesse , et que je n'y
avois point vu de garde. « Vous avez raison ,
me dit le Roi ; car on en use bien mal avec
elle. » Je remarquai des lors que la parfaite
intelligence que Ton avoit crue si fort etablie
entre la mere et le fils etoit de beaucoup dimi-
nuee ; mais j'avois agi contre les regies de la
prudence, et ce n'etoit pas a moi d'en rien te-
moigner.
[1630] Le Roi, qui traversa la Bourgogne
pour se rendre a Lyon , fut accompagne dans
son voyage par les enfans deM.de Vendome
( quoique leur pere flit encore prisonnier , et
que le grand prieur, leur oncle, fiit mort a Vin-
cenncs ) , et par le comte de Soissons revenu
des I'annee precedente dans le royaume, d'ou il
DEUXIEME PARTIE. [l630]
5t
etoit sorti par le conseil de Senneterre , qui le
suivit dans le voyage qu'il fit en Italic. Ce
prince resta fort long-temps a la cour de Sa-
voie, ou Ton dit quMl s'amouracha de Madame
Royale , apres avoir recouvre la sante , contre
I'opinion des medecins , qui , dans une violente
maiadiedont il fut attaque, I'avoient condamne
a mort.
Le cardinal de Richelieu, glorieux d'avoir ,
par la prise de Pignerol , assure un passage en
Italic a I'armee du Roi , se rendit a Lyon , ou
il fit prendre a Sa Majeste la resolution d'y aller
en personne. On examina quel chemin on de-
voit suivre , et Ton se determina a celui de
Grenoble , pour etre a portee de faire le siege
de Chambery , de bloquer Montmeliau, et d'al-
ler au devant du prince Thomas , qui faisoit
semblant de vouloir defendre la Savoie ; ou
d'entrer en France si le Roi s'avancoit du cote
de Saint-Jean-de-Maurienne.
Sa Majeste se separa des Reines , et laissa a
Lyon le garde-des-sceaux de Marillac et le con-
seil. Je ne puis dire surement si c'etoit pour ren-
dre justice aux sujets du Roi , ou bien si Ton ne
pensoit pas deja a se defaire de ce magistrat. Ce
qui est certain , c'est qu'il cut tres-bicn fait de
s'abstcnir de voir les Reines ; mais son ambition
lui faisoit suivre toujours de mauvais avis, qui
lui furent dans la suite tres-nuisibles , parce que
le pauvre homme ne connoissoit pas les manie-
res de la cour ni I'esprit du Roi.
Onenvoyade Grenoble le marechal de Cre-
qui faire le siege de CJiambery , qu'il fit capitu-
ler avec son chateau. Sa Majeste y ayant fait
quelque sejour, ordonna ensuite au marechal de
Chatillon de bloquer Montmelian; et, continuant
sa marche par Aix , Romilly , Annecy , Conflans
et la Tarantaise , elle s'arreta a Saint-Maurice.
Le prince Thomas abandonna ces memes pos-
tes , n'osant pas les defendre ni accepter la ba-
taille que Sa Majeste avoit envie de lui donner a
Saint-Maurice. Les troupes du Roi ayant atta-
que I'arriere-gardc de I'armee ennemie, la defi-
rent , et le prince Thomas se retira dans la vallee
d'Oulx , ou le Roi I'auroit poursuivi s'il avoit eu
assez de vivres pour y faire subsister son armee
pendant huit jours , ne craignant point que la
difficulte des passages le put empecher d'entrer
dans le Piemont; mais Sa Majeste en ayant ete
detournee par cette consideration , elle se con-
tenta de faire fortifier I'entree de la vallee, dont
le commandement fut donne a M. Du Hallier.
Ensuite , reprenant le meme chemin jusqu a Con-
flans , le Roi se rendit a Chambery et ensuite a
Lyon. Sa Majeste y fut accompagnee par le car-
dinal de Richelieu , par plusieurs marechaux de
France, et entre autres parM. de Schomberg qui
avoit passe les monts, et auquel le premier mi-
nistre proposa de retourner en Piemont; mais
ce marechal y ayant de la repugnance , M. d'Ef.
fiat s'offrit : et cela pint fort au ministre qui ne
pouvoit se resoudre a quitter le Roi , dont il
craignoit I'esprit susceptible de toutes les im-
pressions, et fougueux. Comme le cardinal etoit
bien informe de ce qui s'etoit passe a Lyon, il
fit tout ce qu'il put pour empecher le Roi de re-
passer les monts ; mais u'ayant pu en venir a
bout, il le suivit. L'humeur fiere et naturelle-
ment inquiete de ce prince donna dans la suite
au cardinal les moyens de le faire revenir, etde
lui faire suivre ses conseils plus aveuglement
qu'auparavant.
Le Roi se rendit de Grenoble a Saint-Jean-
de-Maurienne , et y fit assez de sejour pour y
rasserabler une armee capable de combattre
celle de M. le due de Savoie. Cette armee, jointe
a une autre qui etoit au-dela des monts sous le
commandement de MM. les marechaux de La
Force et deMarillac, pouvoit donner de la crainte
au due et au gouverneur de Milan. Le due de
Montmorency s'offrit de la commander , et le
marquis d'Etfiatde I'accompagner, pourvu qu'on
le fit lieutenant general, persuade qu'il etoit que
cette dignite , jointe a celle de grand-maitre de
rartillerie et de surintendant des finances , lui
donneroit assez d"autorite pour partager celle
de M. de Montmorency. Le jour que M. de
Schomberg s'avanca, nous reculames jusqu'a
Grenoble , apres avoir reste a Barrault le temps
qu'on nous demandoit , pour voir I'effet d'une
mine qui nous devoit faciliter la prise de Mont-
melian; mais ce dessein ne reussit pas.
Dans I'envie que le Roi avoit de retourner a
Lyon, sur les avis qu'il avoit eus que le gardc-
des-sceaux s'insiuuoit de plus en plus dans I'es-
prit des Reines , ce magistrat recut un ordre
d'aller a Grenoble y attendre Sa Majeste : ce
qui fit que les soupcons qu'on avoit eus de sa
conduite a Lyon ne furent pas sans fondement.
II parut bien alors que M. de Marillac n'avoit
point I'air de la cour en saluant le Roi; car il
temoigna trop de joie de son retour , et combien
il avoit apprehende que le sejour de ce prince
au pied des Alpes n'eut ete nuisible a sa sante.
Je ne doute point que le pauvre homme n'en fit
de meme en abordant le cardinal ; mais ni ses
souplesses ni ses artifices ne le purent faire chan-
ger a son egard. La cour se rendit a Lyon , ou
le marechal de Schomberg promit de retourner
en Italic. M. de Montmorency y defit M. de Sa-
voie, qui s'etoit campe sous Veillane; et M. de
Schomberg y fut joint par les autres marechaux,
1.
MEMOIl'.F.S m: COMTE IiE BRIENNE
{jui y furent seulement temoins deson courage,
et ne contribiierent que par leurs voeux a I'heu-
reux succes de ses entreprises.
L'armee victorieuse, s'avancant vers Carignan,
y prit un fort que les enuemis y avoient cons-
truit pour defeudre le passage du P6. L'on com-
menca pour lors a bien esperer des secours de
Casai, assiege pour la seconde fois par les Es-
pa'mols. M. de Montmorency repassa ensuite les
monts et il se rendit a Lyon , ou il ne donna
point a M. d'Effiat toutes les louanges que, dans
son coeur, il croyoit lui etre dues.
Le Roi fut pour lors attaque de cette grande
maladie qui nous fit extremement craindre pour
sa vie, et qui causa autant d'alarmes a son con-
seil que d'esperance a Monsieur, qui etoit reste
a Paris , de posseder dans peu la plus belle cou-
ronne de la chretiente ; mais cette maladie eut
un cours heureux. Lorsque le Roi crutse trouver
iiors d'esperance de guerison , il fit de grandes
excuses a la Reine son epouse de n'avoir pas bien
vecuavec elle. II lui promitdeseconduiremieux
et de suivre a I'avenir ses conseils. Cette prin-
cesse , se tenant alors comme assuree de la sin-
cerite et de la tendresse du Roi son epoux, lui
declara tons les sujets de plaintes qu'elle avoit
contre le cardinal , ct fit promettre au Roi que
ce rainistre seroit congedie ; mais il est vrai que
le monarque ne s'y engagea qu'a condition que
ce ne seroit qu'apres qu'il auroit fait la paix
avcc I'Espagne. Pendant la maladie du Roi , la
Reine-mere s'assura aussi de plusieurs personnes
pour arreter le cardinal , s'il arrivoit que le Roi
vint a raourir. M. d'Alincourt , gouverneur de
Lyon , et quantite de seigneurs de la cour s'y
enyagerent. Le cardinal , de son cote , soit qu'il
eneut connoissance , ou bien qu'il voulut se de-
livrer des craintes continuelles dans lesquelles
il etoit , s'assura du plus grand nombre de gens
qu'il put, et n'exigea d'eux autre chose, a ce
qu'il parut, que de lui aider a se retirer dans un
lieude surete, a cause de la haine qu'il savoit
bien que la Reine et Monsieur avoient pour lui.
Le due de Montmorency leur offrit aussi ses ser-
vices et ceux de plusieurs de ses amis qu'il avoit
mis dans leurs interets. A chaque accident qui
survenoit dans cette maladie , les creatures de
Monsieur lui depechoient des courriers que je
faisois aussitot suivre par d'autres , pour ras-
surer les bons serviteurs du Roi, et pour oter a
Monsieur I'esperance de la grandeur dont il
se laissoit flatter. Enfin Dieu rendit assez de
sante et de force a ce monarque pour sortir
de Lyon, et pour aller prendre fair de la
Loire , qu'on assuroit lui 6tre meilleur que tout
autre.
Rien que Sa Majeste se ressouvlnt des bons
services quelecardinal lui avoit rendus, il n'ou-
blia pas la parole qu'il avoit donnee a la Reine,
quoiqu'il en lit un secret a son premier minis-
tre;maisil I'avertit pourtant que la Reine sa
mere etoit mal satisfaite de sa conduite , et lui
conseilla de sereconciliersincerement avecelle.
Soit quelecardinal ajoutat foi a ce que le Roi
lui avoit dit, ou qu'il voulut connoitre par lui-
meme qui etoient ceux qui le desservoient , ou
qu'il criit que la bienveillance dont cette priu-
cesse I'avoit honore lui faciliteroit les moyens
de rentrer dans ses bonnes graces , il prit le
parti de la suivre , et il s'embarqua dans le meme
bateau qui avoit ete prepare a cette princesse.
II y mit en usage tout son jeu, et examina la
contenance de toutes les dames qui y etoient :
ce qui lui fut tres-inutile ; car la Reine, qui etoit
nee Florentine, lui fit voir que, quoiqu'elleeut
passe trente annees en France, elle n'avoit pas
encore oublie I'art dedissimuler, qui s'apprend
dans tons les pays du monde , mais qui est natu-
rel en Italic.
La cour etant arrivee a Paris , le Roi aima
mieux loger dans I'hotel des ambassadeurs ex-
traordinaires , qui est proche du Luxembourg ,
que dans le Louvre ; et cela apparemment pour
ses vues particulieres. II y visitoit souvent la
Reine sa mere , qui ne manquoit pas de le faire
souvenir de ce qu'il lui avoit promis et a la
Reine son epouse; mais le Roi leur representoit
sous quelle condition il avoit doune sa parole.
Non seulement ceux qui jugcoient des chosessui-
vant les apparences, mais meme les plus eclai-
res , regardoient la disgrace du cardinal comme
inevitable, pendant que d'autres lui voyoient un
moyen pour se maintenir, en ce que ceux qui
agissoient pour le perdre le faisoient trop ouver-
tement ettemoignoient beaueoup de passion : ce
qui paroissoit unecabale, dont le nom seul etoit
odieux au Roi.
La Reine fut conseillee par la princesse de
Conti , par la duchesse d'Elboeuf , et meme, a
ce que Ton dit , par le.garde-des-sceaux , d'avoir
un eclaircissement avec le Roi ; et pour faire
connoitre a ce monarque et au cardinal qu'il
n'y avoit point de lieu d'esperer de reconcilia-
tion , elle eloigna de son service la dame de Com-
balet , niece de ce premier ministre. Celui-cl
surprit Leurs Majestes comme el les parloient
ensemble de ce qu'il y avoit a faire contre lui.
Les larraes et les soumissions du cardinal ne
flechirent point la Reine ; et le Roi ne s'etant
point alors declare en sa faveur , il se retira de
leur presence, et donna ordre qu'on tint son
equipage pret pours'en aller au Havre. Le car-
Dtl'XlKME i'AUTIE. [I030j
dinal de La Valette, son ancieu ami , s'opposa a
cette retiaite precipit6e , et lui dit qu'il nefalloit
poiutse decourager, maissuivre le conseilquMl lui
donnoit d'aller a Versailles tiouver le Roi , et de
se servir dans cette occasion de tout I'ascendant
que la superiorite de son genie et ses grands ser-
vices lui donnoient sur Fesprit de ce monarque.
Le cardinal de Richelieu se trouvatres-biend'a-
Yoir suivi le conseil geiiereux de son ami, Les
choses changerent aussitot de face. Ayant de-
trompe Sa Majeste, il en obtint un ordre pour
faire aller legarde-des-sceaux a Glatigny, qui
etoit une raaison peu eloignee de Versailles, ou
Ton nous fit commandement de nous rendre , le
president de Chevry et raoi.
Le cardinal se servit de toute la force de son
esprit , qui , conime Ton sait assez , etoit des
plus tianscendans , pour rendre le garde-des-
sceaux et sou frere auteurs de tout le nial. 11
engagea le Roi a oter les sceaux a Tun et a faire
arrcter I'autre , qui pour lors comraandoit I'ar-
mee d'ltalie avec les marechaux de La Force et
de Schomberg. On nti'ordonna d'aller a Glati-
gny reprendre les sceaux. On laissa un exempt
avec des gardes aupres de M. de Marillac , qui
le conduisirent a Chateauduu , ou il mourut.
L'experieuce consommee de ce raagistrat lui fit
regarder sa perte comme assuree des qu'il vit
que le cardinal etoit a Versailles, et que la Reine-
niere , restee a Paris , Tavoit laisse maitre du
champ de bataille. II ecrivit au Roi une lettre
pour lui demander la permission de se retirer ,
et il me la remit avec les sceaux , apres s'etre
entretenu avec moi assez long-temps ; mais quand
il entendit qu'il y avoit un exempt qui devoit
I'accorapagner jusques au lieu ou il devoit etre
conduit, il changea de couleur, et, faisant pour-
tant serablant de ne se pas croire prisonnier , il
me dit : « Si on a peur que je ne parle a quel-
qu'un , on ne me rend pas justice. Je ne puis
avoir de plus siire garde que moi. » Bouthillier
cut ordre d'ecrire a M. de Schomberg de faire
arreter le marechal de Marillac : ce qu'il exe-
cuta apres en avoir averti M. de La Force et les
principaux officiers de I'armce. Pour moi, je re-
mis les sceaux entre les mains du Roi, et je lui
dis que M. de Marillac m'avoit charge d'une
lettre pour Sa Majeste. Ce monarque voulut la
voir, aussi bien que le cardinal ; je m'en defen-
dis sur ce qu'elle m'avoit ete donnee fermee, et
que, pouvant s'y trouver quclque chose qui leur
seroit desagreable , on pourroit me soupconner
de m'en elre charge a dessein. Mais le Roi
m'ayant asseure qu'il etoit persuade de ma fide-
lite , et le cardinal de mon affection , je Touvris,
et j'enfis lecture en presence du premier minis-
Iro. Cetle lettre etoit concue en termes extre-
mement soumls. INI. de Marillac y demandoit
au Roi la permission de se retirer , parce que ,
disoit-il , son grand ^ge ne lui permettoit plus
d'exercersa charge avec toute I'assiduite qu'elle
demandoit.
Sur la proposition que Ton fit a M. de Cha-
teauneuf de le faire garde-des-sceaux , il se de-
fendit assez fortement , soit parce qu'il etoit dif-
ficile de se maintenir long-temps en faveur avec
le Roi et le cardinal , ou peut-etre parce qu'il
se croyoit encore trop jeune pour soutenir le
poids d'un pared fardeau. J'eus cependant ordre
de venir a Paris pour faire savoir a la Reine-
mere , de la part du Roi son fils , le changement
qu'il avoit fait dans son conseil , en otant les
sceaux a M. de Marillac, et qu'il ne rempliroit
point cette charge ni celle de premier president,
sans lui dire auparavant sur quels sujets Sa Ma-
jeste jetteroit les yeux. Ces paroles furent prises
en deux sens bien difl'erens ; car les uns crurent
qu'elles signifioient que le Roi en delibereroit
avec la Reine sa mere , et les autres crurent
qu'elles marquoient seulement que Sa Majeste
lui diroit ce qu'elle vouloit faire. Je trouvai , eu
arrivant au Luxembourg , une cour extreme-
ment grosse. La Reine etoit environnee de quan-
tite de dames et d'un grand nombre de seigneurs,
dont M. le due d'Epernon etoit le plus qualifi^.
Je I'abordai, apres avoir dit a cette princesse ce
qui m'avoit ete ordonne. Elle me commanda de
me trouver dans son appartement, au retour de
sa promenade, pour y recevoir sa reponse. Apres
cela je ne pus m'empecher de demander a M. d'E-
pernon ce qu'il pretendoit de faire par sa ma-
niere d'agir. « Pousser h bout le cardinal , me
dit-il avec cette fierte qui lui etoit naturelle. —
L'occasion en est passee, lui repliquai-je; il est
le maitre. M. de Marillac est congedie, et je ne
vois point d'autre parti a prendre pour vous que
de vous retirer et de laisser debrouiller les car-
tes a ceux qui les out melees , mais qui ne pour-
ront peut-etre pas en venir about. » Je retournal
au Luxembourg a I'heure qui m'avoit ete don-
nee par la Reine, qui tenoit pour lors son cercle
ou il y avoit un grand nombre de princesses, de
dames et de seigneurs qui faisoient leur cour a
Sa Majeste. La Reine ayant tcmoigne qu'elle
vouloit se retirer sur les six heures du soir, tons
ceux qui etoient aupres d'elle prirent conge. Je
fus au desespoir d'avoir vu tant de moude au
Luxembourg , n'aimant point a faire le person-
nage d'un espion , personnage qui me paroit tout-
a-fait indigne d'un gentilhomme. Je m'attendois
cependant d'etre fort questionne a mon retour ;
mais heureusement on ne me dit ricn. Si cette
5 4
MEMOIUr-S Dl; COMTE HE BIIIENNE ,
commission eut etc donnoe au lieutenant civil
Morteau , il ne I'auroit jamais executee a son
honneur. II s'y seroit infailliblement perdu ,
comrae ceux qui y furent reraarques. Lorsque je
fis ma commission aupres de la Reine , Sa Ma-
jeste , etant entree dans son cabinet , me com-
manda de lui repeter ce que j'avois eu I'honneur
de lui dire. C'etoit apparemment pour me per-
suader , aussi bien qu'au Roi et au cardinal ,
qu'elle n'en avoit rien temoigne aux princesses
qui I'avoient suivie a la promenade. Mais comme
cet artifice etoit trop grossier, je n'en fus pas la
dupe. Je lui repetai pourtanttout ce que j'avois
dit. Sa reponse fut que le Roi ne pouvoit rien
faire qui ne diit etre approuve ; mais qu'il en
usoit bien mal avec elle , non-seulement parce
qu'elle etoit sa mere , mais encore parce qu'il
manquoit a ce qu'il avoit promis ; que les fines-
ses du cardinal lui etoient connues , et qu'il se-
roit bien difficile que le Roy son fils n'y fut pas
trompe dans la suite; qu'elle le remercioit de
tout ce qu'il lui avoit bien voulu faire savoir, et
que c'etoit 1^ tout ce qu'elle avoit a me dire. Elle
ajouta que c'etoit encore lui faire un tres-grand
outrage , et montrer le peu de credit qu'elle avoit
sur I'esprit du Roi son fils, puisqu'il releguoit
le garde-des-sceaux, qui auroit dii, par sa pro-
bite et sa suffisance , etre a convert d'un pareil
orage.
« Je vous ai fait entendre , continua Sa Ma-
jeste , ce que je veux que vous disiez au Roi de
ma part; mais vous considerant comme mon ser-
viteur et comme fils du plus zele serviteur qu'ait
jamais eu le feu Roi monseigneur, je vous dirai
francheraent que j'aurai encore plus a souffrir
que je n'ai eu du temps de Luynes. » Je pris la
liberte de ne point tomber d'accord de ce que
me dit cette princesse, et je lui representai les
obligations que lui avoit le cardinal. « Vous ne
le connoissez pas , me repliqua-t-elle : comme il
n'y a pas d'homme plus abattu que lui quand la
fortune lui est contraire , aussi est-il pi re qu'un
dragon quand il a le vent en poupe. » Elle ne me
permit de la quitter que sur les dix heures du solr;
et les larmes qu'elle repandit abondamment , en
se plaignant avec amertume du cardinal , me
firent connoitre qu'elle etoit veritablement tou-
chee et outree.
Je me rendis le lendemain de grand matin a
Versailles, ou je trouvai M. de Chciteauneuf re-
solu non-seulement d'accepter les sceaux, mais
meme dans I'impatience de les avoir. Le cardi-
nal etoit aussi dans celle de les lui procurer ;
mais le Roi se trouvoit encore incertain de ce
qu'il devoit faire. Cela m'obligea de dire a M. de
Ch^teauneuf que , tant que les sceaux seroient
dans les coffres de Sa Majeste , les partisans de
M. de Marillac espereroienttoujoursqu'on les lui
rendroit. « II faut, continuai-je, avouer la verite :
c'est un homme de merite , et dont la probite
sera un obstacle a la reconciliation du Roi notre
maitre et de la Reine sa mere ; mais lorsque les
partisans de M. de Marillac ne seflatterontplus
de lui voir rendre les sceaux, ceux qui parois-
sent les plus auimes couseilleront a la Reine de
rechercber la bienveillance du Roi et de se con-
former a ses intentions. » M. de Chateauneuf me
demanda si je voulois bien dire ceci au cardinal.
Je le lui promis, et il me pressa fort de le faire.
Cela m'obligea de lui parler en ces termes :
« Vous n'etes plus le meme que vous etiez : Dieu
en soit loue ! » J 'informal cependant le cardinal
de ce que j'avois fait a Paris et d'uue partie de
ce qui m'y avoit ete dit. J'ajoutai ce que je
croyois qu'il falloit faire; mais ce n'etoit pas
tant pour favoriser M. de Chateauneuf que
parce que j'etois persuade que le service du Roi
le demandoit. I.e cardinal me recommanda de
dire a Sa Majeste ce que je croyois qu'il etoit
a piopos qu'elle fit , apres lui avoir rendu
compte de la raaniere dont j'avois execute ses
ordres.
Dans I'impatience ou le Roi etoit de me voir,
pour savoir ce que j'avois fait a Paris, il vint a
ma rencontre , et fut fort aise d'apprendre comme
je m'etois acquitte de la commission qu'il m'avoit
donnee. II parut encore plus content de la pro-
position que je fis a Sa Majeste de reraplir au
plus tot les dignites de garde-des-sceaux et de
premier president du parlement. Le Roi envoya
querir sur-le-champ le cardinal et lui declara
la resolution qu'il avoit prise. 11 I'appuya de
toutes les raisons dont je m'etois servi. Je fis en
cette rencontre le persounage d'un courtisan ,
qui est d'applaudir a ce que les maitres veulent;
mais je le fis avec tant de circonspection pour la
Reine-mere , qu'il ne m'echappa de rien dire
qui put lui nuire, ni qui fiit contraire au respect
que je lui devois. Cette princesse ne se contenta
pas d'avoir congedie de son service madame de
Combalet^ niece du cardinal , elle ordonna aussi
a Ranee , son secretaire et creature de cette
Eminence , de se retirer, en I'assurant pourtant
qu'elle auroit soin de le recompenser.
Plusieurs de ceux qui avoient paru les plus
assidusau Luxembourg cesscrent alorsd'y aller;
meme le due d'Epernon fut a Versailles rendre
ses devoirs au Roi. II eut un long entretien avec
le cardinal de Richelieu , et il y a beaucoupd'ap-
parence que I'etroite amitie qui etoit entre le
premier ministre et le cardinal de La Valette,
ills de M. d'Epernon , ne fut pas inutile a ceduc
DEUXIEME PVBTIE. [1630]
qui etoit fort raal dans I'esprit du premier mi-
nistre, parce que, dans le voyage que la cour
avoitfait a Bordeaux en 1629 , il avoit coustam-
jTient soutenu les droits de sa charge dans les ci-
vilites qu'il avoit rendues a cette Eminence, qui
depuis ce temps-la en avoit toujours teraoigne
son mecontentement au due d'Epernon.
M. de Chateauneuf ayant enfm accepte la
charge de garde-des-sceaux dont il etoit digne ,
on m'ordonna d'aller dire a la Reine-mere le
choix que le Roi avoit fait de la personne de ce
ministre pour reraplir la susdite charge , et de
celle de M. Le Jay pour etre premier president
du parlement de Paris. On m'ordonna aussi de
faire expedier les provisions de ces deux char-
ges , et d'avertir les officiers du sceau qu'ilseus-
sent a se trouver le lendemain a Versailles , le
Roi voulant lui-meme sceller le brevet de M. de
Chateauneuf. Le cardinal souhaita que j'entre-
tinsse le pere Suffren , jesuite , de ce que j'avois
dit a la Reine , etant persuade que la maniere
avec laquelleon agissoit avec elle devoit I'adou-
cir, parce que le public pourroit etre detrompe
par la de I'opinion qu'il ne manqueroit pas d'a-
voir que tout ceci se faisoit sans la participation
de Sa Majeste.
Je n'arrivai a Paris qu'a deux heures denuit.
J 'en restai bien autantau Luxembourg et a me
faire ouvrir les portes du noviciat des jesuites ,
ou le pere Suffren iogeoit. Je le trouvai parti
pour Versailles. Je fus ensuite eveiller le presi-
dent Le Jay , et de la j'allai au Louvre, ou j'eus
pitie de I'aveuglement de madarae Du Fargis ,
qui se tenoit comme assuree que son credit et
celui de sa mere seroient assez puissans pour per-
dre le cardinal. J'avois averti , des Lyon , cette
dame que Ton n'etoit pas content de saconduite,
et que Tordre donne a Biringhen de se retirer de
la cour faisoit assez connoitre Tautorite absolue
de I'Emiuence. Je lui avois dit encore que, si
elle ne changeoit, elle auroit sans doute occa-
sion de s'en repentir. La dame me dit que j'etois
moi-meme un aveugle et trop persuade du cre-
dit du cardinal. Maisenfin, ne la pouvant con-
vaincre , je lui repliquai qu'elle en pourroit faire
bientot I'epreuve a ses depens.
La reine Anne d'Autriche commenca de s'a-
percevoir alors que les conseils qu'elle avoit sui-
vis dans tout cet enchainement d'intrigues n'e-
toient pas les meilleurs ; mais elle s'en excusoit
en disant : « Qui auroit pu croire , apres tout ce
que Ton voit , ce que le Roi a dit a la Reine
sa mere dans le temps qu'il croyoit mourir ,
et depuis qu'il a recouvre sa sante? » Je fisce
([ue j'avois a faire a Paris, etj'en partis de si
bonne beure que j'arrivai a Versailles avant les
officiers du sceau. Les provisions de garde-des-
sceaux et de premier president du parlement
etant scellees, M. de Chateauneuf et M. Le Jay
preterent leur serment entre les mains de Sa
Majeste , et dinerent avec le cardinal qui partit
de Versailles , et qui , ayant accompagne le Roi
au Luxembourg , fut temoin de ce qui se passa
quand il presenta a la Reine sa mere ces deux
nouveaux magistrats.
Le marechal de Schomberg ayant execute
I'ordre qu'il avoit d'arreter M. de Marillac, re-
passa en France , glorieux d'avoir oblige le mar-
quis de Sainte-Croix a lever le siege de Casal ,
que ce general avoit forme avec I'armee d'Espa-
gne. La prise et le sac de Mantoue par celle de
I'Empereur nous affligea moins que M. de Sa-
voie , qui mourut alors depouille d'une partie de
ses Etats, et presque a la discretion de la mai-
son d'Autriche , mais toujours plein de projets
aussi specieux que peu solides. On ne pent dire
si ce prince mourut de vieillesse ou bien de cha-
grin 5 mais ceux qui avoient le plus de part a sa
confiance out cru que le mauvais etat de ses af-
faires avoit avance ses jours.
Le Roi ayant resolu de rester du temps a
Saint-Germain-en-Laye , le cardinal y demanda
un logement pour ne pas s'eloigner de Sa Ma-
jeste, a ce qu'il disoit ; mais c'etoit plutot pour
sa surete , quoiqu'il se vit bien assure de tons
ceux qui approchoient de sa personne. Le due
de Montmorency, et MM. de Toiras et d'Effiat,
qui etoient de retour a la cour , deraanderent
pour lors le baton de marechal de France. Le
premier representoit les services de ses peres et
les siens personnels , ayant beaucoup contribue
a la reduction des villes du Languedoc occupees
par les religionnaires , gagne une bataille sur les
Rochelois , et cette meme annee-ci celle de Veil-
lane, ou les armees du roi d'Espagne etdu due
de Savoie avoient ete defaites. Toiras deman-
doit le meme honneur pour avoir defendu les
citadelles de Casal et de Re centre I'effort
des armees espagnole et angloise; et d'Effiat y
pretendoit pour avoir eu part a la derniere vic-
toire de M. de Montmorency , dont il se faisoit
encore plus d'honneur qu'il ne lui en apparte-
noit , sans derober rien a M. de Montmorency
de ce qui lui etoit du. Le Roi , ayant pris enfm
la resolution d'accorder cette dignite aux deux
premiers , me commanda d'en venir faire part
a la Reine sa mere. Le troisieme fut informe de
cette resolution par Bullion , connu autrefois par
le nom de Cinq-Heraults , et recommandable
alors par plusieurs services qu'il avoit rendus.
Je lui dis I'ordre qui m'avoit ete donne. Bou-
thillier , et surtout d'Effiat , qui esperoit que le
/»G
MEMOIRES I)i: COSITB DE BRIE.NiNE
Roi lui accordei'oit la meme grdce qu'aux au-
tres , me conjurerent de ne point partir sans
avoir vu anparavaut le cardinal , qui s etoit
deja retire. Cela rae surpritbeaucoup. Je ne lais-
sai pas de leur proraettre ce qu'ils me deman-
doient, en leur disant que j'avois de la peine a
croire qu'ils pussent reussir dans leur dessein ,
parce que le Roi , pour I'ordinaire, ne se deter-
mi)ioit pas si promptement. J'aurois pu encore
leur objecter bien d'autres raisons , mais je m'en
abstins , autant par bienseance que parce que
j'aurois souhaite de m'etre trorape dans mon ju-
gement , a cause de i'amitie qui avoit toujours
ete entre M. d'Effiat et moi.
Je ne manquai done pas de me rendre chez
le cardinal a son reveil, et je lui dis ce qui
m'amenoit chez lui de si bonne heure. « Bon
Dieu, me repondit-il dans la surprise ou il
^toit , qu'il y a dans ce monde de gens pre-
venus de leur merite et qui connoissent peu
la cour ! Allez-vous-en en diligence , faites ce
qui vous a ete ordonne , et assurez d'Effiat
que dans le commencement de I'annee pro-
chaine (nous etions bien avances dans le mois
de decembre) il aura satisfaction , ou je n'au-
rai point de credit. « M. d'Effiat ne fut pas
content de cela et pressa toujours ; mais pour-
tant il n'oublia pas ce que je lui avois dit de la
part du cardinal.
Pendant le voyage de Savoie et le sejour que
fit le Roi a Versailles, M. de Soissons ne dis-
continua point de demander la liberie de M. de
Vendome. L'abolition que ce prince avoit bien
voulu accepter , I'assiduite de ses enfans aupres
de la personne de Sa Majeste, et le grand prieur
mort en prison, excitoient la compassion et I'in-
dignation de tout le monde, qui ne pouvoit sup-
porter qu'on punit par une si longue captivite
une chose dont on faisoit un grand crime a M. de
Vendome , qui etoit de penser seulement aux
pretentions qu'il avoit sur la Bretagne. M. de
Vend6me obtint enfm sa liberte par les soins de
M. de Soissons, etfut retabli dans tons ses hon-
neurs, a la reserve du gouvernement de cette
province, dont il conserva seulement le titre.
On etoit pour lors fort attentif a ce que feroit
Monsieur , ce prince paroissant attache aux vo-
lontes du Roi, louant tout ce qui se faisoit, et
affectant meme de suivre les avis du cardinal;
mais on fut encore plus surpris d'apprendre ,
lorsqu'on s'y attendoit le moins, qu'il avoit ete
rendre visite a ce premier ministre et qu'il lui
avoit parle en ces termes: « Je viens retirer la
parole que je vous avois donnee d'etre de vos
amis. Je ne puis Telre avec bonneur , a cause
du mauvais traitement que rccoit de vous la
Reine ma mere. " A quoi le cardinal repondit
avec moderation qu'il ne laisseroit pas d'etre
toujours son tres-humble serviteur ; qu'il n'avoit
aucune part a tout ce qui se faisoit a la Reine ,
et qu'il ne croyoit pas (en cela il se trouva con-
forme aux sentimens du Roi) qu'elle eiit aucun
sujet de se plaindre de ce qui se faisoit, puisqu'il
ne tenoit qu'a elle d'entrer dans le secret des af-
faires et dans I'etroite coufiance du Roi son
fils. Monsieur etant reste a Paris nonobstant la
hauteur avec laquelle il avoit parle au cardinal,
il ne laissa pas de prendre la resolution dese re-
tirer a Blois : a quoi Sa Majeste ne s'opposa point.
Soit que cette Eminence eut envie de se re-
concilier tout de bon avec la Reine, ou bien
qu'elle n'en vouliit faire que le semblant, elle
employa plusieurs personnes pour adoucir I'es-
prit de cette princesse. Mais elle se tint fort of-
fensee et si meprisee qu'elle crut ne le pouvoir
faire sans blesser sa reputation. Ainsi la peine
qu'on s'y donna fut tres-inutile , etant d'ailleurs
obsedee par les ennemis du cardinal , qui flat-
toient sa passion en lui disant que le public la
plaignoit et blamoit le Roi son fils, dont I'es-
prit inconstant lui pouvoit faire esperer qu'il se
reconcilieroitavec elle aussi facilement qu'il s'e-
toit brouille.
[1G31] Cependant le cardinal proposa au Roi
d'aller a Compiegne, et I'engagea d'inviter la
Reine sa mere a etre de ce voyage. On n'a point
su precisement si ce ministre en usa de la sorte
pour priver cette princesse des mauvais conseils
qu'on lui donnoit a Paris, ou bien pour la faire
arreter, comme cela fut execute- ensuite. Le pre-
mier ministre, pour faire voir que son credit
augmentoit au lieu de diminuer , persuada a Sa
Majeste d'oter a la Reine son epouse madameDu
Fargis. On croit que le cardinal donna ce con-
seil au Roi (conseil encore plus subtil que tout
ce qu'on a jamais attribue a I'empereur Tibere)
pourmetfrea la place de cette personne madame
de La Flotte , et avec elle sa petite-fille , pour
laquelle le Roi avoit concu de I'amour. Le car-
dinal avoit en vue de faire perdre par ce moyen
a Sa Majeste I'enviederevoir la Reine sa mere:
ce qui pouvoit exciter en meme temps la jalou-
sie de la Reine son epouse, et entretenir dans
la maison royale une division qui favorisoit
ses vues et tenoit I'esprit du Roi dans sa de-
pendance. La Reine-mere, pour s'exerapter du
voyage de Compiegne, feignit uneincommodite;
mais plusieurs de ses creatures , persuadees
qu'elle se repentiroit de n'y avoir pasaccompa-
gne le Roi , et que cette separation donneroit
gain de cause a ses ennemis, lui en represente-
rent de si fortes raisons que cette princesse chan-
DEl.XliiME PAUllK. [
IfJSl]
.57
gea a la fin de sentiment. Elle ne fut pas sitot
arrivee a Compiegne qn'on fit de nouveaux ef-
forts pour reconcilier le cardinal avec elle , et
pour I'engager par-la insensiblement a abandon-
ner ses serviteurs ; mais les prieres et les me-
naces ne pouvant rlen gagner sur I'esprit de Sa
Majeste , et le Roi etant ennuye de ne la pou-
voir persuader , il prit la resolution de la faire
arreter , d'envoyer la princesse de Conti a Eu ,
et la duchesse d'Elboeuf dans une de ses maisons
de campagne ; de donner a madame de La Flotte
la charge de dame d'atour de la Reine, et d'en-
gager cette dame a garder aupres d'elle made-
moiselle de Hautefort, sa petite-fille. C'est ce que
ce monarque lui-meme declara a la Reine sou
epouse en raontant dans son carrosse aux Capu-
cins, ou il I'atteudoit, et d'oii il la mena cou-
cher a Senlis. On resolut d'y faire une depeche
generale ; et le cardinal, par un aveuglement
qui n'est que trop ordinaire a ceux qui sont en
faveur, consentit non-seulement, mais proposa
meme que Ton inserat dans cette depeche (l)
que I'emprisonnement de la Reine ne venoit que
du refus qu'elle avoit fait de le recevoir dans
ses bonnes graces.
Etant persuade que Vautier, premier mede-
cin de cette princesse, avoit un grand ascendant
sur son esprit, il le fit aussi conduire prisonnier
a Senlis ; et comme il lui serabla que cette de-
meure de la Reine proche Paris ne la priveroit
point des conseils ordinaires qu'elle recevoit ,
et que le peuple seroit touche de compassion de
son malheur, il fit resoudre le Roi a m'envoyer
vers elle pour lui proposer de se retirer a Mou-
lins, en Tassurant que son premier medecin lui
seroit rendu , et elle bien payee de toutes ses
pensions.
Mon ordre etant de ne parler h la Reine
qu'en presence du marechal d'Estrees, je des-
cendis dans la malson du \icomte de Rrigueil ,
gouverneur de laville, chez qui ce marechal
etoit loge. Je lui communiquai ma lettre de
creance et mon instruction. Nous fimes, de con-
cert, avertir de mon arrivee Cottignon , secre-
taire de la Reine , qui avoit succede a Ranee ,
afin qu'il nous fit savoir a quelle heure nous
pourrions parler plus commodement a Sa Ma-
jeste. Cette princesse nous ordonna de Taller
trouver dans le moment , soit qu'elle fut dans
I'impatience de nous faire ses plaintes, ou bien
d'apprendre des nouvelles. Elle se tint aussi of-
fensee de la proposition qu'on lui fit d'aller a
Moulins , que de la rigueur dont on avoit use a
(1) Richelieu s'apergut, mais trop tard , de cclle in-
convenance. II fit supprimcr la d(?claration , mais il en
son egard en lui 6tant son premier medecin.
Mais elle temoigna encore plus de douleur de ce
qu'on la separoit du Roi son fils, « de la bonte
du naturel de qui , ajouta-t-elle , je suis si per-
suadee, que jamais je ne lui imputerai mes mal-
heurs. Je ne les dois qu'au pouvoir que le cardi-
nal s'est acquis sur I'esprit du Roi mon fils ; et
je suis assuree qu'on ne m'envoie a ]Moulins
qu'a dessein de me renvoyer ensuite en Ilalie.
Mais je souffrirai les derniers outrages avant
que de m'y resoudre, » jusqu'a se laisser, dit-
elle,tirer de son lit toute nue, assuree qu'elle
etoit qu'elle exciteroit a compassion les plus in-
sensibles. Nous fimes , le marechal et moi , tout
notre possible pour adoucir son chagrin ; et je
pris la liberte de lui dire : « Mais , Madame , si
Ton avoit intention de vous manquer de respect,
pourquoi ne I'auroit-on pas fait a Compiegne
comme a Moulins? » Je la suppliai ensuite de
prendre le temps necessaire pour reflechir a ce
qu'elle avoit a nous repondre , et nous nous reti-
rames.
Nous tachames de persuader Cottignon , qui
nous avoit suivi , que la Reine ne pouvoit rien
faire de mieux que de se conformer a la volonte
du Roi. Cottignon etoit un homme franc, mais
colere et emporte, et de plus ami de Vautier.
nous le trouvames si attache a son sens, que je
fus contraint de lui demander s'il vouloit passer
pour etre le seul conseiller de sa maitresse. <• Et
ne craignez-vous point , lui ajoutai-je, qu'il ne
vous en arrive de mal? car il y a beaucoup d'ap-
parence que Sa Majeste ne se soucie guere de
revoir Vautier, puisque nous offrons de le lui
rendre des le lendemain qu'elle se sera mise en
etat d'executer ce que nous lui proposons pour
son repos et pour le bien de la France. La di-
vision qui paroit entre les deux freres ne pent
etre accommodee que par son moyen. Sa Ma-
jeste en reviendra encore plus glorieuse a la
cour. »
Cottignon , ayant fait ses reflexions, engagea
la Reine a examiner nos raisons , qui lui paru-
rent si bonnes qu'elle m'envoya querir et me
chargea d'une lettre pour le Roi , auquel elle
me commanda de dire qu'elle n'avoit point de
plus forte passion que de lui plaire et de se con-
former a sa volonte ; qu'elle le prioit de se sou-
venir qu'elle etoit sa mere; qu'elle avoit essuye
beaucoup de peines et de travaux pour lui con-
server son Etat ; et enfin qu'elle lui demandoit
en grace de ne point prendre les avis du cardi-
nal de Richelieu dans les choses qui la concer-
avoit ^t^ deja distribuc pres de deux millc exemplaires.
(A. E.)
58
MEMOIRKS DU COMTE DE BRIENNK ,
noient, paice qu'elle savoit par sa propre expe-
rience que quand il haissoit il ne pardonnoit ja-
mais , son ingratitude et son ambition u'ayant
point de bornes. Je suivis I'ordre que j'avois
recu du Roi. Je lui depechai Lucas , qui fut
dans la suite secretaire du cabinet; et , dans la
lettre que j'ecrivois au cardinal, je n'oubliai
rien de tout ce que la Reine m'avoit dit.
Je montai a cheval des la pointe du jour pour
me rendre a Senlis , oil le Roi m'avoit assure
qu'il m'attendroit ; mais les coups de canon que
j'entendis tirer, men paroissant eloignes d'une
bonne lieue , me firent juger que Sa Majeste
en etoit partie et que Vautier avoit ete conduit
a la Bastille. J'appris en arrivant a Senlis ce
qui s'y etoit passe, et je trouvai que je ne m'e-
tois point trompe dans le jugement que j avois
fait. Je n'y restai que le temps qu'il me fallut
pour diner, et je suivis le chemin de la cour,
sans esperer de la pouvoir rejoindre qu'a Paris
seulement.
Le cardinal , qui craignoit de donner de la ja-
lousie au Roi , laissa un de ses gentilshommes
pour m'avertir d'aller au Louvre avant que de
me rendre chez lui ; mais cette precaution etoit
tres-inutile a mon egard , car je ne m'etois point
encore mis sur le pied d'aller chez personne,
sans m'etre acquitte auparavant de ce que je
devois au Roi mon maitre. Cependant, sans
s'arreter a ce que j'avois ecrit, on changea de
resolution en ne promettant de rendre Vautier
a la Reine que quand elle seroit a Moulins ; et
il y a merae toutes les apparences qu'on etoit
dans le dessein de le retenir toujours prisounier,
parce qu'on le regardoit comme un homme
dangereux , et qui n'avoit perdu aucune occa-
sion de faire paroitre le peu de deference qu'il
avoit pour le cardinal. Je fus cbez le premier
ministre au sortir du Louvre, et je le trouvai
aussi content de sa fortune qu'il paroissoit I'etre
de voir tous les grands seigneurs de la cour
s'estimer heureux de pouvoir entrer dans son
antichambre pour lui faire leurs reverences
quand il passoit pour aller au Louvre. Le Roi
etant averti que Monsieur s'avaucoit du cote de
la Bourgogne pour entrer dans la Franche-
Comte, oil I'l avoit juge a propos de se rendre,
parce qu'il n'avoit pas cru pouvoir etre en su-
retedans la ville de Bellegarde, oiiil avoit ete
recu par celui qui en etoit alors gouverneur et
seigneur proprietaire , Sa Majeste poursuivit ce
prince , et elle declara rebelles tous ceux qui
I'assisteroient , s'ils ne rentroient en France
dans le temps marque par son edit, et s'ils ne
declaroient qu'ils n'etoient point engages a d'au-
tre service qu'a celui du Roi. M. de Bellegarde
envoya au Roi un homme de qualite pour s'ex -
cuser d'avoir suivi Monsieur et de I'avoir recu
dans la ville , disant pour ses raisons qu'etant
attache au service de ce prince , il n'avoit pu
faire autrement. On repondit a ce gentilhomme
que Bellegarde etant une place de guerre dont
le due etoit gouverneur, elle n'avoit du servir
d'asile ni de retraite a ceux qui servoient con-
tre le Roi ou qui se declaroient contre lui , dont
Monsieur ne pouvoit donner de plus grande
marque que de sortir du royaume et de passer
dansun pays etranger sans la permission de Sa
Majeste. Le parlement de Paris fit d'abord quel-
que difficulte d'enregistrer cette declaration;
mais enfm il suivit I'exemple de celui de Bour-
gogne , en se conformant aux volontes du Roi ,
qui ordonua ce qu'il falloit faire pour maintenir
cette province dans I'obeissance qu'elle lui de-
voit. Sa Majeste fut fort contente de ce que les
choses avoient reussi a son gre. Elle revint en-
suite a Sens ou la Reine etoit restee , dans la
pensee qu'elle avoit d'etre grosse; mais ayant
appris par le chemin qu'elle ne i'avoit point ete,
ou bien qu'elle s'etoit blessee, il en fut tres-
afflige. Sa Majeste resolut ensuite de passer les
fetes de Paques et une partie de I'ete a Fontai-
nebleau, d'oii elle envoyoit souvent savoir des
nouvelles de la Reine sa mere: ce qui faisoit
croire qu'ils pourroient se raccommoder.
II se repandit alors un bruit dans le chateau
que cette princesse s'etoit sauvee en Flandre.
Plusieurs personnes y ajouterent foi; et le car-
dinal meme m'en faisant paroitre sa surprise,
je lui soutius que cela ne pouvoit etre, « a moins,
dis-je , que le marechal d'Estrees ne fut de la
partie, lequel , suppose que la Reine cut surpris
sa vigilance, u'auroit pas manque de donner
avis de ce qui etoit arrive. Et quand meme il
auroit ete d'intelligeuce avec elle, le vicomte
de Brigueil, les gouverneurs et les comraandans
des places en auroient ecrit au Roi. » On eut
bientot des avis contraires a ce bruit , qui cessa
apres avoir ete repandu par le marquis d'Oisant,
qui avoit la reputation d'ajouter autant de foi
a un mensonge qu'a une verite ; car il lui suffi-
soit d'avoir invente ou entendu dire une nou-
velle pour la croire.
Soit que le cardinal s'imaginat que la retraite
de la Reine en Flandre avanceroit ses affaires ,
ou bien qu'il se feroit a lui-menie un tort consi-
derable de la retenir prisonniere plus long-
temps , il se determina a supplier le Roi d'en-
voyer a cette princesse une personne de poids et
de confiance pour lui proposer un accomraode-
ment, etant persuade qu'elle Taccepteroit , ou
que du moins le Roi seroit justifiejcle tout ce qui
DEUXlKMli PAUTIE. llG32
r>n
pourroit arriver apres qu'elle I'auroit refuse. La
oommission en fut donuee au mareehal de
Schombeig, avec uue instruction signee par
Bouthillier. Je ne fus point employe en cette
occasion , parce que le cardinal m'avoit reconnu
trop zele pour la gioire du Roi pour lui celer la
verite , et trop attache aux interets de la Reine
mere pour ne les pas soutenir. Cependant je ne
fis semblant de rien , et je remerciai Dieu de bon
coeur de n'avoir plus a me meler d'une affaire
aussi delicate et aussi epineuse.
La Reine persista toujours dans sa resolution
de souffrir toutes choses plutot que de se recon-
eilier avec le cardinal. On ne salt point si ce
fut par I'ordre de cette Eminence que Bezancou
proposa a Sa Majeste de se retirer a La Capelle,
ou bien s'il le fit de son propre raouvement;
mais ce qui est certain , c'est qu'il en fit I'ou-
verture a cette princesse , en I'assurant du ser-
vice du fils aine du marquis de Vardes , qui en
etoit gouverneur, et qui lui fit voir la chose si
claire que Sa Majeste resolut de sortir de Com-
piegne , d'ou Ton avoit retire la garnison ; et
parce que la chose fut aussitot sue que menagee,
on soupconna Bezancon de n'avoir agi que par
les ordres du cardinal. En effet , le marquis de
Vardes etant averti de ce que son fils, qui etoit
recu en survivance , avoit resolu de faire , il le
fit (suivant un ordre qu'il avoit eu du Roi ) de-
vancer par Dubec , qui etoit un autre de ses en-
fans. Celui-ci , ayant pris le serment de la gar-
nison , reduisit son frere a suivre la Reine , qui
se trouva par la dans la necessite de s'arreter
au couseil que lui donna Bezancon de se retirer
en Flandre. Elle y recut tous les bons traite-
mens et tout le bon accueil qu'elle put desirer
de I'archiduchesse, qui n'oublia rien pour adou-
cir tous les chagrins dont Sa Majeste etoit
penetree.
Le due de Lorraine, qui avoit arme, ne
croyant avoir jamais une plus belie occasion
pour tirer raison du mal qu'il croyoit lui avoir
ete fait , se mit en campagne; mais quand il ap-
prit que le Roi alloit du cote de Langres , il I'en-
voya assurer de sa fidelite , et lui declarer qu'il
n'avoit arme que pour le service de I'Empereur ;
et pour faire voir qu'il ne disolt rien que de
vrai , il fit marcher ses troupes dans les terres
de I'Empire. Le Roi , qui n'avoit que tres-peu
de monde sur pied , parut se contenter de ce qui
lui fut dit de la part de ce souverain, et prit
cependant la resolution de ne se point eloigner
des frontieres, pour etre mieux en etat de lui
empecher I'entree du royaume s'il se mettoit
en devoir de l'entre})rendre. Sa Majeste donna
ordre a plusieurs regimens de se tenir prets a
marcher quand cela leur seroit commande. Le
Roi revint ensuite a Foutaiuebleau; et le do-
maine de Chateau-Thierry lui etant echu par
la mort du comte de Saint-Paul , il temoigna
avoir envie de voir cette nouvelie raaison, et il
fut confirme dans cette pensee par le cardinal ,
qui apprenoit de divers endroits qu'il se trai-
toit entre I'Empereur et M. de Lorraine quel-
que chose qui pouvoit etre prejudiciable a la
France : ce qui lui faisoit conclure qu'il etoit
a propos de ne se pas tenir eloigne du pays du
due , en se servant du pretexte de se defier de
I'Empereur.
M. de Lorraine ayant commence par faire
fortifier Moyenvic , le Roi soutint avec justice
que cette place appartenant en propre a I'eveque
de Metz , dont on savoit qu'il etoit protecteur,
on n'avoit rien du entreprendre de semblable
sans sa participation. L'Empereur soutenoit de
son cote , que I'eveque etant son sujet et son
vassal , il avoit droit de faire fortifier, pour la
surete de I'Empire, tel poste qu'il croyoit ne-
cessaire. Ce prince parloit bien haut, parce
qu'il etoit arme , aussi bien que M. de Lorraine,
et que la saison etoit deja tres-avancee : et
comme il s'etoit persuade qu'il n'avoit rien a
craindre, il avoit fait avancer son armee vers
le Danube pour tenir en respect plusieurs princes
de I'Empire , qui commencoient a s'apercevoir
que Sa Majeste Imperiale ne songeoit unique-
ment qu'a les assnjettir.
Le Roi, se prevalant de leur imprudence,
partit de Chateau-Thierry et se rendit en peu
de jours a Metz, d'ou il fit reconnoitre la situa-
tion et I'etat des fortifications de Moyenvic ; et
voyaut que le siege de cette place seroit d'au-
tant plus difficile qu'elle etoit en defense et
construite dans un marais, il ne laissa pas de
I'entreprendre. M. de Lorraine s'avanca pour la
secourir 5 mais , ayant trouve I'armee du Roi
plus forte qu'il ne croyoit, il proposa de faire
reudre cette place sous des conditions que le
Roi accepta (1), persuade qu'il etoit d'avoir
beaucoup fait de s'en rendre maitre. Pendant
le sejour qu'il fit a Metz , il y recut I'eveque de
Wurtzbourg en qualite d'ambassadeur des elec-
teurs. Sa Majeste lui donna uue seconde au-
dience , dans laquelle il paria convert : ce qu'il
n'avoit pas fait dans la premiere, ou il ne fut
regarde simplement que comme minislre des
electeurs.
[1632] J'appris , dans le temps que la cour
etoit a Metz , que mon pere etoit malade a I'ex-
tremite, et la mort de deux de mes filies. Le Roi ,
(1) Traits de Vic, 31 d^cembrc 1631. (A. E.)
c;i)
Jir.MOillCS DIj CO.'.ilK I)F. BlUKMSE,
croyant aussi que /avois perdu iiiou fils nine,
evitoit de me voir; et Sa Majeste , se trouvant
un jour pressee de dire le sujet du changement
qui paroissoit a men eaard, repondit : « II faut
attendre que sa douleur soil calmee. La perte
de trois eufans paroit excessive a qui n'en a
point d'autres ; et quand on les aime comme je
sais que La Ville-aux-Clercs aime les siens, il
en est comme d'une toile ou un fil etoit mal
passe : on est dans la necessite de travailler a
un autre. »
Cependant le Roi et le cardinal , jugeant
bien que I'inquietude de M. de Lorraine et
les grandes idees que I'Empereur avoit con-
cues de I'eloigneraent de la Reine-mere hors du
royaume et de celui de Monsieur, pourroient
susciter de grandes affaires , penserent serieu-
sement aux moyens d'empecher TEmpereur de
nous attaquer, et de faire alliance avec les
princes qui recherchoient celle de la France en
leur offrant des secours d'homraes et d'argent,
si TEmpereur les vouloit inquieter dans leur li-
berte et dans la possession paisible de leurs
Etats. L'archeveque de Treves ayant fait son
traite le premier, on laissa des troupes sur la
frontiere pour encourager les autres priiices a
suivre son exemple. II n'y avoit rien a craindre
du cote de I'Espagne , ou Ton etoit occupe a
faire la guerre aux Hollandois, a qui le Roi pre-
toit des sommes considerables, ayant merae con-
senti que le baron de... leveroit un regiment
pour leur service, qui seroit neanmoins entre-
tenu a leurs depens. Le prince d'Orange avoit
fait la proposition d'assieger Maestricht ; et Sa
Majeste y consentit , aussi bien que les Pro-
vinces-Unies, qui y trouverent leur avantage :
premierement , parce que la prise de cette place
leur donnoit le moyen de s'entre-secourir, et se-
condement parce que le prince d'Orange crai-
gnoit que I'Empereur n'aidat le roi d'Espagne
d'unepartie deses forces; cequi fit qu'on sti-
pula que Sa Majeste Tres-Chretienne , le cas ar-
rivant, seroit obligee desoutenirce prince avec
son armee.
Les cboses se trouvant ainsi disposees, M^ de
Lorraine, desespere de n'avoir pu tenir la pa-
role qu'il avoit donnee, prit la resolution de se
faire voir arme ; et se croyant bien assure que
Monsieur entreroit en France , ce prince tint de
mauvais discours et commit des actions si in-
dignes qu'il obligea le Roi de retourner en Lor-
raine. On pent bien dire, a I'occasion de ce
souverain , que le cceur de Thomme pense tout
autrement qu'il n'eut fait, quand il voit par ses
yeux arriver le contraire de ce qu'il avoit cru.
M. de Lorraine , surpris de la diligence que fit
le Roi , qui avoit deja ordonn6 qu'on attaquat
son armee, fit rechercher Sa Majeste, qu'elle
pria d'oublier le passe , sur les assurances qu'il
lui donna de lui etre fidele a I'avenir et attache
a son service. Mais n'ayant pu obtenir qu'on se
contentat de sa seule parole , 11 donna des places
d'otage , et il aima mieux remettre au Roi Mar-
sal que La Motte : ce qui fit juger qu'il etoit
encore dans le dessein de nous traverser. Ce-
pendant on trouva que c'etoit assez faire pour
lors que de diminuer la puissance de ce prince.
Apres que Sa Majeste eut ordonne ce qu'elle
jugea necessaire pour son service , elle reprit le
cbemin de Fontainebleau. Le Roi y apprit la
mort du marechal d'Effiat qui commandoit son
armee en Allemagne, etque Monsieur, frere de
Sa Majeste, etoit entre en France et alloit en
Languedoc , sur I'assurance qu'il avoit d'y etre
recu par M. de Montmorency, gouverneur de
cette province. On ne fit qu'augmenter le feu
qui , commencant a s'allumer, pouvoit dans peu
causer un grand embrasement dans le royaume;
car, au lieu de I'eteindre en traitant avec Mon-
sieur, on punit du dernier supplice ceux qui
s'etoient declares pour ce prince, et Ton fit mar-
cher des troupes pour le corabattre sous le com-
mandement du marechal de Schomberg : et
quelques jours apres M. de La Force eut ordre
de s'avancer. Le premier se rendit en diligence
dans le haut Languedoc , et le second marcha
par le bas, pour empecher les huguenots de
preter I'oreilleaux propositions qu'on leur faisoit
de se declarer en faveur de Monsieur. Le Roi,
s'etant aussi avance du cote de Lyon , fit expe-
dier une declaration par laquelle M. de Mont-
morency etoit reconnu criminel delese-majeste.
Cette declaration fut enregistree au parlement
de Toulouse avant que ce monarque fut arrive
a Lyon. C'est la qu'il recut la nouvelledu com-
bat donne entre ses troupes et celles de M. de
Montmorency, la prise du due et leur defaite.
Cette nouvelle etoit circonstanciee d'une telle
maniere que , quoiqu'on ne I'eut pas cue de la
part de M. de Schomberg, on ne laissa pas d'y
ajouter foi. Enfin le courrier de ce marechal ar-
riva, et apporta le detail du combat , des morts
et des prisonniers; et il ajouta que M. de Mont-
morency avoit ete conduit au chateau de Lec-
toure. Le cardinal , qui n'ignoroit point que plu-
sieurs personnes avoient ete temoins de I'offre
que ce due avoit faite de le faire sortir de Lyon
lorsque la sante du Roi y fut desesperee, fei-
gnit alors de plaindre son malheur, et me dit
meme, un jour que j'allai lui rendre visite :
« Je plains M. de Montmorency; mais il ne
peut eviter une prison perpetuelLe. — II a I'hon-
nnU.XlKME PARTtE. [JG33]
GI
neur d'appartenir, lui repondis-je, a ccux qui
ont celui d'etre de vos parens. lis vous seront
tous infiniment obliges , Monseigneur, si vous
obtenez cela du Roi. — Pourquoi , me dit cette
Eminence , parlez-vous ainsi? — Parce que ,
lui repondis-je, si c'est uu grand honneur a
M. de Montmorency d'avoir pour soeur madame
la princesse et madame d'Angouleme , il n'y a
point aussi de gentilhorame en France qui ne
tienne a tres-grande gloire s'il veut bien le re-
connoitre pour son parent. »
Cependant le Roi s'etant determine a des-
cendre ie Rhone , a pardouner a Monsieur et a
ceux qui I'avoient suivi , ce prince se laissa cou-
per le chemin de sa retraite dans le Roussillon.
Etonne du combat qu'il avoit perdu , et dans le-
quel on disoit que le comte de Moret avoit ete
tue , il resolut de suivre , avec tous ceux de son
parti , la loi qu"on voudroit lui imposer. On ac-
cordaune abolition a ceux-ci , a condition qu'ils
diroient la verite dans leur interrogatoire. Le
premier qui le subit fut Puylaurens , qui ,
etant interroge s'il avoit connoissance que Mon-
sieur eut epouse la princesse Marguerite de Lor-
raine , repondit que non ; parce que , des le
temps que la cour etoit proche de Nancy, on te-
noit ce mariage pour consomme , ou du moins
pour tout-a-fait resolu.
[1G33] L'on avoit donne ordre a M. de Saint-
Cbaumont , qui commandoit I'armee du Roi ,
de prendre garde a ceux qui sortiroient de cette
ville; mais cette princesse ayant eu le bonlieur
de n'etre pas reconnue dans le can-osse du due
Francois , son frere , qu'on nommoit pour lors
le cardinal de Lorraine , elle passa en Fiandre,
oil depuis eile a fait un long sejour, et ou Mon-
sieur declara qu'il I'avoit epousee. Le cardinal
de Richelieu , dont la vigilance fut dupee alors ,
eut beau en etre averti , il n'en voulut jamais
rien croire qu'apres que la chose fut confirmee
a n'en pouvoir plus douter. Cependant on pro-
ceda (1) extraordinairement a Toulouse contre
M. de Montmorency ; et Monsieur, en etant
averti, depecha La Vaupot, proche parent de
Puylaurens, pour demander sa grace. Ce prince
s'etoit abstenu jusque-la de la demander, parce
qu'on I'avoit assure en Roussillon qu'on ne I'ob-
tiendroit jamais ; mais comme il croyoit qu'elle
lui avoit ete promise , il se flattoit par la d'etre
en droit de I'esperer de la bonte du Roi.
Dans le temps que La Vaupot se rendit a
Toulouse, M. de Montmorency^, qui avoit su
(1) Ces faits appartiennent a rann(5el632. Monlmo-
rcncv p^rit sur I'^chafaud le 30 oclobrc de cette anncfc.
(A.E.)
que Monsieur etoit marie , crut qu'il etoit de sou
devoir d'en avertir Sa Majeste ; et il se servit
pour cela de Launay, lieutenant des gardes-du-
corps , lequel , etant parent de Puylaurens , fit
reproche a La Vaupot du mystere qu'il lui en
avoit fait , et lui en montra les consequences :
dont La Vaupot fut si etonne, qu'il prit sur-le-
champ conge du Roi et s'en alia a RIois, ou if
fut cause que Monsieur so rctira promptement
en Fiandre. Le cardinal de La Vallette et le
comte de Guiche allant rendre visite a madame
la princesse le meme jour que le Roi arriva a
Toulouse, je priai ce comte de faire mes ex-
cuses a Sa Majeste si je n'etois pas du voyage ;
mais que j'avois cru qu'il etoit a propos pour
son service que j'attendisse I'arrivee du cardi-
nal , pour voir quels ordres l'on donneroit a des
troupes qui etoient en bataille devant I'archeve-
che ou le Roi etoit loge. Me doutant bien qu'on
les enverroit a Lectoure y prendre M. de Mont-
morency pour I'amener a Toulouse, j'allai le
lenderaain rendre mes devoirs a madame la
princesse , dont les larmes ni les soumissions ,
non plus que celies de la plus illustre noblesse
du royaume , ne purent flechir le coeur du Roi,
qui vouloit que I'arret de mort rendu centre
M. de Montmorency fiit execute. Le cardinal fit
semblant d'en elre afilige ; mais on a trop bien
su depuis que , surprenant a son ordinaire I'es-
prit du Roi , il avoit empeche Sa Majeste de
faire un acte de clemence que toute la cour au-
roit achete de son sang.
Le Roi honora dans ce temps-la du baton de
marechal de France le marquis de Rreze, qui
avoit servi sous M. de Schomberg; mais il ar-
riva, malheureusement pour le nouveau mare-
chal, que pen de personnes dirent I'avoir vu agir
dans le combat. La haine que l'on portoit au
cardinal s'etendoit sur sa famille et sur ceux
qui etoient allies a Son Eminence , outre que ce
n'est pas une chose extraordinaire de voir que
ceux qui sont en charge et qui commandent ,
quoique appliques a ce qui est de leur devoir,
manquentaetreloues, ou parce qu'ils ne sesont
pas assez distingues, ou bien parce que les su-
balternes leur portent envie.
M. de Schomberg fut pourvu du gouverne-
ment de Languedoc , qu'il ne garda pas long-
temps ; mais le due d'Halluin lui succeda ,
quoiqu'il n'eut pas 6te au voyage du Roi, etant
reste a Paris, a cause d'un coup de pistolet qu'il
avoit recu au bras en defaisant un des quar-
tiers oil etoient logees les troupes de M. le due
de Lorraine , dont nous avons parle ci-devant.
Avant que Sa Majeste se rendit a Toulouse ,
eile sejourna au Pont-Saint-Esp rit , oil le bon
a 2
MEMOIBES DU COMTE DE BBIENNE
homme Deshayes (i) demanda au Roi la grace
de Courmenin , son fils , qui avoit ete pris
charge de plusieurs papiers contraires au ser-
vice de Sa Majeste , comme ii revenoit d'AlIe-
magne , ou il etoit alle negocier pour Monsieur.
L'araitie que j'avois pour ie \ ieux Deshayes le
persuada qu'il pourroit descendre chez moi, et
que je voudrois bien dire au cardinal qu'il etoit
arrive pour solliciter la grace de son fils , et
qu'il I'esperoit des bontes de Son Eminence. II
ne fut pas trompe dans ce qu'il attendoit de
moi , car je le recus fort bien , et je m'acquittai
de meme de la commission qu'il m'avoit don-
nee pour le premier ministre. Son Eminence
me demanda pourquoi ma maison avoit servi
de retraite a Deshayes , et je lui repondis sans
hesiter : " Monsieur, ma maison ne pouvoit etre
fermee a mon ami. II m'auroit offense d'en
prendre une autre. » J'ajoutai que Deshayes se
promettoit autre chose de sa generosite. Le car-
dinal se radoucit , et me fit dire de lui conseil-
ler de s'en retourner a Paris ; mais il ne me
repondit rien sur I'article de Courmenin. Nous
jugeames, son pere et moi, qu'il periroit :
comme en effet il fut juge et execute a mort
pendant le sejour que le Roi fit a Reziers.
M. de Rebe , archeveque de Narbonne , de-
manda , dans I'assemblee des Etats de Langue-
doc , grace pour les coupables , et crut avoir
assez fait par la pour la satisfaction de la fa-
mille de M. de Montmorency, qui n'en jugea
pas de meme , puisqu'il chargea en meme temps
le due de tout le mal de la province. Gela , joint
aux recompenses qu'il recut dans la suite, fit
juger, avec beaucoup de raison,, qu'il avoit ete
gagne par ceux qui vouloient la perte de M. de
Montmorency.
Le Roi partit de Toulouse , et , dans I'impa-
tience ou il etoit de se rendre a Versailles , il
passa par le Limosin, pour gagner deux ou
trois journees de chemin. La Reine , pour faire
plaisir au cardinal , descendit la Garonne jus-
ques a Bordeaux , et fut a Brouage , ou ce pre-
mier ministre s'etoit prepare pour la recevoir;
mais , etant tombe malade a Bordeaux , il fut
oblige de faire ses excuses a Sa Majeste de ne
pouvoir setrouver a Brouage a son passage , et
il chargea le garde-des-sceaux d'y faire pour
lui les honneurs de sa maison.
Le cardinal fut extremement surpris d'ap-
prendre que la Reine n'avoit pas ete plus tot
erabarquee que M. d'Epernon avoit fait pren-
(1) On a dc lui un voyage tres-int(5ressant de la Terrc-
Sainte ; Paris, 1621. M. de Chikteaubriand a parlo de cot
ouvrage avcc ^logc dans son Itineraire de Paris a Je-
dre les armes a ses gardes et se promenoit par
la ville. L'esprit de Son Eminence etoit autant
agitee par la crainte que par toutes ses autres
passions. II se persuadoit que M. d'Epernon
avoit senti jusqu'au vif la mort de M. de Mont-
morency. II resolut done de partir et de s'em-
barquer pour Blaye , sans oublier jamais que si
M. d'Epernon n'avoit pas eu intention de lui
faire du mal , il avoit du moins eu celle de lui
en faire la peur.
La maladie du cardinal ayant ete de longue
duree , il accorda au garde-des-sceaux la per-
mission qu'il lui demanda de se rendre aupres
du Roi, quoiqu'il soupconnat ce magistrat d'etre
attache a la Reine et d'avoir pris des mesures
aveemadame de Chevreuse. II fit meme remar-
quer a ceux qui avoient sa confiance que M. de
Chateauneuf , le voyant en danger, pensoit a
prendre sa place; et il y a beaucoup d'appa-
rence qu'il en fit avertir le Roi , qui recut tres-
froidement le garde-des-sceaux.
Le cardinal , se trouvant enfin soulage et en
etat de rejoindre la cour, engagea Sa Majeste a
donner la confiscation des biens de feu M. de
Montmorency a mesdames ses sceurs; mais de
telle maniere que I'ainee ne fiit pas traitee
comme la cadette , ni la seconde , qui etoit la
duchesse de Ventadour, comme madame d'An-
gouleme. Les lettres de don et de remise en fu-
rent expediees, et madame la princesse se rendit
a Paris, ou elle recut, avec beaucoup de mor-
tification , les visites de ses plus cruels ennemis.
Et meme, pour ne pas deplaire a M. le prince
son mari, elle fut obligee d'aller voir M. le
garde-des-sceaux , qui avoit ete juge de M. de
Montmorency son frere, et eleve page de son
pere. Cependant , soit que le cardinal ne fut pas
content de M. de Chateauneuf, ou que d'ail-
leurs sa maniere d'agir lui depliit, il prit des
mesures, dans le voyage qu'il fit a Metz avec le
premier president , le president Seguieret quel-
ques autres deputes du parlement de Paris, pour
faire entendre au Roi que beaucoup de gens fai-
soient des plaintes de ce magistrat; et par la il
engagea. le monarque , non-seulement a eloi-
gner le garde-des-sceaux de la cour et des af-
faires, rnais meme a le faire arreter prisonnier.
II y avoit peu dapparence que deux gardes-des-
sceaux, destitues sous le meme ministre, fus-
sent traites differemment. Hauterive , frere de
M. de Chateauneuf, n'eut pas evite non plus
d'etre arrete , s'il n'eut ete averti par un de ses
rusalem, tome 2, et 11 en acit^ une description de \'6-
glise du Saint-Sepulcre. (A. E.)
DEUXIEME PARTIE. [1034
amis de la disgrace du magistral : ce qui I'o-
bligea de songer a sa surete.
[1634] Le president Seguier, qui fut eleve a
la dignite de garde-des-sceaux , n'en cut pas
plus tot prete le serment que le Roi alia a Chan-
tilly, ou Ton continua a penser de faire une
promotion de chevaliers , comme on I'avoit re-
solu avant la disgrace de M. de Chateauneuf. Le
cardinal fut d'avis que la ceremonie en fut dif-
feree, y ayant alors trop de personnes qui
avoient assez bien servi pour y avoir part ; et il
engagea le Roi a la faire a Fontainebleau le jour
de la Pentecote. Sa Majeste ayant donne sa pa-
role a piusieurs personnes, du nombre des-
quelies j'etois , le cardinal y voulut faire com-
prendre aussi ses parens et ses creatures , parti-
culierement ceux qui avoient servi contre M. de
Montmorency, II y reussit par son adresse, de
maniere qu'on pent dire que ses parens et ses
amis furent preferes aux bons et fideles servi-
teurs du Roi. II est pourtant vrai qu'on ne laissa
pas de recevoir dans cette promotion piusieurs
sujets qui avoient merite cet honneur. Sa Ma-
jeste declara que je serois de la suivante , et elle
voulut que cela fut insere dans le registre de
ses ordres.
Je me rendis a Fontainebleau le lendemain
de la ceremonie , et , faisant ma cour a mon
ordinaire, je fus parfaitement bien recu du Roi :
le cardinal meme m'ayant fait dire que , si j'a-
vois quelque chose a desirer, il m'offroit ses
services et son credit ; je repondis a ceux qui
m'en parlereut que je ne lui demandois que
I'honneur de ses bonnes graces; car je ne ju-
geai point a propos de me plaindre , afin que le
bruit ne se repandit point a la cour quej'avois
du mecontentement , ni que Ton crut que je vou-
lois etre eleve par I'entremise d'autrui, etant
persuade que cela etoit du a mes services. M. le
prince me fit compliment, et le comte de Sois-
sons me temoigna du chagrin de celui que je
devois avoir, Generalement tout ce qu'il y avoit
de personnes considerables a la cour en firent
de meme.
Le Roi apprit pour lors la mort de Walstein,
due de Fridland , qui fut tue par le commande-
ment de I'Empereur ; et comme Sa Majeste ,
dont le naturel etoit craintif et Thumeur severe,
croyoit que I'autorite ne se maintenoit que par
la crainte , elle loua beaucoup ceux qui avoient
obei a I'Empereur ; mais cela fut desapprouve
par le cardinal. II en fit meme ses plaintes an
Roi, qui s'expliqua tout autrement qu'il n'avoit
fait le jour precedent. On soupconna pourtant
le premier ministre d'avoireu d'etroites liaisons
avec le gentilhomme qui avoit commis cet as-
63
sassinat , dont il avoit cru pouvoir se servi r
dans les occasions. Comme ce jour-la je fus uu
de ceux devant qui Sa Majeste s'expliqua , j'at-
tendis d'etre seul avec le Roi pour lui dire ce
quej'avois sur le coeur, et je le fis en ces termes :
'< Sire , ce n'est que la bouche qui parle , mais
nous en savons la raison. « Cela ne deplut point
a ce monarque.
L'ete s'avancant , le cardinal, tout malade
qu'il etoit , determina le Roi a envoyer en Lor-
raine M. de Soissons , pour soutenir, en cas de
besoin, le cardinal de LaValette, qui etoit
entre en AUemagne afin de favoriser les des-
seins du due Reruard de Weimar, ou pour atta-
quer, si loccasion s'en presentoit, les places du
due de Lorraine qui , etant entieremeut devoue
a I'Empereur, retardoit et empechoit les pro-
gres de I'armee des confederes. Mais parce que
le Roi avoit toujours de la jalousie contre le
comte de Soissons, et qu'il etoit bien difficile
d'empecher, autrement que par Teloignement
de ce comte , qu'il ne passat par I'esprit de Sa
Majeste beaucoup d'imaginations qui deplai-
soient a ceux qui vouloient gouverner, le voyage
du Roi en Lorraine fut resolu ; et ce monarque
ne fut pas plus tot arrive a Chalons, qu'il or-
donna a M. de Soissons d'aller investir Saint-
Michel. II le suivitde pres pour se trouver a
I'ouverture de la tranchee.
Cette place, etant de son assiette assez mau-
vaise et pen fortifiee , mais defendue pourtant
par une garnison de douze cents hommes de
pied et de cavalerie , fit croire, avec quelque
sorte de fondement, que M. de Lorraine hasar-
deroit une bataille pour la sauver. On ne laissa
pas de I'investir et de I'attaquer ; et le temps
s'etant passe dans lequel ce prince devoit se
presenter pour contraindre le Roi a en lever le
siege , le gouverneur fit offre de rendre sa place
a composition. Sa Majeste voulut I'avoir a dis-
cretion, et que les officiers et les soldats fussent
prisonniers de guerre , en conservant cependant
aux habitans leur vie et leurs biens. Le garde-
des-sceaux et quelques-uns de ceux qui avoient
suivi le Roi lui mirent dans I'esprit que la capi-
tulation ne seroit point violee, si Ton envoyoit
aux galeres tous ces miserables , qui , a la ve-
rite , ne meritoient pas un moindre chatiment
pour avoir ose defendre une telle place contre
une armee royale , et le Roi present.
J'arrivai dans le temps qu'on expedioit cette
ordonnance; et ceux qui y avoient donne lieu
voulant absolument que ce qu'iis avoient pro-
pose fut approuve de tout le monde , on me de-
manda mon sentiment. « A Dieu ne plaise , m'e-
criai-je, que je sois de votre avis; car c'est la
(i4
MEMOIBES liU COMTi: DE l!r.IE.\NE
une injustice qui crie vengeance devant Dieu et
devant les hommes. » Le Roi , qui m'eutendoit,
me dit en colere : « Vous blamez volontiers ce
que les autres font ; et cela me paroit surpre-
nant, en ce que j'ai suivi I'avis de tous ceux
de mon conseil. — Sire , lui repondis-je , ce sont
les avis de ceux qui portent la robe, et qui
savent bien qu'ils ne peuvent etre exposes a une
pareille disgrace ; mais s'il plaisoit a Votre Ma-
jeste de me permettre d'aller prendre les voix
de ceux de son conseil qui sout d'epee , je suis
assure qu'ils condaraneroient tout ce qui a ete
arrete, et vous feroient de tres-humbles suppli-
cations pour la revocation d'un tel ordre. Les
pauvres malheureux, continuai-je , qui sout pri-
sonniers de guerre peuvent etre echanges contre
d'autres, et gardes tant et si long-temps qu'il
plairaa Votre Majeste ; mais ils ne doivent etre
soumis a aucune peine aftlictive qui emporte
avec soi confiscation de biens, etc., ui meme a
etre maltraites , puisqu'ils se sont rendus pri-
sonniers de guerre. » Cependant j'eus beau faire,
ma remontrance ne fut point ecoutee.
Dans le temps que Sa Majeste se trouvoit en-
core a Saint-Michel, apres que la place fut ren-
due , le cardinal de La Valette vint au quartier
du Roi et apprit a Sa Majeste une chose tres-
veritable. « J'ai, dit-il, battu trois fois les en-
nemis dans ma retraite. >- Mais il lui cela qu'ils
avoient toujours pris les devans , et que Galas
etoit en etat d'entrer en France. Chavigny, pour
<(ui M. de La Valette n'avoit point de secret,
depecha au cardinal de Richelieu , afm de sa-
voir ce qu'il etoit a propos de faire, sans lui de-
guiser que les troupes ramenees par le cardinal
de La Valette, ni celles que commandoient
MM. d'Angouleme et de La Force, n'etoient pas
suffisantes pour faire tele a I'armee iraperiale,
d'autant plus que la cavalerie francoise n'etoit
composee que des gentilshommes de I'arriere-
ban, qui demanderoient la permission de se
retirer quand le temps de leur service seroit
expire.
M. de Chavigny recut bientot la reponse qu'il
attendoit , et qui portoit qu'il falloit engager le
Roi a rester en Lorraine et meme a se loger a
Toul , pour faire craindre ses armes et pour
donner de la terreur a ses ennemis. Pendant
qu'il attendoit des nouvelles du cardinal , il fai-
soit tenir des conseils a Sa Majeste pour I'amu-
ser. La necessite qu'il y avoit de reparer Saint-
Michel aidoit aussi a favoriser ses desseins,
quand ilarriva, un jour que le Roi eloit enfer-
me dans son cabinet avec le cardinal de La Va-
lette et Chavigny, que le comte de Soissons vint
dans la chambre de Sa Majesty et lui iit dire
qu'il avoit a lui parler. On repondit a ce prince
d'attendre , et que le Roi etoit empeche pour des
affaires importantes qui ne regardoient point la
guerre. M. de Soissons, pique d'un tel mepris,
auroit pris le parti de quitter I'armee et de se
retirer d'abord , si ses creatures ne lui eussent
donne a entendre qu'il feroit mieux de dissimu-
ler. Cependant il n'eut pas la moindre satisfac-
tion en cette affaire , et Ton cessa meme de lui
communiquer ce qu'on avoit resolu de faire , le
dessein d'aller h Rar et celui d'en retirer les
troupes que ce prince y commandoit. Ce dessein
suiprit d'autant plus que le comte de Cramail
recut I'ordre de les remettre au cardinal de La
Valette , sans avoir auparavant celui de venir
trouver le Roi. La cour tit quelque sejour a Rar,
ou le courrier depeche par le cardinal etant ar-
rive, le garde-des-sceaux et MM. de La Meille-
raye et de Chavigny entreprirent de persuader
a Sa Majeste de s'en aller loger a Toul : ce qui
etonna beaucoup ceux qui connoissoient la si-
tuation et la foiblesse de cette place. Le Roi ,
apres leur avoir temoigne le mecontentement
qu'il avoit d'un pareil conseil , et qu'il ne pou-
voit se resoudre a le suivre , me fit I'honneur
de m'en parler comme j'entrois dans son cabi-
net : ce qui me surprit fort. Sa Majeste, en me
demandant mon avis , m'expliqua bien au long
les raisons dont on se servoit pour le persuader.
J'agis en cette rencontre comme font pour I'or-
dinaire ceux qui craignent de se meprendre; et
je connoissois d'ailleurs le credit du cardinal,
son adresse , et les moyens dont il se servoit
pour accabler ceux qui avoient le malheur de
lui deplaire; mais pour ne pas demeurer court
entierement , et ne rien dire aussi dont je pusse
me repentir dans la suite , je demandai a Sa Ma-
jeste de quel les troupes on se serviroit. « Des
compagnies des gardes , me dit-elle, qui sont
aupres de moi , et de mes mousquetaires , avec
cinquante de mes gendarmes et autant de mes
chevaux-legers. Croyez-vous que je puisse et que
je doive faire ce que Ton me propose?" Mais,
voulant encore eviter de decouvrir mon senti-
ment , sur ce que M. de Chavigny m'avoit dit
deux choses , la premiere qu'il parloit par I'or-
dre du cardinal , et la seconde que la France
etoit perdue si Ton ne conservoit la ville de
Toul , je crus qu'il etoit de mon devoir de par-
ler ainsi au Roi : « Votre Majeste , qui est aussi
experimentee que les plus grands capitaines,
peut juger si elle seroit en etat de hasarder une
seconde hataille,s'il arrivoit(ce queje ne crain-
drois point, s'il plait a Dieu) que malheureuse-
ment elle vint a etre battue avec les troupes
qu'elle conduiroit, et celles que lui fourniroit
DEUXIEME PARTIE, [1634]
C5
son armee. — Qu'en croyez-vous? me repliqua
le Roi. » Et Chavigny me repeta ce qu'il m'a-
voit deja dit. « Mais, Monsieur, lui rcpondis-je,
si ce lieu etoit si raauvais qu'il fiit impossible
de le defendre , en cas que I'armee du Roi vint
a etre battue, quel parti pourroit prendre Sa Ma-
jeste? — De se retirer, me dit-il. » A quoi je lui
repartis : « A Dieu ne plaise que Je puisse etre
de \otre sentiment! » Et puis, adressant la pa-
role au Roi , je lui parlai ainsi : <■ Sire , M. de
Chavigny ne pretend pas obtenir de Votre Ma-
jesle ce qu'il lui demande , mais seulement
qu'elle paroisse en avoir envie , etant assure que
tout ce qu'il y a de braves gens aupres de Votre
Majeste se mettront a genoux pour vous en de-
tourner, et offriront de sacrifler leur vie pour
la defense de la ville de Toul , si eel a est neces-
saire pour votre service. Que Votre Majeste ait
done , s'il lui plait , agreable de se declarer ; et
moi je m'engage a donner I'exemple aux autres,
et a ne point demander de grace , si je suis assez
malheureux pour signer la capitulation. — J'en
suis bien persuade, me repondit leRoi. » M. de La
Meilleraye, voyant qu'il seroit impossible d'o-
bliger ce monarque a faire ce que Ton souhai-
toit , lui proposa de faire du sejour a Saint-Di-
zier ; a quoi ayant consenti, la cour partit le
lendemainpour s'y rendre. Le Roi reprit ensuile
le cherain de Paris , ou M. de Soissons I'ayant
devance , et s'etant plaint au cardinal du mau-
vais traitement qu'il avoit recu , celui-ci enga-
gea Sa Majeste a lui en faire quelque sorted'ex-
cuse etde reparation.
Le comte de Gramail fut mis alors a la Bas-
tille pour avoir parle trop librement au Roi , et
pour n'avoir pas fait assez d'etat de ce que ce
monarque avoit voulu lui dire. Je I'avois averti
de ne se point trop arreter a ce que Sa Majeste
lui pourroit temoigner dans la colere , de peur
qu'on ne s'en prevalut 5 parce que les temps
etoient tels que Ton s'en prenoit souvent a ceux
qui n'etoient pas coupables. Ma prevoyance fut
cependant des plus inutiles. De tres-habiles
courtisans coureut souvent d'eux-memes a leur
perte , sans pouvoir i'eviter. On s'entretint des
affaires d'Allemagne pendant I'hiver : et le
cardinal , etant bien averti que le roi d'Angle-
terre etoit dans les interets de TEspagne , son-
gea a lui susciter des affaires , et y reussit ;
mais les choses allerent bien plus loin qu'il n'a-
voit prevu et qu'il ne I'eut souhaite. Les Ecos-
sois, se tenant corarae assures de la France , re-
fuserent au roi de la Grande-Bretagne de rece-
voir des eveques , et de leur donner la meme
autorite qu'ils avoient en Angleterre. Les rai-
nistres d'Ecosse , qui de tout temps y ont eu
111. C. D. M., T. III.
un tres-grand pouvoir, s'y opposerent , et pri-
rent des mesures contre I'Etat qui I'ont presque
abyme, et qui enfin, de libre qu'il etoit aupa-
ravant, I'ont rendu une province soumisea I'An-
gleterre.
La guerre fut continuee en Allemagne sous
dilTerens pretextes , et le Roi fit assurer de sa
protection les princes protestans qui voulurent
en profiler. II traita encore avec I'electeur de
Treves , lequel , s'etant laisse surprendre par
les troupes imperiales , a ete le sujet apparent
d'une longue guerre, qui sans cela n'eiit pas laisse
de s'alluraer dans la suite.
Le cardinal n'avoit cependant point oublie
que le Roi ne s'etoit excuse de I'eloigner de la
cour, que parce qu'il avoit des affaires sur les
bras qu'il vouloit linir avant que de songer a la
reformation de I'Etat. M. de Lorraine fournit
encore lui-meme a ce monarque un pretexte
d'affaires dans son pays ; et quoiqut? Sa Majeste
n'eiit guere de troupes avec elle, elle ne laissa
pas de faire commencer une circonvallation au-
tour de Nancy. II y avoit beaucoup d'apparence
que le cardinal etoit bien informe que ceux qui
y commandoient n'etoient pas en trop bonne
intelligence ; autrement c'eut ete une action des
plus temeraires d'entreprendre ce siege dans
une saison aussi avancee qu'elle I'etoit : et peut-
etre que Son Eminence se seroit vue fort em-
barrassee et exposee aux reproclies du Roi na-
turellement fort impatient, si M. de Lorraine,
sachant les armees d'Espagne eloignees , et ne
presumant pas que la sienne piit faire un affront
a celle du Roi , n'eut propose de traiter. Ayant
done obtenu un sauf-conduit , il vint trouverle
cardinal dans un lieu qui s'appelle Charmes. Ce
prince, apres divers pourparlers, faisant sem-
blant de vouloir se retirer et d'airaer mieux tout
perdre que d'accepter les conditions auxquelles
on vouloit qu'il se soumit, le cardinal lui fit
dire qu'il etoit le maitre de faire ce qu'il lui
plaisoit ; que la foi qu'on lui avoit donnee lui
seroit gardee ; mais que, s'il traitoit une fois et
s'il vouloit apres cela se dedire , le Roi seroit
aussi le maitre d'en user comme bon lui semble-
roit. La pensee de M. de Lorraine etoit de se
jeler dans Nancy, quoiqu'il convint pourtant de
faire rendre la place. Ce prince se rendit au
quartier du Roi , dont la defiance naturelle fit
que Sa Majeste prevint ce que le due de Lor-
raine avoit resolu de faire ; car il fut si bien
garde que , malgre lui , il ne put executer
ce qu'il n'avoit promis qu'a dessein de nous
tromper.
Quand je vis le due entrer dans le quartier du
Roi , j'approchai de Sa Majeste, et je lui dis a
5
f.G
MESIOIRES nU COMTE DR BRIENNB
I'oreille : « La bete est dans les toiles, je suis
assure quelle sera bientot liee. » Je m'apercus
que j'avois parte un peu trop librement , ce mo-
narque se piquant d'une profonde dissimula-
tion : mais si Sa Majeste en eut quelque cha-
grin eontre moi , il ne dura pas long-teraps ;
car lui ayant dit le lendemain que j'avois vu
dans le quartier plusieurs officiers avec des
bandoulieres , il me demanda si je trouvois
qu'ii avoit bien fait son devoir. « Oui , Sire ,
lui repondis-je franchement , car je ne doute
plus que Voire Majeste ne soit bientot maitresse
de Nancy. » Les portes en ayant ete ouvertes
au Roi , son armee y entra et y logea , et Ton
lit mettre la cavalerie en bataille pour la faire
voir a M. de Lorraine. II est bon , pour faire
connoitre le genie de ce prince , de remarquer
que , le meme jour de sa detention , il avoit dit
a la Reine : « J'ai dans ma poche un traite que
j'ai signe avec le roi d'Espagne votre frere. Si
je m'y arrete , vous ne nie verrez plus ; mais si
je me tiens a celui que j'ai signe ici , je compte
de passer I'hiver a Paris. " On laissa cependant
une grosse garnison dans Nancy ; et comme le
Roi reprit le chemin de Paris , il resolut de
s'arreter a Chateau-Thierry, afm d'etre moins
eloigne du cardinal qui etoit tombe malade.
[1635.] L'hiver se passa sans qu'il arrivat
rien de considerable, sinon qu'on s'apercut bien
que le premier ministre faisoit tons ses efforts
pour engager le Roi a declarer la guerre a I'Es-
pague, les Hollandois lui ayant dit franche-
ment qu'ils ne pouvoient plus la faire , quelque
assistance qu'on leur donnat , si le Roi n'y en-
troit , en s'obligeant de ne faire ni paix ni treve
qu'ils n'y fussent compris.
Le prince Frederic-Henri d'Orange , qui s'e-
toit plaint du cardinal , proposa done de se re-
concilier avec lui , a condition qu'il y auroit
une rupture entre les couronnes : ce que le Roi
accepta , comme il parut par les manifestes qui
declarerent les motifs de la rupture. Les plus
eclaires furent etonnes de cette resolution, pre-
voyant bien les raalheurs que cause la guerre et
les difficultes qui se trouvent toujours a faire la
paix. Mais , s'attendant de ne point etre ecou-
tes , ils prirent le parti de se taire et d'attendre
quel seroit I'evenement. On donna aux mare-
chaux de Chatillon et de Rreze le commande-
ment de I'armee qui devoit entrer en Flandre
par le pays de Luxembourg , et Ton fut averti
que celle des Etats-generaux qui la devoit join-
(1) Bataille d'Avein , 20 raai 1635. Les Francois for-
cercnt les relranchcmcns des Espagiiols : ceux-ci eurent
(luinze cents hommes tu(is, Irois mille prisonniers. On
dre etoit en marche. Les ennerais, qui croyoient
nous pouvoir combattre avec avantage, paru-
reut ; mais ils furent trompes dans leur attente :
car les Francois furent victorieux (1) , et le Roi
en apprit la nouvelle a Chateau-Tierry, ou il
etoit tombe malade, apres avoir visite une par-
tie des villes de Picardie et s'etre rendu en
Champagne. Pour rendre cette nouvelle encore
plus agreable , on fit courir un bruit que le
prince Thomas de Savoie , qui commandoit
I'armee ennemie , avoit ete tue ou pris prison-
nier. M. de Soissons , son beau-frere, le regret-
tant beaucoup, fut averti de se contraindre en
cas que le Roi lui en parlat. II le promit et
I'executa. On depecha aux generaux de I'armee
de France pour les avertir de se poster sous
Louvain , ou le prince d'Orange les devoit join-
dre pour en faire le siege ; et ce prince , y pre-
voyant des difficultes , conseilla a nos generaux
de profiter de leur bonne fortune, d'assieger
plutot Namur ; mais ils avoientdesordres si pre-
cis d'entrer dans le Rrabant qu'ils n'oserent y
contrevenir. Les deux armees firent done le
siege de Louvain pour avoir I'affront de le le-
ver. Chacun en rejeta la faute sur son compa-
gnon, et le Roi ne put s'en consoler.
[1036.] La guerre continuant de plus en plus?
on ne pensa de part et d'autre qu'a pousser son
ennemi. Nous fimes des traites de campagne
avec les Etats-generaux, qui tinrent bien ce
qu'ils avoient promis. Les Espagnols s'etant
apercus qu'ils ne recevoient que du mal de la
France, qu'elle assistoit les Hollandois, qu'elle
repandoit son argent en Allemagne , oil elle
avoit une armee qui devoit se joindre a celle du
Roi pour s'emparer de la Flandre , se determi-
nerent alors a entrer dans le royaume pour se
venger de nous. Nos troupes ne se trouvant point
en etat de resister aux leurs , nous fumes obliges
de nous retirer ; mais ils nous poursuivirent ,
et , s'etant empares de Brai-sur-Somme , ils re-
solurent le siege de Corbie , et ils emporterent
cette place en peu de jours. L'alarme en etant
venue a Paris , Ton songea aux moyens de reme-
dier au mal, et Ton tint plusieurs conseils,
comme on a de couturae de faire quand les
choses sontdesesperees. On y fit entrer des per-
sonnes de differentes conditions : et chacun se
melant de proposer son avis , on en donna plu-
sieurs qui parurent des plus ridicules. Pour moi ,
qui etois fort persuade de n'etre point aime du
cardinal , et que Sou Eminence avoit dans le
leur prit leur canon, leur bagage , quatre-vingt-dix-neuf
drapeaux, douze cornettes et trois guidons.
(A. E.)
DEUXIKME PARTIR.
IG361
(i7
cceur beaucoup de honte de voir un pareil de-
sordre , je pris le parti de ne point aller chez ce
ministre , mais de me preparer a suivre le Roi
s'il alloit a I'armee. M. de Chavigny m'ayant
rencontre au Louvre , me dit que I'on s'eton-
noit et que le cardinal avoit meme remarque
que je n'ailois plus chez lui. Je lui en dis mes
raisons ; mais Chavigny ne les ayant pu approu-
ver, je lui promis, en le remerciant , de suivre
le conseil qu'il m'avoit donne. Je ne dois pas
oublier de dire ici que le peuple de Paris s'em-
portant centre le premier ministre, il eut pour-
tant le courage de se faire voir dans la place de
Greve sans etre suivi que de deux gentilshom-
mes de ses pages et de ses valets de pied. Je
fus done un matin chez cette Eminence , ou je
trouvai messieurs de Bullion , Bouthillier, et Le
Jay, conseiller d'Etat , assis avec le pere Jo-
seph , capucin , des avis duqnel le cardinal se
servoit ordinairement , se rapportant a sa suffi-
sance de la conduite d'un grand nombre d'af-
faires. Le premier ministre m'ayant fait don-
ner un siege vis-a-vis de lui , me dit qu'on etoit
dans la resolution de demauder aux bourgeois
de Paris , et generalement a tous ceux qui
avoient des carrosses , un cheval qui serviroit a
monter les grands laquais en quelques heures
de temps.
Tout le monde lit sa cour au cardinal en ap-
plaudissant a cet avis. Pour moi, ne pouvant
suivre un pareil exemple , je lui repondis qu'il ne
seroit pas inutile d'avoir les chevaux , parce
qu'on les distribueroita des capitaines qui trou-
veroient plus facilementdes cavaliers; mais que,
pour les laquais, le service qu'on en tireroit se-
roit bien mediocre. « J'ai pourtant , me repliqua
le cardinal , entendu dire a Feuquieres qu'on
tire de bons soldats de la livree. — Oui, Mon-
sieur, lui repondis-je , quaud ils ont ete plusieurs
annees dans le service ; mais au sortir de leur
condition , ce sont pour I'ordinaire de grands co-
quins. » La meme question ayant ete toujours
agitee , il fut resolu qu'on mettroit la chose a
execution. Le cardinal, qui ne m'aimoit pas,
comme je I'ai dit et remarque ci-devant, ou qui
peut-etre etoit alors agite de mille inconveniens
qu'il prevoyoit , craignant d'ailleurs les repro-
ches que le Roi lui pourroit faire de I'avoir em-
barque dans une guerre qui lui seroit peut-etre
fatale , ne sachant sur qui decharger sa colere ,
me dit : « Je m'apercois que vous vous moquez
de ce qu'on fait. Vous eussiez agi plus sagement
de ne pas venir ici. » Je lui repondis qu'il me
faisoit tort , et que je n'avois garde de lui man-
quer de respect. « Mais , ajouta-t-il , je saurai
bien dire au Roi ce que vous faites. » A quoi je
lui repliquai hardiment : « Monsieur , c'est une
chose dont je me raettrai pen en peine tant que je
ferai mon devoir, » Son Eminence continua tou-
jours sur le meme ton , et me demauda , en m'in-
terrogeant, ce que je croyois done qu'il etoit a
propos de faire dans la conjoncture presente.
Je n'aurois rien dit a Son Eminence si j'avois ete
lemaltre de mon ressentiment; mais comme je
m'etois senti pique au vif de me voir insulte de
la sorte , je lui dis : « Monsieur , je conviens qu'il
n'y a rien de meilleur a faire, puisqu'on n'a pas
evite la faute dans laquelle on est tombe. » Tout
le raondese leva pour lors; et Chavigny, trou-
vant que je n'avois point de tort , et se souve-
nant d'ailleurs que je n'etois venu chez le cardi-
nal que par sou conseil , s'approcha du premier
ministre et lui fit coraprendre qu'il m'avoit
querellesans raison. Celaobligea Son Eminence
a me rappeler , en me disant neanmoins que
j'avois tourne en ridicule ce qu"il avoit propose.
« Non , Monsieur, lui dis-je; si je n'ai point ete
du sentiment de Votre Eminence, ce n'est seu-
lement que parce que je suis persuade qu'etant
mis en execution il ne produira pas tout I'effet
que vous vous en promettez. Je sais trop bien
le respect que je vous dois pour y manquer ja-
mais. " Apres ce petit eclaircissement , Bouthil-
lier s'en vint a moi, et me dit tout bas: « Je
vous plains, mais nous en essuyons bien d'au-
tres. — Cela est juste , lui repondis-je , puisque
vous en retirez et de I'honneur et du profit ; mais
cela est bien rude pour moi qui , au lieu d'en
avoir des graces , n'en recois que des duretes.
— Mais, me repliqua-t-il , ne vous en reste-t-il
rien sur le cceur? — Je sais , lui dis-je , avoir du
respect pour qui je dois en avoir. » Et, conti-
nuant toujours a tenir le meme discours, je crus
n'avoir point d'autre parti a prendre que de cou-
per court avec lui. L'heure etant arrivee que le
cardinal devoit se rendre chez le Roi , Son Emi-
nence y alia accompagnee de ceux qui avoient
ete de son conseil. On en tint un de guerre, oil
deux gouverneurs de places (1) furent condam-
nes a mort pour les avoir mal defendues. L'exe-
cution en fut faite en effigie. M. d'Angouleme
y eut seance au conseil au-dessus des marechaux
de France ; mais le due de La Valette ne vou-
lut point assister a ce jugement et refusa de se
placer apres lui. Les raisons qu'il en donna ne
furent pas approuvees. II disoit qu'etant officier
de la couronnedevant les marechaux de France,
il ne leur devoit pas ceder, et que de plus il
n'etoit point persuade que Du Bee, I'un de ces
(1) Le baron Du Bee , gouverneur de La Capelle ;
Saint-L^ger, gouverneur du Castelet. (A . E.)
c.s
MEMOIRES DU eOMTE DE BRIEINISJi,
gouverneurs , eut manque a son devoir. Cepen-
dant les levees qui avoient eteordonnees,etqui
furent mises sur pied en peu de jours, se trou-
verent en etat de servir. Elles etoient si conside-
rables qu'elles donnerent de la crainte aux en-
nemis. Le Roi se mit en campagne , et le car-
dinal , se disposant a lesuivre, crut qivil etoit a
propos que la Reine restat a Paris et qu'elle eul
un couseil aupres d'elle pour s'en servir en cas
de besoin , et pour contenir le peupie , suppose
que cela fiit necessaire. Bullion, qui devoit avoir
la direction de ce conseil, et qui en etoit tres-
capable , m'ayant averti qu'il avoit ete resolu
que je resterois aussi aupres de la Reine , je lui
repondis que je ne pouvois m'y resoudre , ne me
soutenant a la cour que par quelque estime dont
le Roi m'honoroit; et qu'ainsije uejugeois pas a
propos de m'eloigner de sa presence dans un pa-
reil temps. » Allez du moins, me dit-il, chez le
cardinal pour vous excuser et pour savoir ce
que vous aurez a faire. » Je suivis son conseil ,
et je trouvai ce premier ministre qui s'en alloit
chez le Roi pour lui dire qu'il alloit coucher a
Royaumoht , parce que Sa Majeste s'en alloit a
Chantilly ou elle devoit rester deux jours. Le
cardinal m'ayant apercu me dit : « Vous reste-
rez aupres des dames. Cela ne doit pas vous de-
plaire. — 11 n'y a , Monsieur , lui repondis-je ,
rien a gagner aupres d'elles , car elles sont trop
fieres. » II n'eut pas de peine a comprendre que
je lui voulois reprocher qu'il avoit ete mal recu
d'une certaine dame qu'il eut bien voulu enga-
ger a etre de ses amies. « Si vous aimez mieux,
me repliqua I'Eminence, suivre le Roi, je le
supplierai de vous ie permettre. Aussi bien M de
La Vrilliere a-t-il grande envie de rester a Pa-
ris, madame sa femme etant pres d'accoucher. «
Cette maniei-e de conversation me paroissant
tr^s-offensante me fit prendre la resolution de
ne point aller au Louvre , et de differer au len-
demain pour demander au Roi ce qu'il vouloit
que je fisse, en lui declarant ce que le cardinal
m'avoit dit. Ainsi je me rendis de grand matin
a Chantilly, ou je trouvai Sa Majeste qui ve-
noit d'entendre la messe, et qui me dit en I'a-
bordant : « U faut avouer que les bons serviteurs
ne manquent jamais au besoin. Je suis ravi de
vous voir. — Et moi, Sire, repondis-je ace
monarque , je suis le plus heureux et le plus mal-
heureux gentilhomme de votre royaume , puis-
que Votre Majeste me temoigne avoir agreable
que je sois aupres d'elle dans le temps qu'elle
m'a fait dire qu'il etoit de son service que je
restasse a Paris. — Je me suis mepris , me' re-
pliqua le Roi , car je veux que vous restiez au-
pre-s de moi. — Sire, ajoutai-je, ce sont roes
ennemis qui veulent m'eloigner de votre per-
sonne , dans un temps oii chacun est oblige de
serendre aupres d'elle. Et Votre Majeste seroit
peut-etre la premiere a me reprocher que j'au-
rois manque a mon devoir ; mais je prendrai la
liberte de la faire ressouvenir que je m'y suis
mis, et qu'elle n'a pas eu agreable que j'eusse
I'honneur de rester aupres d'elle: ce qui m'est
d'autant plus sensible que je m'y suis toujours
trouve quand it a fallu exposer ma vie pour son
service. — Si je passe la riviere d'Oise, me dit
le Roi, je vous enverrai querir, et je ferai con-
noitre par la combien je vous estime. » Je pris
la liberie de lui repondre: « Votre Majeste I'ou-
bliera, et il ne m'en restera que du chagrin. »
Je me baissai ensuite , et ayant pris la main du
Roi, je la baisai et me retirai le cceur saisi de
douleur.
Je n'etois pas encore sorti de la route qui con-
duit a Paris que je vis paroitre le cortege du
cardinal. Je I'evitai par un sentier, et je me
rendis chez moi, ou je pris garde de si pres a
ma conduite que Ton n'eut pas occasion de me
blaraer. Je n'allai plus que tres rarement au
Louvre, et jen'y allois point quand les creatu-
res de cette Eminence y etoient. Apres que I'ar-
mee du Roi se fut assemblee , il s'avanca pour
donner bataille aux ennemis, qui n'oserent I'ac-
cepter ; et Sa Majeste , nepouvant souffrirqu'ils
fussent les maltres d'une ville dans son royaume,
fit former le siege de Corbie, qui fut obligee de
capituler , quoique la rigueur de la saison I'eiit
mise en etat de faire une plus longue defense.
Mes enfans , comme je n'ai point entrepris
d'eerire I'histoire, et que je n'ecris que pour
vous instruire, je n'entrerai pas dans le detail
de ce qui se passa pendant I'hiver , ni de la
crainte qu'eut le Roi que M. de Soissons n'en-
treprit sur la vie du cardinal. Ce qui est certain,
c'est qu'il en avoit forme le dessein; mais il ne
I'executa point.
[1637] Apres cela, M. de Soissons, ne se
croyant pas en siirete a la cour , se retira a Se-
dan : et ce fut en ce temps-la que le cardinal ,
qui faisoit yenir toutes les depeches etrangeres ,
et quantite d'autres lettres ecrites par les sujets
du Roi, en trouva une du marquis de Mirabel ,
qui avoit eteambassadeur d'Espagne en France,
adressee a la Reine , en reponse a une dont Sa
Majeste I'avoit honore. On fit mystere de cette
lettre, laquellefut renduea la Reine apres qu'on
en eut tire une copie ; et Ton se servit de ce pre-
texte pour faire entendre au Roi que cette prin-
cesse avoit des intelligences criminelles avec les
ennemis de I'Etat. Ce monarque , qui etoit pour
lors h Chantilly , ordonna au garde-des-sceaux
DEUXlElME PABTIE. [1637 — 08 j
69
Seguier d'aller au Val-de-Grace faire fouiller
dans la cellule de la superieure et dans la cliara-
bre de la Reine, pour voir si on n'y trouveroit
point une copie des ietlres qu'elleavoit ecrites
dans les pays etrangers , ou les reponses qu'elie
avoit recues. Le gaide-des-sceaux entra dans ce
monastere assiste de I'archeveque de Paris, et
n'y trouvant autre chose , apres une exacte re-
cherche , que beaucoup de surprise de la ma-
niere dont on agissoit , il alia a Chantlliy rendre
compte au Roi de ce qu'il avoit execute par or-
dre de Sa Majeste. En vertu d'un second ordre
qu'il y recut, il entreprit d'interroger la Reine.
Elle repondit qu'elie n'avoit aucune mauvaise
intelligence avec les ennemis de I'Etat, maisne
desavoua point d'avoir ecrit au marquis de Mi-
rabel et d'en avoir recu des lettres. La-dessus
on lui exagera la grandeur de sa faute, en lui
faisant entendre qu'on repudioit les reines en
Espagne pour un bien moindre sujet. Elle s'ex-
cusa en pleuraut; mais cela ne lui fit rien dire
ni faire de ce que Ton souhaitoit d'eile, qui etoit
d'avoir recours au credit du cardinal pour ren-
trer dans les bonnes graces du Roi. Cette affaire
n'eut pas ete plus tot divulguee que je me rendis
en diligence a Chantilly , parce que le Roi avoit
dit que je ne manquerois pas d'aller voir la
Reine. Cette princesse etoit alors comme aban-
donnee de toute la cour, et mcme a peine ses
propres officiers la servoient-ils. Je dois dire
ici, a la louange de la marquise de Senecai, que
je n'eusse jamais cru qu'une femme enletee
comme elle, eut ete capable de ressentir aussi
vivement qu"elle fit I'affliction de sa maitresse.
Je pris la liberte de demander a la Reine quel
etoit le precede qu'on avoit tenu avec elleet de
quelles procedures on s'etoit servi pour la con-
vaincre. Maisje ne pus m'empecher de blamer
Sa Majeste de n'avoir desavoue ni les lettres
qu'elie avoit ecrites au marquis de Mirabel, ni
cellos qu'elie en avoit recues, puisqu'on ne lui
representoit que des copies qui pouvoient etre
facileraent falsifiees. « J'exposoisa la question,
me repondit-elle, celui a qui je les avois con-
fiees; et j'aime mieux , pour Ten garantir , m'ex-
poser a tout ce qui pent m'arriver. " Je consolai
cette princesse le mieux qu'il me fut possible ,
et lui dis en prenant conge d'eile : « Esperons,
Madame , que tant de larmes repandues par
Votre Majeste seront bientot recompensees. »
Le Roi se rendit ensuite a Saint-Germain-en-
Laye ou il faisoit son sejour le plus ordinaire^ et
vint a Paris. La Reine I'y accompagna. J'allai
le lendemain faire ma cour a cette princesse. Je
la trouvai qui s'entretenoit avec un bon pretre
qui s'appeloit M. Bernard. Elle etoit plus re-
veuse qu'elie n'avoit coutume de I'etre et avoit
les yeux fort charges. Cela me fitsoupconner des
lors que cette princesse etoit grosse. L'ecclesias-
tique s'etant retire , je pris la liberte de dire a
la Reine ces propres paroles : « Madame , une
pensee que j'ai que vous seriez enceinte seroit-
elle vraie?)' (II est a observer que, dans ce
meme temps , M. Rernard avoit assure qu'un
carme dechausse avoit eu une revelation de cette
grossesse , et la chose avoit ete decouverte au
cardinal de La Rochefoucauld par le superieur
du religieux ). La Reine rougit de ma demands
etchangea aussitot de discours. Ceci arriva au
commencement du mois de decembre 1637. En-
tin , soit que ce religieux decouvrit a quelques
autres ce qu'il savoit , ou que I'esperance empe-
chat que la chose se tint plus long-temps secrete,
le bruit deviut general avant que Ton cut des
indices infaillibles de cette heureuse grossesse ;
et les bons serviteurs de Leurs Majestes en eu-
rent tant de joie , qu'ils ne la purent plus dissi-
muler. II n'en fut pas de meme de ceux qui
etoient attaches a Monsieur : car ils en furent
tres-etourdis , et plusieurs s'aviserent de faire
des plaisanteries de cette grossesse. Le cardinal
et ses ci-eatures parloient aux uns d'une maniere,
et aux autres d'une autre. D'un cote, ils en te-
moignoient de la joie a Leurs Majestes , et di-
soient au contraire a Monsieur que e'etoit une
chose si ordinaire qu'il ne devoit point s'en cha-
griner. Mais enfin, comme les marques de cette
grossesse paroissoient de plus en plus tous les
mois , ou s'avisa de dire que , quand meme elle
viendroit a bien , la Reine n'auroit qu'une fille.
[1638]Je perdis pour lors raon pere , qui
etoit si estime par sa probite , qu'il fut extre-
mement regrette des gens de bien , et j'eus la
consolation de les voir entrer veritablement dans
ma douleur. Nous restam<;s, mes soeurs et moi,
avec peu de bien ; mais nous nous trouvames
assez riches, en ce que la memoire de raon pere
etoit en veneration a tous ceux qui I'avoient
connu.
Le printemps etant deja fort avance , les ar-
mees se mirent en campagne , et le Roi fut au
rendez-vous de la sienne , apres avoir promis a
la Reine qu'il ne manqueroit pas d'etre a Saint-
Germain pour ses couches. Le cardinal auroit
eu pent- etre bonne en vie de Ten detourner 5 mais
Dieu , qui a toujours les moyens de faire reussir
les desseins de son adorable providence , permit
que le monarque fut attaque d'une grosse fievre
qui , I'obligeant a quitter I'arraee , le fit revenir
a Saint-Germain. Sa Majeste supporta avec une
extreme patience les acces de cette fievre, dans
I'esperance d'avoir bientot un fils. Le Roi fut
7 0
MEMOIBES DU COMTE DK BBIEPJNE ,
suivi de Monsieur , son frere , des princesses et
de piusieurs aiitres personnes du premier rang,
qui continuerent d'assurer Monsieur que la Reine
n'auroit qu'une fille. Piusieurs neanmoins ne
pouvoient s'empecher , par rattachement qu'ils
avoient pour le cardinal , de temoigner de I'in-
quietude de ce que la sante de cette princesse
donnoit a ses bons serviteurs I'esperance d'une
heureuse delivrance. Et comme elle n'avoit pas
I'habitude d'avoir des enfans , ceux-ci disoient
avec raison : « C'est une oeuvre de Dieu , qui ne
laissera pas la chose iraparfaite. » Je prenois
aussi la liberie de dire a Sa Majeste : « Espe-
rez , Madame ; ceci est la recompense de vos lar-
mes et de vos souffrances. »
Enfm ce jour si attendu et si desire, qui de-
voit combler le Roi et la France de consolation,
arriva , la Reine ayant mis au monde un Dau-
phin , apresun travail de quelques heures et as-
sez rudes. Cela causa autant de surprise a Mon-
sieur et a ses creatures que de joie au Roi et a
sesbons serviteurs. La Reine ayant eu la bonte
de me demander un moment apres que Dieu I'eut
exaucee et delivree , me presenta sa main a bai-
ser. Le Roi , qui etoit au chevet de son lit , me
donna aussi la sienne , et me dit : « Vous par-
ticipez a ma joie ; elle cause du chagrin a bien
des gens. » Et sur ce que ce monarque me
designa ceux qu'il soupconnoit , je lui repon-
dis : « II n'y a , Sire, qu'a les faire jeter par les
fenetres. » Le garde-des-sceaux , devenu chan-
celier par la mort de M. d'Aligre , s'etant avise
de me dire : « Qui I'eut cru , il y a un an ? »
s'attira de moi pour reponse : « On n'eut point
^te au Val-de-Grace. -— Vous jetez , me repli-
qua-t-il , une pierre dans mon jardin. — Non ,
luidis-je, mais dans celui de la personne qui
vous y a envoye. »
Le Dauphin fut baptise le meme jour qu'il
naquit. On depecha de toutes parts pour aunon-
cer cette bonne nouvelle aux etrangers allies du
Roi et a toutes les provinces du royaume. Le
eai'dinal envoyaaLeurs Majestes pour leurtemoi-
gner la part qu'il prenoit a leur joie. Monsieur
se retira a RIois. Comme il semble qu'un bonheur
n'arrive jamais sans I'autre , le Roi se trouva
heureusement delivre de la fievre.
Je suis persuade que cette Eminence ne man-
qua pas de faire savoir aux allies (qu'on desi-
gnoit sous le nom de ceux qui appuyoient le bon
parti, comme les Etats-generaux desProvinces-
Unies , le due de Savoie, et les princes d'Alle-
magne) qu'ils ne devoient plus craindre ce
qu'ils avoient tautapprehende , qui etoit devoir
I'heritier dela couronne entre les mains de I'en-
nemi. Les allies firent degrandes rejouissances;
et le cardinal , poor revenir de I'armee plus tot
qu'il n'eut fait , prit pour pretexte I'empresse-
ment qu'il avoit de venir temoigner sa joie au
Roi. Ce premier ministre etablit sa demeure a
Ruel , afin d'etre plus a portee d'aller a Saint-
Germain. C'est la que le Roi recouvra la par-
faite sante. La Reine y reprit aussi ses forces et
son embonpoint. On fit pendant I'hiver les pre-
paratifs necessaires pour la campagne suivante ;
et Sa Majeste ayant temoigne qu'elle vouloit y
aller, le cardinal prit toutes les mesures qu'il
falloit pour reussir. On donna promptement I'ar-
gent qu'on avoit promis; et les capitaines ayant
ete presses de mettre leurs compagnies en etat
de servir , je me crois oblige de leur rendre la
justice de dire que chacun s'acquitta parfaite-
ment bien de son devoir.
Sur les propositions qui furent faites pour la
paix , et les parties interessees s'y trouvant dis-
posees , chacun s'entretint en etat pour la con-
clure , mais sans y reussir. La retraite de M. de
Soissons a Sedan relevales esperances desEspa-
gnols et fit craindre aux Francois une guerre
civile. On cut des pourparlers avec ce prince
pour en venir a un . accommodemeut; mais
comme ils furent inutiles , on vit se former un
uuage capable de produire un grand orage.
[IG39J Tout le monde salt que quand les Es-
pagnols entrerent en France, ils s'y rendirent
maitres de piusieurs places , et entre autres da
Castelet, du gouvernement de laquelle un oncle
du due de Saint-Simon etoit pourvu. Soit done
que le cardinal fut dans le dessein de faire occu-
per la place de favori par le marquis de Cinq-
Mars, fils du marechal d'Effiat, ou que le Roi en
eiit deja par lui-meme la pensee , ce fut un pre-
texte donton seservit pourenvoyer M. de Saint-
Simon a son gouvernement de RIaye, et pour
faire le proces a son oncle, en I'accusant defoi-
blesse ou de trahison.
[1640] Cinq-Mars fit en ce peu de temps un
si grand progres dans I'esprit du Roi , que Sa
Majeste ayant consenti qu'il traitat de la charge
de maitre de la garde-robe , elle lui acheta en-
core celle de grand ecuyer de France , dont
M. de Rellegarde s'etoit iaisse persuader de se
demettre. Cinq-Mars ne fut pas plus tot revetu
de cette grande dignite , qu'il ne pensa qu'a s'e-
lever davantage : et comme il etoit tres-bien fait
de sa personne , il eut la temerite de pretendre
au mariage de la princesse Marie de Nevers, et
il en fit I'ouverture au cardinal , qui en fut des
plus surpris. Son Eminence lui conseilla de s'en
desister , en lui donnant a entendre que , bien
loin de lui etre favorable en cette affaire , il tra-
verseroit son dessein. Cinq-Mars ^touffa pour
DEL'XIEME PAl.TIE. [16-10 — 41
71
lors son ressentiment, et fit si bien par son as-
siduite qu'il gagna de plus en plus les bonnes
graces du Roi.
Le cardinal avoit eu la penseede faire le siege
de Clermont au commencement du printemps
de I'annee 1640 , remarquable par la piise d'Ar-
ras , et de s'ouvrir par la le chemin des autres
places que les Espagnols occupoient sur la
Meuse , pour les priver de la facilite qu'elles
leur donnoientde tirer des secours d'Allemagne.
L'armee s'efant avancee sous le commandement
des marechaux de Chatillon et de LaMeilleraye,
le Roi la suivitj mais les grandespluies qui tom-
berent pendant cette saison rompirent les me-
sures de ces generaux : dont le cardinal leur
ayant temoigne du chagrin , ils lui proposerent,
pour I'apaiser, de faire le siege d'Arras, et ils
lui firent counoitre clairement que c'etoit un
dessein qui pouvoit reussir. On le tint si cache
que , bien que le marechal de Chaulnes eut or-
dre de se joiudre aux autres , les ennemis , qui
en pouvoient inferer que Ton avoit en vue d'at-
taquer quelqu'une de leurs places d'Artois ou de
Flandre, furent surpris quand ils virent Arras
investi et qu'ou en alloit faire le siege.
Le Roi s'etant rendu a Amiens avec le car-
dinal, on y prepara un grand convoi ; les en-
fans de M. de Veudome se disposerent a I'accom-
pagner ; et le commandement, qui en fut refuse
au grand ecuyer qui le demandoit, eu futdonne
a M, Du Hallier, qui le conduisit heureusement
a l'armee avec un autre qu'il amenoit de Cham-
pagne. Ayant suivi le conseil que Ton me donna
d'aller a Amiens , je pris conge de la Reine. Sa
Majeste etoit giosse pour la seconde fois , et ac-
coucha dans la suite de Tannee de Monsieur,
frere unique du roi Louis XIV. Je trouvai leRoi
fort inquiet de I'eveuement de son entreprise :
et, pen de jours apres, ce prince, touche de la
maniere dont le cardinal en usoit avec moi ,
m'ordonna de me retirer; mais comme il tomba
malade , je crus qu'il ne me seroit ni permis ni
honorable d'obeir a un pareil commandement.
C'est pourquoi je me rendis encore le lendemain
au matin dans la chambre du Roi , qui me dit :
" L'incommodite que j'ai vous erapeche de vous
en aller. Je vous en remercie; mais puisqu'elle
estdimiuuee , ne laissez pas de coutinuer votre
voyage. » J'obeis , et je partis d'Amiens le jour
raeme qu'on y recut lanouvelle de la reduction
d'Arras. Apres cela, le Roi s'en revint a Saint-
Germain-en-Laye, oil la Reine accoucha d'un
second fils ; de quoi Sa Majeste temoigna plus
de joie encore que du premier , parce que la ten-
dresse de pere, qu'il avoit commence de sentir
depuis deux ans, se fit connoftre davantage dans
cette rencontre. En ce temps-la le cardinal fit plu-
sieurs avances pour engager la Reine a I'hono-
rer de sa coufiance : a quol Sa Majeste lui re-
pondit fort civilement, mais toutefois sans vou-
loir dependre en rien de ses conseils.
Je crois, autant que je m'eu puis souvenir,
que I'annee precedente madame de Hautefort , a
qui le Roi avoit temoigne de la bonne volonte,
eut ordre'de se retirer de la cour. J'eus charge
du Roi de lui en porter la nouvelle. Cette dame
me piia de faire souvenir Sa Majeste qu'elle lui
avoit souventpromis que sadisgriken'arriveroit
point. « II est vrai, me repondit ce monarque,
je I'ai promis; mais c'etoit a condition qu'elle
seroit sage , et qu'elle ne me donneroit aucun
sujet de me plaindre de sa conduite. S'est-elle
imagine qu'il suffisoit d'etre reconnue pour une
femme de vertu, pour avoir part a mon amitie?
II faut encore eviter d'entrer dans les cabales ,
et c'est ceque je n'ai jamais pu gagner sur elie. »
Madame de La Fayette , quoique dans une
tres-grande consideration, avoit eu pareillement
envie de se retirer entierement de la cour. Elle
en fit demander au Roi la permission , et cette
permission lui fut accordee. Son esprit et ses au-
tres agremens lui avoient attire I'estime de Sa
Majeste , qui lui temoigna beaucoup d'affection.
Je ne sais par quelle raison cette dame ne plai-
soit pas, non plus que la marquise de Senecai.
II est vrai que la premiere faisoit ombrage au
cardinal 5 et pour I'autre, lafidellte qu'elle avoit
temoignee en toutes sortes de rencontres a la
Reine, sa maitresse, etoit un crime qui ne se par-
donnoit point alors; et si Ton n'avoit craint de
prematurer I'accouchement de celte princesse,
on I'auroitcongediee bien plus tot. Mais la Reine
fut a peine delivree que cette dame eut ordre
de se retirer.
On fit aussi madame de Lanzac gouvernante
des entails de France , contre I'intenlion de cette
princesse , qui la croyoit dans la dependance du
cardinal. Son Eminence ne voulant avoir au-
pres de la Reine que des gens a sa volonte , fit
si bien que la charge de dame d'honneur de Sa
Majeste fut donnee a madame de Rrassac.
[1641] On menacoit souvent la Reine de lui
oter ses enfans; mais I'adresse de Montigny,
capitaine du regiment des Gardes , lui en epar-
gna le chagrin. Le Roi le consideroit toujours
comme un ancien et fidele serviteur, et cela,
joint aux autres raisons , I'avoit rendu suspect
au cardinal ; mais Montigny sut si bien , parson
habilete, menager madame de Lanzac, qu'elle
obtint de cette Eminence qu'il auroit la garde
i des enfans de France en quelque endroit qu'ils
fussent. Le Roi proposa a Montigny de les en-
7 2
MEMOIRES DC COMTE DE ERIENNE ,
voyerii Vincennes; et cet officier, feignant de
n'en point coraprendre d'autre raison que la sii-
retedu lieu, remontra aSa Majesteque lasurete
n'y seroit que pareiile a celle de Saint-Germain-
en-Laye, ou lair etoitbienmeilleur. Celafitque
le monarque consentit qu'on continual a y elever
ses eiifaus.
L'annee 1G41 pensa etre bicn funeste a la
France ; car le comte de Soissons ne pouvant, a
ce qu'il croyoit , etre en surete a la cour, ni le
due de Bouillon pour lui avoir donne retraite a
Sedan, ces deux princes prirent la resolution de
se liguer et de se declarer pour les ennemis de
I'Etat. lis donnerent des commissions pourfaire
des levees de gens de guerre , et ils s'y prepare-
rent tout de bon. Le Roi , en etant averti , des-
tina une armee pour I'opposer a la leur, et en
donna le commandement au marechal de Cha-
tillon, lequel s'approcha de Sedan pour s'oppo-
ser aux desseins des ennemis ; et sur le bruit qui
courut qu'ils vouloient entrer en France, ou soit
que le Roi crut qu'il y avoit du danger et de la
honte a le souffrir, M. de Chatilloneutplusieurs
ordres reiteres de les combattre s'ils faisoient
mine de I'entreprendre. Ge marechal, qui vouloit
rester dans un poste ou Ton n'eut pu le forcer,
et qui , en cas qu'ils se fussent avances, vouloit
les attaquer en flanc et les suivre en queue ,
croyoit qu'il les feroit perir et les reduiroit a se
rendre a discretion. Mais la cour se trouvant
d'un sentiment contraire, M. de Chatillon fut
oblige de changer de poste et d'en venir aux
mains avec I'armee ennemie , qui eut la gloire
de defaire celle du Roi. Le comte de Soissons y
fut tue. Pour lors M. de Bouillon commenca de
fairc entendre qu'il souhaitoit de rentrer dans
les bonnes graces de Sa Majeste , et il s'excusa,
le moins mal qu'il put, sous divers pretextes.
On fit passer des troupes d'une armee a I'autre.
1) [ Articles accordes entre le comte due pour le Roy
d'Espagne, et le sieur do Fontrailles . pour et nii
nom de Monsieur. (Piece tiree des papiers de Brienne.)
« Le sieur de Fonlrailles ayant este envoys par M. Ic
due d'Orleans vers le Roy d'Espagne, avec lettres de Son
Aitcsse pourSa Majesty et monseigneurlc comte due de
San I.ucar, dat(5es de Paris le 20 Janvier, a propose , en
vertu du pouVoir a lui donn6, que Son Altesse d^sirant
le bien general el particulier de la France , de voir la
noblesse et le peiipie de ce royaume delivr(5s des oppres-
sions qu'ils souflrent depuis long-temps par une si san-
glante guerre, pour faire cesser la cause d'icelle el pour
establir une paix gcnerale el raisonnable entre I'Empe-
reur el les deux couronnes au b^ndfice de la clirestien-
netd, prendroit volontiers les armes a cetle fin , si Sa
Majesl(5 Cathoiiquc vouloit concourir de son coste avec
les moyens possibles pour advancer les adaires ; et apres
avoir declan^ lo particulier de sa commission, en ce qui
C5t des offrcs et domandcs que font Icdit seigneur due
Le Roi ayant echauffe la negociation par sa pre-
sence, et donne tie la crainte a M. de Bouillon ,
le traite fut bieutot conclu. Ge monarque, apres
avoir mis ordre aux affaires de la frontiere , re-
vint a Saint-Germain- en-Lay e. La plus grande
partie de la cour alia a Paris, ou des personnes
malintentionnees commencerent a faire des ca-
bales , et s'efforcerent de faire entrer M. de
Bouillon dans le parti de Monsieur et du grand
ecuyer. On se servit du pretexte specieux de de-
fendre les enfans du Roi et la Reine leur mere
de I'oppression du cardinal , et Ton publia que
le roi d'Espagne les prenoit sous sa protection:
ce qui acheva de persuader M. de Bouillon qu'il
rendroit un service considerable a la Reine, si
sa ville de Sedan pouvoit eire destinee pour une
place de surete pour Sa Majeste et pour les
princes ses enfans. II faut ici remarquer que la
Reine n'en dit pas le moindre mot a M. de
Bouillon, cette princesse se contentant seule-
ment de le recevoir honnetement quand il ve-
noit lui faire sa cour.
M. de Thou ayant ete choisi pour menager
une entrevue entre M. de Bouillon et le grand -
ecuyer, y reussit si bien qu'ils se donnerent pa-
role I'un a I'autre et s'engagerent au service de
Monsieur, prenant pour pretexte de leur union
le dessein qu'ils avoient de detruire la trop
grande puissance du cardinal , etde delivrer le
Roi d"une captivite dans laquelle il etoit retenu
malgre lui. Mais corame on ne savoit point en-
core par ou Ton devoit comraencer, Fontrailles
fut envoye en Espagne , du consentement des
ligues , a Tinsu de M, de Thou, et le due de
Bouillon, qui avoit accepte le commandement
de Tarmee du Roi en Italic , se declara aussi-
tot.
Fontrailles , revenu d'Espagne , raconta a
M. de Thou ce qu'il y avoit negocie (1) , ne sa-
d'Orleans ei ccux de son party, a cstre accord^ et con-
clud par Icdit seigneur comte due, pour LeursMajestes
Imp(5riale el Calholique, et au nom de Son Altesse, par
ledil sieur de Fontrailles les articles suivans :
» Comme le principal but de ce traite est de faire une
forte paix entre les deux couronnes d'Espagne et de
France, pour leur bien commun el de toule la chrestien-
net^, on declare unanimemenl qu'on ne prend en cecy
aucune chose conlre le Roy Tres Chrestien et au pri^ju-
dice de ses estats , ni conlre les droits et autorites de la
Reine Tres-Chrcstienne regnanle ; mais au contraire, on
aura soing de les mainlcnir en tout ce qui lui appar-
tient.
» Sa Majest(5 (latholique donnera douze liommes de
pied et :.ix chevaux elfectifs des vieilles troupes ; le tout
DFAiXIEME PARTIK. [KMSl
chant point que MM. de Bouillon et de Cinq-
Mars etoient convenus ensemble de lui en faire
un secret : non pas qu'ils se mefiasssent de lui ,
mais parce qu'ayant un grand nombre d'amis, il
y avoit a craindre qu'il ne leur en decouvrit
quelque chose. M. de Thou voulut aller a I'ar-
mee (1642) , persuade que le grand-ecuyer etoit
tout puissant aupres du Roi , et qu'il avanceroit
sa fortune en s'attachaut a lui ; mais apres qu'il
venant d'Allemagne, ou de 1' Empire, ou de Sa Majeste
Catbolique ; que si par quelque accident il manquoit de
ce nombre deux ou trois hommes , on n'entend point
pour cela qu'on ayt manqu6 a ce qui estaccorde, at-
Jendu que Ton les fournira ie plus tost quil sera pos-
sible.
HI.
» II est accord^ que des le jour que monsieur le due
d'Orleansse trouvera dans la place de seurete , ou il doit
cstre en estatde pouvoir lever des troupes, Sa 3Iajest6
Catbolique lui baillera quatre cent mille escus compiant,
payables au contentement de Son Altesse , pour cstre
employes en levies et autres frais utiles pour le bicn
commun.
IV.
» Sa Majeste Catbolique donnera le train d'artillerie
avec les munitions de guerre propres aux corps d'arm^e,
avec les vivres pour toutcs les troupes, jusques a ce
qu'elles soicnt entrees en France, la oil Son Altesse en-
tretiendra les siens et Sa Majesty Catbolique les autres,
comme il sera specific cy-apres.
» Les places qui seront prises en France par I'arm^e
de Sa 3I^jeste Catbolique ou celles de Son Altesse , se-
ront mises entre les mains de Son Altesse et de ceux de
son parti.
VI.
» II sera donn^ audit seifineur due d'Orl(?ans douzc
miile escus par mois de pension , outre ce que Sa Ma-
jeste Catbolique donne en Flandre a madame la du-
chesse d'Orleans sa femrae.
» Est arrets que cette arm^e et les cbefs d'icelle ob^i-
ront absolument au seigneur due d'Orleans, et ncant-
moins , atlendu que ladite armee est levee des desniers
de Sa Majeste Catbolique. lesofficiers d'icelle presteront
le serment de fidelity a Son Altesse de servir aux Gns
du present traite ; et arrivant faute de Son Altesse, s'il
y a quelque prince du sang en France dans le traitd , il
commandera en la maniere qu'il avoit est^ arrest^ dans
le traite faict avec monsieur le comte de Soissons ; et au
cas que I'archiduc Leopold, ou autre personne, fils,
frere ou parent de Sa Majesty Catbolique, vienne a estre
gouverneur pour Sadite Majeste en Flandre, ccmmeil
sera la par mesme moj en general deses armees.queSa
Majeste Catbolique a tanl de part en ce lieu, est ac-
corde que ledit seigneur due d'Orleans et ceux de son
parti , de quelque qualite et condition qu'ils soient ,
ayent esgard a ces considerations , tiendront forme cor-
rcspondance avec ledit Arcbiduc ou autre que dit est,
et lui communiqueront tout ce qui se presentera, en re-
tenant tous ensemble les ordres de I'Empereur et de Sa
Majeste Catbolique, tant ponr ce qui concernc In guerre
m'eut communique son dessein , parce que nous
etions parens et amis , je fis tout ce que je puis
pour I'en detourner, en lui disant que le Roi ,
bien loin d'avoii* toujours la meme araitie pour
M. de Cinq-Mars , I'avoit en aversion , et ne le
pouvoit plus souffrir. J'eus beau faire, et de mon
raieux, pour lui decouvrir tout ce que je savois,
jamais il ne voulut me crwre : ce qui m'obligea
de lui dire : « Vous convenez que le cardinal halt
que pour I'employ de cette arm^e et tous ses progres.
n Et d'autant que Son Altesse a deux pcrsonnes pro-
pres a estre marechaux-de-camp en cette armee, que le-
dit seigneur declarera apres la conclusion du present
traits , Sa Majeste Catbolique se charge d'oblenir de
I'Empereur deux lettres patentes de mareschal-de-camp
pour eux.
IX.
» II est accorde que Sa Majesty Catbolique donnera
quatre-vingt mille ducats de pension a diipartir par mois
aux deux seigneurs susdits.
» Comme aussi on donnera dans trois mois cent mille
livres pour pourvoir et munir la place que Son Altesse
a pour seurete en France ; et si celuy qui bailie la place
ne se satisfait de cela. on baillera ladite somme comptant,
et de plus six quintaux de poudre et vingl-six livres par
mois pour I'entretien de la garnison.
XI.
» II est accorde de part et d'autre qu'il ne se fera
point d'acconmiodement en general ny en particulier
avec la couronne de France, si ce nest d'un commun
consentement, et qu'on rendra toutcs les places et pays
qu'on aura pris en France . sans se servir conire cela
d'aucun pretexte, loutefois et quand que la France ren-
dra les places qu'elle a gagnees en quelque pays que ce
soit, mesme celles acbel^es et qui sont occupees par les ar-
mees qui ont fait serment a la France ; que ledit seigneur
due d'Orl«ians et ceux de son party sc d^clareront main-
tenant pour ennemis des Suedois et de tous autres en-
nemis de Leurs Majesl(5s Imp^riale et Catbolique et de
tous ceux qui leur donnent aide et protection; et pour
les d^truirc , Son Altesse et ceux de son parti doniicront
toutes les assistances possibles.
» II est convenu que les armees de Flandres et celles
que doit commander Son Altesse , ainsi que dit est , agi-
ront de commune main et a meme fin avec bonne cor-
respondance.
XIII.
» On tascbera de faire que les troupes soient prestes
au plus I6t et que ce soit a la fin de mai ; sur quoi Sa Ma-
jesty Catbolique fera escrire au gouverneur de Luxem-
bourg, afin qu'il dist a celuy qui lui portera un blanc
signe de Son Altesse ou de quelqu'un des deux seigueurs,
le temps auquel tout pourra cstre en estat : lequel blanc
sign6 Son Altesse envoiera au plus t6t. afin de gagner
temps , si les cboses sont press^es, ou si elles ne le sont
point encore , lorsque la personne arrivera. elle s'en rc-
tournera en la place de seurete.
MEMOIRKS DU COMTE DB BIUEINISE,
le grand-ecuyer et qu'il engage le Roi d'aller
en Roussillon pour y faire le siege de Perpl-
goan. Si cette entreprise reussit, 1 eloignement
de Cinq-Mars son ennemi sera sa recompense.
Mais si au contraire elle ne reussit point, on s'en
disculpera sur ies cabales du cabinet, et i'on
croira qu'il n"y aura point de moyen plus sur
pour Ies detruire que d'en eloigner le chef. Vous
verrez que le grand-ecuyer, qui affecte de ga-
XIV.
» Sa Majcst(5 Catholiquc donnera aux troupes de Son
Altesse, un mois apres qu'elles seront dans le service ,
et ensuite neuf livres par mois pour leur enlretien et
pour Ies autres affaires de la guerre. Et Son Allesse
aura agreable de d(5clarer apres le nombre d'hommes
qu'elle aura dans ladite place deseuret^et celuy de ses
troupes, s'ille trouve bon, demeurant des niaintenanl
accord(5 que Ies logemens et Ics contributions se dlstribue-
ront esgalenient entre Ies deux armies.
XV.
» L'argent qui se tirera du royaume de France sera
en la disposition de Son Altesse. et sera desparli egale-
ment entre Ies deux arm(5es, comme il est dit en I'ar-
ticle precedent, et est declar(5 qu'on ne pourra imposer
aucuns tribus que parl'ordrede Sa Majeste.
» Au cas que ledit seigneur due d'OrMans soit oblige
de sortir de France, et qu'il entre dans la Franche-Conl^
ou autre part, Sa Majesty Catholique donnera ordre a
ce que Son Altesse et Ies deux autres grands du parti
soient regus dans tons Ies estats et pour Ies faire conduire
de la dans la place de seuret^.
» D'autant que ledit seigneur due d'Orl^ans desire un
pouvoir de Sa Majesty Catholique pour donner la paix
ou neutrality aux villes des provinces de France qui la
demanderont, et qu'il aytaupres de Son Altesse un am-
bassadeur de Sa Majesty, avec plein pouvoir, Sa Ma-
jesty s'accorde a cela.
XVIII.
» S'il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudil sei-
gneur due d'Orldans, Sa Majesty promet de conserver
Ies mesmes pensions auxdits seigneurs, et a un seul
d'eux si le party subsiste ou qu'ils demeurent au service
de Sa Majesty Catholique.
XIX.
» Ledit seigneur due asseure en son nom ledit sieur
de Fontrailles, qu'en inesme temps que Son Altesse se
descouvrira , il lui fera livrer une place des meilleures
de France pour sa scuret(5 , laquelle sera d^clar^e a la
conclusion du present traitd, et au cas qu'elle ne soit
trouv^e sudisante , ledit traitd demeurera nul , comme
aussy ledit sieur de Fontrailles declarera lesdits deux
seigneurs pour lesquels on demande Ies pensions susdi-
tes, dont Sa majesty denaeure d'accord.
« Finallement est accordd que tout le contenu en ccs
articles sera approuv(5 ct ratiOi(5 par Sa Majesty Catho-
gner Ies gens de guerre , ne fait autre chose que
preparer des pierres qui serviront un jour a I'ac-
cabler; car le Roi ne pent plus souffrir la ma-
niere hautaine avec laquelle il se conduit. »
Sur ce que je m'apercus que mes raisons ne pou-
voient vaincre son opiniatrete , je me mis a ge-
noux pour le conjurer d'ajouter plus de foi qu'il
ne faisoit a mes paroles ; et je lui predis entln
que son attachement pour le grand-ecuyer le
liquc et ledit seigneur due d'0rl(*ans, en la mani^re or-
dinaire et accoustum^c en semblahles trait^s. Le comte
due le promet aussy, au nom de Sa Majcst(^ . ct le sieur
de Fontrailles , au nom de Son Allesse, s'obligeant les-
pectivement a cela comme de leur chef , et I'approuvent
des a prc^sent, le ratiffientet le signent.
» A Madrid . le 13e jour de mars 1650.
» Signe dom Gasfabd de Gutzmatv.
» Et par supposition de nom,
» DE Clermont jJOMr Fontrailles. »
» Nous , Gaston, fils de France, frere unique du Roy.
due d'Orl^ans , certifions que le contenu cy-dessus est
la vraye copie del'original du traife qui fut fait et pass(5
en nostre nom avec M. le comte due de San Lucar ; en
tesmoignage de quoy, nous avons sign^ la pr^sente de
nostre main et fait contresigner par notre secretaire.
» Signe Gastgiv.
» Et plus bas , Godlas. »
CONTRE-LETTRE.
« D'autant que par le traits quej'ay sign(5cejourd'hui
pour et au nom de monseigneur le due d'0rl(5ans , je
suis oblig(^ de declarer Ies noms des deux personnes qui
sont compromises par Sa Majesty dans ledit traits , et
la place qu'elle a prise pour sa seuref^ , je declare et as-
seure , au nom de Son Altesse , a M. le comte due , affin
qu'il le dise a Sa Majesty Catholique, que Ies deux per-
sonnes sont le seigneur due de Bouillon et le sieur de
Cinq-Mars , grand escuyer de France , et la place de
seurete est Sedan , qui est asseuree a Son Altesse , que
ledit seigneur due de Bouillon lui met entre Ies mains.
En foy de quoy j'ay sign^ cest (?crit.
» A Madrid , le 13 mars 1642.
» Signe par supposition du nom,
» DE Clermont. »
« Nous, Gaston, 61s de France, frere unique du
Roy, due d'Orl^ans, recognoissons que le contenu cy-
dessus est la vraie copie de la declaration de monsei-
gneur de Bouillon et de monseigneur Legrand. Et nous,
soussignez, avons donn^ pouvoir audit sieur de Fon-
trailles de faire des noms desdits sieurs de Bouillon et
Legrand a monseigneur le comte de San Lucar, apres
qu'il aura pass^ le trait<5 avec luy, auquel traits ils ne
sont compris que soubz le tilre de deux grands seigneurs
de France. En tesmoing de quoy, nous avons sign^ la
pr^sente cerliQcation de nostre main et icelle fait con-
tresigner par nostre secretaire,
f) A Villefranche , le 29 aoOt 1642.
» Signe Gaston.
» Etplus bas , Goula«. » ]
DEUXIEME PAETIB. [lG43]
75
pcrdroit infailliblement. Tout ce que je pus dire
a M. de Thou ne I'empecha point de courir a
son malhenr, qui n'est ignore de personne. Etaut
persuade, comme toute I'arraee, que le Roi etoit
depuis long-temps malade d'une raaladie qui le
mettroit bientot a I'extremite , il s'avisa de me
depecher un courrierpour m'en avertir, etpour
me donner avis que le cardinal faisaut tous ses
efforts pour s'assurer des officiers de I'arraee , il
etoit de I'interet de la Reine de les menager, et
que pour cela il lui falloit une lettre de cette
prineesse qu'il put montrer aux principaux : et
parce qu'il faudroit qu'elle fut concue en termes
differens , selon qu'elle seroit pour les uns ou
pour les autres , il ajouta qu'il croyoit que je de-
vois proposer a Sa Majeste de lui envoyer des
blancs signes. Je me trouvai extremement cho-
que d'une pareille proposition , et je me serois
bien donne de garde d'en rien temoigner a cette
prineesse , si je n'eusse apprehende que , bonne
et facile comme elle etoit , Sa Majeste n'eut pu
etre surprise par un autre que moi. Je me ren-
dis done a Saint-Germain , et je n'eus pas sitot
ouvert la bouche sur celte proposition a Sa Ma-
jeste qu'elle me parut y consentir. Je lui dis
alors: "Gardez-vous bien, Madame, de confier
un ecrit de cette nature a qui que ce puisse etre ,
quand meme ce seroit a moi ; car, quoique je ne
me sente pas capable d'en abuser, il pourroit
tomber en telles mains que vous auriez sujet de
vous en repentir. Mais s'il arrivoit par malheur
que la maladie du Roi augmentat,je ne man-
querois pas alors de me rendre a I'armee en di-
ligence , pour y faire tout ce qui seroit a votre
service. »
Apres avoir vu les enfans de France , et te-
moigne a madarae de Lanzac la joie que je res-
sentois de la convalescence du Roi , dont lanou-
velle avoit succede a celle de I'extremite de sa
maladie , je revins a Paris , ou Ton fut averti
deux jours apres que la conjuration dont j'ai
parle avoit ete decouverte , et qu'on avoit donne
I'ordre pour arreter M. de Rouillou. Monsieur
ne fut point trahi comme on le publia ; mais ce
mystere fut decouvert par une voie que Ton ne
devoit pas craindre uaturellement : ce qu'il faut
entendre de ceux qui ignoroieut comment les
choses se passoient,
Le chancelier ayant execute le commande-
ment qu'il avoit recu d'aller recevoir la deposi-
tion de Monsieur, se mit en campagne une se-
conde fois pour aller a Lyon condamner a mort
(1) Cette prineesse mourut a Cologne leSjuillet 1642,
Sg^e de soixante-huit ans. Elle 6toit tomb^e dans la plus
affreuse d^tresse. (A. E.)
MM. de Cinq-Mars et de Thou. On en eut fait
autant a M. de Bouillon, si la ville de Sedan
ne lui eiit servi a racheter sa tete. Ainsi on lui
accorda une abolition apres qu'il eut avoue tout
et donne ordre que sa place fut remise aux trou-
pes du Roi. II regarda comme une grace de ce
monarque, que Sa Majeste voulut bien se conteu-
ter d'etre maitresse des fortifications et des mu-
railles de la place, pour en user dans la suite
comme bon lui sembleroit.
La nouvelle de I'execution de MM. de Cinq-
Mars et Thou fut suivie de celle du depart de
Lyon du cardinal, qui se rendita Fontainebleau,
oil le Roi le fut visiter, malgre la repugnance
que Sa Majeste y avoit: et d'ailleurs ce prince
etoit alors afflige de la mort de la Reine sa
mere (1). Quoiquil la crut coupable , la nature
et le saugne laisserent pas de I'attendrir en cette
occasion.
Le cardinal vint ensuite de Fontainebleau a
Paris , oil , ses incomraodites s'etant augmentees
considerablement , il linit sa vie (2) , et ne fut
regrette que de tres-peu de personnes. Le Roi ,
tout ravi qu'il etoit d'en etre defait , ne laissa
pas d'executer le testament du defunt , et de
pourvoir les proches du cardinal des charges et
des gouvernemens auxquels il les avoit desti-
nees, aussi bien que des benefices qu'il leur
avoit donnes.
[1643] Sa Majeste s'etant rendue de Paris a
Saint-Germain, ne prit plus conseil que du car-
dinal Mazarin et de MM. de Chavigny et des
Noyers : ce qui deplut fort a toute la cour. Ce-
pendant on lui eut a peine propose de mettre en
liberie ceux que le cardinal de Richelieu avoit
retenus en prison , que la chose fut executee.
Messieurs de Rassompierre , de Vitry, de Cra-
mail, et quelques autres qui etoient a la Bas-
tille , eurent permission de revenir a la cour.
M. de Chateauneuf , qui etoit a Angouleme , ob-
tint aussi sa liberie , mais a condition d'aller
faire sa demeure dans une de ses maisons de
campagne.
Le Roi ayant cru que j'avois le dessein de
lui proposer quelqu'un pour entrer dans les af-
faires , le dit au cardinal Mazarin , qui me I'a
redit depuis; mais je n'eus pas de peine a me
justifier la-dessus , en faisant connoitre le peu
de merite qui se trouvoit dans le sujet qu'on
soupconnoit.
M. de Vendome fit supplier le Roi de lui ae-
corder la grace de revenir en France , d'ou il
(2) Le cardinal de Richelieii mourut le 4 d^cembre
1642, ag^ de cinquante-huit ans.
(A.E.)
MEMOIRF.S DU COMTE DE BRIENiNE
etoit exile, aussi bien que M. d'Epernon et la
duchesse son epouse. II se rendit meme a Saint-
Germain, et fit savoir a Sa Majeste le sujet qui
i'y avoitamene. On m'accusa sans fondement de
iui en avoir doune le conseil , afin, disoit-on ,
de sur{)rendre ce monarque sur la reponse qu'il
aurolt a faire aux enuemis de la maison de Ven-
dome, suppose qu'ils voulussentprevenir. Comme
je remarquai aiors que le Roi ne me regardoit
plus de si bon ceil , je pris la resolution de me
defaire de ma charge , apres en avoir eu le con-
sentement de la Reine. La raison que je Iui en
donnai etoit que je serois hors d'etat de la pou-
voir servir tant que le Roi vivroit ; mais que si
Dieu venoit a disposer de ce prince, je serois
toujours pret de faire ce qu'elle me commande-
roit.
Le marche de ma charge etant conclu avec
M. Du Plessis-Guenegaud , M. de Chavigny Iui
fit obtenir la permission d'en traiter avec moi
par le moyen du cardinal Mazarin. Je me crus
cependant oblige de remercier Sa Majeste de la
grace qu'elle m'avoit acccordee ; mais ce ne fut
pas sans quelque peine de part et d'autre , le
Roi se souvenant, aussi bien que moi, du long
temps qu'il y avoif que j'etois attache a soji ser-
vice. Je le suppliai dagreer que , quand je vien-
drois Iui faire ma cour, je ne fusse pas traite dif-
feremment de ce que je Tavois ete auparavant.
Sa Majeste eut la bonte de me le promettre, et
meme de le dire tout haut , afin que les officiers
de sa charabre fussent informes de ses inten-
tions.
La maladie du Roi augmentant aussi bien que
le credit du cardinal Mazarin, Sa Majeste donna
toute sa confiance a Chavigny. Des Noyers ne
le put souffrir. 11 demanda la permission de se
retirer : ce qui Iui fut accorde. II fit en cela une
demarche dont il eut tout le temps de se repen-
tir. On proposa au Roi plusieurs sujets pour
remplir la place de celui-ci, et entre autres
M. d'Avaux,qui n'eut pas le bonheur deplaire
a Sa Majeste. Le Roi se determina a la faire
exercer par commission a M. Le Tellier, inten-
dantde Tarmeedltalie, fort connu du cardinal
et beau-frere de Tilladet, capitaine aux Gar-
des, que le Roi consideroit beaucoup. Le Tel-
lier etoit homme de merite, et I'evenement a
fait connoltre dans la suite qu'il etoit digne de
remplir une pareille charge.
J'allois de temps en temps a Saint-Germain
pour obeir a I'ordre que la Heine m'en avoit
donne. Un jour que je proposai au cardinal le
retour de M. de Vendome , il me recut assez
bien, sur ce qu'il crut que, la maladie du Roi
augmentant , Sa MajesU rappelleroit infaillible-
ment ce prince par principe de conscience , ou
ne pourroit du moins se defendre d'avoir egard
a la piiere qui Iui en seroit faite par Monsieur,
son frere. Sur ce fondement, le cardinal en
voulut faire I'ouverture a ce monarque, et les
ordres furent expedies tels qu'on les pouvoit de-
si rer.
La cour grossissoit continuelleraent , tant par
le rappel des exiles que par un grand nombre
d'autres personnes qui s'y rendoient, les unes
pour voir quel changement la mort prochaine
du Roi y apporteroit, et les autres parce qu'elles
esperoient d'y faire une plus grande fortune. Ce
n'etoit plus un secret de dire que la vie de ce
prince ne pouvoit etre de iongue duree. A la ve-
rite cela troubloit le cardinal, mais non pas
de maniere qu'il oubliat ce qu'il falloit faire
pour sa conservation. Etant avert! que la Reine
avoit beaucoup de confiance dans I'eveque de
Reauvais, qui etoit d'ailleurs d'un esprit simple
et facile et d'un temperament prompt, il crut
qu'il Iui seroit bien plus aise de s'assurer de ce
prelat que de tout autre pour qui Sa Majeste au-
roit de I'affection. Mais ne sachant qui em-
ployer pour cela, il s'adressa au nonce, qui fut
depuis le cardinal Grimaldi. Le nonce voulut
bien se charger de la commission , et Iui faire
le plaisir de dire a i'eveque de Reauvais la pas-
sion qu'avoit le cardinal Mazarin de rendre ses
services a la Reine ; et le prelat, pen fin , en
eut tant de joie qu'il I'alla d'abord declarer a
Sa Majeste , en conseillant de s'assurer de Ma-
zarin, qui fut ravi d'apprendre que les choses
reussissoient a son gre. M. de Reauvais me fit
pai t de ceci et de ce qui avoit ete menage par
de plushabiles gens que Iui. J'en fus extreme-
ment surpris; mais ayant eu assez de force
pour dissimuler ma pensee, etme trouvant dans
la necessite de prendre un parti , je dis a ce pre-
lat que je souhaitois qu'il n'eiit pas un jour sujet
de s'en repentir. Je fus promptement trouver
la Reine, dans I'impatience ou j'etois de savoir
de Sa Majeste meme si ce que M. de Reauvais
m'avoit dit etoit veritable, et ce qui avoit pu
engager la Reine a suivre le conseil de ce pre-
lat. « Deux raisons , me repondit cette prin-
cesse : la premiere , que , sur la parole du
nonce , je suis persuadee que le cardinal Maza-
rin est mon serviteur; et la seconde, qu'ayant
envie de me defaire de Routhillier, de Chavigny
et de tons ceux qui n'ont point ete dans mes
interets , je serai bien aise d'y conserver quel-
qu'un qui puisse m'ini'orraer des intentions que
pourra avoir le Roi a la mort, pour les suivre.
Je veux me ser\ir pour cela d'une personnequi
ne soit point dans la dependance de Monsieur
DEUXIKMli:
ni du prince de Conde, » Je crus faire beaucoup
de ne point louer iin conseil qui me paroissoit
tres-peinicieux, mais jecrusaussi qii'ii etoit de
la prudence de ne le pas blamer; et me conten-
tant de ne point oublier ce qui m'avoit ete con-
fie pour m'en servir au besoin , je n'en parlai a
person ne.
Cependant la maladie du Roi devenoit plus
dangereuse. Le cardinal lui conseilla d'etabiir
\me regence; et , suppose que cette dignite fiit
defert'eaIaReine,de limiter le pouvoir desa re-
gence. Cemonarqueu'eut pas de peine a faire ce
quon lui proposoit; car il ne pouvoit confier
ses enfans ni a Monsieur, ni au prince de Conde,
qui lui avoit souvent donne sujet de se plaindre.
II u'eut pas nou plus de peine a mettre des bor-
nes a I'autorite de la Reine , etant persuade
qu'elle useroit mal de son pouvoir; et sur ce
qu'on lui demanda s'il agieeroit que Monsieur
fut declare chef des conseils sous la regente, et
lieutenant-general representant sa personne dans
toute I'etendue du ro.vaume;qu"en I'absence de
Monsieur, frere du Roi , le prince de Conde
occupat la meme piace, et le cardinal Mazarin
cellede ce prince; qu'il y eiit un conseil neces-
saire auquel assisteroient Routhiliier, surinten-
dant des finances, et Chavigny, son fils, oil
toutes les affaires passeroient a la pluralite des
voix , Sa Majeste donna son consentement a
tout, et le Roi ajouta qu'il vouloit que le cardi-
nal eiit la nomination des benefices jusqu'a la
majorite du Roi, son fils. Pour donner plus de
force a cette declaration, on jugea a propos de
la faire enregistrer au parlement. Outre ce que
je viens de remarquer, il y avoit encore qnel-
ques clauses qui me paroissoient assez a I'avan-
tage de la Reine : entre autres , il etoit dit
qu'elle auroit la disposition des charges qui
vieudroient a vaquer, a la reserve de celles de
secretaires d'Etat, qui ne pourroient etre rem-
plies que par des personnes dont le conseil neces-
saire seroit convenu. Je ne fus point du tout
surpris de cette restriction , car la charge de
Des Noyers n'etant point encore donnee, on
voulut prendre une precaution pour m'empe-
cher d "y entrer ; et en cela je fus oblige a ceux
qui s'en melereut , le Roi ayant eu la bonte de
(1) Nous avons trouv6 dans les papiers du comte de
Brienne la leltre suivante de la Reine d'Angleterre,
6crite a Louis XIV, au sujet de la mort du feu Roi.
[Au Roi Tres Chrestien, monsieur mon neveu.
« Monsieur raon neveu ,
» Tost que j'ay appris la mort du feu Roy, monsieur
mon frere , par le sieur de Gressy, je vous ay despechiS
PAHTIE. [lOlS 77
se souvenir de mes services dans son testament
et de les recompenser.
Au moment que cette declaration parut elle
fut biamee , et le parlement, en I'enregistrant ,
ne songea qu'aux moyens dont il faudroit se ser-
vir pour rendre illusoire le dispositif deson ar-
ret. Des jurisconsultes soutenoient que le pere
et le fils ne devoient point deliberer ensemble,
et le public trouvoit que le conseil qu'on auroit
etabli seroit trop foible pour avoir une autorite
aussi absoiue. Quelques-uns de ceux qui mou-
roient d'envie d'etre en possession des charges
qui leur etoient destinees, temoignerent au Roi
qu'i! falloit assembler ce conseil; et, suivant
I'ordre ((u'ilsen recureut. ils dirent a la Reine
que ce monarque I'avertissoit de ne jamais con-
sentir que M. de Vendome, ni aucun desa mai-
son, fut pourvu du gouvernement de Rretagne ,
dont le marechal de La Meilleraye avoit etegra-
tifie depuis pen ; et comme on ne se soucia | oint
de menager M. de Vendome , on divulgua sur-
le-champ ce qui devoit etre tenu secret. On
proposa aussi de declarer les generaux des ar-
mees. Le cardinal , pour mettre dans ses inte-
rets le prince de Conde , fit determiner le Roi a
donner le commandement de la plus considera-
ble au due d'Enghien , qui devoit avoir sous lui
M. Du Hallier, qui fut marechal de France peu
de temps apres son depart de la cour.
Le roi Louis XIIT, surnomme le Juste, mou-
rut en cette annee-ci (r). On pent dire que ce
prince n'etoit mechant que par accident. Dans
tout le cours de son regne , qui fut assez agite ,
il ne fit que le mal qu'on lui fit faire. A peine
eut-il rendu son dernier soupir qu'il courut un
bruit, dans le faubourg Saint-Germain, que
Monsieur avoit mande a ses creatures de s'y
rendre, a dessein d'etre maltre de la personne
du roi Louis XIV, son neveu , et du due d'An-
jou , frere unique de Sa Majeste, et d'oter I'au-
torite a la Reine. Cela donna lieu aux serviteurs
de cette princesse, qui de longue main lui
avoient menage les Gardes francaises et suis-
ses, de redoubler la garde et d'ordonner que
les soldats fussent dans leurs quartiers sous
leurs enseignes,pourse rendre a Saint-Germain
au premier ordre , et y appuyer par la force des
Craset pour me condouloir avec vous de la perle que
nous avons faite, et puis pour rcmercier Vostre Ma-
jesty des assurances qu'elle m'a donn^es de son affeclion,
la suppliant de croire que je lacheray a la meiiter, es-
tant, monsieur mon neveu, votre tres-affectionnee tanle,
» Hejvriette-Mario, R.
» Newarke, ce^juin 1613. »]
MEMOIBES UV COMTE DE BRIINAE,
armes ce que le feu Roi y avoit ordoune tres-
instamment, qui etoit que la Relne seroit mai-
tresse de I'administi-ation du royaurae et de I'e-
ducation de ses enfans.
Cette princesse, pour marquer la confiance
qu'elle avoit au due de Beaufort, lui commanda
de se tenir aupres de la personne du Roi , et a
tous eeux qui dependoient d'elle de lui obeir. II
eut ete a souhaiter que M. de Beaufort eiit puse
conteuir ; mais n'etant pas maltre de sa joie , on
prit la resolution de conduire le Roi et le due
d'Anjou a Paris; et les troupes de la garde
ayant ete mandees, on lesniit en bataillon , au
milieu duquel marchoit le carrosse oil etoient
Leurs Majestes avec Monsieur. lis arriverent a
Paris dans cet equipage, qui avoit quelque
chose de grand et de foible tout ensemble.
A peine la Reine fut-elle retiree que le pre-
sident Le Bailleul, son chancelier, lui proposa
de mener le Roi au parlement qui , suivant
I'exemple de ce qui s'etoit pratique en I'annee
1610, ne manqueroit pas de la declarer re-
gente, avec lepouvoir entier degouvernertoute
seule; en suppliant pourtant le Roi que Mon-
sieur, son oncle, fut declare lieutenant-general
dans toute Tetendue de son royaume, pays et
terres de son obeissance, et, en son absence,
M. le prince chefdes conseils. M. leducd'Or-
leansetle prince deConde, qui d'ailleursoffroient
de remettre a la Reine toute I'autorite qui leur
avoit ete donnee, consentirent que le Roi allat te-
nir son lit de justice : a quoi le cardinal avoit
lui seul de la repugnance, parce qu'il avoit ete
averti qu'on n'y parleroit point de lui. Plusieurs
conseillers voulurent Tanimer, mais ils etoient
trop foibles pour empecher une deliberation con-
sentiepar les plus considerables de I'Etat, etque
le parlement avoit declare vouloir publier.
Le cardinal crut que , les choses etant en cette
situation , il n'avoit point dautre parti a prendre
que de demander a la Reine la permission de se
retirer en Italic. Sa Majeste etant persuadee que
}e service de cette Eminence lui seroit utile , et
se trouvant pressee , me dit I'embarras ou elle
■etoit, d'ou pourtant elle concluoit que son auto-
rite en seroit bien plus puissante. Je lui repon-
dis que si elle etoit resolue a continuer de se
servir du cardinal , je ne croyois pas les choses
si dilficiles qu'elles paroissent. « Mais , me repli-
qua la Reine , comment cela se pourra-til faire?
<;ar le cardinal se tient offense , il le public par-
lout et demande la permission de se retirer. »
Je lui dis : « Madame , si vous lui offrez ce qu'il
perd , Votre Majeste conviendra qu'il doit etre
satisfait; et s'il vous refuse, c'est une marque
qu'il ne veut point vous avoir d'obligation. En
ce cas-la, vous ne perdrez rien quand il se retirera;
mais Votre Majeste me permettra de lui dire que
je le crois trop habile homme pour ne pas ac-
cepter ses offres avec de tres-humbles remerci-
mens. » Je me retirai , et le cardinal se rendit
chez la Reine pour la presser de lui accorder la
permission qu'il lui avoit demandee des'enaller
a Rome , ou il feroit, disoit-il , paroitre son zele
pour le service du Roi , et sa reconnoissance
pour les bienfaits et les honneurs dont il etoit
comble. Mais Sa Majeste lui ayant fait I'ouver-
ture que je lui avois proposee , il ne delibera
point sur ce qu'il avoit a repondre. II la remer-
cia en lui protestant que cette nouvelle grace
I'attachoit encore plus fortement que toutes les
autres qu'il avoit revues au service du Roi , au
sien , et a celui de toute la France ; et , conti-
nuant son discours , il demanda a la Reine qui
lui avoit donne ce conseil. Sa Majeste lui dit que
c'etoit moi. II m'en remercia des le jour meme,
en me protestant que j'aurois toute sa confiance;
qu'il savoit bien que la Reine m'avoit honorede
la sienne , et que je n'en avois jamais abuse :
qu'il supplioit meme Sa Majeste d'etre sa cau-
tion ; qu'il ne manqueroit a rien de tout ce qu'il
m'avoit promis , ne me demandant d'autre assu-
rance que ma parole , parce que la renommee ,
qui ne se trompe jamais, avoit public si haute-
ment la Constance et la fidelite avec lesquelles
j'avois servi mes maitres et aime mes amis ,
qu'il n'exigeoit point de moi d'autre assurance ,
celle-la lui paroissoit la meilleure. Je fis de mon
cote mille protestations de services au cardinal,
etant persuade que cela feroit plaisir a la Reine.
Presentement qu'elle est etablie sur le trone ,
nous parleronsde la regence de cette princesse,
et de la part qu'elle voulut bien me donner aux
affaires.
Sa Majeste temoigna d'abord qu'elle n'avoit
rien plus a coeur que la grandeur du Roi son
fils et de procurer la paix a la France , pourvu
que ces deux choses pussent s'accorder ensemble.
Elle promit de mettre dans ses interets, autant
qu'elle le pourroit^ M. le due d'Or leans et M. le
prince. Elle declara aussi qu'elle avoit des ser-
viteurs particuliers dont elle vouloit se servir ,
comme I'eveque de Beauvais , le president Le
Bailleul et moi. Le second, quis'attendoitd'avoir
les sceaux , accepta avec plaisir la surinten-
dance des finances , dont il fut pourvu conjoin-
tement avec M. d'Avaux , qui neanmoins fut
nomme pour aller negocier la paix suivant les
preliminaires qui en avoient deja paru. M. de
Longueville fut aussi destine pour etre plenipo-
tentiaire , et obtint du Roi qu'il auroit seance
dans le conseil secret. II fut par la recompense
DEl'XTEMR PAUTIE. [1G43]
79
d'avance des services qu'on attendoit de lui.
Bouthillier eut ordre de se retirer : ee qui siir-
prit d'abord le chancelier ; mais il se rassura
quand il vit qu'on avoit mis en sa place MM. Le
Bailleul et d'Avaux. L'eveque de Bcauvais , qui
s'attendoit a etre tout puissant dans I'Etat , re-
chercha M. le due d'Orleans et le prince de Con-
de, en leur promettant des gouvernemens de
place , et generalement tout ce qu'ils pourroient
desirer. II assura encore Monsieur que , sans
avoir le titre de regent, il en auroit toute I'auto-
rite. Mais le pauvre preiat dechut de ses espe-
rances quand il vit que le cardinal avancoit de
plus en plus dans la confiance de la Reine , et
que Ton croyoit avoir deja trop fait pour lui que
de lui avoir accorde I'entree du conseil , en le
flattant de I'esperance de I'elever a la pourpre.
Le cardinal Mazarin I'assura bien d'y vouioir
contribuer; mais reconnoissant que ce preiat
avoit un petit genie , il le meprisa dans la suite.
Chavigny fut etourdi de la disgrace de son pere,
et Servien revint en diligence a la eour , espe-
raut de rentrer dans la charge de secretaire-
d'Etat qu'il avoit eue par le credit du cardinal
de Richelieu, et dont il avoit ete oblige de se
defaire par ordre du feu Roi , qui I'avoit soup-
conne d avoir rapporte a son premier ministre
quelque chose qui avoit ete dit dans la chambre
de Sa Majeste. Servien fut aussi bien etonne de
voir que le cardinal Mazarin affectionnoit Le
Teilier, et qu'il y avoit encore bien des person-
nes qui disoient que des Noyers , qui ne s'etoit
pas demis, pretendoit la meme chose que lui. II
perdit enfm toute esperance quand il sut que la
Reine etoit dans le dessein de me gratifier de
cette meme charge.
Chavigny ne trouvant point Sa Majeste dis-
posee en sa faveur, eomme il s'en etoit flatte ,
s'adressa au cardinal pour obtenir de la Reine,
par son moyen , la permission de se demettre de
sa charge , s'imagiuant peut-etre que cette Emi-
nence le bl^meroit de la resolution qu'il prenoit;
mais il s'adressa mal , car le cardinal ne pouvoit
souffrir qu'on allat publiant partout que M. de
Chavigny etoit I'auteur de sa fortune et de son
elevation. Ce premier ministre , se possedant ,
lui fit plusieurs questions qui I'engagerent de
plus en plus a persister dans sa meme resolution,
comme de lui dire jusqu'ou il pretendoit que
devoit aller son credit , dont on lui otoit jusqu'a
I'esperance. Ainsi le cardinal s'etant contente de
satisfaire a ce que la bienseance vouloit , il se
chargea de parler de la demission de Chavigny
a la Reine, qui temoigna une grande joie de ce
que I'occasion se presentoit de me faire entrer
dans les affaires.
Sa Majeste envoya , mes enfans , chercher
votre mere , pour savoir d'elle si j'etois en etat
d'avancer une partie de la recompense que M. de
Chavigny demandoit. Ensuite elle me commanda
de Taller offrir a I'interesse : ce que je fis, en le
priant de me dire franchement s'il avoit bien
pense a ce qu'il avoit fait. II me remercia de
I'offre que je lui fis de ne le point presser de
quelques jours de donner sa demission , seule-
ment pour se menager quelques avantages qui
ne me regardoient point. Mais comme M. de
Chavigny etoit chancelier de M. le due d'Orleans,
ceci vint bientot a la connoissance de ce prince,
qui envoya sur-le-champ le due de Bellegarde
faire ses plaiutes a la Reine et au cardinal de ce
qu'on disposoit sans sa participation d'une charge
aussi considerable que celle de secretaire-d'Etat.
« J'ai use de mon pouvoir, repondit cette prin-
cesse , en ayant ete suppliee par celui qui y est
le plus interesse. La maniere dont vous me par-
lez de la part de Monsieur me surprend si fort ,
que je trouve a propos que vous lui disiez de la
mienne de ne le pas faire une seconde fois. » Le
cardinal prit la parole , et raconta , pour se jus-
tifler, les choses comme elles s'etoient passees ,
en ajoutant qu'il seroit bien difficile d'engager
la Reine a changer de resolution. M. de Belle-
garde etant retourne trouver son maitre , il con-
vint avec lui de revenir aupres de la Reine, a
laquelle il parla ainsi : « Votre Majeste ne sau-
roit defendre le procede de M. de Brienne , qui
n'a pas daigne faire un compliment a Monsieur."
La Reine m'envoya querir , et , blamant ma ma-
niere d'agir, elle m'ordonna d'aller au Luxem-
bourg et de prier Monsieur de ne point avoir
de repugnance a ce qu'elle vouloit faire pour
moi. Je lui repondis,et ensuite au cardinal, qui
me reprochoit que j'avois mis la Reine dans un
grand erabarras : « J'avois toujours cru I'union
de Monsieur avec Sa Majeste si necessaire pour
le service du Roi , qu'il la faudroit preferer a
toute autre chose. A mon egard , la Reine , par
I'honneur qu'elle m'a fait , a recompense mes
services , dont je lui suis tres-oblige ; mais elle
n'aura jamais le pouvoir sur moi de me faire en-
trer dans une charge comme celle de secretaire-
d'Etat contre le consentement de Monsieur. Sa
Majeste est done la maitresse d'en disposer
comme il lui plaira; car, au reste, pour ce qui
est d'aller dans la conjoncture presente faire un
compliment a M. le due d'Orleans, c'est une bas-
sesse dont je ne suis pas capable ; et ce seroit
mal reconnoitre les obligations que j'ai a la
Reine , de donner lieu au monde de dire qu'elle
ne pent avoir de bonne volonte pour ses servi-
teurs sans I'agrement de Monsieur. Mais quand
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MEMOICKS DU COMTE DE BBIENNE
ce prince aura fait les excuses auxquelles son
compliment Toblige , de mon cote je ne manque-
rai pas a raon devoir. » Mes raisons furent trou-
vees si bonnes que I'affaire fut mise en negocia-
tion. Monsieur, ne pouvant esperer de la faire
reussir comme il I'avoit projete , me fit dire de
Taller voir, et qu'il la termiueroit a ma satisfac-
tion. Je relusai de lui obeir jusqu'a ce qu'il eut
rendu a la Reine ce qu'il lui devoit , et j'ajou-
tai que je ne voudrois point de I'epee de con-
netable a ce prix-la, et a plus forte raison d'une
plume que j'avois ene tant d'annees dans ma
main.
M. le due d'Orleans se resolut enfm de faire
des excuses a la Reine de la conduite qu'il avoit
eue ; dont je n'eus pas plus tot ete averti par Sa
Majeste que j'obeis sur le-champ a Tordre qu'elle
me donna d'aller au Luxembourg. Je parlai a ce
prince de la maniere qui suit : <■ Je ne sais par
oil commencer mon discours , en pariant a Votre
Altesse Royale; car depuis que je suisau monde
j'ai toujours evite toutes sortes d'eclaircissemens,
et neanmoins je me trouve dans la necessite d'eu
avoir un avec un prince pour qui j'ai toujours
eu un profond respect. Je dirai done a Votre Al-
tesse Royale que, si les bienheureux voient ce
qui se passe en ce monde-ci , le Roi votre pere
aura peine a souffrir que vous ayez porte les in-
terets du fils de M. de Routhillier contre ceux
du fils de M. de Loraenie , apres avoir ete servi
avec beaucoup de fidelite par celui-ci , et ayant
a peine connu I'autre. Mais , pour reprendre la
suite de raon discours , je me crois oblige de
dire a Votre Altesse Royale qu'etant alle trou-
ver M. de Chavigny pour lui declarer I'ordre
que j'avois de lui remettre une somme conside-
rable , en me donnaut la demission de la charge
de secretaire-d'F^tat , dont monsieur son pere et
lui etoient pourvus , il me pria de ne le point
presser de quelques jours , dont il avoit besoin,
pour menager de certains interets qui ne me re-
gardoient point. Or, y ayant consenti,eut-il paru
raisonnable que j'eusse accouru a Votre Altesse
Royale pour lui faire part de i'ordre que j'avois
recu de la Reine? Je prends meme cette prin-
cesse a temoin que je I'ai suppliee de me dechar-
ger du fardeau qu'elle vouloit m'imposer , parce
que vous ne I'aviez pas agreable. Mais a present
que vous avez vu Sa Majeste , je dirai a Votre
Altesse Royale ce que j'ai pris la liberte de lui
dire a elle-merae : c'est que je ne consentirois
jamais a accepter cette charge si vous y aviez la
moindre repugnance ; et le pouvoir que la Reine
a sur moi ne seroit pas assez puissant pour m'y
occasion. Et comme j'ai toujours cru que votre
union avec la Reine contribueroit au bien de
I'Etatet affermiroitl'autorite royale, me pouvoit-
il etre reproche qu'apres I'avoir appuyee le plus
qu'il m'a ete possible , je voudrois etre cause que
cette union put etre troublee? — Quoi done, me
dit ce prince, Chavigny vous a-t-il demande du
temps?" Je lui repondis qu'il n'y avoit rien de
plus vrai, et que je le suppliois de Tenvoyer que-
rir, afin que je le lui soutinsse en sa presence, per-
suade que j'etois qu'il n'en disconviendroit pas.
« Ce n'est point vous , me repliqua Monsieur,
mais moi qui suis dans le tort; car M. de Chavi-
gny rae devoit dire sincerement ce que vous aviez
concerte ensemble. Je ne puis voir personne
dans le conseil qui me soit plus agreable que
vous; car j'ai remarque que vous avez toujours
eu de I'amitie pour moi dans le temps de mes
adversites, et que vous avez favorlse ceux qui
m'appartenoient, quand vous I'avez pu faire
avec justice et bienseance. »
Je revins au Louvre au sortir du Luxem-
bourg, et mes provisions ayant ete expediees,
je pretai le serment entre les mains de la Reine ,
qui n'eut point desagreable la liberte que je pris
de les baiser. Je fus ensuite chez le cardinal ,
qui me recut de la maniere du monde la plus
obligeante ; et j'eus la satisfaction de ne ren-
contrer personne dans mon chemin qui ne me
teraoignatapprouver le choix que la Reine avoit
bien voulu faire de moi pour me.confier en par-
tie son secret et sans reserve celui de I'Etat.
Mon elevation a cette dignity ne fut pas plus
tot divulguee que le nonce et les ministres des
autres princes etrangers me firent demander
audience. Chacun d'eux m'exposa ce qu'il avoit
espere du feu Roi et ce qu'il pouvoit souhaiter
de la Reine.
[ Une depeche generale , signee du Roi , fut
adressee a tons les ambassadeurs, residens,
agens et serviteurs du Roi au-dehors, dans la-
quelle on donnoit avis de la demission de ^L de
Chavigny en faveur de M. de Rrienne, etqu'ils
eussent doresnavant a m'adresser leurs de-
peches, en meme temps qu'on les informoit de
la victoire de Rocroy et du projet de traiter
la paix generale a Munster. Elle etoit ainsi
concue :
« Le sieur de Chavigny m'ayant remis la
charge de secretaire de mes commandemens ,
j'en ay iucontinant faict pourvoir, par I'avis de la
Reyne regente, madaraemamere, le sieur comte
de Rrienne , de quoy je vous ay voulu donner
avis et vous dire que vous ayez doresnavant a
obliger, parce que je serois tres-fache que Votre { luy adresser vos despesches et me tenir averty
Altesse Royale eut le moindre chagrin a mon I par luy de toutes les choses qui concernent mon
DELXIEMK PABTIE. [10^3]
service. Vous ferez part de ce changement a
tous ceux que vous estiraerez a propos par dela ,
afin qu'ils saclient a qui iis auront a s'adresser
pour les affaires qui se presenteront.
.. Encore que j aye cste fort occupe , avec la
Royne regente madame ma mere , a rendre les
devoirs fuuebres au feu Roy, monseigneur et
pere (que Dieu absolve) , je n'ay pas laisse d'a-
gir aux affaires de cet Etat , et de donner ordre
a mon cousin le due d'Enghien, ensuite de cette
grande et signalee victoire qu'il a gaignee sur
mes ennemis a Rocroy, d'entreprendre le siege
de Tliionvilie, dont les approches ont este faictes
sans perte d'hommes, et le travail, et la circon-
vallation comraeucee et contiuuee avec tant de
diligence que les lignes sont achevees, avec espe-
rance de veoir bientost cette place reduite. Vous
ferez cognoistrea ceux qu'il sera besoing que Ton
agit de deca avec toute la vigueur possible pour
obliger les ennemis a se porter tout de bona la
paixgenerale, a laquelleil semblequ'ilz se lais-
sent mieux entendre qu'auparavant, ayans en-
voye leurs passeports en bonne forme. Pour mes
deputes pleuipotentiaires , j'ay commande aux
sieurs corates d'Avaux et de Chavigny de partir
pour se rendre a Munster, pendant que mon
cousin le due de Longueville s'apprestera pour
y aller tost apres: je ne veux pas que de ma
part il y ayt aucun retardement a cet ouvrage,
afin que si tous les interesses s"y portent aussy
franchement que moy, le traite s'acheveparuue
bonne conclusion. Sur ce, je prieDieu qu'il vous
ait , etc.
" Escrit a Paris, le dernier juin 1613. » ]
J'appris bientot que M. le due d'Orleans avoit
etabli un conseil pour deliberer de ce qui etoit
a faire pour le maintien des gens de guerre , et
que I'heure en etoit marquee tons les vendredis
apres midi. On ajouta a ceux qui devoient as-
sister a ce conseil , qui etoit deja beaucoup di-
minue de puissance, messieurs les marecbaux
de France , et meme Bezancon , en qualite de
commissaire general des troupes , et aussi les
secretaires d'Etat. La premiere fois que je m'y
rendis, je fus fortetonue de voir qu'on les lais-
soit debout. Je ne pus m'empecber de parler de
la cause commune, dont je fis la mienne propre,
en faisant entendre a Monsieur qu'il ne devoit
point exiger de nous ce qui n'avoit pas ete de-
mande en 1630 a M. de Beaucler ; et que si,
pour rester debout et tete nue en presence du
Roi , on vouloit nous obliger a quelque chose
de serablable ou Sa Majeste ne se trouveroit
point , nous nous en defendrions par des raisons
convaincantes et par des exemples. D'ou je con-
eluots que son Altesse Royale auroit le deplaisir
III. C. D. M., T. HI.
de ne pas reussir dans une affaire de cette na-
ture, qu'elle ne devoit jamais entreprendre.
M. le due d'Orleans, ayant pris I'avis de ceux
de son conseil , nous dit de nous asseoir et de
prendre nos places. Je crois que ce que je fis
pour la defense de la cause commune ne contri-
bua pas pen a engager messieurs de La Vrilliere
et Du Plessis-Guenegaud a me ceder la pre-
seance dans tous les endroits oil nous parois-
sions en qualite de secretaires d'Etat , comme
ils le faisoient dans les conseils, ou elle m'ap-
partenoit de droit sur eux. M. Le Tellier n'eut
pas de peine a faire comme les autres, avec
d'autant plus de raison que, n'ayant encore
qu'une commission , il eut ete de mauvaisc
grace a lui de pretendre la preseance sur les of-
flciers pourvus en titre et recus. Je ne laissai pas
neanmoins de lui en faire une bonnetete, comme
aux deux premiers.
Pen de jours apres que je fus en cbarge , il
arriva a Paris un courrier de I'Empereur pour
apporter les passe-ports , sans lesquels les pleni-
potentiaires du Roi n'eussent pas pu se rendre
en suretedans les villes oil Ton devoit trailer la
paix. La Reine m'envoya querir pour les rece-
voir, et le cou'.rier fut bien regale et renvoye.
Ceci nous ayant fait penser tout de bon a ceque
nous avions a faire, on paria de presser le de-
part des plenipotentiaircs de France , dont If
nombre avoit ete arrete. M. de Chavigny, ayant
envie d'etre employe dans cette negociation ou
d'etre envoye ambassadeur a Rome, me de-
manda auquel de ces deux emplois je croyois
qu'il diit s'arreter. Je lui conseillai de preferer
la paix a une ambassade ordinaire, par la rai-
son que ce premier emploi me paroissoit le plus
honorable ; et qu'etant fini, s'il ne trouvoit pas
a la cour la place qu'il y pouvoit desirer, il pou-
voit toujours pretendre a I'ambassade de Rome.
Je ne sais de qui il prit conseil , mais il cessa
tout d'un coup de penser a I'un et a I'autre de
ces emplois , et prefera de rester a la cour.
Les plenipotentiaircs pour la paix furent
messieurs de Longueville , d'Avaux et Servien.
L'ambassade de Rome fut donnee au marquis
de Saint-Chaumont, chevalier des ordres du
Roi. II fut question de travailler a leur instruq-
tion; et le cardinal Mazarin en ayant presente
une qui avoit ete faite du temps du cardinal de
Richelieu, elle fut approuvee aussi bien qu'un
petit discours que j'y mis au commencement.
Je m'apercus bientot qu'il y auroit peu d'in-
telligence entre messieurs d'Avaux et Servien ,
celui-ci affectant de pretendre les memes litres
d'honneur qui avoient ete accordes a son con-
frere apres plusieurs annees de service. Cela
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MKMOlRr.S i)i;
me fit juger, par la connoissance que j'avois de
la hauteur de son esprit , que tout ce qui ne
tomberolt pas dans le sens de Servien lui de-
plairoit , et qu'il ne manqueroit pas de traver-
ser M. d'Avaux. A i'egard de I'esprit de eelui-
ci, on n'en pouvoit faire qu'un tres-bon juge-
raent , parce qu'il avoit toujours paru fort mo-
dere, et qu'on ne pouvoit point lui reprocher
que sa gloire ou sa reputation lui eussent ete
plus cheres que son devoir dans tons les em-
plois qu'il avoit exerces.
On ordonna aux plenipotentiaires de descen-
dre la Meuse , de s'embarquer a Mezieres, et
de sejourner quelque temps a La Haye pour
disposer les Etats-generaux a faire partir leurs
ambassadeurs , alin que, si rouverlure de I'as-
semblee venoit a et.ve retardee , la faute n'en
put etre imputee a la France ni a ses allies.
La Reine etoit bien persuadee que les Sue-
dois ne seroient pas les derniers a y envoyer
leurs ministres : mais il ne falloit point en con-
clure absolument qu'ils voulussent lapaix ; car,
en matiere de politique, on paroit souvent de-
sirer les choses pour lesquelles on est le plus
eloigne. Ce que Ton demandoit aux Etats parois-
soit trop juste pour qu'ils lissent la moindre dif-
ficulte de s'y engager, d'autant plus qu'ils
etoient redevables a la France de I'avantage
qu'ils avoient de traiter une seconde fois avec
les Espagnols , qui faisoient voir par la la dis-
position dans laquelle lis etoient de les recon-
noitre pour libres et souverains : ce qu'ils n'a-
voient pas voulu jusques alors accorder au roi
de Portugal. II fut toutefois aisede s'apercevoir
que les Etats n'incliuoient point a la paix , soit
que le prince Henri d'Orange la traversat, oil
bien qu'elle deplut a leurs peuples , qui eussent
volontiers prefere une treve de plusieurs annees
a une paix solide, quand meme elle leur eut
ete proposee sous des conditions justes et raison-
nables.
Le prince d'Orange mandaa la cour que Von
pressoit trop leurs deputes, et qu'il se croyoit
oblige d'avertir que telles conditions leur pour-
roient elre offertes de la part des Espagnols ,
qu'ellcs seroient acceptees , sans se mettre au-
trement en peine si ceia accommoderoit leurs al-
lies ou nou. On ecrivlt done aux Etats, on parla
a leurs ambassadeurs , et enfin on leur declara
([u'il falloit qu'ils se trouvassent a I'assemblee,
dans I'intention d'y conclure la paix ; qu'au
reste , ils ne dcvoient point esperer une treve si
rennemi commun ne se mettoit a la raison. Et
afln que les Etats envoyassent leurs deputes ,
on leur fit esperer que les ambassadeurs qu'ils
avoient a la cour de rEnipereur seroient mis en
COMTK DE RRIENNE ,
possession de tous les honneurs et prerogatives
qui leur avoient ete refuses jusques alors. Le
cardinal , qui etoit tres-liberal a promettre et
meme accorder de pareilles graces, s'excu-
soit la-dessus en disant , pour ses raisons , que
si nous n'en donnions pas I'exemple a I'Empe-
reur et au roi d'Espagne , nous serious peut-
etre forces de suivre le leur : ce qui alieneroit
de nous et attacheroit peut-etre a d'autres puis-
sances cette republique naissante que nous
avions grand interet de menager. Apres quo
tout ceci eut ete debattu long-temps , les pleni-
potentiaires de Sa Majeste crurent qu'il etoit
temps de s'avancer. Nous craignions aussi bien
qu'eux que leur sejour a La Haye ne fut repro-
che comme s'il leur avoit ete ordonne , afin
d'impatienter les ministres des imperiaux et des
mediateurs, dont quelques-uns s'etoient deja
rendus dans les villes ou la negociation devoit
etre ouverte.
M. d'Avaux, pour suivre I'exemple du pre-
sident Jeannin , crut qu'en prenant conge des
Etats il falloit leur recommander, de la part du
Roi , leurs sujets catholiques , dont la condi-
tion paroissoit mauvaise a ceux qui ne savoient
pas que , sans avoir la liberie de conscience , ils
ne laissoient point d'en jouir. H en parla a son
coUegue et a La Thuillerie, ambassadeur ordi-
naire du Roi aupres des memes Etats. lis ne le
contredirent pas, mais toutefois ils n'approuve-
rent point la resolution qu'il avoit prise. D'A-
vaux , ayant regarde leur silence comme un
tacite consentement, s'etendit beaucoup sur
cette matiere : et cela surprit fort Servien et
obligea les Etats de s'en plaiudre , comme si
Ton avoit voulu leur soustraire une partie de
leurs sujets; car on avoit deja vu cbez eux des
marques d'une division qui depuis a ete si nui-
sible au service du Roi , et que messieurs
des Etats nous out toujours conservee entre eux.
Servien , qui se sentoit appuye des Etats , di-
soit que d'Avaux avoit fait ceci de sa tete, dans
I'esperance que , si la chose n'etoit pas utile aux
catholiques , du moins elle serviroit a I'elever
au cardinalat ; car il n'avoit effectivement en-
trepris cette affaire que pour plaire au Pape, et
pour avancer par ce moyen a sa promotion.
D'Avaux soutenoit au contraire n'avoir rien fait
sans la participation de ses collegues : ce que
La Thuillerie ne desavouoit point ; mais il don-
noit assez a entendre qu'on avoit fait connoitre
a d'Avaux qu'il n'en resulteroit que du mal , les
esprits n'etant pas disposes, en Hollande, a
favoriser les catholiques au-dela de ce qu'ils les
favorisoient deja, ni meme a suivre les conseils
du Roi , qui temoignoit vouloir la paix , don^
DEUXIEMR PARTIE. [l(il3]
les plus autorises dans le gouvernement parois-
soientbien eloignes.
Je recus de leurs lettres en commun , et une
autre en particulier de chacun d'cux , qui n'e-
toit que pour me faire savoir leurs differeuds
personnels ; mais les premieres etoieut pour
mander au Roi qu'ils partiroient incessaniraent
pour se rendre a Munster, suivant i'ordre qui
leur en avoit ete donne. Je me souviens que je
leur mandai , dans une lettre commune , que
j'avois vu souvent des personnes d'une tres-
grande capacite ne point convenir entre elles
dii droit dans des affaires soumises a leur juge-
ment ; mais qu'il n'etoit jamais arrive qu'a eux
de disconvenir dans les faits : dont tout le
monde etoit d'autant plus surpris qu'ils faisoient
Tun et I'autre profession d'avoir beaucoup
d'honneur et de probite.
Je m'apercus des-lors que le cardinal deferoit
plus aux avis de Servien qu'a ceux de d'Avaux :
dont je ne fus pas surpris, parce que le genie
du premier avoit plus de rapport au sien que
celui de son confrere. Le premier ministre ai-
moit constamment les longs raisonnemens qui
n'aboutissent a rien , qui egarent I'attention, et
qui peuvent recevoir une double interpretation.
De meme, I'esprit de Servien excelloit en equivo-
ques et en duplicites : au lieu que celui de d'A-
vaux affectoit une grande nettete et evitoit de
tromper personne , ce qui est d'un bonnete
homme ; tacbant en meme temps d'etre trompe
le moins qu'il pouvoit, ce qui est d'un bomme
d'esprit. L'Eminence avoit de plus attache a son
service Lyonue , neveu de Servien , avec lequel
11 avoit fait connoissance lorsque Lyonne etoit
a la cour de Parme pour les affaires du Roi. II
avoit ensuite cultive cette amitie dans un voyage
qu'il fit a Rome. Lyonne etoit d'un caractere
d'esprit qui approcboit fort de celui de son on-
cle ; il faisoit assiduraent sa cour au cardinal ,
et s'appliquoit uniquement a gagner ses bonnes
graces.
Les plenipotentiaires du Roi ^tant arrives a
Munster, le baron de Roite fut destine pour
demeurer a Osnabruck , en qualite d'agent.
Saint-Romain et Meules eurent ordre de rester
aupres de nos ministres , a Munster, et de faire
tout ce qu'ils leur ordonneroient pour le service
(1) L'ambassadeur de France a Rome ^crivait au
comte dc Brienne a ce sujet :
« J'ai appris que le Pape a d6clar6 en plein consis-
loire le cardinal Rosctti legal , pour la pais g^nc^rale.
Cost dc quoi je vous donne advis par cc billet. Je croy,
Monsieur, que ce proced6 vous fera Lien jugcr ce que la
S3
de Sa Majeste. lis avoient encore plusieurs re-
sidens, alin qu'ils fussent plus considerables
s'ils les deputoient vers quelques princes de
I'Empire a leur arrivee a Munster, qui ne fut
pourtant pas dans un meme jour. lis furent
bien recus de la ville , des ministres de I'Empe-
reur et des mediateurs , et , affectant d'y faire
parade d'une grande livree et d'une grosse suite
de gentilshommes, ils s'en firent bonneur en le
mandant au Roi. lis trouverent a Munster le
nonce Chigi , qui fut depuis eleve au cardinalat,
et ensuite a la papaute , tres-dispose a favoriser
les interets de Sa Majeste ; de quoi neanmoins
ils n'eurent d'autre assurance que des paroles
generales et de simples complimens : car quoi-
que I'un des neveux du Pape se fut declare ser-
viteur du Roi en acceptant la protection des af-
faires de France a la cour de Rome , le cardinal
Barberini (I), son frere aine, avoit celle d"Es-
pagne , et bien plus d'ascendant sur I'esprit de
son oncle que n'en avoit le cadet. Cela nous fai-
soit eprouver souvent que les inclinations du
Pape etoient portees a favoriser nos ennemis.
A regard du nonce Contarini , il s'ouvrit da-
vantage avec les plenipotentiaires du Roi •
mais les mediateurs vouloient la paix sans se
soucier lequel des partis auroit I'avantase le
leur etant que la paix fiit promptement conclue.
L'etat de la cbretiente , attaquee par le Turc
leur servoit d'une excuse legitime a bien des
choses qui , sans cela , cussent pu etre blamees
dans leur conduite.
Ce fut pour lors que parut I'aversion que le
cardinal avoit pour I'eveque de Reauvais , qui ,
faisant connoitre en diverses rencontres son pen
de capacite, donnoit a son ennemi tous les
avantages qu'il pouvoit pretendre sur lui , s'e-
tant meme ligue avec quelques-uns de ses con-
fidens qui avoient manque au respect qu'ils de-
voient a la Reine leur maftresse. La resolution
ayant ete prise de revoquer la nomination qui
avoit ete faite de ce prelat pour etre eleve a la
pourpre , et le cardinal mettant en doute si le
marquis de Fontenai, ambassadeur du Roi a
Rome , executeroit les ordres qu'il recevroit a
cette occasion , je Ten assurai , et je dis a Son
Eminence qu'il n'y avoit seurement rien a crain-
dre, sinon qu'il ne les anticipat. On lui envoya
France doit attendre de monsieur le cardinal Barberin,
puisque les instances qui luy sent faites de la part de la
Royne servent seulemcnt pour le hater a faire les choses
centre ce qu'il srait eslre des intentions de Sa 3Iajest6 ,
ainsy qu'il a bien fait voir en raffaire de M. de Bcauvais',
et en celle-cy. Je suis.
» Koine, le i" septembre 1()43. »
SI
ME.MOIKES DU COMTE UE BBIE.\NE,
aussitot ordre de declarer au Pape que le Roi re-
voquoit la nomination qu'il avoit faite de I'eve-
que de Beauvais pour etre eleve au cardinalat,
parce que ee prelat s'en etoit rendu indigne
par sa mauvaise conduite ; mais d'attendre, pour
le dire a Sa Saintete , qu'elle eut indique le con-
sistoire dans lequel elle devoit remplir les pla-
ces vacantes. L'ambassadeur ayant recu la de-
peche , et sachant que le Pape presseroit la pro-
motion s'il croyoit faire de la peine au cardinal
Mazarin en y comprenant I'eveque de Beauvais ;
craignant d'ailleurs d'etre soiipconne d'avoir
voulu favoriser les interets de ce prelat s'il dif-
feroit , il fit demander audience aussitot que le
courrier fut arrive ; et ayant presente au Pape
la leltre que le Roi lui ecrivoit , et la sienne de
creance , TatYaire du cardinalat fut mise hors
d'etat de pouvoir reussir. M. de Fontenai nous
manda que Sa Saintete en avoit ete si trans-
portee de col ere et de surprise , qu'elle avoit
envoye querir le cardinal Barberini , pour lui
reprocher qu'il lui avoit ote par ses mauvais
conseils les moyens de se venger du cardinal
Mazarjn. Le transport de Sa Saintete alia jus-
qu'a Jeter son bonnet par terre et a le fouler
aux pieds. Le meme courrier ayant rapporte la
reponse qu'on attendoit avec impatience , on ne
fit plus de difficulte d'ordonner a I'eveque de
Beauvais de se retirer a sa residence , ou il mou-
rut bientot apres. Ce prelat etoit un homme de
bonnes moeurs, et proprea conduire un diocese;
mais il n'entendoit rien aux affaires d'Etat : et
Ton peut juger de I'etendue de son esprit sur
ce qu'il s'etoit vante qu'il viendroit a bout de
ces affaires aussi facilement que de gouverner
ses cures.
Sur ce que Ton pressa M. de Longucville
d'aller a Munster, il n'en fit point de difficulte;
mais il demanda de prendre sa seance au con-
seil avant que de partir, et cela lui fut accorde.
Sa raison etoit fondee sur ce qu'il y avoit d'au-
tres personnes de son rang qui faisoient leurs
instances pour y entrer, et qu'il presumoit qu'on
feroit observer entre eux la seance du jour
qu'ils y auroient etc recus , se doutant bien ,
avec quelque fondement, qu'on ne decideroit
point en sa faveur qu'il dut preceder les autres.
M. de Vendome se tourmentoit aussi beaucoup.
II avoit obtenu , pour se recompenser du gou-
vernement de Bretagne , qu'on lui donneroit la
charge d'amiral , et qu'on traiteroit avec le due
deBreze, afin qu'il I 'a remit; et les choses
(t) Nousavonsdonn^.dans notreddilion des Mdmoires
(lu cardinal de Retz, Ip fragment d'une d^peche de
Bricnno, dans laquelle il inTormc les ambassadeurs ile
etoient si fort avancees, que ce due etoit con-
venu de certains articles qu'il se faisoit fort de
faire ratifier par son fils : ce qu'il est a propos
qu'on n'oublie pas , parce que cette meme af-
faire fut agitee dans un autre temps ; et ce qui
avoit ete projete fut demande ensuite comme
une chose due , dont il etoit pourtant tres-aise
de se defendre.
Quiconque a ete eleve a la cour ne doit point
etre surpris d'y voir arriver des changemens
causes par I'impetuosite et la presomption de nos
Francois, qui s attirent souvent de mauvaises af-
faires sur les bras par cette humeur. M. de Beau-
fort, qui etoit sans doute anime par M. de Vendo-
me, son pere, sefigura qu'il n'y avoit que la seule
faveur du cardinal qui diminuoit la sienne, et que,
s'il pouvoit reussir a la faire tomber, il s'eleve-
roit et auroit toute I'autorite. Je n'ai point su
quelle diligence il fit pour y parvenir, ou s'il se
servit de la demoiselle de Saint-Louis; mais,
ce qui est de certain, c'est que M. de Beaufort
et cette demoiselle ne discontinuoient point de
blamer la Heine de ce qu'elle prenoit con-
fiance au cardinal. lis en tenoient de mauvais
discours, et travailloient, suivant les appa-
rences, pour detruire ce que I'Eminence vou-
loit , et pour empecher que sa faveur et son cre-
dit n'augmentassent.
M. de Beaufort, pour reussir done dans le
dessein qu'il avoit contre le cardinal , rassem-
bla tous ses amis , qu'il fit venir a Paris , soit
pour se defaire de cette Eminence, ou pour I'in-
timider assez, afin qu'elle prit le parti d'aban-
donner la cour, ou M. de Beaufort vouloit abso-
lument dominer. Cela etant venu a la connois-
sance de la Reine, et que des gens amies, qui
avoient a leur tete M. de Beaufort , se tenoient
proche la barriere du Louvre , Sa Majeste se
determina a le faire arreter (1), et a comman-
der a son pere et a son frere de se retirer dans
une de leurs maisons de campagne.
Guitaut, capitaine des gardes de la Reine,
executa I'oi'dre qu'il en recut de conduire M. de
Beaufort a Vincennes, d'ou il se sauva ensuite.
Dujon , I'un des gentilshommes ordinaires du
Roi , alia trouver M. de Vendome pour lui faire
savoir les volontes de la Reine, a laquelle il
obeit. Et comme tout le monde se persuada que
ce qui avoit ete fait serviroit , non-seulement a
affermir le cardinal , mais encore a augmenter
sa puissance , tous les grands de la cour le fu-
rent trouver, et lui offrirent leurs services : ce
I'arrestalion de Beaufort, et des prtHextes sous lesquels
la Reine se determina a consontir a cette prison.
1>EI;.\1K.MK P ARTIE. iIG'l:i]
S.)
qui Televaoii il aspiroit d'etre. Etantappuye et
soiitenu par M. le due d'Oiieans et par le prince
<le Conde , il commenca par disposer des ehar-
•ic's , ayant persuade a la Reine qu'il seroit inu-
tile a son service si elle ne lui donnoit de I'au-
torite , et que c'etoit en manquer que de ne pas
elre maitre de la distribution des graces. Sa
Majeste fit cette fausse demarche sans prendre
eonseil de ses bons serviteurs ; et M. le due
d'Orleans, aussi bien que le prince de Conde,
([ui croyoient, et avec fondement, que le cardi-
nal n'oseroit leur rien refuser de tout ce qu'ils
lui pourroient demauder, louerent ce qu'ils de-
voient uaturellement blamer. Mazarin, se voyant
ainsi eleve , prit de grands airs , et voulut etre
reconnu et traite comme premier ministre ,
mais , toutefois , en sauvant les apparences avec
M. le due d'Orleans et le prince de Conde.
Voici de quels artifices il se servit pour parvenir
a ses fins ;
II commenca par abuser de la facilite du pre-
mier, en lui disant qu'il auroit seul connoissance
du secret de I'Etat , a I'e.xclusion du prince de
Conde , qui , n'ayant point d'autre but que de
faire ses affaires , ne se soueieroit pas de ce qui
se passeroit dans le cabinet , pourvu qu'il reussit
dans son dessein. II rait encore dans I'esprit de
Monsieur, a qui aucune grace n'etoit refusee,
qu'il falloit qu'il priat la Reine de le pourvoir
du gouvernement de quelques places considera-
bles , comme une marque assuree qu'elle I'hono-
roit de sa confiance. Ce prince suivit le eonseil
du cardinal ; mais il ne put ou merae ne sut ja-
mais se conduire avec tant de secret que la
chose ne fut decouverte. Comme je jugeai bien
que Ton ne pourroit pas obtenir de la Reine
qu'elle declardt qu'elle ne confereroit aucune
dignite pendant sa regence , et qu'elle reserve-
roit au Roi toutes les charges pour en gratifier
ceux qui les auroient meritees quand le Roi se-
roit parvenu a I'age de majorite, je resolus d'e-
prouver la discretion du prince de Conde, et de
voir si je pourrois obtenir de lui qu'il fit ouver-
ture a la Reine de ce que j'avois a lui proposer.
Pour y reussir, je lui dis qu'il avoit dejii deux
gouvernemens , eelui de Rourgogne et celui de
Rerry; que dans le premier il y avoit les places
de Rellegarde, de Saint-Jean-de-Losne et le
chateau de Dijon , et dans le second la grosse
tour deBourges; que, de plus, il etoit pourvu
de la charge de grand-maitre , et que toutes ces
dignites , jointes a celle de premier prince du
sang, le rendoient egal a Monsieur, qui n'avoit
ni gouvernement ni etablissement^ (lue s'il arri-
voit que celui-ci fut gratilie de ces deux choses
en meme temps , la disproportion qui etoit entre
eux seroit tres-grande, en ce que Monsieur se-
roit bien mieux partage, et qu'ainsi il auroit du
moins autant que lui ; que de plus , etant frere
unique du feu Roi , Monsieur se trouveroit tene-
ment eleve au-dessus de lui, qu'il ne paroitroit
plus son compaguon , et qu'il faudroit au con-
traire en dependre et en recevoir la loi ; mais
que, s'ilsdemeuroienten I'etat qu'ils etoient I'un
et I'autre , les avantages qu'il avoit au-dessus
de M. le due d'Orleans le tiendroient egal a ce-
lui qui en avoit deja de tres-grands par les pre-
rogatives de sa naissance. Ce prince me repon-
dit: « Vous dites vrai, il ne faut jamais laisser
echapper I'oecasion de s'elever et de se rendre
recommandable. ■■ Je crois bien qu'il pensoit a
se faire craindre , et qu'il ne le disoit pas par
discretion. L'envie qu'il avoit d'etre pourvu du
gouvernement de Languedoc , de la citadelle de
Montpellier, du fort de Rrescou et du chateau
du Pont-Saint-Esprit, I'aveugloient de telle raa-
niere qu'il ne pouvoit entendre raison. II fit
pressentir le marechal de Schomberg, pour sa-
voir s'il voudroit bien s'en demettre ; et eelui-ci
etant persuade que M. le due d'Orleans s'oppo-
seroit a ce que tant de charges passassent dans
la personne du prince de Conde, et que la Reine
n'y consentiroit jamais , par la raison qu'elle
devoit avoir pour suspect celui qui aspiroit a
tant d'etablissemens : tout cela fit que M. de
Schomberg repondit qu'il y donneroitles mains
si on lui faisoit un bon parti. Le prince de
Conde en etant venu faire la proposition a la
Reine, elle eut d'autant plus de peine a s'en de-
fendre , qu'elle s'etoit declaree qu'elle acheteroit
volontiers des gouvernemens pour en pourvoir
M. le due d'Orleans et le prince de Conde, non-
obstant ce que ses serviteurs lui dirent de n'en
rien faire , et de ne s'engager a donner ces di-
gnites que quand elles seroient vacantes. Mais
Sa Majeste, etant conseillee par le cardinal de
tout accorder a ces deux princes , pour s'assurer
de leur amitie et de leurs services , fut bien
surprise quand Monsieur lui demanda d'en vou-
loir traiter pour lui. Ce prince done fit dire a
M. de Schomberg qu'il ne pouvoit lui refuser ce
qu'il avoit offert au prince de Conde; et a celui-
ci , qu'il lui demandoit son suffrage pour faire
reussir la chose , lui promettant le sien quand
il y auroit occasion de lui rendre service. Le
prince de Conde fut dans une aussi grande sur-
prise que M. de Schomberg; mais il n'y eut que
le cardinal seul qui ne s'apercut pas des incon-
veniens qui pouvoient arriver si M. le due d'Or-
leans etoit etabli dans une province aussi grande
que le Languedoc , eloignee de la cour , et dont
les dispositions pouvoient faire connoitre a Son
86
MEMOIRES DIJ COMTE DE BRlE^^E
Eminence un mal inevitable , qui dans la suite
en attirei'oit un autre. Enfin personne ne fut si
etonne que le prince de Conde, qui se vit par
la prive de la chose du mondequ'il souhaitoit le
plus , et meme de I'esperance d'y pouvoir ja-
mais revenir. Mais, faisant de necessite vertu ,
ii promit a Monsieur de le servir; et Monsieur,
de son cote, lui donna une parole positive qu'il
se joindroit a kii pour faire avoir au due d'En-
ghien , fils de M. le prince , un gouvernement
de province et une place.
La blessure que le marechal de L'Hopital avoit
recue a la bataille de Rocroy faisant croire qu'il
en perdroit la vie , on promit au prince de Conde
le gouvernement de cet officier de la couronne.
C'etoit celui de Champagne; mais comme on vit
que la plaie se fermoit et que le marechal re-
couvroit ses forces , on traita avec lui et avec le
gouverneur de Stenay: et , sur la demission
qu'ils donnerent , le due d'Enghien fut pourvu
de leurs charges. Le cardinal eut pourtant quel-
que apprehension que cette seconde faute ne
lui fut imputee, parce que la Champagne,
jointe a la Bourgogne , donnoit une trop grande
etendue de pays a la maison de Bourbou-Conde;
et comme il cherchoit des raisons pour se de-
fendre, il fut ravi de ce que je lui dis que si la
paix qui se traitoit, et qui me paroissoit neces-
saire, venoit a se conclure, et que la restitu-
tion de la Lorraine au due Charles en fut une
condition, il ne pourroit etre blame d'avoir
etabli un prince du sang de Bourbon dans une
province d'ou I'onput empecher la jonction des
forces de Monsieur avec celles du due de Lor-
raine , si celui-ci levoit un jour des troupes pour
le service du due d'Or leans; en cas que ce
prince , las d'obeir, vtnt a former un parti dans
te royaume. Le cardinal trouva mes raisons si
concluantes qu'il me pria de les mettre par
ecrit , et de faire un journal de tout ce qui avoit
ete fait pour s'opposer a I'agrandissement des
princes , et pour prendre les precautions neces-
saires pour empecher la trop grande union qu'ils
ne manqueroient pas de contracter au prejudice
de I'Etat.
On avoit resolu que le vicomte de Turenne
iroit servir en Italic: a quoi il paroissoit assez
dispose , desirant de s'elever, ou du moins d'as-
surer sa fortune , et de faire en sorte que les ser-
vices qu'il y rehdroit ne lui fussent pas infruc-
tueux. II n'ignoroit point que le feu Roi avoit
souvent dc'(;lare qu'il ne lui donneroit ni le baton
de marechal de France , ni meme un gouverne-
(1) Cetlc prediction est raconti^e tres au long dans la
parlie in(5dite des Memoires de Pierre tenet, que nous
ment, tant qu'il feroit profession de la religion
pretendue reformee , et que la Reine avoit con-
noissance de cela. Cherchant done quelqu'un qui
put lui servir pour engager cette princesse a
avoir des sentimens qui lui fussent plus favora-
bles , apres y avoir bien pense , il jeta les yeux
sur moi. Je lui promis de I'aider en tout ce que
je pourrois ; mais j'ajoutai que je croyois qu'il
falloit qu'il commencat par faire quelque chose
qui flit agreable a la Reine , en acceptant I'em-
ploi qu'on vouloit lui donner en Italic , et qu'en-
suite il me laissat faire. II suivit mon conseil :
si bien qu'avant qu'il partit de Paris on I'assura
que , si on ne lui donnoit pas le baton de mare-
chal de France, personne du moins ne I'auroit
avant lui. II partit satisfait, et apres la campa-
gneil le fut entierement. Ceci doit etre remar-
que pour faire connoitre qu'il se trouvoit sans
excuse, manquant ensuite aux obligations qu'il
avoit a la Reine. La meme dignite ayant ete
demandee par le due d'Enghien pour Gassion,
qui avoit servi sous lui, cette princesse s'y en-
gagea un peu legerement ; et comme tous ses
serviteurs Ten blamoient , elle chercha les
moyens dese dedire. Mais Sa Majeste etant ce-
pendant pressee de tenir sa parole , ceux qui
y avoient ete le plus contraires ne changerent
pas d'avis. On representa a Sa Majeste que les
services de Gassion pourroient etre recompenses
par quelque chose de moindre , et que sa nais-
sance n'ayant rien d'illustre , c'etoit avilir cette
dignite que de la lui couferer, a moins qu'il ne
I'eut meritee par de longs, heureux et conti-
nuels services. Gassion ne laissa pas que d'en
etre honore au meme temps que M. de Turenne;
et le marquis de Gesvres auroit recu comme
eux le baton , s'il n'avoit pas ete tue au siege
de Thionville, que le due d'Enghien prit avec
autant de bonheur qu'il y donna de preuves de
son courage , comme il avoit deja fait a la ba-
taille de Rocroy.
Les armes de la France prosperoient de tou-
tes parts , et la prediction que le feu Roi avoit
faite (i), que le due d'Enghien donneroit et ga-
gneroit les batailles en meme temps , se trouva
juste. II est vrai que les affaires de Sa Majeste
n'alloient pas si bien en Allemagne, les Impe-
riaux ayant repris toutes les places dont nous
etions les maitres. Le marechal de Guebriant,
qu'on y envoya, y fut tue, aussi bien que le
marechal de Rantzau, son successeur. Enfm les
affaires etant reduites dans un plus mauvais
etat qu'elles n'etoient auparavant , on jeta les
venons de publier. ( Tome 2 de la 3* sdrie de la Collec-
tion de MM. Michaud et Poujoulat , page !i%2. )
DEUXIKME PAUTIIi.
if;i:]
87
ycux sur le vicomte de Tureune , eleve depuis
pen, comme je I'ai dit, a la dignite de raarechal
de France, pour I'envoyer commander en Alle-
niagne : commission qu'il accepta avec plaisir.
[On fit ecrire par le Roy au Pape, vers ce
temps-la , en reponse au bref de Sa Saintete en
coudoleance sur le decez du Roy , une lettre par
laquelleil fesoit de nouveiles instances , en fa-
veur de M. de Beauvals ; je la redigeai ainsi :
" Tres-Saint-Pere , 11 a pleu a Voire Sain-
tete, par son bref, d'essayer d'alleger nostre
juste douleur, et, pensaut la diminuer vous I'a-
vez accreu en deduisant les vertues vrayement
royales du feu Roy, nostre tres-honore seigneur
et pere , de glorieuse memoire. II est vray qu'il
a soutenu la cause de Dieu , qu'il a combattu
pour soneglise el pour la liberie pubiique; que,
par SOS actions, il a tant merite des princes et
potentats, qu'ils recognoissent corabien 11 leur
scroll a present nccessaire. Dieu I'a voulu reti-
rer a luy pour le recorapenser de sa piete, nous
laissant herilier de sa couronne, avec dessein
d'iniiter sa verlu. La Royue regente , noire tres-
bonoree dame et mere, prenant, comme elle
fait , le soing de nous elever dans les vrais
sentimens de devotion , nous serons toujours
dispose a bonorer le Saint-Siege, et en imitant
les roys nos predecesseurs nous vouions meriter
a litre de defenseur de I'eglise; el Vostre Sain-
tete se pent assurer que, pour lui conserver en
son entier le patrimoine de saint Pierre , nous
n'obmettrons aucuns debvoirs ny offices , sans
neantmoins pretendre autres advantages de nos
actions que la gloire immortelle de les avoir
faites. Cependant nousavons aremercier Vostre
Saintete de ce qu'elle a bieu receu les supplica-
tions qui lui out ete faites de nostre part en fa-
veur de nostre cousin, I'eveque et comte de
Beauvais , pair de France; mais la grjice n'es-
tanl point encore accomplie , nous vous laissons
penser ce que nous nous prometlonssur son su-
jet de Vostre Saintete , pour laquelle, du plus
profond de nostre coeur , nous supplions inces-
samment Sa Majeste Divine qu'il vous continue,
Tres-Saint-Pere , longuement el heureusement
au regne de son eglise , au bien et advantage
et repos de tous les peuples qui y sont soumis. »
Les affaires d'Angleterre se brouilloient de
plus en plus ; on envoya au roy d'Angleterre
une lettre du roy de France, en date du 4 de
septembre , en creance sur M. de Grecy , pour
I'exborter a s'accommoder etlui donnerpart de
la destination de M. le comte d'Harcourt pour
son ambassade extraordinaire :
' Tres-hault, trcs-excellent et tres-puissant
prince , nostre tres-cber et tres-ame bon oncle,
cousin et ancien allie , la satisfaction que nous
avons de vos bonnes intentions nous ont incon-
tinent faict resoudre de destiner nostre tres-
cher el bien-aime cousin, le comte d'Harcourt ,
cbevalier de nos ordres et grand escuyer de
France , en qualite d'ambassadeur extraordi-
naire pour agir de nostre part a la pacification
des troubles d'Angleterre, et pendantqu'il s'ap-
prestera pour faire le voyage, nous ferons re-
tourner vers vous, en diligence, le sieur de
Grecy , affin de maintenir la negociation qu'il a
commencee, charge de cette lettre que nous vous
escrivons par I'avis de la Reyne regente , nostre
tres-bonoree dame et mere , pour vous assurer
de plus en plus de nostre attention et singuliere
bienveillance , et que nous n'espargnerons rien
pour vous en donner des marques en toutes les
rencontres ou nous pourrons procurer vostre
contentement, etpar nostre entremiseconlribuer
tout aulant qu'il nous sera possible a remettre
les choses bors de la confusion , pour les veoir
restablir dans I'ordre de la vraye justice, et
pour parvenir a la paix et au repos que nous
vous souhaitlons el a vos Estats : sur quoy vous
prendrez , s'il vous plaist, toute creance a ce que
ledit sieur de Grecy vous fera plus parliculiere^
ment entendre de nostre part , auquel nous re-
mettant , nous prions Dieu qu'il vous ait , etc. «
Lesresideus, lessieursDumoulinet de Grecy,
rendoient comple des mouvemeus des partis a
cbaque ordinaire. Voici les principales nouveiles
qui nous furent envoyees jusqu'a la fin de cette
aunee :
De 3Ionsieiir Dumoulin , de Londres , le 4 sep-
tembre tG43.
« Ceste ville de Londres est le ressort de
tous les mouvemens des partis de I'Anglelerre
opposes au roy de la Grande-Brelagne , et ce
qu'elle faict ou resould avec le parlement est
rinstruclionetmodelle sur lesquelslout le reste
de leur gouvernement est regie, sans excepter
mesme I'Escosse, laquelle, par une certaine
union , coutractee avec ce pays depuis deux ans
el plus, s'est interessee avec ces gens-cy, en tel
point que, quand ilsse trouvent presses, ils me-
nacenl d'appeller leursfreres Ecossoisa leur se-
cours, ainsy qu'ils ont faict depuis un moys
par leurs commissaires partis pour cest effect et
arrives depuis peu de jours en Ecosse : de sorte
que , Monseigneur , en vous donnant advis de
ce qui se passe icy , vous pouvez juger en gros
du bien ou du mal des affaires du Roy ou du
parlement.
8S
MEMOIKES DU COMTE DE 15iUE.\iNE
>' Ensuite de ce que je vous ai mand^ par
\ws dernieres du dessein dudit parlemeut de se
niettre en estat de pouvoir faire une bonne paix
on une bonne guene, ils ont presse deux mille
bommes de ceste ville et ordonne que sept mille
de la nouvelle milice levee pour la garde de
Londres et de la ville partiront presentement
pouraller joindre I'armee du eomted'Essex,eom-
posee de quatre mille cinq ceus , tant sains que
mulades, affin que tous ensemble , avee les deux
mille chevaux que le comte de Manebester , ser-
ueant-major-general , et a la tete des provinces
associees, ils puissent faire une armee conside-
rable pour secourir Glocester , que Sa Majeste
de la Grande-Bretagne tient tousjours assiege.
Les sages d'icy jugent que quand ceste armee ,
qui commence desja a marcber, sera toute as-
semblee , Ton pourra proposer quelque sorte de
paixde la part dudit parlement.
» II fust ordonne avant-bier, par un cry pu-
blic, que toutes les boutiques de ceste ville
seront fermees jusques a ce que ledit Gloscester
soitsecouru , affm de trouver plus degens pour
y aller, de sorte que, depuis deux jours, elles
n'ont point ete ouvertes.
» Vous serez, avec cest ordinaire, instruit
des affaires de ce pays : il vous dira les diffi-
cultes qu'il y a de scavoir la verite des cboscs
qui se passent hors de Londres , dont ces mes-
sieurs tiennent severement les passages boucbes
a ceux de qui ils se deffient.
" Plusieurs se rejouissent icy de I'envoy de
M. le comte d'Harcourt,-et souhaittent qu'il
vienne avec diligence. II sera a propos , quant
il sera resolu du temps de son depart , qu'il m'en
doune advis pour luy trouver un logis,autre-
inent il se trouveroit fort incommode. »
De Monsieur de Grecy^ de Londres ce 6-16
septembre 1643.
" II y a deux jours que je suis arrive en ce
lieu, auquelj'ai trouvepareille disposition a bien
recevoir M. le comte d'Harcourt que celle que
j'avois pressenti a Douvre, sur le sujet de la-
(juelle je vous ay envoyeun courrier. II est vray
qu'on avoit donne de grands ombrages de sa
venue; mais a piesent tout cela est dissipe, et
je suis assure qu'il sera receu aussi favorable-
ment qu'il se pent desirer d'une nation que vous
cognoissez.
» J'ai obtenu aujourd'huy mon passeport, de
sorte que demain , sans faute, j'espere partir
et aller trouver Leurs Majestes de la Grande-
Bretagne. .le crains que mon voiage ne soit plus
long que je ne I'ai creu , a cause qu'ils son! , a
ce qu'on dit icy, plus esloignes que je nepansois.
Je feray le plus de diligence que je pourrai pour
retourner a Douvre au-devant de M. le comte
d'Harcourt , afin qu'il ne s'impatiente pas d'at-
tendre a Calais. »
De Monsieur Dumoulin^ de Londres le 17
septembre 1643.
» Le comte d'Essex s'advance tousjours vers
Glocester que le Roy tient encore assiege, sans
neantmoins s'y estre retranche, ce qui fait qu'il
grossit son armee des garnisons de toutes ses
petites places qui ne scauroient aussy bien re-
sister a une puissante armee , pour prendre un
poste advantageux , laissant six mille hommes
devant ladite ville, et se mettant en estat d'at-
tendre de pied ferme les forces du parlement,
que le milord Willemot et le colonel Hurey sui-
veut en queue avec de la cavallerie et infanterie
capable de les incommoder.
" Le comte de Neufcbastel a pris Beverley, et
tient, par ce moyen, Hall comme blocque par
la terre ; mais on ne tient pas pour cela qu'il le
veuille assieger aultrement, parce que son ar-
mee pourra estre utile a Sa Majeste en cas de
necessite.
' Le parlement a pris le covenant des Ecos-
sois, dont le peuple de Londres se resjouit et se
tient bien fort ; mais il s'accordera mal aisement
quand il faudra agir, d'aultant que lesdits Es-
cossois entendent de preserver faiUhorite et
posterite royalle avec la relligion etprivilleges
des peuples ^ et ledit parlement n'entend que
I'Eglise, la liberie du parlement^ les privillcges
des peuple s.
» J'ay advis6 M. de Grecy d'adresser a
M. le comte de Pembroches la lettre que vous
avez escrite a monseigneur, pour response a
celle que messieurs du parlement ont fait a la
Reyne , d'autant qu'en I'absence du comte de
Manchester, qui preside en la chambre baulte ,
c'est un des plus eininens seigneurs, et celuy
aussy qui vous cognojst plus que les aultres,qui
a pris ceste adresse en tres-bonnepart, et s'en
tient fort honnore. »
De monsieur Dumoulin , de Londres, le i\)
novembre 1643; recucle 10 decembre.
.. Les comtes d'Essex et de Manchester sont
venus faire un tour en cette ville, pour resoudre
leurs quartiers d'hiver , et comment ils employe-
ront leurs troupes. Le prince Maurice, qui tenolt
Plemutb assiege, s'en est retire, ets'est contente
de laisscr les connnunes du pays affectionnees an
DKUXlftME PAl\riF.. 1 G4 3
89
roi de la Grande-Bretagne , et a la prise de ceste
place , qui est im port de mer d'importance , en
charge de la tenir toujours iucommodee , et s'en
est venu prendre ses quartiersd'hiver en la pro-
vince de Ham , ou s'cst deja rendu le milord
HoptoQ, avec les forces qu'il avoit en Corne-
valle, pour deffendre le chateau de Barinstote
t|ui tient pour Sa Majeste , lequel le chevalier
Waler a dessin d'attaquer ; on dit mesme au-
jourd'hui qu'ils sont aux mains en ces quartiers-
la. Apres la prise de Neuport, Panel repris sur
ledit Roy , ainsy que je vous ay mande par qies
dernieres , le prince Robert , qui voltige aux en-
virons de ce pays-la, a surpris la compagnie du
colonel Herney qu'il a defaicte.
" Le comte d'Holland , ennuye de la conti-
nuation du mauvais traitement qu'il a recu en
arrivant aupres dudit Roy , a enfiu quitte sa
cour pour s'en revenir chez luy , mais il a este
arreste en chemin etamene devant messieurs du
parlement , qui I'ont desja examine sans resou-
dre ce qu'ils feront de luy , qu'ils ont mis en
bonne et seure garde chez le grand huissier du
parlement. ■>
De monsieur Dumoulin^ de Londres, le 4 de-
cembre, recue le 11 decembre 1643.
« Les nouvelles de ceste guerre sont que^Ple-
muth est un peu incommode , ayant perdu tons
ses dehors par terre , et estant empesche aussy
d'avoir tout I'ayde dont il a besoing par mer ;
on envoye de ceste ville des gens pour Taller
secourir, mais les forces de ce Roy sont en
campagne pour s'y opposer.
»Les Irlandois entrent tousjours petit a petit
en ce pays , depuis la cessation d'armes accor-
dee; ceste nouvelle est plus assuree que I'entree
desEcossois audit pays, que Ton a publieeil y a
huit jours. Ou tient qu'il y a encore quelques
divisions parmy eux dans leur pays. Ce n'est
pas qu'ils n'ayent receu I'argent qu'ils deraan-
doient , mais c'est qu'ils veulent venir forts ou
point du tout.
» Le prince Robert s'estoitun peu engage aux
aproches de Nortumpton , et en sorte qu'il estoit
quasy enferme ; mais trois mille chevaux de son
party I'ont delivre avec la peur et fuite de ceux
du party contraire.
» Leurs Majestes de la Grande-Bretagne sont
en parfaite sante et en quelque impatience de
savoir ce qui se passe icy , sur le subject des
affaires de monseigneur le prince d'Harcourt,
qui leur envoyerabientostun gentilhorame pour
k'uren faire part. »
De monsieur Dumoulin ^ de Londres, le 17
decembre ; recue le 24.
« Monseigneur , j'ay veu par la vostre de
I'unziesme de ce moys , que vous ecriviez que
M. Faret estoit party d'icy pour retourner in-
continent; j'estime que monseigneur le prince
d'Harcourt I'adepescl^e pour luy donner liberte
d'aller solliciter ses affaires particulieres et les
siennes aussy , plustost que pour autre suject ,
la principale pour laquelle il est venu icy, n'es-
tant pas encore assez advancee pour requerir de
nouvelles instructions, dont je m'asseure vous
vous apercevez bien.
'< Les affaires du roy de la Grande-Bretagne
deviennent tons les jours en meilleur estat;elles
ont prospere a veue d'oeil depuis ceste ambas-
sade. Sa Majeste s'aproche de Londres , et est
venu visiter au chasteau de Faruon le chevalier
Waler, lequel , apres avoir leve le siege de de-
vant Buzin , se trouve maintenant assiege et
foible audit Farnon , qui est une place impor-
tante pour etre limitrophe, de trois ou quatre
provinces qui faciliteront le passage des forces
de Sadite Majeste au pays de Kent, s'ils en chas-
sent les parlementaires.
» Nous nous sommes estonnez icy de n'avoir
point eu advis de ce qui se passe en Ecosse , qui
pourroit servir a I'aftaire que Ton veult accom-
moder. Je ne feray ceste-cy plus lougue, m'ima-
ginant que monseigneur le comte vous informe
parfaitement de toutes choses ; quand il sera ab-
sent , je n'obmettray pas les moindres particula-
rites dans mes lettres qui pourroient servir a
vous donner lumiere des affaires. Cependant
je me contenteray de le servk et obeir, avec de-
sir de veoir une heureuse conclusion a I'affaire
qu"il veult traicter."
De Monsieur de Grecy , du dernier decembre
1643; recue le 1 Janvier de I' an 1644.
« Vous avez apris par les courriers que nos-
tre negociation serable eschouee , dans la diffi-
culte de la recoguoissance, opiniastree de part
et d'aultre, ce qui est cause que monsieur le
comte envoie demander son conge. S'il se parle
de moy en ceste occasion , comme je n'en doubte
point, je vous prie tres-humblement de vouloir
appuier I'effet de ce qu'on m'a prorais. 11 est
difficile qu'on se passe icy d'un ambassadeur
ordinaire , eu esgard au dessein qu'on a , la con-
sideration du traitte qui va se faire a Munster,
I'evenement de cette guerre qui merite d'estre
observe pour en tirer le fruit qu'on desire, et la
faction espagnolle qu'il fault abatre ou centre-
90
MEMOIUES DU COMTE 1>E BlUEl^^E
carer , demandont la resideuce d'une persone
qui ait ce caractere, pour agir en eet occur-
rence avec authorite. Ce qui, estant aiusy,j'es-
pere de mes amis , mais particulierement de
Yous, Monsieur, {'assistance et protection ne-
cessaires en ce rencontre pour nos advaniages.
» Si vous me voulez faire i'honneur de pen-
ser aux ternies dans lesquels je vous ay parle
des affaires de ce pais, il vous souviendra que
je n'ay jamais estime qu'on deust fonder i'en-
voy de monsieur le comte d'Harcourt , sur
I'apparence certaine de i accommodement entre
le roi de la Grande-Bretagne et ses sujets ; I'iiu-
meur de la nation, et la raatiere du different,
m'ont tousjours rendu doubteux revenement du
traitte. II est vray qu'ils y estoient plus dispo-
ses de part et d'autre quaud je partis d'icy pour
retourner en France, que nous ne les avoiis
trouves a nostre retour; mais il fault conside-
rer que depuis ce temps le covenant fait avec
les Ecossois, la levee du siege de Glocester, la
bataille ou passage de Nieubourg, la cessation
d'armer eu Irlande, et la nouvelle promotion
aux principales charges de TEstat, a tellement
enorgueilly et irrite ceux du parlement, qu'ils
out absolument change de sentiment, de quoy
je ne puis estre guarend.
» Quant a la ligue que je croy estre I'effect
asseure du voyage de Janotce , qui a este I'ob-
ject du mien premier vers la chambre haute,
il n'a tenu qu'a la France de la conclure ; mais
comme ou nous I'a fait entendre, qu'on ne la
veut plus sans la paix , permettez-moy aussy
que je vous disc qu'on ne croitpas qu'elie se fasse
jamais apres que la paix sera faite. On allegue
force raisons capables de conlirmer la verite de
ce sentiment, et de persuader qu'une ligue bien
conditionnee, conclue avec le roy d'Angleterre,
suivant le premier dessein, est un moyen ap-
parent pour parvenir a la paix d'Angleterre,
remettant ainsy le Roy dans son authorite legi-
time, etmaintenant les privileges du parlement,
avec la liberte des sujets, qui est, ce me sem-
ble, ce qu'on demande en France. Pardonnes ,
Monsieur, si je parle de la sorte, sans faire
pourtant jugement qu'on doive arguer de teme-
rite. Lorsque vous me I'ordonneres, je ferai
voir le fondement de ceste opinion. »
[lG.14] Au commencement de I'annee, mon-
sieur le marechal de Turenne nous escripvit de
Brisacqu'il recognoissoitune obeissance parfaite
uses commandans et a tons les chefs et ofilciers
de notre armee,qu'il en tireroit de bons et utiles
services quand il aura renforce le nombre, a quo!
nous travaillamesavec tant de promptitude et de
diligence, que nous eiunes une armee plus forte
et plus puissante qu'auparavant pour entrer dans
I'Allemagne, y establir de bons postes et donner
moyen a M. Tartenson de continuer ses heureux
progres; notre malheur, qui avoit cause quelque
defaicte, etoitplus a plaindre qu'a blamer, puis-
que ca este ensuitte de I'accident de la mort de
notre general , qu'on peut dire bien extraordi-
naire ; mais comme de la part de la Reyne
et conseil de Suede , M. Grotius tesmoigna a
Leurs Majestes une constante resolution de s'unir
de nouveau de force, de moyens et de credit pour
reparer notre perte, etque madame la Lantgrave
monstra la vigueur de son courage en ce ren-
contre, et messieurs des Estats de Hollande nous
ayant donne de grandes assurances de leur bonne
resolution de contribuer pour faire quelque chose
de leur part , et nous de notre coste ayant deja
grandement agy, pour augmenter le nombre de
nos trouppes, je crois que cet estat servit a
nous animer a faire de plus belles actions qu'au-
paravant, pour le bien de la cause commune. Le
due de Lorraine revint prendre ses anciens
quartiers a Varms , et renvoya tons les prison-
niers de sou partage , comme Ransau , Maugi-
ron et les autres, ayant compose de leur rancon
en argent. Hasfeld prit le chemin de Franco-
nie et Baviere, songea a asseurer ses quartiers; de
sorte que nous fi'imes en caime jusqu'au prin-
temps , ou nous projetions d'agir avec grand
effort et grande apparence de succes; de ma-
niere que quand M. Tartenson et le general-
major Komsniart , avec le comte d'Eberstein
voudroientcommencer d'entreren action contra
les ennemis , il est a propos que ce fut en bonne
intelligence et de concert avec notre general.
Enlin, Dumoulin nous informa que les affaires
du Roy et la Grande-Bretagne etoient en grande
decadence : « Si le chasteau d'Arondelle se prend
par les parlementaires, nous annoncoit-il , et
que Plimuth soit manque par les royalistes , el les
iront encore pis. Je suis assure que si ces
gens-cy out le dessus, que vous aurez par dela
plus de peine a vous garder d'eux que de I'aulre
party , dont le chef est bon , pacifique et
juste , ou .les aultres sont entreprenans , amis
des religionnaires et ennemis de notre estat
dont ils sont envieux , et qu'ils craignent plus
que celuy d'Espagne , qui est plus csloigne d'eux
que nous. Monseigneur le prince d'Harcourt at-
tend avec impatience son courrier Rochefort, le
passeport duquel j'ay desja commence a dcman-
der , affin qu'il ne tarde point icy. Je prie Dieu
qu'il vous conserve et me face la grace d'estre
cogneu de vous comme je suis veritablement ,
Monseigneur, vostre tres-humble et tres-obeis-
sant serviteur. »
UEIMEME PARTIE. [1644]
Cette depeche, du I4 Janvier 1G54, fut re-
cue le 22, et on resolut aussitot. de le rappeler
en France, les ordres du Roi lui en furent ainsi
expedies:
« Ayantpermisa raon cousin, le comte d'Har-
court, de se relirer d'Angleterre , pour retourner
pres de moy, j'ay resolu de laisser par delii le
sieur de Grecy, en qualite d'agent pour mes
affaires, lequel pourra continuer les negotia-
tions commencees et travailler a disposer les
choses en sorte qu'il en puisse reussir quelque
bon accomoderaent, que je desire procurer, tant
pour !e bieu et repos du roy de la Graiide-Bre-
tagne , que pour celui du parlement ; et pour ce
que je n'auray pas besoing de vostre service par
dela, estant bien satisfaictde celuy que vous m'a-
vez rendu ,je vous escris celle-cy pour vous dire
que vous ayez a revenir en France, laissant au-
dict sieur de Grecy le soing de tout, et luy don-
nant les avis et instructions de ce que vous sca-
vez et cognoissez etre pour le bien de raon ser-
vice; je leray pourveoir a ce qui vous pourra
estre deu de vos appointeraens a vostre retour.
Sur ce , je prie Dieu qu'il vous ayt , Monsieur
Dumoulin , en sa saiute et digne garde. »
Par ma depesche particuliere, j'ajoustai :
« Puisque I'estat des affaires d'Angleterre n'a
peu comporter que I'entremise du Roy ayt esle
utile au repos de I'Angleterre , et qu'une si cele-
bre ambassade ayt ete fructueuse, Leurs Ma-
jestesont permis a monsieur le comte d'Harcourt
de retourner en France. »J
L'hiver se passa assez tranquillement , et
pendant ce temps-la Monsieur et M. le prince
faisoient avec soin leur cour a la Reine, aussi
bien que le due d'Enghien , qui pretendoit com-
mander I'armee le printemps suivant. Monsieur
faisant aussi entendre qu'il vouloit faire la cam-
pague, on proposa au due d'Enghien d'aller en
Allemagne : a quoi il n'eut point de repugnance,
non plus que le premier a aller en Fiandres,
ou la guerre se faisoit de concert avec les Etats-
Generaux. Le prince d'Orange , ayant ete con-
suite pour savoir quelle place on attaqueroit
d'abord, fut d'avis que Ton commencat par
Dunkerque et par Gravelines , assurant que si
I'on commencoit par la premiere , elle feroit in-
failliblement prendre la seconde : et sur ce que
la difficulte d'y conduire des vivres paroissoit
bien grande, ce prince disoit qu'il seroit impos-
sible aux ennemis d'etre maitres de lamer; que
lorsque le vent seroit au sud , Calais et la cote
de Picardie fourniroient I'armee; que quand il
seroit au nord , on auroit des vivres en abon-
dance de Hollande et de Zelande. M. le due
d'Orleans, etant persuade qu'il valoit encore
91
mieux dependre du Roi que d'etre a la discre-
tion des etrangers, se determina a faire le siege
de Gravelines.
Le parlement de Paris commenca cet biver
a s'en faire trop accroire, en prenant des deli-
berations bien hardies et qui lui etoient defen-
dues par les ordonnances. Le cardinal fut d'avis
de le menacer ; mais le miuistre se relacha
pourtant aussitot apres, et montra meme les
consequences de ces menaces a la Reine , ajou-
tant qu'il etoit du service du Roi de dissimuler
plusieurs choses pendant la minorite ; mais que
si apres cela Sa Majeste faisoit la moindre de-
marche pour soutenirson autorite, il falloit ba-
sarder tout au monde pour la conserver. M. le
due d'Orleans et M. le prince , voulant se me-
nager avec le parlement , entroient toujours
dans les sentimens foibles et emportes du car-
dinal , pour lui attirer le mepris et la haine du
public.
La saison s'avancant , on dressa I'etat de
guerre pour les armees ; et Monsieur, suivi des
marechaux de La Meilleraye et de Gassion et
de plusieurs autres officiers , fit investir Grave-
lines, qui fut prise, parce que les ennemis, etant
presses de toutes parts , couroient risque de per-
dre encore davantage. Son Altesse Royale re-
vint ensuite a la cour, ou elle fut parfaitement
bien recue. Le prince de Conde , etant arrive en
Allemagne , examina avec les marechaux de
Gramont et de Turenne ce qu'il etoit a propos
de faire. Celui-ci proposa le siege de Fribourg :
il fut resolu. Son raisonnement le plus apparent
etoit foude sur la gloire qu'il y avoit de I'entre-
prendre, et sur le fruit que le prince de Conde
ou lui prendroient des quartiers ; mais que , s'il
etoit contraint de se retirer de I'Allemagne, il
le suivroit sans qu'on diit lui en rien imputer.
Le due d'Enghien y acquit beaucoup de reputa-
tion : ce qui lui fit oublier le mecontentement
ou il devoit etre de ce que le combat avoit com-
mence sans qu'il I'eut ordonne ; mais ce fut une
adresse de M. de Turenne , pour les raisonsqui
ont ete expliquees ci-devant.
J'ai entendu dire qu'il se passa plusieurs cho-
ses dans I'armee que commandoit M. le due
d'Orleans , qui faisoient assez connoitre qu'il
vouloit tout ce qui ne devoit pas couter beau-
coup. Avec cela, sa vie etoit si precieuse a ses
officiers, qu'ils le detournoient des grandes
choses quand il falloit la hasarder.
La Reine etant allee passer une partie de I'ete
a Ruel pour donner le temps de nettoyer le
Palais-Royal , on rapporta a Sa Majeste qu'il
s'etoit fait une sedition a Paris, sur ce qu'on
avoit ordonne le toise des maisons balies au-dela,
!)2
MEWOIRKS 1)11 COiMTE UE B1UE^N£
dcs bornes. On pensa d'abord a la repiimer par
la force; mais on chan^ea aussitot d'avis, et
Ton aima mieux que le peuple se diit son sou-
lagement a lui-meme que de le faire ehatier.
On prit pour pretexte que la Reine lui faisoit
grace , a cause de I'affection qu'elle avoit pour
lui ; mais le peuple n'en fut que plus fier, et
celte foiblesse du ministere causa dans son
temps plusieurs maux qui tlnrent I'Etat dans un
t res-grand peril.
Les grands paroissoient divises : et a Munster,
nos pienipotentiaires etoient si deconcertes , que
oeux des autres princes en faisoient des raille-
ries; car 11 paroissoit clairement qu'on u'avoit
nulle confiance ni au due de Longueville ni a
M. d'Avaux , mais tout entiere a M. Servien. II
est bien vrai que si les deux premiers s'etoient
bien entendus ensemble, ils auroient pu conclure
la paix, parce qu'ils avoient un ordre commun
qui portoit que le troisieme seroit oblige de
suivre I'avis des deux autres , quoiqu'on eut
remontre les raisons qui pouvoient y etre con-
tr aires.
La nouvelle de la mort du pape Urbain VIII
ne fut pas plus tot arrivee a Paris , qu'on ecri-
vit a Rome pour empecher que le cardinal Pam-
philio , depuis nomme Innocent X, ne fut eleve
au pontificat. Mais soit qu'il eut I'adresse de
menager le cardinal Antoine Rarberini , ou de
faire craindre a Richi que ses parens serolent
maltraites par le grand due s'ils lui donnoient
I'exclusion , ou soit enfin qu'il eut engage I'am-
bassadeur de France a ne s'acquitter qu'avec
mollesse de sa commission , nous sumes bientot
a Fontainebleau qu'il avoit ete elu.
Ragni , destine par le defunt pape pour la non-
ciature de France , prit les premieres audiences
sous le nom d'Innocent , et fut recu avec beau-
coup de froideur. Afin que le nouveau Pape ne
doutat point de la mauvaise volonte qu'on avoit
pour lui , on 6ta au cardinal Antoine Rarberini
la protection des affaires de France. Pour ce
qui est du nonce Richi , il s'excusa si bien qu'on
fut satisfait de sa conduite.
Le cardinal Mazarin etant tombe si dange-
reusement malade , qu'on crut qu'il n'en releve-
roit point., on ne peut dire I'inquietude qu'en
out la Reine , qui s'apercut que plusieiu'S de
ceux qui avoient ete attaches au cardinal de Ri-
chelieu mettoient deja tout en oeuvre pour suc-
ceder a Mazarin et pour surprendre Sa Majeste.
Mais, pour empecher cette princesse de se de-
terminer a rien dont elle eut sujet de se repentir
dans la suite , je lui dis([uo le cardinal nc me
paroissoit pas si malade qu'on le faisoit; que je
lui trouvois beaucoup de force , et que les me-
decins disoient que les parties nobles n'etoient
point attaquees : d'ou je concluois qu'il y avoit
bien plus a esperer qu'a craindre de sa sante ;
mais qu'il etoit du devoir des medecins qui le
traitoient , et particulierement du sien , d'aver-
tir le cardinal s'ils le croyoient en peril , parce
qu'en cas que DIeu vint a en disposer, il y avoit
des choses dont Sa Majeste devoit etre avertie ;
que, si elle ne vouloit point gouverner par
elle-meme, plusieurs personues lui devoient etre
suspectes, et qu'il falloit qu'elle eut le choix de
celle qui lui seroit la plus propre, parce qu'elle
devoit se mefier de tout horame qui etoit sou-
tenu par M. le due d'Orleans , qui avoit des
liaisons avec M. le prince , el qui n'avoit point
ete auparavant dans ses interets. La Reine n'eut
pas la peine de preferer I'un a I'autre , puisque
le cardinal guerit. II fut visite plusieurs lois
par cette princesse en sa maladie, et dans ce
temps-la toutes les grandes affaires furent ne-
gligees. Pour lui faire voir qu'on ne prenoit au-
cune resolution sur les choses de consequence
que par son avis , on ne I'entretenoit que de
celles qui ne pouvoient point lui faire de peine ,
et Ton suivoit les ouvertures qu'il en donuoit
lui-meme.
On fit cette annee ou I'autre , d'apres tout ce
que Ton put, suivant les apparences , pour avan-
cer la negociation de Munster. Les Etats-gene-
raux se tenoient fermes a preferer absolument
une treve a la paix , quoiqu'on leur eiit otYert
que , s'ils donnoient leur consentement a ce que
les couronnes fissent la paix , la France s'obli-
geroit de rentrer en guerre avec I'Espagne, si ,
cette treve etant expiree , Sa Majeste Catholique
ne vouloit consentir a une seconde de pareille
duree, laquelle, devant etre de douze annees, leur
assureroit du repos pour vingt-quatre. Les de-
putes des Etats commencerent done a ecouter les
propositions du comte de Pignoranda (qui avoit
ete substitue a I'archeveque de Cambrai) et de
Castel-Rodriguo , revetus de la dignite de pieni-
potentiaires du roi d'Espagne; et Ton s'apercut
par leur maniere d'agir qu'il y avoit beaucoup
a craindre de leur part. Le prince d'Orange re-
marquaaussi que son credit diminuoit; et la
princesse, sa femrae, pour profltcr de la con-
joncture des affaires, prit des liaisons avec I'Es-
pagne, au prejudice de son mari et des Pro-
vinces-Unies. Les Espagnols persistant , aussi
bien que les mediateurs , a vouloir que les Por-
tugais fussent exclus du traite , nous fCimes con-
traints d'y consentir ; mais nous ne laissames
pas d'obtenir de ces mediateurs qu'ils nous don-
neroientun ecrit par lequel il seroit porte qu'il
avoit ete convenu , entre nous et les Espagnols ,
DEUXIEME PABTIE. [iGKi 47]
que nous aurions la liberie d'assister reeiproque-
ment nos allies, a la tete desquels Sa Majeste
Tres-Chretienne avoit mis le roi de Portugal.
Les Espagnols y consentirent, etant persuades
d'avoir beaucoup fait que ce prince ne fiit point
corapris dans le traite de paix , et de ce qu'il
n'y seroit fait aucune mention de lui.
[l()16.] II y a toutes les apparences qu'ils se
seroient encore relaches bien davantage si on
ue les avoit presses , parce que leur intention
n'etoit pas de conclure la paix avec nous , mais
de nous detacher nos allies, pour continuer en-
suite la guerre , dans I'esperance d'en retirer de
grands avantages. En effet , le comte de Pigno-
randa ayant persuade aux Etats-generaux de
convertir en articles de paix ceux dont il etoit
convenu avec eux pour parvenir a une treve ,
il commenca a faire paroitre le peu d'inclination
qu'il avoit poui un accommodement avec nous :
ce qui donna lieu de soupconner qu'il avoit des
ordres secrets de la cour de Madrid tres-diffe-
rens de ceux qu'il montroit , et qu'il ne feroit
seulement qu'amuser les mediateurs.
L'Empereur etoit oblige d'aller plus ronde-
ment ; car les arraees du Roi ayant paru sur le
Danube, il craignoit qu'elles ne s'avancassent
jusqu'en Boheme, ou Ton paroissoit dispose a
une revolte. L'electeur de Baviere , qui jusqu'a-
lors avoit fait la guerre sur les terres d'autrui ,
commenca a la ressentir dans son propre pays :
de telle maniere qu'il pressoit que Ton s'accom-
modat avec les Francois et les Suedois , don-
nant a entendre que si ses conseils etoient ne-
gliges, il en prendroit de convenables a la ne-
cessite presente de ses affaires. On vit en ce
temps-la quatre choses surprenantes : la pre-
miere fut que les Etats des Provinces-Unies
avoient traite la paix (l) avec I'Espagne sans
que nous I'eussions conclue; et, croyant avoir
satisfait a tout ce qu'on pouvoit pretendre d'eux,
ils offroient de presser les Espagnols de s'ac-
coramoder avec nous aux conditions qui leur
avoient ete accordees , ou bien de rentrer en
guerre avec nous centre eux. La seconde , que
I'Empereur cedoit de grandes provinces aux
Suedois , et consentoit que quelques-uns de ceux
qui avoient ete depouilles pour Tagrandissement
de cette nation, fussent dedommagesauxdepens
de I'Eglise. La troisieme fut le peu de bonne foi
dont les ministres de I'Empereur userent a
notre egard , en avertissant les Suedois que nous
offrions de nous joindre a eux pour faire en
sorte que les biens ecclesiastiques leur demeu-
(1) Cette paix parliculiere des Hollandois avec I'Es-
pagne. ne fut conclue qu'en 16i8. (A. E.^
rassent , et de ne pas desapprouver ce qui avoit
ete consenti par Sa Majeste Imperiale, et ac-
corde par le roi d'Espagne. Nous eumes encore
une autre disgrace, qui fut que les mediateurs
nous donnerent le tort, sans considerer que
I'Empereur, par un procede malhonnete , nous
avoit obliges de nous engager de nouveau avec
les Suedois , lesquels , ayant attaque , corame
ilsfirent , le roi de Danemarck, augmenterent
le nombre de nos ennemis , et fut cause que ce
monarque le devint , apres avoir ete choisi pour
I'un des mediateurs de la paix. II arriva encore
par malheur que deux de nos plenipotentiaires
se diviserent , et allerent si loin que chacun
d'eux tit des ecrits pour justifier sa conduite aux
depens de son collegue , sans etre retenu par
I'autorite de M. de Longueville , qui les exhor-
toit a I'union. Les Hollandois, ravis d'avoir
conclu la paix avec I'Espagne , et voulant seu-
lement conserver les apparences avec nous ,
continuerent de nous presser a nous servir de
leur entreraise , et declarerent ouvertement
que si nous remettions a leur jugement la diffi-
culte que nous avions avec I'Espagne , ils mar-
queroient n'avoir pas oublie les obligations
qu'ils avoient a la France. N'osant pas les refu-
ser absolument, nous leur ecrivimes des lettres
qui pouvoient etre interpretees diversement en
acceptant les Etats pour juges , a la reserve de
ceux qui avoient signe avec I'Espagne , quoique
I'un des deputes eut proteste contre ses colle-
gues. Nous eussions bien voulu en pareille con-
joucture avoir le prince d'Orange pour juge , et
qu'on lui eut donne pour adjoints quelques-uns
de ceux qui representoient I'Etat ; mais nous re-
marquames bientot apres que nous n'y aurions
pas trouve notre compte , car la princesse son
epouse s'etoit laissee gaguer par les Espagnols ,
et cette princesse , a raesure que I'esprit de son
mari baissoit , avoit toute I'autorite et lui fai-
soit faire tout ce qu'elle vouloit.
[1647] M. de Longueville , avant qu'il parti t
de Muuster, fut I'arbitre du sort public, car il
ne tint qu'a lui de signer la paix a des condi-
tions tres-avantageuses , dont il futsollicite non-
seulement par les mediateurs , par madame sa
femme , et par tous ceux qui souhaitoient le re-
pos de la chretiente, mais aussi particuliere-
ment par M. d'Avaux , auquel il avoua que les
conditions qui leur etoient offertes lui parois-
soient tres-raisonnables. Mais M. Servien lui
ayant fait entendre qu'il y en avoit encore de
plus avantageuses a esperer, et ayant dit avec
adresse que la cour s'en flattoit, M. de Longue-
ville prit la resolution de suivre les conseils que
Servien lui inspiroit , et partit de I'asserablee ,
94
MEMOIBES DU COllTE I)E BniJuNXE
qu'il laissa mortifiee et dans une graude confu-
sion. II se servit du pretexte que M. d'Avaux,
qui etoit alle a Osnabruck pour couferer avec
les Suedois , avoit dit que sa voix etoit aussi
considerable que la sienne 5 ayant oublie que
la chose avoit ete ainsi coucertee entre eux ,
afin d'obtenir des Imperiaux et des Suedois des
avantages qu'ils croyoient ne devoir pas etre
negliges. D'Avaux s'en justifia fort bien , quoi-
qu'il restat seul charge des affaires, Servien
ayant eu ordre d'aller a La Haye. Si ce dernier
y eiit pris autant de soin de menager les esprils
des Etats qu'il s'en donna d'invectiver contie
Pauw et Knuit, peut-etre eiU-il obtenu qu'ils
eussent desavoue leurs deputes; niais en offen-
sant les particuliers il offensa aussi I'Etat, qui
etoit gouverne par les amis de ces messieurs.
Apres avoir fait en HoUande un sejour inutile,
il retourna ensuite a Munster, d'ou il fut permis
a M. d'Avaux de revenir.
L'Alsace leur fut offerte pour notre satisfac-
tion , mais avec tant de restriction qu'on ne
nous donnoit que fort pen. On les avertit de
ne se pas laisser surprendre au nom specieux
d'une grande province, dans laquelle differens
princes ayant des Etats situes , ils etoient ex-
€eptes de I'offre : comme les villes imperiales
et la franche noblesse , de laquelle les liefs re-
levoient directement de 1' Empire. Mais ils ne
jugerent point devoir insister que I'Alsace nous
fut entiereraent cedee, soit en souverainete,
soit en fief, pour n'offenser pas, disoient-ils ,
les villes qui sont puissantes dans I'Empire; et
celles-ci conservant leur liberte et leur souve-
rainete , il n'etoit pas possible ,ni juste de don-
ner atteinte a celle des autres. MM. de Lon-
gueville, d'Avaux et Servien disputerent long-
temps ensemble si I'Alsace devoit etre demandee
en souverainete, ou possedee comme mouvante
<le I'Empire. La chose fut aussi debattue dans
le conseil du Roi.
On ne doit point etre plus surpris de ce que
M. de Longueville croyoit que c'etoit un plus
grand avantage pour la coiironne de posseder
cette province en souverainete que comme mou-
vante de I'Empire, qu'il y a lieu de s'etonner
qu'il se crut si distingue de ceux de son rang par
le titre de souverain de Neufchatel, quoiqu'il
n'exercAt pas la souverainete sur ses sujets.
Ce n'est done pas une chose surprenanle qu'il
eut pour son maitre les memes sentimens qu'il
avoit pour lui. II n'est pas non plus etonnant
que M. Servien ait ete d'un memo avis que
M. de Longueville; car il lui suflisoit seulement
que M. d'Avaux fut d'un autre sentiment pour
lui en faire prendre un contraire ; mais il a paru
fort Strange qu'il se soit trouve dans le conseil
du Roi des personnes qui aient pu faire de
meme que Servien. lis ne manquoient pas a la
verite de raisons , dont la plus forte etoit qu'il
n'est point honnete a un grand roi d'etre vassal
d'un autre, parce qu'il pent encourir la commise ;
et que si, dans une guerre arrivee en suite de
la confiscation , on avoit perdu le fief , on ne se-
roit pas recu par une paix a le rederaander. Les
autres, du nombre desquels j'etois, disoient
que les Allemands s'ouvriroient plus volontiers
avec un prince qui seroit du corps de I'Empire,
qu'avec un etranger que nous aurions depute
dans les dietes ou les affaires les plus impor-
tantes seroient deliberees , et que cette occasion
ne devoit point etre negligee. Que , pour de-
truire les raisons sur lesquelles ces messieurs
s'appuyoient, il ne falloit que leur opposer que
le roi d'Espagne possedoit, comme vassal de
I'Empire, le duche de Milan et partie des Pays-
Bas ; que la courounede Suede en relevoit aussi
par les provinces qui lui avoient ete cedees, et
qu'une imagination de grandeur ne devoit point
empecher qu'on ne profitat d'avantages aussi
sol ides que ceux qui avoient ete rcpresentes.
[16-18] Le cardinal, qui ne pouvoit dedire
Servien , etant peu eclaire ou pen zele pour la
grandeur de la France, ayant emporte la ba-
lance, manda que le Roi accepteroit non pas
I'Alsace, mais le Landgraviat, pour sa recom-
pense; et qu'il vouloit le posseder en toute sou-
verainete, de meme que Brisach et son terri-
toire, qui fait partie du Brisgaw, et Philis-
bourg , sous le titre de garde , selon qu'il est
plus amplement porte par le traite, qui ne fut
signe que de Servien , et depuis ratiiie par le
Roi, de meme que par I'Empereur et les princes
de I'Empire : en consequence duquel traite la
maison d'Autriche cedoit a Sa Majeste ce qui
lui appartenoit en propriete dans I'Alsace. Sous
le nom de protecteur, I'Empereur et I'Empire
lui en abandonnerent la souverainete, a la charge
qu'il seroit paye par le Roi a I'archiduc de Tyrol
trois millions de li.vres pour son dedommage-
ment , aussitot que le roi d'Espagne auroil re-
nonce a tons les droits qui lui appartenoient ou
pourroient appartenir sur les terres cedees a Sa
Majeste.
[Dans I'intervale M. le comte d'Avaux fut
rappele par la lettre suivante du Roy que je
fus oblige de contresigner , la resolution en
ayant ete prise dans le conseil :
« M. le comte d'Avaux , je vous ay cy-devant
mande de vous retirer de Munster, pour vous
rendre icy le plus tost qu'il vous seroit possible,
DEUXIEMK PAKTIK. [1G48]
95
raais parceque vous avez tenu ime conduitequi
ne m'a pas satisfaict , je me trouve oblige de
vous escrire eelle-cy, de I'advis de la Reine re-
gente notre dame et mere , et pour vous dire
qu'ayant sceu que vous etes beaucoup advance
de votre chemin, je ne trouverai pas mauvais que
vous veniez en cette viile et que vous y demeu-
riez , pourtant avec cette condition, que vous
ne me verrez point , etque vous ne ferez aucune
fonction de vos charges jusqu'a ce que j'en aye
autreraent ordonne , et cependant je prieray
Dieu qu'il vous ayt, M. le comte d'Avaux, en sa
sainte garde.
>' Escrit a Parrs , le 16 may 1G48, »]
Servien, glorieux d'avoir mis la derniere
main a ce grand ouvrage (1), obtint la permis-
sion de revenir a la cour, et laissa les media-
teurs dans I'etonnement de ce qu'on cessoit de
s'appliquer a t'airefmir la guerre qui etoit entre
les deux couronnes. On jugeoit bien, corame
firent les personnes eclairees , que quelques pro-
messes que TEmpereur cut faites de ne point
assister TEspagne contre la France, il y donne-
roit cette interpretation que ce seroit en qua-
lite d'Empereur ; mais que, comme roi de Bo-
heme, et possedant differens Etats dans I'Em-
pire, il jouiroit de la liberte que chacun de ces
princes avoit d'assister ses allies.
Je ne juge point a propos de raconter de
quelle maniere M. de Turenne perdit une ba-
taille , et I'accueil qui lui fut fait par le land-
grave de Hesse, parce qu'il a rendu depuis
d'assez grands services pour faireoublier le re-
vers de fortune qu'il eut pour lors. Je passerai
aussi sous silence les belles et grandes actions
que fit le due d'Enghien, particulierement a
Nordlingen, ou il defit le general Mercy et ses
vieilles troupes, sous I'effort desquelles I'Alle-
magne a\oit plie. Je ne veux seulement parler
que des chosesou j'ai eu part.
[ Madame avoit accouche d'une fille , le 26 du
, mois de decembre 1646, quinze heures avant la
mort de feu M. le prince de Conde , lequel eut
cette grace de Dieu de voir approcher sa derniere
heure pendant deux jours : ce qui luy donna
moyen, apres avoir pense aux affaires impor-
tantes et fait son testament , de recevoir les sa-
cremens et la benediction de M. le nonce , de
M. Tarcheveque de Paris et de son cure avant
que dexpirer.
Monseigneur le due d'Enghien , qui ressen-
tit cette perte avec de grands sentimens de
(1) Les trait^s d'Osnabruck et de Munster. Le premier
fut sigii('> le 16 aout 16i8, Ic second le 2i octobre de la
nieinc aniiL^c. (A. E )
douleur, se trouva revestu de la dignite de pre-
mier prince du sang et de la charge de grand-
maistre ; et les gouvernemens de Bourgogne et
Berry furent partages entre luy, le prince de
Conty et le due d'Albret. Le Roy et la Reine
sa mere firent la visite de condoleance a ma-
dame la princesse la veuve , aux princes ses
enfans , comme aussy a madame la duchesse
d'Enghien, en son hostel.
On se disposa a tout ce qui fut necessaire
pour la pompe funebre. Et on pent dire que
Leurs Majestes perdirent un de leurs proches,
qui a paru tres-affectionne au bien de leur ser-
vice, et qui avoit des qualites tres-elevees.
Cela n'apporta aucun changement aux affai-
res du dedans nidu dehors du royaume.Xane-
gociation pour lapaix s'etoit continuee toujours,
avec peu d'esperance d'y reussir si promptement
qu'on avoit cru, par la longueur affectee des
Espagnols, et par quelques autres obstacles ve-
nus de la part des Suedois. Et Ton commenca
d'agir pour preparer ce qu'il faloit pour la
campagne prochaine, avec resolution de pousser
si vigoureusement les ennemis qu'iis seroient
forces de conclure ie traicte general.
L'affaire de Naples tenoit les yeux des prin-
ces de I'Europe occupes a considerer quelle
en seroit Tissue, et on pent dire que les Espa-
gnols tomboieut en sens reprouve. lis ne sen-
toient point le mal reel et pressant qui leur
arrivoit, et se fiattoient des esperances d'une
diversion qu'iis s'imaginerent debvoir arriver
en France , bastie sur des fondemens si legers
que ce fut une pure chimere. Cependant la
paix en fut retardee. On sut qu'un secretaire
de M. de Vendosme, qui passoit en Allemagne
avec lettres de creance , ayant este arreste et
mene a Halbron , fit une confession ingenue de
toute la negociation dont il estoit charge, par
laquelle parut le desir qu'avoit ce prince de
brouiiler et d'en faire concevoir les facilites aux
ennemis. Et en mesme temps, un Francois, so-
licite de mesme part , fit croire a I'archiduc que
Monsieur et M. :le prince estoient malcontens,
etavoient passe en Picardie avec le secretaire de
Salamanca pour faire un abouchement avec
Leurs Altesses ; mais ledit secretaire , ayant este
arreste a Peronne , desclara qu'il avoit este se-
duit par cet homme , qui ne luy avoit rien fait
voir de tout ce qu'il lui avoit promis. Ces amu-
semens frivoles ne laisserent pas que d'entrete-
nir quelque temps les esprits dans la pensee d'en
profiler. Mais apres que la chose fut decouverte,
ils durent estre delrompes de toutes ces faulses
esperances.
Cependant la revolte de Naples continoa
f)t)
MEMOIRES DU COMTK DE BRIEXNE
toujours, et le peuple elut douze d'entre eux qui
prirent I'authorite. Le vice-roy avec la noblesse
lie fuient pas les plus forts , et les choses furent
disposees a telle aigreur et defliance , que par la
erainte duchastiment ils se deciderent a chan-
ger. Notre armee navale estolt assez proche
(I'eux pour les assister dans ce dessein , s'ils de-
mandoient notre secours et notre protection.
En attendant, le Roi, informe de tout par
le marquis de Fontenay, son ambassadeur a
Rome, envoya promptement ses ordres au due
de Guise (i),qui etoit a Rome. Ilssont eontenus
dans la lettre suivante :
« Mon cousin, ayant eu avis par vos lettres
et par celles du sieur marquis de Fontenay, mon
ambassadeur a Rome, de la recherche qui vous
est faite par ceux de la republique de Naples
pour ailer commander leur armee contre les Es-
pagnols, j'ay bien voulu vous tesmoigner par
celle-cy, que je vous escris par I'avis de la Reine-
regente madame ma mere, que j'aggree que
vous acceptiez les offres qui vous sont faites de
leur part , et que vous ne differiez pas plus long-
temps de vous rendre pres d'eux , estimant qu'il
y va du bien de mon service qu'il y ayt
line personne de vostre condition, en qui je me
puisse confier, pour faire reussir a leur advantage
I'establissement de leur repos et de leur liberte,
toutes les assistances que j'ay resolu de leur
donner, soit de trouppes qui seront en vostre
commandement, soit de toutes les autres com-
moditez qui seront en ma puissance, affin que
cette affaire se face avec toutes les precautions
necessaires.
» Je desire que vous conferiez des voyes que
vous aurez a suivre avec mon cousin le cardinal
Grimaldi, Sainte-Cecille, et le marquis de Fon-
tenay, mon ambassadeur a Rome, avec les-
quelz ayant pris vostre resolution , vous execut-
tiez ce qui sera a faire en eeste occasion pour
I'advantage de mon service. La presente estant
a ceste fin , je prie Dieu , etc.
» Escriptele 1 0*" jour de fevrier 1648.
<■ Louis ,
» Et plus has, DE LOME.NYE. "
Le due de Guise, avec toute la resolution et
la bravoure que Ton devoit attendre de liii ,
s'empressa de se conformer aux volontes du
Roi , et parvint, non sans peril , a arriver a Na-
(1) L'cxp^dilion du due de Guise a Naples perdia un
pcu de son aspect romanesque , lorsque I'on verra que
re personnagcnc I'cnliepril qu'a la sollicilntion du Hoi
de Franco el sur la promesse formello qn'on lui doima
pies. Aussitot que la nouvelle en fut arrivee a
Paris, on la cour etoit pour lors, le Roi lui cti
temoigna sa satisfaction en lui renouvelant ses
promesses de secours :
" Mon cousin , j'ay recu beaucoup de joye
d'avoir appris par votre lettre votre heureuse
arrivee en la ville de Naples, et la reception
qui vous y a este faite, ce qui me donne lieu
d'esperer des effects advantageux de ce bon
commancement ; et affin de vous secourir promp-
tement , je fais travailler aux prepai'atifs neces-
saires pour tenir mon armee navalle preste de
bonne heure, et assez forte pour combattrecelle
des ennemis, cependant que vous disposerez les
choses a attaquer les postes occupes par les Es-
pagnolz, faisant en sorte de vous rendre maistre
des chateaux le plus promptement qu'il sepoui-
ra, et pour vous en faciliter les moyens,jeferai
debarquer de I'infanterie et passer beaucoup
d'officiers et de gens de guerre au royaume de
Naples, qui vous obeiront suivant le pouvoir
que je vous envoye, et de vous faire aussy four-
nir toutes munitions de guerre et de bouche , et
toutes autres choses necessaires pour I'execution
d'un si grand dessein , duquel me reposant sur
votre prudente valeur et bonne conduite , je prie
Dieu qu'il vous ayt, etc.
» Louis,
« Eipliis has, de Lomenye. «
Mais la trahison de Vencenzo et d'Annere li-
vra M. le due de Guise aux Espagnols, ce qui
leur donna quelqu'advantage. Quoiqu'il fut faict
prisonnier, et que les Espagnols eussent ete mis
en possession de plusieurs postes , ils ne furent
pas encore les maistres ; il sembia que le peuple
fiit encore plus aigri qu'auparavant , puisqu'il
s'opiniatra a demander la tete dudit Annere,
et qu'il refusa d'obeir aux commandemens de
don Jouan d'Austria, de ne plus porter d'armes
courtes; si bien que ceux du bon parti deman-
doient toujours le secours de notre flotte, qui
partit sous le commejidement de M. le prince
Thomas de Savoye, qui fut fait general de nos
armees de terre et de mer. Nous attendimes les
nouvelles de Teffot que devoit produire le se-
cours de nos vaisseaux et galeres, envoy es devant
Naples au secours de ce peuple fidele. Notre am-
bassadeur a Rome fut charge de suivre de pres
I'utilitequi en adviendroit, si I'espcrance qu'on
de lui fournir lous les secours ni^cessaircs a raccomplis-
seniont d'un projet auquel la France ^(ait inu^ressee ;
les ordres de Louis XIV determinerent seuls le due de
Guise a cinder enfin a la demande des Napoliiaiiis.
DEDMEMK I'AllTIE.
16181
97
nous avoit domiee de leur disposition a etablir
leur repos et leur liberie se trouvoit veritable.
Quaut a ce qu'il nous avoit mande au sujet
d'une ligue qui se pourroit former entre les
princes d'ltalie, relativement aux mouvemens
que les uns et les autres peuvent avoir dans les
conjonetures presentes, on lui recommanda aussi
de les observer et penetrer tant qu'il lui seroit
possible, pour estre esclairci quelles seroient
leurs veritables intentions, cellcs de Leurs Ma-
jestes ne tendant qu'a la paix et leur plus
grand desir etant de la procurer a leurs peu-
ples, persuades que si les Espagnols en vou-
loient toujours retarder la conclusion , ce ne
seroit qu'a leur honte et au dommage de leurs
affaires, d'autant que leur plus grande prospe-
riteestoit, en recouvrant une place, d'eu per-
dre une autre, et que ce qui se passoit alors en
Allemagne, par la defiaicte de I'aiie droicte de
I'armee imperial le et bavarroise par messieurs
les marecbaux de Turenne et Chtangel, donnoit
moyen aux eonfederes de se prevaloir de cet
advantage , et de reduire nos ennemis communs
a ne plus s'opiniatrer a la resistance, et a vou-
loir tout de bou preferer la douceur d'un ac-
commodement a la rigueur des armes qui aug-
mentoit tons les jours leur mine. Vers ce
temps-la, M. le due de Beaufort s'echapa du
chateau de Vincennes, se sauva le jour de la
Peutecoste, en plain midv', par le courage et
I'adresse d'un garde qu'il avoit gagne; lequel
pritson temps d'enfermer tons les compagnons
dans la salle , et de lier et baillonner I'exempt
pendant qu'il prist dans sa poche les clefs de la
porte du donjon par ou il descendit dans le fosse,
et feut recueilli sur la coutrescarpe par sept
hommes habilles en femmes, et trouva a quel-
que distance de la plusieurs cavalliers qui firent
monter ledit due a cheval , I'accompagnerent
hors le pare , d'ou 11 passa le pont de Charen-
ton, gaigna un petit bois, et delaonnescut
point quelle fut este sa route; maiscommecela
ne fust denulle suitte ny consequence pour les af-
faires generales,Sa Majeste ne s'enesraeut point.
Nous eiimes bientot apres I'avis de la jonction
destrouppesdeModeneauxnostres,etde lal'uite
precipitee des Espagnols ; ce qui fut d'un tres-
grand avantage a la reputation de nos armes, au
commencement de cette campagne. Nous atten-
dlmes impatiamment quel effet auroit produit
le secours qui estoit alle a Naples, ou nous voyons
que les peuples seroient contraints de faire un
dernier effort pour secouer le joug qu ils ne pou-
voient pas supporter. Mais M. le due de Guise
fut ennnene prisonnier par les Espagnols , et
onferme dans le chateau de Segovie. ]
111. C. D. M., T. 111.
L'AUemagne etant en paix, il ne nous restoit
de guerre que contre I'Espagne ; mais Ton voyoit
deja paroitre les etincellesd'un feu qui pen apres
causa un grand embrasement. C'etoieut les offi-
ciersdu parlement qui I'entretenoient, en sedon-
nant la liberte de traverser les affaires du Roi ,
et de rendre des arrets qui excedoient leur pou-
voir, qu'ils entreprirent encore plus d'etendre
qu'ils n'avoient fait apres la mort du prince de
Conde , pere du due d'Enghien , arrivee dans
I'annee 1H46. Ce prince s'etoit retire de la cour
nial content ; en voici le sujet :
Le due de Breze, beau-frere du due d'Enghien,
que le roi Louis XIII avoit pourvu du gouver-
nement de Brouage, La Rochelle et lies voisines,
et de la charge d'amiral , sous le titre de sur-
intendantde la mer, commerce et navigation de
France, ayant ete tue sur mer, apres la mort du
cardinal de Richelieu , la Reine , mal conseillee
par Mazarin , se voulant faire pourvoir de la
charge vacante de surintendant des mers, etc. ,
sur la nouvelle qu'elle eut de cette mort , ne
voulut point faire arreter Du Dognon , quoiqu'on
I'eiit avertie que c'etoit une chose qu'il falloit
faire, et qui pouvoit etre facilement execu-
tee avant qu'il eut gagne Brouage. Sa Ma-
jeste done , apres avoir ecoute la demande que
lui fit des charges du due de Breze, le prince
de Conde pour le due d'Enghien son Ills, me
commanda de Taller trouver, et de lui dire
qu'ayant pourvu M. le due d'Orleans du gou-
vernement de Languedoc , et le due d'Enghien
de celui de Champagne el de quelques places
importantes, elle croyoit qu'il etoit temps qu'elle
songeat a elle-raeme : ce qui I'avoit fait resoudre
a garder pour elle cequi vaquoit par la mort du
due de Breze. A quoi elle se portoit d'autant
plus volontiers , qu 'ayant fait pour les autres ce
qu'ils avoientsouhaite, elle ne se trouvoit point
dans la necessite de moins faire pour elle-meme
que ce qu'elle avoit bien voulu faire pour eux ;
et qu'elle etoit persuadee qu'il seroit ie premier
a la louer de sa moderation et de la resolution
qu'elle avoit prise; d'autant plus qu'il I'avoit
pressee et conseillee plusieurs fois de u'eu pas
user autrement. Ce prince me repondit qu'il
etoit vrai qu'il avoit conseille a la Reine de
prendre un etablissement, mais qu'il nelui etoit
jamais venu dans la pensee que ce dut etre aux
depens de sa maison ; que Sa Majeste etoit la
maitresse, et qu'elle pouvoit user du pouvoir
qu'elle avoit; mais qu'il ne pouvoit croire qu'elle
ne conservat point a son fils ce qui vaquoit par
la mort de sou beau-frere. Je me crus oblige de
lui remontrer que les charges ne passent point
aux heritlers de ceux qui Ics ont possedees, et
7
98
MEiMOiaES nil coMiE i)K I;nlF,^'^s'E
que sa maison avoit rccu tar.t de marqiios de la
liberalite de la Reine que j'etois persuade qu'il
s'etoit deja repenti de cequ'il m'avoit dit. Blen
loin de profiler de monavis, il me repondit avee
aigreur et emportement : et comme je vis qu'il
metenoit des discours menacans, je le quiltai,
dans la resolution de dire la verite a la Reine,
maisdc m'expliquer dans des termes si generaux
qu'il ne lui put rester aucune mauvaise impres-
sion de ce qui m'avoit ete dit par ce prince. J'a-
vois appris de mou pere , qui etoit un homme
tres-sage, et dont je ne puis m'empeeher de
loner la prudence en cette occasion, qu'un ser-
viteur ne doit jamais rien rapporter a son maitre
qui le puisse aigrir contre quelqu'un , a moins
qu'il n'y soit force pour le bien public on par
I'eclat de la verite : ce qui le rend excusable de
tout ce qui en peut arriver.
Je rapportai done a la Reine , en presence du
cardinal , que les premieres paroles de M. le
prince avoient ete telles qu'on les pouvoit at-
tendre d'un homme tres-sage ; que les secondes
m'avoient paru melees d'un peu d'aigreur; et
que , prevoyant que les troisiemes en auroient
beaucoup plus encore , je I'avois interrompu ,
et m'etois separe de lui; que je croyois qu'il n'y
avoit plus rien a faire que d'expedier les provi-
sions de I'amiraute sous le nom de la Reine ,
aussi bien que celles du gouvernement de
Brouage. Je ne dois pas oublier de dire que feu
M. le prince m'avoit avoue qu'il y auroit de la
justice de ne les pas donner a son fils ; mais que,
pour la charge d'amiral , il n'en comprenoit point
la raison.
Je ne fus pas sorti de son hotel qu'il envoya
querir le president de Nesmond. Ne pouvant
croire que j'eusse eu assez de discretion pour ne
rien rapporter, il fit savoir a la Reine tout ce
qu'il m'avoit dit , en commencant par mettre
en avant que je I'avois fait parler, ou comme
il croyoit que je I'avois fait, ou bien comme
il croyoit que je I'eusse desire pour le priver
des bonnes graces de Sa Majeste. Quand j'a-
bordai la Reine , elle me reprocha que je lui
avoisdeguisece quej'avois entendu ou du en-
tendre des discours de ce prince. Je suppliai
la Reine de vouloir bien se souvenir de ce que
je lui avois expose, et qu'elle trouveroit que
je ne lui avois rien cache de ce qui devoit
venir a sa connoissance. «Mais, ajoutai-je,
puisque M. le prince a doute de ma bonne foi et
de ma discretion, pour m'acquittcr entierement
demon devoir, je me trouve dans ia necessite de
rapporter a Votre Majeste jus(iu'aux moindres
de ses paroles. » Et pour lors je les rapportai
telles que ma memoire me les put fonrnir. Soit
(]ue ce prince eiit du chagrin de ce qui s'etoit
passe , ou que I'heure de sa mort approchat , il
n'eut plus de sante depuis sa retraite de la cour.
II est vrai que Leurs Majestes etant allees a Fon-
tainebleau , il y fit un voyage de peu de jours ,
et se retira dans sa maison de Vallery, d'oii il
revint a Paris ou il mourut. Sur le bruit de sa
maladie, et lacampagne etant finie, le due d'En-
ghieu s'y rendit en diligence. II fut bientot con-
sole de la raort de son pere , toutes ses charges
lui ayant ete consei-vees. II dit au cardinal qu'e-
tant comble de graces comme i! venoit del'etre,
il n'avoit plus rien a pretendre; et cette Emi-
nence, au lieu de lirer de lui line parole posi-
tive , lui repondit qu'on auroit egard aux pre-
tentions qu'il pourroit avoir sur les charges qui
avoient vaquepar la mort de son beau-frere.
Les choses etant en cet etat, rien ne donnoit
de la peine, a ceux qui avoient I'administration,
que la liberie que le parlement se donnoit de
rendre des arrets qui aulorisoient la compagnie
en abaissant leconseil du Roi. Quoique la cour
eut fait exiler ceux qui s'etoient le plus dislin-
gues par leur emportement, elle n'avoit pas
laisse de souffrir que I'autorile royale eut ete
mepiisce , en ce que les chambres avoient cesse
de rendre la justice , et que le parlement, non
content d'avoir faitdessupplicationspour le rap-
pel de ses confreres, avoit declare que leur exil
etoit injuste et nul ; que la compagnie etant seule
en droit de corriger ceux qui en eloient, ils ne
pouvoient ni ne devoient plus travailler aux ju-
gemens des proces pendans en la cour. Comme
on manda a cette compagnie de faire ce que la
conscience et ses obligations exigeoient , elle re-
cut en apparence avec respect Ics ordres du Roi,
et par mepris se dispensa d'y obeir.
Soit que les plus considerables du corps vou-
lussent avoir encore plus d'autorite que n'en avoit
le cardinal, dont la puissance leur deplaisoil, ou
qu'ils eussent dcssein d'augmenter la leur dans
les desordres de I'Etat , ils n'appuyoienl point,
comme ils y etoient obliges , les deliberations
qui se prenoient dans le conseil. lis recevoient
les visiter de ceux dont les actions etoient bla-
mees; et, ayant I'esprit plein de leurs raisons ,
ils les venoient debiler au conseil : de maniere
que I'autorite, d'une part, et la foiblesse du
ministere, de I'autre, causoient de continuels
desordres. Pour lesapaiser on accorda au parle-
ment cequ'il demanda, c'est-a-dire, que ceux
d'entre la compagnie qui auroient ete exiles par
des lettres de cachet seroient rappelos par d'au-
tres lettres dans I'exercice de leurs charges.
Le cardinal, croyant regner par cette maniere
foible, et nc voyant pas qu'il succomboit, ne
BELiXIEME V
s'occupa a lieii avec taut do soiu qifa tfnii"
dans la division et en jalousie ccux qui etoient
dans le service , avancant et invcntant iiardi-
nient ce qui pouvoit les animer les iins contre
ies aiitres. I! se conduisoit avec les princes avec
plus de retenue. II seservoitde leurs creatures
pour empecherqu'ils ne fussent unis. II n'y avoit
point de graces qu'il ne promit a I'abbe de La
Riviere (1) et a ceux qui etoient en liaison avec
M. !e prince : et quand il arrivoit quelque me-
contenteraent avec celui-ci et M. le due d'Or-
leans , celui dont chacun d'eux se tenoit assure
se meloit de les accommoder.
Quelques considerations ayant oblige Son
Altesse Royale a ne plus alkr a I'armee, le
commanderaenten fut donneau prince de Conde.
A peine ce prince y fut-il arrive qu'il s'avanca
dans le pays de I'eiHiemi , qui , n'ayant pas ose
en venir a une bataille , se campa avantageu-
sement. Le prince s'etant avance demeura en
presence , croyant attirer au combat I'ennemi ;
maisil ne changea point la resolution qu'il avoit
prise de leviter : ce qui obligea ce prince a de-
fderet a se retirer. II i'entreprit en plein jour;
et Tennemi , ayant voulu proiiter de I'occasion,
attaqua son arriere-garde et la mit en deroute.
Le prince de Conde accourut , fit avancer ses
troupes et defit I'armee ennemie , signalant son
courage et sa capacite dans cette fameuse jour-
nee de Lens; car c'est la qu'il remportaune vic-
toire des plus completes.
Cependant le cardinal , anime par quelques
personnes de la cour, crut que I'occasion etoit
favorable pour prendre une autorite absolue. Au
lieu qu'il se contentoit auparavant de faire exi-
ler les officiers du parlement dont il n'etoit pas
satisfait, il resolut de faire arreter le sieur
Pierre Broussel. Le marechal de La Meilleraye
fut du meme avis; et afin que la chose fit plus
d'eclat , il voulut que remprisonnement se fit le
jour que le Te Deuin seroit chante dans I'eglise
de Paris, en actions de graces de la victoire rem-
portee par le prince de Conde. Apres done que
le Roi fut sorti de Notre-Dame , I'ordre d'arreter
Broussel fut donne a Coraminges, lieutenant des
gardes de la Reine, qui Texecuta avecautantde
courageet d'experience qu'il en falloit dans I'en-
(1) Louis Barbier (5toit favori dc Gaston, due d'Or-
lOans. (A. E.)
(2) On verra par la d(?peche suivante adrcss^e au comte
(I'Alaix et aux autres gouverneurs des provinces par le
secretaire d'Etat des commandemens du Roi , comte de
Brienne, sous quelle apparence insignifiarite les miiiis-
tres s'empresserent d'expliquer aux gouverneurs des
provinces etaux anibassadeurs de France pres les cours
elrangcres, un mouvement populairo , qui suspendit
\KT1E. [lf>J8j ,),,
droit ou devoit arreter Broussel, qu'il iit mon-
ter dans un carrosse pour le conduire au lieu
ordonne.
Le bruit de la detention de ce magistral se
repandit bientot dans Paris , parce que Broussel
etoit fort aime dans son quartier, et qu'en plu-
sieurs occasions il avoit ete regarde comme le
tribun du peuple , qui prit les armes et com-
menca a faire des bari'icades aux environs de
I'Arcbeveche. La Reine, en etant avertie,fit dou-
bler la garde ; mais on laissa aux capitaines la
liberte de se porter comme ils le jugeroient k
propos:et cela arrive ordinairement quand des
gens sans experience commandent.
L'archeveque de Corinthe , coadjuteur de
Paris, prelatdont I'ambition etoit extreme, trou-
vant que I'occasion se presentoit de se faire va-
loir a la cour, ou croyant par la s'acquerir I'a-
mitie du peuple , se fit voir par la ville , et paria
comme s'il eiit voulu apaiser ces troubles sur
lesquels il 6tablissoit pourtant sa fortune. Use
rendit au Palais-Royal , de meme que le parle-
ment, et se persuada qu'il falloit faire dire au
peuple et aux bourgeois qu'ils devoient se bar-
ricader pour assurer leurs vies et leurs biens. Le
parlement et les officiers de la ville n'eurent
pas le temps, ou peut-etre la volonte de s'y op-
poser. L'ordre fut done delivre et execute • et
la compagnie, apres avoir delibere dans le Palais-
Royal , tira parole de la liberte de Broussel , qui
fut elargi des le lendemain. Le chancelier, qui
avoit eu ordre d'aller au parlement, couriit
risque de la vie , et fut reduit a se refugier dans
Thotel de Luynes, d'ou il fut tirti par le mare-
chal de La Meilleraye. Celui-ci fut a la fin de
meme avis que les autres du conseil , qui etoit
de mettre en liberte Broussel et de calmer In
ville; mais il y eut quelques personnages plus
fcclairesou pins fermes, qui dirent a la Reine
qu'il ne le falloit rendre qu'apres I'avoir fait
etrangler : jugeaut bien que I'aulorite etoit abat-
tue , puisque Ton se relachoit de ce que Ton
avoit entrepris. C'est ce que la cour fit assez
connoitreen se retirant a Ruel et puis a Salnt-
Germain-en-Laye, oil le prince de Conde se
rendit (2).
Le parlement y envoya des deputes qui firent
I'autorit^ royale pendant plusieurs jours dans la capi-
tale du royaume, forfa la cour a capituler et a rendre
les prisonniers qu'elle avail si maladroitement fait ar-
reter.
.... « J'ajouste ce qui s'est passd ces irois der-
niers jours en cette ville, selon la verite , afin que vous
ayez de quoi lu faire cognoistre et faire cesser toijs les
faux bruits qui pourroient estre mandes au contraire.
» Leurs Ulajcsles ayant grand subjet de r(^priiiier la
100
MEMOIRES DL COMTE UE BRIEiX'NF. ,
des demaiules entierement contraires al'autorite
royale; mais ils obtinrent ce qu'ils vouliirent ,
pen de personnes s'y etaiit opposees. Le prince
de Conti , le due de Longueville et plusieurs au-
tres s'ctoient engages dans leur parti ; et M. le
due d'Orleaiis et le prince deConde, qui jusques
alors etoient demeures attaches a celui du Roi,
furent neanmoins d'avis que la declaration
de 164 8 fut scellee, par iaquelle Sa Majeste s'o-
bligeoit de faire interroger les coupables dans
les vingt-quatre heures, et de remettre aux
juges ordinaires la connoissance des crimes des-
quels on pourroit etre accuse a I'avenir , sans
avoir egard que cet article etoit entierement op-
pose a I'autorite royale , et qu'il servoit de fon-
dement a quantite d'inconveniens qui en sont
arrives.
M. le prince dit a la Reine qu'elle prit bien
garde a ce qu'elle feroit, et declara assez libre-
ment au parlement qu'il seroit pour lui , et qu'il
feroit observer cette declaration si elle lui etoit
accordee ; donnant pourtant a entendre par ses
discours qu'il la condamnoit , mais qu'il vouloit
se conserver du credit dans la compagnie. La
Reine m'ayant eommande d'examiner cette de-
claration , je le fis en homme qui ne pouvoit
s'eloigner de la fidelite qu'il avoit toujours con-
mauvaise volonl(5 qui a paru en quelques-uns du par-
lement, dans loulcs leurs assemblces , en se rendanl
directement contraires a ses volont^s.prirent resolution,
mercredi dernier, d'arrester prisonniers MM. Broussel,
Blancinc^nil et Charton. Les deux premiers furent en-
leves hers de la villc , et le troisienie trouva nioycn de
s'eschapper. Quatre autres conseiilers furent aussi rc-
l^gu^s , scavoir : M. Lesn6 a Compiegne , M. Kcnoist a
Senlis, M. Loisel a Mante, et M. dc Charny a Provins.
Le passage de ces prisonniers esmut queique popu-
lace; ce qui obiigea MM. les mareschaux de La Meii-
leraye et de L'Hospital d'alier par la ville, et apres leur
relour, le rcste de la journeeetdelanuictdenicuierent
calmo. Mais le lendomain survint un accident nouveau
en la personne de M. le chancelier, qui , s'en allant au
palais . seion I'ordre qu'il en avail regu, trouva queique
obstacle au tournant du quay des Orphevres; ce quy
luy fit prenlre son cheniin par le Pont-Neuf, et le long
du quay des Augustins, oil quciques gens altroupes le
suivirent , et par leurs discours icsmoigndrent en vou-
loir a luy ; ce qui I'obligea d'entrer dans I'hosteld'O. Et
I'avis estant veiiu a la Rtine , elle commanda deux coni-
pagniesdcs gardes pourle desgager; et M. le mareschal
de La Meillcraye, assist^ de dix ou douze cavaliers,
voulut y aller pour ce mesmc effet, ct le ramena au Pa-
lais-Royal. Cependant, pour sc garantir dc cette ca-
naille , qui d(*ja estoit au pillage de I'hostel (TO , et cm-
pechcr (juc le desordre ne vint plus avant , les bour-
geois prirent les armcs au quartier du Palais, el du
Pont-Nostrc-Dame , et rue Saint-llonor(5.
» Le pai lenient , assemble en corps , vint au Palais-
Royal, par ires-hutnbles remonstrances, demander leurs
prisonniers et rcl(?gu{^s, a la Royne , qui denieura I'erme
au refus pendant queique lenips, et a la fin, se laissant
'.aincre par les pricresel supplications de la compagnie,
serveepour le Roi. Je repondis done a Sa Ma-
jeste : " Cette loi me parolt juste. » Etcommeje
me regardois aussi en homme qui ne manqueroit
pas d'etre mal dans I'esprit de ceux qui gouver-
noient si je disois trop librement la verite, j'ajou-
tai a la Reine : « Mais j'eusse souhaite pourtant
que cette loi eiit pu etre publiee sous les regnes
precedens. Je ne puis plus etre d'avis que le Roi
s'y engage presentement : et il vaut encore mieux
pour lui qu'il sacrifieune partie du royaume que
de faire un tel prejudice a son autorite. Cepen-
dant, si la necessite I'y reduit absolument, le Roi
doit toujours avoir intention de I'annuller, et
de retablir cette merae autorite qui, sans cela,
seroit entierement abattue. » Enfin , soit que la
necessite y contraignit ou que la foiblesse du
gouvernement I'emportat, le parlement revinta
Paris charge des depouilles de notre honte, et
enregistra cette declaration.
[ Vers ce temps-la , nous recumes diverses
nouvelles importantes d'Angleterre et de notre
resident a la Haye. Les premieres portoient que ]
le general Cromwel , avec huit raille six cents
Anglois , avoit livre bataille'aii due d'Amil-
ton, commandant I'armee d'Ecosse , Iaquelle es-
tant forte de vingt-deux mille homme ne laissa
pas de perdre le comba»^ , trois mille etant de- I
consentit leur ddlivrance, a la charge que la declaration
port^e par le Roy au parlement n'y seroit plus conlredite.
En marchant en corps vers le palais, ils trouverent lou.s
de la difficult^ a passer, a cause que le bourgeois avoient
tendu les chaisnes, faitquelques barricades a la Croix du
Tirouer, de sorte qu'ils retournerent dans la maison du
Roy ou la matiere fut mise en d^libc^ration par ceux du
parlement, qui estoient au nombre de plus de cent cin-
quante, presides par M. le chancelier, et honort^s de la
presence de Son Altesse Royale et de plusieurs dues et
pairs. ■
» II fut convcnu que tres-humbles remonstrances se- *
roient faites a Sa Majest(^, de la bont^ qu'elle avoit eue de
faire revenir leurs confreres, et que la declaration der-
niere seroit ex^cut^e sans nouvelie deliberation ; que la
compagnie continueroit a rendre la justice jusques aux
vacations, sans faire assemblee deschambres, que pour
procedcr au larif et au reglement des rentes, ainsi qu'il
avoit este fait : et toutes choses se sont paciOees, de telle
facon que les marchands ont pose les amies , ouvert
leurs boutiques , et tous les artisans retournerent a leur
travail, sans qu'il y ait le moindre vestige d'esmotion.
La Reyne a use de ciemence ; le parlement s'est mis
dans I'obeissance, et raulorite est demeuree a nosire
maistre.
» Je n'ai pu parler de I'ordre qui doit eslre envoye
pour le nouvel estat de la ville d'Aix ; et vous pouvez
vous assurer que ce qui s'est passe ici rendra Leurs Ma- s
jestes encore plus fermes a vouloir I'execution de leurs
volontes, taut en Provence qu'ailleurs. Vous aurez done
a y conserver leur autorite , et user du pouvoir que vous
avez par vostre naissance et par vosire charge, avec vostre
courage et prudence accouslumec. Je suis , etc.,
» DE LOMKME.
» A Paris, ce 28 aoiit 16i8. »
DEL.XIEMK PAUriE.
I(i-i8l
101
meurez sur la place et Irois mille deraeurez pri-
sonniers. Ce mauvais evenement, qui fut au desa-
vaiitage du roy d'Angleterre, ne divertit pas les
parleraentaires de continuer leur traite corame
nuparavant.
La seconde fut une depeche chiffree de
M. Biasset, notre resident, qui m'informoit dun
projet de I'archiduc sur Saint-Quentin, et d'un
complot contre la vie de M. le prince de Conde
et contre le cardinal Mazarin ; on fesoit aussi
offrir de livrer a la France le chateau de Tour-
nay. Voici cette depeche :
A M. le comte de Brienne.
« Monsieur, quelques iuterets, joints a ['incli-
nation de servir la France , ont fait prendre reso-
lution a un maistre-de-camp et a son officier-ma-
jor de declarer a quelques uns des ministres du
Roy Tres-Chrestien , ce qui est venu a leur co-
gnoissance, qui conserne entiereraent Sa Ma-
jeste et le bien de la couronne , et de faire en ou-
tre quelque proposition qui ne lui sera pas moins
glorieuse et utile , si elle reussit.
"Etpourcesubjet ont passe lesdits nommezde
Bruxelles a La Haye, pour coramuniquer avec
M. Brasset, auquel ilz ont faict entendre ce qui
s'ensuit : premierement , que des ehoses venues
a leur connoissance , I'une etoit que depuis un
an I'archiduc ayant forme dessein sur Saint-
Quentin , I'avoit faict recognoistre au-dedans et
au-dehors, etvoyantque I'entreprendre a force
ouverteillui estoit impossible, il le voulut faire
par intelligence , et renouvella celLe qu'un capi-
taine Bourguignon y avoit coramencee du temps
du gouvernement de dom Francisco de Mello,
avec un nomme Caboche , bourgeois et eschevin
de la ville ; raais celuy qu'il envoya a cet effect
ayant trouve ledict Caboche mort, il s'avisa de
pratiquer mi bote duquel il jugea I'humeur et
la maison propres a son dessein.
" Cet bote ayant continue dans sa pratique,
I'affaire avoit este mise en terrae d'execulion au
mois de juillet dernier , raison pourquoy I'ar-
chiduc, apres la prise d'Ipre , tira sonarmee de
Flandres , la conduisit en Haynaut , et fit avan-
cer pour aller atteuter a la vie de son Eminence
le cardinal Mazarin, et peut-estre du prince de
Conde : et sont tons faits de la cognoissance dudit
Piguenet.
" Quant a la proposition , c'est qu'on pent re-
mettre le chasteau de Tournay dans I'obeissance
du Roy Tres-Chrestien, aux conditions qui seront
desduites et presentees par celuy que M. Brasset
fcra conduirea Paris. » J
Le Roi continua a faire son sejour ordinaire
a Saint-Geimaiu-eu-Laye ; mais , se rendant aux
prieres de la Maison-de-Ville , il revint a Paris
la veille de la Toussnint. La Reine ne pouvoit
ouhlier la conduite que Ton avoit tenue a son
egard , et le cardinal , au lieu de I'apaiser, lui
inspiroit continuellement la vengeance , s'etant
persuade que tons les grands ne manqueroient
pas de prendre son parti. Maisil etoit bien mal
informe de ce qui se passoit ; car il ignoroit que
le prince de Conti et M. de Longueville avoient
pris des engagemens avec le parlement , et que
le due de Bouillon n'etoit point content de ce
qu'on ne I'avoit pas encore mis en possession des
domaines qui lui avoient ete promis en echange
de Sedan. 11 ne savoit pas non plus que M. de
Tureune suivroit les mouvemens de son frere ,
et il le laissoit, cependant, commander I'armee
d'Allemagne , et, pour mieux cacher le dessein
qu'il avoit de se venger de Paris , il permettoit
que toutes les ehoses dont cette capitale avoit
bcsoin pour sa subsistance y entrassent. Cepen-
dant il projetoit d'en faire sortir le Roi et de faire
venir des troupes auxquelles on donneroit la li-
berte de piller les lieux voisins , etant persuade
qu'elles retourueroient volontiers au camp apres
s'etre enrichies de depouilles.
II proposa a ses plus intimes amis , du nombre
desquels etoit le marechal de La Meilleraye, de
se retirer de Paris ou bien de s'en rendre mai-
tres : ce qui souffroit sa dilficulte de part et d'au-
tre. Le prince de Conde et le marechal furent
du second avis , prevoyant bien que I'exil de
quelques conseillers et la detention de plusieurs
autres retabliroient I'autorite royale et remet-
troient le calme dans la ville. M. le due d'Or-
leans n'approuvoit ni Tun ni I'autre de ces avis,
et M. le prince s'etoit reuni a lui pour empecher
la sortie du Roi , a laquelle la cour paroissoit re-
solue.
Ce fut en ce temps-la que le cardinal fit arre-
ter prisonnier et conduire au Havre un oliicier
du parlement , parce qu'apres lui avoir conseille
de faire arreter Broussel , et ayant ensuite loue
la resolution que Son Eminence en avoit prise ,
jusqu'a I'animer continuellement contre plusieurs
autres membres de la compagnie , il ne laissoit
pas de les avertir de ce qui avoit ete resolu, et
qu'ainsi une pareille perfidie ne devoit point etre
dissimulee. Le parlement s'en chociua , et fit des
remontrances pour son elargissement. Cependant
M. le prince avoit obtenu la cession et le don
des lettres de Stenay, Clermont et autres places;
j'eus ordre de les expedier et de les lui porter.
J'avois pris plusieurs fois la liberte de repiesen-
ter a la Reine qu'elle excedoit son pouvoir, et
qu'elle pourroit bien s'en repentir un jour, le
lo-i
A!EN!Oir.lS 1)U COMTi' UK liUlE^^E,
Regent pouvant tout faire ii favantage de son
peuple , maisnou pas en deteriorer la condition.
J'allai done, comme il m'avoit ete ordonne, chez
M. le prince , qui me retint, ayant en vie de me
pressentir sur ce qui se passoit : et comme il
commenca a entamer le discours assez librement,
je lui repondis avec la meme liberte que ce se-
roit a lui a qui je m'adresserois pour savoir ce qui
se passoit , si je pouvois me flatter qu'il eut tou-
jours pour moi la meme conliauce dont il m'a-
voit honore jusques alors ; et que d'ailleurs il sa-
voit que j'avois si peu de part aux affaires, que
je ne pouvois pas satisfaire sa curiosite, a moins
qu'il ne voulut se fier a moi autant que tout le
monde etoit persuade qu'il le faisoit; et sur ce
qu'il me dit qu'il folloit lui parler plus ouverte-
ment : « Je ne craindrai point, lui repliquai-je ,
pour vous obeir , de m'avancer, et de vous dire que
la peur du cardinal fera sortir le Roi de Paris;
a quoi vous consentirez, vous et Monsieur: ce
qui sera la mine du royaume. - Nous ne som-
mes point, me dit-il , Monsieur ni moi, cnpa-
bles d'un si pernicieux conseil ; car il faudra que
le cardinal prenne confiance dans notre credit.
— La peur, lui ajoutni-je alors , en est incapa-
ble, et vous ne manquerez point d'avoir cette
complaisance pour le cardinal, — ParDieu, te-
nez-moi , reprit-il en jurant, pour un schelme si
jeconsens que le Roi se retire de Paris. — Sou-
venez-vous de ce que vous affnmez , lui dis-je,
car je suis assure que Votre Altesse suivra les
sentimens du cardinal.
Ce prince ayant ete conseille de poursuivre
au parlement I'enregistrement du don que le Roi
lui avoit fait , madame de Lorraine s'y rendit
opposante , et y fut recue; dont M. le prince se
tint si offense , qu'il prit alors la resolution de
sejoiudreau cardinal. Celui-ci , se trouvant ap-
puye de I'avis du prince, persista de plus en plus
a vouloir que le Roi sortit de Paris; mais ceci
ne se trouva pas du gout de M. le due d'Or-
leans, qui n'etoit pas fache de I'arret qui avoit
ete rendu par le parlement. Car, quoiqu'il ne
lut pas satisfait de la conduite de M. de Lor-
raine, il ne laissoit pas de prendre part a ses
interets, a cause de I'amitie qu'il avoit pour sa
femme , qui etoit soeur de ce souverain. Cepen-
dant la Reine, ayant entrepris d'attirer Mon-
sieur dans ses sentimens, I'alloit visiter sou-
vent, et gagna I'abbe de La Riviere , qui lui
conseilla de le faire. M. le due d'Orleans lui re-
montra d'abord la necessite qu'il y avoit de re-
primer I'audace des Parisiens et du parlement ;
mais enfin il se rendit, n'ayant pas la foice de
se delendre , et par une fatalite qui a pense
perdre I'Ktat.
La chose ne fut dite qu'a ceux qu'on nom-
nioit les confidens , c'est-a-dire a M. le due d'Or-
leans, au prince de Conde, au marechal de La
Meilleraye et a M. Le Tellier. Elle fut executee
avec tant de precipitation et d'imprudence, que,
le jour meme que le Roi se rendit a Saint-Ger-
main, on trouva qu'il n'y avoit point d'argenta
I'epargne. Les flatteurs, dont les cours des prin-
ces sonttoujours renipiies, louerent la resolution
qui avoit ete prise, aussi bien que les foibles et
les interesses , pour s'aquerir les bonnes graces
de ceux qui pouvoient contribuer a leurs fortu-
nes ; mais les gens de bien plaignirent I'Etat et
prirent la liberte d'en dire leurs raisons a la
Reine.
[1649] L'ordre m'ayant ete donne d'aller a
Saint-Germain, le jour des Rois, a six beures du
matin , je n'y obeis qu'apres avoir ete a la messe
demander a Dieu qu'il prit le Roi sous sa pro-
tection et qu'il I'assistat de son conseil, puisque
ceux de qui il pouvoit en esperer de salutaires
avoient , par un aveugiement extreme , mis les
affaires en un point qu'on en pouvoit craindre
la perte de I'Etat. Je fus un de ceux a qui la
Reine voulut justifier ce qu'elle avoit fait, en
me disant que je la louois sans doute. Je repon-
dis a Sa Majeste que , comme les raisons de la
louer m'etoient inconnues,jene pouvois ni louer
ni blamei ce qui avoit ete fait ; mais que , par le
respect que javois pour elle, j'etois persuade
que ce qu'elle avoit entrepris etoit entrepris a
bonne fin; que cependant le peu de lumieres
que j'avois me faisoit craindre les suites, parce
qu'apres la complaisance que les princes avoient
eue pour le cardinal , ils croiroient qu'il ne pour-
roit plus leur refuser aucune grace, et que Sa
Majeste elle-meme auroit bien de la peine a s'en
delVndre , quelque injuste que put^tre leur de-
mande. « J'ai vusouvent, continual- je, un ava-
ricieux , presse du desir d'augmenter sou bien ,
hasarder cent mille ecus, dans I'esperance d'en
gagner autant ; mais de mettre son argent con-
tre rien , de ma connoissance cela n'est arrive a
personne. Le royaunve est en peril par la demar-
che quC' Votre Majeste vient de faire , et Ton
verra des villes et des provinces entieresse sou-
lever, parce qu'elles se reglerontsur ce que Paris
fera. Et puisque Votre Majeste agree ma liberte,
je prendrai celle de lui dire que la peur et I'in-
teret ont ete les bases sur lesquclles tout ceci a
ete entrepris. Ce sont la les piusdangereux con-
seillers qu'un prince puisse ecoutcr. » A peine
eus-je temoigue qu'il etoit lache et honteux d'a-
voir peur, que Ton me proposa de rentrer dans
Paris pour une affaire si importante, a la verite,
qu'elle ne pouvoit ctrc conflee a un gentilhomme
DEUMEME PAllTili. [ 1(349]
t03
particulier comiiie a moi. II s'ligissoit de conso-
ler la reiiie d'Anglelerre , et de {'assurer que le
Roi preiidroit ton jours beaucoup de part aux in-
terets de sa maison. Quelques-uns de mes amis
furent surpris du parti que je pronois, et me de-
maiiderentsi j'y avois bien pense, Je leiir repon-
dis qu'oui , et qu'ayaut blame la peur dans les
autres, je blesserois ma reputation si j'en fai-
sois paroltre. « Le de est jete : je suis resolu
de voir ce qu'il amenera. »
Le marechal de Villeroy, que je trouvai etonne
de ce qui avoit ete fait , quoique vraisemblable-
ment il y eiit part , m'ayant demande en parti-
culier ce que je prevoyois que feroient les Pari-
siens , et (juel parti je croyois qu'on diit prendre
pour sortir de ce mauvais pas: «Vous ne tarde-
rez point , lui repondis-je selon mon sentiment, a
avoir bientot les gens du roi du parlement qui
vous demanderont quelle raison a oblige Sa Ma-
jeste de sortir de Paris pendant la iniit , et qui
Tinviteront a y rentrer. lis offriront d'eu chas-
ser ceux dont la conduite a deplu. Si Ton savoit
menager les esprits, on trouveroit son salut dans
une grande faute ; mais si Ton s'emporte, comme
je suis persuade que Ton fcra , on tombera dans
la guerre civile , et Paris ne manquera ni d'bom-
mes ni d'argeut pour se defendre. Tantde villes
se trouveront interessees a la conservation de
cette capitale, qu'ellesprendront lesarmesen sa
taveur. Si vous ne pouvez obtenir qu'on prenne en
bonne part ce qu'iis diront , empechez du moins
qu'on ne rompe avec eux; car, pourvu que le
fuseau tienne a un fil , nous le tournerons si
bien, que nous garantirons la mouarchie du pre-
cipice dans lequel on I'a jetee. » Au lieu de pren-
dre ce temperament, la Reine s'emporta et me-
naca de cbatier ceux qu'elle croyoit coupables ;
et, dans le meme instant, on fit avancer des
troupes pour investir Paris. J'y arrival sur le
soir, et je ra'y acquittal de ce qui m'avoit ete
ordonue. J'y fus visite par les presidens de Bel-
lievre et de Nesmond , qui eussent bien desire
de savoir ce que le Roi vouloit, afm de contri-
buer a lui donner satisfaction , mais en me lai-
sant entendre pourtant que, si Ton en venoit a
la derniere extremite, ils ne pourroient s'empe-
eher d'opposer une defense legitime a une op-
pression sans exemple, II leur paroissoit injusle
qu'un particulier ayant fait une faute , on en fit
une querelle publique, et que Ton affectat une
vengeance qui ne pouvoit qu'etre tyrannique et
desagreable a Dieu. M'etant , des le lendemain ,
dispose a sortir de Paris pour retourner a Saint-
(jiermain , j'appris que les avenues du faubourg
eloieut gardees , mais qu'il y avoit toujours un
moyen de gagner la campagne en passant par des
rues que la riviere avoit inondees. Je les lis recon-
noitre; et sur le rapport d'un gentilhomme qui
avoit sonde I'eau , par ou on pourroit remonter
dan.s une rue plus baute , je voulus basarder de
passer par cet endroit. INIais des personnes sa-
ges m'en detournerent , en me disant que si je
demandois un passeport au prevot des marchands
qui avoit la conduite de la ville , il ne me le re-
fuseroit pas, et que j'en sortirois librement. Je
me rendis a leur avis , et j'obtins le passeport qui
me fut pourtant inutile , la populace nous ayant
pousses , sans nous permettre seulement d'aller
au corps-de-garde , ou nous devious le montrer
au commandant. Heureusement Dieu conserva
la raison a I'abbe de L'Escalle; car sans cela
nous eussions ete tues , quelques gentilsbommes
et moi , parce que , nous sentant pousses et nos
chevaux frappes , nous eumes envie de tourner
bride ; mais nous suivimes le conseil de cet abbe,
et nous fumes tous surpris de trouver les cbaines
levees et le cbemin de notre retraite coupe. Nous
presentames les cbaines a nos chevaux , qui
les franchirent. En nous retirant , nous vimes
la viile tout en emeute, et le peuple dans
le dessein d'arreter les serviteurs du Roi ,
qu'on appeloit Mazarins , pour les rendre plus
odieux.
Je trouvai un officier de ma connoissance qui
comraandoit la garde de mon quartier, auquel
ayant montre mon passeport , il permit de me
laisser sortir, pourvu que je me rendisse avant
quatre beures proche du poste ou il comman-
doit. L'envie que j'avois de me rendre aupres du
Roi me fit prendre ce parti , et cet officier me
tint parole. Quand je fus a Saint-Germain, je
trouvai que la guerre y etoit resolue , et qu'on se
mettoit peu en peine de ce qui arriverolt aux
serviteurs du Roi. On y faisoit meme des rail-
leries de ceux qui s'exposoient a quelque peril
pour s'y rendre; et eufin , comme si Dieu avoit
ordonne la mine de I'Etat, il fut resolu , pour
intimider la ville de Paris, de la faire sommer
par un heraut que ceux qui commandoient em-
pecherent d'entrer.
[ En meme temps, je fus charge d'ecrire a
monsieur Davaugour pour I'informer qu'on ra-
massoit le plus de force qu'il estoit possible,
pour reduire ceux du parlement et du peuple de
Paris qui s'opiniatroient dans la rebellion ,
qu'il faloit reprimer pour conserver I'autorite
royale, et lui recommander de travailler a ce
que nous ayons le plus qu'il se put des trouppes
etrangeres, et que tout fut si bien conduit,
que nous en tlrions le fruit que Ton esperoit. Je
lui disois aussi que : - Les autres parlemens ,
villes el provinces du royaume demeuroient
iO(
MEMOIWES uV COAITE l)E \il\lEMSV.
fermes dans I'obeissance (l), si bien qiril n'y
auroit rien qui empescha an Roy de faire sentir
a cette ville celebre de Paris le poids de sa
main de justice et de chastiment ; et apres cela ,
que nous serions plus puissamment armez pour
la campagne prochaine , et les Espagnols n'au-
ront pas les avantages qu'ils pensoient de nostre
division , qui sera bientost assoupie, pour aller
centre eux avec plus de force; qu'il ne faioit
point que nos eunemis s'immaginassent tirer
avantage du desordre present de nos affaires ,
ear elles se releveront en peu de jours a leur
confusion, ceux de Paris estant en estat de
craindre un chastiment plus rigoureux,devoient
avoir bientost recours a la bonte et a la cle-
mence de Leurs Majestes par la voye de la sou-
mission et de I'obeissance , ne pouvant plus
long-temps demeurer en leur opiniastrete , sans
tomber dans une rulne inevitable ; et qu'ils
estoient persuades de leur foiblesse, puisque
deux mille cinq cens hommes enfermes dansCha-
renton avoient ete forces , a la vue de six mille
Parisiens , qui n'oserent attaquer nos trouppes
pour deffendre les leurs. II est vrai que Son Al-
tesse Royale et monseigneur le prince de Conde
y estoient en personne , et que rien ne leur
pouvoit resister; mesme qu'un grand convoi ,
qui vouUoit entrer dans Paris , fut entierement
deffait par les soins de Son Altesse et du prince
de Conde, se trouvant toujours ou il y a de la
gloire a acquerir et des avantages a eraporter
sur les ennemis du Roy. »
Enfin le Roi ecrivit aussi a Sa Salntete pour
I'informer de ses projets contre Paris , par la
lettre suivante :
« Tres-Saint Pere, comme Vostre Saintete
a interest a la conservation de cette monarchic ,
qui a tousjours recu beaucoup d'assistance du
Saint-Siege , lorsqu'elle a este esbranlee par les
emotions civilesqui s'y sont formees en divers
temps , nous avons creu estre a propos de Tin-
former presentement des justes raisons de lem-
ploy de nos armes contre ceux du parlement
qui est en nostre ville de Paris. C'est pourquoy
nous escrivons celle-ci , par I'advis de la Reyne
regente , madame ma mere , a Vostre Saintete,
pour lui faire scavoir que ceste corapagnie , par
plusieurs attentats contre nostre autorite , s'est
inconsideremment precipitee dans le crime , et ,
(1) On trouvre encore parmi les papicrs de Brienne
les letlrcs que Louis XIV Ecrivit au prince Charles pa-
latin et a la reinc de Suede , pour faire passer d son
service toutes leurs troupes , lorsqu elles seront ar-
rivees, en execution du traitede paix, pour qu'il ait
plus de force, pour s'en servir n reduire quclques-uns
dc mes offuiers cl sujets de ma ville vapitale a leur
pour s'y mettre a convert du chastiment, a sus-
cite la revolte ger.erale de tous les habitans , qui
se sont interesses dans leur cause, et ont attire
a leur pnrti un prince de nostre sang et quelques
officiers de nostre couronne, qui, contre les
obligations de leurs naissances et de leurs ser-
mens, travaillent maintenant a la detruire. Et
pour colorer davantage leur rebellion , qui a
son fondement dans leur propre ambition , ils
ont tourne leurs plaintes contre nostre tres-cher
et tres-ame cousin le cardinal Mazarin , pre-
mier ministre de nostre Estat, qu'ilz ont accuse
d'estre nostre ennemi et perturbateur du repos
public , afm de I'exposer aux yeux du monde
coupable de la faute qu'ils commettent eux-
mesmes; sous ce faulx pretexte, se sont engages
a soustenir par les armes la demande qu'ils font
de son esloignement , corame si des subjets
avoient quelques droits de contraindre leur sou-
verain au choix des personnes a qui il confie le
soing de ses affaires. Cependant ils ont or-
donne des levees de gens de guerre et de de-
uiers , et par diverses circulaires recherche d'u-
nir les autres parlemens et les principales villes
de nostre royaume, pour en avancer la desola-
tion , pensant, dans un si grand exces de confu-
sion , mieux establir leur puissance et aneantir
la nostre. Ainsi, pour esviter un plus grand pe-
ril , Dous nous somraes resolus de bloquer cette
ville rebelle, et de faire cognoistre a nos amis
subjects, aux princes nos allies, et a Vostre
Saintete mesme, comme quoy nous somraes
tombes dans cette necessite fatale d'employer
nos principales forces a flechir des coeurs ob-
stines, qui ne peuvent trouver leur salut que
dans un veritable repentir de leurs fautes , el
dans une parfaite soumission. Nous supplions
done Vostre Saintete d'entrer en consideration
des malheurs auxquels nos peuples s'exposent
en manquant a leur legitime debvoir, qui les
tieut assubjectis, et de les rammener a I'obeis-
sance par vos exortations paternelles, et par
toutes les voies ^que Vostre Saintete jugera les
meiileures et les plus promptes, afin qu'ils ne
s'escartent pas davantage du ehemin qui les
doibt conduire dans leur repos et tranquilite ;
n'estant pas possible qu'ils puissent accom-
plir les preceptes de Dieu etde la religion , en
prevaricant, comme ils le font, au prlnci-
devoir, et se deffendre en meme temps des attaques
de ses ennemis.
On peut voir aussi par les fragments inedits ci-aprcs
des Memoires de Brienne relalifs aux troubles de Pro-
vence ct a ceux de Bordeaux , comment les autres par-
lemons , villes et provinces da royaume demeurent
fermes dans I'obeissance.
DEHXIKME PABTIE. [l6l9]
pal, qui est le fondemenl de tous les autres.
» Nous voiilons bieu encore tesmoigner a
Vostre Saintete que nous sommes obliges, par
beaucoup de respect , a maintenir nostredit
cousin a sa place, non-seulement a cause que
nous le debvons a nous-mesme pour ne recevoir
point de contradiction a nos volontes , mais en-
core parce qu'il a assez justifie sa bonne con-
duite par tant de succes glorieux arrivez depuis
nostre regne, et que ses bons conseils ont este
si fort approuves de nostre tres-cber oncle le
due d'Orleans , et de nostre tres-cher et tres-
ame cousin, le prince de Conde , qui ont pris
sa deffense, voyant que par tant de signales et
recommandables services , il s'est acquis uostre
protection royale. Nous ne doubtons pas aussi
que Vostre Saintete et tout le sacre college ne
s'interessentanepas souffrir qu'un cardinal, qui
a tant merite de nostre Estat , recoive uii trai-
tement si injurieux , sans nous aider a reprimer
I'audace de ceux qui I'ont ause entreprendre.
C'est ce qui nous fait supplier de nouveau
Vostre Saintete d'entrer dans des sentimens si
justes, et de prononcer contre les coupables,
apres avoir beni nos bons desseins, qui n'ont
point d'autre but que celui d'etablir nostre do-
mination dans les termes que Dieu nous I'a
prescrit , d'empecher la ruine propre de nos sub-
jets , a laquelle ils travaillent avec trop d'aveu-
glement.
>> C'est le seul fruit que nous comptons rempor-
ter de nos travaux , et que tout nostre royaume
puisse , en paix , prier avec nous sa divine
bonte, qu'il vous conserve, Tres-Saint-Pere ,
longuement et heureusement au regne et gou-
vernement de la Sainte-Eglise. » ]
M. de Longueville, qui etoit alle a Coulom-
raiers en Brie , evita de passer par Paris, et alia
a Saint-Gerniain-cn-Laye , quoiqu'il eut promis
aux chefs de la cabale opposee au Roi d'etre de
leur parti. Je crois que ce qu'il en faisoit n'etoit
seulement que pour assurer les creatures qu'il
avoit dans la ville de Rouen, qu'il vouloit emme-
ner avec lui le prince de Conti son beau-frere,
qui s'etoit aussi engage a accorder sa protection
aux Parisiens. M. de Longueville fit sa cour ;
et quaud je le complimentai sur ce que le parle-
ment de Normandie avoit depute au Roi pour
I'assurer de son service, il me dit avec une en-
tiere confiance etavec beaucoup d'imprudence :
" Ce ne sont que ceux du semestre ; » d'ou je
conclus qu'il n'etoit pas autaut attache a Sa Ma-
jeste qu'il affectoit de le paroitre. Je lui dis a
cette occasion un mot en plaisantant : et comme
je ne croyois point qucsondiscours dut cfrc rc-
leve, jc n"c!i dis rioii a la rcinc ; maisje fus bicn
105
surpris d'apprendre le lendemain que le prince
de Conti et le due de Longueville , accorapagnes
du due de La Rochefoucauld , s'etoient venus
enfermer dans Paris , qui avoit deja accepte
pour commandans les dues d'Elboeuf et de Bouil-
lon.
Le prince de Conti fut prendre sa seance au
parlement , et y protesta qu'il etoit resolu de
mourir pour la defense de la cause commune et
pour les interets du public. M. de Longueville
y alia aussi ; mais il ne put obtenir de la com-
pagnie de s'asseoir sur le banc des princes du
sang , pairs de France et conseillers d'honneur,
soit de robe ou d'epee. Le parlement ayant donne
a M. de Bouillon une place pareille a celle de
celui-ci, M. de Longueville en temoigna du
mecontentement. II partit peu de jours apres
pour se retirer a Rouen , qu'il fit declarer pour
Paris , quoiqu'on n'eiit pas laisse de lui temoi-
gner de la mefiance , et que madame son epouse
eut ete obligee a faire sa demeure a I'Hotel-de-
Ville , pour servir en quelque facon d'otage a
la fidelite de son frere et de son mari.
La maison de Vendome se declara aussi pour
le parlement dans la personne de M. de Beau-
fort , et la cour ne songea plus qu'aux moyens
de reduire Paris ; mais on fut bien surpris quand
on apprit qu'on faisoit marcher des troupes en
Flandre pour secourir cette capitale ; et Ton vit
pour lors ce qu'on n'auroit point du croire ni ap-
prehender : I e parlement recevoir des lettres des
etrangers, et deputer des personnes de conside-
ration pour demander du secours a ces memes
etrangers qui faisoient actuellement la guerre
au Roi.
La cour s'appliqua de son cote a reduire cette
capitale par la force. Pendant que ceux qui y
etoient enfermes firent des merveilles pour avoir
des vivres, ceux qui etoient au dehors faisoient
tout ce qu'ils pouvoient pour I'empecher ; mais
parmi ceux-ci il y en avoit toujours quelques-
uns qui , pousses par le desir de s'enrichir , et
par I'affection qu'ils portoient aux assieges ,
trouvoient les moyens d'y faire entrer des pro-
visions. Je fus surpris d'apprendre que le pre-
sident LeBailleul, qui avoit ete lieutenant civil
et prevot des marchands , s'etoit persuade , ou
feignoit de I'etre, qu'en empechant les boulan-
gers de Gonesse d'y porter du pain , la ville pa-
tiroit et seroit contrainte de se rendre. M. Le
Tellier, qui avoit beaucoup d'esprit, n'etoit
point de cet avis ; mais il s'etoit imagine que les
troupes s'engraisseroient si elles sejournoient aux
environs de Paris, qui, disoit-il, seroit contraint
de demander grace apres six mois de souffrancc
II croyoit qu'ensuite ces memes troupes seroient
100
INIi: MOli'.tS nii GOMTi: l)i: lUill-N.Mi,
en etat d'aller servir ou Ion Noudroit : de quoi
M. Le Tellier s'etant ouvert a moi , je ne pus
m'empecher de lui dire que je ue concevois pas
comment uu hommeaussi eclaire que lui, pou-
voit croire qu'une pareille affaire put durer seu-
lementquatre mois.
On nesongea plus , comme il a deja ete dit,
qu a cherclier a Saint-Germain les moyens de re-
duire a Textremite Paris , qui ne pensoit qu'a
se bien defendre. Le cardinal crutpendant quel-
que temps que le prince de Conde etoit alors
d'intelligence avec son frere etavecM. de Lon-
yueville; mais il connut dans la suite qu'il s'e-
toit mepris. Ce prince faisoit tout ce qui pou-
voit dependrede lui pour reduire les Parisieiis
a rentrer dans leur devoir : ct, autant que j'ai
pu en avoir connoissance , il n'epargnoit ni sa
peine ni sa vie pour faire reussir son dessein.
La peur prit de telle maniere au cardinal Ma-
zarin , qu'il envoya ses nieces a Sedan. M. le
prince fut recherche pour se rendre niediateur
de raccomraodement dcs Parisiens, et parut dis-
pose a le faire ; mais , quelque envie qu'il en eut,
il n'oublia pour lors aucune des choses qui pou-
voient convenir a un homme de guerre et a un
iidele serviteur du Roi. Ons'apercut bien toute-
fois qu'il n'approuvoit pas la eonduite du cardi-
nal , qui u'oiiiit lien de ce qui dependoit de lui
pour faire en sorte que les Parisiens eusseut re-
eours a son intercession , affectant de vouloir
procurer leur paix , sans que M. le due d'Or-
leans et M. le prince y eussent aucune part.
Cependant les ennemis , ayant fait avancer
leurs troupes , proposerent d'envoyer quelqu'un
a Saint-Germain, pour essayer.de trouver les
moyens d'ajuster les differendsqui eloient entre
les couronnes. On ne jugea point a propos de
refuser cette ouverture, et Ton depeeha aussi
quelqu'un sur la frontiere pour recevoir cet en-
voye , pour le conduire a lacour , et pour pren-
dre garde qu'il n'ecrivit ni ne recut des lettros
de ceux qui etoient dans Paris. Ce fut Triquet
([ue I'archiduc depula. Le cardinal lui donna
une premiere audience oil j'assistai , et dans la-
quelle cette Eminence temoigna assez de dispo-
sition de la part de Leurs Majestes a entendre a
une bonne "paix , sansneanmoins faire compren-
dre , sinon en termes generaux , qu'on rendroit
quelques-unes des places occupees par les ar-
mees du Hoi : ce qui ne contenta pas Triquet,
parce qu'il pretendoit, avant que d'entrer en
matiere , d'etre assure que ce qui avoit ete con-
quis seroit rendu. Je ne puis pas dire cequi se
passa dans une seconde audience que lui donna
le cardinal, ne m'y etant pas trouve; mais 11 y
H beaueoup d'npparence que celle Eminence lui
(it (k's olTres considerables pour engager I'ar-
cliiduc a abandonner les interets du parlement
et de la ville de Paris. C'est pourlant de quoi
on ne peut parler avec certitude.
Triquet ayant ete congedie et reconduit jus-
ques a Cam])rai , Ton continuaa faire deux cho-
ses, I'une d'incommoder Paris, et I'autre d'e-
couter les propositions qui etoient faites d'une
conference dans laquelle on esperoit de pacifier
tons les differends. Eiie fiit enfin resolue, et le
lieu de l\uel indi([ue ponr en faire I'ouverture.
Le parlement et la ville envoyerent des deputes,
comme aussi les princes qui etoient dans leurs
interets. Ceux du Roi furent M. le due d'Or-
leans , M. le prince le cardinal , le chancelier
de France , le marechal de La Meilleraye , I'ab-
be de La Riviere, M. Le Tellier et moi. Nous
trouviimes d'abord une difficulte qu'on ne put
surmonter , quoi qu'on eut fait pour I'eviter, en
cherchant des temperamens pour ne pas blesser
I'autorite royale. Cette difficulte etoit que les
deputes du parlement avoient fait defense de
traiter avec le cardinal , declare ennemi de la
patrie et criminel de lese-Majeste,et comme tel
condamne et sa tete mise a prix , contre ce qui
s'etoit pratique de tout temps dans le royaume.
A cela nous leur repondimes que ce n'etoit point
a eux a prescrire au Roi de qui il devoit se ser-
vir, et que meme c'etoit leur faire une grace
que d'entrer seuleraent en conference avec eux.
Leur opiniatrete nous contraignit d'en passer
par ou ils voulurent, sur les raisons que Ton
nous dit que si la conference se terminoit de
maniere que le calme et la tranquillite se reta-
blissent dans le royaume , toute la gloire en res-
teroit a Sa Majcste. Mais , pour ne point auto-
riser leur deliberation, il futarrete que le chan-
celier et M. Le Tellier passeroient dans une au-
tre chambre pour entendre les propositions des
deputes de Paris , dont ils nous viendroient faire
le rapport; et qu'ensuite ils retourneroient leur
dire ce que nous aurions accorde ou refuse. On
tint plusieurs conferences ou les affaires furent
assez avancees; mais' il se presenta une diffi-
culte , qui etoit de faire consentir la Reine a ce
qui etoit demande aux deputes, en leur faisant
comraandement de s'y soumettre; a quoi ils
avoient deja consenti. Comme, pour conserver
leur reputation, ils vouloient blesser cellede la
Reine, Ton me choisit pour aller disposer cette
princesse, et je fus charge de lui deguiser ce
qui etoit venu a ma connoissance. N'etant point
capable d'une pareille iufidelite, je conseillai a
la Reine, apres lui avoir fait mon rapport, de
s'cn rapporter a ses miuistrespour faire ce qu'ils
jugeroient a propos, et qu'elle app'ouveroit; mais
DELXIEME PAllTIE. [164 9]
107
que d'elle-meme, et sans leur avis, elle ne pouvoit
se portera ce que I'onsouhaitoit. Lc terrae du saiif-
eonduit etant expire, on se separa, et Ton eon-
viiit que , si Leurs Majestes I'avoient agreable,
on enveiToit une prolongation, etque les sean-
ces se tiendroieut a Saint-Germain-en-Laye.
On s'y rassembla, et les aflaires gencralcs
etant reglees (l), on discuta lesinterets des par-
ticuliers avec les deputes des princes. Le comte
de... (2), portant la parole, demanda Texpul-
sion du cardinal hors du royaume. On lui re-
pondit que le Roi douuoit la loi a ses sujets, et
ne la recevoit pas d'eux. Les deputes du parle-
ment et de la ville, ayant tenu lememediscours
que le comte, demandoient encore que le se-
inestre etabli a Rouen fM supprime;ce qui leur
ayant ete accorde , ce fut le seul avantage que
M. de Longuevilie remporta de s'etre eloigne
de son devoir. On demanda aussi qu'il lut fait
droit a M. de Bouillon sur ses pretentions ,
eomnie aussi a la maison de Vendome. Chacun
donna les mains a !a derniere de ces demandes ;
raais , a I'egard de celle de M. de Bouillon, le
premier president Mole ayant dit, pour le favo-
riser, que c'etoit une souverainete de laquelle
on augmentoit la monarchic , et qu'on avancoit
que j'avois promis au proprictaire qu'il seroit
bien traite , je lui repondis que cela etoit vrai ,
et que je n'avois fait en cette occasion que ce
qui ra'avoit ete ordonne ; mais que je m'etois
bien doune de garde de Convenir que Sedan fut
une souverainete , etant trop instruit des droits
du Roi pour faire une pareille bevue; et que
lui-meme ne pouvoit pas avancer honnetement
cette proposition , puisqu'ayant ete procureur-
general il avoitsouvent vu les titres de Sa Ma-
jeste, desquels il pouvoit avoir appris que le
roi Charles VIn'avoitque permis aux seigneurs
de Sedan ( cette terre etant pour lors possedee
par indivis par deux freres ) d'y eonstruire des
murailles. D'ou il paroissoit clairement que ces
gentilshommes ne pretendoient pas la posscder
*• dans ce titre eminent qu'on faisoitsonner si haut
pour en augmenter le prix. A I'egard de M. de
Vendome, je dis qu'il etoit bien vrai que, trai-
tant avec M. de Vendome de la recompense
qu'il pretendoitdu gouvernement de Bretagne,
je lui avois dit que la Reine feroiten sorteque
I'amiraute lui seroit resignce; mais que je me
croyois oblige de dire deuxchoses, dont je m'as-
surois qu'on conviendroit infailliblement. C'est
que, qui offre son entremise pour faire reussir
une affaire, ne se rend pas responsable de I'eve-
nement, et que je n'avois pas puprevoir que la
(1) Cct arrangement fut coaclu lc 11 mars. ( A. E.)
maison de Vendome se detacheroit du service
du Roi , et manqueroit de respect a la Reine :
dont je tirois telles consequences que je devois,
me reraettant a Sa Majeste de declarer sa vo-
lonte. L'accommodement fut enfin resolu apres
plusieurs conl'erenoes, et le cardinal se deter-
mina a s'allier a la maison de Vendome. Ce que
M. le prince approuva d'abord, mais qu'il bla-
ma dans la suite.
Le comte d'Harcourt, ayant deja servi le Roi,
fut destine a commander I'armee, et le prince
de Conde, ayant declare qu'il vouloitaller pren-
dre possession de son gouvernement de Bour-
gogne, etprofiter de la saison de I'ete pourtra-
vailler au retablissement de sa santeet de ses
affaires, s'eraploya aussi avec chaleur a mena-
gcr lesinterets de ceux qui avoient ete les chefs
de la revolte de Paris.
Je suppliai la Reine de bien examiner ceci
et d'en tirer les consequences necessaires, ajou-
tant que j'etois persuade que ce prince se trou-
voit en liaison avec eux. Car ce qui etoit soute-
nable pour son frere et pour son beau-frere,ne
me le paroissoit pas quand il prenoit avec cha-
leur les interets de M. de Bouillon. Jeme crois
pourtant oblige de dire, a la louange de M. le
prince, qu'il deconseilla pendant quelque temps
le roi de pourvoir M. de Longuevilie du gou-
vernement du Pont-de-l'Arche; mais depuis il
changea d'avis, et cela sera explique dans la
suite. A regard de M. de Bouillon, il appuya
ses demandes, quoique tres-injustes , comrae
nous I'allons remarquer.
La terre de Sedan, qui avoit ete evaluee a
une somme considerable, fut, a la priere du
due , portee a trois mille livres de rente de plus
que ne montoitl'estimation du revenu; de sorte
que le cardinal , sans savoir pourquoi , lui fit
donner cent quatre-vingt mille livres, ce qui fit
esperer a M. le prince et a M. de Bouillon qu'on
en passeioit par tout ce qu'ils voudroient sans
aucun examen. Le prince de Conde se tenant
assure de M. Le Tellier, lui proposa de lire, a
la requete de M. de Bouillon , le proces-verbal
dresse par les commissaires du Roi. Mais M. Le
Tellier s'en excusa, disant que Sedan etoit de
mon departement, et que ce seroit entreprendre
sur ma charge ; ce qu'il n'avoit garde de faire.
M. le prince, ne I'ayant pu persuader, me vint
trouver, et me fit la meme demande qu'a mon
confrere. Je lui repondis que je serois toujours
pret a lire et le proces-verbal et la requete ,
mais que, pour appuyer les pretentions de M. de
Bouillon comme il me paroissoit le souhaiter,
(2^ II esl quest on du comto (ic Mauic {A. E.,
lOS
MEMOIUKS 1)U COiMTli DP. lilUli^^E ,
il falloit que je susse ses raisoDs, aussi bien que
celles des commlssaires du Roi , pour approu-
ver et pour blaraer ce qu'ils avoient fait. lis se
retirerent en me laissant les papiers de M. de
Bouillon, par lesquels ses pretentions, excepte
la premiere, me parurent mal fondees. C'est ce
que je fis entendre au due qui , n'etant pas sa-
tisfait de ma reponse, s'en fut en diligence chez
M. le prince pour lui en faire ses plaintes, et
I'amena chez moi. Je lui expliquai mes raisons,
auxquelles n'ayant su que repondre , Son Al-
tesse me dit en colere : « II paroit que vous ne
voulez pas favoriser M. de Bouillon. » A quoi
je lui repliquai , en me possedant le plus qu'il
me fut possible, que, faisant lafonction dejuge,
je ne voulois me declarer ni pour ni contre ,
raais etre equitable ; et que si j'etois capable
de corruption , ce ne seroit qu'au profit de mon
maitre, persuade que j'etois que Dieu me le
pardonneroit bien plutot qu'il ne le feroit , si
j'abandonnois ses interets pour ceux d'un au-
tre. M. le prince et M. de Bouillon , commen-
cant a craindre que si je faisois mon rapport de
cette affaire elle ne tourneroit point a leur sa-
tisfaction, s'aviserent d'aller trouver le cardi-
nal, et de lui dire qu'ils recevroient comme
une grace ce qui seroit ajoute a I'augmentation
faite par les commissaires. II leur fit reponse
qu'il falloit m'entendre, mais qu'ils pouvoient
tout esperer de son credit et de la joie qu'il
avoit de leur faire plaisir.Cepremierministre,ne
pouvant se donner la patience d'ecouter ce que
j'avois a dire , me fit bien comprendre qu'il
croyoit que je voulois favoriser M. de Bouillon:
a quoi je repondis qu'il se donnat au moins le
temps d'entendre mes raisons. Cela lui fit ju-
ger qu'il s'etoit mepris, ou laisse surprendre
par iM. le prince et par M. de Bouillon , et
comme il leur avoit promis satisfaction , il dit
a la Reine que, sans entrer en discussion du
droit du Roi et de celui de ce due, il falloit ac-
(1) Turenne raconte dans ses Memoires que, malgr^
les offrcsdu cardinal, il le traita toujours tres-froide-
ment , et lui fit comprendre qu'il ne devait pas compter
surlui.
(2) D^pelhc do 31. de Brienne a ce sujet , twie des
papiers dc ce personnage :
A Monsieur de La Barde, resident.
« Je vous avois mand(5 le si^ge de Cambray, et qu'il
n'y avoit pas quinze cenls liommes dans la place, si bien
que nous esp(5rions la forcer dans un mois au plus : mais
il est arrriv(5 que les ennemis ayant attaque deux quar-
tiers d'ou ils ont M repouss(5s, se sont pr6senl6s a celui
dn colonel Fiek , dans le lemps qu'il osloit alkV au se-
cours de ceux qui estoicnl altaquc's , et ont fail ontrer
corder a celui-ci cinq mille livres de rente au- !
dessus de revaluation. Outre cela, il lui fit !
donner un present decent mille ecus , sans en
pouvoir alleguer d'autres raisons que la passion
qu'il avoit de faire voir que les graces depen- <
doient de lui seul. I
On sera toujours etonne que le cardinal ait j
menage des graces a la maison de Bouillon , I
quand on saura que M. de Turenne fit son pos- '
sible pour debaucher I'armee du Roi (1) qu'il |
commandoit, et pour prendre le parti des re- !
voltes, aussi bien que son frere , auquel ce
monarque avoit pardonne le crime de lese-ma-
jeste ; car il avoit fait ligue avec les ennemis
de I'Etat , et paru se declarer le chef de la re-
volte de Paris. On s'etonnera , dis-je , de la
conduite de cette Eminence , a moins qu'on ne
I'accusat de s'etrevoulu assurer des deux freres
pour les opposer au Roi en cas de disgrace ; ou
bien aux ennemis qu'il pourroit avoir. II s'etoit
aussi persuade que par leur entremise il se rac-
commoderoit avec M. le prince, lequel disoit
hautement que le cardinal n'avoit pu avoir la
pensee de s'allier a la maison de Vendome que
pour s'assurer de la protection de M. d'Orleans
et de celle de cette meme maison, en meprisant
la sienne.
Le comte d'Harcourt ayant eu ordre d'inves-
tir et d'assieger Cambrai , cette entreprise eut
reussi s'il eut pu mieux esperer de la bonne
fortune du Roi ; car un petit secours de cavale-
rie ne devoit pas empecher d'en continuer le
siege. Mais, pour avoir cru le secours plus con-
siderable qu'il n'etoit , il estima devoir se reti-
rer , apres que nos gardes eurent ete forcees
dans I'endroit ou les troupes commandees par
M. de Turenne etoient postees. La cour en ap-
prit la nouvelle avec douleur [2) ; mais 11 y a
beaucoup d'apparence que M. le prince n'en fut
pas fort sensiblement touehe. Madame sa mere,
qui , pendant le voyage de Bourgogne, n'aban-
dans la place mille chevaux et cinq cents hommes de pied.
Si bien que M. le comte d'Harcourt n'ayant pas jug^ de-
voir s'allacher davanlage a cette entreprise , a lev6 le
silage. Je sais bien que les Espagnols en lireront beau-
coup de gloire, car ils sont accoutum(5s a faire grand
bruit, quand ils en ont assez pour se garantir de pertes ;
mais nous verrons dans peu jours ce qui se pourra en-
ircprendre, car nous sommes plus forts qu'eux, en re-
solutions de faire quelque efTort qui fasse cognoistre
que nous avons les advantages tels sur nos ennemis,
qu'ils ne pcuvent ricn attendre de favorable , bien qu'ils
se soyent toujours flattds d'esp^rer faire de grands pro-
fits durant nos divisions qui sont totalemenl cess^es
DK LoMKMi:.
» A Cumpieyne, le bjuillet iGW^v
DErXIEMR PARTIE. [f649]
donna pas la Reine, le raccommoda avec le
cardinal , de I'amitie duquel il se crut ensuite
assure. Le gouvernement de Damvilliers, don-
ne par le traite au prince de Conti, persuada
rafime toute la maison de Conde que le prince
etoit en faveur , quoiqu'il est bien vrai que ma-
dame sa mere avoit i'esprit plein de mefiance ;
raais elle la dissimula. M. de Longueville con-
tinua de son cote a demander le Pont-de-
I'Arche ; et le gouverneur de cette place, qui
avoit resiste pendant quelque temps, se rendit
a la fin.
Ce fut pour lors que les troubles dont le
royaume etoit agite s'augmenterent et se firent
sentir dans les provinces les plus eloignees , et
raemejusque dans celle de Provence, qui en-
treprit de faire ce que Ton n'auroit jamais cru.
C'est ce qui engagea M. d'Emery de proposer
au Roy d'y creer un semestre, en alleguant pour
ses raisons que Sa Majeste en tireroit des sommes
considerables , et que son autorite s'affermiroit
pour toujours dans cette province ; parce que , si
I'un des semestres etoit capable de prendre un
raauvais parti , le second s'y opposeroit , et qu'a
I'envi I'un de Tautre , pour se maintenir et pour
obtenir la suppression I'un del'autre, ils ne son-
geroient uniquement qu'a bien servir le Roy. Le
chancelier s'etant laisse gagner par Emery, un
jour que nous nous trouvames ensemble dans la
chambre du cardinal oil cette affaire fut agitee,
je contredis a ce chef de la justice et a Emery ,
et je fis connoitre a I'Eminence que si le Roi
pretendoit faire reussir ce dessein , la Provence
se souleveroit infailliblement. Je dis, pour mes
raisons , que le parlement d'Aix etoit rempli de
gens de qualite , et que leur ruine etant inevi-
table si la chose avoit lieu , ils ne manqueroient
point de prendre parti ^ que leurs femmes, voyant
leurs biens diminuer , animeroient leurs maris
et leurs poches a s'y opposer , et que tout ceci at-
tiraut enfin sur quelques-uns I'indiguation du
Roi , qui les voudroit punir , cette province ne
raanqueroit pas de se soulever. Le chancelier et
Emery , ne se voulant point rendre a mes rai-
sons , attirercnt le cardinal dans leurs sentimens,
et Son Eminence me dit : « lis sont deux contre
vous, et vous voulez encore que votre opinion
pr^vale dans les affaires de cette consequence ?
— II faut, lui repliquai-je , peser les voix et non
pas les compter. » Ce que je viens de rapporter
me fait souvenir d'une chose qui donnoit assez a
connoitre le peu de lumieres qu'avoit le cardi-
nal sur nos affaires. Lui disant un jour qu'il fal-
loit faire la paix , il en tomba d'accord , et ne
laissa pas de me demander pourquoi je la con-
seillois avec tant d'empressement. A quoi lui
io«>
ayant repondu que je la conseillois non-seule-
ment parce qu'elle me paroissoit necessaire , mais
encore parce que j'etois assez eclaire pour com-
prendre que la guerre ne se pouvoit continuer
sans laisser les impots qu'on levoit sur les peu-
ples , qu'etant epuises et par consequent hors
d'etat de supporter un tel fardeau , ils ne man-
queroient pas de se soulever, et que le Roy
ayant alors deux guerres sur les bras , il seroit
bien empecbe de se defendre de tant d'ennemis :
» Eh! quoi , me dit le cardinal , une charge qui
subsiste depuis vingt annees peut-elle done etre
insupportable? C'est ce que je ne puis croire. »
Je changeai la-dessus de discours.
M. le prince , qui avoit appuye pendant un
certain temps les interets de M. le due d'Angon-
leme, s'en detacha quand il se fut lie avec le
parlement de Paris. Cette compagnie ayant pris
raffirniative pour les autres parlemens , mais
particulierement pour ceux de Rouen et d'Aix ,
le semestre etabli a Rouen du vivant du feu Roi
fut revoque aussi bien que celui de Provence.
[Mais avant cette revocation , la mesintelli-
gence du parlement d'Aix avec M. le comte
d'Alais, excita de nouveaux ressentimens , et des
troubles assez graves eurent lieu dans la Pro-
vence. J'en fus informe par differens personnages
de cette province , comme on le verra par les
depeches que je rapporterai textuellement :
« Monsieur, bien qu'on ne me communique
pas beaucoup les affaires qui regardent le ser-
vice du Roy dans cette province , je ne laisse
pas de le passionner et de le faire valoir tout
austant qu'il m'est possible.
» Je ne pense pas que messieurs du parlement
ayent aulcun desseing de se restablir par vio-
lence; ce sont des voyes, Monsieur, trop dan-
gereuses et qui ne peu vent etre aprouvees par
les bons serviteurs du Roy , quant a moy je m'y
opposeray tousjours avec vigueur a tout ce qui
se pourroit faire contre le respect et I'obeissance
que nous luy debvons.
» Je m'asseure , Monsieur , que vous me cau-
tionnerez tousjours pour ce point-la, et je vous
proteste que vous n'y aurez jamais point de re-
gret , et que je serai toute ma vie avec grande
passion vostre, etc.
» Caeces. »
Lettre de Monsieur cVOppede.
« Monsieur , je suis contraint de recourir a
vous pour vous demander et protection et justice
d'une procedure la plus inouie et la plus estrange
1 10
MUMOIRKS Dll COMTK HE r.niF.NNF.,
dii raoiule. Vous scavcz , Monsieur , I'exil que
je souflVe dei)uis Pasques , et le sujet qui me
cause toutes les poursuites de M. le comte d'A-
lais vous est connu , ce qui est cause que je ue
vous diray point avec quelle chaleur il s'estservi
des ordres du Roi pour satisfaire sa passion par-
ticuliere. Nousavons trouve quelque abii contre
cette tempesle par la protection de monseigueur
le cardinal de Sainte-Cecile , qui a obtenu de
Leurs Majestes que notre sejour seroit libre dans
le comfat. Maintenant, Monseigneur, pour nous
priver de cette grace , M. le comte d'Aiais a fait
courir le bruit que notre compagnie avait fait
dessein d'authorite privee d'aller reprendreses
places , et qu'a cet effet nous faisions levees de
gens de guerre dans le Comtat, nous ayant, pour
raison due , voulu rendre de tres mauvais offices
aupres de M. le vice-legat.
» Je viens aussi d'apprendre corame M. le comte
d'Aiais fist proceder contre nous a une informa-
tion par le sieurde Senee, notre ennemi capital,
et avec qui nous sommes tons hors de salut ,
et que meme ils emprisonnent des gens pour
leur servir de tesmoings ; cette procedure me
fait souvenir de toutes les autres qui out este
cy-devant faites, ou ils ont achepte ties te-
moings a prix d'argent ; je n'advance rien que
nous ne prouvions quand il vous plaira de nous
y admettre. Cette violente poursuite, qui nous
est faite par nos partis et non pas par nos juges ,
nous oblige de vous suplier , en cas de plainte
contre nous, de nous en donner qui ne nous
soyent pas suspects, et dependans de nos partis
ennemis , corame est le sieur de Seve, et devant
lesquels nous puissions faire paroitre la verite
de notre innocence et la sincerite de nos ac-
tions. Ce qui a donne pied a M. le comte d'Aiais
il cette nouvelle procedure , c'est que dans une
visite qui lui fut rendue par monseigneur le car-
dinal de Sainte-Cecille, pour le prier de nous pro-
curer la paix et le repos dans nos families , M. le
comte d'Aiais auroit repondu avec une telle ai-
greur et une telle passion contre nous , que toute
la province en auroit deraeure extremement sur-
prise , jusque-la meme de tesmoigner qu'il empe-
cheroit I'execulion des ordres du Roy en cas que
nos deputes en obtinssent quelqu'un,ce qui a don-
ne sujet a quelques-uns de nos amis et de nos pa-
rens de nous rendre visite et denous tesmoigner
le desplaisir qu'ils prenoyent a cette mauvaise
humeur de M. le comte d'Aiais ; personne ne pent
dire que nous ne lui ayons repondu que nous ne
demandions autre protection que celle du Roy ,
et que quand nous I'aurions, nous ne craindrions
pas que personne nous inquietast; que nous
avions mande des deputes vers Leurs Majestes
pour obtenir notre retablissement , et que quand !
nous aurions receu la-dessus les ordres necessai-
res, nous croyons que, quoi que M. le comte d'A-
iais eutdit, nous netrouverions, dans I'execution.
aucune difficulte. Voyla , Monsieur , la verite ,:
de toutes choses ; je vous supplie de croire que |
toutes les informations ou verbaux qu'ils vous \
pourront mander au contraire sont faux. M. le |
comte d'Aiais se debvroit bien contenter de nous |
avoir esloignes de nos parens , de nos biens et de j
nos amis , et qu'apres la perte de la moitie de nos j
charges , nous avons ce deplaisir de consumer j
dans un exil ce pen qu'il nous reste de bien. j
Si je n'estois point olficier, je pourrois passer j
fort doucement mes jours; seray-je si malheu- '
reux qu'une charge que je n'ay prise que pour
y servir le Roy, comme les miens ont toujours
fait, ne me produise que des disgraces et per-
secutions de mes ennemis ? Que si , Monsieur,
on est en estat de doubter de ma fidelite, je
vous conjure de me donner un parlementou,
sans craintede la corruption des juges, je puisse
faire voir la calomnie et la faussete des deposi-
tions fabriquees et achetees ; je m'iray remettre
dans la Conciergerie comme le plus infame cri-
minel , et apres qu'on aura examine toutes mes
actions, on trouvera qu'il n'y en a jamais eu
qui ayent empire au service du Roy, et j'ayme-
ray mieux mourir que de m'en estre jamais des-
tache.
» J'espere , Monsieur, de vous la protection de
mon innocence et la continuation de vos bontes,
et que vous respondrez de ma fidelite sur le ser-
ment queje vous fais que je ne vous causeray
jamais du deplaisir d'avoir protege , Monsieur,
>• Votre tres-humble et tres-obeissant serviteur,
» Oppi-:DE. »
« Monsieur, nous avons tant de subject d'a-
prehender dans cette province , voyant que ,
des que nous sommes aimes de quelques-uns,
les autres nous croyent ennemis , que en cette
pensee j'ay vouleu .prevenir les orages qu'on me
pourroit susciter, parce que j'ay creu le sinistre
mauvais pour ce pays, quelques parentes et
amilie que j'ay avec les vieux officiers m'atti-
rent tant de baine , que ce venin pourroit bien
me nuire jusque dans la cour. Je scay que cette
affaire passe le service du Roy, et le bien publi-
que s'en esloigne; on voile toutes choses du
manteau de la justice ; tons ceux qui ne sont
adherans sont criminels, et ce malheur se re-
pand sy fort partout, que toutes nos families
■ sont divisees. J'ai grand deplaisir de me voir
: en charge en une si mauvaise saison , ou Ton
oKj; XI i:\iK pat. r if.. , 1(N9!
1 1 1
blasme les meil'.curs senlimens, s'ils ne sc lais-
sent entrainer aux passions particulieres; qui
parle de paix et d'union est un mechaiit homme.
Les maximes retenues ne se publieut pins icy
sans danger; faire ie service du Roy doucement
et en repos, c'est estre un mauvais subject. En-
fin, Monsieur, je vous promis, en respectant vos
commendemens, de faire mon possible pour
bien servir; mais quoique mon zele soit grand,
il faut estre monstre par des personnes qui font
de la vertu un monstre , sy ceulx qui la prati-
quent ne leur sont point agreables. Je vous su-
plie tres-bumblement , Monsieur, de ne con-
dempner quepar lesceuvreset soubcons de quel-
que interest particulier, les rapports qui vous se-
ront faicts,et je vous responds, Monsieur, sur la
foi que je doibs a Dieu, que vous me cognois-
trez toujours , s'il vous plaist de me faiie cet
honneur, tres-fidelle subject du Roy, tres-inte-
resse et obeissant aux volontes de nosseigneurs
lesministres, et particulierement. Monsieur, vo-
ire tres-humble et tres-obeissant serviteur,
» Bras. "
Toutes ces divisions , qui existoient en Pro-
vence, ne firent que s'accroitre, et I'opiniatrete
du comte d'AIais amena enfm des troubles se-
rieux. L'archevesque d'Arles m'en rendit compte
dans une lettre , et le parlement en ecrivit a
la Reine la relation. En voiei les principaux
points :
" Monsieur, je m'estois donne I'bonneur de
vous escrire , il y a quelques temps , que j'ap-
prehendois grand desordre en cette ville , si I'af-
faire du semestre n'etoit promptement terminee ;
et vous scaurez maintenant que mon apprehen-
sion n'estoit pas mal fondee, puisqu'il est vray
que, sans lessoins extraordinairesde monsieur le
comte de Carces . qui ont ete secondes par mes-
sieurs les presidens de Seguiran, et de Deanville
et monsieur de Seve, il y airroit eu una es-
trange confusion dans la journee d'bier et d'au-
jourd'huy. Et je crois vous dire , Monsieur, que
j'y ay contribue des mieus, a un point que fen
ai demeure vingt-quatre heures de manger et
dormir, pour esviter le plus grand malheur qui
pouvoit arriver en cette ville.
Et pour vous Informer du detail , je vous
dirai que monsieur le comte d'AIais, se prome-
nant a la place des Pecheurs, un lacquais d'un
conselller du vieux corps, n'ayaut pas salue , un
garde luy donna quelques soufflets, et ce lac-
quais , qui a monadvis estoit yvre , ayant voulu
' vesister, le garde lui lacha un coup de carra-
bine , et on le mena en prison. Cela fit quelque
bruit dans la place , qui augmenta dans le reste
de la ville; et quelqucs-uns de ces messieurs du
vieux corps , ayant creu qu'on les vouloit arres-
ter, se retirerent dans lamaison de monsieur le
president d'Oppede , avec leurs amys , quoique
ledit sieur president fust absent. Quelques au-
tres se retirerent dans la maison de Beauvou-
reil , advocat-general ; et ces derniers se rendi-
rent a la maisou d'Oppede, qui, estant de retour
cbez eux et se voyant envelope de tant de
gens, fust contraint de demeurer avec eux. Et
la troupe grossit sy fort, qu'il y eust de buit cens
a mil bommes , et il y en avoitbien quinze cens
ce matin.
Monsieur le comte d'AIais I'ayant sceu , ra-
massa tout son monde et les vouloit aller atta-
quer. Je vous advoue que je vis I'heure que
toute la ville estoit en feu. J'allai dans le com-
mencement chez M. d'Oppede, et envoye prier
monsieur le comte de Carces de s'y vendre.
J'eus peine d'en pouvoir sortir: ce fust encore
a conduition que M. le comte de Carces ne les
quiteroit pas. L'ayant prie de demeurer la, pour
empecher qu'ils ne sortissent pas pour venir
faire desordre dans le reste de la ville , je fis
divers voyages , le jour et la nuit , chez M. Ie
comte d'AIais ; et enfm , ce matin , nous les
avons separes avec des peines iucroyables , parce
qu'ils vouloient aller remettre les anciens offi-
ciers au palais. Ce fut a condition qu'ils ne
pourroient pas estre recherches de ceste jour-
nee, et qu'il n'en seroit faict aucune information
ni escrit a la cour, monsieur le comte d'AIais
nous ayant remis un escrit de sa main pour leur
assurance , et je suis certe oblige de dire , que
sans monsieur le comte de Carces , nous ne
pouvions pas les faire separer,et qu'il a tres-bien
servi le Roy en cette occasion , aussi bien que
tons ceux que je vous ai nommes cy-devant. La
ville est maintenant assez calme ; mais a ne rien
desguiser, il est a craindre qu'on ne tombe
bientost dans un semblable malheur, si les af-
faires du parlement ne s'acheveut bientost. Et
vous voyez bien que j'avois grande raison de
vous en escrire aux termes que j'ai faict. Je ne
crois pas qu'il faille faire recherche de cette
action , puisque monsieur le comte d'AIais a
donne sa parole et nous la uostre sur la sienne ;
nous nous rendrions autrement tout a fait inu-
tils dans des pareilles occasions, qui n'arrive-
ront peut-estre que trop sou vent : et je puis vous
asseurer que sy la chose feust alle de longue , la
province eust este en danger. Je vous ay deja
escrit que je ne puis plus demeurer en ceste
ville, et je prie le comte d'AIais...., inviolable
112
MEMOIKES 1)U COIWTE DE BRIENNE ,
pour le service du Roy, el que je serai , avee
passion et respect , vostre , etc.
). De GiUGNAN , archevesque d'Arles. »
A la Reyne.
„ Deux jours apres, qui estoit le jour de
saiutSebastien,qui se fait une procession gene-
ralle pour la peste en laquelle tout le menu
peuple a de coustume d'adsister et faire au de-
hors des murailles de la ville, le bruit courut
qu il y avoit des soldats cachez dans la maison
de ville, comrae, en effet , il s'y trouva vingt
corps de garde de trente soldats. Le peuple
d'abord esclame et s'en plaint ; les eonsuiz
les vouleurent rudoyer ; et , comme ils n'ont
pas I'aprobation du public , ilz sont d'abord
poursuivis et mal menes jusques dans la sacris-
tie de I'eglise Saint-Sauveur, ou les gens de
la ville eurent de la peine de les garantir de la
fureur du peuple ; lequel gagne le clocher de la
mesme eglise pour sonncr le tocsin. Sur ce
bruit, toute la ville fut en mesme temps en
armes : ledict sieur comte d'Alais est investi
dans le palais sans qu'il peut sortir, non plus
que les officiers du semestre qui se trouvoient
enfermes aupres dudict sieur comte d'Alais. Le
sieur comte de Carces va par la ville avec
quanlite d'officiers de nostre compagnie , et se
rendent a ladite maison de ville pour arrester
ce desordre ; et comme ce peuple n'estoit pas
satisfait, pour n'avoir peu assouvir sa passion
sur la personne des cousulz , il demande que
les gens de guerre ayent a sortir de la ville le
jour mesme. Et, apres que messieurs du parle-
ment sont restablys, quatre de messieurs sont
contrains , avec ledit sieur archevesque d'Ar-
les , le sieur de Seguiran , president , et de Bar-
bantane , d'aller chez ledit sieur comte d'Alais,
en robe rouge , pour le suplier d'esviter la ruyne
de la ville et consantir au dessin du peuple : de
sorteque, I'ayant treuve bon , nous entrous le
mesme jour dans le palais, en robe rouge, el le
lendemain se fist I'ouverture du palais. Le
peuple ayant tousjours demeure soubz les ar-
mes , le mesme jour est fait arrest , portant su-
pression du semestre , et (ju'il sera procede a
nouvelle election du consulat, soubz le bon plai-
sir de Voire Majeste ; et encore il a este neces-
saire, pour mettre le calme dans vostre ville,
de casser une imposition sur la farine, establie
pour les necessites de vostredite ville.
» Nous vous suplions tres-humblement, Ma-
dame , de croire que ce nous est ung extresme
desplaisir que toutes ces choses soient arrivees;
mais, comme nous n'y avons auculnement con-
tribue , et que les petits incidens , qui estoient
survenus, rendent la faultedu peuple escusable ,
nous esperons de vostre bonte le moyen de con-
server le repos en ceste province. Elle vous tend
les mains aussi bien que nous , pour asseurer
Vostre Majeste que nous manquerons plustost
de vie que de fidelllte et obeissance , ainsy que
nous avons declaire audit sieur comte d'Alais; et
que nous tiendrons pour ennemis de I'Estat ceux
qui s'opposent a vostre authorile , et que nous
y employerons et nos biens et nos vies , n'ayant
plus grande gloire que celle d'estre , etc.
» Les gens tenant la cour du parlement
de Provence^
» ESTIENNE. »
Mais le comte d'Alais ne songeoit qu'a tirer
vengeance des gens qui s'estoient mutines. II
m'escrivit que je verrois , par la depesche de
M. de Seve , ce qui estoit arrive en ce pays.
« J'espere , ajoustoit-il , tirer un grand bien du
mal qui est arrive. Je vous conjure d'apporter
toutes les facilites qui se pourront, et de ren-
voier promptement les expeditions que nous de-
mandons : c'est le moien qui reste pour estoufer
les divisions passees, et d'empescher que les
ennemis ne s'en puissent prevaloir. »
Pour arreter le cours d'un mal si dangereux ,
Sa Majeste envoya ses oidres a M. le cardinal
Bichi, pour se transporter en la ville d'Aix ,
avec plein pouvoir de composer toutes choses
par les voies les plus convenables au bien el re-
pos de la province , lequel accorda , au nom de
Sa Majeste, la suspension des semestres et I'abo-
lition de ce qui s'estoit passe. Aussitot les expe-
ditions en furenl envoy ees et portees dans Aix
par le sieur Le Feron , des mains duquel aucuns
dudit parlement ayant pris ladite deliberation
et icelle enregistree secrettement, se servirent
du temps et continuation des troubles de Paris
pour ameliorer encore leurs conditions. Enlin le-
dit cardinal fut rediiit a accepter cinq cent mille
livres,savoir : deux cents en deniers clairs pour
Sa Majeste et trois cents pour ser^ir au rembour-
sement des parties des affaires des requettes sup-
primees, laissant a Sa Majeste de pourvoir a tons
les autres offices ; et I'accord ayant ete signe en
cette sorte, nouveiles expeditions furenl deli-
vrees. Aussitot qu'ellesfurent arrives a Aix, ceux
du vieux corps firent mettre les armes has aux
bourgeois et mirent en liberie ledit sieur comte
d'Alais, qui depuis fut dans plusieurs villes de
la Provence et dans celle de Tarrascon. Ceux
du vioux corps conservercnl beaucoup d'aigreiir
I
DEliXlEMK PARTIE. [iGlO]
contre ledit sieur comte d'Alais u I'occasion du-
dit semestre , s'estant imagine qu'il avoit favo-
rise ce nouvel etablissement a leur prejudice,
pour diminuer leur puissance et autorite, et
avantager la sienne, et que pour son propre in-
teret il s'etoit porte en toutes rencontres a les
maltraiter ; aussi ils le regardoient corame I'au-
teur et I'executeur de tout le mal qu'ils avoient
souffert, et cette meme raison d'autorite par la-
quelle ils combattolent les engageoit a fortifier la
leur et diminuer celle du gouverneur. Ce qui
les obligea encore plus a suivre ce raouvement ,
c'est qu'iis estoient touches de crainte de s'estre
attire par leur conduite I'indignation du Roy et
le desir de vengeance dudit sieur comte d'Alais,
comma les consuls d'Aix me le temoiguerent
par la lettre qu'ils m'adresserent a ce sujet :
« Monsieur , nous avons cru necessaire d'en-
voyer ce courrier expres pour vous advertir de
ce qui se passe icy despuis que monseigneur le
comte d'Alais est hors de la ville et que nous
avons obey aux ordres du Roy. Premierement
les officiers de I'armee \enant de Modene out
diet a celluy que nous avons comis pour leur faire
prendre route, affin de sortir de la Provence,
qu'ils y vouloient sejourner : ce qui est au pre-
judice de la promesse qui nous a este faicte. La
ville de Tarascon, qui devoit desarmer a Texem-
ple de celle d'Aix , est encore sous les armes,
ce qui ue cause pas peu de trouble en ce pays.
La cour du j)arlement a faict arrest portant in-
hibitions aM. de Seve de s'ingerer dequoy que
ce soit , si ce n'est au fait de la guerre , bien
que monseigneur le comte d'Alais I'ayt comis
pour adsister tant a Tassemblee du clerge que
de la noblesse : ce quy pourra causer beaucoup
de desordre. M. de Grilles , gentilhomme d'Ar-
les, a dit, partant pour la cour, qu'il y alloit
pour demander qu'il plust au Roy de restablir
le regiment qui a este liscentie, pour le faire
servir a la place des quinze compagnies qu'on
doibt envoyer pour garder la cote et pour obte-
nir que Tassemblee quy a este assignee par mon-
seigneur le comte d'Alais dans Aix , au vingt-
deuxieme du courant, et du depuis renvoyee au
douze du mois prochain , soit tenue ailleurs. Ces
considerations touchent sy sensiblement les es-
prits qui s'etoient persuades un asseure repos
et une entiere et ferme execution de tout ce qui
avoit este resolu, qu'il est a craindre qu'il ne
nous arrive quelque nouveau malheur, si la
bonte et la justice du Roy, en prevenent les in-
eonveniens qui peuvent arriver, n'apportent les
lemperamens et les remedes propres a tclles oc-
casions. Nous apprenons icy joiirnellement que
HI. C. D, M., T. III.
lis
tons les officiers qui estoient au regiment qui a
este licencie sont toujours aupres de monsei-
gneur le comte ; que les soldats ont este rete-
nus pour la garde de Tolon , d'Antibes et aultres
lieux autour de lacoste ; qu'on parle d'Aix avec
grande passion etaigreur, que tons ceux qui
sont aupres de monseigneur le comte et plusieurs
autres dans la province , portent du ruban bleu
pour se distinguer et faire un party : ce qui a aus-
sitost produit la monstre de plusieurs rubans
blancs. Tout ca est plus propre a produire une
guerre civille qu'a niaintenir en paix les subjets
du Roy, qui, n'ayant qu'un mesme raaistre , ne
doibvent avoir d'austre livree que celle de son
service, et n'espouser en rien les ressentimens et
quereiles particulieres qui ne vont qu'a la mine
du public. On nous advertit et menasse de toutes
parts que I'assemblee de la noblesse, qui a este
convoquee a Marseille au quatre du mois pro-
chain, aux fins de desputer pour les Etats-gene-
raux, doit estre le theatre de quelques sinistres
evenemens; qu'a ces fins on ramasse du monde
partout , et que mesme plusieurs gentilshommes
du Languedoc et du Dauphine ont este con vies
de s'y trouver. II faut que nous vous disions
franchement , Monsieur, que cella nous perce le
cceur de voir qu'au lieu de nous unir , on pra-
tique de tons costes la division , et que les mau-
vais esprits font plus de mal dans un quart
d'heure que tons les gens de bien ne sauroient
reparer dans un long espace de temps ; pour-
voyez-y , s'il vous plaist , Monsieur , et faites
tomber les armes des mains de ceux qui ne se
nourrisent que dans le desordre et la confusion.
Nostre province jouiroit maintenant du bon-
heur oil vostre prudence et les graces du Roy
font mise , sy quelques esprits ne faisoient co-
gnoistre par leurs menees qu'on veut entre-
prendre au prejudice de ce restablissement que
toute la cour a approuve et dans lequel les gens
de biens commenceut de ressentir les fruitz de
la justice divine inspiree a Leurs Majestes ; si
bienqu'aujourd'huy il seroit tres aise, si on vou-
loit porter les espritz a la paix et union, de faire
concourir tout le monde au veritable service. Ce
seroit par ce moyen que les assemblees produi-
roient de bons effects , autrement il faudra ou
en dillmjer la tenue, ce quy fera tort aux af-
faires du Roy et a celles de la province, ou s'as-
seurer en la tenant d'y voir arriver quelques es-
tranges evenemens , ou du moins de sy grandes
contentions , qu'il sera impossible que cella n'al-
tere les effects que le Roy se pent promettre
pour les advantages de son service. Nous avons
depuis deux jours procede a la creation du se-
cond et troisieme consul? de nostre ville, con-
8
1 14
MEMOIBF.S nil r.OMTE DL BRIENNE
form^ment aux lettres patentes du l\oy qu'il
vous a phi, Monsieur, de nous procurer. Cos
charges ont este remplies d'un consentement
universel des personnes des sieurs de Momple-
sant, Duranti et Barthellemi : ce qui nous faict
oroire qu'ils s'acquitteront tres-dignement de
leur employ pour le service de Sa Majeste et le
bien de cette province. Nous sommes, Monsieur,
vos tres-humbles et tres-obeissans serviteurs ,
» Les consuls (VAix ^ procureurs dupays
de Pravence,
» Bras. Seouirav.
"Aix, le 20 avril 1649. »
Apres avoir pris les ordres de rErainence sin-
la reclamation des consuls et procureurs d'Aix ,
il fut resolu que Ton en\erroit en Provence
M. d'Estampes , pour tocher de pacifier les es-
prits. On lui remit la lettre suivante du Roy ,
en creance sur M. le comte d'Alais :
" Mon cousin , ayant juge necessaire d'envoyer
en Provence quelque personne des plus quali-
fiees, j'ay faict choix du sieur d'Kstampes , con-
seiller de mon conseil d'Etat , pour agir avec
auctorite et travailler efficacement a la reunion
des esprits , ajuster et dominer tous differens et
contestations qui pourroient troubler le repos
de cette province , ramener tous ceux qui s'es-
cartent de leur devoir , expliquer mes intentions
sur le traicte signe par mon cousin le cardinal
Bichi avec ceux de ma cour de parlement et en
faciliter I'execution , assister aux conseils que
vous tiendrez, preslder en toutes assemblees, et
generalement faire tout ce qu'il jugera a propos
pour le bien de mon service. Je vous envoie
celle-cy , par I'advis de la Reine regente notre
dame et mere , pour vous dire que vous ayez
a apporter de vostre coste tout ce qui en depen-
dra pour donner le calme a la Provence , a ce
que chacun y puisse vivre en repos, oublier tout
ce qui est convert par ledit traicte , donner vos
ressentimens au bien public, et pour cet effet,
defferer aux bons avis dudit sieur d'Estampes ,
qui vous expliquera plus particulierement mes
intentions., portant creance de confiance a tout
ce qu'il vous dira de ma part. Auquel me remet-
tant, je prieray Dieu qu'il vous ayt, mon cou-
sin , en sa sainte garde.
» Ecrit a Compiegne, le 7 juing 1649. »
Dans I'intervalle , de nouvelles reclamations
nous arriverent de la part du parlement de
Provence :
" Monsieur, vous ne doubterez plus du des-
sein de M. le comte d'Alais , quand vous saurez
qu'il a faict saisir des chasteaux , faict faire des
prisonniers de son auctorite privee, a faict sous-
lever BrignoUe et prendre les armes , ou il a
mis pour gouverneur le chevalier de Vins , et
faict tanter plusieurs aultres lieux pour s'en
saisir. II faict faire des levees de gens de guerre
dans le Languedoc, le Dauphine et Provence,
oil il donne des commissions de son auctorite
privee, ayant sucite les huguenots, et fait eii-
trer, sans ordre du Roy, des troupes de caval-
lerie dans la province, qui ont cause tant d'actcs
d'hostilite par les lieux qu'ils ont passe, que
toute la Provence s'est emue , et a prins les
armes pour leur commune deffanse. II a envoyc
une lettre a toutes les communautes pour n'o-
beir point a nos arrests , sans considerer qu'il
n'appartient qu'a Sa Majeste. De quoy nous
croyons, Monsieur, etre obliges de vous don-
ner cognoissance, et comme la ville d'Aix a
este necessitee de recourir aux armes pour se
deffendre des maux dont on la menasse, et d'un
degast universel par toute la province dans la
saison des fruits, quy seroit reduire les peuples
a une estrange extremite, quy tous, d'un com-
mun concours , demandent justice a Sa Majeste,
cependant que M. le comte de Carces a coureu
pour esteindre le feu dans son commencement ,
attendant quil plaise a Sa Majeste luy donner
ses ordres pour y faire valloir son auctorite
violee, aussy bien que la declaration de pacifi-
cation octroyee sur les derniers mouvemens. Ce
procede a sy fort agite les esprits, qu'il sera bien
difficile de les arrester, sy, par vostre prudance
et par vostre bonte ordinaires, vous ne daigniez
promptement y pourvoir par la volonte expresse
du Roy. De quoy nous vous supplions comme
le seul remede pour finir une guerre civiile qui
pourroit s'estendre dans les provinces voisines ,
d'ou pourroient naistre d'estranges maux par
ceux de la relligion pretendue, qui sont ravis
d'aise de trouver occasion pour armer ; outre que.
Monsieur, vous ferez une action tres-agreable a
Dieu, nous vousen-serons obliges comme estant
vos tres-obeissans serviteurs,
" Les gens tenant la cour du parlement
de Provence.
>' D'Aix, le 15 juin 1649. »
Dans cet estat, ils songerent a s'aequerir les
communautes en soulevant la brigue pour les
consulats d'Aix qui leur sont affectionnes , et
se precautionnerent en faisant amas de munitions
dans la ville , s'assurant de leurs amis et des
soldats, et cherchant tous moyens pour se main-
tenir en puissance et accroistr& le nombre de
nF.UXlEME I'AP.TIE.
1649
1 !.'>
leurs partisans , affin de prevenir les menact^s
qu'ils disent leur estre faictes, et qu'ils se troii-
vent en estat d'en empescher I'effet ; ct deja
dans toute la province les iins et les autres se
divisent pour le gouvernement et pour lepar-
lement , et s'en declarent par le ruban des deux
differentes couleurs, qui marquent ceux de clia-
cun des partis.
Cepeudant , comrae il etoit de la prudence
du Roy d'aller au-devant de ces emotions, qui
pourroient raettre toute la province en confusion
dans peu de temps , Sa Majeste envoya des in-
structions audit sieurd'Estampes, lequel ayant
la naissance , la suffisance , la probite et le zele
au bien de I'Estat , donne lieu de croire qu'il
sauraslbienmesnagerles esprits, qu'il retabliroit
et le repos et le calme dans cette province. Ces
instructions portoient : « M. d'Estampes saura
premierement que I'intention de Sa Majeste est
d'observer ponctuellement le traicte faict par
M. le cardinal Bichi , et de regler les fonctions
du gouverneur et du parlement.
» Et pour y parvenir, ledit sieur d'Estampes
aura uneparticuliere connoissance, sur les lieux,
de ce qui s'est fait, tant par ledit sieur comte
d'Alais que par ceux du parlement , au preju-
dice les uns des autres , et essayera de remettre
chacun dans sa naturelle fonction , guerira la
mefiance , rassurera les esprits, et les persua-
dera , par toutes sortes deraisons, de ne plus
rien entreprendre ni innover, et fera cognoistre
a ceux du parlement que, s'ils continuoient de
blesser I'authorite du Roy, Sa Majeste seroit
obligee dese servir de la puissance que Dieu lui
a mise en main pour les chatier; mais qu'elle
desire auparavant les exhorter a vivre en bons
et loyaux subjects, et jouir paisiblement de la
gr^ce de I'oubli de toutes leurs fautes passees.
>' Si ledit sieur d'Estampes trouvoit ledit sieur
comte d'Alais irrite contre ceux du parlement,
et que ceux qui I'approchent , et mesme la plu-
part de la noblesse du pays , voulussent suivre
ce raouvement pour trouver employ dans les
armees, s'imaginant qu'il la faut employer en
ce rencontre , il fera bien comprendre audit
sieur comte qu'il doit faire ceder au bien pu-
blique ses passions particulieres, et qu'il iraporte
presentement au service du Roy de ne point en-
trerdans la voye de fait , mais plutot difierer les
contestations, de telle sorte qu'il ne reste plus
aux uns ni aux autres de sentimens d'animosite
ou de vengeance, et que, quand il jouira du
coramandement et du pouvoir sur les armees,
ainsi que luy donne sa charge , et que de son
c6te le parlement ne se melera que des ordon-
nances, ils doivent etre tous satisfaits; et a
regard de ceux dudit parlement , ledit sieur
d'Estampes les persuadera que la compagnie se
doit renferm.er dans les seules bornes du pouvoir
de leur charge, sans les etendre au-dela ; et que
tout ce qu'elle pourroit faire par mefiance et
pour se premunir contre I'authorite de Sa Ma-
jeste et celle du gouverneur de la province, ne
leur pent servir qu'a exciter d'avantage I'envie
de reprimer leurs entreprises par la force, et
que le meilleur pour eux seroit de se tourner
du coste du respect, de la soubmission et de I'o-
beissance qui est due a Sa Majeste, laqueile a
accoustume de pardonner a ceux qui s'humi-
lient, et de renverser les desseins de ceux qui
s'opposent a ses volontes.
» Ainsi , toute cette conduitte consiste a re-
mettre un chacun dans son droit , et qu'il ne
reste aucun ombrage , ny soubcon , ny crainte ,
au contraire, une confiance toute entiere a la
parole qu'il leur donnera de la part de Sa Ma-
jeste , qu'elle est bien eloignee de cette pensee
d'envoyer des gens de guerre, et qu'elle vent
proteger et couserver son pays en usant de sa
bonte paternelle ; neanmoins , si on s'opiniatroit
a mepriser les voyes de douceur qu'elle em-
ploye en cette occasion , il est sansdoute qu'elle
se resoudra de faire sentir la pesenteur de sa
main a tous ceux qui se rendront coupables de
d^sobeissance et de rebellion.
» Ledit sieur d'Estampes suppleera encore
d'une infinite de raisons que son bon esprit lui
suggerera,et pour s'instruire d'avantage de cetfe
affaire , passera a Carpentras pour y veoir M. le
cardinal Bichy, lequel lui pourra dire tous les
sentimens des uns et des autres , et lui donner
ses bons advis et conseils, que ledit sieur d'Es-
tampes suivra , comme venans d'une personne
en qui Sa Majeste a pleine confiance , et qui ,
outre sa grande suffisance et dexterite, fait con-
tinuellement parojtre une tres forte passion pour
les interests du bien du service de Sa Majeste.
» II sera bon aussi de conferer avec le sieur
de Seve , intendant en Provence , qui a veu la
naissance et le progres de toutes ces esraotions ,
et donnera une connoissance exacte de toutes
choses audit sieur d'Estampes , lequel , confe-
rant aussi avec le sieur archeveque d'Arles, qui
a souvent este employe en cette affaire , pourra ,
estanteclaire de tant de diverses choses, trouver
avec plus de facilite I'ajustement de toutes choses,
et surtout conservera audit sieur comte d'Alais
tout ce qui est attache a sa personne et a la di-
gnite de sa charge, de telle facon qu'il puisse
en continuer les fonctions et se faire obeir sans
repugnance de tous ceux de son gouvernement,
en tout ce qu'il leur commandera pour le service
8
I IG
MEMOIRES DV COMTE DE BRIKNKR,
de Sa Majeste , et fera si bien , que I'uuion et
rintelligence qui doit estre entre luy et eeux
dudict parlement paroisse , par les effets , et
qu'elle soit establie en sorte que rien ne la puisse
plusalterer.
.. Le sieur d'Estampes prendra grand soin de
faire entendre au sieur eomte de Carces, lieu-
tenant-genera! audit gouvernement, qu'il doit
bien prendre garde de ne pas appuyer ceux du-
dit parlement contre le gouvernement, non seu-
lement parce que leurs entreprises seroient pre-
Judieiables au repos de la province, mais aussi
par son propre interest, parce qu'il ne pent
coDsentir a I'affoiblissement de I'authorite dudit
gouvernement, que la sienne , qui est la meme,
n'en soul'fre ; si bien , qu'il sera aise de lui faire
tenir une conduicte telle qu'il balance et mo-
dere Temportement de ceux de la compagnie,
qui ont quelque creance et attachement a sa
personne.
.' Le seul et unique but que doit avoir ledict
sieur d'Estampes , en tout son employ, est de
conserver la province dans I'obeissance de Sa
Majeste, empescher qu'elle ne se divise et qu'il
ne s'y fasse aucun parti; que la noblesse, les
magistrals , consuls et syndics des coramunau-
tes , se rangent chacun a leur devoir et trou-
vent son repos dans une veritable soubmission.
" 11 a este expedle audit sieur d'Estampes
une commission du Roy pour avoir entree et
voix deliberative au parlement, comme con-
seiller d'Estat honoraire, afin qu'il puisse , tou-
tes les fois que bon luy sembiera , conferer et
faire resoudre les ditiicultes qui pourroient sur-
venir avec ceux de cette compagnie.
» II a este aussi expedie une commission [)his
generale pour agir en tout ce qu'il jiigeta estre
a propos pour le bien du service de Sa Majeste,
assister aux conseils qui se tiendront chez le-
dit sieur comte d'Alais, presider aux assem-
blees des communes et reunions des consuls,
comme en tons sieges et justices ; et parce que
U's cxpcdilioiis pour les assemblecs des commu-
»\autes ont este deja faictes et adressees audit
sieur deScve, il se servira de ces memes let-
tres et instructions , et effectuera ce qui lui au-
roit este ardoniie pour le service de Sa Majeste.
En cas qu'il juge devoir retarder ladUte assem-
blee, il en donnera son advis a Sa Majeste , et
si la tenue des Etats de la Provence se pcut faire
avec faciliteou non pour le repos de la province.
» II y a encore un autre different dans la ville
d'Arlcs , pour la suppression du quatrieme cha-
peron et retablissement d'iceluy ; mais comme
il a ete renvoye audit sieur comte d'Alais, on
croit qu'il aura faict cet accord ; neanmoins, en
cas qu'il ne fust point acheve, ledit sieur d'Es-
tampes y contribuera en tout ce qu'il pourra , a
ceque cette affaire se termine au contentement
universel de ceux de ladite ville, qu'il importe
decontenter; ledit sieur d'Estampes sera soi-
gneux d'advertir Sa Majeste de tout ce qu'il aura
faict , etreglera tout ce qu'il pourra sur les lieux
avec promptitude et diligence, entierement en sa
prudence et bonne conduite. «
Enfin, M. d'Estampes dressa des articles
avec messieurs du parlement , cour des comp-
tes, aides et finances, ville d'Aix et pays de
Provence , pour parvenir a une bonne paix ,
lesquels furent ajustes et signes a Aix, le :ui
juillet, et dont voici les articles secrets :
« Messieurs du parlement, ville d'Aix et pais
de Provence, declarent qu'encores que, par leur
response n I'article sixieme des propositions a
eux faictes par M. d'Estampes de Vallencay, ils
ayent dit qu'ils u'y pouvoient entendre de faire
present a Sa Majeste de la somme de cent mi lie
escus pour survenir a ses affaires presentes ,
neanmoings , pour tcsmoigner leur zele et pas-
sion au service du Roy, encore que, pour leur
defense legitime , ils ayent beaucoup ^consume
d'argent , et que leurs biens a la campagne
ayent este grandement gastes par les troupes
que M. le comte d'Alais a fait venir dans le
pais au temps de leur recolte, promettent de
mettre es coffres de Sa Majeste, dans la Saint-
Michel prochain , la somme de cent cinquante
miile livres , qui lui seront payes et portes en
son espargne par M. Raiilon, tresorier de la
bourse commune dudit pais, a prendre sur les
deniers de la derniere imposition de cent livres
par feu , laquelle sortira a son effet et a ses fins.
Sa Majeste en accordera les expeditions neces-
saires pour I'entiere execution , et fera cesser
tons empeschemens.
" Itein, sur I'article huictieme eoncernant les
evocations generales demandees, le parlement
declare qu'encore qu'il n'ayt consenti qu'a celle
pour les officiers dii seinestre , qu'ils veuUent
bien les etendre jusqu'a viugt personnes que
M. le comte d'Alais nommera , et mesme jus-
qu'a trente, si ledit sieur d'Estampes le trouve
ainsi se devoir faire; et sera monseigneur le
chancelier supplie par lui de vouloir restraindre
que lesdites evocations ne seront que pour
sommes excedant deux cents livres en princi-
pal , et dix livres de rente fonciere, et non pour
les provisions alimentaires.
» Item , sur I'aiticle neuvieme touchant les
consulats , declarent qu'ils consentent que les
consuls de Montauroux esfant en charge soient
UKLIMEMIi PAUTIE. [lG-19]
117
eontinuez, t'licorc qu'il y ayt arrest dii parle-
inent sur I'appel interjette sur leur election,
achevaut le reste de leur annee. Et pour ce qui
est des consuls de Tannee, estremis a la prudence
de M. d'Estampes seul d'en user comme ii
trouvera bon pour le service du Roy et repos
de ladite vilie. Et messieurs du pariement ont
sigue sur roriginai.
"Faict a Aix , le vendredy trentierae jour de
juillet mil six ecus quaraute-neuf. »
Bientot apres le calme se retablit uii peudans
cepays eta Paris meme, etj'informois les am-
bassadeurs que quand Ton sauroit I'entree triom-
phaute du Roi, son remerciement a INotre-
Dame et sa cavalcate a Saint-Louis , et puis
encores le divertissement des batteliers a faire
la jouste et tirer I'oye , avec tant|d'acclamations
publiques et de marques d'affection des peu-
ples , et le festin royal qu'on lui proposoit pour
le jour de sa feste , dans rHostel-de-\ ille , le
bal , la comedy et un feu d'artiffice , on croi-
roit certainement chez tous les etraugers qu'il
n'y avoit rien de plus veritable que le zele dn
peuple envers Leurs Majestez, el un desir uni-
versel de leur rendre toutes sortes d'obeissance
et de respect. Quand on scauroitde plus , que la
Provence est tout-a-faict paciffiee ; que le par-
iement et ceux de la ville d'Aix avoient receu
en joye les conditions de la paix que Sa Ma-
jeste leur avoit voulu imposer; que les deputes
du pariement etoient venuz faire excuses et
soubmissions a M. le comte d'Alais, et des
bourgeois en grand nombre venus luy deman-
der pardon de tout ce qui s'estoit passe ; qu'on
donnoit ordre a Bordeaux pour y establir le
calme par la mesme voye ; il faudroit aussi que
nos ennemis avouassent qu'iis s'etoient mes-
pris , et que nous ne manquions ny de moyens,
ny de force pour les pousser aux extremitcs oii
ils nous vouloient reduire , si eux-raesmes ne
nous prevenoient par la paix , laquelle nous
souhaittions toujours, quelque prosperite qui
nous arrival ; et que nos alliez auroient main-
tenant plus de confiance en nous qui avions
faict parroistre notre constante fidelite envers
tous ceux a qui nous I'avions promise.
La cour fit dans ce temps- la un voyage a
Amiens. II ne se passa rien d'extraordinaire
pendant lacampagne, sinon que, tandis qu'elle
dura, il y eut des personnes qui s'entremirent
pour reunir parfaitement M. le prince avec le
cardinal. Le premier, s'etant persuade que Ton
traitoit sincerement avec lui , revinl a Paris ,
oil son frere el M. de Longucvillcse rendirent
aussi. Le prince de Conti ful admis dans le con-
seil ; et , par malheur. Ion eut I'adresse de de-
tacher M. le due d'Orleans d'avec le prince de
Conde. Le coadjuteur de Paris se declara I'en-
nemi de celui-ci. Ce qui se passa entre eux est
un evenement des plus remarquables de I'his-
toire , que je n'entreprendrai pas d'ecrire, mon
intention , comme je I'ai deja dit, n'etant que
de parler seulement des choses auxquelles j'ai
eu part.
[ Le roy d'Anglelerre avoit ete arrete dans
rile de Wight et enferme dans le chateau
Hurst, puis transfere a Windsor, ou il resta
jusqu'au 19 Janvier 1649. De la, on le condui-
sit a Londres , ou soixante-dix juges , dont
Crorawel etoit le chef, lui firent son proces.
II fut interroge, eux converts et assis, dans
la salle de Woestmenster. Ce prince les confon-
dit par ses reponses fermes et hardies , leur de-
mandant de qui ils tenoient I'auctoritede juger
leur souveraiu ; mais ces gens-la avoient preme-
dite leur action et rien ne pouvoit les erapecber
de I'achever, sans quelque coup du ciel qui peut
detourner leur fureur.
Leurs Majestes firent faire divers offices par
M. de Bellievre , ambassadeur a Londres, et en-
voyerent expres M. de Varenne , avec lettre
de creance , pour faire des instances vives et
affectionnees en faveur dudit roy. La seule
pensee de I'estat ou il etoit reduict fesoit bor-
reur, et on ne sauroit assez s'estoner d'un at-
tentat si funeste. M. de Varennes partit charge
de lettres signees du Roi pour Cromwel , Jer-
ton , le general Fairfax, et pour ceux de la
chambre des communes , dont suit la teneur :
« Monsieur Cromwel, j'ai le coeur si louche
du mauvais etat auquel est reduit mon frere ,
oncle et cousin, le roy de la Grande-Bretagne ,
que je ne puis plus long-temps dissimuler sans
estre esclaire des verilables intentions de ceux
qui ont sa personne royale en leur pouvoir , ne
pouvant pas m'imaginer que ce qui s'est diet
icy puisse avoir autre fin que de justifier son
innocence , affin de faire honte a tous ses ac-
cusateurs ; et comme vous etes un deceux qui
y pouvez beaucoup contribuer , je vous escris
eelle-cyenparticulier, de I'avis de la Reyne re-
gente notre dame et mere, qui vous sera rendue
par le sieur de Varenne, conseiller de mon
conseil d'Elat et I'un de mes gentilshommes or-
dinaires, que j'envoye expres pour vous faire
cognoistre que vous avez en main une occasion
de vous signaler , en faisant une action juste en
faveur de voire souverain, en usant bien du
pouvoir que les armes vous ont donne sur luy ,
pour Ic romcttre dans sa dignitc el dans ses
1 18
MK.ViOiaiiS 1)11 COMTK I)E lilUEAMi,
droicts : ee qui vous seroit avantageux par la
recompense que vous auriez meritee et par le
bieu qui en reviendroit a vostre patrie, le re-
pos de laquelle vous devriez procurer : et ce
faisant, je vous en seray oblige et vous donne-
ray de solides effets de ma bonne volonte. Je
veux bien juger de votre interieur , et croire
que vous vous servirez de I'occasion pour re-
donner a votre prince les marques de la gran-
deur et de Tautorite qui lui appartienuent, fai-
sant une chose fortglorieuse et qui vousrendra
digne de toutes les graces et faveurs , particu-
iierement de la royaute, et qui vous seront as-
seurees par la parole que je vous ai donnee et
parce que mes intentions vous seront plus par-
ticuliereraent expiiquees par M. de Bellievre,
mon ambassadeur , et par ledit sieur de Va-
renne , en qui vous prendrez toute creance, je
m'en reniets a eux de s'etendre davantage sur
ce sujet j et ce pendant je prieray Dieu qu'il
vous ait , etc.
>• A Saint- Germain^ le '2f('vjierl(j49. »
•' Monsieur Jerton, j'envoye exprez le sieur
de Varenne , conseiller de mon conseil d'Etat
et Tun de mes gentilshommes ordinaires , pour
faire instance en mon nom partout ou sera be-
soing , avec toute la chaleur d'amitie qui m'en-
gage aux interets de mon frere , oncle et cou-
sin, le roy de la Grande-lJretagne, a ce que son
innocence soit recogneue, et que la paix entre
luy et ses sujets se puisse terminer par une voye
convenable a sa dignite, et qui soit glorieuse et
utile a son parlement et a ceux qui comman-
dent les armees , ne pouvant pas m'imaginer
que ceux qui tiennent sa personne en leur pou-
voir ayent d'autre pensee que celle de la resta-
blir danssa puissance legitime, et d'assurer
par ce moyen le repos de ses sujets. Je veux
croire que vous prendrez un conseil genereux ,
et que vous vous servirez de vos avantages pour
contribuer au retablissement de sa dignite,
ainsy que je vous en prie , et d'ajouter creance
a tout ce qui vous sera diet par le sieur de Bel-
lievre , mon ambassadeur , et le sieur de Va-
rennes, et aux asseurances qu'ils vous donne-
ront de ma bonne volonte , priant Dieu, etc. »
" Monsieur le general Fairfax , nous avons
tousjours creu que vous aviez pris le comman-
demcnt des armees d'Angleter re avec cette senile
intention d'asseurer le repos des peuples sous la
juste et legitime domination de leur Roy, et
nous nc pouvons pas nous imaginer que sa per-
sonne royalle eslant tombee sous votre pouvoir
puisse davantage estrc maltraictee , et que , si
vous avez quelques raisons qui vous ayent en-
gage d'eu venir si avant, vous serez maintenant
plus eclaire , et apres avoir recogneu ce qui est
seul de sa dignite , ne perdrez pas I'occasion
d'agrandir vostre fortune en retablissant la
sienne. En quoy , si mes prieres peuvent etre
efficaces et qu'il se traicte quelqu'accommode-
ment en la conjoncture presente , non-seule-
nient je vous en sauray gre, mais je veux estre
le garant de I'execution des promesses qui vous
seront faictes par ledit Roy , mon frere , oncle
et cousin ; et faisant reflexion sur ce qui vous
sera plus particulierement expose par M. de
Bellievre, mon ambassadeur, et par le sieur
de Varenne, conseiller de mon conseil d'Etat et
I'un de mes gentilshommes ordinaires, que j'en-
voye exprez vers vous, je prens sujet de bien es-
perer de vostre humeur genereuse, qui donnera
beaucoup d'eclat a sa reputation , si I'innocence
dudit Roy est manifestee; et ne pouvant m'ima-
giner qu'on voullut mespriser mes instances en
une chose si juste et raisonnable, etqui metient
au coeur par le lien du sang et de la fraternite,
aussy je me persuade qu'aprez avoir ouy ce que
j'ay mis en creance sur mon ambassadeur et
sur ledit sieur de Varenne , vous prendrez des
resolutions conformes a I'honneur de nostre pro-
fession , et a ce que doibt un suject a son roy
et a sa patrie. Sur vos assurances , je prieraj'
Dieu qu'il vous ayt , etc.
» A Saint- Germain , le 2 fevrier 1649. »
« Cher et bien ame , ayant sceu I'etat auquel
se trouve reduicte la personne de nostre frere ,
oncle et cousin, le Roy de la Grande-Bretagne;
le mauvais traictement qu'il continue de rece-
voir nous faisant craindre qu'il ne soit encore
pire , nous a oblige d'envoyer exprez ledit sieur
de Varenne , conseiller en nostre conseil d'Etat
et I'un de nos gentilshommes ordinaires , le-
quel nous avons charge de ceile-cy que nous
vous ecrivons de I'avis de la Reyne regente
notre dame et mere , pour vous prier d'entrer
en consideration dece qui est du audit Roy, et
de conti-ibuer de tout vostre pouvoir a faire en
sorte qu'il puisse changer sa mauvaise fortune
en une meilleure , et que le respect dont les An-
glois out este tousjours jaloux pour leur souve-
rain ne se perde pas en celui-cy ; vous assurant
que nous nous tiendrons tres-obliges , si vous
defferez a nos prieres tres-instantes et affection-
nees en laveur dudit Roy, et nous en conserve-
rons un lessentiment parfait pour vOus faire co-
gnoistreen toute occasion nostre bonne volonte
envers vous, laissant a Nostre prudence dc-
penser eombien il nous seroit sensible si nous
n'estions pas assez consideres en une demande
si juste et a la poursuite de laquelle nous som-
mes interesses par le sang et la fraternite. Et
parce que ceux de la chambre des Communes
du parlement d'Angleterre , a qui vous com-
muuiquerez ces presentes seront pins particu-
lierement informes de nos intentions par le sieur
de Bellievre , nostre anibassadeur , et par ledit
sieur de Varenne , nous nous en remettrons a
ce qui sera diet par eux de nostre part , leur
donnant creance pour cette affaire. Cependant
nous prierons Dieu qu'il vous ait , tres-chers et
bons amis , en sa tres-sainte garde. »
Nous eumes bientot apres avis de la con-
damnation a mort du roy de la Grande-Bre-
tagne , par ies commissaires constitues ses ju-
ges , qui luy prononcerent Tarret le huictierae
fevrier, et firent faire I'execution le lendemain,
en place publique , vis-a-vis de la porte de son
palais. Cette Majeste souffrit avec beaucoup de
patience et de courage Ies derniers efforts de la
malice de ses ennemis , lesquels dcpuis ordon-
uerent que tons Ies actes ne se i'eroient plus
soubz le nora de Roy , mais soubz le nom de
Custocles libertatis Anglicv.^ auctoritate Parlu-
tiienti. Get accident est si estrange qu'on ne
pent y penser sans horreur.
Ce fut notre resident de La Haye qui nous
en informa le premier par sa lettre du I7 le-
vrier, dont voici I'extrait :
« Monsieur , vous aurez seu , en droiture de
Londres, la mort pitoyable du roy d'Angle-
terre. Les uns disent que cette barbaric s'est
comise dans la salle de Wintal , d'autres dans
une place publique. J'ai veu deux lettres : lune
a la contesse d'Arondel , I'autre de I'ambassa-
deur Paw a son fils, quidemeure en cette villej
toutes deux ne marquent rien de cette circon-
stance , qui est bien vaine dans une si haute in-
liumanite. On nous a dit qu'il y avoit lettre de
Necuastel a Roterdam,par laquelle les deputes
d'Ecosse devoient venir a La Haie , vers leur
nouveau Roy ; nous n'en avons aucune certi-
tude. ■>
Les affaires d'Ecosse continuerent de fixer
notre attention. Je mandai a M. de Graymont
que « les affaires de ce pays , encore chauce-
lantes, avoieut fait un grand pas pour leur su-
rete et leur repos , en proclamant roy le prince
deGalles ; mais que, s'ils maiiquoient a I'affermir
en ses droicts el en sa dignite, leur seconde
faute deviendroit pire que la premiere ; que les
intentions de Sa Majeste etoient toutes bonnes
DEUXIEME PARTIE. [1G49J 119
et avantageuses a cette nation , qui devroient
recompenser, par un exces defidelite etd'amour
pour le tils, ce qu'ils ont perdu de reputation
en livrant le pere aux Anglois. Vous continue-
rez a nous donner avis de la pente que prendront
les affaires , et direz a M. le marquis d'Argueil
qu'il y a tousjours plus de fortune et d'honneur
a esperer dans les bonnes graces de son souve-
rain et dans I'araitie d'un Roy de France , que
dans le tumulte populaire dont le caprice faict
tousjours perir les grands seigneurs. »
En reponse a cette depeche, M. de Graymont
me rendoit compte de ce qui se passoit en ce
pays, par sa lettre du 23-13 mars 1649 , recue
a Saint-Germain le 4 avril , et que voici :
« Monseigneur, je raisonnois fort mal dans
une de mes precedentes lettres : je disois que la
difference de religion susciteroit tousjours assez
dequerellesentre I'Ecosseet les ludependans,
desquelles le roy d'Angleterre pouvoit tirer
beaucoup d'avantages; mais a present je vois
que le Covenant est une chose qui sert a dimi-
nuer I'autorite du Roy, traverser les Malignans,
quisont ses serviteurs , donner quelque appre-
hension aux Independans , s'acquerir beaucoujJ'"
de bonne ophiion vers le peuple, href, a se def-
fendre et offenser soubz ce specieux tittre de
religion, sans epouser des querelles contraires
aux intentions des Covenantaires. Les chefs
de ce parti disent tout nettement que si le roy
d'Angleterre ne I'accepte pas et ne donne toute
sorte de satisfaction a t'Eglise , ils u'ont que
faire d'entreprendre une nouvelle guerre contre
leurs voisins , et ne parlent pas de ce qu'ils fe-
roient pour luy s'il vouloit signer le Covenant,
sinon en termes generaux; si bien que je ne
scay comment il se comportera avec eux.
' « Le chevailier Flaming, qui arriva icy di-
manche pour ses affaires particulieres, comme
il dit, mais en elfet pour espier la contenance
de ces messieurs-cy. temoigneque le roy d'An-
gleterre veut donner toute sorte de satisfaction a
I'Eglise ; mais qu'il se veut conserver son auto-
rite toute entiere. S'ils en demeurent la, et eux
dans les termes et fins du Covenant, ils sont bien
loing de s'accorder,puisque ledit Covenant de-
roge entierement a son auctorite; si bien qu'il
pourroit peut-estre faire un tour en Irlaude de-
vant que de venir en Escosse on autre part.
Mais il y a aussy danger que cela n'aigrist ce
parlement , qui , apres tout , a grand subject de
desirer son prince en I'etat qu'il le pretend
avoir, c'est-a-dire sans autre pouvoir que celuy
de les autoriser en toutes choses : ce qui les fe-
roit redouter de ceux qui peuvent devenir leurs
120
MEMOIRHS l)U COMTE DK KlUE.MNi:,
eniiemis et les mettroita Tabry de la liayne des
Maliguans, qui seroient par ladite prise du Co-
venant qu'auroit fait leur Roy, exclus de toutes
charges et denues des moyens de se venger des
injures qu'ils ont rccues. Partant , Monseigneur,
il me semble qu'ii ny a pour luy que deux
voyes de venir en Escosse : la premiere est d'y
entrer bien accompagne, tant des forces etran-
geres que de ses anciens serviteurs, ce qui, es-
tant directement contraire an Covenant, donne-
roit subject a ce parlenient de prendre acluelle-
ment les armes contre eux , et de se joindre
avec I'Angleterre, qui ne pourroit pas avoir
une meilleure occasion d'executer ses desseins ;
I'autre est de venir lui seul avec commission-
naires des Estats du parlement qu'on luy veut
envoyer cette semaine , et se jetter entre les
bras de ceux qui ont vendu son pere : car de
croire qu'il obtiendra d'eux, par traile, des con-
ditions plus douces , comme seroient eel les de
maintenir ses serviteurs et de passer un acte
d'oubli de toutes les vieilles querelles et de ce
nom de Malignan , il n'y a pas grande appa-
rence , parce que cela reculeroit bien loing du
gouvernement des affaires ceux de ce party-cy,
et les apauvriroit beaucoup, la pluspart de leurs
rentes estant fondees sur des Malignans, qu'ils
se sont confisquees. Je n'ay point, Monseigneur,
fait cy-dessus particuliere mention du parti de
Innernesse , parce que s'il n'est assiste de son
Roy, il ne pourra pas subsister, et s'il en est
ayde, cela derogera au Covenant et sera un
fondement a ceux-cy d'entrer en guerre ouverte
contre leur prince. Les dernieres nouvelles qui
en sont venues disoient que les Malignans
avoient demantele la ville, et s'etoient retires
de I'autre coste de la Spare, ayant rompu le
pontapres eux, et qu'ils gardoient les passages
de cette riviere, et par mesme moyen trois pro-
vinces derriere eux, qu'ils veulent faire souslever
contre le lieutenant-general David Leslay, qui
est arrive la : ce qui me fait croire qu'ils ne
sont pas cinq ou six mille homraes comme on
disoit , et je vois que les autres Malignans ra-
battent beaucoup de la joye qu'ils avoient con-
ceue au premier bruit de ce remuement. Crom-
well a envoye icy le colonel Roc pour voir si ce
parlement vouloit maintenir tout de bon la pro-
testation de ses commissionaires. On le doit ex-
pedier aujourd'hui et luy donner reponse a la
lettre qu'il a presentee. Je ne scay pas quelle
elle sera, mais on m'a diet de bonne part que,
outre celle qu'on a envoyee avec une qui auc-
torisoit la protestation faicte , laquelle adoucit
touttes choses , il y a apparence qu'on luy en
donnera encore une autre pour asseurer les in-
dependans de leur bonne volonte, et affermir la
bonne intelligence qu'ils sont obliges d'entrete-
nir avec eux pour parvenir a leurs intentions,
quel les qu'elles soient.
>' Ce parlement a dispose , la semaine passee ,
entre ses membres, des principaux offices du
royaume , dont je remetsa vousentretenirquand
j'en auray I'imprime. II est a present a ordon-
ner de ceux de la justicedans lesquels il ne souf-
frira pas un qui ait seulement quelque bonne
volonte pour les Malignans, c'est-a-dire pour
les serviteurs et service de leur Roy, Surquoy,
Monseigneur, je vous prie de remarquer qu'il a
dispose de ces offices de sa propre auctorite
sans le consentement duditRoy, cequi estabso-
lument contre les lois et coustumes du royaume.
Au reste, on travaille tousjours aux levees sans
donner a connoitre precisement a quelle fin ,
lesquelles se font, pour la pluspart , aux depens
des Malignans et de quelques nouveaux impots.
>' On disoit ce matin que le party qui estoit a
Innernesse estoit dissipe, et que les principaux
chefs d'iceluy s'estoient rendus a David Leslay.
On rapporte d'Hollande que M. Montross est
en grande auctorite vers son Roy ; que les
inimities entre luy et les Hamiltons ne sont
pas encore assoupies , et que le chevalier Dou-
glas , qu'on me vient de dire arriver, en estoit
parti pour Escosse, avec commissions du roy de
la Grande-Rretagne au parlement. On parle du
marquis d'Hunteley. Reste, Monseigneur, a vous
souhaiter toutes sortes de prosperites , et vous
demander la permission de me dire , avec toute
sorte de respect , votre , etc. »
Par ma depeche datee de Compiegne le 14
mai , je recommandois surtout a M. de GrouUe,
qui etoit aussi charge de nos affaires en
Ecosse , qu'en s'expliquant avec les An-
glois de ce qu'on pensoit d'eux en ce royau-
me , de ne point advouer que nous eussions
le desir d'assister le roy de la Grande-Rre-
tagne , affin que ces gens-la ne songeassent
point a nous prevenir; mais leur laisser croire
que nous etions occupes a nos propres affaires ,
et que ndus n'etions pas pour nous ingerer des
leurs , ny contrarier tout ce qu'ils fesoient. Et
pour moy, je croiois qu'il suffisoit de les aban-
donner a leur piopre confusion, et qu'elle de-
voit croistre parmi eux si fort, qu'il ne faudroit
point d'autres voyes ni pratique pour les des-
truire ; qu'il faloit continuer de m'avertir avec
soin de tout ce qu'il pouvoit penetrer. « Si le
roy d'Angletcrre , lui ecrivois-je , vient en cette
cour, ce ne sera que pour faire compliment a
Leurs Majestes , qui sont a present occupees an
DEUXIEME PAKTIK. Il6l91
121
principal effort de la guerre, qui sera faite en
Flandres. Notre armee allemande ayaiit passe
des avant-hier la riviere, est entree dans le
Haynault , et va joindre notre armee francoise
pour entreprendre quelque grand siege. »
Nous eumes , vers ce meme temps , avis par
le residant de La Haye , que <■ le nomme Dau-
ristaus, hollandois, et qui, servant de fiscal
dans I'armee de Fairfax , a poursuivi en juge-
inent le feu roy d'Angleterre , fut atrape , le 1 a*"
du raois , a dix heures du soir, a La Haie , en
soupant, et perce decinq coups, dontil mourut
a la raesme heure ; qu'il etoit envoye par la Repu-
blique angloise vers lesEtats, etque Ton faisoit
perquisition de ceux qui I'ont paie. Enfin le roy
de la Grande-Bretagne arriva en France et
vint diner a Compiegne , au mois de juillet,
avec Leurs Majestes, monsieur le due d'Anjou ,
monsieur et raadame d'Orleans et Mademoi-
selle. Cette Majeste fut fort bien recue en la
cour, et eupartit satisfaite, pour aller trouver la
Hoyne , sa mere , a Saint-Germain , et prendre
avec elle ses resolutions pour son voyage d'lr-
lunde. »]
M. le prince ne fut pas plus tot de retour a
-Paris, qu'il s'apercut que M. le due d'Orleans
avolt du refroidissementpour lui , et neanmoins
ils vivoient en apparence avec beaucoup de ci-
vilite. Le cardinal, dont I'esprit etoit fort capa-
ble de causer leur mesintelligence, fit naitre
des soupcons dans celui de M. le prince, et lui
persuada que le coadjuteur , qui etoit ennemi
de Mazarin, avoit beaucoup de credit sur Mon-
sieur, et que ce prelat avoit resolu de faire as-
sassiner Son Altesse, un jour qu'elle passeroit
dans son carrosse sur le Pont-Neuf. Dans ce
meme temps-la, le cardinal , pour mettre dans
ses iuterets les dues d'Epernou et de Bouillon ,
la maison de Rohan de la branche de Gueme-
ne , et la comtesse de Fiesque, fit consentir Sa
Majeste qu'ils se couvriroient tons aux audien-
ces, et que leurs fillesauroient le tabouret, de
meme que cette comtesse. lis furent done mis
en possession de cet honneur ; mais la noblesse
s'en formalisa, endisant, entre autres raisons,
que sous le gouvernement d'une femme et d'un
enfant on oseroit tout entreprendre. Elle forma
une assemblee qui se joignit a celle du clerge ,
qui se tenoit pour lors. Ces deux corps depute-
rent conjointement pour faire des plaintes com-
munes sur les desordres de I'Etat, qui ne pou-
voient etre corriges que par une assemblee des
notables du royaume. Les nobles firent une
plainte, en particulier, de ce qu'on vouloit dis-
tinguer de certaines maisons d'avec d'autres
qui ne leur cedoient en rien. On fit toutes les
diligences possibles pour faire cesser cette as-
semblee ; mais tous les moyens qu'on s'etoit
proposes s'etant trouves inutiles , les graces fu-
rent revoquees, et Ton promit la convocation
des Etats-generaux.
II est bien vrai que M. le prince n'approu-
voit pas que ces honneurs eussent ete commu-
niques a tant de maisons ; mais ii y en avoit
aussi qu'il vouloit favoriser, comme celle de
Bouillon : ce qui fut cause qu'il ne cessa de
supplier la Reine que I'acte par lequel le Roi
s'etoit engage d'elever les uns au prejudice des
autres fut supprime. J'en avois, par malheur
pour lui, ete rendu ledepositaire, et je ne crai-
gnis point de dire a cette princesse que ceux
qui me pressoient de rendre cet acte se met-
toient peu en peine de ce qui pouvoit lui en ar-
river, et negligeoient son service pour des in-
terets particuliers.
Sa Majeste m'ayant presse deux differentes
fois de lui reraettre cet ecrit que nous avions
signe M. Le Tellier et moi , je lui dis pour
m'en defendre qu'il pouvoit etre revoque par
un posterieur : cequi ne satisfaisant point ceux
qui s'y trouvoient interesses, ils eurent recours
au cardinal pour I'obliger a m'en parler. C'est
ce qu'il fit , en me blamant de la difficulte que
je faisois d'obeir a la Reine. Mais , apres qu'il
eut epuise toute son eloquence pour me faire
consentir a ce qu'il vouloit, je ne pusm'empe-
cher de lui repondre, en me servant des termes
des paiens, qu'il parloit
Mais qu'il se trompoit, s'il croyoit pouvoir m'o-
bliger par force a faire pour lui ce que j'avois
refuse a la Reine ; que Sa Majeste etoit en droit
de me commander ; que les autres pouvoientta-
cher de me persuader, mais qu'il ne seroit pas
aise d'y reussir. Cette Eminence eut alors re-
cours a la Reine, qui me dit : « J'ai une preuve
a desirer de votre affection ; voyez si vous me
la devez refuser. » J'eusse volontiers repondu a
cette princesse comme Eole fit a Juuon (1) ;
mais , sans me servir des paroles du poete, j'as- ,
sural la Reine qu'il n'y avoit rien que jene fisse
quandil s'agiroit de lui plaire. « Eh bien, me
dit-elle, remettez a M. le prince I'ecrit qu'il y a
si long-temps qu'il presse pour le ravoir. » Je
m'y engageai, et je le dis a M. Le Tellier, qui
m'en sollicitoit continuellement, et qui crut ne
pouvoir porter a ce prince une nouvelle qui lui
fut plus agreable , en lui disant que je lui avois
meme offert de le lui remettre. Son Altesse
(1) Tuus, 0 Rcgina.quid oples
Expiorare labor : mihi jussa capessere fas est.
(Eneide, livre 1, vers 76.)
(A. E.)
122
MEMOIUKS UU COMT£ UE I5IUE^^E,
m'envoya un de scs offlciers pour m avertir de
I'attendre le lendemain matin, ajoutant qu'elle
ne vouloit point que j'allasse a son hotel. Je fus
surpris de ee discours, et je m'engageai d'at-
tendre M. le prince , qui ne manqua pas de \e-
nir chez raoi a ncuf heures precises. J'allai a sa
rencontre , et je lui remis les papiers qu'il avoit
souhaitesavec tantd'empressement, et lui ayant
demande, en lui faisant mon compliment, pour
quelle raison il s'etoit donne tant de peine , et
navoit point voulu que j'allasse chez lui :
« C'est, me dit-il, qu'ont eutpu croire que vous
y seriez venu pour negocier. — Bien d'autres ,
lui repondis-je , s'eu donnent la liberte ; et
quand je la prendrois , je ne croirois pas qu on
y dut trouver a redire. Mais j'entends bien ce
quecela signifie : c'est que, ne I'ayant pas fait,
vousle trouverez mauvais. J'aurai a I'avenir
une conduite plus reguliere. — Faisons , me
dit-il , deux tours dans votre cabinet, et fermez
la porte. » Ensuite, continuant son discours , il
m'ajouta : « Vous avez blame la maniere dont
j'en ai use avec la Reine ; mais c'est sans doute
parce que vous ignorez qu'elle m'avoit promis
me, rinterpretatiou est toujoursmauvaise; par-
ce que si on lui doit du respect , on est bl^me
de lui en manquer. Vous savez bien que la Relne
ne doit point etre traitee de la sorte, n'y ayant
bienfaits ni graces que vous ayez desires d'elle
que vous ne les ayez obtenus. — Quelles sont
ces graces? me dit-il ; voudriez-vous mettre en
ligne de compte qu'elle m'a duune le gouverne-
ment d'une province et d'une place ? C'est ce
qu'on avoit promis a feu mon pere avant la
mort du feu Roi. » Je lui dis que j'en convenois,
que I'eveque de Beauvais I'avoit promis, mais
que la Reine avoit tenu parole a ce prelat. Ce
prince, transporte de colere, me dit alors :
« N'estimez-vous done point mes services ? —
Bien plus, lui repondis-je, que Votre Altesse
ne le pourroit faire elle-meine, parce que la
raodestie Ten empeche. Mais, puisque I'occa-
sion s'en presente, je me crois oblige de vous
dire, Monsieur, que ce n'est point votre fortune
qui fait la grandeur de I'Etat, mais qu'au con-
tiaire la puissance royale a contribue a votre
gloire. Tel autre auroit pu commander les ar-
mees du Roi, qui auroit ete aussi heureux que
le gouvernement du Pont-de-I'Arche, dont elle | Votre Altesse. Avant que vous eussiez rendu a
s'est dedite. « Je lui avouai que la nouvelle
m'en surprenoit, et que j'en etois d'autant plus
surpris qu'il cut insiste pour le faire donner a
M. de Longueville , apres ce que je lui avois
entendu dire qu'il valoit mieux hasarder le tiers
du royaume que de le faire; que je ne compre-
nois pas , par plusieurs raisons que je lui alle-
guai, quelles etoient celles qui avoient pu le
faire changer de sentiment ; mais que je le sup-
pliois de ne point trouver mauvais si je doutois
que la Reine s'y fiit engagee. « II est vrai , me
dit-il , que ce n'est pas a elle a qui je me suis
adresse , mais au cardinal , qui m'a promis de
faire tout ce qu'il pourroit pour me contenter.
— II peut , lui repondis-je, y avoir fait de son
mieux sans I'avoir obtenu de Sa Majeste. Et en
cela vous n'avez aucune raison de vous plaindre
de la Reine , mais beaucoup de vous louer du
cardinal. » II me fit une reponse qui me surprit
autant que les paroles aigres et emportees dont
il se servit pour exprimer sa colere ; ce qui
m'obligea de lui dire : « Vos expressions et vos
pensees , Monsieur , sont outrageantes par rap-
port aux obligations que vous avez a la Reine;
car Votre Altesse salt bien que la Reine ne me-
rite pas d'etre maltraitee. Quand il arrive que
le maitre , pour empficher qu'un ancien sersi-
teur ne soit opprime par un plus puissant , fait
quelque chose qui pourroit etreblcirae, il s'cn
discuipe sur I'amitie qu'il porte a celui qu'on
>cut opprimei- ; mais lorsqu'il s'agit d'une fera-
Etat des services considerables , d'autres I'au-
roient pu faire aussi ; mais s'il avoit fallu les
recompenser comme vous I'avez ete, on se se-
roit vu contraint de demembrer la monarchic. »
L'horloge sonnant midi , comme c'etoit un di-
raanche et que M. le prince n'avoit pas encore
entendu la messe, le prince de Conti, qui etoit
devot , et qui attendoit dans la salle, frappa a
la porte de mon cabinet , pour avertir sou frere
d'al!er a la messe : cela finit notre conversation.
II me parut que depuis ce jour-Ia le prince de
Conde n'eut plus la meme confiance en moi. Ce^
pendant il se croyoit assure de la cour qu'il s'i-
maginoit gouverner absolument, et n'avoirrien
a craindre de M. le due d'Orleans, persuade
qu'il etoit que Son Altesse Royale avoit moins
de credit que lui. Madame la princessedouai-
riere entra en quelque mefiance , parce qu'elle
rcmarqua que la Reine avoit du refroidissement
pour elle ; mais le cardinal se conduisoit avec
tant de dissimulation a I'egard de M. le prince ,
que It's plus eclaires entroient dans les senti-
mens de celui-ci , qui raisonnoit de cette ma-
niere : «0n ne peut m'arreter que tres-difficile-
ment, a moins que M. le due d'Orleans n'y
consonte. Et comme il n'auroit pas de secret
pour I'abbe de La Riviere , je suis assure que
je n'ai rien a craindre; car it ne manqueroit
pas de m'avertir de ce qui pourroit venir a sa
connoissance. » II y eut pourtant de ses crea-
tures qui enlrcrent dans la mefiance , et qui lui
DELXIEME PABTIE. [lOSOJ
123
conseillerent de se tenir plut6t a Saint-Maur
qu'a Paris , afin d'etre plus en etat de se reti-
rer s'il venoit a decouvrir qu'on eiit quelque
dessein de I'arreter, Mais on n'evite jamais ee
que la providence de Dieu a resolu (1).
[1G50] Le cardinal fit naitre du soupcon dans
I'esprit de M. le due d'Orleans pour Tabbe de
La Riviere, en ce qui regardoit M. le prince
de Conde, et sut ensuite I'engager a consentir
que ce prince fut arrete prisonnier. L'Eminence
lui representa que c'etoit un esprit altier qui ,
en plusieurs occasions, lui avoit manque de
respect, et que le consentement qu'il donneroit
a ce que le prince fut arrete , etoit un moyen
pourfaire voir que lui, Monsieur, ctoit unique-
ment attache au Boi; que ce!a affermiroit Tau-
torite royale. D'ailleurs M. le due d'Orleans
etant obsede par les amis du coadjuteur, qui
etoient ennemls declares du prince, Monsieur
n'en consentit que plus facilement a tout ce que
Ton souhaitoit de lui. L'execution d'un pareil
dessein etoit pourtant tres-difficile; car il t'al-
loit faire arreter en meme temps les deux freres,
et M. de Longueville, leur beau-frere. Tout
autre lieu que le Palais-Royal y paroissoit peu
propre. II falloit des forces considerables pour
les conduire a Vincennes, parce que le prince
de Conde avoit a sa devotion , dans la ville de
Paris , un grand nombre d'officiers des troupes
(1) Le comtc de Brienne parte peu dans scs Mc-
moiresdu pr(ilendu assassinat de Joly, (?v6nenient assez
important, puisqu'il pr^para I'arrestation du prince de
Coiid(?. La depeche suivante de ce personnage, adress^e
a M. Matharel , supplecra a ce silence. Ella est dgale-
inent tiree des papiers de Brienne :
« Get ordinaire vous portera des nouvelles de cette
ville qui estonneront nos ennemis. Jeudi dernier, sur
I'occasion d'un coup de pistolet tir6 dans Ic carosse du
sieur Joly, conseiiler au Chatelet, par quelques person-
nes incognues , sans toutefois le blesser, quelques s6di-
ticux vinrent au palais pour y esmouvoir le peuple , et
s'en trouva d'assez insolens pour crier aux armes, et
qu'on avoit assassind des conseillers, pour faire Tefrect
qu'on s'estoit promis. Les bourgeois se mocquerent du
bruit et dirent tout hault qu'ils n'avoient que faire
des querelles particulieres, et qu'ils n'armeroient point
sans le commandement du Roy.
» Le lendemain, plusieurs vagabons s'assennblerent sous
le mot de Bordeaux, en place Dauphine , a dessein d'as-
sassiner monseigneur le prince ; lequel, en ayant est^
adverli, envoya M. Violard, son escuyer, recognoistre.
II fut pouss6 par cette canaille qui lira sur luy, et apres
.s'eslre retire, fit passer un des carosses de Son Altesse
avec cinq valets de pied derriere et deux devant, por-
tanl des flambeaux. Ces gens-la vinrent au carosse au
milieu du Pont-Neuf, et ayant veu quil n'y avoit per-
sonne dedans, attaquerent le carosse de M. le marquis
de Durasqui le suivoit, et tirerent deux coups de pis-
tolet dedans, croyant que monseigneur le prince y sc-
roll, et blesserent un laquais qui estoit seul, leque! en
lliourut quelques heures apres.
qui avoient et6 levees sous son nom , et dont la
bravoure pouvolt faire craindre qu'elles ne fus-
sent capables de tout entreprendre pour procu-
rer la liberte de ee prince. Le jour de l'execu-
tion etant arrete, on fit monter a cheval les
compagnies de la maison du Roi , qui se mirent
en bataille au marche aux chevaux. M. le
prince, en etant averti , en demanda la raison
au cardinal , qui lui repondit qu'on avoit eu
avis que Descoutures vouloit se sauver, et qu'on
avoit assemble des troupes pour I'arreter. Comme
il etoit ennetni declare de ce prince, Son Altesse
en temoigna beaucoup de joie, et u'examina
pas davantage la chose. On I'avoit long-temps
amuse de I'esperance de faire arreter Descou-
tures, et Ton avoit meme fait toutes les dili-
gences apparentes pour y reussir. Beaucoup de
gens croyoient qu'on affectoit de paroitre desi-
rer ce qu'on ne vouloit pas executer ; mais il n'y
avoit que M. le prince qui , etant persuade de
la bonne foi du cardinal , prenoit pour argent
comptant les raisons qu'on lui donnoit.
Je me souviens que , s'en etant un jour entre-
tenu avec moi, et ne croyant pas la chose si
difficile qu'on la lui representoit , je lui deman-
dai si c'etoit tout de bon qu'il desiroit que Des-
coutures fut pris ; et m'ayant dit qu'oui , je I'as-
surai qu'il ne me falloit que trois jours pour de-
couvrir I'endroit ou il etoit retire; que, quand
» Tout cela obligea Son Altesse Royale et monsei-
gneur le prince d'aller au parlement , ou les chambres
estoient assemblees , pour y deraander justice ct de I'as-
sassinat contre M. Joly. et des actions s^ditieuses de ceux
qui avoient cri6 aux armes. II fut arreste qu'il en scroll
inform^, et deux conseillers deputes a cet ellet : lesquels
ont aujourd'huy rapporte lesdites informations, en pre-
sence de Leurs Altesses, et a est(5 decreste prise de corps
contre le sieur de La Boulaye et un nomm6 Germain
Lagneau et autres.
» Si bien que voila les raeschans escart(5s et rautorU6
du Roy restablie, aussi bien que celle de la cour de par-
lement qui veut faire justice des auteurs et complices de.
ces d(?sordres, afin que la punition en soil exemplaire et
retienne chacun dans son debvoir.
» Les colonels des quartiers sont venus asseurer Leurs
Majest^s de la fid^lit6 des bourgeois, et qu'ils ne se mes-
leront en aucune sorte des allalres de particuliers , et
qu'ils ne prendront les armes que parle commandemenl
du Roy et pour son service , tons piests d'exterminer
tous les Frondeurs et les perlurbateurs du repos public.
C'est la verity de tout ce qui s'est pass(5, et s'il en estoit
^crit autrement, vous aurez de quoi destromper celuy
qui en auroit des informations contraires.
)) Ceux de Bordeaux sont bien eslonn^s de ce que M. le
comte Du Dognon a combattu dans la riviere et coul^
deux de leurs grands vaisseaux a fond. lis viendront
bientost au repenlir et a demander grace , el nous croyons
que tout sera calme dans deux jours.
» De Lomeme.
» Du iiderembrc 1049, a Paris. »
124
MEMOIKIiS DLI COMTF. HE BUIl:^i^E,
cela seroit fait , je manderois des officiers du
guet de ma connoissance, qui me donneroienl
les moyens dont il faudroit se servir pour arre-
ter Descoutures. C'est a quoi je m'employai : et
lis me promireut de faire loutes les diligeuces
qui dependroient d'eux. Elles ne furent pas inu-
tiles, puisqu'ils decouvrirent sa deraeure, et
me dirent ce qu'il falloit faire pour s'assurer de
sa personne. L'ayant redit a M. le prince , il en
parla au cardinal , qui lui repondit : « Ce seroit
commettre I'autorite royale que de vouloir faire
prendre un homme loge dans la ville, proche
I'eglise metropolitaine. » Ce prince , sans y faire
beaucoup de reflexion , se contenta de cette rai-
son , et me la redit. Je lui repondis : « On u'a
pu croire qu'un bomme qui a peur ne chercbe
et ne prenne sa retraite dans un lieu ou il ne
pourroit pas facilement etre arrete ; mais, puis-
que c'est une affaire a peser, c'est aussi a vous
de voir si la monnoie qu'on vous presente est
d'un bon aloi. Qua)it a moi , je vous avouerai
franchement que je ne la prendrois pas en paie-
ment. »
Les princes de Conde (1) etde Conti, et M, de
Longueville se rendirent au Palais-Royal , sous
pretexte de tenir conseil. Avant que le premier
sortit de chez lui , il fut averti par madame sa
mere qu'il se passoit des cboses qui pouvoient
faire soupconner qu'on les vouloit arreter. Ma-
dame la princesse ajouta qu'elle connoissoit la
cour par sa propre experience. « Qu'ai-je a
craindre ? lui repondit le prince : le cardinal est
mon ami. — J'en doute, lui dit-elle. ^ — Vous
avez tort, lui repliqua son fils, car je compte
autant sur lui que sur vous. » Madame la prin-
cesse finit son discours en lui ajoutant : « Dieu
veuille que vous ne vous y trompiez pas ! »
La Reine feignit une Incommodite et de-
meura toujours sur son lit, afm qu'on ne remar-
quat point de changement a son visage. Tons
les ennemis du prince se trouverent au palais
avec leurs epees. Ceux qui devoient assister au
conseil s'y rendirent a I'beure qui leur avoit ete
donnee , qui etoit celle dans laquelle la chose de-
voit etre executee. La Reine ayant dit que Ton
passat dans la galerie , afin qu'elle se piit lever,
M. le prince s'avanca, et peu apres lui I'abbe de
La Riviere.
Comme nous etions entres, M. d'Avaux et
moi, avant M. le chancelier, nous fumes sur-
pris de n'y point trouver le cardinal. Mais, fai-
saut reflexion qu'on y pouvoit passer de son ap-
partement, nous jugeames qu'il I'auroit fait.
Ce fut la que ce saint ministre declara a La Ri-
(1) L'anestation des princes cut lieu Ic ISjanvior 1650.
viere ce qui avoit ete resolu. Gelui-ci lui repon-
dit: « Vous ra'en avez fait un secret, je suis
perdu avec mon raaitre. » Le cardinal le vou-
lut rassurer ; mais revenement fit connoitre que
I'abbe de La Riviere connoissoit a fond I'esprit
de M. le due d'Orleans , et que la cour I'avoit
voulu perdre. «
Nous avions commence une conversation,
M. d'Avaux et moi. INous nous mimes sous la
cheminee pour la finir. Le chancelier s'eu
approcha, et messieurs les princes. Celui de
Conde dit a ce magistrat : ■< II se passe une af-
faire qui interesse les rentiers, et qui me paroit
d'une assez grande consequence pour I'examiner
avec plus de loisir qu'on ne le fait, car elle
pourroit avoir des suites facheuses. » Le chan-
celier, voulant justifier la conduite du conseil,
M. le prince lui repondit , en temoignant la de-
sapprouver : ■< Cette affaire merite bien d'etre
examinee a tete reposee : mais, quoi qu'il en
puisse arriver, je n'en serai pas plus blame , et
peut-etre encore moins que ceux qui s'en me-
lent. »
Pendant que ce prince parloit au chance-
lier, Guitaut , capitaine des gardes de la Reine ,
accompagne de Comminge et de quelques offi-
ciers de sa compagnie , entra dans la galerie , et
le prince de Conde, qui s'y promenoit, s'etant
avance vers lui , fut fort surpris quand il lui dit
qu'il avoit ordre de I'arreter, avec M. le prince
de Conti et M, de Longueville. Celui de Conde
revint oil nous etions, pour dire aux autres
qu'ils etoient prisonniers de la part du Roi, et
que M. Guitaut avoir ordre de s'assurer de leurs
personnes. Le chancelier, surpris de ce discours,
et qui n'avoit aucune part a la resolution ((ui
avoit ete prise, lui dit que c'etoit une plaisan-
terie que Guitaut faisoit; et sur cela le prince
lui repondit: « Allez done trouver la Reine,
pour I'avertlr de la plaisanterie qui se fait. Pour
moi , je tiens pour une chose tres-siire que je
suis arrete. » Alors Guitaut s'avanca pour faire
descendre M. le prince dans le jardiu. II y avoit
un carrosse pret a la porte. Le prince me dit ,
avec beaucoup de boiiteet de fierte tout ensem-
ble :« Monsieur, comme j'ai souvent recu des
marques de votre amitie et de votre generosite,
je me promets que vous direz un jour au Roi les
services que je lui ai rendus. » Le prince de
Conti m'embrassa, et me dit adieu. Jamais per-
sonne, de quelque naissance qu'elle ait ete, n'a
recu un revers de fortune avec moins d'etonne-
ment que ces princes. M. de Longueville ayant
dit (ju'il falloit songcr a sesauver, M. le prince
repondit : " II n'y a point d'avenues qui ne
soient gardees, >■ Et celui de Conti ajouta :
DEUXIEME PARTIE
« Dieu ra'a exauce, car j'ai souvent souhaite ,
s'il vous arrivoit quelque disgrace, de la par-
tager avec vous. » Guitaut les pressa de mar-
cher, lis n'y temoignereiit aucune repugnance ;
et comrae ils descendoient dans le jardin , la
Reine , M. le due d'Orleans et le cardinal vin-
rent dans la galerie. Celui-ci voulutexposer les
raisous que Sa Majeste avoit cues d'en user de
cette maniere ; et , temoignant ouvertement la
joie qu'il resseutoit de celle que le peuple feroit
paroltre, il me demanda ceque j'en pensois. Ma
reponse fut que je n'avois pas accoutume de
blamer ce que les maitres faisoient ; que la joie
publique ne venant que de la haine qu'on avoit
coucue coutre le prince , parce qu'on le croyoit
ami de Son Eminence, dans huit jours on plain-
droit son malheur, et que dans quinze le monde
le regretteroit , et ne s'entretiendroit que des
grandes actions qu'il avoit faites pour le ser-
vice du Roi. Le cardinal, pique de ce que je
n'etois pas de son avis, me dit : « Le prince ne
vous aimoit pas. — J'en convieus, lui repon-
dis-je, et je vous en avois Tobligation; mais nos
querelles n'etant marquees qu'avec de la craie ,
nous avons passe par dessus une eponge mouil-
lee. Ainsi elles sont oubliees et effacees. » Le
cardinal fut fache de ce que je n'avois pas pris
feu a sou discours , et m'ajouta : « Le prince ne
vous estimoit pas. » Alors je fus oblige de lui
repondre que j'avois sujet d'etre persuade du
contraire, non-seuleraent parce que la conduite
qu'il avoit teuue a raon egard dans le moment
de sa disgrace m'en donnoit des assurances ,
mais parce que d'ailleurs , en examinant ma ma-
niere d'agir, je la trouvois si pure , que je ne
pouvois avoir perdu I'estime de ceux qui fai-
soient profession d'honneur et de vertu. Le pre-
mier ministre, pour metlre fin a la conversa-
tion, me dit : « La Reine veut que ce soit vous
qui alliez trouver madame la princesse, pour
lui faire savoir oe que Sa Majeste a ordonne , et
qu'on n'a rien fait que pour I'avantage des prin-
ces et de leurs niaisons. Car il est bien plus a
propos que des nouvelles de cette nature nous
soient annoncees par des amis que par des en-
nemis , quand ce ne seroit que parce que ceux-
la font des rapports fideles , et que ceux-ci y
peuvent ajouter ou diminuer : ce qui cause sou-
vent beaucoup de mal. » J'executai I'ordre qui
me fut doune, et j'allai a I'hotel de Conde, ou
j'attendis assez long-temps madame la princesse,
qui etoit sortie , et qui n'apprit pas de raoi cette
nouvelle desagreable, maisde madame de Lon-
gueville , qui lui dit un mot a I'oreille avant
que j'eusse commence a lui parler. Elle en pa-
rut troublee; mais la presence et la force de son
[1650] ,25
esprit firent qu'elle ne dit rien qui ne put etre
rapporte.
Madame de Longueville sortit de Paris et se
determina d'aller en Normandie. Elle fut cause
en partie que le Roi fit le voyage de Rouen, d'ou
il envoya sommer les villes de Dieppe et de
Caen , qui se rendirent. Cette princesse , apres
s'etre tenue un temps considerable cachee en
differens endroits du royaume , alia a Stenay,
d'ou elle fit la guerre , sous le pretexte de I'injuste
detention de messieurs ses freres et de monsieur
son mari. Le Roi , ayaut fait quelque sejour a
Rouen , revint a Paris , d'ou il partit pour aller
en Rourgogne. M. de Veudome , qui avoit le
gouvernement de cette province , assiegea la
ville de Bellegarde, qui capitula , et suivit
I'exemple du chateau de Dijon et des autres
places qui en avoient fait de merae. La pro-
vince de Rourgogne etaut calmee , Sa Majeste
revint a Paris, d'ou elle alia en Guienne , sur
la nouvelle qu'elle recut que Bordeaux s'etoit
declare pour les princes, apres avoir donne re-
traite a madame la princesse et a madame de
Longueville. Le Pioi se determina a en faire le
siege ; et , pour oter tout sujet de mefiance aux
babitans , il en retira le gouvernement des
mains de M. d'Epernon, dont la maisou , de
meme que le Chateau-Trompette , avoit ete
rasee par le peuple , ([ui avoit depute en Espa-
gne et en Angleterre pour avoir du secours.
M. de Bouillon, s'etant enferme dans cette ville
avec les princesses du sang qui y etoient , prit
les armes contre le Roi , aussi bien que le vi-
corate de Turenne son frere, qui passa dans le
service d'Espagne, Le commandement de I'ar-
mee de terre fut donne au marechal de La Meil-
leraye. Celle de mer fut donnee a Du Dognon.
Apres quelques jours de siege , Bordeaux capi-
tula et ouvrit ses portes au Roi , auquel le
parlement de Paris avoit envoye quelques-uns
de son corps qui favorisoient en tout ceux de
Bordeaux.
Sa Majeste se rendit en Guienne par le che-
min ordinaire. Je la suivis , aussi bien que Ser-
vien qui , pretendant etre loge avant les secre-
taires d'Etat , se servit du cardinal pour en
faire donner I'ordre aux marechaux de logis.
Cela lui reussit a Angouleme : et comme e'e-
toit une chose inouie, on la tint fort secrete.
La cour en etant partie pour aller a Aubeterre,
ce fut la que la dispute commenca tout de
bon, et qu'une affaire de tres-petite consequence
donna lieu a une querelle a laquelle Servien ne
s'etoit point attendu. Le bruit fut excite par
mes gens , qui me rapporterent I'ordre donne
aux marechaux de logis , et je me trouvai
120
»i !:r.;o:r.r.s m: cov.Tr. \-.r. bi'.ikwf. ,
oblige d'eu faire mes plaintes a la Ueine , a !a-
queUe ( je ue puis m'cmpecher de Tavoner ) je
parlai avec plus de chaieur que je ne devois.
Mais on ne garde pas toujours les regies de la
bienseance quand on est veritablement offense.
Je dis done a Sa Majeste que je n'aurois jamais
cru qu'elle eut voulu m'oter Thonneur. « Com-
ment , me dit cette princesse , cela pourroit-il
6tre arrive? Je n'en eus jamais la pensee. —
Cela est arrive en commandant , lui ajoutai-je,
que M. Servien fut loge avaut moi , lequel a
si bieu reconnu mon droit , qu'ayant souvent
loge ensemble, il a souffert que mon nom fiit
ecrit avant le sien; et sans que j'aie ete en-
tendu , ni messieurs les secretaires d'Etat, nous
apprenons , Madame, qu'il a obtenu un juge-
ment en sa faveur. » La Reine me dit ce qu'on
lui avoit expose pour I'engager a donner gain
de cause a Servien , et ajouta qu'il etoit mi-
iiistre. Je lui repondis, avec un peu trop de
chaieur, que je n'en connoissois qu'aCharenton
et aux Mathurins. Cela deplut a Sa Majeste;
raais elle n'en fit rien paroitre alors , compa-
tissant peut-etre a ma peine. J'obtins meme
de sa bonte que nos raisons seroient ecoutees ,
et qu'elle nous feroit droit. Le lendemain ma-
tin j'allai chez le cardinal pour lui faire mes
plaintes de ce qu'il avoit pris le parti de M. Ser-
vien contre moi, II fit ce qu'il put pour me
lasser , et pour faire en sorte que mon impa-
tience me fit retirer ; mais j'etois resolu de lui
parler : de maniere que , voyant que son arti-
fice lui etoit inutile , il ne put se defendre de
me voir. Je lui remontrai mon droit et le sujet
de mes plaintes , et , voyant qu'il ne me repon-
doit rien: « M. Servien, lui dis-je, a voulu
m'attaquer , mais je me defendrai , puisqu'on
ne me rend pas justice. » Le cardinal prit oc-
casion de me repondre : « II s'en tirera bien; et
s'il n'etoit pas assez fort, je lui servirois de
second. » Alors, sans m'etonner , je lui repon-
dis : « Monsieur , avec la qualite dont vous etes
revetu et celle que vous avez en France , vous
ne devriez point me tenir un tel langage. Mais
ce que Votre Eminence me dit ne m'empechera
point d'aller mon chemin , et nous verrons ce
qui en arrlvera. •' Je me rotirai ; et le jour que
le Roi alia coucher a Coutras je fus remis en
possession de mon droit , celui de Servien de-
meurant pourtant en son entier; c'est-a-dire que
la liberte lui fut laissee de contester au fond.
La cour se rendit de Coutras a Libourne, oil les
deputes du parlementde Paris eureut audience.
Les sceaux qu"on avoit otes au chancel ier
furent donnes a M. de Chciteauneuf , qui resta
a Paris avec M. Lc Tellier , pour voir ce qui
s'y passeroit et pour contenir M. le due d'Oi -
leans , c'est-a-dire pour prendre garde qu'il ne
se laissat surprendre ni par les factieux du
parlement , ni par les amis du princes , ni par
ceux du coadjuteur ; car , quoiqu'il eut peu d'a-
mitie pour eux , on s'apercut qu'il avoit aussi
de la haine et du mepris pour le gouvernement.
M. Le Tellier remarquoit que , lorsqu'il parloit le
premier a Monsieur, il avoit assez sujet d'etie
content de ses raisons; mais qu'il paroissoit tout
autre, aussitot que le garde-des-sceaux ou
quelque autre I'avoit entretenu.
Notre retour a Paris fut precipite , sur une
terreur panique que le cardinal ne sut dissimu-
ler etant a Bordeaux , et par I'envie qu'il avoit
d'empecher que M. le due d'Orleans ne se fit
chef de parti dans les provinces qui sont au-dela
de la Loire. Je n'eus aucune part a I'accommo-
dement de Bordeaux parce que je n'etois pas
dans les bonnes graces du cardinal qui ne pre-
noit conseil que de Servien , et aussi parce que
je tombai malade a Bourg. Je me trouvai hors
d'etat d'entendre parler d'affaires , et j'etois
meme si foible, quand le Roi en partit pour Bor-
deaux , que je ne pus le suivre. Je recus pen-
dant ma maladie tant de marques des bontes de
Leurs Majestes , que je me crois oblige de n'en
rien dire par modestie. La Reine m'ayant com-
raande de me rendre aupres d'elle aussitot que
ma sante pourroit me le permettre , je m'em-
barquai a Blaye, ou j'etois alle pour changer
d'air ; et je ne fus pas plus tot arrive a Bor-
deaux , que j'appris que les synodes de la haute
Guienne et du haut Languedoc s'etoient assem-
bles, quoiquecela leur fiitdefendupar les edits,
et qu'ils avoient eu meme la temerite de depu-
ter au Roi. Je fus d'avis qu'on ne recut point
leurs deputes ; mais Servien , ayant soutenu
I'afflrmative au contraire , obtint qu'ils auroieut
audience. Je fis ce que je pus pour I'empecher ;
et comme le droit etoit en cela de mon cote,
on me dit pour raison que si le Roi n'entendoit
pas ces deputes , cela produiroit un mauvais ef-
fet, et seroit mal reeu non-seulement par ceux
qui les avoient deputes, mais generalement par
tons les religionnaires; que, dans I'etat present
des affaires, il n'etoit pas du service du Roi de
les aliener, et qu'il y avoit meme un tempera-
ment a prendre avec eux , dont ils ne parois-
soient pas bien eloignes : c'etoit de se servir de
ces termes, ceux qui nous ont etc deputes,
sans nommer les synodes de Guienne et de Lan-
guedoc assembles. Je repondis que c'etoit sau-
ver en quelque facon les apparences ; mais qu'il
falloit pourtant vS'assuror d'eux , et prendre
garde de les faire taire s'ils venoient a manquer
a ee qu'ils avoient promis. Cela fut aiiisi ac-
corde , a ee qu'on nous rapporta , niais ne fut
pas execute de meme ; car le Roi eut le deplai-
sir de voir qu'un de ses sujets lui manqua de
respect.
La cour se disposa a revenir a Paris, ou les
amis des princes avoient tellement iiagnel'es-
prit de M. le due d'Orleans , qu'ii deraanda
que la garde lui en fut donnee. La cour en vit
les consequences , et ceci donna matiere a plu-
sieurs affaires. La Reine tomba malade sur la
route , et fut obligee de sejourner a Amboise ,
oil elle eut des accidens qui firent craindre pour
elle a ses serviteurs, et ([ue le Roi ne tombat
sous laconduite de monsieur son oncle. lis tin-
rent entre eux des conseils pour contribuer a la
liberie des princes si ce malheur arrivoit :
voyant bien que pour affermir I'autorite royale
il falloit qu'il y eut deux partis dans la cour,
puisqu'il y en avoit un de forme dont tout etoit
a craindre ; que plusieurs officiers s'etoient don-
nes a M. le due d'Orleans; que des esprits fac-
tieux recherchoient sa protection , et que tous
concouroient a le rendre puissant et a reduire
la Reine a abandonner les affaires. La sante de
cette princesse s'etant un peu retablie, Sa Ma-
jeste partit d'Araboise , et resolut, pour se forti-
fier, de faire quelque sejour a Fontainebleau.
M. Le Tellier vint au devant de la cour, et ne
manqua pas de confirmer ce qu'il avoit mande
qu'il ne seroit point difficile de gouverner M. le
due d'Orleans, pourvu qu'il n'y eut personne
aupres de lui qui put prendre sur son esprit un
ascendant pareil a celui que le garde-des-sceaux
savoit prendre. Celui-ci ne disoit rien contre
M. Le Tellier, et le prenoit a temoin comment
il lui avoit offert de faire arreter M. de Beau-
fort. M. Le Tellier convenoit de I'offre , mais il
doutoit qu'il en fut jamais venu a I'execution ,
et croyoit en avoir des preuves bien sures.
Monsieur, ayant de la repugnance pour venir a
Fontainebleau , faisoit bien connoitre que sa
conscience lui reprochoit beaucoup de cboses ;
et il n'y avoit rien de plus sur qu'il prenoit des
liaisons avec les rrondeurs,et des mesures pour
eloigner des affaires le cardinal. Celui-ci, ne
songeant qu'a se maintenir, disposa la Reine ,
pendant qu'elle etoit a Bourg , a voir madame
la princesse et madame de Longueville, non pas
dans I'intention de leur faire des honnetetes ,
mais pour gagner M. de Bouillon ; et cela donna
lieu a beaucoup de gens de croire que ce fut la
qu'ils commencerent a jeter les fondemens de
cette amitie qui adure jusqu'a la mort de ce due,
qui ne put pas retirer sitot du service espagnol
M. de Turenne , son frere, quelque envie qu'eiit
)F,i'xiF.MF. pahtik. [10.51] 127
e dernier de s'accommoder et de suivre ses con-
seils. Madame de Longueville s'en alia de Bor-
deaux a Stenay, et fit au contraire tous ses el-
forts pour engager M. de Turenne a rester dans
le parti d'Espagne, se promettant de cette cou-
ronne une entiere protection pour messieurs ses
freres. Le cardinal , ne se croyant point en sii-
rete a Paris , dit que les affaires du Roi I'appe-
loient en Champagne. II y alia , et, ayant ga-
gne sur lui de faire de la depeuse , il causa la
prise de Rethel. M. de Turenne , qui craignit
que, s'il ne s'avancoit pour secourir cette place ,
on ne lui en imputat la perte, se mit en chemin
pour la secourir ; mais il fut attaque et defait
par le mareschal Du Plessis-Praslin (l), qui
avoit eu le commandement de I'armee destinee
pour la conservation des frontieres. Cette vie-
toire enflant le coeur du cardinal , il demanda
qu'on fit marechaux de France ceux qui avoient
commande sous M. Du Plessis ; et , pour faire sa
cour a M. le due d'Orleans, il fut d'advis que
d'Etampes fut du nombre. Grancey, qui crut
I'avoir aussi bien merite que ceux-la , demanda
la meme grace en menacaut , et I'obtint a cause
du peu de vigueur du gouvernement. Comme il
commandoit dans Gravelines , il se mit en che-
min pour y aller, et dit tout haut qu'il feroit
ce qu'il jugeroit a propos s'il n'etoit fait mare-
chal. Ou le fit revenir en lui accordant sa de-
mande.
[iG51] La maladie de la Reine continuoit ,
et M. le due d'Orleans, qui lui rendoit tous les
jours visite quand elle etoit dans son redouble-
ment , ne lui parloit d'ordinaire que de choses
desagreables. Le cardinal , croyant avoir beau-
coup fait pour I'Etat, s'attribuoit la gloire d'a-
voir vaincu une armee qu'il n'avoit jamais vue ,
et, sous ce pretexte , ses amis avoient ete ele-
ves a la premiere dignite de I'Etat. Son Emi-
nence se reconcilia avec Monsieur par le moyen
du mareehal d'Etampes, et cela le determina
de revenir a Paris ; mais parce qu'il craignoit
le peuple , on fit si bien que le Roi alia a sa ren-
contre : et la presence de Sa Majeste le mettant
en siirete , il reparut en public et reprit le ma-
niement des affaires qu'il n'avoit point aban-
donnees , tout eloigne de la cour qu'il etoit ; car
il ne s'y faisoit rien sans la participation de Son
Eminence. Cependant le cardinal y recut deux
mortifications. Le parlement ne cessoit de faire
des remontrances contre lui , meme en sa pre-
sence , et de le marquer comme I'auteur des
troubles de I'Etat. Les Frondeurs faisoient de
continuelles instances afin que les princes qui
(1) Cette bataillefut livr^e lelad^cemLre 1650. (A.E.)
128
MF.MOIRES DU COMTE DE BRIENNE
etoient a Vincennes fussent amenes a la Bastille,
et qii'on leur en confiat la garde , disant ouver-
tement que le cardinal se rendoit le maitre de
leur destinee , et que, venant a former un parti
avee eux , le leur s'affoibliroit de beaucoup.
La raort de madame la princesse douairiere
augmenta les esperanees des ennemis de ses en-
fans , et ceux-ci craignoient avec raison que la
cour ne les livrat a la fin a ceux qui etoient con-
tre leurs interets. II etoit assez extraordinaire
de voir que les Frondeurs vouloient paroitre les
defenseurs des princes quand ils croyoient of-
fenser le cardinal , ne pouvant cacher la haine
qu'ils avoient pour lui. Un jour je demandai a
Son Eminence si elle ne se lassoit point de voir
decrier sa conduite , et s'il ne vaudroit pas raieux
se raccommoder avec les princes que de souf-
frir tant d'outragcs de leurs ennemis communs.
Le cardinal me repondit : » Si dans deux jours
precis les Frondeurs n'en passent par ce que Ton
souhaite , je prendrai le parti que vous me pro-
posez. » Je lui repliquai qu'il prit bien garde
qu'il n'en fut plus temps. II obtint de la du-
chesse d'Aiguillon qu'elle conlieroit la citadelle
du Havre au sieur de Bar, en qui il avoit une
entiere confiance , qui gardoit les princes a Vin-
cennes , et qui continua de les garder au Havre.
Cela surprit et les serviteurs et leurs amis.
II y en avoit qui les croyoient perdus sans res-
source , puisqu'on les cbangeoit de prison ; et
un des plus attaches a leur service m"en temoi-
gna son chagrin. Je lui dis qu'il se consolat,
parce que les princes seroient bientot en liberte.
Les raisons que je lui donnai pour le convain-
cre furent que nous en etions soliicites par leurs
ennemis , et que Tinteret du cardinal s'y ren-
contrant, il ne raanqueroit pas de s'y determi-
ner apres en avoir arrete les conditions , et pris
ses precautions avec eux. C'est en quoi les en-
nemis des princes ne purent cacher leur deses-
poir ; car ils craignoient avec raison que , ne
cessant de maltraiter le cardinal et d'offenser
la cour, on ne vint a leur opposer des per-
sonnes capables d'arreter leur insolence et leur
presomption.
Des que les Frondeurs surent que les prison-
niers avoient ete transferes au Havre , ils firent
au cardinal de continuelles remontrances pour
obtenir la liberte des princes , disant pour rai-
son qu'il falloit qu'ils fussent innocens,puisque,
depuis un an qu'on les tenoit en prison , on n'a-
voit point fait leur proces.
Le premier ministre, ne voyant pas de pou-
voir se soutenir plus long-temps par I'autorite
(le la Reine qu'il avoit affoiblie pendant son mi-
uislere, resolut de sorlir du royaume apres avoir
obtenu les ordres necessaires pour mettre \es
princes en liberte. II prit meme la resolution de
se rendreaupresd'eux etde voir s'il pourroit Ics
disposer a entreprendre sa defense et de le pro-
teger. II tint ceci fort secret ; mais le jour etaut
arrive qu'il avoit fait dessein de se sauverdans
lanuit, il s'en ouvrit a quelques-uns et m'en
parla en presence de la Reine, ajoutant que, dans
les occasions ou je voudrois etre conseille pour
le service de Sa Majeste, il me manderoit since-
rement ses sentimeus. II voulutqueje lui disse
quels etoient les miens sur ce qu'il alloit execu-
ter, ra'ayant auparavant declare qu'il n'en avoit
point d'autres que de faire connoitre au public
que ce n'etoit pas a lui qu'on en vouloit, mais a
i'autorite royale , etant assure que les esprits
mal intentionnesne s'erapecheroient pas de faire
des choses qui ne pourroient etre tolerees dans
une monarchic. Je le louai en le remerciant des
honnetetes qu'il m'avoit faites; mais pour cela
Son Eminence ne voulut pas etre de mes amis ,
ni que je fusse son serviteur. II ne put dissimu-
ler la haine qu'il portoit a la marquise de Gama-
ches, ma fille ; car il me dit : « Eile s'est bien de-
chainee contre moi dans le carosse de made-
moiselle d'Orieans. » Je I'assurai que cela n'e-
toit pas veritable , et que ma fille et M. de Ga-
maches etoient trop serviteurs de Son Eminence
pour cela. Mais il me repliqua que Je me trom-
pois si j'etois dans cette opinion. Je lui repondis
alorsque jeneme trompois point; mais que, s'ils
s'etoient oublies en quelque facon a I'egard de
Son Eminence , ils en etoient excusables en ce
qu'ils avoient ete tres-maltraites. Le feu lui
monta pour lors au visage , et la colere lui otant
la i-aison , il me dit : « Vous montrez bien que
vous etes mauvais courtisan ; je veux que vous
sachlez que je vous considere moinsque la terre
sur laquelle je marche. — Vousdevriez, Mon-
sieur, repondis-je, etre persuade de ma pro-
bite, et ne point ignorer que vous ne parlez
pas a un faquin. Mais , apres vous etre emporte
comme vous avez fait , je suisbien aise que vous
sachiez que , sans le respect que j'ai pour la
Reine, vous ne sortiriez pas de la ville aussi fa-
ciiement que vous y etes entre.» Cependant ,
pour ne point faire de peine a Sa Majeste , jo
sortis de son oratoire, et j'attendis dans la cham-
bre pour voir si elle n'avoit rien a me com-
mander.
J'appris que le cardinal, etant en particulier
avec Sa Majeste , lui avoit temoigne son chagrin
de ce qu'elle ne m'avoit pas gronde de la bonne
sorte, et que la Reine lui avoit dit : « Vous avez
voulu pousser a bout un gentilhomme dont les
actions ont du vous faire connoitre qu'il n'etoit
DEIIXIEMK PAllTIE. [Uiolj
pas d'humeur a se laisser insulter impunement,
et qui d'ailleurs ne vous a rien dit dont vous
puissiez vous offenser. »
Sod Eminence , voulant apres cela se raccom-
moder avec raoi , m'envoya M. Le Tellier pour
me prier d'aller dans sa charabre. Je dis a M. Le
Tellier que je n'y avois point de repugnance,
mais que j'etois bien aise de savoir auparavant
de quelle maniere I'Eminence me parleroit;
« car, ajoutai-je , si c'est avec la merae hauteur
qu'elle I'a deja fait, je ne pourrai me contenir.
Je vous prie done de ne me point engager a
faire ce que je veux eviter. » M. Le Tellier me
repondit du cardinal , et me conduisit dans sou
appartement , d'ou je revins sans avoir aucun
sujet de me plaindre. Je me retirai ensuite chez
moi, et j'y apprisque ce premier ministre, etaut
peu accompagne et ayant trouve a sa rencontre
ses meilleurs amis, avoit pris le leudemaia
le chemiu de Normandie , dans I'intention de
trailer avec les princes et de se servir des ©r-
dres qu'il avoit obtenus , ou de les bruler s'ils
etoient inutiles. Ces ordres etoient adresses a de
Bar, pour executer de point en point ce qu'il lui
ordonneroit. Les personnes qui furent temoins
de ce qui se passa au Havre ont declare que le
cardinal y parut plus humilie que ceux qu'il pre-
tendoit n'en pouvoir sortir que par son consen-
tement. Apres quelques conferences , dans les-
quelles les princes ne lui promirent ni protec-
tion ni assistance, ils furent mis en liberie (1).
Son Eminence passa la riviere de Sorame , et se
retira dans le pays de I'eveque de Liege dont il
etoit assure.
Les princes, etant arrives a Paris , saluerent
Sa Majeste; mais , craignant tout de la cour, ils
s'attachereut a M. le due d'Orleans pour s'en
raettre a couvert , en cas qu'ils pussent parvenir
a avoir part aux conseils de Son Altesse Royale,
qu'ils se promettoieut de mettre si fortement dans
ieurs interets , qu'ils ne paroitrolent point divi-
ses. Les affaires se conduisirent pour lors avec
beaucoup de foiblesse. La Reine ne faisoit rien
que Monsieur n'en fut averti , qui, persuade
qu'elle avoit promis au cardinal de le considerer
toujours , et de faire prendre au Roi ces memes
sentimens , pour Ten empecher, proposa a la
Reine de faire garder les portes par la bourgeoi-
sie. Sa Majeste y consentit, et Monsieur, pour
s'assurer plulot par sesyeux qu'en se rapportant
a la fidelite des bourgeois, envoyoit souvent
voir ce que faisoient Leurs Majestes. II faisoit
cependant faire des rondes par la cavalerie, et
tenoit comme en esclavage ceux a qui il devoit
(1) Ils sorlirent du Havre le 13 f^vrier 1631.
111. C. D. M., T. III.
(A. E.
129
la fidelite et I'obeissance. On soupconna , mais h
mon sens , mal a propos , le marechal de Ville-
roy d'etre I'auteur des mauvais conseils que pre-
noit Monsieur. II est bien certain que le cardi-
nal avoit voulu engager la Reine a sortir de Pa-
ris , et que le mepris qu'y recevoit son autorite
lui en avoit fait prendre I'envie; mais mettant
d'un cote sa reputation en balance avec le ser-
vice du Roi , et de I'autre ce qui pouvoit satis-
faire une princesse aussi courageuse et aussi bar*
die qu'elle etoit : "II vaut mieux, me dit-elle ,
souffrir, que de rien hasarder mal a propos et
se deshonorer. — Madame, lui repondis-je , la
resolution que vous prenez est digne de votre
courage et de votre vertu. Pour faire counoitre
a Votre Majeste quelle en est la grandeur, je
vais lui faire voir la facilite qu'il y auroit a la
faire sortir de Paris avec le Roi ; mais apres
cela, je ne puis prevoirce qu'elle aura intention
de faire , car il n'y auroit rien de plus aise que
de couteuter votre passion , si elle n' etoit pas
soumise a la raison. »
Chateauneuf paroissoit si fort attache aux in-
terets de Monsieur, que la Reine ne pouvoit pren-
dre confiauce en lui. Sa Majeste lui ota les sceaux
pour en honorer le premier president Mole; mais
Monsieur s'en etant plaint, elle ies ota encore k
celui-ci et les renditau chancelier.Le parlement
ne raanquoit pas de s'assembler tons les jours.
M. le due d'Orleans et les princes s'y trouvoient.
J'y avois ete prendre aussi ma place, pour dire
a la corapagnie (si je m'en souviens , avant que
le cardinal eiit pris la resolution de se retirer
dans les pays etrangers) qu'il etoit de la pru-
dence de conseiller a Monsieur d'aller trouver
la Reine, avant que la compagnie deliberat de
faire des remontrances au Roi pour eloigner le
cardinal de son service , et de I'assurer que Sa
Majeste etoit tout-a-fait disposee a se leunir a
lui, de I'ecouter et de prendre ses conseils.
Comme done j'eus ordre de me trouver dans
toutes ces assemblees , on mit un matin en de-
liberation que le Roi seroit supplie d'eloigner
Mazarin de son service, avec Servien, Le Tellier
et Lyonne. Les gens du parquet en requirent la
compagnie. Les plus moderes crurent qu'il fal-
loit suivre cet avis ; mais les autres furent d'un
avis plus rigoureux. Quand mon tour vint d'o-
piner , je dis que je prenois le plus modere ,
non que je le crusse juste, mais parce que je
m'y trouvois oblige, y ayant peu d'apparence
que ceux qui avolent deja ouvert leur avis en
changeassent , et que je me croyois oblige de
dire que la nouvelle jurisprudence qui s'etablis-
soit me surprenoit. "Est-ce , ajoutai-je, un crime
d'etre mal avec les grands ? Je ne desavoue point
0
130
MEMOIRES Dt) COMTE DE BRIENNE ,
que ce ne soit un malheur; mais on ne chatie
jamais un homme pour etre tombe en disgrace,
quand on ne I'accuse d'aucun crime. » 11 y eut
enfin un arret qui ordonna que le Roi seroit
supplie d'eioigner le cardinal, Servien et Le
Tellier, et la Reine de se defaire de Lyonne. La
compagnie etant levee , je me rendis au Palais-
Royal, ou je trouvai Servien qui, sachant deja
ce qui avoit ete resolu au parlement , me vou-
lut remercier de la raaniere dont j'avois opine.
Je coupai court a son compliment , et lui fis en-
tendre queje le recevrois si je I'avois eu en vue
en opinant ; mais que, n'ayant pense qu a la jus-
tice et au service du Roi , j'avois la recompense
que j'eu devois esperer, par le seul plaisir d'avoir
rempli mon devoir. Le Tellier se retira et me
pria de me charger de son departemeut , lais-
sant Le Roi , qui etoit son premier commis , et
quelquesautres, pour travail ler sous moi, comme
ils avoient deja fait aux voyages de Norraandie,
de Bourgogne et de Guienne. Quelques jours
avant que Lyonne eut ete oblige de se retirer ,
il Kie demanda si je serois bien aise que la Reine
me fit une priere pour quelques interets qui re-
gardoient le cardinal. A quoi je repondis que
Sa Majeste etoit en droit de me commander ;
quMl ne falloit point s'adresser a elle , si la chose
que Ton souhaitoit de moi etoit juste, parce que
le procede peu obligeant du cardinal a mon egard
ne m'erapecheroit pas de faire ce qui etoit de
mon devoir ; mais que , suppose que ce ne fut
qu'une simple grace dontje fusse le maitre, je
m'y porterois d'autant plus volontiers, que je fe-
rois connoitre par la au cardinal que j'avois ou-
blie tout ce qui s'etoit passe entre nous. II s'agis-
soit d'une ordonnance a la dechai-ge du tresorier
de la marine, pour lui remettre une somme de
trente mille ecus qui avoient ete adjuges au Roi ,
qui jusqu'alors avoit voulu qu'iien eiit la disposi-
tion. Je promis ce que Ton souhaitoit de moi, et je
signal le meme jour cette ordonnance. Cela m'at-
tira une lettre fort civile de Son Eminence ,
qui, pour me remereier, se servit presque des
termes qu'employa la reine de Saba pour flatter
Salomon. Je repondis a cette lettre comme je
devois. La majoriteduRoi s'approchant, on vit
bien que Monsieur se seroit volontiers soumis a
la Reine pour rentrer dans ses bonnes graces,
sans une chose qui Ten empechoit : c etoit la
eraintequ'il avoit d'etre arrete eu venant trou-
ver Sa Majeste; car la bourgeoisie, dont il se
(i) Avant (Ic se rendioen (iuienne, il y eut a Clian-
tilly un grand consoil, minposJ^ des princes <lc Condd,
(les dues lie Nernours et de La Rochefoucauld , de Viole,
Lend, etc., dans le(iuol le parli des princes se decida a
faisoit fort , n'etoit plus armee. M. le prince fai-
soit aussi des avances pour le meme sujet ; mais
c'etoit seuiement a dessein d'amuser la cour, et
de donner le temps a ses troupes de passer dans
le service d'Espagne, qu'il vouloit embrasser.
Monsieur, sans peut-etre savoir ses intentions ,
les favorisoit, erapechant qu'on ne fit separer
les troupes , en leur ordonnant de servir dans
differentes armees. Je conseillai a la Reine de
s'en assurer, et de les faire tailler en pieces si
elles faisoient mine de desobeir. L'ordre en fut
donne au marechal d'Aumont, qui commaudoit
I'armee , et au marquis de Castelnau , qui ser-
voit sous lui en quallte de lieutenant-general.
Je veux croire qu'ils firent leur devoir; mais les
soldats, ayant pris les devans, entrerent dans
le pays de Liege avant qu'on les eiit joints. Si
Ton se fut presse davantage , on les eiit ou dis-
sipes ou retenus dans le service du Roi. M. le
prince, ne se croyant point trop en surete a la
cour, prit pretexte d'aller prendre possession de
son gouvernement de Guienne (I), s'etant de-
mis de celui de Bourgogne, dont le due d'Eper-
non fut pourvu. Son frere et sa soeur se retire-
rent en Berry sous les memes pretextes. Les ap-
parences sont qu'ils s'etoient assures de Mon-
sieur, qui leur avoit promis de se declarer pour
eux si le cardinal revenoit en France, jugeant
bien qu'il ieroit de son cote tout ce qu'il pourroit
pour cela, et que c'etoit toujours rinclinationet
la volonte de la Reine. Cependant Sa Majeste,
etant pressee par madarae d'Aiguillon qui en
avoit ete recherchee par Monsieur, lui fit ecrire
qu'il eut a se retirer en Italic , parce que son
sejour sur la frontiere donnoit des soupcons a
plusieurs personues. J'en expediai et signai la
depeche : ce qu'il ne m'a jamais voulu pardon •
ner jusqu'a la mort. 11 est bon de remarquer ici
renvoi et la reception de cette depeche , parce
qu'il en sera fait mention ailleurs. Le jour que
le Roi devoit etre declare majeur etant fort pro-
che , les frayeurs de Monsieur augmenterent de
telle maniere , qu'il ne veuoit plus au Palais-
Royal. II setenoit, sous differens pretextes, hors
de Paris, et alloit souvent a Limours. On nous
commanda, au due de Damville et a moi, d'al-
ler trouver ce prince pour le convier, de la part
de Leurs Majestes, d'assister au lit de justice
auquel le Roi seroit declare majeur. II nous pa-
rut que ce prince y avoit de la repugnance, et
qu'il ne put deguiser le veritable sujet de son
faire alliance avcc I'Espagne ol la guerre au Roi de
France. ( Voyez , a ce sujet, la partie in^dite des Me-
nioircsdc Lenet (page r)27) que nous avons publicV dans
cette s(irie.)
DEUXIEMK PAIITIE. [lG5l]
apprehension ; et sur ce que je iui dis qu'elle
etoit sans fondement, il me repliqua : « J'ai of-
fense la Reine, ayant ete cause que le cardinal
a ete chasse du royaume. Ainsi je ne puis me
fier a elle, ni me trouver en lieu ou je puisse
etre arrete. — Plusieurs , Iui repondis-je , ont
offense Sa Majeste pour avoir contribue a la
meme chose, et cependant aucun d'eux ne fe-
roit difticulte de se fier a sa parole. — Mais,
me dit-il , j'ai encore plus a craindre que les au-
tres , parce que je suis bien plus eleve qu'eux ,
et que j'ai donne plus de chagrin a la Reine. »
Je pris la liberie de Iui parler ainsi : " Dans six
mois que je reviendrai trouver Votre Altesse
Royale pour la convier de revenir a la cour,
vous y aurez encore de la repugnance. Je vous
presseral pour m'eu declarer le sujet, et vous
me direz alors pour raison : « N'ayant pas voulu
)ne trouver au palais quand le Roi a Ote declare
majeur,je I'ai offense, et je crains qu'il n'en ait
du ressentiment. » Ainsi, Monsieur, vousrefuse-
rez toujours de rendre aucun service a Sa Ma-
jeste. II faut done (pardonnez-moi si je parle si
librement) que vousayez une si grande aversion
pour sa personne, qu'elle puisse vous porter a
attenter a sa couronne; et votre crime, si cela
etoit , trouveroit son excuse dans le grand bien
que vous vous en seriez propose — Me
croyez-vous, interrorapit-il, assez mechant pour
avoir une semblablepensee? — Non, Monsieur,
Iui repondis-je ; mais puisque vous la detestez,
pourquol ne voulez-vous point recevoir la re-
compense que vous avez raeritee par tant de
services , et ne pas tenirune conduile qui puisse
clever au trone une de mesdames vos filles? —
L'une est trop vieille , me repliqua-t-il , et I'au-
tre trop jeune, ainsi je ne ra'en flatte pas ; car
quand meme la seconde seroit en age d'etre
mariee, on se moqueroit encore de raoi. — Vous
ne perdrez rien , Iui dis-je , en satisfaisant a vo-
tre devoir, et vous meriterez I'approbation des
gens de bien. Vous aurez la satisfaction de voir
qu'ils vous plaindront tons. » Quoique ce prince
ne voulut point me declarer s'il viendroit a Pa-
ris ou non , je jugeai qu'il n'y manqueroit pas ,
mais qu'il y arriveroit tai'd , qu'il se rendroit le
lendemain au Palais , et qu'il se relireroit en-
suite a Liraours, aussitot que la ceremonie de la
majorite seroit finie; ce qui fut ainsi execute.
Le Roi n'eut pas plus tot ete declare majeur,
qu'il 6ta les sceaux au chancelier pour les don-
ner au premier president Mole. II etablit Cha-
teauneuf chef de sonconseil, et partit ensuite
pour Fontaincbleau, ou il fit quelque sejour. Je
m'y rendis deux jours apres Sa Majeste. Je trou-
vaj qu'on Iui avoit fait prendre la resolution
131
d'aller a Bourges : ce que j'appris par un de
ceux qui eurent part au couseil, etqui me de-
manda en presence de la Reine si je ne I'approu-
vois pas. Ma reponse fut que, pour etre d'un tel
avis, il falloit etre assure que M. le prince de
Conti n'y eut point fait entrer de soldats; qu'il
n'etoit pas le raaitre de la bourgeoisie , et que
s'il y avoit une garnison dans Bourges, le con-
seil qu'on avoit donne au Roi me paroissoit
bien hardi. Je ne m'attendois point a la reponse
qu'il me fit, qu'il y avoit beaucoup de gens qui
ne le vouloient donner qu'a coup sur. Me sen-
tant pique d'un tel discours , je Iui repondis :
« Nous nous connoissons de longue main. Vous
etes brave a Fontaincbleau ; mais je crains fort
que demain , quand nous serous vers la riviere
de Loire, vous n'ayez peur ; et pour lors je se-
rai brave a mon tour. » M. de Chateauneuf, qui
etoit present et qui avoit part a ce conseil , ne
dit rien.
La cour partit de Fontaincbleau le surlende-
main , alia loger a Montargis , et le jour suivant
a Gien , ou la nouvelle s'etant repandue que le
prince de Conti avoit fait entrer dans Bourges
deux ou trois mille hommes de pied et quelque
cavalerie, la meme personne dontj'ai parle,
m'ayant rencontre aupres de la Reine et m'ayant
expose ce qu'elle savoit, me demanda ce que
je croyois qu'il y cut a faire. Je Iui dis d'aller k
Bourges. « Mais quoi! me repliqua-t-elle, les
ennemis en sont les maltres , y ayant fait rece-
voir une forte garnison. » Je ne pus alors m'em-
pecher de Iui repondre en souriant : « Je vous
avois bien dit a Fontaincbleau que vous y etiez
brave , et que j'avois peur ; mais que quand nous
serious sur la Loire je serois brave a mon tour,
et que !a peur passeroit de votre cote. Afin que
vous ne croyiez point que je parle comme un in-
sense, je vous dirai natureliement ce que je
pense : c'est qu'il n'y aura pas plus de honte a
se retirer ou a Nevers ou en Lyonnois , ou bien
en Bourgogne , apres avoir baise le verrou des
portes de Bourges, que d'y aller partant de ce
lieu. II ne nous est plus permis de faire un pas
en arriere : il faut hasarder tout. Qui salt si I'a-
vis qu'on nous a donne est veritable et ce que
Dieu voudra faire pour nous? II pourra bien ar-
river que les habitans de cette ville, etant pi-
ques de ce qu'on s'est mefie d'eux, feront quel-
que mouvement dont nous pourrons profiter. »
Cela Iui redonna du courage; et Chateauneuf,
qui se promettoit beaucoup des habitans, avec
lesquels il avoit toujours conserve quelque in-
telligence , leur ayant meme promis le demolis-
sement de la grosse tour de leur ville s'ils te-
moignoient de la fidelite au Roi , conciut que
9.
132
MKMOIHES nU COMTE DE BRIENAE
Sa Majeste continueroit son voyage et ne feroit
que de tres-petites journees; qu'ainsi on auroit
le temps de deliberer sur ce qu'on auroit a faire.
L'ordre ayant ete donne pour aller a Aubigni ,
Leurs Majestes n'y furent pas sitot arrivees,
qu'un eehevin , depute de la maison de ville de
Bourges , s y rendit pour les assurer de la fide-
lite des habitans, et qu'ils les supplioient de s'a-
vancer, voulant leur remettre leur ville. On
peut juger si cette nouvelle fut bien recue. La
cour continua son chemin , et I'evenenient fit
connoitre que cet eehevin n'avoit rien avance
que de vrai. On eut aussi la nouvelle qu'une
eompagnie de eavalerie, levee sous la commis-
sion du prince de Couli , avoit ete defaite , et
que ce prince, madame de Longueviile, sasoeur,
et ceux qui etoient aupres d'eux, etonnes de
tons les avantages de la cour, se disposoient a
quitter le Berry et a aller a Bordeaux se joindre
au prince de Conde. Les troupes du Roi qui pa-
rurent, servant a augmenter leur peur, ils exe-
cuterent ce qu'ils avoient projete; et leRoi, pour
recompenser la fidelite des habitans de la ville
de Bourges , en fit demolir la tour. Chateauneuf
fut d'avis que la cour allat a Poitiers ; et les ser-
viteurs du Roi , qui etoient restes a Paris , qu'il
ne falloit point s'eloigner de cette capitale,
mais au contraire s'en approcher. J'etois de I'a-
vis de ceux-ci; mais M. de Chateauneuf me fit
changer, en me montrant des lettres qu'il avoit
recues de Poitiers , qui portoient que le prince
de Conde y etoit attendu, et que , s'etant rendu
maitre de cette grande ville , il s'assureroit par-
la des provinces dont elle est la capitale, comme
I'Angoumoiset laSaintonge , et meme laGuien-
ne, dans laquelle il etoit si puissant qu'il parta-
geoit enquelquefaconla monarchic avecle Roi.
Je crus, aussi bien que M. de Chateauneuf,
qu'il falloit prevenir le mal , et que Leurs Ma-
jestes partissent au plus tot de Bourges pour se
rendre promptement a Poitiers. Avant que la
cour se fut mise en chemin , je recus une lettre
du cardinal, bien differente de la premiere qu'il
m'avoit ecrite, et qui etoit la repouse a la
mienne, qui etoit jointe a celle du Roi , et dont
il a ete fait mention. Elle contenoit : qu'il
avoit I'experience que ceux qui eloient en
mauvaise fortune ne conservoient point d'amis;
qu'il etoit surpris que je lui eusse conseille et
raeme present , par une lettre du Roi , d'aller en
Italie, puisqu'il n'avoit pu obtenir les ordres
sans lesquels il n'y seroit pas en surete ni en
etat de servir Sa Majeste. Cette Eminence, se
figurant que je ne parlerois point de cette belle
lettre, et affectantde la rendre publique, en fit
courir des copies par toute la cour, avant qu'elle
m'euteterendue. Jeprismon parti sur-le-charap,
qui futde la porter a la Reine, et de la supplier
de la voir et de me permettre d'y faire reponse.
Sa Majeste s'en defendit assez long-temps ;
mais, etant pressee par mes importunites, elle
la prit et me la rendit le lendemain , en me di-
sant : « II faut excuser le chagrin du pauvre car-
dinal qui souffre. Je vous permets d'y faire re-
ponse, mais je veux qu'elle soit honnete. » Je
me servis de la permission qui m'avoit ete don-
nee, etje ne depassai point les regies de la bien-
seance. Je commencai ma lettre par dire que
le secretaire qui avoit ecrit celle que je venois
de recevoir avoit pris un chiffre pour un autre ;
qu'il n'y avoit point d'honnete homme dans le
royaume qui put croire que, si j'avois promis
mon amitie et mes services a quelqu'un, je
fusse capable de manquer a ma parole, parce
qu'il seroit tombe en disgrace. Que la lettre dont
il se plaignoit m'avoit ete commandee, et que
je n'avois pas oublie de remontrer que les diffi-
cultes qu'on faisoit de lui accorder ce qu'il de-
mandoit etoient une cause legitime de le dispen-
ser de ce qu'on vouloit de lui. Et puis je finis-
sois par les complimens ordinaires.
Le Roi , ayant resolu de s'avancer en Poitou ,
ordonna au comte d'Harcourt , qu'il avoit de-
clare general de ses armees , de le suivre : ce
qu'il fit en s'avancant du cote de La Rochelle ,
et se rendit maitre de la tour. II passa ensuite
en Angouraois , et il vouiut tenter le secours de
Cognac; mais comme il n'etoit point en lieu de
le pouvoir hasarder, Dieu fit une espece de mi-
racle en faveur du Roi ; car les grandes eaux
rorapirent le pont qui donnoit communication
au quartier du prince de Conde , qui fut charge
par le comte d'Harcourt , qui , s'etant prevalu de
I'occasion , s'en rendit le maitre ; et , par le
moyen de quelques bateaux qui lui furent en-
voyes par ceux de la ville de Cognac, il y fit en-
trer le secours. M. le prince , surpris de ce mal-
heur et de la resolution du comte. prit celle de
lever le siege, et M. d'Harcourt celle de le pour-
suivre. 11 defit une partie de ses troupes a Ton-
nay-Charente, et le poussa jusque sur la Dor-
dogne, sur laquelle Son Altesse s'embarqua pour
passer a Bordeaux , d'oii M. le prince se rendit
dans la haute Guienne. Ily vouiut prendre Mi-
radoux , ou les regimens de Champagne et d'Au-
vergne etoient entres, et qui se defendirent si
bien qu'ils donnerent le temps au comte d'Har-
court de s'avancer. M. le prince, craignant d'en
venir aux mains avec lui , prit le parti de se re-
tirer : ce qu'il ne put faire sans avoir une partie
de son armee defaite. Le bon traitement que la
Reine avoit consenti qui fut accorde a ces deux
DBi;ili;ME PARTIE. [l65l]
regimens, sauva la Gulenne ; car, ay<mt eu des
recrues considerables , ils se trouverent par la
en etat de faire cette belle defense ou ils acqui-
renttant d'honneur. C'est ce queje dis dans la
suite au cardinal , quand il nie reprocha d'avoir
mal menage la bourse du Roi. Jl faiit croire
qu'etant averti de la maniere dont les affaires
prosperoient , s'il en eut de la joie , il ue laissa
pas de craindrequ'on ne les otat point des mains
de ceux qui les faisoient si bien reussir : ce qui
lui fit prendre la resolution de revenir a la cour.
D'un autre cote, sou naturel timide lui repre-
sentoittant de perils, qu'etant combattu de deux
passions differentes , il ne savoit quel parti pren-
dre ; mais il paroissoit que , pourvu qu'il fut
mande et qu'on levat des troupes pour sa su-
rete , il ne demandoit pas mieux que de revenir.
II ecrivit meme qu'il avoit une armee qu'il vou-
loit amener au Roi; mais elle etoit reduite a sa
seule maison : et si Sa Majeste n'avoit pas or-
donne au marechal d'Hocquincourt d'en lever
une , de se mettre a la tete et de conduire le
cardinal , il se seroit bien donne de garde de
passer la Meuse. II avoit des amis a Poitiers ;
mais ce n'etoit pas d'eux qu'il etoit si bien servi
que de ses ennemis , qui , pour s'insinuer dans
i'esprit de la Reine , lui proposoient tous les
jours de faire revenir cette Eminence. J'etois le
seul d'un avis contraire, parce queje prevoyois
qu'il ne seroit pas sitot rentre dans le royaume ,
que la ville de Paris et Monsieur se declare-
roient contre le Roi. La Reine ecoutoit les rai-
sons des uns et des autres sans declarer sa vo-
lonte. Je dis un jour a MM. de Chateauneuf et
de Villeroy : <• Si vous croyez qu'il soit hors du
service du Roi que le cardinal revienne , avouez-
le. Rien loin de m'y opposer, je seconderai vos
desseins. Mais si vous en avez d'autres que ceux
que vous faites paroitre, a quoi bon dissimuler ? »
lis se mirent a rire , sans vouloir s'expliquer da-
vantage. Cela m'obligea de leur ajouter : « Vous
en serez siirement les dupes; vos finesses n'em-
pecheront point qu'il ne revienne. La Reine, qui
se fiera a moi , m'en dira le jour et le moment;
et ce sera de ma plume qu'il en recevra I'ordre
du Roi , tandis qu'aucun de vous n'en aura con-
noissance. » Ce que j'a vols predit arriva; car si
la Reine voulut bien me faire part de son secret ,
je puis assurer qu'elle ne s'en est pas repentie.
Pendant le sejour que la cour fit a Poitiers ,
le due de Mercoeur , qui avoit epouse une niece
du cardinal , voulant intimider ceux qu'il savoit
n'etre pas dans ses interets , me dit d'un air un
peu cavalier, que cette Eminence avoit des amis
qui , ayant une bonne epee , tireroient raison de
ceux qui s'opposeroient a son retour. Je souffris
1.33
cela sans rien dire la premiere fois ; mais M. de
Mercoeur me I'ayant repete une seconde, je lui
repondis d'une maniere a lui faire connoitre que
je ne craignois point ses menaces , et que je ne
tenois en rien ma fortune du cardinal. M. de
Mercoeur ne m'entendit pas ou ne voulut pas
m'entendre, et nous nous separames.
La cour etant encore a Poitiers , Vineuil , qui
appartenoit a M. le prince , entreprit d'aller de
Rordeaux a Paris , etant charge d'une lettre de
creance de la part de son maitre pour M. le due
d'Orleans, et de quantite d'autres lettres. Et
comme il craignoit d'etre arrete , il crut qu'il se
garantiroit de cet accident s'il m'ecrivoit pour
obtenir un passeport , avec lequel il pourroit
achever son voyage. Son intention n'etoit pas de
me faire rendre sa lettre , mais de I'envoyer a la
poste en cas qu'il fut arrete. Etant entre dans la
ville, il crut qu'il la traverseroit sans y etre vu
de personne de sa connoissance : ce qui ne lui
reussit pas comme il pensoit, car il fut rencon-
tre dans la rue par Bois-Dauphin , intime ami de
M. de Chateauneuf, par lequel ayant ete arrete,
il ne trouva point de raeilleur expedient pour
s'en debarrasser que de dire: « J'ai ete trois
heures avec M. de Brienne^ je I'ai informe de
toutes choses , et il m'a donne un passeport pour
continuer mon voyage en assurance. » Bois-Dau-
phin , curieux de savoir ce que j'avois pu ap-
prendre de Vineuil , courut chez M. de Cha-
teauneuf pour lui dire la rencontre qu'il avoit
cue , etil le pressa de lui faire part des nouvelles
dont sans doute je I'avois informe. M. de Cha-
teauneuf soutint qu'il ne pouvoit pas etre veri-
table que Vineuil eut ete avec moi autant de
temps qu'il I'avoit dit , parce que nous avions
passe une partie de I'apres-midi ensemble , et
que d'ailleurs il y avoit bien peu d'apparenee
que, si j'avois eu des lettres de Bordeaux, je
ne lui en eusse rien dit , a cause de I'etroite
liaison qui etoit entre lui, M. de Villeroy et moi ;
laquelle, pour parler a notre honueur , fut si
sincere , que le service du Roi en alloit bien
mieux , nous entrecommuniquant ce qui etoit de
quelque consequence. Nous etions meme si sou-
vent assembles que ceux qui avoient des affaires
a nous proposer etoient expedies avec une telle
diligence qu'ils en etoient surpris , n'ayant point
oublie que la raoindre affaire dont il falloit
parler au cardinal leur faisoit perdre bien du
temps et depenser beaucoup d'argent inutile-
ment. M. de Chateauneuf ayant pourtant quel-
que raefiance que j'aurois voulu lui cacher ee
que Vineuil m'avoit dit , ou que j'agissois peut-
etre par I'ordre de la Reine, envoya a cette
princesse un horame de sa part pour lui dire ee
134
MEMOIKES DU COMTE DE BI5IRNINE ,
que Bois-Dauphin lui avoit expose. Sa Majeste
lui fit reponse qu'eile doutoit que cela put etre
vrai , parce que je ne Ten avois pas iiiformee ,
ni pris son ordre pour expedier le passeport dout
Vineuil se vantoit. Mais comme il nait facilement
du soupcou dans Tesprit des princes, quelque
confiance qu'ils puissent avoir en leurs servi-
teurs , la Reine , desirant savoir ce qui s'etoit
passe , m'envoya querir , et me demanda si j'a-
vois vu Vineuil. Sur ce que je lui repondisque
non , elle s'etendit sur toutes les choses qui lui
avoientete rapportees. Je crus qu'il etoit de mon
interet et de mon devoir de faire perdre a Sa
Majeste la mauvaise impression qu'elie auroit
prise et qu'on pourroit lui faire prendre , en lui
soutenaut que je lui avois cele la verite , quoique
ce fCit une chose que je ne dusse point appre-
hender , lui ayaut donne en tant de rencontres
des preuves de ma fidelite. Pour y reussir , et
faire connoitre a Chateauneuf qu'il n'avoit pas
fait a mon egard ce qu'il devoit dans cette ren-
contre, je dis a Sa Majeste : « Madame , puisque
Vineuil a ete assez imprudent pour passer par
cette ville , et assez indiscret pour s'y etre entre-
tenu avec Bois-Dauphin , il pourra etre assez te-
meraire pour ne se pas presser. De sorte que , si
Votre Majeste I'avoit agreable , je ferois partir
en diligence un courrier charge d'un ordre pour
le faire arreter en quelque endroit qu'il se put
trouver. Peut-etre que cela nous reussiroit , et
que nous tirerions de lui des lumieres qui ne
seroient pas inutiles au service du Roi ; car il
est certain qu'il ne m'a ni vu ni rencontre. —
Quoique je sois bien persuadee , me repondit
cette princesse, de la verite de ce que vous me
dites, je vous avouerai quej'aurois beaucoup de
joie s'il pouvoit etre pris. » Je fis expedier un
ordre tel qu'il falloit pour faire arreter Vineuil ,
et j'en chargeai un couirier , en lui recomman-
dant de faire la derniere diligence et de s'infor-
mer par les postes s'il y avoit passe ; et , quand
il en auroit appris des nouvelles , de faire si bien
qu'il le put joindre. Je preferai un garde de la
Reine a d'autres courriers qui etoient a ma suite,
parce qu'outre qu'il counoissoit Vineuil , on n'eiit
pu m'accuser de 1 'avoir voulu favoriser si Ton
n'avoit pas reussi. Le courrier n'eut point de ses
nouvelles jusqu'a Chatellerault, parce qu'il ne
changea pas de cheval ; raais il apprit seulement
qu'il y avoit passe un homme suivi d'un autre.
II continua sa route jusqu'a.... , ou il sut du mai-
tre de la poste que Vineuil etoit chez lui et de-
voit continuer son chemin par celui des cour-
riers. Celui-ci ayant eu un cheval frais , parce
qu'il etoit connu du maitre des postes , prit les
devans, arriva a Loches, et fit voir au com-
mandant Tordre dont il etoit charge. II lui pro-
mit de I'executer , suppose que Vineuil passat.
A peine les ordres neeessaires pour sa capture
avoient-ils ete donnes, qu'il parut. Le comman-
dant I'arreta , le fit conduire au chateau , et, pre-
nant les lettres dont il le trouva charge, il en fit
un paquet qu'il donna au courrier, et qu'il m'en-
voya. Celui-ci fit une pareille diligence pour re-
venir ; et ayant su que j'etois a la messe , il m'y
Vint trouver et me rendit compte de son voyage
en me remettant le paquet. Cela me causa d'au-
tant plus de joie que je savois celle qu'en auroit
la Reine , et que ma conduite se trouvoit justi-
fiee par la. Je me rendis aupres de Sa Majeste
qui etoit alors a sa toilette, et qui venoit d'ap-
prendre par le marechal de Villeroy que Vineuil
avoit ete arrete. 11 ne le disoit que par conjec-
ture. M'ayant vu appuye sur le courrier, il rai-
sonnoit de cette maniere : « Si Vineuil n'avoit
pas ete joint , le courrier I'auroit suivi ; mais
puisque le courrier est deretour, c'est une mar-
que que Vineuil est arrete. >- Je presentai a la
Reine les lettres qu'on lui avoit trouvees , dont
il y en avoit une entre autres qu'il m'ecrivoit
datee de Virone, par laquelle il me prioit qu'il
me put voir en passant a Poitiers , et de lui ob-
tenir un passeport du Roi pour aller a Paris, oil
il etoit envoye par M. le prince charge de lettres
pour Monsieur. Toutes ces lettres furent ou-
vertes, a la reserve de celles qui s'adressoient a
Monsieur. Apres qu'elles eurent servi a divertir
la Reine , on les lui reuvoya avec le passeport
qu'il avoit demande.
Quelques jours apres , Leurs Majestes reso-
lurent de faire revenir le cardinal , soit par un
effetde leur bonte, ou a sa sollicitation. La lettre
du Roi que j'eus ordre de lui ecrire etoit si pres-
sante qu'eile ne lui laissoit pas la liberte de de-
liberer sur ce qu'il avoit a faire , ni d'y former
la moindre difficulte. Je fis aussi une lettre
pour le marechal d'Hocquincourt, par laquelle
il lui etoit enjoint d'accompagner Son Emi-
nence. On eut bien voulu aussi lui donner une
patente de general d'armee ; mais parce que le
sceau etoit a Parii?, on craignoit que, I'en-
voyantpour I'y faire apposer, le dessein qu'on
avoit ne fut decouvert. La Reine agitant la
question pour savoir si sans cette patente
M. d'Hocquincourt pouvoit commander, je la
resolus en disant que les marechaux de France,
pour commander les armees, n'ont pas besoin
d'un autre pouvoir que du leur ; mais que pour
donner bataille , recevoir a capitulation ceux
qui sont dans une place, et imposei- sur les su-
jets du Roi , on avoit juge qu'il leur falloit une
patente, par laquelle ils etoient aussi autorises
DKUXIEMK PAKTIK. fiGiil
13;
d'ordonner du paiement des troupes et des de-
niers de Sa Majeste. Je lis toutes ces depeches
avec un si grand secret , que ni Cliateauneuf ,
ni Villeroy , ni le garde-des-sceaux , auquel on
envoyoit des commissions a sceiler, n'eu eurent
aucuue connoissance. En gardant pour Le Tel-
lier le meme secret que j'avois eu pour les au-
tres, je ne laissai pas de I'avertir qu'il etoit
temps qu'il viut reprendre I'exercice de sa
charge. 11 se souvint de ce que je iui avois
promis , et , m'entendant a demi-raot, il se mit
en chemin sans en rien dire qu'a ses plus in-
times amis.
Yineuil prit aussi la resolution de retourner
a Bordeaux, et , craignant que les lettres qu'on
Iui donneroit ne le chargeassent trop ou son
valet , 11 se fit suivre par un officier du prince
de Gonti. Get officier n'etoit pas nomme dans
son passeport. II Iui laissa toutes les depeches
qu'ou pouvoit avoir la curiosite de voir ; il ar-
riva en cet equipage a Poitiers, oil on Iui garda
la foi du passeport , mais non pas a I'autre ,
qui, n'y etant point compris, futarrete. Les de-
peches dont on le trouva charge ay ant ete vues,
il s'en trouva une ecrite en chiffrts d'une per-
sonne de la cour, a laquelleon en fit reproche,
parce qu'on conuut par la qu'elle avoit des in-
telligences avec les ennemis du Roi. Onresolut
de mander le garde-des-sceaux, parce qu'on
craignoit que Monsieur ne se saisit du sceau
pour autoriser ce qu'il voudroit eutreprendre.
On doutoit pourtant qu'en Iui envoyant un
ordre pour revenir il le put executer, parce
que , s'etant toujours fait connoitre pour un des
plus zeles serviteurs du Roi et incapable d'avoir
peur raal a propos, il etoit a craindre que, pour
affoiblir d'autant le conseil , on ne le retint a
Paris , ou qu'on ne Iui otat le sceau par vio-
lence. Je dis a la Reine que je repondois que
M. Mole mettroit plutot le sceau en pieces que
de se le laisser oter par force, et que,s'il ne
pouvoit en apporter les morceaux, il me les eu-
verroit pour les remettre au Roi; que je ne
pouvois me persuader qu'on usat de voies de
•fait contre ce magistral pour le retenir ; mais
que ce n'etoit pas une chose qu'on put garantir.
Cependaut ce qu'on craignoit n'arriva point; et
le garde-des-sceaux, ne trouvant aucune diffi-
culte asortir de Paris, se rendit a Poitiers , en
conformite de I'ordre qu'il avoit recu. Le Tel-
lier , suivant les nouveiles qu'il avoit cues de ses
amis , y arriva avant le cardinal , et y fut aussi
bien recu que M. Mole , qui ne fit point de dilfi-
culte de ceder la premiere place dans le conseil
a M. de Chateauneuf. Gela fait voir que celle
de garde-des-sceaux ( et par consequent celle de
chancelier ) n'est point fixe , coinme on I'avoit
publie autrefois; mais, pour n'occuper pas la
premiere charge, la presidence du conseil ne
ieur appartenoit pas moins. Le chancelier en
avoit ete prive par Monsieur , par M. le prince
et par le cardinal , s'etant ingeres pendant la
minorite , non-seulement de signer les arrets ,
mais meme de recueillir les voix : ce qui etoit
une entreprise contre I'autorite royale , comme
fexemple qu'on alleguoit de ce qui avoit ete
consenti en faveur du detunt prince de Conde
par le traite de Loudun , dont la meraoire de-
voit etre etouffee , cet expedient n'ayant ete
pris que par les ennemis du chancelier de Sil-
lery , qui se croyoient dans la necessite d'en
sacrifier I'autorite, ou de rentrer dans la guerre
civile. Ge furent au moins les bonnes ou les
mauvaises raisons qu'on allegua ; mais il faut
se souvenir que les monarchies doivent etre
gouvernees par de justes lois ; et comme fexem-
ple est la derniere des raisons, il n'etablit jamais
rien de soi , et ne doit etre propose que pour
soutenir ce qui est juste.
[La chambre des communes d'Angleterre ,
apres avoir deffendu de reconnoistre pour Roy
le fils de Gharles T'' , et s'etre declaree en Re-
publique, en donna part a tons les Etats, excepte
au roy de France. Les grands succes remportes
en Iriande par Gromwel , pendant I'annee pre-
cedente, et rien ne faisant prevoir un revers qui
fit changer de face aux affaires , le Roi se decida
a reconnoitre le nouveau regime d'Angleterre,
et je fus charge de transmettre des instructions
plus precises a M. Gentillot, notre agent a
Londres , pour tocher de renouer avec ce gou-
vernement. Eiles etoient datees du 7 avril lG5t
et ainsi concues :
« Je me suis assez explique des intentions
de Leurs Majestes et de leurs dispositions a re-
cognoistre le nouveau regime , si de Ieur part
ils font des avances necessaires , en faisant pas-
ser en ce royaume un envoye ou un ambassa-
deur , ce qui nous engageroit a en user de la
meme sorte en Ieur endroit, en faisant aussi
partir d'ici une personne de la meme qualite,
chargee des pouvoirs et instructions pour agir
avec la Republique, dans le sens de ma derniere
lettre , que vous aurez a suivre. Je vols bien
qu'il y a du malentendu dans la fierte des leurs ;
mais comme ils ont envoye chez tons nos voi-
sins donner part de I'etablissement de Ieur Re-
publique, ils peuvent bien juger que nous ne
pouvons pas faire avec bienseance cette demai -
che de les rechercher les premiers : ainsi je pense
que , vous laissant entendre que ceux qu'ils en-
13G
MEiMOlHKS m COMTK DK I!r,IEI\\E,
voyeront seront bien receus , je ne fais aucun
doute qu'ils ne depechent bientost quelqu'un
vers nous pour y negocier leurs interests. Le
premier article doit estre la cessation de toutes
prises sur mer et des defenses aux sujets de part
et d'autre d'en faire plus aucune, afin de facili-
ter la justice qui doibt estre rendue aux uns et
aux autres de toutes les depredations ci-devant
faites. Je me remets sur tout cela a ma prece-
dente ; et quoyqu'il y ait eu depuis mutation
de ministre, on ne changera pas pour cela de
sentimens; ainsi, apres que vous aurezagi par-
dela a I'effet qu'on s'en propose , vous pourrez
vous retirer, et seray bien aise que vostre voyage
ayt produit quelque effet.
» Je suis , etc. »
Mais ceuxde cette Republique recurent assez
mal ces avances de la part de Leurs Majestes, et
nousobligerentde rappeler M. de Gentiilot: ce
qui eut lieu par la depeche suivante , datee de
Paris du 2 1 du meme mois :
« Monsieur , j'avois une depeche toute preste
a vous envoyer, elle estoit meme signee, par
laqueile je vous donnois des ordres de la part
de Leurs Majestes , qui eussent ete agreables au
nouveau regime d'Angleterre, s'il ne vous eut
pousse hors du royaume avec tant de precipita-
tion ; mais ayant appris par vostre derniere que
vous partiez de Gravesende et que vous passiez
en Hollande, j'adresse a M. Brasset celle-cy ,
par laqueile vous aurez le tesmoignage du bon
devoir que vous avez rendu pendant vostre se-
jour a Londres, et que Leurs Majestes en ont
receu satisfaction, ayant eu bonne connoissance
de votre zele a leur service et de votre prudente
conduite. Vous pouvez , au lieu oii vous etes,
faire remarquer a quelques-uns de TEstat, avec
lesquels vous avez habitude, combien seroit
dangereuse et prejudiciable leur alliance avec
cette Republique naissante, qui ne cherche qu'a
s'affermir pour miner celle des Etats-Generaux
avec plus de facilite , comme il est evident qu'ils
en viendront a bout, sous pretexte d'amitie.
Vous rendrez compte a M. de Bellievre de toute
votre negotiation, eten son absence a M. Bras-
set , et ferezce qui vous sera conseille pour agir
et pour parler a I'avantage du service de Sa Ma-
jeste, qui vous laisse la liberte de vcnir icy, ou
de demeurer par-dela. »
Vers la fin de mai, nous fumes informes de
I'etat assez favorable de I'armee du roy d'An-
gleterre , reunie en vertu de son traiteavecceux
du royaume d'Ecosse : ce qui rejouit fort notre
cour, et la valeur et diligence dudit Roy nous
fit concevoir bonne esperance de ses affaires , et
qu'il pourroit prendre de tels avantages en
Eeosse, que son parti seroit releve. Lorsque j'en
donnai part a la reine d'Angleterre, je la trou-
vai desja advertie de ces bonnes nouvelles par
un gentilhomme arrive tout fraichement de La
Haye. M. Gentiilot, qui s'y etoit aussi retire en
quittant I'Angleterre, eut ordre de contitiuer de
nous mander les nouvelles qu'il auroit de ce
pays, et surtout de veiller a ce quefesoient les
Anglois aupres des Etats, et d'en tenir informe
M. Brasset, qui devoit mettre a profit ces nou-
velles, selon les instructions plus particulieres
qu'il avoit deja.]
[1652] Leurs Majestes commencant a dire
ouvertement qu'elles avoient mande le cardi-
nal (1), Ton publioit qu'il amenoit avec lui une
armee ; mais Ton vit dans la suite qu'il ne fut es-
cortequedes seules troupes que le Roi avoit fait
lever. Tout lui faisoit peur, et les moindres ob-
stacles qu'il rencontroit dans son chemin lui cau-
soient du repentir d'etre rentre dans le royaume;
mais faisant , pour ainsi dire , de necessite
vertu , et le due d'Orleans , au lieu d'envoyer
des troupes pour s'opposer a son passage, ayant
envoye des conseillers du parlement , il passa
les rivieres , ou il ei'it ete facile de combattre les
gens qu'il avoit avec lui. Un petit desavantage
lui auroit fait prendre le parti de s'en retourner.
Comme il s'avancoit, Le Tellier alia au devant
de lui et en fut fort bien recu. Le cardinal vou-
loit lui persuader qu'il I'avoit toujours regarde
comme son meilleur ami , et lui faisoit oubiier
qu'il avoit offert sa charge au president Viole ,
pourvu qu'il lui menageat I'amitie de M. le
prince. Le marechal de Villeroy eiitbien voulu
suivre fexemple de Le Tellier; mais il etoit
retenu par la crainte qu'il avoit d'etre blame
s'il se separoit du Roi , qui prit la resolution
d'aller au devant du cardinal. Nous fumes ,
M. de Chateauneuf et moi , les seuls qui vou-
liimes attendre a Poitiers , dans I'appartement
de la Reine, afin de n'etre pas obliges de nous
trouvcr chez lui a son arrivee. La foule y fut
tres-giande , comme c'est la coutume de la
cour en de pareilles rencontres ; mais cela ne
I'empecha pas de nous i-ecevoir honnetement.
La discretion obligea les plus sages a se retirer,
y ayant beaucoup d'apparence qu'il seroit bien
aise d'entretenir Leurs Majestes de ses aven-
tures. C'est ce qu'il fit , en commencant par les
remercier de tout ce qu'elles avoient fait pour
(1) Mazaiin enlra dans Stcnay le 2 Janvier 1652.
(A. E.)
DELXltME PARTIE. [l652]
1S7
lul , et des extr^mites auxquelles elles s'etoient
exposees pour ne le pas abandonner. Nous etant
retires des premiers, M. de Chateauneuf et
raoi, nous allames le lendemain lui rendre vi-
site cliez lui. II parut fier du bon accueil qui lui
avoit ete fait , quoiqu'il s"y fut toujours attendu ;
et il voulut , par la maniere dont ii recevoit le
monde , qu'on conuut ceux qui etoient ses veri-
tabies amis , et ceux qui lui etoient indifierens.
II caressoit les uns, et a peine saluoit-il les au-
tres. Je fus des derniers , et je m'aper^us que
j'avois eu raison , quelques jours avant son re-
tour , de supplier la Reine de me permettre de
me retirer. Chateauneuf, qui en avoit aussi la
resolution , persista si fort, qu'il eut la liberie
de faire ce qu'il voudroit. On dit avec quelque
foudement qu'etant aceoutume a occuper la
premiere place dans le conseil , il ne pourroit
se resoudre a servir en second sous le cardinal,
pour qui il n'avoit pas beaucoup d'estime. Pour
moi , je ne pus me dispenser d'obeir a la Reine,
qui me commanda de rester a la suite du Roi.
II est vrai que, ne pouvant me resoudre de ren-
dre d'assidus devoirs a cette Eminence, qui
m'avoit offense dans une de ses lettres et te-
moigne toujours beaucoup de froideur , je sui-
vis la pente de mon naturel , qui etoit de me
trouver chez la Reine aux heures qui m'etoient
ordonnees, afin de m'abstenir d'aller chez le
cardinal , et de faire connoitre que je n'en de-
pendois en rien. II ne fut pas long-temps a
s'apercevoir que je tenois a son egard une con-
duite affectee, et, soit qu'il crut me rendre un
mauvais office aupres de cette princesse , ou
qu'il faisoit une chose agreable a Sa Majeste en
temoignant qu'il avoit envie de bien vivre avec
moi, il lui fit ses plaintes de ce que je ne I'allois
point voir. La Reine, voulant m'y engager, non
par un coramandement absolu , mais en me fai-
sant connoitre que je lui ferois plaisir si cela
venoit de moi, ordonna a M. Le Tellier de me
voir pour m'y porter, et pour me faire entendre
que , pour peu que j'y eusse de repugnance ,
* Sa Majeste attendoit ceci de la fidelite et du
respect que j'avois toujours eus pour elle. J'ex-
pliquai a M. Le Tellier les raisons que j'avois
cues pour ne le pas faire , et je finis mon dis-
cours en lui disant que ia Reine n'avoit qu'a me
commander , et qu'il me suffiroit de connoitre
sa volonte pour y obeir d'avance. Je lul tins pa-
role des le soir meme , et le lendemain nous
partimes de Poitiers. Etant arrives a Mirebeau,
le cardinal nous dit en presence de la Reine , a
M. de Villeroy et a moi , de nous trouver chez
lui le jour suivant de grand matin. Nous nous y
rendimes; et nous remarquames que sou eloi-
gnement de la cour , bien loin de lui avoir fait
changer de conduite , n'avoit servi qu'a le ren-
dre plus fier , en reprenant I'autorite qu'il avoit
cue; et que meme il avoit concu un grand me-
pris pour la nation francoise , de n'avoir pu se
defaired'unetranger qui lui etoit odieux. Ayant
promis au marechal d'Hocquincourt qu'il com-
manderoit I'armee , il voulut lui tenir parole ,
et le preferer , pour faire les sieges du Pont-de-
Ce et de la ville et chateau d'Angers , au due
de Rouillon et a M. de Turenne qu'il trouva a
la cour, et avec lesquels il etoit souvent en con-
ference. Comme je jugeai que de s'arreter en
Poitou ou en Anjou , cela pourroit etre prejudi-
ciable aux affaires du Roi , je ne pus m'erape-
cher de le lui dire. Et afin qu'il abandonnat ces
provinces sans craindre que M. de Rohan , qui
commandoit en Anjou , y put faire du mal , je
lui representai que le marechal de La Meille-
raye entreprendroit volontiers de reduire ces
places a I'obeissance du Roi, m'ayant assure
qu'il avoit a Nantes treize canons en etat de
servir, et que dans peu de jours il auroit quatre
mille hommes d'infanterie et encore plus de
cavalerie, dont il pourroit avoir besoin pour les
reduire; qu'ainsi, pour peu qu'on lui laissat d'in-
fanterie , il feroit si bien que le Roi seroit obei
dans I'Anjou.
Soit que le cardinal ne put prendre creance h
ce que je disois , ou que je n'eusse pas le don de
me faire entendre, ou qu'enfin il crut devoir
preferer le marechal d'Hocquincourt aux autres,
et qu'il pretendit payer ses services par la gloire
qu'il lui feroit acquerir, les deux sieges furent
entrepris par ses ordres. L'un fut de peu de du-
ree ; I'autre donna de la peine. Enfin ces deux
places ayant ete reduites a I'obeissance du Roi,
Sa Majeste resolut de remonter la Loire, de pas-
ser par Tours pour se rendre a Blois, et d'envoyer
a Orleans le grand conseil qui tenoit sa seance a
Tours , oil les generaux avoient ete convoques.
Quelques considerations particulieres ne laisse-
rent pas d'empecher cette compagnie de partir
de Tours le jour qui lui avoit ete prescrit. Le
Roi recut a Blois des assurances des respects de
ceux d'Orleans; et si le cardinal eiit pu prendre
la resolution d'y entrer, cette ville, qui etoit
dans le parti des princes et de Paris , flit restee
sous I'obeissance de Sa Majeste. On eut beau
remontrer au premier ministre que les troupes
du Roi, postees comme elles etoient , seroient
suffisantes pourcontenir lepeuple d'Orleans dans
son devoir, s'il vouloit s'en eloigner : il parut bien
que la prudence humaine ne pent rien contre les
decrets de la Providence divine , ni contre la
peur; car mademoiselle d'Orleans s'etant pre-
138
MKMOIUES DV COMTK DE Bi;iEN.\E.
sentee pour entrer dans la ville, y fut recue ; mais
les portes fiirent refiisees au grand conseil , et le
Roi fnt conti-aint de passer, pour ainsi dire, a la
portee du canon et a la vue des remparts , sans
pouvoir y entrer. On eut nouvelle que M. le
prince, qui avoit eu du desavantage en Guienne,
avoit traverse le royaume , et s'etoit rendu a
I'armee qui s'opposoit a celle du Roi, sous son
comraandenient et sous ceiui de Monsieur. Trois
raisons, selon raon avis, engagerent ce prince a
prendre cette resolution. La premiere, parcequ'il
oroyoit cette armee en mauvaises mains ; la se-
conde, que le retour du cardinal le mettroit plus
tot eu etat d agir qu'il n'eut fait avec dix mille
liommes; et la troisieme, que, ne faisant point
sou accommodement avec la cour , il lui etoit
plus avantageux de passer en Flandres qu'en
Espagne. I! avoit d'ailleurs assez de lumieres
pour connoitre qu'il n'avoit pins rien a faire en
Guienne , ou plusieurs de la plus considerable
noblesse lui avoient tourne casaque. Sa presence
n'etoit pas necessaire pour conserver Bordeaux,
et il y avoit beaucoup de difficulte a pretendre
de faire une irruption dans le royaume, soit par
Ja Navarre en Guienne, ou par la Catalogue en
Languedoc. Les forces de ces seules provinces
etoient assez grandes pour arreter celles qu'on
leur opposeroit; et il etoit comme impossible de
passer en Languedoc par la Catalogue, parce
que cette derniere province n'etoit pas entiere-
ment soumise a Sa Majeste Cathollque , et que
le Roussillon etoit sous la domination du Roi.
[Nous continuames d'etre informes des affaires
d'Angleterre par M. Choqueux , de qui je rece-
vois de frequentes lettres. II nous expediaexpres
un courrier pour nous prevenir des negotiations
du prince de Gonde avec Crom^vel , et nous fe-
soit part en meme temps d'autres nouvelles cou-
tenuesdans ladepeche suivante, datee de Lon-
dres , 14 fevrier 1652.
« Le meme jour que je fis partir d'Estrade de
cette ville, il nousy arriva le sieur de Bariere,
que Ton a dit en parlement y estre venu de la
part de Messieurs de Bordeaux, pour agir et
traiter , conjointement le sieur de Coignac et luy,
avec cette Republique , selon les nouvelles ins-
tructions que M. le prince a envoyees par ledit
sieur de Bariere ; ce qui m'obligc davantage a
le croire ainsi , est que ledit sieur de Bariere n'a
encore fait autre visite que celle de I'ambas-
sadeur d'Espagne , ou il fut hier la plus grande
partie de I'apres-diner , s'etanttoujours conserve
a Chelsay en de continuelles conferences avec
les sieurs de Coignac et de Maserne.
Le sieur de Coignac a ce matin envove son
gentilhomme chez Cromwel, pour savoir le joui
et rheure qu'il leur voudroit donner audience,
que ledit gentilhomme me vient presentement
de dire luy avoir este accorde a demain deux
heures apres midi. Je ferai en sorte d'estre
instruit de ce qui se passera et vous en infor-
mer au plustost.
» Le secretaire de Cromwel m'a dit avoir lu
la lettre que M. le prince avoit envoyee par
le sieur de Coignac a son maistre , laquelle n'es-
toit qu'en des termes obMgeans et qui font pa-
roistre la haute estime qu'il en fait, le priant
d 'avoir toute creance en ce que ledit sieur de
Coignac lui dira et proposera de sa part , s'a-
dressant a lui seul, auquel il vent estre oblige
des faveurs et assistances que ce parlement
luy accordera ; et il me dit aussi que la liberte
de transporter les vins de Bordeaux en ses lieux
etoit accordee , et que , pour cet effet , force
vaisseaux marchands se preparent pour y aller:
en quoy Ton dit que M. de Maserne travaille.
» II vous ressouviendra que , par raa der-
niere , je vous ay louche d'un ami qui soub-
sonnoit ledit sieur de Maserne estre porte pour
faire des propositions a ses gens icy, sur les-
quels depuisce temps je I'ay si forteraent presse,
qu'il m'a declare que ledit M. de Maserne par-
leroit ou feroit agir au nom des religiounaires
de France, estant tres-constant que c'est la chose
du monde que ce personnage ambitionne le plus ,
et donneroit volontiers sa lille et tout son bien
au sieur de Coignat ou autre, qu'il reconuoitra
pour effectivement embrasser les interests des-
dits religiounaires; cet ami est affectionne aux
affaires de France , bon catholique, et qui a
particuliere connoissance dudit sieur de Maserne.
» L'on m'a fait voir la commission de I'admi-
ral Blaicke , en laquelle il n'est specifie aucun
nombre de vaisseaux ni la route qu'ils doivent
tenir, non plus que les choses qu'ils out a entre-
prendre ; ladite commission estant des plus am-
ples et generates que ce parlement ayt fait deli-
vrer a qui que ce soit , donnant un pouvoir ab-
solu audit Blaicke de commander et faire join-
dre a sa tlotte toute's les autres de la Republique
qui serOnt en mer, les faisant rester pres de luy
taut et si pen de temps qu'il le jugera necessaire
pour le service de ladite Republique, separer,
envoyer seuls ou de compagnie , tels desdits
vaisseaux , en tels lieux et places qu'il avisera
bon estre , nommer et changer tels des olficiers
qu'il lui plaira , et autrement.
>' II m'a este impossible de pouvoir encore
evnnter leur dessein , mais bien que ledit admi-
ral Blaicke n'est pour avoir ses ordres secrets
que lorsqu'il aura la flotte en estyt de faire
DEDXIEMB PARTIE. Il652
139
voiles , cependant Us font marcher et assembler
des hommes vers Southamton et I'isle de
Weithe , ou est le lieu du rendez-voiis general
de leurs vaisseaux , trois desquels sont pour sor-
tir des Dunes et d'autres de Porthmouth , Ple-
mout , d'Arthmout et des ports le long de cette
tote-la.
» Le parlement ayant ordonne que le conseil
d'Etat et le general Cromwel nomraeroient un
general pour aller commander en Irlande , en la
place de feu Jerton, ilss'assemblerent deux'jours
apres et firent election du major-general Lam-
bert , que ledit parlement a cejourd'huy ap-
prouve.
» Les ambassadeursdeHoUande, ayant receu
la uouvelle de quarante-cinq de leurs vaisseaux
saisis par cent de cette Republique, allerent
s'en plaindre au parlement , qui ordonnaque les
papiers par eux ci-devant fournis, et autres de
ce jour, seroient referes a six du conseil d'Etat,
entre lesquels le general Cromwel devoit presi-
der et en ordonner aiusi qu'il le jugeroit a
propos.
•' Six vaisseaux hollandois , faisant nombre
des quarante-cinq , furent hier consignes a cette
Republique , qui obligea sur Theure lesdits am-
bassadeurs de se transporter devant les juges
de I'admiraute, lesquels, nonobstant les plaintes
et la furieque temoignalesieurCatz, arreterent
que la sentence subsisteroit, si raieux n'aimoient
lesdits ambassadeurs composer desdits vais-
seaux et marchandises contenues en iceux ,
qu'ils accepterent avant que sortir dudit lieu.
" L'agent de Suede eut, vendredy dernier, la
premiere audience de ce parlement , auquel il
presenta une lettre de la reyne de Suede , sur
laquelle ces messieurs flrent des difficultes, a
cause que la superscription d'icelle n'estoit en
forme, ayant Serenissiince Re'qmhlicce Angli-
cance. Neanmoins elle fut ouverte et lue, et
la reponse remise a un autre jour. L'on me vient
presentement assurer, et de tres-bonne part,
^ que Cromwel embrasse fort le parti des Hol-
landois , auxquels il vent faire donner satisfac-
tion , pour avoir lieu d'entreprendre plus puis-
samment contre la France.
» II est arrive ce matin un expres aux am-
bassadeurs de Hollande , qui dit que messieurs
des Etats estoient pour en envoyer encore
quelques autres pour joindre a ceux qui sont
ici. "
Ces intentions de Cromwel et I'etat interieur
du royaume firent redoubler de soins pour en
detourner les effets, etun plain pouvoir de trai-
iv'r avec la Republique angloise fut envoye a
M. d'Estrade; il etoit aecompagne de la lettre
suivante , signee de la main du Roi :
« Monsieur d'Estrades, je vous envoye le pou-
voir authentique en bonne forme pour traicter
en mon nomune nouvelle alliance avec la Repu-
blique d'Augleterre , affin qu'il y ayt bonne voi-
sinance et amitie entre les deux nations, de sortc
que la liberie du commerce, egalement avanta-
geuse aux uns et aux autres , soit entierement
conservee ; et jugeant que le sieur Cromwel
pourroit envoyer vers vous quelqu'un pour etre
davantage eclairci de raes bonnes intentions,
vous aurez a les lui faire cognoistre et vous ou-
vrir en toute confiance , non seulement sur ce
qui s'y peut traicter avec la Republique , mais
encore avec la personne dudit sieur Cromwel ,
tant pour le bien commun des deux royaumes
que pour ses interests particuliers , vous don-
nant par la presente pouvoir d'agir, negocier,
traiter et promettre en mon nom tout ce que
vous jugerez a propos audit Cromwel, etje ra-
tifieray et executeray tout ce que vous aurez
promis et signe en mon nom , avec la raeme
bonne foi et sincerite que je prie Dieu de vous
avoir, monsieur d'Estrades , en sa sainte garde.
Escript a Blois , le 24 mars 1652. »
Mais la negociation trainant en longueur, et
sur le compte que j'en rendis, il fut resolu que
Ton enverroit de nouveau le sieur de Gentillot
aupres de Cromwel , et qu'on lui remettroit des
instructions detailleesde ce qu'il auroit a nego-
cier aupres du parlement et du conseil d'Etat de
la republique d'Augleterre, On lui remit aussi
une lettre que Sa Majeste ecrivoit au protec-
teur.
Lettre du Roy a Cromwel.
« Monsieur Cromwel, envoyant expres a Lon-
dres le sieur Gentillot , gentilhomme de ma
chambre , avec lettre de creance au parlement
de la republique d'Augleterre et au conseil d'E-
tat , pour leur faire entendre mes bonnes inten-
tions ; et comme il est avantageux a I'un et a
I'autre Etat de vivre en bonne voisinance, paix
et amitie , je I'ay charge de cette lettre pour
vous , pour vous assurer de ma bonne volonte et
disposition entiere a faire ce qui servira a la su-
rete et liberte du commerce , bien et utilite re-
ciproque des deux nations : et m'assurant que
vous contribuerez volontiers a un si bon effet ,
je me remets audit sieur de Gentillot de vous
en dire davantage , vous priant de lui donner
creance comme a une personne en qui je prens
une confiance entiere ; cependant je priray Dieu
etc. »
1 10
MiCMOlllKS l)i; COMTF. UK ^^I\1E^NE,
Instruction an sieur de Gentillot , (jentU-
homnie de la chambre du lioij, s'en al/ant,
pour le service de Sa 3Iajeste , en Anrjlc-
terre.
« Sa Majeste, jugeant qu'il est de I'utilite
commune des deux nations de France et d'Angle-
terre de nourrir paix et amitie, bonne voisi-
uance et toute sorte de liberte et securite de
commerce entre les subjects de I'un et I'autre
Etats,a bien voulu envoyer un gentilhomme
expres a Londres vers le parlement de la repu-
blique d'Augleterre , etafaiet choix dudit sieur
Gentillot , dont la suffisance, fidelite et affection
a son service luy sont cogueues, I'ayant charge de
lettre de creance audit parlement , conseil d'E-
tat et au sieur Cromwel.
» Le sieur de Gentillot s'acheminera inces-
samment a Londres et envoyera devant le sieur
de Viliers , avec lequel il s'est deja abouclie ,
ou bien le fera ecrire pour avertir ceux dudit
parlement du sujet de son voyage ; et comme il
vient recognoistre au nom du Roy ladite Kepu-
blique , estant porteur de lettres de Sa Majeste,
en creance a cet effet, pourveu neanmoins qu'on
lui rapporte parole et asseurance qu'au preala-
ble touttes lettres de marque et repressaillesse-
ront surcises et tons actes d'hostilite cesses ,
pour parvenir plus facilement aurestablissement
du commerce.
» Ledit sieur Gentillot, estant a Calais et ne
pouvant aller a Dunkerque a cause que les en-
nemis ont assiege Gravelines, ecrira en chiffres
au sieur d'Estrades le sujet de son envoy a Lon-
dres , et le priera de I'advertir audit Calais ou a
Douvre de ce qu'il pourroit avoir negocie avec
ledit parlement, et par quelle adresse , aftin
qu'il s'en serve , ayant besoing de bons advis
dudit sieur d'Estrades , auquel il fera savoir I'or-
dre qu'il a de Sa Majeste de s'y conformer et
continuer sa correspondance avec luy par lettres
frequentes. L'inscription et la suscription des
lettres de creances ont este laissees en blanc,
affin que ledit sieur Gentillot les remplisse de la
meme sorte dont il a este use envers eux , par la
reine de Suede ou par le roy d'Espagne, Sa
Majeste youlant bien leur faire autant d'hon-
neur et d'amitie qu'aucun autre des princes qui
les ont recogneus pour Republique. Ledit sieur
de Gentillot , aussitost que la cessation d'hosti-
lite et suspension de repressailles aura ete ac-
corde, ou qu'il en aura eu de bonnes asseuran-
ces , rendra ses lettres audit parlement de la
Republique, et expliquera sa creance, en sorte
qu'il leur persuade les bonnes intentions de Sa
Majesty et son desir d'entretenir paix, amitie et
bonne voisinance et correspondance enlre les \
deux nations , raesmes nous alliant plus etroicte-
ment avec ladite Republique pour le bien et
avantage reciproque , et qu'il use des termes ci-
vils et obligeans, sans toutefois rien dire qui
puisse mai'({uer foiblesse ou crainte de leurs ar-
mes, s'ils avoient envie de nous les faire appre-
bender. II faira aussi faire cognoistre a tous
ceux a qui il aura a parler , que nos divisions
domestiques auront bientost cesse, et que les
princes recherchent les bonnes graces de Sa
Majeste, et de sortir du mauvais pas ou ils se
trouvent , par un bon accomodement , dont les
ouvertures ont deja este faites de leur part ; en
sorte qu'il y a apparence que la negociation qui
se continue prendra bientost fin pour le repos
du royaume : a quoy aidera beaucoup la victoire
que les armees du Roy viennent de remporter
sur celles de ses ennemis, qui lui donneronl
d'autant plus de facilites et de moyens de bien
faire a ses voisins et a ses subjets.
» Ledit sieur de Gentillot, voyant les Au-
glois en resolution d'envoyer enfin un ambassa-
deur, conviendra avec eux , des a present, qu'on
nommera des deputes de part et d'autre pour
entrer en cognoissance des pertes et depre-
dations souft'ertes par les subjects de I'un et de
I'autre Etat, et qu'ils auront le pouvoir d'ajus-
ter les ditferens , mesme de faire un traicte de
commerce pour I'adveoir, Sa Majeste trouvant
bonnes loutes les conditions dont on demeurera
d'accord , pourveu qu'elles soient egales et reci-
proques.
» Donnera advis soigueusement de tout ce
qu'il avancera , et s'en reviendra quand il aura
mis les choses au point porte par la presente ins-
truction , et prendra garde de ne rien gater de
ce qui pourroit avoir este negotie ou avance a
mesme effect par ledit sieur d'Estrades , en la
prudence et conduite duquel on a grand con-
liance.
» Faicta Saint-Germaiu-eu-Laye , le l"^ may
1G52. »]
Pendant lesejourque nous fimesa Blois, nous
apercun^es avec chagrin que, sans un puissant
secours, nous perdrions la ville de Barcelone ,
et ensuite la Catalogue. Le cardinal ne trouvant
point dans les cotfres de I'epargne I'argent qu'il
falloit pour prevenir ce mal , apparemment par-
ce que son attention etoit a s'amasser des tre-
sors, me demanda quelle raison avoit empeche
I'annee precedente le roi de Portugal de nous
aider a defendre la Catalogne. Je lui dis qu'au-
tant que je I'avois pu counoitre , il y en avoit
deux sur lesquelles il s' etoit fonde : la premiere,
UttXIEME VA
qu'il croyoit la France perdue ; la seconde, que
pour avoir de son argent il nous mettroit en
obligation de ne faire jamais ni paix ni treve
avec I'Espagne sans I'y faire conoprendre; « de
quoi, ajoutai-je, jusqu'a present on s'estdefendu
par les raisons dont Votre Eminence peut bien
se ressouvenir. Je crois que si Ton vouloit en ve-
nir la, il seroit a proposde faire partir I'ambas-
sadeur de Portugal qui est a la suite de la cour,
pour engager son maitre, en lui faisant cet
avantage, de donner deux millions d'or, non pas
en un seul paiement, mais payables en termes
annuels, en I'assurant que cette somme ne se-
roit employee qu'a faire la guerre a FEspagne:
ce qui procureroit infailliblement le repos du
Portugal , en lui donnant les moyens de s'agran-
dir. »
J'eus ordre de voir cet ambassadeur, a qui je
n'eus pas de peine a persuader de faire ce voyage,
ses propres interets le voulant, et a lui faire en-
tendre ce dont il etoit question : que le Roi son
maitre nous paieroit huit cent mille ecus dans la
premiere annee , qui etoit la presente , et trois
cent mille chacune des quatre suivantes, sur la
parole que je lui donnai que cet argent seroit em-
ploye au service commun des couronnes de
France et de Portugal. Comme on ne le char-
geoit que d'une simple proposition, et qu'on
n'exigeoit point de lui qu'il signat de traite, il
prit conge de Leu is Majestes et descendit la ri-
viere de Loire jusqu'a Nantes, oil il pretendoit
s'embarquer, ou a La Rochelle, pour se rendre
a Lisbonne. J'appris quelques mois apres son
arrivee en Portugal , et que les ouvertures qu'il
avoit faites au Roi son maitre avoient ete agrea-
blement recues. A la verite, le terme de payer
une somme si considerable en cinq annees lui
avoit paru bien court , de meme qu'a ceux de
son conseil , et surtout de ce qu'on vouloit que
le premier paiement fut presque de la moitie de
cette somme. L'ambassadeur ajoutoit que si Ton
pouvoit se resoudre que tout le paiement ne se
fit qu'en dix annees, de deux cent mille cruza-
des par an , il croyoit que son maitre pour-
roit y passer , malgre I'opposition du peuple de
Lisbonne a laisser aller cet argent dans un pays
etranger; mais que si Ton pretendoit plus que ce
qu'il offroit, et en moins de temps , il jugeoit la
chose tres-difficile. Je lui fis reponse qu'ayant
parle d'ecus , et evalue les six cent mille pis-
toles du cours de Castille , faisant les deux mil-
lions d'or, il etoit de mauvaise grace d'offrir
moins , et de prendre un terme aussi long que
celui qui etoit propose : ce qui faisoit juger que
le Roi son maitre et son conseil vouloient voir
quel train prendroient nos affaires ; que nous
ariE. [IG52] Ml
les avions bien mainlenues jusqu'alors , par la
grace deDieu , sans leur secours-, et qu'avec la
meme assistance nous esperions de pouvoir con-
tinuer;quesi le roi de Portugal laissoit echapper
cette conjoncture, il ne la retrouveroit jamais
ou tres-dilficilement , la France n'etant point en-
gagee a sa defense suivant son traite ; que quand
on lui offroit des conditions avantageuses il de-
voit les accepter ; que j'avois obtenu que , pour
le premier paiement , on se contenteroit de six
cent mille ecus au lieu de huit, et que, pour les
quatorze cents restans, je pourrois faire en sorte
qu'on se contenteroit de les recevoir en cinq an-
nees, pourvu qua chacune des quatre premieres
Ton nous fit toucher trois cent mille ecus, et
deux cent mille dans la derniere; que si meme
on demandolt sept annees ou lieu de cinq, je
pourrois y faire consentir le Roi mon maitre ;
qu'on desiroit d'etre informe promptement des
intentions de Sa Majeste portugaise, et qu'ainsi
je priois qu'on ne diflerat point a me les faire
savoir. Comme il faudra parler de ceci a la fin
de la meme annee , ou au commencement de la
suivante, je n'en dirai rien de plus presente-
ment , pour ne pas user de redite , et jeme eon-
tenterai de le faire quand il en sera temps. Le
Roi , ayant passe a la vue d'Orleans et etant sur
la route de Sully, apprit que les ennemis avoient
attaque Gergeau ; on crut meme qu'ils en avoient
force le pont. Mais la resolution que M. de Tu-
renne fit paroitre en commandant qu'on ouvrit
la porte , apres s'etre mis sur le seuil pour en
defendre I'entree, fit croire aux ennemis que
toute I'armee s'y etoit rendue : de sorte qu'ils
cesserent de se servir de leur artillerie, et re-
garderent comme un grand avantage pour eux
de la pouvoir degager le soir.
Leurs Majestes se rendirent a Sully, ou elles
firent leurs Paques, et n'en partirent que le mer-
credi ou le jeudi pour venir a Gien. On y eut
des nouvelles certaines que le prince de Conde
avoit joint ses troupes , et Ton y prit la resolu-
tion de faire avancer celles du Roi pour les met-
tre entre Paris et I'arniee ennemie. Le com-
mandement de celle du Roi fut donnea M. de
Turenne sans Toter a d'Hocquincourt , qui fut
surpris et defait dans sa marche par M. le prince.
La nouvelleen etant venue a Gien, la cour pensa
a se retirer ; mais avant que d"en venir a ['exe-
cution, elle voulut attendre M. de Turenne. Le
cardinal , pour faire voir son courage , sortit de
la ville et monta sur une eminence qui la cou-
vre du cote du Gatinois, ou il n'avoit rien a
craindre. On fit mettre sous les armes les gar-
des et le regiment de la marine , a la tete duquel
etoit Guadagne , gentilhomme de bonne maison,
M2
aJEIVlOIRES DV COMTK DE BBIENINE
et qui s'etoit acquis de la reputation par sa bra-
voure et par spn experience. On lui proposa ,
suppose que I'armee du Roi eut ete entierement
defaite , de delendre ce passage , pour donner
le temps a Leurs Majestes de se retirer et de
gagner Amboise, dou elles pourroient passer
en Bretagne si la necessite des affaires le vou-
loit. Guadagne recut corame uue tres - grande
grace cette commission , qui etoit des plus pe-
rilleuses; et il est bien certain que , s'il avoit etc
attaque , il s'y fut signaie comme ii avoit fait en
plusieurs rencontres oil il s'etoit trouve. Le car-
dinal , ennuye d'etre a I'air, crut qii'il n'avoit
point de moyen plus honorable pour rentrer
dans la ville que d'engager le Roi a monter a
cheval et a le venir querir. On y passa de fa-
cheux momens ; mais on apprit a la fin que
M. de Turenne s'etoit avance avec quelques es-
cadrons , ayant commande a son infanterie de le
suivre , et oppose a I'armee victorieuse de M. le
prince quelques pieces d'artillerie : ce qui I'a-
voit contraint de faire halte et de prendre des
quartiers. M. de Turenne , qui en fit autant, se
fit par ce service un grand merite aupres du
Roi et acquit beaucoup de gloire ; car il reus-
sit dans son dessein , qui etoit de se camper en-
tre I'armee du prince et Paris, pour lui oter toute
communication. N'ayant pas cru qu'il fut a pro-
pos que le Roi se tint eloigne de la sienne, il s'a-
vanca jusqu'a Auxerre, descendit la Seine et
se rendit a Melun ; mais , sur I'avis qu'on eut
que les troupes de Monsieur et de M. le prince
avoient pris Etampes , on forma le dessein d'as-
sieger cette ville , dont I'entreprise , qui etoit en
soi fort difficile, fut encore accorapagnee d'une
disgrace. Cest que cette place , qui est tres-lon-
gue , ne fut attaquee que par les extremites ; et
cela donna lieu a plusieurs combats oil nous rem-
portames des avaiitages. Mais nous n'eumes pas
celui pour lequel ce siege avoit ete forme, car
I'arrivee du due de Lorraine avec sou armee
obligea M. de Turenne a se retirer, et, pendant
qu'il s'avancoit pour en traverser la marche, les
troupes des princes approcherent de Paris. L'in-
fidelite de M. de Lorraine parut en cette ren-
contre, car il pubiioit ne venir que pour le ser-
vice du Roi. II demanda du pain pour son ar-
mee ; et apres avoir fait plusieurs traites avec
Sa Majeste , il se declara contre. II est vrai qu'il
recut un affront considerable , ayant ete oblige
de promettre de se retirer pour eviter d'en ve-
nir a une bataille, qui sans doute lui eiit ete li-
vree si le roi d'Angleterre , qui s'entremettoit
pour un accommodement , n'eut erapeche M. de
Turenne de commander qu'on le chargeat.M. de
Lorraine s'etoit jwste en liommedc guerre ; mais
ses troupes, manquant de vivres, n'auroient pu
faire uue grande resistance. II jugea done qui!
etoit de son a vantage de se retirer, et de suppo-
ser une negociation vive avec la cour, pour pro-
fiter des occasions qui se rencontreroieut pour
encourager I'armee et pour presser se siege d'E-
tarapes. Le Roi quitta le logement de Meluii
pour prendre celui de Corbeil , apres avoir etc
averti qu'un courrier du Pape opportoit au coad-
juteur de Paris le chapeau de cardinal , que S.-^
Majeste avoit demande pour lui. Quelques-uns
croyant que le courrier iroit tout droit a Par:
le remettre au nonce qui le pourroit donner ar
coadjuteur, je fus d'avis qu'on lui fit dire que ,
s'il faisoit cette faute, il pouvoit le remporter ,
et qu'on iit bien entendre au coadjuteur que, s'i!
manquoit au respect qu'il devoit au Roi , il ne
seroit jamais reconnu en France comme cardi-
nal. Pendant qu'on exarainoit ce qu'il falloit
faire , le courrier de Sa Saintete se rendit a Pa-
ris , et les choses s'accommoderent ensuite a la
satisfaction du cardinal de Retz.
Pour donner plus de hardiesse aux bons bour-
geois de Paris , on leur proposa de se declarer
pour le Roi, a qui Ton conseilla d'aller a Saint-
Germain-en-Laye. Sa Majeste y fit quelque se-
jour, sans en retirer aucun avantage : ce qui lui
fit prendre le parti de revenir du cote de Melun,
en s'arretant quelque temps a Corbeil. Et comme
on avoit dessein de retourner a Saint-Germain, on
se rendit a Saint-Denis , oil le Roi resta quelques
jours. Quoique les princes fussent en etat de
donner la loi , iis ne laisserent pas de s'offrir a
se soumettre, a condition que le cardinal seroit
bnnni du royaume. Son Eminence, craignant
que I'armee d'Espagne ne se joignit a la leur ,
proposa que le Roi se retirat en Bourgogue , et
de laisser les marechaux de Turenne et de La
Ferte aux environs de Paris, pour s'opposer aux
desseins des princes. M. de Bouillon , qui etoit
en tres-grand credit , avoit ete du meme avis ;
mais M. de Turenne, son frere, qui fut appele
dans le conseil secret, le fit changer. « Je mo
charge, dit-ii, de faire perir les ennemis, pour-
vu que la personne du Roi soit en lieu de sure-
le. » Et pour avoir quelques a\antages sur les
princes, qui s'etoient campes dans Tile de Saint-
Denis, il proposa de construire un pout sur la
Seine , pour les pouvoir aller attaquer. Soit que
M. le due d'Orieans et le prince de Conde s'aper-
cussent que Paris leur echapperoit, ilsdemande-
rent une assemblee generale, dans le dessein de se
defaire de ceux qui paroissoient etre dans les in-
terets du Roi. La conduite qu'ils tinrent pour y
reussir a ete decrite par bien des gens , qui ne
Tout pas rapportee au juste. J'ajouterai done que.
I
DEUXIEME PARTIE. [1652]
\4Z
deux jours avant qu'ils commissent une action
aussi terrible, M. de Bouillon dit : « lis sont
perdus s'ils ne font un coup assez hardi pour
soumettre Paris. » Ce discours rapporte, et
I'execution qui en fut tentee, firent qu'il y cut
differens avis que ceci avoit ete execute de con-
cert avec lui, a moius que la profondeur de son
experience ne lui eiit faitprevoir ce que les au-
tres feroient. Enfiu, il ne laissa pas de paroitre
surpris quand la nouvelle de cette execrable en-
treprise lut divulguee. Les apparences faisoient
juger que si Ton attaquoit Tarraee de M. le
prince , elle ne seroit pas recue dans Paris. II
faisoit meme paroitre quelques escadrons a la
tete de plusieurs villages qui sont dans I'ile de
Saint-Denis , comme s'il avoit voulu nous en
defendre Tentree ; mais son dessein n'etoit que
de nous amuser , et de faire passer son armee
sur le fosse de la ville pour gagner ensuite Cha-
renton , en rompre le pont , et nous necessiter
par la de chercher les raoyens d aller a lui ,
ayant la liberte de nous combattre en passant
la Marne , et en tout cas de pouvoir fourrager
plusieurs provinces , si Ton ne se mettoit point
a lepoursuivre , la liberte lui restant toujours
de passer en Flandre quand il voudroit. On fut
averti que sou armee avoit marche le soir ; mais,
soit par desobeissance , soit parce qu'elle etoit
trop fatiguee , elle campa a la tete du faubourg
Saint-Honore. Le prince , en ayant ete averti,
s'en plaiguit et querella ses officiers. Ensuite,
usant de tout son pouvoir, il fit marcher toutes
ses troupes , auxquelles les bourgeois ne voulu-
rent jamais permettre de traverser la ville , crai-
grant peut-etre que ses soldats ne leur causas-
sent de Tincomraodite, ou bien que ce prince
voudroit s'en rendre le maitre; car , quoique ses
forces ne fussent pas proportionnees a une pa-
reille entreprise, les apparences trompent sou-
vent ceux qui sont capables d'avoir peur.
M. de Turenne fut averti de la marche de
M, le prince , et le raarechal de La Ferte aussi,
iqui , etant le plus eloigne de Paris , ne le joignit
qu'apres que le combat fut commence. Ce n'etoit
pas ou le prince le craignoit leplus ; mais, ayant
tout le chagrin imaginable de ne pouvoir eviter
ce general , il mit sa cavalerie en bataille pen-
dant que son infanterie defiloit par derriere ; et
M. de Turenne, qui lereconnut, ne crut pas le
devoir attaquer taut qu'il seroit dans un lieu
avantageux.
M. le prince quitta ce poste pour joindre son
infanterie et voulut toujours gagner Gharentou:
(i) Le combat du r.uibouig Saint-Anloine fut livre Ic
2 juillet 1().j2. Deux jours apies eut lieu le massacre de
mais il fut surpris quand il se vit attaque dans
le faubourg Saint-Antoine , et voulut defendre
les barricades qui y avoient ete dressees par les
bourgeois. Le combat fut des plusopiniatres (i).
Le Roi en fut spectateur , et si mademoiselle
d'Orleans n'eut obtenu de la bourgeoisie qu'elle
ouvrit les portes aux troupes du prince, elles
auroient ete entierement defaites. Pour faire
croire aux Parisiens qu'ils n'avoient plus lieu
d'esperer que le Roi leur pardonnat , elle fit
tirer le canon du cote qu'elle remarqua que Sa
Majeste etoit. Quelques-uns disoient d'aller a la
porte de Saint-Denis, que Ton trouveroit ouverte.
J'avoue qu'il me sembloit que j'aurois conseille
de faire entrer I'armee dans le faubourg Saint-
Germain et d'y donner bataille , dont le gain
me paroissoit assure ; mais je n'osai plus etre de
cet avis, y trouvant beaucoup d'inconveniens ;
car la prudence defendoit de se fier a un peu-
ple qui avoit sujet de tout craiudre, et d'ailleurs
il y avoit peu d'apparence que le cardinal piit
concourir a cette resolution qui s'evanouit bien-
tot , car on vit dans Paris des echarpes de dif-
ferentes couieurs. Les rouges etoient admirees,
et quiconque eut parle de rendre au Roi I'obeis-
sance qu'il lui devoit , eut couru risque deper-
dre la vie. 11 falloit trouver les raoyens de de-
charger les Parisiens des troupes qui les soute-
noient , et il y avoit tout lieu de croire ensuite
qu'etant devenus sages par leur propre expe-
rience, ils ne songeroient qu'a implorer la mise-
ricorde du Roi.
Le sejour de Saint-Denis etant devenu insup-
portable par une infection horrible, il fallut
songer a le quitter , et neanmoins ne se pas tant
eloigner de Paris qu'on perdit ce qu'on avoit
gagne sur les esprits des plus sages , et meme
de la populace. On proposa d'aller a Pontoise ,
qui etoit un lieu bien commode et bien situe pour
vivre , et d'ou meme Ton s'aprochoit de la Nor-
mandie , qui etoit restee dans I'oljeissance. On
eiit bien pu trouver desendroitsconvenablesau
sejour de la cour , mais on craignoit de donner
de la jalousie et du soupcon a M. de Longue-
ville , qui faisoit en sorte que le Roi y jouissoit
d'une partie de ses revenus , et qui empechoit
qu'on ne s'y soulevat ui qu'on y causat le moin-
dre prejudice au service de Sa Majeste ; mais il
donuoit assez a entendre qu'il ne falloit pas en
demander davantage de lui. La cour ne fut pas
plustot arrivee a Pontoise qu'on publia qu'elle
en devoit parti r le lendemain pour aller a Man-
tes, dont le gouverneur avoit ouvert les portes
l'H6tel-de- Ville, dont il est pail(^ dans la page pr^ce-
dente et dans celle-ci. (A. E.)
1 44
MEMOIRES DU COMTK IJE BHIEAINE.
aux Espagnols et leuravoit facilite le passage
(le la Seine sur le pont de cette ville. On accusa
nieme le chancelier d'y avoir contribue , tant
parce qu'il etoit beau-frere du gouverneur, que
par la ciainte qu'il avoit de voir sa maison brii-
lee. II s'etoit trouve aux conseils qu'on avoit
tenus au Luxembourg. La denieure de Pontoise
ayant ete jugee meilleure que celle de Mantes,
la cour y resta et n'en partit que pour alter a
Compiegne, oil le cardinal de Retz se rendit, et
d'ou le cardinal Mazarin sortit une seconde fois
du royaume, soit que sa peur en fut cause , ou
leloquence et I'intrigue du cardinal de Retz.
M. de Bouillon niourut a Pontoise d'une
grosse flevre , qui lui causa un transport au
cerveau. J'allai pour le voir, et ce fut la der-
niere visite que je rendis en cette ville, carje
fus le Icndemain attaque de la meme maladie.
On ne doit point etre surpris si je ne dis rien de
cequisepassa pendant trois niois, ayant ete
abandonne de la plus grande partie des raede-
cins. Je ne dois la vie qu'a Dieu , qui ne rae la
voulut conserver qu'afin que je le servisse avec
plus de fidelite que je n'avois fait. II permit, raes
enfans, que voire mere contribuat plus a ma
guerison que ne firent les remedes. Les soins
qu'elle prit de moi et lestemoignages qu'elleme
donna de son amitie surpasseut de beaucouptout
ce que j'en devois attendre et ce que I'on pou-
voit en espei er. Leurs Majestes eurent la bonte
d'envoyer savoir de mes nouvelles , et le cardi-
nal meme se donna la peine de me venir voir
avec tout ce qu'il y avoit de personnes conside-
rables alacour. Mes amis particuliersprirentde
moi des soins que je ne puis exprimer. Je tairai
leurs noms , de crainte que si j'en oubliois quel-
qu'un , il n'ei'it sujet de se plaindre. Je fus ainsi
raaladea I'extremite ; mais celui qui est le mai-
tre de notre vie me la conserve , et me donna de
bons intervalles pour recevoir son corps et son
sang. Celui-la est heureux a qui cette grace est
accordee, qui la recoit et en fait un bon usage
pour son salut. Un de mes premiers soins, apres
avoir remercie Dieu de m'avoir rendu la vie, fut
de faire mes tres-humbles remercimens a Leurs
Majestes de toutes les marques de bonte qu'elles
ra'avoient donnees , et de faire savoir a ma fa-
raille Tetat ou j'etois. Je ne puis m'empecher de
dire ici que, quand j'avois un peu de raison , je
souffrois beaucoup de la situation ou je laissois
votre mere et vous aussi , mes enfans. Je ne vou-
lus pas la prier, si Dieu disposoit de moi, de con-
tinuer d'aller au Louvre pour y representer raes
services, sachant combien cela seroit inutile;
mais j'esperai que Dieu auroit compassion de
vous, puisqu'il vous avoit conserve une mere
qui s'est toujours attachee a le servir , qui sert
d'exemple a beaucoup d'autres, et particuliere-
ment a vous , qui n'en pouvez jamais suivre de
mcilleur.
Le Roi etant parti pour aller a Compiegne ,
apres y avoir fait quelque sejour alia a Mantes,
d'ou il revint a Pontoise , et retourna ensuite a
Mantes. Comme je commencois a me mieux por-
ter, j'allai a Saint-Germain, oil Sa Majeste ar-
riva deux jours apres moi. Je me rendis meme
assiduaupresd'elle lorsqu'on parloit de quelque
affaire iraportante , non que je fusse en etat de
rendieaucun service , mais seulement pour faire
voir que je n'etois pas mort , ni hors d'espe-
rance de coutinuer a servir comme j'avois tou-
jours fait. J'ai oublle de dire que , pendant que
la cour etoit a Saint-Germain , M. le due de
Rohan , Goulaset quelques autres y vinrent pro-
poser au Roi , de la part de Monsieur, des con-
ditions d'accommodement qui parurent si ex-
tiaordinairesqu'ellesfurentrejetees. Laduchesse
d'Aiguillon s'y rendit aussi pour faire celui de
M. le prince; et comme je n'ai point su quelles
etoient ses demandes , je n'en dirai rien. Les
deputes de la Maison-de-ville et les colonels
de Paris y vinrent aussi, les uns demandant
grace , et les autres pardon du passe, tous assu-
rant que, si le Roi y vouloitrentrer, il y seroit
obei. M. de Seve , qui pour sa recompense fut
fait prevot des marchands , porta la parole avec
tant d'eloquence qu'il fit impression sur I'esprit
de Leurs Majestes , et leur persuada de rentrer
dans la ville de Paris (l), oil je me rendis un
jour avant le Roi , avec beaucoup d'impatience
d'apprendre a quelle heure ce monarque y se-
roit rentre. Mais Monsieur , qui n'avoit point
cru que Sa Majeste voulut s'y hasarder , n'ayant
point mis ordre a ses affaires , demandoit qu'on
sursit I'entree d'un jour , donnant a entendre
qu'il pouvoit la retarder ; et le Roi, qui ne s'en
mit pas beaucoup en peine , dit qu'il iroit lui
rendre visite , puisqu'il faisoitdifficulte de venir
au devant de lui. Monsieur en fut si etonne qu'il
ne sut prendre d'autre parti que de demeurer
enferme dans sa maison, de demander une sii-
rete poiir la nuit , et celle dont il paroissoit avoir^
besoin pour aller a Limours , oil Ton envoya
pour trailer avec lui Le Tellier, qu'on savoitne
lui etre pasdesagreable. Mademoiselle d'Orleans,
qui fut surprise de ce qu'on se mettoit si peu en
peine de rechercher monsieur son pere, se tint
cachee, et puis sortit de la ville dans un car-
rosse d'emprunt.
(1) Louis XIV cntra dans Paris le 21 octobre 1652.
(A. E.)
DEUMEME PAHTIE. f 16.53
14',
Le Roi , pour faire voir qu'il etoit le maitre ,
ordonna que le parlement s'assembleroit au
Louvre le lendemaiu. Ceux des officiers qui I'a-
voient tenu a Pontoise y priient leurs places ,
et, a rexelusion de quelques-uns qui n'y furent
point mandes , ceux qui etoient restes a Paris y
furent admis. Le ehancelier, qui s'etoit evade
et ensuite rendu aupres du Roi , y porta la pa-
role , exagerant le crime de plusieurs , louant
la fidelite des autres , et fit remarquer la reso-
lution sainte et digne d'un roi tres-chretien ,
que Sa Majeste avoit piise, de pardonner le
passe et d'en faire perdre la memoire. II ajouta
que le chatiment s'etendroit sur un tres-petit
nombre de personnes , et seroit plulot une mar-
que de la clemence du prince que de sa juste in-
dignation. Broussel , qui dans les desordres
avoit ete prevot des raarchands, fut destitue ,
et quelques conseillers exiles, sans toutefois etre
notes, Plusieurs d'entre eux out eu leurs graces
dans la suite des temps. On oublia dans cette
assemblee de demander que les registres de ce
qui avoit ete ordonne par le parlement pendant
la revoke fussent apportes ; car ils devoient
etre laceres et meme brules par la main du
bourreau (1). C'est ce qu'on ne fit point, parce
que je ne m'y trouvai pas pour le dire. Je m'en
plaignis aussitot que je fus au Louvre.
Le cardinal de Retz y alloit de fois a autre ;
raais les discours qu'il y tenoit n'avoient aucun
rapport avec ce qu'il disoit ailleurs. La dignite
oil il avoit ete eleve , bien loin de le faire sou-
venir de ce qu'il devoit au Roi , lui faisoit
croire qu'elle lui obtiendroit I'impunite de tout
ce qu'il pourroit et dire et faire. Le cardinal
Mazarin , tout eloigue de la cour qu'il etoit , ne
laissoit pas de la gouverner. II y a toutes les ap-
parences qu'il faisoit avertir le Roi de ne se pas
fier au cardinal de Retz , et que si cette Emi-
nence tomboit en faute ou qu'on put s'assurer
de sa personne, on n'en perdit pas I'occasion.
Elle se presenta un jour que ce cardinal vint
au Louvre. II y fut arrete (2) prisonnier et con-
duit ci Vincennes , oil il a ete assez long-temps ,
quelque diligence ({ue fit le nonce pour le faire
mettre en liberie ou pour renvoyer au Pape la
connoissance de ses crimes , assurant ques'il en
avoit commis qui meritassent punition , il ne se-
roit pas epargne.
(1) lis le furent quelques annees plus lard par ordrc
de Louis XIV.
(2) Le cardinal de Retz fut arret(51el9d^cembre4652.
On le conduisit au chateau de Vincennes , puis a celui
de Nantes , d'oii il s'^cliappa. (A E.) — Nous avons re-
trouve a la Bibliotheque du Roi ies papiers qu'il avail
dans sa poche au moment dc son aneslation.
III. c. D. M., T. 111.
[1G53] Le cardinal Mazarin (3) , delivre de la
crainte que lui causoit celui de Retz , prit la re-
solution de venir trouver le Roi; mais, pour
contenter sa vanite et pour s'assurer entiere-
ment contre la mauvaise volonte du peuple de
Paris, il obtint que Sa Majeste vlut a sa ren-
contre (4). Le Roi le conduisit au Louvre, oil
Ton lui avoit fait preparer un appartement, Sa
Majeste ayant juge qu'il y seroit mieux qu'au
Palais-Royal , ou il etoit alle descendre, apres
avoir ordonne que la porte de la conference fiit
gardee par une compagnie du regiment des
Gardes : ce qui a continue depuis. Le nonce
crut ou fit semblant de croire que I'arrivee du
cardinal Mazarin faciliteroit la liberte du car-
dinal de Retz. Quand il pressoit trop , on lui
disoit qu'il avoit vu la tete du premier mise A
prix , sans s'en etre beaucoup mis en peine : de
quoi le nonce s'excusoit le moins mal qu'il pou-
voit; et quand il recoramencoit ses poursuites
on lui repondoit que quoique, par le concor-
dat , le Pape se fut reserve le jugement des cau-
ses majeures, particulierement lorsqu'un car-
dinal etoit accuse , cette clause etoit si contraire"
aux privileges du royaume, qu'il n'etoit pas pos-
sible que le Roi y consentit. On lui ajoutoit
que, pour le delit, I'archeveque de Rennes et
ses suffragans avoient procede contre le cardi-
nal de Chatillon , qui etoit eveque de Beauvais
et du nombre de ceux-ci , et le juge royal pour
les crimes de felouie et de lese-majeste ; que les
eveques memes craignoient la consequence de
pouvoir etre cites et juges a Rome, se souve-
nant que le feu Roi avoit obtenu des commissai-
res dans le royaume , pour proceder extraordi-
nairement contre quelques prelats qui etoient
compris dans la reserve , de meme que les car-
dinaux; et qu'ainsi le Pape ne pouvoit pas leur
oter la connoissance ni le jugement des crimes
dont le cardir.al de Retz etoit convaincu. Cette
contestation favorisoit le prisonnier, car il n'e-
toit pas encore cite a aucun tribunal. Je dis un
jour a Mazarin que j'etois surpris que si pen de
chose nous arretat, qu'il failoit demander des
commissaires au Pape. « S'il les accorde , di-
sois-je, nous aurons ce que nous voulons, qui
est de faire proceder contre le cardinal de Retz ;
et sur le refus de Sa Saintete , le Roi fera ce qui
a ete mis en usage par ses predecesseurs , qui
(3) Ce ministre fit son entree a Paris le 3 fevrier 1653,
(etnonpas leOdc ce meme mois), comme le prouveune
lettre autographe de lui , inscribe dans noire Edition des
M^moires de Retz , page i-25.
(4) Voyez a ce siijel la Ictire que Mazarin dcrivit au
ministre Le Tellier ; elle est ins6r(?e dans les Mdmoires
de Retz, note 2, pnge 425.
10
146
MEMOIRES DU COMTE DE BRIENNE ,
est de deraander justice aux eveques de son
royaurae de I'un d'entre eux qui lui a manque
de fidelite. Les eveques s'y porteront ou en fe-
ront difficulte , soit pour etre intimides par le
Pape , ou par des considerations particulieres
qu'ils u'oseront declarer. Le refus du Pape a de-
leguer des juges sur les lieux, et celui que feront
les eveques de France , mettront le Roi en droit
de renvoyer la connoissance de ce crime a son
parlement. INous avons plusieurs exemples dans
I antiquite qui etablissent le droit de Sa Ma-
jeste,et qui sont fondes sur le bon sens, qui
veut que les privileges et autres graces accor-
dees exemptent bien un eveque de la jurisdic-
tion temporelle, mais ne lui donnent pas pour
cela la liberie de tout oser impunement. D'ou
II faut conclure que la lenteur des eveques a
faire justice , ou le refus de la rendre , remet-
tront le Roi dans les droits qu'il a, sans avoir
egard aux exemptions accordees par les empe-
reurs et les rois ses predecesseurs : de animad-
vertere in clericum cujuscunque dignitatis vel
gradus; et qu'ainsi le bref du Pape pouvant
etre autorise , soit par les coramissaires delegues
par Sa Saintete et recus par le Roi , ou par les
eveques du royaume , ou par le parlement, le
cardinal de Retz seroit juge. -
Mazarin ne voulant point faire de prejudice a
sa dignite , ni consentir a cc que le Papedeman-
doit , s'excusoit aupres du nonce tant6t par une
raison , tantot par une autre , et tenoit toujours
en prison celui dont il craignoit I'esprit. Pen-
dant qu'on agita la question pour savoir qui
devoit etre juge du cardinal de Retz , I'hiver se
passa , et le printemps s'approchant, il fallut
songer aux moyens de continuer la guerre. Le
Roi etoit a la verite delivre de eelle qu'il avoit
eu a soutenir contre ses sujets , mais il ne lais-
soit pas d'cu avoir encore a reduire, et d'etre
occupe a faire tete a ses ennemis. II cut aussi,
raaigre tout ce qu'on put faire, le malheur de
perdre dans la meme annee trois places de con-
sequence. Barcelone se perdit faute de moyens
pour etre conservee. Dunkerque eut le meme
sort, parce que les Anglois , anciens ennemis de
la France, nous empecherent d'y faire entrer
du secours , et , sous pretexte de represailles ,
favoriserent ceux qui etoient en guerre avec
nous, sans avoir fait d'alliance avec eux. La
meme chose arriva a Casal , pour avoir cte ne-
gligee depuis la mort du feu Roi , quoique les
ministres de Mantoue nous avertissent souvent
(1) Jean Silhon fut I'un des preniiirs inembres dc
I'Acafiemic franfoise. II servit successivcmcnt Richelieu
el Mazarin ; il fit I'apologie dc ic dernier dans un ou-
du mauvais etat de la place , que les magasins
des vivres avoient ete epuises pour faire subsis-
ter la garnison , qui depuis un tres-long temps
n'avoit pas ete payee ; que les canons n'ayant
point d'alTut etoient hors d'etat de servir, et les
poudres reduites en pate , parce qu'on avoit ne-
glige de les rebattre , et qu'il etoit a craindre
que lesEspagnols ne s'en emparassent, ou meme
M. de Mantoue, pour eviter qu'ellesne tombassent
entre leurs mains. Mais il arriva ce qu'on n'au-
roit jamais cru : c'est que I'armee d'Espagne en
tit le siege pour la remettre au due de Mantoue.
La citadelle de Turin avoit ete autant negligee ;
mais I'affection que Madame Royale a toujours
conservee pour la France empecha que Ton ne
nous en fit sortir avecbonte ; et Ton permettoit
tous les jours aux soldats , qui y etoient en petit
nombre , de se fournir de pain dans la ville. On
ne fit rien de considerable cette carapagne qui
put reparer tant de pertes, et celle que Ton fit
de Rocroy diminua beaucoup la joie qu'on eut
de la prise de Montrond. Sainte-Menebould,
qui fut la derniere de nos conquetes , ne put pas-
ser pour un gain considerable , apres tous les
malheurs qui nous etoient arrives ; mais ce qui
nous consola fut qu'etant vaincus dans les pays
etrangers , nous etions victorieux dans le notre.
[1654] Le Roi etaut rentre dans Paris, tout
le peuple temoigna une joie extraordinaire de
revoir Sa Majeste. On croiroit que le cardinal
avoit beaucoup de bonne volonte pour moi ,
apres I'exactitude avec laquelle il envoyoit sa-
voir de mes nouvelles, ou se donnoit la peine de
venir lui-meme dans le temps de ma maladie.
J'avoue que c'est le jugementque j'en fis ; mais
je m'apercus bientot que je m'etois trompe , son
dessein ayant toujours ete de me perdre et de
me deshonorer. II me fit proposer, sous le spe-
cieux pretexte de retablir ma sante, de me ser-
vir d'un nomme Silhon (1) pour faire les de-
peches du Roi sous mes ordres, et s'etant per-
suade que je m^ iaisserois surprendre a cet arti-
fice , il declara la chose comme resolue, Silhon
en recevoit des complimens de beaucoup de
monde. La chose" etant venue a ma connois-
sance, je disqueje n'y consentirois jamais. Le
Tellier ayant voulu m'en faire I'ouverture , je
lui repondis d'une manicre que le cardinal put
connoitre qu'il falloit me faire plus de mal ou
me laisser eu repos , et que je mettrois le tout
pour le tout , plutot que de souffrir qu'on don-
nat la moindre atteinte aux droits de ma charge
vragc intiHile : Edaircisscmens de quelques difficultcs
touchanli'administration du cardinal Mazarin.SW-
lion rnourul en 1C(»7. (A. E.)
-1
DEIIXIEMK PABTTK. | ni54
1. 17
et a raon honneiir. Ce n'est pas que je n'eusse
■ beaucoup de peine a me donner garde de tout
' ce que ce premier ministre entreprenoit contre
moi ; mais la raison demandoit que je dissimu-
lasse avec lui , parce que Son Eminence avoit
toute la confiance du maitre et tout le pouvoir
I de I'autorite royale. J'eus,quelques jours apres,
I une ficvre tierce qui ne servit qu'a retablir par-
faitement ma sante.
[ Leurs Majestes ayant passe I'hiver a Paris,
on se prepara pour entrer en campagne au prin-
temps. On disposa tout pour le sacre du Roi , et
I'onfit pressentir le due d'Orlcans pour savoir
s'il s'y trouveroit ; mais il ne repondit pas posi-
tivement , et il ne put si bien dissimuler qu'on
ne s'aperci'itqu'il s'en vouloit excuser. Le prince
deConti, qui avoit epouse une niece du cardinal,
ne jugea pas devoir sy trouver, ni altendre que
cette ceremonie tut achevee pour aller servir au
lieu qui lui etoit destine. Ainsi le Roi n'eut a son
sacre de princes de son sang que Monsieur, son
frere unique , et M. de Vendome, qui , a la ve-
rite , etoit sorti de sa maison , mais qui , n'en
pouvant pretendre ni le rang ni les avantages ,
ne laissa pas d'occuper la seconde place. Entre
les pairs, le due d'Elboeuf eut la troisieme, le
due de Candale la quatrieme , et les dues de
Roannes et Bournonville les deux dernieres.
Lorsqu'il n'y avoit que six pairs de France , les
rois en etoient servis aux actions solennelles.
II y avoit bien plus de pairs au temps du sacre
de notre monarque ; mais comme il n'y en as-
sistapasunnombre suffisant, il fallut remplacer
ceux qui manquoient par des seigneurs dont la
fortune seroit parfaite s'ils pouvoientetre eleves
a la meme dignite. Le commandement de I'ar-
mee fut donne aux marechaux de Turenne et
de LaFerte ; et pendant qu'elle s'assembloit , le
Roi vint a Sedan, oil Ton resolut le siege de
Stenay sous les ordres de Fabert. Le cardinal ,
se souvenant des services qu'il lui avoit rendus,
songea a I'elever et a recompenser sou raerite
et sa valeur. Le prince de Conde ayant de-
mande aux Espagnols de ne le point abandonner
dans cette rencontre, il se trouva tant de diffi-
cultes a le secourir, que ce prince , jugeant bien
qu'il lui seroit impossible de les surmonter, leur
fit une proposition bien bardie : c'etoit de faire
le siege d'Arras. « Si je le prends , leur dit-il,
vous y gagnerez et moi aussi avec usure , etant
dans vos interets et ne m'en voulant pas deta-
cher. >' Le siege etant forme , les marechaux de
(1) Nous avons doniK" dans iinlrc (Edition do Rplz '
' page 435, note 1 ), la leure du Roi au Pape au sujei Of
la sonic de Vinceiincs du cardinal de Retz , et le Mc-
Turenne et de La Ferte eurent ordre de faire
I'impossible pour le faire lever. Le Tellier fut
envoye a Peronne pour diligenter les choses
dont ils pourroient avoir besoin ; et le bonheur
du Roi fut si grand en cette rencontre, qu'ils en
vinrent a bout avec tres-peu de forces. Sa Ma-
jeste, pour encourager son armee, se rendit a
Peronne, ou elle recut I'agreable nouvelle qu'elle
avoit force les ennemis dans leurs lignes ; et vou-
lant voir la viile d'Arras qu'elle avoit delivree,
le Roi y alia , et revint ensuite a Peronne, ou il
apprit que le cardinal de Retz s'etoit sauve du
chateau de Nantes oil il etoit prisonnier sur sa
parole. Nous I'etions alle trouver, le nonce et
moi, I'annee d'auparavant, pour le disposer a
renoncer a I'archeveche de Paris, moyennant
une grande recompense (l) que nous lui offrimes
et qu'il ne voulut point accepter. De quoi s'etant
repenti toutde bon ou en apparence, il souhaita
que le marechal de La Meilleraye fiit charge de
sa personne , jusques a ce que le Pape eiit ac-
cepte la resignation qu'il feroit. Le marechal y
avoit de la repugnance; mais etant presse par sa
femme , dont le frere avoit epouse une cadette
de la maison de Retz, et etant d'ailleurs prie
par le cardinal de le faire, il se laissa persua-
der, apres avoir tire parole du Roi qu'il pour-
roit donner toute liberte au prisonnier, excepte
celle de sortir de sa prison, et du cardinal de
Retz qu'il ne feroit rien qui put I'obliger a le
maltraiter. Peut-etre que si Sa Majeste avoit
des alors nomme quelqu'un a I'archeveche de
Paris, le cardinal eiit ete trop heureux d'ac-
cepter la recompense dont on etoit convenu.
Mais etant averti que le Pape ne vouloit depu-
ter personne pour gouverner le diocese pendant
son absence , faisant serablant d'ailleurs de
croire qu'on le vouloit resserrer, et craignant
que les incommodites du marechal de La Meil-
raye ne donnassent lieu a le transferer dans une
autre prison , il ne songea uniquement qu'aux
moyens de pouvoir se mettre en liberte. Je n'au-
rois jamais parle de cette affaire, parce que je
n'y eus aucune part , si ce n'etoit par la raison
que ce fut a moi que le cardinal de Retz depecha
un gentilhomme pour me prierde faire entendre
au Roi que la seule necessite d'assurer sa vie et
de se mettre a convert de ses ennemis I'avoit
oblige a prendre la resolution qu'il avoit execu-
tee; mais qu'en quelque endroit qu'il fut, Sa Ma-
jeste auroit en lui un fideie serviteur, et quiam-
bitionneroit toute sa vie I'honneur de ses bonnes
moire, rddige par Biienne et adresse au cardinal d'Est,
des graces accordees par le Roi au cardinal de Rclz.
to.
I iS
MBMOIOES DU COMTE DK BRIEIVXE
graces , etant assure que si le Roi \enoit a con-
noitre son innocence , il le protegeroit contre la
persecution de sesennemis, qui , pour le rendre
odieux , avoient prevenu Sa Majeste. Je dis au
gentiihomme que je le trouvois bien hardi de
s'etre charge d'une pareille commission sans sa-
voir auparavant si le Roi Tauroit agreable, et
d'etre venu a la cour de la part d'un sujet re-
belle, duquel Sa Majeste avoitde justesraisons
de se plaindre; que j'allois lui rendre compte
de ce qu'il m'avoit dit; qn'ensuite je lui fe-
rois savoir la volonte du Roi , et ce qu'il y au-
roit a faire. Je rapportai au cardinal Mazarin
ce qui etoit venu a ma connoissance. II balanca
pour savoir s'il devoit faire arreter ce gentii-
homme ; mais je m'y opposai en lui disant :
<. Qu'a-t-il fait que ce que vous pourriez desirer
qu'il fit, qui est de vous avoir eclairci des rai-
sons que le cardinal de Retz veut publier dans
le monde pour se justifier ? Sa conduite vous
donnera assez de prise sur lui, car il n'y a au-
cuue apparence qu'il reste dans le royaume; et
je ne vols point qu'il y ait d'autre reponse a lui
faire, sinon une forte reprimande au gentii-
homme, en lui disant que le cardinal de Retz,
ayant manque a ce qu'il doit au Roi , pouvoit
bien aussi manquer de parole au marechal de
La Meilleraye. » J'ecrivis a Rome la conduite du
cardinal de Retz , et nous juge^mes qu'il passe-
roit en Espagne , comme il le fit en effet ; et cela
donna lieu de le blamer de plus en plus.
On manda avec un soin extraordinaire en
Angleterre I'avantage que les arraees du Roi
avoient remporte, afm de detourner le protec-
teur Olivier Cromwel de faire alliance avec
I'Espagne (I), comme il en etoit recherche. Et
comme nous en eumes connoissance , aussi bien
que des dispositions deson esprit et de sa nation,
nous le recherchames de notre cote. La com-
mission en fut donnee a Bourdeaux. II y reus-
sit; mais il nous engagea a ne point contraindre
les Anglois a decharger leurs canons et leurs
armes a Blaye en remontant la Garonne. Quoi-
qu'ils eussent ete decharges de cette condition
par un traite del'annee 1610, nous ne laissions
pas d'en etre toujours en possession , et de nous
prevalolr de cet avantage pour reduire sous I'o-
beissance du Roi la ville de Bordeaux , qui etoit
toujours dans le parti des revoltes, nonobstant
le pardon qui lui avoit ete accorde deja pour le
meme sujet. L'armee de terre fut coramandee
(1) Le prince de Conde enlretenail aussi a cettc
mcme <5poquc dc grandes relations avec Ic Prolccteiir.
etil en obtiiil quelqucs secours pour son parli.
(2) Le cardinal dc Retz repousse cette impulalinn
dans ses Mfiinoires. (A. E.)
par Ic due de Candale, celle de mer par M. de
Vendome; et le bonheur de la France fit qu'elles
reussirentdansleur entreprise,etque la province
de Guienne et sa capitale, qui croyoient faire
la loi, la recurent : cequi contribua beaucoup
au retablissement de I'autorite royale. Leurs
Majestes revinrent de Peronne a Paris , et re-
tournerent ensuite a La Fere ou elles passerent
tout le reste de la belle saison, l'armee du Roi '
ayant sejourne dans le pays des ennemis, pour
leur faire sentir les incommodites de la guerre.
On cut avis alors que le cardinal de Retz , ayant
debarque en Espagne et recu de I'argent du Roi
Catholique (2), s'eloit eufin rendu a Rome. Ses
revenus furent mis sous la main du Roi , qui
pretendoit avec justice que la regale de I'arche-
veche de Paris lui appartenoit, parce que cette
Eminence ne lui avoit pas fait le serment de
fidelite qu'elle lui devoit , et sans lequel elle
ne pouvoit jouir du temporel , et pourvoir aux ;
benefices qui etoient vacans. II se fit un grand
nombre d'ecrits , tant pour etablir le droit du
cardinal de Retz que pour le detruire. II y vou-
lut embarrasser les consciences, en etablissant
des vicaires-generaux qui devoient, sous son
autorite, gouverner I'eglise de Paris. On fit en-
tendre au Papequ'on ne le souffriroit pas ; mais
enfin, par un accommodement, le cardinal fut
reconnu archeveque, et Sa Majeste eut le choix
de ceux qu'il presenta pour gouverner a sa
place (3). 11 n'y eut rlen de nouveau pendant
I'hiver : cependant le credit du cardinal Maza-
rin augmentoit toujours, quoique le Roi avan-
cat en age. Les graces dependoient du premier
ministre, a qui tout le monde faisoit la cour; et
grand nombre de gens , qui n'osoient pas bla-
mer ouvertement la conduite de Son Eminence,
ne laissoient pas de le faire dans leur coeur.
Comme on se disoit deja qu'il etoit temps de
songer a marier le Roi , le cardinal , qui n'osoit
contraindre les voeux publics, les eludoit en de-
mandant quelle princesse on devoit choisir. II
proposa d'abord celle de Savoie , dont on fit voir
le portrait, mais si desagreable qu'il la rendoit
odieuse. On en fit voir des princesses de Parrae
et de Modene , qui ne servirent qu'a leur don-
ner I'exclusion. L'embonpoint qu'elles avoient
pouvoit les rendre steriles a I'age de vingt ans.
Son Eminence ne laissoit pas de souffrir que le
monarque fit plusieurs galanteries a I'une de ses
nieces , disant pourtant qu'il ne consentiroit ja-
(3) Dans notre Complement de la vie du cardinal de
Retz, nous avons donn6 , d'apres les documents origi-
ginaux , tous les faits qui se rapportcnt a cette ^poquc
de la vie de Retz, et a ses intrigues pendant son s^jour
a Rome , durant les ann<5es suivanjes.
UEIJMIiME PAKTIE. [ I Cio]
J4»
maisqu'il I'epouscit; mais, quelquecreanceque
la Reiiie pdt en ce que le cardinal lui disoit ,
elle ne laissoit pas d'en avoir de Tinquietude. II
me souvient que ce premier ministre me faisant
voir un jour les deux portraits qui lui avoient
ete euvoyes des princesses de Parrae et de Mo-
dcne , il lui echappa de me dire que ce qui les
excluoit de parvenir a de grandes fortunes etoit
detretrop grasses. Jeluirepondis :« Je Tavoue. »
Mais nion intention etant de lui oter la pensee
de nous donner pour Reine une de ses nieces ,
je lui ajoutai qu'un mauvais mariage causoit
beaucoup de desordres , et que celui qui avoit
ete contracte par les Farnezes avec une Aldo-
brandine etoit un grand obstacle a la fortune des
princesses qui en etoient issues. Quant a celle
de Savoie , il n'eut jamais la pensee de la faire
epouser au Roi ; car, bieu qu'il Cut partial de
cette maisou, ne I'etant que pour les pulnes ,
Madame Royale ne pouvoit se resoudre a les
elever si haut. Je le disois quelquefois a la
Reine en lui ajoutant : « Priez Dieu , Madame ,
pour la paix , et, en exaucant Votre Majeste ,
il lui donnera pour belle-lille une niece. » Plus
la chose paroissoit eloignee au sentiment des
autres , et plus j'eu etois persuade : non que je
crusse le cardinal capable de reconnoitre les
obligations qu'il avoit a la Reine, mais parce
qu'il comprendroit qu'on ne pouvoit faire de
mariage qui fut plus avantageux. Celui du Roi
avec la princesse de Savoie avoit ses difficultes,
en ce que ce monarque n'avoit pas encore at-
teint I'age prescrit par les canons de I'Eglise
pour avoir la disposition de sapersonne. C'etoit
un obstacle pour la niece de Mazarin, a qui je
ne manquai pas de dire dans les occasions : « Un
roi majeur a le gouvernement de son Etat, mais
non pas la liberte de disposer de lui-merae, les
lois de I'Eglise y etant entiereraent contraires ;
car, quand il seroit marie au prejudice de ses
canons , ils sont en sa faveur pour rompre un
mariage qui ne pourroit etre approuve ni de
♦Dieu ni des hommes. » Je faisois mal ma cour;
mais je me satisfaisois moi-meme de telle ma-
uiere que je meprisois des choses que je devois
craindre , pour faire naitre dans I'esprit du car-
dinal plusieurs soupcons qui favorisoient le des-
sein de la Reine , et qui ont pu contribuer au
bonheur dont nous jouissons presentement.
[1655] La Barde ne cessoit point de travailler
au renouvellement de I'alliance avec les Suisses.
S'il eut ete aide d'une somme d'argent conside-
(1) Les fragments inddils que Ton a trouvf^s ci-dessus.
Indiquent aunioins a quelle ^poque le cardinal Mazarin
fit de tres-hurables instances pour arriver a ce traite , et
rable , il eut pu y disposer les cantons. Quand
on pressoit le cardinal de le faire, il demandoit
quel en seroit le fruit; mais , quand il avoit be-
soin de recrues , il louoit I'ambassadeur du Roi
de I'application avec laquelle il travailloit a
cette affaire. Un jour qu'il m"en parloit , je lui
dis que le sentiment de plusieurs de nos rois et
de leurs ministres avoit ete d'attacher a la France
cette nation , qui en beaucoup d'occasions avoit
rendu de tres-grands services ; que quand elle
en avoit ete detachee , on s'en etoit toujours
tres-maltrouve. «Cequi etoit bon alors , repon-
dit Son Eminence , ne serviroit de rien presen-
tement ; car, quand les Suisses se retireroient ,
nous avons des hommes qui les valent bien. » II
entendoit parler des Allemands et des Italiens.
« Les Suisses, lui repliquai-je , ont tant rem-
porte de victoires sur les premiers , qu'il est
aise de juger que leur nation doit etre preferee
a ceux qui n'ont pu leur resislerqu'en etant sou-
tenus par cette meme nation. » Mon discours
trop libre ne plaisoit point au cardinal ; mais
j'eusse trahi ma conscience et fait tort a ma re-
putation si, comme bien d'autres, je n'avois
songe qu'a acquerir son amitie par ma complai-
sance. J'encourageois souvent La Barde , con-
tre le sentiment de Son Eminence , a continuer
ses soins , et quelquefois j'engageois Mazarin a
faire de meme. Si cette affaire eut pu reussir
sans donner aucun argent, il I'auroit desireeau-
tant que je I'eusse fait moi-meme ; mais il re-
gardoit les tresors du Roi comme lui apparte-
nant , et il ne pouvoit se resoudre a les depenser,
quelque avantage qu'on en put retirer. En effet,
le cardinal, pour en avoir ete trop bonmenager,
a fait perdre a la France la Catalogue. Les Es-
pagnols ont surpris Casal parson avarice; Dun-
kerque est demeure aux Anglois, aides de nos
propres forces. II n'importe pas de dire en quelle
annee nous nous joignimes a Cromwel (1);
mais c'est une belle chose a savoir que ce qui
nous y necessita , et les conventions que nous
fimes avec lui. Les Espagnols lui offrirent une
armee pour reprendre Calais , pourvu qu'il nous
voulut declarer la guerre , et s'engager de ne
faire ni paix ni treve avec nous qu'ils n'y fus-
sent compris. Nous en avions la preuve, etnous
craignions avec raison la liaison de ces deux na-
tions ; mais pour I'empecher, nous proposames
aux Anglois de les aider a prendre Dunkerque,
pourvu qu'ils favorisassent nos vues sur Grave-
lines. Nous nous prevalumes du desir de cette
quelles humiliations Ion eut a supporter de la part An
Protecteur, puisque i'on fut plusieurs fois oblige de
rappeler les n^gociateurs francais.
150
MEMOIBES DU COMTE 1)E BRlE^iNE
nation d'avoir un pied dans les Indes , et , lui
faisunt voir la facilite qu'elie avoit d'3' reussir,
nous lui fimes oubiier I'etroite amitie dans la-
quelle eile avoit vecu avec les Espagnols. Nous
insinuames que I'esperance d'un bon commerce
ne devoit pas empecher les Anglois de songer a
se rendre raaitres des richesses des Indes occi-
dentales. Ce qui fut represente a Cromwel tit
impression sur son esprit, d'autant plus qu'il
voyoitbien que si les Anglois n'etoient occupes,
ils auroient peine a souffrir I'autorite qu'il pre-
noit sur eux ; car il avoit deja oublie qu'ils n'e-
toient a lui que sur I'esperance qu'il leur avoit
donnee d'eriger I'Ang'eterre en republique, Mais
il n'en avoit plus la pensee, et vouloit elever sa
puissance beaucoup au-dela de celle des rois. Je
fus I'un des commissaires qui traiterent avec
son ambassadeur. Nous convlnmes de quel nom-
bred'hommes il nous aideroit, combien il nous
donneroit de navires pour prendre Gravelines,
et de quelles forces nous aiderions les siennes
pour prendre Dunkerque. II y avoit de pluscela
de particulier dans le.traite que , si la premiere
de ces places etoit prise avant la seconde , elle
leur seroit laissee en depot jusqu'a ce que nous
leur eussions remis celle qui leur devoit rester.
Nous eumes soin d'assurer le libre exercice de
la religion catholique aux bourgeois de cette
ville qui y voudroient derneurer, et nous primes,
dans les trois traites que nous fimes avec les
Anglois , toutes les precautions necessaires pour
n'etre pas trompes par eux ; car ils ne vont pas
toujours droit dans leurs traites : ils se reser-
vent d'y cliercher quelque interpretation qui
soit a leur avantage, suivant le genie de leurs
ancetres normands , et font quelquefois peu de
scrupule de tromper ceux qui negocient avec
eux. Ce fut a trois differentes fois qu'on s'ac-
commoda avec ces insulaires; mais, etant inu-
tile d'en marquer le temps (l) , j'ai mieux aime
dire de suite ce que je savois de ces affaires.
J'ai deja fait voir le genie du cardinal et son
avarice , en parlant de la negociation des Suis-
ses; mais je n'ai rien dit de la haine qu'il portoit
a notre nation et aux avantages de la France ;
e'estceque je demontrerai clairement. II bia-
raoit souvent nos rois de I'alliance qu'ils avoient
contractee avec les Suisses , autant que s'ils
I'eussent faite avec les Turcs ; et , pour tourner
ces monarques en ridicule, il me dit un jour:
« Les vieux politiques sont inexcusables de s'e-
treportes a ces deux alliances; j'en suis surpris,
(1) Cc Irait^ est dc rannce 16.V). Lo dernier ^diteur
en avail confondu la date avec celle dc la mort du Pro-
tecleur, arrivde en 1658.
etje n'en comprends pas la raison; mais je suis
un politique moderne qui censure volontiers ce
qu'ont fait ceux qui m'ont precede. » Comme il
m'adressoit la parole en presence de plusieurs 1
autres qui etoient dans la chambre , je me trou-
vai oblige de lui repondre ainsi : « Je veux croire
que si les vieux politiques dont la conduite vous
paroit si ridicule etoient encore en vie, ils pour-
roient etre du sentiment de Votre Eminence ,
et qu'ils oublieroient que les Francois , avec le
secours des Suisses, conquirent le Milanois,
mais qu'ils le perdirent faute d'avoir conserve
leur amitie ; que lorsque Francois V^ fut attaque
par I'empereur Charles-Quint, dont les interets
etoient favorises du Pape , des princes d'ltalie
et du roi d'Angleterre Henri VIIl , des que la
flotte Ottomane parut , le Pape , I'Empereur et
les autres princes lui demanderent la paix ,
dans laquelle Sa Majeste Britannique fut bien
heureuse d'etre comprise. » Le cardinal , me te-
moignant dans une autre occasion son aversion
pour la France, m'accusoitde loner toujours la
conduite du roi Henri-le-Grand, qui a su con- |
server la monarchic dans sa maison par sa va-
leur, sa bonte et sa generosite. Je lui repondis : '
•< C'etoit un grand roi , craint et aime de ses
voisins, qui n'etoit point gouverne. II avoitjj
donne a mon pere et a moi toutes les marques
de sa bienveillance. » Le cardinal fut etonne de
ma liberie, et j'avoue queje ne le fus pas moins
de son emporteraent.
Les Portugais, qui avoient fait connoitre, des
I'annee precedente, qu'ils n'etoient pas capables
de prendre un parti qui leur tut avantageux ,
renvoyerent les deux secretaires de leur am-
bassadeur, qui continua de donner des marques
de leur foiblesse , en disant au Roi que les deux !
secretaires avoient apporte de I'argent, et qu'il
etoit pret a nous le reniettre, pourvu qu'il fut
employe contre I'ennemicommun, et qu'on don-
nat des assurances qu'on ne traiteroit jamais
sans Sa Majeste Portugaise. Sur ce que I'ambas-
sadeur de ce monarque me demandoit une chose
qu'il disoit avoir deja ete accordee par le feu Roi,
je lui dis d'en representer Tacte. II s'offrit a cela,
et crut y satisfaire en nous faisant voir une ha-
rangue que le conseil supreme avoit faite au Roi
sonraaitre, par laquelle il paroissoit que Sa
Majeste Tres-Chretienne I'exhortoit a soutenir
ses justes droits et lui offroit ses troupes pour
s'y maintenir, a condition qu'on feroit aupara-
vant un traite qui regleroit ce que chacun des
Rois auroit a faire, et que celui de Portugal de-
puteroit a Sa Majeste Tres-Chretienne ; a quoi
ayant satisfait, sans que le traite cut ete regie ,
j'en concluois ({ue nous n'etions engages k au-
DEL'XIEME PARTIE. [l(i56j
. cune chose , et les personnes de bon sens etoient
du meme sentiment. Pour faire voir neanmoins
a I'ambassadeur de Portugal que le Roi etoit
dans le dessein d'assister Sa Majeste Portugaise,
I je lui dis : « Puisque vous avez de I'argent, ai-
; dez-nous-en , et je vous donnerai toutes les as-
: surances que vous pourrez desirer pour le ravoir,
si votre raaitre ne veut point souscrire a un trai-
te que je vous signerai. » Je me reduisois meme
a ne reeevoir que cinquante miile ecus. Mais
I'ambassadeur, qui savoit bien qu'ils n'etoient
point a La Rocheile, mais seuieraent des sucres
^qu'il avoit ordre de vendre, s'en defendit, et
j'en conclus que le roi de Portugal seroit tou-
jours un ami assure, pourvu que nos affaires
prosperassent , et qu'on fiit dans le dessein de
I'assister; mais qu'il ne feroit jamais rien qui
fut a I'avantage de la France , ni meme de ses
propres interets, qu'on voyoit bien qu'il necon-
noissoit pas. Get ambassadeur me demandoit
souvent pour quelle raison on avoit donne des
sommes immenses aux Suedois, aux Hollandois
et au landgrave de Hesse, et qu'on demandoit
au contraire de I'argent aux Portugais. Je n'eus
pas de peine a lui repondre qu'ils agissoient
tous pour la cause commune , au lieu que le Roi
son maitre deraeuroit sans action , sur ce qu'il
etoit persuade qu'il lui etoit bien permis de re-
couvrer ce qui lui appartenoit; mais qu'il ne
pouvoit , sans commettre un crime enorme, en-
vahir le bien d'autrui. Qu'ainsi il n'avoit d'au-
tre dessein que de defendre le sien propre, bien
eioigne de faire des conquetes sur ses ennemis.
« Mais, ajoutai-je, il est aise de comprendre que
Sa Majeste Portugaise n'a point de moyen plus
sur, pour recouvrer ce qui lui appartient , que
de se trouver en etat de rendre des places et des
provinces au roi d'Espagne. »
Peu de jours avant que les secretaires de cet
ambassadeur fussent de retour, j'avois dit a la
Reine que mon second ills ayant I'age requis par
les canons pour posseder des benefices , je se-
rois bien aise qu'il fut pourvu d'une abbaye; et
Sa Majeste m'ayant assure qu'elle s'y emploie-
roit voiontiers, je suivis le conseil qu'on me
donna d'en parler a Le Tellier, afin qu'il en fit
ouverture au cardinal. Le Tellier s'en chargea
avec plaisir. II est bon de remarquer ici qu'il
me dit, pour me faire voir qu'il ne i'avoit pas
oublie , que le cardinal avouoit que le Roi et la
Reine me devoient beaucoup , et que j'etois en
droit d'esperer les graces qui dependroient de
la liberalite de Leurs Majestes ; mais que , pour
lui, il ne se croyoit pas oblige de recompenser
les services que je leur avois rendus. Cela fait
assez connoitre quel etoit son genie et souaveu-
fof
glement, temoignant par ce discours qu'il re-
gardoit la nomination des benefices comme un
droit qui lui etoit absolument acquis. Je repon-
disa M. Le Tellier que, quoique j'eusse meprise
les richesses, etque meme bien loin d'en amas-
ser, je me fusse endette de sommes considera-
bles , je ne laisserois pas de faire un fort beau
present au cardinal , s'il voulolt signer ou faire
iraprimer ce qui m'avoit ete dit de sa part , par-
ce que je me trouvois ainsi dans une grande ele-
vation , puisque, de I'aveu de Son Eminence,
je pouvois pretendre aux graces qui dependoient
du Roi, et que Sa Majeste ne pourroit me les
refuser sans injustice. Trois abbayes etant ve-
nues a vaquer alors par la mort de M. de ChS-
teauueuf , le Roi en donna une a mon fils, et
agrea mon remerciment , qui parut un crime a
plusieurs courtisans. Mais je me conduisis en
cette rencontre comme j'avois fait en toutes les
autres , c'est-a-dire queje reconnus ne devoir
les graces qu'a ceux de qui elles dependoient.
La fin de cette annee et le commencement
de la suivante (1556), se passerent a Paris com-
me les precedentes. On y parla de la paix, dont
I'ou n'avoit point d'envie, et Ton ne songea
qu'aux moyens de s'opposer aux ennemis. On
eut de frequentes conferences avec M. de Tu-
renne. On permit tout au marechal de La Fer-
te , pourvu qu'il promit des troupes, et quoi-
qu'on maltraitat les vieilles compagnies, on exi-
gea pourtant de leurs capitaines de les rendre
completes. lis eurent beau remontrer que cela
leur etoit absolument impossible : on leur re-
procba que d'autres faisoient mieux leur devoir
qu'eux, sans considerer que ceux-ci etoient bien
autrement traites. On resolut le siege de Cam-
brai , et, pour en oter la connoissance aux en-
nemis, le Roi s'avanca en Picardie et obtint des
Anglois que leurs troupes seroient employees a
ce qui seroit trouve de plus avantageux. La re-
volte de la garnison d'Hesdin , qui etoit un ob-
stacle pour attaquerles places maritimes, fit que
les Anglois y consenlirent. Les ennemis, qui ne
prevoyoient pas ce qui s'etoit concerte entre
eux, avoient prls un soin tout particulier de les
munir , et tellement degarni les autres places ,
que , sans un malheur extraordinaire, Cambrai
attaque eut ete vraisemblablement pris. Les
troupes du Roi I'investirent. M. le prince , qui
se trouvoit a la tete des siennes qu'il amenoit
pour former un corps du cote de la mer, sachant
les postes occupes par les notres , et le mauvais
etat de la ville de Cambrai, resolut de la secou.
rir : ce qui lui reussit , et fit jugera M. de Tu-
renneque le siege ne pouvoit etre continue. Les
Anglois s'en plaignirent : on s'excusa le mieux
153
JIEMOir.HS Dll COMTE DE P.BIEMVE
qu'on put. Le boa traitenieiit qu on tit i\ leurs
troupes les contenta en quelque facon. Tout le
inonde sait aussi de quelle maniere nous fumes
forces de lever le siege de Valenciennes : ainsi
je n'en dirai rien. Le cardinal , pour epargner
une depense de cent mille ecus , fut cause de
I'affrontque nous y recumes; car nous I'eussions
evite si le pont et la chaussee, qui donuoient
communication d'un quartier a I'autre, eussent
ete teis qu'on y eiit pu marcher en bataille. La
facilite de s'entre-secourir eut pu empecher les
Espagnols denous forcer dans nos lignes. M. de
Turenne,battu par les ennemis, ne perdlt point
courage, II maintint son arraee en discipline ,
empecha quece raalheur ne fut suivi d'un autre,
et, avant qu'elle fut en ([uartier d'hiver, reprit
La Capelle dont les ennemis s'etoient empares.
Monsieur, qui avoit ete long-temps sans \enir
a la cour, croyant que I'occasion s'en presentoit,
et qu'il en devoit profiter, fit agreer son voyage
au Roi par I'entremise du cardinal, et vint a La
Fere rendre ses devoirs a Sa Majeste. Lescour-
tisans lui parlerent , les uns selon leurs verita-
bles sentimens , et les autres suivant ceux du
ministre. II y en eut qui lui conseillerent de
s'en retourner le plus tot qu'il pourroit : a quoi il
paroissoit assez dispose. Mais il s'en trouva aus-
si, du norabredesquels j'etois, quifurent d'avis
qu'il ne precipitat rien ; mais que s'il s'y croyoit
oblige, parce qu'il s'etoit declare qu'il ne venoit
a la cour que pen de jours, il se conservat nean-
moins la liberte d'y venir quand il voudroit ,
sans en demander la permission. II nous le pro-
mit , et n'en fit rien; et , quoiqu'il fiit dans les
bonnes graces du Roi, il passa le reste desavie
comme s'il eut ete en exil. Sa deference pour le
cardinal augmentoit le credit d'un ministre
odieux aux gens de bien , et diminuoit de telle
maniere la dignite de lanaissance de Monsieur,
que beaucoup de personnes neconnoissoientplus
de difference entre un fils de France etun par-
ticulier. Ce prince commenca de souhaiter le
mariage de la fille ainee de son second lit avec
le Roi; mais il n'osoit se declarer, parce qu'on
croyoit que le cardinal ambitionnoitcet honneur
pour une de ses nieces. II est bien vrai que
Monsieur- n'eut pas d'abord trouve la Reine fa-
vorable a son dessein ; mais elle s'y seroit por-
tee dans la suite, tant elle craignoit que le Roi
ne s'amourachat de la demoiselle Olympe, niece
de cette Eminence , non pas tant par sa beaute
que par la familiarite dans laquelle il vivoit avec
elle. La Reine ne pouvant s'empeeher de m'en
marquer son chagrin , je pris la liberte de lui
dire qu'il falloit qu'elle ne fit semblant de rien,
ou qu'elle temoignat au cardinal qu'elle seroit
obligee de rompreavec lui; mais Sa Majeste ne 1
put s'y resoudre, et espera du temps le remede i
au mal qu'elle craignoit. '
[Les affaires du cardinal de Retz , qui n'a-
voient cesse d'attirer notre attention a Rome
depuis I'evasion de cette Eminence, devinrent
encore plus desavantageusespour nous pendant '
cette meme annee, et mirent M. de Lionne dans
un grand embarras. La Roeheposet m'avoit in-
forme, .lu commencement de I'annee, de la po-
sition de notre ambassadeur a I'egard du Pape,
par la depeche suivante :
« Je ne scais siVotre Excellence est satisfaicte
de la continuation de mes soings , mais ce doute
n'empechera pas que je luy donne toujoui'S avis
de ce qui viendra a ma connoissance et qui me
paroitra regarder ce service. Le Pape se moque
ouvertement de M. de Lionne; il y a quinze
jours qu'il lui refuse audience; et sur I'affaire
de M. le cardinal de Retz, on lui fait faire le
plus estrange personnage du monde ; car, pour
I'amuser, les choses qu'on lui accorde tirent tel-
lement de longueur que c'est une pitie. Quoi-
qu'il y ait plus de dix ou douze jours que M. le
cardinal de Retz ait envoye, par un courrier ex-
pres , sa commission pour les grands-vicaires, t
M. de Lionne n'en a rien sceu; et pour preuve '
de cela, il a mande a la cour qu'il n'ecri-
voit pas au long parce qu'il se reservoit de le
faire par un courrier extraordinaire qu'il des-
pecheroit au premier jour , pour porter la com-
mission du grand-vicaire que M. le cardinal de
Retz a choisy , laquelle on luy fait esperer, et
qu'il nescait point encore estre partye. LePape
dit qu'il voudroit bien qu'on pent travailler au
proces de M. le cardinal de Retz , mais que c'est
une chose impossible, parce que leRoy ne vou-
dra pas recevoir dcs commissaires italiens et
qu'il n'en veut pas nommer de francois. II est
meme a craindre que la chose se passant, I'in-
tention de ce coste icy ne soit pas fort bonne
pour son Eminence , car je scay d'un cardinal
de mes amis, que le Pape croitqu'en travaillant
au proces du cardinal de Retz, ledit cardinal
donnera, sous pretextede se justifier, des repli-
ques si furieuses et fera des demandes si extra-
vagantes sur le sujet de son Eminence , que cela
ne produira qu'un embarras fascheux. >•
Rient6t apres Lionne lui-meme rendit corapte
de sa position par un memoire special , et dont
voici les termes :
« Le concert du Pape avec M. le cardinal de
Retz , dans I'envoy que celuy^cy a fait secrete-
ment de la deputation dun vicaire , est mainte-
nant justifiee aussi claire que le jour , quelque
protestation que Sa Saintete continue a faire
qu'il n'a rien sceu de la chose que iorsque Ton
a adverti. II y a mesme la dedans une particula-
rlte qui me /ait juger qu'il n'y a pas eu seule-
ment une simple condescendance de la part du
Pape, que le cardinal en usa comme il a fait,
pour avoir lieu de meriter envers le Roy par sa
promptitude (ce qui a ete son excuse) , et dis-
poser, s'il lui est possible, les choses a I'accom-
modement de ses affaires ; mais qu'il y peut avoir
eu de la malice pour nous embarrasser : car je
trouve qu'au lieu d'adresser la commission a ses
amys,pourla presenter au Roy, comme le Pape
me I'avoit fait dire par monseigneiir Rispigliosi ,
il est plus vraysemblable qu'il J'ait adressee a
J'asserablee metiie du clerge , pour se la rendre
favorable et meriter envers elle plustot qu en-
vers le Roy : et Dieu veuille qu'il n'y ait encore
quelqu'autre piece notable la dedans , dont ils
ne s'expliquent pas icy, capable de jeter la dis-
corde entre le Roy et I'assemblee.
" II se voit maintenant pour quelle raison le
Pape fut huit jours entiers a me refuser I'au-
dience , et que les pretextes mandiez et les
plaintes tirees paries cheveux, dont ilse servit,
ne furent qu'une couleur pour donner temps a
cette commission d'approcher de Paris , sans
etre oblige de me le descouvrir icy : qui est une
conduite inexcusable , dont mesme je ne com-
prends pas la raison; elle se verra mieux de dela,
par la raaniere avec laquelle la chose aura ete
portee.
» II importe aussi de scavoir une particularite
dont M. de Valeran m'a adverti, qui est que, de-
puis qu'il a I'employ de maistre des courriers,
il n'a jamais veu le paquet du palais exceder la
grosseur de deux doigts au plus ; cependant ce-
lui qu'on luy envoya la semaine passee, et qui a
este porte par I'ordinaire que j'ay fait courir,
avoit I'epaisseur deplusdedouze doigts; dont on
peut juger que les depeches du cardinal de Retz
alloient sous cette enveloppe. Ledit sieur Vale-
ran m'a aussi adverti que le Pape n'adresse pas
directement ses depesches a M. le nonce, mais
qu'il leur fait faire une pose a Lyon , entre les
mains d'un nomme,... , qui peut-etre les adresse
aussi a un autre , marchand a Paris, »
Le pere Duneau nous informoit aussi pres-
qu'en meme temps du malheurde M.de Lionne;
« II ne se peut dire combien M. de Lionne est
mortifie de ce que le cardinal de Retz a envoye
a son insceu la commission pour un grand-vi-
caire, car le beau est que, plus de quinze jours
apres cet envoy, il ne lescavoit pas,etsollicitoit
DEUXIEMF, PARTIE. [1656] 153
I'expedition avec empressement et avec des de-
mandes qui ne plaisoicnt pas au Pape , et quel-
ques-uns estiment qu'il le faisoit sans ordre. II
void bien que le Pape et le cardinal de Retz I'ont
joue. II a este trois semaines a vouloir tons les
jours faire partir un extraordinaire pour porter
ce qui etoit deja envoye : ce qui etoit cause
qu'il n'ecrivoit presque point par les ordinaires.
Enfln lePape lui envoie dire par I'abbe Salvetti,
raardi au soir, que le cardinal de Retz avoit en-
voye commission , et I'abbe lui ajouta que Sa
Saintete n'en avoit rien sceu : ce qui neanmoins
n'est pas veritable , parce que le pere Sforzame
I'avoit dit plus de dix jours auparavant et ne le
pouvoit scavoir que du Pape. A ce propos de
M. de Lionne, je vous diray confidemment qu'il
est dans un grand mepris, non seulement au-
pres des Francois de condition qui sont icy,
mais, ce qui est bien pis, des ministres du Pape
et de Sa Saintete meme, qui en a parle en
termesdepeu d'estime, rappelanty?,scrt/e espia
per il negotio de cardinal di Retz, disant qu'il
ne vouloit point traitter de la paix avecun/5-
cale e una spia ; et a moy-meme Sa Saintete
m'en fit plainte en la derniere audience que
j'eus : de sorte que Votre Excellence rendroitun
bon service a la France si elle persuadoit a M. le
cardinal Mazarin d'envoyer icy bientot un am-
bassadeur, le Pape temoignant le desirer beau-
coup. »
Enfin quelque temps apres, M. de Lionne lui-
meme, compienant sa position, nous en rendit
compte dans un grand memoire se resumant en
trois points : I'un d'aller son chemin sans faire
semblant des'apercevoirde I'intention duPape;
I'autre de le rappeler sans en expliquer les mo-
tifs, et le troisieme dc lui ordonner de ne deraan-
der plus de graces pour les particuliers. La
chose ayant ete deliberee , on resolut de le rap-
peler, et je lui enenvoyai I'ordre, contenu dans
une lettre du Roi , dont suit la teneur :
« Monsieur de Lionne , voyant que votre
sejour a Rome ne sert qu'a augmenter de plus
en plus les mauvais traitteraens que je recois,
tant en votre personne que dans mes affaires ,
et qu'a la fin le procede du Pape pourroit m'o-
bliger de rompre la bonne intelligence que je
veux , autant qu'il me sera possible, conserver
avec Sa Saintete, j'ai resolu de vous envoyer cet
expres charge de cette lettre , que je vous ecris
pour vous dire que vous ayez , aussitot que \ous
I'aurez receue , a vous mettre en chemin pour
vous rendre incessamment pres ma personne ,
sans vous arreter que le temps necessaire pour
prendre conge de Sa Saintete , avec laquelle je
134
MEMOIRES DU COMTE DR ERIEN!\E
lie veux pas que vous entriez en aucune matiere ;
mais vous verrez ce que j'ecris a mon cousin le
cardinal Bicclii, qui sans doute le fera savoirau
Pape ; et vous cousulterez avec luy quels de ces
cardinaux vous devez visiter, et generallement
toutes les autres choses qui seront a faire pour
mon service; apres quoy je m'asseure que vous
serez bien aise d'aprendre la satisfaction qui
me reste de ceux que vous m'avez rendusde-
puis vostre depart de ma cour, et j'avoue que
votre conduite a ete telle, qu'elle me fait de-
sirer avec impatience votre retour pres de moy,
aflin que je vous employe a des affaires qui fe-
ront connoistre a tout le monde la parfaite con-
fiance que j'ay en vous; sur quoi je prie Dieu
qu'il vous ayt , Monsieur de Lionne , en sa
sainte garde. »
Le meme courrier portoit au cardinal Bicchi
lesordresdu Roi pour suivreses affaires en cour
de Rome,, par une lettre que je redigeai ainsi :
« Mon cousin , voyant que la continuation des
raauvais traitemens que Ton me fait a Rome ,
jusques a me refuser justice contre un cardinal
mon suject , apres avoir tant de fois promis po-
sitivement a vous , au sieur de Lionne , conseil-
ler ordinaire en mes conseils, commandeur-
prevost et maltre des ceremonies denosordres,
et mon ambassadeur extraordinaire vers les
princes d'ltalle, etant charge de mes affaires
a Rome , qu'elle me seroit rendue , pourroit a la
fin porter les choses a de facheuses extremites
que je desire eviter autant qu'il me sera possible,
j'ai juge a propos de rappeler aupres de moy le-
dit sieur de Lionne, affin d'empecher au moins
que le mepris continuel dont on use envers ce
mien ministre , venant a eclater davantage,
ne me contraigne , malgre moy, a rompre la
bonne intelligence que j'ay tousjours souhaite
passionnement d'entretenir avec Sa Saintete.
La conduite que j'ay tenue a son egard durant
le conclave et depuis , vous est assez cogneue
pour n'avoir pas besoin de vous en rien dire ;
vous scavez si elle me donnoit lieu d'attendre ,
non seulement justice , mais aussi toutes sortes
de demonstrations d'amitie de la part du Pape;
et s'il me pouvoit tomber dans I'esprit qu'un de
mes subjets , notoirement criminel envers I'E-
glise et envers moy, se trouvant assez insolent
pour faire vanite de metenir tete, rencontreroit
un asile aupres de Sa Saintete ; mais il vaut
mieux n'en plus parler, affin d'epargner au
Pape I'importunite de mes poursuites, eta moy
le chagrin de tant de refusen une cause si juste,
esperant que pour cela les crimes dudit cardi-
nal nc demeureront pas impunis ; aussy bien
mes sollicitationsseroient fort inutiles contre un
homme, lequel (a ce qu'il dit partout et qu'il
a mande luy-meme icy) possede entierement
I'esprit du Pape , et est aupres de Sa Saintete le
directeur de toutes les affaires qui regardent
cette couronne, se vantant que les mauvais trai-
temens que j'ay recus a Rome en la personne
du sieur de Lionne et dans les autres choses ,
sont des effets de ses conseils ; et qu'enfin il a
eu le credit de persuader au Pape que c'est la
conduite qu'il faut tenir pour tirer de moi tout
ce qu'il voudra, et particulierement en faveur
dudit cardinal. C'est un grand malheur que
Notre Saint-Pere le Pape n'ait pu se defendre
des artiffices et suggestions d'un homme si uni-
versellement decrie; et Dieu veuille que cette
conduite ne soit point fatale au public , et que
Sa Saintete meme ne s'en apercoive pas trop
tard. Pour moy, quoi qu'il arrive, je conser-
veray, etc. » ]
[1657] Le Roi alia une seconde fois a Sedan ;
et, pendant lesejour qu'il y fit, Montmedi fut
attaque etpris. Ce monarque en partit pourse
rendre a Metz , et ne fut visite que du seul prince
de Deux-Ponts. Le sujet de ce voyage etoit pour
appuyer la negociation dont on avoit charge le
marechal de Gramont et Lionne, pour empe-
cher que les electeurs ne concourussent a elever
a la dignite imperiale le fils de I'Empereur de-
cede depuis pen; mais leur voj'age fut inutile, et
ils ne firent que depenser beaucoup d'argent
mal a propos. Apres s'etre flattes de pouvoir
reussir dans leur dessein , ils deraanderentqu'on
limitat la puissance dunouvel Empereur par des
capitulations , et ils crurent avoir beaucoup fait
d'avoir seconde les intentions des princes de I'Em-
pire. Le cardinal et Servien etoient , aussi bien
qu'eux , persuades qu'ils engageroient I'electeur
de Baviere a demauder la couronne imperiale;
que s'ils n'y pouvoient reussir , ils y porteroient
le due de Neubourg; et que si I'election de I'un
ou de I'autre de ces deux princes etoit traversee,
ils pourroient faire naitre aux Allemands I'envie
de la deferer au Roi. Ces trois pensees parois-
soienttout-a-fait ridicules a ceux qui ontquelque
connoissance de I'etat des choses ; car, suppose
que les Allemands se fussent lasses d'etre gou-
vernes par un prince de leur nation , il n'y avoit
pas d'apparence qu'ils eussent prefere le Roi,
dont la puissance pouvoit faire craindre qu'il ne
donnat atteinte a leur liberie, et n'empietatsur
leurs souverainetes. C'estce qu'ils devoient moins
craindre de I'archiduc , parceque , bien qu'il put
etreaidedeSa Mtijeste Catholique, I'eloigne-
ment de ces deux princes rendoit leurs forces
DEtXIEME PABTIK. [l657-o8]
moins redoutables que celles de la France , qui
confine a I'Empire. Le peu d'ambitiou qu'avoit
fait paroitre I'electeur de Baviere depuis la mort
de son pere , la situation de ses Etats enclaves
dans les pays hereditaires , le menae conseil (1)
dentil continuoit toujours aseservir; toutes
ces raisons , dis-je , faisoient juger que cet elec-
teur ne songeoit pas a s'elever a I'Erapire. Quant
au due de Neubourg , le peu de moyens qu'il
avoit pour soutenir cette dignite , les ennemis
et les envieux qu'il avoit dans le college electo-
ral , etoient des raisons trop fortes pour croire
qu'il y put jamais reussir. Le cardinal et Ser-
vien n'oserent engager le marechal de Gramont
et Lionne a proposer le Roi , et se contentoient
de montrer I'envie qu'ils avoient d'elever le due
de Neubourg : faisant d'ailleurs connoitre , et
etant obliges de convenir que I'electeur de Ba-
viere se trouvant le seul prince catholique au-
quel on put donner la couronne imperiaie, elle
lui seroit offerte malgre la repugnance qu'il y
avoit. Je leur dis , un jour que nous en parlions
ensemble : « Sur quoi fondez-vous ce raisonne-
ment? II faut que vous conveniez que, pour faire
reussir votre dessein , vous avez a gagner cinq
des electeurs, au lieu que I'archiduc n'en aura
besoin que de deux. II faut que vous tombiez
d'accord que le due de Saxe ne se detach era pas
de ses interets; que I'archiduc se donnera sa
voix en qualite de roi de Boh^me. Si vous avez
i'electeur de Baviere , vous perdrez le palatin a
cause de ses Etats. Si vous esperez que les trois
electeurs ecclesiastiques soient de meme senti-
ment , la chose pent etre ; mais elle est bien dif-
ficile a croire. Presupposons pourtant que nous
les aurons gagnes , il nous faut encore une cin-
quieme voix : quatre ne suffisent pas pour faire
unEmpereur,maisseulementunpartage. II faut
done conclureque , sans avoir le Brandebourg,
tous vos projets s'evanouiront ; car comment
pouvez-vous esperer qu'il soit favorable au due
de Neubourg , qui est son ennemi capital , et
avec lequel il est en contestation pour la succes-
sion de Julieis? » Servien me repondit : « II faut
qu'il s'assure sur la parole que le Roi lui don-
nera de se rendre mediateur , quand Neubourg
sera declare Empereur. — Je doute , lui dis-je,
que I'electeur de Brandebourg prenuejamais ce
parti-la , un homme sage ne choisissant point
pour I'ordinaire son ennemi pour etre son mai-
tre. — Et pourquoi , m'ajouta Servien , I'elec-
teur de Baviere , etant soutenu par le Roi , ne
se declareroit-il pas centre I'archiduc? — Vous
(1) L'electeiir de Baviere suivoil aveugleinent les con-
seils du comte de Curtz, son premier ininislre. (A. E.)
155
voulez, lui rependis-je en riant, que les princes
traitent entre eux sur la foi desgentilshommes^
mais les personnes prudentes et eclairees veu •
lent de plus grandes assurances. » Lionne fut
donne pour cellegue de cette celebre ambassade
au marechal de Gramont. II I'accepta avec joie
a son retour d'Espagne, ou il avoit ete enveye
pour trailer la paix. II nefut pas assez heureux
pour la conclure avec den Louis de Hare , et ne
garda pas le secret qui lui avoit ete ordonne ,
puisqu'il fut connu sur la frontiere , et qu'on sut
ce qui Taraenoit en Espagne. Un gentilhorame
de ce pays , ayant vu signer par le Roi I'instruc-
tion dent Lionne etoit charge , fit de lui a don
Louis un rapport des plus avantageux , et de la
consideration dans laquelle il etoit a la cour de
France ; mais parce que ses pouvoirs n'etoient
ni scelles ni centresignes , cela causa de la me-
fiance a don Louis, et Ton voulut, pour le ras-
surer, que je signasse lesreponsesqui lui I'urent
faites des premieres lettres qu'il avoit ecrites au
Roi. II se presenta d'abord une difficulte qui fit
echouer cette negoeiation. Lionne pretendit,
aussi bien que le cardinal, que Sa Majeste Ca-
tholique abandonnereit le prince de Coude ; et
don Louis dit au contraire que le Roi son mai-
tre ne vouleit point entendre parlerde paix que
ce prince ne fut retabli dans ses biens et ses di-
gnites , sous lesquelles 11 pretendoit que ses gou-
vernemens devoient etre compris; mais c'est de
quoi nous ne torabions pas d'accord , et cela
causa dans son temps de nouvelles difficultes.
Cela auroit du faire entendre , au cardinal et a
ceux qu'il employoit, letitre de droit [de ver-
boruni significatione ) , et il pouvoit se mieux
instruire qu'il ne I'a ete, que plusieurs noms dif-
ferens signifient une meme chose; mais que
quand en se sert de celui qui n'estpasen usage ,
cela fait naitre des difficultes et des contesta-
tions qu'on a bien de la peine a surmonter.
C'est sur quoi je m'etendrai davantage dans la
suite.
[1658] Ce que Lionne fitde plus remarqua-
ble dans sa negoeiation, fut qu'il refusa un pre-
sent que le rei d'Espagne lui voulut faire. II lui
eut ete aussi glorieux de refuser le litre d'Excel-
lence que don Louis lui donna toujours ; car il
eut marque sa modestie, et ote au ministre es-
pagnol tout pretexte de se railler de sa vanite.
L'esperance de voir la paix conclue entre les
deux ceuronnes etoit entieremeut perdue , et le
cardinal ne se flattoit point du mariage du Roi
avec I'lufante. II voulut alors faire croire a la
Reine et a toute la France que , souhaitant de le
voir marie , il n'avoit plus aucune pensee pour
sa niece. Son Eminence proposa a Leurs Majestes
loG
MKMOlKliS DU COMTE UE BKIEN^E
le voyage de Lyon , et a Madame Royale de Sa-
voie de s'y rendre. Madame Royale temoigna
de la repugnance d'y conduire la prineesse
Marguerite sa fille. On lui fit savoir que la
cour iroit a Grenoble, que Madame Royale
se rendroit avec la prineesse de Savoie dans une
ehapelle de devotion situee entre cette ville et
Chamberi , ou Ic Roi la verroit. Mais Fesperance
que raadame de Savoie concut de la grandeur
desa fille, appuyee sur le credit du cardinal,
lui fit prendre la resolution de suivre le conseil
qui lui avoit ete donne. Elle prit le parti de ve-
iiir a Lyon , et cela sera le sujet de ce que je
dirai dans la suite,
Le Roi , qui avoit ete dangereusement malade
a Calais , apres que Gravelines eut etepris, et
qui avoit aide aux Anglois a se rendre maitres
de Dunkerque , glorieux de ce que son armee
avoit defait celle des Espagnols , apres s'etre
un peu retabli a Compiegne et a Fontainebleau,
et avoir fait quelque sejour a Paris, en partit
pour Lyon , et prit son chemin par la Bourgo-
gne, oil ce monarque s'arreta plus qu'il n'avoit
resolu, pour mettrela derniere main a quelques
affaires dont il croyoit tirer de grands avanta-
ges. Je ne pus suivre Sa Mnjeste , parce que je
tombai malade d'une fievre continue de qua-
torze jours , accompagnee de foiblesse et d'au-
tres incommodites. Enfin les cours de France et
de Savoie se rendirent a Lyon a jours un peu
differens. Celle de France, raisonnant sur lebon
accueil que le Roi avoit fait a M. et a madame
de Savoie , et sur la familiarite avec laquelle il
s'etoit entretenu avec la prineesse Marguerite,
crut qu'elle seroit un jour reine de France. Mon
fils entra dans le sentiment du public, et me le
manda en diligence. Je lui fls reponse que je ne
croyois point la chose , et que de simples appa-
rences ne me pouvoient faire changer d'opinion
sur des raisons qui etoient sans replique. Le
Roi vecut des le lendemain avec plus de retenue,
par le conseil du cardinal. Cela se rendit public
dans Lyon, et qu'une dame de qualite , passant
d'Espagne en Italic, y etoit arriveeavec unEs-
pagnol qu'on tenoit cache dans un monastere ,
pour proposer la paix et le mariage du Roi avec
rinfante. Le cardinal en fit a Madame Royale
une confidencepeuagreable pour cette prineesse;
et, en admirantla conduite des Espagnols, 11 dit
que leurs conseils etoient profonds , mais non
pas jusqu'a pouvoir surprendre 5 qu'il ne pou-
voit , a moins que d'offenser la Reine , renvoyer
cet Espagnol sans I'ecouter ; mais que Madame
Royale devoit etre assuree que le bien de la
chretiente seroit seul capable de faire conclure
quelque chose avec lui. Madame Royale demanda
que le Roi I'assurat par ^crit qu'il epouseroit la
prineesse sa fille. Cela fut accorde, mais condi-
tionne de maniere que Sa Majeste etoit en droit
de faire ce qu'elle voudroit, sans que la maison
de Savoie put s'en offenser. On promettoit la
chose, pourvu que le bien de Sa Majeste, la
grandeur de son Etat, le repos de sespeuples et
celui de la chretiente ne i'obligeassent point a
epouser Tlnfante. Le Roi continua son chemin,
suivi de cet Espagnol qui s'appeloit Pimentel ,
qu'on defraya et logea chez le cardinal. Apres
qu'il eut montre ses pouvoirs , on traita avec lui
et Ton convint d'une suspension d'armes et de
plusieurs articles assez importans; mais il eluda
de conclure celui qui paroissoit le plus essen-
liel : c'etoit le retablissement du prince de Conde
dans toutes ses charges , ou son exclusion pour
toujours. Mazarin tint ferme , et voulut absolu-
ment que le prince en fiit prive ; parce que sans
cette condition le Roi n'entendroit point a la
paix , quelque avantage qui lui en revint. Pi-
mentel s'en defendit, sur les ordres precis qu'il
avoit. Enfin Ton proposa un mezzo termine^ a
la maniere des Italiens : ce fut que I'Espagnol
consentiroit que cet article se mit dans le con-
trattel que le cardinal le proposoit , mais qu'il
ne seroit point obligatoire avant qu'il eut ete ap-
prouve par le roi d'Espagne. II me souvient a
propos de ceci (et cette digression ne sera pas
ennuyeuse), qu'un tour le cardinal nous de-
manda a plusieurs qui etions avec lui , si le Roi,
pour avoir la paix , devoit rendre le gouverne-
ment de Guienne a M, le prince. A cela je lui
repoudis que non. « Ni autre chose, me dit-
il ? — Je ne vais pas si avant, lui repliquai-je^
Entre la Guienne et rien, il y a bien de la dif-
ference. » Metournant ensuite vers le marechal
de Yilleroy , je lui dis : « La Bourgogne peut
etre rendue sans aucun peril pour I'Etat , et ce
prince ytrou vera la siirete qu'il peut desirer. »
Antoine Pimentel et Mazarin s'avancerent ; et
le Roi s'etant mis en chemin pour suivre celui-
ci , il en recut des lettres qui lui mandoient de
retarder son voyage j^usqu'a ce que celles qu'ou
attendoit. d'Espagne fussent arrivees. Le car-
dinal les ayant recues en fit part a Sa Majeste,
qui continua sa marche. Le cardinal ne laissa
pas de consentir que ses nieces, qui etoient a
Brouage, se trouvassent sur son passage. De
savoir si c'etoit par complaisance pour le Roi ,
ou pour faire plaisir a celle dont on croyoit ce
monarque amoureux , on laisse chacun en juger
comme il voudra. Mais, quoi que m'ait pu dire
cette Eminence , si le mariage de Sa Majeste
eut pu se faire avec sa niece, et que Son Emi-
nence y eut trouve ses suretes , jl est certain
DEIIXIEMB PAHTIF.. [iCoO]
qu'elle lie s'y seroit pas opposee. La depeche
d'Espagne portoit que le Roi Catholique se de-
sistoit de ce qu'il demandoit en faveiir du prince
de Conde , se chargeant de le recompenser des
services qu'il lui avoit rendus. On croit (et j'ai
ete de ce meme avis) que ce prince fut de celui
de tout accorder a Mazarin , pourvu qu'il s'en-
gageat d'aller aux Pyrenees traiter avec don
Louis de Haro , fonde sur un raisonnement tres-
juste , que qui negocie convient qu'on n'est pas
d'accord , et qu'ainsi ce qui semble arrete pou-
vant efre encore agite, on peut faire telles ou-
vertures que les occasions font changer de re-
solution. Le prince connoissoit aussi le foible
du cardinal, qui ne pouvoit rien refuser a qui-
conque le flattoit , et qui , etant tres-timide de
son naturel, n'oseroit se montrer a la cour s'il
manquoit a conclure la paix. II se persuadoit
encore que si les peuples, qui pouvoient espe-
rer d'etre appuj'es du credit de la Reine , ve-
noient a declamer contre lui , il seroit maudit
et blame d'eux et des gens de guerre , pour
avoir perdu une carapagne dans laquelle on au-
roit conquis la Flandre , et donne le temps au
roi d'Espagne de respirer, et de s'assurer d'un
puissant secoursdu cote d'Allemagne.
[1659] Dans la premiere entrevue du cardi-
nal et de don Louis , Son Eminence fut surprise
du rang que don Louis pretendoit avoir sur
elle. Pour s'en defendre , le cardinal allegua sa
dignite et Tusage introduit. Don Louis soutint
au contraire que ce n'etoit point avec un cardi-
nal qu'il avoit a negocier, mais avec un mi-
nistre du roi de France. Mazarin , ne sachant
ni soutenir sa dignite'ni celle de son maitre,
convint de I'egalite , qui pouvoit etre contestee
et gardee , sans pourtant etre reconnue : ce
qu'on n'a pas manque de nous alleguer depuis.
Le raariage y fut arrete (1) avec la paix , dont
une des conditions fut que le Roi retabliroit le
prince de Conde en ses biens , honneurs , digni-
tes et gouvernemens, en lui donnant celui de
Bourgogne au lieu de celui de Guienne. Le car-
dinal Mazarin dit, pour s'excuser aupres du
Roi et du public, qu'il avoit eu de son cote
d'autres avantages, et qu'il n'avoit qu'avance
de quelques mois ce qu'on ne pouvoit eviter de
faire bientot. J'en conviendrai avec lui , pourvu
que ses partisans souffrent qu'on le blame d'im-
prudence de s'etre vante souvent qu'il ne le fe-
roit jamais. II n'etoit pas etonnant qu'un prince
du sang fut prive de ses charges et de ses biens,
(1) Le traite des Pyr^ndcs fut conclu le 7 novembrc
1659, apres vingt-quatre conf(5rences enlre le cardinal
Ma/arin et don Louis de Haro. (A. E.^
IT) 7
et meme sa posterite dechue de succeder a la
couronne; mais la declaration faite contre les
descendans des coupables ne pouvoit pourtant
etre soutenue, les princes du sang etant appeles
par le commun consentement des Etats du
royaume. S'ils etoient exclus, il faudroit tirer
la consequence qu'un roi auroit la liberte de
desheriter son fils , d'appeler un etranger a
la couronne, et de demembrer les provinces
qui la coraposent : ce qui est entierement con-
traire au droit francois. Comme il restoit en-
core quelques articles a regler, le cardinal et
don Louis convinrent du jour qu'ils devoient se
rassembler sur la frontiere. On depecha a Col-
bert un courrier charge du traite et du contrat
de mariage du Roi avec I'lnfante, avec ordre
de me rendre les pieces. On m'ordonna d'empe-
cher qu'on ne les lut, et de ne garder le cour-
rier que quatre heures , en le faisant partir aus-
sitot que j'aurois fait sceller les ratifications
stipulees. Je dis a Colbert qu'il seroit difficile
d'empecher le chancelier de les lire, s'il en
avoit la curiosite; mais que s'il vouloit venir
avec moi chez lui , il seroit temoin de la dili-
gence que je ferois pour m'y opposer. II prit ce
parti , et moi celui de lire les articles secrets
que je fis valoir au chancelier, en lui disant la
necessite qu'il y avoit de faire partir le courrier ;
de sorte que , sans perdre de temps , il scella ce
queje lui presentai. Comme on disoitque le Roi
parloit en maitre quand il se relachoit de quel-
que chose en faveur du prince de Conde , le
chancelier n'eut de curiosite que de voir ce seul
article. Je fis envelopper les pieces avec un gros
carton, et je mis raon cachet sur plusieurs fi-
celles qui le serroient, afin que si le courrier
venoit a declarer ce qu'il portoit, et faisoit par
la naitre I'envie d'en faii'e lecture , on la perdit
par la difficulte qu'on y trouveroit. Le courrier
fit assez de diligence, puisque celui a qui il de-
voit remettre son paquet fut oblige de rester sur
la frontiere un temps considerable , avant que
d'Espagne on s'y rendit pour lui remettre le
traite , les articles et le contrat de mariage , ra-
tifies par le Roi Catholique, Les Francois, pour
faire voir la bonne foi et la confiance avec la-
quelle ils negocioient avec les Espagnols, n'eu-
rent pas la precaution de retenir la copie de ces
actes signes par le secretaire de don Louis, qui
eiit pu faire difficulte de les signer. Pour verifier
si ceux qu'on rendoit etoient conformes aux
originaux, on dit au depute du Roi le nombre
d'aiticles dont le traite etoit compose, et qu'il
les comptat; car il passoit pour chose constante
que, s'ils etoient fideles au nombre, ils le se-
roient en tout le reste. Le cardinal avoit raison
\:>H
MEMOIMES 1)U COMTE DE BlUENAE
de ne pas vouloir que les pieces fussent piibli-
qiies avant que les deux trailer, eussent ete, Tun
declare, I'autre consomme , parce qu'ii y avoit
plusieurs choses omises dont on n'eut pas man-
que de lui faire des reproclies, et qu'il auroit
tache de reformer a la premiere entrevue avec
don Louis. Du moins il en eiit fait i'ouverture;
mais , suivant ie sentiment de plusieurs , il vaut
mieux manquer que d'exposer ce que Ton fait
a la censure d'un tiers. Le jour que ces ministres
devoient se trouver sur la frontiere ayant ete
arrete , ils s'assemblerent dans une lie de la de-
pendance du royaume de Navarre, auquel on
renoncoit tacitement. 11 est vrai qu'on pent dire,
pour excuser le cardinal , qu'on fit la raeme
fauteen 1615, en bornant les Etats de cette cou-
ronne parle cours de la riviere; mais le roi An-
toinede Navarre avoit en plus de precaution pour
ce qui regardoit ses interets ; car il protesta que,
quoiqu'il remit a Fontarabie madame Elisabeth
de France , cela ne lui pourroit causer aucun
prejudice, ni lui etre objecte comme cofftraire,
non pas a ses pretentions , mais a son droit.
[1660] Le jour de la publication de la paix
ayant ete arrete, on la publia dans Paris sui-
vant les anciens usages, et dans les autres villes
du royaume. Qui voudra la regarder avec les
yeux d'un marchand , qui met son bonheur
dans le gain qu'il fait , pourra la trouver avan-
tageuse a la France , parce que son domaine en
est augraente. Mais qui la regardera des yeux
d'un bon politique et d'un grand monarque,
avouera que les Espagnols , en perdant du ter-
rain , se sont acquis une graude reputation , et
conclura qu'elle leur a ete plus avantageuse
qu'a nous. Si Ton examine ce qu'on eiit pu faire
sans contiuuer la guerre, on diraque, quand les
HoUandois conclurent leur paix, nous pouvions
I'avoir aussi , et plus glorieuse et plus avan-
tageuse ; mais si nous eussions continue la
guerre , la Flandre eut ete conquise , ou du
moins les Espagnols nous auroient cede ce qu'ils
ont conquis dans I'Artois.
Le Roi fit le voyage de Provence , qui etoit
necessaire pour son service , et pour faire sentir
aux babitans de Marseille qu'il etoit mal con-
tent de leur conduite. Mais il eut mieux fait de
s'adresser a la ville d'Aix qu'a I'autre ; car, quoi-
qu'on put esperer que le parlement retiepdroit
le peuple dans son devoir, la division de cette
compagnie , et I'envie qu'avoient quelques-uns
de dominer, causa tons les maux de cette pro-
vince. Le cardinal eut beau en etre averti , il ne
connoissoit les affaires de Provence qu'a demi ,
ne voyant que par les yeux du premier president
d'Oppedc, qui avoit sa confiancc. Leurs Majes-
tes, apres avoir fait un long sejour a Marseille,
se rendirent a Avignon. Le Roi y recut de gran-
des plaintes des maux que la ville d'Orange cau-
soit au royaume , et Sa Majeste resolut de s'en
rendre maitresse. Cela se fit par un traite. Le
Roi ordonna ensuite que les fortifications fus-
sent demolies : mais soit qu'on n'eut pas bien
considere I'assiette de cette place , ou qu'on
voulut favoriser celui a qui on en vouloit don-
ner le gouvernement , ce qui etoit a faire fut
change jusqu'a ce que madame la douairiere
d'Orange en demanda la restitution. Comme je
n'etois point du voyage du Roi , je ne m'attri-
buerai aucune gloire de ce qui fut resolu au
sujet de cette place, quoique plusieurs annees
auparavant j'eusse remontre a ce monarque
qu'il etoit de I'interet de la justice et de la reli-
gion que cette ville fut rasee, parce qu'elle
servoit de retraite aux rebelies , et generale-
ment a toutes sortes de criminels. Pendant que
le Roi etoit en Provence , M. le prince s'y ren-
dit accompagne du due d'Enghien son fils , et de
M. de Longueville , son beau-frere, les deux
premiers pour assurer Sa Majeste de leur fide-
lite, et celui-ci pour lui temoigner la joie qu'il
avoit de ce que les princes etoient rentres dans
ses bonnes graces. Soit que M. de Lorraine eut
ete averti des propositions des Espagnols dont
il n'etoit pas content, ou qu'il esperat de trouver
mieux son compte avec le cardinal , il se rendit
a la suite de la cour, et obtint pour traiter avec
lui un commissaire , qui fut Lyonne. Etaut venu
a Paris par I'entremise de celui-ci , il fit si bleu
que le Barrois lui fut rendu , moyennant la ces-
sion de quelques villages qui donneroient a Sa
Majeste la communication de son royaume a
I'Alsace, a condition que les fortifications de
Nancy seroient rasees : dont M. de Lorraine te-
moigna beaucoup de douleur. Le Roi permit a
Lyonne de recevoir de ce souverain cinquante
mille ecus que son beau-pere lui avoit pretes.
Peut-etre qu'il eiit bien mieux fait de n'en point
parler dans cette conjoncture ; car, du vivant
meme du cardinal ,. qui mourut peu de temps
apres que ce traite eut et6 couclu , on proposa
le mariage de mademoiselle d'Orleans avec le
prince Charles de Lorraine, heritier presomptif
du due. Mais il s'v'^trouva des-lors et dans la
suite tant de difficultes , qu'on n'y a plus pense.
M. de Lorraine vouloit que Mademoiselle lui
cedat des terres dont il avoit envie d'enrichir un
fils qu'il avoit en de la princesse de Cantecroix.
Mademoiselle m'en demanda raon sentiment,
et je la fortifiai dans la pensee ou elle etoit de
n'y pas consentir, mais de lui laisser prendre
quelque chose d'approchant sur le domaine de
DEIJXIEME PARTIK. [ 1 660]
i.jy
Lorraine , afin qu'il en eeddt des-lois le titre de
due et la souverainete a son neveu. La loi sali-
que , qu'il pretendoit , se trouve autorisee par
le traite des Pyrenees ; mais son contrat de ma-
riage avec la duchesse Nicole a fait voir qu'elle
n'a jamais eteetablie,nimemeiinfideicommis qui
exclut les filles du fief au profit des raales. II ne
faut que lire pour voir s'il a ete force de le pas-
ser ainsi ; car, apres la mort de la duchesse , sa
femme, decedee sans enfans , a} ant demande
la permission d'epouser la cadette, elle lui fut
accordee par le Pape : et Ton a traite dans la
suite a Rome de ridicules les procedures qu'il y
a faites pour parvenir a la dissolution de son se-
cond mariage. Le conseutement que le cardinal
donna au traite est d'un notable prejudice a la
France , en ce que I'on autorise le due , qui est
vassal du Roi , pour changer la nature de son
fief, sans en avoir eu le consenteraent de son
souverain. Son Eminence avoit ete bien avertie
des droits de Sa Majeste , dont je I'avois sou vent
entretenue : ce qui rendit le cardinal inexcusa-
ble de les avoir negliges, pour etre aussi pen
instruit de nos coutumes que ceux qu'il y cm-
ployoit etoient peu verses dans la signification
des termes. Cela a mis le Roi au hasard de per-
dre ce qui lui avoit ete cede dans le comte d'Ar-
tois, ou gouvernance signifie autant qu'ailleurs
bailliage, senechaussee et prevote ; le cardinal
s'etant contente de faire ecrire : qu'on nous cede
rArtois , et s'expliquant ainsi dans les bailliages
et chatellenies. D'ou les commissaires d'Espa-
gne ont infere que la gouvernance d'Arras n'a-
voit point ete cedee a Sa Majeste; ce qui a
donne matiere a une grande contestation. Mais
il auroit vu I'atteinte qu'il donnoit a sa gloire ,
s'il avoit consulteceux qui en savoient plus que
lui. II se piquoit, et Lyonne aussi, d'entendre
si bien la langue espagnole , qu'ils n'ont com-
munique a personne les articles qui leur ont ete
presentes : et la peusee qu'ils ont eue que le
nom de communaute etoit equivalent a celui
d' antique ment, coute au Roi une grande eten-
due de pays , et quantite de villages du comte
de Cerdagne , qui lui seroient restes eu propre ,
si les borues des pays qui separent le Roussillon
de la Catalogue avoient ete prises suivant la di-
vision que Cesar fait de la Gaule et de I'Es-
pagne , ou au sommet des montagnes , ou qu'on
eut suivi la pente des eaux. Mais le mot de
communaute leur paroissant bon , les Espa-
gnols , qui I'avoient mis adroitement dans le
traite, en ont profile. L'ignorance oil Ton a ete
aussi de ce qui, dans les raeraes montagnes,
etoit de la souverainete du comte de Foix , a
fait perdre au Roi des montagnes entieres , dont
les Espagnols ont fait abattre les avenues, sans
la moindre plainte du cardinal ; et si I'archeve-
que de Toulouse n'eiit ete ferme pour les faire
retablir, il seroit arrive bien d'autres choses ;
car le val d'Andaye est en partage cntre le
comte de Foix et I'eveche d'Urgel. Le Donne-
zan, qui est aussi une souverainete situee dans la
meme raontagne , et dependante du comte de
Foix, a ete tenement oubliee, qu'a peine s'est-on
souvenu d'en conserver la souverainete au Roi.
On ue doit point trouver etrange que je remar-
que toutes les fautes que le cardinal a commi-
ses, ni attribuer a mauvaise volonte ce que je
dis contre sa conduite. Le zele que j'ai pour le
service du Roi et pour le bien de ma patrie me
force a les decouvrir.
Quelques mois apres que Sa Majeste fut de
retour a Paris, des deputes de I'archiduc de
Tyrol s'y rendirent pour demander le paiement
de trois millions promis a leur maitre par le
traite de Munster. Je fus commis avec Lyonne
et mon fils pour les entendre. Nous obtinmes
d'eux qu'ils ne demanderoient point im million
de dalers imperiales, mais seulement trois mil-
lions de livres' de France : et apres que nous
leur eumes fait voir qu'ils n'en pouvoient pre-
tendre des interets , nous convinmes avec eux
qu'ils seroient payes en cinq termes , savoir : au
premier, de la somme de trois cent milie livres,
et de meme au second ; au troisieme , de quatre
cent mille ; en mars 1G61' , d'un million ; et en
mars 1663 , d'un autre million, moyennant la
cession que I'archiduc feroit de nouveau au Roi
de tous les droits qui lui pouvoient appartenir
dans la haute Alsace , le Landgraviat et sa ban-
lieue. Et parce que le cardinal s'etoit fait don-
ner par le Roi les plus considerables domaines
de I'Alsace, il fit payer comptant le premier
paiement; il assura le second ; et sans doute que
s'il eut vecu , le troisieme , le quatrieme et le
cinquieme auroient ete acquittes , afin que I'ar-
chiduc ne flit pas fonde a pretendre restitution.
Les Etats-generaux nous envoyerent aussi
une ambassade solennelle. Ces ambassadeurs
crurent que le moyen le plus prompt pour dili-
genter leurs affaiies etoit de s'adresser au car-
dinal , et de le choisir pour etre leur mediateur
aupres de Sa Majeste. Mais ils furent bien sur-
pris quand ils surent que ce premier ministre
inspiroit au Roi de leur demander une surete
reelle,que les Etats promettroient et observe-
roient , presupposant qu'ils avoient contrevenu
aux anciens traites , et que Ton ne pouvoit en
faire de nouveaux sur leur parole. Les ambas-
sadeurs disoient qu"ils etoient d autant plus sur-
pris de ce discours,que Ton u'en avoit point
IfiO
MEMOIRF.S DU CO.MTi: DE r,UIEM\E,
tenu de semblable h M. Boreel , anabassadeur
ordinaire de leiirs maitres , lorsqu'il avoit pro-
pose le renouvellement de i'alliance, Un jour
le cardinal , a la persuasion de Lyonne , me de-
mandant en presence du Roi si sans I'execution
de ceci , qu'il croyoit juste, on pouvoit trailer
avec les Etals-generaux , je repondis qu'ils se
tiendroient offenses d'une telle proposition ,
parce que les rois et les republiques , engageant
leur foi , sont persuades qu'on s'y doit fier.
Leur demander des places de surete , comme
Lyonne en avoit fait I'ouverture , c'etoit propre-
ment donner conge a leurs ambassadeurs. Mais,
ajoutai-je, il y a un moyen de faire les affaires
du Roi et de contenter les Efats : c'est de trai-
ler si bien ceux-ci qu'ils ne puissent trouver aii-
leurs ce qu'ils perdroient en se separaut de Sa
Majeste. II ne faut point leur reproclier ce qu'ils
ont fait a Munster, puisqu'il etoit difficile de se
persuader qu'ils pussent refuser les offres que le
Roi Cathollque leur faisoit de la liberte et de la
souverainete pour laquelle ils etoient en guerre
depuis pres de quatre-vingts ans. On peut se
souvenir de ce que le prince d'Orange fit dire ,
lorsque Ton pressoit les Etats de deputer a
Munster. Les resolutions prises dans la suite ne
le furent que pour avoir offense les principaux
de la Republique. Soit que ce que je dis ou ce
qui fut represente par d'autres fit impression ,
on resolut de nommer des cominissaires pour
eonferer avec les ambassadeurs et discuter ces
matieres , sur lesquelles le Roi declareroit en-
suite sa volonte. Et comme a la premiere nego-
ciation nous avions deja ete nommes , le mare-
chal de Villeroi, le procureur-general , Le Tel-
lier et moi, nous le fumes encore a celle-ci. Le
cardinal y fit ajouter Lyonne, et je demandai
que mon fils en fut : ce que j'obtins avec plus
de peine que je ne croyois , parce que le chan-
celier ayant desire la meme chose , elle lui fut
accordee par le Roi, mais seulement apres I'ou-
verture des conferences avec les ambassadeurs.
D'abord ils proposerent une alliance la plus
elroite qui eiit jamais ete conclue entre les puis-
sances, c'est-a-dire de se garantir fun I'autre
tons droits echus c t qui echerroient sur les pro-
vinces, ou par conquetes, ou par convention,
apres qu'elles leur auroient ete cedees par des
traites authentiques : ensemble les droits de na-
ture et de souverainete , meme celui de la peche,
en quelque lieu qu'on la vouliit faire; a la re-
serve des rades dont les rois proprietaires n'y
voudroient pas conseutir, comme aussi toutes
les places conquises par les armes , sous quelque
litre ou pretexte que ce putetre; et d'etablir un
commerce au profit des nations , mais pourtant
restreint en Europe. Le Roi me commanda de
leur dire qu'il falloit examiner lesactes les plus
importans , avant que de discuter les autres , et
avoir fait falliance avant que d'etablir des lois
pour le commerce : a quoi les ambassadeurs
firent d'abord quelque difficulte; mais ils se
rendirent dans une seconde conference, ou je
leur donnai a entendre qu'on traiteroit conjoin-,
tementde falliance et de la navigation. L'em-
pressement qu'ils nous temoignerent pour la
peche nous fit soupconner qu'ils nous vouloieut
engager a entrer en guerre avec I'Angleterre ;
car, sur la difficulte que nous leur fimes, ils
nous demanderent pourquoi nous avions change
de resolution , nous representant que Servien
et Fouquet , qui avoient ete du nombre des
commissaires nommes pour trailer avec Boreel,
leur avoient donne un acte par lequel cela leur
etoit accorde, comme nousetions, le marechal de
Villeroi, LeTellier et moi, a la suite du Roi. J'a-
vouerai sincerement que je ne croyois pas qu'on
le leur dut refuser; mais Sa Majeste m'en pa-
roissantfort eloignee, jepris occasion deles faire
expliquer, en leur demandant jusqu'ou pourroit
s'etendre I'assistance qu'ils nousdonneroient, si
nous avions quelque differend avec les Anglois,
soit pour la peche ou pour quelque chose de
plus essentiel, comme le salut, etc. Ces ambas-
sadeurs repondirent sans hesiter : « Nos maitres
donneront leur flotte pour les combatlre. —
Mais comment , dis-je , I'entendez-vous , puis-
qu'en voyant la guerre prete a commencer, vous
desirez neanraoins une triple alliance entre les
couronnes de France et d'Angleterre et votre
republique ? Ce qui nous fait croire que nous
pouirons difficilement nous accorder a la satis-
faction des Anglois , qui ne s'empecheront ja-
mais de nous demander un dedommagement ,
si vous voulez continuer a pecher sur les cotes
d'Ecosse. » Les ambassadeurs me repondirent
qu'ils etoient persuades que les Anglois vou-
droient ce qui etoit juste; mais que pour peu
qu'ils en fissent difficulte, la France et lesEtats-
generaux pouvoient bien se passer d'eux. Je fis
mon rapport au Roi de ce qui avoit ete dit par
ces ambassadeurs. On ne paria plus de la triple
alliance, mais seulement de voir si on la pour-
roit conclure entre la France et les Etats. Je
nedirai pas absolument qu'ellen'etoitpoint sou-
haitee par le caidinal : cependant il paroissoit
que Son Eminence etoit bien aise que les Fran-
cois pussent prendre les valsseaux hollandois,
et qu'il ne se soucioit guere que ceux-ci prissent
les notrcs , parce qu'il ne perdoit rien d'un cote
et qu'il gagnoit beaucoup de I'autre. Le soupcon
que j'en eus me parut assez bien fonde , sur la
UEIIXIEME PAlVrlE. [HUil
proposition que Lyonne fit aux ambassadeurs que
leurs raaitres remissent a Telecteur de Cologne
la ville de Rinberg , demantelec a la verite, et
celle de Ravestein au due de Neubourg, et
qu'ils donnassenl assurance au Roi de restituer
les commanderies et les biens de ia religion de
Malte, qu'ils avoient saisis aux proprietaires.
Les ambassadeurs repondirent qu'ils ne pou-
voient rien diresur de telles propositions; mais
qu'ils ne manqueroient pas de les mander a
leurs raaitres , de qui ils etoient persuades qu'on
auroit une juste satisfaction. Je me servis de
cette occasion pour dire au cardinal , et depuis
sa mort au Roi , que je ne croyois pas qu'il fut
a propos d'entrer dans de telles ouvertures avec
les Etats, ni de s'attacher a lever des impots
sur les vaisseaux etrangers , dont les ambassa-
deurs avoient ordre de se plaindre et de deman-
der la revocation ; qu'il falloit plutot examiner
s'il etoit avantageux ou non a la France que
cette republique subsistat ; que , pour moi , j'e-
tois persuade qu'il etoit de notre interet de la
conserver, quand ce ne seroit que pour ne point
perdre tant de millions depenses a la former, et
pour ne pas donner sujet de dire que le sang
des Francois ne nous coiite guere , puisque ,
oubliant la quantite qu'on en avoit repandu ,
nous voulions, dans des rencontres qui me pa-
roissoient si utiles , abaudonner des gens que
nous avions cheris. J'ajoutai qu'en les traitant
differemment des Francois , ils perdroient beau-
coup de leur commerce, dont ils tiroient le
moyen de subsister; que , suppose qu'il vint a
diminuer, il seroit facile aux Espagnols de les
assujetir, ou qu'ils seroient peut-etre contraints
de se donner aux Anglois. Lyonne me repon-
dit : « II est sans exemple qu'une republique se
soumette a un autre Etat. — Vous ignorez done,
iui repliquai-je , qu'ils en ont autrefois pris et
execute la resolution , et qu'il n'y cut que I'ar-
rogance du corate de Leicester qui les fit chan-
ger d'avis. >' Sur ce que j'alleguai qu'il y avoit
a craindre que les Espagnols ne les assujetis-
sent, Lyonne me dit qu'ils pouvoient s'en ga-
rantir, etant sous la protection du Roi , et aides
de ses troupes. » Je conviens, dis-je , de cette
proposition ; mais il est plus expedient encore
quils trouvent chez eux leur propre defense que
de la chercher ailleurs. La France pourroit etre
daus une telle situation que , quelque bonne vo-
lonte qu'elle eut, elle seroit hors d'etat de se-
courir les Hollandois. •> Je n'ai point trouve jus-
(ju'a present qu'on m'ait repondu a ceci; mais
je n'ai pas laisse pourtant de presser les ambas-
sadeurs de consentir a ce que le Roi pouvoit
MHiliniter, Cependant je n'en pnrlerai plus. Ceux
m. C. D. M., T. Ill,
101
qui voudront savoir mes veritables sentimens
sur la conduite qu'il faudroit tenir avec cette
republique , pourront lire un ecrit que j'avois
dresse sur ces affaires , dans I'intention de le
presenter a Sa Majeste ; mais je crus devoir le
supprimer, parce que j'ai bien connu que le Roi
entroit dans les sentimens de Lyonne et de Col-
bert, et qu'ainsi ce que je pourrois remontrer
ne feroit aucune impression sur I'esprit de Sa
Majeste.
Dans le temps que ceci se discutoit avec le
plus de chaleur, et qu'il etoit aise de s'aperce-
voir que les commissaires du Roi n'etoient point
d'un meme avis, ce monarque resolut d'en-
voyer un ambassadeur en Angleterre. Je nedi-
rai rien de ses instructions secretes, n'en ayant
point de connoissance, sinon que M. de Turenne
faisoit son possible pour Her une etroite amitie
eutre le Roi et celui de la Grande-Bretagne ;
et comme c'etoit dans le temps qu'on parloit
du mariage de celui-ci avec I'infante de Portu-
gal , je conjecturai que tout ce que faisoit M. de
Tuienne n'etoit que pour engager le Roi a de-
clarer la guerre a I'Espagne en faveur de I'An-
gleterre et du Portugal ; mais je trouvois quel-
que difficulte que les Anglois consentissent a ce
mat-iage de leur Roi , et a rompre avec I'Es-
pagne, d'ou ils tirent un profit Ires-considerable
par le trafic qu'ils y font ; car le commerce est
I'idole a laquelle ces insulaires et les Hollandois
sacrifient. Cependant on parloit de ce mariage
avec certitude , et des conditions que le roi de
Portugal offroit a Sa Majeste Britannique ,
comme de Iui donner en dot une somme tres-
considerable , la ville de Tanger en Afrique , et
une autre dans les Indes orientales. Ces consi-
derations me parurent si avantageuses pour les
Anglois , que je ne doutai plus que I'esperance
de se maintenir dans la Jamaique ne les fit con-
sentir a ce que j'avois juge qu'ils devoient refu-
ser. Je crus qu'il etoit de mon devoir d'avertir
de tout ceci la Reine-mere , afin qu'elle prevint
le Roi son fils , et I'empechat de prendre une
resolution qui pouvoit avoir de f^cheuses suites.
Sa Majeste negligea cet avis ; mais I'evenement
fit connoitre qu'il n'etoit pas sans fondement.
[ I r.G 1 ] Le comte d'Estrades , ambassadeur du
Roi en Angleterre, y fut tres-bien recu de Sa
Majeste Britannique, qui affectoit de le mener a
la chasse et de Iui faire partager ses divertisse-
mens ; mais quoique le Roi d'Angleterre Iui
donnat toutes ces marques d'amitie , d'oii Ton
pouvoit conclure que I'ambassadeur etoit dans
une etroite liaison avec Sa Majeste Britannique,
il y a pourtant beaucoup d'apparence que ce
Roi ne fut pas fache que I'ambassadeur de Ve-
1 1
10?
MlwVOIKES Dll €OMTE Dli HniF.NAR
uise , qui \int i\ Loiulrcs , ne conviiit poiiU ccu.x
de France ct d'Espap;ne de grossir son corU'-ge
de leurs canosses , suivant la coutnme. On s'en
plaignit a I'ambassadour dc Veuise a la cour de
France , et celui-ci dit , pour excuser son col-
legue , qu'il n'avoit fait que ce qui avoit deja
etc pratique en Angleterre par un de ses prede-
cesseurs , dans le temps que le comte de Sois-
sons y etoit. Le Roi resolut de tirer raisou de
cette affaire , et lit savoir secretement au comte
d'Estrades qu'il vouloit que la premiere fois
qu'il seroit invite a quelque cereraonio , aussi
bien que I'ambassadeur d'Espagne , il prit le
pas devant lui avec une telle hauteur , qu'on
reconnut la difference qu'il y a entre la cou-
ronnc de France et cclle d'Espagne. Le secret
qu'on eut pour les serviteurs du Roi ne fut pas
si bien garde a I'egard de I'ambassadeur d'Es-
pagne que la chose ne vint a sa connoissance. II
en fut meme averti de la part du Roi son maitre,
et il donna un si bon ordre a ses affaires, que le
jour que I'ambassadeur de Suede fit son entree a
Londres, il eut tout I'avantage sur les Francois :
car il menagea tellement la populace de longue
main qu'elle se declara en sa faveur : ce qui
etant venu a la connoissance du roi de la
Grande-Rretagne, il fit entendre au comte d'Es-
trades qu'il ne pouvoit pas contenir le peuple ;
mais qu'il feroit afficher un placard portant de-
fenses a ses sujets de s'interesser dans les dif-
ferends qui pouvoient survenir entre les mi-
nistres des princes etrangers. Et d'autant que,
suivant les apparences , I'avantage ne devoit
point etre du cote dvs Francois , il ordonna a
(fuelque soldatesque de se tenir en bataille en
plusieurs places pour erapech^r le desordre ,
qui fut si grand que cette soldatesque , bien
loin de nous favoriser et meme d'arreter la
fureur du peuple , qui d'ailleurs avoit viole la
franchise due a la maison de I'ambassadeur , se
init en devoir de la forcer. Le comte d'Estra-
des s'en plaignit. Le roi d'Angleterre essaya de
se Justifier ; mais tout le monde crut avec rai-
son qu'il etoit tres-aise de ce desordre , et que
I'avantage fut du cote des Espagnols , etant
persuade que nous ne manquerions pas d'avoir
du rcssentiment de cette affaire, et qu'ainsi nous
nous engagerions dans ses interets : au lieu
que si la fortune nous avoit favorises, le mau-
vais etat des affaires d'Espagne obligeant Sa
Majeste Catholiquc de dissimuler , le roi de la
Gi-ande-Bretagne , a ce qu'il eroyoit, no seroit
pas venu a ses fins. Le comte d'Estrades manda
cette affaire a Lyonne, dans une depeche qu'il
lui adressa pour le Roi. II y faisoit un detail do
ce qui s'etoit passe dans la journcc , et de la
resolution qu'il avoit prise de repasser la nu i
pour en venir rendre compte , ne se trouvant
point d'ailleurs en surete a Londres. Le Roi .
qui etoit peut-etre impatient de rompre avec
I'Espagne, fit tenir un conseil a la persuasion de
M. de Turenne, et m'ordonna de m'y trouvci .
Apres avoir entendu la lecture de la lettre du
comte d'Estrades , Sa Majeste , devant que de
demander nos avis , voulut declarer le sien ,
qui etoit que le comte de Fuensaldagne, ambas-
sadeur de Sa Majeste Catholique en France ,
sortiroit incessamment de son royaume; que les
commissaires qui travailloient a mettre des'
bornes dans le pays d'Artois discontinueroient ,
et que le roi d'Espagne feroit faire reparation
de I'outrage fait au comte d'Estrades , et don-
neroit un acte par lequel il declareroit devoir
ceder la preeminence au Roi. Je pris la liberte
de representer a Sa Majeste qu'elle demandoit
ce qu'elle ne pouvoit obtenir , et qu'il me pa-
roissoit que ce seroit assez que le roi d'Espagne
declarat qu'il vouloit que ses ambassadeurs ve-
cussent en Angleterre et partout ailleurs avec
ceux de France , comme ils faisoient a Rome et
a Venise ; que c'etoit en effet laisser ceux du
Roi en possession de la preseance, sans faire
de declaration de n'en plus conservcr la pre-
tention. Le Roi ne se trouvoit point eloigne dc
se contenter de cequeje faisois; cependant il
me commanda d'aller trouver le comte de Fuen-
saldagne; maisje le fis avertir auparavant que
je parlerois en homme qui souhaitoit la duree
de la paix et qui ne pretendoit aucun avan-
tage dans la guerre , afin que le ministre d'Es-
pagne ne se laissat pas surprendre par ceux qui
avoient des interets contraires. On depecha un
courrier a I'archevequc d'Embrun , ambassa-
deur du Roi en Espagne , pour lui ordonner de
faire ses plaintes de ce que Vatteville avoit en-
trepris. La mauvaise situation des affaires de
Sa Majeste Catholique I'obligea de blamer hau-
tement ce que son ambassadeur avoit sans doute
fait par son ordre. Cependant le Roi temoigna
du chagrin de ce que I'archeveque d'Embrun
avoit mis cette affaire en negociation , ct je le
defendis parce que je croyois qu'il avoit eu rai-
son de le faire , comme aussi de ne point sortir .
de Madrid , si Ton ne lui en donnoit un ordre
precis : ce que j'appuyai si fortement que Sa
Majeste me parut contente de sa conduite. On
sut depuis que le roi d'Espagne avoit confirm^
les premiers ordres envoyes au comte de Fuen-
saldagne et au marquis de La Fuente pour as-
surer le Roi que Vatteville, qui avoit agi de
son chef, seroit revoque de son emploi ( ce qui
fut execute ) , et qu'a I'avenir ses ambassadeurs
DKUXIEME P
se conduiroient en tous lieux eomme ils avoient
ac'coutume defaire, c'est-a-dire qu'ils n'inter-
viendroient dans aucune fonction publique ,
e.xcepte a la cour de I'Empereur, ou la preseance
!eur est eonservee sui- ceux de France, sans
s'expliquer davantage : ce qui est une marque
de I'adresse des Espagnols. Le Roi parut etre
satisfait , et me dit un jour : « Vous n'auriez ja-
mais cru quMIs feroient cette declaration. » J'en
tombai d'accord , en prenant la liberie de faire
ressouvenir Sa Majeste qu'elle nc s'y etoit pas
non plus attendue ; mais que j'avois ete d'avis
qu'elle s'en contentat , et que , comme elle s'y
etoit determinee , je ne pouvois m'empecher
d'en avoir de la vanite.
Le nonce et I'ambassadeur de Venise furent
surpris du compliment que je fis au comte de
Fuensaldagne de la part du Roi , quoique j'eusse
adouci le plus qu'il m'avoit ete possible les pa-
roles aigres que j'etois charge de lui dire. Le
premier de ces miuistres etrangers en futfrappe,
parce qu'il jugeoit qu'une rupture entre les cou-
rounes serviroit de pretexte legitime au Roi
pour ne point entrer dans la ligue qu'il avoit
proposee de la part du Pape entre Sa Majeste ,
I'Empereur, le roi d'Espagne et les Venitiens ,
pour s'opposcr aux forces ottomanes qui mena-
coient la chretiente de faire une irruption dans
la Hongrie ; et I'ambassadeur de Venise , parce
qu'il perdoit I'esperance de voir le Roi assister
sa republique fortement attaquee par le Grand-
Seigneur dans le royaume de Gandie. Je con-
seillai au nonce de s'employer pour adoucir
I'esprit du Roi , et I'ambassadeur de Venise de
continuer ses instances pour engager ce mo-
narque a assister sa republique. Le Roi recut
favorablement ce qui lui fut expose par le
nonce , mais non pas sans temoigner I'envie
qu'il avoit de faire la guerre a I'Espagne si Ton
ne lui eut fait satisfaction. Pour le Venitien , il
lui fit esperer de faire des choses extraordinaires
pour sa republique, pourvu qu'il put etre con-
vaincu qu'il en tireroit de grands avantages.
Le nonce fut console , quand il sut que les pou-
voirs qu'on avoit envoyes au cardinal Antoine
Rarberin pour traiter , par I'intervention d'Au-
beville , des conditions de la ligue, n'etoient pas
revoques. L'ambassadeur eut aussi des paroles
assez precises que Sa Majeste persistoit dans
ses premiers sentimens.
La naissance du prince d'Espagne fournit un
pretexte pour envoyer un gentilhomme au Roi
Catholique lui en faire compliment , et lui con-
firmer ce que Sa Majeste Catholique savoit deja ,
que la Reine sa fille etoit heureusement aceou-
cheed'un Dauphin. Le Roi Catholique envoya a
ARTIE. [iGGij ,63
la cour de France faire de pareils complimens ,
avec ordre de s'en retourner en diligence ; mais
le Roi voulut que cet Espagnol fut auparavant
temoin de la magnificence d'un ballet qu'il de-
voit donner.
Je dis a I'ambassadeur de Venise que Sa Ma-
jeste ne pouvoit donner de secours a sa repu-
blique nia la ligue dans laquelle elle devolt en-
trer a la sollicitation du Pape. Cet ambassadeur
en parut tres-mortifie, et se souvint bien alors
que je I'avois averti qu'il etoit de I'iuteret des
Venitiens de faire desister Sa Saintete d'en con-
tinuer la poursuite , et que I'ouverture en seroit
inutile a leur republique, Sa Majeste se trou-
vant hors d'etat de fournir en meme temps a
deux grandes depenses. Je trouvois aussi qu'il y
avoit autant de raisons pour rejeter les proposi-
tions du Pape qu'il m'en paroissoit d'aider la Re-
publique ; car , comme je pris la liberte de le
presenter au Roi , il etoit de I'interet de la chre-
tiente qu'il y eut quelqu'un de ces potentats qui
put etre le mediateur de la paix entre la Porte,
I'Empereur et la Republique. Les saints lieux
ne pouvoient etre conserves que par la conside-
ration particuliere que le Grand-Seigneur avoit
pour quelque roi Chretien ; et d'ailleurs il y avoit
plusieurs raisons qui devoient empecher Sa Ma-
jeste a rompre ouvertement avec le Sultan.
Ainsi je croyois que I'outrage fait a son ambas-
sadeur devoit etre dissimule. Mais tandis qu'on
sauvoit les apparences avec les infideles , le Roi
etoit pourtant dans I'obligation d'aider sous
main les Venitiens , puisque c'etoit la cause de
tous les princes Chretiens , et qu'ils soutenoient
depuis un grand nombre d'annees une rude
guerre contre un redoutable ennemi.
Je dis au Roi , qui me fit I'honneur de me de-
mander quelles mesures il devoit garder avec
I'Espagne et I'Angleterre, que, selon les lu-
mieres que j'avois , il me paroissoit devoir em-
pecher I'agrandissement de I'une et de I'autre ;
que , s'il lui arrivoit de conquerir toute la Flan-
dre , ou au moins une partie, par la jonction de
ses armes a celles du roi d'Angleterre , et que
ce monarque vint a y gagner Nieuport ou Os-
tende , Sa Majeste y perdroit bien plus qu'elle
n'y gagneroit ; que le plus grand bonheur qui
lui pouvoit arriver, suppose que les Anglois ne
lui voulussent point ceder Dunkerque, seroit
que cette place fut reprise par les Espagnols :
par la raison que les Anglois sont les anciens
ennemis de la France et le seront toujours , quel-
que alliance, paix ou treve qu'ils puissent faire
avec nous. Ils sont d'ailleurs persuades qu'on
leur fait injustice en ne leur rendant pas la Nor-
mandie , le Poitou et la Guienne. Et bien que
11.
ir.4
MEWOIHES DL COMTE UE BRIE^^E,
ees provinces aient ete confisquees suivant les
lois recues par toute la terre, celui qui perd
trouve toujours qu'on ne lui fait pas justice.
D'ailleurs, si la France ne peut eviter d'etre
frontiere de I'Espagne , qui pourroit entrepren-
(Ire sur elle , il y a bien moins de prudence a
I etre d'un autre Etat dout la puissance peut de-
venir considerable. -< 11 faut , ajoutai-je, que
Votre Majeste prenne garde aux mauvais con-
seils qu'on lui peut donner , et qu'elle fasse en
sorte de ne pas se liguer en faveur de I'Angle-
terre : cette nation a beaucoup de venin sous
une belle apparence. « Le Roi entra fort bien
dans ce sentiment; raais on lui representa lepeu
(le sante de Sa Majeste Catholique ; qu'il n'y avoit
aucune apparence que le prince qui venoitde lui
naitre , en Tannee 16G1, put vivre, et qu'ainsi
I'alliance et I'amitie des Anglois lui devenoient
necessaires. .T'espere que le Roi , en avancant en
age, demelera quelle est la fin de ceux qui lili
proposent de s'embarquer dans une nouvelle
guerre avec I'Espagne.
La fermete des ambassadeurs des Etats-gene-
raux ^ demander que Sa Majeste s'expliquat sur
la garantie de leur peche , et la necessite de rom-
pre avec les Anglois sur un point tres-delicat ,
qui est le salut , en cas que la flotte de France
et la leur se rencontrassent ; tout ceci , dis-je ,
a fait que des gens qui sont dans les interets du
Roi ont estirae que cette affaire devoit etre mise
en negociation , et ont paru fort mecontens de
la franchise ordinaire avec laquelle j'ai dit au
Roi qu'il falloit que sa flotte , etant foible de
voiles, evitat la rencontre de celle d'Angleterre;
mais que si le hasard faisoit qu'elles se trou-
vassent en presence , 11 falloit combattre , quand
meme on devroit avoir du desavantage , plutot
que de baisser le pavilion. Ces memes person-
nes ayant su que les Hollandois etoient resolus
de joindre leurs forces a celles du Roi, si Ton
etoit dans la necessite de combattre pour I'hon-
neur des couronnes, n'ont pas manque de le
niander en Angleterre , d'ou ils ont eu souvent
avis que, pourvu qu'on refusat aux Hollandois
ce qu'ils demandoient , il ny avoit rien que
le Roi ne piit esperer des Anglois. On a ete
dans I'obligalion de faire aux Hollandois un mys-
tere de cette negociation , et de la celer a ceux
en qui le Roi pouvoit prendre confianee, parce
que la probite et le courage de ceux-ci ne leur
auroient jamais permis de consentir a une chose
qui seroit honteuse a Sa Majeste , a qui les Etats-
generaux etoient en droit de demander ce qui
assure leur liberte , puisque d'autre c6te les An-
glois le leur offroient, pourvu qu'ils se desis-
tassent , de pressor la France de se declarer en
leur faveur. Pour trouver done un pretexte de
detourner Sa Majeste des Hollandois , ils ont
continue a faire negocier en Angleterre, et Ton
y est convenu de cet expedient : que les flottes
venant a se rencontrer au-dela du cap de Finis-
tere , elles se salueront egalement I'une I'autre ;
mais que, dans la Manche, les Francois evi-
teront la rencontre de celle d'Angleterre; d'oii,
suivant les termes de la marine, il est aise de
conclure que le Roi consent que son amiral rende
obeissance a celui de Sa Majeste Britannique.
J'eviterois de parler de ceci , si je ne m'y croyois
oblige par le zele que j'ai pour ma patrie , et
parce que j'ecris ces Memoires tant pour I'in-
struction de mes enfans que pour faire connoitre
que je n'ai jamais eu que des sentimens d'hon-
neur et d'une veritable gloire. Pour faire voir
aussi que ceux qui ont part aux affaires , et en
qui le Roi pouvoit avoir contiance , en ont abuse
par malice ou par ignorance ( ce que j'aime
mieux croire ) , il faut savoir que les rois d'An-
gleterre s'etant pretendus seigneurs de la Man-
che , qu'ils etendent jusqu'au cap de Finistere ,
le roi de France leur en a comme accorde le
titre , en ordonnant a ses flottes d'eviter la ren-
contre des Anglois , avec qui il y a beaucoup
d'apparence qu'on en est convenu, puisqu'au-dela
de ce meme cap de Finistere ceux-ci ont consenti
que les flottes se saluassent egalement. H seroit
en verite bien difficile d'eviter leur rencontre
dans une mer etroite ; au lieu que les Anglois ne
seront jamais dans la necessite de reconnoitre
le pavilion de France dans la haute mer, a moins
qu'une tourmente extraordinaire ne fit appro-
cher les deux flottes : ce qui ne peut arriver que
par deux vents contraires qui souffleroient en
meme temps. Jeconviens que depuis long-temps
les rois d'Angleterre ont pretendu 1 'empire de la
mer, etque, pour cet effet, ils ont fait frapper des
monnoies ou leur effigie etoit representee sur un
navire , tenant d'une main une epee et de I'autre
un monde. Mais , loin d'avoir ete reconnus tcis
par les rois de Suede et de Danemarck , ceux-ci
les ont forces jusque dans les rades de France a
leur rendre les honneurs qu'ils pretendoient
d'eux. On en doit done tirer cette consequence ,
qu'on a fait un grand prejudice a la France
d'avoir mis cette chose en negociation , et de ne
s'en etre pas tire au moins avec un avantage
egal ; mais il ne faut pas s'etonner s'il se trouve
des personnes qui veulent traiter les affaires de
cette maniere, et qui croient avoir bien gagne
quand on n'a pas tout perdu. Tout le monde ne
salt pas preferer la gloire et I'honneur a des
vues particulieres. Les rois de France donnoient
autrefois la eonduite de leurs affaires a des gens
DEUXIEMK PARTIE.
lOGl
k;.
d'epee et de naissance , plulot qu'a des personnes
de robe et de petite extraction. Si Ton venoit a
s'elever par de belles actions, on recevoit le
titre de chevalier , pour faire connoitre que ,
s'etant eleve par son courage au-dessus de sa
condition , Ton entroit dans une autre , ou Ton
ne seroit plus excusable s'il arrivoit de com-
mettre la moindre lachete. Enfin je n'eusse pas
manque de dire ma pensee au Roi s'il m'eut
parle de cette affaire, etant persuade que ses lu-
mieres I'auroient porte a suivre raes sentimens,
malgre ce qu'on fait pour lui faire entendre que
qui n'est malheureux quVn certaines choses ne
perd rien, et qu'il y a des occasions oil , pour
son interet , il est permis de faire tort a sa repu-
tation. Cependant il nous en arrive de grands
inconveniens avec les Anglois, en ce que nous
avons beaucoup perdu avec eux, et que nous
courons risque de perdre avec les Hollandois,
qui persistent toujours a vouloir que le mot de
peche soit exprime dans les articles ou les choses
qui leur doivent etre garanties sont enoncees ,
autant pour empecher les Anglois de rien entre-
prendre sur leur liberte, que pour persuader le
raonde que la garantie generate comprend tout,
quand il n'y a point de reserve. D'ailleurs ils
sont assez eclaires pour croire que s'ils etoient
attaquespar les Anglois , nous n'abandonnerions
point leur protection. Les Anglois eux-memes
seroient bien ignorans s'ils se pouvoient imagi-
ner que , faute d'avoir mis un mot dans un trai-
te , on abandonnat la defense d'un allie. Je
ra'en suis explique avec les ambassadeurs des
Etats-generaux , en leur conseiilant de signer
ce traite de la maniere que le Roi le leur pro-
poseroit , et d'esperer que le canon expriraera un
jour ce que la plume aura oublie : et peut-etre
que nous serous reduits a les en prier. Je dirai
meme librement que celui qui suivra les senti-
mens de I'autre sera le plus sage , quoique la
difference des deux Etats soit si grande, qu'ap-
paremment ce sera toujours aux Hollandois a
recevoir la loi , bien loin de pretendre la donner.
Je crois que peu de personnes ignorent que
M. de Lorraine, n'etant pas content de ce qui
avoit ete arrete au traite des Pyrenees pour ses
interets , fit faire plusieurs ouvertures pour ame-
liorer sa condition , et qu'eufin il engagea le
cardinal Mazarin , de maniere que, sous le pre-
texte honnete d'assurer au Roi un chemin pour
aller en Alsace, Son Eminence donna atteinte
iiu traite qu'elle avoit conclu, en restituant le
duche de Rar, legitimement confisque sur lui,
moyennant Techange ou la cession de qiiclques
terres. Le due accorda ce qu'on vouloit de lui ,
et se flatta pendant long-temps que Nancy luy
seroit rendu sans 6tre demantele ; mais , ne
I'ayant pu obtenir du Roi , 11 ceda, et Ton de-
puta des commissaires de la part du Roi et du
due pour travailler a planter des bornes , afin
qu'on connut ce qui appartenoit a la France.
Toutes les fois que les commissaires s'assem-
bloient, il survenoit des incidens qui les empe-
choient de rien conclure; et Sa Majeste faisoit
menacer alors M. de Lorraine que, si les com-
missaires abusoient de sa bonte, elle feroit plan-
ter les bornes, et que Ton verroit qui seroit as-
sez hardi pour les abattre. Le due revint a Pa-
ris, et fit plusieurs propositions, dont I'une
etoit de renoncer a son duche en faveur de ma-
demoiselle de Nemours. Mais il fut aise de con-
noitre qu'il ne cherchoit qu'a gagner du temps ,
puisqu'au lieu d'aplanir les difficultes qui se ren-
controient, il en faisoit toujours naitre de nou-
velles. Enfin le Roi, apres avoir fait pour luice
que naturellement il ne devoit pas esperer, qui
etoit d'approuver la loi salique, se lassa de sa
maniere d'agir ; et le due, par I'envie de nuire
a son frere et a son neveu, et d'elever un b^-
tard qu'il avoit eu de la princessede Cantecroix^
fit proposer a Sa Majeste de lui ceder en heri-
tage les duches de Lorraine et de Rar. Lyonne,
qui avoit ete employe pour negocier les condi-
tions du mariage du prince Charles et de ma-
demoiselle de Nemours, fut nomme commis-
saire, et s'aboucha plusieurs fois avec LeCocq^
greffier de la chambre-des-comptes, et beau-
frere de I'intendant de mademoiselle de Guise.
Ils arreterent, sous le bon plaisir du Roi, cer-
tains articles rediges depuis en traite , et signes
par Sa Majeste et par M. de Lorraine. Des rai-
sons ont oblige a tenir secret ce traitd, qui
d'ailleurs etoit assez public , non pas a cause
du Roi , qui y fut trompe en tons les articles ,
mais a cause de ceux qui s'en etoient meles. La
reunion de la Lorraine a la France eblouit les
personnes les moins eclairees ; et le Roi meme ,
presse par un mouvement d'ambition et par le
desir d'avoir la gloire de faire des choses avan-
tageusesa sa couronne, manda le chancelier et
les secretaires d'Etat, etc., et les fit lire en leur
presence. Le marechal de Villeroy s'y trouva
aussi. Ce qu'il y a de beau dans ce traite pour
le Roi , c'est la reunion de la Lorraine a la
France , et que des a present , dit-on , des places
en seront livrees a Sa Majeste, dans iesquelles
on pourra mettre des garni sons. De plus , M. de
Lorraine, devant jouir des re^enus ordinaiies
et extraordinaires , ne pouvoit neaumoins im-
poser au-dela d'un million de livres barroises.
Cequi rendee traite. moins honorable, c'est que
I le due stipule que ceux qu'il aura pourvus de^
tac,
MEMOIRES DU COMTE DE BEIENNE
benefices ou offices y seront maintenus apres sa
nioit; qu'il prendra, sur le million impose, par
preference a toute charge, la somme de sept
cent mille livres ( la difference de s'expliqiier
donnoit lieu de croire que M. de Lorraine y
trouveroit son avantage); qu'il jouiroit de sept
cent mille livres excedant le million; qu'il au-
roit deux cent mille livres de rente, une moitie
dans une terre honoree du titre de duche et pai-
rie , et I'autre sur des revenus du Roi dont il au-
roit I'eutiere disposition , et meme de les ceder
a son batard; que lui et ceux de sa maison
jouiroient non-seulement des privileges des prin-
ces du sang , raais seroient meme reputes etre
du sang royal , et, en cette qualite, capables de
succeder a la couronne de France, si les princes
de Bourbon venoient a manquer; que quatre
princes du sang de Lorraine ue laisseroient pas ,
sans avoir aucune pairie, d'avoir entree et
seance au parlement, iramediatement apres ceux
de la maison de France ; qu'ils seroient reputes
pairs-nes comme ceux-ci; que la restriction
qu'on en fait a quatre n'est que pour eviter la
confusion qu'un plus grand nombre pouvoit
causer; et qu'aucuus princes batards, ni sortis
dc batards de France, ue pourrontie disputer
a la maison de Lorraine. Le Roi voulut que ce
traite fiit lu , et se trouva surpris de ce que le
chancelier ne I'approuva pas. Je me crois oblige
de dire, a I'honneur du chancelier, qu'il paria
en homme de bien , faisaut connoitre a Sa Ma-
jeste qu'elle ne pouvoit faire des princes du sang
par une declaration, et que la justice vouloit
que les parlemens lui fissent des remontrances
sur cet article. Mais le Roi fit bien paroitre qu'il
ne trouvoit pas bon d'etre contredit : ainsi le
chancelier se tut, et eut ordre de se preparer a
parler au parlement lorsque Sa Majeste iroit y
tenir son lit de justice , pour faire enregistrer
I'edit qui devoit etre expedie pour donner de la
force au traite. Je m'attendois toujours que
le Roi me demanderoit raon sentiment ; mais
voyant qu'il I'evitoit et jugeant bien que c'etoit
par conseil, je le regardai plusieurs fois pour lui
en faire naitre I'envie. Je souhaitai meme de
parler sans etre interroge ; mais je m'en abstins,
pour ne vien faire de contraire a laretenue dont
j'ai toujours fait profession. Si Sa Majeste m'eut
demandemon sentiment, je me serois excuse de
le dire, parce que je suis sorti d'une famille qui
a si souvent soutenu que la maison de Lorraine
ne peut avoir de pretention sur la couronne de
(1) Lcsioilc rend com ptc dans son Journal dc Henri 151
( pa^e 162 de noire ('-dUion, (ome 1". 2« serie dc la Col-
lection dc MAf. Rlichaud ct Poujoulat), du liailenicnl
quifut iiifligca Fianc'tisdeRosieicaicIudiacicdcToul,
France , que je ne pouvois comprendre que
I'heritier des rois pour lesquels, aussi bien que
pour la justice de leur cause, on a repandu tant
desang, tombat d'accord que cette pretention
pouvoit etre soutenue ; car qui declare une fois
qu'une succession peut etre ouverte en faveur
de celui qui la demande, convient qu'il est de
la maison. Je n'aurois pas encore manque de re-
presenter a Sa Majeste le livre que les Lorrains
mirent au jour, sous le regne du roi Henri III ,
la reprimande qui fut faite a celui qui en etoit
I'auteur (i) , le desaveu qu'ils firent de ce livre, et
la foiblesse de leurs citations, en leur represen-
tant leur origine veritable. Ensuite je serois en-
tre en matiere , si ce monarque me Teiit com-
mande, pour lui faire voir qu'il achetoit ce qui
lui appartenoit , et qu'il donnoit par-la occasion
a une guerre.
Je n'ai que deux choses a dire pour prouver
que le Roi est seigneur souverain de la Lorraine ,
I'etendue des Gaules du temps de Cesar, et I'e-
rection du royaume d'Austrasie par I'empereur
Charlemagne. Si Ton m'allegue que les rois de
France y ont renonce, je replique qu'ils ne I'ont
pu faire, n'etant qu'usufruitiers et non pas pro-
prietaires du royaume. Mais, suppose que la
maison de Lorraine possede a juste titre Je du-
che que le due Charles a cede au Roi , il faut
examiner si c'est de son chef ou de celui de la
duchesse, sa femme, qu'il le possede. Pour
prouver qu'il appartient a cette princesse , il n'y
a qu'a lire son contrat de mariage , et se souve-
nir comment les filles y ont succede autrefois,
et que, pour en detruire le droit , il faut conve-
nir d'un autre : que la couronne de France
n'auroit jamais voulu avouer que, par la loi sa-
lique, les filles en etoient exclues au profit des
males. Si cette loi est constante, M. de Lorraine
ne peut vendre au prejudice de ceux qu'elle ap-
pelle; et si elle n'a point de lieu, quel droit a le
due Charles de nous ceder ce qui appartient a
son neveu? L'une des propositions sera toujours
veritable, et la nullite de la vente reconnue.
Mais, suppose que la chose piit se faire pour mi
bien public, puisque ce qui est echange tient
lieu dece qu'on possedoit en propriete, la jus-
tice voudroit que les terres et revenus que le
Roi s'oblige de donner demeurassent affectes
aux legitimes heritiers du sang dont I'exclusion
rend le contrat vicieux. Quelque garantie que
donne M. de Lorraine de la vente, avec la pos-
session dans laquelle il met Sa Majeste, tout
autcur dc oct ouvragc, ayant pour Hire : Stemmatam
LotliarititjiiP ac Barri (Uirinn, tomi scptem, iniprimo
a Paris par Guiilame Chaudidre, Pan J 580.
DEUXIEME PAIITIE. [I6GI]
IG7
cela n'approc'he point de ce qu'elle fera pour s'y
inaiiiteiiir avec son epee. Pourquoi douc avoir
cede ce qu'on possedoit a si bon titre, pour I'ac-
querir ensuite de celuiqui u'eloit pas en pouvoir
de vendre ? Si d'ailleurs le Roi m'eut demande
la raison de ce que je temoignois tant d'eloigne-
ment pour la maison de Lorraine, j'aurois re-
pondu qu'il m'etoit impossible d'aimer ceux qui
out voulu depouiller les veritables heritiers de
Hugues Capet, sur une supposition reconnue
fausse par tous ceux qui sont verses dans la lec-
ture de I'histoire, que des princes sortis de la
maison d'Alsace aient pretendu efre de celle de
Pepin , ett[u'iis se soient encore donne une autre
origine aussi peu fondee que la premiere, d'etre
descendus de Godefroyde Bouillon : ce qui s'ap-
pelle confondre deux duches et deux tiges, pour
en tirer de la gioire et de I'avantage. II est bien
vrai que la Moselle, la haute Lorraine et le
Brabant faisoient partie du royaume d'Austrasie,
et que depuis qu'il fut oecupe par les Allemands,
les Empereurs y etablirent des gouverneurs sous
le nom de dues , qui dans la suite des temps sont
devenus hereditaires. Mais de conclure que cette
I couronue a appartenu a ceux qui out commande
sous I'autorite des empereurs Othon, Henri et
un des Conrads, c'est ce qui n'a aucune appa-
rence de raison. La division qui fut faite du
royaume est une preuve suffisante pour inferei-
qu'il ne reste aucun prince du sang de Charle-
magne : ce qui a ete ainsi reconuu par I'archi-
(liacredesRozier, quiavoitecritala sollicitation
de la maison de Lorraine.
On a voulu persuader ensuite au Roi que le
due ne pouvoit se depouiller de son Etat au to-
tal ou en partie; et Sa Majeste s'est arretee a
cette raison , qui lui eut paru tres-peu impor-
tante si on lui eiit remoutre en meme temps que
le r.arrois, fief de la couronne de France, ayant
cte legitimement confisque, M. de Lorraine,
pour le recouvrer et le conserver dans sa fa-
mille, avoit pu demembrer quelques villages et
^ meme quelques portions deceduche, qu'on a
fait entendre au Roi qu'il possedoit en titre de
souverainete.
La justice de I'arret du parlenoent rendu
contre M. de Lorraine est fondee sur une loi
recue et bien etablie, que le presomptif heritier
de la couronne ne se pent marier sans le con-
' senteraent du Roi. Pour prouver que le due est
son Vassal , il u'y a qu"a voir les hommages que
lui-meme et ses predecesseurs ont rendus aux
rois ; d'ou il faut tirer la consequence qu'il est
lige , et que ce terrae , comme on en convient ,
ii'est pas seulcment une simple confiscation de
iief , n^ais souinct encore la tete du vassal a Te-
pee de la justice du souverain. Mais quand il
seroit souverain , en possedant des Etats qui ne
relevent de personne , il ne laisse pas pour cela
d'etre sujet de la couronue de France pour son
duche de Bar, qu'il ne possede pas a merae titre.
Ce n'est plusanousadisputer si la Lorraine est
possedee en tout ou en partie en souverainete :
c'est a I'Empereur a entrer dans cette contesta-
tion. Quelques-uns de ses predecesseurs, dans
la decadence de I'Empire, se sont contentes ,
pour eviter toute contestation , d'assujetir le due
tie Lorraine a contribuer aux charges du meme
Empire, sans exprimer ce qui en pouvoit etrc
mouvant. D'oii il faut conclure que , de I'aveu
des dues, etsuivant les pretentions des Empe-
reurs, le duche de Lorraine releve pour le tout
ou en partie de I'Empire.
Ceux qui ont conseille au Roi de donner des
successeurs a la maison de Lorraine font voulu
flatter, en lui disant que c'etoit une marque de
son absolue et souveraine puissance , sans con-
siderer que celui qui pent disposer du total
de sou Etat , en peut , a plus forte raison , ceder
une partie, d'ou les Espaguols et les Anglois
pourroient conclure que les rois Jean et Fran-
cois V^ auroient pu ceder le premier a ceux-ci ,
la souverainete de la Guienne, et le second , a
ceux-la , celle de la Bourgogne : maximes si
fausses qu'elles ont ete combattues par les Etats
de ces deux belles provinces du royaume, qui
sont demeurees reunies a la monarchic , nonob-
stant la cession forcee que les rois en avoient
faite a des etrangers. II est bien constant que
I'autorite de nos rois n'est point bornee , et qu'a
certains egards ils sont maitres de nos corps et
de nos biens; mais ils n'ont pas une puissance
assez despotique pour etre en droit de ceder
leur royaume , et d'appeler a leur succession
d'autres que ceux a qui elle appartient par le
droit du sang. II se contracte entre le Roi et son
Etat une espece de mariage qui ne peut etre dis-
sous,et qui etabliroit cette maxime , que le Roi
me peut donner a un autre , etabliroit que j'ai
aussi la liberte de me donner moi-meme. Les
conditions doivent etre egales entre lemari etia
femme, et rien n'est permis a fun qui ne lesoit a
I'autre. II n'y a jamais eu que les etrangers qui
ont tache de donner atteinte a la force de nos
lois. Si I'on me demande pour quelle raison je
marque tant d'eloignement pour la maison et
pour la personne du due Charles , je dirai ce que
je n'aurois pu dire au Roi, que je ne puis ou-
blier que ce prince arbora autrefois des eten-
dards dans lesquels il avoit fait representer une
couronne de France lenvcrsee par la foudrc ,
avec cette inscription : riamma metuemla 1y-
Ifi.S
MEMOiuiiS dl; comte UK IillIl•:^l^E,
ranuisj et line autre formeede lis qu'une epee
tranchantc coupoit par le milieu , avec ces pa-
roles : Il/am dabit ultio messem, Ceux qui out
connoissance de tout ceci concevront avec peine
que le Roi ait eu la pensee d'elever une maison
(lui a travaille pendant plusieurs siecles a mi-
ner la sienne. On pourroit repondre encore,
pour justifier le traite, que c'etoit le seul nioyen
pour unir la Lorraine a la France; maisje di-
rai : Pourquoi acheter ce qui nous appartient ?
pourquoi avoir renonce a tant d'autres droits
legitimes, pour en acquerir un, qui, au fond,
sera contestetant qu'il resteraun prince du sang
de Lorraine? J'oubliois une raison qui me pa-
rolt forte : c'est qu'il faut considerer d'abord
le droit qu'avoit le Roi de garder le duche de
Lorraine, droit herite de Louis XIII ; et je con-
vlendrai que , soit que leduc Charles fut raaitre
d'en disposer par la loi salique ou non , il etoit
soumis a la garantie, des qu'il la promettoit par
differens traites , et renoncoit a tous droits de
propriete et de souverainete au profit du Roi ,
en cas de contravention. On n'a pour cela qu'a
lire ceux qu'il a signes , et a en tirer les conse-
quences necessaires. Mais voici , a raon sens ,
une consideration sans replique , et qui auroit
du empecher le Roi de signer ce traite. C'est
qu'on pent en craindre qu'il ne serve un jour
de matiere a une guerre civile : car il y a peu
d'apparence que les princes du sang deRourbon
supportent facileraent tant de compagnons , et
que ceux des autres maisons , qui out precede
Lorraine, les veuillent considerer comme pou-
vant un jour devenir leurs maitres. Cela obli-
gera les uns a se retirer dans leurs gouverne-
mens, et les autres dans leurs maisons. lis
donueront aux mecontens matiere d'entrer dans
des factions dont les evenemens peuvent etre
craints, et sont toujours tres-incertains. Enfm
ee traite est une semence de guerre jetee dans
un champ qui pourra la produire un jour.
Ne soyez point surpris , mes enfans , que des
hommes de plume soientcapables d'entreprendre
des choses qui attirent la guerre ; car comme
ils ne hasardent point leur vie , aussi n'ont-ils
point de menagement pour celle des autres. Les
exemples €n sont comrauns. Ceux qui liront les
Memoires de Philippe de Commines appren-
dront que les tetes couronnees ne sauroient
avoir de plus dnngereux conseillers que ceux
qui presument trop de la grandeur de leurs
maitres, et qui n'ont d'autre pensee que de se
conserver dans leurs bonnes graces , en applau-
dissant a tout ce qu'ils croient leur pouvoir etre
agreable.
Je suis oblige , mes enfans , de vous faire re-
raarqutr encore la foiblesse de resprithuraain,
et je ne puis vous eu donner un exemple plus
sensible que ce qui se passe acluellement a la
courde la France. Des princes y cessent d'etre
princes pour avoir une dignite qui leur pent etre
contestee, et, sous I'esperance d'une veritable
chimere , ils cedent un bien reel et cessent en-
fm d'etre princes, en ne possedant plus de sou-
verainete.
[ La cour de Rome inquietoit toujours le Roi
pour les affaires du cardinal de Retz, qui etoient
loing d'etre terminees, malgre les instances rei-
terees des protecteurs des affaires de France a
Rome. Le Roi resolut done de donner de spe-
ciales instructions sur ce point au sieur d'Aube-
ville , gentilhomme ordinaire de Sa Majeste ,
s'en allant de Rome pour ses affaires. Elles
etoient ainsi concues :
« Le Roi ecrit une lettre au Pape touchant
I'affaire du cardinal de Retz, qui sera presentee
a Sa Saintete par le sieur d'Aubeville; elle est
en creance sur luy, et il I'exposa a Sa Saintete
en la maniere qui ensuit : Que le Roy, ayant tous
les jours de nouveaux sujets de mecontente-
ment dudit cardinal , qui , de Tobscurite mesme
de sa retraite , tesmoigne plus de mauvaise vo-
lonte que jamais , s'il en avoit pouvoir, de trou-
bler son Etat, cabaleavec des princes etrangers,
et pour en avoir protection et pour aliener leur
esprit de cette couronne, et les engager a des
resolutions contraires a son service , n'obmet
rien par le moyen de ses emissaires pour de-
bauscher ses sujets de I'obeissance qu'ils luy
doivent, et tascher, en toutes manieres dont il
pent s'aviser, de causer quelque prejudice au bien
de ses affaires ; Sa Majeste, voyant cette opinia-
trete invincible dudit cardinal a perseverer dans
des desseins aussi pernicieux que Ton nait ja-
mais eus, s'est resolu de reprendre aupres de Sa
Saintete la poursuite du chatiment de ses cri-
mes, et de supplier Sadite Saintete d'avoir agrea-
ble de donner, sans plus de delai, les ordres ne-
cessaires pour I'instruction du proces dudit car-
dinal , tant parce que la justice et le bien de la
tranquillite de cet Estat le requierent, que pour
ne point laisser passer a la posterite le dange-
reux exemple qu'un si grand nombre d'attentats
contre I'autorite souveraine soient demeuresim-
punis, et notamment commis de cette sorte par
un ecclesiastique, que son devoir et toutes rai-
sonsobligeoientplutota former aux peuples, par
une conduite entierement differente, un modele
exemplaire de moderation , de fidelite et d'o-
beissance.
.. Cependant , affin que ledit d'Aubeville ait
plus de moyen de bicji servir Sa Majeste en la
DEUXliiMK I'AKTIE. [iGGl
1 f)9
poursuite de cette affaire qu'elle a prise a coeur,
comme son service le requiert, Sa Majeste a
juge a propos de I'inforraer suceincteraent de ce
qui s'y est passe ci-devant, del'estat ou elle est
demeuree, et par quelle voye le cardinal de Retz
a trouve moyen d'eluder jusqu'icy le chati-
ment qui estoit deub a ses fautes.
» Aussitot apres la creation de ce Pape, le
sieur de Lyonne, que Sa Majeste avoit envoye a
Rome pour la servir pendant le dernier con-
clave , fit instance de sa part a Sa Saintete, a ce
qu'il luy pliit employer son autorite pour faire
le proces audit cardinal de Retz qui se trouvoit
a Rome , comme estant notoirement coupable
envers elle de plusieurs crimes atroces , c'est-a-
dire de rebellion , de soulevation de peuples
contre leur souverain, et divers autresde raeme
nature , ou nonguere moindres.
» Qu'a la verite, Sa Majeste, donnant la paix
a ses subjects, avoit accorde une amnistie gene-
rale, de laquelle , par sa bonte , ledit cardinal
nese trouvoit pas avoir este exclus, mais qu'es-
tant incontinent apres retombe en de nouvelles
fautes qui ne meritoient pas un moindre cbati-
ment , Sa Majeste , non-seulement le demandoit
^ Sa Saintete , mais estoit en droit de demander
encore qu'il fut puni de tout le passe , puisque ,
par sa recidive , les anciens crimes revivoient
et que I'effet de I'amnistie estoit aneanti a son
egard comme si jamais elle n'avoit este donnee.
Sa Saintete , pendant quelques mois , evita de
donner une reponse positive a cette instance ,
sous pretexte que la lettre du Roy s'adressoit
au pape Innocent, son predecesseur , et non pas
a elle , et qu'en tout cas 11 falloit que ledit
sieur de Lyonne attendit de nouveaux ordres ;
ne cessant cependant de favoriser en toutes
choses le cardinal de Retz, jusqu'a ce qu'enfin,
par ses artifices , 11 se laissa meme porter, sans
en dire un mot au ministre du Roy , a lui ac-
corder le pallium comme a un arcbevesque de
Paris : qui etoit une declaration formelle de le
reconnoitre pour tel a son egard , quoique le
sieur de Lionne luy eut souvent faict voir que
ledit cardinal ne pouvoit justement s'attribuer
cette qualite , n'ayant ny pris possession legiti-
mement dudict arcbevesche apres la mort de
son oncle , ny prete au Roy le serment de fi-
delite qu'il luy devoit , acte neanmoins qui
doit necessairement preceder cette prise de pos-
session. II se peut dire que le Pape eut du re-
gret de s'estre engage si avant, et meme quel-
que espece de bonte, quand le sieur de Lyonne
luy faisant aussitot des reprocbes de la part du
Roy d'un si grand pas qu'il venoit de faire con-
tre le droit de Sa Majeste , il luy lit en outre lire
dans un livre les canons de I'eglise qu'il luy
presenta, que le pallium etoit une recompense
de la vertu et une marque d'honneur et d'au-
tborite qui ne devoit etre accordee a aucun ar-
cheveque dont la reputation ait jamais ete tas-
cbee , meme par simple soupcon , et qu'a plus
forte raison elle n'avoit peu que contre toute
equite faire cette demonstration envers un
bomme accuse et defere a Sa Saintete , meme
par son Roy, pour raison de crimes enormes.
"Ce fut alors que le Pape, cognoissant le tort
qu'il avoit eu par trop de precipitation , et vou-
lant adoucir les justes ressentimens qu'il pre-
voioit bien que le Roy luy temoigneroit de son
action, des que Sa Majeste en auroit eu la nou-
velle,declaraaudit sieur de Lyonne, pour le faire
scavoir a Sa Majeste, qu'il estoit prest de luy
complaire en ce qui estoit de faire le proces au
cardinal de Retz , et meme de le luy faire indis-
tinctement , tant sur ses anciens crimes que sur
les nouveaux , sans qu'il fut besoing que le Roy
se mit en aucune peine ny d'avoir donue I'am-
nistie des premiers, ny d'alleguer que ceux-ci
faisoient revivre les autres, parce qu'il ne consi-
deroit non plus cette amnistie que si elle n'avoit
pas ete donnee.
» II y ajouta, a la verite, une raison dont le
Roy ne peut pas demeurer d'accord, qui etoit
que quiconque n'a pas droit de cbatier un cri-
minel ne I'a pas non plus de luy pardouner; mais
il fut alors juge a propos de n'entrer pas plus
avant dans le neud de cette difficulte, et d'accep-
ter ce que le Pape offroit de faire le proces sur
toutes les charges anciennes et nouvelles mises
sur ledit cardinal , parce que ce point-la sur-
monte, il en resultoit en apparence une certi-
tude , comme infaillible, que ledit cardinal ne
pouvoit pas, par aucune justification, eviter la pu-
nition de ses fautes, jusque meme a une entiere
destitution de tout ce qu'il possedoit ou preten-
doit de biens, d'honneurset dedignites, les cir-
constances de la seule guerre de Paris donnant
lieu a des chatimens encore plus severes.
"Apres cette declaration, le Pape, comme vou-
lant deja entrer en matiere, dit au sieur de
Lyonne que , pour avoir lieu de commencer le
proces avec les forraalites de justice , la lettre
que le Roy luy ecrivoit ne suffisoit pas , mais qu'il
estoit necessaire que Sa Majeste presentat une re-
quete signee d'elle ou de sonprocureur-general,
ou de son ambassadeur. Le conseil du Roy trouva
cette proposition fort etrange et la pretention
trop ambitieuse d'avoir I'avantage qu'un grand
Roy, qui ne cognoit en terre aucune puissance
temporelle au-dessusde luy, se soubmit a la ju-
ridiction du Pape , fut suppliant a son tribunal,
170
JlEMOir.KS DU COIMTK DM LU'.IKNNE
et comme partle contre le cardinal de Retz,son
sujet; que I'eglise n'avoit point encore veu au
temporei une si iliustre partie que le premier
roy de la chretiente ; que si le Saint-Siege ne
vouloit pas rendre a la justice royale le cardinal
de Retz , le chaugement de tribunal ne devoit
pas changer nos maxiraes , et que s'il estoit en
France le procureur-general , a la verite pour le
public ,... seroit sa partie; mais sansparler de la
personne du Roy, qui est au-dessus de pareilles
lois , de deveuir partie.
» Tout cela bien considere , il fut convenu de
suivre Texemple des ambassadeurs du roy
Louis XI , qui furent envoyes vers le Saint-
Siege en la cause du cardinal de Balue ; ils di-
rent qu'ils avoient charge de denoncer a Sa
Saintete que ce cardinal-la etoit criminel de
leze-majeste, et en donneroient lesfaits sur les-
quels ils demanderent vicariat de Sa Saintete
pour instruire le proees dans le royaume, et,
suivant le meme stile, il fut commande au sieur
de Lyonne qu'il donnat avis au Pape, par ordre
du Roy, que le cardinal de Retz estoit criminel
de leze-majeste , en tels et tels cas qu'il dedui-
roit dans un memoire qu'il signeroit, et qu'il
avoit cbarge du Roy, son maitre , de deniau-
der a Sa Saintete vicarios pour proceder contre
luy, et que la preuve se feroit par temoins.
» C'est pour teuir aujourd'hui la meme cou-
duite en cette affaire, que Sa Majeste a fait raet-
tre entre les mains dudict d'Aubeville un me-
moire paraphe icy par le sieur comte de Brieune,
secretaire-d'Estat, comme il en fut use I'autre fois,
contenaut tons les crimes du cardinal de Retz ,
sur lesquels Sa Majeste desire son proees luy
etre fait, afin que ledit d'Aubeville, que Sa
Majeste charge de faire la meme instance au
Pape , et aux memes termes que Ton vient de
direqu'avoiteu ordre de faire le sieur de Lyonne,
en I'annee 1655 , puisse aussi signer ledit me-
moire de crimes, et en outre Sa Majeste le luy
ordonne, dont la presente instruction signee
d'elle luy servira de seurete et de decharge.
» Jusques-la il se peut dire que I'affaire etoit
assez bien allee, puisque le Pape avoit defere
u Tinstance du P.oy, de faire ce proees genera-
lement sur tons les crimes , sans aucun egard
a I'amnistie accordee par Sa Majeste, a quoy
on croit encore que lediet d'Aubeville ne peut
pas trouver de difficulte ; mais elle s'echoua
bientot sur une autre contestation dont on doit
bien particulierement informer ledit d'Aubeville,
I't des raisons de Sa Majeste , parce qu'appa-
remment il sera encore aujourd'huy le principal
noeud de toute I'affaire. Le Pape, pour I'instruc-
tion du proees, pretendit alors, etpeut-eslrepre-
tendra encore, que les commissaires qu'il delc-
gueroit pour commeucer cette procedure, fus-
sent ou son nonce , ou d'autres prelats, on ofli-
ciers italiens.
» A quoy, de la part du Roy, il y a deux
grandes difficultes, I'une qui regarde le parle-
ment , et I'autre, tout le clerge de France.
» Le premier pretend d'etre juge de tous los
ecclesiastiques, sans aucune distinction de quali-
tes ou de dignites , en matiere de crime de leze-
majeste, et qu'en consequence de ce droit , qui
luy appartient, il avoit condamne le cardinal
de Chastillon, depuis les concordats, et bien
auparavant , le cardinal Balue , auquel tous ses
biens furent confisques et donnes par le Roy
a diverses personnes, dont la posterite a tou-
jours joui sans trouble ; et qu'encore qu'apres
une prison dudit cardinal, qui dura onze annees,
et dans I'extremite de la vie du roy Louis XI , ce
Pape, alors seant , deputa plusieurs commissai-
res italiens pour cette cause , ils ne furent nean-
moins jamais admis ny recus en France , et s'en
etant retournes sans avoir rien fait , apres que
ledit cardinal , sans qu'il luy fit autre proees ,
fut a la fin delivre d'une si longue detention ,
et, etant banni de France, s'en alia a Rome.
Le Pape repartit a cela au sieur de Lyonne, que
le concordat fait depuis exceptoit les cardinaux
et les officiers de Rome ; mais il luy repliqua ,
suivant les ordres et les instructions qui lui
avoient ete envoyees , premiereraent , que la
loy etablie pour les cardinaux doit etre ren-
fermee a ceux qui resident actuel lement a
Rome; et en second lieu, qu'elle ne doit etre
entendue que pour les delits communs , et non
pour les crimes de leze-majeste, pour lesquels
il faudroit une loy particuliere qui privat les Roys
( ce qui ne peut etre) de la jurisdiction natu-
relle qu'ils out sur les ecclesiastiques , le sujet
touchant le cas privilegie ; qu'aussi, quand il
fut question de juger le cardinal de Chastillon ,
en Tan 15()0, long-temps apres les concordats ,
le parlement jugea le cas privilegie, et le de-
clara criminel de leze-Majeste ; et , pour le delit
commun, qui etoit I'heresie, il le renvoya a
son superieur, et par arrest du 7; mais ensuite
il declara que I'areheveque de Reims , comme
metropolitain , estoit juge du cardinal de Chas-
tillon, comme eveque de Reauvais ; cedit arrest
porte meme ces termes considerables : « qu'il en
seroit faict registre , alin que la posterite scent
([ue la eour avoit conserve en cela la liberte de
I'eglise gallieane, » d'ou Ton peut conclure bien
evidemmentque, depuis le concordat, la France
a maintenu son droit pour les eas privilegiez ,
meme en la personne dun cardinal , et que le
DEUXIEMK PABTIE. [IG6I]
171
concordat, qui nes'explique pas nettement, a et6
publiquement interprete par un arret si solen-
nel, centre lequel on n'a point reclame a Rome.
>. La seconde difficulte regarde le clerge de
France, qui aileguoit I'ancien usage de I'eglise
gallicane de juger les eveques en des conciles
provinciaux , coutume observee detoute ancien-
nete, et seulement depuis quelques siecles in-
terrorapue par les papes, lesquels, neanmoins,
s'etoient toujours contentes de commettre sem-
blables causes a des eveques de France, qui
procedoient comme delegues par le Saint-Siege
Apostolique, bien que les parleraens reclamas-
sent assez et protestassent tousjours , au con-
traire, que le clerge a grand interet de se main-
tenir aujourd'hui en la meme possession , sans
donner lieu a de plus grands prejudices; et en-
fin , que la condition de cardinal ne doit point
alterer cet usage , puisqu'il est question de desti-
tuer le cardinal de Retz d'une dignite episco-
pale , qui est situee dans ce royaume.
» Outre ces deux difficultes, le <;onseil du
Roy consideroit d'ailleurs que d'oter a Sa Ma-
jeste le moyeu de chastier la rebellion de ses
sujets, et de souverain monarque le rendre sol-
liciteur dans la cour deRome, etoit non-seule-
raeut une chose indecente a la dignite d'un si
grand monarque , raais qui tendoit mesme a sa-
per les fondemens de la monarchie, etablissant
I'irapuissance de I'autorite royale a punir les
crimes des sujets ; et enfin , que les embarras et
les obstacles qu'on formoit a Rome au chati-
raent du cardinal de Retz , devoient rendre des
lors en avant les Roys bien plus retenus a ne
se mettre pas dans la necessite d'avoir a deman-
der a d'autres la justice qu'eux-memes ont le
droit de se pouvoir faire.
» II fut done mande alors au sieur de Lyonne
que , parmide si grandes difficultes, il etoit bien
malaise de prendre une bonne resolution , parce
que, d'un coste, Sa Majeste auroit bien voulu don-
ner toute satisfaction au Pape , mais que , de
I'autre , elle consideroit que ce seroit se mettre
sur les bras tout en meme temps, et le clerge et
le parlement, pour se maintenir en leurs pri-
vileges et leurs droicts ; et quoyqu'en cela le
Roy agiroit centre son service et contre celuy
du Pape meme , on ne pouvoit faire plus beau
jeu au cardinal deRetz, pour luy donner moyen
d'eluder la punition, que de chequer ces deux
corps et les interesser en quelque facon a le pro-
teger poursoutenir leur autorite. Sa Majeste es-
pere aujourd'hui que Sa Saintete etant informee
de nouveau par le sieur d'Aubeville de toutes les
partieularites ci-dessustouchces, etayant memo
autant de temps ti se pouvoir tromper des im-
pressions quele cardinal deRetz, qui etoit alors
present a Rome , luy jetoit dans I'esprit a son
avantage pour decliner son chastiment, Sadite
Saintete condescendra maintenant volontiers a
deputer un ou plusieurs prelats francois pour
faire le proces , c'est-a-dire, proceder seulement
aux informations, puisque lesdits prelats sont
aussi bien soumis a I'autorite du Saint-Siege que
lesltaliens; et qu'autant que les unset les autres
ne travaillerontace proces qu'en qualite de dele-
gues par Sa Saintete , laquelle meme , se servant
de nationaux , conservera et etablira doucement
en France son autorite , qu'elle pourroit d'autre
facon mettre en compromis , et a des prejudices
que Sa Majeste meme ne sauroit empescher.
« Et comme , a dire vray, il pourra peut-etre
serabler etrange dans la cour de Rome qu'un
cardinal ait a etre juge par des eveques , il ne
paroitroit pas en France une moindre incon-
gruite qu'un etranger qui ne cognoit ni le pays
ni les gens qui I'habitent , qui n'entend pas la
langue et ne pent scavoir la force et lapropriete
des paroles dans lesquelles consiste bien souvent
la defense ou la condamnatiou d'un accuse, vInt
former un proces en France contre un Francois,
oil , estant oblige de se servir d'un interprete , il
doit dependre presque entierement de la foy
d'autruy en des matieres de si grande conside-
ration. L'iutention du Roy est done que ledit
sieur d'Aubeville demande a Sa Saintete et in-
siste pressamraent a ce qu'elle ait agreable de
deputer des eveques francois pour I'information
des proces, luy representant que ce u'est pas
pour contrarier ses satisfactions ni s'opposer a
son autorite , mais plustot pour ne la pas hasar-
der, comme on feroit en s'eloignant du chemin
battu , et qu'enfin Sa Majeste desire bien de la
contenter aux choses possibles ; mais qu'il faut
encore que, de sapart, il luy plaise de s'accom-
moder aux voies praticables en ce royaume, et
d'autant plus que son autorite se conserve et
s'etablit egalement , soit qu'elle depute des Fran-
cois ou des Italiens pour commissaires ; voire il
semble qu'il ne soit pas de la dignite du Pape de
faire une pareille distinction: et a la verite, si
nonobstant tout ce que dessus Sa Saintete coiiti-
nuoit encore aujourd'huy a former les memes
obstacles, le Roy auroit grand suject de croire
que sa veritable et secrete intention seroit de
proteger le cardinal de Retz, et , par ces sortes
de moyens indirects, procurer I'impunite de ses
crimes: ce qu'elle n'a pas lieu d'attendre d'un
Pape dont la vie et les moeurs s'accordent si peu
avec la conduite et les actions dudit cardinal ,
qu'il se pent dire que rien n'est plus eloigne ny
plus directemcnt oppose que I'un Test a I'autre. "]
17
IIEMOIKKS DV COMTE 1)E lUllENNE, DELXlfe-ME 1>AHTIE. [1661]
Les anabassadeurs des Etats-g^neraux recu-
rent ordre de leurs superieurs de faire de fortes
instances aupres du Roi , pour obtenir de sa ge-
nerosite la moderation des taxes qu'on avoit im-
posees sur les vaisseaux etrangers , et de garan-
tir leur peehe, pourempecher qu'ilsn'entrassent
en guerre avec I'Angieterre. Je n'ai point juge
a propos de me charger d'en faire rouverture a
Sa Majeste , ne faisaut pas de facon de dire a
ces ambassadeurs , que les conseils que je puis
donner sont inutiles ; qu'ils n'ont qu'a s'adres-
ser au chancelier, le premier des commissaires
nommes pour traiter avec eux , et qu'il y a raeme
des personnes qui seroient plus propres a per-
suader le Roi. J'ajoutai a ces deputes , que je
m'en rapportois a leur prudence , et que c"e-
toit a eux de prendre le parti qu'il leur semble-
roit, uon pas le plus honorable, raais le plus sur.
Je leur eonseillai de se eonformer toujours aux
volontes de Sa Majeste; car, comme je I'ai dit
plusieurs fois, je suis persuade que leur repu-
blique aura bien de la peine a se maintenir sans
la protection de la France , qui , de son cote ,
a grand interet a sa conservation.
J'ajouterai encore, avant que de finir ces
Memoires , que le Roi ne doit pas tellement se
Her aux AUemands qu'il ne prenne de bonnes
suretes avec eux lorsqu'il voudra , pour ses
propres interets ou pour les leurs, entrer en
guerre avec I'Empereur. Les alliances que nous
ferons avec les Anglois ne seront jamais so-
lides , parce que , d"un cote , le pouvoir de leur
Roi est resserre par les parlemens , et que de
I'autre , cette nation bautaine et ambitieuse ne
voit qu'avec jalousie la prosperite de ses voi-
sins. Elle conserve des pretentions contre nous ,
et la diversite de religion aggrave sa baine.
L'experience du passe nous fait connoitre qu'on
pent, malgre les apparences de la bonne fol , se
defier des Suedois et des autres protestans , qui
n'ont d'autre dessein que d'abolir la religion
catbolique, que nous voudrions et relever et
maintenir dans les pays oil elle a brille autre-
fois. Suppose que quelqu'un de vous , mes en-
fans, eut I'avantage d'etre appele dans le conseil
du Roi , houneur qu'on ne peut assez estimer,
et dont jesouhaiteque vous puissiez vous rendre
dignes, au milieu dun protond respect et d'une
parfaite obeissance a ses volontes , ayez sans
cesse devant les yeux I'objet de la gloire de
Dieu et I'avantage de la religion. Nous ne de-
vons pas craindre qu'un roi tres-chretien , et
eleve dans ses maximes, puisse jamais s'en eloi-
gner. Souvenez-vous cependant que c'est man-
quer a la fidelite que le service du Roi exige de
vous , si vous hesitez a declarer, avec une li-
berte respectueuse , les doutes et les difficultes
que vous pouvez avoir dans les affaires qui se
reiicontreront : car, quand la necessite y oblige,
nulle consideration humaine ne peut ui ne doit
dispenser un homme de bien de mettre dans tout
son jour la verite dont il est persuade. La jus-
tice et la piete du prince ne vous condamneront
point sans doute , lorsque dans I'occasion vous
oserez lui representer que , quelque elevee et
independante que soit son autorite a I'egard des
hommes , elle n'en est pas raoins soumise a la
loi de Dieu; que cette autorite lui doit etre
d'autant plus assujetie que le sceptre et la cou-
ronne du Roi , qui lui viennent de la main toute
puissante de Dieu , ne lui ont ete donnes que
pour etablir, etendre et maintenir son culte;
que la plus grande gloire du Roi depend de I'a-
mour de ses peuples-, que ce qui fait partie de
la monarchic ne peut etre aliene ni cede aux
etrangers ; que notre ancienne constitution est
plus juste et plus sainte que celle des pays voi-
sins, et que la France ne sera jamais beureuse
tandis que des etrangers auront part au gouver-
nement. Si Dieu permet que je vive, et s'il se
passe des choses dignes d'etre sues de la poste-
rite , je vous prie , mes enfans, que , si je venois
a les oublier, vous les observiez. Enfm , si vous
croyez que ce que j'ai mis par ecrit doive etre
lu, vous en userez comme vous croirez queje
I'aurois du faire moi-meme. Mais souvenez-vous,
comme je I'ai deja dit, queje n'ai pas assez de
presomption pour etre persuade que ma vie
puisse jamais servir de modele a celle des au-
tres. Je souhaite seulement que vous m'imitiez
en ceci : ne dependez jamais que de votre
maitre ; meprisez les richesses qui sont peu
stables, et amassez-vous eel les qui ne perissent
point. N'ayez point d'autre vue que celle de lu
gloire de Dieu, et ensuite celle du monarque
auquel la Providence nous a soumis.
FIN DES MEMOIBES W COMIE DE BB1E>NK.
MEMOIRES
DE CLAUDE DE BOURDEILLE,
COMTE DE MONTRfiSOR.
NOTICE
SUR MONTRESOR ET FONTRAILLES,
ET SUU CKTTE
NOUVELLE EDITION DE LEURS MEMOIRES.
Aprds avoir 6tudi6, dans I'histoire de leurs me-
nses poliliques , la marche des enlreprises , en
parlic avort^es, que firenlles deux personnages
6miuens de la Fronde, le cardinal de Retz, dont
on retrouve le g6nie si admirablement reproduit
dans ses propres M6moires (I), et le prince de
Conde , si fidelenient peint dans ceux de Pierre
Lenet (2) , et niieux encore dans les longues leltres
qu'il ecrivait a cet habile et fidele agent dc ses
volont^s; ilesttriste et peniblepourl'observateur
pliilosophede redcscendre aux personnages subal-
ternes et aux 6venements d'une bien nioindre
port^e, que preparaient tr6s-p6niblement et que
conduisaient plus mal encore d'inquietesni6diocri-
l^s, associees par basard a depuissants personna-
ges, naturellement iucapables d'amener a leurs
(ins les conjurations qu'elles revaient. Ces m^-
diocriles ne manquaient point de confiance en
elles-memes, niais le coeur et le g6nie leur fail-
lirent toujours.
II y a loin en effet des grands mouvenients po-
pulaires soulev6s par le coadjuteur de Paris, et
des savantes corabinaisons politiques et strategi-
ques de Louis de Bourbon prince de Conde , aux
(ristcs projets d'assassinat , froidement calcules
sous les auspices de messcigneurs Gaston d'Or-
loans et Louis , comic de Soissons , par des
liommcs tels que Monlr6sor, Saint-Ibar , La Cha-
tre, Fontrailles, et meme Beaufort, le Roi-des-
Ilalles. Si on consulte les M6raoires qu'ils out
laisses pour expliquer leur inaction dans le mo-
ment d^cisif , et leur manque de coeur lorsque le
courage etl'energie 6taient la condition du succ^s,
on les Yoit rejeter attentivement la faute sur les
autres conjures; et si leur entreprise a 6chou6,
c'est au bonheur de leurs ennemis, et au sort qui
s'cnl^ta a prot6ger ceux-ci , qu'ils s'en prennent
sans h6sitation comme sans pudeur.
Ce que Ton doit done chercher et ce que Ton peut
esperer de trouver dans les Memoires de Monlre-
*or, et dans la Relation de Fonlraillea^ ce sont
dc petites donnees sur de petites conjurations,
(1 ) Tome 1" flc la 3« sdric de la collcclion de MM. Mi-
ciiaiid (tPoii.joulat.
(*2) Toms 2 dc la memo s(5ric.
racont^esen detail par des l6moinsoculaires, et
dont I'authenticite parait suffisamment etablie au
moyen de nombreux documents conteniporains.
Gaston d'Orleans, esprit faible et indecis ,
toujours pr6t a entrer dans un complot , bien
plus empress6 encore de s'en retirer, qui fit sa
paix avec Ic pouvoir qu'il voulait abattre en lui
livrant ses conjures, fut de tout temps gouvern6
par ses favoris ; ils 6taient pour ce prince une
necessity de sa vie : aussi ces tristes benefices ne
furenl-ils jamais vacants. Puylaurens, Montre-
sor, I'abbe de La Riviere , et pendant quel-
que temps le cardinal de Retz, se succ6d6rent
tour a tour et ne furent pas plus heureux les
uns que les autres ; ils ne pouvaient pas chan-
ger le uaturei de leur raaitre. Gaston conserva
toujours son caract^re faible et indecis; on le vit
toujours montrer le ra^me empresseraent a tout
entrcprendre contre I'autoril^ d'un premier mi-
nislre favori, et la mfime crainte au moment dc
I'ex^cution des projets le plus longuement md-
dit6s pour lui et avec lui.
Le corate de Soissons, persecute par le cardinal
de Richelieu, 6tait devenu aussi le centre des
mal contents de la cour; mais sa fermele et son
habilet6 sont rest6cs bien moins problematiques
que cellesde Gaston: Soissonsperit malhcureuse-
raent, aprcs avoir reraporte une signal6e victoire
sur les armies du roi de France, son souverain, et
au moment oii il esperait enfin abattre la tyran-
nic de Richelieu. Saint-Ibar, proche parent de
Montresor, exercait unegrande influence sur I'es-
prit du corate de Soissons. Dans le meme temps
Montresor gouvernait absolument le due d'Or-
leans. Ces deux favoris r6unirent leur influence
pour amener un rapprochement entre les deux
princes autrefois divis6s, et tons les deux, m6cou-
tents du cardinal premier ministre, se trouvd-
rent tr6s port6s a tout entrcprendre contre sa vie.
Fontrailles (3) , ami commun de Montresor et de
Saint-Ibar, assista a tons les conseils tenus par
eux , et il eut une tr6s-grande part dans toutes
(3) Louis d'Astarac , vicomte dc Fontrailles, marquis
de Marestang , M dans les premieres annexes du dix-sep-
licme siecle.
ITf.
NOTICE SLR MONTKESOR ET I'ONTRAILLES ,
les r6solulions qui furent adoptees. C'est done a
la conjuraliori de r,aslon d'Orleans el de Louis de
Bourbon corate de Soissons, ou encore de Gaston
lout seul, que se rapportent les Memoires de Mon-
tresor el la Relation de Fonlrailles.
Claude de Bourdeille, corate de Montresor, 6tait
issu d'une des plus anciennes families de France,
et, sans reraonter aux deux guerriers de ce nora
qui, selon les clironiques, auraieut peri , I'un du
temps de Charlemagne , a la balaille de Ronce-
vaux, I'autre en Egypte, dans la croisade du
saint roi Louis IX, nous menlionnerons cepen-
dant Elie de Bourdeille, archev^que de Tours
en 1468, grand d6fenseur de I'Eglise contre
Tempire, inort en odeur de saintel6. « C'6toit un
pieux et ferme soulien des immunites eccl6sias-
liques, dit le g6n6alogisle , ce qui fut cause que
le parlement ordonna la saisie de son temporel ;
11 ^crivit contre la pragmalique-sanction, ce qui
fill cause que Sixte IV le fit cardinal en 1483 et
qu'il fut beatifi6 quelques annees plus lard. »
Parmi les personuages de la famille de Mon-
tresor, il s'en trouve encore un appartenanl t\
I'ordre ecclesiaslique, mais plus c61ebre par ses
memoires et ses relations de voyages que par la
saintete de sa vie : c'est Pierre de Bourdeille,
abbe de Branlome. II trouvait son neveu « si bien
n6 et si joli » qu'il luilegua son chateau deRiche-
mont, esperant que la reconnaissance lui ferait
respecter samemoire el lui ferait dire : «Voilauu
present que raon grand oncle me fit. »
Le mariage du due d'Orleans avec mademoi-
selle de Montpensier, parente de Monlr6sor ,
fit admettre celui-ci dans rintiraile de ce due.
Claude de Bourdeille accompagna ce prince pen-
dant sa relraile en Flandre , epoque a laquelle le
benefice de favori de Gaston 6tait desservi par
Puylaurens; ce dernier, arr6l6 en 1635, mou-
rul malheureusemeut, Le corate de Montresor
lui suec6da.
Dans ce mSme temps, Saint-Ibar poss6dait en-
tif;rement la confiance du corate de Soissons, et
une 6troile amiti6, fondee sur la reconnaissance,
unissait alors Fonlrailles a Cinq-Mars. Montre-
sor engageasuccessivement le due d'Orleans dans
differenles entreprisesque I'indecision du prince
compromit constamment. La conjuration d'A-
miens, celle de Cinq-Mars et de I'infortun^ de
Thou sont de ce norabre. La premiere manqua
par la faule de Gaston , I'autre coula la vie aux
(1) C'est cc qu'indiqucnt sulTisamment les lettrcs de
Gaslon au Roi. a Richelieu et aux secretaires d'etat,
ainsi que d'autres pieces, dont quelques-unes se trou-
vent dans nos notes sur los Memoires de Montresor et
de Fonlrailles.
(2) Les chansons do ce temps consacrent a Fonlrailles
des couplets qui paraissent assez justifier le dire du car-
dinal de Retzct qui le mettent au nombrc des d^bau-
vMs d'llluslre race. Voici un fragment deces chansons :
Nous soninies bien demi-donzaine
Qui ne nous meltons guero en peine
deux conjures , et Gaston achela son pardon a
force de soumissions et en abandonnant a toute
la severile d'un premier ministre offenses ses
raalheureux amis et complices, pour lesquels il
ful presque un des teraoins a charge (1).
Montresor et Fonlrailles se refugiferent en An-
gleterre , ou ils attendirent la morl de Richelieu ;
elle pr6c6da de quelques mois seulement celle du
roi Louis XIII. Le due de Beaufort avail et6 aussi
I'objet de la haiue du m6me ministre ; la Grande-
Brelagne servil a tons les trois de refuge et de
lieu d'exil, et une raeme infortune rassemblaces
trois caracl^res ardents et toujours pr6ts a tout
entreprendre.
De retour en France, Monlr6sor et Fonlrailles
s'associ^rent a Beaufort , m^contents de la r6-
genle de Louis XIV, et formdrenl la cabale des
Imporlanfs ^ «compos6e, dit le cardinal de Relz,
de gens qui sonl tons morlsfous, mais qui d^s
ce temps-la ne paroissoient guere sages (2). »
L'exil et la prison firent entierement disparai-
Ire les Imporlanls.
Montr6sor, exilecoramel'une des personnesqui
avaienl pris part a celte cabale , se refugia en
Hollande, ou il prit meme du service. Des affai-
res de famille le rappelerent en France en 1646;
d'anciennes relations d'amitie avec la duchesse
de Chevreuselui altirferent, a celle meme epoque,
de nouveaux malheurs. II fut arrets el enferra6
a Vincennes pendant qualorze mois. Les instan-
ces dela maison de Guise et de son ami inlime,
M. de Belhune, lui procur^rent enfin la liberl6.
M. de B6(hune Iravailla surtoul a reconcilier Mon-
tresor avec le cardinal Mazarin, au moment de la
sortie de prison du comte; la lettre suivante en
fail foi :
Lellre de M. Belhune au cardinal Mazarin.
De Selles , ce 23 juing 1647.
ft Monseigneur, j'ay cru que Vostre Eminence,
me consid6rant il y a long-temps pour son ser-
vileur particulier, n'auroit pas desagr^able que
je lui fisse mes Ires-humbles remercimens, par
celle lellre, de la liberie qu'elle a procuree a
monsieur le comle de Montresor, el que, parmy
le nombre des obligations qu'elle s'estacquises sur
moy, je luy tesmoigne aussy que celle-la est une
des plus sensibles dont je sois redevable a sa
Du vieux ni nouveau Testament;
Et je crois qu'il n'est pas possible
D'en trouver sous le Grmameul
Qui puissent moins user la Bible.
J'cn connois encor d'assez fermes .
Fonlrailles, d'Aubijoux, de Termes
Qui vivent de meme fa^on :
Ne faisant jamais d'abslinence.
Si re n'est de lean , <iu poissnn .
De jubih^ el d'indulgence.
RT SUB CRTIE NOUVELLE EDITIOlN DE LElJliS MEMOlKtS.
17
bonle. Je pcusbien assurer Voslre Eminence, par
la longue fr^quentation quej'ay eue avec mon-
sieur de Monlresor, que c'esl un genlilhonimc
qui a aulant de bonnes qualiles que personne de
sa condition que jeconnoisse, etque, dans la
passion et I'interest que je prens au service de
vostre Eminence, je luy souhailerois beaucoupde
serviteurs faicts comme celuy-la. S'il luy resle
encore quelque bonne opinion de niou jugemeiil,
elie sera persuadee de cette v6rile , luy protes-
tant qu'elie ue sera jamais Irompee dans I'eslime
qu'elle fera de luy, ayant surtout une fidelite in-
violable, et toute la capacite requise pour entre-
prendre et s'acquitler dignement de toutes les
cboses qui luy seront coraniises. Vostre Emi-
nence rae permettra, s'il luy plaist, devant que
de fiuir, de luy dire sur ce subject , et dans la
liberie qu'elle m'a autrefois donnee de luy par-
ler avec la franchise que je scay luy estre natu-
relle, et qu'elle ayuie et estirae en aufruy, que
ceux qui sont en la place que vous tenez, Mon-
seigneur, ont grand interest defairecboix de per-
sonnes 6prouvees par une longue suitte d'actions
pleines de vertu , pour estre attachees a leur for-
tune, d'autant qu'elles sont bien raoins capables
de leur raanquer que les autres. Vous rae par-
donnerez, Monseigneur, ce que j'ay oze vous
tesmoigner de nues sentimens en ce rencontre, et
I'attribuez, s'il vous plaist, a I'exces de mon
zele a vostre service, quy sera,corarae je I'espere,
favorablement receu de la bont6 de Voslre Emi-
nence , cognoissant le fond de mon coeur et la
sinc6rite avec laquelle je vous I'escris, ne pou-
vant estre avec plus de respect ny de passion que
je suis, de Vostre Eminence, le tr6s-bumble et
tr6s-obeissant serviteur.
» Bethune. »
Les norabreux amis de Montr6sor s'empress6-
rent dele f61iciter de sa sortie de prison; et parmi
eux fut aussi le ducd'Epernon, avec qui Montre-
sor avail d'anciennes relations, et qui lui ecrivail:
((Monsieur, vous ne deves pas douter que,
come vostre detention m'avoit doone une extres-
rae desplaisir, vostre liberie ne rae cause une
joye excessive. Sytost que j'ay apris que vous
esles sorty du bois de Vincennes, je rae suis re-
solu de vous tesmoigner la part que je prends a
voslre conlenteraent, vous asseurant , Mon-
sieur, du tres -bumble et tres-fidelle service.
Monsieur, de voslre Ires-humble et Ires-obeissant
serviteur.
» Le duc d'Espernon.
» De Thoulouse , 3juillel 1647. »
Mazarin essaya vaiuemenl, apres la sortie de
prison de Montresor,d'amener un rapprochement
entre lui et I'abbe de La Riviere, favori de Gas-
ton; M. le comte de Bethune se f61icitait raeraede
la maniere adroite dont il s'clail debarrasse des
III. C. D. M., T. in.
soUicitalions de Mazarin ace sujet, parlalellie
suivante :
Leltre de Bethune a Monsieur le comle de Mon-
tresor.
((Monsieur, le sentiment quej'ay eu , apres
avoir leu la leltre que monsieur le cardinal Maza-
rin m'escrit , est bien different de celuy que vous
me lesmoignez par vostre letlre; car, tant s'en
faut que I'estinie quej'ay faycle de vostre merite
vous ayt procure aucun advantage aupres dudict
seigneur, qu'au contraire je me suispersuad6, et
avec raison, que la bonne oppinion qu'il a fail
paroistre avoir de moi , vient de ce qu'il a connu
que je ne lui avois rien dit de vous qui ne fust
beaucoup au-dela de ce qu'il en connoissoit, et
qu'il m'a estime de ce que j'avois sceu faire choix
dun amy de tant de merite. M. de Chavigny, qui
me voulut favoriser de venir disner seans le
jour dont je receus vostre letlre au soir, m'cu
rendit la lecture intelligible, en ce que j'eusse pu
avoir a y deviner, m'ayant desduicl de fil en es-
gaille ce a quoi vous aviez este convie; la pru-
dente conduitte que vous aviez tennue a vous de-
mesler de ce a quoy vous aviez de la repugnance,
de laquelle il lui avoilest6 lesmoign6 la satisfac-
tion que vous aviez laiss6e de vous sur ce sujet,
qui avoit encore accreu I'estirae qu'on avoitdesja
consue de vostreprobite et de vostre prudence. Les
deux personnes que vous m'y marquez de s'estre
entremises de eel accomodemeut , auxquelles , si
une Iroisiesme, qui n'esl pas sy eslev6e en quali-
les y eust esle jointe, je n'eslime pas qu'il s'en
fust pu Irouver d'autant plus capable de conseil-
ler quelque chose pour n'en rien tenir, et per-
suader que toutes choses sont faisables sans res-
pect de bienc6ance ny de concience,pourvu qu'on
s'en serve a I'advantage de ses interests. Un de
ceux-la m'avoit autrefois donne un couseil qu'il
me trouva bien eloign^ desuivre. Quand vous au-
rez a venir en ces qnartiers, je n'estimerois pas
que ce deusteslre que comme en posle, affin de
ne point faire paroistre que vous fassiez peu de
cas de tant de bonnes parolles qui vous ont esle
donn6es, et demonstrations d'estime qui vous ont
est6 faictes. Je parte contre mon desir, mais
aussy n'est-il point balanc6 par les souhaits ad-
vantageux que j'ai pour vous, qui suis et seray
tant que je vivrai , Monsieur, voslre Ires-hurable
et lr6s-ob6issant serviteur.
» Bethcxe.
» De Celles, ce i" aoill 1647. »
Mais des troubles plus serieux arrives en lannee
i648, r6unirenl les Iraportants sous le drapeau
du coadjuleur de Paris. Disciplines a grand'
peine par un chef habile, et qui savait appr6-
cier le genre de capacity des bommes qu'il era-
ployail, Montresor et Fontrailles furent d'un
grand secours au cardinal de Relz, enlrave d'ail-
leurs dans beaucoup de circonstances , a cause de
1L>
17.S
iVOTlCE SUR MO.NTUESOR EX K<J Ni « \1 Ll.ES
son caraclere dhomme d'6glise. Comme h regard
(le la pluparl des aulres amis du fougueux pr§lat,
Mazarin s'assura ensuile de leur soumission par
des benefices el par des recompenses pecuniaires
et honorifiques qu'il leur accorda.
D6s rann6et650, Mazarin preparait d^j^ ce
resullat a I'egard de Monlresor ; e'est du raoins
te que Ton peut presumerde la lettre suivante :
A Monsieur de Monlresor.
« Monsieur, je vous advoue que je n'avois pas
song6 pour vous a Tabbaye de Lanoy, dont nous
aprisraes, il y a deux jours, la vacance, parce
que I'advis qu'on en eut la faisoit passer pour
n'estre que de Irois a quatre mil francs; raais
ayant sceu depuis sa juste valeur, et M. le
grand chambelan m'ayant lesmoign6 que vous
seriez bien aise de I'avoir, je I'ay demandee avec
grand plaisir a la Royne, et Sa Majeste vous I'a
accordee dela meilleure grace qu'il se pouvoit ,
et avec des paroles d'estime et d'affection qui
vous doivent plus contenter que la cbose mesme.
Cependant, parce qu'elle n'arrive pas encore a
la valeur que vous avez autresfois tesnioigne a
Lyonne de soubaiter, vous agreerez , s'il vous
plaist , que je supplee jusqu'aux douze mil francs
par une pension sur une de raes abbayes, laquelle
Ton pourraapr^s esleindre dans quelque nouvelle
occasion de vacance. Je souhaite de tout mon
cocur qu'il s'en presenle souvent de vous donner
des marques de mon araitie et de la veritable
passion avec laquelle je suis, Monsieur, vostre
tres-affectionne serviteur,
» Le cardinal Mazasini.
1) A Compiegne , le fijuin 1650. »
Les cbansons saliriques avaient eouverl de ri-
dicule la cabale des Importants, dont Montresor
faisait partie. Ses affections particulidres eu-
rent un certain retenlissement et ne furent pas
uonplus6pargnees. Mademoiselle de Guise, I'ob-
jel de lous sessoins, se vit bientot c61ebrer niaii-
gnement;etdesnonibreuxcouplets,ouronrappelle
celle liaison de Montresor, on n'en peutciter que
le suivaiit :
De Guisp la noble piirellc
Ne saiiroil trnuver un marl:
'1) CcllelcUie n'esl pas sign^e ; mais son origine est
sufTisammeiil (?tablie par ic sceau qu'elle porte, et sur Ic-
(|uel on remarque les initiales M. Ti. surmonl^es d'une
eouronne. Ccttc letlre Tail partie (iis nianuscrits de la
Bihlintheque du Roi.
M. de La Vieuville n'etail pas nioins passionn(5-
inent le Ires-humble serviteur de mademoiselle de Guise
gue le eomle de Montresor. De nombieuses leitres de ce
premier personnage, ronservi'esa la Biltliollieque du Iloi,
loiistatent (''\ideninienl le fail. Nous n'en eiterons (|ue
la suivanle :
Do Mercceur s'est^loign^d'elle
Pour la niece d'un favori.
De cet amour elle se moque ,
Et dit souvent par equivoque :
Je te garderai Montresor
Bien plus cherement que de I'or.
Mais ce que ne disent pas les cbansons de 1*6-
poque, ce sont les peines et les cbagrins support^s
par mademoiselle de Guise. On en Irouve la naive
expression dans la lettre suivante, enti^remeut
Iracee de sa main ; elle est adress6e a Montresor:
c( Je vous serois plus importune par raes pleu-
res, mais on me dit qu'elles vous sont si desa-
greables, que je m'abstien et denieure en dig6rant
mes mis^res loute seule. Helas! cbere coeur, a
qui me peu-je laraenter qu'a vous; je vous dis
mes n^sessitez, mes miseres , mes maladies; si
vous vous en fascbez sans y remedier, je suis
doublement miserable. J'avois creut du pass6e
qu'au moins vous ave pilie de moy ; mais si vous
ne pouvee seufrir mes plaintes, je demeureray
desormais sans mot dire. Permettee encor une
fois que je vous repele mes maux : je suis gran-
dement incommode depuis quatre mois , sans
avoir sorty d'un accident comme resipel. Si la
fiebvre eusent survenu , je seroit morte passez
troys mois: je ne sray ce que Dieu fera demoy;
mais je ne suis borre de cet accident. On me dit
que Fair m'est contraire, car je resens ce mal il y
a environ un an. Pardonnee, je vous prie, jene
vous en dirai plus rien, puisqueje vous faclie; se
n'a jamais est^e mon intention; au contraire, je
soufriray toute ma vie pour vous acbeter un jourde
conlenteraent; si mes miseres vousplaiseiit, sans
mot dire, mand6e-le moy, et je vous proraets que
n'en ser6 plus importune ; cependant je ne laisse
d'estre bien a plaindre, plus que je ne vous ose
dire et que je n'en lesmoigne : le bon Dieu me
soil en ayde et vous conserve dans vos joyes, ce
me sera consolation dans raes afflictions. Cber
coeur, pri6 du moins Dieu pour moy, affin que
mes miseres me soient salulaires, et me mand6e
une fois franchement si mes pleintes vous sont
desagreables ou aulres de mes actions, et je de-
manderay plustost la mort a Dieu que de vous
desplaire en cbose qui soit : je serois doublement
maliieureuse.
» A Dieu que je pr4equ'ay6s pili6 de moy, vos-
tre Lien d^solee (1). »
Monsieur de La Vieuville, au comte de Montresor.
(( Monsieur,
n Comme je vous escrivis devant que partir, sur ce
que j'emmenois le sieur de Lanoy, au prejudice de ce
que vous ni'avicz dit qu'on pourroit bien avoir affaire de
luy dans peu de jours , je vous envoye consulter expres
si Je vous I'envoieray. Pr(^senlement j'en avois besoin, je
I'ai emmen(^. comme je dis; vous ne m'avez pasordonn*^
absolumenldele laisscr, et maintenant, par la r<^vt'rence
que je rends a vos arlvis, je vous dis que je suis prest a
vous I'cnvojer a lettre veue, c'esl-a-dire, ;iu [iremier
ET SUR CETTB NOUVRLLE EDITION DE LEUBS MEMOIUES.
17'.)
Ces chansons rappel^rent encore de (emps a
autre le nom de Montr6sor, retir6 desorraais de
(oute intrigue politique; mais il avail eu soin de
conserver de bonnes relations avec Mazarin et
les autres secretaires d'Elat. Les documents sui-
vants prouveut au moins que s'il ne nianqua ja-
mais de feliciter le premier ministre dans les
grandes occasions, il fut aussi a meme de rendre
quelques services a d'anciens amis :
Letlre de M. d'Atigoulcsme a M. le comle de
Monlri'sor.
Du camp de Mouron , le 24 juillct 1642.
« Mon cousin, je me ressens bien oblig6 a la
faveur que vous me faites, de vous ressouvenir
de moy. Je n'estime pas que mes amis puissent
me rendre de plus puissans offices que de faire
cognoislre I'injustice de ma detention, et le re-
mede le plus utile qui me resle est d'avoir une
patience tres-forte et sans inquietude. J'advance
que je souffre le mal le plus facheux qui me pou-
voil arriver ; je m'en suis explique avec vous avec
franchise. Je suis tres satisfait de la conduite de
M. de Joyeuse, et parfaifejiient, Monsieur, voire
bien humble cousin et serviteur,
» LOCIS DE Valois. »
Lellre du cardinal Mazarin au comle de Mon-
tresor.
« Monsieur, je suis Ires persuade de la douleur
que vous a causee la nouvelle de la maladie du
Koi, el de la part que vous avez prise aux inquie-
tudes qu'elle m"a donn^es. Je vous ay toujours
connu Irop bon Francois el trop mon amy pour
avoir pu croire que vous puissiez avoir d'aulres
senlimens. Je vous en remercie de lout mon cceur,
et me rejouis avec vous de I'enliere guerison de
Sa Majesle , qui se prepare a chantjer d'air dans
Ires peu de jours. Je vous prie de faire fonde-
nient sur mon amiti6, et de me croire, Monsieur,
vosire Ir^s aflectionn^ serviteur ,
» Le cardinal Mazarini.
» Je vous suis lres-oblig6 des nouvelles mar-
ques qu'il vous a pleu me donner de vostre ami-
lie, el je vous prie de croire que je neperdray au-
niot que vous me fcrcz rhonneur de m'en cscrire. Que
si nousdevons tous retourner, nous le fcrons paieille-
ment ; enfin , vous avez la clef de nos volonl^s, ou bien ,
pour vous parler selon lEvangile: « Vous esles notre
cenlenicr; si vous nous diles allcz, nous aliens ; si venez,
<Tla se fail sans murmure et sans excuse. » Et plusl a
IMeu quece fust pour voire service, je n'y altendrois pas
\os ordrcs , mais on me verroit a voire porte attendre le
Imnheur de I'occasion de vous servir. Fnites-moi la
firdce d'en dire aidtant a cellc que nous rcverons tous
deux sirhprement. Je ne suis marry d'es.lre icy, mais si
cune occasion pour vous faire ressenlir les effects
de la mienne et de mes cirilil^s.
» A Calais , le 18jim7ZeH658. »
(Le post-scriplum est enli^rement de la main
de Mazarin.)
Lellre du cardinal Mazarin au comle de Mon-
tr csor.
Toulouse , 17 d^ccmbre IGTiS.
« Monsieur , les sainles intentions du Roy
ayanl allir6 les ben^dii'lions du ciel pour la con-
clusion de la paix et le repos des peuples, que Sa
Majesle demandoit tous les jours a Dieu si in-
slammenl; quoyque je me lienne fort glorieux
d'avoir esle un instrument dont la Providence ayt
voulu se servir pour metlre la derniere main a ce
grand ouvrage et a restablissement de la f61icile
publique , je connois bien que je n'en merile pas
beaucoup de louanges ; aussy ne recois-je cclies
que vous m'en donnez, que comme un effel de vos-
tre civilite et de Tamiti^ que vous m'avez pro-
mise , que je vous prie do me conserver , el de
croire que je seray toujours parfailement, Mon-
sieur, vostre trds-affeclionne serviteur,
« Le cardinal Mazarini.
» Je vous prie d'eslre assur6 de mon amil^, de
mon eslime et domes civililes, et que j'auray
beaucoup de joye lorsque se pr^senteront des oc-
casions propres a vous le tesmoigner. »
(Post-scriptum de la main de Mazarin.)
Montr^sor raourut au moisde juillet 1663. As-
larac, vicomle de Fonlrailles, lui survecut et ne
mourul que quatorze ans apres lui , mais dans le
meme mois que Montresor.
On ignore enlreles mainsde qui sonl rest^sles
manuscrils aulographes de Montresor el de Fon-
lrailles ; de nombreuses copies de leurs Memoires
existent dans differenles collections. La Bibliolhfi-
queduRoi en poss^deau moins hui(. La Relation de
Fonlrailles est ordinairement reunieaux Memoi-
res de Montresor; mais aucun de ces volumes ne
renferme le Discours par Montresor louchanl sa
prison. On voil cependanl qu'apres avoir achev6
ses Memoires, il pensait deja a soccuper de ce Dis-
je suis lanl soil peu utile a son service, j'y vas ct y cours
avec joye. Si, par le rclour de ce laquais , vous daignez
nous distiller quelque gouUelelte de nouvelles de ce
monde. vous ferez cliarile dont il vous sera lenu comple
en I'aulre : el cependanl permeilez-moi de vous remer-
cier comme je doibs, vous protester ou plustost confir-
mer mes ob^issances, et vous faire enGn souvenir que je
suis, Monsieur, voire Ires-humble et fidel serviteur.
)) Ce 28</i< matin. »
» La Virciivir.Li;.
12.
1.S0
cfiurs^ qui en est, on peut dire, le complement.
M<">ntresor ecrit en effet : « Je pourrai peut-efre
quelqucjour, avec plusileloisiret de repos, revoir
cequo j ay ocrit iiicic'nunienl, pour rendre cedis-
cours plus intelligible ct y adjouster ce qui s'est
passe dcpuis I'annee 1636 jusques a 16'i2. » II a
ini^me depass6, dans sa narration, cette dernit;re
date. Alais le but qu'il se proposait dans ce Dis-
cours, etaitde justilier saconduileel dedonner les
raisons qui Font oblige d''abandonner le service
du due d'Orleans, auquel 11 s'etait enga2;6 par
sa propre inclination. On y reconnait facilenient
que Montresor n'^lail pas du nombre des gentils-
liomnies « qui preferoient leurs interests a leur
Iionneur, » et que (laston fit toujours ses traites
parliculiers avec Ricbelieu , sans s'inquieter
le moins du monde de son plus intime com-
plice. Enfin Ricbelieu voyant que Montr^'sor,
{lommc desinteresse, ne serait jamais dependant
de lui, slipula, comme conditions d'accommode-
nient entre le prince et le ministre, I'eloigne-
ment du comte, et I'abbe de La Riviere fut mis a
sa place en quality de favori.
Montrosor n'oublie pas, dans ses Memoires,
de c61ebrer la gen6rosite de mademoiselle de
Gnise, et il 6crivit meme pour clle la relation de
ses malheurs. Du moins c'est ce que Ton peut pr6-
sumcr du passage suivant de ses MtMuoires , quoi-
qu'il ne desigue pas nomiuativemeut Marie de
Lorraine :
« Pour ne pas manquer a celui que je me re-
connois oblige de vous rendre dans toutes les oc-
casions ou vous desirez des preuves de la defe-
rence que j'ai pour vous,je me suis r6solu, pour
vous salisfairc, de metlre par ecrit I'bistoire de
mes malheurs. Je sais combien vous avez essay6
«!e les adoucir par tons les soins que peut pro-
duire une veritable et sincere affection. Le des-
lin qui gouverne tons les hommes , el moi par
conseqrient, nem'a point impose de si rudescon-
<r!tions, qu'il ne m'ait el6 fjiciie de les supporter
par la moderation que Dieu n)'a donn^e : si j'a-
vois 6t6 plusheureux, je vous aurois rendu mes
services, au lieu de vous causer de la peine ;
mais vous agissez si noblemen t, que vous lirez
plus de satisfaction de m'avoir oblige, que vous
n'en eussiez rccu si je vous eusse 6te utile. Quoi
qu'il puisse arriver dans la suite des temps, je
m'assure que vous aurez toujours pour moi les
inCmes sentimens d'amilie, et que cetle exquise
probite, remarquee dans toutes vos actions, ne
sera point alierec par les fausscs maximes d'un
si^cle corrbmpu, qui prefere, a sa honte, I'in-
lerfit a I'linnneur. Les conseils de la prudcFice ont
leurs regies et leur elendue : je conviens fort ai-
s6mentqu'un bomme de bien peut et doit recber-
cber les faveurs de la fortune, pourvu que ce ne
soit pasauxdepensdesa r6pulation ; car, toutbieu
consid6r6, il n'y a point de raison qui nous
puisse dispenser de la conscrver dans une puret6
fnli6rc, ni qui doive entrer en comparaison avec
IVOTICE SlIR MONTRESOr. ET FONTRAILLES,
de la grace du Ciel , qui ne peut 6tre obtenu que
par ceux qui conlractent une verfu si solide el si
coiistaiile, qu'elle subsiste toujours ^gale dans
tout le cours de leur vie : Testiine du monde est
aussi une recompense que le public refuse rare-
ment, lorsque Ton se met en estat de la meri-
ter. Vous avez toutes les qualites necessaires
pourfitrejugeedigne de tousles avanlagos qu'une
personne de voire naissance se peut legiiime-
menl acquorir : profitez-en , je vous supplie ;
vous le pouvez par les m^mes voies que vous
avez teimes, |)uisque cela depend absolument de
vous. Et croyez qu'en observant cette genereuse
perseverance, conforrae a vos natureiles inclina-
tions, vous devez faire un fondement assure d'a-
voir en moi, jusques au dernier moiuent de ma
vie, le plus fidele et le plus passionne serviteur
que vous eussiez pu choisir pour Thonuorer de
vos bonnes graces. »
Les Memoires de Montresor s'arrStent au mo-
ment ou les troubles de la Fronde edaterent.
La Relation de Fontrailles, ami intime de Mon-
tresor, et qui parlagea presque toujours ses in-
fortunes, puisquc tons les deux s'associerent aux
inSmes conjurations, ne comprend que ce qui se
passa a la cour pendant la faveur de Cinq-Mars,
jusqu'a la mort de ce favori de Louis XIH.
Mais avant de parler de la bibliographic des
Memoires de ces deux personnages , nous de-
vons nous arreter un instant au reproche qu'on
adresse « a des gentilshommes , deraconter froi-
denient les circonstances d'un projet d'assassinat
qui pouvoit les conduire a I'echafaud. » II nous
parait qu'en ceci on oublie I'epoque a laquellese
rapportent ces Memoires, et combien de pareilles
machinations etaient dans les moeurs du temps,
si meme on ne les tenait pas en quelque sorte a
honneur. II n'y avail pas alors de moyen l^gal
de renverser un premier ministre, qui faisail les
aflaires de la coaronne aux dcpens et au de-
triment des corporations nationales. D'ailleurs,
Richelieu n'a pas racont6 les entreprises qu'il
fit faire secrelement. Mazarin commissionna uu
homme pour entreprendre contre leduc de Beau-
fort; il fit expedier les ordres du Roi , pour s'em-
parer du cardinal de Retz , mort ou vif. L'homme
qui acquit le plus de c616brite sous ce rap-
port, vers ce meme temps, appartenait aussi a
l"£glise ; et sans entrer dans de nombreux details,
il suffit de rappeler" qu'il offrit de faire luer et
saler le eoadjuteur de Paris, et que, charg6 par
Mazarin de faire un traite avec un espion a ga-
ges, qu'on envoyait dans rarm6e du prince de
Conde , les deux clauses suivantes y furenl ius6-
rces :
« Que comme monseigneur le prince se Iia-
sardcde passer souvcnlsans escorle, et qu'il luy
pourroit arriver de prendre le dessein d'aller
voir Son Atlesse Royale ou Mademoiselle inco-
gnito, s'il se peut faire que ledit sicur Caillel en
donne des advis . et que monseigneur le prince
1(^ ropos desa conscience. C'est un bien qui vienl I fi^t pris en suite dti incsme advis, on luy feroit un
ET SUR CETTE ^OUVELLR EDITION DE LEUBS MEMOIfiES.
I8i-
present de cent mille escus, et mesrae beaucoup
plus. Ensuite de cet entretien, Sou Eminence luy
(a Lebrun) proposa , de sa bouche, la meme
chose qu'auroit faite ledit sieur abbe; de lout
cela ledit abbe Fouquet fit dresser un memoire
en forme d'article, par ledit Lebruii et de sa
main, dans lequel memoire ledit sieur abbe
avoit fait raettre que si monseigneur le prince
pouvoileslre tu6 ou venoit a mourir de quelque
faron que ce puisse etre, par le moyen ou minis-
lere dudil Lebrun, on luy donncroit les mesmes
cent mille escus cy-devant declares.
)) Lequel memoire cstant signe dudit Lebrun ,
I'abbe Fouquet le fut porter a monsieur le car-
dinal, qui en raya le dernier article, disant que
dans un party de guerre il approuvoit que mon-
seigneur le prince y fut tu6 ou prisonnier, mais
qu'il fut tue par un attentat premedile, il ne pou-
voit le proposer (1). »
Enfin , si Ton voit des gens d'6glise et des gen-
tilshorames former alors si facilement des conspi-
rations, pour se debarrasser de leurs ennemis
par I'assassinat, c'est qu'ils regardaient ce crime
comme « consacre par de grands exemples , jus-
tifi6 et honore par le grand peril. L'ancienne
Rome les auroit estim6s ; mais ce n'est pas par
cetendroit, ajoute le cardinal de Retz, que j'es-
time l'ancienne Rome. »
Les Memoires du comte de Montresor fureut
imprimes aussildt apres sa mort, dans un re-
cueil de pieces publi^es a Cologne ( Pierre du
Marteau, 1663), puis reimprimes separemeut d^s
la m^me annee, format in-12; et I'annee sui-
vante, 166i, Jean Sambix le jeune (a la Sphere)
en fit une autre edition. En 1665, on les reim-
prima aussi en y joignant le Discours par Mon-
tresor ^sur sa prisoii, et d'autres pieces. Enfin ils
furent encore publics en 1723, en 2 volumes
petit in-12.
La Relation de Fontrailles, aucontraire, fut
iraprimee de son Yivant,et parut en 1663 avec les
Memoires de Montresor. L'auleur la composa
« parce que, ayant ete celui qui s'esl rencontre le
plusavant dans la confiance de Cinq-Mars, 11
etoit bien aise de laisser ces M6moires parrai les
papiers de sa raaison, afin que ceux qui trouve-
ront Y abolition (2) qu'il avoit prise, n'ignorent
pas les sujets qui I'y avoient oblige. »
Nous nous somraes servis, pour nofre edition
de ces deux documents historiques , du volume
manuscrit (3) qui nous a paru le plus com-
plet; il a pour litre : Recueil de Montresor, et
il est inscrit sous le n" 306 du Supplement fran-
eais de la Riblioth^que du Roi ; il est de format
in-folio. Ony remarque un plus grand nombre de
pieces historiques que dans I'edition de 1665. Nous
n'avons pas cru devoir les reiniprimcr toules dans
(1) Memoires inWits de Lenet , pages 613 et 614 , de
la 3= s^rie de la collection dc MM. Michaud et Pou-
joulat.
(■2) Les letlres d'abolition aecord^es par le Roi
la n6tre; nous nous sommes contentes d'y insurer,
en notes, quelques-uns de ces documents, neces-
saires pour justifier quelquefois les Memoires,
que Ton aurait pu accuser d'exag6ration sur cer-
tains points. On trouvera cependant dans notro
Edition, a la suite des Memoires de Montresor :
1° la Relation de la mort de Carondelet; 2° la
Relation de I'assassinat de Puylaurens ; 3" le
Recit de ce qui se passa avant la mort du car-
dinal de Richelieu. Les deux premieres pieces
S8 font surtout remarquer par I'emphase du
style.
Enfin, nous avons mis a la suite de la Relation
de Fontrailles : 1" la lettre de Cinq-Mars , ecrite a
sa m6re apr^s sa condamnation et quelques in-
stants avant sou execution, d'apres loriginal au-
tographe conserve a la Ribliolheque du Roi ; 2" la
lettre de I'infortune de Thou a la princesse de
Guemene, ecrite aussi apres son arret de mort;
elle a ete (ir6e 6galement des manuscrits de la
merae Bibliotheque ; 3° la lettre de M. de Marca
a M. de Brienue , sur le proces de Cinq-Mars ;
mais nous nous sommes abstenus de reimpri-
mer, a la suite de la relation de Fontrailles,
le Iraile fait par le ducd'Orleans avecl'Espagne,
le 13 mars 1642, et la contre-letfre, parce qu'on
lestrouve dans les Memoires de Brienne, page72
de ce volume; 4° noire manuscrit contenait aussi
une Relation bien plus detaillee et plus exacle ,
pour les dates, de ce qui s'esl passe a Lyon du-
raut les proces de Cinq-Mars et de Thou, que le
Journal qui existait dans toutes les editions
precedentes. Nous avons remplac6 ce Journal par
cetle ^e/a<^on. Les notes biographiques out ete
supprimees comme faisant double emploi , tous
les personnages qui figurent dans ces Memoires
et Relations se Irouvant mentionnes dans les vo-
lumes precedents de cette Collection , et nous
nous sommes bornes a mettre en notes les do-
cuments dout rinl6r6t nous a paru capable
de relever encore celui des Memoires. Enfin,
nous avons soigneusement iudique par les lettres
A. E. , les notes emprunlees aux anciens 6di-
teurs.
Les Memoires de Montresor et la Relation de
Fontrailles reparaissent done aujourd'hui dans
noire nouvelle edition , avec quelques avantages
sur les anciennes. Nous avons cherch6 altenlive-
ment lesmoyens de procurer ces mSmes avanta-
ges a tous les Memoires que nous nous somraes
charges d'ediler de nouveau dans la belle el
consciencieuse collection de MM. Michaud et
Poujoulat; les recherches que nous avons faites
n'ont pas 6t6 infructueuses, et nosefforlslendront
toujours a justifier la bienveillance avec laquelle
le public les a accueillies.
A. C.
(3) La bibliollieque liistoriqiie de Fcnletlc mentionnc.
sous Ic n» 22,028, comme layant pris dans un catalogue
de Le Blanc, un autre manuscrit en quatre volumes ct
qui est plus awple que limprime.
MEMOIRES
DU GOMTE DE MONTRESOR.
Retroite de Monsieur en Flandre ; sa reception;
les intrigues de la cour pendant son sejour^
et son retour en France.
I
[1632] La uouvelle de la mort da dnc de
Montmorency, arrivee a Toulouse, ay ant ete
porteea Monsieur a Tours, oii il s'etoit retire
depuis son retour de Languedoc, voyant que,
contre les esperances qui lui avoient ete don-
nees par lessieurs de Bullion etDes Fosses, de-
putes par le Roi pour le traite fait a Beziers ,
Ton avoit fait mourir de la sorte un honime si
recommandable par sa naissance et par les im-
portans services qu'il avoit rendus a I'Etat, Son
Altesse s'etant promis que ses soumissions aux
volontes du Roi obligeroient Sa Majeste a traiter
avec moins de rigueur une personne de laquelle
la vie lui etoit si recommandable, jugea, pour sa
reputation , ne devoir pas demeurer en France
apres un sujet de deplaisir aussi sensible que
celui qu'il avoit recu en cette occasion. EUe ne
mit point en doute d'etre valablement dechargee
de tout ce qu'elle avoit promis par son traite a
Beziers , puisque , dans le temps qu'il se con-
clut , elle avoit dit et proteste aux deputes du
Roi, ques'il mesarrivoit dudit due de Montmo-
rency , contre les assurances reconfirmees de la
part de Sa Majeste, elle le prendroit pour rup-
ture , et ne tiendroit aucune des conditions aux-
quelles elle s'etoit engagee, son intention etant
de se soumettre pour la conservation d'un
homme qui lui etoit si cher, et auquel elle avoit
des obligations si particulieres.
Ce furent les raisons les plus apparentes qui
causerent la sortie de Monsieur ; mais la plus veri-
table et la plus secrete fut celle du manage que
Son Altesse avoit contracte, au desu du Roi, avec
la princesse Marguerite de Lorraine , que Ton
avoit tenu cache pour de bonnes considerations.
Sa Majeste ni ses ministres n'en avoient eu aucune
connoissancecertaine, seulement des soupcons,
I'affaire ayant ete conduite si couvertement, que
les espions de la cour n'avoient pu penetrer si
avant: aussi nefut-il point parledecet article dans
le traite de Beziers. II n'y eut que le sicur de
Bouillon , apres que tout fut conclu et signe, qui
s'avisa de demander au sieur de Puylaurens, prin-
cipal conlident de Son Altesse, si veritablement
Monsieur etoit marie; lequel lui repondit qu'il ne
I'etoit pas, ne jugeant nullement apropos ni con-
venable au bien des affaires de son maitre de
s'en ouvrir a lui, etde s'en expliquerautrement.
Monsieur partit done de Tours pour les rai-
sons ci-devant representees ; etant a Blois , il
depecha le sieur de Saumery vers Son Altesse
deSavoie pour I'informer de tout ce qui s'etoit
passe , et menager par Tentremise du marechal
de Toiras sa retraite en Piemont, en cas qu'il en
eiit besoin. Ensuite Monsieur traversa la Beauee ,
futaMontereau-sur-Yonne, duquel lieuil ecrivit
au Roi par I'un de ses gardes, une lettre qui con-
tenoit en substance les sujets et les raisons de
son eloignement.
Son Altesse, sans s'arreter, prit le chemin
de Champagne, accompagnee de samaison, qui
pouvoit faire en gentilshorames et domestiques
cent cinquante chevaux. II se rendit a Dun-sur-
Meuse , petite place du duche de Lorraine , d'oii
elle envoya les sieurs Du Fargis a I'lnfante, et
vers le due de Lorraine, Saint-Quentin , I'un de
ses gentilshorames ordinaires. L'on ne disoit
point encore si l'on iroit en Lorraine on en Flan-
dre; mais le lendemain ce doute fut eclairci,
ayant pris le chemin de Namur , auquel lieu
Monsieur se rendit en trois journees.
[ 1633] Le comte de Sallazar, capitaine de
la garde de cavalerie de I'lnfante , fut celui qui
le vint recevoir et lui faire des complimens. et
une infinite d'offies de la part de cette ver-
tueuse princesse, pour lui temoigner la verita-
ble et sensible joie qu'elle avoit de le recevoir.
Monsieur arriva le jour d'apres a Bruxelles ,
et fut descendre au logis du comte de Sallazar ,
d'ou il vint aussitot au palais de I'lnfante , de
laquelle il fut traite avec autant de bonte, de
temoignage d'affection et de tendresse , que s'il
eut ete son fils , qui etoient les termes dont elle
se servoit ordinairement lorsqu'elle vouloit ex-
primer I'amitie qu'elle avoit pour lui.
Cette premiere audience finie, Monsieur fut
conduit dans I'appartement qui lui avoit ete pre-
pare , qui etoit celui de I'archiduc, par les prin-
cipaux de sa cour et de sa maison , auxquels
elle avoit ordonne de le servir , et de lui reudro
(84
MEMOIRES DE MO.XTP.ESOR. [lG:)3j
les memes respects qu'a sa propre personne.
Tous a I'euvi lui faisoient paroitre le contente-
ment qu'ils avoient de son retour; et veritable-
ment Monsieur avoit raison d'etre satisfait d'une
reception si obligeante, si le partement de la
Reine sa mere de Bruxelles , avant qif 11 fiit ar-
rive, ne lui eut donne de I'inquietude , et fait
apprehender qu'un eloignement si prompt ne
provint plutot des mauvais conseils de quelques
esprits raalicleux qui les vouloient diviser, que
de la necessite de vouloir changer d'airpoursa
sante , qui etoit le pretexte pris pour colorer le
depart , que tout le monde avoit blame et trouve
si a contre-teraps. jNeanmoins, comme Son Al-
tesse vouloit toujours continuer a satisfaire aux
memes respects vers la Reine, il se resolut de
Taller voir le lendemain a Malines , oil il fut
diner avec Sa Majeste , de laquelle apparemment
il fut bien recu. Les instances qu'il fit aupres
d'elle se trouverent pourtant sans effet, etil fut
oblige de revenir a Bruxelles avec le deplaisir
de n'avoir pu obtenir le retour dela Reine, qui
persista dans la resolution de se retirer a Gand,
qu'elle avoit choisi pour le lieu de sa demeure.
II me semble a propos de dire les sujets que
les ministres de Sa Majeste publioient qu'elle
avoit de n'etre pas contente de Monsieur , lais-
sant la liberte d'en juger a ceux qui liront ces
Memoires , et de voir s'ils etoieut bien foudes
ou non.
lis alleguoient, jwur leur principale raison ,
que, dans le traite de Beziers, Monsieur n'avoit
eu nu! egard a ce qui regardoit Sa Majeste. de
laquelle il ne devoit jamais se separer, et que
ce lui devoit etre un grand reproche de n'avoir
rien stipule pour elle , ni parle en aucuue ma-
niere ni facon de ses interets , ne considerant
pas que, dans ce rencontre , Son Altesse s'etoit
vue hors d'etat d'y agir utileraent , ayant ete
forcee de souscrire a des conditions si deraison-
nables, etd'un si notable prejudice a ses avan-
tages particuliers et au rang qu'elle tenoit, par
consequent devoit etre disculpee de tous les bla-
mes que, sur ce sujet, on lui pouvoit attribuer.
La consideration de la Reine et celle de sa re-
putation furent aussi les veritables motifs qui
I'obligerent a sortir de France dans cette con-
joncture, pour se rendre aupres de Sa Majeste,
prendre part a sa mauvaise fortune , et faire
voir qu'il etoit incapable de se desunir jamais
d'avec elle.
C'est ce que ses ministres malintentionnes
debitoient en public , ce qui pouvoit etre bon
pour les moins clairvoyans, mais les autres,
qui penetroient evidemment leurs artifices, ju-
geoient assez que cela provenoitd'ailleurs, et que
la froideur de la Reine etoit fomentde par les
conseils du pere Chanteloube, qui etit voulu te-
nir le sieur de Puylaurens dans sa dependance
absolue : qui etoit desirer I'impossible, car, de,
sa part, il n'etoit pas homme a se soumettre a
un autre, dont la suffisance ne lui etoit en au-
cune estime
Cette mauvaise intelligence des ministres
s'augmenta avec le temps , et produisit d'etran-
ges effets pour la cause generale et les interets
particuliers. Mais comme dans ce discours il
sera quelquefois parle des affaires des Espagnols,
celles de Monsieur s'y trouvant melees, il est
necessaire de faire voir I'etat auquel etoit la
Flandre lorsque Son Altesse y arriva. Bien que
rinfante en eut remis la propriete en favour du
roi d'Espagne, son neveu, elte paroissoit pour-
tant y avoir I'autorite tout entiere, et y gouver-
noit les peuples avec tant de sagesse et de mo-
deration , qu'elle n'en etoit pas aimee seulement,
mais , s'il est permis d'user de ces termes , uni-
versellement adoree pour sou extreme vertu.
Parmi ses devotions ordinaires , cette sage
princesse ne perdoit pas un seul moment de
temps qu'elle pouvoit employer au bien de I'E-
tat et au soulagement des peuples.
Le marquis d'Aytonne tenoit sous elle la
place de principal ministre: il etoit ambassa-
deur du roi d'Espagne et general de ses armees
de Flandre , depuis que le marquis de Sainte-
Croix avoit ete rappele apres la perte de Maes-
ti'icht, et les autres mauvais succes arrives aux
Espagnols sous sa conduite , durant I'annee
1032. Le due de Lerme etoit mestre-de-camp-
general sous le marquis d'Aytonne; le president
Rose, le premier du conseil d'Etat , et les finances
gouvernees par le due de Croy et le comte de
Copigny en qualite de surintendans. Chacun
d'eux, dans la fonction de sa charge , n'agissoit
que selon les ordres de I'Infante ; aussi n'y avoit-
il aucune affaire de laquelle elle n'eut une en-
tiere connoissance.
Les Espagnols avoient souffert des pertes con-
siderables, et les Hollandois reraporte Venloo ,
Ruremonde , Maestricht et plusieurs autres pla-
ces et forts autour d'Anvers, qui avoient releve
la reputation de leurs armes.
Ces succes arrives a ses ennemis n'etoient
pourtant pas ce qui les inquietoit davantage , et
ce qui leur donnoit de plus pressans sujets d'ap-
prehender la ruine de leurs affaires.
Leur plus grand mal , a ce qu'ils croyoient ,
venoit du dedans et des intelligences partieu-
lieres. La retraite du comte Henri de Bergue , a
Liege, leur fit ouvrir les yeux, et soupconner,
non sans cause , beaucoup dc personnes de qua-
MEMOIBES DE MONTBESOB
lite, qu'jls jngerent avoir part a ces menees se-
cretes , parce qu'elles etoient unies d'amitie et
d'aliiance avec lui. Mais le temps n'etant propre
pour agir contre les auteurs et les complices de
cette action , de craiiite d'une revolte generale
des peuples, assez mal affectionnes a leur domi-
Dation, rinfante, se servant dans des conjonctu-
res si douteuses de la creance qu'elle s'etoit ac-
quise, fit venir les principaux vers elle, tira I'a-
veu de leurs desseius et parole de n'en concevoir
plus de semblables , sous les assurances qu'elle
leur donnoit aussi de sa part de leur pardonner
le passe. Neanraoins , peu de temps apres , elle
fut obligee de changer d'avis, sur ceux qui lui
furent donnes des pratiques de Carondelet, gou-
verneur de Bouchain , avec les gouverneurs des
places frontieres de Picardie , voisines de la
sienne, dans laquelle il fut investi avec beau-
coup d'ordre et de secret de la part des Espa-
gnols, et contraint par cette surprise de rece-
voir la garnison qu'ils y voulurent mettre , par
laquelle, sur quelque conteste arrive a dessein ,
il fut tue des I'instaut qu'ils s'en furent rendus
les raaitres.
Tout le monde jugea que les Espagnols, tres-
habiles , avoient fait cette sorte de justice d'un
sujet iofidele a son roi , le temps ne leur permet-
tant pas d'en user autrement, quoiqu'ils voulus-
sent toutefois persuader que c'etoit Teffet d'un
hasard et d'un accident arrive par une querelle
particuliere.
Apres sa mort , le gouvernement fut donne au
vicomte d'Alpem ; et le doyen Carondelet fut
pris quelques jours apres dans un couvent de
religieux a Bruxelies, auquel lieu il fut retenu
sous une garde fort sure jusques a la mort de
rinfante , apres laquelle il fut conduit dans la
citadelle d'Anvers , ou la sienne arriva depuis.
Je laisserai ce discours, pour I'achever qiiand
je parlerai de la retraite du prince d'Espinay
et du due de Bournonville en France , et dirai
lors quelles etoient les intelligences que les Es-
pagnols soupconnoient etre entre les plus quali-
fies des Pays-Bas et le cardinal de Richelieu ;
quels furent aussi les auteurs de cette cabale,
et les projets et desseins qu'ils pouvoient avoir,
pour reprendre celui que j'avois interrompu.
Les premiers jours employes par Son Altesse
a rendre ses respects a la Reine sa mere, ses
devoirs a I'lnfante , et a recevoir les complimens
et les visites des personnes plus considerees par
leur naissance et par leurs charges , Monsieur se
proposa de donner part a I'Erapereur, a Sa Ma-
jeste Catholique et au roi d'Angleterre , des su-
jets qui I'avoient oblige a chercher sa surete en
Flandre.
[1G33J 185
Le Coudray-Montpensier futchoisi pour aller
a Vienne trouver Sa Majeste Imperiale , ave(5
ordre de demander secours d'hommes en son
nom, pour essayer, avec les forces qu'il tireroit
des Espagnols , et celles qu'il pourroit mettre
ensemble par le moyen de ses serviteurs , a
former un corps assez considerable pour pouvoir
entrer en France , et redulre a la raison les en-
nemis de la Reine sa mere, et les siens.
LeCoudray,dans cet emploi, s'acquitta fidele-
ment de la commission qui lui avoit ete donnee,
et suivant son instruction vint a Prague vers le
due de Friedland , generalissime de I'armee de
I'Empereur. II confera avec lui diverses fois, et
rapporta , a son retour, a Son Altesse une infi-
nite de promesses avantageuses a ses interets ,
et de belles et grandes esperances qui n'eurent
pas leurs effets; car des- lors I'ambition de s'e-
lever lui avoit fait prendre des mesures en France
entierement contraires a son devoir, et a la fide-
lite qu'il etoit oblige de conserver inviolables a
son maitre et a son bienfaiteur.
Le marquis d'Ornano fut aussi envoye en An-
gleterre, et de Lingendes en Espagne: en atten-
dant ce que produiroient ces diverses negocia-
tions , les esprits ne pouvant pas s'occuper a des
choses serieuses et importantes. Monsieur pre-
noit part a tons les diverlissemens que la sai-
son pouvoit perraettre. La Reine mere , qui s'e-
toit retiree sous le pretexte de sa sante , au lieu
d'y trouver du soulagement , tomba dans une
assez facheuse maladie pour en apprehender I'e-
venement. Son Altesse , n'omettaut aucun des
soins que son bon naturel lui conseilloit , en-
voyoit tous les jours savoir des nouvelles de sa
sante, et toutes les semaines alloit lui-meme en
apprendre.
II renouvela aussi ses meraes instances aupres
d'elle pour I'obliger de revenir a Bruxelies, par-
ce que I'air en convenoit mieux a son tempera-
ment que celui de Gand , dont la situation est
marecageuse, et, selon le rapport des raedecins,
elle n'y pouvoit demeurer sans peril de sa
vie.
Ces justes raisons, representees par Monsieur,
furent neanmoins sans effet , sur ce que le pere
de Chanteloube etoit d'opinion differente, et ne
conseilloit pas a Sa Majeste d'en partir.
Durant cette maladie , le Roi envoya visiter
la Reine sa mere, par le sieur Des Roclies-
Saint-Quentin , qui cut charge de lui faire des
propositions d'accommodementquine reussirent
point. Les auteurs de ses disgraces, qui par leurs
artifices I'avoient eloignee d'aupres du Roi , ne
pouvoient consent! r qu'elle s'en rapprochat ;
mais ils vouloient faire paroitre qu'il ne tenoit
18(j
VIEMOIBES DE MONTKESOR.
H)33l
qua elle qu'elle ne recut cette satisfaction.
Pendant que les choses etoient en cet etat,
le cardinal de Richelieu lit raettre en avant
dautres propositions par le sieur d'Elbene,
qui avoit ordre de s'adresser directenoent au
sieur de Puylaurens,poursavoirsi ellesseroient
agreables a Monsieur, lequel , en ayant ete in-
forme, les coramuniqua a I'lnfante et au mar-
quis d'Aytonne , qui approuverent de ne les pas
rejeter, quoiqu'ils eussent peu d'opinion qu'elles
fussent avancees avec sincerite.
Cette bonne princesse , dans cette occasion ,
assura plusieurs fois Monsieur qu'elle seroit in-
finiraent satisfaite de son retour aupres du Roi
son frere , pourvu que ce fiit avec surete , et
selon que le requeroit la dignite de sa personne.
La permission donnee a d'Elbene d'entendre a
ce que le cardinal continueroit de lui dire , il
repassa en France sous un passeport, et a son
retour, cette seconde fois, ne rapporta de sa
negociation que des paroles generaies , dans les-
quelles il ne paroissoit rien d'essentiel ni d'ef-
fectif. Bien (pie Son Altesse diit etre rebutee de
ce qu'on agissoit avec elle de si mauvaise foi,
elle estima a propos de ne point rompre ce com-
merce, dans la creance qu'il ne pouvoit nuire a
ses affaires , et qu'il faisoit cet effet de tenir en
devoir beaucoup des siens qui se lassoient de
I'etat present des choses : ce qui les conten-
toit en quelque sorte de I'esperance d"un ac-
commodement que leur humeur inquiete et des
desseins particuliers leur faisoient desirer,
Durant ces divers voyages et propositions ,
rhiver et le printemps s'etoient ecoules , et I'ete
etant arrive avoit donne lieu aux armees de se
mettre en campagne.
Les Hollandois , enfles du succes de I'annee
derniere , furent les plus diligens; prenant leur
marche le long du Rhin , ils mirent le siege de-
vant Rhinberg , et le presserent si fort , que les
Espaguols se resolurent d'aller droit a eux pour
les combattre ou leur faire lever le siege.
Monsieur, sur I'avis de cette resolution, vou-
lut avoir part a une action qu'il estimoit glo-
rieuse et digne d'un prince de sa naissance, et
fort propre pour teraoigner a Tlnfante de quelle
passion il embrassoit ses interets.
II partit de Bruxelles pour ces considerations,
ct ayant pris une escorte de trois cents chevaux
a Malines, fut coucher a Veuloo, et le lende-
main a Tarmee, composee de quatorze mille
homraes de pied et de six a sept mille che-
vaux.
Lememe jour, il fut delibere par le conseil de
guerre d'aller droit aux ennemis : le lieu du pas-
sage fut rcsolu au-dcssous de Masseyck , petite
ville du pays de Liege, et dautant qu'il etoit
defendu par Straquembourg , lieutenant-general
de la cavalerie de messieurs les Etats , avec trois
mille chevaux et quelque infanterie tiree de
Maestricht , et de quatre pieces de canon tirees
de Ruremonde , pour tromper les ennemis , le
marquis d'Aytonne fit une action de capitaine :
toute I'infanterie espagnole tourna la tete vers
une lie a une lieue et deraie au-dessous , et donna
toutes les apparences de vouloir passer la riviere
en cet endroit, ce qui obligea Straquembourg
d'abandonner son premier poste qu'il avoit oc-
cupe : ce qui facilita, une lieue au-dessus, le
passage de la riviere a la cavalerie espagnole ,
et les troupes hollandoises I'ayant apris, elles
se retirereut avec effroi et tel desordre , que ,
sans la nuit qui en otoit une partie de la con-
noissance, elles eussent Indubitablement ete
defaites.
Monsieur donna en ce rencontre beaucoup de
preuves de son jugement et de sa generosite; les
Espagnols la remarquerent avec estime, et loue-
rent fort la reponse qu'il fit au comte de Bu-
quoy, qui, de deux paires d'armes qu'il avoit ,
ayant retenu la meilleure pour lui et prete I'au-
tre a Sou Altesse , lui dit qu'il ne lui en repon-
doit pas; sur quoi Monsieur lui repartit qu'il lui
suffisoit , pour^■u qu'elles fussent a I'epreuve de
I'epee.
L'on fit un pout de bateaux pour le passage
de I'infanterie, canon et bagage, en si peu de
temps , que les Francois , qui n'avoient jamais
vu user de si grande diligence , en furent eton-
nes. Dans ce moment la nouvelle de la reddi-
tion de Rhinberg arriva : ce qui obligea les Es-
pagnols a changer de dessein, et a se saisir de
rile de Stephansvvert , qu'ils fortifierent , bien
qu'elle fut en neutralite.
L'armee y entra le lendemain , et le jour d'a-
pres les travaux furent departis aux troupes ,
qui firent en huit jours ce qu'on n'auroit pas at-
tendu devoir etre fait en deux niois. Monsieur,
voyant que les armees se resolvoient a demeu-
rer sans rien entreprendre , jugea qu'il s'en de-
voit retourner a Bruxelles , ou I'lnfante lui fit
paroitre tenir a obligation de ce qu'il avoit
honore l'armee de sa presence, et le recut avec
toutes les marques d'affection dont elle put s'a-
viser.
Pendant le temps que Son Altesse demeuraa
l'armee, d'Elbene revint de France, et ne lui
rapporta aucun sujet de satisfaction. Le Roi ,
suivant le conseil du cardinal de Richelieu, ne
se pouvoit resoudrea lui accorder des places de
surete , ct Monsieur ne croyoit pas, de sa part,
devoir se mettre entre les mains d'un ministre
MEMOIRES DK MOiVTRESOn. fHiSnl
187
si puissant et si autorise avec de moindres pre-
cautions.
Les allees et venues , qui ne laisserent pas de
eontiuuer, firent apprehender a la Reine mere
que letraite se conclut sans elle ; et ee fut cette
crainte qui ia disposa de revenir a Bruxelles,
sous le raeme pretexte de pourvoir a sa sante ,
duquel elle s'etoit servie lorsquelle se retira a
Gand. Monsieur fut la recevoir a Terraonde ,
place situee entre ces deux villes, et I'lnfante
fut au devant d'elle a deux lieues de Bruxelles,
ouelles entrerent en meme carrosse. Dans ces
conjouctures, le due de Lorraine, qui , par I'ar-
raemeut qu'il avoit fait , avoit donne des om-
brages au Roi , pour oter a Sa Majeste toute
creance que c'eut ete pour le service de Mon-
sieur, son frere, resolut d'employer ses troupes
contre les Suedois , sur ce qu'ils avoient fait
des actes d'hostilite dans les terres qui lui ap-
partenoient. Le succes en fut si malheureux ,
que son armee fut defaite a Papenhove ; et le
Roi , aussitot que cette disgrace lui fut arrivee ,
se presenta aux portes de Nancy, qui lui fut
rendue par traite , durant lequel Madame, qui
se nommoit encore la princesse Marguerite, en
sortit travestie, et se retira a Thionville, d'ou
elle en donna avis a Son Altesse, et qu'elle pren-
droit le chemin de Bruxelles pour se rendre au-
pres de lui.
II seroit malaise d'exprimer la joie que Mon-
sieur recut , apprenant qu'une persoune qui lui
etoit si chere fut echappee d'un peril eminent.
Et quoiqu'il juge^t bien que, recevant Madame,
il falioit necessairement que le mariage qu'il
avoit tenu cache jusques alors, etant rendu pu-
blic , rompit tous les traites et negociations
commences, son affection I'emportant par des-
sus toutes autres raisons , il envoya au devant
d'elle M. le due d'Elboeuf et M. de Puylaurens,
pour lui temoigner ses sentimens et son affec-
tion. Le desir qu'il avoit de la voir ne lui per-
mettant pas d'attendre leur retour,il partit pour
Ten assurer lui-meme, futjusqu'aMarche , ou il
la rencontra, et revint avec elle coucher a Namur.
Le lendemain. Monsieur fut a Bruxelles quel-
ques heures avant Madame ; I'lnfante , qui
n'oublioit aucune occasion de celles qui s'of-
froient de rendre des preuves de sa bonte et de
I'amitie qu'elle portoit a Son Altesse, fut assez
loin au devant de Madame; la Reine mere sor-
tit hors de la ville , et toutes deux la menerent
au palais, dans un appartement qui lui etoit
destine proche de celui de Monsieur.
Cette arrivee de Madame fut une nouvelle et
pressante difficulte pour I'accomplissement des
affaires qui sc traitoient.
Les ministres du Roi avoient toujours doute
ou feint d'ignorer son mariage, pour reserver
cet article afin de I'attribuer a crime au sieur
de Puylaurens, comme ils I'ont fait paroitre de-
puis.
Je ne m'etendrai point a la relation des hon-
neurs que Madame recut de I'lnfante dans ces
commencemens ; je passerai a celle de la nego-
ciation du Coudray en Allemagne, sur les assis-
tances promises a Son Altesse par I'Empereur
et le due de Friedland. Dans le temps que le
due de Feria etoit passe du Milanois dans la
Haute-Alsace, elles devoient sortir en effet. Al-
dringuer avoit ete envoye avec des forces capa-
bles d'executer un grand dessein , s'il eut voulu
se joiudre au due de Feria, et agir conforme-
ment aux proraesses qu'il lui avoit faites de
combattre les Suedois : ce qu'ils pouvoient I'un
et I'autre avantageusement , si la perfidie d'Al-
dringuer n'eut prevalu aux sinceres intentions
du due de Feria, qui agissoit pour la cause
commune par de meilleurs principes et des re-
solutions plus sinceres.
Les longueurs et les remises donnerent temps
au parti suedois de se rendre plus fort; en sorte
qu'il fut impossible de rien entreprendre qui
repondit a I'emploi et a la confiance que le roi
d'Espagne avoit pris au due de Feria. La peste
se mit dans son armee, qui se ruina d'elle-meme;
il en mourut la plupart , et quasi tous les prin-
cipaux officiers , et le reste s'en retourna en Ita-
lic, desespere de I'inlldelite qu'ils avoient eprou-
vee dans les ordres du Walstein, et ^n la per-
sonne d'Aldringuer , auquel ils avoient ete
confies.
Son Altesse, qui avoit ete remise au secours
qu'elle pouvoit tirer de ces armees, perdit toute
esperance de s'en prevaloir, et connut bien que
le cardinal de Richelieu, par ses negociations et
intelligences, avoit prevenu I'utilite qui lui en
pouvoit arriver, et qu'il s'y etoit oppose par des
sommesimmenses que leduc de Friedland avoit
recues.
Ce malheur fut incontinent suivi d'un acci-
dent qui changea entierement la face des affai-
res, et causa le plus sensible deplaisir a Mon-
sieur, qui lui pouvoit arriver: ce fut la maladie
et la mort de I'lnfante.
Cette illustre princesse tomba malade pour
s'etre echauffee en une procession ou elle assis-
toita pied , comme c'etoitsa coutume.
Des ce jour-la , les medecins en eurent mau-
vaise opinion ; et la nuit du .5 au a fut la fin
d'une si sainte vie , regrettee parsessujets , et
plus , s'il se pouvoit, des Francois attaches au
service de Monsieur, qui se reconnoissoienl re-
18S
JIEMOlllES 1)U MOtNTliESOR. [lG3.'5
devables a sa bonte d'une iniinite d'obligations.
Dans le uorabre des actions chretiennes qu'elle
pratiqua dans cette derniere extremite , elle
n'oublia aucune de celles qui etoieut d'un es-
prit t'leve comme le sien : elle donna tons les
ordres necessaires pour les gouvernemens des
provinces ou elle a regne avec tant de douceur
et de moderation.
Dans les memoires et instructions qu'elle
laissa , sa prudence et ses bonnes intentions pa-
rurent egalement : le soin qu'elle prit de re-
commander avec tendresse les interets de la
Reine mere , de Monsieur et de Madame , est
d'autant plus a remarquer que ce fut le dernier
qu'elle ordonna des choses du monde.
Le lendemain de cette mort funeste a tous
les gens de bien des Pays-Bas, M. le marquis
d'Aytonne, avec les principaux du conseil d'E-
tat , vint assurer Leurs Altesses que la perte de
rinfante n'apporteroit aucun changement en ce
qui regardoit leurs interets ; que ces assurances
venoient de la partdu roi d'Espagne , qui avoit
prevu des long-temps a tout cequi pouvoit sur-
venir; que, pour eux , en leur particulier lis se-
roient toujours tres-disposes a leur rendre les
respects et les services qu'ils savoient leur etre
dus.
Les ministres du roi d'Espagne ouvrirent ,
comme elle avoit prescrit, un paquet coufie par
elle entre leurs mains, par lequel iis apprirent
les ordres que Sa Majeste Catholique vouloit
etre observes pour legouvernementde Flandre;
les noms de ceux qui devoient commander dans
les provinces et manier les affaires d'Etat , fu-
rent le marquis d'Aytonne , le due d'Arschot ,
I'archeveque de Malines , et le president Rose.
La principale administration fut deferee au
marquis , qui entra dans une si honorable fonc-
tion avec tant de prudence et de dexterite , que
tous les corps de I'Etat parurenten recevoir une
notable satisfaction. Mais afin de pourvoir a la
surete publique , il crut qu'il etoit entierement
necessaire de detruire les cabales qui s'etoient
formees au dedans des provinces , et que pour
I'executer surement il falloit s'assurer des per-
sonnes de qualite relevee , en les arretant pri-
sonniers.
J'ai touche ci-devant quelque chose des soup-
cons que rinfante avoit eus centre eux lors-
que Carondelet , gouverneur de Bouchain , fut
tue ; a present il est necessaire d'eclaircir plus
distinctement sur quoi ils etoient fondes, et de
quels moyens le cardinal de Richelieu avoit
use pour les porter a la revolte.
La Reine , mere du Roi , s'etant sauvee de
Compiegue, oil I e cardinal , sous le nomdeSa
Majeste , I'avoit fait arreter prisonniere , cher-
cha sa surete en Flandre, pour se garantir des
persecutions qu'elle avoit souff'ertes.
L'Infante , aupres de laquelle elle etoit reti-
ree, jugeant a propos d'en donner part au Roi ,
et pour proposer aussi une reconciliation entre
le fils et la mere , choisit le sieur Carondelet ,
doyen de Cambray, homrae propre a negocier
une affaire de cette consequence : il etoit liomme
d'esprit, intelligent et adroit, mais au reste
ambitieux et fort persuade de son merite.
Le cardinal de Richelieu ne fut pas long-
temps sans s'en apercevoir ; il etoit bien infor-
me du mecontentement qu'il avoit recu du re-
fus de I'eveche de Namur qu'il avoit protendu :
ce qui lui donna lieu dejuger que celui qui
etoit venu pour traiter cet accommodement en
France lui seroit un instrument fort propre a
semer la division dans les Pays-Bas.
Apres la premiere audience il le voulut en-
tretenir en particulier, et, en flattant cet esprit
glorieux par I'estime de ses bonnes qualites , il
le rendit susceptible a ce qu'il desiroit de lui.
Sa parole fut engagee de servir Sa Majeste,
et de travailler en Flandre a la ruine des affai-
res du roi d'Espagne.
Le cardinal , sous cette condition, donna aussi
la sienne de prendre soin de sa fortune.
Les choses ainsi concertees , il retourna trou-
ver rinfante , avec les instructions requises pour
satisfaire le cardinal dans I'execution du des-
sein duquel il etoit convenu.
II le communiqua au comte Henri de Bergue,
au prince d'Espinoy , de Barbancon, eta M. le
due de Bournonville ; non seulement ils I'ecou-
terent favorablemeut , mais ils passerent incon-
tinent jusques a lui temoigner la disposition
dans laquelle ils etoient de secouer le joug de la
domination Espagnole. Pour lesy confirmer da-
vantage , il leur fit des ouvertures aussi faciles
qu'agreables , qui regardoient leur grandeur
particuliere et la liberte du pays, qu'ils procu-
reroient indubitablement , pourvu que leur con-
duite et leur resolution repondissent a ce qu'on
devoitespererde la generosite qu'ils avoient tou-
jours temoignee; qu'il etoit question de former
un corps d'Etat , et s'assurer de la France et des
HoUandois qui, pour trouver leur grandeur et
leur avantage dans I'abaissement de la maisou
d'Autriche , ne refuseroient aucunes des assis-
tances qui seroient necessaires dans une entre-
prise beaucoup plus glorieuse qu'elle n'etoit
difficile. II leur remontra aussi qu'il falloit com-
mencer a decrier les Espagnols, et procurer par
les HoUandois de mauvais evenemens sous leur
eonduite, afin que les revoltes qu'on exciteroit
MEMOIBES DK MONTRESOR. [|634]
dans les villes etdans la campagne ne recussent
point d'obstacles ni d'oppositions.
Suiviint ce projet, messieurs les Etats arme-
rent de bonne heure i'annee d'apres, car celle
de 1 631 fut employee par les associes a conduire
secretement leurs negoclations. Venloo et Rure-
monde furent les premiers effets de cette intel-
ligence. Le comte Henri de Bergue en etoit gou-
verneur, qui ne mit nul ordre a les defendre.
Ensuite ils attaquerent tt prirent Maestricht.
Ce fut a peu pres dans le meme temps que le due
d'Arschot refusade s'unir avec ceux quej'ai ci-
devant nommes , et revela a I'lnfaute ce qu'il
avoit su de leurs desseins, sous la promesse
qu'elle leur pardonneroit : ce qu'elle fit avec une
fidelite si religieuse qu'il n'en fut jamais parle
durant sa vie.
La sineerite et Tobservation de la parole de
rinfante n'etoit pas une regie obligeante ni ab-
solue aux ministresduroi d'Espagne, puisqu'ils
ne I'avoient donnee, qu'elle leur imposat dene
s'en point departir ; ils se determinerent d'arre-
ter ceux qui s'etoient jetes dans ces factions,
de crainte qu'elles ne fussent pas eiitierement
eteiutes ; mais tis prirent si mal leur temps ,
qu'ilsnese saisirentque de lapersoane du prince
de Barbancon , qui fut conduit dans la citadeile
d'Anvers.
Le prince d'Espinay et le due de Bournon-
ville, plus avises , se retirerent en France, et le
frere du doyen Carondelet , gouverneur de Bou-
chain, fut tue dans sa place.
Ce premier , s'etant confie aux assurances qui
lui furent donnees , mourut en prison de la ma-
niere dont j'ai ecrit.
Le comte Henri de Bergue , plus defiant, avoit
eberche sa siirete a Liege , et le due d'Arschot
etoit alle en Espagne peu de jours avant lamort
de rinfante, contre les conseils de ses amis; et
deferant trop a son opinion particuliere, il y
fut retenu non comme prisonnier , mais si fort
observe , qu'il y est mort du depuis sans avoir
pu obtenir la permission de revenir en Flandre.
Les affaires etant ainsi disposees , les nouvel-
les arriverent a Bruxelles que le prince Thomas
de Savoie y devoit venir. Etant arrive , il ne
parut autre sujet de s'etre retire du due son frere,
(1) Lettre de Monsieur le cardinal de Richelieu a
Monsieur le due d'Orleans.
I « Monseigncur , les elTets que M. d'Elbene vous porlc
vous feronl rnicux connoistre la tendre alTecliun que le
Roy a pour vous, que ne fcroient pas mes paroles, quice-
pendaut ne iaisscront pas d'asseurer Voslre Altesse que
s'il avoit un fils il luy scroll impossible de laymer da-
vantage. En nion particulier, Monseigneur , je voussup-
plii' de eroire quo je n'esfimoray jamais la prosperity de
18<)
que le desir qu'il avoit de s'attacher entiere-
ment aux interets de la maison d'Autriche , et
particulierement a ceux de Sa Majeste Catholi-
que. II y fut recu de ses ministres avec beau-
coup d'honneur ; il y fut defraye , cut des gar-
des pour sa personne , jusques a ce que les or-
dres que I'on attendoit d'Espagne fussent venus.
Le bruit courut, dans les premiers jours de son
arrivee, qu'il devoit commander les armees des
Pays-Bas. : ce qui a ete depuis , mais longtemps
apres que Son Altesse en fut partie.
[1634] Toutefois ces occurences n'empeche-
rent pas que le traite duquel d'Elbene se meloit (1)
ne continual toujours , nonobstant que Madame
flit venue trouver Son Altesse. Les propositions
d'accommodement furent poursuivies , mais
avec peu d'appareuce de succes : la declaration
publiqueque Monsieur avoit faite, la recevant
aupres de sa personne dans le rang qu'elle devoit
tenir , la confirmation de son mariage en pre-
sence de I'archeveque de Malines , sembloient
etre des difficultes qui ne pouvoient etre sur-
montees, parce que le cardinal de Richelieu
avoit engage le Roi a le faire declarer non vala-
blement contracte au parlement de Paris , que
Son Altesse maintenoit ne pouvoir etre juge
competent d'une affaire de cette nature et de
cette qualite , dont la connoissance etoit reser-
vee au Pape , ou du moins a des juges delegues
de sa part , suivant le concordat et les anciennes
coutumes du royaume de France.
Cet obstacle, joint a la difficulte que Sa Ma-
jeste faisoit de donner a Son Altesse Bellegarde
pour place de surete , comme on lui avoit fait
esperer , firent connoitrea Monsieur lamaniere
de laquelle Ton traitoit avec lui : ce futau vrai
ce qui I'obligea a conclure avec les Espagnols ,
et passer les articles qui avoient ete accordes,
apres avoir ete vus et examines de part et d'au-
tre.
L'execution en fut sursise de quelques jours a
cause de I'assassinat entrepris contre la personne
du sieur de Puylaurens, ministre et confident
de Son Altesse. La faveur n'etant pas exempte
d'envie, elle lui avoit acquis celle de plusieurs,
qui supportoient avec impatience de lui voir oc-
cuper une place a leur prejudice , qu'ils se per-
Sa Majeste complette , que lorsque la vostre y sera con-
jointe. Ce que je desire avec une passion indicible: vous
le connoistrez de plus en plus, et qu'honorant verita-
blement h personne de Vostre AUessc, comme je fuis ,
je suis et seray a jamais, Monseigneur, de Vostre AI-
j tesse , le tres-humblc et tres-ob(5issant serviteur ,
» Le cardinal de Richelieu,
» De liuel , ce 2.3 avril 163'*. w
11)0
MEMOIBES UE WOMUESOR. 1 16341
suadoient de meriter nutant ou beaucoiip mieiix
que lui.
Ilsavoient essaye, en diverses rencontres, par
des intelligences et des cabales, d'alterer I'af-
fection que Monsieur avoit pour lui ; raais tons
leurs souis ayant produit un effet contraire et
augmente i'estime que son maitre faisoit de sa
fidelite, ils se persuaderent qu'une arquebusade
tii'ee bien a propos ne se devoit plus differer.
Celui qui avoit entrepris d'executer une ac-
tion si hoiiteuse , en prit {'occasion le troisieme
jour de mai 1634 , lorsque le sieur de Puylau-
rens revenoit de la ville , dans le moment qu'il
entroit dans la grand'salle du Palais.
Get bomnie niercenaire , du bas degre ou il
s'etoit mis a convert , tira uii coup de mous-
queton dont il le blessa a la joue assez legere-
ment. La Vaupot , qui parloit a lui , fut aussi
blesse au meme endroit au visage, et Roussil-
lon , qui les suivoit de pres, a la tete , beaucoup
plus dangereusement.
L'executeur de cette infiime commission laissa
au lieu oil il s'etoit mis le mousqueton duquel il
s'etoit servi, et, convert d'un taffetas noir et
d"un manteau fait expres pour n'etre point re-
connu , il se sauva par une porte de derriere qui
se trouva ouverte, quoique tres-rarement elle
le flit a pareille heure.
Son Altesse etoit lors dans son cabinet avec
M. d'Elboeuf et Vieux-Pont, qui jouoient avec
lui. Comme il entendit le coup et beaucoup de
bruit ensuite, il envoya un des siens pour savoir
ce que ce pouvoit etre.
Celui auquel Sadite Altesse avoit donne ce
commandement etoit a peine sorti bors de la
cbambre , que le sieur de Puylaurens y arriva,
qui lui raconta la maniere dout la chose etoit
arrivee.
Monsieur s'en etant bien informe, envoya que-
rir le marquis d'Aytonne pour aviser avec lui
de Tordre que Ton pourroit donner, afin que
cette raechancete fiit decouverte et ne demeu-
rat pas impunie.
Lorsque celui que Sadite Altesse avoit en-
voye vers ledit marquis lui paria, il avoit in-
dubitablement recu I 'avis de ce qui s'etoit passe.
Le prince Tbomas et lui se promenoient ensem-
ble dans une galerie , et temoignerent au gen-
til liomme de Son Altesse beaucoup d'etonne-
raent I'un et I'autre , et d'etre fort surpris de ce
qu'il l»>ur apprenoit.
lis allerent des rbeurc meme au palais,ou
(I) Articles accordcz entre Monsieur le diir d'Orlrons
et le marquis d!Ayetone.
« PrciuitTfiiu'iil . le soignour due dOrlt'ans promcl cl
le marquis protesta que cet assassinat ne de-
meureroit pas impuni , et qu'il useroit de telle
diligence que celui qui I'avoit commis , et ses
complices, seroient connus et cbaties exem-
plairement, 11 y ajouta que la reputation du Roi
son maitre , et celle de ses ministres, se trou-
voient trop interessees dans le chatiment d'une
telle action pour en faire une perquisition tres-
exacte.
Apres avoir ainsi parle a Son Altesse , le prince
Thomas et lui furent a la chambre du sieur de
Puylaurens pour lui faire le meme discours , et
lui temoignerent ressentir beaucoup de joie de
ce que Dieu I'avoit preserve de la malice de ses
ennemis.
La Reine mere envoya vers Monsieur dans
cette occasion , et nefit point visiter le sieur de
Puylaurens, parce que le pere de Chanteloube
et lui n'etoient pas bien ensemble.
Pour la satisfaction publique, il falloit bien
donner quelque marque apparente que le crime
qui avoit ete commis etoit recherche. Les Espa-
gnols fnent exposer pour ce sujet, durant trois
jours , a la porte de I'Hotel-de-Ville, le manteau
qui avoit ete laisse par celui qui avoit tire le
coup. Ce temps etant passe sans qu'il fut re-
connu , il fut par leur ordre retire : ce fut a quoi
aboutit cette exacte perquisition, qui avoit ete
si solennellement promise.
Chacun en discourut suivant sa fantaisie : les
uns en chargerent les Espagnols, les autres les
ennemis particuliers de Puylaurens, et plusieurs
ne mi rent en doute que ce coup tire de Rruxel-
les eut ete concerte et resolu a Paris, sur le fon-
dement de mettre Monsieur en telle defiance des
Espagnols, qu'il seroit reduit a revenir en France
par un traite, qui fut acheve avec le temps a la
mine du sieur de Puylaurens , ainsi que nous
avons vu.
Tons lesdifferenssoupcons autorises de vrai-
semblance partageoient ainsi les esprits dans
le jugement qu'ils en devoient faiie ; toutefois
I'opinion la plus suivie fut celle qui chargeoit
ceuxqui avoient agl par leur haine particuliere.
Son Altesse le crut; au moins il en donna
toules les marques, en retenant en elle-merae
la mauvaise satisfaction qu'elle avoit des Espa-
gnols , leur donnant une infinite de marques de
I'estime qu'elle faisoit de leur sincerite et de la
confiance qu'elle prenoit en eux.
Le traite duquel j'ai parle en un autre endroit,
fut arrete avec le marquis d'Aytonne (!) et le
eHgage sa parole' de n'cntendre. en aucunc maniere
que ce soil, a aucun trains ou accomodcinent avec le
Roy, son fiere, quclqucs avantagcs qu'on luy puisse
faire, et quelque changeincnt qui puisse arrivcr en
MEiMOIKES 1)K JIONTHESOK. [1(5:54]
tgi
due de Lerme , qui en avoient le pouvoir de Sa
Majeste Catholique, par lequel il fut convenu
dune liaison plus graude et plus etroite qu'elle
n'avoit ete encore.
Les ministres d'Espagne , qui Tavoient infi-
ninient souliaite , firent paroitre plus de chaleur
qu'auparavant pour les interets de Son Altesse,
a laquelle ils firent de nouvelles offres de tout
ce qui dependoit de leur pouvoir.
La princesse de Phalsbourg, dans ce ren-
contre d'aflaires, vint se refugier a Bruxelles,
ne jugeant pas que son sejour a Nancy put etre
avec surete, apres les disgraces de sa raaison
et la retraite de Son Altesse de Lorraine hors
de ses Etats.
Les Espagnols , imitant I'lnfante en ses civi-
lites , la logerent au palais , comme une per-
sonne de sa qualite le devoit etre , et , dans les
autres courtoisies qu'elle desira d'eux, elle eut
France , par la ruine du cardinal , que ce ne soil du sccu
ct contentement de Sa Majesty Catholique, et ce , aGn
que Sa Majcste Catholique puisse donner seuret^ a Sa
Majeste Imperiale ct I'attirer par ce moyen , et a tous
autres, soient Francois ou Strangers , catholiqucs ou M-
r^tiques, Sa Majesty Catholique promettant aussi le
mesme a Son Altesse , et ce , pour les temps ct cspace
de deux ans et demy , de part et d'autrc.
» Que si n^antmoins Son Altesse venoit a traittcr
devant ce temps-la , du consentemcnt mesme de Sa
Majeste Catholique, Son Altesse sera obligee de rom-
pre toutes el quantesfois qu'il plaira a Sa Majcstd Ca-
tholique.
n Mais , en cas de rupture entre les deux cours , Son
Altesse promct de ne s'accorder jamais , ains de pren-
dre le party de la tres-auguste maison d'Austrichc , et
de porter et favoriser ses interests de tout son pouvoir,
et en toutes sortes d'occasions , jusqu'a I'aceomplisse-
ment dun traitte general, lequel se devra faire a I'en-
liere accomodation de tout ce qui aura pu susciter la
guerre.
» Et le cas avenant que ses armes fassenl des progres
en France par la prise de places, Son Altesse en laissera
quclqucs-unes a Sa Majeste Catholique, soit pour la
dcsdommager en quelque sorte , comme il est bien rai-
sonnable , des grandes despenses quelle aura faitos, ou
pour asscurance de les mieux reconnoistre un jour si
Son Altesse parvient a la couronne.
* » Auquel cas , en quelque temps que ce soit , Son Al-
tesse promet et engage sa parole de les r^compenser en-
tierement, et ce. en nature de choses qui puissent don-
ner asseurance a Sa Majeste Catholique et a ses succes-
seurs, de la reconnoissance d'un tel bienfait.
» Mojcnnant cela, Sa Majeste Catholique donne a Son
Altesse douze mil hommesdc pied et irois mil chevaux,
qui seront frangois , ausquels Sa Majeste Catholique
donnerace qu'il faudra pour leur entretien. MaisSa Ma-
jeste Catholique veut et cntend que les chefs el officiers
qui commanderont les six mil hommes de pied et mil
chevaux frangois , encore qu'ils fussent espagnols ou
d'autre nation , soient piis et choisis au gre et contente-
ment de Sa Majeste* Catholique ; comme aussi ceux qui
commanderont les autres six mil hommes de pied et deux
mil chevaux , qui ne seront pas fran(;ois, seront pris au
gre de Son Altesse, le plus qu'il sepourra. Ces Irouppes
beaucoup de sujet de se louer de leur conduite.
Pour revenir au traite fait avec I'Espagne
je dirai, premierement, qu'il fit cesser celui qui
avoit ete menage en France par I'entremise de
d'Eibene. Bien loin de parler d'aucun accom-
modement , Ton ne proposoit plus que des
moyens de mettre ensemble des troupes pour
entrer avec eclat et reputation dans le royaume.
Les Espagnols s'etoient obliges de detacher une
partie de leur armeeet de la donner a Son Al-
tesse, et de I'argent pour tirer des officiers et
des soldats des frontieres de France : mais le
temps arrive auquel les conditions se devoient
effectuer, soit par impuissance ou autre raison ,
dont ils ne se declarerent point, ils gagnerent
deux mois par des remises continuelles, trop
suspectes et prejudiciables a Son Altesse pour
ne chercher a decouvrir au vrai quelles etoient
leurs intentions.
pourront estre sur pied a la fin du mois de septembre
prochain , et alors Sa Majesty Catholique , suppose que
ses affaires le permettent, taschera de faire approcher des
gens de guerre vers les frontieres de France alln de don-
ner de la jalousie aux trouppes du Roy , tandis que Son
Altesse entrera dans la France d'un autre costd avec
son armee.
» II y aura tousjours aupres de Son Altesse une per-
sonne de condition et d'authorite, pour assistera tout
ce qu'il faudra faire, laquelle sera choisie par Sa Majesty
Catholique parmy ses sujets, pourtanl le plus au grdde
Son Altesse qu'il sera possible. Pour la levee de ces
trouppes frangoises , Sa Majeste Catholique donnera a
Son Altesse soixante et dix mil escus , veu la peine et
les frais qu'il y aura de faire venir des hommes de si loin,
outre les pertes qu'ils supporteront, et les pjirils qu'ils
pourront courir, en quitlant leurs maisons et les em-
ploys qu'ils pouvoient avoir en France pour venir servir
Son Altesse.
» Et pour leur entretenement, Sa Majesty Catholique
donnera quarante-cinq mil escus par mois : ce qui di-
minuera pourtanl a mesure que I'armee fera du pro-
grez ; si bien qu'estant enlr(?e en France , Sa Majesty
Catholique ne sera plus obligee de rien donner, puis-
qu'elle pourra vivre par les conlributions du pays, comme
Ion fail en Allemagne.
» Et pour I'entreiien de Son Altesse et de Madame,
et dc leur maison, Sa Majeste Catholique donnera
quinze mil escus par mois, des que Monsieur commen-
cera d'agir pour la fin que dessus , et qu'il sortira de
Bruxelles pour se mettre en campagne et s'avancer
vers la France. Mais y estant entre, il pourra, aussi
bien que son armee, vivre auxdespensdu pajs ou il sera.
» Le present traitte a este conclu el sign^ par le
seigneur due d Orleans el le marquis d'Ayetone.
» Ainsi sign^: Gastox, le marquis d'Ayetone.
» Le ducde Lerme et Puylaurens signerent aussi ce
traiue comme tesmoins, avec le secretaire des langues
du marquis d'Ayetone.
» Bruxelles, le 12' jour de may 1034. »
MEMOIBES DK MONTRKSOR. [lG34l
192
Monsieur fut trouver le marquis d'Aytonne
devant Maestricht , oil Tarm^e d'Espagne etoit
campee.
Durant quinze jours qu'il demeura dans le
camp, ce ne furent que conferences et belles
promesses de la part dudit marquis, qui s'en-
gagea vers Son Altesse de se rendre a Bruxelles
incontinent apres lui , pour lui faire recevoir la
satisfaction qui lui avoit ete promise , confor-
mement au traite fait entre lui et les Espagnols.
La condition de Monsieur etoit bien malheu-
reuse dans cette conjoncture; car il h'avoit pas
seulementavaincre les longueurs et les reraises
qu'apportoient les ministres d'Espagne , mais il
falloit aussi qu'il veillat continuellement a se
defendre des menees sourdes de la Reine sa
mere , qui traversoit tous ses desseins pour ve-
nir a bout de la ruine de Puylaurens, contre
lequel elle avoit concu une haine mortelle, qui
augmentoit avec la creance que son maitre pre-
noit en lui. Dans I'envie qu'ils avoient de le
perdre , ils n'oublierent aucuns sacrifices ca-
pables de donner de la defiance de lui aux
Espagnols, et quoique le marquis d'Aytonne
voulut faire croire a Monsieur qu'il n'ajoutoit
point de foi a ce qui venoit de leur part , les
diverses conferences avec eux et leurs associes
lui etoient des preuvestrop convaincantes pour
en pouvoir douter.
Celle du refus de I'execution du traite mar-
qua aussltot visiblement leur mauvaise volonte
et le desordre de leurs affaires , parce que Son
Altesse attendit a retablir les siennes par leur
moyen. Les choses de cette consequence, ne se
pouvant passer sans conteste et alteration , ne
demeurerent pas si secretes qu'elles ne pussent
ctre penetrees.
D'Elbene avoit trop d'intelligence pour igno-
rer et ne pas connoitre le mecontentement qui
en restoit a Puylaurens : ce qui lui fit juger que
les conjonctures etoient trop favorables pour ne
pas s'en servir, en lui proposant de rentrer en
lui-meme pour assurer sa vie et relever sa for-
tune par un accommodement avec la France ,
avantageux aux interets de son maitre et aux
siens.
Puylaurens, touche de cette proposition,
raenad'Elbene a Son Altesse, et tous deux con-
(1) Lettredu Roy a Monsieur Ic due d'Orleans.
« Mon frere , j'ay est(^ bien aise dc connoistie lesbons
sentirnens que vous avcz dc voslre devoir: ensuite de
quoy , la presente vous asscurera qu'il n'y a persoiine
qui vous ayme tant quo iiioy , ny qui vous en rendc
ineiilcurs t(^moignages , quand vous m'y convierez ,
(omme je vois certaincinent que vous fercz a I'avenir,
jointement porterent Monsieur a ne I'avoir pas
desagreable.
Son Altesse , degoiitee des procedes des Es-
pagnols , et embarrassee de ce que le cardinal
infant etoit sur le point de venir dans le Pays-
Bas, trouva bon que d'Elbene reprit le premier
projet , qui avoit ete interrompu apres la bles-
sure du sieur de Puylaurens, pourvu que ce fiit
avec le secret que meritoit une affaire si delicate
et de cette consideration.
11 etoit fort difficile que cette condition fut
observee , vu le grand nombre de personnes
qui se trouvoient interessees a decouvrir tout
ce qui se negocioit. D'Elbene ne pouvant alors
aller et revenir de France, sans etre soupconne,
a cause des premiers traites dont il avoit eu
I'emploi , il fallut necessaireraent prendre I'u-
nique parti qui restoit , d'engager la negociation
par lettres , et faire en sorte que I'abbe d'Elbene,
du depuis eveque d'Agen, sous pretexte d'inte-
ret domestique , vint a Bruxelles pour conferer
avec son frere : ce qu'il fit diverses fois.
Toutes les difficultes qui s'etoient rencontrees
dans le traite se restreignirent a deux points les
plus essentiels : le premier concernoit la surete
de la personne de Son Altesse , et I'autre regar-
doit la validite de son mariage , dans lequel sa
conscience et sa reputation etoient interessees.
Quant au premier. Monsieur, dans le dessein
qu'il avoit pris de s'attacher inseparablement
au Roi pour obliger Sa Majeste a prendre plus
de confiance en lui , parce qu'il lui temoigneroit
se departir de toutes les demandes qu'il lui avoit
faites des places de siirete , et n'en vouloir au-
cune que celle qu'il rencontroit dans la parole
du Roi , qui promit verbalement et par ecrit
d'oublier toutes les cboses qui s'etoient passees,
etd'aimer Monsieur, son frere, comme il faisoit
auparavant, Ton trouva bon ce temperament.
Dans le dernier point , qui touchoit le mariage,
que bien que le Roi en desirat infinimeut la dis-
solution, parce que sa permission n'y etoit point
intervenue, et qu'il I'estimoit contraire au bien
et au repos de son Etat , neanmoins Sa Majeste
demeur.oit d'accord de se soumettre pour ce re-
gard au jugement de I'Eglise, et d'y consentir
en cas qu'il fut ainsi ordonne (l).
Monsieur, de sa part, promit de subir tout
par vostre bonne conduitc. Le sieur d'Elbene m'a dit ce
que vous lay avez conimande , sur le sujet du mariage ,
que vous m'escrivez avoir contract(5 avec madame Mar-
guerite de Lorraine : sur quoy vous ne scauricz que vous
iouer de mes intentions , puisqu'eiles n'ont autre fin que
de faire soigneusement examiner tout ce qui s'est pass6
en cette action , et me remettrc a r(?v(5nement qu'elle
devra avoir par justice et par raison. En cola ot en
V,
MEMOIRKS OK MONTRESOH. [lG;3-j]
ce qu'elle regleroit touchant la validile ou non
validitede son manage : ainsi Sa Majeste et Son
Altesse firent ces promesses reciproques dans
I'opinion que chacun d'eux avoit que le droit fut
de son cote , et que I'affaire se decideroit en sa
faveur. Si le Roi se promettoit que les delegues
du Pape, la plus grande partie etant Francois,
ne feroient point de difficulte de prononcer se-
lon son intention sur la dissolution du mariage
fait contre les lois fondamentales du royaume et
contre son consentement , sans lequel Monsieur
n'avoit pu valablement contracter, Son Altesse
ne s'assuroit pas moins , par la connoissance
qu'elle avoit que dans la celebration de son ma-
riage toutes les conditions prescrites par le
concile de Trente avoient ete observees, que
dans une matiere purement ecclesiastique I'E-
glise ne suivit plutot les ordonnances des con-
ciles que les lois fondamentales , qui ne se trou-
voient ecrites nuUe part, ni confirmees par au-
cun usage ni exemple.
Ces deux articles ayant ete ainsi arretes , il
ne restoit plus rien qu'a pourvoir a lasuretedes
serviteurs de Monsieur. Comme M. de Puylau-
rens avoit sa principale confiance, et que la
pliipart de ce qui s'etoit fait duraut le cours de
plusieurs annees avoit ete par ses conseils, Sa
Majeste promit de faire publier une declaration
dans le parleraent de Paris , par laquelle , a I'e-
i;ard de la personne de Monsieur, toutes choses
soroient oubliees et pardonnees , et a tons ceux
qui avoient suivi Son Altesse.
Et afin que la confiance se put etablir plus
sincerement entre le cardinal de Richelieu et le
sieur de Puylaurens , et levat au dernier tons
les soupcons qu'il pouvoit avoir de la puissance
de I'autre , il fut convenu qu'ils s'allieroient en-
semble, et que le cardinal donneroit sa cousine,
fille du baron de Pont-Chateau , pour femme au
sieur de Puylaurens , lequel , jugeantavec plus
de franchise que de prudence de Tintention
d'autrui par la sienne , se crut entierement as-
sure, et ne connut pas le piege dans lequel 11
fut pris quelque temps apres.
toute autre chose, je rendray prcmicrcment a ma con-
science ce que je luy dois, et ensuitte voulant vous tenir
lieu de pere, outre la quality que jay de voslre Roy,
vous recc'vrez des effets de la verilabie afTeclion que je
vous porte , el qui fait que je suis vostre lres-a£fcctionnd
f lere ,
» Locis.
» A Essonne , ce 25 avril 1634. »
(1) Articles de I' accomodement fait entre le Hoy et
monsieur le due d'Urleans , son frere, s'en retour-
nant de Flandre au mots d'octobre 163'4.
'( Monsieur, frere unique ilu Roy . ayanl fait (('-moi-
m. c. D. M., T. 111.
. 193
Des affaires de cette consideration , comme
je I'ai remarque , se pouvoient difficilement
conduire a leur perfection , que les Espagnols
n'en eussent de grands soupcons , et que les
Francois de la cabale coutraire, par les corres-
pondances qu'ils avoient en France et par leurs
observations continuelles , n'en eussent aussi
quelques lumieres; mais comme elles ne leur
venoient que par des conjectures qui n'etoient
pas accompagnees de preuves certaines , aussi
les uns et les autres etoient bien erapeches a
quoi ils s'arreteroient , et de quelle sorte ils
prendroient leurs mesures. Monsieur et ses ve-
ritables serviteurs temoignoient plus de passion
aux Espagnols de porter la guerre en France
qu'ils n'avoient encore fait. L'on n'inslstoit au-
pres d'eux que pour I'execution du traite , et
Son Altesse ne parloit aux siens en public que
d'armement et de troupes.
Ces precautions partagerent les esprits , et
leur oterent une partie des impressions qui leur
avoient ete donneesdu depart de Monsieur, qui
n'etoit d'autant differe que dans I'attente d'un
courrier qui devoit apporter de France le traite
signe par le Roi, et un ordre general aux gou-
verneurs des places frontieres de recevoir Son
Altesse.
L'eloignement du marquis d'Aytonne a Na-
mur apportoit toute la facilite possible a celui
de Monsieur, si le paquet , qui devoit etre en^
voye par courrier expr^s , n'eiit ete remis a Tor-
dinaire, qui n'arriva que trois jours apres, et
par ce retardement toutes les choses secretes
penserent etre decouvertes. Monsieur et le sieur
de Puylaurens allerent trouver le marquis d'Ay-
tonne a Namur.
Dans cette entrevue , ils le rassurerent des
doutes qu'il avoit nouvellement concus sur plu-
sieurs avis donnes avec des particularites et des
circonstances si expresses , qu'il y a lieu de s'e-
tonner de ce qu'il ajouta foi a ce qu'ils lui di-
rent au contraire.
Le meme jour que Son Altesse fut de retour
ci Bruxelles, le traite lui fut porte (1) par le cour^
gncr a Sa Majesty, par le sieur d'Elbene, I'cxtreme des-
plaisir qu'il a d'cstre tombd dans sa disgrace , et le d(5sir
qu'il a de s'en tirer par une enti^re resignation a ses vo-
lontez , comme aussi de renoncer a toutes sortes de Irail-
lez et intelligences qu'il pourroit avoir faits avec qui
quece soil, soil de longue-main ou depuis peu. contre
son service, Sadite Majestd s'cst aussitost disposde k
perdre la mdmoire de tout ce que Monsieur peut avoir
fait contre son devoir, depuis la premiere fois qu'il est
sorty de la cour et du royaume.
» Pour tesmoigner que Monsieur ne veut pas seule-
nient se soumettre en apparence aux desirs du Roy,
mais en elTet ayant fiiit lous les efforts possibles pour
ohienir deSa MajcsK* qu'il luy pleust conseiilirau ma-
13
1!»4
J1EM0IUK5 l)K MO^TJU:SOK. fl()3-4l
I'ier ordinaire , ot son partcnuMit fut resolu le
dimanche d'apres, sans aiiciine remise.
Depuis le mercredi jusqiies au samedi , Son
Altesse feignit d'avoir quclque ressentiment de
goutle. Dans cet espace dc trois Jours, la nou-
velle du gain de la butaille de iNordlingen fut
portee a Bruxeiles par le baron de Clinehant ,
qui vint presenter a la Reine mere et a Son Al-
tesse lescornettes gagnees au combat, qui futle
plus grand et le plus opinidtre qui cut ete donne
depuis cent ans en Allemagne.
II assura aussi Monsieur que le cardinal in-
fant devoit venir bientot aux Pays-Bas avec les
j)atentes , pour y commander avce la mcme au-
torite qu'avoit Tlufante.
liage contracts entre luy cl niadamc la priiieossc Mar-
fiacrile de Lorraine, Sa Majesty luy ayant fait sfavoir
qu'clle nc pouvoit approuver Icdit maiiage ; pour termi-
ner cc dilTc^rend avoc enliere saiisfaclion dc part et d'au-
ire, Sa Maje&te voulant fairc paroistre quelle ne veut
en aucunc faron user dc corilrainte ciivers Monsieur,
l>articulierenienl en unc affaire comnic celle-ci qui re-
{,;arde la conseience, et Monsieur doniier a connoistre a
un chacun le grand desir qu'il a dc satisfaiie au juste
ressentiment que Sa Majestc peut avoir des clioses pas-
5c'es et rentrer en ses bonnes graces, comnie aussi laire
voir clairemcnt I'eslat de son mariage pour ^'acqu(5rir
un parfait repos dc conscience , et dormer cette satisfac-
lion a toute la France, que la lignee qu'il pourra avoir
a I'avenir soit liors de danger d'cstre troubl(5e ; Sa Ma-
jeste et Monsieur consenlent de boime foy, et proniet-
lent de se remettre sans delay, pour la validity ou nullile
dudit niariagc, au jugcmcnt qui interviendra en la ma-
niere que les autres sujets du Roy out accoustuniL^ d'cstre
jugez en tels acies, scion les loix du Royaume; le Roy
permcltant a Monsieur de satisfaire a sa conscience sur
<e sujet , par les voycs deucs et accouslumc^es ; et au cas
(jue le mariage viennc a estrc dissous , conmic Monsieur
promet au Roy dc nc se reniarier qu'avec le consente-
inent deSa IMajesle, et apersonneciui luy soit agrcable,
Sa Majcste promet aussi a Monsieur de ne le contraiii-
dre a se reniarier conlrc sa volonld.
» En quclque endroit que Monsieur denicure, des
licux que Ic Roy luy peimct, scavoir : Auvcrgne, Bour-
bonnois et Dombes , Monsieur promet s'y conduirc
comme un vray fiere et bon sujet doit fuiie, sans avoir
par luy ou par les siens aucune intelligence qui puisse
d(5plaire a Sa Majeste , soit au-dedans, soit au-dehors
du Royaume. ausciuelics toutcs, par le present escrit, il
renoncc sinceremcnt.
» En consideration de ce que dessus, SaMajeslc\ vou-
lant faire jouir ]\Ionsieuret les siens dc ses giaees \niv6-
dentcs et de la dc^clai alien vcrifiee en parlcment le vingl-
neuficme jan\ icr dernier, luy remet toutes les fautcs qu'd
a commises depuis qu'il est sorty du Royaume , des la
premiere foisjusques a maintenant ; luy accordc abolition
gentir.ile pour tons ceux qui I'ont suivy et servy depuis sa
premiere sortie, de quclque quality et condition qu'ils
soient, qu'elle fera cxp(5dicr en bonne et dcue forme cl
dcMivrera Monsieur, huit jours apres qu'il scraentrc; en
Fpance ; et que pendant lesdits huit jours, les susdits
scront Iraitlez comme si d(*ja ils avoient Icur abolition
cnt^rin^e, les remeltanl en tous et chicun Icurs bicns.
du jour que Monsieur enlrera en France , quoy(|uc
pour lors vis ne soirtit pas avec !ny ; a la charge n('an(-
Le marquis d'x-^ylonne fut visiter Monsieur
dans le temps qu'il demeura au lit ; et quoiqu'il
ait ete dit du depuis qu'il connut bien que Son
Altesse le jouoit , iJ n'en lit rien paroitre par
aucune demonstration exterieure ni par aueini
acte particulier, pour empecber sa retraite bors
des Etats du Roi son maitre.
Son Altesse se promena tout le samedi , et fit
ses visites accoutumees. Dans les moyens qu'elle
s'etoit proposes, elle avoit juge que le plus es-
seutiel et le plus necessaire etoit le secret , s'en
conlia i\ peu des siens , et crutque le hasard de-
voit faire le cboix de ceux qui auroient Tbonneur
de I'accompagner.
Le dimanche ariMve, il monta a chcval , a
molns que ceux qui sont en Flandres reviendront dans
le Royaume, trois semaines apres que Monsieur y sera
en(r(5, et les autres qui sont en pays plus eloigncz, six
semaines apres, tous pour vivre comme bons siijels doi-
vent faire, except^ toutesfoisLa Vieuville, LeCogneux,
Monsigot et les ^vesques qui ont est6 jugez , ou a qui on
fait presentement le procez, Ies(|uels Sa Majestc ne veut
cslrc compris dans I'abolition cy-dessus menlionnec ,
non plus que Vieux-Pont.
» Restablit Monsieur en tous ses biens , appanages el
pensions , pour en jouir du premier jour de cette ann(5e
aux termes prefix ; luy accorde quatre cens mil livres
pour acquitter ses dettes, tant a Rruxellcs qu'aillcurs,
qu'clle luy fera dclivrer aussitost qu'il sera en France,
et cent mil escus qufnze jours apres pour se remettre ci>
equipage.
» Luy donne le gouvernement d'Auvcrgne au lieu de
reluy d'Orl^annois et Blesois ; luy permet de faire s.»
d>nieure audit gouvernement en celuy de Rourbonnois
et pays de Dombes, et autres lieux dout Sa Majesld con-
viendra.
» Luy accorde en outre lenlretien de sa compagnie
<le gendarmes . composde de cent maistres, que Sa Ma-
jesty fera mettre sous le nom du sieur de Puylaurens.
ct qu'elle permet estre r(kompens(5e par luy, si Monsieur
le trouvc bon ; ccllc dc ses chevaiix-legers , composf'e
d'autant, ct command(5e par le sieur d'Elbene; lesquel-
les deux compagnies de gendarmes et chevaux-lcgers
Sa Majesty entend estre levies a I'ordinaire, aussitost
que Monsieur entrera en France, el permet qu'elles
servent aupres de Monsieur, au nombre de cent cha-
cune, pendant I'espace de deux mois; apres lequel temps
il n'en pourra servir que cinquante de chacune prcs de
ladile personne de Monsieur, aux lieux oil Sa Majestc
luy permet maintenant de dcmeurer , ct cc jusques a ce
que desonpropre mouvcmcnt il se rapproche ct re-
vienne a la cour; et en outre, renlrelien de ses gardes
francoises et suisscs , pour servir ainsi qu'ils ont accous-
tumd.
» Sa Majest(5 accorde ce que dessus , a condition que
Monsieur I'acceple dans quinze jours, et reffectue, se
reliranl en France dans trois semaines, a compter de
la dalle de ces pr^sentes , alin que si Monsieur ne re-
vient dans ledit temps, ainsi que de sa part on le fail
esp(?rer au Roy . Sa M.ijest(5 puisse pourvcoir a la seu-
ret6 dc ses affaires et dc son cslat , comme die s'y trou-
vcia obligee.
» Sign6 Lons ,
» Et plus has, DouTuifiii^R. »
» Inil a I'.^roiinn , Ic 1'" c\rtf)br(;ACi'i't.
MEMOIRES DE MONThESOH. [l(JCl]
huit heures du matin, suivi seulement de dix
ou douze des siens, et alia droit a la porte d'en
haut, par laquelle il sortoit souvent pour s'aller
promener.
Le bonheur avoit voulu que le meme jour le
marquis d'Aytonne et le president Rose etoieut
alles ensemble a Trevure, maison du roi d'Es-
pagne , a deux lieues de Bruxelles, pour con-
ierer avec le due de Nieubourg d'affaires impor-
tantes.
Puylaurens, qui nepouvoit suivre Monsieur,
ne Tayaut pas accoutume , feignit d'aller voir
le president Rose, qu'il savoit bien n'etre pas a
son logis, monta en carrosse, et se rendit a la
meme porte par laquelle Son Altesseetoit sortie,
ou il prit dans le faubourg des chevaux pour
joindre Monsieur, qui avoit commande publique-
nient devant les bourgeois qui etoient en garde,
de lui faire tenir une messe prete aux Cordeliers
pour I'ouir au retour de la promenade.
Monsieur sortit de cette sorte de Bruxelles ,
et apres avoir traverse la foret de Soignes , passe
aNivelles, Bains, Bavay et Pont-sur-Sambre ,
ou Ton prit un guide parce que la nuit s'appro-
choit, il arriva a La Capelle avec dix ou douze
des siens , etant le reste demeure par les che-
rains , leurs chevaux n'ayant pu achever une si
longue traite , faite avec beaucoup de diligence,
el sans s'arreter un moment.
Si les Espagnols furent surpris de ce que Mon-
sieur s'etoit retire aiusi des Pays-Bas, le marquis
de Bee, gouverneur de La Capelle, ue le fut
pas moins, sachant Monsieur sur la contres-
carpe de sa place avant que d'avoir eu avis de
son traite avec le Roi. Pour s'eclaircir de la ve-
rite d'une chose si extraordinaire , il fit sortir
I'infanterie avec des ofliciers, et Nerville, qui
vint reconnoitre le nombre des gens qui etoient
avec Son Altesse , pour lui en faire un fidele
rapport.
Monsieur, et ceux qui avoient I'honneur d'e-
tre aupres de sa personne , jugerent aisement
que la garnison etoit en alarme , et qu'i! etoit
a propos de faire avaucer d'Elbene pour leur
dire de quelle sorte Monsieur y etoit arrive , et
faire voir au marquis de Bee I'ordre du Roi qui
enjoignoit a tous les gouverneurs des places
frontieres de I'y recevoir.
L'ordre lui ayant ete communique , il sortit
de La Capelle et vint supplier Monsieur d'y
vouloir entrer, et lui vouloir pardonner le retar-
dement auquel il avoit ete oblige.
Monsieur, estiraant ce qu'il avoit fait, cnfra
dans la place , ou il fut recu aussi bicn qu'il le
pouvoit etre dans une rencontre si imprevue.
Le lendemain , la plus grande part de ceux qui
195
etoient partis de Bruxelles avec Son Altesse, et
deraeures en chemin pour la lassitude des che-
vaux , ou pour avoir ete arr6tes par les paysans,
arriverent a La Capelle , sur ce que le marquis
d'Aytonne avoit mande dans tout le pays que
Ton laissat passer libreraent les Francois , et
meme qu'ils fussent assistes de toutes les cho-
ses necessaires.
D'Elbene alia trouver le Roi pour lui rendrc
compte que Monsieur etoit en France ; Saint-
Quentin fut aussi depeche vers Madame et vers
le marquis d'Aytonne , pour les informer des
raisons qui avoient oblige Son Altesse de sortir
de Flandre de la maniere qu'il avoit fait. Sa pre-
miere et principale commission etoit d'assurer
Madame que Monsieur conservoit toujours pour
elle I'affeclion qu'il lui devoit et qu'il lui avoir,
promise ; qu'il la prioit de le croire, et qu'il ne
la changeroit jamais, pour quelque considera-
tion qu'on lui put representer.
Ces assurances furent infiniment utiles a sa
consolation, son esprit etant aussi trouble que
I'etat de sa condition paroissoit incertain : et a
moins que d'une confiance entiere a la parole
de Monsieur, et de ce que Dieu (auquel elle avoit
toujours eu recours) en ordonneroit , il eiit ete
impossible qu'elle eut pu resister au deplaisir
de s'etre vue abandonnee lorsqu'elle I'attendoit
le moins.
Quant au marquis d'Aytonne , comme il etoit
un homme sage et maitre de ses sentimens , il
ne temoigna pas a Saint-Quentiu aucune alte-
ration , et laissa seulement entendre , avec des
paroles fort moderees , que le seul deplaisir qui
lui restoit etoit que Son Altesse lui avoit ote le
moyen (s'en allant comme elle avoit fait) de
lui rendre tout Thonneur du a un prince de sa
naissance ; mais qu'ayant ete toujours avec une
entiere liberte dans les Etats du roi d'Espagne ,
il avoit ete a sou choix d'y demeurer ou d'en
partir, ainsi qu'il lui avoit plu ; qu'a !a verite
c'auroit ete plus selon la dignite de sa personne
et la satisfaction de Sa Majeste Catholique s'il
eut eu agreable que lui et les principaux du
Pays-Bas lui eussent rendu leurs devoirs en
cette rencontre.
Monsieur, apres avoir demeure un jour en-
tier a La Capelle pour prendre un peu de repos,
alln coucher a Marie , proche Laon ; le jour
d'apres il rencontra le due de Chaulnes , qui ve-
noit au devant de lui avec plusieurs gentilshora-
mes de son gouvernement. II passa a La Fere ,
ou le marquis de Nesle le recut , et a Soissons ,
ou il trouva le sieur de Chavigny, secretaire
d'Etat et parliculier confident du cardinal de
Richelieu , que le Roi avoit envoye, et Bautru
li)6
WlhlOIRF.S OR MONTRESOR. flOSS"
avec lui , pour temoigiier a Son Altesse la joie
qu'avoit Sa Majeste de son retour, et I'impa-
tience dans laquelle elle etoit de la voir.
Ledit sieur de Chavigny et Bautru , dans des
conferences particulieres qu'lls eurent avec le
sieur de Puylaurens , voulurent pressentir a
quoi il se determineroit sur le sujet du mariage
de Monsieur; mais ils le trouverent plus dispose
a le maintenir que le cardinal ne se I'etoit pro-
pose, lis lui firent assez connoitre quelle etoit
I'intention du Roi , et que Sa Majeste ne s'etoit
soumise au jugement de I'Eglise que pour gar-
der les apparences.
lis ajouterent qu'ils ne lui celoient pas que ,
de quelque sorte que ce fut, il ne falloit point
s'attendre qu'il put subsister, et qu'ils s'eton-
noient fort de le trouver plus scrupuleux qu'un
homme de coeur ne devoit etre dans une occa-
sion de laquelle tout I'etablissement de sa for-
tune dependoit.
Les envoyes du Roi voyant que les esperan-
ces desquelles ils le vouloient flatter ne change •
roieut point sa premiere opinion , Bautru , as-
sez legerement , s'echappa de lui dire que
puisqu'il le trouvoit dans une resolution sem-
blable , qu'il soubaiteroit , pour beaucoup de
raisons, qu'il fut encore a Bruxelles.
Puylaurens s'apercut bien de ce qu'il vouloit
dire , et fut persuade par ce discours qu'il au-
roit beaucoup de traverses a souffrir. II le dis-
simula pourtant et feignit de n'y pas prendre
garde. Ce fut aussi le meilleur parti qu'il put
prendre de I'attribuer a la facon ordinaire de
parler de Bautru , parce qu'il s'etoit mis dans
un etat duquel il ne se pouvoit plus retirer. II
en rendit compte a Son Altesse, a laquelle il
resta peu de satisfaction de ce qu'il en avoit ap-
pris, et , dans I'inquietude de I'evenement , il
arriva a Saint-Germain , ou le Roi lui fit pa-
roitre autant de bonne volonte que s'il ne se fut
jamais rien passe entre eux capable d'y appor-
ter de I'alteration.
Puijlaurens arrdtc; Corbie assiegeej Monsieur
se retire a Blois , 71/. le comte de Soissons a
Sedan ; le lioi vient a Orleans a l^accom-
modement de Monsieur.
[1G35] Dans le traitefait entre le Roi et M. le
due d'Orleans, en 1634, Ton avoit reserve, par
des articles particuliers, les conditions les plus
essentielles , et surtout celles qui regardoient
le mariage de Puylaurcins avec une des parentes
du cardinal de Richelieu , qui pretendoit par
cette alliance s'assurer, pour Tavcnir comme
pour le present, le gouvernement et I'autorite
qu'il avoit prise dans le maniement des affaires,
et pouvoir, dans la dependance absolue que le
favori d'un prince , qui etoit heritier presomp-
tif de la couronne, auroit a suivre tons ses mou-
vemens et s'attacher a ses interets , venir a bout
du demariage de Son Altesse pour arriver a ce-
lui de la ducbesse d'Aiguillon , sa niece, qu'il
s'etoit des long-temps promis, pourvu qu'il put
retirer M. le due d'Orleans d'enlre les mains
des Espagnols, et I'eloigner de madame sa
femme et de la maison de Lorraine.
Ces vastes et grandes esperances , qui n'a-
voient pour fondement que son ambition, ren-
contrant des oppositions qui lui paroissoient, de-
puis le retour de Son Altesse , plus malaisees a
vaincre qu'il ne se I'etoit persuade; la conduite
de Puylaurens ne le satisfaisant pas aussi et lui
donnant des ombrages , il changea le dessein
de le conserver, dans la creance qu'il lui seroit
plus utile de le perdre.
L'une des principales raisons qui avancoit le
malheur de ce gentilhomme, qui s'etoit eleve
avec autant de bonheur pour le moins que de
merite, quoiqu'a dire la verite il n'en fut pas
tout-a-fait depourvu , ce fut une lettre que Son
Altesse ecrivit a Sa Saintete avant que de re-
venir en France , par laquelle il la supplioit de
n'ajouter aucune foi a tout ce qu'il feroit contre
son mariage quand il seroit de retour en France,
parce qu'il seroit obtenu par force , et contre
I'intention qu'il auroit toute sa vie de le main-
tenir etre bien et valablement contracte.
Le cardinal , offense de ce que Puylaurens ne
lui avoit pas decouvert ce secret, I'ayant appris
d'ailleurs, lui en fit des reproches qui I'obli-
gerent a prendre son excuse sur ce qu'il ne lui
avoit pas demande.
Son Eminence, emue de sa reponse , lui re-
partit en jurant qu'il le pouvoit soulager de cette
peine s'il lui eut plu , et le quitta avec un vi-
sage qui temoignoit beaucoup d'aigreur contre
lui.
II y eut neanmoins quelque espece d'accom-
modement entre eux , plus veritable en appa-
rence qu'en effet; car le cardinal etoit homme
a ne pardonner jamais a ceux qui pouvoient
empecher ou retarder le succes des choses qu'il
s'etoit une fois proposees , comme celles qui lui
pouvoient procurer le plus grand et notable
avantage qu'il eut a souhaiter dans I'etablisse-
ment de sa fortune. II se porta facilement a le-
ver tous les obstacles qu'il crut capables de for-
mer opposition a ce dessein.
Le Roi , qui etoit pousse par sa propre incli-
nation aux actions de sevcrite, moins sortables
a la dignite d'un grand prince que celles de la
MEMOIKKS DE MO«TUKSOK. [tG85]
197
clenieiice, sur ce qu'il lui fit entendre que Puy-
laurens entretenoit ses anciennes alliances avec
les Espagnols (ce qui etoitentierement suppose),
accorda avec plaisir son consentement pour
qu'on se saisit de sa personue.
Le cardinal prit soin de donner les ordres ne-
cessaires pour executer cette deliberation, dans
laquelle il contrevenoit egalement a sa parole
si solennellement donnee, et a Talliance qu'il
avoit contractee avec lui, qui est la derniere su-
rete que les hommes puissent prendre ensem-
ble, et qui est si rarement violee, que tout
commerce est detruit lorsqu'elle n'est plus mise
en consideration.
Le temps d'arreter Puylaurens fut pris le soir
que Son Altesse devoit repeler son ballet au
Louvre {[) , ou cet esprit malicieux et dissi-
mule I'entretint fort long-temps dans le cabinet
du Roi.
Dans la conversation qu'il eut avec lui , il se
pluta lui faire des railleries fort piquantes, et
a lui demander, parce qu'il parloit fort pen et
etoit assez froid de son naturel, quand se fon-
droient ses glaces.
Le cardinal ensuite entra dans la chambre
du Roi , et Puylaurens, qui etoit demeure dans
le cabinet, futretenu par Gordes, capitaine des
gardes du corps, qui lui dit avoir ordre de Sa
Majeste de s'assurer de sa personne. II temoi-
gna beaucoup de fermete dans un rencontre si
imprevu et de cette consequence, et, laissant le
soin de ce qui le regardoit, 11 s'enquit de I'etat
auquel etoit Monsieur, son maitre. Apres que
Gordes lui eut repondu qu'il etoit en pleine li-
(1) Puylaurens fut arrete le 14 f^vrier ; le lendemain
le Roy ^crivit en ces termes au due d'Orldans :
Du 15 f^vrier 1635.
« Mon cousin , j'ai bi'en voulu vous donner avis du
desplaisir que j'ay eu d'estre oblige de faiie arrester Puy-
laurens. J'esp^rois que , iasse de sa mauvaise conduittc ,
mes nouveiles graces, du lout extraordinaires. Tempes-
clieroient de retomber en pareilies fautes a celles par Jes-
quelles , violant au pass<5 son devoir et sa foy , il a si in-
gratement niesconnu tant de bienfaits qu'il a receus de
moy en divers temps; j'avois mcsme consenly qu'il prist
alliance avec mon tres-chcr et tres-am($ cousin le cardi-
nal de Richelieu , qui n'csloit pas une petite marque de
la conQance que je voulois avoir en luy , chacun con-
noissant assez et la singulierc affection que jc porte a
mon cousin, et les grands sujetsquej'en ay; mais lesma-
nifestes contraventions que ledit Puylaurens a faites aux
conditions sp^cialcmcnt cxprimi^es dans la grace parmoi
accordt'e , le deuxiesme oclobre dernier passe, m'ayant
fait connoislre que rien n'estoit capable de le dcstourner
de la continuation de ses mauvais dcsseins qui ont deja
cause tant de mallieurs a ce royaume, que j'ay grand
sujct d'en appr(5hender la suitle. Pour ne manqucr pas
a ce que je dois a mon Estat , a la personne de mon tres-
cher fr^re et a la micnne, j'ay est(? conlraint de m'as-
berte, 11 reprit la parole pour lui dire queM. le
cardinal ne lui avoit pas doune le loisir de faire
ce qu'il desiroit pour lui , et que , differant da-
vantage de porter les choses a cette extremite ,
le temps lui eut fourni les moyens et les occa-
sions de le contenter.
Le Fargis et Charnaze furent aussi arretes
dans le Louvre , et Le Coudray-Montpensier in-
continent apres au logis de M. le chancelier.
L'on mena Puylaurens et Le Fargis au bois
deVincennes, le lendemain matin, dans desear-
rosses differens; et les deux autres, Le Coudray
a la Bastille, et Charnaze au logis du chevalier
du guet.
Ballouet , enseigne des gardes du corps ,
homme rude et a tout faire , eut la charge de
garder Puylaurens avec huit gardes du corps,
choisis dans diverses compagnies. Son humeur
convenoit fort bien a I'emploi qu'il avoit recu,
car il s'acquitta de sa commission avec toute la
rigueur que le cardinal desiroit qui fut obser-
vee ; en sorteque, dans le quatrieme mois de sa
prison, 11 raourut par des moyens suspects et
odieux, s'ilssont tels que les apparences le font
croire.
Je puis assurer, pour m'en etre bien inform^,
qu'il y avoit plus de deux mois que les fenetres
de sa chambre n'avoient ete ouvertes, et que
I'air et le jour lui etoicnt interdits , de meme
que s'il eut ete dans un cachet et le plus crimi-
nel de tons les hommes.
L'on publia qu'il etoit mort depourpre ; mais
il est a remarquer que le poison fait de memes
effets, et qu'aucun des siens n'eut la liberte
seurer dudit Puylaurens , comme estant le seul moyen
de prdvenir les maux qu'il nous prdparoit de nouveau ,
a I'insceu et contre I'intention de nostre tres-cher Here.
Ce qui me console en cette occasion est que je suis aussi
asseur^ des bonnes intentions de mondit frere , comme
les mauvaises dudit Puylaurens me sont connues. Le
bon et favorable traittement que non seulement mondit
frere recevra de moy en toutes occasions, mais en outre
tous ses bons et Odels serviteurs , que je ne distingue
point des miens, fera voir a tout le monde que jc I'ayme
autant que moy-mesme, el que je n'eusse pas pris la re-
solution port(5e par la pr^sente d^pesche , si je n'y eusse
est6 forc6 par des sujets tres-pressans. Pour en faire
connoislre I'importance, je me contenteray de dire qu'il
a eu diverses intelligences avec des personnes manifcs-
tement coupables d'aitenlat contre ma vie, personnes
non seulement excluses de ma grace par la nature de
leurs cri.mes , mais en outre parce qu'elles en sont nom-
m^ment except^es. Je laissc presentement a part beau-
coup d'autres preuves ^videnles que j'ay de la mau-
vaise foy dudit Puylaurens. qui seront connues avec
le temps. Vous donnercz part de ce que dessus a
lous mes bons subjcts estant dans rcstcnduc de vostre
gouvernement. Priant Dieu qu'il vous ayt en sa sainlc
garde,
» Louis. »
ios
wiiJioniKs DE mo:
de le voir diiiant sa maladie iii apies sa mort.
Sou Altesse, en ay ant appris la nouvelle a
Blois, sentit en elle-meme augmenter le ressen-
liment de I'affront qu'elle avoit recu de la de-
tention de son principal confident, arrivee quasi
en sa presence , sans autre droit que celui de
I'autorite absolue du Roi , dont le cardinal de
Richelieu se servoit de lamaniere qu'il estimoit
)a plus avantageuse a ses interets et la plus
propre a ses passions.
Mais, pour continuer ce discours avec moins
de confusion , lorsque Puylaurens fut arrele au
Louvre, Sa Majeste fit appeler Son Altesse, le
cardinal etant en tiers, lui protesta que ce qui
s'etoit passe en presence de sa personne ne re-
gardoit en facon du nionde la sienne; qu'il de-
voit etre assure de sa bonne volonle , dont il lui
I'enouveloit les assurances, et croire qu'il ne se
seroit pu resoudre a ce qui s'etoit passe, s'il
n'avoit recu des avis fort certains que Puy-
laurens, a son insu , traitoitbeaucoupde choses
prejudiciables a sou service et au repos de son
Etat.
Le cai'dinal y ajouta que Monsieur devoit
lendrescs volontes conformes a celles du Roi,
et pouvoit se promettre tout ce qu'il auroit a
<lesirer de sa bonte, pourvu qu'il prit toujours
le parti du respect et de fobeissance : ce qui
fut accompagne de plusieurs protestations de
.services.
Les reponses de Monsieur, dans line conjonc-
ture si delicate et si dangereuse pour lui, fu-
lent tellesque Sa Majeste les eut pour agreables,
et que le cardinal en demeura satisfait ; et je
••rois qu'en partie son silence le tira du mau-
vais pas auquel il se trouvoit engage.
Sa Majeste voulut parler a Ouallly, capitaine
des gardes de Son Altesse, considerable dans la
inaison poursa charge, sa naissance et son me-
rite, eta Goulas aussi et a La Riviere, aux-
quels je n'attribuerai les memes qualites.
Le premier nomme entra seul , et le Roi lui
dit assez haut, en presence de ceux qui etoient
dans le cabinet, qu'il ne devoit pas etre touche
de beaucoup de deplaisir de ce qui etoit arrive,
puisque Puylaurens avoit en toute occasion tres-
)nal vecu avec lui, et qu'il consideroit fort peu
les gens de qualite de la maison de Monsieur,
son frere. Mais bien loin de s'en plaindre, et de
faire sa eour par une lache complaisance, il re-
pondit avec grand respect a Sa Majeste , et dans
les sentimensd'un bomme d'bonneur, qu'il etoit
vrai qu'il n'etoit pas lie avec Puylaurens d'une
amitie fort etroite et particuliere , ce qui ii'em-
p(5clioit pas qu'il n'eiit regret de son malhcur ,
((uoi([u'il en ignorc'\t la cause.
Le Roi en etant denieure su.pris , lui temoi-
gna en paroles generales que ce qui avoit ete
fait n'interessoit point Monsieur ni les siens, et
que Puylaurens avoit conserve avec les enne-
mis de I'Etat des intelligences contre son ser-
vice : ce qui est toutefois encore a proiiver.
Quanta La Riviere et Goulas, ils furent menes
par le petit escalier du Louvre, dans lequel un
homme digne de creance les rencontra avec un
exterieur qui faisoit connoitre qu'ils ressentolent
avec joie le malheur de Puylaurens, et etoient
fort peu touches de la honte que Monsieur en
pouvoit recevoir.
Je n'ai pas su le detail des or d res qui leur
furent donnes dans la conference particuliere
qu'ils eurent avec Son Eminence ; mais les appa-
rences persuadent , et les suites justifient, qu'ils
furent bien inforraes du personnage qu'ils de-
voient jouer aupres de leur maitre , dont ils se-
roient encore plus instruits par Chavigny, se-
eretaire-d'Etat, qui se serviroit de leur entre-
mise et de celle de d'EIbene , selon les occasions
qui se presenteroient.
Son Altesse, dans les inquietudes que lui
causoit I'etat auquel elle se voj'oit reduite,
voulut bien se souvenir de moi pour me rap-
procher de sa personne , dont j'etois lors
eloigne.
Le Teillac , que j'avois laisse a Paris, qui
6toit connu de Monsieur pour homme fidele et
secret, me vint trouver de sa part, et m'ap-
porter ordre de m'y rendre dans la plus grande
diligence qu'il me seroit possible , parce que
I'occasion pressoit.
Des le meme jour que je fus arrive , je fus
averti par deux de mes amis intimes que Ton
m'avoit mis dans le memoire de ceux qui de-
voient etre bannis : ce qui me donna peu de
peine, estimant a bonheur de souffrir pour
Monsieur , pourvu ((ue par aucune faute parti-
culiere je n'y eusse rien contribue.
Le lendemain , dans cette incertitude , j'eus
I'honneur de lui faire la reverence, le cardinal
de La Valette et Ikiutru presens.
Son .Altesse ne me dit que deux ou trois pa-
roles devant eux , qui ne signifioient rien dont
le dernier put faire son rapport ; mais je m'a-
percus , lorsque je m'approchai pour leur par-
ler, ainsi que j'avois accoutume de faire, par
le soin qu'ils piirent de I'eviter , qui passoit
jusques a rincivilite , que je n'etois agreableau
cardinal Richelieu , et que I'un et I'autre en
■^ etoient fort persuades.
Apres qu'ils se furent retires. Monsieur,
qui me vouloit entretenir , m'appela dans son
cabinet , oil il lui plut me dire qu'il avoit des-
MEMOIRKS DH MOX
seiQ de se confier en nioi plus qu'en aucun autre
dts siens , et qu'il attendoit de mon zele a son
service toutcs les preuves d'afl'ection et de fide-
lite qu'une personne de sa qualite se pouvoit
promettre dun gentilhomme duquel il avoit
concu^bonne opinion.
Ce fut en cette sorte que j'entrai dans I'hon-
neur de sa confiance. Je m'etudiai des-Iors de
m'en prevaloir , par des moyens entierement
opposes a ceux dont se servent la plupart des
gens de cour qui s'avancent aux bonnes graces
des princes ; car j'avois autant de soin et de re-
tenue pour celer cette confiance qu'ils se plai-
sent d'ordinaire , pour conteuter leur \anite ,
de la faire eclater , et d'en augmenter la
creance.
Jejugeai cette sorte de conduite utile et ne-
cessaire pour les interets de Son Altesse, et la
seule capable pour me conserver aupres d'elle ,
prevoyant que je n'eusse jamais pu eviter , pre-
nant d'autres mesures , la persecution du car-
dinal, que Tenvie deceux desquels ils'etoit pro-
pose de se servir, m'auroit sans doute attiree par
une infinite de mauvais offices.
Le principal dessein de Son Eminence etant
de regagner I'esprit de Monsieur , Goulas ,
d'Elbene et La Riviere eurent charge de s'y
employer; et comme I'interet pouvoit tout siir
ces ames venales, ils se preparerent bien a exe-
cuter ce qui leur etoit commande.
Les premiers soins de ces trois infideles do-
mestiques furent employes a insinuer a Son
Altesse , autant qu'il dependoit d'eux , quelle
etoit la puissance et I'autorite du cardinal , et
de lui representer que non-seulement sa gran-
deur , mais encore sa surete , se rencontroient
si absolument entre ses mains , qu'il lui etoit
impossible d'eviter sa perte s'il ne prenoit de
particulieres liaisons avec lui ; qu'il tireroit ,
en deferant aux conseils d'uu ministre dont la
puissance ne pouvoit etre choquee, tous les
avantages qu'il en desireroit ; et qu'en usant
autrement, il se mettroit en etat d'avoir tout a
craindre et se rendroit sujet a toutes sorles
de malheurs, desquels il ne verroit jamais la fin.
Son Altesse, pleinement informeea quoi ten-
doient telles persuasions , les ecouta plus volon-
tiers qu'elle ne se plaisoit a leur repondre ; et
quand elle s'y trouvoit obligee , c'etoit dans des
termes qui ne leur faisoient pas decouvrir le
secret sentiment des iHjures qu'elle avoit recues.
Monsieur se servoit encore de cette adressc
de faire si bon visage au cardinal , que , par
des demonstrations exterieures, il lui donnoit
opinion qu'il commencoit a se rcndre plus ploya-
ble a ce qu'il vouloit oblcnir dc lui.
TMESOa. [lUJij 199
Chavigny , qui faisoit agir les autres , avoit
son ordre particulier d'abandonner rarement
Son Altesse ; mais dans cette sujetion , comme
il etoit jeune , et moins modere qu'il ne I'a pniu
depuis , il ne gardoit pas le repect qui etoit du
i\ Monsieur , et se dispensoit tres-souvent de lui
rendre la complaisance necessaire a effacer l«
souvenir des choses passees.
La Riviere, homme malicleux, ayant pene-
tre , par I'habitude qu'il avoit aupres de sou
mattre, que le procede de Chavigny le cho-
quoit , tant s'en fallut qu'il I'en avertit pour y
apporter le remede , qu'il en augmenta I'aigreur
(jue Son Altesse en avoit concue , avec inten-
tion de s'en prevaloir dans des conjonctures fa-
vorables a ses interets particuliers.
Toute cette cabale de gens malintentionnes
pour le service de Monsieur , quoique divises
par la jalousie de leur emploi , convenoit nean-
moins en ce point de faire tous leurs efforts
pour le disposer ix souffrir la rupture de son
mariage.
Pour faire reussir ce pernicieux dessein , ils
agissoient de concert, et avec une telle ardeur,
que c'etoit un scandale public de les voir solli-
citer Son Altesse a commettre une action si
prejudiciable a sa conscience et si honteuse a sa
reputation. Nonobstant les instances qu'ils fai-
soient aupres de Monsieur, il tenoit ferine dans
sa resolution prise de ne point se relacher jamais
sur cet article.
il essayoit de gagner le temps par les divers
voyages qu'il faisoit dans son apanage, qui etoit
son sejour le plus ordinaire. 11 me souvient de
celui qu'il fit pour se delivrer de leurs importu-
nites.
II se mit sur I'eau a Blois pour aller a Nantes
et passer jusques a Morbihan. D'Elbene, qui
I'avoit suivi , en prit mai a propos I'alarme et
fut assez imprudent pour eerire au cardinal en
ces propres termes : qu'il ne repondoit plus des
actions de Monsieur, qu'il croyoit se rctlrer en
Angleterre.
Sur cet avis mal digere, le cardinal de Ri-
chelieu fit parlir de Paris La Riviere et Goulas
en poste , qui me trouverent aupres d'Orleans ,
oil je courois le cerf , bien informe du sujet qui
les pressoit si fort d'arriver aupres de Son Al-
tesse, et de leur crainte imperlinente.
Apres qu'ils m'eurent entretenu de beaucou[)
de discours inutiles , je me moquai d'eux , et
les laissai aller , etant assure que si le voyago
qui faisoit tant de bruit eut ele de la conse-
quence qu'ils se I'ctoient persuade, je n'auroia
pas ete oublie par Son Altesse.
ChaNignv , aussi hiUe et inquiete que cc:*
200
MKWOIX5ES 1)E MONTBESOR. 10 So
deux courriers , passu la iiuit au lieu rueine ou
j'etois, et, quoiqu'il le sut tres-bien, n'ayant pas
demande a me voir, je me mis fortpeu eu peine
de lui rendre aucune civiiite.
lis trouverent Son Altesse a Blois , oil elle
etoit de retour , qu'ils ramenerent a Paris, pour
rassurer I'esprit du cardinal des apprehensions
qu'il avoit eues. Ceux qui etablissent des des-
seins sur des matieres qui portent leurs repro-
ches , agissent avec inquietude et sont toujours
incertains des voies qu'ils ont a tenir.
Le cardinal etant en cet etat sur le sujet du
mariage de Son Altesse, duquel il vouloit venir
a bout a quelque prix que ce put etre , par des
assemblees secretes de docteurs qui depen-
doient entierement de lui , il en faisoit consul-
ter les moyens; et , pour fortifier la cabale que
j'ai ci-devant nommee, Chaudebonne , qui avoit
de belles apparences de probite, fut associe
avec eux pour travailler plus utilement aupres
de Son Altesse, afm de la rendre plus facile
sur le sujet de co demariage injustement pre-
tendu.
Pour corrompre les bonnes intentions de
Monsieur , ils mettoient en pratique toutes les
adresses dont ils etoient capables de s'aviser;
et comme la duchesse d'Aiguillon avoit assez de
graces en sa personne pour donner de I'amour a
un jeune prince, ils ne perdoient aucune occa-
sion de la louer en sa presence , et de le faire
trouver ou elle alloit, pour I'embarquer d'af-
fection.
De son cote, elle ne s'aidoit pas raal et cachoit,
sous la modestie qu'elle a toujours affectee ,
I'ambition qu'elle avoit de s'ouvrir le chemin a
une condition si glorieuse pour elle, et si dis-
proportionnee a sa naissance et au rang que
son premier mariage lui devoit faire tenir.
Dans ces negociations , honteuses pour ceux
qui les avoient entreprises , je considerois Mon-
sieur dans une douleur extreme; car je connois-
sois veritablement qu'il avoit une entiere repu-
gnance de s'imposer une contrainte qui conve-
noit si peu a la naissance d'un prince de sa
qualite , et me faisoit I'honneur de s'en ouvrir
souvent a moi , qui lui eusse souhaite plus de
vigueur et de resolution ; mais ce que je pou-
vois dans cet ambarras d'affaire , oii sa reputa-
tion etoit si fort intercssee, n'alloit qu'a lui re-
-presenter ce qu'il devoit a Madame et a sa
propre conscience, qui seroit eternellement
Iroublees'il commettoit une action qui le ren-
droit le plus deshonore prince du monde, et
qu'a toute extremite il y avoit des remedes in-
faillibles pour se delivrer de persecution. Ce
qui le soulagcoit inliniment dans celle qu'il rc-
cevoit uu nom du Roi par le cardinal , c'^toit la
connoissance qu'il avoit que Sa Saintete ne fa-
vorisoit point les pretentions de la France sur
le sujet de ce demariage , et fondoit son refus
d'admettre les instances faites par I'ambassa-
deur de Sa Majeste a Rome sur la lettre ecrite
de Bruxelles par Son Altesse, que j'ai ci-devant
alleguee comme la cause plus effective de la
mort de Puylaurens.
Madame la duchesse d'Orleans, qui jouoit son
role dans cette occasion , s'aidoit puissamment
de sa part, faisant representer au Pape, par ses
agens intelligens et fideles , les raisons qui eta-
blissoient son droit, qui etoient d'autant plus
dignes d'etre entendues favorabIement,qu'elles
venoient d'une princesse aussi illustre par la pu-
rete de ses actions et I'innocence de sa vie , que
par I'eclat de sa grandeur et de sa qualite. Ses
interets appuyes par la faction espagnole , et la
consideration de la maison de Lorraine , jointe
a des pieces autheutiques qu'elle faisoit voir a
Sa Saintete, par lesquelles elle justifioit toutes
les formalites requises avoir ete observees dans
son mariage , auxquelles Ton n'opposoit que les
lois fondamentales du royaume, qui n'etoient
ecrites en aucune part , et sur ce sujet purement
imaginaires , portoient du moins la balance con-
tre les artifices du cardinal de Richelieu et les
sollicitations pressantes des miuistres de ses pas-
sions. L'evenement parolssant incertain, donnoit
lieu d'esperer a toutes les parties , et faisoit que
chacun suspendoit son jugement , et consideroit
Monsieur pour voir s'il decideroit cette impor-
tante question par le refus ou I'octroi de son con-
sentement , et si les moyens desquels le cardinal
se servoit aupres de lui prevaudroient a I'affec^
tion qu'il avoit a Madame , et a I'obligation qui
I'engageoit a tout souffrir plut6t que de changer
de sentiment pour elle.
G'est une maxime indubitable que ceux qui
tourmentent les autres se persecutent aussi eux-
memes. Par cette regie generale, le cardinal,
agite, changea I'ordre qu'il s'etoit prescrit, et
voulut user vers Monsieur de toutes les complai^^
sauces qu'il pouvoit juger lui devoir etre agrea'
bles. II obligeoit le Roi, pour gagner Son Al-
tesse, a lui faire des gratifications qui contri-
buoient a son divertissement , et a faire b^tir a
Blois et a Chamhord. Enfui toutes les subtilites
d'un celebre affronteur furent mises en oeuvre
par lui , pendant quelques mois que la fantaisie
de jouer la comedie sous ce personnage lui dura.
D'Elbene et La Riviere , qui en etoient les
acteurs qui se presentoient le plus souvent sur
le theatre, par la jalousie qu'ils eurent de leur
credit, se diviserentde cette bonne amitie qu'ils
MEMUIUBS Un THO.VTliESOIt. [163G1
30 1
avoient contractee ensemble 8ur de si legitimes
fondemens ; la haiue s'y etant melee, ils en vin-
rent jusques a cette extremite , en presence de
Sou Altesse Royale, de se faire des repioches,
et se dire des injures honteuses seulemeut a re-
peter. Les plus honn^tes qui se peuvent rappor-
ter fureut que le premier nomme marqua a I'au-
tre quelle etoit sa vie passee et la bassesse de
sou extraction ; et La Riviere , pique au \if , fit
le portrait du merite et de la bonne mine de
d'Elbene, que la nature veritablement avoit fort
disgracie.
Cette rupture eutreeux ne tirapourtant a au-
cune consequence , parce que les sujets n'en va-
loient pas la peine , et que le silence leur fut im-
pose par leurs superieurs; mais quant a I'aigreur,
elle se conserva dans son entier sans aucune re-
conciliation , quelques soins que leurs amis com-
niuns prissent de les rajuster, pour les obliger de
revenir a leur premiere intelligence.
[IG3G] La mort de M. I'eveque de Cahors,
premier aumonier de Monsieur , etant arrivee
quelque temps apres , La Riviere , qui avoit ete
son domestique , crut devoir etre son successeur,
qui u'est pas ordinairemeut un litre qui soit fort
considere pour donner droit a une pretention.
Se servant de cette conjonctnre , il fit con-
noitre a Monsieur qu'etant sa creature, il im-
portoit beaucoup a sa reputation de le preferer
en la disposition de cette charge a I'eveque de
Boulogne, oncle de Chavigny, duquel il le
croyoit tenir , et n'en avoir aucune obligation a
Son Altesse. Bien qu'elle fut persuadee qu'il n'y
avoit pas une parole de veritable de toutes eel les
qu'il lui avoit dites sans en avoir la moiudre pu-
deur, I'aversion qu'il avoit concue contre Cha-
vigny lui fit obtenir ce qu'il avoit demande, qui
etoit un choix duquel Monsieur ne se pouvoit
excuser , cette charge ne devant etre remplie
dans la maison d'un prince comme lui, que par
des personncs de vertu et de qualite, et qui s'en
fussent tenues fort honorees , quoique capables
de la possederavec dignite et reputation.
Chavigny, offense de cette preference, qui
enfloit le coeur de La Riviere , pour I'humilier et
faire voir cellc qui etoit entre eux , se servit de
son credit aupres du cardinal de Richelieu.
D'Elbene s'entremettant aussi de son c6te par
des rapports faux on veritables , ne demeura pas
inutile ; et la chose fut conduite avec taut de
chaleur , que La Riviere, pour s'etre voulu me-
surer avec Chavigny, qui n'etoit pas homme a
le souffrir, fut mene a la Bastille.
Ce ne fut pas le seul qui tomba en cette dis-
griice dans cette conjonctnre : car le cardinal ,
pour tenir toujours lesprit du Roi en jalousie
contre Son Altesse , supposa qu'il y avoit des ca-
bales dans sa maison , et fit chasser L'Espinay ,
qui etoit fort bien avec elle , et le vicomte d'Au-
teuil, le chevalier de Beuil , Guillemin, I'un de
ses secretaires , et Legrand , I'un de ses premiers
valets de chambre , qui eurent tons ordre de
sortir de Paris et de u'approcher plus Monsieur.
D'Elbene et Goulas continuerent dans leurs
emplois ; et d'Elbene , plus libre selon sa creance
par I'absence de La Riviere , et plus assure de
son credit par I'eloigneraent des autres que je
viens de nomraer , se mecomptoit beaucoup ; car
Son Altesse, aigrie au dernier point contre lui
des mauvais moyens dont il s'etoit servi pour
faire eloigner d'aupres de sa personne des gens
qui I'avoient suivie dans toutes ses disgraces , et
qui lui etoient fort agreables , particulierement
L'Espinay, se disposa a chercher I'occasion de
le chasser avec infamie.
Je ne veux pas laisser passer ici de dire ce que
Monsieur a conte a plusieurs des siens, que ja-
mais d'Elbene ne lui avoit parle a I'avantage de
personne du monde , et que sa malice s'etoit por-
tee jusque dans cet exces , qu'il n'y avoit aucun
dans sa maison duquel il ne lui eut dit du mai.
Comme la Providence divine ne permet jamais
que les actions d'honnenr et de vertu demeurent
sans recompense, aussi ne souffre-t-elle pas que
les crimes demeurent sans chatiment. Celui que
d'Elbene avoit commis etoit entieremeutodieux,
d'avoir voulu empoisonner 1 'esprit de Son Al-
tesse de mauvaises impressions contre ses plus
fideles serviteurs , et de n'en avoir exempte au-
cuns.
La resolution de Monsieur n'etoit pas absolu-
ment prise lors d'y donner ordre, dans la crainte
qu'il avoit que le cardinal ne s'interessat de le
maintenir , mais il se laissoit entendre d'en avoir
grande envie. Je puis assurer en conscience que
je n'avois aucune haine pour lui , et que ce qui
m'obligeoit a fortifier Son Altesse dans la dis-
position qu'il m'avoit fait Thonneur de me com-
muniquer, ne venoit purement que du zele que
j'avois pour son service, et pour venger le ban-
nissement de mes amis sur celui qui en etoit
I'auteur. Je fis pour ces deux considerations ce.
que je devois. II avoit desobiige tant de per-
sonnes, que de tons cotes il recevoit de dange-
rcuses atteintes. La derniere , qui acheva de le
perdre, lui fut donnee par Snrdigny, par Sau-.
mery et moi , au coucher de Son Altesse, ou
nous nous trouvames seuls. Elle se fit entretenir
dune infinite de choses tant passees que pre-
sentes,et tomba a la fin sur le chapitre de d'El-
bene, qui lui tenoit fort au coeur ; ehacun tra-
vailla si utilcment , que le lendemain Monsieur
WEMOIKtS DE MOMfiESOB. [iGSGj
y ayant fait reflexion, m'assura qu'il lui feroit
i'affront tout entier, s'il etoit assez impiudent
pour se presenter devnnt lui a Orleans , oil 11 al-
loit coucher ce jour-la.
II me tint si bien la parole qu'il m'avoit don-
nee , que d'Elbene s'y etant rendu , il le chassa
avec les termes du plus grand mepris qu'un
prince puisse tenir a un gentilhomme.
Le cardinal n'en voulut point prendre I'affir-
mative , contre I'opinion de plusieurs - qui etoient
assez foibles pour levouloir faire apprehender a
Son Altesse.
Goulas, qui etoit le moins dangereux des
trois , resta seul dans la maison ; et le repos des
gens de bien n'etant pas si traverse , je commen-
cai d'esperer de pouvoir plus facilement entre-
prendre, pour le service de mon maitre , des
choscs de plus grande consequence que des in-
trigues et des demeles de cette nature, pour les-
quels il me semble que ceux qui font une parti-
culiere profession d'bonneur doivent toujours
avoir une extreme aversion.
Cependant la guerre etant allumee et ayant
ete declaree entre les deux couronnes, de I'au-
torite particuliere du cardinal , sans assemblee
d'Etats , ni des grands du royaume , qui de-
voient etre appeles dans une deliberation de
cette nature, suivant ce qui s'est toujours prati-
que (raais I'orgueil du cardinal etoit au-dessus
des formes) , il prit cette imporlante resolution,
qui alloit troubler tons les Etats de I'Europe,
avec des gens tout soumis a ses volontes, et
aussi vastes dans leurs pensees que lui-merae le
pouvoit etre dans ses desseins. Cette grande en-
treprise faite en un jour, qui devoitetre de long-
temps premeditee, pour que les preparatifs ne-
cessaires a la soutenir avec reputation ne man-
quassent point quand il s'agiroit de reparer les
disgraces de la guerre, ou pour porter avec plus
de gloire et d'eclat les armes du Roi dans la
Flandre, lorsque la fortune les favoriseroit de
quelque heureux evenement ; toutes les conside-
rations qu'un sage ministre auroit cues et toutes
les mesures qu'il auroit prises lui tournerent a
mepris, emporte par son impetuosite naturelle,
que je nesaurois nommer que fureur desesperee,
et lui un fleau de Dieu pour le cbatiment des
liommes, qui engagea la France dans un dessein
duquel lui seul etoit capable de se resoudre.
Aucunes des places frontieres n'etoient en
etat de se defendre; il n'y avoit point d'argent
dans les coffres du Roy ; les poudres et les au-
tj'es munitions, desquelles il etoit impossible dc
se passer, manquoient. Kt apres une pareille
faute, ou , pour mieux parler, toutes celles en-
semble que puisse commeltrc un ministre em-
ploye au gouvernement d'un Etat , il se trouvc
des admirateurs de sa prudence , et qui luidon-
nent des eloges de cette action executee par un
cardinal -pretre , qui s'est rendu auteur d'une
guerre funeste a toute la chretiente!
Apres la bataille d'Aveines , gagnee sous la
conduite du marechal de Chatillon par unbon-
heur tres-extraordinaire , les ennemis , qui ju-
gerent qu'il mettoit tout au basard, reparerent
avec diligence la perte qu'ils avoient faite, et se
rendirent beaucoup plus forts.
M. lecomte,quicommandoit I'armee duRoy,
fut oblige de se retirer devant la leur , parce
que la sienne n'etoit composee que de six millc
hommes de pied. Les ennemis, s'etant saisis de
La Capelle , vinrent tout droit a la riviere dc
Somme. Leur armee etoit pourvue de toutes
choses : ils avoient vingt mille bommes de pied
et dix mille chevaux , trente pieces de canon ,
enfin tout ce qui etoit a desirer pour eux pour
faire de grands progres.
Le passage fut defendu a Bray autant que la
faiblesse des troupes de M. le comte le put per-
mettre , qui fut contraint de se jeter dans Com-
piegne pendant que les ennemis etoient maltres
de la campagne , et que Corbie fut prise , et la
France exposee a toutes les incursions que les
Espagnols y voulurent faire.
Cette digression , dans laquelle j'ai passe hors
de mon sujet , ne doit pas etre desapprouvee ,
puisqu'elle sert a justiiier que le cardinal de
Richelieu , dans ce qu'il a entrepris , a ete plus
oblige a la fortune , que I'Etat a ses conseils et
a ses deliberations.
Pour reprendre le discours que j'ai interrom-
pu des choses que je m'etois proposees , plus
utiles et plus glorieuses que de se meler des in-
trigues et des menees de cour , qui n'ont pour
fm et pour objet que I'interet particulicr,j'ctois
dans la croyance que la sijrete et la grandeur
de Monsieur ne se pouvoient rencontrer que
dans I'abaisseraent du cardinal, ou , pour m'ex-
pliquer plus clairement etselon mes intentions,
par sa perte absolue. Mais comme toute I'auto-
rite etoit entre ses mains, et qu'il etoit en pou-
voir de repandre ses bienfaits et ses grc'ices sur
ceux qui s'attachoient a lui , et d'imprimer par
sa severite laterreur dans la plus grande partie
des gens capables de travailler a sa ruine,je
voyois beaucoup plus de difficulte a faire reus-
sir les desseins que Ton prendroit pour le faire
decheoir, que de raison d'esperer que le succes
en put etre favorable.
Je considerois aussi les malheurs passes de
Son Altesse, les personnes de qualite qui s'e-
loicnt pcrducs pour son service, pour avoir cle
MEMOIUES DE MO.VTJRESOB. [l(JS6]
abandonnees du secours qu'elles en devoient re-
cevoir, et les autres si maltraitees, qu'il me pa-
loissoit un degout quasi universel de s'engager
avec elle. Regardant aussi les conjonctures pre-
sentes d'une autre face, je reconnoissois que le
cardinal etoit en haine et en horreur, araison
de ses violences ; que tout le monde etoit per-
suade qu'il avoit commence la guerre purement
pour satisfaire a sa prodigieuse ambition ; que
par le meme motif 11 la voudroit continuer , et
que les charges et dignites ne seroient confe-
rees qu'a sesproches. Joint qu'il feroit , atoutes
les occasions qui s'en presenteroient , remar-
((uer la durete qu'il avoit pour la desolation et
la misere des peuples, et qu'il se soucioit en-
core moins de sacrifier la noblesse , pourvu
qu'il etablit son autorite au plus haut point
qu'elle pouvoit etreportee.
Dans celte diversite de pensees , je me trou-
vois fort partage ; neanmoins je me determiuai
{\cette opinion qu'il ne falloit pas demeurer inu-
tile, et voir, les bras croises, la ruine de sa pa-
trie et celle de son maitre, sans tenter les moj'ens
de les en garantir.
La condition des princes est touta-fait difi'e-
rentea celle des particuliers : leur naissance a
cet avantage , avec une infinite d'autres , qu'ils
regagnent fort aisement, quandil leur plait de
se faire valoir, la reputation perdue, corame ils
ne succombent pas dans les fautes qu'ils ont
commises, ainsi que font les personnes privees,
qui ne s'en relevent jamais. J'estiinois que Mon-
sieur se pourroit remettre en creance, les fautes
dans lesquelles il etoit tombe ci-devant en par-
tie rejetees sur ceux qu'il avoit employes a son
service, qui avoient eu plus de soin de leurs in-
terets que de sa gloire, qui consistoit a se ren-
dre digne de I'estime publique , et qu'ayant
confiance a des serviteurs moins interesses , il
seroit a couvert de ce dernier inconvenient ,
qui etoit I'origine de tous les malheurs qui lui
etoient arrives ; et par consequent qu'il ne fal-
loit pas desesperer de \oir sa reputation reta-
blie,et de pouvoir, par sonmoyen, procurer une
resolution favorable aux gens de bien qui le
combleroient de benedictions, que Dieu a per-
mis quelquefois pour chatier les ministres su-
perbes et soulager les innocens opprimes. Pour
attaquer avec quelque sorte d'effet la fortune
du cardinal de Richelieu, il y avoit beaucoup
de mesures a prendre, dont les principales con-
slstoient a joindre d'affection plus etroite M. le
due d'Orleans et M. le comte de Soissons , et
les unir tellement d'intcrets , que les artifices
du cardinal nc les pussciit diviser.
Cctlc liaison enlie cux pouvoit procurer en
203
consequence , et dans la suite du temps , cellos
des autres princes avec eux , dont la plupart
etoient desesperes des mauvais traitemens qi;i
leur avoient ete faits. La maison de Guise, par
les violences que Ton continuoit d'exercer con-
tre elle , n'etoit plus en etat de revenir dans le
lustre ou elle avoit ete que par des voies extra-
ordinaires. Celle de Vendomene devoit pas cs-
perer de se relever dans I'abaissement ou elle
se voyoit reduite, que par celui du premier mi-
nistre, qui avoit paru , dans toutes les occasions
qui s'etoient offertes , en etre I'ennemi capital.
Les dues d'Epernon , de Rouillon et de Relz
avoient, chacunen leur particulier, recu des in-
jures en leurs personnes et en leurs fortunes. I a
perte de Metz, et la violence d'un mariage fait
par consideration par le due de La Valette ,
contre son gre, et pour sauver de prison mon-
sieur son pere, ne les laissoit pas sans ressenti-
ment.
Le due de Bouillon recevoit beaucoup de mar-
ques qu'il etoit tenu suspect, et quil n'avoit au-
cune bonne volonte pour lui.
Quant au due de Retz, sa charge de general
des galeres lui avoit ete otee sans recompense ;
les autres grands seigneurs du royaume , et au-
tres personnes de qualite , n'avoient pas de
raoindres sujets de mauvaise satisfaction.
Saint-Ibar , mon cousin germain, qui etoit en
consideration aupres de M. le comte, homme de
bauts desseins et ennemi de la tyrannic, ne de-
siroit pas moins que moi de pouvoir detruire
celle du cardinal. Nous eumes plusieurs confe-
rences , et convinmes de pressentir ce que nous
devious attendre de ces deux princes , qui se
confioient en nous , et cependant de leur me-
nager le plus de serviteurs qu'il nous seroit pos-
sible , sans decouvrir a quelle fin nous faisions
toutes ces intelligences.
M. le due d'Orleans fut le premier qui s'ex-
pliqua de vouloir cette liaison , que j'avois si
fort souhaitee. Saint-Ibar s'en prevalut fort
adroilement aupres de M. le comte , qui se dis-
posa a y repartir comme il devoit ; et pour ce
sujet Ton entra dans un commerce si secret ,
que le cardinal ne le put jamais penetrer , et
que les choses allereut jusqu'a ce point que le
Roi , qui avoit une aversion naturelle contre
M. le comte , confirmee par les mauvais offices
qui lui avoient ete rendus pres de Sa Majeste ,
etSon Eminence, jalousede I'estime qu'il s'etoil
acquise dans la cour et dans Tarmee qu'il com-
mandoit, crut qu'il se devoit servir de M. le
due d'Orleans, et lui donner le commaudement
par-dessus lui , qui etoit cc que nous pou\ion^
dcsirer.
•JO J MEMOIUKS 1)K MO^TUESOK. [ I GoGJ
Convocation de I' arriere-ban pour le siege de
Corbie, prise par les Espagnols.
Get excellent politique fit convoquer les ar-
riere-bans , et tira un puissant secours de Pa-
ris , particulierement des provinces au-deca de
la riviere de Meuse, pour assieger Corbie, place
importante pour sa situation.
Son Altesse fut declaree general de cette ar-
mee , et la jonction de celle de M. le comte se
fit a....
Chaviguy eut ordre de ne point quitter
Monsieur, et de travailler, sur les memoires
que le cardinal lui donna , a diviser ces deux
princes.
Pour empecher que cela n'arrivat , quoique
j'eusse encore la fievre , et des incommodites si
grandes que je n'etois pas reconnoissable, jene
laissai pas de partir de Paris avec Son Altesse ,
et j'oserai dire que je n'exposai pas inutilement
ma vie dans cette occasion, pour detourner i'es-
prit de Monsieur de suivre les conseils qu'il re-
cevoit contre M. le comte.
Lorsque Ton fut a Peronne, ils convinrent
ensemble de ce qu'ils devoient et pouvolent faire
contre le cardinal de Richelieu : ce qui n'etoit
pas lors difficile , s'ils se fussent servis du temps.
Les opinions furentpartagees : les uns etoient
d'avis que par des intrigues du cabinet Ton fit
connoltre au Roy que le malheur de la guerre
avoit ete attire a son royaume par I'ambition du
cardinal , qui , pour se rendre necessaire, avoit
voulu embarquer Sa Majeste dans les affaires
qu'il s'estimoit seul capable de conduire , et
que cette guerre etrangere, qui avoit des suites
considerables, et, selon les evenemens , des
consequences tres-dangereuses, feroit naitre
des factions qui porteroient les princes et grands
seigneurs a former un parti qui causeroit une
guerre civile qui ruineroit I'Etat. A cette soite
d'opinions , ilsjoignirent celle de s'assurer de
ceux qui avoient le principal commandement
dans I'armee, et des gouverncurs des places et
des provinces qui n'avoient pas sujet de desirer
la duree de son autorite.
Plusieurs ne s'en eloignoient pas , pourvu que
sans differer davantage Ton commencat d'en-
treprendie couvertement la perle du cardinal.
l^educ de La Valette proniit en ce lieu de Pe-
ronne (ace que Monsieur et M. le comte deSois-
sons onttoujoursdit du depuis) de les servir en-
vers tous et contre tout autre interet , sans ex-
ception, de son credit et de sa personne, et de
disposer M. d'Epernon a la meme resolution de
tout son pouvoir.
Rlerancourt , qui etoit gouvcrneur de cette
place, I'offrit nettement ; et je suis oblige de dire
que je n'ai point vu d'homme , dans toutes les
occasions , proceder avec plus d'aigreur contre
le cardinal, ni aussi avec plus de franchise.
Pour revenir a I'autre avis , qui etoit plus
court et decisif , parce qu'il ne mettoit point
I'Etat en compromis , et ne touchoit en facon du
monde a I'autorite royale, consistant a decider
en une heure de temps les guerres etrangeres
et civiles, si on vouloit se rendre maitre de la
personne du cardinal de Richelieu , Ton s'arreta
a cette derniere opinion prise entre Monsieur et
M. le comte, et des gens auxquels ils se pou-
voient entierement confier, au nombre de qua-
tre seulement: trois qui en avoient eu connois-
sance par le moyen de M. le comte, et un seul
de la part de Monsieur , qui ne s'en etoit ouvert
a aucun autre.
Le siege de Corbie etant forme , les quartiers
faits et la circonvallation commencee, le Roi
arrivaa Amiens , et venoit de fois a autre voir
les travaux. Sa Majeste logeoit au-deca de la
riviere de Somme , a un chateau nomme de
Maim, et le conseil se tenoit a Amiens, oil le
cardinal etoit loge.
II est a remarquer que le Roi s'en retournoit
a son quartier incontinent apres que le conseil
etoit leve : ce qui fit prendre avec plus de certi-
tude les mesures que Ton pouvoit aisement ajus-
ter , pour achever le dessein projete et resolu
contre la personne du cardinal. Son Altesse et
M. le comte se rendirent a Amiens avec cinq
cents gentilshommes a leur suite, et quasi tous
les officicrs de I'armee avec eux.
Le conseil fut tenu , et lorsque ces messieurs
sortirent avec le Roi , qui monta dans son car-
rosse pour retourner a sou quartier, un de ceux
auxquels ils s'etoient confies leur paria a I'o-
reille pour leur demander s'ils ne persistoient
pas dans leur resolution, auquel ils repondirent
([ue oui.
Au bas du degre, M. le cardinal etant entre
eux deux , le meme regardant Monsieur au vi-
sage, lut fort etonne lorsqu'il apercut Son Al-
tesse mojiter le degre avec une promptitude qui
ne se peut imaginer. Tout ce qu'il put faire , ce
fut de s'attacher a son collet de buffle , et de lui
dire : « Vous voulez vous perdre. »
Monsieur, sans s'arreter, fut jusque dans la
salle, ou cette personne lui representant les in-
conveniens d'un changemeut si soudain, et la fa-
cilite deTexecution, il n'en put tirer autre chose
que des paroles confuses, qui n'aboutissoient
qu'a temoigner qu'il n'avoitpas I'iutention ni la
force de le commander ni de I'entreprendre.
M. le comte etoit demeure avec M. le cardi-
MtlMOIHRS HE MONTRESOB. [ifiSC]
20;
nal au m^nie lieu , et I'entretenoit avec un vi-
sage egal , et derriere lui etoit un des trois, qui
\ avoit eu la eonnoissance de la resolution , qui se
i faisoit souvent voir a lui. Les deux autres etoient
dans lacour moins proches, et peut-etre moins
zeles que les choses eussent a se passer ainsi
qu'elles avoient ete resolues et concerteos a di-
verses reprises.
Celui qui avoit suivi Monsieur etant revenu
aupres de M. le comte , et s'etant fait remarquer
a lui , le cardinal monta dans son carrosse , et ,
pour dire la verite, il echappa au plus grand
peril qu'il eut cour\i toute sa vie. II y eut encore
quelques propositions faites sur le meme sujet ,
qui n'etoient appuyees ni soutenues de la maniere
qu'il falloit pour pouvoir reussir. Je ne m'arre-
terai point a les particularfser autrement qu'en
avertissant ceux qui se raelent des affaires des
princes, qu'ils doivent borner leursdesseins se-
lon la eonnoissance du talent des personnes qu'ils
servant , et ne les mesurer jamais a ce qu'ils fe-
roient s'iis etoient a leur place ; car e'est le seul
moyen de n'y pas etre trorape (1).
M. le due d'Orleans et M. le comte , apres
avoir manque ce qu'ils avoient en leurs mains ,
voulurent recourir a leur premier expedient de
former un parti contre I'autorite du cardinal.
Pour cet effet je fus oblige , par les ordres qu'ils
me donnerent, d'aller en Guienne trouver le due
de La Valette, dans le meme temps que Son
Altesse quitta le siege de Corbie, et laissa M. le
comte general de I'armee.
L'instruction que je recus d'eux de vive voix
' {ne m'en ayant point donne par ecrit , quelque
instance que je pussefaire) fut de leur apporter
fidelement I'etat de la Guienne, et la disposition
de M. le due de La Valette touchant les engage-
raens qu'il avoit avec eux, et de m'eclaircir au
vrai de celle ou je rencontrerois M. le due
d'Epernon , son pere.
Cependant ils me promettoient positivement
de ne se point trouver a Paris ensemble que je
ne fusse de retour , et , quelques avis qu'ils pus-
sent recevoir de ne point prendre I'alarme, sa-
chant bien qu'ils avoient confie le secret de leurs
intentions a gens incapables d'en abuser , et de
se meprendre dans la conduite que leur service
etieur propre bonneur les obligeoient atenir.
J'entrepris ce voyage , ou plutot cette nego-
ciation , assez contre mes sentimens , etant fort
(1) Cette conjuration d'Amiens fut connue du cardi-
nal de Retz quelque temps apres, et il s'informa sou-
vent des conjurds eux-memes quelle fut la cause qui la
fit echoucr. Tous s'en rejetaient mutuellement la faute
les uns sur les autres; mais, d'un avis unaninic,ils con-
vinrt/nt que Ic comte de Soissons avail M Ic plus ferme
mal persuade que n'ayant pas ete capable de ve-
nir il bout des choses les plus aisees , celles qui
etoient plus dilfieiles, dans lesquelles il se ren-
contreroit des embarras infmis, pussent jamais
succeder. Je passai par dessus toutes conside-
rations par une pure obeissance, et fus en Pe-
rigord , pour eviter les soupcons qu'un esprit
defiant comme celui du cardinal auroit pu
prendre.
Apres y avoir demeure quelques jours avec
mon pere, qu'il y avoit long-temps que je n'a-
vois vu, je pris sujet d'aller a Bordeaux rendre
cette civilite au due de La yallette,quitemoi-
gnoit ouvertement de m'honorer de son amitie.
Deux heures apres y etre arrive , je vis arrivei*
un gentilhomme nomme Le Teillac: dont je fus
surpris, me doutant bien qu'il etoit arrive quel-
que accident extraordinaire, qui avoit oblige
Son Altesse de le depeeher vers moi.
La creance qu'il m'exposa fut que Corbie
ayant ete rendue, que Monsieur et M. le comte
se trouvant a Paris ensemble , avoient recu des
avis ( qu'ils disoient etre certains ) que le car-
dinal etoit bien in forme de ce qui s'etoit con-
certe entre eux , qu'ils s'etoient separes, et que
Monsieur etoit a Blois , et M. le comte a Se-
dan ; que Son Altesse I'avoit envoye pour m'en
porter la nouvelle , et me faire savoir de sa
part que je prisse mes mesures avec messieurs
d'Epernon , suivant ce qu'il m'avoit ordonne ,
et incontinent apres que j'allasse le trouver en
diligence.
J'ecoutai ce qu'il me dit , et m'etant retire
un quart-d'heure pour y songer , afin de ne me
meprendre dans la conduite que j'avois a sui-
vre, je fus au logis de M. d'Epernon pour lui
faire la reverence, et a M. de La Vallette qui
etoit avec lui.
Le premier devoir rendu , je pris sujet de
me promener avec le due de La Valette , vers
lequelje m'acquittai des civilitesdont Monsieur
m'avoit charge , pour lui parler ensuite des en-
gagemens dans lesquels il etoit avec lui et M. le
comte; qu'il s'agissoit d'observer cette parole
donnee , et qu'il eut agreable de me declarer
franchement ce qu'il avoit obtenu de monsieur
son pere, et de considerer que deux princes de
cette qualite s'etoient plus confies a sa foi qu'a
celle de toute autre personne qui fut en France.
La premiere reponse que j'eus, fut que pour
des conjures d'Amiens. Les lignes du manuscrit auto-
graphe de Retz , qui constataient la fcrmet^ du comte de
Soissons, ont 6t6 soigneusement effac^es, et n'avaient
pas etd publi^es ; nous les avons r(?tablies dans notre edi-
tion qui fait partie de la Collection de MM. Michaud et
Ponjoulat, tome 1" de la 3* s(?rie de ces M^moires.
20 f)
MEMOIRES DE MONTllESOK. [l03G]
ce qui le regardoit en parliculier, qu'il donne-
roit toutcs les preuves qui dependi-oient de lui
pour tt'moiiiner avec quelle passion ii etoit leur
serviteur, qu'il n'avoit pas trouve M. d'Eper-
iion dispose a s'erabarquer dans cette affaire, et
qu'il en souffroit iin extreme deplaisir.
Ces diseours generaux ne me devant pas sa-
tisfaire, je crus qu'il ne falloit celer Tetat ou les
choses etoient reduites : ainsi je lui declarai
que Monsieur s'etoit retire a Blois , et M. le
comte a Sedan ^ que le cardinal n'ignoroit pas
CO qui s'etoit passe, et que la connoissance qu'a-
voit un homme de I'huineur du cardinal des
desseins pris contre sonautorite, et qui alloient
a sa ruine, ne le mettoit plus en pouvoir de
temporiser ; que, pour I'interet de sa conserva-
tion , et pour ne point blesser sa parole engagee
vers deux princes qui se chargeoient des mal-
lieurs qui arriveroient en leurs personnes , ou
du moins en leurs affaires , il n'y avoit plus a
marchander; qu'il falloit recevoir Monsieur
dans son gouvernement, et que M. dEpernon
fut dans ses sentimeus.
Cediscours, plus pressant qu'il ne I'avoit at-
tendu, lira plus de larraes de lui et moins de
resolution que je n'en avois desire, et je le con-
nus au travers de son visage abattu, et a beau-
coup de paroles inutiles. Sur ce que j'insistai
qu'il parlcit de nouveau a monsieur son pere, et
qu'avant que de sortir j'aurois cet honneur de
I'entretenir, il temoigna qu'il craignoit fort
I'un et vouloit eviter I'autre.
Je le fus trouver au chateau du Ha ou il etoit
loge , ou il s'excusa fort encore, sans me ren-
<lre plus eclairci de ceque j'avois a esperer de
ma negociation , que je I'etois avaut cette grande
conference. Je me mis pourtant dans son ca-
rosse, fort resolu de voir M. d'Epernon , quel-
que apprehension qu'il mepariit qu'il me vouliit
faire concevoir que peut-etre n'y aurois-je pas
une entiere surete.
A dix heures du soir, il me fit entrer dans sa
chambre , ou je le trouvai au lit. Je m'en appro-
chai avec grand respect , qui lui plaisoit autant
(ju'a personne que j'aie jamais connue, et lui dis
que je ne doutois point que M. de La Valettene
lui eut rendu conipte des discours que je lui avois
tenus dans I'occasion la plus considerable qui
pouvoit arriver en France , par la qualite de
ceux de la part desquels j'avois a lui parler ; qu'il
pouvoit mieux juger, par la longue experience
(ju'il avoit des choses du monde, et decelle qu'il
avoit en particulier,quel etoit le cardinal, de ce
qu'il y avoit a faire dans la conjoncture presente.
Je lui redis toutes les circonslances que j'ai ici
devant dcdnitos, sur lesqucllos il m'inteirompit
et m'allegua beaucoup^d'exemples des difficultes
et des embarras qui se rencontrent dans les en-
treprises de cette nature; qu'il etoit vieil, el
que le cardinal de La Valette avoit Metz, qui
ne dependoit plus de lui , parce qu'il s'etoit lie
d'interet inseparablement avec le cardinal de
Richelieu ; qu'au reste il etoit serviteur du Roi,
et qu'il s'etonnoit fort de la commission que
j'avois prise ; qu'il dependoit de lui de m'arre-
ter, et que ma vie etoit entre ses mains.
Je continual dans le meme respect que je lui
avois deja rendu , et lui dis que les fautes pas-
sees qui avoient cause les malheurs de iMonsieur
n'etoient plus a craindre , puisqu'il auroit la
conduite de la personne de Son Altsese et des
affaires dont il s'agissoit ; qu'il ne vouloit se
confier qu'a lui seul, et deferer entierement a
ses conseils.
Que cette meme vertu et fermete de courage
qui avoient eclate dans toutes ses actions , ne
pouvoient souffrir des offres que je lui faisois
de la part de Monsieur, et que la reputation
qu'il avoit acquise au-dessus de tons les hommes
de son siecle seroit encore relevee par cette ac-
tion.
II me dit une seconde fois que j'etois bien
zele , et que j'avois entrepris une commission
fort delicate ; que je devrois profiter de I'exem-
ple de feu Chalais.
Sans m'arreter k ce discours , je lui represen-
tai ce qu'il devoit a la raemoire des deux der-
niers Rois, et particulierement de Henri IV ; que
le salut de deux princes de son sang , dont I'un,
qui etoit presomptif heritier de la couronne, se
jetoit entre ses bras, dependoit de lui, et qu'ils
ne pouvoient avoir un secours plus puissant que
celui d'un grand homme comme lui pour n'etre
pas opprimes par la tyrannie du cardinal de
Richelieu ; que la raison I'y obligeoit. Ce que je
demandois de sa part etoit sans conditions ni
reserve, que celles qu'il lui plairoit d'imposer;
qu'il savoit jusques ou s'etendoient les persecu-
tions d'un ministre si violent , puisque sa pru-
dence , ses soins et ses importans services ne
Ten avoient pu exempter ; que ce n'etoit plus le
Roi qui agissoit , c'etoit lui qui s'etoit empare
de I'autorite royale ; et que je le conjurois de se
rendre a de si justes considerations.
H laissa une partie de mon discours , et me
dit que pour ce qui regardoit sa maison , si son
Ills de La Valette avoit fait une folic , qu'il s'en
demeleroit a sa mode; qu'il n'en seroit ni plus
ni moins pour ce qui le regardoit , mais que je
ne lui en parlasse davantage , et retomba pour
la troisieme fois sur I'exemple de Chalais.
Voyant cette conclusion donnt-e a ce que '^o'l
MEMOIKES DE MOXTRESOB. [ I 63G]
. Altesse pouvoit desircr dc son assistance , je liii
repartis que j'avois bon gai-ant de mes actions
I et de ma vie , que je tenois fort assuree entre
I ses mains ; mais qu'il ctoit important qu'il sut
quecelle de M. de La Valette couroit le meme
liasard , et que je savois parler et me taire , se-
lon que le temps et les occasions m'y obligeoient ;
que je faisois le devoir d'un fidele serviteur, et
queje ne m'eloignois pas de celui d'un sujet
d'un Roi qui avoit un principal ministre qui
abusoit de sa coufiance, et se servoit de son au •
torite pour oppriraer Monsieur, son frere , et un
prince de son sang.
Ces derniercs paroles ne s'etant pu dire sans
emotion , il me temoigna faire quelque estime
de moi , et me dit qu'il iouoit mon zele , et je ne
me pus retenir de lui faire paroitre que je sou-
liaiterois en faire autantdu sien.
II m'allegua le vieil d'Elbene et I'abbe d'Ar-
basine, qui etoient alles vers lui autrefois de la
part de Monsieur; qu'il ne s'etoit point oblige
de leur garder le secret ; qu'il s'y engageoit a
moi de tout ce que je lui avois dit, et ajouta,
pour mon particulier, toutes les civilites pos-
sibles , et au-dela de ce que j'en devois attendre.
Get entretien dura plus de deux beures, pen-
dant lequel M. de La Valette ne laissa pas
«k;happer trois paroles , etaut dans une conster-
nation qui ne se pent exprimer.
Nous sortimes ensemble de la chambre de
monsieur son pere. 11 avoit le visage convert de
larmes, et moi un deplaisir mortel dans le coeur,
(jue ma negociation eut si mal succede. De sa
part,il me disoit qu'il voudroit etre raort , et
qu'il ne demandoit plus qu'a sortir de France ,
pour n'y revenir jamais; etques'il croyoit pou-
voir servir Monsieur de sa personne, qu'il par-
liroit avec moi pour se rendre aupres de lui. Je
lui fis voir et distinctement connoitre que Son
Allcsse et M. le comte s'etoient engages a ce
qu'ils m'avoient commande de lui dire sur sa
parole ; qu'il jugeat I'etat auquel il les avoit mis,
et que sa reputation n'etoit pas raoins exposee
que leurs personnes; que ce n'etoient pas dcs
marques de douleur qu'il leur devoit donner,
mais des services effectifs; que je surprendrois
fort Monsieur de lui rapporter une si mauvaise
reponse, a laquclle il ne se seroit jamais at-
tendu;et quanta la proposition qu'il m'avoit
faite de le venir trouver, je n'en avois rccu au-
cun ordre ; que je tiendrois a beaucoup d'hon-
neur de faire ce voyage avec lui, duquel la re-
solution dependoit; et ({ue je le suppliois , non-
seulement pour le service de Monsieur, mais
uour le sien propre , de bien penser a repa-
"^'" ip mal qu'il avoit cause, et d'agir sur ce
207
fondement aupres de M. le due d'Epernon.
Le lendemain je partis de Bordeaux , et pour
que Son Altesse fut avertie avec plus de certi-
tude (car je pouvois etre arrete par les che-
mins ), Le Teillac pi-it la route du Limosin, et
je m'eu allai par le Poitou. J'eusse ete a Blaye
(ce queje pouvois en fort peu de temps) si,
par un conseil precipite, Monsieur ny eut en-
voye Gramout, qui etoit son domestique, et
qui ne s'en acquilta pas beureusement, comme
je le dirai ailleurs.
Pour reprendre les choses dans leur origine ,
bien que M. le due d'Orleans et M. le comte
de Soissons m'eussent assure de ne se point
trouver a Paris ensemble , pour leur commune
sin-ete , et de ne point prendre I'alarme des
bruits qui pourioient courir, et sur les avis qui
leur seroient donnes, ils ne s'arreterent pas a
cette parole, queje n'avois tiree d'eux que pour
I'interet de leur service.
Le cardinal, auquel ils avoient affaire, homme
fertile a se prevaloir de toutes les inventions
qu'un esprit ingenieux et rempli de malice etoit
capable de s'imaginer, par gens interposes et
par des billets qu'il fit ecrire, les voulut mettre
en defiance, pour les obliger a quitter la cour,
afin d'en deraeurer le maitre, et reveiller I'es-
prit du Roi contre eux, usa de cet artifice,
qu'ils prirent pour un veritable avis , et parti-
lent des la meme heure; et contre ceux que
j'avois pris la liberie de donner plusieurs fois a
M. le comte de ne se point separer de Monsieur,
ils sedirent adieu et ne se revirent jamais de-
puis.
Bardouville etoit destine pour etre aupres de
Son Altesse de la part de M. le comte : ce qu'il
excusa par des motifs de prudence que je ne
saurois estimer en semblables occasions , dans
lesquelles ceux qui se trouvent engages doivent
servir selon leur talent , et se mettre au-dessus
de la crainte.
Le comte de Fiesque , qui avoit les meilleurcs
intentions qu'il eloit possible, mais beaucoup
moins propre a cet emploi que Bardouville (I'ex-
perience ne lui ayant pas acquis les memes con-
noissances, et lui n'etant pas aussi egal en ca-
pacite) , fut choisi en sa place pour etre aupres
de Monsieur en attendant que j'y fusse arrive,
avec ordre , lorsque je serois de retour, d'y de-
meurer, on d'aller retrouver M. le comte, sui-
vant que je I'estimorois etre a propos.
II proposa le petit Gramont pour I'envoyer
a Blaye vers La Hoguette , qui etoit sergent-
major dans la place, charge d'une lettre de
creancede lui, comte de Fiesque, qui avoit
une trcs-mediocre habitude avec La Hoguette,
208
Mr.MoinKS DK MO.\Tni':s.on. [1G;j7]
homine d'esprit , r^solu et pen susceptible
d'etre persuade ( s'il le pouvoit etre), que sous
bon liage , et par des personncs qu'il conniU de
long-temps, auxquelles il y eiit lieu de prendre
entiere confiance.
Gramont se laissa incontinent intimider par
lui, et s'en re\int trouver Monsieur, comme un
Iiomme fortnouveau en de sembiables emplois,
((ui ne doivent etre commis qu'a des unturels
plus fermes, et a des personnes de plus d'eten-
due d'esprit et de plus de merite que de ses pa-
reils.
[1637] Lorsque j'arrivai a Blois, je trouvai
Son Altesse dansde grandes inquietudes, et les
sieus dans un etonnement tel , que je puis dire
que je ne les reconnoissois plus. Je rendis
compte a Monsieur de ce qui s'etoit passe entre
M. d'Epernon et moi , aussi exact que je le viens
d'ecrire , et le suppliai de ne se point laisser
abattre aux divers malheurs qu'il pouvoit pre-
voir, ceux de sa qualite s'en relevant toujours ,
pourvu qu'ils voulussent prendre de bonnes
resolutions ; qu'il y avoit trois partis , dont il fe-
roit, s'il luiplaisoit, le choix sans user de retar-
dement, le temps lui etant eher, pour ne pas
laisser penetrer le mauvais etat de ses affaires ;
que dans la Guienne la noblesse etoit tres-mal
satisfaite du rainistere de M. le cardinal ; que
les peuples murmuroient des impositions nou-
velles qu'on mettoit sur 6ux, et que , tombant
sur les bras de messieurs les dues d'Epernon et
de La Valettc, il y avoit grande apparence qu'il
contraindroit le dernier, qui etoit engage de pa-
role avec lui , de se declarer par necessite , ce
qu'il ne feroit jamais autrement ; que I'autre
vole qu'il avoit a tenir etoit de se retirer a Se-
dan avec M. le comte, mais avant que les pas-
sages des rivieres fussent gardes , et qu'il seroit
en etat d'attendre en surete une revolution fa-
vorable a laquelle 11 pourroit contribuer beau-
coup ; que si I'une de ces deux ouvertures ne lui
etoit pas agreable , il n'y avoit plus qu'a traiter,
et que , dans la creance oil etoit le cardinal qu'il
eut de grandes intelligences dans leroyaume,
il falloit se bater pour y rencontrer, dans le
profond secret qui avoit etc observe , les avan-
tages de M. le corate et les siens.
Cependant Monsieur , agite de ce qu'il avoit
a cboisir ou a laisser , ne se determinoit a rien,
et le temps, qui ruinoit ses affaires, s'ecouloit
insensiblement.
L'on fit savoir a M. le comte les reponses de
M. d'Epernon, qui fut anime contre le due de
La Valette autant que l'on puisse jamais I'etre ,
de n'avoir pas trouvt^ en lui ce qu'il avoit at-
tendu.
Cependant diverses eabales se formoient dans
la maison de Son Altesse; et comme il parois-
soit que Monsieur prenoit plus de confiance en
moi qu'en aucun autre des siens , ils cssayoient
de me rendre de mauvais offices dans son esprit,
et de me susciter des querelles.
Le comte de Brioii , d'un naturel facile, se
laissa prevenir, quoique nous fussions parens
tort proebes et que nous eussions toujours bien
vecu ensemble. lis I'avoient dispose a se brouil-
ler avec moi , sacbant bien que tels differends se
demeleroient entre nous par un combat.
En ayant ete averti , je le tirai a part , et lui
fis counoitre que j'etois tres-bien informe de ce
qui lui avoit ete dit sur raon sujet; que je lui
parlois francbement ; que je savois , par la lon-
gue habitude que nous avions eue ensemble,
qu'il etoit homme a ne craindre personne, et
qu'il me connoissoit assez pour avoir bonne opi-
nion de moi ; que si Monsieur lui deposoit ses
secrets, j'en serois ravi; mais que je croyois
qu'il ne devoit rien trouver a redire qu'il me fit
le memebonneur; qu'au reste il lui seroit bon-
teux de se laisser surprendre aux artifices qui
venoient des personnes qui avoient toujours
trompe leur maitre , et de se desunir d'avec son
parent etson ami, qui nelui avoit jamais donne
sujet de plainte. II m'avoua ce qui en etoit , et
me fit toutes les civilites que je devois attendre
d'un homme de sa naissance ; et du depuis nous
vecumes dans une etroite amitie.
Bautrufut le premier qui vint a Blois de la
part du Roi , et par ordre du cardinal , pour
pressentir si Son Altesse se voudroit porter a un
accoraraodement. L'on se servit de lui parce
qu'il etoit agreable a Monsieur, et qu'il auroit
plus de facilite qu'un autre a lui insinuer ce
qu'on deslroit qu'il fit. Monsieur neanmoins ne
s'ouvrit point a lui , quelque adresse dont il put
s'aviser.
Je me rencontrai unjour en lieu propre, ce
lui serabloit, dero'entretenir de I'etatou etoient
lors les affaires; et comme je vis qu'il se rela-
choit a me dire que ceux qui avoient creance
aupresde Son Altesse devoient prendre les voies
de douceur dans lesquelles il etoit raisonnable
qu'ils fussent consideres pour y trouver leur
compte, de peur qu'il ne me fit quelque propo-
sition impertinente qui m'eut engage a ce que
je ne voulois pas faire , je changeai de discours,
ce qu'il apercut incontinent.
Chavigny suivit Bautru, et, par la charge de
chancelier qu'il avoit dans la maison de Mon-
sieur, qui lui donnoit grand acces et credit par-
mi les siens , agissoit avec plus de pouvoir et
d'aulorite.
MEMOIBES DE MONTBESOR. [1037^
ILe comte de Guiche, depuis marechai de Gra-
mont,arrivaavec lui, et fit une action qui le
I devoit perdre; neanmoins elie le mit en plus
grande consideration aupres du cardinal. Un
soir que Son Altesse soupoit avec dix ou douze
personnes a sa table , le comte de Guiche s'eni-
vrajusqu'a un tel exces , qu'il lui dit publique-
ment qu'on lui avoit propose d'etre son premier
gentilhomme de sa chambre; qu'il n'avoit eu
garde de I'accepter , parce qu'il ne vouloit point
jouer le personnage d'un trompeur et d'un trai-
tre, comme faisoient d'autres domestiques qu'il
nomma par leurs noms , et ajouta qu'il etoit
horame de qualite; qu'il vouloit agir par les bon-
nes voies; que ce n'etoit pas qu'il ne fut servi-
teur du cardinal de Richelieu contre lui et toute
la famille royale.
Ces dernieres paroles plurent au cardinal, qui
Ten aima beaucoup plus, quoiqu'elles fussent
dites tres-mal a propos, et dignes d'etre con-
(1) Campion fit connoitre au comte de Soissons ce qui
s'^loit passe dans celte occasion, dans une lettre ecrite
de Conde le 23 d(5cembre 1636, que nous croyons devoir
ins(5rer ici:
« Ne pouvant vous alier rendie compte, a Sedan, du
dt'tail de mon voyage, pour les raisons que vous verrez
dans ma lettre, j'essayeray de m'cn acquilter par ecrit ,
el vous diray, Monseigneur, qu'en huit nuits je suis ar-
( riv6 de Sedan a Blois , nonobstanl la rigueur du temps,
m'estant ^.gar^ plusieurs fois a cause des glaces et des
neiges, quoyqueje prisse des guides a cheque village, oil
je demeurois le jour enferm^ , ayant ^vit^ les villes et
les grands chemins pour ne pas tomber dans les embus-
cades que M. le cardinal a fait dresser de toules parts
pour surprendre les gens de Monsieur ou les vostres ,
n'eslant pas en doute qu'il n'y en ait souvent sur les
chemins pour conserver le commerce entre vous deux.
A mon arriv^e , m'estant mis dans une hostellerie ^loi-
gn^e du chasteau, j'^crivis a M. le comte de Fiesques
pour le prier de venir m'y trouver ; ce qu'il fit aussitost,
el me dit que Monsieur esloit toujours dans les meilleures
dispositions du monde pour vous; que comme il estoit
de vostre part aupres de lui , il taschoit inutilement a le
fortifier dans le dessein de pousser monsieur le cardinal,
y ayant toute la disposition possible ; et que j'estois ar-
rive fort a propos, M. Du Gu6 , un des gentilshommes
de la chambre, venant d'arriver de Guyenne , ou il I'a-
voit envoys vers M. deLa Valetle, et pour parler a
M. d'Espernon par son moyen. Je le priai de me faire
voir M. de Montr^sor, afin que nous parlassions d'af-
faires, et que nous pussions rdsoudre des moyensde voir
Monsieur la nuit. II me dit que M. de Montr^sor estoit
enferm^ avec M. Du Gue, qui estoit fort de scsamis, et
que si tost qu'ils auroient veu Monsieur tous deux, il
m'ameneroit le premier, qui agissoit tres-sincerement
pour le bien commun. Je lui t^moignai la reconnois-
sance que vous aviez de I'alTection qu'il avoit pour vous,
et lui dis ce que je crus plus propre a le fortifier dans ses
bonnes intentions Deux heures apres qu'il m'eut
<iuitt6, M. de Montr^sor entra, et me t^moigna une ex-
(rcsmejoie d'apprcndre de vos nouvclles ; il me dit
qu'il en estoit arriv6 de mauvaises dc Guyenne; que
III. C. D. M., T. III.
20»
damnees de tous ceux qui font profession d'avoir
des sentiraens conformes a leur devoir.
Po.ur que M. le comte fut informe de tout ce
qui se passoit de la part du Roi vers Monsieur ,
Lisieres , gentilhomme ordinaire de sa maison ,
le fut trouver , et Le Teillac peu de jours apres.
M. le comte envoya aussi Campion a Blois
pour supplier Son Altesse de pourvoir a sa su-
rete, et dela trouver privativement a toute au-
tre chose ; que , pour cet effet, s'il vouloit aller a
Sedan il I'y rencontreroit tout entiere,et qu'ils
chercheroient conjointeraent les raoyens de re-
sister a leur ennemi commun. Monsieur ne s'e-
loigna pas de cette proposition , et dit a Cam-
pion qu'il en remettoit I'execution en temps et
lieu , qui repartit aussitot pour rendre compte
de ce qu'il avoit vu et appris de moi en parti-
culier, auquel il avoit ordre de s'adresser, et de
parler a Son Altesse dans les terraesque je le ju-
gerois a propos (1).
M. Du Gu(5 luy avoit rapport^ qu'il avoit trouv6 M. de
La Valette tres-fach^ du peu de disposition que mon-
sieur son pere avoit d'entrer en affaires, et qu'assui6-
ment il ne croyoit point qu'il fust possible de le resou-
dre; qu'il lui en avoit pati^ plusieurs fois inutilement,
et que tout ce qu'il pouvoit faire estoit d'aller.servir^cJe
sa personne avec ses amis aupres de Monsieur ou de
M. le comte; qu'ensuite M. Du Gu^ avoit veu M. d'Es-
pernon par son moyen, et qu'il avoit fait tout son pos-
sible pour lui persuader de recevoir Monsieur dans son
gouvernement; mais qu'il n'y avoit voulu entendre en
aucune maniere ; enfin qu'il estoit revenu avec les pre-
mieres paroles que lui avoit dites M. de La "Valette. Ce
rdcit dura long-temps J'en eus le d^plaisir que vous
pouvezjuger; mais je fis dessein, des I'heuremesme, de
n'en point tesmoigner d'etonneraent a Monsieur, et de
prendre les affaires d'un autre biais. M. de Montr^sor me
dit que Monsieur donneroit le bonsoir des minuit, et qu'il
me verroit le reste de la nuit : ce qui me donna tout le
temps ndcessaire pour me preparer a ce que je lui di-
rois , les affaires ayant changed de face depuis les ordres
que vous m'aviez donnas. Monsieur me re^ut avec tou-
tes les demonstrations de joie imaginables , et me de-
manda plusieurs fois de vos nouvelles avec empresse-
ment : il me fit le recit, avec deplaisir, de la nou-
velle de Guyenne, et il pesta contre M. de La Valette ,
me disant que ce n'^toit pas la ce qu'il avoit promis a tous
deux a Compiegne. Je lui laissai tout dire; apres quoy
je repartis que vos projets estoient troubles par ce chan-
gement , mais que Dieu I'avoit peut-estre permis pour
mieux, afin que vous fussiez n^cessit^sd'estre ensemble;
que s'il eust est^ en Guyenne , le commerce estant im-
possible entre vous , les affaires n'en eussent pas esl^ si
bien : au lieu que s'il avoit agr^able de venir a Sedan ,
il y seroit le maistre ; que vous lui ob^iriez avec le mesme
zele et la mesme humility que vous aviez fait en Picar-
die; et qu'ayant une place de retraite de cette impor-
tance-la, a cinquanle lieues de Paris, d'oii vous ne pou-
viez estre chass6 , vous auriez le temps tous deux de
manager vos intelligences dans le royaume , et que tout
le monde pourroit vous venir joindre seurement
Ayant encore adjout(5 plusieurs raisons sur le mesme
sujet , il fit quelqucs difficult^s ; sur quoy prenant
I i
210
WKMOIRES DK MONTIIESOK. [l<)37]
M. de Veiulome envoya aussi un gentilhomme
a Monsieur, qui demcnira dans mon logis, cache,
par lequel il lui olTroit tout ce qui dependoitde
lui. M. de Beaufort y vint secreteraent , et re-
presenta les inconveniens d'etre davantage a
Blois ; qu'il ne voyoit pas que Monsieur y put
faire sejour avec surele ni reputation , et temol-
cna que si Son Altesse en vouloit sortir , il se-
roit aise de ie conduire partout ailleursou il lui
plairoit d'aller.
Les partisans du cardinal et les allees et ve-
mies de Chavigny decreditoient le parti, et a
moins que de se resoudre a s'eloigner pour rom-
pre le cours de ces negociations , et des prati-
ques sourdes qui se faisoient dans la maison de
Monsieur, il seroit oblige a faire un traite pour
lui seul , peu honorable a sa reputation , duquel
les conditions seroient fort desavantageuses a ses
interets.
Du Gue, chambellan de Son Altesse, et Le
Teillac furent depeches vers le due de La Va-
lette, avec une lettre de creance, pour lui de-
mander I'effet de sa parole , et a toute extre-
mite lui dire , s'il refusoit de le servir de son
credit , qu'au moins ne devoit-il pas denier de
le venir trouver pour le servir de sa personne ;
que Monsieur les avoit charges de lui faire ainsi
entendre qu'apres desengagemens pareils a ceux
qu'il avoit avec lui,il ne s'imaginoit pas qu'il
fut capable d'y manquer.
lis le trouverent a Castel-.Taloux , et Du Gue
eut beaucoup de peine a le voir : toutefois il en
vint about par le moyen d'un gentilhomme qui
toujours la parole vigoureusement , et estant assist^ de
MM. les comtcs de Monlrdsor et de Fiesques, qu'il avoit
fait approcber, il me dit : « Mais vous me pariez de Se-
dan sans ordre de mon cousin , qui ne pouvoit deviner
ce qui est arriv(5 de M. de La Valette. » Sur quoy je lui
dis aussit6t que vous m'aviez dit qu'en cas qu'il n'allast
point en Guyenne , vous lui offriez Sedan , oil M. de
Bouillon vous avoit fait le maistre. Cela acheva de le r(5-
soudre; en sorle qu'il me promit ce que je voulus, et
nous en demeurasmes que jem'asseurerois d'un passage
sur la riviere de Marne, et d'un autre sur celle d'Aisne,
et de dix bons clicvaux sur chacune des deux rivieres.
Je lui facililai tous les moyens, lui dis que j'^tois asseur(5
des passages , et que je ferois venir des chevaux a Cond(5
pour la Marne, et chez un de vos domestiques sur
I'Aisne ; et que mesme , au lieu de m'en retourner a Se-
dan , je vous d^pescherois un homme , et que je ne sor-
tirois point de Cond6 , on je I'atlendrois de pied ferme ;
et que vous le viendricz recevoir avec cent gentilshom-
mes a la riviere d'Aisne. II me dit que pour celle de
Seine il estoit asscurd d'un passage, et me donna le
bonsoir Voila, Monseigneur, I'estat de toutes choses
et la raison pourquoi jo n'ai pas dt6 vous trouver , etc. »
( Leltres de Campion, page 41. )
Le 28 d^cembre. Campion fit part au comte de Soissons
des inquietudes que rarriv(?e de V&hM de La Riviere lui
etoit a lui, nomme Saint-Quentin, auquci je
Tavois adresse , pour I'avoir reconnu fort dis-
pose a servir dans les occasions ou il s'agissoit
de la reputation de son maitre , que Du Gue
pressafort, lui remontranttoutce qu'un homme
d'espritlui pouvoit representer; etpour reponse,
M. de La Valette denia de servir Son Altesse de
son credit ni desa personne. II lui dit aussi que
Le Teillac avoit charge de M. le comte de lui
faire les memes instances qu'il reeevoit par sa
bouche de la part de Monsieur, suivant les pa-
roles positives qu'il lui avoit donnees , puisqu'il
ne vouloit point donner lieu a Teillac de les lui
faire entendre. Toutes ces inductions se lirent
sans qu'il le piit emouvoir a changer de vo-
lonte.
Le due de La Rochefoucauld rejeta la propo-
sition de Du Gue de servir Son Altesse, qu'il
etoit alle expres trouver; ct quoiqu'il fut fort
maltraite de la cour (pour dire le vrai , plutot
parfoiblesse que par principe d'honneur ) , il
evita de s'engager dans un parti qui eut ete suf-
fisant pour detruire la tyrannic du cardinal , si
ceux qui avoient obligation a Monsieur, ou souf-
fert des peines quine devoientpas etreoubliees,
eussent ete capables de ressentiment.
Chavigny, profitantde toutes les longueurs et
remises qui etoient apportees, intimidoit Mon-
sieur dans toutes les conversations qu'il avoit
avec lui, qui etoient fort frequentes. Goulas et
les autres gens gagnes en faisoient autant , et
plusieurs intimides se laissoient prevenir d'o-
pinions contraires aux avantages de leur maitre.
faisoitdprouver. Cet homme sortoit de la Bastille, etl'on
pouvoit craindre qu'il n'eut fait ses conditions avec Ri-
chelieu. En effet, Campion dcrivit, le 3 Janvier 1637,
que M. de Verderonne dtoit venu le trouver de la part
de Monsieur, et lui avoit dit « qui! avoit un extreme d&
plaisir d'avoir appris que M. Du Hallier 6toit avec des
troupes sur la riviere de Seine pour en garder les passa-
ges, et que mesme il avoit pris quelques-uns des siens
qu'il y avoit envoyds. II faut demeurer daccord, Mon-
seigneur, ajoute Campion , que cet accident est facheux
et qu'il trouble bien vos projets; et mesme d'autant que
nous sommes incertaios si ce retardement est caust^ par
les raisons que Ton nous dit, ou si les c^missaires de M. le
cardinal n'ont point gagnd quelque chose sur I'esprit de
Monsieur , particulierement M. de La Riviere.... Ce
qui vous doit pourtant assurer, outre les soins de M. le
comte de Fiesques , c'est que M. de Montrdsor est per-
suad<5 que c'est I'intdrest de son maistre; ct qu'ayant
beaucoup d'affcction pour lui, ct estant tout-a -fait
homme d'honneur, il n'oubliera rien pour le conGrmer
dans cette pens(5e ; joint que, si I'affaire r(5ussit, il aura la
premiere place aupresde lui ; au lieu que, si Monsieur
etoit contraintdes'accommoder, le premier article du
traite seroit son exclusion des affaires, et retablisscment
ou de M. de La Riviere, ou de quelque autre agrdable a
la cour. »
{ fWd., pa^e 47. ) (A.E.)
MEMOIRES DE MONTRESOB. [l637]
211
De raon c6te , je soutenois un pesant fardeau
avec ce qui resloit de personnes d'honneur ,
dont les passions n'etoient point corrompues
par la peur ou par I'interet.
Dans ces entrefaites , Beauregard arriva
de la part de M. le comte pour savoir une
derniere resolution , et Cliavigny s'en retourna
a la cour , apies avoir use d'une adresse a la-
quelle Monsieur se laissa surprendre. Dans un
entretien fort partieulier, il supplia Son Altesse
de lui dire au vrai le sujet de la mauvaise sa-
tisfaction qu'il pouvoit avoir, et ce qu'il desi-
roit. ftlonsieur se plaignit de la maniere que
Ton procedoit touchant son mariage, et y ajouta
que , pour sa surete , il meritoit bien qu'on lui
donnat une bonne place.
Chavigny , le lendemain , dressa un ecrit au
nom de Sou Altesse, par lequel il exposoit
qu'elle demeureroit enlierement satisfaite et
obligee a la bonte du Roi, s'il plaisoit a Sa Ma-
jeste de donner son consentement a son mariage,
et lui aceorder une place de surete. L'ayant
presente a Monsieur , qui ne previt pas que
c'etoit une surprise , et qu'il falloit stipuler les
conditions de M. le comte conjointeraent avec
les siennes , leur union ne devant , pour quel-
que condition que Ton piit alleguer, etre rom-
pue ni alteree , fit appeler Goulas , secretaire
de ses coramandemens, qui etoit d'intelligence
avec Chavigny , auquel il fit copier cet ecrit ,
qu'il signa, et lui fit contresigner.
II portoit aussi creance au Roi de ce que Cha-
vigny lui diroit , qui partit incontinent pour
aller trouver Sa Majeste et le cardinal : et moi
ayant eu lumiere de ce qui s'etoit passe, je
pressai fort Monsieur , jusqu'au point que je
I'engageai a me declarer ce qui en etoit. II en
retira une copie de Goulas, qui avoit fait glis-
ser ou au lieu de ce mot et d'une place de su-
rete; qui etoit mettre son mariage dans une
alternative. Je le fis comprendre a Monsieur ,
et m'etendis fort sur ce qui regardoit I'interet
> de M. le comte, et I'obligeai de m'avouer qu'il
avoit ete trorape. J'insistai long-temps que I'u-
nique nioyen de sortir avec honneur, c'etoit de
rejeter la faute sur Goulas , comme il etoit
constant qu'il y avoit contribue tout ce qui de-
pendoit de lui ; et qu'en le chassaut , il etoit a
couvert de tout ce qu'on pouvoit dire sur ce
sujet. Ce n'etoit pas son intention qu'il me de-
guisoit, me disant lors qu'il croyoit qu'il fal-
loit aller a Sedan; que c'etoit la seule ressource
qui lui restoit , et qu'il y etoit entierement
resolu ; que pour cet effet il douueroit ordre
au baron de Cire et au vicomte d'Autel de se
rendre aupres de M. le comte ; qu'il vouloit
que Ton fit visiter les passages, et que les relais
fussent mis sur les chemins.
D'Orraoy et Le Teillac , geutilshommes
d'honneur et fideles , et assures a executer les
choses qui leur etoient commises , fireut ce
qu'ils devoient , et vinrent rendre corapte a Sou
Altesse.
Cependant la cabale contraire proposa un eu-
voye a la cour , et Chaudebonne fut choisl ,
contre mon sentiment. Goulas dressa une in-
struction en assez beaux termes pour servir de
panegyrique au cardinal , dans laquelle il fai-
soit parler Monsieur avec peu de decence pour
une personne de sa qualite, et ne demandoit
rien d'essentiel pour ses interets , ni pour ceux
de M. le comte.
Je ne saurois assez admirer la finesse dont
Son Altesse usa contre elle-meme, pour la faire
passer sans qu'elle fut contestee.
II s'adressa au comte de Fiesque , et lui dit
en grande confiance que le soir il feroit appeler
dans son cabinet lui, le comte de Brion, Ouailly,
son capitaine des gardes , et moi ; qu'il y feroit
venir aussi Goulas, qui porteroit une instruction
qui devoit 6tre donnee a Chaudebonne , qui
partiroit le lendemain pour aller a la cour ;
et qu'etant resolu , comme il savoit , d'aller
a Sedan , qu'il temoigneroit de I'approuver ;
et que je ne la contestasse point , ni lui aussi ,
parce que ce consentement rendroit Goulas
et ceux de sa cabale plus prompts a croire
qu'il n'y auroit plus d'<ibslacle a son accommo-
dement.
Le comte de Fiesque se paya de cette con-
fiance avec la franchise d'un homme de bien ,
et me chercha pour m'en avertir.
Apres I'avoir bien ecoute, et vu la cbaleur
avec laquelle il m'en parloit , je lui demandai
ce qu'il feroit en cette occasion : il me repondit
qu'il suivroit les ordres que Monsieur lui avoit
donnes; et qu'il n'avoit jamais cru qu'il dutpar-
tir , mais qu'a present il en etoit persuade. Je
lui dis que pour moi je I'elois si peu , que je les
contesterois de tout mon pouvoir , pour ce que
Monsieur ayant determine de s'en aller, et
Goulas I'emportant par dessus nous , ne met-
troit plus en doute que son credit ne prevaliit
au notre , et que le traite ne se conclut ; que
je ne voulois point m'attirer le reproche d'etre
tombe d'accord d'une chose honteuse pour Mon-
sieur, qui le seroit pour moi d'y avoir donne
mes suffrages si prejudiciables aux interels de
M. le comte, vers lequel je ue m'en pourrois
justifier.
Chacun demeura dans son opinion. Son Al-
tesse ayant fait ce qu'elle avoit dit au comte de
14.
212
MEMOIRES DE MONTBESOK. [1637]
avec elle dans son
Fiesque , dous entr^mes
cabinet.
Goulas rait I'instruction sur la table , et en fit
la lecture. Chacun I'ayant entendue fort paisi-
blement , Son Altesse nous fit I'honneur de
nous demander ce qui nous en sembloit. Je me
remis a laisser opiner ces messieurs , que Son
Altesse indubitablement avoit prevenus. Sur ce
qu'ils observoient trop de silence , il se tourna
de mon cote , et m'ordonna de dire quelle etoit
mon opinion. Je dis que puisqu'il me le com-
mandoit , la fidelite que je devois a son service
m'empechoit de lui celer ce que je pensois de
cette instruction, que je n'estimois ni bien con-
cue ni bien ecrite.
Goulas, se sentant pique, me repartit ce que
c'etoit que j'y trouvois a redire ; je lui repondis
avec assez de froideur que je le ferois remar-
quer a Monsieur lorsqu'il me le commanderoit.
Monsieur I'ayant ainsi trouve bon, je la pris,
et lui fis voir dans la premiere page combien il
lui etoit important qu'elle fiit supprimee. II en
raya sept ou buit lignes de sa main.
Goulas offense me prit a partie , et s'echauf-
fant trop en la presence de son maltre , m'obli-
gea a lui dire que je n'etois pas homme ni pour
tromper Monsieur, ni pour souffrir qu'il fiit
trompe.
II fut outre des termes desquels je m'etois
servi, et, ne gardant plus de mesure, il me ne-
cessita , pour derniere reponse , a lui faire sen-
tir qu'il n'eut point a se meconnoitre ; que
nous devions tant de respect a Son Altesse ,
qu'il ne falloit jamais le perdre ; et qu'il rap-
pel^t sa memoire , et se souvint du petit ecrit
qu'il y avoit si peu qui avoit ete fait dans ce
lieu meme ou nous etions , et que I'equivoque de
et et de ou me sembloit de consequence.
II ne lui en fallut pas dire davantage pour
le rendre muet , avec une confusion a faire
pitie.
Je ne m'etois point emu , et Son Altesse con-
tinuant k m'interroger , ces messieurs n'ayant
pas ouvert la bouche sur ce que Monsieur leur
avoit fait connoitre , je repris le discours que
j'avois commence , et y ajoutai que cette piece
curieuse, qui n'avoit pas ete faite en un mo-
ment, je ne demandois qu'une demi-heure pour
remarquer dans les marges ce que je devois y
bMmer ; mais je pensois que, pour le plus court
et le plus utile , il seroit plus a propos de la
jeter au feu , et d'en faire une autre , dans la-
quelle Monsieur eut un style plus conforme a
la dignite de sa personne , et qui expliqu^t au-
trement ses interets.
La conference fut faite ainsi , et Chaude-
bonne partit le lendemain avec cette instruc-
tion , ou telle autre qu'on lui voulut douner ,
qui ne me fut pas communiquee.
Son Altesse s'en alia a la chambre de Gou-
las , qui lui fit de grandes plaintes ; et au re-
tour il dit au comte de Fiesque que je I'avois
bien entendu , et que jamais gens ne furent si
persuades qu'ils etoient qu'il vouloit venir a un
accommodement , et que cette opposition que
j'avois faite avoit admirablement succede.
La Riviere sortit de prison , sous le pretexte
qu'il donna a M. le cardinal de se joindre a
Goulas , et d'etre sa creature dans la maison de
Monsieur, qui feignit quelques jours d'avoir la
goutte , pour avou- une excuse de ne point par-
tir de Blois.
Enfin il failut depecber Beauregard , et pour
nous mieux jouer , un garde fut envoye pour
assurer M. le comte que Son Altesse iroit k
Sedan. Verderonne y alia aussi , et Beloy ; et
Rhodes , qui s'etoit mis en chemin , fut arrete.
Comme le jour que Beauregard s'en devoit
aller fut pris. Son Altesse voulut I'entretenir
et lui dire de sa propre bouche qu'il partiroit
pour Sedan le samedi suivaut , sans aucun re-
tardement.
J'en avertis Beauregard , et lui conseillai de
demander un ecrit , et qu'il fit bonne mine , et
qu'il me laissat le soin d'achever le reste. Je le
menai le soir au chateau de Blois dans la cham-
bre de Maulevrier, avec lequel je vivois dans la
derniere amitie , ou je fis trouver de Ten ere et
du papier , afin que toute excuse fut otce. Son
Altesse y etant venue, il ordonna a Beauregard
de porter cette parole a M. le comte ; et Beau-
regard y fit tres-bien son devoir , et temoigna
que la chose etoit de telle consequence , qu'il la
supplioit tres-humblement de la vouloir mettre
par ecrit.
Monsieur, un peu surpris , lui fit beaucoup de
difficulte sur ce qu'il pouvoit etre arrete , et se
tourna vers moi pour etre fortifie dans cette opi-
nion. Lors j'enquis Beauregard si ce malheur
arrivoit , comment, il s'en pourroit demeler. II
me reppndit qu'il ne falloit qu'un billet de six
lignes, qu'il seroit fort aise de cacher, et qu'il
le prenoit sur sa vie et sur son honneur , qu'il
avoit trop d'interet a conserver pour ne rien ha-
sarder mal a propos. Me tournant vers Son Al-
tesse ,je lui dis que , quelque repugnance que j'y
eusse , je croyois qu'il falloit se rendre a ce que
disoit un homme comme etoit Beauregard , au-
quel on pouvoit tout confier.
Le billet fut ecrit de la main de Monsieur et
remis entre les siennes : ce qui me servit infini-
raent pour me mettre a convert aupres de M. Je
MEMOIRES DB MONTBESOR. [lf)37]
213
cotnte des opinions qu'il auroit pu prendre que
j'eusse autrement agi qu'avec la derniere siiiee-
rite , si je iie rae fusse avise de cette precaution,
qui ne devoit point etre negligee pour I'eclair-
cissement d'une veritequi m'etoit d'extreme con-
sequence.
Les hommes , de quelque qualite qu'ils puis-
sent etre, que la nature n'a pas destines ase rae-
ler d'affaires importautes , et dont la bonne ou
mauvaise conduite regie quasi toujours les eve-
nemeus, sont si genes, lorsqu'ils jouent, par les
couseils des genies plus eleves que les leurs, un
personuage force , qu'il est impossible qu'ils sou-
tiennent long-temps un procede entierement op-
pose a leur inclination, et au-dessus de leurs
forces et de leur temperament.
M. leducd'Orleans, pouragir conformement
au sieu , se rendoit ingenieux a se tromper dans
ses propres interets , et croyoit , en abusaut ses
plus assures et fideles serviteurs, qu'il se garan-
tissoit du peril qu'il se figuroit de courir ; per-
suade que les longueurs et les remises lui de-
voient procurer de notables avautages, quoiqu'en
effet ce fut sa mine evidente , par la diminu-
tion de son credit et de sa reputation , qui main-
tient seule la creauce que les princes se doivent
acquerir pour se conserver dans le rang que leur
naissance leur donne, contre I'autorite iliegi-
time des favoris et des ministres des rois leurs
souverains, qui I'usurpent sans comparaison
plus grande qu'elle ne leur est due et ne pent
leur appartenir , selon les lois de I'Etat.
Les dissimulations et les fausses esperances,
accompagnees d'une infinite d'artifices, firent
concevoir a Son Altesse qu'uu accommodement
qui ne regardoit que sa personne suffisoit; et
qu'elle devoit, dans les regies de la prudence,
passer par dessus toutes les considerations qui
pouvoient lui etre alleguees par ceux qui n'a-
voient pour objet que de porter les choses h
i'extremite, et se rendre irrecouciliables avec le
cardinal de Ricbelieu , plutot par la haine vio-
lente concue contre lui , que par le zele ( a ce
qu'ils lui faisoient entendre ) qu'ils protestoient
d'avoir pour sou service.
Monsieur , prevenu de I'impression que des
gens si interesses prirent soin de lui donner ,
feignit une seconde fois d'avoir la goutte , pour
se pouvoir , plus honuetement , defendre de
partlr pour aller a Sedan, ainsi qu'il s'etoit en-
gage par sa parole portee par di verses personnes
^ M. le comte , et par I'ecrit que Beauregard
lui avoit rendu de la part de Son Altesse.
Chavigny vint cependant le retrouver , pour
lui dire que Sa Majeste donnoit son consente-
ment a son mariage , et qu'elle I'assuroit d'au-
tant de bonne volonte qu'elle en avoit jamais
eu pour lui, dans le temps de la meilleure intel-
ligence.
Le pere Gondran , trompe par le cardinal ,
qui avoit fort pleure devant ce bon pere, moins
subtil a traiter avec un esprit artificieux qu'ex-
cellent theologien , et d'une piete tout-a-fait
exemplaire , Monsieur ajoutant foi a ce qui lui
fut dit par son confesseur, duquel la fidelite ne
pouvoit etre suspecte , n'eut plus de pensee que
de conclure son traite.
Les conditions n'etoient pas encore arretees ,
que le cardinal , bien informe par ses partisans
que Monsieur n'avoit aucune intelligence for-
mee dans le royaume, qu'il avoit neglige pen-
dant quatre mois toutes les mesures qu'il de-
voit prendre , et qu'il avoit renonce a tous
les desseins d'entrer en aucun parti capable de
mettre eu compromis son autorite , et que la
seule voie d'aller a Sedan lui etoit ouverte , fit
garder les passages des rivieres , et avancer le
Roi jusques a Orleans. Monsieur , qui ne me
parloit plus quasi , m'envoya querir en mou
logis sur le bruit de cette nouvelle, me fit raille
protestations de ne se fier jamais au cardinal ,
et qu'il etoit resolu de s'en aller. Quoique ce
qu'il me disoit fut tres-eloigne de ma croyanee,
je lui dis toutefois que j'estimois qu'il n' etoit pas
impossible de passer a Sedan ; s'il jugeoit a
propos de I'entreprendre , qu'il falloit envoyer
sur tous les chemins d'Orleans, pour voir si on
ne faisoit point approcher des troupes , ou eta-
blir des relais en diligence : ce qui fut fait.
Cbavigny , surpris ( a ce qu'il temoigna ) y
assuroit pourtant Monsieur que le Roi desiroit
que tous leurs differends se terminassent avec
douceur, et que Son Altesse n'avoit rien a crain-
dre. II lui demanda permission d'aller vers Sa
Majeste , dont il lui rapporteroit toute la satis-
faction qu'il pouvoit desirer , et qu'il n'y avoit
qu'a conclure le traite.
Les articles principaux furent que le Roi con-
sentoit au mariage de Monsieur ; la surete ge-
nerale pour les siens , sans rien stipuler de par-
ticulier pour ceux qui etoient les plus notes dans
cette occasion ; et qu'il seroit libre a Son Al-
tesse de demeurer dans son apanage , sans
qu'elle fut obligee d'aller a la cour; que M. le
comte pourroit , si bon lui sembloit , entrer
dans le traite ; et que Mouzon , qui etoit la plus
mauvaise place du royaume , lui seroit donne
pour son sejour : ce que le cardinal savoit bien
qu'il n'accepteroit jamais.
Monsieur ne m'en donna aucune part , et me
regardoit avec toute I'indifference dont un
prince puisse user envers un gentilhomme son
2f4
MK^rOIRES DE MONTHESOK. [1637]
doraestiqiie , auquel il avoit plus de confiance
qu'en aucim autre qui avoit I'honneur de I'ap-
procher.
Une seconde alarme etant portee a Son AI-
tesse ( qui la recut avec des frayeurs qui vont
au-dela de ee qu'elles se peuvent imaginer ) ,
elle m'eDvoya chercher aussitot. Je priai ceux
qui en avoient pris la peine de vouloir lui dire
qu'ils ne m'avoient pas trouve. Les messagers
revinrent si souvent , que j'allai parier a lui ,
qui me recommenca les memes discours qu'il
m'avoit tenus lorsqu'il etoit dans quelque em-
barras , ct que la crainte de sa personne , qui
est la seule qui m'a paru qu'il ait eue durant
tout le temps que je I'ai servi , le pressoit , ne
lui en ayant jamais vu pour aucun des siens, en
queiques perils qu'ils fussent exposes pour son
servioe.
Comme il remarqua que je ne lui repondois
pas un seul mot a toutes ses plaintes , il me
pressa fort de lui dire mes sentimens. Je m'en
excusai , me trouvant a bout des expediens ,
dont j'etois si epuise que je n'en avois plus au-
euns a lui fournir.
Le pouvoir qu'il avoit sur moi , sur ce qu'il
persista a m'ordonner de dire ee que je pensois,
m'ayant force de rompre le silence, je le conju-
rai une fois pour toutes , dans cette extremite ,
de prendre une bonne resolution 5 et que s'il
etoit vrai qu'il voulfit partir pour se retirer des
mains de ses ennemis , dans lesquelles il etoit
tombe , qu'il connoissoit , par des experiences
continueiles , parjures et infracteurs de leur foi,
je me hasarderois autant qu'un bomrae le pour-
roit faire pour faciliter son eloignement ; que ,
pour ce sujet , il avoit a choisir de se retirer
par la Champagne , ou en passant a Paris^ qu'il
y auroit des relais de tons cotes; que j'y avois
un genlilhomme qui attendoit avec sixchevaux,
du secret et de la fidelite duquel j'etois caution;
que messieurs les dues de Veudome et de
Beaufort I'avoient assure de le conduire avec
surete a Sedan ; qu'en faisant avancer deux des
siens pour avertir M. le comte , il viendroit au
devant de lui ; enfin , qu'il n'y avoit rien a
craindre prenant ce parti , et tout a esperer ;
mais qu'il etoit seulement necessaire de celer
son partement du soir jusques au lendemain a
midi,etqueje demeurerois avec ceux que le
cardinal croyoit les plus affides surveillans de
ses actions ; et que je me souciois peu de tout
risquer, pourvu que je lui pusse rendre ce ser-
vice; et que je m'assurois que le comte de
Fiesque, sur lequel on avoit soupcon, voudroit
bien s'ex poser au m^me hasard.
II accepta fort I'offre que je lui faisois , sans
toutefois m'en temoigner le moindre ressenti-
ment : ce qui me toucha sensiblement , je I'a-
voue , mais non pas au point de me faire retrac-
ter ma parole , ni m'eloigner de ce que j'esti-
niois lui devoir dans cette pressante occasion.
Le lendemain se passa ; et comme Monsieur
m'apereut , il recommenca a reprendre la froi-
deur qu'il m'avoit temoignee lorsque ses affaires
alloient un peu mieux.
Chavigny,qui ne s'en etoit point encore alle
trouver le Roi , I'avoit fort long-temps entre-
tenu, et aussi Goulas plus d'une heure en par-
ticulier. Je me retirai doucement en mon logis,
detestant une conduite qu'il etoit impossible de
comprendre , et sur laquelle je ne savois ce
que j'avois a faire pour me demeler de tant de
pieges que je prevoyois qui m'etoient tendus ,
sans pouvoir fonder ni mesure ni resolution.
Mais le soir la chose changea de face, par un
avis que Son Altesse recut que le Roi faisoit
avancer de ses compagnies de gendarmes et
de ses chevau-legers, et enabarquer le regiment
de ses gardes , pour le surprendre dans Blois ,
lieu ouvert et accessible de tons cotes.
Cbavigny fut envoye querir, et vint trouver
Monsieur chez un nomme Mauvoy, homme de
bien , au logis duquel quantite de femmes de la
ville s'etoient assemblees, qu'il avoit coutume
de voir, et luidit, en presence de Fretoy et du-
dit Mauvoy, qu'il avoit pretendu traiter since-
rement avec lui ; que cependant il avoit appris
que Ton contrevenoit aux paroles qu'il avoit
donnees au nom du Roi , et que si cela etoit et
qu'il y courut quelque risque , sa vie en repon-
droit.
Chavigny, incertain , et qui n'eut aucune part
a cette deliberation , en cas qu'elle eiit ete prise
a la cour, se soumit a tout, et depecha des
I'heure meme un courrier a M. le cardinal , en
attendant le retour duquel Son Altesse tit ses
preparatifs pour partir.
Elle donna des apparences qui trompereut
beaucoup de gens. Je ne fus pas de ce nombre ,
ni I'abbe d'Aubasine; cartons les domestiques
de Monsieur etant bottes , fort empresses au-
pres de sa personne, nous allames au chateau
de Blois , ou il se promenoit , lui en soutane ,
et moi sans bottes , pour lui faire connoitre que
nous ne passions pas aisement pour dupes , dont
il se plaignit et blama notre incredulite.
Le soir le courrier de Chavigny rapporta les
articles signes, avec une infinite d'assuran-
ces et de bonnes paroles ; le lendemain Mon-
sieur sejourna a Blois, et le jour d'apres il s'en
alia trouver le Roi a Orleans, avec le cardinal
de La Valette, qui I'etoit venu querir. Je partis
WKMOIKES DE MONTUESOK.
215
avcc sa permission , pour me retirer chez moi ,
pour n'etre pas present en ectte entrevue , dans
laquelle je ne pouvois trouver ma surele.
Sou Altcsse y fut regardee avec pcu de res-
pect de ceux qui etoient lors aupres de Sa Ma-
jeste , ct meprisee par le cardinal , qui lui fit des
railleries fort injurieuses.
Le comte de Fiesque s'en retoiirna a Sedan ,
pour informer M. le comte de ce qui s'etoit
passe. Monsieur y envoya le comte de Br ion et
Du Gue , qui etoit mon paiticulier ami , capable
(, de tout ce qu'un gentilhomme le pouvoit jamais
f etre , et d'une probite exquise, qui dil libre-
I ment a M. le comte la verite , et I'etat auquel
il m'avoit laisse, sans surete aucune , et tou-
jours attache a ses iuterets et a sou service , en
tout ce qu'il lui plairoit me commander.
11 se plaignit bautement que Sou AltesseTeut
abandonue , rejeta les offres d'entrer dans le
traite sous les conditions que Ton y avoit mises,
et lui manda quMl preudroit ses mesures comma
il lejugeroit a propos, puisqu'll etoit libre de le
faire,
Le cardinal triompba , de cette sorte , d'un
parti qui I'avoit jete dans d'etranges apprehen-
sions ; ce que je ne puis attribuer a sa bonne
conduite, que je n'airemarquee, pour etre dans
la suite de toutes ses affaires, ni d'un esprit
prevoyant , ui d'un grand persounage , mais
seulement d'un homme fort heureux, que la
fortune soutenoit beaucoup plus dans les tra-
verses qui lui arrivoient , que la prudence que
plusieurs ont voulu estimer en lui.
Je I'admirerai moins par la connoissancc que
j'en ai eue , que je ne plaindrai ceux qui se sout
opposes a sa tyrannic; et qu'il s'est servi de la
foiblesse qu'ils ont fait paroitre coutre un enne-
mi public , duquel les vices et les defauts ont
toujours infiniment surpasse les vertus et les
bonnes actions.
Je pourrai peut-etre quelque jour, avec plus
de loisir et de repos , revoir ce que j'ai ecrit in-
genument pour r^ndre ce discours plus intel-
ligible , et y ajouter ce qui s'est passe depuis
I'annee 1636 jusqu'a 1642.
Ceux qui se donneront la peine de lire ceci
auront , s'il leur plait, la bonte d'eu excuser les
fautes, et peuvent s'assurer que je me serois
bien empecbe de parler de moi si je I'avois pu
eviter.
Discours par M. de Montresor touchant sa
priso7i.
Je n'ignorc pas que beaucoup de gens n'aient
trouve a redire a ma conduite, lorsque je
me suis retire du service de M. le due d'Or-
leans; mais il me reste cette satisfaction de
croire que la plupart ne m'ont blame que pour
n'avoir pas ete informes des justes sujets que
j'en ai eus, et de lanecessite qui m'y a coutraint.
L'experience que vingt-deux annees m'avoient
acquise m'eclaircissoit suffisamment de ce que
je devois esperer ou craindre, et je m'etois as-
sez prepare a ce que j'avois a faire pour n'etre
pas accuse de m'y etre resolu legerement. 11 est
vrai que si mes interets particuliers m'eussent
engage aupres de Son Altesse, et que I'avance-
ment de ma fortune eiit ete la principale con-
sideration qui m'eut attache a son service , il y
auroit eu lieu de trouver etrange de me voir
abandonner les esperances que sa condition pre-
sente me pouvoit faire concevoir; je dirai sin-
ccrement quel les ont ete mes intentions , que
j'ai plusessaye de rendre conformes au devoir
d'un homme de bien , qu'a la prudence interes-
see du siecle ou nous sommes , dont les maximes
m'ont toujours ete trop suspectes pour m'y pou-
voir assujetir. Et comme j'ai toute ma vie esti-
me que les premiers sentimeus se devoient
adresser a Dieu , auquel nous sommes obliges
de rendre compte de nos actions , j'ai aussi re-
connu que la seconde obligation consiste a
s'exempter, dans le monde , des moindres re-
proches qui peuvent donner quelque atteinte h
I'honneur. Pour mettre le mien a convert, et
me garantir des traverses que la malice de mes
ennemis , embarrasses de la franchise de mon
naturel, auroit suscitees contre moi, j'ai cru
qu'il etoit plus a propos de me retirer de la cour
de Son Altesse, que d'y demeurer davantage.
II est a remarquer que je m'etois engage a son
service par ma propre inclination , et que mon
devoir m'y avoit retenu pendant que la per-
secution etoit ouverte contre ceux desquels la
fidelite ne pouvoit etre corrompue. En cette
consideration il y avoit non seulement de I'ap-
parence , mais de tres-justes sujets de me conti-
nuer les temoignages de confiance, accompa-
gnes de quelque sorte d'estime , que j'en avois
recus dans le temps de ses disgraces , plutot que
de me les nier sans aucun fondement legitime
dans celui de ses prosperites. Ces cbangemens
dans la cour sont des effets assez ordinaires de
la fortune et de I'humeur des princes pour ne
s'en pas etonner. De plus honnetes gens que je
ne presume I'etre ont eprouve de semblables
malheurs ; ils s'en sont consoles : il est juste
que j'en fasse de raeme a leur exemple.
Des mon enfance, j'avois eu Thonneur de me
donner a M. le due d'Orlcans , et j'oserai dire,
parcc que c'cst la verite , que je n'ai eu autre ob-
210
MEMOIRES DE MONTliESOR.
jet, tantquej'ai etea son service, que celui de
sa gloire et de moo devoir. Piusieurs affaires
de consequence m'ayaut lors ete confiees par
Son Altesse , je me rapporterai volontiers a ee
qu'elle-meme en dira, si jamais elle s'est aper-
cue que mon interet m'ait ete en aucune consi-
deration , et si la crainte de la peine ou du peril
out retarde un seul moment I'execution de ses
ordres et I'obeissance que j'ai due a ses com-
mandemens, apres I'avoir suivie dans toutes ses
disgraces au-dedans et au-dehors du royaurae,
m'etre trouve abandonne diverses fois de sa pro-
tection, etdes assistances que j'en devois espe-
rer et attendre, sans me pouvoir reprocher
d'avoir rien contribue qui m'exclut de les rece-
voir ; vu aussi ma patience exercee dans des ren-
contres les plus rudes qui puissent arriver a un
gentilhomme qui suit, par une pure affection, la
fortune d'un prince. Je ne crois pas, si Ton
prend la peine d'y faire reflexion , que Ton
veuille trouver a redire au soin que j'ai pris
d'etablir mon repos , en me retirant d'aupres
d'un maitre duquel j'etois si peu considere , et
d'autant plus que ses persecutions etaut finies
avec la vie et I'autorite du cardinal de Riche-
lieu ,je lui etois fort inutile, n'y ayant rien de
plus certain qu'il n'y avoit que ses malheurs qui
m'eussent procure de I'emploi aupres de lui.
Dans ce discours , par lequel je pretends jus-
tifier ma conduite, je garderai ce respect a
M. le due d'Orleans de n'y meler que les
plaintes qui sont necessaires pour faire evidem-
ment paroitre que je n'ai point failli , et qui
peuvent servir a donner connoissance des rai-
sons essentielles qui m'ont oblige d'en user
ainsi que j'ai fait. Si ceux qui se sont avises
de dire les sentiraens et les motifs de ma re-
traite se fussent expliques avec cette retenue ,
et parle avec plus de moderation, ils m'au-
roient decharge du soin d'ecrire des verites
que j'aurois eu plus de satisfaction de passer
sous silence , que d'etre reduit a les faire sa-
voir. Ce n'est pas que ce qu'ils ont dit de moi
soit fort injurieux, puisque, par leur aveu
propre, ils m'ont laisse la qualite d'homme sin-
cere et incorruptible, et reconnu pour n'etre
pas absolument indigne de servir un prince dans
des affaires difliciles : mais pour venir aux
fautes qu'ils m'ont attribuees, ils ont public que
je me suis precipite mal a propos a me retirer,
sur ce que je voyois La Riviere prefere a moi ,
et prendre la place que j'avois tenue lorsqu'il
n'y avoit que des persecutions a souffrir; que
j'avois agi dans cette action par le caprice d'un
esprit ulcere , et centre les regies de la pru-
dence , qui me conseilloit de dissirauler le me-
contentenient que j'en recevois , afin d'attendre
des conjonctures plus favorables pour rentrer
en creance aupres de Monsieur; et qu'indubita-
blement les divers changemens de la cour me
les eussent presentees , si je ne me fusse mis hors
d'etat de m'en prevaloir, Ce discours a quelque
vraisemblance , et seroit capable de persuader
ceux qui ne le voudroient pas penetrer ; mais
nonobstant qu'il ait ete invente avec assez d'a-
dresse et d'artifice , 11 n'est pas si difficile d'y
repondre que je ne le puisse faire dans la suite
de cette relation , par laquelle je m'expliquerai
ingenument de la verite des choses passees.
Ceux qui ont remarque de plus pres ma facon
d'agir sont vivans, et peuvent servir de temoins
s'il leur a paru qu'aucune envie de tenir la pre-
miere place fut entree dans mon esprit , et si ,
par des soins particuliers que j'aie pris , ou que
mes amis se soient donnes pour moi , y a-t-il des
mesures connues qui aient temoigne que j'eusse
le moindre desir de me la procurer. Je ne nie-
rai pas que je ne me sois oppose de tout mon
pouvoir pour empecher La Riviere de I'occuper ;
et si j'eusse fait autrement, je me serois rendu
coupable vers Son Altesse, parce que j'etois tres-
assure qu'en etant entierement indigne , il en
abuseroit , et ne tacheroit a s'en servir que pour
avancer sa fortune aux depens de la reputation
et des affaires de son maitre , qu'il livreroit au-
tant qu'il dependroit de lui au cardinal de Ri-
chelieu, J'avois aussi a regret qu'un homme de
sa naissance , que je savois etre un trompeur
pour avoir vendu le parti dans lequel son devoir
I'avoit dii engager de servir, fut considere k
I'exclusion de beaucoup de personnes de qualite
et de merite, qui croyoient ne pouvoir souffrir
son accroissement sans un notable prejudice et
sans une honte manifeste , a cause de la bassesse
de son extraction, et de I'infidelite qui avoit
paru dans toutes les actions de sa vie. Si cette
resistance a ete un defaut dans ma conduite , je
ne veux pas seulement en etre accuse , car je
desire d'en etre convaincu; mais comme ce n'est
pas le sujet effectif et veritable qui m'a oblige
a me retirer, je ne m'y arreterai que pour dire
que j'ai eu des considerations plus fortes que
celles que j'avois tirees de la mauvaise intelli-
gence qui etoit entre La Riviere et moi.
En I'annee J()3G , I'union de M. le due d'Or-
leans et de M. le comte de Soissons leur donna
lieu de former un parti contre I'autorite du car-
dinal de Richelieu , qui cherchoit sa grandeur
et son elevation dans I'abaissement de la maison
royale.
lis jeterent les yeux sur Saint-lbar et sur moi
pour nous deposer le secret de leurs resolutions,
MEMOIRF.S DK MONTEESOE.
217
dont les commencemens nous faisoient esperer
des eveneniens bien contraires a ceux qui sont
arrives du depuis. Daus les occasions qui s'of-
frirent de ieur rendre tous les services qui
etoieut en notre pouvoir , je crois que je puis
assurer qu'ils n'out eu aucun reproche a nous
faire, et qu'ils reconnurent que les mesures qui
avoient ete concertees suffisoient pour achever
avec facilite et reputation le dessein qu'ils avoient
entrepris, comme I'experience I'auroit justifie,
si ces deux princes, aupres desquelsnous avions
I'houneur d'etre employes, eussent eu autant de
disposition a finir les affaires qu'a les coramen-
cer.
M. le due d'Orleans sait mieux que pas uu
autre a quoi il tint ; raais, prevenu d'autres sen-
timens , il suffit de dire qu'il ne le jugea pas a
propos, daus la creance qu'il lui seroit plus
avantageux de s'accommoder ; ce qu'il fit par
I'entremisede M. de Chavigny et du pere Gon-
tran, son coufesseur. Et bien que les interets de
Son Altesse ne fussent pas menages de la sorte
qu'ils le pouvolent etre , au moins en succeda-
t-il que Sa Majeste cousentit a son mariage , et
le declara en public a messieurs du parlement
de Paris. Quoiqu'il flit tres-juste que Ton me
comprit dans ce traite , et que ma surete y fut
particulierement stipulee, puisque j'avois eu la
principale confiance de ce qui s'etoit projete , je
ne meritai point que Ton s'en avisat ; et Ton
fit plus , car Ton ne se conteuta pas de me lais-
ser expose , Ton usa de cette durete vers moi de
me celer tout ce qui concernoit I'accommode-
ment, queje souffris volontiers se conclure sans
m'en plaindre, faisant toutefois connoitre a Son
Altesse que j'etois mieux informe qu'elle ne
I'avoit peut-etre cru. Les articles entierement
arretes , Monsieur alia trouver Sa Majeste a Or-
leans, ou je ne me jugeai pas en etat de le sui-
vre. Lorsqu'il fut de retour a Blois (avec la
mauvaise satisfaction que Ton peut croire qui me
devoit rester de la maniere dont je me voyois
abandonne), je pris la liberte de le supplier,
avec le respect que j'etois oblige de lui rendre, de
me permettre , etant fort inutile a son service ,
de me retirer hors du royaume , ou j'aurois plus
de surete qu'a y demeurer , le cardinal de Ri-
chelieu ayant le dessein et le pouvoir de me
perdre. J'y ajoutai queje croyois qu'il avoit in-
teret pour sa reputation de souffrir que je prisse
ce parti , qui etoit le seul qui me restoit de me
garantir d'oppression pour I'avoir fidelement ser-
vi : ce que je ferois toujours avec le meme zele
qu'il avoit reconnu et eprouve dans ces dernieres
rencontres. Jedemandois si raisonnablement, ce
me sembloit , que je ne voyois pas lieu d'etre
refuse par Son Altesse ; toutefois sa prudence
n'en loniba pas d'accord, sur ce que, m'eloignant
de lui , M. le cardinal I'attribueroit a des nego-
ciations seci-etes qu'il m'auroit conliees. Ce fut
la raison qu'il m'allegua, et de laquelle il se
servit pour vouloir queje demeurasse en France,
dont il me fit un commandement absolu. Le ha-
sard que j'avois a courir en obeissant ne fut mis
en aucuue consideration : il fallut pourtant s'y
resoudre ; mais j'avoue que j'etois outre dans
mon coeur de voir ma vie et ma liberte comptees
pour si peu , que de m'otcr par des ordres si
precis les moyens de me lesconserver, et meme
sans me dire une seule parole obligeante qui me
put assurer qu'il m'en eut le moindre gre. Je
jugeai des-lors a qui j'avois affaire , et me reso-
lus des ce moment que le present me seroit une
regie pour I'avenir , et cependant a trouver dans
une vie retiree et particuliere la surete qui m'e-
toit deniee dans la protection d'un maitre auquel
je m'etois si entierement devoue. Je m'en allai
dans une maison de campagne, ou je passai six
ou sept ans dans une solitude assez exacte pour
faire croire que j'avois quitte toutes les pensees
de me meler des intrigues et autres menees qui
deplaisent a ceux qui gouvernent. Cette retenue
de laquelle j'usai me fit oublier du cardinal de
Richelieu , et me mit a convert de la persecution
que je devois attendre d'un ministre de son hu-
meur , si j'eusse vecu autreraent. Je voyois Mon-
sieur lorsqu'il revenoit dans son apanage ; mais
c'etoit assez rarement , et avec les precautions
qu'il falloit observer , qui n'etoientpas inutiles.
Le temps que j'ai ci-devant remarque s'etant
passe de cette maniere a mon egard , Son Al-
tesse, retournee a Paris, se laissa persuader par
messieurs le due de Bouillon et de Cinq-Mars,
grand-ecuyer de France et favori du Roi, de
s'opposer a la domination du cardinal de Riche-
lieu , qui etoit trop violente , a ce qu'ils lui fai-
soient entendre, et trop tyrannique pour etre
plus long-temps toleree. lis lui representoient le
peu de surete eu laquelle etoit sa personne, et
le deshonneur qu'il recevoit , taut sur le sujet de
son mariage , oil sa conscience etoit interessee ,
que sur une infinite d'autres qui ravaloient sa
naissance et blessoient sa reputation. Leurs in-
ductions furent si pressantes sur son esprit ,
qu'elles firent qu'il se resolut a trailer avec les
Espagnols ; et pour cet effet Fontrailles , gentil-
homme dautant de merite que j'en aie jamais
connu , fut depeche en Espagne avec des ar-
ticles et des blancs signes de Son Altesse , de
laquelle, durant que les clioses s'engageoient si
avant , je me trouvois eloigne,
Le Roi partit pour le siege de Perpignan ;
218
WEMOIKES DE MO.NTUESOR.
M. le Grand suivit Sa Majeste; M. de Bouillon
fut commander I'armt'een Piemont, et Son Al-
tesse vlnt a Blois. Je n'etois lors en aucune con-
noissance de leurs desseins ; et il est tres-vrai
que je ne les eusse point approuves , parce que
la foi de quelques-uns qui s'en meloient m'etoit
fort suspecte, et que le parti d'Espagne duquel
ils se -vouloicnt appuyer etoit tellement foible et
et de force et de reputation, qu'il n'y avoit pas
matiere de se promettre qu'il diit etre si prompte-
ment en etat de relever celui que Son Altesse
essaieroit de former d'elle-meme : et pour en
dire plus positivement mou opinion, le fonde-
ment de leurs deliberations, ni les voies qu'ils
avoient tenues pour les faire reiissir, ne ra'au-
roieut salislaiten fucon du monde. 11 fallut pour-
tant , nonobstant cette repugnance , que dans ce
qui arriva du depuis j'y eusse plus de part que
je n'aurois desire , s'il eiit etc a nion choix d'en
accepter ou refuser la conuoissance.
Son Altesse, dans cet embarras d'affaires,
youlut me rapprocher d'elle, et pour ce sujet
m'envoya commander de me rendre pres de sa
personne le plus tot que je pourrois. J'eus uu
pretexte fort specieux de m'en excuser, parce
que j'etois incommode au point de ne me pou-
voir soutenir, pour m'etre demis les deux jam-
bes quelques jours avant. La fatalile est une
etrange cbose! il y a des malheurs que Ton ne
sauroit eviter : celiii qui m'a toujours accompa-
gne voulut que mcs excuses m'attirerent de nou-
\eaux oi'dres qui me contraignirent, contre mon
sentiment , d'aller trouver M. le due d'Orleans a
Blois. II me parut , lorsque j'eus I'honneur de
lui faire la reverence, par la reception qu'il me
lit , qu'il n'avoit pas desagreable de me voir , et
qu'il etoit en impatience de m'entretenir. Je ne
metrompai pas; car il ne se donna le loisir que
de me dire cinq ou six paroles dans sa chambre,
en presence de quelques-uns des siens, qu'il
passadans son cabinet, duquel il me commanda
de fermer la porte : ce qui me confirma qu'il
avoit de nouveaux embarras , dont il avoit in-
tention que j'eusse la confiance.
Son premier discours fut de la creance qu'il
prenoit en ma fidelite , que je lui avois , a ce
qu'il me-dit , conserveesi entiere , qu'il lui etoit
jjnpossible de me deguiser ses affaires et ses
£entlmens. II me raconta ensuite tout ce qu'il
avoit fait et resolu avec M. de Bouillon et M. le
Grand , etm'ordonna de lui dire, avec mafran-
ehise accoutumee et la liberie qu'il ra'avoit tou-
(I) Cc iul Ic due (rOrloans qui sc cliargca prol)abIc-
mcnt de doiiiipr a Richelieu le lrait(5 fait avec I'Espagne,
dont on connaissait I'existencc sans en avoir vn les ler-
jours permise, quelle etoit mon opinion dans
ces occurences ou il s'agissoit de tout ce qu'un
prince de sa qualite avoit de plus considerable.
II la trouva si differente de la sienne , et telle-
ment eloignee des conseils qui lui avoient etc
donnes , que je m'apercus , des I'instantque j'a-
vois I'honneur de lui parler, qu'il en restoit fort
surpris , et d'autant plus qu'il s'etoit imagine,
rappelant le souvenir des choses passees , qu'il
n'avoit qu'a m'ouviir les voics d'entier dans uu
parti, pour rencontrer en moi le zele etl'ardeur
que j'avois temoignes dans celui de I'an 1G36 ,
qui avoit ete entrepris sur des fondemens plus
sol ides et des moyens mieux raisonnes.
Cette premiere conference qu'il plut a Son
Altesse que j'eusse I'honneur d'avoir avec elle
ne s'etant etendue que dans des termes gene-
raux, je fiis necessite ensuite par mon devoir,
et pour I'interetde son service, de m'e.xpliquer
plus clairement de mon avis , et de le particu-
lariser davantage. J'insistai moins sur les de-
fauts de I'engagement dans lequel il me sem-
bloit qu'il s'etoit precipite, et les fautes que
j'estimois y avoir ete commises en s'y embar-
quant , quoique tres-grandes , qu'a lui proposer
les expediens que je jugeai plus propres a les
reparer. Dieu sait , et Son Altesse aussi , si je
parlai en bomme de bien et conformement au
devoir d'un naturel francois.
Le traite porte a Monsieur par le vicomte de
Fontrailleset le comte d'Aubijoux a Chambord,
il s'en alia a Bourbon , oil je n'eus point I'hon-
neur de le suivre, pour eviter les soupcons
qu'en auroit peut-etrepris le cardinal de Riche-
lieu. Avant ce voyage, Son Altesse me donna
diverses fois sa parole que je serois ponctuelle-
ment averti de tout ce qui surviendroit dans le
cours de cette affaire, et m'assura que, si elle
etoit dccouverte et lui oblige a se retirer , il
s'en iroit a Sedan , ou il me commanderoit de
me rendre avec la diligence que je jugerois ne-'
cessaire. Le comte d'Aubijoux fut dans ce meme
temps en Piemont vers le due de Bouillon, pour
tirer de lui les pouvoirs qu'il avoit promis , et
les ordres a ceux qui commandoient dans sa
place pour y recevoir Son Altesse toutes les fois
qu'il lui plairoit d'y chercher sa surete. Ilslui-
furent remis par mondit sieur de Bouillon , etil
les apporta a Moulins,si a propos, que Monsieur
eut pu s'en servir s'il fut demeure dans sa pre-
miere resolution.
Le traite ayant ete penetre (1), et messieurs le
mes. On reconnait par la piece suivanle combien Ic car-
dinal niinistrc comptait sur cc document pour faire faire
Ic proccs aux conjures. Cette concession fut arraclicc a
MEMOIKUS J)E MONTRESOR.
21 1)
' Grand etde Thou arretes a Narbonne,tants'en
fallut que Son Altesse se disposal a prendre le
I force de promesscs ct tie menaces a la faiblesse dc Gas-
f ton. Combien nc fut-elle pas funeste a ses anciens amis !
I
Memoire de Son Eminence.
« Pensant ct repensant a rafTairc des conjures , je me
: suis advis6 qu'il est impossible qu'il n'y ait un traitl^
parliculier fait enlr'cux : ce qui fait qu'il faudra le de-
mander a Monsieur , aussi bien que le traitt^ d'Espagne.
Si Ion pcut avoir ccs deux pieces , le proces sera fait aux
prisonniers sans peine.
» II faut prt'supposer n^cessairement, en parlant a
La Riviere, que le trailteest comme une chose bors de
{ doute.
» Puisque vous cstimcz du tout nc^cessaire dc donner
I un acte ou passeport a Monsieur pour sorlir hors du
royaume, je vous en ay envoy^ un que j'ay dress(?, aux pa-
roles subsiantielles ausquelles il est a propos de s'altacher
par beaucoup de raisons , que vous jugerez bien.
» Apres avoir fait repr^senter auduc d'Orldans, nostre
frere, que le vray lieu auqucl il se doit rendre aupres
de nostre personne, parliculierement dcpuis la faute ou
il est tombe depuis pcu, les instances ct r(?it^rees suppli-
cations qu'il nous a fait faire de luy permettre de sortir
dc nostre royaume , nous voulons bien la tol(^rer, puis-
qu'il n'a pas voulu suivre nos conseils ny satisfaire a ce
a quoy son devoir I'obiigeoit.
» En cctte considdralion , nous commandons a tons
nos gouverneurs de provinces , places , villes , et a tous
autres nos officiers, de laisser passer librement nostredit
frere avec son train, composed de... chevaux, pour aller
a Venise , d'oii il ne pourra rcvenir dans nostre royaume
gans notre expresse permission.
» De Tarascon , ce cinquiesme juillet 1642. »
Billet de Son Eminence a monsieur de Charigny.
« Plus je pcnse et repense a I'affaire de la conjuration
de MM. le Grand , de Bouillon et de Monsieur , plus je
reconnois qu'une declaration ingf'nue et entiere de Mon-
sieur seroit n(?cessaire. Partant, je vous fais ce billet pour
vous dire que si on peut I'avoir telle, en accordant a
3Ionsieur quelques conditions plus advanlageuses que
cclles qu'on s'est propos^es, je cruis qu'il ne faut pas per-
dre I'occasion d'avoir ladite declaration, qui emporte avec
soy la deiivrance du traits fait en Espagne et de I'asso-
ciation faite en France.
» S'il n'y a point d'espdrance d'avoir une telle preuve
de la conjuration, il faut suivre ponctuellement le pre-
mier projet; mais si on la peut avoir pour de I'argent
davantage , et quelques autres conditions que le Roy ju-
gera n'eslre pas prejudiciables et peuvent et doivent estre
accordees , tout est remis a la prudence du Roy et dc
ceux qui ont I'honneur d'estre aupres de luy.
» Du septiesme juillet 16'r2. »
(1) Voici les principales pieces relatives a Taccommo-
dement de Gaston d'Orl^ans avec le Roi , negocie par
I'abb^ de La Riviere.
L Lettre de Monsieur d monsieur de Chavigntj.
« iMonsieur de Chavigny , encore que je voye bien par
vos dernieres Icltres que vous n'esles pas satisfait de moy
et que veritablement vous en ayez sujet, je ne laisse
pas de vous prier de travailler a mon accommodement
avec Son Eminence, ct daltendre cot effet dc la v^rila-
chemin de Sedan, ainsi qu'elleme I'avoit assure,
qu'elle choisit la voie de la negociation (i),et
ble affection que vous avez pour moy , que je crois qui
sera plus grande que vostre colere. Vous sgavcz le be-
soin que jen ay , et je crois que vous ne manqucrez pas,
estant I'occasion la plus pressante pour mon repos, que
jauray jamais. J'ay commandc a l'abb(5 de La Riviere
de vous rendre compte de toutes choses , et de prendre
yos advis ct les suivre. Enfin, il me faut tirer dc la peine
ou je suis. Vous I'avez d^ja fait deux fois aupres dc Son
Eminence. Je vous jure que ce sera la derniere fois que
je vous donncray de parcils employs. Et je ne fais point
de compli.Tiens, je les reserve quand vous m'aurez tire
de I'cmbarras oil je suis,
» Gaston.
» Je vous conjure que je puisse voir Son Eminence
devant le Roy ; car cela estant , tout ira bien.
» De Moulins , ce 2bjiiin 1642. »
IL Lettre de Monsieur a Son Eminence.
« Mon cousin , je vous envoye I'abbe de La Riviere
pour vous dire ce que j'espere de vostre gendrosite : je
vous prie de prendre une certaine cr^ance en luy ct de
garder cetle lettre pour m'cstre un rcproche eiernel, en
cas que je manque a la moindre chose dont il vous as-
seurera de ma part. Je prends Dicu a temoin de la sin-
cerity avec laquellc , mon cousin , je vous fais cetle pro-
testation , et cellc d'estre toute ma vie le plus Ddel dc
vos amis, et avec la mesme passion que je suis, mon
cousin , vostre affectionne cousin ,
» Gaston.
» De Moulins , ce 2i)juin 1642. »
III. Response de Son Eminence a Monsieur.
« Monsieur, puisque Dieu vcut que les hommesaycnt
recoursa une ingenue et entiere confession pour cslre
absous de leurs fautes en ce monde , je vous enseigne le
chcmin que devcz lenir pour vous tirer de la peine en
laqucUe vous esles. Vostre Altesse a bien commence,
c'est a elle d'achever, et a scs servileurs a supplier le
Roy d'user en ce cas de sa bonie en vostre endroit. ainsi
qu'elle y a grande disposition. C'est tout ce que vous
pcut dire celuy qui desire veritablement vostre conten-
tcment , et qui a loujours ele et veut estre, etc.
» Du dernier juin 1642. »
IV. Escrit de monsieur de La Rivi&re.
« Son Altesse m'ayant command^ de dire a M. lo car-
dinal le dcsplaisir sensible qu'elle avoit d'avoir failly , el
quelle desiroit passionnement de le voir pour lui avouer
lout ce qu'elle scavoit. Son Eminence a voulu que je le
disse auRoy, bien que je n'en cusse point I'ordre do
Sadite Allesse Royale, mais bien de faire lout ce qu'iI
commanderoit. A quoy ayant obey , Sa Majesle m'a ab^
solument commando d'cscrire , ce que j'ay fait apres une
longue et respcctucuse resistance de ma part.
» Monsieur ma command^ de dire a Son Eminence
qu'il desiroit le voir, qu'il le conjuroit d'oblenir sa grace
du Roy et I'oubly de sa faute ; qu'il avoit eu des liaisons
avec M. le Grand dont il expliqueroit le ddlail a Son
Eminence ; qu'il avoit aussi eu quelques liaisons avec
M. de Bouillon ct qu'il diroit le particulier a Son Emi-
nence, que je ne sC'iy poinl- ^ coste est escrit: a Monl-
frin, ce 29 juin 16'(2. »
220
MBMOIRES DR MOMBESOB.
la commit a La Riviere, qui d^pendoit entiere-
raent du cardinal de Richelieu. M. de Bouillon
V. Response du Roy, qui doit estre mise au bas de I'es-
crit de monsieur de La Riviere.
« Apres ce que le sieur dc La Riviere a d(5clar(5 de la
part de nion frere. je desire qu'il retouriie le trouver
pour luy dire que s'il m'envoye par escril toutes les Glio-
ses dans lesquciles il s'estoit engage et ausquelies on I'a
voulu porter contre mon service, et qu'il declare fran-
chementce qu'il sfait, sans rien rciserver, il rocevra des
effets de ma bonKi , ainsi qu'il en a d^ja receu plusieurs
fois par le passd. Je desire que ledit sieur de La Riviere
m'apporle promptement response , et qu'il vienne au-
devant de moy.
» La proposition de La Riviere est, que si Monsieur
confesse tout sans reserve , le Roy trouve bon que sans
le voir il sorte du royaume pour aller vivre a Venise.
M II l^moigne croire absolument que si on veut luy
donner la liberty il donnera ingenue et entiere confes-
sion de toutes choses.
» II m'a demand^ plusieurs fois ma parole sur ce sujet;
je n'ay os(5 la luy donner, ne sachant pas si le Roy I'a-
gr(5era ; mais ma pensf^e est qu'il n'y a pas de difficultc
a le faire . parce que ou Monsieur envoycra une bonne
ot entiere confession, ou une mauvaise et defectueuse ,
on le poursuivra avec des troupes, selon la r<5solution
prise, et cependant ladite confession, quoyque mau-
vaise . servira a la conviction de ses complices, et a celle
de sa propre personne. S'il I'envoye bonne , I'on s'en ser-
vira encore mieux. etie Roy ne sera obliged qu'a le laisser
aller a Venise et ne le priver pas dc libert(5 ; ce qui n'em-
peschera pas qu'on ne fasse ensuite ce qu'il faudra pour
I'Estat.
» Mon advis est done que vous disiez a I'abbd de La
Riviere : M. le cardinal ne vous a pas voulu donner pa-
role que le Roy laissast aller librement Monsieur a Ve-
nise sans le voir , au cas qu'il luy envoyast une entiere
confession de ce qu'il s^ait; et cependant pour vous mon-
trer quil fait tousjours plus qu'il ne promet, il m'a es-
crit pour conseiller au Roy de donner ce consente-
mcnt a Monsieur : ce que je feray tres-fidcllement , et
en ce casje vous donneray, par commandement duRoy,
la parole de Son Eminence. Ainsi il ne tiendra qu'a
Monsieur qu'il ne sorte encore une fois du mauvais pas
auquel il est, selon vostre proposition, par I'intervention
du cardinal.
» J'ay donn^ parole a M. deLa Riviere qu'on ne dira
point a Monsieur que la confession est deffectueuse ;
seulement je luy ay dit qu'il faut que la d(5claration de
Monsieur soit sign^e de luy et contresignc'e de Goulas.
» II eijt bien d6s\r6 en avoir un projet, mais j'ay cs-
lim6 qu'il vaut mieux que ces messieurs agissent a leur
mode. Je vous advoue que je ne crois point que Monsieur
d(5clarc la v(5rit(5; et, en ce cas , il faudra advancer les
troupes vers luy sans y perdre aucun temps , et je crois
mesme qu'en attendant la declaration il ne faut pas dif-
KrcT leur marche. Je crois qu'il est bon que M. Goulas
apporte la declaration de Monsieur avec M. de La Ri-
viere. »
VI. Lettre de Monsieur au Roy, par laquelle il lay
demande pardon de sa faute.
« Monseigneur. je suis au d(5scspoir d'avoir encore
manqud a la litlc^lit^ que jc dois a Vostre Majesty ; je la
supplie tres-humblement d'agr^er que je luy en de-
mande un million de pardons, avec un compliment de
soumission et de repentance. J'esp^re de vostre bontd
fut aussi retenu h Casal d'uoe raaniere fort peu
honorable pour lui : ce que j'ignorai durant
extreme, Monseigneur , que vous aurez compassion du
malhcureui estat ou me r^duit vostre indignation, et
que le premier effet que vous m'avez command^ de vous
rendre de mon ob(^issance , et auquelje proteste d'avoir
salisfait tres-sincercment , me fera recevoir la gr^ce et
le pardon que Vostre Majesty m'a fait I'honneur de me
promettre par Yahhi deLa Riviere, et qu'elle sera aussi
convi6e pour la tendresse et le bon naturel qu'elle a tous-
jours eus pour moy , a escouter favorab'ement les tres-
humbles supplications qu'il luy en fera de ma part. C'est
ce dont je conjure Vos'.re Majesty par son propre sang,
et par I'honneur que j'ay d'estre , Monseigneur , vostre
tres-humble et tres-ob^issant serviteur et sujet ,
» Gaston, »
VII. Lettre de Monsieur a Son Eminence.
« Mon cousin , apres avoir satisfait au commande-
ment qu'il a pleu au Roy mon seigneur, me faire, et aa
conseil que m'avez donn^, ayez agr^able queje vous
prie qu'ensuite du pardon et de la grace que vous avez
oblenus du Roy mon seigneur, j'employe tousjours vostre
gdn^rosite pour I'adoucissement de ce malheureux estat
ou je me trouve. Je vous advoue , mon cousin , qu'apr^s
toutes les choses qui se sont pass^es, il faut qu'elle ait
fait un dernier effort sur vous pour vous obligcr a m'ay-
der en ce malheureux rencontre; mais si vous pouviez
voir la sinc^ritc? de mon cceur , je n'aurois aucun sujet
de craindre que vous ne voulussiez adjouster a tant de
gloire que vous vous estes acquise , celle de donner a un
fils de France toute I'assistance et le secours qu'il vous
demande. Je vous envoyel'abb^ deLa Riviere sur vostre
passage pour vous dire avec quelle resignation je vous
fais cette priere , et celle de me conserver tousjours
vostre amitie. Je suis si r(5solu de vous donner de telles
preuvcs de la parfaite estime et de I'extreme affection
que j'auray pour toute ma vie , que je suis asseure que
vous aurez un jour une entiere confiance en moy , et
que vous connoislrez queje suis aussi inviolablement
que je vous le proteste , mon cousin , vostre tres-affec-
tionne cousin,
» Gaston. »
VIII. Escrit de M. de La Riviere au nom de Monsieur,
qu'il reconnoistra devant M. le chancelier le con-
tenu en sa declaration estre veritable.
« Au cas qu'il plaise au Roy promettre par escrit de
remetlre Son Altcsse Royale en France, et a Trdvoux,
ou a Ville-Franche , el de la a Blois, dans la jouissance
de tout son appanage, avec une declaration pour le par-
don de sa faute, v^rifi^e en parlement, Son Altesse
Royale m'a command(5 de donner sa parole qu'il recon-
noistra devant M. le chancelier , qui le viendra trouver
audit Tfdvoux ou Ville-Franche, avec une lettre de Sa
Majesty , que ce qu'il a escrit et estoit dans I'adveu de sa
faute, que j'ay port(5 au Roy, est vray et fera ce qu'il faut
pour reconnoistre la \€T\li de sa d(5cIaration. Son Al-
tesse Royale reconnoistra aussi le traitt^ fait avec I'Es-
pagne, avec toutes ses circonstances. Sa Majesty a
agr^able que le prc'sent papier me soit remis entre les
mains dans trois semaines , si on ne satisfait aux condi-
tions ci-dessus mentionncies. Monseigneur m'a com-
mande aussi de dire qu'il desire le secret de cette af-
faire.
» Fait ce deuxieme jour d'aoiit 1642 , a Fontaine-
bleau.
V) Sign(5 La RivifeBE. »
MEMOIRES OE MONTBESOU.
221
quelqiies jours de mon cote , et me trouvai tel-
. lement oublie par Monsieur, quMl ne daigua
me faire savoir aucunes nouvelles ; mais, sur le
J bruit public d'un si grand changement arrive a
1 1 la cour, et des avis particuliers que j'avois re-
cus, je ne perdis pas le souvenir des ordres qui
m'avoient ete donnes ; et comme ['occasion de
les executer me pressoit, je m'en allai jusquesa
trois lieues de Sedan , oil je fus informe de tres-
bonne part que le traite de Son Altesse avec le
Roi etoit fort avance. Ce fut a moi a penser de
revenir sur mes pas : ce qui ne m'etoit pas aise,
parce que tons les passages des rivieres etoient
gardes contre les deserteurs de railice ; et quoi-
que j'aie fait en ma vie des voyages facheux et
penibles, ce fut, pour le temps qu'il dura , ce-
lui qui me I'a ete davantage.
Les cours des princes sontcomposees debeau-
! coup de sortes de gens ; mais il y en a peu qui
preferent leur bonneur a leurs interets , et qui
! se plaisent a soulager leurs amis lorsqu'ils se
, rencontrent embarrasses dans des affaires dont
lesucces ne leur est pas favorable. .T'en ai pour-
tant eprouve de fideles dans des traverses qui
me sont arrivees : le sieur de Roussillon me
temoigna dans mon besoin qu'il etoit tel en
mon endroit ; car il quitta Monsieur en deux
journees au-dela de Lyon, et fit ce long chemin
pour m'avertir que Sa Majeste et le cardinal
faisoient paroitre beaucoup d'aigreur contre
moi, et son Altesse peu d'affection a me garantir
de I'oppression dont j'etois menace. Pour en
empecher I'effet , j'allai en Perigord , oii j'etois
tres-certain que je n'avois rien a craindre, pour
la bienveil lance que cette province a de tout
temps temoignee a notre maisou (i) ; et le sup-
IX. Accord fait par le Roy a Monsieur des demandes
contenues en Vescrit cy-dessus , au cas qu'il exe-
cute ce qui est parte par iceluy.
«Nous, Louys, etc., apres avoir entendu ce que
I'abM de La Riviere nous a dit par le commandemenl
de nostre frere d'Orl^ans , dont le contenu est ci-dessus
escrit , d^clarons par la pri^senie que nous accordonsa
nostredit frere ce qui paroist qu'il demande par ledit
escrit, au cas qu'il execute de point en point ce qu'il a
promis; en tesmoin de quoy , etc. »
X. Consentement de Monsieur de vivre enparticulier
au royaume sans charge ny train , que celuy qu'il
plaira au Roy luy ordonner.
« Gaston , fils de France , etc. Apres avoir donn^ une
ample declaration au Roy du crime auquel le sieur de
Cinq-Mars , grand-escuyer de France , nous a fait tom-
ber par ses pressantes sollicitations , recourant a la em-
inence de Sa Majesty , nous ddclarons que nous nous
liendrons extremement obliges et bien traitt(5s, s'il plaist
a Sa Majesty nous laisser vivre comme simple particu-
lier dans le royaume , sans gouvernement , sans compa-
pliai cependant, en continuant les obligations
qu'il avoit commence d'acquerir sur moi , de
vouloir retourner vers Son Altesse pour que je
fusse informe de ce que j'avois a devenir, et de
lui dire hardiment de ma part que je ne pou-
vois etre en peine qu'autant qu'il voudroit
que je le fusse ; et que cela etant , j'etois hors
de toute apprehension. II s'acquitta de la com-
mission qu'il avoit eu agreable de prendre avec
toute la diligence et le soin que je pouvois desi-
rer, et revint me trouver ainsi qu'il me I'avoit
promis, pour me porter, en termes expres , or-
dres de Monsieur de sortir de France, parce
que le sejour que j'y ferois lui pourroit nuire.
II y a une particularite qui merite bien de n'etre
pas oubliee : deux jours avant que j'eusse recu
ce commandement , Son Altesse avoit ete in-
terrogee a Villefranche par M. le chancelier ,
assiste de douze maitres des requetes ou con-
seillers d'Etat, en presence desqueis elle decla-
ra par unetres-longue deposition toutes les par-
ticularites des choses les plus secretes; et
comme il u'y en pouvoit avoir aucune, dans la
verite de I'affaire , suffisaute de iTie faire lum-
ber en crime, sabonte, sans doute surprise, lui
laissa consentir qu'il fut mis dans le douzieme
article que, si j'avois fait quelqnetraite avec le
sieur de Thou ou autre , elle le desavouoit. Elle
savoit pourtant bien que cela ne pouvoit etre ,
et queje n'etois point capable de rien faire a son
insu, et principalement dans une occasion si
considerable et de telle consequence. Nean-
moins je fus nomme de cette sorte dans un acte
qui sera un litre a la posterite , que les princes
de sa naissance out peu accoutume de don-
ner (2). Je passai en Angleterre avec d'extremes
gnie de gendarmes , ny de chevaux-l^gers , ny sans pou-
voir pretendre jamais pareille charge ny administration,
telles qu'elles puissent cstre, et a quelle occasion qu'elles
puissent arrivcr. Nous consenlons, en outre, a la vie par-
ticuliere que nous supplions le Roy de nous laisser
faire, n'avoir aucun train que celuy qu'il plaira a Sa
Majesty nous prescrire , et ne pouvoir tenir aupres de
nous aucune personne que Sa Majesl(5 nous tesmoigne
luy estre d^sagr^able : le tout sur peine de descheoir,
par la moindre contravention a tout ccque dessus, de la
grace que nous supplions Sa Majesty de nous accorder ,
ensuite de la faule que nous avons commisc. »
(1) La baronnie de Bourdeille ^taitunedes premieres
du Perigord.
(2) Yoici les deux pieces dont parte Montr^sor:
L
Declaration de Monsieur , contenant la confession de
(out ce qui s'est passe en la conspiration de Cinq-
Mars.
« Gaston , fils de France , fr^re unique du Roy, due
d'Orl^ans , estanl toucM d'un veritable repenlir d'avoir
222
MEMOIBES DE MOMTRESOR.
difficultes: cequi iiefut pascompte pour grand'-
chose.
].e cardinal de Richelieu raourut la meme an-
nee, et le Roi celle d'apres. En coutinuant les
procedures corameocees contre mot , je fus crie
a trois briefs jours, mes biens arretes , eteusa
souffrir, dans mon absence , tout ce que la vio-
lence exige contre les innocens par les formes
ordinaires de la justice, ace que le cardinal
pretendoit mal a propos , parce qu'elle cede a
i'autorite dans de semblables rencontres.
M. de Thou, mon cousin germain, mourut a
Lyon, par jugeraent donne par des commis-
saires, et M. le comte de Bethune, mon intime
ami, fut accuse, par la plus lache calomniequi
se puisse jamais inventer contre une probite
aussi reconnue que la sienne , d avoir reveie le
secret du traite d'Espagne. Enfin je fus le der-
nier, de tous ceux qui etoient en peine pour les
interets de M. le due d'Orleans , qui revint en
France de I'exil oil j'etois alie par son comman-
dement. Dans le temps de mon sejour en Angle-
encore manqu^ a la fid^lite que je dois au Roy, mon sei-
gneur, apres tant de tesmoignagcs que j'ay reeeiis de son
cxtresme bonl(5 en de semblables fautes, et d(5sirant de
tout mon coeur me rendre digne de la grace et du pardon
qu'il a pleu a Sa Majeste me promctlre par I'abb^ do La
Riviere, je luy advoue sincerement toutes les choses
donlje suis ccupable et dont j'ay eu connoissance.
» Je declare et confesse a Sa Majesty que, depuis le
voyage d'Amiens de I'ann^e dernierc, j'ay esle sollicil6
plusieurs fois par M. le Grand de nostre intelligence avec
luy , pour tascher de mettre M. le cardinal hors des af-
faires ; a quoy jay r(5sist6 d'abord ; mais m'ayant apres
asseure , en une autre entrevue, qu'il avoit la parfaite
confiance du Roy , et me voyant press^ d'aller au voyage
dc Languedoc sans employ et sansraison, ce me sem-
bloit, j'entray en liaison avec luy d'autant plus volon-
tiers qu'alors il m'asseura du service de M. de Bouillon ,
ct qu'il me donneroit Sedan pour retraitte, en cas de
besoin.
» Quelques jours apres, par une entrevue avec M. le
Grand et M. de Bouillon, nous r^soliimes, pour ache-
miner nos dcsseins, queM. le Grand di;meureroit pres
dc la personne du Roy et que je me retirerois a Sedan
avec M. de Bouillon; que nous fetions un traiu^ avec
I'Espagne, dont la principale condition seroit la paix
g^nerale pour atlirer le peuple a nostre party; que ce-
pendant que le Roy seroit a Perpignan , nous entrerions
en armes en France , proposant ladile paix. 3Iais tout
ce dessein ne fut point cx^cutd , M. le Grand, ne le ju-
geant plus ndcessaire , s'eslant imaging depuis que saus
cet embarras il pouvoit parvenir a ses fins.
» Toutefois , comme la proposition de traitter avec
I'Espagne fust plustdt diir(fr^e que rompue , c mis entre
les mains de Frontraillcs , a Paris, au raois de janvier
dernier, deux blancs signes dc mon nom sculement,
dans un petit papier, pour en faire deux lettres , I'une
adressante au roy d'Espagne et I'autre au comte due.
Lesdits blancs .signcz ont est6 remplis par Fontrailles,
a ce qu'il m'a dil : ce que je crois d'autant plus verita-
ble que j'ay eu les deux responses , toutes lesdites lettres
en cniance sur Frontrailles.
terre, je me trouvai non-seuleraent abandonne,
mais tenement oublie par Son Altesse, que je
tomberois pour elle en confusion si j'etois con-
traint d'en faire la relation entiere. A mon re-
tour, je fus recu comme un gentilhomme qui ,
par curiosite ou pour son divertissement parti-
culier, auroit fait ce voyage, Cette maniere de
proceder d'uu maitre qui m'avoit si souvent ex-
pose pour son service me toucha sensiblement :
toutefois je me resolus de n'en point faire d'e-
clat, et a differer le dessein que j'avois pris de
me retirer , plutot pour la satisfaction de mes
amis que pour la mienne , que je ne pouvois
plus rencontrer apres des traitemens si rudes.
Trois mois s'etant ecoules dans ces sujets de
mecontentement , qui auroient irrite la patience
des plus sages et des plus moderes, et me voyant
si dechu des avantages que d'autrcs fois
SonAltesse m'avoit accordes,je crus qu'il se-
roit injurieux a mon honneur d'attendre plus
long-temps a executer ce que j'avois projete.
Pour en augmenter les raisous , je pris occa-
» La cr(5ance estoit de demander une armt^e de douze
mille hommes de pied et de qualre mille chevaux des
vieilles troupes d'Allemagne, et de I'argent raisonna-
blement pour faire des levees en France. II y avoit quel-
ques aulres articles pour ma subsistance , et pour avoir
des lettres pour ma retraitte en toutes les places , si j'en
avois besoin. 11 y avoit aussi un autre aiticle pour la
subsistance de deux grands seigneurs , qui n'estoient pas
nomm^s autrement, mais ell'ectivement c'esloient MM.
de Bouillon et le Grand.
» Dans toute cette airaire, j'ay parl^ deux fois a M. de
Thou a Paris, que je trouvay inform^; il me dit qu'il
avoit vcu M. de Beaufort et qu'il I'avoit trouve fort
froid; ensuite de quoy, a mon arriv^e a Blois , je le vis
et le trouvay de la mesme humeur, toutesfois me
faisant quelque proposition , a quoy je ne ra'arrestay
pas.
» Depuis , Fontrailles me vint trouver a Chambord
pour me dire que les adaires de M. le Grand alloient
mal ct qu'il falloit pourvoir a nostre seuret^. Sur quoy
j'cnvoyay le comte d'Aubijoux en Savoie, a M. de Bouil-
lon , demander une lettre de luy , pour me faire recevoir
a Sedan , laquelle il m'envoya.
» Ensuitle de ce , M. le Grand m'envoya un courier
pour me dire qu'il estoit en tres-mauvais cstat aupresdu
Roy , et ce queje voulpis qu'il devinst. Je luy manday
de se trouver a Moulins-en-Gilbert , le qualriesme de
juillet, et'qu'il se retirasl avec moy au Comt(5, et de la a
Sedan : mais le courier trouva qu'il estoit arrest(5.
» Si , outre tout ce que dessus , il se trouve quelques
negociations faites j)ar Montr csor avec M. de Thou,
ou quelques autres de mes gens avecd'auires, directe-
ment ou indirectement , je les desavoue, comme les
ay ant faites a mon insceu.
» Je proteste devant Dieu , et je supplie tres-humble-
ment Sa Majesty de croire que la prcsente d(5claration
que je luy fais est tres-sincere et veritable , et que c'est
tout ce dont j'ay eu participation , et qui pent cstre venu
a ma connoissance en cette alTaire, dont j'en demande
tres-humblement pardon a Sa Majesty. En tesmoin
de quoy j'ay escrit et sign^ de ma main la prcsente,
MEMOIUKS UE MONTKESOR.
223
sion de parlei* u Monsieur de deux affaires qu'il
m'avoit promises, qui ne pouvoicnt recevoir
aucune difficulte ; il m'en refusa pourtant d'une
facon si desobligeante, que je vis bien qu'il ne
falloit plus reraettre la resolution que j'avois
prise, etque je n'avois retardeeque pour obser-
ver plus de bienseance et de respect vers Son
Altesse , et pour les considerations dont je nae
suis deja explique. Peu de jours ensuite , je le
suppliai d'agreer le traite que j'avois fait de ma
charge de chef de sa venerie , qui ne venoit point
de ses bienfaits , car je I'avois recompensee aux
enfans de celui qui la possedoit avant moi.
Ce que Monsieur eut a me dire ne consista
qu'a s'enquerir pourquoi je m'en voulois de-
faire ; mais lui ayant represente que c'etoit la
pure necessite de raes affaires qui m'y obligeoit,
persuade par cette raison qu'un maitre qui
ra'auroit plus considere n'auroit pas si aise-
ment recue, j'en obtins la permission , sans me
rendre aucun temolgnage d'y desirer autre-
ment pourvoir. Quinze jours se passerent apres
el command^ a mon secretaire de la contre- signer.
» Fait a Aygueperce , ce 7 juillet 164-2.
» Signe Gaston.
» Et plus bas , GouLAS.
» Et a coste, tourn^s :
» Depuis avoir escrit le contenu de I'autre part, je
me suis souvenu d'avoir obmis la response qui me fut
faile d'Espagne, qui fut qu'ils me fourniroieiu ladite
arm^e le premier de juillet , qu'ils me donrieroient qua-
tre cent mille escus pour faire lesdites levies en France,
et douze mille escus par mois. coinme ils avoient fait en
Flandres. Le trailed me fut apport^ a Blois , signd du
comte due, et ne I'ayant pas voulu signer , je lay gardd
jusques a la prise de M. le Grand , que je lay brusle.
J'en devois envoyer la ratiflcation a don Francisco de
Melo , ce que je n'ay pas fait.
» Fait les jour et an que dessus.
» Signd Gastox.
» Et plus bas, GocLAS.
» Collalionn6 a I'original par moy conseiller et secr6-
taire-d'Etat,
» BocxniLLiEU. n
II.
Autre declaration de Monsieur, pour ce qui concerne
Son Eminence.
« Gaston , Gls de France , due d'Orldans , et frere uni-
que du Roy, ne pouvant pas assez esprimer a mon cou-
sin le cardinal de Richelieu quelle est mon extreme dou-
leur d'avoir pris des relations et correspondances avec
ses ennemis . je me sens d'autant plus oblige a luy decla-
rer franchement ce qui est venu a ma connoissance. qui
pent regarder sa pcrsonne , et particulierement sur I'af-
faire de Lyon, dont l'abb6 de La Riviere m'a parle de sa
part, que rinlercession favorable qu'il m'a promise par
ledit abb^ pour obtenirdu Roy, mon seigneur, la grace
que je luy demande , me fait croire certainement, dans
lemauvais estat oii je me trouve, un effet tr6s-signal(5
m'etre mis en etat de me procurer la liberte en-
tiere que j'avois souhaitee avec tant de passion
et ade si justessujcts, a la lin desquels je fus au
Luxembourg pour la demander a Son Altesse ,
sans perdre Thonneur de ses bonnes graces.
Elle y reslsta veritablement dans des termes
dont j'aurois tort de me plaindre , etbeaucoup
plus honnetesque ceux desquels elle s'etoit ser-
vie lorsque je lui avois demande celle de tirer
recompense de la charge que j'avois dans sa
maison ; et j'avoue que si je n'eusse ete tres-
assure que ce refus venoit plutot de I'apprehen-
sion du reproche qu'elle craignoit de s'attirer,
que d'aucune bonne volonte qu'elle eut conser-
vee pour moi, peut-etre me serois-je retenu
d'insister davautage. Je savois aussi de cer-
taine science que mon exclusion avoit ete sli-
pulee aupres d'elle avant mon retour d'Angle-
tcrre , sur la creance que les miuistres qui
avoient succede a I'autorite du cardinal de Ri-
chelieu lui avoient fait prendre que je n'etois
pas propre a demeurer a son service avec quel-
de sa g^ne^rosit^ , tellement que je luy declare et advoue
que laveril^ est que M. le Grand me convia de me
trouvcr a Lyon . me disant que la conjoncture y seroit
tres-favorable , sans s'cxpliquer davantage, et que le Roy
estoit en tres-mauvaisc humeur contre M. le cardinal ,
mal satisfait du voyage qu'on luy faisoit faire et du mau-
vais succez des affaires du Roussillon , sous le comman-
dement du mareschal de Br6z(5 ; mais je ne m'y voulus
pas trouver, son intention m'cstant suspecte, et crai-
gnant quelque autre chose de pire dans le cceur , qu'il
ii'eust os6 me dire: ce qui n'cst pourlanl qu'un soup-
Con dont je n'eus pour lors ny dcpiiis plus grande lu-
miere. M. le Grand me dit encore qu'il y feroit trouver
M. le mareschal de Schomberg , du sceu du Roy et a
I'insceu de M. le cardinal ; ce qui pourroit I'eslonner et
luy donner beaucoup a penser, voyant que Sa Majesty
auroit fait une pareille chose sans luy en donner advis.
Je proteste devant Dieu et prie M. le cardinal de croire
que je n'ay pas eu une plus grande connoissance de ce
qui pent regarder sa personne, et que pour mourirje
n'aurois jamais presto n>/ I'oreille , ny le cceur a la
moindre proposition qui eut cste contre elle , en quel-
que fagon ou en quelque temps que ce peust estre, ma
conduitte passee en est une preuve suffisante ; et Dieu
m'a fait la grace de me donner de si bonnes inclinations,
que j'auray toute ma vie en horreur de si damnables
pensees pour la moindre personne du monde, et a bien
plus forte raison pour une qui est si pr(5cieuse et sacr^e,
que je pile Dieu de conserver longuement pour la
France , et pour mon bien parliculier que je vcux atten-
dre a esperer entierement d'elle. En tesmoin de quoy
j'ay escrit et sign6 de ma main , et commande a mon se-
cretaire de contre-signer la presente.
» Fait a Aigueperce , le 7 juillet 16't2.
» Signe Gaston.
» Et plus bas , GocLAs.
» Collationne a roriginal par moy conseiller et secre-
taire d'eslal,
» BOCTHIU.IER. »
224
MEMOIBES DE MONTRESOB.
que sorte de credit : ce que je ne puis attril)uer
qu'a I'opinion tresbien fondee qu'ils avoient
concue, que je ne cliercherois que sa gloire et la
reputation d'un prince de sa naissance, qui de-
voit etre soutenue par des actions capaljles de
le conserver dans le rang qu'il etoit oblige de
tenir; et n'etant point un borame interesse,
que jene serois jamais leur dependant. La Ri-
viere assurement, sans une si puissante protec-
tion que la leur, ne m'auroit forme aucun obsta-
cle que je n'eusse facilement surmonte. Ainsi
je ne le mets point en consideration , les voies
que j'avois pour ee qui pouvoitetrea demeler
entre lui et moi m'etant trop connues pour ne
m'en pas servir, s'il n'eut ete appuye que de ses
propres forces.
Dans ce discours , qui contient en substance
les sujets veritables que j'ai eus de me rend re
libre , je me suis abstenu de rapporter beaucoup
de particularites encore plus essentielies que
celles que j'y ai employees. Je suppiie ceux qui
prendront la peine d'en faire la lecture de vou-
loir exactement considerer la sorte de laquelle
j'ai ete traite par Sou Altesse, remarquer la
patience que j'ai fait paroitre a le souffrir, et
la maniere de laquelle je me plains ; et ayant
obtenu d'eux ce que je crois desirer avec raison
pour I'eclaircissement de la verite , j'ose me
promettre qu'ils ne m'accuseront pas de m'etre
trop precipite a me retirer, comme quelques-
uns me I'ont voulu attribuer, et qu'ils convien-
dront qu'il etoit impossible d'en user autrement
pour se conserver dans le monde avec quelque
estime. Je proteste avec verite qu'il ne m'en
reste nul regret , ni , selon mon opinion que
j'ai assez examinee , aucune occasion juste d'en
recevoir le moindre reprocbe.
L'aigreur qui avoit ete inspiree a M. le due
d'Orleans contre moi pour m'etre retire de son
service, ne pouvoit lui permettre de differer long-
temps a m'en faire ressentir les effets : et comme
les princes qui ont la puissance en main trou-
vent aisement les occasions d'opprimer ceux
qui ne leur sont pas agreables , celle de la de-
tention de M. le due de Beaufort sembla fort a
propos a Son Altesse pour me donner des mar-
ques de son indignation. Une beure apres qu'il
fut arr6te dans le Louvre par Guitaut , capi-
taine des gardes de la Reine, nous fumes aver-
tis, le comte de Betbune et moi , par un homme
de qualite , que nous serions compris dans cette
disgrace , et que ce seroit plutot par la prison
que par I'eloignement de la cour. Si nous eus-
sions suivi I'opinion de celui qui etoit venu nous
donner cet avis , nous aurions pris des ce mo-
ment le parti de nous mcttre a convert du peril
qu'il jugeoit que nous avions a courir d'etre re-
tenus ; mais preferant les conseils que nous ti-
rions de notre innocence a tons autres , nous
deliber^mes de n'user d'aucunes nouvelles pre-
cautions pour notre surete , estimant la devoir
rencontrer entiere dans la sincerite de nos ac-
tions. Nous attendimes dans cette confiance ce
que Ton voudroit resoudre et ordonner sur no-
tre sujet , et convinraes cependant de demeu-
rer fermes dans cette resolution , nonobstant
toutes propositions et avis contraires que nous
pussions recevoir. Apres I'avoir ainsi arrete en-
tre nous, je fus voir mesdames les duchesses
de Vendome et de Nemours dans leurs afflic-
tions , et me retirai assez tard a mon logis : le
lendemain nous usames comme nous avions ac-
coutume , excepte que nous primes soin de met-
tre nos affaires en etat de n'avoir aucun embar-
ras qui nous put donner de la peine, quelques
evenemens qui pussent arriver. Je fis deux ou
trois visites le matin , et revins a onze beures
au logis du comte de Betbune m'informer de ce
qu'il avoit appris. Le comte de La Chatre s'y
etoit rendu, assez alarme en son particulier, et
avec d'aulant plus de raison qu'il avoit a per-
dre I'une des plus considerables charges du
royaume, enviee de beaucoup de gens, et sur-
tout du marechal de Bassompierre, qui I'avoit
autrefois possedee. L'ordre avoit ete deja donn6
de nous bannir, le comte de Betbune et moi ;
I'exempt des gardes du corps du Roi , qui en
avoit eu la commission , nous ayant trouves en-
semble , I'exposa avec la civilite qui dependoit
de lui , et dans des termes qui nous faisoient as-
sez paroitre que Sa Majeste vouloit etre obeie.
II nous fit le commandement de sortir de Paris
des le meme jour ; et a peine s'etoit-il separe de
nous , que M . le due de Longueville entra , qui
nous dit qu'il avoit beaucoup de deplaisir de
l'ordre que nous avions recu, dans lequel on
reconnoissoit avoir use de trop de precipitation,
parce que Ton s'etoit eclairci que nous ne de-
vious pas etre traites avec cette rigueur, n'en
ayant donne aucun sujet.
Ce discours fut accompagne de force compli-
mens , et de plusieurs assurances de I'honneur
de son amitie ; il eut agreable ensuite de me ti-
rer a part, pour me demander ce que je jugeois
qu'il y avoit a faire, dont il me prioit de lui
parler librement. Je le fis comme il me I'avoit
ordonne , en lui faisant voir que la verite ayant
ete si facilement reconnue , il n'y avoit rien de
plus aise ni de plus juste qu'a changer l'ordre
que nous avions recu par les mauvais offices de
nos ennemis. Pour ce qui regardoit le comte de
Betbune , qu'il etoit digne d'etre considere en
MEMOIBKS 1)K MOATRESOR.
225
sa personne, qui valoit beaucoup, et par les
services de monsieur son pere utilemeut rendus
a i'Etat ; que le comte de La Cliatre devoit
aussi etreacouvert de i'effet des bruits qui cou-
roient de la resolution prise de {'eloigner par
les memes raisons de son merite et de son inno-
cence. Je le trouvai surpris du peu de souvenir
que j'avois eu de raoi , ne m'etant point nomme ;
inais je n'avois garde de lui faire aucunes pro-
positions sur mon sujet, pour I'interet quej'y
pouvois avoir, parce qu'etant resolu a me reti-
rer, il m'etoit egal que ce fut par mon choix ou
par I'ordre de la cour, qui ne me blessoit en fa-
con du monde , ma conduite ne me I'ayant pas
attire. S'etant approche de ces messieurs et de
ceux qui nous avoient fait la faveur de nous ve-
nir voir sur ce commandement , dont la nou-
\elle s'etoit epandue , il y en eut un de la com-
pagnie , emporte par I'affection qu'il avoit pour
nous , qui s'eehappa de dire qu'il etoit bien
etrange que nous eussions a souffrir etant inno-
cens , et que ce fut pour Tinteret de personnes
(jui avoient vecu en sorte a notre egard, que
nous avions d'extremes sujets de nous en plain-
dre. Je n'en voulus pas convenir, mon opinion
ayant toujours cte que les malheureux doivent
otre soulages, et que ceux qui les blament dans
le temps de leur mauvaise fortune font une ac-
tion , surtout lorsqu'il s'agit de leur interet par-
tieulier, qui repugne a la charite, et a I'honneur
qu'il y a de ne rien ajouter de lacheux a leurs
disgraces. M. le due de Longueville approuva
([ue j'eusse pris la parole pour temoigner que
e'etoit mon sentiment et celui du comte de Be-
thune , dont je ne fus pas desavoue , quoique ,
a rapporter les choses dans la verite , lui ni moi
n'eussions aucune occasion de nous louer de la
maniere qu'ils avoient use vers nous, apres ce
([ui s'etoit passe en diverses natures d'afl'aires ,
dans lesquelles nous ne leur avions pas ete
inutiles.
La condition de Saint-Ibar, mon cousin-ger-
raain , ne fut pas meilleure dans cette conjonc-
ture que la notre. L'exempt qui nous avoit porte
I'ordre de nous retirer lui en fit un pareil com-
mandement; et sur ce qu'il lui dit que la Reine
A ouloit qu'il s'en allat dans I'une de ses maisons,
il lui repondit en riant qu'il s'apercevoit bien
que Sa Majeste avoit ete aussi mal informee de
son bien que de ses crimes , et qu'il s'en iroit
en Hollande pour lui temoigner son obeissance.
Pour employer le reste du temps que nous
avions a demeurer a Paris , nous fumes rendre
des visiles de respect et de devoir auxquelles
nous ne pouvions manqucr, et entre les autres
a M. de Veudome, qui nous Iraita de la plus
III. C. D. M., T. HI.
etrange facon que des gens comme nous , chas-
ses sur le pretexte de M. de Beaufort, son fils ,
le pussent etre dans une semblable occasion. II
s'attacha fort a condamner sa conduite, et le
blama particulierement de ne s'etre point voulu
lier d'amitie et d'interet avec La Riviere , quoi-
qu'il le lui eut souvent conseille; qu'il ne dou-
toit point que ce ne fut notre consideration qui
Ten avoit empeche, qui etoit aussi la cause
effective et veritable de son malheur et de sa
disgrace.
A ce discours si choquant , tenu tres-mal a
propos , et fort eloigne de ce qu'il savoit en sa
conscience , je ne pus me retenir de lui dire que
je le suppliois de se bien souvenir que toutes
ses conferences secretes s'etoient passees sans
notre participation; qu'il y avoit plus de deux
raois que nous ne voyions plus ni lui ni mon-
sieur son fils , et que nous etions bien informes
que, dans toutes les mesures qu'ils avoient prises
pour s'etablir a la cour, nous n'y avions pas ete
desires. II me demanda assez aigrement si j'en
etois bien assure. Je lui repondis que oui , mais
que le comte de Bethune et moi n'etions venus
le voir pour entrer en conteste avec lui; qu'il
nous suffisoit de la connoissance certaine que
nous en avions cue , et de lui donner celle d'etre
plus ses serviteurs dans sa mauvaise fortune ,
que nous le serious si elle etoit meilleure. J'ai
remarque en sa personne un procede qui con-
trevenoit entierement a la bienseance et a I'usage
ordinaire : les hommes doivent etre , sans cora-
paraison , plus constans dans les adversites que
les femmes , dont la foiblesse merite d'etre ex-
cusee. Neanmoins il etoit au lit , tellement
abattu qu'il n'etoit pas connoissable; et madame
sa femme, levee, recevoit les visites qui lui
etoient rendues avec une Constance que Ton ne
sauroit trop estimer. Je ne dois pas oublier
qu'etant alle voir Saint-Ibar avant notre sepa-
ration , que je prevoyois d'une grande longueur,
nous y rencontrames M. le due de Longueville ,
qui , avec beaucoup de soin et de bonte , s'etoit
employe pour faire retracter i'ordre que nous
avions recu.
Les considerations qu'il lui plut de nous ap-
prendre qui s'y etoient opposees furent celles de
I'autorite royale et de la dignite du ministre , qui
ne permettoient pas un cbangement si soudain ;
que veritablement I'intention de la cour etoit de
reparer le tort qui nous avoit ete fait , mais qu'il
etoit absolumeut necessaire, pour sauver les ap-
parences , que ce fut avec le temperament con-
venable a la qualite de ceux qui s'en etoient
meles.
Satisfaits , comme Ton se peut imaginer, des
15
22(5
MEMOIRES DE MO.\TBESOn.
raisons que nous avions sues d'un prince qui ju-
geoit bien ce que nous en devious croire , nous
revinmes au lo;j,is du comte de Bethune pour
parti r un moment apres : ce que nous ne pumes
faire qu'a une heure de nuit, parce que nous y
fumes retenus par une infinite de personnes
et de respect et de qualite , qui nous t'aisoient
rhonneur de nous y attendre pour nous dire
adieu.
Durant le temps que nous fumes exiles, Ton
essaya diverses fois de pressentir si nous vou-
drions nous resoudre a un raccommodement
avec La Riviere : le peu de dispositions que Ton
y trouva, par les reponses que Ton recut de
nous, fit suffisamment connoitre que c'etoit un
mauvais moyen que celui de nous avoir chasses
pour nous faire clianger de sentiment pour lui.
L'on eut aussi dessein de nous obliger a deman-
der noire retour : ce que nous ne vouliimes faire
en facon quelconque, n'ignorant pas que des
gens qui n'ont point faiili prennent toujours mal
leurs mesures de rechercher ceux qui les ont
raaltraites, et de se soumettre a des explications
qui diminuent a^sez souvent la bonne opinion
que Ton a prise de leur conduite, qui ne sau-
roit etre soutenue dans de pareilles occasions
avec trop de fermete, celle que nous observions
ne pouvantnous procurer d'elle-meme ni blame
ni mauvais office, dont ceux qui ne nous ai-
moient pas recevoient assez de deplaisir. II se
presenta une occasion qu'ils crurent leur etre
favorable.
M. de Harlay, de tout temps notre intime
ami , nous en voulut donner ce temoignage que
de nous venir voir durant notre eloignement.
Apres avoir demeure peu de jours avec nous,
s'en retournant a Paris, il nous pria de lui
rendre la visite aux fetes de Noel , a sa maison
de Beaumont. Le president Barillon , le prince
de Marsillac, le marquis de Maulevrier, Du
Bourdet et Beloy desirerent etre de la partie ,
faite sans autre dessein que celui de notre di-
vertissement particulier. Ces messieurs arrive-
rent ensemble, et nous y fumes aussi comme
nous I'avions promis. Cette entrevue, quoique
fort innocente et de nulle consideration, fit un
eclat etrange : M. de La Rochefoucauld fut le
premier qui en donna avis a M. le cardinal Ma-
zarin , et crut que son zi'le seroit fort estime en
usant de ces termes , qu'il ne repondoit plus du
prince de Marsillac, son fils.
La Riviere, toujours malintentionne pour
nous, employa avec beaucoup d'artifice tons les
soins de Monsieur, son maitre , et les siens pour
la rendre suspecte dc faction, et fit son possible
pour persuader qu'il y avoit d'autres personnes
qui s'y devoient tiouver de la part de M. de
Vendome et de madame de Chevreuse. L'on de-
libera enfin siir cette assemblee d'Importans
(qui etoit le uom qu'il leur plaisoit nous donner),
et l'on jugea , pour toutes conclusions, que tout
ce qui en avoit ete dit etoit faux , et qu'il seroit
honteux de s'y arreter davantage. Au retour de
ces messieurs a Paris, ils trouverent ce bruit si
public , qu'il y en eut un d'entre eux qui crut a
propos d'en faire un eclaircissement pour sa jus-
tification. Le president Barillon, avec sa fran-
chise naturelle , traita i'affaire autrement, et
dit a ceux qui en ouvrirent lediscours, qu'il
nous rendroit encore une visite au printemps
si l'on ne nous faisoit revenir, se souvenant fort
bien de ce que nous avions fait pour lui lors-
qu'il etoit prisonnier, pour manquer vers nous a
I'etat auquel l'on nous avoit mis.
Le reste de I'hiver se passa sans que la Reine
eiit agreable de nous rappeler; mais comme les
disgraces de la nature de la notre ne peuvent
pas toujours durer, notre retour fut accordeau
mois d'avril suivant , plus par les soins du comte
de Charost , qui parioit hautement de I'injustice
que l'on nous faisoit, que pour toute autre con-
sideration. L'on nous envoya des lettres du Roi ,
qui nous donnerent la liberte de revenir a la
cour, sur ce que Sa Majeste etoit satisfaite de
notre conduite. Pour ce qui me regardoit , j'au-
rois attendu quelque temps pour me servir de
cette permission ( si je n'eusse dii rendre cette
deference au comte de Bethune, qui avoit des
affaires a Paris qui lui etoient de consequence,
et qui n'y vouloit pas retourner sans nioi , de
m'en rapprocher avec lui), plus tard assure-
ment que je ne fis. Lorsque nous y fumes arri-
ves , ces memes personnes qui nous avoient vus
quand l'on nous en bannit , nous rendirent leurs
visiles. La Reine nous recut avec fort bon visa-
ge; et M. le due d'Orleans , qui vouloit etre re-
merc.ie par nous de notre retour, auquel il avoit
forme une infinite d'obstacles, ne I'etant pas
dans les respects dont nous fumes nous acquit-
ter vers lui, s'en plaignit hautement, et dit a
beaucoupdeceuxquietoientaupresdesapersonne
que nous I'avions ete voir comme auroient fait
des Ailemands qui passeroient en France : cequi '
I'avoit empechedenous recevoir avec lestemoi-
gnages de bonne volonte qu'il avoit resolus.
Ce fut, apres huit mois d'eloignement de la
cour, la maniere de laquelle notre disgrace fi-
nit, en attendant que mon malheur ordinaire
me fit tomber dans une autre plus rude et beau-^
coup plus facheiise, et dont il etoit impossible,
procedant en homme de bien , (|ue je me pusse
gr.rantir : j'en laisserai le jugemcnt libre a ceux
MEMOIRES DE MO^TBESOR.
227
qui se donneiont la peine de lire la suite de ce
discours , si , dans les disgraces qui me sont du
depuis ari'ivees, j'ai ete innocent ou coupable.
Deux raois de sejour a Paris ra'ayant acquitte
du respect que je devois a la Reine , touchant la
permission que j'avois recue de Sa Majeste de
revenir a la cour, je crus que je ne pouvois
mieux faire que de retouruer eliez moi , pour y
gouter le repos d'une vie retiree et particuliere.
Lademeure de raadame de Chevreuse a Tours
me donnoit sujet de la voir de fois a autre; et
bien que ce fut rarement, je ne laissai pas de
prendre plus de connoissance de son humeur et
du temperament de son esprit , que je n'en a vols
eu dans tout le temps qu'elle avoit ete plus lieu-
reuse et en plus grande consideration. L'aban-
donnement quasi general dans lequel elle etoit
de tons ceux qu'elle avoit obliges, et qui s'e-
toient lies d'amitie et unis d'interets avec elle,
me fit juger du peu de foi que Ton doit ajouter
aux hommes dusiecle present, par I'etat auquel
se trouvoit une personne de cette qualite, si uni-
versellement delaissee dans sa disgrace , ce qui
augmenta le desir en moi de raemployer a lui
reudre mes services avec plus de soin et d'affec-
tion dans les occasions qui s'enpourroientoffrir.
Je n'ignorois pas que les consequences que Ton
voudroit tirer des visiles dont j'avois I'honneur
de m'acquitter vers elle, quoique sans fonde-
ment legitime , ne fussent capables de me nuire
et de troubler la tranquillite que je m'etois pro-
posee , par les soupcons que I'ou en prendroit ;
mais I'estime et le respect que j'avois pour sa
personne et pour ses intereis m'engagerent d'en
courir volontiers le basard, en observant toute-
fois cette precaution de les regler en sorte que
Ton ne put remarquer qu'elles fussent trop fre-
quentes , ni qu'il y eut aucune affectation de sa
part ni de la mienne. Les traverses dont toute
sa vie elle avoit ete agitee n'etant pas pretes a
finir, il lui en arriva une dans cette conjoncture
qui lui causa un deplaisir extreraement sensible :
son medecin fut arrete dans sou carrosse par le
prevotde I'ile, en presence de mademoiselle sa
fille, et conduit a la Bastille, sur ce qu'il avoit
ete accuse d'avoir fait , par son ordre , plusieurs
voyages hors de France.
Ce traitement, souffert par un homme qui
etoit son domestique, preceda de peu de jours
celui qui arriva en sa personne : Riquetti, exempt
des gardes du corps du l\oi , fut envoye a Tours
pour lui porter le commandement de se retirer
a Angouleme , oil il la devoit mener. La crainte
d'y etre retenue et raise sous sure garde dans la
citadelle fit une telle impression dans son es-
prit, qu'elle se resolut a s'exposer a tons les au-
tres perils qui lui pouvoient arriver pour se ga-
rantir de celui de la prison , qu'elle croyoit y
etre inevitable, a moins que d'y pourvoir promp-
tement. Pour I'executer, il falloit beaucoup d'in-
vention et d'adresse, qui ne lui manquerent
point dans I'extremite ou elle se persuadoit d'e-
tre reduite; car elle se sauva de Tours des le
meme jour , accompagnee de mademoiselle sa
fille, qui ne la voulut point abandonner, et de
deux de ses domestiques, tels qu'elle les avoit pu
cboisir, avec une extraordinaire diligence. Elle
se rendit en Bretagne, chez le marquis de Coa-
quin , de qui elle recut les services et les as-
sistances qu'elle s'etoit promis, par la facilite
qu'il donna a son embarquement. Cette resolu-
tion hasardeuse pouvant etre su jette a beaucoup
d'inconveniens, n'ayant au dehors nulle retraite
assuree , elle jugea plus a propos de confier ses
pierreries au marquis de Coaquin , que de les
emporter avec elle. Cette consideration I'obligea
a les laisser entre ses mains , et la bonne volonte
qu'elle conservoit pour moi , a m'ecrire une let-
tre qui contenoit plusieurs temoignagesde I'hon-
neur de son souvenir, et des excuses infiniment
obligeantes de ne m'avoir consulte dans une
rencontre si importante, sur ce qu'il avoit fallu
qu'elle usat necessairement d'une si grande pre-
cipitation, qu'elle n'avoit pas eu un moment de
deliberer pour m'en faire entrer en connoissance.
Je demeurai encore quelque temps en Tou-
raine apres qu'elle en fut partie , et ne revins a
Paris que pour mes affaires particulieres , qui
me contraignoient d'y apporter quelque ordre.
Les ayant reglees par la vente d'une partie de
mon bien , il me sembla qu'il etoit de la bien-
seance de ma profession , ne pouvant aller vo-
lontaire dans les armees de France , ni avoir
aucun emploidans lequel je pusserecevoir satis-
faction, de passer en Hollaude, ou je trouverois
Saint-Ibar , avec lequel j'avois une etroite liai-
son d'amitie. Au commencement de la campa-
gne , la mort du comte de La Chatre me fut
mandee, et celle de madame sa femme six se-
maines apres. La disposition qu'ils avoient faite
de leurs dernieres volontes, par laquelle ils me
nommoient I'un des tuteurs des enfans qu'ils
avoient laisses, mecontraignit de revenir a Pa-
ris, ouje demeurai tout I'hiver pour I'utilit^
d'une maison affligee, a laquelle je devois mes
soins et mes services.
Comme j'etois sur le point de retourner en
Hollande, madame de Chevreuse s'adressa a
moi par deux lettres qu'elle m'ecrivit, par les-
quelles elle me prioit de recevoir les pierreries
qu'elle avoit laissees au marquis de Coaquin,
qui me les feroit tenir. II me les envoya par un
228
MEMOIBES DE MOiNTBESOK.
gentilhomme de ses amis nomme Beaufort -Chci-
teaubriand, qui agit, selon qu'il ma paru dans
cette commission , en homme d'esprit et avec
beaucoup de fidelite. De ma part je suis tres-as-
sure que je la gardai telle , que je n'en parlai
a personne du mondequ'a eeluiqui les vint que-
rir , peu de jours apres, de celie deniadite dame
de Chevreuse, auquel je les remis de meme
((u'elles m'avoient ete deposees , sans avoir seu-
lement eu la curiosite de les voir. Ce secret, je
ne sais pas par quelle voie , ne laissa pas d'etre
penetre, et moi arrete aussitot dans mon logis
par le prevot de Tile , qui me fit voir I'ordre
qu'il avoit de s'assurer de ma personne. Le lieu-
tenant crirainel y arriva avant que je fusse sorti,
et me demanda les clefs d'un cabinet ou je met-
tois beaucoup de choses auxquelles j'etois bien
aise que mes valets ne toucbassent point.
Je fus conduit a la Uastille cependant qu'il
cberchoit dans tous les endroits de mon logis
pour trouver ce qui n'y etoit plus, et qu'il in-
terrogeoit mes gens d'un fait duquel ils etoient
fort ignorans. Deux beures apres il me vint trou-
ver ( fort interdit de n'avoir pu se saislr de ces
pierreries que Ton lui avoit fort assure etre en-
tre mes mains ) avec beaucoup d'empressement,
et I'ardeur d'un commissaire fort zele ; il me re-
presenla deux bagues de peu de prix qui etoient
a moi, s'enquit fort exactement si je n'en avois
point d'autres.
J'ai su du depuis de lui qu'il se trouva fort
soulage lorsque je lui eus repondu que non, dans
la crainte qu'il avoit que les arcbers du prevot
de rile n'eussent use de quelque tour de leur
metier et detourne ce qu'il cberchoit avec tant de
soin. 11 ne mereuditpas une plus longue visite :
apres avoir tire de moi cetaveu, il s'en retourna
pour achevercelle qu'il avoit interrompue, dont
le succes n'avoit pas ete conforme a ses esperan-
ces , ni aux ordres qui lui avoient ete donnes.
II falloit bien que je fusse recommande au
Tremblay , gouverneur de la Bastille , puisqu'il
me logea dans une des tours ou Ton met ordi-
nairement ceux qui ne sortent que pour aller au
supplice, seulement avec un soldat duquel il se
tenoit fort assure, qu'il avoit cboisi pour me ser-
vir. Je restai en cet etat quatorze jours, sans
ouir parler de chose du monde , et, ce teraps-la
expire, Ton m'envoya querir dans machambre,
pour etre interroge par le lieutenant criminel ,
auquel je dis au commencement qu'il ne pouvoit
etre mon commissaire ni mon juge, parce qu'il
n'y avoit point en moi de crime , ni d'indice seu-
lement que j'en eusse commis aucun ; et que la
qualite de gentilhomme, que je pcnsois qu'il ne
voudroit pas mccontester , me soumettoit a une
autre juridiction que la sienne. II reconnut qae
cela etoit vrai ; et j'en savois assez pour me de-
fendre de repondre dcvant lui , si le respect que
je voulois rendre au Roi et a la Reine , et la su-
rete que je prenois dans mon innocence , ne
m'eussent fait passer par dessus toutes sortes de
formalites.
Cette premiere fois il fut trois beures avec
moi , qu'il employa en homme intelligent et qui
savoit se servir de tous les avantages qu'il pou-
voit prendre pour me convaincre des chefs que
le chancelier lui avoit donnes ; la seconde fois
il en demeura cinq, et insista fort a me faire
passer pour une faute capitale d'avoir garde et
remis fidelement le depot qui m'avoit ete confie.
Je m'empechai fort bien d'en eonvenir , et de
trop parler dans une telle occasion , ou le meil-
leur conseil que Ton puisse prendre est celuide
peser jusques aux moindres paroles que Ton
est oblige de dire , et de s'en bien ressou-
venir.
II falloit necessairement que madame de Che-
vreuse se fut relachee du secret qu'elle devoit
inviolablement garder pour son propre interet
( elle m'a fait I'honneur , depuis son retour en
France , de me dire qu'elle ne s'en etoit confiee
a aucun des siens , ou a quelques-uns de ses do-
mestiques ou autre duquel elle eut ete trompee);
car il me dit tout ce que contenoient les lettres
que je lui avois ecrites et celles que j'avois re-
cues , jusques aux moindres circonstances. II me
laissa apres s'etre bien tourmente , jugeant que
cela ne produiroit rieu de rae presser davan-
tage.
Et le soir a minuit , comme j'etois couche, le
Tremblay entra dans ma chambre , qui me fit
entendre que Ton me vouloit tirer de la Bastille
pour me transferer dans une autre prison. II
me fut assez indifferent , et je le dis pour la
verite , cequi ne regardoit que mon interet par-
ticulier me touchoit si peu , que je n'y faisois re-
flexion qu'autant que mon honneur m'y pouvoit
obliger.
Le Tremblay estvivant, etpeut etre temoin
delasqrte dontje recus la nouvelle qu'il me vint
annoncer ; et Picaut , exempt du grand prevot,
de celle que je procedai lorsqu'il me conduisit
au bois de Vincennes pour me remettre entre
les mains de La Ramee, exempt des gardes du
corps du Roi. J'y fus quatre mois sans ouir la
messe ni sortir de ma chambre , que pour me
promener parfois dans une autre qui etoit pro-
che, a la fin desquelsje recus la liberie de pren-
dre I'air , le matin seulement , au haut du don-
jon ou dans les galeries qui regardent les fosses,
ayant toujours aupres de moi , pour observer
MEMOIRKS UE MONTKKSOR.
220
nies actions, I'uii des onfans dc La Ramee, qui
tenoit la place d'exerapt, un garde du Roi, et le
soldat qui avoit le soin de me servir. Quatorze
mois (qui fut tout le temps que j'y ai ete retemi)
se passerent sans avoir recu ni demande aucune
grace particuliere ; il est vrai qu'il me paroissoit
que Ton vouloit I'exiger de moi , et j'essayois
autant qu'il etoit en mon pouvoir d'en detour-
ner le discours. Les soins de mes amis , et pri-
vativement a toute autre assistance, celle que
me faisoit I'liouneur de donner a mes interets et
a mon innocence la maison de Guise , fit effet
dans I 'esprit de la Reine et dans celui du car-
dinal Mazarin , pour les disposer a me tirer de
la prison.
M. le prince d'Orange me fit aussi I'honneur
de leur ecrire en ma faveur , bien que je ne lui
eusse rendu aucun service qui put raeriter cette
grace de lui 5 et Dieu permit que dans le temps
qu'un prince, a qui j'avois donne la meilleure
partie de ma vie , contribuoit a me rendre mal-
heureux , un autre , aux interets duquel je n'a-
vois jamais eu d'attachement , se portoit a m*o-
bliger avec beaucoup de generosite.
Cellede mademoiselle de Guise fut accompa-
gnee de tant de perseverance, que la conside-
ration d'une princesse si vertueuse me procura
la liberte, qui m'eut ete fort indifferente si je ne
I'eusse due a la personne du monde qui merite le
plus de respect , et a laquelle j'en veux aussi
toujours rendre davantage.
Le cardinal Mazarin s'etant resolu a me la
faire recevoir, voulut qu'elle me fut accordee
avec toutes les conditions qui me pourroient sa-
tisfaire, et n'en laisser aucunes dont il me put
rester nul sujet de plainte ni de ressentiment.
Ildepecha d'Amiens, oil la cour etoit lors, un
gentilhomme nomme Du Saguou , avec un ordre
a La Ramee de me remettre entre ses mains.
L'eveque de Coutances et I'abbe de Hugron , ses
domestiques, vinrent avec lui au bois de Vin-
cennes, oil II entrapour me dire ce que M. le
cardinal lui avoit ordonne. Ce fut en substance
que je sortirois sans aucunes conditions, et que
I'on avoit ete fache de ma prison , pour I'estime
en laquelle on m'avoit ; que je la devois oublier,
puisque j'en etois priepar Son Eminence, etiui
accorder mon amitie qu'il avoit ordre de me
demander de sa part, et de m'offrir la sienne ;
qu'au surplus I'on ne vouloit ricn stipuler , con-
noissant qu'une personne de monhumeur feroit
de sa propre inclination toutes les choses justes,
et que j'etois aussi libre de faire tout ce que bon
me sembleroit, des cc moment qu'il pailoit a
moi , qu'avant qu'avoir ete arrete. Ma reponse
fut , on pen do paroles , que je me ressentois fort
oblige a la bonte du Roi et de la Reine, et aux
bons offices de M. le cardinal , et que je ne se-
rois jamais ingrat vers ceux auxquels je serois
redevable de quelque obligation , qu'en son par-
ticulier je croyois lui en avoir de la peine qu'il
avoit prise, et que j'etois son serviteur.
Le comte de Rethune, mon inlime ami, le mar-
quis de Rourdeille, mon frere, et le comte de
Matba, mon cousin germain , furent presens a
tout ce discours , que La Ramee et ceux qui
ctoient employes a ma garde entendirent distinc-
tement. A ma sortie de ce lieu , capable de plaire
a tres-peu de personnes , je trouvai quantite de
mes amis qui s'y etoient rendus , pour me te-
moigner la joie qu'ils avoient de me voir delivre
de cette captivile. J'arrivai a Paris avec eux, et
en trouvai encore plus grand nombre au logis de
mon frere, ou j'allai descendre; il n'y eut guere
de gens de qualite qui ne me fissent I'honneur
de me visiter en cette occasion. J'y demeurai
quinze jours en attendant que je fusse en etat
d'aller a Amiens pour faire la reverence a la
Reine, etsatisfaire aux autres respects desquels
I'on jugea que je me devois acquitter,
Apres que la liberte m'eut ete rendue , ie res-
sentiment qui me restoit des disgraces que j'a-
vois souffertes m'auroit plutot porte a me reti-
rer pour toujours hors de France, qu'oblige d'y
deraeurer davantage ; les raisons qui fortifioient
mon inclination a rechercher le repos dans un
autre sejour que celui de ma naissance, me sem-
bloient si legitimes , que, pour ce qui regardoit
mon seul interet et ma satisfaction , je ne trou-
vois rien qui dut etre oppose a un dessein si
juste.
L'autorite, qui demeuroit absolue entre les
mains de ceux qui m'avoient persecute sans sujet
dans leur foi toujours incertaine, ne me laissoit
aucune esperancede reucontrer masurete; leurs
actions me paroissoient egalement suspectes ; et,
quelque precaution que je pusse apporter aux
miennes , des esprits si difflciles me mettoient en
etat de douter que mon innocence , sans autre
appui , lilt suffisante pour me garantir des nou-
velles oppressions que leur mauvaise volonte me
pourroit susciter sous de faux pretextes j joint a
I'experience qui m'avoit fait connoitre quelle
est la puissance des ministres pour detruire un
particulier qui reste sans support , ct que , n'e-
tant soutenu d'aucune protection , je me trou-
vois a tons momens expose aux mouvemens de
leurs caprices. Quant a concevoir des pensees
d'avancer ma fortune , j'y voyois trop d'obsta-
cles pour tomber dans cette erreur , et je sontois
en moi uue repugnance invincible de souger a
m'otablir, puisque jo no lo pouvois qu'au proju-
2:^0
MEMOIfiES UE MO.NTRESOR.
dice de ma conscience et aux depens de mon
honneur : ce qui me faisoit couclure qu'ayant
tout a craindre, et me trouvant denue de toute
esperance , la retraite devoit etre le parti que
j'avois a choisir, la cour dans sa servitude n'e-
tant propre que pour des esclaves , et trop con-
traire a des esprits libres comme le mien. Non-
obstant ces reflexions, que j'estimois seules ca-
pables, etanta propos executees, de me conduire
a la tranquillite , qui est le souverain bonheur
de la vie , la force de I'amitie et le ressentiment
des obligations recues de personnes dout la vertu
ra'est en admiration, me detournerentd'uue re-
solution que je n'eusse jamais differee, si I'es-
time de leurs qualites excellentes et la gratitude
que je leur devois ne I'eussent eraporte sur ma
pente naturelle , et surmonte I'aversion que j'a-
vois contractee de me trouver encore expose au
degoiit et aux traverses que j'avois tant de fois
souffertes.
Ce fut pour ces considerations que je preferai
leurs conseils a mes opinions ; et comme cette
meme vertu subsiste egale en toute leur con-
duite , je n'ai aucun regret d'avoir plutot suivi
leurs volontes que mes sentiraens , sur lesquels
j'ai pris assez d'autorite pour me pouvoir avan-
cer jusques a dire que j'ai pour principe et tourne
en habitude I'indifference et le mepris pour
toutes les choses du monde , excepte pour ce qui
les regarde; mais, tout bien examine, il faut
honorer ce qui le merite , d'un esprit detache
d'interet. Si cette facon de proceder n'est pas
ordinaire , elle en est plus glorieuse , et j'ose me
flatter de cette creance , que cette preuve de
respect et d'affection n'est pas indigne de leur
etre agreable.
Les premieres civilites que les prisonniers
recoivent , lorsqu'ils ont recouvre leur liberte ,
m'ayant ete rendues, il s'agissoit de deliberer
ce que j'avois a faire pour ce qui regardoit la
cour. Ceux qui avoient le pouvoir de m'ordon-
ner, et mes plus particuliers amis, jugerent
qu'en attendant que j'allasse en personne remer-
cier la Reine et M. le cardinal Mazarin (ce qu'ils
estimoient se devoir de toute necessite), il etoit
bien a propos que mon frere voulut par avance
satisfaire ^ ce respect, et pressentir de quel vi-
sage j'y serois recu. Sa sante ne lui permettant
pas de me rendre cet office, le comle de Matha,
mon cousin germain, eut la bonte de prendre
cette peine pour moi , qui suivois les avis qui
m'etoient donnes purement pour contenter des
personnesauxquellesjevouloisabsolumentobeir.
II fut done remercier le cardinal de la maniere
dont j'etois sorti du bois de Vincennes , recut de
lui des civilites qui coucluoient que je restois li-
bre de demcurer, ou d'aller ou bon me semble-
roit ; et que si c'etoit a la cour, j'y serois le
tres-bien venu. M'ayant rapporte cette reponse,
je partis huit ou dix jours apres avec le comte de
Dethune, le president de Tlioul et mon frere,
pour aller a Amiens, ou etoient Leurs Ma-
jestes.
Nous rencontraraes M. le due d'Orleans a
Clermont , auquel j'eus I'honneur de faire la re-
verence et d'en etre favorablement traite , bien
que, dans les assurances que je lui donnai de la
continuation de mes respects, je n'y eusse mele
aucun compliment sur le sujet de ma liberte, la-
quelle aussi il avoit tenue en telle indifference,
qu'il s'etoit peu mis en peine d'apporter ce qui
dependoit de son autorite pour me la procurer.
Nous fumes le lendemain chez M. d'Oailly, I'un
de nos plus chers amis , ou le jour d'apres M. le
due de Joyeuse , qui etoit celui qui avoit le plus
contribue a me tirer de prison , excepte ma-
demoiselle de Guise , eut la bonte de me venir
voir.
En I'honneur de sa compagnie et de celle de
ces messieurs, j'arrivai a la cour : nous allames
descendre au logis de M. le cardinal. Comme il
revint de celui de la Reine , et qu'il entra dans
la salle de son appartement , je le saluai , et lui
dis que je venois le remercier des bons offices
que j'avois recus de lui pour me tirer du lieu ou
j'etois. II prit la parole ensuite , et commenca
un discours assez embarrasse , car il etoit com-
pose d'une certaine gravite de minislre , au tra-
vers de laquelleje remarquois neanmoins qu'il
avoit I'intention de me bien recevoir. Son Ian-
gage confus m'obligea a I'interrompre , et je le
tirai d'un grand embarras lorsque je lui dis que
je savois que la Reine etoit si sage et si bien
conseillee , que tout ce qu'elle faisoit etoit juste,
et qu'elle ne pouvoit faillir ; que je ne me plai-
gnois uullement de ma prison, et me louois beau-
coup de la sorte que la liberte m'avoit ete ren-
due , parce que toutes les conditions qui me pou-
voient obliger avoient ete observees, sans qu'il
y en eut aucune qui me diit donner de la peine.
Avec un visage plus calme , il s'enquit si j'avois
ete malade et recu beaucoup d'incommodites.
Je lui repondis que j'avois eu la colique et la
goutte, que j'aurois aussi bien cues ailleurs, et
que, pour d'autres incommodites,je n'en avois
souffert aucune , parce que ses ordres rendoient
la prison si douce , que la mienne m'avoit ete
ibrt aisee a supporter.
II se tourna lors du cote du marechal de Schom-
berg et du marquis de Mortemart, croyant, a ce
qu'il me parut , que je ne parlois pas tout-a-fait
comme je pensois , et leur dit : 'Si je voulois
MEMOIBKS DE MONTBESOl!.
221
croire M. de Monlresor , il me seroit oblige de
sa prison. » Je lui temoignai que j'en avois perdu
le souvenir, et que le seul qui me restoit du hois
\ de Vinceniies ne regardoit que la maniere de la-
' quelle j'en etoissorti, que j'estimois m'etre lio-
Ij norable.
E En presence de beaucoup de personnes de
qualite qui s'etoient approcht-es dans la euriosite
de voir ce qui se passeroit, il me voulut faire
comprendre que je n'etois pas indigne des bon-
tes de la Reine, et que j'avois assez de merite
pour lui donuer lieu de me rendre de bons offi-
ces aupres de Sa Majeste : je Ten reraerciai suc-
cinctement et en termes fort modestes, et me
retirai a mon logis, prevenu du peu d'estime que
je faisois de sa capacite. Le lendemain , etant
alle a onze beures le voir, il nous pria de diner
avec lui : ce que nous fimes. Incontinent apres
etresorti de table, il entra danssa chambre, ct
i m'envoya I'abbe de Palluau me prier de ly aller
I trouver. Son discours commenca sur le sujet de
I ma prison, de laquelle il me fit des excuses , et
me dit que s'il eut pu croire que je ne me fusse
mele que des pierreries de madame de Cbevreuse,
je n'aurois pas ete retenu; qu'il me supplioit
d'en perdre le souvenir, et de considerer qu ayant
pris en moi cette confiance , il y avoit occasion
de se persuader qu'elle pouvoit s'etendre a d'au-
tres pratiques , que les conjonctures et son eloi-
gnement rendoient suspectes. Je lui avouai in-
genument qu'il y avoit quelque lieu de s'assurer
de ma personne ; mais qu'apres avoir examine
mes actions ,j'etois demeure trop long-temps en
prison , et le traitement que j'avois recu par son
ministere reparoit cette longueur; qu'ainsi je
n'en faisois aucune plainte , ni d'avoir ete chasse
aux premiers mois de la regence sans occasion :
ee que je ne lui attribuois qu'en ce qu'il s'etoit
relache a le soulfrir, etant en puissance de I'em-
pecher ; que pour ce qui touchoit a madame de
Cbevreuse , la verite et raon affection a son ser-
vice m'obligtoient a lui dire qu'il ne ra'avoit ja-
mais paru qu'elle eiit la moindre euvie de m'em-
ployer coutre mon devoir.
11 entra en discours sur Saint-Ibar , duquel
il me dit que M. Servien lui avoit ecrit en bons
termes : ce qui me donna moyen de lui faire con-
noitre son merite et sa naissauce , et de lui re-
presen'er que s'il etoit avantageux a un gentil-
homme tel que lui d'etre houore des bonnes
graces d'un ministre comme Son Eminence ,
dans la place qu'elle tenoit eile ne devoit pas
negliger ses semblables , desquels elle pouvoit
lirer des services considerables et pour I'Etatet
pour sa personne.
II revint a ce qui me touchoit en parliculier,
pour m'insinuer qu'il soubaitoit de m'obliger
dans ma fortune, et s'enquit comme quoi j'etois
aupres de M. le due d'Orleans , ayant appris
que j'avois toujours conserve le tres-hun)ble res-
pect que je devois a Son Altesse , et que je I'a-
vois vue a Clermont , et ete bien traite d'elle. 11
tomba sur le chapitre de La Riviere , et se mon-
tra curieux d'etre informe de ce qu'il y avoit a
demeler entre nous. J'avois prevu que tous ces
contours ne tendoient qu'a menager un accom-
modement dont il etoit sollicite par le marecbal
d'Estrees : je lui dis qu'il n'y avoit rien en con-
teste de lui a moi ; qu'il etoit a Monsieur, et que
I'ayant quitte, je croyois qu'il m'avoit oublie
de sa part : ce que j'avois fait de la mienne. 11
insista civilement pour savoir quelles plaintes
j'avois a faire de son procede a mon egard : je le
suppliai de m'en dispenser, lui alleguant que
ceux qui foimoient des plaintes sembloient vou-
loir venir a un accommodement; et que ce n'e-
toit pas mon intention de changer la conduite
que j'avois tenue vers lui depuis plusieurs an-
nees.
Ayant continue de me presser de lui dire ce
qui en etoit , je lui declarai en peu de paroles
qu'en diverses occasions il avoit employe toutes
sortes de moyens pour me perdre ; qu'il etoit
I'une des principales causes de la mort de M. de
Thou , mon cousin germain ; auteur de la sup-
position faite a M. le comte de Bethune, parce
qu'il etoit mon intime ami ; qu'il m'avoit ete
fort ingrat , et que non-seulement il avoit
porte M. le due d'Orleans a m'abandonner lors-
que je souffrois pour son service, mais encore a
deposer contre moi ; que je n'avois ete chasse au
commencement de la regence que par son entre-
raise dans le credit de Son Altesse , duquel il s'e-
toit servi , contre son honneur propre , pour me
Jeter dans une disgrace que je ne m'etois nulle-
ment attiree ; que j'auroisune infinite de choses
particulieres que j'y pourrois ajouter ; mais qu'il
sufflsoitde dire a Son Eminence que, le con-
noissant pour un fourbe et un trompeur , je ne
desirois ni societe ni bienseance avec lui.
Sans me repondre directement , il s'expliqua
qu'il ne me deraandoit pas d'etre de ses amis ;
qu'un simple salut etoit peu de chose, que je lo
rendois bien a un laquais ; et que j'6tasse cet
obstacle a ma fortune , que La Riviere recher-
choit ; que je ne lui voulusse plus denier la
civilite que Ton gardoit a tout le monde; que je
ferois plaisir a la Reine , a Son Altesse et a lui ;
que cela ne me pouvoit nuirc, ni tirer a aucune
consequence.
Je le suppliai de ne m'y vouloir point obliger ,
la liberte que mon innocence et les bons offices
'2:i'2
MEMOIlJliS l)E MONTRESOR.
m'avoieiit roiuliic ne clevaiit ctre pariagee dans
I opinion generale ni partlculiere avec le credit
d'un tel homme que La Riviere , et qu'il n'y au-
roit persoune qui ne criit que ce seroit sous cette
condition de m'accomraoder avec lui qu'elle
m'auroitete accordee ; qu'il importoit peu au ser-
vice de la Reine de quelle maniere nous eus-
sions a vivre ensemble ; que le sien n'}^ etoit
point interesse: et pour ce qui regardoit M. le
due d'Orleans , m'en ayant laisse user a ma mode
tant que j'avois eu I'honneur d'etre a lui , a pre-
sent que je n'y etois plus il avoit moins de droit
de pretendre de me faire changer une facon
d'agir de laquelie il y avoit long-temps que j'e-
tois en possession; et qu'en cas des civilites,
c'etoit une prescription plus que suffisante , les
lois du royaume n'imposant point cette con-
traiute; que pnur rendre le salut a un laquais ,
je n'etois pas necessite d'en faire de meme vers
lui , que j'estimois beaucoup moins , par les con-
victions que j'avois qu'il etoit homme sans foi ,
et qu'il avoit livre son maltre pour son profit
particulier , dans toutes les occasions qui s'en
etoient presentees ; que, pour ce qui touchoit ma
fortune , Son Eminence me permettroit de lui
dire qu'elle auroit peu de bonne volonte de la
rendre meilleure , si elle en etoit retenue par
une si foible consideration. M. le cardinal me
repartit lors qu'elle ne I'empecheroit pas, mais
qu'il y auroit plus de facilite a me la procurer
si je voulois lever cette opposition. Sur celaje
lui dis qu'il etoit assez extraordinaire de s'y ar-
reter, et que je n'en comprenois pas la raison ;
que La Riviere etoit ministre d'un grand prince,
comble de graces et de bienfaits qui excedoient
non-seulement son merite, mais encore ses es-
perances ; que je devois etre considere comme
un gentilhomme rejete par les divers malheurs
({ui avoient agite ma vie ; que je ne faisois que
sortir du cachot, et qu'a peine je voyois la lu-
miere qu'il recherchoit mon amitie ; que je ne
voulois point de la sienne , etque j'osois deman-
der a Son Eminence lequel etoit Thomme de
bien , de lui ou de moi ; qu'au reste , par ses ar-
tifices, il m'avoit fait passer , et un certain nom-
bre de gens avec lesquels j'avois liaison, pour
des esprits difficiles , ennemis des favoris et des
niinistres, qui ne voulions rien tenir d'eux , et
chercher sans mesure les occasions de les des-
servir ; qu'il etoit juste qu'il plut a Son Emi-
nence d'en juger par sa connoissance propre , et
de nous mettre a convert de la calomnic, pour
n'etre pas tons les jours exposes a de nouvelles
disgraces ; que je ne niois pas que nous ne fus-
sions fermes dans nos opinions , mais que c'etoit
sans iHvc opiniatres; et que les services dont
j'avois cssaye do m'acquitfer vers des personnes
malheureuses , n'y etant engage que par I'estime
de leurs bonnes qualites, n'empOchoient pas que
je ne recusse obligation de celles qui seroienten
autorite , et d'en avoir le ressentiment que je
devrois.
Je vis bien qu'il m'ecoutoit avec assez d'at-
tention et faisoit quelque reflexion sur ce que
je lui disois : il me pria de lui dire franchement
quel homme c'etoit que La Riviere, et qu'il se-
roit bien aise de le savoir de moi , auquel il vou-
loit ajouter creance. N'ayant aucun interet de
lui celer , je lui dis que je le tenois pour fort am-
bitieux , peu secret et d'un talent fort mediocre,
et deplus infidele et fort ingrat, et que je sou-
haitois qu'il n'eut point a faire I'experiencc. de
ces deux dernieres qualites; que je lui parlois
sans passion , et que j'etois si peu dissimule , que
je ne m'etois jamais pu resoudre de faire la moin-
dre action qui put temoigner a Son Eminence
que j'etois son serviteur, lorsque je n'avois pas
une veritable intention de I'etre ; que mes sen- .
timens pouvoient etre acquis aux seules condi-
tions qu'un homme de bien vouloit se tenir obli-
ge ; que je n'etois pas si contraire a ma fortune
que mes amis lui avoient fait entendre , mais que
je ne pretendois jamais I'avancer que par des
moyens honnetes et sans reproches. Get entre-
tien finit en me conviant de penser a ce qu'il
m'avoit propose, etmoi en I'assurant qu'en telle
matiere ma resolution etoit prise.
Ensuite il me parla fort ouvertement de I'etat
des affaires , dont je fus surpris , et me demanda
quelle etoit mon opinion du succes d'une cam-
pagne si facheuse dans son commencement, a
cause de la prise de Landrecies, qui pouvoit
avoir des suites qui eleveroient le coeur aux en-
nemis , vu la foiblesse de I'armee. Je lui dis que
sa prudence y avoit pourvu par les recrues qui
venoient de toutes parts pour accroitre le nom-
bre des troupes qui etoient en Flandre sous la
couduite du marechal de Gassion , ce qui le met-
troit en etat de faire quelque entreprise conside-
rable ; et que les pr-ogres de M. le prince en Ca-
talogue, dans la conquete de Lerida, repare-
roient la perte de Landrecies, qui etoit sans
comparaison moins importantc. II me repartit
(a condition d'en garder le secret) que, pour le
siege de Lerida , il ne s'en promettoit rien d'heu-
reux ; qu'il craignoit que M. le prince ne se put
resoudre a le lever , et qu'il y ruinat et peut-etre
y perdit sa personne. II usa de ces termes :
« M. de Montresor, voici une malheureuse cam-
pagne; » et il avoit raison, car sans la prise de
La Bassee il se trouvoit enveloppe dans de
grands embarras.
MEMOIRES DE MONTRESOU.
2?. 3
II eut continue ce discoiirs , qui Ini tenoit fort
au coeur, si en se promenant il n'eut vu La
Moussaye , qui ne faisoit que d'arriver de Cata-
logne. Le marquis deMorteniart, quelque adroit
courtisan qu'il soit , se meprit dans cette ren-
contre; car, dans la pensee qu'il eut qu'il appor-
toit la nouvelle de la prise de Lerida, 11 entra
pour lui donner le premier avis d'une chose
qu'il eslimoit lui etre si agreable. II me pria lors
de passer dans la salle et de ne m'en pas en al-
ler, parce qu'il vouloit encore parler a moi.
Apres avoir entretenu La Moussaye, il sortit
avec un visage fort compose et fut a pied au lo-
gis de la Reine , ou je le suivis. Dans la rue il se
tourna de mon cote , et me dit : « J'ai appris
la verite de ce que vous avez vu que je soupcon-
uois : le siege de Lerida est leve; M. le prince
s'est retire de devant sans combat, parce qu'il
enjugeoit la prise impossible (/) " ( temoignant
qu'il etoit satisfait de la conduite qu'il avoit te-
nue). J'entrai chez la Reine avec lui ; il me pre-
senta a elle, et j'en fus assez bien recu,
Le lendemain , le marechal d'Estrees , pour
me pressentir sur le sujet de La Riviere, pria
M . le due de Joyeuse , et ces messieurs avec les-
quels j'etois venu a Amiens , a diner. Dans I'en-
tretien que nous eumes , j'essayai de le desabu-
ser de ce rajustement qu'il s'etoit propose : nean-
moins il se I'etoit tellement mis en fantaisie , qu'il
m'en fit de nouvelles instances. Y etant aussi
alle avec M. le due de Joyeuse deux heures
apres , Son Eminence quitta le jeu et se retira
en particulier , et me fit appeler.
Etant seul avec elle comme la premiere fois,
elle me demanda sij'avois bien pense a la pro-
position qu'elle m'avoit faite : je lui repondis que
' oui , et que je demeurois dans mon sentiment ac-
coutume. « Quoi ! me dit -elle, voudriez-vous
bien refuser la Reine , M. le due d'Orleans et
le cardinal Mazarin ? » Je lui repondis qu'il ne
m'appartenoit pas d'en user avec si peu de res-
pect ; mais que je pretendois que mes excuses
etant justes et bien fondees , elles seroient favo-
rablement recues. II y ajouta comment je m'en
garantirois vers M. le due d'Orleans qui le sou-
haitoit, et restoit persuade que le meprisqueje
faisois de La Riviere regardoit sa personne. Je
m'etendis fort sur la distinction qu'il y avoit a
faire entre Son Altesse et lui , que sa bonte souf-
froit a son service ; que n'ayant ni obtenu ni
merae desire que je me fisse cette violence pen-
dant que j'avois I'honneur d'etre son domes-
(1) Nous ovons (!onn6 dans les Memoires inrdils de
Pierre Lenet, qui font panic de la collcclion de MM. Mi-
t'haud el Poujoulul, la lellre du prince de Condi' par la-
tique, ii y avoit peu d'apparence qu'elle vouliit
I'exercer quandje ne Tetois plus; et que, pour en
etre plus certain, il eut agreable de me faire
parler a elle en sa presence, pour avoir le plai-
sir de voir comme je m'en defendrois ; que je
n'etois pas si ignorant de la facon d'agir du ma-
rechal d'Estrees , que je ne connusse les impor-
tunites qu'il lui rendoit pour satisfaire la vanite
de La Riviere, qui netireroit pas cette bassesse
de moi , qui me promettois que Son Eminence
ne me voudroit pas gener dans cette rencontre ,
danslaquelle j'osois lui representer qu'il y avoit
des gens auxquels il falloittoujours laisser quel-
que sujet de mortification. M. le due de Joyeuse,
le marechal de Villeroy et le commandeur de
Jars rompirent la conversation , dont je recus une
extreme joie.
Le lendemain , le comte de Rethune et moi
fumes rendre nos devoirs a M. le due d'Orleans,
qui etoit de retour a Paris. Comme nous atten-
dions qu'il fut eveille , dans une salle ou quan-
tite de personnes de condition se proraenoient ,
La Riviere y passa , qui en recut de grandes
civilites , excepte de nous deux , qui ne criimes
pas devoir oter nos chnpeaux pour un pareil per-
sonnage. Notre visite fut , par cette rencontre ,
peu agreable a Son Altesse , qui ne daigna pas
nous regarder , et par consequent elle fut fort
courte. Nous primes ensuite resolution d'aller
dire adieu au cardinal pour eviter les nouvelles
recharges que Ton nous pourroit faire , qui au-
roient ete veritablement tres-inutiles , mais qui
n'eussent pas laisse d'etre fort importunes. Etant
a son logis, le marechal d'Estrees, fertile en
expediens , y vint , qui pressa fort le comte de
Rethune de ne s'en point aller ce jour-la. Et je
n'ai jamais vu homme plus obstine a conduire
une affaire que lui cet accommodement, pour le-
quel nous avions tant d'aversion , surtout dans
cette rencontre , et par son entremise, que nous
avions aussi de si justes raisons de rejeter : le
comte de Rethune , pour avoir pris le parti de
La Riviere a son prejudice , nonobstant leur
proximite; et moi, parce que, avant et apres
mon retour d'Angleterre , associe avec M. de
Vendome , il m'avoit rendu tous les mauvais
offices qui etoient en son pouvoir aupres de M. le
due d'Orleans, et par des voies peu honnetes.
Le comte de Rethune le laissa dire , et fit sa re-
verence au cardinal , qui recut de lui force cora-
plimens. Comme je me baissai pour lui faire la
mienne , il me releva , et me dit : « Quoi! vou-
quclle il annonce la iev^e du siege de L(^rida, a Mazarin
(page 507, tome 2 de la 3« s^rie ).
•2Zi
WEMOIRES DE ftiOMl\ESOR.
lez-vous vous en aller sans achever Taffaire dont
je vous ai parle?» Je lui dis que je lui avois
toujours temoigne que c'etoit une chose que je
ne pouvois faire, et que j'estimois inutile a son
service ; il me repondit que M. le due d'Orleans
en seroit fort pique. Je lui fis paroltre que j'en
aurois un extreme depiaisir, mals que ce seroit
sans sujet , puisque je rendois tons respects a sa
personne; que j'avois eu i'honneur d'etre aupres
de lui vingt-deux ans ,sans m'etre prevalu d'au-
cun avantage pour ma fortune de tous les ser-
vices que j'avois essaye de lui rendre, et qu'il ne
se pouvoit plaindre justement de ma lideiite et
de mon zele; qu'il etoit bien a propos de de-
livrer Son Eminence des importunites qu'elie
recevoit ; et que , n'etant pas dispose a changer
mon ancienne facon d'agir, les subtilites et les
finesses du marechal d'Estrees ne seroient pas
suffisantes pour me persuader ni m'y contiain-
dre; que j'honorois Son Altesse , mais que je ne
pouvois m'imposer une si dure mortification que
celle qu'il desiroit de moi pour contenter I'or-
gueil de son ministre. Ayantbien vu quej'etois
resolu a partir, il me pria qu'il ne me restat au-
cun mecontentement de ce qu'il m'avoit presse;
qu'il faisoit quelque estime de moi , et que je le
verrois par des effets; qu'il etoit de mes amis,
et qu'il desiroit que je fusse des siens ; et m'em-
brassa en usant de termes fort honnetes. Ce
fut la fin de la persecution que je souffris dans
ce voyage : et pour dire la verite , je trouvai
fort etrange qu'il eiit attendu cette bassesse du
comte de Bethune et de moi , qui ne faisois que
sortir de prison. Du depuis il m'a donne une in-
finite de paroles de m'obliger solidement dans
ma fortune , auxquelles je n'ai jamais voulu
ajouter foi, ni m'assujettir a le voir qu'une fois
tous les deux mois , et seulement pour n'etre
pas I'unique a vivre d'une maniere differente
des autres personnes de ma condition. Mais apres
ce que j'ai observe, si I'etat des affaires ne change,
et que je me trouve toujours aussi inutile a ceux
que j'honore et a moi-meme, que je I'ai ete jus-
qu'a present, je suivrai la resolution que j'ai dif-
feree , pour jouir dans la solitude de la tranquil-
lite qu'il y a long-temps que je me propose, et
travailler a m'acquerir un bien qui surpasse tous
les autres. Je suis ne, je I'avoue , avec de Tam-
bition : j'acheverai ma vie dans ce premier sen-
timent que la nature a mis en moi , qui ne sau-
roit etre plus glorieusement adresse qu'a ceiui
seul dont I'etre infini comprend tout, et qui ne
trompe jamais nos esperances lorsque la foi et
les oeuvres les accompagnent.
Mortde Carondelet , gouvernetir de Bouchain^
mentionnee mix Mhnoires de M. de Mon-
tresoi\ ci-devant transcrits^pour intelligence
avec le cardinal de Richelieu (1).
Je ne veux faire languir les desirs impatiens
du peuple belgique , qui reste si glorieusement
fidele a Dieu et a son prince parmi tant d'occa-
sionschatouilleuseset inevitables, parmi tant de
rudes secousses , semblable au rocher battu de
vents et vagues impetueuses au milieu de la
mer, donnaut ces trails volans de ma plume non
mercenaire a sa louable curiosite , sur I'eveue-
ment de la forteresse de Bouchain.
Je ne mettrai a la tete de mon discours les
dignes remarques que les bons esprits peuvent
faire sur cette occurence, tant pour mauifester
lesoin particulier que la divine Providence porte
a la conservation des moindres places comme
des monarchies, et des royaumes et provinces,
qu'au regard de la police , et ce qui se rencon-
tre pour la moralite.
Je differe tout cela , qui pouvoit servir de
fondement assez solide; je commence comme
par la fin , pour satisfaire a I'impatience des
gens de bien.
La serenissime Infante, avertiede bonne heure
des intelligences des long-temps pratiquees que
le gouverneur Carondelet continuoit avec la
France , trouva bon et necessaire, par son con-
seil , de couper proche aux malheurs qui s'en
alloient eclore, capables non-seulement de per-
dre le pays de Hainaut et I'Artois avec le Cam-
bresis , mais de mettre au hasard tout le reste
des autres provinces.
Son Altesse done ordonna au marquis d'Ay-
tonne , ambassadeur ordinaire et commandant
aux armees de Sa Majcste par deca, d'y pourvoir
au commencement de ce mois d'avril : suivant
quoi , le quatrieme jour , quantite de cavalerie
prit les avenues de cette place et occupa tous
les passages des front ieres de France.
Le 5 , un camp volant d'environ trois mille
fantassins, tant Espagnols , Wallons, qu'Ita-
liens , yarriva avec quelques pieces de canon ,
et munitions de guerre a proportion. On jetle
un pont sur la riviere de I'Escaut , afin que les
troupes se puissent entre-donner la main.
Le gouverneur, etonne de cette visite, envoie
son lieutenant Quenon vers le mestre-de-carap
Ribaucourt, qui commandoit aux troupes (le
marquis s'etant arrete a Valanciennes), lui dire
que tous ces appareils se faisoient sans sujet;
qu'il ne teuoit la place que pour le service de
(I) Vuycz plus liaiU , pages 188 cl stiivanles.
MEMOIIVKS DE MONTRESOR.
23 5
. Sa Majeste et de Son Aitesse Serenissime, et qu'il
I le prioit de venir diner avec lui.
Ribaucourt repond que tout ce qu'il faisoit
1 6toit par I'ordre du seigneur marquis , et qu'il
avertiroit Son Aitesse de sa proposition, corarae
il fit.
Cependant le marquis envoya le seigneur
Jean-Augustin Spinola , capitaine de chevau-
legers , a Bouchain , charge d'une lettre de Son
Aitesse, contenant ses ordres, afin de disposer le
gouverneur a laraison, qui, apres plusieurs pro-
testations de fidelite, eondescendit a ce que son
frere le sergent-major Carondelet allat trouver
le marquis avec Spinola ; et icelui rencontre en
chemin, le sergent-major fit sonner fort haut
ses plaintes de ce qu'on le traitoit en rebelle ,
n'ayaut fait chose quelconque contre le service
du Roi pour meriter ce traitement.
Que s'il avoit refuse la garnison qu'on lui
avoit envoyee , ce n'avoit ete que pour pour-
voir a la surete de sa personne ; le seul nom de
Longueval, capitaine de la compagnie que le
seigneur comte de Buquoy lui avoit envoyee, lui
avoit assez donne sujet d'arriere-pensee, vu que
la querelle qu'il avoit avec ledit comte ne per-
mettoit pas de se fier a lui ?ii a personne des
siens , et moins d'obeir a ses ordres, s'il ne vou-
loit courir risque de se perdre ; du reste, qu'il
supplioit Son Excellence d'etre oui en ses defenses
avant qu'etre condamne; que c'etoit une justice
qu'il lui demandoit, et point de grace; qu'il
remettoit entre ses mains son gouvernement,
ses biens , la forteresse et tout ce qui etoit de-
dans, a sa libre disposition.
Cette demande etoit trop juste pour Ten econ-
duire. Le marquis poursuit son voyage vers Bou-
chain , accompagne du sergent-major , et y fait
entrer le regiment d'Espagnols dedou Francisco
Zapata, apres qu'on I'eut de nouveau assure
que le gouverneur etoit dispose d'y recevoir telle
garnison que le marquis voudroit.
II suit le regiment et y est recu avec joie, se
' laisse induire a later de son vin. Quelques san-
ies achevees, le gouverneur et ses freres font des
instances incroyables pour retenir le marquis a
manger chez eux ; mais leurs efforts ne reussis-
sent.
Le marquis done part pour Cambray, ayant
remarque que toute I'artillerie de la place etoit
pointee de uotre cote , et nulle piece vers les
Francois.
11 trouve quelque pretexte specieux de mener
ce sergent-major quant et soi ; a quoi le gou-
verneur ne s'opposa point , ains I'accompagna
encore bien avant; dont il fut admoneste du
seigneur marquis de retourner, et requis que
combien qu'il ne vouloit nullement douter de sa
fidelite, neanmoins il pourroit donner ses de-
charges par ecrit, afin d'oter toute sorte de
soupcon des esprits ombrageux , et s'exempter
des discours du monde.
Le gouverneur lui promet, et son frere, le
sergent-major du comte de Fressin, passe a Cam-
bray avec le marquis. Je vois bien , mon cher
lecteur, que tu es pantelant, et aspirant avec
un ardent desir a la catastrophe de cette san-
glaute tragedie ; mais un peu de patience.
Comme quoi la fine trame et obscure meche
de ce feu, qui alloit embraser cette pauvre pa-
trie, fut decouverte , Ton en parle diversement.
Tant y a que les premieres bluettes en paru-
rent a Tubis , oil un laquais , envoye de Bou-
chain a Bruxelles au doyen Carondelet, rencon-
trant a I'improviste les gens dudit marquis, s'en
epouvanta, et s'ecarta de son droit chemin pour
avouer letortu que prenoit son maitre , qui I'en-
voyoit porter a son frere des lettres d'un chiffre
inconnu , cousues tant dans ses souliers qu'eii
son pourpoint, comme elles y furent trouvees
apres qu'on I'eut fouille chez un sellier,ou meme
il jeta un poulet dans la bourre, ecrit d'un ca-
ractere ordinaire , qui fut renvoye par la poste
au comte de Buquoy : ce qui fit observer de plus
en plus ce bon pretre.
Le marquis etant a Cambray pour visiter les
vieilles munitions de la citadelle et pourvoir
aux nouvelles, ou soit qu'un messager venant
de France porter des lettres au gouverneur de
Bouchain fut pris , ou soit qu'un soldat habille
en paysan , qu'il y envoya incontinent apres le
partement dudit marquis, fut attrape , ou soit
que I'un et I'autre arrivassent, ou qu'un messager
alloit et venoit journellement pour nourrir ces
fideles correspondances , ce bon seigneur, dis-
je , connut par ces lettres I'infidelite du traitre
gouverneur. Jen'ai point d'epitiiete plus propre.
Aucuns disent qu'elles chantoient un remer-
ciment bien grand des offres a lui faites , ac-
compagnees de soiennelles protestations de re-
mettre la partie a unemeilleure occasion; qu'il
avoit ete force de recevoir quatre compagnies
du roi d'Espagne de garnison, mais qu'il s'en
pourroit aisement defaire : cependant que le
secours qui lui etoit si liberalement promis de
Treves, de deux cornettes de cavalerie et huit
mille hommes de pied, se pouvoit differer; qu'il
en communiqueroit a\ec ses amis , et qu'il nous
falloit quelquefois reculer pour sauter davan-
tage.
Le marquis ayant penetre I'epaisseur de ces
tenebres , et vu clairement le foad de ces se-
cretes menees, dcmeure perplex , ne sachant ce
2:H)
MRMOIRES DE MONTKESOI\.
qu'il doit plus admirer, ou la eauteleuse subti-
lite des traitres qui I'avoient presque abuse, ou
le bonheur par ou il s'en trouvoit desabuse.
II depc'che done incontinent I'adjudant Rocas
a Bouchain , vers Appelmans, sergent-major de
Ribaucourt,qui avoit ete laisse avec ordre d'en
tirer la compagnie du gouverneur, de se saisir
de sa personne et de son lieutenant : suivant
quoi I'ordreetant communique a ceux qn'il con-
venoit, le lieutenant du gouverneur fut appre-
bende tandis qu'on dinoit.
Apres qu'on se fut leve de table , le sergent-
raajor Appelmans, appelant le gouverneur a
part, lui demanda les clefs de la place : lors il
commenca a se plaindre qu'on lui faussoit la
promesse que le marquis lui avoit faite ; qu'on
commencoit a le suspecter et douter de sa
prud'bommie; que c'etoit lui faire tort ; bref,
il se laissa emporter a la colere et aux calom-
niescontre les Espagnols; ets'approcbant d'Ap-
pelmans pour le suborner comme il avoit ja fait
plusieurs autres, lui dit : « Et vous, Monsieur,
vous feriez bien mieux d'etre compatriote et de
notre patrie , que de servir a cette nation. Si
vous voulez , fe puis avoir dans pen de jours une
armee a notre secours , et notre fortune y sera
meilleure. »
Appelmans, bon Flamand, c'est-a-dire Franc
et non Francois , lui repartit que s'il continuoit
ce discours , il n'y auroit rien qui le put empe-
cber de lui mettre I'epee dans le ventre ; qu'il
ne se devoit tant facber de ce qu'il lui avoit dit ;
qu'il avoit encore cbarge de I'arreter prisonnier ,
ce qu'il faisoit de la part du Roi ; et lui de-
manda les clefs du magasiu , se saisissant de son
epee.
Ce fut Jeter de I'huile sur la braise et souf-
fler le feu ja allume ; ce fut enflammer safureur,
laquelle lui fournissoit d'armes tout ce qui se
prescntoit.
A I'lnstant il prit un grand couteau qui etoit
pres des fenetres de sa chambre , qu'il fourra
dans le corps d'Appelmans, et puis en donna a
revers au capitaine de Fresne , avancant pour le
saisir au collet, et lui perca le bras droit.
Appelmans lui porta une estocade dans I'e-
paule, qui ne fit qn'effleurer a cause de sa foi-
blesse. En voila deux mortellement blesses , qui
n'ont guere vecu depuis.
Sur cette entrefaite , qui ne fut sans cris et
grand bruit, Rocas s'avance, qui n'en cut meil-
leur raarcbe que les autres; car d'abord il fut
blesse de ce funeste couteau , et mourut deux
beures apres.
Les soldats etoient dc^ja tout alarmes : ceux
qui etoient dcmeures dans la salle, et qui
avoient commandement de prendre le gouver-
neur, accoururent au secours, dont il tua le
premier d'un coup de pistolet (qu'aucuns disent
avoir ete lache contre Fresne avant qu'il fut
blesse du couteau , et qui I'esquiva s'abaissant),
et sortit plein de rage et de fureur, ayant em-
poigne deux epees; mais etant environne de
tons cotes, tandis qu'aucuns demandent des
cordes pour le lier, et qu'autres crient tumul-
tuairement, un mousquetaire lui met le mous-
quet sur la poitrine, et, tirant, ne lui fit que
bruler sa casaque et le pourpoint de satin gris
jusques au canevas, d'autant qu'il n'etoit cbarge
a plomb : ce que voyant un autre soldat, croyant
qu'il fut charme, voulant rentrer dans sa mai-
son , lui donna du gros de son mousquet sur la
tete et I'assomma.
Son fils a meme temps , age de ouze a douze
ans, sortit a la place, et lira une carabine au
milieu des soldats , dont il en blessa un a la
cuisse. S'il y a quelque malentendu en ceci , il
ne s'en faut etonner, car ceux-la memes qui se
trouvent presens en semblables accidens sont
pour la plupart si emus , qu'ils ont de la peine
d'en faire la relation veritable.
Aussitot que le frere , qui etoit a Cambray,
en eut le vent , il s'eclipsa promptement ; mais
la diligence du marquis le rendit visible : on
I'arreta prisonnier, et on le gardapour s'eclair-
cir de lui, comme des autres prisonniers, de
plusieurs points qui concernent le bonheur de
ces pays et la conservation de I'Etat , avant que
de les faire mourir.
Que remarquerons-nous sur ce funesle evene-
ment? Avant toutes choses, il faut etre aveugle
pour ne voir, insensible pour ne sentir I'admi-
rable et incomprehensible providence de Dieu :
je veux done et dois reciter a bon droit que la
juste colere du Roi des rois a voulu, pour nos
offenses, agiter le vaisseau de ces provinces et
non submerger, transverser et non renverser,
faisant journellement d'etranges ressorts pour
tirer notre bien de notre mal , et notre salut de
notre naulVage , dont nous devons prudemment
faire profit, et rendre des actions de grace a Sa
DivineMajeste, comme la Serenissime Infante
fit publiquement avec sa cour en la maitresse
eglise de Bruxelles, le 1 1 du courant.
Entre toutes les ruses huraaines, il n'y a
finesse plus fine que d'etre homme de bien; il
faut enfin que le masque de la malice tombe
et paroisse en son jour.
La verite pent etre pour un temps voilee des
tcnebres de I'ignorance humaine ; mais finale-
ment elles se dissipent, et la verite eelate mal-
gre tons les obstacles qu'on y puisse apporter.
MEMOIBES DE MONTRESOR.
23:
II y a presqu'uii an , ou peut-etre plus , que
ces artilices se tramoient a la sourdine , et voila
qu'on les prechepubliquement. Le trompeur est
souvent trompe ; le maitre des feux artiliciels
en est souvent briile ; plusieurs creusent la fosse
oil ils tombent et sont pris aux filets qu'ils ont
tendus : tout cela se voit en ce succes tragique.
Le cliemin de la vertu est le droit sentier qui
conduit les hommes aux houneurs ; ceux qui
penseut y parvenir par des voies obliques en
sont souvent recules ; la fin de ces cerveaux
remplis de fumee est rarement heureuse : car,
ou ils dechoient de leurs etats, ne perdant que
les biens, ou avec leurs biens ils perdent la vie.
Que les superbes travail lent tant qu'ils vou-
dront , que les ambitieux courent aux grandeurs
parmi toutes sortes de crimes , ils n'y profite-
ront rien : leur diligence etant contre la loi de
Dieu , tout s'en ira en fumee, le soleil de la di-
vine justice dissipera le tout ; mais les bommes
aveugles de leurs passions effrenees n'y font
aucune reflexion. II faut avouer que celles-la
sont toutes violentes et extremes sur lesquelles
la raison n'a point d'empire; mais I'ambition ,
ctant impetueuse et furieuse, emporte ses es-
claves a d'etranges extremites.
Les medecins disent que le poison a une telle
force qu'il corrompt le sang et I'esprit , assiege
et infecte le cceur par une contagion venimeuse,
et altere totalement la bonne complexion de ce-
lui qui I'a bu : semblablement le venin de cette
ardente envie de dominer est une operation si
puissante , qu'encore qu'elle se rencontre es
esprits de bonne trempe , elle ne laisse pas de les
corrompre entieremeut.
Tons ceux qui ont connu les trois freres qui
m'ontdonne sujet de traiter cette histoire a la hate
(comme me I'ont contee les temoins oculaires),
regretteront les belles qualites que I'empestee
ambition de monter aux dignites, Tun de I'E-
glise et les autres du siecle , a corrompues et
perdues en eux ; et ceux qui sont atteints de
meme mal apprendront de se guerir par Telle-
bore de la moderation , retournant a leur de-
voir, heureux d'etre faits sages aux depens d'au-
trui.
Je ne puis passer sous silence ce qui se ren-
contre ici de reniarquable pour ceux qui gou-
vernent les peuples autorises de leurs rois , au
regard des avis qu'on leur donne des trahisons
qui se brassent contre leurs Etats et service :
c'est de s'assurer au plus tot des personnes sus-
pectes et des places ou ils commandent, pour
apres s'informer a loisir de ce qui en est, et, les
trouvant coupables, les punir selon I'exigence
des cas , ou les chefs seulement de la conspira-
tion, pour I'exemple, ou tons ceux qui y ont
trempe, pour la faute.
Car en telle occurrence I'incredulite est peril-
leuse, tout delai est dangereux, le moindre om-
brage est repute pour crime, et les moindres
soupcons donnent lieu a la loi des justiciaires ,
qui ne pent etre trop rigoureuse, la rigueur y
etant tenue pour clemence, et la grace pour ri-
gueur. Ainsi les princes et les ministres, en ces
pratiques de perfidie, doivent prendre premie-
remeut le bouclier de ['assurance , et puis de-
galner I'epee d£ la justice ; c'est le docte Dal-
lington, ou celui qui suit ses traces , qui nous
I'appreud.
Recevez en gre cet ecrit , attendant qu'aucun
qui ait plus de part aux affaires que moi ( car
je n'y en ai point) vous en donne une relation,
laquelle pourra bien etre plus exacte et mie-ux
faite, avec plus de temps et informations , mais
non avec plus de sincere affection a ce qui est
du service du Roi et du bien public, a quoi je
veux faire aboutir ces lignes. J'aurai pour le
raoins servi d'eperon pour faire courre eu cette
lice quelque meilleure plume.
Relation de I'assassinat conwiis en lapersonne
de M. de Pmjlaurens a Bruxelles , dont
est fait mention aux Memoires ci-dessus.
Le 3 mai , entre huit et neuf heures du soir,
M. de Puylaurens, revenant de la ville et mon-
tant les degres pour entrer en la salle du Pa-
lais, accompagne de huit ou dix gentilshommes,
on lui a tire un coup de carabine qui ne I'a bles-
se que fort legerement a la joue droite , oil la
balle est demeuree , entrant si peu avant dans
la chair, qu'en tirant ses cheveux , qui etoient
entres avec la balle, elle est tombee a ses pieds.
M. de La Vaupot a eteaussi blesse a la meme
joue droite , et a I'os de la machoire offense ;
mais sa blessure ne laisse pas d'etre fort legere
et sans danger quelconque.
Le troisieme qui a ete blesse est M. de Rous-
sillon, beau-frere de M. de La Vaupot, jeune
gentilhomrae aime et eslime d'uu chacun. Ce-
lui-ci est dangereusement blesse a la tete et a
ete aujourd'hui trepane ; on ne sait encore ce
que Ton doit esperer de lui.
C'est une espece de miracle comme la plu-
part de ceux qui etoient sur les degres n'ont
point ete tues ; car la carabine qu'on a prise a
le calibre comme pour une balle de longue
paume, et davantage. Elle etoit chargee de
vingt-cinq balles de pistolet et de sept posies ,
qu'on a ramassees , et la plupart d'etain et non
pas de plomb; et le coup a etc tire environ de
'2:iS
MEMOIP.P.S DU MONTHRSOR.
\ingt pas, et appuye sur une table de pierre ;
mais ce qui a empeclie le grand effet qu'il de-
voit faire , c'esl qu"il n'y avoit pas assez de
poudre pourchasseiavec\ioIence une si grande
quantite de balles, ou que celui qui a faitle coup
s'est trophate , tiraut lorsque les tetes ont com-
mence a paroitre , avant qu'il put tirer an
corps. Mais il ne pouvoit pas choisir un lieu
plus propre ni plus favorable pour entreprendre
une si p:rande mecbancete , que celui ou il s'e-
toit mis ; car il avoit une porte derriere fort
procbe, ou a ces beures-la il n'y a personne ; et
la il y avoit un homme a cheval qui en tcnoit
un autre par la bride, sur lequel il monta , n'e-
tant pourtant poursuivi de qui que ce soit que
d'un laquais de M. de Puylaurens, qui dit lui
avoir porte un coup d'epee , laquelle il retira
sanglante environ I'epaisseur de deux doigts ,
ne sachant s'il avoit blesse rhomme ou le che-
val, a cause qu'il etoit nuit,et commeles autres
etoient a cheval, ils furent bientot sauves.
Les uns s'amuserent autour des blesses , les
autres a recueillir la carabine et la casaque que
le meurtrier avoit laissees ; si bien qu'il ne cou-
rut autre fortune que celle de ce laquais.
La carabine etoit couverte de taffetas noir ,
pour empecher la lueurdu canon, et la casaque
etoit toute neuve , verte, et doublee de jaune ,
et seulement faufilee: qui fait juger que celui
meme ([ui s'en est servi I'avoit faite , pour ne
s'en fier pas au tailleur.
C'est merveille comme Monsieur ne s'y trou-
va pas; vu que depuis quelque temps M. de
Puylaurens ayant eu divers avis de ce qui lui
est arrive , ne sortoit plus guere sans lui.
On ne sait pas jusques ici qui a fait ni qui a
fait faire le coup ; on en soupconne plusieurs ,
pour ce que M. de Puylaurens a plusieurs en-
nemis ; et comme la plupart n'y ont point con-
tribue, il est certain que Ton calomnie beaucoup
d'innocens.
La plupart ne le haissent que pour ce qu'il
s'est porte a faire I'accommodement.
On pent croire que ce ne sont pas des do-
mestiques de Monsieur, ni ceux qui sont dans
ses interets qui lui veulent mal a cause de ce-
la; au cojitraire, ils I'aiment et adorent tons
depuis qu'ils ont reconnu en lui de si bonnes
intentions , et qu'ils lui ont vu rendre un ser-
vice si signale a leur maitre et a la Trance,
<|ue de le porter a la paix. Au reste, on a pris
deux hommes avec quelques indices; ils sont
entre les mains de la Justice, mais la plupart ne
les croient pas coupables.
Ltant deux jours devant a la comcdie , ou
etoit M. de Puylaurens, ils se mirent a le rc-
garder long-temps fixement sans le saluer et
comme en le morguant. [Is sont, a ce que Ton
dit, au pere de Chanteloube ; et la Reyne a en-
voye dire au marquis d'Aytonne qu'elle les
avouoit pour etre a elle, et que, s'ils se trou-
Yoient coupables, elleleprioit d'en faire justice;
mais qu'aussi, s'ils ne I'etoient point, on leur fit
raison de I'outrage quon leur a fait de les
prendre pour cela. La plus commune opinion
est qu'ils sont innocens.
Le prince Thomas et le marquis d'Aytonne ,
aussitot apres cet accident, accoururent au pa-
lais et se rendlrent aupres de Monsieur , y ap-
portant de leur cote tout ce qu'il pouvoit desirer
d'eux et de leur sage conduite.
Monsieur se trouva au palais quand cela ar-
riva ; et, dans ce tumulte , Monsieur ayant mis
I'epee a la main a la chaude, il pouvoit arriver
un grand desordre si par malheur on eut ren-
contre quelqu'un de ceux que Ton soupconnoit.
M. de Puylaurens ne s'est point du tout mon-
tre etonne d'un si horrible attentat , et a fait
paroitre une moderation et une generosite mer-
veilleuses envers ses ennemis.
Les deux prisonniersseront demain confron-
tes a I'ouvrier quia fait la carabine, qui dit I'a-
voir vendue, le jeudi saint, a un Francois qui
contrefaisoit I'Allemand , et a un petit laquais
qui dit avoir parle a I'un des prisonniers peu
devant cette mauvaise action , et soutient qu'il
avoit sur lui le manteau que Ton a pris.
Jiecit de ce qui se passu un peu avant la rnort
ducardinal, arrivee le jeudi 4 deceynbre 1 G-12,
sur le midi.
Le conge des sieurs de Tilladet, de La Sale et
Des Essarts, capilaines aux gardes, fut donne le
mercredi 26 de novembre. Le Roi, ayant souf-
fert que le cardinal lui fit cette violence , eut
neanmoins assez de coeur pour vouloir que pen-
dant leur eloignement leurs charges fussent
exercees par leurs lieutenans , et que leurs pen-
sions leurs fussent payees dans les lieux de leur
retraite. Pour ledit sieur Des Essarts , parce
qu'il etoit beau-frere du sieur de Treville, com-
mandant les mousquetaires, il fallutque, pour
eontenter le cardinal , le Roy I'envoyat servir
en Italie ; mais sa peur ne s'arreta pas la. Tre-
ville, qui en etoit le principal objet, devoit etre
eloigne de la cour, |)our le mcttre en quelque
repos. Le Roi ayant fortement resisle , fut en-
fin contraint d'obeir. II (nvoya, le lundi pre-
mier decembre , lui donner son conge par un
des siens, et peu apres le fit visiter par un de
ses ordinaires , et I'assuror de la continuation
MliMOIRES DE MONTfiESOR.
239
; de sa bonne volonte , et lui dire qu'il avoit don-
I ne son eloijinement a la necessite desimportii-
I nites de son ennemi ; mais (jiril ne laissoit pas
I de lui conserver loute sa bienveillance , bien
• qu'il le laissat partir ; et que ce ne seroit que
pour un peu de temps; qu'il vouloit que ses
pensions lui fussent payees, avec augmentation
de moitie, dans le lieu de Montirandel , on il
vouloit (|u'il se retir^t. M. de Treville partit le
jour menie, et ne voulut point voir M. le car-
dinal, qui pensoit bien disposer a sa fantaisie
de sa charge et de celles des trois autres ; mais
le Roi s'opiniatra a ne le pas souffrir et a faire
enrager le cardinal. Tellement que I'exil de ces
personnes si redoutables a une ame timide,
n'ayant pas eu le succes qu'elle en esperoit , el
toute sa violence n'ayant servi qu'a donner de
la roideur a I'esprit du Roi , ce pauvre homme
se vit bien loin de la lin qu'il s'etoit proposee.
11 le crut encore bienmieux lorsqu'il cut appris
avec quelle hauteur le Roi avoit parle a Chavi-
gny, lorsqu'il le pressoit pour accepter ceux
que le cardinal vouloit raettre dans les places
vacantes , et avec quelle colere il lui avoit
comniande ensuite de sortir de Saint-Germain.
II acheva de decharger sa bile contre lui en
voyant M. Des Noyers ; il lui dlt mille choses
aigres, etlui commanda de les rapporter toutes
au cardinal de Richelieu. Peu de temps apres
M. le cardinal Mazarin etant venu pour adou-
cir les choses , et pour tenter I'accommode-
ment dudit Chavigny qui etoit venu avec lui ,
le Roi les recut tous deux tres-froidement , et
teraoigna un tel mepris pour le dernier , qu'il
ne voulut pas meme le regarder. Toutes les
marques d'indignation qui avoient ete entrete-
nues par les defiances que le maitre et le valet
avoient I'un de I'autre depuis la mort de M. le
Grand, altererent tellement leur sante , qu'ils
en out tous deux perdu la vie a sept mois I'un
de Tautre. Le cardinal fut abattu le premier :
la nuit du vendredi 28 novembre , il fut saisi
d'une grieve douleur decote avec la fievre. Le
(limanche, dernier jour du mois, le mal de co-
le s'augmentant avec redoublement de fievre,
il fallut recourir aux remedes. Messieurs les
inarechaux de Breze et de La Meilleraye, et
tiiadame d'Aiguillon , coucherent au Palais-
(Jirdinal , etant tous en grande consternation.
On cut recours deux fois a la saignee danscette
nuit-la. Le lundi au matin , premier de decem-
bre, le cardinal se porta un j)eu mieux en ap-
parence ; mais sur les trois heures apres niidi
la fievre redoubia avec cracheraent de sang , et
une grande difficulte de respirer. La nuit de ce
meme lundi , tous les principaux dc sa parcnle
et de sa famille y coucherent encore. II futsai-
gne cette nuit-la deux fois encore , mais elle ne
laissa pas d'etre fort mauvaise. Rouvard, pre-
mier medecin du Hoi, veilla toute la nuit au-
pres du litdu malade.
Le mardi au matin, il y eut une grande con-
sultation de medecins, sur les neuf heures. Ce
meme jour, sur les deux heures apres midi , le
Roi Vint voir le cardinal , apres toutes les solli-
citations tres-pressantes qui lui en avoient ete
faites. II entra dans sa chambre avec M. de Vil-
lequier et quelques autres capitaines de ses gar-
des : s'etant approche de son lit, M. le cardinal
lui dit qu'il prenoit conge de Sa Majeste ; qu'il
voyoit bien qu'il falloit partir, mais qu'il mou-
roit avec cette satisfaction qu'il ne I'avoit jamais
desservi , et qu'il laissoit son Etat en un haut
point, et tous ses ennemis bien abattus ; qu'en
reconnoissance de ses services passes , il le sup-
plioit d'avoir soin des siens; qu'il laissoit dans
le royaume plusieurs personnes tres-capables
et bien instruites des affaires, entre autres
M. Des Noyers, et quelques autres qu'il nomma,
•pour s'en servir dignement. Le Roi lui promit
d'avoir memoire de ses recommandations , et
lui temoignant plus de tendresse qu'il n'en
avoit , lui fit prendre lui-meme deux jaunes
d'oeuf. Apres qu'il fut sorti de sa chambre, il
entra danssagalerie, et Ton remarqua qu'en se
promenant et considerant les tableaux qui y
etoient , il n'avoit pu s'empecher de rire plu-
sieurs fois. II s'en retourna au Louvre , ou il fut
accompagne , de la part de Son Eminence , du
comte d'Harcourt et du marechal de Rreze et
de quelques autres. II avoit resolu de ne point
quitter le Louvre jusqu'a ce qu'il cut vu le
cours de cette maladie , et y demeura en effet
jusqu'apres la mort du cardinal. Ledit sieur
comte d'Harcourt etant de retour au Palais-Car-
dinal , Son Eminence ne I'apercut pas plus t(H
que, lefaisant approcher de son lit : « M. d'Har-
court, lui dit-il, vous allez perdre un grand
ami. » Ces paroles lui tirerent des larmes des
yeux,et, se tournant vers madame d'Aiguillon :
« Ma niece , lui dit-il , je veux qu'apres ma mort
vous fassiez » Ces ordres secrets la firent
sortir de la chambre toute fondante en larmes.
Ensuite il demanda aux medecins, avec beau-
coup de fermcle, jusqu'a quand il pourroit en-
core vivre; qu'ils le lui dissent franchement ,
puis([u'aussi bien il etoit tres-resolu a la mort.
Ces hommes , nes a la (latterie comme les au-
tres, lui dirent qu'il n'y avoit rien encore a de-
sesperer ; que Dieu, qui le voyoit si necessaire
. au bien de la France, feroit im coup de sa main
pour le lui conserver, et que, selon leur art.
240 MEMOIRES DE
ils ne pouvoient faire aucun jugement du siicces
de son mal juqu'au septieme. II appela Chicot ,
raedecin du Roi, en particulier, et le conjura ,
non comme medecin , mais comme son ami , de
lui parler a coeur ouvert. Cliicot , apres quel-
((ues excuses, lui dit nettement que dans vingt-
quatre heures il seroitou mort ou gueri. <• Voila
parler comme il faut, lui repondit le cardinal.
G'est assez , je vous entends; - et en meme
temps envoya chercher ceux dont il avoit be-
soin en cette conjoncture. Sur le soir, la fievre
redoubia etrangement , et Ton fut oblige de le
saigner deux Ibis. A une heure apres minuit,
le cure de Saint-Eustache lui apporta ie saint
viatique. Lorsqu'il cut pose le Saint-Sacrement
sur une table qui avoit ete preparee pour le
recevoir, il dit au cure: « Mon maitre, voila
mon juge qui me jugera bientot. Je le prie de
bon coeur qu'il me condamne si j'ai eu autre
intention que le bien de la religion et de I'Etat. »
11 communia ensuite , et a trois heures apres
minuit il recut rextreme-onction par les mains
dudit cure. Avant que Ton commencat la cere-
monie , il se tourna vers le cure et , « Mon pas-
teur, lui dit-il, je vous demande ce sacrement
d'extreme-onction , de me parler comme a un
grand pecheur , et me traiter comme le plus
clietif de votre paroisse. » Ce qu'il fit en I'aisant
reciter a ce grand docteur son Pater noster, et
le symbole de la foi. 11 temoigua en prononcant
ces paroles beaucoup d'emotion , beaucoup de
tendresse de coeur et beaucoup de douleur de
ses fautes , embrassant sans cesse un crucifix
([u'il tenoit entre ses bras ; de sorte que tons les
assistans fondoient en larmes , et croyoit-on
([u'a cette fois-la il alloit expirer, tant 11 parois-
soit etre mal. Madame d'Aiguillon etoit cepen-
dant inconsolable, et comme hors d'elle-meme.
Apres avoir fait tout ce que sa passion lui con-
seilloit, elle retourna a sa maison , oil il fallut
aussitot la saigner au pied avec grand'peine.
Les paroles aussi et les dernieres volontes de
M. le cardinal , qu'il lui avoit declarees les lar-
mes auxyeux , etoient trop louchantes pour n'en
venir pas a I'extremite oil elle etoit reduite. II
luidefendit expressement , mais en des termes
de tendresse et d'amour, de se retirer apres sa
mort dans un cloitre , et que si elle vouloit lui
deplaire apres son deces, elle n'avoit qu'a y pen-
ser 5 qu'elle seroit plus necessaire dans le monde ;
et il la prioit d'avoir soin de I'education de ses
neveux Du Pont. Apres il lui balsa les mains,
et lui dit qu'elle etoit la personncdu monde qu'il
avoit le plus aimee. Le lendemain , troisieme du
courant , les medecins Tabandonnerent le matin
aux empiriques , voyant qu'ils n'avoicnt plus de
MONTRESOB.
remedes pour lui , a cause que rinflammation
etoit a la poitrine , et que la douleur du cote
alloit tantot a droite et tantot a gauche. II fut
aussi tenement mal, que sur les onze heures le
bruit de sa mort se repandit par toute la ville.
Le sieur Bouvard , qui I'avoit veille la nuit
passee , alia du matin rendre compte au Roi de
I'etat de son mal ; et lui ayant fait entendre qu'il
ne pourroit passer le jour, on envoya faire des
defenses a toutes les postes de donner des che-
vaux sans billet. Ce matin meme, le Roi manda
le parlement pour le venir trouver sur les deux
heures apres midi. Cela donna sujet de croire que
le cardinal etoit mort ; mais le Roi avoit envoye
querir ces messieurs pour faire verifier la de-
claration contre M. Ie due d'Orleans. 11 leur dit:
'■ Messieurs, je veux que vous verifiiez la decla-
ration qui est entre les mains de mon procu-
reur general , contre mon frere. II est tant de
fois retombe en la meme faute apres lui avoir tant
de fois pardonne , que je ne Ie peux plus souf-
frir ; et j'ai grand sujet d'apprehender qu'ayant
tant failli de fois comme il a fait , il n'ait encore
quelque mauvais dessein contre mon Etat. C'est
pourquoi j'ai resolu de lui en oter les moyens ,
et afin qu'il ne puisse a I'avenir maltraiter la
Reine et mes enfans apres ma mort , lui oter
toute esperance de venir jamais au gouverne-
ment. M. le chancelier vous dira le reste de mes
intentions. » Sur quoi Ton dit que Ie premier pre-
sident fit quelque remontrance pour surseoir
cette affaire en faveur de Monsieur, et en con-
sideration de sa qualite. Neanmoins la declara-
tion fut verifiee cinq jours apres la mort du car-
dinal , c'est-a-dire le mardi 9 decembre , et non
le vendredi 5, comme dit Tauteur de cette rela-
tion. Mademoiselle fut au Roi , et employa toute
sorte d'intercessions pour empecher ce coup;
mais elle n'y gagna rien. « C'est sans doute un
grand coup d'Etat , dit notre auteur, pour faire
voir que la France , apres la mort d'un si grand
ministre,ne laissera pas d'etre gouvernee par
son esprit. » Apres que messieurs du parlement
-eurent pris conge du Roi , Sa Majeste tira a
quartier messieurs les presidens de Mesme et
de Bailleul, et leur paria assez long-teirips. Sur
les quatre heures du soir, il fut au Palais-Cardi-
nal : il trouva que le malade se trouvoit un pen
mieux, par la prise d'une pilule que Le Fevre,
medecin de Troyes , lui avoit fait prendre, II
demeura aupres de lui jusque sur les cinq heu-
res, avec des demonstrations de douleur et de
regret pour I'etat auquel il le voyoit. La nuit se
passa avec plus de repos et moins de fievre ; si
bien que tout son monde y croyoit un grand
amcndcmeut. Le jeudi au matin , quatrieme du
MKilOIRES niL aiONTUKSOr..
2 11
couraut, qui iut le jour de sa nioit, les mede-
cins lui donnerent une medecine a liiiit heures ,
qui sembla le soulager, et qui les obligea de lui
en donnerune autre a onze heures. Sur le midi,
on pubiioit par la ville sa sante , avec demonstra-
tion de joie de la part de ceux qui etoient dans ses
interets ; mais a midi ou environ , M. le cardinal
parla a un gentilhomme que la Reine lui avoit en-
voye pour savoir I'etat de sa sante , et lui parla en
termes si fermes et si raisonnables , qu'il ne pa-
roissoit pas si proche de sa fin qu'il etoit. Sitot
que ce gentilhomme se fut retire , il sentit inte-
rieurement le coup de la mort, et, se tournant
\ers la duchesse d'Aiguillon : « Ma niece, lui
dit-il tendrement , je suis bien mal ; je vais
mourir. Je vous prie de vous retirer ; votre ten-
dresse m'attendrit trop. IN'ayez point ce deplai-
sir de me voir mourir. » Elle se retira a Tin-
tant meme ; ettout sur-le-champ le voila surpris
d'un etourdissement dans lequel il expira.
II mourut a cinquante-huit ans, dans le palais
qu'il avoit fait batir a Paris, a la vue presque
de son Roi, qui ne fut jamais si satisfailde chose
qui fut arrivee dans son regne. Ce cardinal eut
beaucoup de bien et de mal. II avoit de fesprit ,
mais du commun ; aimoit les belles choses sans
les bien connoitre , et n'eut jamais la deiicatesse
du discernement pour les productions de I'es-
prit. II avoit une effroyable jalousie contre tous
ceux qu'il voyoit en reputation : les grands
hommes , de quelque profession qu'ils aient ete,
out ete ses ennemis , et tous ceux qui font
choque ont senti la rigueur de ses vengeances.
Tout ce qu'il n'a pu faire mourir a passe sa vie
dans le bannissement. II y a eu plusieurs con-
spirations faites pendant son administration
pour le detruire ; son maitre lui-meme y est
eulre ; et cependant , par un exces de sa bonne
fortune , il a triomphe de la vie de ses ennemis ,
et a laisse le Roi lui-meme a la veille de sa
mort. Enfin on I'a vu dans un lit de parade
pleure de peu , meprise de plusieurs , et regarde
de tous les badauts avec une telle foule, qu'a
peine un jour entier put- on aborder du Palais-
Cardinal.
FIN DRS MEMOIRES DE MONTKESOU
HI. C. I). M., T. III.
IC
■■^■
RELATIOiN
PAR M. DE FONTRAILLES
DES CHOSES PARTICULIERES DE LA COUR ,
ABRIVEES PENDAINT LA FAVEUR UE M. DE CI?sQ-MARS , GRAND ECLYER , AVEC SA MORT
KT CELLE DE M. DE THOU,
!•
10.
RELATIOIN
PAR LE VICOMTE DE FONTRAILLES.
M. le cardinal de Bichelieu etoit arrive, par
son travail et avec d'extremes soins, a uue si
grande autorite dans I'Etat , qu'il n'avoit intro-
duit dans les affaires et les principaux emplois
que les' personnes que ses bienfaits lui avoient
acquises pour creatures ; il s'etoit empare de
I'esprit du Roi , de qui la timidite naturelle
etoit augmentee par la creance de n'avoir pas
asscz de talent pour la conduite de son royaume,
s'il n'etoit assiste des conseils de Son Eminence,
qui, de sa part, connoissant I'humeur de Sa Ma-
Jeste inconstante et chagrine,soupconnoitqu'elIe
ne fut susceptible d'impression suffisante de
ruiuer sa fortune , dout la grandeur ne pouvoit
etre abattue que par elle seule, qui Tavoit eta-
blie dans le lustre et I'eclat ou chacuia la consi-
deroit.
Le Roi etoit sans enfans , et sa saute si incer-
taiue depuis la grande maladie qu'il avoit eue a
Lyon , que M. le cardinal de Richelieu s'estima
oblige, dedans le doute de la duree de sa vie,
de regarder j lus exactement a la conduite qu'il
devoit lenir sur le sujet de M. le due d'Orleans ,
presomptif herilier de la couroune.
II crut que le rnoyen le plus assure etoit de
proceder a la rupture de son mariage , afin de
parvenir a celui de sa niece, la duchesse d'Ai-
guillon , parce que, ce dessein lui succedant se-
lon son esperance, il se promettoit de perpeluer
sa domination si absolue , qu'elle seroitegale,
si elle ne surpassoit celle que les maires du pa-
lais avoient autrefois usurpee. Mais ayant reur
centre Son Altesse plus ferme et plus attachee
il maintenir son mariage qu'il ne s'etoit per-
suade, il attribua cette resistance a Puylaurens ;
et, ne restant pas satisfait de la peine de la pri-
son qui lui etoit imposee, il le sacrilia a son
ressentiment, sans qu'il cut aucune conviction
contre lui que celle d'etre tonibe dans le nial-
heur de lui deplaire.
La rupture etant arrivee , quelque temps
apres, entre les deux couronnes, et les premiers
eveuemens do la guerre , par le gain de la ba-
taille donuee a x\vein , n'etant pas soutenus
avec la prevoyance dont le cardinal de Riche-
lieu pouvoit assez user, il se trouva necessite,
dans le peu d'ordre qu'il avoit mis aux fron-!
tieres , et par les progres des Espagnols , a con-
fier la conduite de I'armee a messieurs les due
d'Orleans et comte de Soissons.
Le traitement injurieux que Sou Altesse avoit
recu dans la mort de Puylaurens, qui avoit sa
principale confiance , et sa juste crainte d'etre
reduit , contre tous les devoirs d'honneur et de
conscience , a rompre son mariage solennelle-
ment contracte , pour entrer dans une alliance
dont le refus lui causeroit des persecutions infl-
nies , se resolut de s'unir avec M. le comte pour
le perdre : ce qui auroit fort aisement reussi
s'ils eussentvoulu, des Amiens, executer la deli-
beration qu'ils avoient prise conjointement , et
ainsi qu'il etoit en leur pouvoir.
L'une des plus grandes apprehensions qu'a-
voit M. le due d'Orleans, sur le sujet de ce pre-
tendu mariage, venoitde I'opiuion que le cardi-
nal , qui deferoit toutes choses au mouvement
de son ambition, soudain que Son Altesse au-
roit eu des enfans, se porteroit infailliblement
a se defaire de sa personne pour n'avoir plus
d'opposition (si la mort de SaMajeste survenoit)
capable d'empecher qu'il ne gouvernat I'Etat
sous le nom desmineurs et celui de la regente,
qui dependroit entierement de lui.
Corbie ayant ete remis sous I'obeissance du
Roi, Son Altesse et M. le comte de Soissons
s'etant rencontres a Paris ensemble , sur des
avis qui leur furent donnes , chercherent leur
surete en s'eloignant de la cour. Monsieur so
retira a Rlois , et M. le comte a Sedan , ou tous
les deux , prevenus par des negociations rem-
plies d'artifices , prirent le parti d'un accommo-
dement, sans stipuler les conditions que reque-
roient les interesses, qui se pouvoient facile-
ment menager dans une conjoncture si favo-
rable.
M. le comte , qui se confioit le moins au car-
dinal , obtint seulement la liberte de demeurer
a Sedan qualre anuees; qui etoit un avantage
21G
KELAIION liE FONTRAILLES.
pen considerable, apres ce qui s'^toit passe.
La naissance de messeigneurs les enfans de
France ayant change le visage de la cour, Son
Eminence prit de nouvelles mesures , et , sans
perdre de temps, agit aupres de Sa Majeste
pour tirer d'elle les dernieres paroles qu'il ju-
geoit a propos pour le conduire a la puissance
qu'il s'etoit proposee. II presumoit, mais avec
plus d'orgueil que de raison , que ce litre , exige
du Roi , I'eleveroit a la qualite de regent en
France , et que , s'il etoit force de se rel^cher
d'une pretention pour lui si glorieuse, il depen-
droit de son choix d'emporter la balance du cote
de la Reine ou de M. le due d'Orleans , auquel
il se determineroit selon que le temps et les oc-
casions lui conseilleroient.
II avoit fait souffrir tant de choses k la Reine,
a son retour de Languedoc, qu'il se rendoit irre-
conciliable avec elle , et se portoit sur ce fonde-
ment a telle aigreur, qu'il declaroit ouverte-
raent avoir perdu toute consideration pour elle.
A regard de Son Altesse , il faisoit paroltre
moins d'aversion k s'appuyer de lui, quoiqu'il
eut beaucoup relache de I'ardeur qu'il avoit
autrefois temoignee pour son mariage avec la
duchesse d'Aiguillon : les demonstrations ne s'e-
tendoient pourtantqu'a des civilites exterieures,
qui ne produisoient nul effet que celui de don-
ner des preuves evidentes de sa profonde dissi-
mulation , que Monsieur n'avoit pas moindre, a
lui celer ses sentimens.
C'etoit a peu pres I'etat auquel se trouvoit la
cour lorsque M. de Cinq-Mars , qui a ele grand
ecuyer, entra en faveur aupres de Sa Majeste :
mais parce que j'ai ete celui qui me suis ren-
contre le plus avant dans sa confiance, je serai
bien aise de laisser ces Memoires parmi les pa-
piers de ma maison , afin que ceux qui trouve-
ront I'abolition que j'ai prise n'ignorent pas les
sujets qui m'y ont oblige.
L'objet de M. le cardinal de Richelieu pour
demeurer le maitre des affaires etoit de decredi-
ter la Reine aupres du Roi , par I'eloignement
de ses creatures. Considerant madame de Hau-
tefort pour etre entierement devouee a son ser-
vice , il songea aux expediens de la bannir de
la cour, I'affection que Sa Majeste temoignoit
pour elle etant trop suffisante et suspecte a ses
interets pour lui pouvoir permettre de la laisser
davantage dans la place qu'elle occupoit.
II se proposa, ensuite de sa disgrace, de la
remplir d'une personne agreable au Roi, ca-
pable de le divertir, ou du moins de I'amuser ;
mais afin d'eviter que Sa Majeste en choisit une
de son propre mouvement, sans qu'il en eiit le
mcrite, iljeta les yeux sur M. de Cinq-Mars,
pour lequel il avoit remarque , des le voyage
d'Amiens , que Sa Majeste avoit une forte incli-
nation.
Pour cette consideration , il se resolut de la
laisser agir, d'autant qu'il paroissoit a tout le
raonde que c'etoit un effet de son aulorite , qui
engageoit a la reconnoissance celui qui en rece-
voit Tobligation.
Peu de temps apres , il le favorisa de son en-
tremise pour le faire entrer dans la charge de
maitre de la garde-robe ; et se servant de I'a-
dresse d'un ministre consomme dans les intri-
gues du cabinet , il lui montroit incessamment
la faveur, et en meme temps faisoit connoltre
que c'etoit par sa seule voie qu'il y pourroit
parvenir. En quoi il est juste d'avouer qu'il te-
noit la conduite d'un habile horame.
Le projet de faire donner I'ordre a madame
de Hautefort de se retirer ayant ete resoiu, avec
precipitation et contre I'avis de ses partisans ,
qui en jugeoient mieuxque lui les consequences,
M. de Cinq -Mars coramenca a etre regarde
comme favori ; et dans le voyage que le Roi fit
a Grenoble, sous le pretexte de voir madame
de Savoie , il parut que Sa Majeste I'aimoit avec
plus de passion qu'il n'avoit fait aucun de ceux
qu'il avoit gratifies avant lui de I'honneur de ses
bonnes graces.
M. le cardinal en concul de la jalousie, se
repentit du choix qu'il en avoit fait, et ne de-
meura pas long-temps sans s'apercevoir, dans
les divers voyages que la necessite des affaires
faisoit naltre , qu'il pouvoit aisement miner une
fille; mais qu'il n'en etoit pas de meme dun
jeune homme qu'il avoit introduit, beau, bien
fait, ambitieux et spirituel , qu'il ne pouvoit
detruire que par une disgrace tout ouverte, au-
quel il ne resteroit rien a desirer, apres avoir
ete etabli dans la charge de grand ecuyer, que
s'emparer de la place du premier ministre.
La mort de M. le cardinal de La Valette etoit
survenue ; il envoya au Roi une liste de ceux
qu'il avoit pourvus de ses benefices, dans le
nombre desquels le nom de I'abbe d'Effiat ,
frere de son favori, n'etant employe que pour
une abbaye fort mediocre , Sa Majeste , empor-
tee de depit , dechira le papier, et declara pu-
bliquement qu'il lui donneroit lameilleure;dont
M. le cardinal fut si offense , qu'il jura la ruine
de M. de Cinq-Mars , et s'en expliqua a ses
amis : ce qui ne put empecher le Roi , inconti-
nent apres son retour a Paris , de chasser ma-
dame de Hautefort , et de mettre en possession ,
de son propre mouvement , M. de Cinq-Mars de
la charge de grand ecuyer.
II m'arriva dans cette conjoncturc, en Gas-
RKLVTIOV Dfc tO.N IHAILLES.
2-17
cogue oil j'etois, uue querelle avec M. d'Eper-
iion ; et parce qu'il \enoit de soiitenir un tres-
i long siege dans Salses, dont il etoit gouverneur,
I etsy etoit conduit en sorte que Ton restoit tres-
I satisfait de lui en cour, M. le cardinal prit ce
difterend avec tant d'aigreur a men egard ,
qu'il publia que j'avois fait des monopoles en
Guienne pour messieurs d'Epernon et de La Va-
\ lette , lesquels se trouvoient en disgrace ; y ajou-
tant ces paroles pleines d'auiniosite , qu'il fal/oit
me faire prendre mort ou vif.
M. le Grand repondit pour moi , bien que je
ne fusse pas bien connu de lui , et dit a Son
Eminence , en presence de Sa Majeste, que mes
ennemis m'avoient rendu ce mauvais office ;
luais qu'il se rendroit caution de sa tete, que
j'etois bon serviteur du Roi.
Ce discours , si obligeant et avance si a pro-
pos , nie mit a convert d'un si mechant rencon-
tre; et c'est au vrai le sujet qui m'attacha si fort
avec M. le Grand, et qui m'a depuis engage a
I'honorer et le servir jusques a la mort.
M. le cardinal ayant conserve le dessein qu'il
avoit pris a Grenoble de le perdre , jugea que
La Chesnaye, premier valet de charabre, auquel
Sa Majeste parloit souvent et avec grande con-
liance, seroit uu homme propre a trouver I'oc-
casion d'apporter quelque degoiit de lui dans
I'esprit du Roi , ue doutant plus, qu'apres par
son adresse , appuyee de son credit , le reste ne
lui fiJt facile.
Sur ce projet, ii arriva plusieurs dem^les en-
tre le Roi et son favori , suscites et menages par
La Chesnaye, dans lesquels Son Eminence s'en-
tremettoit presque toujours ; mais pour ne se
point commettre (etant eclairci qu'ils venoient
plut6t d'un exces d'affection que par aversion),
il prenoit toujours le parti de raccoramoderaent,
et avant que de partir de Saint-Germain il les
remettoit bien ensemble.
M. le Grand , s'etant apercu de ces artifices
(et, ainsi qu'il me le dit souvent, autant par
hasard que d'uue resolution premeditee) , ren-
contra le Roi en disposition de se defaire de La
Chesnaye, qui I'incommodoit infiniment. Un
jour, sans que M. le cardinal en flit averti , Sa
M.ijeste lui fit comraandement de se retirer avec
injures et outrages ; M. le Grand le menaca fort
aussi.
Son Eminence, ne pouvant dissimuler le re-
gret qu'il en avoit , le lui fit paroitre par son
visage et un discours fort severe , quand il
alia pour lui rendre compte de ce qui s'etoit
passe.
La Chesnaye etant arrive a Paris , les servi-
teurs et les plus proches de M. le cardinal le
fureut voir, pour lui offrir leur assistance dans
sa disgrace.
Le marechal de La Meilleraye, sou beau-
frere , en usa corame les autres , et encore avec
plus de chaleur, et j'ai appris de M. le Grand
que ce qui lui faisoit plus clairement voir I'en-
vie que Son Eminence avoit de le perdre, ^toit
comme M. de La Meilleraye s'etoit retire de lui
tout d'un coup, sans sujet ni pretexte, et rompu
I'amitie qu'ils avoient contractee ensemble , de
telle hauteur, qu'a peine se vouloient-ils saluer.
M. le cardinal , par I'eloignemeut d'un homme
qui le servoit adroitement a son gre, voyant
M. le Grand mieux etabli qu'il ne I'eut desire,
se resolut d'attendre que cette affection du Roi
recut quelque diminution d'elle-meme : ce qu'il
esperoit devoir bientot arriver, pour lui donner
moyen de s'en prevaloir.
Sa Majeste etant a Amiens , M. le Grand ,
qui desiroit avec une extreme passion de faire
paroitre son courage , et qui etoit pleinement in-
forme en quel etat il etoit aupres de M. le car-
dinal , se proposa de demander au Roi le com-
mandement des troupes qui devoient conduire
les convois que I'on envoyoit a Arras.
Sa Majeste le lui accorda des la premiere ou-
verture , sans en donner part a Son Eminence ,
qui, I'ayantsu, la fut trouver a I'instant pour la
faire changer; mais il la rencontra ferme et ine-
branlable , persistant a vouloir que son favori
eiit cet emploi , qui lui etoit extremement glo-
rieux.
Enfin M. le cardinal s'apercevant que le Roi
ne se relacheroit point, il s'adressa k M. le Grand,
qui, se voyant pris a partie par un ministre si au-
torise , dans la crainte de n'etre pas soutenu ,
aima mieux se relacher de lui-meme que d'y
etre contraint par force ; et ainsi il se desista de
sa pretention : et pour satisfaire le Roi , le com-
mandement des volontaires , des gendarmes et
chevau-legers de la garde lui fut donne.
Dans cette occasion il y eut un combat, sur
le sujet duquel M. le cardinal , parlant a Sa Ma-
jeste, taxa le courage de M. le Grand tres-in-
justement : ce qui I'euvenima a tel point , et lui
fit une si profonde plaie dans le coeur, qu'il n'en
guerit jamais depuis.
II se trouva aussi en si mauvaise posture a
son retour d'Amiens , qu'il se croyoit entiere-
ment perdu ; il fit pourtaut sa paix avec le Roi ,
et se raccommoda avec M. le cardinal ; mais ce
ne fut qu'en apparence , sans vouloir etre jamais
son serviteur, resolu d'embrassertoutes les voies
les plus extraordinaires pour essay er de se ven-
ger de lui.
M. le comte , qui etoit a Sedan , prcsse par le
'2iH
EELATION DE FONTKAILLES.
temps de son traite et sollicite par M. de Bouil-
lon , se disposa a former un parti ; et paree qu'il
savoit que M. le Grand etoit tres-mal satisfait
de Son Eminence , il voulut tacher de Tembar-
quer dans ses interets.
Je faisois profession particuliere d'etre servi-
teur de M. le eomte ; il avoit cette opinion de
raoi : ce qui I'obligea a donner commission au
comte de Fiesque de me parler de cette negocia-
tion. Je m'exeusai sur le voyage que j'aliois faire
dans nia maison; mais en efl'et parce que je ne
voyois pas qu'il fut honnete ui avantageux a un
lavori d'entrer en intelligence avec un prince
qui etoit sur le point de prendre les amies con-
tre son maitre , son souverain et son ministre.
JNcanmoins M. le comte, dans nion absence,
ne s'etant pas rebute de continuer son dessein ,
lui fit faire cette proposition par d autres gens ,
et en recut toutes les assurances qu'il pouvoit
soubaiter ; et ce fut le commencement de cette
mallieureuse et funeste affaire qui fut cause de
sa perte, pour s'etre trop legerement engage a
chercbersasureteailleurs qu'aupres du Roi etde
son principal ministre , avec lequel il etoit pre-
venu de ne la pouvoir plus trouver.
S'etant reduit en cet etat, il m'ecrivit en Gas-
cogne, et me manda que, toutes affaires lais-
sees , il me conjuroit de venir a la cour pour des
raisons tres-importantes.
Je pris la poste pour satisfaire a ce qu'il desi-
roit de moi : passant a Blois, je vis Monsieur,
qui me commanda et me conjura plusieurs fois ,
pour le service queje lui avois voue, d'employer
tous mes soins vers M. le Grand pour I'attacher
a ses interets, et le reudre son serviteur parti-
culier. II me dit qu'il croyoit bien qu'il I'etoit
deja fort, mais que ce n'etoit pas encore au point
qu'il le souhaiteroit; que s'il ne craignoit la
jalousie du Roi , il vivroit en public avec lui de
la maniere qu'il voudroit, pourvu qu'il fut as-
sure de son affection et de son service. II n'ou-
blia pas d'ajouter toutes les promesses dont les
personnes de sa qualite sont fort liberales quand
ils ont envie de tirer des services considera-
bles de quelqu'un.
il m'ordonna aussi que, quand il viendroit a
la cour, j'eusse a le voir avant qu'il etit salue le
Roi , pour ce qu'il sut de moi de quelle sorte
M. le Grand seroit convaincu qu'il en usat avec
lui.
J'arrlvai a Paris le meme jour que la bataille
de Sedan fut sue a Peronne, oil etoit la cour :
Ton etoit deja assure de la mort de M. le comte,
dont je trouvai M. le Grand dans le dernier de-
sfspoir. Le gain d'une journee obtcnue par un
prince auquei il s'ctoiteutierement altacbe, avant
qu'il eiit appris le malbeur de sa perte , Tavoit
eleve a de grandes esperances, et fait croire sa
conduite bonne ; mais sa mort lui donna des pen-
sees bien differentes, pour s'etre trop legerement
engage dans un parti qui etoit absolument rui-
ne, et voir son secret entre des personnes qui
n'etoient plus obligees de le taire , lequel venant
a la connoissance du Roi, il n'avoit point d'ex-
cuses valables a lui alleguer.
Apres qu'il lui eut plu de m 'informer de tout
ce qu'il avoit fait depuis que je m'elois separe
de lui , je ne pus m'empecher de le blamer d'une
si prompte resolution d'entrer en intelligence
avec M. le comte , vu qu'il eut ete honnetement
etabli; car , quelque avantage qui lui eiit pu ar-
river , il auroit toujours ete bien aise d'acquerir
aupres du Roi un homme tel que lui, et qu'en
differant il se fut tenu en termes de se prevaloir
de sa bonne fortune , et de n'en rien risquer
dans le malbeureux succes qui lui etoit arrive.
Pour en venir au remede , je lui representai
qu'il etoit bien difficile d'empecher que M. le
cardinal ne fiit averli de ce qu'il avoit si grand
interet de celer ; que feu M. le comte avoit di-
vers confidens ;que M. de Bouillon s'accommo-
doit indubitablement , et que les autres recher-
choient I'amitie de Son Eminence; qu'ainsi il
etoit quasi impossible qu'un, ou peut-etre tous
ensemble ne fussent touches de lui faire un si
beau present que celui de reveler ce secret si
important, qui lui seroit si agreable a savoir ;
que j'etois d'avis qu'il n'y avoit point a marcban-
der, car il falloit necessairement se porter aux
extremites , flechir ou quitter la cour.
II me dit que de s'eloigner il n"y avoit point
de surete pour lui; que M. le cardinal, qui ne
faisoit rien a demi , auroit plus de facilite a le
perdre , n'y ayant personne aupres du Roi pour
le defendre, ce qu'il feroit lui-meme en conser-
vant sa place; qu'il etoit malaise de le convain-
cre parce qu'il n'avoit point ecrit, et que les te-
raoins seroient bien plus retenus, lui present,
que s'il etoit retire; mais que, pour les moyens
extremes, il n'y en pouvoit avoir aucuns qu'il
ne voulut de bon cceur basarder.
Lors je le mis ui connoissance du discours que
Monsieur m'avoit tenu en allant a Blois , et
comme il m'avoit temoigne soubaiter passionne-
ment qu'il fiit son serviteur; au surplus, que
Ton I'avoit une fois dispose a Amiens, en I'an-
nee 1036 , de souffrir une eiitreprise sur la per-
sonne du cardinal de Richelieu , sous son nom
et en sa presence ; et si lui et M. le comte eus-
sent eu la resolution queje croyois qu'ilsauroient
eue en pareille rencontre , et que les avis se fus-
sent trouves conformes parmi ceux qui servoient
HELATION UE F0.\ JRAILLES.
•24[}
en cette occasion , le cardinal ne fut jamais sorti
dii iogis dii Roi; et qu'ainsi s'il pouvoit donner
la memo disposition a Son Altesse, qu'il faudroit
ensuite y mettre si bon ordre, que i'entrepriso
succedat (et c'etoiten celaseul que consistoitsa
conservation, ne voyant par aucune voie le
moyen d'eviter sa pcrte , tout autre parti etant
riiineux et sans esperance). II en toraba d'ac-
cord , et prit cet expedient avec grande cha-
leur.
Aussitot apres, Sa Majeste vinta Mezieres pour
traiter avec M. de Bouillon. II est a remarquer
que M. le Grand avoit accoutunie d'etre en tiers
avec le Roi et M. le cardinal dans tous les con-
seils les plus secrets, et que Son Eminence, mal
satisfaite de lui , se resolut de I'empecher a I'a-
venir. Je n'ai pas su s'il en etoit convenu avec
le Roi , ou bien s'il croyoit que M. le Grand ne
viendroit jamais a un eclaircissement qui ne
lui reussiroit pas , et qui pourroit procurer sa
ruine. M. le cardinal lui temoigna done , par
M. de Saint- Yon, qu'il ne trouvoit pas bon qu'il
lui marchat toujours sur les talons quand il etoit
aupres de Sa Majeste , et qu'il avoit a I'entrete-
uir d'affaires qui ne requeroient point sa pre-
sence.
Ce discours surprit fort M. le Grand , qui fut
dans le moment chez M. Des Noyers pour appro-
fondir d'ou venoit ce changemenl ; mais M. le
cardinal , qui le faisoit observer, y fut aussitot
que lui, ou il le traita avec autant d'aigreur et
d'empire que s'il eiit ete le moindre de ses va-
lets, n'y ayantsorted'injures et d'outrages qu'il
ne lui fit recevoir, lui reprochant non-seulement
ses bienfaits , son peu de capacite et de merite ,
qu'il passa jusques a cette extremite qu'il lui fit
connoilre, avec le dernier mepris , qu'il ne fau-
droit qu'un homme tel que lui dans le conseil
pour perdre de reputation tous les ministres par-
mi les etrangers; et pour conclusion, luidefendit
de se trouver dans aucuu conseil , et le renvoya
au Roi pour lui demauder s'il n'etoit pas de cet
avis.
Bien que je n'aie jamais vu homme plus ou-
tre de deplaisir qu'etoit M. le Grand d'un trai-
tement si injurieux, il n'eut d'autre voie a choi-
sir que celle de le souffrir et de se retirer dans
sa chambre oil j'ttois seul.
Apres qu'il cut pleure de rage et de colere, et
sanglotte long-temps , il no put trouver autre
consolation que celle du souvenir du dessein
qu'il avoit pris de ne rien oraettre pour perdre
son ennemi.
M. le cardinal neanmoins, apres lui avoir
donne une rude mortification , lui fit oftVir le
gouvernemcntdcTouraine, dans Icquel ii avoit
son bien, pour lui aplanir le chemin de sa re-
traite : ce qu'il refusa , ne voulant abundonner
la place qu'il tenoit que par force.
M. de Bouillon ayant fait son accommode-
ment , ce lui fut un nouvcau sujet de crainte que
I'intelligence qu'il avoit eue avec M. le comtene
se decouvrit.
M. de Thou etoit lors a la cour, qui , par I'a-
version concue contre le cardinal , lui tcmoignoit
etre de ses amis, et qui I'etoit aussi intime de
M. de Bouillon et son parent : ces considerations
I'obligerent a se servir de son entremise pour lui
faire un compliment de sa part , auquel M. de
Bouillon repondit avec la fidelite et la chaleur
qu'il pouvoit desirer.
Etant venu voir le Roi , M. le Grand lui donna
a diner, recut de lui les assurances du secret et
ceiles de son amitie,dans destermesparticuliers
qui n'etoient pas absolument clairs , mais qui
souffroient des explications fort favorables. Ju-
geant la personne et la reputation de M. de Bouil-
lon propres a donner de puissantes inductions a
Monsieur pour lui faire entreprendre ce qu'il
desiroit , il resta avec plus de repos et de satis-
faction.
Sa Majeste, partant de Mezieres, fut a Amiens,
et, passant par Corbie, Monsieur I'y vint trou-
ver ; et parce qu'il y avoit apparence que Son
Altesse devoit attendrela cour a Amiens, je ne
m'avisai point d'aller au-devant d'elle, ainsl
qu'elle me I'avoit prescrit. Elle salua le Roi plus
tot que je n'eusse eu I'honneur de la voir, ce
qu'elle trouva mauvais; etje lui disque M. le
Gi-and la supplioit de vivre a son egard comme
elle avoit accoutume, et qu'elle seroit assuree
de sa propre bouche du zele qu'il avoit pour son
service.
Durant le sejour d'Amiens , ils euient plu-
sieurs conferences ensemble, entre autrcs une
dans le jardin de M. de Chaulnes, oil Monsieur
me dit que si M. le cardinal pouvoit mourir,
nous serious trop heureux. Je lui repartis incon-
tinent sans hesiter qu'il n'avoit qu'a donner son
consentement, etqu"ilse rencontreroit des gens
qui s'en deferoient ensa presence.
Ces paroles expresses n'ayant point ete con-
certees, surprirent moins Son Altesse que M. le
Grand, qui me temoigna que je les avois dites
a contretemps, et qu'il craignoit que je n'eusse
etonne Monsieur : ce qui m'obligea a lui repon-
dre qu'il valoit micux , si cela etoit , que ce fut
au commencement d'une affaire de cette consi--
deration, que lorsqu'clle seroit plus avancce et
que nous seiions cinbarques.
LeRoi, rctournaiit a Paris, passa a Neslc,
ou M. de Bouillon vint encore voir Sa Majeslc
250
l;liLAT10i\ UE lOMltAILLES.
en allantchcz lui a Turcnue; et ce fiit lorsqu'il
promit a M. le Grand, par rentremise de M. de
Thou , d'etre de ses amis centre M. le cardinal ,
et de se rendre a Paris toiites les fois qu'il le de-
sireroit. Je n'y etoispas, raais il me le commu-
niqua dii depuis.
Le Roi etant arrive a Saint-Germain , oil je
me rencontrai, le voyage de Perpignan lut a'r-
rete pen de jours apres , et retarde snr ce que la
sanlede Sa Majeste etoit plus alteree.
M. le Grand, prenantd'auties mesures, sonda
diverses fois le Roi pour pressentir en quelle dis-
position il seroit pour M. le cardinal ; mais s'e-
tant apercu quMl ne vouloit en facon quelcon-
que I'eloigner des affaires et se privcr du service
qu'il croyoitrecevoir delui, et qu'il ne luiavoit
cele que lorsque Son Eminence se declareroit ou-
vertement son ennemi, il ne le pourroit plus
conserver ; joint a la defiance qu'il avoit , quand
bien M. le cardinal ne seroit plus, que Sa Ma-
jeste n'estimat pas la capacite des personnes de
son age, et cela etant il eouroit risque de souf-
frir la honte de voir faire un choix dans I'em-
ploi des affaires, et a son exclusion : ce qui le
travailloit infiniment.
Le souvenir des obligations dont le marechal
d'Effiat , son pere , et sa raaison , etoient rede-
vables a Son Eminence, lui revenoit souvent a
la pensee et lui partageoit I'esprit; et quoiqu'il
le dissimulat aM. d'Aubijoux , qui etoit a Mon-
sieur, eta moi, auquel il avoit pourtant beau-
coup de confiance , nous ne laissames pas de le
penetrer, et de nous en assurer par la suite des
choses qui nous arriverent. Le Roi, attaque
d'une maladie que les medecins jugeoient devoir
terminer sa vie dans six mois, rendant sa con-
dition incertaiue, les longues conversations avec
Monsieur, et lacreance qu'il avoit qu'il le pou-
voit gouveruer avec plus de facilite que le Roi,
jointe aux esperances de sa fortune en s'atta-
chant entierement a lui , I'obligerent a se tour-
ner absolument du cote de Son Altesse, et de
n'avoir plus d'autres pensees que de se mettre a
convert, par son moyen, des orages pressans
qui le menacoient , afin d'attendre avec surete
ce que produiroit la revolution que la mauvaise
sante du Roi lui persuadoit devoir a tout mo-
ment arriver. Jl menageoit cependant M. de
Bouillon , qu'il avoit acquis, I'estimant riiomme
du monde le plus utile pour veuir au but qu'il
s'etoit propose, parce qu'il avoit Sedan, place
excellente et bien munie, qui avoit garanti un
prince du sang de I'oppression de M. le cardinal,
dans laquelle Monsieur se pouvoit aisemcnt re-
tirer, et lui par conse(|uent , sans avoir a crain-
dre les effets de sa mauvaise volonte.
II ecrivit sur ce fondement a M. de Bouillon
pour le faire venir a Paris, et voulut se servir
de M. de Thou , duquel il s'etoit si bien trouve
a la premiere negociation.
M. d'Aubijoux ni moi ne savions rien de sou
dessein ; car il apprehendoit que nous ne fussions
pas d'avis de ce conseil pris de sa tete, ni dis-
poses a le servir a sa mode. II ne se contentoit
pas de nous celer ses sentimens, il vouloit aussi
celer a M. de Thou le sujet de son envoi vers
M. de Bouillon, et lui insinuer que le Roi desi-
roit de le voir pour conferer avec lui sur ce qui
regardoit M. le cardinal; qu'il avoit intention
de le perdre et d'y employer mondit sieur de
Bouillon.
Les raisons qu'il m'allegua furent que si M. de
Thou n'etoit trompe , il n'entreprendroit jamais
le voyage; ou s'il le faisoit , ce seroit avec tant
de degout et de regret , qu'il n'auroit aucun ef-
fet. Je ne pus etre de celte opinion.
Je lui dis que M. de Thou etoit homme de
qualiteet de merite, auquel il etoit oblige, et
que ce seroit un precede bien etrange de le com-
mettre , sous un faux entendre , a faire un voyage
et faire nne negociation tres-delicate , dans la-
quelle il eouroit fortune de sa vie ou du moins
de sa liberte, s'il etoit decouvert ; qu'il falloit
le traiter avec plus d'estime et de confiance , en
I'informant de la resolution qu'on avoit prise
centre M. le cardinal; que si M. de Thou n'y
vouloit pas contribuer, il etoit telleraent homme
debien , et avoit assez d'aversion pour Son Emi-
nence, pour en garder invielablement le secret.
II me crut avec graiide confiance ; et il arriva
que des qu'il eut decouvert le discours , M. de
Thou I'interrompit, lui declarant qu'il ne s'en
vouloit point meler , et qu'il etoit ennemi du
sang; que par sonministere il ne s'en repandroit
jamais.
Je fus un pen plus etonne que M. le Grand ,
quoiqu'il le fut beaucoup , parce que j'eteis le
seul auteur de ce conseil , qui nous avoit si mal
reussi.
M. le Grand ne dit plus mot; et je fus ensuite '
assez heureux pour faire en sorte que M. de Thou
se resoliit de faire le voyage, et de porter une
lettre a M. de Bouillon, et engager sa parole ^
qu'il laisseroit librement agir sa volonte sans
user de persuasion vers lui, ni le dissuader.
La lettre recue, M. de Bouillon partit sans
difliculte la nuit du jour qu'il arriva a Paris,
avant que personne le sut, et vit M. le Grand a
Saint-Germain. II lui representa dans leur con-
ference la maladie du Roi , et le dessein de M. le
cardinal de s'emparer de la regence au prejudice
de la Rcine et de Monsieur ; le danger cominun ,
HliLATlO.N UE l"0 M K \I LLES.
251
et particulierement celui auquel il s'etoit expose
plus qu'aucun autre , si cette pretention iui reus-
sissoit; qu'il I'estimoit plus habile pour croire
qu'un esprit glorieux comme celui du cardinal
put jamais Iui pardonner I'affront qu'il Iui avoit
fait recevoir a Sedan , et I'etat oil il avoit ete par
sou moyen ; que la commission qu'il Iui donnoit
d'aller commander I'armee d'ltalie n'etoit que
pour reloigner de sa place , afin de rendre sa
perte plus aisee ; que la Reine et Monsieur Iui
teudoient les mains ; que c'etoit le parti le plus
juste : et les servant dans cette occasion , quelle
gloire n'acqueroit-il pas et quels avantages pour
ses interets particuliers ! Que, tout bien consi-
dere, il ne devoit point dit'ferer d'assurer sa per-
sonne et sa place a Monsieur ; qu'avec siirete il
seroit aise de le faire resoudre d'entreprendre
eoutre le cardinal ; et qu'au pis-aller , cela leur
manquant, ils se retireroient tous a Sedan, en
attendant la mort du Roi , qui ne pouvoit pas
tarder en I'etat auquel il etoit.
M. de Bouillon promit franchement tout ce
qui dependoit de Iui ; mais 11 representa que la
place n'etoit point siire pour ceux qui s'y retire-
roient, s'il n'y avoit une armee pour hasarder
d'abord un grand combat; que les armees de
messieurs les comtes d'Harcourt et de Guiche
etoient d'un cote , et celle de M. de Guebriant ,
de I'autre ; qu'aussitot que M. le cardinal seroit
informe que sesennemis se seroient retires, in-
struit par le peril que Iui avoit fait courir M. le
comte , presse de la necessite de ses affaires par
la maladie du Roi , il la feroit investir, et se
saisiroit des hauteurs qui environnent la ville:
toutes les forces de I'Europe ne sauroient em-
peclier que Ton ne la prit et ceux qui se se-
roient jetes dedans. Pour ces raisons il falloit ne-
cessairement trailer avec le roi d'Espagne , et
tirer de Iui des troupes suffisantes pour donner
une bataille comme celle de I'annee precedente.
Pour dire mon sentiment, je crois que la ja-
lousie dans laquelle M. de Bouillon etoit de sa
place, et la crainte de la perdre , Iui firent plus
songer a la conserver qu'a la surete de sa per-
sonne , et que I'envie que M. le Grand avoit de
sortir de la cour , le lit consentir a tout ce que
M. de Bouillon voulut, voyant qu'il etoit mal-
aise de ne s'y pas accommoder ; et hors de cette
ressource il n'estimoit plus de saint pour Iui. II
nedit point le particulierde cette conference; seu-
lement que tout alloit bien , et que M. de Bouil-
lon etoit dispose a toutes choses.
(1) On voil encore I'emplaccmcnt de cot li6lel dans la
! rue Sainl-Gilles, au Marais. Les bases du Irailede Mon-
sieur avec riispagne y furenl ancldes d;ins la conreren'-e
II parla apres a Monsieur , auquel 11 lit voir la
necessite de trailer avec le roi d'Espagne, qui
ne lit aucune resistance, lis resolurent que ce
seroit moi qui aurois cette commission.
M. d'Aubijoux et moi faisious de grandes in-
stances vers M. de Bouillon etM. le Grand pour
leur faire prendre une derniere resolution, pour
venir aux expediens d'executer I'entreprise cen-
tre iM. le cardinal.
Eufin M. le Grand me dit qu'il avoit sonde
Monsieur diverses fois , et qu'il le trouvoit fort
eloigne de cette pensee, mais qu'il falloit I'y faire
entrer par finesse ; que M. de Bouillon ne vou-
loit point agir qu'il ne fut assure d'un prompt
secours pour sa place , et que pour cela il etoit
necessaire de trailer avec les Espagnols; que
Monsieur y etoit resolu , et qu'il m'avoit choisi
pour faire le voyage et conduire cette negocia-
tion.
Je ne fus de ma vie si etonne : je Iui dis que
la maniere me sembloit un pen etrange de dis-
poser ainsi de moi sans ma participation , et que
je verrois ce que j'aurois a faire. M'etant apres
retire, et en ayant consulte M. d'Aubijoux,
nous tombames d'accord que nous etions enga-
ges dans une mechanic affaire , et si avant , par
le conseil que nous avions tant appuye d'entre-
prendre conlre M. le cardinal , qu'il etoit impos-
sible de nous en retirer sans une perte assuree ;
que si je refusois de faire ce voyage, quelque
repugnance quej'y eusse, nousdeviendrions sus-
pects du seul cole par lequel nous devious espe-
rer de nous tirer de cet embarras ; que nous
avions la mort du Roi pour nous , la faveur de
M. le Grand aupres de Monsieur , et le credit
que s'y etoit acquis M. de Bouillon ; et par autre
voie , point de ressource que par une infidelite
dont nous etions incapables, et perdrions plutot
mille vies, si nous en avions autant, que de la
commettre.
Nous convinmes , apres nous elre amplemeut
entretenus , que je ferois done le voyage. M. le
Grand en recut une joie tres-sensible ; car de
la sorte que je m'etois separe de Iui, il ne le
croyoit pas et ne s'y allcndoil pas.
M. dc Bouillon et M. le Grand se virent plu-
sieurs fois au logis de M. d'Aubijoux et de moi ,
qui logions ensemble, pour conferer de leurs
affaires, et particulierement de leur traite.
lis furenttous deux un soir fort lard a I'hotel
de Venise (l) , ou Monsieur avoit son ecurie; la
ils resolurent avec Iui ce qu'ils avoient envie de
dont M. dc Fonlraillos fail ici menlion. ( Voyez plus
liaulla lcltre<lc IM. de Marco a M. de Brienne, page2o9.
de ce v(dunie. ) (^' ^-^
;;>2
r.EL.VTION DE FO.\TRAILLbS.
I'aire. M. de Thou eloit partout, mais il ne vou-
Joit rien savoir. Ainsi il futjusqu'a la porte de
I'hotel de Venise sans y vouloir entrer.
Le Roi partit cinq ou six jours apres pour al-
ler a Lyon. Son Altesse, ayant signe et donne ses
blancs, s'en alia aussi a Blois; M. de Bouillon
aussi chez lui faire son equipage, et se presenta
pour aller en Italic.
Avant que de se separer, M. le Grand tira
parole de Monsieur qu'il se rendroit a un jour
nomme a Lyon, et M. de Bouillon promit la
meme chose, pour contraindre Son Altesse de
se porter au dessein projete contre la personue
de M. le cardinal. Cela se dit incontinent a Paris
en public, et ne fut pas pins secret a la cour.
Neanmoins ce n'est pas mon opinion , et suis
assure que M. le Grand n'en voulut pas user
ainsi depuls son retour de Picardie. Je croyois
plutot qu'ayant beaucoup d'amis en Auvergne,
que le marechal son pere lui avoit laisses , et
qu'il avoit conserves par son adresse et par sa
faveur ( car il vint plus de huit cents gentils-
hommes a Lyon le visiter) , il eiit ete ravi , pour
satisfaire a sa gloire naturelle , que Monsieur
les eut vus, et prit bonne opinion de son credit.
Pour M. de Bouillon , il desiroit le voir pour
I'obliger a lui donner un ordre par ecrit pour
pouvoir entrer dans Sedan toutes les fois qu'il
voudroit ; lequel ordre il avoit refuse de lui don-
ner a Paris, et avoit proteste de ne le bailler ou
confier qu'a M. d'Aubijoux ou a moi, apres que
je serois de retour d'Espagne. Monsieur et M. de
Bouillon , quoiqu'ils s'y fussent engages , ne se
rendirent point a Lyon.
Le Roi s'en alia a Narbonne , et je repartis en
poste apres avoir recu la minute du traite, et
line copie de la lettre de Monsieur a M. le comte
due d'Olivares, et deux blancs signes de Son
Altesse qu'elle m'avoit donnes , I'un de sa lettre
au comte-duc , et Tautre en la forme qu'il le de-
siroit pour le roi d'Espagne.
Dans ces memolres il y avoit aussi beaucoup
de raisons exprimees qui marquoient I'avantage
(lue recevoit Sa Majeste Catholique de ce trai-
te. C'etoit la premiere negociation que j'avois
faite, que j'entreprenois sans etre fort instruit:
et comme je m'enquis de M. de Bouillon , que
j'estimois savant en telle matiere , de la facon
de laquelle il falloit que Monsieur traitat avec
le roi d'Espagne, et une instruction pour ne rien
oublier de ce qui appartenoit a la dignite de Son
Altesse, il me repondit que les Espagnols m'en
donneroient plus que je ne voudrois ; mais je
trouvai tout le contraire.
.i'attrapai M. de Bouillon a Limoges. Apres
I'avoir cxhorle de pourvoir a sa suretc, tout le
bonheiir de uotre affaire dependant entierement
de lui, il me le promit ; mais I'evenement a justi-
liedepuis qu'il n'avoit pasbien prisses raesures.
J'arrivai done chez moi , et priai M. d'Aignan,
gentilhomme d'honneur auquel je me fiois , de
vouloir aller reconnoitre un lieu dans les mon-
tagnes ou je pusse passer en Espagne assure-
ment.
A son retour, il m'en proposa plusieurs , et je
choisis la vallee d'Aspe et le port qu'on appelle
Caucasian. Le voyage meparoissoit plusdange-
reux que je ne le trouvai en effet.
La premiere ville oii je passai fut Huesca , ou
le gouverneur me traita fort civilement, et me
donna un garde pour me conduire a Sarragosse
vers le vice-roi, qui se nommoit le marquis de
Tavare ; lequel ayant voulu savoir le sujet de
mon voyage , et moi m'etant defendu de le lui
dire, il se facha fort, et me fit partir a minuit
dans cette mechante huraeur, avec un passeport,
seul, et sans me permettre de mener mon valet
avec moi.
Enfin j'arrivai a Madrid, oil le memejourje
vis sans difficulte le comte-duc; et quoique je
fusse tres-mal vetu , il ne me voulut jamais par-
lor que je ne fusse couvert et assis dans sou car-
rosse , oil je le rencontrai.
Je reconnus visiblement qu'il recevoit une
joie extreme lorsqu'il vit le seing de Monsieur;
et me I'ayant fait reconnoitre par quelque dis-
cours qu'il envoya faire au Roi son maitre, dont
il se repentit , 11 essay a de reparer cette faute ;
mais jamais cela ne se fait que grossierement.
Je fus trois heures a me promener avec lui :
il m'entretint toujours avec estime et res-
pect de la personne de M. le cardinal , ce qui
marquoit de la crainte. II connoissoit tons les
gens de qualite de la cour et leurs interets comme
je pouvois faire. Me separaut de lui , il me remit
aux soins d'un secretaire d'Etat, son confident,
qui s'appeloit Carnero. II avoit continuellement
un chapelet a la main , et ne laissoit pas de dire
le mot sur le Pape et sur la religion ; il croyoit
que je fusse huguenot , et pensoit me faire plai-
sir. II me fit mettre dans son carrosse , ne trai-
tant jainais autrement , et ne vouloit point etre
vu s'il n'etoit assis , ou il avoit bonne mine , •'
parce qu'il etoit si courbe que son menton ,
quand il etoit debout , touchoit presque a ses
genoux. Je le vis une fois , mais ce fut par sur-
prise , et m'apercus bien quil en etoit fort fache.
Comme je fus dans son carrosse avec lui et
Carnero, il me dit qu'il avoit vu les demandes
de M. le due d'Orleans , qui etoient grandes ;
qu'il falloit que le roi d'Espagne fit depense ct
deboursat trois millions d'or ; et qu'il ne voyoit
r.ELXTlON DF, FOMllAILLKS.
25:?
rien que d'imaginaire dans les propositions de
Monsieur, qui disoit avoir avec lui deux por-
sonnes considerables qu'ii ne vouloit pas nom-
mer ; une bonne place frontiere , et I'on ne savoit
ce que c'etoit ; qu'il etoit Juste que dans un
traite les conditions fussentegales; que, comme
Monsieur demaudoit des choses effectives de Sa
Majeste Catholique , il falloit aussi qu'il fit voir
de I'effectif de sa part dans celles qu'il promet-
toit;que la personne de Son Altesse etoit de
tres-grand prix , raais qu'il ne paroissoit point
qu'il eut de place ni de gouvernement ; qu'il n'e-
toit plus heritier presomptif de la couronne , et
qu'il s'etoit trouve dans de si facheuses affaires
qui lui avoient si mal reussi, qu'il etoit difficile
de croire que beaucoup de gens se voulussent
embarquer a I'avenir avec lui ; qu'il avoit fait
plusieurs traites avec le roi d'Espagne, ete recu
de lui dans ses Etats , et arrete dans ses disgra-
ces; et que trois jours apres avoir signe le der-
nier fait entre eux , 11 s'en etoit fui, comme si Ton
eut eu dessein d'user de mauvaise foi contre sa
personne; qu'au surplus il ne devinoit pas quels
pouvoient etre les deux bommes si considera-
bles; que la Flandre et I'Angleterre etoient
remplies de personnes qualifiees de la France ,
qui leur avoient beaucoup promis, leur cou-
toient fort et ne faisoient rien ; que M. le comte
n'etoit plus, duquel I'estime et la reputation
avoient fait tant de bruit , et acquis I'affection
de tant de gens; que M. d'Epernon, qui etoit
hommede resolution et d'experience, etoit mort;
que M. de La Meilleraye etoit parent et crea-
ture de M. le cardinal , contre lequel le parti se
faisoit ; que le Roi etoit dans le gouvernement
du marechal de Schomberg , et par consequent
Monsieur hors d'etat de pouvoir rien executer ;
que M. de Bouillon avoit accepte I'emploi d'lta-
lie ; que M. de Gassion n'etoit qu'un capitaine
de chevau-legers , dont il ne faisoit pas assez
d'etat ; enfin qu'il ne voyoit pas quels pouvoient
etre ces deux bommes si considerables , et qu'il
ne passeroitpas plus avant sur ce que je deman-
dois, que je ne les eusse nommes avec la place
de surete ; et qu'apres tout ce qu'il alleguoit ,
que le roi de France avoit la bonne fortune de
son cote en toutes les occasions , et se remettoit
de la conduite de toutes ses affaires entre les
mains d'un ministre qui etoit habile horame, et
qui etoit encore plus beureux, ainsi qu'il avoit
paru.
Moi , au contraire , je m'excusai de les nom-
raer , sur le commandement expres de ne le pas
faire qu'apres que le traite seroit signe ; que
j'offrois de lui montrer mon instruction ; qu'il
ne risquoit rien en le signant, parce que si les
personnes et la place ne lui plaisoient pas, etant
entre ses mains il pouvoit me I'oter; mais que
si j'excedois mon ordre , j'agirois contre mon
devoir; et que s'il ne vouloit pas ( moi les ayant
declares) accorder lesdemandes de Son Altesse,
je me trouverois coupable , et reconnu pour tres-
mal babile bomme.
Apres avoir conteste long-temps , il me repar-
tit qu'il ne le signeroit point, mais qu'il conve-
noit de toutes mes demandes, des I'beure pre-
sente, dans tout ce qu'elles contenoient; raais
que je nommasse , ou qu'autrement il me feroit
donner un passeport, et quejeserois libre de
m'en aller quand bon me serableroit.
Moi qui etois assure que les personnes et la
place lui seroient fort agreables , et voyant que
j'avois toujours ordre de m'en ouvrir ; que ce
n'etoit qu'un formulaire inutile; que mon retour
avec diligence etoit de consequence, et que plus
longue contestation me pouvoit plus long-temps
retenir, je lui dis que, sur la parole qu'il me
donnoit de signer le traite en la forntie que je
lui avois presentee , je lui declarois que ces per-
sonnes etoient M. de Bouillon et M. le Grand ,
et la place de Sedan.
II me temoigna une extreme satisfaction de
cette bonne nouvelle ; mais il observa aussi mal
sa parole, car il me chicana sur tons les arti-
cles, tantot sur les troupes, apres sur I'argent,
puis sur les qualites de Son Altesse , et enfin sur
les avantages qu'il vouloit donner a I'archiduc
Leopold par dessus elle. Ce qui me fit connoitre
par experience qu'alors que M. de Bouillon m"a-
voit assure qu'il m'accorderoit plus que je ne
demanderois , qu'il s'etoit fort mepris ; et ne pus
m'empecher de faire sentir a M. le comte-duc
que je ne m'etonnois pas si les affaires alloient
si mal , pulsqu'ils s'amusoient a des bagatelles
quand il etoit question de sauver Perpignan ,
qui , etant perdue, leur otoit la Catalogue pour
toujours et partageoit quasi I'Espagne. II me
regarda, et ne me repondit quasi plus rien.
II me retint quatre jours , et encore me dit
qu'il avoit fait aller le conseil en poste a la
francoise, contre sa coutume et la pratique de
la nation. II me fit voir le Roi apres que le traite
fut signe, auquel je presentai la lettre de Mon-
sieur ; dont je ne tirai pas graudes paroles , le
favori faisant tout avec pareille autorite que
M. le cardinal de Richelieu , agissant comme lui
generalement en toutes les affaires.
Je repartis incontinent pour m'en revenir en
France, avec passeport et gens qui m'accompa-
gnoient. Lorsque je fus de retour a Huesca, pret
a prendre le chemin par lequel j'avois passe ,je
trouvai un Bearnois qui m'avoit servi de guide
254
HELATIO.N I)F. F0\ i T. VILLKS.
a mon passage , qui me dit que j'avois ete suivi,
et que si je retournois par cet endroit Ton m'ar-
reteroit infailliblement : et ee fut ie plus grand
hasardque je courus en mon voyage. Je pris ,
sur cet avis, uue autre route par le port de Be-
nasque , et me rendis a Toulouse , ou je rencon-
trai M. le comte d'Aubijoux , avec lequel j'allai
trouver M. Ie Grand a Narbonne.
Apres lui avoir rendu compte du succes de
ma negociation , nous deiiberames de ce qu'il y
avoit a faire. Moi qui croyois les choses tres-
secretes , mon opinion etoit d'agir avec le plus
de circonspection qu'on pourroit ; et que si
M. d'Aubijoux alloit vers M. de Bouillon in-
continent apres mon retour, que cette couduite
confirmeroit les soupcons que mon absence avoit
fait prendre , et que Ton en donneroit de mau-
vaises impressions au Roi : si bien que j'etois
d'avis que M. de Montmort, mon cousin ger-
main, et fort proche parent de M. d'Aubijoux,
allat porter une lettre a Monsieur, etune autre
a M. de Bouillon , pour les informer que j'etois
arrive (parce qu'il le feroit avec moins d'eclat),
et que dans quinze jours le comte d'Aubijoux
partiroit sans qu'on y put trouver a redire, tant
pour porter le traite a Monsieur , que pour re-
tirer les pouvoirs pour etre recu a Sedan.
Les choses ainsi arretees, et M. de Mont-
mort parti, je priai M. Ie Grand qu'il trouv^t
bon que je me retirasse en Angleterre, ne pou-
vant retourner a la cour sans un danger evident
et pour moi et pour ceux qui etoient engages
dans I'affaire , parce que le cardinal , sur le
moindredoute, etoit capable de me faire arre-
ter , et, vu sa grande autorite , de me faire don-
ner la gene dans sa chambre ; et qu'en cet etat
nul ne pouvoit repondre de supporter les tour-
raens , et que pour moi je ne savois ce que je
ferois en telle entremise , et si je pourrois me
taire dans les douleurs qu'on y endure ; et qu'en-
fin , dans la moindre action que je ferois, les
soupcons se pourroient renouveler coutre moi ,
ce que je le suppliois de mettre en considera-
tion; et qu'au surplus jc I'assurois que d'Angle-
terre je ne manquerois pas de me rendre a Se-
dan , incontinent que j'apercevrois qu'il seroit
parti de ja cour.
Toutes ces raisons ne I'ayant pas persuade ,
il ne voulut pas consentir a ma sortie hors du
royaume, parce qu'elle causeroit de facheux
embarras a mes amis , et particulierement a lui ;
(1) Celte cntrcvuc, toulc forluite, dcvinl la charge
principale du proc6s (ie l'infortun(5 dc Thou; ollc cii-
traina son atrocc condamnation. ( Voyez Ips Mi^moircs
P. Dupuy pour la justification dc F. A. dc Thou, son
et me dit que puisque j'avois commence de beau-
coup hasarder , il falloit que j'allasse jusques au
bout ; mais qu'il convenoitqueje ne retournasse
plus a la cour.
Nous partimes, M. d'Aubijoux et moi , pour
revenira Toulouse, et reneontrames a Carcas-
sonne M. de Thou avec M. de Charost qui s'en
alloient a Perpignan , le dernier pour servir son
quartierdecapitainedes gardes du corps : ce qui
me donna mauvais augure , jugeant , par toutes
sortes d'apparences , qu'il n'avoit pasquitte son
gouvernement de Calais dans un temps si jaloux,
etant creature de M. le cardinal, que sur des
desseins extraordinaires , auxquels il seroit in-
failliblement employe.
Soudain que je fus seul avec M. de Thou , il
me dit le voyage que je venois de faire : ce qui
me surprit fort , car je croyois qu'il lui eut ete
cele, conformement a la deliberation qui en
avoit ete prise (I).
Quand je lui demandai comme quoi il I'avoit
appris , il me declara en confiance , fort fran-
chement, qu'il le savoit de la Reine, et qu'elle le
tenoit de Monsieur.
A la verite je ne la croyois pas si bien in-
slruite , quoiqueje n'ignorasse pas que Sa Ma-
jeste eut fort souhaite qu'il se put former une
cabale dans la cour, et qu'elle y avoit contribue
de tout son pouvoir , pour ce qu'elle n'en pouvoit
que profiter, soit en ruinant M. le cardinal qui
etoit son ennemi , ou en eloignant Monsieur de
ses pretentions de la regence , dans laquelle lui
seul etoit capable d'etre son corapetiteur pour
y partager I'autorite , et qu'etant absent et em-
barrasse , il faudroit necessairement qu'il s'ap-
puyatd'ellea des conditions qui lui seroient
avantageuses.
Dans cette connoissance que M. de Thou me
donna que c'etoit la Reine, il me dit qu'il y avoit
encore d'autres personues qui en etoient infor-
mees. Son discours me fit comprendre que I'af-
faire etoit divulguee, et eumes un repentir,
M. d'Aubijoux et moi , du voyage de M. Mont-
mort. Nous eussions bien desire lors que c'eut
ete lui qui I'eiit fait , puisque la diligence etoit
plus necessaire que le secret. Cette faute fut
commise sur ce que nous ne pouvions nous ima-
giner quecela dut etre jamais decele, pour I'im-
portance de I'affaire.
Incontinent que nous fumes a Toulouse, M. le
comte de Brion y passa allant a la cour; et
ami . a la suite de la traduction de I'llistoire universelle
du president de Tiiou ; Paris, 173i , lonie 1."), 2« partic,
page 36. )
(A.E.)
UELATION DE FO^T R A ILI.ES.
M. d'Aubijoux et moi jiigeiimes par ses discours
• et depechcs qu'il avoit envie do ruiiier La Ri-
viere par le moyen de M. le Grand, pour d'au-
■ tresraisons. Pour eet effet il le venoit supplier
instamraent d'ecrire a Son Altesse d'eloigner La
Riviere , qui , par la longue habitude qu'il avoit
dans sa maison et de sa personne , devinoit ses
plus secretes intentions, pour en rendre corapte
a M. le cardinal (1), ne doutant pas qu'il ne
robttnt facilemcnt, vu la perte qu'il y avoit; et
c'etoit I'un des sujets de son voyage ; I'autre ,
une lettre de Son Altesse au Roi, remplie de
plaintes contre M. le cardinal, qu'elle prioit
M. le Grand de lui donner; et comme il avoit
toujours persuade Monsieur qu'il etoit tout puis-
sant et maitre de I'esprit de Sa Majeste (ce
que le comte de Rrion ne croyoit pas), il vou-
loit par cette lettre (qu'il s'assuroit qui ne seroit
pas rendue ) faire voir a Son Altesse qu'il y
avoit de I'artifice, et qu'il ne lui disoit pas vrai;
qui etoit un moyen pour lui oter toute creance.
M. d'Aubijoux fut avec lui a la cour pour don-
ner avis a M. le Grand sur ce siijet de rappor-
ter le traite a Monsieur.
Quelque temps s'etant passe durant lequel
M. le Grand etoit dans de grandes inquietudes,
et vouloit fort avoir quelqu'un pour le sou lager
auquel il put parler confidemment , il m'envoya
prier plusieurs fois d'aller ou etoit le Roi : je
m'en excusai , toujours resolu de n'y plus re-
tourner. Enfin il souhaita que je me rendisse
aupres de Monsieur pour mettre une fin a cette
affaire : il me depecha un gentilhomme qui me
donna une lettre de sa part, par laquelle il me
mandoit que le Roi etoit a I'extremite, et que
quelque diligence que je fisse , il ne pensoit pas
que je le dusse trouver en vie.
J'ajoutai foi a ce qu'il m'ecrivit, et, sans
marchander, je partis la nuit meme, et trouvai
des relais jusques a Perpignan ; et a mon arri-
vee je rencontrai M. de Thou , qui me dit que
le Roi avoit ete fort mal. Je me plaignis a M. le
Grand de m'avoir fait venir a fausses enseignes ;
il me dit que c'etoit par necessity, et qu'il fal-
loit que j'allasse vers Monsieur, duquel il ne re-
cevoit point de nouvelles , pour savoir au viai
I'etat des choses. Je le priai d'avoir agreable ,
privativement a tout le reste , que , pour me
bannir absolument de la cour sans qu'il restat
aucun pretexte de ra'y faire revenir, je fisse ap-
(1) L'abM de La Riviere accusoit Hlontrcsor d'avoir
T6vi\i au cardinal les n^gociations avec I'Espagnc , pl il
paroit vraisemblable que c'csl lui-meme qui se iivroit a
eet espionnage aupres du prince. (A. E.) — Les deposi-
lions du prince confirmercnt probablement aussi les
renseignemcntsfoinnispar I'abbc' deLa Riviere, comme
peler M. d'Espenan; que je savois bien que
cette action facheroit le Roi, qui me I'avoitfait
defendre par M. le cardinal et M. le marechal
de Schomberg ; de sorte qu'il n'y auroit plus de
lieu d'en approcher sans une certitude d'etre
arrete. En etant convenu , apres I'appel fait ,
ayant ete separes selon notre dessein , je fus a
Chambord ou etoit Son Altesse, attendant la
niort de M. le cardinal , sans songer a son af-
faire , quelque importante qu'elle fut.
Je lui representai premierement le peril ou il
etoit, et que le traite (2) qu'il avoit fait n'etoit
pas a considerer comme une chose de neant , ni
indigne de son application ; que M. le cardinal
n'etoit pas pour mourir si tot, et qu'il ne falloit
point qu'il prit ses mesures sur ce fondement
ni sur la faveur de M. le Grand qui etoit tout-
a-fait ruine dans I'esprit du Roi ; qu'il etoit ne-
cessaire,sans perdre de temps, de penser de
pourvoir a sa siirete et a celle de ceux qui I'a-
voient servi. II avoua que j'avois raison , et me
dit que son avis etoit tel , et qu'il I'auroit suivi
si de jour a autre Ton ne lui avoit donne espe-
rance que M. le cardinal ne pouvoit vivre.
M. d'Aubijoux fut depeche vers M. de Bouil-
lon pour retirer les ordres dont j'ai deja parle ;
Son Altesse me promit que lorsqu'il seroit re-
venu elie s'en iroit , quand M. le Grand le juge-
roit a propos , et qu'elle lui en ecriroit de sa
main, lui donnant pareille assurance : et pour
ce sujet elle s'avanca a Bourbon.
J'etois convenu, avec le comte de Brion,
d'une hotelleriea Moulins, et avois tire sa pa-
role que lui ou un homme de confiance de sa
part, s'y tiendroit toujours pour recevoir celui
que M. le Grand y enverroit , pour le faire par-
ler des I'instant et dans le secret a Son Altesse
Royale ; et bien que j'eusse arrete avec M. le
Grand que seulement je lui ecrirois le succes de
mon voyage, et ce qu'il y auroit a faire ,jeju-
geai tres-necessaire de le voir encore.
Je fus done de nuit a Perpignan , oil , apres
lui avoir rendu la lettre de Monsieur, et Tavoir
eclairci de ses dernieres resolutions, il m'en fit
voir une de madarae la princesse Marie , qui
lui mandoit en ces propres mots, « que son affaire
etoit sue aussi communement a Paris, comme Ton
savoit que la Seine passoit sous le Pont-Neuf. ■
Sur cela, j'insistai fort de nous retirer sans cof-
ferer un moment , a quelque prix que ce fut ,
on a pu le voir par les documents relatifs a ce fait, in-
s^rds dans les Mcmoires de Montr^sor.
(2) Le traits fail avec TEspagne est du 13 mars 1642.
et se trouve dans les Mcmoires de Brienne , page 72 dc
ce volume.
2.Ui
RELATION DE EONTRAILLES.
et de nous mettre a convert. Je I'y avois une
fois i-esolu , quaiul tout d'un coup il me demaiula
si j'avois dit a Monsieur quMl iroit si prompte-
ment le trouver : a quoi je repondis que non ,
parce qu'il ne m'eii avoit pas donne cliarge. II
me repartit qu'il ne vouloit pas se presenter a
lui comme un fugitif , et qu'il falloit que ce liit
par concert ; et delibera d'envoyer M. de Mont-
mort vers Son Altesse pour arreter le jour et le
lieu ou il se rendroit pour sortir du royaume
avec elle.
Je I'exhortai inutilementde prendre leparti le
plus sur, et de ne hasarder pas sa \ie sur une
bienseance; mais n'y ayant pu rien gagner, je
lui prophetisai avec douleur, en nous separant ,
que je ne le reverrois plus. Je m'en allai de cette
sorte , et laissai un homme pour m'informer de
tout ce qui se passeroit.
Cependant M. d'Aubijoux rapporta tout ce
qu'il avoit demande a M. de Bouillon , avec
cette condition , qu'il supplioit Son Altesse de
vouloir differer son partement pour quelques
jours ( la maladie de M. le cardinal les avoit
tous amuses, sur la croyance qu'il n'en pouvoit
echapper ). M. de Montmort n'ayant trouve ni
M. de Brion ni autre de sa part au lieu que je
lui avois marque a Moulins, il fut contraint d'y
attendre cinq ou gix jours sans savoir ou donner
de la tete , jusques a ce que M. d'Aubijoux fut
revenu de Piemont, qui le fit parler a Monsieur,
daquel il tira le jour prefix qu'il se rendroit a
Dezize, ville situee sur la riviere de Loire, ap-
partenant a la maison de Nevers , pour sortir de
France. Venant retrouver M. le Grand, il sut
a Beziers qu'il avoit ete arrete : ce qui le fit
songer a sa retraite.
L'homme que j'avois laisse a la cour revint
vers raoi, et m'assura qu'il s'etoit sauve ; et
M. de Thou ne I'etoit pas , qui avoit aussi ete
arrete.
(1) Lettre de Monsieur a Son Eminence, apres la prise
de la personne de M. le Grand.
A Bourbon, le 17 juin 1642.
« Mon cousin, le Roy, mon seigneur, m'a fait riionneur
de m'escrire quel a est(5 enfin I'effet de la conduiUe de
ce mescohnoissant M. le Grand: c'est riiomme du
monde le plus coupable de vous avoir desplu , apres
tant d'obligalions : les grices qu'il recevoit de Sa Ma-
jesty m'ont toujours fait garder de luy et de lous ses ar-
tifices ; mais vous avez bien veu , je m'assure , que si je
I'ay consi(l(5re, ce n'a cst(5 que jusques aux autels; aussi
est-ce pour vous, mon cousin, queje conserve mon es-
lime et mon amiti^ tout enticre , et comme je convoy
que vous m'y avez tout nouvellement obligd , par I'lion-
neur que Sa Majeste m'a fait de me donner le comman-
dement de son arm(?e de Champagne, je vous prie de
croire que vous ne sauriez jamais avoir de plus veritable
Des I'heure meme de cette premiere nouvelle,i
je quittai ma maison pour alter en EspagnCjH
pour de la passer en Flandre ; mais ayant ren-
contre des difficultes a mon passage , je retour-
nai en Gascogne , ou je sus que M. le Grand*
avoit ete pris (l) : ce qui me fit changer d'opi-
nion,de crainte d'etre cause d'un dangereuxij
soupcon contre lui, qui etabliroit plusde creaucei
dans I'esprit du Roi que le traite etoit effectif.
Je ne doutois qu'il ne liit pas cru ; mais il me
restoit quelque esperance qu'il seroit tres-mal-
alse d'en avoir la preuve.
Pour cette consideration , je choisis ma re-
traite en Angleterre , et m'embarquai dans le
mois d'aout. J'y sus pen apres la mort de M. le
Grand etde M. de Thou , qui perirent dans ce
rencontre , I'un pour s'etre engage dans cette
affaire sans etre persuade qu'il y eut aucun
crime capable de I'embarrasser, et M. le Grand
pour avoir neglige sa surete et pris trop de
confiance a sa bonne fortune.
La mort de M. le cardinal et celle du Roi
etant arrivees en cinq ou six mois de temps,
M. d'Aubijoux et moi revinmes a Paris d'An-
gleterre, oil nous etions toujours demeures.
Etant de retour aupres de Monsieur, nous fimes
tous nos efforts pour essayer a le resoudre a
faire condamner la memoire de M. le cardinal
de Richelieu, comme d'un ennemi public qui
s'etoit empare de I'autorite royale pour exercer
ses violences et contenter son ambition deme-
suree ; que , par ce moyen , il se vengeroit des
injures qu'il en avoit recues , se retireroit bono
rablement d'une violente et honteuse declara-
tion qu'il avoit fait rendre dans le parlement et
publier centre lui , retabliroit la memoire de
ceux dont le sang avoit ete repandu pour son
service , et tireroit ses serviteurs d'affaire sans
qu'ils prissent abolition, les mettant en etat que
leurs actions fussent trouvees justes , et de ne
ny de plus fidele amy que moy, ny qui soit avec plus de
finc^ritd et de passion, mon cousin, votre tr6s-affec-
tionn^, » Gaston. »
Lettre de Monsieur au Roy, apres la prise de M. le
Grand.
« Monseigneur, ayant sceu que Voslre Majesty pour-
roit s'arrester trois ou quatre jours a Montfrin , pour y
prendre des eaux, j'envoye I'abb^ de La Riviere pour sa-
voir de vos nouvelles et pour vous protester toujours ,
Monseigneur, de la parfaite fid61it6 que j'ay pour vostre
service. Je supplie tres-bumblemcnt Vostre Majesty de
prendre cr^ance en ce qu'il ira de ma part, mais parli-
culierement de mon entieresoumissiona toules vos vo-
volont^s , comme ayant I'honneurd'estre, Monseigneur,
votre tr6s-humble, tres-ob^issant serviteur et sujet ,
» Gaston.
)) DeiMnidins,ce2bjuin\()''f2 »
RKLATION l)K FONTR AI LI.KS.
jamais se repcntir cVavoir expose leurs bieiis et
Jeurs vies pour s'opposer de toule leiir puissance
a la t.vrannie de laquelle ils avoient souffert
taut d'indignites.
Nous rencontrames Monsieur dans d'autres
sentimens : et il fallut necessairement, pour
nous procurer les moyens de vivre en repos,
que M. d'Aubijoux, M. de Montmort et moi
prissions abolition , qui fut enregistree au par-
lement de Paris sans qu'il fut besoin d'entrer
en prison , en etant exceptes par le privilege
des fils de France, qui s'etend jusques a leurs
domestiques et eeux qui les ont servis.
I.
Leitre du Roi au parlement de Paris , apres
la prison de M. le Grand.
« De par le Roi. Nos ames et feaux, le no-
table et visible changement qui a paru depuis
un an en la conduite du sieur de Cinq-Mars, notre
grand ecuyer, nous fit resoudre , aussitot que
nous nous en aper^umes , de prendre soigneuse-
ment garde a ses actions et a ses paroles , pour
penetrer et decouvrir quelle en pourroit estre la
cause,
» Pour cet effet , nous nous resolumes de le
laisser agir et parler avec plus de liberte qu'au-
paravant. Par ce moyen , nous decouvrimes
qu'agissant selon son genie , il prenoit un ex-
treme plaisir a ravaler tous les bons succes qui
nous arrivoient , relever et publier les nouvelles
qui nous etoient desavantageuses.
» Nous reconnumesaussi qu'une deses princi-
pales fins etoit de blamer les actions de notre
cousin le cardinal due de Richelieu , quoique
ses conseils et ses services aient toujours etc
accompagnes de benedictions et de bons succes,
et de louer hardiment celles du comte d'Oliva-
res , quoique sa conduite se soit toujours trou-
vee malheurcuse par les evenemens. Nous de-
couvrimes encore qu'il etoit favorable a tous
ceuxqui etoient en notre disgrace, et contraire
aceux qui nous servoient le raieux.
» II improuvoit continuellement ce que nous
faisions de plus utile pour notre Etat, dont il
nous rendit un notable temoignage en la pro-
motion des sieurs de Guebriant tt de La Mothe
aux charges de marechaux de France , laquelle
luifut insupportable.
» II entretenoit une intelligence t res-parti -
culiere avec quelques-uns de la religion pre-
tendue reformee , raal affectionnes , par le moyen
de Chavagnac, mauvais esprit nourri dans les
factions, et de quelques autres.
HI. C. D. M, T. III.
" II parloit d'ordinaire des choses les plus
saintes avec une si grande impiete, qu'il etoit
aise h voir que Dieu n'etoit pas dans son coeur
comme dans celui de notre cousin le cardinal
due de Richelieu.
» Son imprudence, la legerete de sa langue, les
divers courriers qu'il envoyoit de toutes parts ,
et les pratiques ouvertes qu'il faisoit en notre
armee , nous ayant donne sujet d'entrer en soup-
con de lui, I'interet de notre Etat, qui nous a
toujours este plus cher que celui de notre vie ,
nous obligea de nous assurer de sa personne el
de quelques-uns de ses complices. Notre reso-
lution ne fut pas plus lot executee que, par la
bouche des uns et des autres, nous avons eu
connoissance que le dereglement de ce mauvais
esprit I'avoit porte a former un parti en notre
Etat 5 que le due de Bouillon devoit donner en-
tree aux etrangers en ce royaume par Sedan ;
que notre tres-cher frere, le due d'Orleans, devoit
marcher a leur tete ; et que ce miserable esprit
se devoit retirer avec eux, s'il voyoit nepouvoir
mieux servir ce parti, et miner notre cousin le
cardinal de Richelieu en demeurant aupres de
nous. Nous apprimes que le roi d'Espagne de-
voit fournir a ce parti douze mille hommes de
piedet cinq mille chevaux ; qu'il lui devoit don-
ner quatre cent mille ecus de pension , et au
due de Bouillon et au grand ecuyer a chacun
quaraiite mille ecus; et qu'en outre il devoit mu-
nir la place de Sedan et en payer la garnison.
Gette connoissance nous fit resoudre de fairear-
reter le due de Bouillon, et avoir tellement
I'oeil aux deportemens de notre frere le due
d'Orleans , qu'il ne nous put faire le mal qu'il
avoit projete. Dieu benit tellement nos resolu-
tions, que le due de Bouillon fut trouve cache
dans le foin , oil il s'etoit mis pour pouvoir en-
suilese retirer dans le Miianois. Au meme temps
notre cher frere le due d'Orleans , presse par sa
conscience et par le mauvais succes qu'avoient
eu ses mauvais desseins, nous envoya J'abbe de
La Riviere pour nous dire en general qu'il avoit
failli et avoit besoin de notre grace, sans speci-
fier particulierement en quoi. Nous repondimes
quebien qu'il diit etre las de nous offenser, et
d'agircontre lui-meme, agissant contre nous et
contre I'Etat , nous ne voulions pas nous lasser
d'user de notre clemenceenvers lui; qu'en cette
consideration nous desirions qu'il nous donnat
une entiere et sincere confession de sa iaute,
une declaration particuliere de tous ses des-
seins , de tous ses complices, et de tous les pro-
jets qui avoient ete faits pour troubler notre
Etat , et qu'en ce cas il rccevroit des effets de
notre bonte. Nous aurons I'ocil a sa conduite ,
17
2/)S
JULVIIOX l)R FOXTUAILLES.
et agirons avec lui selon que le bieu de noire
Etat le i-equerra , sans toutefois nous separer
du bon naturel dent il a recu tant de preuves.
L'importanee de cette affaire nous a oblige de
vous en donner avis, pour voiis convier a rendre
"races a Dieu de ['assistance continueile qu'il
lui plait nous departir,pour garantir leroyaume
des mauvais desseins qui se font , tant au de-
hors qu'au dedans d'icelui , pour en troubler la
prosper ite.
» Au reste , les experiences que nous avons
faites de votre fideiite, en differentes occasions,
font que nous sommes tres-assure que, si elle
etoit capable d'accroisseraent , vous la redou-
bleriez en ces rencontres, oil la malice de tant
de mauvais esprits fait voir que nos bonnes in-
tentions out besoin d'etre secondees. Cependant
nous vous assurous qu'il n'y a rien que nous ne
voulions faire pour votre avantage en toutes
les rencontres.
" Donne a Fontainebleau le 6 d'aout 1642.
» Signe Louis ; et plus has, de Lomenie.
.. A nos ames et feaux conseillers , les gens
tenant notre cour de parlement a Paris. »
Le meme jour, G d'aoiit, la copie de cette
lettre fut envoy ee a M. de Montbazon , gouver-
neur de Paris, ou il n'y a autre changement si-
non que le Roi parle au singulier , au lieu quil
parle au pluriel a messieurs du parlement. II y
a de plus ces mots dans la lettre du due de
Montbazon :
« Le Roi d'Espagne devoit donner au due
d'Orleans quatre cent mille ecus pour faire des
levees en France, et six vingt raille ecus de
pension. » Ce qui est plus vraisemblable que
ce qui est dans la lettre au parlement.
Cette lettre fut composee par le cardinal et
donnee au Roi. Le secretaire d'Etat ordinaire ,
qui etoit M. le comte de Brienne, la signa ,
parce qu'il signe toutes les lettres qui s'adres-
sent au parlement.
n.
Lettre de Cinq-Mars , ecrlte a sa mere aprcs
la prononciation de son arret de mort.
'< Madame ma tres - chere et tres - honoree
mere , je vous escris parce qu'il ne m'est plus
perrais d'esperer de vous voir pour vous conju-
rer , Madame , de me rendre deux marques de
vostre derniere bonte;rune, Madame, en don-
nant a mon ame le plus de prieres qu'il vous
sera possible , ce qui sera pour mon salut ; et
I'autre, soit que vous obtenies du Roy le bleu
(jue j'ai emploie dans ma charge de grand -
ecuyer , et ce que j'en pouvois avoir d'autre
part auparavant qu'il fust confisque , ou soit
que cette grace ne vous soit pas accordee , que
vous ayez assez de generosite pour satisfaire a
mes creanciers. Tout ce qui depend de la for-
tune est si peu de chose, que vous ne me deb-
vez pas refuser en la derniere supplication que
je vous fais pour le repos de mon ame. Croies-
moy, IMadame, en cela plus tost que vos senti-
mens, s'ils repugnent a mon souhet, puisque,
ne fesant plus un pas qui ne me conduise a
la mort , je suis plus capable que qui que ce
soit de juger de la valeur des choses de cc
raonde.
'' Adieu , Madame, et me pardonnes si je ne
vous ay pas assez respectee autant que j'ay ves-
cu, et vous asseures que je meurs, Madame
ma tres-chere et honoree mere , vostre tres-
humble, tres-obeissant et tres-oblige filset ser-
viteur,
» H. d'Effiat de Cinq-Mars. »
ILL
Lettre de M. de Thou , ecrite a la princesse de
Guemenee, apres la prononciation de son
arret de mort.
'< Madame , je ne vous ay jamais eu de I'o-
bligation entoute ma vie qu'aujourd'hui, qu'es-
tant pres de la quitter , je la pers avec moins de
peine parce que vous me I'avez rendue assez
malheureuse. J'espere que celle de I'autre
monde sera bien differente pour moy de celle*
cy , et que j'y trouveray des felicites autant par-
dessus I'imagination des hommes qu'elles doi-
vent etre dans leurs esperances ; la mienne ,
Madame, n'est fondee que sur la bonte deDieu
et le merite de la passion de son fils , seule ca-
pable d'effacer mes pecbes, dontj'estois rede-
vable a sa justice, et qui sont a un tel excez
qu'il n'y a rien qui les surpasse que celai de sa
misericorde. Je vous demande pardon de tout
mon coeur, Madame , de toutes les choses que
j'ay faictes qui vous ont pu deplaire, et fais la
mesme priere a toutes les personnes que j'ay
hayes a vostre occasion ; vous protestant , Ma-
dame , qu'autant que la fideiite que je doibs a
mon Dieu me le doit permettre , je meurs trop
asseurement , Madame , votre tres-humble et
tres-obeissant serviteur,
De Tnoii.
Le lundi 12 septembrr l(;i2.
HKLATIO-N 1>K FO>{TJ\ A ILLKS.
2.^.9
IV.
1 Lettre de M. de Marca^ conseiller d'Etat , a
M. de Brienne , secretaire d'Etat, laquelle
r fait mention de tout ce qui s'est passe a
! Vinstruction duproces de messieurs de Cinq-
Mars etde Thou.
« Monsieur,
» J'ai cru que vous auriez pour agreable d'etre
informe des choses prineipales qui sesont pas-
sees au jugement qui a ete rendu contre mes-
sieurs le Grand et de Thou ; c'est pourquoi j'ai
pris la liberie de vous en donner connoissance
par ceile-ci. M. le chancelier commenca par la
deposition de M. le due d'Orleans , laquelle ii
recut en forme judiciaire a Villefranche en
Beaujolois , ou etoit lors Monsieur , dont lec-
ture lul fut faite en presence de sept commis-
saires qui assistoient M. le chancelier. En cette
action il declara que M. le Grand I'avoit sollici-
te de faire une liaison avec lui et avec M. de
Bouillon, etde traiter avec I'Espagne : ce qu'ils
auroient resolu eux trois dans I'hotel de Venise ,
au faubourg Saint-Germain , environ la fete des
Rois derniere. Fontrailles fut choisi pour aller
a Madrid , ou il arreta le traite avec le corate-
duc, par lequel le roi d'Espagne promettoit de
fournir douze mille horaraes de pied et cinq
mille chevaux de vieilles troupes , quarante
mille ecus a Monsieur pour faire nouveiles
levees , et douze mille ecus de pension anuuelle
a messieurs le Grand et de Bouillon. Avec cette
arraee ils devoient entrer dans la France du
cote de Sedan, qui serviroit de place de siirete
en cas de besoin , et faire les progres qu'ils
pourroient dans le royaume, a la charge de ne
rendre aucune place de celles qui seroient
prises, jusques a ce que la paix generale fut
faite , et que le Roi eut rendu a I'Empire et a
I'Espagne toutes les places qu'il occupe , meme
celles qu'il a cues par achat. II y a d'autres ar-
ticles qui ont ete copies , aussi bien que lespre-
cedens , sur le traite fait avec M. le comte. Ce
traite fut porte par Fontrailles au mois de mars
a M. le Grand , qui I'envoya a Monsieur par le
comte d'Aubijoux. Monsieur le rompit aussitot
qu'il apprit que M. le Grand avoit ete arrete ;
et neanmoins il retint une copie , laquelle a
ete representee contre-signee de lui et du se-
cretaire de ses commandemens. Apres la decla-
ration de Monsieur , I'cn a procede a I'interro-
gation de M. le due de Bouillon dans le chateau
de Pierre-Encise en cette ville. M. le chance-
lier, assiste deM. de Laubardemont et de nioi,
y vaqua une apres-dinee. Ledit sieur de Bouil-
lon accorda par ses reponses ce qui regardoit
la liaison avec Monsieur et le traite d'Espaane
quoiqu'il dit qu'il ne I'eut pas approuve. M. le
Grand fut interroge dans le chateau par M. le
chancelier, assiste de quatre commissaircs. Ii
denia toutes choses avec beaucoup de fermete.
Deux jours apres on lui confronta au meme lieu
M. de Bouillon : ce qui ne I'obligea pas a re-
connoitre son crime , quoiqu'il pariit extrcme-
ment surpris de la confession dudit sieur due
de Bouillon. Ensuite on lui fit lecture de la de-
position de Monsieur. Apres Tavoir interpelle
de donner des reponses s'il en avoit , il denia
comme auparavant. Le proces-verbal fut fait
sur cette lecture de la deposition de Monsieur ,
qui s'etoit approche de Lyon , etant venu au
lieu de Vivay, qui n'est qu'a deux lieues. M. le
chancelier I'interrogea de nouveau sur ces con-
treditsdes accuses, en presence de sept commis-
saircs; il persista en tout ce qui etoit contenu
en sa deposition. Ensuite M. le Grand fut oui
sur la sellette dans la chambre du presidial de
Lyon, ou il confessa ingenument la liaison avec
Monsieur et M. de Bouillon, et le traite fait
avec I'Espagne : sur quoi il fut condamne. Pour
M. de Thou, il etoit charge par Monsieur de lui
avoir dit qu'il savoit la liaison avec M. de Bouil-
lon et M. le Grand, et que M. de Bouillon bail-
loit a Monsieur la place de Sedan pour retraite;
et de plus, d'avoir parle a M. de Beaufort pour
I'engager au parti , et d'avoir rapporte a Mon-
sieur qu'il I'avoit trouve froid. II etoit charge
par M. de Bouillon qu'il I'avoit engage en ami-
tie avec M. le Grand , et qu'il leur avoit donne
toutes les assignations de leur entrevue , meme
de celle apres laquelle lesdits sieurs le Grand
et de Bouillon se separerent d'avec M. de Thou
a minuit, a la place Royale , d'ou ils etoiental-
les a I'hotel de Venise conclure le traite d'Es-
pagne avec Monsieur. On lui confronta les de-
positions de M. de Bouillon ; il accorda a-peu-
pres ce que disoit celui-ci, mais il nia ce que
Monsieur disoit contre lui , comme aussi ce que
disoit le lieutenant des gardes de M. de Bouil-
lon, savoir : qu'il lui avoit un jour donne charge
de dire a M. de Bouillon qu'il eut desire ie
voir , car Monsieur etoit un etrange homme.
Plusieurs de nous etions disposes a ne le con-
damner pas sur ces preuves ; mais il arriva que
M. le Grand , oui sur la sellette, dit que M. de
Thou avoit su le traite d'Espagne , et I'avoit
improuve. Ledit sieur le Grand persistant , le-
dit sieur de Thou , au lieu de se tenir dans sa
denegation, accorda qu'il avoit eu connoissance
du traite par Fontrailles a Carcassonne ; qu'il
l^fiO
KELATION 1)E FONTRAILLES.
I'avoit blame , et ne Tavoit point decouvert de
peur d'etre accuse par les complices; qu'il fai-
soit etat d'aller en Italic , et de voir en cherain
le sieur de Bouillon, pour le detourner de cette
entreprise; qu'il croyoit que ce traite n'etoit
point en terme de nuire a I'Etat , a cause qu'il
falloit avoir plutot defait M. de Guebriant. La
confession du traite sans I'avoir revele, jointe
aux preuves qui sont au proces des entremises
pour la liaison des complices, et le temps de
six semaines, ou plus, qu'il avoit demeurepres
de M. le Grand , iogeant dans sa maison pres
de Perpignan, le conseillant en ses affaires,
apres avoir eu connoissance que ledit sieur le
Grand avoit traite avcc lEspagne , et partant
qu'il etoit criminel de lese-majeste : tout cela
joint ensemble porta les juges a lecondamner,
suivant les lois et ordonnances qui sont ex-
pressement contre ceux qui ont su une conspi-
ration contre I'Etat et ne I'ont pas revelee, en-
core que leur silence ne soit point accompagne
de tant d'autres circonstances qui etoient en
I'affaire dudit sieur de Thou. II est mort en vrai
Chretien, en homrae de courage : cela merite
un grand discours particulier. M. le Grand a
aussi temoigne une fermete toujours egaie , et
fort resolu a la mort, avee une froideur admi-
rable , une Constance et une devotion chre-
trennes. Je vous supplie que jequitte cediscours
funeste, pour vous assurer que je continue dans
les respects que je dois , et le desir de paroitre,
par les effets, que je suis, Monsieur, voire tres-
humble et obeissant serviteur ,
" Mat.ca.
De Lyon^ ce IG septembrc 1642.
V.
Hclaiion de tout ce qui s'est passe depni/; la
detention de ItlM. le Grand et de Thoujus-
(/u'a leur mort.
M. de Cinq-Mars entra a Lyon,un jeudi qua-
triesme de scptembre mil six cent quarante-
deux , sur les deux heures apres midi , dans un
carrosse ii quatre chevaux , et dans lequel il
y avoit quatre gardes-du-corps ; devant mar-
choient deux cents cavaliers ma! montes, la plu-
part Catalans, puis cent hommes de pied de bonne
mine; apres le carrosse suivoient trois cents ca-
valiers bien fails, dont les premiers esloientdes
gardes de monseigneur le cardinal due de Ri-
chelieu. M. de Cinq-Mars estoit vestu de drap
de HoUande, couleur de mure, tout convert de
dentelles d'or, avec un manteau d'escarlatle con-
vert de galons d'argent et gros boutons a queue.
Quand il fut sur le pont du Rosne , il demanda
a M. de Serlon , lieutenant des gardes du Roy,
qui estoit a cheval pres la portiere , s'il agree-
roit que Ton fermast le carrosse : cequi lui fust
refuse. II passa sur le Pont-de-Bois, par la rue
Saint-Jean et le Change ; tout le peuple de la
ville estoit par les rues, et lui ne faisoit autre
chose que de se montrer seuleraent a I'une et a
I'autre portiere, saluant tout le monde jusqu'aux
pauvres qui esloient sur le pont, avec des souri.s
qui tiroient des larmes de lout le peuple; mesrae
en la rue de Flandres et ailleurs il salua plu-
sicurs personnes , les nommant tout haut et sor-
tant a demi-corps du carrosse. Estant arrive a
Pierre-Seise, il fust fort surpris quand on luy
dicldedescendre du carrosse, et montant diet :
'< Yoyci done le dernier logis que je feray. » II
croyoit auparavant aller au bois de Vincennes ,
car il avoit demande a ses guides s'ils ne
croyoient pas qu'on luy permist d'aller a la
ehasse. Sa prison estoit au pied de la grande
tour ; elle n'avoit point d'autre vue que deux
petites fenestres qui tomboient sur un petit
jardin; aubasdesdites fenestres, il y avoit corps-
de-garde et dans sa chambre aussi , oii M. de
Serton avec quatre gardes couchoient et assis-
toient incessamment ; dans rarriere-charabre ,
de m^me , et a toutes les portes autant.
M. le cardinal de Bichy le fust voir, le len-
demain cinquicsme, et luy demanda s'il agree-
roit qu'on luy envoyat quelqu'uu avec qui il
pcust s'entretenir pour divertir I'ennuy de sa
prison ; il respondit qu'il en seroit tres-ayse ,,
mais qu'il ne meritoit pas que personne prit
cette peine.
Le mesme jour cinquiesme, M. le chancelier
le fust aussy voir et le traicla fort civilement ,
luy disant qu'il n'avoit point de sujet de crain-
dre , mais bien d'esperer toutes choses ; qu'il
scavoit bien qu'il avoit a faire a un juge qui
n'avoit garde desire ingrat de ses bienfaits
contre son bienfaiteur, et qu'il se souvenoit tres-
bien que c'esloit par ses bonles et par son pou-
voir que le Roy ne I'avoit pas depossede de sa
charge; que cette faveur estoit si grande qu'elle
ne meritoit pas seulemenl un souvenir immortel,
mais des reconnoissances infinies, et que ce se-
roit dans cette occas'on qu'il les feroitparoistre.
Le sujet de ce compliment estoit pris sur ce
que M. le Grand adoucit une fois le Roy qui es-
toit fort en colere contre M. le chancelier;
pourtanl la veritable cause n'estoit autre que la
erainte que Ton avoit qu'il ne le recusast pour
juge, comme estant la creature de M. le cardi-
nal , et que Ton diroit qu'il vouloit faire pour
nELATlON DE FONTRAILLES.
201
estrc sauve par Ic pcupic qui raymoit passion -
j neraent.
I M. le Grand respondist que celte civilite le
I reraplissoit de honte et de confusion ; « mais ,
' dict-il , je croy bien que de I'air qu'on procede
■ a mon affaire , on en \eut a ma vie. G'est faict,
de raoy , Monsieur , le Roy m'a abandonne ; je
me regarde eomme un cadavre a qui il ne reste
que queique esprit ; je suis une victime qu'on
iramolera : » a quoy M. le chancelier respondist
que ses sentimens n'estoient pas justes et qu'il
en verroit les experiences contraires.
Le sixiesme, M. le chancelier le fust ouir, ac-
compagne des six messieuis des requestes , de
deux presidens et six conseillers du parlement
de Grenoble , depuis sept heures du matin
jusques a deux heures de I'apres-disner.
M. le cardinal de Lyon fist appeler le reve-
rend pere Malavalette, de la compagnie de Je-
sus , a qui il donna commission de Taller voir
toutes les fois qu'il le demanderoit. II y fut le
troisiesrae jour de sa prison, sur les cinq heures
du matin, et y demeura jusqu'a huict.
M. le Grand estoit dans un lit de damas na-
carat , incommode d'un devoyement d'estomac
qu'il avoitgarde pendant son voyage et qu'il eust
jusques a la mort : ce qui le rendoit tout pasle
et mesme tout livide.
Le pere Malavalette sceut si bien entrer dans
son esprit, qu'il le deraanda mesme jour sur le
soir , et puis le lendemain au matin et au soir ,
et ainsi tous les autres jours. Ledit pere rendist
apres compte a M. le chancelier et a MM. les
cardinaux ducde Richelieu et deLion, de tous
les interrogatoires , responses et entretiens qu'il
avoit eus avec ledit sieur le Grand; a quoi il sa-
tisfist parfaitement , principalement le cardinal
de Richelieu , avec lequel il demeura fort long-
temps , encore qu'il ne se laissast voir a per-
soune.
Le neuviesme , M. le chancelier avec les au-
tres juges partirent de Lyon pour aller a Vivay,
oil Monsieur , frere du Roy , se rendit de Ville-
franche oil il estoit, et les pieces furent confron-
tees. Mondit sieur , frere du Roi , avoit, quel-
ques jours auparavant, diet a M. le chancelier,
qui I'avoit este voir a Villefranche, tout ce qu'il
scavoit dudit sieur le Grand.
Le vendredi douziesme, tous les juges sie-
geoient en palais presidial de Lyon, ou le sieur
de Cinq-Mars fust traduict , sur les huict heu-
res du matin , du lieu de Pierrc-Scise, oil il es-
toit prisonnier , dans un carrosse de louage ,
estant du coste du cocher et trois gardcs-du-
oorps avec luy. II estoit evtrcsmemcut pasle et
defaict a cause de son indisposition ; passant
par les rues il saluoit souvent le pcupic qui y
estoit en grande foule pour le voir ; il estoit ac-
compagne du chevalier du guet et de sa com-
pagnie d'archers qui alloit devant et derriere le
carrosse.
Estant audit palais, il fut conduit devant scs
juges, oil il respondit sur la sellette et confessn,
apres plusieurs denegatious , tout ce que Ton
voulust scavoir de lui , fist toutes ses responses
avec tant de presence d'esprit , de tranquillite
et de douleur , que ses juges se regardoient les
uns les autres d'estonnement et d'admiration ,
encettecontrainte, de ce qu'ils n'avoient jamais
veu ny oui parler d'une Constance plus forte ny
d'un esprit plus ferme et plus clair.
Par apres on le fist retirer de la presence do
ses juges, et se voulant arrester dans une chara-
bre qui avoit vue sur la riviere de Saone , ses
gardes Ten firent sortir promptement, possible a
cause que dans ce mesme temps M. le cardinal-
due se faisant remonter, sur ladite riviere, pour
son depart de Lyon, et le firent passer dans une
autre chambre oil il demeura plus d'une heure
avec ses gardes , pendant lequel temps M. le
chancelier reeueillit les voix de ses juges , et
sou arrest de condamnation fust resolu , portant
qu'il auroit la teste tranchee sur un echaffaud,
en la place ordinaire oil Ton defaict les crimi-
nels, parce qu'il estoit criminel de leze-ma-
jeste en premier et deuxiesme chefs , pour trois
causes, et que auparavant il auroit la question
ordinaire et extraordinaire, affin qu'il nommast
ses complices.
Cependant , sur les dix heures , M. de Thou
fut traduict de Pierre-Seise au palais, dans le
mesme carrosse, accompagne par lesdits archers
du guet. Estant au hault des degres et sous le
portail dudit palais , il osta un juste-au -corps
noir qu'il portoit , estant vestu de la mesme
couleur , et prist son manteau ; fut conduit de-
vant ses juges et interroge sur la sellette. Apres
les ordinaires demandes , M. le chancelier luy
demanda si M. d'Effiat ne luy avoit point de-
clare sa conspiration , a quoi il respondit :
« Messieurs, je vous puis nyer absolument
que je I'aye sceu , et vous ne me pouvez pas
convaincre de faux, parce que vous ne pouvez
scavoir que par M. de Cinq-Mars tout seul
que je le sache ; car je n'en ay parle ny escript
a homme du monde. Lors un accuse ne pent
pas accuser un autre validement , et on ne peut
condamner un homme a la mort que par le tes-
moignage de deux hommes irreprochables :
ainsi vous voycz que j'ay ma vie, ma mort , ma
condamnation et mon absolution dans ma pen-
see ; pourtant. Messieurs , j'advoue el je con-
2<i:<i
WhLATION nii FONTUAILLES.
lessc que j'ay sceu la conspiration , pour deux
laisons :
" La premiere , c'est que , durant les trois
mois de ma prison , j'ay si bien envisage la
mort et la vie, que j'ay cogneu tres-elairement
que, de quelque vie dont je puisse jamais jouir,
elle sera malheureuse , et que cette mort sera
glorieuse, puisque je la tiens pour le plus assure
tesmoignage que je puisse avoir de ma predes-
tination , et que je suis tres-bien prest a mourir
et que je ne me trouverai jamais en si bonne
disposition , c'est pourquoi je ne veux pas lais-
ser echapper cette occasion.
>> La deusiesme cause , est que mon crime soit
notoirement punissable de mort; neantmoins
vous voyez qu'il n'est ny noir, ny enorme, ny
fort estrange. J'ai sceu la conspiration , j'ai faiet
tout mon possible pour Ten dissuader ; 11 m'a
creu son amy unique et fideie, et je ne I'ay pas
voulu trahir : c'est pourquoi je merite la mort;
je me condamne moi-mesme par la loi de Quis-
quis. » Et ce discours, qu'il prononca avec une
vivacite d'esprit merveilleuse , estonna si fort
ses juges , qu'ils ne scavoient se rassoir de I'es-
tonnement oii il les avoit jettes. II n'y en avoit
pas un qui n'eust passion extreme pour conser-
vera la France la plus grande esperance de la
cour, et c'est ainsy qu'il estoit nomme par ses
ennemis mesmes. La-dessus I'on le fit sortir; et
fust condamne M. de Thou a avoir la teste
tranchee. Et sortant de la saile , le reverend
pere Manbrin , de la compagnie de Jesus, qui
I'avoit confesse a Pierre-Seise , se trouva la, a
qui il diet , tout transporte de joie : « Allons ,
mon pere , allons a la mort et au ciel , allons a
Ja vray gloire. Qu'ay-je faict en ma vie pour
Dieu , disoit-il , qui m'ayt peu obtenir la faveur
que je recois cejourd'huy d'aller a la mort avec
ignominie pour aller plus tost a la gloire ? » Et
disant cette pensee, incessamment il fut con-
duit en la chambre de M. de Cinq-Mars, qui ,
d abord qu'il I'eust appercu , courut a luy, di-
sant: « Amy, amy, queje regrette ta mort! »
Kt I'autre , en I'embrassant et le baisant : « Eh !
dict-il , que nous sommes heureux ! » Et I'un
demandant pardon a I'autre , ils s'embrasserent
cinq ou six Ibis de suite, avec desextremitesd'un
amour inconcevable , qui tiroit des larmes de
tous les gardes, qui fondoient en pleurs a ce triste
spectacle, commequileseust tireesd'un rocher.
Ledit sieur de Thou disant plusieurs fois a
M. le Grand : « Quoy 1 Monsieur, sommes-nous
condanmes? nous a-t-on prononce quelque ar-
rest? » A quoi M. le Grand respondist : « Cher
amy, un peu de patience nous fera scavoir ce
<HU' nous deviendrons. '■ Et recommencerent
leurs embrassemens, pendant lesquels quatre de
leurs juges survindrentavec le greffier, qui leur
dirent : « Messieurs , vous etes condamnes. »
A I'instant le greffier les pria de se mettre a
genoux; lors ledict sieur le Grand, regardant
M. de Thou : « Amy, amy, dit-il, vous allez
estre hors d'inquietudes. « Puis ledict sieur de
Thou se mist a genoux , baisa la terre , et le-
dict sieur le Grand , cherchant un lieu pour s'ap-
puyer, se mist en un coin de la chambre, un
genou en terre , tenant son chapeau de la main
gauche , appuye sur le coste d'une facon toute
cavaliere; et ainsi entendoient tous deux la
prononciation de leurs arrests , avec une Cons-
tance et resolution admirables.
Mais sur la fin , M. le Grand ayant ouy par-
ler de la gehenne , il diet a ses juges, avec cette
memedouleur : « Cette question. Messieurs, me
semble bien rude, et une personne de mon age
et de ma condition ne devroit pas estre sujette
a toutes ces formalites. Je scay bien ce que c'est
que des coustumes de la justice; maisje scay
aussy que c'est que ma condition. J'ay tout diet,
je diray tout sur quoy Ton m'interrogera. Je
prends la mort en gre et de grand coeur, et apres
cela , la question , Messieurs , j'advoue ma foi-
blesse, voila ce qui me fait bien de lapayue. »
II poursuit ce discours durant quelque temps
avec tant de douceur, que la pitie ne permettoit
a ses juges de luy contredire ny raeme de lui
rcspondre.
Le pere Malavalette entra alors dans la
chambre et I'embrassa, luy demandant qu'est-ee
qu'il desiroit de ces messieurs , qui estoient si
civils, qu'il pouvoit esperer d'eulx tout autant
que du Roy. <■ Ce n'est rien , mon pere, dict-il;
je leur advoue une de mes foiblesses , et j'ay
bien de la peine a me soumettre a recevoir la
question : cela me travaille bien , non pas pour-
tant de I'apprehension du mal , car je vais a la
mort avec joie , mais c'est que j'ay tout dit. » Et
alors le pere I'embrassant , lui dit : « Monsieur,
soyez hors de peine , vous n'avez pas a faire a
des juges impitoyables, puisqu'ilsdonnentdesja
des larmes a vostre affliction. » Et tout inconti-
nent il tira a part doux maistres des requestes
qui estoient dans la chambre, et leur diet qu'ils
ne cognoissoient pas cet esprit , qu'ils voyoient
I'extreme violence qu'il faisoit a son naturel;
qu'il ne failloit pas si fort esbranler sa vertu
pour le renverser. Comme il continuoit, deux
autres juges survindrent, qui lui dirent en se-
cret qu'il ne souffriroit pas la question , mais
qu'ils I'avoient condamne pour garder les for-
malites. Tout a I'heure le pere alia trouver M. le
Grand, et, le tirant d'aupres des gardes, lui
KKLATIOM l)h 1- ON THAI LLhS.
203
diet : « Monsieur, estes-vous capable d'un se-
cret important? » Sur quoi il luy diet : " Mon
pere, je vous prie de croire qne je n'ay jamais
este inlidelle a personne, qu'a Dieii. — Eli bien !
luy diet le pere, vous n'avez pas la question ,
ny mesme n'y serez presente ; prenez seulement
la peine d'aller a la chambre, oil je vous accom-
pagnerai pourestre caution de ma parolle. » lis
furent a cette chambre ou M. le Grand vid seu-
lement les cordes, et fut interroge sur quelques
points : a quoy il satisfist fort amplement, de-
meurant plus d'un quart-d'heure a faire escrire
son testament de mort , qu'il dicta mot pour
mot, avec eloquence admirable et sans aucune
emotion d'esprit , prit la plume et signa tout ce
qu'il avoit diet.
II fut conduit dans la chambre oil estoit
M. de Thou avec son coufesseur, oil ils recom-
mencerentdenouveauleursembrassemens;puis,
se retirant au fond de sa chambre, ils parle-
rent ensemble environ demie-heure avec grande
affliction qu'ils tesmoignoient par des gestes et
des exclamations qu'ils faisoient sans cesse.
Durant ce temps , le pere Malavalette pria
les juges qui estoient la de luy promettre qu'ils
ne seroient point lies , et qu'ils ne verroient
point le bourreau que quand il leur devroit don-
ner le coup : ce qu'il obtintapres quelques diffi-
cultes. Sur ce temps M. le Grand embrassa
M. de Thou , et finit son discours par cette belle
parolle : « Cher amy, allons penser a Dieu; al-
iens travailler et employer le reste de notre vie
a nostre salut eternel. — C'estbien diet, n'est-ce
pas, mon pere?» dit M. de Thou a son coufes-
seur, en le prenant par la main a un coing de
la chambre ou il se confessa. M. le Grand su-
plia les gardes de lui bailler une autre chambre :
ce qu'ils luy refuserent , disant que celle-cy es-
toit assez grande, et que, s'il luy plaisoit d'aller
a I'autre coing, il se confesseroit commodement.
Mais M. le Grand redoubla ses prieres avec tant
de douceur, qu'il obtint une chambre oil il list
une confession generale de toute sa vie durant
plus d'une grosse heure ; et puis escrivit trois
lettres, I'une a madame la marechalle, sa mere,
en laquelle il la prioit de faire payer deux de
ses creanciers , auxquels il escrivit une lettre a
chacun. Apres il diet au pere qu'il n'enpouvoit
plus , et qu'il y avoit vingt-quatre heures qu'il
n'avoit rien pris. Sur quoy le pere pria son com-
pagnon d'aller querir du vin et des oeufs , et ,
les apportant I'un et I'autre, il le pria de lais-
ser le tout sur la table. Apres qu'ils furent sor-
tis , le pere luy presenta a boire; mais il ne
voulut que se raffraichir la boiiche et n'avala
rien du tout.
Cependant M. de Thou s'estoit confesse et
avoit escript deux lettres avec une promptitude
merveilleuse, et puis, se promenant en cette
chambre a grands pas , il recita a haute voix le
Miserere avec une ardeur d'esprit incroyable ,
des tressaillemens de tout le corps si violens,
qu'on eust diet qu'il ne touchoit pas terre et
qu'il alloit sortirhors de luy-mesme; il repetoit
plusieurs fois les mesmes versets avec des fortes
exclamations comme des oraisons jaculatoires ,
disant encores quelques passages de saint Paul
et d'autres de I'Ecriture; puis, revenant au Mi-
serere^ et disant cent fois de suicte : Secundum
magnam misericordiam iuam. Pendant ses
prieres, plusieurs gentilshommes le furent sa-
luer; mais il les escartoit tons avec le bras,
disant : « Je ne pense qu'a Dieu , je ue pense
qu'au ciel , je suis hors du monde. »
Un gentilhomme qui, de la part de madame
dePontac, sasoeur, qui estoit venue en cette villc
pour interceder pour luy et luy demander s'il
n'avoit besoin de rien,auquel il luy respondist:
« De rien , mon amy, si ce n'est de ses prieres,
si ce n'est de la mort pour aller a la gloire. ■■
Et comme il recommencoit le psalme : Credidi
propter quod locutus sum , etc. , un pere corde-
lier, qui I'avoit confesse aTarrascon, luy vint
demander quelle inscription il vouloit mettre sur
la chapelle qu'il avoit fondee en leur Eglise; il
lui respondit : « Comme il vous plaira, mon
pere. » Mais comme I'autre le pressoit , il de-
manda une plume , et , avec une vitesse qui
monstre une facilite et une presence d'esprit ex-
traordiuaires , sur I'heure merae il fist cette
inscription : Votum in, carcere pro libertate
conceptum , Franciscus Augustus Thuanus ,
jamjam carcere liberandus , meriti persolvit.
Confitebor tibi Domine ^ in toto corde meo ^
quoniam exaudisti verba oris mei.
Apres qu'il eust la plume , il recommenca a
prier avec des transports plus violens et de si
grands efforts de tout son corps qu'il ne pouvoit
plus se soutenir, tous les gardes cstant ravis de
ce spectacle qui les fesoit fremir de respect et
d'horreur et les faisoit pleurer de compassion,
jusqu'a ce qu'un des juges vint qui demanda ce
que Ton attendoit et oil estoit M. le Grand : sur
quoy on fist heurter a la chambre de M. de
Cinq-Mars , lequel , reconnoissant ce que c'es-
toit, respondit avec une douceur admirable, qu'il
y estoit tout a I'heure. II tira encore le pere
Malavalette en un coin , oil il lui paria de sa con-
science avec des sentimens de la bonte de Dieu
et de I'enormite de ses offenses, que le pere ne
peust s'empecher dc I'embrasser et d'adoucir eu
sa personne la force de la grace de Dieu et ad-
•2(it
RELATION DE FONTBAtLLES.
mirer celle de I'esprit de riiomme. Easortant,
il rencontra M. de Thousur les degres , et s'es-
tant saluczils s'encouragerent I'un Tautre avec
un zele et une joye qui faisoient cognoistre que le
Sainct-Esprit avoit remply leurs araes et leurs
sens de ce torrent de voluptc qui fait le bonlieur
des saints.
Sur le has des degres , ils rencontrerent leurs
juges ausquels ils firent chacun un beau compli-
ment, les remerciant , de la douceur qu'on ne
scauroit ny exprimerny s'imaginer.
Quand ils furent sur le perron, ils regarderenl
avec attention une grande foule de peuple qui
estoit devant le paiais, aux fenestres et par les
toils des maisons, les saluerent de tous les cos-
tes. M. de Thou , remarquant qu'on les menoit
au supliee en carrosse , diet a haute voix au peu-
ple : '< Messieurs , quel exces de bonte de nous
conduire a la mort en carrosse, nous qui meri-
tons d'estre charriessurun tombereau ou d'estre
traisnes sur une claye ! » Apres ils entrerent en
carrosse : M, le Grand et M. de Thou se mirent
au fond , les confesseurs se mirent chacun a la
portiere, proche son patient, et les deux com-
pagnons desesperes se mirent sur le devant ; les
gardes du carrosse estoient environ cent hommes
du guet et du prevost , trente cuirassiers et les
officiers de la justice.
lis coramencerent ce voyage pitoyable par le
recit des litanies de la vierge. Apres M, de Thou
embrassa M. le Grand par quatre fois et I'ex-
horta , non pas avec le zele d'un predicateur ,
mais d'unseraphin, luy disantsans cesse : .. Cher
amy, qu'avons-nous fait de si agreable a Dieu
durant notre vie qui I'aye oblige nous faire cette
grace de mourir ensemble, de mourir comme
son fils, d'effacer tous nos peches par un peu
d'infamie, de conquerir le ciel par un peu de
honte ? Helas ! n'est-il pas vray que nous n'avons
rien faict pour luy? Ha! sondons nos cocurs ,
espuisons nos larraes et rendons actions de gra-
ces, agreons la mort avec toutes les affections
de nos ames. »
M. de Cinq-Mars respondit avec divers actes
de vertus de foi , de contrition , de charite , de
resignation , les multipliant tous et chacun en
son particulier, autant de fois qu'il y avoit d'a-
mes heureuscs dans le ciel ou de creatures dans
Tunivers; durant tout lechemin ils nefirent au-
tre chose.
Le peuple estoit en si grande foule par les
rues qu'a peine le carrosse pouvoit rouler. La
desolation estoit si grande, qu'il estoit tres as-
seure qua si un chacun eust perdu son pere, sa
mcrect tous scs parens, il n'y eust pas eu plus
de larmesetde gi'missemcns : c'est unccho.se .si
lamentable et si funeste que quelque conside-
ration qu'on se puisse ilgurer, elle n'arrivera
jamais a la moitie de celle-cy.
Quand ils furent sur la descente du pont ,
M. de Thou dit £i M. de Cinq-Mars : « Eh ! bien ,
cher amy , qui mourra le premier ? — Celuy
que vous trouverez bon , luy respondit-il. » Le
pere Malavallette, prenant la parolle, diet a
M. dcThou : « Vousetes le plus vieux, Monsieur.
— II est vray , dict-il. — Et ensuite vous estes le
plus genereux. — Fort bien, diet M. de Thou
a M. de Cinq-Mars; vous voulez m'ouvrir le
chemin a la gloire. — Helas ! diet M. le Grand,
je vous ay ouvert le precipice , mais precipitons-
nous a la mort et nous surgirons dans le ciel et
dans la gloire. »
Durant le reste du chemin, M. le Grand re-
doublasans cesse ces actes d'araour, serecom-
mandant aux prieres du peuple qui le saluoit ,
mettant la teste hors du carrosse et disant tout
haut: '< Prlez Dieu pour moy ! >> ce qui esmeutsi
fort une trouppe dedamoiselles, qu'elles pousse-
rent un cry qui toucha si fort le pere Malavallette
qu'il ne peust retenir ses larmes, et que M. le
Grand I'ayantapercu, luy diet : « Quoy! mon pere,
vous estes done plus sensible a mes interests que
moy-mesme? je vous prie de ne me pas affliger
par vos larmes. » Pour le pere Maubrun, il fust si
fort esmeu par les larmes du peuple , des gardes
et des juges, que, ny dans le paiais, ny sur le
chemin il ne peust prononcer un mot , les san-
glots estouffant les parolles dans sa bouche. M . de
Thou passa le reste du voyage en disant mille
fois : Credidl propter quod locutus sum , etc. ,
et fist promettre au pere Malavallette qu'il le
reciteroit tout entierement sur I'eschaffault.
Le lieu oil se faisoit I'execution est une place
publique et ordinaire a faire justice, nommee
les Terreaux, au milieu de laquelle, des les
deux heures apres-raidy , se rendirent trois pc-
nons avec leurs compagnies, qui pouvoient faire
trois ou quatre cens hommes fort bien armez ,
ayant eu ordre dece faire parM. legouverneur
qui faisoit tous les soirs entrer en garde , tant
au chasteau de Pierre-Seise , place du Change ,
qu'a IHerberie , un des capitaines bourgeois de
ladicte ville. Lesdites trois compagnies lirent un
cercle au milieu de ladicte place des Terreaux ,
conduites par le sergent-majorde la ville, qui,
les ayant mises en ordre , fist faire un cry pai'
les tambours desdictes compagnies de cequ'ils
avoient a observer incontinent. L'on \int dres-
ser I'eschaffault au milieu dudict cercle elevc
d'environ septa huict pieds de hault; au milieu
d'iceluy il y avoit un potcau ou pilot, cslevc au-
dcssus dcdcux pieds, sur ioqucl MM. le Grand
RELATION DE KOMmAILLES.
20/
I et de Thou devoient avoir la teste couppee. L'on
I n'avoit pas accoustume de faire telles executions
de la sorte , mais n'y ayant point de bourreau
> proprea la faire autrement, il fallut mettre iedit
•: pilot.
Quand lesdits sieurs le Grand et de Thou fu-
rent arrivez audict lieu , qui fut sur les cinq heu-
res, le pere Malavallelte descendit le premier
du carrosse et prit M. le Grand par la main , a
quiquelques archers vouloient prendre son man-
teau, et alors il deraandaaM. Grand, prevost
de Lyonnois , a qui est-ce qu'il le donneroit ; le
prevost luy diet qu'il estoit en sa disposition.
Quelques-uns desdits archers dirent qu'il le fal-
loit donner aux pauvres ; ce qu'il agrea et le
donna au compagnon du pere; puis, commeil
se vouloit achemioer vers I'eschaffault , apres
avoir hausse ses chauses (action qui luy estoit
ordinaire), un archer du prevost , nomme Len-
fray, luy prist son chapcau, qu'il luy osta incon-
tinent des mains et le luy remist sur sa teste, luy
disant qu'il ne faisoit pas bien, et monta seul
sur I'eschaffault , convert et sans estre lye, avec
uneaddresseetgayetemajestueuse, faisant plus-
tost paroistre qu'il alloit faire une action de
joye que de tristesse. Estant sur ledict eschaf-
fault, la premiere action qu'il fist, ce fust de
hausser encorres ses chausses, puis fist un tour
sur ledict eschaffault , sa teste couverte , ou-
vrant les bras et accomraodant son collet avec
beau maintieu , puis fist un autre tour , et sa-
luant de tous costez le peuple fort profondement
et avec des souris et une douceur charmante ;
sur ce temps, le pere Malavallette et son com-
pagnon montcrent et I'aborderent , a qui il de-
manda ce que l'on vouloit faire de ce pilot qui
estoit esleve sur ledict eschaffault, croyant que
l'on luy deust couper la teste comme l'on fait a
Paris. Ayant sceu a quoy il devoit servir, il
jetta son chapeau sur ledict eschaffault , se mist
agenoux sur un petit bilot qu'il y avoitau pied
dudict pilot, essaya de se mettre sur ledict pi-
lot, demandant comme il falloit faire et s'il se-
roitbien comme cela ; puis, s'estant leve, il prist
le crucifix de la main du pere, I'adora, I'em-
brassaet le baisa avec une douceur inconceva-
hle, et le rendict au pere qui diet au peuple de
prier Dieu pour luy ; et M. le Grand , ouvrant
les bras et puis joignant les mains , fist la mesme
demande. Sui- cela, le bourreau, qui estoit raonte
sur I'eschaffault , qui avoit mis un sac de toile
en un coing d'iceluy, convert de son manteau,
s'approchant pour le deshabiller, M. le Grand
se retira , et le pere fist esloigner ledict bour-
reau, puis luy-mesme ledeboutonna et son com-
pagnon luy tira son pourpoinct. M. le Grand,
fouillant dans sa pochc, donna quelque chose
au compagnon du pere : l'on tient que c'estoit
un rcleve-moustache convert de diamans. Le
bourreau se presenta encorres derriere luy pour
luy coupper ses cheveux , mais il se retourna et
deraanda les cizeaux; le pere les prist dela main
du bourreau et luy donna, et tout a I'heure il
appella le compagnon du pere et , luy donnant
les cizeaux , le pria de luy coupper les cheveux ;
ce qu'estantlait, il se remist a genoux devant
le pilot, prist encorres le crucifix qu'il adora, et
pria le compagnon du pere deluy lenir tousjours
devant les yeux, et reciterent ensemble fAve
maris stella , etc. ; puis le pere luy donna une
medaille , luy fist gaigner I'indulgence, baisa le
crucifix, recent I'absolution et embrassa le pere.
qui tint un grand Miserere^ puis le baisa, apres
il s'ajusta encorres une autre fois, puis s'estant
releve la teste, le bourreau croyant que son ra-
bat, qui estoit cousu a sa chemise, luy pouvoit
erapescher de faire I'execution, a cause que le
vent luy faisoit voltiger , luy descousit : ce
qu'ayant faict, il diet audict sieur le Grand de
se bien ajuster et embrasser franchement ledict
pilot. Alors il embrassa ledict poteau et s'ajusta
dessus; pendant lequel temps le bourreau tirade
son sac son gros couteau de boucher, se mist
a son coste gauiche, luy donna un coup dudict
gros couteau qui le tua , encorres qu'il laissast
un peu de peau que le bourreau couppa par un
second coup , luy prenant la teste par les che-
veux en frappant ledict second coup; puis il
jetta la teste sur I'eschaffault, qui tomba aterre,
qui fust a I'instant ramassee et remise sur ledict
eschaffault. L'on remarqua que dans le temps
que les deux coups furent donnez, le corps, qui
estoit a genoux, se leva droict contre ledict pi-
lot oil il demeura ainsy jnsques a ce que le bour-
reau luy osta les bras d'autour d'iceluy, ou il
estoit si fermeraent attache qu'il sembloitqu'i!
y fust lye et corde.
Le couteau estoit faict a la facon des baches
anciennes, ou bien comme celles d'Angleterre ;
le bourreau estoit un vieil gaigne deniers
de la ville, qui n'avoit jamais faict exercice, et
duquel Ton fust contrainct de se servir a cause
que I'executeur ordinaire avoit eu une jambe
rompue depuis uu raois ou deux. Le peuple es-
toit si nombreux , tant a la place qu'aux fenes-
tres, sur des echaffaulx et sur les toitzdes mai-
sons, qu'il ne se pouvoit pas dire plus. II rompit
le profond silence qu'il avoit accorde durant
toute faction par un gemissement effroyabic,
quand il v it lever la hache; les pleurs, lessoupirs
et les plaiiites faisoient un bruit et un tumulto
si horrible que Von n'cust sceu oil l'on estoit.
'2*i€>
EEL.VTIO-N DE FONTBAlLLES.
L'esecotieu estaut faicte , le pere et son com-
pagnon descendirent de leschaffault , et le
bourreaa prist le corps entre ses bras , le porta
a Ton des boats dudict eschaffault , lay osta
des gaDts coapez qa'il avoit aax mains . avec
lesqnels il estoit mort , poor voir s'il navoit
point de bagues ; pais lay tira son baalt de
chausse ou estoient attachez des bas de soye
verts ; e'estoit le mesme habit qu'il avoit lors-
qn'il entra a Lyon: mist le tout dans son sac .
lay ayant laisse sealemeot sa chemise : puis
eouvrist la teste et son corps quil mist anprez
d'un drap qae le compagnon da pere lay jetta
sur reschaftaalt; jetta son manteaa par-dessus,
et demeura , en attendant que M. de Thou fast
iiionte.
Cependant M. de Thou . qui durant tout ce
temps-la avoit este dans le carrosse que Ton
avoit ferme , en sortist et monta sur feschaf-
fault avec taut de promptitude que Ion eust
diet qu"il voloit: y estant, la premiere chose qu"il
fist , ce fust d'embrasser le bourreau. [appelant
son pere et le priant de ne le point faire lan-
guir, II fist deu5 tours . salua le peupl;; de tons
les costez . jetta son chapeau en un coing. apres
il se despouilla dans un moment avec layde du
bourreau . qui luy coupa les cheveux, et puis,
eomme le pere Maubrun ne pouvoit pas parler.
tant il estoit tousche de ce triste spectacle , il
pria le pere Malavalelte qui estoit descendu
quand Ton eust execute M. de Cinq-Mars de
monter sur I'eschaffault au lieu de luy : ce
qu'il fist, lis s'embrasserent et reciterent a haute
voLx : Credidi propter quod ioeutus sum . etc.:
et apres avoir faict et diet cent exclamations
avec une voix forte , avec une ferv eur de sera-
phin et avec des gestes ou plustost des trans-
ports et des bailies si violentes qu'on eust diet
que son ame senvoloit au ciel . eslevaut sob
corps de terre, il baisa plusieurs fois lecrucifii^
receut Tabsolution , gaigna I'lndulgence . et
avant que de mettre la teste sur le poteau,
baisa le sang de M. le Grand qui y estoit , de-
manda un mouchoir pour se bander, disant :
•Messieurs, vous direz que je suis un poltron t:
que japprehende la mort : » et luy ayant estc
jette deux mouchoirs, il dit : > Messieurs, Dieu
vous le rende en Paradis; » il fustbande de I'un
d'iceux , puis receut ie coup qui donna sur Tos
de la teste , ne fist que iescorcher , et se vou-
lant lever tomba a la renverse du coste gauche,
et porta la main ou il avoit eu le coup, le boar-
reau le voulant frapper sans prendre garde qu'il
aloit fraper sur la main , le frere luy frappa le
bras : le bourreau luy donna un autre coup .
qui ne fist que I'escorcher sous loreille et la-
batist entierement sur Teschaffault. La il jetta
les pieds en lair avec grande furie, et receut
trois coups au gosier : on croit que ceux-la le
tuerent : il en receut encorre deux autres apres
qui luy separerent la teste. Le bourreau I'ayar:
despouille porta son corps luy seul dans le car-
rosse , et Vint querir celuy de M. le Grand . le
traisnant le long de reschelle sans qu'aucune
personne luy aydast , et les ayant mis dans le-
diet carrosse. avec leurs restes , ils furent em-
portes dans I'eglise des Feuillans , et le lende-
main celuy de M. de Thou fust embaume et
emporte par sa soeur , madame la presidente de
Pontac; celuy de M. le Grand fust enterre sous
les balustres de leglise desdits Feuillans par ! =
bonte et authorite de M. Du Gue . tresorier c
France a Lyon . qui lobtint de M. le chance
lier. Ainsy moarurent ces deux personnes, .
premier plus cavalierement que lautre , ma:;
tons deux fort constamment et relisieusement.
Fl> DE La REL4T10> DE Fc>>TBAlLLtS.
.1
MEMOIRES
DU COMTE DE LA CHATRE.
CONTBNAHT
LA FIN DU REGNE DE LOUIS XIII,
ET LE COMMENCEMENT DE CELUI DE LOUIS XIV.
NOTICE
SUR LE COMTE DE LA CHATRE
SUR SES MKMOLHES.
La renomm^e qui s'esl atlach^c aux M^moires
deM.deLaChalre paratt^lablie sur ce qu'ii y ade
reellement remarquable dans leur composition ,
surtout par rapport a T^poque a laquelleils furent
Merits, sur leur style 6nergique et pur, la finesse
des aperrus et la rectitude des jugements, bien plu-
Idt que sur Tiuteret nifime des 6v6nenients que
I'auteur s'esl cbarg6 de raconler a la post6rite,
conime un t^nooin oculaire ; mais on discernera
avanl tout, dans les M§moires de LaChatre, les
manoeuvres d'un bon courtisan, exposees avec
beaucoup de v6rile. En efifet, Edme, conite de La
Chatre (1), ful un de ces hommes que rambition
relieut toujours aulour du pouvoir qui dispose
des faveurs; il se contentait de g^niir en secret
dela tyrannie dont il d^plorait les exc^s , mais il
s'^tudia toujours k ne pas comprometlre sa po-
sition. Ami intime du comte de Brienne , secre-
taire d'Etat, le comte de La Cliatre obtint , par
son interm6diaire, I'agrement de la charge de
grand-maitre dela garde-robe du roi Louis XIII,
qu'il paya plus de cent mille 6cus au marquis
de Rambouillet.
En courtisan habile , le comte de La Cliatre
pressentit a fond le role important qui 6tait des-
tine a la reine Anne d'Aiilriche, des qu'elle eut
donn6 au Roi un heritier de sa couronne; aussi,
raalgre la haine de Richelieu pour la reine de
France, La Chatre alla-l-il offrir ses services a cette
princesse; il refusa toutefois de prendre aucune
part aux nialheureuses conjurations tramees con-
tre le premier minislre, pendant les derni^res au-
n^es de sa domination.
Apr6s la mort du cardinal de Richelieu, la
charge de colonel-general des Suisses ^lant de-
venue vacante par la mort du marquis de Coislin,
La Chatre, soulenu par les amis de la reine,
arracha a Louis XIII le brevet de cette charge.
Sa nouvelic position le mit, peu de mois apres,
en ^tat de rendre des services a la reine m6re,
au moment ou cette princesse pensa a faire cas-
(1) On ignore I'epoque pn^cisede la naissancc d'EiJme.
comte de La Chatre. II <5tait fils dc Henri de La Chatre,
mar^chal des-cauips et armies du Roi, bailli et capitainc
ser le testament du f » u Roi, qui limilail ex-
Irememcnt ses pouvoirs de regenle. Mais aussitdt
qu'Aime d'Autriche eilt declar6 Mazarin pre-
mier ministre , le comte de La Chatre se rangea
dans le parti des Imporianls , et s'y fit m6me re-
marquer par son zele pour cetle faction. Exile avec
les aulres membrcs de la cabale, il fut priv6 en
rafime temps de sa charge de colonel-general, qui
fut rendue a I'ancien litulaire, le mar6chal de
Bassompierre. Ce fut ainsi que I'obs^quieux
courtisan perdit, par une solte imprudence, le
fruit de toutes ses menees, au moment rafime ou
il pouvait esperer d'en r6aliser les avanlages.
En 1644, le comte de La Chatre prit du ser-
vice comme volontaire dans I'arm^e du due d'En-
ghien, cherchant sans doute a relever sa fortune
en se faisant satellite de cette 6toile nouvelle ;
mais il fut blesse a la bataille de Nordllngen et
mourut des suites de ses blessures a Philisbourg ,
le 3 septenobre 1645.
Les Memoires de La Chatre retracenl done les
petits eveneraents de cour qui occup6rent lesder-
ni^res annees de la vie de Richelieu , et les pre-
mieres de r^re nouvelle de la r6gente Anne d'Au-
triche. lis furent composes pendant les loisirs
forces que Ton iraposa aux Imporlanls ; les Evene-
raents racontes dans ces Memoires ne s'6tendent
pas jusqu'a la fin de I'annee 1643. Le comte de
Brienne, secretaire d'Etat et ancien ami de La
Chatre, s'y trouve quclquefois sev^reraent juge;
la Reine r6genle n'y est pas non plus epargnee.
Les amis coramuns de Brienne et de La Chatre
ohligercnt le premier a lire ces Memoires; et le
comte de Brienne fut assez bless6 des all6gations
qu'ils contenaient contre lui et contre la Reine,
pour se croire oblige de travailler a une refuta-
tion de I'ecrit de La Chatre. Cette refutation fut
iraprimee, en 1664, dans unrecueilde pieces. Ce
document est devenu aujourd'hui assez rare , el
cetle rirconstance nous a determines a I'inserer
a la suite de notre Edition des Memoires de La
du chateau de Gien , ct de Marie, fille de Jacques de La
Gucsic , procureur-g^nciral au parlement de Paris.
2 70
NOTICE SUB LA CHATUfc ET SI.S MEMOIBES.
Chatre.Xfs Observalions du comle de Zfnenne, lout
ea refulant les Momoires de LaChatre, con-
tienueiit des parlicularilt's que I'ou ne relrouve
pas daus ceux que ce ni6me Brienue a Merits.
Nous avons done eu uii double niolif pour les coiu-
preudre dans notre nouvelle 6dition , et nous
nous sonimes servis, pour leur lexte , du ma-
uuscrit n" 1026, fonds de Saint-Main, franrais,
de la Bibliolheque du Roi. Cette Bibliodieque
possfede plusieurs copies des Meraoires de La
Chatre, niais loules sont conformes aux editions
deja publi6es, et dont la premiere reraonte a I'an-
nee 1662.
Enfin, nous avons reimprime, apres les 06-
servalions du comle de Brienne, un extrait des
M6raoires de Henri Campion , relatif a I'entre-
prise du due de Beaufort sur la vie de Mazarin ,
en 1643 ; ce document nous a paru meriter quel-
que attention, puisqu'il donue les details d'une
conspiration conlre ce rainistre, que les ecrivaius
contemporains ont tons ni6e, et a laquelle personne
de cette ^poque n'a voulu croire. La v^rite se re-
vele aujourd'hui, appuyce sur des documents vrais
et dignes de toute la confiance des lecteurs.
A. C.
-JCiliMliai
MEMOIRES
DU COMTE DE LA CHATRE.
II est bieii difficile de paroitre prudent lors-
qu'on est malheureux. Comme la plupart du
monde ne s'attache qu'a I'apparence des choses,
I'evenenient seul regie leurs jugemens ; et jamais
un dessein ne leur paroit bien inforrae ni bien
suivi , lorsque Tissue n'en est pas favorable.
Dans les disgraces qui me sont arrivees depuis
un an , j'ai recu cet accroissement de douleur ,
de voir mes plus passionnes amis me blamer en
me plaignant , et , sans eplucher davantage mes
actions, m'accuser d'avoir ete, par mon peu de
conduite , I'auteur de ma mine. Ce seroit une
presomption trop grande a moi de croire que je
n'ai point commis de fautes dans le temps que
j'ai demeure a la cour, puisque les plus raffines
courtisans se trouvent quelquefois embarrasses
en des rencontres ou , quelque adroits et souples
qu'ils soient, il leur arrive des accidens dontils
ne se peuvent bien retirer. J'avoue que je puis
avoir failli , soit manque d'experience, soit en
ne contraignant pas assez mon naturel , ennemi
detoutes sortes de finesses. Lorsque je suis venu
aupres du feu Roi , j'y ai apporte un esprit mal
propre aux fourbes et aux bassesses , et qui a
toujours fait profession d'une franchise trop ou-
verte. J'ai trouve ce train de vie assez honnete
pour le continuer depuis; et quoiquej'aie appa-
remment reconnu que ce n'etoit pas la le che-
min de faire fortune , j'ai prefere la satisfaction
de ma conscience , une reputation sincere , et
I'acquisition de quelques amis , gens d'honneur,
aux dignites et aux avantages que j'aurois pu
esperer en faisant I'espion ou en jouant le dou-
. ble, et promettant en meme temps aux deux
partis. Dans cette maniere d'agir que j'ai ob-
servee , je me suis peut-etre decouvert trop li-
brement , et d'ailleurs je me suis attache trop
fermement a mes amis quand ils ont ete en mau-
vaise posture : et c'est en ces deux points que
je puis avoir principalement manque ; mais je
crois que de telles fautes paroitront excusables
aux personnes de probite , et que le fondement
en est trop bon pour avoir des suites condam-
nables.
Voila, sans rien deguiser, tons les crimes
dontjeme trouve coupable. Et pour le montrer
plus clairementje deduiiai en peu de paroles,
et fort veritablement, tout ce qui s'est passe de
plus considerable dans les derniers temps que
j'ai ete a la cour, parce qu'encore que mes in-
terets soient fort eloignes de ceux de I'Etat , les
affaires generales les plus importantes ont eu
quelque liaison avec les miennes particulieres.
[1638] Quelque temps apres la naissance de
notre roi Louis XIV,voyant qu'il n'y avoit rien
a esperer pour moi tant que le cardinal de Ri-
chelieu seroit tout puissant , parce que je ne
pouvois m'assujetir servilement aupres de lui ,
et que d'ailleurs j'avois beaucoup d'alliances et
de liaisons d'amitie qui lui pouvoient etre sus-
pectes , je crus que je devois songer a prendre
quelque autre parti qui put un jour relever ma
fortune ; et dans cette pensee , je n'en trouvai
point de plus juste ni de plus grande esperance
que celui de la Reine, parce que le Roi, son mari,
etant tres-malsain , et ne pouvant apparemment
vivre jusqu'a ce que son fils fut en age de
majorite, la regence devoit infailliblement ,
dans peu d'annees , tomber entre ies mains de
cette princesse , de qui les adversites presque
continuelles, souffertes avec grande patience,
avoient eleve I'estime a un si haut point , qu'on
la croyoit la meilleure et la plus douce per-
sonne du monde , et la plus incapable d'oublier
ceux qui se seroient attaches a elle dans sa dis-
grace.
Ces belles qualites me charmerent , et de plus
je jugeai qu'il y avoit de I'honneur de se jeter
de son cote , dans un temps ou I'absolu pouvoir
de son persecuteur faisoit eviter son abord a
toutes les personnes foibles et interessees , et ,
par un exces de tyrannie , ne laissoit presque
dans sa maison que des traitres , ou des gens que
leur stupidite rendoit exempts de soupcon, et
incapables de la servir en quoi que ce fut. Je lui
vouai done des ce temps-la mes services , et Ten
fis assurer par mademoiselle de Saint-Louis (a
present madame de Flavacourt) et par M. de
Brienne. Les reponses obligeantes qu'elle leur
fit pour moi m'y engagerent encore davantage:
si bien que depuis je me resolus a ne songer ja-
mais a aucun avantage dans la cour que quand
elle seroit en etat de m'en departir, ou quand je
croirois lui pouvoir etre plus utile dans une au-
MF.MOIUF.S DK I.A CHATRE. [l<)l2j
tre charge que celle de maitre de la garde-robe
du Roi, que j'avois alors.
[1642] Je vecus dans ce sentiment jusqu'a la
mort du cardinal , apres laquelle ceux qui s'e-
toient le plus eloignes de la Reine se pressant a
lui faire de nouveau leur cour , 11 n'est pas fort
etrange que , m'etant donne des auparavant en-
tierement a elle , je cherehasse avec soin les
occasions de lui teraoigner mon zele. II s'en pre-
senta une incontinent, laquelle j'erabrassai avec
grande joie ; et la lui ayant fait proposer par
M. de Rrienne, et lui ayant ensuite parle raoi-
meme, elle la jugea avantageuse pour son ser-
vice , et ra'en remercia en des terraes qui re-
doublerent ma passion pour ses interets et ac-
crurent mes esperances. Cette occasion fut I'achat
de la charge de colonel-general des Suisses, dans
laquelle je ne regardai ni la grande somme d'ar-
<>ent que j'y employois , ni beaucoup d'autres
considerations que me pouvoit faire naitre la
vue d'une femme et de trois enfans dont la mine
etoit inevitable , si par ma mort ma charge se
perdoit sans recompense. Je lui sacrifiai done
sans regret toute ma famille, et, soit que mon
procede plein de franchise lui pliit , soit qu'elle
ju^eat que je la pouvois utilement seryir, elle
redoubla des-lors son bon visage et ses civilites
pour moi , et par la de moi a ses plus confidens
eomme dun homme qui lui etoit absolument
devoue , et dont elle faisoit etat pour sa fidelite,
ordounant particulierement a M. I'eveque de
Beauvais , qui avoit alors son secret , de me
communiquer librement les choses qui seroient
de son service.
Ce fut presque en ce meme temps que M. de
Reaufort revint d'Angleterre ; car sitot que le
cardinal fut mort , M. I'eveque de Lisieux , par
ordre de la Reine , lui ecrivit de s'en revenir ,
et lui , sans prendre d'autres precautions , partit
a Theurc meme et, mettant pied a terre en
France , m'ecrivit, par un gentilhomme nomme
Drouilly, une letlre fort pleine de confiance, par
laquelle il me prioit de le servir en ce que je
pourrois aupres du Roi, et ajoutoit que M. de
Montresor (qu'ilsavoit etre mon cousin-germain
et mon piincipal ami , et qui etoit le sien fort
particulier) I'avoit assure que je ra'y porterois
avec beaucoup de joie. Tout ce que je crus de-
voir repondre a Drouilly fut que M. de Reaufort
me faisoit trop d'honneur de se Tier en moi , et
que je le conjurois de me dire en quoi je lui
pourrois etre utile, lui protestant que j'execu-
terois ce qu'il souhaiteroit de moi, peut-etre avec
pen de credit , mais au moins avec beaucoup de
passion et de fidelite. Sur cela , il me temoigna
que M. de Beaufort eut bien desire qu'avcc quel-
que autre de ses amis je me fusse charge de de-
clarer directement au Roi son retour dans le
royaume: mais en meme temps il m'apprit
qu'ayant porte a M. de Rrienne une leltre qu'il
avoit pour lui , ou M. de Beaufort le prioit de
la meme chose que moi , ce bon seigneur, meil-
leur courtisan que je n'eusse peut-etre ete , lui
avoit dit que le moyen de miner ses interets
etoit de prendi*e le biais qu'il lui proposoit;
c[ue pour lui , qui savoit mieux I'air du monde
qu'un homme qui venoit d'outre-mer , il etoit
d'avis d'en parler aux ministres , et qu'il partoit
a I'heure meme pour les aller trouver. Voyant
I'affaire en ces termes, je lui dis qu'il n'etoit
plus temps de consulter , et que les ministres
ayant connoissance du retour de M. de Beaufort,
11 falloit attendre ce qu'ils feroient en cette oc-
casion , et ne pas entreprendre une negociation
aupres du Roi, laquelle les piqueroit et les
rendroit ses ennemis ; que, pour moi, je m'en re-
tournois a Saint-Germain, ou etoit le Roi, et
que si je voyois jour de m'employer, je n'y per-
drois pas un moment.
Sitot que je fus a Saint-Germain , je passai
chez la Reine , et lui croyant apprendre cette
nouvelle, je trouvai qu'elle en etoit deja bien
instruite. J'ai su depuis que c'avoit ete par
M. de Lisieux. Quelque temps apres , Messieurs
de Sully, de Retz , de Fiesque , de Chabot et
moi allames voir a Anet ce nouveau venu , et
ce fut dans ce voyage que je me liai plus parti-
culierement d'amitie avec lui; car auparavant
j'y avois eu peu d'habitude, et meme en quelques
rencontres je ra'etois trouve dans des interels
contraires aux siens. Comme, a mon gre, la
plus grande marque d'estime et de bonne vo-
lonte est la confiance , ce fut par la que je me
laissai gagner par lui. II me temoigna de m'etre
oblige de la franchise avec laquelle j'avois parle
a Drouilly, m'entretint de ses interets a coeur
ouvert , et me discourut ensuite sur I'etat present
de la cour, nou pas eu termes extremeraent po-
lls , n'etant pas naturellement fort eloquent,
mais au moins avec des sentimens si beaux et si
nobles , que je pus remarquer aisement qu'il avoit
beaucoup profite en Angleterre dans la conver-
sation de quelques seigneurs qu'il avoit frequen-
tes. Mais ce qui m'attacha davantagea luifurent
deux choses : I'une , I'etroite union que je savois
qu'il avoit avec M. de Montresor , dont les inte-
rets ont toujours ete les miens 5 et I'autre , la
passion extraordinaire qu'il me fit paroitre pour
le service de la Reine. Comme c'etoit un parti
auquel je m'etois absolument range , ce fut cette
derniere consideration qui emporta la balance,
et c'a ete la meme qui m'a toujours engage de-
MKMOIRKS l)E l,\ CH\T1\E. [lG'12
I puis avec lui ^ mais e'est une chose que Ton con-
noitra plus \isiblement dans la suite de cette
j Darration, qu'ii faut que je reprenne de plus
baiit, afin de la rendre plusexacte.
Apies la mort du cardinal , toute la France
s'attendoit a voir un changement entier dans les
affaires ; car, comme ce ministre ne subsistoit
anpres du Roi que par la terreur , on erut que
cette raison etant finie avec lui , la haine de Sa
Majeste eclateroit sur tout ce qui resteroit de sa
famille et de sa cabale. Mais ces esperances , qui
flattoient beaucoup de personnes , ne durerent
pas long-temps ; et on vit peu de jours apres ,
avec etonnement, sa maison maintenue dans ses
dignites, et ses dernieres voloutes suivies en-
tierement , hormis en un seul point , qui fut I'e-
change des charges de surintendant des mers et
de general des galeres , qui furent donnees , la
premiere au due de Breze , et la derniere au pe-
tit de Pont-Courlay , due de Richelieu , quoique
le cardinal en mourant etit demande le contraire,
et eut destine la charge de I'un pour I'autre. Je
I ne parlerai point ici des querelles que cette af-
faire excita entre madame la duchesse d'Aiguil-
lon et le niarechal de Breze, qui dit contre elle
tout ce que la rage lui suggera et dirai seulement
que I'ancienne familiarite du marechal avec le
Roi lui apporta cet avantage sans I'aide de per-
sonne. Mais quoique cette disposition des plus
belles charges du royaume et des plus beaux
gouvernemens semblat bizarre a tous ceux qui
la considererent , et que le gouvernement de
Bretagne, donne au marechal de La Meilleraye,
a qui nous le verrons quitter assez foiblement
quelque temps apres , pariit aussi extraordi-
naire , on fut beaucoup plus surpris de voir le
cardinal Mazarin et messieurs de Chavigny et
Des Noyers seuls dans le conseil etroit du Roi :
je dis seuls , parce qu'encore qu'en apparence le
chancelier, le surintendant Bouthillier , et les
deux autres secretaires d'Etat de Brienne et de
La Vriliere , fussent presens a toutes les delibe-
i* rations, il est certain que le secret etoit pour les
trois premiers , et quoutre ce grand conseil , ou
setrouvoient tous ceux que j'ai nommes , une
fois ou deux la semaine , comme eux trois de-
meuroient assidument a Saint-Germain , ils en
tenoient tous les jours un pour le moins avec le
Roi , ou se resolvoient les principales choses.
Des que leur protecteur fut mort, se voyant
appeles au ministere, ils jugerent que le seul
moyen de subsister etoit de n'avoir point de de-
sunion ensemble, et detravailler d'un commun
accord en tout ce qui se presenteroit. Mais , quel-
que resolution qu'ils en eussent faite , leurs pre-
I raiieres actions et la difference de leur conduite
I III. c. D. M., T. in.
273
lirent connoitre aussitot leur division secrete. Le
cardinal Mazarin et M. de Chavigny , joints de
tout temps ensemble, s'unirent encore plus etroi-
tement en cette coujoncture ; et comme le der-
nier n'ignoroit pas I'aversiou que le Roi avoit
pour sa personne , il crut que rien ne le pouvoit
maintenir que d'attacher ses interets insepara-
blement a ceux de I'autre , qui , entrant nouvel-
lement dans les affaires , auroit long-temps be-
soin de lui pour etre instruit. Leur methode pour
s'introdulre dans I'esprit du Roi fut de temoi-
gner un desinteressement general de toutes cho-
ses , et meme d'affecter de dire , I'un , que son
plus grand desir eut ete d'aller en Italic , et
I'autre , de se retirer de I'embarras de la cour ,
pour vivre avec plus de repos et moins de tra-
verses. Apres ce premier fondement, ils son-
gerent a s'acquerir des gens qui pronassent leurs
actions aupres du Roi , et essayassent de lui per-
suader que la grande depense qu'entretenoit le
cardinal etoit un effet de son humeur, qu'iln'a-
voit nul attachement a I'argent , et une depense
qu'il avoit crue necessaire en la place qu'il tenoit
de premier ministre. Ils firentpour ce sujet re-
venir a la cour le commandeur de Souvre , qui ,
par la nourriture qu'il avoit prise aupres du Roi ,
s'etant acquis une parfaite connoissance de son
naturel , leur parut capable de les bien servir.
Quoique , depuis le siege de La Rochelle , le feu
cardinal , craignant son esprit , I'eut eloigne de
la cour , n'ayant pas oublie les biais de s'insinuer
aupres du Roi , il rentra dans peu de jours en
une assez grande familiarite pour s'y rendre
utile a ceux qui I'employoient.
Mais , outre ce premier emissaire , leur facon
de vivre libreet magnifique, la profession qu'ils
faisoient de vouloir obliger toutes les personnes
de condition , et particulierement de songer a la
delivrance des prisonniers et au rappel des exi-
les , leur acquirent pour amis, ou du moins pour
complaisansetpour approbateurs, la plus grande
partie de la cour , et entre autres messieurs de
Schomberg, de Lesdiguieres , de La Rochefou-
cauld et de Mortemart. Je ne parle point de
M. de Liancourt ; car, ayant ete de tout temps
ami intime de M. de Chavigny , et fort particu-
lier du cardinal , il n'est pas etrange qu'il demeu-
rat dans le meme train de vie.
Le petit M. Des Noyers avoit le meme bu
qu'eux de s'introduire dans I'esprit de son maf-
tre , mais sa methode etoit toute contraire : au
lieu que les deux premiers affectoient la splen-
deur et I'eclat , lui se maintenoit dans une vie
basse et obscure ; et tandis que les autres rece-
voient les compagnies , et passoient une partie
du jour et les soirees entieres a jouer el a se di-
is
'J 7 -I
MEMOIRES DE LA CliATUh. |l(543l
vertir, lui s'enfoncoit plus que jamais dans le
travail , et ne bougeoit presque de sa chambre a
ecrire , hors les heures qu'il employoit a prier
Dieu oil a demeurer aupres du Roi , avec qui sa
charge de secretaire d'Etat de la guerre lui don-
nait des manieres d'entretien plus agreables que
les autres : car, au lieu que lesgrandes negocia-
tions pesoient a ce prince , le tracas et la discus-
sion des troupes sembloient etre ses seules af-
faires, tant il prenoit plaisir a retrancher quel-
que chose aux officiers , et a parler du detail de
toutes les charges, dans la disposition desquelles
il lui sembloit que paroissoit principalement son
pouvoir. La profession de devotion que faisoit
hautement M. Des Noyers lui avoit donne, outre
cela, line familiarite avec le Roi que les autres
ne possedoient pas , car il etoit de toutes ses
prieres ; et souvent dans son oratoire , apres lui
avoir aide a dire son office , ils avoient de lon-
gues conferences. Le Roi lui ayant voulu faire
nn don de cent ou deux cent mille ecus sur une
certaine affaire , il ne I'accepta qu'a condition
de I'employer au batiment du Louvre ; et cette
preuve de son desinteressement fit un grand ef-
fet dans I'esprit de Sa Majeste.
Les prisonniers ni les exiles ne trouvoient
point de protecteur ni d'intercesseur en lui ; et
tout ce qu'il faisoit pour ne se pas charger de la
haine publique etoit d'assurer qu'il ne s'oppose-
roit point a la bonne volonte du Roi pour eux.
II avoit en ce procede deux intentions : I'une, de
complaire au Roi, dont il savoit que I'humeur
n'etoit pas naturellement portee a faire du bien ;
I'autre , de temoigner son respect pour la me-
moire du feu cardinal , en ne voulant pas sitot
contribuer au changement des choses qu'il avoit
faites , et rejeter par la sur lui toutes les violences
passees. Voila quelle fut la premiere introduc-
tion de ces Messieurs, et leur raaiiiere d'agir
jusqu'a la fin de I'annee 1 64 2 , de laquelle , avant
que de sortir , je dirai , pour ce qui me touche,
qu'ayant traite de ma charge , et voyant que
j'aurois principalement affaire de M. Des Noyers,
comme secretaire d'Etat de la guerre , je lui en
parlai et fus confirme par lui dans le dessein de
m'adresser moi-meme directement au Roi , qui
me recUt avec toutes les bontes possibles , et
sans en prendre avis de personne, si ce que le
chancelier me dit en ce temps-la est veritable ;
et les deux autres ne m'y auroient pas favorise.
Mais il ne les aimoit pas alors; et je ne sais si
c'est de la que je dois prendre le premier fonde-
ment de la haine du cardinal pour moi.
[ir)Z|3] Au commencement de cette annee, ces
deux cabales voyant la sante du Roi s'affoiblir
encore de jour en jour, et laisser peu d'espe-
rance d'une longue vie , chacun crut devoir son-
ger a prendre un appui ; et comme ils n'etoient
pas couvenus en toutes les autres choses, ils ne
s'accorderent pas aussi en celle-ci. M. de Chavi-
gny croyant que sa charge et son habitude aupres
de Monsieur, et les derniers services qu'il pre-
tendoit lui avoir rendus apres le traite d'Espa-
gne, lui devoient tenir lieu d'un grand merite
envers Son Altesse Royale|, et qu'au contraire
la Reine le devoit toujours hair comme le prin-
cipal ministre de son ennemi , il fit pencher le
cardinal Mazarin du cote de Monsieur, et tons
deux se mirent a travailler aupres du Roi pour le
faire revenir a la cour. Et sur ce sujet il y a une
particularite qui d'abord ne semblera pas peut-
etre fort importante , mais qui a ete de telle con-
sequence pour nous que je puis dire que c'est
ce qui a commence a nous perdre.
Apres la prise de M. le Grand, le traite d'Es-
pagne etant decouvert, il courut un bruit que
e'avoit ete par le moyen du comte de Bethune.
Monsieur sembla donner force a cette faussete ,
et I'avouer tacitement , pousse a cela apparem-
ment par La Riviere , qui crut ne se pouvoir
mieux venger de M. de Montresor durant son
eloignement , ni mieux lui oter tout chemin de
se rapprocher de son maltre , qu'en le faisant
auteur ou du moins approbateur dune si noire
calomnie contre son meilleur ami. Cette medi-
sance dura peu de temps ; et le feu cardinal
meme, quoique peu ami du comte de Bethune ,
en desabusa ceux qui lui en parlerent. Chacun
pent juger combien un homme d'honneur doit
etre sensible a une si rude offense : mais I'auto-
rite du cardinal, qui protegeoit La Riviere,
I'exemptantdes justes ressentimens qu'on eiit pu
avoir, le maintint durant sa vie sans apprehen-
sion. Sa mort changea la face des choses ; et
La Riviere ne sachant pas si sou maitre seroit
assez vigoureux , ou auroit assez d'amitie pour
lui , pour le maintenir contre une maison de
consideration , et ne se voyant plus d'autre ap-
pui, il entra dans des frayeurs mortelles; et
etant , quelques jours apres , appele a Paris par
M. de Chavigny pour y traiter du retour de
Monsieur, il ne put jamais etre persuade de
prendre ce chemin , qu'auparavant on ne I'as-"
surat des ressentimens du comte de Bethune.
M. de Chavigny, qui en avoit besoin, employa
M. de Liancourt , et parla lui-meme ensuite au
comte de Bethune, qui, se sentant offense en tout
ce qu'un gentilhomme le pent etre , ne put ja-
mais etre induit a lui donner sa parole pour un
temps : si bien qua la fin on le lui fit comman-
der par une lettredu Roi que lui porta Varennes,
I'un de ses ordinaires, qui empi'chabien I'effBt
MKMOIRES l)K LA. CIIATP.E. [lG43]
27^1
(le sa juste colere , mais ne fit qu'accroitre une
Iiaine si equitable et si bien fondee. Peut-etre
que cette digression semblera un peu longue ;
mais on verra par la suite qu'elle n'est pas hors
de propos.
La Riviere , etant enlln venu a la cour , y
traita, avec I'aidedes deux ministres , les inte-
rets de son maitre si heureusement , que peu
de temps apres on le revit aupres du Roi , son
frere , en tres-bonne intelligence, quant a I'ap-
parence. Pendant que ces deux messieurs tra-
vailloient de cette sorte de leurcote, M. Des
Noyers prenoit d'autres biisees , et, par I'entre-
mise deChandenier , son ami intime , faisoit as-
surer la Reiue de son service et de son attache-
ment inseparable a ses interels. Et apres cette
declaration, il eut sur le meme sujet quelques
conferences avec M. I'eveque de Beauvais , dans
lesquelles il s"ouvrit assez clairement des des-
seins de ses collegues , qui lui donnerent belle
matiere d'entretien en ce temps-la : car voj^ant
peu a peu la maladie du Roi s'augmenter , et Sa
Majeste leur ayaut parle quelquefois de la dis-
position de son royaume , ils porterent le pere
Sirmond, son confesseur, a lui proposer la co-
regence pour Monsieur avec la Reine ; et dans
ce meme temps ils furent tousdeux a Paris pour
solliciter beaucoup de pei"sonnes du parlement a
ce meme dessein , et se servirent de I'entremise
du president de Maisons pour cet effet. Mais
cette proposition deplut si fort au Roi , qu'apres
I'avoir aigrement rebutee,et en avoir memedit
quelque chose a la Reine , il ne voulut plus en-
tendre parler son confesseur , et, I'ayant fait ren-
voyer sous un autre pretexte, prit en sa place le
pere Dinet.
Apres cette premiere tentative, ces messieurs,
se voyant absolumentexclus de leur pretention,
prirent un autre biais qui tomba plus dans le
sens du Roi , assez porte de son uaturel a croire
la Reine incapable de toutes sortes d'affaires ,
et proposerent cette meme declaration qui parut
*deux mois apres, et qui auroit eclate des I'heure,
si M. Des Noyers n'en eiit dissuade Sa Majesle.
II en fit avertir la Reine , a qui ce conseil de la
regence donna infiniment I'alarme. Et dans ce
meme temps le Roi ayant eu la fievre, et ayant
donne de {'apprehension aux medecins , ceux
qui surent le particulier de la chose offrirent de
nouveau leurs services a la Reine; et moi , a
qui elle avoit defendu quelque temps aupara-
vant de demander a aller servir de marechal-
de-camp , me jugeant plus utile a son service
dans la cour , je m'offris en cette occasion ( si le
Roi venoit a I'extremite) d'aller avec le regi-
ment des gardes-suisses me saisir du palais , et
empecher que qui quece fut y entrat jusqu'a ce
qu'elle y fut arrivee. Cette proposition, etant as-
sez bardie et affectionnee , ne lui deplut pas , et
la reponse qu'elle y fit temoigna qu'elle m'en
savoit gre et qu'elle me croyoit tout a elle.
Quelque temps auparavant, le cardinal et M. de
Chaviguy porterent le Roi a la delivrance des
raarechaux de Vitry et de Bassompierre et du
comte de Cramail. Le moyen dont ils se ser-
virent en cette occasion merite d'etre ecrit ,
comme etant assez plaisant ; car ne voyant pas
que le Roi y eut beaucoup d'inclination , ils le
prirent par son foible , et lui representerent que
ces trois prisonniers lui faisoient une extreme
depense dans la Bastille , et que, n'etant pas en
etat de faire cabale dans le royaume, ils se-
roient aussi bien dans leurs maisons , ou ils ne
lui coiiteroient rien. Ce biais leur reussit , ce
prince etant preoccupe d'une si extraordinaire
avarice , que tons ceux qui lui pouvoient deman-
der de I'argent lui pesoient sur les epaules, jus-
que la qu'apres le retour de Treville , Beaupuy
et des autres , que la violence du feu cardinal
I'avoit force d'abandonner lorsqu'il mourut, il
chercha une occasion de leur faire une rebuffade
a chacun , pour leur oter I'esperance d'etre re-
compenses de ce qu'ilsavoient souffert pour lui.
A la liberte des prisonniers, suivit le rappel de
quelques exiles. Le marechal d'Estrees eut per-
mission de revenir d'ltalie , et M. de Mercceur
revint a la cour, ou , ayant ete introduit aupres
du Roi par le cardinal Mazarin, il parla pour
son frere, et oblint pour lui la liberte d'y re-
tourner aussi , comme il fit quelques jours apres,
avec un eclat et une estime tres-grande. Avant
que d'aller voir les ministres , il alia droit chez
le Roi , qui le recut avec des marques d'une
amitie extreme , et un instant apres son arri-
vee I'entretint des affaires d'Angleterre comme
si c'eut ete lui qui I'y eut envoye. II accorda le
meme jour a M. de Mercoeur le retour de M. de
Vendome en France , et vit aussi madame de
Vend6me,qu'il avoit renvoyee assez rudement
sans la vouloir voir, lorsqu'elle le vint trouver
aussilot apres la mort du cardinal.
La Reine fit paroitre a ce retour beaucoup
de bonne volonte pour M. de Beaufort , temoi-
gna s'interesser dans le traitement qu'il recut
du Roi , lui parla avec grande familiarite , et,
par I'estime qu'elle en fit hautement , confirma
ce qu'elle nous avoit dit au retour d'Anet , que
nous venions de voir le plus honnete homme de
France. II estcertain, quoiqu'il soit malheureux,
qu'il a de tres-bonnes parties, et que , pour le
coeur et la fidelite , peu de personnes se peuvent
comparer a lui. Je nedirai pas qu'il ait toute la
18.
L>76
M£M01fi£S DE LA CHATHE. f 16431
prudence qui so peut souhaiter, et je suis con-
traiut d'avouer qu'un peu devanite et de feu de
jeunesse lui fit faire a son retour des fautes no-
tables. Peut-etre que quelque jour, s'ii plait a
Dieu , je le pourrai voir en etat de le faire sou-
venir d'un diseours que je lui tins un jour, lui
disant qu'en la posture ou il se voyoit il ne fal-
loit pas s'amuser aux bagatelles des femmes, et
que la partie des heros devoit etre sa principale.
S'il en eut use de cette sorte, il ne se fut pas
fait des ennemis puissans , qui enfin ont beau-
coup contribue a sa perte : mais c'est un defaut
assez ordinaire aux personnes de son age, de se
laisser emporter au depit et a I'araour.
Sans particulariser les cboses davantage , le
depit de madame de Montbazon contre M. de
Longueville , et le sien contre madame sa
femme, firent que , rencontrant son interet dans
la passion de celle qu'il aimoit , il se porta a des
actions un peu inconsiderees ; etayaut desoblige
M. d'Enghien , il le jeta dans le parti du grand-
maltre contre lui. II se tit un autre ennemi en
ce temps -la, mais ce fut par un trait de genero-
site et defermete; car faisant profession d'etre
ami intime de MM. de Bethune et de Montresor,
il ne voulut pas meme saluer La Riviere; et
cette froideur le separa infinimentdu commerce
et de Tinteret de Monsieur, qui avoit deja quel-
que chose sur le cceur contre lui de ce que , lui
ayantparle du traite d'Espagne, il s'excusa d'y
entrer, et dit qu'il falloit qu'il eut la-dessus
I'avis de monsieur son pere, qui etoit en Angle-
terre, et a qui on eut difficilement eoufie un tel
secret.
Beaucoup de gens ont trouve, etrange qu'il eiit
refuse de se mettre dans un parti fait contre
I'ennemi capital de sa maison , et j'aurois moi-
meme peine a comprendre la raison de sa rete-
nue sur ce sujet, si je ne savois que, quelque
temps apres, il en voulut faire parler a la Reine
par une personne a qui elle ne voulut point s'ou-
vrir, ni meme presque preter I'oreille, ne la
jugeantpas, a mon avis, assez prudente pour
une intrigue de cette importance , et si je ne con-
jecturois par la qu'avant que de se jeter dans
cet embarras il vouloit savoir le sentiment de la
Reine, a qui il s'etoit des-lors absolument
donne. Enfin , quelque raison qu'il eut en cette
rencontre , Monsieur en etoit demeure mal satis-
fait; et ce pretexte etoit assez plausible pour four-
nir matiere a La Riviere d'aigrir Son Altesse
Royale contre lui.
Pendant toutes ces diverses menees, le Roi
baissoit chaque jour , et les medecins commen-
Qoient a predire que sa fin arriveroit bientot. Ce
pitayable etat obligea le cardinal Mazarin et
M. de Chavlgny de songer serieusement a leurs
affaires ; et comme ils voyoient que toutes leurs
brigues en faveur de Monsieur n'avoient produit
autre fruit que de faire eclater I'inclination que
la France presque toute entiere avoit a servir
la Reine, et que meme Son Altesse Royale,
perdant toute esperance d'etre co-regent, lui te-
raoignoit qu'il lui obeiroit tres-volontiers, ils
essayerent de regagner quelque creance aupres
d'elle, lui firent faire de nouvelles protestations
de leurfidelite, et tacherent meme de menager
I'esprit de M. de Beauvais. Mais leurs efforts
farent d'abord assez inutiles , et leurs compli-
mens peu persuasifs, parce qu'outre ce qu'ils
avoient entrepris ouvertement pour Monsieur ,
M. Des Noyers, qui avoit des le commencement
temoigne son zele pour la Reine, emportoit tout
le merite de ce qui s'etoit fait jusqu'alors , et eux
au contraire portoient toute I'iniquite. De plus,
leur changement etoit plutot recu comme une
marque de leur impuissance , que comme une
preuve de leur bonne volonte , et sans doute ils
auroient fait peu de progres de ce c6te-ia, si le
petit bonhommeM. Des Noyers eut eu plus de
patience , ou plus de souplesse aupres du Roi.
On a impute generalement sa retraite au de-
plaisir qu'il eut de ne pouvoir gagner aupres de
Sa Majeste le credit qu'il s'etoit figure, et d'y
voir (a ce qu'on croit) prevaioir le cardinal. On
ajuge que ce fut sur cela qu'il lui demandasi
instamraent son conge , dans une contestation
qu'il eut pour les interets du marechal de La
Mothe et pour les depenses de I'armee d'ltalie ,
et que, n'ayant pu I'obtenir lui-meme, il pria le
cardinal de s'y employer ; ce que celui-ci fit si
efficacement, que dans le soir meme il lui ap-
porta la permission de s'en aller a Dangu. Mais
pour moi je crois , avec des personnes assez in-
telligentes, que ce qui parut etre le premier mou-
vement d'un esprit fort prompt fut le trait d'un
courtisan prevoyant et raffine, et que M. Des
Noyers voyant que la declaration qu'il avoit re-
tardee jusqu'a ce temps-la alloit eclater dans
peu de jours , soit par I'opiniatrete du Roi , soit
par les. suggestions des deux autres ministres,
et qu'il etoit compris dans le nombre de ceux
qu'on mettoit dans le conseil de la regence , ii
voulut s'en oter absolument, persuade que, se
retirant chez lui dans un temps ou le Roi ne
pouvoit plus guere durer , la Reine ne perdroit
point le souvenir deses services, et qu'etantjus-
tementaigrie contre les autres, a cause de cette
declaration qui serabloit la mettre en tutele,
elle les eloigneroit sitot qu'elle seroit en pouvoir,
pour se servir principalement de lui comme du
plus instruit dans toutes les affaires. La suite de
MEMOIRES DE LA CHATRU. [iT.-iS]
277
ce discours fera voir que ce raisonnement n'e-
toit pas trop mal fonde.
Mais , avant que de passer outre , je suis
oblige de deduire quelques affaires particulie-
res ; i'une, que le gouvernement de Bretagne,
donne au grand-maitre , lui ayant acquis I'ini-
mitie de la maison de Vendome , cette mesintel-
ligence ouverte partagea toute la cour; M. d'En-
ghien , M. de Longueville, messieurs deLesdi-
guieres, deSchomberg, de La Rochefoucauld,
et quelques autres, se rangerent du cote du
grand-maitre; etpresque tout le restesedeclara
pour messieurs de Vendome. M. de Marsillac
ayant obligation au premier , et voyant son pere
dans son parti , etoit pret a s'y mettre aussi ;
mais en ayant parle a la Reine , elle lui com-
manda de s'offrir a M. de Beaufort , et lui en
parla comme de la personne du monde pour qui
elle avoit autant d'estime et d'affection. Get or-
dre qu'il recut a ete su de la plupart de ceux
qui etoient alors a Saint-Germain 5 maisilm'ar-
riva deux discours avec elle, qui, n'etant pres-
que que de mon interet , n'ont point eclate , et
n'ont ete qu'entre mes plus particuliers amis.
Le premier fut sur le sujet de M. de Beaufort,
pour qui , lui temoignant beaucoup de passion ,
je lui dis que la principale raison qui m'attachoit
a son amitie etoit le zele extraordinaire que je
reconnoissois en lui pour les iuterets de Sa Ma-
jeste. Get article lui plut , et elle amplilia la ma-
tiere que j'a vols entamee avec des termes qui ne
me permirent plus de douter de sa confiance
pour ce pauvre prince, etdu plaisir qu'on lui
faisoit de s'unir avec lui. L'autre entretien fut
un peu de plus lougue haleine ; et le sujet en
futqu'au meme temps que j'entrai dans la charge
de colonel-general des Suisses, M. Des Noyers
introduisit , en celle de coramissaire general de
cette nation , Lisle-la-Sourdiere , sa creature.
Quoique cela m'apportat beaucoup de prejudice
je n'avois pas lieu de m'en plaindre, parce que
I'affaire etoit resolue avant que j'achetasse ma
charge. Ge m'etoit toutefois un tres-facheux ob-
stacle , parce que M. Des Noyers, qui autlcipoit
volontiers sur toutes celles oil il pouvoit mordre,
donnoit a son dependant une autorite tres-
grande , et qui alloit au detriment de la mienne.
Des I'instant qu'il se fut retire, la plupart de la
cour, qui n'ignoroit pas mon interet, me solli-
cita de songer a la suppression de ce nouvel of-
ficier. Pour moi, quoique je n'eusse point de
liaison avec M. Des Noyers qui me dut empe-
cher de me servir de I'occasion que me donnoit
sa disgrace , sachant que la Reine le croyoitson
serviteur, et n'etoit pas satisfaite des autres,
dontil m'eut fallu rechercher I'appui , je me re-
solus, avant toutes choses, de savoir son senti-
ment. L'etant alle trouver , je lui dis que ce
petit changement m'offroit une rencontre de me
procurer un avantage qui me rendroit plus au-
torise, et plus en etat de la servir dans ma
charge ; mais que s'agissant de deposseder une
creature de M. Des Noyers, qui m'avoit paru
fort zelee pour son service, et etant besoin que je
m'appuyasse de ces deux messieurs , qui ne s'e-
toient pas comportes envers elle de manierc
qu'elle en diit etre satisfaite , je n'avois rien
voulu entreprendre qu'auparavant je ne fusse
venu savoir la volonte de Sa Majeste; que , m'e-
tant devoue absolumeut a elle, je ne voulois ja-
mais de bien ni de faveur que par son moyen ;
et que j'auroisattendu sans impatience le temps
on elle m'en eiit pu faire , sans lui parler de mon
petit interet, si je n'eusse cru lui en devoir ren-
dre compte , pour apprendre si, avec cet accrois-
sement de pouvoir , elle me jugeroit plus en elat
d'obeir a ses commandemens. Apres beaucoup
de civilites et d'assurances qu'elle n'oublieroit
jamais la passion que je lui faisois paroitre pour
son service, elle me repondit que je devois me
prevaloir de I'occasion , et me servir de qui je
pourrois, et qu'elle en seroit fort aise, parce
que je lui serois plus utile ayant plus de credit;
que M. Des Noyers s'etoit trop hate , et s'etoit
voulu perdre pour son plaisir; et, apres quelques
paroles sur son sujet, elle fmit sans me rien
dire des deux autres ministres , et me promit, en
me quittant, que, si la chose nes'achevoit point
avant qu'elle fut en autorite , elle me feroit cette
grace avec beaucoup de joie.
Apres cette conference , je priai le comman-
deur de Souvre de parler au cardinal , et M. de
Liancourt a M. de Ghavigny , afm qu'ils m'o-
bligeassent en cette occasion. La reponse qu'il«
firent tons deux fut qu'ils s'y emploieroienttres-
volontiers; mais qu'il falloit differer quelques
jours , parce que ce seroit se detruire eux-me-
mes que d'aller parler si promptement au Roi
contre un homme avec qui ils n'avoient eu aur
cun demele, et qui etoit entre dans les affaires
par la meme voie qu'eux, II est certain qu'en ce
temps-la ils n'etoient pas trop assures de I'es-
prit du raaitre, et que le lendemain de la dis-
grace de M. Des Noyers il ne voulut jamais par-
ler d'affaires au cardinal , que M. de Ghavigny
ne fut hors de la chambre. Et ensuite , sur une
proposition que le cardinal lui fit, il repartitai-
grement « que cela etoit italien en diable. »
Pour revenir a mon discours , je n'eus pas Id
temps devoir I'effet de leurs promesses; car
huit jours apres , le Roi se sentant fort affoiblir,
decouvrit enfin sa volonte sur la regence , et
278
MEMOIUKS 13K LA CHATUl . [lG43]
parla tout haut de eette declaration, dontj'ai
fait mention ci-devant. Je crois que ces deux
messieurs n'y nuisirent pas ; mais , comme j'ai
dejadit, il est tres- veritable qu'en deux outrois
points, s'ils ont ete les inventeurs, ils ontdevine
lesensduRoi, quijugeoit la Reine incapable
de toutes affaires et tres-passionnee pour sa
patrie , et ne croyoit rien de si pernicieux a I'E-
tat que I'autorite de M. de Cbateauneuf, parce
qu'entre les autres choses il le croyoit insepara-
ble de madame de Chevreuse dont il apprehen-
doit I'esprit, et eut voulu trouver un biais de la
bannir pour jamais de France. II n'avoit guere
plus d'inclination pour Monsieur , son frere , et
je sais que dans sa maladie il a dit quelquefois
a. la Reine que c'etoit de lui dont leurs enfans
avoient principalement a craindre : si bien que
ce qui touche Son Altesse Royale vient assure-
ment de son instinct. Enfin , soit que cela vint
du mouvement du Roi ou du conseil des minis-
tres, la Reine en fut horriblement ulceree con-
tre eux , et dit a la plupart des personnes qui
avoient quelque acces aupresd'elle, que c'etoient
des tours qui ne se pardonnoient point , et que
quand le feu cardinal , son ennemi declare, eiit
vecu, il n'eut pu lui faire pis. Cette demonstra-
tion d'une haine si ouverte fut cause que tous
ceux qui s'etoient attaches particulierement a la
Reine s'eloignerent absolumeut d'eux ; et depuis
le jour que le Roi fit lire cette belle declaration
devant lui , et preter serment a la Reine et a
Monsieur de I'observer , et qu'il voulut que Mon-
sieur la portat le leudemain au parlement, mes-
sieurs de Vend6me,M. de Metz, M. de Retz,
M. de Marsillac, le comte de Fiesque, le
comte de Rethune , Reaupuy , et beaucoup d'au-
tres aussi ses serviteurs particuliers , dont je fus
du nombre , ne les visiterent plus.
Voila le commencement de nos malheurs;
ear, apres ce premier pas fait, il nous fut pres-
que impossible de revenira eux de bonne grace.
Mais deux raisons nous y precipiterent : I'une ,
le dessein de plaire a la Reine en nous eloi-
gnant decequ'elle haissoit, et I'autre, la ma-
ladie extreme du Roi , qui fit croire meme aux
medecins qu'il ne pouvoit durer que deux ou
trois jours , et nous fit resoudre , voyant ces
messieurs sur le penchant , de les pousser tout-
a-fait , et essayer a porter la Reine a mettre en
leurs places des personnes tres-capables , et
dont la plupart de ce que nous elions pouvions
esperer de I'amitie et du support : et ce dessein
nous sembloit tres-facile, vu I'etat ou etoit alors
I'esprit de la Reine. Le jour propre de la decla-
ration , les medecins ne jugerent pas que le Roi
put aller qu'a grand'peine jusqu'au lendemain.
Dans cette pensee , on commenca a lui parler de
pardonner et de rappeler tous les exiles. M. de
Reaufortfut le premier qui parla pour monsieur
son pere , et dit hautement aux ministres que,
s'ils n'en faisoient sur I'heure I'ouverture au
Roi, il la lui alloit faire lui-meme. Ces messieurs ,
pour ne pas perdre leur emploi , en parlerent a
I'instant a Sa Majeste, et ensuite demanderent
et obtinrent la meme grace pour M. de Belle-
garde , pour messieurs les marechaux de Vitry,
de Bassompierre et d'Estrees , pour le comte de
Cramail , et pom- Manicant et Biringhen. Des
le meme jour M. de Vendome arriva d'Anet ;
et les autres , qui etoient les plus eloignes, arri-
verent a la file durant le reste de la semaine.
Cependant la Reine , peu accoutumee aux af-
faires, se trouvant accablee de voir beaucoup de
monde qui venoit I'aborder, voulut , pour s'en
decharger, que chacun allat trouver M. deBeau-
vais,aquides long-temps, mais particuliere-
ment depuis I'hiver, elle avoit donne sa princi-
pale conflance. Elle ne pouvoit mieux choisir
pour la fldelite, ni guere plus mal pour la ca-
pacity, ce bon prelat n'ayant pas la cervelle as-
sez forte pour une telle charge.
Nous le recomumies des le jour meme , en ce
que des personnes de la robe , tres-zelees pour
la Reine, venant de lui demander quel service
on pouvoit rendre a Sa Majeste dans le parle-
ment (n'y ayant point lieu de douter que son pre-
mier but ne dut etre de faire casser la declara-
tion) , il leur fit , hors de propos , I'ignorant des
intentions de sa maitresse , et voulut mettre la
chose en longueur dans un temps ou, le Roi pa-
roissant tirer a sa tin, tous les momens sem-
bloient etre precieux. II est homme de grande
probite et fort desinteresse du bien ; mais il est
ambitieux, comme lesontla plupart des devots,
et se voyant designe pour premier ministre,
tout le monde lui faisoit ombrage : et meme
ayant ete jusqu'alors en parfaite intelligence
avec M. de Beaufort , il se refroidit, et fit meme
que la Reine se retira durant quelques jours de
lui , sur la pensee qu'il eut que ce prince vou-
loit pousser M. de Limoges aupres d'elle. II se
reconnut et changea bientot d'humeur a ce su-
jet; mais il n'en fit pas de meme pour M. de
Chateauneuf ; car I'apprehension qu'il eut que
I'ancienne inclination de la Reine pour lui ne se
renouvelat et ne diminuat son credit aupres
d'elle, fit qu'il le ruina autant qu'il lui fut pos-
sible , et je doute meme si ce ne fut point par son
conseil que , quelque temps auparavant , elle
promit les sceaux au president Le Bailleul.
Je sais bien qu'avant la mort du Roi elle
avoit une fois change d'avis,_et qu'elle avoit
MEMOIRES UK LA CHATHE. [1013
279
resolu de rendre justice a M. de Ch^teauneuf ;
maisj'ai de la peinea croire que M. de Beaiivaisy
eut eontribue , et suis certain que le bonhorame,
De se connoissant pas bieu , se voulut charger
seul du poids des affaires dont il fut coimu in-
capable par la Reine des le premier moment, et
donna ainsi lieu a ses ennemis de s'introduire
et de le detruire ; au lieu qu'en rappelant M. de
Chateauneuf, s'il n'eiit conserve la premiere
place , il en auroit au raoins toujours possede
une fort honorable. Mais, comme j'ai deja dit,
il ne sentoit pas sa foiblesse ; et parmi ses de-
fauts il est louable au moins de ce qu'il a agi de
bonne foi avec ses amis , et de ce que le car-
dinal Mazarin et M. de Chavigny lui faisant ou
envoyant faire chaque jour beaucoup de propo-
sitions , il n'a jamais rien menage avec eux
dont il n'ait fait part a ceux qui s'etoient lies
avec lui.
Je m'arrete peut-etre trop a ces petites circon-
stances : mais les trois dernieres semaines de la
vie du Roi s'etant passees en petites intrigues ,
dont toutes les particularites ont ete considera-
bles, il faudra par necessite que je marque
meme les raoins importantes. Le soir de ce jour,
qui fut le commencement de cent negociations
differentes , le Roi se sentit un pen mieux , mais
non pas assez bien pour faire esperer qu'il put
aller plus de deux ou trois jours. Le lendemain
il fut presque au meme etat , et sur le soir il
choisit le cardinal Mazarin pour parrain de mon-
seigneur le Dauphin, avec madame la princesse.
Le jour suivant , son mal augmentant , le car-
dinal lui fit quelque ouverture qu'il falloit son-
ger a la raort ; et a peine lui en eut-il dit le pre-
mier mot , que ce pauvre prince, s'y resolvant
avec beaucoup de Constance et de piete , se cou-
fessa et demanda le viatique. Le reste du jour,
les medecins trouverent qu'il baissoit toujours ;
et le lendemain ils le jugerent assez mal pour
lui faire donner I'extreme-onction. Cejour,qu'on
nomma depuis le grand jeudi , fut assez remar-
quable dans la cour pour beaucoup de choses
qui s'y passerent , dont I'origine fut que le grand-
maitre croyant que le Roi alloit mourir, et crai-
gnant que messieurs de Yendome , portes pres-
que de toute la cour, ne lui Assent un affront ,
il fit dessein de s'escorter du mieux qu'il pour-
roit , et envoya pour cet effet chercher dans
Paris tons les officiers dependant de sa charge ,
qui amenerent chacun quelques-uns de leurs
amis. Tout ce ramas fit environ trois ou quatrc
cents chevaux , qui, venant de Paris en assez
grosses troupes , donnerent une espece d'alarme
a Saint-Germain. Monsieur ayant, sur ce bruit,
demande c'l M. le prince s'il faisoit vcnir ses
gens , celui-ci lui repondit qu'il les alloit en-
voyer querir, croyant , a ce qu'il a dit depuis ,
qu'il parlat de ses officiers. Monsieur, entendant
la chose d'une autre maniere , envoya en meme
temps querir la plupart de sa suite ; et cette
nouvelle etant rapportee a la Reine , elle ne
douta point que ce ne fiit pour quelque entre-
prise : si bien que sortant du vieux chateau , ou
elle logeoit , pour aller au neuf , ou etoit le Roi,
elle laissa messieurs de Vendome aupres de mes-
seigneurs ses enfans , les recommandant princi-
palement a M. de Beaufort , avec des paroles
qui marquoient la plus haute estime et la plus
grande confiance qu'on puisse jamais avoir.
Etant venue au chateau neuf, elle m'appela ,
et me commanda tout haut d'envoyer ordon-
ner au regiment des gardes suisses de se tenir
pret a marcher, et de faire aussi mettre en etat
beaucoup d'autres officiers suisses que je lui
avois dit etre a Paris , et m'assurer de plus de
ce que je trouverois de mes amis. Le Roi et elle
donnerent ensuite ordre a M. de Charost de
faire faire des gardes extraordinaires au dedans
du vieux chateau , ou des le jour de devant
nous avions fait mettre la meme garde des deux
regimens devant le lieu oil etoit le Roi. Enfin il
ne se put guere ajouter aux defiances que tous
deux temoignerent avoir de Monsieur ; et je
crois qu'ils en auroient fait de meme de M. le
prince , s'il n'eut ete un des premiers a leur ve-
nir conter Taction de Son Altesse Royale , qui
se repatria des le meme jour avec la Reine , lui
fit quelques plaiutes de sa mefiance , et se prit a
M. le prince de tout ce vacarme fait contre lui.
J'avoueque quand M. de Beaufort n'auroit eu
que ce jour de bonheur en toute sa vie, je le
tiendrois assez glorieux d'avoir ete choisi pour
etre gardien du plus grand tresor qui fut en
France. On le blame d'avoir trop fait I'empresse ,
mais il se trouvera peu de personnes qui, dans
une posture si avantageuse, eusscnt pu se mode-
rer, et qui ne se fussent laissees transporter a la
joie de regarder cinq cents gentilshommes ( en-
tre lesquels il y avoit grand nombre de gens de
condition) qui sembloient n'attendre que ses or-
dres , et voir meme le premier prince du sang
lui venir faire compliment. II est indubitable
que si le Roi fut mort ce jour-la , les ministres
etoient perdus sans ressource , et que la Reine ,
animee par tant de raisons contre eux , ne leur
eut pas pardonne. Mais quoiquece pauvre prince
ne recut point de soulagement durant toute la
journ4 , et que sur le soir, se voulant depouiller
de toutes les pensees deson Etat, il ordonnat a
la Reine d'aller tenir le conseil (cequ'elle fit,
apres s'en etre dcfenduc avec beaucoup dc lar-
L\SO
MEMOIRES DE LA
raes ) , la iiuit lui appoila de I'amendement ; et
le lendemain matin, se trouvant mieux , il se fit
faire la barbe, passa rapres-diuee a faire enfiler
des niorilles et des champignons, et a ouir chan-
ter Nielle dans sa ruelle , et lui repondre par-
lois ; et sur le soir , voulant tenir le conseil,
il le dit a la Reine, et la fit sortir de la cham-
bre : ce qu'elle pril pour un nouvel outrage fait
par les deux ministres, a qui ce petit moment
de meilleure sante ayant rehausse le coeur, leurs
dependans commencerent a dire hautement que
si le Roi guerissoit , on pouvoit s'assurer de la
ruine des Importans (c'est ainsi qu'ou nommoit
dejatous ceux qui s'etoient si ouvertement de-
clares pour la Reine, et contre eux). Mais, le
jour suivant , le Roi etant retorabe dans sa pre-
miere langueur , ils perdirent toute esperance
qu'on le put sauver, et redoublerent des lors plus
que jamais toutes leurs intrigues du cote de la
Reine , aupres de qui ils se trouverent aides de
beaucoup de personnes differentes.
Madame la princesse, piquee contre M. de
Beaufort delaraaniere dont il en avoit use en-
vers madame de Longueville, contre qui il
avoit temoigne trop de depit et d'aigreur, fut
une des premieres qui parla pour eux ; M. de
Liancourt les servit avec I'ardeur qu'il a ordi-
nairement pour ses amis , et madame sa femme
et madame de Chavigny n'en perdirent point
d'occasion : mais les plus fortes machines qu'ils
employerent furent le pere Vincent , Biringhen
et Montaigu. Le premier attaqua la Reine par
la conscience , et lui precha incessamment le
pardon des ennemis ; le second , en qualite de
son premier valet de chambre , se rendant as-
sidu a des heures ou personne ne la voyoit , lui
remontra que ces deux messieurs lui etoient
utiles, et qu'ayant le secret de toutes les af-
faires importantes, il lui etoit presque impossi-
ble de s'en passer dans les commencemens ; mais
le troisieme, devot de profession, melant Dieu
et le monde ensemble , et joignant aux raisons
de devotion la necessite d'avoir un ministre in-
struit des choses de I'Etat , y ajouta encore , a
mon avis , une autre consideration qui la ga-
gna absolument, qui fut de lui representer que
le cardinal avoit en ses mains , plus que per-
sonne , les moyens de faire la paix , et qu'etant
ne sujet du Roi son frere, il la feroit avantageuse
pour sa maison; qu'elle devoit essaycr de le
maintenir en pouvoir, afin de s'en faire un appui
(i) On a contest^ ce fait, et I'on supposait meme qu'il
avail ^t^ invents par le cardinal de Rctz , qui en parlo
dans ses M6moires. On trouvc done dans ceux de La
Chatre un nouvcau l(^nu)ignagc en faveur de la scrupuleu-
CHATBK. [iGloj
contre les factions qui pourroient naitre en
France durant sa regence.
Voila quels furent les principaux ressorts que
ces messieurs firent jouer; et j'y puis encore
ajouter la princesse de Guemene , puisque ce
fut une des premieres a qui la Reine s ouvrit ,
et une de celles qui la confirma le plus a garder
le cardinal. Je ne sais si je dois aussi compter
des-lors M. de Brienne ; mais , soit devant ou
apres la mort du Roi , il est certain que ce fut
un des premiers qui changea de parti , apres
nous avoir promis amitie. On s'etonnera peut-
etre que toutes ces choses se pussent passer sans
que notre cabale se remuat davantage ; mais a
cela j'ai a repondre qu'en premier lieu, M. de
Beauvais , qui sembloit avoir le principal secret
de la Reine , fut le premier trompe , et que Sa
Majeste, n'ayant pas ete satisfaite des reponses
qu'il lui fit sur les affaires qu'elle lui proposa
d'abord , commenca a se degoiiter de lui , et ne
lui decouvrit plus le fond de son ame. Quelque-
fois a lui , et a tons nous autres , elle temoignoit
quelque envie de garder le cardinal pour un
temps ; mais au meme instant qu'on lui disoit
quelques raisons pour Ten dissuader, elle sem-
bloit y acquiescer, et n'en parloit plus : si bien
que si ses premiers sentimens nous donnoient
quelque soupcon , cette condescendance a ce
qu'on lui representoit nous rassuroit aussitot.
Mais ce qui nous abusa entierement fut qu'au
meme temps qu'elle inclinoit du cote du cardi-
nal , elle promettoit a M. de Beaufort les finan-
ces pour M. de La Vieuville; faisoit esperer les
sceaux, tanlot a M. de Chateauneuf, tantot a
M. de Bailleul ; assuroit M. de Vendome que ,
deux heures apres la mort du Roi, elle feroit
vevenir M. Des Noyers; et meme, sur la fin ,
en voyoit querir le pere de Gondy (1) et le pre-
sident Barillon, nouvellement revenu de son
exil d'Amboise, pour savoir leurs sentimens.
Je crois qu'il peut y avoir eu beaucoup de dissi-
mulation dans tout ce procede; mais aussi il y
a eu sans doute beaucoup d'incertitude et d'irre-
solution. Cependant ce n'etoit pas de ce seul
cote que le cardinal travailloit: il essayoit aussi
a se maintenir avec Monsieur, et a s'assurer de
M. le prince; mais pour ce dernier, quoiqu'il
aimat mieux que les affaires demeurassent entre
les mains de ceux qui les gouvernoient alors,
que de les voir tomber en celles de M. de Cha-
teauneuf, il ne voulut jamais pourtaut leur pro-
se exactitude des faits rapportes par le cardinal do Uclz.
Les documents originaux , en tres-grand nombrc pour
lYpoque des M(5moires de ce dernier personnage, soni
toujours d'accord avec sa narralion.
MEMOIBES DE LA CHaTKE. [lGi3
281
mettre autre chose que de faire ce que Monsieur
feroit. La Riviere , qui gouvernoit absolument
Monsieur, tint le cardinal en balance jusqu'a la
fm ; et si ses interets particuliers ne I'eussent
empeche de s'accommoder avec nous, je crois
qu'il n'eut jamais favorise I'autre parti.
J'ai deja parle de son inimitie decouverte
avec M. de Montresor, et de la noire calomnie
qu'il avoit inventee contre le corate de Bethune,
ensuite du commandement que ce dernier re-
cut du Roi : La Riviere gagna tant sur I'esprit
de son maitre, que Son Altesse Royale fit ecrire
a M. de Montresor, en Angleterre, qu'il desi-
roit qu'il se raccommodat avec lui. M. de Mon-
tresor, qui nevouloit pass'expliquerde si loin,
repondit seuleraent que quand il seroit en France
il auroit I'honneur d'entretenir Monsieur, et sui-
vroit ses ordres. Cette reponse ambigue ne dis-
sipa pas les frayeurs de La Riviere , qui, voyant
tous les amis de ces deux adversaires ne le
point saluer et ne lui parler point , craignoit
que dans la contusion de la mort du Roi il ne
lui arrivat quelque fracas; et quoiqu'en ce
temps- la il se fut raccommode , par I'entremise
du marechal d'Estrees, avec M, de Vendome,
qui paria meme favorablemeut de lui a la Reine ;
quoiqu'en partant d'Angleterre il eut promis a
M. de Montresor une amitie inviolable , il crut
n'avoir rien fait , s'il ne gagnoit M. de Beau-
fort. Dans ce dessein , la veille de la mort du
Roi , il pria le meme marechal de lui dire que
s'il lui vouloit accorder son amitie , et le ga-
rantir des ressentimens de ses deux ennemis, il
se faisoit fort , en echange , d'empecher que le
cardinal demeurat dans les affaires , et de faire
agir Monsieur comme Ton voudroit.
Je fus le premier a qui M. de Beaufort conta
cette proposition ; et comme il m'en demanda
mon sentiment, je lui dis que les interets parti-
culiers devoient toujours ceder aux generaux ,
etque je trouvois fort raisonnable qu'il entendit
a I'offre qu'on lui faisoit , mais qu'il me dispen-
seroit de m'y meler en aucune maniere, etant
cousin germain et ami intime de M. de Mon-
tresor. 11 me pria d'en aller parler au comte de
Bethune: ce que je fis a I'heure meme avec
M. d'Humieres; mais je le trouvai si preoccupe
de ses justes ressentimens , qu'il ne put songer
a d'autres considerations; et toute la reponse
que nous en pumes tirer, et qu'il fit ensuite a
M. de Beaufort , qui lui en parIa , ce fut qu'il
lui remettoit ses interets , mais qu'il ne pouvoit
lui repondre des mouvemens de I'esprit de son
ami , qui etoit absent. Mais ces paroles furent
dites d'une maniere qui fit bien connoitre h
M. de Beaufort que e'etoit Toffcnser mortollc-
ment que de passer outre ; si bien que des-lors
il rompit ce traite : dont je fus tres-fache, car
encore que je ne me veuille jamais separer des
interets de mes amis , j'avoue qu'en cette ren-
contre je ne voyois point d'occasion de balancer,
et que je trouvois foible la raison du comte de
Bethune , qui disoit que , sans considerer ce qui
le touchoit , c'etoit beaucoup d'iraprudence de
se fier a un coquin de naissance et a un fourbe
avere, puisque, s'il nous trorapoit, nous etions
quittes de nos paroles, et plus en etat que jamais
de pousser nos ressentimens; et s'il nous tenoit
ce qu'il nous promettoit , il rendoit un service
assez considerable pour faire oublier tout le
passe. De dire qu'il se fut servi de ce qu'on lui
eut promis pour faire son parti meilleur de
I'autre cote, etque cela nous eut pu nuire, c'est
une raillerie , puisque deja nous etions declares,
et comme irreconciliables ; que, quoi qu'il en
soit , M. de Beaufort n'y voulut plus songer ; et
on lui doit donner cette gloire , qu'en cette oc-
casion, eten toute autre, il a toujours prefere
I'honorable a I'utile , et n'a jamais songe a son
fait partieulier : ce qui parut evidemment dans
la distribution que fit le Roi des charges va-
cantes ; car, lorsque M. le prince eut celle de
grand-maltre , il pouvoit avoir celle de grand
ecuyer, s'il eut voulu ceder; mais quoique la
Reine le pressat de la prendre, 11 lui dit tou-
jours qu'il ne vouloit jamais de bien que par
elle; et il est indubitable qu'en ce temps-la le
cardinal eut donne toutes choses pour I'avoir
pour ami , et non seulement lui , mais tous ceux
dela cabale : ce que je sais par raoi-meme , le
commandeur de Souvre m'etant venu sonder de
sa part , et me dire qu'encore qu'on me nommat
entre ceux qui lui vouloient le plus de mal ,
notre amitie de Rome I'empechoit de le croire.
A quoi je repondis seulement qu'il tn'obligeoit
beaucoup d'avoir cette creance , et que je ne
me melois que de faire ma charge 'et de ser-
vir la Reine.
Tel etoit I'etat des choses lorsque le Roi mou-
rut ; et si dans cet instant on eut fait un affront
a quelqu'un des ministres, sans doute que, dans
la consternation oii ils etoient , tout le reste eiU
pris la fuite. Mais on crut qu'il falloit laisser
agir la Reine ; et M, de Reaufort appuya prin-
cipalement cette opinion. Sitotque la Reine fut
rentree dans le vieux chateau , et qu'on eut
rendu I'hommage a notre nouveau monarque ,
arriva la brouilierie de M. le prince et de M. de
Beaufort, dans laquelle ce dernier agit un peu
trop hautement. Le sujet fut que la Reine s'e-
tant retiree de sa chambre , en attendant qu'on
cut fait sortir I'horrible foulc de monde qui y
282
MEMOIRES DE LA CHATBE. [16 43]
etoit entree , elle envoya M. de Beaufort dire a
Monsieur qu'il fit vider la chambre , et qu'il de-
meurat seul aupres d'eile pour la consoler.
M. le prince, qui etoit aupres de Son Altesse
Royale , reprit la parole a I'instant , et dit que
si la Reine lui vouloit faire commander quel-
que chose, qu'elle choisit un capitaine des
gardes ; mais que , pour M. de Beaufort , il ne
vouloit point qu'il lui ordonnat rien. M. de
Beaufort lui repliqua brusquement qu'il ne se
meloit pas de lui rien ordonner ; mais qu'il n'y
avoit personne dans le royaume qui le put era-
pecher de faire ce que la Reine lui comraande-
roit. Cette petite dissension fut assoupie un
moment apres , mais I'aigreur ne laissa pas d'en
demeurer.
Des ce jour-la , les ministres voyant qu'on
disoit hautement que la Reine , des qu'elle se-
roit a Paris , devoit aller au parlement pour
faire casser la declaration , ils crurent qu'en se
soumettant ils pourroient rompre ce coup , et
firent dire a la Reine, comme ils avoient deja
fait auparavant, qu'ils se demettoient absolu-
ment de toute I'autorite que cette declaration
leur donnoit , et en passeroient tons les actes
qu'on voudroit. Cela fit balancer la Reine ; et
quand elle arriva le lendemain a Paris, elle
etoit irresolue de ce qu'elle feroit ; mais dans
les deux jours suivans on lui representa que sa
regence n'auroit pas I'eclat ni I'autorite neces-
saire , si le parlement ne la lui confirmoit sans
restriction. On fit aussi voir a Monsieur com-
bien la declaration lui etoit injurieuse : si bien
qu'enfin la Reine et lui s'accorderent a la faire
casser , et M. le prince y consentit aussi. II est
vrai que , pour les y faire condeseendre tons
deux, il fallut que M. de Beauvais promit de la
part de la Reine un gouvernement avec une
place pour Son Altesse Royale, et la meme
chose ensuite pour M. d'Enghien. Apres ce
traite , la Reine alia au parlement, et y fit tout
ce qu'elle desira d'une maniere si glorieuse,
qu'il ne s'y pent rien ajouter , tous ceux du par-
lement lui temoignant ne desirer rien tant que
son autorite absolue. Leur resolution avoit aussi
etc de lui faire en meme temps quelque remon-
trance,et la supplier treshumblement de se
servir de gens d'une probite reconnue , et d'e-
loigner d'eile les ministres de la tyrannic pas-
see. Mais il n'y cut que le president Rarillon
qui en dit obliquement quelque chose ; et Ton
ne poussa point davantage cette affaire, par
I'avis de M. de Beauvais , qui dit qu'il falloit
laisser a la Reine la gloire de se defaire elle
seule de ces messieurs. F^'effet a assez fait pa-
roitrc combicn son opinion otot mauvaise ; ot
Ton doit demeurer d'accord que si le parlement
eut parle comme il vouloit faire , il eiit imprime
une tache a la reputation des ministres , apres
laquelle la Reine eut peut-etre eu honte de
s'en servir ; et ils etoient deja d'eux-memes si
chancelans, que le moindre effort les auroit
abattus.
Je ne sais pas quelle assurance le cardinal
pouvoit avoir a cette heure-la de la bonne vo-
lonte de la Reine; mais s'il en avoit quelqu'une,
il ne s'en decouvrit a personne du monde , et
paria a ses plus confidens de son retour en Italic
comme d'une chose resolue , temoignant etre
fort offense de ce qu'en cassant la declaration
Ton ne I'avoit point excepte. Mais les affaires
changerent bien de face en peu de temps : car ,
quelques trois ou quatre heures apres le retour
du palais , la Reine lui envoya proposer par
M. le prince de lui rendre par un brevet
la place que] la declaration lui donnoit , et de
le faire, outre cela , chef de son conseil. II fit
quelque resistance a cette proposition ; mais
enfin il se rendit , et promit de demeurer en
France jusqu'a la paix seuleraent. On pent
juger quelle surprise ce fut pour nous tous , qui
le croyions pret a passer les monts , lorsqu'en
arrivant sur le soir au Louvre nous apprimes,
cette belle nouvelle. Je trouvai M. de Beauvais
dans le cabinet de la Reine, et, lui en temoi-
gnant mon etonnement , il me repliqua , en
haussant les epaules , qu'il avoit bien repondu
du premier acte , mais non pas de la suite , me
voulant dire qu'il savoit bien comme I'affaire
passeroit au parlement , mais qu'il ignoroit ce
que la Reine feroit ensuite. Je me retirai , fort
confondu du peu de suffisance de notre prin-
cipal directeur , et m'en etant alle le soir a I'ho-
tel de Vendome, j'y appris de M. de Beaufort
que M. de Beauvais s'etant plaint modestement
a la Reine de ce qu'elle avoit fait sans lui faire
I'honneur de lui en rien communiquer, elle lui
avoit repondu qu'elle s'etoit crue necessitee a
choisir et garder dans le commencement quel-
qu'un de ceux qui savoient le secret des affai-
res, et qu'elle n'en avoit point juge de plus
propre que le cardinal , parce qu'etant etran-
ger , il n'avoit nul interet ni nul appui en"
France ; que cela ne devoit point donner I'a-
larme ni a lui ni a ses autres serviteurs qui n'e-
toient pas bien avec le cardinal , puisqu'elle
promettoit de ne les point delaisser, et que,
pour marque qu'en arretant ce ministre elle
n'embrassoit pas tous ses interets , elle aban-
donnoit tout Ic reste de la cabale. Ce dis-
cours nous rassura un peu ; mais apres un tel
trait nous crumcs bien toujours avoir lieu d'ap-
MEMOIBES 1)K LA CIIATRK. [1613]
283
preheuder un revers d'lin esprit si couvert.
Deux jours apres arriva la nouvelle de la
victoire de Roeroy (i) , qui releva merveilleu-
sement les esprits de M. le prince et de ma-
dame sa femme ; et comme leur haine pour la
maison de Vendome etoit assez manifeste , il
sembla que la grandeur des uns fut I'abaisse-
ment des autres. Madame la princesse , inso-
lente et aigre a son ordinaire quand elle est en
prosperite, s'en laissa entendre a beaucoup de
monde , et meme quand je I'allai voir pour me
rejouir avec elle , elle me fit un discours qui
commenca par des picoteries, et finit pourtant
fort obligeamment pour moi , mais qui fut rem-
pli de beaucoup d'attaques contre M. de Beau-
fort , auxquelles je repartis le mieux que je pus,
sans la cabrer. Ce glorieux succes mit toute
cette maison en etat d'esperer et de demander
avec raison beaucoup de choses , et fit que le
cardinal se joignit plus etroitement avec eux.
Pour moi, c'est la ou je commencai a recon-
noitre que je m'etois trompe , quand j'avois es-
pere quelque chose de grand de la bonne vo-
lonte de la Reine; car lui ayant deraande une
compagnie dans Rambures pour le frere d'un
capitaine qu'on croyoit mort a la bataille , elle
me fit Thonneur de me la refuser. II faut pour-
tant que j'avoue que , ciuq ou six jours apres ,
elle me fit une tres-grande grace, en consen-
tant a la suppression de la charge de coramis-
saire general des Suisses ; mais ce fut apres y
avoir fait beaucoup de difficultes. M. de Beau-
vais fut le seul a qui j'eu parlai d'abord ; et
ensuite la Reine ayant temoigne qu'elle s'en
remettoit au sentiment du marechal de Bassom-
pierre , je le priai de m'y vouloir rendre office :
ce qu'il fit avec des marques de beaucoup de
joie. Quand j'achetai ma charge , je lui envoyai
dire dans la Bastille , par le comte de Bethune ,
que si je croyois non-seulement qu'il y pre-
tendit quelque chose, mais meme qu'il cut quel-
que regret de la voir entreles mains d'un autre,
• je n'y songerois jamais. II recut mon compli-
ment avec toute la civilite possible , et renvoya
son neveu d'Estelan dire a ma femme qu'il etoit
ravi que j'eusse cette charge , et qu'il me vou-
loit instruire et m'y servir de pere. L'ayant
vu dans la Bastille , il me continua ses cajole-
ries , me redit encore les memes choses quand
il fut en liberte ; et lorsqu'il revint a la cour,
apres cent embrassades, il dit tout haut que s'il
avoit encore des amis parmi les Suisses , il les
prioit d'etre des miens. Dans cette occasion du
(1) Le due d'Enghien . ag(5 de vingt-deux ans , gagna
ceite bataille le 19 mai 1643 , cinq jours apr«s la mort de
commissaire general , il s'y porta avec un soin
extreme, et jusqu'a ce qu'il me vit en disgrace
il affecta toujours de bien vivre avec moi. Mais
tout cela paroitra mieux dans la suite de ce dis-
cours ; et pour le reprendre ou je I'ai laisse, une
affaire si considerable pour mon etablissement ,
faite sans que j'y employasse le cardinal , me fit
croire qu'en effet nos interets n'etoieiit pas de-
sesperes ; et quoique la capacite de M. de Beau-
vais fut mediocre , c'etoit toujours quelque
chose d'eclat de le voir declare ministre d'Etat
et designe cardinal , la Reine ayant ecrit pour
lui a Rome , et de voir qu'en ce meme temps
elle promettoit a M. de Vendome le gouver-
nement de Bretagne, auquel le grand-maitre
avoit renonce, ou une recompense equiva-
lente.
Mais cependant le cardinal prenoit toujours
pied , et quoique la Reine protestat qu'il ne
pouvoit rien faire contre ses veritables servi-
teurs , elle avouoit que sa conversation etoit
fort charraante , et le louoit toujours d'etre de-
sinteresse. Lui , de son cote, faisoit des civilites
extraordinaires a toutes les personnes de condi-
tion , et hors , la maison de Vendome qui s'e-
toit ouvertement declaree contre lui , il alia
rendre visite a tons les princes, dues, pairs et
officiers de la couronne. Plusieurs personnes se
sont etonnees de ce que des-lors nous ne son-
geames point a nous rapatrier avec lui; mais il
me semble qu'il etoit fort difficile de le pou-
voir recevoir de bonne grace, et qu'ayant rompu
avec lui pour les interets de la Reine, c'etoit a
elle a nous prescrire comme elle vouloit que
nous y vecussions. Mais outre cet interet gene-
ral , il y en avoit encore un particulier , qui
etoit son intelligence avec le chancelier, contre
qui messieurs de Vendome , M. de Metz, mes-
sieurs de Montresor , de Bethune , de Beaupuy
et moi , nous etious declares , principalement a
cause de la mort de M. de Thou ; si bien que
nous ne jugions pas le pouvoir revoir avec hon-
neur, tant qu'il seroit joint avec un homme que
nous avions tant de sujet de hair ; et , a dire le
vrai , c'a ete une chose assez incomprehensible
que la Reine, a qui il devoit etre encore plus
odieux qu'a nous , I'ait laisse dans sa charge ;
mais comme elle est d'un esprit assez suscep-
tible des impressions qu'on lui veut donner,
ayant trouve des intercesseurs , elle diminua
peu a pen la juste aigreur qu'elle avoit contre
lui. Le premier qui lui en par la fut Montaigu ,
creature dependant autrefois de M. de Chateau-
Louis XIll. Voyez a ce sujet la panic in^dite des M6-
moires de Lenet , qui conlient quelques fails nouveaux.
284
MEMOIRES DE LA CHATBE. [IG43]
iieuf , et gagne depuis , durant sa retraite a
Pontoise , par la mere Jeanne , earmelite, soeur
du chaneelier. M. de Briennc ensuite I'appuya
fort,et prefera, eomme il I'a dit lui-meme, I'in-
teret d'un ami vivant a la memoire de M. de
Thou, qui avoit ete de ses plus intiraes. On {'ac-
cuse aussi d'avoir principaleraent considere en
cette rencontre ^ingt raille ecus, qu'on dit qu'il
lui fit toucher pour ses peines.
Mais ce qui I'etablit entierement , ce fut la
consideration de M. de Chateauneuf, qui etoit
le seul homme dont le cardinal apprehendoit
le retour ; et ne voyant pas que, dans un temps
ou Ton faisoit griice a tout le monde , il put em-
pecher sa delivrance, puisque son principal
crime paroissoit avoir ete de s'etre trop atta-
che a la Reine, il prit ses precautions de bonne
heure, et s'y trouva merveilleusement aide par
raadame la princesse , qui, dans ce nouvel or-
gueil de la victoire de Tlocroy, croyoit que tout
lui etoit du, et publioit hauteraent qu'il falloit
que toute leur maison sortit de la cour , si la
Reine remettoit dans le conseil celui qui avoit
preside a la condamnation de M. de Montmo-
rency, son frere. II n'en falloit pas davantage
pour detourner la Reine , de qui I'inclination
etoit deja si refroidie, qu'elle commencoit a
dire que M. de Chateauneuf n'etoit point son
martyr, mais plutot celui de madame de Che-
vreuse , separant ainsi ses interets de ceux de
cette dame, qu'elle avoit autrefoiss! clierement
aimee, et dont maintenant elle craignoit bien
plus le retour qu'elle ne le desiroit.
Elle eut bien voulu la laisser en Flandre;
mais puisque M. d'Epernon etoit dejade retour
d'Angleterre , aussi bien que M. de Montresor;
que Fontrailles et Aubijoux, appuyes par Mon-
sieur, se montroient pubiiquement dans Paris ;
que mesdames de Senecey et de Hautefort
etoient rentrees a la cour et dans leurs charges,
et qu'on attendoit de jour a autre le reste des
proscrits ; il n'etoit pas raisonnable qu'elle lais-
sat plus long-temps dans I'exil une princesse
que toute I'Europe savoit n'y etre que pour
avoir ete trop passionnee pour son service. Si
Ton me demande d'oii pouvoit venir un si grand
changement dans son esprit, je dirai librement
queje I 'impute a deux causes : I'une , que de-
puis que nous avons des obligations extraordi-
naires a des personnes, il semble que nous re-
doutions leur presence, commesi elle nous in-
citoit sans cesse a la reconnoissance, et blamoit
notre ingratitude dans le moindre rclardementj
I'autre , que sa vieille amitie pour madame de
Chevreuse s'effacoit pcu a peu par la nouvel le
pour le cardinal , qu'on voyoit s'accroitrc de
jour en jour, et qui faisoit d^ja que les conver-
sations qu'il avoit avec elle , au lieu d'une
heure ou deux , emportoient toute la soiree; et
que le pauvre M. de Beauvais,qui avoit accou-
tume de prendre ce temps-la pour I'entretenir,
attendoit dans un autre cabinet , et n'avoit plus .
que le loisir de lui dire son Benedicite , et de i
la voir un instant apres souper. Neanmoins ,
pour verifier en quelque sorte ce qu'elle avoit
dit , qu'elle ne s'attachoit pas a toute la cabale,
elle voulut qu'en ce temps-lii M. Routhillier
quittcit les finances.
Comme le cardinal n'etoit pas encore entie-
rement ancre, il fallut qu'il cedat a ce coup; et
il obtint seulement que la chose se fit d'une ma-
niere moins facheuse. Le surintendant deman-
dant de lui-meme a se demettre , on remplit
sa place de messieurs de Bailleul etd'Avaux,
pour empecher ce dernier d'etre en passe pour
la charge de M. de Chavigny, que le cardinal
essayoit de maintenir. Pour le premier, la rai-
son qui le fit mettre en ce grade fut pour fain
voir que la Reine avancoit ses anciensservi-
teurs, et pour I'eloigner de la pretention dij
sceaux, ou il vouloit maintenir le chaneelier ,
parce qu'un titulaire etoit bien plus propre a
opposer a M. de Chateauneuf qu'un commis-
sionnaire, comme Test toujours un garde-des-
sceaux. A ces raisons on en pent ajouter une
plus obscure, qui est qu'y mettant ces deux , et
le dernier etant oblige d'aller plenipotentiaire
pour la paix generale a Munster, les finances
demeuroient entierement entre les mains du
premier , qui par son insuffisance donnoit lieu
a M. d'Emery , nouveau controleur general et
affide du cardinal, d'agir avec autorite, comme
s'il eut ete surintendant.
Quelque temps apres cette promotion , le car- '
dina! jugeant qu'il temoigneroit une extraordi- >
naire deference aux sentimens de la Reine , en
faisant quelques avances pour acquerir I'amitie
de ceux qu'elle avoit toujours crus ses servi-
teurs, il commencapar M. de Marsillac, comme ,■
etant le premier a qui elle avoit proteste haute-
ment de faire du bien , et lui fit demander son
amitie avec des termes les plus eivils et les plus
pressans qui se puissent imaginer ; et entre au-"
tres choses, il lui fit dire qu'il le prioit dese se-
parer entierement de lui , en cas qu'il remar-
quat jamais en lui aucun interet particulier de
biens, de charges , ni d'autres avancemens, ou
aucune intention de nuire a un homme de con-
dition. M. de Marsillac rendit compte a la
Reine de ce que le cardinal lui avoit fait dire;
et lui demandant ce qu'elle lui ordomioit la-
dessus, elle lui dit que le plus grand plaisir
ME MOIRES DE LA CHATUE. [lG43]
28(
!•
qu'il lui pouvoit jamais faire etoit d'etre son
ami, et lui en parla avec une estimo et un eni-
pressement qui decouvroient assez son inclina-
tion. Apres ce diseours , M. de Marsillac n'eut
plus a consulter; mais avant que de Taller voir,
il deduisit ce qui lui etoit arrive a ses amis par-
ticuliers ; et entre autres me fit le grace de me
le raconter assez amplement. Get exemple nous
fit songer a nous ; et etant arrive dans ce raeme
temps que M. de Chavigny , selon la methode
deson pere, demanda et obtiiit permission de
se defaire de sa charge, qui t'ut donnee a M. de
Brienne, et qu'on parla de I'envoyer a Rome ou
en Alleraagne, comme un homme sans res-
source a la cour, nous criimes que le cardinal
n'ayant plus personne dans le conseil qu'il af-
fectionnat particulierement, 11 seroit aise de se
lier avec lui, et que pour avoir notre amitie il
abandonneroit peut-etre volontiers le chancelier.
Ayant consulte ce dessein, M. de Metz, a qui
il avoit aussi fait faire des propositions d'etre
son ami, alia trouver la Reine; et lui ayant fait
prosque un meme diseours que M. de Marsillac,
il en recut une semblable reponse, y ayant seu-
ienient cela de plus que, sur I'ouverture qu'il
lui en fit, elle le conjura de lui acquerir d'au-
trcsamisautantqu'il pourroit. M. de Metz ayant
rapporte cet entretien a M. de Vendome , lui
et messieurs ses enfans voulurent que leurs
amis sussent tout ce qui se passeroit en cette
rencontre; et prierent pour ce sujet M. de Metz,
M. d'Epernon , le comte de Fiesque , Beaupuy
et moi, de nous trouver a leur hotel.
Campion etant lors domestique de la maison,
fut aussi appele a cette conference. Messieurs de
Bethune et deMontresor, etant de leurs anciens
et principaux amis, devoient bien y etre man-
des; mais je crois que M. de Vendome ne le de-
sira pas , peut-etre a cause de ce que j'ai deja
dit de La Riviere, qu'il vouloit se conserver
pour ami, par I'intriguedu marechal d'Estrees.
La voloute de la Reine ne donnant pas lieu a
beaucoup d'opinions differentes , le comte de
Fiesque se chargea d'aller dire au cardinal , de
la part de messieurs de Vendome , de Metz et
d'Epernon , qu'ils souhaitoient etre ses amis
avec toute sorte de franchise et de sincerite ;
maisqu'ils nevouloient s'attacher qu'a lui seul,
et qu'a cause de cela ils n'avoient point voulu
lui faire parler, qu'ils ne vissent M. de Chavi-
gny hors des affaires ; que la seule chose qu'ils
lui demandoient pour marque de sa bonne vo-
lonte etoit qu'il detruisit le chancelier, que la
raort de M. de Thou et la maniere dont il avoit
procede dans I'affaire des hcrmites et dans le
proces de M. d'Epernon, rendoient odieux iH ces
messieurs. Le cardinal, apres avoir temoigne
recevoir cette ouverture avec joie, et faire un
etat extreme de leur amitie, repondit qu'on lui
avoit fait plaisir de ne lui point parler lorsque
JM. de Chavigny avoit encore part dans les af-
faires, parce qu'il ne I'auroit jamais abandon-
ne; que, pour le chancelier , c'eloit un inftime
qui , a la mort du Roi , I 'avoit renonce, et dont
par consequent il ne faisoit nul etat ; mais qu'en
I'otant , il ne pouvoit eviter de voir rentrer
iNI. de Chateauneuf , avec qui il avouoit ne
pouvoir demeurer dans le ministere.
Ce premier colloque finit ainsi , et laissa de
la mafiere pour quelques autres , dans lesquels le
comte de Fiesque dit au cardinal que ces mes-
sieurs, pour qui il parloit , desirant se lier d'a-
mitie avec lui , ne vouloient pas commencer a le
choquer dans ses interets : c'est pourquoi ils lui
demandoient seulement que, toutes les fois qu'il
pourroit prendre ses suretes du cote de M. de
Chateauneuf, il chass^t le chancelier. II lit
quelque difficulte de promettre qu'il le feroit
chasser, et dit seulement a I'abord qu'il I'aban-
donneroit ; mais enfin 11 acquiesca, et fit la
meme chose sur le sujet de M. d'Enghien ; car
ayant dit qu'il vivoit civilement avec lui , et ne
pretendoit pas rompre , il n'eut point de reponse
quand le comte de Fiesque lui dit que ces mes-
sieurs, le choisissant pour leur principal ami, de-
mandoient aussi d'avoir la preference dans son
esprit sur tons ceux de leur voice.
Ce traite dura cinq ou six jours, parce que,
d'un c6te,le cardinal temoignoit tantot desirer
avec ardeur I'amitie de ces messieurs, puis apres
faisoit paroitre plus de froideur , et parloit avec
plus de reserve ; et de I'autre , M. de Beaufort
etoit bien aise , avant que de conclure, de voir
le retour de Campion , qu'il avoit envoye au de-
vant de madame de Chevreuse , qui arrivoit
alors en France, et avec qui monsieur son pere,
M. d'Epernon et lui avoient de tres-etroites
liaisons. Et comme il etoit necessaire que le
comte de Fiesque rendit compte de ce qu'il n6-
gocioit , et sut ce qu'on vouloit qu'il dit , nous
nous assemblames durant ce temps cinq ou six
fois , ou a I'hrttel de Vendome , ou a I'hotel d'E-
pernon , ou chez M. de Metz , ou aux Capucins,
ou chez moi : et quoique dans toutes ces assem-
blees il ne se soit presque agi que d'obeir a la
Reine , Ton n'a pas laisse depuis de faire passer
cela pour un crime , et pour le projet d'une ca-
bale sediticuse.
Cependant le cardinal ne sauroit nier qu'il ne
sut chaque jour ce qui se resolvoit entrc nous
par le comte de Fiesque. Au bout de ces cinq ou
six jours, Campion revint et nous apprit qu'avant
MEMOIRES DE LA CHATRK. [l643]
28G
que de partir de Flandre madame de Chevreuse
avoit recu des lettres de Ial\eine, qui lui fai-
soient paroitre ce quelle desiroit , que le cardi-
nal et elle fussent en bonne intelligence ; qu'elle
venoit avec un esprit prepare a cela, et qu'elle
conseilloit a ces messieurs d'en faire de meme :
a quoi ils se resolurent aussitot, et allerent des
le lendcmaia faire leur visite , dont ils eurent
sujet d'etre satisfaits , y ayant recu toute la ci-
\ ilite possible. On s'etonnera peut-etre qu'ayant
etc jusqu'alors dans le meme interet de ces mes-
sieurs, je ne fusse point compris dans leur trai-
te; mais c'est que je ne le desirai point, et
qu'ayant une charge qui ne dependoit que de la
Reine, je ne voulus rien faire que par son or-
dre. Ce fut la reponse que je lis a M- de Beau-
fort lorsqu'il m'en parla, etje ne sais s'il en dit
quelque chose a la Reine; mais deux ou trois
jours apres, corame je prenois son ordre, elle
me dit qu'elle croyoit queje savois bien que
messieurs de Vendome avoient vu M. le cardi-
nal Mazarin. Je lui dis qu'oui , avec un ton de
voix et une facon qui pouvoient lui faire con-
noitre que je ne jugeois pas que cela fit rien
pour moi. Sur cela elle poursuivit son discours,
et me dit qu'elle le croyoit son serviteur , et
qu'elle desiroit que tous ceux qui I'etoient ve- .
cussent bien avec lui. Je lui repondis queje la
suppliois tres-hurablement de se souvenir que
je ne m'etois eloigne de lui que lorsque j'avois
cru qu'il n'etoit pas dans ses interets. « II est vrai,
me dit-elle ; mais a cette heure — Madame ,
lui repliquai-je, je n'ai que I'obelssance pour
toutes les choses que Votre Majeste me com-
mande; « et me retirai la-dessus, avec dessein
de faire ma visite des le jour suivant.
II est vrai qu'avant que depasser outre je vou-
lus voir messieurs de Bethune et de Montresor,
queje trouvai fort piques de ce que le traite s'e-
toit fait sans eux; et quoique M. de Beaufort
leur en fut venu parler avant que de voir le car-
dinal , ils croyoient qu'il devoit davantage a leur
ancienne amitie que de leur rendre simplement
compted'une affaire resolue; mais ils s'en pre-
noient particulierement a M. de Vendome, et
surtout a M. de Montresor, qui se souvenoit que
quand il partit d'Angleterre il lui promit toute
amitie, et I'assura meme de le servir aupres de
Monsieur : ce qu'il executa si mal , qu'une des
premieres liaisons qu'il voulut avoir fut avec La
Riviere. Ce souvenir lui etoit un peu dur, prin-
cipalement en ce temps ; car, a son retour d'An-
gleterre, Monsieur I'ayant encore fait pressor de
vivre civilement avec La Riviere , et ayant em-
ploye pour ce sujet M. de Bel legarde sans aucun
cffet, M. de Montresor ayant persiste a dire
qu'il tenoit La Riviere pour tel que Monsieur lo
lui avoit depeint autrefois , c'est-a-dire pourun
coquin et un traitre, Son Altesse Royale avoit
vecu d'une autre maniere avec lui ; et le traitant
fortindifferemment, il etoit enfm resolude ven-
dre sa charge et de se retirer entierement : ce
qu'il fit quelque temps apres.
Leur ayant dit tout ce qui me concernoit
( qu'ils approuverent , comme etaut un effet d'o-
beissance pour une personne a qui je m'etois
donne sans reserve), et ayant ete a Montrouge
le communiquer a M. de Chateauneuf, qui fut
du meme sentiment, j'allai chez le cardinal, que
je rencontrai descendant son degre avec des da-
mes , et s'en allant de la au conseil ; si bien que
je n'eus pas pour cette premiere fois long dis-
cours avec lui. Ce qu'il me dit fut pourtant fort
civil et fort obligeant pour moi , jusque-la qu'il
me fit excuse s'il ne remontoit pas pour m'entre-
tenir. J'y retournai le lendemain , et , I'ayant
trouve dans sa chambre avec peu de monde, je
lui fis un compliment dont il s'est fort plaint
depuis, assurant queje lui avois dit queje I'al-
lois voir seulement par ordre de la Reine, quoi-
que mes paroles signifiassent toute autre chose.
Je savois que quand M. de Marsillac le fut voir,
il lui dit d'abord que la Reine lui avoit parle de
lui: je crus qu'elle en pourroit avoir fait de
meme de moi ; et apres I'avoir assure de mon
respect et de mon service , je lui dis que je m'i-
maginois qu'il me feroit I'honneur de croire fa-
cilement ce que je lui protestois , puisqu'il sa-
voit que depuis tres-long-temps je faisois profes-
sion d'etre son tres-obeissant serviteur; mais
que s'il se pouvoit ajouter quelque chose a I'in-
clination que j'avois toujours cue a I'honorer ,
ce seroit sans doute par la confiance et I'estime
que la Reine temoignoit pour lui : ce qui obli-
geoit tous ceux qui etoient a elle , et moi parti-
culierement , a le respecter encore davantage ;
que je 16 suppliois de croire que , quand Sa Ma-
jeste me feroit quelque commandement sur ce
sujet , je I'executerois , non seulement avec To-
beissance aveugle. que je devois a tous ses or-
dres ,. mais avec une joie et une satisfaction
extremes. Je laisse a juger si ce discours pent
avec raison recevoir le sens qu'il lui a donne ,
et si c'est un juste fondement des maux qu'il
m'afaits depuis, et qu'il commenca des le len-
demain. Car le marechal deBassompierre I'etant
alle voir, il lui parla de moi d'une facon qui
temoignoit assez qu'il ne m'aimoit pas , et lui
voulut faire naltre des-lors des pensees de ren-
trer dans sa charge : de quoi le marechal me fit
avertir, des le jour suivant , par deux ou trois
personnes.
MEMOIKES DE I. \ CHATIU-. [ 16431
287
Cette nouvelle me surprit uu peu , et desirant
en savoir le fond , j'allai trouver M. de Lian-
court , et le suppliai de lui parler pour moi : ce
qu'il fit incontinent avec cette bonte qu'il a tou-
jours eue pour mes interets; et lui ayant seule-
nient fait paroitre qu'on lui avoit dit qu'il etoit
mal satisfait de moi , il fit i'ignorant , et sans lui
decouvrir d'aigreur centre moi lui conta qu'a-
prcs avoir long-temps cesse de le voir, j'y etois
retourne , et lui avois dit que c'etoit par ordre
de la Reine ; mais que maintenaut il I'assuroit
que si je voulois etre de ses amis, il seroit des
miens. M. de Liancourt lui ayant repondu qu'il
se pouvoit fier en moi , leur conversation finit ;
et me 1 'ayant depuis dite , je croyois que ce peu
de mauvaise volonte etoit passe , et que jepour-
lois me mettre bien avec lui.
Pendant ce temps, madame de Chevreuse etoit
arrivee et etoit alleedescendre droit au Louvre ;
mais si la Reine avoit eu peu d'impatience de
la voir, elle en eut beaucoup de I'envoyer a
Dampierre ; car, incontinent apres les premieres
salutations, elle lui dit que les allies de la France
pourroient entrer en soupcon, si incontinent
apres son retour de Flandre ils la savoient au-
pres d'elle ; et que pour cette raison il fal-
loit qu'elle allat faire un petit voyage a la
campagne. Madame de Chevreuse , malgre sa
surprise, lui repondit sans s'emouvoir qu'elle
etoit toute prete a lui obeir ; mais qu'elle la sup-
plioit de considerer que toute I'Europe savoit
qu'elle avoit ete persecutee pour I'amour de Sa
Majeste, et que ce seroit peut-etre se faire tort
a elle-meme, si elle I'eloignoit si promplement;
qu'elle en demandat, s'il lui plaisoit, I'avis au
cardinal , qui , se trouvant dans le cabinet , et
etant appele en tiers , dit a la Reine que ma-
dame de Chevreuse avoit raison , et que Sa Ma-
jeste seroit biamee si elle en usoit de cette sorte.
Ainsi madame de Chevreuse para cette premiere
attaque, qui dutbien lui faire connoitre qu'elle
n'avoit plus sa place accoutumee ; mais si elle
I s'en apercut, au moins le cacha-t-elle a ses plus
intimes , et de long-temps apres ne fit part a
personne de cette aventure , selon la methode
ordinaire de tons les favoris, qui ne veulent
jamais laisser voir la diminution de leur credit.
11 ne falloit pas pourtant que le cardinal la
crut entierement ruinee , ni qu'il la jugeat ab-
solument inutile a sa fortune , puisque des le
lendemain il I'alla voir, et pour premier com-
pliment lui dit que , sachant que les assigna-
tions de I'epargne venoient lentement , et que ,
venant d'un long voyage, elle auroit peut-etre
besoin d'argent , il etoit venu lui offrir et ap-
porter cinquante mille ecus. Mais comme il sa-
voit qu'une ame ambitieuse comme celle-la se
laisseroit moins toucher a ces belles offres qu'a
des actions d'eclat, il lui demanda, quelques
jours apres, ce qu'il pouvoit faire pour gagner
son amitie , et lui prolesta de n'y rien epargner.
Elle le mit d'abord a une assez belle epreuve,
lui demandant deux choses assez importantes :
I'une, que Ton contentat M. de Vendome pour
ses pretentions du gouvernement de Bretagne,
sur lesquelles on ne lui avoit encore donne que
des paroles; et I'autre, qu'on rendit a M. d'E-
pernon sa charge et son gouvernement. II y pro-
ceda en toutes deux tres-obligeamment; car,
pour le premier point , M. de Brienue eut aus-
sitot commission de traiter avec M. de Vendome,
et de lui promettre , au nom de la Reine , I'a-
miraute , dont on envoya demander la demission
au due de Breze; et pour le second, M. d'Eper-
non fut remis incontinent apres dans tons ses
honneurs, et Ton n'epargna ni diligence ni re-
compense pour tirer M. le comte d'Harcourt de
la Guienne.
Apres ces deux premieres affaires , elle lui en
proposa une troisieme , ou il eut peine a con-
sentir, mais oil il acquiesca a la fin, quoique de-
puis elle n'ait point eu d'effet : ce fut de donner
le gouvernement du Havre a M. deMarsillac;
et sur cela il lui representa ce qu'il devoit a la
memoire du feu cardinal , et qu'il n'etoit pas
juste qu'il servit d'instrument pour depouiller
ses heritiers ; mais elle insistant toujours, il te-
moigna a la fin qu'il se rendoit. Apres de si grands
coups d'essai , elle crut que rien ne lui seroit
impossible aupres de lui , et lui proposa enfin le
retablissemeut de M. de Chateauneuf : mais
comme c'etoit la son sensible et son interet , il
ne put dissimuler, et lui repliqua nettement
qu'il n'y consentiroit jamais; et des cet instant
il s'eloigna d'elle , sans que depuis, quelque ci-
vilite qui ait paru entre eux , il y ait jamais eu
d'intelligence ni de reconciliation sincere.
II y avoit deja quelque temps que M. de Cha-
teauneuf etoit a Montrouge , y etant arrive au
meme temps que madame de Chevreuse abor-
doit de I'autre cote a Paris ; et peut-etre que s'il
ne se fut pas arrete, et qu'il fut venu droit a la
cour sans capituler avec la Reine, il I'eut en-
gage par cette franchise a ne le point abandon-
ner ; mais s'elant voulu servir de I'exemple de
madame de Senecey , qui n'avoit point voulu
rentrer dans Paris qu'etant retablie dans sa
charge , il donna temps a la Reine de s'accoutu-
mer a le savoir aupres de Paris , sans souhaiter
de I'approcher davantage , et ne considera pas
que madame de Senecey n'avoit pour obstacle
qu'une personne que la Reine n'aimoit point ;
2S8
au lieu que lui, outre la maison deM. le prince
qui s'opposoit a son retour, il dounoit de i'om-
braf^e au premier ministre , et ne pouvoit gagner
([ue par adresse, pen a pen, ce que la dame
d'lionneur avoit gagne du premier pas. Mais ii
se trompa sansdoute dans la creanee de Tincli-
nation de la Reine pour lui ; et ce fut aussi par
la que M. de Beauvais se perdit insensiblement,
et qu'apres avoir tenu le premier rang et avoir
ete nomme pour cardinal, onenvoya un contre-
mandement secret a Rome , et le laissa-t-on
dans I'antichambre pendant que la Reine entre-
tenoit paisiblement le cardinal , de qui au com-
mencement il n'estimoit pas I'esprit , disant qu'il
n'etoit pas habile homme , puisqu'il n'enlendoit
pas les matieres beneflciales ni les iinances,
parties veritablement fort necessaires pour un
grand ministre.
Voila comme toutes nos affaires alloient a
leur declin; et pour moi, M. Le Tellier, sui-
vant les traces de M. Des Noyers, son predeces-
seur, commencoit des-lors a me traverser dans
ma charge , et se voulant approprier Tautorite
de donner des commissaires pour les revues des
Suisses, songeoit a m'6ter en detail ce que la
Reine m'avoit rendu en gros, par la suppression
de la charge de Lille. II s'y prit pourtant d'a-
bord d'une maniere qui me donna lieu de croire
que son dessein alloit plutot contre les mare-
chaux de France que contre moi, et par les ci-
vilites qu'il me fit, 11 me tint quelque temps
dans cette pensee; mais enfin, voyant que
toutes ces belles paroles n'aboutissoient a
rien, et qu'on ne faisoit qu'alonger de jour en
jour la resolution de ce que je demandois , je
jugeai que ces chicanes venoient d'un autre
principe , et que le cardinal n'y avoit pas moins
de part que dans les delais qu'on apportoit a la
conclusion des affaires de M. de Vendome , a
qui Ton faisoit naitre chaque jour mille obsta-
cles dans I'execution de ce qu'on lui avoit pro-
mis. II est vrai que lui-meme contribuoit bien a
son raalheur; car il faisoit difficulte de prendre
Tamiraute sans I'ancrage , et ne consideroit pas
qu'il devoit, a quelque prix que ce fut, entrer
en charge , apres quoi il lui seroit aise d'etendre
ses droits.
Cependant sa facon d'agir, incertaine et con-
fuse , donnoit assez d'occasion de lui rendre de
mauvais offices. Tant6t 11 s'adressoit au cardi-
nal , et temoignoit lui vouloir avoir robligation
(1) II rc^sulteau conlraire, des M(5moires de Campion,
que le due de Beaufort fit a cetle (5poque une enlreprise
ayant pour but de faire p^rir le cardinal Mazarin. Nous
plarons a la suite <les M6moires de La Chalre le recil
fort circonstanciiS laissf? par Campion, des diverscs tcn-
MRiMOn.ES DE LA CHATRE. [1643]
de ce qu'on feroit pour lui ; un instant apres , il
alloit chercher I'occasion de faire parler a La
Riviere par le marechal d'Estrees, et le conju-
rer de faire reussir ses interets; et au sortirde
la, il essayoit, par des voies obliques, d'enga-
ger M. le prince a le servir. Enfin il ne se pas-
soit presque point d'heure oii il ne change^t
plus d'une fois d opinion et de parti. Mais ce ne
lui etoit pas assez d'allerainsi decoteetd'autre:
il vouloit faire faire le meme badinage a M. de
Reaufort, qui, ayant de son cote ses visions
particulieres, et melant les affaires importantes
avec les bagatelles , vivoit d'une facon si bizarre
avec le cardinal, qu'il lui etoit impossible d'y
prendre assurance. Ce n'est pas que je croie (1)
qu'il ait jamais eu dans I'ameaucun des desseins
qu'on lui a imputes; et je dirai seulement que,
selon la disposition des esprits de mesdames de
Chevreuse et de Montbazon , ses entretiens avec
le cardinal etoient pleins de froideur on de ci-
vilites : si bien que si un jour il lui donnoit lieu
de se louer de lui , le lendemain il le desobli-
geoit , en lui disant qu'il le venoit voir seule-
ment par I'ordre de monsieur son pere.
Si , dans I'etat ou il est , je voulois me plain-
dre de lui, j'en aurois quelque petit sujet,
etant tres-veritablequ'ence temps-la, quoiqu'il
me fit I'honneur de venir souvent manger chez
moi , et que nous passassions la plupart des
apres-dinees ensemble , il ne me faisoit que fort
peu de part de saconduite; etj'ose dire qu'en-
core que je ne sois pas le plus grand politique
duroyaume, s'il se fiit ouvert plus librement a
moi , il ne se seroit peut-etre jamais embarrasse
dans cette facheuse et bonteuse intrigue des
lettres de madame de Longueville, qui arriva
en ce temps-la , et dans laquelle I'amour de ma-
dame de Montbazon le precipita. Sans appro-
fondir davantage la chose , ni imputer la malice
a ceux qui n'en sont pas coupables, je puis
avancer ce mot , que , pour bien prendre
I'affaire, il n'en faut rien croire du tout. Je n'ai
jamais recherche a en etre plus savant; mais si
des le commencement M. de Beaufort m'en eut
parle, je lui eusse conseille, sans en epiucher
davantage la faussete ou la verite, de faire ren-
dre les lettres a madame de Longueville : et je
crois que ce service rendu a une personne qu'on
a autrefois passionnement aimee, et contre qui
le depit nous dure encore, est un reproche bien
sensible qu'on lui fait , et une vengeance la plus
tatives qui furent faites contre la vie de ce ministre. 'II
est cependant a rcmarqucr que presque toutes les per-
sonnes qui ont ccrit des Mi^moircs sur la Fronde, ne
croyaient pas a cette cntreprisc de Beaufort contre la
vie de Mazarin.
MEMOIUKS l)E L^ CUATUE.
honnete et la plus glorieuse qu'on puisse pren-
dre. Mais il se laissa emporter a la passion d'au-
trui , et par I'eclat de cetle rnaudite brouillerie
il acheva de se jeter dans le precipice.
Des-la, veritablement, il y avoit peu d'intelli-
geuce entre M. d'Enghien et lui ; et outre le
souvenir de ce qui s'etoit passe dans le demele
du grand-maftre, et le bruit qui couroit que ce
prince demandoit qu'on maintintson beau-frere,
ie due de Breze , en sa charge, il avoit fait une
reponse a la lettreque M. de Beaufort lui avoit
ecrite sur la naissance de monsieur son fils, ou
il le traitoit fort de haut en bas , pour avoir sa
revanche du petit orgueil qui I'avoit porte a lui
mettre seulement a la souscription : Tres-hum-
ble et tres-affectionne serviteur. Mais quoique
cespetites piques entre deux esprits fiers et glo-
rieux fussent assez capablcs de les porter aux
extremites , il s'y pouvoit encore apporter de la
moderation ; au lieu qu'apres une affaire qui
touchoit directement a I'honneur, il n'y avoit
plus de biais de reconciliation. J'avouequeje
ne parie pas de sang-froid sur ce sujet, ct que
dans tout ce qui s'est passe depuls la mort du Roi,
il n'y a que ce seul point que je regarde avec
regret, et je dirois avec quelque sorte de repen-
tir, sije ne trouvois une infinite de raisons qui
me forcerent a me jeter du cote oil je me mis.
Celles qui m'en devoient detourner etoient que
j'avois presque tout mon bien dans le Berri, et
sous le gouvernement de M. le prince , que je
voyois M. d'Enghien en etat de revenir dans peu
a la cour, ayant augmente I'eclat de la victoire
de Rocroy par la prise de Thionville , qu'on ju-
geoit infaillible; et qu'apres de tels services il
etoit difficile a croire que la Reine appuyat un
autre parti que le sien ; que M. de Longue-
ville avoit toujours agi tres - obligeamment
avec moi , et qu'il y avoit peu de personnes a
qui il parlat plus confidemment. Enfin il y avoit
a remarquer que j'avois I'honneur d'appartenir
de fort pres a madame la princesse , que j'offen-
sois mortellement en m'offrant a madame de
Montbazon , de qui la parente m'etoit et plus
eloigneeet moins glorieuse. Mais aussi de I'autre
cote de puissantes considerations m'appeloient:
presque tons mes amis s'y trouvoient embarques,
et particulierement M. de Guise, qui a son re-
tour en France m'avoit fait des caresses extraor-
dinaires , et sembloit m'avoir choisi pour son ca-
pital ami. J'avois I'honneur de lui etre plus pro.
ehe qu'a qui que ce fut de sa condition ; je I'a-
voisde tout temps fort cheri et honore , et avois
ele le premier auteur de I'ctroite union entre
M. de Beaufort et lui , qui sembloit etre une des
principales causes qui le jetoient dans cette in-
in. c. D. M., T. in.
1643
2S9
trigue. Je croyois aussi qu'indubitablement la
querelle des femmes en formeroit une entre les
hommes , et je ne voulois pas embrasser un parti
pour le quitter le lendemain.
Mais , pour parler franchement , la plus essen-
tielle raison qui me fit declarer fut queje voyois
bien que , quelque bon accueil que me fit le car-
dinal , il avoit peu de bonne volonte pour moi ;
et croyois qu'il etoit necessaire queje prisse un
autre appui aupres de la Reine. D'en esperer de
M. I e prince, quoique jefisse,jesavois bien qu'il
ne choqueroit pas le premier ministre pour moi :
d'en pretendre du cote de La Riviere , ennemi
mortel de mes amis, m'y etoit un obstacle invin-
cible. Si bien queje ne voyois plus que madame
de Ghevreuse qui , cachant sa disgrace le mieux
qu'eile pouvoit , en conservant son ancienne fa-
mi liarite avec la Reine , me paroissoit encore en
etat de me proteger. M'etant trouve joint d'inte-
ret avec ses principaux amis , j'y avois en peu
de temps acquis beaucoup de liberte, et en avois
recu des assurances de me servir en toutes occa-
sions ; mais je I'y voulus encore obliger par
quelque chose d'eclatant , sachant bien qu'etant
vaine et ambitieuse , cela la toucheroit. Je lui
dis qu'en me rangeant du c6t6 de madame de
Montbazon, c'etoit elle premierementque je re-
gardois : ce qu'eile recut comme je I'avois pu es-
perer, et me promit des assistances non pa-
reilles. Je ne parlerai point de toute la suite de
faff aire , parce qu'eile a ete si publique que per-
sonne ne I'a ignoree ; je dirai seulement que si le
sentiment de M. de Longueville eut ele suivi , on
I'auroit etouffee. Mais madame la princesse, sui-
vant I'aigreur de son naturel, et trouvant une oc-
casion de contenter ses anciennes animosites , la
porta al'extremite; et je ne sais si elle n'y fut
point poussee par le cardinal, qui consideroit
notre parti comme forme contre lui, et jugeoit que
c'etoit moins contre M. le prince que contre son
autorite , qui croissoit chaque jour , que s'etoit
faile a I'hotel de Ghevreuse I'assemblee des qua-
torze princes , a laquelle je ne me trouvai point,
la jugeant fort inutile et fort irapertinente.
Deux jours apres I'amende honorable que ma-
dame de Montbazon fut faire a I'hotel de Gonde,
la Reine, etant dans le cercle, m'appela, et me dit
qu'eile croyoit que je n'avois pas su que les of-
ficiers de la maison du Roi ne prenoient point
de parti dans les querelles de la cour, parce qu'il
falloit qu'ils attendissent ce qu'eile leur ordon-
neroit. Je lui repondis que je I'avois ignore ;
mais que , quelque parti que je pusse prendre ,
ccla ne pouvoit prejudicier a I'obeissance queje
rendrois toujours a ses commanderaens. Elle re-
pliqua que, me rendant suspect a fun des partis,
19
MEMOIRES DE I.A. CHATRE. fl643]
290
cela me mettroit presque hors d'etat de bien !
suivreses ordres, et,finissant son discours, elle
me temoigna qu'il falloit qu'uue autre fois je
demeurasse neutre.
Le lendemain je fus voir le cardinal qui ,
m'ayant recu avec plus d'appareuce de fran-
chise qu'auparavant , me dit que la Reine lui
avoit parle de ce qu'elle m'avoit dit; et comnie
je m'etois inforrae de ce que je pouvois alleguer
la-dessus , je lui repondis que , puisque la Reine
desapprouvoit mon action , j'en etois corrige
pour jamais ; niais que si j'avois failli , ma faute
n'etoit pas sans exemple ; et je lui citai la-des-
sus celui de feu M. d'Epernon , dans la querelle
de M. le comte et de M. de Guise. II me dit que
la Reine avoit beaucoup de raisons de desirer
que cela ne se fit plus , et m'exhorta, comme
mon ami, a demeurer dans le dessein que je lui
lemoignois d'obeir ponctuellementa Sa Majeste.
Je lui fis encore ensuite deux ou trois visites ,
dans lesquelles il me traita si bien , que je cms
que peut-6tre ne seroit-il pas fache de m'obliger
dans mes interets, puisqu'il avoit bien voulu
servir un de mes parens a ma recommandation.
Je lui parlai done de ce qui etoit a demeler entre
M. Le Tellier et moi ; et , par uu Meraoire que
je lui donnai , je lui expliquai assez nettement la
chose ; et en le quittant j'ajoutai que c'etoit la
plus importante affaire que je pouvois avoir. Ses
reponses furent fort civiles et affectionnees ; mais
lorsque je lui en parlai , je le trouvai beaucoup
plus froid , et il me fitun long discours pour me
montrer qu'il y alloit fort du service du Roi en
ce que je lui demandois, et conclut en me disant
que, pour ce qui seroit de mon interet, il falloit
que j'eusse satisfaction , et que je ne m'atta-
chasse pas b. conserver un droit qui tiroit a trop
grande consequence. Je lui repondis que mes
predecesseurs en la charge en avoient joui ; et
que, pour ce qui 6toit de moi, tons ceux qui me
connoissoient savoient que le bien et I'interet me
touchoient peu, et que I'honneur etoit ce qui me
faisoit agir , et ce que je cherchois dans I'affaire
dont je I'entretenois. Je doute si cette declara-
tion si franche de mon humeur lui plut , mais
je sais bien qu'il me quitta sans me donner dc
grandes esperances.
Ce fut ce jour-la , ou le suivant, qu'arriva le
dernier trait de la disgrace de madame de Mont-
bazon chez Renard ; je n'y arrival que comme la
Reine en sortoit , et fus tres-surpris et fache de
ce desordre. M. de Metz m'est temoin de ce que
jedis a madame dc Montbazon , et combienjela
blAmai d'avoir fait de I'affaire de madame la
princesse cellc de la Reine. Cependant Sa Ma-
jeste mc fit le lendemain I'honneur de me compter
entre les conseillers de cctle belle disgraciee , et
temoigna que les choses qu'elle avoit dites de-
vant madame la princesse , contre ceux par
I'avis de qui elle etoit demeuree dans le logisde
Renard , etoient particulierement adressees a
moi. J'en fus averti incontinent ; mais me sen-
tant entierement innocent , je jugeai n'en devoir
point faire d'excuses , et crus que je ne jmuvois
entrer en eclaircissement sans parler en quelque
sorte contre I'exilee: ce qui n'etoit pas de mon
humeur. Cependant je m'apercevois bien qu'on
tiroit mon affaire en longueur pour I'une de ces
deux fins , ou de me faire faire quelque esca-
pade et quelque trait bizarre , ou bien d'ennuyer
les Suisses par le retardement , etde me decredi-
ter aupresd'eux.
Ainsi je pensai que je devois me hdter d'en
voir la conclusion , et fus trouver madame de
Chevreuse a qui je dis qu'aux termes ou etoient
les choses , je ne la venois pas prier de parler
pour moi , sachant bien qu'elle avoit des inte-
rets plus importans a demeler; mais que je ve-
nois seulement lui dire qu'il falloit que je me
pressasse , et qu'avant que de le faire je lui en
avois voulu rendre compte. Elle appela Campion
en tiers a notre conversation , et me repondit que,
si j'eusse pu me donner huit jours de patience,
elle croyoit que dans ce temps-la elle cut pu faire
mon affaire hautement; mais puisque je ne pou-
vois differer , que je cherchasse mon appui ail-
leurs , et que je demeurasse seulement toujours
de ses amis. Je crois que ce discours ne s'est
point etendu plus avant que nous ; mais je sais
bien que le lendemain etant alle parler au car-
dinal , il me temoigna avoir peu d'inclination a
me favoriser, et apres plusieurs difficultes, quoi-
que je I'assurasse que je desirois lui avoir I'obli-
gation de la chose, il me dit qu'il n'etoit pas seul
dans le conseil , et qu'il falloit que j'en parlasse
aux autres. Je jugeai bien des-la mon affaire
perdue ; mais ne trouvant point d'autre biais
d'en sortir, et voyant que M. Le Tellier avoit
obtenu par provision ce qu'il dcsiroit contre
moi, je me resolus a parler a Son Altesse Royale
et aux autres personnes qui avoient entree dans
le conseil ; mais durant ce temps le procede de
mes amis ruinoit tout ce que je pouvois etablir.
M. de Beaufort , soit par amour , soit par or-
gueil, se montroit outre de I'exil de madame de
Montbazon ; et quand la Reine vouloit parler a
lui, il s'en eloignoit avec une maniere si dedai-
gneuse, que cela seul etoit capable de detruire
; toute I'amitie qu'elle cut pu avoir pour lui. Je
m'en apercus un soir, et lui fis des reproches
d'agir ainsi en enfant ; mais au lieu de me payer
. de raisons , il ne me repondit (ju'avec des trans-
MEMOIRES I)E UK CllATKE. [|G4;5]
291
ports et des boutades fort imprudentes. Comme
il avoit moins d'occupation qu'a I'ordiuaire , il
me venoit chercher tres-souvent ; et pour moi,
quoique je le visse en assez mauvaise posture ,
par amitie et par houneur je ne voulois point
m'eloigner de lui. II est vrai que lessoirsje ne
le voyois pas si frequemnient , et que je doute
s'il passoit toutes les nuits dans Paris.
M. de Vendome ne voyant point son affaire
s'aehever, le tourmentoit tous les jours pour le
faire raccommoder avec le cardinal ; et ne pou-
vant rien gagner sur lui de ce cdte , il erut qu'il
falloit s'unir absolument avec La Riviere. II le
fit done presser plus que jamais par le marechal
d'Estrees, et lui fit offrir I'amitie de M. de
Beaufort. La Riviere ecouta eette proposition
avec beaucoup de joie; et ayant pris rendez-
vous chez le merae marechal d'Estrees , il fut
surpris de n'y voir que M. de Mercoeur avec
monsieur son pere , et point du tout M. de Beau-
fort. Des-la 11 se tint pour fourbe ; et quoique
M. de Vendome I'assurat qu'il lui ameneroit
son fils au premier jour , et lui alieguat quel-
que obstacle qui I'avoit erapeche de venir, il ne
voulut jamais entrer en matiere ; et s'etant se-
pare civilement de la conversation , il s'unit
des le lendemain avec le cardinal , avec qui
jusqu'alors il n'avoit pas eu une intelligence
parfaite. M. le prince entra en tiers eu cette as-
sociation , dont je crois que le premier article
fut la mine de M. de Beaufort. Et de fait , deux
jours apres, la Reine etant allee au bois de
Vincennes faire collation chez M. de Chavigny,
il y fut et en eut une assez mauvaise recep-
tion. Je ne sais si cela le piqua , mais il s'en re-
vint aussitot a Paris, et, etant all6 au Louvre
y attendre le retour de Sa Majeste , il y trouva
le cardinal, a qui , a ce qu'on dit , il fit quel-
ques questions s'il sortoit , qui le mirent en
alarme. Quelque temps apres on le vint avertir
qu'il y avoit des cavaliers sur le quai, qui sem-
bloient attendre quelque chose ; apres cela il
ne douta plus qu'on ne le voulut assassiner ; il
le publia hautement , et envoya querir tous les
braves qu'il put pour sou escorte. Le lende-
main, j'appris cette nouvelle de M. de Metz ;
et etant alle au Luxembourg, j'y trouvai M. de
Guise, que j'apprehendois de voir embrouille
dans ce mauvnis bruit ; je trouvai qu'il I'igno-
roit encore. Nous attendimes ensemble le re-
tour de Monsieur , qui parla fort sobremcnt de
la chose ; mais La Riviere la releva hautement,
et dit qu'il y alloit de I'autorite de Son Altesse
Royale de maintenir les ministres en siirete.
J'eusse bien voulu voir M. de Beaufort; mais
il ctoit alle a la campagne voir monsieur son
p^re , et n'en revint que le soir : ce qui acheva
de le perdre ; car peut-etre que s'il eut ete chez
le cardinal , il se fut eclairci avec lui, et n'au-
roit point ete arrete. On lui conseilla de s'en al-
ler pour quelques jours a Anet ; mais il se con-
fioit si fort a la bonne volonte de la Reine pour
lui , qu'il s'en voulut venir dioit au Louvre.
Pour moi , ayant ete I'apres-dlnee chez le car*
dinal I'assurer de mon service , et lui offrir de
faire avancer une rote des gardes-suisses poui
I'accompagner , j'en fus recu fort civilement ,
quolqu'il refusat mon offre ; il fit semblant de
croire que ce bruit etoit faux ; mais je lui trou-
vai pourtant le visage et la contenance d'un
homme fort etonne. Le soir , en entrant au
Louvre , j'y appris sous la porte la prise de
M. de Beaufort. La connoissance que j'avois de
mon innocence fit que , sans balancer, je raon-
tai en haut, et trouvai dans la salle des gardes
de la Reine le cardinal , qui sortoit accompa-
gne de trois cents gentilshommes. II me sahia
assez civilement ; mais de toute sa suite , Na-
vailles , Piennes et Saint-Maigrin furent les
seuls qui me voulurent connoitre et aborder.
Je trouvai dans le petit cabinet de la Reine ma-
dame de Chevreuse , h qui je parlai quelque
temps ; et ayant demande par plusieurs fois si
je ne pourrois point voir ce pauvre prince , et
ayant su de Guitaut meme que non , je ra'en al-
lois, lorsque la Reine me fit appeler dans sa pe-
tite chambre grise, et me commanda de faire
venir deux compagnies suisses le lendemain a
six heures du matin , devant le Louvre.
IN'ayant pu des le soir voir personne de I'hfi-
tel de Vendome, j'y alia! le lendemain matin
meler raes soupirs avec ceux de toute cette
raaison affligee, et appris de M. de Vendome ,
a qui Monsieur en avoit fait entendre quelque
chose, la confirmation de ce que m'avoit dit le
soir d'auparavant M. de Guise , que j'etois du
nombre de ceux qu'on devoit eloigner de la
cour. Ce bruit me f^choit mediocrement; et je
ne sais par quelle prescience de mon malheur
je souhaitois le bannissement plus que je ne le
craignois. J'en allai, au sortir de la, attendre
la nouvelle chez messieurs de Bethune et de
Montresor, qui etoient menaces du meme acci-
dent, et qui en recurent une heure apres le
commandement en ma presence. Ce n'est pas
qu'ils eussent tant de liaison pour I'heure avec
M. de Beaufort, qu'ils dussent participer a sa
disgrace ; mais c'est que La Riviere ne voulut
jamais promettre au cardinal de faire consentir
son maitre a la prise de ce pauvre prince, qu'il
ne I'assurat en meme temps d'exiler ses deux
ennemis ; et je crois que Monsieur m^me y con-
19.
2<)2
MEMOIHES Die LA CHATllE. [l6-13]
tribua de son a\ is, ctant mortellement ulcere'
fontre M. do Montrcsor de ce qii'il I'avoit quit-
te , et n'ayant pas aussi oiiblie que tout ce qu'il
avoit pu dire iui-meme et faire dire en sonnom
au comte de Bethune, I'hiver d'auparavant ,
pour I'adoucir envers La Riviere , n'avoit de
rien servi, et qu'il avoit fallu lui envoyer un
eommandement du Roi pour cela. On fit, le
nieme jour, partir M. de Chateauneuf de Mout-
rouge , et Saint-Ibal eut aussi ordre de se reti-
ler. Ce qui fut la recompense des services que
Reringhen avoit rendus au cardinal, qui le de-
li vra de la presence d'un homme qui en parloit
partout avecun mepris horrible.
Pour moi , je croyois a chaque moment ac-
erottre le uombre des proscrits ; mais enfin ,
Tapres-diner, on me vint assurer que j'etois ga-
ranti du naufrage, et que la protection de Mon-
sieur ra'en avoit sauve. J'avois peine a cora-
prendre que celui que je n'avois jamais servi
me preserv^t des malheurs que m'auroit pre-
pares celle a qui je m'etois devoue si fidele-
ment. Neanmoins , cette nouvelle m'etant con-
firmee de trois ou quatre endroits , et meme de
rhotel de Guise , je crus Ten devoir aller re-
mercier. Etant alle le soir au Louvre, la Reine
ne me regarda pas , de quoi je m'etonnai pen ,
dans une si recente disgrace de mes meilleurs
amis. Mais je fus assez surpris lorsqu'apres
avoir ete le lendemain dire adieu a M. de Ven-
dome, qu'on chassoit quoique assez malade , je
m'en allai au Luxembourg, et y ayant fait a
Son Altesse Royale le compliment que je lui
devois pour le bon office qu'on disoit qu'elle
m'avoit rendu , j'en recus une reponse fort
froide, et qui contenoit presque un desaveu de
ce qu'on publioit qu'il avoit entrepris en ma
faveur.
Je recommencai des ce jour a faire les fonc-
tions de ma charge a I'ordinaire ; et ayant es-
saye le lendemain, inutilement, de voir le car-
dinal , qui avoit pris medecine , j'y retournai le
jour d'apres , et en recus un accueil fort froid ,
ne m'ayant jamais parle qu'en tierce personne,
et comme s'il se fut plus tot adresse a toute la
compagnie qu'a moi. Je fis cette premiere vi-
sile assez courte ; et y etant reveuu deux ou
trois fois dans la seniaine suivante , je n'en eus
jamais que des reverences fort serieuses, et pas
une parole. Des-la je jugeai mes affaires en fort
niauvais etat ; mais je ne doutai plus qu'elles ne
fussent entierement ruinees, lorsque j'appris
(pie Monsieur, en presence du cardinal, avoit
presque tourne en ridicule le remerciment que
je lui avois fait , et avoit conte tout haut qu'il
m'avoit nie de m'avoir servi. Je fus redcvable
dc cet avis a M. de Longueville qui, malgre
tons les demeles passes, m'avoit fait I'honneur
de demeurer de mes amis, et s'etoit offert , des
la prise de M. de Beaufort , a me servir. Je ne
doutai point que La Riviere n'eiit opere en ce
rencontre, et priai M. de Brienne, a qui je
contai toute la chose, de la vouloir dire a la
Reine, et lui temoigner que mon compliment
n'avoit point ete pour chercher une autre pro-
tection que la sienne ; et le conjurai d'entrer un
peu plus en matiere s'il s'y trouvoit un jour. II
le' fit, et eut pour reponse de Sa Majeste qu'elle
me croyoit trop homme d'honneur pour avoir
trempe dans la conjuration qu'on imputoit a
M. de Beaufort ; mais qu'il y avoit eu de I'im-
prudence dans ma conduite. Ne trouvant pas
beaucoup d'aigreur dans cette reponse , je crus
que, sije lui parlois moi-meme, peut-etre s'ou-
vriroit-elle davantage. Je pris done mon temps
comme elle me donna I'ordre , et lui ayant re-
confirme ce que M. de Brienne lui avoit dit dc
ma part , elle me dit seulement avec froideui
qu'elle le croyoit, et s'eloigna de moi. On me
conseilla de me rendre soigneux de la voir a
toutes heures : ce que je fis avec toute I'assi-
duite qu'il me fut possible; et dans ce meme
temps M. de Liancourt etant arrive a Paris , je
le priai de dire au cardinal que je lessentois la
captivite de M. de Beaufort avec une douleur
infinie; mais que c'eloit sans murmurer et
sans perdre le respect que je lui devois, et
que je lui demandois qu'il me considerat comrae
un homme qui songeoit a faire sa charge, et rien
davantage. Sa reponse fut que j'avois refuse
d'etre de ses amis, et que ce qu'il pouvoit faire
par generflsite etoit de ne me point faire de mal.
Cependaut je voyois que le marechal de Bas-
sompierre, qui m'avoit jusqu'alors temoigne
tant d'amitie , et qui meme etoit venu diner
chez moi huit jours devant , s'eloignoit de moi ,
et ne me parloit plus qu'en crainte. Un soir,
dans le petit cabinet de la Reine , il m'avertit
de songer a moi , et m'apprit la disgrace de M.
deBeauvais, a qui Ton fit faire une querelle
sans sujet par M. le prince, pour avoir lieu de
le bannir. II ne me dit la chose qu'en gros et
en trois mots; et puis se retira de moi sans me
vouloir parler davantage, comme s'il eiit appre-
hende qu'on ne nous eut vus en conversation.
Un jour apres, trouvant un de mes amis, il se
mit a lui blamer ma conduite , et a m'accuser,
entre autres choses , de voir souvent madame
de Chevreuse. II est vrai que, m'etant dit son
serviteur avant sa chute, je ne m'eloignai pas
d'elle lorsqne le malheur de M. de Beaufort
avanca le sien, et qu'allant , comme j'ai dit ,
MEMOIBES nV. LA CHATRE. [(643]
fort souvent au Louvre , dont son logis etoit fort
proche, j'y allois altendre la fin des prieres de
la Reine, et I'heure de son souper : mais mes
visiles n'etoient point particulieres, et mes-
sieurs de Guise, de Retz, et vingt autres per-
sonnes y venoient aux memes heures. Je fus
raeme un des premiers qui lui conseiiiai d'es-
sayer a se raccommoder avec le cardinal , et lui
eonfirmai le dessein d'y employer M. de Lian-
court, qui Vy servit avec grande chaleur , mais
sans aucun fruit ; le cardinal se plaignantqu'elle
lui avoit manque de parole, et disant qu'elle sa-
voit bien de quoi elle etoit demeuree d'accord
avec la Reine.
Nous ne savions ce que c'etoit, parce qu'elle
cacha sa disgrace jusqu'a la fin; mais nous
apprimes enfin que, le soir memede la prise de
M. de Beaufort, s'etant offerte a faire sans re-
pugnance tout ce que la Reine lui ordonneroit,
Sa Majeste lui dit qu'elle la croyoit iiinocente
desdesseins du prisonnier ; mais que ueanmoins
clle jugeoit a propos que sans eclat elle se re-
lirat a Dampierre , et qu'apres y avoir fait quel-
que sejour elle s'en allat en Touraine. Depuis
ce soir elle ne fut qu'une seule fols au Louvre,
et n'auroit pas tant demeure a faris, si elle ne
sefut opiniatree a toucher, avant que d'en par-
tir, quelque argent qu'on lui avoit promis. Tous
les jours il venoit des emissaires de la Reine et
du cardinal la solliciter de s'en aller ; et entre
autres, Montaigu etant venu un jour lui parler ,
elle lui demanda s'il etoit vrai qu'on chassat en-
core beaucoup de gens , et parut surtout curieuse
de savoir si Ton m'otait ma charge , temoignant
me plaindre , et prendre part a mon malhcur.
Cette question etant rapportee au cardinal ,
fut le dernier coup de ma mine 5 et des le len-
demain la Reine dit au marechal de Bassom-
pierre qu'elle lui vouloit I'cndre sa charge: ce
qu'il refusa d'abord , a ce que Ton m'a dit. Ce
bruit, s'etant epandu par la ville, vint jusqu'a
moi et fit que jepriai M. deLiancourt de faire
, encore une tentative aupres du cardinal. II me
dit que, sans que je Ten eusse soUicite , il lui
en avoit parle plusieurs fois, et n'en avoit point
eu de satisfaction ; si bien qu'il jugeoit neces-
saire que quelque autre lui aidat a rentrer dans
ce discours. Le coramandeur de Souvre me pro-
mit de me rendre cet office ; et eux deux en-
semble ayant pris leur temps des le soir, ils
trouverent un homme fort aigri , et qui a peine
les vouloit ouir, assurant toiijours pourtant qu'il
ne me feroit point de mal. Ce dernier effort
etant demeure inutile , je jugeai que je devois
tout apprclicndcr , et pris des lors mes resolu-
tions. En ce mcme temps ma femme, etant arri-
293
vee a Paris , alia voir madame la princesse, avec
qui la devotion lui avoit donne quelque intrigue
et quelque familiarite; elle eut avec elle une
longue conversation , oil elle declama furieuse-
ment contre moi , faisant paroitre pourtant, a la
fin de son discours, qu'elle desiroit de me voir.
Elle mena ensuite ma femme aux Carmelites ,
ou elle et madame d'Aiguillon la presenterent
a la Reine, et tacherent de I'adoucir pour moi;
mais ils la trouverent trop obstinee a me perdre,
et deja , disoit-elle , engagee de parole au mare-
chal de Bassompierre. Madame d'Aiguillon la
mena le soir chez le cardinal, qui lui dit la
meme chose , et I'assura que si elle fut venue
trois semaines plus tot , il y auroit eu lieu de
me sauver. Voyaiit ainsi tout le monde bande
contre moi, je me resolus de ne point voir la
Reine , de peur de recevoir un commandement
de sa bouche , et d'etre reduit a la refuser en
face ; et ayant trouve Saint-Luc , qui m'assura
de la part de son oncle qu'il ne contribuoit point
a mon malheur, et qu'il ne vouloit point de ma
charge, je lui dis que je lui demandois seule-
ment qu'il ne la prit point sans ma demission :
ce qu'il m'assura qu'il feroit.
Le lendemain , je fus voir madame la prin-
cesse, qui d'abord s'emporta fort contre moi.
Je souffris ce qu'elle me voulut dire, et, ne vou-
lant pas justifier mon procede , pour ne la pas
choquer entierement ni aussi le condamner,
parce que cela m'auroit paru honteux, je reje-
tai tout cequi s'etoit passe sur mon malheur, et
sur des rencontres inevitables. Elle donna plu-
sieurs attaques sur le pauvre M. de Beaufort ,
auxquelles je repartis le plus modestement et le
plus fermement que je pus, etsortis d'avec elle,
la laissant en apparence fort adoucie. En effet ,
quoiqu'elle cut un peu sur le coeur que je ne lui
eusse point demande son assistance, elle promit
a ma femme d'empecher ma mine , et lui dit
que je me trouvasse le lendemain chez elle a
I'arrivee de monsieur son fils. Je passai le reste
du jour en I'attente du commandement; et la
lendemain matin, ayant su que le marechal de
Bassompierre sembloit trouver etrange qu'apres
tant de civilites qu'il ra'avoit faites je ne lui eu
rendisse pas une , j'allai chez lui , ou il me re-
petales memes assurances que Saint-Luc m'a-
voit donnees de sa part ; et pour remede contre
la persecution qu'on mepreparoit, il me con-
seilla de ne point donner ma demission : ce que
je lui protestai que je ferois.
Je metrouvai I'apres-dinee a I'arrivee de M.
d'Enghicn , a qui madame sa mere me prcseuta,
et en fus fort bien rccu. Monsieur son perc, que
je vis un instant aprcs , me fit quclques ropro
2U1
MEMOIUES DE LA CHATKE. [l643]
dies , mais sans s'emporter, et m'assura qu'il ne
me nuiroit point. Ne voyant plus cette raaison
aigrie contre moi, au contraire madame la prin-
cesse ayant dit ce jour-la que mon affaire etoit
la sienne, il me restoit encore quelque espe-
rance, fondee principalement sur cette haute
reputation du marechal de Bassompierre , que
je croyois trop genereux pour contribuer a ma
perte apres ce qu'il m'avoit promis , et la priere
qu'il avoit faite a M. de Longueville d'assurer
madame la princesse que , bien loin de le deso-
bliger en me servant , il le tiendroit a faveur, ne
pretendant point me depouiller.
Cependant n'ayant point ete depuis deux ou
trois jours au Louvre, je jugeai a propos de
faire dire a la Reine, qu'apres le bruit qui avoit
couru, je n'avois ose par respect me presenter
devant elle pour faire ma charge, quoique je la
crusse trop juste, et me sentisse trop innocent
pour appiehender sa disgrace. Je priai M. de
Brienne de me rendre cet office, et de voir aussi
le cardinal , pour lui dire que , quelque bruit
qui couriit, je ne pouvois croire mon malheur ,
sachant bien que je n'avois jamais manque con-
tre la fidelite que je devois a la Reine, ni contre
le respect qui etoit dii a Son Eminence. J'eus
reponse de ce dernier point des le jour meme,
et sus que le cardinal n'avoit point temoigne
d'animosite contre moi,et avoit parle comme
s'il y eiit eu encore quelque esperance de me
raccommoder. Mais pour le premier point , M.
de Brienne, m'etant venu voir le lendemain ma-
tin, me dit que, comme il ouvroit la bouche
pour parler de moi a la Reine, elle I'avoit pre-
venu, et lui avoit dit que, le sachant mon ami,
elle I'avoit choisi plutot que M. Le Tellier,avec
qui elle avoit appris que je n'etois pas bien ,
pour me venir ordonner de lui envoyer la de-
mission de ma charge, et ne lui avoit allegue
autre raison dececommandement, sinon qu'elle
vouloit rendre justice au marechal de Bassom-
pierre. Ma reponse fut que je m'estimois le plus
malheureux homme du monde d'avoir pu de-
plaire a la Reine , et que ma seule consolation
etoit que ma conscience ne me reprochoit point
de I'avoir offensee, ni en bagatelles, ni en cho-
ses serieuses : que , pour ma charge, elle en
etoit la maitresse absolue, et qu'elle en pouvoit
disposer; mais que je la suppliois tres-humble-
ment de trouver bon que je n'y contribuasse
point ; que , I'ayant prise huit mois auparavant
a la vue de toute la France par son commande-
ment, il sembleroit que je me sentirois coupa-
ble de quelque grand crime, si je consentois si-
t6ta m'en depouiller; et qu'enlin, pour les pe-
tits services que j'avois essaye de lui rendre, je
ne lui demandois point d'autre grace que la
permission de me retirer chez moi pour y plain-
dre mon infortune, et attendre un temps plus
favorable a mon innocence : ce que j'esperois
quelque jour, parce que je croyois Sa Majesty
juste, et que je savois que Dieu I'etoit.
M. de Brienne , ne pouvant absolument im-
prouver ma resolution, me dit seulement que si
j'en voulois prendre une autre on pourroit me
menager, outre la recompense entiere de ma
charge, quelques avantages, comme des brevets
de chevalier du Saint-Esprit , de marechal-de-
camp , de deux mille ecus de pension , et d'as-
surance de recompense de la premiere charge
vacante. Je me moquai de toutes ces graces fri-
voles, et me separai de lui, apres I'avoir prie
de rapporter exactement ma reponse a la Reine.
Une heure apres , j'appris de ma femme que ma-
dame la princesse s'etoit excusee a elle-raeme
de I'assistance qu'elle avoit promis de me rendre
sur la consideration du marechal de Bassom-
pierre , qui Ten avoit priee , a ce qu'elle disoit,
quoique I'autre le iiiSt.
Ne jugeant pas a propos, apres ma reponse,
de demeurer chez moi , je me retirai chez un
de mes amis , et le soir j'appris , d'une personne
de tres-grande condition, que, s'etaut trouvee au
Louvre , elle avoit vu quelque remuement parmi
les gardes de la Reine, et avoit eu certitude
qu'il y avoit ordre de m'arreter. Si j'eusse cru
mon sentiment , je serois demeure dans Paris ,
pour voir si Ton pousseroit injustice jusqu'au
bout ; mais mes amis ne I'approuvant pas , des
le lendemain matin je fus a la campagne. Quel-
ques jours apres j'appris que la Reine, Monsieur,
M. le prince , le cardinal , ou pour mieux dire
en un mot , toutes les puissances etoient achar-
nees contre moi , et que le marechal de Bassom-
pierre commencoit a changer son premier dis-
cours et a dire qu'ayant taut de droits a la
charge, il ne pouvoit la refuser s'il falloit que je
la perdisse et que la Reine la lui jetat a la tete;
mais qu'il n'y entreroit jamais que je ne fusse
entierement satisfait. Contre un si grand orage
je ne trouvois que peu ou point d'amis : M. de
Liancoiirt, qui seul a fait paroitre pour moi de
la vigueur et de la generosite , etoit a la cam-
pagne ; presque tons les autres m'abandonnoient
peu a peu , et ceux qui me restoient etoient ou
enveloppes dans le meme malheur que moi, ou
dans I'impuissance de m'assister.
Des premiers, les uns, comme M. de Brienne,
me proposoient des avantages en obeissant , et
des persecutions en resistant; d'autres, meme
des plus qualifies , complaisans aux puissances
ou incites par mes cnnemis , m'ecrivoient des
MEMOIllES DE LA CHVTUE
Ictlres pour m'intimider, et me vouloient faire
apprehender qu'on ne me traitat de rebelle , et
qu'ainsi mes biens ne fussent coulisques et mes
maisons rasees. Enfin il se passoit pen de jours
ou je ne recusse cent avis differens, qui ne m'e-
branloient point du tout. Au bout d'un mois ,
me voyant toujours dans les memes sentimens ,
la Reine lit faire une declaration par laqueiie le
Roi publioit que la demission du marechal de
Bassompierre etoit nulle , comme ayant ete don-
uee en prison , et sous une promesse de le mettre
en liberie, qu'on ne lui avoit pas tenue; et cassoit
toutes les provisions donnees en consequence au
marquis de Coislin et a moi , remettant le ma-
rechal en charge sans qu'il etit besoin de nou-
veau serment , a condition de me payer dans
quinze jours, en un paiement, les quatre cent
mille livres qu'il en avoit touchees pour recom-
pense, ou de consigner cette somme a I'epargne,
en cas que je ne donnasse pas uu pouvoir va-
lable pour la recevoir.
Cette declaration , dressee par le chancelier
et ecrite de sa propre main , me laissoit a courre
apres les vingt-deux mille ecus que j'avoisdon-
ues de surplus ; neanmoins craignant que je ne
les repetasse contre lui , avec qui j'avois traite
comme tuteur de ses petits-fils de Coislin, il
prit un brevet du Roi de pareille somme, pour
me le donner en paiement. J'appris cette nou-
velle qui ne m'emut point, avec une autre qui
metoucha beaucoup davantage , qui fut un dis-
cours que madamede Brienue voulut faire croire
a ma femme qu'elle avoit eu avec la Reine sur
mon sujet , ou Sa Majeste , blamant ma deso-
beissance, avoit jure, disoit-elle, devant le
Saint-Sacrement qu'elle avoit contre moi des
choses capables de me perdre, qu'elle ne vou-
loit point pousser par pure bonte, J'avoue que
ce discours me mit si fort en colere, qu'a I'heure
meme j'ecrivisa M. de Brienneque,tant qu'il ne
s'etoit agi que de ma charge et de ma fortune ,
j'avois souffert sans murmurer ; mais que je ne
pouvois , sans me plaindre , ouir dire qu'on at-
taqucit mon innocence , et qu'on me voulut noir-
cir aupres de la Reine, a qui , en cette occasion,
je ne demandois que justice, la suppliant, si
j'etois coupable , d'ordonner au parlement de
laire mon proces , etant pret d'entrer en la Con-
ciergerie toutes les fois qu'elle lui voudroit don-
ner connoissancede mes lautes. G'etoit la le sens
de ma lettre (1) , qui etolt en termes un peu plus
etendus.
M. de Brienne la trouvant peut-etre trop
(1) C'estla IcUrc qui est a la Gn des M^moiros de La
Chalrc , ci-nprcs , page 296.
[1G43] 295
bardie , ne voulut pas la montrer a la Reine, et
se contenta (que je pense) d'eu faire part au
cardinal , qui n'etoit pas ce que je d^sirois de
lui. Cependant le marechal de Bassompierre ,
voyant que tout ce qu'on m'avoit pu dire jus-
qu'alors ne m'avoit point fait changer de des-
sein , et ayant ordre de la Reine de se resoudre
a se deshonorer en prenant ma charge, apres
tant de paroles donnees du contraire, etoit en
d'etranges inquietudes , et travail loit chaque
jour, par mille biais differens , a me faire par-
ler pour me rendre moins opiniatre. Enfin, se
disant extremement presse par la Reine, il fit
faire trois sommations a ma femme de recevoir
son argent , et en donner quittance valable a la
troisieme, Elle ayant fait reponse qu'elle 6toit
prete a donner quittance pourvu qu'on lui ap-
portat tout son argent , cela I'avoit encore mis
en peine , n'ayant pas le quart de la somme, et
toute sa pensee etant de consigner en papier,
par la faveur de M. d'Eraery. II fit demander
qu'on lui montr^t ma procuration ; et sur le re-
fus qu'on en fit , jugeant que ce n'etoit qu'un de-
lai , il dit que si dans quatre jours on ne la lui
montroit, il cousigneroit, et des-lors il entra en
charge.
Dans cette extremite , quoique je fusse encore
dans la meme pensee qu'au commencement, je
trouvai tous mes amis de contraire opinion, qui
me representerent que c'etoit perdre et ma
charge et mon bien a credit, puisque laissant
consigner a I'epargne ( ce qui ne se feroit qu'en
papier) , c'etoit jeter mon argent dans un gouffre
d'oii je ne le retirerois jamais ; que j'aurois af-
faire a un vieillard , officier de la couronne et
raffine courtisan , qu'il m'etoit comme impos-
sible de deposseder tant qu'il vivroit; et qu'a sa
mort, si je ne me trouvois bien a la cour, je ne
rentrerois point dans ma charge ; que ma desobeis-
sance feroitqu'on mepousseroit jusqu'au bout ; et
que je voyois bien que celui qu'on me mettoit en
tete etoit un homme hors d'cige de pousser mes
ressentimens , et un fourbe qui , m'ayant man-
que tant de fois de parole, se rendroit volontiers
I'instrument de toutes les tyrannies qu'on vou-
droit exercer contre moi, Toutes ces raisons ,
jointes a la consideration d'une femme grosse et
de trois enfans que je pouvois rendre miserables
par ma mort , me firent enfin ceder; et je crus
que , quelque raison que j'eusse dans mon des-
sein , le sentiment de tant de personnes pru-
dentes et genereuses devoit elre prefere au mien.
Ainsi je fis dire a M. de Brienne que j'etois pret
a obeir et a recevoir mon argent; et lui me
promit , de la part de la Reine , tout ce qu'il
m'avoit propose le jour qu'il mc dcmandama de-
296
MEMOIAES Dli LX
mission. Ensuite je donnai ma procuration a ma
femme , apres avoir fait des protestations qu'on
me dit me pouvoir servir quelque jour, a quoi ,
pour dire le vrai , je n'ai guere de eonfiance , et
si j'ai garde ma demission , c'a ete seulement
parce que je m'etois engage des le commence-
ment a ne la point donncr, et non pas par espe-
rance qu'il puisse jamais arriver un assez grand
cliangement pour m'en prevaloir. Ne m'etant
jamais attache qu'a la Reine , et me trouvant
ruine dans son esprit , je ne trouve pas de res-
source tant qu'elle sera en puissance ; et lorsqiie
notre Roi sera en age de gouverner lui-meme ,
il se trouvera une si grande disproportion entre
son age et le mien , que je n'y puis jamais pre-
tendre d'acces ni de familiarite.
Les choses qui se sont passees dans mes af-
faires , ensuite de ce que j'ai ecrit ci-dessus ,
ont ete si connues de tout le monde , que ce se-
roit un discours fort ennuyeux de vouloir exa-
gerer encore les fourbes du marechal de Bas-
sompierre , les foiblesses de M. de Brienne, et
les longueurs et manquemens de paiole desmi-
nistres. Je me suis deja peut-etre trop arrete a
des choses peu importantes; mais comme jen'ai
fait cette relation que pour mes proches et mes
amis tres-particuliers, ils auront la bonte d'en
excuser les defauts ; et si mon discours ne leur
paroit pas fort eloquent , ils le trouveront au
moins plein de securite et de verite. Je serai ra-
vi s'il leur donne quelque satisfaction , et aurai
obtenu la principale fm que je me suis proposee,
s'ils connoissent qu'en beaucoup de choses j'ai
ete plus malheureux qu'imprudent , et que dans
celles ou j'ai manque, c'a ete par des principes
de generosite et de fidelite dont je ne me depar-
tirai jamais, quoiqu'ils ne m'aient pas bien suc-
cede.
Lettre de M. de La Chdlre a M. de Brienne.
Monsieur ,
Tant que le malheur ne s'est attaque qu'a ma
CUATRE. [l()43]
fortune, et que j'ai cru n'avoir rien a appreheu-
der que la perte de ma charge, j'ai souffert ma
disgrace sans murmure , et me suis resolu sans
peine a attendre qu'un temps plus favorable me
donnSt lieu d'esperer plus d'avantage. Mais,
maintenant que j'apprends qu'on en veut a mon
innocence , et qu'on essaie de miner dans I'es-
prit de la Reine le peu de bonne opinion que
j'avois souhaitede m'y acquerir, j'avoue queje
n'ai pas assez de Constance pour endurer un si
rude choc sans me plaindre. Vous me connois-
sez assez , Monsieur, pour savoir que I'interet
ne m'a jamis fait agir : je n'ai cherche dans mes
actions que de I'honneur, et en ai mis le plus
haut point a pouvoir etre estime de la seule per-
sonne a qui je dediois tons mes services. Ju-
gez par la combien je dois etre sensible a I'in-
jure qu'on me fait de me vouloir noircir aupres
d'elle , et trouvez bon , s'il vous plait , que je
vous supplie tres-humblement de dire a Sa
Majeste qu'en toute autre occasion je recevrai
ses graces avec le respect auquel je suis oblige ;
mais qu'en celle-ci je ne lui deraande que jus-
tice. Si je suis coupable envers elle , ou en
choses d'importance ou en bagatelles , je suis le
plus criminel homme du royaume , et je desire
avec passion que le parlement examine mes
fautes et les punisse. Pour ce sujet, je suis pret
d'entrer dans la Conciergerie toutes les fois
qu'il lui plaira de me faire faire mon proces ,
me sentant si innocent queje n'en puis redou-
ter Tissue. Et quand meme la iin m'en pourroit
etre funeste , je pense que je ne I'apprehende-
rois pas dans le desespoir ou je suis presente-
ment, croyant n'avoir plus rien a perdre au
monde , puisque la Reine a perdu la creance
qu'elle a eue autrefois de ma fidelite. J'attends
de I'honneur de votre amitie que vous me ferez
la grace de lui temoigner mes tristes sentimens;
et c'est le meilleur office que puisse esperer de
vous ,
Monsieur ,
Votre , etc.
Fl\ l)i:s MEMOIKKS nK LA CHATKI'.
OBSERVATIONS
DE M. LE COMTE DE BlUENNE.
MINISTRE ET SECRETAIRE D'ETAT ,
SUR LES MEMOIRES DE M. DE LA CHATRE.
11 etit este a desirer pour la reputation de
monsieur de La Chastre qu'il se fut absteuu
d'escrire , ou qu'il eust mieux ete informe des
affaires dont il a voulu laisser des memoires, ou
bien que ses amis et les miens ne m'eussent pas
force de voir son ouvrage : je n'aurois pas ete
oblige de destruire ce qu'il avauee contre la
meilleure Reine du monde , et de faire voir au
public les erreurs que la passion ou le dcfaut de
lumiere luy a fait commettre contre mon bon-
neur. J'ai presque toujours desapprouve lesap-
pologies que j'ay vu donner au public, parce
que leur usage n'estant legitime que quand
elles deffendent I'innocence et la verite , Ton
s'en sert d'ordinaire pour deguiser la verite , et
pour obscurcir les cbosesfort manifestes; aiiisy
changeiit-elles rarement la creance de ceux qui
sont tant soit peu esclaires , et elles laisseut
presque en tous le soubcon du mal dont on s'ef-
force de se purger. Mais je ne crains pas ce
mauvais succes en cet escrit particulier, ou le
seul recit des choses qui se sont passees sera
capable de detromper les lecteurs preoccupez ,
et ou I'interet de la Reyne, plutost que lemien,
me contrainct de descouvrir des particularites
que sans cela j'aurois laisse ensevelir dans
I'oubli.
L'auteur des Memoires devroit s'estre souvenu
que, quelques mois avant la mort du Roy , je
I'advertis que la Reyne avoit resolu de se servir
de M. le cardinal Mazarin , et quelle temoi-
gnoity estre portee par la connoissance qu'elle
avoit de son merite et de son esprit.
II est vraisemblable que Son Eminence le
souhaitoit aussy de son cote , pour reconnoistre
les obligations qu'il avoit au Roy et a la cou-
ronne, et pour avoir veu dans la personne de
la Reyne les grandes qualites dont elle cstoit
pourvuc. n jugeoit assez que , si Dieu venoit a
disposer du Roy , il trouveroit une ample ma-
tiere pour travailler au bicn dc I'Estat et a la
g'oirc dc la Hcync, cf ne pouvant doutcr qu'elle
ne deust estre declaree regente , il prevoyoit
mille occasions de signaler son nom et de se
rendre recommandable a la posterite. Voici
comment cette affaire s'est conduite :
Son Eminence se servit du ministere de mon-
seigneur de Grimaldy, qui n'estoit pas encore
cardinal, mais a qui cette dignite estoit asseu-
ree pour les services considerables qu'il avoit
rendusa I'eglise; les charges qu'il avoit digne-
ment exercees dans I'Estat ecclesiastique, et les
nouciatures dans lesquelles il avoit fait parois-
tre son esprit, luy avoient acquis I'applaudisse-
ment de la cour romaine et I'estime d'Urbain
huitieme, qui I'honnora eufin de la pourpre.
Ce prelatfit connoistre lessentimens de mon-
sieur le cardinal Mazarin a monsieur I'evesque
de Reauvais, qui avoit en ce temps-la la con-
fiance entierede la Reyne, et qui, jugeant le ser-
vice de Son Eminence necessaire a Sa Majeste,
fut si persuade que la nouvelle luy en seroit
tres-agreable , qu'il alia tout a I'heure luy en
donner avis.
Je me rendis, le lendemain, a Saint-Germain
ou j'allois assez souvent pour obeir aux com-
mandemens de la Reyne qu'elle m'avoit faicts ,
pour elle conserver aupres du Roy I'accord que
j'y avois toujours eu. L'estime, qu'en diverses
occasions il avoit toujours faict de mon zelle
pour son service , me donnoit cette liberte 5 et
si je n'avois pas eu part a sa plus etroite con-
fiance, ma fidelite avoit este neanmoins assez
ferme et assez constante pour m'acquerir , mal-
gre la resistance et les aitiffices de mes enne-
mis , quelque part en ses bonnes graces ; jc
rencontray monsieur de Beauvais qui , ayani
I'esprit remply dece qu'il croyoit avoir mesna-
ge pour la Reyne , me le communiqua aussi-
tost, de maniere qu'il paroissoit qu'il en vouh'it
mon approbation ; j'escoutay neanmoings ce
qu'il me dil sans m'ouvrir lout-a-faict, croyant
qu'il estoit de mon devoir d'apprendre de la
bouche de la Reyne ses .senlimens, auparavanl
298
OBSEUVATIO^S DE M. Lli COMTE I)E BK1E^N£,
que de dire les miens sur un dessein qui ue
laissoit pas de donner de la joye a celuy qui
avoit contribue a Tadvancer.
Je ne fus pas en peine de scavoir la pensee
de la Reyne , parce qu'aussitost que je I'appio-
chay elle me dit, aveeune extreme satisfaction,
la conquete qu'elle avoit faicte , et elle me tes-
moigna qu'elle n'avoit rien tant desire que de
s'acquerir le cardinal Mazarin ; qu'elle I'avoit
toujours estime, et que , la liaison qu'elle avoit
avec quelqu'autres ne luy ayant pas este heu-
reuse , elle avoit augmante les sentimens avan-
tageux qu'elle avoit toujours eus pour luy.
Les affaires du cabinet estoient en cet estat
lorsque les medecins ne craignirent plus de de-
clarer que les forces du Roy estoient telleraent
diminuees, qu'il n'y avoit plus d'esperance a
avoir de sa guerison , et que sa derniere heure
estoit s'y proche qu'il pourroit bien surprendre
ses serviteurs.
Plusieurs formerent alors des desseins pour
relever leur fortune , et Ton crut mesme qu'il
y en eust qui, pour s'assurer de i'autorite, con-
ceurent les derniers attentats, comme sevouloir
rendre les maistres de la personne de monsei-
gneur le Dauphin , et de celle de monsieur son
frere, et exclure ensuite la Reyne de la regenee,
que le Roy luy avoit deferee , quoyque ce fut
avec des bornes , les cabales de la cour n'ayant
pu le porter a declarer monsieur le due d'Or-
leans et la Reyne co-regents ; ils crurent que,
sans avoir en leur puissance les personnes sa-
crees de monseigneur le Dauphin et de Mon-
sieur, ils ne pouvoient faire reussir leur projet
du conseil de la Reyne. II est vray que le Roy
leur avoit accorde le pouvoir de I'establir; mais
ils ne I'avoient compose que de ministres , les
uns attache/ au service de Son Altesse Royale,
et les autres si foibles qu'ils n'estoient pas capa-
bles de resister a la puissance ny a la volonte
des grands. Les serviteurs de la Reyne, portes
d'un esprit fort different, s'appliquerent a tra-
vailler pour prevenir les pernicieux desseins ,
et comme le moyen le plus court et le plus in-
faillible estoit d'avoir la force en main , ils
s'employerent avec succes a attirer toutes les
gardes IVancoises et suisses , et les compagnies
du Roy dans la seule dependance de la Reyne.
La verite des choses qui se passerent alors
ra'engage a rejeter la tache de foiblesse sur ce-
luy qui m'en veut accuser dans ses Memoires ,
et de luy marquer un defaut de prevoyance du-
quel je I'advertis ; et je puis dire que je suis par
ce moyen I'auteur de la seule chose qu'il fit avec
quelque csclat et quelque louange ; car je luy
^'onscillay, peu de jours avanl que le Roy mou-?
rut, de doubler la garde Suisse, dont il ne s'es-
toit point advise , et cette precaution estoit
d'autant plus sage et plus importante a son
honneur, que les Francois firent la mesmt
chose sans qu'il leur eut este commande.
Je confesse, en revanche, autant que je I'ay
pu connoistre , que M. de LaChastre n'advance
rien qui ne soit veritable, ny sur ce qui regarde
la confiance que la Reyne fist paroistre a M. de
Reaufort, ny sur le credit que ce prince s'es-
toit acquis , ny sur I'excessive vanile dont il le
blasme de s'en estre donne ; peut-estre que s'il
eut sceu se commander , ses affaires se se-
roient advancees plus heureusement , et qu'il
auroit evite d'offenser les esprits de ses envieux
qui, comme il arrive ordiuairement , devinrent
ensuite ses ennemis.
Je fus celuy, et M. de La Chastre I'a ignor^,
qui donnay le conseil a la Reyne d'offrir a M. le
cardinal la mesme place dans le conseil que le
feu Roy luy avoit destinee ; mais ce ne fut ny
pour en avoir este prie par Son Eminence, ny
moins encore pour en avoir receu vingt mille
escus , comme quelques-uns se sont imagine.
Cette somme seroit trop petite si Ton considere
les advantages que je pouvois me promettre
en ce temps-la. Je diray librement quel fut le
motif du conseil que je donnay a la Reyne , et
je ne doute point que si Sa Majeste estoit price
de dire ce qui se passa entre elle et moi sur ce
sujet, je n'eusse la gloire de ne m'estre point ad-
vance et d'avoir conserve en cette rencontre la
franchise que j'ay toujours faict paroistre , ou-
bliant mes propres interets , et les sacrifiant a
la senile passion dont j'ay toujours este pousse,
qui est la gloire de servir mes maistres.
Sa Majeste m'avoit teraoigne avec douleur
qne Son Eminence se vouloit retirer en Italic ,
et qu'il I'avoit suppliee de permeltre qu'il pour-
veust a son honneur par ce moyen , puisqu'eu
la declaration qui devoit estre portee au parle-
ment, la dignitede lieutenant-general que lefeu
Roy avoit deferee a M. le ducd'Orleans, luy de-
voit estre conservee , et a M. le prince celle de
chef des conseils , en I'absence de Son Altesse
Royalle , et qu'il u'y estoit point parle de luy,
quoyque le feu Roy ne Teiit pas moins consider^
que ces deux princes. Je pris la liberie de dire a la
Reyne que, puisqu'elle jugeoit que le service de
M. le cardinal luy seroit utile et a I'Estat, elle
ne pouvoit prendre un meilleur conseil que de
luy offrir la dignite que le Roy luy avoit des-
tinee ; qu'il arriveroit de deux choses I'une : ou
que Son Eminence en seroit satisfaite et rece- ij
vroit avec reconnoissance I'honneur qu'elle luy
procuroit , et qu'ainsi elle le conserveroit a son
suit LES MEMOIllES lj£ M. D£ LA CHATRE.
2y9
service ; ou qu'en la refusant , il temoigneroit
n'avoir aucune volonte de s'attacher aupres
d'elle, quelque desir qu'elle luy en eut faict pa-
roistre, auquel cas elle ne peidroit rien quand
il se retireroit.
J'adjousteray neanmoins que j'estois per-
suade que Son Eminence se tiendroit obligee de
I'honneur qui luy seroit offert , et qui I'engage-
roit encore plus estroicteraent au service de Sa
Majeste , rien ne liant si fort les grandes ames
quune obligation signalee que Ton s'acquiert
sur elles.
Ce que j'avois preveu arriva, et I'evenement
justifie que la Reyue ne pouvoit confier son secret
a une personne qui le meritast mieux ; la fin
que, sous les ordres de Leurs Majestes, il a heu-
reusement et glorieusement raise a une guerre
qui deschiroit , il y a long-temps , les plus no-
bles parties de la chrestieute , et qui I'exposoit
a devenir la conqueste de I'ennemy commun ,
en est une preuve certaine , et personne ne pent
douter de la duree dune si importante paix ,
puisqu'elle est assuree par le mariage du Roy et
de I'infante d'Espagne, dont la naissance et
les qualites ont de si grands raports , qu'il est
aise de voir que le ciel les avoit fait uaislre
pour la felicite publique et pour la gloire de
uostre siecle.
Leurs Majestes allerent au parlement, et il fut
donne arrest portant , que le Roy scant en
son lict de justice, la regence du royaume et I'e-
ducation de la personne de Sa Majeste estoient
deferees a la Reyne, Leurs Majestes estantassis-
tees de M. le due d'Orleans, de M. le prince ,
d'autres princes, des dues, pairs etofficiers de la
couronne. Je transcrits les termes de ce qui fut
prononce par M. le cbanceUer , sans avouer ce que
quelques-uns pretendent, qu'en cette rencontre il
n'eust rien oublie de I'ordre qui s'estoit observe
de tout temps, ear bien que les Roys dans leurs
patentes usentde ces termes : de I'advis de ceux
de nostre sang et autres princes , le parlement ,
qui n'en reconuoist point d'autre que ceux qui
ontaccesa la couronne, n'accorde jamais cetitre
aux estrangers , et ne leur donne seance qu'en
leur rang de pairs, lorsque le Roy leur a confere
cette dignite.
Puisque I'occasion se preseute, je respondray
a ce qui m'est fort injurieusement objecte par
M. de La Ghastre , touchant la personne de
M. le chancelier , de qui les veritables merites
ont este plus capables de m'engager a le servir ,
que les vingt mille escus imaginaires que ses
Memolres m'accusent d'en avoir receu. Ce ne
fut aussy aucun sujet quej'eussede me plain-
dre de M. de Chasteauneuf , ny aucun Iraite
mercenaire que j'eusse faict avec M. le chance-
lier, qui me fit prendre son party; ceux qui me
connoissent savent si j'ay fame portee a de
telles lachetes , et si je n'ay pas toujours mieux
aime prevenir le desir de toutes sortes de per-
sonnes par les offices que je leur ay pu rendre,
que de les leur faire acheter , je ne dis pas par
des preseus , mais seuleraeut par de simples
preuves.
Le vray sujet docc qui m'engagea a porter
fortement la Reyne en faveur de M. le chance-
lier , fut I'opiuion que j'avois qu'il la serviroit
sans aucun attachement centre ceux de qui on
pouvoit craindre qu'ils ne voulussent partager
son autorite. M. de Chasteauneuf n'etoit pas
exempt de ce soubcon ; ayant toujours conserve
une liaison estroite avec madame de Chevreuse,
il n y avoit pas lieu de croire qu'il se deffendist
de prester la main aux entreprises de cette dame,
qui ne se pouvoit empescher de projeter tons les
jours de nouveaux changemens. La Reyne en
fut bientost eclairee par les pretentions qu'elle
descouvrit a Sa Majeste , et par les instances
qu'elle luy fit pour donner de grands establisse-
mens a ceux que son exil n'avoit pas destacht^s
de ses interests. Elle ne douta plus de la verite
de ce qu'on luy avoit predit , que cette dame
reviendroit a la cour avec la mesme surete et
le mesme esprit qui Ten avoit si souvent fait
eloigner , et qu'elle n'y auroit pas fait un mois
de sejour qu'elle n'y jetast des semences de eon-
fusion et de trouble.
Je ne celleray point que la veritable raison
qui m'avoit donne une estime particuliere pour
M. le chancelier, donner a plus de confusion a
ceux qui imitent M. de La Chastre , en I'adver-
sion qu'il avoit pour lui , que je n'en recevray
de la fausse accusation dont il me charge en ses
Memoires , d'avoir vendu a M. le chancelier ,
pour la somme de vingt mille escus , mon affecr
tion et mes services. C'est un traite chimerique
duquel nul homme d'honneur n'eust ose seule-
ment me faire la proposition ; et ce moyen pre-
tendu de me gagner auroit este un sujet indu-
bitable de me donner de I'adversion et de m'es-.
loigner des interests de celuy qui m'en auroit
fait la moindre ouverture; mais, laissant a part
une imposture que la plus bardie medisance ne
pourroit pas mesme persuader a mes ennemis,
je reviens au veritable motif qui m'avoit faict
parliculiereraent honorer M. le chancelier ; je
le diray d'autant plus volontiers , que peu de
personnes en out eu counoissance , et que les_
parens de M. de Thou ont faict semblant d'igno-
rer, de peur de temoigner de la reconuoissance
de I'obligation qu'ils luy en avoient, et parce
300
0I5SERVAT10^S DE iM. LE COMTE 1)K BHIEMVE ,
qu'ils eij avoient line forte passion pour I'establis-
sement de M. de Chasteauneuf, qui estoit leur pa-
rent , et sur lequel ils fondoient de grandes espe-
rances. La premiere chose qu'ils se promettoient
cstoll qu'ils donneroient facilement les mains a
purger la memoire de M. de Thou : a quoy ny
M. lechancelier, ny tous les autresserviteurs du
Roy n'eussent jamais pu consentir ; I'autre, que
par sa faveur ils pouvoient aisement eslever leur
fortune; mais, sans m'arrester a ees interests, je
viens au sujet que je me suis propose , qui fera
connoistre en mesrae temps I 'injustice des
plaintes que Ton fait quelquefbis de gens a qui
i'on doit de fort grandes reconnoissances.
Le veritable sujet de liaison que j'avols avec
M. le chancelier fut la parole qu'il m'avoit en-
gagee , et qu'il me teinst fort fidellement , de
contribuer en tout ce qui dependroit de kiy pour
tirer de peine M. de Thou : et de faict il se
porta avec tant de soing, qu'encore qu'il y eust
une ordonnance publiee sous Louis XI , qui de-
claroit que celuy de tous ses sujets qui auroit
connoissance d'une conjuration faicte contre sa
personne ou contre son Estat, et qui ne la reve-
leroitpas,seroit puni comrae les auteursmesmes
du crime, et encoureroit les raesmes peines
qu'eux , la perte des biens et la vie ; quoy , dis-
je , qu'un magistral aussy consomme que M. le
chancelier en la connoissance des ordonnances
de nos Roys, n'en pent ignorer une de cette im-
portance , il dissimulade la scavoir, et se con-
duisit, dans cette affaire, comme s'il n'eust pas
faict estat de cette loi; car , apres avoir souvent
adverty M. de Thou , lorsqu'il fut interroge et
qu'il se laissoit emporter a son naturel vif et
prompt , de se donner le temps de bien escou-
ter ce qui lui estoit demande et considerer ce
qu'il devoit respondre, il ne feignit point de
dire tout haut et de declarer raesme au car-
dinal de Richelieu, pour le preparer a ['absolu-
tion de M. de Thou, qu'il ne se trouvoit aucune
ordonnance qui condamnast a la mort celuy qui
avoit eu connoissance d'une conjuration formee
contre I'Estat , s'il n'y avoit aussy adhere.
Qu'au proces de I'accuse il paroissoit a la ve-
rile que Fontrailles , a son retour d'Espagne,
luy en avoit donne quelque lumiere ; mais qu'il
en avoit desapprouve le dessein et blame ce
gentilhomme d'avoir servy d'instrument pour
engager Monsieur dans une si odieuse affaire.
Le cardinal de Richelieu fut surpris de ce
discours et s'en entretint avec quelques-uns de ,
ses commissaires; I'un d'eux ayant raporle I'or-
donnance de Louis onziesme, doni je viens de
parler , il la (it extraire du corps de la loy et la
nionstra a M. le chancelier; mais quovqu'il fut
presse de la sorte par ce ministre , dont la ma-
niere d'agir, en telles rencontres, n'est quetrop
connue , il ne relacha pas neanmoins du projet
qu'il avoit fait de donner lieu au criminel de se
delivrer du suplice ; car il affoihiit encore cette
ordonnance , en disant qu'elle n'estoit pas en
usage au parlement de Paris ou il avoit este es-
leve. Je ne puis desavouer qu'ayant recueilly les
oppinions, il ne fut d'advis de I'arrest; mais
comme son suffrage ne pouvoit absoudre M. de
Thou , aussy ne fust-ce pas celuy qui forma la
condamnation , et tout homme qui scait le de-
voir d'un president, scait qu'il ne se pent depar-
tir d'une loy que tous les juges tiennent valide,
ny du consentement de leurs ad vis, lorsqu'ils
les ont donnes dans les formes.
C'est aussi une grande erreur, et de laquelle je
suis fort esloigne , avec tous les jurisconsultes,
qu'il est en la liberie d'un juge de prononcer
comme un arbitre pacifique scion I'equite et non
pas selon la rigueur de la loy ; car, outre que son
serment I'oblige de rendre la justice, sa qualitede
juge lerend, non pas le maistre, mais le conser-
vateur et le ministre des loix et des ordonnances.
Je me suis un pen trop arreste a justiffier
I'estime que j'avois pour M. le chancelier, et a
deffendre I'interestque je prenois a sa conserva-
tion ; il est temps que je rentre dans la matiere
qui m'a oblige a faire cet escrit; je voudrois
que celuy de M. de La Chastre ne m'engageast
point a blasmer la conduite de MM. de Vendosmc
et de Beaufort, quoyque je m'assure qu'ils confes-
serontque, pendant tout le temps de leur mau-
vaise fortune, ils n'ont point esprouve en au-
cuns serviteurs de plus grande fermete que celle
que je leur ay conservee, je ne dis pas fidelite,
parce que je tiens que nous ne la devons qu'au
Roy seul, de qui les interests nous doivent estre
plus chers et plus considerables que ceux denos
amis raesme, que nos biens et que nostre pro-
pre vie.
Je suis assure que si ces princes et plusieurs
de la cour, entre lesquels je comprends M. de
La Chastre, eussent voulu suivre mes conseilsils
eussent esvite de s'attirer quantite de disgraces
et de faire plusieurs fausses demarches qui onl
pense causer leur mine. Le conseil que je leur
en donnois de s'accommoder avec M. le cardi-
nal ne procedoit pas, comme M. de La Chastre
s'est imagine, de ce que j'estois devenu serviteur
de Son Eminence, ny de ce que j'avois reconnu
qu'il avoit I'araesi douce et si genereuse que Ton
pouvoit faire une liaison assuree avec luy; la rai-
son quej'en avois prenoit son originedeplus haut
et venoit de la premiere source ; car qui pourra
nicr qu'apres avoir seen de la Reyne qu'elle
sun LES WEMOIHKS DK LA CHATlli:.
301
; luy destinoit la derniere conllance, et qu'elle de-
i siroit de ses seiviteui's qu'ils le coiisiderassent
comme celuy qui devoit porter le poids de ses
1 affaires et soiistenir son autorite, je n'eusse faict
, paroistre aux uns moings de respect, et aux au-
tres moings d'amitie , s}' je leur avois cite cet
important dessein et si je ne les avois pas pres-
sez de suivre I'advis que je leur donnois.
Si quelqu'un a conceu de moy un jugement
si esloigne de la verite, qu'il aitattribue I'oftice
que je luy rendois, ou a quelque foiblesse, ou a
quelque interest , j'ay este venge par Tevene-
ment, et plusieurs personnes de vertu ayant
loue ma franchise et ma sincerite, sans que j'aye
bien merite d'eux , ny que je les en aye recher-
ches , je ne dois pas apprehender que les me-
moires d'un homme afflige, et qui ne juge de
tout ce qui luy deplait que par ce que son adver-
sion luy suggere, puissent donner quelque at-
teiute a ma reputation.
Je n'ay qu'a souhaiter que Ton se donue le
soiug de lire avec attention son cscrit, et Ton
verra qu'il se condamne luy-mesme; apres m'a-
voir traite avec mespris, car il n'a pas si tost
declare le pen d'estime qu'il faict de moy, qu'il
temoigne m'avoir recherche pour luy rendre des
offices de tres grande importance ; et par con-
sequent des personnes qui n'estoient pas moings
habiles que luy faisoient un jugement de moy
plus advantageux que le sien : car pouvoit-il
m'employer de la sorte sans croire que j'estois
en quelque sorte accrcdite, pour tout dire en un
mot, s'adresser a moy pour le servir, lorsque la
disgrace m'estoit connue, s'il ne me croyoit pas
fort deslnteresse? Et apres tout, un homme de la
eour qui est assez detache de ses propres inte-
rests pour les mettre au hazard en favcur d'un
amy qui s'est acquis I'ad version de son maistre,
quelque succes qu'il ait eu dans les fideles servi-
ces qu'il a rendus a cet amy, en doit-il jamais
estre recompeuse par des injures transraises a la
posterite dans les escrits? entin, s'il ne me te-
noit pas de ses amis, quelle raison a-t-il de se
plaindre? ets'il croyoit que je lefusse en effect,
ne manque-t-il pas fort de precaution de se fier
a une personne de la ((ualite qu'il me depeint, si
les plus ardens amis qu'il put faire agir en safa-
veur ne luy furent pas plus utiles que moy dans
I'estat deplore ou sa politique I'avoit reduit? Ce
n'estoit pas a mes deffaults qu'il se devoit pren-
dre de mon peu de succez, mais aux siens pro-
pres ; et quoy qu'il en soit, il ne devoit plus user
de mon miuistere s'il I'avoit esprouve digne de
son mepris ; ou s'il s'est monstre prudent en con-
tinuant d'y avoir recours , il a deub se louer de
ma Constance qui ne s'est point lassee des re-
buts que j'ay receus a son sujet; mais il ne fal-
loit pas attendre toutes ces considerations d'un
homme outre de douleur et qui , dans les appa-
rencesd'une fermete estudiee, ne se pent erapes-
cher de faire paroistre les mouvemens secrets
des passions differentes dont il est agite. S'il eut
este plusdocille au commencement deson adver-
site, et s"i! eut pu se restablir par une demons-
tration sincere de sa soumission entiere a ceux
a qui il estoit oblige de la rendre, quoyqu'il n'y
etit eu en moy aucun changement, il m'eut
donne la gloire d'un parfait amy et rien n'eut
este plus grand que ma franchise et ma gene-
rosite, taut les differens succes causent des juge-
menscontraires, et tant uu esprit travaille par la
disgrace est different de luy-mesme, lorsqu'il
jouitde la prosperite; maisj'ayrae mieux plain-
dre sa disgrace que de Fimiter dans sou pro-
cede et dans ses seutimens. Je revieus a sa con-
duite, lorsque la douleur ne I'avoit pas encore
trouble et qu'il pouvoit agir dans toute I'esten-
due de sa prudence.
II n'y a personne qui n'advoue que de tousles
officiers de la maison du Roy , il n'y en a point
de plus obligez a lui rendre une fideliteparfaite
que ceux qui commandent sa garde, et que de
s'attircr de mauvais soubcons dans une charge
de cette qualite , c'est se jetter dans un preci-
pice inevitable; cependaut M. de La Chastre se
trouve en cet estat dans un employ envie de
tout ce qu'il y a degens de qualite a la cour, et il
n'hesite pas de prendre party, et surtout d'en
prendre un qui obligea le Roy d'user de sa puis-
sance souveraine et d'une prompte justice pour
le rompie et pour en prevenir le peril. II alle-
gue I'exemple de M. le due d'Epcrnon qui fit
quelque chose de pareil, mais il y a grande
difference entre le secours que Ton preste a
un amy , sans offenscr le Roy, centre une per-
sonne qui le surpasse en force eten credit, et le
secours qu'on porte centre I'autorite du Roy
mesme, en voulant entreprendre sur la per-
sonne de son principal ministre, outre que la
circoiistance du temps et des personnes que M. de
La Chastre attaquoit et de celles qui les prote-
geroient, devoit estre tellement pesee qu'il n'y
avoit point d'interest particulier ny I'exemple
d'amis qui deust jamais porter un homme qui
commandoit les gardes du Roy a s'engager dans
une querelle aussy mauvaise que celle dont il se
declara partisan.
Je ne puis non plus soufrir qu'il advance
qu'il avoit hazarde son bien et la mine de sa
famille par la senile passion qu'il avoit de ser-
vir la Reyne; il ne se souvient non plus avec
quel empressement il m'avoit prie de faire en
302
0BSE1■.^ ATIONS DE M. LK COMTK I)E BRIENNE
sortequ'il pustentrerdans lamaison du Roy, et
que sa charge de maistre de la garde-robe, que
Sa Majeste avoit consenty qu'il acheptast de
M. de Rarabouillet , luy avoit couste cent et tant
de mille escus; que par consequent, en achep-
tant celledc colonel des Suisses, quand il n'au-
roit este porte que par la seulle raison de I'inte-
rest de la Reyne, il n'auroit expose pour son
service que la somme de cent mille livres: ce
n'est pas un sacrifice si general que celuy qu'il
dit avoir faict de tous ses biens et de toute sa
famille.
Pour les reproches qu'il faict au mareschal
de Rassompierre , je ne m'engage pas a les des-
truire, ny a justifier la conduite de ce ma-
reschal , duquel aussi je ne veux point condem-
ner la memoire; mais je veux bien faire con-
noistre que c'est avec injustice qu'il se plaint de
la Reyne , puisque Sa Majeste , I'ayant souvent
adverty de changer de conduite, elle I'a traite
en bonne maitresse, et que, lorsqu'elle a ete
obligee de le priver de sa charge en luy faisant
donner la recompense , elle a eu la bonte de luy
promettre encore des graces, et Ton ne doit
point douler qu'il ne les eut receues , si Dieu
n'eiit pas dispose de luy ; la porte du Louvre
ne luy auroit pas este entierement ferraee , et
Ton s'estoit contente de le chastier par la desti-
tution de sa charge, pour s'estre lie inconsidere-
ment a la maison de Vendosme , ayant I'honneur
de commander la garde du Roy : de raaniere que
la Reyne a plus considers les services qu'il avoit
eu I'intention de luy rendre, que les effets con-
traires aux protestations qu'il luy en avoit faic-
tes, etdansletemperemmentqu'elleapportaa sa
punition , elle n'a pas eu moings d'esgards a la
premiere inclination qu'il avoit temoignee pour
son service, qu'aux fautes suivantes dont il I'a-
voit desmentie.
II y a deux choses dont je suis fort persuade :
Tune, que M. de Reaufort est trop genereux
pour s'estre porte a une aussi grande extremite
que celle dont on I'accusa; I'autre, qu'il sembie
neanmoings en avoir este convaincu, puisque
Ton asceu au vray qu'il avoit faict venir a Paris
quantite de ses amis qu'on avoit rcmarques jus-
ques surles advenues du Louvre, etque, depuis
qu'il eust este arreste, ils disparurent tous en un
instant. Peut-estre n'eut-il autre dessein que de
donner de la peur, mais cette senile entreprise
le rendroit coupable ; et ce n'est pas seulement
par la derniere execution du mal projette contre
le prince que Ton devient criniinel, c'est encore
par les actions par lesquelles on se faict con-
noistre capable de le concevoir et de le tenter.
Peut-estre aussy que ses amis, sans scavoir
au vray pourquoy ils estoient mandes, se don-
nerent eux-mesmes la liberte de faire des dis-
cours mal concertes, dont on a charge son inno-
cence. Quoy qu'il en soit, je ne suis pas si hardy
que M. de La Chastre , qui ne feint pas de le de-
clarer innocent, parce quejescay qu'enjustif-
fiant si absolument un sujet declare coupable par
son prince. Ton accuse le prince d'injustice, et
que Ton ne pent exempter I'un de crime sans
noircir I'autre de tyrannic.
Une si odieuse tache n'a point obscurcy le
gouverneraent de la Reyne, lequel a este si
doux que, s'il pent recevoir quelque bl^me,
ce n'est que pour n'avoir pas exerce la severite
des loix contre ceux qui , a leur mepris , ont ose
entreprendre contre I'autorite royale.
II me reste encore a me justifier du reproche
que M. de La Chastre me faict d'avoir manque
a I'amitie que j'avois juree a M. de Chasteau-
neuf; mais luy-mesme, qui eut deu s'en plain-
dre s'il en eust eu quelque legitime sujet , a tel-
lement prevenu la pretention de mon accusateur.
qu'il s'est loue de moi des le temps qu'il fut en
prison, et il n'a point cesse depuis qu'il a este
en liberte et qu'il est venu a la cour, de publier
la Constance de mon amitie , et que j'ay faict
dans le temps tout ce que j'avois pu pour son
service.
II ne desavoue pas neanmoings qu'a la mort
du Roy je n'aye cru que M. le chancelier luy de-
voit estre prefere , non seulement pour les rai-
sons que j'ay alleguees, mais parce que je con-
noissois qu'il avoit I'humeur trop fierre et I'es-
prit trop altier pour se contenter d'une seconde
place ; j'estimois aussy toujours qu'ayant entre-
tenu commerce avec madame de Chevreuse , et
scachant qu'il estoit difficile que la complaisance
qu'il avoit pour elle s'effacastde son esprit, son
ministere ne pouvoit estre utille pendant la re-
gence, surtout tandis que M. le cardinal seroit
depositaire de la principalle autorite. Mais quand
il fit parroistre qu'il meditoit sa retraite en Ita-
lic , ce fut toujours mon sentiment que la Reyne
ne pouvoit mieux faire que de se servir de M. de
Chiiteauneuf , parce que je croyois, avec beau-
coup d'autres , qu'il avoit les qualites necessai-
res pour soutenir le poids des grandes affaires ,
et pour servir utillement la Reyne et I'Estat;
et toutesfois , s'il n'eust pas eu la principalle ad-
ministration , il nese fut pas exerapte du soub-
con que, pour s'y eslever,il eust este capable, ou
de former ou d'appuyer quelque grand projel ;
car, comme il n'avoit pu ny I'esviter ny s'en ah-
stenir du temps du cardinal de Richelieu , il n'y
avoit pas lieu de croire qu'il le put faire sous
une regence oil Ton entreprend plus hardiment
SUR LKS MKMOlr.KS DE M. DE 1. \ CHATRE.
303
et oil Ton croit que I'aiitorite royalle n'est pas
dans son ancienne vigueiir.
Mais pour conclure ces observations, queje
ne fais que pour ceux qui auront veu ies Me-
moires de M. de La Chastre, je diray encore une
chose qui merite d'estre remarquee: Ies partisaur
de M. de Beaufort, ayant regret qu'il eut offence
une princesse de la naissance et de la qualite de
madame de Longueville , faisoient tons leurs
efforts pour en estouffer Ies discours; mais parce
que, pour aceomplir leur dessein , ils usoieut
d'un terme qui, en ensevelissant la calomnie,
en augmentoit le deshonneur, e'est a scavoir,
que plus i'ordure est remuee, plus elle sent
raauvais , Ies amis et serviteurs de madame de
Longueville s'animerent d'avantage a vouloir
que la chose fut eclaircie. Ses plus proches pa-
rens se contenterent de la satisfaction que ma-
dame de Montbason luy avoit faicte, parce que
la Reyne I'avoit jugee suffisante ; mais plusieurs
de la cour en demandoient une plus vigoureuse
et plus exemplaire , et c'a este sans doute leur
ressentiment qui a beaucoup contribue aux dis-
graces de M. de Beaufort.
Auparavant que de fmir, je suis oblige de dire
deux choses : I'une, queje souffre avec peine
que M. de La Chastre , que' j'ay toujours consi-
dere , non seulement a cause de la parente dont
il touchoit a madame de Brienne, mais encore
comme heritier et fils de M. le comte de Man-
cay , avec lequel mon pere faisoit profession
d'une tres-etroicte amitie; mais, contrainct de
medeffendre contre sa plume et de toucher a sa
memoire; I'autre, que Ton nedoit pas estre sur-
pris de ce que je ne I'ay pas faict plus tost, puis-
que je puis assurer, sur I'honneur dont je fais
profession, qu'il n'y a pas plus de temps que j'ay
leu sesMemoires qu'il ra'en a falu pour faire cet
escrit, auquel je souhaiteroisfort qu'il ne m'eust
pas engage par ses injures ; I'amitie que je luy
ay toujours tesmoignee durant sa vie me I'a
faict encore espargner apres sa mort. Plusieurs
cndroitz de son histoire, oil Ies seniles contra-
dictions le refutent assez, font voir que la
passion de se justiffier I'a porte a accuser de ses
malheurs ceux de qui Ies soings officieux et sin-
ceres n'ont pu trouver lieu de Ies prevenir ny
de Ies reparer.
11 eut sans doute condemne luy - mesme
beaucoup d'endroits de son escrit, s'il se fut
releve de sa chute , et il ne Ies auroit point
escrits, s'il eut mis la plume a la main dans un
^ge plus advance et dans un estat plus tran-
quille. Je m 'assure mesme que s'il eut reconnu
que nos amis peuvent bien s'efforcer de nous
secourir dans nos disgraces , mais que ce n'est
pas leur foiblesse qui rend leurs efforts inutilcs,
c'est la conduite de ceux pour lesquels ils se
sont employes, peut-etre que, dans le calme de
son esprit , il seroit revenu avec gratitude et
avec confiance rechercher Ies offices de celuy
qui , parmy beaucoup de corapagnons d'impuis-
sance pour le retirer du precipice , a seul es-
prouve Ies traits de sa colere et de son indi-
gnation.
Les personnes prudentes et equitables juge-
ront aisement que ce n'est point tant mon inte-
rest qui m'a porte a la defference, que ceux de
la Reyne que M. de La Chastre attaque plus
fortement que moy ; car, pour dire la verite ,
j'avois facilement dissimule ce qui me touche ,
et scachant que la charite chretienne nous
oblige d'oublier les injures , j'aurois suivy ces
mouvemens avec plus de plaisir que je ne me
serois engage au combat , si je ne I'avois deu
entreprendre pour la gloire de la meilleure , de
la plus juste et de la plus esquitable princesse
qui ait jamais regne , et a laquelle estant re-
devable de la meilleure partie dema fortune, je
n'ay pu souffrir que Ton luy fit une pareille in-
justice; je n'ignore pas celle des gens qui font
consister le courage et la liberte a blasmer les
actions des plus grands princes, et qui se preoc-
cupent aisement des choses fausses que Ton es-
crit contre eux. J'ay cru devoir esclaircir Ies
sages de la verite des choses que j'ay vues , et
confondre les meschans, en publiant ce que j'ay
sceu du deplaisir qu 'avoit cause a Sa Majeste la
mauvaise conduite de M. de La Chastre. Je
m'assureque Ton sera touche des soings qu'elle
a pris pour le garantir du precipice ou il s'est
jete par une imprudence , plutost que par mali-
gnite, et Ton verra bien que c'est pour avoir
voulu faire le genereux qu'il s'est attire tons
les maux qu'il aesprouves etqui ont passe jus-
ques a sa famille.
II est vray que, peu de jours apres avoir este
receu en la charge de maistre de la garde-robe,
il fit offre de son service a la Reyne ; cefut par
mon entremise qu'elle recent les assurances de
sa fidelite , et je puis dire qu'elle les accepta
fort agreablement, et qu'elle I'assura de sa
bonne volonte et de sa protection, si elle se
trouvoit jamais au point d'autorite ou elle de-
voit esquitablement pretendre ; elle n'exigea
neanmoins rien de luy, sinon qu'il luy conser-
vat son affection, et, pour I'y engager d'avantage,
elle luy fitesperer qu'elle contribuerait avec plai-
sir a I'eslevation de sa fortune, lorsqu'il s'en ren-
droit digne par sa vertu et par ses services. La
conduite qu'il tint fut assez reglee tant qu'il
craignit qu'elle ne nuisit a sa fortune. S'il fai-
301
OBSERVATIONS DE M. LE COMTE DE B^IEi^^^E
soit paroistre trop de douleiu* de la mort de
M. deThou, et si, diirant la vie du Roy, 11 s'u-
nissoit avec MM. dc Bethune et de Montresor
pom- former quelque projet , c'estoit fort secre-
tement. On pent dire a leur louange,que lavertu
estoit en quelque sorte persecutee par les mau-
vais traitemens qu'ils souffioient ; mais 11 faut
dire aussy,pour la justification du Roy, qu'ils
s'estoient conduits a son egard d'une maniere
qui luy avoit ete justement desagreable, et
en avoit souvent faict entendre a Sa Majeste,
qu'ils se donnoient la liberie de condemner la
plupart de ses actions; et I'attachement que le
dernier avoit a M. le due d'Orleans , et la de-
meure que le premier faisoit en ses maisons ,
sans paroistre que fort peu a la cour, donnoit
d'amples sujets a leurs ennemis de leur rendre
de mauvais offices. La generosite de M. de La
Chastre ne le porta pas a entreprendre alors leur
deference; raais je ne Ten blame point , puisque
tons les soings qu'il en auroit pu prendre auroient
este fort inutilz; je le loue plustost d'avoir
eu la prudence de moderer la passion qu'il avoit
pour des personnes qui luy estoient si cheres.
Je convieus de ce qu'il allegue pour fonde-
ment de son union avec la raaison de Vendos-
me , que la Reyne luy coramanda , le jour qu'elle
commit a M. de Beaufort la garde de messei-
gneurs ses enfans, de faire ce qui luy seroit or-
donne par leduc. Le bruit couroitque ceux qui
aspiroient a I'autorite souveraine faisoient venir
de leurs creatures pour se rendre maistres deces
deux princes et de toute la cour ; de sorte qu'il
fut de la prudence de la Reyne d'obliger les
chefs de la garde du Roy de suivre les ordres
de celuy sur qui elle se reposoit de leur conser-
vation ; mais quoyqu'elle donnast en cette ren-
contre, a M. de La Chastre, une marque de
sa confiance , et qu'elle I'engageast a s'unir a
M. de Beaufort, ce n'estoit que pour ce qui re-
gardoit la deffence de la personne du Roy seu-
lement , et il ne pouvoitpretendreque ce prince,
venant a desobligcr la Reyne , apres une faveur
si signalee, il deust I'imiter en sa raeconnois-
sance; et quand mesme il seroit vray que, par
ce comraandement particulier, Sa Majeste I'etit
engage sans bornes a I'union qu'il accepta si vo-
lonticrs avec la raaison de Vendosme , et quoi-
que d'ailleurs la parente dont il touchoit a la
maison de Guise, qui s'estoitdeclareepourM. le
due d'Orleans I'eust entraisne avec quelque
justice dans le parly qu'il avoit embrasse, pou-
voit-il , apres que la Reyne eust change de sen-
timent , s'oppiniastrer a garder un ordre qui ne
luy fut donne que pour un jour? Si le seul res-
pect qu'il avoit pour la Reyne le soumit d'abord
si promptement aux volontes de M. de Beaa-
fort , parce que Sa Majeste jugea sa dependance
utile pour son service, pourquoy n'en fust-il
point destache par le mesme respect , lorsque
Sa Majeste luy fit connoistre que la conduite de
M. de Beaufort ne luy plaisoit point? Sa politi-
que lui inspiroit-elle une obeissance facile ,
quand le commandement estoit conforme a ses
inclinations, et une desobeissance manifeste,
lorsque les ordres de Sa Majeste y estoient op-
poses ? Enfin de qui estoit-il plus serviteur , ou
de la Reyne, dont les sentimens politiquesel les
ordres particuliers ne lui furent en aucune con-
sideration , ou des personnes qui estoient sus-
pectes et mesme justement odieuses a Sa Majeste,
de laquelle il espousoit aveuglement les inte-
rests? II arriva a M. de La Chastre , en ceste
rencontre, ce qui de tout temps a jette dans le
malheur plusieurs personnes doueesde grandes
qualites, lorsqu'elles ont estably la generosite
a suivre un second devoir moings Important, et
neglige le premier et plus necessaire. Ce deffaut
est fort ordinaire a la pluspart de ceux qui font
vanite d'un grand courage , et qui sont idol^tres
d'un faux honneur et d'une trompeuse gloire :
ils sont eu cela semblables a ceux qui abandon-
nenl leur pere et leurs enfans pour secourir un
etranger. La faute qu'ils commetlent centre le
pere commun de I'Etat surpasse d'autant plus
celle qu'ils font contre leur famille, que la re-
publique est plus considerable qu'aucune mai-
son particuliere , et que les obligations naturel-
les que nous avons d'estre fideles a noslre prince
sont plus pressantes que celles que nous
devons a noslre propre pere. Combien plus
le serment dont nous avons confirme au Roy
noslre soumissiou nous engage-t-il par dessus
tous ceux qui ont engage noslre foy a des amis
particuliers? Car, a dire le vray, je ne trouve
point d'erreur plus grande et plus dangereuse
que de se persuader quel'honneur exige de nous
I'accomplissement d'une parolle que nous avons
donnee au prejudice d'une plus ancienne, ny
que nous puissions mesme entrer en quelque
sorte d'engagement qui s'oppose a ce premier
devoir. Nous devons tout a nos amis , mais ce
n'esl qu'apres avoir satisfait aux obligations de
la nature entre lesquelles celle qui regarde
le prince doit avoir la preseance par dessus
toutes eel les qui concernent les liaisons hu-
maines , comme i'obeissance que nous devons
a Dieu doit prevaloir celle que nous devons au
Roy.
Je ne puis voir sans douleur que M. de La
Chastre ne veuille tenir compte d'avoir man-
que a son premier devoir, et qu'il ait mis la
SUB LES MEMOIRES DE M. DE LA CHATRE.
30.5
maiu d la plume pour se justifier, sur un si mau-
vais fondement, d'une conduitequ'il auroitsans
doute condemnee en un autre. Quelle utilite
a-t-il rencontree des fausses maximes que la pas-
sion et I'erreur du raonde avoient establies dans
son esprit, sinon sa ruine et celle de sa famille?
Ets'estantaveugle dans une politique honteuse,
doit-on trouver estrange qu'ayant condemne
sonmaistre etson bientaiteur, il sesoit attache
a dechirer la reputation de son amy.
Je luy pardonne volonliers ce qu'ila advance
contre lamienne, etje I'excuse d'autant plus
aisement que je suis assure qu'elle ne depend
point de I'impression que ses Memoires feront
sur les esprits ^u vulgaire , et qu'elle est assez
bien establie par la conduite que j'ay tenue jus-
ques a present dans les plus secretes affaires,
devant Dieu, qui lit dans nos coeurs, et devant
les hommes sages et dcsinteresses, qui auront
eonnu la verite.
FIN DES OBSERVATIONS DE M. LE COMTE DE BRIENNE.
HI. C. n. M.. T. III.
20
EXTRAIT DES MEMOIRES
DE HENRI DE CAMPION.
La duchesse de Chevreuse et le due de Beau-
fort se voyant entierement decredites par les
mauvais offices du cardinal Mazarin , unique
cause de leur malheur , ils concureut contre iui
la plus forte haine. Eile se trouva partagee par
la duchesse de Montbazon , le sieur de Beau-
puis , guidon des gendarmes du Roi , et i'un des
con fi dens du due , et par mon frere , que la du-
chesse de Chevreuse , qui I'aimoit beaucoup ,
avoit donne quelques mois auparavant a la
Reine , apres qu'il eut quitte le due de Ven-
d6me , qui pour cela Iui en voului toujours mal
depuis, quoiqu'il y eut consenti. Ils songerent
a se defaire du cardinal : dessein premierement
concerte eutre les deux duchesses et le due , qui
le communiqua ensuite a Beaupuis et a mon frere,
lesquels I'approuverent : le premier croyant que
c'etoit pour Iui le chemin d'arriver a de grandes
charges , et mon frere y voyant I'avantage de
madame de Chevreuse, et par consequent le sien.
lis demeurerent d'accord qu'il falloit me com-
muniquer le projet , pour chercher avee mol les
moyens de I'executer : ce que le due de Beau-
fort fit , comme je le vais raconter avee toutes
les circonstances de cette entreprise , qui m'a
cause de si longues peines , quoique j'aie agi
avee tant de sincerite et de justice. Je crois
neanmoins que le dessein du due ne venoit pas
de son sentiment particulier, mais des persua-
sions des duchesses de Chevreuse et de Mont-
bazon , qui avoient un entier pouvoir sur son
esprit, et une haine irreconciliable contre le
cardinal. Ce qui me fit penser ainsi, c'est que
pendant qu'il fut dans cette resolution, je remar-
quai toujours qu'il y avoit une repugnance iute-
rieure qui, si je ne me trompe , etoit emportee
par la parole qu'il pouvoit avoir donnee a ees
dames,
Le due de Beaufort , ayant definitivement re-
solu avee le sieur de Beaupuis et mon frere d'oter
du monde le cardinal Mazarin , m'envoya querir
un matin de chez Prudhomrae, baigneur, ou
il logeoit : c'etoit vers la fin du mois de juil-
let. L'etant venu trouver, il me tira a part,
et me dit que la connoissance qu'il avoit de
mon affection et de ma probite, I'obligeoit a me
donner une prenve de son amitie , qui me feroit
voir que j'etois dans sa derniere confiance. Je
ropartisen peu de mots, selon ma coutume, que,
de qut'lque nature que fut la chose qu'il avoit a
me communiquer, il n'auroit jamais sujet de se
repentir de s'etre fie a moi. II appela ensuite
Beaupuis , qui etoit seul dans la chambre avee
nous , mais un peu eloigne , et me dit en sa pre-
sence qu'il croyoil que j'avois remarque que le
cardinal Mazarin retablissoit a la cour et par-
tout le royaume la tyrannie du cardinal de Ri-
chelieu , avee plus d'autorite et de violence qu'il
n'en avoit paru sousle gouvernement de celui-ci;
qu'ayant entierement gagne I'esprlt de la Reine,
et mis tons ses ministres a sa devotion , il etoit
impossible d'arreter ses mauvais desseins qu'en
Iui otant la vie; que le bien public I'ayant fait
resoudre a prendre cette voie , il m'en instruisoit
en me priant de I'assister de mes conseils et de
ma personne dans I'execution. Fort surpris d'un
si etrange dessein , je repartis que lorsque je
m'elois attache a sa fortune j'avois resolu de la
suivre dans tons les accidens qui Iui pourroient
arriver , et de ne le point abandonner , quelque
parti qu'il put prendre ; qu'en celui-ci , quelque
injustice qui m'y parut , je ne laisserois pas
de Iui faire voir qu'il n'avoit pas mal place son
secret.
Beaupuis prit alors la parole pour representer
avee chaleur les maux que la trop grande auto-
rite du cardinal de Richelieu avoit causes a la
France, et couelut en disant qu'il falloit preve-
nir de pareils inconveniens avant que son suc-
ccsseur eut rendu les choses sans remede. Je re-
partis que quand meme ce qu'il disoit des cruau-
tes du feu cardinal seroit vrai , celui dont il
s'agissoit avoit jusqu'a present vecu avee tant
de douceur, qu'il falloit demeurer d'accord que,
si nous le punissions, ce seroit des violences de
son devancier, ou pour nous venger de ce qu'il
etoit plus spirituel , plus politique et plus heu-
reux que nous ; que ees torts ne me sembloient
pas meriter la mort , et qu'ainsi j'avouois nette-
ment que je ne pouvois approuver la pensee
qu'ils avoient de se rendre illustres par un assas-
sinat ; que je me croyois oblige dedire mes sen-
timens au due , pour apres le servir avee fidelite
et en homme d'honneur. Mes raisons ebran-
20.
308 EXTRAIT 1)E
lerent ee prince au point qu'il me dit de voir mon
frere , qui savoit son dcsscin , et que nous vins-
sions ensuite le trouver ensemble. J'aliai done
iui dire tout, ce que je crus capable de le rame-
ner a mon opinion. II en parut touehe, et assu-
va qu'il m'aideroit a oterau due de Beaufort un
projctqueje trouvois aussi injuste qu'extrava-
gant ; car , corame je le leur dis encore depuis a
lous , quand meme I'execution de ce desseln eiit
etc utile au public (ce que je ne pensois pas) ,
c'auroit toujours ete la ruine du prince et de ceux
qui y eusseul participe, parce que, outre qu'ils
auroient eu le Pape et la Reine pour ennemis ir-
reconciliables , I'un pour Tinteret de I'Eglise,
et ['autre pour le maintien de Tautorite royale
et pour son ressentiment particulier , ils pou-
voient s'assurer d'avoir tous les favoris et les
ministres presens eta venir pour persccuteurs,
y ayant apparence qu'ils croiroient utile a leur
siirete de punir des personnes qui tournoient a
crimes le credit , I'eclat et la bonne fortune ,
le cardinal n'en ayant point d'autres que ceux-la.
J'aliai chez le due avec mon frere, pensant
que la croyance entiere qu'il avoit alors en Iui le
feroit changer d'opinion. II le mena aussitot dans
la ruelle de son lit, pendant que je m'nrretai un
peu avec ceux qui etoient dans la chambre :
iieanmoius I'envie que j'avois de faire changer
le projet m'engagea a les quitter pour approcher
du lit , et j'entendis mon frere qui etoit assis
dessus avec le prince , a qui il disoit , contre ce
qu'il m'avoit promis , tout ce qu'il croyoit capa-
ble de Iui faire hater I'execution de cette hon-
teuse entreprise, Cela me toucha fortement,
voyant bien que tous mes efforts seroient inutiles
contre ces deux hommes, et particulierement con-
tre les deux femmes qui gouvernoient alors en-
tierement le premier. J'etois plus etonne demon
frere que des autres, Iui connoissant des mceurs
douces et une assez grande bonte naturelle. Je
crus alors , comme j'ai toujours fait depuis , que
la longue habitude qu'il avoit cue avec les fac-
tieux , pendant qu'il etoit aupres du comte de
Solssons, Iui avoit, contre son penchant, inspire
le desir de voir toujours la cour et I'Etat en trou-
bles : il a donne depuis plusieurs autres marques
de cette inclination , plutot acquise que natu-
relle. Gcpendant mes raisons ebranlerent de
telle sorte le due de Beaufort , qu'il me dit qu'il
vouloit avoir Tavis de quelques personnes : je
erois que e'etoit celui des deux duchesses. II s'en
alia faire sa conference, apres laquelle I'etant
revcnu chercher au meme lieu, je le trouvai si
i)icn coniirme dans sa premiere resolution , qu'il
tne dit le soir, en presence de Beaupuis , qu'il
(.toil decide a executor promptement ce qu'il
S MEMOIBES
m'avoit communique , etqu'ainsi il me prioit df
ne plus Iui opposer de raisons puisqu'elles se-
roient inutiles. Je repondis que cela etant, je ne
Iui en parlerois plus et le servirois a son gre ;
mais qu'avant d'aller plus loin je Iui demandois
deux choses : I'une , de ne point mettre la main
sur le cardinal, puisqueje me tuerois plutot moi-
meme que de faire une action de cette nature ;
I'autre, que s'il faisoit entreprendre I'execution
hors de sa presence , je ne me resoudrois jamais
a m'y trouver ; tandis que s'il y etoit lui-meme,
je me tiendrois sans scrupule aupres de sa per-
soune pour le defendre dans les aceidens qui
pourroient arriver, mon emploi aupres de Iui et
mon affection m'y obligeant egalement. II m'ac-
corda ces deux choses , en temoignant m'en es-
timer davantage , et ajouta qu'il se trouveroit a
I'execution , afin de I'autoriser par sa presence.
Je ne fis done plus de difficulte d'y etre moi-
meme, avec les reserves que j'avois faites. Tl
communiqua encore son dessein a deux de ses
anciens etfideles domestiques : I'un , le sieur de
Lie , capitaine de ses gardes ; et I'autre , le sieui
Brillet, son ecuyer.
Nous demeurames tous d'accord qu'il falloit
prendre le temps oil le cardinal iroit par la vilic ;
que le due de Beaufort, avec ceux qui Iui se-
roient necessaires pour I'entreprise, feroit arre-
ter le carrosse et donner le coup de la mort a
son ennemi. II alloit alors si peu accorapagne
qu'il ne menoit que quelques beneficiers et cinq
ou six pages ou laquais; de sorte que la chose
auroit ete facile, si le due, y devant etre et n'etant
pas de condition a attendre dans la rue ou dans
les logis voisins de ceiui du cardinal sans donner
de soupcons, ne I'eut, par cette raison , rendue
moins aisee. II fut resolu, apres avoir bien rai-
sonne sur ce sujet, que les sieurs de Lieet de
Brillet, qui savoient le projet, et les sieurs de
Ganseville , de La Londe , d'Hericourt , de Fre-
mont , de Gine et de Rochette-Freseliere , tous
domestiques de la maison de Vendome , qu'on
n'avoit point mis dans la confidence , se trouve-
roient tous les jours des le matin dans les cabarets
prochesle logis du" cardinal, qui etoit a I'hotel de
Cleves, pies le Louvre , et que la ils attendroient
de moi I'ordre de ce qu'ils auroient a faire ; que-
je serois toujours , et Beaupuis , avec le prince ;
et que ceux qui savoient le dessein s'informe-
roient avec soin quand le cardinal sortiroit, pour
en avertir le due .; enfin, qu'on ajouteroit encore,
a ceux qu'on n'avoit pas mis dans la confidence,
les sieurs d'Avancourt et de Brassi, picards,
gens fort determines et intimes amis de Lie. L'on
convint que je dirois a tous , de la part du due ,
que madame la princesse de Conde et madame
I>K HKNni PR CAMPIOX.
30 V)
de Monlbazon ayaut , comme il etoit vrai , iin
grand deraele , et la premiere anuoncaiit qu'elle
feroit faire affront a I'autre , le due vouloit tou-
jourstenirun nombre de gentilshommes, avec
chevaux et pistolets , en lieu ou il les put avoir a
point nomme , pour s'opposer a ce dessein. Le
prince regia en outre avec Beaupuis , mon Irere
et moi , que quand on en \ iendroit a i'executiou ,
il ordonneroit a Ganseville et a Brillet de faire
arreter le cocher du cardinal , et a Hericourt et
a Avrancourt d'aller chacun a uue portiere et
de le tuer, pendant que lui-menie seroit a ehe-
val dans la rue avec Beaupuis, moi et tons les
autres ci-dessus nommes , autour de sa person-
ne, pour nous opposer a ceux qui voudroient re-
sister ; et qu'incontinent apres I'affaire faite ,
nous sorlirions tous de Paris pour nous mettre
en surete.
Le due de Beaufort ne voulut point que mon
frere fut aux assemblees ni a Taction , alin qu'il
put assister la duchesse de Chevreuse dans le
besoinque I'onauroitd'elle pour essayer d'apai-
ser la Reine et de la raccommoder avec le due
de Beaufort, quoique cette duchesse ne fut alors
guere en mesurede rien faire a I'avantage de ses
amis. Le premier jour que ceux destines a I'en-
treprise se reunirent, fut dans la rue Champ-
Fleuri , oil j'allai avec eux , et fis mener un che-
val pour moi et un pour le due. En retournant
le trouver chez le baigneur Prudhomme , oil 11
etoit avec Beaupuis, je passai devant le logis du
cardinal et le vis sortir en carrosse avec I'abbe
deBentivoglioetplusieurs autres ecclesiastiques,
et quatre ou cinq valets a sa suite. Je demandai
a I'un d'eux oii il alloit, et Ton me repondit :
« Chez le marechal d'Estrees. » Je vis que si je
voulois douner cet avis sa mort etoit infaillible ;
mais je crus que je serois si coupable devant
Dieu et devant les hommes , que je n'eus pas la
moindre tentation de le faire : au contraire ,
j'allai dire au due que Ton m'avoit assure chez le
cardinal qu'il ne sortiroit point ce jour-la; de
sorte qu'il me dit de faire retourner ceux que
j'avais reunis a I'hotel de Vendome oil nous lo-
gions tous : ce que j'executai aussitot. Le due
allant, quelques heures apies , en carrosse par
la ville, rencontra le cardinal qui retournoit
chez lui. II me le dit le soir, et je repondis que
I'on m'avoit trompe. Ma pensee fut , lorsque je
vis que je iie pouvois rompre ce dessein , de le
retarder le plus que je pourrois , afin que le
temps fournit quelque occasion de le changer;
mais en cas qu'il s'en presentat , contre mon de-
sir, pour le tenter, j etois resolu d'en souffrir
I'execution plutot que de trahir un prince qui
avoit mis une entierc confiance en moi. Telle
etoit ma determination , ([ue rien neiit cte ca-
pable de changer : cependant je priois continuel-
lement Dieu de faire naitre quelque conjoncturc
qui fit avorter le complot , sans qu'il en arriv^t
mal au due.
Un jour apres, il appritque le cardinal alloit
faire collation a La Barre vers Pontoise, oil etoit
la duchesse de Longueville , qui en avoit aussi
prie la Reine, laquelle etoit deja partie ; de
sorte que le cardinal n'avoit que son seul car-
rosse, oil etoit le comtede Harcourt. Le due de
Beaufort me commandade faire assembler notre
moude pour courir apres : ce que j'executai, et
I'allai ensuite trouver avec Beaupuis. Je lui dis,
jugeantque mes autres raisons seroient inutilos,
que s'il se defaisoit du cardinal en presence du
comte de Harcourt, il falloit se decider a les
tuer tous deux , le second etant trop genereux
pour souffrir cette action sans perir avec le pre-
mier ; qu'il considerat qu'outre que I'assassinat
du comte le deshonoreroit , il lui donneroit toute
la maison de Lorraine pour ennemie irreconci-
liable; et que je croyois que, pour eviter ces
inconveniens, il falloit attendre un autre jour.
Beaupuis fut, celui-la, de mon avis, et je sauvai
encore une fois le cardinal , sans qu'il m'en diit
obligation , puisque je ne le faisois que pour la
justice et pour I'interet du due, que cette ac-
tion eut avili et entierement perdu, selon ma
croyance. Peu apres, il eut avis que le cardinal
devoit aller le lendemain diner a'Maisons, et
que le due d'Orleans y iroit aussi. Je fis encore
consentir le prince que, si le ministre etoit dans
le carrosse de Son Altesse Royale , le dessein ne
s'executeroit pas ; mais il dit que, s'il etoit seul,
il falloit qu'il mouriit. Le matin , il fit preparer
des chevaux et se tint dans les Capucins avec
Beaupuis , pres de I'hotel de Vendome, postant
un valet de pied dans la rue pour I'avertir quand
le cardinal passeroit , et m'enjoignant de me
tenir, avec ceux que j'avois coutume d'assem-
bler a I'Ange , dans la rue Saint-Houore , assez.
proche de Thotel de Vendome ; et que si le car-
dinal alloit sans le due d'Orleans , je montasse
a cheval avec tous ces messieurs et I'allasse
prendre en passant aux Capucins ou il seroit
aussitot pret que nous. J'avoue que je n'eus ja-
mais tant de chagrin que cette fois, voyant
qu'il m'etoit impossible dc sauver le ministre.
Les sieurs de Lie et de Brillet, qui desapprou-
voient autant que moi cet odieux dessein ,
etoient au desespoir. Le sieur de Lie n'etoit pas
avec nous, ne s'etant trouve qu'a la premiere
assemblee, a cause d'une blessure qu'il avoit au
bras; mais il ne laissoit pas d'etre a toutcs les
consultations qui sefaisoient.
3tO
KM HA IT i)KS MKMOIP.ES
Je fus dans iinquictude que loii peut penscT,
jusqu'a ce que, voyant passer le cairosse du due
d'Orleans , j'apercus le cardinal dans le fond
avec lui. Cela me donna une joie que je ne puis
expriraer, et j'allai representer au due de Beau-
fort qu'il devoit s'apercevoir que Dieu n'approu-
voit pas son projet , puisqu'il s'y trouvoit taut
d'obstacles. Cela I'ebranla et le fitrever; puis
il me dit qu'il penseroit a mes reflexions, mais
qu'il en vouloit conferer avec quelques per-
sonnes qu'il ne me nomma point , et qu'apres il
me communiqueroit sa derniere resolution. Je
crois qu'il alia trouver les duchesses de Che-
vreuse et de Montbazon , qui assurement lui
avoient mis cette entreprise en I'esprit, et
qu'elles le reprimanderent de ce qu'il tardoit
tant a faire ce qu'il leur avoit promis ; car il re-
vint si anirae centre le cardinal , qu'il me de-
clara qu'il ne pouvoit plus attendre , et que
puisque de jour il se rencontroit toujours des
obstacles , il etoit resolu d'executer le coup de
nuit; que le cardinal alloit tous les soirs au
Louvre; qu'il le falloit attaquer au retour, avoir
des chevaux prets dans quelque hotellerie voi-
sine; et que,quand le ministre seroit chez le
Roi , il s'y tiendroit aussi avec Beaupuis etmoi;
et que sitot qu'il sortiroit, nous nous avance-
rions pour faire venir les autres, qui , en atten-
dant, se tiendroient a cheval sur lequai , le long
de la riviere et tout aupres du Louvre; que
celase pouvoit la nuit sans soupcon ; que tout ce
que Ton avoit a craindre etant les gardes, qui
s'opposeroient peut-etre a I'entreprise , qui ne
pouvoit s'executer qu'en leur presence, a cause
du peu de distance du logis du cardinal au
Louvre , il se resolvoit a mettre dans sa confi-
dence lesieur Des Essarts, capitaine au regi-
ment des gardes , et absolument a lui ; afin de
choisir le jour de sa garde , et de le prier de
commander a ses soldats que,quoiqu'ils vissent
faire , ils ne s'eu melassent point et ne son-
geassent qu'a garder le Roi. Je ne pus oter ce
dessein au due, qui paria a Des Essarts, lequel
lui promit tout ce qu'il voulut. Les ordres se
donnerent pour quand il seroit de garde. Je
mourois de peur que Ton ne fit de nuit ce que
Ton avoit manque de jour; mais il arriva, heu-
reusement pour le cardinal, que ce soir-la Des
Essarts devoit etre au poste derriere le Louvre,
et la compagnie colonelle devant. Cela pensa
desesperer le due : neanmoins raadarae de Che-
vreuse, Beaupuis et mon frere , auxquels il ap-
prit son deplaisir, dirent qu'ils croyoient que le
ducd'Epernon, etant I'intime ami de la duehesse
et pas trop satisfait de la cour, ne feroit pas de
difficulte , sans entrer plus avant dans Taffaire,
de coiriraauder au premier sergent de la colo-
nelle que, quelque bruit qui survint , il em-
pechSt les soldats de prendre parti pour per-
sonne, et leur fit seulement garder la porte du
Louvre.
Cet expedient fut trouve si bon, que la du-
ehesse de Chevreuse parla le jour meme au due
d'Epernon, qui , je pense, se douta bien , par la
connoissance qu'il avoit des affaires , de ce que
cela signifioit , a raoins que la duehesse le lui
dit , comme il y a plus d'apparence, par I'ami-
tie qui etoit entre eux. Quo! qu'il en soit, le
due promit ce qu'elle desiroit. Je ne sais s'il lui
tint parole ; mais je suis bien assure que ce soir-
la tous ceux qui etoient des assemblees etant
venus avec moi aux Deux-Anges , sur le quai
pres du Louvre, il se trouva force gens qui nous
observerent , quoique ce fut un lieu ou Ton ne
se diit pas etonner devoir des chevaux, surtout
n'y en ayant que huit ou dix. Cela se dit nean-
moins chez la Reine comrae une chose extraor-
dinaire ; mais ce qui fait mieux voir que le car-
dinal etoit averti, est qu'il ne vint point au
Louvre comme il avoit accoutume , et que Ton
dit tout haut qu'il s'agissoit d'une entreprise sur
sa personne. Cela me fait tenir pour assure, ne
pouvant en soupconner d'autres ( et paroissant
assez, par la suite des choses, que le cardinal
n'a jamais su les circonstances du complot , ni
ceux qui en savoient le fond et qui y etoient
employes), que le due d'Epernon, qui n'avoit
appris qu'en gros le dessein du due de Beaufort,
et ignorant ceux en qui il se confioit pour cette
affaire, rapporta seulement au cardinal la propo-
sition de madame de Chevreuse et ce qu'elle lui
avoit appris : ce qui engagea le ministre a faire
epier ce qui se passoit a I'hotel de Vendome et
a ne bouger de chez lui. Une autre raison qui
me fait tenir cette opinion pour infaillible, est
que le due d'Epernon , qui alors n'etoit pas bien
avec le cardinal, a depuis ete tellement uni avec
lui, que ce ministre a mieux aime que laGuienne
se revoltat que de lui en oter le gouverneraent,
comme tout le conseil le vouloit , jusqu'a ce que
M. d'Epernon lui-meme , quand les choses ont
ete a I'extremite , a demande ce changement
pour son interet et sa surete. De plus , I'affaire,
qui avoit dure deux mois sans que Ton en eut
rien soupconne, fut divulguee deux ou trois
heures apres que Ton en eiit parle a M. d'E-
pernon.
Quoi qu'il en soit de mes conjectures , Ton dit
hautement a la cour que le due de Beaufort avoit
Youlu tuer le cardinal ; et il persevera toujours
dans la meme pensee , quoique je lui conseillasse
d'aller faire un lour a la campagne. Le lendc-
I)E Ilt..\rvl U£ CA.MIMO.N.
311
main, il ne iaissapasdese niontrer au Louvre, et
de se trouver ensuite a uue collation que faisoit
la Reiue au bois de Vincennes chez M. de Cha-
vigny. Je ne le vis point ce jour-la, a cause
que je ie pasisai avec une fille tres-riche que j'e-
tois pres d'epouser. Le soir, je I'entretins long-
temps, sans lui pouvoir persuader de seretirer.
II me dit que le bruit commencoit a s'apaiser, et
qu'il esperoit dans peu executer son dessein. Je
le laissai dans cette idee , et ne le vis point de-
puis ; car la Reine ayant assemble le due d'Or-
leans , le prince de Conde et tons les ministres ,
leur apprit les soupcons qu'il y avoit contre le
due de Beaufort , lesquels furent trouves si gra-
ves , qu'ils opinerent tout d'une voix qu'il le
falloit arreter, tant pour le juger,si I'accusation
etoit bien fondee,que pour la bainequ'ils avoient
contre lui. Cela etant resolu, et les ordres don-
nes en consequence, le due alia seul au Louvre
le soir d'apres celul ou je lui parlai, quoique la
plupart de ses amis I'eussent averti de prendre
garde a lui. La il fut arrete par le sieur de Gui-
taut , capitaine des gardes de la Reine , et ayant
eouchedansle Louvre, fut conduit le lendemain
au donjon de Vincennes , ou il a deraeure cinq
ans. Le soir qu'il fut pris , le marechal d'Estrees
le vint dire a I'hotel de Vendorae , ou j'etois.
Le due de Vendome etoit depuis peu de jours a
Conflans , entre Paris et Charenton , pour quel-
que legere indisposition. La duchesse se mit en
pleurs et alia pour parler a la Reine, qui refusa
de la voir.
Je consultai avec les sieurs de Lie et de Bril-
iet , et leur proposal que nous allassions trouver
le due de Vendome , pour agir comme il le ju-
geroit a propos. De Lie, qui n'avoit paru qu'a
la premiere assemblee , a cause de sa blessure ,
demeura; mais nous partlmes aussit6t,Brilletet
moi , et sortant par la porte Saint-Honore , de
peur d'etre arretes, fumes par dessus le fosse
faire le tour de la ville jusqu'a la porte Saint-
Antoine , pres de laquelle nous rencontrames le
due de Vendorae , qui sur cette nouvelle venoit
•a Paris. Je lui dis que le due son fils etant pri-
sonnier, nous venions prendre ses ordres pour
les suivre en toutes choses. II repondit que nous
n'avions qu'a rentrer dans Paris avec lui. Je
ra'approchai de son oreille, et repliquai que nous
nous etions trouves a quelques assemblees , les-
quelles , quoique sans mauvais dessein de notre
part , feroient peut-etre du bruit. II repartit in-
continent , sans s'informer davantage, que nous
allassions a Anet, oil nous aurions de ses nou-
velles. Nous le quittames a I'heure raeme , et
comme nous passions a une heure apres minuit
vers le Marais, en un lieu tout-a-fait desert , et
dans un chemin oil il falloit que nos chevaux
fussent a la file , je vis venir vers moi , qui etois
devant , dix ou douze cavaliers. L'heure et le
lieu me firent croire que c'etoient des gens qui
nous vouloient prendre. Je me tournai vers Bril-
let, et lui dis qu'il falloit savoir mourir, et,raet-
tant la main au pistolet , allai droit a eux , qui
passerent outre sans dire mot. Je ne sals ce qu'ils
pouvoient chercher en ce lieu si ecarte et en
pleine nuit. Nous poursuivimes notre route sans
nous arreter jusqu'a Anet , oil le due de Ven-
dome cut ordre le lendemain de se retirer avec
sa famille.
Tons les gentilshommes qui avoient 6te , par
mon invitation , aux assemblees qui s'etoient
faites a Paris, vinrent a Anet, a la reserve d'A-
vancourt et de Brassi , qui s'en allerent chez eux ,
La crainte que de Lie , leur ami , eut qu'ils fus-
sent pris ou dissent quelque chose de ce qu'ils
savoient , I'engagea a decouvrir au due de Ven-
dome le dessein du due de Beaufort contre le
cardinal Mazarin . Le prince me demanda alors ce
que j 'en savois, et quejene pus dissimuler apres
I'aveu de Lie. II mauda a Avancourt et a Brassi
de venir a Anet; mais eux qui avoient deja ete
gagnes par un uomme Boissi , gouverneur de
Pontdormi , et attache au cardinal , se firent
prendre en chemin. On les amena a la Bastille ,
oil ils deposerent que je les avois fait assembler
plusieurs fols, de la part du due de Beaufort ,
pour les interets de madame de Montbazon , a
ce que je leur avois dit. Cela ne donnoit point
matiere d'interroger le due, puisqu'ils avouoient
qu'il ne leur avoit pas parle : ainsi il n'eiit pas
manque de nier d'avoir donne les ordres que je
leur avois portes de sa part. L'on conuut alors
que l'on ne pouvoit travailler a son proces avant
de me prendre , afin de trouver matiere a I'in-
terroger d'apres mes propres depositions , et de
nous si bien embarrasser tons deux , que Ton
piit decouvrir le fond de I'affaire. La preuve de
cette conspiration importoit essentiellement au
cardinal, qui ne faisoit que de s'etablir dans le
gouverneraent , et affectant de le faire par la
douceur, avoit ete assez malheureux d'etre con-
traint , en debutant , de faire une violence con-
tre un des plus grands du royaume pour son in-
teret particulier, sans qu'il pariitnulle conviction
qui I'obligeat a trailer le due avec cette rigueur.
Le cardinal , desespere de ne pouvoir persuader
les autres de ce dont il etoit entieremeut assure,
avoit un grand desir de m'avoir entre ses mains.
II jugea neanmoins qu'il falloit me donner le
temps de me rassurer, afin de rae prendre avec
plus de facilite.
Le due de Vend6me jugeant, par ce qu'il
312
KXrnVIT DES MEMOIRES UE HKNRI DK CAMPIOiX.
avoit appris de Lie et de nioi , que ma surety
dependoit de celle de son fils , me pria de ne
bouger du chateau , prenoit lui-meme le soin de
me faire diveitir, et me traitoit d'une facon tres-
obligeante. II fit aussi demeurer a Anet ceux
qui avoient ete de nos assemblees. Nous pas-
sfimesainsl quatre mois , pendant iesquels j'eus
divers avis par le sieur Pihaliere, capitaine des
gardes du marecbal de La Meilleraye , et com-
mandant de son regiment d'infanterie , mon ami
l^aitieulier, et qui avoit de bonnes habitudes a
la cour, que I'on tentoit toutes sortes de voies
pour me faire arreter ; il vint meme a Anet pour
me conter tout cequ'il avoit appris sur ce sujet.
J 'en informal le due de Vendome; et comme je
lui avois promis de faire tout ce qu'il jugeroit
necessaire a la surete de son fils , 11 songea d'a-
bord a me faire sortlr de France ; mais la crainte
que cela ne fit crolre le crime que tout le monde
croyolt suppose (par le cardinal), I'engagea a me
faire rester, s'lmaglnantque j'aurols toujours le
temps de me retirer s'll en etolt besoin.
f!?! 1)K L'li.XTKAl r DKS MEMOIRES DE HENRI DE CAMPION.
MEMOIRES
MARECHAL VICOMTE DE TURENNE,
CONTENANT
L'HISTOIRE DE SA VIE,
DEPDis l'annee 1643 jusqu'en 1659;
PUBLICS, AVEC UIV GRAND NOMBRE DE DOCUMENTS INfiDITS,
Par mm. CHAMPOLLION-FIGEAC et Aime CHAMPOLLION fils
iNOTICE
i LE MARECHAL VICOMTE DE TURENNE
ET S€R CETTF,
NOUVELLE ifcDITION DE SES MfiMOIRES.
=«s>®®=—
Turenne oaquil le 11 septembre 1611, et servit
comme simple soldat (1625), sous les ordres de
Maurice de Nassau , puis sous ceux de Fr6d^ric-
HenrideNassau , ses oncles. Colonel d'infanterie
sous le mar^chal de La Force, mar6chal-de-carap
sous les ordres du cardinal de La Valette, il fit
encore la campagne de Roussillon, en 1642, avec
Louis XIII. Le vicorale de Turenne fut enfin cree
marechal de France le 16 raai 1643 (1). Colonel-
general de la cavalerie en 1657, et mar6chal-g6-
n^ral en 1660, ses croyances religieuses (il 6lait
calvinisle ) remp6ch6rent d'etre fait conn^table
celteraemeann^e; maisil abjura le23octobrel668
etmourut sur le champ de balaille de ce coup de
canon « qui 6toit charg6 de toute antiquity , » le
27juillet 1675. Par I'ordre de Louis XIV, les d6-
pouilles du vicorate de Turenne furent inhumees a
labbaye de Saint-Denis , au milieu des sepultures
royales ; raais ses restes furent transport's suc-
cessivement, apr^s les premiers temps de la re-
volution, au cabinet d'anatoraie du Jardin des
Plantes, et dans le raus^e des antiquit's nationa-
les , aux Petits-Auguslins.
Voici ce que les relations du temps nous ont
conserve de details curieux sur ces deux singu-
• lieres ceremonies:
« Le samedi 12 octobre 1793, les membres
composant la municipalite de Franciade (nom
que Ton donnait a cetle epoque a Saint-Denis),
ayant donne les ordres d'exhumer, dansl'abbaye
de Saint-Denis, le corps des rois etreines, des
princes et princesses, et des horames ceiebres
quiy avaient ete inhumes pendant prdsde quinze
cents ans, pour en extraire les plombs, confor-
meraent au decret rendu par la Convention na-
(1) L'article Turenne, dans la Biographie Univer-
■selle , contienl plusieurs erreurs de dates relativement
a rhisloire do ce pcrsonnage.
tionale , les ouvriers , presses de voir les restes
d'un grand homme, s'empresserent d'ouvrir le
tombeau de Turenne. Ce fut le premier. Quel fat
leur eionnement lorsqu'ils eurent demoli la fer-
meture du petit caveau place immediatement au-
dessous du tombeau de marbre et qu'ils eurent
ouvert le cercueil !... Turenne fut trouv6 dans un
etat de conservation lei qu'il n'etait point de-
form', et que les traits de son visage n'etaient
point alteres. Ce corps, nullement fletri et par-
faitement conforme aux portraits et raedaillons
que nous possedons du grand capitaine, etait en
etat de raoraie s'che et de couleur de bistre-clair.
Sur les observations de plusieurs personnes de
marque qui se trouv^rent presentes a cette pre-
miere operation , il fut remis a un nomme Horl ,
gardien du lieu , qui conserva cette momie dans
une boile de bois de ch^ne et la deposa dans la
petite sacristie de reglise, ou 11 1'exposa pendant
plus de huit mois aux regards des curieux, et ce
ne fut qu'a cette derniere epoque qu'il passa au
Jardin des Plantes, a la sollicitation de feu Desfon-
taines (2). »
Le depute Dumolard , de I'Isere, fut le premier
qui signala , dans la seance du conseil des Cinq-
Cents, du 15 thermidoran IV (2 aoiit 1796),rincon-
venance de la place qu'occupaientles restes deTu-
renne depuis leur transport au Jardin des Plantes.
II s'exprima ainsi : « Rien de ce qui louche a I'hon-
neur national n'est eiranger au Corps legislatif. Je
parcourais dernierement le Jardin des Plantes ;
enlre dans les diverses salles du bailment, quelle
a ete mon affliction en voyant les restes du grand
Turenne places entre ceux d'un elephant et d'un
rhinoceros! Ne devait-il echapper a la fureur de
ces modernes vandales que pour obtenir un tel
(2) Savant botanisle , professeur au Jardin-des-Plan-
les , mort il y a quelques ann(*es.
:5l(i
NOTICE SIB LK VICOMTE DE •rl;UK^^K
asile? 11 est des fails, citoyeiis , qui suffisenl seuls
pour depraver un gouveruemeiit et le deslionorer
aux yeux do r6lraiiger : tel est celui que je vous
d6oonce.
» Turenne v6cul sous un roi, mais ce fut I'er-
reur de son sif^cle et non ie crime de ce h6ros; ses
pr^juges fiirent ceux du temps ou il vivait; ses
vertus furent a lui; I'elat avilissant dans lequel
ses resles sont abandonaes ne saurait diniinuer
cet immense heritage de gloire qu'il s'est acquis;
un tel oubii n'est prejudiciable qu'au gouverne-
ment qui s'en rend coupable. Quel est, en elTet,
le Francais qui ignore que Turenne fut le plus
grand des capitaines; que, recommandable par
ses vertus guerri6res, il le fut non moins par ses
vertus privees? qui n'admirc egalement et son
courage et sa rare modestie?
» Cen'estpasqueje veuilledemander que vous
honoriez la m6raoire de Turenne , je propose seu-
lement de ne pas diminuer quelque chose de vo-
ire supreme gloire en I'oubliant. Je ne deraande
pas pour cet homme illustre les honneurs du Pan-
theon, I'Europe enti^re lui a d6cern6 la palme de
rimmortalit6 ; mais vous avez le droit d'eveiller
I'attention du Directoire sur un objet d'inleret
national; c'est ce que je vous propose de faire en
demandant au Directoire, par un message, les
mesures qu'il a dCi prendre pour faire deposer
dans un lieu plus convenable et plus decent les
restes du grand Turenne. »
ttCette proposition est unanimement adoptee.))
Le 24 germinal an VII, le Directoire executif
arr^ta que les d6pouilles de Turenne seraient
Irausport^es dans le Musee des monuments
francais, et qu'elles seraient d6pos6es dans un
sarcophage place dans le Jardin-Elys6e de cet
6tablissement. Proc6s-verbal de la translation
du corps du marechal au Musee des monuments
francais fut r6dig6 et depos6 chez le notaire
Potier, le 29 vendemiaire an VIII. En suit la
leneur :
« L'an VII de la r6publique francaise, une et
indivisible , et le quartidi 24 plairial,
» Nous.... d6siranl mettre a execution I'arrSt^
du Directoire ex6cutif, qui ordonne la translation
du corps de Turenne , d6pos6 au Musee national
des plantes et d'histoire naturelle, audit Mus6e
des monuments francais , dcsiraut mettre a exe-
cution ledit arr6t6 , et retirer les restes d'unguer-
rier recommandable par sa valeur et ses vertus
civiques , d'un lieu oil lis sont confondusavec des
objets de.curiosit6 publique, avons invite et ap-
pel6 aupr^s de nous les citoyens AmbroJse Le-
sieur et Augustin-Jean Lesieur , fr^res, citoyens
de Paris, y demeuranl , rue de la Colombe, divi-
sion de la(vit6, qui nous avaicnt accompagn^s
pour la translation des cendres de Moliere et de
Lafontaine, a I'effet de nous concerter sur les
moyeus d'effcctucr le transport du corps de ce
heros, en nous conformant aux intenlions du mi-
nistrc dc lintericur pour qu'il nc soil pas fait os-
(cnsiblemcnt.
» En consequence , sur les six heures du soir .
I'un de nous s'^tant transporte a I'arsenal de Pa-
ris pour y prendre la voiture mise a notre dispo-
sition par le citoyen Berthier , chef de brigade .
directeur d'artillerie par int6rim de I'arsenal de
Paris , se rendit de suite au Jardin des Plantes ,
ou nous trouvames le citoyen Lenoir, qui nous
avail devauces, et qui 6tait acconipagne des ci-
toyens Michel-Pierre Sauv6et Pierre-Louis Sauve
fr^res, employes dudit Mus6e des monuments
fraucais, ou nous nous trouvames reunis. Le ci-
toyen Lenoir se rendit de suite aupr^s de Tadnii-
nislration du Mus6e d'histoire naturelle pour ob-
tenir d'elle ia remise du corps de Turenne, en
vertu des pouvoirs dont il 6tait revfitu. Muni dc
I'autorisation necessaire, il nous rejoignit sur les
huit heures du soir, et nous etant fait donncr
connaissance du lieu ou 6taient deposes les resles
de Turenne , nous fiimes iutroduits dans un local
altenant k I'amphitheatre servant de laboratoiro ,
au milieu duquel etaitpos6e, sur une estrade dc
bois peinl en granit, une caisse en forme de cer
cueil, aussi de bois peinl, vitr6e pardessus, de l.i
longueur de 197 millimetres, dans laquelle on
nous a declare que le corps de Turenne eiail en-
ferme. Nous remarquaraes, en effet, au travers
du vitrage qui couvrait ce cercueil , un corps
eiendu enveloppe d'un linceul, lequel avail et6
dediire et d6couvrait la tele jusqu'a I'estomac;
ce qui nous ayant porl6 a le considdrer plus at-
tentivement, il nous parut que ce corps avail et6
embaurae avec soin dans toutes ses parties, ce
qui en avail conserve toutes les formes ; le crane
avail eie coupe et reraplace ou recouvert d'une
calotle de bois de la meme forme, mais excedant
dans sa circonference. Toutes les formes du vi-
sage ne nous parurenl pas tellement alterees que
nous ne piiraes reconnaitre les trails que le mar-
bre nous a laisses de ce grand homme; il restait
encore des effets du funeste coup qui I'enleva au
milieu de ses triomphes, et qui lui causa sans
doule une violente convulsion dans la figure, ainsi
qu'il nous a paru par I'eiat de la bouche extr6-
mement ouverle ; el continuant a considerer ces
respectables restes, nous apercCimes que les bras
eiaient etendus de chaque c6t6 du corps, el que
les mains etaient croisees sur la r6giou du venire ;
le reste etail enveloppe du linceul et oCfrait les
formes ordinaires. Sur le cote du cercueil etait
attachee une inscription gravde sur une plaque
de cuivre, qui parail 6lre celle qui avail 6t6
placee sur I'ancien cercueil ou ce corps avait
ei6 renferme, sur laquelle nous lumes ce qui
suit:
« Ici est le corps de serenissime prince Henry
de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, ma-
r6chal-g6neral de la cavalerie legere de France,
gouverneur du haul et has Limosin , lequel fut
lu6 d'un coup de canon le xxvir juillet, l'an
M.DC.LXXV. »
)) Le citoyen Lenoir cl luii dc nous ayant fail
Iransporlcr Icdil cercueil dans la voiture que
UT Slir. SUS MKllOIRES.
3 17
nous avions .imcnec a cet effel , deux d'enlre
nous, d'apr^s robservalion du citoycu Lenoir ,
accompagn^reiil ces venerables dcpouilles audit
Musee des monuments franrais.
»Et le 22 messidorde I'an Vlldela repul)lique,
sur les onze lieures du matin, nous, Alexandre
Lenoir et Pierre-Claude Binart , adniinislraleurs
susdits, soussign6s, ayant fait eriger le monument
qui doit renfermer les resles de Turenne , et y
ayant a cet ciTet fait praliquer une concavity, avons
fail relirer Icdit cercueil du lieu oil il 6lait d'a-
bord depose, duquel nous fimes enlever le vitrage
qui y avait 6te plac6 , et dans I'inierieur fimes
poser celle inscription gravee sur une plaque de
cuivre :
« Les restes de Henry de la Tour d'Auvergnc,
vicomte de Turenne, tu6 d'un coup de canon le
27 juillct 1(J75, a soixante-quatre ans , pres Ic vil-
lage de Salzbach , exiiumes en 171)3 de I'abbaye
de Saint-Denis, oii ils avaient ete enterr6s, ont
6le recueillis paries soins d'Alexandre Lenoir,
fondateur du Musee des monuments franrais, et
deposes dans le sarcopbage qu'il a fait cxeculer,
sur ses dessins , par arrfite du Direcloire exccu-
lif, Tan A'^II de la republique franraise, une et
indivisible. »
» Ce qui etant execute , nous fimes a I'inslanl
couvrir ledit cercueil d'une planclie do cbenc.
laquelle etant scellee , et I'inscription rapporfee
ci-dessus y ayant ete replacee, nous susdits , ad-
rainistrateurset conservaleurs, avons fait trans-
porter ledil cercueil au lieu oii etait orige lo mo-
nument, ou, etant arrives, nous le fimes, en
noire presence, placer dans Ic sarcopbage par
lesdits citoyens Sauve freres, auquel depot as-
sislaient lesdils citoyens Ambroise-Ilobert Le-
sieur et Jean Pachez, ouvriers audit Musee, ct
aussilot , nous soussignes, fimes poser et sceller
le couronnemenl qui lermine le tnonumenl.
» Deloutceque dessus nous avons dressele pre-
sent proces-verbal , lesdils jour elan que dessus,
pour conslaler rexeculion de I'arrele du Direc-
loire ex^cutif , ct pour laisser un monument de
noire veneration pour la m6moirc de Turenne.
» Signe: Lenoir, Uin.vrt, A. 11. Lesieur,
Paciiez , Sauve aine , el P. Sauve. »
11 elait reserv6 au premier consul Bonaparte
de rendrelesdernicrs lionneurs fundbres au plus
grand liommede guerre du XVIl'^ si6cle, etdelui
choisir un dernier lieu de repos, non moins ho-
norable que celui que lui avait assign6 le roi
Louis XIV. Le monument erig6 a Tureime dans
I'abbaye de Saint-Denis avait ^te preserve de
la destruction et transporle au Musee des mo-
numents franrais. Suivant I'arrfite du premier
consul, on Tenleva de ce lieu pour le [)lacer dans
le temple de Mars ( eglise des Invalidcs ) , et Ic
corps du maroclial y ful de nouveau depos6 avcc
pompe et solennitc. Voici la relalion de ceKe ce-
remonie:
« La translation du corps de Turenne s'esl
faile lecinquiemejour compl^mentaire, an VIII,
ainsi que I'avait annonc6 le programme. A deux
beures, le miuistre de I'inierieur et le ministre
de la guerre se sont rendus au Musee des monu-
ments franrais, ruedes Pelits-Augustins, accom-
pagn6s d'un grand nombre d'officiers g6n6raux.
La, ils ont lrouv6 le citoyen Desfonlaiues, pro-
fesseur du Jardin des Planles, au palriotisme et
au courage duquel on doit la conservation des
resles de ce grand homme, et le citoyen Lenoir,
adminislrajeur du mus6e, quite premier a pu
lesrecueillir bonorablement. Le corps de Turenne
avait et6 place au milieu de la salle des monu-
ments du XVIP sidcle. Devant lui , sur un bran-
card convert de ricbe draperie, on avait pos6 r<?-
p6e qu'il porlait le jour de sa raort, et le boulet
qui I'a frappe (1).
» Le citoyen Lenoir, en presenlant le corps au
minislre , a fait un discours auquel Ic ministre
de I'inierieur a r6pondu quelques mots improvi-
sl's , puis le cortege s'est mis en marche. Le corps
6lait place sur un char de Iriomphe, decore avec
beaucoup de soin , de gout et de magnificence ,
Iraine par qualre chevaux blancs. Un cheval pie,
semblable a celui que monlait Turenne et que
connaissait si bien son arm6e , convert de har-
naissendjlables, niarcbait en avantdu char, con-
duit par un n^gre \Hu de la m6me manidre
que celui de Turenne. De vieux guerriers por-
laient ses arnies, de vieux guerriers entouraienl
son char; les generanx : Berruyer, general de
division; Aboville, general de division; Vital,
general de brigade ; Kslourmel , general de divi-
sion, ( ce dernier, parent de Turenne par son
epouse ), raarcliaient aux qualre coins; les mi-
nislres suivaienl; les citoyens Lenoir et Desfon-
taines faisaient partie du cortege; il a march6
dans le plus grand ordre jusqu'au d6rae des In-
valides.
» Au moment ouil est cnlre dans ce temple
si majeslueux, si digne de renfermer les cen-
dres des grands liommes, une musique mililaire
grave et louchanle s'est fait entendre. Le mi-
nistre de la guerre, si digne d'apprecier le nit-
rite militaire, si bon juge de ceux qui le pro-
fessent, a prononce un discours noble, d6cent,
tcl quil convenait a la circonstance el a sou ca-
raclere personnel. II a fini par un mouvement
oraloire d'un Ires-grand effet et d'un genre v6ri-
lablemcnt antique.
» Ce discours a plusieurs fois el6 inlerrorapu
par des applaudissemenls.
» Le corps de Turenne a ensuile 6t6 d6pos6
dans le monument qui le renferniait a Saint-De-
nis. Ce monument a 616 place dans une des par-
ties Iat6rales du dome, par le citoyen Peyre. On
ne peut assez s'etonner que ce travail ait 616 ter-
(1) Cos procicuscs rcliiiucs ai>partcnaicnt a M. do
ISouillon, Tun ties potils-novcux dc Turenne . qui vou-
lut bicn les coniicr pour cctte c6r<5monio.
Sl8
^0T1CE SUR LE VICOMTE DE TUnEi\.\E
min6 dans le court espace de temps qui a 6t6
donn6 a eel artiste, et on doit admirer le goiit
avec lequel il a choisi I'emplacement. Ce mo-
nument est beaucoup raieux place qu'a Saint-
Denis.
» Le rainislre de la guerre a pos6 sur le cer-
cueil qui rcnfernie le corps, une couronne de
laurier, et le ministre de I'interieur y a plac6
une boile d'acajou renfermant des ra6dailles et
des inscriptions.
)) La c6r6monie a 6t6 terrainee par une sym-
phonie militaire. On a vu des larmes couler des
yeux de plusieurs vieux soldats a cette solennite
auguste. »
Enfin,les habitants de la Souabe n'avaient pas
moins honore la m6moire de Turenne, en lais-
sant en friche, pendant plusieurs annees, la
place ou il avait peri , en conservant soigneuse-
ment I'arbre sous lequel il s'etait assis un instant
avaht sa morl. Get arbre devint I'objet de la v6-
n6ration publique et le but des pelerinages des
voyageurs, comme le fut le laurier de Virgile,
le raftrierde Shakspeare, leporamier de Newton
et le peuplier de Pope ; on s'en est dispute les
derniers d6bris. Le cardinal de Rohan fit Clever,
en 1781, un monument a la place de ce m6me ar-
tre; presque entidrement detruit en 1801, il
fut restaure par les soins du general Moreau ,
et Ton ne pent passer a Saltzbach sans aller
se prosterner au pied de ce monument 61eve en
I'honneur d'un des grands noms et des grands
hommes de la France.
Le vicomte de Turenne profita des premiers
loisirs que lui laissait la paix qui suivit le traite
des Pyrenees, conclu a la fin de I'ann^e 1659,
pour s'occuper de recuelllir les souvenirs de ses
carapagnes pass^es , et retracer les 6v6nements
auxquels il avail pris part comme raar6chal de
France, ou comme Frondeur.
I16crivit lesMemoires de sa vie, sans remonter
toutefois au dela de la fin de I'ann^e 1643 , qu'il
avait pass6e tout enti^re a I'arm^e d'ltalie. Le
Roi le rappela apr^s le siege deTrein, et lui
donna ensuile le commandement de I'arra^e d'Al-
lemagne, ou le vicomte de Turenne se rendit
en qualite de mar6chal de France.
Les Memoires du mar6chal de Turenne retra-
cent done les ev6neraents civils et militaires ar-
rives pendant les annees 1643 a 1659. II les di-
visa en Irois livres: le premier contient les guer-
res d'AIlemagne (1644-1648); le second, les
guerresciviles de France (1649-1653) ; et le troi-
si6me les guerres de Flandres (1654-1659). Tu-
renne raconte toujours a la troisieme personne,
comme I'a fait C6sar, et Ton rcmarque surtout
I'extrfime simplieite du style ainsi que la elart6
de la narration; car il s'agit d'un liomme qui a
pass6 « pour avoir toujours eu en tout, comme
en sonparlcr, de certaines obscurit6s qui ne se
(1) Mdmoircs du cardinal de Relz.
(2) Dans ses leltirs. loisqu'il parlc (I'lmc victoiie , il
sont developp6es que dans les occasions , mais
qui ne s'y sont d6velopp6es qu'a sa gloire (1). »
Ainsi qu'on devait s'y attendre de la part d'un
horame vraiment sup6rieur , le vicomte de Tu-
renne avoue ing6nuraent ses fautes (2), sans cher-
cher a les deguiser ; mais il ne met pas moins de
soius a pallier celles qui furenl comraises par
les g^neraux eombattant sdus ses ordres. En
I'annee 1649, la cour, retiree a Ruel, se deter-
mina, paries conseils de Mazarin, a assieger Pa-
ris. Cette conduile fut publiqueraent blam^e par
le mar^chal de Turenne; il t6raoigna m6me aux
envoyes du ministre tout I'^tonneraent que lui
causait une pareille determination. II fit dire en
m6me temps a Mazarin, que s'il persistait dans
sesprojets, il ne devait pas compter sur son con-
cours. Tels sont du moins les motifs 6nonc6s par
Turenne, pourjustifier, autantque fairese peut,
la conduile dun mar6chal de France , amenant
aux Frondeurs , qui avaient chasse le Roi de sa
capitale, I'armee qu'il commandait pour le ser-
vice de ce meme Roi. Ce fut aussi I'acte qui le
relint dans le parti de la Fronde apr^s le trait6
de Ruel. Mazarin, du reste, selon son principe,
avait manque, apres ce traite , a toules les pro-
messes faites solennellement a la raaison de
Bouillon. Turenne s'associa done au parti qui
combatlait pour la liberie des princes du sang ,
et il signa un traile avec I'Espagne. Turenne
raconte, dans ses Memoires, cette partie de sa
vie , mais il y emploie I'ing^nieux artifice in-
dique ainsi par un de ses panegyristcs : « Puis-
qu'il est impossible de passer sur des choses que
fantde sang r^pandu a trop viveraent marquees,
monlrons-Ies du moins avec I'artifice de ce pein-
tre qui, pour cacher la diflformite dun visage,
inventa I'art du profil. »
Le due de Bouillon et le vicomte de Turenne
furent compris dans les declarations enregislr^es
au parlement, contre les partisans des princes,
pendant les ann6es 1649 et 1650; mais ils accep-
t6rent I'amnistie au mois de mai 1651. Rest^s in-
cerlains pendant quelque temps sur le parti qu'ils
avaient a prendre, au moment de s'engager avec
le prince de Cond6 dont ils avaient accept^ les
premidres conditions d'un trait6 discut6 entr' eux,
ils furent gagn6s par la cour el ne se d6taeh6rent
plus jamais de ses interSls.Leur reconciliation avec
leRoi donna lieu a un ecrit intitule : L'obcissance
des illuslres sujeis. Mais le service immense que le
mar6chal de Turenne rendit au Roi bientdt apr^s,
en gagnanl une victoire a B16neau , firent oublier
sa faute. C'est au retour de ce combat , que la
Reine m^re s'6cria en le voyant : « Vous venez
de metlre une seconde fois la couronne sur la
I6le de mon fils. » Et cette m6me victoire , cepen-
danl , est indiqu6e dans les Memoires de Tu-
renne, comme « un avantage de peu de consid6-
ralion. »
dit : Nous I'avons remportee; et lorsqiic c'est une i\6-
faitc : J'ai etc battu.
F.T SIT, SKS Mr.MOUJKS.
:?l!)
Elev6 dans la religion r6forni6c (1 ) , le vicomle j
de Turenne persisla long-temps dans ses croyan-
ces,etce ful pour lui la source de plus d'uu
obstacle a son avancenaent dans les dignit^s de
I'Etal, d'ou 6taient exclus ceux de sa religion.
Turenne n'en 6pousa pas raoins, en I'ann^e 1653,
mademoiselle Charlotte de Caumont La Force ,
proleslante aussi, et qui mourut en 1666, sans
lui avoir laiss6d'enfants.
Dans ses M6raoires , le vicomle de Turenne se
raontre surloul extrfimenient sobre de blames; il
n'approuve cependant pas toujours la conduile
de ses amis , non plus que celle des ennemis qu'il
avail h coraballre. Celte particularity donne done
a ses Mdmoires un degre de plus d'aulhenticit6
et d'exaclitude, fonde sur la reserve m6me que
Ton Irouve loujours dans ses jugements.
Du reste, un passage de ses Meraoires peut
servir a confirmer I'opinion que nous avons
Praise dans notre Notice sur Pierre Lenet, que
I'une des principales causes qui d6lermin6renl
le prince de Conde a fairs la guerre a Mazarin ,
fut le d^sir d'acqu6rir des gouvernemenls im-
portants, qui devaient le rendre redoulable au
premier ministre. On lit en effet le passage sui-
vant dans les M6moires de Turenne :
« II est bien vrai que madarae de Longueville
et M. le prince de Conti n6gocioient avec Maza-
rin , par le moyen de madame la princesse Pa-
latine, etpromettoient que M. le prince se ra-
douciroit pour le retour de M. le cardinal s'il
avoit ce qu'il demandoit ( le gouvernement de la
Guienne pour lui et celui de Provence pour son
frdre). »
Et si Mazarin surmonta les difficolt^s de toute
nature qui I'envelopperent pendant la minority
du Roi,c'est que « I'assielte des esprits de pres-
que toules les personuesde quality de France ne
demandoit qu'un d^sordre, pour se faire ache-
ter tr^scher. » Turenne ne se dissimule pas non
plus, « qu'il y avoit beaucoup de personnes m6con-
lentesdu rainist^re de M. le cardinal Mazarin, >)
et que si les troubles ne recommenc^rentpas vers
I'ann^e 1655, c'est que « Ton se ressouvenoit des
luaux qu'un chacun avoit ressentis dans ces d6-
sordres. »
(1) Ilenri de La Tour, vicomle de Turenne, pere du
mar(5chal de ce nom , avail Hi premier genlilhomme dc
la chambre de Henri IV, et un des premiers qui le re-
connurent pour roi de France. On veil meme, par un
tilre original porlant une signature autographe , et qui
apparlient a la Bibliotheque du Roi , qu'il conduisit im-
m^dialemenl a ce roi « une lev^e , failo en Guyenne , de
gens de guerre , tant de cheval que de pied ; lesquelles
nous avons amen^es a Sa Majesty, estant en son arm^e
devanl Paris , des ie mois d'aout dernier { 1589 ). »
Henri IV lui Gt ^pouser ( J591 ) Charlotte de La
Marck , duchesse de Bouillon , princesse de Sedan , etc.,
dont il n'eul pas d'cnfants. II la fit tester en sa faveiir
peu avant sa mort (1594). Les chroniques pr^tendent
meme quelle elait morle quand on lui fit signer le tes-
tament. Cr^e mareihal de Franco cettc meme an-
Turenne devait 6lre alors bieu informe, car il
nous apprend que, « cet hiver (1655) se passa
dans une enlidre confiance du Roi et de la Reine
pour M. le cardinal, qui avoit toujours une grande
consideration pour M. de Turenne , lequel sca-
voit autant que personne les intdrfits de la cour
les plus caches. »
Celte consideration que le marechal de Turenne
s'eiail acquise a la cour ne fit que s'accroitre
pendant les anndes suivantes; la morl de Maza-
rin y ajouta encore. D^s ce moment , personne
ne fut au-dessus du credit du vicomle de Tu-
renne. Sa famille en ressenlil desalutaires effels :
son neveu, Emmanuel -Theodore de Bouillon (2),
ful 61ev6 au cardinaiat , en 1667, et plus lard , sa
turbulence ne donna pas moins d'humeur a Louis
XIV que celle du p^re el celle de I'oncle de ce
cardinal n'avaient donn6 d'inqui^tudes a la reine
r6genle. Mais Tann^e suivanle, 1668, le roi de
France devait encore donner une preuve plus
grande de I'estime qu'il faisail de la personne du
vicomle de Turenne, par son intervention per-
sonnelle, pour faire faire aMaurice-F6bronie de
Bouillon, dile mademoiselle d'Evreux, un raa-
riage auquel sa naissance ne I'eiil jamais eie-
vee, sans la proleclion donl le Roi I'honora a
cause de Turenne. C'esl cequ'on apprend par de
nombreuses lellres diplomaliques, donl nous ne
cilerons que la suivanle :
M. de Lionne a M. de Gravel.
Le 8* jour de mars, 1668.
« Je profile del'occasiond'un courrier que Ton'
d^pescbe a Munich, pour vous dire que le Roy a
en tr^s-agr^able la pens^e que M. le prince
Maximilien, frdre de M. I'eiecleur de Baviere, a
tesmoign^e d'avoir d'espouser mademoiselle d'E-
vreux, fiUe de feu M. le due de Bouillon, et
niepce de M. de Turenne, el que Sa Majest6
souhaile beaucoup quecette affaire puisser^ussir,
mesme par toules les raisons de son service que
vousjugerezassez. Sadite Majesty desire, si vous
estes encore a Munich, que vous en parliez vous-
mfime de sa part a madame I'Electriee, lui 16-
n^e , il fut en grande faveur jusqu'a la mort de ce
roi , de qui il recevait de nombreux presents (le der-
nier, 1610, ^tait de quarante mille livres, dont le reju
existe aux litres originaux de la Bibliotheque du Roi).
Turenne devint suspect a Louis XIII , comrae chef des
huguenots; sa mort arriva en 1623. II avail 6pous6 en
secondes noces la fille du prince de Nassau , fondateur
de la rdpublique de Hollande. C'est lui qui for^a son:
neveu, Fr^d^ric V, ^lecleur palatin , a se declarer
roi de Boheme (1619) , disant : « Le Roy a fait des che-
valiers du Sainl-Espril , et moy un roy a la barbe de
I'Empire. »
(■2) II passait pour etre n6 a Rome , pendant le voyage
dc son pere (1644) , cr^ance a laquellc il ne s'oppose
pas. Le cardinal Maldachini disait dc lui : // cardinale-
JJoglione , il cnnhnaU Coglione.
Z-20
NOTICE SUK LE VICOMTE DE TUREMXE
nioignant qu'elle prendia pour une preuve et uu
effect signale de I'affeclion que S. A. R. lui a
promise, sielleveut hien s'eniployer efficacemenl
pour faire que M. I'Electeur agree que ce ma-
riage-la se fasse et saus aucun delay ; a quoi
vous pourriez ajouler queledit sieur prince Maxi-
iriilien, oulre les advantages de la dot dont il est
fort satisfait, lenioigne encore grande inclina-
tion pour la personne. Si vous estes desja re-
tourn6 a llatisbonne, vous en parlerez a
M. Mayer dans la mesme maniere que je vieus
de dire,afin qu'il veuille bien en escrire a ma-
darae I'Electrice. J'honore a tel point M. de Tu-
renne, et suis son serviteur si passionne, que je
puis vous avouer, qu'en mon parliculier, vous
ne Irouverez jamais une occasion de m'obliger
qui me soil si sensible que celle-cy (1). »
Mademoiselle d'Evreux ^pousa done, en 1668,
le due Maximilien-Philippe, frere de r61ecteur
de Baviere. C'est aussi en cette niemeann6e que
Turenne abjura le calvinisrae et rentra dans le
sein de I'Eglise romaine.
Six ans apr^s (1674), Turenne, fatigu6 des
grandeurs du monde, songea serieusemenl a se
retirer chez les p^res de I'Oratoire; Louis XIV
fut m^me oblig6d'user de sonautoriteafin depre-
venir ce malheur pour la France, au moment oCi
de nouvelles guerres r6clamaient encore les ta-
lents du marochal.
Mais le Saint-Siege apostolique, alorsgouvern6
par Clement IX , ne devait pas laisser ^chapper
{'occasion d'acquerir au sacre college I'illuslra-
tion d'un nom tel que celui de Turenne; aussi
le Pape cnvoya-t-il a Paris pour engager le raa-
r6chal a persister dans sa pieuse resolution de
se retirer chez les peresde I'Oratoire, et Clement
IX lui promettait que, bientol apr^s, le chapeau
de cardinal lui serai tdonne (2). L'intluence royale
i'emporta cependant , et I'annee suivante Turenne
mourut. Madame deSevigne ecrivil d'admirables
choses sur cette grande morl (3).
Au moment de se rendre sur le champ de ba-
laille, et ce devait etre pour la derniere fois,
Turenne signa la d6peche suivante , adress6e a
M. de Louvois , dans laquelle il rendait comple
de la position de son arra6e. En voici les ter-
ines (4) :
(1) Malgr6 les bonnes dispositions du prince Maximi-
lien , I'tHectricc douaiiieie s'opposa long-temps a ce ma-
riage; it failul meinc los instances r^iler^es du Roi
pour triompher de l'opiniatiel6 de cette princesse ; et
on donnant son adli(5sion a cclte union , elle eul soin do
d(5clarer quec'(itait uniquementpour complaire au Roi.
(2) Co fait peu connu est constats par les papiers di-
plomatiques de cette epoque.
(3) La cour de Rome, cependant, ^tait loin de parta-
ger les regrets de niadame de S(5vign6 sur ce funeste
<^v(5nement. L'abb6 Scrvicn (^crivait de Rome le 15 aoiit
1675 :
« L'abattement ou nous sommcs de la mort de M. de
Turenne est t res -grand, dont le pape Iriomplie se-
crctcmenl el les Espagiiols en public , Ic cardinal Ni-
ce Je vous manday, par ma derniere lettre ,
comme j'allois marcher , et ainsi apres avoir fait
retrancher les camps a Freyst et pr^s Bischer,
je partis avant-hier de bon matin et allay a un
village, une lieue au-dessous de Renchen, et y
passay la petite riviere qui porle ce nom de Ren-
chen , qui estoit le quartier que j'avois fait pren-
dre a M. le chevalier Du Plessis.
» Je fus, le m6me jour, avec quelque cavallerie
jusques a Gramshorst, et m'en estant revenu au
quartier, je commandai les dragons a minuit,
afin de voir si les ennemis prenoient le poste de
Gramshorst. lis trouvdrent la nuit un grand corps
a une heure dc mon quartier, ce qui obligea
M. de Boufflers de se retirer jusques a la petite
garde , en escarmouchant tousjours, et voyant
qu'on vouloit le couper a un quart-d'heure de
jour, I'ennemi, qui avoit un tr^s-grand corps que
le prince Charles commandoit , et qui estoit venu
pour enlever le quartier de M. le chevalier Da
Plessis , poussa la teste des dragons et cent cin-
quanle raaitres commandos. M. de Vaubrun, qui
s'y trouva, fit fr^s-bien et fut blesse au pied sans
aucun danger; n^antmoins cela I'empescherade
servir si tost. M. de Raune s'y rencontra aussi,
qui fit lout ce qui se pent en pareille occasion:
et M. de Lislebonne, qui y estoit all6 et n'avoit
pas voulu le quitter , y recut trois coups d'6p6e
dans ses habits.
» Comme le jour commencoit, on fit avancer
de I'infanterle. M. de Boufflers ayant arrest6
jusqu'a ce temps-la un corps de quatre ou cinq
mille chevaux ou dragons de I'ennemi, M. Du
Plessis se mit a la gauche, et M. le ducde Sault,
qui estoit de jour, a la droite, dans les lieux
avantageux , et firent avancer avec tant d'ordre
I'infanterie, que, I'ennemi aprds avoir tenu ferme
un peu de temps , coraraenca a se retirer avant
que lejour fiit grand.
» On dit qu'il a perdu assez de gens, quoyqu'il
n'en soil pas deraeur6 plus de vingt ou vingt-cinq
sur la place. M. de Tracy estant seul et croyant
voir une des troupes de Tarra^e du Roy , se mit
au milieu de celles de I'ennemi, et ainsi fut fait
prisonnier.
» II y a eu quelques offlciers et soldats de
Rouargue tu6s ou bless6s, le regiment ayant tr^s-
tard en ayant receu et recherche les complimens de tous
ceux de sa faction. »
On r^panditbientot apres des bruits facheux pour la
r(^|)utaiion des armes franraises. Le cardinal d'Estr^s
en rendait compte par sa lettre du 28 aout 1675 :
« Les Espagnols nont oobli^ aucun artiDce pour d^-
guiser I'i^ctiec que Tarmt^e de I'Empereur a receu apres la
niort dc M. de Turenne, et ils en ont fait imprimer des
relations pour envoycr a Naples et en Sicile, auxquelles
nous ne manquerons pas d'en opposer d'autres. J'espere
que la presence de M. le Prince produira de plus grands
avantages. »
(i) Cette lettre fait partie du richc d(^p6t des archives
du miiiistere dc la guerre , confid aux soins dc M. le g^-
n^ral baron Polet, a qui nous en dcvons I'obligeanle com-
iiiunication.
ET SUR SI'S MEMOIRI-S.
321
bien fait ile mesme que les coramandans de com-
agnic.
» Je marchay dans le mesme temps et vins
Iiier pr^s deGrarashorst, k un demi-quartd'lieure
du pont que j'ay sur le Renchen , dont je vous ay
parl6.
» J'oubliois a dire que Caprara, avec un corps
de cavallerie de I'arm^e ennemie et I'infanlerie
qu'il avoil tiree de Fribourg, devoit attaquer le
quarlier de M. le chevalier Du Plessis de I'autre
cost6 de Beace (?), en mesme temps que le prince
Charles en-deca.
» Je vins hier prds de Gramshorst, h un demi-
quart d'heure du pont que j'ay sur le Renchen ,
dont vousavez d^jaest6 inform6, etm'ayant esle
rapportece matin qu'il y avoit beaucoupde bruit
dans le Renchen, et ayant remarqu6 qu'il n'y
avoit rien, je suis revenu du cost6 du village de
Gramshorst, ou j'ai trouv6de I'infanlerie des en-
nemis qui s'estoit saisie d'une eglise et d'un ci-
raeti^re, et quelques troupes de cavallerie qui la
soustenoyent, et m'estant un peu plus avance,
j'ay aussi vu un corps d'infanterie et les enue-
mis qui barricadoyent un village qui souslenoit
ceste 6glise.
)) J'ay aussitost f;iit avancer de I'infanterie d'un
cosle el les dragons de I'autre. La marine royale
estoil a la lesle ; le camp s'estant ainsi trouv6
dispos6, et Rouergue apr6s, et ensuite les deux
bataillons de Moutmoulh, I'ennemi estant dans
une lr6s-bonne Eglise avec un cimeti6re qui a
de bonnes murailles souleuues de quinze cents
hommes de pied, que Lesle, lieutenant du ma-
r6chal-de-camp, commandoit, et Rabatia la ca-
vallerie, 11 y avoit de la difficult^ de le forcer.
M. d'Hocquincourt a esl6 lue a Boisleau , en se
logeant pres de la. On a fait avancer quatre pe-
liles pieces de canon, et a la quatrieme vol^e
I'infanlerie a donn6 , le corps du regiment royal
de la marine tout entier, et Rouergue aussi, et
les Anglois par gens commandos, qui, avec leur
cri ordinaire et par leur mouvement, ont donn6
beaucoup de chaleur a I'aclion. M. de Feuqui^res
y a tres-bien fait, et M. de Moutpezaux, ayant
est6 fort bien suivi des officiers et soldals de leurs
regimens,
w II y a bien eu plus de quatre-vingts hommes
* de I'ennemi luez et aulanl de prisonniers, dont
il y a le lieutenant-colonel du regiment de Sou-
ches. M. le chevalier Du Plessis, qui a le soingde
I'infanlerie , a eu une petite contusion , et M. de
Rubentel une un peu plus forte. M. le comte
d'Auvergne estoil de jour. M.de Boufflers, avec
les dragons , y a trds-bien fait. On a pouss6 les
ennerais jusques au-dela du pont, et ils se sont
retirez dans leur camp.
» Je mande ceci l^g^rement, et je ue peux
m'empescher d'ajouster que c'est un domage ex-
Iresme d'avoir perdu M. d'Hocquincourt. J'ay en-
voy6 plus de deux cents prisonniers au quarlier
oil M. de Lorge est retranch6. Les armies sont
en estat de voir continuellement des actions, et
m. C. D. M., T. III.
comme il y a grande apparance que I'arm^e de
I'Empereur sera renforc6e par les Cercles, il se-
roil bien n6ce?saire que celle du Roy le fust. On
a tanl <le posies differens, A quoy la n^cessite
oblige, que Ton est tons les jours k la veille de
voir des actions bien extraordinaires.
» TuRENNE.
))Deux chareltes de munitions de I'ennemi se
sont 6gar6es et sont venues k nos gardes avancees,
au lieu d'aller a cette Eglise , et ont 616 prises!
Je crois qu'au commencement, I'ennemi ne vou-
loit que couvrir les fourrages; mais Lesl6, qui
commandoit, voyant un si beauposte, mandaau
quartier-gen^ral, qui n'en estoil qu'a une heure,
qu'il le soutiendroit. II y a eu quelques officiers
d'infanterie blessez, dont on envoyera la lisle.
» II sera enli^rement n^cessaire de faire ad-
vancer des munitions en ce pays et des amies
pour I'infanlerie ; j'en ay escrit a M. de Charchiel.
L'ennemi a beaucoup plus de canons que larm^e
du Roy. Si je n'aydois et par des promesses et
par I'argent , je n'aurois pas la moilie d'officiers
pour servir celle que j'ay. M. de Tracy ayant 616
fait prisonnier, je fais servir M. de Rubentel k
sa place, attendant les ordres du Roy.
» Je crois que S. M. peusera a M. d'Essonville
pour le r6giment des dragons de la Reyne, dont
11 est lieutenant-colonel, et aussi a M. de Givry,
qui a beaucoup de m6rite,pour quelque 6tablisse-
meut plus solide. »
Celle dep6che arriva a Paris, et une heure
aprd-s, lorsque M. de Louvois avail k peine fini
de lire celle longue leltre , un nouveau courrier
lui apporta un 6crit enti6rement chitrr6 et sigu6
par M. deVaubrun. Quel ne dut pas 6lre son ef-
froi k mesure qu'il en d6chiffra le contenu, en ces
termes (1) :
A Wideraken. ce 27 juillet, a trois heures apres midi.
« M.de Turenue vient d'estre tu6 d'un coup de
canon en meltant ses troupes en bataille de-
vant les ennemis qui marchdrent hier, comme je
vous le raandois, par Bibol, et on les a trouvez
enarrivanl sur le bord du ruisseau de Sasbach,
qui est celui qui separe les armees, la noslre
ayant march6 d6s la poinle du jour. Vous voyez
bien qu'il ne peul y avoir de blessure qui m'em-
pesche de monler a cheval, pour tascher d'estre
utile au service de SaMajest6 tan( queje vivray.
Je ne vous scaurois encore rien mander de ceque
feront ces deux arm6es; je monte a cheval dans
cet instant pour alter Irouver M. de Lorge.
» Je suis, Mouseigneur, absolument k vous
» N. DE Reactru de Vaubbcn. »
(1) Nous copions I'original nieme , ainsi que celui de
la lettre pr<5f(*donlc.
21
?.T>
NOTICE SUK LK VICOMTE DK TURt.\NE
On a lant 6crit sur la raort de Turenne , tou- ]
les les circonstances cii sont si connues, qu'il
nous semble inulile de les rappeler. On aimera
niieux Irouver ici quelques parlicularil6s nouvel-
les que nous avons reinarqu^es dans des docu-
ments, les uns rarement etudi^s, les autres igno-
res jusqu'a ce jour. Nous ne pouvious pas en par-
ler daiis le cours de celte Notice sans en inler-
roniprc la suite, mais mainlenant nous devons
les recueillir, puisque ces particularit6s ajoutent
quelquc chose a ce que nous savionssur rillustre
personnage, qui, dans ses propres M6moires,
raconte si modestement ses liauts fails.
Le caractere de Turenne fut exempt de mor-
gue; il dut cette grande quality a ses premie-
res habitudes et a sa naissauce.
La protection de la maisou de Nassau n'avait
pas cesse de soutenir ses neveux a la cour de
France ; eile leur avail 6le d'un tres grand se-
cours. Turenne surtout, qui n'6tait que cadet
tie faraillc , avail grand besoin d'en ressentir les
cffets. De bonne heure il avail et6 expos6 a se
trouver au milieu des spleudeurs de la cour, oh
il elait admis a cause de sa naissance, mais sans
se laisser en trainer aux depenses excessives qui
s'y faisaient. Sa ni6rc, Isabelle de Nassau, I'ha-
bilua a lui rendre cample de ses actions par
de frequentes letlres. C'esl dans ces ligues que
Turenne nous retrace , avec une grande uaivet6,
les premieres impressions qu'il 6prouva en se
preparant a figurer dans le nioude. En 1626, ag6
seulement de quinze ans, il {-crivait a sa mere,de
Paris , le 10 novembre :
« J'etois chez madame voire soeur , qui n'a pas
lrouv6 Irop cher un cheval de Bague que j'ai
achet6. II est fort beau el fort glorieux sur le
pave; il me rendra bon gendarme, car je cour-
rai tous les jours : // me coute cent ecus. »
« Le IOd(^ceinbre de la meme annee.
)) Ma soeur est allee faire sa reverence aux deux
reines ; elle me fit I'honneur de me preter jeudi
deux de ses chevaux , avec le carosse que ma-
dame de Nemours me pr^la; cela m'accommoda
fort, car aulremeut j'eusse gate a cheval mon ha-
bit neuf qui a 6le Irouve fort beau. »
Admis au ballet du Roi Tannoe suivante,
1627, il n'6lait pas des derniers a sejeterau mi-
lieu de la presse pour pouvoir entrer dans la salle
de spectacle, et un soir qu'il s'y trouvait avec
le Roi, il remarqnait que ce prince « n'avoit
jamais 6te si gaillard qu'alors, car il se raet-
loit a la presse comme les autres. 20 Fevrier
1627. »
Turenne pratiquail loujours avec un certain
plaisir les usages du protestantisrae : « Encore
que Ton soil en car6me, 6crivait-il a sa m^re, je
ne laisse pas de manger de la viande dans ma
chainbre. » Les lerons d'armes , de dansc, les
professeurs de langucs laline, allemande, fla-
mande et les raath6matiques, partageaient le
temps de ses etudes. II 6crivait de Lain, proche
Paris , a sa m6re , cette lettre en dale du 20 oc-
tobrel627 :
« M. Justel m'avoit dit qu'il meviendroil voir
une fois a Lahi, el qu'il prendroil la peine de i
m'interroger de mon latin. J'explique fort souvent
apr^s le manege dans lescommentaires de C6sar,
oil je me plais plus qu'en aucun livre. On dit que
la peste s'augmenle fort a Paris , ce qui m'em-
p^che d'y aller. »
18 Janvier 1629.
« Je m'avance le plus qu'il ra'esl possible dans
les math^matiques, ayant pass6 tous les trian-
gles. »
L'ann6e suivante, 1630, il figurait d6ja a la
tele d'un regiment qui lui apparlenait : « J'ai vu
a ce matin le Roy, ^crivait-il encore a sa mere ,
de Lyon 29 aout 1630, qui m'a fait fort bonne
chdre , et m'a demande des nouvelles de )non re-
giment , et qu'on lui avoit dit que c'6toil le meil-
leur de i'armee. II le verra demain. »
Turenne avail le bon esprit de borner ses de-
penses pour ne pas exceder ses ressources peca-
niaires; cepeiidanl il n'abandounait pas plus les
prerogatives auxquelles il avail droit par sa
uaissance , qu'il ne negligeait sa loilelle, ses plai-
sirs el les moyens de s'^Iever; il nous I'apprend
lui-merae par les letlres qu'il adressail a sa mere,
dont void quelques fragments :
1631, 3 Fevrier.
« Le chevalier de Saint-Simon a parl6 h mon
frere pour parler au Roy de Tentr^e de mon ca-
rosse dans le Louvre : cela se doit proposer au
conseil. »
1631 , 17 Fevrier.
« Mon fr^re avoit trouve n6cessaire que je me
fisse encore faire un habit, n'en ayant que deux
a porter, mon noir el le mien rouge en broderie
que je porte fort el qui passe. On recounoit bien ,
loutesfois, que ce n'estpas un habit faitd'a cette
heure. Tout le monde, jusqu'au moindre, des-
pensent prodigieuseraent , el ils s'imaginent que
cela est honteux de porter deux fois, dans les
grandes assemblies , des habits qui leur content
deux ou trois mille francs. C'esl une grande folic
de se ruiner au point qu'ils le font, pour des cho-
ses qui meltent si pen un homme en reputation. »
12 Avril 1633 , a La Haye.
u Madame la princesse d'Orange m'envoya
querir pour aller a lacampagne avecM. le prince
et elle : il n'y avoit que le comle Maurice, le
Ringrall et moi. On y a deraeure depuisle lundi
jusqu'au samedi au soir. On y a fait une masca-
ET SUB SES MEMOlllES.
323
: radeetonraed6guisa daasua vilageenpaysanne:
] ils disenl (ous qu'ils n'ont jamais rien vu de si ef-
I froyable. »
Paris . 10 avril 1634.
a J'avois acliel6 un oarosse a deuv chevaux
pour raon mariage en HoUande ; M. le cardinal
de La Valelte ne me conseille ni celui-la ni au-
I cun , si je n'y Irouve de grands avanlages. »
j En 1641, Tureune 6lait a Farm^e d'ltalie , et
[ I'ua de ses revenas les plus cerlains c'etait son
' Iraifement de marechal-de-camp, montant a six
I cents livres par mois (1). Mais les d^penses faites
par les officiers pendant le temps de repos que
riiiver leur laissait, furent si excessives cette
aiinee-la, qu'une ordonnauce du Roi inter-
vint Tannic suivante, 1642, pour leur defen-
tlre le s6jour de Paris. En voici I'annonce conte-
nue dans une letlrc de Louis XIV , adress6e a
M. Le Tellier.
« Mon cousin, considerant la despense a la-
quelle le sejour de Paris engage les officiers de
nies armees pendant iliyver, et que la pluspart
d'entre eux consoraraent en desbauches I'argent
que je leur fais donner pour leurs troupes, j'ay
faicl expedier uueordonnance pour deCFendreaux
chefs et officiers de mon arraee d'ltalie de venir
a Paris et a ma cour, pour quelque cause que ce
puisse estre, et de quitter leurs charges, a I'ex-
ception seulement de ceux qui auront ordre de
faire les recrues de leurs corps , auxquels je
permets d'aller a Lyon pour en toucher I'ar-
gesil, et de la aux lieux d'assembl^e de leurs
recrues, ayant pourveu a ce que le fondz des re-
crues demaditearnice soit port6 audit Lyon, pour
leur estre distribu6 dans !e mois de Janvier pro-
chain, et j'ay bien vouUu accompagnerladite or-
donnance de cette lettre, pourvous dire que mon
intention est que vous la fassiez publier et teniez
la main a ce qu'elle soit poncluellement observ^e ,
desirant que vous fassiez chastier exemplaire-
irient ceux qui y contrcviendront, par lespeines
que vous estimerez convenables. Cest cequeje
vousdiray par cette lettre: priant Dieu qu'ilvous
ayt , mon cousin , en sa sainte et digne garde.
» Escrit a Saint-Germainen-Laye, le 23' no-
vembre 1642.
» Louis. ))
Afin de r6sister a ces occasions facheuses pour
un officier sans fortune, Turenne dut employer
(1) Quittance revetue do la signature de Turenne ,
dat^e du 10 octobre 1641 , et conserv^e a la Biblio-
Iheque du Roi ( litres originaux).
(2) Des le mois de juillet, on transmeltait a Le Tel-
lier les ordres suivants , au sujet de M. le due de
Bouillon :
« Monsieur, Testat auquel se trouvc M. Ic due de
Bouillon, obligeant a voir les pacquets qui luy sont en-
voyez et les siens , et I'intenlion du Roy n'estant pas
quo cela pi(^judifie aucunemenl a ceux qui ne sontcou-
cette force de caract^re et de volonte dont il
donna tant de preuves dans la suite. Ces mSmes
dispositions le pr6serv6rent encore des dangers
que courut plusieurs fois le due de Bouillon , son
fr^re, lequel se jeta dans toutcs les entreprises
centre Richelieu , projetees pendant les derniers
temps de la vie du cardinal ministre; peu s'en fal-
lut que la conjuration de Cinq-Mars ne coutat
la vie a ce due (2). II est facile de se convaincre ,
par les documents suivants, que, contrairement
a I'opiuioa g6n6ralement rerue, ce ne fut pas
I'abandon fait par Bouillon de sa place forte de Se-
dan qui lesauva d'une condamnation a mort, mais
reeilement la protection du prince de Nassau.
Richelieu craignit un moment, apres la con-
spiration de Cinq-Mars, d'6tre renvoye des af-
faires. Pour etfrayer le Roi , le cardinal depecha
en toute hate, au prince d'Orange, pour le prier
de le soutenir de son credit, et, dans ce but, le
moyen le plus siir 6lait de menacer le Roi que,
dans le cas ou Richelieu serait renvoye du mi-
nist^re, lui, prince d'Orange, accepterait les of-
fres de I'Espagne. Cette priere du cardinal mi-
nistre eut un pleiu succ^s, corame on le voit par
les pieces suivantes :
I.
LeKre de \I. Ic prince d'Orenge a M. le cardinal
de Richelieu.
D'Ordinghen , le 18 juillet 1642.
« Monsieur, je remels a M. le corate d'Eslra-
des a vous expliquer les veritables sentimens
que j'ay pour voslre sant6 el pour tout ce qui
regarde vos interests et vostre service, dans les-
quels je seray toujours envers tons et centre tous-
Vous ajouterez foy, s'il vous plaist , en tout ce
qu'il vous dira de ma part. Je vous demande,
Monsieur, pour marque dc vostre araiti6, de sau
ver la vie a mon ueveu de Bouillon, et de consi-
derer ma sosur la douairiere, qui n'a de bien que
celuy du domaine de Sedan. »
II.
Lellre de M. le prince d'Orenge au Roy.
D'Ordinghen , le 18 juillet 1642
(( Sire, je supplietr^s-humblement Vostre Ma-
jcsle de m'accorder la vie de mon neveu , le due
pables d'aucune chose contre son service , j'ay fait faire
un pacquet dc tout ce qui s'est trouv^ avee ceux dudit
sieurduc, ct j'ay cru vous en debvoiradvortir, afilnque
charitablement vous fassiez rendre toutes les lettres a
ceux a qui elles sont adressees ; c'est le seul subject de
cette lettre ct de vous asseurer que je suis , Monsieur^
vostre tres-humble ct tres-afifectionnd servileur.
» Des Noyebs.
» A Lyon, ie 13 juilkt 1642. «
21.
V2i
NOTICE SUB LE VICOMTE UK JliRENNE
de Bouillon, el de ie relenir pour son crime dans
une prison perp6(uelle.
y> J'ay pri6 M. le com(e d'Eslrades de dire k
Vostre Majesl6 Ics offres qui me sont faites de la
partdes Espagnols.
» Si les bruils qui courent, que M. le cardinal
due n'est plus dans les bonnes graces de Voslre
Majesl6 et qu'elle luy a ost6 le soin de ses affai-
res, sont v6rital)lcs, elle ne trouvera pas mau-
vais que j'acceple des conditions si avanlageuses
a raesseigneurs les Estals elh moy, d'autantplus
que je ne pourrois prendre confiance en de nou-
yeaux minislres qui seroient peut-estre plus es-
pagnols que franc^oys. »
III.
Inslruclion de M. le prince d'Orenge pour M. Ic
comle d'Eslrades.
A Ordinghen, Ic 18 juillet 1642.
« Si M. le cardinal due est hors des bonnes
grAces du Roy et fort malade, ainsy que les der-
nidres leltres nous I'apprennent , il luydiraque,
ne prenant plus confiance en de nouveaux mi-
nistres, j'accepleray les offres que les Espagnols
me font , qui sont tr6s-avantageuses aux Estals
et a moy ; mais si M. le cardinal reste toujours
dans le mesme credit et dans le gouverneraent
des affaires , il I'asseurera que je refuseray tout
ce qui m'a est6 offert.
)) II dira a Sa Majest6 que je la supplie de
ra'accorder la vie de M. le due de Bouillon,
en le faisant enfermer dans une prison perp6-
tuelle , pour punition de son crime, afin que du
moins je ne voye pas r^pandre son sang sur un
6chafaut.
» M. le comle d'Eslrades t^moignera a M. le
cardinal due, que j'esp^re qu'il obtiendra pour
raon neveu la grace que je demande, et que je
luy seray infiniment oblig6 s'il luy peut faire ac-
corder la liberty, en remcttant Sedan entre les
mains du Roy , et que la recompense du domaine
soit donn6e ^ masoeur, sa dot et son douaire
ayant est6 employez pour les fortifications de cetle
place.
» II luy tesmoignera de ma part combienj'ay
est6 sensible a sa maiadie , el quelle part jay
prise a loutes les conspirations qui onteste faites
centre sa personne, me d6clarant bautement
I'ennemy de tons les siens.
» S'il y a quelque cbose a ajouter pour le ser-
vice de M. le cardinal due , il fera et dira au Roy
tout ce qu'il d^sirera, dontje I'avoueray.
« FREDEniC-HENRY. »
IV.
Exlrail de la lellre de M. le comle d'Eslrades a
M. le prince d'Orenge.
Dc Lyon , le ft scptembrc 16i2.
It A rendu au Uoy la lellre de S. A. Sa Ma-
jesty a dil, apres I'avoir leue, qu'il n'avoit j-amais
eu I'intenfion d'osler ses affaires a M. le cardi-
nal ni de I'^loigner d'aupr^s de sa personne ; que
tout le d^sordre qui estoit arriv6, venoit de M. le
due de Bouillon, qui avoit debaucb6 Monsieur et
M. Ie Grand, et qu'il meriloit d'avoir la teste
Iranch^e comme le plus criminel.
)) Je respondis au Roy que V. A. le supplioil
de sauver la vie a M. le due de Bouillon a sa cora-
sid^raUon ; qu'il lui seroit bien rude de voir Ie
sang de son neveu r^pandu sur un 6cbafaul, dan»
le temps qu'elle bazardoit sa personne et les for-
ces des Estals pour rendre des services conside-
rables a S. M.; qu'elle scavoit seurement que
c'6toil M. le Grand qui avoit desbaucb6 M. le due
de Bouillon, par de fausses confidences, luy di-
sant que M. le cardinal le vouloil pcrdre, etc.
Qu'estant aussy persuade que vous I'esliez de ce
que je raportois de vostre part , il y avoitacrain-
dre que si S. M. n'accordoit a vostre pri6rela vie
de M. le due de Bouillon, et ne faisoit cbastier
M. le Grand comme criminel, pour faire voir par
la qu'elle n'auroit jamais eu dessein d'osler a
M. le cardinal la direction de ses affaires , V. A,
ne prist enfin le party d'accepler les offres qui luy
sont faites par le roy d'Espagne, tant pour luy
que pour les Estals , et de conclure sou lraiU6
avec cette couronne.
1) Le Roy ne me respondit rien , envoya cber-
cher M. de Cbavigny et Des Noyers , et tint con-
seil deux beures : ensuite de quoy S. M. me fit
appeler, et me dit qu'en consideration de V. A.
elle sauveroit la vie a M. le due de Bouillon;
qu'elle avoit resolu de me d6pescber vers M. Ie
cardinal avec tous les ordres n^cessaires pour
faire le proems a M. le Grand, et qu'elle ne luy
pardonueroit pas.
» M. le cardinal mecbargea d'escrire a V. A.
qu'il luy donneroit des marques de reconnois-
sance , en faisant oblenir des graces a M. le due
de Bouillon, en vostre consideration seule, qu'il
n'auroit jamais cues sans la pritire de V. A. , etc.
» 11 me fut permis de voir M. le due de Bouil-
lon, que je trouvay fort abatu , ayant desja est6
interroge deux fois et se croiant perdu. Je I'as-
seuray que V. A. ne I'abandouneroit pas , et
qu'elle m'avoit envoy6 expres auprds du Roy et
de M. le cardinal , pour tacber de luy sauver la
vie ; que j'avois grande esp6rance d'en venir a
bout, piais qu'il luy en cousteroit Sedan, pour
lequel il recevroit une bonne recompense. Use
jetla 4 moncol , et me dit qu'il avoit les derniferes
obligations a V. A. , et qu'il feroit tout ce quon
d6sireroit de luy pourveu qu'on lui sauvast la
vie.
» D^s le mesme jour, M. Ic cardinal Mazarin
eut ordre d'en alter signer le traitl6 avec M. lo
due de Bouillon, et nous devons partir ensemble
dans deux jours pour alter h Sedan , pour rex6-
culion de ce qui a esf6 arrest6. M le cardinal due
a prie M. le comle de Roussy d'aller devant dis-
poser madame la ducbcsse de Bouillon vH n'y por-
ET SI;R SKS WEiMOIUF.S.
(cr aucunes diffiouUes, veu le peril que M. le due
de Bouillon courroit de sa vie, en cas de refus
descondilions propos6es. M. le comle de Roussy
fut arresl6 par les nouvelles qui nous vinrenl de
la mort de luadame la duchesse de Bouillon ,
douairiere, dont M. le cardinal fut fori louch6,
la croyanl niieux intenlionnee que niadanie la
duchesse de Bouillon, sa bclle-fille , qui a lous-
jours conserv6 deriuclinatiou et de I'inlelligence
avec I'Espagne. »
V.
Lelde de M. le cardinal de Richelieu a M. le
prince d'Orcnge.
Du 4 octobre 1642.
« M. le comle d'Estrades vous dira ce qui
s'est pass6 de dera dans I'affaire de M. le due de
Bouillon. II vous raporlera aussyla conuoissance
que j'ay des sentiniens avanlageux pour moy
que vous avez eus sur le sujel de ma maladie
et des traverses que quelques mauvais esprils
ont voulu donner aux affaires du Roy. Je n'ay
point de parolles pour vous reraercier de la fa-
veur que vous m'avez faite en ceste occasion;
mais je vous supplie de croire que je n'en per-
dray aucune qui vous puisse faire voir par bons
effels que je suis , etc. »
Une cerlaine rivalile exisla toujours entre Tu-
renne et le prince de Conde; ces deux grandes
capacil^s militaires avaieut eu tant d'occasionsde
se mesurer, el les succes et les revers avaient
6t6 si ordiuairement partages, qu'ii 6tait difficile
de decider de la sup6riorile de I'un sur I'autre.
Une correspondance intime exisla pourtanl entre
eux, quoique tous deux fussent dans un parti ditT^-
rent,jusqu'en I'anneelGSa, qu'un accident, rap-
porte dans les Memoires de Turenne, mil fin a
cette singulidre relation amicale (t). Mais en 1660,
lorsque Conde rentra au service du Roy , le ma-
reclial de Turenne nefut pas tout-a-fait exempt
de prevention centre le prince, et cette preven-
liou ressemble bien jusqu'a un certain point a un
mouveraent de jalousie. C'est ce que constate la
ietlresuivante, que nous devons, ainsi que plu-
sieurs aulres documents importanls, a I'obligeante
communication de M. F. Feuillet.
A Amiens , ce 26 janvier IfifiO.
« Le genlilhomme que j'avois envois trouver
(1) Turenne , rendant compte de la lev^e du si^ge de
Valenciennes par rarm(5edu prince , se servit d'expres-
sioDs qui blesserent la susceptibility de Cond^ , qui , par
le plus grand des hasards , se saisit de cette leltre de
Turenne a Mazarin , en faisanl arreler le courrier en-
voj^ a la cour.
Plus tard , ic prince forca a son lour Turenne a dc-
campor aussi de devant celle menie place, ot Idn fit a
ce sujci Ic couplet suivant :
Voire Eminence est de retour depuis deux jours,
et je la remercie tr^s-hamblement des assuran-
ces qu'il lui plait me donner, de vouloir me pro-
curer du Roy la chose dont je m'eslois donn6
I'honneur de lui parler, quoique je n'en fusse
aucunement en doute , estant bien persuad6 de
ramili6 qu'elle a pour moy : sur quoi je fais un
fondement tout entier, me flattant aussi qu'y
ayant un peu d'estime raeslde, cela lui fait on-
trevoir qu'il y a de certains endroits oii je ne
pourrois pas estre avec satisfaction. Et comme il
y a des gens avec qui je me fais grande justice,
je crois aussi qu'il y en a qui se la devroient un
peu faire a moo 6gard. Vostre Eminence me co-
gnoist de tootes les facons , c'est pourquoi je dois
estre honleux d'en tant dire, et I'honorant et la
respectant au point que je fais, elle trouvera
tousjours ma cooduite lr6s-6gale , bien sincere el
avec beaucoup de cordialit6. Quand je lui ai
parl6 de monsieur le prince, ce n'est pas par le
cost6 pr6sentement de son grand credit auprds
du Roy, mais seulementafin qu'avant les liaisons
qui se peuvent prendre , Vostre Eminence eust
fait cognoislre les avanlages qu'il lui plait me
procurer aupr^s du Roy (2).
» On a fait, ces jours icy, la revue des troupes
de monsieur le prince ; je crois qu'il n'y a plus
derri^re que le regiment de Marsin , que Ton dit
qui vient fort. Je crois que Voire Eminence scail
bien qu'il est fort brouill6 avecM. le marquis de
Caracene. M. Dorraesson en envoie les details k
M. Le Tellier , et je r^glai bier le paiemeut de
leur premier mois, qui est distribu6 aujourd'hui.
On paie tous les soldats qui ont pass6 a la revue,
et les officiers de cavallerye , sur le pied de dix
places par compagnie , comme ceux du Roy; et a
I'infanterie de meme qu'a cette infanterie. J'ai
observ§, pour les officiers, que tous les Strangers
qui emmenent quelques soldats, ont fait entre-
tenir eux el ce qu'ils ont d'effeclif, afin qu'ils
n'ayent pretexte de reloumer en Flandre , et que
la les soldats qui les ont quiltes ne les joignis-
sent. Pour tous les officiers reform6s francois ,
comme sent ceux de ces six regimens de cavalle-
rie que M. le prince avoit fait enlrer dans les
trois qui devoient venir au commencement,
n'ayant pr^sentement plus aucune cavallerie, ils
s'en vont chez eux en France, sans que I'on leur
donne rien , comme ils ne s'y atlendoient pas ; et
il est certain que, par ce retour de M. de Cha-
milli h Bruxelles, sur les frais de Voire Emi-
nence, quatre ou cinq regimens de cavallerie que
M. de Caracene formoit, ont 616 dissip6s; etj'ai
« Si vous eussiez vu Turenne
Comme il arrachoit son toupel !
En partant de Valentienne .
Vertubleu ! comme il fuyoit !
Allongeanl sa longue eschine ,
II disoit : Messieurs , quoi ! quoi !
II faut abattrc les lignes
Et gagner droit au Quesnoi. »
(2) Mazarin proposait do Ic faire mar(;chal-g^n(5ral.
:52(;
NOTICE SOR LE VICOxMTE DE TURlilVNE
sceu qu'oii ne peul pas eslre plus empcscli6 qu'il
a esl6, ol il esl certain que M. le prince a fait ,
dans 06 dernier temps, tout ce que Voire Emi-
nence a desire; et peut y eslre entreen France,
sans compter le regiment de Marsin , douze cens
ehevaux, et en iofanlerie presque aulant, sans
compter ce qui esl dans Rocroix et dans Hesdin.
Vous verrez tout le detail par les reveues que
Ton envoie. Pour respondre a ce que Voire Emi-
nence me mande sur M. de Bellefonds, je lui di-
rai que, croyant que Ton sortiroil des places le 21
du mois passe, 11 m'avoit prie de lui laissersorlir
leur regiment avant les autres, el que, marchant
par leurs roulcs ordinaires, les lieux d'aulour
lui donneroient quelque chose. Comme il n'esl
pas Irop bien en ses affaires , j'eslois bien aise
qu'il en eust quelque chose, el ai donn6 I'ordre
aux deux regimens de sortir , qui sont Epagni et
les recreues d'Erbonville , qui esloient dans On-
derverde, au moins le vieux corps, car les re-
crues estoient en France ; et un des gens de M. de
Bellefonds en ayant abuse, cela a fait beaucoup
debruict dans le pais, aquoi il a esterem6di6 in-
continent, les ayant fait sortir de Flandre. On a
repris quelque argent qui a esle rembourse aux
paysans pour I'exemple ; une pareille chose n'ar-
rivera plus, el M. de Bellefonds et M. Talon
sont a celte heure bons amis.
» Pour TatTaire de M. de Nancre, je n'ai oui
parler que de ce village qui a esl6 force, el Can-
Irix, qui devoit alter sur les lieux, n'y a pas en-
core est6; on y donnera ordre au premier jour,
afin que cela nc Iraine point.
» Je nai point eu de nouvelles de Flandre de-
puis avoir renvoie le trompette de M. le marquis
de Caracene, et dds que j'enaurai de Voire Emi-
nence, sur le sujet de la restitution des places (1),
jepartirai incontinent. J'ecris a M. Le Tellier que,
comme par toule la Picardie, dans les villes oij
est I'infanlerie , on a oblige les habilans qui ne
veuleut pascomposerdesuslensiles, a fairechau-
fer les soldals a leur feu , et a leur donner de la
(1) II existe, aux Archives du rojaume, plusicurs
minutes do letlrcs derites de la main de Turenne, et re-
latives a la restitution des places, apres le traits des
Pyr6n(5es.
La Bii)lioth6que historique de Fontette mentionne
aussi un volume de Ictties de Turenne (1638-1651), qui
existait dans la Bibliotheque de Boulhiilier, dveque de
Troyes ; mais on ignore ce qu'elles sont devenues.
(2) litre original , signd dc la main de Turenne , por-
tant quittance de ladile sommc, pour son traitement de
I'annde 1(560 (Bibliotheque du Roi ).
(3) Original et signature autograpiie de Turenne (Bi-
bliotheque du Roi). Les dons du Roi n'dtaient pas tou-
jours des sommes d'argcnt, comme on le voit par la
letlrc suivante de Louis XIV.
Leltre de Loins XIV a HI. de Vautortc.
» M. dc Vautortc, nicltant on consrd^ration les
grandes despenses que mon cousin le vicomte de Tu-
chandel'.e, M. de Vilemonti6 n'y peul pas obliger
ceux de Soissons qui, voulanl faire deserter les
soldals, les empechenl de se chaufer s'ils n'a-
chellentle bois. Dans les grandes villes, comme
I'infanlerie depend enli^rement des habilans,
s"il n'y a uu temperament entre eux et les sol-
dals, on lie gardera que les officiers et les gar-
cons de boutiques pour passer a la reveue.
» Turenne. »
Le d6sint6ressement du raarechal de Turenne
el sa g^nereuse liberality I'empech^rent , malgr6
les charges imporlaules qu'il exerca, d'acqu6rir
jamais de grandes richesses; sa fortune 6lail plus
que mediocre pour un horame oblige de represen-
ter selon le rang qu'il occupail dans le monde. Son
litre de colonel-g6n6ral de la cavalerie de France
ne lui valail que sept mille deux cents livres par
an (2). Aussi le roi pourvoyail-il g6nereusement, au
commencement dechaque campagne, a ce qu'exi-
geail I'exiguile desressources financi^res d'undes
premiers honimes de son royaume, exignil6 suf-
fisammenl indiqu^e du resle par le modesle 6tat
de sa maison. C'eslce que prouve le litre suivant :
« Nous, Henri de la Tour d'Auvergne, vicomte
de Turenne , g^n^ral de I'armee du Roi , confes-
sons avoir recu coraplant la somme de Irenle mil
livres en louis d'or el d'argent a nous ordonn6e
par S. M. pour nous meltre en equipage la pre-
senle annee 1667, pour vaquer a son service en
ladile quality (3). »
Sans abandonner tousles litres et honueurs dus
ou pretendus par la maison de La Tour d'Auver-
gne, Turenne se raontra loujours extremement
r6serv6 sur ce point; des litres de gloire bien
plus r6els et surtout moins conlestables devaient
naturellemenl I'y disposer. On sail qu'il avail d6-
fendu , bien jeune encore , a ses camarades de
I'armee d'llalie, de lui donner le tilve d^ A llesse
auquelil pouvaitprelendre (4).Le due et lecardi-
renne , mar(?chal de France , est oblige de faire en com-
mandant nion armde d'Aliemagne , et ayant sceu qu'il y
a une bonne quantitc de vin qui a estd recueilly dans les
tours de I'Archeveche de Mayence, et d'autres qui sont
dans le party et au service des ennemis , en consi^quence
qui me sont acquis et.conOsquds, j'ay rdsolu , par I'ad-
vis de la Reine r(5gente madame ma mere , den grati-
fier mohdit cousin le vicomte de Turenne. Et je vous
escris celte lettre pour vous dire que vous lui fassiez -
dellivrer et mettre en son pouvoir, tous et chacun les
vins qui ont estd recueiilis dans lesdites terres et que
vous jugerez cstre subjet a confiscation. Et la prc^sente
n'estant pour autres fins , je ne vous la feray plus longue
que pour prior Dicu qu'il vous ait , M. de Vautorte , en
sa sainte garde.
» Escrit a Amiens , le 9 juin 1646.
» Louis. »
(4) Le litre d'Attcsse Domcsiique <^lait dans cetle
maison depuis le pcre dc Turenne.
ET SL'll SES MKWOIRES.
327
iial (Je Bouillon , ses neveux , exalldreol au
conlraire jusqu'i I'excSs ces pretentions de su-
zerainet6 eld'ancienuele, plus ou moins fondles,
de la niaison de La Tour d'Auvergne. Des epi-
grarames en grand nombre furentr^pandues con-
tre eux a ce sujet ; nous u'en citerons que la sui-
vante:
Quoi! faudra-l-il que chaqucjour
Les Bouillons faliguent la cour
De quelque incarlade nouvelle !
Si tu veux mettre a la raison ,
Grand Roy! cette folle maison ,
Du rang qui trouble leur cervelle
Pr^cipite ces orgueilleux!
Leur insolence est sans pareille :
Remets-les comme leurs ayeux (1) !
Mais Louis XIV , fatigu6 de Taffeclation des
Bouillon a vanter raneiennet6 de leur race, ine-
nara bientdt de faire examiner d'autorite I'au-
thenticite des litres de cette maison. Le cardinal
61uda cepi^ge, qui pouvait oCfrir plus d'unecueil
i ses orgueilleuses pretentions, et confia , sous le
sceau du secret, tous les litres g6neaIogiques qu'il
poss6dait a un affid^ serviteurde sapersonne.Ou
crut m6rae qu'ils avaient 6t6 remis a Rome entre
les mains des jesuites. D'exactes perquisitions fu-
rent ordonn^es par le lloi ; les letlres suivantes
nous apprennent que ce prince y mit de I'insis-
tance, et qu'il attachait de I'importance a la de-
couverte et a la saisie de ces papiers.
« Les ordres dont vous m'honorez de la part
du Roy, touchant la decouverte que Sa Majesty
souhaile eslre faile des litres et des tables de la
maison de M. le cardinal de Bouillon, que cette
Eminence marque, dans sa leltre ecriteaM. Vail-
lant, avoir d^pos^s en celle ville en un lieu seur,
ne me paroissent pas faciles a ex6cuter ; et quoy-
que je ra'applique uniquement a examiner les
moyens les plus convenables pour y reussir, je
me trouve aussy pen ^claire que le premier jour,
parce que, ne pouvanf confier mou secret a per-
sonne , il faut que je travaiile moy seul a decou-
vrir ce qu'on a pris soin de cacher avec beau-
coup de precautious.
» Jene trouve pas que M. lecardinalde Bouillon
se soil procure pendant son sejourbeaucoup d'amis
sur lesquelsil ait puassez compter pour leur con-
fier un deposit qu'il marque luy estre si important.
Le Pape paroissoit estre dans ses interests; mais
depuis son exaltation il n'a pas fait voir un grand
empressement a le favoriser et ne s'est em ploye que
froidemeiit pour luy; c'est ce qui ine fail croire
que M. le cardinal de Bouillon , qui marque dans
sa lettre avoir renvoy6 a Rome, apres son retour
en France, ses litres el ses tables pour y estre con-
serves tr^s soigneusement et secrdtemeni, ne les
aura pas confies a Sa Sainlet6. Je me persuade
plutot qu'il les aura adress^s aux jesuites, qui ont
tousjours est6 dans ses interests en ce point, chez
qui il a pris un logement qu'il a occupe pendant
son dernier sejour en cette ville et qu'il tient en-
core actuellement ; c'est le petit palais du Novi-
tiat, ou sont ses meubles et oii quelques-uns de
ses domestiques demeurent. II ne pouvoit les de-
poser en des mains plus seures que celles de ces
pdres, et il est a pr^sumer qu'eu ce cas il a deu
estre bien asseure de la fid61ite de ceux qu'il eu
a charges. L'avocat Sardini, qui fait ses affaires
en ce pays, n'est pas une personne assez consi-
derable pour avoir arrests le choix de M. le car-
dinal de Bouillon sur luy, dans une affaire qu'il
marque luy estre si importante. Je ne vols done
que le Pape, les jesuites, et peut-estre M. le car-
dinal Barberin, a qui il puisse avoir confi6 ses li-
tres et ses tables : ce dernier doit estre fort de ses
amis, puisqu'il tient cliez luy, cbaque semaine, une
congr{>gation a laquelle assistent les personnes
qui sont chargees des interests de M. le cardinal
de Bouillon, pour rendre compte de I'estat de se.s
affaires , de la r6cepte de ses revenus et de I'cm-
ploy qui pent en avoir este fait. Cette marque de
conOance pourroit bien avoir attire I'autre sur le
cardinal Barberin, d'autant plus que , ayant em-
brass6 un party oppos6 a la France , M. le car-
dinal de Bouillon aura cru pouvoir s'assurer en-
tiferement sur luy.
)) A regard, Monseigneur, de ce que vous me
faites I'honneur de m'escrire de me servir du ca-
nal de M. Alexandre Albani , en cas que je
puisse aussy seurement compter sur luy que sur
moy-raesme , je prendray la liberie de vous re-
presenter que je ne vois pas qu'il soil a propos de
prendre, sur son compte, le succes que pourroit
avoir le secret que je lui communiquerois. Je ne
doute point de sa partialite pour la France; je
d6couvre journellement qu'il a un bon coeur,
qu'il a une profonde et sincere v^n^ration pour
la personne du Roy, et qu'il auroit un tr^s sen-
sible plaisir d'avoir lieu de signaler son z^le pour
le service de Sa Majesto; mais je craius que le
Pape ne tire quelquefois adroitement de luy des
notions, qu'il ne luy confieroit peut-etre pas s'il
s'apercevoit du dessein de Sa Saintet6, et que son
peu d'exp6rience ne luy pcrmet pas de connol-
tre. Je sray qu'il a du credit et des liabitudes en
cette cour, et qu'il ne me seroit pas inutile fi'il
vouloit agir de bonne foy ; mais je croirois agir
moy-mesme imprudemment si je faisois une d6-
(1) Nous avons lrouv(5, dans la collection dc chansons
ilile de Maurepas , a la Bihlioth^quc du Roi . le couplet
suivant, «fait par M. «le Turenne, pour Madame, sur
iinc(*clipse qu'un hermite dc Fontainebleau , dans son
sermon, avoit invit(5 d'aller voir sur une haiileur, ou I'on
ne irouva ni Thermite , ni I'^dipsc : »
<' rhilis m'aimnii , elie a chanKf',
Son coeur est infidelie;
Mais sa beauts m'en a vange ,
Ellc a change comme elle,
Ainsi qu'Agnez et le corps morl
Madame , co me scmble ,
L'^clipsc et i'hcrmitc d'acconi
S'en sont ali^s ensemble. »
328
^01IC1• SLR LE VICOMTE bE Tl/IU'NNE
marcLe aussy delicate sans un ordre pr6cls, siir
lequel j'auray Ihonneur d'allendre vostre res-
ponse.
» J'auray cependant toutte I'allenlion possible
^vous informer dislinclemenlde loul ce qui vien-
dra k ma connoissance, el je conlinueray a pren-
dre des lumidres et a faire sur celle niali^re
tou(es les reflexions qu'elle m6rile par rapport
au service du Roy.
» J'ai 1 Iionneur d'estre avecun profond respect,
Monseigneur, vostre Ir^s-humble, tr6s-ob6issant
et lr(^s-ol)lig6 serviteur,
» Delacuausse.
» A Rome, ce 12 mars 1712 (I). »
« J'ay eu I'honneur de voir dimanche el lundy
dernier M. Alexandre Albani, el de discourir
aniplemenl avcc luy louchaiit I'afTaire que vous
m'avcz ordonn6 de luy communiquer. Je luy ay
coufiC' seulement qu'il s'agil de trouver des pa-
piers que le cardinal de Bouillon amis en d6post
enlre les mains de quelque personnc qui de-
meure acluellement en celte ville, sans luy expli-
quer de quelle nature ils sonl; je luy ay repr6-
sent6 forlemenl combien il seroit agr6able au
Roy que celte d^couverte se fit, et qu'il ne pou-
voil trouver une occasion plus favorable de signa-
ler son z6le pour le service de Sa Majest6. Je luy
ay fail connoistre I'iniporlauce du secret ;je crois
I'avoir convaincu de la L6cessil6 qu'il y a de re-
inuer toutes sorles de machines pour procurer
le succ^s de raCTaire dont il est question. II y est
eutr6 aussy viveraent que je pouvois I'esperer;
il n'estpas disconvenu que lePape nepuisse avoir
quelque connoissance de ce depost , mais il ne
croit pas qu'il Tail enlre les mains; et il a fait \k-
dessus une reflexion assez judicieuse, qui est que
depuis le depart de M. le cardinal de Bouillon
de celte ville, il ne paroit pas que Sa Saintel6
soil entr6e beaucoup dansses inl6resls, ny qu'elle
ayl enlretenu un commerce avec luy qui puisse
faire soupronner que ce cardinal luy ai t envoy6 ces
papiers pour les conserver. A regard du cardinal
Barberin, quoyqu'il soil cbarg6 du soin de ses
aflaires, il n'est pas le seul qui ayl sa confiance,
el j'apprends que M. le cardinal Bichi est aussy
en commerce avecluy,et qu'il a toujours est6
son inlime ami; mais tons ces motifs ne nous ont
pas senibl6 suffisans pour exclure les j6suites, et,
apr<^s plusicurs reflexions, noussommes convain-
cus que le depost ne pouvoit avoir est6 confi6 en
des mains plus seures que cclles de ces \)(ives , il
estapr6sumerqueM. le cardinal dc Bouillon, qui
a toujours est6 ami de la soci6l6, n'aurapaschoisi
un autre d6positaire. II s'agil done pr6senlement
de scavoir qui est le j6suite qui a le plus de part
dans la confiance de ce cardinal, el c'esl sur eel
article que nous sommes demeur6s d'accord de
(ravailler. J'aiappris quele pere Sardinicstceluy
;1) Kn tele de cfUo (Jc^peclic , aiiisi que dc la sui-
vaiilc. tonics Ics (lrmcliiffr(4cs, on lit : Dechiffrcs vous-
tnesme ei seal
de la soci6te qui entretient commerce avec luy ,
el qu'aucune affaire de ce cardinal ne se fait qu'ou
ne luy en donne part; j'ay communique ma pen-
see a M. le cardinal de LaTremouilleen luy ren-
dant vostre leltre, et il est entre dans mon sen-
timent : ou que le p^re Sardi a place ce depost
dans les archives de la societe,ou qu'aumoinsil a
connoissance du lieu ou il se Irouve. II sera Ires-
difficile que je puisse me faciliter un accez aupr^s
de ce pere, qui est ruse et qui aura de la deffiance
de moy, scachant quelelloy me fait I'honneur de
m'employer. J'ay fait scavoir a M. Alexandre
Albani celte decoaverte, mais il ne pourra guere
m'estre utile presenfement, parce qu'il devra ac-
compagner le Papequi ira a Caslelgandolphe sur
la fin de la semaine procbaine. Je dois vous aver-
tir, Monscigneur, que M. le cardinal de La Tt-e-
raouille ignore que j'aye communique celte affaire
a M. Alexandre Albani, el que celuy-ci est dans
le mSme eas a regard du premier.
» J'auray I'honneur, Monseigneur, devous in-
former exaclement de toutes les decouverteset de
toutes les demarches que je feray. Plus j'examine
cette affaire etplusje prevois de difficultes a la
conduire a une fin beureuse ; il ne d^pendra pas
de mes soins et de raon attention que Sa Majesie
ne soil servie , el peut-estre que le temps fera
nallre une occasion favorable pour y reussir.
» J'ay I'honneur d'estre avec un profond res-
pect, Monseigneur, vostre tres-hurable, Ir^s-
obeissant el lres-oblig6 serviteur ,
» Delachalsse.
» M. Alexandre Albani m'a fait I'honneur de
passer aujourd'hui chezmoy,et nous sommes
convenus que s'il est vray que le p^re Sardini ait
toute la confiance de M. le cardinal de Bouillon ,
il faudra chercher les moyens de s'inforraer au-
pres de luy , car je ne consenliray pas de confier
noslre secret a qui que ce soil sansun ordre pre-
cis de Vostre Grandeur. »
Ce ne fut pas nonplus la seulefoisque le cardi-
nal de Bouillon lultadadresse et de ruseconlre le
roideFrance,a qui il ne pouvait pardonnerl'exil
auquel il ful condamne (1G85), et la perte der6v6-
che de Liege, que Louis XIV deslinailaun autre
cardinal. Aussi chercha-t-il a se venger du Roi
par lous les moyens qui se presenterent a lui;
il se faisait un secret i)laisir de senier et d'en-
Irelenir. la discorde dans la maison royale de
France. L'espril d'iiilrigue et de turbulence des
Bouillon s'eiait refugi6 dans la tete du cardinal
de ce nom ; Turenne en 6lail exempt.
Dans ses Menioires on lit de grandes choses
racon tees avec simplicile; ils sont d'un si haul
inierei, que nous ne concevons pas pourquoi ils
n'ont pas ete inseres dans les deux prec6dentes
colleclions. C'esl une omission que nous nous
sommes fait un devoir de reparer.
Les Memoires du vicomle de Turenne furent
imprimes en 1735 , a la suite de I'hisloire de ce
personuage par Ramsay. lis n'ont pas ete re-
ET Sim SKS MKMOUIKS.
3'2'.ii
produils depuis. L'6dileur ne donne aucune des-
cription du manuscrit; niais Ton juge, par unc
note qui se trouve a la page xxiv de son Edition ,
qu'il dut SB servir des manuscrils autographes;
raulhenticil6 de I'ouvrage publi6 elait d'ailleurs
garantie par la proleclion du cardinal de Bouil-
lon, a qui il est dedi6.
II nous restail cependant, comme uouveaux
^dileurs, un dernier devoir a remplir : celui de
cherclier ce m6me manuscrit aulograplie,de nous
assurer s'il exislait, el d'en faire la comparaison
avec riniprim^. C'est avec regret que nous som-
raes obliges de declarer que nous n'avons pas pu
remplir completemenl ce devoir.
Le manuscrit autographc des Memoires du ma-
r^chal de Turenne (1) existe enlre les mains d'un
de MM. les pairs de France ; nous avons vu ce
manuscrit. II consisle en une liasse de feuillels
isoles, de format petit in-folio, attaches ensemble
par un cordon pique au bas de la marge gauche;
ious ces feuillets , qui ne nous ont pas paru en
ordre, sont Merits de la mfirae main, que nous
croyons, d'apres un court examen , etrebiencelle
du marechal; un cahier de trois ou quatre feuil-
les de petit papier a lettre, est avec le gros dos-
sier qui est en papier fort ordinaire; ce cahier
contient la relation particuliere d'une des batailles
livrees par le marechal de Turenne, et le tout est
tr6s soigneusement enferm6 dans une riche cas-
sette, en bois 6tranger, orn^e de sculptures en
raetaux. II nous a paru que la premiere page des
M6moires commencait par le mot el, ce qui fait
supposer ou qu'il manque quelque chose au ma-
nuscrit , ou bien que ses feuillets ne sont pas tons a
leur veritable place. Du reste, quelle est I'iden-
tit6 du texte imprim6etdu lexte manuscrit? Qu'y
a-t-ildeplus ou deraoinsdans I'unou dans I'autre
deces textes? Nous ne saurions le dire, car nous
n'avons pas 6t6 assez heureux pour obtenir la
permission de les collationner.
Nous avons cherche cependant a accroitre I'in-
teret de notre nouvelle edition, au moyen de
quelques documents in§dits relatifs au marechal
de Turenne. L'habitude que sa mdre lui avail
fait prendre des sa jeunesse de rendre corapte de
sa conduite, dans des leltres tongues el fr^quen-
les, le mar6chal-general de France la conserva
toute sa vie. Ces lettres devaienl contenir des
inspirations loutes du moment et rappeler des
actions, grandes ou petites, favorables ou raal-
heureuses, de la vie du grand Turenne; mais
ces mouvements divers ne pouvaient pas se re-
Irouver dans des Memoires rediges dans le si-
lence du cabinet. Cest ce qui nous a d^lermi-
(1) On trouve aussi au Dcp6t de la Guerre une copie
manuscrite des Memoires de Turenne , contenant les
annees 1(543 a 1649; mais elle est moins complete que
I'iinprimc , et pourrail bien n'clrc qu'iui extrait fait sur
n6s a inlercaler dans ces M6moires, loutes les
fois que nous I'avons pu, des lettres in6dites du
marechal, relatives aux 6v6nements qui y sont
racont^s , et qui fournissent ou des details plus
circonstancies , ou des observations int6ressantes
louchant aux 6v6nements rappel^s dans ces
monies Memoires, ou bien a d'aulres fails qui
y ont 6te oublies ou neglig6s par le marechal.
Nous y avons joint aussi des lettres, des in-
structions el des ordres 6man6s du roi LouisXIV
et de ses minislres. 11 nous a paru ensuile qu'il
ne serait pas sans intdrfit de rapprocher parfois
les passages des M6moires de Turenne, relatifs a
certains 6venements, avec les relations r6dig6es
par ses ennemis ou par ses adversaires, tels que le
prince de Cond6 , ou les officiers-gen^raux de ce
m^me prince : ces documents seronl mis en note
a la suite de noire Edition. Enfiu le marechal de
Turenne ayantpass6 sous silence tous les fails qui
serapportaienl a sa jeunesse, etn'ayantcommenc6
ses Memoires qu'a la fin de rann6el643, cette la-
cunenousa paru pouvoir elre reraplie utileraent,
pour lelecteurel pour la renommdeduraar6chal,au
moyen des relations qu'il adressailasam^reetqui
se trouvent dans les lettres publi6es en 1782 par le
comte de Grimoard(2), en deux volumes in-folio.
Ces lettres contiennenl la relation naive des combats
el des si6ges auxquels Turenne assista d6s I'an-
nee 1627, et Ton y reconnait les traces vivanles de
loutes les impressions qu'il dut 6prouver a ses de-
buts danslacarri^remilitaire. II ne nous a pas paru
non pl'js qu'il fut sans int6ret d'^tudierles mou-
vements et les developpemenls du caractere du
plus grand homme de guerre de son temps, dans
ces lignes qu'il Iracait lui-m^rae, presque sur le
champ de balaille, empreiutes cons6quemment
de ces traits particuliers qui font quelquefois
pressentir I'homme de g6nie. Le Recueil de
Grimoard se trouve rarement dans des biblio-
Ihdques parliculieres; loutefois nous n'en avons
extrail que des fragments, auxquels nous avons
ajout6 d'aulres documents in6dits. La Biblioth^-
que du Roi n'en possede qu'un tr6s-petil nom-
bre d'originaux; mais I'extrSme obligeance de
M. legeneral baron Pelet, direcleur du d6p6t de la
guerre , nous est venue en aide, en nous perrael-
tant decousulter librement les pieces hisloriques
confiees a son zele et a sa science. Le cabinet de
M. F. Feuillet nous a ele aussi, comme en d'aulres
occasions, une utile ressource , el il nous a 6t6
possible , avec ces secours, de rendre cette nou-
velle Edition des Memoires de Turenne plus digne
du public et du h6ros lui-ra6me.
A. C.
le lexte des Memoires de Turenne publics en 1735.
(2) Lettres et Memoires du marechal de Turenne.
Paris , 1782 , 2 vol. in-folio. Nous y avons ajout6 plu-
sicurs documents inc^dils.
LETTRES
DU VICOMTE DE TURENNE,
POUR SERVIR
D'lNTRODUGTION A SES MEMOIRES.
J 627— 1613.
Les Memoires du mareclml vicomte de Tu-
renne ne commencent qu'en I'anuee 1643 ; il
y a douc passe sous silence tons les faits qui se
rapportenta sa jeiinesse. Nous avons cru pou-
voir utilement, pour le lecteur et pour la me-
raoire du marechal , remplir cette lacune au
moyen des lettres qu'il ecrivit pendant ses pre-
mieres campagnes. Elles nous ont ainsi dis-
penses de nous etendre , dans une Notice spe-
ciale , sur des temps et des evenements dont
le jeune Turenne pouvait etre lui-meme This-
torien , et le plus fidele de tous , sans nul
doute. L'interet qui s'attaehe a de semblables
documents est toujours plus attrayant que la
Notice raerae la mieux redigee. En i627 , Tu-
renne etait dans sa seizieme annee et comman-
dait une compagnie.
Le vicomte de Turenne a la cluchesse de
Bouillon , sa mere.
23Aoutl627.
« Madame, le Roi s'etant approche et
etant venu a Chanteloup , je pourrai plus com-
modement y aller Le Roi eut avant-hier un
acces de fievre de dix ou douze heures et fort
violent; elle lui avoit quitte depuis huit jours.
II a grande envie de s'en aller vers I'ile de
Rhe. Monsieur s'y en va jeudi.... Madame De-
floges me dit (hier) qu'elle avoit oui dire
qu'on avoit dit au Roi que GroU etoit pris. M. de
Hauterive ecrit qu'on est deja dans le fosse
Je tacherai , par mon obeissance , de vous don-
ner du contentement, comme etant, Madame,
voire , etc. >
A la me me.
10 Mai 16-29.
' Madame , j'ai rccu aujourd'hui cello qui
vous a plu me faire riionneur de m'ecrire du
23 avril. M. le prince (d'Orange) arriva ici le
premier mai, oil on n'a vu autre chose si ce
n'est le camp retranche. Je suis assez mai loge
ici, etant dans une cbambre avec M. le mar-
quis de La Force et tout son train L'armee
marcha quatre jours devant que de venir a Bois-
le-Duc, qui etoit la plus belle (marche) que
Ton ait jamais vue dans le paj's. Je marchai un
jour dans la compagnie de M. de Maisonneuve
et passai devant M. le prince. On n'ose rien
mander a cause des ennemis. Je finirai tout
court.
» Au camp devant Bois-le-Duc. »
A la meme.
15 Mai 1629.
« Madame ,. . . . je ne pus I'autre semaine ache-
ver la mienne que je fermai en grande bate ,
parce que mon frere m'envoya querir, a onze
heures du soir, vingt cornettes de cavalerie
devant mouter a cheval, sur un avis que M. le
prince avoit eu de quelque secours qui devoit
entrer dans Bois-le-Duc. Nous en revinmes sur
les dix heures du matin , ayant eu grande pluie
qui a continue un jour ou deux , n'y ayant ce-
pendant nulles maladies. Mon frere avoit trouve
bon queje memissedans la compagnie de M. de
Maisonneuve.... ; mais je n'y fus pas cependant.
Les soldats ne sont point encore du tout fati-
gues. M. le marechal de Chatillon arriva ici
avant bier, et quatre ou cinq capitaines francois
avec lui. II a sejourne deux jours a La Haye , a
cause du jei'me qui se fit par tout le pays il y aura
apres-demain huit jours M. le prince s'en
va se promener tous les jours aupres du retran-
cbement Nous ne sommes revenus (aujour-
d'hui) qu'a huit heures du soir de la promenade, et
avons ete fort long-temps a pied sur une digue
que Ton a faitc sur le marais , asscz pres d'un
33 2
l.KITRHS 1)11 MCOMTI-: 1)F TI!RF.%^F.
lort, sans que Ton u'en tire pas uu coup, lis
laissenttout leinoude en un si grand repos, que
Ton ne court pas plus de danger qu'a Sedan.
Mon frere est loge dans le retranchement , et
ai grande commodite d'aller chez lui , n'etant
qu'a cent pas d'ici. Je vas souvent avec lui
quand il va visiter ses gardes. II a traite au-
jourd'hui ies colonels de sa brigade, parmi les-
quels il est parfaitement bien Je mange d'or-
dinaire a la table de M. le prince , qui s'en va
demain diner au quartier du comte Ernest , ou
je crains ne pouvoir pas aller, parce que mes
chevaux n'en pen vent plus, etant tous Ies jours
deux fois dessus.
» Au camp de Vucht. »
A la me me.
22 Mai 1629.
" Madame,.... nous avons I'autre semaine,
M. de La Force et moi,fait le tourde toutelacir-
con vallation, a quoi on emploie huit heures a tou-
jours marcher. Nousavions desseinde diner avec
M. le comte Ernest , que nous ne trouvames pas
chez lui. M. le princea etedepuis cela a Huen-
sen, qui est atrois lieues d'ici, dont II en fit bien
deux a pied, parce qu'il faut passer une digue ou
Ies chevaux ne vont point. 11 fit ce voyage pour
visiter une lie de Hemort, dont M. de Brique-
maut connoitra bien le nom , etant d'assez
grande consequence, empechant ies enuemis
d'assieger cette ville-la. 11 partit du grand ma-
tin pour y aller, n'ayant point voulu le dire le
soir, de peur que ceux de Breda , en etant aver-
tis, n'envoyassent quelques partis. On en prend
de part et d'autre tous Ies jours, mais si petits que
cela ne vaut pas la peine d'en parler. Je mange
toujours avec M. le prince qui , a tout ce que
le monde dit, n'a jamais ete plus gai dans ar-
mee que dans celle-ci ; et aussi tout lui reussit
a souhait, et principalement ses ouvrages, des-
quels il se loue fort et qui sont paracheves
» Du camp de Vucht. »
A la me me.
19 Juiii 1029
« Madame,.... on demeure ici au memeetat,
si ce n'est que Ies ennemis s'api)rochent et sont
a deux journees. M. le prince est alle ce matin
vers le quartier ou on Ies attend, voir s'il est
en etat, et ne reviendra que sur le soir. II fit
partir hier des compagnies de chaquc nation
pour aller a une ile a deux lieues d'ici
>> ])u cnmp de Vucht. »
A la h/etne.
9 Juillet 1629.
« Madame, il y a cinq ou six jours que
le comte Henry de Bergue donna une grande
alarme par tous Ies quartiers, pour faire entrer
quinze cents hommes dans la ville. On leur
avoit dit cela tout aise ; mais voyaut qu'ils eu-
troient dans I'eau jusques au cou , et qu'il y
avoit des gens qui Ies attendoient , lis s'en re-
tournerent , ayant laisse quelques mousquets.
Ce matin leur cavalerie s'approcha des retran--
chemens; quelques-uns des notres en sorlirent,
la oil M. de Maure fut tue Le bruit a couru
ici que j'aurois sa compagnie. Mon frere m'a
bien dit qu'il en verroit le sentiment de M. le
prince....
" Du camp de Vucht. »
A la me me.
30 Juillet 1629.
" Madame,... Ies ennemis etant entres dans
le Velau , a leur abord il s'y est fait un assez
grand combat. Le comte Stirum , que I'ou avoit
euvoye pour leur empecher le passage de la ri-
viere, Ies attaqua comme ils etoient a moitie,
et fut repousse avec perte de quelques deux
cents hommes et force officiers blesses. II n'y
avoit que quatre compagnies d'infanterie fran-
coise On y a envoye le comte Ernest avec
deux mille chevaux et quinze mille hommes de
pied , qui gardent Ies villes du pays et se for-
tifient aux lieux avantageux , tellement qu'a
cette heure on n'a pas beaucoup a craindre de
ce c6te-la. II y est venu par bonheur bien dix
mille hommes ( depuis quinze jours que Ton a
ete en ce quartier-la) du debris de la guerre de
Dannemarck. Lambermonta mille hommes qu'il
dit avoir amenes , qui pourtant ne lui veulent
pas trop bien obeir. On Ies a recus en service et
mis dans Ies villes
« Au camp de Vucht. »
A la meme.
6 Aoat 1629.
<- Madame, on volt ici tous Ies jours des
grands d'Allemagne nouveaux. L'ambassadeur
du due de Brandebourg passe devant le fils du
roi de Dannemarck. Ils sont toujours chez M. le
prince, qui Ies fait passer devant lui ; mais ses
affaires le divertissent si fort qu'il ne leur
parle pas sou\ ent, Le comte Henri de Bergues a
rompuson pont sur I'lsscI et a marche dans le
'OLU SEIWIR U l.MllOULCTiO.\ A StS MKiMOlBliS.
;^;]3
Velau. La necessite est si grande dans son ai-
mee, qu'il aura peine a y siibsister. II n'entre-
prend rien encore. Lambermont m'a ecrit de-
puis deux ou trois jours que force de ses sol-
dats s'etoient debandes , et me prie de parler a
M. le prince pour qu'il lui fut permis de les
reprendre ou il les trouveroit. II n'y a rien de
plus avance pour moi a la charge de feu M. de
Maure qu'auparavant, mon frere n'en ayant
point parle depuis la premiere fois
» Au camp de Vucht. »
A la meme.
13 Aout 1629.
« Madame, depuis que je me suis donne
I'honneur de vous ecrire , il s'est passe ici fort
peu de choses, cette traverse qu'ils avoient opi-
niatre ayant ete quittee des mardi. L'on a mar-
chande ces jours ici une galerie qui doit etre
faite dans quinze jours, au bout desquels on
espere une reddition prompte de la ville, ce
qu'un homme qui etoit de consideration la
dedans et quelques lettres interceptees font ju-
ger. Un gentilhomme francois, fort riche, est
mort la dedans , d'une blessure qu'il avoit re-
cue quand il fut pris prisonnier ; les pretres , a
ce que l'on dit. Tout extremement tourmcnte...
L'extraordinaire chaud rend tout le monde
inutile I'apres-dine et fait beaucoup de mal aux
blesses. Nous fumes , M. de Tonins et moi ,
avant-hier, Yoir madame la princesse, qui n'est
qu'a une lieue et demie de ce quartier ici , et
nous dincimes avec elle ; c'est la plus courtoise
princesse du monde, et qui se fait la plus aimer
dans le pays. II y a deux jours que l'on surprit
deux espions qui sortoient de la ville avec des
lettres de Grobendonck a rinfante,qui ont ete
deehiffrees , par lesquelles il fait connoltre ses
necessites , et qu'il sera contraint de se rendre
s'il n'est bientot secouru. II y a quelques volon-
tairesqui commencent a se lasser ets'en retour-
^nent en France
» Au camp de Vucht. »
A la mcme.
21 Aout 1029.
M. le prince, que I'entreprise de Wesel avoit
reussi , qu'il y etoit deja entre quatre mille
hommes, le gouverneur pris; cela est de si
grande consequence, que quand MM. les Etats
voulussent choisir une ville, ils n'en prendroicnt
pasd'autre que celle-la.
» Au campde Vucht. »
A la mcme.
28 Aout 1629.
« Madame,.... on a garni d'hommes tons les
bords des rivieres et les passages , et laisse jus-
ques ici I'ennemi en repos. Une petite ville s'est
rendue au comte Ernest sans resistance , oil il
a trouve force vivres. Celui qui commandoit
dedans sera puni. Une autre, qui valoit bien
moins,asouff('rt deux assauts et n'est pasencore
prise. On apporta bier njuvelles assurecs a
"Madame, je me suis extremement re-
joul de votre heureuse arrivee a Sedan, que
nous n'avons apprise qu'un jour plus tard qu'a
I'accoutumee, les lettres n'etant venues que ce
matin , auquel mon frere est revenu de la
guerre, n'ayant demeure que trente heures de-
hors. Je ne I'ai su qu'apres qu'ils ont ete par-
tis ; mais quand meme cela eiit ete , il n'avoit
point d'envie, a ce que je crois , de m'y mener.
M. le marquis de La Force y etoit , et quelques-
uns des volontaires ; mais point M. de Duras.
M. de Staqnenbrouc commandoit le parti ; ils
ont rencontre cent chevaux et cent hommes de
pied , qui se sont peu defendus , la partie n'e-
tant pas egale. Un pays couvert qui etoit la au-
pres a empeche qu'on en ait pris la plupart : tous
les officiers I 'ont ete. Le comte de Stirum est a
Arnbeim , il y est a I'extremite , jusqu'a ue
point parler , et est encore fort malade. Les en-
nemis ont quitte Amersfort , et en la quittant
l'on pillee. Ceux d 'Utrecht ont pris garnison
dedans. On a envoye des gens de guerre dans
Wesel et force munitions. Cette prise a deja
contraint , en partie, le comte Henry de Bergues
de sortir du Velau. M. le prince d'Orange est
alle aujourd'hui a Crevecceur. II fait ce voyage
assez rarement, n'y allant que tous les sept
ou huit jours une fois ; il part d'assez bon
matin et revient a cinq ou six heures du soir.
Madame la princesse a ete dans presque tous
les quartiers de I'armee, hors dans celui-ci, la
femme du comte Guillaume I'ayant priee a faire
collation dans celui de son mari. ..
» Au camp de Vucht. »
A la meme.
19 Seplembre 1629.
« Madame , la derniere fois que je me donnai
I'honneur de vous ecrire , on ne s'attendoit pas
a un si grand accident que celui de la mort de
M. deVassignac, qui, une heure devant, sepor-
toit mieux qu'il n'avoit fait ; on en attribua la
cause a la veine-cave qui s'est pourrie. J'ai un
si extraordinaire ressentiment de ce malbeur,
334
LElTlibS Dli VICOMTE DE TUl\EiNi\E
qu'il est impossible de m'oter cette pensee , et
toutes les choses qu'il ni'a jamais dites me
reviennent ineessamraent a la raemoire. Je ta-
cherai de les effect uer , et m'assurerai par ce
moyen de ne vous etre pas desagreable. II etoit
extremeraent aime chezM. le prince , qui m'en
a demande lui-meme une fois ou deux des nou-
velles; son frere en a une affliction incroyable.
J'ecris a M. de Vassignac et montrerai la lettre
a mon frere , de qui je suis en peine pour le
grand deplaisir qu'il en aura. On a trouve a-
propos de le faire enterrer ici , ou madame la
princesse et la reine de Boheme sont depuis
deux jours : elles vinreut pour voir sortir ceux
de Bois-le-Duc , qui fut lundi fort tard ; 11 y
avoit de grandes rejouissances pour tout le
monde , hors pour raoi qui, a cette heure, n'en
pent avoir beaucoup. Ces dames ont couche les
deux nuits ici a I'armee , durant lesquelles j'ai
prete mon lit a la soeur de madame la princesse,
et I'ai fait tendre la ou elle a voulu. Elles iront
aujourd'bui coucher a Bois-le-Duc , dont les ba-
bitans ont eu telle capitulation qu'ils ont voulu,
bors la liberie de la religion. On a laisse quel-
ques couvens de religieuses , mais chasse tous
les gens d'eglise. Ceux de guerre ont emmene six
pieces de canon. lis etoient quelque quinze
cents de sains. La ville est fort belle et presque
aussi grande que Reims. On dit que M. le prince
demeurera encore ici quelques quinze jours ,
durant lesquels toutes les dames qui y sont y
demeureront
» Au camp de Bois-le-Duc. >
A la meme.
2 Octobrc 1629.
« Madame,.... on ne parle plus tant depar-
tir que Ton faisoit. Le comte Henri de Bergues
a passe le Rhin et la Meuse avecson armee , et
est a quelque douze lieues d'ici.
» Au camp de Vucht. »
A la meme.
2 Octobre 1629.
» Madame, on parle de notre partement
'd'ici , mais on n'est pas assure du jour. Le
comte Ernest marcha bier avec les troupes qu'il
a , qui peuvent bien etre de quinze mille bom-
mes de pied ; on dit qu'il s'en va droit au fort
sur risscl. M. le prince est a cette beure a Bois-
le-Duc, oil on fait des prieres generales et par
tout ce pays-ci. Je m'en vas tout a cette beure
au precbe a Teglise qu'on a destinee pour le
preche francois. Madame la princesse lie s'cn
ira pas d'ici tant que I'armee y demeurera.
>' Au camp de Vucht. »
A la meme.
22 Octobre 1629.
« Madame,.... on est extremement embar-
rasse sur le depart , toute I'armee s'en allant
demain , et M. le prince aussi , a ce que Ton
dit , se promener a W esel. On ne pent pas sa-
voir combien de temps durera ce voyage. Les
troupes ne sont pas fachees de s'en aller en gar-
nison , car elles sont fort affoiblies....
.' Au camp de Vucht. »
A la meme.
12 Novembre 1629.
' Madame,.... durant ce voyage de M. le
prince , il y aeu pen de moyen d'ecrire, n'ayaut
pas sejourne un jour en aucun lieu. Comme on
etoit a Emeric, il y vint une petite armee bien.
inopinee que M. d'Hauterive commandoit. J'a-
vois envoye une malle le matin devant a We-
sel , et me fallut aller avec lui sans rien por-
ter ; si on eut ete long-temps dehors on eut eu
assez d'incommodite ; mais tout ne dura que
trois jours , durant lesquels on alia devant un
petit chateau qui ne tint que quinze heures : il
s'appelle Rheingleboure ; il sortit deux cents
hommes de la-dedans : cela incommodoit We-
sel, n'y ayant qu'une beure de la, ouje m'ea
allai trouver M. le prince qui partit le lende-
main, et fut par eau en deux jours a La Haye,
M. de Staquenbrouc est alle assieger un cbei-
teau qui ne vaut pas grand' chose , appele Bu-
ric, justeraent de I'autre cote de la riviere.
» Le roi et la reine de Boheme sont a Rhenen.
On s'etonne fort quel divertissement ils peu-
vent prendre ; ils y font batir une maison qui
coutera beaucoup et dont la depense sera inu-
tile , la ville etant fort vilainc.
" A La Haye. >
.A la meme.
1" Septembre 1630.
« Madame, mon regiment a passe au-
jourd'bui devant le Roi, qui I'a trouve fort beau,
et a dit qu'il I'ctoit autant que le sien des gar-
des ; il I'a voulu voir compaguie par compa-
gnie ; il m'a commande de la de me mettre dans
son carrosse pour aller chez la Reine sa mere ,
qui m'a dit que le Roi etoit fort content demon
regiment , et M. le cardinal ( de Richelieu )
aussi... 11 merecut fort bien... M. de La Ville-
aux-Clers me dit que le Roi m'avoit ecrit... je lui
POLR SEllVia D ir>Tn01iL!CTI0N A SES MKMOIJJHS.
335
dis que je n'avois point recu de lettre ; il m'as-
siira que mon regiment n'etoit parti de Cham-
pagne que par le commandement du Roi , et
qu'il m'en avoit ecrit pour m'en prevenir, et
trouva fort etrange que M. le marechal de Maril-
lacne m'avoit point donue lalettre... LaReine,
mere du Roi , m'a fort demande de vos nou-
velles, et la Reine m'a fait fort bonne chere....
Je «*ois partir dans deux ou trois jours pour al-
ler en Picmont.
..- A Lyon. >•
A la meme.
18 Seplembre 1630.
« Madame , j'ai ete extremement f^che de
n'avoir pas pu me donner I'lionneur de vous
ecrire depuis Montmelian, Nous avons ton jours
marche , et ai joint mon regiment a deux jour-
nees de la, a cause qu'allant seul on ne trouve
pas de maison ou se mettre. Nous avons campe
deux jours depuis etre entre en Piemont, et ,
avant que d'avoir joint Tarmee, on a fait recrue
de cinq cents hommes. Je suis loge depuis deux
jours a une lieue du quartier de M. de Schom-
berg ; j'ai une petite maison pour moi , et ies sol-
dats sont huttes tout autour, Toute I'armee est
ecartee comme cela. Je fus en arrivnnt voir
M. de Schomberg , qui me promit de gratifier
raon regiment en tout ee qui lui seroit possible,
et m'offrit sa chambre pour y mettre mon lit.
Je trouve I'air de ce pays-ci excellent , Ies ma-
ladies n'y etant pas grandes , comme on en fait
courir le bruit. Les eaux n'y valent rien , et le
vin vieux est excessiveraent cher ; le nouveau
s'y donne pour rien , mais il n'est fait que de-
puis deux ou trois jours. Les raisins sont en la
plus grande abondance du monde, et le pays
fort bon. Comme mon regiment arriva pres de
Veillane , on fit commandement d'y laisser tons
les drapeaux , hors un et le bagage , et de
prendre tons les hommes sains des regimens de
Tarniee pour aller secourir Casal. Ou devoit par-
tir le lendemain , et toute I'armee avoit laisse
son bagage. Le soir, le marquis de Breze, que
Ton avoit envoye a Casal pour faire la treve, re-
vint et rapporta qu'elle etoit conclue jusqu'au
quinzieme d'octobre, et que le marquis de Spi-
nola etoit entre dans la ville et le chateau , et
non dans la citadelle. Les troupes du marquis
sont fort affoiblies, et il n'a point fait de circon-
vallation pour se raffraichir....
» Au camp de Brain. »
A la meme.
19Septembre 1629.
' Madame,.... mon regiment part demain
matin , et s'en va a huit lieues d'ici demeurer
trois semaines en garnison , jusqu'a la fin de la
treve, dont je vous ai mande les conditions. Les
maladies d'ici diminuent fort.... MM. de Schom-
berg et de La Force sont demeures seuls pour
commander, M. de Montmorenci et M. d'Effiat
s'en etant en alles Par I'accord , le marquis
(de Spinola) est entre dans le chateau et ville
de Casal , et non dans la citadelle , laquelle il a
ravitaillee pour un mois, qui est le temps de la
treve. Si la paix ne se fait dans ce temps-la, ils
donnent quinze jours pour secourir la citadelle,
et sinon elle capitule. On ne parle pas la-dedans
de Montmelian. M. de Schomberg a pris le soin
de choisir, pour garnison de mon regiment , le
meilleur quartier de tons, oil je vas avec lui de
Piemont ; et meme dans la resolution de secou-
rir Casal , il m'avoit dit de choisir un capitaine
de mon regiment pour commander les enfans
pcrdus de toute I'armee.
') Au camp de Brain. »
A la meme.
■!0Oclobrel630.
« Madame, .... nous nous preparons de partir
pour aller a Casal dans six jours , a la fin de la
treve qui finit le 1.5. Tout le monde envoya bier
son bagage a Chateau-Dauphin , et on porte au
lieu de cela grande quantite de vivres. II y a
pour huit jours d'armee d'ici la. Je suis en un
assez bon quartier et parfaitement bien loge
dans une maison d'un seigneur du pays, ou il y
a Grangers, citronniers, force fontaines et quan-
tite de belles allees....
" A Agnes. »
A la meme.
12 Octobre 1630.
» Madame, la treve se rompt apres-de-
main. On part le meme jour pour aller a Casal.
On porte provisions de vivres pour quinze jours.
La plupart croient que la paix se fera en chemin. »
A la meme.
27 Octobre 1630.
« Madame, je ne puis faire qu'un mot,
quoiqu'il y ait force choses a mander. Nous
avons marche depuis le quartier ou j'etois douze
jours, et sommes arrives a une lieue de Casal
sans que personne ne nous en empechat. Les en-
nemis , depuis la treve, s'etoient un pen retran-
ches et nous attendoient. Notre armee se mit
en bataille, et comme on en etoit a trois cents
pas , et le commandement fait de donner, les
3:5(;
LfcTTKKS UU VICOWTE DE TLllENNE
Espagnols accepterent la paix qu'ils avoient re-
fusee depiiis que nous marchions , ne nous ayant
jamais crus assez hardis. Le sommaire de la paix
est, qu'ils rendront Casal et s'en iront dans deux
jours : ce que nous ferons aussi dans le meme
temps en France. Je m'en irai devant mon regi-
ment, en posteou ajournee,laouleRoi sera....
» Devant Casal. »
A la mcme.
30 Novembre 1630.
'< Madame,.... j'allai avee MM. de Duras et
de Ronci trouver le Roi a Saint-Germain, ou il
demeure presque toujours. II me fit fort bonne
chere, et me demanda comme je m'etois porte
en ce pays-la, et qu'il etoit bien aise de ce que
j'etois revenu en si bonne sante. Je vis aussi
M. le cardinal (de Richelieu), qui me recutfort
bien. Un capitaine du regiment de Piemont ,
nomme M. de Montsolins, m'a extremement
oblige, ayant dit au Roi et a tout le raonde toute
sorte de bien de moi. J'espere aller dimanche,
apres le preche, a Saint-Germain, ou je cou-
cherai et aurai le .moyen de voir M. le garde-
des-sceaux, les secretaires d'Etat et M. le car-
dinal de La Valette qui ne bouge d'aupres du
Roi ; il ne bouge aussi d'aupres de M. le cardi-
nal (de Richelieu), oil il est fort bien : je lui te-
moignerai toute sorte d'affection On tient
la paix assuree en Piemont, tellement que mon
regiment reviendra. M. de Marillac est arrete
assurement en Piemont. On dit qu'onl'emmene.
M. de Riscarat a fait un refus de rendre la ci-
tadelle de Verdun. On lui a fait encore un autre
commandement, auquel on ne salt pas encore
ce qu'il a repondu. On fait courir un bruit
que le Roi fera bientot un voyage : on dit que
c'est a Compiegne. Ceux de la religion sont
fort bien a cette heure ; on ne leur en parle
point du tout. C'est a cette heure le vrai temps
de pouvoir faire quelques affaires si on en avoit,
et a ne pas quitter le Roi. La maison de Lor-
raine est dans un grand decri. Je suis fort in-
commode , n'ayant ni gens ni carrosse. Le der-
nier est le plus commode de tons ici , car, sans
cela , on ne pent pas faire une visite ni une af-
faire a temps, allant , comme je fais, a I'emprunt.
" A Paris. »
A la meme.
21 Janvier 1631.
'< Madame,... mon I'rere fut trouver le Roi a
Sivri , lequfl etniita la chasse, il alia chez M. le
cardinal , qu'il aUeiidit assez longtemps chez lui.
Au retour de la promenade il lui fit toutes les
bonnes cheres qu'il se pent et I'embrassa vingt
fois , le conviant de I'aimer... De la il retourna
a Sivri trouver le Roi, qui le recut assez bien.
II etoit tout attentif a leurer des oiseaux , ce qui
etoit un mauvais temps pour faire la reverence;
mais on ne pouvoit pas en prendre un autre...
M. de Toiras s'en va en Italic relever M. de La
Force, sans y mener de troupes. LeMazarinest
ici , et est encore incertain s'il y aura au prin-
temps paix ou guerre...
>' A Paris. ■■>
A la meme.
24 F^vrier 1631.
"Madame,... onn'eut qu'hier au soir , fort
tard, la nouvelle du partementdu Roi de Com-
piegne. Un secretaire deM. de Schomberg, qui
etoit en un logis oii j'etois aujourd'hui , m'a tout
conte,quiest que, depuis que la Reine mere
est a Compiegne, le Roi lui a fait parler tons les.
jours d'accommodement avec M, le cardinal.
M. de Schomberg eut premierement cette com-
mission ; mais il pria qu'on lui en donnjit un
autre pour I'aider, qui fut M. le garde-des-
sceaux. Eux deux luiont propose toutes choses,
et mesmement I'eloignement de M. le cardinal,
si cela la pouvoit contenter.Elle a dit qu'elle ne
le pouvoit etre de ricn , et a montre grand re-
froidissement durant les huit jours qu'elle a
ete a Compiegne. La dessus le Roi est parti
pour s'en revenir , et a commandea M. le ma-
rechal d'Estrees d'aller prier la Reine mere de
se retirer a Monceaux ou a Moulins. On y a
laisse six compagnies des gardes pour I'y ac-
compagner, et le marechal d'Estrees I'y doit
nicner. On ne sait ce qu'elle lui a repondu, ny
lequel des deux elle a choisi. Madame la prin-
cessede Conti a commandement de se retirer a
Eu , qui est a Madame mere, et le premier me-
decin de la Reine mere, a qui elle se fioit fort,
a ete amene dans la Rastille.... M. d'Epernon
devoit faire a ce soir une assemblee fort magni-
fique, mais elle a ete rompue par ce changement
la. Monsieur, ace qu'on dit, est toujours a
Orleans. Madame la connetable a eu comman-
dement dese retirer de la cour. L'abbe de Foix
a ete mis dans la Rastille. M. le marechal de
Toiras n'est pas encore parti pour I'ltalie... On
est sur la conteste que M. de Marillac soit juge
par commissaires ouau parlement; s'il Test par
les premiers , ce sera tampis pour lui. Entre ci
et huit jours peut-etre il arrivera d'autres
choses...
» A Paris. "
no I 15 SERVIR d'iNTRODDCTIOIN a SES MEMOliiES.
3:^:
A la me me.
13 Aoutl631.
"Madame,... pour lesnouvellesd'Allemagne,
elles sont ici fort incertaiues. On dit toujours
que le roi de Suede fait de grands progres, mais
que les autres princes lesecourent bienmal. On
dit qu'il a passe I'EJbe. II y a quelques \olon-
taires d'ici qui sont alles le trouver au camp de
Drun. "
A la mime.
ISAoCit 1631.
"Madame,... il y a eu une alarme aHuesden
depuis deux jours un homme incounu y vint
porter un coffre dans un bateau , et dit qu'il
viendroit s'y raettre dans deux heures pour aller
a Dort; cependantil se sauva sur les dix heures
du soir. Le coffre, qui etoit plein de feu d'arti-
fice, prit et fit sauter le bateau sans en endom-
mager pas un autre. On n'a pris cet homme ni
su qui il etoit. On a d'excellenles nouvelles du
roi de Suede: la premiere, que Ton tieut tres-
certaine, est qu'il a attaque quatre mille che-
vaux de Tilli en un quartier et les a entiere-
raent defaits , tue celui qui les commandoit, pris
Picolomini prisonnier , qui etoit en Italic avec
les troupes de I'Empereur ; I'autre nouvelle, qui
est venue depuis , dit que Tilli , voulant pren-
dre revanche de cet affront , alia attaquer le roi
de Suede , qu'il trouva retranche , et perdit sept
mille morts sur la place : dans pen de jours on
le saura certainement. On ne parle point de de-
loger d'ici...
» Au camp de Drun. »
A la me me.
17 Aout 163J.
"Madame,.... les ennemis out marche depuis
deux jours et sont a cette heure aupres de
Bergues; on croit qu'ils out quelques desseins
qu'on saura dans deux ou trois jours. On a fait
partir deux mille hommes d'ici pour se jeter
dans Bergues La bonne nouvelle du roi de
Suede se confirme tous les jours...
» Au camp de Drun. »
A la meme.
2 Seplembre 1631.
" Madame, on ne dit rlen du tout de la
treve, il n'y a pas appareuce qu'elle se fasse si
tot. On fait courir le bruit , ces jours ici , que
les ennemis veulent encore marcher ; ils sont a
octte heure pres d'Anvers; la saison est trop
in. C. D. M., T. 111.
avancee pour qu'ils puissent rien faire du tout...
» Au camp de Drun. »
A la meme.
22 Septembre 1631.
« Madame , nous sommes toujours ici au-
pres de Bergues , ou le mauvais temps nous a
pris aujourd'hui ; rennemi a deja retire une
partie de ses troupes en garnison, les unes a
Breda, les autres en Flandres, et a encore un
reste d'armee a quatre lieues d'ici , devers An-
vers. On croit que nous partirons bientot d'ici
pour nous mettre en garnison
>' Au camp de Bergues. »
A la meme.
26 Septembre 1631.
« Madame, les ennemis avoient, il y a
deux ou trois jours, un dessein qui est absolu-
ment rompu : ils etoient sortis d'Anvers avec
cent bateaux ou six vingts , commandes par le
comte Jean : c'etoient tous hommes choisis , et
rinfante avec la Reine mere les virent sortir
d'Anvers. lis etoient cinq ou six mille hommes
sur les bateaux ; ils pousserent les vaisseaux de
guerre qui tachoient de les empecher de sortir
du canal , et de grand matin nous les vimes pa-
roitre a un quart de lieue de la ville. On com-
manda en meme temps des gens de guerre pour
aller se saisir de quelques iles , ou on avoit peur
qu'ils ne fissent une descente. Apres on fit tii er
les colonels de I'armee , pour savoir qui com-
manderoit les gens de guerre que Ton envoya
sur des bateaux : il echut a M. de Maisonneuve ;
je fus aussi commande avec un autre capitaine
de son regiment. Nous les poursuivlmes jusqu'a
la nuit avec perte de quelques bateaux des en-
nemis, et point du tout des notres. A la fin, a la
pointe du jour, voyant qu'on les pressoit trop ,
le comte Jean prit une petite chaloupe et se
sauva avec quatre ou cinq des principaux de
I'armee au Prinsland, qui n'est qu'a deux lieues
de la ; le reste de I'armee se voyant sans ordre
et sans pilotes qui connussent ces eaux-la, une
partie s'echouerent sur des bancs de sable ,
I'autre fut prise ; fort peu de tues et de noyes.
II y a cinq colonels, environ vingt capitaines
pris, beaucoup de lieutenans et d'enseignes ,
trois mille cinq cens prisonniers dans Bergues ;
tous les bateaux pris , et je crois qu'il ne s'est
pas sauve cinquante hommes ; on fit hier des
feux de joie , car on compare ceci a la prise de
Bois-le-Duc
» Au camp de Bergues. »
22
3 38
LETTRES DU VICOMTE DE TL'RENISE ,
A la meme.
6 Oclobre 1631.
« Madame, il commence a cette heuie k
y avoir quelqucs malades a I'arm^e, qui ue peut
pas demeurer fort long-temps ici , a cause que
la saison est avancee , et ie temps commence a
tHre icl bien froid On tient la defaite de
Tilly toute constante , a cause qu'elle vient de
tous cotes et se racontc de meme facon, qui est
qu'il a perdu quatorze mille hommes de morts
sur la place; mais aussi a defait six mille hom-
mes du due de Baviere , et que Ie roi de Suede
etant arrive la-dessus , a pris tout son canon ,
son bagage, et il a ete contraint de se sauver
blesse a un bras, comme on dit ; il y en a qui
mandent qu'il a ete pris ; ce seroit Ie retablisse-
ment presque entier de toutes les affaires d'AI-
lemagne
.. A Bergues. »
A la mSnie.
26 Janvier 163-2.
.. Madame ,.... Ie roi de Boheme part aujour-
d'hui pour aller trouver Ie roi de Suede qui est
a Mayence. J'ai vu un gentilhomme qui n'en
fait que revenir ; il dit qu'il demeureva la en-
core un mois ou six semaines pour faire reposer
son armce qui est autour de la ; une partie de
ses troupes bloqucnt Frankendal, ou il y a forte
garnison du roi d'Espagne....
>. A La Have. »
A la meme.
1 Avril 163-2.
"Madame,.... je ne rencontrerai pas ici Ie
cardinal de la Vallette ; a cause de cela je ne vis
qu'avant hier M. Ie cardinal, et hier Ie Roi. Le
premier me dit qu'il falloit que mon frere parlat
iranchcment, et qu'en ce eas il seroit sa caution
aupres du Roi. II me dit aussi : « Vous n'irez pas
a la Bastille pour cette fois ; mais ne vous gou-
vernez pas toujours de meme que vous avez
fait. " .Te vis le Roi ; je lui dis, par le conseil de
M. le cardinal de La Vallette, que j'etois venu
I'assurer de I'obeissance de mon frere a son
service ; il me dit a Tor ei lie : -< Vous, soyez le
bien-venu ! je veux oublier absolument ce qui
s'est passe et ne m'en plus ressouvenir jamais;
je suis fort aise de vous voir ici. >■ II se mit apres
a me parler de mon regiment, et me dit qu'il
avoit oui dire qu'il etoit fort beau , et beaucoup
de choses sur ce sujet. Monsieur le premier ,
(>t tout le monde,m'ont fait des caresses extraor-
A la meme.
10 Avril 1632.
A la meme.
29 Avril 1632.
« Madame,.... M. de Marillac a ete mis au-
jourd'hui sur la sellette , et n'ayant pas voulu
repondre , cela a retarde son proces deux ou
trois jours. Apres cela, le Roi prendra quelque
nouvellc resolution ; mon frere n'ayant pas pre-
te son serment , et I'armee n'etant pas en cam-
pagne, je n'aurois demande mon conge; mais
des qu'elle y sera ou qu'on en parlcra , je ne
dinaires. Je retournai de la voir M. le cardinal,
qui me lira a part et me demanda si le Roi
ne m'avoit pas fait faire bonne chere; il me dit
apres cela qu'il m'assuroit que les affaires de
mon frere se feroient , et apres me demanda
des nouvelles de Hollande. On a envoye faire
cesser les levees de M. de Lorraine ; s'il ne
donne contentement , le Roi pourrolt bien aller
vers ces quartiers. On parle ici que Monsieur
leve extremement , et qu'il a epouse en secret
la princesse Catherine (de Lorraine), cela
donne un peu d'apprehension; je ne parle point
du tout ici de m'en aller; je ne I'oserois faire
que quand M. le prince d'Orange ecrira , cc
qui devroit etre quand on se mettra a la cam-
pagne.... Je crois qu'on fortifiera I'armee qui
n'est pas de plus de six mille hommes de pied ;
si vous allez en Hollande, vous consulterez si
on doit presser mon retour ; les affaires sont si
chaugeantes, que je conseillerois cette semaine
que oui , et peut-etre 1 'autre que non. II faut
au moins le faire de facon qu'on ne donne pas
de soupcon.... Ceux qui gouvernent paroissent
bien empeches, au moins ils sont fort tristes.
11 me semble que c'est une etrange saison pour
vous en aller en Hollande; le Roi s'en allant
en ses quartiers, j'ai peur qu'il n'y ait beaucoup
de desordre a mon regiment
» A Paris. »
'< Madame,.... je mande a mon frere qu'il
me semble que Ton doit bien prendre garde au ,
temps que M. le prince d'Orange ecrira pour
me faire retourner en Hollande ; si c'est si t6t
et devant qu'on aille a I'armee , cela donnera
du soupcon assurement ; c'est pourquoije se-
rois d'avis qu'on attendit pour voir un peu quel
cours prendroient les affaires de mon pere , et
aussi que I'armee etant a la campagneaux Pays-
Bas , on eiit plus de raison de songer a s'en re-
tourner....
>i A Paris. -
POUR SEBVm d'iNTRODUCTION a SES MEMOIRES.
339
perdrai pas de temps et serai fori aise que M. le
prince d'Orange sache que je lie demeure pas
pour raon plaisir.... Le Roi a temoigne une
grande joie de la defaite de Tilly , et m'a beau-
coup parle.... Le Roi me fait graiides caresses ,
et quand il vient a propos dit beaucoup de
bien de moi ; je ne m'en glorifie pas guere
>/ A Paris. »
Au due de Bouillon, sonfrere.
6 Mai 1632.
n Mon cher frere , le matin que M. de Lorme
partit , M. le cardinal de la Vallette s'en alia
en grande h^te et prit le chemln de Metz ; j'a-
vois veille avec lui jusqu'a minuit ; un quart
d'heure apres que je fus sorti de chez lui , Rot-
tru le vint trouver de la part de M. le cardinal,
qui le fit partir a trois heures de la ; on ne sait
pas encore certainement ce que c'est. Le Roi
part luridi sans faute , et s'en va en grande di-
ligence en Champagne ou Picardie ; il y a
grande rumeur , on ne parle pas moins que de
rompre entre les deux couronnes ; je crois que
tout au moins il y aura guerre contre M. de
Lorraine. J'ai demaude a M. le cardinal qui
me commaudoit de revenir , et qu'il savoit bien
que j'etois venu ici en dessein de m'en retour-
ner, et m'a dit : « Le Roi ne part que lundi , je
vous verrai devant ce temps-la et vous dirai ce
qu'il trouve bon que vous fassiez , selon ce que
je saurai de lui.... » On m'a dit en secret , a ce
soir, qu'on a envoye a Paris un exempt et six
gardes ; il faut que ce soit pour prendre quel-
qu'un. M. d'Effiat va commander I'armee de
Champagne avec M. de La Force....
>' Saint-Germain. "
4 sa mere, la duchesse de Bouillon.
29 Mai 1632.
« Madame, I'armee s'en va demain cou-
cher a une lieue d'ici ; c'est vers le chemin de
Venio et de Maestricht. On a commandement
de prendre des vivres pour cinq jours....
" A Nimesue. ><
A la meme.
3 JuiD 1632.
" Madame,.... nous arrivames ici aupres de
Venlo , mardi sur le soir , et u'y a eu pendant
ces deux jours que sept a huit hommes tues.
On est a cette heure en capitulation , et on croil
que les gens de guerre sortiront demain de la
ville. M. le comte Ernest a ete a Buremont, que
Ton croit deja rendu, n'etant pas si fort que
cette ville ici ; nous ne croyons demeurer ici
qu'un jour ou deux ; il est incertain apres cela
quel chemin on prendra.... Cette armee ici est
la plus forte que je crois qu'on ait jamais vue
ensemble en ce pays....
» Aupres de Venlo. »
A la m4me.
16 Juillet 1632.
« Madame, mon frere revint hier de
quatre lieues d'ici, ou M. le prince I'avoit en-
voye avec cavalerie et infanterie pour attaquer
un chateau entre ici et Liege , que je crois qu'il
a pris....
« Au camp devant Maestricht. »
A la mime,
21 Septembre 1632.
« Madame , on parle de notre partement
d'ici , mais on croit que ce n'est pas pour re-
tourner en Hollande si tot. Les etats de Brabant,
que Ton dit, viendront ici , feront bien changer
les affaires , n'en pouvant juger autre chose , si
ce n'est la paix , la treve , ou de chasser entie-
rement les Espagnols du pays. On m'ecrit de
Sedan que la peste a rendu la ville extreme-
ment deserte ; j'ai grande envie de savoir si le
froid qu'il fait ne la diminuera pas. Le bonheur
a ete si grand qu'elle ne s'est point mise dans
le chateau....
» Au camp de Maestricht. »
A la meme.
23 D^embre 1632.
« Madame ,.... c'est aujourd'hui que MM. les
Etats commencent atraiter... II y a huit (mem-
bres) choisis qui finiront le traite , et oot fait
serment de ne dire a personne du monde rien
de ce qui se passe. On leur a fait preparer une
chambre ou ils s'assembleront tons les jours
La mort du roi de Suede passe pour assuree ;
mais il est incertain qui a gagne ou perdu le
combat....
» A La Haye. »
A la meme.
« Madame,...
d'bui et sera de
26 Decembre 1632.
, le due d'Arscot part aujour-
retour le dixieme de I'autre
22.
340
LETTRES DU VICOMTE DE TURENNE ,
mois; c'est en partie a cause des fetes, et en par-
tie pour aller rapporter a I'lnfante les proposi-
tions que MM. les Etats lui ont faites. On dit
qu'il y a sept mille hommes du roi d'Espagne
vers Limbourg ; on croit que c'est pour passer
vers le Palatinat. Je crains que mon frere ne
parte pas de Maestricht avant que ces troupes
soient bien eloignees de cesquartlers-1^....
» A La Haye. »
A la meme.
8 Janvier 1633.
« Madame , . . . . mon frere a eu son conge de
M. le prince d'Orange; c'est pourquoi je le crois
deja parti, si ce n'est que les troupes du comte
Jean, qui est vers le Luxembourg, ne s'arretent.
Le due d'Arscot ne sera de retour ici qu'au
quinzieme de ce mois ; on fait courre le bruit
qu'on a trouve de dela les conditions de la
treve fort rudes. On ne dit rien ici de la Reine-
raere ni de Monsieur. J'ai recu a ce soir une
lettre du Roi qui me mande de retrancher deux
compagnies de mon regiment.
« A La Haye. »
A la meme.
19 Avril 1633.
"Madame,.... iasemaine passee j'ai fait un
tour jusqu'a Utrecbt pour voir ma compagnie
avant le partement de I'armee , qui sera d'au-
jourd'hui dans buit jours ; si les deputes qui re-
viennent cette semaine deBruxelles ne veulent
consentir aux articles qu'on Jeur a donnes en
partant, qui sont de demander Juliers, Rhein-
berg , Gueldre, Breda, et qu'il n'yentreau-
cune troupe espagnole dans le pays jusqu'a ce
que la treve soit achevee , ceux qui y sont a
cette heure y demeureront ; ils font aussi beau-
coup d'apprets pour la campagne.,..
» A La Haye. »
A la meme.
'66 Avril 1633.
« Madame ,.... je recus la semaine passee la
lettre qu'il vous a plu me faire I'bonneur de
m'ecrire , par ou vous me teraoignez la grande
apprehension que vous avez des bruits qui cou-
rent de mon frere ; ce qui m'a empecbe de vous
les mander, a ete la pensee que j'ai eue que
d'autres le feroient , et craignant aussi que
mon fr^re ne m'en sut mauvais gre; jenepense
pas qu'on me puisse jamais reproeher de lui
avoir applaudi en cette affaire, si ce n'est lors-
que je ne pensois pas qu'elle all^t si avant ; il
m'en voudroit un jour du mal , et je serois le
plus mechant du monde de parler si fort contre
ma conscience ; je vous puis bien jurer qu'il
n'en a parle a qui que cesoit ici , qui, bien loin
de I'y flatter, ne lui ait dit que ce seroit Taf-
faire la plus prejudiciable ; qu'il etoit possible
qu'il reconnut bien cela lui-meme. Mais un
amour de cinq ans avec une tres-bonnete et
tres-avisee et habile fille est bien malaise a rom-
pre ; je ne crois pas qu'il ait rien signe , c'est
pourquoi il n'y a rien que sa volonte seule a
changer. II partit avant-hier au matin pour
aller a Maestricht , et M. le prince demain pour
aller a I'armee. Les deputes sont attendus ce
soir , qui apparemment ne s'arreteront point....
» A La Haye. »
A la meme.
15 Mai 1633.
« Madame,.... nous sommes ici en un lieu
d'oii vous ne sauriez avoir des nouvelles de I'ar-
mee de long -temps; le chemin plus court seroit
par Maestricht On arriva bier devant Rhin-
berg. M. le prince a pris le meme quartier que
feu M. son frere et M. le marcfuis de Spinola
quand ils la prirent. l\ y en a cinq : un de
I'autre cote du Rhin ou commande M. Dide ,
celui de M. Brederode , du comte Maurice et
du comte de Solms. Le comte Guillaume est
alle , a ce c^u'on dit, vers la Flandre avec huit
mille hommes de pied. H a ete fait marechal-
de-camp par le consentement de toutes les pro-
vinces. II y a trois deputes arrives a La Haye ;
le due d'Arscot n'en est pas du nombie , mais il
est attendu tons les jours. On croit qu'ils ap-
portent de Bruxelles le consentement aux pro-
positions que MM. les Etats leur avoieut don-
nees pour y apporter : de sorte que Ton croit
que la treve se fera....
» Au camp pres de Rhinberg. »
A la meme.
21 Juilletl633.
« Madame,.... vous aurez bien su la defaite
des troupes de Merode par le landgrave de
Hesse et le due de Lunebourg ; il a ete tue cinq
mille hommes de pied des siens morts sur la
place ; tons les drapeaux , canons et bagages
pris, etsoixante-quinze cornettes de cavalerie :
de sorte qu'il n'y a plus d'armee en Allemagne
pour I'Empereur que celle de Walstein. Cela est
de grande importance pour le recouvrement du
Palatinat
> A Boxtel. >'
POUR SERVIR D ItSTUODLCTION A SES MEMOIRES.
341
A la me me.
9 Aoul 1633.
« Madame, .••• madame la princesse d'Orange
est alleefaire un voyage a La Haye;on I'attend
ici tousles jours. C'etoit au temps que les Etats
d'Hollande etoient assembles, qui I'ontete pour
resoudrede deux choses: cequ'on repondroit ;i
M. de Charnace , et si on renverroit les quatre
deputes du Brabant qui sont demeures de
reste a La Haye. II y a un colonel allemand
de ces troupes ici , qui est aupres du ehancelier
Oxenstierna, pour lui demander de la cavalerie
pour emmener ici,jusqu'a trois mllle chevaux.
On en aura la reponse au premier jour On
ra'a dit que le Palatinat est assez bien remis.
M. I'Electeur ne songe pas encore a y aller :
tout le monde approuve fort cela , car on croit
que , vivant avec M. I'administrateur, il seroit
bien malaise qu'il ne prit de son humeur, que
I'on tient fort basse
a A Boxel. »
A la meme.
22 D^cembre 1633.
« Madame , je suis arrive aujourd'hui de fort
bonne heure a Metz , ne nous etant arrive nul
accident par les cliemins. J'ai vu apres-dlne
madame la rcarechale , madame la marquise de
La Force et madame de Boiste , qui sont (ogees
ensemble, ouj'ai su qu'on leur a mande au-
jourd'hui de Saint-Avau ou est I'armee , que
M. d'Arpajon en part avec vingt compagnies de
cavalerie et deux regimens de gens de pied,
pour mettre cette infanterie en garuison dans
Philisbourg, qui se met en la protection du Roi,
et qui, par ce moyen, fait en aller les Suedois
qui I'avoient tenue assiegee il y a long-temps.
On croit aussi que M. le marechal de La Force
prendra avec I'armee la meme route. Mon re-
giment est a quatre lieues d'ici sur le chemin
de Sainl-Avau. Je demeurerai tout demain ici,
et pourrai , apres demain , m'en aller vers ce
chemin-la
» A Metz. »
A la meme.
12F^vrierl63i.
'< Madame ,.... j'aiete aChantilli voir le Roi,
oiije n'ai demeure qu'une heure. II m'a fait
fort bonne chere et se loue extremement de
mon regiment J'ai vu aussi M. le cardinal,
qui m'a fait grandes caresses. J'ai su, depuis
ma derniere , que mon frcre n'a pas deraande la
permission du Roi pour son mariage : ueanmoins
on n'y est pas contraire; mais on dit que , puis-
qu'il I'a fait sans le demander, on ne le lui veut
pas permettre etant fait. Alais , qui me I'a dit ,
m'a fait promettre de n'en parler a personne. Je
ne suis pas du tout si inconnu que je pensois.
M. le cardinal de La Valette me teraoigne une
amitie et confiance extremes J'ai fait la
reverence a la Reine, qui m'a fort entretenu....
« A Paris. »
4 la meme.
17 Avril 1634.
« Madame, jefus, raercredi dernier, voir
M. le cardinal a Ruel, qui, me parlant du ma-
riage de mon frere , dit que le Roi avoit con-
sent , et qu'il falloit le pardonner a I'amour.
Ensuite de cela , il me dit qu'il vouloit avoir
soin de me marier. On a eu nouvelles que le
prince Thomas (de Savoie) a pris le parti du
roi d'Espagne : les uns disent qu'il est alle a
Milan, et les autres en Flandre. II y est arrive
aujourd'hui deux courriers de Piemont; on ne
sait pas encore ce qu'ils ont apporte. M. de Toi-
ras,n'etant plus paye de ses appointemens, a
demande permission au Roi de prendre parti
avec eux qui lui offroient quelques avantages.
Le conseil se tient apres-demaiu. On croit que
c'estsur ces nouvelles d'ltalie
» A Paris. »
A la meme.
16 Juillet 1634.
« Madame,.... je couche au quartier du Roi
a ce soir, ce qui ne m'etoit pas arrive , depuis
le siege, que fort rarement.... On attend bien
fort les mines : ce qui pourroit donner une
prompte fm a ce siege
« A La Motte. »
A la meme.
9 Novembre 1634.
« Madame, nous sommes toujours au
meme lieu ; il y vint bier un courrier de la cour,
qui n'a rien apporte , si ce n'est de faire hater le
pont de Philisbourg C'est ici le plus beau
pays du monde : nous y sommes fort bien lo-
ges... Mon regiment est en fort bon etat et si fort
que je ne I'aye jamais vu. M. Hebron vint hier
aMayence ou est le ehancelier (Oxenstierna).
Toute I'armee suedoise esten-deca du Rhin,qui
fait toujours mine de vouloir repasser....
» A Landau. »
34 2
LETTBES DU VICOJITF. DE TURENNE
A la meme.
30D^cembrel6a4.
'< Madame, Tarm^e a ete a Heidelberg,
d'ou six mille iraperiaux sont sortis avec com-
position. On a pris douze pieces de canon
Je m'en vas deraain dans Heidelberg avec trois
regimens que je commande , et je ne crois pas
que ce soit pour long-temps , car toute I'armee
repassera bientot le Rhin , qui a si fort charie
qu'il a rompu tout notre pont. On croit qu'il se
prendra aujourd'hui ou demain.
" A Manheim. »
A la mime.
17 Janvier 1635.
« Madame , j'ai toujours ete a Heidelberg
depuis que je vous le mandai. Tout le grand
fauxbourg est brul6. La ville n'est pas trop en
mauvais etat. Pour tout le pays de M. I'Electeur,
tantdeca que dela le Rhin, qui s'etoit deja bien
remis, est entierement ruine par les Imperia-
listes, les Suedois et notre armee ; desorte qu'on
passeroit dans cent villages sans trouver un
paysan. Le pont est refait a Manheim , de sorte
qu'on attend ordre de la cour pour savoir ce
qu'on aura a fair e
'• A Heidelberg. »
A la meme.
% F^vrier 1635.
'< Madame,.... j'etois sorti il y a sept ou huit
jours, etj'avois marche jusquesvers Francfort;
mais la prise de Philisbourg a ete cause qu'on
m'a renvoye ici. Hs I'ont emporte fort facile-
ment, endonnant de tons c6tes sur les glaces;
le gouverneur est pris. Ensuite de cela ils pas-
serent avant-hier le Rhin sur la glace , vis-a-vis
de Spire; mais je crois que le degel les fera re-
passer bien promptement. L'armee des Suedois
est jointe a cette heure avec celle-ci. On prend
dans cet instant une resolution avec le due
Bernard (de Saxe- Weimar) et le chancelier
(Oxenstierna) de ce qu'on a a faire.... Je com-
mence actuel lenient k entendre presque tout
I'allemand.
» A Heidelberg. «
A la meme.
15 F^vricr 1635.
tend que le pont soit refait pour repasser. On
tient ceci pour constant, queM. de Lorraine sen
va avec une armee en Lorraine. Si cela est,
vous le saurez bien plus tot que nous. Jene crois
pas pour cela qu'on abandonne ce pays-ci. W y
a toujours garnison de I'Empereur dans Spire,
qui n'est qu'a trois lieues d'ici J'ai demeure
deux jours a Frankendal , et ai vu M. I'admi-
nistrateur de qui I'etat est deplorable , car il ne
tire quoique ce soit de son pays , et n'a presque
plus rien pour vivre : je suis fort en ses bonnes
graces.... Je crois que nous nous mettrons dans
de petites villes et y sejournerons quelque
temps, durant lequel on verra si on pourra
prendre Spire
» A Landau. »
A la meme.
1« Mars 1635.
'< Madame ,. . . je reviens hier de six lieues d'ici,
ou etoit M. le marechal de La Force Mon
regiment a demeure dix ou douze jours ici;
c'est une ville qui est fort belle et qui ne se sent
pas trop de la guerre. Tous les lieux fermes sont
presqu'en cet etat , mais les villages sont entie-
rement ruines. II y a pres du tiers des soldats
de l'armee malades : ce n'est pas que I'air soit
mauvais, mais a cause du froid qu'ils ont recu...
Mon regiment est un des moins deperis de l'ar-
mee; il ne laisse pasde I'etrebeaucoup.... II n'y
a point une si bonne garnison en France que
celle ou je suis a cette heure, c'est entre Ha-
guenau et Landau Vous aurez bien su ,
comme M. de Lorraine est repasse dela le Rhin.
II fait semblant de vouloir revenir au printemps.
avec de plus grandes forces. L'armee suedoise
est demeuree dela le Rhin....
'^ A Weissembourg. »
A la meme.
16 Mars 1635.
" Madame,.... il y a quelque partie de l'ar-
mee de deca le Rhin , dont je suis ; le reste at-
« Madame , nous sommes au siege de Spire
depuis quatre ou cinq jours; toute l'armee est
campee autour; le beau temps nous favorise
bien. On emporta hier au soir un fort que les
ennemis avoient sur la riviere et qui leur en
6te la communication : ce qui est absolument
leur perte, car ils jettoient tous les jours des
gens dedans par la. lis avoient trois cens hom-
mes dedans, ils ont ete presque tous tues ou
prisonnicrs M. le marechal de Brcz6 me !
rend force bons services a la cour; je ne sais si^^ll
cela produira quelque chose Je ne crois pas ■"
POUR SEBVIB D INTRODUCTION A SBS MEMOIRES.
343
que Spiic puisse tcnir plus de cinq ou six jours
au plus.
» Devant Spire. »
A la meme.
n Mars 1635.
« Madame ...... depuis la prise dc Spire nous
somraes revenus dans nos garnisons ordinaires ;
M. le marechal de Brez^ aeerit a la cour depuis,
et m'y a rendu de fort bons offices; il a meme
demande quelque chose pour moi ; je ne sais si
cela reussira ; c'est sans lui avoir parle; il ne
faut pas, s'il vous plait, en rien temoigner,
parce que c'est facheux de paroitre trompe en
ce qu'on a cru qui arriveroit On parle que
nous retournerons bientot en Lorraine On a
laisse Spire aux Suedois ; tons les soldats de de-
dans ont ete pris a discretion, et les officiers
prisonniers: il y avoit deux mille cinq ccns
hommes dedans.
' A Landeau. »
A la meme.
30 Mars 1635.
« Madame, quand je me donnois I'hon-
neur de vous ecrire, il y a cinq ou six jours, je
ne pensois pas que I'armee retourn^t si prompte-
ment en Lorraine : mon regiment s'eu va en
quartier a Dieuse, qui n'est qu'a une bonne
journee de Metz ; M. le marechal de Breze s'en
va avec quelques troupes d'un autre cote de
la Lorraine. Je crois qu'a ce printemps il se
s6parera tout ^ fait d'avec M. le marechal de
La Force. II ecrivit a la cour par M. de Monso-
lins , et demanda que j'allasse servir de mare-
chal-de-camp dans son armee : beaucoup de mes
amis ont vu la lettre; il temoignepour cela une
ehaleur extraordinaire ; je ne crois pas, pour moi,
que cela reussisse. Je suis bien heureux qu'il
me veuille du bien , car il est ami au dernier
point, et est a la cour en grande consideration.
J'ai ^crit a M. le cardinal de La Valette que je
le suppliois de me donner ses avis , si je devois
aller a Paris , et lui mande que je ne trouverois
pas a propos d'y etre dans le temps que Ton a
demande quelque chose pour moi , parce qu'en
etant refuse on est vu de plus mauvais ocil, et
il semble que Ton n'est alle la que pour le de-
mander. Je n'en ai jamais dit un mot a M. le
marechal de Breze , et seulement il ne vouloit
pas que jc susse qu'il eut rien ecrit de moi ; c'est
une chose tout-a-fait sccicte dans rarmee : cela
ne se faisant point , je ne voudrois , pour rion
au monde, qu'on le siit. Je crois ([uc je ne ferai
pas mal de demeurer quelques jours dans mon
quartier, attendant quelque nouvelle de la cour
ou de M. de Brez6, qui sera a Bamberviller. A
moins d'une chose fort pressee pour aller a Pa-
ris , je m'en irai k Sedan
>) D'aupres de Bousviller. »
A la meme.
14 Avril 1635.
« Madame , je pensois partir demain pour
m'en aller a Sedan, mais comme j'etois au Pont-
a-Mousson, ou M. le cardinal de La Valette
etoit alle voir M. le marechal de Breze , qui
est parti pour s'en aller a la cour , les nouvelles
sont venues que M. de Lorraine avoit passe le
Rhin avec une partie de ses troupes et que le
reste suivoit;ce qui oblige M. de La Force de
s'en aller avec une partie de I'armee prendre
sesquartiers vers Bamberviller, d'oiiil ne bou-
gera pas et y laissera rafralchir son armee , si
M. de Lorraine n'avance pas plus avant. Ceux
de Thionville commencent a venir piller les
villages ici autour. On tient pour certain que
le marquis d'Aitona est asscz fort dans le Luxem-
bourg , de sorte qu'il semble que ce soit un con-
cert pour entrer, M. de Lorraine et lui , en meme
temps dans la Lorraine. Je crois que mon re-
giment viendra ici pour quinze jours ou trois
semaines , pour se rafraichir, et peut-etre aussi
que dans ce temps-la il s'y pent presenter quel-
que chose a faire ici autour M. de Breze te-
moigne une envie si extreme que j'aille servir
dans son armee aupres de Mc^zieres , que je ne
sais cequi en sera
.. A Metz. »
A sa sceur.
20 Avril 1635.
K Ma chere soeur, je recus hier votre
lettre, et vous puis assurer que j'eusse fait le
voyage de Sedan avec grand plaisir ; car, hors
le contentement de voir Madame, quantite
d'autres choses m'y convioient; pour ce voyage-
ci,cela est tout-a-fait impossible, ear je pars
dans deux heures pour aller coucher entre Nanci
et le Pont-a-Mousson, et de la a Bamber-
viller: car M. de La Force met ses troupes en-
semble , sur I'avis que M. de Lorraine vient
droit a lui; d'autres discnt qu'il s'en va assieger
Montbelliard. Le Roi etant parti de Paris, et
n'y ayant personne de ceux qui font les affaires
de mon frere qui suivent la cour, j'ecrirai a
M. Boutbiller le fils, ou a M. Scrvicn , pour les
supplier de faire considerer a M. le cardinal de
344
LETXHES DU VICOJITE DE TUBENNE ,
quelle consequeuce il est de laisser Sedan avec
si peu de garnison, et je demanderai que mon
IVere leve une compagnie de chevaux-legers
pour y raettre , et encore quelques compagnies
de gens de pied; car assurement la guerre s'en va
se declarer Je ne sais si on fera quelque
chose pour moi a la cour; le moyen de n'etre
pas trompe, c'est de ne faire fondement sur
riende ces choses-la Je continue a recevoir
toutes sortes de civilites de M. le marquis et de
raadame la marquise de La Force
» A Metz. »
A sa mere.
7 Juin 1635.
« Madame,. . . je suis fSche que mon frere n'ait
pas fait son voyage de la cour ; cela eut peut-
etre servi a le faire employer dans cette guerre.
Nous primes hier un chateau pres de Porentru,
ou il y avoit cinq cens hommes. Je crois que
cette armee ici, s'il n'y arrive quelque chose de
nouveau , pourroit bien etre envoyee en Lor-
raine pour se rafraichir quelque temps. M. le
cardinal de La Valette, a ce que je crois, en
commandera une au premier jour; cela n'est pas
tout-a-fait public M. de Lorraine a repasse
le Rhin ; il n'est demeure de deca que quelques
garnisons dans deux ou troispetites places »
A la me me.
26 Juin 1635.
« Madame,... comme I'armee s'en alloit en
Lorraine pour se rafraichir, je m'en suis venu
ici avec M. le cardinal de La Valette. Nous ar-
rivames hier au soir. J'ai ete aujourd'hui a Ruel,
avec lui , voir M. le cardinal qui m'a fait extre-
mement bonne chere, etm'a dit que j'allois etre
marechal de camp dans I'armee que M. le car-
dinal de La Valette va commander , qui sera
composee de douze compagnies des gardes qui
sont en Lorraine , de nouveaux regimens et de
quelques troupes que Ton prendra a M. de La
Force , et on lui rendra d'autres places. Le comte
de Guicbe servira aussi dans cette armee la. Je
n'eusse paspu recevoir une plus grande joie. J'i-
rai demain voir le Roi a Fontainebleau. M. le
cardinal m'a dit si affirmativement que le Roy
I'avoit fait , que je crois ne devoir plus dou-
ter. Je ne crois pas demeurer ici plus de sept pu
huit jours ; car M. le cardinal de La Valette
croit parti r en cc temps la pour aller assembler
I'arnK'c...
>• A Parifi. .-
A la meme.
Juillell635.
« Madame,... M. le cardinal de La Valette
part demain pour assembler des troupes de Lan-
gres et les mener vers Vic , qui est le rendez-
vous de sou armee. Le passage du Rhin de Ga-
lus I'oblige a ce partement si prompt. J'ai vu
leRoia Fontainebleau, qui m'afait extremement
bonne chere et m'a confirme ce que M. le car-
dinal m'avoit dit...
>' A Paris. »
A la mime.
20 Juillet 1635.
« Madame,... M. le cardinal de La Valette
vit hier M, le due de Veimar , a trois lieues
d'ici. Je crois que, sur cette conference , notre
armee marchera bientot ; toute I'infanterie est
arrivee, mais rien qu'une partie de la cavalerie.
Je crois que mon regiment quittera I'armee de
M. de La Force au premier jour , et viendra
joindre celle-ci , comme il en a I'ordre... Je ne
croyois pas partir aujourd'hui; mais je m'en vais
a cette heure au Pont-a-Mousson,lerendez-vous.
des troupes , et demain je crois que nous allona
joindre les troupes du duo Bernard vers Deux-
Ponts,.. J'ai vu M. I'administrateur et M. des
Deux-Ponts chez eux. lis se rejouissent bien de
ce que les troupes du Roi avancent. M. de La
Force est a Epinal , et M. de Lorraine a Renxi-
remont...
« A Metz. »
A la meme.
15 Aoat 1635.
« Madame,... nous avons pris depuis deux
jours un petit lieunommeBinghen, sur le Rhin,
a trois lieues de Mayence , et y sommes encore,
parce que nous ne manquons pas de vivres. On
a eu nouvelles assurees , a ce soir, que le land-
grave de Hesse marche pour nous venir joindre.
On dit ici que M. d'Angouleme est arrive a !
Nanci , pour servir dans I'armee de M. de La
Force avec lui.... M. le cardinal de La Valette
m'envoie pour empecher qu'ou ne prenne cette
ville.
» Au camp de Binghen. »
A la meme.
«
16 Scptcinbre 1635. *
< Madame,... je levins hier de dehors avec la
POLU SEKVm D INTRODUCriON A SES MEMOIKES.
345
cavalerie ; il y eut quelques troupes de I'ennemi
battues proche Francfort. On n'a eu ici nuUe
necessite de pain , raais toutes les autres choses
sont cheres...
» Au camp pres de Mayeuce. »
A la meme.
30 Octobre 1635.
n Madame,... uous sommes revenus bien
promptement de notre voyage... Presque toute
I'armee a perdu son bagage , ou pris par les en-
nemis, ou abandonne par la lassitude des che-
vaux. Plus des deux tiers des offieiers n'ontrap-
porte que ce qu'ils avoient sur eux. Ce voyage
ici a presque ruine tout le raonde... S'il nous
faut remarcher au premier jour, comme il y a
apparence, avec quelques troupes que le Roi
enyoye,je serai en un etrange equipage... Nous
partons aujourd'hui au Pont-a-Mousson. M. le
cardinal de La Valette est parti ce matin pour
aller trouver le Roi. II y sera de retour dans
deux jours...
» A Metz. »
A la meme.
18 Oclobre 1635.
passer. II s'ouvrira k lui de beaucoup de choses
qu'il nepeut pas ecrire, et peut-etre sera-t-il bien
aise de le voir. 11 est vrai que s'il avoit pris
cette resolution , que Ton apprehende tant , il
pourroit bien s'en aller a la cour , car je ne sais
pas, cela etant , s'il voudroit s'en retourner a
Maestricht...
"AToul."
.4 la meme.
12 Janvier 1636.
« Madame,... notre voyage vers 1' Alsace a ete
retarde. M. le cardinal deLa Valette devoit par-
tir aujourd'hui ; M. leduc de W^eimar lui manda
hier au soir que force troupes s'etoient assem-
blees vers le Luxembourg et marchoient droit
(a lui), ce qui I'obligeroit de se retirer , si Ton
ne I'appuyoit.... ; de sorte que Ton met quelques
troupes ensemble ici autour , pour voir le dessein
de I'ennemi. J'y ai ete envoyepour cela etpour
y prendre ordre de M. le due de AYeimar...
»A Saint-Mihel. »
"Madame,... on remet aujourd'hui I'armee
ensemble : ce sera pour marcher demain. Je ne
crois pas que nous fassions long voyage. Nous
ne nous eloignerons pas de I'eveche de Metz ni
de la Lorraine. II est arrive beaucoup de trou-
pes a I'armee de M. de La Force qui marche
aujourd'hui. Galas est vers la riviere de Saare,
et M. de Lorraine a trois ou quatre lieues d'ici,
avec quelque cavalerie... On a dit ici , mais il
n'y a rien de certain, que les troupes de I'Em-
pereur passoient la Moselle et tiroient vers le
Luxembourg...
» Au Pont-a-Mousson. »
A la meme.
10 D^cembre 1635.
'< Madame,,., j'ai mene M. de Rohan avec moi
jusqu'a Toul , et I'y ai retenu un jour ou deux
plus que je ne pouvois , attendant M. le cardinal
de La Valette , et de pouvoir savoir les nouvelles
qu'il a recues par un courrier qui lui est venu de
la cour. J'ecris une lettre a mon frere, et je ju-
gerois fort a propos que M. de Rohan y allat
faire un tour. On dit que les ennemis ont pris
Lirabourg et s'assemblent aupresde Maestricht.
Cela pourroit bien I'obliger d'y revenir ; de sorte
que je crois que vous pouvez aiscment I'y faire
A la meme.
26 Janvier 1636.
'< Madame,... jen'eusleslettresqu'hier,parce
que je revenois de sept ou huit lieues d'ici , ou
j'avois mene deux regimens allemans; encore
que j'eusse ete jusqu'a Verdun , je vous supplie
de considerer comme il etoit impossible que j'al-
lasse a Sedan , M. le cardinal de La Valette
ayant toujours cru me mener au voyage avec
lui , et qu'il ne seroit besoin de laisser personne
pour commander les troupes qui demeuroient,
puisqu'on ne parloit point d'ennemis. M. le due
de Weimar lui manda, deux jours devant son
partement , que les ennemis, s'etant assembles
dans le Luxembourg , marchoient droit a lui, et
leprioit de me laisser avec lui pendant son
voyage. Je fus le trouver aussitot , et ai fait as-
sembler toute I'infanterie de I'armee aupres de
Saint-Mihel. En effet, les ennemis ont quatre
ou cinq mille chevaux a trois heures de ses quar-
tiers, ou il y a aussi deux regimens de I'armee
deM. le cardinal de La Valette, que je m'en
vas demain visiter; n'y ayant ici personne que
moi avec toutes les troupes , ilest impossible que
je m'en eloigne avant son retour...
» A Saint-Mihel. »
A la meme.
28 Mai l()3():
•■ Madame,... jc vins hier ici trouver M. Iccar
3 1 n
LETTRES DU VICO
dinal de La Valelte, qui vient de Paris. On a
permis a M. de Cliarnace de pouvoir faire le
voyage de Coblens avec mon frere. lis comman-
deront par jour ; e'est une chose bien faeheuse ;
ear dans la mauvaise intelligence ou ils sont ,
il lui nuira en tout ce qu'il pourra. II ne
sut cela qu'en partaut, car il avoit tou-
jours cru y aller seul. M. le comte de Guiche
ne sert plus dans cette armee. II sera avec M. le
due de Weimar , comrae etoit M. de Feuquie-
res. M. le comte (de Soissous) etM. le cardinal
de La Valelte sont a cette heure tout-a-fait mal
ensemble , et meme jusqu'a une rupture entiere.
M. le prince (de Conde) est entre avec son armee
dans la Franche-Comte ; je crois qu'il va assie-
ger Dole... II n'est pas encore assure si mon
frere viendra servir dans I'armee de M. le comte
(de Soissons)...
» A Bar. »
MTE DE TURENNE ,
I'armee ; je vas en caiossc et quelquefois a che-
val , et n'ai plus de douleur a la main. Le chi-
rurgien espere que lemouvement reviendra bien
libre, mais il ftuit du temps...
» A Lixim. «
Ala meme.
15 Septembre 1636.
« Madame,... je m'en vas trouver M. le due
de Weimar, sur une nouvelle qui est arrivee.
L'armee est a cette heure dans un fort bon
pays oil on trouve des vivres en abondance...
» A Coblentz. »
A la meme.
i" Juin 1636.
« Madame,... les troupes sont arrivees aHa-
guenau et y ont porte le bled pour le ravitail-
ler. On n'a rencontre que quelques regimens des
ennerais qu'on a battus... M. le cardinal de La
Valette m'a dit , a ce matin , qu'il falloit que je
m'en retournasse au camp de I'armee, oil il n'y
a point de marechal -de-camp...
» A Haguenau. »
A la mSme.
11 Juillel 1G36.
» Madame,... je me donne I'honneur de vous
ecrirecemot, de peur que vous ne soyez en
peine de moi. Je fus un peu blesse avant-hier
devant Saverne. II n'y avoit que deux jours que
j'y etois arrive avec des troupes ; c'est au bras
gauche... Je n'en serai point estropie , je remue
fort bien tons les doigts...
» Devant Saverne. »
A la meme.
29 Juillel 1636.
« Madame,... ma blessure me tientplus long-
temps au lit que je ne pensois ; toutes lesgrandes
douleurs sont passees... II n'y est point arrive
d'accident. L'armee est campee a quatre heures
d'ici... Si I'armcerepasse les montagnes , je m'en
jrai avec et ne demeurerai pas ici...
" A Saverne. »
A la meme.
ft Aout 163G.
« Madamc;... je suis parti de Saverne avec
A la meme.
i" Oclobre 1636.
« Madame,... l'armee du Roi est toujours a
Monsaujon , et celle de I'Empereur a deux heu-
res d'ici, Je crois que la saison sera bien avan-
cee avant qu'ellcs entrent dans les quartiers d'hi-
ver. On ne manque pas de vivres et a assez bon
marche...
« A Monsaujon. »
A la meme.
26 Novembie 1636.
" Madame, (les ennemis) sont a cette heure
retires dans la (Franche) Comte, au-dela de la
riviere de Sa6ne. On attend nouvelles de Paris
avant que de mettre les troupes en garnison , ce
qui sera au premier jour. On prendra presque
les memes quartiers que I'annee passee Je
crois (que M. le cardinal de La Valette) s'en ira
a Paris dans quelque temps. II m'a dit qu'il faut
que je demeure a l'armee
» Au camp de Coilli. «
A la meme.
7 Avril 163T.
« Madame, il n'y anulles nouvelles ici , si
ce n'est que l'armee navale a fait une descentc
dans les lies que les ennemis tenoient. Je soupai
hier au soir avec M. le cardinal de La Valette
qui revenoit de Ruel ; je ne crois pas qu'il parte
d'un mois pour aller a l'armee. M. le due de
Weimar se separe de la sienne cette annee. On
lui donne M. Du Hallier avec quelques troupes
francoises ''
>' A Paris. »
i
A la meme.
27 Juin 1637.
" Madame, on travaille ici a faire une ligiic
rOlIR SERVIR d'intBODLCIIOIN a SES MEMOIRES.
847
de circonvallation. Les ennemis out un camp
aupres de Valenciennes, mais qui est encore
fort foible
» A Landreci. »
A la meme.
21 Juillet 1637.
« Madame, ce valet de chambre voiis
dira ce qui se passe a ce siege , dont , selon tou-
tes les apparences , on verra la fin en peu de
jours. II y a ici la plus grande abondance de
toutes choses qu'on ait jamais vue dans aucune
armee en France
» Au camp devant Landreci. ->
A la meme.
26 Juillet im'
« Madame, je ne croyois pas que cette place
se prit si tot ; ils en sont sortis aujourd'hui. A
cette heure que cette armee est libre, on est
capable de faire d'autre progres , si les ennemis
ne s'y opposent avec de plus grandes forces que
celles que Ton a vues jusqu'ici ; la prise de cette
place doit les facber extremement , car on peut
faire contribuer jusqu'aux portes de Cambrai ,
de Mons et de Valenciennes. On attend ordre de
la cour pour savoir ce que I'armee deviendra
Onn'a pas encore nouvelle ici que M. le prince
d'Orange ait rien entrepris. On tient toute son
armee embarquee vers la Zelande , mais le vent
a toujoursete contraire
» A Landreci. "
A la meme.
29 Juillet 1637.
■ Madame, il y aura demain huit jours que
cette ville commenca a capituler. M. de Vaube-
court en est gouverneur et son regiment dedans.
Celui qui etoit alle a la cour pour savoir ce
I que I'armee deviendroit , est revenu ; je ne sais
pas encore ce qu'il a apporte , parce qu'il n'est
arrive qu'a ce soir, et que c'est au quartier de
' deia I'eau. Des que nous commencerons a mar-
cher je vous le manderai. On a eu nouvelles
que le prince d'Orange, ayant trouve le vent
contraire , est alle assieger Breda , et que la cir-
convallation est commencee
" Au camp de Landreci. »
A la meme.
11 Aoul 1637.
■ Madame,. . . . larmee est a Maubeuge (que Ton
a pris) , six lieues plus avant que Landreci et
a trois beures de Mons ; il y a apparence que
Ton fera quelques secours ici. Picolomini est ar-
rive a Mons, et n'a emmene que quatre regi-
mens de cavalerie, qui peuvent faire douze ou
quinze cens chevaux , et six regimens d'infan-
terie ; on le salt certainement par beaucoup de
prisonniers. Toute la plus grande force des
Pays-Bas est encore vers Breda Picolomini
a renvoye force soldats sans rancon , qu'il avoit
pris, aliant querir de la paille. On lui a renvoye
aussi quelques officiers des siens. On n'a point
de nouvelles assurees de Breda
» Au camp de Maubeuge. »
A la meme.
30 aout 1637.
« Madame, une partie de I'armee est par-
tie aujourd'hui pour aller assieger Avesnes. Je
suis demeure ici avec M. de Candale , avec I'au-
tre partie. Picolomini est toujours aupres de
Mons, et a aussi quelques troupes en Flandre avec
lui ; ils disent , dans cette armee , que le cardi-
nal infant assiege Venio et Parmont, et tiennent
Breda pour perdu ; peut-etre que M. de Candale
pourroit me laisser ici et s'en aller au siege
(d' Avesnes). M. de Bussi est arrive a Guise avec
quelques troupes ; on est aussi fortifie de trois
regimens qu'avoit M. Lambert , que Ton dit
qui a servi dans I'armee de M.deChatillon
Dans le plan de la circonvallation de Breda,
raon frere y comraande un quartier. J'etois, il y
a cinq ou six jours , a la prise d'une ville qui
s'appelle Beaumont
» A Maubeuge. »
A la meme.
10 Octobre 1637.
« Madame,.... je marchai hier de Maubeuge
avec I'armee qui y etoit ; celle qui etoit a Lan-
dreci vint joindre. Les ennemis tacherent d'em-
pecher la jonction , mais foiblement et avec
perte de leurs gens.... On a eu quelque necessite
a Maubeuge , mais pas si grande que Ton en a
fait courre le bruit. Je pense que I'armee mar-
chera demain ; on ne sait pas encore de quel
cote
» Au camp de Landreci. »
A la memr.
22 Mars 1638.
« Madame,.... fj'informc) particulicrcment
3-18
LETTRES DU VICOMTE DE TURENNE ,
la cour, par les lettres que j'ecris, de I'etat au-
quel j'ai trouve les troupes que le Roi ieve ici ,
apres que leur quartier a ete enleve. J'ai cru
que cela etoit assez d'importance pour faire pas-
ser quelqu'un expres. J'attendrai leurs ordres
la-dessus....
» A Liece. »
A la meme.
10 Avril 1638.
« Madame,.... j'atteuds avec impatience
de savoir eequ'ils m'ordonneront de la cour....
J'ai recu une lettre de M. le cardinal de La Va-
lette, par laqueile il me mande comme M. de
Crequi a ete tue d'un coup de canon , et qu'il a
ordre d'aller en Italie tort promptement. Par
les premieres lettres , je pourrai savoir ce que
je deviendrai....
» A Maestricht. »
A la meme.
30Juilletl638.
« Madame ,.... je passai hier le Rhin a Neu-
bourg , au-dessus de Rrisac , et n'ai presque
point perdu de soldats, pour avoir marche par
les plus grandes chaleurs qu'il est possible
M. le due de Weimar verra demain les troupes
quej'aiamenees. ...
" Pres Neubourg. >.
A la meme.
2Aoiit 1638.
« Madame,.... je vous dirai comme je suis
arrive a Fribourg, ou estM. le due de Weimar,
avec les troupes que Ton m'a commande de lui
amener , n'a,vant perdu presque personne pour
un si grand chemiu...,
« A Fribourg. »
A la meme.
llAoiitl638.
« Madame,.... craignant que vous ne soyez
en peine a cause de la bataille qui se donna
avant-hier, je me donne I'honneur de vous faire
ce mot.... On a pris onze canons des ennemiset
quelque vingt cornettes ou drapeaux. Savelli
et Goetz etoient joints ensemble.... Les enuemis
ont bien perdu douze ou quinze cents chariots...
» Au camp, pres Capel. »
A la meme.
23 Septembrc 1638.
Madame ,.... je nc vous ai pas writ , y ayant
dix ou douze jours que j'ai une fievre fort chan-
geante ; il semble qu'elle me veuille quitter. Je
suis a Colmar , a trois heures du camp. M. le
due de Weimar a ete raal , et est gueri....
» A Colmar. »
A la meme.
17 Octobre 1638.
« Madame ,.... j'ai eu une maladie qui m'a
retenu assez long -temps a Colmar. Je crois
m'en aller demain au camp , ayant ete quelque
temps sans fievre.... J'ai eu ordre, lacampagne
etant passee , de m'en retourner trouver le Roi.
M. de Weimar a defait toute la cavalerie de
M. de Lorraine , pris vingt cornettes et du ca-
non....
" A Colmar. »
A la meme.
26 Oclobre 1638i
« Madame ,.... il y a huit jours que je suis arvi
riv6 au camp ; je suis , Dieu merci , assez bienr
refait pour une si facbeuse maladie ; le lende-
main , les ennemis vinrent se camper vis-a-vis>
Dimanche dernier ils attaquerent, et apres avoir
gagne deux forts , les Francois les leur repri-
rent. lis font etat d'avoir perdu plus de douze
cents hommes; c'a ete un assez grand combat ;,
les Francois ont fort bien fait. ( Les ennemis );
se sont retires deux heures plus loin. On a
beaueoup de bonheur jusqu'ici ; mais les choses.
changent bien aisement.... J'ai permission de-
m'en aller apres la fin de la campagne
» Au camp de Brisac. «
A la meme.
10Noyembrel638.,
« Madame, les ennemis se sont un peu
eloignes; ceux de Brisac paroissent etre ea
grande necessite. On a emporte quelques lleux
forts qu ils tenoient ces jours passes....
>' Devant Brisac. »
A la meme.
6 D^cenibre 1638.
» Madame,.... il est arrive ici un secours de
I'armee de M. de Lougueville , depuis cinq ou
six jours ; c'etoit toute iufanterie.... Dans peu
de jours le siege fiuira. Ce ne pent etre que
bien , a moins qu'il n'arrive un grand malheur.
Nous sommes ici fort bien huttes et en etat de
demeurer long-temps , a moins que les ennemis.
jie nous en chassent....
" Au camp, devant Brisac. -
POUR SEBVIU b'lMRODl'CTION V SES MEMOIRES.
Alameme. Alameme.
3 '4 9
18 Decembre 1638.
n Madame,.... (on va) porter a la cour lanou-
velle de la prise de Brisac. On y est entre au-
jourd'hui ; la raoitie de ceux de dedans sont
morts de faira. II y a eu une extreme necessite.
Je partirai dans quelques jours , et suis un peu
incommode de la fievre quarte qui demeure re-
glee , et ai souvent les autres jours des acces de
fievre le soir. Je n'ai pas bouge du camp, et
n'ai pas laisse de sortir tous les jours a I'ordi-
naire. . . .
'• Au camp de Brisac. »
A la meme.
20 Avril 1639.
« Madame, les affaires sont toujours en
mauvais etat en Italie ; les ennemis ay ant pris
depuis peu Verrac et Cressentin , tout le monde
commence a partir d'ici pour aller a I'armee.
On fait passer force troupes en Piemont....
» A Paris. »
A la meme.
29 AYrill639.
« Madame,... il y a huit ou dix jours que je
suis arrive a Pignerol , et ai trouve la treve faite
jusqu'au 24 octobre , aux conditions que toutes
choses demeureroient en I'etat qu'elles etoient
durant la guerre, a savoir : la \'ille de Turin aux
ennemis, et la citadelle au Roy. On n'a pas en-
core su de la cour s'ils I'approuvent. On dit
qu'elle devoit etre a Lyon dans trois ou quatre
jours, si ce traite ici ne I'a fait retourner. Tou-
tes les troupes sont demeurees en ce pays. J'ai
vu madame ( la duchesse de Savoie), qui est a
cette heure a Saluce, en assez mauvais etat, si
apres cette treve on ne trouve quelqu'accom-
modement pour elle...
» A Pignerol. »
A la meme.
15 Septembre 1639.
« Madame,... M. le cardinal de La Valette
est raalade depuis quatre ou cinq jours ; je crains,
comme son mal a commence, qu'il ne lui dure
quelque temps. Les troupes des ennemis et les
notres sont dans les quartiers sans nulle inter-
ruption de la treve. Madame de Savoie doit etre
a cette heure aupres du Roi , a Lyon ; je pen.se
que des qu'elle I'aura vu elle reprendra le che-
min de la Savoie.
>■ A Pignerol. »
5 Octobre 1639.
"Madame,... il faut necessairement qu'il y
ait de mes lettres perdues ; je me suis donne
riionneur de vous ecrire depuis la mort de M. le
cardinal de La Valette... II doit passer , un de
ces jours, douze ouquinzecompagnies du regi-
ment des gardes du Roi , et quelqu'autre infan-
terie. La treve finissant le 24 de ce mois, je vous
manderai quels officiers d'armee demeureront
ici, et celui qu'on enverra pour y commander...
» A Pignerol. »
.4 la meme.
13 Octobre 1639.
"Madame,... M. le cardinal (de Richelieu)
m'a mande qu'il a parie au Roi pour me donner
le regiment de cavalerie de feu M. le cardinal
de La Vallette, et qu'il me I'aaccorde... M. le
comte d'Harcourt arrive demain , qui a deja dit
a plusieurs de mes amis a Grenoble , qu'il veut
fort bien vivre avec moi...
» A Pignerol. »
A la meme.
4 Novembre 1639.
"Madame,... nous avons pris une grande
ville nommee Chier, dans laquelle toute I'armee
est logee et avec grande abondance de vivres...
II y a aujourd'hui huit jours que, les deux ar-
raees s'etant trouvees en campagne , notre cava-
lerie eut quelqu'avantage sur les ennemis... On
ne parle plus ici de \k treve; mais je crois que
le mauvais temps fera bientot retirer les ar-
mees...
» A Chier. »
A la meme.
9 Novembre 1639.
« Madame,... pour ce qu'il vous plait que je
vous mande de la maladie de M. le cardinal de
La Valette , il est mort d'une grande fievre con-
tinue... Nous sommes toujours a Chier, et je
crois que notre armee et celle de nos ennemis se
retireront bientot...
« A Chier. »
A la meme.
3 Mai 1640.
"Madame,... je n'ai pas le temps de vous
mander autre chose si ce n'est que Ton a gagne
une bataille centre M. le marquis de Leganes
quiassiegeoitCasal. II aperdu plusdecinqmiile
350
LETTRES DU VICOMTE DE TLBENNE ,
hommes , tons Espagnols naturels , avec son ca-
non et son bagage. Nousavons beaucoup perdu,
mais pas approchant. . .
>> Au camp de Caillon.»
A la mSme.
16 Aoat 1650.
« Madame,.... on demeure assez en repos,
quoique les ennemis soient assez proches. Je
pense que, dans quinze jours ou trois semaines,
on vena la fm de ceci.... Je verrai dans quelque
temps, apres le siege de Turin , si je demeurerai
en Italic cet hiver....
» Devant Turin. »
A la meme.
20 Novembre 1640.
« Madame,.... j'avois dit a quelqu'uns de
mes gens de vous mander I'etat de ma maladie,
qui a ete extremement grande de douleurs d'es-
tomac les plus \iolentes du monde , avec une
fievre presque continue, m'ayant dure a Turin
pres de eiuq semaines. Etant retombe deux ou
trois fois et ne pouvant trouver de soulagement ,
je )ne suis resolu de me faire porter a Lyon , es-
perant , par le changement d'air et les medecins
qui y sont , de trouver du soulagement.
» J'ai fait huit journees sans arreter, durant
lesquelles je me suis trouve quitte de mes dou-
leurs , et suis venu en brancart, ayant passe les
montagnes fort heureusement. Je m'arreterai a
Lyon ou aupres....
>> Depuis mon depart , je me suis aussi trouve
quitte de la lievre. J'ai laisse une partie de mon
equipage en Piemont, ou j'etois destine de de-
meurer cet hiver, M. le comte de Harcourt ve-
nant a Paris.
» A Chamberi. >-
A mademoiselle de Bouillon , sa saur.
3 Juillet 1642.
« Ma chere Socur, je n'ai jamais en ma vie eu
nouvelle qui m'ait touche si sensiblement que
celle de savoir comme mon frere a ete arrete a
Casal parordredu Roi. II y a mille choscs a
dire que Ton ne sauroit mire; mais il n'y a
rien qui soit si capable d'aigrir la cour contre
mon frere que de ne se pas bien gouverner a
Sedan ; il faut, a mon avis, bien prendre garde
a cela, et a ne donner nulsujet de soupcon. Pour
moi , je n'aurai jamais d'autre pensee, sinon que
Sedan soit conserve a mon frere et a ses enfans.
Quoique j'aie assez d'ambition pour desirer avoir !
une fortune plus grande que celle que j'ai, je ne
desirerai jamais m'agrandir par ce moyen-la.
J'envoie ce gentilhomme a Sedan pour savoir
des nouvelles de madame et de vous , et de raa
belle-soeur. Un voyage que Douteville a fait de
la part de mon frere a la cour, a donne beau-
coup de soupcon. J'etois aux eaux dans ce
temps-la. Je suis persuade que vous croyez bien
que mon affliction est aussi grande que celle de
ceux qui emplissent une feuille de papier a
parler.
» On me mande de la cour qu'il est tr6s-
certain que mon frere avoit part dans cette ca-
bale de M. le Grand (ecuyer ) ; et M. le cardinal
m'a mande qu'il me fera voir comme mon frere ,
deux mois apres son accommodement , avoit
deja commence a se mettre dans cette affaire.
Monsieur a ecrit a la cour et prie qu'on lui
veuille pardonner. Voyant le commencement
de tout ceci, j'ai prie mon frere cent fois,
quand je retournai de Sedan a Paris , qu'il
prit garde a lui , et qu'il ne fit nuUe chose qui
put donner soupcon. II ne me temoigna jamais
qu'il eut aucune part avec M. le Grand.
» Au camp devant Perpiguan. »
A la meme.
7Fdvrierl6i3.
« Ma chere Soeur, si vous pouviez faire quel-
ques ventes de bois , cela m'accommoderoit ex-
tremement , car je suis oblige d'emprunter de
I'argeut pour vivre, et de le prendre a interet,
qui est une chose que vous savez qui incommode
fort.
» M. le prince d'Orange m'a fait faire de
grands complimens par Benevent, et d'une telle
facon , que vous jugerez bien , quand il vous le
dira , qu'il auroit joie de m'obliger. Si ma sceur
de Duras vouloit envoyer son second fils , en
cas que M. le prince d'Orange temoignat le de-
sirer, je lui en ecrirois, et je tacherois de I'obli-
ger a en prendre un soin particulier, en cas
qu'on le lui envoyat. Que ma soeur de Duras
m'en ecrive son sentiment, le mien ne s'eloigne
pas de cela. Je ne me suis pas hate de presenter
au Roi son fils aine , parce que d'ordinaire,
etant aussi grand qu'il est , on ne va guere chez
le Roi que quand on doit sortir de I'academie
pour aller a I'armee.
» A Paris. »
Lettre du Roi au vicomie de Turenne.
« Mon cousin , vous ayant donne le comman-
dement du corps de trouppes de cavallerie et
POLH SERYIR d'iMRODI CTIOX A SES MEMOIBES,
351
d'infanterie dont j'ai resolu de fortifier raon
arraee d'ltalie , et ayant desire de le composer
tant des regimens de Vaubecourt , du marquis
deBreze etde Douglas, d'infanterie deTreilly,
de Magalotti et de Bouillon , de cavallerie , jay
donne seulement ordre de passer en Piedmont
auxdeux regimens de cavallerie et d'infanterie
que vous commandez , et de ceux d'infanterie
de Laval et d'Effiat. J'ai bien voulu vous en
donner advis par cette lettre , et vous dire que
nion intention est que vous ayez le commande-
raent particulier desdites trouppes, en I'absence
de mon cousin le prince Thomas ; et soubs son
authorite, en sa presence , que lorsqu'il vous or-
donnera dejoindre mon armee avec ledit corps,
vous le fassiez incontinent , en conserviez neant-
moins en ladite armee le commaudement parti-
culier sur ledit corps , ainsi que le sieur Du
Plessis - Praslin le gardera sur le reste des
trouppes de ladite armee, aussy soubs I'aucto-
rite de mondit cousin, et qu'en touttes occasions
vous agissiez suivant les ordres de mondit cou-
sin', et de si bon concert avec ledit sieur Du
Plessis Praslin, que cette separation de commau-
dement ne puisseaucunementprejudicieramon
service ny empecherou refroidir I'execution des
desseins auxquels madite armee devroit estre
employee; que pour servir soubs vous, dans cet
employ, j'ai choisi le sieur Magalotti , marechal-
de-camp, me remettant a vous de prendre des
aydes-de-camp a votre choix ; et que , lorsque
vous agirez separement , vous demanderez ung
des sergens de battaille qui sont en I'armee ,
a mondit cousin, auquel je me remets de ce que
je pourrois au surplus vous prescrire sur votre
employ pardela. Etcommejemepromets beau-
coup des services que vous m'y rendrez, aussi
je vous asseure qu'ils me seront en tres-parti-
culiere recomraandation , priant Dieu qu'il vous
ayt, mon cousin , en sa sainte et digne garde.
» Escript a Paris , le 27*' mars 1643.
" Louis.
•' Et plus bas : Le Tellieb. »
! M. le vicomte de Turenne a mademoiselle de
Bouillon , sa scmr.
28 Mars 1643.
'< Ma chere Soeur, il me semble que je n'ai
rien a vous mander, pour repondre a tout ce
que vous m'avez ecrit. Je mande a mon pere
que je n'ai point voulu approfondir avec MM. les
ministres la raison pour laquelle on n'en parte
point. Je dois etre encore, cette campagne , lieu-
tenant-general avec M. de La Meillerave. Le Roi
prend occasion , sur la religion , a temoigner
qu'il ne veut rien faire pour moi ; il faut encore
achever cette campagne. On parte fort de la
paix et d'une suspension d'armes, et beaucoup
plus , je vous assure , que de mon mariage.
» Quand ma soeur de Duras n'enverroit pas
son second fits en Hollande, jeserois bien d'avis
que I'aine fiit avec moi a I'armee, deux outrois
mois avant I'autre , car il me semble que, quand
deux freres sont ensemble , ils ne se quittent
jamais , et cela les empeche d'etre tant connus
que quand ils sont seuls. Je n'ai pas besoin de
grande rhetorique pour vous persuader que vous
me ferez tres-grand plaisir si vous pouvez m'en-
voyer de I'argent de ce pays ou vous etes.
» Adieu , chere Soeur, aimez-moi toujours ,
et soyez assuree que vous etes parfaitement
aimee de moi.
» A Paris. »
^4 la meme.
4 Avril 1643.
« Ma chere soeur, j'ai dit a la Fercade d'en-
voyer le changement de I'ordre pour la route
des gens de guerre qui passoient a Castillon ; je
vous ai envoye un chiffre et pourrai par la
vous mander quelque chose quand je saurai
que vous I'aurez recu. Pour ce qui est du ma-
riage , vous croyez bien que je n'y aurois avan-
ce chose du monde sans vous le faire savoir :
je pretends passer jusqu'a I'hiver prochain sans
un engagement entier,ne sachant comme toutes
choses iront entre ce temps-ci et celui-la ; je
I'ai fait dire comme cela a M. de La Force.
» M. de Chavigny m'a fait dire qu'il seroit
bien aise de me parler apres-diner ; je ne sais
ce que ce pent etre. On parte extiemement de
la paix et d'une suspension d'armes ; je crois
que le dernier sera assurement bieutot. S'il n'y
avoit point de changement , je partirois d'ici
dans le dix-sept ou le dix-huit de ce mois ; mais
comme dans cette semaine on ne voit presque
personne, je vous le manderai certainement
dans huit jours.
» A Paris. »
A la meme.
18 Avril 1643.
« Ma chere soeur, je vous puis assurer qu'a
mon retour d'ltalie, qui sera, s'il plait a Dieu ,
a la fm de la campagne, seton que Ton men a
assure , je vous irai voir en Guienne , si vous
y etes encore , et si vous etes a Paris avec ma
belle-soeur , j'en aurai une joie extreme , etant
tres-aise que vous puissiez voir comme toutes
3.32
LKTTKKS UU ViCOMTE ])E TUllEIN^E,
choses voiit ; car on ne peut pas donner d'avis
assure sur les choses que Ton ne voit pas ; je
passerai certainement par la Guienne , si vous y
etes, avant que de retourner a Paris ; j'aurois
une joie non pareille de vous entretenir. II faut
que les choses changent fort pour que les af-
faires de mon frere aillent bien ; et rien ne m'a
tant fait resoudre a prendre Temploi que j'ai ,
que Tembarras de ne savoir que devenir. Mon
frere part de la cour pour s'en aller au pays ; je
me suis tres-bien separe d'avee lui , et je ne sais
ce que vous aurez oui dire ; mais il n'a nul su-
jet de se plaindre de moi. Je n'ai nul engage-
ment de mariage , tout etant remis a Thiver qui
vient. J'ai avec moi sept regimens d'infanterie
et cinq de cavalerie ; les deux miens en sont ,
devant prendre I'ordre de M. le prince Thomas
quand je serai joint avec lui. J'ai fait M. de
Varennes capitaine de mes gardes. »
A la me me.
19Avrill643.
« Ma chere soeur , je n'ai point recu de vos
lettres cette semaine , ni de personne du cote
ou vous etes. II me semble que I'armee ou je
devois aller se retarde fort ; je pense que c'est a
cause de la sante du Roi. Selon Tapparence ,
toutes choses vont bien changer ; ce n'est pas
en effet que je trouve le Roi si mal que tout le
monde meme le dit ici ; je crois qu'il en court
d'etranges bruits au lieu ou vous etes. Quoique
vous voyez que je ne receive nul bienfait de la
cour, je ne laisse pas de croire que M. le car-
dinal Mazarin est fort de mes amis ; hors les in-
terets de M. de La Meilleraye , j'ai ete fort aise
de I'eloignement de M. Des Noyers. M. d'En-
ghien (1) est parti pour aller a I'armee.
» A Paris. »
A la meme.
16Mail6i3.
'( Ma chere soeur , vous saurez par celle-ci
comme le Roi est raort jeudi a troisheures apies
midi ; il est veritable que jamais personne du
monde n'a fait une si belle fin et si constante.
Pour I'affliction de la cour, elle y a ete tres-me-
diocre. La Reine vinthier en cette ville ; il y a
de tres-grandes cabales pour faire changer le
conseil etabli du temps du Roi : dans huit jours
on verra ce qui en sera, et, pour moi, dans fort
pen jesauraice queje deviendrai. Jem'imagine
que ma belle-soeur viendra ici , et si je ne vas
point a I'armee cet ete , je vous coiivierois d'y
venir; nous nous eonsulterons, ma sopur de La
(1) Depuis, le Granfl-Condc^.
Tremouille et moi, pour vous donner notre avis
sur votre sujet ; je crois que le temps viendra
auquel on pourra etre en quelque consideration.
Je vous manderai , la semaine qui vient , toutes
les choses qui me concernent en toutes les fa-
cons ; je vous envoie une lettre que M. de Ma-
chaut m'ecrit , et afln de vous dire quelle en est
la raison : c'est que m'ayant mande qu'il avoit
eu des discours avec madame la princesse d'O-
rauge sur mon sujet , et de telle consequence ,
qull seroit a propos queje les susse, je lui ecri-
vis que s'il vouloit que je lui envoyerois un
chiffre ; la dessus , il me recrivit la lettre que
je vous euvoye. Je m'imagine que ce qu'il veut
dire se rapporte a ce qu'il me marque a la mar-
ge , touchant les bruits qui courent en Hol-
lande ; je pense que vous entendez bien ce que
je peux dire. Mon frere arrivera ce matin ; je
m'en vas le trouver : il attendra chez madame
de La Tremouille et logera dans mon logis qui
est beau.
» A Paris. »
A la meme.
30 Mai 1643.
« Ma chere soeur , je vous dirai que je suis
pret a partir, dans quatre ou cinq jours, pour
m'en aller en Italic. Je n'ai point pu le refuser,
la Reine me I'ayant commande et assure que je
serois marechal de France a la fin de la campa-
gne. J'y vas avec neuf regimens qui y marchent
de France , et les deux miens et celui de M. le
comte de Laval , qui me joindront en ce pays-lA.
Je commanderai ce corps a part , en prenant
I'ordre de M. le prince Thomas. Je viens, tout^
cette heure, de parler a la Reine de I'affaire de
mon frere ; elle a eu de fortes impressions contre
cela ; il sera bien mal aise qu'elle en revienne.
Monsieur dit qu'il sert mon frere en ce qu'il
peut. Pour vous dire vrai , c'est la plus difficile
chose qui soit maintenant a faire a la cour. Mon
frere est en doute de ce qu'il fera , ou de s'en
aller, ou de demeurer dans cette ville. Je lui ai
temoigne, et a tout le monde ici, combien mes
interets me touchoient pen au prix dessiensetde
ceux de notre maison. Je crois qu'il a eu entiere
satisfaction de moi en cela , et j'ai eu le bonheur
de pouvoir demeurer ici assez long-temps pour
voir quel train peut prendre son affaire. Vous
pouvez juger combien il lui doit etre sensible de
voir la Reine et Monsieur tout puissans , et d'a-
voir perdu Sedan pour I'amour d'eux , sans trou-
ver a cette heure de jour pour y rentrer. La
Reine effectivement a toute sorte de bonne
volont6, mais on lui a fait la chose de si grand
POUR SERVIU 1) INTRODUCTION A SES MEMOTRF.S.
3',r?
prejudice a TEtat, qu'elle n'y ose rien faire.
Quant a ce que la Heine m'a dit que je serois
raarechal-de-Fiance, c'estsans lui en avoir par-
le;au contraire, j'ai dit partout que je ne de-
manderois jamais rien si on ne donnoit satisfac-
tion a mon frere. Je vous irai voir au pays.
» A Paris. »
Lettre du Roi au vicomte de Turenne.
« Mon cousin , ay ant cy-devant escrit a mon
cousin le prince Thomas de Savoye pour lui
faire prendre le commandement general de mon
armee en Italic , et jugeant a propos , pour I'au-
toriser d'autant plus , de lui confirmer la meme
auctorite par mes lettres-patentes , je le lui ay
fait expedier par Tadvis de la Reyne regente ,
raadame ma mere , luy donnant pouvoir de com-
mander mesdites armees en chef, en qualite de
mon lieutenant-general representant ma per-
sonue , et tout ainsi que les avoit feu mon oncle,
leduc de Savoye, du Roy deffunl, monseigneur
et pere, que Dieu absolve j de quoy j'ai bien
voulu vous donner advis et vous dire que vous
ayez a le recognoistre et luy obeir en ladite qua-
lite de general desdites armees en tout ce qu'il
vous commandera pour le bien et advancement
de mon service , et qu'en touttes occasions vous
agissiez en qualite de mon lieutenant-general
en son absence, et soubs lui en sa presence,
dans le corps que vous commandez ; et la pre-
sente n'estant pour autre subjet, je prie Dieu
qu'il vous ayt , mon cousin , en sa sainte et di-
gne garde.
» Escrit a Paris , le 29 juin 164 3.
» Louis.
>' Et plus bas : Le Tellier. »
Le vicomte de Turenne a Mademoiselle de
Bouillon , sa sceur.
25 D^cembre 1643.
« Ma chere sceur, je vous ecris par M. Du
' Plessis Besancon, que j'ai prie de vous voir; il
porte un memoire detoutes les choses necessai-
res pour cette armee, lequel il m'a promisd'ap-
puyer; il vous montrera ce memoire, et je vous
supplie de me mander quel les sont les choses sur
quoi on fait difficulte.
" Souvencz-vous , s'il vous plait, de chercher
quelque bon medecin pour me I'envoyer : on
lui donneroit ici de fort bons gages.
>' Si vous voyez mademoiselle de Rohan, vous
pouvez lui dire que je ne manquerai pas d'avoir
soin des terres de M. de Birkenfeldt, et que
M. de Lorraine I'a fait menacer depuis pen de
les briiler s'il ne lui paie une grande contribu-
tion ; par le premier qui ira aupres de M. de
Lorraine, je lui en ferai parler.
>> Vous pouvez dire a madame la princesse ,
qui m'avoit coramande de faire ses recomman-
dations a M. de Montansier, comme Hasfeldt
I'a emmene assez loin d'ici , je n'ai pas laisse d'y
envoyer : on le traite fort bien. Je suis scrvi-
teur tres-humble a mademoiselle de Rambouil-
let , a qui vous pouvez aussi dire ces uouvelles-
la. Ma belle-soeur m'excusera bien si je ne lui
ecris point; je pretends que ces lettres ici servi-
ront pour elle , qui a tout sujet de satisfaction
sur le chapitre dont elle me paria tant en ve-
nant.
» J'ai songe qu'il seroit bon que M. le comte
de Laval vit si M. de Melun voudroit quitter
son regiment d'infanterie , qui est en ce pays ;
il est fort bon , et M. de Laval, avecdes recrues,
auroit un des meilleurs regimens de France;
j'en ferai parler a M. Le Tellier.
» De Brissac. »
A la meme.
29D6cembrel643.
« Ma chere sceur, j'ai recu la votre du 1 2 de-
cembre, et n'ai pas grand'chose a vous dire,
vous ayant ecrit, il y a deux jours, par M. de
Besancon ; je vous supplie que Ton sollicite ces
deux compagnies d'augmentation pour mon re-
giment de cavalerie; il en faut parler a M. Le
Tellier.
» Je vous prie de faire compliment de ma
part a M. de Ch^tillon sur I'affaire de son fils,
si vous jugez que cela soit necessaire. Vousavez
tres-bien fait de repondre a M. de Varennes que
je n'avois jamais oui parler de ces deux char-
ges. Encore que j'aie ecrit par M. de Besancon ,
depuis quatre jours , je n'ai pas laisse de faire a
cette lieure une tres-grande depcche a M. Lc
Tellier.
» A Colmar. »
111. C. D. M., T. 111.
23
MEMOTRES
MARECHAL VICOMTE DE TURENNE.
LivRE prp:mier.
DES GUERRES EN ALLEMAGNE.
Apres le siege de Thionville (l), que M. le
due d'Engliien fit avec succes , il conduisit lui-
meme sur les bords du Rhin cinq ou six mille
homraes qui joignirent I'armee d'Allemagne,
eommandee par leraarechal de Guebiiant. Quel-
que temps apres , M. le due d'Enghien revint a
Paris, et M. de Guebriand assiegea Rotewil (2),
ou il fut grievement blesse et mourut peu de
jours apres.
M. de Rantzau , qui eoramandoit le eorps de
M. le prince , ayant pris le commandement de
I'armee, marcha, apres la prise de Rotewil, a
Dutliogue (3), ou il fut mis en deroute par I'ar-
mee de Raviere , et fait prisonnier. Toute la ca-
valerie Allemande se retira avec peu de perte
jusqu'au Rhin ; mais I'infanterie qu'on avoit
laissee dans Rotewil se rendit a discretion , et
celle qui etoit dans le corps de I'armee fut
presque entiereraent dissipee.
[ Pendant le siege de Trin , le Roy ecrivit a
M. de Turenne en ces terraes (4) :
« Mon cousin , ayant sujet , pour les dernieres
nouvelles que j'ay recues du siege de Trin , de
**croire qu'avec I'ayde de Dieu la place sera bien-
tost en ma puissance , si elle n'y est des a pre-
sent, et dans la satisfaction que j'ai du progres
de nos armes en Italic , auxquels je scay que
I) 10 Aoutiew.
(2) IDNovembre.
(3) 24 D(5cembrc.
(4) On pourra remarquer une grande difff^rence d'or-
Ihographe enlre les M^raoires imprim(^s de Turenne et
ses lellres inddiles que nous publions , ainsi que cer-
laines expressions vieillies que Ton Irouve dans les lel-
tres du Roi ; malgri? cellc singularity, nous n'avons
pas cru devoir rien rhangcr aux deux tcxles.
vous avez notablement contribue par votre ta-
lent et conduicte, ne desirant pas vous retenir
par dela, la saison estant si advaucee qu'il n'y
a pas d'apparence que mes affaires y puissent
rccevoir aucun prejudice par votre absence , je
vous faicts cette lettre , par I'advis de la Reyne
regente , madame ma mere, pour vous dire que
son intention et la mienne est qu'incontinant
apres la prise de Trin , vous vous rendiez pres
de moi , ou je pourrai avoir occasion de me ser-
vir de votre personne ; et vous asseurant que
j*ay un contentement tres-entier du service
que vous m'avez rendu en toutes occasions,
memement depuis que vous estes par dela; et
sur ce , je prie Dieu qu'il vous ayt , mon cousin,
en sa sainte et digne garde.
» Ecrit a Paris, le 7 septembre 1643.
» Sign6 Lours.
» Et plus bas: Le Tellieb.
» J'ajoute ce mot pour vous dire que mon
intention est que le corps que vous comman-
dez demeure uni au reste de mon armee d'lta-
lie {5).
» Louis. »]
(5) On voil, par celte lettre , une double precaution
prise par Mazarin contre le vicomte de Turenne , sous
pr(5texte des meilleures occasions que le Roi aurail
d'employer les lalens de Turenne. Mais le veritable mo-
tif de ce rappel, que Ton regarda comme une disgrace .
fut que le due de Bouillon , son frere , m^conlent de la
cour, avail pris du service dans rarm^e du Pape, avec
le litre de g6n6ralissime d'Urbain VIII , a Rome , et
que Ton craignait le voisinage des deux fr^res , chacuri
a la tele d'uiie arm(?e en Italic.
23.
:?.5r.
MEMOIRES l)t' VICOMTK
M. de Turenne etaiit revenu du siege de
Trin a Paris, M. le cardinal Mazariu , qui
commencoit a gouverner, I'envoya querir et
lui dit que le Roi le destinoit pour commander
en Allemai2;ne ; desorte qu'il se tint pret a par-
tir trois ou qiiatre jours apres , quoiqu'ii fut
fort incommode dun reste de maladie qui avoit
dure depuis la fin du siege de Brisac, sans
I'empecher pourtant d'alier tous les etes en
campagne. Comme cette defaite de I'armee du
Roi et la prise de Rotewil arriverent au mois
de decembre, les ennemis n'entreprirent plus
rien cette campagne, et M. de Turenne etant
arrive le meme mois a Colmar, y fit venir les
officiers et songea aux raoyens de remettre I'ar-
mee (1).
[ L'iustruction suivante lui avait ete remise a
son depart de Paris , au sujet des affaires d'Al-
lemagne :
n Le Roi et la Reine regeute , sa mere , etant
obliges de remplir au plus tot le commandement
de I'armee d'Allemagne, qui s'y trouve vaccant
par le deces du sieur comte de Guebriand , ma-
reehal de France, arrive de la blessure qu'il a
recue a la prise de Rotewil , au grand deplaisir
de Leurs Majestes, qui avoient une entiere sa-
tisfaction de ses services , elles ont incontinent
considere pour cet effet le sieur vicomte de Tu-
renne , marechal de France , comme une per-
sonne tres-capable de servir Leurs Majestes a
Tavantage de cet Etat et h I'approbation pu-
blique, dans eel employ, non seulement parce
qu'il a toutes les qualites qui peuvent etre de-
sirees pour une charge de si grand poids et con-
sequence, et qu'il a toujours fait paraitre une
fidelite singuliere au service de Sa Majeste, sans
qu'aucuns interests particuliers Ten ayent ja-
mais pu divertir, que parce qu'il s'est acquis beau-
coup de connoissance des affaires d'Allemagne,
et une estime et creance particulieres entre les
principaux de I'armee, pendant qu'il a suivi le
feu Roi, de glorieuse memoire, soubs le comman-
dement de feu monseigneur le due de Weymar,
aux occasions singulieres qui se sont offertes a
Namel en la prise de Brissac. Et comme les allies
de cette couronne sont sans doute dans I'altente
que la Reyne ait fait un choix pour cette charge,
digne de son jugement et de I'affection qu'elle a
au bien de la cause commune pour laquelle les
armeesduRoy ontestejusques a present si heu-
reusement employees, il y a tout sujet d'esperer
qu'ils apprendront celui dudil sieur marechal
(1) Turenne passe ici sous silence les gdni^rcuxelTorls
qu'il (il pour remettre I'armee; I'abbc Ilaguenet, qui le
savail (hi cardiiial do nouiilon , el I'V^nioiit d'Ahlan-
DE TLBli^NE. [lG4 3]
de Turenne avec un entier applaudissement ;
Leurs Majestes luy ayant done faict donner le
pouvoir de ladite charge , en qualite de lieute-
nant-general representant la personne du Roy
en ladite armee d'Allemagne, bien qu'il soit si
ample qu'il ne s'y puisse rien ajouster, et qu'il
n'y ait rien a prescrire a une personne si bien
intentionnee, qui a une parfaite cognoissance
des affaires de la guerre , et qui scait I'etat pre-
sent de celles d'Allemagne, neantmoins, affin
de n'obmettre aucune chose de ce qui le peut
satisfaire et eclaircir de ce que Leurs Majestes
ont resolu pour le bien et advancement de leur
service, elles lui ont voulu faire donner le pre-
sent memoire pour luy servir d'instruction.
» Ledit sieur marechal est invite par Leurs
Majestes de faire la plus grande diligence qu'il
lui sera possible, pour aller se mettre en pos-
session du commandement de I'armee, parce
que sa presence est du tout necessaire pour la
conserver, pour rassurer les esprits apres le de-
ceds dudit sieur marechal de Guebriant , et I'ac-
cident qui est arrive a I'un des quartiers-gene-
raux de I'armee. En suitte de ce malheur, et
pour arreter le cours des diversions que les en-
nemis pourroient faire pour s'en prevaloir, ledit
sieur marechal scait que I'intention de Leurs
Majestes est de ne rien obmettre de ce qui est
en leur puissance pour soutenir les affaires d'Al-
lemagne, et qu'elles veulent meme les embras-
ser par preference a toutes autres , cognoissant
assez de quelle importance elles sontau bien et
au repos de toute la chretiennete, et a la repu-
tation de cet Etat , et corabien cela est neces-
saire pour porter ses allies a agir puissamment
et les unir de plus en plus inviolablement avec
cette couronne. C'est pourquoi il doit estre cer-
tain que tout ce qu'il jugera,estant sur le lieu ,
qu'il faudra faire pour remettre I'armee en bon
etat , et la rendre autant ou plus puissante
qu'elle ait este jusques a present , sera effectue ;
considerant neantmoins ce qui se peut faire par
deca , et aportant sur cela tout le menage pos-
sible , affin que les grandes depenses que Ton
est oblige de faire de toutes parts, pour main-
tenir puissamment la reputation et les avanta-
ges de cette couronne , n'empechent pas I'exe-
cution de ce qu'il pourra proposer.
» Des a present , Leurs Majestes donnentordre
en toute diligence a ce qui se pourra faire sur
les lieux , en attendant I'arrivee dudit sieur ma-
rechal, y envoyant le sieur Du PlessisBesancon,
court le racontent; et c'est la le premier tiait par oii le
vicomte so fit connaiire aux Weymariens.
MEMOIHKS DL VICOMTK UE TlJHE^lMi. [ll)40]
357
sergent de bataille des armees du Roy, pour faire
ce qu'il pourra pour advancer la delivrance des
prisonniers de guerre , qui sont es mains des
ennemis , soit en payant leur rancon suivant \
le quartier etabli en Allemagne, auquel on ne
croit pas que les ennemis veuillent contre-
venir, puisqu'ils ne le sauroient faire sans rom-
pre leur foi , ou bien par escliange des prison-
niers qui sont au pouvoir de Sa Majeste, con-
tre ceux qu'ils tiennent; mais comme la voye
de la rancon et du quartier accoutume est la
plus courte, Ton lui prescrit de s'y arreter
et ne pas faire ouverture de I'autre voye , que
quand on verra ne le pouvoir obtenir par celle-
la. Et au cas qu'a I'arrivee dudit sieur marechal
il n'ait ete encore rien avance pour la delivrance
desdits prisonniers de guerre, il envoy era vers
les ennemis pour traicter de leur rancon en la
maniere susdite , et employera toutes les voyes
qu'il estimera plus a propos , pour faire cepeu-
dant savoir aux prisonnieis que I'on fera tout
ce qui se pourra pour les retirer au plus tot , et
particulieremeut aux principaux , meme au co-
lonel Widerhold, gouverneur de Hohenviel.
" Pour cet effet, ledit sieur Du Plessis a
charge, avec les sieurs de Tracy, commandeurs-
generaux , ayant soin des places d'Alsace et du
Brisgau , de faire que, par leur credit, il fasse
fournir I'argent necessaire pour la rancon des-
dits prisonniers. lis ont aussi ordre de faire ce
qu'il leur sera possible pour le retablissement des
troupes et pour remettre les officiers et soldats
de I'armee en etat et equipage de servir. A quoi ,
comme au payement desdites rancons, Leurs
Majestes desirent que Ton emploj^e I'argent le
plus clair qui se trouvera par dela des fonds
qu'elle y a en voyes, soit des cent mil livres qui
sont portees avec ledit sieur marechal pour les
necessites les plus pressantes de I'armee , soit
dessoixante rail livres destinees pour remettre
les regimens de cavallerie qui se sont trou-
ves avec le general-major Roze au rencontre
qu'il a eu centre les ennemis , ou des autres
sommes que I'on a deja fait lever au sieur de
Tracy.
» S'il arrivoit que les ennemis fissent difli-
culte d'effectuer la dellivrance des prisonniers,
suivant le quartier-general estably et toujours
observe en Allemagne, ledit sieur marechal
s'en plaindra hautement, et partout ou il verra
estre a propos, comme d'un manquement de foy
dont on est resolu de prendre revanche aux oc-
casions qui en peuvent arriver, etil en donnera
incontinent advis a Leurs Majestes, affin qu'elles
prennent les voyes convenables pour en faire
1 cognolstrc leur resscntimcnt au due de Kavici'e
et ailleurs, ou elles verront que cela pourra estre
utile.
» Lesdits sieurs d'Ossonville etde Tracy sont
charges en outre , par I'instruction dudit sieur
Du Plessis , qui leur est commune , de s'employer
necessairement a tout ce qu'ils verront estre a
faire pour la conservation des troupes de I'ar-
mee, et pour celle de Rotewil, avec charge
d'envoyer au due de Wirtemberg, qui y com-
mande, I'argent qu'ils jugeront necessaire pour
lui donner moyen de reparer et munir la place ,
faire subsister la garnison et I'exhorter a une
bonne deffense si les ennemis I'attaquent ; Leurs
Majestes leur donnant pouvoir de se servir a
cette fin desdits fonds el de supleer par leur
credit a ce qu'il leur pourroit manquer , avec
asseurance qu'elles feront rembourser ce qu'ils
auront juge estre absolument necessaire pour
cela, mesnageant toujours autant qu'il sera pos-
sible les finances du Roy.
» lis ont aussy ordre de dresser des memoires
bien particuliers de I'etat de chaque corps, tant
d'infanterie que de cavallerie francoise et estran-
gere, et de ce qu'il faudra pour les remettre en
bon estat de servir , et d'assurer tous les officiers
qui ont perdu leur equipage , qu'on les assistera
autant que I'estat present des affaires le pent
permettre , et generalement de faire tout ce
qu'ils jugeront a propos pour rasseurer et re-
mettre un chacun dans le service et dans le deb-
voir. Mais ce ne sont que des preparalifs pour
soulager ledit sieur marechal et advancer les
choses autant qu'il se pourra, en attendant son
arrivee ; Leurs Majestes voulant que lorsqu'il
sera sur les lieux il en ordonne et dispose ainsi
qu'il advisera bon estre , se souvenant d'envoyer
aussytost qu'il sera arrive vers ledit due de Wir-
temberg , pour le bien affermir dans la resolu-
tion de conserver la place, Tassurer de toute
I'assistance dont 11 aura besoin pour cela , et la
luy donner effectivement autant qu'il se pourra.
Et il sembleque, lui fesanttenir quelque argent,
il aura moyen de tirer des villes Suisses des mu-
nitions de guerre, qui est ce qu'on croit luy
pouvoir plus tost manquer,
» Ledit sieur marechal scaura que , pour faire
les revues des troupes des anciens corps de la-
dite annee , Leurs Majestes font presentement
envoyer un fonds de trois cens soixante-onze
mil livres, qui est la meme somme qui a este
donnee par chacune des annees passees depuis
le traicte de Rrisac , pour la meme fin ; Leurs
Majestes se reservant de pourvoir aux recrues
des corps des renforts de ladite armee , selou les
advis que ledit sieur marechal leur donnera de
cc qui s'y pourra faiic.
o.iS
>IE\10ll!i;s in MCOWTE l)E ti>ek>m;. 1643
•' Et comme U impoite beaiicoup d'avoir I'ceil
a I'cmploy dudit fonds et de faire que les chefs
n'en protitent pas , comme il est arrive quelque-
fois, Leurs Majestes desirent que ledit sieur
marechal tienne main a ce que ladite somme de
trois cens soixante-onze mil livres soit effec-
tivement employee a remonter les cavaliers qui
ont perdu leurs chevaux , a remplir lesdits an-
ciens corps de I'armee , tant de cavallerie que
d'infanterie , et a les rendre complets de bons
soldats et bien armes , du nombre dont ils doi-
vent estre ; qu'en ce faisant il preime garde s'il
y a quelque regiment de cavallerie ruyne qui soit
commande par quelque personne mal affection-
nee au service de Sa Majeste , ce qu'on ne croit
pas, mais il en pourra estre informe par ledit
sieur de Tracy ou par le sieur de Rocqueserviere,
sergent de bataille , et autres officiers qu'il trou-
vera sur les lieux. En ce cas, il ne luy faut
rien donner, preuant pour pretexte le manque-
ment des fonds, a cause de la necessite presente
des affaires du Roy , ou tel autre qu'il estimera
a propos ; en un mot, I'iutention de Leurs Ma-
jestes est que ledit sieur marechal, en ce qui
concerne la distribution desdits trois cens
soixante-onze mil livres, taehe de se prevaloir
pour le service de Sa Majeste de I'estat present
des affaires, et de la, donnant aux corps dont
les chefs sont les plus affectionnes au service du
Roy, de quoi se rendre complets , et laissant
foiblir ceux qui ont fait paroistre des sentimens
contraires, s'il est bien informe qu'il y en ait
quelques-uns ; et neantmoins , tout cela est re-
mis a sa prudence, pour en user ainsy qu'il le
ponrra et le trouvera bon.
" Que , comme il a sujet de croire que les regi-
mens d'infanterie francois , italiens , ecossois ou
liegeois, qui ont passe en Allemagne avec le sieur
comte de Ranzau , y demeureroient inutiles en
I'estat auquel ils sont , Leurs Majestes desirent
que ledit sieur marechal fasse repasser dans le
royaume le regiment royal d'infanterie ita-
lienne , et celui d'infanterie liegeoise de Guiche ;
qu'il retienne les soldats francois qui se trouve-
rontdans ledit corps,pour en fortifier les vieilles
brigades de I'armee ; que des regimens d'infan-
terie de la Reyne, de Thorigny , de Coigny et
de Folleville, il en forme un seul qui demeurera
soubs la charge dudit sieur de Folleville , comme
le plus propre a servir assiduement en ladite ar-
mee et a faire les recrues necessaires pour les
remettre en bon estat, luy permettant, pour cet
effet, de revenir, s'il le juge a propos, et lors
Ton luy donnera les expeditions qui luy ont ete
[)romises pour la charge de sergent de bataille,
et pour une pension dc deux mil livres ; sinon, et
eu cas que ledit sieur marechal desire le retenir,
lesdites expeditions luy seront envoyees.
» Que pour le regiment de la Reyne, il envoye
les officiers par deca remettre leurs corps, les
asseurant de la satisfaction que Leurs Majestes
ont de leurs services , et que Ton leur donnera
de bons quartiers et de I'argent pour restablir
leurs compagnies au nombre qu'elles etoient,
voulant entretenir le regiment avec les mesmes
prerogatives et advantages qui lui ont este ac-
cordes lors de sa creation , dont il asseurera le
sieur marquis de Vitry, de la part de Leurs
Majestes.
>> Et pour ceux de Thorigny et de Coigny , il
les envoyera aussy avec asseurance que Ton les
gratiffiera et employera aux occasions qui s'en
presenteront; et pour ce qui concerne lesdits
regimens de la Reyne , Thorigny , Coigny et
Folleville, les depesches necessaires seront cy-
jointes.
» Le colonel Colas ayant propose de remettre
son regiment d'infanterie allemande a deux mil
hommes, ledit sieur marechal aura a en traicter
avec luy aux meilleures conditions qu'il se pour-
ra, lesquelles Leurs Majestes feront ponctuelle-
ment effectuer avec cette intention neantmoins,
de laquelle ledit sieur marechal doit estre infor-
me , de retirer ce regiment lorsque Ton n'en aura
plus absolument besoin en I'armee.
« Que pour le regiment des gardes escossoises,
ledit sieur marechal en fera former autant de
compagnies qu'il s'y trouvera de soldats pour
les composer de cent cinquante hommes cha-
cune , et renvoyera le colonel et les autres offi-
ciers par deca pour travailler a des recrues, a
remettre ce qui servira en Allemagne, jusqu'^
douze cents hommes , qui sera environ la moilie
du regiment, dont I'autre moitie servira dans
le royaume, Leurs Majestes luy recommaudant
d'avoir un soin particulier de ce corps et de ca-
resser le colonel et les autres olficiers autant
qu'il se pourra.
.. 11 fera aussy repasser dans le royaume le re-
giment de cavallerie de la Reine et ceux des es-
trangers qui ont passe le Rhin , avec le sieur
comte de Ranzau , qu'il verra n'estre pas en estat
de se pouvoir maintenir en Allemagne , et pren-
dra soin de detromper les officiers desdits regi-
mens de cavallerie estrangere , de I'opinion que
les ennemis leur ont voulu donner que le Roi
avoit dessein de les reformer , en ayant faict
courir le bruit artificieusement pour les divertir
du service du Roy et lesattirer a leur party, bien
que liutention de Leurs Majestes soit , non seu-
Icment de les couserver , mais d'augmenter par
de nouvcllcs levees ks corps dc ceux qui en
MEMOIRKS t)U VICOMTB
pouiTont faire , par ies habitudes qu'ils out dans
leurs pays.
>. xAJais de tout ce qui est diet cy-devant pour
faire rcpasser dans le royaume iesdites troupes
d'infanterie et de eavallerie, Leurs Majestes se
reraetteut audit sieur marechal d"en user ainsy
qu'il estimera plus a propos, trouvant bon qu'il
retienne par-dela tous iesdits corps , en quelque
estat qu'ils soieut, s'ii juge qu'ils luy soient
utiles, soit pour prendre Ies quartiers de I'ar-
mee , soit pour quelque autre service qu'il verra
estre a faire ; et quand il aura resolu d'en faire
repasser quelques-uus , il en donuera advis , afin
que I'on luy envoye Ies routtes et Ies ordres ne-
cessaires pour leur passage et logenient.
" Et parce qu'en uu lieu advance comme Ro-
tewil et proche des postes , qu'il y a apparenee
que Ies ennemis voudront occuper, il semble
que Ton pourroit esperer de faire des soldats , le-
dit sieur marechal , escrivant au sieur due de
Wirtemberg, aura a luy faire demander ce qui
se pourroit faire en cela , et a faire tenter la
chose, si elle est estimee possible.
» Que cependant Ton juge qu'un des bons
nioyens et des plus faciles pour remettre quel-
ques brigades de I'arraee, ou Ies rendre plus for-
tes qu'elles ne sont , sera de tirer mil ou douze
cents hommes des places de Brisgau et de I'Al-
sace,concertant la chose avecles sieurs d'Erlac
et d'Ossonville, et demeurant d'accord avec eux
de ce que Ton dounera a chaque gouverneur
pour rempiacer Ies hommes qu'il aura fournis.
» Ledit sieur marechal scait que Leurs Ma-
jestes ont destine Ies regimens d'infanterie et de
eavallerie qu'il commande pour fortifier ladile
arraee , et ils auront ordre de marcher aussy-
tost qu'il le mandera aux officiers; raais comme
il leur faudra du temps pour se raffraiehir et
faire leurs recrues , ledit sieur marechal se
souviendra de ne Ies tirer de leurs gamisons
que quand il jugera qu'ils pourront estre prets a
marcher.
•' Leurs Majestes font outre cela faire une
levee de deux mille Irlandois pour servir en la-
dite armee, laquelle Ton pressera incessam-
raeut , et que Ton espere estre preste au prin-
temps prochain.
>' Lorsque ledit sieur marechal aura reeognu
I'effet auquel se trouve I'artillerie de I'arraee et
I'equipage d'icelle, et aura besoin d'avoir des
pieces et de reparer ledit equipage, il en don-
uera advis a Leurs Majestes pour y estre pour-
veu selou la necessite qu'il y aura ; et cepen-
dant, s'il en estoit presse, il en pourra tirer de
Brisac avec Ies munitions necessaires, agissant
de concert a>ec ledit sieur d'Krlac, el I'oii fera
DE TURE.>i^E. [16-13] 359
donner ordre aussytost h Ies reraplacer par
Nancy.
>' Ledit sieur marechal estant en I'arraee
aura un soin particulier de faire valoir ce que
Leurs Majestes ont fait et desirent faire pour le
bien et advantage des affaires d'Allemagne ;
comme elles y ont envoye uu prince du sang
avec la principale armee de I'Estat pour faire
passer des forces capables d'establir I'armee
dans de bons quartiers , Ies depenses qu'elles
ont faictes pour faire joindre ce renfort , que la
perte dudit sieur marechal de Guebriant iiy
Ies accideus qui sont arrives ensuite de ce mal-
heurue rallentissent eu rien I'affection de Leurs
Majestes en cela , comme aussy Ies soins que
Ton preud pour la delivrauce des prisonniers
que la fortune de la guerre a fait tomber ez
mains des ennemis , et qui a donne assez d'au-
tres advantages a ladite armee pour ne se pas
laisser abattre eu cette occasion , rechauffant
uu chacun dans le service de Sa Majesty, etfai-
sant connoistre a tous Ies officiers qui ont eu
part aux accideus arrives a ladite armee depuis
son retour au-dela du Rhin, combien Ton com-
patit par deca a ce qui Ies touche , et comme
Ton espere qu'ils en auront bientost reveuche,
taut par Ies moyens que Leurs Majestes leur
donneront de restablir leurs equipages et leurs
troupes , que par la jonction de celles qui se-
ront envoyees audit sieur marechal pour rendre
ladite armee autant ou plus considerable qu'elle
ait jamais ete.
» II faudra aussy qu'il imprime fortement
dans I'esprit de tous Ies chefs et officiers de
I'armee, que Ies employs qu'ils ont au service de
Sa Majeste leur seront conserves durant la
paix, aussy bien que pendant la guerre ; et que
le repos duquel la France jouira , la paix se
faisant , sera le commencement de I'abondance,
et la nouvelle puissance que cet Estat acquerera
par la decharge d'une infinite de depenses ,
pouvant alors donner moyen de Ies recompen-
ser de leurs services , et de leur faire de plus
grands advantages que ceux qu'ils ont a present,
la Reyne estimant faire beaucoup pour I'Estat,
de Ies conserver en tout temps au service du
Roy et Ies attacher de plus en plus aux inte-
rets de cette couronne.
» Comme Leurs Majestes donnent auctorite
audit marechal de faire tout ce qu'il verra etre
necessaire pour le maintien de I'armee , aussy
elles desirent qu'il considere bien soigneuse-
ment Ies moyens qu'il aura a employer pour cet
effect ; et parce que la difference qu'il y a en-
tre Ies litres et fonctions de charges des officiers
generaux du corps allciiiand ttde ceux des regi-
auo
MKMOIUHS 1>L MCOMTi: l)t lllU-.^Mi. ^1043]
mens de celte uation, ct entic celles des oflioiers
tVancois , est a cause de divers ineonveniens et
contestations , et qu'il sembleroit utile que dans
uue raerae armee le service fut uuiforrae, Leurs
Majestes desirent que ledit sleur marechal ad-
vise s'il seroit expedient d'establir des ofQciers-
majors francois dans Tarmee et dans les regi-
mens de la nation , avec le raeme titre et auc-
torite qu'out ccux qui coramandent les Alle-
raands, et de reudre leurs Ibnctions et leur
nombre egaux , et qu'il leur donne sur cela ses
bons advis pour y faire ce qui sera juge pour
le mieux.
" Qu'au surplus , comme il n'est pas possible
de prevoir les choses de si loiug, ue sachant
pas I'estat present auquel est Tarmee, ny le de-
tail de ce qui s'est passe depuis le deces dudit
sieur marechal de Guebriant , bien que Ton ait
advis qu'il n'y a point eu de combat , ny d'au-
tre perte que celle du quartier-general , on ne
sauroit rien prescrire audit sieur mareclial de
ce qu'il aura a faire pour I'establissement des
quartlers et de la subsistance des troupes , ny
pour les desseins auxquels il pourra les em-
ployer; Leurs Majestes ont seulement a lui dire,
sur ce sujet, que si les ennemis tournent leurs
forces vers I'armee de la couronne de Suede ,
a quoy il n'y a pas d'apparence , veu que I'e-
chec que I'arraee de Sa Majeste a receu ne I'a
pas notablement affoiblie , qu'ils auront un
grand chemiu a faire pour cela en une saison
fort contraire ; qu'apres une longue campagne,
les chefs voudront se reposer et jouir des ad-
vantages des quartiers d'hyver , qui est d'ail-
leurs le seul moyen de maintenir leur armee 5
que le due Charles voudra prendre des quartiers
d'hyver de son cote , et Hasfeld du sien, quand
bien les troupes de I'Empereur auroient quel-
qu'autre dessein ; et si , nonobstant ces rai-
sons , ils alloient vers Tartenson , ou s'eloi-
gnoient de telle sorte que ledit sieur marechal
vistjoura aller prendre des quartiers au-dela
du Rhin , Leurs Majestes desirent qu'il le fasse.
Et pour cet effet, sur les advis qu'il leur en don-
nera, elles feront apporter une diligence ex-
traordinaire a tout ce qui sera a faire de par
deca, affin de remettre I'armee en estat de
marcher ; jnais s'il arrivoit que les ennemis s'o-
pini^trassent a empecher I'armee du Roy de
prendre pied au-dela du Rhin , et quils se trou-
vassent en estat de le faire , en ce cas Leurs
Majestes se remettent entierement audit marechal
de faire ce qu'il trouvera estre plus advanta-
geux , comme aussi de prendre les resolutions
qu'il verra estre les meilleures, selon I'estat et
la f'.)rce d<.'s ennemis , ct les executer au temps
et en la maniere qu'il jugera a propos , ue dou-
tant pas qu'usant de sa bonne conduite accous-
tumee , il ne sache si bien prendre ses mesures
et ses advantages que toutes choses ne luy reus-
sissent.
» Ledit sieur marechal aura a considerer que
le Roy a un tres-grand interest a soulager I'AI-
sace, parce qu'elle fouruit une bonne partie de
rentretenementdesgarnisons des places du pays,
et que I'armee n'est pas apparemment en estat
d'aller occuper des quartiers dans I'Allemagne ;
I'on estime qu'il ne peut prendre de meilleure
resolution pour son logement , que de suivre ce
qu'a fait monsieur le due de Weymar en pa-
reille occasion , en se saisissant des montagnes
du comte de Bourgongne et de tout le pays, qui
est depuis Pontarlier jusqu'a INozeroy, a la fa-
veur du chateau de Joux , dans lequel il y a
garnison pour le service de Sa Majeste, d'ou
Ton pourra faire des courses dans tout le comte,
et tirer la subsistance de I'armee , sans que les
gens de guerre puissent reveuir en France sans
conge , y ayant des passages estroits et faciles a
garder.
» En faisant le logement des troupes de I'ar-
mee dans la Franche- Comte ou en telle autre
part qu'il verra estre plus a propos , il fera un
si bon establissement pour la subsistance de
ladite armee, que les troupes ne viennent pas a
ruyner les quartiers oil elles logeront comme
elles ont accoutume , et qu'il s'y conserve des
vivres pour tout le temps qu'il jugera qu'elles
auront a y demeurer. A quoi il faudra qu'il 1
pourvoye avec auctorite, parce que les officiers
allemands ue raauqueront pas de vouloir d'a- i
bord tirer, s'ils peuvent, toute la subsistance j
des habitans des lieux, tant pour en profiler , I
qu'affin que, le pays estantruyne , on ne puisse
leur refuser des quartiers dans le royaume ; et
comme ils font ordinairement des courses a dix
ou douze lieues de leurs quartiers, il faudra
qu'il fasse des deffeuses bien expresses a tous
les chefs et officiers de courir dans le royau-
me , ny dans la Lorraine et autres lieux de I'o-
beissance ou protection de Sa jNIajeste, et qu'il
les fasse observer avec tant de severite qu'aucun
n'ose y contreveuir.
» Lorsqu'il pourra faire desloger I'armee de
I'Alsace ou des autres lieux de ces quartiers-la,
il donnera ordre audit sieur d'Ossonville de ti-
rer, s'il se peut , quelque somme d'argeut des
communautes qui seront dechargces du loge-
ment des troupes, afin de subvenir a une partie
de la despense de dela , et soulager d'autant
nances de Sa Majeste.
•> Ledit ^icui- d'Os>son\illt' Rvoit propose une
MEMOIUES UIJ VICOaITE i)E TLHEN.NE. [1G43]
t'Dtreprisc sur Worms , par intelligence ; sur
quoy ledit sieur mareschal se fera informer par
ledit sieur d'Ossonville de I'estat de la chose
et des raoyens qu'il aura de I'executer : ce que
Ton remet audit sieur mareschal , et de faire
selon qu'il jugera a propos.
w Ledit sieur mareschal scaura que la Reyne
a fait depecher vers madame la landgrave de
Hesse , et escrire au general Tartenson et a
I'ambassadeur Salvins, ministre de la couronne
de Suede , corame aussi a tous ceux qui servent
le Roy du coste d'Allemagne, pour les infor-
mer de ce qui se faict pour y soustenir les af-
faires communes de Sa Majeste et de ses allies ,
et empecher que les ennerais ne se prevaillent
en nul endroit de ce qui est arrive : sur quoy,
comme sur toutes occurences , ledit sieur ma-
reschal establira et entretiendra bonne corres-
pondance, tanta vec les ambassadeurs et pleni-
poteutiers envoyes a Munster pour le traicte de
la paix generale , et les autres ministres de Sa
Majeste employes hors le royaume, qu'avec la-
dite dame landgrave de Hesse , et les ministres
et chefs des armees de la couronne de Suede et
des autres allies de Sa Majeste, se servant pour
cela des mesmes voyes qu'il scaura dudit sieur
de Tracy avoir este tenues par le feu sieur
mareschal de Guebriant.
>' II gardera aussi une correspondance parti-
culiere avec le sieur d'Erlac, et luy temoignera
que Leurs Majestes fontgrande estime de sa per-
sonne , et se confient entierement en sa fideiite
et affection a leur service ; et il pourra s'ouvrir
et retraicter de toutes choses avec ledit sieur
de Tracy pour ce qui concerne I'armee, et ledit
sieur d'Ossonville pour ce qui regarde les places
de dela, comme personnes tres-fideles et intelli-
gentes, et qui ont bonne connoissance de tou-
tes les choses qui se sont passees depuis long-
temps en Allemagne , et de ce qui regarde les
interets et le service de Sa Majeste, leur tes-
raoignantbien particulierement que Ton a une
ontiere satisfaction de leur conduicte et de leur
iservice.
» Ledit sieur mareschal sera informe que Ton
a donne divers advis au Roy pour rendre sus-
pecte laconduite du sieur Tarapudel, lieutenant-
general commandant la cavalerie de ladite ar-
armee ; mais que Ton ne s'y est aucunement
arreste , Leurs Majestes ayant toujours fait une
estime particuliere de sa personne et de sa fide-
lite, et n'ayant jamais pu croire qu'un homme,
({ui a de si bonnes qualites, fiit capable d'avoir
aucunes pensees contre son debvoir ; et Ton a
juge que c'estoit quelque effet des artifices ac-
coutumes des ennemis pour nous donner des
361
deffiances de ceux mesme qui sont les mieux
intentionnes; si bien que cecy n'est marque au-
dit sieur mareschal que corame un simple advis,
et afin que cela ne lesurprenne pas; Leurs Ma-
jestes desirant qu'il considere particuliere-
ment et fasse beaucoup d'estat dudit sieur Tam-
padel , et luy tesmoigne qu'ils ont une entiere
satisfaction de ses services.
» Et il n'obmettra rien pour entretenir tt
augmenter, s'il se pent, I'affeclion de tous ceux
qui sont employes par dela au service de Leurs
Majestes et dans les places, a la conservation
desquelles Leurs Majestes luy commandent
aussy de veiller et de pourvoir tres-soigneuse-
ment, selon I'autorite qui lui en est donnee par
son pouvoir , et comme a une des choses les plus
solides et importantes qui sont a faire par dela,
et notamment pour la conservation de Rotewil,
et pour empecher que la prise du gouverneur de
Hohenwil ne prejudicie point a la seurete d'une
si importante place , pour laquelle ledit sieur
mareschal pourra scavoir dudit sieur d'Osson-
ville ce qu'il y aura a faire.
» La bonne conduite dudit sieur mareschal en
toutes les choses qui ont regarde la reputation
de cette couronne et le service et contentement
du Roy , dans les employs qu'il a eus et raeme
en ce qui a concerne la religion catholique ,
fait que Leurs Majestes estiment superflu de
luy recommander la protection et le bon trai-
tement de ceux qui en font profession , en
quelque part qu'il soit avec les armees de Sa
Majeste.
» Et neanmoins , comme ledit sieur mares-
chal fait profession de la religion pretendue re-
formee, Leurs Majestes ont estime luy devoir
faire connoitre qu'il n'y a rien qu'elles ayent
plus a cceur que de continuer a favoriser les
catholiques ; que leur intention est que dans
le camp il fasse dire la messe et faire I'exercice
public de la religion catholique , tout ainsi
qu'il s'est pratique pendant que M. le due de
Longueville et ledit feu mareschal de Gue-
briant ont commande ladite armee.
» Qu'en toutes les prises des places , occupa-
tions de quartiers et autres occasions, il main-
tienne les princes ecclesiastiques , religieux et
religieuses , en la jouissance de tous les biens ,
eglises, maisons et privileges qui leur appar-
tieunent, et qu'il donne a entendre a un chacun
qu'il en a ordre bien expres de Leurs Majestes,
et leur face en effet toute la faveur et assistance
qui seront en son pouvoir, en sorte que Ton ne
puisse pas croire qu'il ait en cela dessentimens
contraires a ceux de Leurs Majestes.
>' Pour conclusion , ledit sieur mareschal do-
.3G:i
MEMOIRES UL MCOMTB 1)E TLREIN.NE. [1644]
aieurera tres-asseure que Leurs Majestes auront
un ressentiment particulier des services qu'elles
se promettent de recepvoir de luy , dans uu
employ duque! les fonctions sont si estendues
et importantes a cet Estat et au bien de toute la
chretiente , et qu'elles auront un singulier plai-
sir de Ton reconnoistre en ce qu'elles pourront
faire pour son contentement et advantage.
» Faict a Paris , le 8 deeembre 1643. » ]
L'Alsace etant trop ruinee, M. de Turenne en-
tra au mois de Janvier dans les montagnes de
Lorraine, ou il mit I'armee en quartiers : il les
elargit ensuite par la prise de deux petites places
nommees Luxeul et Vesoul , dans la Franche-
Comte, oil il laissatrois ou quatre regimens. On
recut dans I'hi ver de I'argent de la cour, avec quoi
et I'aide des quartiers I'armee se mit en bon etat,
c'est-a-dire la cavallerie ; car pour I'infanterie
il fut fort difficile de la remettre dans I'hiver.
M. de Turenne , etant alle a Brisac , trouva
que M. d'Erlac,qui en etoit gouverneur,s'etoit
retire dans une maison de campagne qu'il avoit
en Suisse , et avoit laisse une lettre que Ton don-
na a M. de Turenne , quand il arriva dans le
chateau, par laquelle il lui mandoit que, croyant
que le ministre avoit quelque soupcon de lui , il
etoit sorti de la place et qu'il la lui remettoit
entre les mains, le priant de lui envoyer sa
femme. M. de Turenne fut un peu surpris de la
conduite de M. d'Erlac, qui quittoit un si bel
etablissement par un soupcon fort mal fonde ;
mais croyant qu'il seroit indigne de lui de pro-
fiter de Taction de M. d'Erlac pour se rendre
maitre de son gouvernement , il lui envoya
M. de Traci pour le prier de revenir , et troisou
quatre jours apresM. d'Erlac revint dans sa place
que M. de Turenne lui remit entre les mains , et
en partit quelques jours apres (1). J'ai raconte
ceci pour montrer combien il est etrange qu'un
hommme sage comme M. d'Erlac (qui avoit
ete etabli a Brisac par M. le due de Weymar, et
que Ton croyoit maitre dans une place que la
cour regardoit avec grande jalousie) la quittoit,
et en rendoit un autre maitre en un instant , sans
aucun sujet.
[Avant de partir de ladite place, Turenne
recut la lettre suivante de la Beine , au sujet de
M. d'ErJac :
« Mon cousin, ayant sceu que ledit sieur d'Er-
lac s'est retire de Brisac , en suitte de la lettre qui
luy a este escrite au nom du Boy , monsieur mon
fils, pour I'advertir de vostre arrivee par dela
et du pouvoir qui vous a este donne , comme si
(1) L'aclion est d'aulant plus belie que Turenne avail
IJort d^sir^ etre gouverneur de celtc place.
ce qu'elle contenoit luy avoit donne quelque me-
contentement, je lui renvoye son nepveu , qu'il
a depesche sur ce subject vers moy , pour luy
faire cognoistre qu'ayant examine ce qui a este
faict en cela , j'ay trouve qu'il n'y a rien qui ne
soit dans les termes des pouvoirs donnes a ceux
qui vous ont precede en la charge de general de
I'armee du Boy , raondit seigneur et fils, en Alle-
raagne, et je luy tesmoigne que s'il a quel-
qu'autre raison de n'estre pas content , je I'en-
tendray volontiers et luy donneray de bon coeur
toute satisfaction raisonnable , le considerant en
effet comme un homme de particulier merite et
qui a tousjours bien et fidelement servi ; et je luy
mande que je desire qu'il retourne audit Brisac
pour coutinuer a exercer sa charge , tout ainsy
qu'il a faict par le passe. Cependant , comme il
importe grandement de ne pas laisser cette place
en aucun peril, mon intention est que, si le sieur
d'Erlac differe d'y retourner , vous donniez tous
les ordres que vous jugerez necessaires pour la
seurete de cette place : ce que je recommande
tres-particulierement , et au surplus d'user du
pouvoir qui vous a este donne sur les places de
dela, comme vous scavez qu'a fait M. de Lon-
gueville, et depuis feu M. le marechal de Gue-
briant , et en sorte que ledit sieur d'Erlac en par-
ticulier ayt plustot occasion de s'en louer que du
contraire. A quoy ne doubtant pas que vous ne
satisfassiez selon votre bonne conduite, je n'ad-
jousteray rien a cette lettre , que pour prier Dieu
qu'il vous ayt , mon cousin , en sa sainte et
digne garde.
» Escript a Paris, le 1*^' Janvier 1G44.
» Anne.
» Et plus bas: Le Tellieb. >
M. de Turenne rendit compte a Son Emi-
nence de I'etat des affaires de I'armee et de co
qu'il aurait de mieux a faire pour I'avantage du
Boi , par les lettres suivantes :
.4 Monseigneur le cardinal Mazarin.
" Je renvoye a Vostre Eminence ce gentil-
homme et luy diray que j'ay fort entretenu M. de
Smitberg, touchant ce qu'il pouvoit faire pour
la levee ; tout ce qu'il pent , c'est , en cas qu'il ait
une ville ou quelque bon quartier (ce qu'on ne
luy peut fournir icy), d'y faire peu a peu des
gens, et il est impossible qu'il puissc seulement
avoir cinq cents hommes prests pour le temps .
de la campagne. i
» J'assure Vostre Eminence qu'encore qu'on
n'ayt point eu d'argent pour les recrues, il y a
1 beaucoup de capitaines qui donneront dix escus
ME.UOIHKS Ull VICOMTE UK TUllEiNM;. [l(i44]
303
pour un soldat d'infauterie; maison n'en trouve
point.
« M. de Smitberg s'en est retourne a Stras-
bourg; quand je croiray qu'il pourra faire quel-
ques gens, je luy envoyeray quelque peu d'ar-
gent, eomme mille rixdalersau plus; maisa moins
d'un lieu pour mettre les soldatz , il consumeroit
cela en vain ; et de quelque facon que ce soit , 11
ne faut s'attendre d'avoir ce reginoent la qu'a la
fin de la carapagne, ce qui est quelquefois assez
necessaire en ce temps-la.
» Je fais grand Ibndement sur ce corps des
Suisses que Vostre Eminence envoyera ici , je
luy rends graces tres-humbies de I'augmentation
de raon regiment de cavalerie.
» Celuy de cavalerie de M. de Guebriant est
un peu affoibli a cause des prisonniers, dont il
en est neanmoins revenu quelques-uns ; le lieu-
teoant-colouel ira trouver Vostre Eminence ,
qui est un bon soldat et catbolique ; je ne croy
j)as qu'il faille qu'elle augmente ce regiment
de compagnies , a cause de la jalousie des au-
tres, mais seulement qu'elle leur fasse quelque
gratification de cbevaux dans quelque temps.
» Celuy d'infanterie u'est compose pour capi-
' taines que de soldats de fortune , qui ont grand
soin de leur compagnie ; il se reudra un des meil-
' leurs regimens de France.
» Pour ce qui est de ce qu'on a rapporte qu'il
manquoit beaucoup d'officiers a cette armee,
j'assure Vostre Eminence que c'est celle ou
j'ay jamais este ou il y a le moins d'absens , et
hors les maistres de camp de Melun et de Ne-
tancourt, dequi les lieutenans-colonels etprin-
cipalement du dernier, font fort bien leur deb-
voir ; il n'y a personne d'absent. II y avoit beau-
coup d'officiers de cette deffaite que j'eusse bien
Ivoulu placer , mais il n'y a pas eu moyen.
» Je n'ay point advis que lesenneraisveuillent
relascher aucun prisonnier ; je m'enquerray de
M. Colas, que Ton m'a dit qu'ils ont mene a In-
!i golstat.
» Une parlie des officiers allemans estoit hier
I- assemblee pour resoudredes quartiers; ils raar-
cheront dans trois ou quatre jours pour s'es-
largir un peu. J'asseure Vostre Eminence qu'ils
estoient dans de si mauvais quartiers , que pres-
que tous les cavaliers acheptoient leur pain dans
|: la Suisse, et qu'il n'y avoit pas un seul paysan
dans les villages. Je crois qu'ils serviront avec
I'afection que Ton peut desirer.
j » II faut que les choses changent avant que
Ton puisse songer a mettre un lieutenant-gene-
ral au-dessus d'eux : cela est manifestement con-
I tre leur traicte.
1 » J'envove a M. Lc Tellier un memoire dc ce
que cousteront les chariotz et barnois des cbe-
vaux , ayant mis dans le memoire de M. d'Osson-
ville ce que vaudront les canons avec tout leur
train , qui a este envoye par M. de Besancon.
" Monsieur de Lorraine est fort soUicite par
don Francisco de Melos de marcher vers I'eves-
che de Treves , et j'ay veu, par des lettres que la
garnison de Saverne a prises , comme il avoit
dessein de se mettre dans le pays de Liege ; on
les envoye a M. Le Tellier, et y en a une partie
en ch iff res.
» Je ne doubte point que les Suedois ne sortent
de Dannemarc avec une tres puissante armee.
» Je croy qu'il faudroit que Ton put donner a
la cavallerie, dans la fin du mois prochain , les
deux demy-montres , pour se raccommoder, afin
qu'ils peussent mener de bonne beure les cbe-
vaux dans les quartiers , qui ne serviront point
s'il faut marcher aussitost qu'ils seront acheptez,
outre qu'estant pressez on ne pourra point en
avoir le nombre qu'il faut.
» Quand cette armee icy u'a point de bons
quartiers , elle est de plus grande depense qu'au-
cune; mais aussi il y a une chose qui n'est en
pas une autre, qui est que Ton n'a point a crain-
dre qu'ils se debandent en quelque temps que ce
soit, pourveu que i'on leur donne moyen de sub-
sister.
» J'ai veu ce que Vostre Eminence me mande
par le chiffre ; je I'assure qu'on ne perdra point
de temps de profiler des occasions qui se pre-
senteront pour le service du Roy : quand on de-
meure quelque temps en un lieu , on y a tous
les jours de nouvelles lumieres. J'assure au
moins Vostre Eminence de deux choses , qui est
de ma fidelite et de mon affection.
» Je suis de long-temps des amis de M. de
Bellenave, etpuis certifier qu'il est forthomme
d'honneur ; si Vostre Eminence le vouloit faire
servir en France, elle enauroit beaucoup de sa-
tisfaction. Elle salt bien aussi que je suis parti-
culierement amy de M. de Rusigny ; si elle ne
fait rien pour luy de plus solide , je la supplie
que , dans le commencement de la campagne ,
selon queje me donneray Thonneur de luy es-
crire , il puisse venir icy, en cas que ses affaires
luy permettent de faire cette despense , et je le
scauray et le demauderay a Vostre Eminence.
» Je continueray, Monseigneur, a vous im-
portuner et vous supplier tres humblement de
vouloir servir aupres de la Reyue M. le comte
de Rosny, qui est une personne qui merite beau-
coup.
» M. Le Tellier m'a mande comme on a
donne a M. de Tracy un regiment de dragons ;
je croy qu'il faudroit trouver quclquun en
3G-1
MEMUIBES bl VICOMTE OE TLRE>NE. [ I 64-1^
France qui en levat six compagnies : celuy de
Rose estant de sis , ii y en avoitun cliaque aile,
et les quatre compagnies demeuroient aiix vi-
vres. Cest bien difficile de raaintenir des dra-
gons. Je croy quil est fort necessaire d"avoir
promptemeut de Targent pour lachapt des
bleds.
>' Je suplie tres-hurablement Vostre Emi-
nence de croire que personne du nioude ne
pent estre plus son serviteur ni son oblige que
je suis , et que toute ma \ie je ferai cette pro-
fession-la, sans qu'ii puisse y avoir de change-
ment. Je m'engage a cela aupres d'elle de tres-
bon coeur, et luy proteste que je serai toute ma
vie , Monseigneur, vostre tres-bumble , tres-
obeyssant serviteur,
" Colraart, le 23 Janvier 1644.
» TUBEXNE. "
A Son Eminence.
'^ Encores que je doibve euvoyer M. de Ro-
queserviere a la cour, peu de temps avant que
i'on mette en campagne , pour dire ce qu'il me
semble estre de plus utile a faire en ce pays
pour le service du Roi , je ne laisseray pourtant
de dire a Vostre Eminence qu'ayant servy dans
les autres armees, et scachant par ce moyen de
quelle utilite peuvent estre les efforts que Ton
feroit de ce coste-la, je la peus assurer qu'un
dessein que Ton peut avoir en ce pays, est la
chose de toutes qui peut donner plus de repos a
la France, et mettre les affaires en tel estat que
du coste de I'Allemagne il y auroit fort peu a
craiudre, et on pourroit y entrer quand on vou-
droit, sans que les armees de lEmpereur peus-
sent que fort difficilement venir en France : ce
seroit la prise des places qui sont au bas du
Rhyn.
» Je diray premierement a Vostre Eminence
de quelle importance cela est, et apres luy feray
voir que , toutes les annees precedentes , il n'a
tenu qu'a cinq ou six mille liommes de plus.
» Vostre Eminence scait com me on a tout le
haut du Rhyn depuis les Suisses et tenant le bas
de mesme ; toutte TAlsace, le Palatinat de deca
le Rhyn , la Lorraine et le comte de Rour-
gongne, demeurent avec peu de travail possible,
comme les environs de Paris. Larmee d"Alle-
magne en tireroit les contributions , le pays es-
tant un peu remis , et y auroit ses quartiers re-
glez comme larmee de Raviere fait dans le
Wurtemberg ; et outre cela, on a toujours I'en-
tree d'Allemagne par deux ou trois endroits les
plus beaux du monde. Quand meme , en ce
temps, on rcndroit le pays a M. dc Lorraine . II
seroit incapable de faire aucun raal , et leRhyn
ser\iroit de borne d'un coste, comme la Some
fait du coste de la Picardie , j'entends jusques a
I'endroit ou clle se joint avec la Moselle. Je pre-
suppose que Ton prendroit aussy Treves, de
sorte que , du coste d'Allemagne , il ne resteroit
aux ennemis que celuy de Colougne.
>' On peut dire que Ton a tenu Spire , Vorms
et Mayence, et que Ton ne les a peu conserver;
la raison est parce qu'on ne tenoit pas le haut
du Rhyn , qui ruynera toujours ceux qui tien-
nent le bas, quand on s"y voudra opiniastrer, et
qu"il n"y arrivera pas de mauvais evenemeus
desquels on ne peut pas respondre.
" II est tres-certaiu que la force des ennemis
rendra ce dessein plus difficile , mais c'est seu-
lement pour faire cognoistre a Vostre Eminence
que , quand il se rencontrera jour, ce n'est pas
une chose a negliger, puisque, restans maistres
de ces places-la, des que vous serez forts, vous
pourez entrer en Allemagne, et estans foibles, au
moins vous les empescherez de passer, et pour-
rez tourner quelles forces vous voudrez en Ita-
lic et Espagne , ayant peu a craindre du coste
du Rhyn, quand vous voudrez, avec une armee
raisonnable , vous mettre sur la deffensive.
Pour ce qui est de la facilite quis'est rencontree
les annees precedentes, les ennemis ayant tou-
jours abandonne ces places-la sans nulle gar-
nison , si on avoit quelque avantage cette annee
ou qu'on put les tirer loin de la, laissant Spire,
Vorms et Mayence, depourveuz comme de cous-
tume , il faudroit faire un petit corps en Bour-
gongne , quand les armees se mettroyent en
campagne , qui se joindroit aux garnisons d'Al-
sace, et feroit peut-estre cest effect avec peu de
resistance. Ce corps - la serviroit toujours , en
cas que les choses changeassent , a renforcer ou
soustenir quelque autre armee.
» Je m'asseure que Vostre Eminence trouvera
que cette depense de chevaux sera fort bien em-
ployee, et recongnois tres-bien, en touttes cho-
ses, le soin particulier quelle prend de ce qui
concerue ceste armee. M. de Tracy est pleine-
ment informe de touttes choses ; je puis asseurer
Vostre Eminence qu'il sert avec grandissime af-
fection et fidelite. Je crois qu'il suffira dans
cette armee davoir quatre generaux-majors :
deux pour la cavalerie , et deux attachez a Tin-
fanterie qui est, a mon advjs, en tres-bon ordre,
au lieu d'a voir des marescbaux-de-carap, comme
en France , qui servent par jour, I'un defaisant
ce que I'autre a faict le jour precedent. Pour
cest autre charge dont Vostre Eminence mes-
crit, M. de Tracy luy en parlera. Si M. de Mar-
sin me joint , luy et iSl. Rozen pourront servir a
MEMOIBKS LM VICOMTE HE TURK^^'F. (lG44
scr,
la cavalerie, et M. Schiraberth et M. de Roque-
serviere a rinfanterie.
). Je croy qu'il seroit fort expedient que M. de
Smitberg eust le gouvernement de Haguenau :
c'est la place la plus advancee vers le bas du
Rhyn; etde la , comme il est tres-intelligent et
fort capable de servir, il pourroit faciliter la
prise de ces places-la et trouver raoyen de te-
nir les batleaux plus bas que Strasbourg , a cause
que nous avons toujours cette incommodile
qu'il leur faut demander passage, et ainsi les
desseius sont decouverts.
» Je viens d'apprendre par deux divers en-
droits , que les ennemis vout assieger de force
Uberlingen ; je supplie tres-humblement Vostre
Eminence de croire que je ne suis pas en estat
de la secourir. J'ay envoye des officiers des en-
virons de la pour voir s'ils pourront lever quel-
ques soldats qui se debandent de leur arraee,
peut-estre que cela nous sera advantageux et
que leurs trouppes s y ruyneront , m'attendant
bien que M. le vicomte de Courval s'y deft'endra
fort bien , et qu'il y fera tout son possible.
» Je ne fais point , par mes lettres , de com-
plimens a A'ostre Eminence, ne doubtant point
qu'elle nesoit persuadee que personue au monde
ne peut estre davantage son serviteur tres-
humbleque je le suis. Je la supplie tres-humble-
ment de respondre a la Reine que personne du
monde ne sera plus obeissant a tons ses com-
mandemens que je le serai toute ma vie, Mon-
seigneur, vostre tres-humble et tres-obeissant
serviteur.
>' A Remiremont, le 29 fevrier 1644.
» TUBE>XE. "
A Monacigncur le cardinal Maz-arin.
« IMonseigneur, j'ai rcceu en mesme temps
les lettres qu'il a pleu a Vostre Eminence me
faire I'honneur de m'escrire des 16, 22 et 25.
J'avois demeure ces deux jours avant que M.
'd'Erlac vInt, et estoit vers le haut du Rhin ou
il est fort necessairc. 11 est arrive cette apres-
dlsuee ; je I'ai fort cntretenu et demande ses
avis sur toutes choses. II ne faut pas s'attendre,
{\) Lettre de la Reine au vicomte de Turenne, ausujet
de laretraite du due de Bouillon hors du royauinc.
«Mon cousin , Ic Iraiclement que j'ai fait h nion cou-
sin Ic due de Bouillon . vostre frere , depuis la morl du
feu Roy, nion seigneur, et la hont^ donl j'ai use envcrs
luy, onlassez faicl cognoisire lesdesseins ijue j'ay eus de
gralificr, non seuieiiicnl sa personne. mais aussi toute
sa maison : je luy ai donne lout le temps (jn'il a desir^ ci
au-dela de loiile patience pour acconinioiler 1 nrriiirede
a mon advis , que I'intelligence puisse etre fort
bonne entre M. d'Ossonville et lui , et tant
seulement travailler a ce que cela ne prejudicie
point au service ; et en effet, je les vols tons por-
tes a faire que cela n'ynuise point.
» J'ai escrit d'ici a M. Hem , pour lui man-
der comme il est eschaniie; et en effet tons
les Allemands reconnoissent bien I'obligation
qu'ils out a la Reine de les preferer aux Fran-
cois.
» Sur ce que M. Eouchet m'a dit , que le ge-
neral-major Ebressein venoit au service du Roi,
je suis oblige de dire a Vostre Eminence qu'il
est en tres bonne reputation, et passe pour aussi
bon officier qu'il y en ait en Allemagne.
» Je mandea M. Le Tellier comme il sera
necessaire que les troupes qui me doivent venir
joindre soient dans le G d'avril, ou au plustard
au commencement de mai, dans le Barrois, crai-
gnant que les ennemis n'entreprennent quel-
que chose dans le commencement des herbes, la
plupart de ces places ne pouvant pas attendre
long-temps un secours, et aussi en cas qu'A-
biosinpente [sic] ne fut pas pris , on verroit si
on pourroit le secourir ou faire une diversion.
» Je n'ai point encore dit a I'armee que Ton
lui donne des cbevaux , afm qu'ils fassent tons
leurs efforts avec la derniere rnontre qu'ils ont
receue,pour se racommoder ; et en effet, il faut
avouer que, hors le regiment de Hem , de qui
j'en ai envoye chercher ie lieutenant-colonel,
lesautres font beaucoupdedepenses pour se met-
tre en bon estat; et avec les mille cbevaux j'es-
pere qu'il n'y aura pas un cavallier dedemonte.
II y a encore trois ou quatre cents vieux caval-
liers de cette arraee prisonniers , que les enne-
mis traittent si mal qu'ils les obligent tons les
jours a prendre parti. On m'a dit de plusieurs
cndroits qu'ils vendoient quinze cents prison-
niers au baron de Conpet, pour les raener a Ve-
nise ; j'en ai escrit a M. de Merci ; je pense qu'il
seroit bon de faire dire aux Espagnols que Ton
\cndra les leurs aux Suedois pour les faire tra-
vailler aux mines en Suede.
>' J'ai veu , de la facon dont il a pleu a Votre
Eminence me mander, qu'elle a agi dans I'af-
faire de mon frerc (l) : je la supplie tres-hura-
Sedan . en sorte qu'il eust (out le conlenlemenl qu'il en
pourroit pretcmlre pour luy et les siens. outre le bien
solideque je ui'eslois dispos(?e de luy faire, au nom du
Roy, monsieur nion (ils. J'avois resolu de luy assurer
tous les honneurs et advantages qu'il pourroit raisonna-
liK'ment desirer; mesme je ni'cslois propose d'y adjous-
ler des employs qui ne se donnent qu'a ceux auxquels
on se confie sans re.-erve et (ju'on eslime parfailenii nt.
Cependant , comme il mc faisoit faire des remerciemens
t!e toutes les grAcesqueje luy avois accordees , qu'on
300
ilEMOlUES l)i; VICOMTF. UF. TlKK^^l•. [l()44'
blement de ne se point lasser de lui tesnioigner
de la bonne \olonte;pource qui estdc moij'en
recois tant de temoignages, que je ne ferai ja-
mais autre profession que d'en estre fort estroic-
tement oblige.
.. J'ai escrit a M. Toussenson , et ferai en
sorte d'avoir un chiffre avee lui ; 11 est tres-eer-
tain que cette armee s'est mise en un point oil
clle n'a point encore este depuis dix ans ; et si
en sortant de Danemarc il ne laissoit point d'en-
nemis derriere lui, et qu'il peust y avoir une paix
ou treve entre eux , son entree en Danemarc se-
roit la chose la plus avantagcuse qui eust pu ar-
river pour les affaires d'AUemagne.
« Je fais marcher M. Rose dans sept ou huit
jours vers le Comte, et j'irai par un autre ; je
n'ai pas voulu aller tout-a-fait dans les monta-
gnes, afin de donner la main aux quartiers que
j'ai en Lorraine , que je ne puis pas quitter tout-
a-fait, n'y ay ant pas assez de fourrage en Comte
pour entretenir tant de troupes.
» Je suis tres-aise de ce que Vostre Eminence
a fait resoudre d'envoyer icy les dragons d'Au-
rilli ; cela fortifiera le corps des dragons qui fut
tout ruine I'annee passee dans le marquisat de
Bade oii on les avoit laisses. Je ne sais si on a
doniie, a la cour, conge a M. le marquis de
Bade ; si cela n'est pas et qu'il s'en soit alle en
Suede sans rien dire, je crois qu'il seroit bon
de pourvoir a son regiment , et en ce cas-la fe-
rois savoir a Votre Eminence quel lieutenant-
colonel y seroit le plus propre , estant neces-
saire d'en prendre un du corps de la cavallerie.
Jesupplie tres-humblement Vostre Eminence de
ne mettre jamais en doute que je ne sois tres-
veritablement et sans aucune reserve , Monsei-
gneur, vostre tres humble et tres obeissant ser-
viteur.
» A Brisac, ce 15 mars 1G44.]
» TURENM?. »
M. de Turenne passa done Thiver dans les
montagnes de Lorraine, et au printeraps, ayant
me donnoit de sa part do nouvelles asseuranccs de sa
fid(51il6 au service du Roy, monsieur men fils , et fei-
gnoil voujoir s'approcher de moy pour parachever 1'^-
change qui sc traictoit, j'ai eu advis, en mcme temps,
qu'il esloit sorti du royaume " avee toule sa famiilc,
sans ma permission ; et voyant qu'il a quitlc des advan-
tages si considerables , sa rctraicte me fait croire qu'il a
projectd des dcsseins de se procurer, aux dcpens de
I'Estal, quclque chose de plus grand que ce qui iuy es-
loit promis ; et comme je scjay que vous n'avez aueune
part a sa conduite, et qu'clle ne changera en ricn I'af-
* Lc line do Pioiiillon (ill prrndic du sciviic dans rarmee du
scuquily avoit deux millechevauxsous legene- 1
ral-major, baron de Merci , au-delade laForet- \
Noire, dans deux bourgs a la source du Da-;
nube, il passa le Rhin a Brisac, et ayant en-;
voye M. Rosen devant avee quatre ou cinq'
regimens , il defit cette cavalerie , prit trois ou
quatre cens prisonniers et beaucoup d'ofliciers : ,
le restesesauva aupres de I'arraee des Bavarois, :
qui etoit devant un chateau nommeHohenwiel,
qu'ils vouloient affamer ou traitter avee le gou-
verneur , la place etant presque imprenable par
force, a cause de sa situation.
[Les soldats delagarnison de Brisac s'etant
mutines, et M. de Turenne en ayant rendu
compte , on lui envoya I'instruction suivante : ,
» Le Roy et la Reyne regente, sa mere, ayant i
eu advis de la mutinerie extreme commise par
les soldats de la garnison de Brisac , et jugeant
assez la consequence d'une telle entreprise ,
Leurs Majestes ont estime, avee I'advis de tout !
leur conseil , que , pour en connoitre les causes
qui ne peuvent pas se penetrer de si loing, et y
employer les remedes necessaires qui despen-
dent de I'estat auquel sont les choses sur les
lieux , elles devoyent s'en remettre au sieur
marechal de Turenne, lieutenant-general pour
le Roy en son armee , qui , par sa prudence et
son auctorite, saura bien prendre les expediens
([ui seront les plus seurs et les plus advantageux
au service de Sa Majeste.
» Qu'on ne doute pas que ledit sieur raares-
chal ne soit bien particulierement informe de
tout ce qui s'est passe a Brisac en cette occasion,
et jusqu'a quel point d'audace du soldat s'est por-
te; mais pour Iuy aider afaire ses conjectures et
Iuy donner toute la cognoissance que Ton a icy
de I'affaire , Ton Iuy envoye copie de tout ce
que le sieur d'Erlac et le sieur d'Ossonville ont
escrit ; il verra bien qu'il n'est pas possible de
tirer aucun esclaircissement asseure , et conse-
quemment de prendre une resolution determinee.
» Si , bien que Leurs Majestes desirent que
ledit sieur mareschal travaille premierement
a recognoistre ce qui a veritablement donne
leclion que vous avez tesmoignee jusqu'ici au bien de
I'Estat par vos services , j'ay bien voulu vous faire cellc-
cy pour vous dire qu'elle ne diminuera en rien la con-
Gance entiere que j'ay prise en vous , et que je d(5sire de
plus en plus vous en donner des marques, comme de la
reconnoissance que jay de vos services, et vous tesnioi-
gner en toutes occasions combien j'affectionne vostre
personne ct ceux qui vous touchent, qui seront en estat
de recepvoir des elTels de la bienveiilance du Roy, mon-
sieur mon fils, et de la mienne. C'est le seul sujet de cette
d<^pcche, a laquelle je n'adjoulerai rien, me remcttant a
ce que lc sieur vousdiradc ma part, priant Dieu
qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
» Escrit a Paris le 13 avtil 16U. n
MEMOIUKS Ull VICOMTE I)E TliRE^'NE. [1644]
lieu a ce desordrc ; s'il est venu par induction
des chefs, et dequi, pom- quelle raison et a
quelle liu; ou si c'est par interest , ou brutalite
des soldats , quoiqu'ils ayent este si bien traites
depuis que Brisac est en I'obeissance du Roy,
qui! leur est deub tres-peu de chose de leur
solde.
>. Et parceque la fidelite et Taffection que le
sieur d'KrIac a faiet cognoistre depuis tant d'an-
nees, en toutes occasions, vers cette couronne, et
la profession qu'il a toujours faicte d'homme
d'honneur, et de s'atlacher fort ponctuellement
a son debvoir, ne permettent pas de croire qu'il
a vouiu contribuer indirectemeut, ny en aucune
maniere que ce soit, a une action si prejudi-
ciable au service du Roy, il semble que le seul
soubcon que Ton pourroit prendre, seroit que
ledit sieur d'Erlac , ayant fait paroistre beau-
coup d'animosite, depuis quelque temps, contre
le sieur d'Ossonville, ne se soit pas employe
avec toute la chaleur qu'il pouvoit a arrester le
coors de la violence des soldats en cette occa-
sion , pour faire accuser le sieur d'Ossonville
de mauvaise conduite en I'administration des
choses qui lui ont ete commises, a faire voir
qu'il a peu de credit , meme avec ceux de son
regiment, et quiservent particulieremeut sous
sa charge.
> Auquel cas, ledit sieur mareschal verra s'il
pourra, par son amitie, raccommoder lesdits
sieurs d'Erlac et d'Ossonville ensemble, et I'in-
tention de Leurs Majestes est que , pour cet ef-
fet, il adjouste aux ordres qu'il scait avoir este
cy-devant donnes pour regler I'employ dudit
sieur d'Ossonville a la satisfaction dudit sieur
d'Erlac , tout ce qu'il estimera a propos pour
couper racine a tous leurs differens : a quoi Ton
croit qu'il ne parviendra pas , apres toutes les
diligences que Ton a faictes pour cela , et qui
sont demeurees inutiles.
» Mais s'il recognoist qu'il faille absolument
donner quelqu'autre employ audit sieur d'Os-
sonville, et que, sans cela. Ton soit en danger
de tomber en de pareils inconveniens, il dounera
ses advis de ce qu'il estimera devoir estre faict,
pour eu meme temps assurer entierement Bri-
sac, et, en separant ledit sieur d'Ossonville
d'avec ledit sieur d'Erlac , ne pas manquer a
aucune des choses qui sont necessaires pour la
seurete du service de Sa Majeste.
» Qu'en quelque maniere que la chose soit
arrivee,ron estirae que les soldats doivent estre
chastles d'une si audacieuse rautinerie , pour
esviter que les garnisons voysines et de toutes
les autres places de I'obeissance de Sa Majeste ,
ne prennenl le meme chemiii de se faire raison
o67
a leur fantaisie ; mais pour y proceder avec
toute la prudence necessaire, il fault que si le
raal est arive par la mauvaise intrigue ou jalou-
sie desdits sieurs d'Erlac et d'Ossonville, et que
ledit sieur mareschal puisse faire cesser leurs di-
visions par un bon accommodement , en ce cas,
il concerte avec eux et les cappitaines et offi-
ciers de la garnison comme quoy et en quelle
maniere il faudra faire ce chastiment.
» Que, s'il recognoist qu'il faille necessaire-
ment separer ledit sieur d'Ossonville d'avec le-
dit sieur d'Erlac , Ton estime que le chastiment
des soldats doit estre differe jusqu'a ce que Ton
puisse envoyer une autre personne avec un
regiment pour tenir la place dudit sieur d'Os-
sonville et du corps qui depend de luy, si ce
n'est que ledit sieur mareschal jugera que Ton
pust, entirant le regiment d'Ossonville, lerem-
placer de celuy de M. le cardinal Mazarini, qui
y demeureroit jusques a ce que Ton y eust au-
trement pourveu : de quoy Ton se remet audit
sieur mareschal ; et s'il voit qu'il faille atten-
dre I'etablissement d'un autre regiment d'in-
fanterie francoise dans Brisac pour faire ce
chastiment, il en donnera ses bons advis k
Leurs Majestes , et en recevra incontinent leurs
ordres.
» Que ledit sieur mareschal , recognoissant
qu'il y aitde I'impossibilite a reconcilier lesdits
sieurs d'Erlac et d'Ossonville , voye s'il sera
utile ou non au service de Sa Majeste d'establir
ledit sieur d'Ossonville en quelqu'autre charge
dans I'Alsace et hors du gouvernement de Bri-
sac , pour ne pas tirer de I'employ un homme
que Ton scait y avoir servy avec capacite et af-
fection.
» Qu'enfm ledit marechal advise s'il seroit a
propos de donner audit sieur d'Erlac un autre
employ que celuy auquel il est, qui le pust sa-
tisfaire davantage, soit pour I'honneurou pour
I'utilite; et sur tout cela, Leurs Majestes desi-
rent que ledit sieur mareschal considere bien
soigneusement ce qui sera de plus sur et de plus
advantageux, et leur en faire scavoir ses senti-
mens , ne voulant rien espargner de ce qui sera
possible pour se mettre en repos de la seurete
d'une place de telle importance qu'est Brisac.
» Qu'encores que ledit sieur mareschal voye
assez comrae il fault estroitement garder le se-
cret en toute cette affaire , mesme a I'esgard
du dessein de faire chastier les soldats ; neant-
moins elles ont bien voulu luy dire qu'il n'en
donne aucune cognoissance a qui que ce soit, si
ce n'est au sieur de Tracy, auquel il en pourra
communiquer selon qu'il verra estre a propos.
.. C'est tout ce que Leurs Majestes luy peu-
vent mandersurcesujet, croyant mesrae qu'une
partie de ces choses sera superfine, et qu'il y
aura deja pourveu selon qu'il I'aura peu faire;
et s'il trouve que Ton ait obmis en la presente
instruction quelque poinct essentiel dont Texe-
cution ne puisse souffrir de delay, elles luy don-
uent tout pouvoir d'y mettre I'ordre qu'il verra
bon estre ; sinon , elles desirent qu'il leur en
fasse scavoir ses pensees et ses advis au plus
tost, et 11 recepvra en toute diligence leurs reso-
lutions, luy recommandant d'embrasser cette
affaire avec autant d'affection et de soin qu'elle
est de consequence , Leurs Majestes s'en repo-
sans entiereraent sur luy, et avecune confiance si
parfaite , qu'elles se promettent qu'il n'obmet-
tra rien de ce qu'il verra estre necessaire et ad-
vantageux pour parvenir a leur fin, qui est I'en-
tiere seurete de Brisac, I'asseurant qu'elles en
auront un ressentiment tres-particulier.
>. Fait a Paris, le 22 avril 1G44. » ]
Au mois de mai , les Bavarois se trouvant en
tres-bon etat , a cause des bons quartiers qu'ils
avoient eus, et de la quantite de soldats a qui
ils avoient fait prendre parti apres la defaite de
I'hiver passe, ils vinrent assieger Fribourg , qui
(I) Turenne leiidit comple a Mazarin du passage du
Rhin par son arm^e, en ces termcs :
« J'avois mande a Vostre Eminence conime je passerois
leRhyn avec les Irouppes sans bagage; c'estoilsurl'advis
qu'il y avoil deux millc chevaux a la teste des quartiers
(ie rarm(5e de Baviere, et qu'ils n'avoientderriere cela
que I'infanterie , leur cavalerie n'estant pas encore au
rendez vous g(5n6ral ; cela estoit cause que j'avois men^
de I'infanlerie , csp^rant qu'apres avoir battu ces deux
millc chevaux je pourrois passer au quarlier-g^neral et
s(5parer leur cavalerie de leur infanterie. Pour ccst ef-
fect, ayant pass6 le Rhyn avec beaucoup de diligence
et marchdjusques a Fribourg, je destachay M. Rosen
avec quelques regimens, lequel marcha droit au quar-
tieroii Gaspard de Mercy, comme g^n^ral-major, com-
mandoit ces deux mille chevaux; lequel , ayant este ad-
verly par une sauve-garde, qu'il y venoit un party,
croyant qu'il estoit foible, ne se retira point; ce qu'il
eust peu faire en perdant son bagage ; de sorte qu'ayant
attendu M. Rosen , il fut rompu. II y a un colonel ,
nomm(5 Galesky, prisonnier ; un major, trois capitaines
et d'aulres officiers . sept ^tendards ct pres de mille che-
vaux pris.
» La grande diligence de M. Rosen a est(5 bien uliUe .
car il a march^ trcnte lieues de France sans faire re-
paistre les" chevaux. Je le suivois de deux ou trois
lieures. Le regiment de Vostre Eminence a pris le colo-
nel et trois estendars ; le lieutenant-colonel estoit ma-
lade ; celuy du r(^giment du marquis de Baden ayant
fort mal faict son debvoir, et aussi le major, je les ay
faicl mcctre en arrests; cela passera devanl le conseil
de guerre. II y en a bien aussi quelcjucs-uns qui ont tes-
moign(i se souvenir de I'affaire de Dutlingen. Nous
avons trouve soixante prisonniers des nostrcs qui n'a-
voient point pris parly, et plus de deux cens qui avoient
pris party avec los onnemis . lesquels sont revenus; il y
WE.MOIf^KS Dll VICOMTR UE Ti;EEN\F.. [l044]
est une place a cinq lieues de Brisac , au bord
des montagnes de la Foret-Noire. M. de Turenne,
outre la garnison qui etoit de trois ou quatre
cens homnfies,y en avoit mis autant, tires des
regimens d'infanterie francoise. Ayant scu que
I'ennemi etoit devant cette place , il donna
promplement rendez-vous a I'armee aupres de
Brisac , oil il passa le Rhin , esperant qu'il trou-
veroit les enncmis separes.
II pouvoit y avoir dans I'armee du Boi cinq
mille chevaux et quatre ou cinq mille hommesde
pied, avec quinzeou vingt pieces de canon, dont
on n'eiit pas pu mener un si grand nombre s'il
eut fallu faire une longue marche; mais comme
on n'avoit que cinq ou six lieues a faire pour
approcher de I'ennemi , on les transporta tous.
L'armee, ayant passe la nuit a Brisac et marche
cnsuite en diligence, s'approcha a deux heures
de I'ennemi, qui fit promptement revenir les fou-
rageurs. M. de Merci ne fut pas sitot instruit du
passage de I'armee a Brisac qu'il auroit pu I'etre.
Comme il n'y avoit que ce seul lieu ou on pou-
voit traverser le Rhin (1), il auroit ete aise d'en
etre averti par les partis que Ton dolt toujours
tenir sur un passage ; mais a la guerre il arrive
en aplusde deux cens tues et autant de prisonniers.
» J'appris par eux que la cavalerie de I'ennemy s'as-
sembloit, ce jour-la, ou bien le lendemain , aupres de
I'infanterie, ce qui ma empeschd de passer outre; ils
avoient apparemmcnt dessein de marcher a Fribourg ou
au haul du Rhin ; je ne sgay si cela changera leur des-
sein.
» M. d'Eriac ne croit point a ce Iraitt^ du gouverne-
ment de Hoenwiel ; n^antmoins c'est un homme qui a
toujours est6 maistre de la place, et n'a jamais voulu
recevoir ny M. le due de Veymar, ny qui que ce
soil plus fort que luy. C'est un bon chasteau , mais il
n'est sur nul passage. Je croy qu'il a voullu faire une
neutrality, ne nous croyant plus en estat de rien faire
en AUemagne.
» J'envoyerai , par la premiere voye , les estendars , et
La Forcade les pr^sentera a Vostre Eminence. Je n'ay
pas creu necessaire de faire faire un voyage exprez
pour cela. Je supplie tres-humblement Vostre Emi-
nence que Ton fasse dire a M. le marquis de Baden de
venir a son r(?giment , ou qu'on me permette de le don-
ncr a quelqu'un des olTiciers de ceste arm^e. J'avois
creu pouvoir, avec les prisonniers, rachepter le lieute-
nant-colonel de Vostre Eminence ; mais j'ay songd de-
puis que Ton debvoit retirer, dans ce commencement,
ceux de celle armee les premiers. C'est vostre tres-hum- ,ii
» Turenne.
ble el tres-ob(5is^ant servileur,
» J'envoie a Vostre Eminence une letlre de M. d'Er-
iac , par laquelle elle verra I'estat de Hoenwiel; cela
si'est de consdquence que dans le bruit que les ennemis
en feront courre , comme si toutes les places d'Allema-
gne en debvoient faire de mesme. Je la supplie de se
souvenir de faire remplacer le regiment de Gui , qu'on
asseure ne vouloir point venir.
» S Juin ir.i'r »
AIEMOIRES Dli VICOMIK L'E TinK.\AE. [ I (i M |
souveiit des accideiis aux capitaines les plus ex-
perimeutes, contre lesquels on auroit raison de
discourir beaiicoup , si I'experience ne faisoit
voir que les plus habilessont ceux qui font seu-
lement le moins de fautes. L'armee du Roi s'ap-
procha de eelle des Bavarois, et les trouva en
batailledans une plaine pres de Fribourg : lis
n'avoieiit eu le temps que de s'appliquer au
siege de la place ou ils etoient depuis huit jours,
raais point encore de se saisir des postes avan-
tageux qu'ils avoient negliges, necroyant point
que l'armee du Roi put etre enetat de venir si-
tot a eux. M. de Turenne, voyant qu'une mon-
tagne qui commandoit la plaine oil etoit leur
armee , et qui pouvoit donner communication
a Fribourg, n'etoit point occupee par i'ennemi,
ordonna aux regimens de Montausier et de Me-
zieres, qui faisoient un bataillon de mille
honimes, d'y marcher, et fit avancer le reste
de I'infanterie pour les soutenir.
[ M. de Turenne ecrlvit en ce temps-la a Son
Eminence :
« Je me suis donne I'honneur d'escrire a
Vostre Eminence , il y a trois ou quatre jours ,
et luy mandois Tadvantage que Ton avoit eu sur
une partie des ennemis qui continuent toujours
le siege de Fribourg, oil ils se ruinent beaucoup
d'iufanterie.
» De sorte qu'il serable qu'ii sera plus advan-
tageux de tourner ses sorties sur le Rhin, apres
la prise de Gravelines , que si on fust venu
dans le commencement de la saison , parce que
l'armee de Gallas se trouvera engagee contre
Tartenson; ou bien,s'il ne rentre point en Allema-
gne, elle attaquera apparemraent quelque place ,
comme Leipsic, Erfort ou Olmutz ; et comme
cela se trouve engage loing du Rhin , outre que
l'armee de Baviere sera diminuee de beaucoup,
estant certain qu'elle estoit de dix-huit mille
hommes quand elle est sortie de ses quartiers ,
si Ton ne tasclie , avec de grandes forces , de se
rendre maistre du Rhin , cette annee les choses
deviendront bien plus difficiles; car il ne iaut
point que Ton se flalte de croire que I'Allema-
gne soit si espuisee; il est vray qu'elle n'est
point si riche qu'elle a este. L'Empereur de
Baviere, demeurant maistre de Suabe, Wir-
teraberg , Haut-Palatinat et Franconnie , peut
maintenir de fort belles armees bien traic-
tees, sans qu'i! despense rien que ce qu'il pren-
dra sur le pays.
« II faudroit que l'armee que Ton envoyeroit
vlnt par Sancerre, et descendant I'Alsace, nous
consulterions ensemble ce qui seroit pour le
raieux , et qu'elle eust un bon equipage de vi-
vresetd'artillcrie. Si c'est M. le ducdEnghien,
Ml. C. V. M., T. Ill
3r.<)
je luy obeiray comme je dois; si c'est une autre
personiie, je contribueray de tout pour me bien
accommoder avec elle.
» Si on attend dans I'arriere-saison , cela
sera entierement inutile , a moins d'un effort ;
cette graude armee est d'une grande fortune.
II est certain que cette armee se diminuera ,
et que celle de I'ennemy s'augmentera extreme-
ment faute de quartier, et aussy estant certain,
dans la mauvaise opinion qu'ils prendront des
affaires, qu'il leur faudra tousjours repasser le
Rhin , et quils auront ties-grande difficulte de
se pouvoir maintenir I'hiver.
» Pour les vivres, on en trouvera en Alsace
avec de I'argent , et aussi des munitions de
guerre, excepte des boulets qu'il faudra porter,
et envoyer quelqu'un devant pour faire les
achapts uecessaires ; on trouvera aussy a Brisac,
des pieces d'artillerie en bon estat , mais il
faut mencr les chevaux.
" Si ce n'eiit este en autre lieu qu'ici, I'infan-
terie nouvelle n'eiit pu subsister faute de cha-
riots de vivres ; il me faudroit au moings deux
cens chevaux. II faut faire toutes les voitures
pour les chevaux que Ton prend dans les vllles,
ce qui coiite extremement; de sorte qu'il faut que
cette armee fasse , avec de I'argent , ce que
celle des ennemis faict aux despends du pays
qu'ils ont derriere eux.
» M. Rosen envoit un corps qui est avec luy
proposer la levee d'un regiment de dragons, il
ne demande pas tout I'argent qu'il faut pour
cela , mais en luy avancant deux cens pistol les
par compagnie, et I'asseurant que le regiment
venant un peu en bon estat , on I'assisteroit du
reste, j'asseure Vostre Eminence qu'il y mettra
plutot du sien que de mettre celuy du Roy dans
sa bource. II sert avec grande affection et me-
rite bien que Vostre Eminence s'asseurant, par
cet homme qu'il envoie , que la Reine luy don-
nera quelque recompense.
» II est tres - necessaire d'avoir de bons
dragons dans cette armee ; les ennemis en
ont plus de quinze cens, et M. Rosen est
plus capable de faire cette levee que qui que ce
soit.
» M. d'Erlack a tesmoigne a Chalevoy qu'il
avoit envie de se retirer , et demandoit combien
on avoit donne a des gouverneurs en France.
Ce n'a este qu'un discours qui a neanmoins este
assez avant. Je croy qu'il n'y a pas de danger
de continuer a luy en faire parler sous mains.
Votre Eminence me raandera ce qu'on voudroit
faire pour luy ; en ce cas ce n'est pas une chose
a faire esclater a cette heure ; personne n'en
salt rien. Je croy qu'il n'y a personne plus
If 4
370
propre pour cette charge que M. d'Aumoiit , il
a toutes les qualites.
•> Je ne double pas que Votre Eminence
u'ait donne ordre a une monstre pour cette ar-
mee ; je la supplie de croire que cela est tout-a-
fait necessaire et que les officiers ont enaploye
tout I'argent qu'on leur a donne et ce qu'ils
ont pris en Lorrayne pour se remettre, et qu'ils
sont en grande necessite. lis m'ont demande si
je n'aurois point de nouvelles de leur argent.
Je crois que dans peu de temps ils me viendront
trouver pour cela. L'armee de Baviere n'a
donne que quatre mois cet hiver, et en faire
toucher un a cette heure , il pourroit arriver un
accident , a moins que d'avoir bientot de I'ar-
gent.
» Je supplie Vostre Eminence , M. de Tracy
quittant , de vouloir avoir icy une personne a
qui elle se fie pour le maniement des finances ;
car , a moins d'eviter beaucoup de frais par la
commodite des quartiers , les parties inopinees
qui ue sont point dans les autres armees, comme
I'achapt de bleds, gages des commis , leurs
despences dans les villes, les gages des officiers
d'artillerie, entretien des chevaux , I'achapt des
munitions, payement de rancons, sont des des-
pences, si grandesque cela ne se pent pas ima-
giner. Je ne scaurois encore avoir assez de valets
pour le peu des chevaux que Ton a pour I'artil-
lerie, et si je m'asseure qu'il en a couste plus
de huict cens pistolles. Vostre Eminence peut s'i-
maglner les autres despences a proportion ; de
sorte que si , outre la monstre, on n'envoye de
i'argent pour parer les extraordinaires , on
demeurera entierement court.
» Vostre tres-humble et tres-obeissant ser-
viteur.
» Du camp de Schalstadt , 20 juillet 1044.
» TUBENNE. »]
L'ennemi s'etant appercu qu'on marchoit vers
cette montagne, envoya commander a quinze
ou vingt mousquetaires qui etoient en garde a
demi-cote , de monter sur le sommet de la mon-
tagne : ils y arriverent avant les deux regimens
francois, etfirent une dechargesur eux comme
ils montoient. Les Francois, qui ne voyoient
(1) Le conitc de Merci, fr^re du baron de ce nom.
(2) Avant Tarriv^e du due d'Enghien a Parmec d'Al-
lemagne. on avail r<5pandu le bruit dc la contrariety
(Iprouv^c par Turenne a cette nouvcllc. Des que Tu-
rcnnc en fut inrorm^, il s'empressa de protester conire
ce bruit par la lettre suivante :
« Forcade me mande , et d'autres aussi , que i'on dit
que je ne suis pas bien avec M. d'Enghien, et que je nc
MEMOlllES 1)1 VICOMTR DE TLRENi^iE. ||G44!
pas le derriere, croyant que toute I'infanterie
de l'ennemi arrivoit sur cette montagne, pri-i
rent I'epouvante , et marchant en desordre par ;
des lieux fort rudes , deux enseignes commen- j
Cerent a descendre avec leurs drapeaux , et aus-
sitot tout le bataillon,au lieu de monter, cotoyai
la montagne, et les ennemis eurent le temps
de faire une seconde decharge a laquelle tout
le bataillon plia et descendit la montagne. M. de
Turenne , qui etoit au has et qui commencoit
a faire monter d'autres regimens , voyant le ba-
taillon qu'il avoit envoye revenir en confusion,
et que cela avoit donne le temps a d'autre in-
fanterie de l'ennemi de monter a cette monta-
gne , ne songea plus a ce dessein , et commenca
a se retirer a une petite hauteur, a trois ou qua-
tre cens pas de la , afin de s'y mettre en ba-
taille. II y cut pendant quelque temps un peu i
de confusion, doiit l'ennemi eiitpu profiler, s'il \
n'eut pas ele applique a s'emparer de ce poste.
M. de Turenne se campa sur la hauteur, fit
casser les deux enseignes qui avoient donne I'e-
pouvante, et demeura quelque temps dans ce
poste, a la vue des ennemis qui continuerent
le siege. II y eut encore quelques escarmouches
et un combat de cavalerie assez considerable,
ou sept ou huit cens chevaux de l'ennemi furent
defalts : mais l'armee de l'ennemi etant beau-
coup plus forte que celle du Roi (1), M. de I
Merci, qui en etoit general , conlinua le siege, |
et M. de Turenne, ayant manque cette pre- j
miere occasion, ne crut pas qu'il eut raison de
rien hazarder pour la secourir, et se retira a une
heure et demie de la dans le temps que la viile
capituloil. II pouvoit y avoir cinq ou six cens
hommes commandes par M. de Kanofski , qui
se retirerent a Brisac, apres la capitulation.
M. de Turenne eut nouvelle en ce temps-la
que M. le due d'Enghien (2) avoit ordre de mar-
cher a Brisac avec son armee , qui etoit com-
posee de six mille hommes de pied et de trois
mille chevaux (3). Ce prince, ayant passe le
Rhin , vint au camp de M. de Turenne, qui
pouvoit etre a (|uatre ou cinq heures de Brisac.
[ Ce fut aussi en ce temps-la que M. de Tu-
renne recutde la cour un memoire, par lequel
on lui demandait ce qu'il y avail a faire au sujet
de la mesintelligence dessieursd'Erlac et d'Os-
serois pas bien aise de me joindre a lui. Je vous prie,
si vousoyez parler, de K^moigner que je ne suis pas si
impertinent que ccia, el que c'est un honneur que j'ai
loujours recherche extremement. »
(3) Le marquis de La Moussaie dit qu'il y avail quatre
mille chevaux dans I'iirmee du due d'Enghien. On a de
ce meme pcrsonnagc une relation de la campagne de
Fribourg; elle a Hi irnprim^e dans le tome deuxieme
de rHistoire de Turenne, dc Ramsay.
MKMOIRES in VICOMTE DB TURENNE. [1644]
sonvllle a Brisac , en raeme temps qu'on lui
maodait des nouvelles des autres armees du
Roi:
<■ Le Roy ayaiit cousidere combieu il importe
de pourvoir a la conservation de Brisac , et que
par tous les advis qui viennent de ce coste-la,
niesme parceux de M. le marechal du Turenne,
il n'est pas possible de restablir la bonne corres-
pondance necessaire entre les sieurs d'Erlac et
d'Ossonville , pour bien servir ensemble, Sa Ma-
jeste a resolu, par I'advis de la Reyne regente,
sa niere, demettre, en la charge de lieutenant
au gouvernement de Brisac, une autre personne
que leditsieur d'Ossonville.
>' Et parce qu'il a fait cognoistre sa eapacite
et fidelile en toutes occasions, et que Leurs Ma-
jestes seront bien aises qu'il continue de servir
aux quartiers ou il est, Ton a estime que Ton
luy pourroit donuer la charge de lieutenant pour
Sa Majeste au commandement de la Basse-Al-
sace, et lorsque le sieur de Montausier sera en
liberie, traiter avec luy, pour avoir comman-
dement dans Schelestat, pour le sieur d'Osson-
ville , mesrae que Ton y pourroit adjouster un
brevet de marechal-de-camp, sans en faire
neantmoins les fonctions dans I'armee , mais
seulement pour marque d'honneur et de la sa-
tisfaction que Ton a de ses services ; ou bien que,
comme il a fait la charge de commissaire-gene-
ral dans le gouvernement de Brisac et dans
I'Alsace , le Montbeliardetpays voisins qui sont
en I'obeissance de Sa Majeste, on pourroit aussi
I'eraployer en la charge de commissaire-gene-
ral en I'armee d'Allemagne, que fait a present
le sieur de Tracy ; et au meme temps , on a es-
time que ledit sieur de Tracy , qui a tesmoigne
desirer d'estre descharge de cet employ, pour-
roit bien remplir ladite charge de lieutenant
a Brisac , Ton a aussi jette les yeux sur le sieur
Du Plessis-Besancon , I'un et I'autre ayant la
eapacite, I'affection et toutes les parties qui sont
necessaires pour se bien acquitter de cet employ,
tt ne manquant pas d'adresse pour bien vivre
avec ledit sieur d'Erlac, qui est peut-etre la
qualite la plus necessaire.
>' Mais comme Ton ne veut rien faire en cela
que par I'advis dudit sieur marechal , Ton a re-
lOlu de I'attendre pour y prendre resolution , et
iftin que ledit sieur d'Ossonville, ayant servy
•omme il a faict, soit content de ce que Ton
era pour luy, Ton desire que ledit sieur mare-
•hal essaye de descouvrir ce qu'il desireroit le
)lus , soit de servir en I'armee ou dans le pays
'il il est, et ou il sera specialement applique.
I » Et le tirant de Brisac , Ton croit qu'il sera
i»bsolument necessaire den faire sortir son resi-
.37 1
ment, et d'y faire entrer un autre corps fran-
cois de pareille force, conforraement au traicte,
estant a craindre que ceux qui se sont sousleves
une fois ne retombent en mesme faute , et Bri-
sac estant de telle consequence qu'il s'en faut
une fois pour touttes mettre en repos.
» Et afin que le regiment d'Ossonville puisse
fortifier I'armee du sieur marechal de Turenne,
Sa Majeste donnera la levee d'un regiment fran-
coisa celuy qui sera choisy pour lieutenant au
gouvernement de Brisac: a quoy il trouvera
d'autant plus de facilite , que les soldats auront
a servir dans une place oil la garnison est fort
bien entretcnue; mais comme il pent y avoir
des soldats francois du regiment d'Ossonville
qui ne voudront pas sortir de Brisac, y ayant
leurs families , il faudra diminuer le foud de la
levee du regiment qu'on mettra sur pied , ou
bien obliger le marechal-de-camp de jetter dans
le regiment d'Ossonville autant de soldats qu'il
en demeurera de maries dans Brisac.
"Qu'on neprescrit pas audit sieur marechal ce
qu'il auraa faire en ce suject avec ledit sieur d'Er-
lac , soit pour luy faire valoir ce changement ,
soit pour en tirer advantage pour le service du
Boy, ny comme quoy il doibt s'en ouvrir , et y
agir avec luy , parce que le cognoissant comme
je fais, et voyant toutes ces choses-la de plus
pres, il scaura bien choisir cequi sera pour le
mieux: de quoy Ton se remet a sa prudence; et
afin qu'il ne soit engage a rien a I'endroit de
ceux qui ont interest en cette affaire et en ces
propositions , Ton n'en escrit rien audit sieur
d'Erlac, ny auxdits sieurs de Tracy et d'Osson-
ville. S'il ne juge pas a propos de changer ledit
sieur de Tracy , soit pour I'utilite de son service
dans I'armee , soit pour autre condition, et qu'il
approuve le choix dudit sieur Du Plessis-Be-
sancon , Ton I'envoyera aussitost trouvcr ledit
sieur marechal.
» Et parce que ledit sieur marechal doit agir
de concert avec M. le due d'Enghien, il est
necessaire qu'il soit informe que les derniersor-
dres qui luy ont este envoyes sont : qu'il observe
incessamment les desseins et la marche des en-
nomis qui sont vers le Luxembourg; que si le
due Charles et le general Beck joignent leurs
forces pour marcher du coste de Flandres, il les
suive, et laisse un corps en Champagne pour
couvrir cette frontiere, proportionne a celuy
que les ennemis pourront faire demeurer dans
le Luxembourg , ou ils envoyent vers la Flan-
dres une partie seulement de leurs trouppes ; qu'il
fasse marcher vers la Picardie celles qu'il esti-
mera a propos ; et qu'en cas qu'il marche de ce
coste-la en personne , et avec ses principales for-
37 2
CCS, il donne advis ;uulit sieiir inait'chal de sa
marche, affin que, s'il estoit necessaire , il des-
tache quelque corps pour empechcr avec plus de
seui^ete lesentreprisesdes ennemis de ce coste-la.
>. Sy bicn qu'en cas que M. le due d'Enghien
soil oblige d'aller en personne vers la Picardie,
il sera de la prudence et affection au service de
Sa Majeste dudit sieur marechal, de deslachcr
un corps pour envoyer du coste du Luxembourg
pour y tenir les ennemis en consideration , et
d'adviser aussy, sy, pour favoriser le passage ,
dans le royaume des troupes commandees par
le sieur de Marsin , il ne pourroit pas envoyer
un corps qui s'advanceroit vers luy , faisant le
tout de concert avec ledit sieur due.
" Ledit sieur mareclial scaura aussi que, fai-
sant joindre amondit sieur due le corps de trou-
pes liegeoises conimande par ledit sieur de
Marsin , on faict estat que raondit sieur due aura
jusquesa douze on treize mille hommes effectifs,
tant de cavalerie que d'infanterie , aflin qu'a-
pres que le siege de Graveline sera en bon es-
tat , il puisse, selon qu'il concertera avec ledit
sieur marechal , s'employer au dessein projette
vers la Moselle, ou a celuy du Haut-Rhin , en
envoyant, meme des a present, quatre cens che-
vaux d'artillerie, outre les trois cens qu'il a,
pour faire un esquipage capable de se porter par-
tout.
"Ledit sieur marechal aura este informe de la
difficulte qu'a faite le regiment de Guy,de join-
dre son armee, apprehendantde passer le Rhin,
soubs pretexte de la pretendue contravention
aux alliances des cautions de Suisses, et de la
deffenseexpresse qui en a este faite au colonel
et officiers dudit regiment: snr quoy il a este or-
donne audit colonel d'aller servir en ladite ar-
mee, tandis qu'elle sera au-dela du Rhin. Et
comme ledit sieur marechal ne doibt faire son
passage au-dela, qu'il ne soit favorise de I'armee
dudit sieur due, I'intention de Sa Majeste est que,
quand il sera en estat et que les affaires per-
mettront qu'il passe le Rhin , il fasse marcher
ledit regiment vers ledit sieur due, lequel iui en
envoyera un autre en echange de celuy-lji.
» Ledil sieur marechal scaura aussy qu'on a
envoye- ledit sieur Du Plessis-Resancon, de nou-
veau , vers le due Charles, pour tcicher de
tirer quelque conclusion des ouvertures qu'il
luy a faites, temoignant toujours de vou-
loir entendre a un accommodement , quoy-
que Ton soit bien adverty qu'il traitle avec
les ennemis; qu'il les a de nouveau assures de
son affection et service, et que deja, en execu-
tion de ce qu'il leur a promis , il a loge ses trou-
pes proche de Trevn^s ; mais comnie il y a bean-
MEMOIUFS ni; VIC.OMTF. OB TUBRNKE. [1644]
coup de legerete et d'incertitude en ses pensees, !
il pent aussytost prendre un party qu'un autre, '
et, trouvant son compte avec nous,abandonner •
les ennemis ; toutet'ois, comme il est difficile que .
la chose reussisse, il n'y faut faire aucun fon-
dement, et il importe que ledit sieur marechal
prenne ses mesures; d'ailleurs il scaura seule-
ment une chose assuree l<i-dessus, qui est que
le due et celuy de Baviere se sont promis reci-
proquement : le premier , de passer le Rhin sy
ledit sieur marechal y prend sa marche; et Tau-
tre d'envoyer des forces au-dela du Rhin, si Ton
attaque La Motte.
-. On n'obmettra rien de ce qui sera possible
pour attacher ledit sieur due a la France: en
quoy on ne considere pas principalement sa per-
sonne ny ses troupes, mais bien la facilite que
son accommodement nous donneroit pour I'exe- i
cution des desseins que Ton pourroit faire du I
coste de Spire , Worms et de Mayence. Ledit !
sieur marechal apprendra tout ce qui s'advan-
cera par la voye de mondit sieur due d'Enghien,
plus tot qu'il n'en pourroit estre informe du coste
de la cour , ledit sieur Du Plessis-Resancon
ayant ordre de rendre compte de tout ce qu'il
fera audit sieur due , qui en donnera advis au-
dit sieur marechal , qui aura un soin particulier
de luy faire souvent savoir de ses nouvelles,
ainsi qu'il luy donnera des siennes , pouvant
prendre divers advantages sur les ennemis en
agissant toujours de concert.
» Les nouvelles que nous avons deGravelines,
sont que Ton travaille puissamment a la circon-
vallation ; que le secours d'hommes qui y est
enlre par mer n'est pas capable d'en retarder
le succes, duquel on a toute bonne esperance , et
Ton n'obmet rien de ce qui est juge necessaire
pour I'advancer.
>'En Catalogue, leschosesse trouvent en beau-
coup meilleurs termes que les premiers advis ' 1
que Ton en avoit ens ne I'avoient faict juger,
ainsy que ledit sieur marechal I'apprendra par
I'extrait qui sera cy joint des dernieres depe-
ches qui en sont venues d'ltalie; Ton a advis
que M. le prince Thomas se met en campagne
dans le Milanois , et ainsy Ton estime de toutes
parts que Ton fera quelque chose advantageuse
durant cette campagne.
» Faict a Ruel , le I3juin 1644. »]
L'armee de I'ennemi , apres la prise de Fri-
bourg, etoit dem.euree dans son camp : on I'en-
voya reconnoitre , aussi bien que tous les clie-
mins dans les montagnes et les bois, pour tacher
de se mettre entre Fribourg et les Bavarois ,
et deseendre par la dans la plaine. M. le due
d'Enghien resolut d'altaquer avec son armee
MKMOIBES DL MCOMTE l)E Tl I'.KNMi. [|G-I4j
373
des postes oil M. de Merei avoit tiois ou quatre
re'Tinicns d'infanterie, sur une hauteur, a la tete
de son camp , et oidonna a M. de Turenne d'al-
ler, avec I'armee qu'il commandoit , par les bois
et les montagnes , pour tacher cVentrer dans la
plaineoii rcnnemi etoit, et le prendre par le
tlanc. On eonviut d'attaquer trois heures devant
la nuit.
M. le prince , ayant fait attaquer la haulciir
avec son infanterie, fut repousse au commence-
ment ; maisapres, y etant alle kii-meme avec
beaucoup de vigueur et avec des corps qui sou-
tenoient ceux qui avoient ete repousses, il em-
porta ces postes et delit ces trois ou quatie regi-
mens, ou il y avoit plus de deux mille hommes,
et y perdit beaucoup de gens , et la nuit etant
survenue , il s'arreta au meme endroit.
M. de Turenne , a la tete de son armee, en-
tra dans le defile, et s'approcha de la plaine ou
les ennemis etoient en bataille : il les chassa
d'abord d'un bois et puis d'une bale, et les re-
poussa de p^te en poste jusqu'a I'entree de la
plaine. LeS'lJavarois perdirent beaucoup de gens,
et se retii'erent a quarante ou cinquante pas au
plus de notre infanterie , ayant toute leur cava-
lerieet leur corps d'infanterie de la seconde li-
gne pour les soutenir. Les deux armees demeu-
rerent ainsi Tune devant I'autre, les Bavarois
n'osant plus venir aux mains contre ces regi-
mens, qui les attendoient avec leurs piques, et
les Francois n'osant entrer plus avant dans la
plaine, n'ayant point de cavalerie pour les sou-
tenir.
On combattit de cette facon plus de deux
heures avant la nuit avec grande perte de cote
et d'autre. L'infanterie du Roi avoit derriere
elle le bois qui donnoit un grand pretexte pour
seretirer; mais elle ne s'affoiblit point, quoi-
qu'on ne put jamais faire entrer qu'un escadron
I de cavalerie pour la soutenir, n'y ayant pas
' d'espace pour se mettre en bataille.
La nuit ne fit point cesser le combat, et les
troupes, de part et d'autre, demeurerent, avec
un feu continuel , a la distance de quarante pas,
jusqu'au jour, pendant plus de sept heures.
Dans cet endroit il y eut , de I'armee du Roi ,
, plus de quinze cens hommes hors de combat ,
et de la part de I'ennemi, plus de deux mil-
le cinq cens (1). M. de Roqueserviere , sergent
de bataille, y fut blesse a mort; M. d'Au-
1 (1) MM. (le La Moussaic et Puffendorf font monter
! I'armee dc Merci a quiiizc miile hommes, donl il y avail,
selon le dernier, neiif mille fanlassins : il fallait done
qu'il y cut plus de trois mille tu^s a cette action , puis-
qu'il n'y avail que deux mille cinq cents tu(*s a Tatlaque
de Turenne, douze cents dans la seconde journec, ol
luont, lieutenant-general, y agit tres-bien.
Un peu devant le jour, on vit que leur mous-
queterie se rallentissoit : c'est qu'ils avoient
laisse quelques gens pour tirer, afin qu'on ne
s'appercut pas de leur retraitte , toute leur ar-
mee marchant vers une montagne qui est proche
de Fribourg. lis avoient apprehende, avec rai-
son, que M. le prince, ayant ete empeche de
marcher plus avant, par la nuit, le jour venant
ne les attaqu^t dans la plaine de son cote.
Comrae il fit assez clair pour voir d'une distance
de cent pas, on fit avancer quelques soldats
dans la plaine , qui dirent que I'ennemi s'etoit
retire; et, lejour devenant plus grand, M. de
Turenne deboucha dans la plaine , et vit aussi
M. le prince qui y entroit de son cole. Les ar-
mees s'etant Jointes , M. le prince ne jugea pas a
propos que Ton marchat ce jour-la a la monla-
gne, ou les Bavarois s'etoieut campes de nou-
veau , qui n'etoit pas a plus d'une heure de leur
premier camp. II alia seulement se promener
assez proche de lamontagne, oil les ennemis,
ayant deja loge leur canon, tirerent plusieurs
coups sur ceux qui s'avancoient.
II est certain que si on eiit marche a eux ,
qu'on les eiit trouves en grande confusion ; mais
Tinfanteriedu Roi etoit siabbatuepar le combat
de toute la nuit, et par la quantite d'officiers et
de soldats tues ou blesses, qu'elle n'etoit pas en
etat d'entreprendre aucune action considerable.
On demeura ce jour-la dans le camp; et on dit
que la plupart des officiers geueraux de I'ennemi
etoient d'avis de prendre ce temps pour se reti-
rer par les montagnes derriere Fribourg , et y
laisser garnison ; neanmoinsM. de Merci I'em-
porta : il y demeura, y fit abbattre quelques
bois pourempecher faeces, et fit faire de petits
travaux aux iieux les plus avantageux.
Le lendemain de tres-grand matin , I'armee
que M. de Turenne commandoit ayant I'avant-
garde , il detacha sept ou huit cens mousquetai-
res commandes par M. de L'Echelle, sergent de
bataille de I'armee de M. le prince (qui tenoit la
place de M. de Roqueserviere, blesse le jour
auparavant) , et huit ou dix escadrons de cava-
lerie conduits par M. Deubatel (2), lieutenant-
general, avec quatre petites pieces de campagne,
qui marcherent a la tete du corps de I'armee.
Gomme on approcha de la montagne ou etoit
I'ennemi, on y trouva quelques mousquetaires
tres peu a la troisieme ; et cependant il ne s'en (5lait re-
retire que six mille de toute I'armee de Merci, selon Tu-
renne.
(2) Peut-etre est-ce le meme que le marquis de La
Moussaie nomme Pu Tubal.
374
MEJIOIEES 1)L MCOMTK I)t Tl P,Ei\M-
1G-I4i
qui gardoienl de petits postes avantageux, et
qui se retiroient vers leurs corps quand ils
etoient presses, pendaut que I'ennemi tiroit beau-
coup de canon.
La marche ayant ete fort courte , quand on se
trouva dans cet etat, il n'etoit au plus que liuit
heures du matin , de sorte qu'on avoit beaucoup
de temps, etant dans les grands jours de I'ete.
On resolut qu'en s'ouvrant fort a la main droite,
on feroit place a I'armee de M. le prince (que
commandoit sous lui M. le marechal de Gra-
mont) pour doubler a la gauche, et on se raet-
troit en telle disposition , que la montagne pour-
roit etre attaquee en meme temps par divers
endroits. Toutes les troupes de Tennemi , tant
cavaleriequ'infanterie,s'etaDt retirees et resser-
rees vers la montagne , apres une assez grande
escarmouche, on fit halte. Le canon de la mon-
tagne ne faisoit pas beaucoup de mal , parce que
les troupes francoises n'etoient pas dans un defile.
Dans ses entrefaites , un olficier de Flextein
qui etoit commande avec cinquante chevaux
pour aller voir la conlenance de I'ennemi , sur
une hauteur a cote de I'armee du Roi, vint aver-
tir M. de Turenne qu'il voyoit une grande con-
fusion parmi les Bavarois , et que leur bagage
marchoit. M. de Turenne le dit a M. le prince ,
lequel croyant que Ton ne s'eloigneroit pas trop
pour voir cela , et que Ton pourroit s'en servir
pour la disposition de I'attaque , il s'y en alia et
M. de Turenne avec lui, ayant dit aux troupes
en passant devant elles , que Ton reviendroit in-
continent, et qu'il falloit attendre eelles de M.
le prince avant que d'attaquer.
II y avoit environ deux mille pas du lieu ou
etoient les troupes de la droite jusqu'a la hau-
teur ou etoit cet officier Flextein. Comme Ton
etoit a regarder la contenance de I'armee des
ennemis qui paroissoient en grande confusion ,
en entendit une grande salve qu'ils faisoient, et
en meme temps un bruit de trompettes et de
timbales. M. d'Espenan qui commandoit I'infan-
terie de M. le prince, arrivant au has de la
montagne , et voyant un petit travail assez
avance dans lequel I'ennemi avoit quelques
mousquetaires, et par lequel on u'avoit pas
juge necessairede commencer une attaque, en-
voyaquelque infimterie pour s'en saisir, sans
attendre les ordres de M. le prince ni de M.
le marechal de Gramont , pensant , a ce que je
crois , que la chose n'auroit pas une si grande
suite , ou peut-etre aussi pour se faire valoir par
quelque petite action. C'est ce qui obligea I'en-
nemi a faire une si grande decharge de la mon-
tagne sur ces troupes qui s'avancoient en meme
Le corps de I'avant-garde de M. Dubatel ,
ou etoit M. de L'Echelle (auxquels M. de Tu-
renne avoit parle en allant avec M. le prince,
et dit expressement qu'il ne falloit bouger de
sou poste, et qu'il reviendroit incontinent),
commenca a marcher vers la montagne , et
ayant passe quelque abatis de bois que Tennemi
avoit fait, s'avanca vers un travail oil etoit M.
Merci avec tout le corps de son infanterie,qui,
n'etant attaque que par cec6te-la, a cause que
la chose etoit faite sans ordre , s'y opposa avec
tout ce qu'il avoit. C'est en cet etat-la que M. le
prince et M. de Turenne, revenant avec lui, trou-
verent les choses , y ayant couru a toute bride
sur le bruit que Ton avoit entendu.
II n'y avoit personne de I'armee de M. le
prince arrive, que ce peu de mousquetaires
dont M. d'Espenan s'etoit servi pour prendre ci
petit travail , et toute I'infanterie de M. de Tu
renne, qui ne montoit pas a trois mille hommes, ■
n'etoit pas engagee contre ce fort, raais etoit
assez loin de la sans ordre de ce qu'ils avoient
a faire. M. le prince demeura avec ce premier
corps qui etoit deja repousse , tout proche de
cette redoute de I'ennemi, et ainsi , comme on
peut juger, tres-expose, n'y ayant qu'un regi-
ment decavalerie, qui etoit celui de Flextein,
pour soutenir cette infanterie , et qui etoit sous
le feu de toute I'infanterie de I'ennemi avec une
Constance admirable , et aussi il y perdit la
moitie de ses gens.
M. de Turenne alia a son infanterie qui n'e-
toit pas engagee, pour aider a la retraitte de
ceux qui avoient attaque, ou pour attaquer, s'il
en etoit encore temps , et que ceux-ci ne fus-
sent pas entierement repousses. Comme il avan-
coit, I'etat de lachose fit connoitre que toutce
qu'il y avoit a faire etoit de demeurer ferme un
peu hors la porlee du mousquet, et attendre
I'infanterie de M. le prince.
On demeura en cette posture assez long-temps,
parce qu'il en faut beaucoup pour donner or-
dre a une attaque dans les lieux difficiles et qui
ne se voient pas bien les uns les autres. Ensuite
M. le prince trouvabonqueM.de Turenneallat
avec son infanterie : M. le marechal de Gra-
mont devoit donner par le flanc, ou soutenir
avec la cavalerie, si I'attaque cut reussi. On
marcha droit a I'abatis de bois qui etoit dans
le milieu de la montagne , et vis-a-vis de la
gauche oil etoit I'armee deM. le prince. Les re-
gimens de cavalerie de Turenne et de Traci
soutenoient I'infanterie de M. le prince, qui fut
repoussee apres un combat tres-opiniatre , ou
cette cavalerie fit des merveilles en endurant le
feu sanss'ebranler.
e ,..
i
MEMOIRES nu VICOMTE Dli Tl'BKNNB. [l(J44]
375
M. de Turenue, qui avoit M. deTouruon au-
pres de lui , manda diverses fois a M. le prince
quequelque chose que i'on souffrit 11 tacheroit
de ne pas se retirer entierement qu'ii ne Mt
nuit. II est certain que si I'ennemi eiU pu juger
bien sainement de la confusion des troupes du
Roi, toute I'armeeetoit perdue, au moins toute
I'infanterie. Celle de M. de Turenne fut menee
aussi a celte montagne, dans le temps que celle
de M. le prince attaquoit ; mais les soldats
^toient si rebutes , qu'ils s'approcherent fort
peu de Tennemi.
Ce dernier combat dura bien deux heures ,
et finit a la nuit, I'ennemi ne bougeant point de
son poste. Les Bavarois y perdirent beaucoup
de monde , et entre autres , Gaspard de Merci ,
general -major, frere du comte; mais leur perte
ne fut pas si grande que celle des armees du
Roi dont I'infanterie fut presque toute ruinee.
Cependant, comme I'ennemi avoit presque perdu
la moilie de son infanterie deux jours aupara-
vant , et qu'il n'avoit pas passe celui la sans
grand echec , il ne lui restoit gueres d'infante-
rie. Sans cet accident qui arriva par I'attaque de
M. d'Espenan centre I'ordre , et qui mit tout
en confusion , I'infanterie des deux armees du
Roi donnant de front a la montagne , selon la
disposition que I'on y alloit mettre, I'armee de
I'ennemi etolt perdue et ne pouvoit pas resister.
Dans I'aimee francoise il y eut un tres-grand
norabre d'officiers tues , M. de L'Echelle et
M. de Mauvili , sergens de bataille, et presque
tous les commandans des corps et une partie
des officiers de I'infanterie.
La nuit ayant separe les deux armees qui
n'etoient qu'a cinquante pas I'une de I'autre ,
au moins les corps plus avances, celle du Roi
retourna au camp d'ou elle etoit partie. On en-
voya a Brisac un nombre infini de blesses , et
on en fit venir des vivres; et le lendemain, ou
deux jours apres, on apprit que I'armee de I'en-
nemi, ayant deloge de cette montagne et laisse
garnison a Fribourg, marchoitdans \q. Schwartz-
Walt qui est la foret noire , pour aller au pays
de Wirtembcrg, Comme le pays par ou il fal-
loit passer et plein de grands defiles ou on a
de la peine a faire marcher du bagage , on re-
solut de partir avec I'armee pour surprendre les
ennerais ; et pour cet effet M. Rosen fut com-
mande avec huit escadrous , et partit trois ou
quatre heures avant I'armee. Comme il etoit
tres-bon officier et fort experimente, il eut or-
dre ou d'attaquer quelques troupes que I'ennemi
avoit separees pour la facilite de sa marche ,
ou d'arreter le corps de I'armee en le harcelant ,
et par-l^ donner le temps a I'armee du Roi de
s'avancer.
L'armee du Roi partit k la pointe du jour ,
laissant son bagage avec quelques troupes pour
le garder, en suivant la route de M. Rosen, qui
etoit parti vers le minuit. Apres qu'on eut mar-
che cinq ou six heures dans des pays tres-diffi-
ciles et oii souvent il falloit que les cavaliers
missent pied a terre pour passer a la file, on
arriva sur une petite hauteur. M. le prince y
etoit , et I'armee de M. de Turenne avoit I'a-
vant-garde. On vit a un quart de lieue de la les
troupes de M. Rosen dans un vallon , et sur le
haut d'une montagne ( que M. Rosen, a cause
qu'il etoit dans le fond , ne pouvoit pas voir )
cinq ou six mille hommes au plus, qui etoit
toute I'armee de I'ennemi qui se retiroit. On vit
un peu apres M. Rosen avec ses huit escadrons
qui faisoient six censchevaux,qui commenca a
suivre I'ennemi, et monter cette montagne qui
etoit assez etendue. M. de Turenne, par I'ordre
de M. le prince , envoya en diligence La Berge
qui etoit un gentilhomme a lui , pour dire a
M. Rosen que c'etoit toute I'armee de I'ennemi
qui marchoit sur la montagne. Avant qu'il ar-
rivat aupres de M. Rosen , lui, qui ne voyoit
que quelques troupes de I'arriere-garde , s'en
etoit si fort approche, que M. de Merci, voyant
qu'il n'etoit pas soutenu , et que la premiere
troupe de I'armee du Roi etoit a un quart de
lieue de la, et que I'on deiiloit un a un pour
former le premier escadron ( ce qui, comme on
scait , consomme un tres-grand temps) , tourna
avec tout le corps de ses troupes contre M. Ro-
sen ; mais quelques escadrons de I'ennemi
ayant voulu s'avancer devant leur infanterie, la
cavalerie de M. Rosen les repoussa , et les sui-
vant en ordre , trois ou quatre bataillons firent
une decharge sur lui , ce qui arreta sa cavalerie
sans neanmoins la mettre en confusion ; se
voyant tres-proche du corps des ennemis , et
leur front incomparablement plus grand que le
sien , il commenca a se retirer. Deux ou trois
escadrons de la seconde ligne soutinrent les
premiers qui furent fort peu ebranles par un si
grand feu , et apres avoir perdu quatre ou cinq
etendarts , ils se retirerent assez doucement en
ordre.
La cavalerie des ennemis n'osa pas les pous-
ser vigoureusement de peur de s'eloigner trop
de leur infanterie; ou bien parce qu'etant en-
core etonnes des combats des jours precedens ,
leur principal dessein fut de se retirer sans
eombattre. Ces premiers escadrons de Rosen
ayant ete soutenus par ceux de la seconde li-
gne , et tout le corps de I'ennemi , cavalerie et
infanterie, continuant a marcher contre eux , et
etant a quarante ou cinquante pas les uns des
.3 7G
MKMOIKES 1)1 VICOMTE DE TLI\E.N>E. [iGl'l]
HUti'cs 3 ils se retiiereiit euviron cinq ou six
oens pasmeles avec rennemi, qui seservoit plus
du feu de son iafanteiie que de sa cavalerie. C'est
une des actions que j'aie jamais vues , ou les
troupes ont temoigne le moindre etonnement
pour en avoir tant de sujet : ce qui seroit im-
possible a d'autres troupes qu'a celles qui ont
vu beaucoup de batailles , et qui ont eu sou-
vent du bonheur et du malheur. L'ennemi, qui
vit qu'il y avoit deja deux escadrons de I'avant-
garde de I'armee du Roi formes sur la hauteur
ou j'ai dit qu'ils defiloient , commenca a sar-
reter , et un peu apres a prendre sa marche
pour se retirer.
La cavalerie de Rosen, qui avoit ete repoussee,
n'etant point en etat de suivre l'ennemi, parce
qu'il n'y avoit point de corps assez considerable
de I'armee du Roi qui eiit passe le defile pour la
soutenir, fit halte ; et M. de Merci se retira vers
un bois qui etoit a douze ou quinze cens pas du
lieu du combat , d'ou il prit sa marche par les
montagnes vers le pays de Wirtemberg.
On eut avis de quelques bagages de l'ennemi,
qui etoit avec trois ou quntre cens chevaux a
une heure de la, qui prenoit une autre marche
que ce corps de M. de Merci ; M. Doubaret ,
qui etoit lieutenant-general de la cavalerie alle-
mande, s'y en alia avec quatre ou cinq regi-
Uieus de cavalerie ; et comnie les troupes de
l'ennemi qui etoient avec ce bagage les virent ,
ils se retirerent vers le corps de I'armee, et per-
dirent peu de leurs gens : tons ces bagages fu-
rent pilles , mais une partie des chevaux qui les
raenoient se sauva. On logea cette nuit-la dans
les montagnes sans avancer. Comme tout ce qui
restoit d'infanterie etoit accoutume a avoir son
pain , et non pas a le faire, comme les vieilles
troupes qui ont servi long-temps eu Allemagne,
on ne pouvoit pas suivre l'ennemi dans le pays
de Wirtemberg , ou on n'avoit pas de magazins,
et on ne s'eloigna pas du Rhin. Apres avoir en-
voye M. de Palluau , marechal-de-carap dans
I'armee deM. le prince , prendre un petit cha-
teau qui incommodoit Fribourg , on retouina
avec I'armee par le meme chemin par lequel on
etoit venu , et on se logea aux environs du meme
camp dont on etoit parti pour suivre l'ennemi
dans la montagne. Reaucoup d'officlers furent
d'avis d'attaquer Fribourg, oil l'ennemi avoit
laisse cinq ou six cens hommes de garnison , et
d'achever la campagne par cette action. Les
affaires etant dans une telle situation, que, si on
eiit demeure encore quelques jours aupres de
Fribourg, le manque de fourages auroit oblige
la cavalerie a repasser le Rhin ; on crut que
I'esprit ou cloit rennemi, et son cloignement du
bord du Rhin , devoient faire songer a des cho-
ses plus considerables que de reprendre Fri-
bourg : ainsi M. le prince trouva a propos que
M. de Turenne allat a Rrisac, pour concerter
avec M. d'Erlac , qui en etoit gouverneur , des
moyens de faire descendre sur le Rhin de I'ar-
tillerie , des munitions de guerre et des vivres
pour attaquer Philisbourg, pendant que I'armee
iroit par le marquisat de Rade , laissant le Rhin
a gauche pour investir la place , ce qui fut mis
en execution ; et les batteaux, ayant ete charges
avec deux ou trois cens raousquetaires pour es-
corter ce convoi , descendirent le Rhin , ceux de
Strasbourg leur ayant donne passage sous leur
pont. L'armee laissa tons ses blesses qui etoient
en tres-grand nombre a Rrisac , commenca a
marcher vers Philisbourg ; et n'ayant aucune
nouvelle de l'ennemi, qui etoit a plus de vingt
heures de-la dans des quartiers pour se raccom-
moder, on envoya des sauvegardes dans beau-
coup de petites villes, et dans quelques-unes les
bagages de quelques regimens de cavalerie, avec
les cavaliers a pied , et Ton alia investir Philis-
bourg avec I'infanterie , qui u'etoit pas compo-
see en tout de plus de cinq mille hommes de
pied , et de la cavalerie qui se trouva en bon
etat , le reste ayant ete envoye , comme j'ai
deja dit , dans des quartiers.
[M. de Turenne fut informe, parunelettredu
Roi, du traite qui etait sur le point d'etre conclu
avec le due Charles ; on lui laissait , du reste ,
plein pouvoir d'eutreprendre ce qu'il jugerait
utile au service du Roi, et on lui promettait des
renforts d'infanterie :
« Mon cousin , comme le bien et I'advantage
de mes affaires en Allemagne est ce qui m'a
porte principalement avec Tad vis de la Reyne
regente, madame ma mere, a renouer I'accom-
modement avec le due Charles de Lorraine,
aussy veux-je faire scavoir, par advance, que
cette negociation est en termes d'une bonne
conclusion , tons les points essentiels en estant
adjusles et ne restant que quelques deraandes
particulieres, sur lesquelles la Reyne, ma-
dite dame et mere , luy ayant donne des res-
ponses tres - raisonnables, en luy renvoyant
ses rainistres avec le sieur Du Plessis-Besancon,
je ne doubte pas qu'il n'en demeure satisfait et
que je n'aye bientost advis qu'il aura signe le
traicte ; ce n'est pas que je me sois en rien re-
lache de ce qui a este estime necessaire pour ma
reputation et pour la seurete de I'execution de
ce dont Ton est con venu , ne m'obligeant a luy
rendre que ce qui luy avoit este promis par le
dernier traicte faict avec luy par le feu Roy,
mon seigneur et pere, et aux mesmes termes, y
MEiMOlKES UIJ VICOMTE UB TUBENiAE. [161-4
377
ayant mesme cecy de plus, qu'il remette La Motte
en mou pouvoir et que le razeraent en deraeure
en ma disposition ; mais il est vraiquelaRoyne,
madite dame et mere, et moy, avons de bon
coeur facilite cet accommodement, autant que la
raison I'a pu permettre, pour oster un obstacle
assez considerable a nos desseins en Allemagne,
y moyenner le passage de Tarmee dudict due
contre les ennemis , et tirer tout Tadvantage et
I'assistance qu'il se pourra de sa personne et
des places qu'il tient vers le Rhin, ainsi que
de ses forces : sur quoy ledict sieur Du Plessis-
Besaucon a ordre d'adjuster toutes choses avec
luy, en sorte que vous puissiez en profitter au-
tant qu'il se pourra , et je I'ay blen expresse-
ment charge de vous douner advis de la signa-
ture dudict tiaicte , ainsi que de tout ce qu'il
traictera pour ce qui regarde I'employ des troup-
pes dudict due Charles.
» Quant a ce que \ous pouvez entreprendre ,
Ton n'estime pas qu'il y ait rien a vous dire de
particulier, parce que vous pouvez mieux que
personne juger sur les lieux ce qui se pent
faire de plus utile et de plus glorieux a mesar-
mees, et prendre vos mesures pour I'executer;
mais seullement qu'il faut que vous ayez pour
but de vous rendre maistre de bons quartiers
ou vous puissiez seurement et comraodement
faire subsister les troupes de raon arraee pen-
dant I'hiver.
" Que pour cet effet , je feray tres-vollontiers
un effort pour vous envoyer encore quelque in-
fanterie de troupes que je faicts presentement
mettre sur pied ; mais comme I'aversion des
Francois, de servir en Allemagne, s'augmente
de plus en plus, il y a beaucoup de sujet d'ap-
prehender que la despense qui s'y fera et les
soins que Ton en prendranesoient du toutinuti-
les ; en quoy neantmoins la perte du temps et
de I'argent ne me touchera pas a I'egal du des-
plaisir que je recevrois de veoir cette impossibi-
lite a vous donner le secoursque je desirerois, et
dont je recognois assez que vous auriez besoing
pour mettre a effect les desseins que votre ge-
nerosite et votre affection a mon service vous
peuvent faire concevoir.
" Pour tout ce qui concerne , au surplus, la
subsistance de I'arraee et les autres officiers des
quartiers ou vous estes, vous verrez par les lettres
du sieur Le Tel Her, comme la uecessite pre-
sente et Taccablement des despenses qui s'of-
frent de tout coste n'empechent pas que i'on ne
pourvoye (1), aussi ponctuellement qu'il se
pent, a celle-la et a tout ce qui y est uecessaire ;
a quoy me remettant , je n'adjousteray rien a
celle-cy que pour prier Dieu qu'il vous ait, mon
cousin , en sa saincte et digne garde.
>' Escrit a Paris , le 19 juillet 1641.
» Louis,
» Et plus bas : Le Telliek."]
11 y avoit dans la place de Philisbourg six ou
sept cens hommes de pied et environ quatre-
vingts chevaux : on employa les premiers jours
a faire un chemin pour ailer aux batteaux qui
venoient de Brisac , les bords du Rhin etant
fort remplis de bois et de petites isles. Aussi-
tot qu'on eut fait debarquer le canon et les mu-
nitions de guerre et de bouche, on ouvrit deux
tranchees : une de I'armee de M. le prince, et
I'autre de M. de Turenne.
Les assieges firent, le second ou le troisieme
jour, une sortie sur la tranchee de M. le prince,
dont ils etonnerent au commencement la tete ;
mais on se remit pen de temps apres : I'infante-
rie etoit tellement rebutee de tons les combats
donnes a Fribourg , qu'assurement on n'auroit
pas reussi a prendre une place qui auroit fait
une grande resistance. Les deux tranchees se
continuerent jusques sur le fosse , avec assez
peu de perte. M. de Tournon , qui etoit mare-
chal de camp dans I'armee de M. le prince , y
fut tue : c'etoit une personne de grande qua-
lite , et il n'y avoit pas de jeune homme qui eut
plus d'ambitiou et de merite.
Les ennemis ne firent point de resistance a
leur contrescarpe , qui n'etoit pas palissadee
ni en etat de se bien defendre ; mais comme ils,
avoient une petite fausse-braie , un fosse plein
d'eau , assez large et profond , et beaucoup de
canon , ils crurent qu'ils empecheroient long-
temps les assiegeans a passer le fosse ; mais
comme on avoit quantite de fascines, et que le
canon avoit ete loge des deux cotes sur la con-
trescarpe, pour tirer aux flancs , on avanca la
galerie, c'est-a-dire la digue de fascines (qui
n'etoit pas couverte comme en HoUande),
bien pres de leur fausse-braie : ce que I'ennendi
voyant , et que Ton seroit attache le lendemaln
au corps de la place qui n'etoit pas revelu, ils
battirent la chamade.
(1) Turenne ecrivait a sa sceur une Icttre en .lale du I'armee . (5tant une chose enlierement ^'^f'^^'^-^;^
aOjuiUel, par laquelleon voitauconlraire qu'il se plaint les point cela a des personnesqui pu.sscnt It 'ed.cs «^a«
'^ II sexprime ainsi MM. les minislresoroicnt querela decrie les alTaiies. ft
du d^numenl complel de son armee
a ce sujet :
« Picssez fort la cour pour avoir une rnonire pour
cela ne sort de rien. »
JJEMOIBES DV VICOMTE DE TUKENMi. [lG4 4]
Durant le siege , des qu'on cut fait iin pont
sur le Rhin , avee les batteaux qui etoient ve-
nus de Biisac, on fit passer doiize on quinze
cens hommes au-dela du Rhin, qui prirent Ger-
mesheim,ou il y avoit une petite garnison. On
s'approcha ensuite de Spire, qui en est a deux
ou trois lieues ; la ville, qui est fort grande , se
trouvant sans garnison, se rendit, n'y ayant
de ee cote du Rhin aucun corps des ennemis.
Le gouverneur de Philisbourg ayant capitule
sous les conditions ordinaires , que la garnison
sortiroit armee et seroit menee a Hailbron,
ville imperiale a douze heures de la, M. le
prince entra dans Philisbourg avec M. le mare-
chal de Gramont. Le lendemain de la prise de
la place, M. de Turenne passa le Rhin avec
toute la cavalerie allemande et cinq cens mous-
{|uetaires commandes ; et ayant appris que les
Espagnols qui tenoient Frankendal , place de
1 electeur palatin , a trois heures de Spire , at-
tendoient quelque cavalerie du cote de Luxem-
bourg , il y envoya M. de Flexsteim avec trois
regimens, qui rencontra le colonel Savari avec
cinq cens chevaux, qui vouloit entrer dans la
place : il le prit prisoncier et defit une partie
de sesgens. M. de Turenne continua sa marche
vers Worms, qui se rendit, n'y ayant per-
sonne dans la place ; et ayant passe outre , Op-
penheim se rendit aussi. Cralgnant que I'en-
nemi ne lit entrer quelqu'un dans Mayence , qui
est le poste de dessus le Rhin le plus considera-
ble, a cause du voisinage de Francfort, et de la
communication que cette place donne avec les
Hesslens, il marcha jour et nuit sans bagages,
et arriva le matin assez proche de la place,
dans laquelle il savoit qu'il n'y avoit point de
garnison de I'Empereur ni de Baviere, mais seu-
lement quelques gens que le chapitre entrete-
noit. II envoya promptement un trompette avec
un gentilhomme pour parler a messieurs du
chapitre.
Dans le meme temps , M. de Turenne apprit
qu'il y avoit mille dragons de I'armee de Ba-
viere , sous le colonel Wolfs, qui etoit de I'autre
c6te du Rhin , et demandoient a messieurs de
Mayence des batteaux pour y entrer : ce qui
I'obligea a approcher plus pres de la ville avec
ses troupes, et a envoyer d'autres personnes a
messieurs du chapitre , pour les presser de de-
puter quelqu'un pour venir traitter ; ce qui fut
fait. M. de Turenne leur dit que s'ils neman-
doient promptement a ces troupes de Baviere
de se retirer, qu'il ne continueroit plus le traitte ,
et que s'il voyoit le moindre batteau passer en
decade I'eau, (|u'il feroit altaquer la placode
tous les coles. lis rdsolu rent de eapiluler, n'y
ayant point de chef pour leur faire prendre au-
cune resolution vigoureuse. Aussitot les dragons-
de Tarmee de Baviere se retirerent, et M. de
Turenne manda a M. le prince , qui etolt de-
meure a Philisbourg, I'etat auquel etoient les
choses, lequel s'y en vint en diligence, accom-'
pagne de beaucoup d'officiers : il signa la capi-
tulation , qui etoit aussi avantageuse pour le
chapitre et les bourgeois qu'ils le pouvoient sou-
haiter. L'electeur, qui etoit dans le parti de
I'Empereur, s'etoit retire a Francfort, scachant'
le siege de Philisbourg. II y avoit une petite
place nommee Binghen , a quatre heures de
Mayence, dans le has du Rhin, qui se rendit
en meme temps ; et a douze ou quinze lieues de
la , on recut des sauve-gardes , hors au chateau
de Creutznac, oil il y avoit deux cens hommes.;
M. le prince demeura quatre ou cinq jours a;
Mayence, et y recut un envoye de madame la
landgrave de Hesse, et beaucoup de deputes des
lieux qui sont aux environs; et y ayant laisse
trois ou quatre cens hommes sous le vicomte:
de Courval , qui se mirent dans la citadelle , qui
ne valoit rien, et oil on a beaucoup fait travail-
ler depuis , il s'en retourna a larmee, qui etoit
a Philisbourg, oil on ramena toutes les troupes
que M. de Turenne avoit emmenees a Mayence. ;
On laissa aussi peu de gens a Oppenheim dans
le chateau , et deux ou trois cens hommes dans
Worms.
On ne mit point de plus fortes garnisons dans
ces places, parce qu'il n'y avoit point d'ennemis
de ce cote du Rhin , hors dans la ville de Fran-
kendal , ou il y avoit sept ou huitcens hommes.
M. de Lorraine avoit seulement laisse deux ou
trois cens hommes dans Landau , qui est une
ville imperiale a quatre heures de Philisbourg.
M. le prince trouvaa proposd'eovoyer M. d'Au-
mont, lieutenant-general dans I'armee de M. de
Turenne , pour la prendre avec trois ou quatre
mille hommes commandes, et quatre pieces de
canon. Le lendemain de la tranchee ouverte,
M. d'Aumont y recut une blessure dont il mou-
rut, apres s'etre fait porter a Spire. II avoit
servi cinq ou six ans en France de marechal-
de-cantip , et n'avoit ete fait lieutenant-general
que cette campagne-la en Allemagne. C'etoit
une personne de grande qualite, nourri dans la
cour, et qui etoit assez capable et dans la guerre
et dans ce qui regardoit le progres de sa for-
tune : il vivoit fort bien avec M. de Turenne,
et mourut avec beaucoup de fermete.
Comme on apprit sa mort a Philisbourg,
iM. le prince trouva bon que M. de Turenne s'en
allat au siege , oil il y avoit eu peu de genstues,
et la place se rendit deux ou trois jours apres :
MEMOIBES l)V VICOMT
M. le prince y vint faire un tour diirant le siege.
On envoya la garnison dans des chateaux que
M. de Lorraine tenoit dans ies montagnes , et y
ayant laisse deux ou trois cens liommes, tout
se rejoignit au corps a Phiiisbourg, dont M. le
prince obtint a la cour le gouvernement pour
M. d'Espenan. Le mois d'octobre etant assez
avance, M. le prince se retira en France avec
son armee , passant par Keyserslauter et Deux-
Ponts, et raarchant droit a Metz, et ne laissa
que quelques regimens d'infanterie nouveaux ,
dont Ies officiers de I'armee d'AIIemagne retin-
rent avec beaucoup de peine Ies soldats, Ies of-
ficiers francois ayant eu leur conge. Toute la
cavalerie francoise , qui n'etoit plus en etat il y
avoit deja quelque temps, s'en retourna, et cinq
ou six des plus vieux regimens. M. de Tu-
renne demeura a Phiiisbourg avec I'armee, et
fit prendre garde autant qu'il leput sur le pont,
qu'il ne passat plus personne des que M. le
prince eut fait passer ceux qu'il vouloit amener
avec lui.
Quelques jours apres , M. de Merci , qui com-
mandoit I'armee de Baviere , et qui s'etoit ra-
fraichi , et I'avoit raccommodee dans le pays de
Wirtemberg , scachant que M. le prince , avec
une bonne partiede I'armee , s'en etoit retourne
en France , rassembia ses troupes , marcha vers
Heidelberg, et envoya prendre quelques dra-
gons que M. de Turenne avoit mis dans Man-
heim , qui est une grande place sur le Rhin
presque toute demolie ; ensuite il fit passer le
Rhin a quelques troupes, et fit semblant d'y
faire un pont de batteaux , dans le dessein d'at-
tirer I'armee du Roi pour couvrir toutes ces
places de nouvelle conquete, ou il y avoit peu
de garnison, comme Spire, Worms et Mayence,
etainsi, degarnissant Phiiisbourg, de I'atta-
quer, en se logeant entre le Rhin et la place , ce
qui est aise a faire , y ayant un espace de plus
d'une portee de mousquet.
M. de Turenne, voyant qu'il etoit necessaire
de repasser le Rhin pour couvrir ces places ,
laissa deux mille hommes de pied dans un camp
sous Phiiisbourg, pour en empecher le siege,
et ayant pris quelques mousquetnires comman-
des avec toute sa cavalerie, il repassa le Rhin,
mnrcha a Spire, et envoya promptement mille
ehevaux dans Worms et Mayence pour renfor-
cerces garnisons.
Laplace de Frankendal, qui est entre Spire
et Worms , incommodoit beaucoup la commu-
nication de ces deux places : M. de Turenne
craignit que M. de Merci, en repassant le Rhin
a Manheim , ne s'en servit comme d'un maga-
ziu , et n'en tirat du canon et des munitions
E hH TLIKE.\.\E. [1G44] ;J79
pour reprendre Worms et Mayence, ce qui as-
suiement eiit ete fort aise; mais M. de Merci
n'en lit rien, par des raisons que Ton ne peut
pas bien penetrer, dont je crois que la meilleure
est que I'armee de Raviere a toujours craint de
passer le Rhin et de se miner par le manque
de fourages et de vivres , qui etoit si grand que
de Phiiisbourg a Mayence , en deca du Rhin , il
n'y a rien de seme, et rien a manger pour Ies
ehevaux que dans Ies villes. II est certain d'ail-
leurs que Worms et Mayence etoient si foibles
de garnison qu'elles n'eussent pas tenu deux
jours; mais il arrive souvent qu'on ne scait pas
I'etat des choses, c'est ce qui empecha aussi
M. de Merci de faire passer le Rhin a tout son
corps : il n'y eut que peu de troupes qui vinrent
en deca , et tout le corps demeura entre Heidel-
berg et Manheim.
Les choses demeurerent quelques jours en eel
etat, et M. de Turenne, voyant qu'il n'y avoit
plus a craindre que I'armee de Baviere passat
le Rhin, et que toute la cavalerie se ruinoit
faute de fourage , garda seulement trois ou qua-
tre regimens de cavalerie sans bagage , qu'il
mit dans les villes , a qui il faisoit fournir quel-
que paille, et fort rarement de I'avoine , et en-
voya tout le reste de sa cavalerie dans les mon-
tagnes de la Lorraine , ayant ecrit a la cour
pour leur faire donner desquartiersd'hiver dans
ce pays , et dans les eveches de Metz , Toul et
Verdun , gardant toute I'infanterie avec lui en
Allemagne, et laissant un corps de deux mille
hommes sous Phiiisbourg, jusqu'a ce qu'il scut
que I'armee de Baviere fut separee : ce qui ne fut
que dans le mois de decembre.
Peu de temps apres que M. de Turenne eut
renvoye cette cavalerie, il apprit que M. de
Lorraine passoit la Moselle avec cinq ou six
mille hommes, et avoit investi un escadron de
cavalerie dans Castelnau, et un autre dans Si-
meren , deux petiles places dans le Hundstruck,
a quatreou cinq heures de la Moselle, ou M. de
Turenne avoit cnvoye ces deux escadrons pour
trouver du fourage. Celui de Castelnau demeura
dans cette petite place, qui ne fut point atta-
quee , celui de Simeren se retira a Mayence
avec peu de perte. M. de Turenne , qui ne pou-
voit plus faire revenir sa cavalerie , et aussi qui
ne pouvoit pas prendre celle qu'il avoit postee
dans les villes du Rhin, M. de Merci etant en-
core ensemble audela , s'en alia vers Mayence
avec quatre ou cinq cens ehevaux , et apprit en
chemin que M. de Lorraine avoit attaque Ba-
charach, qui est une petite place sur le Rhin,
ou il y avoit cent hommes de garnison : il n'e-
toit pas en etat do la secourir; neantnioins il
380 MEWOIRES Dli VICOMTE
etoit bien aise de faire croire a M. de Lorraine
qu'il y marchoit avee beaucoup de gens. Etant
arrive pres de Binghen , qui n'en est qu'a trois
heures, il envoya des partis et des sauve-gardes
en divers iieux pour preparer des vivres pour
I'armee , et lit meme entrer quelques-uns de ses
gardes dans le chateau, qui crierent aux Lor-
rains que I'armee venoit : M. de Lorraine leva
le siege et se retira au-dela de la Moselle. II
etoit demeure deux cens hommes dans le cha-
teau de Creutznac, qui a au-dessous une assez
jolie ville ; et ce chateau efant un poste tres-con-
siderable entre le Rhin et la Moselle. M. deTu-
renne crut qu'en logeaiit son infanterie dans la
ville, etayant le convert et des vivres, il feroit
le siege durant I'hiver assez commodement. II y
demeura en effet avec mille homme de pied et
deux cens chevaux , et en quinze ou seize jours
le chateau se rendit apres une assez graude re-
sistance.
Ce fut enviion vers le milieu du mois de de-
cembre que les quartiers furent donnes en Lor-
raine, en Alsace et le long du Rhin , ou le pays
etoit si ruine, qu'en vingt lieues on ne pouvoit
pas trouver a nourrir un cheval , hors dans les
grandes villes, qui etoient fort miserables par
les quartiers d'hiver des Lorrains, et en quel-
que petit chateau ouildemeuroitquelque homme
de qualile qu'on ne vouloit pas entierement
achever de ruiner.
[1645J M. de Turenne crut qu'il etoit bon
qu'il n'allat pas a la cour pendant I'hiver, afin
d'etre en etat de se mettre en campagne plus tot ;
etM. le cardinal I'ayant trouve bon, il demeura
a Spire. De la , il envoya prier M. de La Ferte,
gouverneur de Lorraine, debater le payeraent
des quartiers d'hiver aux troupes; M. de La
Ferte le fit tres-ponctue!lement dans tons les
Ueux de son gouvernement, et leur fit donner
trois mois de paye.
[Dans cet intervalle, M. de Turenne rendit
compte a Son Eminence de I'etat de Tarmee et
des pays voisins, et des projets que Ton pou-
voit former pour la procbaine campagne, par les
lettres suivantes :
« On m'a mande comme on voulloit mettre
un autre lieutenant de Roy dans Philipsbourg
a la place de Decourt, qui y est a cette beui-e. Je
supplie Vostre Eminence que ce ne soit point
sans que celuy qui y entrera hiy donne une re-
compense raisonnable; il est hors d'estat de ser-
vir a la campagne , ayant perdu un bras. Je ne
double point qu'il ne plaise a Vostre Eminence
s'en souvenir quand on luy en parlera. J'ay este
bien aise que M. d'Anisy allast faire un voyage
fi Paris; il dira a Voslre Eminence comme on
DE tl;bei\i\e. [164 5]
a renvoye deux de ses capitaines qui ne nieri
toient point d'entrer dans ce corps-la ; si on ei
pouvoit trouver quatre autresqui pussent fair
de bonnes compagnies, le regiment feroit deu
bataillous. M. d'Anisy sert avec grand soin e
affection.
>' J'ai faict passer un regiment de eavaleri
et un d'infanterie de dela le Rhin ; ils sout re
tranchez dans un village, el ils lirent subsis
tance du pays d'Armstadt ; j'en feray encor
passer, si je peux, un ou deux de cavalerie
cela ne se fait pas sans danger d'estre enlevez
niais c'estqu'outre qu'ils ne peuvent plus vivr
en deca , il faut lascher de laisser le pays ui
peu libre, pour faire semer autour des vivres
Une partie de cavalerie de nos gens ont, a I:
null passee, defaict une de trenle des ennerai
au-dela du Rhin.
» M. de Baviere faict encore donner a cest'
beure des chevaux a sa cavalerie, y en estan
mort beaucoup des deux mille cinq cens qu'i
donna apres la prise de Philipsbourg; ils on
envoye mille chevaux vers la Boheme conlr(
les Suedois, soubs la couduitte d'un coloue
nomme Sporick. L'infanterie de Galas, dan:
Magdebourg , est entierement ruynee ; les Impe
riaux font un corps en Boheme du reste di
Galas, des trouppes de Saxe, de celles de Has
feldt et dequelques trouppes qui estoient contrc
Ragotsky ; les gens commandez de Baviere s(
vont encore joindre a cela.
» Dans la fin dece mois j'envoyeray quelqu'ui
a Vostre Eminence, pour luy dire ma pensec
pour ce que Ton pent faire en ce pays. Je la sup
pile tres-hurablement de ne point retarder :
envoyer de I'argent pour I'aehapt des bleds,
craignant que cela me vienne dans un temps on
nous ne pourrons rien tirer de dela le Rhin.
>' Je suis oblige de dire a Vostre Eminence
que M. de Courval n'est pas si propre a vivre
dans un lieu oil il faut estre politique qu'a def-
fendre une place. 11 est fort brave homme et bon
olTicieis, maisil ne s'accommodeavec personne
et fait beaucoup de choses sans jugeraent. Je
lui en ay fait trois ou quatre reprimandes; je
croyois qu'il y estoit plus propre que je ne le
trouve, allant trop visle pour un lieu comme
ce!iiy-cy est. Monseigneur, vostre tres-burable
et Ires-obeissant serviteur,
» Mavence, 18 Janvier 1045. »
'■ Turenine.
All meme.
" J'ay recu la lellre qu'il a pleu a Vostre
Eminence me faire I'bonneur de m'escrire par
1
MKMOiKKs i)i: \i(.OMTi: m- T^lu■^^^
«<;
38 I
M. de Grandru , et recois toiijours tant de te-
inoignnges de I'honneur deson souvenir, que je
serois bien incredule si j'en estois en aucun
double. Je la supplie aussi de croire que je res-
sens cela comme je doibs.
>' Je supplie encore Vostre Eminence d'ap-
puyer aupres de madame la landgrave de Hes-
sen , pour Tenvoy de ses deux brigades d'in-
fanterie, alors que je Iny demanderay ; elle a
toiijours temoigne voulloir apporter tres-grande
facllite a touttes les choses qui dependoient d'elle,
et estre fort recognoissante des obligations
qu'elle a a la France.
.. Vostre Eminence scait bien que je n'ay
point propose de donner de I'argent aux officiers
de Tinfanterie pour les recrues , a cause du peu de
gens que Ton meine , et de la quantite d'argent
que cela couste : ce n'est pas qu'ii ne soil be-
soiu quelquefois de se resoudre a envoyer des
soldats de France, encore qu'ils coustent beau-
coup , puisque je vois que les soldats qu'on tire
de Francfort (d'ou on en a eu quarante ou cin-
quante) reviennent a douze et quinze escuz sans
les frais; c'est pourquoy, si on trouvoit quelque
regiment d'infanterie vacquant en France, et le
donner a M. de Courval, il s'accommoderoit
avec moins de depense qu'a en faire un nouvcau,
et cela me renforceroit d'un bon nombre d'in-
fanterie qu'il faut laisser de I'armeede Mayence.
» Madame la landgrave de Hessen m'a es-
crit sur le subjet des contributions de la Haute
Hessen , mais c'est plus pour I'advenir que pour
le present , car on n'a pas tire un son de dela le
Rbin, si ce n'est Tentretenneraent de deux regi-
mens a M. le prince de Darmstadt, ou elle ne de-
raande rien.
» 11 y a le Ryngau , qui est un petit pays de
trois heures de long, auquel on n'a point touche :
c'est le seul pays qui faict subsister Mayence
et qui paye les cinq cens hommes de garnison.
» Je croy que M. de Tracy, devant revenir
en ce pays , sera party de Paris. II eust este fort
a desirer qu'on eust peu faire venir une somme
dans ce bas du Rhyn , a cause de la comraodite
qu'on trouve en de certains temps d'achepter
des bleds et autres cboses necessaires que Ton
ne trouve plus aprez. Je le luy feray scavoir lors-
qu'il sera arrive a Brisack.
» Je rends tres-humbles graces a Vostre
Eminence, de quoy 11 luy a pleu parler a la
Royne pour une pension a M. de Bauvau.
» J'ay envoye un trompette a M. de Mercy,
et luy ay escrit touchant les prisonniers , et en
envoyeray un autre a M. Tartenson touchant
eeux qu'il a. Je suis tres-aise que Ton envoye
un intendant qui ait rs'j,nrd au\ places et a la
direction de la subsistancedes trouppesdans les
garuisons et des contributions, et croy cela en-
tierement necessaire. Je suis oblige de dire a
Vostre Eminence qu'il faut de I'argent a la gar-
nison de Philipsbourg, laquelle ne peut point
tirer de contributions.
» M. de Charlevois part pour travailler a sa
levee ; je supplie Vostre Eminence que Ton luy
donne inoyen de la faire , pouvant tirer par la
de I'infanterie du regiment d'Ossonville , qui
est fort bon , et croy qu'elle ne trouvera pas
mauvais que je luy dise que je croy qu'il est ne-
cessaire de donner moyen a M. de Charlevois
d'estre dans I'employ, en faisant quelque de-
pense , estant une charge ou il faut estre avec
quelque respect avec les officiers , ledit sieur
de Charlevois estant une persoune a qui on se
peut bien fier, et qui a I'esprit tres-bien faict.
» J'ay veu, par la lettre de M. Le Tellier,
comme M. d'Espenan demande le gouvernement
du Bas-Palatinat. Je supplie tres-humbleraeut
Vostre Eminence que Ton aille reserve avec
eux pour ces choses-la , car c'est une personne
qui a toujours este apprehendee pour ses facons
de faire, aymant de faire brouillerie dans tons
les lieux oil il est ; il vit tres-bien avec moy :
mais c'est la coustume, d'estre bas en presence ,
et de faire beaucoup d'intrigues de loin.
» Pour ce qui est de Mayence , en faisant
donner vingt mille francs a M. de Gourval , il
mettra ce lieu-la en assez bon estat : ce qui est
tres-necessaire de faire , estant un fort mechant
lieu pour se deffendre, quoyqu'on y ait travaille
autant que Ton a peu. Je rends tres-humbles
graces a Vostre Eminence de ce qu'elle a ob-
tenu de la Royne pour moy ; je \oudrois estre
assez bien dans mes affaires pour ne pas don-
ner ces importunites.
» II est arrive un accident a M. de Gourval:
je I'avois envoye prendre un chateau nomme
Hoffen, ce qu'il fit, et luy avois dit qu'il pourroit
passer jusques a Ursel , qui est a deux heures
plus avant, en cas qu'il y eust peu de gens de-
dans: et en effect il n'y avoit que quarante sol-
dats, et ayant faict tirer son canon deux jours de
suite, les soldats et paysans raccommodoient la
bresche ; en sorte qu'il ne pouvoit pas y faire
donner, craignant que cela ne donnast le temps
aux ennemis d'y venir pour la secourir, luy
n'ayant que six cens hommes en tout, j'en-
voyai un ayde-de-camp,afin qu'il se retirast Ja
nuit ; luy, n'ayant point de nouvelles d'aucun
socours considerable , il creut bien faire d'at-
tcndre au matin , auquel temps il partit; ily an-
tra cestenuict-la, dans la ville, cent chevaux et
cinquante mousquetaires, lesquels , avec ceux
382
MEMOIKKS DV VICOMTE DE TUftE^NE. [l04.'j]
de la ville , sortirent et mirent sos gens en con-
fusion, et luy prirent ses deux pieces de canon ;
il fut deux fois entre les mains des ennerais et
se sauva. Les ennemis y ont prisdeux cens pri-
sonniers que I'on aura pour la rencon. M. de
Couival y a faictce qu'il a peu de sa personne,
et seavoit bien que les ennemis n'estoient pas
lamoitie si forts que luy : ce qui est cause qu'il
les a si fort raeprisez.
» Je manderay a MM. de Strasbourg et a
ceux de vostre regiment de cavalerie , ce ((ue
Vostre Eminence m'en escrit; je ne double pas
que ceux de Vorms et de Spire m'envoyent a la
cour pour le mesme choix ; elles n'ont chacune
qu'un regiment d'infanterie, et j'oste deux com-
pagnies de mon regiment, qui estoient a Spire
sur le clerge, sans sea voir aucun lieu ou les met-
tre; ces villes ont tres grandes raisons de se
plaindre, raais j'advoueque jene scay nul expe-
dient pour les soulager presentement , estant
oblige, quand mesme on auroit d autres quar-
ters, de laisser ce qu'il y a dedans a cause de
Franckendal. Si Vostre Eminence juge neces-
saire que par dessus les marechaux de camp il y
aytun lieutenant-general , jecroy que M. d'Hoc-
quincourt y sera plus propre que M. deMontau-
sier, a cause de quelques escritssur I'affaire de
Tutlingen.
» Vostre Eminence cognoist bien mieux que
moy M. le marquis de Pomart, qui , a ce que je
croy , n'a pas eu d'employ de touttes ces guer •
res icy. Je crains qu'il ne se lassat bientost de
celle-cy. Vostre Eminence trouve bon que je luy
dise mes sentimens sur les choses, elle scait,
apres cela , comme je me porteray avec joye a
tout ce qu'elle ordonnera.
» J'ay envoye un trompette pour scavoir de
M. de Mercy un lieu pour traitter de I'eschange
des prisonniers.
» Je scay bien que quand Vostre Eminence
songe a la depense de ceste armee qu'elle trouve
que cela va bien haut, mais je la supplie de
considerer que, de toute la campagne jusques au
mois de mars, toutte I'armee n'aura touche qu'une
montre et dans le plus mauvais pays du monde.
» Je suis tres asseure que la cavalerie alle-
mandeen deviendra plus difficile une autre fois,
estant certain que depuis le commencement des
guerres d'Allemagne ils ne se sont point vus en
telle extremite, estant hors de doubte que la
cavalerie francoise eust deserte il y a tres long-
temps , et ce n'est pas parce que le Hoy y est
oblige, raais par la necessite toute pure, qu'il est
neeessairede payer regulierement les troismon-
tres et demie a I'armee.
» J'ay deux ou trois regimens de cavalerie cy • >
auprez qui ne passent pas chacune cent cava-
liers montez.
•' Je supplie Vostre Eminence de vouloir ecou-
ter M. de Gharlevois, qui cognoist de long-temps
cette armee sur le sujet de sa pauvrete ; je crains
effectivement beaucoupque s'ilsse voientprests
de retomber dans une meme necessite, qu'ils ne
prennent une mauvaise resolution. lis ont sou-
fert et soufriront encore faute d'argent, en un
point que cela n'est pas croyable; je suis oblige
de dire a Vostre Eminence que je ne crois pas
qu'il y ait en France une personne plus propre
pour I'emploi de Brisac que M. de Gharlevois.
» Je supplie tres-humblement Vostre Emi-
nence de demander a la Royne que M. Du Pas-
sage serve icy de sergent de bataille; encore que
Vostre Eminence le cognoisse bien, je I'assure-
ray pourtant qu'il n'y a pas un plus honeste gen-
tilhomme en France ny plus homme d'honneur.
M. de Lamet demeureraavec les regimens fran-
cois de cavalerie, y estant beaucoup plus propre
que pour I'infanterie ; je demande cela tres-in-
stammentaVostre Eminence, que M. Du Passage
vienne icy servir; il s'en va a ceste heure a Pa-
ris et m'a promis de revenir bientost , des qu'il
aura pleu a Vostre Eminence luy faire donner
ses expeditions.
» Madame la landgrave de Hessen m'avoit
escrit que ses trouppes revenoient avant que
M. de Grandru fut de retour;je ne peux pas
encore bien juger de quel coste M. de Tarten-
son se tournera, et ne croy pas que jusques icy
il ayt de trop bous quartiers. J'ay icy uu regi-
ment de cavalerie que je seray oblige de reu-
voyer vers le pays Messin ; c'est la derniere ex-
tremite qui me le fait faire , car si j'avois raoyen
d'empescher que les chevaux ne raourussent point
de faim, j'entretiendrois les cavaliers avec du pain
jusques au printemps ; et icy quand on laisse ruy-
ner les regimens, ils s'en vont trouver les enne-
mis, et il n'y a point d'argent capable de lever
des trouppes qui puissent servir comme celles-
cy. J'envoye M. de Beauregard pour faire sca-
voir a Vostre Eminence que M. de Tartenson,
promettant de se rendre fort au printemps , et
ne point rplascher du lieu oii il est, mais s'ad-
vancer plus avant, que je croy qu'il sera plus a
propos que je passe le Rhyn dans la fin d'avril,
m'estant aussy bien impossible de subsister de
deea en corps d'armee, les quartiers ne pouvant
plus supporter les trouppes.
•' II faudroit pour cela que j'eusse deux milie
hommes de pied pour pouvoir en laisser mille
dans Mayence et cinq cens dans Vorms, et au-
tant dans Spire, n'esfant point raisonnable de
passer le Rhyn quo bien fort.
MKMOIBES l)U VICOMTE 1)E THREiWE. inj-l,"
38:}
» II seroit a propos qu'euce temps-la, de Tar-
meequi ira vers Treves il s'y advance quelques
trouppes vers la Moselle, ; fin de convrir ce pays
ici qui courroit danger de ce coste-la.
« La conqueste de toutte la Moselle, j'entends
de Treves, Coblentz et Hoimestein, est tout-a-
fait liecessaire pour pouvoir garder ce pays.
» Quant a Franckendal , estaiit un grand siege
par force, et lepays d'autourfort ruyne,jecrain-
drois de me raettre en estat de ne pouvoir plus
passer le Rhyn, et il est certain que si M. Tar-
tenson veut agir en ceteraps-Ia,que lesennemis
luy tomberoient tous sur les bras.
» Je suis, Monseigneur, vostre tres-humble
et tres-obeissant serviteur.
» A Mayence , ce 4 fevrier 1645.
"TUREMNE. »
A Son Eminence.
« Je nae donne I'honneur d'escrire celle-cy a
Vostre Eminence par M. Douval , qui vient de
prison ; il est en tres bonne estime dans ceste
armee, et je le tiens homme de fort bon sens;
il a ires grande envie de remettre so)i regiment,
et suis asseure que si Vostre Eminence a le loisir
de luy parler, qu'elle en fera beaucoup de cas, et
j'aimerois mieux ceste brigade hirlandoise que
si on m'en envoyast deux francoises. Je tasche-
ray de la bien maintenir.
» Je suis venu ici a Saverne pour gaigner sept
ou huit jours de temps , que Ton eusl perdus s'il
eust fallu queM. de Tracy me fust venu trouver
en bas du Rhyn et qu'il s'en retournast de la a
Strasbourg. Je I'ay trouve fortsatisfait des bon-
tez que Vostre Eminence a cues pour luy , et il
est sans doubte que c'est une personne qui pent
servir fort utileraent en ce pays, y estant fort
cogneu et estime de tout le monde.
» J'ay receu hier une lettre de deux gentils-
hommes qui sont venuzen Lorraine pour haster
le payement des trouppes ; je leur ay mande
qu'ils ne les fissent point partir qu'ils n'eusseiit
ordre du Roy , et il seroit tres necessaire que
Vostre Eminence escrivit promptement a M. de
La Ferte qu'il fit payer aux trouppes, tant de
Lorraine que de Barrois, les quatre mois , sca-
voir : decerabre, Janvier , febvrier et mars ; car,
je vous I'asseure, qu'il y a quatre corapagnies de
mon regiment de cavalerie qui n'ont toucheque
quinze jours de subsistance de tout I'hyver; la
haste avec laquelle il faut que les trouppes mar-
chent, ayant receu si tard leur argent, empeschera
qu'elles ne pourront pas estre en I'estat que j'a-
vois espere: ce qui me faict encore plus supplier
Vostre Eminence dc voulloir m'envoyer un re-
giment de cavalerie a la place de celuy d'Au-
mont ; j'avois demande celuy du Quaslin ou bien
quelque autre qui fvit bon.
» Je supplie aussi Vostre Eminence pour ce
peu d'infanterie que j'avois demande par M. de
Montaut , et aussi de se souvenir qu'il y aitquel-
qu'un avec des trouppes qui observe ce que les
ennemis feront vers la Moselle.
» M. d'Erlack m'a mande qu'il ne pouvoit pas
laisser sortir les compagnies de Halstein, et qu'il
recevoitson argent si tard qu'il luy estoit impos-
sible de faire des hommes ; je supplie Vostre Emi-
nence qu'il recoive un ordre exprez pour sortir
ces compagnies ou pour donner trois cens hom-
mes effectifs alleraans quand je les demanderay,
et seroit bon qu'il eust promptement cest ordre-
la. Je croy que les Suisses ne feroient point diffi-
culte d'aller a Mayence siVostre Eminence voul-
loit en faire envoyer trois compagnies dans la
ville, cela ne fouleroit poi)it les habitans et se-
roit fort advanlageux en ce rencontre.
» Le cheval d'ltalie et la jument qu'il a pleu
a Vostre Eminence de m'envoyer, dontje luy
en rends graces tres-hurables, sont aussi beaux
et bien faicts qu'il se pent ; j'ay une obligation
tres-parliculiere a Vostre Eminence du soin
qu'elle a de touttes mes alffiires, et de la pensee
qu'elle a euede supplier la Royne, depuispeu,de
faire quelque chose pour moy ; je voudrois que
tout le monde Ten pressat aussi peu que je feray,
ayant tout subject derecognoistre labonte qu'elle
a eue pour moy etd'estre tres-content, outre tous
ses bienfaicts , de la confiance qu'elle a en moy.
» Je n'ay point encor de response de madams
la landgrave de Hessen; je luy ay envoye un
ayde-de-camp.
» Je supplie tres-hurablement Vostre Emi-
nence de faire que M. Douval emmene les qua-
tre compagnies de Hedin et quatre cens Hirlan-
dois que Ton dit estre arrivez en France; il
pourra aussi rassembler des Hirlandois qui sont
dans les trouppes de France, et ne demande
qu'un lieu d'assemblee et point d'argent pour
cela; c'est vostre tres-humble et tres-obeissant
serviteur ,
« A Saverne , le 10 mars 1645.
•' TURENNE. »]
De cette maniere, la cavalerie, qui montoit a
cinq mille chevaux, et I'infanterie a cinq ou six
mille hommes de pied , avec douze ou quinze
pieces de canon , furent prets vers la fm du
mois de mars de repasser le Rhin sur un pont
de batteaux que Ton fit faire a Spire.
[ Avant de partir de cette ville, M. de Tu-
oSt
MRMOllW.S bi: VICOMTK UK Tl ht;.\>E.
1(U.
renne adressa au cardinal Mazarin la lettre sui- I
vante en date du 25 mars : j
« Je no me siiis pas voullu haster de mander !
a Vostre Eminence la defaite de I'armee impe- |
riale , par M. Tartenson , on ne la scait encores \
que par les ennemis; il est incertain ce que \
I'armee de Baviere fera. M. de Mercy est alie a
Munick en poste , et doit estre de retour dans
le Wurtemberg depuis trois ou quatre jours.
« M. Dutot est revenu de prison : je croy que
s'il plaisoit a la Royne de voulloir luy accorder
le brevet de marescha! de bataille , affm qu'il
I'exerceat I'hyver qui vient , a Tissue de la cam-
pagne , que cela seroit tres-raisonnable , outre
qu'il est personne de merite , et il a faict uue
perte si grande de ses deux freres en la der-
niere occasion , que cela merite bien quelque
recognoissance. Son regiment se maiutient fort
bien , et comme je u'ay pu luy donuer d'hom-
mes, s'il plaisoit a Vostre Eminence, dans deux
ou trois mois , luy en donner deux ou trois cens
des garuisons , il feroit une tres-bonne brigade.
» M. d'Espenan , en casque je m'advance un
peuavant avec I'armee, abienenviequejen'aye
plus rien a voir aux trouppes qui demeurcront le
long du Rhin ; je voudroisque les affaires alias-
sent assez bien pour Ten pouvoir bien esloigner
avec seurete ; a quoy je contribueray tout ce
qui depend de raoy. Je suis asseure que s'il
croyoit que Vostre Eminence y adjouste foy,
qu'il travailleroit de tout son coeur a faire de
grands memoires, et je suis la personne du
monde qui prend le moins de precautions con-
tre cela, et je ne me suis jamais trouve en lieu
oil il fallut faire des manifestes ; j'ay grand peur
qu'il ne m'y instruise.
» Je ne m'advance que bien foible, n'ayant
point eu de nouvelles des gens de raadame la
Landgrave de Hessen , et laissant des trouppes
dans touttes les places.
» Pourvu que les affaires aillent bien de
dela le Rhin , on n'a plus rien a craindre que
vers la Moselle, de sorte que je croy plus neces-
saire que jamais de s'en rendre maistre. Cette
campagne il faut, cela estant , que Francken-
dal tombe de luy-meme, et je feray touttes
choses possibles pour me maintenir dela le
Rhin ; je n'y marche pas presentement en trop
bon estat , mais la conjonclure des affaires le
deraande absolument ; et je m'asseure que Vos-
tre Eminence se souviendra de me soustenir
avec des renforts, autant qu'il se pourra, et la
supplie tres-humblement de croire que je n'en
demanderay jamais d'inutiles.
» On memande de Paris, que Ton pressc mon
frcre pour des debtcs de la maison de La Marck ;
je supplie tres-humblement Vostre Eminence
de voulloir que ma soeur de Bouillon luy en
parle , et aussi de cent mille francs que Ton
luy doibt pour des bledz que Ton dit avoir este
deffendu a M. de Montauron de luy payer ;
Vostre Eminence scait bien I'interest que j'y
doibs prendre. Je la supplie tres-humblement
de ne point souffrir qu'il recoive ces mauvais
traictemens.
» J'ay sceu comme M. de La Tremouille a eu
quelque demesle en Bretaigne; je supplie tres-
humblement Vostre Eminence de ne le voulloir
point abandonner en ce rencontre; elle scait,
qu'outre I'interest de M. de La Tremouille, celuy
de ma soeur ra'est extremement cher. M. de
Vautorte est arrive icy, que je trouve tres-hon-
neste homme et fort raisonnable. C'est, Mon-
seigneur, vostre tres-humble et tres-obeissant
serviteur,
» A Spire, ce 26 mars 1645.
» TUBENNE. »
Le vicomte de Turenne continua d'informer
Son Eminence des differentes nouvelles qu'il
recevoit des dispositions des princes d'Allema-
gne, ainsi que de I'etat de son armee:
« LesieurGroeviusquej'avoisenvoyetrouver
madame la Landgrave, est revenu aujourd'hui et
'■ m'a apporte, comme elle faisoit difficulte de
donner ces deux brigades , disant force rai-
1 sons, dont la principale est qu'elle n'a pas recu
satisfaction sur le payement. Elle ne laisse
; pas d'avoir rendez-vous aupres de Cassel ; de
, sorte que, s'il plaist a Vostre Eminence luy
I faire donner satisfaction la-dessus , je ne doubte
pas qu'elle ne les envoye tout aussytost.
I " Je croy que Vostre Eminence aura recu la
i lettre par laquelle je luy mandois comme le
! regiment de Montausier a refuse de m'envoyer
i des gens commandes que je luy ay demandes ;
' si ce regiment est destine pour une autre armee,
je ne m'en serviray point , des que les trouppes
i de madame la Landgrave seront arrivees, je les
I renvoyeray a leur garnison.
j '■ Pour .ce qui est de la cavalerie , I'ennemy
, ayant este affoibly par la derniere bataille, il
i ne seroit pas raisonnable que j'en demandasse
: de francoise , ny aussy d'entreprendre de faire
I lever un regiment allemant nouveau , ayant
1 vu qu'il est impossible que des trouppes nou-
I velles , de quelque nation qu'elles soyent , se
mettent en estat de servir qu'au bout de trois ou
quatre ans ; mais si on pent estre en pays pour
cela, en donnanta cinq ousix regimens allemans,
a chacun une compagnie pour les mettre a neuf ,
MEMOlllES DU VICOMTE
ils s'efforceroient a faire trois escadrons cha-
cun , et ainsi, avec le temps, on pourroit mesme
se passer d'un ou deux regimens de cavalerie
fraucoise : ce que je dis, est en cas que les Glio-
ses ail lent bien.
» L'armee de Baviere est ensemble sur le Nec-
ker ; on asseure que Jean de Werts revient avec
tout ce qu'il a peu sauver de la bataille. M. de
Baviere fait aussy advancer quelques trouppes
qu'il a levees dons son pays et quelqu'infanterie
venue d'ltalie. Desque j'auray l'armee ensemble,
qui sera dafiS peu de jours, je verray quelle re-
solution il prendra. Vostre Eminence pent juger
en quel estat je suis d'infanterie , laissant les
places garnies. M. d'Ossonville m'avoit fait par-
ler de supplier Vostre Eminence pour avoir le
gouvernement d' Alsace , en cas que M. de
Montausier le quittast , ayarit celuy de feu
M. de Brasac, Je n'y trouve qu'uu seul incon-
venient , qui est que c'est bien pres de IM. d"Er-
lac ; mais , s'il se pouvoit trouver quelque chose
pour luy, ce seroit une grande charite, car il
est fort mal en ses affaires et il a tres-bien servy.
» Je me donneray I'honneur de mander a
Vostre Eminence commeje feroistoutes les cho-
ses qui dependroyent de moy, affin de contri-
buer a bien \ivre avec M. le marquis de Pomar.
» II y a quelque chose en suitte de ce que
Vostre Eminence me mande la-dessus, qui est en
chiffre, que je ne peux pas presentement faire
dechiffrer, n'ayant pas le chiffre avec moy.
" Pour ce que Vostre Eminence me mande
de ce que ma belle-sceur dit , je croy qu'elle est
bien persuadee que je ne suis point capable de
sortir de men debvoir. Je la supplieray toujours
de traicter mon frere le plus favorablement qu'il
sera possible, ne paroissant point qu'il fasse rien
contre le service du Roy. C'est , Monseigneur,
vostre tres-humble et tres-obeissant serviteur.
» Dourlac, 31 mars 1645.
« TUBEIVNE.
» Si Vostre Eminence vouloit faire donner le
gouverneraent de Haute-Alsace , en cas que
M. de Montausier le quitte , a M. Doubatel,
on ne seroit point oblige de luy donner de re-
compense , et cela feroit voir aux Allemans que
Ton donne quelque chose de solide, ce qui les
contenteroit tres-fort.
» Je croy qu'il seroit bon de donner toujours
quelque chose pour travailler a Philipsbourg,
d'autant que la saison sera bonne. Ce que
M . d'Espenan a fait faire a este a fort bon mar-
die; il n'a rien tire de tout I'hyver des contri-
butions , et la garnison a rescu du pain seul ; a
I'advcnir, luy et M. le lieutenant informeront
N'ostrc Eminence de ce quo Ton pouria tirer. " ]
III. C. D. M, T. 111.
DE TUEElNr<E. [I645j 385
M. de Turenne avoit presse le temps de se
mettre en campagne , a cause que l'armee de
Baviere avoit detache un corps de trois ou qua-
tre mille hommes, pour fortifier rarniee de
I'Empereur , sous le commandement de M. de
Bauschemberg, general de I'artillerie , et de
Jean de Wert , dans la bataille de Tabor , ou
M. Tartenson defit et prit prisonnierle general
Hatzfelt, apres avoir, dans le commencement de
la meme annee, mine l'armee de I'Empereur (l)
dans divers combats , par une suite de conduite
fondeesur une grande exierience, et accom-
pagnee d'un grand courage et d'un grand juge-
ment, ce qui est fort superieur au gain d'une
bataille. L'armee du Roi ayant done passe le
Rhin , on fut trois ou quatre jours a se mettre
ensemble, vers Phortzheim, petite villedu pays
de AVirtemberg, a trois ou quatre heures de la
riviere de INekre , derriere laquelle etoit M. de
Merci , avec un corps , a ce que jecrois , de six
ou sept mille hommes , n'ayant point hate ses
recrues , et ayant laisse rafraichir ses troupes
dans des lieux un peu eloignes, en attendant
que la saison fut avancee , et que les herbes
donnassentplusde commoditea sonarmee de se
rassembler. M. de Turenne, ayant appris qu'il
y avoit des gues a la riviere, partit de bon ma-
tin , et y etant arrive , se campa de bonne
heure, non pas vis-a-vis du lieu ou les enne-
mie etoient logcs , mais a deux heures plus bas,
et la passa sans nulle difficulte.
M. de Merci, qui ne crut pas que son armee
etoit en etat, se retira vers la Souabe, et M. de
Turenne , ayant suivi sa marche , passa aupres
d'Hailbron , ou les ennemis avoient garnison ,
et arriva a Suabeschal avant M. de Merci, qui
avoit ses marechaux-des-logisa la porte de la
ville : mais comme M. de Turenne fit promp-
tement avancer ses dragons, les bourgeois ou-
vrirent les portes, comme ils le font toujours
au plus fort et a celui qui arrive le premier.
Comme il n'avoit avance aux portes de la ville
qu'avec la cavalerie, et qu'il avoit laisse son
infanteriea trois heures de la, avec le baga^e
qui n'avoit pas pu suivre , a cause de la longue
marche, il craignit que M. de Merci, ayant
nouvelle de sa separation, n'envoy^t altaquer
cette infanterie, avec laquelle il n'etoit de-
meure que deux regimens de cavalerie. Ainsi ,
apres avoir laisse ses dragons pour garder
la porte, il retourna promptement, lanuit, au
lieu oil il croyoit que I'infanterie seroit de-
raeuree. M. de Merci, ne doutant point que ce
ne fut toute l'armee qui etoit arrivee a Suabes-
(1; Cl'Uc arni(5c ^tait cornmandee par Ic g('ri(?ral Galas.
2.'i
38(1
MKMoIKKS nr TICOMIE 1)R TliRE:^NE.
in;
dial , avoit continue a marcher plus avant vers
Binkespuhel et Feuchtwang. On ne laissa pas
neanmoins, quand I'infanterie fut arrivee , de
continuer a suivre les ennemis, laissant le ba-
gage dans la ville ; raais sans I'apprehension
que Ton cut pour I'infanterie , je suis persuade
que si la cavalerie eut raarche d'abord apres
M. de Merci , qu'elle I'eut arrete dans sa mar-
ehe , qu'elle eiit donne ten^ps a I'infanterie de
venir, et que I'on eut combattu avec avantage.
On se contenta de suivre I'ennemi cinq ou six
lieues sans aucune rencontre considerable , que
dequelques petits partis. M. de Turenne etant
revenu a Suabeschal , y deraeura deux ou trois
jours , d'oii il marcha vers la riviere du Tauber
a Mariendal , autour duquel il y a plusieurs pe-
tites villes , d'oii Ton pent tirer beaucoup
de subsistance ; il s'y arreta afin d'avoir der-
riere lui la Hesse, dont il esperoit, dans I'ete,
tirer des troupes pour envoyer dans TAIleraa-
gne. II paroissoit aussi que Ton s'eloignoit plus
de I'ennemi qui etoit vers Feuchtwang , et Ton
croyoit qu'il se separeroit pour se rafraichir ,
ayant tout le derriere libre du haut Palatinat et
de la Baviere.
[Le Roi informa, vers ce temps, M. de Tu-
renne du projet de voyage de M. le due de Wur-
temberg en Souabe, par la lettre suivante :
« Mon cousin, ayant sceu le dessein qu'a
mon cousin le due de Wurtemberg d'aller en
Souabe, avec esperance que son voyage pro-
duira quelque bon effect pour la cause com-
mune , je faicts cette lettre pour vous dire , par
I'advis de la Royne regente , madame ma mere,
que je trouve bon et desire que vous teniez
correspondance avec luy , et luy aydiez a ceque
vous verrez pouvoir reussir au bien et advan-
tage de cette couronne et des princes mes allies;
et la presente n'estant pour autre fin , je prie
Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte
et digne garde.
» Escrit a Paris, le 19 avril 164 5. » ]
Des que I'armee fut arrivee a Mariendal ,
commc c'etoit dans la lin du mois d'avril , et
qu'il n'y avoit point encore d'heibes , on pressa
fort M. de Turenne de permettre que la cava-
lerie se s^pariit dans les petites villes ou on
taisseroit son bagage au premier ordre , et qu'on
viendroit promptement au rendez-vous. Pour
dire vrai , le trop de facilite a ne point faire pA-
tir la cavalerie, faute de fourrage, la grande
envie qu'ils se missent promptement en bon
etat, plusieurs officiers assurant que chacuii
dans son lieu acheteroit des chevaux pour les
demontfcs, et aussi I'eloignement de Tenncmi
qui etoit a pres de dix beures de la, les partis
rapportant qu'ils etoient separes , firEint b^-
SOUDRE M. DE TUBENIN'E MAL A PKOPOS (l) a
les envoyer dans de petits lieux fermes. II re-
tint neanmoins I'infanterie et le canon a une
demi-lieuede Mariendal , et envoya M. Rosen
avec quatre ou cinq regimens a Rotembourg,
sur le Tauber, qui est a plus de quatre heures
de Mariendal, mais les autres regimens etoient ci
deux et trois heures plus loin.
Le lendemain que I'ordre fut donne pour se
separer,M. d€ Turenne voyant bien qu'il n'y
avoit point assez de certitude de la separation
de I'ennemi , pour avoir donne lieu a la reso-
lution prise , envoya ordre a M. Rosen de se
rapprocher avec les regimens ; et hors ce qui
etoit a deux beures plus loin , il fit revenir les
autres regimens , excepte nouveau Rosen et
Vousvors qui etoient extremement loin , I'un
pour observer I'armee de Baviere , et I'autre
vers la Franconie, a cause de la garnison de
Schvveirifurt. Le premier ne fut pas assez dili-
gent pour rejoindre , et I'autre n'eut presque
pas de nouvelles du combat.
M. de Turenne, etant presque dans la certi-
tude que Tennemi feroit la marcheque Ton ap-
prit qu'il fit, allase promener le jour avant le
combat avec la grande garde , a trois lieues sur
le chemin par lequel I'ennemi pouvoit I'atta-
quer. Etant revenu fort tard , et M. Rosen s'e-
tant rapproche avec plus de la moitie de la ca-
valerie , il apprit a deux heures de I'apres
minuit , par un parti, que I'ennemi avec tout
le corps de I'armee avoit quitte Feuchtwang , e£
raarchoit droit a lui ; c'etoit le deuxieme de
mai. En meme temps, il envoye ordre aux re-
gimens de cavalerie qui Etoient a deux ou trois
heures de la, de marcher , et il dit a M. Rosen
de monter a cheval et de s'en aller a la grande
garde, et faire assembler promptement en-deca
du bois toutes les troupes qui en etoient proche.
Malgre cet ordre, M. Rosen passe le bois qui
pouvoit avoir cinq ou six cents pas , et mande
a la cavalerie de le venir joindre au-dela du
bois; ce qu'il n'eut pas fait assurement s'il cut
cru I'armee de I'ennemi si proche , car il est
certain que si elle se fut mise ensemble en-deca
du bois , on se seroit retire sans corabattre.
M. de Turenne, qui n'avoit pas demeure plus
d'un quart-d'heuredans le quartierpourdonner
ses ordres a toutes le troupes, monte a cheval ,
et ne trouvant plus la grande garde , la suit au
travers du bois, et, etant au-dela, il vit sept ou
(1) Voila le style des grands hommes : ils avouent in-
g(5nument ieurs fautes et ne les dissimuicnt point quand'
, la V(?ril6 le demande. (A. E.)
MEMOIKKS 1)11 \ ICO Ml
huit regimens de sa cavalerie qui composoient
ce qu'il y avoit d'arrive, que M. Rosen raet-
toit en bataille, et jettant la vue plus loin, il
vit I'avant-garde de I'ennenai qui sortoit d'un
autre bois sur un assez grand front, a un petit
quart-d'heure de iui. Quoique la chose fiit assez
surprenante, et qu'elie ne presageoit rien de
bon dans la suite , il ne crut pas qu'il y eut rien
a faire qu'a se mettre en bataille avec une par-
tie de I'armee , corame si elle y avoit ete toute,
n'ayant pas encore assez de gens ensemble pour
marcher a I'ennemi , son infanterie ne commen-
cant qu'a arriver. L'ennemi etoit trop proche
pour changer de posture et se mettre derriere
le bois ; ainsi il ne songea qu'a se servir de I'a-
vantage du lieu , et y ayant un petit bois a
main droite de la plaine ou etoit la cavalerie,
il y mit son infanterie qui n'etoitpas composee
deplus de trois mille hommes. M. deSmitberg
et M. Du Passage la commandoient, et comme
ce lieu-la servoit comme d'aile droite, il se con-
tenta de laisser deux escadrons derriere ce
bois, et mit toute sa cavalerie sur une ligne
avec deux escadrons de seconde ligne, a la
main gauche du grand bois. M. Rosen se mit
tout a fait a I'aile droite de cette ligne , et M.
de Turenne a la gauche.
On attendit l'ennemi en cette posture, lequel
en peu de temps descendit dans la plaine, et
mettant son infanterie au milieu des deux ailes
de sa cavalerie , M. de Merci, qui etoit general
de i'armee , se met a la tete , et marche droit
au bois , ayant par ce raoyen son aile gauche
qui ne pouvoit pas bien agir qu'il ne fut maitre
du bois; mais comme il ne pouvoit d'abord voir
la situation du lieu , il mettoit son armee en ba-
taille comme on fait d'ordinaire. Comme il
fut a cent pas du bois , et que I'infanterie n'a-
voit point encore fait de decharge , M. de Tu-
renne marcha avec sa cavalerie au-devant de
I'aile droite de l'ennemi , dont tous les esca-
drons furent rompus, et la seconde ligne fut
ebranlee. Dans ce meme temps , I'infanterie de
l'ennemi avancant vers le petit bois , celle de
I'armee du Roi nefit qu'une decharge et se jeta
en confusion dans le bois ; ainsi , I'aile gauche
de l'ennemi trouva le moyen d'avancer a la fa-
veur du bois que son infanterie avoit g^gne. La
cavalerie de Tarmee du Roi , qui ne voyoit plus
devant elle que trois escadrons de reserve de l'en-
nemi, la premiere et seconde ligne etant en confu-
sion, apercut tous ses fantassins qui avoient jete
les armes, et les escadrons de l'ennemi qui se for-
moient derriere elle. En meme temps , la confu-
sion commenea a s'y mettre , et bientot apres la
deroule fnt entiere ; M. Rosen y fut pris, ayant
E UK TL'REINAE. [KN,')] 3^7
tres-bien fait son devoir et toute la cavalerie
aussi. M. de Turenne se retira dans le grand
bois , ayant ete fort presse par deux cavaliers
de demander quartier, et ayant perce tout au
travers avec deux ou trois personnes avec Iui ,
il trouva au-dela du bois trois regimens de ca-
valerie, Duras, Beauveau et Traci arrives ; et
par malheur quantite de cavaliers ayant fait
saigner leur chevaux a cause de la saison , les
regimens ne purent monter assez tot a cheval
pour venir au combat.
A ces regimens il s'y joignit bien douze ou
quinze cens chevaux des regimens qui avoient
ete rompus, et M. de Turenne, les ayant mis en
bataille , vouloit aller centre les ennemis, s'ils
eussent promptement passe le bois ; mais voyant
qu'ils se donnoient assez de temps pour se re-
mettre en posture apres le combat , et que toute
son infanterie etoit perdue, et qu'il ne restoit
que trois regimens qui n'eussent pas combattu ,
il aima mieux sauver ce qui restoit, quoiqu'il
le fit avec assez de peine. Ainsi il commanda a
M. de Beauveau de marcher, avec son regiment
et toute la cavalerie allemande qui restoit du
combat , droit au Mein , et Iui donna ordre de
s'arreter a I'entree du pays de Hesse: ce qui
pourroit etre a quinze ou seize heures de la ; il
demeura lui-meme avec ses deux regimens de
Duras et Traci , pour la retraitte et pour donner
aux autres le temps de passer le Tauber , ou il
y avoit divers gues : ce qui se fit comme il I'a-
voit pense. Aussit6t qu'il vit toute cette cava-
lerie assez loin pour n'etre plus en danger, il
songea a se retirer aussi. Les ennemis, ayant
appercu ces deux regimens qui se retiroient
seuls, vinrent de tous cotes pour leur couper le
chemin ; mais M. de Turenne se retira avec
assez d'ordre jusques sur le Tauber , qui etoit
dans la meme campagne , et Ton repoussa deux
ou trois fois les ennemis qui vouloient suivre
par le meme gue par lequel on avoit passe. A
la fin , en ayant trouve divers autres , on fut
oblige de prendre son chemin avec de petites
troupes , apres avoir perdu une partie des eten-
darts. Ces deux regimens , particulierement ce-
lui de Duras, qui avoit rarriere-garde , fit dans
cette occasion tout ce qui se pent de hardi et de
vigoureux. M. de Turenne se retira d'abord
avec quinze ou vingt officiers ou cavaliers , et
peu de temps apres avec une troupe de cent ou
cent cinquante chevaux, avec laquelle ayant
marche toute la nuit et passe le Mein a gu6 , il
alia le lendemain, vers le soir, rejoindre sa ca-
valerie vers la Hesse. L'ennemi prit une grande
partie de I'infanterie , tout le bagage, dix pieces
de canon et douze ou quinze cens cavaliers ou
25.
)8.S
ME3I0IBES DU VICOMTK DE Tt.llEiV>E. [1645]
officiei'S de cavalerie. M. de Montausier, M. de
Smitberg et M. Du Passage furent pris, etl'en-
nemi demeura quelques jours sans bouger.
M. de Turenne , croyant que quelque corps
de cavalerie pourroit le suivre , demeura un
jour ou deux dans le bols avec douze on quinze
cens chevaux ; mais n'ayant rien vu paroitre,
il avanca jusques sur les frontieres de la Hesse,
oil madame la Landgrave lui envoya prompte-
ment M. Geis , qui commandoit ses troupes,
avec deux de ses conseillers, pour tacher a lui
persuader de se retirer vers le Rhin, lui alle-
guant qu'il assuroit par la les places qu'il avoit
iaissees degarnies , et qu'il joindroit plutot les
troupes que Ton devoit envoyer de France pour
le renforcer. Mais ces conseillers taisoient la
principale raison qui poussoit la Landgrave a
souhaitter que I'armee marchat vers le Rhin :
c'etoit qu'elle craignoit d'attiier la guerre dans
son pays , et ne vouloit pas mettre silot son
armee en campagne ; mais M. de Turenne, qui
scavoit que ce qu'il faisoit etoit le seul moyen
de faire que toutes les troupes hessiennes le joi-
gnissent, et de faire sortir M. Konigsmarc de
ses quartiers, s'opiniatra a ne pas changer de
resolution , et lui manda que si I'ennemi mar-
choit a lui qu'il se retireroit tout au travers de
la Hesse, et qu'a quelque prix que ce fut , il
n'iroit point vers le Rhin, et entreroit plut6t
vers le pays de Bi unswic. l\ fit aussi scavoir la
meme chose a M. Konigsmarc, qui etoit dans
ses quartiers, a dix ou douze lieues dcrriere
Cassel sur le Weser. Ce general avoit les memes
intentions que les Hessiens, de ne point se
meltre sitot en campagne, et ne souhailtoit
point que la guerre fut attiree vers ces quar-
tiers-la; mais la fermete de M. de Turenne le
fit resoudre a se remettre ensemble.
M. de Turenne, ayant fait retirer ses troupes
dans la comle de Waldec, alia jusques a Cas-
sel, oil il recut beaucoup de civilites de ma-
dame la Landgrave , et coimut que tout ce
qu'il avoit oui dire d'elle etoit veritable, qu'elle
avoit beaucoup de jugement, de courage et de
conduite en loutes ses actions. Elle fit rassem-
bler ses troupes, qui montoient a six mille
hommes, laissant ses places i-emplies, et M. Ko-
nigsmarc, qui avoit plus de quatre mille hom-
mes , s'avanca aussi sans perdre de temps.
I Ce fut de Cassel que M. de Turenne rendit
compte au cardinal Mazarin de cette raalheu-
reuse affaire de Maricndal , en appelant toute
la severite du ministre sur lui seul :
« Je croy que Vostre Eminence scait bien
dans quels sentimens je suis de ce qui est ar-
rive , et hors I'esperanee que j'ay de pouvoir.
dans le malheur, remettre les choses en quel-
que estat, il ne me pourroit rester nulle conso-
lation. J'envoye a Vostre Eminence un me-
moiredes choses que je croy qui pourront re-
mettre ceste cavalerie ; pour I'infanterie , je la
croy toute perdue ; mais je n'ay jamais eu trois
mille hommes de pied en contant les officiers.
>> Ce malheur ne m'empeschera point de tas-
cher acontribuer a remettre les choses en tout
ce qui dependra de moy; et aussi lorsque la
Royne et Vostre Eminence jugeront que, par le
malheur que j'ay , ou pour d'autres considera-
tions , il ne sera pas necessaire de se servir de
moy,je la supplie qu'elle passe aisement par
dessuz la consideration de I'honneur qu'elle me
faict de m'aymer , estant certain que je rece-
vray cela comme je le doibs.
» Je me persuade que Vostre Eminence croit
bien que j'ay faict en ce combat ce que j'ay peu.
Je me suis retire avec un gentilhomme ; les au-
tres et les aides-de-camp qui estoient avec moy
ayant este tues ou prisouniers, et n'y ayant plus
de tiouppes au champ de bataille, j'allay par
un bois rejoindre les trouppes a Mergenthein ;
et ayant fait passer toutte la cavalerie par un
passage, je demeuray avec trois trouppes dcr-
riere, qui furent a la fin coupees, et apres avoir
donne temps aux autres de gaigner chemin,
j'en pris un au hazart par la montagne , et ay
esle trois jours a rejoindre les autres qui estoient
devant moy; M. de Tracy demeura avec moy;
et outre beaucoup de coeur qu'il a tesmoigne,il
travaille avec tres-grande affection pour la re-
paration de touttes choses ety sert icy tres utile-
ment. J'envoye a Vostre Eminence le sieur de
Mepas, qui luy dira particulierement en quel
estat sont touttes choses, la suppliant me croire
tousjours tr:s veritablement , Monseigneur,
vostre tres-humble et tres-obeissant serviteur.
» A Brunsvink en Hesse, le lo may 1645.
» TlJnElv^E. »
Mais le Roi ecrivait a M. de Turenne avant
meme de connaitre parfaitement les details de
cette deroute,et ne lui temoignade I'inquietude
quepourcequi pouvait etre arrive a sapersonne:
'< Mon cousin , sur I'advis que j'ay receu, des
avant-hyer, que les enuemis vous ont attaque
avec toutes leurs forces dans voire quartier-
general, et qu'il y a eu perte de votre coste,
bien que cette nouvelle m'ait este rapportee
avec beaucoup de confusion et d'incertitude,
neantmoings, dans I'apprehension oil je suis
qu'il n'y ait eu du mal, ne voulant perdre au-
cun moment de temps pour y remedier, je fais
advancer le sieur de Marsin vers le Rhin, avec
IIEMOIKKS Dli VICOMTE DK TIKENNE. [1645]
le corps de cavallerie qui est soubs sa charge ,
et je faicts que raon cousin le due d'Enghien ,
qui se preparoit desja a se rendie en raon ar-
raee de Luxembourg, dont les troupes seront as-
semblees dans le 20*" du present mois, aux en-
virons de Verdun et dans le Barrels, presseson
depart pour marcher a grandes journees du
meme coste du Rhin ; de sorte que j'espere qu'il
y sera avant que les ennerais y puissent rien en-
treprendre, et qu'avec les forces qu'il aura il
sera en estat de soustenir puissamment toutes
choses par dela. Outre cela, je faicts haster les
troupes que vous scavez que j'avois destinees
pour servir le long du Rhin , soubs le sieur de
Bellenave, y en ayant quelques-unes qui doib-
vent estre maintenant arrivees avec luy en ces
quartiers-la , el je mande audit sieur de Belle-
nave, comme aussy aux sieurs d'Espenan et de
Vautorte, que si vous n'estes sur les lieux, ils
fassent en votre absence tout ce qu'ils verront
estre necessaire et a propos, et, agissant de con-
cert avec le sieur d'Erlac, pour asseurer les pla-
ces tenues par raes armees deca et deia du Rhin,
recueillir ceux qui viendront de mon armee
d'AUemagne, rassembler et restabllr les trou-
pes qui auront souffert quelque echec, empe-
cher qu'aucun ne quitte le service, et ne rien
obmettre de tout ce qu'ils verront estre a faire
pour prevenir les suittes de I'advantage que les
ennemis ont pu recevoir, en attendant que Ton
sache au vray ce qui s'est passe en cette occa-
sion, dans laquelle la plus grande peine que je
ressens, avec la Reine regente, madite dame et
mere, est de ce qui sera succedea vostre per-
sonne, etje vous asseure qu'elle et moy nous
consolerons facilemeiit de tout le mauvais e\e-
nementque Dieu aura permis, pourvu qu'il luy
ait plu de vous garantir , sachant tres-bien qu'il
ne peut estre arrive par aucuu del'fault de vostre
part, et que, si vous estesen lieu et en estat pour
agir, les choses seront bientost relevees, comme
je le puis desirer; et sur ce je prie Dieu qu'il vous
ait, mon cousin, en sa sainte etdigne garde.
» Escrit a Paris, le 14 may 1645. »
Turenne envoya un officier a Mazarin pour
lui rendre compte de I'etat de I'armee et pren-
dre ses ordres a ce sujet ; le meme officier por-
tait la lettre suivante :
A Son Eminence.
" Jugeant qu'il est necessaire que Vostre Emi-
nence soit particulierement informee de touttes
choses, et aussi qu'elle sera bien aise, pour rc-
mettre les affaires , de conferer avec les pcr-
sonnes qui en sauront plus particulierement tons
les moyens , j'ay prie M. de Treves de s'en al-
ler a la cour. Quoyque ce soit un voyage tres-
dangereux, il a souhaitte le voulloir faire, pou-
vant tesmoigner en effet qu'il travaille avec af-
fection extreme au retablissement de touttes
CllOS3>.
» Vostre Eminence croit bien que je n'auray
point au monde de plus grand soin que de faire
touttes les choses qui se pourront, avec ce qui
me reste , et qu'avec ce qu'il luy piaira envoyer
de renfort, suivant la necessite des aflaires,
j'espere que Dieu me fera la grace de rendre
quelque bon ser\ice, apres le malheur que j'ay
eu , qui est la seule chose au monde que je sou-
haitte, estant, Monseigneur, vostre tres-humble
et tres-obeissant serviteur.
"' A Wesser, 16 may 1645.
» TUBENIME. «
Le Roi transmit encore a M. de Turenne ses
ordres sur ce qu'il y avait a faire dans la con-
joncture presente; ilssont eontenus dans les let-
tres suivantes :
« Mon cousin , les premieres nouvellesque la
Reyne regente, madame ma mere, et moi avons
receues de vostre combat contre I'armee de Ba-
viere ont este rapportees avectant d'incertitude
etde confusion, et on a este si long-temps sans
en avoir d'esclaircissemens, que nous en avons
este dans une extreme peine, non-seulement
parce qu'il sembloil que le mal fust beaucoup
plus grand qu'il ne se trouve, par la grace de
Dieu , mais particulierement a cause que Ton
n'avoit aucun advis de ce qui avoit succede a
vostre personne. A present que j'apprens, par
diverses lettres, que vous estes arrive a Cassel ,
que vous avez rallie et sauve une bonne partie
de la cavallerie de I'armee, avec plusieurs prin-
cipaux officiers; que la perte que vous, avez
faicte n'estarrivee que pour n'avoir pas eu toutes
les troupes de I'armee avec vous, plusieurs of-
ficiers ne s'estant pas rendus avec leurs corps
pres de vous dans le temps que vous leur aviez
ordonne ; et que si les forces des ennemis vous
ont oblige de ceder, cen'a este que pour avoir
prevalu en grand nombre sur vous, et apres
avoir souffert une notable perte; quoique j'aye
tousjours bien juge qu'il n'y avoit aucun man-
quementde vostre part, cognoissant avec quelle
vigilance , valeur et conduite vous agissez ;
neantmoins, cem'estune singuliere consolation
et repos d'esprit de scavoir, en gros, comme la
chose s'est passee , en attendant que j'en ap-
prenne le particulier, et d'estre asseure que
Dieu vous a preserve dans un si grand peril ,
avec beaucoup de mes fideles serviteurs que je
:vjo
MKMOIlilS 1)1! \!COMTK DE TlJrtK>l>h.
[,G45]
recognoistray, Dieu aidant, du service qu'ils
m'ont rendu en cette occasion, comme je feray
chastier ceux qui seront notes pour y avoir
manque; et j'espere que vous serez bientost en
lieu d'oii vous pourrez vous-mesme travailler au
restablissement de mon armee et de mes trou-
pes, pour estre en estat de ne laisser passer la
campagne sans prendre vostre revenche sur les
ennemis. Cependant , afm de ne rien obmettre
pour cela de ma part, je \ous repeteray icy ce
que je vous avois mande par le sieur de Beau-
vais Plezian , lequel je vous ay despeche incon-
tinent apres les premiers advis de cet accident,
qui est que j'ay faict advancer le sieur de Mar-
sin avecmil chevaux effectifsdu coste da Rhin,
et le courier que je luy avois despeche est de re-
tour, qui a rapporte qu'il estoit desja advance
sur ce cherain, J'ay aussy sceu que le sieur de
Belienave est arrive en ces quartiers-la a\ec le
corps que vous savez que je faisois former soubs
sa charge. En attendant qu'il vous pustjoindre,
je faicts que mon cousin le due d'Enghien,
part dans deux jours de cette ville pour se ren-
dre en mon armee, qu'il commands, dont tou-
tes les troupes ont leur rendez-vous dans le Ver-
dunois et le Barrois , et seront ensemble au 20
de ce mois, pour de la marcher aux plus gran-
desjournees qu'il pourra en Allemagne; etj'ai
donne ordre par ledit sieur de Beauvais Plezian
aux sieurs d'Eyrenan, de Marsin,de Belienave
et de Vauxtorte et au sieur d'Erlac de faire tout
ce qui leur sera possible pour recueillir les de-
bris des trouppes qui ont pris part au combat,
empecher qu'aucunne quitte le service, ayder a
les remettre et a maintenir celles qui sont retour-
nees en leur entier, et faire tout ce qu'il faudra
faire pour la seurete des places, en sorte que I'ac-
cident qui est arrive ne puisse produire aucune
suite prejudiciable a mon service en ces quar-
tiers-la , en attendant que , par I'arrivee de mon
cousin le due d'Enghien, toutes chosesy soyent
eutierement asseurees , et que vous puissiez vous
y rendre pour vous employer a tout ce qui sera
necessaire pour restablir mon armee d'Allema-
gne. Je mande aussi a mes ambassadeurs pleni-
potentiaires pour la paix de faire toutes les in-
stances convenables en mon nom aupres des
ministres d6 la couronne de Suede et du general
Tartenson, afm qu'ils donnent des prisonniers
qu'ils ont pour servir a I'eschange des nostres ,
k condition de faire payer aux officiers de I'ar-
mee de Suede le prix de la rancon de ceux qui
sont leurs prisonniers , sur le pied du quartier-
general : en quoy ils trouveront leur compte ,
comme Ton y remontrera I'advantage de mon
service; et si vous pouvez, de vostre coste,
m'envoyer cet eschange par cette voye, ou par
la rancon des prisonniers que le general Merci a
en son pouvoir, je crois que je n'ay pas besoin
de vous exciter de le faire, mais seulement je
vous asseure que tout ce que vous proraettrez
de ma part en cela sera ponctuellement execute ;
vous reiterant encore que je recois une par-
faicte joye de ce que Dieu vous conserve pour
me continuer, et a cet Estat , les services utiles
que vous m'avez rendus jusques icy, et dont j'ay
une entiere satisfaction, priant Dieu qu'il vous
ayt, mon cousin , en sa sainte et digne garde.
» Escrit a Paris , le 22 may l64r>. »
A Monsieur de Turenne.
« Mon cousin, ayant sceu que I'Empereur a
relache mon cousin I'archevesque de Tresve,
apres I'avoir detenu prisonnier depuis plusieurs
annecs, et qu'il espere de rentrer dans ses Estats
et biens , dont les ennemis de cette couronne
I'ont despouille, ce qui a este la premiere cause
de I'ouverture de la presente guerre , j'ai bien
voulu vous faire cette lettre pour vous dire , par
I'advis de la Royne regente , madame ma mere,
que mon intention est que, si mondit cousin I'ar-
chevesque de Tresves passe au lieu ou vous se-
rez, ou dans les places et le pays tenus par mes
armees , en Allemagne, vous lui rendiez tt fas-
siez rendre les mesmes honneurs que vous faic-
tes a moy-mesme : a quoy n'estimant pas que
j'ay rien de particulier a adjouster, je ne vous
feray la presente plus longue que pour prier
Dieu qu'il vous ayt , mon cousin , en sa sainte
et digne garde.
« Escript a Paris, le 26 mai 1645. ] »
M. de Turenne, ayant eu nouvelle que M. de
Merci , s'etant approche , avoit attaque Kin-
chaim (l), petite place a I'entree de la Hesse,
manda au gouverneur que s'il pouvoit tenir
cinq ou six jours, qu'il seroit secouru : cequi
lui fit prendre la resolution de ne se pas rendre,
quoiqu'il y eut une assez grande breche faite.
Les Francois, ayant joint M. Konigsmarc et les
Hessiens, marcherentdroit a I'ennemi , qui leva
le siege environ le dix ou douzieme jour apres
que la bataille de Mariendal avoit ete donnee.
M. de Turenne pouvoit avoir de reste trois ou
quatre mille chevaux et seulement douze ou.
quinze cens hommes de pied qu'il avoit ramas-
ses; I'ennemi s'etant retire vers la Franconie,
les trois armees demeurerent quelques jours
dans le pays de M. le landgrave des Darmstadt.
(1) On n'a pu lire dans roriginal Ic nom de la ville
assi^g^c, mais PuRendorf I'appelle Kirehaim. (A. E.)
MEMOIRES DL VlCO.Mlfi UK TUUU.NAE.
lOJoJ
3iJI
Dans ce temps-la on eul nouvellesque M. le due
d'Enghien , avec sept ou huit mille honimes,
marchoit vers le Rhiii,ce ((ui obligea M. de
Tureune , joint avec M. Koaigsmare et les Hes-
siens, d'aller dans le pays de Darmstadt , et de-
la dans le Bergstras pour le joindre.
[M. de Turenne en informa Son Eminence
par la lettre suivante :
« Je me suis donne I'lionneur d'eserire deux
ou trois fois a Vostre Eminence par la voye de
Mayence, mais mes lettres out ete perdues,
dans lesqueiles il n'y avoit rien de consequent,
ayant perdu mes chiffres, comme je I'ay mande
a Vostre Eminence.
» Je croy qu'il y aura desja long-temps que
M. de Tracy sera arrive a la cour; depuis son
partement , j'ay joinct les trouppes de madame
la landgrave de Hessen , et celles de Konig-
smarc. Ce que I'ennemi ayant seu,et s'estant
trouve engage devant Kirkelne, il en a leve le
siege, et s'est retire au Mayn, ou il est a ceste
heure retranche devant Asehastembourg ; ayant
par ce moyen laisse le chemin de Mayence
libre , j'eo ay faict venir les trouppes qui y es-
toifiut ; ce qui est sorty de Brisac , a sca-
voir, d'Ossonville et des quatre compagnies de
M. d'Erlack , approche cinq cens honnnes; les
six compagnies de Vostre Eminence, qui sont
sorties de Mayence, font quatre cent cinquante,
et les nouvelles cent, et le regiment Bellenave
quatre cens hommes ; de sorte qu'avec ce que
je peux avoir de reste de I'infanterie, il me fuut
couter a deux mille hommes de pied , de cava-
lerie ; j'ay trois mille cinq cens chevaux , et
avec la montre, on pourra faireestat de quatre
mille effectifs.
" J'ay trouve de I'argent h Francfort pour
payer les regimens qui se sont trouves au com-
bat, ayant remis les autres a Strasbourg, ou
ils ont envoye querir leur argent.
» Je croy que Vostre Eminence ne juge pas
raisonnable que Ton leur eust diminue sur ce
qu'ils ont perdu; car outre qu'il eust este im-
possible de les faire condescendre a cela, je
I'asseure qu'ils employeront tout I'argent que
Ton leur donnera a se remettre ; et depuis la ba-
laille il leur a fallu travailler comme aupara-
vant sans esquipage , ce qui les eust ruynes en-
tierement, sans le grand soin qu'ils ont pris.
» A ce qui pourra servir d'infanterie , je leur
feray donner la montre , et aux autres officiers
qui n'auront point de soldatz, j'ay parle a
M. de Vautorte, qui leur fera donner une pe-
tite subsistance sur les villes le long du Rhyn ,
en attendant que Ton les reraette.
>' Je croy que M. de ^'etancourt pourroit
mieux que personne remettre son regiment, et
il luy reste icy un assez bon nombre de soldatz;
il faudroit que ce fiit I'aisne qui s'en meslat , il
en viendroit asseurement a bout.
» Siquelqu'un vouUoit prendre celuy deMe-
lun , il y reste de bons officiers et cent cin-
quante soldatz, qui sont dans les places le long
du Bhyn; avec un quartier en France, je croy
qu'il pourroit se remettre ; je manderay a Vostre
Eminence ce que se pourra faire la-dessus ; pour
le mien, je ne scaurois pas respondre de le
raccommoder que dans I'hyver , si ce n'est que
des a present on me voullut donner un quartier
en France , ou j'envoyeray des officiers. Les
officiers de la cavallerie allemande me sont ve-
nuz trouver, qui disent qu'a moins de mille
escuz par compagnie , il leur est impossible de
les bien remettre ; estant deca le Rhyn , ils
esperent trouver des cavaliers ; outre que les
ennemis sont obligez de rendre les prisonniers
par un quartier signe , je croy que si on pent
faire cet effort , il est tout-a-fait necessaire de
leur donner cette satisfaction.
« M. de Tracy, qui est la , est entlerement
informe de toutes choses.
»i M. de Marsin s'est trouve icy quand nous
etions ensemble, M. Konigsmarc, celuy qui
coramande les troupes de Hesse , et moy, qui
pourra faire scavoir a M. le due d'Enghien
toutes choses , et mesme I'ira trouver en Sa-
verne pour luy dire ce de quoy nous sommes
convenuz.
» M. de Beauvals est arrive icy, qui m'a dit
les bontez que Vostre Eminence a pour moy,
de quoy je luy suis oblige en un point qui ne
se peutpas exprimer, et je luy pens bien asseu-
rer qu'un des plus grands deplaisirs dans mon
malheur a este celuy que , outre le service du
Roy, Vostre Eminence en aura ressenti pour
mon particulier.
» Je croy qu'elle aura sceu comme les enne-
mis n'ont point profite de leur victoire, ce qui
ne laisse pas d'apporter beaucoup d'incommo-
dite pour les depenses extraordinaiies que Ton
sera oblige de faire, desquelles M. de Tracy
scait le destail , et je supplie tres-humblement
Vostre Eminence d'en voulloir considerer la
consequence.
» Je m'asseure qu'elle jugera qu'il a este as-
sez advantageux detirer touttes les trouppes en
deca du Rhyn , pour la consequence de la chose
mesme, et la reputation d'Allemagne; car es-
tant soutenu, on pent faire un estat asseurede ne
point repasser le Rhyn , qui estoit ce qu'il y
avoit le plus a craindre.
» S'il plaisoit a Vostre Eminence que I'on fit
3<>2
MEMOIIU.S 1)L MCOMTE IjK Tl.i;K.\NK. [ifi'J.S]
donner dcs lieux d'assemblee et de Targeiit
au regiment de Vostre Eminence, a scavoir ,
six compagnies, MeIun,Netancourt, et au mien,
j'y renvoyerois les officiers, et retiendrois ce
qui se trouve de soldatz icy. C'est, Monsei-
gneur, vostre tres-humble et tres-obeissant ser-
viteur.
» Au camp de Ferknheim , 18 juin 1645.
» TUKENNE. >']
M. d'Enghien passa ie Rhin vers Spire , et il
l"ut resolu que les armees jointes marcheroient
vers Ie Nelicre , et que Ton t^chcroit d'arriver
a Hailbron avant Tennemi. On mareha en
grande diligence avec un gros corps de cavale-
ric d'avant-garde a une heure d'Hailbron, ou
Ton vit I'armee ennemie qui arrivoit de I'autre
cotedu Neckre, et qui se mettoit en bataille
sur un coteau de vignes aupres de la ville : ce
qui fit faire alte a Tavant-garde. On atteudit
Tinfanterie qui etoit assez eloignee, et Ton
campa ce soir en ce lieu. Voyant qu'on ne pou-
voit pas attaquer Hailbron ni passer Ie Nekcre
en cet endroit-la , toute I'armee des eunnemis
y etant opposee , on mareha a Vimpsen , pe-
tite ville sur Ie Nekcre, a deux beures au-des-
sous d'Hailbron; ou mit promptement Ie canon
en batterie , et la ville se rendit. II me semble
qu'il n'y avoit pas plus de trois cens honimes
dans la place.
L'ennemi, voyant que Ton avoit par ce moyen
un passage sur Ie Nekcre, laissa une bonne
garnison a Hailbron , se retira et alia camper a
Feuchtwang , ou il fit quelques retranchemens.
L'armee du Roi , laissant peu de gens dans
Vimpsen, passa Ie Nekcre: M. Ivonigsraarc,
voyant les ennemis eloignes , et bien aise d'etre
a part en Franconie, feignit d'etre mecontent
de M. Ie prince, sans aucun sujet legitime (I),
s'en separa sans prendre conge de lui , mareha
deux jours vers Ie Mein sans s'arreter, et on
n'eiit plus aucune nouvelle de lui. C'est un
homrae nourri dans la guerre , accoutume aux
grands commandemens , assez glorieux et inte-
resse, et qui veut que toutes choses dependent
si fort de lui , qu'il s'accommode difficilement
avec ses superieurs , et tend toujours a se sepa-
rer. Au reste , c'est une personne qui a de
grands talens pour la guerre , et qui a servi
tres-dignement la couronne de Suede. M. de
Turenne ne pent que se louer de la facon dont
il en usa avec lui, en recevant ses ordres, avant
que M. Ie prince fiit arrive,
(1) Le vicomtc cache toujours les faules dcs aulrcs
on relevant les sicnnes. (A. E.)
Apies son depart, les Hessiens demeurans
avec nous, on mareha a Rottembourg sur le
Tauber, ou Ton sejourna quelques jours. M. de
Merci se retira plus avant dans le pays vers
Dinkespuhel, oil il laissa trois ou quatre cens
hommes, et se campa a trois ou quatre lieues
de la, derriere des bois, Peu de jours apres ,
I'armee du Roi arriva aupres de Dinkespuhel ,
et forma le desseiu de I'atttaquer ; on fit avan-
cer des mousquetaires dans dcs maisons rui-
nees, et Ton y ouvrit quelque tranchee ; naais
avant minuit un officier prisonnier, qui s'etoit
sauve de I'armee de Raviere , vint avertir M. de
Turenne que M. de Merci, crojant que I'armee
du Roi s'attacheroit au siege de Dinkespuhel ,
marchoit toute !a nuit , et etoit a deux heures
de la , derriere les bois. M. de Turenne alia
promptement en avertir M. d'Enghien , qui
resolut de laisser tout le bagage avec deux ou
trois regimens de cavalerie, et de partir inconti-
nent avec toute I'armee, pour suivreM. de Merci.
On partit a une heure apres minuit : M. de
Turenne avoit I'avant-garde , et on traversa un
bois ; M. d'Enghien y etoit et avoit laisse M. le
raarechal de Gramont avec son armee a lar-
riere-garde. En sortantdu bois, lejour etoit deja
assez grand pour voir une petite troupe des
Ravarois , et peu de temps apres , en la pous-
sant , on decouvrit quelques escadrons enne-
mis , lesquels , ayant vu la tete de notre avant-
garde, se relirerent en diligence vers le corps
de leur armee, dont ces troupes etoient I'a-
vant-garde : de sorte que , si Ton ne fut pas
parti de trop bonne heure, on les eut trouves
dans la marche, et par consequent en fort mau-
vaise posture. lis s'arreterent derriere plusieurs
etangs , se mirent aussitot en bataille , et ayant
place leur canon , commencerent a faire des
travaux a leur tete et a se retrancher.
L'armee du Roi se mit aussi en bataille au
sortir du bois, mais elle ne put aller a eux que
par des defiles. On fit avancer le canon qui
les incommoda assez; mais le leur, qui etoit
deja place, nous fit beaucoup plus de mal. La
journee se passa toute- entiere a se canonuer de
part et d'autre avec assez de perte. Le lende-
main , deux heures devant le jour, nous nous
retir^mes par Ie merae chemin par lequel nous
etions venus : c'etoit par un defile dans le bois.
L'ennemi ne suivit qu'avec quelque cavalerie,
et il n'y eut qu'une escarmouche, quoiqu'il y
eut un temps auquel il eut pu defaire une partie
de notre arriere-garde. On repassa done le bois
et on alia joindre le bagage aupres de Dinkes-
puhel , ou Ton campa ; mais ne jugeant pas a
propos de s'arreter a une si petite place , on re-
MKAIOIHES nil VICOMTE Dli TliRK^IVR. [ I Glo]
solut de marcher a Nordlingen , et cl'y aniver
avant reunemi , ce qui etoit fort aise. Le leu-
demaiu I'armee partit de bonne heure et , ayant
marche deux ou trois heures, arriva vers les
neuf heures du matin dans la plaine , assez pro-
che de IVordlingen ; n'y \oyant rien paroitre ,
on resolut de faire halteavec queique intention
d'y camper, mais pas encore avec ordre de de-
charger le bagage ni de tendre les tentes.
Comme M. de Turenne s'avanca dans la plaine
avec une petite garde, et que M. le prince alia
aussi se promener fort pres de la avec nn autre,
iltombasur un parti allemand qui rodoit, et
eramena deux ou trois prisonniers qui dirent
que i'armee de I'ennemi passoit un ruisseau a
une heure de la pour s'approcher de Nordlin-
gen, M. de Turenne joignit promptement M. le
prince , et ayant appris qu'il n'y avoit point de
ruisseau entre le lieu ou I'ennemi passoit et ce-
lui oil Ton etoit, on envoya a I'armee pour or-
donner que personne ne s'ecartat. M. le prince
et M. de Turenne s'avancerent encore avec pen
de gens pour reconnoitre et apprendre plus cer-
tainement ce que faisoit I'ennemi et s'il conti-
nuoit sa marche. La plaine est si raze et s'e-
tend si loin que Ton ne craignoit pas de s'a-
vancer avec peu de gens.
M. de Merci, qui commandoit I'armee de
Baviere, a laquelle s'etoit joint un corps de six
ou sept mille hommes de I'Empereur , com-
raande par le general Gleen , etant arrive sur le
bord d'un ruisseau a neuf heures du matin , et
jugeant, comme il etoit vrai , que I'armee du
Roi etoit campee aupres de Nordlingen que
nous voulions assieger, crut qu'en passant ce
ruisseau sans bagage il pourroit , avec siirete ,
s'approcher de Nordlingen , a cause des mon-
tagnes et des avantages qu'il pouvoit prendre
avec son armee ; il se persuada aussi qu'on ne
I'attaqueroit point ce jour-la, et qu'ainsi il
auroit le temps de se retraneher : ce qu'il etoit
accoutume de faire en grande diligence, n'ayant
ordinairement a la suite de son armee d'autres
charriots que ceux de munition de guerre et
ceux dans lesquels etoient les outils. II conti-
nua done sa route et se posta a trois ou quatre
cens pas du ruisseau, sur une montagne (1) qui,
a I'endroit oil il I'abordoit, etoit assez haute,
mais qui descendoit insensiblement vers un
village {•!). Pour se servir du lieu selon la force
de son armee et la situation du terrain , il com-
menca a ranger son aile droite, composee d'un
(1) Montagne de Vineberg.
(2) Le village se nommc Allerheim.
393
corps de lE;upereur et de quelques-unes de ses
troupes , depuis I'endroit de la montagne qui
approche le plus du ruisseau jusqu'au village,
ayant deux regimens d'infanterie et son canon
au lieu oil commencoit son aile droite. Dans
I'endroit oil I'aile droite finissoit , I'infanterie
s'etendoit en bataille derriere le village, et , dans
Taction combattit presque toute pour le defen-
dre; mais au commencement il ne fut occupe
que par quelques mousquetaires commandes
dans I'eglise et au clocher. Ensuite de I'infan-
terie qui etoit sur deux lignes de meme que la
cavalerie, I'aile gauche, composee de la cavalerie,
de Baviere, et commandee parM. Jean de Wert,
finissoit vers un petit chateau un peu eleve (3)
autour duquel il y avoit de linfaoterie qui fer-
moit la gauche de I'armee , de meme que ces
deux regimens d'infanterie fermoient la droite.
L'espace entre le village et le chateau etoit une
plaine oil sepouvoient bien tenir douzeou treize
escadrons. C'est en cet ordre que se mit M. de
Merci, tant pour combattre que pour camper
si on n'etoit pas venu a lui.
M. le prince, ayant vu que i'armee de I'en-
nemi passoit le ruisseau , manda aux troupes de
se tenir pretes a marcher, et etant confirme,
par les partis et par sa vue meme, que Tennemi
ne s'eloigneroit pas trop de vouloir combattre ,
il passa I'endroit derriere lequel il avoit un
grand avantage, et manda a toute I'armee de
marcher. Sur le midi , I'armee s'avanca dans
cette grande plaine , et vers les quatre heures
du soir on vint en presence : il fallut assez de
tems pour s'etendre et se mettre en etat de com-
battre. Ce village qui etoit devant I'armee en-
nemie donnoit avec raison differentespensees,ou
de I'attaquer, ou de marcher vers les deux ailes
avec la cavalerie seulemeut ; mais comme la
chose n'est pas assez sure d'attaquer des ailes
sans pousser en meme temps I'infanterie qui est
au milieu , ou ne jugea pas a propos , queique
difficulte qu'il y eiit a attaquer le village , d'al-
ier au combat avec la cavalerie sans que I'in-
fanterie marchat de meme front : et comme ie
village etoit plus de quatre cens pas plus a\ ance
que le lieu ou etoit leur armee , on crut qu'ii
falloit faire halte avec les deux aiies pendant
que I'infanterie combattroit pour emporter les
premieres maisons de ce village et s'en rendre
maitre , ou du moins d'une partie. Pour cet
effet, on fit avancer le canon, afin qu'on ne fut
pas endommage de celui de I'ennemi sans I'in-
(3) PulTendorf el tous les autresdiscnt que le chateau
etait sur une hauteur ou colline, nomniec la colline
d'Allerheim.
:ut
JliC.MOUiiiS Dll VICOMTE DK ILUEiNMi. 1045
commoder avec le notre ; mais comme celui
qui est place a beaucoup d'avantage sur eeux
qui marchent , a cause qu'il faut toujours atle-
ler les chevaux pour avancer, ce qui fait perdre
beaucoup de temps , celui de rennerai incom-
modoit plus qu'il ne recevolt de dommage.
En cette disposition, I'infanterie de Tarmee du
Roi marcha droit au village; I'aile droite etant
opposee a I'aile gauche de I'ennemi dans la
plaine , et I'aile gauche a la droite de I'ennemi
qui etoit sur cette montagne, laquelle descendoit
insensiblement au village. L'infanterie trouva
assez peu de resistance aux premieres maisons ;
raais quand elle entra plus avant, trois ou quatre
regimens de Tennemi ( dont une partie occupoit
le cimetiere et I'eglise, et I'autre avoit perce les
maisons) firent un si grand fm , qu'elle s'arreta
tout court et commenca a plier ; on la se-
conda d'autres regimens , et M. de Merci, qui
etoit derriere le village , fit soutenir la sienne
par d'autres corps : ainsi le combat devint fort
opiniatre , avec beaucoup de perte de part et
d'autre, mais moins de celle de Tennemi , a
cause qu'il etoit loge dans les maisons percees ;
et meme pendant que sa premiere ligne combat-
toit dans le village , la seconde travailloit sur la
hauteur. Ces expediens ne reussirent point ,
raais ils montrent beaucoup d'habilete et de
sang froid dans le general. M. le prince vint
souvent dans le village, y eut deux chevaux
blesses sous lui et plusieurs coups dans ses ha-
bits. II laissa M. le marechal de Grammont a
I'aile droite de sa cavalerie. M. de Turenne fai-
soit aussi ce qu'il pouvoit pour faire avancer
l'infanterie qui etoit dans le village proche de
son aile. M. de Bellenave, marechal-de-camp
de son armee, y fut tue ; M. de Castelnau, ma-
rechal-de-bataille , dans celle de M. le prince ,
fut tres - dangereuseraent blesse , aussi bien
qu'un tres-grand norabre d'officiers. Dans le
fort , et sur la fin de ce combat , M. de Merci ,
general de I'armee de Baviere , recut un coup
de mousquet dont 11 mourut sur le champ , et
je crois que quand I'aile gauche de I'ennemi ,
que commandoit Jean deWert, avanca contre la
cavalerie de M. le prince , qu'on ne scavoit pas
sa mort : le combat ayant dure plus d'une heure
dans le village , ou quelques escadrons etoient
employes pour seconder l'infanterie, I'aile gau-
che de I'ennemi commenca a marcher.
On a souvent dit qu'il y avoit eu quelques
fautes en passant quelques fosses qu'il y avoit
entre les ailes , mais je ne trouve pas cela con-
siderable , ear toute I'aile droite de I'armee du
Uoi etoit en bataille et voyoit devant elie celle
de reniicmi, laquelle, en venant au petit pas au
combat, ne trouva pas grande resistance. Quoi-
que M. le marechal de Grammont y fit tout ee
qui se pouvoit , il fut fait prisonnier , n'ayant
pu faire le devoir a la seconde ligne non plus
qu'a la premiere.
M. le prince, qui etoit fort proche du village,
passa a I'aile de M. de Turenne, lequel , voyant
que I'attaque du village ne reussissoit point ,
et que la cavalerie de I'aile gauche de I'ennemi
marchoit a la cavalerie francoise , s'avanca avec
son aile vers la montagne , et ayant parte un
instant avec M. le prince , il lui dit que s'il
lui plaisoit de le soutenir avec quelques esca-
drons de la seconde ligne et les Hessiens , qu'il
marchoit pour alier a la charge ; M. le prince
y ayant consenti, M. de Turenne continua de
monter la montagne a la tete du regiment de
Flextein. Etant a cent pas de I'ennemi , il vit en
se tournant que toute la cavalerie francoise et
l'infanterie qui avoit ete poussee du village,
etoit entierement mise en deroute dans la
plaine.
Comme M. de Turenne continuoit k monter
la montagne avec huit ou neuf escadrons de
front , l'infanterie que I'ennemi avoit aux deux
extremites de I'aile fit une decharge , et le
canon eut loisir de faire trois ou quatre de-
charges , les premieres a balle , et la der-
nieie avec des cartouches, dont le cheval de
M. Turenne fut blesse , et il en eut un coup
dans sa cuirasse , et une partie des officiers du
regiment de Flextein, et le colonel meme, fu-
rent blesses avant que de venir a la charge
contre un regiment de cavalerie qui etoit de-
vant lui. Cela n'empecha pas que toute I'aile,
etant marchee d'un front , ne renvers^t toute la
premiere ligne de I'ennemi avec plus ou moins
de resistance de quelques escadrons; et la se-
conde ligne de I'ennemi soutenant la premiere
qui etoit renversee, le combat fut fort opiniatre:
on n'avoit qu'un escadron ou deux dans la se-
conde ligne , et les Hessiens qui etoient a la
reserve etoient un peu loin : cela fut cause
que Ton fut un peu pousse , mais sans deroute;
car les escadrons etoient toujours en ordre , et
meme quelques-uns avoient de I'avantage sur
ceux de I'ennemi ; mais leur grand nombre
I'emportoit.
Les Hessiens arriverent, et M. le prince a
leur tete agissoit avec autant de courage que de
prudence. La cavalerie weymarienne, voyant
les Hessiens approcher, se rallia, et on chargea
tout d'un temps tout le corps de la cavalerie
ennemie qui s'etoit mis sur une seUle ligne ;
on la rompit , tout le canon qui etoit sur cette
montagne fut pris, et les regimens d'infanterio
MKiMOIUfcS bli VICOMTK UE Tl.'RE?(NE. [l(H')]
3U.»
qui ^toient avec I'aile droite furent defaits , et
le general de I'armee de I'Empereur , nomme
Gleen , pris.
D'ua autre cote , toute la eavalerie de M. le
prince , premiere et seconde lignes, et meme sa
reserve comraandee par le chevalier de Chabot,
et toute rinfanterie qui s'en etoit fuie dans la
plaine etant chassee du village , fut entiere-
ment defaite : Jean de Wert laissa suivre la
vietoire de ce c6te-la par deux regimens , qui
pousserent nos troupes deux lieues jusqu'au ba-
gage, et revinrent pour seconder son aile droite,
ou pour arreter la deroute. Si au lieu de retour-
ner par le meme endroit, en laissant le village
a main gauche , ils eussent marche dans la
plaine droit a la eavalerie weymarienne et hes-
sienne, Ton n'auroit pas ete en etat de faire au-
cune resistance, et le desordre se seroit mis
tres-facilement dans notre aile gauche ainsi en-
veloppee.
Comme la eavalerie de M. de Wert coramenca
a reveuir derriere le village , le soleii etoit deja
couche, et la nuitvenant incontinent apres, les
deux ailes,qui avoient battu c-e qui etoit devant
eux , demeurerent en bataille Tune devant I'au-
tre ; et comme la eavalerie de I'armee du Roi
etoit un peu plus avancee que le village, quel-
ques regimens de I'ennemi , qui etoient dans le
cimetiere et dans I eglise, se rendirent a M, de
Turenne, et sortirent de la sans armes a I'entree
delanuit, sans scavoir que leurs troupes n'e-
toient pas a cinq cens pas de la.
La eavalerie demeura une partie de la nuit
fort proche I'une de I'autre dans la plaine , les
gardes avancees de part et d'autre n'etant pas a
einquante pas I'une de I'autre. A une heure apres
(1) Turenne rendit compte a sa soeur de la fameuse
bataille de Nordlingue, par la letlre suivante :
« Ma chere soeur, jevousdirai, avant loutes nouvelles,
que je ne vous crois aucunement chang(5e pour m'avoir
fait des r^primendes , et je vous jure que, quand je suis
negligent a vous ^crire , c'est I'assurance enliere que j'ai
que vous m'aimerez loujours sans pouvoir changer.
» On donna avant-hier, pres de Nordlingue, la plus
grande bataille qui se soil vue depuis la guerre. La ea-
valerie fran^oise avoit la droite, et moi la gauche avec
ma eavalerie. La droite a et^ entierement defaite ,
comme aussi Tinranterie francoise; nous avons eu,
Dieu merci , plus de bonheur k la gauche , et y avons
gagn6 le champ de bataille, pris presque tout le canon
des ennemis, et Gl^en, qui commandoit Taile droite
des Bavarois , y a 6te fait prisonnier ; M. le due , par le
plus grand bonheur du monde, apres avoir eu deux
chevaux tu^s sous lui , et un peu bless(5 au bras, s'en
Vint du c6t6 ou j'^lois un peu devant que le c6t(5 oil il
avoit r(5solu de se tenir fiit rompu. II l^moigne etre assez
salisfait de ce que j'ai fait en cette occasion. Vous sgau-
rez par les relations tous ceux qui sent morls et prison-
minuit I'armee des ennemis commenca a se re-
tirer, n'en ayant pas plus de raison que celle du
Roi , si ce n'est qu'ils avoient perdu leur gene-
ral; on n'entendit pas beaucoup de bruit, car
ils n'avoient pas de bagage : je crois qu'ils
n'emmenerent que quatre pelites pieces de ca-
non; tout le reste, qui etoit douze ou quinze,
demeura sur le champ de bataille. A la pointe
du jour on ne vit plus personne , et on scut que
les ennemis s'etoient retires vers Donawert,
petite ville ou il y a un pont sur le Danube a
quatie heures de la. M. de Turenne les poursui-
vit jusqu'a ia vue de Donawert , avec deux ou
trois mille chevaux.
L'armee du Roi y eut toute son aile droite
battue et toute son infanterie entierement mise
en confusion , hors trois bataillons hessiens qui
etoient a la reserve ; et je crois qu'il y eut bien
trois a quatre mille hommes de pied tues sur la
place. De I'armee de I'ennemi, toute I'aile droite
fut battue , trois ou quatre regimens d'infante-
rie, qui etoient meles avec elle, defaits, deux
qui se rendirent dans reglise, beaucoup de gens
tues dans le village , et presque tout son canon
pris. Pour parler de la perte des hommes , je
crois que celle que fit I'armee du Roi fut plus
grande que celle de I'ennemi. M. le marechal de
Grammont fut pris d'un cote, et le general
Gleen de I'autre, et un tres-grand nombre d'of-
ficlers et beaucoup d'etendarts; notre eavalerie
allemandedes vieux corps fit tres-bien , comme
aussi les regimens de Duras etde Traci (i).
On fut quelques jours sans pouvoir mettre
ensemble plus de douze ou quinze cens hommes
de pied de toute I'infanterie francoise. Apres
avoir demeureun jour ou deux aupresde Nort-
niers. On a eu nouvelle de M. le marechal de Gram-
mont, que les ennemis ont mene en Baviere, oil leur
armee s'est retirde , c'est-a-dire sur le Danube , apres
avoir quitt^ le champ de bataille. Pour leur perte, elle
a ^te plus grande que la notre , quoique I'armee fran-
coise ait ^t^ entierement repouss^e ; je suis bien assure
que Ton ne dira pas autrcment a Paris , que la eavalerie
allemande n'ait entierement gagn6 la bataille. M. le due
m'a fait la-dessus plus de complimens devant toute I'ar-
mde que je ne scaurois vous dire, ni aussi exprimer ce
qu'il a fait en cetie occasion de sa personne, et de cceur
ct de conduile. J'avois quatre bataillons d'infanterie ,
deux que commandoit M. de Chabot pour soutenir
I'armee de M. le due , et deux autres aupres de son in-
fanterie; mais la eavalerie francoise, en s'enfuyant , a
emport^ tout ccla, de sorle qu'il n'est rest(5 que la ea-
valerie allemande et les Hessiens. M. le due ne scauroii
assez se louer des Allemands , et en effet il leur a obli-
gation de la vie et de la libert(i. II n'est pas croyable
comme il me fait I'honneur de bien vivre avec moi ; je
vous supplie de l(:-moigner a madame la princesse et k
madamc de Longueville combicn je lui en suis oblige.
» Au camp de Nordlingue , ce 8 aoul ICi.J. »
sno
MF.MOIKES Dli VICOMTE l)E TUBEMXE. |IG-15|
liiigen , M. Ic prince, scachanl que les bour-
geois y etoient ies plus forts et que I'ennemi n'y
avoitque quatre cens homines, resohit de I'atta-
quer; les habitans de laville demanderent a ca-
pituler des la premiere nuit; mais je croisqu'on
retint leurs armes. On demeura sept ou huit
jours a Nortlingen , qui est une assez grande
et bonne ville, ou Ton se raccommoda beau-
coup : on y trouva des armes, assez de chevaux
pour les equipages , des barnois et beaucoup de
medicamens pour les blesses. Apres y avoir
laisse une fort petite garnison, on alia attaquer
Dinkespuhel , qui ne se defendit que trois jours.
Quand on vouloit se rapprocher du Neckre et
du Rhin a cause de Tetat de Tarmee , et pour
pouvoir toucher quelque argent , M. le Prince
tomba malade aupres de Dinkespuhel , et suivit
la marchede I'armeejusqu'aupres de Hailbron,
d'ou on lui donna de la cavalerie pour I'emme-
ner a Philisbourg , ou it fut fort malade; il
s'en retourna de la en France , laissanl M. le
(1) Le plcin pouvoir donne a Turenne (1643) pour
commander en Allemagne , etaitainsi confu :
« Louis, par la grace de Dieu, Roy de Fr.ince et de
Navarre, a lous ceu\ qui ccs prdsentes lettres veiront, sa-
lut. Apres la perte sensible que nous avons I'aicte de la
personne de noslre tres-cher et ame cousin, le comte de
Guebriant, mar^chal de France, nostre lieutenant-ge-
neral en noslre aim(5c d'Allemagne, qui est dec{5dd
d'une blessure quil a receue en prenant la place de
de Rotwil, et de qui la vaieur et la reputation avoient
beaucoup contribu(^ aux succes de nos amies en Alle-
magne, nous avons consid^re qu'il n'y avoit rien de
plus important a nostre service et a cet Estat, que de
remplacer lecommandement de Tarmeedune personne
qui eust toutcs ics qualites necessaires pour se bien ac-
quittcr d'une charge dont les fonctions regardent non
seulement I'advantuge el le repos de cet Estal , mais ce-
luy de toute la chrestiennele etde la cause commune,
pour laquelle nous souslenons la guerre dcpuis si long-
temps avcc nos allies conlre les ennemis de cette cou-
ronne et les leurs; et ayantjelt6 ies yeu.v sur divers
subjects pour en clioisir un qui fust capable d'un em-
ploy de cede consequence , nous avons eslim6 ne pou-
voir faire un plus digne choix que nostre tres-cher et
bien-am(5 cousin le vicomte de Turenne , mar(5chal de
France, de qui la naissance relevce et les belles et g^-
n^reuses actions qu'il a faicies dans Ies principaux
commandemens que le feu Roy, mon tres-honore sei-
gneur et pere , de gloi ieuse memoirc , que Dieu absolve,
luy a di verses fois donnes sur ses arm(5es, dedans et
dehors le Royaiiine, I'ont faict beaucoup consid(5rer a
nous, I'ont faict jugcr ni^cessaire a cette rharge , ayant
faict cognoistre sa vaieur, prudence, experience au
faict de la guerre , vigilance el hsureuse conduicte dans
I' Allemagne , es batailles qui y out et6 donndes par nos
arm(''es , soubs ic conmiandement de nostre tres-cher
cousin le due de Saxe-de-Weymar, devant el depuis la
prise (h; Brisac , a laquelle il a beaucoup conlribue,
agissant aiors (.'ans un corps dc nos troupes soubs nos-
tredit cousin , ou il s'est acquis une parliculiere cr('ance
enire les principaux chefs el olllciers qui sont encore a
prj'sont employe's en ladite arm6e , ct depuis dans le
marechal de Gramraont pour commander son
armee, laquelle demeura jointe avec celle d'Al-
lemagne que commandoit M. de Turenne (I).
lis se camperent aupres d'Hailbron : comme
I'ennemi y avoit mille hommes de garnison, et
qu'il y avoit jette encore quelqu'infanterie, Ton
ne se crut pas en etat de rassieger, et on de-
meura autour de la place huit ou dix jours pour
attendre quelques convois de Philisbourg et de
i'argent. Quand ces convois furent arrives, ou
avanca avec I'armee par la comte de Hohenloe
jusqu'a Suabeschal , a dessein d'y attendre I'hi-
ver et de prendre des quartiers dans la Souabe,
en poussant I'armee de Baviere au-dela du Da-
nube. L'armee de I'ennemi se lenoit assez pres
du Danube au commencement; mais un peu
apres elle vint camper a cinq ou six heures de
I'armee du Roi , pour empecher les fourages.
On demeura douze ou quinze jours en cette
disposition , jusques assez avant dans le mois
d'octobre.
commandement de nos armies , en Lorraine , Espagne
et Italic , et a tousjours monslrd une fld61it6 el affection
singuliere a nostre service , sfavoir faisons , que nous ,
pour ces causes el autres considerations, a ce nous
niouvanl, de I'advis de la Reyne regente, nostre tres-
honoree dame et mere , nous avons nostredit cousin , le
marechal de Turenne , faict , constitud et esiabli , fai-
sons, consliluons et establissons, par ces patenles si-
gn^es de nostre main, nostre lieutenant-general, re-
presenlant nostre personne en nostredite armee d'Alle-
magne; et ladile charge luy avons donnee et octroyee,
donnons el oclroyons, avec pleins pouvoirs de comman-
der aux gens de guerre , aulant de cheval que de pied ,
frangois et estrangers , dont elle est ou sera cy-apres
composee; icelle exploicler ainsy que nostredit cousin
verra estre a propos pour le faict de nos intentions;
faire vivre lesdicls gens de guerre en bon ordre . disci-
pline el police; en faire faire les monstres et revues par
les commissaires et connoisseurs ordinaires de nos
guerres , suivant nos Eslats; et en leur absence, y en
commettre d'extruordinaires; commander aux ofliciers
de I'artillerie, des vivres de nostredite armee, et, avec
les forces d'icelle , assieger el faire battre les villes,
places et chateaux qui refluseront de nous obeir ; donncr
assauls, les prendre a telle composition qu'il advisera ;
s'opposer par la force aux entreprises qu'il estimera
estre au prejudice de nostre service ou contraires a nos
intentions; livrer battailles, rencontres, escarmouches,
et faire tous autres actes et exploits de guerre que be-
soin sera; faire punir et chastier Ics transgresseurs dc
nos ordonnances selon la rigueur d'icclles; ordonner des
payemens desdits gens de guerre et autres despenses de
nostredite armee, suivant nos Eslats et Ies fonds que
nous onlonnerons a cet effect; en expedier les ordon-
nances necessaires, lesquelles nous avons des a present
validees et auctorisees, validons et auctorisons par ces
|)resentes ; comme aussy commander aux gouverneurs
dc Brisac et autres places tenues par nos armees en
Allemagne , el a leurs lieutenans et autres qui y auront
commandcmcnl en leur absence , et a toutcs nos trou-
pes qui sont et scront cy-ajires en garnison es dites
places, et dans Irs pays, villes, places ct chasteaux qui
MEMOIBES DU VICOMTE 1)K TL'llEMNE. [I645J
Les Suedois avoient gagne au commence-
ment de la campagne la bataille de Tabor, et
avoient ensuite assiege Brin. lis y trouverent
une si grande resistance, qu'ils y ruinerent leur
armce et furent contraints de se separer de
Ragotski (1), prince de Transylvanie, qui etoit
venu a leur secours , et avcc Tassistance duqucl
ils n'avoient pu reussir a la prise de la place.
Le siege de Brin , assez proche de Vienne, avoit
oblige Tarniee de I'Empereur de couvrir ses
pays hereditaires ; mais quand le siege fut leve,
I'armee des Suedois se retira vers la Silesie pour
se rafraichir. Ce fut cu ce temps que M. de Ba-
viere , voyant que I'armee du Roi avancoit vers
le commencement de Phiver en Allemagne, et
craignant qu'elle n'y prit ses quarliers , envoya
demander du secours a I'Empereur, le mena-
cant de s'accorder avec le Roi s'il ne lui en-
voyoit piomptemeut un renfort considerable.
M. r'archiduc parlit avec six ou sept mille che-
vaux et quelques dragons , ne menant point
d'infanterie a cause de la longueur du chemin
et de la diligence qu'il vouloit faire; et se cou-
vrant du Danube qu'il laissoit a sa main droite,
il vint a grandes journees a Donavert.
sont et seront cy-apres soubs iiostre domination cl pro-
tection audit pays; leur ordoiincr ce qu'ils auront a
faire pour nostre service, mcsnie de fouinir Ics ca-
nons , poudres et auties munitions de guerre dont nos-
Iredit cousin pourra avoir besoin pour Tempioy de nos-
tredile armee , a la reserve de ce qui sera necessaire
pour la seuret^ des places ; et g^neraiement faire , com-
mander et ordonner en toutes les choses susdites , tout
ainsy que nous-mesme ferions , ou faire pourrions, si
nous en personne y cstions, jafoit que le cas re-
quist mandement plus special qu'il n'est contenu en
cette prdsente. Si doHnons en mandement a lous niar(5-
chaux-de-camp, colonels, tant de cavalerie que d'in-
fanterie , franrois ou estrangers , licutenans et autres
ofliciers de lartillerie , g(^n^raux des vivres , ou commis
a I'excrcice de leurs cliarges , cappitaines , chefs et corn-
mandans de nos gens de guerre, de quelque nation
qu'ils soyent , tant a la campagne que dans les garni-
sons , et tons autres nos ofliciers et subjects qu'il appar-
tiendra, de connoistre nostredit cousin en ladite quality
de nostre lieutenant-g(?neral, comme nostre personne,
car tel est nostre plaisir : en lesmoing de quoy nous
avons faict mettre nostre seel a cesdites patentes. Donn6
a Paris, le 3 d(^cembre mil six cens quarante-trois, et
de nostre regne le premier. »
(1) II se separa desSu(^dois , fit la paix avec I'Empe-
reur, et se retira dans la Hongrie , selon PufTendorf, De
rebus Suecicis.
(■2) Le Roi (^crivit au mardchal de Turenne «sur les
advis que Ton a eus que les ennemis veulent entre-
prendre sur Piiilisbourg , et pour luy ordonner de
pourvoir a la seurel^ de ladite place , » le 19 ddcembre
I6i5 :
« Mon cousin , ayant eu advis certain que les ennemis
fortiffient leurs garnisons d'Eilbron , d'Eilderberg et
autres places de ces quartiers-la , a dessein d'entrepren-
dre sur Philishnnrg pendant les glaces; qu'ils out mis
397
L'armee du Roi etoit toujours campee aupres
de Suabeschal , et on apprit , par un officier qui
sortoit de prison, qu'il venoit un corps conside-
rable de l'armee de I'Empereur joindre ceile de
Baviere : ce qui obligea M. de Turenne de con-
venir avec M. le marechal de Gramont qu'il
failoit se retirer vers le Neckre , et de la vers
le Rhin. Quelques beures apres , le meme bruit
fut confirme par quelque cavalerie qui etoit a
Dinkespuhel : ce qui hata encore davantage la
marche. On decampa quatre heures avant la
nuit, cinq ou six heures apres avoir fail partir
le bagage ; on marcha par la comte de Hohen-
loe vers le Neckre , vis-a-vis de Vimpfen , oil
Ton avoit laisse garnison depuis sa prise; et
quoique la riviere ne fut presque pas gueable ,
en une nuit et un jour on passa avec toute l'ar-
mee a la nage , la cavalerie portant I'infanterie
en croupe; le grand front, rompant I'eau , la
rendoit moins rapide, quoique profondc. On
perdit quelque bagage , mais pen de soldafs , et
on se trouva pres de Vimpfen. Comme on crai-
gnoit que I'ennemi ne passat a Haiibron et ne
rencontrat l'armee du Roi dans sa marche , on
se hata de gagner Phiiisbourg (2).
Bamberg, qui a csle cy-devant gouverneur de ladite
place, en liberty, pour servir a cette entreprise par le
moyen de la parfaicte cognoissance qu'il a des defl'aults
de sa fortification ; bicn que je croye que , par vostre vi-
gilance , vous aurez aussi este adverty des mesmes cho-
ses , et que vous ne manquerez pas de prevenir les in-
conveniens qui en pourroient arriver, ndantmoins, la
conservation de cette place csiant de la consequence que
vous sfavez mieux que personne , ct voulant ne ricn
obmettre pour I'asseurcr, je vous faicts cette despeche
par ce courrier expres , pour vous dire, par i'advis de
la Reine r^'gente, madame ma mere, qu'encores que
j'aye subject d'avoir toute confiance au sieur de Court,
qui commande a present dans la place en I'absence du
sieur d'Espenan , en qualitc de lieutenant au gouverne-
ment d'icelle, toutesfois , comme il importe en ces oc-
casions que ceux qui commandent dans les places ayent
grande auctorit^ et enhance avcc les gens de guerre , et
que le nom seul d'un homme est capable d'empecher
mesme que Ton ne pense a I'attaquer, je desire que, si
vous jugez qu'il soil necessaire de mettre une personne
en ladite place, qui y commando par-dessus ledit sieur de
Court, a cause de I'absence dudit sieur d'Espenan,
vous choisissiez pour cela celuy que vous adviserez , et
I'establissiez audit commandement, selon I'auctorite que
vous en avez, luy donnant vos ordres bien particuliers sur
tout ce qu'il aura a faire pour la garde de ladite place ,
et vous servant , a cette fin , de la lettrc particuliere el
expresse que je vous adresse , pour cette fin , pour ledit
sieur de Court ; laquelle , autremeut , vous supprimerez,
et luy ordonnerez de s'employer de telle sorte a la garde
de ladite place . que vous jugiez qu'il ne sera pas besoin
d'y suppleer par la presence ny par les soins d'un autre,
luy prescrivant bien express(?ment tout ce qu'il aura a
faire, et observant en cela de pr^ferer la conservation de
Phiiisbourg a toute autre consideration;
» Qu'outre I'infanterie qui est prescntement en ladite
Jean de Wert , qui avoit passe k Hailbron
avec un corps de cavalerie, n'osant pasattaquer
Tarmee, quoiqu'elle marehat avec une assez
longue file, elle arriva sous Philisbourg oil elle
sejourna deux jours. Comme il n'y avoit point
encore de batteaux pour faire un pont sur le
Rhin , M. de Turenne , croyant qu'il n'y avoit
que le corps de cavalerie de M. de Wert qui
eut passe le Neckre , et que le reste de I'armee
de 1 Empereur et de Baviere ne s'avanceroit
point quand ils scauroient I'armee du Roi sous
Philisbourg, dit a M. le marechal deGramont,
que I'on pouvoit aller vers Grabow , a deux
beures de la , et qu'il esperoit prendre encore
ses quartiers sans repasser le Rhin. M. le mare-
chal de Gramont y consentit, ne voulant point
faire aucune difficulte sur ce qui faciliteroit les
moyens d'hiverner en Allemagne, et merae
voulant toujours laisser a M. de Turenne , en
s'en retournant, les troupes du corps de M. le
prince qu'il lui demanderoit : ainsi on marcha
sans repasser le Rhin vers Grabow, a deux
heures de Philisbourg; et ayant sejourne un
jour entier, on apprit vers le soir que toute
I'armee de I'ennemi marchoit vers Philisbourg.
Comme il n'y avoit que ce passage-la pour aller
repasser le Rhin, on partit a I'entree de la nuit ;
et comme a la pointe du jour I'arriere-garde de
I'armee du Roi approchoit de Philisbourg , on
vit I'avant-garde de I'ennemi arriver dans la
plaine , a une demie-heure de la place. On res-
place, vous y en mcttiez tol nombre que vous estimerez
n^cessaire pour la tenir dans une etitiere seuret^; et si
vous jugez que pour la mieux maintenir il faille la rele-
ver de temps en temps, vous y donniez: I'ordre que vous
trouverez bon;
» Que vous fassiez entrer dans la place ce qui reste
des compagnics de cavallerie du sieur d'Espenan , et si
vous voyez qu'il y faille davantage de gens de cheval ,
vous y en envoyiez de tel corps de I'armee que vous ad-
viserez , et les fassiez aussi relever si vous le croyez n^-
cessaire;
» Que pour faire loger commod^menf en ladite place
rinfanteiie et mcsme la cavallerie, en sorle qu'elles ne
d^p^rissent point , vous fassiez accommoder le logement
ainsi qu'il conviendra, et y fassiez employer le foods de
six mil livres que j'envoyeau sieur de Vautorte a cette
fin;
»Que, pour I'entretenemcnt de la cavallerie dudit sieur
d'Espenan, je mande audit sieur de Vautorte d'y faire
employer ce qu'il conviendra des deniers qui provien-
dront des contributions du pays au-dela du Rhin, el que,
«'il ne suffisoit, il y satisfasse par le moyen des fonds que
je luy ay envoy^s, luy ayant faict tenir par le retour du
sieur.... {sic) ce qu'il fault pour la solde et prest de
Jadite garnison pendant les quatre premiers mois de
I'ann^e prochaine, sur le pied de mil homnies d'infanle-
tie, sans que cela vous oblige a rc^duire ladite garnison
audit nombre de mil hommes, desirant que vous la ren-
diez aussi forte (piil sera bcsoin pour asseurer la place
e'nlieromenl; el si \o»is y envoyez i)lus de gens que lodil
>1F.M0IUKS DU MCOMIL; de TLiUEN.NE. [104.5]
serra en merae temps toute I'armee entre la place
et le Rhin , et on commenca a s'y retrancher.
M. I'archiduc, avec ce corps de I'Empereur
et toute I'armee de Baviere , se campa a une
demie-heure de la place, ou il demeura deux
jours , pendant lesquels on fit venir des bat-
teaux de Spire ; mais n'en ayant pas la quantite
qu'il falloit pour faire un pont, on ne fit passer
que la cavalerie et le bagage a la faveur du re-
tranchement et du canon de la place : ce que
voyant I'armee de I'ennemi, il marcha vers
Virapfen , ou on avoit laisse M. de Rochepaire
avec six cens hommes et le gros canon de I'ar-
mee. M. de Turenne , qui etoit demeure sous
Philisbourg avec toute son infanterle et un
pen de cavalerie , fit faire un pont sitot que
la quantite de batteaux necessaire fut venue ,
raanda promptement a sa cavalerie de revenir
a Philisbourg , et supplia M. le marechal de
Gramont, qui etoit alle a Landau, de lui en-
voyer ce qu'il y avoit de Francois de cavale-
rie : ce qu'il lit; mais il ne vint pas plus de
cinq cens chevaux de la cavalerie allemande ,
une partie ayant refuse a leurs officiers de mar-
cher. Ainsi le dessein ne put pas reussir : sans
cet accident on eut defait toute I'infanterie de
I'ennemi, qui prit Vimpfen en sept ou huit
jours par composition, et se retira ensuite dans
ses quartiers.
Les deux armees de I'Empereur et de Baviere
s'etant separees, M. de Turenne repassa le
nombre de mil hommes , ledit sieur de Vautorte fera
payer tous les pr^sens et effectifs par le moyen desdits
fonds , et sur les advis qu'il donnera de la dcspense qui
aura dt^ faicte desdits fonds , il sera incontinent rem-
placd;
» Que, comme ledit sieur d'Espenan a rcnda divers
bons tcsmoignages de la personne du sergent-major dc
place, j'ai trouve bon de luy donner une commission
pour y commander, eneasquil vint a arriver faulte du-
dit sieur de Court, laquelle Je remetsa vous de lui don-
ner si vous I'estimez a propos;
» Que, s'il y avoit d'autres choses a faire en ladite place
pour ne la laisser en aucun pdril, vous y pourvoyiez en
sorte qu'il n'y manque rien, et queje puisse scavoir, par
le retour dc ce courrier, qye j'en doibsestre avec la Royne
regente, madite dame et mere, dans un parfaitrepos;
» Que le vieomte de Corral ayant reprdsenteS que la
garnison qui est dans Mayence est beaucoup en des-
soubs du nombre qu'il doibt y avoir, vous y ayez esgard
et y pourvoyiez effectivement selon que vous cognoistrez
qu'il en sera besoin, comme aussi que vous preniez soin
que toules les places de ces quartiers-la soyent garddes ,
munies de toutes choses et en I'estat convenable pour n'y
apprdhender aucune surprise : de quoy me reposant sur
vos soins accoustumds et sur vostre affection a mon ser-
vice, je n'adjouslerai rien a cette lettre, que pour prier
Dieu qu'il vous ait , mon cousin , en sa sainle et digne
garde.
» Escril a Paris, le li> decembre Ifiij. »
mf:moihi:s uii vicomte de T^RE^^^:
Rhin ; il ne erut pas a propos de chatier les re-
gimens allemands, tous les corps etant cou-
pables; et aussi il est certain que quand il leur
envoya I'ordre de revenir sur le Rhin , il ne les
en croyoit pas si eloignes qu'etoit le lieu ou ses
ordres les trouverent. M. le marechal de Gra-
mont s'en retourna en France avec toute I'ar-
rnee de M. le prince; et M. de Turenne , sea-
chant que I'arraee de Flandre etoit fort occu-
pee , et qu'il n'y avoit point de troupes dans le
Luxembourg, resolut, dans le mois de noverabre,
d'aller a Treves, scachant qu'il y avoit fort peu
de garnison : n'ayant pas pu mener plus de
quinze cens hommes de pied et toute la cavale-
rie , il ecrivit a M. le cardinal pour le supplier
de lui envoyer quelques regimens de I'armeede
M. le prince, qui etoit aupres de Metz : ce qu'il
fit; mais il ne se trouva pas plus de sept ou
huit cens fantassins qui pouvoient marcher. On
fit aussi transporter par le Hundstruck deux ou
trois pieces de canon avec beaucoup de peine.
M. de Turenne , apres avoir fait avertir M. I'E-
lecteur de Treves, qui etoit a Coblentz , de se
rendre a Treves , s'approcha de la place , et
I'ayant investie du cote de Luxembourg par un
corps de cavalerie, elle se rendit la seconde
nuit de I'ouverture de la tranchee.
[ M. de Turenne ecrivit au cardinal Mazarin
la lettre suivante , a ce sujet :
« Je recus hier au soir la lettre qu'il a pleu a
Vostre Eminence me faire I'honneur de m'ecrire
par le sieur Grotius ; j'eusse envoye quelqu'un
vers Vostre Eminence, sur le subject des quar-
tyers , si ce n'est que M. d'Auteville , qui vient
de Munster et s'en va a la cour, portera celle-
cy a Vostre Eminence, et le sieur de Paris me
fera scavoir ce qu'il a pleu a Vostre Eminence
de resoudre la-dessus.
» Depuis la prise de Treves, je passay avec
quelques regimens de cavalerie etquelque infan-
terie commandee sur le pont , et envoyai M. Du
Passage a une petite ville nommee Grevemaker,
qui est sur laMozelle , la seule que les ennemis
y avoient entre Metz et Coblentz, qu'il prist
apres qu'elle eust souffert quelques coups de ca-
non ; on a fait prendre party a quatre-vingts
hommes qui estoient dedans. Dans ce temps-la,
trois ou quatre cens chevaux qu'ils out dans le
Luxembourg entrerent dans un quartyer ou
j'avois trois regimens , dont ils furent aussitot
chassez par les mesmes regimens , qui n'y ont
perdu qu'un cavalier tue et deux prisonniers,
et deux lieutenans-colonels de tuez; les Cravat-
tes y ont perdu deux ou trois officiers , et se
retirerent comme cela dans un bois.
■ Je mo suis donne Thonncur de mander a
[•645] 30')
Vostre Excellence comme je ne puis pas laisser
des regimens en dela de la Mozelle, estant au-
tantqu'ilz y seroient enlevez , et d'y passer avec
toute I'armee ; en I'estat qu'elle est , on y rece-
vroit un affront , la cavalerye n'estant point en
estat d'agir qu'elle ne soit commandee.
» Je crois que Vostre Eminence juge bien que,
parce qu'elle afaitcette campagne, elle ne peust
qu'estreen tres-mauvais estat, aprez avoir re-
passe le Rhin, et il y a des regimens qui n'ont
point trouve de foing qu'aupres de Treves, et
ce temps la a dure quinze jours ; et hors du grain
que les cavaliers vont achepter tres-cherement
par leur chevauche , je ne crois pas que j'en
eusse amene un seul a Treves.
» La Mozelle estant presque toute a M. I'E-
lecteur de Treves, et voyant comme Vostre Emi-
nence a intention qu'il soit bien traitte , on n'a
pas pu luy refuser de ne loger personne sur ses
terres. Son pays fournira dix mille escus pour
entretenir, durant Thyver, un regiment sur la
Mozelle; j'y ay aussi mis un regiment de cava-
lerie dans quelques terres qui ne luy appartien-
nent pas ; je pretends faire entretenir deux regi-
mens d'infanterie a M. de Darmstadt : ce sera
une petite guerre qu'il faudra faire pour I'y es-
tablir , et un regiment nouveau est ruine avant
que d'estre establi.
» Quand je maude a Vostre Eminence qu'on
ne pent faire venir un regiment dans un pays,
c'est qu'il n'y a pas de quoy faire subsister qua-
tre hommes ; je la supplie done tres-humblement
que, si elle ne pent pas donnerles quartyers et
I'argent quiseroit necessaire, de vouloir plus-
tost retirer, des quatre regimens, deux, qui se-
roient Beauveau , Ossonville et mesme Tracy.
En casque M. de Tracy ne s'en voulust pas def-
faire entre les mains de mon nepveu, et qu'il ne
revintplus, j'ay et je garderai seuleraent huict
ou dix regimens d'infanterie: cela estant , Vos-
tre Eminence pourroit ne me rien donner du
Barrols , en se logeant cet hy ver dans la Lor-
raine : ce qu'il est impossible de faire autrement
pour conserver les regimens. On pourroit I'an-
nee qui vient , au-dela du Rhin ou au pays de
Luxembourg et Cologne, se mettre en sorte qu'il
n'y auroit plus de quartyers en Lorraine.
» Ayant laisse presque tout mon equipage a
Bingnen , mon chiffre y est demeure. Parce
qu'il plaist a Vostre Eminence me dire , touchanfe
M. de Marsin , sur le gouvernement, je vols k
peu pres quelle est I'intention de Vostre Emi-
nence, laquelle, comme elle saura particuliere-
raent I'estat de Treves, jugera si, dans I'estat
present, un gouvernement avec une grande gar-
nison pourroit s'accommoder avec I'intention de
400
MEMOlKfiS DU VICOMTE
M. I'Electeur, et vivre comme en neutralite
avec I'Empereur, lequel a bien offert de se reti-
rer a Metz, si le Roy vouloit mettre beaucoup
de gens dans sa place; mais comme son resta-
blissement dans sa place fera uu bon effect par
le bon traittement qu'il auroit , s'il avoit bon
subject de se plaindre, cela en feroit nn tout
contraire, faisant voir a toutlemonde qu'ayant
moyen de la contester, on luy donne du de-
goust.
>. II n'entre la dedans qu'un lieutenant-colo-
nel allemand, qui s'est trouve auprez de moy,
de sorte que quand Vostre Eminence jugera a
propos qu'il y ayt quelque changement , ii sera
aise de le retirer et y mettre celuy dont je crois
que Vostre Eminence me parle.
» M. I'Electeur de Treves a desja cscript pour
Armenstin, et celuy de Cologne tesmoygne
consentir a la reddition de cette place : cela est
de telle consequence aux ennemis, que je ne
doubte point qu'ilz ne trainent cette affaire en
longueur.
» M. d'Auteville s'estoittrouve au commen-
cement que M. I'Electeur ari'iva , et a servy
avec beaucoup d'intelligence en toutes les cho-
ses qu'il y a eues a faire auprez de luy.
» Ensuitte de ce que Vostre Eminence parle
de M. le marquis de Pomas, je croys que cequi
est enchiffreesttouchantM. d'Oquincourt; elle
scait bien que,suivant queje luyay escript, c'est
nnepersonne que j'eslime beaucoup , et quand
il plaira a la Heine de luy donner un employ,
J'auray joye de servir avec luy, et ne doubte
pas qu'il n'y reussisse fort bien , et je I'assiste-
ray en tout ce qui dependra de moy.
" J'envoye a Vostre Eminence le traicte qui
a este faict avec M. I'Electeur de Treves, sous
le bon plaisir de Sa Majeste , et supplie tres-
bumblement Vostre Eminence queje puisse avoir
resolution pour les quartyers, I'asseurant que
si je savois un pays a pouvoir demeurer quelque
temps, je serois bien aise d'en laisser un pen
couler ; et comme il me semble que les ennemis
se resolvent tons a tourner contre M. de Tar-
tenson , ruinant autant qu'ilz peuvent a quinze
et vingt lieues du Khin, et croyant avoir qua-
trc ou cinq moys de temps a agir contre luy, en
se mettant dans les quartyers, et se raccommo-
dant deux moys, on pourroit apres cela trouver
un lieu oil Ton feroit une grande diveision etou
on ne manqueroit pas tout-a-fait de fourage.
>' M. de Vautorte est arrive depuis sept jours et
ne bougera plus d'un moys. M. I'Electeur de
Treves est fort satisfait de sa negociation, et je
croys qu'il servira tres-utilemcnt dans cetto ar-
niee.
DE TUREN^E. [1645]
» Avant que Ton sceust que la Reine vouloit
faire un present a M. I'Electeur, il avoit pro-
mis de faire donner par son pais dix mille escus
pour ayder a I'entretien d'un regiment pendant
Ihyver, de sorte qu'il n'est pas, ce me semble,
a propos de luy en donner dans ce temps que
Ton fait donner du sien ; mais comme, par un
discours qu'il a fait a M. de Vautorte, du Roy
Francois premier , qui a donne un buffet de
vermeil dore a un electeur de Treves , pour
le remercier de sa voix pour I'Empire, a tes-
moigne qu'il auroit fort agreable quelque pre-
sent comme cela, ne se servant a cette heure
que de vaisselle d'etain, je crois que Vostre Emi-
nence trouvera aussi a propos de convertir un
argent qu'on lui veult donner en quelque pre-
sent; et comme ilne pent soiiffrir que de I'in-
commodite destrouppes que je commande, j'o-
serois supplier Vostre Eminence que j'eusse or-
dre de luy faire les gratifications que Ton voudra
a la cour ; je ne me suis engage d'obtenir pour
luy quoy que ce, soit.
» II desiroit aussi fort d'avoir le droict de
souverainete , ou plustost de franc-alleu sur
trois villages de Lorraine, dont il est parle au
memoire que vous porte M, d'Auteville. C'est,
Monseigneur , vostre tres - bumble et tres-
obeissant serviteur.
» 1645.
» TUREINNE.
"Depuis ma lettre escrite, M. d'Auteville
estant prest de partyr en ne m'ayant point mons-
tre les demandes que faisoit M. I'Electeur de
Treves , je les luy ay demandees , et ay un pen
trouve mauvais de quoy il ne me les faisoit point
voir et partoit sans me les monstrer, M. I'Elec-
teur de Treves, croyant qu'il me les avoit com-
muniquees. M. de Vautorte en a este aussi scan-
dalise. Ce n'est qu'un manque dans la forme,
car il n'y a pas chose de consequence a vouloir
cacher. Cela faict queje croys que M. d'Aute-
ville part un peu chagrin , voyant bien qu'il a
manque, ce queje luy ay tesmoigne; de sorte
(|u'afin que ces affaires-la soient conduittes
par une Sicule personne,je crois qu'il est a pro-
pos que Vostre Eminence la cominette (si elle le
trouve ainsy bon) a M. de Vautorte, et qu'il
pourra aisement venir le trouver quand il aura
quelque chose de presse.
» Outre que j'avois desja commence d'en
user de la facon , je continueray a faire toutes
les choses qui pourront donner de la satisfac-
tion a M. I'Electeur de Treves." ]
[1646] M. de Turenne remit M. TElecleur a
Tieves, et y sejourna sept ou huit jours; il fit
MEMOir.ES 1)U MCOMTE 1)E TUUE^^E. [l(i4(j]
10 (
faire un reduit aiipres du pont ou il laissa cinq
cens hommes ; doima dcs quartiers le long de la
Moselle, et retourna sur le Rhin au chateau d'O-
bervesel, devant lequel il avoit laisse M. Du Tot,
marechal-de-camp ; apres ud assez long blocus ,
ce chateau se rendit; toute I'armee ayant ete
distribuee le long du Rhin et de la Moselle , et
quelque cavalerie envoyee en Lorraine , M. de
Turenne retourna au commencenaent de fevrier
a la cour.
M. le cardinal Mazarin etoit alors maitre des
affaires : le Roi etoit fort jeune ,.et la Reine
mere avoit une entiere confiance en M. le car-
dinal. Corame M. de Turenne etoit fort bien
avec lui, il approuvoitpresque tons ses projets
de campagne , et principalement dans une guerre
eloignee de la cour comme celle d'Allemagne.
Ainsi il avoit trouve bon que M. de Turenne
concertat avec M. Tartenson , general des
Suedois , que les armees de France et de Suede
se joignissent au commencement de la prochaine
campagne , pour remedier aux inconveniens que
Texperience avoit appris etre presque infailli-
bles pendant ieur separation. Les deux armees
agissant toujours separement, I'une vers les
pays hereditaires , et I'autre le long du Rhin ,
ou dans le cercle de Souahe,rarraee de I'Empe-
reur et celle de Baviere etant au milieu , eu-
voyoient des secours contre celle qui les pres-
soit le plus , et rendoient presque infruclueux
tous les avantages que Ton avoit par des com-
bats. Comme le fruit principal que Ton peut
tirer des victoires est de gagner un pays pour
avoir des quartiers , et d'augmenter son armee
en diminuaut celle de I'ennemi , qui avec unpeu
de patience se mine peu a peu , on ne pouvoit
pas tirer ce fruit, parce que le renfort que les
armees ennemies se renvoyoient mutuellement
faisoit perdre tous ces avantages , au lieu que
i'armee de France et de Suede, se joignant, pou-
voient se concerter de maniere a ne so stparer
plus , que suivant les mouvemens des armees op-
posees , et dans une distance a pouvoir se re-
joindrequand celles des ennemis se mettroient
ensemble. Ainsi M. de Turenne concerta avec
M . Tartenson , que, vers le mois de mai, il vien-
droit avec Tarmeesuedoisedansla Hesse, et que
I'armee du Roi , passant le Rhin au-dessous de
Mayence , se joindroit vers la comte de Nassau.
L'incommodite de la goutte et une longue in-
disposition obligerent M. Tartenson a se reti-
rer en Suede , apres avoir acquis, dcpuis la raort
de M. Banier, toute la reputation qu'un grand
homme peut avoir par le gainde diversesbatail-
les , par la ruine d'unc grande armee ennemie
qu'il reduisit a rien , et par une estime g<^nerale
III. C. 1). M., T. 111.
de prudence , de cceur et d'habilete : il laissa le
commandement de I'armee a M. \\^raiigel,qui,
ayant passe une partie de I'hiver a prendre quel-
ques petites places vers la Westphalie , se trouva
en Hesse au commencement du printcmps.
M. de Turenne demeura six semaines a la
cour; M. de Bouillon , son frere, etoit a Rome,
et ses affaires n'etant pas encore ajustees , M. le
cardinal offrit a M. de Turenne le duche de
Chateau-Thierri, qui devoitentrer dansl'echange
de Sedan , en I'assurant que son acceptation ne
nuiroit pas aux affaires de monsieur son frere,
et que Ton donneroit une autre terre a sa place;
mais M. de Turenne , persuade que cet avautage
rallentiroit , s'il n'empechoit pas la conclusion
de I'echange de Sedan , convint avec M. le car-
dinal qu'il ne prendroit rien jusqu'a ce que les
affaires de monsieur son frere fussent achevees.
II retourna done au mois d'Avril sur le Rhin,
fit assembler toute I'armee dans le commence-
ment de mai, et fitdescendre un pont de ba-
teaux aupres de Bacharach , pour aller joindre
les Suedois dans la Hesse. Apres avoir tout con-
certe pour cette jonction , M. le cardinal Maza-
rin lui envoya un gentilhomme nomme Sainl-
Aignan , pour lui dire que M. de Baviere ayant
donne assurance a messieurs les plenipoten-
tiaires aMunster, que son armee ne joindroit
pas celle de I'Empereur, si celie du Roi ne pas-
soit pas le Rhin , le Roi lui commandoit de ne
pas traverser ce fleuve; le meme gentilhomme
lui fit entendre que la pensee de la cour etoit
d'assieger Luxembourg. M. de Turenne, croyant
que ce seroitla perte entiere des affaires d'Al-
lemagne, se contenta de ne pas passer le Rhin,
pour ne point contrevenir si promptement a un
ordre expres, et deux jours apres que ce gentil-
homme fut retourne, le pont de bateaux rompit
par une grande crue d'eaux.
[Le meme gentilhomme remit a M. de Tu-
renne le memoire suivant touchant I'etat de la
negociation de la paix generale , en ce qui coii-
cernaitles affaires de I'Empire, datedu 27 avril
1G46:
« Le Roy , par I'advis de la Royne regenle ,
sa mere, desirant faire scavoir au sieur vicomle
de Turenne , marechal de France, lieutenant-
general pour Sa Majeste, en son armee d'Alle-
magne, I'estat de la negociation de la paix ge-
neralle, ence qui concerne les affaires de I'Em-
pire, a cause du rapport qu'elles peuvent avoir
avec ce que ledit sieur marechal pouvoit entre-
prendre en Allemagne; bien que Sa Majeste
voye que M. due de Longueville et les sieurs
comte d'Avaux et de Servien, plenipotentiaires
de sa part pour ladlfe paix , informeront ledit
•iG
402
:\iK.\:n!iu.s nv vicomte dv. tiiuknne. [1040]
sieiir marechal de ce qu'ils traicleront a i'es-
gard de I'Allemagne, Sa Majeste a voullu liiy
faire adresser le present memoire pour cette fin.
« Les plenipotentiaires del'Einpereur avoyent
faict oftVir, par les raediateurs de ladite nego-
ciation,aux plenipotentiaires de Sa Majeste,
pour la satisfaction qu'elle peut pretendre dans
rAlIemagne,a cause de la petite guerre, de
cedder a Sa Majeste la haute et basse Alsace,
ot le Zuntgau , sous les litres de landgraviat
de I'Alsace, a condition que ledit pays relevera
de I'Empire , et d'autant que les plenipoten-
tiaires de France ont declare aux mediatcurs
que cat accommodement no seroit pas accepte
de la part de Sa Majeste, si, entre autres condi-
tions, la ville et forteresse de Brizacne denieure
a ceste couronne , en I'estat auquel elle est a
present, etque les plenipotentiaires de I'Empe-
reur ont diet n'avoir pas un pouvoir suffisant
de leur maistre pour quitter ladite place; il a
este despechea la cour imperiale sur ce subject;
et au mesme temps , les plenipotentiaires de
France ont despeche vers Sa Majeste , pour sea-
voir si elle se relascberoit de la pretention du
Brisgawet des villes forestieres qui sonttenues
par ses armees.
» Et comme Sa Majeste est bien advertie que
I'Empereur est resolu de consentir a la cession
de Brisac , et que Sa Majeste , pour faciliter de
sa part tout ce qui peut apporter la paix a la
chrestiente , autant qu'il sera possible et juste
pour se disposer a laisser le Brisgaw et les villes
forestieres de Brisac , et la ville de Neufbourg ,
qui est necessaire pour la communication de
Brisac et Basle, soubz certaines conditions,
neantmolngs , que Sa Majeste remit a ses pleni-
potentiaires d'adjuster, et ausquelles Sa Majeste
se promit qu'il n'y aura pas de difficulte, parce
qu'elle les reduit toutes dans I'equite et la rai-
son , il semble que , s'il ne survient d'ailleurs
quelque obstacle au traicte pour ce qui regarde
I'Allemagne , Ton en doibt bientost esperer une
bonne issue, puisqu'au mesme temps les pleni-
potentiaires de I'Empereur alloient faire offrir
a ceux de.la couronne de Suede, pour satisfac-
tion, les deux Pomeranies et le port Wismar.
» Les plenipotentiaires de France ont ad-
jouste a cela que les ministres du due de Ba-
viere avoyent represente et insiste que, les af-
faires s'acheminant si heureusement a la paix ,
il falloit accorder une suspension d'armes au
moins de trois sepmaines, afin qu'en attendant
les responses defmitives sur les choses dont
les plenipotentiaires n'avoient pu convenir, il
ne fut rien entrepris dans la guerre dont I'eve-
nement estant favorable a Tun et a r.tuire, il
arrivast quelque changement a la face des af-
faires et de nouvelles difficultes a laccommo-
dement.
» Que sur cela les plenipotentiaires de France
auroyent faict entendre que si, apres qu'ils en
avoient confere avec les ministres alliez de cette
couronne, ils les trouvoyent disposes a ladite
suspension, ils ne s'en eloigneroyentpas, pourvu
qu'on ne fust point oblige d'en rien mettre
par escrit et qu'on se contentat de mander
de part et d'autre aux generaux des armees de
n'entreprendre aucun acte d'hostilite pendant
le temps que la suspension devoit durer.
" Et par ce qu'il se pourroit faire que Ton
avoit desja arreste cette courte suspention , on
bien que Ton en conviendroit au premier jour,
il est necessaire de pourvoir a ce qu'il soit ponc-
tuellement satisfait a ce qu'il sera promis de la
part de Sa Majeste.
>' II a aussi este propose par les Imperiaux ,
en consentant a la cession des deux Alsaces et
du Zuntgaw, de faire une suspension generalle
dans I'Empire , pendant laquelle la paix debvra
estre traitee et conclue a I'esgard de tous les
estats dont il est compose.
» Et sur ce point , Sa Majeste ordonne a ses
plenipotentiaires que la satisfaction de la France
et de la Suede estant une fois asseuree, et les
interests du prince Palatin et ceux de madam e
la landgrave de Hesse estant adjustez , Sa Ma-
jeste aura pour agreable qu'ils consentent de sa
part a une suspension d'armes de telle duree
qu'ils adviseront, afinque ce pendant Ton puisse
terminer tous Ics poinctz qui peuvent regarder
le dedans de I'Empire , et contenter les princes
et estats catholiques et protestans, sur lesquels,
en quoy faisant , Ton prendra toutes les pre-
cautions possibles pour empescher que le Roy
catholique ne se prevail le des trouppes de I'Em-
pereur directement ou indircctement : ce que
Ton espere pouvoir faire d'autant plus facile-
ment et seurement , que les forces de I'Empe-
reur luy seront necessaires pour s'opposer a
celles duTurc, aussi bien du coste de laCarin-
thie et de ses autres estats patrimoniaux , que
vers la Hongrie; et apres la conclusion de ce
traite , Ton viendroit a une bonne et seure exe-
cution des choses promises de toutes parts.
» Faict a Paris, le 2G avril 164G. «
Lettre de Sa Majeste a 31. le marechal de Tu-
renne, pour Imj adresser ledit Memoire, et
faire ce qui deppendra de luy en conse-
quence.
" Mon cousin, vous aprendrcz, par le me-
Mr.MOlUIiS DV VICOMTE V)E TUKENNE. [l64C]
moire qui sera ey-joinct, le bon achemineraent
de ia negociation de la paix a Tesgard de I'Al-
lemagne ; et comme je desire contribuer tout ce
que je puis equitablement pour y parvenir, et
parce qu'il importe que vous vous conformiez
a ce qui sera commence en mon nom sur ce sub-
ject par mon cousin le due de Longuevilie et les
sieurs d'Avaux et de Servien , mes plenipoten-
tiaires pour le traicte de ladicte paix , je vous
faicts celte leltre par I'advis de la Royne re-
gente , madame ma mere , pour vous dire que
mon intention est que, soit qu'iis conviennent
d'une suspension d'armes de pareil temps, pour
attendre la responce de I'Empereur et la mienne
sur les choses qui sont demeurees ce pendant
indecises, soit qu apres cela ils ne tombent d'ac-
cord d'une plus longue suspension pour termi-
ner toutes les choses qui regardent les princes
et estats catholiques et protestans de I'Empire
dans cettc paix, vous ayez, sur les advis que
vous aurez recus ou recevrez de mesdits pleni-
potentiaires de ce qu'iis seront convenus de vive
voixou par escrit, a I'observer ponctuellement,
tout ainsi que si vous y aviez receu ordre expres
etparticulierementde ma part, sansrien entre-
prendre au prejudice de I'une et de Tautre sus-
pension , et neanlraoings vous tenant toujours
presdu Rhin,afin de donner, parce moyen,cha-
leur a la negociation , et que, par la proximite
de mes armees, tous ceux du party contraire
soient obliges a persister dans le bon dessein
qu'iis temoignent presentement de tenir a la
conclusion de la paix ; et comme, par vostre der-
niere lettre, il parroist que vous nescauriez estre
en estat de passer le Rhin plus tost qu'a la fin
du mois de may prochain , 11 n'arrivera pas
grand prejudice d'executer ladite premiere sus-
pension , quand , par Tartiffice de ceux qui ne
desirent pas la paix , elle u'auroit aucuue autre
suitte ; et cependant il arrivera que touttes
choses seront adjustees, et que I on aura la paix,
ou bien ce traite presentement propose sera
rompu , et vous agirez en Allemagne, ou bien,
durant cette premiere tresve , les poinis princi-
paux estant adjustes, la seconde tenant a ce
faire , vous pourrez cependant marcher vers le
Luxembourg et attaquer la ville capitale de ce
duche, ou bien y execuler les autres desseins
que vous jugerez estre les plus advantageux et
reuscibles , m'informant en ce cas de ce que
vous estimerez y devoir faire , en observant que
vous aurez grande facilite a excuter tout ce que
vous y voudrez entreprendre , parce que les en-
nemis estant attaquez dans la Flandic par I'ar-
mee,qui sera commandee par mononcle Icduc
d'Orleans , et par ccllc que mon cousin le due
4(13
d'Auvergne commaudera , et , d'autre cosle, par
I'armee des Estats des provinces unies , il n'y a
pas d'apparence qu'iis fassent une resistance
considerable dans le Luxembourg , ayanta def-
fendre des places et des pays dont la consi-
gnation leur est beaucoup plus chere et plus
sensible que de celui-la. C'est ce que je vous di-
ray par cette lettre , priant Dieu qu'il vous ayt,
mon cousin , en sa sainte et digne garde.
» Escripta Paris, le dernier avril 164G. >-]
Pendant qu'on racommodoit le pont de ba-
teaux , M. de Turenne apprit que I'armee dc
I'Empereur et de Baviere s'etant jointes en Fran-
conie , marchoient droit aux Suedois dans la
Hesse, et jugea que sa jonction avec eux etoit
imposible en passant par le pont de Bacharach.
Connoissant qu'il n'avoit point d'autre passage
sur le Rhin que dans les villes que messieurs les
Eiats de Hollande tenoient,il envoya quelquc?
legimens d'infanterie a Mayence, ou il laissa
M.Du Passage, partit deux jours apres qu'il
scut la marchede I'enuemi , manda a M. le car-
dinal par un secretaire la resolution qu'il pre-
noit, et alia passer la Moselle cinq ou six heures
au-dessus de Coblents, a giie, et de la par le
pays de Cologne et de Meurs a Rhimberg, et en-
suite a Wesel , ayant envoyeun gentilhomrae a
M. le prince d'Orange et a messieurs les Estats
pour leur demand( r le passage.
II y avoit douze ou quatorze jours de marche
d'oii il etoit parti jusqu'a Wesel , oil il trouva
madame de Longuevilie qui alloita Munster; il
marcha deux jours avec I'armee sur la route de
celte princesse , et de la, passant par Lipstadt
que les Hessiens tenoient , il envoya avertir
M. Wrangel ( qui etoit aux frontieres de la
Hesse) du temps qu'il pourroit le joindre. L'ar-
raee avoit marche plus d'un mois a fort grandes
journees , durant lequel temps celle de I'Empe-
reur et de Baviere ayant approche des Suedois,
n'osa pas les attaquer a cause des postes avan-
tageux qu'iis prirent. I\ y eut quelques petits
combats, mais pas un de considerable; et
M. ^yrangel se gouverna avec beaucoup de pru-
dence et de resolution. Comme lesarraeesenne-
mies scurent que I'armee de France approchoit,
ils se retirerent a cinq ou six hemes des Sue-
dois, et se camperent aupres de Fridberg, pe-
tite ville , dans laquelle ils mirent deux ou trois
censhommes. L'armee du Roi joignit celle des
Suedois, quise mirent en bataille a son arrivee.
II y avoit plus de dix mille chevaux et six ou
sept mille hommes de pied, et bien soixante
pieces de canon. M. de Turenne soupa chez
M. Wrangel avec beaucoup de rcjouissance , et
ayant seulem«nt sejourne un jour a cause du
'2C>.
MEMOlUKi:; UV VICOMTE tVt TUllENMi. [lG-l6]
404
manque de fourage, rarniee du Roi prit I'avant-
Sarde le premier jour, etM. de Tiirenne donna
le mot; ensuite il le donnoit par ecrit pour une
semaine et M. Wrangel pour I'autre , se I'en-
voyant aiusi I'un chez i'autre par quefque adju-
dant , sans qu'il y eut jamais aucune division :
on marcha eu deux jours pres des ennemis qui
etoient campes au lieu que j'ai dit. lis faisoient
aiors trois salves pour le jour, a ce que je crois,
de ia naissance de I'Emperenr , et on voyoit par
la que ieur corps etoit considerable, lis avoient
bien quatorzemiilechevaux , dix mille hommes
de pied et plus deeinquante pieces de canon. On
s'approcha a un quart de lieue d"eux, et on ne
jugea pas a propos de ies attaquer dans un
camp oil ils etoient peu retranches , mais fort
avantageusement postes.
Apres quelque escarmouclie, iejour que i'ar-
raeearriva presd'eux , on vint camper fort pro-
clie des murailles de Frldberg , ou ils avoient
trois ou quatre cens hommes de garnison.
Comrae ceux de la vilie tiroient a I'entree de ia
nuit sur dessoldats qui dans le temps du cam-
pement vont querir du bois , je ne doute pas
que I'ennemi ne crut que i'on faisoit des appro-
clies avec intention d'assieger la place , dout la
prise n'eut ete gueres difficile 5 mais a I'entree
de la nuit , M. de Turenne et M. Wrangel
ayant confere ensemble sur ce qu'il seroit plus
avanlageux de faire , ils se debattirent quelque
temps si i'oun'iroit pas par le Bergstras , en lais-
sant Francfort a main gauche , pour tacher d'ar-
river a Hailbron devant I'ennemi , et avoir en-
suite une entree dans le pays de Wirtemberg.
On jugea enfin que i'ennemi, ayant un chemin
plus court a faire , y arriveroit avant nous ; et
qu'ayant toujours le Danube et le bon pays der-
rierelui , il n'abandonneroit jamais que ce qu'il
auroit ruine. Au contraire, Ies armees francoise
et suedoise n'ayant derriere elles que ies bords
du Rhin,qui est un pays entierement epuise, se-
roient au commencement de i'hiver contraintes
de reprendre chacune ses aneiens quartiers , et
de laisser a I'armee de I'Empereur et de Baviere
iesleurs qui etoient, outreles payshcreditaires,
Ies cercles deSouabc, dcFranconie et la Baviere,
qui sont des pays sans comparaison meilleurs
que Ies bords du Rhin , le pays de Thuringe
et de Brunswic, ou Ies armees francoise et
suedoise avoient accoutume de se retirer. Cette
difference donne des avantages pour la pro-
chaine campagne , parce que Ies soldats vien-
nentchercher Ies armees qui sont dans lesbons
pays, et que Ton y retablit fadloment ceux que
I'on a. Apres avoir ete quelque temps en suspens,
il fut resolu que I'on envoieroit mille chevaux
avec cinq cens dragons pour se saisir du poste
de Bonnameis , qui est un petit bourg a deux
heures de Francfort , sur la petite riviere de Nid,
laquelle etant passee sans que I'ennemi s'y op-
posat, on pourroit ensuite arriver aussitot qu'eux
a la riviere du Mein , ou Ies combattre en che-
min s'ilsprenoient cette marche.
Lcs troupes, etant arrivees a Bonnameis et
n'ytrouvant que quelques dragons qui defen-
doient le passage, s'en saisirent et du bourg.
Un corps de cavalerie de I'ennemi que comman-
doit M. de Wert, etant arrive un peu tard et
voyant le poste pris , fit alte assez proche de la.
Les armees jointes marcherent le lendemain
trois heures devant le jour; celle du Roi avoit
i'avant-garde, et ayant cotoye dans la nuit et
dans le commencement dujour celle de I'ennemi,
on ne Ieur vit prendre d'autre resolution que de
se meltre sous ies amies. On a un peu blame
M. I'archiduc d'avoir efe trop long-temps a pren-
dre parti : ce qui lui coiita bien cher, car, pen-
dant qu'il faisoit haite dans son camp , I'armee
marehoit toujours, et ayant trouve le poste de
Bonnameis occupe par ceux que I'on avoit en-
voyes devant, on fit promptement raccommoder
le passage, et M. de Wert, qui s'etoit avance
pour s'en saisir, commenca a se retirer vers le
gros de I'armee ennemie.
Cependant on passa quoiqu'avec beaucoup de
difficulte en divers endroits, et M. Konigmarc
ayant trouve un passage a main gauche , que
I'armee francoise avoit iaisse , pour pouvoir pas-
ser par un plus grand front, renversa plusieurs
troupes de M. deWert qui se retiroient. Comme
il n'etoit encorequedeux heuresaprcsmidi,quoi-
que i'on cut bien fait six heures de chemin avec
une grande armee et un tres-grand bagage, on
marcha encore trois heures ce jour-la , toujours
en intention de couper a i'ennemi le chemin du
Mein ; ce qui reussit par la lenteur a se resou-
dre : de sorte que le soir on arriva entre Franc-
fort et Hanau , en un lieu qui 6toit le raoyen a
I'ennemi de pouvoir se retirer vers le Mein sans
combattre.
L'armee etant partie deux heures devant le
jour au moisd'aout, avoit fait ncuf heures de
chemin. Comme on avoit commande au bagage
de prendre tout a fait a la main droite , et qu'il
etoit convert, on ne s'en mit pas beaucoup en
peine et il arriva le lendemain. Ainsi,les enne-
mis avec toutes les forces de I'Empire se vi-
rent en un jour hors d'etat de pouvoir plus al-
ier ni en Franconie , ni en Souabe, ni en Ba-
viere, ayant toute I'armee confcderee entre eux
et ces pays- la. Mais comme on craignoit qu'a
ia faveur d'une petite riviere qui coule vers
IVIEMOIRES 1>V; VICOMTIC
Hanaii , ils ne piisseut encore marcher vers As-
chaffembourg , qui est sur leMein , on partit le
lendemain avant le jour avec une partie de
rarnice, commandant au reste de suivre,quoi-
qiie fort affoiblie par la marche du jour prece-
dent, et Ton arriva a une petite ville sur ce
ruisseau. Les ennemis y avoient mis quelques
gens, et le lieu etant assez proche du derriere de
!eur camp, il yavoit apparence quMIs alloient
marcher pour gagner Aschaffembourg : mais
comme ils virent I'armee ennemie passer de
grand matin , ils fireut halte dans leur camp ,
leur bagage attele, retirerent leurs troupes de
cette petite ville, et defendirent le ruisseau sur
lequel elle est situee avee quelques gens com-
mandt'S.
L'armee francoise et suedoise arriva toute sur
le midi aupres de ce ruisseau 5 etayant fait ve-
uir du canon et fait retirer un escadron impe-
rial qui le souffrit avec une patience incroyable,
I'ennemi demeura de nouveau dans son camp.
Les choses a\oientainsi entierement change de
face dans une seulejournee. Comme il yavoit
un petit bois qui couvroit une partie du camp
des Imperiaux, onne voyoit pas bien leurs mou-
vemens ; aussitot qu'ils virent qu'on leur avoit
pris le devant , ils firent marcher leur bagage
vers Faidberg , et suivirent a I'entree de la nuit
le meme chemin , tirant vers la Hesse , dans le
dessein apparemment, s'ils avoient ete poursui-
vis , d'aller vers la Westphalie ou vers Cologne.
On balanca quelque temps quel parti on pren-
droit de lessuivre ou de profiler de I'occasion
de prendre des postes considerables dans les
cercles de Franconie , de Souabe et de Baviere.
Ilestcertainque, suivant le premier parti, on les
auroit ramenes aupres de Cologne avec quelque
perte dans leur retraitte 5 mais comme I'Empe-
reur et M. de Baviere avoient le temps d'en-
yoyer des ordres dans les pays que je viens de
dire , et qu'il n'y avoit point de temps a perdre,
les affaires etant changees en un quart-d'heure,
on resolut de marcher vers le Mein.
M. de Turenne fit joindre M. Bu Passage,
qu'il avoit laisse vers May ence, quand il prit ce
grand tour par \Yesel avec deux mille horames
et marcha a Aschaffembourg , qui est un beau
passage sur le Mein , dans lequel il yavoit deux
cens hommes qui se rendirent incontinent. Apres
avoir passe le Mein , I'armee francoise prit la
droite et la suedoise la gauche , marchant a huit
ou dix lieues Tune de I'autre. La premiere assie-
gea Schorendorf , qu'elle prit en trois jours , et
alia a Lawinghen sur le Danube, que personne
ne gardoit; fautre prit Nordlingen, marcha a
Donawert, ou elle passa le Danube comme la
in: Tir>E\\E. [\(UG] iOo
francoise a Lawinghen , y ayant des ponts dans
ces deux lieux , et trouvant des vivres abon-
damment partout. LesSuedois laisserent garni-
son dans Nordlingen, et les Francois dans
Schorendorf et dans Lawinghen , en passant et
sans sejourner. Les Suedois traverserent le Lech
sur le pont de Rain, qui n'est qu'a trois ou qua-
tre lieues de Donawert, et investirent la place
dans laquelle M. do Baviere avoit mis douze
ou quinze cens hommes de milice , qu'on ap-
pelle chasseurs, parce qu'ils ont une casaque
verte.
M. de Turenne scachant qu'il n'y avoit per-
sonne dans Ausbourg, envoyaM. de Beauveau
avec cinq cens chevaux pour parler a ceux de
la ville, ayant passe lui-meme a Lawinghen
avec I'armee. Ceux d'Ausbourg firent entrer
M. de Beauveau, laissant les cavaliers a la porte,
et commencerent a parler de la composition
pour se mettre entre les mains des Francois et
des Suedois. Dans ce temps M. W'^rangel , qui
avoit commence les approches de Rain et avoit
trouve de la resistance , comme il arrive ordi-
nairement les premiers jours quand on a affaire
a des milices , envoya prier M. de Turenne d'y
marcher promptement, lequel, croyant que ceux
d'Ausbourg tireroient peut-etre la negociation
en longueur , tandis qu'une des deux armees
etoit engagee au siege de Rain , s'en alia en di-
ligence, etfitrevenir M. de Beauveau; comme
la trauchee des Suedois etoit ouverte depuis trois
ou quatre jours, il en ouvrit une le soir qu'il
arriva ; la seconde ou troisieme nuit , se trou-
vant tout proche d'un bastion , ceux de dedans
ayant battu la chamade de son cote, qui etoit le
plus avance , la garnison sortit au nombre de
pres de deux mille hommes qui avoient beau-
coup tire et s'etoient fort mal defendus.
M. Wrangel paria souvent dans le temps du
siege de Rain avec M. de Turenne, sur celuiqui
mettroit un gouverneur dans Ausbourg ; il etoit
d'accord de partager la garnison; mais il ajouta
que le feu roi de Suede ayant tenu cette place ,
il restoit quelques droits aux Suedois, pour y
commander, plusqu'au Roi. Je crois que la pen-
see que les Francois, s'en rendant les maitres,
voudroient y mettre quelqu'un pour y comman-
der, fut une des principales raisons qui obligea
M. Wrangel a presser tant M. de Turenne de
venir a Rain : neanmoins il n'y eut jamais de
contestation aigre entre M. de Turenne et
M. Wrangel ; et je pense que I'affaire eut ete
reglee de cette facon , que Ton eut tire au sort a
qui mettroit un gouverneur dans la place ; mais
comme la ville de Rain fut reudue , ou les Sue-
dois mirent garnison, on apprit que Rover, etant
<ion
MEMOIISKS Dll VICOMTK DK TUni\M:. [KUC)]
parti do Memmingiien, etoit entre avec doiize ou
quinze cens homines dans Ausbonrg; on ne
laissa pas d'y marcher pour voir si Ton ne piit
I'investir dans les sept ou huit jours de temps
qu'il falloit, avant que les armees imperiale et
bavaroise pussent entrer dans hi Baviere, ayant
pris le tour par la Turinge (I) et par le haut Pa-
latinat. On repassa le Lech , on prit ses quar-
tiers aupres d'Ausbourg , et Ton ouvrit deux
tranchees du cote des Francois et une des Sue-
dois; on trouva que le fosse etoit fort large et
fort profond , et les difficultes a passer etoient
d'autant plus grandes qu'on manquoit de toutes
les ehoses necessaires, corame il arrive dans
une armee de campague. On n avoit pas perdu
plus decinq ou six cens hommes , et Ton etoit
deja sur le bord du fosse, quand on apprit que
les armees imperiale et bavaroise etoient a deux
heures de la ; on avoit scu tous les jours les
journees qu'elles faisoient , et leur marche avoit
ete moins rapide qu'clle ne dut I'etre : on resolut
de ne quitter le siege qu'a la derniere extremite.
On voyoit bien que si I'armee ennemie s'appro-
choit de la riviere, qu'on ne pourroit pas gar-
dei- les postes entre la riviere et laville,et
qu'ainsi la place seroit secourue ; mais comme
on espere toujours qu'un ennemi ne fera pas tout
ce qu'il pent , ouTouloit attendre qu'il prit la re-
solution de marcher jusques-la avant que de
lever le siege. On fit bruler beaucoup de villa-
ges pour I'empecher d'approcher, de peur de
manquer de fourage. Le meme jour que les ar-
mees imperiale et bavaroise arriverent, M. de
Turenne et M. Wrangel passerent I'eau de leur
cote avec deux mille chevaux , et de rinfanterie
derriere, pour escarmoucher les Imperiaux dans
la plaine et les empecher d'approcher de la ri-
viere; dans I'esperance que cet; expedient reus-
siroit , on fit retrancher le regiment de Turenne
au-dela de I'eau, qui en dix heures fit unfort sur
lequel onmitdu canon. Les ennemis, ayant re-
pousse quelques-unesdenos troupes qui etoient
dans le bois a la tete du fort, n'oserent I'atta-
quer ; mais, la nuit s'approchant, ilss'etendirent
pour se camper tout le long de la riviere , ou
I'espace etoit si etroit que I 'on n'y pouvoit de-
meurer de I'autre cote entre ladite riviere et la
ville , que dans unetranchee; c'est ce que Ton
avoit fait quand il n'y avoit point d'armee en-
nemie; mais lorsqu'elle futarriveesur lesbords
du Lech, on ne pouvoit plus yrester a cause des
deux feux de I'ennemi et de la place, ni meme
defendre le passage de la riviere ni la tranchee.
(1) PiiU'endoif (lit par la Franconie ; la Turinge pa-
rall un grand d(^lour pour une ;irme»' qui ('tail prcss^p.
Au ciimniencement de la nuit, on retira ce
qui etoit dans cette tranchee, et on mit toute
I'armee ensemble entre le quartier des Suedois
et des Francois. On retira le canon des batte-
ries, et ayant envoye le bagage avec les bles-
ses et le gros canon, a la pointe du jour, dans
une plaine a une heure d'Ausbourg, on lui com-
manda d'y faire halte; on commencaa marcher
a deux heures de soleil ; les ennemis entrant en
meme temps dans la ville par le cote de la ri-
viere, qui etoit gueable et que I'on avoit aban-
donne, il ne s'y passa rien de considerable.
Quand on se fut retire a une heure de la ville,
on se mit en bataille et on tira deux coups de
canon pour montrer que Ton etoit resolu a com-
battre, si I'ennemi vouloit s'avancer. Ce strata-
geme est plus utile pour encourager le commun
des soldats , que pour les gens plus eclaires , qui
scavent bien que quand une armee delogeavec
beaucoup de canon et de bagage de devant une
place, et qu'elle passe de grandes campagnes,
Ton peut la combattre avantageusement. Apres
avoir demeure tout le jour en ce lieu-la, on
alia camper a deux heures d'Ausbourg, et le
lendemain , apres avoir fait marcher le bagage,
on alia a une heure et demiede Lawinghen, ou
on resolut de camper pour faire fortifier la place :
en effet, les Francois et les Suedois entreprirent
de faire chacun quatre ravelins autour de la
ville, qui est dans une tres-belle assiete, et qui
n'a que des murailles sans rempart, mais un
pont sur le Danube ; on y envoya deux ou trois
mille hommes y travailler tous les jours, qui
mirent en douze ou quinze jours tous ces rave-
lins en defense, et M. de Turenne mit dans la
place le sieur de Grotius avec huit cens hom-
mes de son armee.
Dans ce temps-la I'armee de I'Empereur etde
Baviere, commandee par M. I'archiduc, etoit
entre Aushonrget Landsberg, oil M. de Baviere
envoya beaucoup de chevaux pour remonter les
cavaliers, des armes, des souliers et des habits
a I'infanterie. Les deux armees s'avancerent au
commencementde novembre versMemminghen,
avec intention de s'approcher d'Ulm et d'en
tirer des vivres a la faveur des places d'Hail-
bron, de Tubingen et d'Ausbourg, qu'ils tenoient
dans la Souabe et dans le pays de Wirtemberg;
et ayant une armee plus forte que celle des Fran-
cois et Suedois , ils esperoient de s'approcher de
nous qui avions consomme tous nos fourages au-
pres de Lawinghen, et de nous faire retirer jusque
dans la Franconie, leur laissant tous les quar-
tiers dela Souabe, Lawinghen, Rain, Sehoren-
dorf et Nordlingen, tellement abandonues, que
dans rhiver ilss'en scroient rcndus mailres sans
faire de siege ; de cette maniere toute la cam-
pagne auroit ete rendue inutile, au commence-
ment de I'hivei", qui est le temps qui decide en
Allemagne, parce qu'il rend maitre d'un pays a
la faveur duquel Ton peut raccommoder et re-
faire une armee.
M. de Turenne etM.Wrangel, prevoyant bien
que de la resolution qu'ils preudroient depen-
doit le bon ou mauvais succes des affaires d'Al-
lemagne, resolurent, quoique I'armee fiit fort
diminuee par les fatigues et la perte des che-
vaux , le manque d'armes et d'habits dans I'in-
fanterie , et malgre les neiges et les mauvais che-
mins, de marcher a Tennemi aupres de Mem-
raingen pour le combattre , ou pour voir en pre-
sence quel parti ils devoient prendre. Danseette
vue on delogea d'aupresdeLawinghen, et coiitre
I'opinion de la plupart des officiers et la croyance
de toute rarmee qui s'imaginoit qu'on retour-
neroit dans la Souabe et de la en Franconie, on
fit une petite journee en avant , et le lendemaia
on s'approcha a une heure de I'ennemi, qui de-
meura dans son poste. Comme il avoit de grands
defiles et des marais devant lui, on ne crut pas
devoir I'attaquer, et Ton marcha vers Landsberg
et la Baviere. M, de Turenne et M. Wrangel
laisserent tout un jour deux mille chevaux de-
vant I'ennemi pour couvrir leur marche et pour
leur persuader qu'on alloit I'attaquer , et par la
Tempecher de troubler notre passage. On assure
que rien n'ajamaistantaigri ui tant excite M. de
Baviere a faire la paix , que de voir I'armee des
confederes, au commencement de I'hiver, en-
Yoyer des partis aux portes de Munick , et de
n'avoir point de nouvelles des armees de I'Em-
pereur et de la sienne , pour qui il avoit fait de
si grandes depenses, et qu'il croyoit, comme il
eloit vrai , beaueoup superieure a la notre.
On cotoya une partie du jour I'armee de I'en-
nemi, et ayant envoye le bagage vers le Lech ,
on marcha ensuite en grande diligence jusques
aupres de Landsberg, ou Ton trouva le pontdes
ennemis qui n'etoit pas rompu. On fit passer
dessus quelques troupes a la hate , et ayant scu
qu'il n'y avoit que cent chevaux dans Landsberg,
qui est une fort mauvaise place, et que I'en-
nemi y avoit tons sesvivres, on la fit sommer et
on I'obligea a se rendre : sans perdre de temps ,
on fit passer pendant la nuit et le jour suivant
toute I'armee sur le pont que les ennemis avoient
laisse, ct on envoyatrois mille chevaux aux por-
tes de Munich , ou etoit M. de Baviere, qui n'a-
voit plus aucune communication avec son armee.
Les ennemis s'etant apercii assez tard que
I'on marchoit vers le Lech , voulurent suivre ;
mais ils apprirent que Ton avoit passe la riviere
MKMOIUKS Dli MCOMTE 1)K ILKL.XXK. [lG40i -107
et que Landsberg etoit pris. lis furent bien em-
barrasses a prendre une resolution : a la fin ils
s'approchereut d'Ausbourg, et ensuite, faute de
vivres et de fourages, ils se retirerent dans la
Baviere, et les armees francoise et suedoise se-
journerent aupres de Landsberg pres de cinq
semaines.
M. de Baviere ne voulut pas voir M. I'arehi-
duc qui marcha vers Ratisbonneavec I'armee de
I'Empereur , et laissa I'armee de Baviere dans
son pays. L'electeur irrite prit alors la resolu-
tion de faire la paix , et de laisser aux confede-
res tout I'Empire , pourvu qu'il conservat ses
Etats. Cette resolution a laquelle lanecessite I'a-
voit reduit eut eu un grand succes sans les me-
sures que les affaires de Flandre obligerent
M. le cardinal Mazarin de prendre, a quoi se
meiereut aussi beaueoup de cabales de religieux
du cote de Rome , sous pretexte que la ruine de
la maison d'Autriche etoit celle de la religion
catholique en Allemagne : ce qui n'etoit pour-
tant qu'une fausse couleur ; car le Roi eut main-
tenu les catholiques en Allemagne, de meme que
la maison d'Autriche eut empeche les Suedois
de faire aucun changement dans les constitu-
tions de I'Empire, et auroit accorde aux protes-
tans les memes libertes dont la maison d'Autri-
che les laissoit jouir.
L'armee quitta eufin Landsberg , et se rap-
procha de Memmingen , avec intention de vi-
vre de ce cote du Danube autant que Ton pour-
roit, afin qu'il restat assez de pays au-dela pour
y demeurer jusqu'au printemps. CependantM. de
Turenne fit prendre par M. d'Hocquincourt le
chateau de Tubingen, et ayant appris que les
ennemis avoient quelque corps pres de Rain ,
Wrangel et lui y allerent avec cinq ou six
mille chevaux, et defirent sept ou huit cens
de I'ennemi, M. NYrangel s'avanca aussi pres
de Lindau, qu'il ne trouva pas a propos d'as-
sieger.
Dans ce temps-la M. de Baviere ayant fait
proposer a Munsterle dessein qu'il avoit de s'ac-
coramoder avec les couronnes confederees, M. de
Croissi vint trouver M. de Turenne ; et le lieu
d'Ulm ayant ete choisi pour le traitte , M. de
Bauschemberg , general de I'artillerie , y vint
de la part de M. de Baviere, et M. de Traci et
M. de Croissi de la part du Roi. Les armees de-
meurerent quelque temps assez proche du lieu
des conferences; a la fin il fut conclu que M. de
Baviere mettroit Hailbron entre les mains du
Roi , et Memmingen entre les mains des Sue-
dois , et promettoit de se separer entierement
des interets de I'Empereur, de ne le point assis-
ter de ses troupes, de donner passage ct vivres
408
I^IEMOIUKS DL VlCOilTE OK TUaKNNE. [JGJ7
a celles du Roi pour aller dans les pays licredi-
taires.
Eq ce temps-la , I'Empereiir se trouvoit avec
quatre ou cinq mi lie hommes de pied et cinq ou
six mille chevaux; les arraees francoise et sne-
doise , an contraire , montoient a treize ou qua-
torze mille hommes de pied , et a vingt mille
chevaux, apres avoir ete raccommodees.Le coeur
de I'hiver et la grande distance qu'il y a de la
Souahe dans les pays hereditaires empecherent
qu'on ne put se servir qu'au printemps de cet
avantage.
[(G4 7] Apres que la paix fut faiteavec M. de
Baviere, I'armee du Roi se mit en quartier dans
les pays qui lui tomberent en partage des con-
quetes qu'elle avoit faites la campagne prece-
dente avec les Suedois. Comme I'armee de I'Em-
pereur se trouva fort affoiblie par la separation
de celle de Baviere , elle se retira dans les pays
hereditaires , non pas tant pour se rafraichir
que pour s'eloigner des confederes.
[ Le Roi adressa a M. de Turenne les ordres
suivauts, «sur ce qu'il aura a faire avec I'armee
qu'il commandoit, ensuitte du traitte faict avec
le due de Baviere: »
« Mon Cousin , aiant sceu que raon cousin le
due de Baviere a rattifie le traitle de cessation
d'armes, faict a Ulm avec les deputes de la part
de cette couronne et de celle de Suede, et
comme par cet accomodement les affaires d'Al-
lemagne sont aux termes que je puis, avec mes
alliez, le desirer, je me trouve oblige , par les
efforts extraordinaires que font les Espagnols
du coste de Flandres,et dans I'incertitude ou je
suis si I'armee de messieurs les Estats des pro-
vinces unies des Pays-Bas se mettra en cam-
pagne cette annee , d'employer de ce coste-la
mou armee que vous commandez ; c'est pourquoi
je vous depesche ce porteur expres , par I'advis
de la Reine regente , madame ma mere, pour
vous dire que mon intention est que vous vous
acheminiez le plus tost qu'il vous sera possible,
avec madite armee, dans le Luxembourg, pour
y agir conformement a ce que mon cousin le
cardinal Mazarin vous a faict entendre plus
particulierement de ma part, en vous despes-
chaut le sieur de Paris ;
.. Que si j'apprends par son retour qu'il y ait
sujet d'arrester I'execution de ce dessein, ou
que je voye que vous proposiez quelqu'autre
chose qui soit plus advantageuse a mon service,
je vous renvoyerai incontinent ledit sieur de
Paris , pour vous faire seavoir quelle sera ma
derniere resolution ;
.' Qu'en passant llailbron vous pourvoiroz au
gouverncment de la place , y eslablissant un
officier pour y commander, de la fidelite et des
autres bonnes qualitez duquel vous serez bien
asseure , ety laissant soubz sa charge une gar-
nison suffisante , avec les munitions necessaires
pour la tenir dans une e))tiere seurete ;
» Que vous mettrez dans Schorenders, Lau-
minghen et Thubinghen , qui sont tenues par
mes armees, des commandans fideles et capa-
bles , avec les garnisons qui leur seront neces-
saires pour la garde et defense d'icelles , desi-
rant que, si vous jugez qu'il faille tirer desdites
places ceux qui y commandent a present , avec
les garnisons qui y sont, et y en establir d'aus-
tres , vous y fassiez les changemens que vous
advisercz, me remettant entierement sur vous
de donner tons les ordres que vous jugerez a
propos pour asseurer lesdites places, en sorte
que, lorsque vous vous en esloignerez , elles ne
puissent demeurer en aucun peril , et que j'en
sois du tout en repos ;
» Que vous laissiez en ces quartiers-la le sieur
d'Hoquincourt, si vous le jugez necessaire et a
propos , et avec lui les troupes dont il pourra
avoir besoin pour la conservation des places et
du pays ; et il semble que cela soit d'autant plus
necessaire que , jusques a ce que les choses qui
ont este promises par ledit traitte de cessation
d'armes soient executees, il est bon de retenir
des forces qui soient considerables de ce coste-la.
» J'espere aussi que cela n'empeschera pas que
vous n'ameniez dans le Luxembourg une armee
considerable , tant parce que vous pourrez faci-
lement augmenter vos forces par le moyen des
troupes que niondit cousiji le due de Baviere
a resolu de licentier avec intention de vous en
laisser profiler, que parce que je fais travailler
a former avant vostre arrivee un bon corps de
troupes d'infanterie sur ma frontiere de Cham-
pagne, pour vous joindre et fortifier notablement.
» Et j'estime que ce que vous aurez a faire
pour les establissemens necessaires a la seurete
desdites places, n'apportera pas beaucoupde re-
tardement a vostre marche, laquelle, a la ve-
rite , je seray bien aise que vous fassiez le plus-
tost que vous pourrez , "mais je n'attends pas que
ce soit aussitot que cet ordre vous sera rendu ;
car si vous jugez a propos de differer vostre
depart pour quelqucs jours, par des considera-
tions importantes a mon service , et mesme si
vous estimiez qu'un plus long sejour de vostre
personne fut necessaire en ces quartiers-la , je
trouve bon que vous vous arrestiez a ce que vous
verrez etre le plus avantageux a mon service,
dont vous m'informerez bien particulierement et
des raisons qui vous y auront porte, afin que
vous puissiez recevoir mes ordres plus precis sur
MEMOIUKS l)U Vir.OMTE I>F. TURE\.NE, [IC47]
U)'J
ce que vous aurez a faire. Cependant , comme je
ne desire pas que mon armee d'Allemagne de-
meure plus long-temps joiute a celle de Suede
pour faire de plus grands progrez , veu raesme
que les plenipotentiaires de I'Empereur sont con-
venus avec les miens et eeux de la couronne de
Suede , des satisfactions que Ton a demandees a
I'esgard de TEmpire, je desirerois en casque
vous jugeassiez necessaire de demeurer encore
quelque temps par dela , que vous fassiez mar-
cher sans retardement vers le Luxembourg, un
corps de deux rail chevaux effectifs au moins ,
coinmandez par un bon chef, lequel vous rejoin-
droit au mesme temps que vous repasseriez le
Rhin avec madite armee. Et quant aux autres
choses dont je pourrois vous dire plus particu-
iierement mon intention et mes motifs touchant
Testat present des affaires d'Allemagne, la ne-
gociation de la paix a Munster et Osnabruck ,
la necessite et les raisons qui m'obligent a faire
reveuir mon armee au-deca du Rhin, la conduite
que vous devez tenir avec le general Wrangel
sur cette occasion , et la maniere dont vous lui
debvez parler de vostre marche vers ces quar-
ticrs , je m'en remets a ce que mondit cousin le
cardinal Mazarin vous a escrit par iedit sieur de
Paris , et a cequ'il vous mande encore presente-
ment , me promettant bien que vous vous por-
terez a executer, selon vostre affection et dili-
gence accoustumee , tout ce qui sera le plus utile
a mon service dans la conjoncture presente, et il
ne me reste qu'a vous assurer que, comme Ton ne
peutagir plus prudemment et utilemcnt que vous
avez faict en toutes les affaires et occurences con-
siderables qui se sont offertes depuis vostre pas-
sageau-deladu Rhin, etvostrejonctional'armee
de Suede, qui a produict les bons effects que Ton
commence a voir, aussi il ne se pent rien adjous-
ter a la satisfaction qui m'en demeure et au de-
sir que j'ai de vous en recognoistre en toutes les
occasions qui s'en presenteront ; et sur ce je prie
Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa saincte et
digne garde.
» Escript a Paris, le 15 avril 1047. » ]
Cette foiblesse des enuerais engagea la cour a
retirer I'armee d'Allemagne, ayant ete sollici-
tee par les partisans de Baviere , qui suggeroient
que la continuation de la guerre contre I'Empe-
reur alloit entierement a la mine de la religion
catholique ; que les Suedois seuls pi ofiteroient
de cette decadence de I'Empire ; que le Roi reti-
rant son armee, on laisseroit les choses dans un
(1) Montre signiQe un mois de paie.
(2) Leltre du Roy a M. le mareschal de Turcnnc ,
pour hdj dire que , lorsqu'il aura passe le lihin
avec I'armee d'Allemayne , il prenne un poste
equilibre que la France devoit souhaiter : de
sorteque ni la maison d'Autriche ni les Suedois
ne seroient les maitres ; et que M. de Baviere,
les voyant affoiblir tons deux , et conservant
son armee , feroit toujours pencher la balance
du cote que la France souhaiteroit. Le besoin
que le Roi avoit de troupes en Flandre , a
cause du grand corps qu'on avoit envoye sous
M. le prince en Catalogue, obligeoit aussi a
prendre ce parti. M. de Turenne avoit remontre
au contraire, par divers envoyes, que la perte
de la maison d'Autriche etoit presque sure par
la reunion des armees de France et de Suede,
et par la separation de celle de Baviere, qui avoit
laisse I'armee de I'Empereur presque reduite a
rien: qu'on remedieroit bien a la crainte que la
France avoit de rendre les Suedois trop puis-
sans, par le partage qu'on feroit des conquetes;
que la France, tenant une partie de I'Allemagne,
et conservant I'amitie de M. de Baviere, seren-
droit arbitre des affaires en Allemagne-, que si
on en sortoit avec I'armee , on laisseroit M. de
Baviere maitre des affaires , et en etat de se
tourner contre les Suedois quand il voudroit.
Malgre toutes ces raisons , M. de Turenne
eut ordre de marcher en Flandre; il avoit bien
prevu que la cavalerie allemande feroit difficulte
de le suivre , a cause de cinq ou six montres (1)
qui etoient dues. Ce qu'il avoit rcpresente a la
cour qui , ne se trouvant point en etat de donner
aucune somme considerable, promit seulement
une montre , laquelle meme, a cause de la diffi-
culte que firent les marchands d'accepter les
lettresde change, ne fut paspreteau temps que
I'armee devoit marcher ; M. de Turenne, pour y
remedier, envoya la cavalerie dans de bons
quartiers, leur distribua tout le pays, les traitta
le mieux qu'il lui fut possible , et s'en alia avec
Tinfanterie francoise prendre Hocst et Stenheira
et d'autres petites places qui assuroient ses con-
quetes le long du Rhin ; apres quoi il recut un
ordre expres de ne point perdre de temps pour
marcher en Flandre. M. de Turenne avoit cru
que les principaux officiers de la cavalerie alle-
mande devoient etre contens , ayant fait M. de
Flextein general-major, donne le gouvcrnement
de Schorendof a M. "de Rousmaorns , et obtenu
a la cour pour M. Rosen , qui etoit sorti depuis
pen de prison , la charge de lieutenant-general
de la cavalerie qu'avoit M. Dubatel. L'armee
eut rendez-vous a Philisbourg, on elle passa le
Rhin (2) sans faire aucune difficulte; et on mar-
kers IHaes trick ou Luxembourg , et qu'il laisse vers
Ic Rhin un officier jwur commander :
« Mon cousin , j'ai appiis avec beaucoup ilc satisfac-
lioii que \r)us ^ou5 inellcz eiicslal (Je niarciicr au dora
I 10
MEMOIRKS L'L' VICOMTF. I>li I LltK.N .\£.
161:
cha entre Strasbourg et Saverue, ou M. Rosen
qui n'avoit bouge de cliez lui depuis sa sortie de
prison , vlnt trouver M. de Turenne.
Le repos que la cavalerie avoit eu dans ses
quartiers , Ic voisinage de la maison de M. Ro-
sen oil les officiers alloient de temps en temps ,
et I'eloignement de M. de Turenne , qui ne
pouvoit pas y avoir I'oeil , firent faire a beau-
coup d'officiers force raisonnemens coutre le
voyage de France ; M. Rosen y portoit aussi les
csprits, non pas peut-etre qu'il souhaitat uue
(lu Rhin avec mon armic d'Allcmagne, et je vous faicls
cetic Icltre pour vous dire, par radvis de !a Royne regen-
te, madamc ma mere , que mon intention est que vous
vous acheminiez le plus tost qu'il yous sera possible
avec madite arm^e vers la Mozelle , pour ailer prendre
un poste d'ou vous puissiez vous porter a Luxem-
bourg ou a Maeslrich, suivantlesordres que je vous en-
voyeray ; que vousordonniez et laissiez un oflicier prin-
cipal pour avoir soin de la conservation des places te-
nues par mcs armees en Allemagne et des garnisons qui
y sont, et qu'il pourvoye a tout ce qui pourra estre ne-
cessaire au faict de la guerre, en vostre absence, suivant
les ordres que vous luy en laisserez, etenmedonnantavis
de la personne que vous aurez choisie pour cet efTet; s'il
est besoin de luy donner quelque expedition de ma part
pour I'auctoriser davantage , je la luy envoyeray aux
termes que vous-mesme Jugerez a propos. C'est ce que
Je vous diray parcette lettre, priant Dieu qu'il vousayt,
mon cousin, en sa sainte et dignc garde.
» Escrit a Amiens, le 20 may 1647. »
(i) Memoir e envoy e a monseigneur le mareschal de
Turenne, touchant la desobeissance d'aucuns des
regimens du corps ancien de I'armee d' Allemagne,
sur I'ordre qui leur a ete donne de marcher vers la
Flandre :
« Le Roy ayant entendu la relation que le sieur de
Paris a faitc detout ce qui s'est passd en I'armcJe d'Allc-
magne dansle temps que le sieur mareschal de Turenne
avoit pris sa marche pour venir en Flandre avec ladite
armde, et ayant sceu comme ledit sieur mareschal n'a-
voit peu jus{iu'aiors disposer a ce voyage les rcistres du
corps ancien des troupes du fou due de Weymar, quoi-
qu'il n'y cutobmis aucun soin ni diligence, Sa Majeste,
par I'advis de la Reyne r(^gente, sa mere, luia voulu faire
sfavoir ses intentions sur cette occurrence par le pre-
sent mcmoirc.
» Sa Majesty dc'sirc que ledit sieur mareschal continue
a employer son autoriteetsoncr(5dit, cl qu'il fasse de nou-
veaux eflbrlz pour disfjoser tous ceux de ladite armee a
venir en Flandre, leur faisant cognoistie qu'ils nc peu-
\cnt jamais renclrc a Sa Majeste une preuvc de leur
obdissance qu'elle considerc davantage, ny lui (!onncr
une |)lus grandc satisfaction;
» Qu'il commence a regagner lesdils reistrcs en leur
pardonnant leur mulinerie, les asscurant de lout le bon
et favorable traictemcnl possible en continuant a servir
Sa Majeste avec la fid(5litc ct obi^issance qu'ils doibveni;
(lu'il se serve du fonds de la monstrc qui est presenlc-
nientsurle Rhin, pour detacher les plus diiiciles ciopi-
niastrcs d'avec les austres et les ranger lous a la rai-
gon; qu'il donne plus aux cavaliers qu'aux ollicicrs,
s'il voit que cela puissc r(^ussir, et qu'il ne fasse dis-
tribuer I'argent de la monstrc qu'en la manierc qu'il
eslimcra plus utile pour ce dessein ; que mesme il fasse
entiere mutinerie, mais afin que la grande dif-
lic'uite que les Allemans feroient de marcher en
Flandre, obligeat la cour, ou a leur payer les
montres dues , ou a les laisser en Allemagne.
Le lendemain que M. Rosen fut arrive, on
donna ordre a tous les regimens de passer la
montagnede Saverne ; et M. de Turenne, ?yant
M. Rosen avec lui , apprit , en approchant de
Saverne, que le vieux regiment de Rosen ne
vouloit pas marcher (1) ; il y envoya M. Rosen,
dont il n'avoit aucun soupcon , et ensuite il y
des gratifications particuliercs sur ledit fonds au lieute-
nant-g('n(5ral Roze. au general-major Ohem, et austres
qu'il advisera, et qu'il leur promette des pensions et en-
tretenemens pendant la paix, pour quelles sommeseten
la manierc quMl vcrra estre necessaire pour les porter a
marcher tous ensemble par deca;
» Que si , apres avoir emploi^ loutes les persuasions et
les graces qu'il verra conveuir pour les induire a rendre
cette obcissance et donner ce contentementaSa Majesty,
il n'y pent parvenir, Sa Majesty veut que par tous moyens,
et mesme leur faisant des gratifications sur ladite mons-
trc, etleurdonnant des asseurances de pensions, comme
il est marqu^ ci-desssus, il tache de les obliger a s'ad-
vanccr jusques sur la Mozelle et dans le Luxembourg,
parce que celadonnera beaucoup de jalousie aux enne-
mis, et leurfera sans double detacher un corps des ar-
mees qu'ils ont en Flandre ; outre que ce sera beaucoup
epargner les quartiers que les troupes de SaMajestden
Allemagne occupent presentemenl, dont i'on aura be-
soin pendant Ihive, ;
» Que si ledit sieur mareschal ne pcut gagner sur eux,
qu'ils viennentau mnins jusqu'en Luxembourg, Sa Ma-
jeste? approuvc qu'il leur accorde de demeurer au-dcla
du Rhin, dans les posies et quartiers qu'il jugera le plus
advantageux pour Ic service de Sa Majeste et le bien de
ses alliez , d'autant mesme que non seulement Ton con-
tentcra beaucoup ceux de ladite armee en consentant a
ce qu'ils ddsirenl, et les laissant en de bons quartiers ■
ou ils sc puissent bien restablir et accommodcr, et ou
on les pourra confirnier plus facilement dans lob^issan-
ce el le service qu'ils doivent a Sa 3Iajeste . mais aussI
que ccia servira a contenter monsieur le due de Baviere,
lequel ne pourroit, sans peine efapprebension, voires-
loigner do I'Allemagne toutcs les forces de Tarm^e de Sa
Majeste, dans un temps auquel les Impt^riaux font pa-
roitre beaucoup de mauvaise volonte centre luy ; que
Ton satisfera aussi les Su(5dois , et particulierement le
mareschal Wrangel, qui ne se croyoit pas sans dinger,
voyatit que toute raiinee de Sa Majesl^ quittera I'Allc-
magne, ct que madame la Landgra\e en rccevra de sa
part une satisfaction ec repos qui ne seront pas m^-
diocres; .
» Que comme, en s'accommodant de cetlesorte a ce
que dcsircnt ceux de ladite cavalerie vvcymarienne, il
leur pourroit rcster quehjue soupcon que Sa Majeste ne
leur pardonneroit leur desobi^issance que pour un temps
et (lu'elle pourroit les en faire punir a I'advenir, elle a
cstime que, jjour y remi^dier, il seroit bon que ledit ma-
reschal cut pardcvers luy uue expedition contenant le
pardon qu'elle leur accorde en termes cxpres, avec pro-
mcsse qu'elle executcra tout ce qu'il leur promettra de
sa part en general ct en particulicr, alin de s'en servir
selon qu'elle I'estimera a propos ;
» Que si ledit sieur mareschal ne pent faire autre chose
que de hiisscr ladite cavalerie sur le Rhin , I'intenlion de
MjijIOIlll.S DU VICOMTK DE lUlU.NNK. [1617
411
alia lui-meme; et n'ayant rien pu obteiiird'eux, ordre a toute la cavalerie de marcher, persuade
il passa la montague avec l*iulanterie,et envoya que s'il s'arretoit pour la rautiuerie de ce regi-
Sadite Majesty est qu'il marche aussitost aj)res quecelte
d^pesche luy aura esle rendue . ct sans pcrdrc aucun
moment de temps, avcc toute rinfanlerie de I'ai mee d'Al-
lemagne et Ics cinq regimens de cavalerie qui sontprez
de suivre, et ellejuge qu'il sera fort advantageux a son
service, meme pour ester au public la cognoissance que
cette cavalerie ajt rendu une dc^sobeissance g^'n^rale,
que ledit sicur mareschal emploie tous les nioyens pos-
sibles pour obliger les officiers de ladite cavalerie qu'il
cognoilra estre les mieux intention<?s, a se separer et de-
tacher des autres, et a le suivre au moins avec deux re- '
gimens pour venir en Flandre, leur donnant toute asseu-
rance qu'avant la fin de la campagne ils auront ordre de
retourner dela le Rbin et de rejoindre les autres regi-
mens de I'ancien corps de ladite armee. Et Sa Majeste
estime ce point de telle consideration, quelle veut que
ledit sieur mar^chal n'obmelie rien pour le faire reus-
sir, faisanl cognoistre a ceux qu'il pourra atlirer a luy,
qu'ils seront Iraittez le plus favorablement qu'il sera
possible , et qu'avec un peu de patience ils auront satis-
faction du payemcnt d'une partie des monstres qu'ils
pr^tendenf, et que Ton prendra un soin particulier de
leur fortune ;
» Que si ledit sicur marechal est oblige de laisser sur
le Rhin la plus grande part des troupes dudit ancien
corps de cavalerie , Sa Majeste croit qui! sera bon qu'il
y fasse aussi demeurer le sieur Rose , commandant la
cavalerie, et le general-major Ohem , avec les sieurs de
Schemitberg, de Vautorte et de Varennes; qu'il leur
donne ses ordres pour I'employ de ladile cavalerie dans
Jes occasions qui s'offriront de ce cosle-la, ct pour la faire
loger et subsister dans le meilleur ordre qu'il sera
possible ; sur quoy Sa 3Iajeste remet n^antmoins audit
sieur marechal de faire ce qu'il estimera plus a propos;
que si ledit sieur marechal croit qu'il soil bon que ledit
sieur de Tracy demeure aupres desdites troupes, pourl.i
mesme fin , il luy en donnera I'ordre, et luy fera rendre
la depeche que Sa Majeste luy adresse pour ledit sieur
de Tracy ; sinon, et s'il juge plus a propos de le mener
avec luy, il la pourra supprimer ; que si pour remettre et
contenir la cavalerie de Tancien corps allemand dans le
debvoir, ledit sieur marechal estimoit que sa personnc
fut n^cessaire au-dela du Rhin , Sa Mnjeste trouve bon
qu'il y demeure ; mais en ce cas elle veut et luy ordonne
qu'il envoye, en la plus grande diligence qu'il se pourra,
le sieur d'Hoquincourt avec toute I'infanterie de ladite
armee et les cinq regimens de I'ancienne, qui sont pretz
a marcher, avec asseurance que ledit d'Hoquincourt
retournera vers luy aussitost que la campagne sera finie,
et aura plusde troupes qu'il n'en aura amene, parce que
Ton luy fera joindre plusieurs Irlandois nouvellement
levez , et d'aulres corps que Sa Majrstea destinez par
dela pour fortifier ladite armee, et qui sont prc^parez a
cet effect. Mais Sa Majeste entend que ledit sieur ma-
rcJchal ne s'arreste pas en Allemagne, sy ce n'csl que sa
personne y soil absolument necessaire, et que sans cela
ladite cavalerie fut entierement perdue; aulrement elle
desire que ledit sieur marechal vienne luy-mesme avec
lesdites troupes en Flandre , parce que le bruict qu'il y
fera en personne sera capable de faire croire que toutes
choses seront en meilleur estat , et que le corps qu'il
conduira sera plus fort et considerable que Ton ne le ju-
gera s'il est commande par un autre chef;
» Que ledit sieur marechal, venant par de(;a avcc toute
I'infanterie de ladite armee et lesdils cinq regimens de
cavalerie, prennc sa route le long de la fronlicrc de
Champagne , el par le chemin le plus court , sur lequel
Sa Majestd luy fera preparer du pain, et il en envoyera
prendre dans les villcs pres desquelles il passera ; et
parce que Sa Majeste a estim6 necessaire, pour seconder
et fortifier la cr^ance dudit sieur marechal aupres de ceux
de ladite armee, d'envoyer par dela une personne expres
de sa part sur cette occasion , elle a voulu lui depecher
le sieur de Mondevergues, auquel elle a toute confiance ,
el lui a faict donner des letlres de creance sur luy , tant
pour ledit lieutenant-general Rose, que pour ledit sieur
Ohem ct autres chefs principaux de ladite arm^e, dont les
noms ont esle laissez en blanc pour estre remplis sui-
vanlce qui sera ordonn^ par ledit sieur marechal, lequel
prescrira audit sieur de Montdevergues ce qu'il devra
dire auxditz officiers gen^raux et aux colonels desdits
corps de cavalerie, pour les porter a ce que Sa Majesty
desire et pour agir aupres de chacun d'eux comme il sera
le plus convenable en cette occasion.
» Ledicl sieur de Paris a rapports que Ton a faict courre
beaucoup de mauvais bruicts du traittemenl qui a esl6
faict par de^a aux regimens de Bambaket deBoniiicausen,
et Ton ne double pas que ledit sieur marechal ne sga-
che combien ils sont ^loignez de la v^rite. Mais elle veut
luy faire reniarquer qu'on leur a donn6 de I'argent, et
en outre des chevaux pour les nionler, el tout ce qui a
esle necessaire pour les remettre en eslal de servir. En
sorte qu'ils auroient este ires-marris de n'estre pas venus
d' Allemagne servir par de?a, et qu'il y auroit de la peine
a les faire retourner de dela : ce qu'il sera bien a propos
que ledit sieur marechal public et empeche la continua-
tion de ces mauvaises nouvelles , qui ne se sont sem^es
parmy ces troupes que pour pr^judicier au service de Sa
Majeste et desgouter ceux qui y sonl afleclionnez. Ledit
sieur marechal aura sceu ce que ledit de Paris a rap-
port6 touchanl la personne dudit Bonnicausen , qui est
qu'il est all^ servir I'Empereur, et cela estant , Sa Ma-
jeste seroit en pensee de donner le comrnandement de
son regiment de cavalerie a quelque bon officier qui en-
tenditla langue, comme seroit le sieur de Sirot. On sera
pourtant bien aise de sgavoir si ledit sieur marechal
croiroil qu'il y eut inconvenient en cela.
» Faict a Amiens , le 26 juin 16i7. »
A M. le marechal de Turenne, pour lui dire que, soil
que le regiment des corps anciens de cavalerie de
I'armee d' Allemagne demeure sur le Rhin , ou
qu'il demeure sur la Mozelle , il marche avec le
reste des troupes vers la Flandre , ou qu'il y en-
votje le sieur d' Hoquincourt :
« Mon cousin , bien que par le memoire que je vous
ay envoy(5 en vous d^peschant I;' sieur de Montevergues,
il y a trois jours, je vous aye assez faict cognoistre que,
si vous ne pouvez faire venir en Flandre toutes les trou-
pes de cavalerie et d'infanlerie de mon armee d'Allema-
gne, mon intention estoit que vous vous acheminassicz
en Flandre avec I'infanterie de madite armde et les
cinq rc^gimens qui estoient pretz a vous suivre , soil que
les neuf regimens de cavalerie du corps ancien de ladite
arm^e qui faisoient difficult^ de vous suivre.vinssentsur
la Mozelle, ou que vous fussiez oblige de les laisser au-
dela du Rhin, noantmoins, doubtant que la chose vous
ayt este assez expliquec par ledit rnomoire, j'ay bien
voulu vous depescher cc courier expres pour vous dire,
par I'advis de la Reyne regentc, madame nia mere , que
mon intention pM (jue . soit que Icsdits regimens de-
4J2
MEftl'JIUES DU VICOMTE HE TURENNE. [1G47
TTient , ce retardement donneroit lieu aux au-
tres d'en faire de meme. II ne passa de la cava-
meurent au-deia du Rhin ou qu'ils viennent seulement
sur la Mozelle , vous ayez en ce cas a marcher en Fian-
dre avec le reste des troupes de madile arm^e , tanl de
cavalerie que d'infanterie, sy ce n'est que vous jugiez
que vostre presence soil absolument nc^cessaire avec les-
dils ii'gimens de cavalerie pour empescher leur perte,
auquci cas vous donnerez le commandement de toules
les troupes d'infanterie ct du reste de la cavalerie au
sieur d'lloquincourl pour amener le tout en Fiandre,
ainsy qu'il est plus parlicuiierement expliqu6 par ledil
niemoire, auquel me remeltant, je ne vous feray la pr^-
sente plus longue que pour prier Dieu qu'il vous ait,
mon cousin, en sa saincte et dignc garde.
» Escrit a Amiens, le 29 juin 16i7. »
Memoire envoy e a monsieur le marechal de Turenne
sur ce qu'il auroit a faire tourhant la dcsobeis-
sance de Vancien corps de cavalerie de I'armce d'Al-
lemagne.
« Le Roy , ayant sceu ce qui a esle rapporl6 par le
sieur de Ravigny de ce qu'a faict la cavalerie du corps
ancicn de I'arm^e d'Allemagne depuls le depart du sieur
de Paris, que ladite cavalerie a donne a entendre au
sieur mar(5chal de Turenne qu'estant payee de deux
monstres . elle serviroit aux lieux et en la forme qui luy
seroit ordonnee par ledit sieur marcichal , et quels sont
les sentimens dudit sieur marecbal sur cette affaire, Sa
Majcste, par I'advis de la Rcyiie regente, sa mere, la
voulu informerde ses intentions par le present memoire.
)) Bien qu'il soit dificile, apres I'effort que Ton a faict
pourdonner iine monstre entiere a ladite arm^e , d'en
faire fournir une seconde a ladite cavalerie; qu'apres
ce qui s'est passe il semble qu'il fiit pen convenable a
la dignit(i de Sa Majesle de cbercher avec beaucoup
de soins et de peine a contenter des gens qui se sont
portez a une d^sob^issance si ouverte et a une ex-
tr^mit^ si prejudiciable a son service , n^antmoins Sa
Majesty feroil encore un dernier effort pour donner sa-
tisfaction a ladite cavalerie, si elle jugeoit qu'apres cela
elle s'en peust mieux asseurer que devSnt. Mais comme
il y a apparence que. quelque despense que Ton fist pour
les contenter, ils ne retombassent encore dans une mesme
faule, ayant receu un sy notable avantage ensuitte de
celle-cy , Sa Majesty cstime qu'il faut sortir de celtc af-
faire par des expediens qui luy rendent le service de ce
corps plus asseur^. Celui qui a estd propose par ledit
sieur marechal de Turenne de licentier les mutins de
ladile cavalerie, et d'annuler le traittd geni^ral qui a esle
cy-devant fait avec le corps enlier de ladite cavalerie,
apres la mort du due de VVeymar, scmblcroit fort a pro-
pos; mais pour le faire r(5ussir, I'onestime qu'il faudroit
tascherde retirer le lieutenant-general Roseetquelques-
uns des offuiers i)rincipaux qui sont avec les mutins,
parce que ce-seroit un moyen de s'asseurer qu'ils n'i-
roient pas prendre party avec les enn'nnis.
» Qu'ensuitte il faudroit faire publier une ordonnance
portant (jue tous les officiers et .soldats qui ont eu part
a la niutinerie auroient a rcntrcr, dans trois jours, dans
leurdebvoir; qu'en ce faisant ils auroient abolition de
Icurs crimes et (pi'il leur seroit pr(^scntement payd une
monstre, une autre dans quelque temps, et encore une
autre dans la fin de la presenle annee, a condition tou-
tesfois qu'ils serviroient desormai.s ct serviroieiil lout
ainsy (pie les autres troupes etrangeres cstans a la snide
dc Sa Majesit*, sans qu'il fut plus faict de mention du
lei'ie allemande que le regiment de Turemie ; le
vieux regimeiil de Rosen ayant envoye aussi-
traitt(5 qui a est^ cy-devant faict avec le corps entier do
laditte cavalerie , lequel demeureroit r^voqu^ de leur
consentement ; et a I'esgard de ceux qui manqueroienta
rentrer dans leur debvoir, dans ledit temps de trois
jours, ils seroient rdpules infidelles a Sa Majeste et punis
comme telz.
» Que si ledit sieur marc^chal croit qu'il peust r^ussir
de separer ses cavaliers des corps mutinez d'avec les offi-
ciers , il faudroit pour cet effect qu'il fit publier quecha-
que cavalier qui se viendroit rendre pres de luy auroit
son pardon , et en outre trente rischdalles , et seroit in-
corpor^ aux regimens qui se trouveront avec ledit sieur
marechal, ou bien dans ceux qu'il formeroitdc nouveau,
et que Ton traitteroit de la mesme sorte les officiers qui
se d^lacheroient d'avec les mutinez, les employantpar
forme d'augmentation avec les troupes qui sont dans
I'obeissance , ou bien les faisant entrer dans celles de
nouvelle levee , et qu'il cxecutast effeclivement cette pro-
mcsse ; que si , en ce faisant , Ton pouvoit retirer les
deux tiers des mutinez , Ton croit que ce seroit un effect
tres-consid^rable, puisque Ton auroit aboly ledit traittti
g(5n(5ral , Ion espargneroit beaucoup d'argent et Ton se
d^livreroit de I'apprehension que Ton peut justement
avoir, qu'ils ne retombent dans une pareille d^sobeis-
sance, et ce pourroit estre dans une occasion en laquellc
ilz feroient encore plus de prejudice au service de Sa
Majesty , outre qu'il seroit difficile que d^sormais ils con-
tinuassent vers ledit sieur marechal la meme creance
qu'ilz ont eue en luy par le pass(5 , ny aussy qu'il se con-
fiast plus en eux, et il se Irouveroit qu'il auroit plus
cousin a Sa Majesty pour les contenter qu'il ne faudroit
pour remettre sur pied un corps autant ou plus conside-
rable que celui que Ton a eu, quand toute cette cavale-
rie a este dans I'obeissance.
» Sur ce que dessus, Sa Majesty se remet entierement
a ceque ledit sieur marechal jugcra estre le plus a pro-
pos et plus advantageux a son service, observant qu'il
se doibt attachcr surtoul au licentiement des mutins ,
pourveu qu'en ce faisant il puisse, par argent et parson
entremise et credit, conserver la plus grande partie d'i-
ceux , en sorte qu'il y ayt presque les mesmes forces, et
que Sa Majeste ne soit plus lenue audit traitte.
)) Quant audit sieur marechal, Sa Majeste approuve la
resolution qu'il a prise de ne point marcher avec la ca-
valerie et I'infanterie qui s'etoit advancee au-defa du
Rhin , afin de s'employer aussy forlement qu'il estoit
necessaire afin d'empecher la cavalerie allemande de sor-
tir tout a fait de son debvoir.
» Et quoyque Sa Majeste luy aitmande, par le sieur
de Montdcvergues, de venir par deca avec rinfanlcrio
de I'armee et la cavalerie qui I'avoit suivy, et de faire
que la cavalerie qui estoit demeuree vers le Rhin s'a-
vancast sur la Mozelle et dans le Luxembourg , neant-
moins a present Sa Majeste desire que , pour obliger les
enncmis a lirer de Fiandre une partie des forces qu'ilz
y ont presentemcnt, qu'aussytost qu'il aura termine I'af-
faire de cette cavalerie mutinee , il se porte , s'il se peut,
avec loutes les troupes d'infanterie et de la cavalerie de
I'armee du Roy dans le Luxembourg ; qu'il tasche d'y
dcmeurer un niois ou six sepmaines, entrei)renant sur
Arlon , Rastongue et autres places qu'il jugera pouvoir
prendre, parce qu'outre qu'il fera une diversion consi-
derable, il ruinera ledit pais de Luxembourg, prcndra
quehjue posle sur eux, ct soulagera les quartiers neees-
saires pour la subsislance de I'armee d'Allemagne, sans
s'esloigner des places el du pays qu'il faul conserver de
MEMOIBES DL VICOMTE DE TWRENNE
t6t aux autres regimens allemans, ils se joigni-
rent tous a lui en deux hemes. Le lendemain ,
ce costHa ; et estant en lieu pour y relourner en six
jours toutcs les fois que le besoin s'en offrira, ceia don-
nera de la satisfaction au due de Baviere el a nos ailiez
en Allemagne, qui nous eussent vcu esloigner du Rhin
avec peine, et de la crainte a nos ennemis, qui pensoient
desja pouvoir profiter de nostre dloignenienl du Rhin.
L'on eslime aussi que ledit sieur marechal se doibld'au-
tant plustdt porter dans le Luxembourg, qu'il n'y a pr(5-
sentement ricn a faire par les armes du Roy en Allema-
gne; qu'il ne Irouvera point d'obslade considerable a
faire la guerre dans ce pays-la , et que Ton a sccu , par
une lettre du sieur de Tracy que Rose luy a faict cognois-
tre, qu'il n'y auroil pas de difllculte a faire ailer ladite ca-
valerie mulinee dans le Luxembourg, si bien qu'il scm-
ble qu'en quelque facou qu'il sorte de rall'aire de ladite
cavalerie , il luy sera facile de la faire venir de ce coste-
la. Et cette diversion est jug6e si utile ct necessaire par
Sa Majest(^, qu'elle desire que si, lors de la reception de
cette d^pesche, ledit sieur mari^chal estoit en marche
pour veuir par deca , suivant ce qui luy a est(5 mand^
par ledit sieur de Monldevcrgues , il relourne vers le
Luxembourg pour executer ce qui est port(5 ci-dessus ;
qu'en ce faisant , il envoye par deca un corps de mil ou
douze cents chevaux , et s'il pent y en faire marcher jus-
ques a quinze cens, Sa Majest6 en recevroit beaucoup
de contentement , et mcsme elle d^sireroit que ce fulde
ceux qui se sont mutin^s, veu que par cc moien ledit
sieur marechal seroildelivre de gens qui seront tousjours
capables de faire d'autres fautes , demeurant tous en-
semble, et nous en recevrions un renforl considerable
sans avoir sujet d'apreheniler qu'ilz se revoltassent, es-
tans joints a une grande armee que Sa Majcste a en
Flandre. Et a la fin de la campagnc Ion renvoycroit au-
dit sieur marechal , non-seulement ladite cavalerie, mais
aussy d'autres regimens de cavalerie et un corps d'infan-
terie estrangere pour augmenter le nombre de la slcnne,
et luy donner moyen de prendre ses quartiers d'hiver
auxdespens des ennemis et avec tout advantage.
» Et comme il est tres-important au service du Roy
que ladite cavalerie soit au plustot par dcca , elle desire
qu'il I'y fasse marcher sans perdre aucun moment de
temps , la faisant passer dans le royaume par le plus
court chemin, se remeltant a luy de la faire commamler
par tel offlcier qu'il advisera, soit frangois ou estranger.
» Sur ce que ledit sieur de Ravigny a dit pardcfa que
le sieur d'Hoquincourt ayant pens6 que son emploi, en
quality de lieutenant-g(5neral en I'armdc d'Allcmagne ,
avoit donn6 jalousie au sieur Rose et avoit cause une
partie de son mecontentement, s'est retire a Nancy pour
donner facilite audit sieur marechal de ramener ledit
Rose et les autres chefs de ladite cavalerie a leur debvoir,
et y attendre les ordres de Sa Majesl(5 ; elle Irouve bon
que si cet esloignement du sieur d'Hocquincourt pcul
servir a faire rentrer les Allemans dans I'ob^issance , le.
dit sieur marc^chal promelte audit sieur Rose ce qu'il
jugera a propos sur ce suject, et en doiinera avis par
dega, afin que Sa Majesle fasse sgavoir audit sieur d'Ho-
quincourt ce qu'il aura a faire, son intention estant de
le consid^rer pour un autre employ tel que Taffection
qu'il a faict paroitre dans celui qu'il a eu jusques a pre-
sent en Allemagne, et mesme en cette occasion, le peut
meriter, luy s^acbant beaucoup de gr^ de sa conduite
en cette occurrence. Comme cc qui a est^ mand<5 audit
sieur marechal par ledit sieur de Montdevergues est dif-
ferend en beaucoup dcchoses du contenu cy-dessus, Sa
^Iajest(^ desire qu'il s'arreste a ce qui est poi te par le
[J647J 413
les prineipaux officiers de I'aj mee viurent trou-
ver M. de Turenne , et demanderent toutes les
present memoire en toutes les choses qui sont contraires
a ce qui luy a este mand(5 auparavant , et a ce qu'il luy
sera diet par ledit sieur de Paris, auquel Sa Majesty se
remet de faire entendre particulierement audit sieur
mar(5chal I'estat present de nos affaires en Flandre, en
Catalogne et partout ailleurs, et particulierement comme
les ennemis ont pris fort a leur advantage I'advis qu'ilz
out eu de la mutinerie arriv(5e dans le corps de la cavale-
rie allemande , au lieu qu'auparavant ils se tenoient per-
dus dans la Flandre , sy I'arraee commandite par ledit
sieur marechal se fut advanc^e dans le Pays-Bas, ainsi
qu'il avoit ete r^solu ; et pour fin , Sa Majeste recom-
niande de rechef audit sieur marechal de faire partir
promptement lesdits corps de cavalerie qu'elle luy or-
donne d'envoyer par deca, et de s'advanccr en personne
avec le reste de I'armee dans le Luxembourg, comme
estant chose tres-importante au service de Sa Majesle.
» Faict a Amiens , le 4juillet 1647. »
Addition a, ladite Instruction.
« Sa Majesty faict joindre au present memoire des
lettres pour le licentyement des regimens de cavalerie
de Rose , Saupadel , Oem , Rushorm , Fleksleim, Betz ,
Schutz , Vikesteim et dragons de Rose, afin que ledit
sieur mareschal puisse s'en servir pour ceux et ainsy
qu'il verra estre a propos.
» En suit la tencur desdites lettres dudit jour.
» Monsieur le colonel Rose, ayant est6 bien informe
comme les ofHciers et chevaux-legers de vostre regi-
ment ont reffuse d'obeir aux ordres qui luy ont est^ don-
nez par mon cousin le marechal de Turenne, mon lieu-
tenant-g^ndral en mon armee d'Allcmagne, en suite de
ceux qu'il avoit receus de moi de passer au Pais-Bas avec
maditte arm(5e qui s'est mise en devoir de le faire, et dont
la marche n'a este retardde que par cette mutinerie, au
grand prejudice de mon service, et ne voullant pas qu'une
si notable d(Jsobdissance demeure sans chastiment, j'ay
resolu de licentier vostre regiment par forme de puni-
tion, et je vous faictz cette lettre pour vous dire , par
I'advis de la Reyne regente, madame ma mere, queaus-
sylost que vous I'aurez reccue, vous ayez a faire retirer
et separer tous les officiers et chevaux-legers de vostre-
dit regiment de cavalerie, les licenlyant et congediant
pour aller ou bon leur semblera, comme inutiles a mon
service, ayant desplaisir de ce que, par leur faule insigne,
ils se soient rendus indignes de la continuation du bon
traittement que j'avois dcssein de leur faire s'ils eussent
continue a me servir comme par le pass6, et s'ils eussent
pu profiler du bon exemple que vous leur avez donnd ,
estant au surplus bien satisfaict de vostre conduite en
particulier et de vos services, et ddsirant les recognois-
tre aux occasions qui s'en offriront; sur quoi, me remel-
tant a mon cousin le mareschal de Turenne de tout ce
que je pourrois adjouter a cette lettre , je ne vous la fe-
ray plus longue que pour prier Dieu qu'il vout ayt,
monsieur le colonel Rose, en sa saiiicle garde.
» Escript a Amiens, le 4 juillet 1647. »
Ordre portant pouvoir a. monsieur le marechal de
Turenne de pour voir aux demandes dela cavalerie
allemande.
« Le Roy, ayant appris par I'officier qui luy a estd des-
peche de la part des haultz et has officiers, et gc^ndrale-
mcnt de ceux <le toutes con 'ilions des regimens de ca-
^f I
M K M 0 1 K KS I) L \ 1 CO M I R I) I, 1 1 l\ E .\ N II
IG-J
montres dues : il lenr lit connoitre qu'il etoit
impossible qu'ils pussent toucher de I'argent
Valerie de son armee d'Allemagiie, s^parcz des autres
troupes de ladite armde, el par les leltres et memoires
dont ilz out charge ledit officicr, comme ilz ont cu plu-
sieurs considerations sur lesquelles ilz ont est^ portez a
ne pouvoir marcher vers la Flandre , et a falre plusieurs
demandes et propositions a Sa Majesty, et particuliere-
ment que leurs Equipages ne s'estant pas trouvez en cs-
lat de f;iire cc voyage, et n'estant pas en pouvoir de les
restablir, ilz ont esl6 contrainctz a demander de grandes
sommes pour cet effect a Sa Majeste sur ce qui leur est
deub, sans que pour cela ilsse veuillent aucunement d(5-
partir du service qu'ils sont obliges, par leur ancien ser-
mcnt, de rendrea Sa Majesty ; lequcl au contraire ils
ont renouvell(5 sur cette occasion, et ont protest^ qu'ils
vouloient vivre et mourir pour le service de cette cou-
ronne, a I'exclusiondc tous autres princes, suppliansSa
Majesty d'oublier ce qui s'est passe en cette derniere
action ; et Sa Majestd aiant este bien aisc d'entendre leur
bonne disposition, sepromettant qu'ils lui en donneront
des effects et se remettront actuellenient dans leur deb-
voir, Sa Majesty , par I'advis de la Reyne r^gentc, sa
mere, ayant donnd tout pouvoir au sicur vicomte de
Turenne, mar^chal de France , son lieutenant-gdn^ral
et reprcsenlant sa personne en son arm^e d'Allemagnc,
de terminer les difficultt's qui ont est(5 el pourronl estre
meues a I'esgard desdits r(5gimens de cavalerie , et de
promettre dc faire ex(^culer, au nom de Sa Majest6, tout
ce qui sera a faire sur cette occasion , a renvoy^ et ren-
voye audit sieurmardchal les officicrs tant majors qu'au-
tres, et gen(?ralement tous ceux de ladite cavalerie alie-
mande s^pares des autres troupes de ladite arm^e, pour
leur estre pourveu sur leurs plaintes et demandes, selon
qu'il advisera et verra estre raisonable et possible a Sa
Majestd, les assurant qu'elle fera ponctuellement execu-
ler tout ce qui leur a cst(5 ou sera promis par ledit sieur
mar(5cbal au nom de Sa Majeste'', en se remettant a son
service et dans I'obdissaiice qu'ils lui ont promise et ju-
r^e; etque, nioiennant ce, tout ce qui s'est pass^ de leur
part sera non seulement efface de la m^moire de Sa Ma-
jesie et mis a pcrpeluel oubly.mais ne diminuera en
rien le gre que Sa Majest(5 leur s^ait de leurs services ;
mesme que la paix arrivant , elle les consid^rera parti-
culiercment pour continuer a les entretenir a son ser-
viced les gratlifler dans un temps auquel elle aura les
moiens de le faire, qui lui sont rctranchez par les lon-
gueurs de la prescnte guerre, et la continuation des ex-
cessivesdespenses qu'elle a caus(5es a cet eslat; sur quoi,
comme sur toutes les autres choses qu'ils peuventd(^sircr
de Sa Majeste, ils scauront plus particulierement ses
intentions par ledit sieur marckbal, auquel elle se remet
enlieremeiit.
» Faict a Dieppe , le 5» jour d'aoustl6'i7. »
A Monsieur le marechal de Turenne, pour faire ame-
ner, de Philisbourg a Nancy , le lieutenant- general
Rose.
« Mon cousin, ayanl r^solu dc faire amener de Phi-
lisbourg a Nancy le lieutenant-g(?neral Roze, et ayant
cstim6 qu'il seroil bon de confier cette conduite au sicur
de Court , lieutenant au gouvernement de Philisbourg ,
depuis cette place jusqucs a Saverne, et au lieutenant
du sieur de La Fert(5-Sennelcrre , ou audit oflicier
qui commandera sa compagnie de chevaux-l<?gers,
pour le mener dans la citadelle dc Nancy ou il sera
gaid(^ jusqucs a nouvcl ordre ; je mandc au sieur de
l-a ("lavi6re de dnniier les ordres n(^<'e$saiies an sieur
avant que d'entrer en campagne ; mais s'ils
marchoient, il leur promettoit de tirer toutes les
de Court pour conduire ledit Rose de Philisbourg a Sa-
verne, et de faire marcher avec lui sa compagnie de
chevaux-l^gers, et ce qu'il pourra tirer de troupes de sa
garnison pour servir a son escorte. J'ordonnc en memo
temps au sieur de La Fert^-Senneterre d'envoyer sa
compagnie de chevaux-legers audit Saverne, avec ordre
a celui qui la commande de se charger de la personne
dudit Rose : ce que j'ai bien voulu vous faire sgavoir par
cette lettre, et mesme vous adresser toutes celles que
j'ai faites pour cette conduite, et y adjouster celle-ci
pour vous dire, par I'advis de la Reine regente, madame
ma mere , que si vous estimez qu'il soil besoin de plus
grandes forces que lesdites compagics pour mener ledit
Rose en toute seurelc?, vous ayez a y pourvoir el a pres-
crirc audit sieur de La Claviere et aux chefs des troupes
que vous choisirez pour y servir, ce qu'ils auront a
faire, et mesme qu'ils ayenta recognoistre ledit sieur de
Court, et ensuite celui qui commandera ladite compagnie
dudit sieur de La Ferte-Scnueterre ; que vous fassiez
que ces troupes se rendent a Philisbourg sans estre ad-
verlics jusques la de ce qu'elles auront a faire, afin que
k'ur marche et le temps de leur depart ne soient point
cogneus ; et n'obmettcz rien de ce que vous jugerez ne-
cessaire pour la seurele dc cette conduite, en sorle qu'il
ne puisse arriver faule de la personne du sieur Rose : de
quoy je me repose princii)alement sur les ordres que
vous y donnerez. Je vous diray aussi que mon intention
est que vous fassiez remettre es mains dc I'ollicier qui
commandera ladite compagnie, les papiers qui ontest(^
trouves avec le secr(5taire du due de Vendosmc lors-
qu'il a et(^ arrests , desquels ledit officier se chargera.
Et sur ce je pric Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en
sa saincte el digne garde.
» Escrita Fontainebleau, le28 septembre 1647. »
A Monsieur le marechal de Turenne, pour lui dire de
marcher vers le Rhin avec I'armee d'Allemagne et
de laisser dans le Luxembourg un corps de trois
cens chevaux qui recognoistra M. de MaroUes.
« Mon cousin , ayant eu advis que le due de Baviere
a ronipu avec la couronne de Suede la neutrality dont
il estoit convenu, et vostre presence et celle de mon ar-
mee estant neccssaires en Allemagne, sur cette occur-
rence, j'ay bien voulu vous faire cette lettre, pour vous
dire, par I'advis de la Reyne regente, madame ma mere,
qu'aussitost que vous I'aurez receue, vous ayez a pren-
dre vostre marche vers le Rhin et a le repasser avec
madite armee,pour vous emploier a ceque vous verrez
estre plus avantageux a mes affaires et a celles tie mes
aliiez, selon la cognoissancc que vous avcz de I'estat
dc toutes choses de ce coste-la , et suivant les advis
que vous recevrcz dc mos plenipoteniiaires a Munster,
auxquelsj'ay mande de concerter ce qui sera a faire en
cette occasion avec les plenipoteniiaires de la couronne
de Suede, et dc vous en adverlir; a quoi je de.>;ire que
vous vous conformiez. Que vous laissiez dans Ic Luxem-
bourg et aux environs de Thionvillc trois cens chcvaux,
soil en corps de rc^giment ou en gcnscommandez, aiiisy
que vous cstimerez i>lus a propos, soubz la charge d'un
officier que vous choisirez pour cet effect, auquel vous
donnerez ordre de faire, avec ladite cavalerie , tout ce
que ledit sieur de Marolles, gouverneur de Thionvillc
el mart'chal de cmip, leur ordonnera pour mon ser-
vice;
)) One cnnitne ccltc cavalerie no sera que pour obscr-
l\li':M0I15F.S lUJ VICOMTP. DK TMvKN.XE. [lG47]
assurances de la cour pour leur entier payement.
lis s'en retournerent avec cette repouse. Le len-
deraain , il envoya M. Rosen et M. de Traci
pour ieur representer le prejudice que leur re-
sistance apporteroit aux affaires du Roi , et
raeme au payement de leurs montres, s'ilslais-
soient passer la campagne sans rendre aucun
service a la France.
Quand messieurs Rosen et Traci furent arri-
ves aupres de la cavalerie, les officiers d'en-
tr'eux qui avoient etc les plus lies avec M. Ro-
sen , lui remontrerent que I'affaire etoit a un
point qu'il n'y avoit plus d'accommodemcnt a
esperer, et que, s'il ue prenoit le parti de se
raettre a leur tete, ils en choisiroient quelqu'au-
tre , et qu'ainsi il demeureroit parmi les Fran-
cois sans aucune consideration. M. Rosen prit
le parti de deraeurer avec eux , disant que les
troupes le retenoient par force ; mais M. de
Traci vint relrouver M. de Turenne, qui, ayant
vu partir la meme nuit le bagage de M. Rosen
pour aller joindre la cavalerie revoltee, ne douta
plus qu'il ne fut de concert avec les Allemans.
Le lendemain , sa maniere d'agir, en envoyant
des ordres par tout le pays , et en se faisant re-
connoitre des troupes corame general , fit voir
bien clairement son dessein. Tl envoya querir
des batteaux a Sti-asbourg, que les habitans lui
accorderent, a cause des menaces qu'il leur fit
de bruler tons leurs villages s'ils les lui refu-
soient ; il marcba ensuite pour repasser le Rhin.
M. de Turenne, ayant appris ses demarches, fit
neuf lieues d'AIIemagne en un jour, avec trois
mille hommes de pied et les quatre regimens de
cavalerie francoise, et le sien allemand , et ar-
riva tout aupres de cette cavalerie qui commen-
coit a passer le Rhin. Fort etonnes de la promp-
titude de sa marche , et de le voir si pres d'eux,
ils envoyerent des officiers deputes , qui dirent
que si on laissoit la cavalerie repasser le Rhin
comme ils Tavoient promis , qu'ensuite ils fe-
roient lout ce que M. de Turenne leur comman-
deroit ; il fut quelque temps en doute s'il les
chargeroit ou leur permettroit de repasser le
Rhin. lis etoient en telle confusion, qu'il n'y
avoit rien a craindre a prendre le premier parti :
le procede meme de M. Rosen , que M. de Tu-
renne avoit toujours trnitte si favorablement,
meritoit un juste ressentiment ; mais la promesse
que la cavalerie faisoit de retourner au service
ver le general Bek et s'opposer a ce cju'il pourroit en-
liepienclre surma frontiere, vous prcsciiviez audit sieur
(le Marolles ce qu'il aura a faire pour cette fin, et onion-
iiiez a lofQcier quiservirasoubzluy de vous aller rejoin-
dre lorsque les troupes que j'ay faict detacher de nion
arini^e de I'laiidre. composecs de celles qui soiit snubz
4 1 ,1
du Roi, et leloignement qu'avoit M. de Tu-
renne de vouloir prendre une vengeance par-
ticuliere, lui firent consentir a permettre que
les mutins repassassent le Rhin ; apres quoi ils
se separerent en diverses caballes. M. Rosen
n'etant plus leur maitre , une partie des officiers
voulut revenir servirle Roi; mais les cavaliers,
ne voulant plus les suivre et craignant le cha-
timent , elurent des cavaliers pour les comman-
der, et ne reconnurent plus leurs officiers.
Pendant ce temps-la , la campagne s'avancant
en Flandre , M. de Turenne y envoya les qua-
tre regimens francois de cavalerie qui lui res-
toient, et s'en alia avec douze ou quinze per-
sonnes avec lui , au lieu ou etoient les Allemans,
jugeant bien que, dans la confusion ou ils etoient,
personne n'auroit assez de credit pour lui faire
un deplaisir. II passa le pont de Strasbourg , et
s'en alia au quartier de M. Rosen , ou etoient
loges quatre regimens de cavalerie ; M. Rosen
vintau-devant de lui avec beaucoup d'officiers,
fort embarrasses au commencement. M. de Tu-
renne alia diner avec lui dans une hotellerie au
bout du pont de Strasbouig, dans le dessein de
le mener promptement en deca du pont , et
ainsi se saisir de lui ; mais le nombre d'officiers
qui etoient avec M. Rosen ayant empeche M. de
Turenne d'executer ce dessein , il resolut d'al-
ler coucher au quartier de M. Rosen , et d'at-
tendre un temps plus propre. Les regimens
qui etoient au quartier de M. Rosen , scachant
la venue de M. de Turenne , monterent a che-
val etse retirerent avec une grande confusion;
mais ayant ete assures que M. de Turenne ve-
noit coucher dans leurs quartiers sans aucunes
troupes avec lui , ils revinrent vers le soir. M. de
Turenne soupa chez M. Rosen , avec quantite
d'officiers , et dans la bonne chere et le vin ,
toutes chosps furent oubliees en apparence. Quoi-
que les cavaliers fussent dans leurs quartiers
avec les officiers , ils ne laissoient pas nean-
ntioins d'avoir des deputes (c^est ainsi qu'ils les
appeloient ) choisis d'entr'eux pour les comman-
der , et les officieis n'avoient plus de part aux
resolutions qu'ils prenoient. On avertit M. de
Turenne a rainuit que les cavaliers vouloient
marcher vers le marquisat de Baden, pour s'e-
loigner davantage du pont de Strasbourg. Re-
solu de s'en aller avec eux , il marcha avec tous
les officiers a la tete des escadrons , et envoya
la charge du sieur vicomtc de Lamet, que d'autres dont
j'ay rdsolu de vous fortifier, passeront ences quartiers-la
I)our marcher vers vous. C'est ce que jc vous diray par
cette lettre, priant Dieu qu'il vous ayt, mon cousin, en
sa saincte et digne garde.
» Fsoripl a Fnntainehlean, Ic 11 oriobre IfiH. »
416
MEMOIKES l)V VICOMTi:
les quartiers-mattres au logeraent avec la garde,
n'y ayant aucun officier qui eut du credit : ce
qui eut paru aux personnes qui n'en scavoient
pas le fond, une chose contrefaite a plaisir, pour
dissimuier queique intention contraire a ce qui
paroissoit.
On marcha deux jours de cette facon, et le
troisieme , comme on pensoit sejourner, toute la
eavalerie se trouva a neuf heures du matin au
quartier-general : ils envoyerent des deputes a
M. de Turenne , pour lui demander les montres
dues; il montaacheval,s'en alia lestrouver, et
leur dit, a la tete des escadrons , que de deman-
der un argent comptant, c'etoit demander I'im-
possible, et qu'en repassant le Rhin , ils iroient
au-devant de leur payement ; ils demanderent a
M. de Turenne s'il leur en repondoit ; lui, ne
voulant s'engager a rien qu'a ce qui pouvoit etre
execute, ne leur donna d'autre parole que de
payer la montre qui etoit prete , et de faire ce
qu'il pourroit afin qu'ils fussent payes du reste.
Apres cette reponse , ils firent semblant de vou-
loir se saisir de la personne de M. de Turenne,
lequel, voyant bien la chose etre hors d'appa-
rence, demeura avec eux , et leur commanda de
se retirer dans leurs quartiers d'ou ils etoient
partis le matin. M. Rosen, qui etoit toujours avec
M. de Turenne , perdoit tons les jours son cre-
dit aupres de tous les officiers principaux de ce
corps ; comme on ne s'adressoit plus a lui pour
aucun commandement , il en fut beaucoup che-
que, et tacha de persuader a M. de Turenne de
se retirer a Stolhoffen, lui representant le peu
de surete qu'il y avoit pour lui , et qu'il envoye-
roit de la ses ordres avec la meme autorite qu'e-
tant present. M. de Turenne ne voulut point
s'eloigner des troupes , et logeoit toujours chez
Mc Rosen , n'ayant aucun equipage , mais seu-
lement quatre personnes avec lui , atin d'oter
tout sou peon ; mais aussi M. Rosen n'avoit pas
un si grand credit qu'il ne fut aise de voir que
les troupes ne prendroient pas son parti quand
il seroit arrete.
On arriva a huit lieues de Philisbourg , dans
une petite ville nommee Etiingen, ou un regi-
ment d'infanterie des mutins faisoit la garde :
M. de Turenne fit venir la nuit cent mousque-
taires de Philisbourg , leur commanda de se
trouver a la pointe du jour a I'ouverture de la
porte,s'y en alia lui-raeme , personne n'etant
leve dans le quartier, en laissa cinquante a la
jjorte , ordonna a la garde de poser les armes ,
et envoya les cinquante autres chez M. Rosen ;
apres I'avoir fait lever, il le fit marcher a I'in-
stant a Philisbourg, le fuisant embarquer sur le
Rhin, a deux lieues du qunrlicr. II envovci que-
DE Tl]aE^^E. [IG17]
rir en meme temps tous les officiers qui com-
mandoient les regimens de eavalerie , a qui il
dit qu'il avoit fait arreter M. Rosen , et leur
commanda de ne le plus reconnoitre. II trouva
une parfaite obeissance dans tous les officiers ,
qui promirent qu'ils feroient ce que M. de Tu-
renne leur commanderoit. La meme mutinerie
demeura cependant parmi les cavaliers ; mais
depuis la prise de M. Rosen , il ne leur resta
personne pour les commander : tous les offi-
ciers , jusqu'aux caporaux , demeurerent aupres
de M. de Turenne ; deux regimens meme ren-
trerent dans le devoir, et ne voulurent point
suivre les autres , qui marcherent vers laFran>
conie , ayant elu des chefs parmi les mutines.
M. de Turenne les suivit avec tous les offi-
ciers et avec quelques escadrons , et au bout
de quelques jours , il les atteignit dans la vallee
du Tauber ; comme c'etoit un pays ferre , il ne
craignit point de les approcher, quoiqu'ils fus-
sent en beaucoup plus grand nombre ; eux qui
croyoient qu'il n'osat les attaquer, commence-
rent a defiler pour gagner une montagne. M. de
Turenne les ayant vus,lit charger leur nrriere-
garde ; les autres qui etoient engages dans le
passage voulurent rebrousser en diligence, mais
on les mit en telle confusion qu'on les rompit
entierement : M. de Turenne pensa etre pris a
une premiere charge qu'il avoit faite avec quinze
ou vingt chevaux ; on tua deux ou trois cens
hommes , et on en prit autant de prisonniers ;
ce qui etoit engage par dela le passage s'en alia
en diligence a la riviere du Mein, et une partie
de ce debris , hors quatre regimens , joignit
queique temps apres les Suedois.
Comme la campagne n'etoit pas achevee en
Flandre , ou M. de Turenne avoit envoye la ea-
valerie qui lui restoit apres la mutinerie des Al-
lemans, il raccommoda avec ce debris tous les
regimens , hors deux ; mit des officiers dans
toutes les compagnies , et leur donna des cava-
liers qui avoient ete pris, ou qui s'etoient venus
rendre apres le combat des mutines. II marcha
ensuite dans le Luxembourg avec son infanterie
et ces regimens raccommodes ; mais il recut or-
dre de la cour de ne pas passer outre , et d'y
faire seulement une diversion , en prenant quel-
ques mechans chateaux : ce qu'il fit , et obligea
M. Bee de se separer de I'armee de Flandre ,
avec un corps de quatre ou cinq mille hommes,
L'hiver approchant et otant tout moyen aux
uns et aux autres de rien faire dans ce canton ,
M. de Turenne apprit que les choses etoient bien
changees en Allemagne, et que M. de Baviere,
voyant I'Empercur prcssc par Irs Suedois , avoit
lompu le traite fait avec les deux couronnes, et
vf':>!o:kes uv vicomte ue TrrvE.\r<F, [1648^
4t
avoit cnvoye son arraee joiudre celle de I'Empe-
reur, pousse les Suedois jusques dans le pays de
Brunswick, regagne beaucoup de pays que Ton
avoit conquis quand les armees de France et de
Suede se joignirent I'annee d'auparavant. Cette
nouvelle obligea la cour de lui envoyer des or-
dres de retourner en Allemagne. Ayant appris
sur sa route que la garnison de Frankendal as-
siegeoit AVorms , 11 envoya un corps de cavale-
rie qui en fit lever le siege, et marcha vers
Mayence , et prit dans sa marche le chateau de
Falkestem. II fit faire un pont sur ie Rhin au-
pres d'Oppenheim , et demeura dans le pays de
Darmstadt bien avant le mois de Janvier, en at-
tendant que les Suedois fussent en etat de mar-
cher ; mais I'etat de leur armee ne le permet-
tant pas , et ayant besoin de quelque temps pour
remettreet reraonter leur cavalerie, M. de Tu-
renne fut oblige de se retircr vers Strasbourg.
[IG-IS] Ayant eu permission d'aller a la cour,
et ayant distribue des quartiers en Lorraine pour
rarmee,il etoit preta partir pour la France, lors-
(jue Madame la landgrave de Hesse lui envoya
un gentilhomme qui avoit ordre de lui dire
que I'armee des Suedois etoit en etat de marcher,
pourvu que celle du Roi repassat le Rhin pour
lajoindre. C'etoit un grand contre-temps d'etre
oblige de marcher huit jours par le pays dont il
etoit venu , et qui etoit entierement ruine , avec
une armee bien delabree qui s'attendoit d'avoir
des quartiers pour se remettre 5 neaumoins M. de
Turenne crut Taffaire si importante qu'il se con-
tenta d'envoyer M. de Vautorte a la cour , pour
lui apprendre qu'il alloit repasser le Rhin et la
prier de I'assister. 11 donna dix jours pour re-
mettre I'artillerie , envoya en Suisse chercher
des chevaux , retourna a Mayence dans le mois
de fevrier , y repassa le Rhin et alia dans la Fran-
conie joindre les Suedois, quoiqu'il fut huit jours
pendant cette marche sans trouver presque de
paille pour les chevaux. Pour I'infanterie, il com-
manda que Ton fit des manteaux a cause que
la saison etoit fort rude ; de sorte qu'il se trouva
au-dela du Rhin avec quatre mille hommes de
pied, quatre mille chevaux et vingt pieces de
canon , avec douze ou quinze places conquises ,
en fort bon etat.
Quelque temps avant que de passer le Rhin,
M. de Turenne ecrivit a M. le due de Baviere
et lui mandaque, des qu'il s'etoit declare contre
les Suedois, le Roi avoit resohi de rompre de sa
part letraite qui s'etoit fait avec lui. M. de Tu-
renne scavoit bien quel'intenlion de la cour etoit
qu'il fit ce qu'il pourroit contre I'Empereur;
mais il n'avoit point d'ordre expres de declarer
la guerre a M. de Baviere. Comme le bruit se
III. C. D. M., T. III.
repandit dans toute I 'Allemagne que Ton s'en-
tendoit toujours en France avec M. de Raviere,
il crut qu'une declaration ouverte rassureroil les
Suedois et tons les princes allemans allies de la
France, et Ton approuva cette demarche a la
cour.
L'armeedu Roi, se trouvant au-dela du Rhin,
marcha en laissant la riviere du Mein a ladroite,
et joignit les Suedois entre la Hesse et la Fran-
conie. Apres cette jonction , un corps de Hes-
siens , qui etoit venu avec les Suedois, s'en re-
tourna au pays de Hesse, et les deux armees pas-
serent le Mein. Celles de I'Empereur et de Ra-
viere , qui s'etoient affoiblies par de petits sieges
dans la Hesse, apres avoir pousse les Suedois ,
s'en retirerent en diligence vers le Danube , re-
passerent ce fleuve et se mirent a convert d'ln-
golstadt, place qui appartenoit a M. de Baviere.
Les armees de France et de Suede s'arreterent
sur le bord du Danube, oil Ton sejourna quelques
jours dans I'incertitude oil Ton iroit. M. Wran-
gel qui commandoit I'armee de Suede avoit des-
sein d'aller dans le haut Palatinat ; mais comme
M. de Turenne craignoit qu'insensiblement le
progres de la guerre ne le menat vers la Bo-
heme, et que par la on s'eloigneroit trop de la
Souabe, qui etoit le seul lieu dont il pouvoit ti-
rer les choses necessaires pour I'armee, ne vou-
lut point y aller. On fut quelques jours en nego-
ciation sans qu'il pariit neanmoins rien d'altere
dans les esprits ; on se separa ensuite n'etant
point d'accord. Les Suedois marcherent a I'en-
tree du haut Palatinat , et M. de Turenne avee
I'armee du Roi s'en alia entre la Franconie et
I'eveche de Bamberg, scachant bien que les Sue-
dois n'iroient pas seuls en Boheme, et se tenant
assez pres deux pour pouvoir les rejoindre quand
iis auroient change de pensee. Les cavaliers mu-
tines dont j'ai parle, que Ton avoit charges sur
le Tauber, qui etoient avec les Suedois, obli-
geoient aussi M. de Turenne a ne pas s'eloigner
de la Souabe. H y en avoit bien quatre cens qui
s'etoient remis dans I'armee du Roi , et les Sue-
dois, craignant deperdre le reste, vouloientat-
tirer I'armee francoise dans une guerre eloignee
du Rhin et du Danube , afin par-lade degoiJter
le reste des Allemans qui n'esperoient plus I'ar-
gent qui leur pourroit venir de France, et les
quartiers que M. de Turenne leur avoit promis
dans la Souabe. Les regimens meme des mutines
qui etoient dans I'armee des Suedois , causoient
tous les jours de petits desordres entre les offi-
ciers des armees ; mais 11 n'y parut rien au pro-
cededes generaux, qui sevoyoient tous les jours.
II s'y passa la-dedans force petites choses qui
seroicnt trop iongues a ecrire.
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MEMOIBES Dli VICOMTE DE TUREIS^E. [l6-»8j
4 IS
Les Suedois , ayant vu que I'armee du Roi de-
meuroit aux frontleres de I'eveche de Bamberg,
et ne jugeant pas devoir s'eloigner davantage des
Francois, se donnerent rendez-vous vers Rot-
terubourg sur le Tauber, et marcherent ensem-
ble pour se rafraichir aux frontieres de Wirtem-
bero-. Apres y avoir sejourne environ trois se-
maines , scaehant que les armees de I'Empereur
et de Baviere etoient vers Ulm , ils y marcherent.
Comme on arriva aupres du Danube , les armees
ennemies qui etoient au-dela passerent un pont
aupres d'Ulm , ou il y eut quelque escarmouche ,
et le lendemain continuerent leur route entre
Lawingen et Ausbourg , et se camperent a trois
lieues de Lawingen , place que le Roi tenoit sur
le Danube.
Les armees du Roi et de Suede marcherent
droit a Lawingen ou M. de Turenne, M. Wran-
gel et M. Konigsmarc laisserent I'armee qui se
campa a une lieue de Lawingen , prirent trois
mille chevaux avec eux , et passerent le pont pour
aller reconnoitre. Comme ils eurent traverse le
marais qui est au-dela de Lawingen , qui dure
bien une lieue , ou il faut toujours defiler , ils
firent halte et envoyerent un parti pour scavoir
ce que faisoient les ennemis : au bout de deux
heures il rapporta que leur armee etoit campee
a une heure et demie de la , qu'ils n'avoient point
d'alarme, que tous leurs chevaux etoient a la pa-
ture, et qu'il n'avoit rencontre aucun parti qui eut
decouvert les trois mille chevaux , ni qui put voir
si les armees confederees etoient arrivees pres de
Lawingen. On delibera qucique temps si avec
les trois mille chevaux on pousseroit la grande
garde , ou si on tomberoit sur leurs chevaux qui
etoient a la pature ; mais on resolut de demeu-
rer la nuit en un lieu convert avec les trois mille
chevaux, et d'envoyer des adjudans avec I'ordre
aux armees de marcher toute la nuit , de laisser
leur bagage dans le quartier et de se rendre au
point du jour au lieu ou on les attendoit. Cela
reussit comme on I'avoit propose , et a deux heu-
res du jour les armees etant arrivees, celle du
Roi ayant I'avant-garde , ou marcha droit au
camp des ennemis, en detachant mille chevaux
commandes pour les engager au combat. Comme
on arriva pres de leur camp, on vit qu'il bruloit
et qu'il y avoit environ trente escadrons en halte
et quelques bagages qui fdoient par un bois.
Dans le temps qu'on avancoit en diligence, quel-
ques uns de ces escadrons s'approchoient du bois,
et les mille chevaux commandes commencerent
a escarmoucher ; mais comme il y avoit de I'in-
fanterie dans le bois et que les escadrons enne-
mis se revirerent fort a propros , ils ne s'embar-
lasserent gueres de ces commandes qui furcnt
fort souvent repousses. Le regiment de ca\a-
lerie de M. de Turenne s'etant avance pour sou-
tenir les commandes, chargea I'infanterie de
I'ennemi dans le bord du bois, et en ayant tue
quelques-uns, leur cavalerie se mit en confusion.
C'etoit I'arriere-garde de Montecuculli qui com-
mandoit une aile de I'armee de I'Empereur :
on ne pent pas se mieux comporter qu'il faisoit
en cette retraite ; mais comme la cavaleiie de
I'armee du Roi et des Suedois arrivoit de tous
cotes, il fut impossible que la confusion ne vint
a la fin a cette arriere-garde , laquelle fut poussee
a travers ce bois. Dans une plaiue au-dela, Me-
lander, general de I'armee de I'Empereur, emme-
na deux mille mousquetaires , quelque cavalerie
et du canon pour soutenir cette arriere-garde, et
arreta quelque temps notre cavalerie ; a la fin
Melander fut tue, et sa cavalerie repoussee dans
un autre bois par-dela la plaiue. Son infanterie
etoit au bord du bois ; mais les Suedois ayant
pris avec leur cavalerie un chemin a gauche, la
couperent au milieu du bois , la cavalerie de I'ar-
mee du Roi passa par la plaine par oil elle vou-
loit se retirer: de sorte que dans la plaine et dans
lebois les ennemis perdirent cette infanterie avec
huit pieces de canon , beaucoup d'etendarts et
une partiede leurs bagages. On les suivit bien
une heure et demie depuis la mort de Melander ;
et apres que leur cavalerie se fut un pen reraise
ensemble , car leur infanterie etoit a plus de
quatre heures derriere, on vit au-dela d'un ruis-
seau fort creux six ou sept escadrons de I'en-
nemi qui faisoient halte. On n'y trouva point de
passage que celui qu'ils gardoient, qui etoit
fort etroit. Comme on eut fait halte on vit ve-
nir trois bataillons d'infanterie qui vinrent s'y
fortifier; et sur les hauteurs, loin de la, on
voyoit quelques troupes et du bagage tout en
desordre. On attendit le canon pour faire delo-
ger la cavalerie et I'infanterie ennemies qui se
retranchoient ; mais on tira avec quinze ou vingt
pieces contre cette infanterie et cette cavalerie,
dont il y en eut plus de la moitie tues sur la place
sans que les ennemis quittassent le passage. Les
escadrons ne faisoient que changer de place , et
Ton voyoit un escadron de six vingts ou centcin-
quante chevaux reduit a cinquante ou soixante ,
sans s'ebranler.
Le regiment d'infanterie de Turenne voulut
gagner le passage, mais il y perdit cent cin-
quante hommes et fut oblige de se retirer sans
I'emporter. C'etoit M. le due Ulric de Wirtem-
berg qui commandoit cette cavalerie comme
general-major, et qui certainement sauva le
reste des armees de I'Empereur et de Baviere.
On se lassa de tirer eontre lui avec ce nombre
ISIEMOIEKS Dll VICOMTE DE TLRENNE
(le pieces qui n'etoient eloignees que d'une pe-
tite portee de mousquet. Les troupes de I'enne-
mi , qui avoient ete iin peu ebranlees , se ras-
surerent ensuite, et perdirent plus de la moitie
de leurs gens a coups de canon, sans temoigner
d'epouvante. On voyoit cependant I'armee de
I'ennemi qui tachoit de se rasspmbler sur une
hauteur, a une demi-lieue du passage, et qui
cnvoya des gens pour relever les troupes qui
avoient ete si ruinees du canon ; mais il n'y en
vint qu'une partie , Tautre ayant ete dissipee et
nyant pris la fuite par les coups d'artillerie
qu'on leur tiroit quand on les voyoit venir en
corps. Comme on avoit suivi I'ennemi plus de
quatre heures et avec grande diligence, le corps
d'infanterie neput arriver qu'un peu devant la
nuit , et ainsi on ne la put pas employer a for-
cer ce passage. L'ennemi , des qu'il commenca
a faire obscur, se retira avec le reste de son
armee sous Ausbourg , (jui n'etoit qu'a deux
heures de la, et y passa la riviere du Lech.
Od sejourna le lendemain , et on marcha le
jourd'apres au pont de Rain, qui est une place
que M. de Baviere tenoit sur le Lech , a cinq
heures au-dessous d' Ausbourg. Les ennemis
mirent le feu au pont et demeurerent avec leur
armee de I'autre cote de I'eau, au meme lieu oii
Tiili avoit taehe de defendre le passage au Roi
de Suede , et nous avancames le canon et mimes
des mousquetaircs au meme lieu oil Gustave
avoit loge les siens. Apresune escarmouche qui
dura depuis midi jusqu'a !a nuit , les ennemis
se retirerent de leurs postes sans bruit et mar-
cherent avec toute leur armee vers Munich. Le
lendemain matin on fit passer un gue a la cava-
lie suedoise et a celle du Roi , commandee par
M. de Duras, au nombre de mille chevaux;
mais avec grande difficulte, parce que ce gue
ne valoit rien. Ce detachement suivit les enne-
mis pendant deux ou trois lieues , et fit quelques
prisonniers a leur arriere-garde. Toute I'armee
passa au pont de Rain que Ton fit raccommoder
et que les ennemis abandonnerent , et on mar-
cha vers Neubourg. On laissa pour garder le
pont de Rain deux mille hommes commandes
par M. de Laval , general- major dans Tarraee
du Roi ; on campa la nuit a Neubourg, et Ton
marcha le lendemain vers Frisiogen, qui est sur
la riviere d'Iser. Les ennemis se trouvcreiit en-
core de I'autre cote, ayant abandonne la ville
de Frisingen qui est en deca : on s'y logea et
I'on tenta divers passages sur I'lser. Alors les
ennemis se retirerent derriere la riviere d'Inn ,
apres avoir mis un bon nombre de leur iiifante-
rie dans Munich , dans Weissembourg et dans
Iiigo'.stadt.
[1648] 419
M. de Baviere, en ce temps-la , quitta Mu-
nich oil il etoit, se retira derriere la riviere
d'Inn , et s'en alia avec fort peu de suite, dans
un age fort avance, dans I'archeveche de Saltz-
bourg , ou il fut a peine recu qu'il songca a pas-
ser dans le Tyrol. Les arraees traverserent I'Iser
et marcherent sur I'lnn ou I'on ne put attaquer
Weissembourg, a cause du nombre d'infanterie
qui etoit dedans. Alors on marcha plus has, le
long de la meme riviere, pour selogeraMuldorf,
oil on fit toutes choses possibles pour la passer ;
mais comme elle etoit beaucoup plus large et
plus profonde que le Lech et riser, et que Ton
n'avoit point de batteaux , on ne put jamais
planter des pilotis dans I'eau , quoiqu'il y eiit
une fort petite resistance de I'autre cote , de la
part des ennemis, qui ne parurent qu'au nombre
de quinze cens ou deux mille tout au plus.
Les armees de France et de Suede n'avoient
jamais penetre si avant, et il etoit d'une ex-
treme consequence de passer la riviere d'Inn , a
cause du pays d'Obernperg qui en est fort
proche , et qui est des terres hereditaires de
TEmpereur, que I'on eut certainementfait sou-
lever : on sejourna quinze jours aMuldorf, du-
rant lequel temps et celui qui s'etoit passe de-
puis la raort de Melander, I'Empereur avoit fait
de grandes levees, et M. de Baviere avoit en-
voye beaucoup de chevaux a Passaw pour re-
monter la cavalerie, ou M. de Picolomini, qui
fut envoye pour commander les armees, les
mit ensemble; et apres avoir amasse un corps
tres - considerable , qui pouvoit bien etre de
neuf ou dix mille hommes de pied et de quinze
mille chevaux , avec beaucoup de canon , il
passa le Danube a Passaw, et les armees oppo-
sees se trouverent a cinq ou six heures les unes
des autres.
On ne jugea pas a propos d'attendre I'ennemi
sur rinn , mais plutot sur I'Iser, ou on a\oit la
commodite de moulins; ainsi on marcha a Din-
gelsing, qui est sur User, ou Ton campa. Les
ennemis vinrent a Lindaw, qui en est a une
heure et demie sur la meme riviere. Les ar-
mees du Roi et des Suedois commencerent a se
retrancher, et les Suedois a faire deux ponts sur
riser aveo des pilotis , qui furent acheves en
quatre ou cinq jours. Les offieiers de I'artilie-
rie de I'armee du Roi apprireut d'eux a en faire
de meme; de sorte qu'il y eut trois ponts faits
sans avoir de batteaux et sur une riviere fort
creuse et assez large. Les bleds etant murs,
I'infanterie alloit battre le grain quand la cava-
lerie alloit au fourage , de sorte qu'il n'y avoit
point de necessite. On demeura quatre sen^aines
dans le camp, les ennemis etant fort pres et les
27.
420 MEMOiaiS nil VICOMTE
gardes a la vue les unes des autres : il s'y passa
fort souvent des actions dans les convois de
fourages et dans les partis (1).
Durant ce temps-la , I'armee de I'ennemi di-
minuoit beaucoup plus que la notre : quand on
arriva dans ce camp , elle etoit beaucoup supe-
rieure ; raais au bout des quatre semaines, elle
avoit perdu beaucoup de gens. M. Konigsmarc,
qui s'etoit separe avec quelques troupes deux
jours apres la defaite de Melander, s'etant em-
pare de Pragues, les Imperiaux y envoye-
rent peu de troupes ; raais la prise de cette
ville leur abattit beaucoup le coeur. On de-
meura en Baviere jusqu'a ce que les raauvais
temps de I'arriere-saison obligerent I'armee
de se retirer. II y arriva durant ce temps-
la un accident aux Suedois , par une chasse
que M. Wrangel voulut faire aupres de Mu-
nich , ou il perdit quelques etendarts , sept
(1) Les details de cette irruption en Kaviere , que
Ton trouve dans I'histoire du viconitc do Turcnne, par
Ramsay, ont ^U pris dans une relation manuscritc faite
DE TimF,N\E. [IG-IS]
ou huit cens chevaux et quantite d'offlciers.
Apres que les armees furent sorties de la Ba-
viere , on repassa le Lech aupres de Landsberg ;
on tra versa le Danube a Donawert, et Ton alia
vers Aischtet, en tirant vers le haut Palatinat.
Pendant cette irruption en Baviere , ou il y eut
beaucoup de pays conquis et beaucoup d'interets
differens, il n'y eut jamais rien qui causat la
moindreaigreur.L'infanteriedemeuroittoujours
au centre, et la cavalerie de chaque armee rou-
loit d'une aile a I'autre. Les officiers generaux
des deux armees commandoient a leur tour aux
detacheraens,et par la il n'y avoit aucune diffi-
culte. Comme cette campagne avoit fort gene
I'Empereur et M. de Baviere, ilspresserent fort
la paix, qui se conclut bientot a Munster. Alors
M. de Turenne se retira avec I'armee vers la
Souabe, et les Suedois marcherent dansle pays
de Nuremberg.
par un officier qui sorvit pendant toute cette cam-
pagne; elle fesait partic des papicrs du mai(5clial.
LIVRE DEUXIEME
DES GUERRES EN FRANCE.
[164'j] Apres la conclusion de la paix de
AVestphaiie, I'armee du Roi se retira dans ses
quartiers de Souabe etde Wirtemberg, et M. de
Turenne y demeura pendant I'hi ver. Dans cet in-
tervalle les brouilleries de Frances'echaufferent
et parvinrent aim tel point, que la Reine fit
sortir le Roi hois de Paris, et Tarmee royale prit
ses quartiers toutautour dela viiie, avecdessein
de raffamer. M. le prince de Conti , M. de Lon-
gueville, M. d'Elbeuf, M. de Bouillon (l) et
quantite de personnes demeurerent dans la ca-
pilale , persuadees que dans une minorite on ne
pouYOit pas entreprendre une chose de si grande
(1) Dans ce merae lemps la Reine ^crivit successive-
luent les lettres suivantes a Turenne au sujet du due de
liouillon :
« Mon cousin, quoiqu'il vienne d'arriver un bruit de
Paris que M. voire frere a pris parti avee le parlement,
qui est a present dans une rebellion toute d^claree , je
oe puis y ajouter foi quand je fais reflexion qu'il scavoit
ce que j'ai resolu pour ce qui regarde voire ^tablisse-
ment, el cequeje voulois faire pour sesinterets particu-
liers et pour ceux de toute la famille. Mais, quoi qu'il en
soil, je suis si assur^e que non seulement vous n'y pron-
drez aucune part, mais que vous d^testercz son action ,
si elle setrouvoit veritable, queje ne vous faisces lignes
a autre fln que pour vous temoigner la conGance cntiere
que j'ai en vous, et vous assurer de la continuation de
mon affection , me remettant du surplus a mon cousin
le cardinal Mazarin, queje s^ai mieux que pcrsonne etre
le meilleur de vos amis; cependant je demeure votre
bonne cousine,
» Anne.
» A Sainct-Germain-en-Laye, le 11 Janvier 16'i9. »
Au mcme.
« Mon cousin, la faute ou est retomb(5 votre frere, le
due de Bouillon , dans le temps raeme qu'il scavoit que
j'avois fait ou r(^solu lout ce qui pouvoit regarder ses
avantages el ceux de sa maison , me louche principale-
ment pour le ddplaisir queje srai qu'elle vous causera ;
car pour le reste , je suis tclloment persuad^e de votre
affection et de votre aliachement aux int^rets du Roi
monsieur mon Qls, et aux miens, queje suis certaine que
voire zele augmentera plutot dans ces conjonclures .
qu'il n'est a craindre qu'aucune consideration de proxi-
mil6 y puisse apporter la moindrc alt(5ration. Assurcz-
vous aussi queje redoublerai les effets de ma confiance
el de ma bonne volont^, et que voire consideration me
sera loujourssi recommandable, queje ne ferai point
de diffjculte, quelque grand que soil le crime de voire
consequence sans la participation des princes
du sang et des grands du royaurae, Aussit6t on
envoya quelqu'un de la cour a M. de Turenne
pour scavoir ses sentimens, qui ne les deguisa
point ; il manda meme a M. le cardinal Maza-
rin de ne plus faire aucun fondement sur son
amitie s'il continuoit d'agir ainsi ; que , quand
il passeroit le Rhin avec I'armee pour retourner
en France , ce ne seroit qu'avec le dessein de
procurer la paix , et nullement pour aider a
soutenir une action qu'il ne croyoit point que
Ton diit entreprendre si legerement.
II se passa quinze jours ou trois semaines
frere, de faire pour votre ^gard seul ce que vous pouvez
so.uhaiter pour les honneurs de la maison, et me remet-
tant a ce que j'ai charge mon cousin le cardinal Mazarin
de vous mander, je demeure, avec beaucoup de ten-
dresse, voire bonne cousine,
» Anne.
» A Sainct-Germain-en-Laye, le 28 Janvier 1649. »
Au meme.
« Mon cousin , quoique je vous aye d^ja mand^ les
bonnes intentions que j'ai pour vous , et a voire consi-
d^ralion pour toute voire maison, j'ai voulu n^anmoins,
dans I'occasion du voyage du sieur de Ruvigni par dela,
vous faire celle leltre pour vous les expliquer encore
plus particulierement. Je vousdirai done, louchant les
honneurs de votre maison, que, des la premiere fois que
je vous verrai , je vous ferai jouir, sans autre delai, des
pr(5rogatives dont il avoit 6l^ remis de parler apr^s la
majority du Roi , monsieur mon fils. A regard de la sou-
verainete de Sedan, el pour ce qui concerne le due de
Bouillon, voire frere, quoique sa faule soil aussi grande
quelle se peut concevoir, d'aulant plus qu'il n'ignoroit
pas les intentions favorables pour toulce qui pouvoit le
regarder, je ne me disposerai pas seulement a I'oublier
et a la pardonner, pour I'amour de vous , des qu'il ren-
trera en son devoir, mais pour la meme raison je le ferai
jouir des-lors desdites prt^rogatives qui avoient 616 re-
mises a la majority ; et louchant r(5change de Sedan , il
y sera iraite aussi favorablement, et aux memes con-
ditions qui avoient 6l6 arret^es en dernier lieu. 'Vous de-
vez prendre loules ces avances pour une pure marque
d'affection que je vous porle, el elre assure qu'en toules
aulres rencontres ouj'aurai lieu de vous obliger, vous
n'en recevrez pas des effets moins soliJcs ; cependant je
demeure votre bonne cousine ,
» Anne.
» ASaincl-Germain-tMi-Laye, le 29 Janvier IGVJ. »
422
ME.MOIEKS DU VICOMTK DE TllRKiMN'I
dans Ics voyages de la cour a I'armee, ct de Tar-
mee a la cour. M. de Tiirenne ne voulant rien
donner a entendre a la cour que ce qui etoit sa
veritable intention, ni faire croire au\ ministrcs
qu'il vouloit dependre eutierement d'euxquand
il seroit arrive en France, pour autoriser une
entreprise qu'il ne croyoit pas legitime en aucun
temps, et principalement dans une minorite ,
d'autaut plus que personne encore n'avoit pris
les armes conlre le Roi , ni temoigne aucune
desobeissance ouverte. Ilyavoit, a laverite,
des compagniesqui avoient marque I rop de cha-
leur; raais c'etoit plutdt par des intcrets parti-
culiers que par un dessein fornae de se revolter
contre la cour.
(l)LeUie du Roi a Monsieur Ic mar^chal de Turenne,
touchant les affaires du Roy en AUemagne :
« Mon cousin , aiant appris I'estatdes affaires de dela
par le retour du sieur Millet, j"ay bien vouiu voiis faiie
cetle lettre pour vous dire, par I'advis de la Reyne re-
gente, madame ma mere, queje trouve bon que vous
retiriez auprez de vous les deux regimens de cavalerie
qu'il vous avoit esli mande d'envoyer au sieur d'Erlac ,
n'aiant pas besoin a present de plus de troupes que cel-
les qui sont prez de moi , pourreduirele prettendu par-
lement et ceux de Paris a la raison ; que mon intention
est que vous n'obmelticz aucune ciiose pour forlifler
mon arm^e, afln que, la paix d'AlIemagnc eslanl execu-
Ue , comme je n'en double pas qu'eiie ne soil au plus
tard avant la mi-mars, et en joignant aux troupes de
raon armt'e, el a cclles qui sont soubz la charge particu-
liere dudit sieur d'Erlac, les garnisons des places que
vous rendrez , vous soyiez en estat de servir puissam-
ment contre les Espagnols, en cas qu'ils s'opiniastrassent
A la conlinualion do la guerre ; que cependant vous ap-
portiez, de voslre part, tout ce qui d^pendra de vous pour
faciliter I'execution de cctte paix, et pour vous prevaloir
pour mon service du licentyement des troupes , taut de
I'armee de la couronne de Suede, que de cclles de I'Em-
pereur et de Bavicrc, estant ties asseur^ que le sieur
Hervard emploiera vulonticrs lout son credit pourfour-
iiir quelque somme considerable pour cesujet;
» Et que, jusqu'a I'entiere exdcution de ladite paix, il
n'est pas a prupos que vous repassicz le Rliin, veu mes-
mes que I'ambassadcur de ma soeur la reyne de Suede,
pres de moi, est venu expies me trouvcr en ce lieu pour
me faire de fortes instances afin de laisser mon arm^e
au-dcia du Rliin, apr^hendant que les bruif-ts de Paris
ne m'obligenta I'appeler par deca ;
») Que je d(^sire plus que jamais de donner satisfaction
aux troupes dont elle est composee, apres avoir rendu des
services considerables, comme elle faict dans I'Alle-
magne, et que sy, pourl'obliger a repasser le Rliin, il est
n(5cessaire que le sieur Hervard s'engage en sou nom
pour ce que vous jugerez a propos de promettre a madile
arm^e, je suis asscur^ qu'il le fcra selon queje lui ay
prescrit et qu'il a bien exprcss^ment promis a son d^-
I)art d'aupres do moi ; que, lorsque vous verrez la paix
d'Allemagne proche de son enlicre execution, vous me
depeschiez une personne expressc pour m'en donner ad-
vis, afin que par son retour je puisse vous faire s^avoir
la marche que vous aureza lenir, et la manierc avcc la-
(juelle ilsera pourvcu a la subsistance de mon armee;
[1649]
M. de Tu'cnne, ayaut fait connoJtre ses sen-
timens a la cour, paria aux ofiiciers, et, hors
deux ou trois regimens, tons promirent de mar-
cher ou il vouloit. Aussitot que la cour scut qu'il
alloit passer le J\liin, elle se decouvrit tout a
foit, ce qu'elle n'avoit pas fait jusqu'alors,
n'ayant envoye d'autre ordre que celui de ra-
mener Tarmee en France quand la paix seroit
faite en AUemagne (l). La cour envoya done
des ordres expres a tons les officiers de ne plus
reconnoitre M. de Turenne, fit tenir trois cans
mille ecus sur le Rhin , et promit de payer les
quatre ou cinq montresdues; ce qui,avec la
sollicitation de M. d'Erlac (2), ebrania six regi-
mens allemans, qui allerent pendant toute la
c'est ce que je vous diray par celte lettre ; priant Dieu
qu'il vous ayt, mon cousin, en sa saincle et digne
garde.
» Escrit a Sainct-Germain-cn-Laye, le8 f^vrier 1649.))
(2) Lettre de Louis XIV, au sujet du mar^chal de Tu-
reune, a M. d'Erlac.
« Monsieur, sur les divers soub(-ons ct les advis que
j'ay ens que le marechal de Turenne est engage dans
les desseins du due de Bouillon , son frere, qui s'est (16-
clard par dega contre mon service, j'adresse mes ordres
aux sieurs Hervard et Millet , afin de concerter avec
vous sur les moyens de le faire arrester et de conserver
mon arm(5e d'Allemagne a mon service ; et j'ay bien
voulu vous faire cette lettre , pour vous dire , par I'ad-
vis dela Reyne r^gente , madame ma mere, que vous
aycz a vous employer avec I'addresse convenable pour
vous assurer de la personne dudict marechal, selon et
ainsi que vous adviserez , avec lesdicts sieurs Hervard
et Millet , et le ferez mettre en lieu seur, oil il soit tenu
soubz bonne et seure garde jusqu'a nouvel ordre ; quo ,
soit que vous arrestiez ledict marechal ou non , vous
ayez apres les assurances que vous donneront les sieurs
Hervard et Millet , qui sont engages pour mon service ,
a prendre le commandement de madicte arm^e, en ver-
tu do I'ordre qui sera ci-joinct, et pour employer a en
detacher los troupes et les parliculiers qui pourroient
estre a la devotion dudict mareschal, en sorle qu'il ne
soit suivi d'aucun, s'il se pent, et, meremettant auxdicts
sieurs Hervard et Millet de ce que je pourrois vous en
donner plus particulierement en cette occasion , je vous
asseure que le service que vous me rendrez me sera aussi
considerable qu'il est important; et sur ce je prie Dieu
qu'il vous ayt , monsieur. d'Erlac , en sa saincle garde.
)) Escrit a Sainct-Germain-en-Laye , le 16 janvicr
16'i9.
» Louis.
V Et plus bas : Le Tellier. )>
Ordre pour faire recognoistre ledict sieur d'Erlac
par les troupes de I'armee d'Allemagne.
« Le Roy cslant bien inform^ que le sieur vicomte de
Turenne , mareschal de France et lieutenant-general
pour Sa Majestc en son armee d'Allemagne, a est6 sy
mal conseille que de s'engager a prendre paity, ainsi
que le due de Rouillon, son frere , avec les factieux qui
MEMOIBES DU VICOMTE DE TUREiXIVR. [l649]
4 2:5
nuit le joindre a Brisac; trois regimens d'infan-
terie se mirentsoiisPhilisbourg. II ne resta avee
M. de Turenne que la moitie de I'armee et en-
core fort ebranlee , excepte cinq ou six regimens.
Lui, voyant qu'il ne pouvoit plus marcher pour
executer les desseins qu'il s'etoit proposes , et
ne voulant pas aussi alier a la cour pour les rai-
sons dites ci-dessus, donna ordre a quelques
officiers generaux , demeures aupres de lui ,
d'emmener lerestedes troupes joindre M. d'Er-
lae. II se retira (1) avec quinze ou vlngt de ses
amis en HoIIande, ou il demeura un raois (2)
jusqu'a ce qu'il eut appris que le traitte de Ruel
6toit fait; alors il s'embarqua en Zelande , alia
descendre a Dieppe, et de la vint en poste a
Paris.
Quoique raccommodement fut fait , les partis
se sont soulevez dans le parlement dc la ville de Paris,
centre I'autorit^ et le service de Sa Majesty , el ledicl
mareschal ayant, en ce faisant, fauss^ son serment et
conlrevfnu a son debvoir nature!, et a ceiui dcs charges
etdu commandement dontSa Majeste I'avoit honors en
ladicte arm^e , laquelie Sa Majesty estime et considere
autant que les grands et signalez services que celle cou-
ronne en a receus le meritent, et voulant pourvoir a ce
que les gens de guerre de ladicte arm^e ne soient des-
ceus et engages aux desseins dudict mareschal , par le
credit qu'il s'est acquis sur eux, et a faute de sgavoir les
intentions de Sa Majesty , en sorte qu'il n'en puisse ar-
river aucun pr(?judice , Sa Majesty, par I'advis et aiant
adress^ ses ordres au sieur d'Erlac, gouvcrneurde Bris-
sac et son lieutenant-gdn^ral en ladicte arniee , en I'ab-
sence dudict mareschal , et soubs son autoiil6 en sa pre-
sence; sur cetle occasion, a ordonn^ et ordonne tres-
expressement aux g^neraux-majors de cavalerie et d'in-
fanterie, et autres chefs et offlciers des troupes , tant de
cheval que de pied, de quelque nation qu'elles soient ,
dont elle est composee, de recognoislre ledict sieur
d'Erlac enla dictequaiitede lieutenant-general pour Sa
Majesty , repr^sentant sa personne en ladicte arm^e , et
de luy ob^ir comme ils feroient a la propre personne de
Sa Majeste, les asseurant quelle leur en s^aura beau-
coup de gr^, et qu'eile recognoistra les prcuves qu'ils
continuent de lui donner de leur affection a son service.
» Faict a Sainct-Germain-en-Layc , le 16 Janvier
1649.
» Louis.
» Et plus bas : Le Tellier. »
(1) Le Roy (5crivail a ce sujet au prince Palatin :
« Mon cousin, j'ay esl^adverty par les lettrcsdu sieur
baron d'Avaugour, mon resident, comme vous avez esl6
surpris de voir le mareschal de Turenne s'estre tant ou-
bli(5 de son devoir , que d'avoir sollicit^ Tarmee qu'il
commandoitd'embrasserle party de la rebellion, et em-
ployer les gens de guerre qui sont a masolde, contre
mes propres interels; que vous ne vous estes pas content^
de rcgarder cet accident comme une chose faschcuse ,
mais que vous avez voulu contribuer au remede, en fai-
sant marcher deux mil chevaux pour en assistcr le sieur
d'Erlac, qui avoit recu les ordres du commandement de
toute mon armce, affln qu'il se peust servir de ce ren-
fort pour contenir ceux qu'on tascheroit de s^parer du
corps. II estarriveque la fid^lit(5des Alleraansa paruen
etoient demeures dans de grandes defiances I'un
de I'autre. La cour songeoit a la earapagne qui
commencoit en Flandre, et laissoit les affaires
au dedans du royaume dans une situation fort
mal assuree. M. de Turenne s'y en alia deux
jours apres etre arrive a Paris; et comme le
dessein de M. le cardinal etoit de tout dissimuler
tant que la campagne dureroit , et que le refroi-
dissement qui commencoit entre M. le prince
et lui faisoit agir la cour avec moins de hau-
teur, M. de Turenne y fut assez bien recu , y
vecut a son ordinaire , et comraenca d'entrer en
quelque liaison avec M. le prince, qui n'alla
point commander I'armee cette campagne , mais
qui fit un voyage enBourgogne. M. de Turenne
passa I'ete quelquefois a Paris et d'autres fois
a Corapiegne ou etoit la cour. II recevoit beau-
ce rencontre, et;que ledict nnareschalde Turenne n'apas
plustost manifest^ son dessein qu'il s'est trouve aban-
donn^ de tons et s'est retire avec ses gardes ; n^ant-
moins , cette prompte disposition que vous avez eue de
m'obliger, a faict son effect , en ce que j'ay recogneu le
fond de votre coeur et celuy de la reyne de Suede , ma
soeur et cousine, de laquelie vous avez suivi les mouve-
mens : c'est ce qui m'a engage a lui faire une leltre ex-
presse pour laremercier, et vousescris celle-cy par I'ad-
vis de la Reyne r^genle, madame et mere, pour vous te-
moigner le ressentiment que j'ay dune faveur si signa-
l^e, et que je ne manqueray jamais a la recognoislre par
lous moyens possibles , vous asseuranl de mon affection
Ires parliculiere, et que vous en recevrez les effects en
toutes rencontres , ainsy que ledicl sieur d'Avaugour
vous donnera des asseurances plus particulieres de ma
part ; auquel me remeltant de tout ce qu'il a charge
de vous dire sur les occurrences pr^sentes , je prieray
Dieu , etc.
)) Le 27 mars 1649, a Sainct-Germain. »
(2) La retraite de Turenne en Hollande fut, plus lard ,
utile a la France , comme on le voit par la leltre sui-
vanle , que le Roi lui ^crivit au sujet des affaires de
I'ann^e 1651 :
« Mon cousin, ayanl sujel decroire que la proposition
qui m'a est^ faite par ma cousine la duchesse de Lon-
gucville, de la part de mon cousin I'archiduc Leopold ,
d'une suspension d'armes pour la campagne de Luxem-
bourg et riviere de Meuze , pourroit s'estendre a une
gen^rale , et par un temps durant lequel on pourroit
Iraictcr et conclurela paix d'entre lescouronnes, je n'ay
pas voulu n^gliger une occasion qui paroil favorable a
ci ; d^sirant concourir autant qu'il me sera possible
a I'avancement d'un si bon ceuvre , j'envoye exprcs le
sieur Croisy, conseiller d'Estal en nostre cour de parle-
ment , pour Iraicter ladicte suspension generale avec les
deputes de I'archiduc qui s'y doivenl trouver; et parce
que vous pouvcz beaucoup contribuer au succes de cette
negotiation, je vous escris celie-cy, par I'advis de la
Royne r^gente , madame ma mere . pour vou* dire
qu'ayant expliqu(5 bien particulierement mes intentions
audict sieur de Croizy, vous pouvez lui donner cr^ance
et confiance entiere en lout ce qu'il vous dira de ma
part; auquel me remettanl, je prieray Dieu qu'il vous
ayt , mon cousin, en sa sainte garde.
» A Paris, le ll^jour dc mars 1651. »
4-2i
MKMOIKES OL' VICOMTE UE TLKENNU j I 650]
coup (le civilites de M. le cardinal , et s'etoit
souvent eclairci avec liii sur tout le passe , raais
sans entrer dans aucun engagement d'amitie
avec lui. Leministre ne voulant point donnerde
soupcon a M. le prince, n'avoit point parle clai-
rement a M. de Turenne ; et M. de Turenne
n'ayant point pris ses suretes avec M. le cardi-
nal, et voyant qu'il avoit toujoiirs quelque re-
serve avec lui , penchoit plus du c6te de M. le
prince.
All commencement de la campagne , I'armee
d'Allemague refusa d'obeir a M. d'Erlac, de
sorte qu'il fut oblige de la quitter. Les officiers
envoyerent des deputes a la cour pour la sup-
plier de deux choses : Tune de leur payer ce qui
etoit du , et I'autre de renvoyer M. de Turenne
pour les commander; mais elle eluda la derniere
demande. Apres la levee du siege de Cambrai il
ne se passa rien de considerable pendant tout le
reste de la campagne. Le Roi revint a Paris , et
la cour etoit si pleine de factions que son auto-
rite dirainua beaucoup. M. le prince revint de
Bourgogne , et quelque temps apres il se brouilla
ouvertement avec M. le cardinal. Toute la cour
prenant parti, M. de Turenne alia chez M. le
prince , et par la fit une declaration ouverte
d'etre de ses amis , ce qui I'engagea dans la suite
a prendre part avec lui dans sa bonne ou mau-
vaise fortune. II y eut en ce temps la divers
raccomraodemens de M. le prince avec la cour
dont il prit le parti , pour pousser a bout M. le
le coadjuteur. Durant unmois ou six semaines,
il n'y eut presque ) as de jour que les affaires ne
prissent une dit'terente face, tanlot a Tavantage,
tantot au desavantage de M. le prince ; mais
comme je ne peux pas entrer dans le detail de
ces matiercs , je me contenterai de dire que la
cour , n'etant pas satisfaite du procede de M. le
prince , se lia avec tous ceux qui lui vouloient
du mal , quietoient en tres-grand nombre.
[1G50] Ces raccomodemensavee la cour ayant
attire toute la caballe, M. le cardinal s'en servit
adroitement pour la regagner, et concerta avec
ceux qui en etoient les principaux cbefs et qui
avoient grand credit sur I'espritdeM. leducd'Or-
leans , les moyens de faire arreter M. le prince,
llytrouvoit d'ailleursun tres-grand obstacle par
la liaison qui etoit entre M. le prince etM. de la
Riviere qui avoit un grand pouvoir sur I'esprit
de M. le due d'Orleans. M. le cardinal surmouta
enfin ces difficultes; et ayant gagne M. le due
d'Orleans, on fit arreter un jour de conseil M. le
le prince, M. le prince de Conti et M. de Longue-
ville , qu'on lit inener par les gendarmes du Roi
au bois de Viiiccnncs.
M. de Turcinu' avoil hicn vii dans ces dei niors
temps que M. le prince se brouilloit avec tout le
monde , et qu'il donnoit grand sujet de mecon-
tentement a la cour, par le mariage de madame
de Richelieu, et en soutenant Jersei contre la
reine. M. le cardinal faisoit faire de temps en
temps de grands compliraens a M. de Turenne,
lui promettant qu'il iroit commander, s'il le vou-
loit, la campagne prochaine, I'armee de Flan-
dre ; et scachant que depuis quelques jours il
n'alloit plus gueres chez M. le prince (qui en
effet ne lui faisoit plus de part de sa conduite),
M. le cardinal esperoit , comme il lui a dit de-
puis , qu'il ne se mettroit pas si promptement
dans les interets de M. le prince. A I'instant
meme que le prince fut arrete, M. ie cardinal
euvoya M. de Ruvigni trouver M. de Turenne,
pour I'assurer qu'il y avoit suiete cntiere pour
lui , et lui promit beaucoup de bons traitemens
en tout ce qui le concerneroit. M. de Turenne,
quoiqu'il fut peisuade qu'il y avoit surete pour
lui a la cour, et qu'il fiit bien vrai que M. le
prince ne vivoit pas trop bien avec lui depuis
quelque temps, ne voulant pas abandonner le
prince dans son malheur, partit la nuit qu'il fut
arrete avec quatre gentilshommes , et n'ayant
point d'argent, s'en alia chez M. de Varennes
qui lui preta six cens pistoles et I'accompagna a
Stenai. M. deChamilli, qui y commandoit pour
M. Ie prince, recut M. de Turenne dans la ville
avec beaucoup de joie : trois ou quatre jours
apres la cour lui envoya Paris pour le con-
vier a retourner avec toutes les promesses que
Ton pent faire ; mais ne pouvant se contenter
I'espiit s'il entendoit a aucune negociation du-
rant le malheur de M. le prince , il renvoya Pa-
ris sans vouloir rienecouter,et resolut de pren-
dre toutes les voies pour obliger la cour a rela-
cher M. le prince , et de n'oublier rien pour faire
apprehender les malheurs que pouvoit causer
son long emprisonnement.
II envoya, suivant cette resolution, a toutes les
troupes qui etoient a M. le prince et a tous les
gouverneurs qu'il croyoit mecontens de la cour
ou qui etoient de ses amis. De tous il ne put at-
tirer que vingt ou tr-ente ol'ficiers ; et des per-
sonnes dq qualite il y eut M. de Duras et M. de
Boutteville qui etoient dans les interets de M. le
prince. j\I. de Turenne envoya aussi aux trou-
pes qui avoient servi sous lui en Allemagne et
qui etoient dispersees en divers endroits, mais
il ne put gagner que trois regimens d'infanterie :
celui de la couronne , celui de Turenne et celui
Du Passage, qui quitterent la Lorraine, marche-
renten corps avec leur bagage et le viment join^
dre a Stenai. Le regiment de Beauvau-Cavale-
I'ie vouloit venir joindre son colonel qui vint
»1E\10I11I.S Ui; \lCOMTli DK TIM'.F.WF,. [inrjOl
4'29
tiouver M. de Turenne , dans les inlerets de qui
il a toujours ete ; mais on enferma ce regiment
dans line ville , et ce qui s'en put sauver le vint
trouver. On logea ces troupes aupres de Stenai
dans des quartiers ; M. de Turenne n'ayant pas
voiiiu presser les comraandans de Stenai, de
Clermont et de Damvilliers d'en recevoir, de
peur qu'il ne semblat vouloir mettre de ses gens
dans les places de M. Je prince , et aussi parce
que les commandans n'eussent pas voulu les re-
cevoir a cause de la disposition de leurs garni-
sons. Celle de Damvillers commenca a se decla-
rer contre M. le prince, et les soldats priient
M. le chevalier de La Rochefoucault , leur com-
mandant, en criant vive le Roi.Quelques jours
apres, M. de La Ferte s'etant approche de Cler-
mont, les soldats de la garnison firent prison-
niers leurs ol'ficierset se rendirent maitres de la
place qu'ils livrerentaM. de La Ferte. Ceux de
Stenai voulant en faire de meme, m. de Tu-
renne remontra a M. de La Moussaye I'impor-
tance qu'il y avoit de s'assurer de la citadelle.
On y laissa entrer huitcompagniesdu regiment
de Turenne , qui I'ont toujours gardee et en
ont ete les maitres jusqu'a la sortie de prison de
M. le prince, entre les mains de qui ils la re-
mirent.
(1) Nous ne donnerons que le preambule de ce traits
dont I'original existe aux nianuscrils de la Bibliolhe-
que du Roi. On le trouve du reste lextuellement dans
le recucil impiim^ du comte Grimoard :
« L'experience de tant d'annees et les prcuves que Ton
en voit tous les jours , ayant donn^ a tout le moiide une
connoissance indubitable que I'aversion obstin^e que
M. le cardinal Mazarin a pour la paix des deux couron-
nes, et qui est si grande qu'elie I'a oblige a se porter a
cette resolution extreme et violente de se saisir des per-
sonnes de MM. les princes de Conde et de Conty et de
M. le due de Longueville, sur le doute et la crainle quils
nc le troublassenl ou I'empeschassent de continuer I'in-
juste dcssein qu'il fait de lenir toute la ciiresticntc dans
le feu etdans le sang, pour la seule consideration deses
interests parliculiers et pour des fins etdes passions op-
posdes au bien general et aux ddsirs de tous les bons
sujets des deux couronnes; et depuis, ledit sieur cardinal
ayant encore tente divers efforts pour aiigmenter ces
obstacles et pour opprimer, sous les mesmes pretextes ,
S. A. madanie la duchesse de Longueville, sans respecter
ni son sexe, ni le sang royal , I'ayant obligee, tant pour
sa propre conservation et pour la liberie de MM. les
princes , ses freres, et de M. le due , son mary , coninie
aussy pour arrester le cours des nialheurs qui ensuite de
lels attentats menacoient la France , derassembler ce
quelle pouvoit de forces, et avec M. de Turenne , qui y a
contribue de sa part de ses bonnes intentions etde tous les
efforts de son credit et de son pouvoir , de recourir a Sa
Majesty Gatholiquc par Tentreniisedu s^renissimearchi-
duc Guillaume , aOn qu'il luy plCit les ddfendre et les
assisler en I'exi^cution d'une entreprise cgalenient legi-
time et glorieuse, puisquelle n'a aucun autre but ni fon-
dement que d'etablir une paix juste et egalc , et par con-
sequent sure entre les deux rois , et de procurer la li-
II ne resta que cette place pour soutien de
tout le parti ; M. de Turenne en donna le com-
mandemcnt a M. de Varennes , en qui 11 s'est
toujours fie sans aucune reserve. On fut oblige
d'avoir recours aux Espagnols apres avoir recu
une disgrace. Le regiment Du Passage fut de-
fait en voulant entrer a Stenai ; mais la compa-
gnie des gardes de M. de Turenne , que le lieu-
tenant nomme La Berge commandoit, passa en
plein jour, forca cinq cens chevaux, et, perdant
la moitie de ses gens , entra dans Stenai apres
avoir fait Taction la plus vigoureuse qui se soit
\ue. M. de Turenne demanda a entretenir le
gouverneur de Montmedi , ce qui se fit le lende-
main. Ayant parle franchement de la facon dont
il s'etoit engage dans cette affaire et du chemin
qu'il y vouloit tenij', il a toujours trouve dans c6
gouverneur et en M. le comte de Fuensaldagne
(qui gouvernoit toutes choses en Flandres quoi-
que I'archiduc y fut) , une parfaite sincerite, en
cachant neanmoins leur impuissance a avoir de
I'argent. Cette conference avec le gouverneur de
Montmedi futsuivie premierement d'un secours
de quinze cens clievaux et de quelque infante-
rie que Ton jetta dans Dun , et ensuite du traitte
que raadame de Longueville et M. de Turenne
firent avec M. I'archiduc (l), ratifie par le roi
berte de mesdits sieurs les princes et mondit sieur le due
de Longueville: ce qui non-seulement est honorable,
mais encore utile el agrcable a la France ;
» Sa Majesle CathoJique se portant favorablement
a de si bons dcsseins , puisqu'il est naturel et bienseant
a un si grand monarque de donner sa protection a des
princes persecutes contre toute sorte de justice et de rai-
son , et de chercher tous les moyens possibles d'arriver
a ladite paix que Sa Majeste Catholique a toujours tant
souhaitee et a laquelle elie a si puissamment travailie ,
bien que jusques a cette heure g'ait este inutilement a
cause des oppositions de mondit sieur le cardinal, a pro-
niis et accorde libreraent les assistances que Ton luy a
demand^es pour procurer un effet si bon et si salutaire ;
et afin que Ton en convint mieux, M. don Gabriel de
Tolede, muni d'un plein pouvoir de mondit sieur I'archi-
duc , a , pour et au nom et de la part de Sa Majesty Ca-
tholique, traicte, conclu et consenty avec S. A. madame
la duchesse de Longueville et mondit sieur de Turenne,
ce qui se trouve contenu dans les articles de son plein
pouvoir cy insure, ainsi qu'il en suit:
« Leopold Guillaume . par la grace de Dieu archiduc
d'Autriche , due de Bourgogne et gouverneur et ca-
pitaine-general des Pays-Bas pour le Hoy mon sei-
gneur.
» Par la presente, je donne plein pouvoir au mestre-
de-camp don Gabriel de Tolede et Analos , que j'en-
voyea madame la duchesse de Longueville, afin qu'au
nom de Sa Majest6 et au mien il puisse trailer el con-
clure quelque ipaite ou convention que ce puisse estrc
avec ladite dame duchesse el avec ceux qui suivront ce
parly, et pour rentier accomplissenient de ce qu'il trai-
tera et concluera, je m'oblige, en foy de prince, de I'ap-
prouver et de le ralifier ; en Icmoin de quoi j'ay fail ex-
pedior la presente que j'ay signee dc nui nioin, et icelle
4 2(5
d'Espan e. Cctte princesse , apres la prison de
M. le prince , s'etant retiree en Normandie , et
de la ayant passe en Hollande , s'en vint par le
pays de Liege a Stenai , et se logea a la citadelie
qui fut toujours gardee par quelques soldats
de la vieille garnison et par les huit compagnies
du regiment de Turenne , sans neanmoins que
cela I'ait jamais choquee. M. de Turenne de-
ineura toujours dans une parfaite intelligence
avec elle, depuis le commencement jusqu'a la
sortie de prison de M. le prince.
Pour commencer la negociation , M. de Tu-
renne et M. le comte de Fuensaldagne se virent
dans la ville de Marche, et la perte de Cler-
mont et de Damvillers I'ayant un pen refroidi ,
I'obligea a pi'csser fort pour avoir la citadelie
de Stenai, qui etoit le seul lieu qui restoit au
parti. Quoique M. de Turenne n'eut d'autre res-
source que dans les Espagnols , 11 risqua plutot
de rompre la negociation que de livrer un lieu
dans lequel il put etre hors de leur pouvoir
quand il le vouloit : et commeson dessein avoit
toujours ete de ne demeurer avec eux, qu'autant
que la parole qu'il avoit donnee de travailler
a la liberte de M. le prince I'y obligeoit , il etoit
bien aise de demeurer en lieu ou il piit disposer
de lui. Ainsi , apres une contestation de six se-
maines,ilne conclut rien a Marche, durant
les trois jours qu'il y demeura avec M. de
Fuensaldagne ; niais la negociation continua
par le moyen de dom Gabriel de Tolede, en-
voye a Stenai pour traitter avec madame de
Longueville et M. de Turenne. Le traitte fut
conclu,dans lequel M. de Fuensaldagne promet-
toit, au nom du Roi Catholique, et madame de
Longueville et M. de Turenne promettoient en
leur nom , de ne se point accommoder que M. le
prince ne fut hors de prison et que Ton n'eutoffert
une paix juste, egale et raisonnablea I'Espagne.
Les choses etant aches ees de cette facon , on
se prepara pour la campagne. Les Espagnols
essayerent d'obliger M. de Turenne a demeurer
avec une armee dans la Champagne pendant
qu'ils agiroient en Picardie ; mais lui , sca-
fait sceller du sceau royal dc mes armes , et contresigner
du secretaire d'Eslat soubsign^.
» Sign(i Leopold Gcillaume.
» (Scellc a costt'du sceau dc mondilsieur I'archiduc) ,
et plus bas:
» Sign6 AuGUSTiN Navarro Burena.
» A RruxcUes , le 14 de f^vrier 1C50. »
(1) On r(5pandit vers cc temps-la le couplet suivant :
Voici vcriir Turenne', rcculle ,
.lullo.
MEiMOIRES OV VICOMTE DE TUBKNNE. [iGJO]
chant bien que leur pensee etoit de profiter des
divisions de la France pour reprendre les places
que le Roi tenoit sur eux , et que s'il demeu-
roit avec un coips separe , I'armee du Roi tom-
beroit tout entiere sur lui, il airaa mieux pren-
dre le parti de se joindre au corps de I'armee
d'Espagne , afin de les obliger d'attaquer les
villes de France , ou d'entrer dans le royaurae
pour faire diversion a la guerre de Rordeaux ,
ou pour animer les amis de M. le prince qui
etoient dans le royaume. Apres qu'il eut joint
I'armee d'Espagne , on alia assieger le Cate-
let (i), qui ne dura que trois jours; ensuite,
ayant appris qu'une partie de la cavalerie qui
etoit dans Guise en etoit sortie , on I'alla assie-
ger sept ou huit jours apres , en presence de
I'armee du Roi , qui , s'etant assemblee , s'ap-
procha de I'armee d'Espagne.
Les deux armecs etoient presque du meme
nombre, a scavoir : de dix ou douze mille
horn mes et de six ou sept mille chevaux. Les
pluyes qui survinrent gaterent tons les chemins,
et le peu de chariots de vivres qu'avoient les
Espagnols, mit I'armee en une telle necessite de
pain, que Ton ne put travailler que fort lente-
ment au siege : des le commencement les soldats
n'avoient qu'une seule ration de pain en trois
jours; mais sur la fin la necessite devint si
grande , qu'elle les obligea de lever le siege et
de se retirer a deux lieues de la, ou les soldats
de I'infanterie eurent beaucoup de peine a se
trainer , a cause de la foiblesse ou le manque de
pain les avoit reduits.
Apres que Ton eut eu des vivres et que Ton
eut sejourne sept ou huit jours dans ce camp ,
on alia attaquer laCapelle, que Ton prit en
dix jours; et ensuite, le temps de la moisson
etant venu , I'armee marcha vers Vervins; et
M. de Turenne s'etant avance avec deux mille
chevaux pour voir la conteiiance de I'armee du
Roi , qui etoit a Marie , il apprit qu'elle en etoit
delogee et qu'elle marchoit derriere les marais
de Liesse ; il fit connoitre a M, I'archiduc , qui
arriva au camp, que si on avancoit encore a
Monte sur tamulle,
Prends ton habit gris ,
Crainlequ'on te bride
A la grcve a Paris. -
Porte cochcre
No dure guere
Contrc gens de telle inaniere,
Fiere,
Qui taille croupiere
Aux soldats de Mazarini ,
Et oui par lii niordieniie! jarnidicnne!
Vertudienne!
Oui !
MEMOIUES nu VICOMTE DE lUHRKNE, [16501
427
deux lieues de Vervins , qu'assurement I'ai-niee
de France se mettroit en quelque mauvaisc pos-
ture, et qu'elle donneroitlieu d'entrepreudre
quelque chose sur elle. M. I'archiduc marcha
deux lieues par dela Vervins , oil Ton apprit
que I'armee du Roi continuoit a se retirer.
M. de Turenne prit trols mille clievaux et
marcha a Chateau-Porcien et Rhetel, qui se
rendirent; d'oii il manda a I'armee d'Espagne
(jue Ton trouveroit a vivre sur la riviere d'Aisne,
oil elle s'avanca, et mitune garnison dans Rhe-
tel de huit cens horames, et Delliponti , qui
etoit fort estime en Flandre , pour y comman-
der. Comme le sejour de I'armee autour de la
ville ruinoit entierement tousles bleds et otoit
le moyen a la garnison de subsister, M. de Tu-
renne fut d'avis de s'en eloigner et de remon-
ter le long de la riviere d'Aisne , en s'appro-
chant de Paris et de I'armee du Roi qui s'etoit
retiree vers Rheims : son intention etoit tou-
jours que Tarmee d'Espagne entrat le plus a\ant
qu'il se pourroit dans le royaurae, croyant que
M. le prince, qui etoit dans le bois de Vin-
cennes, seroit mene a Paris, et qu'ainsi il ne
seroit plus a la disposition de la cour; et espe-
rant aussi que si on le laissoit au bois de Vin-
cennes , peut-etre apres quelque bon succes , il
pourroit obliger I'armee d'Espagne de marcher
jusques la. M. de Turenne ne donnoit conseil
aux Espagnols pour les mouvemens de leur ar-
mee, que suivant les marches que faisoit I'ar-
mee du Roi et selon que la guerie le permet-
toit; car les armees etant egales, conseiller en
partant de la Gapelle de marcher jusqu'a Paris ,
ayanttout contraire en France et personne ne se
declarant pour M. le prince, auroit paru si em-
porte, qu'il eut perdu tout credit aupres d'eux.
Apres avoir done marche jusqu'a Neufchatel
sur la riviere d'Aisne, les Espagnols firentavec
raison difficulte de la passer avec toute leur
armee, parce que celle du Roi etant entre
Rheims et Soissons, derrierela riviere de Vesse,
ils ne voyoient aucune apparence de rien exe-
cuter, et que leur infanterie patissoit beau-
coup, n'ayant plus le moyen de faire venir des
convois ; M. de Turenne , laissant a Neufchatel
le corps de I'armee, prit trois mille chevaux et
cinq cens mousquetaires pour voir en quelle
posture seroit I'armee du Roi : il apprit , apres
avoir marche quelque temps , qu'elle etoit a
Rheims , et que M. d'Hocquincourt etoit a
Fisraes, derriere la riviere de Vesse, avec dix
regimens de cavalerie, et qu'il y avoit cent
mousquetaires dans la ville; il s'y en alia en
diligence , et apres une grande resistance a un
pont ou il trouvaa droite et a gauche des gues
pour la cavalerie, il rompit enlieremtut tons
les regimens qui s'opposoient a son pas^age, fit
quatre ou cinq cens prisonniers, et obligea
M. d'Hocquincourt, apres avoir tres-bien fait,
de se retirer a Soissons avec beaucoup de peine.
L'infauterie qui etoit dansFismes se reudit, et
M. de Turenne manda a I'archiduc ce qui s'e-
toit passe , et que s'il iui plaisoit de s'avancer
a Fismes avec I'armee, qu'assurement elle y
subsisteroit tres-bien , y ayant beaucoup de
moulins sur la riviere et une tres-grande quan-
tite de grains et de bestiaux.
L'armee d'Espagne y marcha , et on fit avau-
cer M. de Routeville jusqu'a la Ferte-Milon ,
qui mit des sauve-gardes dans ce village. Voyant
I'armee de France renfermee dans Rheims, un
corps derriere la Marne, et le chemin de Paris
libre, M. I'archiduc et M. de Fuensaldagne se
fussent assurement resolus d'y marcher, si M. le
prince fut demeure a Vincennes ; mais on ap-
prit qu'apres de grandes contestations entre
M. LeTellier et M. le ducd'Orleans, qui vouloit
faire mener M. le prince a la Rastille, que
M. LeTellier I'avoit emporte , et que M. le
prince avoit ete conduit, avec une tres-petite
escorte, aMarcoussi, a huit lieues de Paris,
sur le chemin d'Orleans. Alors il n'y avoit plus
de raison de marcher a Paris avec le corps
de I'armee , et il auroit ete inutile et dangereux
d'y aller avec des gens detaches, a cause de
I'armee du Roi , qui eut pu en detacher un plus
grand nombre et laisser tout son bagage dans
les villes ; ce que I'armee d'Espagne ne pouvoit
pas faire.
On envoya de Fismes faire des propositions
de paix : dom Gabriel de Tolede fut a Paris, et
M. de Verderonne vint a Fismes , de la part du
ducd'Orleans; mais tout cela ne produisit au-
cun effet. Pendant ce temps on eut avis que le
traitte etoit conclu a Rordeaux , ou le Roi
etoit alle lui-meme avec M. le cardinal Maza-
rin : M. de Rouillon , qui y avoit la principale
autorite, y gouverna les affaires du parti avec
I'approbation d'un chacun , et s'y conduisit avec
toute la vigueur, prudence et fermete qui se
peut dans une conjoucture si difficile.
L'armee d'Espagne sejourna un mois a Fis-
mes, afin de voir si ces propositions de paix ne
produiroient aucun effet a Paris. Apres ce temps-
la, on tint conseil pour scavoir quelle ville de
- la fi ontiere on devoit assieger en se retirant : les
Espagnols avoient dessein d'aller a Rocroi ;
mais M. de Turenne fut d'avis d'aller pluioc a
Mousson , vilie sur la Meuse , a deux lieues de
Stenai , qui servoit beaucoup a sa conservation,
et qui etendoit un peu plus les quartiers d'hi-
428
WEM011U.S I)L: VICOWTK DK TUllKMtK. [l650]
ver sur cette frontiere. Aiiisi on detacha le mar-
quis de Masingen, mestre-de-camp-general de
I'armee d'Kspagne , avec trois mille hommes de
pied et deux mille chevaux, pour aller assie-
ger Mouson. Le reste de I'armee demeura sur
la riviere d'Aisne , pour couvrir le siege et ob-
server I'armee du Roi qui s'etoit assemblee
vers Chalons. Corame le siege lira fort en lon-
gueur, a cause des grandes pluies et du peu
d'artillerie qu'avoient les Espagnols, M. le ma-
rechal Du Plessis , qui commandoit I'armee du
Roi , marcha diligemment par Verdun, dans
le dessein de secourir Mousson : ce qui obligea
I'armee d'Espagne d'aller au siege. M. de Tu-
renne demeura avec trois mille chevaux pour
le couvrir, n'y ayant point de circonvallalion,
et etant necessaire de tenir I'ennemi loin , de
peiir qu'il n'entreprit quelque secours. A la
lin , apres sept semaines de siege , durant une
tres-mauvaise saison, la ville de Mouson se
rendit.
Apres la prise de Mouson , I'armee d'Espagne
demeura fort affoiblie par la longueur du siege,
qui ne Unit que fort avant dans le mois de no-
vembre ; M. de Turenne voyoit bien que dans
le dessein que les generaux espagnols avoient
de se retirer dans leurs quartiers d'hiver, il per-
droit Rhetel et Ghateau-Porcien pendant I'hiver,
et que les troupes allemandes, que les Espa-
gnols avoient levees depuis peu , periroient par
les raauvais quartiers que Ton a accoutume de
donner en Flandre : il conseilla a M. le comte
de Fuensaldagne de laisser toute I'armee entre
la riviere de Meuse et celle d'Aisne ; mais
n'ayant pu I'y determiner, il demeura lui-meme
sur la frontiere avec cinq regimens allemans
de cavaleiie nouvellement leves, qui faisoient
environ deux mille chevaux, et avec deux bri-
gades des Lorrains, dont I'une etoit commandee
par M. de Fauge , et I'autre par le comte de
Ligneville , qui avoit ete defait par M. le ma-
rechal de La Ferte. Ces deux brigades faisoient
deux mille ciaq cens chevaux et mille chevaux
du corps que M. de Turenne avoit leve en Alle-
magne. Pour I'infanlerie , elle etoit composee
de deux mille cinq cens hommes; une partie
Wallons,et I'autre Lorrains, n'y ayant point
d'infanterie francoise que le regiment de Tu-
renne, commande par Relbese; celui de la Cou-
ronne, par Rochepare, et celui de Stenai com-
mande par le comte de Quintin : avec ces trou-
pes et six pieces de campagne, M. de Turenne
demeura entre la Meuse et I'Aisne. Outre celles-
la , M. I'archiduc laissa douze cens hommes dc
pied dans Rhelel et deux cens chevaux sous
Ic commandement de Delliponti , qui etoit scr-
gent-major-general de balaille et homme de
grande reputation en Flandre.
L'armee du Roi , durant le siege de Mouson et
quelque temps apres, demeura dans la Cham-
pagne a se rafraichir , et y attendit toutes les
troupes qui avoient ete a Rordeaux : quand on
les eut rassemblees, elle se trouva forte de six
a sept mille chevaux et de huit mille hommes de
pied, et Ton resolut de venir attaquer Rhetel.
C'etoit assez avant dans le mois de decembre :
I'armee arrivadevant la place le vendredi , et le
samedi on commenca a faire les approches. On
prit d'abord un fauxbourg , on s'approcha le
long des raaisons pres de la muraille, et Ton
battit une tour de la porte avec une piece de
douze; ensuite, ayant trouve les poutres du
pont , ausquelles il ne manquoit, pour s'en pou-
voir servir, qu'a mettre des planches dessus,
les assiegeans le firent et s'attacherent a la
porte : lis en furent repousses la premiere fois;
mais y etant retournes , les assiegeans battirent
la chamade et demanderent a parlementer le
mardi au matin : tout le corps de I'armee etoit de
I'autre cote de la riviere , et avoit laisse deux
regimens pour faire une fausse attaque qui
reussit.
M. de Turenne , scachant que I'armee du Roi
marchoit au siege de Rhetel , voulut y arriver
deux ou trois jours apres , afin de trouver I'ar-
mee separee dans ses quartiers autour de la
ville , les tranchees ouvertes et le canon en bat-
terie : ce qui affoiblit toujours beaucoup. Apres
avoir marche quatre journees , le mardi il fit
sept grandes lieues pour arriver a la vue deRe-
thel , ayant oui le canon le matin et n'y ayant
nulle apparence que la ville fiit en etat d'etre
forcee si tot : il arriva a une beure de nuit a une
lieue de la ville; apres avoir pousse quelque
cavalerie, il fit quelques prisonniers, qui lui
dirent que la ville etoit rendue ; il demeura
toute la nuit en bataille , et fit tirer deux coups
de canon pour voir si les assieges ne repon-
droient point. Comme on fut sept ou huit heures
sans entendre de bruit , et que les prisonniers
s'accordoient tons a dire que la ville etoit ren-
due, on n'en douta plus, et I'armee reprit le
chemin par lequel elle etoit venue , et alia loger
a quatre lieues de la dans une vallee, n'ayant
pas le moyen de demeurer dans la Champagne
faute d'eau et de convert.
Le mardi que la ville se rendit et le lende-
main I'armee du Roi se mit ensemble et mar-
cha une partie de la nuit du mercredi au jeudi ;
le matin elle arriva a la vue des Cravates que
^L dc Turenne avoit laisses une demie lieue
derriere lui. Sur cotte nouvelle il fit incontinent
MKMOIllES DU VICOMTE
remonter ses troupes siir les hauls de Champa-
gne , et comme Tarmee du Roi marchoit dans
la plaine , il la c6toya pres d'une heure a uue
demie portee de canon , les Lorrains n'etant pas
encore arrives , qui avoient ete un peu longs a
sortir du quartier. Quoique ses forces ne fussent
pas egales , on ne pouvoit prendre d'autre parti
que celui de combattre : les regimens allemans
avoient I'aile droite , et la cavalerie de M. Tu-
renne avoit I'aile gauche , les Lorrains n'etant pas
encore arrives. Les armees marcherent bien une
heure de cette facon, M. deTurenne ne crai-
gnant rien , parce que rinfanterie du Roi n'etoit
pas encore assez pres pour faire prendre la re-
solution au general de marcher a lui. Bientot les
Lorrains arriverent, et M. de Turenne , voulant
eviter que I'armee du Roi n'eut le temps de
mettre son infanterie dans Tintervalle de ses
deux ailes , fit promptement mettre la cavale-
rie lorraine a sa main gauche sur deux lignes ,
dont il y avoit douze escadrons a la premiere,
et huit a la seconde ; il marcha droit a I'aile
droite de I'armee du Roi. M. de Beauveau, M. de
Duras, M. de Bouteville et M. de Montausier
commandoient les escadrons de la premiere li-
gne du corps de M. de Turenne. Les Lorrains ,
qui etoient commandes par leurs olficiers, \in-
rent doubler si promptement a la gauche , qu'ils
ne donnerent le temps a la cavalerie de I'armee
du Roi de leuropposerque trois escadrons, parce
qu'ils avoient toujours regie le premier escadron
de leur aile droite au corps de M. de Turenne
seul ; cela etoit cause aussi qu'ils avoient beau-
coup d'escadrons aupres de leur infanterie , et
par la le meme avantage contre la cavalerie de
M. de Turenne , que les Lorrains avoient contre
eux.
En cette disposition on marcha a la charge,
et toute la premiere ligne approcha la tete des
chevaux les uns contre les autres , sans tirer :
il y eut quantite d'officiers tues de cette pre-
miere charge , et presque tons les escadrons de
I'armee du Roi de la premiere ligne furent rom-
pus , mais avec si grande resistance que ceux
des Lorrains etoient presque aussi rompus
qu'eux. Les escadrons de I'armee du Roi qui
etoient pres de I'infanterie , demeurerent en-
tiers , n'ayant pas combattu ; mais toute la pre-
miere ligne des Lorrains, composee desept esca-
drons , se mit en desordre contre les trois fran-
cois qui lui etoient opposes ; il y eut aussi quelque
escadron qui passa dans I'intervalle I'un de
I'autre.
M. de Turenne n'avoit de ses troupes que
deux escadrons de la seconde ligne, dont la
premiere fut rompue par un escadron passe dans
DE lUREXSE, [1650] 429
I'intervalle, son colonel ayant etetue; I'autre,
commande par le major, passa en avant et en
rompit deux de I'ennemi ; toute la seconde ligne
des Lorrains se mela avec la premiere , de sorte
que quand la seconde ligne de I'armee du Roi ,
qui etoit composee de tons les regimens de la
vieille armee d'Allemagne, vinten bon ordre,
elle les trouva en grande confusion. M. de Tu-
renne, qui avoit voulu mener les escadrons de la
premiere ligne a la charge, et puis retourner a
sa seconde ligne, fut oblige par la grande resis-
tance a se meler , de sorte que son cheval fut
blesse de deux coups, et ainsi il n'etoit plus en
etat de se porter en aucun lieu qu'au petit pas.
Messieurs de Beauveau, de Bouteville, de Duras,
de Montausier , ayant rompu les escadrons qui
leur etoient opposes , marcherent jusques aupres
du canon , et rompirent quelques escadrons de la
seconde. Cependant a i'aile droite deM. de Tu-
renne, commandee par la Fauge , cinq regi-
mens allemans eurent quelque avantage a la
premiere charge ; mais ensuite toutes les troupes
se mirent en confusion et commencerent a pren-
dre la fuite , ce qui donna moyen a quelques
escadrons de I'aile gauche de I'armee du Roi de
revenir a I'aile droite ; et la seconde ligne ayant
raarche aux Lorrains qui etoient deja en grande
confusion, ils prirent la fuite. M. de Fauge,
apres avoir tres bien fait son devoir, fut fait
prisonnier; le comte de Ligneville blesse de
deux coups au travers du corps ; le prince pa-
latin tue , et deux autres colonels. M. de Tu-
renne , qui avoit marche entrejes Lorrains et ses
troupes , se trouva dans ce desordre au com-
mencement seul , tous les gentilshommes qui
etoient avec lui s'etaiit meles a cause de la
grande resistance; il fut reconnu souvent, et
son cheval blesse encore de deux autres coups ,
des cavaliers lui demandant s'il vouloit avoir
quartier : La Berge, son lieutenant des Gardes,
le joignit ; ils furent suivis de sept on huit ca-
valiers, dont trois prirent M. de Turenne et
quelques autres son lieutenant , mais ils s'en de-
melerent heureusement , et ayant mis hors de
combat quelques - uns de ceux qui les atta-
quoient , ils commencerent a se retirer un peu
de la presse ; il n'y avoit plus de troupes de
M. de Turenne en ce lieu la , et il etoit au mi-
lieu des escadrons de I'armee du Roi. La Berge,
pour I'empecher d'etre pris , avoit ete oblige
quelquefois de dire qu'ils etoient eux deux de
I'armee du Roi, et que c'etoient des Alle-
mans qui ne les connaissoient pas qui les avoient
voulu tuer. Enfin , par un bonheur extraordi-
naire, on les laissa aller; le cheval de M. de
Turenne etoit blesse de cinq coups. Bient6t
'130
apres il trouva Lavau , major du regiment de
Beauveau , qui lui prcta lui cheval , et 11 se
sauva au milieu des plaines de Champagne
sans que personne le suivit. Les deux ailes de
son armee avoient ete rompues et toute I'lnfan-
terie avoit jete les armes, excepte le regiment
de M. de Turenne , qui , sans vouloir avoir de
quartier, se melaavec Tinfanterie de I'armee du
Roi , et tous les officiers et soldats furent tues
ou faits prisonniers , apres avoir tenu ferme une
heure entiere sans aucune cavalerie pour le
soutenir. Dom Estevan de Gamare , general
d'artillerie d'Espagne, se trouva aupres de I'in-
fanterie, ou il futpris, aussi bien que M. de
Bouteviile et M. de Quintin qui commandoit le
regiment de Bourgogiie.
Les choses etant entierement desesperees ,
M. de Turenne ne, put se retirer par le plus
court chemin vers la riviere d'Aisne , a cause
des troupes du Roi , qui , en suivant les fuyards
de I'aile droite , lui avoient coupe le chemin ; il
fut oblige de s'en aller par les plaines de Cham-
pagne , et arriva a Bar-le-Duc avec cinq cens
chevaux qu'il avoit rencontres sur sa route;
apres avoir demeure six heures a Bar , et donne
oidre a la cavalerie qui etoit venue avec lui, et a
M. de Duras , qui arriva un pen apres avec cent
chevaux , de se retirer dans le Luxembourg , il
s'en alia avec douze ou quinze des mieux mon-
tes, droit a Montmedi , oil il trouva une partie
de la cavalerie sauvee de la bataiile, leur don-
na quelques quartiers aux environs , et envoya
rendre compte de toutes choses a Bruxelles. II
manda en meme temps a madame de Longue-
ville a Stenai qu'il etoit a Montmedi , et I'as-
sura que si I'armee du Roi , apres le gain de la
bataiile , marchoit vers Stenai , qu'il s y en iroit
aussitot avec les troupes qu'il retenoit aupres
de Montmedi , qui n'est qu'a deux lieues de
Stenai. M. de Turenne ne voulut pas aller sitot
a Stenai , de peur que les Espagnols ne crussent
qu'il ne se fioit pas entierement a eux apres la
perte du combat, ou bien qu'il avoit si mau-
vaise opinion des affaires qu'il etoit bien aise
de chercher a se mettre promptement en un
lieu , d'oii on pourroit plus aisement songer
a un accommodement ; la connoissance aussi
des affaires de Flandre lui faisoit voir qu'il
valoit bien mieux demeurer dans un lieu oil
les Espagnols etoient les maitres, que d'aller
a Stenai, parceque, quoique M. de Fuensal-
dagne , de qui tout dependoit en Flandre , ap-
puyat tout le parti , neanmoins tous les gens
(1) Apres sa sortie do |)risoii , le prince de Cond(^ ecri-
vil a Turenne les lellrcs suivantcs :
MEMOIRKS DU VICOiMTE DE TIIBENM'. [l650]
dupays, qui vouloient toujours que Ton em-
ployat les forces d'Espagne a reprendre les
places que le Roi tenoit en Flandre , et non
point a favoriser le parti , se servoient de ce
mauvais evenement pour appuyer leur opinion
et decourageoient M. de Fuensaldagne. Si M.de
Turenne, apres ce malheur , y eiit encore ajoute
la mefiance en s'en allant a Stenai, il est sans
doute que M . de Fuensaldagne eiit change de
mesures , et qu'il evit fallu songer a un accom-
modement honteux. Mais la chose prit toute une
autre face , et scachant que M. de Turenne etoit
a Montmedi , et tous les oflkiers de I'armee te-
moignant etre fort contens de lui , on lui en-
voya de la part de M. I'archiduc un pouvoir
pour disposer de toutes les charges de ceux qui
avoient ete tues a la bataiile, et les quartiers
tels qu'il les demanda pour ses troupes.
Pen de temps apres , M. de Turenne s'en alia
voir madame de Longueville a Stenai , oil ils
rcsolurent ensemble de demeurer dans la meme
pensee jusqu'a la liherte de M. le prince. M. de
Lorraine etM. de Fuensaldagne vinrent ensuite
a Namur pour conferer avee M. de Turenne :
ils demeurerent quatre jours ensemble pour don-
ner ordre aux quartiers des troupes, et, s'en
etaut retournes a Bruxelles, M. de Turenne
voulut traitter a\ec M. I'electeur de Cologne
pour des quartiers dans le pays de Liege; mais
n'ayant pu s'accommoder, il y mena ses trou-
pes.
Durant ce temps la les desordres recom-
mencerenta Paris , et il y eut grande apparence
de la liberie de M. le prince. Comme il y a
beaucoup de gens qui ont ecrit particulierement
toutes les caballes qui se formerent alors , je
n'en dirai rien, mais seulement que M. de Tu-
renne, etant bien averti qu'il y auroit bientot
un changement , demeura aupres de ses trou-
pes , ou dans les lieux un pen loin de Bruxel-
les. Comme il etoit diipar les Espagnols plus de
trois cens mille escus pour accomplir le traitte
fait avec eux, M. de Fuensaldagne en offrit
cent mille a M. de Turenne ; mais il ne jugea
pas a propos de les recevoir , dans un temps oil
les affaires I'obligeroient peut-etre a chercher
les moyens de sedegager d'avec les Espagnols.
Peu apres il api^rit par le sieur de La Berge,que
Madame de Longueville lui envoya^ que M. le
prince etoit sorli du Havre et etoit alle a Pa-
ris (1) ; il scut aussi en meme temps que M. le
cardinal Mazarin , etant parti de la cour, etoit
alle au Havre, croyant engager M. le prince
Premiere leltre.
« Les obligations que je vous ai sonl si grandes que
MEMOIHF.R UU VICOMTE DE TUKKNNE. [l(i,>l
431
dans ses inter^ts , et voulant persuader qu'il lui
donnoit sa liberie , quoiqu'il y fut oblige paries
remontrances dii parlement et la liaison de
M. d'Orleans etdu cardinal de Retz. M. le car-
dinal, n'a\ant pu reussir dans ceprojet, espera
que la Reine sortiroit avee le Roi hors de Paris
pour I'aller trouver vers la Champagne ; mais
elle en fut empechee par les gardes que M. d'Or-
leans et le peuple firent faire devant le Palais-
Royal ; ce qui obligea M. le cardinal d'aller a
Sedan, ensuite au pays de Liege, et de la a
Cologne, dont 11 revint comme il sera dit ci-
apres.
M. de Turenne , qui etoit a la Roche en Ar-
denne , s'en alia incontinent a Stenai , pour
chercherlesmoyensde satisfaire a I'autre clause
dii traitte d'Espagne , qui etoit, apres la liberie
de M. le prince, de travailler a une paix juste,
egale et raisonnable. II envoya avertir M. le
comte de Fuensaldagne , qu'encore que M. le
prince fut en liberie , qui etoit le premier arti-
cle du traitte, et que Ton put, sur ce qu'on y
je n'ai point de paroles pour vous t^moigner ma recon-
noissance. Je souhaile avec passion que vous me don-
niez lieu de m'en revancher. Je vous jure que ce sera
la chose du mondc que je ferai de meilleur coeur, et que
Je ferai toutes choses pour vous servir. Je me remets a
ce que je mande a ma soeur pour les affaires, et je ne
vous dirai ici autre cliose si ce ii'est que vous pouvez
disposer absolument de mon service, et que vous etes
I'homme du monde quej'honore le plus et que j'aime
avec le plus de lendresse et de passion ,
» Louis de UouKBOTf.
0 Je vous prie d'assurer MM. de Beauveau , de Duras
ct de Grandprd de mon service, et MM. de Saint-
Romain et Sarrasin , et tous les officiers qui vous ont
suivi.
» Ce20fdvrier 1651. »
Deuxieme lettre au tneme.
« Monsieur ,
» J'ai recu la lettre que vous m'avez fait I'honneur de
m'^crire, et vii celle que vous avez ^crite a ma sa?ur ; je
m'assure qu'elle vous mande au long I'ctat de toules
choses; je vous suppiie de me faire sgavoir le plus sou-
vent que vous pourrez ce qui se passera de dela, soil
pour la treve , soil pour la suspension d'armes. Les af-
faires icin'ont pas encore pris I'assiette qu'on pourroit
souhailer , et nous y Iravaillons au mieux qu'il nous est
possible : je vous en ferai sgavoir le detail au premier
jour. Le contrat de M. de Bouillon sera signe dans quel-
ques jours a sa satisfaction. II restoit un article que j'ai
fait resoudre avant-hier, qui i'avoit arrets jusques ici
et qui (Jtoit tres-important : c'^toit pour faire jurer
monsieur votre frere : foi de prince ; si bien que tout est
a cette heure conclu. Pour vos intt^rets parliculiers, ma
soeur m'en a entretenu fort au long; j'y travaillerai
comme je dois, et je vous jure qu'ils me seront plus
chers toujours que les miens , et que jc ferai loutes cho-
ses pour vous le temoigner. Nous vous envoyons quel-
avoit manque en tous les temps a I'egard des
sorames promises , prendre un pretexte bien rai-
sonnable de se degager du second , que nean-
moins la raaniere obligeante dont il en avoit
toujours use, et la connoissance certaine que ce
n'etoit que la necessite, et non la mauvaise yo-
lonte qui I'avoit oblige a manquer, feroient
qu'il ne partiroit point de Stenai qu'apres avoir
donnetoutle temps raisonnable pour travailler
a ce second article. Etant arrive a Stenai, il
trouva des lettres que M. le prince ecrivoit a
madame de Longueville , par lesquelles il te-
moignoit souhailer fort de la voir et faisoit
de grands complimens a M. de Turenne sur
tout ce qui s'etoit passe.
[1651] Peu de jours apres , madame de Lon-
gueville parlit pour s'en aller a Paris , ayant
envoye a Rruxelles pour faire savoir aux Espa-
gnols qu'elle travailleroit de bon coeur a la paix,
et les rcmercioit de I'assistance qu'ils avoient
donnee pour la liberie de M. le prince. M. de Tu-
renne demeura a Stenai et ne fut point embar-
qu'argent ; mandez-nous librement ce doni vous aurez
besoin, etnous y pourvoirons a I'heure meme. Assurez-
vous , je vous conjure , de mon extreme amiti^ , et con-
tinuez-moi la voire, puisque je su s plus qu'homme du
monde , Monsieur, voire tres-alTectionn(5 servileur ,
» Locis DE Bourbon.
» A Paris, ce 18 mars 1651. »
Troisieme lettre au meme.
« L'embarras des affaires, ainsi que vous I'aurez d^ja
appris par monsieur votre frere , m'empeche de vous
pouvoir repondre bien posilivement sur I'affaire de la
paix, aussi faut-il allendre le retour de celui qu'on a
envoys a Bruxelles pour sgavoir si I'archiduc a pouvoir ;
mais il me semble que vous avez d^ja assez de sujet de
prendre vos mesures avec les Espagnols pour vous reti-
rer. 3Ionsieur votre frere s'est charge de vous faire s^a-
voir tous nos sentimens la-dessus ; nous en avons eu une
longue conference avec ma soeur ensemble ; cependant
je vous supplie de me faire sgavoir a peu jires le temps
auquel il faudra que je lienne mon monde pret pour en-
trer a Stenai , et comme on en usera pour la ville et les
choses qu'il faudra metlre dans la place , soil pour les
munitions de bouche , soil pour celles de guerre: j'en
ai donne le gouvernement a M. de Marsin , je crois que
vous ne dcsaprouverez pas le choix que j'en ai fait. \ous
voycz qu'il est necessaire que je sgache ces choses-Ia un
peu de bonne heure, crainte d'etre surpris. Je donnerai
ordre au plus tot pour vous faire a\oir satisfaction pour
vos troupes, mais je n'ai pu encore le faire, Monsieur et
moi ne voyans pas encore la Reine. Vos autres int^rels
me sont plus chers et plus consitJdrables que les miens,
et je ne vous fais pas un compliment quand je vous as-
sure que je vous le ferai paroitre de telle maniere que
vous le souhaiterez.
» Jesuis, Monsieur, votre tres-affectionnd servileur,
» Louis de Bourbon.
» A Paris, ce 18 avril 1651. »
432
[EMOIBES UU >'ICOMTE UK TUUENlNE. [lG5l]
rasse de ce que madame de Longueville en par-
toit; ce n'est pas qu'ils ne fiissent en bonne
intelligence , mais n'etant point fort presse pour
sesinterets particiiliers , il ne vouloit sortir de
I'affaire qu'avec honneur. II ecrivit a M. le
prince qu'il trouvoit fort a propos que Ton en-
voytit promptement quelque personne de consi-
deration , avec ordre de travailler a la paix , et
qu'il nejugeoit point qu'on put se retirer de
bonne grace d'avec les Espagnols avant que
d'avoir fait voir, par des effets reels, que Tony
songeoit tout de bon et que Ton faisoit des ou-
vertures raisonnables. On envoya de la cour
M. de Croissi a Stenai , et par les instances que
M. de Turenne fit a Bruxelles,M. I'archiduc
envoya M. Friquet. On pressa fort cette nego-
ciation , et Ton proposa , du cote de la France,
que M. le due d'Orleans iroit avec un plein pou-
voir sur la frontiere avec des personnes nom-
inees, si M. I'archiduc y vouloit venir avec le
raeme pouvoir de la part du roi d'Espagne , que
les Espagnols avoient toujours dit qu'il avoit.
D'ailleurs M. de Tuienne fit scavoir a M. le
comte de Fuensaldagne que Ton satisferoit I'Es-
pagne par raport au Portugal et a la Catalogue,
pourvu que les aulres conditions de la paix fus-
sent raisonnables ; mais on connut bien qu'il
n'y avoit point de pie iti pouvoir en Flandre, et
qu'apparemment les grandes esperances que
Ton avoit concues en Espagne des guerres civi-
les de France, avoient otetoute pensee de son-
ger promptement a la paix.
Apres deux mois de negociation, M. de Tu-
renne manda a M. de Fuensaldagne , qu'ayant
fait de son cote tout ce a quoi il s'etoit oblige
pour la paix , qu'il s'en alloit a Paris ; 11 le re-
mercia en raeme temps de I'assistance qu'il avoit
recue du Roi d'Espagne , et de la civilite avec
laquelle il en avoit use envers lui en toutes ren-
contres, et lui fit dire aussi qu'il donneroit or-
dre a troisou quatrecens chevaux qui lui etoient
restes de la bataille de Rhetel et qu'il avoit fait
lever en Allemagne, de le venir trouver en
France.
Pendant le sejour de M. de Turenne a Stenai,
apres le depart de madame de Longueville , il
sentit, par les differentes lettres de M. le prince
etpar les avis qu'il avoit de Paris, qu'il chan-
geoit souvent de pensee depuis sa sortie de pri-
son, souhaittantquelquefois queM. de Turenne
vint bientot a Paris , et d'autres fois desirant
qu'il demeuriit a Stenai , suivant I'envie qu'il
avoit, ou de ravoir promptement la place que
M. de Turenne par son retour lui cut remise en-
tre les mains, ou de continucr en liaison avec
les Espagnols. Quand madnme de Longueville
partit de Stenai , elle voulut engager M. de Tu-
renne a lui donner sa parole de demeurer tou-
jours dans les interets de M. le prince; mais
lui qui croyoit , apres avoir montre durant la
prison de M. le prince un si grand desinteresse-
ment, pouvoir agir suivant qu'il le trouveroit
plus a propos, dit a madame de Longueville
qu'il ne pouvoit pas en donner , mais qu'apres
avoir fait sortir ses gens de Stenai, remis la
place entre les mains de M. le prince , et satis-
fait aux Espagnols touchant I'article de la paix,
qu'il s'en iroit a Paris ou il verroit le prince et
prendroit la ses mesures. En effet, M. de Tu-
renne, depuis que madame de Longueville fut
partie , jusqu'a ce qu'il s'en allat a Paris, n"a
point voulu avoir d'autre conduite que de don-
ner tout le temps necessaire pour bien sortir
d'avec les Espagnols touchant I'article de la
paix, n'ayant eu nuile impatience d'aller a Pa-
ris, oil neanmoins il scavoit bien que tons ceux
du parti deM. le prince prenoient des mesures
pour leurs interets particuliers ; mais il ne
croyoit pas que de songer aux siens , en se ha-
tant d'y aller , piit bien s'accorderavec le temps
qu'il vouloit donner pour convaincre les Espa-
gnols que I'empechement a la paix venoit de
ce que M. I'archiduc n'avoit pas un plein pou-
voir de traitter. M. de Turenne en ayant ete
pleinement instruit , et convaincu qu'il etoit
inutile de demeurer davantage a Stenai , en par-
tit et retourna a Paris. Scachant que M. le
prince et beaucoup de personnes de qualite vou-
loient venir au devant de lui , sans al'fecter qu'il
ne le desiroit pas, il arriva a Paris un jour plus
tot qu'il ne I'avoit dit , n'aimant point ces sortes
d'honneurs , qui assurement sont de mauvaise
grcice quand on vient d'avec les Espagnols et
que Ton entre en un lieu oil le Roi et la Reine
demeurent.
En ce temps la , la Reine ne se gouvernoit
en secret que par les conseils de M . le cardinal ,
quoique au dehors tout paroissoit s'opposer a
son retour en France. Le parlement meme fai-
soit souvent des remontrances la-dessus ; et quoi-
que le Roi et la Reine y repondoient qu'on pou-
voit s'assurer que le cardinal ne seroit plus rap-
pelea la cour, tons ceux cependant qui vouloient
obtenir des griices de la Reine s'adressoient a
M. le cardinal a Cologne. M. le prince tenoit
souvent des conseils a I'hotel de Longueville,
etoit assez bien avec M. le due d'Orleans, et
alloit fort rarement au Palais-Royal. M. le car-
dinal, quand il le fit sortir du Havre, crut qu'il
s'ajusteroit avec lui. Depuis qu'il fut arrive a
Paris , il temoigna \ouloir achever le mariage
de M. le prince de Conti avec mademoiselle de
MEMOinr.s nu mcomte
Chevreuse , qui cloit unc des eondilions sui- la-
(juelle M. le coadjuteur avoit travail le a sa liberte.
Quand M. de Tiircnncarriva a Paris, le mariage
otoit rompu, M. le coadjuteur eloit fort mal
avec M. le prince, qui, desirant le gouverne-
ment de Guyenne pour lui , et de Provence pour
M. le prince de Conti , se rapprochoit un peu de
la cour, sans avoir pourtant , a cc qu'il disoit,
aucune communication avec M. le cardinal ;
mais il est bien vrai que madame de Longue-
ville etM. le prince de Conti negocioient avec
le ministre par le moyen de madame la prin-
cesse palatine , et promettolent que M, Ic prince
se radouciroit pour le retourdc M. le cardinal,
si I avoit ce qu'il demandoit.
M. le prince vint voir M. de Turenne des
qu'il le scut arrive, le mena au Louvre et de la
diner avec lui, et apres on s'assembia a I'or-
dinaire a Tholel de Longueville ; mais M. de
Turenne, apres ce jour-la, ne voulut plus y
rotourncr , ayant aisement reconnu , et par les
avis qu'il avoit ens u Stenai , et par ce qu'il
vit a Paris, qu'il ne s'agissoit que d'inte-
lets parliculiers et de belles apparences au
dehors qui pourroient tromper ceux qui ne
voyoient pas clair. M. le prince assuroit M. de
Turenne qu'il scroit toujours pret a lui rendre
le memo service qu'il venoit de reeevoir de lui,
et le vouloit fort engager a avoir des pretentions
a la cour, qu'il promettoit de solliciter avec
soin. Cependant les troupes du Uoi ayant recu
de bons quartiers d'hiver et etant retablies ,
celles de M. de Turenne , qui seulcs avoient
travaille pour la liberte de M. le prince , de-
meuroient sans nul etablissement ni quartiers.
M. le prince s'offrit bien d'en parler, mais il
ne s'y interessa pas comme une chose qui le
touchoit de pres.
Tl faudroit parler fort au long si Ton vouloit
dire tons les changemens d'interels qui se fi-
rent dans les principaux personnages de la
cour. Elle etoit en un etat bien bas , se mefiant
de presque tons les gens de qualite qui y al-
loient, et n'osant faire aucune action de vigueur
en arretant ni meme en temoignant aucune
mauvaise volonte a personne. M.de Turenne,
ayant agi en toute rencontre contre les interets
de M. le cardinal de Mazarin , n'avoit nuHe
pensee de se raccommoder avec lui etnefaisoit
aucune diligence a se mettre bien avec la Reyne;
mais il voyoit si peu de re|^le dans les pensees
de M. le prince, qu'il ne vouloit prendre aucun
nouvel engagement avec lui. Long-temps meme
apres son retour a Paris , madame de Longue-
ville ayant voulu scavoir de lui sil demeure-
roit dans les interets de M. le prince, il lui dit
III. C. D. M., T. III.
DE TURENNE. [lOJl] 433
que ce qu'il avoit fait par le pass6 lui donnoit
lieu, le voyant en liberte, de bien mcditer
avnnt que de s'engager de nouveau. II demeura
toujours dans cette disposition , voyant assez
souvent M. le prince, qui vivoitfort bien avec
lui , mais qui etoit si combattu de diverses pen-
sees, que M. de Turenne ne crut point, quoi-
qu'il s'accommodat ou qu'il rompit avec la
cour , pouvoir prendre de liaison sure avec lui.
Ce n'est pas que M. le prince ne lui temoigndt
beaucoup de reconnoissance , et qu'en effet il
n'ait toujours cu beaucoup d'ostime pour lui et
autant d'amitieque pour personne ; mais M. de
Turenne songeoit qu'il n'etoit pas raisonnable
de s'engager contre la cour a une suite d'af-
faires , dont il scavoit que le but n'etoit
que de procurer les interets d'un petit nom-
bre de personnes, sans aucune vue du bien
public.
Ces considerations I'ont toujours fait demeu-
rer ferme a ne se point mettre dans le parti de
M. le prince , depuis sa sortie de prison ; elles
ne I'ont pas oblige non plus a faire des I'ccher-
ches du cote de la cour. II souhaitloit que les
affaires vinssent en etat que M. de Bouillon et
lui pussent s'y raccommoder; mais il ne faisoit
pour cela aucun pas contre la bienseancc. Pen-
dant I'absence de M. le cardinal , ceux qui
avoient le plus de pouvoir ne souhaittoient pas
que M. de Bouillon et M. de Turenne s'atta-
cliassent fort a la cour , et quoique M. le prince
fit de grandes avances aux deux Acres , M. de
Turenne avoit dans I'esprit que toutes choses lui
etoient meilleures que d'entrer dans son parti ,
apres les choses passees, et vouloit vivre a I'a-
venir eioigne de toute caballe.
Quelque temps avant que M, le prince eut le
gouvernement de Guyenne , et sur la difficulte
que Ton fit a la cour de donner celui de Pro-
vence a M. le [)rince de Conti , les soupcons
commencerent a augmeuter de part et d'autre ,
et la caballe qui soutenoit M. le prince dans
ses pretentions commenca a s'affoiblir. M. le
prince vo\ant qu'elle ne pouvoit pas lui procu-
rer ce qu'il desiroit , se tourna contre elle et
se lia plus qu'auparavant avec M. le due d'Or-
leans , avec les mecontens et avec madame de
Longueville, qui n'etoit pas satisfaite de ce
que Ton differoit de donner le gouvernement
de Provence a M. le prince de Conti, et qui
n'avoit pas beaucoup d'envie de retourner eu
Normandic. Toutes ces choses ayant oblige
M. le prince a n'aller plus chez la Reine , il eut
avis que dans ce dernier refroidissement il y
avoit eu quelques murmures sourds qu'on vou-
loit I'arrelcr ; ces bruits , joints a une allarme
•2H
4U
qu'ii eut iinenuit, que Ton avoit vu quelques
soldats marcher vers I'hotel de Conde, Toblig^-
reut de s'en aller de grand matin a Saint-Maiir,
a deux lieues de Paris.
Cette journee-la tons ceux qui etoient en-
tierement attaches a ses interets s'en allerent le
trouver, et M. de Turenne alia chez la Reine.
Comme durant le peu de jours qu'il demeura a
Saint-INIaur on paria de negociations, et que
beaucoup de gens Talloient voir qui ne lui
avoient donue aucune parole, JM. de Turenne
s'y en alia aussi ; il eut un eutretien de deux
heures avec lui dans le pare oil ils se promene-
rent tons deux , et il n'y eut point de compli-
mens que M. le prince ne kii fit, en temoignant
le grand desir qu'il avoit qu'il vouliit eutrer
avec lui dans le parti, dont il lui montroit la
grandeur par la quantite de provinces qui se
declareroient pour lui , et par I'etat ou etoit la
cour. M. de Turenne demeura dans sa pre-
miere pensee de ne prendre aucun engage-
ment, et ne voulut pas s'eclaircir avec lui sur
les raisons qui I'empechoient d'entrer en cette
affaire; lesquelles en effet etoient de telle na-
ture qu'on les garde en soi pour y conformer
sa conduite , et non point pour les divulguer ,
scachant bien qu'elks ne feroient aucun effet,
et ayant une entiere connoissance du naturel
des personnes qui devoient entrer dans la ca-
balle.
Quelque temps apres , M. le prince revint a
Paris toujours fort mal avec la cour; ensuite les
negociations n'ayant rien produit, il s'en alia a
Montrond avec M. le prince de Conti et ma-
dame de Lougueville ; enfin en Guyenne, oil il
commenca a se declarer ouverlement contre la
cour. Les principaux ministres qui s'etoient op-
poses aux etablissemens de M. le prince, I'a-
voient pousse aulant qu'ils avoient pu a sortir
de Paris ; et quand il faisoit quelques ouver-
tures daccoramodement, ils les tournoient du
mauvais cote , toute cette cabal le souhaitant son
eloignement et que les choses se portassent a
I'extremite contre lui. Ces messieurs ne trou-
voitint pas aussi leur compte que M. de Bouillon
et M. de Turenne demeurassent a la cour.
Dans ce temps- la clle alia a Bourges et de la a
Poitiers en se cachant aux deux freres , persua-
dee que ce traittement les mettroit dans le parti
de M. le prince ou dans celui de M. d'Orleans
qui se formoit a Paris. M. de Turenne fut tou-
jours d'avis de demeurer plutot quelque temps
inutile que d'entrer dans toutes ces intrigues.
[1652] Ccpendant INI. le due d'Orleans et le
parlement de Paris etoient allarmes du retour
de M. le cardinal Mazarin^ qui , ayant demeure
MEMOIBES DU VICOMTE DE TUBENIVE. [1652]
en Allemagne depuis la sortie de prison de M. le
prince , s'en revint joindre la cour a Poitiers ,
avec quatre ou cinq mille hommes qu'il avoit
leves , et de quelques troupes qu'il avoit prises
sur la frontiere. M. de Bouillon etoit au plus
fort de ses affaires qu'il sollicitoit au parlement:
ce qui retint M. de Turenne a Paris un mois
plus qu'il n'eut desire, car il vouloit arriver k
la cour en meme temps que M. le cardinal
Mazarin. Aussitot que les affaires de M. de
Bouillon furent conchies , M. de Turenne, s'en
allant a Poitiers, scavoit que la cour seroit si
changee par le retour du cardinal que M. de
Bouillon et lui y seroieut bien recus , M. le
cardinal ayant toujours ecrit des choses fort
avantageuses pour eux des qu'il scut qu'ils n'e-
toient point embarques avec M. le prince , au
lieu que ceux qui environnoient le Roi , dans
I'absence du cardinal , n'avoient cherche qu'a
nuire aux deux freres.
M. de Turenne trouva la cour entierement
gouvernee par M. le cardinal ; mais les affaires
etoient dans un grand trouble, tant par la guerre
que M. le prince faisoit en Guyenne que par
les troupes de M. le due d'Orleans , qu'il avoit
fait rassembier sur la riviere de Loire. D'ail-
leurs le parlement de Paris avoit mis a prix la
tete de M. le cardinal Mazarin , et s'etoit en-
tierement lie aux interets de M. le due d'Or-
leans. La cour quitta Poitiers pour aller a Sau-
mur , escortee des troupes que M. le cardinal
avoit emmenees. M. lemarechal d'Hocquincourt
les mena ensuite devant Angers, qui se rendit
apres quelques jours de siege, et on prit aussi
le pont de Ce. La cour s'en alia de la a Tours et
ensuite a Blois. Dans le temps meme M. de Ne-
mours emmena six mille hommes de Flandre,
composes des troupes de M. le prince , et de re-
gimens allemans que les Espagnols lui avoient
donnes. lis ne trouverent aucune difficulte a
traverser la France , n'y ayant point de troupes
a leur opposer, et vinrent joindre les troupes
de Gaston pres d'Orleans, laquelle ville , par
I'arrivee de Mademoiselle , demeura dans le
parti des princes.
Dans Ces circoustances, la cour asserabla des
troupes qui etoient vers Montrond et en fit ve-
nir de Champagne, et M. de Turenne en ac-
cepta le commandement. On crut a la cour qu'il
feroit difficulte que M. le marechal d'Hocquin-
court le piit joindre avec le corps qui avoit ra-
mene M. le cardinal Mazarin ; mais voyant
qu'il falioit aller au bien des affaires , dans un
temps ou elles etoient en si mauvais etat , il
n'en fit point de scrupule, et deux jours apres,
craignant que I'ennemi ne se saisit du pont de
MEMOIBES DU VICOMTE DE TURENNE. [l652]
4:55
Gergeau, il s'y en alia. M. de Palluau y etoit
arrive uu jour auparavant par son ordre et
iuoit fait roinpre uue partie du pout. Conime
M. de Turenne y arriva avec fort peu de gens,
I'arraee du Roi etant a six ou sept lieues de la ,
il fit raccommoder le pont pour donner jalousie
aux enuemis et faire croire qu'il vouloit les
attaquer , ne croyant pas que de leur cote ils
songeassent a forcer ce pont. Cela ne I'erapecha
pas d'y marcher ; il ne s'y trouva au commen-
cement que deux cens mousquetaires du regi-
ment d'Uxelles , sans munitions. On se hata
d'y fciire marcher trois ou quatre regimens
d'infanterie qui etoient a deux heures de la ;
mais durant le temps qu'ils furent a y arri-
ver , les ennemis firent leur plus grand effort
et emporterent plus de la moitie du pont. M. de
Turenne , M. le marechal d'Hocquincourt et
beaucoup d'officiers firent une barricade dans
ce qui leur resta du pont , n'ayaut plus de sol-
dats qui pussent tirer, faute de munitions , et
le canon des ennemis les incommodant beau-
coup. M. de Longpre y fut blesse d'un eclat , et
beaucoup d'officiers. Enfin,apres avoir soutenu
ce poste long-temps contre toutes les troupes
del'ennemi, les regimens arriverent : ce qui
obligea les ennemis a demeurer de I'autre cote
de I'eau. La cour passoit assez proche de la
pour aller a Sulli, et on fut plus de trois beures
avant que cette infanterie arrival : si I'ennemi
eut fait un effort a cette barricade, il auroit
certainement emporte le pont et eut fait courir
grand hazard a« Roi et a la Reine, qui eussent
i'te obliges de se sauver avec peine , I'armee
n'etant pas ensemble. On rompit le pont de
Oergeau , et corame celui de Gien etoit de
grande consequence , on y raarcha avec toute
I'armee, qui y passa deux jours apres la riviere
de Loire , et la cour vint s'y etablir.
On eut nouvelle en meme temps que M. le
prince etoit venu de Guienne joindre son armee
avec six ou sept personnes avec lui ; et apres que
les rebelles eurent fait grandes rejouissances de
sa venue, il marcha a Montargis, qui se rendit
aussitot , n'y ayant personne dedans. Son ar-
mee etoit forte de six a sept mille homnies de
pied etcinq mi He chevaux, composee de troupes
de M. d'Orleans , des siennes et de ce renfort
de Flandre. Celle du Roi avoit quatre a cinq
mille hommes de pied et quatre mille chevaux.
C'etoit au mois d'avril , et il n'y avoit pas raoyen
de subsister ensemble a cause du fourage ; de
sorte que I'armee du Roi , apres avoir passe la
riviere de Loire a Gien , marcha derriere le ca-
nal de Rriare pour pouvoir un peu s'clargir.
M. le marechal d'Hocquincourt se logea a Ble-
neau avec toutes ses troupes , et M. de Turenne
avec les siennes a Briare ; le lendemain il s'en
alia diner a Bleneau avec M. le marechal d'Hoc-
quincourt, qui lui dit qu'ayant envoye des par-
tis vers Chateau-Renard , on lui avoit rapporte
que M. le prince marchoit vers la Bourgogne.
Comme M. de Turenne I'eut quitte et fut re-
venu a son quartier, il scut, a sept heures du
soir, par un horame que M. le marechal d'Hoc-
quincourt lui envoya , que M. le prince marchoit
droit a Bleneau; et, en effet, M. le prince, ayant
appris que les quartiers du marechal etoient un
peu separes, marcha droit aChatillon, et de la
au canal sur lequel M. le marechal d'Hocquin-
court avoit loge ses dragons : le prince, les ayant
emportes sans nu lie resistance, passe le canal
avec toute son armee a I'entree de la nuit. M. le
marechal d'Hocquincourt , ne croyant pas que
sa marche put etre si diligente , et se fiant sur
ce que ses dragons tiendroient plus de temps
au passage du canal , avoit un peu attendu avant
que de rassembler ses troupes; mais etant averti
que les dragons etoient attaques sur le canal , il
raanda promptement sa cavalerie qui etoit fort
proche de lui et marcha oil etoit I'alarme. H
trouva M. le prince passe, et voulant s'opposer
a lui derriere un village qui etoit deja assez loin
du passage, il chargea deux ou trois fois avec
sa cavalerie qui fut rompue ; son infanterie,
n'ayant pas eu le temps de venir au rendez-
vous , se retira dans Bleneau. Le peu qui se
trouva en campagne fut dissipe ; mais comme
c'etoit la nuit , la cavalerie ne perdit pas beau-
coup de gens : son bagage fut tout pille ; et les
ennemis n'osant les suivre que lentement, M. le
marechal d'Hocquincourt , apres avoir fait tout
ce qui se pent dans Taction , se retirant avec
une bonne partie aupres de Bleneau, marchoit
sur le chemin de Saint-Fargeau.
M. de Turenne, des qu'il fut averti que I'en-
nemi marchoit, envoya promptement a sa ca-
valerie , qui etoit dans trois ou quatre villages
a uue lieue de lui , et leur manda de se rendre
entre Bleneau et Ozouer ou etoit M. deNavailles
avec quatre regimeus. Pour lui, il s'y en alia en
diligence avec I'infanterie qu'il avoit dans son
quartier. Comme il arriva sur les hauteurs au-
pres d'Ozouer, il apprit , par des gens qu'il en-
voya a M. le marechal d'Hocquincourt pour lui
dire qu'il marchoit, que I'ennemi etoit en pleine
marche entre Ozouer et Bleneau. H vit deux
ou trois des quartiers de M. le marechal d'Hoc-
quincourt en feu ; et comme c'etoit la nuit, on
entendoit,en s'eloignant un peu des troupes, les
timballeset les tambours de I'ennemi. Quelques
gens s'etoient voulu flatter que ce n'etoit qu'un
I'S.
i:i(i
MF.iMOIUriS 1)V VICOMTE
tort parti ; mais on connut bien en ce temps-
la que toute Tarmee de M. le prince y etoit.
M. deTurenue n'avoit aupres de lui que deux
regimens de cavalerie et deux mille hommes
de pied , tonte la cavalerie n'etant pas encore
au rendez-vous, qui etoit, comme j'ai dit,
entre Ozouer et Bleneau ; neanmoins M. de
Turenne , voyant que s'il n'alloit au-devant
de sa cavalerie elie seroit coupee par i'enne-
nii et par la son armee mise en deroute et
toiitcs les affaires perdues , jugea qu'a la faveur
de la nuit il pouvoit hasarder cette marche ,
quoique fort proche de I'ennemi, et s'en alia
vers Bleneau , esperant trouver sa cavalerie en
chemin. On n'avoit point de guides, et on ecou-
toit de temps en temps pour scavoir si on ne
s'approchoit pas trop de larmee ennemie. A la
pointe du jour il se trouva dans une grande
eampagne , et resolut d'y attendre sa cavalerie
qu'il vit paroitre comme le soleil se leva. Des
qifil I'eut joint , il aima bien mieux marclier
droit a W. le prince, quoiqu'inferieur a lui de
deux tiers en troupes, que de I'attendre et lui
donner le temps de defaire entierement M. le
marecha! d'Hocquincourt. Comme ileut marche
un quart de lieue dans la plaine, il trouva un
petit bois , et commanda a sa cavalerie et a son
infanterie de faire hake en-deca , et avec six
escadrons il passa au-dela et vit toute Tarmee
de M. le prince qui s'avancoit, ayant cesse de
poursuivre M. le marecha! d'Hocquincourt , sur
I'avis qu'il cut que M. de Turenne marchoit a
Ini. II commenca a faire repasser ces six esca-
drons, scachant bien que, s'il vouloit opiuiatrer
a ce petit bois M. le prince, il n'avoit pas de
linfanterie capable de soutenir contre la sienne ,
et que M. le prince apres avoir chasse par le
feu soil infanterie hors du bois, la cavalerie
seule feroit peu de resistance , et surtout apres
avoir ete endommagee par le feu qu'il cut fallu
essuyer en soutenant I'infanterie.
Avant que iSi. le prince arrivat dans le bois,
M. de Turenne fit retirer toute son infanterie et
semit en bataille dans une telle distance que I'in-
fanterie de M. le prince, qui etoit dans le bois,
ne pouvoit pas I'endomraager, et de maniere
aussi qu'il ne pouvoit pas se mettre en bataille,
ne lui ayant pas laisse assez de terrain. On de-
raeura quelque temps en presence , M. le prince
ayant etendu ses deux ailes , et faisant conte-
uance de vouloir passer en bataille ce petit bois,
ou il n'y avoit, pour venir a M. de Turenne,
qu'une petite cl>aussee qu'on releve pour discer-
ner les heritages.
Comme on eut demeure quelque temps en
celtc posture , et (juc I'armee de M. le prince ne
paroissoit plus dans le bois , M. de Turenne,
croyant qu'elie marchoit a couvert et qu'elle
vouloit gagner un lieu plus eloigne de lui oil
elle pourroit se mettre en bataille, marchadans
la plaine vers le lieu ou les ennemis filoient;
mais M. le prince, croyant qu'il se retiroit ,
commenca a faire passer son armee : ce que
M. de Turenne ayant vu, fait en diligence tour-
ner tele, et revient en bataille au meme lieu
qu'il avoit quitte; mais il empecha de charger
les ennemis. M. le prince repassa en meme
temps la chaussee, et M. de Turenne, ayant fait
avancer son canon , fit un grand effet sur les
troupes des ennemis , dout il y eut quautite
d'officiers et de soldats tues.
En ce temps-la, M. le marechal d'Hocquin-
court , s'etant bien doute que M, de Turenne ne
se seroit pas retire, arriva avec sa cavalerie, au
lieu de repasser la riviere de Loire , comme
beaucoup de pcrsonnes lui conseilloient. M. de
Bouillon vint aussi avec beaucoup de personnes
de qualite de la cour qui etoit a Gien, ou quel-
ques gens s'etoient sauves, assurant que rarmee
etoit entierement defaite. On attendit en pre-
sence les uns des autres jusqua la nuit , et on
se retira de part et d'autie, I'armee du Roi a
Briare, et celle de M. le prince a Chalillon,
qui , n'ayant point altaque I'infanterie demeu-
ree dans Bleneau , vint la nuit d'apres rejoindre
I'armee. M. le prince partitquclques jours apres
de Chatillon; son armee gagua Montargis, et
il s'en alia a Paris, oil il crut sa presence ne-
cessaire. L'armte du Uoi ayant marche a Saint-
Fargeau , M. de Turenne crut qu'en faisant une
grande diligence, celle du prince ne prendroit
pas en son absence si prorapteraent une resolu-
tion de marcher, et qu'on pourroit gagner le
devant, se mettre entre Paris et les ennemis,
pour assurer au Roi Corbeil et Melun, empe-
cher les recrues qu'on faisoit a Paris de venir a
I'armee des princes , leur oter la communica-
tion de cette capitale , et par la causer la perte
totale du parti.
La cour alloit par Auxerre et par Sens pour
gagner Melun , pentlant que I'armee, laissant
Montargis a gauche, approchoit assez pres pour
donner jalousie a I'armee des princes, et, mar-
chant jour et nuit , arriva a Moret , oil Ton ap-
prit que les ennemis , partaut de Montargis,
vouloient gagner par La Ferte un ruisseau qui
passe a Villeroi ; mais ayant deloge trop tard ,
comme M. de Turenne I'avoit prevu, faute de
chefs et de ne pouvoir se resoudre assez tot,
I'armee du Roi passa la riviere a Moret, et de
la, marchant par Fonlainebleau, arriva a La
Ferto une heurc avant celle des princes, qui.
>1EM0IRF.S Dll VICOMTE DE TUBEN^K. [iGiS]
n'osant plus conlinuei- son cliemin vers Villeroi,
tourua j\ gauche vers Estampes, oil elle se mit
a couvert , apres avoir laisse executer son des-
sein a I'armee du Roi, qui se logea a Chartres ,
ou Ton prit quantite de prisonniers qui alloient
de Paris a i'armee des rebelies.
La cour vint a Melun, et M. deTurenne etoit
fort d'avis qu'elle s'en allat droit a Paris , ou
Monsieur et M. le prince etoient sans troupes
ct ne pouvoient plus faire aucun fondement sur
leur armee : d'ailleurs il y avoit dans la ville
de si grandes caballcs contr'eux , que le peuple
n'eut pas pris les amies contre le Roi appuje de
son armee. Tl y cut des raisons qni Ten cmpe-
cherent,qui n'etoient pas sans apparence : ainsi
le Roi s'en alia a Sainct-Germain (i) , ou , avec
des compagnies des gardes et des gens comman-
desde I'armee, on prit presque tons les passages
aupres de Paris , apres avoir defait qnelques
partis qui en etoient sortis, et les avoir repous-
ses jusqu'aux portes des fauxbourgs.
[Quelques jours apres son arrivee a Saint-Ger-
main, le Roi ecrivit a M. de Turenne pour or-
donner d'empecher le pillage que fcsaient les
troupes de I'armee qu'il comraandait:
» Mou cousin , recevant des plaintes de toutes
parts des desordres extremes que coramettent
les troupes de mon armee que vous commandez ,
s'escartant de leur camp et allant piller a la
campagne et dans les villages , n'espargnant
pas meme les maisons seigneurialles, et ne
voullant point souffrir la continuation de cette
licence , si prejudiciable t^ mon service et au
repos de mes subjects , je vous fais cette lettre
pour vous dire que mon intention est qu'aussy-
tost que vous I'aurez recue, vous ayez a faire
un ban portant deffense tres expresse , sur
peine do la vye , a tons officiers, chevaux-legers
ot soldats de s'ecarter de leur camp pour aller
piller dans la campagne, et a establir un corps
de garde a la teste de votre carap,de cinquante
chevauxjcoramandes par de bons officiers, qui
(1) Avant (J'allev a Saint-Germain , la cour s(5jouriia
quelque temps a Corbeil, comnie on Ic volt par la let(re
suivanle, adress^eau mar^chal deTurenne, et dans la-
(juelie on lui donne «ordre d'cnvoyer sur le chemin dc
Corbeil a Saint-Germain les troupes pour Tescorte du
Roi allant audit Saint-Germain : »
« Mon cousin , je vous faicts cette letUe pour vous
(lire que vous ayez a envoyer demain , de tres grand
matin, a Chilly, la compagnie de gendarmes ct celle
dc chevaux-I(^gers de la Royne, madame ma mere, ct
celle de chevaux-legers de mon cousin le cardinal Maza-
rini, pour servir a mon escorle , allant dudit Chilly a
Saint-Germain
» Et que , pour io menic cITet, vous fassiez aussi trou-
vcr dc tres grand malin , a Bicvre , les unze compagnies
s'cmployent a empescher les picorenrs de s'ecar-
ter, et parliculierement du coste de Paris, et a
arrester ceux qui revicndront charges de butin ,
desirant que les fassiez mettre entre les mains de
leurs officiers pour etre punis sur le champ, sui-
vant la rigueur de nos ordonnances ; et parce
que les troupes qui ont cscorte !a ducliesse de
Chdtillon, allant a Paris, ont commis divers
desordres en retournant joindre I'armee, ct
qu'entre autrcs choses lis ont pris neuf che-
vaux au fermier de la maison de Berny , ap-
partenant au sieur de Bellievre, president en
ma cour de parlement, et cinq en celle de
Seaux , appartenant au sieur marquis de Ges-
vres, capitaine des gardes demon corps, je
veux et entends que vous obligiez I'officier qui
commandoit ladite escorte de les faire reslituer
et que vous Ten rendicz responsable en son pro-
pre et prive nom; et affin que vous soyez in-
forme de cequi se passe icy, je vous diray qu'en
suite de la proposition que mon frere le roi de
la Grande-Bretagne me fist a Corbeil, d'en-
teudre a un accomraodement avec mon oncle
le due d'Orleans et le prince de Conde , laquelle
j'accepfay tres vollontiers, ilsont envoye vers
nioy,en ce lieu, le due de Rohan et les sieursde
Chavigny el Goulas, lesquels ayant entendu
cette apres-dmee, ils ont fait des propositions
si esloignees de raison qu'il n'y a point d'appa-
rence qu'il en puisse reussir aucun accommodc-
raent, et ils se doivent retourner a Paris de-
main matin pour revenir le meme jour au soil-.
C'est ce qui m'oblige de vous dire que je desire
que vous redoubliez vos soins , essay iez de pren-
dre sur les enuemis tons les advantages pos-
sibles, et surtout que vous empechiez que, soubs
pretexte de ce pourparler d'accommodement,
les officiers des troupes ne quittent mon armee.
A quoy m'assurant que vous donnerez I'ordre
necessaire , selon vos soins et vos aiTectioiis
accoustumees , je ne vous feray la present*;
plus longue que pour prier Dieu qu'il vous
du r(5giment de mes gardes fran^oises, et deux decehii de
Suisses, pour my altendrea mon passage et me suivro
jusqu'a Saint-Germain , les faisant, pour cet edet , mar-
cher dans la nuit, en sorte qu'ils s'y |)uissent rendre
pr^cis^ment a huicl heures du malin, desirant que les
(Equipages de la cavalerie suivent ladite infanterie. Jc
vous dirai aussi que je donne preseniemenl onire au re-
giment d'infantcrie ecossaise de Douglas et aux con)pa-
gnies- de celuy de la couronne d'aller joindre madilc
arm^e, etje vous adresse des copies de louslesordresquc
je ieur ai iaitexpc^dier, aGn que vous cnvoyiezau-devant
i pour les recevoir , en sorte qu'il ne leur puisse arrivcr
I d'inconv(5nient ; c'est ce queje vous dirai par cclte lel-
, tre , priant Dieu qui! vous ayl, mon rousin , en «a
j saintc et digne garde.
^ » Escripl a Corbeil . ic 2(3 avril 1052. »
438 MEMOIRES DL VICOMTE DE TLREr!?*E. [l652]
ayt, raon cousin , en sa sainte et digne garde.
» EscriptaSaint-Germain-en-Laye,le28avriI
1652.
» Louis.
» Et plus bas : Le Tellier. »
Cette lettre preceda de quelques jours seule-
menl la suivante, adressee aussi a M. le mare-
chal deTurenne, sur des exces com mis par
des cavaliers de Tarmee qu'il commandait , qui
avalent tue de sang-froid des habitants de Me-
lun qui allaient a la recherche de leuis bes-
tiaux pris :
« Mon cousin , j ai receu avee un tres grand
desplaisir la plainte qui m'a este faite par les
habitans de Melun , avec une lettre du sieur vi-
comte de Montbas , qui me confirme ce que la-
dite plainte contient, qui est que, le onzieme du
present mois,soixanteou quatre-vingts chevaux
legers allemands , et autres troupes etrangeres
de raon armee que vous commandez , ayant
emmene cent cinquante vaches des environs
de ladite vjlle, dont les habitans avoyeut desja
perdu plusieurs chevaux de labour, qui leur
avoyent este aussy emmenez; et plusieurs des
plus notables bourgeois de ladite ville estant al-
les avec des pauvres gens , a qui ces vaches ap-
partenoient, tons sans armes , pour les retirer
des mains de ceux qui lesavoient voles, en leur
offrant de I'argent pour cet effet , ils auroyent
lue de sang-froid plusieurs desdits habitans et
pauvres gens qui estoient avec eux ; ce qui, avec
raison , a telleraent touche ladite ville, qu'il en
pourroit arriver beaucoup de prejudice a mon
service , s'il n'y estoit pourveu ; et voullant que
les coupables de cette cruaute et viollances
soyent punis , et traiter favorablement ceux de
ladite ville , non seulement en cette occasion ,
raais en toutes autres , pour les preuves qu'ils
ra'ont toujours rendues et qu'ils me donnent
continuellement de leur fidelite et affection a
raon service, je vous fais cette lettre pour vous
dire qu'aussytost que vous I'aurez rccue, vous
ayez a faire rechercher exactement dans touies
les troupes de cavallerie de madite armee , qui
sont les cavallieis et autres qui sont allez audit
Melun y enlever des bestiaux , et out tue iesdits
habitans ; que vous les fassiez arrester et punir
aussy exemplairementque leur insigne crime le
merite , et que cependant vous fassiez restituer
auxdits habitans, et particulierement tous les
chevaux et bestiaux qui leur ontete pris, comme
vous le verrez plus particulierement par la let-
tre cy jointe dudit sieur de Montbas, a laquelle
me remettant, je vous asseure que le soing que
vous en prendrez me sera aussy agreable que la
chose est de consequence pour la justice et le
bien de raon service ; desirant que vous me fas-
siez scavoir s'il aura este satisfait a ce qui est
en cela de ma volonte. Et sur ce je prie Dieu
qu'il vous ayt, mon cousin, en sa sainte et
digne garde. » ]
L'armee des princes demeura quelque temps
a Estampes et celle du Roi a Chartres : comme
Mademoiselle a son retour d'Orleans resta a
Estampes deux jours, et que Ton eut avis que
l'armee des princes n'avoit pas ete au fourage,
voulant faire revue devant elle, et que le meme
jour qu'elle viendroit a Chartres pour passer a
Paris avec un passeport, l'armee iroit au fou-
rage , M. de Turenne proposa a M. le marechal
d'Hocquincourt, qui le trouva fort apropos, de
laisser tout le bagage a Chartres , de marcher
toute la nuit , et de se trouver a deux ou trois
heures de jour aupres d'Estampes , pour voir ce
qu'il y auroit a entreprendre. M. de Turenne
espera toujours que M. le prince n'etant point a
l'armee, les ol'ficiers-generaux ne prendroient
pas une fort bonne posture devant un ennemi ;
cequi arriva: l'armee des princes n'alla point au
fourage , et Mademoiselle ne la vit en revue que
le matin que les troupes du Roi approcherent
d'Estampes. L'armee des princes etoit assure-
ment beaucoup plus forte que celle du Roi. On
marchaendiligence,esperant la trouver en cam-
pagne , et M. le marechal d'Hocquincourt avoit
1 'avant-garde. En arrivant sur le haut d'Es-
tampes, on vit que lesennemisse retiroientdans
la ville; on continua a marcher jusques sur la
hauteur du fauxbourg , ou Ton vit beaucoup
d'infanterie et quelques escadrons ; on appercut
en meme temps sur une hauteur, derriere le
fauxbourg, beaucoup de cavalerie en bataille;
mais comme il y a deux ou trois fauxbourgs ,
une ville assez grande, un pays coupe de deux
ruisseaux , et beaucoup de hauteurs , on pouvoit
mal aisement discerner la posture de I'ennemi.
On resolut d'attaquer ce fauxbourg ou etoit ce
corps d'infanterie qui avoit fait un retranche-
ment tout autour, et il y avoit un ruisseau de-
vant. Le combat fut fort opiniatre : M. le comte
Broglio, M. de Xavailles et M. de Yaubecourt
y firent tres-bien , et linfanterie combattit
long-temps a coups de main ; quoique celle du
Roi y fit parfaitement son devoir, ce ne fut que
le regiment de Turenne qui emporta a la gauche
I'infanterie des ennemis : beaucoup d'ofliciers
et de soldats des autres regimens s'etant joints
a leurs drapeaux , quatre ou cinq regimens de
cavalerie entrerent dans le fauxbourg et rom-
pirent la ca\..i^rie de I'ennemi qui soutenoit
son infanterie ; on fit ; enure au regiment
MEMOIRES DU VICOMTE DE TMBENNE. [lG52]
d'Uxelles le poste du faiixbourg qui regardoit
la ville, ou le regiment de Son Altesse et de
Languedoc etant enferraes, faisoient de grands
efforts pour reprendre le poste , afin de pouvoir
ensuite seconder leurs gens dans le fauxbourg :
une fois meme le regiment dUxelles avoit ete
si ebranlequ'il commencoit a quitter son poste.
M. de Turenne , ayant rencontre le regiment
de cavalerie du mestre-de-camp , marcha en
diligence avec lui pour soutenir ce regiment ,
et lui fit reprendre son poste qu'il garda tou-
jours depuis. M. le marechal d'Hocquincourt
fit tres-bien dans le fauxbourg ; et apres trois
heures de combat , on defit entierement neuf
regimens d'infanterie et quatre ou cin(f esca-
drons de cavalerie, on prit deux mille prison-
niers et quantite d'officiers.
Des que Taction du fauxbourg fut passee , la
cavalerie de I'ennemi , qui etoit sur une hauteur,
rentra dans la ville; I'armee du Roi s'en alia a
une lieue de la et le lendemain a Chartres ; deux
jours apres on se logea a Palaiseau, afin d'oter
raieux la communication de Paris au corps d'ar-
mee qui etoit a Estampes , et on commanda
quelque cavalerie de I'armee pour ailer trouver
la cour qui etoit a Saint-Germain , avec lequel
corps et quelques compagnies des gardes, M. de
Turenne reprit TIsle-Adam , ensuite Saint-De-
nis , oil on laissa garnison , et Ton poussa tout
ce qui etoit sorti de Paris jusques dans les por-
tes, apres avoir fait beaucoup de prisonniers.
M. le due d'Orleans et M. le prince etant a Pa-
ris ne pouvoient avoir aucun secours de leur
armee et n'avoient aupres d'eux que quelques
recrues.
Corame il n'y avoit plus que les troupes de-
meurees a Estampes qui donnoient vigueur a
Paris et a toutes les villes du parti en deca de
la Loire, M. de Turenne crut qu'il falloit s'y
attacher principalement, et les obliger ou a sor-
tir d'Estampes, afin qu'il put leur livrer ba-
taille, ou lesy miner par la famine : il demanda
leschoses necessaires a la cour; mais elle ne put
fournir a beaucoup pres ce qu'il failoit pour
avoir les outils et les munitions de guerre. Mal-
gre ce manquement, M. de Turenne crut qu'il
ne devoit pas rorapre sou entreprise , et qu'il n'y
avoit point de temps mieux employe qu'a tacber
de dissiper ce corps d'armee , qui etoit le fonde-
ment de la guerre civile. II marcha done avec
I'armee du Roi et allase loger sur une raonta-
gne tout pres d'Estampes : en y arrivant de
bonne heure, il prit, avant qu'il fut nuit, tou-
tes les maisons qui sont hors la ville , apres
beaucoup d'escarmouches.
II y avoit dans la ville trois a quatre mille
439
hommes de pied et trois mille chevaux. II logea
les troupes que M. le marquis d'Hocquincourt
avoit commandees, et qui s'en etoit alle a son
gouvernement , a main droite, sous les ordres
de M. de Navailles , et se posta lui-meme a main
gauche , tenant toutes les hauteurs du cote d'Es-
tampes ; il ne voulut pas s'eloigner d'un ruis-
seau de I'autre cote que Ton n'y tut bien retran-
che. On commenca a faire une ligue contre la
ville , qui n'en etoit eloignee que d'une bonne
portee de mousquet ; on n'avoit pas besoin d'en
faire par le dehors, n'y ayant point d'ennemi
en campagne a craindre. Ceux de la ville fai-
soient souvent des sorties ; et comme le travail
alloit fort lentement, a cause du defaut des
outils, a peine le pouvoit-on mettre en etat
d'empecber les chevaux de la sauter presque
partout. En un jour que les soldats etoient au
travail avec sept ou huit escadrons pour les
soutenir, les assieges sortirent de la ville, en
tuerent quatre-vingts ou cent, pousserent la
garde de ces sept ou huit escadrons et vinrent
fort avant : presque toute la cavalerie etoit au
fourage, mais tons les officiers y coururent, et
on les repoussa assez vigoureusement : il y eut
beaucoup de gens tues de part et d'autre.
Les lignes ayant ete achevees, on s'appliqua
a empecher la cavalerie de I'ennemi de sortir
de I'autre cote de la ville pour aller au fourage ;
on prit les postes pour les resserrer en cet en-
droit, et il s'y passatous les jours quelques ac-
tions. Les bleds de la Beausse, qu'on avoit ra-
masses dans Estampes, faisoient subsister les
assieges quelque temps ; mais a la fin lis com-
mencoient a etre fort incommodes pour les fou-
rages, lorsque M. de Turenne apprit que M. de
Lorraine, qui avoit rassemble ses troupes en
Alsace et en Flandre, s'etoit engage dans le
parti des princes et qu'il marchoit vers Paris.
Comrae il avoit assure d'abord qu'il venoit pour
servir la cour, on lui donna des vivres par toute
la France pour son passage. Cette nouvelle fit
changer a M. de Turenne toutes ses raesures ;
et estimant qu'il neput raieux employer la cam-
pagne qu'a dissiper I'armee des princes, qui
s'etoit trouvee, un mois auparavant, plus forte
que celle du Roi, et composee de vieux regi-
mens, il songea a faire quelque effort contre
Estampes , pour voir s"il pourroit I'emporter
avant le temps que M. de Lorraine approche-
roit, scachant bien que, des qu'il seroit a sept
ou huit lieues, il falloit se relirer. N'ayant point
d'equipage d'artillerie , on lui envoya les che-
vaux du Roi, de la Reine et des personnes de
qualite, et on commenca a faire une batlerie :
les ennemis avoient, devant la rauraille qu'on
4 !0
UKJIOIUES ]JL VICOMTE UE TLREN.XK. [lG.'>l>]
vouloit battro, unc graiule demi-lune, qu'on
emporta la nuit apres un tres-grand combat ; on
en demeura raaitres jusqu'au jour, et au soleil
leve les ennemis ressortirent de la ville, et
ceux qui gardoient la demi-lune ayant pris I'e-
pouvante, I'ennemi la regagna : il n'y avoit
point de trancliee pour y alier, ni rien de cou-
vert qu'un vallon , qui en etoita deux cens pas.
Toute I'infanterie etoit rebutee , et par le com-
bat de la nuit , et par la perte de la demi-lune.
M. de Turenne voyant, a la pointe du jour, que
I'ennemi laissoit le logement de la demi-lune en
repos,s'en alia cbez lui , raais ayant entendu
I'allarme il revint en graude diligence; il
commanda a sou regiment d'infanterie d'aller
reprendre la demi-lune, leque! mettant sesdra-
peaux a la tete, sans aucunes troupes qui le se-
condassent, marcba par la eampagne, et souf-
tVanttout le feu de la courtine , entra dans le
fosse de la demi-lune eboulee par le travail de
la nuit, monta en haut, planta sesdrapeaux sur
le parapet, y entra, en cbassa les ennemis et
y etablit un logement. Cette action se fit a la vue
de toute I'armee , et fut estimee une des plus
belles qui sesoient faites depuis la guerre. Les
assieges laisserent les choses en cet etat jusqu'a
deux heures apres midi : a!ors ils sortirent de
nouveau avec quatre bataillons et vingt esca-
drons de cavalerie, dans le dessein d'aller a la
batterie et de reprendre la demi-lune; mais,
apres un combat qui dura fort long-temps , et
ou il y eut beaucoup d'officiers et de soldats
lues ou blesses de part et d'autre, ils se retire-
rent dans la ville sans avoir eu aucun avantage:
on demeuraainsi raaitres de la demi-lune , dont
on continua d'abattre les defenses.
Vers le fauxbourg ou le regiment des gardes
faisoit son attaque , on pratiquoit un logement
pour attacher le mineur aux murailles de la ville;
((uandon apprit que M. de Lorraine (ayant con-
ciu son traitle avec les princes qui le pressoient
de bater le secours d'Estampes) marcboit en di-
ligence a Paris , il vint se loger avec sou armee
sur la riviere de Seine, un peu plus haut que
Charenton ; on lui fit promptement amener
un pont de batteaux de Paris. M. de Turenne,
ne pouvant plus demeurer devant Estampes ,
ayant un ennemi derriere soi , sans lignes de
circonvallation ni moyen d'aller au fourage,
manda a la cour qu'il etoit oblige de lever le
siege. Comme il n'avoit point d'equipage d'ar-
tillerie , on lui renvoya de la cour des chevaux.
En deux ou trois voyages 11 retira son canon
des batteries, et fit emmeuer toutes les muni-
tions a deux lieues d'Estampes, dans un petit
bourg forme, rt apres il s'y retira avec rurmee.
Comme M. de Lorraine scut que Ton avoit
leve le siege d'Estampes, il dcmeura dans son
poste, et faisant valoir aux princes qu'il avoit
fait lever le siege, il recommenca a negocier
avec la cour ; mais comme il a continue cette
raaniere d'agir depuis qu'il est sorti de son
pays, on ne faisoit aucun fondement la-dessus.
M. de Turenne ayant avis qu'il n'etoit point
retranche et qu'il etoit loge dans une plaine ,
apres avoir sejourue quatre jours depuis la levee
du siege d'Estampes , commanda a sou bagage
de le suivre a Corbeil , ou il le laissa. Ayant
eu avis que M. de Lorraine avoit marche a Vil-
leneuve-Saint-Georges, qui etoit un bien meil-
leur poste, il continua sa marche , traversa un
bois, et scut que toute I'armee de Lorraine,
ayant pris I'allarme, etoit logee sur une hau-
teur et avoit un ruisseau devant elle qui n'e-
toit point gueable. M. de Turenne, raalgre cet
avantage, marcha a lui plus tot. En arrivaut sur
une hauteur, vis-a-vis du camp de M. de Lor-
raine, le ruisseau cntre deux , il envoya des par-
tis le long de I'eau , pour voir sil n'y avoit point
de pont ou de gue ; ayant appris qu'a une demi-
lieue du camp des ennemis 11 y avoit un pont
que Ton pouvoit raccommoder, il y marcha eu
diligence , y fit remettre quelques planches , et
s'etantempare d'une maison au-dela, commenea
a faire defiler ses soldats un a un sur ce pont.
M. de Lorraine ne vouloit pas bouger de son
camp, ayant fait faire en diligence six redou-
tesdu cote de la plaine, et etant convert par les
(lanes de la riviere, d'uu bois et du ruisseau.
Les troupes du Roi etoient deja passees a I'en-
tree de la nuit; et M. de Turenne, voyant que
s'il ne gagnoit le pont sur la Seine, que M. de
Lorraine avoit fait monter avec lui, I'armee
d'Estampes vieudroit joindre ce prince, avoit
hate sa marche pendant toute la nuit par dts
defiles , et se trouva au point du jour avec toute
I'armee dans la plaine, ou il n'y avoit plus rien
qui put I'empecher daller au camp des enne-
mis. Si I'armee des princes eut joint celle des
Lorrains , il ne falloit pas que I'armee du Roi
se retirat, mais que la cours'en servit pour I'es-
corter a Lyon. Les choses etoient dans une situa-
tion si critique, que deux ou trois heures au-
roient pu changer la face des affaires. Quand le
point du jour fut venu , on se remit un peu de
I'embarras cause par une marche pendant la
nuit , et Ton s'avanca eu ordre droit au campde
M. de Lorraine. Ce prince, ayant negocie a son
ordinaire tous les jours precedens, envoya sun
capitaine des gardes trouver M. de Turenne
des qu'il scut qu'il marchoit a lui ; cependanl
il faisoit travaillor a faire les lignes entie ses
JIKtiOIBFS nU VICOMTE Dl- TL'REiN.NE. [lG52]
4i\
redoutcs dii cote de la plaiiie. M. do Deaufort
etoit dans son camp avec mille ou douze cens
hommes des troupes des princes. M. de Turenne
sentit d'abord que ce capitaine des gardes ne
venoit que pour retarder sa marche , et conime
il n'y avoit rien si fort a craindre qu'une uego-
ciation , sans s'approcher dii carap des Lorrains,
il ue perdit pas un moment et s'avanca vers le
eamp,voulant s'assurer avant toutes choses si
les troupes d'Estampes ne passoient pas sur le
pout , et, a quelque prix que ce fiit , altaquer
M. de Lorraine avant qu'eiles I'eussent joint,
toutes les affaires de France dependant
de la.
Ou etoit biea a une lieue et demie du camp
quand le capitaine des gardes arriva a Tarmee
du Roi , et Ton demeura pres de trois heures
avant que rarmee,qui mart'hoit en hatailie,
flit tout proche du campdeM. de Lorraine. Alors
le capitaine des gardes s"eu retourna, et revint
souvent apres trouver M. de Turenne, qui ne
vouloit entendre a aucune negociation , a moins
queM. de Lorraine ne sortit de France avec son
armee. Le roi d'Angleterre(lj, qui etoit arrive le
(1) Le Roi envoja an niai(5clial tie Turenne des « ordies
sur la cessation d'arnies accoidee aux enticniis pendant
huit jours, par rcnlremisedu roi de la Grande-Bre-
tagne. »
« Du 7<^ de juin 1652, a Melun.
» Mon cousin , le roy de la Grande-Bretagne m'ayant
faicldiverses et pressantes instances pour une cessation
d'arnies par de^a pendant quelques jours, me faisanl
cognoitre que par ce moycn il pourroit s'employer uli-
lemenl pour menager un bou accomniodemenl qui, res-
lablissant le calme dans le royaunie, pourroit donncr
lieu a une paixg(5nerale,j'ayaccordeiadite cessation d'ar-
mcs pour huit jours, a commencer de domain huitieme
du present mois , a la priere dudit Roy , et pour cctle
bonne On ; ce que j'ay faict d'autanl plus volontiers, qu'il
m'a asscurc que le due de Lorraine le seconderoit
avec grand soin pour y parvenir , ledit Roy ayant
mesme tird parolle positive dudit due que, ladile cessa-
tion estant accordde , il ne passcra pas la riviere de
Seyne, ou s'il I'avoitpassee avec son armee ou partie d'i-
ceile, il la repasseroit; et que quand mesme mon oncle,
le due d'Orldans, et le prince de Conde, refuseroient de
donnerlcs ordres neccssaires aux trouppes qui sont dans
Estampes pour cetlc cessation , il ne laisseroit pas
d'observer ce que dessus. Et desirant faire cx(!'cuter
ponctuellement de ma part ladite cessation . je vous fais
cctle ieltrc pour vous dire qu'aussitost que vous I'aurez
recue , vous ayez a vous retirer avec mon arm(5e de
devanlEstampes, dont vous ferez savoir la cause a ceux
qui y commandcnt , sans que rappasence du prompt
succes de I'entreprise que vous failes, par le bon ordrc
que vous y aurez donne, estant loge a la porte de ladile
viilc, ni aucune autre consiiieration vous fassc retarder
voire depart d'un seul moment ; que de la vous aliiez
prendre le poste que vous jugerez estre le plus commode
pour faire subsistcr madilo armee pendant cetle suspen-
soir dans le camp de M. de Lorraine, cnvo^a
aussi de ses geus trouver M. le due d'York, qui
etoit avec M. de Turenne , Icquel auroit mioux
aimecombaltreque de soutfrir que I'armee d'Es-
tampes joignit M. de Lorraine ; mais il desiroit
bien plus encore le faire sortir de France avec
son armee et le separer entierement de celle
des princes, que de bazarder un combat dou-
teux. Par ie cote de la plaine, qui etoit le seul
lieu accessible pour venir au camp,il y avoit
un bois a la main droite , la riviere a gauche ,
et au front six redoutcs achevees , lequel front
eloit si etroit queM. de Lorraine, outre trois
lignes de cavalerie, avoit encore mille chevaux
de reserve; son infanterie etoit dans les redou-
tcs et cinq cens raousquetaires dans le bois. II
etoit de quiuze eseadrons plus fort que larmce
du Roi , qui avoit aussi quinze cens liommes de
pied plus que lui. C'etoit une situation, commo
il parut pen de temps apres , oil une petite ar-
mee pouvoit en combatti'e une bien forte avec
avantage ; neanmoins M. de Lorraine, voyant
Tarmee du Roi a une demie portee de canon de
lui , et tous les gens detaches pour I'attaque du
tion , et pour I'employer ensuite. Sur quoi je vous ferai
scavoir mes intentions, et par ce que je charge le sieur
de Varcnne de cette despeche , je me rcmcts sur lui de
ce que je pourrois adjouler, el de dire qu'oulre ce qui
est portd ci-dcssus, vous prenicz entiere crdance a ce
quil vous dira de ma pari. Et sur ce je prie Dieu qu'il
vous ait , mon cousin , etc. »
A Monsieur le marechal de Turenne , pour lui dire
de continuer la marche de I'armee, sans faire acte
d'hostilite centre les troupes du due de Lorraine.
«DulOjuin1652.
)) Mon cousin , vous sgavcz commc j'avois envoys le
sieur de Beaujeu vers mon frereleducde Lorraine, et le-
dit de Beaujeu m'ayant rapporte, hicr au soir, assurance
de sa part qu'il se rendroit aujourd'hui pres (ie moi avec
mon frere ie roi <ie la Grande-Bretagne, je rcnvoye prc-
senlemenl ledit sieur de Beaujeu vers mondit frere ie
due de Lorraine, pour le convier d'ed'ecUier ce dont il a
donnd parole. El I'ayant charge de vous aller trouver
pour vous informer plus particulierement de ce qui s'esl
passe avec ledit due , j'ai bien voulu vous faire celtc
letlre pour vous dire que mon intention est que vous con-
tinuiez voire marche avec mon armee que vous com-
mandez, ainsi que je I'ai aiiprouve et re'solu , et ndanl-
moins sans faire aucun acle d'hostilite contre les trou-
pes de mondit frere le due tie Lorraine ;et qu'ayatit
commande audit de Beaujeu de relourner vers vous , ce
soir, pour vous faire scavoir si ledit due ex6culera ce
qu'il a promis , j'entends qu'en cas que ledit de BtNU-
jcu VOUS rapporte qu'il n'esl pas en resolution et en dis-
position de le faire. vous ayez a executer les rt^solutioiis
qui furent bier prises avec vous.
» Et sur ce je prie Dieu , etc. »
44 2
bois et des redoutes, et d'autres qui marchoient
droit a son pont , qu'il avoit sous liii a Ville-
neuve-Saint-Geoiges, mandaa M. de Turenne
qu'il signeroit tout presentemeut de sortir de
France. Aussilot M. de Turenne envoya de I'in-
fanterie se saisir du pont sur la Seine, ayant
fait dire par M. de Varennes, qu'avant toutes
choses il vouloit en etre assure. Eusuite on fit
fairehalte a I'armee, et les deux generaux signe-
rent le traitte par lequel il fut dit que M. de
Lorraine mareheroit tout presentement avec son
armee et sortiroit de France en douze jours,
suivant la route dont il etoit convenu. M. de
Lorraine laissa M. le comte de Ligneville et son
capitaine des gardes en otage pour la surete de
sa parole, et , ce qu'il y avoit de plus sur; son
armee prit une marche dans laquelle elle lais-
soit celle du Roi en etat d'empecher sa jonction
avec I'armee des princes, quand il eut voulu
(1) A Monsieur le marechal de Turenne, sur le traicte
qu'il a fait avec le due de Lorraine pour sa retraitte
hors le royaume.
« Du 16 juin 1652.
» Mon cousin , ayant estc informe par le sieur de
Beaujeu du traile que vous avez fait avec mon fierc le
due de Lorraine, et de lout ce qui s'est passe en celle
occasion , jay bien voullu vous tesmoigner par celte
letlre, qucj'ay cnliercrnent approuv(5 iedit Iraicte el que
mon intention est qu'il soil ponclueiletnent ex(5cutc; que
pour eel elTel je reiivoye vers vous ledit sieur de Beau-
jeu , el vous adrcsse un memoire contenanl la roulte
que doibl lenir ledit due avec son armee, en se retirant
vers ie Luxembourg ; <pie j'envoye aussi presentement
vers vous le sieur de Bczan<;on pour accompagner ledit
due dans sa marche et faire fournir aux trouppes de son
armee ies vivres necessaires , en s'employant a ce que
ledit sieur due les continue dans le meilleur ordre qu'il
se pourra.
)) Et par ce que j'ordonne audit sieur de Beaujeu
d'agir aupres duiiil due pour la conclusion du traicle
particulier, des conditions duquel il est convenu avec
luy, suivant linstructionque jeluy ay fuict donner, et les
ordrcs que vous eiitendriez y debvoir adjouster, je me
remets a ladite instruction et a ce qu'il vous dira de
ma part sur ce qui coiicernc cetle airaire , di^sirant que
vous luy doniiiez enlierc creance. Je vous diray seulle-
menlquen cas que Icdict due dilTdrast d'executer ce qui
est por(^ par le ir .ict(! que vous avez faict avec luy, ou
qu'il y conlrcvinst, re que je ne croy qui arrive , mon
intention est que vous chavgiez son armee et prenniez
sur luy tous les advantages que vous pourrez , sans y
perdre aucun moment de temps. Et sur ce je prie Dieu
qu'il vous ayl, mon cousin , etc. »
Instruction donnee an sieur de Beaujeu , s'en
allant vers M. de Turenne. touchant le traicte du
due de Lorraine.
« Le Roy ayant esle informti, par ie sieur de Beaujeu,
du traicte qu'a faict M. de Turenne, marechal de France,
lieutenant-genc'ral pour Sa Majesty en son armee, ser-
vm; prep sa p''r:;onnp, avec 3i. le due de Lorraine, Sa
Majesld la enlitMemeni approuve , et voullanl qui! soil
MEMOIRES DU VICOMTE DE lURErSNE. [ 1 652]
rompre son traite(]). Uneheure apres le traitte
signe , I'armee de M. de Lorraine commenca a
defiler hors de ses retranchemens et a mar-
cher devant I'armee du Roi qui demeuroit en
bataille ; elle suivit sa route suivant le traitte.
On permit a M. de Reaufort de s'en aller a Pa-
ris avec ce qu'il avoit de troupes des princes,
dont laplupart se mirent dans I'armee du Roi
pendant que le traitte se siguoit. L'armee d'Es-
tarapes comraencoit a paroltre de I'autre cote
de I'eau , et voyant I'armee du Roi entrer dans
le camp de M. de Lorraine, qui prit la route de
Rrie , elle marcha vers Paris pour se mettre en
surete et se logea vers Saint-Cloud.
Apres que I'armee du Roi eut sejourne deux
jours a Villeneuve elle marcha vers Lagni , oil
elle passa la riviere et se logea pres de Dam-
martin , afin d'empecher le passage d'un corps
de troupes qu'on disoit devoir arriver de Flan-
ex^cul(5 selon sa forme et teneur, Sa Majestd a r^solu de
renvoyer ledict sieur de Beaujeu, sur ce subject, vers
ledict sieur de Turenne, el luy a faict donner le pre-
sent memoire pour luy servir d'inslruction.
» Sa Majeste, pour I'execution dudicl iraicte, adresse
a M. de Turenne un memoire des lieux oil mondit sieur
de Lorraine doibl loger , en se retirant du royaume et
marchant vers le Luxembourg , et pour I'accompagner
et faire fournir les vivres aux Irouppes de son armde
par les habitans des lieux , Sa Majeste ayant choisy Ie
sieur de Bezangon, elle I'envoye aussy vers M. de Tu-
renne pour recevoir ledict mdmoire, avec un ordre de
Sa Majesty de ce qu'il aura a faire en accompagnant le-
dict due, lequel serajoinct audict memoire.
» Et par ce que ledict due est convenu avec Iciict
sieur de Beaujeu des conditions du lraict(5 qui le con-
cerne en particulier, I'intenlion de Sa Majesle est qu'au-
paravant que ladicte roulte et ordre de Sa 3Iajeste
soyenl deslivrez audict sieur de Bezangon , M. de Tu-
renne essaye d'induire ledict due a se rendre aupres de
Sa Majeste pour signer ledict traicle , et qu'il convienne
avec lui d'un posieoii ledict due laissera ce pendant les
Irouppes de son armee, observant de le choisir, en sorte
que ledict due ne puisse avoir jalouzie de I'armde de
Sa Majesty pendant qu'il sera absent de la sienne.
» Et en cas que ledict due fasse difTicuIl^ de venir
trouver Sa Majeste, elle desire qu'il luy propose de sa
bourhe avec M. le cardinal Mazarin, lequel s'advancera
au lieu dont Ion conviendra, avec pouvoir de Sa Majesty
de conciure et signer ledict traicle avec luy.
>> Que si ledict due relluze de faire ce traicte^ particu-
lier et qu'il ne veuillc pas laisscr d'executer celuy qu'il
a faict presentement pour sa marche , linlenlion de
Sa Majest(5 est que ledict sieur de Turenne rexccule de
sa pari , el mette es mains dudicl sieur de Bezangon la
roulte et I'ordre de Sa Majesle pour i'accompagner,
suivant le<lict traict<5; quen ce qui sera a faire avec le-
dict due en celle occasion , ledict sieur de Beaujeu exe-
cute les oidres qui luy seronl donncz par M. de Turenne,
auquci il fera voir la prt^sente instruction , et se remet-
lant aux ordres dudict sieur de Turenne de ce qu'il
y pourroit adjouster, ledict sieur de Beaujeu sera asseur^
quelle luy sgaura beaucoup de gr6 des services qu'il
continueia de luy rendre en cetle occasion.
» FalGl a Mclun , le 1(> juin L'^-i »
JIEMOIRES DU VICOMTE DE TURE^^E. [l6o2]
443
dre, en coulant le long de la riviere d'Oise ; M. le
prince meme s'etoit saisi de Poissi , afm de lui
donner moyen de le joindre.
La courapres avoir demeure quelque temps a
Melun s'en viut a Lagni {i), oil M. le marechal
de LaFertevint lajoindreavec troismillehom-
mes. On s'en alia a Saint-Denis , on la cour de-
meura , et on fit promptement venir des bat-
teaux de Pontoise pour faire un pent a Epinai,
afin de pouvoir marcher a I'arraee de M. le
prince, qui etoit campee aupres de Saint-Cloud,
On trouva une isle dans laquelle on fit passer
des mousquetaires sur un pont de batteaux, et
ensuite on passa I'autre bras. M. le prince vint
avec quelques escadrons et deux ou trois cens
mousquetaires pour empecher le passage , mais
voyant qu'il y avoit beaucoup de canon deja
loge , et des mousquetaires que M. le marechal
de La Ferte avoit fait retrancher en diligence de
I'autre cote de I'eau , il se retira en son camp,
et a I'entree de la nuit fit passer son armee sur
deux ponts qu'il avoit a Saint-Cloud , et mar-
cha dans I'intention d'alleraCharenton, croyant
que le pont etant acheve , I'armee du Roi y
passeroit toute la nuit , et qu'ainsi la riviere se-
roit toujours entre les armees; mais le plus
grand corps de Tarrat^e etoit encore en-deca de
I'eau.
La cour eut un faux avis de Paris que I'armee
des princes marchoit deja par derriere Mont-
martre et cotoyoit lesfauxbourgs de Saint-Mar-
tin ; M. le cardinal en fit promptement avertir
M. de Turenne qui s'en vint en diligence a
Saint-Denis toute la nuit, et commanda que
(1) Lettre da Roy a M. le marechal de Turenne, pour
luy dire de marcher avec I'armee qu'il commande a
Lagny et de Id d Ponthoise, et sur ce qu'il y aura a
faire.
« Du 21 juin 1652 , a Melun.
» Mon cousin , croyant que vous aurez march^ a
Lagny, suivant ce que vous avez sfcu estrc de mon in-
lenlion , je vous faiclz cette lettre pour vous dire que
j'eslime que vous devez parlir des domain matin dudit
lieu de Lagny pour alier a Ponthoise , afin d'empecher
la jonclion des irouppes des princes, qui sont pr^sente-
ment campees a Poissy et a Saint Cloud, a celies des
Espagnols venant de Flandre ;
» Que si, estant audict lieu de Ponthoise, vous apre-
niez que les trouppes des princes n'ayent point pass(5
la riviere de Seyne audict lieu de Poissy, en ce cas vous
la veniez passer a Melun ;
» Que si, ailantaudict Ponthoise, vousapreniez que les
trouppes des princes ayent passe ladicle riviere de Seyne,
vous marchiez droit a Creil pour y passer la riviere
d'Oise, et alliez ensuilte vous posli^r avec mon armee
surla riviere du Terrain qui passe a Beauvais, pour em-
pecher la jonclion des trouppes desdicts princes a celies
des Espagnols, et combattre cellos qui so pr^senleront
les premieres et que n . irouverez i? plus a propos ;
» Que comnie mon onde le due d'Elbeuf el mcs
I'armee le suivft ; il manda aussi a ce qui etoit
dans I'isle de repasser en diligence. M. le ma-
rechal de La Ferte , a cause que toutes ses trou-
pes avoient passe I'eau , ne put suivre que cinq
ou six heures apres. Ainsi , a la pointe du Jour,
toute I'armee du P»oi , hors le corps de M. le
marechal de La Ferle, se mit en batailledans la
plaine entre Saint-Denis et Paris. M. de Turenne
s'etantavance avec dix ou douze chevaux passa
au travers de la Chapelle, et vit I'infanterie de
I'arriere-garde du prince et quelques escadrons
qui marchoient pres du fauxbourg. On croyoit
le corps de I'armee enneraie beaucoup plus
avance vers Saint-Antoine et Charenton ; mais
la nuit I'ayaut arrete au cours de la Reine mere,
elle ne put commencer sa marche qu'a la pointe
du jour. Comme done M. de Turenne eut \u
I'arriere-garde , il fit promptement avancer quel-
ques escadrons de cavalerie et commanda au
reste de I'armee de suivre. On les joignit vers
le fauxbourg Saint-Martin ; et comme leur in-
fanterie filoit toujours, on chargea quatre ou
cinq escadrons de I'arriere-garde que Ton rom-
pit, et on prit beaucoup d'officiers et de cava-
liers prisonniers ; on continua a les suivre tout
le long des fauxbourgs jusqu'aupres celui de
Saint-Autoine. II y avoit une partie de leur
avant-garde qui etoit deja vers Charenton ;
mais ayant eu I'alarme, elle vint se mettre en
bataille aupres du fauxbourg Saint-Antoine ou
I'arriere-garde la joignit. M. le prince fit aussi
tourner son canon ; et comme la cavalerie de
I'armee du Roi avancoit , il en fit tirer quelques
voices contre elle qui attendoit que I'infanterie
cousins les marechaux d'Eslr^es, d'Aumont , sont bien
adverlis de la marche que doibvent faire les ennemis,
vous teniez correspondance avec eux et que vous em-
ployiez le sieur d'ibgy en tout ce que vous jugercz
bon esire pour mon service ;
» Que, partant de Lagny. vous y laissiez le sieur de
Mespas avec son regiment de cavallerie, pour servir
dans le corps de Irouppos command^ par mon cousin le
marechal de La Ferte-Senneterre, lequel y doibiarriver
lundy procbain, auquol jour je partiray de cette viile et
me rendray en celle de Meaux ; et comme jay toute con-
Oance en voire prudence et bonne conduite, et qu'il sera
besoin que vous changiez de resolution selon les mou-
vemens que vous feront les ennemis, je romets a vous
de prendre celle que vous jugerez la meilleure , scion les.
advis que vous aurez de ce que feront les ennemis, ap-
prouvant des a present lout cc que vous rcscudrez et
fercz sur cos occurrences, sans que vous vous arrctiez
aucunement sur la seurete de ma personne ; laquelle
( Dieu aydant ) sera entiere oil je seray, et di^sirant seu-
loment que vous me lenicz adverty de ce que vous feroz
et me donniez voire bon advis comme quoy je debvray
employer le corps commande ;;»r mon cousin le mard-
ohal de La Fcrle-Senneterre lorsqu'il sera a Lagny, me
remettant au sieur de Vareunes de ce {na je pourrois
adjouster a la prc'senle. Et sur ce je prie Dieu, etc. a
411
MRMOIRKS Dll VICOMTt: DE TDBKNM-:. [Mi.'.S]
arrivAt, laqucllc, a cause Ues grands delilcs
qu'il y a autourde Paris, dcmcura un pcu long-
temps a venir , et donna le loisir a M. le prince
de faire retircr toutes scs troupes dans le fanx-
bourg , oil il trouva toutes les rues qui avoieut
des bairicades faites: ce qui lui fut d'un
grand avantage. Ces barricades s'eloicnt taifes
h dessein par les Parisiens,pour se garantir des
coureursdc I'armee de M. de Lorraine, pendant
qu'il etoit a \ ilieneuve-Saint-Gcorges. M. le
prince fit mcltre son infanterie derriere les mu-
railles les plus avancees, ct les fit percer afin
que les niousciuetaires pussent tirer , et il se mit
en tres-bonne posture.
Comme rinfanterie de I'armee du Roi arriva,
onavoit cru ({u'il seroit meilleur d'attendre le
canon; mais la quautite de personnes de la
cour qui pressoient , comme s'il n'y avoit qu'a
avancer pour defaire entierement les ennemis ,
obligea M. de Turenne de commander un bon
nombre d'infanterie des gardes ei d'aulres regi-
mens avee les gendarmes et chevaux-legers du
Hoi, et d'autres regimens de cavalerie , pour
donner par deux rues differentes. On emporta
les premiers retranchemens ; mals comme il
failoit passer un a un , et que Ton se mettoit en
confusion pour suivre I'ennemi , on trouva dans
les rues plus larges un corps de cavaleiie oil
M. le prince se trouva el beaucoup de person-
nes de qualite,qui, chargeant cette cavalerie et
infanterie qui entra en desordre, les repoussa
sans resistance jusqu'a I'entree du fauxbourg.
M. de Saint-Maigrin, lieutenant des chevaux-le-
gers de la garde, y fut lue ( i ). On attaquoitaussi
en meme temps cette infanterie de M. le prince,
passee derriere les murailles et dans les mai-
sons ; le combat fut fort opiniatre et on les em-
porta en beaucoup de lieux , niais ce fut apres
que le canon fut arrive: on y prit meme deux
cens hommes dans une maison ; mais les corps
des regimens dc I'ennemi demeurerent toujours
derriere k's grandes traverses du tauxbourg
d'oii ils avoient reehasse les nolres. On leur
prit, a la main gauche, une barricade que Ton
garda, oii il y eut beaucoup de leurs soldats
tues ; mais on ne put pas passer outre eu aucun
endroit , toute riufaulerie ayant ete fort rebu-
tee dans ces attaques. Kn effet, M. le prince
(i) Le Roy escrivit. Ii' 5 juillet, « a niossiours les
mf\r(5cliaiix de Turenne ct La FerK^'-Sennelerre, pour en-
voyer un rolle de eenx qui fnrent tues ou l)less(5s au
coinliat du fauWouig Saiiiet-Anloiiie. »
« Mini cousin , desiiant estic infurnie (|i,i sont les
officicrs de tnun iiiinee que vcus comniande/ qui onl
esl(5 lues ou Idesses en I'allaqiie de celle des princes,
fiuele le deuxietn'" du pr(?s('nt nioi< , ct faire dresser une
efant presse, trouva par hazard un fauxbourg
bien barricade , son dessein ayant etc d'aller
passer au pont de Charenton.
Comme on etoit I'un devant I'autre, le corps
de M. le marechal de La Ferte arriva : on re-
solut de faire encore une attaque gcnerale, etant
renforce de ces troupes-la, Mais en ce temps la
ville de Paris ayant , par la sollicitation de Ma-
demoiselle, ouvert les portes a I'armee dcM. le
prince , clle marcha par le milieu de la ville et
s'en alia vers le fauxbourg Saint-Jacques. Le
Roi etoit venu de Saint-Denis et demeura sur
une hauteur jusqu'a la nuit ; et comme on eut
marche pour cette seconde attaque, on ne trouva
plus de troupes dans ce fauxbourg , ce qui obli-
gea I'armee a se retirer avec le Roi a Saint-
Denis.
Pendant que I'armee des princes logeoit au-
tour du fauxbourg Saint-Jacques, il arriva un
grand desordre dans la Maison-de- Ville de Pa-
ris. Le mauvais etat des affaires des princes
leur fit presser I'armee d'Espagne de partir de
riandre pour venir a leur secours : elle partit
d'aupres de Cambrai , et, passant entre Salnt-
Quentin etHam , s'en vint a Chauni, oil M. d'EI-
beuf s'etant enferme avec buit cens chevaux ,
ils le prirent prisonnier de guerre, et, en gardant
des otages, laisserent venir les cavaliers a pied
et prirent tons leurs equipages et chevaux. M. de
Lorraine, qui etoit demeure sur la frontiere de
France depuis ce qui s'etoit passe a Villeneuve-
Saint-Georges , marcha aussitot par la Cham-
pagne pour joindre I'armee d'Espagne, laquelle,
apres la prise de Chauni, s'en vint a Fismes
joindre M. de Lorraine.
La cour etoit a Saint-Denis quand on apprit
la marche de I'armee d'Espagne , et on envoya
en Normandie pour scavoir si le lloi seroit recu
a Rouen; mais le mauvais etat de ses affaires,
cause par la marche de I'armee d'Espagne, fit
croire qu'il n'y auroit point de si'irete pour le
Roi a Rouen. On avoit , pen de jours aupara-
vant, parle de traitter avec M. le prince. M. de
Turenne etoit d'avisque Ton se rel.achat dans
beaucoup de cboses , et que , pourvu que I'au-
torite du Roi demeurat entiiire apres I'accom-
modement , que Ton ne pourroit pas lui donner
trop de ehoscs pour sortir de cette affaire ; mais,
relation exaclc dc lout cc qui s'est passe' en celle
journc'c , je vous faicls cctlc Iclire pour vous dire
que vous aycz a tirer , des eomniandans dc chaque
corps, un niemoire bien i)arliculicr, contenant les nonis
ct la quaiitc; des oniciers <pii ont eslt' Uk's ou bicssc's en
celle occasion, pour en dresser un menioire {general et
une relation exaclc ou loulcs les partieulaiil(5s dc cette
action soyenl exprimc^es ct presentees. »
MKMOIRKS DL MC.OMTE UK Tlr,R^^F. flGoSi
■i-ir,
qiioiqu'on se rclachat , la marclie des Espagnols
lui avoit ote toute pcnte a s'accommoder. La
c'our se troiivoit dans une extreme peine ; I'ar-
mee du Roi ne montoit pas a plus de huit mille
hommes ; celle des princes etoit de cinq mille a
Paris , et celle des Espagnols , jointe aux Lor-
rains, etoit de \ingt mille. La Normandie ne
voiiloit point recevoir le Roi. Le soir qu'on cut
cette nouvelle, M. de Turenue etoit au camp ,
et etant vcnu le leudemain a Saint-Denis, il
apprit que la resolution avoit ete prise de s'en
aller avec la cour vers la Bourgognc et vers
Lvon , menant seulement deux mille hommes
pour Tescorter. II scut cette nouvelle pai' M. de
Ruvigni , et lui dit aussitot que tout etoit perdu
si on prenoit cette resolution : 11 avoit assez de
connoissance des affaires de Flandre pour sca-
voir tres-bien que le Roi , en se relirant par
dela Paris , douneroit occasion aux Espagnols
de savancer vers Soissons et Compiegne , qui
u'eussent pas resisle aprcs le depart de la cour
pour Lyon. II croyoit,au contraire, que si le
Roi se resolvoita demeurer sur la riviere d'Oise,
et que son armee marchat vers Compiegne,
toute Tarmee d'Espagne u'oseroit marcher a
(I) HHemoire envoye a Messieurs les marcchaux de
Turenne et de La Ferte-Senneterre, sur les nouvel-
les que Von a apprises des ennemis et de leurs des-
<(Du'i8juiIletl652.
» Le Roy ayanl s^u parte chevalier tie Hezangon, qui
vient d'arriver d'aupres du due dc Lorraine, que leuit
due est post(5 a six lieucs de rarniee d'Espagne , qui est
vers Noslre-Dame de Liesse, et que leiiit due diet que
si les Espagnols s'approclient de lui , il aura de la peine
des'empcsclierde les joindre; qu'en tout cas,ee ne sera
que pour s'advanccr avec eux jusques a la Fert(5-Milon,
pour leur donner nioyen dc d(5taciier le corps qu'ils ont
deslin<5 pour faire joindre a celuy que les princes ont
aux environs de Paris ; de sorie que, par ce que Ton ap-
prcnd de la marche du comle de Fuensaldagnc avec la-
dite armee d'Espagne, des discours que ledit due licnt,
el des letlres intercepldcs dudil de Fucnsaldagne, par-
ticulierement de la derniere qui a esle envoyee auxdits
inarechaux, i'on pent juger assurrment qu'encorcs que
le Roy aU envoye audit due , par les sieurs de Joyeuse
et Rertct, tout ce qu'il a tcsmoigne des'rer pour son ac-
commodcmenl, neanlmoins il sejoindra avec les Espa-
pagnols, et qu'ils fcronl tous ensemble ce que lesdits
sieurs marechaux auronl vu par la derniere letlrc que
ledit Fuensaldagnc a projelle; Ijion que Sa Majeste ne
double pas que Icsdils sieurs marechaux ne fcissenl ce
qui sera dc plus advantageux a son service , loules-
fois a eslime a propos de leur faire scavoi? , par le pre-
sent niemoire, ce quelle jugc debvoirestre fait sur cette
occasion.
» II semble, qu'en cas que la jonction de I'armde d'Es-
pagne avec celle de Lorraine se fasse, et que les Espa-
gnols destaclienl un corps pour envoyer auxdils princes,
il seroit necessairc que lesdiis marechaux sc vinssent
poster soubsLagny, pour observer rarm^e des ennemis,
empcscher, autani (juiis le pourront , la jonction du
Paris , de pcur de laisser toute la Flandre de-
garnie et 1 'armee du Roi entre elle et eux ;
que sMIs envoyoient un secours considerable a
M. le prince, leur armee en raeme temps se
retireroit en Flandre et ne demeureroit pas au
milieu de la France qu'avec un corps beaucoup
plus i'ort que I'armee du Roi. M. de Turenne
croyoit done qu'il n y avoit point d'autre salut
pour I'Etat que de demeurer avec le Roi entre
Paris et I'armee d'Espagne. II avoit encore la
peusee qu'a toute extremite , le Roi , avec un
corps d'armee, etoit bien mieux dans une de
ses places de la riviere de Somme , qu'en s'en
allant vers Lyon , pour laisser une conquete
sure aux Espagnols , depuis la Flandre jusqu'a
Paris. On scavoit aussi la mauvaise volonte
de la Normandie, ct que I'etonnement etoit si
grand partout , qu'il y avoit peude villes ouon
n'eut ouvert les portes aux ennemis : ce qui
obligea M. de Turenne d'aller trouver M. le
cardinal, qui donna tout aussitot dans son sens;
et allaut voir la Reine, qui n'a jamais trouve
dc conseil trop hasardeux , on resolut que la
cour iroit a Pontoise et que I'armee marcheroit
en diligence a Compiegne (i). Aussitot qu'elle y
corps qui sera detache de I'armc'e d'Espagne a celui des
princes, se remettant neantmoins a eux de faire ce que
par leur prudence ils verront estrc pour le mieux.
» Que cependant, qu'ils demeurent joints ensemble
avec le sieur mart'ehal d'Aumont, jusques a ce qu'ils
voyent cerlainement quel est le dessein des ennemis, et
qu'ils aient subject de prendre une autre resolution sc-
ion les mouvemens qu'ils feront, sans que ledit sieur
marechal de La Ferle-Senneterre se destache pour ve-
nir avec Tarmce qu'il commande a Lagny , comme Sa
Majeste luy avoit mandc de faire sur I'advis qu'elle avoit
de la marche de I'armee des princes dans la Brie, qui
n'a pas cslc conQrmee.
» Pour cette fois , Sa Majeste mande prdsentement
audit mareschal d'Aumont, de demeurer joinct avec
lesdiis sieurs mar(?chaux, et de ne pas relourner sur la
frontiere que de concert avec eux.
» Sa Majeste luy mande aussi que si lesdits sieurs ma-
rechaux jugeoicnt avec luy qu'il fust a propos qu'ils sc
separassent, elle desireroit que pour incommoder les
ennemis dans leur pays, pendant leur s(^jour dans le
royaume, qu'il s'advan^ast avec les troupes qu'il a pres
de luy vers Saincl-Quenlin, ou en telle autre postc qu'il
trouveraplus a propos, pourentrerdans leur payset s'en
retirer lorsqu'il les y vcrroit relourner, et dont il pust
asseurer les places qu'ils pourroient atlaquer, ayant
piincipalement I'anlsur Sainct-Qucntin el sur Arras.
»Que, pouresire plus en cstat de lescndommager, il
tirast dc Sainct-Quentin et de Ilam les gens de guerre
qu'il y a jelt(5s, ct demandant au sieur marechal d'Hoc-
quincourl les troupes dont il le pouvoit assister. el aux
gouverneurs des places fronlieres les compagnies de
cavalleric qu'ils commandent.
» Quil mist aussi ensemble ce qu'il pourroit de pay-
sans de la Thirache, qui sont gens aguerris el capables
de faire ic degast chez les ennemis, pour sc venger de
celui qu'ils ont soulTert.
arriva, on apprit par les partis que I'ennemi ,
ayant prls Chauni , marchoit a Fismes , etant
joint a M. de Lorraine. M. le marechal de La
Ferte prit quelque cavalerie et s'en alia vers
Chauni que les ennemis abandonnerent, n'etant
pasun lieu a yarder. II s'en revintpar Soissons,
que Ton assura par des troupes que Ton y mit.
Les Espagnols etant a Fismes , et la communi-
cation n'etant pas libre entre Paris et eux , ils
virent que s'lls vouloient y ailer, comme M. le
prince les en pressoient fort, ils ne le pourroient
laire qu'avec toute I'armee , a quoi lis ne pou-
voient pas consentir ; d'ailleurs ils oe pou-
voient en envoyer un detachement considerable
vers Paris, sans elre rencontre par I'armee du
Roi. Toutes ces considerations unies leur firent
resoudre a retourner en Flandre et a laisser
un coi'ps de troupes a M. de Lorraine, qui de-
ineura sur la frontiere.
En ce temps-la, M. de Turenne ayant eu avis
comme M. de Bouillon, qui etoit a Pontoise
avec la cour, etoit fort malade, s'y en alia en
diligence; il y arriva le huitieme jour de sa
maladie, laquelle alia toujours en empirant :
un transport an cerveau I'empecha de parler
pendant les derniers jours , mais il conserva tou-
jours beaucoup de connoissance. II fut fort aise
de voir M. de Turenne , qui , outre I'etroite
amitie qui etoit entre eux , faisoit une double
perte, vu la posture en laquelle M. de Bouillon
etoit a la cour. En ces derniers temps, il s'etoit
fait encore plus particulierement connoitre pour
6tre tres-capable degrandes affaires, et, si on
peut le dire, avoit pris une maniere d'agir bien
au-dessus de tons les autres , M. le cardinal
Mazarin ayant une particuliere confiance en
lui ; et comme le ministre avoit un grand cre-
dit sur I'esprit du Roi et de la Reine , ce n'etoit
que par son raoyen que Ton pouvoit se rendre
considerable a la cour. M. de Bouillon vecut
jusqu'au quatorzieme jour de sa maladie, et
mourut, laissant un extreme deplaisir a tons
ceux qui aimoient le bien de I'Etat. M. de
Turenne en futtouche tres-sensiblement, I'ayant
toujours aime et ayant ete aime de lui tres-
parfaitement.
Dans le temps que M. de Turenne etoit a
Pontoise , on apprit que I'armee d'Espagne s'e-
» Qu'il eust toujours une particuliere correspondance
avec lesditssieursmarf'chaux, el que, ses(?paiantd'eux,
il Icur renvoyast les troupes commandoes par le sieur
de La Salle, y compris ce que comraande le sieur mar-
quis de Bdthune, pour servir avec eux, comme avant
qu'elles I'eussent joinct.
» A quoy Sa Majesty adjoustera seulement quelle
cstimc que, lorsque lesdits mardchaux seront vers la
MEMOIRES UU VICOMTE DE TUflENNE. [165*2]
tolt retiree , et que M. de Lorraine etoit de-
meure avec le renfort que les Espagnols lui
avoient laisse. Comme il y avoit toujours quel-
que negociation de la cour avec les princes et
avec le parlement , on fit connoitre que si M. le
cardinal Mazarin s'eloignoit , que toutes choses
se raccommoderoient. En faisant proposer cela
de la part des princes , on laissoit entendre
qu'il pourroit revenir un jour, et que ce n'etoit
seulement que pour montrer au public que Ton
n'avoit jamais voulu s'accommoder sans que le
ministre sortit de France , puisque son retour
a la cour etoit le pretexte de la guerre. M. de
Turenne , a qui il en parla fort confldemment,
ne le dissuada point de la pensee qu'il avoit
d'aller a Sedan; mais il lui conseilla toujours
de dire que c'etoit pour en revenir. M. de Tu-
renne ne vouloit point etre dans un interet que
Ton auroit affoibli en le desavouant. II savoit
bien d'ailleurs que beaucoup de gens se servi-
roient de la dissimulation dont la cour et M. le
cardinal voudroient qu'on usat , en disant qu'il
ne rcviendroit point, pour travailler plus ou-
vertement a empecher tout de bou qu'il ne re-
vint ; et hors le Roi et la Reine qui desiroient
son retour, il y en avoit fort peu dans la cour
qui ne travaillassent de bon cceur a I'emp^-
cher.
M. le cardinal partit de Pontoise, les choses
etant disposees de la facon que j'ai dit ; M. de
Turenne et M. Le Tellier s'en allerent avec lui
jusqu'ou etoit I'armee , ou il prit quelque escorte
pour s'en aller vers Sedan. M. Le Tellier retour-
na a la cour, et M. de Turenne deraeura a I'ar-
mee , qui s'avanca ensuite vers Dammartin ,
pour se mettre entre Paris et I'armee de M. de
Lorraine ; lequel , en I'absence de M. le cardinal ,
commenca a negocier a la cour. Quoiqu'elle ne
s'y fiat pas entierement, elle ne laissa pas d'e-
couter ses propositions ; et comme il falloit que
I'armee ne s'eloignat pas trop de Pontoise ou
etoit la cour, a cause de I'armee des princes
qui etoit a Paris, elle ne raarcha pas vers la
Champagne pour pousser M. de Lorraine hors
du royaume , a la faveur des villes que Ton
avoit pour soi ; mais M. le prince ayant envoye
de la cavalerie pour faire lever le siege de Mont-
rond , on fit partir huit escadrons de I'armee
Brie, il faut qu'ils fassent joindre a eux les trouppes
eslant soubs la charge du sieur de Montbas et celles
venues nouvcllement d' Alsace, estant soubs celle du sieur
Biron, suivant les ordres qui en ont cstO adressOs audit
sieur marc^clial de La Ferte, se remettant toujours , Sa
Majesty, sur la prudence desdils sieurs mar^chaux, de
tout ce quelle leur pourroit prcscrire.
» Faict Ic 28 de juillet 1652. »
MEMOIRES UV VlCOMTE DE TLBENKB. [ll)5'i]
du Roi pour aller trouver M. de Palluau qui
etoit devant Montrond.
Cependant M. de Lorraine , qui avoit pro-
rais aux Espagnols de se joindre a I'armee des
princes qui etoit a Paris , faisoit traitter avec la
cour (1) , afiii qu'on ne fit point attention aux
mouvemens de son armee. Quoique celle du Roi
I'observat , neanmoins les assurances qu'il don-
noit d'un accoranaodement prompt faisoient
qu'on nagissoit pas avec tant de mefiance ; de
sorte qu'il partit des environs de Chalons et
marcha en diligence par la Brie , pour gagner
la riviere de Seine entre Corbeil ot Paris. L'ar-
mee du Roi passa la Marne a Lagni, et quoique
beaueoup inferieure a celle de M. de Lorraine,
on vouloit s'opposer a son passage vers Paris.
M. de Turenne voulut marcher le lendemain
du passage de la Marne , dans la pensee que
M. de Lorraine s'avancoit sans en avoir de cer-
titude ; mais comme on se relache quelquefois,
on sejoarna ce jour-la, et le lendemain de bon
matin on trouva M. de Lorraine tout proche de
Brie-Comte-Robert. Si on eut marche le jour
precedent, on I'auroit devance; mais les avant-
gardes s'etant trouvees les unes pres des autres
vers Brie-Comte-Robert, il se hata de gagner
le poste de Villeneuve, oil il avoit dessein de
se raettre , afin d'avoir communication avec
Paris.
M. de Turenne , qui etoit a I'avant-garde ,
apres avoir un pen attendu M. le mareehal de
LaFerle, fut d'avis de marcher promptement
pour arriver au poste de Villeneuve - Saint-
Georges avant M. de Lorraine. En effet , on y
marcha avec tant de diligence que Ton arriva
en meme temps que son armee ; mais comme il
avoit un ruisseau a passer, et qu'il vit quelques
escadrons de I'armee du Roi sur la hauteur de
Villeneuve , il demeura de I'autre cote, et toute
I'armee du Roi arriva le soir au camp de Ville-
neuve-Saint-Georges. On scut dans le village
qu'il y avoit desbatteaux qui descendoient vers
Paris ; et comme il etoit d'une consequence ex-
treme d'en avoir, ou pour faire un pont, ou pour
passer avec des troupes au-dela dc I'eau, M. de
(1) Le Roy ^crivit la leltre suivanfc a messieurs les
marcchaux de Turenne et de La Firl(5-Senneterrc ,
pour leur dire de laisser relirer le due de Lorraine avec
son armee , dans le cas oil il leur donneroit Tasseurance
de se separer de Tinldret des princes.
« Mcs cousins , le sicur de Joyeuse Saint-Lambert
s'en aliynt retrouver mon frere le due de Lorraine, et
I'ayant charge de lui faire cognoislre qu'en se s^parant
avec son arm(5ede I'interest et des trouppes des princes,
jelui ferai donner seurete pour se relirer avec les sien-
nes, j'ai bien voullu vous le faire savoir par cctle lettre,
ctvousdire qu'en cas que ledit sieur de Joyeuse vous
4 17
Turenne envoya le long de I'eau et les fit re-
monter avec une peine extreme vis-a-vis de
Viileneuve-Saint-Georges. M. le prince s'a-
vanca a Charenton , croyant que M. de Lor-
raine etoit arrive a Villeneuve-Saint-Georges,
suivant qu'il lui avoit raande le matin en par-
tant de son camp; ayant envoye trois ou quatre
de ses gens qui vinrent se jetter dans I'armee du
Roi, croyant que c'etoit celle de M. de Lorraine,
il reprit toute la nuit un autre chemin, et joi-
gnit avec ses troupes M. de Lorraine vis-a-vis
d'Ablon. M. de Turenne et M. le mareehal de
La Ferte , n'ayant pu empecher cette jonction ,
resolurent d'attendre , dans le camp de Ville-
neuve , le parti que les ennemis prendroient,
s'etant assures des batteaux , et esperant qu'en
quelque lieu que I'ennemi se mit, ayant un
pont sur la riviere , ils Irouveroient toujours
quelque expedient de se mettre en bonne pos-
ture. La chose n'etoit pas sans grande difficulte ,
mais comme on etoit si pres de I'ennemi, il n'y
avoit rien de moins sur que de songer a une re-
traite. Comme M. le prince et M. de Lorraine
se furent joints , ils marcherent pour prendre le
meme chemin qu'avoit fait M. de Turenne
quand il avoit oblige M. de Lorraine a traitter.
On croyoit ce jour-la qu'ils attaqueroient le camp
comme on I'avoit cru le jour de leur jonction.
L'armee du Roi n'avoit que vingt-huit escadrons
et cinq mille hommes de pied ; les ennemis
avoient quatre-vingts escadrons et huit mille
fantassins. Au lieu d'attaquer, ils vinrent se re-
trancher a une portee de canon du cote de la
plaine , et songerent a affamer I'armee du Roi
et a empecher les fourages , ayant laisse dans
Ablon cent cinquante mousquetaires pour em-
pecher la communication de la riviere. lis
croyoient qu'en veuant se logcr si pres avec
I'armee, on n'entreprendroit pas de sortir du
camp ni de les attaquer. Comme on ne pouvoit
pas demeurer dans le camp sans avoir la riviere
libre, on resolut d'aller prendre cos cent cin-
quante mousquetaires. L'on partit la nuit , et
a la pointe du jour le chateau se trouva pris
avant que I'armee des princes put etre en ba-
donne asseurance de cette s(?paration de la part dudit
due, je trouve bon et desire que vous le laissiez marcher
avec sonarm<!e, sans le suivre ni rien entreprendrecon-
tre lui ni ses trouppes : ce qu'il observera de sa part en-
vers les miennes; et que pour faire que mon cousin le
mareehal de L'Hospilaln'apporle point d'obstacle deson
costc a sa marche, je vous adressc une leltre pour lui
pour cette fin, laquelle vous lui fcrez tenir avec I'advis
de ce que vous aurez sceu dudit sieur dc Joyeuse; a quoi
me remettant, je ne vous ferai la pr^sente plus longue ,
que pour prierDieu qu'il vous ayt.mes cousins, en sa
saincte et digne garde. »
} ;s
MEMOiUES 1)U VICOMTE
taille. Si die etoit dcmcuree u son premier
poste eiitrc Villciieuve et Corboil , il est certain
(ju'au bout de quatre jours il auroit fallu que
i'armee du Roi se retirat en grande confusion
vers Lagni , ne pouvant avoir de pain de muni-
tion que par la commodite de la riviere.
Apres que le pont de batteaux tut fait, on
travailla encore a un autre, etant impossible
([ue les fourrageurs se servissentd'un seul pont :
ct comme ce lieu avoit ete fort mine par I'ar-
mee do M. de Lorraine quelque temps aupara-
vant , les trois ou quatre premiers jours que les
armees etoient en presence, tous los chevaux
de celle du Roi ne mangeoient que desfeuilles de
vigne; de soite que !M. lo prince crut qu'en la
serrant de pres avee le nombre de cavalerie
qu'il avoit , il seroit impossible que Ton put
subsister que fort peu de jours dans ce poste. II
fit aussi deux ponts entre Villeneuve et Charen-
tou , pour empecher les fourrageurs qui alloient
dans le Longboyeau ; mais apres avoir bien fait
palissader tous nos retranebemens, on envoyoit
une bonne partie de la cavalerie au fourrage, qiii
alloit des deux cotes de la riviere, et ainsi les
cnnemis ne pouvoientleur dresser d'embuscade
sure. On envoya M. de Vaubecourt a Corbeil
avee quelques troupes, lesquelles, avee d'autres
qui vinrent de Montrond, faisoient environ deux
mille en tout. Corbeil servit ainsi d'un entre-
pot pour les fourrageurs, lesquels apres avoir
charge demeuroient a ce village, et on leur
faisoit scavoir du camp de quel cote de la riviere
il falloit qu'ils revinssent. Comme les armees
etoient si proclies que I'ou vo^'oit ce qui sortoit
du camp de I'cnnemi, les fourrageurs de I'ar-
mee du Roi partoient la nuit et demeuroient
deux jours debors. Les troupes logees a Corbeil
leur donnoient toute cette facilite , sans quoi
certainement on n'eiit pas pu demeurer dans le
camp; on fit aussi en ce temps- la descendre
quelques batteaux de foin , ce qui fit demeurer
cinq semaines dans le camp. II y avoit souvent
des escarmouches entre les armees , mais elles
n'etoient pas considerables , et jamais aucun
convoi des fourrageurs ne fut rencontre par les
ennemis , qui etoient tous les jours dehors avee
une partie de leur cavalerie.
A la fin, les chemins devinrent si mauvais
par les pluies continuelles , que les chevaux ne
pouvoient plus allerau fourrage si loin; desorte
(pie Ton fut oblige de songer a deloger. On avoit
fait faiie beaucoiip de ponts sur la riviere qui
etoit au bas du camp, sur le cbemin de Corbeil
oil on vouloit se retirer. Au commencement de
la nuit , on fit marcher tout le bagage vers Cor-
beil , ct trois heures .ipres toute I'armee decampa
DE TLBENXE. [lG.'>2j
sans que I'ennemi en cut connoissance que le
lendemain qu'on arriva a Corbeil , oil on avoit
fait faire quelques redoutes par M. de Vaube-
court, sur une hauteur, pour y recevoir I'armee
quand eile arriveroit. On ne sejourna point a
Corbeil qu'un jour, et le lendemain on marcha
vers la Brie, pour ensuite gagner la riviere de
Marne au dessus de Paris , et tacher d'aller vers
rOise , la cour etant a Mantes en ce temps-la.
M. le prince eloit parti de son camp quelques
jours auparavant la marche de Tarmee du Roi ,
a cause d'un ])eu d'indisposition, et on a fort
dit que sans cela il I'auroit attaquee dans sa re-
traite; mais il est certain que de la maniere
qu'elle selit, on ne pouvoitpas combattre entre
le camp et Corbeil. L'armee du Roi marcha en-
suite vers Meaux, et , passant la riviere de Mar-
ne , alia se poster aupres de Senlis. Celle des
princes, en partant de Villeneuve-Saint-Georges,
se logea entre Paris et Dammartin ; et certaine-
ment les diverses negociations , et meme les
passe-temps de Paris, empecherentM. le prince
de prendre bcaueoup d'avantages qu'il n'auroit
pas negliges en une autre occasion. Apres quel-
ques jours d'indisposition , il resolut de partir
avee son armee et celle de M. de Lorraine des
environs de Paris, et s'en alia sur la frontiere
de Champagne : M. le comte de Fuensaldagnc
I'attendoit avee I'armee d'Espagne aupres de
Laon. On s'est assez etonne de ce qu'il quittoit
Paris si aisement, etant certain que c'est unfort
grand avantage de s'y maintenir, quand on est
assez malheureux pour faire la guerre a son
Roi ; mais les diverses caballes qui n'alloient
pas a son but, et un peu de manque de vue
pour les choses qui devoient suivre son depart,
aussi bien que les esperances qu'il concevoit de
sajonction avee les Espagnols, I'obligerent a
quitter Paris. Une autre chose y convioit fort
M. le prince : touche de la facon dont M. d(^
Lorraine vivoit avee son armee , et las des af-
faires du parlement, il desiroit se mettre dans
une maniere de vivre semblable a celle de M.
de Lorraine. Ainsi ils mareherent ensemble
et joignirent M. de Fuensaldagnc aupres de
Laon ; comme on avoit mis cinq cens hommes
de I'armee du Roi dans La Ferte-Milon, ils pas-
serent tout aupres sans I'attaquer.
L'armee du Roi, qui etoit en ce temps-la au-
pres de Senlis , et d'ou Ton avoit envoye de I'in-
fanterie sous M. le comte d'Estrees pour semet-
tie dans Laon, ne bougea point de son poste,
attendant la resolution des ennemis apres leur
jonction. Comme Paris resta un pen cbranle par
reloignementde M. le prince, quoiqucM. d'Or-
leansy deiaeurast , la cour recevoit divers avis
i
MEMOinfiS i)(i VICOMTK UK It :.I'.\M-
l(io2i
I M>
pour sa conduite, selon ies diverses vues que
ceux qui etoient a Paris avoient , ou pour I'y
fairealler ou pour Ten empecher ; Ies courtisans
etoient meme partages sur ce sujet, chacuu
ayant diverses pensees : ce qui seroit trop long
a deduire. M. de Turenne ayant sou I'etat des
choses, fit agreer a M. le marechal de La Ferte
de demeurer a I'armee , et il s'en aila a la cour ,
ou la Reine lui ayant demande a son arrivee
son sentiment , si le Roi devoit aller a Pa-
ris, n'y ayant qu'elle et le Roi presens,il lui
conseilla de u'en point perdre le temps ; et
comme il avoit laconnoissance de I'etat de I'ar-
mee, et du peu de moyeiis qu'il y avoit d'avoir
del'argent pour la remettre sansetrea Paris, il
pressa fort cette raison qu'il joiguit a bcaucoup
tfautres , qui etoient que I'autorite du Roi etoit
si diminuee que Ton ne vouloit plus le recevoir
en aucune grande ville; que si I'hiver se pas-
soit sans aller a Paris , toute la France se soule-
veroit; que le Roi n ayant plus d'armee ni d'ar-
gent , ni de quartiers pour en remettre une sur
pied, ce qu'il avoit ensemble se reduiioit peu a
peu a rien, Ies officiers quittant tons Ies jours
faute de subsistance. Ces raisons persuaderent
la Reine, de sorte que la cour quitta Mantes
et s'en alia coucher a Saint-Germain , ou Ton
sejourna trois ou quatre jours, durant lequel
temps il y vint des deputes de la bourgeoisie de
Paris pour supplier le Roi d'y venir. M. de
Cbateauneuf y vintaussi, mais avec une diffe-
rente intention 5 car il vouloit bien que le Roi
allat a Paris , mais il souhaitoit qu'on y laissat
Monsieur , qui soutenoit la caballe opposee au
retour de M. le cardinal , et qui ne vouloit se
raccommoder avec la cour qu'a condition que
le ministren'y revint plus. M, de Cbateauneuf
pretendoit que le Roi ne verroit point Gaston
Ies premiers jours ; mais qu'apres tons Ies in-
teressesaempecber le retour de M. le cardinal,
unis en cela seul et separes d'ailleurs en tout,
s'accorderoient ensemble a supplier le Roi de ne
point faire revenir M. le cardinal , et ne deman-
deroient autre grace que celle-la. Le Roi et la
Reine envoyerent en ce temps-la M. d'Aligre a
Paris; mais il s'en revint a Saint-Germain , sans
avoir rien recu de positif sur la negociation.
M. de Turenne et M. Le Tellier etoient alors
ceux a qui la Reine avoit le plus de confiance :
ilsfurent d'avis de continuer la resolution d'aller
a Paris, sans scavoir celle que Monsieur pren-
droit. On lui envoya une personne de confiance,
pour lui dire que le Roi etoit en chemin et qu"il
arriveroit le soir a Paris; cet envoye revint, et
trouva le Roi et la Reine entre Saint-Cloud et le
bois de Roulognc, et rapporta que Monsieur ne
III. C. U. M., T. Ill
prenoit aucune resolution que celle de demeurer
a Paris. Sur cela on fit arreter le carrosse de la
Reine, laquelle etant avec le Roi fit sortir Ies
femmes qui etoient dans son carrosse, etcom-
mandaatrois ou quatre pcrsonnes qui etoient
la de s'approcher pour dire leur avis. Ceux qui
s'y rencontr^rent furent le prince Tbomas ,
M. le marecbal de Villeroi, M. le marecbal Du
Plessis et M. de Turenne, lequel fut d'avis de
continuer son cbemin, et que le Roi et la Reine
allassent ensemble jusqu'a la Croix du Tiroir;
que de la la Reine s'en iroit au Louvre et le
Roi droit au Luxembourg, ou etoit Monsieur
pour le convier de venir ou I'emmener meme
avec lui au Louvre, etant certain que Monsieur
n'attendroit point cela et qu'il s'en iroit, qui
est ce qu'on demandoit. II eiit etc fort dange-
reux de laisser Monsieur au Luxembourg ; car
au bout de deux jonrs, Ies rejouissances qui ar-
rivent aux entrees du Roi etant passees, Ies
cboses eussent change de face, et il cut ete
hors du pouvoir du Roi de faire sortir Monsieur
de Paris, et principalement ayant pour lui le
pretextespecieux de n'avoir rien a demander,
si ce n'etoit que M. le cardinal ne revint plus
a la cour. C'est ce qui obligeoit IVr. de Turenne
a conseiller qu'il falloit se servir de I'entree du
Roi a Paris pour en faire sortir Monsieur.
On partit d'aupres du bois de Boulogne en
cette resolution ; le Roi monta a cheval pour
faire son entree a Paris , et manda a Monsieur,
par M. Damville, ce qui avoit ete resolu ; lequel,
apprenant que le Roi dans une demie beure
alloit y entier, I'envoya supplier de trouvei-
bon qu'il y demeurat encore cette nuit-la , et
que le lendemain il partiroit de bon matin.
M. Damville vint retrouver le Roi comme il
marcboit et etoit pret d'entrer au faubourg;
de sorte que , dans cette assurance du depart de
Monsieur le lendemain, il s'en alia au Louvre,
ou M. le cardinal de Retz et tout ce qu'il y avoit
de gens de qualite a Paris I'attendoient, pen-
dant qu'une foule incroyable de peuple mar-
cboit au-devant de lui.
Dans le temps que M. de Turenne demeura
a Paris, qui ne fut que cinq ou six jours, il
vit M. le cardinal de Retz, qui lui temoigna
soubaitter de se raccommoder avec M. le cardi-
nal , et lui paria du mariage de mademoiselle
de Retz avec son neveu, le priant meme de le
faire scavoir a M. le cardinal , et I'assurant qu'il
le prendroit pour temoin dans toutes Ies circoii-
stances de cette liaison. M. de Turenne, qui sca-
voit bien que de s'entremettre d'une affaire
comme celle-la , lui etoit assez inutile, et qu'il
lui en pouvoit bien plus aiscment arriver de
460
I'embarras que quelque fruit considerable, dit
a M. le cardinal de Retz qu'il feroit avertir
M. le cardinal, qui etoit a Sedan , bien exacte-
raent de tout ce quil lui avoit dit , et que s'il
y avoit une reponse positive, qu'il la lui feroit
bientot scavoir; mais que s'il n'avoit point
promptement de ses nouvelles, qu"il ne fit aucun
fondement sur cette negociation, et qu'il prit
ses mesures comme n'attendant aucune reponse
par lui.
M. de Turenne etoit persuade que M. le car-
dinal de Retz vouloit s'accommoder tout debon
en ce temps-la , et ne doutoit point que si une
personne de grande creance en eiit voulu faire
son affaire , qu'il n'eiit pu y reussir; mais M. de
Turenne partit peu de jours apres de Paris, et
M. le cardinal de Retz n'ayant personne de la
cour a qui 11 se fiat , ni qui se fiat a lui , en se
donna tant de soupcon de part et d'autre que
les mesures , au bout de deux ou trois mois ,
furent prises de I'arreter : ce qu'on fit un jour
qu'il vint au Louvre , ou il n'entroit qu'avec
grande mefiance depuis quelque temps. M. de
Turenne, ayant envoye M. de Varennes trouver
M. le cardinal , lui fit dire tout ce qui s'etoit
passe entre lui et M. le cardinal de Retz , dont
il n'eut aucune reponse, de sorte qui! ne se
mela plus du tout de cette negociation. II partit
de Paris et alia rejoindre larraee aupres de
Seulis, apres avoir dit auRoi qu'il esperoit em-
p^cber que les ennemis oe prissent leurs quar-
tiers d'hiver en France.
Les ennemis etoient aupres de Laon , d^oii ils
partirent en grande diligence et allerent in-
vestir Rhetel,dans lequel il y avoit peu de gens:
la ville fut prise en peu de jours. Toutes les
armees des ennemis jointes ensemble montoient
bien a vingt-cinq raille hommes ; celle du Roi
ne passoit pas dix mille. Eile marcha le long
de la Marne, et approchant de Chalons on ap-
prit que les ennemis, apres la prise de Rbe-
tel , avoient assiege Sainte - Menebould , dans
lequel aussi il se trouva peu de gens; mais ils
firent une bonne resistance. Quand on en scut
la prise , I'armee du Roi etoit aupres de Vitri
et n'osoit pas s'approcher de trop pres de celle
des ennemis, qui de Sainle-Menebould mar-
MEMOlRtS DU VICOMTF. DK TL'RE.NNE. [lG52]
cherent a Bar-le-Doc , ou M. de Turenne avoit
jete six cens bommes de pied, et selon qu'il
connoissoit la situation de la vllle et du chateau,
il falloit qu'une armee se separat pour I'atta-
quer ; de sorte qu'il resolut de marcher au se-
cours, quoiqu'il criit que toute I'armee d'Espa-
gne y etoit avec M. le prince : elle etoit nean-
moins partie de Saiote-Menehould i^, avoit
passe la Meuse et s'etoit retiree dans le Luxem-
bourg. M. de Turenne, qui etoit aupres de
Vitri quand I'armee du prince alia devant Bar,
marcha toute la nuit droit a Saint-Dlsier , d'oii
il vouloit partir apres avoir un peu fait reposer
les troupes , pour aller secourir Bar, qui n'en
est qu'a trois lieues; mais il apprit que la basse
ville ayant ete surprise, le chateau s'etoit rendu
en vingt-quatre heures. II est certain que M. le
prince entreprit ce siege-la n'y ayant pas beau-
coup songe, et on n'a point vu d'action ou il
ait commis I'armee avec si peu d'egard comrae
en celle-la , etant tres-constant que si le siege
eiit dure, comrae il le devoit selon toutes les
apparences, il ne pouvoit pas sauver son canon,
et il est fort vraisemblable que son armee ne se
fut pas retiree bien aisement.
M. de Turenne , ayant appris la prise de Bar
et que I'armee d'Espagne n'etoit plus avec M. le
prince , resolut de s'approcher de lui et de le
combattre au premier lieu ou il en trouveroit
I'occasion. Ainsi il marcha a Vaucouleurs , afin
de se trouver du meme cote de la riviere de
Meuse que M. le prince , qui , apres avoir pris
le chateau de Void , s'approcha de Toul. II y
avoit quelques jours que M. d'Elbeuf avoit joint
I'armee du Roi avec deux mille hommes des
troupes de Picardie ou de nouvelles levees:
avec ce renfort I'armee marcha a Vaucouleurs,
ou elle passa la ^i^iere de Meuse, afin d'etre du
meme cote qu'etoit M. le prince; et le lende-
raain matin on marcha vers Void , d'ou ayant
deloge des la nuit , le prince se retira a Com-
merci, qui etoit un lieu dont il s'etoit saisi et
oil il y a deux bons chateaux. Mais ayant scu
que I'armee du Roi continuoit sa marche apres
lui, il y laissa garm'son et se retira le long de
la Meuse a Saint-Mihel, grande ville dont les
murailles etoient a demi-demolies. II t^cha de
(1) Le Roy ^crivit a Messieurs les marechauxde Tu-
renne et La Ferl(? Sennelerre. la leUre saivante, « au su-
jtl fles iiicendics que font les ennemis des villages
voisins de Sainclc-Mcnnehoud. »
B Du 23 ddiembrc 1652
u Mes cousins, ayant sreu que les Irouppes de rarm(''C
ennemie. commandec par Ic prince de Conde, onl brusle
plusieurs villages des environs do Saincte-Mennehoud,
el entre autres de ceux quiapparlicnnenl au sicurcomtc
I de Vaubecourt, je vous faicts celle leltre pour vous dire
I que vous aycz a faire entendre audit prince dc Conde,
I par un trompettc, que si lesditcs Irouppes bruslent
I dans mon royaumc, qui est une maniere dc faire la
I guerre nonpratiquee jusqu'a present par les Espagnols ,
; jay resoiu de faire user des mesmes voyes contre les
biensduilit prince de Conde, el dans les lieux qui luy
appartieiinenl el a vcui <lc son party, silues dans mon
royaumc; sur quoy vous me ferez scavoir ce qu'il vous
aura repondu , et la prcsente, etc. »
MKMOir.ES DU VICOMTE 1)E TliREN.\E.
1653
4.51
trouver quelque lieu propre a se poster ; raais
comme il n'avoit pas beaueoup d'infanterie, et
qu'on ne lui donna pas le temps de se retran-
cher, il fut oblige de se retirer jusqu'a Damvii-
ler, qui est une place qu'il tenoit a la fiontiere
de Luxembourg, ayant laisse de son infanterie
dans Bar-le-Duc, dans Ligni , dans Void et dans
Coramerci , qui tiennent tout un canton de
pays. A la faveur de ces places, il pensoit y faire
hiverner son armce, ou, si Ton en attaquoit
une, que se mettant a convert d'une autre, il
incommoderoit fort les assiegeans, a cause de
I'hiver dans lequel on eloit entre. Mais M. de
Turenne, qui voyoit bien par lespetites places
qu'il prenoit, et ou il mettoit des gens, quelle
doit son intention, marcha toujours droit a lui,
laissant les places sans les attaquer , et ainsi ,
en cinq ou six jours de temps , il Tobligea de se
retirer dans le pays de Luxembourg.
M. le marechal de La Ferte (1) arriva en ce
temps-la de Nanci a Saint-lMihel : cette marche,
rompant a M. le prince toutes ses mesures, lui
fit perdre Tesperance d'hiverner ni en Champa-
gne, ni sur les frontieres de Lorraine. Ayant
separe sa cavalerie et sou infanterie de tons les
corps qu'il avoit laisses dans les places, il ne les
put rejoindre , et une partie de cette infanterie
fut prise pendant Thiver a discretion.
De Saint- iMihel on marcha devant Ligni et
-levant Bar, ou arriva M. le cardinal Mazarin ,
qui avoit toujours demeure a Sedan depuis son
depart de Pontoise. Ou laissa quelque infanterie
pour attaquer Ligni; et ayant emporte la basse-
ville de Bar par assaut, le siege dura dix ou douze
jours a la haute ville et au chateau. M. le prince
\int avec quelque cavalerie jusqu'a Vaubecourt;
mais comme il scut qu'on marclioit a lui , il se
retira a Damviller. x\pres sept ou huit jours de
siege et d'une fort bonne defense, Bar et Ligni
se rendirent a discretion, avec sept ou huit re-
' gimens qu'il y avoit dans ces deux lieux. De la
j I'armee marcha vers Sainte-Menebould; mais
la rigueur de la saison et le nombre d'hommes
^ (lu'il y avoit dans cette place empecherent
qu'on ne I'assiegeat ; la gelee etoitsi forte qu'il
(1) Voycz les Memoires de M. Ic due dYorck, dans
cc volume , a la suile de coux de Turcnnc.
(2) Nous avons donnc?, dans reditioii des Memoires de
ce cardinal , les ordrcs du Roy , Perils de sa main , pour
s'emparer de la personne du coadjuteur , mort ou
vif, en cas de r(?sislance de sa pari. ( Page 415 de notrc
(5diUon, tome I" de la 3« scric de la Collection de MM. Mi-
chaud et Poujoulat. )
(3) Turenne ne parle pas, dans ses ML^moircs, du m^-
contentement qui! diit ^prouver, si on en croit lacorres-
pondancc suivanlo, pour n'avoir pas ct** informed dc I'ar-
reslalion liu caniinal de Ret/..
y mourut beaueoup de soldats de froid en raar-
chant. La meme saison obligea a ne point assie-
ger Bhetel, etant impossible de travailler a la
terre : d'ailleurs I'armee de M. le prince, qui
s'etoit jointe au corps que les Espagnols avoient
ramene quand il alia assieger Bar, empecha
aussi que Ton ne fit ce siege , parce q?. • les en-
nemis, qui tcnoient Chateau-Portien, auroient
pu facilement secourir la place. Pour ne pas
faire un si grand siege , on alia faire ce vu de
Chateau-Portien, qui dura six ou sept jours,
que lesassieges deraanderent pour avertir M. le
prince s'il les vouloit secourir; le prince, qui
etoit loge avec toute son armee et celle d'Es-
pagne a Aubenton et Rumigni, qui n'en est eloi-
gne que de six ou sept lieues, tint conseil la-
dessus et resolut enfin de ne pas marcher, de
sorte que Chateau-Portien se rendit. On de-
meura presque toutes les r.uits du siege a la
campagne avec toute I'armee, par ies plus
grands froids qu'il est possible d'endurer.
L'armeedes ennemis scachant la prise de Cha-
teau-Portien, marcha a Vervins, qu'ilsprirent,
n'y ayant que trente bommes de garnison. L'ar-
mee du Pioi marcha droit a Marie , et de la p
Vervins, ou les ennemis n'ayaut laisse qu'un
regiment d'infanterie et un de cavalerie, la
place se rendit en douze beures; les ennemis se
retirerent dans Icur pays , et on donna des
quarters a I'armee du Roi dans toutes les pro-
vinces.
[1G53] M. le cardinal Mazarin, qui etoit venu
a I'armee au commencement du siege de Bar, ne
quitta point I'armee que le siege de Vervins ne
fut fini , vers la fin de fevrier; apres quoi il s'en
retourna a Paris , ou I'autorite du Roi etoit af-
fermie depuis sonretour. La prise de M. le car-
dinal de Retz (2) , qui fut arrete durant I'hiver
et en I'absence de M. le cardinal Mazarin ^3) ,
avec sa participation, et conformement a ses
ordres, n'avoit cause nulle emotion : il etoit en
prison dans le chateau de Vincennes. 11 ne se
fit nul changement considerable a la cour pen-
dant I'hiver; on euvoya une partie dc I'armee
dans les provinces, et il demeura peu de troupes
An pere Arnolfiny a Cambray.
« Paris, 18 Janvier 1G53.
» Le mareschal de Turenne est mal salisfait de M. le
cardinal, ence quil n'a point cu de part au secret de
lemprisonnemcnt du cardinal de Rctz, quon avoit con-
fix a 31. d'Elbeuf ct au mareschal de La FeTl6, aflln de
faire advancer les troupes du costd de Paris en cas de
ndcessite; et rest ce qui a empesche qu'on n'ait este
droit a M. le Prince av.int la joiiction de vos troupes.
» L'abbe Fouquel cslde retour depuis troisjonrs d'au-
2!).
\f>'2
\:r.\i<)llUS Dli \!<OMTK 1)F. TlliK:-.Mi.
IG^
snr les iVontieres ; el conime on ctoit rent re fort
tard dans les quartiers d'hiver, tant du cote des
Espagnols que de celui du Roi , on ne se mit
pres de son Eminence; on apprendra par lui la resolution
de M. le cardinal pour leslablissement d'un conscil de
linances dont Servien et le procurcur-g^nc^ral pr(}-
tondcnl cstre les chefs, et Bourdeaux et M(^nardeaii
nouveaux dirccleurs. Cette r('"sohilion de M. le cardinal
pouiroit bien clianfier aussibien quecelle d'estieici lun-
ili ou mardi , que I'on ne cioit pas pouvoir estre de
(luinzc jours , pose le cas qu'il y vienne . ayant lentc de
lairc sortir le lloy de Paris il n'y a pas bien long-temps;
a quoi il n'a ]ias trouve toute la complaisance et la dis-
position possible ; et il pr(5voit bien que les esprits Gom-
inencent a se recLaiill'er , que les rentes luiseroienl une
pierre d'achopjiement. !l n'a encore rien decide pour le
fait de la surintendance. On recbcrclie ici fort (Iroissy,
pour Tarresler, et mesmc une lettre qu'il cscrivoit a
IJoideaux a este interceptec, par laquelle on le prc^tcnd
fort criminel.
» Le parlcment veut s'assembler toiichant les con-
freres exiles, mais on Icur promet leur letour bien-
tost. »
On voit aussi , par cette Icltre , que si le cardinal de
Rctz fut arrete en I'absencc de Mazarin , ce ne fut pas
sans son ordre, puisque trois jours avant I'arreslationdc
Rctz , I'abb^ Fouquet revenait d'aupresdu cardinal mi-
nistre.
(1) Turenne, dansses M(?moires,nous raconte les prc-
paratifs de la cour pour s'opposer au prince de Condc^,
et les Icttres suivantes pcuven! servir a donner une id^e
de la position reelle du prince et de I'elat de son parti,
soit en Flandrc , soil a Bordeaux.
A Monsieur Lenet.
(( S. A. ne ressent plus aucune incommodil^ de scs
douleurs passees ; je croy que les eaues de Spa , dont
elle se sert, tons les jours, font un bon effect. IVos aflai-
res , pour la campagnc , s'advancenl fort par do(;a. S. A.
part lundi procliain de Bruxelles pour aller a Anvcrs.
Si enire cy etle procliain ordinaire il y a ici quelqiie
chose de nouvcau, je ne manquerai de vous le mander,
estant la personnc du monde qui aime le plus voslre sa-
tisfaction et a contenter vostre curiosit(?.
» Tenez-moi lousjours, s'il vous plaisi, dans rhonncnr
de vos bonnes graces.
» Bruxelles , le 20 mai 1G.') !.
» Caillet.
»M. TArchiduc donne le bal demain. on mouse igneur
le prince et lout ce qu'il y a de beau nionde assislera ;
on n'est pourtanl pas bien asseure que les i)rincesses et
grandesd'Espagne, qui sont iti , s'y tronvent . a cause
(!es rangs qu'elles se dispulent les uuos aux autres; ce
qui est cause (|ue S. A. n'en a pas encore invito une
seule , la pluspart des piiucessrs s'estant mis dans la
teste que les visitesde S. A. regleroient leurs rangs; ce
que S. A. n'a pas voulu decider. »
Lctlre de Son Altesse a Monsieur Lcnet .
« J'ai rcru, par le dernier ordinaire, les duplicata et
triplicala de vos despesches du premier de ce mois , ei
telles que vous m'a\ez escrilcs du 8 et du 15 , sur les-
quelles je n'ay rien a respondre , vous ayant mande par
nies pr(^C(^dcntes tout ce que je pourrois vous dire par
celie-ci. Seuliinent vous dirai-je re que je vous ay desja
en eampaiiiie qu'assez avant dans le mois de
Jnin. M. le prince tenoit(l) Saitite-Menehouid et
Rhetel sur la riviere d'Aisne , qui sont des pos-
faict sgavoir par deux ou trois fois , el a madame de
Tourville, en responce a sa premiere lettre, quelles es-
toientmes intentions sur la reformation des maisons de
ma femme et de mon CIs , vous ayanl remisa vous et a
elle le pouvoir d'enretrancher lous ceux dont vous croi-
riez qu'on se pourroit passer ; de quoi je vous laisse en-
core une entiere disposition. Je vous mandois aussi que
le pourvoi eiit estd inutile , et qu'il falloit s'en passer
commeje fais, de quoi je trouve ma despence grande-
ment diminu6c. Pour le regard de mon fils, je suis
d'advis qu'il soitlogeavec ma femme et que vous gardicz
aupres de lui ceux que vous me marquez , mon inten-
tion estant, conime je vous I'ay desja escrit, que Lafon-
taine continue a dcmeurer aupres de lui avec rassiduit(5
qu'il a fait jusques a cette heure , el que jM. d'Auteuil .
tant qu'il y sera , fusse simplement sa charge sans entre-
prendre de se rendre maistre de la maison de mon fils .
dont je veux que ma femme soit seule la maislresse. Et
bien que j'aie dansl'esprit de me delTaire de M. d'Au-
teuil. je no puis neanlmoins gouster I'expedient que vous
m'en donncz , ni ayant point d'apparencc que soubs pre-
texle de la reformation d'une maison , Ion commence
par le principal dorr.eslique , qui seroit le traitter avec
un peu trop d'infainie : il faut trouver un moycn un
peu plus lioiinorable. Je croy qu'il seroit bon de I'en-
voyer en queique ncgociation, ou du cosle de Paris oa
bien ailleurs, dont le pretexiefustquelquesn^gociations;
car estant une fois esloisne, il sera bien plus facile d'em-
pescher son retour aupres de mon fils, etc'est un moyen
qu'il vaut bien mieux tenir que de le chasser honteuse-
menl; alors je serai bien aise que M. de Marchin en
jirenne soing de temps en temps, s'il me veut faire ce
piaisir , sans que cela le destourne de son application et
de scs soings pour la guerre , pour laquelle j'ai toute
creancc et toute confiance en lui.
» D^sabuzez-vous encore une fois de Tcsp^rance que
vous avez en ceste escadre de Dunquerque , ne consis-
tanlen tout qu'en quatre fregallcs dont je vous ay desja
escrit.
» Je vous envoie le billet de crcance pour Yilars; je
vous envoie aussi une seconde letlre de M. le president
de Gourgues, aquije vous prie do faire compliment dc
ma part . estant bien fasche du mauvais traictementdu-
quel il sc plaint; il faut que M. de JSIarchin el vous le
menagiez , en sorte que la paix venanl a sc faire, ce ne
soit pas une personne irreronciliable.
» L'on m'a escrit de Paris qu'un nommcLa Clayetie
avoit este envoye de Guycnne a la cour parM. de Mar-
cliin , et qu'il nc^gocioit queique chose de sa pari; vous
jiouvez croire si je suis aisd a persuader la dcssus, et
vous vous imaginez bien de quelle sorle j'ai refu un ad-
vis de cette nature. Je vous prie de le dire a M. de
Marchin et de I'asseurer que tcl bruicl ne sera capable
de me donner le nioiiidre ombragc de lui. Si neanl-
moins La Clayelte, ou quelqu'autre, avoit este despeche
veis Paris, je serois bien aise d'en scavoir le subject ,
aflin de pouvoir plus asscurement respondre a tons ceux
qui sc mesleroient dc faire courir de si faux et de si nom-
breux bruicls.
))1I ne me resle plus a vous dire que la Roync ayant
traicle. des Ian passe , avec ie lieutenant-colonel Bar-
douille, pour la lev^e deson r(5giment de dragons, el Ic
lieutenant-colonel s'estant si mal acquitte de ce qu'il dc-
voit, qu'on a est^ contrainct de le faire arresler, cela a
empeschf^ que Ic ri'ginienl ne s'esi pas mis sur pied ;
MKMOlilKS U5 NK.OMIK
It's fort considerables pour entrer en b'ranee,
et principalement Rhetel , y ayant de la une
communication aisee par La Capelle, que les
Kspagnols tenoient, aux autres places du Pays-
IJas ; et M. le prince tenoit aussi Stcnai sur la
Meuse, qui liii donnoit la communication du
Luxembourg. M. de Turenne, qui scavoit bien
ia consequence de ce poste-la, par la connois-
au defaul dc quoi j'ai propose a Barclouille <Je icloiir-
ner en Guyenrie avec les cavaliers que j) envoye, el que
M. (Ic Marchin lui pourroil dotiiier jusques a cent cin-
quanle f!c ces cavaliers pour faire un regiment, ce qu'ii
n'a pas voulu accepler; el m'ayanl demanded son co!igf5
pour se retirer cliez lui, je le lui ai accordc, et coninie je
Sfai qu'il est considere dc M. de Marchin, j'ai es i l)ien
aise de vous dire cornme la cliose s'est pass^c , afin que
vous la lui faciez entendre.
» Je vous envoye encore une Ictlre de Cliouppcs , par
laquelle vous verrez les plainles qu'il fait de vous ei de
M. de 3Iarchin ; failes-la voir a mon frere et a ina sa'ur
affin qu'ils ne trouvent pas esirange si je Ic prends au
•not pour son conge. Failes-leur voir aussi la leltre que
j'escris a Chouppes , et s'ils jugent a propos qu'elle lui
soil reudue , vous la fermerez el la lui rendrcz. Pour la
leltre que j'escris a ma sa'ur et a mon frere , el que je
vous envoie loute ouverle, vous la cacheterez avant
de la leurrcndre, sans qu'ils scachenlque vous aycz vcu
ce qu'elle contient.
» A Bruxelles, le dernier de may 1653.
» Louis de Boiubon. »
Alt Mesme.
«7Juin 1653.
» Je siiis bien aise d'avoirappiis par vostre despesclie
du 22 du pass6, I'arrivee de I'argent el des Irlandois,
eslantdcux secours qui uc vous doivenl pas cstrc pcu
utiles: le plus advantageux de tous eslant I'armec na-
valle, et touie I'esperance du salut de Bordeaux eslant
rond<5 la-dcssus, il faut que vous la faciez entrer le plus
(iiligeniment que vous pourrez. Vous trouverez dans ce
pacqiiet uue letlre que j'escris pour ce subject a don
Louis, laquelle vous adresserez par un courricr expres
a i^L le comic de Fiesque , en cas qu'il y ail quelque
chose qui I'ait oblig(5 d'aller droict en Espagne sans
passer par Borddux, et que vous sfachiez qu'il soil
arriv(5; sinonvous 1 adresserez a Saint-Agoulin. Jc vous
envoie aussi une coppie de la dernicre despcsche de dom
Louis au cornle de Fuensaldagne, avec celle du m(5moire
qu'il lui a envoye, qui contient en destail lout le secours
que vous devezaltendre de I'armt^e navallc d'Espagne ;
vous verrez par la si cela se rapporle a ce que Ton vous
en mande de Madrid ; car le comle de Garcie me dit , il
y a quelque temps, qui' le marquis de Saincte-Croix ,
son beau-frere, n'iroit pas a Bordeaux , el que I'admi-
ral ni les gallons ne serolent pas du secours. A la veri-
le la lellre qu'il en avoit recue est dc vieille dalle, el la
resolution peut avoir cliange dcpuis ce temps -la. Je
croy que vous aurez aussi bientost quelques secours d' An-
glelerre, <,'tje serois bien aise qu'il pusl joindre celui
d'Espagne pour enlrer en riviere avec d'aulant |)lus de
force. II ne faul pas (pie cctle esp^^ance vous face relas-
clier dc la moindie panic de cecpie vous |)ouvez atleii-
dro dc celui d'Es|)agnc ; car iclui d'Anglctcrre n'esi pas
encore asseurc.
1)1- ri r.i;>M:. [105;^] 4,1:}
sauce qu'il en avoit eue durant la guerre qu'il
faisoit apres la prison de M. le prince, fit trou-
ver bon a M. le cardinal qu'en assemblant I'ar-
mee du Roi , il allat assieger Rhetel , pour 6ter
par la aux ennemis le moyen de joindre I'armee
qui etoit dans le Luxembourg et celle qui etoit
sur la Sambre , derriere la Capelle. L'armee
du Roi se logea (1) en passant la riviere d'Aisne,
)) Vous ne Sfauriez croirelajoye quej'ay d'apprendre
que vous el M. de Marchin commciicez a vous bien re-
rnctlre avec mon frere el ma sosur ; c'est ce que j'ai tous-
jours souhaitte avec grande passion , mon intention es-
lant, commejc vous I'ai desja tesmoign(5, que vous vi-
viez avec eux dans le dernier respect et la derniere d(5-
ference ; mais aussi je crois qu'ils vous feronl cette jus-
tice a I'un et al'aulre, que de soubsmeltre a voslre
pouvoir, sous leur aucthorit^ , toute la disposition des
irouppcsct des finances. Enfin ne n^gligez ricn de loutes
les choscs qui pourront contribucr a leur satisfaction ct
a I'establissement dune parfaite union , ny ayant rien
(jui me melle lant en peine que les divisions, si pelites
qu'ellespuissent etre, bien que vous m'escriviez que j'cn
doibs elre en repos. J'escris sur ce subject a mon frere
et a ma soeur ; j'escris aussi au chevalier de Thodias et
a Vilars , auxquels vous rendrez mes lettres.
» Quant au r^glement des maisons dc ma femme ct
de mon fils, je vous en ay desja mand(^ mes volontcs fort
amplement , ct je vous reitererai seulemeiit, par celle
letlre, que je veux que mon fils loge avec ma femme , et
que tous leurs doracstiques soient cong^di^s jusques a la
palx, a la reserve de ceux qui sont absolument ncces-
saires.
» Notre rcndez-vous d'arm^e est pris pous le 15 de ce
mois , et nous marcherons pour enlrer en France bien-
tost apres. Ne vous cstonncz pns si durant la campagne
je ne vous cscris pas si r(5guliercmcnt que je fais a pre-
sent, car les occasions CM seront beaucoup nioins fr6-
quenlcs qu'elles ne sont ici , et je vous prie que pendant
la campagne vous ne m'escriviez en chilTres que les
choses qui seront d'importance et succinctcment , car je
n'aurois pas ieloisirde les deschidrer si elles estoienl
trop longues. Jc crois que vous cnlcndrez bientost parler
de nous et de bonne sorle.
» ;V Bruxelles , le 7 juin 1653.
» Louis ue BouRI^o^. »
(1) Des le 1" aousl 1653, I'avis suivantdc la inarche
dc rarm(5e fust envoye a M. Le Tellier.
« Messieurs de Turenne eldeLa Ferle vont marcher
vers Reihel , bien qu'une bonne parlie des trouppcs du
premier ne I'ayent point encores joincl, etquel'aulren'a
aucunes nouvelles de celles de Bourgogne , mesme que
monsieur d'Espernon , par ses Icilres du 11 , ne mandc
point qu'elles ayenl receu ordre lie marcher; mais on en
laissera aux uns et aux autres pour suivre a mcsurc.
qu'elles arriveroni,
» Quand on sera a Reihel , on vena ce qu'il y aura a
faire lant par les forces que Ton aura que les nouvelles
que Ton apprendra des ennemis , desqucis jusqu'a pre-
sent on n'en a point de certaincs; mais comme il csl
impossible derien entrcprcndre sans munitions de guer-
re, il est de la derniere importance qu'on en envoje
promptcment, puisque jusqu'a present on n'a point de
nouvelles des cent chevaux ni du sieur Deshayes qui
debvoient eslre parlis de Paris il y a dix-iiuil jours, et
que le niarosch.il dc La Ferti^na quelrois millesixccns
4 .->(
a trois lieues plus avaut que Rhetel , qui etoit
justemeut I'endroit ou I'arraee de Flandre et
celle de Luxembourg devoientse joiudre.
M. de Turenne, qui avoit ete long-temps a
Stenai , voyoit fort bien que les ennemis pou-
voient penser se joindre en ce lieu-la , et con-
noissoit que cette jonction etant empechee par
i armee du Roi, il faudroit deux ou trois jours
au raoins aux ennemis pour se resoudre si 1 ar-
mee qui etoit sur la Sambre iroit en Luxem-
bourg, ou si celle du Luxembourg passeroit la
Meuse pour joindre celle de la Sambre; et que ,
selon Tun ou I'autre parti, il falloit quatre ou
cinq jours au moins pour la marche du corps
qui iroit joindre I'autre : ce qui donnoit huit ou
neufjours desurete pour entreprendrele siege de
Rhetel , sans avoir I'armee des ennemis sur les
bras. On eutreprit done ce siege avec la moitie
de i'armee du Roi ; M. le marechal de La Ferte
y etoit aussi avec une partie de son armee.
II n'y avoit que huit ou neuf cens hommes
dans Rhetel ; on prit les dehors en arrivant, et
!e siege ne dura que trois jours. II n'y a rien eu
dans toutes ces dernieres campagues de guerre
de plus considerable que d'avoir assemble I'ar-
mee du Roi dans le pays au-dela de Rhetel, et
d'avoir empeche M. le prince de commeiicer la
carapagne sur la riviere d'Aisne ; il avoit cette
annee-la une armee beaucoup plus forte que
eelle du Roi. La guerre de Bordeaux continuoit
encore, et s'il avoit marche sous Rhetel et I'a-
Noit conserve , ayant a sa main gauche la Meuse,
ou il tenoit Mouson et Stenai, et a la main droite
la frontiere des Pays-Bas , d'oii il pouvoit tirer
des vivres, il auroit ete impossible de eouvrir
tous les pays qui lui etoient exposes, comme
Verdun, Saint-Dizier et Vitri,d'un cole, et de
I'autre, Guise, Laon et Soissons, et en tele ,
Rlieims et Chalons. L'armee du Roi u'avoit pas,
cette campagne-la , plus de six a sept mille hom-
mes de pied , avec lesquels il falloit tenir ia cam-
pagne et garnirles places. M. de Turenne, plus
d'un mois avant que de partir de Paris, consi-
livres de poudrc, au lieu des six mille qu'on lui debvoit
louinir , et du plomb et dc la meschc a proportion.
» Le regiment du comte de Dampierre est enti^ dans
Verdun, qui mcllra ccstc place enquclque sortecii seu-
ret6, et on verra de faire de mesme pour Yitri et Saint-
Dizier.
» On envoye I'estat des troupes dc rarmdc que coni-
rnande M. de Turenne, qui ncsont point encore arrivees
au rendez-vous , afin qu'il plaise a lacour envoyer pour
les faire diligentcr.
» I! est n^cessaire aussi de faire commandement aux
officiers qui sonl a Paris dc s'en venir promptement a
Hheirns , oil ils apprendroat des nouvclles de I'ar-
nidc.
MEAiOIRES 1)1! VICO.UTE 1)K TLBIiiNMi. [1(55:]'
deroit I'entree de M. le prince par Rhetel Gomme
le plus grand mal qui piit arriver; c'est pour-
quoi des qu'en assemblant I'armee du Roi aupres
de Chalons, il scut que M. le prince faisoit le
rendez-vous de la sienne , il envoya a M. le ma-
rechal de La Ferte , qui etoit aupres de Sainte-
Menehould, pour le prier de marcher: ce qu'il
fit; et lui, par un autre cote, s'en alia passer a
Chateau-Portien et se logea vers le chateau dc
Ghaumont, oil il y avoit deux cens hommes des
ennemis qui se rendirent a discretion , d'oii Ton
alia assieger Rhetel le lendemain.
M. !e prince, a qui les mesures furent rom-
pues , n'ayant pas assez vu la consequence de
Rhetel , entra en France par la frontiere de Pi-
cardie avec une armee de trente mille hommes,
ou il trouva de grands obstacles, et ou certaine-
ment il n'y avoit pas la meme facilite a faire
quelque chose de considerable que du cote dc
la Ghampagne , quand on a Rhetel et les autres
places de la Meuse , comme Mouson et Stenai.
On etoit bien avant dans le mois de juin quand
on prit Rhetel ; ce qui ota I'excuse d'etre pre-
venu a se raettre en campagne; raais souvent les
personnes les plus habiles font des fautes qu'il
est plus aise de remarquer que de prevenir.
Apres la prise de Rhetel , comme I'armee des
ennemis s'etoit mise ensemble vers la Gapelle,
I'armee du Roi tourna de ce c6te-ia et alia lo-
ger aupres de Vervins. En ce temps -la , le Roi ,
avec M. le cardinal, vint a I'armee, qui se lo-
gea a Riberaont , comme on scut que celle des
ennemis marchoit a Fonsomme. Pendant le se-
jourdu Roi dans son armee a Ribemont, celle
des ennemis fut toujours a Fonsomme; et les
gardes des deux armees n'etoient qu'a un quart
de iieue I'une de I'autre : on demeura cinq ou
six jours de cette maniere, apres quoi le Roi
s'en alia a Paris.
Les ennemis, qui avoient sejourne a Fon-
somme , ayant donne les ordres necessaires pour
la provision de leurs vivres et pour le corps
qu'ils laissoient dans le pays , marcherent et en-
» II n'y a pas un grain dc poudre ni aucun (Equipage
d'arliiicrfe pres M. de Turenne, de sorte qu'il faudroit
que les cent chevaux marchassent en diligence a Rlieims,
lesquels il a crcu estre partis il y a longtemps, et faire sui-
vre le rcste au pluslot.
» II faudroit scavoir de M. le grandmaitre oii on
pourra prendre des munitions de guerre au besoing.
» Comme on ne si-ail point ou a marche le corps de
Tarmee quo commando 31. de Turenne, qui est alle en
Picaruie, on supplie la cour de faire en sorte qu'il ob-
serve tellement la marche de Tarmac des ennemis qu'ils
puissent joindre cello du Roy (.'want que les ennemis
enlrent en France. »
MEMOIJRES UU VICOMTB VE TllREIS^E. [lOoS]
trereiil eu Trance avec un bon nombre de pion-
niers, et , laissant la riviere de Somme a leur
main droite , et !a riviere d'Oise a leur gauche,
passerent a une lieue de Ribemont , et allerent
loger entre Saiot-Quentiu et Ham. L'armee du
Roi marcha le meme jour et alia loger a Acheri,
qui est a une lieue de La Fere , laissant ce jour-
la la riviere d'Oise entre elle et les ennemis. Le
lendemain , leur armee marcha de grand matin,
et laissant Ham a main droite , s'avancoit vers
Ghauni. Elle etoit fart considerable, ayant seize
raille hommes de pied , onze raille chevaux, et
trente a quarante pieces de canon , sans comp-
ter un troisieme corps qui etoit aux environs
de Cambrai. Cette marche menacoit beaucoup
de lieux , car ils pouvoient aller ou a Compie-
gne , ou prendre les postes qui sont entre Com-
piegne et Pontoise , sur la riviere d'Oise, comme
Greil et Pont-Sainte-Maxence, et de la s'avan-
cer jusqu'aux portes de Paris pour y mettre tou-
tes choses eu confusion , les esprits y etant fort
chancelans, et le Roi n'etant pas en siirete si l'ar-
mee de I'eunemi eu eCit ete proche. lis pouvoient
aussi aller a Beauvais , ou il n'y avoit point de
garnison ; et lepeu d'infanterie qu'il y avoit dans
l'armee du Roi avoit oblige a ne mettre per-
sonne dans Saint-Quentin , ni a Ham, ni a Pe-
ronne, ni dans les autres places de la Somme,
sur I'une desquelles ils se fussent facilemeut jet-
tes si l'armee du Roi se fut eloignee d'eux.
M. de Turenne fut d'un sentiment contraire
a celui de toute l'armee , et M. le marechal de
La Ferte y entra : c'etoit de ne point continuer
a suivre la riviere d'Oise pour couvrir Com-
piegne , Crei! et Pont-Sainte-Maxeuce , parce
qu'on exposoit par-la aux ennemis celles des
\illes sur la Somme qu'ils auroient voulu as-
sieger , mais de passer la riviere d'Oise du
meme cote qu'etoient les ennemis et dese loger
a deux heures d'eux dans un camp fort sur. II
faut considerer que n'y ayant que sept mille
hommes de pied dans l'armee du Roi et point
d'infanterie dans les places , qu'on ne les pou-
voit sauver qu'en se tenant toujours pres de
I'ennerai , et lui donnant a juger que Ton arri-
veroit toujours douze ou quinze heures apres
lui devaut la place qu'il voudroit assieger. Si
ou avoit mis de I'infanterie dans les places ,
l'armee n'auioit ose se tenir en campagne pres
de I'enuemi , et ainsi elle lui auroit donne le
raoyen d'entreprendre tout ce qu'il auroit juge
a propos. M. le prince commandant l'armee en-
nemie,on pouvoit s'attendre a toutes les vigou-
reuses resolutions qu'il y a a prendre , quand
. un eunerai se separe et qu'il laisse tant de lieux
exposes. II valoit done mieux se resoudre a
cotoyer toujours I'ennemi ( quoique cela fut un
peu dangereux ) que de prendre un des deux
autres partis qu'on proposoit : c'etoit de mar-
cher avec l'armee vers Compiegne sans passer
I'Oise , ou de jeter de I'infanterie dans les pla-
ces , et de s'eloigner de I'ennemi avec la cava-
lerie. Par le premier il est certain que les enne-
mis auroient pu assieger la place la plus consi-
derable sur la Somme , ayant un corps pres de
Cambrai avec des piouniers du pays toujours
prets, et l'armee du Roi u'auroit pu y arriver
que quatre ou cinq jours apres eux. Par I'au-
tre , I'ennemi auroit eu moyen de marcher a
Paris , ne voyant point d'armee en corps , ou
bien auroit assiege une place ou il n'auroit eu
qu'une plus forte garnison a craindre , mais
point d'armee a apprehender. J'insiste un peu
la-dessus, parce qu'assurement la resolution de
passer la riviere , de ne mettre personne dans
les places , et de s'aller loger proche de I'enne-
mi, a rendu cette entree en France de nul effet;
et souvent , pour apprehender trop de choses ,
on prend des partis differens de eelui-ci qui
reussissent fort mal. Ce n'est pas que celui-la
soit bien sur , car un ennemi peut marcher a
vous et combattre ; mais quand on a une bonne
armee , quoique plus foible , et que I'ou prend
bien garde comme on campe et aux mouvemens
de I'ennemi , c'est le parti le plus assure.
L'armee de I'ennemi marcha de Chauui a
Roye, et celle du Roi aupres de Noyon ne se
retrancha point, mais, regardant bien a ce que
les ennemis faisoient , se logea toujours en des
lieux assez avantageux. On scut qu'ils atta-
quoient Roye, oil il n'y avoit point de soldats;
le siege dura deux jours , et Ton ne songea pas
a secourir la place, n'etant qu'une petite ville
qu'on ne pouvoit pas garder. Quand ils eurentpris
Roye , ils commencereut a etre fort embarrasses
de la resolution qu'ils prendroient : ils n'osoient
s'avancer dans le pays ou ils n'avoient point de
places , pendant qu'une armee ennemie logeoit
a trois heures d'eux. lis ne pouvoient aussi at-
taquer une place sur la Somme , oil il faut se
separer a cause des marais , et ou l'armee du
Roi flit arrivee le meme jour. Comme Corbie
ne vaut rien , M. de Turenne y envoya cinq
cens chevaux sous M. de Schomberg.
Eu ce temps-la on prit une lettre que Ton en-
voya a la cour pour dechiffrer, par laquelle on
scut certainement que les ennemis , avant que
de ne rien entreprendre ( leurs premieres me-
sures ayant manque ), vouloleut faire venir un
corps de Cambrai avec uuc grande quantite de
vivres ; et comme on s'enquit diligemment par
Bapaumes de ce qui se faisoit a Cambrai , on
i:>v>
MEilOir.KS 1)1 VICOM'JE I)K Tli.K.N.Xt.. [IGSS]
scul que Ic corps etoit pret a partir, L'arraee
du Roi laissant son bagage pour la suivre, passa
la Sorame a Ham , et marchant vers Peronne ,
M. de Turenne s'avanca avec cinq mille che-
vaux jusques aiipres de Bapaumes pour atten-
dre ce corps, qui, ayant eu nouvelle de cette
marche , se retira a Cambrai. L'armee de I'en-
nemi , sacbant que Ton etoit entre eux et leur
convoi , et ayant perdu le temps d'avancer
dans le pays ou d'attaquer une place manquant
de vivres , quitta Rove et marcha pour repas-
ser la Somme a Cerisi , qui est entre Peronne
et Corbie , ayant jete beaucoup de fascines sur
le marais. En moins de vingt-quatre beures
toute l'armee avec le bagage fut passee du
cote de leur pays, et ayant appris que l'ar-
mee du Roi etoit logee a une heure de Peronne
proche du mont Saint-Quentin sans etre retran-
chee , ils partirent la nult et marcberent tout
droit avec resolution de combattre. On fut quel-
que temps en doute s'ils quittoient tout-a-fait les
ponts qu'ils avoient faits pour passer la Somme,
mais on vit par leur marcbe qu'ils les abandon-
noient entierement.
L'armee du Roi avoit le front a un ruisseau ;
mais les ennemis marchoient pour le prendre a
la source, qui n'etoit qu'a une demie beure du
champ, etainsi venoient par le flanc de Tarraee.
C'etoit celle de M. le mareclial de La Ferte qui
etoit du Cote que les ennemis venoient, et il etoit
impossible de se mettre en bonne posture de-
vant eux , la situation du lieu ne le permettoit
pas et donnoit un grand avantage aux ennemis
qui avoient le moyen de s'etendre. M. de Tu-
renne avanea , ayant M. le chevalier de Crequi
avec lui et deux ou trois de scs gens pour re-
connoitre les ennemis. Ayant vu qu'ils prenoient
leur marche et qu'il n'y avoit point de temps
a perdre , il fit cousiderer a M. le marechal de
La Ferte la raauvaise posture ou il etoit, et
etant retourne a son armee, qui etoit a I'aile
droite et un pen plus loin de celle des ennemis,
il envoya Varennes , qui faisoit la charge de
marechal-des-logis de l'armee , pour voir com-
ment etoit fait le pays par-dela un petit bois :
il reconnut que c'etoit une assez grande plaine
oil une partie de l'armee pourroit etre en ba-
taille , et que les ennemis ne I'avoient pas en-
core occupee , mais commencoient a y faire
avancer quelques escadrons, et que le bois pour
y aller etoit fort clair. M. de Turenne envoya
aussitot avertir M. le marechal de La Ferte qu'il
raarchoit a cette plaine et lui demander s'il lui
plaisoit y venir prendre la gauche : ce qu'il ju-
gea fort a propos , et ainsi M. de Turenne com-
menca a marcher d'anprcs du mont Saint-Quen-
tin , el avec un grand front, passant au Iravers
du bois, arriva dans un vallon a cote : il se mit
en bataille dans ce vallon , ou faisant promptc-
ment travailler I'infanterie a cinq ou six redou-
tes a la tete de l'armee , en deux heures on fut
bien retranche.
L'armee de I'ennemi, voyant celle du Roi en
cet etat , et ayant ete obligee de faire un pe«
d'halte pour attendre son infanterie , demeura
sans avancer , et apres quelques escarmouches
commenea a se loger sur une hauteur a un quart
de lieuede l'armee du Roi. Lanuit suivante on
avanea les travaux. On a dit que ce jour M. le
prince vouloit combattre , mais que les Espa-
gnols Ten empecherent : je crois que la diffi-
culte vint par leur longue marche , et que l'ar-
mee du Roi ayant change de poste , cela les
obligea a faire un grand tour qui leur fit perdre
du temps et en donna a celle du Roi de se bien
retrancber : ce qui etant, il n'y avoit plus d'ap-
parence que ni M. le prince ni les Espagnols
eussent voulu combattre. II est vrai qu'avant
que d'avoir change de poste l'armee du Roi
couroit grand danger , les ennemis ayant toutes
les hauteurs sur elle; et assurement Ton auroit
combattu ce jour-la avec mauvais succes. On
demeura deux ou trois jours en presence , s'y
faisant beaucoup d'esearmouches; et au boat
de ce temps les ennemis marcherent droit a
Fonsomme , et envoyerent trois mille chevau:i
sous M. de Duras pour investir Guise.
L'armee du Roi, ayant vu le matin que Ten-
nemi marchoit, passa la riviere de Somme a
Peronne , et on fit sept lieues ce jour-la. M. de
Turenne fit marcher en diligence M. de Beau-
jeu pour entrer dans Guise avec deux mille
chevaux. Les ennemis avoient le chemin plus
court de la moitie que l'armee du Roi pour ar-
river a Guise, mais leur armee s'arreta a trois
beures de la, sur la difficulte que firent les Lor-
rains de faire ee siege ; du moins on a dit que
ce fut la le sujet qui suspendit leur marche : il
est certain que s'ils I'eussent continuee ils y se-
roient arrives un jour avant l'armee du Roi, et
on ne scait pas si M. de Beaujeu y auroit pu
entrer. Ce dessein ayant manque , ils s'en vin-
rent loger a Caulaincourt , qui est entre le
Castelet et Ham , et l'armee du Roi aupres
de Ham , la riviere de Somme entre deux ,
oil ayant sejourne plus de quinze jours et
tenu beaucoup de conseils avec M. I'archi-
duc qui les \int joindre , ils partirent en
diligence , et , laissant Guise a leur main gau-
che , ils allerent assieger Roci oi , ou la situa-
tion est si avantageuse pour celui qui arrive
le premier, a cause des grands bois qui sont au-
IIEMOIKFS I)t >lCOMiE hE TIHK>\E. 1 CiS
45:
tour de la place , que Ton ne voulut pas y mar-
cher avec Tarmee pour la secourir , et on airaa
mieux assieger Mouson , ou on arriva en tres-
grande diligence ; lestranchees s'etant ouvertes
en raerae temps aux deux places , Mouson fut
pris quatre ou cinq jours avant Rocroi. Les en-
nemis y avoient seize cens hommes et des
raeilleurs regimens de Tarmee. On ne lit point
de circonvallation , et on ouvrit la tranehee le
soil- que Ton y arriva. Le siege dura dix-sept
jours; et comme on marchoit vers Rocroi , on
eut uouvelie qu'ii capituloit. Les enuemis apres
la prise se retirerent plus avant dans leur pays ,
et dans la pensee que l"on eut qu'ils pourroient
assieger la Bassee ou Bethune, n'ayant plus que
cela a faire, on y mit un si grand nombre d'in-
fanterie qu'ils ne purent assieger ni I'uue ni
I'autre.
Les affaires de Bordeaux etant finies cet
ete-la , ii en \ inl qut'lques troupes du R.oi , avec
lesquelles et ses gardes francoises et suisses ,
Sa Majeste fit faire le siege de Sainte-Mene-
hould par MM. d'Uxelles , Castelnau et de >a-
vailles. I\L de Turenne raarcha pour couvrir la
Picardie et les places de Flandres, et M. le
marechal de La Ferte alia vers la Meuse pour
s'opposer a M. de Lorraine , qui venoit avec
quelques troupes pour secourir Sainte-Mene-
hould , dont le siege continua jusqu"au commen-
cement de decembre. Les troupes y furent assez
rebutees par les sorties et par le mauvais temps,
et on croit que le feu qui se mit aux poudres
des assieges ne nuisit pas a la prise de la place.
Ainsi I'hiver vint , et les armees se retirerent
de part et d'autre, I'armee du Roi ayant pris,
durant la campague, Rhetel , Mouson et Sainte-
Menehould , et les ennerais, Rocroi seuleraent ,
quoiqu'il n"y eut entre elles aucune proportion
de forces, celles des ennemis etant beaucoup
plus considerables.
LlVHb: TROISIEME.
DES GUERRES EN FLANDRE.
L'hiver se passa sans qu'il y eut rien de con-
siderable a la cour, et I'autorite resta toute en-
tiere entre les mains de M. le cardinal Mazariu.
Au printemps (1), le Roi alia se faire saerer a
Rheiins, ou on resolut de prendre le regiment
des gardes francoises et suisses , et quatre ou
cinq autres regimens d'infanterie, avec douze
ou quinze ceus chevaux , et d'en donner le com-
(1) C'est aussi vers ce temps que Ton publia une « de-
claration centre les gens de guerre et autres servant les
cnnemis el M. le prince de Cond6 , qui seroienl trouves
dans Paris et a dix lieues a la ronde : »
« Du 15 avril 1654.
)) Louis , par 1r grace de Dieu roy de France et de
Navarre, a tous ceux qui ccs presentes lettres verront ,
salut : Comnie depuis que le prince de Conde a pris les
armes centre nous, et, s'estant joint aux Espagnols, en-
nemis de cctte couronne, et eu le commandement de
leurs armees , ct receu d'eux son entretenement et celui
des troupes qui dependent de luy, 11 ne s'est pas contents
d'entreprendre centre nous et nes subjets les actes d'hos-
lilil6 qui se pratiquent ordinairemenl a la guerre , mais
a envoye des gens expres dans nos villes cl places et
dans nes provinces les plus advancees dans nostre royau-
me porter des paquets et faire des messages , lever des
gens de guerre, d^bauchcr ceux de nes trouppes , faire
et enlreprendre telles autres pratiques et menees contre
noire service, envoyant jusqu'a netre bonne viile de Pa-
ris et aux environs des gens de ses trouppes et de ceiles
des ennemis, lesquels y ayant entr6 avec toule liberie .
comme 11 est fort ays^ dans une si grande villc oil I'a-
bord est libre a tout le monde , y ont enlevc des prison-
niers jusqu'aux portes de ladile viile el iceux menes aux
places estant au pouveir des ennemis el dudit prince de
Cende , ou ils oni tire d'eux de grosses ranfons, apres
les avoir tenus rigoureusement en prison et lue Ics au-
tres qui leur faisoienl resistance; et queique les defen-
ses pontes par nos ordennances les deussent retenir el
cmpescher dc conlinuer cos pratiques et entreprises
centre nos subjects et netre service , sans s'exposer a
la peine de nosdites ordennances et declarations qui ont
ete depuis suivies de la condamnation rendue centre
ledit prince de Conde et aucuns de ses complices el ad-
iierans, n^antmoins aucuns d'eux n'onl pas delaissc ,
prenant advantage de I'impunite du passe, de conlinuer
cHcore dans la nieme audace , el estant guides par les
ennemis et par les gens dudil prince de Conde, ne lais-
sent de venir jeurnellement avec eux jusques dans nos
maisons royales et autres lieux ou nous nous trouvons ;
en serte qu'il iniporte a la securite de noire personnc,
aussi bien qu'a celle de nostre Estat, d'arrcster ie cours de
res entreprises. el vnulant y pourvoir par noire aucterite,
mandement a M. Fabert , pour faire le siege de
Stenai ; il fut resolu aussi que le Roi iroit a
Sedan , alln d'en etre procbe ; que Tarraee se
tiendroit sur la frontiere de Champagne, pour
pouvoir se rendre aussitot a Stenai , si celle des
ennemis passoit dans le Luxembourg ; et qu'en
cas qu'ils entreprissent queique chose vers les
frontieres de Flandre , on put aussi marcher de
ainsi qu'une chose de celle consequence le requiert:
scavoir faisens que nous, pour ces causes et au-
tres bonnes considerations a ce nous mouvans , avons
did , declare el ordonne, disons, declarons el erdon-
nens, par ces presentes , sign^es de nostre main , voul-
lons et nous plaisl que tous gens de guerre et autres ,
comme aussi tous vagabonds et gens sans adveu, scrvans
les ennemis de celle couronne , faulteurs et adh^rans
dudit prince de Cende, soil nos subjects ou estrangers,
qui seront trouves dans nolredite viile el faubourgs dc
Paris et a quinze lieues a la ronde d'lcelle , vingt-quatre
heures apres la publication des presentes, seront pris el
aprehendes el iraictes comme espions selon la rigueur
de nos erdonnances; et a celte fin, le proces a eux faicl
en dernier ressorl par les juges presidiaux et prevosts dc
nes Ires chers cousins les marechaux de France, et
qu'incontinenl et sans delay il en sera faicl une recher-
che exacle en ladile viile el faubourgs de Paris, et pro-
cede a la capture el punition d'iceux de ladile qualite.
DelTcndons en outre a tous nos subjects, de queique es-
tat, dignite et condition qu'ils soienl, de leur donner
logement. rctraicte, vivres ni assistances quelconques,
sous crime de leze-majeste. Si donnons en mandemenl
a nos ames et feaux les gens tenant noire cour de parle-
raenl de Paris , que ces presentes ils aient a faire lire ,
publicret enregistrer, el le centenu en icelles garder
et observer selen leur forme el teneur , mesme de pro-
ceder et faire proceder a ladite recherche , perquisition
et punition desdits espions par lesdits prevosls des ma-
rechaux el autres nos ofliciers qu'il appartiendra, car lei
est nostre plaisir. En tesmoin de quoi nous avons fait
mettre, etc. »
Une lettredu secretaire du prince de Conde nous ap-
prend aussi qu'il y avail deja de grandes conferences
pour la campagne qui allait s'ouvrir entre les Espagnols
el le prince de Conde. Caillet ecrivait le 9 mai 1654 :
« A ce mesme instant je viens de la cour parler a
menseigneur I'archiduc , et ensuite de ce que monsieur
le president Viele m'a dit de la part de monsieur le
prince, ai mande I'heure pour !a conference a tenir sur
les choses de la campagne ; et pour ne se treuver fort
bien, il supplie monsieur le prince que ce puisse estre
pour demain pour les dix heures du matin: ce que je
veus prie de vouloir bien adviser a monsieur le prince.
» Caillkt. »
4(iO
>;i:.\i<)ii!Es m \ico.mtk u\. iirknak.
103 1
ce cote. II n"y avoit pas dapparencequeles en-
neniis fissent un siege aussi considerable que
celui d'Arras. On croyoit que s'iis ne marchoient
pas vers Stenai , ils ne pouvoient entreprendre
que le siege de Betluine ou de La Bassee, et alors
oil auroit assiege quelque place sur la frontiere,
comme la Capelle ou Landreeies.
Dans le temps que I'armee du Roi etoit aupres
de La Fere, on apprit par M. Mondejeu, gou-
verneur d'Arras, qu'il etoit investi, sans qu'il
en eiit eu auparavant le moindre avis. Dans les
guerres de Dandre , cela se peut aisement,
parceque, le pays etant loi't serre, les places
sont si pres les unes dcs autres, que les ennemis
peuvent en nienacer beaucoup a la fois, et les
gonverneurs ne scavent pas a laquelle on veut
s'attacher. A la reserve de cent chevaux que
1\L de Mondejeu avoit dans la place, toute sa
cavalerie, composee do cinq cens chevaux,
etoit dans un camp volant que commandoit
M. de Barre , qui etoit sur la riviere d'Authie,
aupies de Dourlens, et avoit ordre de couvrir
les places d'Arras, de Bethune et de La Bassee,
II avoit mis son infanterie dans les deux der-
iiieres places, comme etant les plus eloignees et
les plus difficiles a secourir en cas que I'ennemi
les eiit assiegees , et 11 croyoit, aussi bien que
le gouverneur d'Arras, qu'il auroit toujours
assez de temps pour entrer dans la place avant
que d'etre investie, parce que c'est un pays de
plaine et qu'il n'en etoit pas trop eloigne. II ne
put pas y reussir les deux ou trois premiers
jours, mais ensuite, ayant envoye M. d'Equan-
court avec quatro cens chevaux, et M. de Saint-
Lieu avec un pareil nombre, par differens en-
droits et a un jour distant I'un del'autre, tous
deux essayerent de se jetter dans la place avec
beaucoup de hardiesse; mais ayant trouve la
cavalerie de I'ennemi qui les attendoit sur deux
lignes, la moitie de leurs gens fut prise ou con-
trainte de retourner, et I'autre moitie entra dans
la place avec eux. M. de Turenne fit aussi de-
tacher de son annee le chevalier de Crequi avec
cinq cens chevaux , composes de son regiment,
de celui de Bouillon, et de gens commandes ,
qui, apres avoir fait un grand tour, ayanl trou-
ve une barriere du camp des ennemis qui n'e-
toit pas fermee, y entra, et, quoiqu'il lut
charge par leur cavalerie , il se jetta dans la
place avec deux cens cinquante chevaux : une
grande partie des autres fut faite prisonniere
'I ) La lcv(-o (111 silage d'Arras f»l une alTairc assez iiii-
|>iii (.Mile |)(iiir qiic I'liihloiie ne dedainne pascei laiiies jiai ■
linilai lies de dt^tail (|ue lOii Irouve dans les lellre.s de Tu
ifiine. Nous en cileinns leinicilernenl (|uelqiie>-iin.-s :
(t sa derniere troupe, commandee par un colo-
nel , fut perdue dans la nuit et ne le put pas
suivre.
Quand on scut que cette cavalerie etoit entree
dans Arras , on lut quelque temps en doute si
les ennemis continueroient le siege; mais on
apprit ([u'ils faisoient travailler a leurs lignes,
et que ce secours n'avoit empeche que quelques
jours I'ouverture de la tranchee. L'armee du Roi
s'avanca aupres de Peronne , et comme on crai-
gnoit de ue pouvoir pas en tirer tous les vivres
iiecessaires, M. de Turenne ne fut pas d'avis
que Ton s'approcluU du camp des ennemis qu'a-
pres que I'on auroit donne tel ordie aux vivres
que I'on ne fiit pas oblige de combattre I'ennemi
dans ses lignes sans raison , ni de se retirer
faute de subsistance. Pour le premier, il n'y
avoit pas d'apparence de combat! re une armee
beaucoup plus forte, qui n'avoit point ouvert
de tranchee, et par consequent point affoiblie
ni par la desertion, ni par la wecessite, ni par
un grand nombre de gens que I'on perd dans
un siege; et pour I'autre, il etoit clair que de
s'approcher de renuemi pour etre apres oblige
de s'en retirer, feroit un tres-mauvais effet et
dans l'armee et dans la ville assiegee. Sans ces
inconveniens, il est sans doute qu'il eut ete
prudent de se rendre bienlot aupres des enne-
mis apres qu'ils furent devant la place, parce
qu'on leur eut empeche de faire un grand ma-
gazin de vivres dans leur camp ; mais on crut
ce dernier inconvenient moindre que les autres.
M. le cardinal , qui etoit avec le Roi a Sedan
durant le siege de Stenai, pensa s'en venir a
Peronne ; mais 11 y envoya M. Le Tellier. M. de
Turenne et M. le marechal de La Ferte virent
ce ministre le matin qu'ils marcherent vers le
camp de I'ennemi , et s'assurerent tout-a-falt
que, lui etant sur la frontiere, toutes ehoses
seroient bien reglees pour la subsistance de
l'armee qui s'eloigna de neuf lieues, alia lo-
ger a la porlee du canon du camp des ennemis,
et se mit entre eux et Douai , d'oii ils tiroient
tous leurs vivres. L'armee du Roi n'avoit pas
plus de quatorze ou quinze mille bommes , et
celle des ennemis passoit \ingt-cinq mllle.
M. de Turenne, a cause de la foiblesse de l'ar-
mee efdu peu d'equipage d'artillerie et de
vivres, ne fut jamais d'avis d'entreprendre
autre chose d'abord , que le secours d'Arras (i),
dont il a toujours cru que le siege seroit difti-
.1 Monsieur Le Tellier.
<( Monsieur, nn gcnlillioinnie qui est a M. Ic eomle
de nniulio sen va a la eour; il y a deja quelques .jours
ME,\;0!«hS 1)11 TICOMTK 1)K VMU.NNK. ri().)4
4r,\
cile, etquesi Tarmee du Roi , assuree dos vi-
vres, s'approchoit du camp des Espagnols, elle
qu'il est parti de La Bassee. On est dans I'attente de sa-
voir si M. le chevalier de Crequi sera entr^ dans Arras.
II y a aiissi un autre corps considerable qui y est mar-
che, dc sorte que dans deniain au soir on sera esciairci
de choses bien importantcs au regard de ce siege la. On
a envoys ies lettresdu Roy aux gouverneurs , afin qu'ils
Assent promlemcnt sortir ies Iroiippes. M. Du Bac m'a
mand6 aujourd'hui que le gouveriieur d'Esdin avoit fait
difliculte de laisser toules cellcs du regiment de Picar-
die qu'il y avoit mis ; comme nous niarchcrons aupres
de Tennomi , on manquera de voitures pour Ies vivres.
On fait dici toulce qu'on pent pour cela ; mais il seroit
necessairc d'une personne d'aulorife de la part dc Son
Eminence. Je suis fort incommode de n'avoir personne
iti qui fasse la charge d'infendant quand on est pres
des viiles. Le pain se fournitbien aisem.enl; mais quand
on sera esloigne. il me sera bien necessairc de laisser un
homme d autoril^ sur la frontiere. II n'y a ricn au mon-
de que Ton ne fasse pour pouvoir empescher qu' Arras
ne se ponie. J'escrivis a Son Eminence hier, et on nc
manquera pas de I'informer de ce qui sera arrive a ces
deux derniers secours que Ton a cnvoyes. Je suis tres-
vdrilablement , Monsieur, votre i:eshumble el tres-
alTectionne serviteur,
» TCRENNE,
» Au camp de Coliincourt , le 8 juillet Ifioi »
Au mcme.
((Monsieur, je ne sais si vous avez sceu que, pendant
que monsieur le marquis de La Monstale travailioit a se
faire recevoir a Rennes, ii y est arrive une grande ^meute
qui ne leregardoit pas, et mesme ils ont raz(5 le temple
qui estoit aupres dc la ville. Ceux qui ne lui vouloient
pas de bien ont tournc^ cetle aCfaire centre lui, et lep;ir-
lements'est excus6 sur ces grands desordresa ne vouloir
recevoir scs leltres. M. le mareclial de La Meiileraye
lui a conseilli^ d'aiier a la cour, et I'a asseur(5 de toule
assislance en cas qu'il eust des ordres du Roy. Jevous
supplie tres-humblement, Monsieur, de vouloir le consi-
dclMcr, et dagir en cctte affaire avecquelque bonl^, lui
disant le meiileur chemin (|ue vous croirez qu"il ait a te-
nir pour venira bout d'une affaire qui est si juste; vous
m'obi gercz trd'S-sensiblement. C'est , Monsieur, voire
Ires-humble el tres-affectionnd serviteur,
» TURENNE. »
Au meme.
pourroit peut-etre ensuite tiouver le moyen de
forcer leurs lignes. II ne fut point de ropinion
le regiment <le son frere , a defifail un parti de I'ennemi
de trente chevaux ; il en avoit autant.
» Au camp de Mouchy-le-Preux , le 19 juillet 1654 »
Au meme.
n Du 20 juillet 16Ji.
» On fit hier au soir passer deux cents chevaux qui
all(''rent trouver M. Broglio, afin qu'il vint prendre le
poste de.... On n'en a pas encore dc nouvelles.
« Je vous envoye ces leltres que Son Altesse a receues
d' Arras, et n'ai rien a ajouter aux deux duplicalas que
je vous envoye. Hier on a dc'ja fait un pont sur la Scarpe,
el il n'est pas necessairc de cetle quantile de batteaux ;
il sera loujours bon den faire venir quelques-uns a Ba-
paume. Une bateric des ennemis de huict pieces a com-
mence a tirer ce matin, et des prisonniers de I'ennemi di-
rent hier aux n6lres que M. le prince avoit voulu venir
au devant de Tarmce. mais que Ies Espagnols avoient de-
sire decontinuer le si^ge. Je suis tres-veritablemenf , Mon-
sieur, voire Ires-humbie et Ires afl'ectueux serviteur ,
» TCBENNE.
)) Vous ferez plaisir a M. de Nogenl de mander a la
cour que son fils. quis"ai»polle IJeaubrun, capitaiiie dans
» TCRENNE. »
Au meme.
(( Jevous aimande hier qu'il n'esloit pasbesoinde faire
venir des bateaux, parce que nous faisons des pouts sans
cela sur la Scarpe ; mais je vous supplie de faire avec le
temps un amas d'oulils a Bapaume.
» TURENNE.
» Au camp de Mouchy-le-Preux, ce 20 juillet 165'».
» II faut userde plus de diligence qu'on pourra pour
faire venir Ies vivres. »
Au meme.
(( Monsieur, je me donne I'honneur de vous faire ce
mot par M. de Ciron. Le convoi qui est arrivij a Ba-
paume nous assistera extremement, et vous voyez bien
qu'il estoit bien necesi^aire qu'il y eust une personne
d'aulorit() sur la frontiere. Je crois que vous aurez sceu
comme quatre ou ciuq cents chevaux qui portoient de la
poudre se sont briiles, c'est-a-dire une panic, et le resle
a jel(5 la poudre et Ies boulets qu'ils avoient. M. de
Beaujcu est alld avec un corps considerable vers Bethune
pour cmpccher Ies convois d'Aire et de Saint-Omer. On
a veu une assez grande necessity de loules choses a I'en-
nemi , Irois ou qu;itre jours apres que nous sommes ar-
rives a ce poste ici. lis tachent de surmonler ces diffi-
cult(>s par des convois qu'ils pr(^parent de tous Ies cosies;
il ont fait passer dc la poudre sur le chemin deCambray
a Arras, que trois ou quatre cents chevaux portoient
devant eux. Vous jugez bien (ie I'incommodit^ qu'ils
refoivent en faisant un si grand siege. Toules ces
choses ici sont fort douleuses ; on y fera le mieux que
I'on pourra. Cenendant ils ne tirent presque plus de
canon contre la vilie ; ils attendent assurement des mu-
nitions : pour cela on est loujours a cheval pour Ies en
empecher. Comme vous escrivez a Son Eminence ce
qui se passe , on ne lui ecrit pas si souvent. Je suis tres-
verilablement , Monsieur, voire tres-humble et tres-
affectionne serviteur,
» TORENNE.
» An camp, ce23 juillet 1654. »
Au meme.
(( Monsieur, je n'eslois pas au quarlier quand voslrc
lettre a esl6 apportee ; je ne suis rcvenu que le soir, es-
tant alle promener a Lens oil j'envoye la cavalerie avec
un ordre d'allcr avec cclle qui est a Bapaume droit au
mont Saint-Quentin , oii ils se rendronl le dimanche au
matin , d'ou ils escorteronl Ics charreltcs jusques a Ba-
paume , el de la ledil Vould aura I'ordre de Ies ramener
'162
commune , qu'il faut faire agir Ics Francois d'a-
bord , persuade qu'ils out la meme patience que
les autres nations quand on les conduit bien.
En deux jours on arriva a la vue du camp
ct tl'cn prendre ce qu'il Irouvera a propos. Je suis. Mon-
sieur, voire tres-liumble , etc.,
» TUREKNE.
» Au camp de Mouchy-le-Preux, Ic 25 juillell654. »
All meme.
« Monsieur, je m'assure que vous avez beaucoup de
d(iplaisir de la perle de M. dc Beaujeu (voyez ci-apres
la letlre a Mazaiin) ; jc vous assure que le Roy y
a perdu un des meiileurs ofQciers de France, et en
mon parliculier j'en ai un extreme regret. Des que
j'aurai iine relation certainc du combat, je vous I'en-
voycrai ; il a este fort opiniastre ; il y a plus de deux
cens prisonniers de I'eunemi, et beaucoup d'officiers;
comme M. de Beaujeu attendoit le convoi d'Aire , cette
cavallerie de I'ennemi sortanl du camp, le vindrent at-
taqucr a la pointe du jour. J'avois neuf ou dix esca-
drons avec M. de Beaujeu , qui est ce qu'il avoit. Je
suis v(?ritablement , Monsieur, votre tres- humble et
tres-affectionn(5 serviteur,
» Tl'RENNE .
» Au camp , ce 26 juillet 1654.
» Je vous suplie. Monsieur, d'escrire pour le regiment
de M. de Beaujeu en faveur deM. de La S^villie, qui en
est premier capitaine etqui est un tres-brave petit hom-
me qui a fort bien fait en cette occasion avec son regi-
ment ; il est parent de M. de Beaujeu. »
A Monsieur Le Tellier.
« Au camp de Moucby-le-Preux , le 30 juillet 1654.
» Monsieur, j'aurois toujours retenu ce message de
P(^ronne pour voir sil n'y auroit rien de nouveau a vous
mander, mais comme par Bapaume on pourra toujours
vous le faire savoir, je le renvoye. II faut que la lettre
soit perdue, par laquelle je vous mandois comme j'ai rc-
Cu les lellres inlercepl^es que I'on vous avoit envoyees.
Les ennemis sont depuis cinq ou six Jours aux premieres
palissades et ne tirent presque plus de canon; hors les
trois ou quatre premiersjours, ils n'ont lir(5 qu'avec deux
pieces. Tous ceux qui se viennent rendre, liisent qu'ils
ontgrande peine a advancer pardela ces palissades la,
el asseurement qu'ils perdent beaucoup de gens, etil ya
une grande distance de la au foss6 de la ville. Je crois
que deux ou trois personnes qu'on avoit envoyees sont
entr(5es dans la ville; on I'a vu par les signaux qu'on leur
avoit dit de faire quand ils y seroient. On n'a pas eu de
nouvcllesde la ville depuis celles que je vous ai envoycfes;
mais en avons tous les jours par les prisonniers ou par
ceui qui se viennent rendre comme ceux de dehors
avancent. M.le comte Broglioet M. de Lislebonne sont
avec un corps consid(?rable vers Saint-Pole. II est bien
nialays^ d'empescher la cavallerie qui passe charg(5e de
qui'lque chose; ce sont toutes plaines et il n'y a pas un
dt^ffilc ni passage ; on y fait ce que Ton pent. Les enne-
mis lirent de grandes assistances du costt^ de Saint-Pole
el des gouvernemcns dc Hesdin et d'Ourlens. On a esl(5
oblig(5 d'envoycr ces messieurs avec un corps consid(^-
rahle, pour prendre des posies en ce pays-la et pour faire
bru.Mer les villages (|iil rontribuent aux ennemis. Comme
ics ennemis sa^enl([u'on esl alToibii de cavallerie, ils
ME.M01fiES Di; VICOMTE DE TURENNE. [lGo4]
des ennemis , pies d'une hauteur qui s'appelle
Moi/chi-le- Preiix. Comme les Espagnols y
avoient quelque cavalerie , on craignit d abord
qu'ils ne se missent derriere en bataille , pour
prennent peut-estrc le temps de faire passer le convoi ;
on sera alerte pour les en empescher. Les ennemis au-
roienl de tout en abondance si on n'estoit pas ici; et
ayant a faire a une forte garnison, et ayanl une ville bien
fortifi^e et une arm(?e lout pres d'eux , cela assur^ment
a porte de grandes difficultes. II est nialays^ de parler
avec certitude de lout ccci. Je vous supplie me conti-
nuer I'lionneur de vos bonnes graces et de me croire ,
Monsieur , vostre tres-humble, etc.
» TCRENNE. n
All meme.
« Du camp de Mouchy-le-Preux, le 5 aoust 165i.
» On m'a assure qu'il doibt bienlost d(5barquer deslr-
landois a Dunkerque qui viennent d'Espagne; c'est un
corps assez considerable ; on m'a dit qu'on est en traictc
avec celui qui les commande : je crois qu'il seroit fori
bon de voir de bonn£ heure avant qu'il eust joinct I'ar-
m^e, ce que Ton pourra faire avec lui, et je crois que
M. Scrvien saura la chose du bail que Ton a fail avec lui
ici. Qui euslpu empescher aux ennemis ces levies d'lr-
landois ou les atlirer a soi , leur inclination les y por-
tant, les ennemis n'eussentpu enlreprendre rien de con-
siderable cette annee, II est arrive ce matin un homme
envoy^ de M. de Mondprix ; il a avails la letlre que Ion
pourra avoir a ce soir, si press6 que nous !e crojions, et
assure que les ennemis ne sont pas si pres du foss^;
M. le chevalier de Crequi fait la dedans tout ce qui se
pent faire ; il dit qu'il a esl^ depuis deux jours un peu
blesse. J'ai re^u celle du 4 aoust. Le sieur Des Hayes
m'a dit n'avoir rien laisse a Peronne de lout ce qu'il faut,
quand il sera arrive dc Compiegne a P(5ronn6 , pour le
faire voilurer a Bapaume.
>) TCREMJE.))
Au meme.
« Au camp de Mouchy-le-Prcux , le 6 aoust 1654.
» Je vousescrivis hierau soir au sujet deccs Irlandois;
on dit qu'ils doivent arriver a Dunquerque ; il seroit
fort n^cessaire, s'il vous plaisoil, de savoir, parlemoyen
de M. de Charost ou par quelque autre voie, le temps
qu'ils arrivenl a Dunquerque , cl que vous nous en acl-
vertissiezpromptemenl: c'est un corps d'infanterie assez
considerable pour les pr^venir a enlreprendre sur les
lignes avant qu'ils y I'ussent entr^s.
» TUBE>">E. »
Aumeme.
« Au mesme camp , 7 aoust 1654.
» Jc supplie M. Le Tellier de voulloir faire envoyer
a Bapaume les munitions qu'il a destinies d'y faire
porter ; il seroit bon qu'elles y fussent devant samedi
au matin sans faule, et que Ics chareltes qui les auront
menees a Bapaume vinsscnt jusqu'au camp avec I'escor-
le que Ion leur donnera a Bapaume : c'est pour (?viter
la longueur du temps d'en advertir de Bapaume ici el
de leur envoyer des chareltes.
MEMOIEES DU VICOMTK DE T'JRENNE. [l6o4J
empecher celle du Roi de passer un ruisseau;
mais comme ce ruisseau etoit loin de la place ,
ils ne le llrent point , parce qu'il auroit fallu le-
ver le siege , ce qui ne pouvoit se faire si promp-
tement que Tarmee du Roi n'eut eu le temps de
se raettre en bonne posture et faire apprehender
avec raison Tissue dun combat. On a nean-
raoins dit queM. le prince avoit voulu le faire ,
mais que les Espagnols n'y voulurent pas con-
sentir. Aussitot que leurs tj-oupes nous virent
faire divers ponts sur le ruisseau , ils se reti-
rerent dans leur camp apres quelques escar-
mouches, et I'armee du Roi, s'etant avancee sur
la hauteur, commenca a s"y fortifier: ce qui
fut fait dans la fm de ce jour-la etdans lanuit
suivante.
Le camp avoit son aile droite sur la Scarpe,
oil on lit aussi promptement des ponts pour
comniuniquer a La Bassee et empecher les vi-
vres de Douai. Tout le front du camp tenoit
I'entre-deux de la Scarpe et d'uu petit ruisseau
qui descend a Arleux , et par le moyen de la
cavalerie on gardoit autant que Ton pouvoit le
chemin de Cambrai et de Douai, qui n'etant
que des piaines, onempechoit bien qu'il ne vint
(les chariots , mais non pas que des cavaliers ne
portassent en croupe des munitions de guerre.
On manda aussi au comte de Broglio, gouver-
iieur de La Bassee , de se venir Loger a Lens ,
avec quinze cens ou deux mille homraes de
garnison ; et , par ce moyen , on empechoit les
vivres par le cote de Douai et de Lisle; il y
avoit le cote de Saint-Paul qui demeuroit fort
libre,par oil les ennemis pouvoient avoir la
communication avec Aire et Saint-Omer. Des le
soir que Ton arriva avec I'armee a Mouchi-le-
Preux , on ecrivit au gouverneur de Hedin de
raettre des gens dans Saint-Paul ; et si cela eut
etefait, le siege d'Arras auroit assurement ete
leve sans qu'on eut ete oblige d'attaquer les
lignes; mais, ou les interets particuliers, ou la
foiblesse de la garnison de Hedin empecherent
le gouverneur de le faire. On y eut cependaut
lemedie sans la mort de M. de Beaujeu , qui,
ayant ete promptement envoye avec douze cens
chevaux et quelque infauterie du comte de Bro-
glio, pour garder le cote de Saint-Paul , rencon-
tra les ennemis qui alloient faire un convoi a
Aire, et sept ou huit cens chevaux I'ayant atta-
que a la pointe du jour, comme ses gens repais-
soient , il fut mis en desordre et tue sur la pla-
ce (1) ; mais ses gens s'etant rallies, les ennemis
(1) Tiirenne rendit comptc a Mazarin du combat oil
M. de Beaujeu pcrdil la vie, par la leltre suivante :
« IVIonsieur, je ne doutc pas que Voire Eminence ne
■iG3
furent battus et beaucoup des leurs tues ou pris
prisonniers. Comme les n6tres n'eurent plus de
chefs, ils s'en revinrent a Bethune, et ne mar-
cherent point oil ils avoient ete commandes.
Dans cet iutervalle, les ennemis euvoyerent
promptement de I'infanterie dans Saint-Paul : ce
qui mit ce lieu en etat de n'etre pas pris sans
que I'armee y aliat ; et Ton ne pouvoit quitter
le cote de Douai , parce que les deux lieux sont
justement a I'opposite.
Comme cette cavalerie fut retournee a Be-
thune, M. de Turenne envoya pour la com-
mander M. de Lislebonne , qui la mena a Per-
nes, pour empecher la communication du camp
des ennemis avec Aire; mais le cote de Saint-
Paul demeuroit toujours libre , d'oii ils tiroient
beaucoup de commodites. M. le comte de Bro-
glio essaya de prendre cette place; mais il fut
repousse avec perte. Les choses resterent quel-
que temps dans cette assiette, les ennemis trou-
vant degrandes difficultes au siege, a cause de
la resistance des assieges et de I'armee du Roi,
qui etoit toujours campee pres d'eux. Comme
ou scavoit tons les jours les progres du siege, on
ne s'appliqua qu'a empecher les convois, sans
essay er de forcer les lignes, jusqu'a ce que les
assieges fussent fort presses : on scavoit que
I'armee des Espagnols diminuoit beaucoup ;
mais leur circonvallation ne pouvoit gueres etre
en meilleur etat. II ne s'y passa done rien de
fort considerable pendant I'espace d'un mois,
hors quelques poudres qui se brulerent comme
les ennemis les poitoient en croupe, et quelques
petits convois qui furent rencontres; tout ce qui
venoit de Cambrai a leur camp y arrivoit par
des cavaliers qui passoient la nuit; et quoique
notre cavalerie fut sur les avenues pour les at-
tendre, on ne les rencontroit jamais , parce que
les environs sont de grandes piaines. Cependant
les assieges deffendoient bien leurs dehors , et
repousserent trois ou quatre fois les ennemis a
une premiere palissade fort loiude la place, et
gardoient si bien leur terrain qu'au bout de
sept semaines de tranchee ouverte, les ennemis
n'en etoieut que sur la contrescarpe d'une demi-
lune qui est devant le fosse , et n'avoient
pris qu'un ouvrage a corne dont il falloit
s'emparer avant que d'aller a cette demi-lune :
les assieges faisoient tout ce qui se peut faire
pour se bien deffendre. M. le chevalier deCre-
qui,M. d'Equancourt et M. de Saint-Lieu furent
blesses dans les dehors, ou ils servoient tres-
soit bien louch^o de la perte de M. de Beaujeu : elie y a
perdu un serviteur bien atrectionn(5 , et assurement je
n'ai point cognu un plus brave ni un meilleur officier
bieii iM.de Mondejeu se conduisoit aussi bien
qu'un gouverneiir peut faire.
Le siege de Stenai continuoittoujours , et tiroit
un pen en longueur par la bonne defense des
assieges. M. de Turenne et M. le marechal de
La Ferte, vo\ ant que les ennemis ne laissoient
pas d'avancercelui d'Arras, quoiqu'avec beau-
coup de difficulte, resolurent de donner aux
lignes , y etant aussi poussez par les nouvelles
qu'ils avoient recucs de Mondejeu , qui faisoit
seniblant d'etre un peu pluspressequ'ilne Tetoit
eneffet: il n'estpasetrange quelesgouverneurs
en usent ainsi , parce que, n'etant pas assures
que les ennemis n'attaqueront pas avec plus de
vigueur , et si leurs gens ue se relacheront pas
dans la defense, ils veuient toujours mettre les
choses an pis , et faire entendre qu'ils se defen-
dront moins de temps qu'ils ne le peuvent en
effet. Onavoitdga commande de tenir pretes
toutesles fascines etlesclayes pourattaquer les
lignes le jour d'apres, lorsqu'on apprit le soir
que Stenai capituloit; et M. le cardinal manda
que le Roi marcheroit en diligence a Peronne,
et envoyeroit toutes les troupes qui avoient servi
au siege de Stenai pour renforcer I'armee. M. de
Turenne fut d'avis d'attendre ce renfoi t , parce
que Ton scavoit tres-certainement que la ville
pourroit encore se defendre , et on etoit si pro-
che des ennemis qu'il ne pouvoit rien arriver
dont on ne fut averti tous les jours. M. le cardi-
nal voulut aussi pressentir si M. de Turenne ne
seroit pas clioque si M. le marecbal d'Hocquin-
court alloit commander les troupes quivenoient
du siege de Stenai ; mais dans une situation
aussi importante, M. de Turenne croyoit qu'il
ne pouvoit pas y avoir trop de troupes ni trop
de chefs; M. le marechal de La Ferte fut aussi
du meme avis. Ces tioupes done marcherent en
grande diligence apres la reddition de Stenai,
passerent la Somme, et faisant d'assez grandes
journees vinrent aupres de Bapaume.
Deux jours avant leur arrivee, M. le due
d'Yorket M. dc Joyeuse, qui etoit colonel ge-
neral de la cavalerie legere, etant alles prome-
que lui ; on envoiera a Voire Eminence la relation du
fombal qui a csIl' fort opiniAlrc. Le premier capitaine
ilu rf^gimonl dc Reaujeu s'appelle M. de La S^villie,
que Ion lienl un lrcs-l)rave genliihomme, et qui com-
mande ce regiment-Li avec bcaucoup dc repulation ; 11
cstoitau combat avec le regiment; on m'a dil qu'il a
fort bien faicl. .le crois que s'il plaisoit au Roi de le gra-
tificr du rc'giment, ([ue ce scroll une chose bien raisonna-
Me. On informc lous les jours M. Le Tellier de ce qui se
passe, qui en fail i»aii a Voire Eminence. On continucra
;i faire lout ce de quoi on s'avisera , sachant combien
lalTaire d'Arras est considerable. Je supplie Ires-hum-
Memenl Voire EiuinciKc de mecroire, avec une vc^ritd
MKMOiKhs i>i M(:o.\irh i)K lllU-^^H. [IC>,'>4]
ner avec M. de Turenne aupres du camp des
ennemis, assez proche du quartier de M. ie
prince , virent deux troupes un peu eloignees de
leur grande garde ; M. de Castelnau s'y trouva
aussi avec quelques volontaires , et voulant pous-
ser ces troupes , on fit avancer un escadron de
notre garde pour soutenir les volontaires , les-
quels s'etant engages, ces deux troupes retour-
nerent , et, ayant rencontre une ravine, mirent
ces messieurs en quelque confusion avec leurs
carabines et commencerent a les suivre. L'es-
cadron qui les soutenoit prit I'epouvante, de
sorte qu'ils seretirerent deux ou trois cens pas
assez presses des ennemis. II y eut sept ou huit
volontaires blessez ou prisonniers; M. de Joyeuse
fut aussi blesse d'un coup de carabine au bras;
on croyoit au commencement sablessure legere,
mais ayant ete porte a Paris , il en mourut au
bout de six semaines. Aussitot qu'on scut que
les troupes de Stenai etoient a trois lieues
du camp des ennemis , M. de Turenne alia
joindre M. le marechal d'Hocquincourt avec deux
mille chevaux; comme ils eurent avis que les
ennemis attendoient un grand couvoi de Saint-
Paul, ils logerent la nuit a Aubigni , qui est a
trois heures d'Arras , et le lendemain ils allerent
vers Saint-Paul , que Ton prit en arrivaut. On y
apprit que les ennemis attendoient trois mille
hommes pour mener le convoi, et que meme le
siege alloit lentement, faute de munitions de
guerre : cela les obligea a faire des efforts pour
couper ce convoi , parce que si on I'avoit fait les
ennemis eussent leve le siege.
Apres que Saint-Paul fut pris,M. de Tu-
renne et M. le marechal d'Hocquincourt batti-
rent tout un jour I'abbaye de Saint-Eloi , ou les
ennemis avoient cinq cens hommes qui se ren-
dirent a discretion; comme elle n'etoit distante
que d'une petite heure du camp des ennemis,
et que M. le marechal de La Ferte etoit demeure
a Mouchi-le-Preux avec I'armee, on a assure
que M. le prince avoit voulu tomber sur le corps
qui attaquoit I'abbaye du Mont-Saint-Eloi , et
que les Espagnols ne I'avoientpas trouve a pro-
et sinct'ritd tout enliere, Monsieur, de Voire Eminence,
le Ires-humble el ires-obeissant servileur.
» Turenne.
» Au camp, ce 25 juillet.
)) Je supplie Ires-humblemenl Voire Eminence de
demandcr a Sa Majesty la compagnie d'infanterie de
M, de Beaujeu , qui peut etre de quarante ou cinqiianle
hommes, pour cstrc incorpor(^e dans le regiment de la
Couronnc.
» Ti'KKNm:.
» Ce-ifijuillcMOr)'!. »
MEMOIBKS DU VICOMTR UB TURENNE. [iG^jj]
pos, mais on rencoDtre souvent des obstacles
dans une grande circonvallation et apres un
long siege, qui empechent d'executer les meil-
leurs projets.
Cora)ne le Mont Saint-EIoi fut rendu , M. le
marechal d'Hocquineourt commenca a se re-
trancher au camp de Cesar , et M. de Turenne
s'enretournajoindre I'arraeea Mouchi-le-Preux,
en marchant tout le long des lignes de I'ennemi
plus de deux heures. II n'en sortitque desescar-
moucheurs que M. de Castelnau alia reconnoi-
tre de fort pres, et la cavalerie niarcha tout ce
temps-la a la portee du canon des pieces de
trois. On vit tout ce cote de lignes assez de-
garni, qui etoit le quartier de Dom Fernando
Soils ; et assurement cette marche donna beau-
coup de connoissance pour I'altaque et pour le
chemin qu'il falloit prendre pour y donner.
M. de Turenne etant arrive au camp, envoya
dire a M. le marechal de La Ferte que la cava-
lerie de Tennemi, qui avoit voulu mener le con-
\oi , prenoit le chemin de Douay , et qu'ap-
paremraent ils essayeroient d'entrer la nuit
dans les lignes. 11 donna tons les ordres neces-
saires pour I'empecher , ayant fait monter toute
la cavalerie a cheval ; mais par la faute d'un of-
ficier , qui etoit poste sur la route avec un petit
corps de cavalerie , et qui n'en donna point d'a-
vis,M. de Boutteville, qui commandoit cette
cavalerie chargee de poudres et de grenades,
entra dans les lignes ; ce qui ayant ete scu , il fut
resolu de faire I'attaque le lendemain. Apres
avoir considere toutes choses , on trouva qu'il
etoit a propos de donner avec les armees toutes
de front, et la nuit , M. de Turenne ayant tou-
jours ete d'avis de ne point tenter par divers
c6tes,parce que chacun s'attend a donner, et
ainsi on laisse souvent passer le temps, et le jour
vient ; d'ailleurs, quand on ne se voit point , on
entre aisement en soupcon que les autres sont
repousses. Le jour les ennemis mettent toutes
leurs troupes ensemble , mais la nuit ils n'osent
point entierement degarnir leurs quartiers; la
plus grande difficulte qui s'y rencontre , c'est
que les marches de nuit sont difficiles , et il est
aise de se perdre; c'est pourquoi il faut que les
camps soient proche des lignes de I'ennemi, afin
de ne pas tomber dans cet inconvenient.
On marcha done a I'entree de la nuit : M. de
Turenne avoit I 'avant-garde, et ayant passe la
Scarpe sous le quartier de M. le marechal de
La Ferte , qui avoit commande que Ton y fit
quantite de ponts. On prit le meme chemin que
Ton avoit fait en revenant du Mont Saint-Eloi;
on etoit bien averti de I'etat des lignes de I'en-
nemi ; ils avoient partout un fosse perdu, creux
III. C. n. M., T. III.
46.S
decinq ou six pieds, et large de huit ou neuf,
et entre ce fosse et celui de la ligne il y avoit
un espace de quatre ou cinq pas remplis de
trous ou puits ronds , et profonds de trois ou
quatre pieds , et environ d'un pied de diame-
tre ; quand on les avoit passes, on rencontroit la
ligne qui etoit a I'ordinaire avec un fosse de
sept ou huit pieds, et un parapet de la hauteur
ordinaire; on avoit mis entre les trous comme
depetitespalissades, hautesseulementd'uu pied
etdemi, pour erabarrasser davantage les che-
vaux.
On resolut de donner avec I'infanterie sur
deux lignes ; et on avoit donne a ehaque batail-
lon de la premiere ligne quatre ou cinq esca-
drons pour porter les fascines et les clayes que
Ton vouioit mettre sur les trous : la cavalerie
portoit aussi des outils. Ayant marche a une
petite deml-lieue de la ligne, il n'y avoit plus
que deux petites heures devant lejour. L'armee
de M. de Turenne se rangea; celle de M. le ma-
rechal de La Ferte se mit a la main gauche ;
M. le marechal d'Hocquineourt venoit aussi
d'aupres du Mont Saint-Eloi pour donner sur
le meme front. On s'approcha a deux cents pas
de la ligne sans donner I'allarrae , et deux cents
horames qui etoient a la tete de ehaque batail-
lon de la premiere ligne, aborderent le premier
fosse : on leur fit une fort legere decharge , et
neanmoins si les bataillons n'eussent marche
au meme instant pour seconder ces gens com-
mandes, its se fussent renverses : on ne trouva
presque point de resistance; mais toutes les
troupes avoient concu cette action comme une
chose si difficile , qu'il n*y avoit que les offi-
ciers et quelques soldats qui s'opiniaitroient a
s'attacher au parapet , et le reste des regimens
demeuroit a la campagne sans en oser appro-
cher. De l'armee de M. le marechal de La Ferte,
il n'y eut que quelques regimens qui allerent
jusqu'au dernier fosse ; mais pas un n'entra par
son attaque : quand on eut force la ligne a leur
main droite, ils vinrent entrer par la. On de-
meura bien une demi-heure a combler les fos-
ses, la cavalerie qui etoit derrieie les bataillons
meltant pied a terre , et portant les clayes et
les fascines , durant lequel temps il y avoit
beaucoup de bruit de timballes etde trompettes
derriere la ligne ; mais un fort petit feu.
M. le comte de Broglio, M. de Castelnau et
M. Du Passage commandoient I'infanterie de la
premiere ligne de M. de Turenne ; M. de Ron-
cheroUes deux bataillons de la seconde, et
M. le due d'York, M. de Lislebonne et M. d'E-
clainvilliers etoient avec la cavalerie, laquelle,
aussit6t que rinfantcrie se fut rendue mnftresse
30
'I en
de la liguc , commenca a eiitrer par une bar-
riere , mcnant Ics chevaux en main ; et , un
pen apres , Ics regimens qui etoient sur la pre-
miere ligne , qui etoient ics gardes-suisscs, Pi-
cardie, La l-euillade, Plessis-Praslin et Tu-
renne , ay ant fait chacun leur passage , la ca-
valerie qui etoit destinee pour suivre ehaque
regiment d'infanterie , entra par le passage que
ces regimens lui avoient fait.
II etoit fort peu devant le jour quand les ou-
vertures de la ligne furent faites, et les ordres
etoient donnes que la cavalerie, apres etre en-
tree, formeroit ses escadrons pres de la ligne, a
la faveur de I'infanterie qui demeureroit en ba-
taille ; mais la grande Joie que les troupes eu-
j-ent de se voir dans la ligne , et que I'ennemi
prenoit Tepouvante, comme aussi I'esperance
du butin, obligeoient tous Ics soldats de courir en
confusion dans le camp, Tinfanterie a piller ,
et la cavalerie a suivre quelques escadrons
ennemis qui se retiroient du cote du quarticr
des Lorrains.
L'armee de M. le mareclial d'Hocqulncourt
s'etant un peu egarec a cause de Tobscurite de
la luiit, donna aux lignes un peu apres la pre-
miere attaque , et I'emporta avec fort peu de
difliculte. M. le marechal de La Ferte, des qu'il
vit un passage ouvert , entra avec sa cavalerie
et s'avanca avec quelques escadrons , coulant
dedans la ligne a la main gauche : 11 y avoit
aussi quelques officierset soldats de notre infan-
terie qui le suivoient fort en desordre.
M. le prince ayant passe par le quailier des
Espagnols, menoit de la cavalerie au secours de
la ligne ; il y avoit aussi de son infanterie qui
le suivoit ; mais ayant vu la ligne emportee
en si peu de temps , et tout son camp deja en si
grand desordre , on dit que M. Tarcbiduc lui
(1) Turonne fut cotniilimenle jiar uii grand tiombrc
de personnngcs sur cellc Icv^e de siege; nous nc rappor-
terons, surccsujct, que les deux loUres suivanlcs :
Lettre du landjrnie de Ucsse au vicomte de
I uremic.
« Monsieur, ccs lignes neserviront que pour t(^moigner
a Voire Altesse, comnie la nouvelle decetle fameuse le-
v(5c du si(^gc d' Arras donl I'lieureux succes est du prin-
cipalemenl a voire courage el conduile , n'est pas sitdt
venue jusques .1 moi quej'en ai congu une joie d'aulant
plus parfaiie que vous connoisscz de longuc main I'in-
l(5rcl que je prons a ce qui vous louche, elparliculiere-
mrnla la gloircquo \ous accpK^rez par vos belles actions.
Je prieDieu, Monsieur, que les suites qui les doivenl
rouronner soionl (^galeincril hcureuscs , el qu'elies con-
linuenl d'etre aussi avanlageuscs pour le l)ien des afTai-
res de voire Roi, (|ue glorieuses a vous-m<^me et ,i tous
reux (|ui out Ihonneur de vous apparlenir. Je me dis de
le nombre par la qualit(^ , Monsieur , de Voire Altesse,
MEMOIKES or VICOMIE UK TURENM:. [lfio4]
ayant demande ce qu'il lui couseilloil de faire ,
il lui repondit qu'il croyoil qu'il devoit se
relirer. Pour lui , il marcha droit ou etoit M. le
marechal de La Ferte , qui fut oblige de faire
retirer ses escadrons. M. de Turenne avoit ras-
semble quelques troupes, voyant bien que si les
ennemis revenoient il y arriveroit une grande
confusion ; tout ce qu'il put faire fut de les ras-
surer, quand la cavalerie , qui s'etoit avancee ,
s'en revint apres avoir fait passer la ligne a
deux pieces de \ingt-quatre. 11 est certain que
si M. le prince eut pu mener quelques regimens
d'infanterie avec sa cavalerie , il eut oblige
toute l'armee du Roi a se jeter dans Arras, tant
la confusion etoit grande des que Ton fut entre
dans les lignes ; mais comme I'epouvante etoit
tres-grande dans son armee , tout ce qu'il put
faire ce fut de pousser cette cavalerie de M. de
La Ferte , et de prendre beauooup de prison-
niers de I'infanterie que j'ai dit qui I'avoit suivi,
et donner, par ce moyen, le loisir a beaucoup
d'infanterie espagnole de se retirer , les uns a
Cambrai, les autres a Douai. Pour la cavalerie,
ils en perdirent fort peu , mais ils laisserent
pres de soixante pieces de canon ou dans leurs
tranchees ou sur leurs lignes : je crois qu'il y
eut bien deux ou trois mille soldats de leur in-
fanterie tues ou prisonniers et tout leur ba-
gage perdu. De l'armee du Roi il y eut quel-
ques officiers tues ou blesses et trois ou quatre
cents soldats ; de prisonniers il y en eut quel-
ques-uns , et des officiers des gardes. Quand
INL le prince se retira , toute Tarmeedu Roi se
mit a piller le camp des ennemis; de sorte qu'on
ne les suivit pas phis loin que leur circonvalla-
tion.
La cour, qui etoit a Peroune , vint a Arras
cinq ou six jours apres la levee du siege ( I) ; et
le Ires-humble el Ircs-alTeotionne cousin el serviteur,
» L.VNDGUAVE DE HeSSE.
» A Cassel , ce 4 septembre 1654. »
Letlre du due Frangois de Lorraine an vicomte.
« Monsieur, je croi'qu'aprcs la pari que j'ai promis
a Voire Allcsse dc prendre a tous ses inl^rets , il est
superflu de lui tdmoigner ma joie pour les bons succes
de ses glorieuses enlreprises, puisqu'elle en doit etre
persuadcc dailleurs, el qu'a moins que je voulusse re-
nonccr a moi-meme, je ne sc.iurois que je ne ressenle
comme miens propres tous ses bonheurs. J'ai sf u avec
quel avanlage vous en avez voulu rendre participant
mon fds, el la gonerosil(5 avec laquelle vous en avez mii
a son endroil ; mais je vous supplie aussi de croire que
j'en ai tous les senlimens qucjedois, el que Voire Al-
tesse ne pouvoicnl obliger personne qui lui soil plus v^-
rilablement acquise que nous, je fcrai gloire en mon par-
MEMOIUKS 1)U VICOMT
comme on ne pouvoit pas faire de grands sieges,
n'ayant nuls preparatifs pour cela, et toute I'ar-
mee de I'ennemi s'etant retiree dans leurs
places, le Roi reprit le chemin de Paris. M. le
mareehal de La Ferteet M. le raarechal d'Hoc-
quincourt le suivirent. M. de Tiirenne passa
I'Escaut entre Cambrai et Bouchain ; et ayant
marche jiisques aiipres de Conde , 11 snt que le
Quesnoi, dont les ennerais avoient fait raserles
dehors, etoit fort degarni de gens ; il marcha
trois lieues en arriere , et le prit le second jonr ^
ensuite il s'avanca a Binehes, mechante ville
quiserendit; il y demeura douze ou quinze
jours , ayant laisse une garnison au Quesnoi
dont il ne s'eloigna pas jusqu'au niois de no-
vembre, y ayant fait faire divers convois , a
cause qu'elle est fort avancee dans le pays.
[ Ce fut de cette ville que M. de Turenne
ecrivit line lettrea Son Eminence sur les opera-
tions de Parmee ; elle est du mois do septembre :
<< Apres avoir passe I'Escaut , entre Cambrai
et Bouchain , je suis venu aupres de Valen-
oiennes, et croyant que le Quesnoi est une
place que Ton peust fort bien garder et qui est
de consideration , et qui peust donner moyen a
faire d'autres choses , faisant des magasins, je
suis arrive aujourd'hui pres de la place. Jene
sals pas les gens qui sont dedans; le corps de la
place est aussi bon que d'aucune des places
frontieres ; il n'y a point de dehors, et il est im-
possible que Ton puisse jamais rien faire en
avant sans avoir ceste place-la. On ouvre la
tranchee a ce soir.
» Monsieur le prince est h Valenciennes avec
les Lorrains et une partie de sa cavalerie;tout
le reste de Tarmee , hors ce qu'ils ont jette
dans les places, pent estre ensemble a Valen-
ciennes en dix heures. J'avois envoye cinq cents
ehevaux vers Conde ; ils ont trou\e des troupes
derriere la riviere, etjen'ai pas voulu employer
trois ou quatre jours qu'il me falloit pour pas-
ser la riviere et prendre la place , parce que,
apres cela n'ayant nulle communication avec la
frontiere, il me falloit revenir pour avoir un
convoi.
» M. le prince a presentement la direction
de toutes choses sur la frontiere ; I'archiduc
s'estant retire a Bruxelles.
» M. Brochet mandera a V. E. le suject
pourquoi il servira Guise.
" Ce G septembre 1G54.
» TUREININE. »
ticulierdeme faire paroilre loujours comm\j jc suis,
Monsieur, voire tres-humble servilcur,
» Le dcc Fka>(;ois de LoRRAmE »
E DE TUUEINiNE. [1054] ^G7
'< Depuis ma premiere ecrite , la ville du
Quesnoi s'est rendue; il n'y avoit dedans qu'une
compagnie et ses habitaus : je mets M. Des-
pense dedans en attendant les ordres dela cour;
et comme il est de grande consequence d'avoir
une personne dans le voisinage de Valenciennes
quivivedoucement, je suis assure ques'il plaist
au Roi y laisser M. Despense , qu'il feratout ce
qiii se pent pour conserver la place , laquelle a
besoin de beaucoup de reparations et d'un
homme fort diligent. Elle pourra servir a de
grandes choses si on la raaintient , de quoi je
crois qu'on peut venir a bout , pourveu que
Ton s'y applique ; je crois mesme qu'une per-
sonne de sa religion , en ce lieu-la , peut pro-
duire quelque bon effet a Valenciennes.
>' M. Brochet ne s'en va pas a Guise a cause
que Ton va donner la demi-montre ; j'cnvois de-
main y querir un convoi ; le pain de munition
valoit deja un escu , quoique Ton en donnast a
I'infanterie. On I'achevera de faire moudre icy
au jour, et quand le convoi sera arrive on verra
de quel eoste on fait marcher et en quelle dis-
position I'ennemi se met. Comme M. Du Pas-
sage venoit investir le Quesnoi , il a battu un
parti de soixante ehevaux des Lorrains ; on
nous en prend quelques-uns au fourage en ce
pays.
» Au Quesnoi , le 0 septembre 1654.
» TUREN^E. » ]
M. le prince ayant engage les Espagnols u
mettre leur armee ensemble, douze ou quinze
jours apres leur defaite a Arras , et ayant les
places et les rivieres pour lui , il se tint tou-
jours a deux ou trois heures de I'armee du Roi ;
de sorte que, pour conserver le Quesnoi, le for-
tifier et le garnir de munitions de guerre et de
bouche, il y eut de tres-grandes difticultes, et
I'armee pcitit beaucoup. II est certain que ,
sans la defaite d'Arras , qui rend toujours pour
quelque temps les armees moins entrepre-
nantes, on n'eut pu conserver le Quesnoi : aussi,
sans M. le prince, les Espagnols ne se seroient
pas remis en corps d'armee , et il auroit pu ar-
river beaucoup de desordre dans leur pays ;
mais leur armee etant rassemblee, on ne pou-
voit pas marcher vers Bruxelles et le Brabant.
La carapagne finit ainsi , en conservant le
Quesnoi , et les armees se retirerent de part et
d'autre.
Encore que Ton fut sorti depuis peu des
guerres civiles , les hi vers se passoient fort
tranqiiillement , y ayant neanmoins beaucoup
de personnes ennuyees ou mecontentes du mi-
30.
46S
MR»1(»IIU> in VKOMIR IK TUIl^.^^R. [ l()r>4
nistere de M. le cardinal Mazarin ; mais les
inaux et les iiicommodites que chaeun avoit
ressentis dans ces desordres du dedans du
royaume, rcndoient tons lesparticuliers si clair-
voyans que les discours des gens tui bulens ne
pouvoient plus les emouvoir : eomme quand il
arrive de giandes revolutions , il semble que
tons croyent qu'ilssont au pire etat qu'ils puis-
sent elre , ainsi , au sortir des guerres civiles,
denouveaux troubles recommencent raremcut,
a cause des malheurs qu'ou vient d'eprouver.
[1055] Dans I'hiver qui suivit cette campagne,
il y eut unc mesintelligence qui dura assez long-
temps entre la cour et le parlement sur le sujet
des lys, qui est une monnoie que le Roi vouloit
fairefaire, et a quoi le parlement s'opposoit ;
et comme les choses sembloient se porter tout-
a-faital'aigreur, M. le cardinal , en presence
duRoi, pria M. de Turenne d'aller trouver
M. le premier president, a cause de I'assemblee
qui devoit se faire le lendemain (l). M. de
Turenne trouva des expediens pour tout accom-
moder, souhaittant fort que les choses ne pas-
sassent pas a I'extreraite; outre que cela eut
erapeche les desseins de la campagne, il est cer-
tain que M. le prince en Fiandre , et M. le
cardinal de Retz a Rome , avoient beaucoup de
partisans a Paris ; tous ensemble eussent ren-
du les choses malaisees k raccommoder , si
elles fussent allees a une rupture ouverte. La
cour partit de Paris pour aller a Compiegne, et
de la h La Fere : Paris etoit plutot las des
troubles que gueri de ses prejuges. M. le cardi-
nal de son naturel aimoit a tenir toutes choses
en balance , a se raccommoder avec ceux qui
avoient quelque sujet de mecontenlement , et a
menager les esprits qu'il ne pouvoit gagner.
Pendant que le Roi etoit a La Fere , son ar-
raee se rassembia, et en meme temps celle des
ennemis. M. de Turenne prit quelques troupes
et mena deux convois au Quesnoi ; il vit bien
que si on n'assiegeoit Landrecies qu'il seroit
impossible de maintenir le Quesnoi , et que
c'etoit la la conquete la plus proportionnee aux
forces que Ton avuit. M. le cardinal fut dans
le meme sentiment ; et on y fit venir M. le raa-
rechal de La Ferte , de qui I'armee s'assembla
vers Laon. M. le prince etM. I'archiduc etoient,
il yavoit.plusdequinze jours, horsdeBruxelles,
et toute k'ur armee au rendez-vous ; celle de
M. le prince sur la Sambre a cinq ou six heures
(1) Le vicomtc passe toujours rapidcmenl el sous si-
Iciicp les services qu'il rend a I'Elat. Cc Tut rinflucncc dc
son notn qui amena Ic rapprochement dc la cour el du
parlement. On a pu voir aussi, dans les passages nou-
veaux <le noire (Edition des M(?moires dcHelz el de Pierre
de Landrecies , et celle de M. I'archiduc au-
pres de Mons , n'etant separees que de quatre
ou ciuq heures Tune de I'autre , et les deux
ensemble a peu pres d'egale force a celle du
Roi ; en sorte qu'il etoit fort dangereux de com-
mencer un siege presque en leur presence;
mais la situation de Landrecies contribuant a
y pouvoir reussir plus aisement qu'a une autre
place, a cause que le Quesnoi , qui est plus
avance, cloignoit un peu les ennemis et les
empechoit de marcher si aisement pour s oppo-
ser au siege , on resolut a i'entreprendre. M. de
Turenne ayant donne rendez-vous a Tarmt'c
qu'il commandolt aupres de Guise, et M. Ic
marechal de La Ferte au meme lieu , on so
trouva a trois heures apres midi avec toute I'ar-
mee a une portee de canon de Landrecies.
M. de Turenne n'avoit point voulu mettre
I'armee ensemble avant ce rendez-vous a Guise,
parce qu'il est certain que sa separation en di-
vers quartiers faisoit que I'ennemi avoit I'oeil
de plus d'un cote. Si I'armee du Roi eut ete en-
semble, celle de I'ennemi s'en seroit approchee ;
et ainsi, n'etant pas inegales en forces, il eut ete
impossible d'entreprendre aucun siege. La pre-
miere nouvelle qu'en eurent les ennemis fut que
I'armee du Roi etoit devant Landrecies, ou ils
avoient jette depuis peu deux regimens d'infan-
terie; de sorte qu'il y avoit quinze cens hom-
mes de pied et plus de cent chevaux dans la
place : neanmoins, leur premiere pensee fut d'y
euvoyer quelque secours encore et se mettre
promptement ensemble. M. le prince et M. I'ar-
chiduc s'etant vus pour en conferer, la tentative
du secours ne reussit pourtant pas , a cause qu'il
y eut quelque difficulte a rassembler les troupes.
L'armee du Roi etant arrivee devant la place,
travailla avec tant de diligence a la circonvalla-
tion qu'elle fut achevee en trois jours. M. le
marechal de La Ferte etant tombe malade au-
pres de Guise , y demeura deux jours, et le troi-
sieme il vint rejoindre son armee au camp. Dans
les cinq premiers jours on fit une telle diligence
que la circonvallation fut en etat , et qu'il y eut
des vivres dans le camp pour un mois. M. le
prince, qui avoit la principale part dans les re-
solutions de I'armee de Fiandre, crut qu'en
marchaht en diligence et se mettant entre
Guise et Landrecies , qu'il seroit impossible que
I'armee du Roi eut investi la place en un camp
nomme Vadeucourt, et erapechat bien que ron
Lend, comment, a celle meme dale, le cardinal d'un
r6l6 el le prince de Cond^ de I'aulre , iScherenl de pro-
filer du mecontenlement g(^neral , donl ils etaienl du
resle parfailement iiiformds.
MEMOIilKS 1)11 VICOMTK DE TliUF.XNE.
IG54J
4V,0
ne fit plus de convois ; mais il y avoit suffisam-
ment cle loutes chosespour achever le siege. On
voiilut donuer rallarme an Roi et a la Reine ,
qui etoient a la Fere, a cause de cotte approche
(les enneniis ; mais le cardinal lesayant rassures,
ils partirent pour aller a Laon avcc moins de
precipitatiou qu'ils n'auroient fait daus le pre-
mier mouvement. II agit ainsi a cause que beau-
coup de gens disoient que la personne du Roi
n'etoit pas en surete a la Fere.
La tranchee s'ouvrit a Landrecies le huitieme
jour, et y ayant deux attaques, une de M. de
Turenne et I'autre de M. le marechal de La
Ferte , le troisieme jour on arrlva sur la con-
trescarpe d'un ouvrage a come que les ennemis
defendirent fort mal : on y fit deux logemens,
on deseendit le fosse de la corne, et apres y
avoir attache des mineurs et fait sauter les deux
faces, on emporta toute la tete de I'ouvrage. Les
ennemis avoient un retranchement au milieu ;
on coula dans I'epaisseur du parapet ; Ton con-
duisit des tranchees pour aller aux demi-lunes
qui etoient aux deux cotes de I'ouvrage a corne.
Tous ces ouvrages furent avances avec tant de
diligence et avec si peu de perte , que le dix-
septieme jour apres la tranchee ouverte les mi-
nes jouerent aux deux bastions de la place ; et
apres avoir fait de petits logemens au bas des
breches , les nssieges se rendirent et sortireut au
bout de deux jours avec bonne composition , au
nombre d'enviion douze cens hommes qui ne
s'etoient pas trop bien defendus.
L'arraee de I'ennemi nefit durant ce temps-la
rien de considerable : ils envoyerent souvent
contre les fourageurs ou ils ne reussirent pas
trop bien. M. de Bouteville fut battu par le mar-
quis de Renel et le comtede Grandpre (1), qui
commandoient I'esoorte des fourageurs de I'ar-
mee du Roi. Celledes ennemis, qui etoit a Ya-
dencourt, ayant appris que Landrecies capitu-
loit, se retira en diligence vers Cambrai : on
entendit toute la nuit qu'ils apprirent oette
nouvelle, grand bruit dans leur camp, et assure-
mentparmi le commundes soldats il y avoit un
peu d'etonnement.
Apres la prise de Landrecies, le Rois'en vint
a Guise, et on fit investir la Capelle; nean-
moins, apres que Ton eiit fait considerer a M. le
cardinal le peu d'importance de la place , et
comme apres sa prise on pourroit difficilement
eutrer dans le pays , parce que la saison s'avan-
coit et que I'armee de I'ennemi ruineroit les
lieux par oii il falloit que celle du Roi passat ,
fl) Depuis marechal de Joycusc.
(2) Ici Tnrennc passe sous silence les excelienls avis
il trouva bon que le Roi marchSt avec son ar-
mee pour entrer dans le pays cnnemi , et on ju-
gea qu'il n'y avoit point de lieu plus commode
pour les vivres que le long de la riviere de Sam-
bre. Le Roi s'avanca jusqu'a Thuyn. M. de Cas-
telnau alia se saisir d'un poste aupres de Dinan,
lequel on croyoit pouvoir garder; mais ayant
trouve qu'il ne se pouvoit fortifier, on fabaa-
donna. De la le Roi ,s'en vint aupres deBavay,
oil on tint un conseil de guerre pour voir ce
qu'il y avoit a faire. Quelques-uns de la cour
eussent bien desire que Ton eut assiege Avennes;
mais n'y ayant point de preparatifs , M. de Tu-
renne ni M. le marechal de La Ferte n'en fu-
rent point d'avis ; de sorte que Ton regarda aux
moyens de passer I'Escaut pour s'approcher de
I'ennemi , et voir s'il donneroit ouverture a faire
quelque chose , ou en se separant dans les pla-
ces , ou en s'opposant au passage de la riviere.
Les Espagnols avoient tellement inonde le
pays depuis Valenciennes jusqu'a Conde, et de
Conde jusqu'a Saint-Guillain, qu'il n'y avoit pas
d'apparence de tenter le passage en ces endroits,
et leur armee etoit derriere pour I'empecher ; de
sorte que Ton resolut de marcher en diligence
entre Bouchain et Valenciennes (2). M. le mare-
chal de La Ferte avoit I'avant-garde , et etant
parti la nuit d'aupres de Bavay, il arriva vers le
midi a un lieu nomrae Neuville, ou ayant jette
deux ponts , et ne trouvant point de resistance,
il commenca a y faire passer son armee, dont
quelques escadrons etoient deja au-dela de I'eau ,
quand M. de Turenne arriva dans la fin du jour,
et la nuit les armees passerent I'eau avec leur
bagage. Une partie de la cavalerie de I'ennemi
s'avanca a une demi-lieue de la ; mais voyant
que I'armee passoit, elle se retira aupres de Va-
lenciennes oil le corps de leur armee etoit ar-
rive ce jour-la. Ils jetterent la nuit quelque in-
fanterie dans Bouchain et commencerent a se
retrancher ; mais ils le firent sans etre bien re-
solus a garder ce poste si I'armee du Roi venoit
a eux ; en sorte que le lendemain, comme ils vi-
rent qu'on marchoit droit a leur camp , ils com-
mencerent a faire filer leur avant-garde droit a
Conde; et comme on n'a d'ordinaire pas envie
de se retirer que Ton ne scache assurement si
c'est toute I'armee qui marche , et que I'on se
flatte souvent que c'est seulement un corps de
cavalerie, M. le prince resta un peu long-temps
avec son arriere-garde. Comme on ne voyoit
pas leurs mouvemens , on croyoit qu'ils vou-
loient demeurer dans le retranchement, etM. de
qu'il donna dans le conseil de guerre, et que Ton trou-
vera menlionnes dans les M(5inoires du due d'Yorck.
J 70
Turenue attendoit le canon et Tinfanterie pour
k's attaquer. Cependant il faisoit avancer M. de
Castelnau avec son corps pour se saisir d"un
bois proche de leur camp , et vouloit qu'il avan-
eat dans leur flanc , qui paroissoit un peu de-
t'ouvert, n'y ayant que la tete de leur camp re-
tranche, et ceilanc ne I'etantpas. CommeM. de
Castelnau avancoit, il vit que I'armee de I'en-
nemi se retiroit et qu'il n'y avoit plus que
([uelques escadrons dans le camp ; il le manda
a INI. de Turenne qui lui envoya ordre de sui-
vre avec son corps. En quittant le camp des
cnuemis pour aller vers Conde , pays fort
etroit (I), M. le prince, ayant laisse filer toutes
les troupes , etoit demeure avec sept ou huit es-
cadrons a I'arriere-garde. L'armee de Tennerai
n'avoit pas mene de bagage au camp de Valen-
ciennes , ce qui leur donnoit grande facilite a se
retirer (2). M. de Castelnau s'avauca avec quel-
ques escadrons des siens , dont un ou deux
ayant passe un defile, M. le prince retourna lui-
nieme avec peu de gens et fit repasser en con-
fusion ce qui avoit deja passe le defile. On es-
carmoucha un peu a cette arriere-garde , et il ne
s'y fit rien autre chose; car I'ennemi ayant passe
la riviere d'Escaut aupres de Conde , laissa deux
mille hommes dans la place, et se retira deux
heures devant le jour vers Tournai.
L'avant-garde de l'armee du Roi arriva fort
tard a la vue de leur camp , I'Escaut etant en-
tre ces deux arraees. Ce fut cette nuit-la que
M. de Turenne ecrivita M. le cardinal qui etoit
avec le Roi au Quesuoi , et lui fit une relation
de ce qui s'etoit passe [ par la lettre suivante :
M. de Turenne a M. le cardinal.
« V. E. seeut hiercorame M. le marechal de
La Ferte fist faire hier le pont sur I'Escaut ; je
le trouvai comme la cavalerie achevoit de pas-
ser, et a ce matin toute l'armee a este au-deca.
J'ai marche sur les huit heures du matin ; on a
trouve l'armee de I'ennemi dans un vieux camp
proche dc Valenciennes ; ils y ont fait travail-
ler toute la nuit , et c'est le plus beau poste du
monde. II y a eu grande contestation entre
M. le prince et les Espagnols : le premier vou-
lant , a ce qu'il diet , y demeurer ; enfin les Es-
pagnols font emporte , et ont marche ; ils n'a-
voient point de bagages avec eux , ce qui est
cause qu'ils n'ont point fait de pcrte conside-
rable. On a suivi leur arriere-garde presqu'a
Conde , oil , ayant rompu le pont, leur dernier
(1) II appelle Ic pays fori 6troit lorsqu'il s'y trouve
beaiicoup dc df'fJWs, rivieres, canaitx, bois ou hauteurs.
Mii-Monirs uv mcommc df- tiuenne. [1655]
escadron apasse a la nage ; ils ont laisse le canon
a Valenciennes ne pouvant le retirer , et y ont
aussi mis de la trouppe, desorte qu'ils sont ex-
tremement foibles. Des que le canon et les ponts
seront arrives , on travaillera a un pont sur
I'Escaut. Les ennemis sont loges sur la hauteui"
de Conde ; il n'y a que la riviere entre les ar-
mees. On travaillera aussi a un pont sur I'Es-
caut, plus haut que Conde , pour la communi-
cation du Quesnoi. On a toujours passe en
suivant les ennemis soubs le canon de Valen-
ciennes. Je ne sais s'ils se resoudront de de-
meurer a Conde ; on n'a point trouve de fou-
rage depuis estre parti de Banag. M. le prince
vient presenlement de demander un passeport
pour un ehirurgien et pour M. de Rochefort,
qui est blesse ; il y a eu quelques volontaires et
quelques cavaliers blesses. C'est M. de Cas-
telnau a qui j'ai faict suivre I'arriere-garde de
M. le prince. II a trouve qu'on a fait assez
grande diligence ; si les basteaux et le canon
estoient arrives j'aurois fait travailler cette
nuit au pont qui est tout proche du camp
des ennemis; on verra demain si les en-
nemis se veulent retrancher soubs Conde. De
garder la riviere je ne crois pas qu'ils le puis-
sent ; ils n'ont presque plus d'infanterie avec
eux. Cette lettre est par un garcon qui passe la
riviere a nage ; j'arrive presentement proche de
Conde. Les ennemis avoient mis des gens dans
Bouchain , et ont un regent espagnol dans
Cambray et un autre dans Douay. On s'esclai-
cira demain de beaucoup de choses , et on verra
le dessein des ennemis , c'esta-dire s'ils s'opi-
niatrent a garder Conde avec leur armee , ou
s'ils en delogeront.
» Aucamp, pres de Conde, ce f 1 aoiit 1655.'-]
La lettre tombant entre les mains de M. le
prince, il trouva fort mauvais deux choses:
I'une , qu'elle marquoit qu'il ne vouloit pas
quitter le poste de Valenciennes; et I'autre,
qu'un des escadrons de I'arriere-garde des en-
nemis avoit passe I'Escaut a la nage. Ce qui
obligea M. de Turenne a mander la pre-
miere circonstauce , ce fut que beaucoup de gens
de condition ayant parle aux gens de M. le
prince a I'arriere-garde, ils dirent le soir a M. de
Turenne que si M. le prince eutetecru, il n'eut
pas quitte le poste de Valenciennes; et pour ce
qu'il mandoit de I'escadron qui avoit passe a
nage,M. de Saint-Lieu, colonel, le lui avoit
dit quand il I'aborda. En effet , quand I'ennemi
rompit son pont sur I'Escaut , il y avoit quel-
(2) Ici Turenne cache la faute de Castelnau, conimc
il lait les bonnes actions qu'il fait lui-memc. (A E.)
MEMOIRES DU MCOMTE 1)E TIUENKE.
IG5i
17 I
ques gens qui passerent a nage. Pour le reste
de la relation , M. de Turenne ne se noraraoit
en lien , ni n'appuyoit pas sur la retraitte preci-
pitee des ennemis, ni sur le raauvais parti qu'ils
prirentdevenir a un poste au-devant de I'armee
du Roi , pour le quitter en sa presence, et en-
suite entrer dans une telle confusion , qu'ils
abandonnerent toutes les rivieres et les pays du
monde les plus avantageux , ayant une armee ,
laquelle, s'ils ue I'eussent pas affoiblie en pre-
uant jalousie de leurs places sans sujet , n'etoit
pas inferieure a celle du Roi.
M. le prince se seutit fort pique de cette re-
lation et envoya un trompette a M. de Turenne
avec une lettre fort piquante, par laquelle il lui
mandoit que s'il avoit ete a I'avant-garde de
son armee pendant que lui etoit a I'arriere-garde
de la sienne , il eiit raieux vu les choses et n'en
eut jamais dit de si eloignees de la verite. [ Voi-
ci cette lettre :
Lettre de M. le prince a M. de Turenne.
« Monsieur , je vous advoue que je n'ay pas
eu une petite surprise quand une lettre , que
vous ecrivez a M. le cardinal Mazarin , m'est
tombee entre les mains. Je vous en envoie la co-
pie, afin que vous voyiez que je n'ay pas pen de
subject de me plaindre devous. Jene trouverai
jamais estrange qnand vous tirerez sur nous
tous les advantages que vous pourrez , quand
ils seront veritables ; et meme quand je les
vois augmenter dans les relations de M. Re-
naudot, je donneray cela a la coutume ; mais de
voir dans une lettre escrite et signee de vostre
main que la retraite que nous fimes derniere-
ment a este si precipitee que notre dernier es-
cadron a este oblige de passer la riviere a nage,
que nous avons laisse le canon a Valenciennes
pour ne I'avoir peu retirer, et que j'aydit qu'il
y avoit une grande contestation entre les Espa-
gnols et moy , pour deraeurer au poste de Va-
lenciennes , ce sont des choses si eloignees de
la verite , qu'a moins que de cognoistre parti-
culierement vostre escriture, je n'aurois pas cru
que cette lettre-la vint de vous. Je n'ai parle
qu'a messieurs les comtes de Guiche , de Vi-
vonne, Du Piessis , prince de Marcillac , Puis-
Guillen , de Ranty, Fortelesse , Du Fay et Du
(1) Cetle lettre fut redigee par P. Lenet; il en Gl
remettre la minute au prince de Cond^ qui I'approuva,
f oinme on le volt par la lettre suivante du secretaire du
prince :
« Son Altesse s'(5tant trouv^e occupiJc en bonne com-
pagnic Chez Madame de Grimberg , dans le temps que
votrp letlre. escripto du jour d'hier, est arriviie.eUe
Bouchet. lis sont tous trop gens d'honneur pour
dire que je leur ay parle de la contestation que
vous dites , et je me soubmets volonticrs a leur
tesmoignage. De vingt ou vingt-huit pieces de
canon que nous avons dans I'armee , nous en
avons envoye deux a Valenciennes avecle corps
de trouppes que nous y avons laisse ; et si nous
avons bien retire les autres , il me semble que
ces deux-la seroient aussi bien venues si nous
I'avions voulu , puisqu'effectivement vous foa-
vez que vous ne nous avez pas presses. Si vous
aviez este a la teste de vos trouppes , comme
j'etois a la queue des miennes , vous auriez veu
que nostre dernier escadron n'a pas passe la ri-
viere a nage. M. le marquis de Persan et comte
de Duras estoient a la teste, et moi je passay avee
ceiui qui I'a passe immediatement auparavant, et
je vous assure que nous ne vlmes pas une seule
de nos trouppes dans toute la prairie et qu'il n'y
avoit quequelques debandes. Je ne crois pas que
M. deCasteluau vous I'aitdict. II scaittrop bien
que depuis le premier pont ou il attaqua nos trou-
pes, el les ne se laisserent pas pousser et quil les
suivit jusques a la riviere, au petit pas, etque ses
escadrons u'approcherent pas les uostres de deux
mille pas du depuis. Ces Messieurs , dont je
vous ay parle cy-dessus , qui sont de vostre ar-
mee , furent assez long-temps avec moy, et je
leur laissai assez voir nostre marche pour qu'ils
en rendent tesmoignage. Enfin, je ne pretens pas
tirer advantage d'une retraicte qui n'as pas
este belle , parce que nous n'avons pas este
pressez ; mais aussi je pretens que vous n'en
tiriez pas des choses qui ne sont pas veritables.
J 'ay cru , pour satisfaire a ce que je doibs a
mon honneur , vous devoir mander cecy et
vous prier, quand vous parlerez a une aucto-
rite des actions ou j'auray quelque part , de les
vouloir dire dans la verite; j'en ay toujours use
de meme dans eel les ou vous en avez eu, et quand
vous avez servi sous moy, et depuis que nous
nous faisons la guerre ; j'en userai toujours de
mesme et seray , etc. (i).
» Louis de Bourbon. •>]
M. le prince ecrivit aussi a beaucoup d'of-
ficiers de I'armee du Roi , comme voulant faire
un manifeste, et manda a M. le marechal de
m'a pri^ elle-meme d'y rdpondrc. Elle m'a seulemenl
command^ devous dire. Monsieur^ qu'elle approuvoit
toutes les choses que vous aviez faitcs. Je m'envaistout
prdsentement chez M. Ic due de Fuensaldagne. Pour la
lettre que vous demandcz, jc tAcherai de vous I'envoyer
demain par la barque du matin.
» Caim.et. »
4 7-2
MEMOIRF.S l)U \ICOiMTE DE TUBKNNE. [ 1 655]
La Terte que iM. de Turenne ne parloit pas de
lui en bons terraes dans sa relation.
[ Les lettres a M. de La Ferte et a M. de
Castelnau etoient ainsi eoncues :
Lettre de M. le prince a M. le marechal
de La Ferte.
« Monsieur , je vous envoie la copie d'une
lettre de M. de Turenne a M. le cardinal Maza-
riii , dont Torlglnal m'est tombe entre les mains,
par laquelle vous verrez ce qu'il dit de ee qui
s'est passe dernierement a notre retraite ; je
crois que si vous aviez eu I'avant-garde vous
n'en auriez pas use de meme , car vous I'auriez
veu, ou si vous n'y eussiez peu arriver vous
vous en seriez faict informer par des personnes
qui I'auroient veu. II diet que nous avons
este si presses, que mon dernier escadron a
passe la riviere a nage , que nous avons laisse
nostre canon a Valenciennes pour ne I'avoir peu
retirer, et que j'ai diet que j'avois eu une
grande contestation avec les Espagnols pour
demeurcr au poste : pour le dernier , je prends
a temoin messieurs le prince de Marcillac, comte
de Guiche, Puis-Guillen, Ranty, Du Plessis,
Vivonne, FortelesseetDu Fay, si jeleur en ay
jamais parle, et ce sont pourtant les seuls a qui
j'ay parle dans la marche ; pour le canon , nous
avons este si peu presses que nous aurions este
bien miserables de le laisser. II est vrai que de
vingt a vingt-cinq pieces que nous avons a I'ar-
mee, nous en avons envoye deux a Valenciennes
avec le corps de troupes que nous y avons laisse,
et qui est a present retourne icy ; pour I'affaire
du dernier escadron , M. de Castelnau scait bien
que du depuis le premier pont ou nous tournames
et ou ses trouppes ne passerent que long-temps
apresque nous I'eiimes quitte,ses escadronsne
virent plus les nostres , et tous ces messieurs que
je vous ay nommes , et qui marcherent long-
temps avec mon dernier escadron , virent que
nostre retraicte ne se fit jamais qu'au petit pas.
Je passay la riviere avec le penultieme escadron,
et MM. de Persan et de Duras avec le dernier ; je
vous assure qu'ils n'ont point este obliges de se-
cher apres avoir passe la riviere d nage , et que
nostre pont ne fust defaict que long-temps apres
qu'il fust passe. Je ne vous dis point cecy pour
tirer aucun advantage de notre retraicte; nous
avons este si peu presses qu'elle ne le merite
pas. Je vous dis seulement pour vous desabuser
d'une impression que vous pourriez avoir si
M. de Turenne vous avoit dit la mesme chose
qu'il a cscriptea M. le cardinal Mazarin. Je ne
demaiide ny louange ni vitupere , vous scavez
assez ce terme-la et vous n'ignorez pas quels
doivent estre mes sentimens dans ce rencontre.
Je vous demande la continuation de vostre
amitie et de me croire toujours, etc.
» Louis de Bourbon. »
Letlre de M. le prince a M. de Castelnault.
« Monsieur, je vous envoie la copie d'une
lettre que M. le marechal de Turenne escrit a
M. le cardinal Mazarini , qui m'est tombee entre
les mains : je ne puis mieux m'adresser qu'a
vous pour vous demander lesmoignage de la
verite de ce qui s'est passe dans notre retraicte,
puisque je vous ay toujours creu fort homme
d'honneur et que vous avez veu de fort pres
tout ce qui s'est passe; je ne vous parle pas de
ce qu'il dit que j'aye diet que j'avois eu une
grande contestation avec les Espagnols pour
demeurer aux postes ; MM. de Marcillac , de
Guiche, de Puis-Guillen, Du Plessis, de Vi-
vonne, Fortelesse , Du Bouchet , de Ranty et
Du Fay, qui sont les seuls a qui j'ai parle,
scavent bien que je ne leur en ay rien dit ; je ne
vous parleray point aussi de ce qu'il dit du ca-
non. Vous scavez bien que quand vous avez
paru il y avoit long-temps que nostre artillerie
estoit partie et que vous ne I'aviez pas seule-
ment veue , et que nous en avons envoye deux
pieces seulement a Valenciennes avec le corps
que nous y laissames en partant ; mais je par-
leray du dernier escadron , qu'il dit qui a passe
la riviere a nage; vous scavez , Monsieur, que
depuis le premier pont ou vous nous attaqu^tes
fort vigoureusement et ou les trouppes que j'y
avois ne le defendirent pas mal, vos escadrons
n'ont plus suivy les nostres que de deux mille
pas ; quand vous parlastes a M. de Persan nos
trouppes estoient presque passees , et ces mes-
sieurs , a qui vous permites de s'advancer jus-
qu'a moy , vous auront peu dire qu'ils ne virent
plus que trois escadrons au-dela de I'eau; vos
escadrons ne parurent dans la prairie que long-
temps apres que tous les nostres furent passes ,
et je passay a la teste du penultieme, et MM. de
Persan et de Duras a la teste du dernier. Je
m'assure; Monsieur, que si on vous en parle
vous en direz la verite; peut-estreque si le reste
de I'avant-garde vous eust suivy de plus pres,
que vous nous auriez embarrasses davantage.
Mais vous scavez que nous nous sommes retires
fort a nostre aise et qu'hors le petit combat qui
fut au premier pont, rien ne nous a deub obliger
a aller plus vite que le pas. Je ne demande au-
cun honneur de" cctte retraicte , mais je ne pre-
!HK\!Onu-S Dll VICOMTE DE TUREIN^E. [ I 055]
tends point aussy avoir de blasme ; je vous
crois trop homrae d'houneur et trop de nies
amis pour en parler autrement , et je vous prie
de croire que personne ii'est tant que moi , etc.
» Au camp de Tournay , ce 18 aoust 1655.
» Louis de Bouebon. »]
M. de Turenne recut la lettre de M. ie
prince devant beaucoup d'officiers et la leur
montra aussitot , sans rien dire sur I'heure
au trompette. En effet, la lettre ne le facha
pas , sentant qu'il n'avoit rien fait contre I'es-
time qu'il a pour M. de Conde, ui contre le
respect que Ton doit a un prince du sang ;
mais il vit bien que les choses ne lui ayant pas
reussi, il s'echauffoit sur une matiere bien le-
gere. Aussi, comme M. le prince passoit uu peu
les bornes de ce qui se pratique , M. de Turenne
dit a son trompette qu'il le feroit punir s'il lui
apportoit de semblables lettres a I'avenir. II ne
recrivit point a M. le prince qui , dans la fin de
cctte campagne et dans la suivante , temoigna
beaucoup d'aigreur contre lui , et ils ne s'ecri-
virent plus comme ils avoient fait les annees
precedentes.
On passa I'Escaut aupres de Conde, et comme
il etoit inutile de suivre Tenneraiqui se mettoit
sous Tournai , on attaqua Conde , qui fut pris
le troisieme jour de la tranchee ouverte. Les
fortillcations n'en etoient pas bonnes , et il n'y
avoit que de petits travaux qui ne valoient
gueres mieux qu'un retranchement de camp;
mais comme ily avoit deux mille hommes dans
la place , ils fireut grand feu quand on travail-
loit, et tuerent beaucoup de soldats et deux
capitaines aux gardes , avec d'autres officiers.
Durant ce siege , M. de Bussi , etant alle pour
escorter les fourageurs avec trois regimens de
cavalerie, en se retirant, fut charge par quel-
que cavalerie de I'armee de I'ennemi qui etoit
venue a Valenciennes, et fut battu avec fort peu
de resistance.
On etoit si fort avance dans le pays de I'en-
nerai qu'il avoit jalousie pour toutes les places:
en les garnissant de troupes , il n'osoit s'appro-
cher en corps d'armee , et il lui arrivoit ce qui
arrive ordinairement, qui est que Ton craint
beaucoup plus d'un ennemi qu'il nepeutexecu-
ter ; et quoique Ton ait une grande experience,
on ne laisse pas d'apprehender des choses que
Ton scait bien que Ton ne feroit pas si on etoit
a sa place ; mais comme il arriveroit de grands
maux si un ennemi faisoit plus qn'on ne pense ,
on aime mieux remedier a ce que meme on croit
qu'il ne peut pas faire. L'ennemi cnvoya un
473
corps pour couvrir Bruxelles. Comme I'armee
du Roi avoit beaucoup de peine a avoir des
vivres sans s'avancer plus loin que Cond^, elle
alia assieger Saint-Guillain , qui n'en est qu'a
trois lieues , et oil les vivres pouvoient venir
avec facilite.
Le Roi , qui avoit demeure au Quesnoi du-
rant cette marche de I'armee , vint au siege de
Saint-Guillain, qui fut pris en peu de jours: on
donna la meme capitulation qu'a Conde , qui
fut d'en laisser sortir la garnison et la conduire
a la plus prochaine place. Le Roi , apres avoir
demeure huitou dix jours a I'armee, retourna
ii Guise , et son armee demeura plus de six se-
maines a faire travailler a la fortification de ces
deux places , et a faire venir des convois pour
les munir. II falloit que tons les vivres vinssent
de Guise ; car, encore que Landrecies et le
Quesnoi donnassent de la facilite pour les con-
vois , c'etoient des conquetes si nouvelles et si
depourvues de vivres , qu'il falloit leur en ap-
porter de France et pour I'armee aussi : de sorte
qu'il y avoit quatre places auxquelles il falloit
fournir le courantetravitailler pour tout I'hiver,
et, outre cela , donner le pain tons les jours:
ce qui fit qu'on acheva la campagne avec
peine.
[ Vers ce temps , M. de Turenne ecrivit a
M. le cardinal Mazarin cequi suit :
'< J'eus nouvelles hier au soir de Conde , par
lesquelles M. de Castelnau me manda que Ton
venoit de lui amener des prisonniers qui di-
soient que I'armee des ennemis, apres avoir este
deux jours ensemble a Sense, avoit marche dans
les villages, Les Lorrains sont vers Tournai,
et M. le prince et les Espagnols alloient se
mettre derriere Athe. Je ne crois pas que, pour
leur marche , ils perdent la pensee d'assieger
Conde; mais ils veulent attendre que I'armee
du Roy ne soil pas si proche ; cependant lasai-
son s'avance et ne sera plus propre a faire des
sieges par force ; comme le mauvais temps les
fait separer , il rend aussi les chemins bien dif-
ficiles pour les convois; je verrai avec MM. Ga-
gon et Jaquier ce que Ton peut avoir de voi-
tures. J'ai mande a Votre Eminence que le
dernier convoi mene a Landrecies n'estoit que
de cinq ceus sacs , el les deux siens menes par
des chevaux de vivres , qui sont si foibles , et
ceux de I'artillerie , qu'ils ne peuvent pas mar-
cher, et le mauvais chemin outre cela , fait que
I'onne peut presque pas voiturer ; cent charettes
et des chevaux de rouliers, qui fussent frais, me-
neroient cliacun huitou neuf sacs, et je crains
que tons les chevaux de la frontiere ne puis-
sent faire en tout I'hiver ce que feroient une
17 »
MEMOIIU'S nu VICOMTE l>K TIREN.NE.
ig;
levee tie chevaux comme celle-la. M. de Cas-
telnau ne m'a demande que de la meche et des
boulets , j'en ai envoie quatre milliers; et pour
les boulets on attend le beau temps pour les faire
partir. Comme Tarraee oblige a emploier beau-
coup de voituies, et que son sejour si avance
n'est pas necessalrc, les ennemls estant separes,
je me reculerai pour voir I'effortque je puisse
faire avec les chevaux de vivres, dans Merci,et
despaysans (sic).
.' Au campde Besancon, ce 20 octobre 1(555.
" TUBEANE.
» On a, depuis deux jours, battu trois petits
partis des ennemis qui venoient autour de I'ar-
mee. J'ai diet a J. Lon, capitaineau regiment de
LaVillette, de prendre la poste pour porter
eette lettre a Votre Excellence. » ]
Les ennemis crurent long-temps que Ton vou-
loit avancer vers Bruxelles , ce qui leur ota la
pensee d'empecher nos convois; d'ailleurs ils
furent quelque temps a se remettre du mauvais
succes de lacampagne : a la fin, neanmoins,ils
se lassemblcrent et vinrent sur la riviere de
Sambre. M. de Turenue, ayant mis plus de
quatre mille hommes de pied dans les places
conquises , demeura jusqu'au sept ou huitieme
novembre en campagne. M. de Castelnau resta
a Conde (1) avec un corps d'infauterie d'environ
deux mille cinq cens hommes. L'armee se retira
vers Ribemont , le mauvais temps empechant
qu'il n'y put venir de convois, a cause que les
chemins etoient trop rorapus. Comme il se reti-
roit, il vint un secretaiie , nomme Ronseret,
(l)On voil, par la lettre suivantedu prince deCond^,
qu'il 6lait asscz exacteraent informS des nouvelles de
l'armee du Roi :
A Monsieur Lenet.
« J'avois laiss(5 dans Conde un genlilhomme nommS
Isaull, avec son frere, qui 6toit capitaine dans le regi-
ment d'Enghien cavaileric, et qui avoit este blessi^ a la
retraicte de Valenciennes; comme cclui-ci est venu a
mourir de sa bk-ssure . les ennemis m'ont envoys son
frere, qui diet avoir pari(5 a quantity d'officiers de leur
arm^e; il m'asseure qu'ils n'ont pas pr(?sentemenl pins
de liuil mille hommes de pied en lout et que leur caval-
lerie est aussi fort diminuee ; qu'il ne croit pas que leur
dessein soil d'entreprendre plus aucune chose, et qu'ils
laissent sculement le marquis de Castelnau dans !e
pays, avec quelques trouppes, et que le roslc dc leur ar-
m6e s'en va dans des quarlicrs de rafraicliissemcnt , ou
au moins pres de la frontiere. II did qu'ils font bcaucoup
plus d'estat de Guilhain que de Cond^; que leur dessein
esldc tascher a ronscivcr lun et I'autre; mais qu'ils ne
croient pas pouvoirconscrver Conde , que leur dessein
est pourtanl de mainlenir autanl qu'ils le pounout.Je
ne \ (lus rinnne ccs nouvelles que comme je les ai rcfues ;
queM. le cardinal lui envoyoit, pour lui dire
que M. d'Hocquincourt etoit alle a Peronne, et
que Ton avoit avis qu'il traittoit avec les Espa-
gnols pour cette place et pour Ham. Ronseret
faisoit aussi entendre a M. de Turenne que I'on
souhaitteroit qu'il s'approchat de Peronne avec
l'armee; mais il ne lui porta nul ordre expres.
M. de Turenne lui dit qu'il croyoitques'il s'ap-
prochoit avec l'armee , cela obligeroit M. d'Hoc-
quincourt a prendre quelque resolution extreme ,
et que la chose pouvant se raccommoder, il ne
falloit rien faire qui precipitat la resolution de
M. d'Hocquincourt. L'armee de I'ennemi n'etoit
pas ruinee, ayant toujours demeure dans son
pays ; mais celle du Roi etoit fort affoiblie par
les longues fatigues, par le manque des vivres
et par la distance des lieux d'ou il falloit faire
venir les convois ; de sorte que c'etoit un etrange
contre-temps d'apprehenderen ce temps-la, avec
raison , que M. le prince et l'armee espagnole
eussent a leur disposition Peronne et Ham, deux
places sur la Somme , et des entrees tres-consi-
derables pour porter la guerre jusqu'aupres de
Paris et dans la INormandie.
La presence de M. le prince durant cette con-
joncture rendoit la guerre en partie civile. M. de
Turenne, qui alia trouver la cour a Compiegne,
conseilla a M. le cardinal de ne point faire ap-
procher l'armee de Peronne, et de ne point
donner sujet a M. le marechal d'Hocquincourt
a entrer en liaison avec les ennemis. M. le car-
dinal avoit souvent sur le coeur de voir que le
Roi traitat avec un de ses sujets qui demandoit
deux cens mille ecus , et que le gouvernement
d'une de ces deux places demeurat a son fils;
mais tout ce que je vous puis dire est que ce genlilhom-
me est un garcon d'honneur et de condition, en qui on
se peut fier ; cela estant ainsi , je crois que si nous son-
geons de bonne heure a nous raeltre en eslat de repren-
dre Cond^, en preparant les choses nccessaires pour cet
effet , nous n'y aurons pas beaucoup de peine. Jerz6
vous debvoit advertir de tout cela, affin qu'il n'y ait rien
donl vous ne soyez informe.
» J'ai enfin obtenu de ces messieurs dc la ville qu'ils
recevroient demain ie regiment des Cerariens ; ils tra-
vaillent aux billets. II sera bon poui tant d'envoyer un
ordre de M. I'archiduc, car ils le demandent fort.
» Dancart a diet quele cantadore des vivres lui avoit
donn(5 ordre de ne plus donner de pain a la cavallerie et
mesme de ne pas faire leur descortc avec eux ; si cela
est, nous la perdrons toute, car il n'y a plus de bled a la
campagne et je fis relirer dans la ville tout ce qui estolt
aux environs et dans tous les chasteaux. Je m'asseure
(|ue les habitans de la ville el du pays el le gouverne-
ment se loueronl du bon ordre qu'on tient dans Ic pays,
ou je vous asseure qu'on n'a pris quoi que ce soit;je
vous prie d'y pourvoir, aulrement les trouppes se ruine-
ront.
» Du camp pres Tournay, le 30 aousl au soir. »
MEMOIRP.S DU VICOMTE 1)K TlJHEiMVK. [ 1 65G]
mais quandou regardoit Peroune et Ham entre
les mains de M. le prince , toute I'armee d'Es-
pague prete a le soutenir, et I'assiette dcs esprits
de presque toutes ies personues de qualite de
France , qui ne demandoient qu'un desordre ,
ou pour se mettre centre la cour, ou pour se
faire achetter tres-cher, M. de Turenne crut de-
voir porter Tesprit de M. le cardinal a un ac-
commodement. M. le prince et une partie de
I'armee d'Espagne vinrent a Cambrai , et il y
eut, durant quiuze jours, aupres de M. le ma-
rechal d'Hocquincourt , des envoyes du Roi et
des Espagnols , a qui il donuoit des audiences
separees , ne se cachant point aux uns ni aux
autres ce que chaque parti lui offrolt , comme
s'ii eut ete libre de choisir. Madame de Chatil-
lon , qui a\oit menage M. le marechal d'Hoc-
quincourt pour les interets de M. le prince,
ayant ete arretee , le marecbal , qui en etoit
amoureux , se bata de faire son accommode-
ment avec le Roi , de peur qu'on ne traitat raal
cette ducbesse. C'est une longue bistoire dont
je n'entre point dans le detail : il suffit de dire
que le traite fut enfm conclu, et qu'il fut arrete
que Ton donneroit a M. d'Hocquincourt deux
ceus mille ecus et qu'il remettroit Peronne et
Ham entre les mains du Roi. On accorda le gou-
vernement de la premiere a son fils, en qui
M. le cardinal avoit beaucoup de confiance.
M. le prince , qui s'etoit avance a deux ou
trois beures de Peronne , et qui , le reste du
temps, demeuroit avec un corps d'armee aupres
de Cambr!'i , se retira vers la Sarabre , ayant
appris le traite. On fut en doute s'il attaqueroit
la ville de Conde ou Saint-Guillain en se reti-
raut , et pour cela I'armee du Roi s'etoit avan-
eee jusqu'aupres de Saint-Quentin 5 mais ayant
appris qu'il se retiroit plus avant dans le pays,
le Roi , apres avoir ete a Ham et a Peroune
avec M. le cardinal , retournaa Paris, et M. de
Turenne le suivit deux jours apres , les quar-
tiers d'biver ayant ete distribues a I'armee.
Ce fut cet biver-la que Ton commenca a
mettre lacavalerie dans les villages, lui faisant
payer sur les tallies a raison de vingt sols par
cavalier, et un nombre certain de places pour
les officiers, ce qui empechoit la depense des
remises de I'argentet faisolt qu'il n'y eut point
de nou-valeurs. Les troupes se faisoient payer
sur les lieux , et les cavaliers, etant disperses
paries villages, leur servoient de sauve-garde
et y depensoient une bonne partie de I'argent
qu'ils en tiroient : ce qui a fait que beaucoup
de villages du plat pays ont laboure avec plus
d'assurance , et , contre I'opinion commune ,
une partie dcs villages do Champagne se sont
reiuis par cette nouvelle facon de distribuer Us
troupes.
Cet biver se passa dans une entiere confiance
du Roi et de la Reine pour M. le cardinal , qui
avoit toujours une grande consideration pour
M. de Turenne , lequel scavoit autant que per-
sonne les interets de la cour les plus caches , et
assurement, dans une affaire difficile, il eut eu
la principale confiance, M. le cardinal , n'etaut
nullement contraint par le Roi ni par la Reine,
et ayant une parfaite connoissance de tons les
esprits de la cour, vivoit selon les sentimens
dans lesquels il scavoit qu'un chacun etoit ,
ayant une maniere toute particuliere de mener
les esprits a son point.
[1606] Les convois que Ton avoit mis dans
Conde et dans St.-Guillain, et le soin que M. de
Castelnau prit pendant tout I'biver d'en faire en-
trer beaucoup de petits par la comraodite du
Quesnoi , mirent ces places en etat de n'avoir
point de necessite jusqu'au mois de mai, auquel
temps M. de Turenne, etant sorti de Paris, s'en
alia a la frontiere et vint a Conde, y menant un
grand convoi. Eu dix ou douze jours on mit une
quantite de vivres dans les places avancees,
suffisamment pour y entretenir I'armee et les
garnisons. Les ennemis n'etant point en campa-
gne, il n'y eut aucunedifficulte pour ces convois.
Le Roi vint a La Fere, et M. le cardinal
ayant souvent parle a M. de Turenne des des-
seins de la campagne , on avoit remis jusqu'a
ce qu'on fut sur la frontiere , pour voirce qu'on
pourroit entreprendre. M. le marechal de La
Ferteenvoya son corps de Lorrains; mais s'e-
tant trouve incommode lui-meme, il ne put
venir a I'armee que quelque temps apres. La
venue de dom Juand'Autricbe, etant comme un
nouvel etablisseraent , avoit empecbe les enne-
mis de se mettre de bonne heure en campagne :
cela fit songer a des entreprises un pen vastes.
M. de Turenne proposaaM. le cardinal d'aller a
Tournai , et de I'attaquer s'il etoit degarni , ou
si on le trouvoit trop bien pourvu, de revenir in-
vestir Valenciennes : le ministre ne s'y opposa
point , quoiqu'il eut assez de raisons pour
craindre un mauvais succes ; mais il vouloit
bien basarder quelque chose, persuade qu'a la
guerre il faut toujours tacher de faire de nou-
velles conquetes , et que , des que Ton se re-
lache, on court risque de tout perdre. l\ y avoit
beaucoup de troupes et de recrues qui n'avoient
pas encore joint I'armee; mais comme les en-
nemis n'etoient pas ensemble, il n etoit pas dan-
gereux d'avancer dans leur pays ; de sorte que
M. de Turenne ayant rassemble ce qui etoit sur
la frontiere, marcha en grande diligence a
Air,
Coiide , et de la jusqu'a deux lieues de Tournai
avec toute la cavalerie , faisant siiivre I'infan-
terie, le canon et tout I'equipage des vivies
queM. le marquis d'Uxellescomniandoit. Quand
on fut alle par dela Mortagne, ayant envoye
M. deCastelnau, qui passa par Saint-Guillain
avec une partie de la cavalerie, pour investir
Tournai, M. de Turenne scut qu'il y avoit
quelques regimens de I'ennemi campes aupres
de Tournai; et conime la pensee de I'attaquer
n'etoit que sur ce qu'il seroit sans gainison
(n y ayant point d'apparence de faire nn siege
qui durat quelque temps, si avaut dans le pays
ennemi, et par consequent si eloigne de ses
vivres et de ses munitions de guerre), il re-
tourna a Conde; et ayant laisse son pont a Mor-
tagne , qui est situe a I'endroit oil la Scarpe et
TEscaut se joignent, avec un corps de troupes
pour attendrequatre millehommes qui venoient
du coted'Arras, il marcha le ienderaain matin
devant Valenciennes , ayant donne ordre a ce
corps laisse a Mortagne , et aux troupes qu'il
attendoit, de I'y venir joindre.
II n'y avoit pas dans Valenciennes plus de
mille hommcs de pied et deux cens chevaux ;
mais comme c'est une grande ville, la bour-
geoisie pouvoit servir de troupes. M. de Tu-
renne lit passer M. le marquis d'Uxelles, qui
commandoit le corps de M. le marechal de La
Ferte dans I'isle de Saint-Amand, et lui or-
donna de s'avancer jusqu'a I'Escaut , au-dessus
de la ville , sur le chemin de Bouchain. II mar-
cha lui-meme par les campagnes qui regardent
le Quesnoi et Cambrai, et investit la place par
ce cote. II y avoit en ce teraps-la fort peu de
difficulte a se communiquer par le haut de la
riviere; et.le meme soir que M. de Turenne
arriva devant la place , il passa sur un pont qui
fut fait au quartier de M. le marquis d'Uxelles,
et laissa M. de Castelnau au-dessous de la ville ;
on fit quitter aux ennemis deux redoutes qu'ils
tenoient au-dessous de la ville, de facon que,
des la premiere unit, la place etoit assez bien
fermee. On commenca, des le lendemain matin,
a travailler a la circonvallation ; le troisieme
jour il y avoit assez de terre remuee partout
pour empecher un petit secours d'entrer dans la
ville; quoique Ton parlat de quelque retenue
d'eau quLse pouvoit faire a Bouchain , on n'a-
voit jamais cru qu'elle fut si grande qu'on la
vitdepuis. Les ennemis tenterent un i)etit se-
cours de sept ou huit cens hommes, la troisieme
nuit, par le quartier des Lorrains ; mais il n"y
cntra personne : quehiues-uns furcnt pris, et le
reste sc retira a Bouchain.
Lc cinquiemc ou sixieme jom-, la circonval-
WEMOlllES UV VICOMIE 1)R TIKKK.VE. [l(''.>6]
lation fut en tres-bon etat ; premierement avec
un seul fosse, et apres avec un double fosse et
des palissades; mais comme il n'y avoit pas
beaucoup d'infanterie pour une si grande en-
ceinte , tout ne pouvoit pas se trouver en egaie-
ment bon etat ; on travailloit seulement aux
principales avenues, et ce qui n'etoit pas si fa-
cile a attaquer se raccommodoit apres. On com-
menca les deux ou trois premiers jours a voir
croitre la riviere entre Bouchain et Valen-
ciennes, et se deborder dans la prairie ; mais
ayant fait porter quantite de fascines , on tenoit
le passage libre ; si on eut vu au commencement
I'eau haute, comme elle le devint depuis,on
n'auroit pas songe a faire une communication
ni a s'engager au siege : comme elle croissoit
peu a peu , on y remedioit par un soin conti-
nue! , et presque toute la cavalerie de I'armee
portoit deux ou trois fois par jour des fascines ,
outre des regimens entiers qui y furent occupes.
A la fin, il y eut plus de mille pas de distance
oil il y avoit partout plus de dix pieds d'eau ,
et en certains endroits beaucoup davantage.
Dans tout cet espace on fit un pont de fascines
flottant dans quelques endroits, et en d'autres
attache avec des piquets , sur lequel I'infante-
rie a toujours passe, et la cavalerie des qu'il
etoit un peu raccommode; il y venoit quelque-
fois de telles crues que Ton etoit dans I'eau jus-
qu'a la ceinture sur la digue; mais, par le tra-
vail de I'armee, cela se raccommodoit lemerae
jour; c'etoit au-dessus de la ville, et cependant
au-dessous on fit des ponts de communication ,
en sorte que le neuvierae jour on etoit en etat
d'ouvrir la tranchee. Les vivres que Ton avoit
meues dans les places avancees faisoient qu'il y
en avoit d'abondance dans le camp , et de mu-
nitions de guerre. Les ennemis ne purent jetter
aucun secours dans la place, quoiqu'elle soil
au milieu de toutes leurs villes fortifiees. Comme
M. de Turenne eut avis qu'ils s'etoient assem-
bles aupres de Douai et qu'ils alloient marcher
vers le camp, on retarda de trois jours I'ouver-
lure de la tranchee, afin d'avoir plus de temps
de travailler a la digue et a la circonvallation.
L'ennemi attendoit aussi que la tranchee fiit
ouverte pour s'approcher le lendemain ; ils vin-
rent d'a'bord se loger a une lieue de Tarmee,
et, continuant a marcher, ils se posterent au-
dessus du camp des Lorrains, a une demie por-
tee de canon des lignes : leur armee etoit un
peu plus foible que celle du Roi ; ils avoient au
moins vingt mille hommes. La grande etendue
de la circonvallation et la difficulte de rassem-^
bier les quartiers oterent le moyen de songer
seulement que Ton put les attaquer; ils sc re^
MEMO!UES D[) VICOMTK DK TL'CE.NNE. [|056]
trancherent des lem^mejour; et on m'a dit
que dom Juan d'Autriche avoit voulu attaquer
les lignes en arrivaiit : elles se rendirent bien
meilleures par leur presence, et il arriva a
M. de Navailles encore quatre cens hommes de
pied, ce qui obligea a faire une avance a la
ligne, afln de gagner une petite hauteur qui
etoit entre les ennemis et ie camp des Lorrains.
On demeura sept ou luiit jours de cette facon;
la tranchee ouverte dans un grand front faisoit
qu'on etoit fort incommode du canon de la
\ille; neanmoins on avanca fort les premiers
jours et on perdoit fort peu de gens ; mais
comrae on approchoit des travaux de I'ennemi ,
oncommencaa perdre beaucoup de travailleurs;
il y avoit deux attaques, et les ennemis ne
firent point de sortie considerable. Quand on
approcha de la contrescarpe des dehors , ils la
defendirent tres-bien , et on fut repousse trois
ou quatre fois en s'y voulant loger; les enne-
mis de dehors n'etant campes qu'a une demi-
portec de canon de I'armee du Roi, obligeoient
M. de Turennea ne pas deraeurer a la tranchee
des que la nuit venoit, ce qu'il eut fait sans
cela ; et il a toujours tenu pour certain que les
ennemis donneroient aux lignes ; de sorte que
comme il ne manquoit rien pour continuer Ie
siege, il ne Ie pressoit pas comme la principale
affaire : on jugea a peu pres du temps que les
ennemis donneroient aux lignes , et que ce se-
roit I'avancement du siege qui leur feroit pren-
dre leur parti.
M. Ie marechal de La Ferte \int a I'armee
huit ou dix jours apres la tranchee ouverte ,
etant encore un peu indispose ; il fit fort tra-
vailler aux lignes de son quartier (1) et a la
digue dont j"ai parle ; et au bout de trois se-
maiues de tranchee ouverte, a I'attaque de M. de
Turenne il y avoit une braiche sur Ie bord du
fosse de la place , et une autre braiche dans Ie
fosse de la demi-lune ; et a I'attaque de M. Ie
marechal de La Ferte on avoit pris une tenaille.
Ceux de la ville avoient fait leurs grands ef-
forts ; et on voyoit bien que depuis trois ou
quatre jours ils commencoient a se relacher.
Enfin les ennemis prirent Ie matin les arraes,
et on vit marcher leurs bagages vers Bouchain;
on ne douta point qu'ils ne donnassent la nuit
aux lignes : leur camp etoit sur une eminence
au-dessus du quartier des Lorrains ; ils avoient
a leur main gauche I'Escaut, sur lequel ils
avoient fait cinq ou six pouts, la riviere etant
(1) On ne peut assez rdpdier ni admirer Ie silence du
viiomlede Turenne sur toules les faules de sesrivaus :
celle du marc'clial de La Fcrlc causa ie secours dc Va-
411
fort etroite; et a leur main droite ils avoient un
petit ruisseau qui vient de devers Ie Quesnoi
et qui separoit les Lorrains des autres quartiers
de M. de Turenne; les ennemis avoient fait
aussi divers ponts sur ce ruisseau.
On attendit toute la premiere nuit , ay ant ete
averti par un homme qui se vint rendre, qu'ils
vouloient marcher versle quartier de M. Ie ma-
rechal de La Ferte. Ce que M. de Turenne pou-
voit faire , c'etoit de tenir de Tinfanterie prete
a marcher sur la digue , avec ordre de passer,
si on attaquoit Ie quartier de dela , ou de mar-
cher en deca au lieu ou ils verroient que se-
roit I'attaque. Dans une circonvallation tres-
grande,it n'y avoit pas plus de douze mille
hommes de pied , et il falloit de I'infanterie aux
deux attaques ; de facon qu'il etoit impossible
d'avoir aucun endroit bien garni : mais on
coraptoit sur un grand corps de cavalerie der-
riere la ligne, etsur I'infanterie qui marcheroit
promptement de renfort , et aussi sur ce que
ceux qui attaquent s'embarrassent souvent eux-
memes , pour petite que soit la resistance.
La premiere nuit se passa sans allarme : tout
Ie jour du lendemain on vit I'ennemi en bafaille
sans bagage, et la nuit vint que Ton etoit dans
la meme disposition oil Ton avoit ete Ie jour
precedent. M. de Turenne etoit au quartier qui
regardoit celui des ennemis; et M. Ie marechal
de La Ferte ayant pousse leur garde et pris
quelques prisonniers, ils lui rapporterent qu'on
devoit attaquer son quartier; mais ayant les
ennemis en presence, sans qu'il y eut rien qui
les empechat d'etre en une demi-heure devant
les retranchemens , il ne pouvoit rien changer a
la disposition premiere. On etoit aussi averti
qu'il y avoit un corps de trois ou quatre mille
hommes, sous M. de Marsin, a Saint-Amand,
qui devoient faire une attaque a part. M. de
Turenne a toujours cru que les ennemis tente-
roient une grande attaque au front des Lor-
rains , ou ils pouvoient venir en bataille en sor-
tant de leur quartier ; et que cependant M. de
Marsin , avec ce corps de Saint-Amand , mar-
cheroit dans I'isle au-dessous de la ville ; ce qui
etoit deux grandes lieues de distance I'un de
I'autre, etainsi sans moyen dese pouvoir assis-
ter. Dom Juan d'Autriche et M. Ie prince ayant
pris Ie dessein d'attaquer I'armee de M. Ie ma-
rechal de La Ferte , commencerent a passer la
riviere a I'entree de la nuit , laissant a leur or-
dinaire les gardes a la tete de leur quartier :
lenciennes; c'esl Ie marquis de Puysegur qui Ie raconle
ilans ses Memoircs.
•J7.S
celiii des Lorrains etoitsiproche de celui desen-
nemis, que Ton avoit ferrae toutes les grandes
barrieres, ft il n'y avoit en tout le front du
camp des Lorrains que deux sorties, ou il ne
passoit qu'un cheval de front; ce qui etoit cause
que Ton ne tenoit la nuit que dix ou douze che-
vaux hors des lignes. L'ennemi n'etant pas de-
oouvert , passa la riviere d'Escaut ; et M. le ma-
rechal de La Ferte n'ayant fait tenir personne
liors des lignes , dans la croyance qu'il avoit que
cela etoit inutile, l'ennemi passa I'eau , se mit
en bataille, les Espagnols a main droite, et
M. le prince a gauche.
La premiere allarme que Ton entendit, fut
quand ils arriverent au premier fosse du retran-
cheinent : ils y donnerentdans un grand front,
et emporterent la ligne avec peu de resistance
de Tinfanterie, qui fut fort mal secondee de la
cavaleiie. Au premier coup de mousquet , deux
regimens de M. de Turenne passerent la digue,
et qualre autres suivoient; mais le regiment de
V^ervins, qui arrivale premier, trouva toutes les
troupes de l'ennemi entrees dans la ligne, dans
I'obscuritede lanuit; quoique M. le marechal
de La Ferte y vint avec quelques escadrons, il
y trouva la confusion si grande qu'il n'y put
laire aucun effet. Toutes les troupes de l'enne-
mi comblerent les deux fosses, rorapirent les
palissades, et, le jour arrivant, ilsmarcherent a
la ville de Valenciennes, et firent poursuivre
toutes les troupes qui s'enfuyoient par leur ca-
valerie : une grande parlie de I'arniee du ma-
rechal de La Ferte fut faite prisonniere et le
reste se sauva a Conde, quoique le marechal
cut fait tout ce qui se pouvoit : ce qui causa la
grande perte, fut qu'il n'y avoit qu'un pont, ou
les bagages s'embarrasserent. Les deux regi-
mens que M. de Turenne avoit fait passer sur la
digue , ayant ete defaits par l'ennemi deja entre
dans la ligne , les autres s'arreterent sur la di-
i:ue, ou M. de Turenne arriva un peu apres le
commencement du combat, lequel ne dura pas
vm (|uart d'heure, depuis le temps que les en-
nemis vinrent au bord du fosse jusqu'a celui
qu'ils furent en bataille dans les relranchemens.
Dans ce moment lejour vint ; M. de Turenne,
ne sachant pas assurement ce qui s'etoit passe,
y ayant envoyeen diligence ses gardes, qui fu-
rent tous pris ou tues , personne ne vint assez a
temps pour defendre la ligne. Comme on vit,
par des cris de joye qui se faisoient a Valen-
ciennes, que la ville etoit secourue, et parce
([u'll n'y avoit plus de feu a la ligne qu'elle
etoit forcee, il envoya en diligence aux tran-
clices afin quo Ton se retirdt; mais comme il
y avoit plus dune lieuc de la, on y arriva un
MEMOlllES DU VICOMTE DE TUREMNE. [l65G]
peu tard, et quelques troupes de l'ennemi avoient
deja passe dans la ville; de sorte qu'il perdit la
moitie des troupes qui y etoient, Lejour deve-
nant plus grand , on vit toute I'armee de Ten- ,
nemi en bataille qui marchoit droit a la ville.
M. de Turenne retira I'infanterie qui etoit sur
la digue , et commanda que Ton prit tout le ca-
non qui etoit sur les lignes, se servant des che-
vaux qui etoient de garde pour mener les pieces
dun lieu a un autre, en cas d'attaque : il com-
manda aussi que Ton fit abattre les lignes; et
marchant avec les Lorrains vers le quartier de
M. de Casteluau, il fit sortir M. de Navailles;
et ainsi on se rejoignit au bord des retranchemens.
Les ennemis fnent passer un corps de cava-
lerie dans la ville, et M. le prince passa lui-
meme en diligence, pendant que M. de Tu-
renne, faisant rompre la ligne en quanlite d'en-
droits , et ayant fait ferme avec quelques esca-
drons , sortit des retranchemens , y laissant
quelques tentes et bagages. Comme on se ras-
sembloit de tant de cotes, il etoit impossi-
ble qu'il n'y eut un peu de confusion d'abord;
neanmoins, a une demi-heure de la ville, on se
mit en bon ordre; ce que les troupes de l'en-
nemi voyant, s'arreterent et ne suivirent pas
avec grande ardeur, trouvant en beaucoup d'en-
droits quelque chose a prendre.
[ Le marechal de La Ferte-Senneterre ecrivit,
au cardinal Mazarin,au sujet du secours de Va-
lenciennes, la lettre suivante :
" Je suis au desespoir de sursivre ^ la perte
des lignes de Valenciennes et de celle de ces
compagnies de gens-d'armes et de chevau-le-
gers de Vostre Eminence , ou le principal es-
cheq est ton)be, aussy bien que sur celles quy
portent mon nom , pour la fermete qu'elles ont
eue de faire leur debvoir ; il nous estoit aise de
fuir, et non pas de nous retirer, en gens de
guerre, la digue ne pouvant supporter de la
cavalerie, et le coste de la berge estant tout
submerge par la levee des escluzes de la ville.
" Auparavant d'informer Vostre Eminence du
destail comme tout s'est passe , je crois debvoir
attendre qu'elle I'aytestepar une personne moins
interessee que moy. M. le prince, dont je suis
prisonnier, m'a donne la parolle qu'il m'enver-
roit sur la mienne dans le ifj d'aoust. Je m'en
rapporte. Du moins sais-je bien que ce ne sera pas
pour rien.Jerattendraiveniravecgrande patience
et flegme. Et je puis asseurer Vostre Eminence
que c'est une affaire que je me suis veu venir
de loing, a laquelle il n'y avoit pas choix de
party. Je seray toute ma vie, avec la derniere re-
signation, deVostrc Eminence, en quelque lieu oil
me porte ma destince, Monseigneur, votre tres-
MEMOIBES DU VICOMTE UE TLIllE^NE. [leTjOj
humble, ties-obeissant serviteur et tres-fidelle
creature.
» La Ferte-Senneterre.
» De Mons, ce 19 juillet 1656. » ]
On marcha au Quesnoi avee cinq ou six pie-
cesde canon : les ponts du dessous de la riviere,
vers Pisle dontj'ai parle, s'etant rompus , les
troupes de M. le marechal de LaFerte ne pou-
voient se retirer vers le quartier de M. de Tu-
renne, ou M. de Marsin, qui avoit fait une atta-
que avec ses troupes de Saint-Amand, fut re-
pousse. Le desordre etant commence dans I'ar-
mee du Roi de Tautre cote , fut aussi cause de la
grande perte de I'armee , parce qu'il aidoit a
leur couper le chemin du pont ; et apres avoir
pris M. le marechal de La Ferte, qui avoit tres-
bien fait, et presque tous les officiers-generaux,
et quantite d'autres de son armee , les ennemis
s'arreterent a Valenciennes , n'ayant gueres
poursuivi avec leur cavalerie. Toute I'armee du
Roi croyoit qu'on passeroit au-dela du Quesnoi ,
qu'on s'en iroit vers Landrecies et sur les fron-
tieres de France : le bagage commencoit deja a
flier par de la le Quesnoi ; mais M. de Turenne
envoya quelques troupes pour le faire arreter ,
et ayant choisi un camp proche de la ville, s'y
logeacette nuit. Le lendemain de grand matin,
il fit raettre Tarmee en bataille pour regler les
ailes de la cavalerie et les bataillons de I'infan-
terie, afin que Ton se mit ensemble et que Ton
se rassurat; car quoiqa'il n'y eut de perte no-
table que dans Farmee de M. le marechal de La
Ferte, il ne laissoit pas d'y avoir un grand
etonnement. Quoique le bruit fut que les enne-
mis alloient assieger Conde , M. de Turenne
croyoit bien qu'ils pourroient venir a lui, et I'o-
pinion de I'armee n'etoit pas que Ton attendit.
lis recurent le lendemain de la levee du siege
un renfort de deux mille homraes de pied al-
lemans. Apres avoir donne un jour entierpour
se remettre en ordre et se debarrasser de leurs
prisonniers, ils marcherent droit a I'armee du
Roi. II est certain que si M. de Turenne n'eut
' craiut que la perte du Quesnoi, il se seroit re-
tire sur les frontieres , mais il voyoit une si
grande suite a cette retraite , par le meconteu-
tement general qu'elle causeroit en France, et
dans la cour meme , et par la presence de M. le
prince, qu'il aima mieux attendre les ennemis
que de commencer une retraite qui eut attire
tantd'accidens.
II falloit passer deux petits ruisseaux pour
venir du chemin par oil venoient les ennemis
au camp oil etoit I'armee du Roi ; et comme on
scait bien que les armees ne s'approchcnt Tune
479
de I'autre qu'avec beaucoup de precautions, et
que cela donne du temps, M. de Turenne com-
manda que Ton ne prit point les armes; mais que
Ton se tint pret , craignant que par la marche
de quelque bagage il ne se fit quelque me-
chante contenance ; et aussi il vouloit faire voir
a son armee qu'il n'y avoit rien a craindre , en-
core que lennemi approchat. M. de Turenne
en discourut avee les officiers generaux; mais
on ne tint point de conseil de guerre pour sca-
voir si on demeureroit dans ce poste, ou si on
se retireroit. L'ennemi s'approcha a une portee
de canon de I'armee du Roi ; M. de Turenne
s'avanca avec quelques regimens de la grande
garde; et l'ennemi, voyant toutes les tentes
tendues , et la grande garde a la tete , vit bien
que I'armee n'etoit pas delogee, en quoi ils fu-
rent trompes , ayant commande trois mille che-
vaux pour la suivre , et n'ayant jamais doute
qu'apres la defaite de Valenciennes (scachant
bien que ce qui estoit reste de I'armee de M . le
marechal de La Ferte etoit a Conde) , que I'ar-
mee du Roi ne seretiratdevant eux. II est vrai
qu'il etoit venu quinze cens hommes joindre
I'armee du Roi le jour qu'elle partit de Valen-
ciennes, lesquels etoient destines pour mener
un convoi au siege.
L'armee de l'ennemi, arrivant un peu tard,
ne songea ce jour-la qu'a se loger ; et M. de Tu-
renne , n'ayant point d'outils pour faire de grands
travaux, et n'en voulant point faire de petits
qui n'eussent temoigne que de la craiute et
n'eussent donne que peu de surete, ne fit pas
travailler. Les ennemis demeurerent deux jours
en presence sans avoir rien tente : tout ce
temps-la on avoit nouvelle qu'ils vouloient atta-
quer I'armee, et aussi qu'ils pensoient a marcher
entre le Quesnoi et Landrecies , pour empecher
les vivres et les fourages de I'armee du Roi; au-
quel cas M. de Turenne etoit d'avis de s'opposer
a cette marche des ennemis et de combattre ,
quoique cela panit un peu temeraire en I'etat
qu'etoit I'armee; mais en prenaiit le parti de de-
meurer au Quesnoi, il falloit ne se relacher en
rien.
Deux ou trois mille hommes qui s'etoient sau-
ves de I'armee de M. le marechal de La Ferte a
Conde, ayant passe a Saint-Guillain, vinrent a
• Landrecies et de la au Quesnoi, le second jour
que les armees etoient en presence; de sorte
que les ennemis , ne jugeant pas a propos de
rien entreprendre , marcherent vers Cond^.
M. de Turenne, voyant qu'ils delogeoient, en-
voya mille chevaux charges de farine a Saint-
Guillain et a Conde : dans la derniere place il
y avoit beaucoup de vivres au commencement
480
du siege de Valenciennes, mais M. de Turenne
en avoit fait venir une grande quantite pour
avoir toutes ses provisions dans son camp.
M. Du Passage , qui comraandoit dans Con-
de, n'avoit retenu que deu.v mille cinq cens
hommesries ennemis trouverent beaucoup de
facilite a assieger cette place, qui ne servoit
qu a aider a couserver les conquetes ; mais le
siege de Valenciennes etant leve , elle deraeuroit
si enclavee dans leur pays, qu'il etoit fort aise
a I'ennemi , sans separer leurs quartiers , d'em-
pecher qu'ou ue la secourut; ainsi ils prirent
leurs quartiers les uns apres les autres, n'etant
pas en peine qu'on y put jetter des vivres , a
cause de la situation. M. de Turenne enmitdans
Saint-Guillain, voyant I'impossibilite de secou-
rir Conde; et ayant eu nouvelle du gouverneur
qu'il n'y avoit des vivres que pour dix ou douze
jours, ne crut pas qu'en I'etat ou etoit I'armee
qu'il flit raisonnable de rien entreprendre : 11 en
dit son sentiment a M. le cardinal , qui le trouva
a propos , I'ayant vu a Guise la-dessus ; mais
conime le gouverneur avoit plus de vivres qu'il
n'en falloit, et que le siege tira en longueur,
M. le cardinal fut d'avis que M. de Turenne
marchcit vers I'Escaut , et laissa a son choix , ou
de donner jalousie au Catelet , ou de marcher
vers la Lys.
Cette marche se fit dans le temps que Conde
etoit pret a capituler et a dessein de sauver les
troupes qui y etoient. M. de Turenne , ayant
passe I'Escaut , marcha a Arras et de la sur la
riviere de Lys ; et il eut attaque Saiut-Venant ,
s'il n'eut eu nouvelle que Conde etoit rendu. La
capitulation de la garnison fut qu'elle seroit ra-
menee en France par le pays de Luxembourg.
Les ennemis , apres avoir donne trois ou quatre
jours de temps a abattre les fortifications , mar-
cherent assez proche de Cambrai pour donner
jalousie qu'ils vouloient entrer en France, ou ,
en cas que I'armee du Roi allat couvrir la fron-
tiere, attaquer Bethune ou La Bassee. M. le car-
dinal avoit fait tous les efforts possibles pour
remonter la cavalerie depuis Taction de Valen-
ciennes. II fit mettre de cette cavalerie qu'il
avoit remontee dans les places de la frontiere ,
et M. de Turenne ne bougea point de Lens , qui
est a quatre lieues d'Arras et trois de La Bassee.
Les ennemis s'etant rafralchis quelques jours
dans les plaines entre Cambrai et Bapaume ,
marcherent , laissant Arras a leur gauche, pour
s'en venir vers Lens , oil M. de Turenne avoit
demeure dix ou douze jours avec dessein d'y
attendre les ennemis; mais comme il vit qu'ils
pouvoient venir par des hauteurs, a la faveur
desquelles ils cloieut maitres d"im passage on
MEMOIBKS DU ViCOMTE DE TURENNE. [IG5G]
Ton pouvoit les combattre, et qu'il falloit, faute
de fourage , deloger de Lens devant eux , il
aima mieux en partir avant qu'ils fussent en pre-
sence; et comme il scut leur arrivee a trois
lieues de lui, il marcha vers Bethune. II voyoit
fort bien que cela faisoit un mauvais effet dans
I'esprit de I'armee , encore un peu etonnee de
se retirer sur la venue de I'ennemi ; mais ayant
considere la necessite qu'il y avoit dedecamper,
il ne s'arreta point a ce scrupule. II avoit vu sur
la carte un lieu nomme Houdaiu qui etoit dans
la situation qu'il desiroit , pour avoir Arras as-
sez proche de soi et donner la main a Bethune
et a La Bassee : mais y etant arrive, il y trouva
une grande difficulte pour abreuver les che-
vaux et un campement fort incommode; de
sorte qu'il se retrancha un peu la nuit , et le
lendemain alia chercher un lieu plus propre h
se loger, qui etoit la Bussierc, distant d'une lieue
de Houdain. Comme il scut, par des prisonniers,
que les Espagnols etoient arrives a Lens avec
intention de le suivre , bien glorieux de sa re-
traitte , et croyant qu'ils le feroient tou jours
marcher devant eux , M. de Turenne crut que
le lieu de Houdain etoit mcilleur pour altendre
I'ennemi , non pas qu'il fut trop avantageux
pour combattre , mais sa principale raison etoit
que Ton y avoit Arras derriere soi pour en avoir
des vivres. En demeurant a la Bussiere , et I'en-
nemi se logeant a Houdain , il en 6toit toute la
communication : de facon que partant a minuit,
afin qu'au point du jour il pi!it etre en bataille
(croyant que I'ennemi y marcheroit de bonne
heure) , il s'avanca avec I'armee vers Houdain,
et mettant I'aile droite sur une hauteur, I'in-
fanterie et I'aile gauche descendoient dans la
plaine, prenant la distance qu'il faut quand on
se met en bataille. II y avoit un ruisseau der-
riere ; mais M. de Turenne ne le voulut pas
passer, craignant que I'ennemi ne se mft devant
La Bassee, dont la situation est telle, qu'y arri-
vant dix heures devant I'ennemi , il est mal-
aise de la secourir, et M. de Turenne vouloit
etre en etat d'y arriver bientot apres I'ennemi ;
ce que le defile du ruisseau eut empeche.
A huit ou neuf heures du matin , les ennemis
commencerent a paroltre environ a une lieue et
demie de I'armee du Roi : aussitot qu'ils la vi-
rent en bataille, ils firent halte plus de trois
heures, et tinrent conseil , apres lequel ils mar-
cherent droit a nous. On croyoit combattre ce
jour-la; mais la nuit venant, ils se mirent en
bataille a un petit quart de lieue de nous, eten-
dant leurs ailes de cavalerie et leur infanterie
dans le meme ordrc que celle qui leur etoit op-
poseo. Dar.s la nuit , M. de Turenne voulut se
MEMOIRES DIJ VICOMTE
saisir d'lin village et y mettre son infanterie ,
afin de changer la forme de I'aile gauche qu'il ne
trouvoit pas bien placee. Apres avoir perdu trois
ou qiiatre heures dans cet embarras , il crut que
le raeilieur etoit de laisser i'armee comme elle
efoit , et lit faire en deux heures quelques petits
redans a la tete de I'aile gauche. On dit que
I'ennemi s'etoit approche croyaut que nous nous
retirions. Confirae le jour vint, les ennemis vin-
rent reconnoitre, et il y eut quelques escar-
mouches , en quoi se passa toute cette journee.
Le leudemainau matin ils marcherent vers Lens
avec beaucoup d'ordre : comme ce sont de gran-
des plaines , cela empeche la confusion dans la
marche. II y eut assez d'escarmouches dans
leur retraite , ce qui commenca uu peu a faire
changer la situation des esprits dans les deux
armees. M. de Turenne an camp de Lens avoit
fait souvent faire I'exercice a I'infanterie ; ce
qui y avoit remis un peu de vigueur. Les enne-
mis allerentse loger aupres de Douai , d'ou quel-
ques jours apres ils detacherent un corps d'in-
fanterie pour aller assieger Sainl-Guillain pen-
dant qu'ilscouvriroient le siege avec leur armee ;
la situation du pays leur donnoit cette facilite
et rendoit le secours de la place impossible ;
comme ils attaquoient aussi avec peu de gens, le
reste de leur armee suffisoit pour empecher
qu'on n'entreprit rien en Flandre. M. de Tu-
renne, des que I'ennemi fut deloge de devant
lui, envoya Saint-Martin , lieutenant de I'artil-
lerie, trouver M. le cardinal qui etoit a La Fere,
afin de donner ordre a tenir de I'artillerie prete
et des outils emmanches , dans la pensee que
M. de Turenne eut qu'il pourroit assieger La Ca-
pelle qui etoit si eloignee du lieu ou il etoit,
qu'il croyoit que les ennemis n'en auroient au-
cun soupcon. M. le cardinal ayant laisse au
choix de M. de Turenne les mesures qu'il falloit
prendre, il partit d'aupres de Bethune, passa par
Arras , fit semblant de marcher vers la riviere
de Somme , pour derober sa marche a la garni-
son de Cambrai , et, coulant tout du long de la
riviere, laissa son infanterie derriere et alia in-
vestir LaCapelle.
M. le prince avoit detache un corps sous le
corate de La Suze , qui devoit se jetter dans la
place; mais etant loge a deux heures de La Ca-
pelle , et n'ayant point de nouvelles de I'armee
du Roi , il n'entra point, et ne I'essaya qu'apres
avoir appris que la ville etoit investie. M. de
Turenne avoit pris en passant quinze cens hom-
mes de pied qui venoient de Conde, avec lesquels
et la cavalerie on commenca a se retrancher.
Quelques troupes du corps de M. de La Suze ta-
eherent inutilement d'y entrer la premiere nuit;
lit. C. D. M, T. III.
DE TUREKNE. [lG5G] 415 j
mais la seconde , le fils de M. de Chamilli , gou-
verneur, s'y jetta avec environ qnatre-vingts
ehevaux , apres avoir passe tout au travers des
escadrons qui etoient autour de la place. L'in-
fanterie arriva le second jour apres la cavalerie ;
et comme il n'y avoit pas plus de deux cens
hommes dans la place , on emporta en une nuit
la contrescarpe 5 on prit trois demi-lunes, et pas-
sant le fosse, on attacha des soldats au bastion,
qui etant tres-bien revetu , ils ne s'y purent pas
tenir. Tons ces dehors que Ton prit etoient tres-
bien fraises et palissades ; cependant les enne-
mis s'etant rassembles a Saint-Guillain , reso-
lurent de faire lever le siege de La Capelle, et y
marcherent en diligence dans I'esperance qu'ils
pourroient retomber sur Saint-Guillain , la si-
tuation du pays donnant sujet de se fier sur ces
mesures.
M. de Turenne scut que toute I'armee des en-
nemis, ayant leve le siege de Saint-Guillain, ar-
rivoit a Avesnes , une heure apres que tons les
dehors de La Capelle furent emportes ; cela obli-
gea a presser le siege. Quoique la place de La
Capelle fiit fort petite , la circonvallation avoit
plus de trois lieues de tour ; mais comme il y
avoit des bois autour de !a place qui empechoient
qu'une armee ennemie ne put donner jalousie
pour tous les endroits , on fit travailler en dili-
gence a la tete par oil I'ennemi pouvoit venir, qui
avoit un grand front; et la nuit , comme on ne
craignoit pas la place, on en tenoit I'armee
fort pres, afin d'aller promptement au quartier
d'ou les ennemis s'approcheroient. lis s'avance-
rent sans perdre temps a une heure de la cir-
convallation; mais etant fort fatigues d'unepluye
continuelle pendant deux jours de marche qu'ils
avoient faite en grande diligence , ils ne trou-
verent pas a propos de combattre , et demeure-
rent deux jours a cette distance du camp de
I'armee du Roi. Les soldats qui s'etoient avan-
ees la premiere nuit jusqu'a la muraille du bas-
tion , n'ayant pu y demeurer, ou y fit des tious
a coups de canon , dans lesquels les mineurs se
logerent , et la place se rendit le quatrieme jour
en presence de I'armee ennemie.
Apres la reddition de La Capelle, M. le prince
envoya de ses troupes dans Rocroi, et les Espa-
gnols se sentirent hors d'etat de retourner sitdt
devant Saint-Guillain. lis allerent se loger a
Maubcuge , et le Roi avec M. le cardinal arri-
vant a Guise, ils trouverent a propos de faire
Jeter un grand convoi dans Saint-Guillain. II y
avoit grande apparence que les ennemis se re-
mettroient dans leur vieux camp, devant cette
place , qui etoit fort avantageux , pour empe-
cher que Ton n'y allat avec le convoi et raeme
MKMOIin-S in VICOMTR OF. Tl'nK>IVE. [idol]
482
avcc rarmee; ncanmoins M. Ic cardinal iie
laissa pas de croire que le Roi devoit hazardcr
ce voyage. II partit done de Guise avec I'ar-
mee , ct venant se loger aupres du Quesnoi le
lendemain, M. de Turenne s'etant avance a une
heure de la place, y envoya M. de Castelnau avec
(|uatre ou cinq cens hommes de pied , des vivres
pour liuit niois el beaueoup de munitions de
guerre. L'eniiemi, ne s'etant pas Irouve en etat
de I'empecher, marcha aupres de Mons qui
n'est qu'a une heure de Saiut-Guillain , et se
inontra devant la place deux lieures apres que
les troupes qui avoient mene le coiivoi furent re-
tirees. II y avoit un mediant chateau que Ton
prit dans cette marche. De la, le Roi s'en alia a
Guise, et comme la saison etoit fort avancee, il
retourna a Paris hientot api es.
Les ennemis ne furent plus en etat d'assieger
Saint-Guillain , et I'armee du Roi demeura dans
le Cambresis jusqu'au commencement de no-
vembre; alors elle repassa la Somme pour se
mettre dans ses quartiers en France, et celle
de I'ennemi se retira entre Mons et IXamur, oil
apres avoir deraeure quelque temps dans les vil-
lages , on la separa dans les pays ou elle a ac-
coutume d'etre. L'armee du roi fut distribuee
dans les villages , et on commenca cette annee-
la a y mettre de I'infanterie , a qui on donnoit
des places comme a la cavalerie , tant aux offi-
ciers qu'aux soldats.
[1657] Pendant rhiver(l), les ennemis ayant
pratique des intelligences avec quelques ofliciers
irlandois qui etoient dans Saint-Guillain , et qui
leur avoient promis de faire revolter les soldats
quand ils en approcheroient , viorent se mettre
autour de la place avec quelques troupes tirees
des garnisons , et attaquerent les dehors qu'ils
emporterent. Quoique Tintelligence ne reussit
point, ils continuerent le siege et prirent la place
en six ou sept jours de tranchee ouverte. M. de
Schomberg y commandoit avec une garnison de
six cens hommes , et s'en revint avec capi-
tulation au Quesnoi. II n'y eut rien de fort con-
siderable a la cour cet hiver^ oil le plein pouvoir
demeuroit entre les mains de M. le cardinal
Mazarin.
Le traite ayant ete fail avec le protecteur
d'Anglelerre, il promit de fournir six mille
(1) Nous avons placd a la Gn dcsMcimoircsde Tuicnnc
tous les documents in(^(Jils (lesa!ui(5es 1(557 ct 1658; ct
ceux qui se rapportent a Tannic 16r)9, servent a com-
pleter lesMdmoires du mar(^chal et a conduire la nar-
ration jusqu'a la fin de 1059 , ('poquc du trait(i des Py-
r6n{5es. On pourra done, par ces M(imoires , suivre i'his-
toire du mardchai de Turenne raconlde parlui-memc,
comme on relrouve celle du grand Condc, pour le temps
hommes que le Roi payeroit, pour entreprendre
le siege de Dunkerque ou de Gravelines , et Ton
convint que la premiere que Ton prendroit lui
seroit remise entre les mains, et que si c'etoit
Gravelines, que ce lui seroit un otage jusqu'a
ce que Dunkerque futpris, qu'on lui mettroit
entre les mains , et Gravelines seroit rendu
au Roi.
L'armee se mit en campagne au commence-
ment de mai , avec intention de faire ce qui se
pourroit du cote de la mer. M. de Turenne fut
quelque temps a Amiens avant la cour, afin d'as-
sembler l'armee. La lenteur des officiers a faire
leiM's recrues , et celle des Anglois qui ne debar-
querent aupres de Calais que bien avant dans le
mois de mai , donnerent du temps aux ennemis
d'etre ensemble en Flandre. Comme le Roi ne
tenoit aucun passage pour y entrer, on n'espe-
roit le succes des entreprises du c6te de la mer,
que parce qiJ'elles se feroient de si bonne heure,
que l'armee des ennemis ne pourroit pas etre
rassemblee. Ces mesures furent rompues du c6te
de la Flandre , qui est un pays si serre , qu'il
n'y a point de prqjct apparent a y faire , quand
on n'y tient point de passage, et qu'il y a une
armee ennemie pour s'y opposer. M. le Marechal
de La Ferte etoit avec un corps d'armee vers le
Luxembourg , afin d'attaquer Arlon , s'il le
trouvoit degarni , ou tout au moins avec in-
tention d'y arreter le corps d'armee de M. le
prince qui hivernoit depuis quelques annees
en ce pays-la et en ceux de Gueldres , Juliers
et Rrabant.
M. le cardinal vint a Amiens , ou M. de Tu-
renne resolut avec lui que l'armee marcheroit
vers la Lys ; que le Roi s'en iroit a Montreuil ,
afin de donner jalousie a I'ennemi du cole de la
mer, et que I'on retourneroit tout d'un coup sur
Cambrai qui etoit entierement degarni. Pour
donner plus d'apparence a ce dessein , et faire
que les ennemis ne pourvussent pas a Cambrai ,
il falloit que les Anglois ne debarquassent qu'au
meme temps que l'armee du Roi arriveroit de-
vant Cambrai , parce qu'autrement le sejour de
l'armee dans le Boulenois auroil donne du soup-
con a I'ennemi que I'on marchandoit a entrer
en Flandre , et incontinent le feroit songer a
mettre des gens dans Cambrai , ou I'on pouvoit
de sa jeunessc, dans le r(5cit de Pierre Lenet, et dans
ses longues Icttres en forme dc m<5moires, pour les annees
oil il fit la guerre au roi de France. Les trois premiers
volumes de la 3' s(5rie de la Collection dc MM. Michaud
et Poujoulat, sont done consacr(^s aux trois grandes re-
nommdesdu legne de Louis XIV, a trois personnages
qui prirent tous une part tres active aux troubles de la
Fronde : le cardinal de Relz. le grand Cond(' ot Turenne.
MEMOIHES DU VICOJITE 1)E Tl RENIN E. [IGoT]
483
aller en deux jours demarche. De Tautre c6te,
on ne jugeoit pas a propos que M. le marechal
de La Ferte repassat la Meuse et quittat le
Luxembourg, de peur que M. le prince avec
son corps d'armee , voyant qu'il avoit la lete
tournee pour venir en Flandre , ne marchat
aussi vers Cambrai Ces considerations faisoient
que M. de Turenne , sans ies Anglois et sans
I'armee de M. le marechal de La Ferte, vouloit
se mettre devant Cambrai , aimant mieux ha-
zarder a y laisser entrer quelque secours , et
en ce cas-la ne continuer pas le siege, que de
decouvrlr son dessein en y allant avec plus de
precaution , et en faisant approclier Ics Anglois
et M. de La Ferte :ce qui auioit engage Ies en-
nemis a mettre la place dans un etat que Ton
n'auroit pu songer a I'attaquer. Etant parti
d'aupres de Bethune , il marcha avec toute sa
cavalerie, et en un jour et une nuit il arriva
devant la place , ayant passe I'Escaut au-dessus
de la ville, et fait le tour de la citadelle. II len-
contra M. de Castelnau qu'il avoit envoye avec
une bonne partie de la cavalerie entre Cambrai
et Bouchain , et I'infanterie etant arrivee avec
un pont de batteaux, le soir du meme matin que
M. de Turenne y etoit avec la cavalerie , on fit
en une heure le pont pour se communiquer , et
ayant distribue Ies outils le meme jour, on cora-
menca a sept heures du soir a travailler aux li-
gnes. On n'avoit aucune langue de I'ennemi , et
M. de Turenne scavoit bien qu'avec toute la di-
ligence qu'une cavalerie pent faire , celle des
Espagnols en Flandre ne pouvoit y etre que le
lendemain , auquel temps il croyoit pouvoir etre
ferme ou par des lignes , ou par Ies bagages de
I'armee et par Ies charettes de vivres, de raa-
niere que nulle cavalerie ennemie ne pouvoit
passer. Comme il venoit du cote de la Flandre
pour investir Cambrai , il ne scavoit rien de
M. le prince, qu'il croyoit vers la Meuse. M. de
Conde, presse par Ies Espagnols de marcher en
Flandre, qu'ils aimoient mieux sauver et laisser
courir hazard aux places du Luxembourg, ar-
riva le meme matin avec toute sa cavalerie a
Valenciennes , que M. de Turenne arrivoit de-
vant Cambrai ; et en ayant ete averli par divers
couriers du gouverneur qu'il envoya a Bouchain,
comme il commenca a voir paroitre I'armee du
Roi, et aussi par Ies coups de canon de la cita-
delle et de la ville , il s'en vint a Bouchain avec
sa cavalerie , qui n'est qu'a deux heures de Va-
lenciennes, et il y en a autant de la a Cambrai.
II arriva vers Ies dix heures du matin a Bou-
chain, \it tout ce jour-la I'armee du Roi defilcr
vers Cambrai ; et quoique beaucoup de gens lui
conseillassent d'altendre des troupes d'Espngne
pour secourir la place , il jugea bien que la dif-
ficultes'augmenteroit , s'il donnoit le temps de
travailler aux lignes ; des la meme nuit que Ton
avoit investi Cambrai, sur Ies onze heures du
soir, il marcha par Ies plaines, qui est le seul
pays qu'il y ait autour de Cambrai , droit a la
citadelle, avec pres de trois mille chevaux sans
infanterie.
M. de Turenne, averti a I'entree de la nuit
qu'il etoit arrive neuf escadrons de cavalerie a
Bouchain , crut que c'etoient des troupes d'Es-
pagne qui vouloient entrer dans la place , et
pensant qu'ils eviteroient le lieu ou etoit le
camp, pour prendre le tour et entrer sans ren-
contrer personne, il s'alla poster dans I'endroit
ou ils devoient passer avec sept ou huit regi-
mens de cavalerie , laissant toutes Ies troupes
etendues le long de la plaine. On ne scait pns
bien si M. le prince fut egare par le guide qui
vouloit , a ce qu'on dit , le mener par un autre
endroit, pour eviter le camp, mais ii s'en vint
par le grand chemin de Bouchain a la citadelle.
II avoit vingt-cinq ou vingt-six escadrons , trois
escadrons de front , et Ies autres derriere sur
trois colonnes. lis ne trouverent a leur chemin
que quatre ou cinq escadrons de cavalerie de
I'armee du Roi , qui ayant fait quelques dechar-
ges , et une partie ne s'opposant pas au front ,
Ies laisserent passer avec pen de perte. Un es-
cadron de Clerembaut, avec lequel etoit M. de
Varenne, chargea celui ou etoit M. le prince,
le suivit jusques sur la contrescarpe de la cita
delle et fit beaucoup de prisonniers ; il y en eut
aussi quelques-uns qui se trouverent embarras-
ses dans I'obscurite de la nuit; mais M. le prince
se trouva une heure devant le jour sur Ies fosses
de la citadelle avec toutes ses troupes , a la re-
serve de vingt-cinq ou treute officiers et trois ou
quatre cens cavaliers qu'il perdit. M. de Tu-
renne etoit fort eloigne de la, et on lui avoit
amene le lieutenant-colonel du regiment d'En-
ghien, qui fut pris comme M. le prince entroit
dans le camp. Ayant marche vers ce cote , il ne
put pas apprendre avant qu'il flit jour, s'il etoit
entre ou non un corps dans Cambrai.
Le jour commencant a paroitre, M. de Tu-
renne vit toutes Ies troupes de I'ennemi en ba-
tai lie sur la contrescarpe de la citadelle, et or-
donna aussitot a M. de Castelnau, qui etoit de
I'autre cote de I'Escaut , de repasser en-deca, et
ne delibera pas a lever le siege, ne I'ayant en-
trepris que sur I'assurance qu'il trouveroit pen
de gens dans la place , et persuade que s'il bai-
toit le secours des Espagnols, qui ne pouvoit
pas etre fort considerable la premiere ni la se-
eondenuit, qu'il pourroit continuer aisemenl le
31.
48 1
MEUOIRKS 1)U VICOMTE HE TtJRENNE. [(6o7
siege ; mais rarrivee de M. le prince a Bouchain,
le jour quMI investit Cambrai , et !a resolution
que le prince prit d'entrer lui-meme dans la
place (ce qui fiit une chose fort hardie) rompit
tout-a-fait les mesures de M. de Turenne , et To-
bligea d'assembler toutes les troupes. Ayant
leve tous les ponts de I'Escaut, et remis dans
les chariots tout ce qui put etre decharge dans
un blocus d'une nuit , il commenca a marcher
entre Cambrai et le Catelet.
Comme M. de Castelnau avoit acheve de pas-
ser I'Escaut et qu'il rechargeoit son pont , il y
parut quelque cavalerie de I'armee d'Espagne,
que M. le prince, etant arrive a Bouchain, avoit
fait hater. II n'y eut aucune escarmouche con-
siderable a I'arriere-garde, et I'armee du Roi,
apres avoir sejourne deux jours aupres de Cam-
brai , se rapprocha de Saint-Quentin ou le Hoi,
quietoitenPicardie, am' vaquelques jours apres.
Cette tentative de Cambrai ayant donne le temps
aux ennemis de se mettre ensemble , les entre-
prises depuis la mer jusqu'a I'Escaut devinrent
comme impossibles; desorte que Ton fit avan-
cer les Anglois vers Saint-Quentin , qui avoient
debarque au nombre de pres de six mille hom-
mes , et le Roi y vint avec M. le cardinal ;
M. de Turenne y etant alle , il fut resolu que
Ton en voyeroit proposer a iM. le marechal de
La Ferte d'attaquer Arlon ou Montmedi, croyant
que I'attaque d'une petite place en Luxembourg
pourroit faire prendre un mauvais parti a Ten-
nemi : ce que Ton aimoit mieux faire que de se
mettre devant une grande place , apres avoir
donne le temps aux Espagnols de se rassem-
bler, ce qui lui auroit donne moyen ou d'entrer
en France , ou d'attaquer quelque place que
Ton ne pouvoit pas bien garnir, quand une ar-
mee est occupee a un grand siege et qu'elle a
beaucoup de places a garder. C'est ce qui fit
prendre la resolution d'attaquer Montmedi , a
quoi M. le marechal de La Ferte donna les
mains ; et quoiqu'il y eutde grandes difficultes
a cause du roc , neanmoins on se flatta que Ton
y trouveroit peu de gens, comme eneffet il n'y
avoit pas plus dequatre censhommes.
M. de Turenne envoia quatre raille hommes
de pled a M. le marechal de La Ferte, et fit
approcher de lui le corps des Anglois, afin de
s'opposer .a I'armee des ennemis ; et mettant
quelque infanterie dans Landrecies et dans le
Quesnoi , il se tint a la tcHe de la fronticre afin
d'empeeher que les ennemis n'entreprissent de
secourir Montmedi , ni de rien faire de conside-
rable. Le siege done commenca, et M. de Tu-
renne y marcha une fois avec sa cavalerie , sur
un avis que renncmi marchoit entre la Sambre
et la Meuse poury aller. II y retourna une se-
conde fois, toute I'armee de I'ennemi ayant ete
jusqu'a Charlemont qui est sur la Meuse , d'ou
ils retournerent en diligence par la Flandre jus-
qu'a Calais, pour une eutreprise qu'ils avoient
sur cette place, laquelle manqua; et M. le car-
dinal , qui etoit a La Fere avec le Roi , envoya
promptement des mousquetaires de Sa Majeste
a Ardres , lesquels, avec de la cavalerie que
M. de Castelnau y envoya aussi , empecherent
que I'ennemi , apres avoir manque son entre-
prise sur Calais, ne s'arretat a Ardres; maiss'e-
tant rafraichis pres de quinze jours , ils se rap-
procherent encore de la frontiere et vinrent jus-
qu'a Ribemont.
Le siege de Montmedi dura beaucoup plus que
Ton ne I'avoit cru , a cause des rochers qui se
trouvoient pres de la contrescarpe ; en sorte que
les ennemis , etonnes de la longueur du siege,
apres toutes ces tentatives pour la secourir et
d'avoir marche a Calais , se resolvoient encore
de faire semblant d'entrer en France , apres
avoir envoye M. de Marcin avec un corps en
Luxembourg, pour tacher de secourir Montmedi;
mais ils nedemeurerent qu'un jour a Ribemont,
et se retirerent de la dans leur pays. M. de Tu-
renne envoya encore un renfort de troupes a
Montmedi ; de sorte qu'apres plus de deux mois
de tranehee ouverte la place se rendit , les
ennemis n'ayant rien entrepris , et leur armee
s'etant fort ruinee en diverses marches qui
avoient fort mal succede. On avoit reste quel-
que temps dans une fort mauvaise opinion du
siege de Montmedi , ce qui obligea le Roi de
s'en approcher ; et ensuite la Reine, qui etoit de-
meuree a La Fere, s'y en alia trouver le Roi,
lequel fut toujours a Stenai , allant de temps en
temps se promener pour voir le siege.
Quand la place se rendit , toute I'armee des
ennemis etoit entre la Sambre et la Meuse, et
M. le cardinal proposa a M. de Turenne le siege
de Rocroi : ce que les ennemis jugeant faisable,
s'en approcherent avec toute leur armee. M. de
Turenne etoit a quatorze ou quinze lieues de
I'endroit ou etoit la cour,et scavoit bien que
Ton n'avoit rien de regie pour les entreprises ,
la cour croyant toutes choses bonnes , pourvu
qu'elles pussent reussir; mais lui, voyant que
I'ennemi s'etoit avance vers Rocroi , resolut de
marcher de grand matin , de les prevenir , et
d'arriver en Flandre avant eux. II avertit, en
commencant a marcher , M. le cardinal de son
dessein ; et toutes les troupes de M. le mare-
chal de La Ferte, tant celles qui etoientdeson
corps que celles qu'on lui avoit envoyees, de-
meurerent aupres de Montmedi, a la reserve de
MEMOIRES Dl) YICOMTE DE TLREN^E. [lG57]
485
la cavalerie que M. de Lislebonne etM. de Va-
rennes comraandoient. En partant deRumigni,
il prit sa marche aupres d'Avesnes , et de la
passa la Sambre a Amieus, ou il iie sejourna
que le temps qu'il falloit pour donner loisir de
repaitre. II passa aupres du Quesnoi , et alia
traverser I'Escaut a la Neuville, a une heure
au dcssous de Bouchaiu , d'ou il alia loger a
Sailli sur la Scarpe , et euvoya de la , des la
nuit, M. de Castelnau investir Saint- Venant,
lui ayant donne ordre de passer de I'autre cote
de la Lys. M. de Turenne arriva en meme temps
en deca avec toute la cavalerie et quelques
raousquetaires commandes. On fit de la Sam-
bre, en trois jours, la marche jusqu'a Saint-Ve-
nant; le premier a la Neuville aupres de Bou-
ehain , le second a Sailli sur la Scarpe, et le
troisieme devant Saint- Venant.
M. de Turenne scavoit bien qu'il ne pourroit
gagner le devant a reuuemi que d'uu jour , le-
quel, pouvant marcher par son pays, ne seroit
point retarde en sa marche : ce qui i'ut cause
qu'il ne voulut pas assieger Armantieres , parce
que I'ennemi eut pu y etre un jour plus totqu'a
Saint-Veuant. Cette diligence que fit I'armee du
Roi ne fut point retardee par le bagage que
Ton avolt presque tout renvoye, a la reserve de
quelques chariots et du canon qui marehoient
avec I'armee. M. de Ciron qui le conduisoit eut
ordre de M. de Turenne de prendre desoutilsqui
devoient etre a Saint-Quentin , et de s'en veiiir
par Arras et Bethune droit a Saint- Venant.
Comme I'armee y fut arrivee, on trouva la
place assez degarnie , u'y ayant pas plus de
trois cens hommes ; et comme on n'avoit pu
mener que fort peu de munitions et de vivres
de guerre avec I'armee, M. de Turenne fit
promptement venir ce qu'il put de La Bassee et
de Bethune. M. le prince et dom Juand'Autri-
che ue perdirent pas de temps , et ayant marche
sans bagage, leur avant-garde arriva a quatre
heures de Saint-Venant , le jour d'apres que
I'armee du Roi etoit arrivee devant la place ,
ou Ton manquoit de toules choses pour un
siege. M. de Turenne prit de la cavalerie et
s'en alia a La Bassee ; d'ou apres , en repassant
a Bethune, il mena quelques vivres aucamp et
un peu de munitions de guerre.
L'armee de I'ennemi arriva toute entiere de-
vant la place, le troisieme jour apres celle du
Roi. L'on eut avis ce jour-la que le bagage de
I'armee , conduit par sept ou huit regimens de
cavalerie et quinze cens hommes de pied , etoit
parti d'Arras et venoit au camp. M. de Turenne
envoya cinq cens chevaux au devant , et manda
a M. de Ciron qui le conduisoit, de prendre le
tour par Lilers , ou il campa le soir a une heure
et demie de Saint-Venant; et le lendemain
M. de Ciron , en etant parti assez tard , s'en
vint le matin trouver M. de Turenne, avec
une partie des troupes qu'il avoit mises a I'a-
vant-garde , n'ayant pas nouvelles desennemis,
dont un corps de mille ou douze cens chevaux
renforce des garuisons d'Aire et Saint-Omer,
sous la conduite de M. de Bouteville, eurent
nouvelle par Aire que ces bagages etoient
campes aupres de Lilers, et etant parti de la
Motte-au-Bois, s'en vinrent par Aire droit a Li-
lers; ils trouverent le bagage dans la marche,
une partie etant deja assez presdu camp. Comme
ce sont tons defiles oil la tetene pent pas secourir
la queue, trois regimens de cavalerieet le regi-
ment d'infanterie d'Alsace, qui etoit a I'arriere-
garde, furent charges par cette cavalerie , rum-
pus, et une partie du bagage pris; on sauva
beaucoup de chevaux, mais il y eut beaucoup de
regimens qui firent une perte fort considerable.
On n'en eut que bien tard I'allarme au camp ,
et beaucoup de cavalerie y courut en desordre ;
ilsprirent quelques prisonniers de I'ennemi qui
s'etoient trop arretes et qui n'eurent pas le
loisir de piller le reste du bagage.
II y eut tout ce jour-Ia beaucoup d'abatte-
meut u cause de cette perte; il y arriva nean-
moins des outils avec lesquels on commenca a
travailler en diligence ; et comme le pays est
fort convert et serre, les ennemis ne pouvoient
ni voir I'etat auquei etoit I'armee du Roi , ui
s'elargir pour venir en bataille I'attaquer, quoi-
qu'ils fussent fort proclies et qu'on ne flit pas
retranche ; on ne rassembla aucun quartier ,
mais on se fioit, en leur opposant peu de trou-
pes, a la difficulte qu'ils avoient a venir.
La trauchee n'etoit pas ouverte, et I'ennemi ,
croyant que c'etoit sa presence qui I'empechoit ,
vint se loger a une portee de canon d'un village
par lequel on entroit au camp , et qui etoit le
lieu leplus aise a I'attaquer. 11 trouva, en ve-
nant s'y loger , qu'il y arrivoit quelques cais-
sons qui portoient du pain de Bethune. Trois es-
cadrons , qui les conduisoient , se mirent a I'ar-
riere-garde, et faisant entrer le convoi en siirete,
furent charges par beaucoup d'escadrous de
I'ennemi qui faisoient I'avant- garde de leur
armee , et furent renverses jusques dans la bar-
riere qui etoit au village , dont quelques cha-
rettes de vivandiers , qui marehoient apres le
convoi, empechoient I'entree. C'etoit a quatre
heures apres mldi , et cela vint si promptement ,
qu'il n'y eut que quelques mousquetaires qui
etoient a la barriere qui tirerent quelques coups.
Toute I'infanterie etant au travail, se trouva
■IHt)
MKMOIIieS 1)1 NICCJ-MIK I)i: Tl'ltK^M:
[Hi37]
fort loin de ce lieu-hi. M. de Tureime etuit dans
le camp, qui courut au bruit et u'a\ oit que douze
ou quinze persoiines avec lui , entre lesqiielles
etoit M. d'Humieresqui, s'avancant, arriva a
la barriere ou les ennemis etoient deja. M. de
Turenne y arriva en meme temps; de maniere
que les ennemis , qui n'avoient point de dessein
forme sur le camp, se retirerent vers le leur qui
n etoit pas a plus de mille pas de la. S'ils
avoient eu des dragons ou de I'infanterie a leur
avant-garde , il est certain qu'ils pouvoient en
ce temps-la mettre une grande confusion dans
I'armee qui etoit fort separee. M. de Turenne ,
voyant que Tennemi n'avoit autre dessein que
de Tempecher d'ouvrir la tranchee et sauver
par ce moyen la place, par Tapprehension que
Ton avoit du voisinage de leur armee , dans un
temps que celle du Roi n'etoit ni plus d'a moitie
retranchee , nl pourvue de cboses necessaires
pour un siege , connut fort bien que le retarde-
ment ne feroit que rendie les clioses plus diffi-
ciles , et 6ter les raisons d'entreprendre au lieu
d'en fournir , de sorte qu'il ouvrit la tranchee
des le soir meme.
La place , quoique de consequence aux enne-
mis, a cause du passage de la Lys, n'etant pas
de celles qui puissent faire apprehender leseve-
nemens des grands sieges , I'enuemi ne prit pas
de resolution cette nuit ; il demeura tout le jour
dans son camp. Apres quclques escarmouches ,
etapres que M. le due d'Yorck et M. le due de
Glocestre eurent parle avec beaucoup d'offi-
ciers francois de leur connoissauce , la nuit sui-
vante, les Espagnols marcberent en diligence
devant Ardres , ayant envoye le jour aupara-
vant les troupes qui etoient vers Aire , pour in-
vestir la place.
Toute la nuit que les ennemis delogerent, on
ne put pas scavoir leur dessein , et meme la nuit
d'apres, n'ayant point d'autre nouvelle que celle
qu'ils marchoient vers Aire ; on crut qu'ils fai-
soient le tour du camp pour I'attaquer par un
autre c6te ; de sorte que les tranchees ne s'avan-
coient qu'a I'ordinaire : mais aussitot que M. de
Turenne s^ut qu'ils arrivoient devant Ardres ,
il fit emporter la contrescarpe par son regiment
d'infanterie qui etoit de garde (I). II y avoit un
grand fosse plein d'eau poury aller; de maniere
qu'il s'y uoya quelques soldats , et on fit le lo-
gement, sans le combler qu'apres qu'il fut fait :
on y perdit bien cent soldats et pres de vingt-
cinq ol'fieiers tues ou blesses. Les assiegcs qui en
faisoient leur capiiale defense s'y opini^trerent
(1) Lc Viooinlc tail ici la lii-lle action qu'il fit, en faisant
coupor sa vaissdic pout la distiibiier aux soldats. (A.E.)
fort , et ce fut une des plus difficiies actions qui
se soit vue dans les sieges. Cela pressa si fort les
ennemis , que la garde qui suivit ayant encore
emporte un ouvrage, ils demanderent a capi-
tuler , voyant toute la cavalerie de I'armee qui
portoit des fascines pour remplir le fosse de la
place. M. de Turenne , ayant parle aux otages a
la tete du travail, pressa si fort la reddition,
que dans une beure on fut maitre d'une porte.
II commanda a I 'instant a quatre ou cinq mille
chevaux de marcher a Ardres en passant pres
des portes d'Aire , afin que la place tirat le ca-
non ; I'armee qui etoit devant Ardres vit que
Saint- Venant etoit pris , et ainsi cessa de con-
tinuer le siege. C'est ce qui en effet sauva la
place ; car les ennemis, sachant qu'il n'y avoit
que des dehors en etat de defense , ne firent
qu'une faute , qui etoit de ne pas les emporter
la premiere nuit qu'ils arriverent ; mais les
ayant altaques la seconde et ne trouvant per-
sonne pour les defendre, ils descendirent la
meme nuit dans le fosse par trois endroits , la
descente n'etant pas difficile, et attacherent des
mineiirs a une courtine et a un bastion : ce fut
cette meme nuit-la qu'ils entendirent le canon a
Aire, et firent sommer diverses fois la place , et
eurent nouvelle le matin que toute I'armee du
Roi marchoit a Ardres ; ils crurent ainsi que
I'avant-garde etoit I'armee meme , prirent I'al-
larme et se retirerent dans la Flandre sur les
onze heures du matin le meme jour 5 ils laisse-
rent quelques mineurs attaches au bastion , et
quelques postesd'infanteriequ'ils ne purent reti-
rer le jour. II est certain qu'Ardres auroit ete
pris, n'y ayant pas deux cens hommes dans
la place, si on I'avoit assiegee selon les regies.
M. de Turenne ayant marche ce jour-la sept
lieues avec I'armee , apprit le soir que celle des
ennemis s'etoit retiree en Flandre ; apres s'etre
rafralehi trois jours , il retourna par Saint-Ve-
nant passer la Lys, et fit prendre La Motte-au-
Bois, chateau qui incommodoit fort Saint- Ve-
nant, et commanda qu'on le fit raser ; sachant
que I'armee de I'ennemi etoit pres de la Golme,
mais incertain si elle avoit passe , et esperant
en trouver une partie en deca , il laissa son ba-
gage dans le camp ,"avec ordre de marcher jus-
qu'a Cassel et d'y demeurer , et lui , avec I'ar-
mee, alia en un jour depuis Merville jusqu'a La
IJerge ; le teirips fut si mauvais , qu'il n'y eut
qu'une partie de I'avant-garde qui y put arriver
avec peu d'ordre. On apprit , par des prison-
iiiers, que toute I'armee des ennemis etoit au-
dela de la riviere, et on les fut reconnoitre le
lendemain 5 on vit qu'ils achevoient de s'y re-
trancher; et le temps etant perdu d'entreprendre
MEMOIRES 1;IJ \ ICUiMTL 1>K JLKEA^K. [1657]
487
quelque chose , I'ainiee alia a Wate , ou M. de
Turenne ayant appris que les ennemis quit-
toient le poste de Bourbourg et avoient garde
le fort de Riipt, il empetha par sa diligence
quils lie coupassent les digues , resolut de pas-
ser la Colme et d'assieger Mardyck. 11 envoya
le sieur Talou a Londres, pour en faire la pro-
position a M. le protecteur, ayant toujours eu
ordre de la cour de s'approeher de la nier quand
il le pourroit, et sachant bien que c'etoit Tin-
tentiou d'executer le Iraite fait au commence-
ment de la campagne. Comme on ne peut agir
que selon le temps que I'ennemi donne , M. de
Turenne crut ne devoir pas negliger celui-ci ,
quoique la saison fut fort avancee , pour com-
mencer des concjuetes en Flandre.
Le mois de septembre fut presque fini quand
M. Talon alia en Angleterre. On prit neanmoins
le fort d'Hennin , qui etoit un passage, et Ton
l)repara toutes les choses necessaires, tant vi-
vres qu'artillerie , pour entreprendre un siege.
L'armee sejourua neuf ou dix jours a Wate ,
pendant lesquels il ne se passa rien de conside-
rable ; ce sejour fit croire aux ennemis que Ton
ne songeoit pas a aller plus avant ; de sorte
qu'ils avoient resolu d'abord de faire sauter le
fort de Mardyck , et avoient commence a creu-
ser des mines sous les bastions, raais se flattant
cnsuite que I'incommodite de la saison et la
difficulte des chemins empecheroient le siege
de la place , ils firent cesser le travail et y mi-
rent garuison. M. de Turenne, qui ne pouvoit
assieger ni Gravelines , ui Duukerque , dans
une saison avancee , la premiere, a cause de la
bonte de la place , et la deruiere , a cause que
Tcnnemi etoit campe sous ses murs , resolut
d'aller a Mardyck , sans avoir de nouvelles po-
sitives de ce que pensoit M. le protecteur ; il
savoit bien que la flotte d'Angleterre etoit a la
rade , et aimoit mieux comraencer une chose ,
quoique tres-difficile , que d'achever la cam-
pagne sans rien faire davantage : ainsi, ayant
envoye son bagage sous Calais avec cinq ou six
regimens de cavalerie , il marcha a Mardyck.
J 11 falloit quetoute l'armee passcit sur une digue
et savanc^t dans un pays ou il n'y avoit dere-
traite que par le meme chemin par lequel on al-
loit ; on commanda a toute la cavalerie de por-
ter des palissades, et a I'infanterie des fascines,
n'y ayant point de bois aupres de Mardyck ,
lequel est si proche de Dunkerque, oil etoit
l'armee des ennemis , qu'il falloit planter des
palissades en y arrivant.
(i) On publia vers ce meme lemps la relation de la
jortse de Mardyck par le mareclial de Turenne , avec
\es articles accordes au gouierneur de cette impor-
Les ennemis avoient dans la place six ou sept
cens hommes , composes de trois regimens ita-
liens, et le reste d'Espagnols et de Walons. On
fut deux jours que les vaisseaux ne pouvoient
pas entrer dans la fosse , a cause du vent, et
que Ton voyoit passer des batteaux qui alloient
de Dunkerque a Mardyck : ce qui rendoit le
siege fort difficile ; et aussi le manque de four-
rage faisoit voir que l'armee ne pourroit pas y
demeurer long-temps. M. de Turenne balanca
un jour entier s'il commeuceroit le siege, et
M. de Castelnau I'y ayant determine , Ton reso-
lut d'ouvrir la tranchee et d'emmener du ca-
non pour battre le fort du bois. Voyaut que les
ennemis vouloient I'abandonner , quelque cava-
lerie courut sur le bord de la mer , entre les
deux forts ; ayant ote par ce moyen la com-
munication de la mer, on poursuivit avec plus
de plaisir la resolution qui etoit prise d'ouvrir
la tranchee : ce qui se fit cette nuit ou les
gardes entrerent , et on s'approcha fort pres de
la contrescarpe. Le lendemain on y fit une at-
taque generale, et on I'emporta de tous les co-
tes ; et s'y etant loge , on commenca , sans
perdre de temps , a la percer pour descendre
dans le fosse de la place ; le matin , comme on
y jetoit des fascines pour le combler, les en-
nemis demanderent a capituler, et , n'elant
point recus a se rendre que prisonniers de
guerre , apres avoir rompu deux ou trois fois
en cinq ou six heures la treve , ils acceplerent
la capitulation , et sortirent le lendemain au
matin tous prisonniers de guerre , excepte le
gouverneur et un capitaine espagnol venu en
otage, que M. de Turenne renvoya ; on laissa
seulement aller a Dunkerque quelques officiers,
pour solliciter la liberie des autres , qui fureiit
reuvoyes en France et disperses dans les villes.
Apres la prise de Mardyck (l), la conserva-
tion en etoit bien plus difficile que n'en avoit
ete la conquete , parce que M. de Turenne avoit
mieux aime passer par-dessus beaucoup de con-
siderations , pour entreprendre quelque chose,
que d'achever la campagne sans rien faire.
Comme il avoit marche au siege de Mardyck
sans avoir de reponse positive de M. le protec-
teur, s'il vouloit faire les choses necessaires
pour sa conservation , la place etant prise, il se
rencontra beaucoup de difficultes a prendre un
parti. L'ambassadeur d'Angleterre , qui etoit a
la cour , arriva dans cet intervalle , et apporta
les ordres a M. de Turenne de faire toutes
choses possibles pour le siege de Dunkerque
tante place , oii les nostres out fait plus de six cens
prisonniers , oitre lesquels se trouient deux cent
quarante-deux officiers.
488
ou de Gravelines ; qnoique I'un et I'autre fussent
impossibles, ncnnmoins M. le cardinal etoit
bien aise de coiifenter M. le protecteur en fai-
sant la proposition ; I'armee ennemie, campee
sous Dunkerqiie , empechoit de songer a ce
siege. INI. de Turenne resolut line fois de de-
menrei- quelques jours dans le camp , pour for-
tifier iMiU'dyck ; raais le manque de fourage et
le temps qu'il faut pour mettre en etat une place
denuee de toutes choses , lui faisoient songer
aussi a raser la place ; mais ce parti , quoique
le plus sur, avoit de si mauvaises consequences,
a cause de lalliance avec les Anglois , qu'il ne
put s'y resoudre ; il se trouva dans cette situa-
tion oil, lorsqu'il n'y a rien de bon a faire, on
se contente de choisir le raoins mauvais. J'ai
oublie dedire que M. de Schomberg avoit ete
laisse a Bourbourg avec pres de deux mille
hommes, pour garder le passage et conserver
cette place qui etoit entierement rasee ; mais
elle donnoit autant de difficultea etre miseen
etat que Mardyck. M. de Turenne crut qu'en
s'approchant de Gravelines il pourroit peut-
etre trouver moyen de I'iDvestir et d'y passer
tout I'hiver, et par ce moyen conserver Mar-
dyck et Bourbourg ; mais sa pensee n'etoit pas
bien fondee , et dans tout ceci il n'y avoit
aucuns principes bien siirs sur lesquels on piit
former une resolution ; il arriva aussi qu'il pint
beaucoup la nuit et le jour que I'armee decam-
pa; de sorte qu'il fut impossible de s'arreter
pres de Gravelines, et I'armee repassa au-dela
de Bourbourg, oil les chemins devinrent si
mauvais que Ton fut oblige de laisser le ca-
non. Toute I'armee , et principalement I'infau-
terie , se debanda entierement pour aller cher-
cher des lieux ou il y avoit du bois pour se
chauffer, apres avoir eie trois jours sur des di-
gues , avec des incommodites qui ne se peu-
vent exprimer ; personne dans ce temps-la ne
vouloit demeurer a Bourbourg, et , sans M. de
Schomberg qui y resta, il est certain qu'il eiit
fallu abandonner la place. M. de Varenne avoit
ete blesse a Mardyck.
M. de Turenne , voyant qu'il falloit ceder
au mauvais temps, laissa pres de deux miile
hommes a Bourbourg , sept ou huit cens An-
glois a Mardyck, et marcha a Buminghen ,
lieu le plus proche oil il piit trouver de la terre
ferme pour camper , et resolut de faire des che-
mins pour porter les provisions de la a Bour-
bourg, esperant que le sejour de I'armee dans
ce poste pourroit empecher le siege de Mar-
dyck; il douloit neanmoins lui-nieme de la
reussite , et personne ne croyoit la chose fai-
sable ; en effet , I'entreprise etoit difficile : c'e-
JIEMOIBES DU VICOMTK DE TURENNE. [1657]
toit dans le mois d'octobre
Bourbourg etoit
une place rasee qui manquoit de tout ; il fal-
loit accommoder les canaux pour aller depuis
Calais a la Biviere d'Aa, et y dresser des forts
et des ponts ; enfin , il falloit envoyer les sol-
dats du camp de Buminghen a trois grandes
heures de Bourbourg , pour travailler a tous les
ouvrages, sans qu'il y eiit en aucun lieu ni
bois , ni convert. Le long sejour de I'armee
dans ce camp, qui dura pres de six semaines,
donna de la facilite a tous cestravaux. Jaquier,
munitionnaire general, se chargea de rendre les
canaux navigables , et en vint a bout avec le
travail de beaucoup de gens de Calais. M. de
Castelnau et M. le marquis dUxelles entrepri-
rent chacun un fort sur la riviere d'Aa , qu'ils
mirent en etat , avec des ponts sur la riviere ,
et M. de Schomberg fit travailler a sa place.
Les ennemis, se flattant toujours que I'armee
se retireroit , n'atlaquerent point Mardyck.
L'ambassadeur d'Angleterre etoit fort en peine
de la place , et s'il devoit demander qu'on I'a-
handonnat ; il avoit fort souhaite que Tarmee
du Boi retournat a Mardyck pour fortifier la
place ; il en voyoit fort bien I'impossibilite ,
mais il vouloit se decharger de sa garde. M. de
Turenne, voyant que les ennemis negligeoient
la place , avoit propose d'y envoyer des mi-
ncurs pour faire sauter les bastions ; mais
l'ambassadeur d'Angleterre ayant represente
que cette conduite feroit voir a M. le protec-
teur que Ton ne vouloit point conlinuer le trai-
te, M. de Turenne resolut de hasarder plutot la
prise de la place par les ennemis , que d'encou-
rir une mesintelligence assuree avec les An-
glois ; il y envoya done deux ou trois cens
Francois pour se poster sur la contrescarpe ,
qui etoit demeuree pres d'un mois dans un tel
etat , que les ennemis I'auroient emportee en
six heures.
Quelques jours apres que les Francois y fu-
rent entres , les ennemis firent une tentative,
dont on n'a pas pu bien scavoir la raison , si ce
n'est qu'ils avoient quelque intelligence dans la
place; ils ne raserent point le has fort , comma
ils le pouvoient, demeurerent toute la nuit assez
pres de la contrescarpe sans y faire d'attaque ,
et se retirerent avec perte de quelques gens;
cela ne laissa pas de donner beaucoup de cou- .
rage aux assieges: on se ranima en Angleterre
pour la conservation de la place. M. de Turenne
y envoya encore quelque infanterie ; et il y vint
quelques palissades de Londres , avec lesquelles
on fit travailler au has fort.
Vers la fin du mois de novembre , I'armee
du Roi fut obligee de se retirer de Buminghen,
MEMOIRES DU VICOMTR DK TUnEi\>"E. [1658]
489
et celle desennemis, qui avoit toujours et6 cam-
pee derriereDunkerque, se retira aussi dans son
pais, sans avoir pu rien entreprendre. M. le
prince etant tombe malade, se fit porter aGand,
ou il fut en danger ; mais s'etant retabli , on le
mena a Bruxelles. Com me M. de Turenne fai-
soit retirer I'armee vers le Boulenois , il scut par
M. le cardinal, qui avoit de tres-bonnes in-
telligences en Flandre , que ies ennemis avoient
toujours dessein dattaquer Mardyck pendant
rhiver, que I'armee du Roi ne pourroit plus se-
courir la place; c'est pourquoi il y envoya un
renfort d'infanterie francoise ; et Ies regimens
n'ayant plus gueres de soldats ( la desertion
etant venue , a cause que Ton n'avoit rien tou-
ehe durant toute la campagne, ce qui n'avoit
jamais ete depuis le commencement de la gueire),
on fut oblige de commander des officiers de cha-
que corps , sans soldats , ce qui ne s'etoit point
encore fait ; et depuis, le Roi y envoya tous ses
mousquetaires avec Ies compagnies de gendar-
mes et chevau-legers de M. le cardinal et ses
gardes. Comme M. de Turenne revint avec I'ar-
mee sur la frontiere, M. le marechal d'Aumont,
qui etoitdans son gouvernement du Boulenois,
eut ordre de s'en aller a Mardyck , ou il de-
meura bien avaut dans le mois de Janvier.
Les ennemis, ayant vu toutes ces precautions,
n'entreprirent rien et se contenterent de faire
hiverner presque toute leur arraee dans la Flan-
dre , tant pour ne pas perdre temps a attaquer
cette place quand ils en trouveroient I'occa-
sion , que pour etre plus pres pour s'opposer a
I'attaque des villes de Flandre, quand le Roi,
favorise des Anglois , le voudroit entreprendre.
Son armee demeura jusqu'au commencement de
Janvier sur lesfrontieres, apres quoi elle fut se-
paree a I'ordinaire dans ses quarliers en diverses
provinces de France. M. le prince, qui avoit ete
en quelque danger a Bruxelles , commenca ase
porter mieux ; et les generaux ennemis s'y ras-
semblerent, ayant laisse leurs frontieres du cote
de la Flandre avec des garnisons beaucoup plus
fortes qu'a I'ordinaire.
[ 1 658] Au commencement de mars (l), legou-
verneur de Hedin etant mort, on donna ce gou-
vernement a M. de Moret. Le major, se trouvant
aParis, vint aussitot le trouver pour recevoir ses
ordres , et s'en alia ensuite sans aucun soupcon
dans la place ; M. de Moret y alia fort peu de
jours apres , et on lui refusa la porte : on apprit
qu'il y avoit long-temps que ce major s'etoit
rendu maitre de I'esprit d'une partie des offi-
ciers , et voyant que le gouverneur etoit mal
(1) Voyez ci-(iessus la note de la page 482.
sain , avoit pense h s'emparer de la place. M. le
marechal d'Hocquincourt, depuis fort long-temps
mecontent en Picardie , etant un bomme qui
prenoit des resolutions fort legerement, s'en alia
a Hedin , scachant les intentions de Defargues ,
major de la place , y demeura quelque temps
sans y avoir aucun pouvoir , et de la alia trou-
ver M. le prince en Flandre. Ceux de Hedin, ne
trouvant plus de surete a se raccoraraoder avec
M. le cardinal apres ce qu'ils avoient fait, trait-
terent avec M. le prince et avec les Espagnols ,
qui leur envoyerent des troupes qu"ils ne recu-
rent point dans la viile , mais ils les mlrent quel-
que temps dans un camp fort proche ; et insen-
siblement, apres beaucoup d'allees et de venues
pour negocier a Bruxelles, ils les introduisirent
dans leurs fauxbourgs ; ils traiterent durant
tout ce temps-la a la cour ; mais on vit bien que
c'etoit pour gagner du temps, et pour diminuer
I'envie qu'on avoit de les aller attaquer promp-
tement.
L'armee du Roi n'etant point encore en etat
de se mettre en campagne , M. le cardinal vit
que cette negociation ne pouvoit nuire a rien.
Le temps arriva que les troupes sortirent de
leurs quartiers, et que le Roi s'en vint a Amiens
avec la Rtine. On eut par un commis de M. !e
Tellier, nomrae Carlier, qui avoit fait divers
voyages a Hedin , des nouvelles qui donnerent
moins d'esperauce que jamais que la ville s'ac-
commodat avec le Roi. Cette nouveaute com-
mencoit a leveiller beaucoup de gens en France,
oil naturellement il se trouve toujours des me-
contens; d'ailleurs la longue guerre et la disette
oil etoient les provinces , par la continuation des
grandes charges et tallies, donnoient sujet au peu-
ple de souhaitler un changement dans le minis-
tere, et il le souhaittoit avec tant d'ardeur ,
qu'il ne regardoit pas s'il lui seroit avantageux
ou dommageable.
1\ y avoit eu auparavant des assemblees de
noblesse en diverses provinces, avec quelques
gentilshommes pour chefs, et surtout eu Nor-
mandie. Quoique madame de Longueville fut
dans une devotion si grande qu'elle ne se me-
loit d'aucunecaballe,neanmoins son esprit avoit
tant d'ascendant sur les personnes, qu'elle les
faisoit pancher du cote oil elle avouoit bien que
son inclination la portoit, c'est-a-dire du cote
de M. son frere. La retraite aussi quelquefois,
comme le grand monde, faiteclore Ies semences
des plus grandes affaires.
Leschoses etoient ainsi desesperees quand la
cour vint a Amiens, ou le Roi demeura quel-
ques jours, et on y assembla une partie de I'ar-
mee. En ce temps-la , se fit cette entreprise sur
4U0
MEMOIUKS nil VICOMTK Oh 1L»E>\K. [iGoS'
Ostende, ou M. lo marechal d'Aumont, qui
avoitetedurant ihiverquelque temps dansMar-
dyck , s'engagea , sur la parole de quelques pe-
titesgens, qui furenttrompes grossierement par
ceux d'Ostende , lesquels, a.yaiit joue une farce
dans la ville, firent semblant d'arreter leurgou-
verneur, crierent : Vive le Roi! dans les rues,
et dirent mille injures des Espagnols ; ces gens
credules allerent trouver M. d'Aumont, comme
il etoit a la rade avee douze ou quinze cens hom-
mes, et I'ayant assure qu'il etoit maitre de la
ville s'il vouloit y venir, luy, sans prendre au-
cun otage , entra sur le pont avcc une partie de
ses gens ; les Espagnols , qui etoient caches dans
les caves, en sortirent, et fermant le havre,
prirent cinq ou six censhommes avec M. le ma-
rechal d'Aumont; mais le reste, qui n'etoit pas
entre, se retira dans les navires.
Cetteentreprise d'Ostende manquee, avec I'aF-
I'aire de Hedin , faisoit concevoir de grandes
esperances a M. le prince, et fit commencer la
carapagne avec de fort mechantes appareuces de
succes. La cour meme, qui se trouvoit en ce
temps-la a I'armee, decrioit au moins pour la
plupart les affaires autant ou plus que les autres.
Quoique la plupart des ofliciers de I'armee n'e-
toient pas encore venus, le Roi s'approcha de
Hedin avec dix ou douze mille hommes ; ceux
de dedans ayant quelques troupes espagnoles
eampees dans les dehors, sortirent pour escar-
moucher , et on tira le canon sur le Roi meme ,
qui s'etoit avance; de maniere que, par cette de-
claration si ouverte, on ne songea plus a traitter
avec Hedin , mais a s'y conduire comme avec
une place cniicmie.
Dnrant I'hiver, M. le cardinal avoit traitte
avec I'ambassadeur d'Angleterre , qui pressoit
extremement que Ton s'engage^t devant Dunker-
que, et on avoit signe les articles, par lesquels
il fut arrete que Dunkerque seroit mis entre
les mains des Anglois; qu'ils fourniroient six
mille hommes de pied et tiendroient la mer
avec leur armee navale. Le traitte n'etoit que
pour un an, dans lequel ils devoient continuer
le meme secours par tcrre, aider aussi par mer
au siege de Gravelines, qui devoit demeurerau
Roi , et ne pretendre point a d'autre place qu'a
eellede Dunkerque. M. le cardinal souhaittaque
Ton marchat en Elandre, et M. de Turenne,
sansscavoir si on pourroit assieger Dunkerque,
ou si on s'arreteroit a Rergues, desiroit aussi de
(aire voir naivemcnt aux Anglois que Ton fai-
soit tout son possible pour I'execution du traitte.
l-c Roi, qui etoit campe a une petite heure de
Ill-din , sVn alia rejoindre la Reinea Monlrei'iil,
pour rrlourner ensemble a Calais, aveedcux on
tiois mille hommes que M. de Castelnau com-
mandoit ; et i\J. de Turenne, avec sept ou huit
niilte hommes, prit !e chemin de Saint-Venant
pour y passer ia Lys , et ensuite marcher vers
Rergues et Dunkerque.
En arrivant aupres de Bethune , 11 apprit de
M. le marquis de Crequi, qui en etoit gouver-
nour, qu'il y avoit deux ou trois regimens de
I'ennemi dans Cassel, a cinq heures de Saint-
Venant sur le chemin de Rergues; il lui donna
sept ou huit cens chevaux et quelques mous-
quetaires commandes, avec lesquels s'avancant,
il prit dans Cassel deux regimens d'infanterie
irlandois, qui faisoieut deux ou trois cens hom-
mes. M. de Turenne y arriva pen de temps apres
avec I'avant-garde , et a cause des mauvais
chemins il y sejourna un jour pour atlendre son
bagage; et s'il eut cru tons ceux du pays, il
n'en auroit point mene , non plus que le canon,
a cause de la difficulte qu'il trouveroit par les
chemins , lesquels avoient ete rendus plus mau-
vais qu'a I'ordinaire, a cause du grand hiver
qui avoit dure si long- temps. Au mois de mai ,
M. de Turenne voyant bien que la diligence
etoit fort necessaire , et apprenant par les pri-
sonniers que i'armee enuemie n'etoit pas ensem-
ble , il fit suivre toute la nuit le bagage , et fai-
sanl raccoramoder les chemins , s'avanca sur la
Colme , et laissant Rergues a main gauche, mar-
cha par des pays fort inondes, aupres d'une pe-
tite redoute que les ennemis gardoient avec
trente hommes et un capitaine; on fit un pas-
sage sur la riviere , et ayant trouve quelques pil-
liers sur lesquels on mit des planches, on y
raena quelques chevaux par la bride : ce que
voyant ceux de la redoute et qu'on s'y avancoit
avec cinquante ou soixante mousquetaires , ils
se rendirent. C'etoit le seul passage dont on put
se servir,a cause du pays inonde qui est entre
Furnes et Rergues. On ne voyoit de la a Dun-
kerque rien que de I'eau , et M. de Turenne
s'en retourna avec peine a son quartier qui etoit
a une heure de la , ayant laisse M. de Rellefons,
lieutenant-general, avec quelque infanterie, afin
de reconnoitre les chemins de la a Dunkerque.
H n'y avoit aucun homme dans le pays qui
dit qu'il y eiit un clremin ; et M. de Turenne ,
ayant cnvoye ce soir-la M. de Varenne le long
de la Colme, laissa Rergues a droite, pour voir
s'il y auroit moyen de communiquer par-la avec
Mardick , ou etoit M. de Castelnau. II lui rap-
porta qu'a cause des eaux on ne pouvoit point
passer : toute la nuit se passa sans qu'il crut qu'il
y eut aucune apparence de pouvoir aller vers
Dunkerque. Le matin, ^L de Rellefons lui
ujanda que les ennemis avoient quitte une
MEMOUitS DV MCO-MTU Ul. VLllli.N-NE. [ I G.iS]
491
autre redoute pres de Bergues , et qu'il y avoit
une digue par laquelle il croyoit que Ton pou-
\oit aHer vers les forts , entre Bergues et Dun-
kerque. Les ennemis , depuis la prise de Mar-
dick , avoient travaiile sur la digue de Ber-
gues a Dunkerque, a deux grands forts qui
etoient a une telle distance, qu'il est certain
qu'etant en etat de defense , on ne put point
assieger Bergues ni Dunkerque sans les pren-
dre, n'etant chacun qu'a une portee de canon
Tun de I'autre , et a la nierae distance chacun
de ces deux villes. On n'avoit point eu d'infor-
niation juste de leur etat ; de maniere que cela
avoit toujours paru le plus grand obstacle pour
le siege de Dunkerque ; mais , comme j'ai dit ,
la resolution etoit prise de faire toutes choses
pour repondre avec uetteteau traite dcs Anglois.
M. de Turenne se trouva de grand matin
avec toute I'armee a cette redoute qui avoit
ete prise le soir auparavant , et faisant ac-
commoder le pont sur la Colme , on s'avanca
vers ces forts, Les prisonnieis de la redoute
avoient dit que I'un etoit en etat de defense et
I'autre hors d'etat. A pres avoir fait contibler
beaucoup de fosses , les ennemis , voyant que
I'armee s'avancoit entre Bergues et Dunkerque,
commeucerent a abandoniier les forts et la di-
gue. M. de Castelnau etant arrive avec les trois
mille hommes qui etoient partis avec le Roi et
trois mille anglois, etant des le jour auparavant
a une portee de canon des ennemis , ils firent
sortir deux bataillons de Dunkerque , et envi-
ron six ou sept cens chevaux pour defendre le
canal et les forts.
L'armee s'approchant avec beaucoup de dif-
ficulte entre Bergues et Dunkerque , les enne-
mis furent pris par derriere, et leurs forts n'e-
tant point en defense, ils se retirerent a Ber-
gues et a Dunkerque , mais la plus grande par-
tie entra dans la derniere place. M. de Tu-
renne ayant mar(!he avec peu de gens sur cette
digue , envoya proraptement un de ses gens a
nage , pour avertir M. de Castelnau comme il
avoit passe. II s'en vint le trouver aussitot ; et
comme il falloit a I'instant se resoudre au siege
de Bergues ou de Dunkerque, le premier etant
fort aise et I'autre fort difficile, M. de Turenne,
eroyant que si on perdoit ce moment que Ton
ne pourroit jamais y revenir , resolut , malgre
toutes les difficultes , d'aller a Dunkerque. On
ne put pas y marcher ce jour-la, a cause des
eaux et des canaux ; mais ayant travaiile aux
ponts sur la Colme , sur le canal de Houscote a
Dunkerque et sur celui de Furnes a la meme
ville , on se trouva le lendemain a deux heures
apres midi aupres des dunes.
Toutes les troupes de I'eunemi qui Etoient
dans le voisinage s"y jeterent , de facon qu'il
se trouva dans la place environ deux mille deux
cens hommes de pied et sept a huit cens che-
vaux : M. le marquis de Lede y etoit aussi
entre le jour auparavant que I'armee y arriva.
M. le prince et don Juan etoient encore a Bruxel-
les, persuades que I'entreprise etoit impossible,
puisque nous n'avions ni Bergues , ui Furnes ,
ni Gravelines , dont la premiere n'etoit dis-
tante que d'une heure , I'autre de trois, la der-
niere de quatre ; et la saison empechant qu'il
n'y eut aucune herbe pour faire paitre les che-
vaux. On commenca , des ce soir-la, a prendre
les quartiers ; et durant les cinq ou six pre-
miers jours, si quelque officier general des en-
nemis avec un peu de troupes se fut mis a Furnes
ou a Bergues , difficilement eiit-on pu faire les
communications avant qu'il y fut entre beaucoup
de troupes dans la ville : mais I'ennemi ayant cru
au commencement que I'on assiegeroit Bergues,
et ayant ensuite appris le siege de Dunkerque ,
envoya seulement deux ou trois regimens sous
de raechans offlciers, qui, ayant ordre d'entrer
dans la ville , demeurerent a Bergues , mandant
I impossibilite d'executer ce qu'on leur comman-
doit. LesEspagnolsresolurent alors d'asserabler.
promptement I'armee pour venir au secours.
Les premiers jours on essuya de tres-grandes
difficultes par I'assiette du camp, a cause des
communications, par le manque de bois pour
les soldats, et par celui du fourage pour la ca-
valerie. Comme on n'avoit que la mer, il est
impossible d'en tirer les assistances necessaires,
a cause de la difficulte des debarquemens , et
aussi les Anglois , hors quelques canons et cinq
mille hommes d'infanterie qui ont tres-bien ser-
vi, apporterent fort peu de commoditesau siege.
Le Boi, qui etoit a Calais, des qu'il scut que
Ton etoit devant Dunkerque, pressa M. le cardi-
nal , qui y donna les mains , de maniere qu'ils
vinrent dans le vieux fort de Mardyck, trois
jours apres que Ton fut arrive devant Dunkerque
oil I'armee prit ses quartiers. M. de Turenne se
logea dans les dunes aupres de I'etang , et re-
tint une bonne partie des troupes avec lui de-
puis la mer jusqu'au canal de Furnes, ou il
posta un regiment d'infanterie dans le grand
fort entre Bergues et Dunkerque avec peu de
cavalerie , et un corps de troupes du cote de la
mer , par ou les ennemis pouvoient venir.
M. de Castelnau demeura au-dela du canal
de Bergues avec les troupes qu'il avoit menecs
avec lui et les Anglois. II y eut des difficultes
extremes a faire des ponts de communication :
I'ennemi sortoit quclquefois de la ville avec
Ii)2
MEMOIBES DU VICOMTK DE TUKENNE. [l658]
sept ou huit escadrons; mais comrae il n'y avoit
point de tranchce ouverte , on n'etoit pas assez
pres de lui pour pouvoir rien entieprendre.
Ces premiers jours ayant ete trcs-dilficiles, il
commenca a venir au camp quelques barques
avec des vivres, et ensuite de J'avoine pour
la cavalerie qui etoit du cote des dunes : ii
y vint aussi des outiis et quelques palissades,
avec quoi on travailla a la circonvallalion qui
ne valut jamais rien , et principalement du cote
des dunes. On fit aussi une estacade de gros pi-
liers , lies par des chaines que les matelots an-
glois venoient aceommoder , lesquels ne pou-
voient jamais resister aux grandes marees
quand il y avoit beaucoup de vent. Mais toutes
les nuits la cavalerie etoit de garde sur le bord
de la mer ; on mettoit des caissons quand la
mer s'en alloit , et on les otoit avec les chevaux
quand elle revenoit ; de sorte qu'il n'y demeu-
I'oit jamais d'espace vuide. L'armee, qui etoit
fort foible au commencement, grossissoit peu a
peu par beaucoup de troupes qui \inrent de
France. On avoit trouve a propos de commencer
le siege avec peu de troupes , plutot qu'en les
attendant de donner du temps aux enncmis de
se rassembler : ce qui assurement auroit rompu
le dessein , leur etant aise de pourvoir a une
place comme Dunkerque , et voyant bien que
ce n'etoit que par la que la France maintenoit
I'alliance des Anglois ; mais I'affaire de Hedin
et d'Osteude leur avoit donne de la securite.
Le Roi fut quelques jours a Mardick , ou M. le
cardinal faisoit pourvoir a toutes les munitions
de guerre et avoines pour la cavalerie, et a
faire apporter par mer des fascines et des plates-
formes. Comme on commenca a parler, avant
que la tranchee fiit ouverte , que les ennemis
s'assembloient , 11 conseilla tres-prudemment
au Roi de s'en relourner a Calais , n'y ayant
aucun lieu ou il put demenrer surement, et ce
siege-la etant par la situation du pays d'une
telle condition que la retraite etoit comme im-
possible , s'il arrivoit du malbeur a un quar-
tier de l'armee.
Trois ou quatre jours aj.res le depart du Roi,
de la Reine et de Monsieur , on ouvrit la tran-
chee du cole des dunes , dont on se servoit
comme de place d'armes. La premiere nuit , les
ennemis lirent une sortie avec toute leur eava-
lerie : on eut beaucoup d'allarmes en placant
les travailleurs , et les Anglois , qui n'etoient
pas fort accoutumes aux sieges , quittoient le
travail et couroient aussitot a leurs amies.
Comme les premieres nulls ne sont gueres dan-
gereuses , on ne perdit prcsque personne. On
vit le matin toute la cavalerie des ennemis de-
dehors , et la face de la ville etant grande de ce
cote-la , les ennemis avoient bien vingt pieces
de canon qui voyoient les tranchees ; de sorte
que jusqu'a onze heures ou midi , la cavalerie
ennemie s'avancant a la faveur du canon , pa-
roissoit comme des troupes en campagne , les
unes devant les autres; mais des qu'elle vouloit
approeher des tranchees , la cavalerie du Roi
larepoussoitavec tant de vigueur, qu'en diver-
ses sorties que les ennemis ont faites , ils n'ont
pas eu le moindre avantage ; et quoique notre
cavalerie perdit beaucoup par le canon et meme
par la mousqueterie , en approchant de la con-
tresearpe , on les a toujours pousses jusques sur
le bord.
Les Suisses releverent les gardes , et le qua-
trieme jour que Picardie etoit en garde et que
le regiment du Plessis avoit la tele de la tran-
chce , il faisoit un si grand vent que Ton ne
pouvoit pas voir a cause du sable. Les enne-
mis sortirent , raserent un peu le bout de la
tranchee , et blesserent ou tuerent cent hom-
mes des notres. Les Anglois avoient une attaque
a la main gauche, et la cinquieme ou sixieme
nuit on fut sur les bords des premieres palissa-
des , que les Anglois attaquerent fort vigoureu-
sement ; mais quoiqu'iis allassent bardiment
sur les palissades, ils ne scavoient pas s'y loger,
et revenoient toujours dans les tranchees avec
beaucoup de perte ; on I'a aussi essaye trois ou
quatre fois du cote des Francois sans y reussir.
Vers le sixieme ou septieme jour de la tranchee
ouverte , M. deTurenne eut avis que les enne-
mis s'assembloient , et que M. le prince et dom
Juan arrivoient a Furnes avec l'armee.
On ne pouvoit rien faire de bon du cOte des
dunes pour la circonvallalion ; et quoique Ton
en prit quelques-unes avancees , on en voyoit
toujours d'aulres qui incommodoient; et I'incer-
titude si un eunemi viendra encore par quelque
cote, fait toujours paroilre les choses nioins
dangereuses que quand on le voit en presence.
Les assieges avoient fait diverses sorties avec
leur cavalerie ; mais ils furent toujours repous-
ses avec tant de vigueur par la cavalerie de l'ar-
mee du Roi , que cela les empechoit de rien
faire de consequence; mais on perdit toujours
de bons officiers , et principalement par leur
canon, dont ils demeurerent long-temps les mai-
tres. Tons les officiers generaux , qui etoient
M. de Schomberg, M. de Crequi, M. de Va-
renne, M. d'Humiers , M. de Bellefons,M. de
Gadagne , se signaloient toujours oil ils se ren-
controient, et le marquis de Crequi fit tres-bien
a une ou deux sorties de cavalerie , dans I'une
desquelles M. le comte de Guiche , mestre-de-
MEMOIHES DU VICOMTE UK TliRU^■^E. [iGGSl
4 03
camp aux gardes, fut blesse , comme il y etoit
couru volontaire : M. le comte de Soissons eut
aussi un cheval tue , et pensa etie pris prisoQ-
niertoutprochedespalissadesdelacontrescarpe.
Au hiiit ou neuvieme jour de la tranchee ou-
\erte, on avoit deja pris quelques palissades
avancees sur le glacis de la contrescarpe, et
essaye quelques logemens , oil on n'avoit pu se
maintenir, lorsqu'ou vit un corps de cavalerie
qui s'avancoit le long des dunes : on ne scavoit
pas si c'etoit- toute I'arinee. M. de Tiirenne
niarcha avec pen de gens le long de la mer )
dans ce temps-la ils pousserent la garde de I'au-
t re cote des dunes, qui n'etoit que d'un regi-
ment de cavalerie ; et M. le marechal d'Hoc-
quincourt, s'etant avance avec les coureurs, re-
cut un coup de raousquet par quelques soldats
avances a un petit travail , dont il mourut le
soir. On ne scut pas seuleraent qu'il fiit blesse,
que par des trompettes qui vinrent; et cette
cavalerie se retira aupres de I'Abbaye des du-
nes, qui est assez proche de Furnes, oil etoit
I'armee des enuemis, environ a deux heures
du camp.
Les Suisses entrerent ce jour-la aux tran-
chees , et on ne put pas se rendre maitre de la
contrescarpe. Le lendemain on vit toute I'ar-
mee des ennemis qui marchoit dans les dunes,
et cet avantage qu'elles leur donnoient pour
s'approcher du quartier-general , se faisoit en-
core bien mieux voir quand I'ennemi etoit pro-
che; de sorte que M. de Turenne s'avanca de
sept ou huit cens pas seulement, au-devant de
son quartier avec les troupes qui y etoient,
laissa toutes les autres dans la circonvallation,
et occupa une haute dune, ou il craignoit que
les ennemis ne vinssent se mettre; fit prompte-
ment planter des pieux sur I'estang vis-a-vis
de ce lieu, I'autre estacade lui devenant inutile,
a cause qu'il avoit fait avancer ses troupes. On
fit aussi quelque petit retranchement sur le haut
des dunes en presence; raaison pent bien juger
que tons ces travaux-la ne pouvoient etre guere
bons, etant faits en si pen de temps , et que des
I piliers plantes a la hate ou la maree revenoit ,
ne pouvoient gueres bien tenir.
L'ennemi, s'etant avance a une demi-heure de
ce lieu ouM. de Turenne s'etoit mis avec I'ar-
mee, fithalte, eton vit bien qu'il falloit loger.
Dom Juan d'Autriche avoit la main droite qui
regardoit la mer, etM. le prince de Conde avoit
la gauche qui alloit sur le canal qui vient de
Furnes a Dunkerque. II y a de cet espace-la
environ quinze cens pas de dunes qui sont ac-
cessibles, mais inegales, Testaug a la main
droite , et a la main gauche une prairie de douze
ou quinze cens pas, traversee de petils fossez
qui vontjusqu'au canal de Furnes. M. le prince
fit facilement la communication de ces petits
fossez , et deux ou trois heures devant la nuit
il fit un pont sur le canal avec beaucoup de
barques qui lui vinrent de Furnes; et ce pont
tenoit a son aile gauche. M. de Turenne, allant
le long de ce canal , les vit travailler au pont
et le faire en une heure. II fit retirer toutes les
gardes avancees de ce c6te-la, et voyant I'avan-
tage que l'ennemi auroit de marcher d'un c6t6
et d'un autre du canal vers Dunkerque , il sentit
a I'instant qu'il n'y avoit rien a faire que de
comballre les ennemis ; il envoya ses ordres a
tons les quartiers, pour se rendre deux heures
devant le jour au sien. II commanda aux An-
gloisqui etoient entre Dunkerque et Mardick,
d'euvoyer leur bagage sous le fort, et aux trou-
pes qui etoient en-deca du canal de Dunkerque
a Bergues, de mettre le leur sous un grand fort
que les ennemis avoient commence I'hiver, et
que Ton gardoit.
Comme il y avoit six ou sept canaux entre
les quartiers, il etoit bien plus facile a ceux de
Dunkerque de faire quelque sortie sureux quand
ils etoient affoiblis, et ainsi il etoit fort dange-
reux de laisser une grande circonvallation sans
troupes, ceux de la ville pouvant mettre le feu
au camp et rompre les ponts de communication.
Outre cela, la tranchee le mettoit en grande
peine ; car une sortie des assieges et un elonne-
ment de troupes qui se croyoient abandonnees,
I'armee marchant au-devant de l'ennemi , I'au-
roit oblige a lever le siege. D'ailleurs, comme
on etoit tout proche du chemin convert de la
contrescarpe, et qu'il y avoit deja quelques tra-
verses de glacis prises, les sorties etoient fort a
craindre, parce qu'on ne pent plus sortir des
tranchees quand la tete est poussee , et la con-
fusion s'y met aisement. L'ennemi ayant toutes
les contrescarpes et le feu de la place , au lieu
que les tranchees etoient fort resserrees, et si
avancees que la cavalerie ne pouvoit plus agir,
on ne pouvoit pas remedier a cela et continuer
son dessein de combattre qu'en faisant entrer,
comme Ton fit, une bonne garde de tranchees,
qui fut deux bataillons de gardes francoises , qui
eurent ordre d'essayer a se loger sur la contres-
carpe, comme les jours precedens. Les Anglois
entrerent aussi a la main gauche avec une bonne
garde, et il y eut huit escadrons de cavalerie
commandes pour y etre de renfort.
Les troupes marcherent toute la nuit, selon
I'ordredonne, et les dernieres furent un pen
devant le jour au quartier de M. de Turenne.
La nuit se passa de celte facon, les ennemis
401
MKMOIEES UU VICOMT
ayant seuleraent envoye donner line allarme ou
deux. II s'y trouva, de Tarmee du Rol, sans
compter ce qui demeura au camp , aux bagages
et a la tranchee, huit a neuf mille hommes de
pied et cinq ou six mille chevaux. II y avoit dix
bataillons francois et six anglois , et deux ba-
taillons francois meles dans I'aile droite de la
cavalerie, et des mousquetaires francois et an-
glois dans I'aile gauche avec dix pieces de ca-
non, dont cinq alloient a I'aile droite, entre les
dunes et la prairie , et les cinq autres le long de
I'estang, lequel etoit trcs-large, parce que la
meretoit basse. II y avoit cinquante-quatre es-
cadrons de cavalerie legere et quatre de gen-
darmes.
Les premieres lignes de I'aile droite et de I'aile
gauche etoient composees chacune de quatorze
escadrons; les secondes lignes; dedix chacune ,
quatre escadrons de gendarmes qui soutenoient
rinfanterie,et six escadrons de reserve quimar-
choient a une assez grande distance derriere
toute I'armee. La premiere ligne d'infanterie
etoit de dix bataillons, et la seconde de six , qui
n'avoient point de commandes devant eux que
cinquante mousquetaires des gardes , pour faire
un pen eloigner la cavalerie ennemie qui etoit
en petites troupes sur les dunes, un peu loin de
leur armee.
M. de Castelnau commandoit I'aile gauche et
avoit M. deVarennesquimenoitlapremiere ligne
de la cavalerie; et comme les Lorrains en faisoient
unepartie, M. de Ligneville commandoit quel-
ques escadrons pies de Tinfanterie. M. le mar-
quis de Crequi commandoit les escadrons de la
droite de I'aile droite, et M. d'Humieres etoit
avec ceux qui etoient proches de I'infanterie.
M. de Schomberg commandoit la seconde ligne
de I'aile gauche, etM. d'Esquehcourt la seconde
ligne de I'aile droite. M. de Richelieu etoit a la
reserve, et M. de Gadagne commandoit la pre-
miere ligne de I'infanterie, etM. de Bellefons
la seconde. L'infanteric angloise de la premiere
et seconde lignes etoit commandee par M. le
general Lockart, ambassadeur d'Angleterre en
France , et par M. Morgan , general-major.
A une heure de jour on sortit en cet ordre de
ce lieu , ou M. de Turenne s'etoit avance le jour
precedent dans les dunes, et oil les troupes I'e-
toient venu joindre lanuit; et comme les gardes
des deux armees se voyoient , des que I'armee
du Roi commenca a monter sur la premiere du-
ne, les cnnemis furent promptement avertis de
sa marche; de nianiere que Ton vit revenir en
diligence que!(|ues chevaux qui etoient a la pa-
.ture, et forniei- les escadrons et bataillons qui
' etoient dans le camp sans bagage. Lenr armee
li DE TlKE^^E. [1658]
etoit demeuree comme le jour precedent : dom
Juan d'Autriche a la main droite , avec le mar-
quis de Caracene et le due d'Yorck , le due de
Glocestre et dom Estevan deGamare; et a la
main gauche, M. le prince de Conde avec ses
officiers-generaux , M. de Coligni , M. de Bou-
teville, M. de Persan, M. de Guitaut et M. le
comte de La Suze ; M. de Marsin , qui etoit le
seul officier-general qui y manquoit, etoit avec
un petit corps vers le Luxembourg. La cavalerie
de I'aile gauche, qui etoit fort etendue vers le
canal , ne pouvant pas etre employee dans cette
prairie a cause des fosses , M. le prince la mit
sur cinq ou six lignes depuis les dunes jusqu'a
ces fosses, ou ni les uns ni les autres ne pou-
voient marcher que deux ou trois escadrons de
front. II mit deux bataillons dans un lieu un peu
convert, tout devant sa cavalerie; et apres, en
remontant les dunes , il commencoit a y en
avoir jusqu'a ce qu'ils joignissent I'infanterie de
dom Juan d'Autriche, laquelle alloit jusqu'au
bord des dunes qui regarde I'estang, et toute
sa cavalerie etoit derriere son infanterie , de la-
quelle il avoit avance un bataillon espagnol sur
une dune assez haute , qui etoit pres de cent pas
devant toutes les autres.
On les vit se ranger en cet ordre-la : comme
I'armee du Roi marchoit a eux , et comme la
hauteur des dunes empechoit de voir tons leurs
mouvemens, M. de Turenne croyoit qu'il y
avoit beaucoup de cavalerie derriere leur infan-
terie, et on lui dit apres, que M. le prince, qui
avoit cinq ou six lignes les unes derriere les au-
tres, en vouloit prendre quelqu'une pour met-
tre derriere son infanterie, comme en effet ses
gardes y etoient , et encore quelques escadrons.
Le canon de I'ennemi n'etoit pas encore venu ,
et il devoit arriver ce soir-la avec leur bagage;
et il pouvoit y avoir dans leur armee neuf a dix
mille chevaux et cinq a six mille hommes de
pied. M. le prince courut lui-meme avertir
dom Juan que I'drmee du Roi marchoit, et il lit
mettre ses troupes en ordre avec toute la dili-
gence qu'il se pent.
Les choses etant disposees des deux c6tes ,
I'armee du Roi marchoit au petit pas, et I'en-
nemi etant assez empeche a se mettre en ba-
taille, tons les officiers-generaux y etoient oc-
cupes , et on voyoit bien qu'il n'en venoit point j
a leurs gardes avancees, lesquelles se retiroient 1
vers I'e gros de I'armee sans escarmoucher. On j
voyoit bien aussi que plus de diligence a mar-
cher apporteroit un grand avantage , otant ton-
jours a I'ennemi un temps de se mettre en or-
dre ; mais un corps d'armee qui marche en i
balaille ne pent aller qu'un certain pas regie,
MKMOinES Dtl VICOMTE
et souvent il faut un peu attendre les iins et les
autres pour se pouvoir ranger. On avoit, comme
j'ai dit, dans I'armee du Rol , cinq pieces de
canon a chaque aile, qui marchoient a la tete
des premiers escadrons, et etoient a une dis-
tance raisonnabie de i'eunemi. On tiroitun coup
ou deux de chacuue, et apres on attelloit en di-
ligence pour reprendre la tete des escadrons. On
fit quatre ou cinq decharges avant que de join-
dre les ennerais.
Les Anglois qui etoient a I'aile gauche ^ trou-
vaut les premiers cette dune, qui etoit plus
avancee, monterent avec deux bataillons pour
I'attaquer , et ils eurent quelque temps les
piques croisees, avec les Kspagnols ; raais la
grande resolution avec laquelle ils les atta-
quereut, et quelques commandes d'infanterie
du corps anglois qui vinrent par le flanc, obli-
gea un regiment espagnol a se mettre en con-
fusion et a s'enfuir : e'etoit celui de don Gas-
pard Boniface.
La cavalerie de I'ennemi soutint assez bien
au commencement son infauterie; raais les re-
gimens de cavalerie de I'aile gauche , ayant
promptement secouru les Anglois, et aussi quel-
ques escadrons des notres ayant pris le long
de I'estang, vinrent se mettre entre les deux
lignes de I'ennemi : ce qui les mit en confu-
sion , etant aussi charges vigoureusement a la
tete , dans le temps que les Anglois etoient
montes sur la dune, et que ce regiment espa-
gnol et celui qui le soutenoit commencoient a
reculer. Les gardes , les Suisses , les regimens
de Picardie et de Turenne commencoient a at-
taquer I'infauterie qui etoit devant eux , et les
quatre escadrons de Tavant-garde marcherent
a ce qui avoit la tete du corps de M. le prince.
Son infanterie ne fit qu'une fort mechante de-
charge, et I'infanterie de I'armee du Roi netira
presque pas , et ne se mit en nulle confusion pour
les rompre. La cavalerie rompit aussi les pre-
miers escadrons de Tennemi avec peu de resis-
tance , et poussant trop avant , elle fut ramenee
par celle de Tennemi, oil M. le prince se trou-
vant, il y eut un temps ou les choses furent un
peu en balance. Toute la cavalerie de I'ennemi
avancant en bon ordre , a cause de ce petit
succes ; mais n'y ayant eu que quatre escadrons
pousses, la cavalerie se trouvoit derriere en
bon ordre , et les gardes et les Suisses qui
avoient trouve fort peu de resistance , et qui
etoient en fort bon ordre (quoique les derniers
eussent ete charges par les gardes a cheval de
M. le prince, dont il en demeura une partie
sansqu'ils entrasseiit dans le bataillon), setour-
nerent un peu a droite el rccurciit avec un
HE TinFNNr. [1658] 495
fort grand feu cette cavalerie de M. le prince
qui s'avancoit. Le regiment de Montgommeri ,
infanterie , qui etoit aussi mele dans I'aile
droite, fit une decharge , et ces regimens pous-
ses se remirent. M. le prince y eut son cheval
blesse et en prit diligemment un autre; la con-
fusion commencant deja dans ses troupes, il
eut grand" peine a sesauver. MM. de Bouteville
et Coligni y furent pris ; M. de Meille pris et
blesse, dont il mourut peu de jours apres.
Ceci arrivant un peu apres que la confusion
se fut mise dans I'aile droite des ennemis, toute
leur armce se mit en desordre sans se rallier,
et hors quelques escadrons qui se debanderent ,
toute I'armee les suivit un quart d'heure en
fort bon ordre : une partie de leur infanterie se
sauva par la main gauche dans le marais; tout
le reste fut pris : il y eut bien entre trois et
quatre mille prisonniers de I'ennemi, et mille
au plus tues ou blesses. De Tarmee du Roi , il y
eut quelques officlers et cavaliers tues des es-
cadrons de la droite , et de la gauche des deux
ailes , quelques soldats et officiers de I'infante-
rie angloise, et peu du reste de I'infanterie.
Comme on etoit engage au siege , on ne put
pas suivre fort long-temps ; neanmoins la cava-
lerie poussa jusqu'aupres de Furnes , derriere
laquelle place les ennemis se retirerent et s'y
arreterent , scachant bien que I'armee du Roi
s'arreteroit au siege : il s'y sauva qiiantite de
prisonniers , que les cavaliers et les officiers
laissoient aller pour rancon ; et on scut depuis
que presque tons les officiers de I'ennemi le
furent dans le combat ; don Juan et le marquis
de Caracene, M. le due d'York et M. le due de
Glocestre , son frere , etoient a I'aile droite, qui
firent tres bien , mais ils furent obliges de se
sauver avec les autres.
M. de Turenne, retournant au camp, envoya
M. de Pertuis en porter la nouvelle au Roi, qui
etoit a Calais, lequel re\int le lendemain a
Mardyck, et le siege se continua. Les assieges
n'ayant point relache de leur vigoureuse resis-
tance, trois jours apres la bataille, M. le mar-
quis de Crequi se logea avec le regiment de Tu-
renne sur la contrescarpe, ou on perdit beau-
coup de gens ; et depuis cela, M. de Schom-
berg, M. de Varenne, M. d'Humieres, M. de
Bellefons et M. de Gadagne avancerent a leur
garde autant qu'il se pouvoit. Comme il y avoit
beaucoup de traverses , il n'y avoit point de
garde ou il ne fallut faire quelque chose de fort
vigoureux a decouvert. Les Anglois qui etoient
a main gauche, quoiqu'ils fissent tres bien leur
devoir, ne purent jamais se loger sur la con-
trescarpe qu'apresqu'elle fut abandonnee. M. de
4!»r>
»lEMOIKi;i> UU VICOJITB DE TURE^^"E.
1668
Casteliiau , qui avoit agi avec beaucoup d'utilite
et de vigueur diirant tout le siege, futblesse,
allant au fort Leou, dont II mourut. Comme
depuis la bataille on ne craignoit plus d'engager
beaucoup d'iufanterie devant la ville, on avoit
comnunice une attaque a ce fort, qui servit
plutot a une diversion qu'a autre chose , on fit
aussi abandoiuier aux enneniis un fort de bois,
dans lequel ils avoient du canon , aussi bien que
tout le long d'une digue qui avancoit dans la
mer, de quoi ils ineommodoient fort la tran-
chee ; mais ils le quitterent bientot ; de maniere
que six ou sept jours apres la bataille, qui etoit
le dix-huitienie de Touverture de la tranchee,
comme on etoit loge au pied de leur dernier
ouvrage , ils demanderent a capituler. On scut
que le marquis de Lede etoit mort le meme
jour , ayant ete blesse cinq ou six jours aupa-
ravant.
Le Roi etant depuis cinq ou six jours a Mar-
dyck, vint le lendemain avec M. le cardinal au
quartier de M. de Turenue, oil les otages etant
donnes , la capitulation fut signee, et la garni-
son sortit uu jour apres et fut conduite a
Saint-Omer : 11 y restoit mille homraes de pied
en sept ou huit regimens , et six a sept cens
chevaux. La ville fut, selon le traite, remise
aux Anglois , et deux jours apres M. de Tu-
renne raarcha a Bergues. Les ennemis etoient
demeures a Furnes, et avoient laisse huit ou
neuf cens homraes dans Bergues. Le Roi, qui
n'avoit bouge de Mardyck depuis la prise de
Dunkerque , y vint comme I'armee y arrivoit ;
et la tranchee etant ouverte le lendemain , 11
vint encore se promener au quartier de M. de Tu-
renne, et 11 paroissoit bien qu'il avoit fort mnuvais
visage ; et en effet, 11 eut des le soir une grande
fievre , et avoua qu'il en avoit quelque ressenti-
ment depuis deux jours sans I'avoir voulu dire :
c'est la ou sa grande maladie commenca; et
etant porte a Calais , il y fut a rextreraile.
La premiere nuit de la tranchee a Bergues,
on emporta une redoute que les ennemis avoient
proche de leur contrescarpe , et on se logea en un
lieu , avec toute la garde de la tranchee , ou on
ne pouvoit pas aller de jour. Le lendemain ,
M. de Schomherg commanda la garde : on em-
porta la contrescarpe et tons les travaux de
dehors , et on se logea sur le bord du fosse , le-
quel on commenca a remplir, et il fit mener
du canon a decouvert pres de la porte ; de sorte
que ccux de la ville , demandant a capituler , ne
furent recus que prisonniers de guerre. II y
a\oit cinq vieux regimens d'iufanterie et un
regiment de cavalerie dans la place, qui fai-
soient entre huit et neuf cens hommes. Des
qu'ils eurent demande a capituler , et qu'lls
virent qu'on ne les voulolt recevoir que pri-
sonniers de guerre , il leur prit un si grand
etonnement , que beaucoup se jeterent dans le
marais pour se sauver ; mais ils furent repris
par les soldats , et le reste jettoit les armes et
abandonna tous ses postes le long des mu-
railles ; et si M. de Turenue n'y fut arrive ,
on alloit piller la ville: on fit enfermer tous
ces soldats et officiers, et ils furent envoyes en
France par Calais. Le lendemain M. de Turenne
scachant que rennemi quittoit les environs de
Furnes, y envoya M. de Varenne avec deux
mille homraes, et suivit quatre ou cinq heures
aprs , avec fort pen de gens. Ceux de Furnes
ayant tire quelques coups , voyant qu'ils etoient
abandonnes par leur armee qui etoit a Nieu-
port, et qu'elle n'y avoit laisse que quatre-
vingts hommes , se rendirent a un trompette
qu'il leur envoya , apres avoir fort menace les
bourgeois qu'ils seroient pilles s'ils se defen-
doient, et dans I'instant mesme M. de Turenne
entra dans la ville, et renvoya cesquatre-vingts
hommes a Nieiiport, oil etoit don Juan d'Au-
triche. II y demeura cette nuit-la , parce qu'ils
ne se rendirent qu'a une heure de nuit , et s'en
retourna le lendemain de grand matin au camp;
et comme il avoit tenu M. le marquis de Crequi
a\ec un corps a Rosebrugh , qui est sur le che-
min de Bergues a Ypres, il lui ordonna de pren-
dre le chemin de Dixmuyde par le dedans du
pais ; et lui , il marcha le long de la digue droit
a la Fintelle et a la Kenoque , oii se separe le
canal qui va a Ypres et a Dixmuyde.
Les ennemis , qui depuis la prise de Bergues
s'etoient retires entre Nieuport, Dixmuyde et
Ypres , vouloient garder ces canaux la ; mais la
raarche si prompte,qui ne leur donnoit au-
cun temps , les empechoit d'oser s'arreter en
aucun lieu, n'ayant pas eu le temps de s'ac-
commoder. Ils commencoient a travailler a une
redoute a la Kenoque , et 11 y avoit quelque
cavalerie derriere ; et comme c'est un pays ou
on ne va que par des digues , le premier fortifie
en un lieu y a grand avantage ; mais le peu de
temps qu'ils avoient pour disposer de leurs af- ^
faires , les faisoit foujours prendre des partis
auxquels on voyoit bien que la necessite les
obligeoit , et ainsl lis etoient toujours embar-
rasses des que Ton s'avancoit , etant aise de
connoitre qu'ils ne s'arretoient que dans I'espe-
rance qu'ils avoient que Ton n'iroit pas plus
avant , et leur bagage etoit toujours quatre ou
cinq heures derriere eux. L'armee du Roi
ayant done fait une grande marche de Bergues
a la Kenoque, oil un tiers de nos troupes passa
IIEMOIRES DU VICOMTE 1)E TlllENNE, [iCOS]
-10 ;
a nage pour prendre des bestiaux qui etoient
au-dela ; on raarcha le lendemain de grand
matiu vers Dixmuyde, qui n'en est qu'a uue
bonne heure , et oil on ne va aussi que par des
digues.
La \ille avoit ete fort negligee, etant au coeur
du paj'S, et Ton eommencoit depuis huit ou dix
jours a en raccommoder les contrescarpes. M. le
prince, qui demeura long-temps a nne porte
pour voir arriver Tarmee du Roi , vit bien qu'il
n'etoit pas en etat de la defendre ; il y laissa ,
neanmoins, trois ou quatre cens bommes, avec
ordre , comme ii parut depuis , de se rendre en
cas que Ton passat la riviere et qn'ils vissent
que Ton format le siege. L'armee de Tennemi
etoit entre cettc place et Nieuport ; raais ayant
mis des gens dans Ypres, ils s'etoient beaucoup
affoiblis , et outre cela ils ne trouvoient pas
i\ propos , a cause de 1 etonnement de leurs
troupes , de faire tete en aucun endroit , quel-
que serre qu'il liit.
L'armee du Roi fit un pont aupres de Dix-
muyde; et ayant fait passer quelques troupes
pour sommef la ville , M. de Moret arriva en
ce temps-la , euvoye par M. le cardinal a M. de
Turenne , pour lui dire que le Roi etoit a I'ex-
tremite , et qu'il n'entreprit rien avant que de
savoir Tetat de la maladie de Sa Majeste; peut-
etre que Ton eut songe a passer la riviere , si la
ville ne se fiit rendue. Leshabitans envoyerent
demander a capituler, et M. de Turenne permit
a la garnison de se retirer a leur armee ou a
Nieuport; ce qu'elle fit. M. le cardinal mandoit
a M. de Turenne de lui envoyer quelques com-
pagnies des gardes et deux ou trois des Suisses :
ee qu'il fit. M. le comte de Soissons s'en alia
avec ces compagnies de Suisses. On etoit fort
en peine de la maladie du Roi , et toute l'armee
avoit les seotimens qu'elle devoit , resolue de
demeurer dans son devoir si quelque raalheur
arrivoit. Comme e'est une cbose qui regarde le
detail de la cour , beaucoup de personnes qui y
etoient pourront parler de toutes les circon-
stances, lesquelles M. de Turenne a fort bien
^sues. Le Roi a toujours dans cette extremite
temoigne une grandetendresse a M. le cardinal,
iequel fut un jour ou deux en peine des dispo-
sitions de Monsieur, auquel il parla de tres-
bon sens, et lui dit qu'il savoit qu'il y avoit des
gens qui caballoient avec lui sur la maladie du
Roi , et que si quelque malbeur arrivoit, quil
ne falJoit pas qu'il se nut en peine , ni douter
que lui et tout le royaume ne se soumissent,
M. le cardinal , contre qui on crie , comme on
fait dordinaire contre ceux qui gouvernent ,
trouva beaucoup d'amis en ce temps-la. Tly eut
IT!. C n. M., T. III.
quelques femmes a qui la Reine sut fort mau-
vais gre des discoursqu'ellesavoient tenus du-
rant la maladie du Roi , et de leur curiosite de
voir comme il se portoit. Le Roi fut deux jours
a I'extremite , et revint par du vin emctique ,
parlant dans ses reveries fort souvent de l'ar-
mee. II commenca apres un grand effort de na-
ture a repreudre un pen de vigueur, et il n'y
eut d'alarme que ces deux jours; car les rejouis-
sances recommencerent apres , et Ton envoya
des courriers partoutannoncer la convalescence
de Sa Majeste.
M. de Turenne ne bougea de farmee aupres
de Dixmuyde, et recevoit tons les jours de
M. le cardinal des lettres sur fetat ou etoit le
Roi , dont la maladie fit arreter farmee neuf
ou dix jours , sans rien entreprendre. On fit
seulement avancer M. le marquis de Crequi
fort proche de Nieuport. L'ennemi croyant que
c'etoit le corps de I'ar.mee , quitta son camp qui
etoit a une demi-heure de Nieuport, derriere un
canal ou il eommencoit a se retrancber , et se
separa. M. le marquis de Caracene entra a
Nieuport avec une bonne partie de I'infanterie;
M. le prince s'en alia a Ostende , et dom Juan
a Bruges. Sans la maladie du Roi , M. de Tu-
renne se seroit mis entre Nieuport et Ostende
le meme jour que fennemi se separa ; et comme
on a su depuis qu'ils n'avoient ni vivres ni mu-
niti(ms de guerre dans cette place, et qu'on
pouvoit couper tous leurs convois, il est certain
que Ton eut pris les deux tiers de l'armee d'Es-
pagne avec un peu de patience.
Le Roi commeneant a se mieux porter , M. le
cardinal manda a J\[. de Turenne qu'il s'en ve-
noit a Bergues, et le pria de s'y en venir. C'etoit
dans le commencement du moisde juillet, etM. le
marecbal de La Ferte , qui avoit assemble son
corps ordinaire de troupes , qui pouvoit mooter
en tout c\ cinq ou six mille bommes , etoit vers
Lens , et M. le cardinal lui avoit promis, des le
commencement de la campagne, qu'il prendroit
quelque temps pour lui laire faire un siege; de
sorte qu'il lui manda de s'en venir a Cassel, et
M. le cardinal s'y trouva avec M. de Turenne;
M. Le Tellier y etoit aussi ; et devant que de
partir de Bergues, on etoit convenu qu'il n'y
avoit point d'autre place a assieger que Grave-
lines ,M. de Turenne ayant fait voir a M. le
cardinal qu'il esperoit couvrir avec farmee
Bergues , Furnes et Dixmuyde , et qu'il pou-
voit douner la main a Gravelines , si l'ennemi
y alloit : ce qu'on ne pouvoit pas faire au siege
d'aucune autre place, ou il eut fallu s'eloigner
davantage des villes conquises. J'avois oublie
dp dire que M. de Turenne avoit deja vu une
32
MEMOIRKS DL \ ICOMTE DK TUKli?<NE. [l65S^
-4!) 8
I'ois M. le cardinal a Bergues depuis la maladie
du Roi , ou il lui avoit conte tout ce qui s'y
etoit passe. Le rainistre laissa partir le Roi pour
aller a Paris avec la Reine ; Sa Majeste etoit
encore fort foible , mais elle se remit fort
promptement ; et le cardinal , voulaut voir en-
core commencer quelque chose avant que de
s'en aller , allongea son sejour dans le pays jus-
qu'a la prise de Gravelines. On alia done a
Cassel , ou etoit M. le mareclial de La Ferte ,
qui dit a M. Ic cardinal, que , pourvu qu'il de-
meuratdans le voisinage, il entreprendroit ce
qu'il voudroit, et ainsi il fit marcher des troupes
pour investir Gravelines.
Depuis la bataille de Dunkerque , I'ennemi
avoit retire sa mcilleure infanterie de Grave-
lines , et ayant le coeur du pays a defendre , n'a-
voit laisse dans cette place que sept ou huit
cens hommes. M. de Turenne envoya sept ou
huit regimens d'infanterie pour le siege , et de-
meura aupres de Dixmuyde. M. le marquis de
Crequi etoit tou jours avec un corps detache
pres de Nieuport, ou M. le due d'York et M. le
marquis de Caracene furent plus d'uu mois ,
M. le prince a Osteude , et dom Juan a Bruges,
et M. le prince de Ligne a Ypres. L'armee du
Roi ne s'affoiblissoit que par les maladies ,
quoiqu'il fallut aller tous les jours au fourrage
et que Ton fit beaucoup de courses dans le pays.
M. de Turenne envoya M. de Varenne, lieu-
tenant-general , que M. le mareehal de La
Ferte lui demanda comme une personne qui
entendoit tres-bien les sieges. Le troisieme ou
quatrieme jour apres la tranchee ouverte , il
fut tue d'un coup de canon. 11 avoit ete toute sa
vie avec M. de Turenne , et c'etoit un des
meilleurs officiers qu'il y eut en France. M. le
comte de Moret fut aussi tue du meme coup. II
etoit lieutenant des gendarmes de M. le cardi-
nal , et devoit avoir le gouvernement de Grave-
lines. M. de Turenne I'aimoit tendrement , et
il n'y avoit point de gentilhomme en France a
qui il cut sitot ouvert son coeur , lui ayant re-
connu en diverses affaires un procede fort sin-
cere , accompagne de beaucoup de jugement ,
sans laquelle qualite toutes les autres , et prin-
cipalement a ia cour, se rendent inutiles et a
soi et a ses amis. II n'est pas croyable combien
il eu a etc touche, comme d'une perte qui ne se
repare point.
On ne fit presque point de circonvallatiou a
Gravelines , a cause que Tarmee du Roi cou-
vroit le siege. On demeura trois scmaines de-
vant la place , et la tranchee avoit ete ouverte
pros do quinze jours avant que Ics ennemis
ohangeassenl de posture. lis avoicnt toujours eu
un corps sous M. de Marsin , qui regardoit le
Luxembourg , lequel ils firent rapprocher de la
Flandre , et leverent trois ou quatre mille
hommes de pied vers le Brabant ; tout cela se
trouva pret a marcher vers le temps que j'ai
dit. lis avoieut au commencement de la cam-
pagne un corps de cavalerie qui passoit douzo
mille chevaux ; ils I'estimoient quatorze mille ;
lequel s'etant raccommode , et ayant beau-
coup de regimens qui n'avoient pas ete a la
bataille de Dunkerque , leur armee s'assembia
vers Bruges , et s'approchant de la Lys pour
s'eloigner du cole de Dixmuyde , ou etoit l'ar-
mee du Roi , ils y joignirent M. de Marsin ,
avec une partie de ses nouvelles levees , pas-
serent par Ypres oil etoit le corps de M. lo
prince de Ligne , ct s'avancerent vers Pope-
ringue en corps d'armee, ou etoient tous les
generaux.
M. de Turenne , voyant que le cote de Nieu-
port et d'Ostende se degarnissoit de troupes
pour composer Tarmee , changea de posture .
et fit marcher M. le marquis de Crequi avec
sou corps , qui etoit proche de Nieuport , a la
Fintelle , pour se tenir a la tete de l'armee de
I'ennemi , qui etoit a Poperingue et qui s'a-
vancoit a Rosebrugh. Ce corps avoit ordre d('
renvoyer ses bagages au camp , et etoit des-
tine pour Dixmuyde , y tenant toujours la main
par des dragons et de la cavalerie qui etoit a 1;;
Kenoque , de peur que i'ennemi , qui avoit tout
son bagage sous Ypres , ne derobat une mar-
che, laissant Bergues a main droite , pour al-
ler secourir Gravelines, eloignee seulement dc
six a sept heures.
M. de Turenne tenoit deux brigades de ca-
valerie a Mardyck , qui avoient ordre de mar-
cher a Gravelines des qu'ils auroient langue
des ennemis ; et lui , avec peu de troupes , se
tenoit aupres de Dunkerque , d'ou il avoit re-
pandu de petits corps separes jusques par dela
Furnes. On laissoit toujours une garde devant
Dixmuyde , et , de I'autre cote , ce qui etoit a
Mardyck voyoit le camp de Gravelines ; il y a
bien deux lieues de I'un a I'autre ; mais c'est le
pays qui fait que Ton pent se gouverner de
cette facon. L'ennemi ne pouvant le traverser
qu'en faisant des ponts , on etoit libre a se se-
conder sur une grande digue ; les bagages qui
etoient a cote n'embarrassoient point, et ces
corps , a une demi-heure ou une heure les uns
des autres , etoient aussi-tot secourus par-dessus
la digue ; et la connoissance du pays fait voir
que Ton ne peut pas se mettre entre deux.
On demeura en cette posture-la jusqu'a la
fin du siege de Gravelines, qui dura vingt-cinq
MEMOlllES liV VICOaiTE DE TliRENNE.
I608]
4<)'.)
ou viug-six jours de tranchee ouverte. M. le
marquis d'Uxellesy fut tue, qui etoit un homme
de merite , et qui etoit des premiers lieute-
tenans-generaux de France. II y eut bien aussi
huit ou neuf cens hommes tues ou blesses au
siege ; et comme c'est une des meilleures places
qui se puisse voir y quoiqu'il y eut fort peu de
gens dedans , ils ne laisserent pas de faire une
resistance qui donna assez de peine.
Les ennemis qui etoient a Rosebrugh, ayant
scu que Gravelines capituloit , se retirerent
vers Ypres , et de la le long de la Lys. M. le
cardinal , qui avoit demeure durant tout le siege
a Calais , et qui avec un grand soin faisoit four-
nir toutes choses , quoiqu'il ne parut pas qu'il y
eut aucun preparatif au commencement , s'en
vint a Dunkerque avant que de s'en retourner
trouver le Roi. On est oblige de dire qu'il n'y
a personne, ni qui travaille tant , ni qui trouve
tant d'expediens avec une grande nettete d'es-
prit pour terminer beaucoup d'affaires de diffe-
rentes sortes. Beaucoup de personnes qui au-
roient ete en sa place s'en seroient retournees
avec le Roi apres la prise de Dunkerque , ou
il s'en vint ainsi que j'ai dit, et ou M. de Tu-
renne le trouva.
M. le marechal de La Ferte, apres la prise
de Gravelines , laissa ses troupes a deux ou trois
lieutenans-generaux et s'en retourna en France,
oil il avoit des affaires. On renvoya deux ou
trois regimens d'infanterie aupres de Hedin ,
oil il demeuroit un corps d'armee de dix mille
chevaux et de neuf a dix mille hommes de
pied, etun assez bel equipage d'artillerie et de
vivres pour la campagne. M. le cardinal resta
un jour entier a Dunkerque, et le Roi , qui s'e-
toit arrete quelques jours a Corapiegne, et qui
etoit entierement remis, le pressoit de I'aller
trouver en diligence a Fontainebleau , oil il
s'en alloit avec la Reine et toute la cour. M. le
cardinal dit a M. de Turenne de faire les cho-
res qu'il trouveroit etre le plus a propos, sou-
haitant que Ton put faire en sorte de laisser
beaucoup de troupes dans le pays , I'avertissant
seulement qu'il avoit eu avis certain que les
ennemis , apres la prise de Dunkerque , s'atten-
doient assez a perdre Armentieres.
M. de Turenne etoit toujours d'avis qu'on
laissat quelques troupes aupres de Hedin , afin
que s'il ne reussissoit a rien de considerable
dans lepays, que Ton put, en fortifiant ce corps-
la, faire un blocus a Hedin tout I'hiver, et cefut
la raison pour laquelle on y envoya ces regi-
mens. On destinoit M. le marechal de Schu-
lemberg pour avoir la direction de cette entre-
prise. Dans ces pensees , M. le cardinal partit
de Dunkerque pour s'enaller a Paris, et M. de
Turenne retourna joindre I'armee qui etoit a
quatre heures de Dunkerque. L'ambassadcur
d'Angleterre demeura dans cette place avec une
grande garnison. II y eut au plus deux mille
soldats anglois sous M. Morgan qui suivirent
I'armee, et M. de Turenne ordonna au corps
de M. le marechal de La Ferte de le suivre a
Dixmuyde.
L'embarras de la sortie de Gravelines les re-
tint un jour ; mais comme c'est un pays etroit,
oil Ton ne fait que s'embarrasser d'attendre
trop de troupes a un rendez-vous, il passa avec
I'armee, et alia logerau-dela de Dixmuyde, ou
ayant laisse ordre a M. de Schomberg de met-
tre ensemble sept ou huit regimens qu'il lui
laissa pour demeurer sous les places de Dix-
muyde, Furnes et Bergues , il marcha avec I'ar-
mee a Thiel , qui est a mi-chemin entre Bruges
et Gand, avec dessein de marcher sur laLyset
sur I'Escaut, laissant I'ennemi loin derriere lui,
qu'il scavoit avoir dessein de couvrir Armen-
tieres et Courtrai ; afin qu'en donnant jalousie
de ces grandes places de Gand et de Bruges, il
le fit separer ou prendre une posture qui lui
donneroit occasion de faire quelque chose de
considerable. L'ennemi , apres la prise de Gra-
velines , s'etoit loge au-dela de la Lys et avoit
laisse un grand corps dans Ypres , a sa tete.
M. de Turenne , ayant un grand corps de cava-
lerie a I'avant-garde , arriva a Thiel de bonne
heure, commanda que I'armee y logeat, et passa
outre , marchant droit a Deynse , oil il scavoit
qu'il y avoit un pont sur la Lys 5 de la il vou-
loit , sans s'arreter avec cette avant-garde, mar-
cher droit a Oudenarde , quoiqu'il n'eiit pas ete
dans lepays, le scachant tres-bien et par les
gens du pays et par les cartes ; mais a I'entree
de la nuit le guide le perdit, de maniere qu'il
fut oblige de retourner au quartier , bien marri
d'avoir manque le dessein d'Oudenarde. II ne
laissa pas neanmoins d'envoyer M. de Gastion
avec cinq ou six regimens a Deynse sur la Lys,
avec ordre d'envoyer des partis vers Oudenarde,
persuade qu'il n'y avoit pas d'apparence de mar-
cher plus outre , sans attendre I'arriere-garde
qu'il avoit laissee a huit ou neuf heures de la.
On sejourna deux jours a Tiel , et comme
M. de Turenne scut que ces troupes de I'arriere-
garde arrivoient a une heure dela, il partit de
grand matin avec toute I'armee , laissant le ba-
gage a Tiel , et ce corps de M. le marechal de
La Forte qui faisoit I'arriere-garde , le venant
joindre a la pointe du jour avec la reserve de
I'armee qui y demeura , il commanda a toi't ce
corps d'y camper , ayant fait seulement changer
32.
oOO
MEMOir.£S Dll VICOMTE DE TLHENAE. [1658]
le camp, ensorte qu'il put etre plus sur et plus
pret a deloger , pour Ic venir joindre au premier
ordre ; et marchant lui-meme a la pointe du
jour avec une partie de Tarmee , sans bagage, il
"passa la riviere de la Lys a Deynse , oii 11 ap-
prit qu'il etoit arrive un corps de cinq ou six
regimens de I'ennemi a Oudcnarde. Ayant en-
voye beaucoup de partis pour donner jalousie a
lennemi de tous les cotes, et laisse encore quel-
(jues regimens sous M. deGastion a Deynse, il
marcha le memejour a Gavie, qui est un cha-
teau sur I'Escaut a trois heures de Deynse , ou
il arriva encore de fort bonne heure. L'ennemi
u'ayant pas eu le temps de s'assembler derriere
I'Kscaut, il n'y parut que clnquante chevaux.
n s y devoit trouvcr beaucoup de paysans ; mais
les marches promptes ne donnent loisir qu'aux
raisonuemens , sans laisser de temps pour ap-
porter les reraedes. De quatre ou cinq mille pay-
sans qui avoient ordre de se trouver a ce pas-
sage , il n'y en cut que deux ou trois cens qui
s'enfuirent aussitot , a la reserve de cinquante
qui se mirent dans le chateau qui etoit de I'au-
tre cotede I'eau.
Comme les dragons de I'armee du Roi arrive-
rent sur le bord de I'eau, et la cavalerie de I'a-
vant-garde , il y cut d'abord pres de deux cens
chevaux qui passerent la riviere a la n age sous
le chateau , dont ceux de dedans furent si ef-
iVayes qu'ils se rendirent tous aussitot. M. de
Tureune fit passer ensuite quatre regimens de
la brigade de Podwitz avec tous les corps des
regimens , et on courut jusqu'a quatre lieues de
Bruxelles. Quelques regimens de l'ennemi, qui
passoient vers Gand , laisserent leur bagage, et
cela mit une telle confusion , que les regimens
qui etoient sous Oudcnarde marcherent aussi
vers Bruxelles. C'etoit Dom Antoine de La Cueva
qui les commandoit, qui en cut I'ordre. On fit
travailler aussi au pont de bateaux sur I'F^scaut,
et M. de Turenne n'etoit pas encore resolu a
rien , quand le lendemain de grand matin il
scut, par un homme qui etoit envoye du gou-
verneur d'Oudenarde pour demander des sau-
ves-gardes , comme la cavalerie en etoit sortie.
II prit aussitot mille chevaux et deux cens dra-
gons et passa TEscaut , envoya dire au gouver-
iieur par M. de Madaillan , qui servoit d'aide-
de-camppres de lui, qu'il alloit I'assieger, et
qu'il se decid^t a demeurer neutre et a donner
passage a I'armee. 11 s'approchade la ville avec
cptte cavalerie et fit saisir par ses dragons
quelques maisons tout prochc de la porte. 11 y
cut un temps que Ton crut que le gouverneur
se reudroit ; mais voyant le peu de gens qu'il
y avoit, il rccommenca a tirer. M. de Purenne,
apres avoir demeure trois ou quatre heures pro-
che de la place , et voyant qu'il y avoit si peu
de gens dedans , resolut de s'y en venir avec
I'armee , et commanda a un parti de trois cens
chevaux, sous le lieutenant-colonel de Bouillon,
d'aller de I'autre cote de I'eau pour empecher
qu'on y jettat des troupes prr Courtrai. II s'en
alia lui-meme a I'armee, ayant envoye querir
sept ou huit cens mousquetaires pour fortifier
M. d'Humiercs qui n'avoit que deux cens dra-
gons. Comme il etoit a une heure de la, ceux de
la ville, ne voyant que fort peu de gens pres de
leurs portes, firent une sortie sur les dragons ,
et en tuerent quelques-uns , mirent le feu aux
maisons et les en chasserent. M. de Turenne
pensa en chemin qu'il y avoit quelque danger
de laisser ce corps-la si proche de la ville, ct
que les ennemis auroient le temps de faire pas-
ser un corps par Tournai : c'est pourquoi il ren-
voya Saint-Martin , marechal-des-logis de la
cavalerie, dire a M. d'Humiercs qu'il se retircit
a moitie chemin de la ville a I'armee : ce qu'il
fit a Tentree de la nuit ; et le lendemain de
grand matin , ayant travaille a defaire le pont
toute la nuit, I'armee marcha tout le long de
i'eau , en remontant droit a la ville , faisant
tirer le pont apres soi.
Le lieutenant-colonel de Bouillon battit a la
pointe du jour deux regimens qui vouloient en-
trer dans la ville. La cavalerie de I'un des deux
fut toute prise, mais les dragons y entrerent, qui
n'etoientpas plusde cent. L'armee arriva debon-
ne heure devant la ville du cote de Courtrai, et le
corps qui avoit ete le jour auparavant de I'autre
cote , cut ordre de s'avancer a son meme poste ;
etM. de Turenne, ayant passe I'eau enbatteau,
le pont n'etant pas fait, alia visiter les postes;
et etaut desceuda le long de la cote , il y vit un
lieu oil il pouvoit venir des gens tout a convert
de Courtrai ; il y fit venir des dragons du Roi.
Comme il visitoit ces lieux-la avec trente ou
quarante chevaux , s'etant un peu eloigne du
lieu ou il avoit laisse les dragons , trois regi-
mens de cavalerie , sous M. de Chamilli, que
M. le prince avoit commandes pour entrer dans
la ville, ariiverent enplein jour au lieu ou on
ne faisoit que de mettre les dragons. M. de Pe-
guilain , qui les commandoit, s'y etant rencon-
tre, ils tinrent ferme dans une rue: ce qui ar-
reta tout court cette cavalerie, laquelle prit aus-
sitot I'epouvante. II n'y en entra pas un dans
la ville , et M. de Chamilli fut pris avec la moi-
tie de ses gens. C'etoit le regiment de Conde et
deux autres regimens, lesquels ayant voulu ve-
nir de I'autre cote de I'eau , le gouverneur de la
place les avoit envoye avertir qu'il n'y avoit
MEMOIBKS I)L VICOMTE UF. TLIREN.VE. [lG58]
>()l
ptTSonnt.' dii cole quiis aborderent , comme en
t'ffet Ics troupes ne faisoient que d'y arriver un
quart d'heure auparavant. On scut , par les pri-
souniers, comme les ennemis s'etoient fort sepa-
res; et ainsi on vit bien que saus lignes , ni
presque de communication sur I'Escaut, que
par un petit pont que Ton fit la nuit, que Ton
pourroit aisement prendre la place.
M. de Tureune avoit mande, le jour aupara-
vant, a tout le corps qui etoit demeure a Tiel
avec le bagage, de marcher droit a Oudenarde,
de facon qu'il y arriva lesoirmeme; et ayant ou-
vert la tranchee, la nuit, en trois endroits diffe-
rens , et approche, en deux heures, d'une demi-
lune que Ton alloit prendre, ceux de la ville
demanderent a capituler : on les recut comme
les bourgeois le demandoient ; mais trois legi-
mens, qui etoient entres de Courtrai le jour
qu'on s'etoit approche de la \ille de Tautre
cote de I'eau , ne furent point recus a autre com-
position que prisonniers de guerre.
Oudenarde etoit une ville ou il y avoit un
Ires-grand peuple , mais ou il manquoit de tout
pour sa defense : aussi est-elle si fort au milieu
du pays, qu'eile n'etoit pas estimee comme une
ville de guerre. Comme c'etoit une conquete
fort avancee , la conservation en paroissoit as-
sez difficile durant Ihiver, et M. de Turenne
fut en doute un peu de temps s'il s'avanceroit
vers Bruxelles avec I'armee, ou s'il retourneroit
sur la Lys , ou il scavoit bien que Menin etoit
une place a pouvoir accommoder, et dont la si-
tuation dounoit beaucoup de facilite pour la
communication de Dixmuyde a Oudenarde.
Aussi , il ne scavoit si , en marchant prompte-
ment sur la Lys, il ne trouveroit pas occasion
d'entreprendre sur Courtrai. Ce qui I'empecha
d'avancer vers Bruxelles , qu'il eut espere pou-
voir prendre, c'est que, n'ayant qu'un equi-
page de campagne et pour deux ou trois jours
de vivres , il ne pouvoit faire un siege ; de ma-
niereque la moiudre resistance qu'il eut trouvee,
etant oblige d'epuiser tout ce qu'il y avoit de
vivres dans Oudenarde , et la ville n'etant point
k fortifiee, il eut fallu se retirer en arriere et
quitter le pays au-devant d'Oudenarde et Oude-
narde meme; au lieu que se raettant en ar-
riere, il vivoit par ce qu'il lui venoit de la mer,
et prenoit des mesures plus siires pendant six
semaines ou deux mois pour la conservation
d'Oudenarde. II y laissa seulement deux regi-
mens de cavalerie et quatre cens hommes de
I)ied sous M. de Rochepaire , et marcha le len-
demain que la ville fut rendue. En remontant
I'Escaut , qu'il laissoit a gauche , il fit suivre
des batleaux , comme s'il cut voulu faire uji
pont pourassieger Tournai ou pour entrer dans
le Brabant. II avoit toujours laisse M. de Gas-
sion avec douze ou quinze cens hommes pour
garder le pont de Deynse sur la Lys ; il lui en-
voya ordre de le venir joindre au camp , a une
heure et demie d'Oudenarde, d'ou il vouloit
partir a minuit, esperant que, par une marche
prompte et qui ne seroit pas vue , il trouveroit
quelque chose d'important a faire sur la Lys.
On n'eut nouvelle que quatre heures devant
le jour que M. de Gassion arrivoit, et comme on
ne vouloit pas marcher sans scavoir oil il etoit ,
pour ne le pas laisser trop en arriere , on par-
tit seulement deux heures devant le jour, en
prenant assez long-temps le chemiii de Tournai
ou etoit M. le prince, dom Juan et une paitie
des troupes etant marches vers Bruxelles; on
fut environ a midi aupres de Menin. C'etoit au
commencement de septembre; M. de Turenne
ayant envoye trente chevaux de sa garde povir
scavoir si les ennemis etoient a Menin; ils lui
amenerent deux prisonniers, qui lui dirent que
M. le prince de Ligne etoit a une heure et de-
mie de la , avec deux mille hommes de pied
et quinze ou seize cens chevaux du meme
cote de la riviere. II commanda les regimens
de cavalerie qui etoient a I'avant -garde, pour
les engager : c'etoit celui du comte de Roye
et de Melun ; et comme il y avoit beaucoup
d'officiers qui venoient au logement , ils pous-
serent aussi avec les premieres troupes com-
mandees. On les suivit au grand galop avec
la cavalerie qui ne marchoit pas ce jour-la en
trop bon ordre. M. le prince de Ligne avoit
toujours ete avec ce corps dans Ypres,et comme
I'ennemi crut que I'armee du Roi vouloit aller
vers Bruxelles , ce prince devoit entrer dans
Tournai quand M. le prince en partiroit pour
joindre dom Juan vers Bruxelles ; il etoit en
halte des le matin en campagne pour se gou-
verner suivant ce qu'il apprendroit par Tour-
nai , ou par des partis qu'il avoit envoyes vers
I'armee du Roi , qui retournerent saus aucune
langue, hors une seule qui arrivoit dans le
temps qu'on commencoit a pousser. Si on avoit
attendu que quelques troupes fussent ensemble
pour charger, il est sur que les ennemis au-
roient eu le temps de se retirer; mais M. de
Turenne ayant commande aux premiers de s'en-
gager sans attendre ni dragons ni infanterie , il
leur Ota tout moyen de songer a autre chose
qu'a faire tete comme ils se trouvoient disposes
le long du chemin ; tout ce pays la etoit fait de
facon que Ton ne peut y aller que deux ou trois
de front. Les premiers ([ui aborderent furint
des officiers qui avoicnt pousse a la tete , dont
5 0-2
quelques-mis luient tues. Les regimeusde I'en-
nemi , de Droot et de Louvigoy, ayant moute
a cheval , repousserent an commencement les
premieres troupes de la garde. Le comte de
Rove se trouva a la tete de son regiment , qui
fit fort bien , et chargea le regiment de Lou-
vigny, dont le raestre-de-camp fut tres-dange-
reusement blesse et fait prisonnier. Le comte
de Roye y recut deux coups de pistolet aux
deux jambes et rompit les premiers escadrons
de I'ennemi : les regimens de la Reine , Rennel
et Crequi, suivoient, a la tete desquels M. d'Hu-
mieres et M. de Gadagne se mirent , et le regi-
ment de dragons de La Ferte. Les ennemis ,
voyant que les troupes se secondoient les unes
les autres de si pros, eommencerent ase mettre
en confusion. Leur infanterie , qui etoitdansdes
camps fermes , ne fit qu'une mechante decharge
et commenca a jetter les armes. On les suivit
jusqu'a un pont sur la Lys , qui est a un cha-
teau ,que les ennemis tenoient , nomme Corn-
mines, lis avoient quelque bagage et des cha-
riots de vivres qui leur etoient venus de Lille ,
qui aiderent encore a les mettre en confusion.
Ainsion prit presque toute leur infanterie, leurs
armes et leurs drapeaux ; et pour la cavallerie,
il ne s'en sauva que trois ou quatre cens che-
vaux a Ypres avec le prince de Ligne, et quel-
ques cent ou cent cinquante se retlrerent aLille,
de raille ou douze cens chevaux qu'ils etoient ,
et de douze ou treize cens hommes de pied, dont
presque tons les officiers furent pris, mais beau-
coup de soldats dans les haies sans armes.
Corarae chacun est d'ordinaire bien aise de par-
ler, quoique ce soit au desavantage de son parti,
il y eut divers prisonniers qui dirent que la
ville d'Ypres etoit degarnie. M. de Turenne vou-
lut au commencement faire avancer du canon
pour prendre le chateau de Commines , mais il
changea apres de pensee, M. d'Humiere lui
ayant dit que Ton pouvoit faire quelque chose
a Ypres. Ainsi Ton y marcha, de peur que, des
la meme nuit , il n'y entrat des gens d'Armen-
tieres, ou de la garnison ordinaire qui etoit
renforcee par les troupes de Saint-Omer et Aire,
arrivees depuis deux jours, ou par celles de M. le
prince aTournai , qui n'en estqu'a cinqheures.
D'ailleurs un secretaire de M. le prince de
Ligne €\y<int etc pris, on trouva sur lui diverses
lettres de M. le prince, ecrites de Tournai le
jour auparavant, et la nuit avant le combat, par
lesquelles il mandoit la marche de M. de Tu-
renne on remontant I'Escaut; mais quoique
beaucoup de gens aient dit qu'il I'avoit averti
de repasser la Lys , et de se mettre en lieu pour
pouvoir entrcr dans Ypres, ccla ne paroissoit
MKMOIHES l)L MCOMTK DE IIHC^NE. [I6JS]
pas par ces lettres. En effet , dans des guerres
de campagne, il est impossible de pouvoir pres-
crire justement a un corps separe comme i!
doit se gouverner dans chaque action , parce
que tons les differens mouvemens de I'ennemi ,
et les diverses connoissances que Ton en a ,
doivent faire changer de conseil , et on ne pent
donner a un homme qui commande que cer-
taines regies generales , le reste dependant de
sa conduiteet de la fortune. Ainsi M. le prince,
a ceque je crois, n'avoit rien prescrit determi-
nement a M. le prince de Ligne , qui avoit en-
voye divers partis pour prendre langue de I'ar-
mee du Roi ; mais ceux de Menin fermerent la
porte a un de ces partis, de peur qu'il ne pillat
la ville , et un autre n'ayant pris aucune lan-
gue , n'arriva dans le camp des ennemis qu'un
moment avant que nos premieres troupes eom-
mencerent a les charger. Ce fut la grande dili-
gence avec laquelle on marcha aux ennemis qui
les empecha d'avoir nouvelles par leurs partis.
Afin done d'empecher qu'il ne se jettat per-
sonne dans Ypres, M. de Turenne envoya
promptement dire a la brigade de M. de Pod-
witz , qui etoit composee de huit ou dix esca-
drons , et qui n'etoit pas ce jour-la a I'avant-
garde , de faire rafraichir leurs chevaux una
heure ou deux , pendant lequel temps il s'en
alia a Menin pour demander le passage pour les
troupes; et comme c'etoit une place a demi-
rasee , les bourgeois n'en firent aucune diffi-
culte. II y a un pont sur la Lys, ou , ayant fait
raccommoder quelque pen deciiose, M. de Pod-
witz passa avec douze ou quinze cens chevaux
le jour meme du combat , et fut presqu'a Ten-
tree de la nuit, ou au moins avant qu'elle fut
finie , devant Ypres, sur le chemin qui venoit
d'Armentieres. En y arrivant il vitun regiment
de deux ou trois cens dragons qui venoient
d'Armentieres pour y entrer, et leur fit couper
en diligence le chemin , de sorte qu'il n'y entra
que sept ou huit hommes ; le reste fut pris ou se
retira a Armentieres. M. de Turenne avoit aussi
envoye M. de Saint-Lieu des le soir, avec une
brigade de cavalerie , pour se mettre sur le
chemin de Gand a Ypres; mais ils ne rencon-
trerent personne.
L'arrnee campacette nuit-la aupres de Menin,
qui est a quatre heures d'Ypres ; M. de Turenne
commanda que Ton se tint pret sans marcher,
en attendant qu'un corps qu'il avoit laisse pour
faire tete a Tournai et pour couvrir les bagages
de l'arrnee , I'eiit joint , ou au moins qu'il sciit
qu'il 6toit en marche. Le matin on entendit
grand bruit au camp , comme d'un magasin qui
avoit saute, et on apprit, par des gens qui
MBMOIKES DU VlCOMlE l)E TIJUENNE. jl6o8
603
etoient sur un doolier, que c'etoit a Ypres : cela
lit encore htiter la resolution d'y aller. M. de
Tureune laissa dans Menin mille homines de
pled et cinq cens chevaux, envoya ordre a M. de
(iassion (qui , avec huit cens hommes de pied
et cinq cens chevaux , etoit parti de Deynse et
avoit rejoint le corps qui etoit aupres de Tour-
nai ) , d aller prendre a Oudenarde ce qui y etoit
reste de troupes, etant trop foible. 11 marcha
lui-meme droit a Ypres, commandant que tout,
excepte ce qui etoit demeure a Menin et ce
qu'il avoit envoye a Oudenarde, marchat avec
le bagage. L'armee ne put arriver que fort tard
devant Ypres. Douze ou quinze cens hommes
etoient aussi demeures sous M. Schoraberg,
pour garder les places de Bergues , Furnes et
Dixmuyde , a qui ordre fut envoye de venir a
Ypres , et de s'approcher de l'armee , mettant
ces places en surete. M. de Turenne etoit fort
foible arrivant devant Ypres , et il vouloit con-
server Oudenarde , qui n'etoit point en etat de
defense, et Menin, qui etoit le seul passage
qu'il eiit sur la Lys. Comme M. le cardinal etoit
parti de Dunkerque, il avoit trouv€ a propos,
et M. de Turenne en etoit d'avis, de laisser quel-
ques regimens d'infanterie a M. le marechal de
Schulemberg , pour voir si on pourroit faire un
blocus a Hedin. On scavoit bien que Ton pou-
voit faire etat d'avoir encore deux ou trois mille
hommes d'infanterie de ce cote-la ; et I'ennemi
etoit en si mauvais etat par la bataille des
dunes , par le combat du prince de Ligne , et
par tant de regimens defaits et tant de partis
battus , que Ton pouvoit hasarder d'attaquer
une grande place avec peu de gens. II n'y avoit
pas d'outils pour se retrancher, et M. de Tu-
renne avoit commande a quelques regimens de
cavalerie d'eu chercher, en marchant par les
maisous abandonnees des paysans.
Lc soir que l'armee arriva devant Ypres on
ne trouva point du tout de fourage 5 mais le
matin M. de Turenne fit le tour de la ville , et
toutes les troupes arriverent. Ou rompit quel-
ques avenues le mieux que Ton put , et quoique
Ion apprit qu'il y avoit six ou sept cens chevaux
dans la ville avec le prince de Ligne, on se
llatta un peu sur le nombre d'infanterie , que
Ton crut n'etreque de trois ou quatre cens hom-
mes, mais que Ton vit de mille ou douze cens,
dont, a la verite, il y avoit beaucoup de milice:
et ainsi on s'engagea a s'y attacher. M. Talon ,
intendant de l'armee , fut envoye a Dunkerque
et Gravelines,pour faire venir des outils et des
munitions de guerre et du canon , n'y ayant
rien do tout cela en la quantite qu'il faut pour
un siege dans une armce dc campagne. M. de Tu-
renne n'avoit pas dessein de s'attacher a Ypres,
comme pour y borner toute la campagne, etd'a-
bandonner Menin et Oudenarde; il scavoit bien
que la foiblesse de I'ennemi arrivee par tant de
pertes , I'avoit mis en etat de n'etre plus craint
comme Test une armee qui pent entreprendre ,
quand celle qui lui est opposee est engagee a un
siege. Le commencement du siege d'Ypres etoit
comme une espece de blocus , tantparce que les
outils et munitions manquoient , que parce qu'il
etoit resolu d'en partir avec une par tie de l'ar-
mee, si i'ennemi entreprenoit quelque chose.
Pour etre plus assure de Menin, qui etoit le seul
passage pour aller a Oudenarde, des que M. de
Schomberg fut arrive avec douze ou quinze cens
hommes qu'il avoit aupres de Dixmuyde, il I'en-
voya avec deux regimens de cavalerie et deux
d'infanterie , pour renforcer la garnison de Me-
nin, qui etoit une place qui ne pouvoit etre
maintenue que par beaucoup d'hommes; il y
avoit toujours eu mille ou douze cens chevaux
detaches qui avoient ete a Saint- Venant. lis re-
curent les ordres de M. le marechal de Schu-
lemberg, gouverneur d'Arras, que M. de Tu-
renne pria de s'avancer sur la Lys pendant qu'il
feroit le siege d'Ypres. Ce marechal marcha avec
cette cavalerie et quelques regimens demeures
aupres de Hedin ; et tirant pres de deux mille
hommes de pied de sa garnison d'Arras, il vinl
camper a deux heures d'Ypres , et le lendemain
marcha a Menin. M. de Turenne laissa aussi
sous ses ordres les troupes qui y etoient , en
ayant seulement retire M. de Schomberg avec
deux regimens d'infanterie , en ayant fort peu
pour le siege.
Deux jours apres il vint quelques outils du
cote de Calais, et M, le marechal de Schulem-
berg en mena aussi deux ou trois mille. Apres
avoir fait quelques fosses devant les avenues les
plus aisees, on commenca le siege, ouvrant la
tranchee a la faveur d'une grande hauteur qui
est a cinq cens pas de la place , et derriere la-
quelle on pent raettre beaucoup de troupes a
convert; on ouvrit deux tranchees, dont les
gardes eurent la tete d'une, et les troupes de
M. le marechal de La Ferte, qui etoient sous
deux ou trois lieutenans-generaux , eurent la
tete de I'autre. J'oubliois a dire que la cavalerie
de la ville avoit fait le soir auparavant une sor-
tie , ou M. de Charost fut fort blesse , et quel-
ques officiers ; mais la sortie n'eut point d'effet,
les assieges ayant ete repousses jusques sur les
palissades de la coutrescarpe. Toutes les per-
sonnes de condition y coururent et y fireut
tres-bien. Lc second jour de la tranchee ons'ap-
procha fort de la coutrescarpe , et le troisieme ,
iOl
MEJIOIRES DU VICOMTfi DB TL'lUiNNE. [1658]
ci-oyant qu"!! failoit diligcnter, de peiir que les
ennemis n'eussent le loisir de se reconnoitre et
de faire queique entreprise, on pour le secours
de la place, n'y ayant point de circonvallation,
on par queique diversion, M. de Turenne reso-
lut de faire emportcr la contrescarpe, et renforca
les deux attaques de cinq cens Anglois , dont il
y avoit environ quiuze cens dans le camp. A I'en-
tree de la nuit , les ayant misderriere cette hau-
teur entre les deux attaques, ils marcherent en
meme temps que les Francois et aborderent la
rontrescarpe par un front de trois cens pas, avec
beaucoup de grenades. Les ennemis ne firent
pas beaucoup de resistance, ayant mis une par-
tie de leurs forces dans les demi-lunes, dans
Tunedesquelles etoitM. le prince de Ligneavec
b3aacoupd'ofriciers. Les Francois et les Anglois,
ne se contentant pas d'etre maitres de la con-
trescarpe , attaquerent les demi-lunes et en pri-
rent trois ; quelques officiers de I'ennemi ayant
etc pris prisonniers , M. le prince de Ligne se
sauva avec peine dans la ville, sur une planche
qui traversoit le fosse plein d'eau. II y eut un
capitaine anglois qui , les suivant dans la ville ,
et croyant I'etre des siens ou des Francois , fut
pris, y etant entre assez avant. Au point du
jour , toutes les contrescarpes du front des atta-
ques et trois demi-lunes etant prises, on s'y
trouva loge , quoiqu'avec peu de communication
pour y aller. M. de Schomberg , M. de Gada-
gne et jM. d'Humieres servireut a I'attaque des
gardes , qui agirent toutes les nuits avec beau-
coup de vigueur ; et M. de Bellefons , M. Du
Coudrai-Montpensier et M. Du Brezis servoient
a Fattaque de Piemout, qui firent aussi tres-
bien leur devoir.
La quatrieme nuit se passa a faire les commu-
nications pour aller aux contrescarpes et aux
demi-lunes , et a descendre au fosse de la place.
La einquieme , la cavalerie ayant porte beau-
coup de fascines, et le fosse de la ville commen-
cant a se remplir a I'attaque des gardes , ceux
de la ville demanderent a capituler ; et M. le
colonel Droot fut envoyeaM. de Turenne, avec
quelqucs-uns des principaux bourgeois. II ac-
corda une capitulation fort honorable a M. le
prince de Ligne , qui sortit le leudemain avec
deux pieces de canon, six ou sept cens chevaux,
et onze ou douzc cens hommes de pied , qui fu-
rent conduits a Courtrai. Comme le siege alia
fort vite, on y pordit mille hommes , qui furent
tues ou blesses avec beaucoup d'officiers. Le
siege ne dura que cinq Jours; et durant les sept
ou huitque I'on avoit demeure devant la place
avant que d'ouvrir les tranchees, les ennemis,
\u' croyant pas que Ton sc resoudroit a Talla-
quer, n'avoient pris aucunes mesures pour la
secourir , ni meme pour etre en etat de se trou-
ver en bonne posture quand elle seroit prise :
de sorteque M. le prince de Ligne et dom Juan
d'Autriche se trouverent a Tournai aussi empe-
ches apres le siege d'Ypres que devant , voyant
bien que la saison n'obligeroit pas sitot I'armee
du Roi de sortir de la Flandre. M. de Turenne,
pour ne pas perdre de temps, envoya des le jour
de la capitulation deux raiile hommes, pour at-
taquer le chateau de Commines sur la Lys, qui
est fort bon , et un passage considerable; et le
lendemain que la garnisonfut sortie d'Ypres , i!
marcha avec toute I'armee, en s'avancant sur
la Lys pour favoriser le siege. C'etoit le colonel
des gardes ecossoises, nomme Rutherfort, qui
commandoit,et qui , en trois jours, obligea ceux
du chateau a se rendre , dont il sortit quatre-
vingts hommes.
M. de Turenne y ayant laisse garnison , passa
le lendemain la Lys avec I'armee, dont la cava-
lerie etoit fort fatiguee, ayant beaucoup man-
que de fourage devant Ypres ; il s'arreta entre
la Lys et I'Escaut, dans un lieu nomme Tur-
coin , ou il demeura cinq ou six jours , y ayant
trouve beaucoup de grain ; il donna duraiit ce
temps des ordres pour la fortification de Menin
et d'Oudenarde. C'etoit a la fin du mois de sep-
tembre , et quoique la saison fut fort avancee,
il failoit mettre Oudenarde , ou il n'y avoit ricn
de commence, en etat de defense , etant, comme
chacun scait , a quatre heures de Gand et a sept
de Bruxelles ; lesmaisons de deux ou trois faux-
bourgs venans sur le bord des fosses , et y ayant
une montagne du cote de Bruxelles, qui com-
mande a une demie portee de mousquet tout un
cote de la ville, personne ne seauroit demeurer
hors des murailles , ni de I'autre cote du fosse,
qui est plein d'eau.
M le marechal de Schulemberg ayant de-
meure a Menin jusqu'a cinq ou six jours apres
la prise d'Ypres , s'en retourna a Arras , a cause
de I'incommodite de ses gouttes , laissant toutes
les troupes qu'il avoit emmenees , meme celles
de sa garnison, a Menin. M. de Turenne, apres
avoir demeure quelques jours a Turcoin, et laisse
senlemeut mille ou douze cens hommes dans
Ypres , sans desarmer aucuns habitans , se fiant
sur I'armee qui restoit toujours opposee a celle
de I'ennemi , marcha sur I'Escaut a un lieu
nomme Epiere, entre Oudenarde et Tournai; et
ayant fait remonter des batteaux d'Oudenarde,
il y fit deux ponts, se voulant appliquer princi-
paleraent a la fortification d'Oudenarde , et a le
pourvoir de munitions de guerre dont il man-
quoit beaucoup. Pour cet eifet , il en fit vcnir
MEiMOUlES I)U VICOMTE DE TUUENNE. [lG38j
de France par Dunkerqne a Ypres, M. le car-
dinal, a qui il avoit raande toutes choscs, etant
bienaise des bons succes, donnoit lesordresne-
cessaires pour cela.
La raarche de I'armee du Roi sur I'Escaut
remit les enneraisdans leur premiere confusion :
M. le prince demeura a Tournai ; dom Juan d'Au-
tricheet le marquis deCaracenes'enallerentavec
quelque partiedes troupes a Bruxelleset a Tenre-
raonde, qui est un lieu sur I'Escaut entre Anvers
et Gand, pour lequel les ennemis craignoient
extreraemeut. lis rairent quelques troupes sur
» la riviere du Tenre pour couvrir Bruxelles , en
attendant (faute de scavoir ni de pouvoir rien
faire demieux) que les mauvais temps obligeas-
sent I'armee du Roi de se retirer. Le lieu oil elle
etoit campee etoit fort plein de fourage, tanteu
deca qu'au-dela de I'eau; et le pain de munition
qui venoit par Ypres , remontoit sur I'Escaut
par Oudenarde. Ce fut seulement des lors que
Ton commenca a travailler de bonne facon aux
fortifications d'Oudenarde. M. de Rochepaire,
que M. de Turenne avoit laisse poury comman-
der, etoit un hommetres-intelligent, de ma-
niere qu'il trouva beaucoup depaysans;et le
chevalier de Clerville , fort entendu aux fortifi-
cations, y etant envoye, on commenca de grands
travaux qui, dans I'opinion d'un chacun, ue
pouvoient pas etre en etat avant que I'armee se
retirat; mais les ouvrages avancoientau-dela de
toute attente : il y avoit plus de mille paysans
qui travailloient tons les jours, outre les soldats,
et I'armee etoit a quatre ou cinq lieues d'eux,
pour couvrir les travaux: c'etoit une distance
assez grande pour ne pas miner les environs ,
et par la incommoder la garnison durant I'hiver.
L'armee demeura pres de quatre semaines dans
ce camp sur le bord de I'Escaut ; et comme elle
etoit a trois heures de Tournai, ou etoit M. le
prince avec peu d'infanterie, mais deux ou trois
mille chevaux, et a quatre de Courtrai , ou il
y avoit un grand corps de cavalerie, il se pas-
soit tons les jours de petites actions et aux fou-
rages et aux partis qui se rencontroient , dans
I lesquels I'armee du Roi avoit toujours de I'avan-
tage.
Dans le commencement de uoverabre , dom
Juan d'Autriche ayant eu avis que I'armee du
Roi vouloit decamper d'Epiere, ou elle avoit
demeure quatre semaines , s'en vint a Courtrai
avec le marquis de Caracene , et quelque cava-
lerie qu'il avoit amenee d'aupres de Gand,
croyant par-la hater davantage par son appro-
che la retraite de I'armee. M. de Turenne avoit
resolu de demeurer tout le temps qui se pour-
roit dans cc camp , et aprcs de passer au-dela de
SO',
I'Escaut, du cote de Bruxelles, quoique la sai-
son etoit si avancee que cela parut fort difficile.
Ce qui robligeoit ainsi a allonger le plus qu'il
pourroit la campagne, c'est qu'il avoit recu des
lettres de M. le cardinal , qui lui mandoit que
le Roi et la Reine partoient de Paris pour aller
a Lyon , ayant vu les affaires de Flandre si
bienetablits, ety ayant quelque temps qu'il avoit
promis a madame de Savoye que le Roi feroit
ce voyage pour voir madame la princesse Mar-
guerite , du mariage de laquelle avec Sa Ma-
jeste on lui avoit donne esperance depuis quel-
que temps. M. de Turenne voulant done con-
tiuuer le plus qu'il pourroit la campagne , quoi-
que dans une tres - mauvaise saison et fort
avancee, il passa I'Escaut, et apprit le soir,
avant que de passer le pont , que dom Juan
etoit arrive a Courtrai : ce qui ne lui fit pas
changer de resolution , au contraire , lui en
donna plus d'envie , afin de le faire retourner a
Bruxelles. Des la pointe du jour, I'armee com-
menca a passer le pont. II avoit commande, a
I'entree de la nuit, M. de Podwitz avec deux
mille chevaux et quelques dragons , pour aller
passer la riviere de Tenre , qui est a quatre
heures de I'Escaut et a pareille distance de
Bruxelles. Les ennemis avoient deux ou trois
regimens derriere , plutot pour avertir du pas-
sage que pour le defendre. M. de Podwitz prit
une partie d'un regiment d'infanterie qui vou-
loit se retirer et se logea dans Gramont , que
les Espagnols abandonnerent. M. de Turenne,
apres avoir passe I'Escaut, ne s'eloigna pas de
la riviere avec I'infanterie et le bagage de I'ar-
mee , avec lequel il laissa aussi quelque cava-
lerie pour observer Tournai , ou etoit toujours
M. le prince ; il s'en alia avec une parlie de la
cavalerie vers Ninove, et envoya M. de Lisle-
bonne avec deux mille chevaux et deux cens
hommes de pied , pour voir si on pourroit obli-
ger ceux d' A lost d'ouvrir ses portes. Deux cens
fantassins que les ennemis avoient mis dans la
place , ayant empeche les bourgeois de se ren-
dre, M. de Turenne manda a M. de Lislebonne
de le venir joindre a Ninove , ne voulant point
dans cette saison entreprendre , avec quelque
danger de n'y pas reussir, des choses qu'il
croyoit inutiles , n'ayant pas intention de con-
server cette place. Le mois de novembre etant
deja avance , on ne songea plus a rien entre-
prendre, parce qu'il falloitse restraindre a ce
que Ton avoit pris, de peur de tomber dans Tin-
convenient que I'hiver eut produit, qui etoit
que le corps de I'armee sortant du pays, ou il
etoit impossible qu'elle hivernat toute eutiere,
si on eut voulu conserver des postes oil il ne
lalloit pas uu siege pour les reprendrc , ne pou-
\ant plus etre secourus par I'armee, on les cut
perdus saus doute avcc les gens qu'on y auroit
mis , et en meme temps sa reputation , pour
avoir si mal pris ses mesures; ainsi , quoique
lennemi criit que Ton songeat a garder Ninove
et Gramont , M. do Turennen'a jamais eu cette
pensee : il vouloit seulemeut y laisser des trou-
pes, pendant que I'armee seroit en des lieux
oil elle pourroit les soutenir, jugeant aussi fort
necessairc do I'aire ruiner autant qu'il se pour-
roit ces lieux, alin que Tennemi n'y piitpastenir
(les troupes durant rhiver,ou que, s'il le faisoit,
ce fut en petit iiombre et avee Incommodite ;
d'ailleurs , ce corps de trois ou quatre mille che-
vaux etant hors de I'armee, cela donnoit plus
de commodite pour les fourrages , resserroit
dom Juan et le marquis ce Caracene dans
Bruxelles , avec un corps de troupes , oii ils nc
se tenoient pas en grande surete ; reduisoit leur
armee , dans leur propre pays , a souhaitter au-
tant le quartier d'hiver que celle du Roi, et les
rendoit ainsi ineapables de rien entreprendre
surles places conquises quand on seroit retourne
en France. Les troupes qui etoient dansTournai
et Courtrai etoient telleraent incoramodees,
({u'elles avoient plus besoin de s'en aller vers
la Meuse et de sortir de Flandre pour se rafrai-
chir que celles du Roi de s'en aller en France.
On demeura tout le mois de novembre dans
ces lieux , et cependant on travailloit a Menin ,
raais avec moins d'application qu'a Oudenarde,
dans laquelle place M. de Turenne laissa sept
ou huit cens chevaux, et deux ou trois raille
hommes dc pied.
Au commencement de decembre, I'armee
passa la Lys Harlebeck, a une beure de Cour-
trai, au-dessus d'Ypres; les places de Dun-
MKMOllUS Ul \I(;()MTK liK Ti:HKN.Mi. [ 1 Gob]
kerque , Gravelines, Bergues, Furncs et Dix-
muyde se trouvoient si eloignees de I'ennemi
que Ton ne songeoit a les maintenir qu'avee
des garnisons ordinaires. Le Roi etoit alors a
Lyon , et M, de Turenne pouvoit retenir eu
Flandre ou envoyer en France toutes les trou-
pes qu'il jugeoit a propos , parce que le Roi et
M. le cardinal avoient trouve bon qu'il fit ce
qu'il decideroit. II laissa six a sept cens che-
vaux et quinze cens hommes de pied dans Me-
nin , auxquels commandoit M. de Bellefons; il
s'en alia a Ypres , y menant douze compagnies
de gardes francoises et six regimens de cava-
lerie. II laissa eu tout cent compagnies de cava-
lerie dans les places conquises , et bien la moi-
tie de I'infanterie , qui consistoit en cinq mille
hommes. II conduisit I'armee jusqu'a Etaire,
d'oii elle relourna en France sous la conduite
de M. de Lislebonne, deM. de Wirtemberg el
de M. DuCoudrai, qui ramenoit le corps de
Lorraine. II revint a Ypres, ou il demeura jus-
qu'au commencement de fevrier [ICio]; alors
il laissa M. d'Humieres a Y pres , a qui le Roi en
avoit donne le commanderaent a sa priere;
M. de Bellefons dana Menin , avec ordre d'avoir
I'oeil a Oudenarde ; et M. de Schomberg a Ber-
gues , Fumes a Dixmuyde. La communication
demeurant libre entre toules ces places, le corps
anglois, qui pouvoit etre de quinze cens hom-
mes, fut renvoye a Amiens, et la garnison de
Dunkerque demeuroit forte de pres de trois
mille hommes de pied avec trois cens che-
vaux. M. de Turenne, voyant que les choses
pouvoient aisement subsister de cette facon,
les places etant pourvues de toutes choses du-
rant I'hiver, et le commerce etant libre par
tout le pays , revint enfin a Paris , ou il arriva
deux jours apres le retour du Roi de Lyon.
DOCUMENTS INEDITS
POCB SERVIR DE COMPLEMENT
AUX MEMOIRES
DU VIGOMTE DE TURENNE,
POLK LES ANNIES 1657, 1658 ET 1659.
1657.
Lellre au minulre Le Tellicr.
« Monsieur , comme Son Eminence sera infor-
ixi6e du detail de ce qui s'est passe ici, je nevous
en entreliendrai pas et vous suplierai de rae conti-
nuerl'honneur de vos bonnes graces. Ce que les
Anglois ont manqu6 d'argent apresque cause un
accident en presence des enneniis , et le niauvais
tempsel le raanquede paiement les fait tomber tout
d'un coup. II y a eu trois ou quatre jours durant
des choses assez difficiles a Saint- Venant ; quand
I'armde de I'ennemi est arriv^e a une heure de
moi, jen'avois ni vivres, ni munitions de guerre,
et pas un quart de la ligne faite, et a leur front
point du tout.
» Je vous suplie de croire que je suis tr^s-sin-
c^rement, Monsieur, votre tr6s-humble, etc.
» TuRENNE.
» Ce 31 aoiit.
» L'infanlerie a tesmoigu6 beaucoup de vigueur
devant Saint- Venant; si laville eust tenu un jour
de plus , Ardres 6toit perdu ; il est necessaire ou
qu'ony lienne des troupes de I'armee, ou qu'uue
personne.... »
Aumeme.
« Monsieur, j'ai receu les lettres qu'il vous a
plu m'6crire avec la lettre et les ordres du Roy ,
touchantles officiersqui s'en sontalles sanscong6
ou qui n'ont point servi pendant la carapagne,
pour I'execution desquels ordres je crois qu'il se-
roit besoing d'avoir descoraraissaires, afin qu'ils
vissent dans chaque corps ce qu'il y manque d'of-
ficiers, el je dirai la-dessus ceux a qui j'ai donn6
cong6. On ne doit point excuser ces choses-la ;
raais je vous asseure que I'extrfime n6cessit6 fait
que beaucoup d'officiers se retirent. Ilsembleque
I'ennemi preune le parti de voir retirer I'arm^e
du Roy , et ensuite d'entreprendre quclque cbose :
il n'y a que del'argenlqui puisse fairedemeurer
les officiers et les soldats. L'hiver et le pays en-
nemi obligent bien a se retirer ; mais quand on a
les moyens on demeure derriere quelque temps
ensemble , et cela donne beaucoup de jalousie a
I'eunemi. La cour est si 61oign6e d'icy que toutes
choses sont chang^es avant d'avoir une response:
c'est ce qui m'empeche de raander a Son Emi-
nence le detail debeaucoupde choses qui se passent
avec lambassadeur d'Angleterre ; car en deux ou
trois jours les affaires changeut tout a fait, et cela
feroit concevoir de bonnes ou de mauvaises esp6-
rances sur lesquelles on feroit fonderaeut; dans
une affaire tr^s-difficile comme celle-cy, je ferai
ce que je pourrai.
» Nous faisons ici bien des Iravaux et des forts,
et des canaux nouveaux qui sont entierementn6-
cessaires, et a quoi rien n'est contraire que la
saison. Vous direz, s'il vous plait, a Son Emi-
nence que ce qui m'a empeche d'attaquer le fort
de Linck, c'est que le temps que j'y eusse em-
ploy6 m'6toit plus n6cessaire a autre chose, qui
est au travail des communications de Bourbourg,
et peut-^tre encore qu'il sera trop court. Pour le
temps que j'ay demeur6 a Wate , je me pr6parois
pour M ardyck, et comme Teunerai avoit pourveu a
Linck, j'eusse pu ais6ment m'y m6compter de
beaucoup de jours. M. Talon est all6 a Mardyck ,
j'y ay aussi envoy6 des Francois pour y travail-
ler; les Anglois y faisant fort mauvaise garde.
J'ay receu ce que vous m'envoyez pour M. Jac-
quier, ce qui estoit fort n6cessaire , et M. d'Or-
messou a envoye en diligence pour les cinquante
mille francs que le comrais de M. de Charon a
entre les mains. Je crois qu'il estoit a Paris, ou
peut-6trevous aurez aussi mand6 qu'il en partist,
en cas qu'il fust relourn6 avec son argent. M. le
prince et don Juan d'Autriche sont a Dunkerque
et a Bergue , et toute I'arra^e est derriere eux
dans les quartiers, qui avanceront des que Ton
fera quelque mouvement en arri^re, a quoy la
saison obligera. II est impossible que Mardyck ne
demeure fort cxpos6 ; I'ambassadeur d'Angleterre
oOS
l>t)i;i MKNTS KNEIHTS RtLATlFS Al \ ME.NiOIRES
a eu besoing tie divers mouvemeus la-dessus, donl
jescriray le detail a Sou Einineuce. Jay esl6 un
soir a Calais pour oela.
» Au camp dc Ruiiiiiiglicii. le 25 oclobre 1657.
» TcnEANE.
» Oil iremploye point d'argenl iiuilillement.
inaisje vous assure que jeinpruiile de tousles
oostes. car on Iravaille en beaucoup d'endroits;
joubliois a vous dire que le roy d'Aiiglcterre est
a Duiikerque. J"ai beaucoup de joie de ce que la
sante de M. le cardinal est ineilleure. »
A u mcme.
« Monsieur, je vous envoie la copie de la letlre
que j'escris a Son Eminence: vous verrez par la
lestat des choses, comme je lui luande le retour
de M. Locart pour savoir comme M. le prolec-
teur preudra a I'avenir I'affairede Mardyck ; car
il ne se Hiut pas lasher d'y euvoyer des horames
et d'y faire travailler ; vous voyez, 3Ionsieur .
commecetle affaire des vivres presse;je croisque
vous aurez receu celle parlaquelle je vous escri-
vois comme il esloit uecessaire qu'il vous pleust
d'cnvoyer ici des commissaires. M. Talon est a
Bourbourg. c'est ce qui est cause qu'il n'escrit pas
par cette voie ; jusqu'a ce que lennemi soil se-
pare.je crois qu'il ne faut passenger a faire mar-
cher des troupes hors de ce pays icy ; les gardes s'a t-
tendent deja a estre a Calais : il seroit necessaire
il'avoir promptement ordre du Roy pour les y me-
ner, et les Suisses a Ardres. M. de AJarost ma-
voit dil que. lui s'en allant a Paris, il craisnoil
que les gardes n'eussent quelques differens avec
son lieutenant de Roy: mais jai prie M. de Par-
det. qui est alle aujourdhui a Calais, den parler
par advance a M. de Marost, et lui dire comme
les gardes ne faisaut point de gardes dans Calais,
et estant comme troupes de I'armee. quelles n'au-
rout rien a demesler avec le lieutenant de Roy.
et quils y vivront: en sorle quils sonl assures
quil u'aura nul sujcl de se plaindre. Jai oublie
de mander aM. le cardinal que beaucoup deper-
sonues qui vienneul de I'armee de lennemi as-
sured que M. le prince avoit la fievre ; il est cer-
tain qu'il est alle enquelque ville, derriere I'ar-
mee: on ne sait pas s'il passeradela a Bruxelles.
Tous les autres g^neraux sent a Dunkerque jus-
qu'a ce que lennemi soitsepare: tout ceci est
fort incertain. La communication a Mardvck est
impossible dans le mauvais temps, de sorte qu'il
faul que ce soil la fortification de la place et la
mer qui la.defendenl. Jay veu M. de Lamoignon.
qui est venu jusque dans mon quarlier, donl j'ai
eu beaucoup de joie; il s'en est retourne a Bou-
logne. M. dOrmeston est a Calais, qui Iravaille
avec grand soin pour les cboses donl je le prie.
» Je suis de lout raon coeur. Monsieur, voire
tres-humblc, etc.
>• Ce 31 octnbre lt>57.
)> TlHEKNF.
» Je vous suplie de parler a Sou Eminence, atin
que la compagnie de cavallerie de M. de Made-
villier ne soil pas reformce; c'est un desmeilleurs
ofliciers de France , et qui n'a rien que cela. »
-i Son Eminence tnonseigneur le cardinal Mazarin.
« N'ayant point de response de la lellre que je
me suis donne Ibonneur d'escrire a Voire Emi-
nence par M. de Coulauge, je luy d^peobe en di-
ligence Fiscial sur ce qui coucerne les vivres.
M. Jacquier. disant qu'il n'a point d'argeut pour
ce'te avance qu'il faut faire pour melire dans
Bourbourg : el qua moins qu'il ne plaise a Voire
Eminence luy faire donuer de Targenlcomptant.
ou que sou frere lui mande de Paris qu'il est
lombe d'accord avec M. le surintendant, qu'il lui
es< impossible de faire cette avance-la : et comme
Ion voit aussi par ses estats que la fournilure de
I'armee fiuit au cinquieme de novembre, il de-
maude un ordre d'augmeutation de fouds. A'otre
Eminence voit bien comme ces choses pressent,
el que sans cela tout deraeure entierement. On
Iravaille icy a deux forts sur la riviere . aux
communications de Bourbourg par eau , et a
faire des ponts el a mettre la place en seuret6.
On ne peut plus demeurer icy. et je ne vois au-
cune autre posture a se mettre que d'avoir les
gardes dans Calais . les Suisses a Ardres , el
toute I'infanlerie la plus proche que Ion peut,
jusqu'a ce que I'enuemi se separe. Pour la caval-
lerie. il la faudra mettre derriere pour quelques
jours, lemieux que Ton pourra. Mardyck a este
quelques jours entierement neglige par les An-
glois ; depuis j'y ai envoye quatre cens Francois,
et M. Talon y a este. de sorte que Ion y Iravaille
presentemeut. L'ambassadeur d'Angleterre doit
reveuir tous les jours; je lattendois afin de me
donner I'houneur d'escrire a Voire Eminence avec
plus de fondemenl de lout cecy, qui est qu'il est
fort uecessaire de scavoir comment M. le protec-
teur prend a coeur la conservation de Mardyck ;
car en faisant lout ce que Ion peut, et personne
ne remettant rien sur I'autre, c'est tout ce que
Ton peut faire que de le conserver. M. Lokard est
Ires bien instruil el peut faire prendreaM. lepro-
tecteur des mesures bien seures. La situation du
pays, et pour Bourbourg et pour Mardyck, donne
des difficultesque Ion ne peut surmouter qu'avec
une grande patience et de la depense. II est cer-
tain que Ion n'est point vole et que Ton ne donne
qu'au necessaire. L'armee est dans une n^cessit(''
qui ne se peut pas dire, et si Ion relache avant
le temps, tout ceque Ton a fait est inutile. M. dt'
Castelnau agil avec beaucoup de zele et de capa-
city: cinq soldals . qui sonl vcnus se rendre aa-
jourd'hui. disenl que les ennemis out deja mar-
che Irois fois pour insuller Mardyck : tout cecy est
fort delicat, mais si Ton a les moyens d'avoir pa-
tience, on lassera peut-etre les ennemis. Celle-ci
est simplemenl pour les affaires des vivres , ce
qui presse au dernier point. .Je suplie Ires-bum-
I)U VICOMTF. I)E Ti;nF.X.\E.
1657]
iOO
blement Voire Eminence qu'il lay plaise y voo-
loir donner ordre sans perdre de temps. II seroit
bien necessairc d'avoir promptemenl un ordre da
Roy pour mellre les gardes Francoises dans Ca-
lais cl les Suisses dans Ardres. M. de Charosteu
use le plus obligeamnient da monde pour loute
chose. II est impossible de prendre presentement
d'aulres mesures que celles de demeurer vers
Ardres , Calais et Boulogne le plus que Ton peut.
el lacher de faire craindre a lennemi denlrepren-
dre sur Mardyck, oil Ton fait travailler autant que
Ion pent. II y a trois ou quatre forts quil faudra
garder pour la coraraunicalion de Bourbourg.
qu'il faut pourvoir de tout, et donner moyen a
ceax qui comraandent dedans el aa\ soldats dy
demeurer. On a raccoramode les canaux qui y
vont de Calais , dout les conimunicalions sonl Ires
difficiles. Voire Eminence scait bien que dans la
saison el du long des digues, qui durent beau-
coup, quecela ne se fail point sans bien de la de-
pense ; toutes choses sonl incerlaines jusqua ce
que I'ennerai soil retire. L'armee fait au-dela du
possible dans la necessite oii elle esl. La caval-
lerie n'a point eu de pain. Je suplie tres-hum-
bleraent encore une fois Voire Eminence de voa-
loir prompteraent donner ordre, et pour le ma-
gazin de Bourbourg, en faisantconlenler M. Jac-
qain, et pour la conlinaation da pain.
» On a licentie Tartillerie: je ne reliens qa'un
petit estal de quatre-vingls chevaux et de deux
raille francs doftlcier pour le raois de novembre.
Jai este fort en peine de la nialadie de Voire
Eminence, et jesuis asseure qu'elle me fait I'bon-
neur de ne pas douter qae les douleurs qu'elle a
eaes me loucheut lres-sensib!emenl.
)) La communication a Mardyck esl impossible
par lerre dans le maavais temps, de sorte qu'il
faat que ce soil la fortification de la place el la
mer qiji la defendenl.
» TCBEN.NE. »
A Monsieur Le Tellier.
« Monsieur, j'ai receu la Icttre qu'il vousa pla
mescrire pour envoyer cinq compagnies de gar-
des francoises a Paris , a quoy je vous dirai que
. le moindre detachenjent d infanterie presente-
ment amencroil beaucoup de soldais: et quoyque
je sache bien que cet affoiblissemcnt d iufaule-
I rie n"esl pas fori considerable , neanmoins il est
de grandc consequence que lennemi ne saclie
pas qu'il y parte des corps de l'armee; car c'esl
un temps, el a cause de la saison, el a cause des
chemins, que Ton pretend sen faire plus ap-
prehender que leur faire da mal ; et comme ces
compagnies da Luxembourg pourronl prompte-
menl rejoindre , je vous suplie de faire consi-
derer a Son Eminence que la force de linfan-
lerie, Ihyver en ce pays icy, sera des gardes
francoises el des Suisses. Ou ne pent pas croire
comme les Anglois tombenl nialades et sonl en
peu de temps liorsde service: il yen a aassi beau-
coup qui desertenl de Bourbourg etde Mardyck;
el jusqu'a ce qu'il y ait passe quelque temps, il
faudra souslenir tous ces pelits forts par descom-
rnandes des gardes el des Suisses; rennerai,peut-
elre avec le temps rendra par sa separation la
chose plus aisee, mais on ne pent parler que des
choses presentes. J'ai parte a M. Talon, qui ren-
dra comple a Son Eminence et a vous de eel ordre
pour la reformation. Jecrois qu'il ny a guere d'of-
ficiers de cavallerie ou d infanterie qui ne soient
venus oa lost ou lard a la campagne, et hors
toutes ces compagnies qui viudrent fort foibles a
Amiens el donl jay euvoye festal, je ne sache
rieu a dire. Je sais bien quil y a beaucoup de
compagnies de cavallerie francoise qui neviennent
point a l'armee assez forles en cavalliers, et tout
ce quo Ton peut faire cesl de les nomnier au com-
raeucemeut. Pour linfanterie, on fait I'estat au-
quel ellevienl en campagne, et vous sravezbien
qu'ils ny touchent pas beaucoup d argent pour
faire des recrues ni pour chausser leurs soldats; de
sorte que ia seule chose qu'il y a a leur dire, c'esl
en ce temps-la; car, pour a celte heure. il n y a
qu'il les plaindre de la misere oil ;ls sout. J"ay dil a
M. Talon que, des quil aura des commissaires.
il prenne linformalion la plus exacte qu il pourra
des regimens et vous lenvoye promptemenl.
» Je vous suplie de croire que je suis, Monsieur,
voire Ires-humble, etc.
» TCBB>>E.
» 1" Xovembre 1657. »
A u meme,
« Monsieur, j'ay receu la lellre qu'il vous a p!u
m'escrire par le sieur de La Barge el ne vous re-
pliqueray point loutes les choses que jay mandees
a Son Eminence dans I'incommodile qu'il a : je ne
crois pas quelon luy doive conseiller ung voyage
icy. Je ne sais pas le detail de ce que les ennemis
ont p^rdua Mardyck; les Anglois ont esle si lenls
a faire venir leurs palissades pour travailler au
bas fort, qui esl ce qui donne sujecl dappreheu-
der. II faut que je me retire daus Ardres oa vers
leBouUenois; et pour soulenircelleguerre, nesen
point relacher duraut Ihiver, il faut faire estal
de laisser loute linfanterie en Picardie, el lenir
les corps payes a Calais, Ardres el Boulogne; on
ne revient plus a ces choses icy quaiid on s en re-
lache. Les plus pelits eslals Irouvent de la faci-
lile a lenir de I'infanlerie. parce que ce nest une
depense excessive: el les Francois presentement
se contenleroient d une paye petite, pourvu qu'il
y ayt moyen de vivre , mais il faut que ces clio-
ses-la soient sui vies. Jeneserois point d" avis, jus-
qu'a ce que Tennerai soil separe , d'envoyer des
troupes fort loin . parce que cela erameneroil tons
les soldats. M. de Charaux demande uug regle-
meut pour les gardes avec le lieutenant de Roy;
je crois qu'il seroit necessaire avant de les en-
voyer a Calais. Je raande a M. le cardinal que
j'ai faict payer, pour le mois de novembre, pour
>10
DOCUMENTS IM'UITS lltLATUS AUV MliMOlRES
deux niille francs dofficiers d'arlillerie, et que
jairetenu qualrc-vingtschevaux pour Iravailler a
beaucoup ilc choses necessaires , a quoy jay faiet
aussidonner ui.t,^ mois. On a payG les Francois dc
Bourboureel Mardvck pour quinze jours; lesoffi-
ciers qui sontall6sa Mardyck onl eu quelque
chose de plus; si je vous conlois le detail de lous
lestravaux d'ici, il n'yauroil pas de fin; vous les
verrez bien par I'argent, duquel je vous assure
que pcrsonnenes'enrichilclenused'un Ires grand
management, ct avec de Ires-grandes diflicuUes
par la saison et par beaucoup d'aulres circon-
stances; c'esl, Monsieur. voire Irds-hunible, etc.
» TCRENNE.
))Aucampdc Ruminghen, le6novembrel657.»
Au mem".
« Monsieur , j'escris a Son Eminence, et me
donne I'honneur de vous faire ce mol : je suis
venu a Calais , on on a embarqu6 sept ou huil
cens hommes de renfort pour Mardyck ; je crois
que dans deux ou trois jours, si I'ennerai ne I'at-
taque, ce que je ne pense pas, qu'ils se r§sou-
dronla se relirer et meltre leurs trouppes plus
en arri^re ; vous pourez , par les nouvelles de
plusieurs gens deFlandre, savoir a quoi I'en-
iierai se dispose; je crois qu'i! n'y auroit pas de
temps a perdre d'envoyer les quarliers. Je raaudc
a M. le cardinal qu'il me semble que Ton pour-
roit meltre deux ou trois regimens d'infanterie
dans le Boulonnois et en loger bon norabre a
Abbeville; c'est un bon endroit que ce coin de
Normandie el dePicardie;lepays, depuis Amiens
jusqu'a Boulogne, en deoa de la Somme, n'a pas
este ruin6 ; on pourroit y meltre beaucoup de ca
vallerie. II faudra necessairemenl quelqu'un qui
ait I'oeil en hiver a Bourbourg el aux forts qui
en font la communication. Je crois que pour
Mardyck, quand les Anglois verronl les bastions
en estal, qu'ils ne le n^gligeront plus et en pren-
dronl beaucoup de soin. Je mande a Son Emi-
nence que je crois qu'elle Irouvera bon , si les
ennemis se retirent, que I'on m'envoye men cong6.
J'ai vu avecM. d'Ormesson I'estat de la despense
et du paienienldes Anglois; il vous en inforniera
particuli^rement, elje vous suplierai d'estre bien
peTsuad6 que personne ne vous honore plus que
je fais, el que je suis sinc^rement. Monsieur,
voire tr6s-humble el tr6s-a(rectionn6 servileur ,
» TuRENNE.
« Ce 17 novembre 1757. «
Au mcmp.
« Monsieur, vous aurez sceu ce que M. le car-
dinal m'cscrivit par ce gentilhomme qu'il m'a en-
voy6 ; si ces nouvclles-la coiilinuenl , par I'ordi-
naire suivant, je feral tout ce qui se poura , afin
que si on no ppul pas demeurer avanc6 comnie
je suis, je demeure au raoins un peu en arriere .
qui sera vers les lieux oil seronlles quarliers. Vous
verrez, par la copie d'uue lettre que j'envoie, en
quel estal est Mardyck; ily a bien deux mille hom-
mes pr6sentemenl; j'en ay envoy6 unepartiedfes
que le bas-forl a est6 en estal de defense, scavoir :
le sieur de La Barque, pour dire I'eslat des cho-
ses icy. Quand je croirai que les ennemis assiege-
ronl Mardyck, je ne serois pas bien aise que I'ar-
m6e flit s6par6e ni eslre a Paris ; quand cela ne
sera point, j'ai assez d'affaires pour souhaiter de
demeurer icy. Vous me ferez la grace de lui par-
ler de cette conformile-la , et de me croire Ires-
sincerement. Monsieur, voire tr^s-humble,
» TcRENNE.
» Je crois qu'il seroil bon d'envoyer prompte-
menl un rdglemenl pour le lieutenant de Roi de
Calais avec les gardes. »
Au meme.
« Monsieur, comme les troupes ne peuvent plus
demeurer a cette teste icy, il seroil entidremenl
n^cessaire que Ton envoyasl proraplemenl les or-
dres des troupes qui doivenl demeurer dans le
Boulonnois: j'enlens de I'infanlerie, car je ne
scais pas si on y laissera d'aulres regimens de
cavallerie que celui de Villequier. Je pen^e que
vous eles bien persuad6 de la necessite que les
troupes onl d'aller en quarlier; avec cela il est
tout a fait necessaire que quelqu'un demeure:
j'eulens un lieulenanl-gen6ral. Tout ce qu'il y
aura a faire, si I'ennemi atlaquoit Mardyck, ce se- j
roil de faire erabarquer les gardes qui sonl a Ca- \
lais; ils feront assur^meul la mfirae chose d'An-
glelerre. Pour vous dire ce que je pense, je ne
crois pas que les ennemis osenl I'attaquer, il y a
plus de deux mille hommes effectifs dedans; j'y
ai pres de vingt officiers de mon regiment d'in-
fanterie. II y a vingt vaisseaux au port, et des
Iroupes de France et d'Anglelerre presles a y
meltre : tout cela est necessaire , mais aussi c'est
une grande entreprise en hiver a des gens qui
onl si peu d'infanterie. Je n'ai rien a ajouster k
ce que vous aura dit le sieur de La Barque , sur
ce qui regarde mon corps el les ordres du
quarlier d'hiver, qui , assur^ment, eu esgard aux
troupes, ne peut pas eslre Irop press6. Faites
moy Ihonneur de me croire Ir6s-v6ritablement, J|
Monsieur, voire Ir^srhumble, etc. ^
» TcR^NNE.
» A Ardres, ce 25 novembre 1657.
» Monlosier a escrit a quelqu'un de mes gens
que Ton lui avoil parl6 de reforme de mon regi-
ment de cavallerie. Ce n'est pas que je fasse de
coinparaison a ccluy du Roy ui de M. le cardi-
nal, mais jamais, quand les aulres sont demeu-
r6s a douze compagnies. il n'a esf6 au-dcssus; il
l)U MCOMTE DR Tiar.NNF..
I()57]
I f
fail preseulenienl (rois bons escadrons. Je vous
reconiniande la compagnie de M. de Madvil-
liers. »
Au me me.
(( Monsieur, je reuvoie le sieur de Coulange,
qui arriva hier; je fais marcher toule la cavalle-
rie, qui ne peul plus subsisler, vers Nanci elHes-
din,et garde seulemeulle regiment de LaFerle
d'infanterie; pour le resle de Tinfanlerie, je I'eu-
voierai entre Calais et Boulogne, craignant de
faire marcher en dela quclques regimens qui de-
raeureroienl dans le Boulounois. Je m'en vais de-
raain a Calais en bateau , renvoiaut mes gens vers
Monlreuil;je verrai la quelque jour , s'il n'y a
rien de nouveau du cosl6 de Mardyck. 11 y est
marche, il y a sept ou huit jours, de linfanterie
de I'ennemi qui s'en va vers le Hainaut: on as-
seure qu'il y a sept regimens ; je crois qu'ils sont
fort foibles, mais n^anmoins ils en auroienf be-
soin s'ils vouloient assi^ger pr^sentement Mar-
dyck. La chose s'y rend tons les jours plus mal-
aisde pour eux. J'envoie encore beaucoup d'offi-
ciers a Mardyck, affin que I'ennemi ait cetfe nou-
velle-la en m^me temps qu'il apprendra que la
cavallerie s'esloigne. Ou donne dix escus aux
lieutenans et qainze francs aux sergens qui s'em-
barqueot. Je trouve ici un chacun de bonne vo-
lonte dans la plus grande misdre du raonde : ce
sont des choses qui ont leur fin. Je vous supplie
tr^s-bumblement, comine il est raalais6 que I'on
ne sache par beaucoup d'avis deFlandres, la pen-
s6e pr^senle des ennerais sur Mardyck, de vouloir
me mander, ou supplier M. le cardinal qu'il le
fasse faire , el que je puisse en savoir des nou-
velles. Les lellres me trouveront a Monlreuil ou
a Boulogne, ou peut-estre a Calais. S'il ne vous
plaisoit point m'envoier les leltres expres, il
les faudroit seulement faire tenir chez moi a
Paris.
» La plus n6cessaire chose pour celui qui de-
meure en ce pays ici, c'est d'avoir un ordre afin
que les gardes qui sont a Calais, et les Suisses
qui sont a Ardres , fissent ce qu'il leur ordonne-
roit pour sortir promptement au secours de Mar-
dyck ou de Bourboorg. Je ne vois que cela en ce
pays icy de capital; el si le cardinal me parle de
M. le mar6chal d'Omont, j'en serois Ires aise.
II y marche deux vieux regimens d'Anglelerre a
leur coste, qui seront sous les ordres du cheva-
lier Reiuolds qui commande a Mardyck ; mais je
ne srais pas la restriction qu il y aura, el s'il les
pent faire venir quand il veul. Je louche a M. le
cardinal un mot de la reforme ; assur6menl 11
faudroit en voir un peu le detail , que je scay qui
est Ires fascheux ; mais aussi, par une regie gene-
rate , il y a des gens a qui on fera la plus grande
injustice du monde, a des personnes d'infanterie
m6me et de cavallerie, qui ont de bonnes cora-
pagnies, et qui seront reforraes aprds avoir bien
servi une longue campagne sans argent.
» Je vous supplie Ir^s-hurablemenlde me croire.
Monsieur, voire Ires-humble, etc.
'» TlREN>E.
» A Ardres, ce 27 novembre 1657.
» II seroit fort u6cessaire si M. le mar^chal
d'Omont ne prend pas sitost le comraandemeni
de ces troupes icy, qu'il y eust un ordre pour
M. de Charost, afin de faire promptement eni-
barquer ou envoyer a Bourbourg deux ou Irois
cens horames des gardes, s'il voit qu'ils en ayent
besoin, et aussi un raSme ordre a M. de Rou-
ville d'envoyer des Suisses a Bourbourg si M. de
Schomberg les deraande. »
Au memc.
« Monsieur, suivant les ordres du Roi, j'en-
voie a Calais deux compagnies des gardes fran-
coises; c'est M. de Renouart qui les comman-
dera, qui se rcnconire le premier faisant eslat,
etjen'ay point d'ordre coulraire de faire parlir,
quand je m'en irai, les compagnies de Pradel ,
Pleurs , Pusange, Havarion el Autrequan, dont
les quaire premieres sont devant Podwitz; j'en-
voie aussi cinq compagnies de gardes suisses a
Ardres, suivant I'ordre que j'en ai. Celle-ci est
pour M. H6berl, qui a appris la mort de M. Cha-
san , son fr^re, estime fort brave garoon. Je me
suis donn6 I'honneur de vous escrire hier par
M. de Coulange en m'en allant; il est fort n6-
cessaire qu'il deraeure icy quelque lieulenant-
gen6ral, afin de donner ordre a ce qui pourroit
survenir. Je crois que vous apprendrez que I'en-
nemi ne songe pas a Mardyck pr^senlement. Je ne
vois icy que M. de Sinville cl M. d'Elarcour,
M. de Caslelnau s'en allant; on saura ces jours
icy si I'infanlerie de I'ennemi se retire.
» Je suis de tout raon coeur, Monsieur, voslre
tres-hurable, etc.
» TURENNE. »
Au me me.
« Monsieur, je ne vous ferai que ce mot pour
vous dire corame j'ai destine les regimens d'Er-
bouville, de B^thune et de Dampierre pour de-
meurer dans Bourbourg ; les regimens s'y atten-
dent. Jecroyois m'estre donne I'honneur de vous
le mander. Je respons a M. le cardinal sur les
choses qu'il m'a fait I'honneur de me mander. Je
n'ajousterai rien a celle-ci , que I'assurance de la
continuation de mes services. Monsieur, voire
tres-humble et tr6s-affectionn6 serviteur ,
» Tdrekne,
» Ce 5d6cerabre 1657. »
Au menu.
« Monsieur, je vous supplie tres-humblemen?
de vouloir faire employer Desroches en Picardie-
Saint-Marlin lui a dit que s'il vous plaist le
r)i2
DOCLiMENTS IlNliDlTS BELATIFS ALX MEMOIllES
faire employer en Noriuandie , il sera fort aise
que I'aulre dcnieure en ce pays icy. J'ai fait avec
le sicur Sugnier leslat du pain pour I'iufanterie,
qui ne nionle qua cinq millecinq ccns rations, Ji
coraraencer du temps que je suis arriv6 ; je crois
qu'il y en a si peu deffeclifs, que cetle quantit6
leur suffira bleu.
» Si on denieuroit plus long-temps ensemble,
les regimens qui sont log^s vers Dornsens au-
roienl peine a subsisler; mais je crois qu'il faut
voir encore quelqucs jours le mouvement de
lenueini avant que de rien changer. J'altends de
sravoir des nouvelles de ce que devient le corps
de troupes de I'ennemi, qui est vers la Lys, avant
que de faire marcher aucunes troupes; il yades
gens d'armcs,etle regiment escossois que j'ai
lrouv6 a Amiens, que j'ai laiss6 marcher.
» Je suis de lout nion coeur, Monsieur, voire
tr6s-humble, etc.
» TURENNE.
» A Amiens, ce 21 decembre 1657. «
Au meme.
» Monsieur , j'ai receu hier une leltre de Son
Eminence, par laquelle elle me mandoit quevous
m'escriviez; mais je u'ai point receu la lettre, il
faut qu'elle soit en cliemin. C'est un aide-de-camp
qui porlecelleleKrequej'avois laiss6aBourbourg
pourassisterM. de Schomberg ; il n'a rien touch6
du tout ; j'eu escris a Son Eminence. Je lui ai donn6
un memoire de trois ou qualre articles , en quoi
consisleiit loutcs ses demandes. Le principal est
queM. dOrmesson ne manque pas d'argent ; rien
aussi ne leur est plus n^cessaire que des habits ;
il y p^rira beaucoup de soldats de n'en avoir pas
eu de bonne heure. Sur ce que M. le cardinal
m'escril du quartier d'hiver, je consulterai avec
M. dcPi^lre, pour voir s'il se pourroit trouver de
I'argent pour tenir ensemble quelques troupes de
celles qui hivernent dans les quartiers icy : il n'y
a que ce moyen seul d'eu relenir, qui est de les
])ayer et de leslaisser dans les villages; c'est prin-
cipalemenl les officiers qui n'ont pas un sou. Pour
de I'infdnterie, je n'en sache plus; les soldats sont
si raallraitos durant la catnpagne qu'au coramen-
c.MTient de Ihiver ils ne s«nt en estat de servir.
Uu argent complantne raccommode point lescho-
scs, il faut une suile; et ouire cela, I'opinion con-
firmee que chacun a que les troupes qui demeu-
rcnt dans les lieux ou il faut servir sont les plus
abandonn6es , fait prendre un train aux choses
qu'il n'y a que des preuves coulraires par les ac-
tions qui puissent faire changer de pensee.
» Je suis de tout mon coeur. Monsieur, voire
(res-humble, etc.
» TuRENNE.
» A Amiens, ce 22 d6cembre 16.57. »
An nu'mr.
(I Monsieur, depnis vous avoir escrit, il y a
deux heures par un aide-de-camp qui vient de
Bourbourg, j'ai pense a M. Pifetre et aux rece-
veurs des Elections de cetle g6n6ralit6; je Irouve
que Ton pourroit meltre ensemble toute la caval-
lerie de celle g6neralit6 et qu'ils leur avanceronl
cinq cens livres par compagnie, en I'envoyant
au-dela de Hesdin, dans des lieux oil ils ne tirent
rien. Pour ce qui va dans la g6n6ralil6 de Sois-
sons, j'envoyerois tous les brigadiers qui y vont,
la cavallerieenlreSaint-Quentin et Ham, qui est
une Election d'ou ou ne tire presque rien. II fau-
droit que Tinlendanl qui est dans cetle g6n6ra-
lile-Ia envoyast au moins mille francs par com-
pagnie promplement a loutes ces Irouppes-la. Ce
qui va en Lorraine et Champagne, je le relien-
drai quelques jours dans le Vermandois, dont on
ne tire aussi presque rien. La plus grande diffi-
culte est pour ce qui va en Normandie; car ils
ne peuvent demeurer que sur la Picardie ou Nor-
mandie, et dans toufes les deux ils ruineront
tous les quarliers. II faudroit que de celle g6-
neralit6on envoyast promplement au moins mille
francs par compagnie de cavallerie, el qualre cens
francs pour I'infanterie. II ne se pent pas qu'avec
lout cela la Picardie ne s'en sente beaucoup, et
les discours sont bien plus ais6s que I'ex^cution.
Pour les troupes qui doiveul aller en Auvergnc
el Bourbonnois et Nivernois, il faudroit les lais-
ser marcher, j'enlens la cavallerie , y en ayanl
icy assez, et on reliendroit I'infanterie quelques
jours, ccci n'eslanl qu'une pensee qui ne pent
pas durer long-lemps faulede fourage pour la ca-
vallerie; et s'iln'est pourvu promplement par de
I'argent pour les troupes des gen6raliles de Sols-
sons et de Normandie , il est impossible qu'elles
deineurent en corps, les officiers n'ayant pas le
moyen non plus que les cavalliers de faire ferrer
leurs chevaux. J'ai fait donner du pain a la ca-
vallerie, et ai envoye M. de Podwilzavec cinq
regimens a la teste du pais. Je ferai marcher
apr^s-demain les regimens de la g^n^ralite de
Soissons; pour celle de Normandie il faudroit, ou
que les receveurs envoyassent promplement de
I'argent, ou que Ton eu avancast, que Ton rc-
prendroit sur eux.
» J'escris uneletlre toute conforme aceci a Son
Eminence, et suis de lout mon cceur. Monsieur,
voire tr^s-humble, etc.
» TuRENNE.
» A Amiens , ce 22 decembre 1657.
» 11 seroil bon d'avoir promplement response.
J'ajouterai seulement une chose que je ne mande
pas a M. le cardinal, qui est que les trois regi-
mens de Picardie, la Marine et mon regiment
que j'ai trouv6 en dela d'Abbeville, tirant vers la
Normandie, et qui y demeurent, perdroienl tous
leurs soldats si on les faisoit avancer; tout ce qui
se pent, est de les laisser la lani que I'ennemi sera
ensemble. »
DU VICOMTE DE TUHKNNE. [iGoS]
-n
Au m4me.
« Monsieur, il y a un genlilhonime qui eslavec
raoi de cetfe ann^e, arriv6 du lieu que j'avois
(cnu a Mardyck et qui s'esloit fori brouille avec
M. Talon, et qui meraeescrivit conlre lui ; je I'ai
trouv6 icy qui portoit des lettres do cr6aace , el
comme il esl parti en meme temps que ce genlll-
horame de M. Ic cardinal , qui doit eslre arriv6
hier a Paris, je ne lui ai point voulu donner de
lettres pour y aller, u'estanl pas bien aise qu'il se
serve de mon nora pour parler conlre une per-
sonne que je suis persuad6 y avoir fait ce qu'il a
pen ; dans un lieu abandonn6 un lenips aux An-
glois, on ne pent quelquefois pas y faire davan-
tage. M. Pietre vous envoie le meraoire de ce
que je lui ai dit qu'il fit partir en diligence pour
aller a Mardyck; j'ai creu queceseroil gagner du
temps, et c'est toujours une despense n^cessaire
a faire que des niousquets, des outils et du plomb ;
pourdelam6cheeldes grenades, on n'en pent pas
avoir sans ordre de la cour. Je crois qu'il seroil
D^cessaire que M. Jacquier retint cent cinquanle
chevaux a la frontiere, afin que cela fust prest s'il
falloit se raeltre ensemble dans les places d'Ar-
ras, Belhune et La Bassee; on trouveroit des che-
vaux pour du canon, avec cette disposition. Je
reviendrai au premier bruit. Les ennerais com-
mencent a se s^parer beaucoup, mais il n'y a pas
apparence que ce soil pour enlrer tout a fail en
quartier d'hiver ; c'est pourquoi il faut assuremenl
le plus de troupes que Ton peul a la frontiere. II
n'y a que I'infanlerie, qui est comme reduite a
rien. Si sur la fin des carapagnes on la soutenoit
avec quelques moyens, elle ue se r6duiroit pas en
cet estat-la; et ce ne sont pas des choses ou on
puisse reraedier promptement, qui est ce que Ton
deraande toujours a la cour. Tout ce que je scau-
rois, c'est de donner promptement ordre a quelques
regimens afin qu'ils envoyassent aux recrues,
lesquelles,es(ant dans le quartier d'hiver et dans
des villages, pourroient se maintenir. 11 arrivera
aussi un bou eflfet, c'est que Mardyck se raetlant
en eslal, I'armee des ennemis ne pourra plus I'at-
taquer, quand meme on ne seroil pas si prest a
estre en campagne. Je suis de lout moncoeur.
Monsieur , voslre tr^s-humble et lres-ob6issant
serviteur,
» Tdbenne.
» A Amiens , ce 24 decembre 1657. »
Au meme.
« Monsieur, il y a M. de Cugnac qui esl pri-
sonnier a Amiens, quioffre,en lui permettant
de s'en retourner de dela, de faire rendre la li-
berie k M. de Gadaigne el de payer de dela sa
rancon; el que s'il n'y pent pas faire consentir du
coste oil il va, qu'il s'en vicndra se remellre en
prison. Je croy que c'est une chose ou il n'y a
pas de difficulte , el estaut parent de ma femme,
je serois bien aise d'oblenir cela pour lui. Mon-
III. C. D. M., T. TU.
sieur, voslre Ires-humble cl lr^s-ob6issanl servi-
leur,
« Tl :Rr.>NE.
>< A Amiens , ce 29 decembre 1657. »
Au meme.
« Monsieur, le sieur du Fresnoym'amonlr6 les
ordres de la r^forme , que j'ai aussi appris par la
lettre qu'il vous a plu m'escrire. Je crois , sauf
voslre meilleur avis , qu'il seroil mieux de les re-
former dans leurs quartiers d'hiver, car les trou-
pes eslant encore en dela de la Somrae, il s'en
iroit assurement des gens du cosle des ennemis.
J'escris aussi une lellre conforme a celle-ci a Son
Eminence, laquelle j'envoie par le meme cour-
rier, el je lui mande que , comme les regimens
de Podwitz el Rochepaire sont tous allemands, que
je crois qu'il ne trouvera pas mauvais que, dans
le quartier d'hiver qu'ils recoivent pour quaire
compagnies, qu'ils enlreliennent ce qu'ils pour-
ronl de leurs deux autres compagnies; car des
Francois se peuvent meltre dans cellecompagnie
reformee du Roy, mais des Allemands il faut
qu'ils s'en retournent dans leur pays. M. le ma-
rechal de La Ferte n'en reforme point, ni de son
regiment ni de Bignon, et pourveu qu'il n'en
couste pas davanlage au Roy, je crois que le but
n'est pasde les licenlier, mais de diminuer la d6-
pense. Jepretens dans mon regiment de cavalle-
rie faire subsister lepaiementde dixcompagnies;
le resle le mieux que je pourrai, que je crois
estre la chose du monde la moins defendue. J'ai
vu, dans restablissement du quartier d'hiver im-
prime, comme les compagnies d'infanterie sont
payees a vingl hommes. II vous plaira mander aux
inlendans que si les regimens, comme Picardieel
mon regiment, en m^nenl davanlage dans le quar-
tier, que Ton ne soil pas oblige de les licenlier.
Je vous supplie Ires-humblement de faire co-
gnoislre a Son Eminence, ainsi que je I'ai man-
de, que je suis fort louche de voir nommer ces
capilaines M. Rochepaire et Podwitz, qu'il y a dix
ans qui sont avec moi. Si j'avois plus de bien que
je n'ai, je n'en serois pas embarrasse, car je leur
trouverois moyen de se relirer. Je viens de voir
comme les deux capilaines de Rochepaire, qui sont
retranches, sont pr6sens el onl toujours trds-bien
servi, et un de Podwitz ; car pour I'aulre corapa-
gnie, je crois qu'elle est vacanle. Je vous avoue
qu'il me seni^ble que le Roy, ne payant pas quel-
ques compagnies, doit au moins laisser la satis-
faction au coronet de faire comme il I'entend.))
(Sans date, 1657. )
1658.
A Son Eminence.
« A Cassel , ce mercrcdi ^2 mai 1058.
» J'ai dit h M. le marquis di- Croqui d'oscriro
14
DOCUMENTS INEDITS BELATIFS AIX MEMOIRF.S
par la voie de B6lhune , quoiqu'elle soil bien lon-
gue. En y arrivant avcc larra^e, j'appris, par ua
de ces parii?, qu'il y avoit un grand corps a Cas-
sel ; jc le fis parlir iiiconlineut avec des gens
commandos des gardes, oii esloil M. ie comte de
• iuiclie cf los deux compagnies des Suisses qui
sont a Saint-Venant. Je suivis apres avec quel-
ques troupes, croyant qu'il y auroit un grand
corps aCassel, y ayant aussi fait avancer M. de
Varenne; il ne s'y trouva que le regiment de
Glocestrc , avec quelques commandes de Mus-
coi, qui faisoient environ Irois cens homnies,
avec linfanlcrie et quelques officiers qui onl 6(6
conduits a B6thune. On en a fait uue lisle bien
exacte. II y avoit aussi quelque munition de
guerre, et comme on ne peut pas surcharger r6-
quipage, il en a est6 envoye deux ou trois rail-
liers de poudre a B6lhune, eton fera prendre le
plorab et la m6c!ie qui restent aux soldals. Les
cbemins sont si rorapus par lapluie, qu'il est
impossible de dire de quelle mauiere on peut
avancer le canon ni les pontons , ne pouvanl pres-
que pas marcher. Je crois que I'ennemi n'a pas
encore gueres de gens ensemble; raais comme le
pays est petit, les choses changent d'un jour a
I'autre. Le pays entre Bergue et Furne est fort
inonde. Je ne puis ricn dire de posilif de ma mar-
che, car le canon, les pontons, le bagage ont de-
raear6 dehors cette nuit et ne scauroient pres-
que marcher. Je crois qu'il y a pr6sentement fort
pea de gens sur le canal de Dunkerque a Bergue,
raais il y en peut marcher par Ypres et Furnes,
de qaoi je n'avois pas de nouvelles. Ces cinq
derniers jours de pluie ont tout gasl6, et asseu-
r6raent sans cela j'aurois fait une diligence de
qnoi I'ennemi auroit receu du pr6judice. Je tas-
cherai de marcher aujourd'hui de Cassel, et avan-
cerai sur le chemin d'ici a Bergue; tout le pays
d'autour est inonde, et il n'y resle delibre que le
chemin de Bergue a Dunkerque, et une hauteur
qui regarde la Flandre. Ou m'a dit a Cassel que
ces forts entre Dunkerque et Bergue ne sont point
en estat ; mais je scais bien que le canal est fort
grand et le parapet fort bon. J'escris un dupli-
cala de ceci fi M. de Castelnau, par des soldats
que jenvoic lout droit a Barbone.
» Tdrenne. »
A u meme.
« Du camp dc Dunkerque , le 27 may 1658.
» Le vice admiral d'Angleterre a est6 icy a ce
matin et a emmene des ouvriers avcc une grande
chalne; il n'avoit point de palissades : j'ai e{6
<)blig6 de prendre le peu de bois que mes gens
avoient pris dans une maison. Les gribancs ni les
besardres ne peuvent pas rester sur I'estang sans
se rompre. Je crois que de bonnes palissades, si
on en porle demain au matin de Mardyck ,
que Ton soutiendra avec des graiues, pourront
suffire. 11 faudroit aussi de pelils bastimens an-
g'lois, doD( lis ODt fort peu.
» II faut une extreme quantit6 d'avoine, e( le?
premiers jours que Ion en manque raettent les
chevaux si bas qu'ils ne se peuvent presquepas
remetfre; ce qui est vcnu de loin ne suffit pas
pour deux r6gimens pour deux jours. Je scais
bien qui! est difficile d'en avoir pour une armee,
mais il est certain que I'ambassadeur d'Angle-
terre a pris des mesures Irop courles pour les pro-
visions, et que Ton ne (rouve rien a acheter dans
toufe I'armee uavaie; et quand on est en n6ces-
sit6, il n'y a que les choses effectives qui servent;
il n'a pas seulement du charbon que Ton achele-
roit au prix de lor. 11 faut une quantit6 de fas-
cines qui ne se peut pas dire, et de planches et
de bois propres a servir aux plaleforraes et aux
ponls.
» Dans I'equippage d'artillerie qui est venu
avec moi, il n'y a pas d'officiers pour assi6ger le
moindre chateau , et il est difficile de (rouver en
peu de (emps pour fouruir a deux bonnes atla-
ques. Dans les lieux environnes de places de
leunemi comme on est, il ne faut pas languir
dans les atiaques, car les accidens ne sont pas r6-
parabies comme aux si6ges qui ne se font pas k
la teste I'ennemi.
» II faut un inlendant, ou quelqu'un qui en
fasse la charge. Je n'ai qu'un seul aide-de-camp
pay6, qui est Tissiot.
» II est n6cessaire d'envoyer en diligence
beaucoup d'outils; il n'y a presque que les peles
n6cessaires. J'envoierai le comple de ccux quo
j'avois port6s avec moi , qui sont distribu^s.
» II faut encore de petiles pieces pour meltre
a la circonvallation, et (res grand nombre de
grosses pour le si6ge. Je crois que Son Eminence
voit bien celui de Dunkerque comme un des plu>i
grands et des plus considerables qui se puissent
faire , par toutes ces circonstances, et dix fois plus
difficile que celui qui a este fait. Je la supplie
tres humbleraent de ne faire compte que sur les
choses bien eflfectives, afin que les choses puis-
sent r6ussir a la satisfaction: car ceci se doit faire
avec abondance, ayant aifaire a un ennemi puis-
sant, estant environn6 de beaucoup de places de
I'ennemi, et la place que Ton at(aque ayant uuc
grande garnison. Tout ce de quoi j'ai parl6 est
n6cessaire, a un point que Ton peut sans cela re-
cevoir fort ais6ment un affront; et en un lieu
comme celui-ci, ils ne sont point a demi. II fau-
droit que Ton fit des efforts extraordinaires d'An-
gleterre; tout le quartier des Anglois n'occupe
que ce que faisoit la milice de Boutiuois a I'autre
si6ge, et encore on les aide avec de la cavallerle.
11 faut faire estat davoir de I'avoine lous les
jours pour sept ou huict mille chevaux.
» TniENNE. »
Au meme.
« Cc 4 juin au matin.
» Comme on ouvre la Iraiichil^e a co soir, j'ai
DU VICOMTE DF. TUHENiVE. [l658]
psl6 a ce malin pour voir le lieu le plus propre,
ct aynnt fail avanccr des troupes sur les dunes,
Tennenii a tir6 beaucoup de canon, et ils ont as-
seuremenl plus de vingt pieces qui regardenl la
face que Ton atlaque. Je supplie Votre Eminence
de donner les ordres nccessaires afin que les niu-
nilions ne manqucnt point, et principaleraenl les
boulels. L'ambassadeur d'Anglelerre m'aditqu'il
a renvoid aux dunes les pieces de quarante-huit;
je lui ai dit de les redemander, et a nioins d'a-
voir une granrle quantite de canons, ce si^ge icy
tireroit en grande longueur.
» Les enneniis ont beaucoup de travaux avan-
c^s, et M. le marquis de Heide menage aussi
hien son terrain qu'homme du monde. Votre
Eminence voilbien qu'il faut beaucoup d'infante-
rie et de munitions, afin que Ton soit rafraicbi de
troupes en temps ; de son coste on fera tout ce
que Ton pourra.
» II y a des compagnies de gendarmes passees
a Bourbonne. Je crois que celle de Votre Emi-
nence y est, et on me mande que Ton ne srait
ce qu'est devenu M. de Courtin et s'il est mort
ou prisonnier, les ennerais les ayant attaqn6s sur
la digue pres de Bourbonne. Je pense qu'ilsn'ont
perdu personne , M. de Schomberg estant avec
de rinfanterie a son rencontre. Le regiment de
Mongomerie n'y est pas; je crois que le meil-
leur seroit de le faire embarquer a Casins , et
I'envoyer icy. II est bien necessaire de faire veoir
a M la grandeur de ce siege, afin
qu'il songe a envoyer encore des troupes.
)) On n'a point de nouvelles des boulets de
vingt-quatre, ni s'ils sont a la rade.
» Je redirai encore a Votre Eminence, comme
une cbose Ir^s importante, qu'il faut cliarger
dans des besauches les cboses nccessaires pour
ce camp; et si on est oblige d'en mettre dans de
grands vaisseaux , il faut qu'ils abordent a Mon-
dei, d'ou on les fera passer aucamp.
» Je supplie tres-bumblement Voire Eminence
de songer a ceci comme a un grand siCge, lequel
on tachera d'abreger autant que Ton pourra;
mais a la mani^re dont sout fails les dehors des
ennerais, ils les defendront long-temps.
» TUKKNNE. »
Au mcme.
« Monsieur, comme on voyoit bien que, par
les soins que Votre Eminence avoit pris, rien as-
seurement ne devoit manquer dans le camp de-
vant le siege , j'ai dit depuis quelque temps a M.
La Force de lui en mander les nouvelles, u'ayant
point eu de besoiu de faire scavoir autre chose a
Votre Eminence. Je crois que quaud celui que
M. le marCchal de La Force envoye et La Berge
arriveront, que vous aurez seu par Guise la prise
de la place , qui estoit r6duite, quand elle s'est
rendue, a la derniere extr6mit6. Toute I'armCe,
lant au siCge qu'a la traneb6e, a travaille avec
.■515
toute la diligence el la vigueur que Ton srauroit
souhaiter; etquoique la necessity soit trt!s grande,
on n'a pas oui dire une parolle deplainfe. Comme
Votre Eminence se trouve lout proche d'ici, en
attendant descavoir d'elle ce que le Roi veut que
Ton fasse, tant pour la garnison de la place que
pour I'emploi del'armCe, il faut presenteraenl
quelque temps pour raser les Iranchees el la cir-
convallation et raccommoder les brdches. Je crois
que le corps de M. de Conserolles devoit venir
joindre. J'ai envoy6 presenteraenl M. de Castel-
nau avec le sien prendre Eraeri, qui est un fort
bon chateau a deux lieues d'ici. J'ai beaucoup de
joie de ce que je pense que Voire Eminence
aura quelque satisfaction de ce que les choses so
sont passees si heureusement.
» 11 est arrive un raalheur au Quesnoy : Guion-
net s'estant sauv6 par I'inlelligence de quelques
gens dont il y en a de pris; sans la difficulte des
escortes je I'eusse fait passer en France ; estant
bien gard6 au Quesnoy, je le croyoisbien en seu-
rete pour quelque temps.
w On a eu nouvelles que les ennerais ont mar-
ch6 vers le Castelel; ils s'en vont se reraeltre
derriere I'Escaut. On dil qu'a Paris on n'a lant
parl6 conlre I'entreprise de Landrecies : loules
choses ont 6te si abondantes , qu'il n'y a eu sujet
de douter du succes, quand les ennemis ont laiss6
mettre I'armee du Roi aulour de la place sans
s'y opposer. Comme on a emprunte de I'argenl
pour les depenses, je ferai faire un raemoire bien
exact de ce que Ton doit , afin qu'il plaise a Vo-
tre Eminence faire ordonner le payement. II y a
quantite de personnes qui ont tres bien servi icy,
dont vous serez informe par d'autres commoditCs.
Je me contenterai de continuer a Voire Eminence
la protestation de mes services f res-humbles el
I'assurer que je I'honore avec le respect que je
dois. C'est, Monsieur, voire, etc.
» Au camp, ce 14 juin.
» TcRENNE. »
Au me me.
« A Bergue , ce 2 juillet 1658.
» Vostre Eminence seusl bier par M. de Mo-
ret, comme je fis dire , suivanl quelle avoit trou-
ve a propos , a la garnison de Bergue que Ton ne
les recevroil que prisonniers de guerre, ce qu'iis
accepterent sur le soir; je les ai fait parlir a ce
matin, et M. Talon les a raenCs pour les embar-
quer a Mardyck. II y a cinq regimens dinfanterie
et trois compagnies de cavallerie; il ne s'en re-
tourne a I'armCe que le commandant de chaque
regiment. Comme ils virenl qu'ils n'avoienl point
d'autre capitulation, tons les soldats rompirent
leurs armes, el meme il s'en jetta dans le maret
vers Line, ou il s'y est sauve douze ou quinze
officiers, et on en repril quelques-uns, et laissd-
rent entrer qui vouloil dans la ville sans quo
j'eusse rien sign6. J'ai couch6 la nuil dans la
33.
ville pour cx6culcrles choses en ordre. Cest une
assez mechante place , el hors le soulien de Dun-
kerqae , elle ne pourroit se soutenir conlre ua
si6se un peu con?id6rabIe. J y fais enlrer le re-
giment dinfanlerie de Cl^rambaul et laisse la
chose en cat es(at-la jusqu'a ce que Yoslre Emi-
nence me mande ce que le Roy ordonne touchant
celui qui y commando.
» 11 y a pres de vingt milliers de poudre et
d'autres munitions a proportion, deux pieces de
viDgt-qualre un peu gaslees, et deux couleuvri-
nes , point du tout de grains. Je croyois pouvoir
dire a Yoslre Eminence que les munitionnaires
disent quils ne voyent pas beaucoup de jour
pour la fournilure en ce pays ici; mais comnie
on a la mcr, on pent y remedier prompleraent.
Laconsommalion est grande el la campagnenest
pasavanc^e: quand on nest pas en avance on
tombe dans de grands inconv6niens , et il faut
demeurer lout court. Je crois que je raanoeuvre-
rai vers Honelot, et de la pcut-elre sur le chemin
d'Ypres, pour voir si I'ennemi ne quitlera pas
Furne, et quelle conlenance il fera a sa teste.
)) J'ai escrit a M. Lorant pour avoir des mortiers
pour Line; c'esl un lieu qui ne doit pas occuper
beaucoup de gens a I'assieger, et on ne pent y
aller que sur une digue.
y> J'envoie ce genlilliomrae a Yoslre Eminence,
par qui elle me fera Ihonneur de raander ce
qu'elle trouvera a propos que Ton fasse pour Ber-
gae, et elle apprendra des nouvelles de la saute du
Roy, et elle me donnera par lui ses ordres, me
faisant Ihonneur de m'escrire ce qu'elle juge a
propos touchant la marche.
M TCRENXE. ))
Au vie me.
« Le long temps qu'ily a queje ne me suis pas
donn6 Thonneur descrire a Yostre Eminence,
est cause que j'ai assez de choses a lui mander
tout d'un coup. Je lui avois mande commejavois
laiss6 M. de Gassion a Deinse; j'y passai la ri-
viere de Lys et marchai avec I'avanl-garde jusques
sur I'Escaut, vis-a-vis dun chateau nomme Gau-
vre, enlre Gand et Oudenverde; il n'y avoit que
des paysans de I'autre cosle et cinquanle che-
vaux ; ils avoient eu ordre le matin d'assembler
beaucoup de paysans pour fortifier le passage.
Comme les basteaux n'cstoient point arrives
assez lost, et que Ion eust nouvelles qu'il y
paroissoit de la cavallerie de I'aulre eosle , la
l)rigade de M. de Podwilz passa a nage; ils
coururent .fori avant dans le pays et prirent le
bagage d'un regiment qui passoit. Jens nouvel-
les, le matin , comme la cavallerie qui esloit sous
Oudenverde s'esloi I retiree ; je passai I'Escaut avec
peu de troupes , pensant les faire rendre ; ce!a en
fust sur le point, raais a la fin ils ne le voulurent
pas. Mais doulant quils envoicroient quelque
cavallerie de I'aulre cosle de I'eau pour enlrer
danslavillc, j'cnvoiai le lieutenant-colonel de
DOCLMENTS IMil;lTS RELATIfS ALX MEMOIBES
Buillon, qui deffit un regiment de cavallerie qu;
vouloit y entrer ,• un de dragons passa , qui se jela
dans la ville. Jen approchai, le lendemain , le
pont de bateaux , el comme j'allois porter les dra-
gons du Roy dans un village, un quart d'beure apres
qu'ilsy furent, Irois regimens venoieul en pleiue
course pour s'yjeller.quiesloient celui de Conde.
de lloUac et Louis Leire. M. dePequillin fit Ires
bien et les arresla dans la rue du village ; en suite
de quoi M. d'Huraieres lessuivit avec sa cavalle-
rie, et prirenl la plusparl de ces trois regimens,
etM.deChamilli et Bleausne,officiers. L'infante-
rie elant arrivee, je fis ouvrir la Iranchee le soir.
et la meme nuit restonnemenl prenaut a ceux de
dedans, ils demanderent a capiluler et se rendi-
rent prisonniers de guerre. 11 y avoit le regiment
de La Suse, un de I'arm^e d'Espagne el celui dc
dragons qui esloit entr6, tous trois fort foibles.
Les habilans n'ont pas voulu se dcffendre et ont
este Ires-bien Iraites; la ville n'est pas bien forte,
mais se pourroit bien accommoder. Yoslre Emi-
nence scait la consequence de la place ; ma pen-
s6e esloit de laisser peu de gens dedans, et de
ne ra'en pas esloigner jusqu'a ce que j'eusse veu
ce qui me pourroit reussir davantage , pour pren-
dre des raesures plus seures ; et pour cela , je n'y
ai s^journe qu'un jour el y ai laisse M. de Uoche-
paire, que je croiois le plus propre que j'eusse
ici, avec deux couipagnies de Suisses, le regi-
ment de Brelagne, le regiment de cavallerie de
Rochepaire et celui de Caslelnau. Je suis per-
suade que personne n'est si capable de bien vivre
avec ces babi tans-la que M. de Rochepaire, et
en sera trds-bien traile. Quand Tarm^e y aest6,
j'allai loger a une heure et demiedela, le long
de I'Escaut , sur le cherain de Tournai , et en par-
tis deux heures devanl le jour pour venir sur la
Lys, afin de voir avec I'armee comme Menin se
pouvoit accommoder, ayant laisse le corps deM.le
niarechal de La Ferte pour faire teste a Tournai.
Jaimois mieux voir quel eslablisseraent je pou-
vois prendre que de courir vers Bruxelles , ou je
ne doute pas que lespouvanle ne soil grande, et
avec raison ; car il esloit fori aise d'y aller avec
I'armee , et je crois aussi de la prendre, I'ennemi
n'y ayant peu jelter personne a cause que jestois
devant lui. Comme j'arrivois aupr^s de Menia
avec quelques regimens de I'avant-garde, j'ap-
pris que M. le prince de Eigne, avec son corps,
esloit a deux heures de la; je fis promptemenl
dcbander le peu de gens qu'il y avoit a la teste
pour les engager, ou il se trouva quelques offi-
ciers qui venoient au logemenl . et le frere deM.
Colbert y fnt pris , ayant pousse fort vigoureuse-
menl. M.de Gadaigne et AI. dHumieres marche-
rent avec les premiers escadrons au grand galop.
Le regiment du comle de Trie soufeuoit ces deban-
des de cavallerie el esloit a la teste de tout ; el ce
qui esloit devant lui ayant este repousse , il alia
a la charge par un c'lemin estroit conlre le regi-
ment de Souvigui, donl le maislre-de-camp le
reout Ires-bien; mais neanlmoins son regiment
DU VICOMTE DE TURENXE. [1658]
17
fut rompu, el le comic de Trie blesse de deux
coups de pistolet aux deux jarnbes el son cheval
de six, ne quiltanl poiut la (esle du n'-gimenl;
Souvigui ful pris par le corale de Trie , ayaut es-
te bless6 de Irois coups, dont Lapalue, capilaine
reform^au r^gimeul de la Reiue, lui en donna uq
qui lui cassa le bras, qu'il lui faudra couper ,
s'il n'en meurt. Je crois que Voslre Eminence a
oui parler de Souvigni, qui est asseurement un
des plus eslimes qui serve euFiandre, de quel-
que nation que ce soil. Quoique I'ennemi eusl sept
regimens d'infanlerie posies dans les bales, el
bien deux cens cbevaux des raeilleures troupes
de Flandre, la cavallerie de Tavant-garde les
enoporta , el M. d'Humiere el M. de Gadaigne y
firent aussi bien qu'il se peul, M. de Gensin y a
aussi Ires-bien faict, et M. de Renet , avec ses re-
gimens de la Reine, le sien el Crequi : il est cer-
tain qu'il ne s'y peul rien voir de plus vigoureux
que ce que Ton y a fiiit; el quoique ce soil moo
neveu , je ne feindrai point de dire a Vostre Emi-
nence que le comte de Trie s'y est fort signale,
el Souvigni m'a dit qu'il n'a jamais veu un plus
brave bomme.
» La deroute comraencanl, on les a suivisplus
de Irois lieues; loute I'infanlerie a este prise
ou s'est jelee dans les bales ; ils avoienl lous leurs
bagages et soixaule ou quatre-vingts cbariots de
vivres; il yalresgrande quantite d'officiers pris.
Le frere de M. Colbert ful relache, et on ni'a as-
sure que ce qu'il avoit dil aux ennemis, qu'il n'y
avoit que qualre cens cbevaux des nostres, c'est
ce qui a esle cause qu'ils ont allendu sans se re-
lirer. M. de Chalais se signale toujours dans lou-
tes les occasions; 11 y a eu quelques officiers des
nostres blesses decelle premiere charge, ouon fut
repouss6 deux fois. Le prince de Ligoe s'est sauve
avec grande peine; les simballes sonl prises et
tous ses gens, et n'y avoit des troupes de M. le
prince que le regiment de Rochefort , dont lous
les officiers sonl pris; le comie de Beulin el Cas-
car, deux coronels diufanterie, sonl pris, et aussi
bien pour ceux la que pour les aulres precedens,
comme ou est au milieu de la Flandre el que Ton
lie scail ou les laisser, il n'est pas croyable com-
bien il s'en perd, el je suis oblige d'en laisser aller
sur leur parolie.
» Comme j'ai sceu qu'Ypres estoil entiferement
d^garni, je men suis approcbe; et ayaul envoi6
I M. de Podwilz devant, des I'instanl raeme que
M. le prince de Ligne avoit esle baltu , 11 a deffait
un regiment de dragons qui vouloil y entrer. Je
suis asseure que si ou avoit peu assembler tous
ces prisonniers, il yenauroileu comme a une ba-
taille. Ce queje ra'approche d'Ypres est sans au-
tre fondement, sinon que n'y entrant personne,
les bourgeois pourroienl aiseraenl s'espouvanler,
el une si grande espouvante des ennemis me don-
nera pent eslre raoiea de conserver dans ce temps-
la Menin el Oudenverde ; et comme ce sont choses
oil on ne va que par les rencontres de chaque
jour, il n'y a rien de si incerfain. J'envoic le che-
valier de Clerville, qui passe par Saint- Venant,
afin de me faire promplement lia5.ler le corps
qu'avoil M. de Chu:ienberg , a quijen escris, afiu
qu'il vint se loger a Menin, qui est un lieu qu'il
faut absolumenl garder pour la communication
d'Oudenverde, oil on Irouvera assez de vivres;
mais il y manque de munilion, Je crois que quand
I'affaire d'Ypres ue reussiroil pas, qu'avec de
I'application et en inedanl beaucoup de munition
et beaucoup de Iroupes dans Menin el dans Ou-
denverde, que Ton conserveroil ces lieux-la.
Vostre Eminence scail Ires-bien quelle en est
la consequence. Comme j'ai sceu que M. de
Chusenberg n'est engage a rien , cela fait que
je parte de celle infanterie ici , car si cela estoil,
on ne pourroit pas songer aux raemes choses.
» J'escris ceci a Yostre Eminence , arrivant
aupres d'Ypres, et n'y Irouvant nul fourage el
volant cent inconv^niens qui peuvenl arriver a
ces places avancees, a moins qu'elles ne soient
promleraent renforcces. Je srai aus?i Ires-bien
que les ennemis sont fort foibles et forlabballus.
Don Juan est alle a Bruxelles; M. le prince est
a Tournai ; on a Irouve au secretaire de M. le
prince de Ligne les leltres qu'il escrivoil a loules
iieures a soii raaistre. Les ennemis avoienl eu-
voie leurs bagages sous Yalenciennes.
• » TtRENNE.
)) Au camp, ce 13 seplembre 1658. »
Au nu'me.
« Depuis que je me suis donn§ I'bouneur d'es-
crire a Voslre Eminence par le chevalier de Cler-
ville , je suis demeure au loin d'Ypres et ai fail
Iravailler a me fermer, avec le peu d'outils que
I'ou peul porter a la compagne. Jusques ici il n'y
estentre personne, et ddsque les outils m'arri-
veront, ou par Sainl-Venanl ou par Furnes , je
ferai ouvrir la tranchee. Je verrai aussi quelle
munition M. Talon me fera venir de Gravelines
el Calais. J'ai tire six railliers de poudre de Dix-
mude.
» Je receus bier une leltre de Dunkerque ,
par laquelle on me mandoit que monsieur le
protecleur estoil morl. J'en disle premier la nou-
velle a M. Morgan, dont le fils a}n6 avoit est6
declare protecleur; il a pense a ses coronels, el
il n'y aura pour cela nul bruict parmi eux , et je
crois qu'ils seliendronl parmi eux aux plus gran-
des affaires d'Augleterre, souhailant fort que les
choses demeurenl entre les mains du fils du
protecleur. J'ai envoie un bomme de creance a
M. I'ambassadeur d'Angleterre, qui n'est pas en-
core de retour.
» M. le mardchal de Chuserabergarriva bier avec
la cavallerie qui avoit esle a Saint- Venant, et
quinze cens homraes de la place, en complant
deux cens de Bapaume. II s'avancera avec cela
el un corps que j'y ai deja a Menin, afin de soute-
nir ce poslc-la et emp^cher que rcnnemi n'aill.e
ji3
U0CLME!<TS IWEDITS RELATIFS AUX MEMOIRF.S
a Oudenverde. J'avois d^ja M. de Schoinberg a
Menin pour cela, ct uu corps assez considerable
a Oudenverde. 11 n'y a pas plaisir a sc flatter,
iiiais si I'on prend Spols en luainlenant Meuin et
Oudenverde, jc suis asseur6 que Vostre Eminence
ne trouvcra pas cela nial. Un secours dans Ypres
ou une eutreprise sur les aulres places change-
roil cela.
)) Sur la inort de M. leprotecteur,Vostre Emi-
nence nie fera I'honneur de m'entretenirs'il y a
un autre train a prendre que celui dans lequelje
srai Lien qu'elle est, qui est delre bieu aise que
Ja puissance, en Anglclerre, demeure entre les
mains de ceux qu'elle croira eslre le raoins bien
avcc les Espagnols. Je ne vois pas ce que les Es-
pagnolspeuveutfaire si on maintient Oudenverde;
ondit loujours ces chosesla, mais, a mon avis, ce
ne peut pas avoir ete avec tant de raison qu'a
cetle heure. Je ne doute pas que la raort de
M. le protecteur ne leur doiine de grandes esp6-
rauces; mais elle vient quand leurs afl"aires sout
bien bas.
))IlpIairaaVostre Eminence envoierdel'argent,
el corame je lui ai mande, il u'y a point de mu-
nitions du tout a Menin et tr6s-peu a Oudenverde;
!e temps peuldevenir mauvais, el en Flaudre il
n'y a point de remede centre cela. Je ne doule
pas que Vostre Eminence ne les pr6vienne par les
ordres d'envoyer promtement des munitions. On
a fait mfime avec grande peine deux cens pri-
sonniers a Dixmude ; on en a laisse a Oudenyerde,
et comrae ou les a pris fort avant dans la Flan-
dre, el quece soutdes . . . , a moins de les en-
chaisner on ne pouvoit pas les niener; les regi-
mens ne peuvenl pas se remellre de cetle cara-
pagne.
» Je crois avoir maud6 a Vostre Eminence que
le prince de Ligne esl dans Ypres, el Druot, qui
est un tr6s-bon officier; il y a plus de trois cens
chevaux, et je ne pense pas qu'il y ail plus de
trois cens licmmes de vieille infanterie, mais
beaucoup de bourgeois et de la riuilice. J'espere
que M. Talon me fera veuir du canon ; je n'ai que
qualre pieces de vingt-qualre avec des munitions
pour la campagne; il y a grande difficult^ d'en
faire venir par Saint- Venant.
» Ce 18 septembre 1658.
» TURENNE. »
A Monsieur Le Tellier.
« Monsieur, il y auroit bien des relations k
faire de tout ce que par bonheur il se rencontre
que Ton fail en ce pays. J'envoie le sieur de Ma-
daillonlrouver M. le cardinal, alin qu'il luiplaise
informer Sa Majesle comme Ypres vient de de-
mander a capituler. M. d'Humieresa escrit, il ya
quelques jours, a Son Eminence pour le gouver-
ncment ; je lui en parle d'une facon pour lui faire
connoistre qu'il ne srauroit pas m'obliger plus
scnsiblcnienl que de lui faire cetle grace de le lui
procurer aupres de Sa Majesl6. Je vous supplie
trds-humblemenl de vouloir bieu lui servir, et il
m'a serable que M. le cardinal esl tout a fail bien
persuade de lui. Je ne vous fais que ce mot en
baste pour cela , el je vous supplie de me conli-
nuer I'honneur de vostre amiti6. C'esl, Monsieur,
vostre tres-bumble , etc.
» TuRENNE.
)) Au camp devanl Ypres, ce 24 septembre
1658. ))
Capilulalion faicte a la reduction de la ville
d' Ypres, du 26 septembre 1658, avec le clerge
de la ville.
« Articles accord^s par M. de Turenne, g6n6ral
de I'armee du Roy aux ecclesiasliques d'Ypres :
» 1. Premi^reraent , que dans ladile ville
d'Ypres et diocese d'Ypres sera privalivement
admise el exercee la religion catholique, aposto-
lique et romaine, meme entre les gens de la mi-
lice , et qu'au meme effet ne sera commis en icelle
ville autre gouverneur que de la raesme religion,
subject de Sa Majeste tr^s-chretienne , et sans
qu'on puisse transporter aucuns des manans de
ladite ville en la subjection d'aulre sup6rieur qui
ne soil de ladile religion;
» 2. Que les images miraculeuses de Noslre-
Dame, reliques, reliquaires, vases sacr^s, clo-
ches, tant celles de la ville que celles qui y sont
refugiees, ornemens el aulres ustensiles, tant
concernant le service divin ou public que la
decoration des ^glises estanl en cetle ville ou
diocese, ne seronl transporles ailleurs en facon
que ce soil; ainsi deraeureronl a ceux a qui ils
appartiennent, le lout sans charge d'aucune re-
demption ;
3. Que r^veque, doyen et chanoines de I'^glise
calhedrale , leurs suppcsls , abbes , prevosts , ab-
besses , chapitres , religieux , religieuses , confrc-
ries et toutes aulres personnes ecclesiasliques,
6glises , hopilaux, pauvres escoles, tables el bieus
des pauvres , mouls-de-piele el toutes aulres fon-
dalious pieuses, de quel eslat, condition, ordro
qu'ilspuissent elre, lanlde la ville que du diocese,
demeureront el seronl maiutenus en leurs digni-
t6s, honueurs, privileges, qualites seigneuriales,
juridictions , ordres, administration, franchises,
exemptions, fonctions et collations des digniles,
prebeudes, benefices el offices quelconques, sans
autre charge qu'auparavanl; le raesme sera ob-
serve au regard de leurs successeurs, et ne s'in-
Iroduira de droit de regale ou autre jusqu'a pre-
sent non pratique;
)>4. II sera libre audit 6vesque d'aller par tout
son diocese pour faire ses visiles el autres fonc-
tions episcopales, el a telle fin choisir lieu de de-
meure en telle ville ou bourgade de sou diocese
qu'il Irouvera convenir;
» 5. Seronl aussi lesdils ecclesiasliques maiute-
nus en possession delous leurs biens, soienl mcu-
b!es ou iamieubles, rentes, actions el credits, eu-
DU VICOMTE Dii
semble, or et argent monnoy6 et non monuoye,
de perinissioii ou billon , enseignemensel papiers,
et toules autres clioses a eux apparfenant, sans
auciine exception, selon qu'ils en out jouy au-
paravanl;
» 6. De nieme tons les bourgeois et habitans
de la ville, et les r^fugies et enfermc's ci» icelle,
soieni ecclesiastiques ou seculiers, de quel eslatou
condition qu'ils puissent 6lre, y con)prins les
absens ou rofugies ailleurs, reliendront pareille-
nient la paisible propriel6 et jouissance de tous
leurs raeubles, bagues, joyaux, vaisselle, or et
argent nionnoye et non monnoye, toutestain,
airain, avec tous autres ustensiles, nuls exceptes,
Irouves en leurs maisons ou ailleurs, el genera-
lenient de tous leurs bieus, meubles el iinineu-
bles, de quelle qualile el condition ils puissent
estre, sans que lesdils habitans ou refugies puis-
sent estre recharges, touchant lesdils meubles, ou
iuquieles par les gens de la guerre, ui aussi les
meubles illec refugies qui suivront librementaux
propri^taires , elcelasans aucune reconnaissance
ou redemption a qui que ce soil;
» 7. Entreront aussi lesdils ecclesiastiques, ha-
bitans et absens, en la possession et jouissance
eiiliere de tous leurs bieus, quels qu'ils soyent,
qui , a cause de cette guerre , pourroient avoir
esteconfisquesou an notes, ensemble desarrerages
qui u'auront este rerus, nonobslant que le Roy
en auroit dispos6 ou fait raercede ou recompense
^autres personnes , soil pour la propriety, soil
pour le revenu annuel, et eela en vertu du pre-
sent lraicle,sans qu'il soitbesoin a cet efTectd'ob-
tenir autre acte ou provision. Et comme il pour-
roil arriver qu'on rencontreroit quelquedifficulte
de rentrer en la jouissance des biens confisques
ou annotes, Sa Majestesera (r6s-bunib!emenl sup-
pliee de faire dep6cher lettres particulieres vers
les occupans, comme il a este fait en I'an 1648 ;
)) 8. Sera pourveu aux abbayes , prelatures et
autres cloislres et dignit6s de la ville el du diocese
comme ci-devant, et ensuitle de la bulle d'erec-
tion de I'ev^che d'Ypres, la doyeunie venanl a vac-
quer, sera a I'election dudit chapitre cathedral ,
s'il en a le droit ;
» 9. Tous les cloislres et raonasleres , lant
d'horames que de fiUes, ne seront conlrainls de
changer en aucune faconde regime , ains deraeu-
reront sujets aux memes superieurs comme a
* present, el ne pourronl les religieux et religieu-
ses, sans Tautorite de leurs superieurs de cette
province de Flandre, estre tires de leurs cloislres
ni envoyes en France ou ailleurs, pour admellre
des estrangers en leur place au convent ;
» 10. Ne seront aussi les ecclesiastiques moles-
l6s a cause du sermeut aux charges quelconques
qui n'out este pratiquees du temps quits estoieut
sujects au Roy catholique;
nil. Les bourgeois el habitans de la ville el
les refugies en icelle , de quelle condition et qua-
lit6 qu'ils soyent, ne pourronl estre forces a por-
ter les armes centre leur voIont6, ui envoyes en
TURKNNK. [1658] 519
colonic , ni tenus pour esclaves , ains pour sujets
du Roy, avec la mesme qu'ils ouleueauparavant
sous leRoy catholique;
» 12. Seront observes, selon leur forme et Ic-
neur, les concordats fails respectivemenl parceux
du chapitre et tie la cour episcopale avec ladite
ville, en date du premier juin mil cinqcensvingt-
deux el du...
» 13. Que I'evesque et ceux du chapitre cathe-
dral, et tous aulres ecclesiastiques habitans de la
ville d'Ypres et leurs maisons, seront a (oujours
libres et exempts de logement des soldats et con-
tribution pour rentretieu d'iceux , aussi duraiit
leur absence et vacation, ensuille de ce qu'il a
este accorde par le Roy pour lam aison dudit eves-
que, en date du 11 decembre 164S. Et a cet eflfet,
lettres de sauve-garde seront presentemenl ex-
pedites pour estre altachees a leurs portes, afin
que personne n'eu pretende cause d'ignorance,
comme il a est6 fait audit au 1648, maintenant
lesdits ecclesiastiques a loujours libres el exempts
de guet el garde, et leurs viniliers, debitant leur
vin en leur cave, jouironl en lout ce que dessus
de la mesme franchise;
» 14. Lesdils ecclesiastiques seront exempts,
comme dil est, de touslogeraens des soldats, et a
regard du logeraeut de cour, ils jouironl de leurs
privileges a I'adveuir comme ils en jouissoient
lorsque ladite ville estoit en rob6issance du Roy
catholique;
» 15. El quant aux supposts de ladite cour Epis-
copale, ils ne seront logeables ou taxables plus
avantque ceux du magistral de ladite ville;
)) 16. Que les articles accord6s aux bourgeois
habitans d'Ypres ou y r6fugies . touchant la li-
berie de demeurer sous la juridiclion du Roy , ou
de s'en retirer en dedans le terme de deux ans
et de disposer de leurs biens el autres points ac-
cordes, faisant ou lendanl en faveur ou privilege
des bourgeois ou habitans de la ville d'Ypres,
soul pareillement accordes auxdits ecclesiasti-
ques.
» Son Altesse a promis et proraet , au nom de
Sa Majeste tres-chretienne, de faire observer et
maintenir tout ce que dessus poncluelleraenl et
inviolablement.
» TURENNE.
» (Et cachete de son cachet en cire rouge.)
» Et plus bas:
» Par Son Altesse,
» Du HoM.
» Faict au camp devaiit Yprcs, le 25 septeni-
bre 1658. »
A Monsieur Le Tellier.
» Au camp ti'Vprcs, ce 27 septembre 1658.
» Monsieur, j'envoye ce capitaine de mon r6-
'.' 0
nOCLM£>TS l?iEDITS UELAXliS ALX MEWOIUES
giment d'infaiilerie, qui s'appelle Perrin, ponr
porter la capilulalion d' Vpres. II y a pr^s de Irois
sepmaines que je iiai point rereu de leltres de
Son Eminence. II y avoit dans la place plus de
gens que je ne pensois; cela raouloit a huit cens
hommes de pied, dont cinq cens estoient de ces
nouvelles levees, e( bien cinq cens chcvaux. J'a-
vois fait quelque feu de ligne autour de la place,
et je raande a M. le cardinal qu'outre deux niille
escus que M. de Laffaye, qui estoit a SaintVe-
nant, ra'avoit prestes, on n'a depense que peu
de chose , dont je n'ai pas encore le coniple. Pour
des munitions de guerre, il n'y a este employe que
^i\ milliers de poudre, outre ce que j'avois a la
carapagne. La ville a tenu cinq jours de (ranch^e
nuverte et on a perdu assez de gens ; il y a beau-
coup de malades, ayant laiss6 des gens a Ouden-
verde et Menin; je u'avois pas cinq mille hom-
mes de pied en tout. La circonvallation est bien
aussi grande quecelle d'Arras. Jecrois quemet-
(ant des hommes et des munitions dans Ouden-
verde , qu'il se raainliendra Ihiver; il faut en
Fiandre que les places le fassent d'elles-memes.
On y travaille fort , mais comme cette place est
de plus de consequence qu'aucune que le Roy ait
jamais tenuc en Fiandre , il faudroil de surplus ,
pour y faire (ravailler, que les peuples y vis-
sent de I'abondance. La conservation de ce lieu-
la doit, anion advis, faire une revolution en Fian-
dre. On me raande que M. de Mesrae a eu ordre
de se retirer dignoi ; j'en suis bien marri; vous
savez qu'il a eu la bont6 de prendre cognoissance
des affaires de nostre maison. On dit que vous
venez a Compi^gne et k Amiens, et je vous de-
mande la continuation de I'honneur de vostre sou-
venir, etque vous me croiez, Monsieur, vostre
tr^s-humble, etc.
» Tdrenne. »
Capilulalion accordec auv gens de guerre sortant
de la ville d'Ypres.
« 1". Preraieremeut , qu'ils sortiront jeudy
vingt six de septerabre, a sept heures du matin,
avec amies et bagages, enseignes deployees, ran-
ches alluniees a deu\ bouts, tambours battans,
bale en boucbe, deux pieces de canon a leur clioix,
avec des munitions pour tirer chacun douze coups
et les chevaux n6cessaires pour les tirer;
» 2. Qu'ils serout conduits par le chemin le
plus court, en toute assurance, jusqu'a la ville de
Court ray ;
» 3. Que pour coramencer leurs bagages et de
loutes aulres pcrsonnes qui voudront sortir de la
ville avec eux, lour seront fourniscent chariots;
)) 4. Quenuls officiers ny soldats, de quelle na-
tion que ce soit, ayant servi le parti contraire,
ne pourront cstre relenus ni inqui6t6s, sous quel
|)retexte que ce puisse estre;
» 5. Que les prisonniers de part et d'autre ,
faits pendant le si6gc, seront rcmis promtement
en liljcrlo:
)) 6. Que les malades el blesses qui ne pour-
ront pas sortir de la ville y resleront jusques a
leur guerison , et lors seront conduits a la ville la
plus prochaine de rob6issance de Sa Majeste ca-
tholique;
» 7. Que toutes munitions de guerre seront rai-
ses 6s-mains de bonne foi;
» 8. Qu'ostages seront laiss^s des deux cosl6s
pour raccoraplissement du present traicte.
» TaRTANCON , LE PRINCE DE LiGNE. »
Au mime.
« Monsieur , j'ai receu des lettres de Son Emi-
nence par lesquelles il me mande comme le
voyage du Roy est resolu pour Lyon. Comme la
Royne y va , il est malais6 qu'il ne soit pas long,
et dansl'arrifere-saison ou Ton entre, il ne se peut
pas que beaucoup de cavallerie et quelques r^gi-
raens d'infanterie ne retombent vers la fronti^re.
J'escris sur cela a M. le cardinal, afin que Ton y
Irouve quelque fonds pour faire subsister les
trouppes, en attendant quelacour revienne pour
donner ordre aux quarliers d'hiver ; mais si vous
passez jusqu'en Janvier sans revenir, et qu'il n'y
ait ni argent ni ordre pour les quarliers sur les
fronti^res, on se mettra en estat de ne pouvoir
pas estre si tost en campagne, et il^est certain
que les ennemis en profiteront. Vous scavez bien
au vray s'il y viendra un corps considerable d'Al-
lemagne eten quel temps. II ne faut pas se lais-
ser surprendre par cela, ni qu'il nous trouve en
mauvais estat, car ils reprendroient des postes
oil Ton ne pourroit plus revenir. On pourroit
faire travailler de bonne heure aux recreues aux
regimens qui demeurent en Fiandre. Je suis
oblig6 de vous dire que Darapierre est un des
bons qui soit en ce pays-ci. J'ai recu la commis-
sion pour M. d'Huraieres, et feiaiexecutercequi
est port6 par I'ordre du Roy pour la corapagnie
de Catteville. Je mande a M. le cardinal que Ton
pourroit mettre Sassy a Menin. Comme il me
parte de Rubertiere, il semble qu'il n'y ait pas
de difficulte pour son aCfaire de major a Ypres.
II a toute sa vie servi dans le regiment de Pied-
mont, el je ne le connois que de cette ann^e, mais
ilestt^ortcapable.Je raande a Son Eminence qu'en
attendant les ordres du Roy, j'ai envoye M. de
Madaillon pour servir de major a Oudeverde.
Je uen connois de pVus propre que lui a servir
en un lieu comrae celui-la. II y m^ne sa corapa-
gnie el il la fera fort bonne pour marcher en cam-
pagne avec M. le chevalier de LaHilli6re. J'escris
a M. le cardinal pour avoir de I'argent pour I'in-
fanterie qui denieure en Fiandre. II est tr6s-
n^cessaire de leur en donner en les eslablissant,
car apr^s cela, quelque argent qu'il yait, on ne
les fait pas revenir. Je n'ai point aussi de nou-
velles de cette avoine qui devoit estre envoyee h
Ypres ; on avoit fait son corapte sur six raillesacs.
Je ne doute pas que M. Colbert n'ait donnd les
HI VICOHTE DE TLfiEKNE. [iGiS]
521
assurances a M. Jacquier pour la continuation de
son pain. Des gens qui vont faire Taraorce en
Dauphiue, ne sout d'ordinaire gu6re inquietspour
cfe qui se passe en Fiandre.
» Conservez-raoi Ihonneur de vos bonnes gra-
ces, et niecroyez , Monsieur, voslre Ires humble
et tres-alTectionne,
» TORENNE.
» Au camp d'Epiers, ce 25 oclobre 1658. »
Au me me.
(i Monsieur, j'escris a Son Eminence ce qui
s'est pass6 depuis que je suis deca I'Eseaut, et je
ne doute pas que vous ne sachiez par tous les
advis qui viennent des Pays-Bas , que les eunemis
sont fort empeches; mais comme ils sont tous
dans leurs places , Ihiver va metlre fin a tout, et
on alonge le temps autant que Ton peut. Je crois
que Ton recevra ici de vos nouvelles pour le paie-
ment des troupes, et je ne m'esloignerai point de
Flaiidre ou de la fronli^re, que je ne sache le
Roi de retour. J'avois oublie de mander a Son Emi-
nence que Ton a descouvert un lieutenant de Lou-
ville, qui avoit ept6 dans la corapagnie d'un bas-
tard de M. de Maiiicamp, qui avoit intelligence
avec M. le prince ; il avoit este a Tournai et de-
voit faire enlever la grand'garde. Ou donne ad-
vis de quelque detachement de I'arm^e ou de
quelque convoi; c'est son caporal a qui il s'etoit
coufi6, qui I'a descouvert. Je n'estois pas a I'ar-
mee et estois all6 vers Graramont. M. Ducou-
drai m'a adverti comme il estoit arreste , et j'ai
niande que Ton le fit juger promptement : il a est6
condamne a estre pendu et a estre execute au-
jourd'hui. M. de Coligni m'a envoye demander
aujourd'hui un passeport pour aller de Tournai a
Bruxelles, ou est dora Juan avec le marquis de
Caracene, et Monsieur le prince aTournai. Jecrois
qu'ils hasteront fort leurs troupes d'AUemagne,
et je m'imagine qu'ils empescheront, s'ils peu-
vent, les troupes de I'Erapereur de s'engager
centre les Su^dois, afin de pouvoir les attirer en
deca plus aisement , et que si le roi de Su^de n'en
veut qu'a I'electeur de Braudebourg, ils pour-
roient bien le laisser faire: I'evenement du si^ge
de Copenhaguedecidera toutcela. Jevous supplie
de faire souvenir M. le cardinal, que le voyage du
Iloi estant long, comme il y a apparence, il faut
I necessairement de I'argent pour soutenir un corps
de troupes ensemble. L'armee empesche que I'on
ne puisse pas tirer des contributions, de sorte
que si Ton n'est pas assiste dans la finde la cam-
pagnesur le quartier dhiver, les troupes peri-
ront extrfiraemeut. II y a plus de douze ceus
liommes qui travaillent tous les jours a Ouden-
verde, et l'armee, qui en est proche, empesche
que Ton ne puisse rien tirer du pays. Je suis
Ires-veritableraeut, Monsieur, voire lr6s-hum-
ble et tres-affectionne serviteur,
» TURENNE.
5) €e 5 novcmbre 1658. »
Au mime.
loNovembre.
« Monsieur, j'envoie cct officier du regiment
du Plessis d'iufanterie ; je vous supplie tres-hum-
bleraent de lui ordonner le plus que vous pourrez
pour son voyage; c'est un des meilleurs officiers
de I'infanterie. II a une lettre pour son Eminence,
dont j'ai envoye le duplicala par I'ordinaire. Jo
n'ai point eudes nouvelles des ordres que Ton a
donues en partant pour donner de I'argent aux trou-
pes en les mettant dans les villes ; outre ce qui es-
toit dans Oudenverde, j'y ai mis quatre compa-
gnies aux gardes, le regimen tdePagni el le Catalan,
et les regimens de cavallerie de Melin ct La Vil-
letle,et deuxLorrains, qui font six regimens avec
les deux de Rochepaire et Casleluau. II n'est pas
croiableles travaux quelona fails a ce tie place-la;
le chevalier deClerville les a fort bien pris et y a
agi avec soin. Je verrai, estant dela la Lys, ceque
je laisserai de cavallerie dans les villes; car tout
ce que Ion a pu faire , c'est de demeurer en cara-
pagne le plus quil se peut, el on ne scauroit pas
en Flaudre laisser les troupes hors des villes, a
raoins que d'avoir pris lout le pays. M. le prince
est a Bruxelles avec don Juan et le marquis de
Caracene; ils ont resserre depuis pen les troupes
qu'ils avoienl prises, des portes jusqu'au foss6, et si
1 hiver n'empeschoit pas de demeurer, on est lel-
lement au milieu deux qu'ils ne peuvent, jusqu'i
la Mouse, s'assembler en aucun eudroil. M. de la
Beauvoisi sen ira bieulost; il a este bien aise de
voir avec un pen de loisir toutes choses, el la co-
gnoissance qu'ila du pays fail qu'ileujugemieux
qu'un autre. Je demeurerai a Ypres jusqu'a ce
que j'aie des nouvelles du retour de la cour. Je ne
scaurois pasdire si lescnnemis ferout repasser la
Meusea leurs troupes, au moins a une parlie; je
crois que c'est selon les nouvelles quilsauront des
secoursd'AIlemague, car s'ils venoienl bieulost ; je
pense qu'ils ne s'eslargiroient pas beaucoup, afin
d'estre prfits a metlre en campagne. A son arri-
v6e la Fiandre leur a refuse de I'argent, el il est
certain qu'un pays ne peut pas eslre plus pr6s
d'un changemenl: ils ont presenlement I'hiver
devant eux, et le temps, selon que Ton sen sert,
apporte bien du changement aux affaires. Je
raande a Son Eminence comme on a fail executer
un lieutenant de Louville, qui I'avoit este du bas-
tard de M. de Manican, et qui avoit intelligence
avec M. le prince pour enlever quelques gardes.
II y a eu depuis une entreprise sur Dixmude
descouverle. II sera necessaired'unreglement du
Roi pour les contributions de Fiandre. Ypres
est le plus blesse presenlement; ceux de Saint-
Venant se faschent d'estre reserves, mais la na-
ture dela chose y obligera; le sejour de l'armee
fait que rien n'a pris d'assielte assuree; mais
quaud on le pourra, il sera fort aise dy pour-
voir et avec moyeu de conlenter en parlie un
chacun. Je vous supplie de me conlinuer I'hon-
neur de vos bonnes graces el me croire tris-ve-
i2'2
DOCUMENTS INEDITS RKLATIFS ADX MEMOIBES
rilablement , Monsieur , voire Ir^s-hurable et tr^s-
affeclionne serviteur,
» TrRKNNE.
» II y est venu un officier anglois qui m'a dit,
qu'il a vu , en passant dans la chambre du nou-
veau protecteur, M. Fairfaix, M. Lambert et M.
Buquinguam. Jai envoi6 querir a Saint- Venant
les fonds pour les nouveaux Anglois ; il y a long-
feraps que les vieux n'ont reru d'argent; ilscora-
niencent a en estre fort chagrins, et cela ne peut
pas durer. »
Au mcme.
« Du camp d'Isengheim, le 2i novembre 1658.
» Monsieur, j'ai receu les deux letlres qu'il
vous a plu me (aire I'bonneur de ra'escrire, qui
sont toutes deux du 1" novembre. Je vous eu-
voie en diligence I'esfat des troupes que je fais
estat qui pourront demeurer en ce pays , et comrae
il est un peu grand pour la cavallerie , en cas
qu'il y eust de la difficulte de les y mainlenir,
vous ordonnerez, s'il vous plaist, que Ton re-
serve quelques quarliers. J'ay envoie scavoir a
Bergues si j'y pourrois metlre les regimens de
Wirlemberg. Je n'ay receu cet estat pour Oude-
narde qu'en dera de la Lys; et ouire cela, ce qui
y est demeure de cavallerie y est bieu plus
propre, ces regimens de Wirtemberg, qui sont
nouveaux, ne se maintenant pas si bien que les
vieux regimens, et eslant n^cessaire d'avoir des
gens effectifs dans celte garnison-Ia. Je vous en-
voie I'estat des officiers d'artillerie que j'ai rete-
nus,etce qu'il leurfautet pour les chevaux, pour
le mois de novembre; et aussi ce qui a esle or-
donn6 sur une somme de Irenle six mille livres,
qu'un cummis extraordinaire a apport^e a Me-
nin pour les nouveaux Anglois , pour les regi-
mens ^cossois de la garde , pour celui de Dou-
glas, et pour les Catalans. J'ai escrit, en envoyant
le vieux corps anglois , a M. d^rmesson , et en
son absence a M. Pi^tre et a M. de Bar, pourleur
r6ception , et aux premiers pour I'ordre du loge-
nienl; et comme j'avois nouvelle d'une somme de
cinquante mille francs qui vient, et que leur
moismonle, selon la derniere revue , a (rente-
qualre mille francs, laquelle s'estant Irouv^e
avoir pass6 jusqu'a Menin , et les Anglois ayant
pass6 outre, j'escriray a MM. les surintendans
pour les supplier de remplir lesdictes dix mille
livres, lesquelles on employera icy a des usages
n6cessaires. Je mande a Son Eminence comme
je renvoie le regiment d'Artois, sur la priere que
M. le mar6cbal de Schulemberg m'en a faite ,
s'estant presque tout ruin6. Comme on dit qu'on
ne met point de quartiers en Normandie, je ne
vous diray rien pour mon r6giment de cavallerie
et celui d'infanlerie, si ce nest de vous supplier
qu'ils soient des mieux et pas trop esloign^-s. Jc
vous assure que les villes, a moins d'un argent
qui vienue (oujours a point uouim'^, ce qui nc se
fait jamais quand il a a passer par diverses raainsi
sont la ruine des troupes. Une marque d'un m^-
chant officier , c'est quand quelqu'un diet quit
fait aussi bon dans les villes, parce qu'il ne sc
soucie que d'avoir de I'argent et point du tout
d'avoir des soldals, qui lui sont a charge durant
I'hyver , et pourveu qu'il mene douze ou quiuze
gueux de recrues, a qui il n'a pas doune la moi-
tie de ce que le Roy donne,il croit avoir salisfait
et estre asseure de n'estre pas cass6. Ce que
vous voyez que la cavallerie se maintient si
bien a cetle heure, c'est que Ton garde durant
I'hyver beaucouf) plus de cavallerie que Ton n'a
jamais fait; el autrefois les capitaines refaisoieut
presque toutes leurs compagnies au printemps,
et on ne se maintenoit pas si bien avec qualre
demies montres durant lacampagne, que Ton fait
a celte heure sans rien toucher. II y a toute la
m6me raison pour I'infanterie. M. Jacquier est a
Arras, malade, el je n'ai encore eu aucunes nou-
velles de celte fourniture d'avoine a Ypres. Vous
verrez, par Teslat des troupes qui demeurenl, lo
nombre de celles qui s'en iront. II y reste fort
peu de regimens d'infanlerie , et je crois que,
pour quelques-uns de ceux d'Oudenarde, que
Ion pourroitleur fairefaire des recrues de bonne
heure. Ce qui reste dans les regimens d'infanle-
rie qui sont ici, sont de bons bommes, et je crois
que, leur dounant les moyens, ils se raetlront
chacun a plus de qualre cens hommes. Je ferai
marcher un de ces jours lous les regimens en
France; je demeurerai a Ypres , et il est bien n^-
cessairc qu'ils Irouveul leurs quartiers a la fron-
li6re. Je vous envoie aussi I'eslal des regimens
que j'ai donnes a M. de Genlis pour escorter les
Anglois jusqu'a Amiens, et n'ai rien a vous ad-
jousler que I'assurance de mon souvenir Iri^-s-
humble, eslant Ires-veritablement , Monsieur,
voire Ires-humble et tres-affectionn6 serviteur,
» TCRENNE.
» Je ne scais pas encore s'il y pourra demeu-
rer plus ou moins de cavallerie a Bergues, et si
j'y laisserai le ri^^giment de Gassion. Je necomple
point les deux regimeiis deCrequi et de Broglie,
que je renvoyerai, I'un a B^tliune et I'autre a
Bassee. Je crois qu'il en faudra laisser encore
quelqu'uns a Saint- Venant. On pourra peut-elre
se trouver un peu court pour Ypres, car il u'y a
point de fourage.
» Je vous supplie de vous souvenir du sieur de
Sain I -Martin, niarochal-des-logis, general de
la cavalerie, afin qu'il puisse estre mis comme
lannde pass6e. »
Au meme,
« Monsieur, j'ai recu la lellre qu'il vous a plu
me faire I'honneur de m'escrire du 17 mars, et
deux jours auparavanl j'avois faict parlir le nc-
veu de M. de Montpezat, avec I'estat des troup-
pcs qui demeurenl en ce pays icy , el comme il
Dl) VICOMTE DE TURENINE. [1058]
n'y a que sept r^giraens d'iufanterie , sans La
Ferle, qui s'en retournent , je m'asseure qu'ils
Irouveroiit leurs ordres sur la fronti^re pour leur
quarlier. J'ay respondu a un nienioire que M.
Talou ni'a mande , et comnie il y a des regimens
de cavalerie qui demeurent en ce pays ici, dont
vous avez onvoy6 les quartiers, j'cnvoyerai le
reste des trouppes , el ainsi ils demeureront li-
bres. Je crois qu'ayanl si peu d'infaiilerie a lo-
ger, que vous pourriez les inettre sur la fron-
tiere de Picardie el aux bords de la Normandie, et
en supl6anl avec de I'argenl a ce que vous ne les
eslendez pas lanl , vous pourriez les nietlre en
estat de marcher de bonne lieure ; car je ne doule
pas que si I'ennemi tire du secours d'AlIemagne,
quil ne vienne bieulost aux places avanc^es, et
e'est si fort au milieu de son pays qu'il peul le
faire en loute saison. Si Tarni^e du Roy est
preste, on a aussi eel avantage que Ton y peul
subsisler comme eux, pourvu que cela ne dure
pas Irop long-leraps en attendant les lierbes. Le
travail d'Oudenarde ne peut plus s'avancer faute
d'argent, et a la separation de I'armee, s'il y en
eusl eu , cela eusl sauve beaucoup de solJats qui
d^serlent les garnisons. Je croyois toujours qu'il
en viendroit avaut qu'il se fallOit un peu esloi-
gner. Les enuerais se raettenl enlre Bruxelles et
Namur, pour se raccoramoder et voir le temps
qu'ils pourroient faire quelque cliose. Je ferai
partir toules les trouppes qui out leurs ordres de
quarlier, el les aulresaussilost apres, ne pouvaut
pas les lenir ensemble. Pour la cavallerie, ils
sortenl de campagne eu tr^s bon estat ; vous pou-
vez bleu juger que les officiers sont Ires pauvres,
mais les cavaillers soul tres-bien monies el bien
vestus. M. le cardinal me mande que la cour
eera de retour a Noel.
» II y a beaucoup de malades dansl'infanterie,
mais point de desertion. Je crois qu'ils trouve-
rontdes soldats cetle annee, au moins ceux qui
s'y appliquerout. J'allends avec impatience de
sravoir comme toules choses se passeront au
voyage. II se confirme de tous les cosies que le
Roy de Suede a ete baltu sur mer par les Hol-
laiidois. Je vous supplie de croire que je suis trds-
veritableraent , Monsieur, etc.
» TUKENNE.
» Du camp de Moildle, le 29 novembre 1658. »
Au meme.
« Monsieur, depuis m'eslre donn6 I'honneur
de vous escrire , un garde que javois envoy6 a
MM. les surintendans est de retour, par lequel
ils m'escrivent que les cinq cent mille francs
pour envoyer en Flaudre soul lout presls , mais
qu'ils attendenl un ordre de la cour pour ren-
voi de ladite somme. Les avoines que M. Jac-
quier devoit fournir a Ypres ont aussi reru du
relardement, dont on escrit a M. Colbert a Paris.
Jc fais marcher tcutes les troupes a la fronti^re ,
523
tant cavallerie qu'infanterie, a la reserve de ceux
qui demeurent dans ce pays icy, dont je vous ay
envoye I'eslat, et celles pour lesquelles vous
m'avez envoy6 les quartiers y marchent ; le reste
qui ne I'a pas reru atlendra la distribution a la
frontiere. Je mande a M. le cardinal qu'il n'y a
rien de plus important que , suivant les nouvel-
les que vous avez de Flandre, vous fassiez de-
meurer tous sur la frontiere, ou escarter davan-
tage les regimens d'iufanterie qui s'en retourne-
rout ; si vous les mellez dans les villes , ils per-
dront tous leurs vieux soldats el n'auronl que des
recrues au printemps; a faute de I'argenl pour les
payer, on pourroil les serrer dans des bourgs et
leur donner pr'^mptement les recrues, afin qu'ils
se metteut en estat. Vous verrez bien le dessein
desennemis, et s'il est d'attendre les trouppes
d'AlIemagne avaut que d'agir. Je demeure a
Ypres, et je vols bien qu'il seroit plus sur de re-
lenir loute rinfanterie, mais aussi on n'auroit
pas d'armee au printemps. Ce relardement d'ar-
gent fait perdre bien des soldats de garnison ,
et il n'y auroit rien eu de plus capital que de le
recevoir trois semaiues auparavaut que les trou-
pes qui doivent s'en retourner fussent parlies.
Failes-moi Ihonneur de croire que je suis Ires
cerlaiuement, Monsieur, voire Ires-humble, etc.
» TURENNE.
» A Neufve-Egiise, ce 2 decembre IG 8. »
IGS'J.
A Monsieur Le Tellier.
« Monsieur, j'ai sceu deM. deVilosel comme les
ordres ont ^te envoyes a mon regiment d'iufan-
terie qui estoit demeure a la frontiere, et de M.
d'Ormesson, que le regiment de Gonterie estoit
pass6 a son quarlier de Sontegne. Je ne vois plus
de troupes a la frontiere qui n'ayent leurs quar-
tiers. D6s que le payement aura 616 fait a Me-
nin el a Oudeuarde, on vous en envoyera I'eslat.
J'ai fail donner mille livres par compagnie de ca-
vallerie; il y en a cenlcinquanle, et ne comptant
les quatre d'Arras , six de Relhune et six de La
Bassee. Ou a donne cinq cens livres aux meslres-
de-camp presens, el deux cens livres pour I'es-
tat-major des regimens oil il n'y en a point, et
cinq cens francs a chaque brigadier, dont il n'y eu
a que deux , qui sont M. de Penne et M. de Beau-
voisi; rinfanterie ira a plus de cent mille francs,
et on a fait outre cela dix mille francs aux Ila-
liens, et quelques suppl6mens aux Escossois. II
commencera demain a y arriver de la farine de
Dunkerque, et pour un si grand corps de caval-
lerie comme celuy qui est en ce pays-icy, le
fourage a este fourni par ordre sans y manqucr.
Je crois que monsieur le cardinal aura reru une
lettre par laquelle je lui raaudois qu'il y est ar-
52*
DOCUMENTS I^E1)1TS BELATIFS ALX MEMOIRES
riv6 un grand d^sordre dans deux places del'en-
nemi , a Alosl et a Terremonde. Les bourgeois
et les regimens espagnols se sont ballus. On
raande que de celui de Meuesses il y a eu quaire
capitaines de tu6s. On a envois de Bruxelles le
vicomle dePienne, sergentde balaille, pour ap-
paiserce desordre-la; cela est venu pour les bil-
lets donl les r<^gimens espagnols out acouslurae
de prendre un nonibre excessif , el c'est en quoi
leur quarlter d'hiver sera valant beaucoup. Si
vous voyez de dela que les choses se disposenl a
la continuation de la guerre , il sera fort n^ces-
saire de faire donner de bonne heure I'argent
pour les recroes de I'iufanterie, car les officiers
prennent pretexte , et avec raison , de retarder
leur niarclie pour des quarliers; et quand ils par-
tent, avantqu'elles soieut arrivces, elles viennent
en si petit nombre eten si raauvais eslat qu'elles
sont presque inuliles. Corame vous n'estes point
de relour a Paris, je n'ai pas adress6 beaucoup
d'officiers pour les recrues ; mais si voire s^jour
a Lyon est plus long, en mandant a M. de Ve-
soul a quels regimens on en veut donuer pr6-
sentenient, et lui rae le faisanlsravoir, je donne-
rai ordre a ce qui est de ce pays-ci pour ceux qui
sont en France; je crois qu'il en faut souvent de
nouvelles. Vous ferez, s'il vous plaist, consid^rer a
M. le cardinal qu'il n'y a pas beaucoup de regi-
mens d'infanteriefranroise, et que le nombre des
compagnies a est6 dimiuu6; de sorte que si vous
en laissiez sans recrues, vous u'auriez pas beau-
coup dinfanlerie ; il n'y a pas d6serte de soldals,
mais il en est mort un grand nombre dans les
bdpitaux deblessures ou de maladies. A \pres,
on en a enterr6 plus de sept cens ; ils font courir
le bruict en Flandre qu'ils traiclent avec I'An-
gleterre ; mais je ne vois rien sur quoi on puisse
poser de fondement ; les troupes de I'ennemi se
sont mises ces jours passes en quarticrs d'biver,
et toutes clioses dependent de ce qui se fait a
Lyon, ouje crois que le commencement de Jan-
vier fcra resoudre toutes clioses; car asseurement
le s^jour de la cour plus long que ce lemps-Ia ,
pourroit donner beaucoup d'avantage a 1 ennemi,
ct je ne doute pas qu'il n'obligeat aussi les allies
a penser a eux. Le million dor a este remis a
Anvers : on dit que M. le prince eu a quatre
cens mil escus. Je vous supplie Irds-humblement
de continuer a croire que je suis tres-sincere-
menl , Monsieur , voire tri^s-humbie el tr^s-affec-
tioim6 servileur ,
» TcnE>>'E.
» A Yprcs, 4 Janvier 1659. »
All vtcme.
« Monsieur, je crois que vous aurez roreu les
liMlres que je ine suis donne 1 bonneur de vous
escrire sur eel argent qui est arriv6 , vous man-
flant en gros comme on le distribuoif , allendanl
que les garnisons soient toutes pai^es pour rous
en envoier le detail. La saison de la fortification
eslanl pass^e, le chevalier de Clerville s'en re-
tourne ; il y a fort bien travaille ct avec grand
soin ; si vous n'estiez pas a la fin de Janvier a Pa-
ris, il seroit d'une extreme consequence que Son
Eminence donnast ordre , et a ce qui concerne ce
pays icy pour les vivres , munitions de guerre et
eutreleueraeut des troupes, et aussi pourl'armeo
qui est relournee en France, afin qu'elle soil
press6e de bonne heure, estant d'une consequence
extreme de Teatre plustosl que les eunemis, et
cela consiste a donner de I'argent proinptemenl
pour les receveurs de I'infanlerie des corps qui
sont en ce pays ici , et a raccommoder ceux qui
sonl alies en France, el comme il y depend beau-
coup des Anglois, entrerprompteraeul en affaires
avec eux, si ou estasseure de !a paix. Vous voyez
bien que le relardementde donner des raoyens a
I'arraee de se remeltre el de trailer avec les An-
glois, est d'un grand prejudice, eslanl certain qu'a-
pres le parteraenl de don Juan, M. le prince el le
marquis de Caracenene perdrout pas un moment
de temps. Ou a recu trois mille sepliers d'avoine
quele sieur Jacquier a faitfournira Duukerque,
qui sont arrives ici , et j'ai envoye une des deux
compagnies suisses qui esloit a Bergue, qui est
celle d'Affoi, a Oudenarde.Depuis que le renfort
est arrive de ces quatre cens homraes de Brouage,
donl il y en a bien moilie hors de service, le
sieur Robertot a recu des ordres pour le pain de
munition dans les places; et comme je crois que
cela ralentira beaucoup ceux qui en faisoient la
fourniture, il sera necessaire, dans le mois qui
vienl, qu'il y ait de largenl pour la fourniture
des garnisons ou que Ton traile avec des gens qui
s'en chargenl; car hors Oudenarde, les garnisons
de ce pays ici commenceront dans le mois de mars
a n'avoir plus de pain. On soulient les choses dans
le commencement de I'hiver, mais vers le prin-
temps il faul degraudes ressources d'argenl pour
meltre les choses en estal. Je maiide a M. le car-
dinal comme I'ambassadeur d'Angleterre me
raande qu'il s'en va relirer un balaillon a Duu-
kerque, de ceux qui esloient a Amiens, ou il
ne demeurera que trois regimens. Le prolecteur
en reliranl deux de ceux de Dunkerque, ce
pourroit bien eslre faute d'argent, ou ayant des-
sein d'envoier des troupes aux Suedois; peut-etre
aussi qu'estant presl a renouveller leur Iraiie, ils
veulenl se faire recherclier. Le parlemenl doilse
lenir a la fin de ce niois, el il est difficile a juger
quels seroul leurs senlimeus; on assure uean-
moins qu'il sera compose de beaucoup d'officiers
de I'armee. On mande que M. le cardinal a eu
bien fori la goulle. Je vous supplie de me conti-
nuer I'honneur de vos bonnes graces, et rae croire
tres-veritablement. Monsieur , voire (res-humble
el Ires-aQeclionue servileur,
» TURENNE.
» A Ypres, ce II Janvier 1G59. »
DU VICOMTR DE TURENNE. [lG50]
Au me me.
« Monsieur, j'escris a Son Eminence , el je lui
mande qu'ayanlscea que le Roy el lui arriverout
^ Paris, el qu'il avoil lrouv6 bon que j'y allasse,
que je suis parli (le Flandres , y ayant laisse les
ciioses en eslat de n'y avoir rieu a craindre, si
ce n'esl que i'ennemi fit venir une arm^eou qu'il
levast exlraordiiiaireraeul dans le pays; leurs
Iroupessonl enlrecs depuis peu dans des garni-
sons forlruinees. Je niandeaussi a Son Eminence
corame j'ai rencontre une voilure de trois cens
luilie livres , partie d'Amiens, et qu'elle sera rae-
n6e avec les escorles n^cessaires jusqu'a Ypres,
et on n'y louchera point jusqu'a ce que, sur I'estal
des troupes que je vous donnerai, vous ayezen-
voye de nouveaux ordres pour le paieraent. Vous
pouvez estre asseure que ce retardement ne nuira
a quoi que ce soil. J'ai passe par Arras; M. le ma-
r^chal de Chusleraberg est venu me conduire fort
loing, et ra'a dit qu'il esperoit venir a Paris dans
les premiers jours du caresrae. J'aurai beaucoup
de joie d'avoir I'honneur de vous voir et de vous
assurer que je suis toujours tr^s-sincereraent ,
Monsieur, voire Ires-hnmble et tr^s-aCfectionne
serviteur,
1) Tlrenne.
» A Amiens, ce 26 Janvier 1659. »
Au me me.
« Monsieur, je viens de scavoir par M. de Ru-
vigni que M. le chancelier n'avoit point escril
par le dernier ordinaire , mais qu'il a assur^ que
ce seroil par celui d'aujourd'hui, sur I'affaire du
sinode ; et conime vous avez recu celle que je
m'estois donne I'honneur de vous escrire , j'espere
que le brevet du Roy, sign6 par M. de La Yril-
li^re, aura este envoye apr^s la reception des
Retires precedenles, vous assuranl que M. le chan-
celier el M, le procureur general sont conveuus
dul5oclobre pour le jour, et pour la personue de
M. Magdelaine , el pour le lieu. M. le chancelier
avoil dilau commencement qu'il valloit mieuxque
ce fusi Saiimur a cause du chasleau; mais quaud
on a pens6 que Ion souhailoit plus que ce fust
Loudun, il laissa aller la chose; tout cc queje
craios est qu'en relardanl la response le brevet
* ne soil retarde , et des que les choses vieillissenl,
il est a craindre qu'elles ne changenl; j'espere
que cette lellre sera inutile parce que le brevet
aura este expedie e( quil sera en chemin. J ai
retarde ici quelques jours a cause de la maladie
de ma sogur; je m'en vais demeurer a Yerneuil,
et je pense queje serai oblige des^parer les trou-
pes de la frontiere dans les villages. Surle retar-
dement de cette entrevue a la frontiere , on a fait
courir beaucoup de bruits, comrae si cela devoil
donner quelque alteinte a la paix, et il est aussi
public que Ion parle de la jeune infanterie au lieu
de Taisnee. Tout est ici fort calme; mais jai veu
des lettres de Londres, du 12 aoust, qui disent que
la province d'Erfort s'estoit declareepour le Roy.
On saura dans quelques jours la disposition de
M. le prince en Flandre; on assure fort qu'il ne
doute point de son accomraodemenl avec satis-
faction.
)) Je suis tr6s-v6ritablement, Monsieur, voslre
(r^s-humble, etc.
» TcBEiNNE.
» A Paris, ce 17 aoust 1G59. »
Au meme.
« Monsieur, je suis revenu faire un tour de
Verneuil icy, pour quelques affaires a la cham-
bre des comptes,et je pars demain pour m'en
aller en Picardie ; on m'a assur6 que le roi d'An-
glelerre est en quelque lieu sur les fronlieres
incognu. Je voudrois de bon coeur qu'on lepuisse
assisler a son restablissemenl; il est Ires-certain
qu'il y a un souleveraent presque g^n^ral contre
le parlemeut; mais corame il a I'arm^e pour lui,
cela est, en beaucoup de lieux , sans effet, el il
n'y a qu'en une seule ville, qui s'appelle Ches-
ter, oil il s'y est bien assemble six millehommes,
contre lesquels Cambert va avec des troupes
qu'il a lirees de Londres; et si ces souleves
pouvoienl avoir un succes, et que le parti du
Roy put prendre pied, il y auroil grande appa-
reuce a son restablissemenl. Le parlemeut cepen-
dant ne s'oublie pas, 16ve de tons cosies, el ceux
qui sontarmC's les premiers ont beaucoup d'avan-
tage dans un pays ou il n'y a pas de places. On
croit que les flottes obligeront les deux Rois a
s'accorder contre le gr6dc tons deux, et que celle
arraee iraperiale , qui estoit destin^e pour la Flan-
dre, s'en va attaquer les Suedois dans la Ponie-
ranie , ce qui est une rupture toule ouverte de la
paix de Munster. II y est venu une personue ou
deux de M. le prince secr^teraenl a Paris, et ce
quel'on peut recueilliret avec quelque certitude,
cest qu'il veut s'accorder, et il commence a de-
mander des avis comme il se doit gouverner en
revenant. Je ferai le mieux que je pourrai a la
frontiere, el peul-estre que je serai quelque jour
a Paris suivanl que j'y aurai a faire ; il n'y a pr6-
sentement rien du tout de considerable; on n'y
parle point d'argent du lout, et nous attendons
ce que Ion fera dedela, et on lachera de s^ gou-
verner le raieux que Ton pourra dans un si grand
changemenl de scene.
» Faites-iuoi I'honneur de me croire tres cer-
taineraent. Monsieur, vosfre Ires-humble, etc.
» TCRENNE.
» J'ai receu un mot de M. le cardinal le lende-
main apres la premiere conference, el on a sceu
la suite des autres par toulcs les nouvelles de la
, ville.
I >) A Paris, ce 28 aousl 1059. »
52n.
DOCUMEXTS INEDITS RELATIFS AUX MEMOIRES
Au rncme.
« Conime jc ni'en vas demain en Picardie , et
que Ton m'a dil que vous iie reviendrez pas a ce
soirjevous sui)lie de nieniander si M. le cardinal
vous a parlcdun sinode donl ii niavoit dit qu il
vous enfrelieiidroil en sen allant, afin que, sui-
vant ce que vous nianderez, je lui en escrive. Je
pa.-serai a Cliantilli oii je coucherai , et je ferai
jjcut esire un lour jusques aux villcs de Flandre
jiour m'cn revenir a Fontainebleau. Je vous su-
|)Iie dc nie mander ce qui se pourra escrire, de
oc qucapporlera ce courier que Ion allend vers
Orleans, et nie croyez tres-sincerement voslre
tres-humble, e!c.
« TcRENNE.
» On dit a Paris que Leuct assure fort que
laccominodenient de M. Ic prince se rendra biea
[)lus avantageux par leutrevue. »
Au wcme.
« Monsieur , vous avcz receu une leKre que
je me suis donne I'lionneur de vous escrire, il y
a huicl jours, touchant rcslablissenient de la ca-
vallerie ; j'escris a Son Eminence, etje lui niande
que comme on n'a mis Tinfanlerie dans les vil-
lages que pour lui donner le moyen de passer la
campagne sans argent; a cette beure, que cetfe
raisoncesse, queje crois quil ordonnera qu'elle
soil mise dans les villes. On a mandc de Paris que
M. le surintendant est parti pour la cour, et cela
donne sujecf de croire ce qui s'escrit de touscostes,
qu'elle passera une bonne parlie de Tbiver en ce
pays, et qu'on y veut travailler pour les fonds
des quarliers d'biver et d'autres despenses. Je
continuerai a vous dire ce que j'ai niand^ aussi a
Son Eminence , quil scroit fort n6cessaire d'avoir
dans le commencement de noverabre lesquartiers
pour les trouppes, car aulrement on d^solera
toute la province, et il est certain qu'on ne doit
pas faire estat cet hivcr du logement de dela la
Sorame; on leur a donn6 le niieux que Ion a pen
le moyen de semer, mais c'est tout ce qui leur
rcsle de bien, et vous savez que c'est pr6s de la
moilie de la Picardie. Je ne mande pas a Son Emi-
nence ce detail, qui est qu'il n"y a eu personne
dans le gouvernement de Montreuil, ni leBou-
lonnois ; mais ce premier ne consiste qu'en pen
de villages tons ruin^s par ceux deHesdin. Le
gouvernement d'Arras, de B(5t!iune et de Ba-
paume n'ont pas recu aussi de logement. Si
vous failcs les quartiers d'biver de dela, comme
je n'en doutc pas, je vous supplie de vous
souvenir de Saint-Martin et de Ilaulevine ;
et comme dans celle fin de guerre je n'ai pas peu
me deffaire de tons mes gens, il me seroit bien
n6ccssaire d'avoir un quarticravec lasubsistance
pour eux; jc les ai a present tous h Amiens ou a
Paris, et n'en ai que dix ou douze dans un vil-
lage. Ce cooimencement daffairc de M. le due
d'Yorck m'a coijt6 dix mille francs; si cela eu;-t
dur6 , j'aurois trouv6 cinquante mille escus en co
pays avec beaucoup de facility. II ne faut pas, s'il
vous plaist , parler de ces dix mille francs. II y a
long-temps que Ton fait courir mille ditT^^rens
bruits de ce que Ton a resolu de donner a M. Ic
prince; nous verrons en I'absence de la cour
comme sera son retour. On ne sait rien ici de
Bruxelles; je crois aussi qu'ils n'y font rien qu'at-
lendrece qu'on resoudra d'eux de dela; je suplic
M. le cardinal dese souvenir de ce dontje luiai
parl6 , et que la paix el celle nouvelle forme me
donneroient quelque mortification , sans I'assii-
ranee de I'lionneur de sa bonne volonle pour m(i
en ce rencontre. II n'y a rien de considerable du
cosl6 d'Anglelerre ni de Flandre; pour ce qui so
passe en Allemagne, vous en esles inform^ tri-s
promplement par Paris. On atlendra de savoir
les resolutions qui se prendronl pour le retour
de la cour, et suivant cela j'escrirai a M. le car-
dinal el ferai sur le sujetde M. le prince, s'il re
tournoit , la cour eslant loin, ce que je croiraiqui
lui conviendra, el a moi aussi; ayanl I'honneur
d'esfre cogneu , je crois eu esire bien enlendu.
» Je suis tres-v6ritablemeul, Monsieur, voslre
tr(;s-humble, etc.
« TuBESNNE.
» A Amiens , ce 3 octobrc 1659. »
Au meme.
« Au camp , le 5 octobre 1G59.
» Monsieur, j'ai receu les deux letlres que vous
ra'avez fail I'bonneur de m'escrire par M. de Ma-
daillou.M. d'Humieres est lombe fort malade, et
reviendra des que sa sante lui pourra permettre.
Sur la lelire que Sou Eminence lui avoil escrile
loucbant Ypres , il avoil pens6 d'y mettre pour
major La Robertiere, qui en est fort capable, et
donl M. le cardinal a fort ou'i parler; j'en escris
en cette conformile a Sou Eminence, et je lui
mande aussi que Vassi est un bon soldat , mais
n'a point la capacite d'estre major dans une si
graude place; cela est fort important pour le ser-
vice du Roy , et fori considerable a M. d'Humieres
qu'il y ait un borame enlendu dans la place; La
Robertiere Test des plus que Ton puisse trouver
et cognoisire pour cela. Je suis tres-aise de la
nouvelle que vous me mandez toucbant la place
que Ton va remplir. Son Eminence me parloit
d'un voyage du Roy ; mais I'armee n'estanl pas
en estat d'agir, veu la saison, je lui mande que
je ne crois pas quil y ail raison de le faire, ne
voyant nul profit apparent qu'on en peust tirer,
car le temps vient que Ton ne pent plus marcher
en Flandre, et les grandes villes commencent a
prendre vigueur n'ayanl plus d'armde a crain-
dre; ce n'est pas que la conservation des places
prises ne puisse, avec le lemps, faire esp^rer un
cbangement. Jc vous dcmande la continuation dc
nv XICOV.TV. DE TIRENNE. (iGoO]
.'i27
vos bonnes graces, ctquc vous me croiez, Mon-
sieur, voire tres-humble , elc.
» TURENNE. »
All wcme.
« Monsieur, je donne la leKre de licetitienient
pour la conipagnie de Caleville , dans Ic regimenl
du Roy, et le cornelle de la compagnie el le ma-
rechal de logis eslant deux vieux officiers que ie
corps ne voudroil pas perdre, ils m'onl prie qu'ils
sepeusseut faire recevoir a deux places vacanles
par raorl , depuis peu, des niesmos ciiarses, I'un
niar^chal-de-logis de Charost, et I'autre cornelle
de Vibrai. Je croi que Sa Majesle ne le Irouvera
pas mauvais; vous Ten averlirez, s'il vous plaist,
afiQ que s'il coraniandoil le conlraire, on les ren-
voyast chez eux ; ce sonl deux des plus anciens
officiers du regimenl, y ayant este cavalliers el
fort eslimes. Je suis , de lout mon coeur, Mon-
sieur, voire tres-humble, etc.
» TURENNE.
» Ce 27 octobre 1659. »
Au wcini'.
« Monsieur, je n'ai rien a ajoutcr a ce que je
nie donnai Thonneur de vous escrirc il y a Irois
jours : je vous envoie encore une copie de celle
que j'escris a M. le cardinal ; jen ai recu une
de lui aujourd'liui , par laquelle il me mande
qu'il sera nccessaire que, des qu'il n'y aura plus
rien a faire ici , que je m'en aille vers vos quar-
tiers, et m'offre de se servir de son equippage;
je ne veux pas en mener, j'altendrai de voir tout
r6gle en ce pays icy, ce qui ira assez en longueur.
.Te suis de tout mon coeur, Monsieur, voire tres-
liurable, etc.
» TrnENNE.
» A Amiens, ce 30 octobre 1659. »
A Monsieur fc cardinal Mazarin.
« A Amiens , ce 30 octobre 1(559.
)) Je me suis donne I'bonneur d'escrire a Voire
Eminence il y a Irois jours, el je lui mandois
k coratne M. Talon m'ayanl dil qu'il vouloil en-
voyer son fr^re la Irouver, j'allendois de lui man-
der par lui ce que je pensois du detail de I'enlre-
tien des Irouppes , et mfime je lui ai sp6cifi6
quelque chose par celle derniere lellre. M. de
Eeauvize envoie a celle heure un capilaine de son
regiment, tanl pour la supplier de se souvenir
de luy , que pour offrir ce qu'il pourroit avoir
pour enlrer en quelque chose. J'ai rocu a ce ma-
tin une lellre de Voire Eminence, du 19 octobre,
par laquelle il lui plait de me parler de la refor-
mation des troupes; et comme elle ne trouve pas
que celle diminution du tiers soil assez grande ,
je lui avois mand6 par ma pr^c6dente , sans le
savoir, comme Ton pent relrancher la moilie du
payement , justemenl tant de la cavallerie que
de I'infanlerie , el je crois que c'esl la diminution
des depeuses qu'elle a voulu faire en mellanlles
compagnies de cavallerie asoixanle maislres, et
enlrelenanl des officiers reformes dans les com-
pagnies, outre ceux qui lescommandent. Je sup-
plie tr^s-humblenient Voire Eminence d'etre
persuad^e qu'il y a une difference notable enlre
les corps dont les officiers demeurent a la tele des
compagnies, el ceux dans lesquels on en reforme;
et comme il est tres-vrai que la grande depensc
est des officiers , ils se conlenleronl d'aussi peu
de places qu'on voudra leur donner, demeurans
dans les compagnies, et un lieutenant, un cor-
nelle, poussaul la chose jusque-la, n'aura pas
deux ou trois places dans la m6me compagnie;
et si on a besoin de Irouppes au prinlemps, on
trouve les corps en eslat, au lieu que, reformant
des compagnies , ce qu'il y a de bons officiers s'en
vont, et les Irouppes cbangent de telle facon que
ce n'est plus la merne chose. En donnanl Irente-
cinq rations a chaque compagnie par jour, a rai-
son de dix-huit sols la ration, cela ne monle
qu'a quatre milie sept cens vingt-cinq livres, ce
qui est moins que la raoili6, et les regimens do
qui on ne feroil point de consideration dans quel-
ques armees, on pourroit les casser. Hors la
pens6e que j'ai que peut-estre Voire Eminence
serait bien aise d'avoir de bonnes Irouppes au
prinlemps, et un peu de pitie des officiers, de les
voir reformer, et que Voire Eminence soil si
loing , je n'ai interet qu'a mon regiment de ca-
vallerie et a celuy dinfanlerie, et j'ose bien m'at-
tendre que Voire Eminence ne me refuseroit pas
de leur donner la moilie de ce qu'ils ont touch6
I'ann^e passee, tant a I'un qu'a I'autre. Je n'ay
ni place ni moyen de les faire subsister. Voire
Eminence comprend bien qu'avec cela il n'y a
rien de si ais6 que d'accommoder des officiers »
et je ra'assure aussi qu'oulre I'esgard a la bonte
des corps, elle fait nn peu de difference des
meslres-de-camp. II y a ici Grance , dinfanlerie,
qui n'est presque rien. M. le procureur-general
revenanl, si on pouvoil a peu pres scavoir les
fonds dont il pent faire estat, et que Ton put voir
clair pour deux ou Irois mois , Voire Eminence
jugeroit si elle veut reformer divers regimens,
et on gagneroil le prinlemps avec le moins de
depensc que Ton pourroit. Les ennemis parlenl
de meltre leurs Irouppes dans les villes , el Voire
Eminence aura sceu comme I'armee en Angle-
terre a establi un conseil d'officiers et chasse le
parlemenl. La garnison de Dunkerque a recognu
ce nouvei eslablissement d'officiers. On aura
loeil le plus qu'il se pourra a ce qui se fera dans
celle place-la. Je serois exlremement aise d'avoir
Ihonneur d'aller Irouver Voire Eminence au
pays ou elle est; quand loutes choses seront r6-
glees ici , je m'y en irai tout aussitosl ; mais
comme cela tircraen longueur, si elle m'ordonne
528
DOCUMENTS INEDITS Rr.LATIFS AUX MF.MOIRES
de parlir plus (osl, jc me nieltrai en cherain d6s
que j'aurai rcceu ses onires. »
A Monsieur Le Tellicr.
« Monsieur, il y a le regiment du comic de
Troie qui de cinq compagnies a esl6 remis a
(rois par la r^forme ; il y en a quanlil6 qui de cinq
out esle remis a quaire, el je vous assure qu'il
n'y en a pas un qui approclie de la force de ce-
lui-la. Je vouspupiie lr6s-humblement d'en par-
ler h M. le cardinal , ct lui represenler comme il
a entrelenu lliiver dernier une compagnie a ses
d6penses, et il n'est pas si bien trait6 que beau-
coup, ayantle meillenr regiment de Famine.
)) C'est, Monsieur, vostre Ires-humble et tr6s-
aneclionn6 ,
» TUBENNE.
» A Amiens, ce 5 novembre 1659. »
Au mcme.
a Monsieur , vous saurez par M. de La Bourlie
loutes les nouvelles de ce pays icy , et comme je
suis assez en peine de n'avoir point eu de vos
nouvelles depuis estre parli de Paris , et cela con-
siste en deux articles, qui est d'avoir de I'argent
pour les troupes qui demeurent dans les garni-
sons, et savoir oh se meltront celles que je serai
oblig6 de renvoyer a la fronti^re de Picardie; il
eust est6 bien necessaire qu'en quittant Oude-
narde on eust peu leur laisser de I'argent, car
il n'y aura pasde seuret6 pour les convois, et on
renvoyera avec grande peine des soldats que Ton
maintiendroit avec peu , et les comraencemens
donnent I'envie de quitter une garnison ou d'y
demeurer. Je ne pourrois pas croire que je n'aye
de vos nouvelles un de ces jours par lesquelies je
saclie que vous envoyez quelques fonds. On est
fort incertain de savoir icy quand le Roy revien-
dra. Ma pensee seroi!, s'il arrive a Paris dans le
commencement de Janvier ou devant, que lais-
sant tout mon ^^npiippage en cepays, quej'allasse
promplement y faire un voyage, el suivant les
nouvelles je reviendrois tout aussitost. Les cho-
ses demeurent dans la meme disposition ; lout
depend de la facon dont se passeront leschoses a
Lyon. Je vous suplie Ires-liumblement de faire
savoir cbez moi a Paris ce que Ton pent dire de
la longueur de vosire voyage el des autres cir-
conslances, et mc faire I'bonncur de me croire
avec beaucoup d'inclination et desinc6rite, Mon-
sieur, voslrc trf;s-humble , etc.
» TuRENNE.
)) Au camp, ce 20 novembre 1659. »
Au mcme.
« A Amiens , cc i fl<5ccmbie 1659.
)) Monsieur, j'ai rcceu a ce matin lous ics pa-
quets de la r6forme par un de vos couriers, et les
officiers ont est6 trdsaises de la voir si mediocre,
et je vous assure que je me suis r^joui comme
d'une grande affaire, que mon regiment d'iufan-
terie ail esle conserve a vingt compagnies : cela
ne me fera pas, s'il vous plaist, passer dans
vostre esprit pour une personne qui est aise de
peu de chose. J'ai est6 en Flandre, et toules cho-
ses se disposeront pour le mieux, attendant les
nouvelles du temps que je m'en irai. II y a une
personne de grande qualile qui ni'a escript pour
la conservation dune compagnie qui est a la queue
d'un regiment; cela ne se pent pas dans I'ordre,
ayant dcja mand6 qu'elle ne fust pas des conser-
v6es. Je suplie tr^s-humblemenl M. le cardinal
de me faire la grace de me donner rentrelfeue-
ment de cette compagnie-la , et je lui raande que
la chose m'est assez importaule pour Pen importu-
nercommejefais, etque si Ion trouveladifficultd
du logement, qu'avec I'argent que coule une com-
pagnie on la pent meltre dans une ville. Vous
verrez , quand j'aurai I'honneur de vous voir,
qu'il me seroit fort facbeux que M. le cardinal
ne me I'accordast pas. On fera pour le regiment
de mestre-de-camp ce que vous ordonnerez par
M. de Lespine ; et je vous suplie de me croire,
Monsieur, vostre tres-humble, etc.
» TuRENNE.
» Sur ce que j'ai veu que vous escrivez a
M. Talon sur deux affjiires qui sont arriv^es,
I'une au Quesnoy et I'aulre a Bapaume, je lui
mande qu'estant impossible qu'il aille pr^sente-
nient sur les lieux , que j'escrivois a M. Carlier
comme vous le mandez sur le sujecl du Quesnoy,
et aussi au lieutenant du roi de Bapaume, pour
savoir la v6ril6 touchant I'affaire de Cambrai. Je
mande aussi a M. le cardinal, que ces Anglois
qui sont a Abbeville, sont dans la plus grande
necessit6 qu'il est possible, el qu'en les licenliant,
il seroit bien n^cessaire de leur donner quelque
chose pour les relirer des hostelleries, et aussi
pour assembler ces soldats des garnisons pour les
metlre dans les regimens des gardes ^cossoises
et de Douglas; il faudroit quelque peu d'argent
sur la frontitjre pour cela, mais je ne crois pas
que je sois en ce pays quand cela arrivera. Sur
ce qu'il vous plait me mander de I'entretien des
troupes durant Thiver, je ferai savoir aux com-
missairesordonn6s pour cela, ou leur prescrirai ,
s'ils n'en ont point d'ordre, ce qu'ils paieront
d'effectif aux regimens que vous me marquez
qui doivcnt eslrc paies au-dessus de vingt par
compagnie. On observera toules les remarques
que vous faites, et il en sera us6 , a I'esgard du
chevalier de Machaul, comme laReine I'ordonne.
Ce n'est pas de celle compagnie-Ia que je veux
parler a M. le cardinal, je me suis souvenu de
m'en expliqucr ici de pour que vous ne le croyez.
On dil tons les jours ici que M. le prince s'en va
passer, el ayant en ses passeports cela est as-
DU VICOMTE DE TURENNE. [l659]
529
sezcroyable. Si jesuis encored la fron(i6re quand
il passera , je I'irai voir a la premiere viile ou il
abordera. II ne s'y est rien passe du (out cet 6t6
qui Tail concern6 ; vous savez avec quelle naive-
te je suis sur sou sujel , y ajoutaul le respect que
je lui dois. »
Au meme.
« Monsieur, Vausiii, qui fait les affaires des
troupes de Lorraine , m'a prie de donner un bil-
let pour reteuir quaraute-cinq mille livres, qui
est mille francs par compagnie, y en ayant ce
norabre-la de leurs troupes en Flandre; je I'ai
donn6 de mani^re qu'il preudra cet argent-la a
Luzarche. Le sieur Jossier, qui s"en va avec la
voiture , y esloit present quand je I'ai fait ; il y a
aussi un billet de nioi pour retenir qualre mille
francs pour le regiment de Marcon , ce qui fera
quaraute-neuf mille francs; s'il vous plaist le
faire savoir en Flandre, afin que, dans la distri-
bution de I'argent, on ne donne pas plus qu'il ne
faut aux troupes lorraines ; vous savez comme il
y part tous les jours un courier pour Amiens ,
de faron que vos lettres pourront estre en Flan-
dre long-temps avant I'argent.
» Ce saraedi an soir. » Tdrenke. b
Au mcme.
« A Amiens, ce 30 d^cembre 1659.
)) Monsieur, je vous envoie la copie de la lellre
que j'escris a Son Eminence, et je n'ai rien h
vous ajouter autre chose. On dit que M. le prince
mene aveclui Marcin, Bouteville,Guitaut et Per-
san. Je voudrois bien que les affaires d'ici me
permissent de m'en aller a la cour presentement
ou dans peu de jours: ce qui me fait craindre le
retardement, e'est que Ton m'assure que M. le
marquis de Caracene n'a point d'ordre encore
pour la restitution des places. Vous voyez bieu
de quelle consequence il m'estque M. le cardinal
ait regie mon affaire avant ce temps ici; je vois
bien ensuite de ceci le train que les affaires peu-
vent prendre. Je vous supplie tr^s humblement
de coutinuer a m'y obliger en ce que vous pour-
rez ; c'est, Monsieur , voire tres-hurable et tres-
affectionn6 serviteur,
» Tdrenne. »
FIN DES MEMOIURS DU VICOMTE DE TlIliEN.ME.
I
111. C. !).
1. III.
3 1
MEMOIRES
DU DUG D'YORCK
811 n
LES jiyfiNEMENS ARRIVES EN FRANCE
PENDANT LES ANNIES 1652 A 1659.
u.
MOTLCE
LES MEMOIRES DU DUG DTORCK.
Le due d'Yorck (1), plus c616bre encore par ses
malheurssous le nom de Jacques II, vint expier
deux fois en France , les faules coramises par les
derniers Stuarts sur le trone d'Angleterre. Sa
malheureuse activity pr6cipita le d6noiiraent si
fatal de cette illustre et antique race. Mais au mi-
lieu des catastrophes qui travers^renl sa vie,
Jacques avaitconstararaent consign6par 6crit les
6v6neraents auxquels il avail assist^, et neuf ou
dix volumes de manuscrits de sa main avaient
6t6 le fruit de cette joornaliere resignation. Objet
de toute la sollicitude du royal annaliste, ces M6-
nioires 6chapp6rent deux fois au naufrage de sa
fortune. Une sorte defatalitesemblapourtants'at-
tacher aux ecrits m§me des Stuarts : deposes au
college des Ecossaisa Paris, ils y 6taient encore
lorsqu'^clata la revolution francaise, et ils ne
purent cette fois Stre preserves de la destruction.
lis furent confies a un ami du sup6rieur de ce
college; mais en attendant une occasion favo-
rable de les faire passer en Angleterre, cette
personne fut arret^e. Un d6p6t pareil 6tait plus
que suffisant pour raotiver contre le receleur les
plus dangereuses accusations, dans un moment
ou la terreur pesait sur la France, etla femme de
ce fiddle depositaire s'en debarrassa en les brii-
lant.
Ainsi p6rit la source originate de tant de ren-
seignemeuts precieuxsur lesdernidres ann6es de
la dyuastie des Stuarts.
Mais bien avant la destruction de ces m6moires,
Jacques II en avail extrait tous les r^cits qui se
rapportaient aux ev^nements arrives en France ,
duranl son premier s6jour dans ce pays , c'est-a-
dire pendant les ann6es 1652 a 1659.C'est cet ex-
trait m6me qui a 6te imprira6 sous le litre de
Memoires du due d'Yorck, et que nous reprodui-
sons a la suite des Memoires de Turenne.
L'authenticite de cet ^crit du due d'Yorck a 6te
6tablie d'une manidre trop6vidente par la pre/ace
que le cardinal de Bouillon a 6crite en t6le de ces
Memoires , et par le cerlifical du superieur du
(i) Jacques, due d'Yorck, flls de Charles I", roi de la
Grande-Bretagne , et d'Henrietle-Marie de France, Glle
de Henri IV, roide France, naquit au palais de Saint-
James, le 24 octobre 1633 ; il mourut dansl'exil aSaint-
Germain-en-Laye, le 16 scplernbrc 1701.
(•2) Nous nous sommes servis, pour notre Edition , du
lextc publid par Ramzay a la suite de I'bisloirc de Tu-
coll6ge des Ecossais k Paris, pour qu'il soil n6-
cessaire de s'6tendre aujourd'hui davanlage sur
leur valeur historique. Nous nous bornerons done
a reproduire lei ces deux documents (2).
I,
PREFACE DU CARDINAL DE BOUILLON.
« Le Roi d'Angleterre Jacques II m'ayant fait
riionneur de me raconter, dans rann6e 1695,
plusieurs particularit6s et quelques actions con-
siderables de la vie de feu M. de Turenne, mon
oncle, qui m'^toient inconnues, n'etant pasrap-
port6es dans les M6moires que j'ai de lui, Merits
de sa propre main (3), je pris la confiance de t6-
moigner a ce prince que j'etois bien fach6 que
mon profond respect pour lui ne me permit pas
de le supplier tr^s-humblement de vouloir, par
I'amitie qu'il conservoit pour feu M. de Turenne,
metlre par 6crit, aux heures qui lui seroient les
moins incommodes, ces particularit6s et ces ac-
tions dont je n'avois aucuqe connoissance ; et je
lui ajoutai queje prendrois la liberie dedemander
cette favour a tout autre qu'a Sa Majest6 , que je
devois encore plus respecter que la m6moire de
feu M. de Turenne, que j'avois regard^e jusqu'a
ce moment-la comme la chose du monde qui ra'6-
toit la plus ch^re; sur quoi Sa Majest6, par uu
effet tout particulier d'une bonte et g6n6rosit6
sans egale, me dit qn'elle me feroit avec joye ce
plaisir, le plus 161 qu'il lui seroit possible, en me
confiantrafirae que, comme elle avoit d6ji 6crit
en anglois assez exacteraent, par ann6e, les me-
moires de sa propre vie , elle en tireroit et tradui-
roit en francois tout ce qui concerneroit les cam-
pagnes qu'elle avoit faites dans I'armee de Fran-
ce, commandee par M. de Turenne, et de celles
qu'elle avoit faites ensuite aux Pays-Bas dans
I'armee d'Espagne, jusqu'a la publication de la
paix des Pyrenn^es, et au retablissement du Roi
Charles II , son fr^re , sur le Irene de la Grande-
renne(2vol. in-4°, 1735 ). La famille de Bouillon lui
ayant communique un grand norabre de documents pour
I'hisloiredu mar^chal , il est probable qu'elle aura remis
en meme temps les Memoires du due d'Yorck.
(3) Cette ddclaration du cardinal dc Bouillon , I6ve
toule incertitude sur I'existcnce des manuscrits aulo-
graphcs de Turenne, conlenant les mi'moires de sa vie.
:n
WOIICK StIB I.rS MKMOIHi;S Dll Dl-C D VOUCK.
Krclagne. Je fus {igK'aMemcnt surpris le vingt-
«opli6nic du niois dc Janvier de I'aim^e suivaiilc
uiil six ecus qualre-vingl-sei/.e, lorsqu'6lanl all6
a Saiiil Geniiain-en-Layc rcndrc mes respecls a
«-e grand ol saint \W\ , il nic mcna dans son ca-
binet, <iu il nic dil qu'il m'avoit fail venir pour
nie lenir la parole qu'il ni'avoit doiinre I'annee
pr^'ci''(ien!e, et tnc niit en ni^nie Icnips cnlrc ies
niains le |)rC'senl livre, dans lequcl il ni'assu-
ra qu'il avoil recueilli lout ce qu'il avoil reniar-
<|u6 dans ses .M<Muoires an sujcl de feu M. de
Turennc. depuis raiin6c mil six cens cinquanle-
deu\ inclusivenieni, jusqu'en inilsi\censsoi\anlc;
qu'il men faisoit un don avcc plaisir, (anl par
lappoila lam6moire de feu M. dc Turcnne, qu il
me dil lui devoir 6lre loule la vie lies-cherc el
Ir6s-pr6cicuse, parce qu'il le regardoil commc le
plus parfail el le plus grand lionime qu'il eul ja-
mais connu, el le meilleur ami qu'il en! jamais
ku (1), que |>ar rapporl a rami(i6 donl il mliono-
loil en p;ir iculier, il nie recommanda cependanl
flo nc donncr jamais a qui que ce soil, duranl
Kinvivanl, la leclure de ces M6moires. Apres
avoir rendu a Sa Majesle Iris-humbles aclions de
traces de ce bienf.iil, je lui proniis d'execuler cc
(ju'elle venoil dc m'ordonner, et je lai Ires-fidc-
Jement obser>6 tant qu'il a y6cu. Ce don de la
main d'unsi grand lloi mc paroit si considerable
pl si honorable |)0ur la m6moire de feu M. de Tu-
fcnne, et pour toute noire maison, que dis ce
jour-la, commc j'eus I'honncur de le dire a Sa
Atajesl6 en recevant d'ellc ce pr6cieux don, je
J ris la r^'solulion dc Icsubslituer un jour a pcr-
p6tuil6 h Vnlwd de noire maison, et c'esl cc que
je fais aujourd'hui, 6(ant a Home, le seizieme du
luois de f^vrier de I'annee mil sepl cens quinze,
y ayanl, par un effel de la Providence divine,
iolrouv6 ce pr^'cicux livre que je ne croyois ja-
Hiais rcvoir.
» Sign6 Le cardinal dk Bouillon,
» Doyen du SacrcS Co'k^gc. »
(1) Le. i!uc il'Yorck nc se trompa'l ])as ; voici en qncis
icrincs Ic iniii(?(lial de Turcnne en parlait dans une
Icllri' qu'il dcrivit de (Calais, le 10 d^cenibrc 1C59 :
¥ IMonsieur le due d'Yoick est ici d(^guis(5. il y avoit
I iMiicoup (le bruil en Anglelerie. On avoil pris ies ar-
mes pour ic roi Charles dans la province dc Cliesler ;
ULiis le corps cpii s'tHoil assemble a M enlicrenienldd-
II.
CERTIFICVT DE8 SrPEniKmS DU COLLEGE DBS
KCOSSOIS A PARIS.
« Nous soussign^s, prelrcs adminislrateurs du
Colbae dos Ecossois dans rUni\ersile de Paris,
aseavoir: Louis Inessc, ci-devant prender au-
moiiier de la feue reine dc la Cirande-IJrclagne,
etancien principal du college; Charles AVhyll'ord,
principal; Thomas Inesse, sous principal ; Geor-
ges Incsse, procurcur, et Alexandre Smith, pr6-
fet des eludes dudit college; certifionsa tous ceux
a qui il apparliendra . que Ies Memoires ci-des-
susde feu roi Jacques II, de la Graiide-Brelagne,
sont conformesaux Memoires originaux anglois,
Merits de la proprc main de Sa Majcsic , et con-
serves, en vertu dun brevet s»g!«c de sa main,
dans Ies archives de imtredil college; et nous
susdils, cerlilions en outre qtie le manuscriJci-
dessus, revu et corrig6 par le snsdil roi Jacques,
traduit parson ordre, <lonne de sa main a feu
S. A. E. le cardinal de Bouillon , le 27 du mnis dc
Janvier liiOG, el ecril de la main du sieiir Demps-
ter, I'un des s-ecretaires de Sadite Majeste, es5
conforme par Ies fails, details, circonstances, re-
flexions , el generalenienl tout (le tour du style
seul et I'ordre dc la relation exeeptes), a une se-
conde traduction des memes Memoires anglois
originaux, faite par I'ordre de la feue reine de la
Grande-Bretagne, signec de sa main , caclielee
du sceau desesarmes, conlre>ignee par mylord
Caryll, secretaire d'etat, le J4 novembre 1704,
el donnce le 15 Janvier \~{)'), par le susdil Louis
Inesse AS. A. E. le cardinal de Bouillon, pone
servir a I'liistoire du vicomte de Turcnne. En
foi dc quoi , nous avons siiJine Ies presentes , el y
avons apj)ose le sceau dudit college.
» Fail a laris, ce vingl-quatrc d^ccmbrc mil
sepl cens Irente-quatre.
», Sign6L. Lnessb, Cii. Whvtford, Thom.
Ik ESSE, Geor. Inesse, AI. Smith. »
fait paries troupes du parlement commandoes par Lam-
bert. J'eusse rendu a la maison royale deSluarl unsor-
xice fort considcralde si I'all'aire eul un peu dur6 ; j'a-
vois niemc fait (|U(i(jucs avanees pour cela . doiil vons
verrez Ies parlies ; si je nesuis rernljourse par la cour, il
ne f.iul pas parler de cela; niais cette d(?laile renveisc
pour le present loutcs mes vues.
») TUCENTIK. » «
■.>o^^Oo
MEMOIRES
DU DUG D'YORCK.
i-i>og-"
LIVRE PREMIER.
DES GUERUES CIVILES EIN FRANCE.
[1652]. Le due d'Yorck ^tolt en France au-
pres de la Reine sa mere , en 1()52, lorsque le
retour du cardinal Mazarin ayant rendu la
cour irreconciliabie avec les cnnemis de ce mi-
nistre , ce prince jugeant que la guerre ailoit se
rallumer avec beaucoup de violence , et ayant
nne extreme passion de se rendre capable de
servir un jour utilement le Roi son frere , il re-
solut, s'il pouvoit obtenir sa permission et celle
de la Reine , de faire la campagne en qualite de
volontaire dans Tarmee du Roi de France. Le
chevalier Berkeley fut le sen! qui ue s'opposa
point a ce dessein a la premiere proposition qui
en fut faite ; mais a force d'insister , on y con-
sent't. Cependant il restoit une difficulte bien plus
difficile a vaincre que la premiere; rien n'etoit si
rare que I'argent : la cour de France etoit alors a
Angers , et dans une fort grande necessite ; tel-
lement que, sans le secours de trois cens pistoles
que lui preta un gentilhomme gascon , nomme
Gautier, qui avoit servi en Angleterre, il lui
auroit ete impossible de se mettre en carapagne.
Avec cette petite somme on travail la a son
equipage : le Roi son frere lui donna un attelage
de six chevaux,que le lord Crofts avoit amenes
de Pologne ; ils etoient trop petits pour le ca-
rosse, et servirent a monter deux ou trois valets
de pied et autant de palfreniers ; on ioua deux
raulets pour porter jusqu'a I'armee un lit de
camp et le petit bagage. Le due ne devoit etre
accompagne que du chevalier Berkeley et du
colonel Werden , et il n'avoit pas un seul che-
val de main , pour pouvoir en changer en cas
de necessite. Ce peu de preparatifsse firent ai-
sement avec le secret qu'il falloit pour ne point
etre arrete , corame il en auroit couru risque , si
son dessein d'aller a I'armee du Roi avoit ete
decouvert; outre qu'il ne pouvoit pas, avec
bienseance, prendre conge du due d'Orleans son
oncle , pour aller servir dans le parti contraire
au sien. Pour eviter cet inconvenient , ce prince
alia avec le Roi son frere a Saint-Germain-en-
Laye , sous pretcxte de chasse; et apres y avoir
reste deux ou trois jours, il se mit en chemin le
vingt-un d'avrilpour aller joindre I'armee.
II passa au travers du fauxbourg Saint-An-
toine , et ne put aller la premiere nuit plus loin
que Charenton. Lejoursuivantil alia a Corbeil.
En arrivant au fauxbourg , il y trouva quelques
compagnies du regiment aux gardes, ausquelles
les habitans de la ville avoient ferme les portes.
Le due d'Yorck etant fort incertain d'y etre
recu lui-meme, hazarda de s'y presenter : on
lui fit beaucoup de difficultes; mais a force de
bonnes paroles , on lui permit d'entrer a pied ,
a condition qu'il laisseroit ses chevaux dans le
fauxbourg. Ensuite ayant representeaux magis-
trats les dangers auxquels ils s'exposoient , en
continuant de refuser I'entree aux troupes du
Roi , ils se laisserent a la fin persuader , quoi-
qu'il fut constant que s'ils eussent persiste , la
cour, qui etoit alors arrivce a Melun , auroit eu
bien de la peine a s'emparer de la place , tant a
cause de sa forte situation que du voisinage de
Paris ; et si le Roi, par cette avanture imprevue
ne s'en etoit rendu le maitre , ses affaires en
auroient beaucoup souffert, au lieu que ce
poste lui fut dans la suite d'une tres-grande
utilite en plusieurs occasions.
Aussitot que la cour fut informee que ses
troupes etoient entrees dans Corbeil, elle quitta
Melun pour s'y rendre : le due d'Yorck y etoit
reste pour I'attendre, et son arrivee lui procuraun
petit secours d'argent dont il avoit grand besoin,
n'ayant pas, en arrivant dans cette ville, vingt
pistoles de reste. Son equipage fut augmente
d'un eheval et de deux mulcts. II partit le meme
soir pour Ghartres avec plusieurs volontaires
536
MEMOIUES DU DUG D YORCK
de la coiir qui raccompagnoient , et il y trouva
I'armee qui n'etoit arrivee que peu d'heures
avant lui. Avant que de commenccr la relation
de cette campagne et de celles qui la suivirent,
il est necessaire de repiendre unpeu plus haul
pour expliquer I'etat des affaires en France.
La cour etoit reduite au commencement de
cctte annee aux dernieres extremites : le nombre
des sujets fideles a leur Roi etoit petit; ceux meme
qui par leur interet devoient etre le plus atta-
ches au salut de I'Etat , etoient les principaux
instrumens des troubles qui le dechiroient, sous
le pretexte specieux , qui a ete dans tons les
temps celui des rebellions, d'eloigner de la per-
sonne du Roi les mauvais conseillers. Pour
rendre cette plainte plus plausible , on decla-
moit principalcment centre le ministre , en
criant qu'il etoit honteux a la France de se lais-
ser gouverner par un etranger , pendant que
taut de princes du sang etoient et plus propres
et plus capables que le cardinal de soutenir le
ministere. Ces princes etoient a la tete des me-
contens , suivis de la plupart des seigneurs et
des personnes les plus qualifiees du royaume :
les villes les plus considerables et la plupart
des parlemens s'etoient declares pour eux ; et
quoique le due de Longueville n'eut pas pris
ouvertement aucun parti , on scavoit bieu qu'il
panchoit avec toute la Normandie du cote de
celui des princes , et qu'il n'affectoit la neutra-
lite que pour se ranger sans peril du cote des
plus forts : quelques propositions qu'on lui piit
faire de la part du Roi , il trouva toujours des
excuses pour les eluder et pour se dispenser
de le recevoir dans Rouen, lorsque les villes les
plus considerables ne vouloient lui ouvrir leurs
portes, et que les plus petites , comme Corbeil,
suivoient le meme exemple , tant le poison etoit
universellement repandu dans le royaume.
Les Espagnols, toujours attentifs a proliter
des desordres de la France, ne negligeoient rien
pour les fomenter dans I'esperance de regagner
en peu de temps les places qu'elle leur avoit
prises , et qui lui avoit coiite tant d'annees , tant
de travaux , de sang et d'argent ; il y a meme
beaucoup d'apparence qu'ils avoient de plus
vastes desseins , et qu'ils se flattoient d'accabler
entieremcnt cette monarchic , ou au moins de
I'affoiblira un point qu'elle ne seroit pas ca-
pable de les attaquer de long-temps ; mais ils
prirent de fausses mesures, et leurs precau-
tions, toujours outrees, firent echouer tons leurs
projets. Outre I'argent et les promesses magni-
flques qu'ils repandoient parmi les chefs des
inecontens, ils envoyerent de Flandre, pour for-
tifier larmec des princes , des troupes sous le
[1652]
commandement du due de Nemours , qui 6toit
alle expres a Bruxelles pour demander du se-
cours. Elles entrerenten France au commence-
ment du printemps , au nombre d'environ sept
mille hommes , cavalerie et infanterie , et pas-
serent la Seine a Mantes, dont le due de Sully
etoit gouverneur , et qui auroit pu , s'il eut
voulu , leur refuser passage et retarder beau-
coup leur jonction avec I'armee des princes as-
semblee aux environs de Montargis. Depuis
cette jonction et la prise d'Angers par les trou-
pes du Roi , il ne se passa rien de considerable
jusqu'a I'affaire de Blesneau , excepte que M. de
Turenne, que ces memoires regardent particu-
lierenient , prevint le dessein que les ennemis
avoient de se rendre maitres de Gergeau : ils
s'etoient deja saisis d'un bout du pont et n'au-
roient point tarde a s'emparer de la place , qui
n'avoit pour toute defense qu'une porte et un
fort petit nombre de soldats , si M. de Turenne
n'y etoit arrive fortuitement avec assez de
troupes pour empecher Texecution de ce projet,
dont le succes leur auroit ete fort avantageux.
lis furent obliges de se retirer avec quelque
perte , dont la plus considerable fut celle de
M. Sirot, lieutenant-general , un de leurs meil-
leurs officiers.
La cour alia ensuite a Glen , ou I'armee passa
la Loire et prit des quartiers a I'entour de
Blesneau. Celle des princes s'avanca a Lorris.
Ce fut dans cet interval le que le prince de
Conde partit secretement de Guienne , ou ses
affaires etoient en mauvais etat , pour venir
a Paris ou sa presence etoit plus necessaire.
II nefut accompagne dans ce dangereux voyage
que de quatre ou cinq personnes : a peine y
fut-il arrive qu'il fut oblige de partir pour se
mettre a la tete de I'armee des princes; et
ayant ete informe de I'etat ou etoient les trou-
pes du Roi, il resolutde les attaquer dans leurs
quartiers qu'ils avoient ete obliges d'etendre
au large pour la commodite des fourages. M. de
Turenne avoit les siens a Briare , et ceux du
marechal d'Hocquincourt etoient a Blesneau.
Ce dernier ayant eu avis que I'armee des prin-
ces venoit a lui , ordonna a ses troupes , en cas
d'allarme, de marcher au rendez-vous qu'il
leur avoit marque entre les quartiers de M. de
Turenne et les siens ; il envoya en meme temps
des gardes avancees vers les ennemis , et posta
des dragons dans un passage , par oii , suivant
toute apparence, ils devoient venir. M. de
Turenne, ayant aussi ete informe de leur des-
sein, allalui-meme trouver M. d'Hocquincourt,
qui etoit le plus expose , pour Ten averlir.
Les dragons sur lesquels on s'etoit repose, ct
MEMOIRES DU DUG D VORCK.
IG521
537
qu'on crut pouvoir arreter Tennemi au passage,
le soutinrent mal ; soit par lachete ou par tra-
hison , iis ne furent pas plutot attaques qu'ils
abandonnerent le poste. M. le prince poursui-
vant son avantage, tomba sur le quartier de
M. d'Hocquincourt, qui ne resista pas loug-
temps et fiit force , mais avec assez peu de
perte de part et d'autre. Les troupes battues se
sauverent a la faveur de la nuit , perdirent tous
leurs bagages , et leur terreur fut si grande ,
qu'elles oublierent le rendez-vous qu'on leur
avoit donne : la nuit enapecha les ennemis de
les poursuivre ; mais ils comptoieut de battre ,
des qu'il feroit jour, M. de Turenne qu'ils
scavoient etre pres d'eux, s'il ne se retiroit
pas. Le royaume entier auroit ete dans un peril
extreme , si cette armee eiit ete mise en de-
route : le Roi pouvoit diflicilement eviter de
tomber avec toute sa cour entre les mains des
princes ; et tout etoit a craindre dans un temps
ou I'ambition de quelques grands ne connoissoit
point de bornes.
Aussitot que M. de Turenne fut averti de
Tapproche des ennemis , il sortit de ses quar-
ters , marcha au rendez-vous , envoyant en
meme temps de petits partis qui ne tarderent
pas de I'inl'orraer que les quaitiers de M. d'Hoc-
quincourt avoient ete forces. La nuit fut si
obscure, qu'il ne put pas bien conuoitre le poste
qu'il avoit pris. II etoit dangereux d'avancer ,
les ennemis etant si pres ; et la retraite u'etoit
pas moins hazardeuse parce qu'il ue connoissoit
pas assez le pays ; il craignoit d'intimider ses
troupes et de les mettre en desordre : il prit le
parti de rester ou il etoit, dans I'esperance de
donner par la a ses troupes dispersees le temps
de le rejoindre. A la pointe du jour , en decou-
vrant les ennemis, il remarqua avec bien de la
joye qu'il pouvoit occuper uu poste tres avanta-
geux, ou ils ne pouvoient venir I'attaquer qu'en
passant un defile fort etroit.
II mit derriere ce defile sa petite armee en
bataille , ayant un bois d'uu cote et un grand
etang de I'autre. Quelques officiers lui propose-
rent de poster le long du bois des petits partis
d'infanterie, pour mieux defendre les passages.
II ne suivit point cet avis , parce que , comme il
le dit depuis au due d'Yorck, I'infanterie des en-
nemis etant de moitie plus nombreuse que la
sienne, iis n'auroient pas eu beaucoup de peine a
la chasser du bois , ce qui I'auroit oblige d'aller
la secourir, et I'auroit si fort engage qu'il n'au-
roit pu eviter la defaite entiere de ses troupes.
II jugea plus a propos de laisser le bois degarni,
s'eloigna de plus de la portee du mousquet en-
tre le bois et le defile ; et dans cette situation
attendit I'ennemi qui, lui voyant prendre de si
justes mesurcs, n'osa point I'attaquer. On de-
meura de part et d'autre en bataille , se conten-
tant de s'observer et de se canonner, jusqu'a ce
que M. de Turenne feignant de se retirer, I'en-
nenii crut trouver I'occasion de le charger et
marcha en bataille au defile. Quinze ou vingt
escadrons I'avoient deja passe, quand M. de
Turenne, faisant volte-face, marcha a eux et les
obligea de se retirer avec d'autant plus de de-
sordre et de precipitation qu'ils n'avoient point
d'autre parti a prendre pour eviter d'etre entiere-
ment tallies en pieces; et comme le gros de
leur armee s'etoit avance aupres du defile, I'ar-
mee du Roi , reprenant son premier poste , fit
avec son canon une terrible execution sur les
ennemis , qui etoient en foule I'un dessus I'au-
tre ; cette canonnadedura tout le reste dujour.
Les troupes du marechal d'Hocquincourt ar-
riverent enfin sur le soir , et joignirent M. de
Turenne , qui etoit encore en presence des en-
nemis , et la partie ne fut plus si inegale. On ne
scait point qui se retira le premier ;quoi qu'il
en soit , M. de Turenne , dans cette action im-
portante , sauva par sa conduite et par sa fer-
mete I'Etat , qui n'avoit point de ressource si
cette armee eiit ete defaite, et qui au moins au-
roit souffert des secousses dent il se seroit dif-
ficilement releve.
Apres ce combat, le prince de Conde quitta
I'armee pour aller a Paris , ou il fut recu avec
de grands applaudissemens, son parti exagerant
ses avantages fort au-dela de ce qui en etoit.
Son absence prejudicia beaucoup aux interets
de la caballe; il ne resta personne pour com-
mander I'armee en chef ; M. de Tavannes ne
commandoit que les troupes de M. le prince ,
M. de Valon celles du due d'Orleans , et M. de
Clinchamps les Espagnols : quoiqu'ils eussent
tous trois egalement du courage et de la capa-
cite, aucun d'eux n'avoit assez de tete pour cou-
duire une armee; et il arriva ce qui arrive tou-
jours lorsque Ton ne reconnoit point uu chef au-
quel toutes les troupes obeissent ; quoique I'in-
teret fut commun , les vues etoient differentes,
et la jalousie gatoit tout. M. de Turenne etoit
trop habile pour ne pas profiler de cette mesin-
telligence : quoique les armees ne fussent point
a une grande distance I'une de I'autre, il scut
amuser les ennemis et regler ses mouvemens si
a propos , que faisant de grandes marches de
concert avec la cour, il se glissa adroitement
entre eux et Paris ; et quoiqu'il eut un grand
tour a faire, sa diligence fut telle qu'il arriva a
Chartres le vingt-quatrieme avril, que les enne-
mis u'ctoicnt qu'a Etampcs. La cour alors pou-
>3.S
WEMOIRES nil Die d'^OUCK. ri(i.)2|
voit aller a Paris, comme il avoit ete resolu ;
les personnes les plus considerables du parti du
Roi dans cette ville, et nieme ie cardinal de
Retz, etoient de cet avis; mais soil que la cour
manquat de resolution , soit que les artilices des
enneniis du cardinal , qui vouloient Teffrayer ,
prevalussent , elle resta a Melun, et vint a Cor-
beil a peu pres au meme temps que M. de Tu-
renne arriva a Chartres avec I'armee, ou le due
d'\'orck le joignit.
Quelques jours se passerent sans qu'il arrivat
rien d'important : les partis qu'on envoyoit vers
Etampes , anienoient sou vent des elievaux qu'ils
cnlevoient an fourrage, et des prisonniers qui
rapporterent que toute I'armce ennemie etoit
en quartier dans la ville et dans le fauxbourg.
Mademoiselle envoya un trompette a M. de Tu-
renne, lui demander un passeport pour aller a
Paris: elle venoit d'Orleans, que sa presence
et son credit avoient fait declarer pour les prin-
ces, et ne pouvoit retourner a Paris sans passer
au travers des deux armees. M. de Turenne fit
quelque difficulte de lui accorder le passeport
sans la permission de la cour, ou il depecba un
expres ; mais avant son retour, ayant considere
qu'il pouvoit tirer quelque avantage de la de-
raande que cette princesse lui faisoit , et sa-
chant lejour qu'elle devoit arriver a Etampes,
il lui envoya un passeport. On scut par des par-
tis que lesennemis n'avoient point ete au fou-
rage depuis deux ou trois jours , d oil M. de Tu-
renne conjectura qu'elle devoit voir I'armee en
bataille ce jour-la, qui etoit le troisieme de
mai ; que le lendemain elle partiroit pour Paris ;
que les ennemis n'allant au fourage que le qua-
trieme , ils seroient obliges d'en faire un grand
apres I'avoir differe si long-temps ; que comme
la plupart des olficiers-generaux ne manque-
roient point d'accompagner Mademoiselle une
partie du chemin , ce fourage se feroit sans beau-
coup de precautions. Toutes ces circonstances
ayant ete bien considerees , il resolut avec
M. dHocquincourtde marcher toute la nuit avec
I'armee : on ne laissa dnns Chartres que cent
chevaux et un regiment d'infanterie pour gar-
der la ville et le bagage. En une heure de temps
toute I'armee fut en mouvement : on commenca
a marcher a huit heures du soir avec un grand
silence etbeaucoup d'ordre : le dessein etoit de
se poster enlre I'armee ennemie et Orleans,
pourcouper les fourrageurs qu'on crut trouver
en campagne de ce c6te-!a.
On passa tous les defiles avant le lever du
soleil ; M. d'Hocquineourt menoit I'avant-garde,
etanl son tour. II fallut faire un petit circuit
pour se rneltre enlre Etampes et Orleans ; et
I'armee y etant arrivee , commencoit a se met-
tre en bataille, lorsque des coureurs qui avoient
ete envoyes a la decouverte, rapporterent que
les ennemis, au lieu d'etre au fourage , avoient
a une lieue de la leur armee en bataille, dans
une plaine au-dessus d'Etampes. On prit aussi-
tot le parti de marcher a eux, dans la resolu-
tion de les combattre; mais des qu'ils appercu-
rent I'armee du Roi , dont la marche leur avoit
ete jusques-la inconnue, ils commencerent a so
retirer dans la ville ; on fit avancer la cavalerie
au grand trot, dans I'esperance de charger I'ar-
riere-garde avant qu'elle put etre a convert ; et
I'infanterie et le canon eurent ordre de suivre
avec toute la diligence possible.
Les ennemis, au lieu d'aller ce jour-la au
fourage, comme on I'avoit juge, flrent sortir
leur armee pour la faire voir en bataille a Ma-
demoiselle , qui devoit partir le matin. Quand
leurs generaux appercurent I'armee du Roi , ils
lui demanderent son avis; elle repondit, qu'ils
eussent a suivre les ordres de M. le due d'Or-
leans et du prince de Conde , et se mit aussitot
en chemin. lis firent rentrer i'armee dans la ville
avec tant de diligence, qu'avant que M. de Tu-
renne et M. d'Hocquincourt eussent gagne la
hauteur au-dessus de la ville, les ennemis
etoient en surete. Cette retraite precipitee fit
prendre une nouvelle resolution d'attaquer les
fauxbourgs: on envoya ordre a I'infanterie de
s'y disposer en marchaut, et de faire ses deta-
chemens.
Etampes est situe dans un fond ; une petite
riviere coule le long de ses murailles et va
tomber dans la Seine a Corbeil ; le cote de la
ville et du fauxbourg qui est sur la droite en ve-
nant de Chartres, est commande par une petite
hauteur, dont toute la plaine se pent decouvrir
du haut d'une tour ronde des plus elcvees
qui se voyent; les murailles sont flanquees de
pelites tours , qui ne sont point a I'epreuve du
canon ; elles ne sont entourees que d'un fosse ,
sec du cote de Chartres ; le fauxbourg vers Or-
leans est enviroune de la riviere et d'un ruis-
seau qui se joignent a la porte d'Orleans, par
laquelle seule la viHe peut avoir communica-
tion avec ce fauxbourg. Les ennemis y avoient
neuf regimens d'infanterie, entre autres ceux
de Conde , de Conli et de Bourgogne; les trou-
pes auxiliaires des Pays-Bas, scavoir: Berlo,
Pleur , Vange, La Motte, Peluitz , etc. , et envi-
ron cinq cents chevaux. lis s'y etoient retran-
ches a la faveur du ruisseau qui couvroit tout
un cote , a la reserve d'un petit espace pres de
la porte, ou ils avoient cleve une bonne ligne.
J/infanterie de I'armee du Roi attaqua les en-
MEiMOlRES DU DUC
nemis en arrivant; elle altendit a peine le ca-
non , dont on lira deux ou trois coups centre
les retranchemens , plutot pour faire connoitre
qu'il etoit arrive que pour I'execution qu'on
en pouvoit attendre. L'infanterie de M. d'Hoc-
quincourt, qui avoit la droite , fit son attaque
ducote du ruisseau : ellemarchajusciu'au bord,
essuyaut le feu des enneniis ; mais des officieis
I'ayaut sonde avec leurs piques , et trouve plus
profond qu'on n'avoit cru , on se retira en bon
ordre, et on marcha un peu plus haut vers un
moulin.
M. de Turenne fit attaquer par M. de Ga-
dagne, lieutenant-colonel du regiment de la
marine , pres de la ville a la gauche , qui n'e-
tant defendue que d'une ligne, fut emporlee
sans beaucoup de resistance. II n'y eut que cet
endroit qui fut raal defendu, quoiqu'il fut le
plus de consequence; car etant pris, il n'y
avoit plus de communication enlre la ville et le
fauxbourg. On fit immediatement apresdes bar-
ricades au travers de la rue , \is-a-vis la porte :
M. de Turenne fit entrer par la toute son in-
fanterie, qui fit des passages a la cavalerie, a la
tete de laquelle entra le marechal d'Hocquin-
court ; mais il etoit venu avec tant de precipita-
tion , qu'il oublia de donner ses ordres au reste
de son aile sur ce qu'elle avoit a faire, tellement
qu'elle suivoit toute entiere dans le fauxbourg,
si M. de Turenne, s'en etant apercu, ne fut
alle les arreter tous, a la reserve de deux ou
trois des premiers escadrons qui etoient deja en-
tres. II leur ordonna d'aller occuper la hauteur
ou sa cavalerie etoit postee, parcequ'il en avoit
dans le fauxbourg plus que suffisamment pour
soutenir Tinfanterie; et s'il y en etoit entre un
plus grand nombre, lesennemisqui etoient dans
la ville en auroient pu prendre avantageen sor-
tant par I'autre porte , et tomber sur la cavale-
rie qui etoit en dehors ; car sans compter ce
qu'ils avoient de troupes dans le fauxbourg, ils
avoient dans la ville autant de cavalerie et d'in-
fanterie qu'il y en avoit dans I'armee du Roi.
Cependant le regiment de Picardie avec le
• reste de l'infanterie de INI. d'Hocquincourt ,
passa le ruisseau au moulin , attaqua les enne-
mis vigoureusement , qui se defendirent de
raeme , et apres avoir ete forces, firent ferme
de muraille en muraille et de poste en poste.
D'un autre cote , l'infanterie de M. de Turenne
ayant acheve la traverse contre la ville , tourna
a droite et attaqua en fianc le regiment de
Bourgogne qui defendoit la ligne; mais quoi-
que I'attaque fut des plus violentes et que Ic
canon les desolat, ils disputerent opiniatrement
toHles les murailles qui servoieut de clotures
d'yorck. [I6o2] iS'J
aux jardins, dont les derri^res aboutissoieul a
la ligne : ils y avoient fait des ouvertures pour
passer six hommes de front, en raarchant le
long de cette ligne. Ce fut la oil leur resistance
futsi vigoureuse, qu'ils chasserent les attaquans
des murailles qu'ils avoient gagnees, les re-
pousserent si loin et les mirent dans un si grand
desordre , que sans le regiment de Turenne, qui
arreta leur irapetuosite et donna le temps aux
aulres de se rallier, on couroit risque de per-
dre tout I'avantage qu'on venoit de gagner ;
mais I'effort des ennemis ayant ete soutenu ,
on les poussa derechef de muraille en muraille,
jusqu'a la derniere , ou reprenant vigueur , ils
repousserent une seconde fois les attaquans dans
un clos voisin et en firent un grand carnage.
On les avoit poursuivis la derniere fois avec
trop d'ardeur et si peu d'ordre , que les cava-
liers et les fantassins etoient pesle-mesle. Les
ennemis ne pousserent pas plus loin leur avan-
tage ; ils se contenterent d'avoir conserve leur
derniere muraille, pendant que Ics attaquans
se rallierent a I'abri de celle qui etoit la plus
proche, de sorte qu'il resta un clos entre deux:
on se contenta pour un temps de faire grand
feu de part et d'autre. Le due d'Yorck, qui etoit
present a cette chaude attaque , y vit un offi-
cier des ennemis, nomme Dumont, qui etoit
major de Conde, entreprendre une action ca-
pable d'arreter le cours de cette victoire , s'il
eut ete soutenu : il sortit de son rang la pique
a la main , et s'avancant vingt pas , qui etoit la
largeur de I'enclos, il s'exposa a tout le feu
des attaquans; mais n'etant suivi de personne,
il fut contraint de se retirer. II fit jusqu'a trois
fois cette dangereuse manoeuvre sans recevoir
la moindre blessure; elle donna de I'emulation
aux troupes du Roi. 11 etoit dangereux d'aller
droit a la breche ou a I'ouverture , qui etoit
defendue par tant de braves gens. Un officier
dont on a oublie le nom , sortit de I'ouverture
de la muraille que les attaquans occupoient , et
a la vue des ennemis s'avanca jusques contre
celle qu'ils defendoient ; il fut suivi d'autant des
siens qui purent se raettre a convert du feu.
L'enclos , comme il a deja ete reraarque , etoit
etroit , et il n'y avoit plus qu'une muraille
entre les deux partis. II se fit la une maniere de
combat singuliere : la muraille etant batie de
grosses pierres , on se les rouloit les uns sur les
autres, et elle commencoit a diminuer conside-
rablement , lorsque les troupes du Roi ayant
reconnu une petite hauteur d'oii on pouvoit
battre les ennemis a revers, on tira sur eux
si a propos, que, se voyant attaques en flanc et
de front, et la place n'etant pas tenable, ils
MEMOIBES DU DIJC DYOBCK. [I652]
540
abandonnerent leur derniere muraille et se re-
tirerent dans une eglise voisine , ou le regiment
de Picardie avoit aussi pouss6 ceux qu'il avoit
attaques ; ils ne pouvoient pas s'y defendre et
demandercnt quartier, qui leur fut accorde.
Leui- cavalerie passa ie ruisseau et se sauva,
apres avoir perdu le baron de Briole qui la
commandoit, et le comte de Furstemberg, qui
furent tues.
Pendant qu'on combattoit dans le fauxbourg ,
les ennemis qui etoient dans la ville ilrent
queiques sorties pour forcer la barricade, et
pousserent si \ivement les troupes du Roi , que
si M. de Turenne ne s'etoit avance lui-meme
pour les soutenir avec un escadron de sa cava-
lerie jusqu'a la portee du pistolet de la ville ,
la barricade couroit grand risque d'etre em-
portee. Tout dependoit dece poste, dont la perte
auroit entraine la defaite entiere des troupes
qui etoient actuellement aux mains dans le faux-
bourg ; mais le secours que M. de Turenne
donna si a propos, les munitions qu'il fit dis-
tribuer, et la fermete de M. de Gadagne, ren-
dirent inutiles les efforts des ennemis, qui
firent encore deux autres sorties , ou ils furent
repousses avec perte.
Des neuf regimens d'infanterie que les enne-
mis avoient dans ce fauxbourg, a peine se sauva-
t-il un homme : il y en cut neuf cens de tues et
dix-sept cens prisonniers. Les principaux de
cesderniers furent: Briol, marechal-de-camp,
Montal , qui commandoit le regiment de Conde,
Dumont , major du meme regiment , que le
due d'Yorck recounut etre le meme qui s'etoit
distingue avec tant de bravoure a I'attaque de
la derniere muraille , le baron de Berlo , mare-
chal de bataille , Vange , Pleur, La Motte.
L'armee du Roi perdit au nioins cinq cens
hommes , parmi lesquels il n'y eut personne de
remarque ; le jeune comte de Quince recut un
coup de mousquet au travers du corps , et le
comte Carlo de Broglio un dans le bras , dont
ils guerirent tons deux.
Cette action fut egalement bardie et heu-
reuse; les generaux ne Tauroient point entre-
prise s'ils eussent connu la foiblesse de leur in-
fanterie , qui ne montoit pas a deux mille hom-
mes, au lieu qu'elle devoit etre au moins de
cinq mille; la marche s'etant faite soudaine-
ment et dans I'obscurite , tons les soldats qui
etoient en detachement ne purent joindre Tar-
mee que quand I'attaque fut finie. Les ennemis
avoient trois mille hommes d'infanterie dans la
ville, et un pareil nombre dans le fauxbourg ,
sans la cavalerie ; mais le desordre qu'on re-
raarqua parmi cux en arrivant sur la hauteur ,
la confusion avec laquelle ils se retirerent, et
le peu de concert qu'il y a d'ordinaire ou le
commandement est divise , determinerent pro-
bablement a les attaquer.
Si les ennemis avoient ete attentifs sur les
fautes de l'armee du Roi , ils eussent pu profiter
d'une belle occasion de la defaire dans sa re-
traite. M. d'Hocquincourt , sans se mettre en
peine si M. de Turenne le suivoit avec I'arriere-
garde, qu'il fut long-temps a rassembler , a
cause du grand nombre de soldats qui s'amu-
soient a piller le fauxbourg, marcha avec I'avant-
garde , sans faire aucune halte , droit a Etrechi :
les ennemis pouvoient , sortant de la porte de
Paris , se mettre entre I'un et I'autre et les
battre tous deux ; mais ils se contenterent d'at-
taquer I'arriere-garde comme elle se retiroit
du cote de la barricade , et la presserent si vi-
vement que M. de Turenne fut oblige d'y al-
ler en personne avec de la cavalerie pour la
degager. En arrivant sur la hauteur , le cheva-
lier Berkeley I'avertit que I'avant-garde etoit
partie; a quoi il repondit, en haussant les
epaules , qu'il etoit trop tard d'y remedier. Le
danger etoit d'autant plus grand qu'on avoit
I'embarras des prisonniers qu'on amenoit. On
marcha avec toute la diligence possible, et la
crainte ue cessa qu'en arrivant a Etrechi. Le
lendemain toute l'armee retourna a Chartres.
Ce succes releva considerablement les affaires
du Roi et le courage du cardinal , qui envoya
ordre a M. de Turenne de bloquer les ennemis
dans Etampes, oil ils commencoient a mauquer
de fourages. Avant que tout put etre pret , ceux
autour de Chartres etant entierement consom-
mes , il fallut que l'armee marchat a Palaiseau ,
ou elle resta jusqu'au vingt-six , qu'elle vint
camper pres d'Etrechi , et le lendemain elle
s'avanca a une lieue d'Etampes. On travailla a
une ligne de contrevallation a la portee du
mousquet de la place , sur la croupe de la mou-
tagne ; aussitot que les ennemis s'en apper-
curent , ils firent de frequentes sorties pour in-
terrompre I'ouvrage , dans I'une desquelles ils
couperent environ cent travailleurs avant que
la garde put etre a cheval ; mais ils furent vi-
goureus^ment repousses par le marquis de Ri-
chelieu qui la commandoit. Le lendemain , les
lignes furent presque achevees : elles ne purent
etre que mediocres , a cause de la qualite du
terrain fort pierreux et du manque d'outils et
de bois , n'y en ayant point du tout aux envi-
rons.
On logea de I'infanterie dans les mines du
fauxbourg , que les ennemis avoient brule
quand ils scurent qu'on rctournoit les attaquer.
MEMOIBKS DU DUC o'vOBCK. [1652]
L'armee etoit campee plus pres de la place que
la portee clu canon , qui n'incommodoit point ,
parce qu'elle est dans un fond ; mais les enne-
mis pouvoient decouvrir du haut d'une tour
fort elevee , dont on a dcja parle , tout ce qui se
passoit dans le camp, ce qui leur etoit fort
avautageux. On dressa un pont sur la riviere
pour les empecher d'aller au fourage, et on se
disposoit a en faire plusieurs autres qui les au-
roient resserres et affames en peu de temps,
lorsque le due de Lorraine vint rompre toutes
ces mesures. Ce prince avoit donue au cardinal
des assurances si positives de demeurer attache
a ses interets , qu'il envoya ordre au marechal
de La Ferte , gouverneur de la Lorraine , de
permettre au due de rassembler ses troupes ,
qui etoient dispersees ; mais elles ne furent pas
plutot en corps qu'il marcha droit en France
et se declara pour les princes , avec lesquels il
avoit traitte secretement dans le meme temps
qu'il etoit en negociation avec le cardinal.
Ce contre-temps obligea M. de Turenne a
changer de dessein et a attaquer Etampes de
vive-force , prevoyant que , s'il ne la prenoit
pas proraptement , le due de Lorraine viendroit
la secourir. On travailla dans cette vue avec
toute la diligence possible a elever des batte-
ries, les unes sur les lignes et d'autres dans
le fond , contre la porte d'Orleans , qu'on bat-
tit, et en meme temps a la muraille entre cette
porte et la grande tour , dans le dessein d'in-
sulter un ouvrage avance que les ennemis y
avoieut fait un peu plus pres de la porte que de
la tour. La nuit, M. de Gadagne, avec mille
hommes commandes, y donna I'attaque , et
iipres quelque resistance s'en rendit maitre sans
perte considerable , quoique les murailles de la
place ne fussent qu'a la portee du pistolet. On
avoit fait sortir du camp de la cavalerie qu'on
placa entre la ville et les lignes du cote de la
hauteur , pour empecher que M. de Gadagne
ne fut surpris par derriere ; on la fit rentrer a
la pointe du jour ; mais , aussitot que le soleil
fut leve , les ennemis sortlrent le long du fosse
pour attaquer I'ouvrage par-derriere pendant
que de la place on I'attaquoit de front. Quoi-
que M. de Gadagne fit tout ce qu'on pouvoit
attendre d'ua bon officier , il en fut chasse et
ne fit sa retraite qu'avec beaucoup de peine le
long du fosse , vers une barricade qu'il avoit
fait faire devant la porte d'Orleans ; on le crut
perdu , parce qu'il ne revint pas d'abord avec
ses gens ; aussi n'echappa-t-il que par un grand
bonheur, s'etant trouve engage au milieu de la
cavalerie des ennemis avec deux on trois ser-
gcns et autant de mousquetaires , qui ne I'a-
5^1
bandonnerent point et I'aiderent avec beau-
coup de bravoure a se degager. II ne fut] point
blesse, quoiqu'il reciit plus de vingt coups d'e-
pee et de pique dans son buffle, dont la bonte
le preserva. M. de Turenne etoit alle au camp
quand cette affaire arriva , ayant ete toute la
nuit dans les lignes ; des qu'il entendit I'al-
larme , il fit marcher toute I'infanterie de son
quartier , et son regiment arrivant le premier ,
il lui ordonna de regagner I'ouvrage ; ce regi-
ment marcha aussitot a la vue des deux ar-
mees, et sans qu'on fit la moindre diversion,
ni qu'on tirat un seul coup de canon pour favo-
riser I'attaque , il avanca precede de quelques
soldats commandes, de ceux qui avoient ete
chasses de I'ouvrage ; mais un capitaine de Pi-
cardie qui les conduisoit ayant ete tue, ils s'en-
fuirent et entrainerent avec eux une partie des
mousquetaires de la gauche du regiment. Get
accident ne fut point capable de le rebuter. Les
capitaines prirent en main les drapeaux et al-
lerent a la tete de leurs soldats sans tirer un
coup, jusqu'a ce qu'ils arriverent au pied de
I'ouvrage , qui etoit plein d'ennemis. Alors les
attaquans firent une decharge de toute leur
mousqueterie , et s'etant avances a la longueur
de la pique , ils chargerent I'ennemi avec tant
de resolution et de bravoure qu'ils emporte-
rent I'ouvrage et s'y logerent; ilsne perdirent
qu'un capitaine de leur regiment , un ou deux
officiers subalternes et peu de soldats , quoi-
qu'ils eussent long-temps essuye le feu des en-
nemis que rien n'empechoit de tirer juste, puis-
que , pendant toute cette action , on ne tira pas
un seul coup de canon ni de mousquet du cote
de l'armee du Roi. Tous ceux qui furent te-
moins de cette action avouerent qu'ils n'en
avoient jamaisvuune plus bardie etpluschaude;
M. de Turenne lui-rneme et les officiers lespfus
experimentes crurent qu'il auroit ete impos-
sible de pousser si loin la bravoure , si les dra-
peaux n'avoient toujours ete devant les yeux
des soldats ; et ce fut en partie ce qui ensuite
determina les regimens a en prendre de nou-
veaux , les vieux corps aussi bien que les autres
ayant jusques-la affecte une gloire mal enten-
due d'avoir leurs drapeaux si dechires , que le
plus souvent il ne restoit que le baton. Le re-
giment de Turenne etoit le seul qui en avoit
alors de plus entiers , sans excepter les gardes-
francoises ; car il n'y avoit point de Suisses
dans cette armee.
II sembloit, apres cette affaire, qu'on dut
etre en repos le reste de cette journee ; mais
les ennemis, so souvenant de la facilite avec la-
quelle ils avoient regagne fouvrnge le matin ,
Tjjn MliMOlUiiS UU 1>LC
et eu considciant I'imporlance, resoluicnt de
raltaquer une seconde fois et d'insulter en
meme temps les lignes. L'apres-midi , sur les
trois heiires , ils sorlirent avec vingt escadrons
et cinq bataillons. M. de Turenne , qui heureu-
semeut se trouva dans les lignes , commanda
aux troupes de marcher a leurs postes, et en-
voya ordre a toute Tinlanterie qui etoit au
camp de le venir joindre ; cependant , pour ga-
gner du temps, il (It sortir des lignes trois es-
cadrons commandes par le comte de Rennel ,
pour ciiarger le premier corps des ennemis qui
approehoit : cequ'il fit avec beaucoup de fer-
mete , jusqu'a ce que ne pouvant plus soutenir
une partie si inegale,il fut pousse jusques dans
les lignes memes, dont le fosse etoit si peu con-
siderable que des cavaliers , qui ne purent point
entrer par favenue, sauterent par-dessus , et il
y eut fort peu de chevaux qui y toraberent. Le
comte de Schomberg , qui n'etoit alors que vo-
lontaire, fut blesse au bras droit en faisant
ferme dans I'avenue , a laquelle 11 n'y avoit
point de barriere, parce qu'il ne s'etoit pas
trouve assez de bois dans le pays pour en faire
une. M. de Turenne, dans le temps qu'il fit sor-
tir le comte de Rennel , avanea lui-meme avec
deux escadrons qui lui restoient vers Tavenue,
croyant que I'ennemi y feroit ses principaux ef-
forts. Les choses se trouverent dans un triste
etat : il ne venoit point de troupes au secours;
Tennemi approehoit avec trois bataillons et plu-
sieurs escadrons , dont quelques-uns n'etoient
qu'a la portee du pistolet , attendant I'lnfanterie,
qui n'etoit qu'a demi-portee du mousquet. II
n'y avoit dans les lignes pour se defendre que
deux escadrons de cavalerie, quelques senti-
nelles d'espace en espace, qui, au lieu d'in-
commoder les ennemis , faisoient voir beaucoup
de foiblesse;il n'y avoit point de canonniers aux
batteries, et point d'esperance d'aucun renfort
considerable d'infanterie qui put arriver dans
une necessite si pressante , la plupart ayant etc
envoyes au fauxbourg d'Orleans a cause de Tac-
tion du matin. On se croyoit enfin si pres d'etre
attaque , que le due d'Yorck , qui montoit un
cheval d'amble, ne crut point avoir le temps
d'en changer, quoiqu'on lui en cut amene un de
bataille , ni de prendre ses arraes , qu'il se fit
mettre etant a cheval. II arrlva dans le meme
moment deux cens mousquetaires du regiment
aux gardes : c'etoit tout ce qu'on avoit pu ra-
masser au camp, M. de Turenne leur recom-
manda, sans s'amuser a tirer tons ensemble,
de bien ajuster leurs coups : ce qu'ilsfirent si a
propos, que jamais un si petit nombre de sol-
dats n'a fait lant d'execulion ; ils jetterent bas a
u'vuuciv. [iGo2j
la premiere decharge tant d'officiers et de ca-
valiers , et eclaircirent tellement les trois pre-
miers escadrons, qu'ils jugerent a propos de
s'eloigner. lis tirerent ensuite sur I'infanterie,
qui avancoit toujours; mais par bonheur elle
trouva eu avancant un petit rideau qui la cou-
vroit jusqu'a la tete, dont I'abri lui parut si
agreable , que ui exhortation, ni coups, ni me-
naces ne furent point capables de la faire aller
plus avant ; elle se contenta de faire grand feu
sur les lignes, jusqu'a ce que la cavalerie des
autresquartiers arrivant au secours des lignes,
les ennemis songerent a se retirer.
lis ne furent pas plus heureux a I'attaque de
I'ouvrage, car ayant plus de chemiu a faire
pour y arriver, ceux qui le gardoient eurent le
temps de se preparer a les recevoir. M. de Tract ,
qui commandoit la cavalerie allemande qui etoit
au service du Roi de France , ayant ete averti
dans son quartier de ce qui se passoit, jugea a
propos de marcher entre les lignes et la ville ;
il rencontra ceux des ennemis qui alloient atta-
quer I'ouvrage ; quoiqu'il n'eut que quatre es-
cadrons , et qu'il fut fort inferieur eu nombre ,
il les chargea si brusquement, que, les ayant
arretes, il donna le temps a d'autres troupes
commandees par le marquis de Richelieu de
le venir seconder. Avec ce renfort les ennemis
furent charges une seconde fois et forces de se
retirer en grand desordre; mais comme ils
etoient pres de la ville , il auroit ete dangereux
de les pousser trop loin. La plupart des troupes
du Roi arrivant aux lignes, et les ennemis se
retirant, plusieurs officiers presserent M. de
Turenne de les poursuivre, auxquels il repon-
dit que, comme ils etoient trop pres de leurs
murailles , on ne pourroit pas leur faire grand
mal, et qu'on s'exposeroit a perdre trop de
monde , et au danger d'etre force de se retirer
en desordre.
Les ennemis furent si maltraites dans cette
entreprise, ou ils perdirent beaucoup de monde
et plus de soixante officiers , qu'il ne leur prit
plus envie de se commettre davantage. On les
pressa vivement du cote de la porte d'Orleans
et de I'ouvrage avance qu'on leur avoit pris , et
le mineur etoit deja loge a la muraille quand
on apprit que M. de Lorraine marchoit avec
toute la diligence possible vers Paris , et qu'on
lui preparoit un pout de batteaux un peu au-
dessus de Charenton. Cette nouvelle obligea
M. de Turenne a lever le siege , pour ne pas
s'exposer a etre enferme entre deux armees en-
nemies; on retira d'abord le canon des batte-
ries qui etoient les plus proehes de la ville;
mais on etoit si mal fourni d'atlelages que ,
MEMOlUtS 1)U DUi; U'VOXICK. [idol'J
quoique la cour eftt envoye tons les chevaux de
carosse qui s'y trouverent, jusqu'a ceux du
Roi et de la Reine , qu'on ne put faire raarchei"
que la moitie de rartillerie le jour qu'on decam-
pa, et il fallut attendre le retour des chevaux
pour emmener I'autre.
On commenca , le sept juin , I'armee etant en
bataille, a retirer les troupes qui etoient dans
Touvrage avance ; M. de Navailles, qui y com-
mandoit , fit sa retraite en bon ordre , quoique
I'eunemi le pressat assez vivement. Ensuite I'ar-
meese mit en marche, apres avoir mis le feu
aux huttes ; pendant que la premiere ligne fai-
soithalte, laseeonde avancoit environ cinq cens
pas , apres quoi elle faisoit volte-face \ers la
ville; ensuite la premiere s'ebranloit et mar-
choit a petits pas , jusqu'a ce qu'elle eiit gagne
lesintervallesde la seconde ligne, et continuant
jusqu'a ce qu'elle fut arrivee par dela , a la dis-
tance de cinq cens pas, elle faisoit halte et volte-
face du cote de I'ennemi, comme avoit fait la
seconde , qui recommencoit le merae mouve-
raent. De cette maniere I'armee se retira I'es-
paee d'une lieue, et le spectacle en etoit fort
beau. Les ennemis suivirent la premiere ligne
dans son premier mouvement , escarmouchant
en grand nombre ; raais ensuite ils n'entrepri-
rent rien qui put donner de I'inquietude. L'ar-
raee, etant arrivee a Etrechi , y resta deux ou trois
jours; elle fut camper ensuite a Iterville pres
de Corbeil , et de la a Ralancourt, ou M. de
Turenne ayant appris que le due de Lorraine
etoit arrive a Villeneuve-Saint-Georges, il mar-
cha promptement , dans le dessein de I'attaquer
avant qu'il put etre joint par les ennemis qu'on
avoit laisses dans Etampes. Le quatorze , I'ar-
mee passa la Seine a Corbeil , et fit taut de dili-
gence qu'elle surprit i'ennemi lorsqu'il s'y at-
tendoit le moins. Ce fut sur les deux heures
apres midi qu'on se trouva en presence ; mais
on ne put point combattre, parce qu'il se trou-
va un ruisseau entre deux, qui tombe de la Brie
dans la Seine ; on le cotoya sans perdre de temps
jusqu'a ce qu'on trouvat un passage. L'armee
^ marcha toute la nuit , et , laissant les forets sur
la gauche , I'avant-garde arriva a la pointe du
jour a Gros-Bois. Beaujeu , qui etoit envoye
par le cardinal aupres du due de Lorraine, y
vint avec Dagecourt, capitaine des gardes de
ce prince, trouver M. de Turenne, pour lui
faire des propositions de sa part , dont la prin-
cipale et la plus pressante etoit qu'il n'avancat
point ; mais il ne se laissa point surprcndre a
ses artifices , il continua sa marche , et ayant
appris que le roi d'Angleterre etoit arrive la
raeme nuit dans I'armee du due , pour travailler
a la negociaiion qui etoit sur le tapis entre lui
et le cardinal , il pria le due d'Yorck de I'y al-
ler trouver : ce qu'il accepta d'autaut plus vo-
lontiers que le Roi , son frere , lui avoit fait
dire qu'il seroit bien aise de lui parler, et qu'il
avoit la parole de M. de Lorraine pour son re-
tour.
Ce qui causa la venue du roi d'Angleterre a
I'armee du due de Lorraine, fut la priere qu'il
fit il Sa Majeste d'etre le mediateur entre lui et
la cour de France, de vouloir etre le garantdu
traitte qui etoit sur le point d'etre conciu, et a
cet effet de lui faire I'honneur de venir a son
armee, pour, apres I'affaire consommee, le mener
a la cour, qui etoit a Melun. Le roi d'Angle-
terre, ayant recu a Paris la lettrede M. de Lor-
raine par laquelle il lui faisoit ces propositions,
fut immediatement les communiquer a la Reine
sa mere, qui etoit a Chaillot; comme elle con-
noissoit que ce due agissoit rarement de bonne
foi , elle ne fut point d'avis que le Roi fut sa
caution ; mais la passion qu'il avoit de contri-
buer a une affaire qui pouvoit etre si avanta-
geuse a la cour , le determina par dessus toute
autre consideration. II partit dans le meme ins-
tant , prcnant dans son carosse les lords Ro-
chester, Jermin et Crofts ; il apprit, en arrivant
a Charenton, que les deux armees etoient en pre-
sence , et on croit qu'il y trouva un expres du
due pour le prier de se hater. En arrivant a
Villeneuve-Saint-Georges, il trouva ce prince
fort intrigue et inquiet , a cause du voisinage
importun de M. de Turenne. Ce fut alors que
M. de Beaujeu et le capitaine des gardes lui fu-
rent envoyes avec les propositions ; cependant,
dans I'incertitude du succes du traitte , M. de
Lorraine se prepara au combat : il se posta avec
tout I'avantage que le terrain pouvoit lui don-
ner; il fit faire pendant la nuit avec une dili-
gence extreme cinq redoutes pour couvrir le
front de son armee , qui etoit d'environ cinq
mille hommes decavalerie et trois mille d'infan-
terie, avec un petit train d'artillerie; il mit la
plus graude partie de son infanterie dans les
cinq redoutes, et le reste en reserve derriere
celle du milieu en un gros bataillon; la plupart
de son canon etoit sur une hauteur au-dessus de
la ville, proche d'une justice ; sa cavalerie etoit
sur deux lignes derriere les redoutes; il avoit
un grand bois a sa droite, la ville a sa gauche,
par ou on ne pouvoit point I'attaquer, parce
qu'il y avoit une hauteur fort escarpee ; dans
cette situation , ou il monlra beaucoup d'expe-
rience et d'habilete, il attendit le combat ou la
conclusion du traitte.
Le due d'Yorck, en arrivant a Villeneuve-
H
MEMOiaES TiV DUG fj'yORCK. [lG52
Saint-Georges, fut trouver le Roi son frere, qui
lui dit C6 qui I'y avoit nmene, et le pria de met-
tre tout en usage pour faire reussir le traitte, de
maniere qu'il put se tirei* avec honneur d'une
affaire si t'pineuse,etant fort embarrasse sur le
parti qu'il devoit prendre en cas que les deux
armees en vinssont aux mains; il ne lui conve-
noitpoint,a la vei lie d'une bataille,de se retircr
sans en partager I'honneur ; le due de Lorraine
I'avoit invite a venir I'aider a faire son traitte
avec la France; il lui avoit des obligations par-
ticulieres, et se trouvoit dans son quartier, oil
il avoit logc une nuit; d'un autre cote, il etoit
sous la protection da Roi de France et dans ses
Etats ; il en recevoit pension , qui est le seul se-
cours apparent qu'il cut dans cette conjoncture
pour subsister; niais la principale consideration
etoit qu'en combattant pour le due de Lorraine,
il sembleroit soutenir la rebellion contre un roi
legitime , et pour cette meme raison il n'y de-
meuroit qu'avec une extreme repugnance , con-
noissant le mauvais effet que cela pouvoit faire
dons le monde : cependant il ne voyoit point
comment il se pouvoit retirer avec honneur.
Dans cette perplexite, il demanda au due
d'Yorck quelle proposition il apportoit. Leduc
lui repondit en pen de mots, queM. deTurenne
demandoit qu'on cess^t immediatement de tra-
vailler au pont que M. de Lorraine faisoit faire
sur la Seine ; qu'il s'engageat de sortir des ter-
res de France dans quinze jours , et qu'en meme
temps il engageat sa parole de ne jamais donner
aucun secours aux princes ; qu'a I'egard du pre-
mier article , M. de Varenne , qui etoit venu
expres avec lui , avoit ordre d'en voir lui-meme
I'execution, et que sans ce preliminaire M. de
i'urennene vouloit rien entendre. Le Roi, qui
scavoit les engagemens que M. de Lorraine
avoit avec les princes , repondit qu'il craignoit
fort que ce due ne voulut jamais signer des
conditions si dures; le due d'Yorck repliqua
que M. de Turennen'en demordroit assurement
pas. Dans le meme temps, M. de Lorraine en-
tra dans la chambre ; le due d'Yorck lui pre-
senta aussitot le projct du traitte; il le recut
d'un air railleur, qui lui 6toit ordinaire, mais
qui etoit un pen force pour le coup : il consentit
d'abord au premier article , et envoya sur-le-
champ up officier avec M. de Varenne pour
faire cesser I'ouvrage du pont; mais pour les
aulres, il protesta que rien ne le pourroit obli-
ger a se soumettre a des conditions si honteuses.
Le due lui demanda s'il souhaittoit qu'il portat
cette reponse ; il repondit qu'il n'en pouvoit
point donner d'autrc, et s'imaginant que ce
jeune prince avoit plus d'inclinalion pour une
bataille que pour un accommodemenl , il pria
le roi d'Angleterre d'envoyer avec lui le lord
Jermin , pour essayer d'obtenir de M. de Tu-
renne des conditions plus supportables.
M. de Turenne cependant ne perdoit point
de temps , et avancoit avec tant de diligence
que le due d'Yorck et le lord Jermin trouverent,
a une lieue des Lorrains , son armee qui mar-
cboittoujoursen bataille. Ce prince lui rapporta
la reponse de M. de Lorraine, et le lord Jermin
n'obmit rien de ce qu'il crut capable de le faire
desister de ce qui paroissoit trop rude dans ses
propositions; mais il n'en voulut rien reiacher,
et Jermin retourna porter au due le resultat de
sa tentative. 11 pria instamment le due d'Yorck
d'y retourner avec lui, dans I'esperance de ga-
gner du temps, etque M. de Turenne n'atlaque-
roit point qu'il ne fut revenu avec une reponse
finale; mais il le refusa absolument, I'assurant
que ce general n'etoit pas capable de perdre son
temps , puisqu'il scavoit que I'armee d'Etampes
le suivoit de si pres qu'on craignoit a tout mo-
ment de la voir paroitre de I'autre cote de la ri-
viere; qu'ainsi il ne doutoit point que les deux
armees seroient engagees avant qu'il put etre
de retour ; il ajouta en souriant que sa prc%ence
ne hateroit pas le due de Lorraine flfinir plus tot
I'affaire , et que I'approche de M. de Turenne le
determineroit bien mieux a la conclure. Le
lord Jermin partit, et I'arra^e, continuant de
marcher, n'etoit pas plus eloignee des ennemis
que la portee du canon, quand le roi d'Angle-
terre vint lui-meme trouver M. de Turenne
pour faire les derniers efforts. Le vicomte pria
Sa Majeste de I'excuser s'il insistoit toujours sur
les memes conditions qu'il avoit envoyees , et
ajouta qu'il etoit persuade qu'elle s'interessoit
trop fortement au bien des affaires de son Roi ,
pour le presser davantage d'y rien changer. Les
armees etoient si proches que tons les momens
etoient precieux ; c'est pourquoi le roi Charles
pria M. de Turenne d'envoyer pour la derniere
foisa M. de Lorraine; il y consentit, et M. de
Gadagne fut charge de porter les conditions en
ecrit , et de lui dire qu'il falloit ou les signer ou
combattre. 11 partit, et trouva M. de Lorraine
sur la hauteur, pres de la Justice, oil il avoit
fait dresser des batteries. Ce prince , ayant lu
le papier qu'il lui presenta, cria a ses canoniers
de tirer ; mais il parut bien qu'on leur avoit au-
paravant defendu d'obeir. M. de Gadagne lui
dit nettementqu'ils n'oseroient point, et lui re-
peta ce qu'il lui avoit dit en I'abordant, qu'il
falloit signer, ou qu'il alloit etre attaque dans
I'instant; sur quoi le due de Lorraine signa en-
fin le traitte , et M. de Gadagne s'en retourna le
iwKMOir.Ks i)U Di'c i;"vonrf.. [1G52]
porter a M. de Turenne qui, au moment qu'il
Je reciit , fit faire halte a son armee , envoya
demander des otages , et que le due fit marcher
ses troupes : il donna M. de Lignevilie et M. Da-
gecourt, son capitaine des gardes, pour garans
de fexecution du traltte, qui devoient etreren-
dus aussitot que M. de Vaubecourt, qui eut
ordre de suivre les Lorrains, donneroit avis
qu'ils seroient sortis des terres de France.
Le roi d'Angleterre, apres la ratification du
traitte, fut voir I'armee deM. de Turenne, alia
ensuite prendre conge du due de Lorraine et
retourna a Paris. A peine fut-il parti que les
deux generaux se rencontrerent; apres quelques
complimens reciproquement froids , ils se sepa-
rerent, M. de Lorraine fit immediatement apres
marcher son armee , pendant que celle de M. de
Turenne resta en bataille; les Lorrains entre-
rent a sa vue dans un long defile fort etroit, ou
ils etoient a la discretion des Francois; mais
M. de Turenne cloit plus religieux observateur
de sa parole que M. de Lorraine , dont les trou-
pes ne furent pas plutot dans le defile, que I'ar-
mee des princes parut de I'autre cote de la Seine,
iaquelle ayant ete informee de ce qui venoit de
se passer marcha a Paris.
M. de Turenne resta quelques jours a Ville-
neuve-Saint-Georges ; il en partit le 2 1 de juin,
marcha a petites journees a Lagui, ou il passa
la Marne le l'"'" de juiilet, et fut camper a La
Chevrette , a une lieue de Saint-Denis , ou etoit
la cour. Le raarechal de La Ferte avoit joint
I'armee a Villeneuve-Saint-Georges avec trois
ou quatre regimens de cavalerie et deux d'infan-
terie, dont un etoit a lui , et I'autre celui de
Wall; il avoit amene ces troupes de Lorraine.
Le due de Beaufort, grand favori de la po-
pulace de Paris, avoit ete joindre M. de Lor-
raine a Viileneuve- Saint -Georges avec cinq
cens Parisiens a cheval , ausquels, par le traitte,
il etoit perrais de se retirer; mais n'etant point
fait mention de leur general , il ne se crut point
en surete , et ne voulant point faire epreuve de
la generosite de M. de Turenne, il prit un
trompette avec lui, passa la Seine et courut
a Paris ou, pour irriter le peuple contra le
roi d'Angleterre, il fit entendre malicieusement
que e'etoit a sa persuasion que le due de Lor-
raine avoit signe le traitte. Si Sa Majeste y con-
tribua, comme il etoit de son interet , il n'cn
fut pas originairement la cause , puisque M. de
Lorraine le pria instamment de venir I'aider a
!e conclure. Cependant ce bruit fit telle impres-
sion sur la multitude, que ni le roi ni la reine
d'Angleterre, ni aucun Anglois de leur cour
n'oserent, pendant plusieurs jours, sortir du
III. C. 1). M., T. III.
54
Louvre, ni meme regarder par les^fenelres , de
peur de s'attirer quelque insulte, ou au moins
quelques injures; et I'animositedu peuple aug-
menta a un point que Leurs Majestes furent
contraintes de quitter la ville secretement, et
de se retirer a Saint-Germain jusqu'a ce qu'elle
fut appaisee.
L'armee des princes, ne pouvant plus tenir
la campagne contre I'armee du Roi, apres avoir
manque sa jonction avec les Lorrains, fut cam-
per pres de Saint-Cloud, derriere la Seine.
M. de Turenne, n'ayant plus d'autres ennemis
sur les bras , resolut de les attaquer partout, et
fit travailler a un pont de batteaux le meme
jour qu'il arriva a La Chevrette. Comme la
Seine y est fort large, il fallut du temps pour
le faire; et pour empeeher que les ennemis n'in-
terrompissent I'ouvrage, les deux regimens
d'infanterie de M. de La Ferte furent postes
dans une ile a la pointe de Iaquelle on vouloit
passer. Les ennemis n'oserent rien entrepren-
dre; I'armee du Roi avoit I'avantage du terrain
de son cote, qui etoit plus eleve que I'autre-
ils ne s'opposerent ni a la construction du pont
ni au passage. II est vrai qu'ils firent d'abord
quelque mouvement comme s'ils eussent eu
quelque dessein : ils logerent environ cent sol-
dats derriere un petit rideau, et firent avancer
quelques escadrons pour les soutenir; mais le
canon les fit eloigner bien vite; les soluats , se
croyant en surete, resterent dans leur poste
d'ou ils faisoient feu sur les travailleurs. La
Fitte, major du regiment de cavalerie de La
Ferte, hardi et bon officier, trouva un endroit
qui n'etoit point profond, et I'ayant passe a la
nage avec cinquante nuutres, coupa la retraile
aux cens fautassins, en tail la la plupart en pie-
ces, embarqua dans un batteau le reste qu'il
avoit fait prisonniers, et repassa sans perdre un
homme, avant que les ennemis, que le canon
avoit eloigues a une distance considerable, pus-
sent venir au secours de leurs gens. Depuis
cette tentative, ils ne jugerent pas a propos d'en
faire d'autres; et pour leur en oter I'euvie, on
fit passer dans I'isle un renfort d'infanterie,
avec quelques pieces de campagne. M. le prince,
desesperant d'empecher le passage a I'armee da
Roi , dont le pont pouvoit probablement etre
acheve le lendemaiu, resolut de marcher a Cha-
renton et de s'y poster derriere la Maine : pen-
dant que sa cavalerie passoit sur le pont de
Saint-Cloud, son infanterie passa sur un pont
de batteaux qu'il avoit fait construire pour faire
plus de diligence ; il marcha au travcrs du
bois de Boulogne, mais, arrivant a la porte
dc la Gonfcreiice, les Parisiens refuserent pas-
40
MEMOIRES DU DL'C d'vOKCK. [1052]
.vige ; il fut oblige de marcher autour de la ville,
comme il se Tetoit propose, s'il ne pouvoit point
passer au t ravers.
M. deTurenne, ayant ete promptemeut in-
forme dc toutes choses par un expres que les
amis du Roi cnvoyerent de Paris, et qu'ils fi-
rent desccndre dans un panier de dessus les
murailles, parce que les portes eloient fermees ,
il (it marcher I'armee du Roi, fut Irouver ie
cardinal a Saint-Denis, avec lequel il fut resolu
(jue Tarraee continueroit de marcher avec toute
la diligence possible pour attaquer M. Ic prince
avaut qu'il put gagner Charenton. On ue jugea
pas a propos d'attendre ni le canon ni I'infante-
rie de M. de La Ferte,qui etoient dans I'isle, le
moindre delai pouvant faire perdre une si belle
occasion. En arrivaut a La Chapel le , on decou-
vrit rarriere-gardedeseunemis : M. de Turenne
s'avanca pour les reconnoitre, et trouvant que,
pour favoriser leur retraite , ils avoient poste
de Tinfanterie dans les moulins et dans de pe-
tites maisons a I'entree du fauxbourg Saint-De-
nis, il fit avaucer des mousquetaires, qui les
chasserent dans le moment, et donnerent lieu a
la cavalerie de charger leur arriere-garde dans
la rue meme; elle se defendit d abord avec assez
de resolution , mais elle fut enfin mise en de-
route; la plupart des officiers furent tues ou
prisonniers, entr'autres Desmarais, marechal-
de-camp, qui avoit recu plusieurs blessures, et
le comte de Choiseuil, capitaine de cavalerie.
La perte fut si peu considerable du cote de I'ar-
mee du Roi , qu'il n'y eut que le marquis de
Lisbourg, lieutenant- colonel de Streff, blesse
d'un coup de mousquet au travers du corps.
Apres I'heureux succes de cette premiere at-
tacjue, on poussa les ennemis si vivement ,
qu'ayant atleint le reste de leur arriere-garde ,
qui etoit encore de deux ou trois cens chevaux ,
vers I'hopital de Saint-Louis, on en taiila la
plus grande partie en pieces avant qu'ils pus-
sent rcjoindre le corps de leur armee, qui se re-
tiroit dans le fauxbourg Saint-Antoine.
Le prince de Conde se trouva force de pren-
dre ce parti , ne voyant point d'apparence de
pouvoir gagner Charenton, attendu la vigueur
avec laquelle on le poussoit : ce fut pour lui
un grand bonheur, dans une si grande extre-
mite, de trouver si a propos dans ce fauxbourg
de bons retranchemens que les hahi tans y avoient
fails depuis la guerre civile pour leur propre
surete, sans quoi son armee etoit perdue sans
ressource. II n'eut que le temps de poster ses
troupes, tant il etoit suivi de pres par cellcsdu
Roi, dont I'ardeur futarretee par les barricades
de la rue qui s'etoient trouvees toutes faites; et
I'infanterie, ne pouvant pas etre encore arrl-
vee , donna le loisir aux ennemis de se meltre
en bataille dans la grande rue.
Le Roi , le cardinal et toute la cour, arrivc-
rent dans cet entretemps sur la hauteur de Cha-
ronne,d'ou, comme d'un amphiteatre, ils furent
les spectateurs de la suite de celte scene san-
glante. Aussitot qu'ils virent Tinfanterie arri-
\ee, ils envoyerent ordre a M. de Turenne
d'attaquer, quoique ni I'infanterie de M. de La
Ferte, ni le canon ne fussent point arrrives, et
que Ton manquat de toutes choses necessaires
pour rompre les murailles, combler les retran-
chemens et enfoncer les barricades. M. de Tu-
renne les fit prier inutilement de se donner pa-
tience , representant que I'ennemi ne pouvoit
lui echapper, si les Parisiens , dont on croyoit
etre assure , ne lui ouvroient leurs portes ; que
le temps qu'il falloit pour avoir le canon n'en
donneroit pas assez au prince de Conde pour se
fortifier davantage; qu'il etoit dangereux, en
attaquant sans les choses necessaires, de rece-
voir un echec qui feroit avorter I'entreprise im-
manquable d'elle-meme , quand le canon, les
pioches et les autres instrumens a remuer la
terre , qui ue pouvoient plus tarder long-temps,
seroient arrives; mais I'impatience de la cour
Temportasur toutes ces raisons: M. de Bouillon
meme, qui avoit nouvellement fait sa paix avec
le cardinal, pressa M. de Turenne, son frere, plus
que personne , son sentiment etant qu'il valoit
mieux suivre aveuglement les ordres de la cour,
que de s'exposer a la censure de certains coor-
tisans , capables de jeter dans I'esprit du Roi
des soupcons qu'il voulut epargner le prince ,
quelque irreconciliables qu'ils fussent dans le
fond , apres ce qui s'etoit passe. M. de Turenne
n'etoit pas encore assez bien dans I'esprit du
Roi, et dans cette reputation de probite qu'il
a acquise depuis, pour oser refuser d'obeir a
des ordres qui n'etoient point de son goiit, et i!
ne se fioit pas encore sur sa capacite et son expe-
rience autant comme il fit dans la suite eo plu-
sieurs occasions.
Les gardes francoises et le regiment de la ma-
rine, soutenus des gendarmes du Roi et des
chevaux-legcrs , attaquerent, a la droitedetout,
la barricade d'une rue qui aboutissoit a la grande
rue du fauxbourg ou est le marche ; le succes
repondit a la bravoure des attaquans : quoique
les murailles fussent bordees a droite et a gau-
che , et les maisons remplies de soldats , on
emporta la barricade , et on chassoit les enne-
mis dc maison en maison , lorsque Tambition
imprudente du marquis de Saint-Maigrin, qui
commandoit les gendarmes et les chevaux-le-
MEMOIURS UU DUG d'vORCK. [1G52]
547
gers ) renilit ce premier avantage inutile : il
voulut partager la gloire de I'iufaDterie ; etcrai-
guaut qu'il ii'y en eut point pour lui de re.ste ,
il passa avec precipitation dans cette rue au tra-
vers des soldats , sans leur donuer le temps d'a-
chever de deloger les ennemis, et penetra en
poussant les fuyards presque jusqu'au marche
oil M. le prince etoit en personne , qui remar-
quant la faute qu'avoit commise cette cavalerie,
se mit a la tete de vingt-cinq officiers ou vo-
lontaires qui se trouvoieut aupres de lui , la
chargea si brusquement qu'elle se mit en desor-
dre , se renversa sur Tinfanterie , et essuya tout
le feu que les ennemis faisoient des fenetres.
Ceux des troupes du Roi qui eloient entresdans
les premieres maisons voyant ce desordre , les
abandonnerent , et les ennemis, reprenant cou-
rage , les poursuivirent jusqu'a la premiere bar-
ricade , que la presence de M. de Turenne em-
pecba d'etre reprise , comme I'avoient ete toutes
!es autres.
Saint-Maigrin ne fut pas le seul qui paya par
sa mort la peine de sa temerite ; le marquis de
Nantouillet et plusieurs personnes de quaiite y
furent aussi tues sur la place ; beaucoup d'autres
moururent ensuite de leurs blessures, entre les-
quels furent M. deManccini, neveudu cardinal,
qui promettoit beaucoup, et Fouillou, enseigne
des gardes de la Reine. Les deux regimens d'in-
fanterie avoient ete si raal menes , que tout ce
qu'on put en attendre fut qu'ils gardasseut la
premiere barricade qu'ils avoient prise.
Le regiment d'infanterie de Turenne fut em-
ploye a I'attaque de quelques maisons et jardins
que Tennemi occupoit sur la gauche ; les deux
regimens d'Uxelles et de Cariguan , qui ue com-
posoient qu'un bataillon , insuiterent un peuplus
loin , encore sur la gauche , les murailles d'un
jardiu qui aboutissoit a la grande rue ; et sur la
gauchedetout le restede I'iufanterie commandee
par M. de JNavailles , cousistant dans les regi-
mens de Picardie , Plessis-Praslin , Douglas et
Bellecense , attaqua la barricade qui etoit du
cote de la riviere proche le jardin de Ram-
bouillet.
Les ennemis furent d'abord chasses de plu-
sieurs postes par le regiment de Turenne ; mais
le mauvais succes de la droite I'empecha de
pousser plus loin, et il se contenta de conserver
ce qu'il avoit gagne. Un escadron compose des
regimens de Clare et de Richelieu, qui devoit le
soutenir, surpris d'une grele de mousqueterie
des ennemis, qui d'une muraille voisine le pre-
noit en flanc et lui tua beaucoup de moude , se
mit en desordre et prit la fuite ; mais les officiers
courant apres les fuyards , les arreterent , et en
un moment les firent retourner a leur poste en
bon ordre , oil ils se comporterent pendant tout
le reste de Taction avec une bravoure extreme ,
et d'autant plus extraordinaire qu'il arrive tres-
raremeut que des troupes qui ont ete une foia
saisies de pcur fassent bonne figure le reste dc
la journee. Get escadron fut si maltraite , qu'il
n'y eut pasun capitaiue qui ue fut tue ou blesse ;
du regiment de Richelieu il ne resta en vie
que La Loge , capitaine-lieutenant , blesse d'un
coup de mousquet au travers du corps, dont il
guerit.
Les regimens d'Uxelles et de Carignan donne-
rent de leur cote a pen pres dans le raeme temps
que se faisoient les autres attaques : les deux
lieutenans-colonels furent tues d'abord ; mais
cela ne les empecha point d'aller droit a la mu-
raille, raalgre le grand feu qu'on faisoit sur eux ;
ils se mirent dans les intervales des trous au
travers desquels les ennemis tiroient : il se re-
nouvella dans cet eudroit un combat a pen pres
serablable a celui de la derniere muraille des
jardins du fauxbourg d'Etampes ; les mousquets
ne pouvant pas faire beaucoup d'execution , on
se rouloit les pierres Tun sur I'autre, on tiroit
les pistolets , et on fourroit les epees au travers
de ces trous , et le manque d'instrumens a de-
mclir la muraille fut cause que cette manoeuvre
dura long-temps. Cependant la cavalerie qui
soutenoit cette attaque se tint vis-a-vis de la
grande rue , hors de la portee du mousquet ,
pour empecher que les ennemis ne sortissent de
la barricade qu'ils y avoient , pour charger I'in-
fanterie qui etoit contre la muraille, et on ne
jugea pas a propos de ne rien entreprcndre con-
tre cette barricade, parce qu'etant defendue
par les maisons voisines que les ennemis occu-
poient , il etoit difficile et d'ailleurs inutile de
la prendre s'ils n'etoient auparavant chasses de
ces maisons.
M. de Navailles, de son c6te, emporta la bar-
ricade qui lui etoit opposee ; il n'y trouva pas
beaucoup de resistance, et delogea les ennemis
des maisons qui etoient aux environs. On s'etoit
contente d'abord de s'y maintenir sans pousser
plus avanl , parce qu'on trouva que les ennemis
avoient poste a I'opposite , dans une place assez
large , une partie de leur cavalerie , et qu'il y
avoit derriere des jardins et des maisons garnis
d'infanterie. Les ennemis jugerent aussi qu'il y
auroit eu de la temerite pour eux d'attaquer ks
troupes du Roi, et prirent le parti de se retirer der-
riere les maisons et les jardins que leur infanterie
occupoit; mais M. d'Eclinvilliers, marechal de
camp, prenant leur retraite pour une fuite,
passa au travers de la barricade gaguee avec la
35.
<s
cavalerie qu'il commandoit, pour les aller pour-
suivre ; ils firent dans le meme temps volte-face,
et scacliant qiron ne pouvolt venir a eux que
deux a deux , ils la chargerent avant qu'il put
escadronncr, lorsqu'il n'avoit que la raoitie de
son monde passe, le battirent , le firent prison-
nier, lui tuerent plusieurs officiers et cavaliers ;
et apres avoir poursuivi le reste jusqua la bar-
ricade , ils se retirerent au grand trot , essuyant
un asscz grand feu de Tinfauterie des troupes
clu Roi qui s'etoit einparee des raaisous.
Le canon et I'infanterie de M. de La Ferte
aniverent a pen pres dans ce tems-la : les deux
regimens curent ordre anssitot de relever les
gardes francoises et la marine qui avoieut ete si
maltraites , et de garder les postes qu'on avoit
gagnesdecec6te-la : le canon, dont il n'y avoit
que six pieces,fiitconduitaux moulinsqui etoient
nn peu plus pres que la portee du mousquet de
Tentree de la grande rue, oil on commenca a ti-
rer avec beaucoup de succes sur les soldats et les
bagages dont elle etoit remplie, et disparurent
en un instant ; ensuite on battit les maisons qui
commandoient le passage a la barricade ; comme
elles etoient legerement baties , cbaque boulet
passoit a travers ; neanmoins les ennemis s'y
maintinrent avec tant d'opiniatrete qu'on ne put
alors les en deloger, et firent toujours grand
feu des feuetres et des trous que le canon avoit
perces.
Pendant cette canonnade , on entendit subi-
tement un grand bruit de mousqueterie qui ve-
noit de I'attaque oil commandoit M. de Navail-
les; M. de Turenne y courut; mais I'affaire
etoit finie avant qu'il y arrivat : jamais il n'y en
eiit une plus cbaude pour le temsqu'elle dura,
ni un feu plus violent. Voici quelle en fut I'oc-
casion. M. de Beaufort avoit employe presque
tout le matin a haranguer les Parisiens pour
les exhorter d'ouvrir leurs portes a M. le prince
et a ses troupes : son eloquence ayant ete inutile,
il sort it et ne put apprendre en arrivant au
fauxbourg ce qui s'y etoit deja passe, la cha-
leur de Taction oil Saint-Maigrin avoit ete tue ,
la bravoure avec laquelleM. le prince et les per-
sonnes de qualite qui I'avoient accompagne s'e-
toient signales, sans etre animes d'une noble
emulation ; il resolut de faire quelque chose
d'aussi rcniiirquable, et proposa a M. de Ne-
mours, a\ec lequel il etoit en querelle, de re-
prendre la barricade que M. de Navailles avoit
fl) II exisic aux Archives dn royaume un f'-lal nomi-
natildcs pcrsonncs turos ou Mnssdes dans Ic |)arli dii
lUii ol dans cclui dii pi ince dc Cond6 , pendant le com-
bat du faabourg Saint-Anloinc.
Mr'MoiHT'S ou i)i;c d'vouck. [I0o2]
emportee , comme une action de la derniere irn-
portance pour le parti. M. de Nemours accepta
la proposition , et on se mit aussitot en etat de
I'executer ; tout ce qu'il y avoit de personnes de
qualite qui etoit encore en etat de combattre, les
suivirent : ils se mirent tons deux a la tele d'un
bon corps d'infanterie et marcherent avec beau-
coup de resolution et de bravoure a la barricade :
le regiment de Picardie etoit poste derriere. II y
avoit une maison de cbaque cote du passage par
oil les ennemis devoient venir ; le regiment de
Du Plessis-Praslin etoit dans I'une , et celui de
Douglas dans I'autre : ils ne laisserent pas de
passer avec beaucoup d'intrepidite et de bra-
voure entre ces deux feux , qui fureut violens
et continus, sans s'arreter, jusqu'a ce qu'ils arri-
verent a la barricade ; mais ils y trouverent une
si vigoureuse resistance, qu'ils ne purent s'en
rendre maitres ; ils furent repousses avec grande
perte : M. de Nemours y recut plusieurs blessu-
res et cut un doigt emporte d'un coup de mous-
quet ayant la main sur la barricade; M. de
La Rochefoucault recut uncoupau coin de I'oeil,
dont la balle sortit au-dessous de I'autre, et
courut risque de les perdre tons deux ; M. de
Guitaud recut un coup de mousquet dans le
corps. II y eut plusieurs autres personnes de
qualite blessees et tuees , dout les noms out ete
oublies (J) : M. de Flamarin futde ces derniers ,
et une avanture trop remarquable ne permet pas
de I'oublier. Des diseurs de bonne avanture lui
avoient predit qu'il mourroit la corde au col ; ce
qui est centre la coutume de France , oil on
coupe la tete aux gentilshommes qui y sont con-
daranes a mort : cependant il eut le malheur
d'accomplir la prediction , si on pent appeller
ainsi les contes ridicules de cette sorte de gens,
dont Dieu neanmoins pent bien se servir quel-
quefois pour punir des curiosites de cette na-
ture, qui sont toujours criminelles (2). Cegen-
tilhomme etant tombe d'un coup de mousquet ,
et ayant ete laisse pour mort aupres d'une des
maisons que les troupes du Roi occupoient , les
soldats jugeant a la richesse de ses habits qu'il
avoit la bourse garnie a proportion , avoient fort
envie de Taller depouiller ; mais les ennemis qui
etoient dans des maisons voisines, ne leur per-
mettant point de le faire sans trop de danger,
ils s'aviserent d'attacher au bout d'une pique
une corde, et y faisant un nceud coulant , ils la
lui passerent a Teutour de la tete , et Tattirerent
(2) On n"en jugcait pas dc meme a la cour dc Rome ,
car (ous los ans on envoyait au jeiine roi Louis XIV,
de la part du Sainl-Pere , I'horoscope de sa vie pour
rann(ic dans iaquellc il allait entrer.
MiiMOIUES DU DLC D VOUCK
^ eux de celte raaniere, dans la maison, comrae
a expiroit.
M. de Tiirenne trouvaenarrivautque I'enne-
nii avoit ete repousse et que le poste etoit en
bonetat; il retourna a la batterie des moulins,
malgre le feu de laquelle les ennemis tenoienl
toujours bon dans les maisons a la gauche de
la barricade, a son egard. On decouvrit un en-
droit qui n'etoit pas garde , par ou on pouvoit
attaquer les maisons par derriere ; commetoute
I'infanterie etoit employee a Tattaque , M. de
Turenne fit mettre pied a terre aux cavaliers ,
qui insulterent les maisons si a propos et avee
tant de valeur , que de plus de cent bommes
des ennemis qui les avoient si long-temps de-
fendues , il n'y en eut pas un qui ne fiit tue ou
pris.
Au meme moment que les cavaliers commen-
cerent cette attaque , les deux regimens d'Uxel-
Ics et de Carignan , qui avoient toujours com-
battu centre la muraille des jardins, d'une raa-
niere si bizarre , commencerent a se rendre
maitres de quelques-uns des trous que les enne-
mis avoient defendus avec beaucoup d'opinia-
trete. On les avoit enfin beaucoup elargis sans
autre secours que celui des mains, qu'il avoit
fallu faire suppleer au defaut de leviers et d'au-
tres instrumens : sur quoi les ennemis jugeant
qu'on avoit dessein de les forcer par ces ouver-
turcs, abandonnerent toute la muraille, quoi-
qu'il y eiit dans le jardin un escadron pour les
soutenir : les attaquans s'en etant appercu ,
lirent un feu si violent que la cavalerie , suivant
Texemple des fantassins , se rait en fuite ; mais
n'y ayant qu'un espace fort etroit pour se reti-
rer,etchacun s'empressant a qui se sauveroit
le premier , ils boucherent le passage , et y res-
terent du temps entasses confusement cavalerie
et infanterie : on lit grand feu sur eux; la mu-
raille fut abattue, ils perdirent beaucoup de
monde , et ceux qui etoient postes derriere la
barricade a I'entree de la graude rue , surpris
de voir en meme temps les jardins de leur gau-
che forces , et le feu qu'on faisoit sur eux des
maisons qui etoient a leur droite , prirent I'e-
pouvante et abandonnerent la barricade, dont
les tr(>upes du Roi s'emparerent. On ne jugea
pas a propos de les poursuivre dabord , parce
qu'on avoit resolu de donner une attaque gene-
rale de tons cotes ; on prepara toutes cboses pour
ceteffet, pendant qu'on donnoit le temps aux
troupes de respirer et de se remettre un pen
des fatigues de tant d'aclions , que la chaleur
etouffante qu'il faisoit ce jour-la rendoit chau-
des de toute maniere.
Tout otant dispose en bon ordie , cl le signal
[1052] 5 49
de trois coups de canon donne , on commenca
I'attaque : M. de La Ferte coramandoit la droite
et M. de Turenne la gauche. Ce dernier avan-
cant avec un gros corps de cavalerie et d'infan-
terie , avoit resolu de prendre un pen sur la
gauche du cote de la Bastille , et d'attaquer un
endroit ou il esperoit ne point trouver de fortes
barricades ; mais comme on etoit pres d'atta-
quer , la Bastille lira sur les troupes du Roi ,
au grand etonnement de tons ceu'^ qui s'etoient
flattes que Paris demeureroit neutre, et qu'eile
ne donneroit point retraite aux ennemis. On
avoit commence de soupconner, ce qui se trouva
aussitot apres etre veritable , que les Parisiens
avoient ouvert leurs portes aux princes; car ea
attaquant les barricades , les ennemis ne firent
point mine de les vouloir defendre ; ils se reti-
rerent de leurs postes en bon ordre , ne laissant
a chacun que pen de soldats, qui a mesure qu'on
avancoit a eux les abandonnoient pour suivre
leurs gens dans la ville : on poursuivit les der-
niers jusqu'aux portes , et les generaux ne
voyant plus rien a faire , prirent le parti de re-
tourner a la Chevrette, ou ils avoient laisse
leurs bagages , pour rafraichir les troupes , et
on y fit conduire les blesses.
On ne peut pas dire exactement combien on
perditde monde dansce combat; on croitqu 'ou-
tre les blesses, qui furent en grand nombre, il
y eut entre huit ou neuf cens hommes de
tues; outre les personnes de qualite qui le fu-
rent , dont il a deja ete fait mention , il y en
eutplusieurs autres dont on a oublie les noms,
de meme que des blesses : le comte d'Estrees,
marechal-de-camp; Pertuys, capitaine des gar-
des de M. de Turenne ; le colonel ^Yorden , gen-
tilhomme du due d'Yorck; Lisbourg, lieute-
nafit-colonel de Streff ; le chevalier de la Neu-
ville, et plusieurs autres , guerirent de leurs
blessures. On a estime que les ennemis eurent
plus de mille hommes tues sur la place , parmi
lesquels il y eut un grand nombre d'oificiers
et de gens de qualite ; de ces derniers , hors
M. le prince , le due de Beaufort et le prince de
Tarante , il n'y en eut aucun qui ne iiit ou tue
ou blesse.
Le prince de Conde n'avoit jnmais mieux
rempli les devoirs d'uu grand capilaine et d'un
soldat intrepide que dans cette occasion ; jamais
il ne s'etoit expose a de si grands perils , et ce
fut effectivement son courage qui sauva dans
les comraencemens de Taction son armee d'une
cntiere defaite. II a depuis avoue auduc d'Yorck
qu'il ne s'etoit jamais trouve si long-temps dans
le danger ; mais ce qui rendit sa gloire plus ecla-
tante , c'est qu'il cut affaire a M. de Turenne ,
:>3o
MEAlOlItlia DU DUC
que tout le mondo convient avoir ete le plus
grand capitaine de sou siecle, et qu'on peut avec
justice comparer aux plus celebres qui I'ayent
jamais precede.
Ce qui determina les Parisiens a refuser Ten-
tree aux troupes de M. le prince , quand elles
se presenterent a la porte de la conference , fu-
reut les raisons suivantes , que les fideles sujets
du Roi firent repandre par toute la ville : que
quoiqu'on fut enneml du cardinal et qu'on
soulmitat sa pcrte , il seroit indigne de la gloire
dont lis se piquoient d'etre bons Francois , de
souffrir qu'une armee, composee en partie de
troupes espagnoles , entrat dans leurs muraii-
les; que ce seroit un spectacle odieux et capa-
ble d'exciter parmi le peuple une sedition dan-
gercuse, que les croix de Bourgogne qu'on n'a-
voit coutume de voir que dans Notre-Darae ,
fussent portees en triomphe au milieu de leur
ville; qu'il sembleroit qu'on se fut deja soumis
au joug des Espagnols, quand on ne verroit par-
tout que des echarpes rouges, qui rappelleroient
le souvenir honteux de les y avoir soufferts pen-
dant la rebellion , deguisee sous le titre specieux
d'une Sainte-Ligue ; qu'il etoit enfin centre I'in-
teret de cette capitale d'y recevoir une armee
sous quelque pretexte que ce put etre.
Quand la bataille comraenca dans le faux-
bourg Saint-Antoine , les harangues de mon-
sieur de Beaufort ne purent rien obtenir. M. le
due d'Orleans, croyant que tout fut perdu, avoit
fait fermer son palais, et tenoit derriere ses jar-
dins ses carosses pretspour se sauver a Orleans;
mais Mademoiselle, i)Ieine de courage et de reso-
lution, considerant que la defaite deM, le prince
entratnoit la ruine de tout le parti, fut a I'Hotel-
de-Ville et paria si vivement aux magistrats
qui y etoient assembles , que ses raisons, jointes
aiix clameurs et aux menaces de la populace
qui I'avoit suivie , arracherent du marechal df.
L'Hopital et du prevot des marchands I'ordre a
la bourgeoisie qui gardoit la porte Saint-An-
toine, de I'ouvrir et de laisser entrer dans la
ville I'armee de M. le prince. Elle porta cet or-
dre elle-meme , le voulut voir executer , et en-
trant eusuite dans la Bastille , fit tirer sur les
troupes du Roi. Ce fut ainsi que le courage de
cette princcsse sauva Ic prince de Conde et
son armee..
II arriva, deux jours apres cette affaire, un
grand desordre dans Paris , a I'occasion d'un
(1) Nous avons publid, dans notrc Edition des M(5moi-
rcs de Rclz, Ic textc du traite dunion conclu cnlrc la
\illc(ie Paris, Ic due d Or!(?an3 ct Ic prince dc Gondii.
Voycz page 370, a la nolo.
'?) Lcnof ,dans la partie nouvcllc de ses McJinoircs,
n'vORCK. [1652]
conseil qui se tint dans I'Hdtel-de-Ville, poury
faire declarer le due d'Orleans lieutenant-gene-
ral du royaume , pour y conclure une union
qui fut indissoluble (l), jusqu'a ce que le car-
dinal fut banni de France , pourretablir le due
de Beaufort gouverneur de Paris , en la place du
marechal de L'Hopital , et pour deposer LeFe-
vre de sa charge de prevot des marchands , et
la donner a Broussel ; mais ce qui devoit affer-
mir la faction , fut une des principales causes
de sa ruine. II se leva tout d'un coup une emo-
tion si violente qu'ellefaillit a exterminer toute
I'assemblee. Une multitude, composee de per-
sonnes de toutes sortes de conditions , vint avec
impetuosite dans la place de Greves, criant
qu'ils vouloient que les affaires se terminassent
au gre du prince de Conde ; qu'on leur livrat
tons les partisans du cardinal Mazarin ; comme
ils virent qu'on n'avoit pas beaucoup d'egard a
leurs demandes , ils se mirent en devoir de for-
cer la Maison-de-Ville, et le marechal de L'Ho-
pital , seconde de quelques personnes resolues ,
en ayant defendu I'entree , la populace mit le
feu aux portes, qui s'eteudit en peu de temps;
ils tiroient sur tons ceux qui paroissoient aux
fenetres , en tuerent plusieurs. D'autres, appre-
hendant moins la fureur de ce peuple que I'hor-
reur des flammes dont ils etoient menaces , et
s'abandonnanta sa misericorde, en furent im-
pitoyablement massacres, sans distinction de
parti ; il confondoit le frondeur avec le roya-
liste , et;, par un juste jugement de Dieu , il en
perit beaucoup plus des premiers que des der-
niers.
Tous ceux qui ont ete soupconnes d'avoir
excite cette sedition, I'ont egalement desavouee,
se la rejettant les uns sur les autres ; et quoique
le prince de Conde ait toujours soutenu de n'y
avoir point trempe (2), toute la haine en retomba
sur lui et sur ses partisans , et personne ne ciut
M. le due d'Orleans capable d'y avoir eu au-
cune part. Ce desordre fut suivi d'un autre acci-
dent, qui fut encore d'un grand prejudice a la
Fronde. Le due de Nemours fut tue en duel par
le due de Beaufort, les liaisons du sangn'ayant
pu appaiser la haine mortelle qu'ils se por-
toient depuis si long-temps. Pendant que cette
sanglante'tragedie se passoit dans le centre du
royaume , les Espagnols , se servant de I'occa-
sion , reprirent en peu de temps plusieurs places
qu'ils avoient perdues les annees precedeutes. lis
que nous avons publics (tome ii de la iii« s(5ric do la
Collection do MM. Michaud ct Poujoulat), soutient
aussi que le prince dc Cond6 a toujours il6 faussemout
accuse d'avoir pris part a la scHlition , ct qu'il y fut en-
lieremcnt (^Irangcr,
MEMOinES DtJ DUG u'vORCK. [(6o2]
,S\
entrereut de bonne heure en campagne ; et ne
trouvant point de troupes capables d'arreter
leurs progres , ils les poussereut sans beaucoup
de difficultes.
La com- , qui demeura quelque temps a Saint-
Denis, fut alarmee au dernier point d'npprendre
que I'archiduc, a la sollicitation des princes , se
disposoit a marcher en France au commence-
ment de juiilet, avec une armee de plus de
vingt-cinq mille hommes, Apres piusieurs de-
liberations sur un danger si pressant , il fut re-
solu, vers le 15 juiilet , que la cour et I'armee
qui etoit trop foible pour resister a des forces
si considerables , marcheroient dans deux jours
pour se retirer a Lyon.
Le due d'Yorck et M. de Turenne vinrent a
Saint-Denis le meme jour que cette resolution
avoit ete prise dans le conseii. Avant que d'al-
Jer a la cour, ils furent chez M. le due de
Bouillon, pour apprendre de lui ce qui avoit
ete arrete : il dit a M. de Turenne qu'il etoit
d'opinion que la cour ne pouvoit chercher son
salut ailleurs qu'a Lyon : que les raisons qui I'a-
voient determinee a prendre ce parti , etoient
qu'il n'y avoit point d'autre ville ou le Roi put
^tre en surete, puisque c'etoit la seule grande
ville qui vouliit le recevoir; que I'armee espa-
gnole , a laquelle on n'etoit pas en etat de re-
sister, venant en France, il etoit dangereux
qu'elle n'enfermat la cour et i'armee entre elle
et Paris 5 que taut que la personne du Roi se-
roit en surete , on pouvoit tout esperer, comme
tout etoit a craindre si elle tomboit entre les
mains des princes ou des Espagnols; que Lyon
etoit I'endroit de la France d'ou on pouvoit le
mieux faire tete aux enncrais, puisque tons les
environs etoient devoues aux interets du Roi.
M. de Turenne , au contraire , tiouva cet
expedient dangereux ; il dit que la retraite de
la cour entraineroit infailliblement la perte de
loules les places frontieres de Picardie, Cham-
pagne et Lorraine, qui tenoient pour le Roi;
que ces provinces se voyaut abandonnees ,
chacune ne songeroit qu'a s'accommoder avec
I les Espagnols ou avec les princes ; que les uns
ou les autres auroient tout le temps d'en retirer
tout I'avantage qu'il ieur plairoit ; qu'il etoit
extremement dangereux qu'une pareiile situa-
tion d'affaires u'inspirat aux peuples des pen-
sees de diviser la France, au moins cette partie
dont ils se trouveroient en possession ; qu'apres
que les princes se seroient ainsi etablis , leurs
forces augmentant en meme temps que Ieur
reputation, la cour perdroit i'un et I'autre, et
seroit a la veille d'etre entierement chassee du
royaurae. 11 conclut , apres piusieurs autres rai-
sons , que le parti le plus prudent et le plus sur
etoit que le Roi se retirat a Pontoise avec la
garde qui avoit coutume de I'accompagner, qui
suffiroit, le poste etant ais^ a garder, pour le
mettre a convert des entreprises des Parisiens ,
qui probablement n'en viendroient point a cette
extremite, puisqu'ils gardoient des bienseances
qui marquoient toujours du respect; que la cour
etant ainsi en surete , il marcheroit avec I'ar-
mee a Compicgne pour observer le mouvement
des Espagnols , et qu'il esperoil , a la faveur de
cette ville et des rivieres qui I'environnent, re-
tarder au moins leurs progres , s'il ne les arre-
toit point tout court. II ajouta qu'il etoit sur que
les Espagnols , naturellement soupconneux et
sujets a des precautions outrees, le voyant
avancer a eux, ne manqueroient point , avec les
raffinemens ordinaires de Ieur prudence, de s'i-
maginer du mystere dans cette demarche, et de
croire qu'on n'oseroit point I'hazarder sans de
bons fondemens, et que I'opinion qu'ils out du
temperament de la nation, Ieur feroit crain-
dre que les princes ne negotiassent quelque tiai-
te secret , dont ils seroient les victimes. M. de
Turenne ramena aisement son frere a son sen-
timent: ils furent ensemble trouver le cardi-
nal qui s'y rendit aussi , apres en avoir pese et
concu la solidite. Le voyage de Lyon fut rompu ;
el le 17 juiilet la cour alia a Pontoise; I'armee
marcha en trois jours a Compiegne , et campa
sous les murailles de cette ville.
L'armee espagnole s'etoit avancee jusqu'a
Chauni, oil le due d'Elbeuf se laissa enfermer si
mal a propos, avec sept ou huit cens chevaux,
qu'il avoit assembles dans sou gouvernement de
Picardie, que quand il crut pouvoir se retirer a
Tapproche des ennemis , ils lui couperent les
passages; et la place etant foible, il fut oblige
de capiluler apres deux jours de siege, a con-
dition que ses cavaliers sortiroient a pied , et
qu'ils laisseroient leurs chevaux aux Espagnols.
M. de Turenne avoit sagement prevu que sa
demarche arreteroit les ennemis ; apres la prise
de Chauni , oil ils ne mirent point de garnison ,
ils n'entreprirent point d'autre siege de ce cote-
la , ou ils pouvoient en faire sans opposition , et
se contentercnt de manger le pays. On a cru
qu'ils jugereut qu'il etoit bicn plus de Ieur inte-
retde reprendre les places qu'ils avoient perdues
en Flandre, que de faire des conquetes dans la
France; ils considererent que les princes se-
roient assez forts avec les secours qu'ils pour-
roient Ieur envoyer, pour tenir tete au Roi, au
lieu que s'ils les mettoient en etat de I'accabler,
ce prince se trouveroit dans la necessite de se
mettre entre les mains des rebelles; ce qui, reu-
iiKvoinrs !)[j i.i c i)"vor.c.x. [lf).')2l
iiissaut les forces des deux partis , Its obligeroit
de iacher prise, et de rendre tout ce qu'ils au-
roient conquis , qui seroit trop eloigiie des Pays-
Eas pour etre secouru; ils craignirent de pren-
dre I'ombre pour la chose. Si ce ne furent point
la leurs vues, leur conduite au moins donna
lieu de le croire. lis rctournerent en Fiandre ,
y prirent plusieurs places, et laisserent sur les
I'rontieres le due de Lorraine avec ses troupes
et un detachement des leurs , commande par le
due de Wirtemberg, pour etre a portee de se-
courir les princes quand on le jugeroit a propos.
Aussitot que les Espagnols furent retournes
cliez eux, M. de Turenne revint aux environs
(le Paris. L'armee des princes campoit sous ses
niurailles ; elle n'etoit pas assez forte pour hazar-
der une bataiile, et elle craignoit qu'en s'eloi-
gnant de celte vilie, ie parti du Roi , qui aug-
inentoittous les jours, ne \int a prevaloir ; Ta-
uimosite des Parisiens se ralentissoit; ils com-
mcncolent a ouvrir les yeux et a reconnoitre
qu'ils avoient ete seduits; et ce qui contribuoit
le plus a les faire rentrer dans leur devoir, fut
la sortie du cardinal hors du royaume : 11 s'etolt
dispose a cette retraite en arrivant a Pontoise ,
la jugeant necessaire pour les interets du Roi
et pour les siens particuliers ; par la il otoit tout
pretexte a la rebellion ; son retablissementetoit
certain si les affaires de Sa Majeste reprenoient
le dessus; il coraptoit sur la fermete de la
Pieine , que rien ne pouvoit ebranler ; il scavoit
que sa parole etoit inviolable : Jamais princesse
ifavoit raontre plus de grandeur d'ame , plus de
Constance et de resolution dans les plus grands
perils; elles etoient telles qu'il ne s'en trouve
])oint dans I'histoire de plus heroiques. On a cru
neanmoins que le cardinal auroit couru grand
risque de ne point etre appelle si M. de Bouillon
avoit vecu plus long-temps; sa grande capacite,
jointe a celle de M. de Turenne , qui se trouvoit
a la tete de l'armee, pouvoit lui fiayer le che-
nsin au ministere. II n'est pas siir que les deux
fi eres a3'ent eu ce dessein ; mais il est constant
qu'ils etoient les seuls capables de soutenir le
poids des affaires dans une conjoncture si diffi-
cile. Quoi qu'il en soit, la mort de M. de Bouil-
lon arreta ces discours et la craiute ou I'espe-
rance d'un pareil changement.
L'armee du Roi arriva a Tillet , a une lieue
de Goncsse , vers le commencement d'aout ;
elley demeura jusqu'a la fin du meme mois,
M. de Turenne jugeant ce poste avantageux
pour observer Tarniee des princes , qui se tenoit
toujours aupres de Paris, et pour empecher la
jonction des secours que les Espagnols pour-
ruient envoycr. II fut cnfin avcrli que le due de
Lorraine revenoit une seconde fois avec ses
troupes et le detachement d'Espagnols sous le
commandement du due de Wirtemberg , et qu'il
avoit pris le chemin de Champagne et de Brie ,
pour joindre l'armee des princes; il marcha
aussitot vers la Marne ; et ayant appris en che-
min que les Lorrains avancoieiit , l'armee passa
la riviere a Lagni , etcampa au petit village de
Saint-Germain , pres de Cressi en Brie. M. de
Turenne recut oidre de la cour d'y rester jusqu'a
nouvel ordre , et de ne rien entreprendre contre
M. de Lorraine, a moins qu'il n'entreprit de
marcher vers Paris , en decampant d'ou il etoit,
et qu'en ce cas il fit de son mieux pour empe-
cher sa jonction avec les princes. Get ordre
etoit fonde sur ce qu'on etoit en negociatiou
avec M. de Lorraine , qui avoit euvoye son se-
cretaire pour le conclure, avec promesse en
meme temps qu'il demeureroit ou il etoit, et
qu'il n'avanceroit pas jusqu'a ce qu'on fut con-
venu, ou que le traitte fut rompu. II esperoit
amuser la cour, la troraper par ses artifices , et
trouver I'occasion ou d'entrer dans Paris , ou de
joindre les princes sur le chemin , sans en ve-
nir a une bataiile. M. de Turenne, qui le con-
noissoit mieux que la cour, ne donna pas comme
elle dans le piege ; il dit au secretaire de M. de
Lorraine, qui, en passant pour aller rendre
compte a son maitre de I'etat de la negociation ,
lui apporta lui-meme I'ordre en question , « Que
les 'promesses de M. de Lorraine et rien etoient
pour lui la meme chose. » En effet , pour prou-
ver la bonne opinion qu'il en avoit , il resolut de
marcher le lendemain , 5 septembre, a Brie-
Comte-Robert , pour etre plus a portee de lui
couper chemin en cas qu'il vouliit marcher,
comme il croyoit qu'il le feroit, et que suivant
sa coutume il manqueroit a sa parole : il dit
confidemment au due d'Yorck que , quoique
ses ordres fussent positifs de ne point quitter
sou poste , il etoit si persuade que ie due de
Lorraine vouloit tromper la cour, et qu'il etoit
de I'interet du Roi son maitre que l'armee mar-
chat , qu'il aimoit mieux hazarder sa tete en
desobeissant , que de donner lieu a M. de Lor-
raine d'aller a son but et de le duper. L'armee
decampa le matin , et les marechaux-des-logis
arrivant a Brie-Comte-Robert , trouverent ceux
des ennemis qui faisoient la meme chose, leur
armee etant deja en marche pour y venir cam-
per la meme nuit. lis rctournerent dans le meme
moment pour en informer M. de Turenne qui,
avec I'avant-garde de l'armee , avoit passe un
defile; il en envoya aussitot avertir M. de La
Feite , qui ce jour-la menoit I'arriere-garde , et
le fit prier de le venir trouver pour consulfcr
wr.MO'.i'.ns Di! hvc
ensemble siir te qui etoit a faire ; et comme il |
lie venoit pas assez \ite , il alia a sa rencontre,
et le trouva au detiie : ils resolurent, au lieu
d'alier a Brie-Comte-Piobert, de marcher direc-
tcment a Viileneuve-Saint-Georges. M. de Tu-
renne prit les devans avec toute sa cavaierie, or-
donna a rinfanterie de le suivre eu toute dlli-
jience avec le canon , et pria M. de La Ferte
d'en faire autant; il craignoit , avec raison , que
M. de Lorraine , qui connoissoit I'importance
du poste , ne le gagnat avant lui , et il ne dou-
toit pas que ses marechaux-deslogis I'avertis-
sant de la rencontre qu'ils avoient faite des siens,
ne lui fissent prendre le raeme parti. Sa con-
jecture se trouva veritable : quelque diligence
qu'il fit, I'avant-garde du due arriva plus tot que
lui dansYilleneuve-Saint-George ,etil se erut si
assure du poste , qu'il envoya a M. le prince une
lettre datee du meme lieu , pour I'informer qu'il
s'en etoit rendu maitre ; le due d'Yorck I'apprit
ensuite de rofficier qui I'avoit portee, etantavec
1\L de Turenne lorsqu'un parti qui I'avoit fait
prisonnier le lui amena dans Villeneuve-Saint-
George , et cet homrae fut si surpris d'y trouver
I'armee du Roi , qu'il ne pouvoit comprendre
que cela fut possible.
Quoique les Lorrains eussent gague les de-
vans , qu'ils fussent raaitres de la ville, et
qu'une partie de leurs troupes eussent passe
I'Yeres , M. de Turenne arrivant avec son
avant-garde sur la hauteur qui coramande le
bourg et les rivieres, les chassa et s'empara du
pont. Leur armee etoit deja si proche de I'autre
cote de cette petite riviere, qu'elle tira le canon
sur les premiers escadrons des troupes du Roi ,
quand ils arriverent sur le haut de la monta-
gne, dont I'avant-garde leur servit plus que la
diligence. M. de La Ferte arriva sur le soir
avec le reste de I'armee; et les ennemis ayant
manque le poste , se retirerent une lieue plus
haut le long de la riviere, vis a- vis le chateau
d'Ablon , ou M. le prince les joignit pen de
jours apres, ayant fait passer ses troupes sur
deux ou trois grands batleaux qu'il trouva par
basard sur la riviere.
Ce fut alors que les ennemis etant plus forts
de la moitie que M. de Turenne, compterent
sur une victoire certaine , le tenant comme
dans un cul-de-sac entre la Seine et I'Yeres ,
oil ils ne croyoient pas qu'on put leur echaper :
ils scavoient que n'ayant dans ses caissons que
pour quatre ou cinq jours de pain tout au plus ,
et les fourages lui manquant , il ne pouvoit en
tirer d'aucun endroit , tout le pays des environs
etant mine, et ils esperoient de finir la guerre
sans coup ferir; mais M. de Turenne avoit cu
I/VOUCK. [IG5:2] 5;,3
le bonheur d'arreter a Villeneuve-Saint-George,
la nuit merae qu'il y arriva , vingt-quatre ou
vingt-cinq batteaux qui furent le salut de I'ar-
mee , parce qu'ils servirent a faire des ponts sur
la Seine.
On lie perdit point de temps : le premier pont
fut acheve en deux ou trois jours avec des tra-
vaux de I'autre cote de la Seine pour le couvrir ;
et le second fut acheve peu de jours apres. On
surmonta des difficultes qui paroissoient invin-
cibles ; on n'avoit ni bois ni argent ; I'indus-
trie des olficiers d'artillerie et la liberalite des
joueurs suppieerent a I'un et a I'autre : ces der-
niers preterent trois cens pistoles , I'intendant
de I'armee n'ayant pu fournir une si petite som-
me ; les autres abattirent les maisons du bourg
pour en prendre les poutres et les planches.
Cette communication de I'autre cote de la Seine
donna du fourage a la cavaierie , qui en avoit
manque des le premier jour. Pour se mettre
d'autant plus en etat de maintenir ce poste , on
se retrancha du cote de Limai , qui etoit le seul
par oil les ennemis pouvoient attaquer I'armee ;
elle etoit couverte d'un bois sur sa droite ; elle
avoit la Seine a la gauche , I'Yeres la garantis-
soit par derriere ; ainsi n'ayant que son front a
gaider , qui etoit vis-a-vis de Limai et de
Gros-Bois, il ne failut que faire des lignes
entre les cinq redoutes que le due de Lorraine
y avoit elevees , et qui etoient encore entieres.
Pendant qu'on travailloit a ces retranche-
mens et a la construction des ponts, I'armee
ennemie decampa , apres avoir mis garnison
dans Ablon , et marcha du cote de Brie , dans
le dessein d'y passer I'Yeres, pour enfermer
I'armee du Roi de tous cotes. Lorsqu'elle fit ce
mouvement, M. de Turenne trouva a propos
de faire attaquer le chateau d'Ablon , pour as-
surer la communication par eau avec Coibeil ,
d'ou il esperoit tirer toute sorte de provisions :
pour cet effet M. de Rennel fut envoye avec
un detachement de cavaierie et d'infanterie et
deux pieces de canon ; mais avant qu'il fut ar-
rive au chateau , M. de Turenne qui I'avoit vu
passer , fut averti qu'on decouvroit quelques
escadrons des ennemis entre le bois et Limai.
II envoya ordre aussitot a Rennel de revenir au
camp, et monta sur la hauteur pour reconnoitre
I'ennemi , croyant d'abord qu'il venoit a lui :
en y arrivant, il appercut I'infanterie qui com-
mencoit a paroitre ; et pour mieux juger si
leur dessein etoit de I'attaquer immediatement^
il se mit avec le due d'Yorck parmi les escar-
moucheurs, qui eloignerent ceux des ennemis ,
et donnerent lieu d'observer de plus pres leur
conlenance : M. de Turenne qui ne voyoit pas
r>rj i
MEMOIRBS DU DUG I) VOUCSv.
16:.2]
hlcn de loin , ne se liant point a ses propres
yciix , pria le due d'Yorck de bien examiner ce
qu'ils faisoient : ce prince fut le premier qui
Tavertit qu'ils se retranchoient 5 ce qui lui ayant
etJ confirrae par plusieurs autres , il retourna
au camp fort satisfait de ce que les ennemis
n'attaquoient point ses lignes, qui n'etoient pas
enco.e perfectionnees ; ii y fit travailler sans
reiilche , et ordonna de les palissader ; ce qui
ayant ete execute en six heures de temps , on
jugea a propos d'ouvrir les redoutes en dedans,
parce que , de la maniere que les Lorrains les
avoient faites, il eut ete difficile de les re-
prendre si les ennemis s'en fussent rendu les
maitres.
Dans le merae temps que le prince de Conde
marcha avec son armee a Limai , le due de
Lorraine avec la sienne avauca au haut de
rVeres entre Brie et I'armee du Roi , qu'ils
crurent tenir bloquee , de sorte qu'elle ne pou-
voit leur echapper dans peu de temps , ne dou-
tant point ou de I'affamer ou de la reduire a en-
trepreudre quelque action desesperee. Apres que
M. le prince eut acheve ses retranchemens , qui
^toient fort profonds et a la portee du canon de
ceux de M. de Turenne , sa principale applica-
tion fut de faire un pont de batteaux une lieue
au-dessous dessiens, pour interrompre les fou-
rageurs , et empecher la communication avec
Gorbeil de I'autre cote de la Seine , pendant que
M. de Lorraine avoit des parlis continuellemeut
en campagne pour I'empecher du cote de Brie ;
mais avant que le pont des ennemis fut acheve ,
on se reudit maitre du chateau d'Ablon , qui
rendit toutes leurs precautions iuutiles ,et assura
par eau la communication avec Gorbeil ; on fit
aussi bonne provision de fourage que Tou en-
leva a une bonne distance entre Juvisi et Paris.
Le pont des ennemis etant lini , les foura-
geurs ne purent sortir qu'avec de grosses es-
cortes d'infanterie et de cavalerie , ce qui etoit
d'autant plus penible , qu'il falloit aller si loin
qu'ils ne pouvoient revenir le meme jour. Les
generaux s'aviserent enlin d'un expedient qui
etoit et plus aise et moins hazardeux. Deux
mille cbevaux qui eloient venus a Gorbeil ,
apres la prise de Montrond , eurent ordre d'y
rester:onen detachoit tons les jours de petits
partis qui lodoient en descendant de I'un et
de I'autre cote de la riviere, et qui se rencon-
tranl avec ceux du camp qui faisoient la meme
chose en remontant, chacun retournoit de son
cote apres s'etre communique ce qu'ils avoient
decouvert ; et quand ceux du camp rapportoient
<iu'il n'y avoit point de danger, on faisoit sor-
tir les fourageurs qui alloient par-dela Gor-
beil , y passoient la riviere d'Essone ; apres quoi
ils fourageoient a leur aise , passoient la nuit en
siirete , revenoient a la ville , et retournoient au
camp de I'un ou de I'autre cote de la Seine, ou
ils etoient averlis qu'il n'y avoit point de risque.
Gette methode fut suivie avec tant d'exacti-
tude et tant de bonheur , qu'il n'arriva point
d'accident a aucun des convois , et on pent dire
avec verite que la monarchic francoise etoit re-
duite a cette extremite , que son salut dependoit
de chacun de ces convois , la perte d'un seul
etant capable de causer celle de toute I'armee.
Durant ce blocus , les petits partis de I'armee
du Roi poussoient leurs courses fort loin du cote
d'Orleans , et alloient quelquefois jusqu'aux
portes de Paris, ce qui incoramodoit beaucoup
cette grande ville , dont le commerce etoit in-
terrompu de ce c6te-la, pendant que de I'autre
les troupes des princes ne la pilloient pas moins.
Les Parisiens supporterent quelque temps ce
voisinage importun avec assez de patience , sur
les promesses que leur faisoit le prince de Gonde
de les en delivrer bientot , et de terminer la
guerre , en forcant M. de Turenne a se sou-
mettre avec ses troupes ; mais I'effet ne repon-
dant point aux esperances dont on les repaissoit
journellement , ils pancherent plus que jamais
du cote de la cour, et reprirent des sentimens
plus conformes a leur devoir : ils firent de se-
rieuses reflexions sur I'aveuglement avec lequel
ils se laissoient devorer par des etrangers, sans
qu'il put leur en revenir, ni a la nation , aucun
autre avantage que d'etre les dupes de quelques
esprits ambitieux qui n'avoient en vue que de
les engager dans leurs desseins d'usurper I'au-
torite royale.
Les partisans de la cour profitant de ces heu-
reuses dispositions , fomenterent adroitement la
mesintelligence qui commencoit a naitre entre
les Parisiens et les princes ; le cardinal de Retz
n'obmeltoit rien de son cote pour I'augmenter :
on se souvenoit toujours du massacre de I'llo-
tel-de- Ville; et plusieurs desordres qui arri-
verent faisant connoitre I'inclination des peu-
ples, les boutte-feux qui les avoient si souvent
mis en mouvement contre I'interet du Roi , per-
dirent tout credit , ce qui relevant le courage de
ses sujcts' fideles , ils firent voir aux autres le
precipice ou I'ambition des princes alloit les
jeter.
La prudence des generaux ayant assure les
fourages de Tarmee du Roi , et les retranche-
mens etant tels qu'il auroit ete dangereux aux
ennemis d'entreprendre de les forcer, il ne
se passa rien pendant le blocus que de fre-
quentes escarmouchcs qu'on ne pouvoit ^viter ,
MEMOIRF.S DU r>DC
a cause de la proximite des lignes de Tune et de
I'autre armee. II y en cut line entre autres as-
sez considerable , et qui pensa les engager, mal-
gre les generaux, de part et d'autre. Le due
d'Orleans etant venu voir celle des princes , les
jeunes gens de qualite qui I'avoient accompagne,
voulurent niontrer leur bravoure et sortircnt
des lignes pour faire le coup de pistolet centre
les troupes du Roi qui , les voyant venir en
grand nombre , sortirent aussi pour les com-
battre ; la cavalerie escarmouchoit dans la plai-
ne, et les fantassins se disperserent dans les
vignes qui regnent depuis le bas du coteaujus-
qu'au haut de la montagiie pour faire la meme
chose. L'al'faire devint si serieuse, et les volon-
taires de part et d'autre s'approeherent de si
pres, que M. de Turenne fut oblige de deta-
cher le marquis de Richelieu , avec plusieurs
petits pelotons de cavalerie, pour aller les de-
gager; M. le prince s'en etant apercu, lit faiie
de son cote la meme chose. II y eut de part et
d'autre plusieurs tues et blesses. Un capitaine
de Douglas, nomme Tivy , qui fut pris, s'e-
chappa pen de jours apres , et apporta a M. de
Turenne la nouvelle que le prince de Conde
etant tombe malade, s'etoit lait porter a Paris
oil les prineipaux de sa faction s'efforcoient
toujours de le ranimer par les esperances de
la ruine de I'armee du Roi. S'ils le crurent ain-
si , ils se tromperent bien grossierement , car
plus elle resta a Villeneuve-Saint-Georges , plus
eile eut abondance de toutes choses qui lui ve-
noient de Corbeil.
II se fit dans cet entretems une tres-belle ac-
tion par le sieur Seguin , capitaine de cavalerie
dans le regiment deBeauveau : il alloit souvent
en parti, et etant sorti cette fois avec cent
maitres, il se mit en embuscade pour surpren-
dre les fourageurs de I'ennemi, et les ayant
laisse arriver et se mettre a I'ouvrage, il alloit
pour les enlever , lorsque , decouvrant fort
pres de lui un escadron sur la hauteur , il fut
pour le charger, croyant qu'il fiit le seul qui les
escortoit ; mais en approchant il en trouva quatre
I autres : il prit immediatement son parti , dit en
peu de paroles a ses gens qu'il etoit trop tard
de songer a la retraite , et qu'il falloit chcrcher
son salut dans iapoinfe de I'epee. II les divisa
en cinq petits corps, chacunsur deux rangs, et
attaqua les ennerais avec tant de vigueur, qu'il
les mit en deroule , en tua soixante sur place , fit
cinquante prisonniers, et defit ainsi , malgre
une si grande inegalite , le vieux regiment de
Wirtemberg, dont le major et deux capitaines
furent du nombre des prisonniers.
La cour qui etoit a Pontoisc ou a Saint-Ger-
d'yorck. [1652] 555
main , menageoit toujours ses intelligences dans
Paris , d'oii elle etoit bien informee de ce qui s'y
passoit , et du mecontentement desParisiens, de
ce que les princes entretenoient la guerre a
leurs portes; et la negotiation etant sur un bon
pied, elle envoya demander aux deux generaux
s'ils croyoient pouvoir degager I'armee du poste
ou elle etoit sans rien hazarder, et trouver le
moyen de joindre le Roi pour favoriser le trait-
te qui etoit sur le tapis avec les Parisiens.
On travailla aussitot a disposer toutes choses
pour decamper : on fit dresser douze ponts sur
la petite riviere , sous pretexte de favoriser les
fourages , et on envoya ordre aux troupes qui
etoient a Corbeil de faire quelques redoutes sur
la hauteur qui est devant la ville, pour persua-
der davantage aux ennemis qu'on ne songeoit
qu'a assurer les fourageurs de tons cotes. Tou-
tes ces choses etant executees , on comraanda ,
le 4 octobre, une beure avant le coucher du
soleil , que toutes les troupes se preparassent a
marcher ; des qu'il fut nuit , on fit passer les
bagages vers Corbeil avec un grand silence, par
le chemin le plus bas, le long de la Seine; on
avoit mis a la tete de la cavalerie et des dra-
gons, avec ordre, en arrivaut pres de la ville,
dese mettre en bataille sur la hauteur, derriere
les redoutes.
Quand les bagages eurent passe les ponts, les
troupes les suivirent en bon ordre 5 les gardes et
les sentinelles ne furent relevees qu'apres que
toute I'armee fut de I'autre cote de la petite ri-
viere , et on rompit les ponts pour empecher les
ennemis de s'en servir et de suivre I'armee du
Roi, s'ils eussent decouvert sa retraite; mais
bien loin de la soupconner, ilsavoientresolu, ce
meme soir, d'insulter le lendemain le regiment
de Neltencour qui etoit avec une garde de qua-
rante chevaux dans I'ouvrage qui couvroit de
I'autre cote de la Seine les tetes des deux ponts ;
pour en venir mieux a bout, ilsavoient prepare
de grands trains de bois qu'ils laisserent deri-
ver d'une lieue en haut au milieu de la riviere ,
afin que le choc qu'ils donneroient coiitre les
ponts les put entrainer. La chose reussit ; le
regiment de Nettencour voulant passer, comme
il en avoit recu I'ordre, les trouva rompus, et
M. de Turenne en ayant ete averti, lui fit or-
donner d'aller a Corbeil le long de la riviere,
ne jugeant pas a propos de retarder pour cet ac-
cident la marche des troupes ; il passa heureuse-
ment a Corbeil, etjoignit I'armee. Le lendemain
un peu devant le jour, les soldats ennemis etant
alios pour attaquer I'ouvrage , furent fort snr-
pris de le trouver abandonne ; mais ils le furent
bien davantage de ne plus voir I'armee du Roi ;
i.3f.
MEMOIUKS DC DIG 1) YORCK.
1632]
ils furent les premiers qui en averlirent leurs
generaux : il etoit trop tard, etquand ils I'eussent
scu plutot , lis ne poiivoient pas lui faire grand
mal, parce qu'apres qirelle eut marche wn pen
plus d'une lieue , le terrain lui etoit si favora-
ble , quelle n'avoit plus rien a craindre; elle
etoit couverte d'un cote de la Seine, et de la fo-
ret de Sennard de I'autre ; Tespace entre deux
n'etoit pas si large qu'elle ne put le remplir, de
sorte que les ennemis ne pouvoient la deborder
ni I'attaquer en llanc , et plus on approchoit de
Corbeil , plus le terrain se retrecissoit. Toute
larmee y arriva avant le lever du soleil ; quoi-
qu'on ne diit y rester qu'une uuit pour se repo-
ser , on fit des relranehemens palissades pour
n'etre point surpris , s'il prenoit en vie aux en-
nemis decombattre. Le lendemain C, au matin ,
on raarcha a Ghaume, ou on arriva le soir, dans
le dessein d'aller passer la Marne a Meaux, et
de joindre ensuite la eour ou a Pontoise ou h
Saint-Germain. Gettejournee futpeuible etdan-
gereuse : les ennemis pouvoient attaquer Tar-
mee s'ils eussent voulu. On marcha toujours de
maniere qu'en un quart d'beure de temps toute
I'armee pouvoit etre en bataille : Tavant-garde
alloit sur deux colonnes , le premier escadron a
la tete de la colonne de la gauche etoit le pre-
mier de la premiere ligne , et celui a la tete de
la colonne droite etoit le premier de la seeonde
ligne, suivant Tordre de bataille ; on observoit
les distances ordiuaires , comme si on avoit ete
pret a combattre. L'infanterie suivoit dans le
meme ordre la cavalerie : la premiere ligne d"in-
t'anterie suivoit la premiere de cavalerie, et la
seeonde de meme ; les gendarmes marchoient
suivant leur poste entre les deux lignes d'infan-
terie, et I'autre aile de cavalerie suivoit l'in-
fanterie dans le meme ordre, de sorte que I'en-
nemi paroissant , I'armee se trouvoit prete a le
lecevoir en tournant a gauche. L'artillerie et les
caissons marchoient sur la droite de l'infanterie,
et les bagages sur la droite de tout. Les enne-
mis n'ayant rien entrepris ce jour-la, ou mar-
cha ensuite avec moins de contrainte a Presle ,
Tournam et Quince; et le 11 , ayant passe la
Marne pres de Meaux, on campa le meme soir
i\ Boretz, de-la on marcha a Montl'eveque, et
ensuite a Courteuil ou on etoit a couvert de la
riviere qui y passoit.
Gette retraite si surprenante pour les enne-
mis , acheva de ruiner leurs affaires aupres des
Parisiens , qui , las de supporter le poids d'une
guerre qui les aceabloit, souhaittoient de plus
en plus de la voir linir par le retour du Roi,
ilont les amis prolitoieul d'une si favorable con-
joncture. Le prince de Condeet le due An Lor-
raine jugerent qu'il n'etoit pas de leur interet
de demeurer davantage aux environs de Paris,
puisqu'un plus long sejour acheveroit de leur
faire perdre le peu d'amis qui leur restoient ,
et qu'ils ne pouvoient conserver qu'en s'eloi-
gnant; dailleurs Thiver avancoit, et le pays
etoit si mine, qu'il eiit ete presque impossible
d'y faire subsister leurs troupes.
Ces considerations et peut-etre quelqucs au-
tres qu'on ne scait pas, determinerent les prin-
ces a quitter Paris; ils ne trouverent point de
meilleur expedient que de faire hiveruer leurs
troupes en Ghampagne et en Lorraine, les Es-
pagnols devant les joindre a Rhetel , pour les
aider a prendre les places qui seroient necessai-
res pour couvrir et assurer leurs quartiers. A
regard du due d'Orleans et de Mademoiselle,
il fut arrete qu'ils resteroient a Paris et qu'ils
employeroient leur credit et leurs efforts pour
empecher cette \ille d'y recevoir le Roi. Toutcs
ces resolutions furent aussitot mises en execu-
tion, car I'armee du Roi n'etant encore qu'a
Gourteuil pres de Senlis, vers le 14octobre,
celle des ennemis passa aupres, prenant le che-
min de la Champagne.
La cour crut qu'il etoit alors de son interet
de retourner a Paris, et M. de Turenne alia
expres a Saint-Germain pour la determiner a
prendre ce parti ; il en representa la necessite,
que I'occasion etant favorable il falloit en pro-
iiter , et ne pas donner le temps aux Parisiens
de revenir du degout qu'ils avoient pour les
princes, que leur absence et I'eloignement de
leurstroupes pouvoient dissiper : il fit concevoir,
pour appuyer son opinion , qu'il n'y avoit point
d'esperance de trouver des quartiers d'hiver
pour les troupes, si le Roi ne se rendoit maitre
de Paris ; que sans cela on ne seroit point en
etat de faire tete, la campagne suivante , aux
forces des ennemis, qui seroient tres nombieu-
ses ; que si Paris refusoit de recevoir le Roi,
toutes les autres villes suivroient son exemple ;
enfin il conclut en assurant que tout dependoit
du bon et du raauvais succes de cette affaire.
Ses raisons qui ne sont ici touchees que legere-
ment, parurent si fortes au conseil, qu'elles fu-
rent approuvees. La cour partit de Saint-Ger-
main, et etant arrivee au bois de Roulogne par
le pout de Saint-Gloud , les autres etant rompus,
il vint des personnes de Paris qui s'adresserent
a quelques raembres du conseil pour repre-
senter que I'entreprise etoit dangereuse , et
qu'on hazardoit temerairement la personne du
Roi. Ces messieurs prirent I'allarme et furent
au carosse de la Reiue dans lequel etoit le Roi ,
pour dissuader leurs Majesles d'aller plus loin.
MEMOIIIRS DU DUG
Le carrosse arr^ta : on appela M. de Turenne et
le reste du conseil , pour deliberer sur ce qui
etait a faire : tons etoieut d'opinion qu'il falloit
retourner a Saint-Germain; il n'y eut que M. de
Turenne qui persista dans la premiere rcsoiu-
lion et dans lesraisons qui I'avoientfait prendre,
ajoutant qu'apres la demarche qu'on venoit de
faire, le retour seroit egalement prejudiciable
aux affaires du Roi et a son honneur ; qu'il
marqueroit un manque de resolution qui ren-
droit la cour meprisable , oteroit le courage aux
amis, releveroit celui de ses eunemis; que tout
seroit a craiudre d'un changeraent ou il paroi-
troit tant de timidite, et qu'il regardoit ceux
qui etoient venus apporter cet avis ou corame
des ennemis converts, qui vouloient empecher
que le Roi n'entrat dans Paris, ou comme des
esprits foibles , dont les sentimens ne devoient
point etre suivis.
La Reine, qu'il etoit difficile d'effrayer, et
dont le courage etoit a toute epreuve , suivit
I'opinion de M. de Turenne contre I'avis de
tout le reste du conseil : elle dit que dans une
occasion si importante , il valoit mieux s'expo-
ser elle et son fils aux dangers qu'il pouvoit y
avoir , que de perdre leur reputation par une
action aussi honteuse que seroit leur retour,
qui ruineroit entierement leurs affaires, et qu'il
ne falloit jamais esperer de rentrer dans Paris
si on perdoit cette occasion. II fut resolu d'y
aller : le Roi s'avanca a la tete de ses gardes,
entra dans la ville par la porte Saint-Honore ,
et au lieu de I'opposition dont on avoit voulu
lui inspirer la peur , il ne trouva partout que
des acclamations qui marquoient la joye publi-
que , et il fut accompagne jusqu'au Louvre par
une foule de peuple qui ne cessoit de crier
Vive le Roi! Pendant que Sa Majeste entroit
par une porte , M. le due d'Orleans sortit par
une autre , et Mademoiselle qui etoit rentree
dans son appartemenl des Tuilleries , eut ordre
de sortir de Paris, auquel elle obeit.
M. de Turenne retourna aussitot a I'armee ,
et sur la fin du raois se mit en marche pour
suivre les ennemis qui s'etoient empares de
Chateau-Porcien et de Rhetel-sur-l'Aisne, ou
ils trouverent peu de resistance; de la ils furent
attaqiier Sainte- Menehoult qui se defendit
bien ; mais elle fut enlin forcee de se rcndre a
composition : il n'y avoit outre la garnison or-
dinaire que quatre compagnies du regiment
d'Yorck , qui s'y jetterent avant qu'elle fut
investie. Quand I'armee des princes quitta les
environs de Paris, on envoya avec quflque ca-
valerie des troupes de INL de La Ferte , le regi-
ment d'infanterie qui portoit son nom , et celui
n'vOUCK. [lCo2) r^;^^
d'Yorck , avec ordre de marcher en toute dili-
gence , et de se jetter dans Sainte-Menehoult et
les places du Barois. Le marechal alia lui-meme
a Nanci pour defendre autant qu'il pourroit
son gouvernement , ou il jugeoit , comme il ar-
riva effectiveraent , qu'ils avoient dessein d'e-
tablir leurs quartiers d'hiver,
Dans la marche de I'armee du Roi vers la
Champagne, elle campa le 2 novembre a Ba-
lieux ou elle fut obligee de rester un jour , a
cause que les soldats trouvant dans le chemin
une grande quantlte de vins nouveaux , ils
s'euy vrerent si generalement , qu'il n'en vint
point au quartier sulfisamment pour mooter la
garde ordinaire chez le general et chez le due
d'Yorck. Apres les avoir rassembles, on mar-
cha le 4 a Dizy , proche Epernai , ou on passa
laMarne, le 5, pour se couvrir de cette ri-
viere , les ennemis etant alors aux environs de
Rhetel ou le comte de Fuensaldagne les avoit
joints avec une partie considerable de I'armee
d'Espagne, ce qui obligeoit M. de Turenne de
se tenir toujours a une distance raisonnable , et
derriere quelque riviere ou quelque defile, pour
ne point courir risque d'etre surpris. Le 6 ,
I'armee marcha a Cheppes oil , apres avoir
campe trois ou quatre jours , elle repassa la
Marne et campa a Vitry-Ie-Brusle. Le 1G , elle
marcha a Vitry-le-Francois, reglant toujours ses
mouvemenssur ceux des ennemis.
Ce fut pendant que I'armee du Roi faisoit ces
differens camperaens que Sainte-Menehoult fut
prise , vers le \ 3 novembre : les ennemis y li-
centierent les troupes du due d'Orleans qui
etoient dans leur armee, et leur permirent de
retourner en France, a condition qu'ils ne ser-
viroient point le Roi le reste de cette campagne,
ni aucune autre de ce c6te-la : on les fit mar-
cher vers les quartiers qui leur furent assignes
en Picardie, et I'annee suivante ils servirent
dans les armees sur les autres frontieres de
France.
Les ennemis furent ensuite assieger Bar-le-
Duc; M. de La Ferte y avoit envoye un nomme
Roussillon pour y commander , avec une garni-
son capable de defendre la place plus long-temps
qu'il ne fit : il fut neanmoins assez vain pour
refuser un renfort de cinq ceus hommes que
M. de Turenne avoit envoye a Saint-Disier
pendant le siege de Sainte-Menehoult, avec
ordre d'aller a Bar-le-Duc , si le gouverneur en
avoit besoin ; il remercia M. de Turenne du
soin qu'il prenoit de lui, I'assura qu'il etoit en
bon efat si I'ennemi osoit I'attaquer , ce qu'il
reitera ([uaiid il fut invcsti , avec promessc de
rendre bon compte de la place. Cette uouvelle
558
MERJOIRES DU DUG d'yOBCK. [1G52]
fut apportee le 18 ix M. dc Tiirenne, qui etoit
encore a Vitry-le-Francois ; il decampa aus-
sitot pour Taller secourir avec toute la dili-
gence possible ; et pour empecher que I'enuemi
ne fut averti de son approche , il repassa la
Marne a Vitry , et cotoyant la riviere qui etoit
a sa gauche, il arriva a la pointe du jour a
Saint-Disier ; il y fit halte pendant six heures
pour reposer ses troupes , et dans le moment
qii'on alloit se raettre en niarche, il recut avis
que la ville et le chateau s'ctoient rendus; ce
qui fit arreter I'armee.
Cette nouvelle fut d'autant plus desagreable
qu'elle rompit le dessein qu'on avoit forme ,
non-seulement de secourir la place, mais en-
core de battre les ennemis , ou de les forcer a
une retraite si precipitee , qu'au moiiis lis y
auroient perdu canon et bagage. Jamais enlre-
prise n'avoit ete plus judlcieusement concertee;
oar,quoique I'armee du Roi fut de beaucoup in-
ferieure en nombre a celle des ennemis , le ter-
rain etoit si avantageux du cote qu'on marchoit
a eux, qu'on ne couroit point de risque, le pays
etant couvert de bois.
M. de Turenne avoit six mille homraes effec-
tifs d'infanterie bien disciplines; rarmee avoit
ete renforcee de cavalerie aussi bien que d'infan-
terie qu'on avoit tiree des garnisons d'Artois ,
de Picardie et d'autres cndroits qui pouvoient
s'en passer depuis que les ennemis etoient sor-
lis du coeur de la France. A la faveur des bois,
et par la diligence de la niarche , on tomboit
sur les ennemis lorsqu'ils y songeoient le
inoins , et il leur auroit servi de peu d'en etre
avertis; car la situation de la place est telle, et
tel est le desavantage du poste pour les assie-
geans contre une arraee qui vient secourir la
place , que les retranchemens y sont inutiles et
ne peuvent se defendre; les bois s'etendent en
longueur a une lieue de la ville; il y a entre le
bois et le chtiteau une plaine spacieuse, sur le
niveau de laquelle est situe le chateau , et la
ville haute est sur le bord d'une descente qui
conduit a la basse ville ; dans le fond qui est
etroit et entre deux collines , coule un petit
ruisseau , et I'escarpe de chaque cole est rude
el difficile; de sorte que les troupes du Roi
n'auroient eu a combattre que contre les enne-
mis qui etoient de leur cote du ruisseau, et qui
auroient fort mal passe leur temps entre i'armee
qui les auroit altaques et le chateau, et entre le
bois et le chateau , et leur retraite n'y pouvoit
se faire qu'avec tant de confusion qu'ils se se-
roient cuibutes I'un I'autrc.
Quaud M. de Turenne forma ce dessein , il
crut trouver toute Tarmee ennemie ensemble ,
et ne scavoit pas, comme il I'apprit depuis, que
Fuensaldagne, avec la plus grande partie de ses
troupes, s'etoit retire, ne scachant point I'armee
du Roi aussi forte qu'elle etoit , et croyant que
le prince de Conde et le due de Lorraine etoient
assez forts pour prendre le Barois et y etablir
leurs quartiers d'hiver. Un si beau coup fut
manque par I'indiscretion de M. de Roussillon ,
qui se laissa enlever les quatre meilleuies
compagnies de sa garnison dans la basse ville ,
quoiqu'elle fut defendue d'une assez bonne mu-
raille , et environnee d'un fosse plein d'eau : il
pouvoit au moins soutenir jusqu'a ce qu'il y eut
breche ; mais I'ennemi s'en etant rendu maitre
le meme jour qu'il arriva devant la place , et
ne jugeant pas a propos de faire son attaque de
ce c6te-la, il eleva le lendemain une batterie du
cote de la plaine contre le chateau ; et a peine
commenca-t-elle a tirer, que le gouverneur, sans
meme attendre qu'il y eut breche , demanda a
capituler et convlnt de sortir le lendemain de
la place.
M. de Lorraine perdit a ce siege M. Fauge ,
lieutenant-general et le meilleur officier de son
armee , qui fut tue la unit apres la prise de la
basse ville : il soupoit avec le prince de Conde
dans une maison assez pioche de la ville haute,
et faisant debauche il s'enyvra si fort, que dans
I'aeces d'une vaine bravoure, il sortit par une
porte de derriere , une serviette autour de la
tete , pour se faire mieux remarquer , et pour
que les assieges eussent a tirer sur lui ; le
prince de Conde et le chevalier de Guise cou-
rurent apres pour le faire rentrer ; mais avant
qu'ils pussent le joindre, il recut un coup de
mousquet qui le tua.
La prise si prompte de Bar-le-Duc donna le
temps aux ennemis de s'eraparer de Ligny, Voyd
et Commerci, parce queM. de Turenne, ne sca-
chant point le depart de Fuensaldagne, n'osoit
trop s'approcher de leur arraee : on resta pour
cette raison deux ou trois jours a Saint-Disier,
pendant lesquelsils firent ces uouveaux progres;
et ces trois places n'ayant que de foibles garni-
sons , ne firent que peu ou point de resistance.
L'armee du Roi avanca de Saint-Disier a
Stainville, ou elle fut jointe par un renfort d'un
regiment de cavalerie de trois cens maitres , et
d'un regiment d'infanterie de douze cens hom-
mes des troupes du due de Longueville, du re-
giment de cavalerie et de la compagnie d'or-
donnauce du comte de Bristol. Quoique ces
troupes , excepte la compagnie d'ordonnance ,
ne fussent que de nouvelles levees incapables de
rendre de grands services , le nombre ne laissa
pas de donner dc la reputation. Ce ne fut qu'a
MEMOIRES DU DUC
Stainville, et le 25 denovembre, qu'on apprit
le depart du comte de Fueiisaldagne; sur quoi
M. de Turenne resolut de livrer bataille aux en-
iiemis , et eu cas qu'ils voulussent I'eviter , les
obliger a quitter les quartiers d'hiver, dans les-
quels ils se croyoient si bien etablis, qu'ils en
avoient deja fait la repartition : la suite va faire
voir combien ils s'etoient trompes; car,quand on
avanca a eux le lendemain, ils se trou\erent si
peu en etat de s'3^ maiutenir , que n'osant faire
tete a M. de Turenne ils decamperent subite-
ment, passerent la Meuse aupies de Vovd, ou
M. le prince fut averti qu'on marchoit a lui , et
laissant la riviere sur la gaucbe , avancereut en
toute diligence vers Luxembourg : on les suivit
de si pres , que le plus souvent I'armee du Roi
arrivolt a midi 011 ils avoient passe la nuit prece-
deute. Ou les poussa ainsi jusqu'au 30, qu'on ar-
riva le matin a Saint-Mihel : on. ne jugea pas a
propos de les poursuivre plus loin , puisqu'etant a
couvert de leur pays, ils etoient bors de danger.
M. de Turenne ne songea plus qu'a chercber
les moyens de rafraicbir son armee , particulie-
rement I'infanterie, que tant de raarclies penibles
avoient beaucoup barrassee, et qui manquoit de
pain : les ennemis, qu'on avoit toujours suivis,
avoient mange le pays partout; les caissons
etoient vides, et il n'etoit pas possible aux
commissaires des vivres d'en fournir alors. II en
envoya demander aux babltaus de Saint-Mibel ,
qui ayant fait difficulte d'obeir, sur uue preten-
due impossibilite d'en fournir une assez grande
quantite en un jour, il se trouva oblige , pour
ne pas laisser perir de faim son armee , de faire
entrer dans la ville son infanterie, les gendarmes
et le canon , et de distribuer sa cavalerie dans
les villages aux environs. Quoiqu'on y restat
peu de temps , cela fit beaucoup de bien aux
troupes; mais M. de La Ferte, en ayant ele
informe, vint lui-meme de Nanci , qui en etoit
eloigne de dix ou douze lieues , pour prier M. de
Turenne de se retirer, se tenant si offense qu'il
eiit pris des quartiers dans cette ville-Ia, qu'il
ne lui pardonua pas de long-temps, et cette
I raesintelligence fut dans la suite tres-prejudi-
ciable aux affaires du Roi. II fallut partir le
lendemain de I'arrivee du marecbal , dont la
colere augmentant sur les plaintes que les habi-
tans lui lirent contre quelques soldats , il suivit
la marcbe des troupes, accompagne de ses
gardes, a la tete desquels il cbargeoit les trai-
neiirs, comme s'ils eussent ete ennemis, et
continuant ce manege jusqu'au quartier des
gendarmes , qui n'eloient point encore ni en
ordre ni en marcbe , un de la compagnie du
comte de Bristol , nomm^ Manwaring , qui ne
d'yorck. [1062] 559
le connoissoit pas , voyant la violence avec la-
quelle il frappoit , crut que c'etoient les enne-
mis, et lui presenta le pistolet dans le ventre
dont I'amorce , beureusement pour I'un et pour
I'autre, manqua : le pauvre gendarme fut bless6
de cinq ou six coups et couche par terre , mais
il en guerit. Eerkeley, cornette de la meme
compagnie, en fut quitte a meiileur marche ;
le grand bru't que faisoit le marecbal lui fit
croire, aussi bien qu'a Manwaring,que les enne-
mis etoient entresdans la ville; il avanca le pis-
tolet a la main au coin de la rue; mais recon-
noissant le marecbal , il le baissa aussitot et Ic
salua, et comme il en etoit connu , il se tira
mieux d'afiaire que le gendarme.
On arriva , le soir, a un petit village appelle
Villotte ; le lendemain on marcha aThionville ,
entre Bar et Ligni. Le meme soir on envoya un
detachement de cavalerie et d'infanterie avec
du canon , et toutes les choses necessaires pour
attaquer cette derniere place ; on eleva d'abord
la batterie plus pres que demie-portee du mous-
quet desmurailles ; on fit des tranchees a droite
et a gauche pour mettre finfanterie a couvert ,
et un epaulement pour la surete de la cavalerie :
tons ces ouvrages furent perfectionnes avant le
lever du soleil. Les batteries commencerent aus-
sitot atirer; il y eut une breche raisonnable
avant la nuit; la difficulte etoit de passer le
fosse qui etoit plein d'eau , profond et si large,
que le debris de la breche n'avoit pu le combler :
on ne laissa pas de donner I'assaut , et a force
de planches, d'echelleset de longues poutres ,
on passa le fosse, et on arriva a la breche, que
I'ennemi abandonna aussitot pour se retirer
dans le chateau , qui etoit plus fort. Le lende-
main M. de Turenne marcha avec ses troupes
a Bar-le-Duc , laissant M. de La Ferte avec les
sieunes au siege du chateau de Ligni.
La meme nuit qu'on arriva a Bar, on dressa
une batterie contre la basse ville , a la faveur
de quelques maisons qui etoient presque sur le
bord du fosse , n'y ayant qu'un t res-petit che-
min entre deux : le canon tira des le matin , et
quoiqu'il fut petit et en petit nombre , n'y en
ayant que deux de douze, un de huit et deux de
six livres de balle, comme les pieces etoient
renforcees, et qu'on pouvoit leur donner double
charge, M. de Champfort , lieutenant d'artille-
rie, en fit un si bon usage, qu'au coucher du
soleil il y eut uue bonce breche.
Le regiment de Picardie devoit y donner I'as-
saut sous les ordres de M. de Tot, le plus an-
cien lieutenant-general de France , et le seul
qui etoit dans cette armee. La breche etoit
contre la porte a la droite en entrant , qui n'e-
5(iO
MEMOIKF.S L)U DIG
toil flanquee que de deux petites tours rondes
qui etoient a cote : on prefera de battre cet en-
droit a tout autre, pour n'avoir point I'embarras
de combler le fosse, et paree qu'il auroit fallu
faire ailleurs uue plus giniide breche, qui eut
emporte plus de temps qu'on ue vouloit y em-
ployer, au lieu que par la on avoit la facilite de
passer le fosse sur ie pont de la place, et de
sauter en bas ou etoit le pont-levis du guichet,
d'oii on se pouvoit couler le long de la muraille
pour aller a la breche qui n'etoit pas loin.
Tout etant ainsi dispose , M. de Turenne fit
tirer deux ou trois decharges de son canon sur
la tour de la porte, qui seule defendoit la breche,
et dont la ruine auroit rendu I'attaque plus ai-
see. M. de Tot , qui eut ordre de la commencer,
au lieu de faire marcher d'abord les gens com-
niandes et de rester lui-meme avec le corps du
detachement, comme il avoit bu , suivant sa
coutume , unpen trop pour un commandant,
il suivit le sergent qui menoit la tete de I'at-
taque; en sautant de la petite porte du guichet,
il fut tue d'un coup de mousquet. Cette place
etoit fatale aux ivrognes ; mais le due d'Yorck
rend cette justice a la nation, d'assurer que le
pauvre M. de Tot a ete le seul officier francois
qu'il ait jamais vu ivre dans les armees. Cet
accident ne tarda rien : les attaquans passerent
a la file par le guichet, et arrivant a la breche
nialgre le feu des ennemis , que le canon ne put
point deloger de la tour de la porte , ils empor-
terent non seulement la breche, mais les chas-
serent encore des barricades qu'ils avoient faites
derriere et dans les rues , les poursuivant jus-
qu'a la \ille haute.
Un accident qui arriva au gouverneur, qui
s'appelloit Despiller, contribua beaucoup a la
prise de cette basse ville : ne croyant pas qu'on
voulut donner I'assaut ce soir-Ia , il etoit reste
a la ville haute; mais le bruit de I'attaque I'ayant
oblige d'y venir, et faisant marcher deux cens
homraes pour fortifier ceux qui defendoient le
poste , son cheval s'abbatit en descendant a la
basse ville, et lui meurtrit si violemment la
jambe , qu'il fut contraint de se faire porter en
haut. On ne perdit pas beaucoup de monde a
cetassaut; il n'y eut personne de remarque,
outre M. de Tot , que le marquis d'Angeau , vo-
lontaire , qui fut tue ; M. Poliac , premier capi-
taine de Picardie , qui commandoit le regiment
en I'absence des officiers majors , eut un coup de
mousquet dans I'epaule , et Godonviller, capi-
taine au meme regiment, en recut un dans le
ventre; ils en guerirent tons deux.
Le cardinal Mazarin arriva au camp ce jour-
la , et y amena un renfort de troupes qui avoient
D'vor.cK. [1G52]
eletirees dediverses places, et etoient coraman-
dees par le due d'Elbeuf et le raarechal d'Au-
mont. Le cardinal vit prendre la basse ville,
qui servit de pen pour la prise de la ville et du
chateau , et qu'on n'attaqua que pour y mettre
finfanterie a convert , la saison etant trop ri-
goureuse pour camper : on y trouva abondance
de vin et de pain, dont on avoit grand besoin.
Pour la cavalerie , elle fut mise en de bons
quartiers dans le pays, aux environs et assez
pres de la ville.
Quoique la gelee fiit violente , le prince de
Conde resolut de tenter le secours de la place;
on fut averti de bonne heure de sa marche, et
il fut arrete par le cardinal et les generaux que
j\L de Turenne et M. de La Ferte marcheroient
au-devant de I'ennemi avec la plupart de la ca-
valerie , environ trois mille fantassins et six
pieces de campagne , et que le cardinal les sui-
vroit a quelquedistance, pendant que MM. d'El-
beuf et d'Aumont, avec le reste des troupes,
continueroient le siege.
On apprit que les ennemis venoient par le
chemin de Vaubecourt , qui n'est eloigne que
de cinq lieues de Bar-le-Duc. L'armee du Roi
marcha a eux ; M. de Turenne, conduisant
I'avant-garde , avanca jusqu'a Condit qui n'est
qu'a une lieue et deraie de Vaubecourt. Dans le
moment que les premieres troupes y entrerent
pour y prendre leurs quartiers, on eut avis, par
un parti qui amena des prisonniers , que le
prince de Conde etoit nouvelleraent arrive dans
Vaubecourt, oil il devoit rester lanuit, ne sea-
chant point qu'on etoit si proche ; M. de Turenne
en envoya aussitot avertir le marechal de La
Ferte , et lui dire qu'il etoit de sentiment d'al-
ler immediatcment attaquer les ennemis, qu'on
trouveroit assurement en grand desordre ; que
le quartier etant rempli de vin et de toutes
sortes de provisions, les commandans pour-
roient difficilement rassembler leurs troupes et
faire monter les cavaliers a cheval , et que leur
surprise seroit si grande de se trouver attaques
dans le temps qu'ils croyoient l'armee du Roi
bien loin , qu'on obtiendroit une victoire aisee :
mais au lieu de consentir a cette proposition, il
vint lui.-meme dire a M. de Turenne qu'il ne
croyoit pas qu'il convint d'entieprendre une
affaire de si grande importance sans la partici-
pation du cardinal , qui n'etoit pas loin , et qu'il
etoit d'avis qu'il falloit I'en avertir pour rece-
voir son consenlement avant de rien faire. M.de
Turenne fut oblige, malgre lui de prendre ce
parti : on depecha un expres au cardinal pour
I'informer de vive voix de la belle occasion qui
se presentoit; il le renvoya en diligence porter
MEMOlllES 1>U DIH: d'\ORCK. (llio'i]
soneonsentemcnt; mais quoiqu'il ne fut eloigne
que d'uiie iieue ou deux tout au plus, i'occasion
se perdit , car dans le raomeut qu'on marchoit
aux ennemis , un autre parti rapporta qu'il y
avoit lieu de eroire que le prince avoit decampe ,
parce que le bourg etoit tout en feu et que la
garde avancee ne paroissoit plus. On reconnut ,
en avancant, que Vaubecourt briiloit effective-
ment, et un autre parti confirma que les enne-
mis seretiroient avec une extreme precipitation;
sur quoi M. de Turenne rebroussa cbemin pour
ramener les troupes dans leur quartier, ne ju-
geant pas a propos d'avancer plus loin. Le len-
demain on apprit par des habitans de Vaube-
court que le prince de Coude, ayant ete informe
de I'approche de M. de Turenne , fit battre la
generale et sonner a cheval , et que , voyant le
peu de diligence que faisoient ses troupes pour
quitter un si bon gite , il fit mettre le feu a
chaque coin du bourg pour les faire deloger
plus promptement. Ce danger echappe si heu-
reusement le rendit plus circonspect dans la
suite ; il ne jugea pas a propos de rcster plus
long-temps dans ce pays- la , voyant que I'armee
du Roi etoit assez nombreuse pour continuer
deux sieges a la fois , et venir en merae temps
avec la moitie des troupes a sa rencontre.
Quand on fut informe que les ennemis avoient
tout a fait vuide le pays , M. de La Ferte re-
tournaa Bar avec la plupart de i'infanterie et
une partie de la cavalerie, et M. de Turenne
mit le reste en quartiers a Contrusson , Revi-
gny-aux-Vaches,etautres villages quin'etoient
qu'a quatre lieues de Bar. Le cardinal prit son
quartier dans le village de Fains, a une Iieue
de laville; il y resta durant le siege, qui ne
dura plus long-temps apres la retraite du prince
de Conde. Les assiegeans souffrirent neanraoins
qu'on fit deux breches avant de parler de se
rendre; a la premiere qu'on crut insultable, les
soldats trouverent en y montaut a I'assaut, qu'il
y avoit de I'autre cote une pique de profondeur
qu'on ne pouvoit point sauter , ce qu'on n'avoit
pu discerner de dehors. On fut oblige de dres-
* serunenouvelle batterie du cote du chateau, ou,
apres avoir fait une breche assez considerable,
les assieges capitulerent , rendirent la ville
haute et le chateau , et deraeurerentprisonniers
de guerre. Ceci arriva vers le 15 de decem-
bre. On pent tirer de I'inutilite de la premiere
breche dont on vient de parler , une lecon dont
les gouverneurs de places peuvent profiter pour
les defendre : Tart pent faire ce que fait ici la
nature du terrain; car si une muraille est rai-
sonnablement forte et a de bons fondemens, on
peut couper, derriere I'endroit qui est battu en
III. C. D. M., T. HI.
breche, un fosse bien profond et escarpe, (jui
la rendra inutile aux assiegeans.
II se trouva parmi les troupes que M. de Lor-
raine avoit mises en garnison dans Bar-le-Duc,un
regiment irlandois d'infanterie , qui se voyoit
en danger de resler long-temps prisonnier de
guerre, leur colonel etant niort le jour que la
place s'etoit rendue ; le lieutenant-colonel, qui
se sauva, envoya offrir ses services au due
d'Yorck,en cas qu'il obtint du cardinal la liberte
du regiment, ce qui avoit ete accorde : les deux
compagnies dont il etoit compose , avec tons
les officiers , furent incorpores dans le i-egiment
de ce prince qui etoit a Ligni , ou ils furent en-
voy es.
Apres la prise de Bar-le-Duc , les troupes du
marechal de La Ferte marcherent a Ligni pour
hater la prise du chateau , dont le siege avoit
ete pousse lentement pendant que I'autre duroit :
on coramencoit a battre en breche ; mais avant
qu'elle fut suffisante, les boulets mauquans, les
assieges en fortifierent le haut d'une forte pa-
lissade. Alors M. de La Ferte fit attacher le
mineur au meme endroit oil les mines de la
muraille favorisoient son logement ; en peu de
temps sa mine fut prete a jouer : les regimens
d'Yorck et de Douglas furent commandes pour
attaquer aussitot qu'elle auroit fait son effet, et
le regiment de La Ferte avoit ordre de les soute-
nir. Lecomte d'Estree, qui commandoit I'atta-
que , fit marcher sans attendre que la fumee
fut dissipee pour voir I'effet de la mine : on
passa sur la glace le fosse qui etoit fort large ;
quand on vint a la breche on s'appercut, mais
trop tard, que la mine n'avoit emporte la partie
exterieure de la muraille que jusqu'a I'endroit
que les assieges avoient palissade ; il n'y avoit
pas moyen d'avancer ; on fit retirer les trou-
pes , mais par surcroit de malheur la glace
rompit sous les pieds des soldats ; la plupart
toraberent dans I'eau du fosse, ce qui donna loisir
aux assieges de faire grand feu sur eux. Ainsi ,
faute d'un peu de patience pour reconnoitre I'et-
fet de la mine, le regiment d'Yorck perdit qua-
tre capitaines, quelques lieutenans et enseignes
et environ cent soldats; et celui de Douglas,
deux capitaines et pres de cinquante soldats,
sans les blesses. On attacha la nuit le mineur
pour la seconde fois, et le lenderaain, 22, le
chateau capitula et se rendit aux memes con-
ditions que Bar-le-Duc.
Le cardinal, que ces succes mettoient en gout,
souhaitta de les pousser plus loin , et qu'on ter-
minat la campagne par la prise de Sainte-Me-
nehoult. Apres avoir laisse de bonnes garnisons
dans Ligni et Bar-le-Duc , et en avoir repare les
3G
;(;2
MKMOiRES UU DUG o'vORCK. [1G.';3]
hieclu's aiitant que la saison le pouvoit per-
meltre , I'armce parlit de Contrusson le 27,
et arriva le leiulemain a Sommyeure , ou ellc
rcsla jusqu'au 30. On etoit oblige diirant cette
marche de cantonner les troupes dans Ics villa-
ges , la rigueur de I'hiver ne permettant pas de
camper. La gelee fut si violente le jour qu'on
arriva a Sommyeure, que les cavaliers furent
obliges de marcher a pied pour s'echauffcr :
trcnte ou quarante soldats perirent ce jour-lade
I'exces du froid; car aussitot que quelqu'un de
ceux qui n'etoient pas bien vetus s'asseyoit pour
se reposer, le froid iesaisissoit , etil ne pouvoit
plus se relever : le due d'Yorck en vit plusieurs
geles a mort , et il en seroit peri un bien plus
grand nombre sans le soin que prirent les offi-
ciers de faire mettresur des chevaux ceux qu'ils
voyoient prets a succomber , pour les porter
jusqu'aux premiers villages, ou on en sauva
plusieurs en leur donnant de I'eau de vie ou
d'autres liqueurs. Ce qui rendoit ce froid plus
vif et plus penetrant , c'est qu'on niarchoit dans
ces vastes plaines de Champagne, ou 11 n'y
avoit aucun abri contre un vent de nord-est
percant qui souffloit directement au Yisage :
ce fut aussi ce qui empecha le siege de Sainte-
Menehoult.
M. de Turenne representa au cardinal les dif-
ficultes qu'il y avoit pour I'entreprendre dans
un temps si cruel, qu'on ne pouvoit pas y trou-
ver, comme a Bar et a Ligni, ou mettre I'infante-
rie a convert , ni du fourage aux environs pour
la cavalerie , puisqu'il n'y avoit point de faux-
bourgs, etque le pays avoit ete mange par les
cnnemis; que la place etant bonne et munie
d'une grosse garnison , il faudroit y mettre le
siege dans les formes , et qu'au lieu de terminer
glorieusement la campague , on hazardoit la
ruine entiere de I'armee et de lever honteuse-
ment le siege.
[1653] Le cardinal se rendit enfin a de si fortes
raisons , marcha du cote de Rhetel par Miocour
et de Grivy ; et le premier jour de I'annee 1 653
on passa la nuit a Attigny , qui est situee sur
la riviere d'Aisne, qu'on passa le lendemain
pour venir a Saux-aux-Bois. On trouva I'eu-
treprise de Rhetel presqu'aussi difficile que
celle de Sainte-Menehoult; ce qui fit prendre
le parti d'attaquer Chateau - Porcien , deux
lieues plus has, parce qu'on y trouvoit les
memes fucilitcs qu'au siege de Bar-le-Duc , n'y
ayant que le chateau qui fut de defense , et la
\ille , qu'on comptoit enlever d'abord, pouvant
contenir et mettre a couvcrt assez de troupes
pour en faire le siege.
M. de Turenne arriva le 6 Janvier a Son,
ou il mit en quartierseldans Ics villages circon-
voisins la plupart de la cavalerie et une parlie
de son infanterie : il n'y a qu'une lieue et demie
de la a Chateau-Porcien , et c'etoit le posle le
plus propre pour empecher qu'on ne jeltat du
secours, et le cardinal logea a Balhan. Le due
d'Yorck n'ayant pas ete tout le temps a ce siege,
il n'en sera point fait ici de detail , et on ne rap-
portera que ce qui se passa aux quartiers, oil le
service fut rude , a cause de I'approche du
prince de Conde , qui vint pour taclier de faire
lever le siege. Pour Ten empecher, toute la ca-
valerie qui etoit cantonnee aux environs de Son
avoit ordre dy marcher tons les soirs , d'y res-
ter toute la nuit, et de rentrer dansses quartiers
apres le lever du soleil : la cavalerie du mare-
chal de La Ferte faisoit la meme chose , et cette
manoeuvre fatiguante dura autant que le siege,
qui heureusement ne fut pas bien long. La ville
ayant ete prise d'abord , on ne tarda point a
attacher le mineur au chateau ; quand la mine
fut prete, le gouverneur, qui s'appelloit Dubuis-
son , capitula et convint de rendre la place
dans quatre jours, si elle n'etoit pas secourue.
Les ennemis, qui en furent avertis, s'avancerent
jusqu'a Chaumont pour tenter le secours : on
crut le dernier jour qu'on en viendroit aux
mains; les partis rapporterent qu'ils marchoient
pourattaquer les troupes du Roi ; on les mit en
bataille dans le passage sur la plaine au-dessus
du chateau; elles y resterent jusqu'a midi,
qu'on apprit que I'ennemi s'etoit retire , et une
heure apres le chateau se rendit , suivant la ca-
pitulation , que la rigueur de la saison procura
plus honorable a la garnison qu'elle n'eut ete
dans uu autre temps ; elle fit souhaiter d'avoir
la place a quelque prix que ce fiit , toute I'armee
etant extraordinairement fatiguee , et le pays
aux environs ruine. L'infanterie souifroit plus
que le reste ; on ne pouvoit lui fournir regu-
lierement le pain ; le commissaire des vivres
n'avoit pu faire de magasins dans aucune des
\illes voisines, et le soldat etoit contraint de
manger de la chair de cheval , d'autres mechan-
tes nourritures, et particulierement des troncs
de choux , qu'ils appelloient le pain du car-
dinal.
Cependant lorsqu'ils crurent entrer dans les
quartiers d'hiver, apres avoir passe I'Aisne le
13, et avoir ete cantonnes a Poilcourt ct
dans les villages voisins , ensuite a Prouiili en-
tre Rheims et Fismes , ou on demeura deux ou
trois jours , le cardinal ordonnaque I'armee rc-
tournat du cote de I'Aisne, qu'elle passat le
20 a Pont-a-Vere pour aller reprendre Ver-
vins, dont les Espagnolss'etoient cmparcsrete
I
!V1K MOIRES DU DliC
precedent et y avoieut mis garnison. La place
n'etoit pas assez forte pour soutenir im siege,
raais le quarlier etoit bon et pouvoit incommo-
der ie pays d'alentour , ce qui fit souhaitter au
cardinal qu'on ne quitlat point la campagne
qu'eile nc fut prise. Jamais soldats ni officiers
meme ne mareherent a une entreprise avec
plus de repugnance et de murmures : apres
a\oir supporte toute la rigueur de la gelee, on
ne pouvoit soutenir que bien impatiemment la
fatigue du degel , au travers d'un pays mon-
tueux, dont la terre glaise rendoit les chemins
iinpraticables, particuiierement entre Pont-a-
Vere et Laon , oil les bagages resterent dans la
boue ; et quoiqu'apres avoir surraonte ces diffi-
eultes on entrat dans un pays plus ouvert , la
continuation du degel rendit les chemins egale-
ment mauvais partout. Cette marche ruina la
plupart des equipages et fit perdre beaucoup de
bagages et de chevaux.
On arriva le 25 a Voulpaix, a une lieue
de Vervins. Leduc d'Yorck, qui suivoit M. de
Turenne partout , etant alle avec lui recon-
noitre la place , et s'etant avance fort pres
avec un gentilhomme pour mieux faire ses re-
marques , il prit un petit parti de cavalerie de
la place pour etre de I'armee, et ne reconnut
son erreur que quand les ennemis etant appro-
ches a la portee du pistolet , ils tirerent dans le
moment qu'il alloit s'engager au milieu d'eux;
mais leur precipitation lui donna le temps, et au
gentilhomme qui Taccompagnoit, de se sauver.
Le lendemain , on detacha environ mille fan-
tassins et deux cens chevaux pour commencer
I'attaque de la place, dont la garnison etoit de
neuf cens horames , six cens d'infanterie et
trois cens de cavalerie. M. de Bassecour , colo-
nel et brave homme , en etoit gouverneur. Les
assiegeans se logerent la premiere nuit a convert
des maisons et des jardins qui sont contre la
ville ; le jour suivant on dressa une batterie sur
le soir , ce qui obligea les ennemis de capituler ,
a condition de sordr de la place avec armes et
bagages.
Ce petit siege couta pen ou point de monde :
quoiqu'il fut fort court, on murmuroit toujours
de ce qu'apres la prise de Chateau -Porcien on
n'avoit pas envoye les troupes directement en
quartier d'hiver ; et comme I'ennemi , suivant
sa coutume , disoit des injures du haut des mu-
railles de Vervins contre le cardinal, les sol-
dats , au lieu de prendre son parti , ne repon-
dirent jamais qu'Amen a toutes leurs impreca-
tions. Le 28 au matin, M. de Turenne ayant
vu sorlir Bassecour avec sa garnison , et ayant
pris possession de la place , fit marcher I'ar-
d'yOHCK. [|().>3] 5(;3
mee a Creci-sur-Serre et de la a Laon d'ou
toutes les troupes furent envoyees a leurs quar-
tiers d'hiver; et le cardinal, les generaux et
toutes les personnes de qualite prirent le che-
min de Paris , ou iis arriverent le 3 fevrier.
C'est ainsi que finit cette longue campagne , pen-
dant laquelle M. de Turenne acquit une gloire
immortelle, en sauvant plusieurs fois la mo-
narchic par ses conseils , par sa conduite et par
sa valeur.
La campagne precedente ayant ete si penible
et si longue , celle de cette annee ne put com-
mencer que tard : I'armee du Roi etoit entree la
derniere dans ses quartiers d'hiver , et la plu-
part des troupes avoient ete distribuees dans le
Poitou, I'Anjou, la Marche et dans d'autres
provinces aussi eloignees : neanmoins elle pre-
vint les ennemis , et fit le siege de Rethel avant
qu'ils scussent qu'elie etoit assemblee.
Cette ville est situee sur la riviere d'Aisne qui
arrose une partie de la Champagne, et apres
avoir coule dans ces plaines, les plus vastes qui
soient dans cette partie de I'Europe, elle perd
son uom en tombant dans la riviere d'Oise. La
place etoit considerable alors par I'entree qu'eile
donnoit aux ennemis dans toute cette province
et la facilite de pousser leurs courses jusqu'au\
portes de Paris , et d'etendre fort loin les con-
tributions; quoique le prince de Conde en eut
confie le gouvernement au marquis de Persan ,
fort brave officier, et que la garnison parut suf-
fisante , elle ne I'etoit pas a proportion de I'im-
portance de la place et du danger oii elle etoit
d'etre attaquee : mille hommes davantage en
auroient rendu le siege plus difficile, et pou-
voient au moins la faire tenir assez long-temps
pour donner celui de la secourir.
M. de Turenne, profitant de cette faute, fii
attaquer brusquement le dehors des la premiere
nuit , lorsque les ennemis s'y attendoient le
moins. Le gouverneur et les officiers principau v
qui y etoient, dans le dessein d'observer ou les
assiegeans feroient leurs approches, furent si
surpris de se voir insultez de tous cotez et avec
tant de vigueur, qu'ils ne purentpas faire grande
resistance; les dehors furent emportes, et le
gouverneur pensa y etre pris avant qu'il put se
retirer dans la ville.
Quoique le fosse fut bon et les ouvrages
hauts , comme ils n'etoient que de terre , et que
les palissades n'etoient plantees que sur le para-
pet oil elles sont le moins necessaires, les as-
siegeans y marchoient plus volontiers , parce
que , y etant une fois arrives , I'avantage etoit
egal de part et d'autre pour attaquer comme pour
defendre, et le plus grand nombre I'emportoit:
;]G.
KM
HKMOIRFS nil DUG
on y perdit cependant plusieurs soldals et qviel-
ques officiers. Mais les assieges , dont toiite I'es-
perance consistoit dans la defense des dehors,
nvoient perdu courage apres en avoir ete chas-
ses ; on eleva ensuite des batteries si pres des
murailles, qui n'etoient point des plus fortes,
([u'on y fit en peu de temps deux breches qui
obligerent les assieges de capituler le 8 juil-
let. lis sortlrent le lendemain avec armes et ba-
gages, et furent conduits a la garnison espa-
gnole la plus proche. L'armee resta deux ou
trois jours pour reparer les breches; et apres
avoir pourvu la ville de toutes les choses ne-
cessaires , et y avoir laisse une bonne garnison ,
("lie marcha vers Guise sur ce qu'on avoit ete
informe que les ennemis avoient marque leur
rendez-vous aux environs. Etant campee le
1 1 aupres de Noircourt, on fut averti par un
oxpres du gouverneur de Rocroy , qu'une par-
tie de leur armee, qui marchoit au rendez-vous,
s'etoit cantonnee dans plusieurs villages aux en-
virons de Chimay , Glajon et Terlon , de I'autre
cote des Ardennes; les generaux resolurent de
marcher a eux avec toutes les troupes et quel-
ques pieces de campagne, ne laissant que cinq
ou six cens hommes pour la garde des bagages.
M. de Turenne, qui conduisoit I'avant-garde, fit
toute la diligence possible ; niais en arrivant a
Nost, presque au bout de laforet, il scut par
des prisonniers qu'un petit parti lui amena, que
les ennemis avoient ete avertis de son dessein et
de sa marche : ainsi on jugea a propos de retour-
ner a Noircourt ; et apres avoir employe trois
jours dans cette marche, on rejoignit les ba-
gages le quatorze.
Toute l'armee marcha le 17 a Haris , et
dela a Saint-Algis, oii le roi de, France et le
cardinal Mazarin la joignirent ; le 25 elle cam-
pa a Ribemont , et on apprit que l'armee d'Es-
pagne, forte au moins de trente mille hom-
mes, avec une artillerie et des provisions pro-
portionnees, s'etant assemblee aupres de I'Ar-
bre-de-Guise , marchoit pour entrer en France.
II se tint un conseil en presence du Roi et du
cardinal pour deliberer sur la conduite qu'on
devoit tenir contre une armee si puissante , celle
de Sa Majeste n'etant que de six mille fantassins
et d'environ dix mille chevaux. Plusieurs opi-
nerent demiettre toute I'infanterie, a la reserve
d'un detachement de mille hommes, dans les
villes frontieres , avec quelque cavalerie, etque
le corps de cavalerie et le detachement d'infan-
terie seroient toujours aux trousses des ennemis
pour enlever leurs fourrageurs, leur couper les
vivres et les fatiguer de sorte qu'ils ne pussent
point faire le siege ; d'autres au contraire etoient
D'vOnCK. |l()53]
de sentiment qu'il ne falloit point separer l'armee
avec laquelle on pourroit defendre le passage des \
rivieres , s'ils avaneoient dans le pays ; qu'il se-
roit d'une dangereuse consequence de leur lais-
ser prendre le chemin de Paris , qui ne venoit
que d'etre reduit a I'obeissance du Roi , pen-
dant que Bordeaux etoit encore en rebellion.
M. de Turenne proposa un avis contraire a
tons deux ; il jugeoit que le premier etoit dan-
gereux , parce qu'en divisant les forces les en-
nemis pouvoient aisement chasser le peu qu'on
en auroit en campagne, faire tout a leur aise
le siege qu'il leur plairoit, et se retrancher de
sorte qu'avant qu'on put avoir rassemble toutes
les troupes , il ne seroit plus possible de les for-
cer ; que la diversion qu'on entreprendroit de
faire en attaquant une de leurs places , devien-
droit inutile , puisqu'ils auroient assez de temps
pour achever leur siege et venir secourir la
place que les troupes du Roi auroient attaquee,
quelque peu considerable qu'elle put etre. A
regard du second , qu'il n'etoit pas possible de
defendre le passage des rivieres qpntre une ar-
mee si superieure en infanterie ; que cette con-
duite intimideroit les troupes, qui craindroient
d'etre forcees dans leurs pos'es, et qu'elle fe-
roit encore un bien plus meehant effet dans Pa-
ris et dans les provinces; que son sentiment
etoit qu'il falloit tenir l'armee enfiere et obser-
ver les ennemis d'aussi pres qu'on pourroit , de
maniere qu'on put eviter le combat ; que par ce
moyen on les empecheroit de faire aucun siege
de consequence , parce qu'ils n'oseroient separer
leurs forces, et qu'avant qu'ils pussent s'etre
reti'anches et avoir fait leur pont de communi-
cation , on choisiroit par ou les attaquer ; qu'il
ne croyoit pas qu'ils eussent dessein d'entrer
bien avant dans le pays , parce que les troupes
du Roi etoient en etat de leur couper les convois,
sans lesquels il leur seroit impossible de subsis-
ter. Ces conseiisde M. de Turenne furent sui-
vis, et la cour s'etant retiree, on les mit aussi-
tot en execution.
Les Espagnols avancerent d'abord entre la
Seine et I'Oise, vinrent camper a Fonsomme et a
Fervaques. Us passereiit le premier jour d'aoust
a la vue de l'armee du Roi , marchant vers Ham,
la Somme a leur droite ; et ayant campe a Saint-
Simon et a Clastres , ils employerent un jour
entier a passer les defiles. M. de Turenne, a leur
approche , fit mcttre l'armee en bataille; et
voyant qu'ils passoient outre , il la fit marcher le
long de la riviere aupres de laquelle elle etoit,
jusqu'a Mayot, proche La Fere. Le lendemain
on travailla tout le jour a faire des ponts pour
I'infanterie et des passages pour la cavalerie ,
MEMOIRES 1)U DUC DVORCK. [(65S]
5tir>
dans le dessein de passer cette riviere , si les
onnemis avaucoient davantage dans le pays : on
scut le lenderaain matin qu'ils marchoient tou-
jours en avant. M. de Turenne \'ouliit recon-
noitre iui-meme quelle route ils prenoient avant
de passer la riviere ; et s'etant avance avec mille
chevaux pour mieux penetrer leur dessein , il
envoya ordre ensuite a toute I'armee de le suivre
en marchant le long de la riviere ; elle cam-
pa le 3 aoust a Fargnier , etant suflisarament
eouverte par des bois du eote des ennemis ; et
sur ce qu'on apprit qu'ils s'etoient avances jus-
qu'a Roye , elle raarcha vers Noyon , ou elle
arriva le 5. On apprit que Roye avoit ete prise
et pillee ; il n'y avoit dedans que les bourgeois
qui ne laisserent point de se defendre, et ne se
rendirent qu'apres que les batteries furent dres-
sees, que le canon eut tire. Le i), on fit avancer
I'armee a Magny , oil le pays etant fort cou-
vert et serre, il n'y avoit rien a craindre. De la
on envoya M. de Schomberg avec les gen-
darmes , au norabre de deux cent cinquante
chevaux , et cent fantassins pour se jeter dans
Corbie. On mit aussi trois cens bommes dans
Peronne, et ce furent les seals detachemens
qu'on envoya dans des places pendant toute la
campagne.
On futinforme que les ennemis s'approchoieut
de Corbie, sur quoi on se posta le 10 a Eper-
ville , procbe de Ham ; a peine y fut-on arrive
qu'on eut avis que le comte de Megen devoit
sortir le lendemain de Cambray avec trois mille
hommes pour conduire aux Espagnols , entre
Peronne et Corbie , un grand convoi de vivres ,
des pionniers et toutes les munitions neces-
saires pour un siege. L'armee decampa un peu
avant le coucher du soleil , passa la Somrae a
Ham , et raarcha toute la nuit dans le dessein
d'intercepter le convoi. Pour faire plus de dili-
gence, la cavalerie prit les devans^ on n'en
laissa que fort peu avec I'infanterie , qui avoit
ordre de suivre avec I'artillerie et les bagages.
La cavalerie arriva a Peronne a la pointe du
jour ; on en tira les trois cens hommes d'infan-
terie qu'on y avoit jettes , et tons ceux dont la
garnison pouvoit se passer, et continuant de
marcher vers Rapaurae , on fit halte a deux ou
trois lieues de cette place, et on envoya des
partis vers Cambray pour reconnoitre la marche
du convoi ; mais a midi ils rapporterent qu'il
etoit rentre dans la place , sur ce que , peu de
temps apres en etre sorti , les ennemis avoient
scu que les troupes du Roi venoient a eux. On
apprit en meme temps que I'armee espagnole
s'etoit avancee vers la Somme pres de Rray; sur
quoi on retourna joindre I'infanterie au village
de Manancouit, oil coule un petit ruisseau qui
passe par Mont-Saint-Quentin et tombe dans la
Somme procbe de Peronne; on y campa la nuit,
et ayant eu avis, le lendemain 12 au matin ,
que les ennemis jettoient des ponts sur la ri-
viere le long de laquelle ils campoient, on ju-
gea a propos de se retirer un peu en arriere , le
long du meme ruisseau, a Alesne, pres du
Mont-Saint-Quentin, dans la resolution toutefois
qu'en cas que I'ennemi passat la Somme, on pos-
teroit I'armee un peu au-dessus de Manancourt ,
dans un lieu que les deux generaux avoient
marque pour la mettie en bataille des que I'en-
nemi approcheroit. Quoique la chose eiit ete
ainsi arretee par tons deux, elle fut changee
par I'un sans attendre ra\is de I'autre. M. de
Turenne, suivant sa coutume, sortit de son
quartier le 13 au lever du soleil, peu accompa-
gne , pour visiter la garde de cavalerie qui etoit
de I'autre cote du ruisseau; et n'y recevant au-
cune nouvelle des partis qu'il avoit envoyes la
nuit pour lui rapporter ce qu'ils decouvriroient
des mouvemens des ennemis, il alia a Peronne
pour y detacher des partis de I'autre cote de la
Somme, ne croyant pas qu'il fiit possible que
les ennemis avancassent vers I'armee du Roi
sans en avoir ete averti par Rapaume, ou par
quelqu'un de ses partis, lis avoient neanmoins
fait tant de diligence que leur avant-garde avoit
passe Rapaume avant la pointe du jour, de raa-
niere qu'il ne fut pas possible aux partis qui se
trouverent coupes de tous cotez , de donner au-
cun avis. Les gardes avancees de M. de La
Ferte donnerent la premiere alarme, que ce
marechal prit si chaudement, qu'au lieu de
marcher pour occuper le terrain dont on etoit
convenu le jour precedent, il fit marcher I'aile
gauche , qu'il devoit commander, au travers de
I'aile droite,et la fit aller vers Peronne, pen-
dant que cette derniere commencoit a avancer
vers le terrain qui lui avoit ete marque. Les
choses etoient dans ce desordre quand M. de
Turenne retourna de Peronne , lequel trouvant
que M. de La Ferte rangeoit sa gauche pres
du Mont-Saint-Quentin , il fit avancer son aile
droite pour la joindre, etant trop tardde mar-
cher au premier poste , parce quo les enne-
mis en etoient deja fort pres, et avancoient
avec d'autant plus de joye qu'ils connoissoient
I'avantage qu'ils avoient de trouver I'armee de
France en plaine , ou elle ne pouvoit pas eviter
le combat. En effet , elle auroit ete infaillible-
ment battue si elle y fut restee ; car quoique
I'ordre de bataille fiit excellent , suivant la nou-
velle methode , la seconde ligne etant a une
distance proportionnee a la premiere , y ayaiit
or, 5
11 II bon corps de reserve de douze escadrons et
de deux batailloiis derriere le tout, et Taile
gauche etant rangee au pied du Mont-Saint-
Quentin. Cependant les ennemis etant beaucoup
superieurs en nombre, ils pouvoient prendre la
droite en flanc , le premier eseadron de cette
aile n'etant qu'a la portee du pistolet d'une col-
line, dont Tennemi gagnant la hauteur pouvoit
la desoler de son canon et de sa mousqueterie ,
et la charger ensuite en flanc.
M. de Turenne n'etoit pas le seul qui con-
noissoit le danger; toute la droite de Tarmee
en etoit dans une consternation extreme, et ja-
mais on n"a vu une craiute d'etre battu plus
universelle. II courut aussitot qu'ils'en appercut
a M. de La Ferte , pour I'avertir que si I'armee
restolt dans cette situation elle seroit absolu-
raeut defaite ; qu'ii etoit resolu de marcher aux
ennemis au haut de la montagne , puisqu'on ne
pouvoit etre ailleurs dans un terrain plus desa-
vantageux que celui oil on etoit ; qu'il n'y avoit
pas d'autre moyen de redonner courage aux sol-
dats et qu'il le prioit de le suivre. II revint im-
mediatement a sa droite, a la tete de laquelle
il monta aussitot sur la hauteur , et en y arri-
vant avec les premiers escadrons, il en\ioya
M. de Varenne, ancien officier fort experimente,
qui avoit servi sous lui dans toutes ses ciimpa-
gues d'AUemagne , et en qui il avoit beaucoup
de confiance , pour reconnoitre le terrain ou on
devoit marcher. A peine eut-on avance un mille
qu'il rapporta a son general qu'il avoit decou-
vert un poste fort avantageux qui n'etoit pas
elojgne. M. de Turenne y fut, et trouva qu'il
etoit tel en effet que I'ennemi n'oseroit I'y atta-
quer : il y avoit sur la droite un ruisseau qui
vient de Roiset et tombe dans la Somme un
pen au-dessus de Peronne; la gauche etoit bor-
nee par une montagne si escarpee qu'on ne la
pouvoit monter ni a cheval ni a pied , et la di-
stance entre deux ne pouvoit contenir que vingt
ou trente escadrons. II y avoit devant un petit
vallon , et du cote du ruisseau un ravin que la
cavalerie n'auroit pu passer qu'avec peine ; le
village le plus pres s'appelle Tincour ou Buires.
La difference du poste changea la contenance
dasoldat,il reprit sa gayete ordinaire , et les
ennemis ne Ty auroient pas attaque impune-
nient ; ear,- quoiqu'ils fussent presque deux con-
treun, ontravailla aussitot a cinq redans, dont
chacun pouvoit contenir cent hommes, et on
placa toute I'artillerie de maniere que les enne-
mis auroient essuye le feu de trente pieces de
canon avant qu'ils eussent pu voir I'armee du
Koi , qui , etant derriere , pouvoit les charger a
son choix , avec de la cavalerie ou do I'infante-
MEJIOIUES DU DUG i/yOKCK. [iGoS]
lie, dans un terrain si etroit, que laile droite,
commandee par M. de Turenne , formoit quatre
ou cinq lignes qui se soutenoient Tune laiitre,
pendant que M. de La Ferte , qui avoit sa gau-
che rangee le long du haut de la montagne,
pouvoit seconder la droite en cas de necessite.
Ce fut sur les deux ou trois heures apres midi
qu'on commenca de voir I'armee espagnole mar-
chant en bataille, et avancant par I'extremite
d'un bois qui s'etendoit depuis la portee du
mousquet des redaps de I'armee de France, tout
le long du sommet de la montagne qui etoit sur
la gauche, et qui resserroit le terrain par oii
elle croyoit aller I'attaquer d'abord ; mais quaiid
elle en fut environ a une demi-lieue elle lit
halte , et la plupart de I'infanterie courut an
ruisseau pour y etancher la soif ardente qu'elle
souffroit , n'ayant point trouve d'autre eau de-
puis qu'elle avoit quitte la Somme.
On a scu depuis que le prince de Gonde -vou-
loit attaquer en arrivant , mais que le comte de
Fuensaldagne s'y opposa, representant la lassi-
tude des troupes, prineipalement de I'infanterie,
apres une marche si penible dans un pays aussi
sec que la saison etoit chaude; qu'elle ne pou-
voit combattre que le lendemain, vu la difficulty
qu'il y auroit de la retirer de la riviere pour la
remettre en bataille; que le repos d'une nuit la
remettroit de la fatigue de la journee , qu'un si
petit delai ne gateroit rien , puisque I'armee de
France ne pouvoit leur echapper ; que si pen de
temps ne pouvoit pas lui suffire pour rien faire
qui la mit en siirete , et que le reste de I'apres-
midi seroit employe a la reconnoitre et a re-
soudre par ou on attaqueroit.
Le prince ceda a des raisons si fortes, Tarnu'e
espagnole campa la nuit en bataille; mais les
officiers-generaux trouverentle lendemain celle
du Roi si avautageusement postee , qu'ils ne |
songerent plus a I'attaquer. Elles furent trois
ou quatre jours en presence , dans une escar-
mouche presque continuelle, qui n'aboutit a
rien. Le 13 d'aout, on entendit a la pointe du
jour sonner le boutte-selle et battre la generale
dans I'armee ennemie ; celle de France se mit
aussitot sous les armes , et M. de Turenne alia
lui-meme avec deux escadrons vers leur camp ,
pour observer leur marche et juger quelle
place ils avoieut dessein d'assieger. Etant arrive
a la moitie du chemin entre les deux armees, il
y laissa un eseadron , et avancant un peu plus
loin il s'arreta , et envoya le due d'Yorck avec
M. de Castelnau et douze autres ofliciers et
volontaires parfaitement bien montez, pour ap-
procher des ennemis autant qu'il seroit possible,
a^cc ordre de ne point combattre, et de se re-
MEMO] RES DU DUC d'vOSCIV. [I053]
r^<;7
tircr cu cas qu'oii vint u les pousser. lis entrerent
clans le camp meme des enncmis jusqu'aux
liuttes de rinfantoiie avant que Tarriere-garde
de la cavaleiie fiit dehors, lis s'arreterent et
observerent a leur aise le raouvement de toute
I'armee; ensuite ils avaucerent jusqu'a la por-
leedu pislolel des derniers escadrons, sans que
de part ni d'autre on se mit en devoir de s'in-
qiiieter; et apres avoir reconnu clairement qu'ils
marchoient vers Saint-Quentin , ils vinrent re-
joiudre jM. de Turenne, qui envoya aussilot
M. de Beaiijeu , un des lieulenans-generaux ,
avec douze cens ehevaux et six eeus fantassins ,
pour sejettei- on dans Guise, qu'il jugea qu'ils
avoient dessein d'assieger, ou dans telle autre
place qui lui paroitroit qu'ils voulussent atta-
quer. Beaujeu fit tant de diligence qu'il entra
dans Guise au moment que la cavaleiie des en-
ueniis parut pour I'investir; se voyant ainsi
prevenus, ils abandounereut I'tntreprise , et
apres avoir reste quelques jours aux environs
de cette place , ils retournerent sur leurs pas ,
et furent camper a Caulancourt, a une licue de
I'abbaye de Verraand, et a deux de Saint-
Qiieutio.
Aussitot que M. de Beaujeu fut detache, toute
I'armee se mit en marche ; on fit passer les ba-
gages au travers de Peronne , et Teunemi etant
a telle distance qu'on ue craiguoit i)oint qu'il
vint tomber sur I'arriere-garde avant qu'on eut
j)asse la Somrae , toute i'armee defila au travers
de la ville, et quoiqu'elle soit assez longue el
qu'il n'y ait qu'un pont, M. de Turenne ne
laissa pas d'avancer le meme soir avec lavant-
garde jusqu'a Caulancourt, a une lieuede Ham ;
ce qui fit le meme effet que si I'ai'iiere-garde ,
qui ne put y arriver que le lendemain matin , y
avoit ete en meme temps , parce que les enne-
mis crurent que toute I'armee etoit ensemble,
comme M. de Turenne I'avoit assure a ceux qui
luirepresenterent qu'ellene pouvoit pas arriver
le soir a Caulancourt, en leur repondautqu'elant
couvert de la Somme, les partis ennemis ne
pourroient la decouvrir et en rendre compte que
par les feux , dont le grand uombre ne leur lais-
seroit aucun doute que toute I'arinee ne fut en-
semble. Aussi faut-il lui rendre cette justice ,
que jamais general ne prit dans les marches de
plus justes mesures et ne penetra mieux dans
les desseins de I'ennemi. Cette diligence, aussi
bien que celle de M. de Beaujeu , empecha le
siege de Guise.
Les Kspagnols etant ainsi deconcertcs , on ne
jugea pas a propos d'avancer plus loin; on se
tint, depuis la dcrnicre allarmc , plus que jamais
sur scs gardes; et Ics ennemis etant venus cam-
per a Caulancourt, sur ce que JM. de Turenne
fut averti que les fourageursprenoient Ihabitude
de passer le ruisseau, derriere lequcl etoit leur
armee, et qu'ils alloient vers Ham avec peu d'es-
corte, il ordonna a M. de Castelnau d'alleravec
inille ehevaux pour tacher de les surprendre. H
partit le soir avec dix escadrons, et marcha a
Ham, oil, etant arrive aux portes, au lieu de
passer outre, il s'y arreta jusqu'a la pointc du
jour, qu'il fit passer au travers de la ville dewK
petits partis pour aller a la decouverte; il les
suivit, et lui avant ete rapporte que les enne-
mis etoient au fourage, il envoya ordre a sa ca-
valerie d'avancer ; mais avant qu'elle eut passe
la ville et qu'on put aller a eux , ils prirent I'ai-
larme a la vue des partis , et se retirerent n'ayant
perdu que vingt ou trente hommes. Ainsi, ce
que M. de Turenne avoit si bien projette man-
qua par lafaute du commandant, qui , quoique
galand homme d'ailleurs et bon officier d'in-
fanterie, ne scavoit point mener la cavalerie.
Au lieu de retourner au camp, comme il le
devoit faire apres avoir manque le coup, il
avanca dans la plaine jusqu'a une demi-lieue de
I'armee ennemie , et y fit halle pendant une bon-
ne heure : cette faute exposoit le detachement a
une defaite inevitable, si les ennemis en eussent
profile comme ils le pouvoient ; il n'y avoit pas
un seul officier, ni meme un cavalier qui n'en
craignit la consequence : la plaine etoit si de-
couverte, que les Espagnols pouvoient compter
jusqu'au dernier homme, voir au moins qua
une lieue et demie derriere il n'y avoit personne
pour les soutenir, et rien ne pouvoit les empe-
cher de passer le ruisseau. M. de Castelnau ,
apres avoir reste la si long-temps sansnecessite,
se retira, et mit dans un village malhabilement
une embuscade de cent ehevaux , n'etant pas
probable que les ennemis laissassent passer le
ruisseau a leurs gens apres une allarme si re-
cente. Cependaut M. de Turenne, inquiet de
ce qu'on tardoit si long-temps, -vint lui-raeme
avec quatre ou cinq escadrons et environ quatre
cens fantassins , passa au travers de Ham , et ,
avancaut au-dela, disposa ses troupes de nia-
niere qu'elles pussent favoriser la retraite de
M. de Castelnau, si les ennemis I'eussentpousse;
mais il ne fut pas long-temps sans le voir revenir
en meilleur etat qu'il ne croyoit.
L'armee du Roi resta dans ce camp jusqu'au
l" deseptembre, que Ton fut inforrae que I'en-
nemi avoit decampe de Caulancourt pour aller
assieger Rocroi , et qu'un gros detachement de
cavalerie avoit pris les devans pour I'investir
et erapecher ([u'on n'y jellat du secours : la gar-
nison en etoit foible, ct la place etant situee
.<;s
MEMOir.KS 1)1' DVC u'voiicK. f I(Jd:5
dans une petite plaiiie environnee de bois , qui-
conque y est poste le premier pent aisement em-
pecher d'y passer; et ce fut inutilement qu'on
tenta de la secourir.
On resolut; pendant que ies ennemis seroient
occupes a ee sieiie , de faire ceiui de Mouson.
L'armee passa I'Oise a La Fere, et arriva le
f) seplembre a Remilli , a une lieue de Mouson.
Le lendemain on passa la riviere au-dessous de
la ville, et chacun prit ses quartiers : M. de Tu-
renne au-dessous, et M. de La Ferte au-dessus.
La cavaierie du premier s'etendoit sur une ligne
depuis la riviere jusqu'au haut de lamontagne,
un peu hors de la portee du canon de la place ,
et il campoit luimeme avec son infanterie et ses
gendarmes dans une petite vallee a demi-portee
du canon; et dans un vallon plus etroit et plus
pres de la ville, il posta Ies deux regimens
d'Yorck et de Guienne, et y fit ouvrir la tran-
chee la meme nuit. M. de La Ferte commenea
ses approches en meme temps ; mais ses troupes
se posterent un peu plus loin de la place que
celles de M. de Turenne.
Mouson est situee sur la Meuse , entre Stenai
et Sedan; elle a un pout couvert d'un ouvrage
acorne; la ville est fortifiee dune bonne mu-
raille ancienne, flanquee de tours rondes , dont
quelques-unes sont assez grosses, et celle qui est
du cote de la montagne Test plus que toutes Ies
autres; elleaun tres-bon fosse sec, qui presque
partout est bien palissade dans le milieu, et
lecote exterieur est revetu de pierres de taille;
le cote de la ville le plus eloigne de la riviere
etant commande d'une montagne, est defendu
d'une enveloppe de trois ou quatre bastions et
d'un demi-bastion, et des deux cotes, jusqu'a
la riviere, il y a plusieurs demi-lunes et autres
dehors.
La garnison etoit d'environ quinze cens bom-
mes d'infanterie et de deux ou trois cens che-
vaux : le gouverneur etoit un vieux colonel al-
lemand nomme Wolf. La plupart de cette gar-
nison avoit ete mise dans la place par le comte
de Briol , un des officiers du prince de Conde,
qu'il avoit detache en marchant a Rocroi , avec
un corps de troupes, pour se jetter dans Mou-
son , Stenai, Clermont et Sainte-Menehoult,
qui etoit a lui , ne doutant pas que I'armee du
Hoi n'en assiegeat une ; et Briol , jugeant a sa
marche qu'elle alloit a Mouson , se contenta d'en
augmenter la garnison , et garda le reste des
troupes qu'on lui avoit donnees pour pourvoir a
la surete des autres places.
Les approches furent poussees la premiere
nuit assez loin, et avec peu de perte, par le re-
{iimcnt de Picardie, et on eleva une batterie
de cinq ou six pieces de canon. La nuit sui-
vante, Ies regimens de La Feuillade et de
Guienne monterent la tranchee et I'avancerent
considerablement : dans le meme temps, un re-
giment d'infanterie, qui etoit poste dansquel-
ques maisons aupres du pont, eut ordre d'insul-
ter I'ouvrage a corne qui lecouvroit; I'ennemi
jugea a propos de se retirer, et il fut emporte
sans peine et sans perte. Ce fut le tour du regi-
ment de Turenne la troisieme nuit; il poussa
la trancliee si loin , que la nuit suivante les re-
gimens d'Yorck et de Palluau arriverent jus-
qu'au bord du fosse des dehors, et attacherent
le raineur a la face du demi-bastion de I'enve-
lope, apres avoir coupe les palissades du fosse:
il travailla jusqu'apres midi, qu'il appela pour
demander de la chandelle et a boire, sans quoi
il ne pouvoit plus travailler. Un sergent d'Yorck
lui porta I'un et I'autre , a la faveur d'un grand
feu de mousqueterie qu'on fit pendant qu'il alia
et revint. Le regiment de Picardie monta la
tranchee pour la seconde fois la nuit du 14 an
15. Ce jour-la le due d'Yorck, allant a la tete
des ouvrages, accorapagne de messieurs d'Hu-
miereset de Crequi et de quelques autres, pen-
dant le peu de temps qu'ils resterent dans la
premiere batterie, un bouletde canon, tire de
la place, passa entre trois barils de poudre sans
y mettre le feu , qui auroit fait sauter tout ce qui
etoit dans la batterie ; mais le danger passa si
vite qu'on n'eut pas le temps de I'apprehender.
M. de Turenne, observant que les assiegcs ne
faisoient pas si grand feu de I'envelope comme
de coutume, crut qu'ils y avoient peu de monde
et qu'ils la vouloientabandonner, jugeant que la
mine etoit piete a jouer; il ordonna qu'un ser-
gent, suivi de quelques soldats, montat sur le
soir par I'endroit dont la fraise avoit ete brisee
par le canon, pour reconnoitre si les ennemis
abandonnoient I'envelope : le sergent y fut, et
rapporta que les ennemis s'etoient retires comme
M. de Turenne I'avoit juge. On fit feu sur le peu
d'ennemis qui y restoient , et ils se retirerent
dans la ville. Les assiegeans occuperent aussitot
le fosse de I'envelope et se contenterent de faire
des places d'armes pourse loger et faire feu sur
la ville : Les ennemis en firent cette nuit-la un
fort grand de dessus les murailles; mais ce fut
sans beaucoup d'effet , parce que les assiegeans
etoient a couvert.
II arriva au camp, le lendemain, un batail-
lon de dix compagnies du regiment des gardes,
commande par M. de Vautourneu;ils monterent
la tranchee, suivant leur privilege, la meme
nuit, relevant le regiment de Picardie. M. de
Castelnau, qui etoit alors le seul lieutenant-gC'
MEMOlttES Dl! DLC d'vOBCK. [l6o;i]
neral dans I'arm^e, fut, suivant sa coiitume,
pour commander : les gardes refuserent de lui
obeir , pretendans ne devoir etre commandes
que par le general. M. de Turenne, etant infor-
me de cette contestation , fut pour tacher de I'a-
juster; raais trouvant Vautourneu opiniatre , il
pria M. de Gasteinau de se retirer a sa tente,
lui disant qu'ayant fatigue beaucoup la nuit
precedente, il avoit besoin de repos, et qu'il
resteroit pour lui a la tranchee : Castelnau
obeit. M. de Turenne demeura ; et ne voulant
pas decider la question, il depeclia un courrier
pour en informer la cour, qui ordonna aux gar-
des d'obeir au lieutenant-general ; et cet ordre
etant arrive avant que ce fut leur tour de mon-
terune seconde fois , il n'y eut plus de dispute.
Celle-!a fut avantageuse pour le service du Roi :
les gardes , se piquans d'honneur, et etant en-
courages par la presence du general , avancerent
beaucoup leurs travaux ; lis firent non-seule-
ment une blinde le long du fond du fosse de
Tenvclope, par le moyen des palissades qu'ils y
trouverent, qui s'etendoient directement jusqu'a
la grande tour, mais ils y firent encore uu loge-
ment depuis I'endroit ou le fosse de I'envelope
se joignoit a celui de la ville jusqu'a la demi-
lune sur la droite, que les ennemis abandonne-
rent , et d'ou on eut dessein de passer dans le
fosse de la ville pour y attacher le mineur.
Jusqu'ici on avoit avance avec assez de dili-
gence et de succes ; mais on trouva , a la des-
cente du fosse de la place, plus de difficultes
qu'on n'avoit cru. La nuit suivante on tacha de
continuer les travaux avec la promptitude ac-
coutumee , en faisant un logement contre les
palissades qui etoient au milieu du fosse; lors-
qu'on le crut perfeetionne , les ennemis en chas-
serent les assiegeans avec une grele de grena-
des et une pluye de feu d'artifice et defeu ordi-
naire si continuelle, qu'il fut impossible d'y
rester. Ce mauvais succes ne rebuta point : on
suivit opiniatrement le dessein de se loger, mais
on y employa deux nuits inutiiement : quand
I'ouvrage etoit acheve , les ennemis jettoient tant
de feux d'artifice et de matieres combustibles ,
qu'ils detruisoient tout ce qu'on avoit fait. On
fut oblige de chercher quelqu'autre expedient
moins dangereux. On tenta la nuit suivante la
descente du fosse, en poussant obliquement,
d'ou on etoit loge, une tranchee; mais on se
trouva expose au feu d'un canon que les enne-
mis tiroient d'un flanc si bas, que I'artillerie des
assiegeans nepouvoit le demonter ; et on trouva
de plus, quand on fut a moitie chemin , la mu-
railledont il a deja ete parle, qui arretoit tout
court, sans le secoursdu canon du flanc qui de-
soloit , et qui , des qu'il fut jour, ruina toutes
les blindes qu'on avoit faites. Ainsi il fallut
avoir recours a la vieille raethode , de creuser
un puits dans le logement qui avoit ete fait dans
le fosse de la demi-lune , pour descendre par ce
moyen dans le fond du fosse : on y travailla
avec tout I'empressement imaginable , et on
s'efforca d'attacher le mineur a la muraille de
la ville, a la faveur des madriers accommodes
a I'epreuve du feu ; on les poussa jusques con-
tre la muraille; le mineur commenca a y tra-
vailler, ayant a ses cotes des barils remplis de
terre , pour le preserver de la mousqueterie des
flaucs, pendant que les madriers le garantis-
soient du feu, des pierres et des grenades que
Ton jettoit sans cesse ; ce qui n'auroit pu le de-
loger, si les ennemis ne se fussent avises d'une
nouvelle invention, en attachant une borabe a
une chaine qu'ils firent descendre contre les ma-
driers : le feu y prit si a propos, qu'elle les fit
tons sauter, et ils jelterent ensuite une si gran-
de quantite de feu que le mineur fut brule.
Celui de I'autre attaque ne fut pas plus heu-
reux : M. de La Ferte voulant se hater , I'avoit
fait attacher au corps de la place avant qu'il y
eiit un logement de fait contre la muraille pour
le garantir ; les ennemis le decouvrirent, et I'e-
toufferent de la fumee qu'ils firent a I'embou-
chure de son trou , qui etoit deja si profond ,
que le feu ne le put point atteindre. li fit pen-
dant ce siege une pluye continuelle et des tem-
petes si violenles qu'elles renverserent sou-
vent les blindes et eboulerent des endroits de
la tranchee , qui etoit presque partout pleine
d'eau, et il se passoit rarement trois heures sans
pluye.
Lorsqu'on commenca a creuser le puits dans
le fosse de la demi-lune , on attacha en meme
temps le mineur au pied de la grande tour , a la
faveur des madriers : il eut plus debonheur que le
premier , il se logea ; mais avant que ses cham-
bres fussent perfectionnees, il envoya avertir
M. de Turenne qu'il entendoit les ennemis qui
contreminoient, et qu'ils arriveroient a lui dans
peud'heures, et beaucoup plus tot qu'il ne pou-
voit finir ; on lui ordonna de mettre quelques
barils de poudre dans le trou qu'il avoit fait, et
de le boucher le mieux qu'il seroit possible ; ce
qui fut execute. M. de Turenne ne pretendoit
que ruiner la contremine des assieges , et sca-
voit que cela n'abattroit point la tour; et comme
la poudre devoit faire son effet en arriere , il fit
eloigner ceux qui pouvoient courir quelque
danger, et se retira lui-meme avec ceux qui
I'accompagnoient , a la premiere batterie, qui
etoit a demi-portee de mouscjuet de la tour.
oU)
MEMOIRES DU DUC U'VOUCK. [iCiS]
On niit le feu a hi miue , qui fit tout I'effet
qu'on avoit attcudu ; die elargit seulement le
trou qu'avoit fait lemincur, tua, comme on le
scut depuis , les contre-mineurs des ennemis ,
etjetta plusieurs grosses pierres avec autant
de violence qu'auroit pu faire le canon : quel-
ques-unes donnerent contre la ballerlederriere
laquelie M. de Turciine, le due d'Vorck et d'au-
tres sY'toient mis a couvert, et ils en virent
plusieurs voler beaucoup plus loin. On renvoya
onsulte le mineur a son trou , avec un sergent
pour le defendre , et six soldats qui s'y loge-
rentsans danger : cela s'executa de jour. Quand
il fut nuit, on jugea a propos douvrir le puits
qui etoit creuse au niveau du fond du fosse de
la place , car il auroit fallu trop de temps pour
continuer a le creuser jusqu'a la muraille ; sa
profondeur le mettoit a couvert du canon et de
la mousqueterie , et on ne croyoit pas qu'il y
eut autre chose a craindre que les grenades ,
Ics feux d'artifice ou le feu ordinaire ; mais a
peine fut-il decouvert , que les ennemis s'en
ctant appcrcus a la lumiere des feux qu'ils
avoieut allumes, pour voir ce qui se faisoit dans
le fosse, qu'ils roulerent du haut des murailles
le long de deux pieces de bois qu'ils avoient at-
tachees ensemble , une borabe qui tomba dans
I'ouverture du puits, tua quatre ou cinq hom-
mes qui y travailloient , et ebranla si violem-
ment le logement qui etoit au-dessus ou M. de
Turenne , le due d'Yorck , quelques officiers et
plusieurs volontaires etoieut alors, qu'ils cru-
rent dans le moment qu'il seroit entierement
ruine : il subsista neanraoins; mais on fut plus
d'un quart-d'beure avaut qu'on put y aller tra-
vailler , a cause de la furaee et de la poussiere;
et quoique les assieges continuassent de tirer
incessamment dessus , et de jeter une infinite
de grenades , de toutes sortes de feux , et des
bombes de temps en temps , dont aucune n'a-
dressa si juste que la premiere , on ue laissa
point de pousser la tranchee jusqu'aux palissa-
des qui etoicnt au milieu du fosse ; mais la
(juantite prodigieuse de feu qui tomboit conti-
nuellement, obligea de couvrir le puits de
planches, de fascines et de terre pour la surete
des travailleurs. Quand on fut au pied de la pa-
lissade, on fut oblige de se cacher sous terre
pour evitcr les feux que les ennemis y jettoieut
sans cesse , et enlin ou attacha le mineur au
corps de la place.
On perdit celte nuit-Ia beaucoup de monde ;
M. de La Feuillade fut blesse d'une grenade a
la tote ; un coup de mousquet ayant perce le
logement , la bale efllcura la tele de M. d'ilu-
mieres, passa au travers de la jambe d'un pion-
nier et frappa enfin la botte du due d'"i orek ,
sans lui faire aucun mal. M. de Turenne resta
toute la nuit sur la place , et il est certain que
sans sa presence la chose n'auroit point reussi.
M. de La Ferte avoit de son cote si fort
avance son attaque, que sa mine etant prete le
Jour suivant , on la fit sauter I'apres-midi :
M. de Turenne, avec plusieurs de ses officiers et
volontaires, alia par curiosite voir quel effet elle
produiroit, mais il n'entra point dans les tran-
ehees. La mine avoit ete faite a Tangle entre la
tour et la muraille , et I'intention etoit de ren-
verser non-seulement I'angle , mais encore les
parties de la muraille et de la tour qui en
etoient les plus proches. Quand elle eut saute et
que la fumee fut dissipee , on vit qu'elle n'a-
voit abattu que Tangle et la muraille , et que
la tour, a laquelie il n'y avoit qu'une fente , etoit
encore debout ; mais ayant fait tirer six coups
de canon a la fois de la batterie qui etoit sur le
bord du fosse , cette partie de la tour tomba et
appaisa la colere de M. de La Ferte, dont Tim-
patience iuquieta beaucoup le chevalier de Cler-
ville , ingeuieur , qui avoit la conduite de Tat-
taque. La tour n'etant point tombee d'abord ,
rait le marechal en furie 5 il menaca le pauvre
ingenieur, qui ne se tira d'affaire qu'en abal-
tant avec le canon ce que la mine avoit deja
ebranle de la tour. La breche etant bonne, on
y fit un logement la nuit ; ce qui , joint aux
deux mines qui etoieut pretes a jouer a Tattaque
de M. de Turenne , determina le gouverneur a
battre la chamade le lendemain matin : il en-
voya des officiers pour dresser la capitulation ,
et il fut convenu qu'il sortiroit le lendemain
avec sa garnison , armes et bagages , pour etre
conduit a Moutmedi.
Ce siege dura dix-sept jours de tranchee ou-
verte : on y perdit peu de monde , mais beau-
coup de chevaux , a cause du mauvais temps
et que le terrain ou on campoit etoit une terre
fort grasse. II n'y eut personne de qualite tue
que le vidame de Laon , neveu de M. de Tu-
renne , second fils dn comte de Roussi, qui
recut un coup de mousquet dans la tete en mon-
tant la tranchee. La promptitude avec laquelie
les Francois poussent les sieges et prennent les
places , se doit particulierement attribuer aux
peines que se donnent leurs generaux; au lieu
que le due d'Yorck a reinarque que ceux des
Espagnols s'en rapportent a un sergent de ba-
taille ou a quel{[u'autre officier inferieur , par
les avis , et , pour ainsi dire, par les yeux des-
quels ils se gouvernent. M. de Turenne vouloit
tout voir lui-mcmc ; il alloit reconnoitre en
personne et de bien pres les villes qu'il vouloit
MEMOIRES DU DUC d'vOKCK. [i6;>3]
571
assieger ; il raarquoit toujours I'endroit oil il
falloit ouvrir la tranchee, et y etoit present 5 il
ordonuoit de quel cote il la falloit pousser , y
allolt reglement matin et soir; le soir, pour re-
soudre ce qui etoit a faire durant la nuit , et le
niatin,pour voir si sesordres avoient ete suivis,
ayant toujours avec lui un lieutenant-general
ou marechal-de-camp qui devoit commander la
tranchee pour I'instruire de ses intentions ; il
retournoit pour la seconde fois a la tranchee
apres souper , et y restoit plus ou moins de
temps , suivant que sa presence y etoit neces-
saire. La diligence du general excite necessai-
rement tons les officiers de I'armee a une grande
application a ce qui est de leur devoir. M. de
Turenne n'avoit pas un seul ingenieur a son at-
taque : qiiand il en avoit dans d'autres sieges ,
il ne s'en servoit que comme d'inspecteurs sur
les travaux : la plupart des officiers scavoient
comme on doit pousser la tranchee et faire un
logement ; il y a un capitaine de mineurs qui a
soin de les conduire suivant les ordres qu'on
lui donne. Le due d'Yorck a reconnu, non-seu-
lement par sa propre experience , mais encore
par celle des plus habiles dans le metier de la
guerre , qu'un general ne se doit jamais reposer
entierement sur quelque ingenieur que ce puisse
etre pour la conduite de la tranchee , parce
qu'il n'est pas raisonnable de croire qu'un
homme, qui doit y etre a tout moment , veuille
s'exposer autant que des officiers qui , n'y al-
lant qu'a leur tour , se piquent plus aisement
d'honneur et d'emulation pour faire avancer les
travaux , outre qu'ils en acquierent plus de ca-
pacite pour tout ce qui regarde un siege. Le feu
prince d'Orange qui suivoit une maxime toute
opposee , en se confiant uniquement a ses in-
genieurs , et n'employant ses officiers qu'a la
defense des tranchees , en avoit peu qui en-
tendissent bien a assieger une place, a moins
que ce ne fut quelque personne dont I'applica-
tion et I'induslrie suppleat au defaut de la pra-
tique : ainsi peu d'officiers ont jamais acquis
beaucoup d'experience parmi les HoIIandois, et
les habiles qui ont servi avec eux avoient ap-
pris ce qu'ils scavoient dans d'autres pays.
On ne fit point de lignes de circonvallation
au siege de Mouson , cela auroit emporte trop
de temps, et auroit donne aux ennemis le temps
de finir le leur et de venir toraber sur I'armee
du Roi avant qu'elle eut acheve le sien : la pe-
tite riviere de Chiers la couvroit du cote du
Luxembourg , et empechoit les ennemis de
pouvoir jetter du secours daus la place : le
jour meme qu'elle fut prise, qui etoit le 27 5
I'armee marcha a Amblemont pour tenter de
faire lever le siege de Rocroi : elle avanca jus-
qu"a Varnicourt, ou on apprit que la ville s'ctoit
rendue.
Apres ces deux sieges, il ne se passa rien (]ii
considerable entre les deux armees durant ie
reste de cette campagne. Outre que la saison
etoit trop avancee pour entreprendre un siege
de quelque consequence , les Espagnols avoient
beaucoup plus souffert devant Rocroi que les
Francois devant Mouson. M. de Turenne les
observa toujours de pres ; ils ne firent que des
marches et des contre-marches, consommerent
les fourages sur leur frontiere , et les Francois
en firent autant de I'autre cote de la Somme.
Pendant qu'on amusoit ainsi les ennemis, la
cour ayant ramasse quelques troupes, outre
celles de la maison du Roi et quelques autres
qui furent detachees de I'armee, elle fit faire
le siege de Sainte-Menehoult. M. de Navallle
commandoit la maison du Roi, M. de Caste!-
nau les troupes que M. de Turenne avoit en-
voyees, M. d'Uxelles celles qui avoient ete de-
tachees du regiment de M. de La Ferte ; mais
quoique MM. de Navaille et d'Uxelles fussent ,
generalement parlant , autant capables qu'an-
cuns autres lieutenans-generaux en France , et
que M. de Castelnau entendit parfaitement bien
a faire un siege, ils ne purent neanmoins ja-
mais s'accorder ensemble , et le cardinal fut
oblige d'envoyer le marechal duPlessis-Prasliu
pour y commander en chef; apres quoi le siege
fut pousse avec plus de succes qu'auparavanl.
M. de La Ferte avec la plupart de sa cavalerie
marcha pour empecher le due de Lorraine de
jetter du secours dans la place , sur les avis
qu'on eut qu'il avancoit de ce c6te-la avec son
armee.
M. de Turenne ayant fait camper ses troupes
derriere la Somme entre Roye et Corbie, le due
d'Yorck voyant la campagne finie de ce c6te-la,
prit conge de M. de Turenne pour aller au siege
de Sainte-Menehoult; mais ayant ete oblige de
passer par Chalons-sur-Marne, oil etoit la cour,
il y fut arrete, sur tant de differens pretextes,
que malgre ses empressemens la ville capitula
avant qu'il piit partir. Ce prince accompagna ie
Roi de France au chateau de Ham , a deux
lieues de Sainte-Menehoult, ou il fut avec Sa
Majeste voir les approches et la breche qu'on
avoit faite au corps de la place avant qu'elle bat-
tit la chamade.
i
LIVRE DEUXIEME.
DES GUERRES EN FLANDRE.
[165-4] L'armee de France, commandee par
M. de Turenne et le mareehal de La Ferte , ne
futpas assemblee assez tot pour empecher les
Espagnols d'assie^er Arras : ils investirent cette
place le 3 de juillet avec mie armee de trente-
deux mille hommes , et toutes les choses neces-
saires pour une entreprise de cette importance.
II y a beaucoiip d'apparence que I'avis qu'ils eu-
rent de la foiblesse de la garnison , les deter-
mina a ee siege; mais elle ne I'etoit pas assez
pour empecher que le gouverneur ne put en-
core defendre ses dehors, quelque grands qu'ils
fussent.
Les deux generaux firent un detachement
d'environ mille chevaux pour jetfer dans la
place: Saint-Lieu y entra le premier avec en-
viron deux cens maitres, et passa au travers du
quartier du prince de Conde le premier ou le
second jour apresqu'elle futinvestie. Deux jours
apres , le baron d'Equancourt fit la meme chose
a la tete de trois cens chevaux par le quartier
du due de Lorraine 5 et le chevalier de Crequi
avec le reste s'ouvrit peu de jours apres le pas-
sage au travers du quartier des Espagnols ,
avant que leurs lignes fussent achevees : on n'osa
point tenter d'y faire entrer de Tinfanterie, ix
cause que la piaine qui regne a I'entour de la
ville I'auroit aisement fait decouvrir aux en-
nenus.
Une autre raison qui fit entreprendre le siege
d'Arras , c'est que les Francois ayant commence
celui de Stenai , les ennemis espererent finir le
leur avant que celui-la fut acheve , et qu'il oc-
cuperoit tant de troupes qu'on ne seroit pas en
etat de les interrompre. En effet , l'armee du
Roi etoit si foible, que n'osant se commettre
dans un pays ouvert avec une armee si supe-
rieure , elle se tint proche de Peronne jusques
vers le IG de juillet, qu'on apprit que les en-
nemis avoient presque acheve leurs lignes: le
due d'Yorek y arriva avant qu'elle se mit en
raarche, pour servir en qualite de lieutenant-
general sous M. de Turenne; et prit son jour ,
suivant la datte de sa commission , comme le
plus jeune qui servoit dans cette armee.
Elle campa le premier jour de sa marche h
Sains pres de Sauchi-Cauchi, entre Cambrai et
Arras , a enviioii cinq lieues de cette derniere
place; le lendemain elle marcha a Mouchi-le-
Preux. M. de Turenne prenoit ce detour pour se
couvrir de quelque ruisseau , afin que si les en-
nemis venoient a lui il put eviter le combat : il
eut la precaution, en arrivant au ruisseau, qui
etoit a demi-lieuede Mouchi, d'ordonnera l'ar-
mee d'y rester en bataille et de ne le point pas-
ser que sur le soir. II fut avec de la cavalerie et
des dragons reconnoitre le terrain ou il vouloit
camper . et observer si les ennemis navoient pas
dessein de I'attaquer. On passa le ruisseau fort
tard, et on travailla toute la nuit a se retran-
eher avec tant de diligence , cavalerie et infan-
terie, chacun devant soi , qu'on se trouva des le
lendemain en quelque maniere en etat de de-
fense ; mais quand les lignes furent achevees il
n'y eut plus rien a craindre. Le poste etoit tres-
avantageux , le front proporlionne au nombre
des troupes ; le ruisseau couvroit la gauche et la
Scarpe etoit a la dioite ; et quand meme les en-
nemis fussent venus attaquer l'armee avant
qu'elle fut retranchec, on etoit en etat de les re-
cevoir malgre I'inegalitedu nombre, parce qu'on
avoit assez bonne opinion de la vaieur des trou-
pes , pour ne les pas craindre quand ils ne pou-
voient point les prendre en flanc en debordant
la ligne. Le due d'Yorek a entendu depuis, etant
en F'landre et ailleurs , plusieurs personnesbki-
mer les Espagnols de ce qu'ils n'attaqueient
point les Francois le premier jour qu'ils prirent
ce poste. Quelques-uns ont prctendu que le prince
de Conde en fit la proposition; mais cela n'est
pas bien sur : quoi qu'il en soit,on marcha avec
la meme precaution que si on eut ete sur que les
ennemis eussent voulu combattre.
M. de Turenne avoit son quartier a Mouchi ,
ou etoit la plupart de son infanterie ; sa cavale-
rie etoit campee sur deux lignes, et s'etendoit
avec le reste de son infanterie jusqu'au ruis-
seau. M. de La Ferte avoit le sien a la droite
detout en has , du cote de la Scarpe, au village
de Peule, aupres duquel campoit une partie de
r>7 4
son infantcrie: Tautie etoit ii Moiichi et sa ca-
valerie sur deux ligncs eiitre run et I'autre vil-
lage; le corps de reserve etoit dans sa place or-
dinaire, derriere le quartier de M. de Turenne
([ui etoit au milieu de tout. Mouchi etoit line
iiaiiteur qui decouvroit et commandoit le fond
ou couloit d'un cote la Scarpe et celui oil etoit
le ruisseau; teilcmeut que Tenuemi ne pouvoit
approcher de jour qu'apres avoir essuye le feu
de toute I'artillerie qui etoit plantee sur cette
hauteur ; et pour assurer davantage les deux
extremites des lignes , on y avoit poste de I'in-
fanterie aussi bien que dans le centre des ailes
de cavalerie.
Quand les lignes furent achevees , on envoy a
presque tous les soirs de gros partis de cavalerie
pour empecher la communication des convois :
car quoique les eunemis , en arrivant devant
Arras , fussent pourvus abondararaent de toutes
sortes de provisions , autaut que les arraees
avoient couturae de I'etre en ce temps-la, un si
grand corps de troupes avoit toujours besoin de
quelque chose , soit que la poudre leur man-
quat ou qu'ils en voulussentuue surabondance
de provision. Des que I'armee du Roi fut aMou-
ciii , ils detacherent continuellement des partis
pour leur en apporter de Cambrai, Douai et
d'autres places voisines : on envoya inutilement
des partis pour les couper; on n'avoit jamais le
bonheur de les surprendre parce que le pays
etoit trop decouvert. Les partis etoient rare-
ment de moins de mille ou douze cens chevaux
sous le commaudement d'un lieutenant-gene-
ral; ceux qu'on detachoit de I'armee de M. de
Turenne se postoient ordinairement entre le
camp des ennemis et Bapaume, dans quelque
vallee ou autre lieu oil on pouvoit difficilement
les decouvrir. On avoit de tous cotes de petites
gardes avancees qui alloient a la decouverte , et
des sentinelles partout pour n'etre pas surpris.
M. de La Ferte, dont les partis alloient entre les
ennemis et Lens, faisoit observer la meme chose;
mais ils ne furent pas plus heureux que les autres.
Neanraoins uu convoi des ennemis manqua
par un etrange accident. Une nuit que M. de
Turenne visitoit avec le due d'Yorck les gardes
avancees, ilsappercurent une lueur soudaine et
\iolente , semblable a celle de la poudre ; il sem-
bloitquee'etoit au quartier de M. de La Ferte;
mais en avancant de ce c6te-la pour s'informer
de ce que ce pouvoit etre, les sentinelles qui
t toient sur la hauteur de IMouchi , qui avoient
vu la meme chose , assurerent que la chose
s'etoit passee beaucoup plus loin dans la plaine
qu'ils ne s'etoient imagines, et qu'il falloit que
CO iut aupres de Lens. Le lendomain au matin
MEMOIUES Di; DUG c'VOfiCK. [iG.J-l]
on en fut eclairci, et on apprit qu'uu regiment
tout entier de cavalerie de cent vingt maitres
allant de Douai au camp des ennemis , et tous
les officiers aussi bien que les cavaliers, portant
chacun un sac de poudre en croupe , outre qua-
tre-vingts chevaux charges de grenades que des
paysans a pied conduisoient , avoient tous ete
billies, sans qu'on put scavoir comment cet ac-
cident etoit arrive. Ce fut un triste spectacle de
voir arriver ces pauvres malheureux, les visages
hideux et defigures , et le reste du corps briile
a un point qu'il y en eut peu qui en guerirent.
Des partis qui coururent oil ils avoient appercu
le feu , amenerent au camp tous les hommes
dans lesquels il y avoit encore quelque signe de
vie, quelques chevaux des moins briiles, et la
paire detimballesqui apparteuoit a ce regiment.
Le due d'Yorck trouva depuis en Flandre un
lieutenant de cavalerie qui lui expliqua com-
ment cet accident etoit arrive. Ce prince ayant
demande a cet officier par quel hazard il avoit
le visage briile , il repondit que c'etoit par de la
poudre , dans un tel temps , aupres d'Arras ; et
le questionnant sur les particulariles, il dit qu'e-
tant a I'arriere-garde du regiment, il appercut
un cavalier qui avoit a sa bouche une pipe de
tabac allume, sur quoi il courut a lui , et la lui
otant adroitement, il la jetta a terre, et don-
nant quelques coups de plat d'epee au cavalier
qui, etant y vre, mit le pistolet a la main et le lui
presenta; qu'il se jetta promptement a has de
son cheval , apprehendant la suite , et que le
cavalier tirant en meme temps sur lui, il mit
le feu au sac de poudre qu'il avoit derriere son
cheval , qui en sautant le communiqua au sac
du cavalier, et successivement a tout le regi-
ment ; mais qu'etant pied a terre , il en echappa
mieux que les autres, dont la plupart furent
tues sur le champ, et qu'il en fat quitte pour
avoir le visage, les mains, et quelqu'autres
parties du corps briilees.
Le marquis de Richelieu rencontra un jour
un autre convoi des ennemis sous le commande-
ment du comte de Lorges; mais le comte se fit
jour au travers des troupes du marquis, le bat-
tit, prit trois ou qualre de ses capitaines , ne
perdit que douze chevaux charges de poudre ,
et gagna les lignes des assiegeans avec le reste.
Une autre rencontre fut beaucoup plus desavan-
tageuse, par la perte qu'on fit de M. de Beau-
jeu , lieutenant-general : il etoit en parti avec
huit cens chevaux , et ayant ete averti que les
ennemis vouloient faire passer un convoi dans
leur camp par le chemin de . . . . ily alia, y
arriva a la pointe du jour , a peu pres dans le
meme temps qu'un corps des ennemis egal au
MEMOJRES nu t>uc b'vorck. [iGot]
57.
sien , commaiule par M. Droot , colonel , qui ne
scavoit point que les Francois y etoient , et scs
cavaliers ayant mis pied a terre en attendant
des nouvelles du convoi , sans scavoir que Droot
ctoit si proche d'eux, lis se trouverent attaques
si inopinement et si brusquement,que les deux
premiers escadrons furent renverses avaut qu'ils
pussent monter a cheval. Beaujeu fut tue en
allant mettre en ordre I'escadron le plus proche,
que les ennemis rompirent aussi; et sans le re-
giment de Beauveau qui tint ferme , et battit le
premier escadron des ennemis qui avoit fait le
desordre , tout le parti auroit ete entierement
defait. Get avantage donna le temps aux autres
de se mettre en bataille , et de recevoir I'at-
taque qui ne fut pas fort vigoureuse, Droot
aj^ant ete blesse a celle du regiment de Beau-
veau. Les ennemis ne scachant point la force
du parti auquel ils avoient affaire, jugerent a
propos de se retirer; les Francois ne songerent
point a les poursuivre, et auroient cru s'etre
assez heureusement tires d'affaire sans la mort
de M. de Beaujeu. Le nombre des tues et des
blesses fut petit de part et d'autre ; il y eut plus
de desordre que de mal , et on pent dire qu'en
cette occasion les deux partis furent battus.
Le due d'Yorck etant a lie en parti a son
tour enleva un autre parti
des ennemis. II npprit en retournant vers le
camp , par un petit detachement qu'il avoit fait,
que cent chevaux des ennemis s'etoient mis en
embuscade un pen devant le jour dans un village
prochain ; il marcha aussitot de ce c6te-la avec
tout sou parti , et approchant du village autant
qu'il se pouvoit sans etre decouvert , il envoya
quelques cavaliers pour les attirer hors de I'em-
buscade, avec ordre, quand ils avaneeroient
pour les charger, de se retirer ; ce qu'ils execu-
terent avec tant d'adresse , que les ennemis se
ti'ouverent engages tout contre les troupes du
Roi avant qu'ils s'en appercurent, tellement
qu'il n'en echapa pas un qui ne fut pris.
Pendant que toutes ces choses se passoient
hors des deux camps , les ennemis ayant fini
leurs lignes le 14, ouvrirent la tranchee la
meme nuit , pousserent le siege avec toute la
diligence possible, et presserent la place si vi-
vement que quelque vigoureuse resistance que
fit M. de Moudejeu, qui en etoit gouverneur, et
qui etoit seconde avec toute la bravoure imagi-
nable par messieurs de Saint-Lieu, de Crequi
et d'Equancourt, les Espagnols ne laissoient pas
de gagner tons les jours du terrain : ils etoient
maitres le . . . d'aoiit des ouvrages exterieurs
et interieurs de la corne de Guiche , et le gou-
verneur envoyoit souvent des messagers pour
informer de I'etat de la place , dont quelques-
uns arriverent au camp: un d'eux ayant avale
la lettre qu'il apportoit , envelopee dans un mor-
ceau de plomb, afin qu'en cas qu'il fut pris, on
ne put rien trouver sur lui , et arrivant lorsqu'on
etoit fort inquiet d'apprendre ce qui s'etoit passe
ce pauvre homme ne rendant point le plomb ]
quoiqu'on lui eut donne plusieurs mcdecincs,
M. de La Fertc cria tout en colere : ilfaut evan-
trer le coquin; ce malheureux , qui I'entendit
de la porteou il etoit, en eut si grande peur,
qu'il rendit dans le moment son plomb, et les
nouvelles qu'on y trouva firent differer I'attaque
des lignes juscju'a I'arrivee des troupes qui
etoient devant Stenai.
Arras n'etoit pas si presse qu'on I'avoit cru
sur des lettres des ennemis qu'on avoit inter-
ceptees, dans lesquelles ils mandoient en Flan-
dre qu'ils seroient maitres de la place le jour
de la Saint-Laurent au plus tard ; ce qui , joint
aux nouvelles qu'on eut en meme temps que le
siege de Stenai u'avancoit pas autant qu'on I'a-
voit espere, et qu'ainsi il u'y avoit point d'ap-
parence qu'on put avoir les troupes qui y etoient
employees avant ce jour-la , avoit fait prendre
aux generaux la resolution de ne les pas atlen-
dre et d'attaquer les lignes sans elles.
On continua sur ce pied les preparatifs , pour
s'en servir quand on le jugeroit a propos, et on
ordonna aux escadrons et aux bataillons de se
fournir chacun d'un certain nombre de fascines
et de clayes dans deux joui's ^ on fit celte provi-
sion , parce que les ennemis avoient creuse de-
vant les fosses de leurs lignes, six rangs de
trous d'enviroD deux pieds de diametre et de
trois de profondeur, pour empecher la cavalerie
d'en approcher, et on esperoit avec les clayes
rendre ces trous inutiles ; mais, comme on vient
de le dire , ces craintes se dissiperent par les
nouvelles qu'on recut du gouverneur d'Arras
et par celles qu'on eut le jour suivant du camp
devant Stenay, que la place seroit bientot prise.
Le d'aout, on eut avis que le mare-
chal d'Hocquincourt , qui avoit succede au com-
raandement de I'armee depuis que M. Faber
avoit pris Stenay, avancoit, etsouhaittoit d';ip-
prendre s'il vieudroit joindre la grande armee,
ou s'il iroit camper dans quelqu'autre lieu ; sur
quoi on lui repondit que M. de Turenne, avec
quinze escadrons , iroit au-devant de lui, et que
s'il vouloit avancer avec sa cavalerie a un cer-
tain endroit , ils iroient ensemble reconnoitre
un poste sur le ruisseau de Crinchon , aupres
de Rivieres , oil on esperoit qu'en se retran-
chant un peu , I'armee de M. le marechal d'Hoc-
quincouit y seroit en surele.
:>7r.
MEMOinES lui bi'c d'yoi'.ck. [1054
J.es deux gt'm'raux se rencontrerent , le 17
(Vaout , a rendi'oit dont on etoit convenu ; mais
au lieu d'aller reconnoitre leposte, sur I'avis
({u'ils eurent qu'il venoit aux ennemis un grand
convoi par le chemin de Saint-Pol , sous le com-
raandement de M. de Boutteville, lis marche-
rent dans le meme instant avec toute leur cava-
lerie pour le couper, et envoyerent ordre a I'in-
fanterie de M. d'Hocquincourt , a son canon et
a ses bagages , qui etoient alors aupres de Ba-
paume, de marcher en toute diligence vers
Saint-Pol , par le chemin de Buquoy, le long
des bois , parce quMIs n'avoient point de cava-
lerie pour les soutenir ; mais en arrivant aupres
de Saint-Pol , on apprit que les ennemis , ayant
ete avertis de la marche des troupes du Roi ,
avoient fait rentrer le convoi dans Aire. Les
deux generaux nejugerent pas a propos d'aller
plus loin ; mais pour ne pas perdre tout-a-fait
leur peine, ils resolurent de s'emparerde Saint-
Pol, ou les ennemis avoient laisse quatre ou
cinq cens cavaliers demontes , et d'attendre I'in-
fanterie pour I'attaquer, le poste etant de con-
sequence. C'etoit par la que les ennemis avoient
fait passer surement la plupart de leurs con-
vois. Cette place leur servit pour se rafraichir
dans la communication continuelle qu'il y avoit
eu entre leur armee et leurs garnisons ch-con-
voisines. II etoit important de la prendre, et
elle ne couta que fort peu de temps et de peine ;
oar des que I'infanterie et le canon furent arri-
ves et les batteries dressees , les ennemis ca-
pitulerent, et, si on ne se trompe, furent faits
prisonniers de guerre.
Le lendemain , qui etoit le I'j, I'armee re-
tourna du cote des lignes et campa a Aubigny,
oil etant arrivee de bonne heure, M. de Turenne,
suivant sa coutume, prit un escadron ou deux
de cavalerie et marcha vers les lignes des en-
nemis; etant arrive aupres d'un vieux camp
des Romains, que les gens du pais appellent le
camp de Cesar , oil la Scarpe et un petit ruis-
seau se joignent, il trouva que les ennemis y
avoient une garde avancee, qui, s'etant retiree
de I'autre cote du ruisseau , lui donna la facilite
de reconnoitre a loisir ce poste , qui n'etoit
eloigne des lignes que de deux portees de ca-
non : il le trouva si propre pour son dessein
qu'il proposal a M. d'Hocquincourt de s'en sai-
sir, le trouvant beaucoup m.eilleur que celui de
Rivieres. Le lendemain on y marcha; M. d'Hoc-
((uineourt, pour y etre plus cnsurcte, lit tirer
line ligiie depuis la riviere jusqu'au ruisseau ,
et trouvant que les ennemis avoient poste en-
viron cin;[ cens hommes dans I'abbaye du Mont-
Saint-Kloy, qui etoit vis-a-vis, de I'autre cote
de cette riviere, il r^solut de I'attaquer le jour
suivant, malgre la proximite des lignes des as-
siegeans, atin que, s'en etant rendu maitre, il
put d'autant plus les resserrer. II passa pour
cet effet de bon matin la riviere , qui n'etoit pas
profonde en cet endroit , et rangea ses troupes
en bataille entre I'abbaye et les lignes, a la re-
serve de I'infanterie qui etoit commandee pour
I'attaque. Les ennemis d'abord firent mine de
vouloir defendre les murailles du dehors ; mais
a I'approche de I'infanterie ils les abandonne-
rent, se retirant dans le dedans de I'abbaye,
qui etoit fermee d'une vieille muraille fort
bonne et flanquee de tours rondes. On fit aus-
sitot dans la muraille du dehors des embrasures
pour le canon ; mais comme on trouva qu'il eloit
a une distance trop eloignee pour faire une
execution suffisante, on approcha une petite bat-
terie qui n'etoit pas beaucoup meilleure qu'une
blinde,ony conduisit du gros canon qui en
peu d'heures fit une breche. Cependant les gar-
des fiancoises et suisses s'etant coules, a la fa-
veur d'une allee d'arbres et des murs d'un petit
jardin , jusqu'a la portee d'un pistolet du pied
de la muraille principale, ils y attacherent le
mineur, auquel on porta , pendant qu'il se lo-
geoit , des planches pour se couvrir, et afin qu'il
travaillat avec plus de siirete, ils s'avancerent
a decouvert pendant un demi-quart d'heure,
faisant grand feu sur les trous de la muraille
principale de I'abbaye, par oil les ennemis ti-
roient, et se retirerent ensuite sans avoir perdu
que peu de monde. Le regiment de la marine
trouva dans le meme temps le moyen de se lo-
ger, a la faveur d'une petite levee de terre,
contre la tour que le canon battoit, ce qui obli-
gea les ennemis de capituler et de se rendre
prisonniers de guerre. M. d'Hocquincourt se re-
tira ensuite au-dessous du ruisseau , au camp de
Cesar, et M. de Turenne retourna a son camp
avec ses quinze escadrons et deux compagnies
de dragons.
II resolut, en chemin faisant, de reconnoitre
les lignes des ennemis de ce c6te-la. II y mar-
cha droit en descendant du Mont-Saint-Eloy, et
en etant approche a la demi-portee du canon ,
il les cotoja toujours a la meme distance le long
de la Scarpe, jusqu'a ce qu'il les eut observes
autant qu'il le jugea necessaire de ce c6te-la ;
cependant les ennemis firent grand feu de leur
canon ; il n'y eut point d'escadron qui ne perdit
deux ou trois hommes sans les chevaux ; et
quelques vieux ofiicicrs murmurerent de ce
qu'on les exposoit ainsi pour rien , a ce qu'ils
croyoient : c'est la seule fois que le due d'Yorck
ait entendu , pendant qu'il a servi dans les ar-
MEMOIRES DU DUC D YORCK
mees de France , bl^mer M. de Turenne d'ex-
poser son monde sans uecessite. Mais ces mes-
sieurs recounurent leur faute apres qu'on eut
force les lignes, puisque ce fut dans ce temps-la
(ju'il choisit , en s'exposant iui-meme aussi blen
que les autres, i'endroit par oil on les attaqua ;
fts'il nes'etoit pasapproche avec toutes les trou-
pes qu'il avoit avec lui , les gardes avancees des
ennemis ne se seroient point retirees comrae
elles firent , et il n'auroit pu reconnoitre toutes
choses avec tant d'exactitude. II avanca si pres
avec queiques officiers voiontaires , que le che-
val de milord Germain fut tue sous lui d'un coup
de mousquettire des lignes, dont labalie, apres
avoir passe au travers du corps de eet animal ,
le blessa rudement a la jambe.
M. de Turenne remarqua que le quartier de
dom Fernando Solis etoit le moins fortifie, et le
plus foible en monde , et resolut d'y faire la
principale attaque. Pendant qu'on dcscendoit
du mont Saint-Eloy, queiques officiers prirent
la liberte de lui dire qu'il s'exposoit beaucoup
en allant si pres des ennemis dans un pais de-
couvert, et ils pouvoient compter jusqu'a un
homme, sortir de leurs lignes, I'attaquer et le
defaire. II avoua qu'ils le pouvoient, qu'il n'au-
roit pas ose hasarder autant du c6te du prince
de Conde ; mais qu'ayant servi avec les Espa-
gnols, il connoissoit leur flegme et leur cou-
tume ; qu'il etoit sur qu'a son approche Fer-
nando Solis n'oseroit rien entreprendre de son
chef; qu'il envoyeroit au eomte de Fuensalda-
gne qui etoit gouverneur des armes; que le
comte iroit Iui-meme , ou en envoyeroit avertir
I'archiduc , qui ne mauqueroit pas de faire prier
le prince de Conde , dont le quartier etoit di-
rectement oppose ausien, d'y venir deliberer
dans un conseil qu'il feroit assembler pour re-
soudre ce qui ^toit a faire; et que pendant que
ces consultations se feroient enlre tant de per-
sonnesdifferentes, on auroit loisir de reconnoi-
tre leurs lignes sans autre danger que celui du
canon , et de se retirer. Tout se passa comme
M. de Turenne I'avoit prevu : les Espagnois ob-
serverent toutes ces formalites , et resolurent
dans leur conseil de I'attaquer quand il n'en
etoit plus temps ; le prince de Conde a dit depuis
au due d'Yorck toutes ces particularites.
Les generaux recurent uue lettre du gouver-
neur, par laquelle il les avertissoit qu'il ne lui
restoit que fort peu de poudre, et que, s'il n'e-
toit promptement secouru , il seroit force de ca-
pituler. Ces nouvelles haterent la resolution qui
fut prise d'attaquer les lignes : on ne s'y seroit
jamais determine sans M. de Turenne , qui n'a-
voit en vue que le bien public et le service du
III. C. D. M., T. III.
[1654] 577
Roi , au lieu que la plupart des autres officiers
generaux n'avoient point d'autre motif que ce-
lui de leurs interets particuliers, qui les firent
se declarer ouvertement contre cedessein, et
opposer toutes les raisons dont ils purent s'aviser.
M. de La Ferte, M. d'Hocquincourt, gouverneur
de Peronne, M. de Navailles, gouverneur de
Bapaurae, M. de Bar, gouverneur de Dourians,
et presque tons les autres , a la reserve du due
d'Yorck et du comte de Broglio , regardoient
cette entreprise comme un coup de desespoir, et
ne I'approuvoient point , pretendant se discul-
per, si I'entreprise ne reussissoit i)as , en disant
qu'ils avoient ete d'un sentiment contraire.
M. d'Hocquincourt et ses officiers proposerent
de ne faire qu'une simple tentative sans pousser
I'affaire, comrae un expedient pour sauver Tlion-
neur de I'armee , ne croyant pas qu'il fut possi-
ble de reussir. M. de La Ferte , apres meme que
la chose fut resolue , envoya un trompette a
M. de Turenne , dans le dessein de I'intimider,
comme il parut par la maniere dont il s'y prit:
le trompette entra brusquement dans la tente
du Aicomte pendant qu'il soupoitavec plusieurs
officiers , et dit tout haut que son maiti-e I'en-
voyoit pour lui rendre compte de ce qu'il avoit
vu dans les lignes des ennemis d'oii il revenoit •
qu'il se croyoit oblige en conscience de lui en
faire un rapport fidelle ; que les ennemis avoient
considerablement eleve leurs retranchemens ;
que le fosse exterieur seroit tres-difficile a pas-
ser ; que par de la ils avoient creuse tout le long
plusieurs rangs de trous , dans les intervalles
desquels ils avoient fiche des pieux ; que les li-
gnes etoient bien bordees de troupes pour les
defendre. M. de Turenne lui commanda de se
retirer, lui disant que , si ce n'etoit le respect
qu'il avoit pour son maitre , il I'auroit fait met-
tre aux fers pour avoir paile de la sorte. Cette
description, faite ainsi publiquement, auroit pu
effrayer ceuxqui l'entendirent,s'ils n'en avoient
connu la source et le motif ; mais de pareils ar-
tifices n'etoient point capables d'ebranler la fer-
mete de M. de Turenne , et leur foiblesse le con-
firmoit d'autant plus dans sa resolution. II con-
vainquit ceux qui s'opiniatrerent a ne faire
qu'une tentative , qu'au lieu de sauver leur re-
putation elle seroit en effet toute contraire, puis-
qu'en faisant une fausse attaque sans la pousser,
il seroit visible a tout le monde qu'on n'auroit
pas voulu combattre, et on les blameroit avec
justice d'avoir sacrifie inutilemeut deux ou trois
cens hommes qu'on y perdroit. II representa
qu'en poussant I'affaire tout de bon , on n'atta-
quoit pas un seul endroit des lignes avec moins
de quinze bataillons de front ; que quelquesuns
JS
MEMOIRES DU DUG d'vORCK. [lOol
ne ti'ouveroient aiicune opposition , ou tout au
plus un petit nombre de gens disperses , qui
n'etant point capables de resister, on pourroit
s'etablir, et donner lieu aux troupes procbaines,
qui n'auroient pu forcer le cote qui leur etoit op-
pose , d'entrer par le meme endroit et d'y faire
un passage a la cavalerie; qu'en attaquant la
nuit, aucun quartier des ennemis n*oseroit "ve-
nir au secours d'un autre ; que chacun crai-
gnant pour soi a cause des fausses attaques ,
personne n'bazarderoit de quitter son terrain ,
et ne secoureroit tout au plus que son plus pro-
che voisin , jusqu'a la pointe du jour, avant le-
quel on se seroit fait un passage au travers de
leurs lignes ; que la seule chose qu'il apprebcn-
doit etoit qu'il n'arrivat quelque accident ou
quelque desordre en marchant aux ennemis ;
mais qu'il etoit sur que, si on etoit une fois range
dans les endroits oil il pretendoit attaquer, on ne
manqueroit point de les forcer : ce qui donna le
plus de poids a tant de bonnes raisons , c'est
que la cour vouloit absolument qu'on entreprit
le secours. II fut enlin resolu malgre les detours
et la repugnance de ceux qui s'y etoient opposes.
Le jour fut pris pour la veille de saint Louis ,
et quoiqu'il n'y eiit que les trois generaux qui le
scussent, toiUe I'armee eut ordre de se tenir
prete , de se pourvoir de fascines, de clayes et
de toutes les cboses necessaires pour cette en-
treprise. On fit des prieres publiques a la tete de
cbaque bataiilon et de chaque escadron pendant
plusieurs jours; jamais ii ne s'est vu dans une
armee tant de marques d'une veritable devotion,
tant de confessions et communions.
Peu de jours avant I'attaque , M. de Turenne
ne perdoit aucune occasion de s'entretenir avec
les officiers de la maniere dont il s'y falloit
prendre , et de la resistance qu'on pourroit pro-
bablemeut trouver. II les instruisoit de ce qu'il
falloit faire, suivant les differentes occasions
et les accideus qui pourroient arriver ; il leur
recommanda surtout de tenir les soldats en bon
ordre , quand ils seroient entres dans les lignes ;
de ne les point laisser avancer trop vite , parce
(jue ce seroit le moment le plus cbatouilleux ,
et le temps de crise ; d'observer une grande at-
tention et une exacte discipline, y ayant plus
de danger d^en etre chasse qu'il n'y auroit de
peine a y entrer, parce-qu'il falloit s'attendre
que toutes les forces ennemies des quartiers voi-
sins du lieu qui seroit force , y tomberoient sur
les altaquans ; qu'il ne falloit point songer d'al-
ler droit a la villc; qu'il falloit au contraire mar-
cher le long de la Hgne, eten chasser les enne-
mis, avant que d'aller aux amis. On pourroit
croire que c'es de cetle maniere d'entretiens
des generaux , que les bistoriens leur font faire
de grandes et de longues harangues sur le point
de donner les batailles , lorsqu'ils y songeoient
le moins ; au lieu que ces discours familiers ,
comme ceux que faisoit M. de Turenne aux ge-
neraux et aux officiers, paroissent bien plus uti-
les, et instruisent d'autant raieux , qu'on a le
temps de faire les objections et de les eclaircir.
Le due d'Yorck est temoin que M. de Turenne
en usa ainsi , mais il ne scait pas si les deux au-
tres generaux firent la meme chose de leur cote.
Tout ce qu'il y avoit de personnes de qualite
a la cour, capables de tirer I'epee, voulurent par-
tager I'honneur et le danger d'une si grande ac-
tion. Deux jours auparavant, quelques-unsd'eux
qui avoient dine dans la tente de M. d'Humie-
res avec M. de Turenne, ou se trouvoit aussi le
due d'Yorck, demanderent de voir les lignes
des ennemis; M. de Turenne monta a cheval et
fut a peine hors de scs lignes, qu'on appercut
un parti qui en poursuivoit un des ennemis qui
etoit tombe sur les fourageurs qui retournoient
au camp : M. de Turenne , les ayant observes ,
ordonna a ces messieurs de se mettre entre les
fuyards et leurs lignes pour les couper, et com-
manda en meme temps a la garde avancee de
les soutenir ; mais les ennemis , etant bien mon-
ies, gagnerent leur garde avant qu'on put les
joindre; et comme on les suivoit toujours, ils
rentrerent dans leur camp et abandonnerent
quelques soldats qui coupoientdes fascines dans
un petit bois , a demi-portee de canon , et qu'on
fit prisonniers. M. de Turenne seservit de cette
occasion pour reconnoitre cet endroit de leurs
lignes qu'il n'avoit pas encore vu ; mais il neput
y arreter long-temps, a cause du grand feu de
leur canon et de la diligence avec laquelle on les
vit monter a cheval : c'etoit le quartier du
prince de Conde. On se retira ; on mareha vers
le chateau de Neuvilie-Saint-Vat, eloigne d'une
lieue, dans lequel on avoit de I'infanterie; et
en descendant de la hauteur, on appercut a en-
viron une lieue I'escorte des fourageurs , qui
etoit de douzeescadrons , commandee par M. de
L'Islebonne, qui retouunoit au camp; et voyant
en meme temps de la cavalerie eunemie sortir
des lignes, M. de Turenne se detourna un peu
de son chemin et mareha vers M. de L'Isle-
bonne, a qui il envoya ordre de venir a lui avec
toute la diligence possible, esperant, si les en-
nemis avancoient, de pouvoir les regaler : car,
outre I'escadron de la garde, il avoit encore
avec lui environ soixante-dix officiers et volon-
lontaires ; mais les ennemis resterent sur lehaut
de la montagne, a la portee du canon de leurs
lignes. Lo prince de Conde y vint Ini-memeavec
MEiwoinrs Du dug d'voeck. [1G54]
environ quatorzeescadrons, ct M. de Turenne,
voyant qu'ils ne suivoientpas plus loin,envoya
ordre a M. de L'Islebonue de retourner au
camp, renvoya Tescadrou de la garde a son
poste, et s'en alia avec les officiers et volontai-
res au chateau de Neuville. II n'eut pas fait
beaucoup de chemin qu'il se detacha quelques
coureurs de la hauteur oil le prince de Conde
etoit encore, pour gagner le haul d'une autre
eminence sur laqueile marchoit M. de Turenne,
afm de decouvrir quelles forces il avoit derriere
lui ; ce qu'ayant remarque , et ne voulant pas
que les enneniis pussent voir qu'il n'etoit soute-
nu de personne , il ordonna a une dixaine de
volontaires d'aller a eux : MM. Germain , Ber-
klei, Bicara, Trigomar etoient de ce nombre;
le leste de la troupe escadrona sur la montagne
et fit face a I'ennemi ; mais les jeunes vo-
lontaires , ne s'etant pas coutentes de fairs ce
qu'on leur avoit ordonne, suivirent ces cava-
liers ecartes plus loin qu'ils nedevoient, jus-
qu'au fond qui etoit entre eux et les ennemis.
Le prince de Conde detacha aussitot uq esca-
dron qui etoit le regiment d'Estrees, a la tete
duquel etoit le due de Wirtemberg , pour leur
couper la retraite: ce qui obligea M. de Turenne
de detacher son petit escadron pour les degager.
II fit courir de rechef apres de M. de L'Islebonue
pour lui ordonner de venir a lui , et envoya le
raeme ordre a I'escadron de la garde. Ce fut
tout ce qu'on put faire pour debarrasser les vo-
lontaires; mais pour les sauver, il falloit char,
ger le due de Wirtemberg , dont on delit I'es-
cadron, malgre Tinegalite du nombre. On le
poursuivit en bas dans une petite prairie et sur
une petite hauteur, ou les cavaliers faisant
A olte-face , ils firent une decharge de leurs ca-
rabines qui arrela un pen les poursuivans, dont
il y eut quelques-uns de tues. Les ennemis re-
prirent courage et chargerent une seconde fois
avec taut de vigueur, que le petit escadrou plia,
fut pousse et oblige de tourner le dos. L'esca-
dron de la garde qui , en retournant a son poste,
avoit vu le commencement de Taction , arriva
ausecours; aussitot le due d'Yorck et M. de
Joyeuse se mirent a leur tete pour les faire char-
ger I'ennemi en flanc; mais a peine eurent-ils
commence , que tout Tescadron s'enfuit , et les
laissa tous deux engages avec deux ou trois de
leurs domestiques. Dans le meme moment,
M. d'Arci, gentilhomme de quality, ayant eu
son cheval tue sous lui, on tacha de le degager ;
le due d'Yorck I'appella; mais voyant un che-
val qui n'etoit point monte , il fit ce qu'il put
pour I'attraper, et y perdit tant de temps , que ,
bien que ce prince el M. de Joyeuse fissent leurs
efforts pour le mettre h couvert, ce fut en vain-
et pour s'y etre opiniatres trop long-temps , ils
furent en grand danger d'etre pris, ne se sau-
verent qu'avec peine, et M. de Joyeuse eut le
malheur de recevoir un coup de mousquet au
travers du bras , dont il mourut ensuite. Le due
d'Yorck se tira d'affaire sans aucun raal ; my-
lord Germain pensa etre pris en tachant de sau-
ver un gentilhomme nomme Beauregard , dont
le cheval avoit ete tue ; il voulut le prendre en
croupe sur le sien , mais le cheval , ne voulant
point porter double , se cabrant et bondissant ,
il fut jett6 bas; Germain lui dit de se tenir a
son etrier, et le tira quelque peu hors des enne-
mis; mais etant poursuivi de trop pres, il fut
oblige de le laisser, et Beauregard fut fait pri-
sonnier. M. Berklei aida a sauver M. de Castel-
nau , dont le cheval , ayant recu cinq coups , ne
le tira qu'a peine des mains des ennemis: ce que
Berklei ayant remarque, il descendit de son
cheval qu'il lui donna , monta celui du page de
Castelnau,et eut beaucoup de peine a se sauver.
On fut poursuivi une demi-Iieue par les enne-
mis, jusqu'a ce que M. de L'Islebonne arriva
enfin avec ses douze escadrons ; les ennemis ,
qui I'appercurent, eurent le temps de se retirer
sans etre obliges de courir. Outre d'Arci et Beau-
regard , il y en eut d'autres faits prisonniers , et
presque tous les pages qui portoientlesmanteaux
de leurs maitres; mais il y eut peu de tues et de
blesses.
Toutes choses etant pretes pour I'attaque des
lignes , il fut resolu de faire le principal effort
sur les quartiers de Fernand Solis , comme etant
le plus foible et le plus eloigne de celui du prince
de Conde. Ce quartier etoit au septentrion , au-
dessus de la ville , et joignoit celui du comte de
Fuensaldagne. Pour favoriser ce dessein, il
avoit ordonne trois fausses attaques en trois dif-
ferens endroits, en on devoit coramencer une
heure avantle jour, le 25 d'aoiit. Pour executer
cette grande entreprise , M. de Turenne et M. de
La Ferte commencerent a passer la Scarpe avec
I'avant-garde de leurs troupes , par le quartier
de M. de La Ferte, comme le soleil se couchoit :
c'etoit le jour de M. de Turenne pour conduire
Tarmee. Quoiqu'il y cut loin a marcher pour ar-
river au lieu destine pour I'attaque, il n'arriva
aucune confusion dans le chemin. La premiere
ligne d'infanterie passa le pontqui etoit sur la
gauche de tout et le plus pres des ennemis ; la
cavalerie qui devoit la soutenir passa sur le pont
qui etoit au-dessous, a la droite de celui-la; sur
le Iroisierae, le corps de reserve de cavalerie et
d'infanterie ; et sur le quatrieme pont passa I'ar-
tillerie avec tout ce qui en depend : de cette nia-
37.
;s<)
MEMOIKES nU DUG
uiere, en faisant seulement face siir la ^tauehe,
I'armee se trouvoit en bataille prete a donner,
Chaque bataillon avoit ses pionnieis et ses de-
tachemens a la tete , et chaque cavalier avoit
derriere soi deux fascines pour les porter a I'in-
fanterie , quand elle en anroit besoin. Le bagage
eut ordre de ne point bouger du camp jusqu'a
ce qu'il fit grand jour : on n'y avoit point laisse
de troupes, et il devoitsuivre comrae il pourroit.
Cette marche fut faite avec tant d'ordre et
d'exactitude, qu'on arriva precisement au lieu
et a I'heure qu'on devoit joindre M. d'Hocquin-
court avec ses troupes : on ne fit dans tout le
chemin qu'une alte qui ne dura pas long-temps ;
on ne donna aucune allarme aux ennemis qui
put leur faire appercevoir la marche de I'armee,
et les mousquetaires cacherent soigneusement
leurs meches allumees. Le due d'Yorck eut la
curiosite d'avancer a quelque distance de I'in-
fanterie pour decouvrir s'il paroitroit du feu , et
n'en vit point du tout. A I'egard de I'ordre de
bataille , on s'etendra principalement sur les par-
ticularites des troupes que conduisoit M. de Tu-
renne : il divisa egalement les huit lieutenans-
generaux entre la cavalerie et I'infanterie, qui
en avoient chacune quatre; il en posta trols a
la premiere ligne d'infanterie , composee de
cinq bataillons. Le comte de Broglie comman-
doit Picardie et les Suisses, qui etoient les deux
bataillons de la droite; M. de Gastelnau raenoit
les bataillons dePlessis,de Turenne,qui avoient
la gauche, et M. Du Passage celui de La Feiiil-
lade, qui etoit au centre de la cavalerie, qui les
devoit soutenir, au nomhre d'environ vingt-qua-
tre escadrons; M. de Bar menoit la droite der-
riere M. de Broglie ; le due d'York etoit a la
gauche derriere M. de Gastelnau, et M. d'Eclin-
villers etoit au milieu ; M. de Roncherolles etoit
a la tete de trois bataillons qui faisoient le
corps de reserve d'infanterie, et celui de huit
escadrons de cavalerie etoit sous les ordres de
M. de L'Islebonne.
M. de La Ferte , qui s'^toit mis a la gauche ,
avoit une ligne de six bataillons, deux lignes
de cavalerie derriere, et son corps de reserve
n'etoit que de cavalerie. M. d'Hocquincourt ,
qui etoit a la droite , avoit quatre bataillons sou-
tenus d'une ligne de cavalerie , derriere laquelle
etoit une seconde ligne d'infanterie de quatre
autres bataillons, avec quelque cavalerie sur les
ailes , et un petit corps de reserve qui n'etoit
que de trois ou quatre escadrons.
II devoit y avoir trois fausses attaques : la pre-
miere, composee des troupes de M. de Turenne,
etoit de deux bataillons des regimens d'Yorck
et de Dillon, et six escadrons, le tout com-
D'yORCK. [l6.>-4j
mande par M. de Traci , qui eut ordre d'appro-
cher le plus pres qu'il pourroit du quartier du
prince de Gonde sans etre decouvert ; de ne point
donner qu'il n'entendit qu'on avoit attaque du
cote de M. de Turenne, et alors de marcher
droit a la barriere de ce cote-la, qu'on lui avoit
raontrequelques jours auparavant, et de tacher
de s'ouvrir un passage pour entrer dans iaville.
La fausse attaque des troupes de M. de La
Ferte, commandee par M. de La Guillottiere,
devoit tomber sur le quartier du comte de
Fuensaldagne avec deux bataillons, six esca-
drons, deux compagnies de dragons et deux
pieces de canon. Gelle de M. d'Hocquincourt
etoit la moindre, n'etant que de quatre esca-
drons coramandes par M. de Saint-Jean , qui
devoit la faire du cote du due de Lorraine.
M. de Turenne, etant arrive au rendez-vous,
y trouva M. d'Hocquincourt en personne, qui
lui dit que ses troupes arriveroient incessam-
ment, et le pria de differer I'attaque d'un mo-
ment : M. de Turenne repondit qu'il ne pouvoit
point attendre, vu qu'on etoit si pres des lignes,
que I'ennemi ne pouvoit pas manquer de le de-
couvrir bientot, et le pria de le suivre en toute
diligence, quand ses troupes seroient arrivees;
et les siennes etant rangees , il les conduisit lui-
meme a cheval pour attaquer.
La nuit etoit belle, le temps serein ; lalune,
qui avoit eciaire pendant la marche , se coucha
dans le moment qu'on arriva au lieu destine ;
elle avoit a peine disparu que la nuit devint
obscure et qu'il se leva un petit vent frais , qui
empecha les ennemis de rien voir ni de rien
entendre. lis ne jcurent riende la marche, jus-
qu'a ce qu'on I'ut a derai-portee de canon de
leurs lignes. Ge fut alors que Tinfanterie en ba-
taille decouvrit tout d'un coup les meches al-
lumees : elles formoient une illumination d'au-
tant plus eclatante que le vent les soufflant les
faisoit flamber au milieu des ombres de la nuit ,
et les soldats qui marchoient serres venant a
s'entrechoquer, le feu en sortoit avec plus d'a-
bondance, et le vent agitant les etincelles en
augmentoit la lumiere. Aussitot que les ennemis
I'appercurent, ils tirerent trois coups de canon
et allumerent des fallots le long de la ligne.
L'infanterie fit aussitot son attaque ; mais, sans
la vigueurdes officiers qui les menoient, et la
cavalerie qui , etant a leurs talons, les obligeoit
a bien faire, ils ne se seroient point acquittes
deleur devoir avec cette bravoure dont jusques-
la le due d'Yorck avoit toujours ete temoin ,
car jamais ils n'avoient marque tant de repu-
gnance qu'en cette occasion : ils marcherent
neannioins sans s'arreter jusqu'au pied des
MEMOIEES DU DUC d'VOECK. [1654]
681
ligoes, oil ils ne trouverent point autant de re-
sistance qu'ils se I'etoient imagine. Les cinq
bataillons se rendiient maitres en peu de temps
de I'endroit qu'ils attaquoient. Ceux qui etoient
destines a faire des passages pour la cavalerie
y travaillerent aussitot : chaque escadron , apres
avoir porte ses fascines au pied des trous qui
lui etoient opposes , ou I'infanterie les prenoit
pour combler les deux fosses, faisoit volte-face,
et alloit se mettre en bataille a quaraute pas en
arriere , attendant pour avancer quand les pas-
sages seroient faits. Dans cet ent re-temps , un
homrae vint dire a I'oreille du due d'Yorck , a
la gauche de I'attaque , que M. de Turenne etoit
blesse, que les affaires n'alloient pas bien sur la
droite 5 sur quoi , pour encourager I'infanterie
et leur faire connoitre que la cavalerie etoit pres
d'eux , ce prince donna ordre aux timballiers
et aux trompettes des escadrons , a la tete des-
quels il etoit, de battre et de sonner : ce qui
fut ensuite execute par le reste de la cavalerie ,
et anima beaucoup I'infanterie ; mais son esca-
dron et celui qui etoit aupres en souffrirent.
Les ennemis, qui etoient dans un redan sur la
gauche, firent grand feu sur I'endroit ou ils
avoient entendu le bruit , et le timballier de I'es-
cadron ou il etoit fut le premier tue. Ce fut alors
que M. de La Ferte , qui n'avoit pas mis ses
troupes en ordre aussitot que M. de Turenne ,
commenca son attaque ; mais soit qu'il fut moins
heureux, soit qu'il trouvat plus de resistance,
quoique les officiers eussent mene I'infanterie
avec beaucoup de resolution jusques dans le
fosse, ils ne purent point forcer les lignes, fu-
rent repousses, s'enfuirent et chercherent a se
mettre a convert de la cavalerie que comman-
doit le due d'Yorck.
Le desordre fut fort grand , les officiers d'un
cote se plaignoient qu'ils avoient ete abandon-
nes de leurs soldats , et ceux-ci croyoient qu'ils
avoient suivi leurs officiers qui n'avoient point
fait leur devoir. Ce qui est certain, c'est qu'ils
furent battus et que la cavalerie souffrit beau-
coup de leur mauvais succes, car le feu des
meches de I'infanterie attira sur les cavaliers
toute la mousqueterie des ennemis beaucoup
plus violemment qu'auparavant. Cependant I'in-
fanterie de I'attaque de M. de Turenne ayant
acheve un passage pour la cavalerie, et le regi-
ment qui porte son nom ayant trouve une bar-
riere qu'il ouvrit et qui lui epargna la peine de
faire un autre passage, M. de Turenne , qui en
fut averti , ordonna a M. d'EcIinvillers de pas-
ser le premier avec quatre escadrons que le due
d'Yorck devoit soutenir ; il y entra avec les
trois premiers; et comme le quatrlemey entroit
aussi , ceux qui avoient battu I'infanterie de
La Ferte, etant venus le long de la ligne, arri-
verent a cette barriere , et n'y voyant que cet
escadron qui entroit, ils firent sur eux une de-
charge de mousqueterie et jetterent quantite de
grenades , et Bodervitz , colonel allemand , qui
le commandoit, etsou major, ayant ete blesses,
cet escadron fut repousse , et les ennemis fer-
mereut la barriere sur le due d'Yorck , qui ,
ne pouvant point passer, raarcha sur la droite
le long de la ligne, jusqu'a ce qu'il trouva un
autre passage par lequel il entra a la tete du
regiment de cavalerie de Turenne, qui , dans
cette occasion , ne faisoit que deux escadrons ;
et trouvant les huttes des ennemis en feu , que
Bout-de-Bois, colonel de La Feuillade, s'etoit
avise fort a propos d'y faire mettre , il avanca
plus loin pour observer a la faveur de cette lu-
miere si les ennemis etoient encore en bataille
derriere : ils y avoient effectivement quelque
cavalerie, mais I'obscurite les empecharecipro-
quement de se decouvrir, et ce prince passa pres
d'eux , sans en etre vu , avec deux escadrons;
mais le troisieme , qui etoit du regiment de
Beauveau , tomba sur eux, les battit et prit leur
colonel , qui etoit le marquis de Conflans. Im-
mediatement apres , le jour commenca a pa-
roltre ; le due d'Yorck , avancant toujours ,
penetra jusqu'a la contrevallation, ou , ne trou-
vant point de passage vers la ville, il la cotoya,
I'ayant toujours a sa gauche , et n'en rencontra
point qu'en arrivant a la riviere au-dessus de la
ville, qui separoit le quartier de Lorraine de ce-
lui de Fernand Solis , et trouvant que personne
n'etoit encore entre dans le quartier de Lorraine,
il changea d'avis et jugea qu'il etoit a propos de
passer le pont et d'y aller : ce qu'il entreprit avec les
deux escadrons de Turenne seulement, le reste
des troupes qui devoient les suivre s'etant ega-
rees. II avanca jusqu'a la tente du prince Fran-
cois de Lorraine sans trouver aucune opposition,
et ce ne fut que de la qu'il commenca a decou-
vrir quatre ou cinq escadrons des ennemis en
bataille sur une hauteur, a la portee du mous-
quet; sur quoiil fit halte jusqu'a ce qu'il lui vfnt
du secours , rangea ses deux escadrons sur un
front qui occupoit la distance qu'il y avoit entre
les tentes et les lignes, et envoya trois ou quatre
personnes pour cliercher et lui amener la cava-
lerie qui lui manquoit. Pendant qu'il les atten-
doit, le due de Buckingham vint lui demander
pourquoi il ne vouloit pas pousser la victoire et
charger cette cavalerie qui etoit devant lui. Ce
prince repondit qu'il ne vouloit pas recevoir un
affront et se commettre temerairement ; que ce
qu'il voyoit d'ennemis etoit double de son
4S2
MEMOIKtS DU DUG d'yOBCK. [1G.')4
nombre , sans ce qu'il pouvoit y avoir derriere
la hauteur sur Inquclle ils etoient ; qu'en avan-
^ant, si on etoit battu, les ennemis s? ren-
droient maitres des ponts qu'on venoit de
passer, les romproient, et que par ce moyen ils
se sauveroient eux et leur bagages; que s'ils
venoient le charger oii il etoit , la partie seroit
bien egale , parce qu'ils ne pouvoient pas le
prendre en flanc , outre qu'il avoit I'avantage
du terrain ; en un mot , qu'il attendoit a tout
moment de la cavalerie , et que , quand elle ar-
riveroit, il iroit charger les ennemis. Les im-
portunites de Buckingham ne servirent de rien;
le due d'Yorck resta ainsi quelque temps en pre-
sence des ennemis , se regardant I'un I'autre,
et la cavalerie qu'il attendoit n'arrivoit point.
Cepeudantquelques-uns de ses cavaliers, s'etant
ecartes , tomberent sur la tente du prince Fran-
cois, oil ils trouverent, outre sa vaisselle, de
I'argent qu'il y avoit pour un mois de paye de
ses troupes. On pensa le payer bien cherement ,
car les autres cavaliers , entendant le bruit que
faisoient leurs camarades en prenant cet argent,
quitterent lesrangs I'un apres I'autre pour aller
partager le pillage, malgre les defenses et les
menaces de leurs officiers, qui seuls resterent
aupres du prince : ce qui se passant a la vue des
ennemis, il s'attendoit a tout moment d'etre
charge et battu. Etant dans cet embarras, et
ne voyant revenir aucun de ceux qu'il avoit
envoyes pour lui amcner de la cavalerie, il crut
qu'il etoit necessaire d'y aller lui-meme; il re-
commanda a M. de Montallieur, lieutenant-
colonel de Turenne de tenir bon sur la hauteur
jusqu'i son retour, courut et trouva de I'autre
c6te du pont le second escadron de Villequier,
qui alloit vers la ville; il I'arreta, et, se met-
tant a la tete , il repassa ; mais a peine la queue
de I'eseadron avoit passe le pont, et la tete com-
mence a escadronner au bout dime petite chaus-
see , que la cavalerie qu'il avoit laissee pour
faire face a I'ennomi descendit la hauteur en
desordre : ce qui donna si fort I'epouvante a
I'eseadron de Villequier, qu'ils prirent aussi la
fuite , sans qu'il fut possible de les arreter. Le
due d'Yorck , se trouvant ainsi abandonne et
voyant quatre escadrons de I'autre cote du pont,
le repa«sa dans I'intention de revenir et de les
amener dans le quartier de Lorraine; mais
avant qu'il les eiit pu conduire au pont , le ma-
rechal d'Hocquincourt y etoit arrive avec toute
sa cavalerie , et plusieurs escadrons des deux
nutres armees qui commencoient a le passer; il
jugea qu'il y auroit assez de cavalerie de ce
c6te-h\, et, au lieu de les suivre , marcha d'un
autre c6te, entre lacontrevallation et la ville.
vers le quartier du comte de Fuensaldagne, avec
ses quatre escadrons , deux desquels etoient de
gendarmes commandes par M. deSchomberg,
et les deux autres, le regiment deGesvres, sous
M. de Querneux. Etant arrive sur une hauteur
d'ou il pouvoit voir tout autour de soi , il decou-
vrit sur une hauteur, entre les deux lignes, plu-
sieurs escadrons de cavalerie en bataille, qui
faisoient face a I'endroit ou il etoit. Ce prince
crut d'abord qu'ils etoient ennemis; mais voyant
un escadron vetu de rouge, il changea d'opi-
nion et les prit pour les chevaux-legers du Roi
ou pour ses gendarmes; sur quoi il marcha a
eux pour les joindre , jugeant par leur conte-
nance qu'ils faisoient face a I'ennemi , qu'il ne
pouvoit pas decouvrir lui-meme , y ayant sur sa
gauche une hauteur qui Ten empechoit ; mais en
arrivanten has, comme il commencoit a remon-
ter I'autre hauteur, un officier lui vintdire de la
part de M. de Turenne de Taller joindre inces-
samment, et que ceux qu'il avoit pris pour amis
etoient les ennemis qui lui faisoient face, et qu'il
avoit grand besoin d'etre renforce. Le prince
retourna sur ses pas , joignit fort a propos avec
ses quatre escadrons M. de Turenne , qui n'en
avoit que trois avec lui , et un bataillon de gens
rallies, que I'ennemi ou le pillage avoit ecartes,
etqui n'etoient bons que pour faire montre.
II est a propos de rapporter ici comment ce
general se trouvoit en cette posture , et ce qui
I'avoit amcne a cet endroit-la. M. de La Ferte,
ayant ete repousse dans son attaque, entra,
comme il a deja ete dit , par I'endroit ou on
avoit passe avant lui , et ayant dessein de faire
quelque chose de considerable , il se mit a la
tete de dix ou douze escadrons , partie de ses
troupes , et les autres de celles de M, de Tu-
renne. II etoit deja grand jour, et il marcha
entre les deux lignes vers le quartier du comte
de Fuensaldagne ; il avanca dans le meme
temps avec I'infanterie de ses troupes et de
celles de M. de Turenne, parmi lesquelles etoit
le bataillon des gardes francoises ,qui etoit do
I'armee de M. de La Ferte; mais il venoit fort
en desordre le long de la ligne de contrevalla-
tion. 11 y avoit, dans une plaine, de la cavalerie
ennemie ep bataille, qui ne bougeoit pas; M. de
La Ferte I'ayant appercue, descendit de la hau-
teur ou il etoit pour les attaquer ; M. de Tu-
renne, qui arriva dans cet entre-temps dans
I'endroit d'ou il venoit de partir, fut bien cha-
grin de le voir ainsi avancer, et auroit bien
voulu I'arreter, mais il etoit trop tard : tout ce
qu'il put faire fut d'arretcr deux bataillons qui
le suivoicnt, et de rallier cclui des gardes : il
dit a ceux qui etoient autour de lui qu'il crai-
MEMOniES DU DLC d'vOUCK. [1G54]
683
gnoit fort que La Ferte ne se fit battre, et qu'a-
pres cela il n'eut lui-meme beaucoup de peine
a maintenirle terrain ou il se trouvoit. La chose
arriva com me il I'avoit prevu : M. de La Ferte
futbattu;etdans lememe temps que lesennemis
lechargerent, iis detacherentdelacavalerie pour
dissiper I'lnfanterie qui etoit entre les lignes;
ils en taillcreut la plupart en pieces, prirent
plusieurs officiers aux gardes ; mais ils ne pour-
suivirent point leur avantage, et ne fireut meme
pas mine de vouloir avancer sur la hauteur o\i
etoit M. de Turenne , et au contraire se reti-
rerent dans la plaine d'ou ils etoient partis pour
charger M, de La Ferte.
Les affaires etoient dans cet etat, quand le
due d'Yorck joignit M. de Turenne , qui lui or-
donna d'avancer entre les deux lignes , et d'e-
tendre ses escadrons sur la gauche de ceux
qui y etoient en bataille; il lui lit le recit de
tout ce qui venoit d'arriver , et lui dit qu'il
craignoit, si les ennemis pouvoient rassembler
de I'infanterie, qu'ils ne viussent leur donner
de I'occupation, y ayant peu de fond a faire sur
celle qu'ils avoient avec eux. 11 lui demauda
ensuite ou il avoit ete, ce qu'etoit devenu son
regiment de cavalerie, et ce prince lui rendit
compte de tout ce qui lui etoit arrive , et aux
autres avec lesquels il s'etoit rencontre. Dans ce
meme temps environ, sept pieces de canon etant
entrees dans les lignes , joignirent fort a pro-
pos M. de Turenne avec quelques escadrons, et
on tira sur les ennemis avecsucces. II n'etoit pas
neaumoins sans inquietude , apprehendant tou-
jours qu'ils ne vinssent avec de I'infanterie ; car
voyant le peu d'ordre qu'observoit sa cavalerie,
et presque toute Tinfanterie en confusion et
occupeeau pillage, a un point qu'il n'y avoit que
le peu de monde qui etoit avec lui qui fiit en
bonne contenance , ce n'etoit point sans sujet
qu'il craignoit une revolution et un retour de
Ibrtune , s'il venoit a etre baltu avec ce peu de
troupes; mais cette inquietude ne dura pas
long-temps apres que le canon eut commence a
tirer ; car, soit que les ennemis ne trouvassent
point la place tenable ou ils etoient , soit pour
quelqu'autre raison, ils ne jugerent point a
propos d'y rester; environ demi-heure apres
qu'on eut tire sur eux le premier coup de canon,
ils se retirerent ; on vit neanmoins une fois pa-
roitre leur infanterie , mais elle disparut aussi-
tot , et ce fut peu de temps auparavant que la
cavalerie se retirat.
Le due d'Yorck a scu depuis, par des person-
nes qui etoient avec le prince de Conde, qui
fut rhomme qui donna taut d'inquieUide a M. de
Turenne, et le seul des generaux ennemis qui
fit ce qui se passa de plus considerable, qu'il
eut dessein, s'il avoit pu rencontrer deux batail-
lons d'infanterie, de venir charger, comme
M. de Turenne Tavoit cru ; qu'il avoit une fois
ramasse ceux qu'on vitparoitre; mais qu'etant
venus a la portee du canon, il fut impossible
de les faire avancer. G'est une chose digne de
remarque , que ces deux grands hommes , sans
avoir ete avertis ni I'un ni I'autre qu'ils fussent
en presence, le jugerent neanmoins, etlecrurent
sur leur conduite mutuelle. M. de Turenne as-
sura que le prince de Conde etoit sur I'autre
hauteur , parce que tout autre auroit pousse les
troupes qu'il battit d'une autre maniere : le
prince de Conde dit de son cole la meme chose
de M. de Turenne, et que si c'avoit ete tout au-
tre que lui, il I'auroit assurement charge.
Cette meme consideration empecha M. de
Turenne de poursuivre le prince de Cond6
quand il se retira, et de le presser sur son ar-
riere-garde; il se contenta de ce qui s'etoit
passe , et ne voulut point tenter plus avant la
fortune, puisque son principal dessein 6toit
execute; mais M. Bellefonds, avec quelque ca-
valerie de la garnison de la place , n'eut pas la
meme discretion : il voulut faire quelque expe-
dition sur I'arriere garde du prince, pendant
qu"il passoit la riviere pour entrer dans le quar-
tier de I'archiduc , et il fut recu si vertement,
qu'il fut oblige de se retirer avec perte. Le
prince passa a son aise , le reste des troupes prit
exemple de ce mauvais succes , et ne voulut
plus hazarder de le charger. Apres qu'il eut
passe au travers du vieux camp de M. de Tu-
renne, il rallia ses troupes ecartees derriere le
ruisseau , et marcha a Cambrai. L'archiduc et
le comte de Fueusaldagne se sauverent a Douai
avec un escadron ou deux tout au plus ; ils pas-
serent au travers du bagage, ou l'archiduc fut
reconnu par quelques domestiques de M. de Tu-
renne , et si on y avoit laisse seulement un esca-
dron , on auroit pu probablement le prendre
prisonnier.
Les troupes de M. d'Hocquincourt n'arrive-
rent au reudez-vous que connme le jour com-
mencoit a poiudre; il insulta les lignes sur la
droite de I'endroit par oil le due d'Yorck etoit
entre , et y trouva peu ou point de resistance ;
la principale occupation de son infanterie fut
de faire un passage pour sa cavalerie, a la tete
de laquelle le marechal entra, et marcha direc-
tement au pont , qu'il passa pour entrer dans le
quartier de Lorraine, apres que le due d'Yorck
eu fut sorti. La plupart de la cavalerie des deux
autres armees le suivit , et il ne trouva point
d'oppositiou qu'on arrivant au ruisseau qui se-
JS4
paroit le quartier de Lorraine decelui du prince
de Coude; ii y ti'ouva M. de Marsiu en balaiile
de I autre cote avec plusieurs escadrons , qui
Tarretereut ua temps considerable ; lesennemis
avoient de Tinfanterie ou des carabiniers qui
defendireut ie passaiie si long-temps, que la
plupart de i'infanterie de ce quartier-la eut le
loisir de se sauver; et lorsque la cavalerie qui
etoit sortie de la ville Toblijieade se retirer, 11
le fit avec tant d'ordre, qu'il sortit des ligues
sans etre rompu, se servant toujours de ses fan-
tassins ou de ses carabiniers, comme il avoit
fait au ruisseau : en sortant des lignes, il les
placa derriere, d'ou ilstirerent sur la cavalerie
des attaquans, qui, n'etant point menee en bon
ordre, etoit tenue en respect par le feu des en-
nemis, a la faveur duquel Marsin se retira en
bon ordre, et joigiiit ie prince de Conde dans
le temps qu'il rallioit sou monde , comme il a
deja ete dit.
Environ dans Ie meme temps que M. de
Marsin faisoitsa retraite, M. deMondejcu, gou-
verneur d'Arras , etant sorti de la place, quel-
ques vieux officiers I'ayant appercu le prierent
de les vouloir mettre en meilleur ordre, parce
que M. d'Hocquincourt et les autres officiers
generaux , qui etoient presens, n'avoient pas
trop bien fait leur devoir; mais il le refusa ab-
solument , disant qu'il n'etoit venu la que comme
volontaire; qu'il n'etoit pas raisonnable qu'il
prelendit en aucune raaniere partager la gloire
de ce jour avec ceux a qui seuls il appartenoit
de conduire leurs troupes; qu'a son egard , il
avoit acquis assez de reputation dans la resis-
tance que sa place avoit faite , et qu'il n'etoit
venu qu'avec intention de rendre service a ceux
qui I'avoient secouru avec tant de bravoure.
II reste a faire un detail de ce qui se passa
aux fausses attaques ; celles de M. de La Ferte
et de M. d'Hocquincourt suivirent ponctuelle-
ment leurs ordres , et il ne leur arriva rien de
con^ide^able, sinon que la premiere eut la meil-
leure partie du butin qui se trouva dans le
quartier du comte de Fuensaldagne,qu'ellede-
voit attaquer. Celle de M. de Turenne ne fut
pas si heureuse ; M. de Traci qui la comman-
doit , suivant exactement ses ordres , eut un
sort bien different ; car lui ayant ete ordonne
de marcher sans bruit dans un fond a la demi-
portee du canon des lignes, et d'y rester sans
rien entreprendre , que quelque temps apres que
M. de Turenne auroit commence la sienne,
dont onsupposoit qu'il devoit entendre le bruit,
il arriva tout autrement a cause que le vent etoit
contraireet assez grand; il ne put rien entendre,
et le jour etant venu , il supposa que quelque
MEMOIBES DU DtC d'YORCK. [l65lj
accident avoit empech6 rexecution du dessein ;
il resolut neanmoins de rester encore quelque
temps dans son poste, et vit enfin de la cavale-
rie qu'il crut que les ennemis envoyoient a la
decouverte ; peu de temps apres il appercut un
ou deux escadrons qu'il prit pour la garde
avancee qui alloit a son poste ; mais en \oyant
sortir encore un plus grand nombre , il crut
avoir ete decouvert par les ennemis , et qu'ils
venoient tomber sur lui ; sur quoi il donna or-
dre a ses deux bataillons de se sauver de leur
mieux dans le chateau de INeuville qui etoit
proche , et avec sa cavalerie il se retira vers Bn-
paume. II fit beaucoup de chemin avant qu'il
put s'appercevoir de son erreur ; I'infanterie qui
s'etoit retiree dans le chateau la reconnut plus tot
que lui : ils remarquerent que la plupart de la
cavalerie du quartier de Lorraine, et plusieurs
de celui du prince de Conde , se reliroient par
le chemin qui conduit a Cambrai ; ils detache-
rent les aide-majors de chaque regiment , avec
chacun cinquante hommes, pour escarmoucher
contre les ennemis dans leur passage ; mais s'e-
tant trop avances , la cavalerie des ennemis les
environna et les tua tous.
On ne pent pas dire fort exactement ce qu'il y
eutde monde de tue de part et d'autre ; ce qui
en parut dans les lignes n'alloit point a plus de
quatre cens hommes : on ne perdit aucun gene-
ral; il n'y eut de colonel que M. dePuymarais,
qui I'etoit de la cavalerie, qui fut tue : il etoit
fils de M. de Bar , lieutenant-general , et avoit
beaucoup de bravoure. On perdit peu de capi-
taines. L'escadron d'Ecllnvilliers qui avoit si
mal fait deux ou trois jours auparavant, lors-
que M. de Joyeuse fut blesse, fut le plus mal-
traite ; il etoit un de ceux que M. de La Ferte
avoit avec lui quand il se fit battre , et voulant
apparemment retablir sa reputation , il chargea
alors si vigoureusement, que les autres ayant
plie avant lui , il souffrit beaucoup plus, et la
plupart de leurs officiers furent tues sur la
place. Le nombre des blesses ne fut pas grand ;
M. de Turenne recut une contusion et un coup
de mousquet dans ses arraes , et eut un cheval
tue sous lui. Ou ne se souvieot point que, hors
M. de Broglie, qui eut la cuisse percee d'une
balle, il n'y eut aucun des autres generaux
blesse; peu d'officiers subalternes le furent. Les
volontaires se tirerent heureuseraent d'affaire :
il n'y eut que le marquis de Brevaute et La
Clotte qui furent grievement blesses, et en
moururent ; ils etoient avec le marquis d'Hu-
mieres , qui fut attaque vivement par un esca-
dron des ennemis ; Biscara et quelques autres
furent fort blesses , de meme le chevalier d«
MEMOIBES DU DUG d'vORGK. [lG54j
685
Saint-G6 et d'autres officiers de son regiment.
Du cote des eiinemis il n'y eut de leurs ge-
neraux de blesse et pris que le baron de
Bryolle, un des marechaux de camp du prince
de Conde : c'etoit un brave vieiiiard, qui bien
qu'il eut le malheur d'etre pris en combattant
contre son Roi , montra neanmoins, peu de jours
avant mourir , qu'il n'etoit point rebelle dans
son cceur , et qu'il ne I'etoit que par accident :
il envoya chercher son fils , qui avoit ete fait
prisonnier avec lui , lui dit , quelqiies heures
avant d'expirer , comment il avoit ete entraine
dans le mechant parti , et lui commanda, sous
peine de sa malediction , de ne se laisser jamais
seduire, sous quelque pretexte que ce put etre,
a prendre les armes contre son souverain ; cette
exhortation d'un pere mourant le toucha si vi-
vement , qu'il protesta vouloir etre bou sujet ;
sur quoi il fut mis en liberte.
On fit environ trois mille prisonniers; on en
prit quinze cens dans le quartier de Lorraine :
ils etoieut dans uue redoute ou ils se trou-
verent enveloppes ; on trouva soixante - trois
pieces de canon dans les lignes, de toute sorte
de calibre, et tout ce qui appartenoit a un si
grand train d'artillerie, tout le bagage des en-
nemis fut pris ; les soldats trouverent un grand
butin , tous les officiers-generaux de cette ar-
mee se faisant servir en vaisselle d'argent , et
chacun etant oblige d'avoir grand equipage ,
sans quoi on ne pouvoit subsister dans une si
grande armee ; la quantite en etoit si conside-
rable, que, quand I'armee passa I'Eseaut quel-
que temps apres sous Carabrai , on compta plus
de sept mille, tant cbarretles que chariots con-
verts , quoique I'armee ne fut pas alors de plus
de vingt mille hommes , an lieu que quand on
fut pour forcer les lignes , elie etoit de quatorze
mille fantasslns , onze mille chevaux et quatre
cens dragons.
Le jour apres que la ville fut secourue, le
due d'Yorck fut envoye avec denx mille che-
vaux a Peronne , ou etoit la cour , pour I'escor-
ter a Arras, on elle resta quelques jours, pen-
dant lesquels I'armee campa dans les lignes des
ennemls : on se servit de leurs huttes , et on y
trouva une si grande abondance de fourage ,
que les ennemls avoient amasse , qu'il ne fut
pas besoin d'en aller chercher pendant qu'on y
resta.
Le dernier jour d'aout , I'armee marcha vers
Cambrai , campa a Sauchi-Cauchi , et la cour
retourna en meme temps a Peronne. Le 3 sep-
terabre I'armee marcha a Thun-Saint-Martin ,
on elle passa I'Eseaut sur un pont qui y fut jette.
Le lendemain elle s'avanca jusqu'a Saulfoi, a
moitie chemin cntre Cambrai et Valenciennes.
Le jour suivant elle campa ^ Kievrain , et le
seize elle tomba sur le Quesnoy, entre Valen-
ciennes et Landrecies : il y avoit un gouver-
neur; mais la garnison etoit petite, la place
d'elle-meme n'etoit pas forte; les dehors en
avoient ete demolis a la maniere espagnole ;
c'est-a-dire , pour la mettre seulement hors
d'etat de defense , et pour la pouvoir retablir
aisement. Cette ville se rendit des le lendemain;
on fit aussitot travailler a reparer les dehors ;
on y ajouta de nouveaux ouvrages ; et apres y
avoir laisse une forte garnison , on marcha a
Bavay , et le 1 1 septembre on arriva devant
Binche , qui se rendit le meme jour , n'y ayant
que les bourgeois. On y resta jusqu'au 22 ,
dans I'intention seulement de manger le pays ,
et pour donner le temps de fortifier le Ques-
noy.
Pendant ces marches, M. de Turenne donna
plus d'occupation aux lieutenans-generaux qu'ils
n'avoient coutume d'en prendre; avant cela il
n'y avoit que celui de jour qui etoit en mouve-
ment , et les autres ne faisoient qu'accompagner
le general ; mais il ordonna alors que , de meme
que celui qui etoit de jour marchoit a la tete de
la cavalerie de I'avant-garde , celui qui auroit ete
releve marcheroit aussi a la tete de I'infanterie ,
et celui qui avoit ete releve avant lui , a la tete
de I'autre aile de cavalerie , qui faisoit I'arriere-
garde ; ainsi il y avoit tous les jours trois lieu-
tenans-generaux en exercice. 11 trouva cet ordre
si aise et si avantageux, que le due d'Yorck le
lui a toujours vu pratiquer, tant qu'il est reste
depuis avec lui dans le service de France. 11 les
avertit de plus que, lorsqu'ils arriveroient a un
defile ou a un ruisseau , ils n'arreteroient point ,
jusqu'a ce que ceux qui etoient devant eux
fussent passes de I'autre cote ; mais qu'il se fe-
roit un passage particulier sur la droite ou sur
la gauche, observant toujours de mettre I'avant-
garde entre eux et le cote par ou les ennemis
pouvoient venir. II pouvoit ainsi faire de plus
longues marches ; et depuis ce temps-la on passa
toujours les deliles par trois endroits a la fois.
Les cravattes des ennemis furent fort importuns
pendant cette marche ; il etoit dangereux de
s'ecarter le moins que ce put etre : ils avoient
quelquefois la hardiesse de se fourrer deux ou
trois jusques dans les rangs, et quand ils le pou-
voient, ils enlevoient toujours quelqu'un. . . .
On s'etonna pendant cette marche qu'une ar-
mee victorieuse et si considerable u'entreprit
pas un siege d'importance cette meme annee ;
mais on ne consideroit pas que la saison etoit
fort avancee , et que, quoique le Quesnoy ne fCit
5.S{)
MEMOIBES 1)U DUG d'yORCK. [1634
pas de lui-meme considerable , cette place favo-
risoit beaucoup les desseins qu'on avoit pour la
eampagne prochalne, pour laquelle M. de Tu-
renne avoit deja forme son plan ; le dessein
etoit hardi de pretendre conserver cette place ,
situee au milieu du pays ennemi, et ce fut ce
qui rendit le projet des operations de I'annee
suivante plus aise a executer , et particuliere-
ment le siege de Landrecies.
Les ennemis rassemblerent sous le canon de
Mons les debris de leur armee , d'ou ils deta-
choient continuel lenient des partis pour inquie-
ter les fourageurs de I'armee de France , pen-
dant qu'elle resta a Binche ; mais M. de Tu-
j-enne y donna si bon ordre , qu'ils ne flrent pas
grand mal, quoique leurs cravattes voltigeassent
incessamment autour du camp, et dressassent
de continuelles embuscades : il s'en follut peu
qu'ils n'enlevassent un jour une garde de cava-
lerie qu'on avoit avancee du c6te de Mons; elle
t'toit de quatre escadrons postes derriere un
ruisseau, et avoit une petite garde de trente
raaitres sur une bauteur de I'autre cote. Le due
d'Yorck, allant la visiter, trouva que quatre
autres escadrons la relevoient; il passa le ruis-
seau a la tete du detachement qui alloit relever
la petite garde, et etant arrive a son poste , on
vit environ trente cavaliers ennemis venir d'un
bois qui etoit sur la gauche 5 mais quand ils
furent a demi-portee de canon, ils retournerent
en arriere, comme s'ils eussent craint qu'on ne
les suivit : M. d'flumieres et quelques autres
officiers de la mcme garde qui etoient un peu
avances , se mirent a galopper , et ceux qui
ctoient plus pres de ce prince ayant propose de
poursuivre les ennemis, et voyant les autres
apres, coururent aussi sans demander s'il I'ap-
prouvoit ou non ; sur quoi il courut lui-meme a
toute bride , et ayant gagne la tete de tons, il
cut toutcs les peincs du raonde a arreter leur
ardtur : ils murmurerent et se piaignirent de ce
(lu'il les empechoit d'enlever tout le parti ;
mais il les assuraqu'en les arretant , il les avoit
garantis d'uiie embuscade, et qu'il n'etoit pas
probable que les eiuiemis fussent venus si pres,
s'ils n'avoient eu le dessein de les attirer ; en ef-
let, a peine les eut-il arretes , que les ennemis
brent volte-face , et tacherent a les engager en
oscarmouchant; mais quand ils virent qu'il n'y
avoit rien a gagner , ils se retirerent vers Mons ,
et un moment apres on vit deux cens chevaux
les suivre , qui s'etoient caches dans un petit
fond, derriere un bois qui n'etoit pas loin , etou
les ennemis vouloient les surprendre. M. d'llu-
inieres et les autres ol'liciers remercierent le
prince de ce qu'il n'uvoit pas pcrmis qu'ils al-
lassent plus loin , parceque, pour peu qu'ils
eussent avance davantage, ils auroient ete pour
la plupart faits prisonniers, parce que la grande
garde , qui etoit de I'autre cote du ruisseau ,
n'eut jamais pu venir assez a temps pour les
degager , le defile pour passer le ruisseau et le
village au-dela duquel la petite garde etoit pos-
tee, etant si long, que i'affaire auroit ete finie
avant qu'on eut pu arriver a leur secours.
On a oublie de dire que , quand I'armee partit
d'Arras, les deux autres marechaux I'avoient
quitte. M. de Turenne , apres avoir consume les
fourages autour de Binche , jugea a propos de
retourner au Quesnoy , et de prevenir les pluies
qui auroient rendu le chemin fort difficile pour
le canon et la vaste quantite de bagages qui
suivoient I'armee ; il marcha vers MaubeUge ,
parce que le pays entre Binche et cette place
est plus ouvert et moins embarrasse de defiles
que le chemin dcBavay, par ou il auroit tou-
jours eu a ses trousses le prince de Conde , qui
I'auroit d'autant plus gene , qu'il etoit dange-
reux de faire devant lui un faux pas ; et il etoit
a craindre que , I'armee I'ayant sur ses ailes , il
ne trouvat quelque occasion pendant la marche
de I'attaquer avec avantage.
M. de Turenne, lejourqu'il decampa, fit mar-
cher les bagages a la pointe du jour avec six ou
huit escadrons , et les dragons de M. de La
Ferte, qui marchoient a la tete ou sur les ailes,
suivant la necessite : a peine fureut-ils en mou-
veraent qu'il les suivit avec son avant-garde j
et pour etre d'autant plus hors d'insulte, il mar-
cha avec plus d'ordre et de precaution qu'il
n'avoit jamais fait : sa marche etoit disposee de
manlere qu'il pouvoit a toute heure se mettre en
un moment en ordre de bataille , sans la raoin-
dre confusion.
Sur la droite detout, marchoit la premiere
ligne de I'aile qui avoit I'avant-garde ce jour-
la ; sur la gauche , etoit |a moitie de la premiere
ligne d'infanterie , sur la gauche de laquelle
etoit la seconde ligne de cavalerie de I'aile qui
faisoit I'avant-garde ; sur la gauche encore,
marchoit I'autre moitie de la premiere ligne
d'infanterie, sur la gauche de laquelle etoit
I'autre aile de cavalerie et la seconde ligne
d'infanterie; et enfin sur la gauche de tout
etoit le corps de reserve de cavalerie : de sorte
qu'il marchoit de front quatre bataillons etcinq
escadrons, chaque file ou coloune etant de
bataillons et de escadrons.
Le gros canon etoit a I'avant-garde, et quel-
ques petites pieces etoient a I'arriere-garde :
quand on venoit a quelque defile , I'arricre-
garde faisoit volte-face avec s>es pieces de cam-
HEMOIKES DU DUG d'YOKCK. [1654]
587
pagne pendant que I'avant- garde defiloit, la-
quelle etant passee , faisoit aussi volte-face ,
laissant un espace suffisant anx autres qui de-
voient suivre, pour se mettre en bataille a me-
sure qu'ils passoient; ils restoient en cetordre
jusqu'a ce que tout fut passe , et ensuite toute
I'armee s'ebranloit en meme temps pour conti-
nuer sa marche. Apres qu'elle eutavaneeun pen
plus d'une lieue , on decouvrit environ quarante
escadrons des ennemis qui approchoient sur la
droite : ie gros de cette eavalerie avanca plus
pres que la portee du canon , y ayant nean-
moins un petit ruisseau entre deux ; ils se con-
tenterent de faire passer leurs cravattes, avecun
escadron ou deux pour ies soutenir ; les cravattes
approcherent si pres, que plusieurs soldats sor-
tirent de leurs rangs et se mirent dans les in-
tervales de la eavalerie pour escarmoucher; ils
ne laisserent pas de suivre toujours jusqu'a ce
que I'armee arriva a un passage assez pres de
Maubeuge, esperant toujours trouver I'occasion
de donner quelque echec ; mais M. de Turenne
prit tant de soin et regla sa marche avectantde
precaution , que bien que le prince de Conde fut
en personne a la tete de cette eavalerie, il ne
put jamais mettre un seul escadron dans le moin-
dre desordre : il fit presser un pen les dernieres
troupes a ce passage aupres de Maubeuge ; mais
voyant la promptitude avec laquelle elles re-
tournoient, et le bon ordre qu'elles gardoient
toujours, il se retira et les laissa en repos, deses-
perant de retirer aucun profit de cette marche ;
ii ne passa point le defile , pour ne pas s'exposer
mal a propos , et retourua a son camp. 11 etoit
nuit avant qu'on arrival a Maubeuge ; et quoi-
que le camp fiit marque entre la villeet les bois,
la grande obscurite et la confusion des bagages
fut cause qu'il y en eut beaucoup dans le cam-
pement , et d'autant plus que le terrain n'avoit
que peu d'etendue: personne ne put reconnoitre
le quartier qui lui avoit ete destine ; et M. de
Turenne n'y pouvant apporter de remede , il
placa deux ou trois bataillons entre les bagages,
du cote que les ennemis pouvoient venir, de-
meura toute la nuit debout avec eux , et des
qu'il fit jour il remit I'armee dans son ordre ; et
le meme jour, qui etoit le vingt-trois , elle mar-
ch a a Bavay. Le regiment entier des cravattes
ennemis poursuivit un petit parti jusqu'a I'avant-
garde, et s'engagea si fort qu'il courut risque
d'etre entierement pris : les deux premiers esca-
drons coururent a eux , et les poursuivirent si
vivement qu'ils ne trouverent pas d'autre moyen
de se sauver qu'en se jettant dans les bois; plu-
sieurs abandonnercnt leurs chevaux pour ne pas
etre pris eux-m(}mes ; neanmoins ils perdirent
plus d'hommes et de chevaux dans cette occa-
sion , qu'ils n'ont jamais fait devanl et apres dans
aucune autre.
L'armee etant arrivee ci Bavay , on travail I a
a demolir lesmurailles de cette petite ville, que
les habitans avoient abandonnee la premiere fois
qu'elle y campa. 11 y a quatre anciens chemins
des Remains qui y aboutissent : elle n'est qu'a
trois ou quatre lieues du Quesnoy , et auroit pu
incommoder si les ennemis y eussent mis des
troupes pendant I'hy ver. De Bavay I'armee mar-
cha a Baudignies , et campa pres du Quesnoy ;
elle y resta jusquau 28 qu'elle alia a Ca-
teau-Cambresis , apres avoir consomme les fou-
rages des environs du Quesnoy. Pendant le
temps qu'elle y resta, les travaux en furent per-
fectionnes, et les raagasins remplis de toutes
choses necessaires , de maniere qu'il auroit et6
tres-difficile aux ennemis d'y rien entreprendre
apres qu'on seroit entre en quartier d'hyver.
Pendant que I'armee campa a Cateau-Cam-
bresis,une escorte qui couvroit les fourageurs
pensa ^tre defaite. Le comte de Renel qui la
commandoit fut fait prisonnier a la premiere
charge , en mf ttant en bataille les premiers es-
cadrons que les ennemis renverserent ; et si les
autres, qui etoient de vieilles troupes, comme
La Valette , Grammont et d'autres , n'avoient
soutenu vigoureusement et avec beaucoup de
bravoure, tout auroit ete taille en pieces et les
fourageurs en grand peril ; mais quoiqu'ils vis-
sent leur commandant pris et leurs premiers
escadrons en deroute , ils marcherent fierement
aux ennemis , les obligerent de se retirer sans
rien entreprendre davantage , et ramcnerent les
fourageurs au camp sans en avoir perdu aucun.
Le parti qui les avoit attaques etoit sorti de Cam-
bray , les forces etoient a peu pres egales , et si
les ennemis avoient pousse leur premier avan-
tage , ils auroient defait I'escorte entiere, et au-
roient pris autant de fourageurs qu'ils en au-
roient pu emmener. Cette aventure obligea M. de
Turenne de prendre a I'avenir plus de precau-
tion pour les assurer; deux ou trois jours apres
il voulut aller lui-meme les couvrir dans le
meme endroit ou M. de Benel avoit ete pris : il
mena avec lui vingt escadrons, deux bataillons,
et quatre pieces de campagne , esperant que les
ennemis y viendroient avec le meme nombrequc
la premiere fois. II ne se trompa point dans sa
conjecture. Peu de temps apres avoir poste ses
troupes pour la surete des fourageurs , on aper-
cut six escadrons des ennemis qui sortoient d'un
bois assez proche ou ils s'etoient erabusques : ils
vinrent au grand galop comme s'ils eussent eu
dessein de tombcr sur deux ou trois escadrons
588
MEMOIBES DV DUC I> YORCK.
1655]
des gendarmes qui etoient postes dans Im petit
fond, entre Ics bois et iin village oil plusieiirs
fourageurs chargeoieut leur trousse. M. de Tu-
renne etoit lui-meme dans ce village avec une
grande partie de sa cavalerie et iin bataillou
d'infanterie ; mais y ayant un petit passage en-
tre lui et I'endroit ou etoient les gendarmes que
commandoit M. de Schomberg, si les ennemis
I'avoient attaque brusqueraent, il auroit ete
battu avant qu'on eiit pu venir a son secours:
ainsi, considerant le danger ou il etoit , il crut
ne se pouvoir tirer d'affaire que par une conte-
nance bardie, et marcha droit aux eimemis
qui, le voyant avancer avec tant de fierte, et ne
pouvant decouvrir ce qu'il pouvoit y avoir dans
le fond d'oii il etoit parti , s'imaginerent qu'il y
avoit , suivant toute apparence , d'autres trou-
pes derriere eux pour les soutenir , et se retire-
reit aussitot dans le bois : M. de Schomberg en
fut fort aise , et s'arreta sur une petite hauteur
sans se mettre en devoir de les poursuivre , n'e-
tantpasassez fort, et ne pouvant point scavoir si
les ennemis n'avoient point d'autres troupes dans
le bois. On lui envoya d'autres troupes pour le
fortifier , et il resta la jusqu'a ce que les foura-
geurs eurent acheve , et qu'on commenca a s'en
retourner.
On envoya depuis toujours de grosses escor-
tes avec les fourageurs ; les ennemis n'entrepri-
rent plus de les inquieter , et le soin qu'on prit
des convois qu'on envoya au Qaesnoy empecha
les Espagnols de songer a les enlever. Le due
d'Yorck eut le commanderaent du dernier qu'on
y introduisit pendant qu'on etoit a Cateau-Cam-
bresis ; on y resta encore quelques semaines sur
la frontiere , ou on prit les deux chateaux d'An-
villers et de Girondelle proche de Rocroy : on
lesdemolit, et ensuite on se retira en quartier
d'hyver, la saison etant si avancee qu'il n'etoit
plus a craindre que les ennemis entreprissent
rien sur le Quesnoy.
[ 1 G55] Cette campagne commenca par le siege
de Landrecies ; aussitot que les Francois investi-
rent cette place , les ennemis se posterent entre
cette ville-Ia et Guise, dans le dessein de leur oter
la communication avec leur pais ; mais la pre-
caution de M. de Turenne, qui avoit fait rem-
plir de bonne heure les magasins du Quesnoy de
toutes les choses necessaires pour le siege, em-
pecha les Espagnols de pouvoir beaucoup lui
ouire. Les convois alloient etvenoient du Ques-
noy au camp sans peine et sans danger , et tout
le mal se reduisit a empecher que quelques offi-
ciers et volontaires pussent s'y rendre. Le due
d'Yorck, que des affaires avoientarrete, fut de
ce nombre : ainsi on ne fera point de relation
particuliere de ce siege, ni un detail fort exact
de toute cette campagne, parce que ce prince a
perdu un papier qui auroit beaucoup aide a sa
memoire en plusieurs choses qu'il a presente-
ment oubliees. II resta a La Fere attendant I'oc-
casion de quelque convoi qui put favoriser le
desir impatient qu'il avoit de se trouver a ce
siege; mais il auroit ete trop dangereux de ten-
ter le passage; il n'y eut que M. de La Feuil-
lade qui osa I'hazarder, et qui fut pris et bless6'
dangereusement : son mauvais succes ota I'en-
vie desuivre son exemple , et on ne songeaplus
a passer , jusqu'a ce que les ennemis decampe-
rent un jour ou deux avant que la place se rendit.
Ce siege fut heureux pour les soldats ; les as-
siegez se contenterent de se d<ifendre a I'ordi-
naireet dans les formes. lis n'entreprirent rien de
vigoureux , et on perdit moins de monde qu'on
ne pouvoit probablement esperer d'un siege de
cette consequence; ils capitulerent des que la
mine eut fait breche a la face d'un bastion , et
on ne se souvient pas s'il y fut fait un logement ;
on ne perdit d'ofiicier de consequence que M. de
Tracy , mestre-de-camp , qui , comme le plus
ancien , commandoit la cavalerie allemande.
Apres que la ville fut rendue , I'armee resta
encore quelques jours pour combler les lignes
et reparer la breche et les dehors. Cependant
les ennemis se retirerent chez eux entre Mons
et Valenciennes derriere les rivieres , et ne se
croyant point en etatde risquer une bataille, ils
ne se proposerent que d'observer le mouvement
des Francois, et d'empecher qu'ils ne fissent
quelqu'autre siege de consequence.
Quand I'armee fut prete a decamper , le Roi
et le cardinal y vinrent, etelle descendit lelong
de la Sambre jusqu'a La Bussiere , petite ville
dependante du pays de Liege, a une lieue de
Thuyn. Apres avoir employe quelques jours a
cette marche , et en avoir reste un ou deux a
La Bussiere, ou retourna sur ses pas, et pas-
sant par Avenes on investit LaCapelle ; ensuite,
n'estimant point qu'elle fiit d'assez grande im-
portance , on changea d'avis ; on passa la Sam-
bre et on avanca dans le Haynault jusqu'a Ba-
vaj', oil on arriva le U d'aoust : cette place
est entre Mons et le Quesnoy. On eut dessein
d'avancer plus avant dans le pays , et de passer
la Haisne ; mais apres avoir envoye reconnoitre
les passages , on trouva que les ennemis y
avoient fait de grands retranchemens et para-
pets, et de distance en distance des plattes-for-
mes a trois ou quatre cens pas les unes des au-
tres , qui regnoient le long de la riviere depius
Saint-Guislain jusqu'a Conde. Les ennemis ont
uii avantage parlieulier pour faire ccs retran-
MEMOTRES DU DUG d'yORCK. [16o5]
clicmens en Flandre ; car, outre leurs troupes
qu'ils y eraployent, ils y font travailler leurs
paysans qui , apportant leurs beches et les autres
instrumens dont ils scavent se servir pour rele-
ver leurs fossez, font en peu de jours des tra-
vaux fort profonds et d'une vaste etendue ; ce
qui donnoit plus de difticulte a forcer ceux-ci,
etoit celle de pouvoir meme approcher de la ri-
viere , le pays etant fort bas et rerapli de fossez ;
et a raoins d'y faire de nouveaux passages, il
n'y avoit que le chemin de la chaussee qui con-
duisoit au pont de Haisne. Neanmoins, dans un
conseil qui se tint en presence du Roi , ou se trou-
verent le cardinal, M. de Turenne, les mare-
chauxde La Ferte, de Villeroy , de Gramraont
et Du Plessis, et ou le due d'Yorck fut appelle,
on fut sur le point de resoudre de forcer le pas-
sage au pont de Haisne , le cardinal ayant re-
presenle combien il auroit ete glorieux de I'exe-
euter, et d'avoir passe la riviere a la barbe d'une
armee formidable ; mais le sentiment de M. de
Turenne, qui etoit contre cette entreprise, pre-
valut , soit par la complaisance qu'on eut pour
lui , soit par la force de ses raisonnemens ; il en
lit voir les difficitltez telles, que les ennemis
avoient un double avantage: il dit qu'on pou-
voit, a la verite, les forcer, mais qu'on y per-
droit trop de monde ; que cette consideration
n'etoit pas la seule qui I'obligeoit a dissuader
cette entreprise ; qu"il croyoit qu'on pouvoit
i'executer sans hazarder la vie de tant de sol-
dats, en passant I'Escaut un peu au-dessous de
Bouchaiu ; qu'on laisseroit Valenciennes sur la
droite ; qu'on raarcheroit a Conde ou on passe-
roit I'Escaut une seconde fois ; qu'ainsi on pren-
droit les ennemis en flanc, et que les grands
retrancbemens des Espagnols deviendroient inu-
tiles. Ces raisons auxquelles il en ajouta beaucoup
d'autres , ramenerent le cardinal et tous les au-
tres du conseil a son opinion: on marcha aussi-
t6t de Bavay a Bouchain , et sur I'avis qu'en
eurent les ennemis, ils marcherent en meme
temps vers Valenciennes.
Le 13, sur I'apres-midi , I'armee arriva a
Neuville-sur-rEscaut ; le meme jour les ennemis
passerent la riviere a Valenciennes, et se pos-
terent fort avantageusement , ayant leur droite
couverte des bois de Saint-Amand , et la ville
sur leur gauche : ils avoient devant eux une
vieille ligne sur le mont Azin , qui s'etendoit de
la ville jusqu'aux bois ; et au lieu de disputer le
passage de la riviere , ils travaillerent a repa-
rer cette ligne qui se trouva le lendemain en
bon etat de defense. Cependant I'armee de
France passa la riviere sur un pont de bateaux,
et le 14 au matin marcha aux ennemis, apres
•589
avoir laisse des troupes avec les bagages pour
les assurer contre les courses de la garnison de
Bouchain ; mais toutes ces peines furent inu-
tiles.
Le due d'York a scu depuis, de quelques offi-
ciers qui etoient alors dans I'armee espagnole ,
qu'ils s'etoient propose de defendre ce poste ;
que le prince de Conde s'opposa a la resolution
qu'on avoit prise d'y marcher , a moins qu'on
n'eut dessein de le soutenir, quand on y seroit
arrive ; qu'il dit nettement aux Espagnols qu'il
ne bougeroit point , s'ils ne lui permettoient de
prendre ce parti ; qu'ils lui en donnerent toutes
les assurances qu'il pouvoit souhaiter; qu'il leur
predit qu'immanquablement les Francois mar-
cheroient a eux quand ils seroient dans ce
poste-Ia , et qu'alors il seroit trop tard de songer
a la retraite, puisque par-la on exposeroit I'ar-
mee a une defaite entiere. Les Espagnols ne
laisserent pas d'insister toujours et promirent
de defendre le poste. On les y trouva en effet ;
les partis informerent de la maniere de leur
carapement ; on marcha a eux aussitot que
I'armee fut mise en bataille, et etant arri-
ves a une lieue de leurs retrancbemens , on fit
alte pour attend re le canon et les munitions qui
suivoient derriere.
Cependant M. de Turenne marcha avec un
escadron ou deux pour reconnoitre leurs lignes,
etenapprochaa la porteedu canon. Les ennemis
tirerent sur lui leurs plus grosses pieces : ce qui
le confirma dans I'opinion qu'il avoit qu ils
vouloient defendre ce poste ; il ordonna a
M. de Castelnau de marcher avec son camp-
volant compose d'en^iron douze escadrons et
de deux ou trois batai lions , et de se poster sur
la droite des ennemis dans le grand chemin de
Saint-Amand , pour tacher de les attaquer en
flanc lorsqu'on les attaqueroit de front. A peine
M. de Castelnau fut-il arrive dans I'endroit
qu'on lui avoit marque , qu'il s'appercut que les
ennemis se retiroient vers Conde ; et sur ce
qu'il en fit avertir M. de Turenne, il eut ordre
de donner sur leur arriere-garde pour retarder
leur marche , s'il etoit possible, alio qu'il eut le
temps de venir lui-meme avec le corps d'armee.
On ne scut que les ennemis se retiroient que
par I'avis que M. de Castelnau en donna, parce
que le terrain qui est entre les deux armees
etant une hauteur sur laquelle ils avoient eleve
leurs lignes , on ne pouvoit voir que les troupes
qu'ils vouloient bien montrer.
II est probable qu'aussitot que I'archiduc et
le comte deFuensaldagne scurent que les Fran-
cois avoient passe la riviere et qu'ils mar-
choient a eux , ils se repentirent de s'etre en-
i)0
MEMOIRES DU DUC D'vOnCK. [iG.jii]
gages si avant. Quoiqu'il eu suit, ils resolurent
de retourner a Conde et d'y passer la riviere :
ils prirenl ce parti sans consiilter le priuce de
Conde , et le premier avis qu il en eut , fut par
un adjudant qui viut lui dire que I'areliiduc se
retiroit ; qu'il le prioit de prendre soin de i'ar-
riere-garde et de couvrir la retraite , quoique
ce fut le tour des Espagnols de la soutenir ; et
pour avoir moius d'embarras, ils llrent entrer
leur gros canon dans Valenciennes, et ne mene-
rent avec eux que de petites pieces de cam-
pagne.
Si M. de Castelnau eut fait son devoir ,
conime il le pouvoit , en suivant ses ordres , le
prince de Conde auroit ete reduit h de grandes
extremites : il est vrai qu'il ne manqua point
du cote du courage et que ce ne fut que dans la
conduite. II marcha si promptement , qu'etant
arrive au pont de Beverage, oil un ruisseau qui
vient des bois tombe dans TEscaut de I'autre
cote de Valenciennes , et ou M. de Marsin etoit
poste avec quelques escadrons et des dragons ,
il n'attendit point son infanterie, mais s'efforca
avec sa cavalerie seuie de forcer le passage. li
attaqua le pont deux ou trois fois , et ayant ete
repousse avec quelque perte, il se trouva eon-
traint d'attendre son infanterie qui u'avoit pii
venir assez a temps , a cause que la cavalerie
avoit occupe le chemiu devant elle. Onand les
ennemis virent approeher son infanterie , ils
se retirerent et le iaisserent maitre du pont
qu'il passa. M. de Turenne arriva dans le meme
temps avec son avant-garde a I'arriere-garde
de M. de Castelnau, auquel il envoya plusieurs
ordres reiteres de presser les ennemis pour ar-
reter leur raarche autant qu'il seroit possible
pour les joindre ; mais de Castelnau se laissa
amuser par quelques officiers du prince de
(^onde qui, etant a la queue de leurs troupes et
le voyant avancer a la tete des siennes , deman-
derent a lui parler sur parole ; a quoi ayant
consenti , parce que c'etoient de ses anciennes
connoissances, il ordonna a ses troupes de faire
alte pour quelque temps , et pendant qu'ils se
complimenterent , le prince de Conde hala ses
troupes de passer, et de Castelnau fut pris pour
dupe. Un homme qui etoit reste sur le haut
d'un petit coteau ayant fait signe a ces officiers,
ils prirent conge du lieutenant-general et galop-
perent apres leurs troupes. Cette civilite hors
de saison donna le temps aux ennemis de passer
la riviere avant qu'on piit les joindre. M. de
Turenne arriva quelque temps apres a Tendroit
oil M. de Castelnau avoit range ses troupes a
la portee du canon de la riviere , au-dela de
latiuelle il vit I'arraee eu bataille proche de
Conde. M. de Castelnau lui fit un recit de ce
qui s'etoit passe , et ajouta que le dernier esca-
dron des ennemis avoit ete oblige de passer la
riviere a la nage pour se sauver ; cette meprise
causa quelque aigreur entre M. le priuce et
M. de Turenne par un accident qui arriva quel-
ques jours apres.
Les ennemis rompirent les ponts apres avoir
passe la riviere, et marcherent, autant qu'on
pent s'en souvenir , I'apres-midi du meme jour
vers Tournai. L'armee de France campa cette
nuit-la a Frane pres de Conde , et le lendemain
on travailla a construire des ponts une lieue
au-dessous de la ville , pour I'attaquer aussit6t
qu'ils seroieut acheves. On resolut d'abord que
les troupes que commandoient MM. de Castel-
nau et d'Uxellesseroient seules employees a ce
siege, pendant que les deux marechaux avec le
reste de l'armee le couvriroient et feroient tete
aux ennemis. On commenca suivant ce projet
a faire les approcbes ; mais la premiere nuit on
trouva tant de resistance , la grande quatite de
raonde qu'il y avoit dans la place suppleant a
sa foiblesse , que les deux marechaux , etant
avertis qu'il y avoit trop d'ouvrage pour si peu
de troupes, vinrent eux-raemes pour pousser
une des attaques , laissant I'autre a la conduite
de MM. de Castelnau et d'Uxelles.
Les assioges avoient briile les maisons d'un
petit faubourg , qui etoient devant la porte ;
mais n'ayant point eu le temps d'en abattre les
murailles , elles servirent d'un abri fort favora-
ble pour ouvrir la trancbee a un !peu plus de
demi-portee de mousquet de la place. Un ba-
taillon des gardes la monta la premiere nuit ;
il etoit coramande par Vautourneux, le plus
ancien capitaine des dix compagnies ; et a I'at-
taque du lieutenant-general, monta le regiment
de
La nuit suivante un bataillon Suisse monta la
trancbee a une attaque, et le regiment de
a I'autre. On poussa les travaux des deux cotes
jusqu'a la portee du pistolet de la ville , et on
perdit au moins autant de monde cette nuit-la
que la precedente. La suivante , un autre ba-
taillon des gardes releva les Suisses a I'attaque
des marechaux , et a celle des iicutenans-gene-
raux , le regiment de On fit une faute a
la premiere, qui causa la perte de bien du
monde. M. de La Ferte etoit de jour, et allant
sur le soir a la tranchee pour y voir I'etat des
choses , il crut qu'on etoit assez proche pour
faire un logement au pied des palissades qu'il
jugea , aussi bien que tous les autres officiers ,
etre en-deca du fosse sur le bord. It ordonna
qu'on s'y logeJit : ou se mit en devoir de le faire
JIEMOIBES DU DUC
des qu'il fut uuit; mais on arriva au foss6 sans
y trouver de palissades, et on reconnut qu'elles
etoient sur la berrae ; on ne laissa pas de pas-
ser le fosse qui n'etoit ni profond ni large ; on
s'efforca de se loger sur la berme au pied des
palissades ; on y trouva beaucoup de resistance,
et apres avoir perdu beaucoup de soldatset d'of-
ficiers, il fallut se retirer et se contenter de
faire un logement sur le bord du fosse. II ne
fautpas s'etonner de cette meprise, le fosse etant
etroit et les palissades etant ordinairement po-
sees le long de la banquette du chemin couvert
on crut qu'elles y etoient , et il eut ete tres-dif-
ficile avec les meilleurs yeux du monde , de
juger a une certaine distance I'endroit precise-
nient ou elles etoient plantees. Le comte de
Henning , gouverneur de la place , demanda le
lendemain a capituler, et ou convint qu'il sor-
tiroit le jour suivant avec armes et bagages.
Ainsi il evacua la place, le 19, avec environ deux
mille bomraes d'infanterie et quelque cavalerie.
Pendant ce siege, M. de Bussi-Rabutin, mes-
tre-de-camp , I'ut envoye escorter les fourageurs
avec sept ou buit escadrons : il les posta de
I'autre cote de I'Escaut devant les villages ou on
fourageoit. Sur le soir , quand on eut presque
fini , et que la plupart des fourageurs etoient i e-
tournes au camp avec leurs trousses, Bussi
ayant apercu deux escadrons des ennemis, il lui
prit envie de les charger, a quoi il se trouva
particulierement excite par plusieurs volontai-
res et personnes de qualite qui etoient avec lui ,
entre iesquels etoient le prince de Marsillac et
le comte de Guicbe ; il marcha a eux avec tons
les escadrons ; les ennemis se retirerent assez
precipitamment, et lorsqu'en les poursuivant il
les eut presque atteints, ils flrent soudainement
volte-face , et on decouvrit en meme temps
douze oil quatorze escadrons des ennemis qui
sortoient d'un fond ou ils s'etoient mis en em-
buscade. Bussi , aussi bien que les autres , fut
si surpris , qu'il ne trouva point d'autre parti a
prendre, que de crier : Au defile! La partie n'e-
toit point tenable; tous les escadrons firent
d'eux-memes la meme manoeuvre, s'ecriant de
main en main : Au defile ! ils se rompirent,cou-
rurent a toute bride et se rallierent en arrivant
au defile. Les ennemis se contenterent de ce
qu'ils purent prendre dans la poursuite, et ne
les presserent pas fort loin. Cette cavalerie etoit
la meilleure de I'armee de France, composee
d'anciens officiers et de vleux cavaliers ; et s'ils
avoient pris tout autre parti, la perte auroit ete
beaucoup plus considerable : elle ne fut que
d'environ cent maitres et d'un etendart ou
deux du regiment royal , Iesquels ayant ete pris
J)'V0KCK. [iCiiJo] 5,, J
par les troupes du prince de Conde, il les ren-
voya au Roi par un de ses trompettes ; mais
Sa Majeste ne voulut pas les recevoir , et les
corapagnles qui les avoient perdus marcberent
sans etendart pendant tout le reste de la cam-
pagne.
Ce fut vers ce temps- la qn'une lettre que
M. de Turenne avojt ecrite au cardinal fut in-
terceptee(i), par laquelle il donnoit un detail
de ce qui s'etoit passe dans la retraite des Es-
pagnols aupres de Valenciennes. Le prince de
Conde entre les mains duquel elletomba, I'ayant
lue, cuvoya un trompette porter une lettre qu'il
ecrivit a ]\I. de Turenne, pleine d'expressions
dures. II marquoit entre autres chosesque, s'il
n'avoit pas connu son ecriture, il auroit plutot
cru la relation qu'il envoyoit au cardinal faite
par un gazetier que par un general , et finissoit
par cette invective, que si M. de Turenne avoit
ete a la tete de son armee , pendant que lui-
meme etoit a I'arriere-garde de la slenne, il au-
roit vu le contraire de ce qu'il avoit eerit, puis-
qu'aucun de ses cavaliers n'avoit ete force de
passer la riviere a la nage pour se sauver.
M. de Turenne fut irrite en lisant cette let-
tre , et dit au trompette qu'il ne devoit pas se
charger de papiers de cette nature ; qu'il I'aver-
tissoitque, s'il faisoit une pareille faute a I'ave-
nir, ni sa livree, ni son caractere ne le garan-
tiroient du traittement qu'il meritoit; qu'il le
vouloit bien laisser retourner pour cette fois,
quoiqu'il meritat d'etre puni pour avoir ose ap-
porter un papier si injurieux. On croit que le
prince ne fut pas long-temps sans scavoir que
M. de Turenne n'avoit ecrit que ce que de Cas-
telnau lui avoit dit ; neanmoius il n'y eut plus
entre eux les memes egards et menagemens qui
s'observenttoujours entre des personnes de cette
qualite, qui commandent I'un coutre I'autre:
ils ne vecurent plus avec cette civilite recipro-
que, comme ils avoient fait auparavant, et
et jusqu'a la conclusion de la paix ils ne furent
jamais sincerement reconcilies.
Apres la prise de Conde, oil on laissa une gar-
uison suffisante, I'armee marcha le 20 a Saint-
Guislain et en fit le siege. M. de Turenne prit
son qiiartier au village de Horn, et M. de La
Ferte etablit le sien de I'autre cote de la riviere ;
le Roi et le cardinal vinrent a ce siege, et lo-
gerent au chateau de Bossut, un peu au-dessous
de la ville sur la meme riviere. La situation de
cette place est forte , etant dans un pays fort
(1) Voyez la partie nouvelle des Memoires de Turenne,
pages 470—72 de ce volume, ou Ion liouve les letlres de
Turenne et du prince de Cond^ a ce sujcl.
.192
MEMOiRES nti nuc D YOnCK. KSAol
has , la riviere de Haisne passe au travers ; de
sorle qu'elle pent inonder la plupart des envi-
rons, comme les ennemis le flrent alors, ce qui
incommoda beaucoup les tranchees. II fut aussi
tres difficile de faire les lignes de circonvalla-
tion, a cause qu'on ne pouvoit construire les
ponts de communication qu'avec beaucoup de
peine; les tranchees se comblerent d'eau quand
on approchadela place ; I'eau etant aussi haute
que le terrain , on ne pouvoit ni le creuser ni
s'en servir pour se couvrir, tellement que les
approches n'etoient , a proprement parler, que
des blindes de fascines; neanmoins, malgre tous
ces obstacles, la place fut emportee en trois jours
de tranchee ouverte.
Quand les generaux arriverent a leur quar-
tier a Horn, la nuit etoit si noire qu'ils ne scu-
rent qu'au matin qu'ils n'etoient eloignes de la
ville que d'une petite portee de canon , qui les
eveilla de bonne heure ; et les maisons qu'on leur
avoit marquees n'etant baties qu'a la legere, ils
enfurentbient6tdeloges,particulierement M.Du
Passage qui fut oblige d'en chercher, comme
beaucoup d'autres,hors de la portee du canon.
Le due d'Yorck fut le seul qui se hazarda de
rester dans la sienne , qui n'etant qu'a un peu
plus de la portee du mousquet de la place , ils
n'y tirerent point, supposant que personne ne
voudroit y loger , et il y resta fort en siirete
pendant le siege.
Les gardes francoises , comme le regiment le
plus ancien de I'armee , monterent la trani;hee
les premiers suivant la coutume. II arriva dans
ce siege une dispute entre M. de Montpezat, le
plus ancien lieutenant-general , et le grand-
maltre de I'artillerie , sur ce que le premier
envoyant ses ordres a I'autre pour avoir quel-
ques outils dont il avoit besoin pour la conti-
nuation de la tranchee, la premiere nuit qu'elle
fut ouverte , le grand-maitre refusa d'obeir ,
pretendant qu'il ne devoit recevoir d'ordre que
du general meme; M. de Montpezat s'en etant
plaint lejour suivant, la contestation fut deci-
dee en faveur des lieutenans-generaux; aussi
long-temps qu'il restaa I'armee, il ne fit plus de
fonction de grand-maltre; on lui donna un bre-
vet de lieutenant-general , et il ne servit qu'en
cette qualite;
On perdit peu de soldats en ce siege ; on ne
se souvient point qu'il y eut aucun officier con-
siderable de tue. M. le chevalier de Crequy et
M. de Varenne furent blesses, et quelques au-
tres, comme M. de Chavigny , aide-major du
regiment des gardes , qui depuis s'est fait pere
de rOratoire; la blessure du chevalier de Cre-
quy, qu'il recut a lat^te, fut dangereuse , mais
il en guerit ; Varenne recut la sienne a I'attaque
de M. de Turenne, en s'entretenant avec le due
d'Yorck. On poussa les approches en trois nuits,
jusquau bord du fosse, et le lendemain , qui
etoit le 25 , le gouverneur de la place , dom Pe-
dro Savali , demanda a capituler.
Pendant que I'armee de France etoit occu-
pee a ce siege, les Espagnols diviserent la leur ;
I'archiduc et le comte de Fuensaldagne , avec
la plupart de I'infanterie espagnole et quelque
cavalerie , se posterent a Notre-Dame de Halle ;
le prince de Conde avec la plupart de ses trou-
pes a Tournay ; les Lorrains a Ath , et le prince
tie Ligne avec quatre ou cinq mille hommes k
Mons. La saison se trouvant trop avancee, on
ne jugea pas a propos de rien entreprendre da-
vantage ; on resta plusieurs jours dans les me-
mes quartiers qu'on avoit pris au siege de St.-
Guislaiu. La cour partit peu de jours apres
qu'elle fut rendue ; pendant le sejour qu'on y
fit , on s'appiiqua a la fortifier , et Conde en
meme temps ; et pour empecher les ennemis
d'assieger ces deux places dans I'hiver , on con-
somma tous les fourages, et on mangea le
pays aux environs; on n'envoya point de deta-
chement pour couvrir les fourogeurs qui fut
moindre de deux mille chevaux, il y avoit
toujours un lieutenant-general ; M. de Turenne
y alloit quelquefois lui-raeme. Quoique les en-
nemis fussent toujours aux aguels, ils n'enle-
voient jamais qu'un homme ou deux qui le plus
souvent etoient des maraudeurs. Pour relancer
et contenir les cravattes qui donnoieut le plus
de peine , M. de Turenne ordonna qu'on deta-
cheroit de chaqne escadron trois ou quatre offi-
cieis des mieux montes pour accompagner les
fourageurs, afin que quand ils les apercevroient
ilspussent se joindre vingt ou trente ensemble
qui suffiioient pour dissiper ces coureurs. Les
fourageurs se trouverent ainsi moins exposes
qu'auparavant, et on enleva beaucoup de cra-
vattes.
Le dernier fourage qu'on fit fut le plus grand
de tous et le plus dangereux : il fallut aller
jusqu'a Chievres et a L'abbaye de Cambron ; le
premier en.droit n'etoit pas a plus d'une bonne
lieue d'Ath. Le due d'Yorck commandoit les
troupes qui I'escortoient ; comme il fallut mar-
cher au milieu des quartiers des ennemis, et
fort loin du camp , on lui donna quarante esca-
drons, cinq bataillonset deux pieces de canon.
Ce prince usa de toutes les precautions possibles:
il envoya devant le jour un parti de cavalerie
vers un grand bois au travers duquel il falloit
necessairement passer , avec ordre d'y arreter
les fourageurs, et de les empecher d'avancer
MKMOiRis T)U mc d'vorck. [I Goo]
son
plus loin , jasqu'a ce qiril fut arrive avec les
trou[)es quil commandoit ; cela fut execute: il
passa au travers du bois , et les rangea en ba-
taille sur la plaine avant que les fourageurs fus-
sent dans le bois ; il y laissa un bataillon pour
empccher que quelque parti de la garnison de
Mons ne put les enlever a leur tour quand ils
seroient charges. 11 leur fit deleudre de s'ecar-
ter ui de marcher plus vite que I'escorte , et or-
donna de suivre sur le meme front a droite et a
gauche des escadrons ; on marcha dans cet or-
dre jusqu a ce qu'on arrivat a environ une lieue
de Chievres. II y avoit bien dix mille foura-
geurs , la plupart la faulx a la main , leurs of-
ficiers a la tete , et qui formoient un front d'en-
viron un quart de lieue ; mais qiiand ils ar-
riverent a la vue du pays qui n'avoit point ete
fourage, 11 ne fut pas possible de les empecher
de se debander et de fourager avec toute la
precipitation imaginable , ce que le due ayant
observe , il laissa sur la plaine , ou il se trouvoit
alors aupres d'un village , le reste deson infan-
terie et quelques escadrons avec les deux pieces
de canon , et avec la plupart de la cavalerie il
courut au grand trot apres les fourageurs , et
pendant quils estoient a I'ouvrage il se posta
devant eux entre Chievres et Brugelet pour les
couvrir du cote d'Ath , et envoya le comte de
Grandpre avec de la cavalerie de I'autre cote,
avec ordre de se poster au village de Leuze pour
les garantir contre les partis qui pouvoient ve-
nir de Mons.
II n'est pas hors de propos de faire ici men-
tion du grand ordre et de la justice qui s'obser-
vent entre les fourageurs. Celui qui entre le pre-
mier dans un champ ou dans une prairie en est
dans une possession incontestable , et aucun au-
tre ne s'en approchera qu'a une distance suffi-
sante pour lui fournir de quo! faire sa trousse
et charger son cheval ; et quiconque entre le
premier dans une grange, ou vient a une meule
de foin, personne ne se piesente pour I'inter-
rompre ou pour prendre la moindre chose, jus-
qu'a ce qu'il ait son affaire, tellement que le
premier venu est le premier servi. II survint
une allarmesur le midi, causee par M. de Ro-
chepaire, qui retournoit au camp avec un parti
de mille clievaux sans avoir fait aucune chose ;
on crut d'abord que c'etoient les ennemis. Le
due d'Yorck le pria de rester avec lui , dans la
pensee qu'il pourroit en avoir affaire.
Tons les fourageurs ayant charge leurs clie-
vaux , on retourna au camp sans autre perte
que d'une dixaine , qui, ayant passe leruisseau
(le Cambron contre les defenses , furent enlevez
par un petit parti ennemi. Ce prince a sen de-
111. C. 1). M., T. 111.
puis du prince de Ligne , et de quelques autrcs
officiers de I'armee espagnole, qu'ils avoient
resolu de tomber ce jour-la sur les fourageurs
de I'armee de France, et avoient, pour ceteffet,
etabli un rendez-vous pour la cavalerie qui etoit
a Tournay , Mons et Ath ; mais qu'on fit tant
de bruit en sortant du carap avec les foura-
geurs, que quelques partis du prince de Ligne
lui rapporterent que I'armee etoit en marche ;
qu'il en fit avcrtir les troupes qui s'etoienl as-
semblees au rendez-vous , et qu'elles retourne-
rent dans leurs quartiers , appreheudant d'etre
rencontrees par I'avant-garde : cette encur ga-
rantit , suivant toute apparence , I'escorte d'un
grand danger; elle se seroit difficilement tiree
d'affaire si toute cette cavalerie I'avoit attaquee.
Peu de jours apres, tout le pays des environs
etanT mange , I'armee passa la riviere et campa
a Outrage le 14 septembre. Le 19 elle marcha
a Leuze ; on y resta le temps qu'il fallut pour
consommer les fouragcs qui etoient aux envi-
rons , et cependant on prit le chateau de Brif-
feil , dont la garnison ne se rendit qu'apres
qu'elle vit le canon en batterie. On jugea en-
suite a propos de sortir du pays ennemi , et on
marcha, le 26, a Pommereuil , pres du pont de
Haisne. Le lendemain, apres avoir passe la ri-
viere on campa a Anirt-sur-l'Haisneau, a envi-
ron une lieue de Kievrain , qui est sur le meme
ruisseau : ce quartier-la et les environs avoient
ete tellement manges , que des la premiere
nuit il fallut aller fourager a deux lieues pour
trouver seulement de la paille ; il ne sembloit
pas qu'on put seulement y subsister trois jours ,
neanmoins on y en resta quinze sans qu'il man-
quat aucune chose. Ce fut I'effet de la precau-
tion qu'eut M. de Turenne, etant a Leuze, d'or-
donner d'y faire provision de grains , dont on
ne chargea pas seulement les chariots de I'ar-
mee, mais chaqiie cavalier en apporta un sac en
croupe : ce qui la fit subsister si long-temps dans
un si maigre pays, oil on n'alla point au fou-
rage plus de trois fois : le due d'Yorck y com-
manda encore le dernier, et fut oblige d'aller
pres de Bouchain , avant de pouvoir trouver
aucune chose ; la plupart des fourageurs n'ap-
porterent que de la paille.
Apres qu'on eut acheve les fortifications qu'on
ajouta a Conde et a St-Guislain, et en avoir rem-
pli les magasins de toutes sortes de pro\isions ,
I'armee marcha le 12 d'octobre a Barlaimont ,
et le 22 a I'abbaye de Marolles : on crut y rester
quelque temps ; mais, sur ce qu'on fut informe
que quelques troupes enuemies venoient de ce
c6te-la , on trouva a propos de marcher a Van-
degies-au-Bois, ou M. de Turenne recut ordre
38
o*)4
MEMOIHES ULl DlC DVORCK. llGSo'
de marcher vers ia Fere, sur ce que la cour
nvoit deoou\ ert que le raai-echal d'Hocquiucourt
etoit en traitte avec le prince de Coiide, pour lui
livrer Ham et Perouiie, dont il etoit gouverueur;
et en arrivant, le l de no\enibre , a Mouy , il
recut ordre du cardinal do quitter I'armee , et
d'aller joindre la cour a Compieyne , pour deli-
berer sur ce qui seroit a faire en cas que le
marechal d Hocquincourt n'acceptat point les
oflVcs que le Roi lui avoit fait faire , et qu'il in-
troduisit les enneniis dans ces deux places im-
portantes.
M. de Turenne partit et laissa au due
d'Yorck le coramandement de I'arraee : il etoit
le seul lieutenant-general qui y fut reste , tons
les autres ayant eu conge de la quitter , sur ce
qu'il n"y avoit plus d'appaicnee daucune ac-
tion. Ainsi ce prince se trouva commander
Tarmee dans le merae temps que la paix eutre
la France et Cromwel fut condue et publiee , et
que, par un des articles de ce traite , il devoit
etre nommement banni du royaume. L'armee
resta quelques jours a Mouy ; le due recut ordre,
le 10, de la conduire a Mondecour, entre Noyon
et Chauni. M. de Turenne y retourna le 14 ,
apres que , par raccommodement fait avec
M. d'Hocquincourt , la cour fut hors d'inquie-
tude de ce c6te-la , et donna permission a ce
prince de quitter l'armee.
Le cardinal le recut a Compiegne parfaite-
ment bion ; il s'excusa de la paix qui avoit
ete conclue avec Crom^vel , sur ce qu'il y avoit
ete oblige par une necessite indispensable pour
le bien de I'Etat et la surete de la couronne ; il
lui dit qu'il n'avoit conclu une ligue avec lui
que pour empecher Teffet de celle que les Espa-
gnols avoient proposee, par laquelle ils offroieut
de I'aider a prendre Calais , pour la lui laisser
entre les mains ; qu'il avoit fallu prevenir les
consequences d'un traitte si dangereux en s'ac-
commodant avee lui ; mais que, nouobstant les
clauses qui avoient ete inserees contre ce prince
dans la paix qui avoit ete conclue, il trou\eroit
toujours le Roi dans les memes sentimens d'es-
time et d'amitie pour lui. II doit cette justice a
la memoire du cardinal , d'avouer qu'il auroit
ete un ministre fort mal habile , s'il n'avoit ,
dans une conjoncture si delicate, engage Crora-
wel dans les.interets de son maitre , qui auroit
eu lieu d'etre fort meconteut de lui , s'il avoit
laisse echapper cette importante occasion.
Ce prince partit le 23 pour Paris , oil la cour
retourna pen de jours aprts. Le cardinal, pour
ne pas le rcduire a la necessite facheuse de sor-
tir de France , considerant combien il etoit
procbe parent du Roi , et petit-lils , comme lui.
de Henri IV , envoya demander a Cromvvel son
cousentement pour qu'il put continuer de ser-
vir dans les armees de France : le ministre crai-
gnoit d'ailleurs que si le due d'Yorck sortoit du
royaume , les Irlandois qui etoient dans le ser-
vice ne le suivissent : Cronnvel consentit qu'il
servit . pourvu que ce fi'it en Italic ou en Cata-
logue, ne croyant pas qu'il fut de son interet
qu'il se trouv^l dans une armee ou il devoit en-
voyer un corps considerable de troupes angloi-
ses ; et on lui proposa de commander en qualite
de capitaine-general sous le due de Modene ,
qui etoit generalissime des troupes francoises en
Italic.
[l6oG] Quand la cour fut retournee a Paris ,
ou temoigna au due d'Yorck non-seuleraent le
desir qu'on avoit de le retcnir dans le service ;
mais que si Cromwel ne vouloit pas consentir
aux propositions qu'on lui avoit faites sur ce
snjet, la pension de ce prince lui seroit toujours
egalement payee en quelque endroit qu'il put
se retirer , pourvu qu'il ne servit point contre la
France. II accepta ensuite I'offrequi lui fut faite
de servir en Italic comme capitaine-general ,
sous le due de Modene, generalissime des trou-
pes de France et de Savoy e en Piemont ; il
avoit une forte inclination d'acquerir de phis
en plus de I'experienee dans les amies , et la
tendre aniitie que sa tante, la duchesse de Sa-
voye , lui avoit temoignee en toutes occasions ,
lui faisoit embrasserce parti avec d'autant plus
d'agrement, qu'il avoit beaucoup de reconnois-
sance pour ses boutes, et qu'ellesouhaittoit pas-
sionnement de I'avoir aupres d'elle.
Au commencement de fevrier. . . . ,
sur la nouvelle que le Roi d'Angleterre etoit
alle de Cologne en Flandre , tons les colonels
irlandois qui avoient servi dans les armees de
France sous M. de Turenne et M. de La Ferte,
ecrivirent au due d'Yorck , pour I'assurer qu'ils
etoient prets de faire , en bons siijels et en gens
d'honneur, tout ce qu'il leur ordonueroit: il les
en remereia , leur recommanda de ne point
souffrir en aucune maniere que leurs soldats
passassent en Flandre par bande ou a la file ,
quoique les Espagnols vinssent a les en solli-
ciler, a I'occasion de ce que le Roi s'etoit re-
tire chez eux , et qu'ils conservassent leurs regi-
mens eutiers, tant pour le service de Sa Majeste,
quand il en seroit besoin , que pour leur propre
avantage , outre que leurs soldats ne pouvoient
point se disperser tant qu'il seroit en France ,
sans porter un grand prtjudice a ses affaires
particulieres , et que quand i! seroit temps de
se servir de leurs offres , il les en feroit avertir.
Quand on scut que le Roi d'Angleterre etoit
MEMOIRES DU DUC d'yORCK. [lG57j
non-seulement en Flandre , nivJs qu'il avoit si-
gne un traitte avec TEspagne, tout le monde
erut que le due d'Yoick s'y retireroit aussi. Ce
prince avoit coutume de s'entretenir confldem-
raent de ses affaires avec M. de Turenne , qui
le eonseilla d'ccrire au Roi son frere , pour lui
representer qu'ayant servi en France , y ayant
recu son education , et contracte amitie avec les
personnes les plus considerables a la cour et
dans les armees , dont le credit pourroitetre un
jour utilemcnt employe pour I'avantage de Sa
Majeste , 11 croyoit qu'il etoit de son interet de
lui perniettre de rester eu France, au lieu qu'en
la quittaiit , il hazardoit d'y perdre et les amis
et le credit qu'il y avoit ; qu'il ue croyoit pas
pouvoir lui rendre de grands services en Flan-
dre , ou il suffisoit aux Espagnols que Sa Ma-
jeste et le due de Giocester y fussent ; outre
qu'il n'avoit ete fait aucune mention de lui dans
le traitte , et qu'ils n'avoient point temoigne
souhaitter qu'il fut de la partie , que s'ils ve-
noient a le demander dans la suite , Sa Majeste
pouvoit consentir secreteraent qu'il restat en
France, etparoitre facliee contre lui de sa deso-
beissance apparente ; que cela satisferoit les
Espagnols , et que cette connivence ne seroit
eonnue que de celui qui en porteroit la proposi-
tion et le consentement.
Le due d'Yorck gouta fort cet avis , le com-
muniqua a la Reine sa mere, qui I'approuva, et
il resolut d'envoyer Charles Berkeley en faire
la proposition au Roi son frere ; raais le Roi ,
bien loin de consentir a la demande du due, lui
envoya immediatement un ordre absolu de le
venir joindre en Flandre avec toute la diligence
possible. II obeit aussit6t , et la cour de France
y consentit.
[1657] Le commencement de cette campagne
fut fort glorieux au prince de Conde. Comme il
faisoit la revue de sa cavalerie a La Bussiere sur
la Sambre, d'oii elle devoit alier au rendez-vous
general de I'armee , il fut averti que M. de Tu-
renne et M. de La Ferte avoient assiege Cambrai,
qu'il scavoit n'avoir qu'une foible garnison : il
marcha immediatement et sans hesiter pour ta-
cher de la secourir , avant que les Francois pus-
sent etre informes de sa marche et qu'ils eus-
sent perfectionne leurs lignes. II prit ses mesu-
res de raaniere qu'il arriva la nuit, et quoique
les Francois fussent a cheval et en bon ordre ,
il se fit un passage au travers des deux lignes
de cavalerie qui se trouverent dans son che-
min et qui ne purent arreter un corps de troupes
si considerable, dont I'unique affaire etoit de
penetrer jusqu'a la ville : ce qui fut execute
avec fort peu de pcrte. II arriva a la contres-
carpe , et le comte de Salazar , gouverneur de
la place , s'attendoit si peu a ce secours , que
le prince de Conde fut long-temps a la palissade
avant qu'on lui ouvrit les barrieres : cette sur-
prise fut d'autant plus agreable pour lui , qu'il
n'etoit pas un grand soldat , que sa garnison
etoit foible , et que s'il n'avoit ete secouru dans
ce temps-la , il alloit abandonner la ville pour
defendre la citadelle. Cette place etoit d'ordi-
naire pourvue de monde, et ce qui causa qu'elle
ne le fut point alors , fut I'opinion qu'eurent les
Espagnols que Cromwel envoyant six mille
hommes de ses troupes pour se joindre aux
Francois, ils avoient dessein d'attaquer quel-
que place maritime. Ainsi ils fortifierent toutes
leurs garnisons de ce cote- la, et le cardinal , ayant
ete informe que celle de Cambrai etoit foible ,
crut I'occasion d'autant plus favorable pour la
prendre , qu'il avoit de longue-main une forte
passion d'en devenir I'eveque et le prince : et
veritablement, sans I'extreme diligence et le
parti que prit subitement et par hasard le prince
de Conde de la secourir , elle etoit prise ; car
s'il s'etoit trouve a Bruxelles , lorsque les Espa-
gnols furent avertis du siege , les Francois au-
roient acheve leurs lignes avant qu'ils eussent
pu deliberer et resoudre sur les moyens de le
faire lever. M. de Turenne, qui avoit compte sur
la lenteur et la gravite ordinaire des Espagnols,
fut extremement surpris de la promptitude du
prince de Conde , et ayant appris par quelques
prisonniers le nombre et la qualite des troupes
qui etoient entrees dans la ville , jugea a propos
d'en lever le siege , et en donna avis a la
cour. Le prince de Conde, y ayant laiss6 une
garnison sufiisante , retourna a Bruxelles et en-
voya le reste de ses troupes au rendez-vous
general^ qui etoit aupres de Mons.
Ce mauvais succes deconcerta les mesures
que les Francois avoient prises pour cette cam-
pagne : ils abandonnerent le dessein d'entre-
prendre aucun autre siege considerable. lis di-
viserent leur armee : M. de La Ferte avec une
partie fut attaquer Montmedi , et M. de Turenne
avec I'autre marcha du cote de la mer pour join-
dre I'infanterie angloise qui etoit debarquec ;
apres quoi il retourna sur ses pas pour observer
les mouvemens des Espagnols , qui quitterent,
le 19 de juin, le voisinage de Mons pour
aller camper sur la Sambre, un peu au-dessus
de Thuyn. Le 22 , I'armee passa la ri-
viere ; le lendemain elle campa proche de Phi-
lippeville, faisant mine de vouloir secourir
Montmedi. M. de Turenne se hdta de gagner
les devans; le dessein etoit de I'amuser et de
lui donner le change, en tombant sur Calais
:>'.it;
VEMOIBES nu DI C I) VOl'.CN.
IG57]
({uou esperoit emporter en peu d'heures par un
endroit dont on connoissoit la foiblesse. Les Es-
pagnols meditoient ce dessein des avant le de-
part de I'aicliiduc , qui avolt envoye des inge-
nieurs deguises pour reconnoitre les defauts de
place. Ilsn'avoient pu encore trouver Toccasion
de I'attaquer; ils crurent enfin y reussir, et
avoient pris des mesures si justes, que. I'entre-
prise paroissoit immanquable : elle futconduite
;nec tant de secret , que les ennemis n'en eu-
rent pas le moindre soupcon. On avoir laisse en
qaittant iMons uu corps de cavalerie derriere ,
qui , avec I'infanlerie qu'on pouvoit tirer des
garnisons voisines , suffisoit pour commencer
1 affaire.
Apres avoir engage M. de Turenne a s'avan-
cer vers Moutraedi , I'armee d'Kspagneretourna
subitement sur ses pas et se mit en marche
vers Calais le 2C. Dom Juan , le prince de
Conde et Caracene prirent les devans avec la
cavalerie par le plus court chemin , et laisse-
rent leduc d'Vorels. et Marsin avec Tinfanteiie
pour suivre en toute diligence. Le bagage et le
canon niarehoieut plus avant dans le pais : le
prince de Ligne avoit ete clioisi pour I'execu-
tion de cette entreprise et pour en avoir la prin-
cipale conduite; il fut envoye un jour devatit la
marche de Tarraee pour se mettre a la tete des
troupes qu'on avoit laissees derriere pour cet
effet. Le due d'Yorck marcha la premiere
nuitjusquu Tilli avec I'infanterie; le ii7 , il
arriva au fauxbourg de Mons ; le 28 , a
Bruxelles ; le 29 , avant passe I'Escaut a
Tournai , il vint camper a Pont-a-Bouvines ;
le 31 , il marcha le long des murailles de
Lille, passa la Lys a Arraentieres et cam-
pa a Nieukerke. Le lendemain^ l'"'" juiilet ,
il arriva a Hasebrouk , et le 2, aAr{|ues, a
une lieue de Saint-Omer, ou en arrivant il se
proposoit d'etre avant la nuit devant Calais ;
mais il recut une lettre de dom Juan , par la-
quelle il lui mandoit que I'entreprise avoit man-
que, et lui ordonnoit de rester a Arques jus-
({u'a nouvel ordre. Le prince de Ligne etoit
soTti de Gravelines aussitot qu'il fut nuit pour
executer le dessein a la maree basse , en se sai-
sissant de la partie de la place hors des murail-
les qui joignoit au quai , apres quoi on se pou-
voit rendre maftre de la villeen moins de douze
heures ; mais il arriva une demi-heure trop tard,
et I'eau se trouva si haute qu'il fut impossible
de passer, et il fut oblige de se retirer sans avoir
fait aucune chose que de donner une chaude al-
larme a la ville et montrer au gouverneur I'en-
(hoit de sa place le plus foible, qu'il prit soin
cnsuit« de fortifier de maniere a 6tcr aux Es-
pagiiols I'esperauee de la pouvoir surprendre.
Cette grande marche n'ayaut produit aucun
effet, la cavalerie et I'infanterie se rejoignirent
a Querne,a une lieue d'Aire, le 4 juiilet,
et le canon et les bagages y arriverent un jour
ou deux apres. L'arraee marcha le 6 a Boure ,
proche Liilers, y resta quelques jours et fut
camper vers le 12 a Brouai , le lendemain a
Lens , ensuite a Reu sur la Scarpe , et le 15
a Sauchi-Cauchi entre Arras et Cambrai , et
apres y avoir carape jusqu'au 21 , elle mar-
cha a Marcoin.
Pendant qu'on perdit ainsi le temps a faire
tant de marches inutiles, M. de La Ferte con-
tinua le siege de Montmedl qui fit plus de resis-
tance qu'il n'avoit attendu , la place etant forte
et ayant une bonne garnison. M. de Turenne de
son cote observoit les raouvemens des Espagnols,
sans pourtant s'eloigner du siege, pour empe-
cher qu'on ne jettat du secours dans la ville.
L"armee, etant decampee de Marcoin, le 27,
marcha au Catelet , le lendemain a Fer-
vaques , le 29 a Origni sur TOise, ou elle
ne resta qu'un jour ; elle alia camper en-
suite a Eglancourt jusqu'au 8 d'aout qu'elle
marcha a Feron; le lendemain a Macon, pro-
che de Chimai, et le 10 a Aublin, a une lieue
de Marienbourg , ou on scut la prise de Mont-
rnedi, qui se defendit avec tant de bravoureet
d'opiniatrete, qu'elle ne capitula qu'apres que
les ennemis se furent loges dans un bastion et
y eurent dresse une batterie de six canons. On
apprit en m^me temps que M. de Turenne mar-
choit en Flandre pour y entreprendre un siege ;
il fallut recommencer a marcher le 14 , et
on n'arreta point jusqu'au 20 , qu'on arriva a
Calonne sur la Lys, a une lieue de Saiwt-Venant,
que M. de Turenne avoit assiege, et dont les
lignes etoient deja si avaneees, que cette consi-
deration et la disproportion des forces ne per-
mirent point d'entreprendre le secours de cette
place. On s'etudia seulement a couper les vivres
aux ennemis et a empecher le passage d'un con-
voi de quatre ou cinq cens chariots qui devoit
passer le lendemain de Bethune a leur armee.
On jugea a propos pour cet effet de deeamper
et de se poster a IMontbernenson par ou il etoit
absolument necessaire qu'il passassent. Le pays
par ou on devoit marcher etant fort convert et
entrecoupe de hayes et de fosses, on commauda
des travailleurs pour marcher avec des beches
et des haches a la tete de chaque regiment, et
lour faire des passages , afin que I'armee put en-
trer en bataille dans la plaine qui u'etoit qu'a
la portee du canon des ennemis. On etoit pret a
deeamper des la pointc du jour , et neanmoins
MK5I0IP.es 1)11 DL'C d'vOHCK. [IOoTJ
on Jie marcha que sur le niidi : la raison de ce
delai est d'autant plus difficile a de\iner , que le
succes du desseiii dependoit de la diligence.
On ne manqua point d'en avertir doni Juan , et
le due d'Yorck lui representa que le moindre
retardement donueroit lieu au convoi dVntrer
dans les lignes ; inais pour tout ce qu'on put
dire, I'amiee ne s'ebrania que \ers midi. Le
prince de Ligne , general de la eavalerie , etoit
A la tete de la droite, le prince de Conde a la
gauche, et le due d'Yorck, que dom Juan avoit
priede faire ce jour-la la fonction de mestre-
de-camp-general , etoit a la tete de I'infanterie.
Dom Juan et le marquis de Caracenemarchoient
devant avec leurs troiscompagnics de gardes,
jusqu'a ce ({u'arrivant aupres de la plaine , lis
voulurent, suivaut leur coutume, faire la
sieste.
L'armee ne pouvoit aller que lentement dans
un pays si fourre ; neanmoins le due d'Yorck
n'avoit plus qu'un enclos a passer pour ar river
avec I'infanterie dans la plaine, lorsqu'il apper-
cut le convoi des ennemis , qui descendant de
Montbernenson marchoit en toute diligence pour
gagner les lignes. Ce prince ayant passe la der-
nlcrehaye fit mettreson infanterie en bataille ,
et voyant que le prince de Ligne etoit aussi
dans la plaine avec quatre ou cinq escadrons , il
I'envoya avertir de I'approche du convoi , et
qu'il n'avoit qu'a marcher pour le prendre en-
tierement , les ennemis n'ayant que trois esca-
drons d'escorte ; il repondit qu'il voyoit la chose
aussi bien que lui; que rien n'etoit plus aiseque
denlever le convoi ; mais qu'il n'osoit I'attaquer
sans ordre de dom Juan ou du marquis de Ca-
racene. Le due Tut trouver lui-meme le piince
de Ligne, le conjura de ne point perdre une si
belle occasion pour etre trop scrupuleux ; mais
il repliqua qu'il ne connoissoit point jusqu'ou
alloit laseverite espagnole; qu'en attaquant sans
ordre il pourroit lui en coiUer la tete, prineipa-
lement s'il ne reussissoit pas,ou qu'il vint a
recevoir le moindre affront. Leduc lui repondit
qu'il n'y avoit point de mauvais succes a crain-
dre; que M. de Turenne pouvoit bien faire sor-
tir quelque eavalerie , mais qu'il n'hazarderoit
point d'envoyer son infanterie hors des lignes.
II ajouta que si lesEspagnols venoient a I'in-
quieter pour cette action, il consentoit d'en
prendre tout le blame sur soi-meme, et qu'il
pouvoit legitimement s'exeuser de ne I'avoirfait
que par obeissance pour lui , puisqu'il faisoit ce
jour-la la charge de mestre-de-camp-general ;
mais toutes ces raisons ne purent rien gagner
sur le prince de Ligne : I'occasion se perdit. Le
convoi qui reconnut Icdiuiger redoubia sa dili-
597
gence, et quaiid la plupart des chariots furent
entres dans les lignes, les trois compagnies des
gardes vinrent se joindre au prince de Ligne ,
avec ordre d'attaquer le convoi ; il ne prit avec
lui que la compagnie de ses propres gardes. Le
due d'Yorck y envoya la sienne; mais les qua-
tre premieres , conduites par le comte de Col-
manar, neveu deCaracene, jeune et sans expe-
rience , marcherent si precipitamment et en
desordre, que si les trois escadrons ennemis
eussent voulu disputeile terrain , ilslesauroient
battus. Berkeley, capitaine des gardes du due,
qui voyoit leur mauvaise manoeuvre , les suivit
en bon ordre et leur fut d'une grande utilite ,
car les trois escadrons francois ayant ele forces,
ils les poursuivirent avec la meme imprudence
qu'ils avoient marche a eux , et s'engagerent
avec eux pesle-mesle jusques dans les lignes
dont les ennemis n'avoient pas eu le temps de
fermer la barriere ; mais ils en sortirent plus
vite qu'ils n'y etoient entres , et s'enfuirent
sans s'arreter jusqu'a ce qu'ils eurent gagne la
compagnie de Berkeley, qui s'etoit avancee jus-
qu'a la portee du mousquet des lignes. lis se
rallierent et devinrent si ptudens et si flegma-
tiqucs , que, sans se piquer de conserver le
poste d'honneur qui leur appartenoit , ils lais-
serent a Berkeley celui de faire I'arriere-garde,
et ils revinrent dans cet ordre joindre l'armee
qu'ils trouverent en bataille dans la plaine a la
portee du canon des ennemis , ou , apres avoir
reste quelque temps, elle se retira un peu en
arriere et fut camper a Montbernenson. Les en-
nemis ne perdirent point un seul chariot de
leur convoi ; ils eurent quelques hommes tues,
blesses et prisonniers. Le marquis de Benty ,
hoinme dequalite, et Quierneux, qui comman-
doit le regiment de Gesvres, moururent de
leurs blessures.
Apres avoir manque le convoi et considere
que les ennemis etoient trop forts pour pouvoir
espererde forcer leurs lignes, on delibera sur
ce qui etoit a faire pour les obliger a lever le
siege , ou quelle place on pouvoit attaquer et
prendre avant qu'ils I'eussent fini : la chose fut
anetee dans nn conseil de guerre qui fut tenu
le lendemain du jour qu'on arriva a Montber-
nenson. On resolut d'aller assieger Ardres ,
mais on en remit I'execution jusqu'au 2.'* , de
peur que les ennemis, n'ayant point encore ou-
vert la tranchee , ne quittassent cette entreprisc
pour venir engager dom Juan a combattre mal-
gre lui. Ce delai, dont la raison etoit foible, fut
fort prejudiciable ; M. de Turenne ne perdit
point de temps et fit ouvrir la tranchee la me-
me nuit qu'on arriva a Montbernenson. L'ar-
598
mee en partit le 26 au matin , et arriva de-
vant Ardres le 27 avant midi. On s'attacha
d'abord a etablir les quartiers pour empe-
cher qu'il n'entrat du secours dans la place , ou
on scavoit qu'il n'y avoit pas plus de trois cens
fantassins. On perdit ce jour-la et la unit a tra-
vailler a une circonvallation, qui , au jugement
de tout le monde , etoit fort inutile , au lieu que
si on avoit attaque la place cette nuit-la , ou
I'auroit probablement emportee.
Cette lenteur des Espagnols m'engage a une
digression qui peut eutrer ici fort a propos, pour
s'etonner moins des fautes qu'on leur a deja vu
commettre et de celles qui suivront. Dom Juan
observoit en campagne les meiiies formalites
((ue s'il avoit ete a Bruxelles : il etoit partout
d'un acces egalement difficile ; il dormoit, com-
me il a deja ete reraarque , aussi bien que le
marquis de Caracene, fort pres de la plaine
quandle convoi passoit, et leurs doraestiques,
qui le virent descendre la montagne aussi bien
que le reste de I'armee, n'oserent jamais les
eveiller pour les en avertir ; mais ce qui doit
surprendre davantage , c'est que dom Juan et
le marquis, qui avoient tons deux beaucoupde
bon sens , d'esprit et de bravoure , pussent s'at-
tacher a des formalites qu'ils scavoieut bien
etre prejudiciables au service de leur maitre et
a leur propre reputation. Le marquis etoit un
fort bon officier , avoit servi long-temps , passe
par tons les degies , et devoit sa fortune a son
merite , et si dom Juan n'avoit pas eu le mal-
heur , pour ainsi dire , d'etre eleve corarae fils
d'Espagne, il etoit done de qualites capables
d'en faire uu grand bomme ; mais les scrupu-
leuses formalites gatoient tout. Quaud Tarniee
marcboit, ils n'alloient a la tete que quand I'en-
uemi etoit en presence. Quand les troupes etoient
a moitie sorties du camp , ils montoient a che-
val , marcboient a la tete de leurs trois compa-
gnies de gardes , droit aux quartiers qui leur
avoient ete marques , sans se mettre en peine
de I'armee , ui de reconnoitre la situation du
terrain, ni de scavoir les quartiers des geueraux.
Ainsi dans une allarme , ou a I'approche des en-
nemis , ils ne connoissoient ni le camperaent,
ni memeoii etoit la grand'garde, ni les gardes
avancees. Dora Juan avoit coutume le plus sou-
vant en arrivant a son quartier , quelque bonne
heure qu'il fut , de se mettre au lit; il y sou-
poit et ne se levoit pas jusqu'au matin. Quand
I'armee ne marchoit pas, il sortoit et montoit
rarementa cbeval.
Mais pour revenir au siege d'Ardres , il se
lint uu conseil dc guerre au quartier du mar-
quis dc Caracene , pour resoudrc par oil on at-
MEMOIBES DU DUC d'yORCK. [ 1 657 J
taqueroit la place. Quand les geueraux furent
assembles , on les fit tons monter au baut d'une
tour qui s'y trouvoit , d'ou on les pria de re-
connoitre la place avec des lunettes d'approehe ;
et sans examiner la chose de plus pres , on re-
solut que les Espagnols attaqueroieut une demi-
lune entre deux bastions ; que le due d'Yorck
feroit la sienne a celui de la droite , et le prince
de Conde a celui de la gauche , et que , pour m.'
point perdre de temps, on feroit en sorte d'atla-
cher cette nuit meme le mineur au corps de la
place.
Le due d'Yorck et le prince de Conde , ne se
contentant point d'avoir vu la place du baut de
la tour , furent la reconnoitre de plus pres. Don
Juan et le marquis n'allerent point en persoune
reconnoitre leur attaque , ils envoy erent seule-
ment un major de bataille pour leur en rendre
compte , n'etant point la coutume des generaux
espagnols de s'exposer en de semblables occa-
sions. Toutes ehoses etant disposees , on com-
raenca les attaques des lesoir, apres un signal
qui fut donne du quartier de don Juan. Les as-
sieges n'ayant point de monde pour defendre
leurs dehors , on avanca sans peine jusqu'au
pied du fosse , ou on fit un logement avant de
tenter d'attacher le mineur. Le regiment du due
d'Yorck fut employe a I'attaque de ce prince ;
le lord Muskery, qui le commandoit , avoit un
capitaine et quelques soldats des autres batail-
lons pour le rendre plus fort. Le due prit soin
de lui envoy er des fascines et tout ce qui lui
etoit necessaire , et etant alle ensuite visiter les
travaux avec le due de Glocester , il trouva que
le lord Muskery, avoit lout mis en bon etat ;
qu'il avoit presque fini sou logement au bord du
fosse vis-a-vis la pointe du bastion , et qu'il
avoit deja loge le corps du bataillon dans le
fosse du ravelin qui couvroit la pointe du bas-
tion. Ce prince crut qu'il etoit temps d'attacher
le mineur ; mais ayant appercu au clair de la
lune qu'il y avoit de I'eau dans le fond du fosse ,
il envoya un sergent pour le sonder, qui rap-
porta que cette eau n'etoit pas assez profonde
pour empecher les mineurs. II les fit descendre
dans le fosse avec un sergent et quelques soldats
pour porter, les madriers a la faveur desquels ils
devoient se loger. Le jour commencaut a pa-
roitre , ce prince et le due de Glocester se reti-
rerent et retournerent a leurs quartiers. On ne
donnera point de detail des autres attaques , et
on dira seulement qu'ayant eu le meme sucees
et ayant attache leur mineur, on ue doutoit
point que la place ne se rendit en moins de
vingt-quatre heures. On fut dire a don Juan et
au marquis de Caracene, qui etoit en carossc
MEMOTRBS DU DUC
deriiere leurs attaques, hors de la portee du ca-
non , que le prince de Conde et le due d'Yorck
etoient alles visiter les travaux; don Juan re-
pondit: Ao Iiuzen ben , ils nefontjKis bien.
Le matin , un peu apres le soleil leve , on eut
avis de la prise de Saint-Venant et que M. de
Turenne avancoit pour venir secourir Ardres.
On assembia immediatement un Junto ^ et on
resolut aussitot de lever le siege. L'embarras
etoit de retirer les troupes des attaques; on
n'avoit pas eu le temps de faire des travaux et
des tranchees , pour la communication , ainsi
ils ne pouvoient en sortir qua decouvert. On
commenca par retirer les mineurs: ce qui fut
execute a Tattaque du due par les soins du lord
INIuskery , qui , avant de faire connoitre aux of-
ficiers qui etoient avec lui , les ordres qu'il avoit
recus, fit dire aux mineurs de revenir le mieux
qu'ils pourroient, et que pour favoriser leur re-
traite il feroit faire grand feu sur les assieges.
II fitcroire aux soldats qu'il les retiroit, parce
qu'il avoit ete averti que cet endroit etoit con-
treniine, et ils arriverent au logement, a la fa-
veur du feu de la mousqueterie , sans aucun ac-
cident. II declara ensuite I'ordre qu'il avoit re-
cu , et leur commanda , quand il donneroit le
mot, de se retirer avec toute la diligence pos-
sible jusqua un endroit qu'il leur marqua,hors
de la porteedn mousquet,ou ils devoient se ral-
Mer. Le due d'Yorck de son cote commanda
trente maitres avec un lieutenant pour s'appro-
cher de la place autant qu'ils pourroient sans
s'exposer, jusqu'a ce qu"il vit les soldats revenir
de I'attaque , et alors de galop|)er parmi eux
pour apporter les ofticiers ou soldaJs qui vien-
droient a tomber. Le due les suivit pour voir
executer ses ordres , et trouva que comme ses
soldats se retiroient de I'attaque, le lieutenant
et ses cavaliers se tenoient tranquillement der-
riere une have a la portee du mousquet de la
place ; le due galoppa au lieutenant pour lui rei-
terer I'ordre qu'il lui avoit donne; il obeit, et,
pour reparer sa faute , marcha jusqu'au bord du
fosse , et quoique les assieges fissent grand feu ,
il n'y eut d'ofticiers que le capitaine Keith et peu
de soldats blesses , dont il n'en mourut aucun :
ce qui fut aussi heureux qu'extraordinaire. On
perdit quelques mineurs aux autres attaques;
et apres qu'on se fut retire partout avec fort
peu de perte , on fit marcher des bagages vers
Gravelines, et toute I'armee suivit. Cettemar-
che fut extremement penible. En arrivant sur
le bord du plat pays, on fut oblige de faire halte
jusqu'a ce que le canon et le bagage fussentsur
la seule digue ou chaussee qui conduit de Po-
lincove a Gravelines, que les grandes pluies
d'yorck. [ler}/] 599
avoient rendue presque impralicable. La pluie
qui continuoit sans cesse , la tempete, I'obscu-
rite de la nuit, le chemin gras et bourbeux, et
les frequentes haltes qu'il fallut faire, desolerent
les troupes et les mirent dans un si grand de-
sordre , qu'il ne fut pas possible aux officiers
d'empecher ies soldats de se debander et (le
chercher du convert oil ils pouvoient. 11 ne se
trouva pas le matin dix bommes ensemble de
chaque regiment ; tout ce qu'on put faire, fut
de les rassembler le lenderaain. Le 30, I'lir-
mee canipa a Broukerke; celle de France eut
sa part du mauvais temps la nuit qu'ils mar-
cherent dans la plaine de Saint-Omer pour ve-
nir a Ardres, lorsque celle d'Espagne en leva
le siege. Le 3 1 , on passa a Colme , et on
mit les troupes en quartier a Dringam et dans
les villages circonvoisins , pour les remettre un
peu de tant de fatigues. Le pays etoit si coupe
qu'il eut ete tres-difficile d'y camper en bataille;
mais I'ennemi etoit si eloigne qu'il. n'y avoit
point de risque. Le 2 septeuibre on marcha
vers Mont-Cassel , et les troupes ayant ete cau-
tonnees dans ies villages aux environs , on y
resta jusqu'au 7, qu'ayant appris que M. de Tu-
renne etoit vers La Motle-aux-Bois , ou fit mar-
cher I'armee a Wonnhout, oil on eut avis,
le 12 , que les Francois avoient pris La jNlotte-
aux-Bois, et qu'ils s'approchoient une seconde
fois de I'armee. Elle repassa la Colme le jour
suivant,dans la resolution de defendre le pas-
sage de cette riviere le long de laquelle on
campa. Les Espagnols etoient postes depnis le
fort de Link jusques vers Spirker ; le poste du
due d'Yorck s'etendoit ensuite depuis I'endroit ou
leur quartier se terminoit jusqu'a Bergue-Saint •
Vinox, et le prince de Gunde ensuite jusqu'a
Bergue meme. Ou rompit tons les ponts et ou
fit des travaux derriere les gues, jusqu'au 17,
qu'ou apprit que M. de Turenne avancoit pour
les prendre en flanc , ayant passe la Colme au-
dessus de Liuck. On detacha aussitot la plupart
des regimens d'Espagnols natifs avec quelque
cavalerie pour se jeiter dans Gravelines. Les
trois regimens italiens de don Tito del Prato, qui
ies commandoit, furent envoyes au fort de Mar-
dick , et le reste de I'armee se retira derriere
le canal qui va de Bergue a Dunkerque. Le
prince de Conde ayant son quartier a Bergue,
don Juan a Dunkerque, et le due d'Yorck a
Oudekerke , on planta le canon tout le long du
canal, oil Ton trouva des batteries toutes pretes.
Un jour ou deux apres que les Espagnols
eurentquitte la Colme, les Francois arriverent
devant Mardick et I'assiegerent. Ce fut en par-
tic en execution du traite fait avec Cromvvel ,
«J00
MKMOlKliS DU DUC D VOKCR.
iGr,7
par lequel ils s'engageoient de le mettre eu
possession de quelque place maritime de la
Flaodre, et Mardick etoit la seule qu'ils pou-
voient attaquer dans une saison si avancee, vu
le soin qu'on avoit pris de munir Graveliues et
Dunlverque de toutes les choses necessaires pour
uue loDgue et vigoureuse defense.
Les Francois en arrivant devant Mardick
travaillerent immediatement a leurs lignes du
cote de Dunkerque et a leurs approches du cote
du fort. Les fourages ayant ete consommes aux
environs , ils fureut obliges le lendemain matin
d'en aller chercher dans les trols grandes fer-
mes qui n'etoient qu'a derai-porlee du canon
des retranchemens des Espagnols, et qui avoient
ete preservees par le credit que trouverent au-
pres de quelques officiers de I'armee les pro-
prietaires de ces maisons : il y avoit meme une
garde extraordinaire pour empecher qu'on y
touchat. Celui qui la commandoit ne put pas ne
point juger, quand il vit les Francois eu appro-
cher avec de la cavalerie et de I'infanterie, a
quelle intention ils y venoient; raais suivant
la couturae des Espagnols , il se retira sans
oser mettre le feu dans lesfermes, parce qu'il
n'en avoit point d'ordre. Le canon des lignes
ayant tire quand I'avant-garde des ennemis ap-
procha , le due d'Yorck , dont le quartier n'etoit
eloigne que d'un demi-mille de la , y accourut ,
trouva qu'ils travailloient deja a se couvrir et
a se retrancher pour se defendre si on venoit
les attaquer , et rencontrant le prince de Ligne
<iui faisoit ce jour la la fonction de mestre-de-
carap-general , il lui demanda ce qu'il avoit des-
seiu de faire , et s'il vouloit laisser fourager les
ennemis tranqulllement devant sesyeux. II re-
pondit , corame a sou ordinaire , que sans les or-
dres du marquis de Caracene ou de don Juan ,
il n'osoit rien eutrepreudre; et sur ce que le due
lui repliqua qu'avant qu'ils pussent arriver , les
Francois seroient retranches et qu'on ne pour-
roit plus les deloger ni bruler le fourage , il re-
pondit que cela etoit vrai , mais qu'il u'entre-
prendroit rien sans des ordres positifs. Le due
lui dit qu'il alloit done lui-meme attaquer les
ennemis avecses propres troupes , le priant seu-
lemeut de faire border sa ligne par son infan-
terie ^ mais il repondit encore que le pont etant
dans le quartier des Espagnols, il ne pouvoit
pas lui permettre d'y passer, parce que s'il y
avoit quelque chose a faire , c'etoit aux Espa-
gnols a I'exei'uter ; ainsi toutes les propositions
ne servirent a rien. Pendant qu'on attendoit les
oidresde Dunkerque, les Francois fouragerent
sans autre inquietude que celle du canon ((ui
lira toujours sur eux , dont le bruit (It venir de
Bergue le prince de Conde. Le due d'Yorek Tin-
forma aussitot de ce qui s'etoit passe entre lui
el le prince de Ligne, il n'en fut point du tout
surpris , et assura le due que , quand il auroit
servi aussi long-temps que hii avec les Espa-
gnols , il s'accoutumeroit a leur voir commettre
beaucoupde fautes considerables sans s'en eton-
ner, Les ennemis , apres avoir fourage tant
qu'il leur plut, se retirerent et laisserent der-
riere eux environ cent chevaux que le canon
leur avoit tues. On ne scait point combien d'hom-
mes ils perdirent , mais on ne trouva aucun
corps mort , soit qu'ils les eussent emportes ,
soit qu'ils les eussent enterres sur la place dans
quelque endroit qu'on ne put decouvrir.
Deux ou trois jours apres, le fortde Mardick
se rendit et fut , en consequence du traitte fait
avec Cromwel , mis le lendemain entre les
mains de Reynold; et peu de temps apres les
Francois, ayant repare les brechesetcomble les
travaux , se retirerent en quartier de rafraichis-
semens et de fourages dans leur pays. L'armee
d'Espagne continua de camper oil elle etoit, et
on pubiia qu'on reprendroit Mardick. La mala-
die causee par le mauvais air fut si generale,
qu'a la reserve des Espagnols naturels, peu
d'officiers et de soldats furent exempts de fievre,
et plus de la moitie se trouverent dans un meme
temps incapables de lendre aucun service. Les
troupes que commandoit le due d'Yorck en
furent les plus maltraittees ; il fut presque le
seul des otficiers ou volontaires de qualite et de
toute sa raaison qui n'en fut point attaque. Le
due de Glocester quitta I'armee , malade , et le
prince de Conde le fut a un point que les me-
decins craignirent pour sa vie. Peu de temps
apres le roi d'Angleterre vint a Dunkerque solli-
citer dom Juan au sujet de quelques affaires pa r-
ticulieres , et pour le faire souvenir de quelques
promesses qu'il avoit faites a Sa Majeste par
rapport a I'Angleterre.
Les Anglois qui etoient dans Mardick tra-
vaillerent a I'eparer les anciennes fortifications
autour du fort : ce qui leur etoit d'autant plus
facile que les fosses n'avoient point ete combles.
et que Ton n'avoit applani qu'une petite partie
du parapet.Dom Juan, en ayant ete averti , re-
solut d'y marcher un soir avec toute I'armee,
pour rasereu un jour les ouvrages qu'ils avoient
eleves en un mois. C'etoit plus par ostentation
et pour faire croire au peuple qu'il avoit des-
sein de repreudre ce fort , que dans I'espe-
rauce que cela cut aucune suite. Le jour ayant
ete arrete pour cette expedition , ii sortit de
Dunkerque le soir a la tete de Tarmee , accom-
pagne du roi d'Angleterre : I'obscurite etoit si
MEMOIRES DU DUG b VORCK.
Ki.OSl
601
grande qu'il fallut marcher aux flambeaux. Les
ennemis, qui les appercurent , crurent qu'on
alloit les escalader ou au moins les assicger, et
se preparerent a se defendre , allumant des fal-
lots autour du fort. Quand on arriva un peu
plus pres que la portee du canon , I'armee etei-
gnit les siens. Sa Majeste , dom Juan et le mar-
quis de Caracene arreterent avec la cavalerie,
pendant que I'infanterie avancoit ; les Espagnols
etant commandes par , marechal de
bataille, marcherent a I'endioit des dehors qui
regardent Dunkerque; le comte de Marsin avec
I'infanterie du prince de Conde , du cote qui re-
garde Gravelines , et le due d'Yorck , a la tete
de la sienne, se posta au milieu des deux.
Quand on approcha du fort , les ennemis firent
un feu continuel de canon et de mousqueterie,
et les petites fregates qui etoient dans le fosse
ue cesserent pas aussi de tirer. L'infanterie en
sout'frit peu , parce qu'elle se mit d'abord a I'a-
bri des anciens dehors; mais les balles qui
passoient par dessus elle tomberent dans la
cavalerie et y tuerent du monde et des chevaux.
Sa Majeste s'etant avancee pour voir ce que fai-
soit Finfanterie, le marquis d'Ormond, qui I'ac-
compagnoit, eut son cheval tue sous lui d'un
coup de canon. Ghaque corps en arrivant a son
poste fit passer sestravailleurs avec des soldats
detaches pour les soutenir; mais le fosse etant
trop profond du cote du due d'Yorck , il fut
oblige de leur falre prendre le tour par I'at-
taque des Espagnols; cependant il le fit com-
bler avec des fascines , et fit faire un passage
pour pouvoir les soutenir, si les ennemis sor-
toient sur eux. Dans le moment que les travail-
leurs commencerent a applanir les ouvrages,
les soldats detaches firent un feu continuel
contre les ennemis ; ce qu'ils continueient jus-
ques vers la pointe du jour que les dehors etant
rases , on se retira en bon ordre et on arriva
a Dunkerque lorsqu'il commenca a faire grand
jour. Les ennemis furent assurement plus sur-
pris de la retraitte que de I'approche , et ils s'at-
tendoient si peu qu'on les quittat , que les Es-
pagnols etoient deja partis que la garnison
tiroit encore; il n'y eut pas plus de vingt ca-
valiers , un capitaine du regiment de Glocester
et trois ou quatre soldats de tues ; il y en eut
huit ou dix de blesses. Les Anglois,dans le fort,
comrae on I'a su depuis, n'eurent qu'un homme
de tue , et ils crurent si fort qu'on les alloit as-
sieger, qu'ils depecherent un courrier a M. de
Turenne pour Ten avertir. II assembla ses
troupes qui etoient en quartiers de fourage,
et se mit en marche pour les venir seconrir;
mais, sur I'avis ([u'il eut ((ue les Kspngnols s'e-
toient retires , il retourna dans ses quartiers.
Quelques jours apres on fit une tentative pour
enlever les fregates angloises qui etoient dans
le fosse : on avoit eu dessein d'abord de les
bruler ; mais la chose s'etant trouvee trop dif-
ficile , on resolut d'essayer de surprendre les
deux plus grosses, la Rose et le Veritable- Amoin\
de six ou de huit pieces de canon chacune. On
arma pour cet effet douze chalouppes , qui sor-
tirent dans un temps fort calme. Dom Juan iit
avertir le Roi et le due d'Yorck , et ils lurent
le long de la mer, accompagnes de toutes les
personnes de qualite et des principaux officiers,
pour voir quel seroit le succes de cette entre-
prise : il faisoit une espece de brouillard. Etant
arrives vis-a-vis des fregates, on entendit crier
en anglois : De quel bord est la chalouppe ? Le
matelot , voyant qu'on ne lui repondit point et
qu'une autre chalouppe alloit aborder la fre-
gatte , donna I'allarme , et tira un coup de ca-
non qui cassa la jambe d'un des rameurs ; cet
accident et quelques coups de mousquet qui fu-
rent tires en meme temps dounereut I'epouvante
aux chalouppes, qui se retirerent honteusement
sans vouloir rien enlrepreudre davantage.
Le roi d'Angleterre , ayant acheve ce qu'il
avoit a faire avec dom Juan et le marquis de
Caracene , alia a Bruges , et ensuite a Gand et a
Bruxelles. Le due d'Yorck resta a Dunkerque
pour commander I'armee. On avoit toujours en-
tretenu les peuples dans I'esperance qu'on re-
prendroit Mardick ; pour obtenir plus faci le-
nient un subside considerable de la province de
Flandre, et pour rendre la chose plus vraisem-
blable, ou fit de grands magasins de fascines ,
de gabions et de toutes les choses necessaires
pour un siege. Neanmoins il y eut ordre d'en-
voyer les troupes le premier jour de I'an dans
les quartiers d'hyver, et le due, qui etoit reste
a Dunkerque tout ce temps -la, retourna a
Bruxelles peu de jours apres que dom Juan et
le marquis de Caracene y lurent arrives.
[1658] Au commencement du printemps, on ne
songea plus a Bruxelles qu'aux preparatifs pour
la campagne , et comme la saison avancoit , les
Espagnols s'appliquerent a munir les places les
plus exposees. On etoit informe de toutes parts
que les Francois entreprendroient celte annee
un siege considerable; les Espagnols eurent
beaucoup d'inquietude , car, n'ayant pas sufli-
samment d'inianterie pour garnir toutes leurs
places, il falloit en laisser quelques-uues avec
de foibles garnlsons. Le Roi les sollicita ins-
tamment de renforcer celles de Dunkerque, leur
faisant entendre qu'on lui mandoit d'Angleterre
que la premiere entreprise seroit le siege de
C02
MKMOIBES DU DUG d'yORCK. [KJ.58]
eette place ; que Cromwel en solHcitoit forte-
ment les Francois ; que tout se preparoit pour
cet effet en France et en Angleterre, et quedes
lettres qu'H avoit fait intercepter lui confir-
moientces avis. Sa Majeste ne se contenta point
de leur donner une fois ces avertisseraens , elle
les reiteroitchaque semaine sur la continuation
des avis qu'elle recevoit d'Angleterre; raais les
Espagnols n'y ajouterent point de foi , croyanJ;
qu'ils etoient faux et qu'ils etoient donnes
dans le dessein de leur faire degarnir Cambray
ou quelques autres places du dedans du pays,
lis etoient encore si allarniesde I'entreprisesur
Cambray de I'annee derniere , que toutes les
raisons du Roi ne purent point prevaloir sur
leurs craintes , tant leur prevention etoitgrande
que le cardinal avoit toujours les raemes vues
sur cette place , et que rien n'etoit capable de
lui faire changer ce dessein, quelqu'engage-
raent qu'il put avoir avec Cromwel , a moins
que la place ne fut si bien munie qu'il jiigeat le
succes impossible.
Cette opinion et plusieurs raisonnemens plus
specieux que convainquans , leur firent croire
que Dunkerque ne couroit point de risque cette
annee. lis negligerent d'y raettre une bonne
garnison et les munitions necessaires; et re-
pandant en meme temps la plupart de leur in-
fanterie dans Aire et Saint-Omer, sur les fron-
tieres du Haynaut , et renforcant la garnison
de Cambray d'un corps considerable de cava-
lerie et d'infanterie , ils negligerent tellement
Dunkerque, qu'ils laisserent meme imparfaits
deux forts a quatre bastions chacun , qu'ils
avoient commences sur le canal entre Bergue et
cette ville-la , qui en auroient rendu le siege
beaucoup plus difficile, puisque. les ennemis
eussent ete obliges de prendre I'un de ces deux
forts avant de pouvoir assieger la place dans
les formes.
On ne pent s'empecher de faire cette re-
marque, que de toutes les fortiiications de cette
nature , ou retranchemens , que les Espagnols
ont faits pour la defense des rivieres, on ne
leur en a jamais vu tirer aucune utilite , soit a
cause qu'ils ne les acbevoient point a temjjs ,
soit parce qu'ils n'avoient point assez d'hommes
pour les defendre , ou que les Francois , par
des marches imprevues , venoicnt les attaquer
en flanc, comme il a ete rapporte en I'annee
1655. II est verltabiement fort difficile d'en
faire aueuns dans ce pnys-la dont on puisse
tirer avantage ; car I'armee , qui est supe-
ricure et maltresse de la campagne, trou-
vera toujours, avec un pen de patience, les
moycns de forcer les passages , ou d'entrer par
quelqu'autre endroit dans le pays ennemi : d'ou
il faut conclure qu'un general ne doit point
mettre toute sa confiance sur de pareilles pre-
cautions , quoiqu'il y ait des occasions ou el les
peuvent etre necessaires.
Les Francois, suivant leur coutume, en-
trerent cette annee les premiers en campagne,
et, en marchant a Dunkerque, ils firent pri-
sonniers de guerre le regiment du due de Glo-
cester dans Casse! ou il avoit ete imprudemment
envoye , la place n'etant d'aucune defense , par
M. de Bassecour, marechal-de-bataille,qui com-
mandoit toutes les troupes dans les environs. II
fit marcher en meme temps le regiment d'infan-
terie du due d'Yorck, fort d'environ cinq cens
hommes, avec quelques autres regimens foibles
et de la cavalerie , qui etoient en quartier a
Hondscotte, pour se jetter dans Saint-Omer,
qu'il croyoitque les ennemis vouloicnt assieger;
mais quand par leur marche il decouvrit qu'ils
en vouloient a Dunkerque , il voulut , mais trop
tard , y jetter du secours : tout ce qu'il put faire
fut d'y entrer lui-meme avec un peu de ca-
valerie.
Le marquis de Leede, gouverneur de la place,
s'y jetta presque en meme temps avec beaucoup
de peine : 11 avoit ete a Bruxelles y solliciter des
secours d'hommes et de munitions , et il y etoit
encore quand on recut les premieres nouvelles
que les Francois marchoient a Dunkerque. On
ordonna alors aux troupes qui etoient a Nieu-
port, Furnes et Dixmuyde, pour lesquelles pla-
ces ils avoient eu de la crainte sans sujet , de
marcher a Dunkerque, a la reserve du regiment
d'infanterie du roid'Angleterre, d'environ qua-
tre cens hommes , qui etoit a Dixmuyde ; mais
ils ne purent point y entrer , la ville etoit dej;i
bloquee ; le marquis de Leede s'y trouva as-
siege : la force consistoit dans de grands dehors
qui n'eloientque de terre et qu'il etoit aise dap-
procher ; la garnison n 'avoit aucune proportion
avec le vaste terrain qu'il falloit defendre : elle
n'etoit que de mille hommes d'infanterie et huit
cens chevaux ; il n'y avoit que fort peu de pou-
dre et d'autres provisions. La nouvellecertaine
de ce siege ayant ete apportee a Bruxelles, sur
la fin de may, n'etonna pas peu les Espagnols ,
principalement quand ils scurent qu'il n'y avoit
aucune esperance d'y pouvoir jetter du secours
par mer, parce que la tlotteangloise, commandee
par le general Montaigu , fermoit I'entree du
port. Le seul moyen qui restoit pour sauver cette
ville, etoit d'assembler I'armee; on resolut pour
cet effet, dans un conseil de guerre oil assiste-
rent tons les offieiers generaux,que le rendez-
vous general scroll a Ypres ; les ordres furciit
MEMOIEES DU DUG d'vOKCK. [
envoyes a toutes les troupes d'y marcher en di-
ligence ; et le 7 de juin, I'armee et les generaux
s'y trouverent. On vint camper le 9 a Nieuport ,
le lendemain entre Oudekerque et Furnes, on le
raarechal d'Hocquincourt arriva : il etoit noii-
vellcment venu de France par Hedin. Cette ville,
apres la mort du gouverneur, s'etoit revoltee a
la persuasion du lieutenant de Roi et de son
beau-frere : ils avoient appelle les Espagnols a
leur secours, avec lesquels ils convinrent do
leur livrer la place , moyennant une certaine
somme qui leur fut payee , et les Espagnols en
prirent possession. Le raarechal d'Hocquincourt
avoit de lougue main une correspondance se-
crette avec le lieutenant de Roi , par rapport au
dessein qu'il avoit de se revolter et d'attirer
dans son parti la plupart de la noblesse et des
peuples du Vexiu et de la basse Normaudie ;
mais ces menees furent decouvertes avant qu'il
put en venir a I'execution : tel estordinairement
le sort de semblables entreprises ; il se trouva
force de chercher son salut dans la fuite, et il y
trouva la mort. On a cru que, si cette campogne
n'avoit ete si desavantageuse pour les Espa-
gnols, il y auroit eu un soulevement en ces
quartiers-la.
Pour revenir aux mouvemens de I'armee
d'Espagne ,il fut resolu, le U, dans un conseil
de guerre , auquel assisterent dom Juan , le
prince de Conde , le marquis de Caracene , le
marechal d'Hocquincourt, le prince de Eigne
(dom Estevan de Gamare et le due d'Yorck ne
s'y etant point trouves par accident ) , que ,
le 13, on marcheroit dans les dunes avectoute
I'armee, aussi pres des lignes des ennemis qu'il
se pourroit ; qu'on y camperoit pour etre en etat
de les attaquer quand on le jngeroit a propos ;
que, le 12, tons les officiers generaux marche-
roient avec deux mille soldats commandes pour
reconnoitre le terrain et marquer le carapement.
Mais avant d'entrer plus loin dans ce detail ,
il faut rapporter ce qui se passa dans le conseil
de guerre, parce que la plupart de ceux qui y
assisterent ont voulu se disculper et s'excuser
d'avoir donne I'avis qui fut suivi , ou d'avoir
consent! a la resolution qu'on y prit. Le due
d'Yorck scait ce qui suit d'une personne qui
etoit de ce conseil , et qui aussi bien que les au-
tres a souhaite de desabuser le monde de I'o-
pinion qu'on auroit pu avoir qu'il y eiit con-
sent!. Qand tons les officiers generaux furent
assls,dom Juan leur exposa le sujet pourquoi
il les avoit assembles , qui etoit pour les con-
suiter sur les moyens de secourir Dunkerque. H
leur representa I'etat de la place et la necessite
d'eu fairc promptemcnt lever le siege , et s'etant
1058 J GO 3
etendu sur ces deux chefs , il proposa de fairc
marcher I'armee a Zudcote , et de camper dans
les dunes le plus pres des lignes des ennemis
qu'il seroit possible , pour pourvoir trouver
I'occasion de les attaquer a propos. Cette propo-
sition fut suivie d'un long silence , et personne
ne se levant pour s'y opposer, dom Juan dit :
« Puisque je vois que vous approuvez ce que
je viens de proposer , examinons presente-
ment la maniere et le temps d'y marcher. » En-
suite il fut resolu d'aller le lendemain reconnoi-
tre les lignes des ennemis et le terrain pour
camper.
Les generaux furent envoyes le 12, comme
il avoit ete resolu, avec quatre mille chevaux et
I'infanterie detachee pour reconnoitre les lignes
des assiegeans et choisir le terrain pour le
campement de I'armee. On fit halte a Zudcote
pour marquer le camp ; ensuite le due d'Yorck,
le marquis de Caracene et dom Estevan de Ga-
mare traversereut les dunes avec quelque cava-
lerie jusqu'au bord de la mer, pendant que
M. de Boutteville etoit alle avec les cravattes le
long du grand chemiu entre les dunes et les
prairies , s'avancant si pres vers la garde de
cavalerie des ennemis qu'il escarmoucha avec
eux et les obligea de reculer, ce qui donna lieu
de reconnoitre leurs lignes.
Comme il revenoit pour faire son rapport aux
generaux, il rencontra le marechal d'Hocquin-
court , qui le pria instamment de retourner en-
core une fois et qu'il vouloit charger la garde
de cavalerie des ennemis. M. de Boutteville eut
beau lui dire qu'il avoit observe tout ce qu'on
pouvoit soubaitter; qu'il amenoit meme quel-
ques prisonniers qu'il avoit enleves dans les du-
nes : toutes ses raisons ne gagnereut rien sur
son opiniatrete, et il insista si fortement , que
Boutteville ne put point le refuser. Get ente-
tement ne I'exposa pas seulement au peril , mais
attira encore tous les officiers generaux a une
fort grande distance de leurs troupes ; car le
prince de Conde, le voyant aller aux lignes , le
suivit ; dom Juan appreuant qu'il y marchoit ,
en fit de meme, et le due d'Yorck, quoiqu'il eiit
observe avec le marquis tout ce qui se pouvoit,
sur ce qu'on lui dit que ces messieurs alloient
vers les lignes , galloppa pour les rejoindre, et
arriva dans le moment que M. d'Hocquincourt
poussoit la garde avancee des ennemis et la
faisoit reculer. Ce fut dans cette action que
Henry Jermin, du cote des Espagnols, et le mar-
quis de Blanquefort, neveu de M. de Turenne ,
a present comte de Feversham, du cote des
Francois , furent tous deux blesses a la cuisse.
Le marechal d'Hocquincourt s'etoit avance jus-
i'O i
MRMOIRES I)U UlC i/yOHCK. [i('»')S]
qu'a la portee du mousquetd'une redoute, quaod
les ennemis parurent sur une hauteur un peu
en deca de leurs lignes ; et dans le moment que
le due d'Yorck approchoit de lui , ce marechal
recut un coup de moiisquet dans le ventre, tire
delaredoute, et mourut sur-le-champ. On se
retira, les ennemis avancerent, et le prince de
Conde, n'etant pas sur qu'on put eraporter le
corps , s'empressa d'ofer les paplers qui etoient
dansses poches. Un gentilhomme du marechal
pria le due de (aire volte-face pour lui donner
les moyens d'enlever le corps de son maitre : ce
prince fit tete aux ennemis, le corps fut emporte
avec beaucoup de peine, ce qu'ils auroient pu
empecher en poussant un peu vigoureusement ;
mais tons les officiers generaux auroient encore
couru grand risque d'etre fails prisonniers. TIs n'a-
voient avec eux que les cravattes, quin'etoient
point capahles de soutenir une charge vigou-
reuse , et ils etoient eioignes du gros de leurs
troupes de plus d'un mille. Le marquis de Cara-
cene vint avec trois compagnies de gardes pour
les secourir , mais le danger etoit passe : il blama
la temerite avec laquelleon s'etoit expose. On
retourna a I'armee , mais si etonnes du raalheur
arrive au marechal d'Hocquincourt , que, sans
songer a reconnoitre davantage les lignes des
ennemis, et sans meme parler de quelle maniere
on pretendoit les attaquer, on se retira par
Furnes.
Leiendemain, I'armee marcha au lieu destine
pour le campement. Elle avoit sa droite vers la
mer, la gauche le long du canal de Furnes ; I'in-
fanterie formoit une ligne au-devaiit de la cava-
lerje , qui s'etendoit depuis les dunes les plus
proches de la mer jusqu'aux fosses qui sont le
long du canal. La cavalerie etoit jsur deux li-
gnes derriere rinfanterie , et on avoit laisse le
bagage a Furnes. L'artillerie n'etoit pas encore
arrivee, ni tons les outiis pour remuer la terre :
a peine y avoit-il de la poudre suffisamment
pour rinfanterie ; ainsi depourvue de tout ce
qui etoit le plus necessaire pour un combat , on
campa a une moindre distance des lignes des
ennemis que deux fois la portee du canon.
L'avant-garde de I'armee arriva au camp sur
les onze heures du matin. On a scu depuis qu'il
etoit nuit avant que M. de Turenne put croire
que les Espagnols eussent meme le dessein d'y
venir camper; maisenfin on lui amena un pri-
sonnier qui lui confirma qu'ils y etoient; sur
quoi , sans balancer un moment , et sans consul-
ter personne , il resolut de marcher le lende-
main au matin pour les combattre. II envoya
ordre a ses troupes de se tenir pretes,et aux
Anglois qui etoient vers Mardick de le venir
joindre. lis marcherent toute la nuit ayanl un
grand circuit a faire , et arriverent a la poiule
du jour au lieu qui leur avoit ete marque.
Pendant que les Francois se preparoient tout
de bon a donner bataille , les Espagnols etoient
aussi tranquilles dans leur camp que s'ils avoient
ete fort eioignes de I'ennemi. On ne deffendit
point le soir d'aller au fourage, comme c'est la
coutume jusqu'a ce qu'on scache I'intention du
general , et les officiers generaux se doutoient
si peu du dessein des ennemis, ou al'fectoient si
fort dene les point craindre, que le due d'Yorck,
soupant ce soir la avec le marquis de Caracene,
et temoignant qu'il n'approuvoit point la ma-
niere du campement sans lignes etsans la moin-
dre chose qui les couvrit , et qu'il croyoit que si
les Francois ne lesattaquoient point cettememe
nuit, ils livreroient infailliblement bataille le
lendcmain matia, le marquis et dom Estevan
de Gamare repondirent que c' etoient ce qu'ils
demandoient ; et le due leur repliqua qull
connoissoit si bien 31. de Turenne, qu'il pro-
mettoit qu'ils auroient satisfaction. En effet ,
le lendemain matin sur les cinq heures, la garde
avancee vint avertir qu'ils avoient vu de la ca-
valerie sortir des lignes des ennemis, et qu'ils
croyoient qu'ils venoient attaquer I'armee. On
la fit mettre aussilot sous les armes, et les ge-
neraux allerent les reconnoitre. Le due d'Yorck
arriva le premier a la ^ardc avancee , et ayant
pousse jusqu'aux vedettes, il vit clairement ct
distinctement que I'armee ennemie sortoit des
lignes ; leur cavalerie, avec quatre petites pieces
decampagne, avancoit le long du grand chemiu
entre les dunes et les prairies ; I'infanterie fran-
coise sortoit sur la gauche , ayant applani quel-
ques endroits de leur ligne autant qu'il falloit
pour faire sortir un bataillon de front; et plus
sur leur gauche proche de la mer avancoient les
Anglois , que ce prince reconnut par leurs ha-
bits rouges. II retourna sur ses pas pour infor-
mer les generaux de toutes ces circonstances ,
et rencontra, avant d'arriver au camp, dom .luan
qui lui demanda quel pouvoit etre le dessein
des Francois; le due lui repondit qu'ils se pre-
paroient a donner le combat. Dom Juan temoi-
gna de n'en. rien croire, et dit qu'ils vouloient
seulement enlever la garde avancee. Le due I'as-
sura que ce n'etoit point la coutume des Fran-
cois de marcher avec un si grand corps d'infan-
terie, compose des gardes francoises et suisses ,
des regimens de Picardie et de Turenne , qu'il
connoissoit par leurs drapeaux aussi bien que
les Anglois par leurs habits rouges, et avec un si
gros corps de cavalerie et de l'artillerie a la
tete, pour forcer simplement une grande garde.
aiF.MOlfiES DIJ DUG D'yORCK. [1658]
(H);
T;e prince de Contle, arrivant dans le merae in-
stant, rapporta a dom Juan les nnemes circon-
stnnces que le due d'Yorck , et voyant le due
rie Glocester, ii lui demanda s'il s'etoit jamais
trouve a une bataille ; 11 repondit que non , et
le prince lui dit : « Dans une demi-heure vous
verrez conoment nous en perdrons une. » On
ne pouvoit plus douter du dessein des ennemis :
tous les officiers generaux se rendirent chacun
a leur poste pour les combattre, ou on etoit avec
Tavantage du terrain, qu'on eiit perdu en avan-
cant plus loin vers eux.
L'infanterie, au nombre d'environ six mille
hommes, divisee en quinze bataillons, etoit toute
sur une ligne , a la reserve de deux regimens.
Elle s'etendoit depuis une haute dune pioche de
la mer tout au travers des autres dunes jus-
qu'aux prairies qui sont contre le canal de Fnr-
nes. Les Espagnols naturels avoieut la droite
de tout ; le regiment de dom Gaspard Boniface
etoit poste sur la plus haute dune proche de la
mer ; celui de dom Francisco de Meneses, qui
etoit derriere, faisoit face a la mer, pour empe-
cher que les ennemis n'attaquassent en flanc :
sur la gauche de Boniface etoit le regiment de
dom Diego de Gomez, que commandoit alors
dom Antonio de Cordoue; sur sa gauche sui-
voient les regimens de Seralvo ; ceux du roi
d'Angleterre et du lord Bristol, qui ne corapo-
soient qu'un bataillon ; ensuite celui du due
d'Yorck commande par Muskery. II y avoit
derriere ces deux bataillons les regimens de Ri-
chard Grace, et du lord Willoughby, qui ne
faisoient qu'un bataillon qui servoit de reserve ;
sur la gauche du regiment d'Yorck etoient trois
regimens wallons, un bataillon allemand com-
pose de quatre regimens, et ensuite, sur la der-
niere dunetirant vers le canal de Furnes, sui-
voient le regiment de Guilau, allemand , le pre-
mier de l'infanterie du prince de Conde ; et les
autres, qui composoient trois bataillons, etoient
ranges entre les dunes et le canal , dans les
prairies du cote du grand chemin. Toute l'in-
fanterie qui etoit postee sur les dunes avoit un
grand avantage , en ce que les ennemis ne pou-
voient venir a eux qu'en montant ces hauteurs
de sable avec beaucoup de fatigue ; de huit mille
hommes de cavalerie qu'il devoit y avoir, il y
en avoit plus de la moitie au fourage qui ne re-
tourna qu'apres la deffaile. La cavalerie espa-
gnole etoit sur deux lignes derriere l'infanterie
entre les dunes; celle du prince de Conde etoit
derriere son infanterie entre les duues et les
prairies : comme il y avoit plusieurs endroits
oil on ne pouvoit mettre que trois ou quatre es-
cadrons de front , on ne pent dire precisement
sur combien de lignes elle etoit ran gee , et ce
fut dans cette situation qu'on attendit les en-
nemis.
Leur infanterie etoit sur deux lignes de sept
bataillons chacune: la premiere, commandee par
M. de Gadagne, lieutenant-general , etoit com-
posee d'un bataillon des gardes francoises qui
avoit la droite , et marchoit le long des dunes
du cote du grand chemin ; ensuite un bataillon
des gardes suisses qui marchoit sur les dunes ;
le regiment de Picardie et celui de Turenne, qui
etoit le dernier des troupes francoises de cette
ligne qui etoit terminee par trois regimens an-
glois, dont le dernier s'etendoit jusqu'aux du-
nes les plus proches de la mer; et devant chaque
bataillon de cette premiere ligne marchoient les
enfans perdus.
II y avoit cinq ou six escadrons entre les deux
lignes de cette infanterie, et leur aile droite,
composee d'autant d'escadrons que le terrain en
pouvoit contenir, marchoit le long du grand
chemin ou les dunes finissoient , commandee
par le marquis de Crequy, lieutenant-general ;
et en beaucoup d'endroits , il n'y avoit que trois
ou quatre escadrons de front : quatre pieces de
canon , comme il a deja ete dit , etoient a la tete
de la cavalerie de la droite. L'aile gauche de
k'ur cavalerie, commandee par M. de Castelnau,
marchoit le long de la mer avec deux pieces de
campagne ; et plusieurs fregates legeres de la
flotte angloise, s'approchant de la cote autant
que la maree le pouvoit permettre, tiroient sans
cesse le canon sur les troupes espagnoles qu'ils
pouvoient decouvrir dans les dunes.
Les Anglois que commandoit Morgen , mare-
chal-de-camp , attaquerent les premiers , le ge-
neral Lockart etant avec M. de Castelnau a la
tete de Taile gauche. Un peu avant qu'ils char-
gerent, dom Juan envoya prier le due d'Yorck
d'aller a la droite et de prendre un soin parti -
culler de I'endroitou il voyoit avancer les x\n-
glois : il y marcha , et ne prit des troupes du
milieu de la ligne ou il etoit , que sa compagnie
de gardes , et cent hommes detaches du regi-
ment qui se trouvoit le plus pres , avec deux
capitaines et des subalternes pour en renforcer
les Espagnols naturels. II les posta aupres de
BonifacCj oil il jugeoit que seroit le principal
effort , et qu'il etoit le plus de consequence de
soutenir, parce que c'etoit la plus haute dune,
et qu'elle avancoit un peu plus que les autres
voisines, outre qu'elle les commandoit. Ce fut
tout ce que ce prince put faire avant que les
Anglois attaquassent ; ils avancerent avec beau-
coup de fierte et de courage; mais avec taut de
chaleur, qu'ayant dcvance les Francois, ils au-
r,o!
MEMOIRES DU DUG u'vOUCK. jlGoSl
roient paye cheremenl cettc bravoure temeraire,
si on avoit profile de leur imprudence ; mais
ceux qui pouvoient tirer avantage de cettefaute,
soit qu'ils ne la remarquassent point , soit qu'ils
dissent quelque raison qivon ne scait point,
n'envoyerent point de cavalerie pour ies pren-
dre en flanc, et laisserent echapper cette occa-
sion. Ce fut le regiment de Lockart qui chargea
k's Espagnols de Boniface. Fenwick, qui en
etoit lieutenant-colonel , etant arrive au pied
de la dune , la trouvant fort escarpee, fit halte
pour donner lieu a ses troupes, en prenant lia-
leine, de monter ensuite avee plus de vigueur.
Pendant qu'ils se preparoient ainsi, leurs en-
fans perdus, s'ouvrant sur la droite et sur la
gauche pour donner lieu au gros de monter sur
la hauteur, firent un feu continuel sur Boni-
face , et aussitot que le regiment s'ebranla pour
attaquer, ils commenceront par un grand cri.
Le lieutenant-colonel tomba d'abord d'un coup
de mousquet qu'il reeut au travers du corps, ce
qui n'empecha point le major, nomme Hinton ,
de conduire le bataillon , qui n'arreta point jus-
qu'a ce qu'il fut a la longueur de la pique , et
malgre la resistance vigoureuse des Espagnols,
({ui avoient I'avantage de la hauteur, et qui
etoient frais , au lieu que Ies Anglois etoient fa-
tigues et presque hors d'haleine d'avoir grimpe
Ies sables; Boniface fut chasse au has, laissant
sur la place sept capitaines , de onze qu'il avoit;
ot Klaughter et Farel , Ies deux capitaines du
detachement que le due d'Yorck avoit joint a
08 regiment, et plusieurs offlciers reformes
dont la plupart etoient piquiers. Les Anglois,
outre leur lieutenant-colonel, perdirent beau-
coup d'officiers et de soldats. Apres s'etre re-
poses peu de temps, ils descendirent de la dune:
ce que le due d'Yorck ayant observe , il fut les
charger avec ses gardes et ceux de dom Juan ;
et etant arrive a la longueur de la pique, il
trouva que le terrain ne permettoit pas de les
enfoncer qu'avec une peine extrem.e. II ne laissa
pas de tenter la fortune , mais ce fut sans suc-
ces; il fut repousse: tons ceux qui se trouve-
rent a la tete de sa compagnie furent ou tues ou
blesses ; et sans la bonte de ses armes, qui le
sauverent, il y seroit demeure. Les officiers de
sa compagnie furent plus heureux que ceux de
oelle de dom Juan: il n'y cut que Berkley, qui
etoit capitaine de la premiere , qui fut blesse.
Le comte de Colmenero , qui etoit capitaine de
la derniere , fut le seul qui se tira d'affairc sans
accident ; tons les autres officiers furent ou tues
ou blesses , et les gardes si maltraittes, que le
due ne put jamais les rallier. Il en rassembia
quaranlc dcs siens, qui etoient encore en etat
de combattre , avec lesquels i) marcha au regi-
ment de Boniface , ou dom Juan , et ensuite le
marquis de Caracene, avoient tache de rallier
les fuyards ; mais n'ayant pu en venir a bout ,
ils s'etoient retires. Quand le due arriva a ce
regiment , ses premiers efforts ne purent point
I'arreter. 11 appercut un nomme Elvige , lieu-
tenant du regiment du roi d'Angleterre, qui
etoit du detachement des Anglois dont Boniface
avoit ete renforce: il lui demanda ce qu'etoit
devenu son capitaine ; il lui repondit qu'il etoit
le seul officier qui restat sans etre blesse. Ce
prince lui ordonna de rester avec lui et d'as-
sembier ses soldats. II leur cria tout haut que
le due etoit la : tons ceux qui purent I'entendre
le vinrent joindre. Le due vit en meme temps le
major du regiment espagnol , il I'appela et lui
dit que ses soldats devoient suivre I'exeraple de
ce peu d'Anglois qu'il voyoit, et que c'etoitvi-
lain aux Espagnols de fuir pendant que les
autres tenoient bon. Ce reproche les arreta, et
ils se mirent aussitot en bon ordre. Le marquis
de Caracene, arrivant dans cet entre-temps , de-
manda au due d'Yorck pourquoi il ne chargeoit
point I'ennemi avec sa cavalerie ; il repondit
qu'il I'avoit deja fait , mais qu'il avoit ete battu.
II ajouta que, dans la situation ou etoit I'en-
nemi, il etoit impossible de I'attaquer, et lui
montra en meme temps, de derriere la dune
voisine, que ce qu'il lui disoit etoit juste.
Le marquis s'etant retire aussitot, le regi-
ment de Lockart avanca , non pas directement,
mais en tournant sur la gauche , et on le perdit
de vue, a cause de I'inegalite du terrain et de
I'interposition d'une dune ; mais le due avoit a
peine rassemble le regiment de Boniface et le
peu de cavalerie qui lui restoit , que le batail-
lon anglois se trouva sur une meme ligne avec
les Espagnols sur leur droite , et il n'y avoit
qu'une dune entre deux. Le due fit face vers la
mer , et marchant a la tete de son infanterie , il
vit , en arrivant sur le haut d'une dune, que Us
Anglois la montoient de I'autre cote. Ce prince
ordonna aussitot au major de Boniface de les
charger de front , pendant qu'avec ses quarante
gardes il alloit les attaquer en flanc: ce qu'il fit
si brusquement qu'il entra dans le bataillon ,
y fit beaucoup d'execution , et le poussa jus-
qu'au bord de la derniere dune le long de la
mer. Le bataillon de Boniface voyant les An-
glois rompus , au lieu de les charger, ayant de-
couvert du haut de la dune que toute I'armec
etoit en deroute , chacun s'enfuit comme il put ,
mais il ne s'en sauva que fort peu.
C'est une chose remarquable que , quand !e
bataillon Anglois fut rompu , pas un homme ne
WEMOIHES UU DUG d'vORCK.' [ 1 G58]
demanda quarlier et ne jetta ses armes ; chacun
se defendit jusqu'au bout , et on n'etoit pas
inoins ea danger des coups de crosses de mous-
quet que du feu qu'on en avoit essuye. Un
soldat auroit infaillibleinent assomme le due
d'Yorck d'un coup qu'il lui portoit, s'il ne I'a-
voit rompu en lui dechargeant un coup d'epee
sur le visage, qui le renversa par terre. L'epee
du due de Glocester, son frere , qui I'avoit suivi
et seconde toute la journee avec une bravoure
digne de ses ancetres , lui ayant tombe des
mains, par un accident dont on ne se souvient
point , un gentilhorame nonime Villcneuve ,
ecuyer du prince de Ligne , qui etoit aupres de
lui, Tayant vu tomber, descendit de cheval, la
ramassa et la donna au due , qui , le pistolet ^
la main, le defendit jusqu'a ce qu'il fut re-
monte ; mais immedialeraent apres , ce pauvre
gentilhoinme recut un coup de mousquet au
travers du corps ; on le tira de la melee , et il
cut le bonheur de guerir de celte blessure.
Un escadron francois etant entrc dans les
dunes pendant que le due d'Yorck chargeoit les
Anglois , 11 se trouva oblige de se retirer promp-
tement: ils alloient le prendre en flauc, et lui
auroit coupe infailliblemeut la retraite si dans
le meme temps le prince de Ligne ne les avoit
charges. II ne les defit point, mais les ayant
arretes, cela facilita ia retraite du due, et en-
suite le prince de Ligne se retira lui-meme.
Le regiment de Boniface ne fut pas le seul
raalheureux : tons les autres regimens d'Espa-
gnols uaturels se trouvereiit enveloppes par la
cavalerie. Les Anglois ne les chargerent point
comma ils auroient du , en marchant directe-
raent a eux. Deux de ces regimens anglois,
voyant la resistance que faisoit Boniface, se
contenterent de marcher sur le flanc et de ti-
rer sur les autres Espagnols naturels en pas-
sant , et en marchant sur la hauteur de la meme
dune apres le regiment de Lockart.
Pendant que les choses se passoient ainsi le
long de la mer, I'aile gauche ne fut pas raoins
maltraittee. Les quatre pieces de campagne que
les ennemis avoient fait avancer le long du
grand chemin , firent une terrible execution et
sur la cavalerie et sur I'infanterie. Les gardes-
francoises et le regiment de la couronne, qui
etoit commande par M. de Montgommeri, fu-
rent tires de la seconde ligne par M. de Tu-
renne , places a la droite des gardes dans la
prairie, et attaquerent trois petits batailions
des Espagnols entre les dunes et le canal , qui ,
apres une foible resistance , s'enfuirent. La ca-
valerie francoise , pour profiler de ce desordre ,
avanea devant Tinfanterie, faisant un front
60 7
aussi large que le terrain pouvoit le permettre ,
et etoit conduite par le marquis de Crequi ',
lieutenant-general; mais celle du prince de
Conde lavint charger si vigoureusement, qu'elle
futforcee de se retirer derrlere I'infanterie, qui,
avancant en boii ordre, empecha de pousser
plus loin cet avantage. Les ennemis furent
ainsi repousses jusqu'a la troisieme fois ; mais
il fallut enfm ceder, parce que la cavalerie fran-
coise etoit soutenue de son infanterie , et celle
du prince de Conde avoit abandonne la sienne.
Ce prince se retira apres avoit fait tout ce qui
se pouvoit, et en general et en soldat , jusques-
la que dans la troisieme attaque il fut en grand
danger d'etre pris.
A regard de ce qui se passa sur la droite du
prince de Conde , dans les dunes , entre lui et
les Espagnols naturels, le regiment de Guiscard
ne fit point ferme pour soutenir I'attaque des
Suisses : i! tira pendant que les ennemis ctoient
encore a une fort grande distance. Une partie
prit la fuite, et les quatre batailions qui etoient
proche firent la meme chose sans attendre les
ennemis. Cette infame poltronnerie, et la de-
faite de Boniface , jetta I'epouvante dans la ca-
valerie qui etoit derriere; la plus grande partie
prit la fuite sans avoir vu I'ennemi ; les ofliciers
firent inutilement des efforts pour les arreter :
mais le pen qui tint ferme se battit avec beau-
coup de valeur, comme on le verra dans son
lieu.
Le regiment qui suivoit les trois dont on a
parle , etoit celui du due d'Yorck : il tint ferme
un pen plus long-temps que ses voisins sur la
gauche; mais une voix s'etant elevee derriere,
que I'infanterie eut a se sauver, ce bataillon se
rompit, les soldats abandonnerent leurs offi-
ciers et prirent la fuite. Le colonel Grace ,
voyant ce desordre , crut devoir songer a sau-
ver son regiment, fit volte-face, se retira en
trois divisions, et tenant ainsi tout son monde
en bon ordre , il eut le bonheur de gagner ie
canal de Furnes, le long duquel il fit sa retraite
sans perdre un seul homme ; mais le regiment
d'Yorck eut un sort bien differend : quoique
M. de Saint-Roch, avec son regiment de cava-
lerie , eut charge et battu les gendarmes du cat -
dinal , tuant de sa propre main Du Bourg , qui
les commandoit, ceux qui devoient le soutenir
I'ayant abandonne, et voyant d'autres escr-
drons qui venoient le charger, il fut force de
se retirer comme il put. La cavalerie qui le
poursuivoit joignit bientot apres le regiment
d'Yorck, dont il ne se sauva pas un homme,
hors mylord Muskery, qui le commandoit. A
pen pres dans ce nieme temps- la , le vicux colo-
(508
MEMOIUES DU L)LC L» VORCK. I I
6,'>S]
nel Michel, mestre-de-camp allemand , chargea
avec son escadion le bataillon de Turenne,
niais il ne put jamais I'enfoncer, et il soutint ses
efforts avec taut dordrc ct de fermete , que Mi-
chel fut tue avec la plupart de ses officiers , et
sou regimeut repousse, sans autre pertedu cote
de celui de Turenne, que du lieutenant-colonel
Belbese , qui fut tue a la tete de ses piquiers
d'nn coup de pistolet. Hors ces deux regimens,
on nese souvient point qu'il y en ait eu d'aufre
de la cavalerie espaguole qui ait fait son devoir
en cette bataille.
Pour revenir au due d'Yorck , il songea a la
retraite quand il se vit entoure de tons cotes par
la cavalerie trancoise, sans aucunes troupes
pour les combattre, et ue scachant point ce qui
pouvoit s'etre passe sur la gauche, oil etoit le
prince de Conde, il resolut d'y aller : il n'avoit
pas avec lui plus de vingt chevaux , le reste de
ses gardes s'etant retire avec le lieutenant, apres
qu'on eut quilte les Anglois. Ce petit nombre
contribua plus qu'aucune autre chose a le faire
echapper ; il en avoit suffisamraent pour ne pas
craindre les coureurs ennemis et leurs gens
ecartes, et n'en avoit pas assez pour donner en-
vie de le venir observer : plusieurs crurenttel-
lement qu'il etoit des leurs, que comme il naar-
choit , il rencontra quatre ou cinq cavaliers qui
attaquerent unde ses officiers nomme Victor, qui
etoit lieutenant; il crut que c'etoit de la cavalerie
du prince de Conde, et leur cria en francois : Lais-
sez-le aller^c'estun de nos Anglois ; sur quoi ils
le relacherent, lui rendirent son epee qu'ils lui
avoient prise, et se retirerent dans la croyance
(jue le due etoit un de leurs officiers. Ils etoient
de Tarraee de France : on etoit dans I'erreur de
part et d'autre , et le due ne reconnut la sienne
que quand Victor lui dit ensuite que c'etoient
des ennemis. Ce prince continua son chemin ,
et fit si bien qu"il passa au trot au travers de
I'armee de France, jusqu'a ce qu'il joignit le co-
lonel Grace et son regiment avant qu'il eut tra-
verse les dunes ; et passant aupres des regimens
de Turenne et de Picardie, il trouva., en arri-
vant au grand chemin , le long des dunes, tou-
tes les troupes du prince de Conde en deroute.
Le due d'Yorck ne se tira d'affaire qu'avec
beaucoup de difficultes, car la foule des fuyards
etant fort grande dans le village de Zudcote ,
au travers duquel passoit le grand chemin, il
ne vit point d'autre moyen de se degager qu'en
prenant un autre chemin autour du village.
M. de Morieul, un colonel des troupes de M. le
prince, que le due rencontra en quittant les du-
nes, n'ayanlpas voulu suivre son exemple, fut
p'.-is un instant apres. Ce prince regagna le
grand chemin de I'autre cote du village, ou il
trouva dom Juan , le prince de Conde et le mar-
quis de Caracene ; on fut oblige de faire volte-
face , pour donner le temps a dom Juan de mon-
ter un autre cheval , le sien etant devenu boi-
teux par accident; apres quoi on picqua des
deux , et on n'arreta plus que quand les enne-
mis cesserent de poursuivre.
Tons les officiers-generaux, excepte dom
Estevan de Gamare , agirent avec beaucoup de
bravoure pendant cette bataille. Dom Juan
resta si long-temps, qu'il courut risque d'etre
pris, et le marquis n'echappa qu'avec beaucoup
de peine : un cavalier ennemi saisit la bride de
son cheval avant qu'il fut hors des dunes; mais
lui ayant decharge un coup de canne dans les
yeux, il I'etourdit de maniere qu'il lacha les
rencs et donna le loisir au marquis de se sau-
ver. On a deja parte de la vigueur aveclaquelle
le prince de Ligne avoit charge les ennemis ;
mais on ne se souvient pas comment il se sauva;
et quant a dom Estevan de Gamare, qui eom-
mandoit en qualite de mestre-de-camp-general ,
il ne cessa point de courir a toutes jambes jus-
qu'a ce qu'il arriva a Nieuport.
On n'a point encore rien dit du bataillon qui
etoit compose du regiment du roi d'Angleterre
et de celui du comte de Bristol , et ce seroit faire
injustice au premier des deux de passer ce qui suit
sous silence. lis etoient postes, comme il a ete
dit , a la gauche des Espagnols naturels : quand
tout fut en deroute sur leur droite et sur leur
gauche, la partie du bataillon qui composoit le
regiment du Roi, tous Anglois, deraeura ferme,
quoique tous les soldats du regiment de Bristol,
qui etoient irlandois, se fussent enfuis aussi bien
que leurs officiers, qui prirent le raeme parti
quand its virent qu'ils ne pouvoient point les
arreter, a la reserve de Stroud, anglois, qui
etoit capitaine-lieutenant, qui se vint mettre
avec ses compatiiotes , doot le lieutenant-colo-
nel et le major les avoient au.ssi bien abandonnes
que les Irlandois, le premier, sous pretexte d'al-
ler chercher desordres, et I'autre pour quelque
cause qui ne valoit pas mieux. II arriva au lieu-
tenant-colonel ce qu'il- meritoit; car ayant ete
rencontre par des cavaliers francois ecartes, ils
le blesserent d'un coup de mousqueton sous
I'oeil : la balle lui ressortoit par le col , et n'en
echappa qu'a grande peine; il fut demonte, et
ayant ete rencontre par hazard par un des gar-
des du due d'Yorck, irlandois, et le seul qui
s'etoit mal comporte dans cette occasion , il le
tira d'embarras. Tous ces accidens n'etonnerent
point le regiment du roi d'Angleterre; ils reste-
rent dans lour terrain, quoiqu'ils vissent passer
MEMOIRES DU UUC d'vORCK. [iGoS]
sur leur gauche toute la premiere ligne de I'ar-
mee de Fiance, et sur leur droite, les Angloisde
Crorawel. M. de Rambure, qui commandoit la
seconde ligne, avancant avec elle a la tete de
son regiment , alloit attaquer le regiment du roi
d'Angleterre ; raais le ^'oyant seul , il avanca
un peu devant ses troupes pour lui offrir quar-
tier; les officiers repondirent qu'ils avoient ete
postes dans cet endroit par le due, et qu'ils
etoient resolus de s'y maintenir aussi long-temps
qu'ils pourroient ; il leur repliqua que leur re-
sistance seroit vaine , puisque toute leur armee
etoit en deroute; ils repondirent derechef qu'ils
ne devoient point la-dessus en croire leurs en-
nemis ; sur quoi il leur offrit , s'ils vouloient en-
voyer un ou deux officiers , qu'il les meneroit
sur une dune, d'oii ils verroient eux-memes que
ce qu'il leur disoit etoit vrai. Le capitaine Tho-
mas Cook et Aston furent detaches : il les mena
sur la hauteur, d'ou ils virent qu'ils etoient les
seuls qui restoient de toute I'armee. lis furent
en faire leur rapport au regiment ; sur quoi ils
offrirent de mettre les armes has, a condition
qu'ils ne seroient point mis entre les mains des
Anglois, et qu'ils ne seroient ni depouilles ni
souilles, ce qui leur fut accorde; et M. de Ram-
bure leur en ayant donne sa parole, qui fut
exactement tenue , ils se rendirent et se trou-
verent bien plus beureux que I'autre regiment
qui les avoit abandonnes, dont la plupart fu-
rent tues et le reste pris et depouille.
II n'y eut pas plus de quatre cens hommes
tues dans cette bataille du cote des Espagnols ,
dont les principaux furent le comte de La Mot-
terie , le colonel Michel , la plupart des capi-
taines de Boniface , un de Saralvo , un autre de
Gomez, dom Francisco Romero , avec deux ou
trois de ses officiers; des troupes du roi d'An-
gleterre, trois capitaines, quelqueslieutenanset
enseignes, et des brigadiers de la compagnie
des gardes du due d'Yorck. Le prince de Conde
ne perdit personne de qualite que le comte de
Meilie, lieutenant-general , et peu de capitaines.
Des Espagnols, furent pris le marquis de Sa-
ralvo, Risbourg, Conflans, Belleveder, le prince
de Robec , dom Antonio de Cordoue, dom Juan
de Tolede , don Joseph Manriquez , don Louis
de Zuniga , le baron de Limbec , Darchem et
Baynes, tons mestres-de-camp de cavalerie ou
colonels d'infanterie, M. de Montmorency, ca-
pitaine des gardes du prince de Ligne : la plu-
part ne furent pris que parce qu'ils furent aban-
donnes par leurs troupes, et qu'ils ne voulurent
point s'enfuir avec elles. II n'echappa que peu
de capitaines et officiers subalternes des regi-
mens espagnols naturels , qui se comporterent
III. C. D. M. T. III.
GOfi
en braves gens; mais de leur cavalerie, ils ne
perdirent point d'officiers a proportion. Du re-
giment du due d'Yorck, mylord Muskery fut le
seul ofiicier qui echappa, et des soldats il n'en
revintqu'unevir.gtaine ; le regiment du Roi fut
entieremcnt pris; il n'en revint que tres-peu de
celui du comte de Bristol , mais il ne perdit que
cinq ou six de ses gardes.
Quant aux principaux officiers du prince de
Conde , MVL de Coligny et de Boutteville , lieu-
teuans-generaux, furent fails prisonniers avec
Meilie, qui mourut de ses blessures, et M. Des-
roches, capitaines. II ne perdit que fort peu de
son infanterie, qui ne fit rien qui vaille : elle
etoit le long du canal , ce qui lui facilif.a les
raoyens de se sauver. Sa cavalerie souffrit peu,
quoiqu'elie combattit avec beaucoup de valeur,
et il ne perdit pas un seul colonel. On ne scait
pas combien les ennemis perdirent de monde,
le nombre en fut peu considerable : ils n'eurent
d'officiers tues que Betbese, lieutenant-colonel
du regiment de Turenne, cavalerie, Dubourg,
dont on a deja parle , et M. de La Berge, major-
general de I'infanterie. Des Anglois de Crom-
vvel, Fenwick et Lockart, lieutenans-colonels,
et deux capitaines, furent lues, et quelques
lieutenans et enseignes blesses. La reconnois-
sance oblige de ne pas oublier ici que M. de Ga-
dague, lieutenant-general de I'armee de France,
qui commandoit I'infanterie, ayant oui dire
apres la deffaite,que le due d'Yorck avoit ete
pris par les Anglois , il prit deux ou trois esca-
drons qui etoient commandes par ses intimes
amis, et traversa les dunes pour aller a eux,
dans la resolution de le retirer de leurs mains
ou de gre ou de force, s'il y avoit ete; mais il
eut bien de la joye de trouver que c'etoit un
faux bruit. Les Espagnols avoient heureusement
laisse le canon et les bagages a Furnes, ou, en
arrivant apres la deffaite , on crut la perte bien
plus considerable qu'elle u'etoit ; mais la plu-
part des officiers d'infanterie et des soldats se
sauverent des mains des ennemis. Dom Antonio
de Cordoue et plusieurs officiers de remarque
furent de ce nombre, ceux qui les avoient pris
les ayant relachez pour un peu d'argent.
M. de Turenne, apres sa victoire, rentra dans
ses lignes , continua le siege , et la place ne
tarda pas a se rendre. Elle auroit dure davan-
tage si le marquis de Lede n'avoit ete blesse et
ne flit mort peu de jours apres. On apprit a Fur-
nes, le 26 , que Dunkerque avoit capitule, et
I'armee marcha le meme jour a Nieuport : en
y arrivant, tons les regimens se trouverent aussi
complets qu'avant la bataille, hors celui du roi
d'Angleterre et les Espagnols naturels. On tint
39
610
aussitot conseil pour rt'soudre ce qu'il y avoit a
faire : dom Juan proposa de poster I'armee le
long du canal entre Nieuport et Dlxmude , et
de tacher d'en deffendre le passage. Ceux qui
parlerent apres lui furcnt du meme avis, et les
autres ne s'y opposerent point directement;
mais quand ce fut au due d'Yorck a parler, il
opina contre et donna ses raisons , represen-
tant qu'on n'avoit point un corps d'infanterie
suffisant pour deffendre le poste contre une ar-
armee victorieuse; que les troupes etoient inti-
midees par une deffaite toute recente; qu'il fal-
loit considerer a quelles extremites on seroit re-
duit si on etoit force ; qu'il seroit presque im-
possible d'assurer et de conserver les grandes
villes ; que les ennemis seroicnt en etat de choi-
sir celles qu'il leur plairoit de prendre, et que
beaucoup d'autres iuconveniens resulteroient
d'une entreprise si hasardeuse. II proposa en-
suite de diviser I'armee , d'en mettre les trou-
pes dans les grandes villes du voisinage qui
etoient les plus exposees ; qu'ainsi celle qui se-
roit attaquee pourroit faire une vigoureuse re-
sistance , et se deffendre au moins si long-teraps
que, quand elle viendroit a etre prise, il seroit
trop tard pour les ennemis d'entreprendre un
autre siege, et que pendant qu'ils seroient occu-
pez a en faire un, on auroit le loisir de rassem-
bler les troupes , de profiler des occasions qui
pourroient se presenter. On delibera sur cette
proposition, et il fut resolu de diviser I'armee :
le due d'Yorck et le marquis de Caracene furent
laissez dans Nieuport qu'on cro3'oit que les en-
nemis assiegeroient , avec deux miile hommes
d'infanterie et autant de cavalerie. Le prince
de Conde fut a Ostendc avec un corps de trou-
pes suffisant pour deffendre cette forte place.
Dom Juan se jetta dans Bruges avec de I'infan-
terieet un corps considerable de cavalerie, et
le prince de Ligne avec le reste des troupes en-
tra dans Ypres. Le due d'Yorck sortant du con-
seil de guerre , le prince de Conde lui demanda
pourquoi il se hazardoit a contredire dom Juan
comme il venoit de faire; il lui repondit que c'e-
toit parce qu'il n'avoit pas envie d'etre oblige
uneseconde fois de s'enfuir comme a la bataille
des dunes.
Les troupes s'etant separees suivant la repar-
tition ci-dessus , M. de Turenne vint peu de
jours apres a Dixmude dans le dessein de passer
le canal qui va de A'ieuport a Ostende pour en
couper la communication. Tout etoit pretpour
faire le siege de cette premiere place , lorsque
M. de Turenne recut ordre du cardinal d'at-
tendrejusqu'a nouvel ordre, le Roi etant dan-
gereusement malade a Calais : cet accident sauva
MEMOIRES I>L DUG D'\OnCK. [l658]
Nieuport; il n'y avoit pas dans la place pour
quinze jours de munitions quand M. de Crequi
arriva dans le voisinage, tant la negligence des
Espagnols avoit ete si extraordinaire ; mais
deux jours apres il en arriva d'Ostende. Pour
se mettre en etat de soutenir plus long-temps
le siege , on travailla a faire une nouvelle con-
trescarpe, cinq demi-lunes et une langue de
serpent au deladu canal qui embrassoit les an-
ciens dehors: ce qui fut acheve en huit jours.
Ensuite on lacha les ecluses pour inonder le
pays ; mais cela ne fit pas I'effet qu'on avoit es-
pere , parce que le terrain autour de la place
etoit plus haut qu'on ne croyoit ; cependant on en
tira encore quelque utilite. L'armee de France
resta a Dixmude , et M. de Crequy a la portee
du canon de Nieuport pendant tout le temps que
le roi de France fut en danger. Les generaux
de Karmee d'Espagne s'assemblerent dans cet
entrelemps a Plaskendal , village sur le canal
entre Bruges et Nieuport, et resolurent qu'aussi-
tot que I'armee ennemie quitteroit Dixmude,
dom Juan, le prince de Conde et le marquis de
Caracene asserableroient a Bruges autant de
troupes qu'on en pourroit tirer des places oil
I'armee avoit ete distribuee, pour observer les
mouvemens de M. de Turenne; que le due
d'Yorck resteroit a Nieuport avec un corps de
cavalerie pourcouvrir, autant qu'il seroit pos-
sible, cette place, Ostende et Bruges. Ce prince,
en revenant a Nieuport avec le marquis de Ca-
racene, eutune chaude allarme qui les fit gal-
lopper tous deux, pres de trois milles, de peur
d'etre coupes avant de pouvoir gagner la ville ;
ce fut M. de Varenues, lieutenant-general de
I'armee de France , qui la lui donna en faisant
passer quelques cavaliers de I'autre cote du ca-
nal pour le reconnoitre.
Peu de jours apres, I'armee de France quitta
Dixmude, mais M. de Crequy ne bougea point
de son camp. Le marquis de Caracene , en con-
sequence de la resolution qui avoit ete prise ,
alia joindre dom Juan et le prince de Conde,
avec quelques escadrons et I'infanteiie espa-
gnole qui s'etoit echappee ou rachetee des mains
des Francois. Peu de temps apres, M. de Crequy
se retira du voisinage de Nieuport pour aller
joindre M. de Turenne; mais sans un accident
il ne seroit pas retourne a son aise. Le due
d'Yorck ayant ete averti, sur le midi, qu'il plioit
bagage , il fut lui-meme pour le reconnoitre , et
ordonna en meme temps qu'on fit un detache-
ment de six cens fantassins pour le venir join-
dre incessamment dans la contrescarpe avec
toute la cavalerie, ayant dessein de tomber sur
I'arriere-garde de M. de Crequy. Ce prince de-
MEMOIRES OU DUG
couvrit qii'il decampoit efrecti\ement, que les
bagages etoient dcja partis, et les troupes en
mouvemcnt ; il envoya chercher rinfanterie
qu'il avoit fait commander , sa compagnie des
gardes et deux ou trois escadrons : la eavale-
rie arriva , mais I'infanterie fut si lente, qu'a-
vant qu'elle fut venue, les ennemis etoient si
eloignes de la ville , qu'il auroit ete dangereux
de les attaquer. Ainsi il ne se passa qu'une le-
gere escarmouche entre quelques soldats ecartes
et quelques volontaires a cheval, qui, sans avoir
recu aucun ordre , cliargerent un petit parti de
cavalerie qui couvroit I'arriere-garde sur la di-
gue. Un des pages du due, qui s'appelloit Little-
ton, s'engagea si chaudement qu'il fut fait pri-
sonnier.
Le retardement de I'infanterie empecha I'exe-
cution du dessein de ce prince. Un petit navire
charge de vin et d'eau -de-vie etant echoue le
matin sur la cote, tons les soldats y allerent a
la maree basse, et s'etant enivres il ne fut pas
possible aux officiers de les assembler pour le
temps qui avoit ete ordonne.
Le due d'Yorck ne s'etant pas trouve a ce qui
se passa le reste de cette campagne , on n'en
fera point de detail ; on se contentera de dire
en peu de mots que le corps d'arraee que com-
mandoit le prince de Ligne aupres d'Ypres
fut surpris et deffait par M. de Turenne , qui
tailla en pieces toute son infanterie , et le
poursuivit jusques dans Ypres, qu'il assiegea
et prit en peu de jours; il marcha ensuite
a Oudenarde dont il se rendit maitre : la place
n'etoit pas forte, mais elle etoit de conse-
quence. II y laissa une forte garnison de meme
qu'a Deynse et dans la plupart des places sur
la Lys ; ainsi cet echec du prince de Ligne
causa plus de dommage aux Espagnols que la
perte de la bataille des dunes ; car, excepte la
prise de Gravelines, les Francois auroient fait
peu de progres pendant le reste de cette cam-
pagne, apres Tinaction dans laquelle ils etoient
demeures pendant la maladie du Roi a Calais ;
mais cette seconde victoire les mit en etat de
prendre plusieurs places, comrae le due d'Yorck
en fut informe depuis par une personne qui
pouvoit le scavoir.
Peu de temps apres que le marquis de Cre-
quy eut decarape des environs de Nieuport , le
due d'Yorck marcha avec ses troupes aux
fauxbourgs de Bruges , reglant ses mouvemens
sur ceux des ennemis , et se tenant toujours de
I'autre cote du canal pour ne pas s'engager mal
a propos dans quelque mauvais pas , en pre-
nant garde surtout de se conserver une commu-
nication libre avec les places qui lui avoient ete
d'vop.ck. [iGoS] fil 1
confiees. Le 16 de septembre il retourna a
Nieuport, ou il recut I'agreable nouvelle de la
mort de Cromwel. II envoya aussitot prier dom
Juan d'envoyer quelque autre prendre le com-
mandement qu'il avoit, parce qu'il etoit abso-
lument necessaire qu'il allat trouver le Roi,
son frere, a Bruxclles, sur ce changement des
affaires en Angleterre. M. de Marsin fut envoye
pour le relever, et etant arrive a Nieuport, le
due en partit aussitot et ne retourna plus a I'ar-
mee , la saison etant trop avancee lorsqu'il fut
en etat de quitter le Roi; et sa presence ne se
trouvant plus necessaire dans son departcment,
et toutes les troupes s'etant retirees de part et
d'autre dans leurs quartiers d'hiver, il alia voir
la princesse , sa soeur, a Breda, avec laquelle
il resta quelque temps.
La mort de Cromwel et les suites qu'on pou-
voit en prevoir ( son fils Richard n'ayant ni la
vigueur, ni la capacite de son pere ) releverent
le courage des royalistes , que le mauvais suc-
ces des entreprises qu'ils avoient faites pour le
retablissement du Roi avoient beaucoup ab-
batu. lis oublierent tous les dangers qu'ils
avoient courus, et, meprisant ceux auxquels
ils alloient s'exposer, ils travaillerent tout de
nouveau , et crurent eufin avoir trouve le mo-
ment favorable d'executer leur dessein ; mais
de nouveau tous leurs projets echouerent. Le
roi Charles alia incognito q\\ Espagne a Fonta-
rabie, ou Ton travailloit a la paix des Pyren-
nees. Le due d'Yorck se retira a Boulogne-sur-
Mer. Quelque temps apres le capitaine Thomas
Cook lui apporta des lettres de la Reine , sa
mere : ces lettres donnoient avis au due que
M. de Turenne, qui etoit aux environs d'A-
miens, souhaittoit de I'entretenir sur les affaires
d'Angleterre. Le due se rendit secretement a
Amiens, et M. de Turenne lui dit, en arrivant,
qu'il auroit bien souhaitle de parler au Roi ,
son frere ; mais que, puisqu'il n'avoit pu decou-
vrir ou il etoit , il lui rendroit le meme service
en la personne du due. II lui offrit son regiment
d'infanterie qu'il devoit rendre de douze cens
hommes effectifs, et les gendarmes ecossois,
pour passer en Angleterre avec ce prince, des
amies pour armer trois ou quatre mille hommes ,
six pieces de campagne, des munitions a pro-
portion , et des vivres pour la subsistance de
cinq mille hommes pendant six semaines ou
deux mois; qu'il feroit trouver des vaisseaux
pour transporter le tout en Anglerre, etdonne-
roit des passeports pour faire marcher a Bou-
logne et y embarquer des troupes que le due
avoit en Flandre , a mesure qu'on auroit des
vaisseaux ; que cependant il les falloit faire ve-
012
MEMOIBES DU DUC d'vOBCK. [iCSS
nir u Sahit-Omer on elles trouveroient les passe-
ports ; et pour faire les prepnicitifs plus sure-
ment, il offrit de mettre sa vaissclle d'argent
rn gage et d'employer tout son credit pour
trouver luie somme capable de pousser I'affaire
avec succes ; il conclut d'une maniere toute
obligeantc , en disant au prince qu'il pouvoit
aisement croire qu'il n'avoit iii-dessus aucim
ordre du cardinal , qui etoit a la conference , et
que ce qu'il faisoit etoit par une pure inclina-
tion qu'il avoit pour lui et pour sa maison
royale. Le due d'Yorck accepta la proposition
avec beaucoup de joie et ne perdit point de
temps a choisir I'endroit du debarquement.
Toutes ces choses ayant etc resoiues et raises
en bon chemin , M. de Turenne donna au due
une lellre pour le lieutenant de roi de Boulogne,
auqiiel il ordonnoit de lui fournir tous les vais-
seaux qui se trouveioient dans son gouverne-
raent , jusqu'aux bateaux pecheurs. La Reine ,
sa mere , lui en procura une autre du raarechal
d'Auraonta la raeme personne et pour la meme
llu , et I'affaire fut si avancee, qu'on etoit a
la veille du jour qui avoit ete pris pour I'embar-
quement, et que le due de Bouillon et le comte
d'Auvergne , neveuxde M. de Turenne, etoieut
venus joindre le prince pour Taecompagner en
qualite de volontaires dans cette expedition ,
lorsqu'il recut nouvelle de la defaite des roya-
listes par Lambert ; sur quoi il partit de Bou-
logne pour aller trouver M. de Turenne qui
etoit a Montreuil , et qui , ayant ete informe de
cet accident , ne jugea pas a propos qu'on en-
trepiit aucune chose dans cette facheuse con-
joncture. II lui conseilla d'avoir patience et
d'attendre une meilleure occasion , qui ne pou-
voit pas tarder long-temps, vu la brouillerieet
la confusion qui devoient necessairement arri-
ver en Angleterre. Le due insistoit neanraoins
pour y passer, croyant que le Roi , son frere ,
etoit debarque dans le West ou dans le pays de
Galles; qu'il pouvoit etre en danger, et qu'en
ce cas il n'y avoit pas de moyeu de le tirer d'em-
barras et de le sauver, ou de lui donner lieu
d'entreprendrequelque chose d'important, qu'en
faisant une diversion; mais toutes ces raisons
ne purent point gagner sur lui de le laisser par-
tir ; et sur ce qu'il Ten prioit de la maniere du
monde la plus pressante, il repliqua qu'il etoit
sur que le Roi n'etoit point passe en Angleterre;
et que,quand il seroit vrai qu'il y fut, 11 n'etoit
pas raisonnable que le due se hasardat dans une
entreprise ou il n'y avoit pas la moindre appa-
rence de succes. II lui conseilla de retourner en
Flandre et d'y attendre des nouvelles d' An-
gleterre et du Roi, son frere; et scachant qu'il
n'avoit point d'argent , il lui donna trois cens
pistoles et un passeport. Ainsi finit cette entre-
prise.
Fl> VT.a MEWOIilES DU 1>LC D YOKCK,
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3 TOT? 'DD7b72qs
Michaud, Joseph Frangois
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