Full text of "Oeuvres"
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OEUVRES
DE BOSSUET
TOiME III
<*»^*î>-
l'ARIS. Tyi'OClUI'IlIE I)K FIlilHIN-DinOT KT C'K, lil K J ACOIÎ , 50.
ŒUVRES
DE BOSSUET
TOME TROISIEME
SERMONS. — PANÉGYRIQUES. — MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE
PARIS
CHEZ FIRiMIN-DIDOT ET C", LIBRAIRES
IMPRIMEURS DE l'INSTITUT DE FRANCE
RliE JACOB, 56
M DCCC LXXVII
b^
flz
SUITE
DES SERMONS.
PREMIER SERMON
LE JOUR DE LA PENTECOTE.
Cembien depuis le péché nous sommes naturellement por-
tés au mal , et combien la vertu nous est difticile. Impuis-
sauce de la loi pour nous soulager dans nos inlirmités ; com-
ment n'est-elle propre qu'à augmenter le crime et qu'à nous
donner la mort. De quelle manière elle nous fait sentir notre
impuissance et le besoin que nous avons de la grâce. Chaste
déleclalion, esprit vivifiant, caractère distinctif de la nou-
velle alliance. Pourquoi la crainte ne peut-elle changer les
c<*urs. Amour que nous devons à Dieu; excès de notre ingra-
titude.
Littera occidit; Sphritus autem vivifkat.
La lettre tue; mai s l'Esprit vivifie. II. Cor. ni, 6.
A la vérité, le sang du Sauveur nous avait ré-
conciliés à notre grand Dieu par une alliance
perpétuelle; mais il ne suffisait pas pour notre
salut que cette alliance eût été conclue, si ensuite
elle n'eût été publiée. C'est pourquoi Dieu a choisi
ce jour , où les Israélites étaient assemblés par
une solennelle convocation , pour y faire publier
hautement le traité de la nouvelle alliance qu'il
lui plaît contracter avec nous ; et c'est ce que
nous montrent ces langues de feu qui tombent
d'eu haut sur les saints apôtres : car d'autant que
la nouvelle alliance, selon les oracles des prophé-
ties , devait êlTC solennellement publiée par le
ministère de la prédication; le Saint-Esprit des-
cend en forme de langues, pour nous faire en-
tendre par cette figure : qu'il donne de nouvelles
langues aux saints apôtres; et qu'autant qu'il
remplit de personnes, il établit autant de hérauts
qui publieront les articles de l'alliance et les com-
mandements de la loi nouvelle partout où il lui
plaira de les envoyer.
C'est donc aujourd'hui, chrétiens, que la loi
nouvelle a été publiée : aujourd'hui la prédication
du saint Evangile a commencé déclairer le monde :
aujourd'hui l'Église chrétienne a pris sa naissance :
aujourd'hui la loi mosaïque, donnée autrefois
BOSSIET. — T. II/.
avec tant de pompe , est abolie par une loi plus
auguste; les sacrifices des animaux étant rejetés,
le Saint-Esprit envoyé du ciel se fait lui-même
des hosties raisonnables et des sacrifices vivants
des cœurs des disciples.
Il est très-certain, bienheureuse Marie, que
vous fûtes la principale de ces victimes; impé-
trez-nous l'abondance du Saint-Esprit qui vous
a aujourd'hui embrasée. Sainte mère de Jésus-
Christ, vous étiez déjà tout accoutumée à le
sentir présent en votre âme ; puisque déjà sa vertii
vous avait couverte lorsque l'ange vous salua de
la part de Dieu , vous disant : Ave, Maria.
Entrons d'abord en notre matière; elle est si
haute et si importante , qu'elle ne me permet pas
de perdre le temps à vous faire des avant-propos
superflus. Je vous ai déjà dit, chrétiens, que la
fête que nous célébrons en ce jour, c'est la pu-
blication de la loi nouvelle : et de là vient que la
prédication, par laquelle cette loi se doit publier,
est commencée aujourd'hui dans Jérusalem, selon
cette prédiction disaie : < La loi sortira de Sion,
n et la parole de Dieu de Jérusalem '. » Mais bien
qu'elle dût être commencée dans Jérusalem , elle
ne devait pas y être arrêtée : de là elle devait se
se répandre dans toutes les nations et dans tous
les peuples, jusqu'aux extrémités de la terre.
Comme donc la loi nouvelle de notre Sauveur
n'était pas faite pour un seul peuple, certainement
il n'était pas convenable qu'elle fût publiée en un
seul langage. C'est pourquoi le texte sacré nous
enseigne que les apôtres prêchant aujourd'hui,
bien que leur auditoire fût ramassé d'une infinité
de nations diverses , chacun y entendait son pro-
pre idiome et la langue de son pays. Par où le
Saint-Esprit noiJs enseigne que si , à la tour de
Babel, l'orgueil avait autrefois divisé les langues',
l'humble doctrine de l'Évangile les allait aujour-
d'hui rassembler ; qu'il n'y en aurait point de si
rude ni de si barbare , dans laquelle la vérité de
' Is. n, 3.
* Gènes. XI , 9.
POUK LE JOUR
Dieu ne fut enseignée ; que l'Église de Jésus-Christ
Jes parlerait toutes ; et que si , dans le Vieux Tes-
tament , il n'y avait que la seule langue hébraïque
qui fût l'interprète des secrets de Dieu , mainte-
nant, par la grâce de l'Évangile, toutes les langues
seraient consacrées, selon cet oracle de Daniel :
« Toutes les langues serviront au Seigneur». »
Par où vous voyez, chrétiens, la merveilleuse
conduite de Dieu , qui ordonne , par un très-sage
conseil, que la loi qui devait être commune à
toutes les nations de la terre , soit publiée dès le
premier jour en toutes les langues.
Imitons les saints apôtres , mes frères , et pu-
blions la loi de notre Sauveur avec une ferveur
céleste et divine. Je vous dénonce donc , au nom
de Jésus , que , par la descente du Saint-Esprit,
vous n'êtes plus sous la loi mosaïque , et que Dieu
vous a appelés à la loi de grâce : et afin que vous
entendiez quelle est la loi dont on vous délivre,
et quelle est la loi que l'on vous impose, je vous
produis l'apôtre saint Paul , qui vous enseignera
cette différence. « La lettre tue , dit-il , et l'Esprit
« vivifie. » La lettre , c'est la loi ancienne ; et l'Es-
prit , comme vous le verrez , c'est la loi de grâce :
et ainsi, en suivant l'apôtre saint Paul', faisons
voir, avec l'assistance divine , que la loi nous tue
par la lettre, et que la grâce nous vivifie par l'Es-
; prit.
PREMIER POINT.
'Et , pour pénétrer le fond de notre passage ,
il faut examiner avant toutes choses quelle est
cette lettre qui tue, dont parle l'apôtre. Et pre-
mièrement il est assuré qu'il parle très-évidem-
ment de la loi : mais d'autant qu'on pourrait en-
tendre ce texte de la loi cérémonielle , comme de
la circoncision, et des sacrifices dont l'observation
tue les âmes, ou même de quelques façons de parler
figurées qui sont dans la loi , et qui ont un sens
très-pernicieux , quand on les veut prendre trop
à la lettre ; à raison de quoi on peut dire que la
loi , en quelques-unes de ses parties , est une lettre
qui tue : pour ne vous point laisser en suspens
je dis que l'apôtre parle du Décalogue , qui est la
partie de la loi la plus sainte. Oui , ces dix com-
mandements si augustes qui défendent le mal si
ouvertement ; c'est ce que l'apôtre appel le la lettre
qui tue , et je le prouve clairement par ce texte :
car après avoir dit que la lettre tue; immédiate-
ment après parlant de la loi , il l'appelle « un mi-
« nistèrede mort taillé en lettres dans la pierre : »
ministratio mortis, lUteris déforma ta in lapi-
dibus ^. Le ministère de mort , c'est sans doute la
• Dan. vu, 14.
» II. Cryr. 111,6
3 Ibid. 7.
lettre qui tue ; et la lettre taillée dans la pierre :
ne sont-ce pas les deux tables données à Moïse ,
où la loi était écrite du doigt de Dieu? C'est donc
cette loi donnée à Moïse , cette loi si sainte du
Décalogue, que l'apôtre appelle ministère de mort,
et par conséquent la lettre qui tue. C'est pourquoi,
dans l'épître aux Romains, il l'appelle expressé-
ment n une loi de mort ' » et une loi de damna-
tion : il dit que « la force du péché est dans la loi' ; '
« que le péché est mort sans la loi, et que la loi
« lui donne la vie ; que le péché nous trompe par
« le commandement de la loi ^ , » et quantité d'au-
tres choses de même force.
Que dirons-nous ici, chrétiens? Quoi ! ces pa-
roles si vénérables : « Israël, je suis le Seigneur
« ton Dieu ; tu n'auras point d'autres dieux devant
« moi** : » sont-efies donc une lettrequitue? etune
loi si sainte méritait-elle un pareil éloge de la
bouche d'un apôtre de Jésus-Christ ? Tâchons de
démêler ces obscurités , avec l'assistance de cet
Esprit saint qui a rempli aujourd'hui les cœurs
des apôtres. Cette question est haute, elle est
difficile; mais comme elle est importante à la
piété , Dieu nous fera la grâce d'en venir à bout.
Pour moi , de crainte de m'égarer, je suivrai pas
à pas le plus éminent de tous lesdocteurs , le plus
profond interprète du grand apôtre , je veux dire ,
l'incomparable saint Augustin , qui explique di-
vinement cette vérité dans le premier livre à Sim-
plicien , et dans le livre de l'Esprit et de la lettre.
Rendez-vous attentifs, chrétiens, à une instruc-
tion que j'ose appeler la base de la piété chré-
tienne.
Quand l'apôtre parle ainsi de la loi , quand il
l'appelle une lettre qui tue et qui donne au péché
de nouvelles forces, croyez qu'il ne songe pas a.
blâmer la loi; mais il déplore la faiblesse de la
nature. Si donc vous voulez entendre l'apôtre;
apprenez premièrement à connaître les langueurs
mortelles qui nous accablent depuis la chute du
premier père, dans lequel, comme dans la tige
du genre humain , toute la race des hommes a été
gâtée par une corruption générale.
Et, pour mieux comprendre nos infirmités,
considérons, avant toutes choses, quelle était la
fin à laquelle notre nature était destinée. Certes ,
puisqu'il avait plu à notre grand Dieu de laisser
tomber sur nos âmes une étincelle de ce feu divin
qui éclaire les créatures intelligentes, il est sans
doute que nos actions devaient être conduites par
la raison. Or il n'y avait rien de plus raisonnable
que de consacrer tout ce que nous sommes à celui
' Rom. VII , 6.
* I. Cor. XV, 5(5.
3 Rnm.\\\, s, 9, 11.
♦ Dciil. V. fi. 7.
DE LA PENTECOTE.
dont la libéralité nous a enrichis ; et partant, no-
tre inclination la plus naturelle devait être d'aimer
et do servir Dieu : c'est à quoi tout l'homme devait
conspirer. D'où passant plus outre , je dis que ,
les sens étant inférieurs à l'intelligence , il fallait
aussi que les biens sensibles le cédassent aux biens
de l'esprit ; et ainsi , pour mettre les choses dans
un bon ordre , les affections de l'homme devaient
être tellement disposées , que l'esprit dominât sur
le corps, qae la raison l'emportât sur les sens,
et que le Créateur fût préféré à la créature. Vous
voyez bien qu'il n'y a rien de plus juste; et si la
nature humaine était droite , telles devraient être
ses inclinations.
Mais, ô Dieu, que nous en sommes bien éloi-
gnés ! et que cette belle disposition est étrange-
ment pervertie ; puisque , par le désordre de notre
péché , nos inclinations naturelles se sont tournées
aux objets contraires ! car certainement la plupart
des hommes suit l'inclination naturelle. Or il n'est
pas difficile de voir qu'est-ce qui domine le plus
dans le monde. La première vue, n'est-il pas vrai,
c'est qu'il n'y a que les sens qui régnent , que la
raison est opprimée et éteinte? elle n'est écoutée
qu'autant qu'elle favorise les passions, nous n'a-
vons d'attachement qu'à la créature ; et si nous
suivons le cours de nos mouvements, nous en
viendjons bientôt à oublier Dieu. Qu'ainsi ne
soit ! regardez quel était le monde avant que l'on
y eût prêché l'Evangile. Où était en ce temps-là
le règne de Dieu , et à qui est-ce qu'on présentait
de l'encens ? Qui ne sait que l'idolâtrie avait telle-
ment infecté la terre, qu'il semblait que ce grand
univers fût changé en un temple d'idoles? Qui
n'est saisi d'horreur, en voyant cette multiplicité
de dieux inventée pour rendre méprisable le nom
de Dieu? qui ne voit en ce nombre prodigieux
de fausses divinités l'étrange débordement de no-
tre nature , qui renonçant à son époux véritable ,
à la manière d'une femme impudique , s'aban-
donnait à une infinité d'adultères par une insa-
tiable prostitution? Car il est très-certain que l'i-
dolâtrie n'avait rien laissé d'entier sur la terre :
c'était le crime de tout le monde ; et encore que
Dieu se fût réservé un petit peuple dans la Judée ,
toutefois nous savons que ce peuple , qui était le
seul , dans toute la terre habitable, instruit dans
la véritable religion , était si fort porté à quitter
son Dieu , que ni ses miracles , quoique très-visi-
bles ; ni ses promesses , quoique très-magnifiques ;
ni ses châtiments, quoique très-rigoureux, n'é-
taient pas capables de retenir cette inclination
furieuse qu'ils avaient de courir après les idoles :
tant il est vrai que le genre humain , par le vice
de son origine, est devenu enclin naturellement
à mépriser Dieu ; et voyez-le par une expérience
si universelle. Et d'où vient cette inclination na-
turelle , si contraire à notre première institution ,
sinon de la contagion du premier péché, par le-
quel la source des hommes étant infectée , la cor-
ruption nous est passée en nature?
Ah! fidèles, ne craignons pas de confesser
ingénument nos infirmités : que ceux-là en rou-
gissent , qui ne savent pas le remède , qui ne con-
naissent pas le Libérateur. Pour nous, n'appré-
hendons pas de montrer nos plaies; et avouons
que notre nature est extrêmement languissante :
et comment pourrions-nous le nier? Quand nous
voudrions le dissimuler ou le taire , toute notre
vie crierait contre nous ; nos occupations ordinai-
res témoignent assez où tend la pente de notre
cœur. D'où vient que tous les sages s'accordent
que le chemin du vice est glissant? d'où vient que
nous connaissons par expérience : que non-seule-
ment nous y tombons de nous-mêmes, mais en-
core que nous y sommes comme entraînés ? au lieu
que pour monter à cette éminenee , où la vertu
établit son trône , il faut se roidir, et bander les
nerfs avec une incroyable contention. Après cela ,
est-il malaisé de connaître où nous porte le poids
de notre inclination dominante? et qui ne voit
que nous allons au mal naturellement; puisqu'il
faut faire effort pour nous en tirer, et que nous
n'en pouvons sortir qu'avec peine? De là vient
que la doctrine de l'Évangile , qui ne peut repaî-
tre que l'entendement, ne tient presque point à
notre âme : au contraire, les choses sensibles y
font de profondes impressions. J'en appelle , chré-
tiens, à vos consciences. Quelquefois quand vous
entendez discourir des mystères du royaume de
Dieu , ne vous sentez- vous pas échauffés? vous ne
concevez que de grands desseins : faut-il faire le
premier pas de l'exécution , n'est-il pas vrai que
le moindre souffle du diable éteint cette flanune
errante et volage qui ne prend pas à sa matière?!!
est vrai : nous sentons je ne sais quel instinct en
nous-mêmes , qui voudrait , ce nous semble , s'éle-
ver à Dieu ; mais nous sentons aussi un torrent de
cupidités opposées , qui nous entraînent et qui
nous captivent. De là les gémissements de l'apô-
tre ' et de tous les vrais serviteurs de Dieu , qui se
plaignent qu'ils sont captifs; et que, malgré tous
leurs bons désirs , ils éprouvent continuellemeot
en eux-mêmes une certaine résistance à la loi de
Dieu, qui les presse et qui les tourmente. Et par-
tant qui donc serait si superbe , qui , voyant l'apô-
tre saint Paul ainsi vivement attaqué, ne confes-
serait pas devant Dieu , dans l'humiliation de son
âme , que vraiment notre maladie est extrême , et
que les plaies de notre nature sont bien profondes?
Je sais que l'orgueilleuse sagesse du monde ne
' R<yni. VII , 23.
I.
POUR LE JOUR
goûtera pas cette humble doctritie du christia-
nisme. La nature , quoique Impuissante , n'a ja-
mais été sans flatteurs, qui l'ont enflée par de
vains éloges; parce qu'en effet ils ont vu en elle
quehjue chose de fort excellent : mais ils ne se
sont point aperçus qu'il en était comme des
restes d'un édifice autrefois très-régulier et très-
magnifique, renversé maintenant et porté par
terre; mais qui conserve encore dans sa ruine
quelques vestiges de son ancienne grandeur et de
la science de son architecte. Ainsi nous voyons
encore en notre nature quoique malade, quoique
disloquée, quelques traces de sa première insti-
tution; et la sagesse humaine s'étant bien voulu
tromper par cette apparence, encore qu'elle y
remarquât des défauts visibles , elle a mieux aimé
couvrir ses maux par l'orgueil , que de les guérir
par l'humilité. J'avoue même que les hommes,
pour la plupart, ne remarquent pas, comme il
faut, cette résistance dont nous parlons; mais
combien y a-t-il de madades qui ne sentent pas
leur infirmité 1 Cela, cela, fidèles, c'est le plus
dangereux effet de nos maladies, que nous sommes
réduits aux abois, et qu'une folle arrogance nous
persuade que nous sommes en bonne santé : c'est
en cela que je suis plus malade , que je ne sais pas
déplorer ma misère, ni implorer le secours du
Libérateur ; faible et altiertout ensemble, impuis-
sant et présomptueux.
Et d'ailleurs je ne m'étonne pas, si, vivant
comme nous vivons , nous ne sentons pas la guerre
éternelle que nous fait la concupiscence. Lors-
que vous suivez en nageant le cours de la rivière
qui vous conduit , il vous semble qu'il n'y a rien
de si doux ni de si paisible ; mais si vous remontez
contre l'eau , si vous vous opposez à sa chute , c'est
alors, c'est alors que vous éprouvez la rapidité
de son mouvement. Ainsi je ne m'étonne pas,
chrétien, si menant une vie paresseuse, si ne
faisant aucun effort pour le ciel , si ne songeant
point à t'élever au-dessus de l'homme , pour com-
mencer à jouir de Dieu , tu ne sens pas la résis-
tance de la convoitise ; c'est qu'elle t'emporte toi-
même avec elle : vous marchez ensemble d'un
même pas , et vous allez tous deux dans la même
voie : ainsi son impétuosité t'est imperceptible.
Un saint Paul , un saint Paul la sentira mieux ;
parce qu'il a ses affections avec Jésus-Christ : les
inclinations charnelles le blessent, parce qu'il
aime la loi du Sauveur; tout ce qui s'y oppose, lui
devient sensible. Aspirons à la perfection chré-
tienne : suivons un peu Jésus-Christ dans la voie
étroite, et bientôt notre expérience nous fera
reconnaître notre infirmité. C'est alors qu'étant
fatigués par les opiniâtres oppositions de la con-
voitise, nous confesserons que les forces nous
manquent si la grâce divine ne nous soutient. Car
enfin ee n'est pas un ouvrage humain de dompter
cet ennemi domestique qui nous persécute si vi-
vement, et qui ne nous donne aucun relâche.
Etant ainsi déchirés en nous-mêmes, nous nous
consumons par nos propres efforts ; plus nous pen-
sons nous pouvoir relever par notre naturelle vi-'
gueur, et plus elle se diminue ; comme un pauvre
malade moribond qui ne sait plus que faire ; il
s'imagine qu'en se levant il sera un peu allégé ,
il achève de perdre son peu de force par un travail
qii'il ne peut supporter, et, après qu'il s'est beau-
coup tourmenté à traîner ses membres appesantis
avec une extrême contention , il retombe , ainsi
qu'une pierre, sans pouls et sans mouvement, plus
faible et plus impuissant que jamais. Ainsi en est-
il de nos volontés , si elles ne sont secourues par
la grâce. Or la grâce n'est point par la loi : car
si la grâce était par la loi , c'est en vain que Jésus-
Christ seraitmort; et ce grand scandale de la croix
serait inutile. C'est pourquoi l'évangéliste nous
dit : « La loi a été donnée par Moïse ; mais la
« grâce et la vérité a été faite par Jésus-Christ '. >•
D'où je conclus que, sous le Vieux Testament,
tous ceux qui obéissaient à la grâce, c'était par
le mérite de Jésus-Christ; et de là ils appartenaient
au christianisme, parce que Ja grâce ni la justice
n'est point par la loi. Et de là , pour revenir à mon
texte, j'infère avec l'apôtre : que « la lettre tue. >»
Voyez si je prouverai bien ce que je propose , et
renouvelez vos attentions.
Insistons toujours aux mêmes principes. Et
ainsi , pour revenir à notre passage , figurez-vous
cet homme malade , que je vous dépeignais tout
à l'heure ; cet homme tyrannisé par ses convoiti-
ses , cet homme impuissant à tout bien , qui , selon
le concile d'Orange, -< n'a rien de son crû que le
« mensonge et le péché ' : » que produira la loi
en cet homme , puisqu'elle ne peut lui donner la
grâce? elle parle, elle commande, elle tonne, elle
retentit aux oreilles d'un ton puissant et impé-
rieux; mais que sert de frapper les oreilles , puis-
que la maladie est au cœur? Je ne craindrai point
de le dire : si vous n'ajoutez l'esprit de la grâce;
je ne craindrai point de le dire , tout ce bruit de
la loi ne fait qu'étourdir le pauvre malade : elle
l'effraye, elle l'épouvante; mais il vaudrait bien
mieux le guérir, et c'est ce que la loi ne peut faire.
Quel est donc l'avantage qu'apporte la loi? Elle
fait connaître le mal ; elle allume le flambeau de-
vant le malade, elle lui montre le chemin de la
vie : « Fais ceci et tu vivras, » lui dit-elle : Hoc
fac et vives ^. Mais à quoi sert de montrer à ce
' Jnan. 1, 17.
' Conc. Araiisk. il, can. xxii, Labb. t. IV, col. 1070.
^ Luc. \ , 28.
DE LA PENTECOTE.
pauvre paralytique qui est au Ut depuis trente-huit
ans; à quoi sert que vous lui montriez Feau mi-
raculeuse qui peut le guérir? Hominem non
habeo ' : « Je n'ai personne , « dit-il ; il est immo-
bile , il faut le porter - et il est impossible que la loi
le porte.
Mais la loi, direz-vous, n'a-t-elle donc aucune
énergie? Certes, son énergie est très-grande;
mais très- pernicieuse à notre malade. Que fait-
elle? Elle augmente la connaissance, et cela
même augmente le crime : elle me c ommande de
la part de Dieu, elle me fait comprendre ses ju-
gements. Avant la loi , je ne connaissais pas que
Dieu fût mon juge , ni qu'il prît la qualité de ven-
geur des crimes; mais la loi me montre bien qu'il
est juge , puisqu'il daigne bien être législateur.
Mais enfin que produit cette connaissance? Elle
fait que mon péché est moins excusable , et ma
rébellion plus audacieuse. C'est pourquoi l'apôtre
nous dit que « le péché a abondé par la loi * , »
qu'elle lui donne de nouvelles forces, « qu'elle le
« fait vivre ^; " parce qu'à tous les autres péchés
elle ajoute la désobéissance formelle^ qui est le
comble de tous les maux. De cette sorte , que fait
la loi? Elle lie les transgresseurs par des malédic-
tions éternelles; parce qu'il est écrit dans cette
loi même : « Maudit est celui qui n'observe pas
n ce qui est commandé dans ce livre ^. »
A présent , ne voyez-vous pas clairement toute
la force du raisonnement de l'apôtre ? car la loi
ne nous touchant qu'au dehors , elle n'a pas la
force de nous soulager; et sortant de la bouche
de Dieu , elle a la force de nous condamner. La
loi donc , considérée en cette manière , qu'est-ce
autre chose qu'une lettre qui ne soutient pas l'im-
puissance , mais qui condamne la rébellion ; « qui
« ne soulage pas le malade, mais qui témoigne
« contre le pécheur? >. Non adjuirix legentium,
sedièstis peccantium, dit saint Augustin * : mais
cet excellent docteur passe bien plus outre , ap-
puyé sur la doctrine du saint apôtre.
Achevons de faire connaître à l'homme l'ex-
trémité de sa maladie, afin qu'il sache mieux
reconnaître la miséricorde infinie de son méde-
cin. Nous avons dit que notre plus grand mal ,
c'est l'orgueil. Que fait le commandement à un
orgueilleux? Il fait qu'il se roidit au contraire,
comme une eau débordée qui s'irrite par les obs-
tacles : et d'où vient cela? C'est à cause que l'or-
gueilleux n'affecte rien tant que la liberté , et ne
fuit rien tant que la dépendance : c'est pourquoi
* Joan. y, 7.
» Rom. V, 20.
* Ibid. VII, 9.
* Deul. XXVII, 26.
' Du divers. Qnœst. ad SimpUcian. lib. I, Qaaest. T, n' 7
L VI , col. S4. '
il se plaît à secouer le joug; il aime la licence,
parce qu'elle seml)le un débordement de la li-
berté. Notre âme donc étant inquiète , indocile et
impatiente ; la vouloir retenir par la discipline ,
c'est la précipiter davantage. Avouons la vérité ,
chrétiens ; nous trouvons une certaine douceur
dans les choses qui nous sont défendues : tel ne
se souciera pas beaucoup de la chair, qui la trou-
vera plus délicieuse pendant le carême. La défense
excite notre appétit ,. et par ce moyen fait naître
un nouveau plaisir; et quelle est la cause de ce
plaisir, si ce n'est celle que je viens de vous rap-
porter : c'est-à-dire , cette vaine ostentation d'une
liberté indocile et licencieuse qui est si douce à un
orgueilleux ; et qui fait que l'objet de ses passions
« lui plaît d'autant plus , qu'il lui est moins per-
« mis? « Tanto magis libet, quanto minus licet,
dit saint Augustin ' ; et c'est ce que veut dire
l'apôtre aux Romains : « Le péché , prenant oc-
« casion du commandement, m'a trompé , et m'a
« fait mourir '. » Le péché prenant occasion du
commandement , il m'a trompé par cette fausse
douceur que la défense fait naître. Elle est vaine ,
elle est fausse , il est vrai , mais très-charmante à
une âme superbe; et c'est par cette raison qu'elle
trompe facilement. Reprenons donc maintenant
ce raisonnement : la loi , par la défense, augr
mente le plaisir de mal faire , et par là excite la
convoitise ; la convoitise me donne la mort : et
partant la loi me donne la mort , non point cer-
tes par elle-même , mais par la malignité du pé-
ché qui domine en moi. « En sorte que la concu-
n piscence est devenue , par le commandement
« même , une source plus abondante de péché : »
Ut fiât supra modum peccans peccatum per
mandatum, continue le même saint Paul ^.
Ne voyez-vous pas maintenant , plus clair que
le jour, que non-seulement les préceptes du Dé-
calogue, mais encore, par une conséquence in-
faillible, tous les enseignements de la loi, et
même toute la doctrine de l'Évangile, si nous
n'irapétrons l'esprit de la grâce , ne sont qu'une
lettre qui tue , qui pique la convoitise par la dé-
fense, et comble le péché par la transgression?
Et quelle est donc l'utilité de la loi? Ah I c'est ici ,
mes frères, où il nous faut recueillir le fruit de»
doctes enseignements de l'apôtre. Ne croyons
pas qu'il nous ait voulu débiter une doctrine si
délicate à la manière des rhétoriciens. Saint Au-
gustin a bien compris sa pensée. Il a voulu, dit-il,
faire voir à l'homme combien était grande son
impuissance, et combien déplorableson infirmité ,
» De divers. Quast. ad SimpUcian. lib. I , Quopst. T, a» 17»
col. 88.
» Rom. Tii, Il
3 Ibid. la.
POUR LE JOUR
puisqu'une loi si juste et si sainte lui devenait
un poison mortel ; « afin que , par ce moyen, nous
« reconnussions humblement qu'il ne suffit pas
« (jue Dieu nous enseigne, mais qu'il est néces-
« snire qu'il nous soulage, » non tantum docto-
rcm sihi esse necessarium , verum etiam adju-
iorem Deum '. C'est pourquoi le grand docteur
des Gentils, après avoir dit de la loi toutes les
choses que je vous ai rapportées , commence à se
plaindre de sa servitude. « Je me plais, dit-il * ,
« à la loi de Dieu selon l'homme intérieur ; mais
• je sens une loi en moi-même qui répugne à la
« loi de l'esprit, et me captive sous la loi du pé-
« ché : car je ne fais pas le bien que je veux j mais
" je fais le mal que je hais. Malheureux homme
« que je suis, qui me délivrera de ce corps de
« mort? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jé-
« sus-Christ. « C'est là enfin , fidèles, c'est à cette
grâce que notre impuissance doit nous conduire.
La loi ne fait autre chose que nous montrer ce
que nous devons demander à Dieu , et de quoi
nous avons à lui rendre grâces ; et c'est ce qui a
fait dire à Saint Augustin ^ : « Faites ainsi, Sei-
« gneur ; faites ainsi Seigneur, miséricordieux :
K commandez ce qui ne peut être accompli ; ou
« plutôt commandez ce qui ne peut être accompli
« que par votre grâce : afin que tout fléchisse dé-
fi vaut vous ; et que celui qui se glorifie, se glorifie
« seulement en Notre-Seigneur. »
C'est là la vraie justice du christianisme ; qui
ne vient pas en nous par nous-mêmes , mais qui
nous est donnée par le Saint-Esprit : c'est là cette
justice qui est par la foi , que l'apôtre saint Paul
élève si fort ; non pas comme l'entendent nos
adversaires , qui disent que toute la vertu de jus-
'tifier consiste en la foi. Ils n'ont pas bien pris le
sens de l'apôtre ; et je le prouve démonstrative-
ment en un mot que je vous prie de retenir, pour
les combattre dans la rencontre. « Si , dit saint
« PauP, j'ai toute la foi, jusqu'à transporter les
« montagnes, et que je n'aie pas la charité, je
« ne suis rien. » S'il n'est rien , donc il n'est pas
juste, donc la foi ne justifie pas sans la charité :
et toutefois il est véritable que c'est la foi de Jé-
sus-Christ qui nous justifie ; parce qu'elle n'est
pas seulement la base, mais la source qui fait
découler sur nous la justice qui est par la grâce.
Car, comme dit le grand Augustin , « ce que la
<« loi commande , la foi l'impètre : » Fides impeùxit
(juod lex imperat ^ La loi dit : « Tu ne convoi-
<■ teras pas *"; » la foi dit avec le Sage : « Je sais,
' De Spirit. et litl. n" 9, t. x, col. 89.
> Hom. VII , 15 , 22 , 23 , 24 , 25.
3 lu Ps. cxviii, Scrm. xvil , ii° 3, t IV, col. 1350.
♦ I. Cor. XIII, 2.
» 1h Ps. rxviii , Serin, xvi , n° 2 , l. iv, col. I3I8.
< RoPi Vit , 7.
« 6 grand Dieu , et je le confesse , que personne
« ne peut être continent, si vous ne le faites '. »
Dieu dit par la loi : « Fais ce que j'ordonne ; » la
foi répond à Dieu : « Donnez, Seigneur, ce que
« vous ordonnez '. « La foi fait naître l'humilité,
et l'humilité attire la grâce , « et c'est la grâce
« qui justifie ^. » Ainsi notre justification se fait '
par la foi , la foi en est la première cause ; et en
cela nous différons du peuple charnel qui ne con-
sidérait que l'action commandée , sans regarder
le principe qui la produit. Quand ils lisaient la
loi , ils ne songeaient à autre chose qu'à faire ; et
ils ne pensaient point qu'il fallait auparavant de-
mander. Pour nous , nous écoutons , à la vérité ,
ce que Dieu ordonne ; mais la foi en Jésus-Christ
nous enseigne que c'est de Dieu même qu'il le
faut attendre. Ainsi notre justice ne vient pas des
œuvres en tant qu'elles se font par nos propres
forces ; elle naît de la foi , « qui , opérant par la
« charité , fructifie en bonnes œuvres , » comme
dit l'apôtre ^.
En effet, croire en Jésus-Christ n'est-ce pas
croire au Sauveur, au Libérateur? et quand nous
croyons au Libérateur, ne sentons-nous pas-notre
servitude? quand nous confessons le Sauveur, ne
confessons- nous pas que nous sommes perdus?
Ainsi , reconnaissant devant Dieu que nous som-
mes perdus en nous-mêmes , nous courons à Jé-
sus-Christ par la foi , cherchant notre salut en
lui seul : c'est là cette foi qui nous justifie, si
nous croyons, si nous confessons que nous som-
mes morts, et que c'est Jésus-Christ qui nous
rend la vie. Chrétien , le crois-tu de la sorte : le
croyons-nous ainsi, chrétiens? Si tu ne le crois
pas , tu renies Jésus-Christ pour Sauveur ; Jésus
n'est plus Jésus , et toute la vertu de sa croix est
anéantie. Que si nous confessons cette vérité,
qui n'est pas un article particulier, mais qui est
le fondement et la base qui soutient tout le corps
du christianisme; avec quelle humilité, avec
quelle ardeur, avec quelle persévérance devons-
nous approcher de notre grand Dieu , pour ren-
dre grâce de ce que nous avons , et pour deman-
der ce qui nous manque! Que ma peine serait
heureusement employée, si rhumilité chrétienne,
si le renoncement à nous-mêmes , si l'espérance
au Libérateur, si la nécessité de persévérer dans
une oraison soumise et respectueuse, demeuraient
aujourd'hui gravées dans vos âmes par des carac-
tères ineffaçables! Prions, fidèles, prions ardem-
ment; apprenons delà loi combien nous avoiîs
besoin de la grâce. Écoutons le saint concile de
' Sap.ym, 21.
* S. Auq. Confess. lib. X , cap.
3 Tit. 111,7.
♦ Cal. V, 6 Coloss. 1, 10.
DE LA PENTECOTE.
Trente qui assure qu'en commandant « Dieu nous
.. avertit de faire ce que nous pouvons, et de de-
« mauder ce que nous ne pouvons pas '. ^ Enten-
dons , par cette doctrine , qu'il y a des clioses que
nous iwuvons , et d'autres que nous ne pouvons
p«s; et si nous ne les demandons , elles ne nous
siuont pas données. Ainsi nous demeurerons im-
puissants, et notre impuissance n'excusera point
notre crime : au contraire nous serons double-
mont coupables , en ce que nous serons tombés
dans le crime pour n'avoir pas voulu demander
la jzrâce. Combien donc est-il nécessaire que nous
priions , ainsi que de misérables nécessiteux qui
ne peuvent vivre que par aumônes ! C'est ce que
prétend l'apôtre saint Paul , dans cet humble rai-
îjonuement que j'ai tâché de vous expliquer : il
nous montre notre servitude etuotre impuissance ;
afin que les fidèles étant effrayés par les menaces
de la lettre qui tue , ils recourent par la prière à
l'Esprit qui nous vivifie. C'est la dernière partie
de mon texte, par laquelle je m'en vais conclure
eu peu de paroles.
DEUXIÈME POINT.
Je vous ai fait voir, chrétiens , par la doctrine
de l'apôtre saint Paul , que la grâce et la justice
n'est point par la loi; d'autant qu'elle ne fait
queclairer l'esprit, et qu'elle n'est pas capable
de changer le cœur. Mais, continue le même saint
Paul , « ce qui était impossible à la loi , Dieu l'a
« fait lui-même en envoyant son Fils , qui a ré-
• pandu dans nos âmes l'esprit de la grâce , afin
« que la justice de la loi s'accomplît en nous ' : «
ce qui a fait encore dire à l'apôtre, que « main-
" tenant nous ne sommes plus sous la loi ^. « Or
pour entendre plus clairement ce qu'il nous veut
dire , considérons une belle distinction de saint
Augustin. « C'est autre chose , dit-il , d'être sous
« la loi , et autre chose d'être avec la loi. Car la
^ loi , par son équité , a deux grands effets ; ou
« elle dirige ceux qui obéissent , ou elle rend pu-
« nissables ceux qui se révoltent. Ceux qui rejet-
« tent la loi , sont sous la loi ; parce que encore
• qu'ils fassent de vains efforts pour se soustraire
« de son domaine, elle les maudit, elle les cou-
• damne, elle les tient pressés sous la rigueur de
« ses ordonnances : et par conséquent ils sont sous
« la loi , et la loi les tue. Au contraire ceux qui
« accomplissent la loi, ils sont ses amis , dit saint
- Augustin, ils vont avec elle; parce qu'ils l'em-
■ brassent, qu'ils la suivent, qu'ils l'aiment^. " Ces
choses étant ainsi supposées , il s'ensuit que les
• Ses*. Ti,cap. XI.
' Rom. VIII, 3,4.
' l'jid. VI , U.
* S. jiug. in Joan. Tract, m , n» 2 , Wia, part, n , col. 304,
3».
observateursdela loi ne sont plus sous lalôl comme
esclaves , mais sont avec la loi comme amis. Et
comme dans le Nouveau Testament re-<pritde la
grâce nous est élargi , par lequel la justice de la
loi peut être accomplie ; il est très-vrai, ce que
dit l'apôtre , que « nous ne sommes plus sous la
« loi : X parce que si nous suivons cet esprit de
grâce , la loi ne nous châtie plus comme notre
juge; mais elle nous conduit comme notre règle :
de sorte que si nous obéissons à la grâce, à la-
quelle nous avons été appelés , la loi ne nous lue
plus ; mais plutôt elle nous donne la vie dont elle
contient les promesses, d'autant qu'il est écrit :
« Fais ces choses et tu vivras •. » D'où il s'ensuit
très-évidemment que « c'est l'Esprit qui nous >i-
« vifie : » car la cause pour laquelle la lettre tue,
c'est qu'elle ne fait que retentir au dehors pour
nous condamner. Or l'esprit agit au dedans pour
nous secourir : il va à la source de la maladie ; au
lieu de cette brutale ardeur qui nous rend captifs
des plaisirs sensibles , il inspire en nos cœurs cette
chaste délectation des biens éternels : c'est lui
qui nous rend amis de la loi ; parce que domptant
la convoitise qui lui résiste , il fait que son équité
nous attire. Vous voyez donc que c'est par l'es-
prit que nous sommes les amis de la loi, que nous
scMiimes avec elle , et non point sous elle : et ainsi
c'est l'esprit qui nous vivifie; d'autant qu'il écrit
au dedans cette loi qui nous tue , quand elle ré-
sonne seulement au dehors.
C'est là, mes frères, cette nouvelle alliance
que Dieu nous annonce par Jérémie*. « Le temps
■ viendra , dit le Seigneur, que je ferai une nou-
« velle alliance avec la maison d'Israël, non point
« selon le pacte que j'avais juré a leurs pères ;
« mcds voici l'alliance que je contracterai avec
« eux : j'imprimerai ma loi dans leurs âmes , et
«je l'écrirai en leurs cœurs; « il veut dire : La
première loi était au dehors, la seconde aura toute
sa force au dedans : c'est pourquoi j'ai écrit la
première loi sur des pierres ; et la seconde , je la
graverai dans les cœurs. Bref, la première loi frap*
pant au dehore émouvait les âmes par la terreur,
la seconde les changera par l'amour; et pour pé-
nétrer au fond du mystère, dites-moi, qu'opère la
crainte dans nos cœurs? Elle les étonne , elle les
ébranle, elle les secoue; mais je soutiens qu'il est
impossible qu'elle les change , et la raison en est
évidente : c'est que les sentiments que la crainte
donne sont toujours contraints. Le loup prêt à se
ruer sur la bergerie, voit les bergers armés et
les chiens en garde : tout affamé qu'il est , il se
retire pour cette fois; mais pour cela il n'en est
pas moins furieux, il n'en aime pas moins le car-
' Luc. X, »
- Jcrem. \xia ,81, 32^ 23.
POUR LE JOUR
nage. Que vous rencontriez des voleurs ; si vous
êtes les plus forts , ils ne vous abordent qu'avec
une civilité apparente : ils sont toujours voleurs,
toujours avides de pillerie. Lacrainte donc étouffe
les affections ; elle semble les réprimer pour un
•«mps , mais elle n'en coupe pas la racine. Otez
cet obstacle , levez cette digue ; l'inclination , qui
était forcée , se rejettera aussitôt en son premier
cours : par où vous voyez manifestement qu'en-
core qu'elle ne parût point au dehors , elle vivait
toujours au secret du cœur ; bridée et non éteinte,
et retenue plutôt qu'abolie.
C'est pourquoi le grand Augustin parlant de
ceux qui gardaient la loi par la seule terreur de
la peine , non par l'amour de la véritable justice,
il prononce cette terrible mais très-véritable sen-
tence : « Ils ne laissaient pas , dit-il , d'être cri-
« mincis , parce que ce qui paraissait aux hommes
<• dans l'œuvre ; devant Dieu, à qui nos profon-
« deurs sont ouvertes , n'était nullement dans la
« volonté : au contraire cet' œil pénétrant de la
« connaissance divine voyait qu'ils aimeraient
« beaucoup mieux commettre le crime, s'ils osaient
" en attendre l'impunité : » CoramDeo non erat
in volimtate, quod coram hominibus apparebat
in opère :j)otiusque ex illo rei tenebantur quod
cos noverat Deus malle, stfieriposset impune,
conimitlere \ Donc , selon la doctrine de ce grand
homme , la crainte n'est pas capable de changer
le cœur. Considérez , je vous prie , cette pierre
sur laquelle Dieu écrit sa loi ; en est-elle changée,
pour contenir des paroles si vénérables ? en a-t-
elle perdu quelque chose de sa dureté? Qui ne
voit que ces saints préceptes ne tiennent qu'à une
superficie extérieure? D'où vient que la loi mosaï-
([ue est ainsi écrite , sinon parce que c'est une loi
de crainte? Et Dieu ne veut-il pas nous faire en-
tendre que si la loi ne nous touche que par la
crainte, il en est de nos cœurs comme d'une
pierre ; qu'ainsi notre dureté n'est point amollie ,
et que la loi demeure sur la surface? De là vient
«lue le concile de Trente parlant de la crainte des
peines définit très-bien , à la vérité contre la doc-
trine des luthériens , que « c'est une impression
« de l'Esprit de Dieu : » car puisque cette crainte
est si bien fondée sur les redoutables jugements
de Dieu , pourquoi ne viendrait-elle pas de son
Saint-Esprit? Mais ces saints Pères s'expliquent
après et nous disent « que c'est une impression de
■< l'Esprit de Dieu , qui n'habite pas encore au de-
" dans ; maisqui meut seulement, et qui pousse : »
Spiritus sancti impulsum , non adhuc quidem
inUabitantis, aed tantum moventis^. D'où il s'en-
' De Spir. cl li/tcra, a" 13, t. x, col. 92,
* S>!*». iiv, cap. IV.
suit manifestement que la seule crainte des peines
ne peut imprimer la loi dans les cœurs.
Certes, il faut l'avouer, il n'y a que la charité
qui lesamollisse. Notre maladie, chrétiens, c'estdc
nous attacher à la créature : donc nous attacher
à Dieu, c'est notre santé. C'est un amour pervers
qui nous gâte; il n'y a donc que le saint amour
qui nous rétablisse : un plaisir désordonné nous,
captive; il n'y a qu'une sainte délectation qui
soit capable de nous délivrer : la seule affection
du vrai bien peut arracher l'affection du bien ap-
parent; il n'y a proprement que l'amour qui ait ,
pour ainsi dire, la clef du cœur. Il faut donc qu'un
saint amour dilate le nôtre, qu'il l'ouvre jusqu'au
fond pour recevoir la rosée des grâces divines.
Ainsi notre âme sera tout autre; ce ne sera plus
une pierre sur laquelle on écrira au dehors , ce
sera une cire toute pénétrée et toute fondue par
une céleste chaleur.
Par là vous voyez la loi gravée dans les cœurs,
selon l'oracle de Jérémie. Y a-t-il rien de plus
avant en nos cœurs que ce qui nous plaît? Ce que
nous aimons nous tient lieu de loi ; et ainsi je ne me
tromperai pas quandje dirai que l'amour est la loi
des cœurs : et partant un saint amour doit être la
loi des héritiers du Nouveau Testament ; paii'o
qu'ils doivent porter leur loi dans leurs cœurs. La
loi ancienne a été écrite sur de la pierre ; il n'est
rien de plus immobile ; aussi est-ce une loi morte
et inanimée. Il nous faut, il nous faut une loi vi-
vante : et quelle peut être cette loi vivante; sinon
le vif amour du souverain bien , que le doigt de
Dieu , c'est-à-dire , son Saint-Esprit, écrit et im-
prime au fond de nos âmes , quand il y répand
l'onction de la charité , selon ce que dit l'apôtre
saint Paul : « La charité est répandue en nos cœui s
« par le Saint-Esprit qui nous est donné ' ? « 1 a
charité est donc cette loi vivante qui nous gou-
verne et qui nous meut intérieurement : et c'est
pourquoi l'Esprit vivifie; parce qu'il imprime en
nous une loi vivante , qui est la loi de la nouvel e
alliance : c'est-à-dire la loi de l'amour de Dieu,
Par conséquent qui pourrait douter que la cha-
rité ne soit l'esprit de la loi nouvelle, et l'âme, poui*
ainsi dire, du christianisme; puisqu'il a été prédit
si longtemps avant la naissance de Jésus-Chi-ist,
que les enfants du Nouveau Testament auraient
la loi gravée en leurs cœurs par l'inspiration de
l'amour divin?
Et selon la conséquence de ces principes , où
je n'ai fait que suivre saint Augustin qui ne s'est
attaché qu'à saint Paul; je ne craindrai pas de
vous assurer que quiconque ne se soumet à la
loi que par la seule appréhension de la peine,
' Roi.i. V, j.
DE LA PENTECOTE.
il s'excommunie lui-môrae du christianisme , et
retourne à la lettre qui tue , et à la captivité de
la Synagogue : et pour vous en convaincre , re-
gardez premièrement qui nous sommes. Sommes-
nous enfants ou esclaves? Si Dieu vous traite
comme des esclaves , contentez-vous de craindre
le maître; mais s'il vous envoie son propre
Fils pour vous dire qu'il daigne bien vous adop-
ter pour enfants, pouvez- vous ne point aimer votre
Père? Or l'apôtre saint Paul nous enseigne que
« nous n'avons pas reçu l'esprit de servitude
« par la crainte; mais que Dieu nous a départi
« l'esprit de l'adoption des enfants , par lequel
" nous l'appelons notre Père '. » Comment l'appe-
lons-nous tous les jours notre Père qui êtes aux
cieux, si nous lui dénions notre amour? Davan-
tage : considérons de quelle sorte il nous a adop-
tés ; est-ce par contrainte ou bien par amour ? Ah !
nous savons bien que c'est par amour, et par un
amour infini. « Dieu a tant aimé le monde , dit
« îSotre-Seigneur*, qu'il a donné son Fils unique
« pour le sauver. » Si donc notre Dieu nous a
tant aimés; comment prétendrons-nous payer
son amour, si ce n'est par un amour réciproque ?
« D'autant plus , comme dit saint Bernard ^, que
« l'amour est la seule chose en laquelle nous
« sommes capables d'imiter Dieu. Il nous juge,
« nous ne le jugeons pas ; il nous donne , et il n'a
« pas besoin de nos dons : s'il commande , nous
« devons obéir ; s'il .se fâche, nous devons trem-
« hier : et s'il aime, que devons-nous faire? nous
« devons aimer, c'est la seule chose que nous
« pouvons faire avec lui. » Et combien sont cri-
minels les enfants qui ne veulent pas imiter un
père si bon !
Est-ce assez considérer Dieu comme père?
considérons-le maintenant comme prince. Comme
Roi, il nous commande; mais il ne nous com-
mande rien tant que l'amour. « Tu aimeras , dit-
« il, le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
" tout ton esprit , de toutes tes forces , de toute
" ton âme ^. " A-t-il jamais parlé avec une plus
grande énergie? Et Jésus-Christ : » Qui ne m'aime
" pas , nous dit-il , n'observe pas mes commande-
« ments^. » Donc qui n'aime pas Jésus-Christ;
puisqu'il n'observe pas ses commandements , il
viole la majesté de son roi.
Voulez-vous que nous parlions maintenant des
dons que Dieu fait à ses serviteurs, et que, parla
qualité des présents, nous jugions de l'amour qu'il
exige? Quel est le grand don que Dieu nous fait?
I
• Knm. Tlu, 15.
' JoilH. III, 16.
' Semi. \xxiii in Cantic. a? 4, t. I, col. Iô58.
4 />•»//. TI, 5.
* Joiin. XIV, 21.
c'est le Saint-Esprit : et qu'est-ce que le Saint-Es-
prit : n'est-ce pas l'amour éternel du Père et du
Fils ? Quelle est l'opération propre du Saint-Esprit?
n'est-ce pas de faire naître, d'inspirer l'amour en
nos cœurs , et d'y répandre la charité , et partant
qui méprise la charité, il rejette îe Saint-Esprit?
et cependant c'est le Saint-Esprit qui nous vivi-
fie. Mais si je voulais poursuivre le reste, quand
est-ce que j'aurais achevé cette induction? Il n'y
a mystère du christianisme, il n'y a article dans
le Symbole , il n'y a demande dans l'Oraison , il
n'y a mot ni syllabe dans l'Évangile , qui ne nous
crie qu'il faut aimer Dieu.
Ce Dieu fait homme, ce Verbe incamé, qu'est-
il venu faire en ce monde? avec quel appareil
nous est-il venu enseigner ? s'est-il caché dans
une nuée? a-t-il tonné et éclairé sur une monta-
gne toute fumante de sa majesté? a-t-il dit d'une
voix terrible : « Retirez-vous; que mon serviteur
« Moïse approche tout seul ; et les hommes et les
« animaux qui aborderont près de la montagne,
" mourront de mort'. » La loi mosaïqueaété don-
née avec ce redoutable appareil. Sous l'Évangile,
Dieu change bien de langage : y a-t-il rien eu de
plus accessible que Jésus-Christ, rien de plus af-
fable , rien de plus doux? Il n'éloigne pei-sonne
d'auprès de lui : bien plus, non-seulement il y
souffre, mais encore il y appelle les plus grands
pécheurs; et lui-même il va au-devant : Venez à
moi , dit-il , et ne craignez pas. « Venez , venez à
n moi , oppressés , je vous aiderai à porter vos
'< fardeaux ' ; » venez , malades , je vous guéri-
rai; venez, affamés, je vous nourrirai : pécheurs,
publicains, approchez; je suis votre libérateur.
Il les souffre, il les invite, il va au-devant. Et
que veut dire ce changement, chrétiens? d'où
vient cette aimable condescendance d'un Dieu
qui se familiarise avec nous? Qui ne voit qu'il
veut éloigner la crainte servile, et qu'à quelque
prix que ce soit il est résolu de se faire aimer,
même , si j'ose parler de la sorte, aux dépens de sa
propre grandeur ? Dites-moi ; était-ce pour se faire
craindre, qu'il a voulu être pendu à la croix? n'est-
ce pas plutôt pour nous tendre les bras, et pour
ouvrir autant de sources d'amour comme il a de
plaies? Pourquoi se donne-t-il à nous dans l'eu-
charistie? n'est-ce pas pour nous témoigner un
extrême transport d'amour, quand il s'unit à
nous de la sorte? Ne diriez-vous pas, chrétiens ,
que ne pouvant souffrir nos froideurs , nos indif-
férences, nos déloyautés, lui-même il veut porter
sur nos cœurs des charbons ardents? Coniment
donc excuserons-nous notre négligence ? Mais ou
se cachera notre ingratitude ? Après cela, n'est il
« Exfxi. XIX, 12, 13.
' .VaUh. XI, 25».
lA
POUR LE JOUR
pas juste de s'écrier avec le grand apôtre saint
l'uul : « Si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur
« Jésus-Christ, qu'il soit anathème' : » sentence
autant juste que formidable? Oui, certes, il
doit être anathème, celui qui n'aime pas Jésus-
Christ : la terre se devrait ouvrir sous ses pas , et
l'ensevelir tout vivant dans le plus profond ca-
chot de l'enfer; le ciel devrait être de fer pour
lui ; toutes les créatures lui devraient ouvertement
déclarer la guerre, à ce perfide, à ce déloyal,
qui n'aime point Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Mais ô malheur ! ô ingratitude ! c'est nous qui
sommes ces déloyaux. Oserions-nous bien dire
que nous aimons Notre-Seigneur Jésus-Christ?
Jésus-Christ n'est pas un homme mortel que nous
puissions tromper par nos compliments : il voit
clair dans les cœurs , et il ne voit point d'amour
dans les nôtres. Quand vous aimez quelqu'un sur
la terre , rompez-vous toujours avec lui pour des
sujets de très-peu d'importance? foulez-vous aux
pieds tout ce qu'il vous donne? manquez- vous
aux paroles que vous lui donnez? Il n'y a aucun
homme vivant que vous voulussiez traiter de la
sorte : c'est ainsi pourtant que vous en usez en-
vers Jésus-Christ. Il a lié amitié avec vous ; tous
les jours vous y renoncez : 11 vous donne son
corps ; vous le profanez : vous lui avez engagé
votre foi ; vous la violez : il vous prie pour vos en-
nemis ; vous le refusez : il vous recommande ses
pauvres ; vous les méprisez : il n'y a aucune par
tie de son corps que vos blasphèmes ne déshono-
rent. Et comment donc pouvez-vous éviter cette
horrible mais très-équitable excommunication de
l'apôtre : «Si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur
« Jésus-Christ, qu'il soit anathème? » Et comment
la puis-je éviter moi-même , ingrat et impudent
pécheur que je suis? Ah! plutôt, ô grand Dieu
tout-puissant qui gouvernez les cœurs ainsi qu'il
vous plaît, si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur
Jésus-Christ , faites par votre grâce qu'il aime
Notre-Seigneur Jésus-Christ !
Aimons , aimons , mes frères , aimons Dieu de
tout notre cœur : nous ne sommes pas chrétiens,
si du moins nous ne nous efforçons de l'aimer ;
si du moins nous ne désirons cet amour, si nous
ne le demandons ardemment à ce divin Esprit
qui nous vivifie. Je ne veux pas dire que nous
soyons obligés, sous peine de damnation éternelle,
d'avoir la perfection de la charité. Non, fidèles,
nous sommes de pauvres pécheurs : le sang de
Notre-Seigneur Jésus-Christ excusera devant Dieu
•>iOS défauts, pourvu que nous en fassions péni-
tciîce. Je ne vous dis donc pas que nous soyons
obligés d'avoir la perfection de la charité ; mais
- î, Cor- XVI , 22.
je vous dis et je vous assure que nous sommes-
indispensablement obligés d'y tendre , selon la
mesure qui nous est donnée , sans quoi nous ne
sommes pas chrétiens. Courage ; travaillons pour
la charité. La charité, c'est tout le christianisme :
quand vous épurez votre charité, vous préparez
un ornement pour le ciel. Il n'y a , dit saint Paul ,
que la charité qui demeure au ciel : la foi se perd
dans la claire vue ; l'espérance s'évanouit par la
possession effective : « il n'y a que la charité qui
« jamais ne p;iut être éteinte : « Chantas nun-
guam excidit\ Non-seulement elleest couronnée
comme la foi et comme l'espérance : mais elle-
même elle est la couronne et de la foi et de l'es-
pérance. La charité seule est digne du ciel , digne
de la gloire du paradis ; elle seule sera réservée
pour briller éternellement devant Dieu comme un
or pur, elle seule sera réservée pour briller éter-
nellement devant Dieu comme un holocauste de
bonne odeur. Commençons d'aimer sur la terre ,
puisque nous ne cesserons jamais d'aimer dans le
ciel': commençons la charité dès ce monde , alin
qu'elle soit un jour consommée.
«•••>•»•
AUTRE EXORDE
ET FRAGMENTS DU MÊME SERMON.
Littera occiditf, Spiritus autem vivificat.
La lettre tue; mais V Esprit vivifie. II. Cor. m , 6.
Si vous me demandez , chrétiens , pour quelle
cause la Pentecôte , qui était une fête du peuple
ancien, est devenue une solennité du peuple nou-
veau, et d'où vient que, depuis le levant jusqu'au
couchant , tous les fidèles s'en réjouissent non
moins que de la sainte nativité ou de la glorieuse
résurrection de notre Sauveur, je vous en dirai la
raison , avec l'assistance de cet Esprit saint qui a
rempli en ce jour sacré l'âme des apôtres. C'est
aujourd'hui que notre Église a pris naissance;
aujourd'hui, par la prédication du saint Evan-
gile , la gloire et la doctrine de Jésus-Christ ont
commencé d'éclairer le monde : auj.ourd'hui la
loi mosaïque, donnée autrefois avec tant de
pompe , est abolie par une loi plus auguste ; et les
sacrifices des animaux étant rejetés , le Saint-Es-
prit envoyé d'en haut se fait lui-même des hos-
ties raisonnables et des sacrifices vivants des
cœurs des disciples. Les Juifs offraient autrefois
à Dieu à la Pentecôte les prémices de leurs mois-
sons : aujourd'hui Dieu se consacre lui-même
par son Saint-Esprit les prémicesdu christianisme,
i ' I. Cor. xili,3.
DE LA PENTECOTE.
11
c'est-à-dire, les premiers fruits du sans de son
Fils; et rend les commencements de TÉglise il-
lustres par des signes si admirables, que tous les
spectateurs en sont étonnés. Par conséquent, mes
frères, avec quelle joie devons-nous célébrer ce
saint jour ! et si aujourd'hui les premiers chré-
tiens paraissent si vivement échauffés de l'Esprit
de Dieu, n'est-il pas raisonnable que nous mon-
trions, par une sainte et divine ardeur, que
nous sommes leui-s descendants ? Mais , afin que
vous pénétriez plus à fond quelle est la fête que
nous célébrons, suivez , s'il vous plaît , ce raison-
nement.
A la vérité le sang du Sauveur nous avait ré-
conciliés à notre grand Dieu par une alliance per-
pétuelle; mais il ne suffisait pas pour notre salut
que cet alliance eût été conclue, si ensuite elle
n'eût été publiée. C'est pourquoi Dieu a choisi ce
jour, où les Israélites étaient assemblés par une
solennelle convocation , pour y faire publier hau-
tement le traité de la nouvelle alliance qu'il lui
plaît contracter avec nous. Et c'est ce que nous
montrent ces langues de feu qui tombent d'en
haut sur les saints apôtres : car d'autant que la
nouvelle alliance, selon les oracles des prophéties,
devait être solennellement publiée par le ministère
de la prédication, le Saint-Esprit desend en
forme de langues pour nous faire entendre par
cette figure qu'il donne de nouvelles langues aux
saints apôtres ; et qu'autant qu'il remplit de per-
sonnes , il établit autant de hérauts qui publieront
les articlesde l'alliance et les coramandementsde la
loi nouvelle partout où il lui plaira de les envoyer.
En effet , entendez l'apôtre saint Pierre aussi-
tôt après la descente du Saint-Esprit; voyez
comme il exhorte le peuple, et annonce la ré-
mission des péchés au nom de ÎVotre-Seigneur Jé-
sus-Christ, déclarant aux habitants de Jéru-
salem , que ce Jésus qu'ils ont fait mourir, « Dieu
« l'a établi le Seigneur et le Christ : » Quia Do-
minum eum et Christian fecit Deus. C'est ce que
saint Pierre prêche aujourd'hui, comme il est
écrit aux Actes • ; et cela, dites-moi, chrétiens,
n'est-ce pas faire la publication de la loi nouvelle
et de la nouvelle alliance? Je joins ensemble l'al-
liance et la loi, parce qu'elles ne sont toutes deux
qu'un même Évangile, que les apôtres, comme
les hérauts du grand Dieu , publient , première-
ment dans Jérusalem, conformément à ce que
dit Isaïe : « La loi sortira de Sion, et la parole
« de Dieu de Jérusalem ^ »
Mais encore que la publication du saint Évan-
gile dût être commencée dans Jérusalem , elle ne
devait pas y être arrêtée. Tous les prophètes
■ ^ct. Il , 22.
' /j. u , a.
avaient promis que la loi nouvelle serait portéR
jusqu'aux extrémités de la terre, et que par elle
toutes les nations et toutes les langues seraient
assujetties au vrai Dieu. Comme donc la loi de
notre Sauveur n'était pas faite pour un seul
peuple, certainement il n'était pas convenable
qu'elle fût publiée en un seul langage. Aussi les
premiers docteurs du christianisme, qui avant ce
jour étaient ignorants, aujourd'hui étant pleins
de l'esprit de Dieu, parlent toutes sortes de lan-
gues , ainsi que remarque le texte sacré. Que veut
dire ceci , je vous prie? qui ne voit que le Saint-
Esprit nous enseigne que si autrefois , sous la loi ,
il n'y avait que la seule langue hébraïque qui fût
l'interprète des secrets de Dieu; aujourd'hui,
par l'Évangile de Jésus-Christ , toutes les langues
sont consacrées, selon cet oracle de Daniel :
« Toutes langues serviront au Seigueur • ? « Étrange
et inconcevable opération de cet Esprit qui souffle
où il veut ! de toutes les parties de la terre où les
Juifs étaient dispersés, il en était venu dans Jé-
rusalem pour y célébrer la fête de la Pentecôte :
les apôtres parlent à cet auditoire mêlé de tant
de peuples divers et de langues si différentes ;
et cependant chacun les entend : le Romain et
le Parthe, le Juif et le Grec , l e Mède, l'Égjp-
tien et l'Arabe, l'Africain, l'Européen et l'Asia-
tique : bien plus , dans un même discours des
apôtres ils remarquent tous leur propre langue ;
il semble à chacun qu'on lui parle la fangue que sa
nourrice lui a apprise; et c'e^t pour cela qu'ils
s'écrient : « Ces hommes ne sont-ils pasGaliléens?
« comment est-ce donc que chacun entend la
n langue dans laquelle il est né * ? » Fidèles , que
signifie ce nouveau prodige? C'est que, par la
grâce du christianisme, toutes les langues se-
ront réunies ; l'Église parlera tous les langages :
il n'y en aura point , ni de si rude , ni de si bar-
bare, dans lequel la vérité de Dieu ne soit enseignée,
et, les nations diverses entrant dans l'Église,
l'articulation , à la vérité , sera différente ; mais il
n'y aura en quelque sorte qu'un même langage :
parce que tous les peuples fidèles, parmi la mul-
tiplicité des sons et des voix, n'auront tous qu'une
même foi à la bouche , et une même vérité dans le
cœur.
Autrefois, à la tour de Babel, l'orgueil des
hommes a partagé les langages^ ; mais l'humilité
de notre Sauveur les a aujourd'hui rassemblés ,
et la créance qui devait être commune à toutes
les nations de la terre est publiée dès le premier
jour en toutes les langues. Par où vous voyez ,
chrétiens, selon que je l'ai dgà dit, que le mys-r
' Uan. VII, 14.
» Arl. II , 7, 8.
^ Uenes. xi , 9.
13
POUR LE JOUR
tère que nous honorons aujourd'hui avec tant de
solennité , c'est la publication de la loi nouvelle.
Or notre Dieu ne s'est pas contenté qu'elle ait
été publiée une fois ; il a établi pour toujours les
prédicateurs , qui succédant à la fonction des
apôtres , doivent être les hérauts de son Évangile.
Et ainsi que puis-je faire de mieux, en cette sainte
et bienheureuse journée , que de rappeler en
votre mémoire sous quelle loi vous avez à vivre?
Écoutez donc, peuples chrétiens, je vous dénonce
au nom de Jésus par la parole duquel cette chaire
vous doit être en vénération; je vous dénonce ,
dis-je, au nom de Jésus , que vous n'êtes point
sous la loi mosaïque : elle est annulée et enseve-
lie; mais Dieu vous a appelés à la loi de grâce , à
l'Évangile, au Nouveau Testament , qui a été si-
gné du sang du Sauveur, et scellé aujourd'hui
par l'Esprit de Dieu.
Et afin que vous entendiez quelle est la loi dont
on vous délivre , et quelle est la loi que l'on vous
impose , je vous produis l'apôtre saint Paul , qui
vous enseignera cette différence. « La lettre tue ,
« dit-il , l'Esprit vivifie. » La lettre , c'est la loi
mosaïque ; l'Esprit, comme vous verrez, c'est la loi
de grâce : et ainsi, en suivant l'apôtre saint Paul ,
faisons voir, avec l'assistance divine, que la loi i
mosaïque nous tue et qu'il n'y a que la loi nouvelle 1
qui nous vivifie.
Pour pénétrer le sens de notre passage , il faut
examiner avant toutes choses, quelle est cette
lettre dont parle l'apôtre, quand il prononce : « La
« lettre tue. » Et premièrement, il est assuré qu'il
veut parler de la loi mosaïque : mais d'autant
que la loi masaïque a plusieurs parties, on pour-
rait douter de laquelle il parle. Dans la loi, il y a
les préceptes cérémoniaux : comme la circonci-
sion et les sacrifices ; et il y a les préceptes mo-
raux, qui sont compris dans le Décalogue : « Tu
« adoreras le Seigneur ton Dieu , tu ne te feras
« point d'idole taillée ; tu ne déroberas point , »
et le reste '. Quant aux préceptes cérémoniaux,
il est très-constant que la lettre tue : d'autantque
les cérémonies de la loi ne sont pas seulement
abrogées ; mais encore expressément condamnées
dans la loi de grâce , suivant ce que dit saint
Paul aux Galates : « Si vous vous faites circon-
« cire, Jésus-Christ ne vous sert de rien *. » Est-ce
donc de cette partie de la loi , qui ordonnait les
anciennes observations , que l'apôtre décide que
la lettre tue? ou bien cette sentence plutôt ne
doit-elle point s'appliquer à certaines expressions
figurées , qui sont en divers endroits de la loi ;
qui ont un sens très-pernicieux, si on les expli-
que trop à la lettre? desquelles pour cette raison
« Dcut.T, 8, 19.
» Gai. V, 2.
on peut dire que la lettre tue ; ou si ce n'est ni
1 ' une ni l 'autre de ces deux choses que l'ap ôtre veut
désigner par ces mots , parle-t-il point peut-être
du Décalogue? A quelle opinion nous rangerons-
nous ? Je réponds qu'il parle du Décalogue qui fut
donné à Moïse sur la montagne ; et je le prouve
par une raison invincible. Car dans ce même troi-
sième chapitre de la deuxième aux Corinthiens ,
où saint Paul nous enseigne que la lettre tue , im-
médiatement après parlant de la loi , il l'appelle
« le ministère de mort qui a été taillé dans la
« pierre,» minùtraiio moriis, litteri s déformai a in
lapidibusK Qu'est-ce qui a été gravé dans la pierre ?
aucun de nous pourrait-il ignorer que ce sont les
dix préceptes du Décalogue ; que ces dix comman-
dements de la loi , qui défendent le mal si ou ver-
tement, c'est ce que l'apôtre appelle la lettre qui
tue? Et d'ailleurs le ministère de mort, n'est-ce p;is
la lettre qui tue ? Concluons donc maintenant et
disons : Sans doute le ministère de mort et la let-
tre qui tue c'est la même chose : or la loi qui a
été gravée sur la pierre , c'est-à-dire, les précep-
tes du Décalogue , selon saint Paul , c'est le mi •
nistère de mort ; et partant les préceptes du Dé-
calogue, ces préceptes si saints et si justes,. scion
la doctrine du saint apôtre, sont indubitablement
la lettre qui tue. Et pour confirmer cette vérité ,
le même aux Romains , que ne dit-il pas de la
loi ! «■ Je ne connaîtrais pas le péché , dit-il ' , si
« la loi n'avait dit : « Tu ne convoiteras point. «
Sur quoi l'incomparable saint Augustin raisonne
ainsi très-doctement à son ordinaire ^ : Où est-ce
que la loi dit : Tu ne convoiteras point? chacun
sait que cela est écrit dans le Décalogue. C'est
donc du Décalogue que parle l'apôtre , et c'est ce
qu'il entend par la loi : et par conséquent , lors-
qu'il dit : « Les passions des péchés qui sont par
« la loi -*, » c'est du Décalogue qu'il parle; et
quand il répète si souvent la loi de péché et de
mort , c'est encore du Décalogue qu'il parle.
Au lieu que la loi mosaïque avait été gravée
sur des pierres; la loi de la nouvelle alliance, que
Jésus est venu annoncer au monde , a été écrite
dans le fond des cœurs , comme dans des tables
vivantes. C'est là le mystère que nous honorons ;
et c'est ce qu'avaient prédit les anciens oracles ,
qu'il y aurait un jour une loi nouvelle qui serait
écrite dans l'esprit des hommes et gravée pro-
fondément dans les cœurs : Dabo legem meam
in cordibus eorum \ C'est pour cela que le Saint-
' II. Cor. m, 7
2 llom. VII, 7.
' LU), (h Spirit. et Li/t. n" 23, 24, t. X, co!. 98, 93.
< /loin. VII, 5.
* Jvtcin. ?. sxi.aj.
DE LA PENTECOTE.
n
Esprit remplit aujourd'hui l'Église naissante ; et
que , non content de paraître aux yeux sous une
apparence visible, il se coule efficacement dans
les âmes pour leur enseigner au dedans ce que la
loi leur montre au dehors.
Mais comme il importe que nous pénétrions
ce que c'est que cette loi gravée dans les cœurs ,
et quelle est la nécessité de cette influence se-
crète de l'Esprit de Dieu dans nos âmes , écoutez
l'apôtre saint Paul , qui nous expliquera ce mys-
tère dans les quatre mots que j'ai rapportés :
• La lettre tue , l'esprit vivifie. » Pour compren-
dre solidement sa pensée, remarquons deux
grands effets de la loi : elle dirige ceux qui la
reçoivent, elle condamne ceux qui la rejettent;
elle est la règle des uns, le juge ^es autres :
de sorte que nous pouvons distinguer comme
deux qualités dans la loi. Il y a son équité qui
dirige, il y a sa sévérité qui condamne, et il
faut nécessairement , ou que nous suivions la pre-
mière , ou que nous souffrions la seconde : c'est-
à-dire , que si l'équité ne nous règle , la sévérité
nous accable ; et que la force de la loi est telle ,
qu'il faut qu'elle nous gouverne ou qu'elle nous
perde : ceux qui s'y attachent se rangent eux-
mêmes en se conformant à la règle ; ceux qui la
choquent se brisent contre elle. La loi tue lors-
quelle nous dit : Si tu n'obéis , tu mourras de
mort * ; et la loi aussi vivifie , parce qu'il est écrit
dans les saintes Lettres : " Fais ces choses et tu
« vivras : « elle tue ceux qu'elle condamne , elle
vivifie ceux qu'elle dirige. Mais il y a cette diffé-
rence notable par laquelle nous connaîtrons le
sens de l'apôtre dans le passage que nous trai-
tons : c'est que la loi suffit toute seule pour don-
ner la mort au pécheur, et qu'elle ne suffit pas
toute seule pour donner le salut au juste ; et la raison
en est évidente. Pour donner la mort au pécheur,
c'est assez que la loi prononce au dehors la sen-
tence qui le condamne ; et c'est ce qu'elle fait
toute seule avec une autorité souveraine : au con-
traire , pour donner la vie , il faut qu'elle soit
écrite au dedans, parce que c'est là qu'elle doit
agir ; et elle n'y peut entrer par ses propres forces :
elle retentit aux oreilles, elle brille devant les
yeux; mais elle ne pénètre point dans le cœur :
il faut que le Saint-Esprit lui ouvre l'entrée; par
où nous pouvons aisément comprendre le raison-
nement de l'apôtre. Tant que la loi demeure hors
de nous, qu'ellefrappe seulement les oreilles, elle
ne sert qu'à nous condamner; c'est pourquoi c'est
une lettre qui tue : et lorsqu'elle entre dans l'in-
térieur pour y opérer le salut des hommes , c'est
le Saint-Esprit qui l'y grave ; c'est pourquoi c'est
' Exod. XXI, 12 et s«^q.
l'Espritqui nous vivifie. Comme nous sommes tout
ensemble durs et ignorants , il ne suffit pas de nous
enseigner il faut encore nous amollir. Ainsi vous
n'avez rien fait, ô divin Sauveur! de nous avoir
prêché au dehors les préceptes de votre Évangile ,
si vous ne parlez au dedans d'une manière se-
crète et intérieure , par l'efTusion de votre Esprit
saint. De là il est facile d'entendre quelle est l'o-
pération de la loi , et quelle est celle de l'Esprit
de Dieu. Parce qu'il voit que la loi nous tue ,
quand elle agit seulement au dehors, il l'écrit
dans le fond du cœur, afin qu'elle nous donne la
vie. L'équité de la loi se présente à nous , sa sé-
vérité nous menace; et le Saint-Esprit qui nous
meut , afin que nous puissions éviter la sévérité
qui condamne , nous fait aimer l'équité qui règle :
de peur que nous soyons captifs sous la loi , comme
criminels , il fait que nous l'embrassons comme
ses amis, et c'est ainsi qu'il nous vivifie. De sorte
que tout le dessein de l'apôtre, dans le passage
que nous expliquons, c'est en premier lieu de
nous faire voir la loi ennemie de l'homme iiécheur,
qui le tue et qui le condamne ; et ensuite l'homme
pécheur, devenu ami de la loi , qui l'embrasse et
qui la chérit par l'opération de la grâce. Et
qu'est-ce qu'écrire la loi dans nos cœurs , sinon
faire que nous l'aimions d'une affection si puis-
sante, que, malgré tous les obstacles du monde,
elle devienne la règle de notre vie?
DEUXIEME SERIMON
LE 30\TR DE LA PENTECOTE.
Qnel est l'esprit da christianisme. Mépriser les présents da
monde , sa haine et sa foreur : trois maximes de la générosité
chreUenne. Avec quel courage les apôtres et les prmiers chré-
tiens méprisent les présents du monde , attaquent sa haine ,
triomphent de ses menaces. Merveilleuse union que le Saint-
Esprit fait de leurs cœurs. Pourquoi ne devons-nous pas nous
regarder en nous-mêmes , mais dans l'unité de tout le corps
dont nous sommes membres. L'envie et la dureté exterminées
par la fratemilé chrétienne.
Spiritumnolite extinguere.
N'éteignez pas V Esprit. I Thessal. v, 19.
Cette joie publique et universelle, qui se ré-
pand par toute la terre dans cette auguste solen-
nité , avertit les chrétiens de se souvenir que c'est
en ce jour que l'Église est née, et que nous
sommes nés avec elle par la grâce de la nouvelle
alliance. Il n'est point de nations si barbares , ni
de peuples si éloignés qui ne soient invités par
le Saint-Esprit à la fête que nous célébrons. Si
étrange que soit leur langage , ils pourront tous
l'entendre aujourd'hui dans la bouche des saints
14
POUR LE JOUR
apôtres; et Dieu nous montre, par ce miracle,
que cette Église si resserrée, que nous voyons
naître en un coin du monde , remplira un jour
tout l'univers , et attirera tous les peuples, puisque
déjà dès sa tendre enfance elle parle toutes les
langues : alin, mesdames, que nous entendions
que'si la confusion de Babel les a autrefois divi-
sées , la charité chrétienne les unira toutes , et
qu'il n'y en aura point de si rude ni de si irrégu-
iière en laquelle on ne prêche le Sauveur Jésus
et les mystères de son Évangile. Que reste-t-il
donc maintenant ; sinon que participant de tout
notre cœur à la joie commune de tout le monde ,
nous tâchions de nous revêtir de l'esprit de cette
Église naissante : c'est-à-dire , du Saint-Esprit
même ? après que nous aurons imploré sa grâce
par l'intercession de Marie , qui le reçoit aujour-
d'hui avec tous les autres; mais qui était accou-
tumée dès longtemps à sa bienheureuse présence ,
puisqu'il était survenu en elle lorsque l'ange la
salua par ces mots : Ave, Maria.
Puisque cette sainte journée fait revoir à tous
les fidèles la solennité bienheureuse en laquelle
l'Esprit de Dieu se répandit avec abondance sur
les disciples de Jésus-Christ, et sur son Église
naissante ; je me persuade aisément , âmes saintes
et religieuses , que , rappelant en votre mémoire
une grâce si signalée , vous aurez aussi préparé
vos cœurs pour la recevoir en vous-mêmes, et
pour être les temples vivants de ce Dieu qui des-
cend sur nous. Que si je ne me trompe pas dans
cette pensée; s'il est vrai, comme je l'espère,
que le Saint-Esprit vous anime , et que vous brû-
liez de ses flammes, que puis-je faire de plus con-
venable , pour édifier votre piété , que de vous
exhorter, autant que je puis , à conserver cette
ardeur divine , en vous disant avec l'apôtre : Spi-
ritum nolite extinguere : « Gardez- vous d'étein-
<• dre l'Esprit. » Car, mes sœurs, ce divin Esprit
qui est tombé sur les saints apôtres , sous la forme
visible du feu, se répand encore invisiblement
dans tout le corps de l'Église : il ne descend pas
sur la terre pour passer légèrement sur les cœurs;
il vient établir sa demeure dans la sainte société
des fidèles : Apud vosnianebitK C'est pourquoi
nous apprenons, par les Écritures, qu'il y a un
esprit nouveau , ' un esprit du christianisme et
de l'Évangile, dont nous devons tous être revê-
tus ; et c'est cet esprit du christianisme que saint
Paul nous défend d'éteindre. Il faut donc entendre
aujourd'hui quel est cet esprit de la loi nouvelle
qui doit animer tous les chrétiens; et, pour le
comprendre solidement, écoutez, non point mes
' Jonn XIV, 17.
2 fzccA. XI, Iî>, x\xvi,â|,
paroles, mais les saints enseignements de l'apô-
tre que je choisis pour mon conducteur. Grand
Paul , expliquez-nous ce mystère.
Nous voyons par expérience que chaque as-
semblée , chaque compagnie a son esprit particu-
lier ; et quand nos charges ou nos dignités nous
donnent place dans quelque corps , aussitôt on
nous avertit de prendre l'esprit de la compagnie
dans laquelle nous sommes entrés. Quel est donc
l'esprit de l'Église, dont notre baptême nous a faits
les membres ? et quel est cet esprit nouveau qui se
répand aujourd'hui sur les saints apôtres , et qui
doit se communiqueràtous les disciplesde l'Évan-
gile? Chrétiens, voici la réponse de l'incomparable
docteur des Gentils : Non dédit nobis Deusspiri-
tum iimoris, sed virlutis et dilectionis ' : « Sa-
« che, dit il, mon cher Timothée, » car c'est
à lui qu'il écrit ces mots, » que Dieu ne nous
« donne pas un esprit de crainte, mais un esprit
« de force et d'amour; » par conséquent saint
Paul nous enseigne que cet esprit de force et de
charité , c'est le véritable esprit du christianisme.
Mais il faut entrer plus avant dans le senti-
ment de l'apôtre, et pour cela remarquez, mes-
sieurs, que la profession du christianisme a deux
grandes obligations que Jésus-Christ nous a im-
posées. Il oblige premièrement ses disciples à
l'exercice d'une rude guerre; il les oblige secon-
dement à une sainte et divine paix. Il les prépare
à la guerre, quand il les avertit en plusieurs en-
droits que tout le monde leur résistera ; c'est pour-
quoi il veut qu'ils soient violents : et il les oblige
à la paix, lorsque, malgré ces contradictions, il
leur ordonne d'êti:e pacifiques. Il les prépare à
la guerre, quand il les envoie « au milieu des
« loups, » in medio luporum ; et il les oblige à la
paix, quand il veut « qu'ils soient des brebis, »
sicut oves "■ : il les prépare à la guerre, quand il
dit dans son Évangile qu'il jette un glaive au mi-
lieu du monde pour être le signal du combat;
Non veni pacem niittere, sed gladium^; et il
les oblige à la paix , quand il promet d'allumer un
feu pour être le principe de la charité : Ignetn veni
mittere in ierram ^. Il y a donc une sainte guerre
pour combattre contre le monde , et il y a une
paix du christianisme pour nous unir en Notre-
Seigneur. Pour soutenir de si longs combats,
nous avons besoin d'un esprit de force, et pour
maintenir cette paix, l'esprit de charité nous est
nécessaire : c'est pourquoi saint Paul nous ensei-
gne que « Dieu ne nous donne pas un esprit de
! II. Ttm.1,1.
* Matlh.x, 16.
3 Ibid. 34,
« Luc. XII , 4».
DE LA PENTFXOTE.
tr,
" ï'rrxintc , mais un esprit de force et de cliarité ' ; »
et til est l'esprit du christianisme dont les apôtres
ont été remplis.
En effet , considérons attentivement l'histoire
de rÉiïlise naissante; qu'y voyons-nous d'ex-
traordinaire , et en quoi y remarquons-nous cet
osprit du christianisme ? En ces deux effets admi-
rables , je veux dire , en la fermeté invincible et
en la sainte union de tous les fidèles; et vous le
% errez clairement, si vous voulez seulement en-
tendre ce que saint Luc a dit dans les Actes : « Ils
• furent remplis de l'Esprit de Dieu : » Repleii
sunt omnes Spiritu sancto; et de làqu'est-il ar-
rivé ? Deux choses que saint Luc a bien remar-
quées : Loquebantur cum fiducia* ] première-
ment, « Ils parlèrent avec fermeté : « voyez-vous
pas cet esprit de force? Et il ajoute aussitôt après,
' et ils nétaient tous qu'un cœur et qu'une âme , «
cor timim et anima una ^ ; et c'est l'esprit de la
charité. Voilà donc , et n'en doutez pas , quel est
l'esprit du christianisme ; ^oilà quel était l'esprit
de nos pères : esprit courageux, esprit pacifique ;
esprit de fermeté et de résistance ; esprit de cha-
rité et de douceur : esprit qui se met au-dessus de
tout par sa force et par sa vigueur; « esprit qui se
n met au-dessous de tous par la condescendance
« desa charité : »Percharitate7nserviteinvicem^.
Tel est l'esprit de la loi nouvelle : « chrétiens ,
• ne réteignez pas :» Sp/nYww nolite extinguere^.
Imitez l'Eglise naissante, et la ferveur de sespre-
miers temps, dont je vous dois aujourd'hui pro-
poser l'exemple. Conservez cet esprit de force,
par lequel vous pourrez combattre le monde;
conservez cet esprit d'amour, pour vivre en l'unité
de vos frères dans la paix du christianisme : deux
points que je traite en peu de paroles , avec le se-
cours de la grâce.
PREMIER POINT.
Disons donc, avant toutes choses, que les chré-
tiens doivent être forts , et que l'esprit du chris-
tianisme est un esprit de courage et de fermeté :
car si nous voyons dans l'histoire , que des peu-
ples se vantaient d'être belliqueux ; parce que dès
leurpremière jeunesse on les préparait à la guerre,
on les durcissait aux travaux, on les accoutumait
aux périls: combien devons-nous être forts , nous
qui sommes dès notre enfance enrôlés par le
saint baptême à une milice spirituelle dont la vie
n'est que tentation, dont tout l'exercice est la
guerre, et qui sommes exposés au milieu du
» II. Tim. 1,7.
2 Acl. IV, 31.
' Ihid. 32.
• Gal.V, 13.
II. Tim. V, I»
monde comme dans un champ de bataille, ix>iir
combattre mille ennemis découverts et mille in-
nemis invisibles! Parmi tant de difficultés et tant
de périls qui nous environnent, devons-nous pas
être nourris dans un esprit de force et de fermeté ;
afin d'être toujours immobiles malgré les plaisirs
qui nous tentent, malgré les afflictions qui nous
frappent, malgré les tempêtes qui nous menacent ?
Aussi voyons-nous dans les Écritures, que Dieu
prévoyant les combats où il engageait ses fidèles ,
« leur ordonne de se renfermer et de demeurer
« en repos jusqu'à ce qu'il lésait revêtus de force :
Sedete in civitate, guoadusque induamini vir-
iuie ex alto^-^ leur montrant par cette parole,
que , pour soutenir les efforts qui attaquent les
enfants de Dieu en ce monde, il faut une fermeté
extraordinaire.
C'est ce qui m'oblige, messieurs, à vous pro-
poser aujourd'hui trois maximes fondamentales
de la générosité chrétienne , lestjuelles vous ver-
rez pratiquées dans l'histoire du christianisme
naissant, et dans la conduite de ces grands hom-
mes que le Saint-Esprit remplit en ce jour : voici
quelles sont ces maximes , que je vous prie d* im-
primer dans votre mémoire. Mépriser les présents
du monde , ses richesses , ses biens , ses plaisirs ;
voilà la première maxime. Mais parce qu'en refu-
sant les présents du monde, on encourt infailli-
blement ses disgrâces : non-seulement mépriser
ses biens , mais encore mépriser sa haine , et ne
pas craindre de lui déplaire, voilà la seconde
maxime. Et comme sa haine étant méprisée se
tourne en une fureur implacable : non-seulement
mépriser sa haine , mais sa rage , mais ses mena-
ces , et enfin se mettre au-dessus des maux que
la fureur la plus emportée peut faire souffrir à
notre innocence ; voilà la troisième maxime : c'est
ce qu'il nous faut expliquer par ordre.
La première maxime de force que nous donne
l'esprit du christianisme, c'est de mépriser les
présents du monde ; et la raison en est évidente :
car c'est un principe très-induhitahle que notre es-
time ou notre mépris suivent les idées dont nous
sommes pleins , et les espérances que l'on nous
donne. Voyons donc dequelles idées nous remplit
l'esprit du christianisme , et quels désirs il excite
en nous. 11 faut que vous l'appreniez de saint
Paul par ces excellentes paroles qu'il adresse aux
Corinthiens: Non enim spiritum hujus mundi
accepimus : « Nous n'avons pas reçu l'esprit de
« ce monde ; » et par conséquent concluez que le
chrétien véritable n'est pas plein des idées du
monde. Quel esp it avons-nous reçu ? Sed Spiri-
tum qui ex Deoest : « un Esprit qui est de Dieu, »
■ Luc. XXIV, 49.
16
POUR LE JOUR
dit saint Paul , et il en ajoute cette raison : « A fin
'. que nous sachions, poursuit-il, toutes les choses
« que Dieu nous donne : » Ut sciamus quœ a Deo
donata sunt nobis ', Quelles sont ces choses que
Dieu nous donne , sinon l'adoption des enfants ,
l'égalité avec les anges, l'héritage de Jésus-Christ,
la communication de sa gloire , la société de son
trône? Voilà quelles sont les idées que le Saint-
Esprit imprime en nos âmes : il y grave l'idée d'un
bien éternel , d'un trésor qui ne se perd , d'une vie
qui ne finit pas , d'une paix immuable et perpé-
tuelle. Si je suis plein de ces grandes choses , et si
j'ai l'esprit occupé d'espérances si relevées, puis-
je estimer les présents du monde ? Car, ô monde ,
qu'opposeras-tu à ces biens infinis et inestima-
bles? Des plaisirs? mais seront-ils purs? Des
honneurs? seront-ils solides? La faveur? est-elle
durable? La fortune? est-elle assurée? Quelque
grand établissement? es-tu capable de m'en ga-
rantir une jouissance paisible , et me rendras-
tu immortel pour posséder ces biens sans inquié-
tude? qui ne sait qu'il est impossible? La figure
de ce monde passe ; tout ce que les hommes esti-
ment n'est que folie et illusion; et l'esprit de
grâce que j'ai reçu, me remplissant des grandes
idées des biens éternels qui me sont donnés, m'a
élevé au-dessus du monde, et ses présents ne me
sont plus rien. Telle est la première maxime
de la générosité chrétienne.
Mais, fidèles, ce n'est pas assez : si vous n'ai-
mez pas le monde, il vous haïra; ceux qui mé-
prisent les présents du monde encourent infailli-
blement sa disgrâce ; et il faut ou s'engager avec
lui, en recevant ses faveurs, ou rompre ouver-
tement ses liens , et ne pas craindre de lui dé-
plaire ; et c'est la seconde maxime de l'Esprit du
christianisme. Car c'est une vérité très-constante,
que jamais les hommes ne produiront rien qui
soit digne de l'Évangile et de l'esprit de la loi
nouvelle, tant qu'on n'aura pas le courage de
renoncer à la complaisance , et de se résoudre à
déplaire aux hommes. En effet, considérez, chré-
tiens , les lois tyranniques et pernicieuses que le
monde nous a imposées contre les obligations de
notre baptême. N'est-ce pas le monde qui dit que
de pardonner, c'est faiblesse; et que c'estmanquer
de courage, que de modérer son ambition? N'est-
ce pas le monde qui veut que la jeunesse coure
aux voluptés; et que l'âge plus avancé n'ait de
soin que pour s'établir, et que tout cède à l'in-
térêt? N'est-ce pas une loi du monde , qu'il faut
nécessairement s'avancer, s'il se peut par les
bonnes voies, sinon s'avancer par quelque façon;
s'il le faut, par la flatterie; s'il est besoin, même
par le crime? N'est-ce pas ce que dit le monde?
' 1. Cor. H, 12.
ne sont-ce pas ses lois et ses ordonnances? Et
pourquoi sont-elles suivies? d'où leur vient cette
autorité qu'elles se sont acquise par toute la
terre? est-ce de la raison , ou de la justice? Mais
Jésus-Christ les a condamnées , et il a donné tout
son sang pour nous délivrer de leur servitude :
d'où vient donc que ces lois maudites régnent
encore par toute la terre , contre la doctrine de
l'Évangile ? Je ne craindrai pas d'assurer que c'est
la crainte de déplaire aux hommes, qui leur
donne cette autorité.
Mais peut-être que vous jugerez que ce n'est
pas à la complaisance qu'il faut imputer tout ce
crime, et qu'il en faut aussi accuser nos autres incli-
nations corrompues. Non, mes sœurs, je n'ac-
cuse qu'elle , et je m'appuie sur cette raison : car
je confesse facilement que nos mauvaises inclina-
tions nous jettent dans de mauvaises pratiques ;
mais je nie que ce soient nos inclinations qui leur
donnent la force de lois auxquelles on n'ose pas
contredire. Ce qui les érige en force de lois , et
ce qui contraint à les suivre, par une espèce de
nécessité , c'est la tyrannie de la complaisance ;
parce qu'on a honte de demeurer seul, parce qu'on
n'ose pas s'écarterdu chemin que l'on voit battu,
parce qu'on craint de déplaire aux hommes ; et on
dit pour toute raison : C'est ainsi qu'on vit dans
le monde ; il faut faire comme les autres. Telle-
ment que ces lois damnablesque le monde oppose
au christianisme , il faut quelqu'un pour les pro-
poser et quelqu'un pour les établir : nos inclina-
tions les proposent et nos inclinations les conseil-
lent; mais c'est la crainte de déplaire aux hommes
qui leur donne l'autorité souveraine. C'est ce que
prévoyait le divin apôtre , lorsqu'il avertit ainsi
les fidèles : « Vous avez été achetés d'un grand
« prix , ne vous rendez pas esclaves des hommes : »
Nolite fieri servi hominum^. En effet, ne le
sens-tu pas , que tu te jettes dans la servitude ,
quand tu crains de déplaire aux hommes , et
quand tu n'oses résister à leurs sentiments ; es-
clave volontaire des erreurs d'autrui?
Chrétiens, ce n'est pas là notre esprit, ce n'est
pas l'esprit du christianisme. Écoutez l'apôtre
saint Paul, qui nous dit avec tant de force :
•<■ Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde ; »
Non enim spiritum hujus mundi acccpimus. Je
ne croirai pas me tromper, si je dis que l'esprit
du monde , dont parle l'apôtre en ce lieu , c'est la
complaisance mondaine, qui corrompt les meil-
leures âmes, qui, minant peu à peu les malheu-
reux restes de notre vertu chancelante , nous fait
être de tous les crimes, non tant par inclination ,
que par compagnie ; qui , au lieu de cette force
' I. Cor. VII , 23.
DE LA PENTECOTE.
IT
Invincible et de cette fermeté d'un front chrétien
que la croix doit avoir durci contre toute sorte
d'opprobres , les rend si tendres et si délicats ,
que nous avons honte de déplaire aux hommes
pour le service de Jésus-Christ. Mon Sauveur, ce
n'est pas là cet Esprit que vous avez aujourd'hui
répandu sur nous : JSon enim spiritum hujus
mundi accepimus, sed Spiritum qui ex Deo
est: « Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde,
« pour être les esclaves des hommes; mais notre
« Esprit venant de Dieu même , » nous met au-
dessus de leurs jugements, et nous fait mépriser
leur haine ; et c'est la seconde maxime de la gé-
nérosité du christianisme. ,
Mais il faut encore s'élever plus haut ; et la
troisième , qui me reste à vous proposer, va faire
trembler tous nos sens, et étonner toute la na-
ture : car c'est elle qui fait dire au divin apôtre :
« Qui est capable de nous séparer de la charité
« de Notre-Seigneur? est-ce l'affliction ou l'an-
« goisse? est-ce la nudité ou la faim, la persécu-
« tion ou le glaive? Mais nous surmontons en
" toutes ces choses, à cause de celui qui nous a
« aimés : » In his omnibus superamits , propter
eum qui dite xi t nos'. Ainsi, que le monde fré-
misse , qu'il allume par toute la terre le feu de
ses persécutions, la générosité chrétienne surmon-
tera sa rage impuissante ; et je comprends aisé-
ment la cause d'une victoire si glorieuse, par une
excellente doctrine que l'apôtre saint Jean nous
enseigne ; que « celui qui habite en nous est plus
« grand que celui qui est dans le monde : « Ma-
/or est qui in vobis est, quam qui in mundo^.
Entendez ici, chrétiens, que celui qui est en nous,
c'est le Saint-Esprit que Dieu a répandu en nos
cœurs. Et qui ne sait que cet Esprit tout-puis-
sant est infiniment plas grand que le monde?
Par conséquent , quoi qu'il entreprenne , et quel-
ques tourments qu'il prépare, le plus fort ne cé-
dera pas au plus faible. Le chrétien généreux
surmontera tout; parce qu'il est rempli d'un Es-
prit qui est infiniment au-dessus du monde.
Ce sont , mes sœurs , ces fortes pensées qui ont
si longtemps soutenu l'Église : elle voyait tout
l'empire conjuré contre elle ; elle lisait à tous les
poteaux et à toutes les places publiques les sen-
tences épouvantables que l'on prononçait contre
ses enfants : toutefois elle n'était pas effrayée;
mais sentant l'esprit dont elle était pleine,
elle savait bien maintenir cette liberté glorieuse
de professer le christianisme , et , quoique les lois
la lui refusassent, elle se la donnait par son sang :
car c'étaK un crime chez elle de se l'acquérir par
une autre voie ; et l'unique moyen qu'elle propo-
' Rom. vm, 35, 37.
' I Jo<in. IV, 4.
BOSSL'ET. — T. m.
sait pour secouer ce joug , c'était de mourir cont-
tamment. C'est pourquoi Tertullien s'étonne qu'il
y eût des chrétiens assez lâches pour se racheter
par argent des persécutions qui les menaçaient;
et vous allez entendre des sentiments vraiment
dignes de l'ancienne Église et de l'esprit du chris-
tianisme. Chrisiianus pecunia salvus est ; et in
hoc nummos habet ne patiatur, duni adver.ms
Deumerit dives : « 0 honte de l'Église, s'écrie
« ce grand homme, un chrétien sauvé par argent,
« un chrétien riche pour ne souffrir pas ! a-t-il
« donc oublié , dit-il , que Jésus s'est montré ri-
« che pour lui par l'effusion de son sang? » At
enim Christus sanguine fuit dives pro illo'. Ne
vous semble-t-il pas qu'il lui dise : Toi, qui l'es
voulu sauver par ton or, dis-moi , chrétien , où
était ton sang? n'en avais-tu plus dans tes veines,
quand tu as été fouiller dans tes coffres pour y
trouver le prix honteux de ta liberté? sache
qu'étant rachetés par le sang , étant délivrés par
le sang, nous ne devons point d'argent pour nos
vies , nous n'en devons point pour nos libertés ,
et notre sang nous doit garder celle que le sang
de Jésus-Christ nous a méritée : Sanguijie em-
pli, sanguine munerati, nullum nummum pro
capite debemus^. Ceux qui vivent en cet esprit,
ce sont , mes sœurs , les vrais chrétiens , et ce
sont les vrais successeurs de ces hommes incom-
parables que l'esprit de force remplit aujourd'hui :
car il est temps de venir à eux, et de vous mon-
trer dans leurs actions ces trois maximes que j'ai
expliquées.
Et premièrement regardez comme ils méprisent
les présents du monde : aussitôt qu'ils sont chré-
tiens, ils ne veulent plus être riches. Voyez ces
nouveaux convertis , avec quel zèle ils vendent
leurs biens , et comme ils se pressent autour des
apôtres , « pour jeter tout leur argent à leurs
« pieds , » ponebant ante pedes apostolorum '.
Où vous pouvez aisément connaître le mépris
([u'îls font des richesses : car , comme remarque
saint Jean Chrysostôme ^ , judicieusement à son
ordinaire , ils ne les mettent pas dans les mains,
mais ils les apportent aux pieds des apôtres ; et
en voici la véritable raison. S'ils croyaient leur
faire un présent honnête , ils les leur donneraient
dans leurs mains ; mais , en les jetant à leurs
pieds , ne semble-t-il pas qu'ils nous veulent dire
que ce n'est pas tant un présent qu'ils font, qu'un
fardeau inutile dont ils se déchargent? et tout
ensemble n'admirez-vous pas comme ils honorent
les saints apôtres? 0 apôtres de Jésus-Christ,
' Defiig. in persecut. u" 12.
» Ibid.
' Act. îT, 35.
♦ In Act. Aposl. flom. XI , n " I , t. IX , p. 90. /w /,>'*'■ "<*
Jiom. Uom. VII , n" 8; ibid. p. 481.
18
POUR LE JOUR
c'est vous qui ôtcs les vainqueurs du monde ; et
voilà qu'on met à vos pieds les dépouilles du
monde vaincu , ainsi qu'un trophée m.'igïiifique
qu'on érige à votre victoire. D'où vient à ces
nouveaux chrétiens un si grand mépris des ri-
chesses, sinon qu'ils commencent à se revêtir de
l'esprit du christianisme , et que l'idée des biens
éternels leur ôte l'estime des biens périssables?
C'était la première maxime , mépriser les pré-
sents du monde.
Je vois que vous admirez ces grands hommes,
Aous êtes étonnés de leur fermeté ; toutefois tout
ce que j'ai dit n'est qu'un faible commencement' :
nos braves et invincibles lutteurs ne sont pas en-
trés au combat; ils n'ont fait encore que se dé-
pouiller, quand ils ont quitté leurs richesses :
ils vont commencer à venir aux prises, en atta-
quant la haine du monde. C'est ici qu'il faut avoir
les yeux attentifs.
Certainement, chrétiens, c'était une étrange
■résolution que de prêcher le nom de Jésus dans
'la ville de Jérusalem. 11 n'y avait que cinquante
'jours que tout le monde criait contre lui : « Qu'on
'< l'ôte, qu'on l'ôte, qu'on le crucifie'! » Cette
haine cruelle et envenimée vivait encore dans
le cœur des peuples : prononcer seulement son
nom, c'était choquer toutes les oreilles; le louer,
c'était un blasphème : mai»» publier qu'il est le
Messie, prêcher sa glorieuse résurrection, n'était-
ce pas porter les esprits jusqu'à la dernière fu-
reur? Tout cela n'arrête pas les apôtres : Oui,
nous vous prêchons , disaient-ils , « et que toute
« la maison d'Israël le sache, que le Dieu de nos
« pères a ressuscité et a fait asseoir à sa droite ce
« Jésus que vous avez mis en croix'. » Et parce
qu'ils avaient cru s'excuser de la mort de cet in-
nocent en le livrant aux mains de Pilate , ils ne
leur dissimulent pas que cette excuse augmente
leur faute. « Car Pilate , disent-ils , a voulu le
« sauver, et c'esi vous qui l'avez perdu ^. » Et
voyez comme ils exagèrent leur crime : « Vous
« avez renié le Saint et le Juste , et vous avez de-
« mandé la grâce d'un voleur et d'un meurtrier,
« et vous avez fait mourir l'auteur de la vie*. »
Est-il rien de plus véhément pour confondre leur
ingratitude, que de leur mettre devant les yeux
toute l'horreur de cette injustice, d'avoir con-
servé la vie à celui qui l'ôtait aux autres par ses
homicides, et tout ensemble de l'avoir ôtée à ce-
lui qui la donnait par sa grâce? et pendant qu'ils
disaient ces choses , combien voyaient-ils d'hom-
mes irrités dont la rage frémissait contre eux!
» Joan. XIX, ;5
5 .4rl. Il , 36.
3 Ibid. III, 13.
* IbM. li, 15.
Mais ces grandes âmes ne s'étonnaient pas ; et
c'était une des maximes de l'esprit qui les possé-
dait, de ne pas craindre de déplaire aux hommes.
Passons maintenant plus avant , et voyons-
leur vaincre les menaces de ceux dont ils ont mé-
prisé la haine ; c'est la dernière maxime. On les
prend, on les emprisonne, on les fouette inhu-
mainement; '( on leur ordonne , sous de grandes
« peines , de ne plus prêcher en ce nom , » in no-
mine hoc ' : car, messieurs , c'est ainsi qu'ils par-
lent ; en ce nom odieux au monde , et qu'ils crai-
gnent de prononcer : tant ils l'ont en exécration !
A cela que répondent les apôtres? Une parole
toute généreuse : Non possumus ' : « Nous ne
« pouvons pas, nous ne pouvons pas nous taire
« des choses dont nous sommes témoins oculai-
« res. » Et remarquez ici , chrétiens , qu'ils ne di-
sent point : Nous ne voulons pas; car ils semble-
raient donner espérance qu'on pourrait changer
leur résolution : mais de peur qu'on attende d'eux
quelque chose indigne de leur ministère, ils di-
sent tous d'une même voix : Ne tentez pas l'im-
possible; Non possumus : « Nous ne pouvons
» pas. » C'est ce qui confond leurs juges iniques.
C'est ici que ces innocents font le procès à leurs
propres juges, qu'ils effrayent ceux qui les mena-
cent , et qu'ils abattent ceux qui les frappent : car
écoutez ces juges iniques , et voyez comme ils
parlent entre eux dans leur criminelle assemblée.
Quidfaciemus hominibus istis ^? « Que pouvons-
« nous faire à ces hommes? « Voici un spectacle
digne de vos yeux : dès la première prédication,
trois mille hommes viennent aux apôtres; et
touchés de pénitence , leur disent : « Nos chers
«frères, que ferons-nous ? » Quidfaciemus, viri
fratres^ ? D'autre part, les princes des prêtres,
les scribes et les pharisiens les appellent à leur
tribunal; là, étonnés de leur fermeté, et ne sa-
chant que résoudre, ils disent : « Que ferons-nous
«à ces hommes? « Quid faciemiis hominibus
istis ? Ceux qui croient et ceux qui contredisent,
tous deux disent : •< Que ferons-nous? « mais avec
des sentiments opposés : les uns par obéissance ,
et les autres par désespoir ; les uns le disent pour
subir la loi , et les autres le disent de rage de ne
pouvoir pas la donner. Avez- vous jamais enteqdu
une victoire plus glorieuse? Il n'y a que deux
sortes d'hommes dans la ville de Jérusalem;
dont les uns croient, les autres résistent : ceux-
là suivent les apôtres et s'abandonnent à leur
conduite : Nos frères, cjue ferons-nous? ordonnez;
et ceux même qui les contredisent, et qui veu-
» Act. IV, 17.
* Ihid. 30
' Ihid. IV. 16.
1 loi'i u,37.
DE LA PENTECOTfc.
19
lent les exterminer , ne savent néanmoins que
leur faire : Que ferons-nous à ces hommes? Ne
voyez- vous pas qu'ils jettent leurs biens, et qu'ils
sont prêts de donner leurs âmes? les promesses ne
les gagnent pas, les injures ne les troublent pas,
les menaces les encouragent, les supplices les
réjouissent : Quidfaciemus? « Que leur fcrons-
« nous? " 0 Église de Jésus-Christ , je n'ai plus de
peine à comprendre que les tiens , en prêchant ,
en souffrant , en mourant , couvriront les tyrans
de honte , et qu'un jour ta patience forcera le
monde à changer les lois qui te condamnaient;
puisque je vois que dès ta naissance tu confonds
déjà tous les magistrats et toutes les puissances de
Jérusalem par la seule fermeté de cette parole :
Non possumus : « Nous ne pouvons pas. «
Mais, saints disciples de Jésus-Christ, quelle
est cette nouvelle impuissance? Vous trembliez
en ces dernière joure , et le plus hardi de la troupe
a renié lâchement son maître ; et vous dites main-
tenant : Nous ne pouvons pas. Et pourquoi ne
pouvez- vous pas? C'est que les choses ont été
changées ; un feu céleste est tombé sur nous , une
loi a été écrite en nos cœurs , un Esprit tout-puis-
sant nous presse : charmés de ses attraits infinis ,
nous nous sommes imposé nous-mêmes une bien-
heureuse nécessité d'aimer Jésus-Christ plus que
notre \ie ; c'est pourquoi nous ne pouvons plus
obéir au monde : nous pouvons souffrir, nous
pouvons mourir; mais nous ne pouvons pas tra-
hir rÉvangile , et dissimuler ce que nous savons :
Non possumus ea quœ vidimus et audivimus
lum loqui '.
Voilà, messieurs, quels étaient nos pères; tel
est l'esprit du christianisme , esprit de fermeté
et de résistance, qui se met au-dessus des pré-
sents du monde , au-dessus de sa haine la plus
animée, au-dessus de ses menaces les plus ter-
ribles : c'est par cet esprit généreux que l'Église
a été fondée ; c'est dans cet esprit qu'elle s'est
nourrie : chrétiens , ne l'éteignez pas : Spirituiri
nolite extinguere. Quand on tâche de nous dé-
tourner de la droite voie du salut, quand le
monde nous veut corrompre par ses dangereuses
faveurs, et par le poison de sa complaisance,
pourquoi n'osons-nous résister? Si nous nous van-
tons d'être chrétiens, pourquoi craignons-nous
de déplaire aux hommes? et que ne disons-nous
avec les apôtres ce généreux « Nous ne pouvons
« pas ? .. Mais l'usage de cette parole ne se trouve
plus parmi nous : il n'est rien que nous ne puis-
si-^ns pour satisfaire notre ambition et nos pas-
sions déréglées. Ne faut-il que trahir notre con-
science , ne faut-il qu'abandonner nos amis , ne
' Act. VI, 20.
; faut-il que violer les plus saints devoirs que la
' religion nous impose, Possumus, nous le pou-
vons; nous pouvons tout pour notre fortune, nous
pouvons tout pour nous agrandir : mais s'il faut
servir Jésus-Christ, s'il faut nous résoudre de
nous séparer de ces objets qui nous plaisent trop,
s'il faut rompre ces attachements et briser ces
liens trop doux ; c'est alors que nous commençons
de ne rien pouvoir : Non possumus : « Nous ne
« pouvons pas. >■ Que sert donc de dire aujourd'hui
à la plupart de mes auditeurs : « N'éteignez pas
« l'esprit de la grâce? » Il est éteint , il n'y en a
plus ; cet esprit de fermeté chrétienne ne se trouve
j plus dans le monde : c'est pourquoi les vices ne
sont pas repris ; ils triomphent , tout leur applau-
dit : et de ce grand feu du christianisme , qui
autrefois a embrasé tout le monde, à peine en
reste-t-il quelques étincelles. Tâchons donc de les
rallumer en nous-mêmes, ces étincelles à demi
éteintes et ensevelies sous la cendre.
Chrétiens , quoi qu'on nous propose , soyons
fermes en Jésus-Christ , et dans les maximes de
son Évangile. Pourquoi veut on vous intimider
par la perte des biens du monde ? Tertullien a dit
un beau mot , que je vous prie d'imprimer dans
votre mémoire : Non admittit status fidei neces'
sitates ' : « La foi ne connaît point de nécessi-
« tés. » Vous perdrez ce que vous aimez. Est-il
nécessaire que je le possède ? Votre procédé dé-
plaira aux hommes. Est-il nécessaire que je leur
plaise? Votre fortune sera ruinée. Est-il néces-
saire que je la conserve ? Et quand notre vie même
serait en péril ; mais l'infinie bonté de mon Dieu
n'expose pas notre lâcheté à des épreuves si dif-
ficiles : quand notre vie même serait en péril , je
vous le dis encore une fois , la foi ne connaît point
de nécessités ; il n'est pas même nécessaire que
vous viviez ; mais il est nécessaire que vous ser-
viez Dieu : et quoi qu'on fasse , quoi qu'on entre-
prenne, que Ion tonne, que l'on foudroie, que
l'on mêle le ciel avec la terre , toujours sera-t-il
véritable qu'il ne peut jamais y avoir aucune né-
cessité de pécher ; « puisqu'il n'y a parmi les
« fidèles qu'une seule nécessité , qui est celle de
« ne pécher pas : » Nulla est nécessitas delin-
quendi, quibus una est nécessitas non delin-
quendi ' . Méditons ces fortes maximes de l'É-
vangile de Jésus-Christ ; mais ne songeons pas
tellement à la fermeté chrétienne, que nous ou-
bliions les tendresses de la charité fraternelle qui
est la seconde partie de l'esprit du christianisme.
SECOND POINT.
Il pourrait sembler, chrétiens , que l'esprit da
' De Cor. n" II.
» Jbid.
20
rOUR LE JOUR
rlirisUanisme , en rendant nos pères plus forts ,
les aurait en même temps rendus moins sensibles,
et que la fermeté de leur âme aurait diminué
quelque chose de la tendresse de leur charité.
Car soit que ces deux qualités , je veux dire la
douceur et le grand courage , dépendent de com-
plexions différentes, soit que ces hommes nourris
îtiix alarmes, étant accoutumés de longtemps à
n'élre pas alarmés de leurs périls, ni abattus de
leurs propres maux, ne puissent pas être aisé-
ment émus de tous les autres objets qui les fi-ap-
pent ; nous voyons assez ordinairement que ces
forts et ces intrépides prennent dans les hasards
de la guerre je ne sais quoi de moins doux et de
moins sensible , pour ne pas dire de plus dur et
de plus rigoureux.
Mais il n'en est pas de la sorte de nos généreux
chrétiens : ils sont fermes contre les périls, mais
ils sont tendres à aimer leurs frères; et l'Esprit
tout-puissant qui les pousse , sait bien le secret
d'accorder de plus opposées contrariétés. C'est
pourquoi nous lisons dans les Ecritures que le
•Saint-Esprit forme les fidèles de deux matières
bien différentes. Premièrement il les fait d'une
matière molle , quand il dit par la bouche d'Ézé-
cfiiél : Dabo vobis cor carneum ' : « Je vous don-
« nerai un cœur de chair \ » et il les fait aussi de
fer et d'airain , quand il dit à Jérémie : « Je t'ai
« mis comme une colonne de fer et comme une
«f. muraille d'airain : » Dedi te in columnam fer-
ream et in murum œreum '. Qui ne voit qu'il
les fait d'airain, pour résister à tous les périls;
et qu'en même temps illes fait de chair pour être
attendris par la charîté? Et de même que ce feu
terrestre partage tellement sa vertu qu'il y a des
choses qu'il fait plus fermes , et qu'il y en a d'au-
tres qu'il rend plus molles; il en est à peu près
de même de ce feu spirituel qui tombe aujour-
d'hui. Il affermit et il amollit, mais d'une façon
extraordinaire ; puisque ce sont les mêmes cœurs
des disciples, qui semblent être des cœurs de
diamant par leur fermeté invincible , qui devien-
nent des cœurs humains et des cœurs de chair
par la charité fratenael le. C'est l'effet de ce feu
céleste, qui se repose aujourd'hui sur eux. Il
amollit les cœurs des fidèles, il les a, pour ainsi
dire , fondus : il les a saintement mêlés ; et les
faisant couler les uns dans les autres , par la com-
munication de la charité , il a composé de ce beau
mélange cette merveilleuse unité de cœur, qui
nous est représentée dans les Actes en ces mois :
Multitudinis autem credentium erat cor unum
et anima una ^ : « Dans toute la société des fidèles
« Izech.xxwifiê.
* Jerem. l , 18.
» Act. IV, 32.
« il n'y avait qu'un cœur et unéâme : « c'est ce
qu'il nous faut expliquer.
Je pourrais développer en ce lieu les principes
très-relevés de cette belle théologie qui nous en-
seigne que le Saint-Esprit étant le lien éternel
du Père et du Fils, c'est à lui qu'il appartenait
d'être le lien de tous les fidèles ; et qu'ayant une
force d'unir infinie, il les a unis en effet d'une
manière encore plus étroite que n'est celle qui
assemble les parties du corps. Mais supposant
ces vérités saintes , et ne voulant pas entrer au-
jourd'hui dans cette haute théologie , je me ré-
duis à vous proposer une maxime très- fructueuse
de la charité chrétienne , qui résulte de cette doc-
trine : c'est qu'étant persuadés par les Écritures
que nous ne sommes qu'un même corps par la
charité , nous devons nous regarder, non pas en
nous-mêmes, mais dans l'unité de ce corps, et
diriger par cette pensée toute notre conduite à
l'égard des autres. Expliquons ceci plus distinc-
tement, par l'exemple de cette Église naissante
qui fait le sujet de tout mon discours.
Je remarque donc dans les Actes , où son his-
toire nous est rapportée , deux espèces de multi-
tude. Quand le Saint-Esprit descendit , il se fit
premièrement une multitude assemblée par le
bruit et par le tumulte. On entend du bruit, on
s'assemble; mais quelle est cette multitude?
Voici comme l'appelle le texte sacré , « une mul-
« titude confuse : » Convenu multitudo et mente
confusa est '. Toutes les pensées y sont diffé-
rentes ; les uns disent : « Qu'est-ce que ceci? les
« autres en font une raillerie : Ils sont ivres, »
ils ne le sont pas; voilà une multitude confuse.
Mais je vois , quelque temps après , une multi-
tude bien autre , une multitude tranquille, une
multitude ordonnée, où tout conspire au même
dessein , « où il n'y a qu'un cœur et qu'une
« âme : » Multitudinis credentium erat cor unum
et anima una. D'où vient, mes sœurs , cette dif-
férence? C'est que, dans cette première assem-
blée, chacun se regarde en lui-même et prend
ses pensées ainsi qu'il lui plaît , suivant les mou-
vements dont il est poussé : de là vient qu'elles
sont diverses, et il se fait une multitude confuse,
multitude tumultueuse. Mais dans cette multi-
tude des nouveaux croyants nul ne se regarde
comme détaché , on se considère comme dans le
corps où l'on se trouve avec les autres ; on prend
un esprit de société, esprit de concorde et de
paix : et c'est l'esprit du christianisme qui fait
une multitude ordonnée , où il n'y a qu'un cœur
et une âme.
Qui pourrait vous dire , mes sœurs , le nombre
' Act. II, C,I2,I3.
DE LA PENTECOTK.
2»
mPini d'effets admirables qtic produit cette belle
considération par laquelle nous nous regardons ,
non pas en nous-mêmes, mais en l'unité de l'E-
glise? iMais parmi tant de grands effets , je vous
prie, retenez-en deux , qui feront le fruit de cet
entretien : c'est qu'elle extermine deux vices ,
qui sont les deux pestes du christianisme, l'envie
et la dureté : l'envie , qui se fâche du bien des
autres ; la dureté, qui est insensible à leurs maux ;
l'envie, qui nous pousse à ruiner nos frères, et
lesprit d'intérêt , qui nous rend coupables de la
misère quils souffrent par un refus crael.
Et premièrement , chrétiens, la malignité de
l'envie n'est pas capable de troubler les âmes qui
savent bien se considérer dans cette unité de
l'Église ; et la raison en est évidente : car l'envie
ne naît en nos cœurs que du sentiment de notre
indigence , lorsque nous voyons dans les autres
ce que nous croyons qui nous manque. Or si
nous voulons nous considérer dans cette unité
de l'Église , il ne reste plus d'indigence ; nous
nous y trouvons infiniment riches, par consé-
quent l'envie est éteinte. Celle-là, dites-vous, a de
grandes grâces; elle a des talents extraordinaires
pour la conduite spirituelle : la nature qui s'en
inquiète , croit que son éclat diminue le nôtre ;
quels remèdes contre ces pensées qui attaquent
quelquefois les meilleures âmes? ■Ne vous regar-
dez pas en vous-même, c'est là que vous vous
trouverez indigente : ne vous comparez pas avec
les autres, c'est là que vous verrez l'inégalité;
mais regardez , et vous et les autres dans l'unité
au corps de l'Église : tout est à vous dans cette
unité, et par la fraternité chrétienne tous les
biens sont communs entre les fidèles. C'est ce
que j'apprends de saint Augustin par ces excel-
lentes paroles : Mes frères, dit-il, ne vous plaignez
pas s'il y a des dons qui vous manquent ; « aimez
« seulement l'unité, et les autres nelesauront que
« pour vous : " Si amas unitatemy etiam tibi
habet quisquis in illa habet aliquid\ Si la main
avait son sentiment propre , elle se réjouirait de
ce que l'œil l'éclairé , parce qu'il éclaire pour tout
le corps ; et l'œil n'envierait pas à la main ni sa
force , ni son adresse , qui le sauve lui-même en
tant de rencontres. Voyez les apôtres du Fils de
Dieu : autrefois ils étaient toujours en querelle au
sujet de la primauté ; mais depuis que le Saint-
Esprit les a faits un cœur et une âme , ils ne sont
plus jaloux ni contentieux. Ils croient tous parler
par saint Pierre , ils croient présider avec lui ; et
si son ombre guérit les malades, toute l'Église
prend part à ce don et s'en glorifie en Notre-Sei-
gneur. Ainsi, mes frères, dit saint Augustin , ne
' lit Juan. Tract. xx\u , n' 8 , t. lu , pari, n , cjI. 52a.
nous regardons pa» en nous-mêmes, aimons
l'unité du cori» de l'Eglise, aimons-nous nous-
mêmes en cette unité, les richesses de la charité
fraternelle suppléeront le défaut de notre indi-
gence; et ce que nous n'avons pas en nous-mê-
mes nous le trouverons très-abondamment dans
cette unité merveilleuse : Si amas wiilalem ^
etiam tibi habet quisquis in illa habet aliquid.
Voilà le mo} en d'exclure l'envie. Toile in vidiam ,
et tuum est quod habeo : tollam invidiam, et
meum est quod habes' : « Otez l'envie, ce que
n j'ai est à vous , ce que vous avez est à mor; tout
" est à vous par la charité. » Dieu vous donne des
grâces extraordinaires ; ah ! mon frère , je m'en
réjouis, j'y veux prendre part avec vous, jea
veux même jouir avec vous dans l'unité du corps
de l'Église. L'envie seule nous peut rendre pau-
vres, parce qu'elle seule nous peut priver de
cette sainte communication des biens de l'Église.
Mais si nous avous la consolation de partici-
per aux biens de nos frères , quelle serait notre
dureté si nous ne voulions pas ressentir leurs
maux ? et c'est ici qu'il faut déplorer le miséra-
ble état du christianisme. Avons-nous jamais res-
senti que nous sommes les membres d'un corps?
Qui de nous a langui avec les malades? qui de
nous a pâti avec les faibles? qui de nous a souf-
fert avec les pauvres? Quand je considère, fidèles,
les calamités qui nous environnent, la pauvreté,
la désolation, le désespoir de tant de familles
ruinées, il me semble que de toutes parts il
s'élève un cri de misère à l'entour de nous , qui
devrait nous fendre le cœur, et qui peut-être ne
frappe pas nos oreilles. Car, ô riche superbe et
impitoyable ! si tu entendais cette voix, pourrait-
elle pas obtenir de toi quelque retranchement
médiocre des superfluités de ta table? pourrait-
elle pas obtenir qu'il y eût quelque peu moins d'or
dans ces riches ameublements dans lesquels tu te
glorifies? Et tu ne sens pas, misérable, que la
cruauté de ton luxe arrache l'âme à cent orphe-
lins , auxquels la Providence divine a assigné la
vie sur ce fonds !
Mais peut-être que vous me direz qu'il st
fait des charités dans l'Église. Chrétiens, quelles
charités ! quelques misérables aumônes , faibles
et inutiles secours d'une extrême nécessité , que
nous répandons d'une main avare , comme une
goutte d'eau sur un grand brasier, ou une miette
de pain dans la faim extrême. La charité ne donne
pas de la sorte : elfe donne libéralement; parce
qu'elle sent la misère, parce qu'elle s'afflige avi^c
l'affligé , et que soulageant le nécessiteux elle-
même se sent allégée. C'est ainsi qu'on vivait
' -Lûco inax cit&le.
22
POUR LE JOUR
dans ces premiers temps où j'ai tâché aujourd'hui
de vous rappeler. Quand ou voyait un pauvre
en l'ÉgHse^ tous les fidèles étaient touchés; aus-
sitôt chacun s'accusait soi-même , chacun regar-
dait la misère de ce pauvremembreaffligé comme
la honte de tout le corps, et comme un reproche
sensible de la dureté des particuliers : c'est pour-
quoi ils mettaient leurs biens en commun , de
peur que personne ne fût coupable de l'indigence
de l'un de ses frères '. Et Ananias ayant méprisé
cette loi , que la charité avait imposée , il fut puni
exemplairement comme un infâme et comme un
voleur, quoiqu'il n'eût retenu que son propre
bien : de là vient qu'il est nommé par saint Chry-
sosfôme « le voleur de son propre bien : » rerum
suananfur'. Tremblons donc , tremblons , chré-
tiens ; et étant imitateurs de son crime , appré-
hendons aussi son supplice.
Et que l'on ne m'objecte pas que nous ne
sommes plus tenus à ces lois , puisque cette com-
munauté ne subsiste plus; car, quelle est la
lionte de cette parole ! sommes-nous encore chré-
tiens, s'il n'y a plus de communauté entre nous?
Les biens ne sont plus en commun , mais il sera
toujours véritable que la charité est commune,
que la charité est compatissante, que la charité
regarde les autres. Les biens ne sont donc plus
on commun par une commune possession , mais
ils sont encore en commun par la communication
de la charité : et la Providence divine , en divi-
sant les richesses aux particuliers , a trouvé ce
nouveau secret de les remettre en commun par
une autre voie ; lorsqu'elle en commet la dispen-
sationà lacharité fraternelle, qui regarde toujours
l'intérêt des autres.
Tel est l'esprit du christianisme; chrétiens,
n'éteignez pas cet esprit : et si tout le monde
l'éteint; âmes saintes et religieuses, faites qu'il
vive du moins parmi vous. C'est dans vos saintes
sociétés que l'on voit encore une image de cette
communauté chrétienne que le Saint-Esprit avait
opérée : c'est pourquoi vos maisons ressemblent
au ciel ; et comme la pureté que vous professez
vous égale en quelque sorte aux saints anges,
de même ce qui unit vos esprits c'est ce qui unit
aussi les esprits célestes : c'est-à-dire , un désir
ardent de servir votre commun maître : vous
n'avez toutes qu'un même intérêt, tout est com-
mun entre vous ; et ce mot si froid de mien et de
tien , qui a fait naître toutes les querelles et tous
les procès , est exclu de votre unité. Que restet-il
donc maintenant, sinon qu'ayant chassé du milieu
de vous la semence des divisions, vous y fassiez ré-
gner cet Esprit de paix qui sera le nœud de votre
Act. V, I et spfjq.
* In Act. AjMst. Hum. xii , n" i , t. x , p. 97
concorde, l'appui immuable de votre foi, et le
gage de votre immortalité? Amen.
«•099«»«
TKOfSlÈiME SEPuMOiN
LE JOUR DE LA PENTECOTE.
PRÊCHÉ DEVANT LA REINE.
caractère des hommes spirituels que le Saint-Esprit forme
aujourd'hui. Esprit de fermeté et de vigueur, nécessaire pour
se soutenir dans la vie chrétienne. Comijien notre extrême dé-
licatesse est opposée à la fermeté et au courage des premiers
chrétiens. Persécution du monde : quelles sont ses maximes
et les armes qu'il emploie pour ahattre ceux qui lui rési>tent.
D'où vient noire insensibilité pour les maux des autres. Fnvie
et esprit d'intérêt, deux péchés principaux (|ue le Saint-Es-
prit reprend : leurs funestes suites : remèdes a ces deux dé-
fauts.
Cuni venerit Paracletus, arguet mundura de peccato.
Quand l'Esprit de vérité viendra, il convaincra le
monde de péché. Joan. xvi, 8.
Comme les hommes ingrats ont péché dès le
commencement du monde contre Dieu qui les a
créés. Dieu aussi les a convaincus de péché dès
le commencement du monde. Il a convaincu les
pécheurs lorsqu'il a chassé nos premiers parents
du paradis de délices ; lorsque écoutant la voix
du sang d'Aboi il a fait errer par tout l'univers le
parricide Gain , toujours fugitif et toujours trem-
blant; lorsque, par un déluge universel , il a puni
une corruption universelle. Dieu a repris les pé-
cheurs d'une manière plus claire et plus convain-
cante , lorsqu'il a donné sa loi à son peuple par
l'entremise de Moïse ; et lorsque , dans l'Ancien
Testament, il a exercé tant de fois une justice si
rigoureuse contre ceux qui ont transgressé une
loi si sainte et si juste. Comme les hommesavaient
rejeté ce que Dieu avait commandé par la bouche
de Moïse et des prophètes ; il a enfin envoyé son
propre fils , qui est venu en personne , pour con-
damner les péchés du monde, et par sa doctrine
céleste , et par l'exemple de sa vie irréprochable ,
et par une autorité qui est autant au-dessus de
celle de Moïse et des prophètes, que la dignité
du fils surpasse la condition des serviteurs. Après
que le Père et le Fils avaient condamné les pé-
cheurs, il fallait que le Saint-Esprit vînt encore
les convaincre; et Jésus-Christ nous enseigne
qu'il est descendu en ce jour pour accomplir cet
ouvrage : « Quand cet Esprit , dit-il , sera venu, il
« convaincra le monde de péché. » J'ai dessein de
vous expliquer ce qu'a fait aujourd'hui le Saint-
Esprit, pour convaincre les pécheurs; quelle est
cette façon particulière de reprendre les péchés
I
DE LA PEMECOTE.
:}iii iui est attribuée dans notre évangile ; et de
qiu'l rhîltiment sera suivie une conviction si nia-
niîcste : mais, pour traiter avec fruit une matière
SI importante, j"ai besoin des lumières de ce
mtMne Esprit , que je vous prie de demander avec
moi par l'intercession de la sainte Vierge. Ave.
L'ouvrage du Saint-Esprit, celui que les sain-
tes Écritures lui attribuent en particulier, c\st
d'agir secrètement dans nos cœurs, de nous
changer au dedans, de nous renouveler dans
l'intérieur, et de réformer par ce moyen nos ac-
tions extérieures. J'ai dessein de vous faire voir
que l'opération du Saint-Esprit dans les apôtres ,
et dans les premiers chrétiens, convainc le monde
de péché : mais comme nous ne connaissons ce
qui se passe dans les cœurs , que par les œuvres ,
et qu'il serait malaisé de vous faire ici le dénom-
brement de tous les effets de la grâce, je m'at-
tacherai, messieurs, à deux effets principaux
que la grâce du Saint-Esprit produit dans les
hommes qu'elle renouvelle, et qui ont éclaté prin-
cipalement après la descente du Saint-Esprit
dans les premiers chrétiens et dans l'Église uais-
siinte.
Les hommes naturellement se laissent amollir
par les plaisirs , ou affaiblir par la crainte et par
la douleur : mais ces hommes spirituels que le
Saint-Esprit a formés, je veux dire les apôtres,
les premiers fidèles ; timides auparavant , ils ont
abandonné lâchement leui" Maître par une fuite
honteuse, et le plus hardi de tous a eu la faiblesse
de le renier : aujourd'hui que le Saint-Esprit les
a revêtus de force, ce sont des hommes nouveaux
que ni la crainte ni la douleur, ni les plus dures
épreuves , ni la violence des coups, ni l'indignité
des affronts ne sont plus capables d'émouvoir,
t d'empêcher de rendre à la face de tout l'uni-
\ ers un glorieux témoignage à Jésus-Christ res-
suscité. Tel est le premier caractère des hommes
spirituels que je dois aujourd'hui vous représen-
ter : ils sont pleins d'un esprit de force , qui triom-
phe du monde et de sa puissance.
iMais voici un second effet qui n'est pas moins
merveilleux : au lieu qu'on voit ordinairement
les hommes si attachés à leurs intérêts que,
pourvu qu'ils soient à leur aise , ils regardent les
maux des autres avec une souveraine tranquillité ;
les apôtres et les premiers chrétiens , ces créatures
nouvelles que le Saint-Esprit a formées, atten-
dris par la charité qu'il a répandue dans les
cœurs, ne sont plus « qu'un cœur et qu'une âme, «
cor unum et anima una ' : comme il est écrit
dans les actes 5 et touchés des maux qu'endurent
■ Jcl IV, 32
23
les pauvres, ils ne craignent pas de vendre leurs
biens, pour établir parmi eux une communauté
bienheureuse. Tels sont les deux caractères dont
le Saint-Esprit a marqué les hommes qu'il forme
en ce jour. Invincibles, inébranlables, insensibles
en quelque sorte à leurs propres maux par l'esprit
de force qui les a remplis, sensibles aux maux de
leurs frères par les entrailles de la charité frater-
nelle; ils condamnent notre faiblesse qui ne veut
rien souffrir pour l'amour de Dieu, ils convain-
quent notre dureté qui nous rend insensibles aux
maux de nos frères; ainsi, par l'opération du
Saint-Esprit , le monde est convaincu de péché.
Considérons attentivement cette double convic-
tion ; et voyons avant toutes choses notre faiblesse
condamnée par cet esprit de force et de fermeté
qui paraît dans les apôtres et dans l'Église nais-
sante.
PKEMIER POINT.
Que l'esprit du christianisme soit un esprit de
courage et de force, un esprit de fermeté et de
vigueur, nous le comprendrons aisément, si nous
considérons que la vie chrétienne est un combat
continuel. Double combat, double guerre, comiiio
dans un champ de bataille, pour combattre mille
ennemis découverts, et mille ennemis invisibles.
Si la vie chrétienne est un combat continuel ,
donc l'esprit du christianisme est un esprit de
force. Persécution au dehors, persécution inté-
rieure : la nature contre la grâce; la chair contre
l'esprit; les plaisirs contre le devoir; fhabitude
contre la raison ; les sens contre la foi ; les attraits
présents contre l'espérance ; l'usage corrompu du
monde contre la pureté de la loide Dieu. « Qui
« ne sent point ce combat, dit saint Augustin,
« c'est qu'il est déjà vaincu , c'est qu'il a donné
« les mains à l'ennemi qui règne sans résistance : >>
Si nihil in te alleri resistit, vide totum ubi sit.
Si spiritus tuus a carne contra concupiscente
non dissentit, vide ne forte cami mens tota
consentiat : vide ne forte ideo non sit bellmn ,
quia^pax perversa est \ Qui suit le courant d'un
fleuve n'en sent la rapidité que par la force qui
l'emporte avec le courant. Pouvons-nous vaincre
dans ce combat, sans être revêtus d'un esprit de
force? C'est pour cela que le Fils de Dieu, sa-
chant que la force et la fermeté étaient comme le
fondement de toute la vie chrétienne, a voulu
faire paraître cet esprit avec un si grand éclat
dès l'origine du christianisme. Vous allez voir,
chrétiens, de quelle sorte cet esprit de force, qui
a rempli les apôtres, convainc d'infidélité , et les
Juifs , qui n'ont pas cru à leur parole , et les chré-
tiens qui ont dégénéré de leur fermeté : Arguet
• Stnn. XX i, tt" i , l. V, col. 152.
m
Î4
POUR LE JOUR
viundum de pcccaîo... quia non crediderunt
in me •.
Simon, fils de Jonas, c'est-à-dire, fils de la
colombe, régénéré au dedans par le Saint-Esprit;
Simon que ce même Esprit rend digne aujour-
d'hui du titre de Pierre , par la fermeté qu'il vous
donne : c'est à vous à parler pour vos frères,
puisque vous êles le chef du collège apostolique.
Parlez donc, ô disciple autrefois le plus hardi à
promettre , et le plus faible à exécuter ; qui vou-
liez mourir, disiez-vous , et qui reniez trois fois
votre maître ; c'est à vous à réparer votre faute.
Il ne connaissait pas Jésus ; écoutez maintenant
comme il le prêche, ce Jésus , l'objet de la haine
publique. Mes frères , qu'il est changé! il n'était
fort alors que par une téméraire confiance en lui-
même ; aujourd'hui qu'il est fort par le Saint-
Esprit, écoutez quelles paroles ce divin Esprit
met dans sa bouche : « Nous vous prêchons Jésus
« de Nazareth ; sache donc toute la Maison d'Is-
« raël , que le Dieu de nos pères a ressuscité et
« qu'il a fait asseoir à sa droite ce Jésus que vous
« avez crucifié * : car Pilate , ajoute-t-il , l'a voulu
« sauver, l'ayant jugé innocent ; mais c'est vous
« qui l'avez mis en croix ^ , « et voyez comme il
exagère leur crime : « Vous avez renié le Saint
« et le Juste, et vous avez demandé la grâce
» d'un voleur et d'un meurtrier, et vous avez fait
« mourir l'auteur de la vie^. « Quelle force! quelle
véhémence! car que peut-on imaginer de plus
fort pour confondre leur ingratitude , que de leur
remettre devant les yeux toute l'horreur de cette
injustice, d'avoir conservé la vie à Barabbas
qui l'ôtait aux autres par ses homicides , et tout
ensemble de l'avoir ravie à Jésus qui l'offrait à
tous par sa grâce? Non, mes frères, ce n'est
pas un homme qui parle; c'est le Saint-Esprit
habitant en lui qui convainc le monde de péché ,
parce qu'il n'a pas cru en Jésus-Christ.
Mais voyons passer les apôtres des discours aux
actions , du témoignage de la parole au témoi-
gnage des œuvres et du sang : sans fierté , sans
emportement, sans ces violents efforts que fait une
âme étonnée, mais qui s'excite par force ; comme
des hommes qui sentent la force de la vérité , qui
se soutient de son propre poids : « ils sortent du
« conseil tout remplis de joie, » ibant gaudentes ^
Quel est ce nouveau sujet de joie dans une si
cruelle persécution? De ce qu'on les a\ait jugés
dignes ; dequelle récompense, ou de quelle gloire ?
dignes d'être maltraités et battus de verges pour
• Joan. XYI , 8, a.
» Act. Il , 'tl , 3(>.
» Ibid. m, i:».
« Jbid. 14 , ;v
» Ibid. V, 41.
le saint nom de Jésus ! On les cite encore une fols,
on les cite devant le conseil des pontifes, on les
met en prison , on les bat de verges par main de
bourreau avec cruauté et ignominie ; on leur dé-
fend , sur de grandes peines , de ne plus prêcher
en ce nom; car, messieurs , c'est ainsi qu'ils par-
lent : Ne prêchez pas en ce nom ; en ce nom
odieux au monde, et qu'ils craignent même
de prononcer : tant ils l'ont en exécration ! A
cela, que répondront les apôtres? Une parole de
force et de fermeté : « Nous ne pouvons pas nous
« taire , et ne pas dire ce que nous avons vu et
« ce que nous avons oui '. » « Remarquez, dit ici
« saint Jean-Chrysostôme , de quelle manière ils
« s'expriment : s'ils disaient simplement : Nous
« ne voulons pas ; comme la volonté de l'homme
« n'est que trop changeante , on aurait pu espé-
« rer de vaincre leur résolution : mais de peur
« qu'on n'attende d'eux quelque faiblesse indigne
« de leur ministère : Nous ne pouvons pas, disent-
« ils, et ne tentez pas l'impossible : » nonpossu-
mifs. Et pourquoi ne pouvez-vous pas? n'êtes
vous pas les mêmes? C'est que les choses ont été
changées : un feu divin est tombé sur nous, une
loi a été écrite en nos cœurs , un Esprit tout-puis-
sant nous fortifie et nous presse; touchés par ses
divines inspirations , nous nous sommes imposé
nous-mêmes une bienheureuse nécessité d'aimer
Jésus-Christ plus que notre vie : c'est pourquoi
nous ne pouvons plus obéir au monde : nous pou-
vons souffrir, nous pouvons mourir; mais nous
ne pouvons plus trahir l'Évangile, ni dissimuler
ce que nous savons par des voies si indubitables :
7ion possumus.
Mais admirez , chrétiens , l'efficace du Saint-
Esprit dans cette parole : les pontifes et les ma-
gistrats du temple , étourdis et frappés de cette
réponse comme d'un coup de tonnerre , consul-
tent ce qu'ils feront ; et malgré toute leur fureur,
elle arrache cet aveu de leur impuissance : car
écoutez comme ils parlent : Quidfaciemus ko-
minibus istis * 1 « Que ferons-nous à ces hom-
« mes? » Quel nouveau genre d'hommes nous
paraît ici! aussitôt qu'ils professent la foi de Jé-
sus, ils commencent à jeter leurs biens, et ils
sont prêts à donner leurs âmes ; les promesses ne
les gagnent pas , les injures ne les troublent pas ,
les menaces les encouragent, les supplices les
réjouissent : Quidfaciemus ? « Que leur ferons-
« nous?» Église de Jésus-Christ, je n'ai pas de
peine à comprendre qu'en prêchant , en souffrant,
en mourant , tes fidèles couvriront un jour leurs
tyrans de honte , et que leur patience foicera
i ' Act. IV. io.
i ' Ibid. IG.
DE LA PENTECOTE.
2S
le monde à changer les lois qui les condamnaient ;
puisque je vois que dès ta naissance tu confonds
tous les magistrats et toutes les puissances de Jé-
rusalem par la seule fermeté de cette parole : Non
posstimus : « Nous ne iwuvons pas. » Arguet
Mundum de peccato : il a donc convaincu le
monde de n'avoir pas cru en Jésus-Christ; mais
ce même Esprit nous va convaincre d'infidélité.
Car, mes frères , je vous en prie , pensez un
peu à vous-mêmes; mais pensons-y tous ensem-
ble , et rougissons devant les autels de notre dé-
licatesse : s'il est nécessaire d'avoir de la force
pour avoir l'esprit du christianisme, quand mé-
riterons-nous d'être appelés chrétiens ; nous qui,
bien loin de rien endurer pour le Fils de Dieu qui
atant enduré pournous, nous piquonsau contraire
de n'être pas endurants? Nous nous faisons un
honneur d'être délicats, et nous mettons une
partie de cet esprit de grandeur mondaine dans
cette délicatesse : sensibles au moindre mot, et
offensés à l'extrémité si on ne nous ménage avec
précaution non-seulement dans nos intérêts,
mais encore dans nos fantaisies et dans nos hu-
meurs ; et comme si la nature même était obligée
de nous épargner, nous nous regardons , ce sem-
ble, comme des personnes privilégiées que les
maux n'osent approcher : tant nous paraissons
étonnés d'en souffrir les moindres atteintes , n'o-
sant presque nous avouer à nous-mêmes que nous
sommes des créatures mortelles; et ce qui est
plus indigne encore, oubliant que nous sommes
chrétiens , c'est-à-dire , des hommes qui ont pro-
fessé dans le saint baptême d'embrasser la croix
de Jésus-Christ, déteindre en eux-mêmes l'a-
mour des plaisirs par la mortification de leurs
sens et l'étude de la pénitence.
Venez, venez, chrétiens qui avez oublié le
christianisme; remontez à votre origine : contem-
plez , dans l'établissement de l'Église , quel est
l'esprit du christianisme et de l'Évangile ; appro-
chez-vous des apôtres , et souffrez que le Saint-
Esprit vous convainque d'infidélité par leur exem-
ple : je dis d'infidélité ; car qu'eussions-nous fait,
je vous prie, faibles et délicates créatures, si
nous eussifps vécu dans ces premiers temps, « où
« il fallait, ditTertullien', acheter au prix de son
« sang la liberté de professer le christianisme ? »
Que de chutes ! que de faiblesses î que d'aposta-
sies!
Mais quoique ces sanglantes persécutions soient
cessées, une autre persécution s'est élevée dans
lÉglise même : persécution du monde [dans] ses
maximes , ses lois tyranniques , l'autorité qu'il se
donne ; ses armes dans ses traits piquants, dans
' Dvjug. inpersee. n» 12. Ad Scapul. n° l.
ses railleries. [L'une de ses ma.ximes est] qu'il faut
s'avancer nécessairement , s'il se peut par les bon-
nes voies , sinon s'avancer par quelque façon :
s'il le faut, par des complaisances honteuses ; s'il
est besoin , même par le crime : et que c'est man-
quer de courage, que de modérer son ambition
Au reste , à qui veut fortement les choses , nu!
obstacle n'est invincible ; un génie appliqué perce
tout , se fait faire place , arrive enfin à son but.
Ainsi , mon Sauveur, on s'applique tant aux es-
pérances du monde , qu'on oublie et son devoir et
votre Evangile.
C'est encore une maxime du monde , que qui
pardonne une injure en attire une autre ; qu'il se
faut venger pour se faire craindre , dissimuler
quelquefois par nécessité, mais éclater quand on
peut par quelque coup d'importance : bon ami ,
bon ennemi ; servir les autres dans leurs pas-
sions , pour les engager dans les nôtres : et quand
achevèrais-je ce discours, [si je voulais ici tout
détailler?]
Il est vrai , ces dangereuses maximes ont leur
principe caché dans nos inclinations corrompues ,
mais c'est l'usage du monde qui I es érige en lois
souveraines, qu'on n'ose pas contredire : car,
pour abattre ceux qui lui résistent , le monde est
armé de traits piquants, je veux dire, de rail-
leries, tantôt fines, tantôt grossières; les unes
plus accablantes par leur insolence outrageuse,
les autres plus insinuantes par leur apparente
douceur. Voyez jusqu'à quel point le monde veut
triompher de Jésus-Christ ; il pousse sa victoire
jusqu'à l'insulte : tantôt il la croit pleine et en-
tière, et il se moque hautement de ceux qui ré-
sistent; comme s'il avait tellement raison , qu'on
ne pût lui résister sans extravagance. Que la foi
lui paraît simple et mal habile, que la sincérité
lui paraît grossière ! que la piété chrétienne lui
semble être de l'autre monde ! que la vertu est
faible à ses yeux avec son impuissante médiocrité,
avec ses mesures réglées , avec ses lois contrai-
gnantes : Qui l'eût cru , qui l'eût pensé , qu'au
milieu du christianisme on eût honte de la piété?
Le monde ne menace point de nous bannir; mais
l'abandon est quelque espèce d'exil : il ne fait
pas mourir ; maisil ôte les plaisirs et les honneurs ,
sans lesijuels la vie nous serait à charge : ses traits
piquants [percent jusqu'au cœur, et lui font une
blessure mortelle;] la vertu, accablée par les
moqueries , [ succombe sous la violence des coups
qui lui sont portés. ]. Ainsi une ^me bien née ,
qui peut-être entrait dans le monde avec de bon-
nes inclinations , est entraînée par nécessité , ou
dans la fausse galanterie sans laquelle on n'a
point d'esprit , ou dans des pensées ambitieuses,
sans lesquelles on n'est pas du monde.
26
POLU LE JOUR
Dans cette dt-pravution générale , on ne sait qui
corrompt les autres; nous nous corrompons mu-
tuellement, et chacun est étourdi en particulier
par le bruit que nous faisons tous ensemble : ainsi
nous sommes de tous les crimes, de toutes les
médisances , de toutes les railleries contre Dieu ,
contre le prochain, moins par inclination que
par complaisance. Faibles créatures que nous
sommes, quand dirons-nous avec les apôtres ce
généreux « Nous ne pouvons pas? » Mais cette vi-
gueur chrétienne ne se trouve plus parmi nous :
il n'est rien que nous ne puissions pour satisfaire
notre ambition et nos passions déréglées. Ne faut-
il que trahir notre conscience , ne faut-il que
violer les plus saints devoirs que la religion nous
impose , ne faut-il qu'abandonner nos amis , Pos-
sumus, possumus; nous le pouvons : l'honneur
du monde y résiste un peu ; mais enfin on nous
trouvera des expédients : on tendra de loin des
pièges subtils à sa simplicité innocente; il pé-
rira, et il aura tort. C'en est fait : Possumus;
nous le pouvons ; nous pouvons tout pour notre
fortune, nous pouvons tout pour notre plaisir:
mais s'il faut expier nos crimes par les saintes
pratiques de la pénitence, s'il faut briser ces liens
trop doux, et abandonner ces occasions dans
lesquelles notre intégrité a tant de fois fait nau-
frage ; tout nous devient impossible , nous ne pou-
vons : s'il faut surmonter ce désir de plaire qui
nous rend esclaves volontaires des erreurs d'au-
trui , malgré les nobles sentiments de la liberté
chrétienne , et contre le précepte de l'apôtre , qui
nous crie si hautement : « Vous avez été achetés
« d'un grand prix, ne vous rendez pas esclaves
« des hommes ' ; « tout nous devient impossible.
Le Saint-Esprit nous convainc de péché : les apô-
tres et les premiers chrétiens, dont nous nous
glorifions en vain d'être les enfants , si nous n'en
sommes les imitateurs, confondent notre lâcheté
et notre mollesse. Il n'y a point d'excuse contre
Jésus-Christ, il n'y a point de raison contre l'É-
vangile. Ne dites plus désormais : Le monde le
veut ainsi : la foi ne reconnaît point de pareilles
nécessités. Y allàt-il de la fortune, y allât-il de
la vie , y allât-il de l'honneur, que vous vous
vantez faussement peut-être de préférer à la vie;
dût le ciel se mêler avec la terre , et toute la
nature se confondre : « il ne peut jamais y avoir
« aucune nécessité de pécher ; puisqu'il n'y a parmi
« les fidèles qu'une seule nécessité , qui est celle
« de ne pécher pas : » Nulla est nécessitas de-
Hnquendi, quibus una est nécessitas non delln
quejidi '.
' 1. Cor. VI, 20; vu, 2a.
' j)e Coron, ii" u.
SECOND POIKT.
Vous craignez peut-être, messieurs, que ces
hommes intrépides aient quelque chose de rude
i pour les autres : et il est assez ordinaire que ces
âmes fortes , que ni leurs périls n'alarment , ni les
maux qu'on leur fait sentir n'abattent, aient
quelque chose d'insensible, et soient peu dispo-
sées à plaindre les autres. Au contraire le chré-
tien , cet homme spirituel que je vous représente
que le Saint-Esprit a rempli, « est uni aux forts
« comme aux faibles par le lien de la charité ; «
compage charitatis summis simul et injimis
junctus.[Te\\ees,\.] la nature de la charité : unie
à Dieu [elle s'étend à tous ceux qui lui appartien-
nent] : par son union, insensible pour elle-même-
par sa dilatation, mêlée avec tous les autres!
Saint Paul [ nous en fournit un bel ] exemple ' :
«Que faites- vous, dit-il aux fidèles, pleurant
« et me brisant le cœur? car, pour moi , je suis
« préparé non-seulement à être lié, mais encore
« à souffrir la mort en Jérusalem. « Quelle
fermeté, et quelle tendresse! la mort ne l'étonné
pas, et il ne peut voir pleurer ses frères : [il veut
voir ] couler son sang , et non couler leurs lar-
mes. Le même Paul : « Je sais avoir faim, je
« sais avoir soif; je sais vivre pauvrement' je
« sais vivre dans l'abondance; ayant éprouvé de
« tout , je suis fait à tout \ Qui est faible, sans
« que je m'affaiblisse avec lui? » Quis infirma-
tur, et ego non infirmor^l Et il reconnnande
aux fidèles de « pleurer avec ceux qui pleurent : »
flere cumflentibus^.
Raison profonde : ce qui nous rend insensibles
aux maux des autres , c'est d'être pleins de nous-
mêmes, enchanté de ses plaisirs, enivré du bon
succès de ses espérances : Tout va bien ; c'est as-
sez, je suis à mon aise. Or on s'aime toujours
soi-même, et on n'aime que soi-même, jusqu'à
ce qu'on ait aimé quelque chose de plus qiie soi-
même; et ce ne peut-être que Dieu. Voulez-vous
donc être capables d'aimer sincèrement.... Mais,
messieurs, qu'on ne me mêle point dans ce dis-
cours des pensées profanes, ni des idées de cet
amour qui ne doit pas même être n^nmé dans
cette chaire : car appellerai-je aimer, ce transport
d'une âme emportée qui cherche à se satisfaire ,
et qui, de quelque [nom] qu'il s'appelle, et de
quelque couleur qu'il se déguise, a toujoui-s la
sensualité pour son fond? Je veux vous appren-
dre un amour chaste, un amour sincère , un amour
tendre par la charité. Mais il faut un objet au-
dessus de nous, qui nous attire hors de nous : es
' Act. XXI . 13.
* Phihpp. IV, IS.
3 H. Cor. XI, 19.
* Rvtn. XII, 15.
DE LA PENTECOTE.
IT
n'est pas assez, il faut une force intérieure qui
nous pousse hors de uous-raèmcs ; qui , ébranlant
jusqu'aux fondements cet amour-propre, nous
arrache à nous-mêmes : alors aimant Dieu plus
que nous-mêmes , nous pourrons devenir capa-
bles d'aimer le prochain comme nous-mêmes.
C'est pourquoi ce divin Esprit ayant rempli les
apôtres, les ayant transportés hors d'eux-mêmes
en les arrachant à Dieu par Jésus-Christ , ou plutôt
à Dieu en Jésus-Christ : car qu'est-ce que Jésus-
Christ, sinon Dieu en nous, Dieu se donnant à
nous? la ligne de séparation étant ôtée, la paroi
mitoyenne étant renversée, il a fait cette bien-
heureuse unité de cœur par laquelle « toute la
« multitude de ceux qui croyaient n'était qu'un
« cœur et qu'une âme, » multiiudinis corunum
et anima una. Et parce que Dieu est peu aimé,
de là vient aussi que la charité fraternelle ne pa-
raît point sur la terre : Arguet mundum de pec-
cato. Le monde n'aime rien : Habitatio tua in
mcdio doli; vir fratrem suum deridebit ' :
« Votre demeure est au milieu dun peuple tout
« rempli de fourberie ; chacun d'eux se rit de son'
« frère. » Esprit de moquerie secrète répandu
dans le monde , etc. Je ne parle ici ni des ven-
geances implacables, ni des inimitiés déclarées,
ni des aigreurs invincibles; je représente seule-
ment les choses dont on ne fait pas même scru-
pule , et qui font voir toutefois que ni l'amour de
Dieu n'est en nous, ni la charité fraternelle, ni
enfin la moindre étincelle du Saint-Esprit , ni la
première teinture du christianisme.
Mais il y a deux péchés principaux que le
Saint-Esprit reprend : l'envie, et l'esprit d'intérêt
et d'avarice. C'est convaincre l'infidélité des Juifs,
que de l'attaquer ainsi par la racine ; car la cause
secrète et profonde qui a empêché les pharisiens
[de croire] , c'est l'envie et l'intérêt : mais il re-
prend aussi les chrétiens.
« L'envie, le poison de tous les cœurs, [dit]
« saint Grégoire de Nazianze * , la plus juste et
« la plus injuste de toutes les passions : » la plus
injuste sans doute , car elle attaque les innocents ;
mais la plus juste tout ensemble, car elle punit
le coupable , et fait le juste et insupportable sup-
plice de celui qui la nourrit dans son cœur. Peut-
elle subsister dans cette unité , si nous nous regar-
dons comme un en Jésus-Christ? Si la main avait
son sentiment propre, envierait-elle à l'œil de ce
qu'il éclaire ; puisqu'il éclaire pour tout le corps"?
et l'œil envierait-il à la main et sa force et son
adresse, qui l'a lui-même tant de fois sauvé? Quel
est le sujet de votre envie? Elle plaît , elle est plus
' Jerem.n, 56.
» Orat XXYU, n" 8, 1. 1, p. 468, 467.
chérie. 0 Dieu , si vous songiez ce que c'est que
de plaire de cette sorte , et quel est le fond de ces
agréments ! mais venons à quelque chose que le
monde estime plus important. Vous enviez à cet
homme son élévation : s'il ne s'acquitte digne-
ment d'un si grand emploi, n'est-il pas plus di-
gne de pitié que d'envie ? et pouvez- vous lui envier
une élévation qui découvre à tout l'univers ses
faiblesses déplorables, ou ses emportements fu-
rieux, ou ses ignorances grossières? Que s'il fait
bien dans un grand emploi , pourquoi portez-vous
envie au soleil de ce qu'il vous éclaire avec tous
les autres? Venez plutôt profiter du bien qu'il fait
à tout l'univers; profitez de cette belle fontaine
qui arrose vos terres , aussi bien que celle de vos
voisins , au lieu de songer à en faire tarir la source.
Les apôtres auparavant disputaient de la pri-
mauté ; aujourd'hui ils pailent tous par la bouche
de saint Pierre, ils croient présider avec lui : si
son ombre guérit, toute l'Eglise s'en glorifie en
jNotre-Seigneur.
Esprit d'intérêt etd'avarice, [combien contraire
à] cette unité [de tous les fidèles que le Saint-
Esprit avait formée au commencement.] « Alors
« nul ne considérait ce qu'il possédait comme
« étant à lui en particulier; mais toutes choses
•' étaient communes entre eux : » Nec quisquam
eoruni quœ possidebat aliquid suum esse dice-
bat; sed erant illis omnia communia '. Si nos
cœurs étaient aussi étroitement imis que ceux
des premiers fidèles , pourrions-nous douter que
tous les biens dussent être communs entre nous?
«Pour eux, ils n'hésitaient pas à se les cora-
« muniquer; parce que leur esprit et leurs cœurs
n étaient comme fondus les uns dans les autres
n par un saint mélange : » Qui animo anima-
que miscemur, nihil de rei communicatione
dubitamus \ Misérables aumônes , que les pré-
dicateurs nous arrachent à force de crier contre
la dureté de cœur! faible et misérable secours
d'une extrême nécessité , que nous laissons tom-
ber d'une main avare comme mie goutte d'eau
dans un grand brasier ! Quiconque est plein de
la charité ressent les maux du prochain , souffre
avec lui, et le soulage comme se soulageant soi-
même. On n'entend point cette unité ; et cepen-
dant c'est là le fond du christianisme. Membres
du même corps par le Saint-Esprit , [c'est pour
nous un devoir essentiel de nous entre-secouriv
avec tout le zèle de la charité : ] et quand est-ce
que nous serons capables de le pratiquer, si nous
ne sommes pas même capables de l'entendre ? Le
monde répond qu'on ne peut pas, on a tant de
charges. La réponse de saint Pierre à Ananias :
' Act. IV, 32.
» JH^rt. Jpolog. n'a».
58
POUR LE JOUR
« Vous mentez au Saint-Esprit '. >' Il voulait avoir
riionneur d'une bonne action qu'il ne faisait pas;
vous en savez le châtiment. Vous voulez avoir
l'honneur de ta charité sans l'exercer, en vous
excusant sur votre impuissance : et moi , je vous
découvrirai un fond inépuisable pour la charité :
le fond du Dieu créateur; argent, terre, pierre-
ries : « Tout est à vous , » [lui dit] David : Tua
sunt omnia; et ensuite : Quœ de manu tua ac-
cepimus, dedimus tibi *. « Nous ne vous avons
n présenté que ce que nous avons reçu de votre
« main. » Sed adhuc excellentiorem viam vobrs
demonstro ^ : « Mais je vous montre encore une
« voie plus excellente ; » le fond du Dieu sau -
veur, du Dieu crucifié, du Dieu dépouillé, qui
vous apprend à vous dépouiller devant lui. [Il
faut vous faire un] fond pour la charité, sur le
retranchement de la vanité , [en réprimant ces]
pauvres intérieurs , [les] passions insatiables, [qui
ne disent] jamais : C'est assez , [et ne laissent]
rien pour les pauvres. [Pour y parvenir, soyez
exacts à faire en vous une continuelle] circonci-
sion. [Mais] quelle règle [y faut il suivre]? Je ne
puis la proposer en cette chaire; car elle n'est
peut-être pas la même pour tous : mais que cha-
cun s'applique à considérer le néant du monde ,
et sa figure qui passe. ^< Nous sommes comme
« des étrangers et des voyageurs ; nos jours pas-
« sent comme l'ombre sur la terre, et nous n'y
« demeurons qu'un moment : » Peregnni sunius
coram te et advenœ; dies nostri quasi umbra
super terrant, et nulla est mora^. Voyez quelle
est cette pauvreté qui fait qu'on n'est riche que
par le dehors. Quand vous vous appliquez quel-
que ornement, songez qu'il ne durera guère, et
que peut-être il restera après vous. Telle est la
nature des choses que vous dites vôtres : les vé-
ritables richesses , vous n'avez aucun soin de les
amasser. [Connaissez - eu le prix, désirez -les,
recherchez-les avec un vif empressement : ] de
là naîtra un dégoût de ces richesses empruntées,
qui tiennent si peu à votre personne : de là cette
circoncision du cœur plus grande de jour en jour.
L'esprit du monde [porte à] toujours augmenter
et accroître ses folles dépenses : l'esprit du chris-
tianisme [au contraire pousse à] toujours di-
minuer ses besoins. [Suivez ses impressions ; il
\ous en reviendra une] double utilité; vous
vous enrichirez au dedans , et vous serez en état
d'exercer la charité fraternelle. Tel est l'esprit
du christianisme , messieurs; » n'éteignez pas cet
« esprit : » Spiritum nolite extinguere^.
' Act.\,-i.
' I. Par. xxi\, 14.
3 1. Cor. XII , 30.
« 1. Par. XXIX, 15.
» I. Thc^. V, la.
Madame, Votre Majesté est née avec un colat
qui lui fait voir tout l'univers au-dessous d'elle :
vous êtes la digne épouse d'un roi, qui, par la
sagesse de ses conseils , par la hauteur de ses
entreprises, par la grandeur de sa puissance,
pourrait être l'effroi de l'Europe, si, par sa gé-
nérosité, il n'aimait mieux en être l'appui. Mais ,
madame, la moindre pensée du christianisme,
le moindre sentiment de piété, la moindre étin-
celle du Saint-Esprit, vaut mieux, sans compa-
raison, que ce grand royaume que le roi a mis
entre vos mains avec une confiance si absolue.
Laissez-vous donc posséder à cet esprit du chris-
tianisme : remplissez- vous de l'esprit de force pour
combattre en vous-même sans relâche tous ces
restes de faiblesse humaine dont les fortunes les
plus relevées ne sont pas exemptes : remplissez-
vous de l'esprit de charité fraternelle, et n'usez
de votre pouvoir que pour soulager les pauvres
et les misérables. Ainsi puissions-nous bientôt
changer en actions de grâces les vœux continuels
que nous faisons pour votre heureux accouche-
ment! Puisse ce jeune prince, le digne objet do
votre tendresse , croître visiblement sous votre
conduite : puisse-t-il apprendre de vous cet
abrégé des sciences, la soumission envers Dieu, et
la bonté envers les peuples ! Mais puissions-nous
tous ensemble pratiquer les saintes maximes de
l'Évangile, et vivre selon l'esprit du christianisme ;
afin que nous puissions aussi tous ensemble,
maîtres et serviteurs , princes et sujets , jouir de
la félicité éternelle : au nom du Père , et du Fils ,
et du Saint-Esprit ! Amen.
V«»»ff^g«
ABREGE D'UIS SERMON
POUR LE MÊME JOUR,
PRÊCHE DANS LA CATHÉDRALE DE HEAUX .
Profondeur de la malice du cœur humain : combien nou»
avons besoin que l'Esprit saint crée en nous un cœur pur
Cor mundura créa in me , Deus.
0 Dieu, créez en moi un cœur pur. Ps. l , 1 2.
Ce sermon sera une prière , au peuple de la
part de Dieu , à Dieu de la part du peuple.
Le Saint-Esprit en ce jour appelé, Creator
Spiritus, « Esprit créateur, » par rapport à cette
nouvelle création : non qu'il ne soit créateur
[dans la première création , conjointement avec
le Père et le Fils] ; mais la création nouvelle [ lui
est donnée] par une attribution particulière. Pour
en fonder la demande, et nous faire dire : O
DE LA PENTECOTE.
39
Dieu , créez en moi ce cœur nouveau ; il faut con-
sidérer avant toutes choses quel cœur nous avons.
Pesez toutes les paroles de ÎSotre-Seigneur au cha-
pitre septième de saint .Marc. De corde hominum
inalœ cogilationes procédant ^ adulte ria,/orni-
cationes, homicidia ,furta , avaritiœ , nequitiœ,
dolus, impudicitiœ, oculus malus y blasphemia ,
svperbia, stultitia' : -< Du cœur de l'homme
« sortent les mauvaises pensées , les adultères ,
• les fornications, les homicides, les larcins,
« l'avarice , les méchancetés , la fourberie , la dis-
« solution , l'œil malin et envieux , les médisan-
« ces, l'orgueil, la folie et le dérèglement d'es-
• prit. » Appuyez beaucoup sur celui-là : Bonus
homodebono thesauro cordis sui profert bo-
num, et malus homo de malo thesauro profert
vialum; ex abundnntia enim cordis os loqui-
tur^ : « L'homme de bien tire de bonnes choses du
« bon trésor de son cœur, et le méchant en tire
• de mauvaises du mauvais trésor de son cœur;
« car la bouche parle de la plénitude du cœur. "
Kon potest arbor bona malos fructus facere,
neque arbor mala bonos fructus facere ^ : « Un
• bon arbre nepeut produire de mauvais fruits, et
" un mauvais arbre n'en peu produire de bons. «
Jugez du fond de votre cœur par vos pensées.
Peser beaucoup sur chaque crime : adulte n'a,
n les adultères. » Ou ne le conçoit pas. David,
coupable de ce crime , ne pense pas que ce soit
à lui que s'adresse le discours du prophète : il est
attendri sur le récit que Nathan lui fait dans sa
parabole ; et entrant dans une grande indignation
contre le coupable, il prononce qu'il est digne de
« mort : « Filius mortis est vir qui fecit hoc ; et
U déclare qu'il « rendra au quadruple la brebis
« qu'il a enlevée : » Ovem reddetin quadruplum ■•.
Vous ne sauriez la rendre ; son innocence , sa foi
[que vous lui avez enlevées ]. Appuyer sur les au-
tres : homicidia, « les homicides : " « Qui hait
«son frère, c'est un meurtrier^. » Superbia;
« l'orgueil: » stultitia;» la folie: » expli([uer bien
cette folie, cet égarement d'esprit. Nequitiœ;
« méchancetés : » le cœur humain sensuel et vo-
luptueux ; injuste , violent et vindicatif; malin et
trompeur, superbe jusqu'à en devenir insensé.
Si quis existimat se aliquid esse, cum nihil
sjf, ipseseseducii^: « Si quelqu'un s'estime être
'• quelque chose , il se trompe lui-même; parce
« qu'il n'est rien. « Folie naturelle à l'orgueil.
[ Il y a une] distance infinie entre être quelque
chose et n'être rien ; et néanmoins f l'orgueil fest ]
' .V(ur. VII, 21,22.
' /,>«•. VI, 45.
S .*/"///*. VII, 18.
* II. K^</. Xll.5,«.
* l. J'Min. III, 13.
* Gulal. VI , 3.
si grossier, si aveugle, qu'il confond ce qui [est
sépare par une ] distance infinie : tant la folle le
domine !
Ne dites pas : Je n'ai pas tant [de vices : vous
avez en vous-même ] le principe de tous; le plai-
sir nous mène à tout , à la mol lesse , à la paresse ,
à tout : nulle résistance; il ne manquera que
l'occasion. Ah ! quel cœur je porte donc dans mon
sein ; tout ce qui y entre , s'y corrompt ; corrompt
le bien qui est en moi , qui est dans les autres :
Dieu même, sa parole, sa miséricorde; il abuse
de tout. Ah ! je ne veux plus de ce cœur; il em-
poisonne tout, les paroles les plus innocentes du
prochain. Quoi! dans mon sein un tel venin, un
tel poison , un tel serpent I Ah I je le veux arra-
cher.
Mais je ne puis , il tient trop avant. Venez ,
Esprit créateur : Cor inundum, spiritum re-
ctum... « Créez en moi un cœur pur, un esprit
« droit. >• Pesez ces deux choses ; pureté, droiture.
0 mon Dieu ! je vous le demande pour tout ce
peuple partagé entre ceux qui ont déjà fait leur
jubilé, leur mission, et ceux qui demeurent en-
core endurcis. Silence d'une heure dans le ciel ' :
ce silence délibère si l'on doit punir, s'il faut
attendre encore ; et plus après. Se taire durant
quelque temps , comme en attente de ce qui se
sera décidé. Un auge qui paraît; le soleil, l'iris'.
Je reconnais la prédication de l'Évangile , à cette
lumière plus grande que celle qui ! parut] sur
la face de Moïse : point de voile; l'iris, signe
de paix, de miséricorde, d'alliance. [L'ange
met ] un pied sur la mer, un sur la terre ; sur
ceux qui sont affermis, [sur] ceux qui [sont]
encore agités : il lève la main au ciel; plus de
temps. Quoi donc! cette mission , pourquoi le
dernier temps? Vous me laissez une faibhi espé-
rance, si avec ce secours extraordinaire, le ju-
bilé , la Pentecôte ; tout ensemble tant d'exem-
ples , tant de prières , tant de changements, nous
ne gagnons rien : quelle espérance de mieux
réussir? Ah ! venez. Esprit createur, etc.
Les larcins , en saint Marc. A cette occasion ,
parler des restitutions : ou ne peut pas prendre
sur ses plaisirs, sur son nécessaire [pour les faire].
Quelle différence! cette pauvre veuve [de l'E-
vangile] étmt pauvre, plus digne de recevoir
l'aumône, qu'obligée à la donner; et néanmoins
elle trouve de quoi donner : Omnem victum
suum, quem habuit, misit^ ;« Elle a donné
« tout ce qui lui restait pour \\\re. » Elle , pour
l'aumône; et vous ne voulez pas trouver pour la
restitution.
' Apoc. vni, I.
' Apoc. X , 1 et seqq.
* Luc. XXI, 4.
iO
SUR LE MYSTÈRE
Toute la force de ce discours doit être à péné-
trer jusqu'au vif de chaque crime, et à en arra-
clier les moindres fibres, crainte de la renais-
sance.
Et aussi bien expliquer ce pur et ce droit; qui
sera suivi de l'Esprit saint et de l'esprit princi-
pal , force , courage , etc.
SERMON
SUR LE MYSTÈRE
DE LA TRÈS-SAINTE TRLNITÉ.
Excellente image que nous portons en nous-mêmes de ce
mystère ineffable. Autre image de ce grand mystère dans l'u-
nité de l'Église. Pourquoi faut-il que le Père engendre eu lui-
même le Verbe; cette génération du Verbe , représentée dans
la bienheureuse fécondité de l'Église. Comment le Fils et le
Saint-Esprit reçoivent du Père continuellement en eux-
mêmes la vie et l'intelligence. Tous les lidèles unis dans la vie
de l'intelligence. Quelles doivent être les lois de leur charité
mutuelle : combien ils y sont infidèles.
Pater sancte , serva eos in nomine tuo quos dedisti mihi , ut
sint unum sicut et nos.
Père saint, gardez en votre nom ceux que votis m'avez
donnés, afin qu'ils soient un comme nous. Joan.
xvu, 11.
Quand je considère en moi-même l'éternelle
félicité que notre Dieu nous a préparée ; quand je
songe que nous verrons sans obscurité tout ce
qne nous croyons sur la terre , que cette lumière
inaccessible nous sera ouverte, et que la Trinité
adorable nous découvrira ses secrets : que là nous
verrous le vrai Fils de Dieu sortant éternellement
du sein de son Père , et demeurant éternellement
dans le sein du Père ; que nous verrons le Saint-
Esprit , ce torrent de flamme , procéder des em-
brassements mutuels que se donnent le Père et le
Fils , ou plutôt qui est lui-même l'embrassement ,
l'amour et le baiser du Père et du Fils : que nous
verrons cette unité si inviolable, que le nombre
n'y peut apporter de division ; et ce nombre si
bien ordonné, que l'unité n'y met pas de confu-
sion : mon âme est ravie , chrétiens , de l'espérance
d'un si beau spectacle, et je ne puis que je ne
m'écrie avec le prophète : « Que vos tabernacles
« sont beaux , ô Dieu des armées ! mon cœur lan-
« guit et soupire après la maison du Seigneur '. »
Et puisque notre unique consolation dans ce
misérable pèlerinage , c'est de penser aux biens
éternels que nous attendons en la vie future;
entretenons-nous ici-bas , mes frères , des mer-
veilles que nous verrons dans le ciel , et parlons ,
quoiqu'en bégayant, des secrets et ineffables
' Ps. lAXXIII, i.
mystères qui nous seront un jour découverts dans
la sainte cité de Sion , dans la cité de notre Dieu ,
« qu<3 Dieu a fondée éternellement '. » Mais d'au-
tant que ceux-là pénètrent le mieux les secrets
divins, qui s'abaissent plus profondément des ant
Dieu, prosternons-nous de cœur et d'esprit de-
vant cette majesté infinie; et afin qu'elle nous
soit favorable, prions la mère de miséricorde
qu'elle nous impètre par ses prières cet Esprit
qui la remplit si abondamment lorsque l'ange
l'eut saluée par ces paroles que nous lui disons :
Ave, Maria.
Cette Trinité incréée , souveraine , toute-puis-
sante, incompréhensible; afin de nous donner
quelque idée de sa perfection infinie , a fait une
Trinité créée sur la terre , et a voulu imprimer
en ses créatures une image de ce mystère ineffa-
ble qui associe le nombre avec l'unité d'une ma-
nière si haute et si admirable. Si vous désirez
savoir, chrétiens , quelle est cette Trinité créée
dont je parle; ne regardez point le ciel ni la
terre, ni les astres, ni les éléments, ni toute
cette diversité qui nous environne : rentrez en
vous-mêmes, et vous la verrez; c'est votre âme,
c'est votre intelligence, c'est votre raison qui est
cette Trinité dépendante en laquelle est représen-
tée cette Trinité souveraine. C'est pourquoi nous
voyons dans les Écritures , et dans la création de
cet univers, que la Trinité n'y paraît que lors-
que Dieu se résout de produire l'homme. Remar-
quez que tous les autres ouvrages sont faits par
une parole de commandement, et l'homme par
une parole de consultation : « Que la lumière soit
« faite, que le firmament soit fait , » Fiat lux ^;
c'est une parole de commandement. L'homme
est créé d'une autre manière, qui a quelque chose
de plus magnifique. Dieu ne dit pas : Que l'homme
soit fait; mais toute la Trinité assemblée prononce
par un conseil commun : « Faisons l'homme à
« notre image et ressemblance ^. >' Quelle est cette
nouvelle façon de parler? et pourquoi est-ce que
les personnes divines commencent seulement àse
déclarer quand il est question de former Adam?
est-ce qu'entre les créatures l'homme est la seule
qui se peut vanter d'être l'ouvrage de la Trinité?
Nullement, il n'en est pas de la sorte ; car toutes
les opérations de la très-sainte Trinité sont insé-
paraliles. D'où vient donc que la Trinité très-
auguste se découvre si hautement pour créer
notre premier père; si ce n'est pour nous faire
entendre qu'elle choisit l'homme entre toutes les
créatures , pour y peindre son image et sa res-
' Ps. XLVII , 9.
» Gaies. 1 , 3.
3 Jbid. 20.
DE LA SAINTE TRINITÉ.
somblancc? De l;\ vient que les trois personnes
divines s'assemblent, pour ainsidire,et tiennent
conseil pour former l'âme raisonnable; parce
que chacune de ces trois Personnes doit en quel-
que sorte contribuer quelque chose de ce qu'elle
a de propre pour l'accomplissement d'un si grand
ouvrage.
En effet, comme la Trinité très-auguste a une
source et une fontaine de divinité, ainsi que
parlent les Pères grecs ' , un trésor de vie et d'in-
telligence, que nous appelons le Père, où le Fils
et le Saint-Esprit ne cessent jamais de puiser;
de même l'âme raisonnable a son trésor qui la
rend féconde : tout ce que les sens lui apportent
du dehors , elle le ramasse au dedans ; elle en
fait comme un réservoir, que nous appelons la
mémoire : et de même que ce trésor infini , c'est-
à-dire , le Père étemel , contemplant ses propres
richesses , produit son Verbe , qui est son image ;
ainsi l'âme raisonnable , pleine et enrichie de
l)elles idées, produit cette parole intérieure que
nous appelons la pensée , ou la conception , ou le
discours, qui est la vive image des choses. Car
ne sentons-nous pas, chrétiens, que loreque
nous concevons quelque objet , nous nous en fai-
sons en nous-mêmes une peinture animée, que
l'incomparable saint Augustin appelle « le fils de
«• notre cœur, » Filius cordis tui *? Enfin comme,
en produisant en nous cette image qui nous donne
l'intelligence, nous nous plaisons à entendre,
nous aimons par conséquent cette intelligence;
et ainsi de» ce trésor qui est la mémoire , et de
l'intelligence qu'elle produit, naît une troisième
chose qu'on appelle amour, en laquelle sont ter-
minées toutes les opérations de notre âme : ainsi
du Père qui est le trésor, et du Fils qui est la
raison et l'intelligence , procède cet Esprit infini,
qui est le terme de l'opération de l'un et de l'au-
tre. Et comme le Père , ce trésor étemel , se com-
munique sans s'épuiser; ainsi ce trésor invisi-
ble et intérieur, que notre âme renferme en son
propre sein , ne perd rien en se répandant : car
notre mémoire ne s'épuise pas par les concep-
tions qu'elle enfante; mais elle demeure toujours
féconde, comme Dieu le Père est toujours fé-
cond.
Or encore que cette image soit infiniment éloi-
gnée de la perfection de l'original , elle ne laisse
pas d'être très-noble et très- excellente ; parce que
c'est la Trinité même qui a bien voulu la former
en nous : et de là vient qu'en produisant l'homme,
qui par les opérations de son âme devait en quel-
que façon imiter celles de la Trinité toujours ado-
' s. Athan. Epist. de Synod. n» 41, «2, t. I, part, il, p. 756.
S. Gregor. IVazianz. Orat. XLV, n° 5, t. I, p. 720.
^ De Triiiit. lib. xi, cap. vu, t. viu, col. 908.
31
rable, cette même Trinité d'un commun accord
prononce cette parole sacrée , si glorieuse à notre
nature : « Faisons l'homme à notre image et res-
« semblance. » C'est encore pour cette raison que
le Fils de Dieu a voulu que les trois divines per-
sonnes parussent dans notre nouvelle naissance ,
et que nous y fussions consacrés au nom du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit '. Admirez
ici, chrétiens , les profonds conseils de la Provi-
dence dans le rapport merveilleux des divins mys-
tères. Où est-ce que l'homme a été formé? Dans
la création. Où est-ce que l'homme est reformé?
Dans le saint baptême , qui est une seconde créa-
tion; où la gi'âce de Jésus-Christ nous donne
une nouvelle naissance, et nous fait des créatures
nouvelles. Quand nous .sommes formés premiè-
rement par la création, la Trinité s'y découvre
par ces paroles : « Faisons l'homme à notre
« image et ressemblance; » quand nous sommes
régénérés, quand le Saint-Esprit nous réforme
dans les eaux sacrées du baptême, toute la Tri-
nité y est appelée. La Trinité dans la création, la
Trinité dans la régénération, n'est-ce pas afin
que nous comprenions que le Fils de Dieu réta-
blit en nous la première dignité de notre origine ,
et qu'il répare miséricordieusement en nos âmes
l'image de la Trinité adorable que notre création
nous avait donnée et que notre péché avait obs-
curcie ?
Mais passons encore plus loin : afin que la
Trinité très-indivisible éclatât plus visiblement
dans les hommes, il a plu à Notre-Seigneur Jé-
sus-Christ que son Église en fût une image;
comme la suite de ce discours le fera paraître.
Qui est-ce qui nous a enseigné cette belle théolo-
gie, chrétiens? c'est Jésus-Christ même qui nous
l'a montré dans les paroles que j'ai citées pour
mon texte. « Père saint, dit-il à son Père, gar-
« dez ceux que vous m'avez donnés. » Qui sont
ceux que le Père a donnés au Fils? Ce sont les fi-
dèles , qui , étant unis par l'Esprit de Dieu , com-
posent cette sainte société que nous exprimons
par le nom d'Église. « Gardez-les,dit-il, afin qu'ils
« soient un. » Ils sont un, dit le Fils de Dieu;
c'est-à-dire, que leur multitude n'empêche pas
une parfaite unité : et afin qu'il ne fût pas permis
de douter que cette mystérieuse unité , qui doit
assembler le corps de l'Église, ne fût l'image de
cette unité ineffable qui associe les trois person-
nes divines , Jésus-Christ l'explique en ces mots :
« Qu'ils soient un dit-il * , comme nous ; » et un
peu après : « Comme vous , Père , êtes en moi et
" moi en vous, ainsije vous prie qu'ils soient un en
' Matth. XXVIII, 10.
' Joan. xyu,ll.
»5
SUR LE MYSTERE
« nous ' ; » et encore : « Je leur ai donné, dit-il ,
« la gloire ([ue vous m'avez donnée , afin qu'ils
« soient un comme nous '. » 0 grandeur, ô di-
gnité de l'Église! ô sainte société des fidèles, qui
doit être si parfaite et si achevée, que Jésus-Christ
ne lui donne point un autre modèle que l'unité
même du Père et du Fils, et de l'Esprit qui pro-
cède du Père et du Fils ! Qu'ils soient un , dit
le Fils de Dieu , non point comme les anges , ni
comme les archanges , ni comme les chérubins ,
ni comme les séraphins ; mais « qu'ils soient , dit-
« i! , un comme nous. » Entendons le sens de
cette parole : comme nous sommes un dans le
même être, dans la même intelligence, dans le
même amour , ainsi qu'ils soient un comme nous ,
e'est-à-dire , un dans le même être , par leur nou-
velle nativité; un dans la même intelligence,
par la doctrine de vérité ; un dans le même amour,
par le lien de la charité. C'est de cette triple unité
(fue j'espère vous entretenir aujourd'hui avec
l'assistance divine.
PREMIER POINT.
Encore que la génération éternelle, par la-
quelle le Fils procède du Père, surpasse infini-
ment les intelligences de toutes les créatures
mortelles, et même de tous les esprits bienheu-
reux; toutefois ne laissons pas de porter nos
vues dans le sein du Père éternel , pour y con-
templer le mystère de cette génération ineffa-
ble. Mais de peur que cette lumière ne nous aveu-
gle , regardons-la comme réfléchie dans ce beau
miroir des Écritures divines, que le Saint-Es-
prit nous a préparé , pour s'accommoder à notre
portée.
La première chose que je remarque dans la gé-
nération du Verbe éternel , c'est que le Père l'en-
gendre en lui-même ; contre l'ordinaire des au-
tres pères, qui engendrent nécessairement au
dehors. Nous apprenons des Écritures , que le
Fils procède du Père : « Je suis, dit-il, sorti de
« Dieu ^. » Tout ce qui est produit, il faut qu'il
soit tiré du néant : comme , par exemple le ciel
et la terre ; ou qu'il soit produit de quelque chose ,
comme les plantes et les animaux. Que le Fils
unique de Dieu ait été tiré du néant , c'est ce que
les ariens mêmes , qui niaient la divinité du Sau-
veur du monde, n'ont jamais osé avancer'^. En
effet , puisque le Verbe éternel est le Fils de
Dieu par nature ; il ne peut être tiré du néant :
autrement il ne serait pas engendré, il ne procé-
derait pas comme Fils ; et lui qui est le vrai Fils
' Joun. XVII, 21.
' Ihid. -il.
3 Ibid. XVI, 27.
< S. JiKj. cimt. Maximin. liL il. rap. Xiv, t. Yiii , COÎ. 703,
7<J4.
de Dieu , le Fils singulièromcn t et par excellence,
et qui est appelé dans les Écritures , le propre Fils
du Père éternel, ne serait en rien différent de
ceux qui le sont par adoption. Par conséquent il
est clair que le Fils de Dieu ne peut pas être tiré
du néant, et ce blasphème serait exécrable : que
s'il n'a pas été tiré du néant , voyons d'où il a
été engendré.
C'est une loi nécessaire et inviolable , que tout
fils doit recevoir en lui-même quelque partie de
la substance du père; et c'est pourquoi quand
nous parlons d'un fils à un père , nous disons
que c'est un autre lui-même : si donc mon Sau-
veur est le Fils de Dieu, qui ne voit qu'il doit
être formé de la propre substance de Dieu?.Mais
ne concevons rien ici de mortel ; éloignons de no-
tre esprit et de nos pensées tout ce qui ressent la
matière : ne croyons pas que le Fils de Dieu ait
reçu seulement en lui-même quelque partie de la
substance du Père; car puisqu'il est essentiel à
Dieu d'être simple et indivisible , sa substance ne
souffre point de partage : et par conséquent si le
Verbe, en cette belle qualité de Fils , doit parti-
ciper nécessairement à la substance de Dieu son
Père , il la reçoit sans division , elle lui est com-
muniquée tout entière; et le Père, qui le produit
du fond même de son essence , la répand sur lui
sans réserve. Et d'autant que la nature divine no
peut être ni séparée ni distraite ; si le Fils sortait
hors du Père, s'il était produit hors de lui, ja-
mais il ne recevrait son essence , et il perdrait le
titre de Fils : de sorte que, afin qu'il soit Fils, il
faut que son Père l'engendre en lui-même.
C'est ce que nous apprenons par les Écritures :
dites-le-nous , bien-aimé disciple , qui avez bu
ces secrets célestes dans le sein et dans le cœur
du Verbe éternel. « Au commencement était le
« Verbe , et le Verbe était en Dieu ' ; « c'est-à-dire ,
dès que le Verbe a été , il était en Dieu : il a donc-
été produit en Dieu même. C'est pourquoi il pro-
cède de Dieu comme son Verbe, comme sa con-
ception, comme sa pensée, comme la parole in-
térieure par laquelle il s'entretient en lui-même
de ses perfections infinies : il ne peut donc pas
être séparé de lui. Méditez cette admirable doc-
trine: tout ce qui engendre est vivant; engendrer,
c'est une fonction de vie ; et la vie de Dieu , c'est
l'intelligence : donc 11 engendre par Intelligence.
Or l'entendement n'agit qu'en lui-même ; il ne se
répand point au dehors : au contraire tout ce qu'il
rencontre au dehors , il s'efforce de le ramasser
au dedans : de là vient que nous disons ordinai-
rement , que nous comprenons une chose , que
nous l'avons mise dans notre esprit , lorsque nous
' loan.i I.
SUR LA SAINTE TRIMTÉ.
ÏS
Tavons entendue. Ainsi cette essence infinie,
souverainement immatérielle, qui ne vit que de
raison et d'intelligence, ne souffre pas que rien
soit engendré en elle , sicen est par la voie de l'in-
telligence ; et par conséquent le Verbe étemel , la
sagesse et la pensée de son Père, étant produit
par intelligence , naît et demeure dans son prin-
cipe : Hoc erat inprincipio apud Deum'.
C'est ce que le grave Tertullien nous explique
admirablement dans cet excellent Apologétique.
« Cette parole , dit ce grand homme * , nous disons
« que Dieu la profère , et l'engendre en la profé-
« rant : » car c'est une parole substantielle qui
porte en elle-même toute la vertu , toute l'énergie ,
toute la substance du principe qui la produit. « Et
« c'est pourquoi , dit Tertullien , nous l'appelons
« Fils de Dieu , à cause de l'unité de substance. »
Après il compare le Fils de Dieu au rayon que la
lumière produit , sans rien diminuer de son être,
sans rien perdre de son éclat ; et il conclut qu'il
est sorti de la tige , mais qu'il ne s'en est pas re-
tiré : Non recessit, sed excessU. 0 Dieu I mon
esprit se confond; je me perds, je m'abîme dans
cet océan : mes yeux faibles et languissants ne
peuvent plus supporter un si grand éclat. Repre-
nons , fidèles , de nouvelles forces ; en reposant
wn peu notre vue sur des objets qui soient plus
de notre portée.
Sainte société des fidèles , Église remplie de
l'Esprit de Dieu , chaste épouse de mon Sauveur,
vous représentez sur la terre la génération du
Verbe étemel dans votre bienheureuse fécondité.
Dieu engendre , et vous engendrez : Dieu , comme
nous avons dit , engendre en lui-même ; sainte
Église, où engendrez- vous vos enfants? Dans vo-
tre paix , dans votre concorde , dans votre unité ,
dans votre sein et dans vos entrailles. Heureuse
maternité de l'Église ! Les mères que nous voyons
sur la terre conçoivent, à la vérité, leur fruit en
leur sein ; mais elles l'enfantent hors de leurs en-
trailles : au contraire la sainte Église, elle con-
çoit hors de ses entrailles, elle enfante dans ses
entrailles. Un infidèle vient à l'Église , il demande
d'être associé avec les fidèles : l'Eglise l'instruit,
et le catéchise; il n'est pas encore en son sein,
il n'est point encore en son unité : elle n'enfante
pas encore; mais elle conçoit : ainsi elle ne con-
çoit pas en son sein; aussitôt qu'elle nous enfante ,
nous commençons à être en son unité. C'est ainsi
que vous engendrez , sainte Église, à l'imitation
du Père éternel. Engendrer, c'est incorporer; en-
gendrer vos enfants, ce n'est pas les produire au
dehors de vous : c'est eu faire un même corps avec
' Joan. 2.
' Jyolog. B'Hi.
BOSSCET. — T. in.
vous; et comme le Père engendrant son Fils, le
fait un même Dieu avec lui ; ainsi les enfants que
vous engendrez , vous les faites ce que vous êtes ,
en formant Jésus-Christ en eux : et comme le Père
engendre le Fils , en lui communiquant son même
être, ainsi vous engendrez vos enfants, en leur
communiquant cet être nouveau que la grâce vous
a donné en Notre-Seigneur Jésus-Christ : Ct siiii
unum sicut et nos. Ce que je dis du Père et du
Fils, je le dis encore du Saint-Esprit, qui sont
trois choses , et la même chose. C'est pourquoi saint
Augustin dit : « Eu Dieu il y a nombre , en Dieu il
« n'y a point de nombre : quand vous comptez
« les trois Personnes, vous voyez un nombre;
« vous vous demandez ce quec'est, il n'y a plusde
« nombre : on répond que c'est un seul Dieu. Par-
« ce qu'elles sont trois, voilà comme un nombre :
« quand vous recherchez ce qu'elles sont, le nom-
« bre s'échappe ; vous ne trouvez plus que l'unité
« simple : « Quia très sunt, tanquani est nume-
rus; si quœris quid très, non est numerus '.
Ainsi en est-il de lÉglise : comptez les fidèles,
vous voyez un nombre ; que sont les fidèles? il n'y
a plus de nombre ; ils sont tous un même corps
en Notre-Seigneur : « il n'y a plus ni Grec , ni Bar-
" bare , ni Romain , ni Scythe ; mais un seul Jé-
« sus-Christ qui est tout eu tous » : » 67 sint unum
fient et nos.
DEUXIÈME POINT.
Contemplons dans les Écritures comment le
Fils et le Saint-Esprit reçoivent continuellement
en eux-mêmes la vie et l'intelligence du Père ;
et premièrement pour le Fils, voici comme il
parle dans son Évangile en saint Jean : « En vé-
« rite, en vérité je vous le dis, le Fils ne peut
« rien faire de lui-même, et il ne fait que ce qu'il
« voit faire à son Père ; et tout ce que le Père fait ,
« le Fils le fait semblablement : car le Père aime
« le Fils, et il lui montre tout ce qu'il fait ^. -
Quand nous entendons ces paroles , aussitôt notre
faible imagination se représente le Père opérant ,
et le Fils regardant ses œuvres ; à peu près comme
un apprenti qui s'instruit en voyant travailler
son maître : mais si nous voulons entendre les
secrets divins , détmisons ces idoles vaines et char-
nelles que l'accoutumance des choses humaines
élève dans nos cœurs ; détruisons , dis-je , ces ido-
les par le foudre des Écritures. Si le Père agis-
sait premièrement, et que le Fils le regardât faire,
et après qu'il agît lui-même à l'imitation de sou
Père, il s'ensuivrait nécessairement que leurs
opérations seraient séparées. Or nous apprenons
' In ean. Tract, xxxtt, n* 4, t. m, part, u, col. Mî.
* Co>o~t. m, II.
' Joa/r. V. 19. 'Jû.
3
84
Stm LE MYSTERE
par les Écritures : que « tout ce que le Père fait ,
« est fait par son Fils : » Omnia per ipsum facta
'^unt, et sine ipsofaclum est nihit ' : « Par lui
« toutes clioses ont été faites, et sans lui rien n'a
« été fait ». Omnia per ipsum facta sunt; et c'est
pourquoi il nous dit lui-même : « Tout ce que
« le Père fait, le Fils le fait semblablement. » Si
!e Fils fait tous les ouvrages que fait son Père,
leurs actions ne peuvent point être séparées : et
il ne se contente point de nous dire , qu'il fait tout
ce que fait le Père; mais tout ce que le Père fait,
dit-il, le Fils le fait semblablement. Les carac-
tères que la main forme, c'est la plume qui les
forme aussi; mais elle ne les forme pas sembla-
blement : la main les forme comme la cause mou-
vante, et la plume, comme l'instrument qui est
mû. A Dieu ne plaise que nous croyions qu'il en
soit ainsi du Père et du Fils : •< Tout ce que fait le
« Père, dit Notre-Seigneur; cela môme, le Fils le
n fait semblablement; « c'est-à-dire avec lu même
puissance , avec la même sagesse , et parla même
opération : Hoc et Films similiter facit.
D'où vient que vous dites , ô mon Sauveur ;
Le Fils ne peut rien faire de lui-même, sinon ce
qu'il voit faire à son Père , et le Père montre à son
Fils tout ce qu'il fait? Quelle est cette merveil-
leuse manière par laquelle vous contemplez votre
Père, par laquelle vous voyez en lui tout ce que
vousfaites et tout ce qu'il fait? comment est-ce qu'il
vous parle et qu'il vous enseigne? et puisque vous
êtes Dieu comme lui , d'où vient que vous ne faites
rien de vous-même? qui nous développera ces
mystères? Écoutons parler le grand Augustin :
Le Fils, dit-il % ne fait rien de lui-même, parce
qu'il n'est pas de lui-même : celui qui lui com-
munique son essence, lui communique aussi son
opération ;etencore qu'il reçoive tout de son Pèw,
il ne laisse pas d'être égal au Père : parce que le
Père, qui lui donne tout , lui donne aussi son éga-
lité. Le Père lui donne tout ce qu'il est, et l'en-
gendre aussi grand que lui, parce qu'il lui donne
sa propre grandeur. C'est ainsi , ô Père céleste ,
que vous enseignez votre Fils, parce que vous lui
donnez sans réserve la même science qui est en
vous.
Mais entendons ce secret, mes frères, selon
la mesure quinous est donnée, et autant qu'il a plu
à Dieu de nous le révéler par les Écritures. Il est
clair que celui qui enseigne veut communiquer
sa science : par exemple les prédicateurs, que
l'Esprit de Dieu établit pour enseigner au peuple
la saine doctrine ; pourquoi montent-ils dans les
chaires? n'est-ce pas alin de faire passer les lu-
' Joan. 1 , 3.
' In Joan. Tract. \\ , n* 4, t. ni, part, ii, coL 450 et seqq.
De Trinit. lib. H, n° 3, t. viH,col. 773, 774.
mi ères que Dieu leur donne, dans l'esprit de leurs
auditeurs? C'est ce que prétend celui qui ensei-
gne. 11 ouvre son cœur à ceux qui l'écoutent; il
tâche de les rendre semblables à lui : il veut qu'ils
prennent ses sentiments , et qu'ils entrent dans ses
pensées ; et ainsi celui qui enseigne et celui qui
est enseigné doivent se rencontrer ensemble et
s'unir dans la participation des mêmes lumières.
Par conséquent la méthode d'enseigner tend à
l'unité des esprits dans la science et dans la doc-
trine ; etce que j'ai dit est très-véritable, que celui
qui veut enseigner veut communiquer sa science.
Mais ni la nature ni l'art ne font qu'ébaucher cet
ouvrage ; cette communication est très-imparfaite,
et cette unité n'est que commencée. Cette entière
communication de science ne se peut trouver qu'en
Dieu même : c'est là que le Père enseigne le Fils
d'une manière infiniment admirable; parce qu'il
lui communique sa proprescience : ià se fait cette
parfaite unité d'esprit entre le Père et le Fils;
parce que la vie et l'intelligence , la raison et la
lumièreduPèresetrouventtelleraent dans le Fils ,
qu'il ne se fait de l'une et de l'autre qu'une même
vie , une même intelligence et un même esprit.
C'est pourquoi le Père enseignant et le Fils qui est
enseigné sont également adorables ; parce que le
Fils reçoit cette même science du Père, qui ne
souffre aucune imperfection.
Et ne nous imaginons pas , chrétiens, que lors-
que le Père enseigne le Fils, il lui communique
la science comme la perfection de son être : comme
il l'engendre parfait, il lui donne tout en l'en-
gendrant ; bien plus , si nous le savons bien en-
tendre , « l'engendrer et l'enseigner c'est la même
« chose : » Hoc est eum docuisse, qiiod est scien-
tem genuisse, dit saint Augustin *. Vous me di-
rez qu'engendrer et enseigner sont des termes bien
opposés. Il est vrai dans les créatures , où il est
certain qu'engendrer n'est pas un acte d'intelli-
gence, mais en Dieu dont la vie est intelligence,
qui engendre conséquemment par intelligence ,
il ne se faut pas étonner si en enseignant il engen-
dre : car s'il enseigne son Fils éternel en lui com-
muniquant sa propre science, il l'engendre en
lui communiquant sa propre science ; parce qu'à
l'égard de Dieu, être c'est savoir, être c'est en-
tendre, comme enseigne la théologie : d'où il
s'ensuit manifestement que cela même, que le
Père enseigne le Fils, prouve l'unité du Père et
du Fils dans la vie de l'intelligence. Il en est de
même du Saint-Esprit , puisqu'il procède du Père
et du Fils avec la même perfection que le Fils
reçoit de son Père. Ainsi le Père, le Fils et le
Saint-Esprit, même lumière, même majesté,
• In Joan. Tract. XL, n» 5 . t. m. part, il , col. 667.
DE LA SAINTE TRIMTÉ.
ss
même intelligence, vivent tous ensemble den-
lendre, et tous ensemble ne sont qu'une même
vie.
« Père saint , dit le Fils de Dieu , gardez en
- votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin
.. qu'ils soient un comme nous; » c'est-à-dire,
qu'ils soient comme nous unis dans la même vie
de l'intelligence. Mais pouvons-nous bien espé-
rer que tous les fidèles doivent être unis dans la
vie de l'intelligence? Oui , certes , nous le devons
espérer. Regardez les esprits bienheureux qui
lèguent au ciel avec Jésus-Christ : quelle est
lenr vie, quelle est leur lumière? " Leur lumière,
« dit l'Apocalypse * , c'est l'Agneau , » c'est-à-
dire , le Verbe incréé qui s'est fait la victime du
monde : donc la lumière des bienheureux c'est ce
Verbe , cette parole que le Père profère dans l'é-
ternité. Mais ce Verbe n'est pas une lumière qui
soit allumée hors de leurs esprits ; c'est une lu-
mière infinie qui luit intérieurement dans leurs
âmes. En cette lumière, ils y voient le Fils ; par-
ée que cette lumière , c'est le Fils même : en cette
liunière > ils y voient le Père ; parce que c'est la
splendeur du Père : « Qui me voit , dit le Fils de
" Dieu*, voit mon Père : » ils y voient le Saint-
Esprit, en cette lumière ; parce que le Saint-Esprit
en procède. En cette lumière , s'ils s'y contem-
plent eux-mêmes; parce qu'ils se trouvent en elle
plus heureusement qu'en eux-mêmes ; ils y voient
les idées vivantes, ils y voient les raisons des
choses créées , raisons éternellement permanen-
tes ; et de même qu'en cette vie nous connaissons
les causes par les effets, l'unité par la multitude ,
l'invisible par le visible : là, dans ce Verbe , qui
est dans les bienheureux, qui est leur vie, qui
est leur lumière , ils voient la multitude dans l'u-
nité même , le visible dans l'invisible , la diversité
des effets dans la cause infiniment abondante
qui les a tirés du néant, c'est-à-dire, dans le
Verbe qui en est l'idée, qui est la raison souve-
raine par laquelle toutes choses ont été faites.
Dans ce Verbe, les bienheureux voient : ils
voient et ils vivent; et ils vivent tous dans la
même vie , parce qu'ils vivent tous dans ce même
Verbe. 0 vue , ô vie , ô félicité I c'est ainsi que
vivent les bienheureux : Ut sint unum sicut et
nos.
Mais nous qui languissons ici-bas dans ce mi-
sérable pèlerinage, vivons-nous d'une même vie
par l'intelligence? Oui, fidèles , n'en doutez pas.
Ce Fils de Dieu, ce Verbe éternel, cette vie, cette
lumière , cette intelligence , qui éclaire les esprits
bienheureux ; qui , en les éclairant , les fait vivre
d'une vie divine , ne luit-elle pas aussi en nos
' Jpoc. \\\, 23.
» Joan. XIV, 9.
cœurs? n'est-elle pas au fond de nos âmes, pour
y ouvrir une source de vie éternelle? Voulez-
vous entendre cette vérité par l'action que nous
faisons en ce lieu : chrétiens , si nous l'enten-
dons, nous commençons ici notre paradis; puis-
que nous commençons tous ensemble à vivre de
cette parole vivante qui nourrit et qui fait vivre
tous les bienheureux. Je vous prêche cette parole
selon que je puis , selon que le Saint-Esprit me
l'a enseignée : je la fais retentir à vos oreilles;
puis-je la porter au fond de vos cœurs? Nulle-
ment; ce n'est pas un ouvrage humain. Si vous
l'entendez et si vous l'aimez, c'est le Fils de Dieu
qui vous parle, c'est lui qui vous prêche sans
bruit dans cette profonde retraite , dans cet inac-
cessible secret de vos cœurs , où il n'y a que sa
parole et sa voix qui soit capable de pénétrer :
si vous l'entendez , vous vivez , et vous vivez en
ce même Verbe dans lequel les bienheureux vi-
vent ; vous vivez en lui , vous vivez de lui , et
vous vivez tous d'une même vie , parce que vous
buvez tous ensemble à la même source de vie.
0 sainte unité des fidèles! mon Père, qu'ils
soient un comme nous dans la vie de l'intelli-
gence. Chrétiens, si nous vivons tous de ce
Verbe, [soyons étroitement unis par la charité.]
0 sainte et admirable doctrine ! vivons de telle
sorte , fidèles, qu'elle ne soit point stérile en nos
cœurs, et ne rendons point inutiles tant de grands
mystères. Si le Saint-Esprit est en nous, s'il y
opère la charité, s'il la fait semblable à lui-mèrce,
élevons nos entendements , et apprenons dans le
Saint-Esprit quelles doivent être les lois de notre
charité mutuelle. Le Saint-Esprit est un amour
pur , qui ne souffre aucun mélange terrestre;
ainsi, mes frères, aimons-nous en Dieu, pour
accomplir la parole de notre Maître : - Père saint,
'< qu'ils soient un en nous. » Le Saint-Esprit est
un amour constant, parce que c'est un amour
éternel ; ainsi , que notre affection soft constante,
que jamais elle ne puisse être refroidie, selon
cette parole de l'Écriture : Demeurez en la cha-
rité'. Le Saint-Esprit est un amour sincère;
parce qu'il procède du fond du cœur , du fond
même de l'essence : ainsi , que notre charité soit
sincère , qu'elle ne souffre ni feinte , ni dissimu-
lation ; parce que l'apôtre saint Paul a dit : « Ne
n vous trompez point les uns les autres ; car vous
« êtes membres les uns des autres *. » Enfin le
Saint-Esprit est un amour désintéressé, parce
que ce qui fait l'intérêt c'est ce malheureux mot
de mien et de tien ; et d'autant que tout est com-
mun entre le Père et le Fils, leur amour est
• Hebr. xiii, I.
* £fhts. iv, 36.
■Si!
SUR LA GLOIRK DE DIEU
ianniment désintéressé : ainsi considérons , chré-
tiens, que tout est commun entre les fidèles, et
épurons tellement nos affections , qu'elles soient
entièrement désintéressées : Ut sint unum sicut
et nos.
Certes , mes frères , si le Fils de Dieu s'était
contenté de nous dire qu'il veut que nous soyons
\\\\ comme frères, nous devrions respecter, les
uns dans les autres, ce nom sacré de sœurs et de
l'rèi-es , et le nœud de la société fraternelle. S'il
nous avait ordonné simplement de vivre dans
une mutuelle coiTCspondance , comme des j^er-
sonnes qui sont enrôlées dans un même corps de
milice, sous l'étendard de sa sainte croix; nous
devrions rougir de honte de n'être pas tous unis
ensemble sous les ordres d'un si divin capitaine.
S'il nous avait dit seulement que nous sommes
membres d'un même corps , nous devrions médi-
ter jour et nuit cette parole du saint apôtre :
« Quand une partie de notre coTps souffre , toutes
« les autres y compatissent ' . » Mais puisqu'il passe
au-dessus des cieux et de toutes les intelligences ,
et qu'il nous donne pour modèle de notre unité
l'unité même du Père et du Fils : qui pourrait nous
exprimer, chrétiens, quelle doit [être] notre
union ; et combien nous nous rendrons criminels
si nous rompons le sacré lien de la charité frater-
nelle qui doit être réglée sur ce grand exemple?
Mais comme si c'était peu de chose de proposer
à tous les fidèles le plus grand de tous les mystè-
res, pour être le modèle de leur unité; il scelle
encore cette unité sainte par un autre mystère
incompréhensible, qui est le mystère de l'eucha-
ristie. Nous venons tous à la même table , nous
y prenons ce même pain de vie qui est le pain de
communion , le pain de charité et de paix ; nous
jurons sur les saints autels, nous scellons par le
sang de notre Sauveur notre confédération mu-
tuelle : cependant, ô sacrilège exécrable! nous
manquons tous les jours à la foi promise, et nous
ne laissons pas d'avoir toujours , et la médisance
à la bouche , et l'envie ou l'aversion dans le cœur.
Le Sauveur nous dit dans son Évangile : « En cela
« on reconnaîtra que vous êtes vraiment mes dis-
« ciples , si vous avez une charité sincère les uns
'< pour les autres * ; » et il prie ainsi Dieu son Père :
« Je vous demande qu'ils soient consommés en
« un; afin que le monde sache que c'est vous qui
« m'avez envoyé ^. »
0 damnable infidélité de ceux qui se glorifient
du nom chrétien! les chrétiens se détruisent eux-
mêmes ; toute l'Église est ensanglantéedu meurtre
de ses enfants , que ses enfants propres massa-
» I. Cor. XII, 26.
' Joan. XIII , 35.
» Ihid. XVII, 21,23.
crent : et comme si tant de guerres et tant de caf-
nages n étaient pas capables de rassasier notre im-
pitoyable inhumanité, nous nous déchirons dans
les mêmes villes , dans les mêmes maisons, sous
les mêmes toits, par des inimitiés irréconciliables.
Nous demandons tous les jours la paix, et nous-
mêmes nous faisons la guerre. Car d'où viennent
tant d'envies , tant de médisances , tant de que-
relles et. tant de procès? Les parents s'animent
contre les parents, et les frères contre les frères,
avec une fureur implacable ; on emploie et les
médisances et les calomnies, et la tromperie et la
fraude : la candeur et la bonne foi ne se trouvent
plus parmi nous ; toutes les rues , toutes les pla-
ces , tous les cabinets retentissent du bruit des
procès : infidèles si féconds en chicanerie , que
nous sommes; tant nous avons oublié le chris-
tianisme , tant nous méprisons l'Évangile qui est
une discipline de paix! Cependant nous souhai-
tons la paix, nous avons sans cesse la paix à la
bouche : et nous faisons régner par nos dissen-
sions le diable , qui est l'auteur des discordes, et
nous chassons l'Esprit pacifique, c'est- à-dh-e ,
l'Esprit de Dieu. Que si vous avez voulu, mon
Sauveur, que la sainte union des fidèles fûtla mar-
que de votre venue; que font maintenant tous les
chrétiens, sinon publier hautement que votre
Père ne vous a pas envoyé, et que f Évangile est
une chimère , et que tous vos mystères sontwutant
de fables?
•••••«••
SERMON
LE TROISIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
Grandeur de la cliarilé des saints anges pour les hommes.
Pourquoi se réjouissent-ils si fort dans la conversion des pé-
cheurs. Trois effets de la miséricorde divine à l'égard de l'àme
pécheresse. Double unité dans l'Église : l'une extérieure, qui
est liée par les sacrements; l'autre invisible et spirituelle,
formée par la charité. Comment les pécheurs séparés de celle
unité commencent leur enfer même sur la terre. Quels sont
les dignes fruits de pénitence. De quelle manière le pécheur,
sincèrement touché , s'accuse , se condamne et se punit.
Dico vobis quod ita gaudium erit in fcelo super une pec •
catore pœnitentiam agente , quain super nonaginla no»
vem juslis qui non indigent pœnilenlia.
Je vous dis qu'il y aura plus de joie au ciel devant les
anges de Dieu sur un pécheur faisant pénitence , que
sur quatre-vingt-dix-neuf jiistes qtU n'»ntpas besoin
de pénitence. Luc. xv, 7.
Si quelqu'un n'a pas encore assez entendu com-
bien est grande la charité des saints anges pour
les misérables mortels , qu'il considère en notre
évangile les aimables paroles du Sauveur des
âmes : par lesquelles il nous apprend, que la
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS.
37
conversion des pécheurs réjouit tous les esprits
bienheureux ; et qu'encore que Dieu les enivre du
torrent de ses éternelles délices , néanmoins ils
sentent augmenter leur joie quand nous sommes
renouvelés par la pénitence. Nous lisons dans les
Écritures ' : qu'autrefois les esprits célestes se
déclarèrent visiblement contre nous, lorsqu'un
chérubin , envoyé de Dieu avec une forme ter-
rible , tenant en sa main un glaive de feu , gar-
dait la porte du paradis, pour épouvanter nos
parents rebelles , et leur interdire l'entrée de ce
jardin délicieux quils avaient déshonoré par leur
eri:ne. Mais après la naissance de ce Sauveur,
(jui nous a réconciliés par son sang; vous n'i-
gnorez pas, chrétiens, que ces bienheureuses in-
telligences, qui nous avaient déclaré la guerre,
nous vinrent aussi annoncer la paix : « Que la
« paix, disent-ils ' , soit donnée aux hommes, » et,
depuis cette salutaire journée , nous leur sommes
devenus si chers, que Jésus-Christ nous ensei-
gne, dans notre évangile, qu'ils préfèrent nos
intérêts aux leurs propres. C'est ce que vous re-
marquerez aisément, si vous pénétrez le sens des
paroles que j'ai alléguées pour mon texte. « Les
« anges , dit le Fils de Dieu , se réjouissent plus de
" !a conversion d'un pécheur, que de la persévé-
« rance de quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont
« pas besoin de pénitence. « Je demande quels
sont ces justes auxquels le Sauveur ne craint
pas de dire que la pénitence n'est pas nécessaire.
Certes, nous ne les trouverons pas sur la terre;
puisque, tous les hommes étant pécheurs, ce se-
rait une témérité inouïe que d'assurer qu'ils n'ont
pas besoin du remède de la pénitence. « Si quel-
« qu'un dit qu'il ne pèche pas , i! se trompe , et la
« vérité n'est pas en lui , « dit le disciple bien-aimé
de notre Sauveur'.
Où chercherons-nous donc , chrétiens , cette
innocence si pure et si achevée, quelle n'a pas
besoin de la pénitence? Sans doute, puisqu'elle
est bannie du milieu des hommes , elle ne se peut
rencontrer que parmi les anges , qui , détestant la
rébellion et l'audace de Satan et de ses complices,
demeurèrent immuablement dans le lieu ou Dieu
les avait établis dès leur origine. Vous êtes les
seuls, ô esprits célestes, parmi toutes les créa-
tures , qui jamais n'avez été souillés par aucun
péché; vous êtes ces justes de notre évangile,
auxquels la pénitence n'est pas nécessaire : et
ainsi lorsque notre Sauveur nous apprend que
vous recevez une joie plus grande de la conver-
sion des pécheurs , que de ta justice des inno-
cents qui n'ont pas besoin de se repentir; c'est
' Gènes. Il , 24.
» Luf. il, H.
* I Jocn. I , ».
de même que s'il nous disait que notre pénitenca
vous réjouit plus que votre propre persévérance.
Merveilleuse vertu de la pénitence, qui oblige tou»
les saints anges à nous préférer a eux-mêmes;
qui répare si glorieusement les ruines des plus
grands pécheurs , qu'elle les met en quelque sorte
au-dessus des justes, et qui fait que la justice ren-
due a quelque avantage au-dessus de la justice
toujours conservée ! Car puisque ces intelligences
célestes , qui goûtent le vrai bien dans sa source,
ne peuvent avoir de ces joies déréglées que l'opi-
nion fait naître en nos âmes , ne voyez-vous pas ,
chrétiens, qu'elles ne se peuvent réjouir que du
bien? Et donc, si leur joie est plus abondante,
ne faut-il pas conclure nécessairement qu'il leur
paraît quelque bien plus considérable, d'autant
plus que c'est le Sauveur lui-même qui les excite
par son exemple à cette sainte et divine joie?
En effet, ne voyez- vous pas qu'il se présente
à nous dans notre évangile sous la figure de ce
berger « qui laisse tous ses troupeaux au désert
« pour chercher une brebis égarée ; qui l'ayant
'< trouvée au milieu des bois , seule et tremblante
« d'effroi , la rapporte sur ses épaules , et appe-
« lant ses amis et ses proches : Réjouissez-vous
«■ avec moi , dit-il , de ce que j'ai rencontré ma
« brebis perdue ' ? "De sorte que les anges et le
Sauveur même se réjouissant plus d'un pécheur
sauvé, que d'un juste qui persévère, il paraît
que l'innocence recouvrée a quelque chose de
plus agréable que l'innocence continuée. Réjouis-
sons-nous, pécheurs misérables ; admirons la force
de la pénitence, qui nous rend avec avantage ce
que notre péché nous avait fait perdre : et pour
exciter en nos cœurs les saints gémissements de
la pénitence , recherchons les véritables raisons
de cette vérité si satisfaisante que Jésus-Christ
nous enseigne dans son Evangile.
Si je n'avais qu'à vous parler d'une joie hur
maine, je me contenterais de vous dire : que
nous expérimentons tous les jours une certaine
douceur plus sensible à rentrer dans la possession
de nos biens, qu'à nous maintenir dans la jouis-
sance : nous goûtons la santé par la maladie; et
la perte de nos amis nous apprend combien ils
nous étaient nécessaires : car l'accoutumance nous
ôte ce qu'il y a de plus vif dans le sentiment; et
notre jugement est si faible , que ne pouvant pé-
nétrer les choses en elles-mêmes, il ne les recon-
naît jamais mieux que parieurs contraires : telle-
ment que cet excès de joie que nous ressentons
lorsque nous pouvons réparer nos pertes , vient
presque toujours de notre faiblesse. ^lais à Dieu
ne plaise que nous croyioas qu'il en soit ainsi de
' Lhc. xT, i <:l suiv.
88
SUR LA GLOIRE DE DIEU
Iti joie des anges et de celle du Fils de Dieu même,
dont nous devons aujourd'hui expliquer les cau-
ses : il faut prendre des principes plus relevés ,
si nous voulons pénétrer de si grands mystères.
Entrons en matière, et disons : Tout le motif de
la joie du Fils, c'est la gloire de Dieu son Père;
tout le motif de la joie des anges, c'est la gloire
de leur Créateur : si donc ils se réjouissent si fort
dans la conversion des pécheurs, c'est que la
gloire de Dieu y paraît avec plus de magnificence.
Prouvons solidement cette vérité.
La gloire de Dieu éclate singulièrement dans
les natures intelligentes par sa miséricorde et par
sa justice : sa Providence , son immensité , sa
toute-puissance paraissent dans les créatures ina-
nimées ; mais il n'y a que les raisonnables qui
puissent ressentir les effets de sa miséricorde et
de sa justice , et ce sont ces deux attributs qui
établissent sa gloire et son règne sur les natures
intelligentes. C'est par la miséricorde et par la
justice que les anges et les hommes sont sujets à
Dieu : la miséricorde règne sur les bons, la justice,
sur les criminels; l'une par la communication de
ses dons , l'autre par la sévérité de ses lois ; Tune
par douceur, et l'autre par force; l'une se fait
aimer, Tautre se fait craindre ; l'une attire, et l'au-
tre reprime ; l'une récompense la fidélité, l'autre
venge la rébellion : si bien que la miséricorde et
la justice sont en quelque sorte les deux mains de
Dieu , dont l'une donne et l'autre châtie : ce sont
les deux colonnes qui soutiennent la majesté de
son règne; Tune élève les innocents, l'autre ac-
cable les criminels, afin que Dieu domine sur les
uns et sur les autres avec une égale puissance.
C'est pourquoi le pi-ophète chante : « Toutes les
« voies du Seigneur sont miséricorde et vérité'; »
c'est-à-dire, miséricorde et justice, selon l'inter-
prétation des docteurs : d'autant que la justice de
Dieu c'^estsa vérité ; parce que, comme dit le grand
saint Thomas», c'est à cause de sa vérité qu'il
est la loi éternelle et qu'il est la loi immuable qui
règle toutes les créatures intelhgentes. Que si
toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et
justice, si ce sont ces deux divins attributs qui
établissent sa gloire et son règne; je ne m'étonne
plus , ô saints anges , de ce que la pénitence vous
comble de joie : c'est que vousy voyez éclater ma-
gnifiquement la gloire de Dieu votre créateur par
sa miséricorde et par sa justice; la miséricorde ,
dans la conversion ; la justice , dans la satisfac-
tion ; la première , dans la rémission des péchés;
la seconde , dans les gémissements des pécheurs,
PBEMIEB POINT.
Pour entrer d'abord en matière , je remarquerai
' Ps. XXIV, 10.
» I. 2. Quœst. xciu, art. ii.
dans notre évangile trois effets de la miséri-
corde divine dans la conversion des péciieurs :
Dieu les cherche. Dieu les trouve , Dieu les rap-
porte; c'est ce que nous lisons clairement dans
la parabole de notre Évangile : « Le bon berger,
« dit le Fils de Dieu , va après sa brebis perdue , >•
vadit ad illam quœ perierat, « et il va jusqu'à
« ce qu'il la trouve , » donec inventât eam ' ; « et
« après qu'il l'a retrouvée, il la charge sur ses
'< épaules. » C'est la véritable figure du Sauveur
des âmes ; il cherche charitablement les pécheurs ,
suivant ce qu'il dit dans son Évangile : « Le Fils
« de l'homme est venu chercher ce qui était
« perdu'. » Il les trouve par la vertu de sa grâce :
« car il est ce Samaritain miséricordieux qui trou-
« vaut eu son chemin le pauvre blessé, est touché
« de miséricorde, et s'approehe, et ne dédaigne
« pas de lier ses plaies, » etalligavil ruinera
ejus ^. Enfin il les porte sur ses épaules ; parce que
c'est lui dont il est écrit : « Vraiment il a porté nos
« langueurs : » Vere lam/uores nostrns ipse tu-
Ut^. Or cette triple miséricorde répond à la triple
misère en laquelle est précipitée l'âme péche-
resse. Elles' écarte, elle fuit, elleperd ses forces, et
devient entièrement impuissante : elle s'éloigne
du bon Pasteur, et, s'en éloignant, elle ne connaît
plus son visage ; tellement que , lorsqu'il appro-
che , elle fuit, et fuyant elle se fatigue et tombe
dans une extrême impuissance. Mais le Pasteur
infiniment bon , qui ne se plaît qu'à sauver les
âmes , oppose charitablement à ces trois misères
trois effets merveilleux de miséricorde : car il
cherche sa brebis éloignée ; il trouve et il atteint
sa brebis fuyante; il rapporte sur ses épaules
cette pauvre brebis épuisée de forces. Apprenons
ici à connaître la miséricorde du Pasteur fidèle,
qui nous a sauvés au péril de sa propre vie.
Et premièrement remarquons ce qui est écrit
dans notre évangile , que la brebis que le Sau-
veur cherche n'est plus en la compagnie de tout
le troupeau; par conséquent elle est séparée :
mais entendons le sens de cette parole. Le trou-
peau du Fils de Dieu, c'est l'Église ; et celui qui
est séparé du troupeau semble être hors de la
vraie Église. Dirons-nous que le Fils de Dieu ne
parle en ce lieu que des hérétiques qui ont rompu
le lien d'unité? Mais la suite de notre évangile
réfutera manifestement cette explication ; puisque
Jésus-Christ nous fait bien entendre qu'il parle
généralement de tous les pécheurs, parce qu'il
veut encourager tous les pénitents. Mais pourrons-
nous dire , fidèles, que tous les pécheurs sont sé-
' Luc. XT, 4.
» Ibid. XIX , 10.
» Ibid. X , 34.
' li. LUI , 1
DAISS LA CONVERSION DES PECHEURS.
4»
parcs (lu sacré troupeau et de la communion de l'É-
plise? Nullement; il n'en est pas de la sorte : c'est
l'erreur de Calvin et des calvinistes , contre la-
quelle le Fils de Dieu nous a dit qu'il y a de l'i-
vraie même dans son champ , qu'il y a du scandale
même en sa maison , qu'il y a de mauvais poissons
même en ses filets '. Mais d'où vient , direz-vous ,
que notre Sauveur nous figurant tous les pécheurs
en notre évangile, les représente comme séparés
du troupeau? Entrons en sa pensée, et disons
avec l'incomparable saint Augustin : « Il y en a
« qui sont dans la maison de Dieu , et qui ne sont
« pas la maison de Dieu? il y en a qui sont dans
« la maison de Dieu , et qui sont eux-mêmes la
« maison de Dieu , » alios ita esse in doino Dei ,
ut ipsieliam sint eadem domus Dei^. Expli-
quons la doctrine de ce grand évêque.
Les justes sont en la maison de Dieu , et ils sont
eux-mêmes la maison de Dieu , selon ce que dit le
prophète : « J'habiterai au milieu de vous^ ; » et
l'apôtre : « Ne savez-vous pas que vous êtes les
n temples de l'Esprit de Dieu ^ ? » Mais les méchants
qui sont en l'Église , qui est la maison que Dieu
a choisie, ne sont pas la maison choisie : Dieu
n'habite pas en leurs cœurs ; ils ne sont pas les
pierres vivantes de ce miraculeux édifice, dont
les fondements sont posés en terre , et dont le
sommet égale les cieux : « Ils sont dans l'Église ,
« dit saint Augustin % comme la paille est dans le
« îroment^y sicut esse paleadicitur in frumentis ;
« parce que encore qu'ils soient liés par les sacre-
« ments , néanmoins ils sont séparés de cette in-
« visible unité qui est assemblée par la charité : »
cum intus videantur, ab illa invisibili charitatis
compaye separuti sunt. « En effet , ajoute saint
« Augustin, il y en a qu'on doit dire être dans la mai-
« son de telle manière, qu'ils n'appartiennent pas
« à ce qui en fait la liaison, ni à la société de cette
« justice qui produit des fruits de paix ; mais ils
« y sont comme on dit que la paille se trouve avec
« le firoment : car nous ne pouvons nier qu'ils
« soient dans la maison , l'apôtre nous disant que
« dans une grande maison , il y a non-seulement
« des vases d'or et d'argent, mais aussi de bois et de
« terre; et que les uns sont pour des usages hon-
« nêtes , les autres pour des usages honteux : «
alios ita dici esse in domo, ut non pertineant
ad compagem domus, nec ad societatemfructi-
ferœ pacificœquejustitiœ ; sed sicut esse patea
diciturinfrumentis : nam et istos esse in domo
negare non possumus, dicente apostolo^ : In
» Matth. Xiri, 29, 41 , 48.
> De. Bapt. cont. Donat. lib. VII , n» 99 , t. ix , col. 20o.
* II. Cor. VI, IG.
* 1. Cor. m , IG.
* Locomox ci lato. COl. 200, 201.
« II. Ttmoth. II , 20.
magna autem domo non solum aurea vasa iunt
vel argentea y sed et lignea et fictilia; et alia
quidem sunt in honorem, alia vero in contume-
liam.
Par où nous voyons clairement qu'il y a dou-
ble unité dans l'Église : l'une est liée par les sa-
crements qui nous sont communs ; en celle-là les
mauvais y entrent, quoiqu'ils n'y entrent qu'à
leur condamnation. Mais il y a une autre unité
invisible et spirituelle , qui joint les saints par la
charité, qui en fait les membres vivants : à cette
paix, à cette unité, à cette concorde, il n'y a
que les justes qui y participent; les impies n'y^.
ont point de place , ils en sont excommuniés. IL
y a une arche, à la vérité, qui renferme tous les
animaux , mondes et immondes ; il y a un champ
qui porte le bon et le mauvais grain ; « mais il y
« a une colombe et une pai faite , « qui ne reçoit en
son sein que les vrais fidèles qui vivent en l'unité
par la charité : Una est columba mea, perfecta
mea '. C'est pourquoi le Sauveur des âmes repré-
sente tous les pécheurs comme séparés du trou-
peau ; parce qu'ils sont exclus, par leurs crimes,
de cette invisible société qui unit les brebis fidèles
en la charité de Notre-Seigneur : et pour vous
faire voir, chrétiens , qu'ils ne sont plus avec le
troupeau , c'est que le céleste et divin Pasteur ne
leur donne plus la même pâture. Dites-moi , quel
est le pain des fidèles , quelle est la nourriture
des enfants de Dieu? n'est-ce pas le pain de l'eu-
charistie , ce pain céleste et vivifiant que nous re-
cevons de ces saints autels? Cette sainte et divine
table est-elle préparée aux impies, dont les con-
sciences sont infectées de péchés mortels? Nulle-
ment ; ils en sont exclus : s'ils sont si téméraires
que d'en approcher , ils y prendront un poison
mortel , au lieu d'une viande d'immortalité.
Reconnais donc, pécheur misérable, que tu
es séparé du troupeau fidèle , puisque tu es privé
de la nourriture que le vrai Pasteur lui a destinée ;
et ne me réponds pas : Je suis de l'Église, je de-
meure en ce corps mystique. Car que sert au bras
gangrené de tenir encore au reste du corps par
quelques nerfs qui n'ont plus de force? que lui
sert , dis-je , de tenir au corps ; puisqu'il est si
fort éloigné du cœur, qu'il ne peut plus en rece-
voir aucune influence ? quelque union qui paraisse
au dehors, il y une prodigieuse distance entre la
partie vivante et la partie morte. Il en est de même
de toi , ô pécheur ! il ne te sert de rien d'être dans
le corps , pu isque tu es entièrement sépa ré du cœur.
Le cœur de l'Église, c'est la charité : c'est là qu'est
le principe de vie; c'est de là que se répand la
chaleur vitale : si bien que , n'étant pas en la clia>
> Ca«r. VI, 8
40
SUR LA GLOIRE DE DIEU
rite; bien qu'il te soit permis d'entrer au deliors,
tu es excommunié du dedans. Ne me vante
point ta foi, qui est morte; ne me dis pas que tu
f assembles avec les fidèles : les hommes t'y re-
çoivent, mais Dieu t'en sépare : le corps s'en ap-
proche , il est vrai; mais l'âme en est infiniment
éloignée : la vie et la mort ne s'accordent pas.
Considère donc, misérable, combien tu es loin
des membres vivants, puisqu'il est certain que tu
perds la vie. C'est pour cette raison que le Fils
de Dieu les représente , dans la parabole de notre
évangile, comme exclus, comme excommuniés
du troupeau ; parce qu'étant des membres pour-
ris , ils ne participent point à la vie : c'est pour-
quoi le pain de vie leur est refusé ; c'est pourquoi
ils sont séparés du banquet céleste , qui est la vie
du peuple fidèle. D'où passant plus outre, je dis
qu'étantséparésdecette unité ils commencent leur
enfer môme sur la terre , et que leurs crimes les
y font descendre : car ne nous imaginons pas que
l'enfer consiste dans ces épouvantables tourments,
dans ces étangs de feu et de soufre , dans ces flam-
mes éternellement dévorantes , dans cette rage ,
dans ce désespoir, dans cet horrible grincement
de dents. L'enfer, si nous l'entendons, c'est le
péché même ; l'enfer, c'est d'être éloigné de Dieu :
et la preuve en est évidente par les Écritures.
Job nous représente l'enfer en ces mots : « C'est
« un lieu, dit-il, où il n'y a nul ordre ; mais une
« Ivorreur perpétuelle ' : « de sorte que l'enfer c'est
le désordre et la confusion. Or le désordre n'est
pas dans la peine : au contraire , j'apprends de
saint Augustin», que la peine c'est l'oi'dre du
crime. Quand je dis péché, je dis le désordre ;
parce que j'exprime la rébellion : quand je dis
péché puni , je dis une chose très-bien ordonnée ;
car c'est un ordre très-équitable que l'iniquité soit
punie; d'où il s'ensuit invinciblement que ce qui
fait la confusion dans l'enfer, ce n'est pas la peine,
mais le péché. Que si le dernier degré de misère ,
ce qui fait la damnation et l'enfer, c'est d'être sé-
paré de Dieu , qui est la véritable béatitude; si ,
d'ailleurs , il est plus clair que le jour, que c'est
le péché qui nous en sépare : comprends , ô pé-
cheur misérable, que tu portes ton enfer en toi-
même , parce que tu y portes ton crime , qui te
fait descendre vivant en ces effroyables cachots
où sont tourmentées les âmes rebelles. Car comme
l'apôtre saint Paul parlant des fidèles qui vivent
en Dieu par la charité , assure que « leur demeure
•• est au ciel , et leur conversation avec les an-
•ges ^ ; » ainsi nous pouvons dire très-certaine-
ment que les méchants sont abîmés dans l'enfer,
' Job. \ , 22.
' Ad Honorât. Ep. CXL, n" 4, t. n , col. 423.
' PhiUpp. m, 20.
et que teur conversation est avec les diables.
Étrange séparation du pécheur, qui trouve son
enfer même en cette vie! et n'est-il pas juste
qu'il trouve lenfer , puisqu'il est séparé du sacré
troupeau, que la charité fait vivre en Notre-
Seigneur?
Mais peut-être vous répondrez que le pécheur
se peut relever, et que l'enfer n'a point de res«
source. Ah ! ne nous flattons point de cette pen-
sée : la blessure que fait le péché est éternelle et
irrémédiable. Mais Dieu , direz-vous , y peut re-
médier : il le peut , à cause qu'il est tout-puissant ;
ce qui n'empêche pas que la maladie ne soit in-
curable de sa nature. Concevons ceci , chrétiens :
l'orgueilleux Nabuchodonosor a fait jeter les
trois saints enfants dans la fournaise 3e flammes
ardentes ' ; autant qu'il est en lui, il les a brûlés,
encore que Dieu les ait rafl*aîehis. Ainsi , lorsque
nous commettons un péché mortel, nous don-
nons tellement la mort à notre âme, qu'encore
que Dieu nous puisse guérir, néanmoins de notre
côté nous rendons , et noti'e péché , et notre dam-
nation éternels; parce que nous éteignons la vie
jusqu'à la racine. Il faut regarder ce que fait le
péché , non ce que fait la Toute-Puissance. Qui
renonce une fois à Dieu y renonce éternellement ;
parce que c'est la nature du péché , de faire , au-
tant qu'il le peut , une séparation étemelle. C'est
pourquoi le prophète-roi , se considérant dans le
crime , se considère comme dans l'enfer, à cause
de cette effroyable séparation : JEstimatus sum
cum àescendentibus in lacum * : « Je suis, dit-il,
« compté parmi ceux qui descendent dans le ca-
« chot; » et après : « Us m'ont mis dans le lac
« inférieur, dans les ténèbres, et dans l'ombre de
« la mort : » Posuerunt me in tacu inferiori ^. Et
de là vient qu'il 's'écrie dans sa pénitence : De
prof midis clamavi ad te, Domine ^ : « Sei-
« gneur, je crie à vous des lieux profonds ; » et
rendant grâce de sa délivrance : « Vous avez,
« dit-il, retiré mon âme de l'enfer inférieur ^. »-
C'est que ce saint homme avait bien conçu que
le péché est un abîme et une prison , un gouffi'e ,
un cachot , un enfer.
Dans ce cachot et dans cet abîme où nos cri-
mes nous précipitent, quelle espérance aurions-
nous, fidèles, si Dieu ne nous avait donné un
Libérateur, qui étant venu au monde pour notre
salut, a bien voulu même aller aux enfers pour
achever un si grand ouvrage? C'est ce même Li-
bérateur, qui est descendu aux enfers , qui dai-
gne descendre encore tous les jours dans l'enfer
' D<in. m, M.
^ Ps. LXXXVII , 5.
' Ibid. 7. .
♦ Ibid.cxwx, 1.
* Ibid. LXXXV, 13.
DANS LA CO>VEllSION DES rÉCIlElRS.
A\
des coiistfieiH'cs erîminell-s : car, certes, vous y
descendez, ô Sauveur! loi-sque vous faites luire
en nos âmes, au nùlieu des ténèbres où elles lan-
guissent, les belles et éclatantes lumières de vos
divines inspii-ations. C'est ainsi , ô Pasteur mi-
séricordieux ! que vous cherchez voire brebis
égarée : votre amour vous transporte à un tel
excès, que vous la cherchez jusque dans l'enfer;
parce que vous la cherchez jusque dans le crime.
Figurez-vous ici, chrétiens, quel fut le ravisse-
ment des saints Pères, lorsqu'ils virent leurs lim-
bes honorés de la glorieuse présence du Sauveur
du monde. Combien louèrent-ils la miséricorde
de ce Dieu qui les visitait jusque dans ces lieux
souterrains, et qui allait, i)0ur l'amour d'eux,
jusqu'aux enfers! Or sa miséricorde est beaucoup
[Uus grande , quand il va chercher les pécheurs :
ilô sont dans un enfer plus obscur, et dans une
captivité bien plus déplorable, ^'os pères, qui
étaient réservés aux limbes jusqu'à la venue du
Sauveur, soupiraient continuellement après lui ,
et pressaient son arrivée par leurs vœux : au
cojitraire les misérables pécheui-s , dans cet enfer
de Tiinpiété où ils sont , non-seulement ne cher-
chent pas le Sauveur, mais ils fuient sitôt qu'il
s'approche; et c'est la seconde misère de l'âme.
Kous sommes infiniment éloignés de Dieu; et
nous le fuyons, quand il vient à nous. Compre-
nons , par un exemple sensible , combien est dan-
gereuse cette maladie. Voyez un pauvre malade,
faible et languissant; ses forces se dimuiuent
tous les jours : il faudrait qu'il prît quelque nour-
riture, pour soutenir son infirmité; il ne peut.
Je ne sais quelle humeur froide lui a causé un dé-
goût si étrange : si on lui présente une nourri-
ture, si exquise, si bien apprêtée qu'elle soit,
aussitôt son cœur se soulève ; de sorte que nous
pouvons dire que sa maladie , c'est une aversion
du remède. Telle et encore beaucoup plus horri-
ble est la maladie d'un pécheur. Il a voulu goû-
ter, aussi bien qu'Adam, cette pomme qui lui
paraissait agréable : il a voulu se rassasier des
plaisirs mortels ; et par un juste jugement de Dieu,
il a perdu tout le goût des biens éternels. Vous
les lui présentez , il en a horreur; vous lui mon-
trez la terre promise, il retourne son cœur eu
Egypte ; vous lui donnez la manne , elle lui sem-
ble fade et sans goût. Ainsi nous fuyons malheu-
reusement le charitable Pasteurqui nous cherche.
Pécheur, ne le fuis-tu pas tous les jours? Main-
tenant que tu entends sa sainte parole , peut-être
que ce Pasteur miséricordieux te presse intérieu-
rement en ta conscience. Veux-tu pas restituer
ce bien mal acquis? veux-tu pas enfin mettre
quelques bornes à cette vie débauchée et licen-
cieuse? veux-tu pas bannir de ton cœur l'envie
qui le ronge, cette haine envenimée qui l'ea-
llamme, ou cette amitié dangereuse qui ne le flatte
que pour le perdre? Écoute, pécheur, c'est Jésus
qui te cherche ; et ton cœur répond à ce doux
Sauveur : Je ne puis encore. Tu le remets de jour
en jour, demain , dans huit jours , dans un mois ;
n'est-ce pas fuir celui qui te cherche , et mépri-
ser sa miséricorde? Insensé! que l'a fait Jésus,
que tu fuis si opiniâtrement sa douce présence?
D'où vient que la brebis égarée ne reconnaît plus
la voix du Pasteur qui l'appelle et lui tend les
bras, et qu'elle court follement au loup ravissant
qui se prépare à la dévorer? Peut-être tu répon-
dras : Je ne puis , je ne puis marcher dans la voie
étroite. Mais ne vois to pas, misérable, que Jé-
sus te présente ses propres épaules pour soulager
ton infirmité et ton impuissance? il descend à
toi, pour te relever; en prenant ton infirmité, il
te communique sa force : c'est le dernier excès
de miséricorde.
Comme notre âme est faite pour Dieu , il faut
qu'elle prenne sa force en celui qui est l'auteur
de son être : que si , se détournant du souverain
bien , elle tâche de se rassasier dans les créatu-
res, elle devient languissante et exténuée; à peu
près comme un homme qui ne prendrait que des
viandes qui ne seraient pas nourrissantes. De là
vient que l'enfant prodigue, sortant da la mai-
son paternelle, ne trouve plus rien qui le rassa-
sie ; parce que notre âme ne peut trouver qu'en
Dieu seul cette nourriture solide qui est capable
de l'entretenir : de laces rechutes fréquentes , qui
sont les marques les plus certaines que nos forces
sont épuisées. Que fera une âme impuissante , sî
Jésus ne supporte son infirmité? Aussi présente-
t-il ses épaules à cette pauvre brebis égarée;
« parce que errant deçà et delà , elle s'était extrê*
« raement fatiguée : " Multum enim errando la-
boraverat\ Il la cherche, quand il l'invite par
ses saintes inspirations; il la trouve, quand il la
change par la vertu de sa grâce ; il la porte sur
ses épaules, quand il lui donne la persévérance.
0 miséricorde ineffable , et digne certainement
d'être célébrée par la joie de tous les esprits bien-
heureux ! La grandeur de Dieu , c'est son abon-
dance; par laquelle étant infiniment plein, il
trouve tout son bien en lui-même. Ce qui montre
la plénitude, c'est la munificence : c'est pour-
quoi Dieu se réjouit en voyant ses œuvres , parce
qu'il voit ses propres richesses et son abondance
dans la communication de sa bonté. Or il y a
deux sortes de bonté en Dieu : l'une ne rencon-
tre rien de contraireàson action , et elle s'appelle
libéralité; l'autre trouve de l'opposition, et elle
» TcrhiU. d< Pœnit. a" 8.
42
quand le nom de miséricorde. Quaud Dieu a fait
le ciel et la terre , rien ne s'est opposé à sa vo-
lonté; quand Dieu convertit les pécheurs, il faut
qu'il surmonte leur résistance , et qu'il combatte ,
pour ainsi dire , sa propre justice en lui arrachant
ses victimes. Or cette bonté , qui se roidit contre
tant d'obstacles , est sans doute plus abondante
que celle qui ne trouve point d'empêchements à
ses bienheureuses communications : c'est pour-
quoi Jes Écritures divines disent que « Dieu est
« riche en miséricorde ' , » que les richesses de sa
miséricorde [sont infinies et inépuisables.]
SECOND POINT.
Après vous avoir parlé , chrétiens , de la partie
la plus douce de la pénitence , la suite de mon
évangile demande que je vous représente en peu
de paroles la partie difficile et laborieuse. 11 pa-
raît d'abord incroyable que la justice divine doive
avoir sa place dans la conversion des pécheurs ;
puisqu'il semble qu'elle se relâche de tous ses
droits , pour donner à la seule miséricorde toute
la gloire de cette action. Toutefois écoutons le
Sauveur du monde, qui nous avertit dans notre
évangile : « Les anges se réjouissent, dit-il,
« sur un pécheur faisant pénitence. » Qu'est-ce
à dire, faire pénitence? Si nous entendons faire
pénitence selon les maximes de l'Évangile ; cer-
tainement faire pénitence , c'est faire ce que dit
saint Jean : « des fruits dignes de pénitence \ »
Or ces fruits dignes de pénitence, selon le con-
sentement de tous les docteurs , ce sont des œu-
vres laborieuses, par lesquelles nous vengeons
nous-mêmes sur nos propres corps la bonté de
Dieu méprisée. C^est à quoi il nous exhorte par
son prophète : « Retournez à moi, dit-il , retour-
« nez à moi de tout votre cœur, en pleurs , en
« jeûnes, en gémissements dans le sac, dans la
« ce\idre et dans le eilice ^ !
Et , pour entendre cette doctrine , figurez- vous
un pauvre pécheur qui , reconnaissant l'horreur
de son crime , considère la main de Dieu armée
contre lui , et regarde qu'il va supporter le poids
de sa juste et impitoyable vengeance. De là les
craintes , de là les frayeurs , de là les douleurs
îimères et inconsolables. Au milieu de ces effroya-
bles langueurs la sainte pénitence se présente à
lui pour soulager ses infirmités par ses salutaires
conseils; elle lui fait voir dans les Écritures , que
Dieu dit lui-même : « Je ne me vengerai pas deux
« fois d une même faute ; » et ailleurs : « Si nous
« nous jugions , nous ne serions pas jugés ^. » Lui
* Ephes. Il , 4.
* Luc. III , 8.
» Joël. M, 18.
* 1. Cor. M , 31
SUR LA GLOIRE DE DIEU, etc.
ayant remontré ces choses : Aie bon courage ,
dit-elle, préviens la justice par la justice. Dieu se
veut venger, venge-le toi-même ; sa colère est armée
contre toi , arme tes propres mains contre tes pro-
pres iniquités : Dieu recevra en pitié le sacrifice
d'un cœur contrit que tu lui offriras pour l'ex-
piation de ton crime; et sans considérer que les
peines que tu t'imposes ne sont pas une vengeance
proportionnée , il regardera seulement qu'elle est
volontaire. Là-dessus le pécheur s'éveille , et re-
gardant la justice divine si fort enflammée con-
tre nous, et que d'ailleurs il est impossible de lui
résister ; il voit qu'il est impossible de faire autre
chose que de se joindre à elle pour en éviter la
fureur, de prendre son parti contre soi-même , et
de venger par ses propres mains les mystères de
Jésus violés , son Saint-Esprit affligé , et sa ma-
jesté offensée. C'est pourquoi il se transporte en
esprit en cet épouvantable jugement où voyant
que Dieu accuse les pécheurs, qu'il les condamne
et qu'il les punit ; il se met en quelque sorte en
sa place : de criminel il devient le juge : il s'ac-
cuse , c'est la confession ; il se condamne , c'est la
contrition; et il se punit, c'est la satisfaction.
Et premièrement il s'accuse ; et voyant dans
les Écritures que Dieu menaçant les pécheurs,
leur dit : « Je te mettrai contre toi-même ' ; » il
prévient cette sentence très-équitable, et il té-
moigne lui-même son iniquité. Il dit hautement
avec David : « J'ai péché au Seigneur^; « il dit
encore avec Daniel : « Nous avons péché , nous
« avons mal fait, nous avons transgressé vos
« commandements, nous avons laissé vos précep-
« tes et vos jugements; à vous la gloire , à vous
« Injustice : à nous la confusion et l'ignominie^! »
Il dit avec le Publicain : « 0 Dieu , ayez pitié
n de moi , misérable pécheur^ ! » Il va au tribunal
de la pénitence , il a recours aux clefs de l'Église.
Une fausse honte l'arrête : 0 honte, dit-il, qui
m'étais donnée pour me retenir dans l'ardeur da
crime , et qui m'as abandonné si mal à propos ,
il est temps aussi que je t'abandonne ; et t'ayant
perdue malheureusement pour le péché, je te
veux perdre utilement pour la pénitence. Là il
découvre avec une sainte confusion ses profon-
des et ignominieuses blessures, il se reproche
lui-même sa lâcheté devant Dieu et devant les
hommes. Que demandez-vous, justice divine?
qu*est-il nécessaire que vous l'accusiez? Il s'ac-
cuse lui-même volontairement.
Mais il ne suffit pas qu'il s'accuse ; il faut en-
core qu'il se condamne. Expliquez-le-nous, A
' /"s. XUX,2I.
» II. Reg. xn, 13.
5 ])an. m, 29, 30.
* Luc. xvni , la^
SUR LA RÉCONCILIATION AMÎC NOS FRÈRES.
crand Augustin ' ! « Faites dès à présent , nous
• dit-il , ce que Dieu vous menace de faire iui-
• m(}me ; cessez de détourner vos re{;ards de des-
« sus vous, en vous dissimulant vos actions, et
« mettez-vous vous-même devant votre face. Mon-
« tez ensuite sur le tribunal de votre conscience ;
« soyez votre juge : que la crainte vous tienne
• lieu de bourreau, et que par son tourment elle
n produise eu vous une salutaire confession. Mais
n lorsque vous aurez ainsi confessé votre péché ,
« appliquez-vous sérieusement et travaillez sans
" relâche à guérir les plaies qu'il vous a faites.
" Votre premier travail doit être de vous déplaire
« à vous-même , de condamner et d'attaquer vos
" péchés,* et de changer en mieux votre vie : »
Prior labor ut displiceas tibi, ut peccata expu-
gnes, ut muteris in melius. C'est ainsi que firent
les Ninivites. Dieu les menace de les renverser,
et ils se renversent eux-mêmes en détruisant
jusqu'à la racine leurs inclinations corrompues.
« Ninive est véritablement renversée, puisque tous
« ses mauvais désirs sont changés eu bien; elle
« est véritablement renversée, puisque le luxe de
« ses habits est changé en un sac et un cilice; la
n superfluité de ses banquets , en un jeûne austère ;
« la joie dissolue de ses débauches, aux saints
« gémissements de la pénitence : « Subvertitur
plane Ninive, cum calcatis deterioribus studiis
ad meliora convertitur; subvertitur, inquam,
dum purpura in ciliciuin, afjluentia in je-
juniutn, lœtitia mutatur in jletum^. 0 ville
heureusement renversée! Renversons Ninive en
nous.
Mais écoutons encore : il ne suffit pas de nous
condamner, il ne suffit pas de changer nos mœurs.
La bonté entreprenant sur la justice, la justice
fait quelques réserves. Parce que Jésus-Christ est
bon , il ne faut pas que nous soyons lâches : au
contraire nous devons être d'autant plus rigou-
reux à nous-mêmes, que Jésus-Christ est plus
miséricordieux. [C'est dans ces dispositions que
le saint roi pénitent disait à Dieu :] « Je mange la
« cendre comme le pain , et je mêle mon breuvage
« de mes larmes, à cause de votre colère et de votre
« indignation : « Quia cinerem lanquam panem
manducabatn, et potum meum cumjletu misce-
bam, afacie irœ etindignationis tuœ^. [Les Ni-
nivites entrèrent dans les mêmes sentiments :]
« ils jugèrent le remède de la pénitence si efficace,
« qu'ils crurent que le jeûne même de tous leurs
« animaux leur serait salutaire : » Ninivites ^ iam
• In Ps. xLix , n' 28 , t. IV , col. 4C0. In Ps. xxxvii , n» 24 ,
ool. 306. In Ps. LIX. n" 5, col. 579.
» S. Escher. Lupd. Hom. de Peciiil. yiniv. Biblioth. PP.
Lvgd. K. YF, p. 6*6
* Pi. Cl, 10. II.
43
manifestum judicantes afjlirtionis remedium,
utsibi etiam animalium crederent pro/uturuot
esse jejunium ' .
O spectacle digne de la joie des anges! parce
que l'homme accuse. Dieu n'accuse plus : l'homme
se joignant avec la justice, lui fait tomber les
armes des mains; il l'affaiblit, pour ainsi dire,
en la fortifiant : Dieu lui pardonne, parce qu'il
ne se pardonne pas; Dieu prend son parti, parce
qu'il prend le parti de Dieu : parce qu'il se
joint à la justice contre soi-même, la miséricode
se joint à lui contre la justice. N'épargnons pas,
mes frères, des larmes si fructueuses; frustrons
l'attente du diable par la persévérance de notre
douleur : plus nous déplorons la misère où nous
sommes tombés, plus nous nous rapprochons du
bien que nous avons perdu.
SERMON
POUR
LE CINQUIÈME DIMANCHE APRÈS L.\ PENTECOTE,
SUR LA RÉCONCILIATION.
Motifs pressants que Jésus-Christ emploie pour nous porter
à uoe affection mutuelle. Le sacrifice d'oraison , incapable de
plaire à Dieu, s'il n'estoffert par la charité fralernelle. Obli-
gation de prier avec tous nos frères et pour tous nos frères :
pourquoi ne pouvons-nous nous en acquitter si nous les haïs-
sons. Combien aveugles et injustes les aversions que nous con-
cevons contre eux. CondiUon que Dieu nous impose pour ob-
tenir le pardon de nos fautes.
Si ofTers munus tuuni ad altare, et ibi recordatus fiieris
quia fraler tuus habet aliquid adversuni te; re)ia<]i)(;
ibi manus luunj ante altare , et rade prius reconciiiari
fratri tuo : et tune venieas oiteres munus tuam.
Si étant sur le point défaire votre offrande à l'autel,
vous vous souvenez que votre frère a quelque chose
contre vous; laissez-la votre offrande devant l'au^
tel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre
frère : après cela vous viendrez présenter votre of^
frande. Matth. t, 23 , 24.
Certes la doctrine du Sauveur Jésus est accom-
pagnée d'une merveilleuse douceur, et toutes ses
paroles sont pleines d'un sentiment d'humanité
extraordinaire ; mais le tendre amour qu'il a pour
notre nature, ne paraît en aucun lieu plus évi^
demment que dans les différents préceptes qu'il
nous donne dans son Évangile pour entretenir
inviolablemeut parmi nous le lien de la charité
fraternelle. Il voyait avec combien de fureur les
hommes s'arment contre leurs semblables; que
des haines furieuses et des aversions implaca-
bles divisent les peuples et les nations ; que parce
que nous sommes séparés par quelques fleu-
« s. Eucher. Lugd. Hom. de Panit. Kiniv. Biblioth. PA
Lugd.tM, p. 64G.
41
SUR LA RÉCONCILIATION
ou par quel(nies montagnes , nous scmblons avoir
oublié que nous avons une même nature : ce qui
excite parmi nous des guerres et des dissensions
immortelles , avec une horrible désolation et une
effusion cruelle du sang humain.
Pour calmer ces mouvements farouches et in-
humains , Jésus nous ramène à notre origine ; il
tâche de réveiller en nos âmes ce sentiment de
tendre compassion que la nature nous doniîe
pour tous DOS semblables , quand nous les voyons
affligés : par où il nous fait voir qu'un homme
ne peut être étranger à un homme ; et que si nous
n'avions perverti les inclinations naturelles, il
n<His serait aisé de sentir que nous nous touchons
de bien près. Il nous enseigne que « devant Dieu ,
«. il n'y a ni Barbare , ni Grec , ni Romain , ni
« Scythe', » et, fortifiant les sentiments de la
nature par des considérations plus puissantes, il
nous apprend que nous avons tous une même cité
dans le ciel, et une même société sur la terre;
et que nous sommes tous ensemble une même
nation et un même peuple , qui devons vivre dans
les mêmes mœurs , selon l'Évangile , et sous un
même monarque qui est Dieu , et sous un même
législateur qui est Jésus-Christ.
Mais d'autant plus que la discorde et Ia< haine
ft'anime pas seulement les peuples contre les peu-
ples, mais qu'elle divise encore les concitoyens ,
qu'elle désole même les familles : en sorte qu'il
passe pour miracle parmi les hommes, quand on
voit deux personnes vraiment amies ; et que nous
nous sommes non-seulement ennemis , mais loups
et tigres les uns aux autres : combien emploie-t-
il de raisons pour nous apaiser et pour nous unir !
avec quelle force ne nous presse-t-il pas à vivre
en amis et en frères 1 Et sachant combien est
puissant parmi nous le motif delà religion, il la
fait intervenir à la réconciliation du genre hu-
main : il nous lie entre nous par le même nœud
par lequel nous tenons à Dieu ; et il pose pour
maxime fondamentale : que la religion ne con-
siste pas seulement à honorer Dieu , mais encore
à aimer les hommes. Est-il rien de plus pressant
pour nous enflammer à une affection mutuelle?
et ne devoas-nous pas louer Dieu de nous avoir
élevés dans une école st douce et sous une insti-
tution si humaine?
Mais il passe bien plus avant. Les injures que
l'on nous fait , chères sœurs , nous fâchent ex-
cessivement : la douleur allume la colère; la co-
lère pousse à la vengeance ; le désir de vengeance
nourrit des inimitiés irréconciliables : dé là les
querelles et les procès ; de là les médisances et les
calomnies ; de là les guerres et les combats ; de
« Colos. III, M.
là presque tous les malheurs qui agitent la vie
humaine. Pour couper la racine de tant de maux ,
je veux ,' dit notre aimable Sauveur , je veux que
vous chérissiez cordialement vos semblables;
j'entends que votre amitié soit si ferme , qu'elle ne
puisse être ébranlée par aucune injure. Si quel-
que téméraire veut rompre la sainte alliance que
je viens établir parmi vous, que le nœud en soit
toujours ferme de votre part : il faut que l'amour
de la concorde soit gravé si profondément dans
vos cœurs, que vous tâchiez de retenir même
ceux qui se voudront séparer. Fléchissez vos en-
nemis par douceur, plutôt que de les repousser
avec violence ; modérez leurs transports injustes,
plutôt que de vous en rendre les imitatetirs et les
compagnons.
Et en effet , mes sœurs , si l'orgueil et l'indoci-
lité de notre nature pouvait permettre que de si
saintes maximes eussent quelque vogue parmi les
hommes; qui ne voit que cette modération domp-
terait les humeurs les plusaltières? Les courages
les plus fiers seraient contraints de rendre les ar-
mes , et les âmes les plus outrées perdraient toute
leur amertume. Le nom, d'inimitié ne serait pres-
que pas conna sur la terre. Si quelqu'un persécu-
tait ses semblables , tout le monde le regarderait
comme une bête farouche; et il n'y aurait plus
que les furieux et les insensés qui pussent se faire
des ennemis. 0 sainte doctrine de l'Évangile, qui
ferait régner parmi nous une paix si tranquille et
si assurée ; si peu que nous la voulussions écou-
ter! qui ne désirerait qu'elle fût reçue par toute
la terre avec les applaudissements qu'elle mérite?
La philosophie avait bien tâché de jeter quel-
ques fondements de cette doctrine ; elle avait bien
montré qu'il était quelquefois honorable de par-
donner à ses ennemis : elle a mis la clémence
parmi les vertus; mais ce n'était pas une vertu
populaire, elle n'appartenait qu'aux victorieux.
On leur avait bien persuadé qu'ils devaient faire
gloire d'oublier les injures de leurs ennemis dé-
sarmés; mais le monde ne savait pas encore qu'it
était beau de leur pardonner , avant même que
de les avoir abattus. Notre Maître miséricordieux
s'était réservé de nous enseigner une doctrine si
humaine et si salutaire : c'était à lui de nous faire
paraître ce grand triomphe de la charité , et de
faire que ni les injures ni les opprobres ne pussent
jamais altérer la candeur ni la cordialité de la
société fraternelle. C'est ce qu'il nous fait remar-
quer dans notre évangile, avec des paroles si
douces, qu'elles peuvent charmer les âmes les plus
féroces : « Quitte l'autel , dit-il , pour te réconci-
« lier à ton frère. »
Et quel est ce précepte, ô sauveur Jésus? et
comruent nous ordonnez- vous de laisser le ser-
AVEC KOS FRfeaKS.
4S
\ice de Dieu, pour nous acquitcr de devoirs hu-
mains? est-il donc bienséant de quitter le Créateur
pour la créature! Cela semble bien étrange, mes
sœurs; cependant c'est ce qu'ordonne le Fils de
Dieu. Il ordonne que nous quittions même le ser-
vice divin, pour nous réconcilier à nos frères :il
veut que nos ennemis nous soient en quelque sorte
plus chers que ses propres autels, et que nous
allions à eux avant que de nous présenter à son
Père; comme si c'était une affaire plus impor-
tante. N'est-ce pas pour nous enseigner , chères
sœurs, que, devant lui, il n'est rien de plus pré-
cieux que la charité et la paix; qu'il aime si fort
les hommes, qu'il ne peut souffrir qu'ils soient
en querelle ; que Dieu considère la cliarilé fratcr-
lïelle comme une partie de son culte ; et que nous
ne saurions lui apporter de présent qui soit plus
agréable à ses yeux , qu'un cœur paisible et sans
fiel, et une âme saintement réconciliée? « 0 charité
« ineffable de Dieu pour les hommes ! s'écrie saint
« Jean Chcysostôme; il néglige l'honneur qui lui
« est dû , pour y substituer la charité envers le
« prochain. Interrompez, nous dit-il , mon culte,
« afin que votre charité soit persévérante : car la
« réconciliation avec son frère , est pour moi un
« vrai sacriûce : » 0 ineffabilem erga hommes
M/iorem Dei, honore m suum despicit pro cha-
ritate erga proximum. Interrumpatur, inguit,
cultus meus, ut charitas tua maneat : nam vere
sacrijiciuîn tnihiesl, reconciliatio cumfratre\
C'est ce que Je traiterai aujourd'hui avec l'assis-
tance divine; et j'en tirerai deux raisons du texte
<le mon évangile. Notre-Seigneur nous ordonne
de nous réconcilier, avant que d'offrir notre pré-
sent à l'autel : c'est de ce présent et de cet autel ,
que je formerai mon raisonnement; et je tâcherai
de vous faire voir que ni le présent qu'offrent les
chrétiens, ni l'autel duquel ils s'approchent, ne
souffrent que des esprits vraiment réconciliés :
ce seront les deux points de cette exhortation.
PBEUIER POINT.
Quand je parle des présents que les fidèles doi-
vent offrir à Dieu , ne croyez pas, mes sœurs,
que je parle des animaux égorgés qu'on lui pi"é-
sentait autrefois devant ses autels. Pendant que
les enfants d'Aaron exerçaient le sacerdoce qu'ils
avaient reçu par succession de leur père , les Juifs
apportaient à Dieu des offrandes terrestres et cor-
l)oreIles : on chargeait ses autels d'agneaux et de
bœufs, d'encens et de parfums, et "de plusieui-s
autres choses semblables. xMais comme nous of-
frons dans un temple plus excellent , sur un autel
plus divin , et que nous avons un pontife duquel
' s. Ckrysost. in Matth. Jlom. \n, n" 9, t. Tiir, p. 216.
le sacerdoce légal n'était qu'une figure impar-
faite ; aussi faisons-nous à Dieu de plus saintes obla-
tioHs. Nous venons avec des vœux pieux , et des
piières respectueuses, et de sincères actions de
grâces, louant et célébrant la munificence divine,
par Notre-Seigneur Jésus-Christ notre sacrifica-
teur et notre victime : ce sont les oblations que
nous apportons tous dans la nouvelle alliance.
Nous honorons Dieu par ce sacrifice, et c'est de
cet encens que nous parfumons ses autels ; et afin
que nous puissions faire de telles offrandes , Jésus
notre grand sacrifiateur nous a rendus partici-
pants de son sacerdoce : « il nous a faits rois et
•< sacrificateurs à notre Dieu , » dit l'apôtre saint
Jean dans l'Apocalypse'. Mais puisque ce sacer-
doce est spirituel , il ne faut pas s'étonner si no-
tre oblation est spirituelle : c'est pourquoi l'apôtre
saint Pierre dit que « nous offrons des victimes
« spirituelles , acceptables par Notre-Seigneur Je-
« sus-Christ'. » C'est là ce sacrifice de cœur con-
trit , sacrifice de louange et de joie , sacrifice d'o-
raison et d'actions de grâces , dont il est parlé tant
de fois dans les Écritures : c'est le présent que
nous devons à notre grand Dieu , et je dis qu'il ne
lui peut plaire, s'il ne lui est offert par la charité
fraternelle : sans elle, il ne reçoit rien ; et par
elle , il reçoit toutes choses : la charité est comme
la main qui lui présente nos oraisons ; et comme
il n'y a que cette main qui lui plaise, tout ce qui
vient d'autre part ne lui agrée pas.
Et pour le prouver par des raisons invincibles,
je considère trois choses dans nos oraisons ; qui
toutes trois ne peuvent être sans la charité pour
nos frères : le principe de nos prières ; ceux pour
qui nous prions; celui à qui nos prières s'adres-
sent. Quant au principe de nos oraisons , vous sa-
vez bien , mes sœurs , qu'elles ne viennent pas de
nous-mêmes : les prières des chrétiens ont une
source bien plus divine. « Que pouvons-nous de
« nous-mêmes , sinon le mensonge et le péché , »
dit le saint concile d'Orange ^? Le plus dangereux
effet de nos maladies , c'est que nous ne savons
pas même demander comme il faut l'assistance
du Médecin : « Nous ne savons , dit l'apôtre saint
« Paul ^ , comment il nous faut demander. »
Eh , misérables que nous sommes , qui nous
tirera de cet abîme de maux, puisque nous ne
savons pas implorer le secours du Libérateur?
Ah! dit l'apôtre', « l'Esprit aide nos infirmités: »
et conunent?» C'est qu'il prie pour nous, dit saint
n Paul , avec des gémissements incroyables. » Et
quoi , mes sœurs , cet Esprit qui est appelé notre
' Apoc. V , 10.
» I. Petr. II , 5.
3 Concil, Arausic. il , Can. XXll, Lab. t. nr, oc». V.»i,
* Rom. Tiil , 26.
» Ibid.
4(1
SUR LA RÉCONCILIATION
paraclet , c'est-à-dire, consolateur, a-t-il lui-môme
besoin de consolateur? que s'il n'a pas besoin de
consolateur, comment est-ce que l'apôtre nous le
représente priant et gémissant avec des gémisse-
ments incroyables? C'est que c'est lui qui fait en
nous nos prières; c'est lui qui enflamme nos es-
pérances ; c'est lui qui nous inspire les chastes
désirs; c'est lui qui forme en nos cœurs ces pieux
et salutaires gémissements qui attirent sur nous
la miséricorde divine. Nous retirons ce bonheur
de notre propre misère, que, ne pouvant prier
par nous-mêmes, le Saint-Esprit daigne prier en
nous , etforme lui-mêmenosoraisons ennosâmes.
De là vient que le grand Tertullien parlant des
prières des chrétiens : « Nous offrons à Dieu, dit-
« il , une oraison qui vient d'une conscience inno-
« cente , et d'une chair pudique , et du Saint-
« Esprit , » de carne pudica, de anima innocenti,
de Spiritu sancto profectam^. Ce serait peu que
la conscience pure et que la chair pudique, s'il
n'y ajoutait pour comble de perfection : qu'elle
vient de l'Esprit de Dieu.
En effet , nos oraisons , ce sont des parfums ;
et les parfums ne peuvent monter au ciel , si une
chaleur pénétrante ne les tourne en vapeur sub-
tile , et ne les porte elle-même par sa vigueur.
Ainsi nos oraisons seraient trop pesantes et trop
terrestres, venant de personnes si sensuelles, si
cefeudivin, je veux dire le Saint-Esprit, ne les
purifiait et ne les élevait. Le Saint-Esprit est le
sceau de Dieu , qui étant appliqué à nos oraisons ,
les rend agréables à sa majesté ; car c'est une chose
assurée : que nous ne pouvons prier, sinon par No-
tre-Seigneur Jésus-Christ ; il n'y a point d'autre
nom. D'ailleurs il n'est pas moins vrai que «nous ne
« pouvons pas même nommer le Seigneur Jésus ,
« sinon dans le Saint-Esprit* ; » et si nous ne pou-
vons nommer Jésus, à plus forte raison prier au
nom de Jésus : donc nos prières sont nulles , si
elles ne naissent du Saint-Esprit.
Examinons maintenant quel est cet Esprit.
C'est lui qui est appelé « le Dieu de charité ^ ; »
c'est lui qui lie le Père et le Fils , dont il est le
baiser : osculum Pairis et Filii^. C'est lui qui
se répandant su ri es hommes , les lie et les attache
à Dieu par un nœud sacré : c'est lui qui nous lie
les uns avec les autres ; c'est lui qui , par une opé-
ration vivifiante , nous fait frères et membres du
même corps. Que si c'est cet Esprit qui opère en
nos âmes la charité ; celui-là ne prie pas par le
Saint-Esprit, qui a rompu l'union fraternelle, et
» Apolog. n" 30.
' I. Cor. XII, 3.
' Joan. IV, 8, 16.
< S. Bernard, de divers. Sermon. LXXXix ,11" I , t. 1 , col.
J'jy9 In Cantic. Serin, vui, ibid. col. 1285 , 1288.
qui ne prie pas en paix et en charité. Et toi oui
empoisonnes ton cœur par des inimitiés irrécon-
ciliables, n'as-tu rien à demander à Dieu? et si
tu le veux demander, ne faut-il pas que tu le
demandes par l'esprit du christianisme? et ne
sais-tu pas que l'esprit du christianisme est le
Saint-Esprit? D'ailleurs, ignores-tu que le Saint-
Esprit n'agit et n'opère que par charité? Que s.
tu méprises la charité , tu ne veux donc pas prier
par le Saint-Esprit? et si tu ne veux pas prier par
le Saint-Esprit , au nom de qui prieras-tu ? par
quelle autorité te présenteras-tu à la Majesté di-
vine? sera-ce par tes propres mérites? mais tes
propres mérites , c'est la damnation et l'enfer.
Choisiras-tu quelque autre patron , qui par son
propre crédit , te rende l'accès favorable au Père?
Ne sais-tu pas que « tu ne peux aborder au trône de
« la miséricorde , sinon par Notre-Seigneur Jésus-
« Christ • ; et que tu ne peux pas même nommer
« le Seigneur Jésus , sinon dans le Saint-Esprit * ? •
Quiconque pense invoquer Dieu en un autre nom
qu'en celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa
prière lui tourne à damnation. « Le Père, dit un
« ancien , n'écoute pas volontiers les prières que le
« Fils n'a point dictées : car le Père connaît les
« sentiments et les paroles de son Fils; il ne sau-
n rait recevoir ce que la présomption de l'esprit
« humain aurait pu inventer, mais uniquement
« ce que la sagesse de son Christ lui aura exposé : »
Nec Pater libenter exaudit orationem quam Fi-
lius non dictavit : cognoscit enim Pater Filii
sut sensus et verba; nec suscipit quœ usurpatio
humanaexcogitavit, sed quœ sapientia Christi
exposuit^.
Prions donc en charité , chères sœurs , puisque
nous prions par le Saint-Esprit : prions avec nos
frères , prions pour nos frères ; et quoiqu'ils veuil-
lent rompre avec nous, gardons-leur toujours un
cœur fraternel , par la grâce du Saint-Esprit. Son-
geons que Notre-Seigneur Jésus ne nous a pas ,
si je l'ose dire, enseigné à prier en particulier;
il nous a appris à^rier en corps. « Notre Père,
« qui êtes aux cieux'*, » disons-nous : cette
prière se fait au nom de plusieurs : nous devons
croire , quand nous prions de la sorte , que toute la
société de nos frères prie avec nous. C'est de quoi
se glorifiaient les premiers fidèles : « Nous venons,
« disait Tertullien , à Dieu comme en troupe : »
Quasi manufactaambimus : « cette force , cette
« violence que nous lui faisons , lui est agréable : »
hœc vis Deo grata est '\ Voyez , mes sœurs , que
' Hehr. iv, 16.
' I. Cor. xn, 3.
3 Oper. imperfect. in Matth. Hom. xiv, int. Oper. S. Chry-
sost. t. VI , p. 78.
* Matth. VI , 9.
» Apoloq. n" 39.
AVEC NOS FRÈRES.
47
les prières des frères , c'est-à-dire , les prières de
la charité et de l'unité , forcent Dieu à nous ac-
corder nos demandes. Écoutez ce qui est dit dans
les Actes : « Tous ensemble unanimement, ils le-
« vèrent la voix à Dieu '. «Et quel fut l'événement
de cette prière? « Le lieu où ils étaient assemblés
« trembla , etils furent remplis du Saint-Esprit '. »
Voilà Dieu forcé par la prière des frères; parce
qu'ils prient ensemble, il est comme contraint de
donnerun signe visible que cette prière lui plaît:
Hœc vis Deo grata est. Nous nous plaignons
quelquefois que nos prières ne sont pas exaucées :
voulons-nous forcer Dieu, chrétiens; unissons-
nous, et prions ensemble.
Mais , quand je parle de prier ensemble , son-
geons que ce qui nous assemble , ce n'est pas ce
que nous sommes enclos dans les murailles du
même temple , ni ce que nous avons tous les yeux
arrêtés sur le même autel. Non , non , nous avons
des liens plus étroits : ce qui nous associe , c'est
la charité. Chrétiens, si vous avez quelque haine,
considérez celui que vous haïssez : voulez- vous
prier avec lui? si vous ne le voulez pas, vous ne
voulez pas prier en fidèle; car prier en fidèle,
c'est prier par le Saint-Esprit : et comme c'est le
même Espf it qui est en nous tous , comme c'est
îui qui nous associe , il faut que nous priions en
société. Que si vous voulez bien prier avec lui ,
comment est-ce que vous le haïssez ? N'avons-nous
pas prouvé clairement que c'est la charité qui nous
met ensemble? Sans elle, il n'y a point de con-
corde ; sans elle, il n'y a point d'unité : vous ne
pouvez donc prier avec vos frères que par cha-
rité ; et si vous les haïssez , comment priez-vous
en charité avec eilx ?
Vous me direz peut-être que votre haine est
restreinte à un seul , et que vous aimez cordiale-
ment tous les autres. Mais considérez que la cha-
rité n'a point de réserve : comme elle vient du
Saint-Esprit , qui se plaît à se répandre sur tous
les fidèles; aussi la charité, comme étant une
onction divine, s' étend abondamment, etse com-
munique avec une grande profusion. Quand il n'y
aurait qu'un chaînon brisé, la charité est entiè-
rement désunie , et la communication est inter-
rompue. Vivons donc en charité avec tous, afin de
prier en charité avec tous : croyons que c'est cette
charité qui force Dieu d'accorder les grâces; et
que si elle ne nous introduit près de lui, il est
inaccessible et inexorable.
Mais ce n'est pas assez de prier avec tous nos
frères, il faut encore prier Dieu pour tous nos
frères : la forme nous en est donnée par l'Orai-
son dominicale, en laquelle nous ne demandons
' .•/(•/. IV, 2t.
^ Ibid. 31.
rien pour nous seuls; mais nous prions générale-
ment pour les nécessités de tous les fidèles. En
vain prierions-nous avec eux , si nous ne priions
ainsi pour eux : car de même que nous ne pou-
vons exclure personne de notre charité , aussi ne
nous est-il pas permis de les exclure de nos
prières. C'est pourquoi l'apôtre Saint Paul , dans
sa première à Timothée, recommande » que Ion
« fasse à Dieu des supplications et des prières,
« des demandes et des actions de grâce pour tous
« les hommes, pour les rois, et pour tous ceux
« qui sont élevés en dignité , » pro regibiis et
omnibus qui in sublimitate sunt : pour toutes
les conditions et tous les états; « car, ajoute-t-il,
« cela est bon et agréable à Dieu notre Sauveur, •
hoc enim bonum est et acceptum coram Salva*
tore nostro Deo ». Que si Dieu a une si grande
bonté que d'admettre généralement tous les
hommes à la participation de ses grâces, s'il em-
brasse si volontiers tous ceux qui se présentent
à lui; quelle témérité nous serait-ce de rejeter
de la communion de nos prières ceux que Dieu
reçoit à la possession de ses biens !
Il n'est point de pareille insolence, que lors-
qu'un serviteur se mêle de restreindre à sa fan-
taisie les libéralités de son maître : et comment
est-ce que vous observez ce que vous demandez
à Dieu tous les jours , « que sa sainte volonté
« soit faite '? » car puisque sa volonté est de bien
faire généralement à tous les hommes, si vous
priez qu'elle soit accomplie , vous demandez par
conséquent que tous les hommes soient partici-
pants de ses dons. Il est donc nécessaire que nous
priions Dieu pour toute la société des hommes ,
et particulièrement pour tous ceux qui sont déjà
assemblés dans l'Église , parmi lesquels le Fils de
Dieu veut que vous compreniez tous vos ennemis
et tous ceux qui vous persécutent : Orate pro
persequeniibus vos ^. Que si vous priez pour eux ,
ils ne peuvent plus être vos ennemis ; et s'ils sont
vos ennemis, vous ne pouvez prier pour eux
comme il faut. Ceux-là ne peuvent pas être vos
ennemis , auxquels vous désirez du bien de tout
votre cœur; et ceux pour qui vous priez, vous
leur désirez du bien de tout votre cœur.
Certainement puisque v»us priez Dieu qui est
si bon et si bienfaisant , ce n'est que pour en
obtenir quelque bien ; et comme la prière n'est
pas prière , si elle ne se fait de toutes les forces
de l'âme, vous demandez à Dieu, avec ardeur,
qu'il fasse du bien à ceux pour lesquels vous lui
présentez vos prières. Encore si cette demande
se devait faire devant les hommes , vous pour-
» 1. Tim. Il, 2, .3.
» Mntth. VI, 10.
» Ibid. V , 44.
48
SUR LA RECONCILIATION
riez dissimuler vos pensées , et sous de belles de-
mandes cacher de mauvaises intentions : mais
parlant à celui qui lit dans vos plus secrètes
pensées , qui découvre le fond de votre âme plus
clairement que vous-même , vous ne pouvez dé-
mentir vos inclinations ; de sorte qu'il est autant
impossible que vous priiez pour ceux que vous
haïssez , qu'il est impossible que vous aimiez et
que vous désiriez sincèrement du bien à ceux que
TOUS haïssez. Car que peut-on désirer plus sin-
cèrement que ce qu'on désire en la présence de
Dieu? et comment peut-on leur souhaiter plus
de bien , que de le demander instamment à celui
qui seul est capable de leur donner? Partant si
vous haïssez quelqu'un, absolument il se peut
faire que vous priiez pour lui la Majesté souve-
raine; et offrant à Dieu une oraison si évidemment
contraire à ses ordonnances €t à l'Esprit qui prie
en nous et par nous , vous espérez éviter la con-
damnation de votre témérité?
0 Dieu éternel, quelle indignité! on prie pour
Jes Juifs, et pour les idolâtres, et pour les pé-
cheurs les plus endurcis, et pour les ennemis les
plus déclarés de Dieu; et vous ne voulez pas prier
pour vos ennemis! Certes , c'est une extrême folie,
pendant que l'on croit obtenir de Dieu le pardon
de crimes énormes, qu'un misérable homme
fasse le difficile et l'inexorable. Quelque estime
que vous ayez de vous-même, et en quelque
rang que vous vous mettiez ; l'offense qui se fait
contre un homme , s'il n'y avait que son intérêt ,
ne peut être que très-légère. Cet homme, que
vous excluez de vos prières, l'Église prie pour
lui; et refusant ainsi de communiquer aux prières
de toute l'Église, n'est-ce pas vous excommunier
vous-même? Regardez à quel excès vous emporte
votre haine inconsidérée. Vous me direz que vous
n'y preniez pas garde ; maintenant donc que vous
le voyez très-évidemment , c'est à vous de vous
corriger.
Ne me dites pas que vous priez pour tout le
monde : car, puisqu'il est certain qu'il n'y a que
la seule charité qui prie , il ne se peut faire que
vous priiez pour ceux que vous haïssez. Votre
Intention dément vos paroles , et quand la bou-
che les nomme, le cœur les exclut : ou bien si
vous priez pour eux , dites-moi , quel bien leur
souhaitez- vous? leur souhaitez-vous le souverain
bien, qui est Dieu? certainement si vous ne le
faites, votre haine est bien furieuse; puisque,
non content de leur refuser le pardon , vous ne
voulez pas même que Dieu leur pardonne. Que
si vous demandez pour eux cette grande et éter-
nelle félicité; ne voyez- vous pas que c'est être
trop aveugle , que de leur envier des biens pas-
sagers 5 en leur désirant les biens solides et per-
manents : car en les troublant dans les Lun^
temporels , vous vous privez vous-même des biens
éternels; et ainsi vous êtes contraint, malgré la
fureur de votre colère, de leur souhaiter plus dé
bien que vous en souhaitez à vous-même : et
après cela vous n'avouerez pas que votre haine
est aveugle? Que si vous ne lui enviez les biens
temporels, que parce qu'il vous les ôte en les pos-
sédant , ô Dieu éternel ! que ne songez-vous plutôt
que ces biens sont bien méprisables ; puisqu'ils
sont bornés si étroitement , que la jouissance de
l'un sert d'obstacle à l'autre? et que n'aspirez- vous
aux vrais biens y dont la richesse et l'abondance
est si grande qu'il y en a pour contenter tout le
monde? Vous en pouvez jouirsans en exclure vos
compétiteurs; encore qu'ils soient possédés par
les autres , vous ne laisserez pas d^e lès posséder
tout entiers.
Certes, si nous désirions ces biens comme il
faut; il n'y aurait point d'inimitiés dans le monde :
ce qui fait les inimitiés , c'est le partage des biens
que nous poursuivons ; il semble que nos rivaux
nous ôtent ce qu'ils prennent pour eux. Or les
biens éternels se communiquent sans se parta*
ger : ils ne font ni querelles , ni jalousies ; ils ne
souffrent ni ennemis , ni envieux, à cause qu'ils
sont capables de satisfaire tous ceux qui ont le
courage de les espérer : c'est là , c'est là , mes
sœurs, c'est le vrai remède contre les inimitiés
et la haine. Quel mal me peut-on faire , si je n'aime
que les biens divins? je n'appréhende pas qu'on
me les ravisse. Vous m'ôterez mes biens tempo-
rels, mais je les dédaigne et je les méprise; j'ai
porté mes espérances plus haut : je sais qu'ils
n'ont que le nom de bien , que les mortels abu-
sés leur donnent mal à propos; et moi, je veux
aspirer à des biens solides : puisque vous ne sau-
riez m'ôter que des choses dont je ne fais point
d^état, vousne sauriez me faire d'injure; parce
que vous ne sauriez me procurer aucun mal. 11
est vrai que vous me montrez une mauvaise
volonté, mais une mauvaise volonté inutile : et
pensez- vous que cela m'offense ? Non non : ap-
puyé sur mon Dieu , je suis infmiment au-dessus
de votre colère et de votre envie; et si peu que
j'aie de connaissance , il m'est aisé déjuger qu'une
mauvaise volonté sans effet est plus digne de
compassion que de haine.
Vous voyez, mes sœurs, que les aversions
que nous concevons ne viennent que de l'estime
trop grande que nous faisons des biens corrup-
tibles; et que toutes nos dissensions seraient à
jamais terminées , si nous les méprisions comme
ils le méritent. Mais je m'éloigne de mon sujet
un peu trop longtemps : retournons à notre pré-
sent, et montrons que celui à qui nous l'ofiroA''
ATEC NOS FRKKi:S
lO
ne le peut recevoir que des âmes réconciliées. Je
tranclie en peu de mots ce raisonnement : vous
prendrez le loisir d'y faire une rcllexion sérieuse.
Permettez-moi encore , mes sœurs , que je parle
en votre présence à cet ennemi irréconciliable
qui vient présenter à Dieu des prières qui vien-
nent d'une âme envenimée par un cruel désir de
vengeance.
As-tu vécu si innocemment, que tu n'aies ja-
mais eu besoin de demander à Dieu la rémission
de tes crimes ? es-tu si assuré de toi-même , que
tu puisses dire que tu n'auras plus besoin désor-
mais d'une pareille miséricorde? SI tu reconnais
que tu as reçu de Dieu des grâces si signalées ;
de ta part ton ingratitude est extrême d'en refu-
ser une si petite , qu'il a bien la bonté de te de-
mander pour ton frère qui t'a offensé : si tu espè-
res encore de grandes faveurs de lui , c'est une
étrange folie de lui dénier ce qu'il te propose en fa-
veur de tes semblables. Furieux, qui ne veux pas
pardonner, ne vois-tu pas que toi-même tu vas
prononcer ta sentence? Si tu penses qu'il est juste
de pardonner; tu te condamnes toi-même, en
disant ce que tu ne fais pas : s'il n'est pas rai-
sonnable qu'on t'oblige de pardonner à ton frère ,
combien moins est-il raisonnable que Dieu par-
donne à son ennemi? Ainsi, quoi que tu puisses
dire, tes paroles retomberont sur toi , et tu seras
accablé par tes propres raisons. Exagère tant que
tu voudras la malice et l'ingratitude de tes enne-
mis ; ô Dieu î où te sauveras-tu si Dieu juge de tes
actions avec la même rigueur! Ah! plutôt, mon
cher frère , plutôt que d'entrer dans un examen
si sévère , relâche-toi ; afin que Dieu se relâche.
• Jugement sans miséricorde , si tu refuses de
« faire miséricorde ' : » grâce et miséricorde
sans aucune aigreur, si tu pardonnes sans aucune
aigreur. Pardonnez , et je pardonnerai *. Qui de
nous ne voudrait acheter la rémission de crimes
si énormes , tels que sont les nôtres , par l'oubli
de quelques injures légères , qui ne nous parais-
sent grandes qu'à cause de notre ignorance et de
l'aveugle témérité de nos passions inconsidé-
rées?
Cependant admirons, mes sœurs, la bonté
ineffable de Dieu , qui aime si fort la miséricorde,
que , non content de pardonner avec tant de li-
béralité tant de crimes qui se font contre lui ,
il veut encore obliger tous les hommes à par-
donner, et se sert pour cela de l'artifice le plus
aimable dont jamais on se puisse aviser. Quel-
quefois quand nous voulons obtenir une grâce
considérable de nos amis , nous attendons qu'eux-
mêmes ils viennent à nous pour nous demander
' Jac 11, 13.
* Mafth. VI, M.
BOSSl-ET. — T. III.
quelque chose : c'est ainsi que fait ce bon Père,
qui désire sur toutes choses de voir la paix parmi
ses enfants. Ah ! dit-il , on l'a offensé ; je veux
qu'il pardonne : je sais que cela lui sera bien
rude; mais il a besoin de moi tous les jours :
bientôt, bientôt il faudra qu'il vienne lui-même
pour me demander pardon de ses fautes ; c'est
là, dit-il, que je l'attendrai. Pardonne, lui di-
rai-je, si tu veux que je te pardonne : je veux
bien me relâcher, si tu te relâches. 0 miséricorde
de notre Dieu, qui devient le négociateur do
notre mutuelle réconciliation ! combien sont à
plaindre ceux qui refusent des conditions si
justes !
O Dieu! je frémis, chères sœurs, quand je
considère ces faux chrétiens qui ne veulent pas
pardonner; tous les jours ils se condamnent eux-
mêmes, quand ils disent l'Oraison dominicale :
Pardonnez, disent-ils, comme nous pardonnons '.
Misérable, tu ne pardonnes pas; n'est-ce pas
comme si tu disais : Seigneur, ne me pardonnez
pas; comme je ne veux pas pardonner? Ainsi
cette sainte Orciison , eu laquelle consiste toute \u
bénédiction des fidèles , se tourne en malédiction
et en anathème : et quels chrétiens sont-ce que
ceux-ci , qui ne peuvent pas dire l'Oraison do-
minicale? Concluons que la prière n'est pas
agréable , si elle ne vient d'une âme réconciliée.
* Notre autel est un autel dé paix : le sacri-
fice que nous célébrons , c'est la passion de Jésus.
Il est mort pour la réconciliation des ennemis :
il ne demandait pas à son Père qu'il le vengeât
des siens ; mais il le priait de leur pardonner :
]Son se vinJicari, sed illis postulabat ignosci^.
Ce sang a été répandu pour pacifier le ciel et la
terre ; non-seulement les hommes à Dieu , mais
les hommes entre eux et avec toutes les créatu-
res. Le péché des hommes avait mis en guerre
les créatures contre eux , et eux-mêmes contre
eux-mêmes : c'est pour leur donner la paix que
Jésus a versé son sang. Catilina donne du sang à
ses convives ^ : que si ce sang a lié entre eux une
société de meurtres , de perfidies ; le sang inno-
cent du patifique Jésus ne pourra-til pas lier
parmi nous une sainte et véritable concorde?
Unus panis , unum corpus muUisumus , omnes
qui de unopane participa7nus * : « Nous ne
« sommes tous ensemble qu'un seul pain et un
« seul corps ; parce que nous participons tous à
' ^fatth. VI, 12.
• Cest ici que devait commencpr le second point rtu ser-
mon , mais Bossuet ne l'a qu'ébauché sur .«on manuscrit , Pt il
l'a laissé dans l'état d'imperfection où il se trouve fei. ( Édil-
de Déforis.)
* S. Léo, de Passion. Dom. Serm. xi, cap. lit.
' Sal/iist. Bel!. Catilin. n° 22.
♦ I. Cor. X, 17.
so
SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
« un même pain. » Quel regret a un père , quand il
voit ses enfants à sa table , mangeant un commun
pain, et se regardant les uns les autres avec des
yeux de colère ? Les hommes te reçoivent à la
sainte table; Jésus le grand Pontife t'excom-
munie : Retire-toi, dit-il; n'approche pas de mon
autel , que tu ne sois réconcilié à ton frère.
SERMON
LE NEUVIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
Doctrine extravagante des marcionites sur la Divinité. Com-
l)ien la tendre compassion du Sauveur pour les hommes a été
vive et efficace pendant les jours de sa vie mortelle, et est
encore agissante dans la félicité de la gloire. Contiance qu'elle
doit nous inspirer : comment nous devons l'imiter. Deux ma-
nières dont il peut régner sur les hommes; l'une pleine de
douceur, l'autre toute de rigueur. Exemple qu'il nous en
donne dans sa conduite sur le peuple juif. Leçon que nous
devons tirer de la terrible vengeance qu'il exerce sur cette na-
Uou inlidèLe.
Ut appropinquavit , videns civitatem , flevit super eam di-
cens : Quia si cognovisses et tu , et quidem in hac die
tua , quœ ad pacem tibi ; nunc autem abscondita suut
ab oculis tuis.
Comme Jésus s'approchait de Jérusalem , considérant
cette ville, il se mit à pleurer sur elle : Si tu avais
connu, dit-il, du moins en ce jour qui t'est donné, ce
qu'il faudrait que tu fisses pour avoir lapaix! mais
certes ces choses sont cachées à tes yeux. Luc. xix, 41 .
Comme on voit que de braves soldats , en quel-
ques lieux écartés où les puissent avoir jetés les
divers hasards de la guerre, ne laissent pas de
marcher dans le temps préfix au rendez-vous de
leurs troupes assigné par le général : de même
le sauveur Jésus, quand il vit son heure venue,
se résolut de quitter toutes les autres contrées de
la Palestine, par lesquelles il allait prêchant la
parole de vie; et sachant très-bien que telle
était la volonté de son Père , qu'il se vînt rendre
dans Jérusalem , pour y subir peu de jours après
la rigueur du dernier supplice , il tourna ses pas
du côté de cette ville perfide , afin d'y célébrer
cette pâque éternellement mémorable, et par
l'institution de ses saints mystères , et par l'effu-
sion de son sang. Comme donc il descendait le
long de la montagne des Olives; sitôt qu'il put
découvrir cette cité, il se mit à considérer ses
hautes et superbes murailles , ses beaux et invin-
cibles remparts , ses édifices si magnifiques , son
temple la merveille du monde , unique et incom-
parable comme le Dieu auquel il était dédié :
puis repassant en son esprit jusqu'à quel point
cette ville devait être bientôt désolée , pour n'a-
voir point voulu suivre ses salutaires conseils , il
ne put retenir ses larmes; et, touché au vif en
son cœur d'une tendre compassion, il commença
sa plainte en ces termes : Jérusalem, cité de
Dieu , dont les prophètes ont dit des choses si
admirables ' , que mon Père a choisie entre toutes
les villes du monde pour y faire adorer son saint
nom ; Jérusalem , que j'ai toujours si tendrement
aimée , et dont j'ai chéri les habitants comme
s'ils eussent été mes propres frères; mais Jérusa-
lem , qui n'as payé mes bienfaits que d'ingrati-
tude, qui as déjàmille fois dressé des embûches à
ma vie, et enfin dans peu de jours tremperas tes
mains dans mon sang : ah ! si tu reconnaissais , du
moins en ces jours qui te sont donnés pour faire
pénitence, si tu reconnaissais les grâces que je t'ai
présentées, et de quelle paix tu jouirais sous la
douceur de mon empire , et combien est extrême
le malheur de ne point suivre mes commande-
ments ! Mais , hélas ! ta passion t'a voilé les yeux,
et t'a rendue aveugle pour ta propre félicité :
viendra, viendra le temps, et il te touche de
près , que tes ennemis t'environneront de rem-
parts , et te presseront , et te mettront à l'étroit ,
et te renverseront de fond en comble , parce que
tu n'as pas connu le temps dans lequel je t'ai
visitée.
Il n'y eut jamais de doctrine si extravagante ,
que celle qu'enseignaient autrefois les marcio-
nites , les plus insensés hérétiques qui aient ja-
mais troublé le repos de la sainte Église. Ils s'é-
taient figuré la Divinité d'une étrange sorte : car,
ne pouvant comprendre comment sa bonté si
douce et si bienfaisante pouvait s'accorder avec
sa justice si sévère et si rigoureuse, ils divisèrent
l'indivisible essence de Dieu, ils séparèrent le Dieu
bon d'avec le Dieu juste. Et voyez, s'il vous plaît,
chrétiens, si vous auriez jamais entendu parler
d'une pareille folie. Ils établirent deux dieux ,
deux premiers principes ; dont l'un , qui n'avait
pour toute qualité qu'une bonté insensible et dé-
raisonnable , semblable en ce point à ce dieu oisif
et inutile des épicuriens , craignait tellement d'ê-
tre incommode à qui que ce fût, qu'il ne voulait
pas même faire de la peine aux méchants, etpar
ce moyen laissait régner le vice à son aise : d'où
vient que Tertullien le nomme : « un dieu sous
« l'empire duquel les péchés se réjouissaient : »
Sub quo delicta gauderent *.
L'autre, à l'opposite, étant d'un naturel cruel
et malin , toujours ruminant à part soi quelque
dessein de nous nuire , n'avait point d'autre plai-
sir que de tremper, disaient-ils , ses mains dans
le sang, et tâchait de satisfaire sa mauvaise hu-
meur par les délices de la vengeance : à quoi ils
■ Ps. LXXXVI , 3.
' Advers. Marcion. liv. Il , n° 13.
i
A L'ÉGARD DES PÉCIIF/JRS.
cun de ces dieux faisait un Christ .i sa mode , et
forniéseIonsongénie;desortequeNotre-Seigneur,
qui était le Fils de ce Dieu ennemi de toute jus-
tice, ne devait être , à leur avis , ni juge , ni ven-
geur descriraes ; mais seulement maître, médecin
et libérateur. Certes, je m'étonnerais, chrétiens,
qu'une doctrine si monstrueuse ait jamais pu
trouver quelque créance parmi les fidèles, si je
ne savais qu'il n'y a point d'abîme d'erreurs
dans lequel l'esprit humain ne se précipite, lors-
que, enflé des sciences humaines, et secouant le
joug de la foi, il se laisse emporter à sa raison éga-
rée. Mais autant que leur opinion est ridicule et
impie, autant sont admirables les raisonnements
que leur opposent les Pères; et voici entre autres
une leçon excellente du grave Tertullien , au se
cond livre contre Marcion.
Tu ne t'éloignes pas tant de la vérité , Marcion ,
quand tu dis que la nature divine est seulement
bienfaisante. « Il est vrai que, dans l'origine des
« choses , Dieu n'avait que de la bonté ; et jamais
« il n'aurait fait aucun mal à ses créatures , s'il
" n'y avait été forcé par leur ingratitude : » Deus
a primordio tantum botrns'. Ce n'est pas que sa
justice ne l'ait accompagné dès la naissance du
monde ; mais en ce temps il ne l'occupait qu'à
donner une belle disposition aux belles choses
qu'il avait produites : il lui faisait décider la que-
relle des éléments ; elle leur assignait leur place;
elle prononçait entre le ciel et la terre , entre le
jour et la nuit ; enfin elle faisait le partage entre
toutes les créatures qui étaient enveloppées dans
la confusion du premier chaos. Telle était l'occu-
pation de la justice dans l'innocence des commen-
cements. "■ Mais depuis que la malice s'est élevée ,
« dit Tertullien *, depuis que cette bonté infinie,
« qui ne devait avoir que des adorateurs, a trouvé
« des adversaires : » Atenim, ut malum postea
erupit, atque indejam cœpii bonitas Dei cura
adversario agere; « la justice divine a été obli-
« gée de prendre un bien autre emploi : il a fallu
« qu'elle vengeât cette bonté méprisée ; que du
« moins elle la fît craindre à ceux qui seraient
« assez aveugles pour ne l'aimer pas. Par consé-
* quent, tu t'abuses, Marcion, de commettre ainsi
« la justice avec la bonté, comme si elle lui était
« opposée : au contraire, elle agit pour elle , elle
« fait ses affaires, elle défend ses intérêts : » Omne
justitiœ opus, procuratio bonitatis est. Et voilà
sans doute les véritables sentiments de Dieu notre
Père, touchant la miséricorde et la justice : ce
qui étant ainsi , il n'y a plus aucune raison de
Jouter que le sauveur Jésus , l'envoyé du Père ,
' Jdvtrs. Marcion liv. il, n* M.
» Jbid. n* 13.
il
ajoutaient , pour achever cette fable, qu'un cha- ] qui ne fait rien que ce qu'il lui voit faire, n'aie
pris les mêmes pensées.
Et sans en al 1er chercher d'autres preuves dans
la suite de sa sainte vie , l'évangile que je vous
ai proposé nous en donne une bien évidente. Mon
Sauveur s'approche de Jérusalem ; et considérant
l'ingratitude extrême de ses citoyens envers lui ,
il se sent saisi de douleur, il lais e couler des
larmes : « Ah! si tu savais, s'écrie-t-il, ce qui
« t'est présenté pour la paix! » Mais, hélas! tu
es aveuglée : Si cognovisses'. Qui ne voit ici les
marques d'une véritable compassion? C'est le
propre de la douleur de s'interrompre elle-même,
n Ah: si tu savais, >• dit mon Maître : puis arrê-
tant là son discours , plus il semble se retenir,
plus il fait paraître une véritable tendresse : ou
plutôt, si nous l'entendons, cç t Si tu savais, ■
prononcé a*ec tant de transport , signifie un dé-
sir violent; comme s'il eût dit : Ah! plût à Dieu
que tu susses! C'est un désir qui le presse si fort
dans le cœur, qu'il n'a pas assez de force pour
l'énoncer par la bouche comme il le voudrait, et
ne le peut exprimer que par un élan de pitié.
Ainsi donc la voLx de ton Pasteur t'in^itc à la
pénitence, ô ingrate Jérusalem! trop heureuse,
hélas! que tes malheurs soient plaints d'une bou-
che si innocente, et pleures de ces yeux divins,
si ton aveuglement te pouvait permettre de pro-
fiter de ses larmes. Mais comme il prévoit que
tu seras insensible aux témoignages de son amour,
il change ses douceurs en menaces; et viendra
le temps, poursuit-il, que tu seras entièrement
ruinée par tes ennemis : pour quelle raison ? parce
que tu n'as pas reconnu l'heure dans laquelle je
t'ai visitée. C'est là la cause de leurs misères : par
ou nous voyons que ce discours de mon Maître
n'est pas une simple prophétie de leur disgrâce
future. Il leur reproche le mépris qu'ils ont fait
de lui ; il leur fait entendre que son affection mé-
prisée se tournera en fureur ; que lui-même , qui
daigne les plaindre, les verra périr sans être
touché de pitié, et qu'il les poursuivra par les
mains des soldats romains, ministres de sa ven-
geance.
Voilà dans le même discours le Sauveur mi-
séricordieux et le Sauveur inexorable ; et c'est ce
que je prétends vous faire considérer aujour-
d'hui avec l'assistance divine. Sachez , ô fidèles!
qu'étant comme nous sommes, l'Israël de Dieu
et les vrais enfants de la race d'Abraham , nous
héritons des promesses et des menaces de ce pre-
mier peuple : ce que mon Maître a fait une fois au
sujet de Jérusalem , tous les jours il le fait à notre
sujet , ingrats et aveugles que nous sommes : il
' Luc. XIX , 4t.
52
SUR LA BONTE ET LA RIGUEUR DE DIEU
invite et menace , il embrasse et rejette ; premiè-
rement doux , après implacable. Je vous repré-
senterai donc aujourd'hui, par l'explication de
mon texte , les larmes et les plaintes du Sauveur
qui nous appellent à lui ; puis la colère du même
Sauveur qui nous repousse bien loin de son trône ;
Jésus déplorant nos maux , à cause de sa propre
bonté; Jésus devenu impitoyable, à cause de
l'excès de nos crimes. Écoutez premièrement la
voix douce et bénigne de cet Agneau sans tache 5
et après vous écouterez les terribles rugissements
de ce lion victorieux , né de la tribu de Juda :
c'est le sujet de cet entretien.
PREMIER POINT.
Pour vous faire entendre par une doctrine so-
lide combien est immense la miséricorde de no-
tre Sauveur, je vous prie de considérer une vé-
rité que je viens d'avancer tout à l'heure, et que
j'ai prise de TertuUien. Ce grand homme nous a
enseigné que Dieu a commencé ses ouvrages par
un épanchement de sa bonté sur toutes ses créa-
tures, et que sa première inclination, c'est de
nous bien faire. Et en vérité il me semble que sa
raison est bien évidente; car, pour bien connaître
quelle est la première des inclinations , il faut
choisir celle qui se trouvera la plus naturelle,
d'autant que la nature est la racine de tout le reste.
Or notre Dieu , chrétiens , a-t-il rien de plus na-
turel que cette inclination de nous enrichir par
la profusion de ses grâces? Comme une source
envoie ses eaux naturellement, comme le soleil
naturellement répand ses rayons; ainsi Dieu na-
turellement fait du bien : étant bon , abondant,
plein de richesses infinies par sa condition natu-
relle, il doit être aussi , par nature , bienfaisant,
libéral , magnifique. Quand il te punit , ô impie !
la raison n'en est pas en lui-même; il ne veut pas
que personne périsse : c'est ta malice , c'est ton
ingratitude qui attire son indignation sur ta tête.
Au contraire , si nous voulons l'exciter à nous faire
du bien , il n'est pas nécessaire de chercher bien
loin des motifs ; sa propre bonté, sa nature, d'eil e
même si bienfaisante, lui est un motif très- pres-
sant, et une raison intime qui ne le quitte jamais.
C'est pourquoi TertuUien dit fort à propos , que
« la bonté est la première, parce qu'elle est selon
« la nature : » Priorbonitas, secundutn naturam;
» et que la sévérité suit après , parce qu'il lui faut
« une cause : » Severitas poslerior, secundum
causam ' ; comme s'il disait ; A la munificence
divine , il ne lui faut point de raison , si on peut
ynrler de la sorte ; c'est la propre nature de Dieu.
Il n'y a que la justice qui va chercher des causes
' Adven. Marcion. liv. u, a" II.
et des raisons : encore ne les cherche-t-elle pas
nous 166 lui donnons; c'est nous qui fournis
sons par nos crimes la matière à sa juste ven
geance. Par conséquent , comme dit très-bien le
même TertuUien , « ce que Dieu est bon , c'est du
« sien et de son propre fonds ; ce qu'il est juste ,
« c'est du nôtre : » De suo optimusj de nostro
justus \ L'exercice de la bonté lui est souverai-
nement volontaire ; celui de la justice , forcé : ce-
lui-là procède entièrement du dedans; celui-ci,
d'une cause étrangère. Or, il est évident que ce
qui est naturel, intérieur, volontaire, précède
toujours ce qui est étranger et contraint. Il est
donc vrai , ce que j'ai touché dès l'entrée de ce
discours, ce que je viens de prouver par les raisons
de TertuUien , « que , dans l'origine des choses ,
'< Dieu n'a pu faire paraître que de la bonté : »
Deus a primordio tantum bornes.
Passons outre maintenant , et disons : Le sau-
veur Jésus , chrétiens , notre amour et notre
speérance , notre pontife , notre avocat , notre in-
tercesseur, qu'est-il venu faire au monde? qu'est-
ce que nous en apprend le grand apôtre saint
Paul ^ ? N'enseigne-t-il pas qu'il est venu pour re-
nouveler toutes choses en sa personne, pour ra-
mener tout à la première origine , pour reprendre
les premières traces de Dieu son Père , et réfor-
mer toutes les créatures selon le premier plan ,
la première idée de ce grand Ouvrier? C'est la
doctrine de saint Paul en une infinité d'endroits
de ses divines Épîtres : et partant , n'en doutons
pas, le Fils de Dieu est venu sur la terre revêtu
de ces premiers sentiments de son Pè>"e : c'est-
à-dire, ainsi que je l'ai exposé tout à l'heure, de
clémence , de bonté , de charité infinie. C'est pour-
quoi nous expliquant le sujet de sa mission : « Dieu
« n'a pas envoyé son Fils au monde , dit-il ^ , afin
'< de juger le monde; mais afin de sauver le
« monde. »
Mais n'a-t-il pas assuré, direz-vous , que « son
" Père avait remis tout son jugement en ses
« mains*? » et ses apôtres n'ont-ils pas prêché
par toute la terre, après son ascension triom-
phante, que « Dieu l'avait établi juge des vivants
«et des morts ^? « « Néanmoins, dit-il^, je ne
« suis pas envoyé pour juger le monde. » Tout lé
pouvoir de mon ambassade ne consiste qu'en une
négociation de paix : et plût à Dieu que les hom-
mes ingrats eussent voulu recevoir l'éternelle
miséricorde que je leur étais venu présenter ! Je
ne paraissais sur la terre que pour leur bien faire ;
• De Resurr. carn. n" U.
' Philipp. m, 21.
3 Joan. m, 17.
♦ Ibid. V , 22.
« Joan. XU, 47.
A L'ÉGAUD DES PÉCUKURS.
S3
m.\is leur malice a contraint mon Père d'atta-
cher la qualité de juge à ma première commis-
sion. Ainsi sa première qualité est celle de sau-
veur ; celle déjuge est, pour ainsi dire, accessoire :
et d'autant [qu'il] ne l'a acceptée que comme
a regret , y étant obligé par les ordres exprès de
son Père, de là vient qu'il en a réservé l'exer-
cice à la fin des siècles. En attendant, il reçoit
r\iiséricordieusemeat tous ceux qui viennent à
lui; il s'offre de bon cœur à eux, pour être leur
intercesseur auprès de son Père : enfin telle est
sa charge , et telle est sa fonction ; il n'e^t envoyé
que pour faire miséricorde.
Et à ce propos, il me souvient d'un petit mot
de saint Pierre , par lequel il dépeint fort bien le
Sauveur à Corneille. « Jésus de Nazareth , dit-il ,
« homme approuvé de Dieu, qui passait bien
- faisant et guérissant tous les oppressés : ^ Per-
transiit benefaciendo , et sanando omnes op-
pressas a diabolo '. 0 Dieu ! les belles paroles ,
et bien dignes de mon Sauveur ! La folle élo-
quence du siècle, quand elle veut élever quelque
valeureux capitaine, dit qu'il a parcouru les
provinces moins par ses pas, que par ses victoi-
res '. Les panégyriques sont pleins de sembla-
bles discours. Et qu'est-ce à dire, à votre avis,
que parcourir les provinces par des victoires?
n'est-ce pas porter partout le carnage et la pille-
' rie? Ah! que mon Sauveur a parcouru la Judée
d'une manière bien plus aimable! il l'a parcou-
rue moins par ses pas que par ses bienfaits. 11
allait de tous côtés , guérissant les malades , con-
solant les misérables, instruisant les ignorants,
annonçant à tous avec une fermeté invincible la
parole de vie éternelle , que le Saint-Esprit lui
&\aitm\se hlahoucheiPertransiit benefaciendo.
Ce n'était pas seulement les lieux où il arrêtait ,
qui se trouvaient mieux de sa présence : autant
de pas, autant de vestiges de sa bonté. Il rendait
remarquables les endroits par où il passait , par
la profusion de ses grâces. En cette bourgade,
il n'y a plus d'aveugles ni d'estropiés : sans doute,
disait-on , le débonnaire Jésus a passé par là.
Et eu effet, chrétiens, quelle contrée de la
Palestine n'a pas expérimenté mille et mille fois
sa douceur? Et je ne doute pas qu'il n'eût été
chercher les malheureux jusqu'au bout du monde,
si les ordres de son Père ne l'eussent arrêté en
Judée. Vit-il jamais un misérable qu'il n'en eût
pitié? Ah ! queje suis ravi, quand je vois dans son
Évangilequ'il n'entreprend presquejamaisaucune
guérison importante , qu'il ne donne auparavant
quelque marque de compassion ! il y en a mille
beaux endroits dans les Évangiles. La première
' .4cL X, 38.
» PUn. Secund. Païug, Traj. diet.
grâce qu'il leur faisait , c'était de les plaindre en
son âme avec une affection véritablement pater-
nelle : son cœur écoutait la voix de la misère qui
l'attendrissait, et en même temps il sollicitait
son bras à les soulager.
Que ne ressentons-nous du moins, ô fidèles,
quelque peu de cette tendresse ! Nous n'avons pas
en nos mains ce grand et prodigieux pouvoir pour
subvenir aux nécessités de nos pauvres frères :
mais Dieu et la nature ont inséré dans nos âmes
je ne sais quel sentiment qui ne nous permet pas
de voir souffrir nos semblables, sans y prendre
part, à moins que de n'être plus hommes. Mes
frères, faisons donc voir aux pauvres que nous
sommes touchés de leurs misères , si nous n'avons
pas dépouillé toute sorte d'humanité. Ceux qui
ne leur donnent qu'à regret , que pour se déli-
vrer de leurs importunités , ont-ils jamais pris la
peine de considérer que c'est le Fils de Dieu qui
les leur adresse; que ce serait bien souvent leur
faire une double aumône , que de leur épargner
la honte de nous demander ; que toujours la pre-
mière aumône doit venir du cœur ; je veux dire ,
fidèles , une aumône de tendre compassion : c'est
un présent qui ne s'épuise jamais; il y en a dans
nos âmes un ti'ésor immense et une source infi -
nie ; et cependant c'est le seul dont le Fils de Dieu
fait état. Quand vous distribuez de l'argent ou du
pain c'est faire l'aumône au pauvre ; mais quand
vous accueillez le pauvre avec ce sentiment de
tendresse, savez-vous ce que vous faites? vous^
faites l'aumône à Dieu : « J'aime mieux, dit-il',.
'< la miséricorde que le sacrifice'. » C'est alors
que votre charité donne des ailes à cette matière
pesante et terrestre ; et par les mains des pauvres ,
dans lesquelles vous la consignez, elle la fait
monter devant Dieu comme une offrande agréa-
ble. C'est alors que vous devenez véritablement
semblables au sauveur Jésus , qui n'a pris une
.chair humaine qu'afin de compatir à nos infir**
mités avec une affection plus sensible.
Oui certes , il est vrai , chrétiens : ce quia feit
résoudre le Fils de Dieu à se revêtir d'une chair
semblable à la nôtre , c'est le dessein qu'il a eu
de ressentir pour nous une compassion véritable;
eten voici la raison, prise de l'épîtreaux Hébreux,
dont je m'en vais tâcher de vous exposer la doc-
trine ; et rendez-[ vous ], s'il vous plaît, attentifs. Si
le Fils de Dieu n'avait prétendu autre chose que
de s'unir seulement à quelques-unes de ses créa-
tures; les intelligences célestes se présentaient , ce
semble, à propos dans son voisinage , qui , à rai-
son de leur immortalité et de leurs autres qualité-s
éminentes, ont sans doute plus de rapport avec
la nature divine : mais , certes , il n'avait q\xj^
' M-atlh. I\, 13.
54
SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
faire de chercher dans ses créatures ni la gran-
deur ni l'immortalité. Qu'est-ce qu'il y cherchait,
chrétiens? la misère et la compassion. C'est pour-
quoi, dit excellemment la savante épître aux
Hébreux : Non angelos apprehendit; sed semen
Abrahœ apprehendit '■ : « Il n'a pas pris la na-
« tuve angélique ; mais il a voulu prendre , » ser-
vons-nous des mots de l'auteur, « il a voulu ap-
« préhender la nature humaine. «Label le réflexion
que fait , à mon avis , sur ces mots le docte saint
Jean-Chrysostôme M II a, dit l'apôtre, appré-
hendé la nature humaine : elle s'enfuyait, elle
ne voulait point du Sauveur : qu'a-t-il fait? Il a
couru après d'une course précipitée , « sautant
n les montagnes ^ , » c'est-à-dire , les ordres des
anges, comme il est écrit aux Cantiques : « Il a
« couru, comme un géant, à grands pas et dé-
« mesurés, » passant en un moment du ciel en
la terre : Exuliavit ut gigas ad currendam
viam*. Là il atteint cette fugitive nature, il l'a
saisie , il l'a appréhendée au corps et en l'âme :
Semen Abrahœ apprehendit. Uaeupourses frè-
res, c'est-à dire , pour nous autres hommes, une
si grande tendresse , « qu'il a voulu en tout point
« se rendre semblable à eux : » Debuitper omnia
fratribus similari^. Il a vu que nous étions com-
posés de chair et de sang : pour cela , il a pris
non un corps céleste, comme disaient les marcio-
nites ; non une chair fantastique et un spectre
d'homme, comme assuraient les manichéens;
quoi donc? une chair tout ainsi que nous, un
sang qui avait les mêmes qualités que le nôtre :
Quiapuericommunicaveruntcamietsanguini,
et ipse siiniliter participavit iisdem^^, dit le
grand apôtre aux Hébreux ; et cela pour quelle
raison? Vt misericors fieret^ : « afin d'être mi-
« séricordieux , » poursuit le même saint Paul.
Eh quoi donc , le fils de Dieu , dans l'éternité
de sa gloire, était-il sans miséricorde? Non, cer-
tes : mais sa miséricorde n'était pas accompagnée
d'une compassion effective ; parce que , comme
vous savez, toute véritable compassion suppose
quelque douleur ; et partant le fils de Dieu , dans
le sein du Père éternel , était également incapa-
ble de pâtir et de compatir : et lorsque l'Écriture
attribue ces sortes d'affections à la nature divine,
vous n'ignorez pas que cette façon de parler ne
peut être que figurée. C'estcequia obligé le Sau-
veur à prendre une nature humaine; « parce qu'il
« voulait ressentir une réelle et véritable pitié : » Ut
'■ Hebr. ii, 16.
•^ In. Episl. Ad Hebr. Homil. V, n" I; t. xii, p. 51.
' Cant. 11,8.
* Ps. XVIU , 6.
> Hebr. II , 17.
« Ibid. U.
' Jbid. 17.
misericors fieret. Si donc il voulait être touché
pour nous d'une pitié réelle et véritable , il fallait
qu'il prît une nature capable de ces émotions : ou
bien disons autrement, et toutefois toujours dans
les mêmes principes : Notre Dieu, dans la gran-
deur de sa majesté , avait pitié de nous comme
de ses enfants et de ses ouvrages ; mais depuis
l'incarnation, il a commencé à nous plaindre,
comme ses frères, comme ses semblables, comme
des hommes tels que lui. Depuis ce temps-là, il
ne nous a pas plaints seulement comme l'on voit
ceux qui sont dans le port plaindre souvent les
autres qu'ils voient agités sur la mer d'une fu-
rieuse tourmente ; mais il nous a plaints comme
ceux qui courent le même péril se plaignent les
uns les autres , par une expérience sensible de
leurs communes misères : enfin, l'oserai-je dire?
il nous a plaints , ce bon frère , comme ses com-
pagnons de fortune, comme ayant eu à passer
par les mêmes misères que nous; ayant eu, ainsi
que nous , une chair sensible aux douleurs , et
un sang capable de s'émouvoir, et une tempé-
rature de corps sujette, comme la nôtre, à toutes
les incommodités de la vie et à la nécessité de
la mort. C'est pourquoi l'apôtre se glorifie de la
grande bénignité de notre pontife : « Ahl nous
« n'avons pas un pontife , dit-il ' , qui soit insen-
« sible à nos maux : » Non habemus pontificem ,
gui nonpossit compati infirmitatibus nostris :
pour quelle raison? « Parce qu'il a passé partoute
« sorte d'épreuves : » Tentatum per omnia.
Vous le savez , chrétiens ; parmi toutes les
personnes dont nous plaignons les disgrâces , il
n'y en a point pour lesquelles nous soyons émus
d'une compassion plus tendre , que celles que nous
voyons dans les mêmes afflictions , dont quelque
fâcheuse rencontre nous a fait éprouver la rigueur.
Vous perdez un bon ami ; j'en ai perdu un autre-
fois : dans cette rencontre d'afflictions , ma dou-
leur et ma compassion s'en échauffera davantage ;
je sais par expérience combien il est sensible de
perdre un ami. Ici je vous annonce une douce
consolation , ô pauvres nécessiteux , malades op-
pressés, enfin généralement misérables, quels
que vous soyez. Jésus mon pontife n'a épargné à
son corps ni les sueurs , ni les fatigues, ni la faim,
ni la soif, ni les infirmités, ni la mort : il n'a
épargné à son esprit ni les tristesses , ni les in-
jures, ni les ennuis, ni les appréhensions. ODieu!
qu'il aura d'inclination de nous assister, nous
qu'il voit du plus haut des cieux battus de ces
mêmes orages dont il a été autrefois attaqué!
Tentatum per omnia. Il a tout pris jusqu'aux
moindres choses , « tout jusqu'aux plus grandes
« infirmités , si vous en exceptez le péché : »
' tieor. IT , 15.
A L'ÉGARD DES PKCKKURS.
m
Abquc peccato • : encore connaît-il bien par sa
propre expérience combien est grand le poids du
péché : « il a daigné porter les nôtres à la croix
« sur ses épaules innocentes : » Peccala nostra
ipse pcrtuUt in corpore suo super lignum \ On
dirait « qu'il s'est voulu rendre en quelque sorte
« semblable aux pécheurs : » In similitudinem
cnmis peccati, dit saint Paul % afin de déplorer
leur misère avec une plus grande tendresse. De
là ces larmes amères, de là ces plaintes chari-
tables que nous avons vues aujourd'hui dans
notre évangile.
Et je remarque, ô fidèles , que cette compas-
sion ne l'a pas seulement accompagné durant le
cours de sa vie : car si l'apôtre l'a , comme vous
voyez, attachée à sa qualité de pontife; selon sa
doctrine , tout pontife doit compatir. Or le Sau-
veur n'a pas seulement été mon pontife , lorsqu'il
s'est immolé pour mes péchés sur la croix :
« mais à présent il est entré au sanctuaire par la
« vertu de son sang; afin de paraître pour nous
« devant la face de Dieu 4, » et y exercer un sacer-
doce éternel selon Tordre de Melchisédech. Il est
donc pontife et sacrificateur à jamais ; c'est la
doctrine du même apôtre : ce qui a donné la
hardiesse à l'admirable Origène de dire ces affec-
tueuses paroles : « Mon Seigneur Jésus pleure
« encore mes péchés, il gémit et soupire pour
« nous : » Domimis meus Jésus luget etiam nunc
peccatamea, gémit suspiratque pro nobis". Il
veut dire que , pour être heureux , il n'en a pas
dépouillé les sentiments d'humanité : il a encore
pitié de nous ; il n'a pas oublié ses longs travaux,
ni toutes les autres épreuves de son laborieux
pèlerinage : il a compassion de nous voir passer
une vie dont il a éprouvé les misères , qu'il sait
être assiégée de tant de diverses calamités. Ce
sentiment le touche dans la félicité de sa gloire,
encore qu'il ne le trouble pas; il agit en son
cœur, bien qu'il n'agite pas son cœur : si nous
avions besoin de larmes , il en donnerait.
Pour moi, je vous l'avoue , chrétiens, c'est là
mon unique espérance ; c'est là toute ma joie et
le seul appui de mon repos : autrement , dans quel
désespoir ne m'abîmerait pas le nombre infini de
mes crimes? Quand je considère le sentier étroit
sur lequel Dieu m'a commandé de marcher; la
prodigieuse difficulté qu'il y a de retenir, dans
un chemin si glissant, une volonté si volage et
si précipitée que la mienne; quand je jette les
yeux sur la profondeur impénétrable du cœur
de l'homme , capable de cacher dans ses replis
' Hebr.\, 15.
' I. Petr. II , 24.
* Bom. yni, 3.
« Hpl>r IX, 12,24.
* bi Levil. Ilmn. tu, !»• 2, t. n, p. 281.
tortueux tant d'inclinations corrompues dor.t je
n'aurai nulle connaissance ; enfin, quand je vois
l'amour-propre faire pour l'ordinaire la meil-
leure partie de mes actions ; je frémis d'horreur,
ô fidèles, qu'il ne se trouve beaucoup de péchés
dans les choses qui me paraissent les plus imio-
centes : et quand même je serais très-jusle de-
vant les hommes, ô Dieu éternel, quelle justice
humaine ne disparaîtrait point devant votre face?
et qui serait celui qui pourrait justifier sa vie, si
vous entriez avec lui dans un examen rigoureux ?
Si le saint apôtre saint Paul , après avoir dit avec
une si grande assurance, « qu'il ne se sent point
« coupable en soi-même , ne laisse pas de crain-
«dre de n'être pas justifié devant vous: » ISihil
miki conscius sum ; sed non in hoc justijicatus
sum ' ; que dirai-je , moi misérable? et quels de-
vront donc être les troubles de ma conscience?
Mais, ô mon aimable Pontife, c'est vous qui ré-
pandez une certaine sérénité dans mon cœur, qui
me fait vivre en paix sous l'ombre de votre pro
tection. Pontife fidèle , et compatissant à mes
maux ; non , tant que je vous verrai à la droite
de votre Père avec une nature semblable à la
mienne, je ne croirai jamais que le genre humain
lui déplaise , et la terreur de sa majesté ne m'em-
pêchera point d'approcher de l'asile de sa miséri-
corde. Vous avez voulu être appelé, par le pro •
phète Isaïe, « un homme de douleure, et qui
« sait ce que c'est que l'infirmité : » Virum do-
lorum, et scientem infinnilaiem^. Vous savez eu
effet par expérieiice, vous savez ce que c'est que
l'infirmité de ma chair, et combien elle pèse à
l'esprit, et que vous-même en votre passion avez
eu besoin de toute votre constance pour en sou-
tenir la faiblesse. « L'esprit est fort , disiez-vous;
« mais la chair est infirme^ : » cela me rend très-
certain que vous aurez pitié de mes maux. For-
tifiez mon âme , ô Seigneur, d'une sainte et sa-
lutaire confiance, par laquelle me défiant des
plaisirs", me défiant des honneurs de la terre, me
défiant de moi-même , je n'appuie mou cœur que
sur votre miséricorde ; et établi sur ce roc immo-
bile , je voie briser à mes pieds les troubles et les ,
tempêtes qui agitent la vie humaine.
Mais , ô Dieu , éloignez de moi une autre sorte
de confiance qui règne parmi les libertins;
confiance aveugle et téméraire, qui, ajoutant
l'audace au crime , et l'insolence à l'ingratitude ,
les enhardit à se révolter contre vous par l'espé-
rance de l'impunité. Loin de nous , loin de nous,
ô fidèles ! une si détestable manie : car de même
que la pénitence , en même temps qu'elle amollit
» I. Cor. IT,4.
* Is. LUI , 3.
» MattU. XXVI, 41.
56
SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
la dureté de oos cœurs, attendrit aussi et amol-
lit par SCS larmes le cœur irrité de Jésus; ainsi
notre endurcissement nous rendrait à la fm le
cœur du même Jésus endurci et inexorable. Ar-
rèlons-nousici, chrétiens; et sur cette considé-
ration , entrons avec l'aide de Dieu dans notre
seconde partie.
SECOND POINT.
Ceux qui sont tant soit peu versés dans les
Écritures, savent bien qu'une des plus belles pro-
messes que Dieu ait faites à son Fils , est celle de
lui donner l'empire de tout l'univers , et de faire
par ce moyen que tous les hommes soient ses su-
jets. Or encore que nous fassions semblant d'être
chrétiens, et qu'à nous entendre parler, on pût
croire que nous tenons ce titre à honneur ; si est-
ce néanmoins que nous n'épargnons rien pour
empêcher que cet oracle divin ne soit véritable.
Et certainement il s'en faut beaucoup que le
Sauveur ne régne sur nous ; puisque d'observer
sa loi , c'est la moindre de nos pensées : et toute-
fois, comme il serait très-injuste qu'à '^cause
de notre malice , le Fils de Dieu fût privé d'un
honneur qu'il lui est si bien dû; lorsque par nos
rébellions il semble que nous nous retirions de
son empire, il trouve bien le moyen d'y rentrer
par une autre voie. Le Fils de Dieu donc peut ré-
gner en deux façons sur les hommes.
Il y en a sur lesquels il règne par ses charmes,
par les attraits de sa grâce , par l'équité de sa loi,
par la douceur de ses promesses , par la force de
ses vérités; ce sont les justes ses bien-aimés : et
c'est ce règne que David prophétise en esprit au
psaume : « Allez, ô le plus beau des hommes,
« avec cette grâce et cette beauté qui vous est si
« naturelle; allez-vous-en, dit-il, combattre et
« régner : » Specie tua et pulchritudine tua'.
Que cet empire est doux, chrétiens ! et de quel
supplice, de quelle servitude ne seront pas digues
ceux qui refuseront une domination si juste et si
agréable? Aussi le Fils de Dieu régnera sur eux
d'une autre manière, bien étrange, et qui ne
leur sera pas supportable : il y régnera par la
rigueur de ses ordonnances, par l'exécution de sa
justice, par l'exercice de sa vengeance. C'est de
ce règne qu'il faut entendre le psaume second ,
dans lequel Dieu est introduit parlant àsonFilsen
ces termes : « Vous les régirez, ô mon Fils, avec
« un sceptre de fer, et vous les romprez tout ainsi
« quun vaisseau d'argile : » Reges eos in virga
ferrea, etsicut vasfiguli confringes eos ' ; et ces
autres paroles : « Asseyez- vous à ma droite ,
(. jusqu'à ce que je réduise vos ennemis à vous
• Ps. XLIV , 5.
« Ibid. 11,9.
« servir de marche-pied : » Donec ponam inimî-
cos iuos scabellum pedum tuorum ' ; et celles-ci :
« Le Seigneur règne; que la terre tressaille de
" joie! » Domimis regnavit;exultet terra' l cel-
les-là enfin : « Le Seigneur règne ; que tous les
« peuples soient saisis de frayeur ! » Dominus re-
gnavit; irascantur populi ^1 Et de ces vérités ,
nous en avons un exemple évident dans le peuple
juif.
Le Fils de Dieu vient à eux dans un appareil
de douceur, plutôt comme leur compagnon que
comme leur maître. C'était un homme sans faste
et sans bruit , le plus paisible qui fût au monde :
il voulait régner sur eux par sa miséricorde et
par ses bienfaits , ainsi que je vous le disais tout
à l'heure. Mais comme il n'y a point de fontaine
dont la course soit si tranquille , à laquelle on
ne fasse prendre par la résistance la rapidité d'un
terrent ; de même le Sauveur, irrité par tous ces
obstacles que les Juifs aveugles opposent à sa
bonté , semble déposer en un moment toute cette
humeur pacifique. C'est ce qu'il leur fit enten-
dre une fois, étant près de Jérusalem , par une
parabole excellente, rapportée en saint Luc ; dans
laquelle il sedépeint soi-même sous la figure d'un
roi qui , s'en étant allé bien loin dans une terre
étrangère , apprend que ses sujets se sont révoltés
contre lui ; et pour vous le faire court , voici la
" sentence qu'il leur prononce : « Pour mes en-
« nemis, dit-il 4, qui nout pas voulu que je ré-
« gnasse sur eux , qu'on me les amène , et qu'on
« les égorge en ma présence : » où, certes, vous
le voj'ezbien autre que je ne vous le représentais
dans ma première partie. Là , il ne pouvait voir
un misérable, qu'il n'en eût pitié: ici, il fait venir
ses ennemis , et les fait égorger à ses yeux.
En effet, il a exercé sur les Juifsune punition
exemplaire , que vous voyez clairement déduite
dans notre évangile : et d'autant qu'il m'a sem-
blé inutile de chercher bien loin des raisons , où
mon propre texte me fournit un exemple si visi-
ble et si authentique dans la désolation de Jéru-
salem ; je me.sis^s résolu de me servir des moyens
que le Fils de Dieu lui-même semble m'avoir
mis à la main. Je m'en vais donc employer le
reste de cet entretien à vous représenter, si je
puis, les ruines de Jérusalem encore toutes fu-
mantes du feu de la colère divine : et comme
vous avez reconnu, dans notre première partie ,
qu'il n'y a rien de plus aimable que les erabras-
sements du Sauveur, j'espère qu'étant étonnés
dans le fond de vos consciences d'un évépemen l
' Pu. cix , a.
3 V>id. xcvi, I.
' Ibid. xcviil , l.
< Luc. XIX, 12 etseqq.
A L'ÉGARD DES PÉC HEURS.
57
»j tragique, vous serez eontraints d'avouer qu'il
n'y a rien de plus terrible que de tomber en ses
mains , quand sa bonté , surmontée par la mul-
titude des crimes, est devenue implacable : pour
cela , je toucherai seulement les principales cir-
constances.
Jérusalem , demeure de tant de rois , qui , dans
le temps qu'elle fut ruinée, était sans difficulté
la plus ancienne ville du monde , et le pouvait
disputer en beauté avec celles qui étaient les
plus renommées dans tout l'Orient; pendant
deux mille et environ deux cents ans qui ont me-
suré sa durée , a certainement éprouvé beaucoup
de différentes fortunes : mais nous pouvons tou-
tefois assurer que, tandis qu'elle est demeurée
dans l'observance de la loi de Dieu , elle était
la plus paisible et la plus heureuse ville du monde.
Mais déjà il y avait longtemps qu'elle se ren-
dait de plus en plus rebelle à ses volontés, qu'elle
souillait ses mains par le meurtre de ses saints
prophètes , et attirait sur sa tête un déluge de
sang innocent qui grossissait tous les jours ; jus-
qu'à tant que ses iniquités étant montées jusqu'au
dernier comble , elles contraignirent enfin la jus-
tice divine à en faire un châtiment exemplaire.
Comme donc Dieu avait résolu que cette vengeance
éclatât par tout l'univers , pour servir à tous les
peuples et à tous les âges d'un mémorial éternel,
il y voulut employer les premières personnes du
monde , je veux dire les Romains , maîtres de la
terre et des mers, Vespasien et Tite, que déjà il
avait destinés à l'empire du genre humain : tant
il est vrai que les plus grands potentats de la
terre ne sont, après tout, autre chose que les mi-
nistres de ses conseils !
Et afin que vous ne croyiez pas que ce débor-
dement de l'armée romaine dans la Judée soit
plutôt arrivé par un événement fortuit , que par
un ordre exprès de la Providence divine, écou-
tez la menace qu'il en fait à son peuple par la
bouche de son serviteur Moïse ; c'est-à-dire , six
à sept cents ans avant que ni Jérusalem ni Rome
fussent bâties; elle est couchée au Deutéronome.
« Israël , dit Moïse , si tu résistes jamais aux vo-
« lontés de ton Dieu , il amènera sur toi , des ex-
« trémitésde la terre, une nation inconnue , dont
« tu ne pourras entendre la langue • ; » c'est- à-
dire, avec laquelle tu n'auras aucune sorte de
commerce : ce sont les propres mots de Moïse.
Un mot de réflexion, chrétiens. Les Mèdes, les
Perses, les Syriens, dont nous apprenons, par
l'histoire , que Jérusalem a subi le joug avant sa
dernière ruine , étaient tous peuples de l'Orient,
avec lesquels par conséquent elle pouvait entre-
tenir un commerce assez ordinaire : mais pour
les Romains, que de vastes mers, que de longs
espaces de terre les en séparaient ! Rome à l'Oc-
cident, Jérusalem à son égard jusque dans les
confins de l'Orient; c'est ce qu'on appelle pro-
prement les extrémités de la terre. Aussi les
Romains s'étaient déjà rendus redoutables par
tout le monde , que les Juifs ne les connaissaient
encore que par quelques bruits confus de leur
grandeur et de leurs victoires. Mais poursuivons
notre prophétie.
« Ce peuple viendra fondre sur toi tout ainsi
« qu'une aigle volante :« Insimilitudinemaguilce
volantis. Ne vous semble-t-il pas à ces marques
reconnaître le symbole de l'empire romain , qui
portait dans ses étendards une aigle aux ailes dé-
ployées? Passons outre. nUnenation audacieuse,
« continue Moïse», » (et y eut -il jamais peuple
plus orgueilleux que les Romains, ni qui eût un
plus grand mépris pour tous les autres peuples du
monde, qu'ils considéraient à leur égard comme
des esclaves?) « qui ne respectera point tesvieil-
« lards , et n'aura point de pitié de tes enfants. »
Ceci me fait souvenir de cette fatale journée dans
laquelle les soldats romains étant entrés de force
dans la ville de Jérusalem , sans faire aucune dis-
tinction de sexe ni d'âge , les enveloppèrent tous
dans un massacre commun. Quoi plus? « Ce peu-
« pie , dit Moïse , t'assiégera dans toutes tes pla-
« ces : » et il paraît par l'histoire qu'il n'y en a
eu aucune dans la Judée qui n'ait été contrainte
de recevoir garnison romaine, et quasi toutes
après un long sié^e. Et enfin « ils porteront par
« terre tes hautes et superbes murailles qui te
1 rendaient insolente : » Destruentur mûri tui
firmi atque sublimes, in quitus habehas fidu-
ciam*. Ne dirait-on pas que le prophète a voulu
dépeindre ces belles murailles de Jérusalem , ces
fortifications si régulières, ces remparts si su-
perbement élevés , « ces tours de si admirable
« structure , qu'il n'y avait rien de semblable
« dans tout l'univers , » selon que le rapporte
Josèphe^? et tout cela toutefois fut tellement
renversé , qu'au dire du même Josèphe, historien
juif, témoin oculaire de toutes ces choses et de
celles que j'ai à vous dire , « il n'y resta pas au-
« cun vestige que cette ville eût jamais été <. »
0 redoutable fureur de Dieu, qui anéantis
tout ce que tu frappes ! Mais il fallait accomplir
la prophétie de mon Maître, qui assure dans mon
évangile, « qu'il ne demeurerait pas pierre sur
« pierre dans l'enceinte d'une si grande ville : »
• Deut. XXXVIII , 50.
» Ibid. 52.
3 De Bell. Judaic. lib. v, cap. iv, n* 3, p. 1333. E4. Oxon.
720.
* Ibid. lib. TU, cap. i, n" I, p. IM6.
58
SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
Non relinquent in te lapidera super lapidcm '.
C'est ce que firent les soldats romains, en exé-
cution des ordres de Dieu : et Tite, leur capitaine
et le fils de leur empereur, après avoir mis fin
à celte fameuse expédition, resta toute sa vie tel-
lement étonné des marques de la vengeance di-
vine , qu'il avait si évidemment découverte dans
la suite de cette guerre , que quand on le congra-
tulait d'une conquête si glorieuse : « Non , non ,
« disait-il , ce n'est pas moi qui ai dompté les
« Juifs; je n'ai fait qne prêter mon bras à Dieu ,
« qui était irrité contre eux*. » Parole que j'ai
d'autant plus soigneusement remarquée, qu'elle
a été prononcée par un empereur infidèle, et
qu'elle nous est rapportée par Philostrate , histo-
rien profane, dans la Vie d'Apollonius Thya-
neus.
Après cela, chrétiens, nous qui sommes les
enfants de Dieu , comment ne serons-nous point
effrayés de ses jugements, qui étonnent jusqu'à
ses ennemis? Mais ce n'est ici que la moindre
partie de ce qu'il prépare à ce peuple : vous al-
lez voir tout à l'heure quelles machines il fait
jouer, quand il veut faire sentir la pesanteur de
son bras aux grandes villes et aux nations tout
entières; et Dieu veuille que nous n'en voyions
pas quelque funeste exemple en nos jours ! Non,
non , nation déloyale , ce n'est pas assez , pour te
punir, de l'armée des Romains : non que les Ro-
mains, je l'avoue, ne soient de beaucoup trop forts
pour toi ; et c'est en vain que tu prétends défen-
dre ta liberté contre ces maîtres du monde. Mais,
s'ils sont assez puissants pour te surmonter, il
faut quelque chose de plus pour t'affliger ainsi
que tu le mérites : que deux ou trois troupes de
Juifs séditieux entrent donc dans Jérusalem , et
qu'elle en devienne la proie, afin que tous en-
semble ils deviennent la proie des Romains.
0 Dieu, quelle fureur! l'ennemi est à leurs
portes, et je vois dans la ville trois ou quatre fac-
tions contraires qui se déchirent entre elles, qui
toutes décliirent le peuple, se faisant entre elles
une guerre ouverte pour l'honneur du commande-
ment ; mais unies toutefois par la société de crimes
et de voleries. Figurez-vous dans Jérusalem plus
de vingt-deux mille hommes de guerre, gens de
carnage et de sang, qui s'étaient aguerris par leurs
brigan lages; au reste, si déterminés, qu'on eût
dit, rapporte Josèphe', qu'ils se nourrissaient
d'incommodités, et que la famine et la peste leur
donnaient de nouvelles forces. Toutefois , mes-
sieurs , ne les considérez pas comme des soldats
^ Luc. XIX, 44.
' Philost. Apol. Tyan. Vit. lib. VI , cap. iv.
* De Bell. Judaic. lib. V, cap. viil , n' 2 , t. il , p. 1238 ; cap.
\t\, n" 4 , p. 1253; cap. xiii , n" 7, p. 125«.
destinés contre les Romains : ce sont des bourreau x
que Dieu a armés les uns contre les autres. Chose
incroyable, et néanmoins très-certaine! à peine
retournaient-ils d'un assaut soutenu contre les Ro-
mains , qu'ils se livraient dans leur ville de plus
cruelles batailles : leurs mains n'étaient pas encore
essuyées du sang de leurs ennemis , et ils les ve-
naient tremper dans celui de leurs citoyens. Tite
les pressait si vivement, qu'à peine pouvaient-ils
respirer; et ils se disputaient encore les armes
à la main à qui commanderait dans cette ville ré-
duite aux abois , qu'eux-mêmes avaient désolée
par leurs pilleries, et qui n'était presque plus
qu'un champ couvert de corps morts.
Vous vous étonnez à bon droit de cet aveugle-
ment, dont ils sont encore menacés dans mou
vingt-huitième chapitre du Deutéronome : Perçu-
tiam vos amenfia etfurore mentis ' : « Je vous
• frapperai de folie et d'aliénation d'esprit. » Mais
peut-être vous ne remarquez pas que Dieu a
laissé tomber les mêmes fléaux sur nos têtes. La
France, hélas! notre commune patrie, agitée
depuis si longtemps par une guerre étrangère,
achève de se désoler par ses divisions intestines.
Encore , parmi les Juifs, tous les deux partis cons-
piraient à repousser l'ennemi commun , bien loin
de vouloir se fortifier par son secours, ou y en-
tretenir quelque intelligence : le moindre soupçon
en était puni de mort sans rémission. Et nous ,
au contraire Ah! fidèles, n'achevons pas;
épargnons un peu notre honte : songeons plutôt
aux moyens d'apaiser la juste colère de Dieu , qui
commence à éclater sur nos têtes; aussi bien la
suite de mon récit me rappelle.
Je vous ai fait voir l'ennemi qui les presse au
dehors des murailles ; vous voyez la division qui
les déchire au dedans de leur ville : voici un en-
nemi plus cruel qui va porter une guerre fuiieuse
au fond des maisons. Cet ennemi dont je veux
parler, c'est la faim , qui, suivie de ses deux sa-
tellites , la rage et le désespoir, va mettre aux
mains non plus les citoj'^ens contre les citoyens,
mais le mari contre la femme et le père contre
les enfants ; et cela pour quelques vieux restes
de pain à demi rongés. Que dis-je pour du pain?
ils eussent [été] trop heureux : pour cent ordures
qui sont remarquées dans l'histoire , et que je
m'abstiens de nommer par le respect de cette au-
dience: jusque-là qu'une femme dénaturée, qui
avait un enfant dans le berceau (ô mères , détour-
nez vos oreilles ! ) , eut bien la rage de le massacrer,
de le faire bouillir, et de le manger. Action abo-
minable, et qui fait dresser les cheveux, prédite
toutefois dans le chapitre du Deutéronome que
' Dcut. XXVIII, a«.
A L'ÉGARD DES PECHEURS.
69
I
J'ai déjà cité tant de fois : « Je te réduirai m une
« telle extrémité tle famine, que tu mangeras le
« frnit de ton ventre: » Comedes fructum uteri
tiii '.
Et, à la vérité, chrétiens, quand je fais ré-
flexion sur les diverses calamités qui affligent la
vie humaine; entre toutes les autres la famine me
semble être celle qui représente mieux l'état dune
&me criminelle, et la peine qu'elle mérite. L'âme ,
aussi bien que le corps , a sa faim et sa nourri-
ture : cette nourriture, c'est la vérité, c'est un
bien permanent et solide , c'est une pure et sincère
l)eauté; et tout cela c'est Dieu même. Comme donc
elle se sent piquée d'un certain appétit qui la rend
affamée de quelque bien hors de soi , elle se jette
avec avidité sur l'objet des choses créées qui se
présentent à elle , espérant s'en rassasier; mais ce
sont viandes creuses , qui ne sont pas assez fortes ,
et n'ont pas assez de corps pour la sustenter : au
contraire , la retirant de Dieu , qui est sa véritable
et solide nourriture, ils la jettent insensiblement
dans une extrême nécessité, et dans une famine
désespérée. D'où vient que l'enfant prodigue,
si vous y prenez garde, sortant de la maison pa-
ternelle, arrive en un pays où il y a une horrible
famine » ; et le mauvais riche , enseveli dans les
flammes , demande et demandera éternellement
une goutte d'eau , qui ne lui sera jamais accordée ^.
C'est la véritable punition des damnés , toujours
tourmentés d'une faim et d'une soif si enragée ,
qu'ils se rongent et se consument eux-mêmes dans
leur désespoir. Que si vous voulez voir une image
de l'état où ils sont , jetez les yeux sur cette nation
réprouvée , enclose dans les murailles de Jéru-
salem.
Il n'est pas croyable combien il y avait de
monde renfermé dans cette ville : car outre que
Jérusalem était déjà fort peuplée, tous les Juifs
y étaient accourus de tous côtés , afin de célébrer
la pâque , selon leur coutume. Or chacun sait la
religion de ce peuple pour toutes ses cérémonies.
Comme donc ils y étaient assemblés des millions
entiers ; l'armée romaine survint tout à coup et
forma le siège, sans que l'on eût le loisir de pour-
voir à la subsistance d'un si grand peuple. Ici je
ne puis que je n'interrompe mon discours, pour
admirer vos conseils, ô éternel Roi des siècles,
qui choisissez si bien le temps de surprendre vos
ennemis. Ce n'était pas seulement les habitants
de Jérusalem ; c'était tous les Juifs que vous vou-
liez châtier. Voilà donc, pour ainsi dire, toute
la nation enfermée dans une même prison , comme
étant déjà par vous condamnée au dernier sup-
» Deut. XXTIII, 53.
* Luc. XV, U.
» Ibid. XTI, 24.
plice : et cela dans le temps de Pâques, la prin-
cipale de leurs solennités; pour accomplir cette
fameuse prophétie , par laquelle vous leur dénon-
ciez ■< que vous changeriez leurs fêtes eu deuil : »
Convertam festivitates vestras in luclum '. Cer-
tes , vous vous êtes souvenu , ô grand Die« , que
c'était dans le temps de Pâques que leurs pères
avaient osé emprisonner le Sauveur : vous leur
rendez le change, ô Seigneur! et dans le même
temps de Pâques , vous ehiprisonnez dans la capi-
tale de leur pays leurs enfants , imitateurs de leur
opiniâtreté.
En effet, qui considérera l'état de Jérusalem , et
les travaux dont l'empereur Tite fit environner
ses murailles ; il la prendra plutôt pour une prison,
que pour une ville : car encore que son armée fût
de près de soixante raille hommes des meilleurs
soldats de la terre, il ne croyait pas pouvoir tel-
lement tenir les passages fermés , que les Juifs ,
qui savaient tous les détours des chemins, n'échap-
passent à travers de son camp , ainsi que des loups
affamés, pour chercher de la nourriture. Jugez
de l'enceinte de la ville, que soixante mille hom-
mes ne peuvent assez environner. Que fait-il? il
prend une étrange résolution , et jusqu'alors in-
connue : ce fut de tirer tout autour de Jérusalem
une muraille, munie de quantité de forts; et cet
ouvrage , qui d'abord paraissait impossible , fui
achevé en trois jours, non sans quelque vertu
plus qu'humaine. Aussi Josèphe remarque « que
« je ne sais quelle ardeur céleste saisit tout à coup
« l'esprit des soldats * ; » de sorte qu'entreprenant
ce grand œuvre sous les auspices de Dieu , ils en
imitèrent la promptitude.
Voilà, voilà, chrétiens, la prophétie de mon
évangile accomplie de point en point. Te voilà
assiégée de tes ennemis, comme mon Maitre te
l'a prédit ([uarante ans auparavant ? « 0 Jérusa-
« lem, te voilà pressée de tous côtés; ils t'ont mise
« à l'étroit, ils font environnée de remparts et
« de forts ^ : » ce sont les mots de mon texte; et y
a-t-il une seule parole qui ne semble y avoir été
mise pour dépeindre cette circonvallation , non
de lignes, mais de murailles? Depuis ce temps,
quels discours pourraient vous dépeindre leur
faim enragée, leur fureur et leur désespoir ; et la
prodigieuse quantité de morts qui gisaient dans
leurs rues sans espérance de sépultures , exhalant
de leurs corps pourris le venin, la peste et 1^
mort?
Cependant , ô aveuglement ! ces peuples insen-.
ses, qui voyaient accomplir à leurs yeux tant d'il-,
lustres prophéties tirées de leurs propres livres ,
' Jmos. viiî , 10.
' De Bell. Judaic lib. v, cap. xii, n' 2,p. I2M.
■' Luc. xn, 43-
co
SUR LA BONTlî ET LA RIGUEUR DE DIEU
écoutaient encore un tas de devins qui leur pro-
mettaient l'empire du monde : comme l'endurci
Pharaon , qui , voyant les grands prodiges que la
main de Dieu opérait par la main de Moïse et
d'Aaron ses ministres, avait encore recours aux
Illusions de ses enchanteurs' . Ainsi Dieu a accou-
tumé de se venger de ses ennemis : ils refusent
de solides espérances; il les laisse séduire par
mille folles prétentions : ils s'obstinent à ne vouloir
point recevoir ses inspirations; il leur pervertit
le sens, il les abandonne à leurs conseils furieux :
ils s'endurcissent contre lui; « le ciel après cela
« devient de fer sur leur tête : » Dabo vohis cœlum
desupersicutferrum ^ ; il ne leur envoie plus au-
cune influence de grâce.
Ce fut cet endurcissement qui fit opiniâtrer les
Juifs contre les Romains, contre la peste, contre la
famine , contre Dieu qui leur faisait la guerre si
ouvertement; cet endurcissement, dis-je, les fit
tellement opiniâtres , qu'après tant de désastres il
fallut encore prendre leur villede force : ce qui fut
le dei-niertrait decolèreque Dieu lança surelle. Si
on eût composé , à la faveur de la capitulation ,
beaucoup de Juifs se seraient sauvés : Tite lui-
même ne les voyait périr qu'à regret. Or il fallait
à la justice divine un nombre infini de victimes;
elle voulait voir onze cent mille hommes couches
sur la place, danslesiége d'une seule ville : et après
cela encore , poursuivant les restes de cette nation
déloyale , elle les a dispersés par toute la terre : pour
quelle raison? Comme les magistrats, après avoir
fait rouer quelques malfaiteurs, ordonnent que
l'on exposera en plusieurs endroits , sur les grands
chemins, leurs membres écartelés, pour faire
frayeur aux autres scélérats : celte comparaison
vous fait horreur ; tant y a que Dieu s'est comporté
à peu près de même. Après avoir exécuté sur les
Juifs l'arrêt de mort que leurs propres prophètes
leur avaient, il y avait si longtemps, prononcé;
il les a répandus çà et là parmi le monde , portant
de toutes [parts] imprimée sur eux la marque de
sa vengeance.
Peuple monstrueux , qui n'a ni feu ni lieu ;
sans pays, et de tout pays; autrefois le plus heu-
reux du monde ; maintenant la fable et la haine
de tout le monde ; misérable , sans être plaint de
qui que ce soit ; devenu dans sa misère , par une
certaine malédiction , la risée des plus modérés.
Ne croyez pas toutefois que ce soit mon intention
d'insulter à leur infortune : non; à Dieu ne plaise
que j'oublie jusqu'à ce point la gravité de cette
chaire ! mais j'ai cru que mon évangile nous ayant
présenté cet exemple, le Fils de Dieu nous invitait
à y faire quelque réflexion. Donnez-moi un mo
« Exod. vu et VIII.
n Levii. XXVI, 19.
' ment de loisir pour nous appliquer à nous-même!»
celles que nous avons déjà faites , qui sont peut
être trop générales.
Chrétiens, quels que vous soyez, en vérité
quels sentiments produit dans vos âmes une si
étrange révolution? Je pense que vous voyez bien
par des circonstances si remarquables, et par le
rapport de tant de prophéties; et il y en a une
infinité d'autres qui ne peuvent pas être expliquées
dans un seul discours ; vous voyez bien, dis-je,
que la main de Dieu éclate dans cet ouvrage. Au
reste, ce n'est point ici une histoire qui se soit
passée dans quelque coin inconnu de la terre ou
qui soit venue à nous par quelques bruits incer-
tains ; cela s'est fait à la face du monde. Josèphe,
historien juif, témoin oculaire, également estimé
et des nôtres et de ceux de sa nation, nous l'a ra-
conté tout au long; et il me semble que cet acci-
dent est assez considérable pour mériter que vous
y pensiez.
Vous croirez peut-être que la chose est trop
éloignée de notre âge pour nous émouvoir; mais,
certes, ce nous serait une trop folle pensée de ne
pas craindre , parce que nous ne voyons pas tou-
jours à nos yeux quelqu'un frappé de la foudre.
Vous devriez considérer que Dieu ne se venge pas
moins, encore que souvent il ne veuille pas que
sa main paraisse : quand il fait éclater sa ven^
geance, ce n'est pas pour la faire plus grande :
c'est pour la rendre exemplaire : et un exemple
de cette sorte, si public, si indubitable, doit servir
de mémorial es siècles des siècles. Car enfin, si
Dieu en ce temps-ià baissait le péché, il n'a pas
commencé à lui plaire depuis : outre que nous
serions bien insensés d'oublier la tempête qui a
submergé les Juifs ; puisque nous voyons à nos
yeux des restes de leur naufrage, que Dieu a jetés,
pour ainsi dire, à nos portes : et ce n'est pas pour
autre raison que Dieu conserve les Juifs; c'est
afin de faire durer l'exemple de sa vengeance.
Enfin il est bien étrange que nous aimions mieux
nous-mêmes peut-être servir d'exemple, que de
faire profit de celui des autres. La main de Dieu
est sur nous trop visiblement , pour ne le pas re-
connaître ; et il est temps désormais que nous pré-
venions sa juste fureur par la pénitence. Quand
nous ne verrions , dans le peuple juif, qu'une
grande nation qui est tout à coup renversée , ce
serait assez pour nous faire craindre la même
[punition], particulièrement en ces temps de
guerre", où sa justice nous poursuit et nous presse
si fort. Mais si nous considérons que c'est le peu-
ple juif, autrefois le peuple de Dieu, auquel nous
avons succédé , qui est la figure de tout ce qui
doit nous arriver, selon que l'enseigne l'apôtre < :
» ' 1- Cor. X , G , u.
A I/KGARD DES PÉCHKIRS.
nous trouverons que cet exemple nous touche
bien plus près que nous ne pensons ; puisque étant
risraèl de Dieu et les vrais enfants de la race
d'Abraham, nous devons hériter aussi bien des
menaces que des promesses qui leur sont faites.
Mais il faut,ô pécheur ! il faut que j'entre avec
toi dans une discussion plus exacte; il faut que
j'examine si tu es beaucoup moins coupable que
ne le sont les Juifs. Tu me dis qu'ils n'ont pas
connu le Sauveur : et toi , penses-tu le connaître?
Je te dis en un mot, avec l'apôtre saint Jean , « que
n qui pèche ne le connaît pas , et ne sait qui il est : »
Qui peccat, non viditeum, nec coynovit eum\
Tu l'appelles ton Maître et ton Seigneur ; oui, de
bouche : tu te moques de lui ; il faudrait le dire
du cœur. Et comment est-ce que le cœur parle
Par les œuvres : voilà le langage du cœur; voilà
ce qui fait connaître les intentions. Au reste, ce
zœm-, tu n'as garde de le lui donner; tu ne le
peux pas : tu dis toi-même qu'il est engagé ail-
leurs dans des liens que tu appelles bien doux.
Insensé, qui trouves doux ce qui te sépare de Dieu !
et après cela , tu penses connaître son Fils. Non ,
non, tu ne le connais pas : seulement tu en sais as-
sez pour être damné davantage, comme les Juifs
dont les rébellions ont été punies plus rigoureuse-
raett*: que celles des autres peuples, parce qu'ils
avaient reçu des connaissances plus particulières.
Mais, direz-vous , les Juifs ont crucifié le Sau-
veur. Et ignorez- vous , ô pécheurs ! que vous fou-
lez aux pieds le sang de son testament ; que vous
faites pis que de le crucifier ; que s'il était capable
de souffrir, un seul péché mortel lui causerait
plus de douleur que tous ses supplices? Ce n'est
point ici une vaine exagération; il faut brûler
toutes le Écritures, si cela n'est vrai. Elles nous
apprennent qu'il a voulu être crucifié, pour anéan-
tir le péché : par conséquent il n'y a point de
doute qu'il ne lui soit plus insupportable que sa
propre croix. Mais je vois bien qu'il faut vous dire
quelque chose de plus : je m'en vais avancer une
parole bien hardie , et qui n'en est pas moins vé-
ritable. Le plus grand crime des Juifs n'est pas
d'avoir fait mourir le Sauveur : cela vous étonne ;
je le prévoyais bien ; mais je ne m'en dédis pour-
tant pas; au contraire, je prétends bien vous le
faire avouer à vous-mêmes : et comment cela ?
Parce que Dieu, depuis la mort de son Fils, les
a laissés encore quarante ans sans les punir. Ter-
tuUien remarque très-bien « que ce temps leur
« était donné pour en faire pénitence * : > il avait
donc dessein de la leur pardonner. Par consé-
quent , quand il a usé d'une punition si soudaine ,
il y a eu quelque autre crime qu'il ne pouvait
» I. Joan. Il» , 8.
* Lib. lu, cont. Marc, vf 23.
plus supporter, qui lui était plus insupportable
que le meurtre de son propre Fils. Quel est ce
crime si noir, si abominable? C'est l'endurcisse-
ment, c'est l'impénitencc. S'ils eussent fait péni-
tence, ils auraient trouvé, dans le sang qu'ils
avaient violemment répandu, la rémission du
crime de l'avoir épanché.
Tremblez donc, pécheurs endurcis , qui avalez
l'iniqu.té comme l'eau, dont l'endurcissement a
presque étouffé les remords de la conscience;
qui, depuis des années, n'avez point de honte
de croupir dans les mêmes ordures, et de
charger des mêmes péchés les oreilles des coufes-
seui-s. Car enfin ne vous persuadez pas que Dieu
vous laisse rebeller contre lui des siècles en-
tiers : sa miséricorde est infinie ; mais ses effets
ont leui-s limites prescrites par sa sagesse : elle
qui a compté les étoiles, qui a borné cet univers
dans une rondeur finie , qui a prescrit des bornes
aux flots de la mer, a marqué la hauteur jusqu'où
elle a résolu de laisser monter tes iniquités. Peut-
être t'attend ra-t-il encore quelque temps : peut-
tre; mais, ô Dieu! qui le peut savoir? c'est un
secret qui est caché dans l'abîme de votre provi •
dence. Mais enfin tôt ou tard ou tu mettras fin à tes
crimes par la pénitence , ou Dieu l'y mettra par
la justice de sa vengeance : tu ne perds rien pour
différer. Les hommes se hâtent d'exécuter leurs
desseins, parce qu'ils ont peur de laisser échapper
les occasions , qui ne consistent qu'en certains
moments dont la fuite est si précipitée : Dieu, tout
au contraire , sait que rien ne lui échappe , qu'il
te fera bien payer l'intérêt de ce qu'il t'a si long-
temps attendu.
Que s'il commence une fois à appuyer sa main
sur nous, ô Dieu! que deviendrons-nous? quel
antre assez ténébreux , quel abîme assez profond
nous pourra soustraire à sa fureur? Son bras tout-
puissant ne cessera de nous poursuivre , de nous
abattre, de nous désoler : il ne restera plus en nous
pierre sur pierre ; tout ira en désordre , en confu-
sion , en une décadence éternelle. Je vous laisse
dans cette pensée : j'ai tâché de vous faire voir,
selon que Dieu me l'a inspiré, d'un côté la miséri-
corde qui vous invite, d'autre part la justice qui
vous effraye; c'ei;t à vous à choisir, chrétiens : et
encore que je sois assuré de vous avoir fait voir de
quel côté il faut se porter, il y a grand danger
que vous ne preniez le pire. Tel est l'aveuglement
de notre nature : mais Dieu , par sa grâce , vous
veuille donner, et a moi , de meilleurs conseils !
••*««•»•
62
SUR LA VKRTU
ABRÉGÉ D'UN SERMON
VINGT ET UNIÈME DIMANCHE APRÈS LA
PENTECOTE.
La parabole du serviteur à qui le maître avait
quitté dix mille talents , qui fait exécuter son con-
serviteur pour cent deniers , avec une rigueur ef-
froyable '.
Trois vérités dans cette parabole : 1° que tout
pécheur contracte une dette envers la justice di-
vine : 2° qu'il ne peut jamais lui en faire le paye-
ment, ni en être quitte, si Dieu ne la lui remet
par pure grâce : 3° que la condition qu'il y appose,
c'est que nous remettions aux autres.
I*"" Point. Le péché est une dette : Dimiite no-
bis débita nostra^ : «Remettez-nous nos dettes. »
On doit en deux façons : 1° lorsqu'on ôte à quel-
qu'un par injustice : 2° lorsqu'il nous prête volon-
tairement. Il nous a assistés dans notre néces-
sité, il est juste que nous lui rendions dans notre
abondance. Nous devons à Dieu en toutes les
deux manières. Contrat avec lui : si vous l'obser-
vez, bénédiction; sinon, malédiction : le peuple
l'accepte ; Amen ^. Donc en observant. Dieu vous
doit; autrement vous lui devez. Quoi? toutes les
malédictions. Au Deutér.
lie Point. Si bien que tout ce qui nous reste
après le péché, ne nous reste plus que par grâce.
Notre évangile : Jussit eum Dominus ejus ve-
nwndari, et uxorem ejus, et filios, et omnia
que habebat, et reddi^ : « Son maître com-
« manda qu'on le vendît, lui, sa femme et ses en-
« fants , et tout ce qu'il avait , pour satisfaire à
« cette dette. » Le pécheur mérite d'être affligé en
sa personne , en ce qui lui est cher, eu sa posté-
rité : Insiiper et imiversos languot-es, etplagas
que non sunt scriptœ in volumine legis hujus ^ :
« et même tous les maux et toutes les piaies qui
« ne seraient pas marquées dans ce livre de la loi ; «
parce que, temporelles. Mais il y a un autre livre,
le Nouveau Testament, qui n'a que des promes-
ses , et aussi des menaces spirituelles , plus ter
ribles.
Voilà ce que nous devons. [Nous sommes in-
solvables] : preuve , la croix de Jésus-Christ. In-
nocent, Une devait rien : Princeps hujus mundi
in me non habet quidquam^ : « Le prince de
« ce monde n'a rien en moi qui lui appartienne. »
pourquoi paye-t-il? Il est caution. On ne discute
' Matth.xsm, 23.
' Id. VI, 12.
^ Deut. XXVII, 15 etseqq.
« Maith.xrm, 25.
« Veut, xxviir, ci.
* Joati. XIV, 30.
la caution ^ que lorsque la partie principale est
insolvable : Jésus est donc contraint par corps.
Mais puisqu'il a payé, nous sommes donc quit-
tes. [Nullement : il faut encore que] l'applica-
tion [de ses mérites se fasse en nous;] autrement
c'est comme s'il n'était pas mort. C'est pourquoi
le supplice éternel s'ensuit; éternel, parce qu'il
doit durer jusqu'à l'extinction de la dette : or
jamais elle ne peut être acquittée ; donc toujours
pourrir dans laprison. Dette gratuitement remise
par les sacrements.
Voulez-vous toujours laisser votre caution
dans la peine? ne le voulez-vous pas tirer de la
croix où vos péchés l'ont mis? Tant que le péché
est envous , il est toujours en croix : Rursum cru-
ctjîgentes sibimetipsis Filium Dci' : « autant
« qu'il est en eux, ils crucifientde nouveau le Fils
« de Dieu. »
IIP Point. Application de la condition, pour
les prisonniers. Senthnent de vengeance contre
ceux qui les font receler, etc. Imprécations , sou-
haits. C'est vouloir rendre Dieu complice de nos
vengeances : le Père de miséricorde , etc.
PREMIER SERMON
POUR L\ FÊTE
DE L'EXALTATION DE LA SAINTE CROIX.
SUR LA VERTU DE LA CROIX DE J. C.
Combien grande l'entreprise de rendre la croix vénérable.
Puissance absolue et miséricorde inlinie, deux choses dans
lesquelles consiste la gloire de Dieu : comment éclatent-elles
mieux dans la croix du Sauveur. Changements admirables
qu'elle a produits dans le monde : raisons que nous avons de
mettre en eUe toute notre gloire. Sentiments et actions qui
prouvent que la croix est pour nous un sujet de scandale*
Mihi autem absit gloriari, nisi in crUceDomini nostri Jesu-
Chrisll.
Pour moi, à Dieu ne plaise que jamais jeme glorifie,
si ce n'est en la croix de Notre^Seigneur Jésus- Christ!
Galat. VI, 14.
Ce n'a pas été une petite entreprise de rendre
la croix vénérable : jamais chose aucune ne fut
attaquée avec des moqueries plus plausibles. Les
Juifs et les Gentils en faisaient une pièce de rai i-
lerie; et il faut bien que les premiers chrétiens
aient eu une hardiesse et une fermeté plus qu'hu-
maines, pour prêcher à la face du monde, avec
une telle assurance , une chose si extravagante.
C'est pourquoi legraveTertullien se vante que la
croix de Jésus, en lui faisant mépriser la honte ,
* Hchr.\\,9.
DE LA CROIX DE JKSUS-CHRIST.
«S
Ta rendu impudent de la bonne sorte, et heureu-
sement insensé. « Laissez-moi , » disait ce grand
homme quand on hii reprochait les opprobres
de l'Évangile; « laissez-moi jouir de l'ignominie
« de mon Maître , et du déshonneur nécessaire de
• notre foi. Le Fils de Dieu aété pendu à la croix;
• je n'en ai point de honte, à cause que la chose
« est honteuse. Le Vils de Dieu est mort; il est
« croyable , parce qu'il est ridicule. Le Fils de
« Dieu est ressuscité ; je le crois d'autant plus
« certain , que , selon la raison humaine , il paraît
« entièrement impossible'. » Ainsi la simplicité
de nos pères se plaisait d'étourdir les sages du siè-
cle par des propositions étranges et inouïes, dans
lesquelles ils ne pouvaient rien comprendre; afin
que la gloire du monde s'évanouissanten fumée,
il ne restât plus d'autre gloire que celle de la croix
de Jésus.
Bienheureuse Mère de mon Sauveur, que la
Providence divine , voulant éprouver votre pa-
tience , amena aux pieds de la croix, où l'on dé-
chirait vos entrailles ; puisque vous êtes de toutes
les créatures celle qui en a le mieux vu l'infamie ,
et celle qui en a le mieux connu la grandeur,
aidez-nous, par vos pieuses intercessions , à cé-
lébrer la gloire de votre Fils crucifié pour l'a-
mour de nous. Je vous le demande par cette dou-
leur maternelle qui perça votre âme sur le Cal-
vaire , et par la joie infinie que vous ressentîtes ,
quand le Saint-Esprit descendit sur vous pour
former le corps de Jésus après que l'ange vous
eut saluée par ces divines paroles : Ave, etc.
Le grand Dieu tout-puissant , qui de rien a fait
le ciel et la terre, qui a tiré les astres et la lumière
du sein d'un abîme infini de ténèbres; ce Dieu ,
pour faire éclater sa puissance d'une façon ex-
traordinaire en la personne de son cher Fils , a
voulu que la plus grande infamie fût une source
de gloire incompréhensible. C'est pourquoi le
sauveur Jésus, encore qu'il eût vécu comme un
innocent , a fini sa vie comme un criminel; et
comme si le gibet et la mort n'eussent point eu
pour lui assez de bassesse , il a choisi volontaire-
ment de tous les supplices le plus honteux , et de
toutes les morts la plus inhumaine. En effet , le
tourment de la croix qu'est-ce autre chose qu'une
longue mort, par laquelle la vie est arrachée
peu à peu avec une violence incroyable, pen-
dant qu'une nudité ignominieuse expose le pau-
vre supplicié à lariséedes spectateurs inhumains?
si bien que le misérable patient semble en quel-
que sorte n'être élevé au-dessus de ce bois in-
fâme , qu'afin de découvrir de plus loin une mul-
' D« Came Christi , n' â
titude de peuple , qui repaît ses yeux du spectacle
de sa misère.
Non, l'imagination humaine ne se peut rien re-
présenter de plus effroyable ; et jamais on n'a rien
inventé ni de plus rigoureux pour les scélérats,
ni de plus infâme pour les esclaves. Aussi le maître
de l'éloquence, accusant un gouverneur de pro-
vince d'avoir fait crucifier un Romain, représente
cette action comme la plus noire et la plus furieuse
qui puisse tomber dans l'esprit d'un homme , et
protesteque par un tel attentat, la liberté publique
et la majesté de l'empire étaient violées'. C'était
assez d'être né libre, fidèles, pour être exempt de
cet horrible supplice. Il ne fallait pas seulement
que ceux que l'on attachait à la croix fussent les
plus détestables de tous les mortels, mais encore
les derniers et les plus abjects. Ainsi , ce que les
Romains trouvaient insupportable pour leurs ci-
toyens, les Juifs parricides l'ont fait souffrir à
leur roi.
Mais ce qui surpasse tous les malheurs, c'est
que , selon la remarque du saint apôtre , « le cru-
« cifiéest maudit de Dieu % » comme il est écrit au
Deutéronome : « Maudit de Dieu le pendu au
« bois ^ 1 » Et qu'y a-t-il donc de plus honteux que
la croix , puisque nous y voyons jointes ensemble
l'exécration des hommes, et la malédiction du Dieu
tout-puissant ? Après cela, dites-moi, je vous prie,
quelle est notre audace de ne rougir pas d'adorer
un Maître pendu? et où est le front de l'apôtre ,
qui ayant dit aux Corinthiens, «qu'il ne souffrira
« pas que sa gloire lui soit ravie ^, « ne craint pas
de dire aux Galates : « A Dieu ne plaise que je me
« glorifie en autre chose qu'en la croLx de Jésus?»
Quel honneur, quelle gloire à un homme qui té-
moigne en être jaloux ! Ah ! pénétrons sa pensée,
chrétiens , et apprenons à nous glorifier avec lui
dans les opprobres de notre Sauveur. Pour cela,
suivez, s'il vous plaît, ce raisonnement.
La gloire du chrétien ne peut être que la gloire
de Dieu ; d'autant que le chrétien ne trouve rien
qui soit digoedeson ambition et de son courage,
que les choses divines et immortelles. Or, la gloire
de Dieu consiste en deux choses : premièrement
en sa puissance absolue, et après en sa miséricorde
infinie; car, pour avoir de la gloire, il faut être
grand, etil faut faire éclater sa grandeur. Si l'é-
clat n'estappuyé sur une grandeur solide, il est
faible , et n'a qu'un faux jour ; et si la grandeur
est cachée, elle ne brille pas de cette bL-lleet pure
lumière , sans laquelle la gloire ne peut subsister.
Je dis donc que la gloire de Dieu est en sa puis-
' Cicer. in Femm. lib. vn.
» Ca;. in,i3.
* Deut. XXI, 23.
♦ I. Cor. IX , 15.
64
SUR La \El\TU
sauce et en sa bonté. Parla première, il est ma-
jestueux en lui-même ; par l'autre , il est magni-
fique envers nous. Par la puissance , il enferme
en son sein des trésors et des richesses immenses*,
mais c'est la miséricorde qui ouvre ce sein, pour
les faire inonder sur les créatures. La puissance
estcomme la source, et la miséricorde est comme
un canal. La puissance fournit ce que distribue la
miséricorde; et c'est du mélange de ces deux cho-
ses que naît ce divin écUit que nous appelons la
gloire de Dieu.
Ce qui a fait dire ces beaux mots au psal-
miste : « Dieu, dit-il, a parlé une fois '. >' J'entends
ici par cette parole le bruit de la gloire de Dieu ,
qui retentit par tout l'univers , selon ce que dit
le même psalmiste : « Les cieux racontent la
« gloire de Dieu , et le firmament publie la gran-
« deur de ses œuvres '. « Dieu donc a parlé une
fois, dit David : et qu'est-ce qu'il a dit, grand
prophète? « Il a parlé une fois; et j'ai , dit-il , en-
« tendu ces deux choses , qu'à Dieu appartient la
« puissance, et qu'à lui appartient la miséri-
« corde ^. » Par où vous voyez manifestement que
Dieu ne se glorifie que de sa puissance et de sa
bonté. C'est la véritable gloire de Dieu, parceque
la miséricorde divine , touchée de compassion de
la bassesse des créatures, et sollicitant en leur
faveur la puissance; en même temps qu'elle orne
ce qui n'a aucun ornement par soi-même , elle fait
retourner tout l'honneur à Dieu , qui seul est ca-
pable de relever ce qui n'est rien par sa condition
naturelle.
Ces choses étant ainsi supposées, passons ou-
tre maintenant, et disons : La gloire de notre Dieu
est en sa puissance et en sa bonté , ainsi que nous
l'avons vu fort évidemment ; or, c'est en la croix
que paraissent le mieux la puissance et la misé-
ricorde divine ; ce que je me propose de vous faire
voir, avec la grâce du Saint-Esprit. C'est pourquoi
l'apôtre saint Paul , qui dit « que tout l'Évangile
« consiste en la croix, » appelle l'Evangile « la
« force et la puissance de Dieu^. » Et d'ailleurs il
ne nous prêche autre chose , sinon que « la croix
« nous rend Dieu propice, et nous assure sa miséri-
« corde par Notre-Seigneur Jésus-Christ^. » Par
conséquent il est vrai que la croix est la gloire
des chrétiens; et quand je vous aurai montré dans
|e supplice de notre Maître ces deux qualités
excellentes, je pourrai dire avec l'apôtre saint
Paul : « A Dieu ne plaise que je me glorifie en au-
" tre chose qu'en la croix de Jésus! » C'est le sujet
de cet entretien. Je considère aujourd'hui comme
' Ps. LXI, 13.
^ Jbid. xvui , 1 .
3 /6/d. LXI,12, 13.
♦ I. Cor. I, 17, IS.
• Ephes. U, 16, 18. Colo». I, 20.
les deux bras de la croix du sauveur Jésus : dans
l'un je me représente un trésor infini depuissance,
et dans l'autre, une source immense d<! miséri-
corde.
Inspirez-nous, ô Seigneur Jésus ! afin que nous
célébrions dignement la gloire de votre croix. Et
vous, ô peuple d'acquisition' , vous que le sang
duprinceJésusadélivréd'uneservitudeéternelle,
contemplez attentivement les merveilles de la
mort triomphante de votre invincible libérateur.
Commençons avec l'assistance de Dieu, et glori-
fions sa toute-puissance dans l'exaltation de sa
croLx.
PBEMIER POINT.
Si vous voyez Notre-Seigneur Jésus-Christ
abandonné à la fureur des bourreaux , s'il rend
l'âme parmi des douleurs incroyables , ne vous
imaginez pas , chrétiens , qu'il soit réduit à cette
extrémité par faiblesse ou par impuissance : ce
n'est pas la rigueur des tourments qui le fait mou-
rir ; il meurt, parce qu'il le veut ; « et il sort du
« monde sans contrainte , parce qu'il y est venu
« volontairement : » Abcessitpotestate, quia non
venerat necessitate ^ La mort dans les animaux
est une défaillance de la nature : la mort en Jé-
sus-Christ est un effet de puissance. C'est pour-
quoi lui-même parlant de sa mort, il dit : «< J'ai
« la puissance de quitter la vie , et j'ai la puissance
« delà reprendre^. » Où vous voyez manifeste-
ment qu'il met en même rang sa résurrection et
sa mort ; et qu'il ne se glorifie pas moins du pou-
voir qu'il a de mourir, que de celui qu'il a de res-
susciter.
Et en effet, ne fallait-il pasqu'il eût en lui-même
un préservatif infaillible contre la mort ; puisque
par sa seule parole il faisait revivre des corps
pourris et ranimait la corruption ? Ce jeune mort de
Naïm , et la fille du prince de la Synagogue , et le
Lazare déjà puant '*, n'ont-ils pas ressenti la vertu
de cette parole vivifiante? Celui donc qui avait le
pouvoir de rendre la vie aux autres j avec quelle fa-
cilité pouvait-il se la conserver à lui-même? En vain
s'efforcerait-on de faire sécher les grandes rivières
ou de faire tarir les fontaines d'eau vive : à me-
sure que vous en ôtez , la s^jurce toujours féconde
répare sa perle par elle-même , et s'enrichit con-
tinuellement de nouvelles eaux : ainsi était-il du
sauveur Jésus. Il avait en lui-même une source
éternelle de vie , je veux dire le Yerbe divin ; et
cette source est trop abondante pour pouvoir être
jamais épuisée. Frappez tant que vous voudrez
• I. Petr. II, 9
» S. Aug. in Joan. Tract, xxxi , n° C , t. Iil, part, n , cot-
522.
3 Jonn. X , 18.
< Luc. VII, 15. Marc, v, 42. Joan. xi, 44.
DE LA CROIX DE JESUS-CHRIST.
a
f> bourreaux ! faites des ouvertures de toutes parts
sur le corps de mon aimable Sauveur, alin de
faire , pour ainsi dire, écouler cette belle vie : il
en porte la source en lui-même ; et comme cette
source ne peut tarir, elle ne cessera jamais de
couler, si lui-même ne retient son cours. Mais ce
que votre haine ne peut pas faire , son amour le
IVra pour notre salut. Lui qui commande , ainsi
«ju'il lui plait , à la santé et aux maladies , il com-
mandera à la vie de se retirer pour un temps de
son divin corps. Il ne veut pas que la nécessité
naturel le ait aucune part dans sa mort , parce qu'il
fn réserve toute la gloire à la charité infinie qu'il
u pour les hommes. Par où vous voyez, chrétiens,
« que notre Maître est mort par puissance , et non
• pas par infirmité : » Potestate mortuusest, dit
saint Augustin'.
Aussi l'évangéliste saint Jean observe une
chose qui n>érite d'être considérée : c'est que le
Sauveur, étant à la croix, fait une revue générale
sur tout ce qui était écrit de lui dans les pi-ophé-
ties ; et voyant qu'il ne lui restait plus rien à faire,
que de prendre ce breuvage amer que lui promet-
tait le Psalmiste, il demanda à boire. « J'ai soif,
• dit-il aussitôt, afin que toutes choses fussent
• accomplies'. « Puis, après avoir légèrement
goûté de la langue le fiel et le vinaigre qu'on lui
présentait, il remarqua lui-même que tout était
consommé , qu'il avait exécuté de point en point
toutes les volontés de son Père : et enfin , ne
voyant plus rien qui le pût retenir au monde, éle-
vant fortement sa voix, il rendit l'âme avec une
action si paisible, si libre si préméditée, qu'il était
aisé de juger que personne ne la lui ôtait , mais
qu'il la donnait lui-même de son plein gré , ainsi
qu'il l'avait assuré : <■• Personne , dit-il , ne m'ôte
■< mou âme ; mais je la donne moi-même de ma
' pure et franche volonté*. «
0 gloire ! ô puissance du crucifié ! Quel autre
voyons-nous qui s'endorme si précisément quand
il veut , comme Jésus est mort quand il lui a plu?
Quel homme méditant un voyage marque si cer-
tainement l'heure de son départ, que Jésus a
marqué l'heure de son trépas? De là vient que le
centenier, qui avait ordre de garder la croix,
considérant cette mort non-seulement si tran-
quille , mais encore si délibérée , et entendant ce
grand cri dont Jésus accompagna son dernier
soupir; étonné de voir tant de force dans cette
extrémité de faiblesse, s'écria lui-même tout
effrayé : « Vraiment cet homme est le Fils de
- Dieu ^. » Et lui , qui ne faisait point d'état du
' De IVat. et Grat. n' M , t. x , col 138.
' Joan. XIX, 28.
» /6td. X,I8.
♦ Marc. XT, 39.
BMSOEr. — T. m.
SaiLveur vivant , reconnut tant de puissance en
sa mort , qu'elle lut fit confesser sa divinité.
Vous dirai-je ici , chrétiens , à la gloire de la
croix de Jésus , que ce mort que vous y voyez at-
taché , remue le ciel et les éléments , qu'il renverse
tout l'ordre du monde, qu'il obscurcit le soleil et
la lune, et, si j'ose parler de la sorte, qu'il fait
appréhender à toute la nature le désordre et la
confusion du premier chaos? Certes , je vous en-
tretiendrais volontiers de tant d'étranges événe-
ments , n'était que je me suis proposé de vous dire
de plus grandes choses. La croix a dompté les
démons ; la croix a abattu l'orgueil et l'arrogance
des hommes ; la croix a renversé leur fausse sa-
gesse , et a triomphé de leurs cœurs. J'estime plus
glorieux d'avoir remporté une si belle victoire,
que d'avoir troublé l'ordre de l'univers, parce que
je ne vois rien dans tout l'univers de plus indo-
cile , ni de plus fier, ni de plus indomptable , que
le cœur de l'homme. C'est en cela que la croix me
paraît puissante, et vous le verrez très-évidem-
ment par la suite de ce discours. Renouvelez , s'il
vous plaît , vos attentions , et suivez mon raison-
nement.
Où la puissance paraît le mieux , c'est dans la
victoire , surtout quand on la gagne sur desenne-
Eftis superbes et audacieux. Or, fidèles, ce Dieu
infiniment bon , sous le règne duquel toutes les
créatures seraient heureuses si elles étaient sou-
mises, il a eu des rebelles et des ennemis, parce
qu'il y a eu des ingrats et des insolents. 11 a fallu
dompter ces rebelles : mais pourquoi les dompter
par la croix? C'est le miracle de la toute-puis-
sance, c'est le grand mystère du christianisme.
Pénétrons dans ces vérités adorables, sous la
conduite des Écritures.
Sachez donc que le plus grand ennemi de Dieu,
celui qui lui est le plus insupportable, celui qui
choque le plus sa grandeur et sa souveraineté,
c'est l'orgueil : car encore que les autres vices
abusent des créatures de Dieu contre son service,
ils ne nient pas qu'elles ne soient à lui ; au lieu que
l'orgueil , autant qu'il le peut , les tire de son do-
maine. Et comment? c'est parce que l'orgueilleux
veut se rendre maître de toutes choses; il croit
que tout lui est dû : son ordinaire est de s'attri-
buer tout à lui-même; et par là il se fait lui-même
son Dieu , secouant le joug de l'autorité sou^-e-
raine. C'est pourquoi le diable s'étant élevé par
une arrogance extraordinaire , les Écritures ont
dit qu'il avait affecté la divinité' : et Dieu lui-même
nous déclare souvent qu'il est un Dieu jaloux ' ,
qui ne peut souffrir les superbes ; qu'il rejette lei
• /». XIV, 14.
' £aod. xxTSf , U.
co
SUR LA VERTU
orgueilleux de devant sa face' ; parce que les su-
perbes sont ses rivaux , et veulent traiter d'égal
avec lui : par conséquent il est véritable que l'or-
gueil est le capital ennemi de Dieu.
En effet, n'est-ce pas l'orgueil , chrétiens, qui
a soulevé contre lui tout le monde? L'orgueil est
premièrement monté dans le ciel , où est le trône
de Dieu , et lui a débauché ses anges; il a porté
jusque dans son sanctuaire le flambeau de rébel-
lion : après , il est descendu dans la terre , et ayant
déjà gagné les intelligences célestes , il s'est servi
d'elles pour dompter les hommes. Lucifer, cet
esprit superbe , conservant sa première audace ,
même dans les cachots éternels , ne conçoit que de
furieux desseins. II médite de subjuguer l'homme,
à cause que Dieu l'honore et le favorise : mais
sachant qu'il n'y peut réussir tant que les hom-
mes demeureront dans la soumission pour leur
-Créateur, il en fait premièrement des rebelles',
afin d'en faire après cela des esclaves. Pour les
rendre rebelles , il fallait auparavant les rendre
orgueilleux. Il leur inspire donc l'arrogance qui
le possède : de là l'histoire de nos malheurs; de
là cette longue suite de maux qui affligent notre
nature, opprimée par la violence de ce tyran.
Enflé de ce bon succès , il se déclare publique-
ment le rival de Dieu : il abolit son culte par toute
la terre ; il se fait adorer en sa place par les hom-
mes qu'il a assujettis à sa tyrannie. C'est pour-
quoi le Fils de Dieu l'appelle « le prince du mon-
« de% « et l'apôtre encore plus énergiquement, « le
« dieu de ce siècle^. » Voilà de quelle sorte l'or-
gueil a armé le ciel et la terre , tâchant d'abattre
le trône de Dieu. C'est lui qui est le père de l'i-
dolâtrie : car c'est par l'orgueil que les hommes ,
méprisant l'autorité légitime, et devenus amou-
reux d'eux-mêmes , se sont fait des divinités à
leur mode. Ils n'ont point voulu de dieux que ceux
qu'ils faisaient; ils n'ont plus adoré que leurs er-
reurs et leurs fantaisies : dignes , certes, d'avoir
des dieux de pierre et de bronze , et de servir aux
créatures inanimées , eux qui se lassaient du culte
du Dieu vivant, qui les avait formés à sa ressem-
blance. Ainsi toutes les créatures , agitées de l'es-
prit d'orgueil qui dominait par tout l'univers ,
faisaient la guerre à leur Créateur avec une rage
impuissante.
« Élevez-vous , Seigneur ; que vos ennemis dis-
« paraissent , et que ceux qui vous haïssent soient
" renversés devant votre face'^. « Mais, ô Dieu,
de quelles armes vous servez-vous pour défaire
ces escadrons furieux? Je ne vois ni vos foudres.
' Is. XLU , 8.
2 Joan. xu, 31.
» 11. Cor. IV , 4.
* Ps. LXTU, I.
ni vos éclairs , ni cette majesté redoulable devant
laquelle les plus hautes montagnes s'écoulent
comme de la cire : je vois seulement une chair
meurtrie et du sang épanché avec violence , et
une mort infâme et cruelle, une croix et une
couronne d'épines : c'est tout votre appareil de
guerre; c'est tout ce que vous opposez à vos en-
nemis. Justement, certes , justement ; et en voici
la raison solide, que je vous prie, chrétiens, de
considérer.
C'est honorer l'orgueil , que d'aller contre lui
par la force; il faut que l'infirmité même le
dompte. Ce n'est pas assez qu'il succombe , s'il
n'est contraint de reconnaître son impuissance ;
il faut Te renverser par ce qu'il dédaigne le plus.
Tu t'es élevé, ô Satan , tu t'es élevé contre Dieu
de toute ta force : Dieu descendra contre toi armé
seulement de faiblesse , afin de montrer combien
il se rit de tes téméraires projets. Tu as voulu
être le Dieu de l'homme; un homme sera ton
Dieu : tu as amené la mort sur la terre; la mort
ruinera tes desseins : tu as établi ton empire en
attachant les hommes à de faux honneurs , à des
richesses mal assurées, à des plaisirs pleins d'il-
lusion; les opprobres, la pauvreté, l'extrême mi-
sère , la croix en un mot détruira ton empire de
fond en comble. 0 puissance de la croix de Jésus!
Les ^'érités de Dieu étaient bannies de la terre,
tout était obscurci par les ténèbres de l'idolâtrie.
Chose étrange, mais très-véritable! les peuples
les plus polis avaient les religions les plus ridi-
cules; ils se vantaient de n'ignorer rien, et ils
étaient si misérables que d'ignorer Dieu. Ils
réussissaient en toutes choses jusqu'au miracle :
sur le fait de la religion , qui est le capital de la
vie humaine, ils étaient entièrement insensés.
Qui le pourrait croire, fidèles, que les Égyp-
tiens , les pères de la philosophie ; les Grecs , les
maîtres des beaux-arts ; les Romains , si graves
et si avisés , que leur vertu faisait dominer par
toute la terre : qui le croirait, qu'ils eussent
adoré les bêtes, les éléments , les créatures ina-
nimées, des dieux parricides et incestueux; que
non-seulement les fièvres et les maladies, mais
les vices les plus infâmes et les plus brutales
des passions eussent leurs temples dans Rome?
Qui ne serait contraint de dire, en ce lieu, que
Dieu avait abandonné à l'erreur ces grands mais
superbes esprits , qui ne voulaient pas le recon-
naître ; et qu'ayant quitté la véritable lumière ,
le Dieu de ce siècle les a aveuglés, pour ne voir
pas des choses si manifestes?
Et le monde et les maîtres du monde , le dia-
ble les tenait captifs et tremblants sous de ser-
viles religions , desquelles néanmoins ils étaient
jaloux , non moins que de la grandeur de leiu
DE LA CROIX DE JÉSUS-CFIRIST.
€7
république. Qu'y avait-il de plus méchant que
leurs dieux? quoi de plus superstitieux que leurs
sacrifices? quoi de plus impur que leurs profanes
my-stères? quoi de plus cruel que leurs jeux , qui
faisaient i>armi eux une partie du culte divin?
jcu-x sanglants et dignes de bètes farouches, où
ils soûlaient leurs faux dieux de spectacles bar-
bares et de sang humain. Cependant tant de phi-
losophes , tant de grands esprits que le bel ordre
(lu monde forçait à reconnaître Tunique divinité
qui gouverne toute la nature, encore qu'ils fus-
sent choqués de tant de désordres, ils n'ont pu
persuader aux hommes de les quitter. Avec leurs
raisonnements si sublimes , avec leur éloquence
toute-puissante, ils n'ont pu désabuser les peuples
de leurs ridicules cérémonies et de leur religon
monstrueuse.
Mais sitôt que la croix de Jésus a commencé
de paraître au monde, sitôt que l'on a prêché la
mort et le supplice du Fils de Dieu; les oracles
menteurs se sont tus, le règne des idoles a été
peu à peu ébranlé ; enfin elles ont été renyei-sées :
et Jupiter, et Mars, et Neptune, et rÉg>'ptien
Sérapis, et tout ce que l'on adorait dans la terre
a été enseveli dans l'oubli. Le monde a ouvert
les yeux pour reconnaître le Dieu créateur, et
s'est étonné de son ignorance. L'extravagance du
christianisme a été plus forte que la plus sublime
philosophie. La simplicité de douze pêcheurs sans
secours, sans éloquence, sans art, a changé la
face de l'univers. Ces pêcheurs ont été plus heu-
reux que ce fameux Athénien *, à qui la fortune ,
ce lui semblait , apportait les villes prises dans
des rets. Ils ont pris tous les peuples dans leurs
filets, pour en faire la conquête de Jésus-Christ,
qui ramène tout à Dieu par sa croix.
Car vous remarquerez , chrétiens , que tandis
qu'il a conversé parmi nous; encore qu'il fît
des miracles extraordinaires , encore qu'il eût à
la bouche des paroles de vie étemelle, il a eu
peu de sectateurs : ses amis mêmes rougissaient
souvent de se voir rangés sous la discipline d'un
maître si méprisé. Mais est-il monté sur la croix ,
est-il mort à ce bois infâme, quelle affluence de
peuples accourent à lui! 0 Dieu, quel est ce
nouveau prodige? Maltraité et mésestimé dans
la vie, il commence à régner après qu'il est
mort. Sa doctrine toute céleste , qui devait le
faire respecter partout, le fait attacher à la croix,
et cette croix infâme, qui devait le faire mépriser
partout , le rend vénérable à tout l'univers. Sitôt
qu'il a pu étendre les bras , tout le monde a
recherché ses embrassements. Ce mystérieux
grain de froment n'est pas plutôt tombé dans la
terre , qu'il s'est multiplié par sa propre corrup-
* TimoUiée.filsdeCoaoD. Plut. yU.paraU.
tioD. Il ne s'est pas plutôt élevé de terre, que se-
lon qu'il l'avait prédit en son Kvangile, « il a attiré
n à lui toutes choses ' , » et a changé l'instrument
du plus infâme supplice en une machine céleste,
pour enlever tous les cœurs : c'est-à-dire, que le
Sauveur est tombé delà croix au sépulcre ; et par
un merveilleux contre-coup, tous les peuples sont
tombés à ses pieds.
Voyez cette affluence de gens qui , de toutes
les parties de la terre , accourent à la croix de
Jésus; qui non-seulement se glorifient de porter
son nom , mais s'empressent à imiter ses souf-
frances, à être déshonorés pour sa gloire, à
mourir pour l'amour de lui. Si quelqu'un parmi
les anciens méprisait la mort , on admirait cette
fermeté de courage comme une chose presque
inouïe. Grâce à la croix de Jésus, ces exemples
sont si communs parmi nous, que leur abon-
dance nous empêche de les raconter. Depuis qu'on
a prêché un Dieu mort , la mort a eu pour nous
des délices : on a vu la vieillesse la plus décré-
pite et l'enfance la plus imbécile, les vierges ten-
dres et délicates y courir comme à l'honneur du
triomphe. C'est pourquoi on disait que les chré-
tiens étaient un certain genre d'hommes destinés
et comme dévoués à la mort. La croix toute-puis-
sante avait familiarisé avec eux ce fantôme hi-
deux, qui est l'horreur de toute la nature. Le
monde s'est plutôt lassé de tuer que les chrétiens
n'ont fait de souffrir ; toutes les inventions de la
cruauté se sont épuisées pour ébranler la foi de
nos pères ; toutes les puissances du monde s'y
sont employées. Mais , ô aveugle fureur, qui éta-
blit ce qu'elle pense détruire ! c'est par la croix
que le roi Jésus a résolu de conquérir tout le
monde : c'est pourquoi il imprime cette croix vic-
torieuse sur le corps de ses braves soldats, en
les associant à ses souffrances : c'est par là qu'ils
surmonteront tous les peuples; ils désarmeront
leurs persécuteurs par leur patience ; les loups à
la fin deviendront agneaux, en immolant les
agneaux à leur cruauté.
Il faut que la croix de Jésus soit adorée par
toute la terre : son empire n'aura point de bor-
nes , parce que sa puissance n'a point de limites ;
elle étendra sa domination jusqu'aux provinces
les plus éloignées , jusqu'aux îles les plus inac-
cessibles , jusqu'aux nations les plus inconnues.
Quelle joie en vérité, fidèles , de voir et Barbares
et Grecs , et les Scythes et les Arabes , et les In-
diens et tous les peuples du monde , faire tous
ensemble un nouveau royaume, qui aura pour
sa loi l'Évangile, et Jésus pour son chef, et la
croix pour son étendard ! Rome même , cette ville
■ Joan XII , 23.
tts
SUR LA VERTU
superbe, après s'être si longfemps enivrée du
sang des martyrs de Jésus ; Rome , la maîtresse ,
baissera la tetc; elle portera plus loin ses con-
'ijuétes par la religion de Jésus, qu'elle n'a fait
autrefois par ses armes; et nous lui verrons ren-
dre plus d'honneur au tombeau d'un pauvre pê-
cheur, qu'au temple de son Roraulus.
Vous y viendrez aussi , ô Césars! Jésus crucifié
•veut voir abattue à ses pieds la majesté de l'em-
pire. Constantin , ce triomphant empereur, dans
le temps marqué par la Providence, élèvera l'é-
tendard de la croix au-dessus des aigles romaines.
Par la croix, il surmontera les tyrans; par la
croix , il donnera la paix à l'empire; par la croix ,
il affermira sa maison : la croix sera son unique
trophée, parce qu'il publiera hautement qu'elle
lui a donné toutes ses victoires.
Cei'tes , je ne m'étonne plus , ô Seigneur Jésus ,
si , peu de temps avant votre mort , vous vous
écriiez avec tant de joie que votre heure glorieuse
approchait, et que « le prince du monde allait
« être bientôt chassé'. » Je ne m'étonne plus si je
vous vois dans le palais d'Hérode, et devant le
tribunal de Pilate , avec une contenance si ferme ,
bravant pour ainsi dire la pompe de la cour royale
t't la majesté des faisceaux romains , par la géné-
rosité de votre silence. C'est que vous sentiez bien
que le jour de votre crucifiement était pour vous
un jour de triomphe. En effet , vous avez triom-
Ijhé, ô Jésus! et vous menez en triomphe les
puissances des ténèbres captives et tremblantes
après votre croix. « Vous avez surmonté le monde,
« non par le fer, mais par le bois : » Domuit or-
bem, nonferro, sed ligno^. Car il était bien
digne de votre grandeur « de vaincre la force par
« l'impuissance , et les choses les plus hautes par
« les plus abjectes , et ce qui est par ce qui n'est
« pas , comme parle l'apôtre ^ , et une fausse et
« superbe sagesse , par une sage et modeste folie. »
Par ce moyen , vous avez fait voir qu'il n'y avait
rien de faible en vos mains, et que vous faites
des foudres de tout ce qu'il vous plaît employer.
Mais ne vous dirai-je pas, chrétiens, une belle
marque que nous a donnée Jésus-Christ, pour
nous convaincre très-évidemment que c'est la
croix qui a opéré ces merveilles? C'est que sous
le règne de Constantin , dans le temps que la paix
fut donnée à l'Église , que le vrai Dieu fut reconnu
publiquement par toute la terre, que tous les
peuples du monde confessèrent la divinité de
Jésus ; la croix de notre bon Maître , qui n'avait
point paru jusqu'alors , fut reconnue par des mi-
racles extraordinaires , dont toute l'antiquité s'est
' Joan. xii, 31.
' S Auy. in Ps. UV, n" 12, t. IV, col. 508.
» I. Cor. 1 , 27, 28.
glorifiée. Elle fut exallée dans un temple àu^is«^
à la gloire du Crucifié, et à la consolation des
fidèles. Est-ce par un événement fortuit que cela
s'est rencontré dans ce temps? une chose si illus-
tre est-elle arrivée sans quelque ordre secret de
la Providence? Ah! ne le croyez pas, chrétiens.
Et quoi donc? C'est que tout a fléchi sous le joug
du Sauveur Jésus. Les puissances infernales sont
confondues; tout le monde vient adorer le vrai
Dieu dans l'Église, qui est son temple, et par
Jésus-Christ, qui est son pontife.
Paraissez, paraissez, 11 est temps, ô croix , qui
avez fait ces miracles ! c'est vous qui avez brisé
les idoles ; c'est vous qui avez subjugué les peu*
pies; c'est vous qui avezdourïé la victoire aux
valeureux soldats de Jésus , qui ont tout surmonté
par la patience. Vous serez gravée sur le front des
rois; vous serez le principal ornement de la cou-
ronne des empereurs; vous serez l'espérance et
la gloire des chrétiens, qui diront avec l'apôtre
saint Paul , « qu'ils ne veulent jamais se glorifier,
« si ce n'est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-
« Christ; » à cause que la croix, par la bienheu-
reuse victoire qu'elle a remportée en faisant éda^
ter la toute-puissance divine , a aussi répandu sur
nous les trésors de sa miséricorde : c'est ce ^î
me reste à vo>us dire en peu de paroles.
SECO'D POINT.
Ce nous est, à la vérité, une grande gloire de
servir un Dieu si puissant qu'est celui que nous
adorons; mais c'est particulièrement sa miséri-
corde qui nous oblige à nous glorifier en lui seul.
Qui ne se tiendrait infiniment honoré de voir un
Dieu si grand , qui met sa gloire à nous enrichir?
Et n'est-ce pas nous presser vivement de mettre
toute la nôtre à le louer? c'est ce que fait la misé-
ricorde. Ce Dieu , qui , par sa toute-puissance ,
est si fort au-dessus de nous, lui-même par sa
bonté daigne se rabaisser jusqu'à nous, et nous
communique tout ce qu'il est par une miséricor-
dieuse condescendance. Avouons que cela touche
les cœurs , et que s'il est glorieux à la toute-puis-
sance de faire craindre la miséricorde , il ne l'est
pas moins à la miséricorde de ce qu'elle fait aimer
la puissance.
Car, certes , il y a de la gloire à se faire aimer ;
c'est pourquoi le grave TertuUien nous enseigne
que « dans l'origine des choses. Dieu n'avait que
« de la bonté , et que sa première inclination , c'est
« de nous bien faire : » Deus aprimordio tantum
bonus \ Et la raison qu'il en rend est bien évi-
dente, et bien digne d'un si grand homme : car
pour bien connaître quelle est la première des
inclinations , il faut choisir celle qui se trouvera
' Jdverstis .Varcion. lib. il, n" 11, p. 4G2.
DE LA CROIX DE JESUS-CIIRIST.
69
la plus natnrelle, d'autant que la nature est le
principe de tout le reste. Or, notre Dieu , chré-
tiens , a-t-il rien de plus naturel que cette incli-
nation de nous enrichir par la profusion de ses
grâces? Comme une source envoie ses eaux natu-
rellement, comme le soleil naturellement répand
ses rayons; ainsi Dieu naturellement fait du bien.
Étant bon, abondant, plein de trésors infinis par
sa dignité naturelle , il doit être aussi , par nature ,
bienfaisant , libéral , magnifique.
Quand il te punit, ô impie, la raison n'en est
pas en lui-même; il ne veut pas que personne
périsse. C'est ta malice, c'est ton ingratitude qui
attire son indignation sur ta tête. Au contraire , si
nous voulons l'exciter à nous faire du bien , il n'est
pas nécessaire de chercher bien loin des motifs :
|sa nature, d'elle-même si bienfaisante, lui est un
motif très-pressant , et une raison qui ne le quitte
jamais. Quand il nous fait du mal , il le fait à
cause de nous; quand il nous fait du bien, il le
fait à cause de lui-même. « Ce qu'il est bon , c'est
« du sien , c'est de son propre fond , dit Tertulliea;
o ce qu'il est juste , c'est du nôtre : « c'est nous
qui fournissons par nos crimes la matière à sa
juste vengeance : De suo optimus, de nostroju-
slus\ Il est donc vrai, ce que nous disions, que
Dieu n'a pu commencer ses ouvrages que par un
épjmchement général de sa bonté sur les créatu-
res , et que c'est là par conséquent sa plus grande
gloire.
Maintenant je vous demande , le sauveur Jésus ,
notre amour et notre espérance , notre pontife ,
notre avocat, notre intercesseur, pourquoi est-il
monté sur la croix? pourquoi est-il mort sur ce
bois infâme? qu'est-ce que nous en apprend le
grand apôtre saint Paul'? N'est-ce pas « pour
•< renouveler toutes choses en sa personne , » pour
ramener tout à la première origine , pour repren-
dre les premières traces de Dieu son Père , et ré-
former les hommes selon le premier dessein de ce
grand ouvrier? C'est la doctrine du christianisme :
donc ce qui a porté le Sauveur à vouloir mourir
en la croix , c'est qu'il était touché de cespremiers
sentiments de son Père ; c'est-à-dire , ainsi que je
l'ai exposé tout à l'heure , de clémence , de bonté ,
de charité infinie.
En effet , n'est-ce pas à la croix qu'il a présenté
devant le trône de Dieu , non point des génisses
et des taureaux , mais sa sainte chaij', formée par
le Saint-Esprit , oblation sainte et vivante pour
l'expiation de nos crimes? N'est-ce pas à la croix
qu'il a réconcilié toutes choses, faisant par la
vertu de son sang la vraie purification de nos
• De Resur. cam. n* U.
- Li'/iti.i, 10. Colos. m, 10.
âmes ' ? Les hommes étaient révoltés contre Dieu ,
ainsi que nous le disions dans la première partie ;
et d'autre part, la justice divine était prête à les
précipiter dans l'abîme en la compagnie des dé-
mons, dont ils avaient suivi les conseils et imité
la présomption ; lorsque tout à coup notre chari-
table pontife paraît entre Dieu et les hommes. 1 1
se présente pour porter les coups qui allaient tom-
ber sur nos têtes. Posé sur l'autel de la croix, il
répand son sang sur les hommes, il élève à Dieu
ses mains innocentes ; « et ainsi pacifiant le ciel et
« la terre », « il arrête le coure de la justice divine ,
et change une fureur implacable en une éternelle
miséricorde.
En suivant l'audace des anges rebelles, nous
leur avions vendu nos corps et nos âmes, par un
détestable marché ; et Dieu sur ce contrat avait
ordonné que nous serions livrés en leurs mains.
Dieu l'avait prononcé de la sorte par une sentence
dernière et irrévocable. Mais qu'a fait le sauveur
Jésus? « Il a pris, dit l'apôtre saint PauP, l'ori-
« ginal de ce décret donné contre nous , et il l'a
« attaché à la croix. » Pour quelle raison? C'est
afin , ô Père éternel , que vous ne puissiez voir la
sentence qui nous condamne, que vous ne voyiez
le sacrifice qui nous absout ; afin que si vous rap-
peliez en votre mémoire le crime qui vous irrite,^
en même temps vous vous souveniez du sang qui
vous apaise et vous adoucit. Ainsi a été accompli
cet oracle du prophète Isaïe : « Votre traité avec
« la mort sera annulé, et votre pacte avec l'enfer
« ne tiendra pas : » Delebiturfœdus vestrum cum
morte, etpactum vestrum cum inferno nonsta-
bit^. Jésus a rompu ce damnable contrat par une
meilleure alliance : dès là nos espérances se soni
relevées. Le ciel , qui était de fer pour nous , a com-
mencé de répandre ses grâces sur les misérables
mortels : Jésus nous l'a ouvert par sa croix.
C'est pourquoi je la compare à cette mystérieuse
échellequiparutau patriarche Jacob, « où il voyait
« les anges monteret descendre \ « Que veut dire
ceci, chrétiens? N'est-ce pas pour nous faire en-
tendre que la croix de notre Sauveur renoue le
commerce entre le ciel et la terre ; que par cette
croix les saints anges viennent à nous comme à
leurs frères et leurs alliés, et en même temps
nous apprennent que , par la même croix , nous
pouvons remonter au ciel avec eux , pour y rem-r
plir les places que leurs ingrats compagnons ont
laissées vacantes ?
Où mettrons-nous donc notre gloire, mes frères,
' Col. 1 , 20.
= Ibid.
5 Ibid. Il, n.
* Is. XXVIII, 18.
* Cen. xxvui , 12.
70
SUR LA VERTU
si ce n'est en la croix de Jésus? Car, comme
dit l'apôtre saint Paul, « si lorsque nous étions
« ennemis , Dieu nous a réconciliés par la mort
« de son Fils unique ; maintenant que nous avons
« la paix avec lui par le sang du Médiateur, com-
'< ment ne nous comblera-t-il pas de ses dons?
t Et si , étant pécheurs , Jésus-Christ nous a tant
« aimés , qu'il est mort pour l'amour de nous ;
« maintenant que nous sommes justifiés par son
« sang ' , M qui pourrait dire la tendresse de son
amour? Or, si Dieu a usé envers nous d'une telle
miséricorde pendant que nous étions des rebelles,
que ne fera-t-il pas maintenant , que par la croix
du Sauveur nous sommes devenus ses enfants?
« Et celui qui nous a donné son Fils unique , que
0 nous pourra-t-il refuser^?»
Pour moi , je vous l'avoue , chrétiens, c'est là
toute ma gloire , c'est là mon unique consolation :
autrement , dans quel désespoir ne me jetterait
pas le nombre infini de mes crimes? Quand je
considère le sentier étroit sur lequel Dieu m'a
commandé de marcher, et l'incroyable difficulté
qu'il y a de retenir , dans un chemin si glissant ,
une volonté si volage et si précipitée que la
mienne ; quand je jette lesyeux sur la profondeur
immense du cœur humain, capable de cacher
dans ses replis tortueux tant d'inclinations cor-
rompues, dont nous n'aurons nous-mêmes nulles
connaissances ; je frémis d'horreur , fidèles , et
j'ai juste sujet de craindre qu'il ne se trouve beau-
coup de péchés dans les choses qui me paraissent
les plus innocentes. Et quand môme je serais très-
juste devant les hommes, ô Dieu éternel , quelle
justice humaine ne disparaîtra pas devant votre
face? « Et qui serait celui qui pourrait justifier sa
« vie , si vous entriez avec lui dans un examen ri-
« goureux ^ ? » Si le grand apôtre saint Paul , après
avoir dit avec une si grande assurance , « qu'il ne
« se sent point coupable en lui-même , ne laisse pas
<■ de craindre de n'être pas justifié devant vous ^ ; »
que dirai-je, moi misérable? et quels devront
donc être les troubles de ma conscience? Mais,
ô mon Pontife miséricordieux , mon Pontife fidèle
et compatissant à mes maux , c'est vous qui ré-
paiïdez une certaine sérénité dans mon âme.
Non , tant que je pourrai embrasser votre croix ,
jamais je ne perdrai l'espérance : tant que je vous
verrai à la droite de votre Père avec une nature
semblable à la mienne , portant encore sur votre
chair les cicatrices de ces aimables blessures que
vous avez reçues pour l'amour de moi , je ne croi-
rai jamais que le genre humain vous déplaise, et
» Jîom. T, 9, 8, 10.
' Ihid. vni , 32.
^ Ps. cxi.ii , 2.
M Car. IV , 4.
la terreur de la majesté ne m'empêchera point
d'approcher de l'asile delà miséricorde. Cela me
rend certain (jue vous aurez pitié de mes maux :
c'est pourquoi votre croix est toute ma gloire ,
parce qu'elle est toute mon espérance.
Mais est-il bien vrai , chrétiens , que nous nous
glorifions en la croix du sauveur Jésus? Nos
actions ne démentent-elles pas nos paroles? Ne
faudrait-il pas dire plutôt que la croix nous est un
scandale , aussi bien qu'elle l'a été aux Gentils"?
La croix ne t'est-elle pas un scandale à toi,
qui dédaignes la pauvreté , qui ne peux souffrir
les injures, qui cours après les plaisirs mortels,
qui fuis tout ce que tu vois à la croix, oubliant
que Notre-Seigneur Jésus-Christ a trouvé sa vie
dans la nwrt, et ses richesses dans la pauvreté,
et ses délices dans les tourments , et sa gloire dans
l'ignominie ? L'apôtre saint Paul disait à ceux qui
voulaient établir la justice par les œuvres et les
cérémonies de la loi , que « si la justice était par
« la loi , Jésus-Christ était mort en vain , et que
« ce grand scandale de la croix était inutile '. »
Et ne pourrais-je pas dire aujourd'hui , avec beau-
coup plus de raison , qu'en vain Jésus-Christ est
mort à la croix ; puisque n'étant mort qu'afin de
nous rendre un peuple agréable à Dieu , nous vi-
vons avec une telle licence , que nous contraignons
pres({ue les infidèles à blasphémer le saint nom
qui a été invoqué sur nous? En vain Jésus-Christ
est mort à la croix pour renverser la sagesse mon-
daine, si après sa mort on mène toujours une même
vie, si l'on applaudit aux mêmes maximes, si
l'on met le souverain bonheur dans les mêmes
choses. En vain la croix a-t-elle abattu les ido-
les par toute la terre, si nous nous faisons tous
les jours de nouvelles idoles par nos passions dé-
réglées; sacrifiant non point à Bacchus, mais à
l'ivrognerie ; non point à Vénus , mais à l'irapu-
dicité ; non point à Plutus , mais à l'avarice ; non
point à Mars, mais à la vengeance; et leur im-
molant non des animaux égorgés , mais nos esprits
remplis de l'Esprit de Dieu , et « nos corps qui
« sont les temples du Dieu vivant, et nos mem-
« bres qui sont devenus les membres de Jésus-
« Christ^. »
C'est donc une chosetropassurée,quela croix
de Jésus n'est pas notre gloire : car si elle était
notre gloire , nous glorifierions-nous, comme nous
faisons, dans les vanités? Pourquoi pensez-vous
que l'apôtre saint Paul ne dise pas en ce lieu qu'il
se glorifie en la sagesse de Jésus-Christ, en la
puissance de Jésus-Christ , dans les miracles de
Jésus-Christ, en la résurrection de Jésus-Christ ,
' T. Cor. 1 , 23.
' Gai. II, 21; V, H.
« 1. Cor. VI, 15, 10. Ephes, v, 30.
DE LA CROIX DE JESliS-CHRIST.
7f
mais seulement en la mort et en la croix de Jésus-
Christ? A-t-il parlé ainsi sans raison? ou plutôt
ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit, à
l'entrée de ce discours , que la croix était un as-
semblage de tous les tourments, de tous les op-
probres , et de tout ce qui parait non-seulement
méprisable, mais horrible, mais effroyable à notre
raison? C'est pour cela que saint Paul nous dit,
- qu'Use glorifie seulement en la croix du sauveur
« Jésus; •' afin, de nous apprendre l'humilité, afin
de nous faire entendre que nous autres chrétiens
nous n'avons de gloire que dans les choses que le
monde méprise.
Eh! dites-moi, mes frères, « le signe du chré-
« tien, n'est-ce pas la croix? JN'est-ce pas par la
- croix , dit saint Augustin ' , que l'on bénit , et
« l'eau qui nous régénère , et le sacrifice qui nous
« nourrit, et l'onction sainte qui nous fortifie? »
Avez-vous oublié que l'on a imprimé la croix sur
vos fronts , quand on vous a confirmés par le
Saint-Esprit? Pourquoi l'imprimer sur le front?
N'est-ce pas que le front est le siège de la pudeur?
Jésus-Christ par la croix a voulu nous durcir le
front contre cette fausse honte, qui nous fait
rougir des choses que les hommes estiment bas-
ses, et qui sont grandes devant la face de Dieu.
Combien de fois avons-nous rougi de bien faire ?
Combien de fois les emplois les plus saints nous
ont-ils semblé bas et ravalés? La croix imprimée
sui* nos fronts nous arme d'une généreuse impu-
dence contre cette lâche pudem ; elle nous ap-
prend que les honneurs de la terre ne sont pas pour
nous.
Quand les magistrats veulent rendre les per-
sonnes infâmes et indignes des honneurs humains,
souvent ils leur font imprimer sur le corps une
marque honteuse , qui découvre à tout le monde
leur infamie. Vous dirai-je ici ma pensée ? Dieu a
imprimé sur nos fronts , dans la partie du corps
lapluséminente, une marque devant lui glorieuse ,
devant les hommes pleine d'ignominie , afin de
nous rendre incapables de recevoir aucun hon-
neur sur la terre. Ce n'est pas que , pour être bons
chrétiens, nous soyons indignes des honneurs du
monde ; mais c'est que les honneurs du monde ne
sont pas dignes de nous. Nous sommes infâmes
selon le monde , parce que , selon le monde , la
croix , qui est notre gloire , est un abrégé de toutes
sortes d'infamies.
Cependant, comme si le christianisme et la croix
de Jésus étaient une fable , nous n'avons d'ambi-
tion que pour la gloire du siècle : l'humilité chré-
tienne nous paraît une niaiserie. Nos premiers
pères croyaient qu'à peine les empereurs méri-
' InJoan-tract. cxTiii, n" 5, t. iir, part, ii, col. soi.
taient-ils d'être chrétiens : les choses à présent
sont changées : à peine croyons-nous que la piété
chrétienne soit digne de paraître dans les person-
nes considérables : la bassesse de la croix nous
est en horreur; nous voulons qu'on nous applau-
disse et qu'on nous respecte.
jMais ma charge, me direz-vous, veut que je
me fasse honneur : si on ne respecte les magis-
trats , toutes choses iront en désordre. Apprenez ,
apprenez quel usage le chrétien doit faire des hon-
neurs du monde : qu'il les reçoive premièrement
avec modestie, connaissant combien ilssontvains :
qu'il les reçoive pour la police ; mais qu'il ne les
recherche pas pour la pompe : qu'il imite l'em-
pereur Héraclius , qui déposa la pourpre , et se-
revêtit d'un habit de pauvre , pour porter la croix
de Jésus. Ainsi , que le fidèle se dépouille de tous
les honneurs devant la croix de notre bon Maître ;
qu'il y paraisse comme pauvTC , comme nu et
comme mendiant : qu'il songe que , par la nais-
sance , tous les hommes sont ses égaux ; et que
les pauvTCS , dans le christianisme , sont en quel-
que façon ses supérieurs. Qu'il considère que
l'honneur qu'on lui rend n'est pas pour sa propre
grandeur , mais pour l'ordre du monde , qui ne
peut subsister sans cela ; que cet ordre passera
bientôt , et qu'il s'élèvera un nouvel ordre de cho-
ses ou ceux-là seront les plus grands , qui auront
été les plus gens de bien , et qui auront mis leur
gloire en la croix du sauveur Jésus.
Adorons la croix dans cette pensée ; assistons
dans cette pensée au saint sacrifice qui se fait en
mémoire de la passion du Fils de Dieu. Fasse No-
tre-Seigneur Jésus-Christ , que nous comprenions
combien sa croix est auguste , combien glorieuse ,
puisqu'elle seule est capable de faire éclater sur
les hommes la toute-puissance de Dieu, et do
répandre sur eux les trésors immenses de sa mi-
séricorde infinie , en leur ouvrant l'entrée à la
félicité éternelle ! Amen.
7Î
SUR LES SOUFFRANCES.
TROISIEME SERMON
L'EXALTATION DE LA SAINTE CROIX ,
PRÊCHÉ AUX NOUVEAUX CATHOUQUKS.
SUR LES SOUFFRANCES.
La miséricorde et la justice conciliées en la personne de Jé-
sus-Christ , fondement de son exaltation à la croix. Deux ma-
nières différentes dont nous pouvons participer à la croix. Le
trouble qu'on nous apporte dans les choses que nous aimons ,
cause générale de toutes nos peines. Trois différentes façons
dont notre àme peut y être troublée. Trois sources de grâces
que nous trouvons dans ces trois sources d'afflictions. La
croix, un instrument de vengeance à l'égard des impéiiitents.
Terrible état d'une âme qui souffre sans se convertir. Éloge
de la foi des nouveaux catholiques : motifs pressants pour
les lidèles de les soulager dans leurs besoins.
Exaltari oportet FiKum hominis.
Il faut que le Fils de l'Homme soit exalté. Joait m. 14.
Christo confixus. sum crucL
Je suis attaché à la croix avec Jésus- Christ. GaU Ji, 19.
Toute l'Écriture nous prêche que la gloire du
Fils de Dieu est dans les souffrances , et que c'est
à la croix qu'il est exalté : il n'est rien de plus
véritable. Jésus est exalté à la croix par les pei-
nes qu'il a endurées ; Jésus est exalté à la croix
par les peines que nous endurons. C'est , mes frè-
res , sur ce dernier point que je m'arrêterai au-
jourd'hui , comme sur celui qui me semble le plus
fructueux ; et je me propose de vous faire voir
combien le Fils de Dieu est glorifié dans les souf-
frances qu'il nous envoie. Mais, chrétiens, ne
nous trompons pas ; dans la gloire qu'il tire de
nos afflictions , il y est glorifié en deux manières ,
dont l'une certainement n'est pas moins- terrible,
que l'autre est salutaire et glorieuse.
Voici une doctrine importante ; voici un grand
mystère que je vous propose ; et afin de le bien
entendre , venez le méditer au Calvaire , au pied
de la croix de notre Sauveur : vous y verrez deux
actions opposées que le Père y exerce dans le
même temps. Il y exerce sa miséricorde et sa jus-
tice ; il punit et remet les crimes ; il se venge et
se réconcilie tout ensemble : il frappe son Fils
innocent pour l'amour des hommes criminels , et
en même temps il pardonne aux hommes crimi-
nels pour l'amour de son Fils innocent. 0 justice !
ô miséricorde ! qui vous a ainsi assemblées? C'est
le mystère de Jésus-Christ ; c'est le fondement
de sa gloire et de son exaltation à la croix, d'a-
voir concilié en sa personne ces deux divins
attributs, je veux dire , la miséricorde et la jus-
tice.
Mais cette union admirable nous doit faire
considérer que , comme en la croix de aétre Sau-
veur la vengeance et le pardon se trouvent en-
semble ; aussi pouvons-nous participer à la croix
en ces deux manières indifférentes , ou selon la
rigueur qui s'y exerce, ou selon la grâce qui s'y
accorde. Et c'est ce qu'il a plu à Notre-Seigneu*
de nous faire voir au Calvaire. Nous y voyons ^
dit saint Augustin , « trois hommes en croix , un
« qui donne le salut , un qui le reçoit , un qui le
« méprise : » Très erant in cnice, unus salva-
tor, aliits sahandus, alius dnmnandns '. Au
milieu , l'auteur de la grâce ; d'un côté un qui
en profite , de l'autre côté un qui la rejette. Dis-
cernement terrible et diversité surprenante ! Tous
deux sont à la croix avec Jésus-Christ , tous deux
compagnons de son supplice ; mais , hélas ! il n'y
en a qu'un qui soit compagnon de sa gloire. Ce
que le Sauveur 'avait réuni , je veux dire la mi-
séricorde et la vengeance , ces deux hommes l'ont
divisé. Jésus-Christ est au milieu d'eux , et cha-
cun a pris son partage de la croix de Notre-Sei-
gneur. L'un y a trouvé la miséricorde , l'autre les
rigueurs de la justice : l'un y a opéré son salut ,
l'autre y a commencé sa damnation : la croix a
élevé jusqu'au paradis la patience de l'un; la
croix a précipité au fond de l'enfer l*îfflpénitence
de l'autre. Ils ont donc participé à la eroix en
deux manières bien différentes; mais cette diver-
sité n'empêchera pas que Jésus ne soit exalté en
l'un et en l'autre, ou par sa miséricorde, ou par
sa justice : Exaltari oportet Filium hominis.
Apprenez de là, chrétiens, de quelle sorte et
en quel esprit vous devez recevoir ki croix. Ce
n'est pas assez de souffrir; car qui ne souffre
pas dans la vie? Ce n'est pas assez d'être sur la
croix ; car plusieurs y sont comme ce voleur im-
pénitent, qui sont bien éloignés du Crucifié. La
croix dans les uns est une grâce ; la croix dans
les autres est une vengeance; et toute cette di-
versité dépend de l'usage que nous en faisons.
Avisez donc sérieusement , ô vous âmes que Jé-
sus afflige , ô vous que ce divin Sauveur a mis sur
la croix ; avisez sérieusement dans lequel de ces
deux états vous voulez y être attachés ; et afin que
vous fassiez un bon choix , voyez ici en peu de
paroles la peinture de l'un et de l'autre , qui fera
le partage de ce discours.
PBEMIER POINT.
Pour parler solidement des afflictions, con-
naissons premièrement quelle est leur nature ; et
disons, s'il vous plaît, messieurs, avant toutes
choses, que la cause générale de toutes nos peines,
c'est le trouble qu'on nous apporte dans les cho-
ses" que nous aimons. Or, il me semble que nous
voyons par expérience que notre âme y peut être
' Enar. U, in. Psal. xxxv , n' I, t. iv, col. 238.
SUR LES SOUFFRANCES.
79
troublée en trois différentes façons; ou lorsqu'on
lui refuse ce qu'elle désire; ou lorsqu'on lui ôte
ve qu'elle possède; ou lorsque, lui en laissant la
i>oss€Ssiou , on l'empêche de le goûter.
Premièrement on nous inquiète quand on nous
refuse ce que nous aimons : car il n'est rien de
plus misérable que cette soif, qui jamais n'est
rassasiée ; que ces désirs toujours suspendus , qui
s'avancent éternellement sans rien prendre; que
fette fâcheuse agitation d'une âme toujours frus-
trée de ce qu'elle espère : on ne peut assez expri-
mer combien elle est travaillée par ce mouve-
ment. Toutefois on l'afflige beaucoup davantage
quand on la trouble dans la possession du bien
qu'elle tient déjà entre ses mains ; parce que , dit
saint Augustin ' , « quand elle possède ce qu'elle
« a aimé , comme les honneurs , les richesses ou
" quelque autre chose semblable, elle se l'at-
" tdche à elle-même par le contentement qu'elle
« a de l'avoir, » l'aise qu'elle sent d'en jouir;
elle se l'incorpore en quelque façon , si je puis
t^arler de la sorte; cela devient comme une partie
de nous-mêmes , ou , pour dire le mot de saint
Augustin , « comme un membre de notre cœur, »
Vclut membra animi : de sorte que, si Ton
vient à nous l'arracher, aussitôt le cœur en gé-
mit; il est comme déchiré et ensanglanté par la
\iolence qu'il souffre.
La troisième espèce d'affliction , qui est si or-
dinaire dans la vie humaine, ne nous ôt€ pas en-
tièrement le bien qui nous plaît ; mais elle nous
traverse de tant de côtés, elle nous presse telle-
ment d'ailleurs , qu'elle ne nous permet pas d'en
jouir. Par exemple, vous avez acquis de grands
biens , il semble que vous devez être heureux ;
mais vos continuelles infirmités vous empêchent
de goûter le fruit de votre bonne fortune : est-il
rien de plus importun? C'est être au milieu d'un
jardin , sans avoir la liberté d'en goûter les fruits,
non pas même d'eu cueillir les fleurs ; c'est avoir,
pour ainsi dire , la coupe à la main, et n'en pou-
voir pas rafraîchir sa bouche, bien que vous
soyez pressé d'une soif eu"dente ; et cela vous cause
un chagrin extrême. Voilà, messieui's, comme
les trois sources qui produisent toutes nos plain-
tes ; voilà ce qui fait murmurer les enfants des
hommes.
Mais le fidèle serviteur de Dieu ne perd pas sa
tranquillité parmi ces disgrâces, de laquelle de
ces trois sources que puissent naitre ses afflic-
tions : et quand même elles se joindraient toutes
trois ensemble pour remplir son âme d'amertume,
il bénit toujours la bonté divine, et il connaît
que Dieu ne le frappe que pour exalter en lui sa
• De Lio. Arbit. Ub I , n' 33, 1. 1, col. 683.
miséricorde : Oporlct exaltari Fiiium hominis.
En effet, il est véritable; et afin de nous en con-
vaincre , parcourons , je vous prie ^ en peu do pa-
roles, ces trois sources d'afflictions; sans dout»
nous y trouverons trois sources de grâces.
Et premièrement, chrétiens, il n'est rien or-
dinairement de plus salutaire que de nous refu-
ser ce que nous désirons avec ardeur, et je dis
même dans les désirs les plus innocents : car pour
les désirs criminels, qui pourrait révoquer en
doute que ce ne soit un effet de miséricorde que
d'en empêcher le succès? Tu es enflammé de sales
désirs , et tu crois qu'on te favorise quand on te-
laisse le moyen de les satisfaire. Malheureux!;
c'est une vengeance par laquelle Dieu punit tes
premiers désordres , en te livrant justement aU'
sens réprouvé : car si tu étais si heureux •qu'il'
s'élevât de toutes parts des difficultés contre tes
prétentions honteuses , peut-être qu'au milieu de
tant de traverses tes ardeurs insensées se ralen-
tiraient ; au lieu que ces ouvertures commodes ,
et cette malheureuse facilité que tu trouves, pré-
cipitent ton intempérance aux derniers excès;
tellement qu'à force de l'abandonner à ces funes-
tes appétits que la fièvre excite , de fou tu deviens
furieux , et une maladie dangereuse se tourne eu
une maladie désespérée.
Reconnaissez donc , ô enfants de Dieu ! avec
quelle miséricorde Dieu nous laisse dans la fai-
blesse et dans l'impuissance : c'est que ce sou-
verain médecin sait guérir nos maladies de plus
d'une sorte. Quelquefois il nous laisse dans un
grand pouvoir, qu'il réduit à ses justes bornes
par une droite volonté ; en sorte que celui qui a
été maître de transgresser le commandement ne
l'a point transgressé : Quipoluit transgredi, et
non est transgressus '. Quelquefois il se sert
d'une autre méthode, et il réduit la volonté en
restreignant le pouvoir : Frœnatitr potestas , ut
sanetur voluntas , dit saint Augustin \ Sa misé-
ricorde, qui nous veut guérir, oppose à nos dé-
sirs emportés des difficultés insurmontables :
ainsi il nous dompte par la résistance, et, fati-
gant notre esprit , il nous accoutume à ne vou-
loir plus ce que nous trouvons impossible.
Mais, messieurs, si vous trouvez juste qu'il
s'oppose aux volontés criminelles , peut-êt»e aussi
vous semble-t-il rude qu'il étende cette rigueur
jusqu'aux désirs innocents : toutefois ne vous
plaignez pas de cette conduite. Un sage jardinier
n'arrache pas seulement d'un arbre les branches
gâtées ; mais il en retranche aussi quelquefois les
accroissements superflus. Ainsi Dieu n'arrache
' Eccl. xixr , m.
I ' Ad Xaced. Ep. uill , n* 16 , t. U , «1. i60.
74
pas seulement en nous les désirs qui sont corrom-
pus; mais il coupe quelquefois jusqu'aux inutiles;
et la raison de cette conduite est bien digne de
sa bonté et de sa sagesse : c'est que celui qui nous
a formés , qui connaît les secrets ressorts qui font
mouvoir nos inclinations, sait qu'en nous aban-
donnant sans réserve à toutes les choses qui nous
sont permises, nous nous laissons aisément tom-
ber à celles qui sont défendues. Et n'er>t-ce pas
ce que sentait saint Paulin , lorsqu'il se plaint fa-
milièrement au plus intime de ses amis? « Je fais,
« dit-il, plus que je ne dois, pendant que je ne
« prends aucun soin de me modérer eu ce que je
« puis : » Quod non expediebat admisi, dum non
tempero quod licebat^. La vertu en elle-même
est infiniment éloignée du vice ; mais telle est la
faiblesse de notre nature, que les limites s'en
touchent de près dans nos esprits , et la chute en
est bien aisée. 11 importe que notre âme ne jouisse
pas de toute la liberté qui lui est permise, de
peur qu'elle ne s'emporte jusqu'à la licence , et
que , s'étant épanchée à l'extrémité , elle ne passe
aisément au delà des bornes. C'est donc un effet
de miséricorde de ne contenter pas toujours nos
désirs, non pas même les innocents : cette croix
nous est salutaire.
Mais notre Sauveur va beaucoup plus loin ; et
cette même miséricorde qui dénie à notre âme ce
qu'elle poursuit , lui arrache quelquefois ce qu'elle
possède. Chrétien , n'en murmure pas : il le fait
par une bonté paternelle ; et nous le compren-
drions aisément, si nous nous savions connaître
nous-mêmes. Ne me dis pas, âme chrétienne :
Pourquoi m'ôte-t-on cet ami intime? pourquoi un
fils , pourquoi un époux , qui faisait toute la dou-
ceur de ma vie? quel mal faisais-je en les aimant ,
puisque cette amitié est si légitime? Non, je ne
veux pas entendre ces plaintes dans la bouche d'un
chrétien , parce qu'un chrétien ne peut ignorer
combien la chair et le sang se mêlent dans les af-
fections les plus légitimes , combien les intérêts
temporels , combien de sortes d'inclinations qui
naissent en nous de l'amour du monde. Et toutes
ces inclinations ne sont-ce pas, si nous l'entendons,
comme autant de petites parties de nous-mêmes,
qui se détachent du Créateur pour s'attacher à la
créature, et que la perte que nous faisons des
personnes chères nous apprend à réunir en Dieu
seul , comme des lignes écartées du centre? Mais
les hommes n'entendent pas combien cette perte
leur est salutaire , parce qu'ils n'entendent pas
combien ces attachements sont dangereux : ils
ne se connaissent pas eux-mêmes, ni la pente
qu'ils ont aux biens périssables.
0 cœur humain! si tu connaissais combien le
» Ad Se ver. Ep. XXX, n' ;i,
SUR LES SOUFFRANCES.
monde te prend aisément, avec quelle facilité tu
t'y attaches, combien tu louerais la main chari-
table qui vient rompre violemment ces liens, en
te troublant dans la possession des biens de la
terre ! Il se fait en nous , en les possédant , certains
nœuds secrets , qui nous engagent insensiblement
dans l'amour des choses présentes; et cet enga-
gement est plus dangereux en ce qu'il est ordi-
nairement plus imperceptible. Oui, le désir se
fait mieux sentir, parce qu'il a de l'agitation et
du mouvement; mais la possession assurée, c'est
un repos , c'est comme un sommeil ; on s'y endort,
on ne le sent pas : c'est pourquoi le divin apôtre
dit que ceux qui amassent de grandes richesses
« tombent dans de certains lacets invisibles , » In-
cidunt in laqueum^ où le cœur se prend aisé-
ment. Il se détache du Créateur par l'amour dé-
sordonné de la créature , et à peine s'aperçoit-il
de cet attachement excessif. Il faut , chrétiens ,
le mettre à l'épreuve; il faut que le feu des tribu-
lations lui montre à se connaître lui-même ; « il
« faut, dit saint Augustin, qu'il apprenne, en
« perdant ces biens, combien il péchait en les
n aimant : » Quantum hœc amando peccave-
rint, perdendo senserunt^.
Et cela de quelle manière? Qu'on lui dise que
cette maison est brûlée , que cette somme est per-
due sans ressource, par la banqueroute de ce
marchand ; aussitôt le cœur saignera, la douleur
de la plaie lui fera sentir par combien de fibres
secrètes ces richesses tenaient au fond de son
cœur, et combien il s'écartait de la droite voie
par cet engagement vicieux : Quantum hœc
amando peccaverint , perdendo scnserunt. Il
connaîtra mieux par expérience la fragiltté des
biens de la terre , dont il ne se voulait laisser con-
vaincre par aucuns discours : dans le débris des
choses humaines il tournei-a les yeux vers les
biens éternels, qu'il commençait peut-être à ou-
blier; ainsi ce petit mal guérira les grands, et sa
blessure sera son salut.
Mais si Dieu laisse à ses serviteurs la jouissance
des biens du siècle , ce qu'il peut faire de meilleur
pour eux, c'est de leur en donner du dégoût, de
répandre mille amertumes sur tous leurs plaisirs ,
de ne leur permettre pas de s'y reposer, de se-
couer et d'abattre cette fleur du monde qui leur
rit trop agréablement ; de leur faire naître des
difficultés, de peur que cet exil ne leur plaise,
et qu'ils ne le prennent pour la patrie. Vous
voyez donc , ô enfants de Dieu , qu'en quelque
partie de sa croix qu'il plaise au Sauveur de vous
attacher; soit qu'il vous refuse ce que vous aimiez,
soit qu'il vous ôte ce que vous possédiez, soit
» I. Tim. VI , 9.
» De CivlL Dei, lib. I, cap. x, t. tu, col. II.
SUR LES SOUFFKArSCES.
7€
Huil ne vous permette pas de goûter les biens
dont il vous laisse la jouissance, c'est toujours
pour exercer en vous sa miséricorde , et exalter sa
bouté dans vos afflictions.
0 Dieu , si je pouvais vous faire comprendre
combien elle est glorifiée par vos souffrances , que
ce discours serait fructueux, et ma peine utile-
ment employée I Mais si mes paroles ne le peu-
vent pas , venez l'apprendre de ce voleur pénitent
dont je vous ai d'abord proposé l'exemple. Pen-
dant que tout le monde trahit Jésus-Christ , pen-
dant que tous les siens l'abandonnent, il s'est
réservé cet heureux larron pour le glorifier à la
croix : < sa foi a commencé de fleurir, où la foi
« des disciples a été flétrie : » Tuncfides ejus de
ligno floruit, quando discipulorum marcuit\
Jésus, déshonoré par tout le monde, n'est plus
exalté que par lui seul : venez profiter d'un si bel
exemple ; voici un modèle accompli.
Il n'oublie rien , mes frères , de ce qu'il faut
faire dans l'affliction; il glorifie Jésus-Christ en
autant de sortes qu'il veut être glorifié sur la
croix : car voyez premièrement comme il s hu-
milie par la confession de ses crimes. « Pour nous,
« dit-il , c'est avec justice, puisque nous souffrons
« la peine que nos crimes ont méritée : » Et nos
quidcin juste j nam digna factis recipimus* :
comme il baise la main qui le frappe , comme il
honore la justice qui le punit! c'est là, mes frè-
res , l'unique moyen de la tourner en miséricorde.
Mais ce saint larron ne finit pas là : après s'être
considéré comme criminel , il se tourne au Juste
qui souffre avec lui : « Mais celui-ci , ajoute-t-il,
" n'a fait aucun mal : » Hic vero nihil mali ges-
sit^. Cette pensée adoucit ses maux : il s'estime
heureux, dans ses peines, de se voir uni avec
l'innocent; et cette société de souffrances lui don-
nant avec Jesus-Christ une sainte familiarité , il
lui demande avec foi part en son royaume , comme
il lui en a donné en sa croix : Domine ^ mémento
mei, cum veneris in regnum tuum ^ : « Seigneur,
« souvenez-vous de moi , lorsque vous serez venu
« en votre royaume. «
Je triomphe de joie, mes frères ; mon cœur est
rempli de ravissement en voyant la foi de ce saint
voleur. Un mourant voit Jésus mourant, et il lui
demande la vie ; un crucifié voit Jésus crucifié ,
et il lui parle de son royaume ; ses yeux n'aper-
çoivent que des croix, et sa foi ne se représente
qu'un trône. Quelle foi et quelle espérance ! Si
nous mourons , mes frères , nous savons que Jésus-
Christ est vivant , et notre foi chancelante a peine
' s. Aug. lib. i ,de Anima et ejtu.orig. n' ii , t. x , col. 342.
' Lvc. xxiu, 41.
' Ibid.
* Ibid. 42.
toutefois à s'y confier : celui-ci voit mourir Jésus
avec lui , et il espère, et il se console, et il se ré-
jouit même dans un si cruel supplice. Imitons un
si saint exemple; et si nous ne sommes animés
par celui de tant de martyrs et de tant de saints,
rougissons du moins, chrétiens, de nous laisser
surpasser par un voleur. Confessons nos péchés
avec lui, reconnaisons avec lui l'innocence de
Jésus-Christ : si nous imitons sa patience , la con-
solation ne manquera pas. Aujourd'hui, aujour-
d'hui , dira le Sauveur, tu seras avec moi dans
mon paradis. Ne crains pas , ce sera bientôt ; cette
vie se passe bien vite , elle s'écoulera comme un
jour d'hiver, le matin et le soir s'y touchent de
près : ce n'est qu'un jour, ce n'est qu'un moment ,
que la seule infirmité fait paraître long : quand
il sera écoulé, tu t'apercevras combien il est
court'. Aie donc patience avec ce larron, exalte
cette rigueur salutaire qui te frappe par miséri-
corde. Mais si cet exemple ne te touche pas, voici
quelque chose de plus terrible qui me reste main-
tenant à te proposer ; c'est la justice , c'est la
vengeance qui brise sur la croix les impénitents :
c'est par où je m'en vais conclure.
SECOND POINT.
Nous apprenons , par les saintes Lettres , que
la prospérité des impies est un effet de la ven-
geance de Dieu , et de sa colère qui les poursuit.
Oui , lorsqu'ils nagent dans les plaisirs , que tout
leur rit, que tout leur succède; cette paix que
nous admirons , qui , selon l'expression du pro-
phète , '< fait sortir l'iniquité de leur graisse , »
Prodiit quasi ex adipe iniquitas eorum^^ qui
les enfle , qui les enivre jusqu'à leur faire oublier
la mort, c'est un commencement de vengeance
que Dieu exerce sur eux : cette impunité, c'est
une peine, qui, les livrant aux désirs de leur
cœur, leur amasse un trésor de haine en ce jour
d'indignation et de fureur implacable.
Si nous voyons dans l'Écriture que Dieu sait
quelquefois punir les impies par une félicité appa-
rente , cette même Écriture , qui ne ment jamais ,
nous enseigne qu'il ne les punit pas toujours
en cette manière, et qu'il leur fait quelquefois
sentir son bras par des misères temporelles.
Cet endurci Pharaon, cette prostituée Jézabel,
ce maudit meurtrier Achab; et sans sortir de
notre sujet , ce larron impénitent et blasphéma-
teur, rendent témoignage à ce que je dis, et
nous font bien voir, chrétiens , que ce n'est pa&
assez d'être sur la croix pour être uni au Cruci-
fié. Ainsi cette croix, aue vous avez vue comme
' 5. Avg. tract. C! , in Joan. n" 6 , t. I!l , part, il , col. 75»,
' Ps. LXXXU , 7.
7«
SUR LES SOUFFRANCES.
une marque de miséricorde , vous va maintenant
être présentée comme un instrument de ven-
geance : et afin que vous entendiez comme elle a
pu si tôt changer de nature , remarquez , s'il vous
l>laît , messieurs , qu'encore que toutes les peines
soient nées du péché , il y en a néanmoins qui lui
peuvent servir de remède.
Je dis que toutes les peines sont nées du pé-
ché , et en punissent les dérèglements : car, sous
un Dieu si bon que le nôtre, l'innocence n'a rien
à craindre , et elle ne peut jamais espérer qu'un
traitement favorable : il est si naturel à Dieu
d'être bienfaisant à ses créatures , qu'il ne ferait
jamais de mal à personne, s'it n'y était forcé par
ks crimes. Toutefois il faut remarquer deux sor-
tes de peines : il y a la peine suprême, qui est la
damnation éternelle ; il y a les peines de moindre
importance , comme les afflictions de cette vie :
« Toutes deux , dit saint Augustin , sont veiMies
« du crime, toutes deux en doivent venger les
« excès. » Mais il y a cette différence , que la
damnation éternelle est un effet de pure ven-
geance, et ne peut jamais nous tourner à bien;
au lieu que les afflictions temporelles sont mê-
lées de miséricorde , et peuvent être employées
à notre salut, suivant l'usage que nous en fai-
sons : « C'est pourquoi , dit le même saint , toutes
« les croix que Dieu nous envoie peuvent; aisé-
« ra«nt changer de nature , selon la manière dont
« on tes reçoit : il faut considérer, non ce que
« l'on souffre , mais dans quel esprit on le souf-
« fre : » Non qualia, sed qualis quisque patia-
tftr'. Ce qui était la peine du péché , étant sanc-
tâfié par la patience , est tourné à l'usage de la
vertu; « et le supplice du criminel devient le
« mérite de l'homme de bien : » Fitjusti meri-
ium etiam supplicium peccatoris *.
S'il est ainsi, chrétiens, permettez que je
m'adresse à l'impie qui souffre sans se convertir,
et que je lui fasse sentir, s'il se peut , qu'il com-
mence son enfe? dès ce monde; afin qu'ayant
horreur de lui-même , il retourne à Dieu par la
pénitence. Et afin de le presser par de vives rai-
sons (car U faut, si nous le pouvons, convaincre
aujourd'hui sa dureté ) , disons en peu de mots :
Qu'est-ce que l'enfer? L'enfes, chrétiens, si nous
l'entendons , c'est la peine sans la pénitence. Ne
vous imaginez pas, chrétiens, que l'enfer soit seu-
lement ces ardeurs brûlantes. U y a deux feux
dans l'Écriture, un feu qui purge, Opusprobabit
ignis ^ ; « un feu qui consume et qui dévore , >'
Cumigne dévorante ^ ignis non extinguefur^.
' De Civit. Dei, lib. i, cap. vm , t vu, col. 8.
» Jbid. lib. XI! , cap. iv , col. 328.
» I. Cor. III, 12.
* Is. XXXIII, H\ LXVI, 24.
La peine avec la pénitence, c'eslun feu qui purge,
la peine sans la pénitence , c'est un feu qui eon.
sume ; et tel est proprement le feu de l'enfer. C'est
pourquoi les afflictions de la vie sont un feu où se
purgent lésâmes pénitentes : Salvus erit, sic ta-
menquasiperignem^ : il en est ainsi des âmes
du purgatoire. Elles se nettoientdans ce feu , parce
que la peine est jointe aux sentiments de la pé-
nitence, qu'elles ont emportée en sortant du
monde, quasi per ignem. Par conséquent, con-
cluons que la peine sanctifiée par la pénitence
nous est un gage de miséricorde; et concluons
aussi au contraire que le caractère propre de
l'enfer, c'est la peine sans ht pénitence»
Si vous voulez voir, chrétiens, des peintures
de ces gouffres éternels , n'allez pas recherchei-
bien loin ni ces fourneaux ardents , ni ces mon-
tagnes ensouffrées qui vomissent des tourbillons
de flammes , et qu'un ancien appelle « des che-
« minées de Venîer, v fgnis inferni fumariola^.
Voulez- vous voir une vive image de l'enfer et
d'une âme damnée, regardez un pécheur qui souf-
fre et qui ne se convertit pas. Tels étaient ceux
dont David parle comme d'un prodige, « que Dieu
« avait dissipés , nous dit ce prophète , et qui
« n'étaient pas touchés de componction, » Dissi-
patisunt, nec cumpuncH^ : serviteurs rebelles
et opiniâtres, qui se révoltent même sous la verge ;
abattus et non corrigés, atterrés et non humiliés ,
châtiés et non 'convertis. Tel était le déloyal
Pharaon , dont le cœur s'endurcissait tous les
jours sous les coups incessamment redoublés de
la vengeance divine. Tels sont ceux dont il est
écrit, dans l'Apocalypse^, que Dieu les ayant
frappés d'une plaie horrible, de rage ils mordaient
leurs langues, blasphémaient le Dieu du ciel , et
ne faisaient point pénitence. Tels hommes ne
sont-ils pas des damnés qui commencent leur
enfer dès ce monde ?
Et il ne faut pas dire : Nous souffrons. Il y en
a que la croix précipite à la damnation avec ce
larron endurci : au lieu de se corriger par la pé-
nitence , et de s'irriter contre eux-mêmes , et de
faire la guerre à leurs crimes, ils s'irritent contre
le Dieu du ciel; ils se privent des biens de l'au-
tre vie , on leur arrache ceux de celle-ci : si bien
qu'étant frustrés de toutes parts , pleins de rage
et de désespoir, et ne sachant à qui s'en prendre,
ils élèvent contre Dieu leur langue insolente , par
leurs murmures et par leurs blasphèmes ; "■ et il
« semble, dit Salvien, que leurs fautes se multi-
« pliant avec leurs supplices , la neine même de
' r. Cor. III , K.
' Tertull. de Pœnit. n° 12.
' Ps. XXXIV, 16.
• A]}oc. XTi,.IOi IL
SUR LES SOUFFRANCES.
77
• li'urs péchés soît la mère ik nouveaux crimes : "
Ik putares pœnam ipsoi-um criminum , quasi
matrem esse vitioruin ».
Ah 1 mes frères, ils vous font horreur ces dam-
nés vivant sur la terre ; vous ne les pouvez sup-
porter, vous détournez vos yeux de dessus leurs
crimes ; mais détournez-en plutôt votre cœur, et
recourez à Dieu par la pénitence. Éveillez-vous
enfin, ô pécheurs! dii moins quand Dieu vous
frappe par des maladies, par la perte de vos
hiens ou de vos amis : joignez aux peines que
N ous endurez la con\ ei"sion de vos âmes ; et cette
croixque Dieu vous envoie , qui maintenant vous
est un supplice, vous deviendra un salutaire aver-
tissement, et un gage infaillible de miséricorde.
Jusqu'à quand fermerez-vous vos oreilles? jus-
(|u'à quand endurcirez-vous vos cœurs contre la
\o\\ de Dieu qui vous parle , et contre sa main qui
vous frappe? Abaissez- vous sous son bras puis-
sant; el partez la croix qu'il vous met dessus les
épaules , avec l'humilité et dans les sentiments de
la pénitence.
Vous particulièrement, mes chers frères,
saiote et bienheureuse conquête , nouveaux en-
fants de l'Église , qu'elle se glorifie d'avoir retirés
au centre de son unité et au sein de sa charité :
je n'ignore pas les tourments que la haine irré-
conciliable de vos adversaires , que le cruel aban-
doMiemeot et linjuste persécution de vos pro-
ches vous font endurer ; mais soutenez tout par
la patience : c'est une espèce de martyre que vous
souffrez pour la foi que vous avez embrassée.
Dieu veut épurer votre charité par l'épreuve des
afflictions : ce ne lui est pas assez ^ mes chers
frères , de vous avoir arrachés au diable par la
foi , s'il ne vous en faisait triompher par la cons-
tance : il ne veut pas seulement que vous échap-
piez , mais encore que vous surmontiez vos en-
nemis. Non content de vous appeler au salut par
la profession de la foi , il vous invite encore à la
gloire par le combat ; et il veut apporter le com-
ble au bonheur d'être délivrés, par l'honneur
d'être couronnés. C'est votre gloire devant Dieu,
mes frères , de sceller votre foi par vos souffran-
ces ; et la pauvreté où vous êtes , rend un témoi-
gnage honorable à l'amour que vous avez pour
l'Église.
Mais, chrétiens, ce qui fait leur gloire, c'est
cela même qui fait notre honte. Il leur est glo-
rieux de souffrir ; mais il nous est honteux de le
permettre. Leur pauvreté rend témoignagne pour
eux et contre nous : l'honneur de leur foi, c'est
la conviction de notre dureté. Sera-t-il dit, mes
frères , qu'ils seront venus à notre unité y cher-
' De Guberiiat. Dei lib. M, n* 13, p. Ho.
cher leurs véritables frères dans les véritables
enfants de l'Église pour être abandonnés de
leurs secours; et que nos adversaires nous re-
procheront qu'on a soin assez d'attirer les leurs,
mais qu'on les laisse en proie à la misère? d'eu
jugeant de la vérité de notre foi par notre cha-
rité, ô jugement injuste, mais trop ordinaire
parmi eux! ils blasphémeront contre l'Église , et
notre insensibilité en sera'la cause. Mes frères ,
qu'il n'en soit pas de la sorte : pendant qu'ils
souffrent pour notre foi, seutenons-les par nos
charités.
Ceux qui ont souffert pour la foi , ce sont ceux
que la sainte Église a toujours recommandé»
avec plus de soin. Les martyrs étant dans les
prisons, le chrétiens y accouraient en foule :
quelques gardes que l'on posât devant les prisons,
la charité des fidèles pénétrait partout. Toute
l'Église travaillait pour eux, et croyait que leurs
souffrances honorant l'Église en sa foi , il n'y
avait rien de plus nécessziire que les autres qui
étaient libres les honorassent par la charité. Ail-
leurs on leur prêchait une discipline sévère;
il semblait qu'il n'y eût que dans les prisons où
il fût permis de les traiter délicatement , ou an
moins de relâcher quelque chose de l'austérité
ordinaire. Il s'y coulait même des païens, et nous
en avons des exemples dans l'antiquité : ainsi la
charité des fidèles rendait les prisons délicieuses.
Pourquoi tant de zèle ? Ils croyaient par ce moyen
professer la foi, et participer au martyre ; « se res-
n souvenant de ceux qui étaient dans les chaînes j
« comme s'ils eussent été eux-mêmes enchaînés : »
Viiictonimtanquam simul vincti' ; ils croyaient
s'enchaîner avec les martyrs.
C'est par la croix et par les souffrances que la
confession de foi doit être scellée. C'est ce qui
fait dire à Tertullien , que « la foi est obligée au
« martj're, » Dehitricem martyriifidem'' : par
où il veut dire , si je ne me trompe , que cette
grande soumission à croire les choses incroyables
ne peut être mieux confirmée, qu'en se soumet-
tant aussi à en souffrir de pénibles et de difficiles
et qu'en captivant son corps , pour rendre un té-
moignage ferme et vigoureux à ces bienheureu-
ses chaînes , par lesquelles la foi captive l'esprit.
C'est pourquoi , après avoir fait faire aux nou-
veaux catholiques leur profession de foi , on les
met dans une maison dédiée à la croix.
Mes frères , accourez donc en ce lieu : ceux
qui y sont restés ne se comparent pas aux mar-
tyrs, mais néanmoins c'est pour la foi qu'ils r^n-
durent ; ils ne sont pas liés dans des prisons, mais
néanmoins ils portent leurs chaînes : Yincios in
' liebr. xni, 3.
» Scorp. n" 8.
7«
SUR LES SOUFFRANCES.
mendicUate etferro ' ; non chargés de fer, mais
bien par la pauvreté. Venez leur aider à porter
leurcroix: car qu'attendez-vous, chrétiens? quoi!
que la misère et le désespoir les contraignent à
jeter les yeux du oôté du lieu d'où ils sont sortis ,
et à se souvenir de l'Egypte ? 0 Dieu , détournez
de nous un si grand malheur! Ils ne le feront pas ,
chrétiens; ils sont trop fermes, ils sont trop fi-
dèles : mais combien toutefois sommes-nous cou-
pables de les exposer à ce péril ?
Ouvrez donc vos cœurs , je vous en conjure
par la croix que vous adorez ; ouvrez vos cœurs ,
et ouvrez vos mains sur les nécessités de cette
inaison , et sur la pauvreté extrême de ceux qui
l'habitent : abandonnés des leurs, qu'ils ont quit-
tés pour le Fils de Dieu, ils n'ont plus de secours
qu'en vous. Recevez-les , mes frères , avec des en-
trai lies de miséricorde ; honorez en eux la croix de
Jésus : ils la portent avec patienc* , je leur rends
aujourd'hui ce témoignage ; mais ils ne la por-
tent pas néanmoins sans peine : rendez-la-leur
du moins supportable par l'assistance de vos cha-
rités ; et que j'apprenne en sortant d'ici que les
paroles que je vous adresse , ou plutôt que toute
l'Église et Jésus-Christ même vous adressent en
leur faveur par mon ministère , n'auront pas été
un son inutile.
0 joie ! ô consolation de mon cœur I Si vous
me donnez cette joie et cette sensible consola-
tion , je prierai ce divin Sauveur qui souffre avec
eux , et qui souffre en eux , qu'il répande sur
vous les siennes, qu'il vous aide à porter vos
croix , comme vous aurez prêté vos mains cha-
ritables pour aider ces nouveaux enfants de l'É-
glise à porter la leur plus facilement; et enfin que,
pour les aumônes que vous aurez semées en ce
monde , il vous rende en la vie future la moisson
abondante qu'il nous a promise. Amen.
PRECIS D'UN SERMON
SUR LE MÊME SUJET.
Tous les mystères et tous les attraits de la grâce renfermés
dans la croix.
Cum exalta verilis Filium hominis, tune cognoscetis quia
ego sum.
Quand vous aurez élevé en haut le Fils de l'Homme,
vous connaîtrez qui je suis. Joan. vm, 28.
Élevons donc nos esprits et nos cœurs, afin
de connaître Jésus : on voit", par ce qui précède
ces paroles, que les hommes ve voulaient point
connaître Jésus, et qu'il ne les jugeait pas dignes
' Ps. en, 10.
qu'il se fit connaître. Ils lui demandent : Tu qui
65 ' ? « Et qui êtes- vous? » Il l'avait dit cent fois,
et il l'avait confirmé par tant de miracles : ils
lui demandent encore : Quiôtes-vous? comme si
jamais ils n'en avaient ouï parler ; parce qu'ils
ne croyaient pas en sa parole , ni au témoignage
que son Père lui rendait. Il ne veut donc pas
s'expliquer, et il leur répond d'une manière si
obscure, qu'elle fatigue tous les interprètes. Prin-
cipium gui et loquor vobis^ : « Je suis le principe
« de toutes choses , moi-môme qui vous parle : »
discours ambigu et sans suite ; mais il ne les lais-
sait pas sans instruction. Vous ne me connaissez
pas , parce que vous ne me voulez pas connaître :
quand vous m'aurez exalté , vous connaîtrez qui
je suis.
Allons donc à la croix , nous y trouverons qui
est Jésus : le Fils de Dieu et le rédempteur du
monde ; le roi , le vainqueur et le conquérant du
monde ; le docteur et le modèle du monde : [nous
y trouverons réunis ] tous ses mystères , tous les
attraits de sa grâce , tous ses préceptes.
Il ne fallait rien moins qu'un Dieu pour nous
racheter, [qui pût] descendre de l'infinie gran-
deur à l'infinie bassesse : Humiliavit semet-
ipsum ^. On nepeutpas abaisser ni humilier un ver
de terre , un néant ; mais « le Fils de Dieu , qui
« n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation
« d'être égal à Dieu, s'est anéanti lui-même en pre-
« nant la forme et la nature de serviteur : « Non
rapinam arhitratus est esse se œqualem Deo,
sed semetipsum exinanivit fonnam servi acci-
piens *. Car « Dieu était en Jésus-Christ, se ré-
« conciliant le monde : « Deus erat in Christo
mundum sibi reconcilians ^.
Il fallait donc [un Fils]de l'Homme] qui fût
Fils de Dieu : aussi ce centurion , qui vit les pro-
diges qui s'opérèrent à la mort du Sauveur, s'é-
cria-t-il : Filins Dei erat iste ® : « Cet homme
« était vraiment Fils de Dieu. » Les impies di-
sent : Si Filius Dei es , descende de cruce ' :
« Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix : »
au contraire , qu'il y meure pour être le Rédemp-
teur ; vraiment c'était le Fils de Dieu.
J'ai dit que nous trouverons à la croix l'attrait
[qui nous gagne au Père ; « car Dieu a] tellement
aimé le monde, qu'il lui a donné son Fils unique :
Sic Deus dilexit mundum, ut Filium unigeni-
tum daret ^. [La croix nous présente] le conqué-
rautdu monde : Et egosi exaltatusfuero a terra,
' Joan. VIII , 25.
5 Ibid.
* Philipp. II , 8.
* ma. 6,7.
* II. Cor. V, 19.
« Matth. XXVII , 64.
' Ibid. 40.
* Joan. m, I6.
SUR LA CHARITÉ, etc.
T9
omnia traham ad mcipsum • : « Et pour moi ,
« quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai
« tout à moi. » Nemopotest ventre ad me, nisi
Pater, qui misit me, traxerit eum * : « Personne
« ne peut venir à moi si mon Père qui m'a envoyé
« ne l'attire. » [De la croix découle] ce parfum
et ce baume [céleste , qui adoucit toutes nos pei-
nes, et nous fait marcher avec un saint transport.]
Trahe me, post te curremus in odorem unguen-
torum tuorum ^ : « Entralnez-moi , nous courrons
^ après vous à l'odeur de vos parfums. « Suavité,
chaste délectation, attrait immortel, plaisir céleste
et sublime.
La croix en est la source, et elle nous les fait
éprouver à mesure que nous nous unissons à elle
plus intimement. Rien de plus doux ,''de plus ai-
mable que le règne du Sauveur; c'est par les
charmes de sa beauté et l'éclat de sa majesté ,
dont il se sert comme d'un arc pour soumettre
zcux qui lui sont opposés , qu'il triomphe de nos
résistances : Specie tua et pulchritudine tua in-
tende. Quand il commence à vous appeler, dites
lui : Prospère, procède^ : avancez-vous, et com-
battez avec succès. Quand il livre le combat et
attaque vos passions, demandez-lui qu'il établisse
son règne sur votre cœur; e< régna.
Le docteur, [le juge du monde paraît à la
croix : ] Nuncjudicium est mundi ^. Tout est
ramassé dans la croix ; [elle est un] symbole
abrégé du christianisme.
Ah! cette pécheresse, ah! Marie, sœur du
I^zare , baisent ses pieds ; avec quelle tendresse 1
Les parfums , les larmes , les cheveux , tout est
employé à exprimer les sentiments de leur cœur :
mais ses pieds n'étaient point encore percés , ni
devenus une source intarissable d'amour. « Ve-
« nez , adorons-le ; prosternons-nous et pleurons
« devant le Seigneur qui nous a créés : » Venite,
adoremus, et procidamus : ploretnus coram Do-
mino quifecit nos ^.
' Joan. \u , 32.
» Ibid. VI , 44.
« Cant. 1 , 3.
♦ Ps. XLIV, 5.
» Joan. XII, 3:.
• A. xav , 6.
EXHORTATION
AUX NOUVELLES CATHOLIQUES,
POUR EXCITER LA CHARITÉ DES FIDÈLES E.N
LEUR FAVEUR.
Pauvreté et abondance , deux genres d'épreuve. PaUence
et charilé, deux voies uniques pour arriver au royaume ce-
leste. Qu'est-ceque la foi : miracles et martyres, deux moyens
par lesquels elle a été établie et soutenue. Combien l'homma^
que nous devons à la vérité, exige que nous soyons résolus
à souffrir pour elle : grande utilité que nous relirons de ces
souffrances. Quelle est l'épreuve des riches : que doivent-ils
faire pour y être fidèles. Obligation qu'Us ont d'imiter, à l'égard
des pauvres , la libéralité du Sauveur envers nous.
Dcus tentavit eos, et invenit illos dignos se.
Dieu les a mis à l'épreuve, et les a trouvés dignes de lui.
Sap. ni, 5.
Le serviteur est bienheureux lorsque son maî-
tre daigne éprouver sa fidélité; et le soldat doit
avoir beaucoup d'espérance lorsqu'il voit aussi
que son capitaine met son courage à l'épreuve :
car comme on n'éprouve pas en vain la vertu ,
l'essai qu'on fait de la leur, leur est un gage as-
suré et des emplois qn'on leur veut donner, et
des grâces qu'on leur prépare : d'où il est aisé
de comprendre combien l'apôtre a raison de dire
que « l'épreuve produit l'espérance : » Probatio
vero spem ', C'est ce qui m'oblige, messieurs,
pour fortifier l'espérance dans laquelle doivent
vivre les enfants de Dieu, de vous parler des
épreuves qui en font le fondement immuable :
et je vous exposerai plus au long les raisons par-
ticulières qui m'engagent à en traiter dans cette
assemblée, après avoir imploré le secours d'en
haut par l'intercession de la sainte Vierge. Ave,
Maria.
Comme c'était de l'or le plus afOné que les
enfants d'Israël consacraient à Dieu , pour faire
l'ornement de son sanctuaire ; la vertu doit être
la plus épurée qui servira d'ornement au sanc-
tuaire céleste , et au temple qui n'est point bâti
de main d'homme. Dieu a dessein d'épurer les
âmes , afin de les rendre dignes de la gloire , de
la sainteté , de la magnificence du siècle futur :
mais afin de les épurer, et d'en tirer tout le fin,
si je puis parler de la sorte , il leur prépare aussi
de grandes épreuves. Et remarquez , messieurs ,
qu'il y en a de deux genres; l'épreuve de la pau-
vreté , et celle de l'abondance : car non-seulement
les afflictions, mais encore les prospérités , sont
une lAerre de touche à laquelle la vertu peut se
' Hom. v,4
SUR LA CHARITÉ
90
Teeonnaltre. Je l'aï appris du grand saint Basile ,
'dans cette excellente homélie qu'il a faite sur l'a-
\arice ' ; et saint Basile l'a appris lui-même des
Écritures divines.
Nous lisons dans le livre du Deutéronome : « Le
« Seigneur vous a conduit par le désert , afin de
« vous affliger et de vous éprouver tout ensem-
« ble : » Adduxit te Dominus tuus per deser-
tumj ut affiigeret le atque tentarët^ : voilà l'é-
preuve par l'affliction. Mais nous lisons aussi en
l'Exode , lorsque Dieu fit pleuvoir la manne, qu'il
parle aiitsi à Moïse : « Je pleuvrai , dit-il , des pains
« du ciel : » Ecce , ego pluam vobis panes de
^œlo^; et il ajoute aussitôt après : « C'est afin
« d'éprouver mon peuple , et de voir s'il marchera
« dans toutes mes voies : » et voilà en termes for-
«nels l'épreuve des prospérités et de l'abondaiice :
Vt teniem eum, idrum ambulet in lege mea,
un non*.
« Toutes choses , dit le saint apôtre ^, arrivaient
« en figure au peuple ancien , « et nous devons
rechercher la vérité de ces deux épi'euves dans
la nouvelle alliance : je vous en dirai ma pensée ,
pc ur servir de fondement à tout ce discours.
Je ne vois dans le Nouveau Testament que
deux voies pour arriver an royaume ; ou celle
de la patience , qui souffre les maux ; ou celle de
la charité, qui les soulage ^. La grande voie et la
voie royale , par laquelle Jésus-Christ a marché
lui-même , est celle des afflictions. Le Sauveur
n'appelle à son banquet que les faibles, que les
malades, que les languissants : il ne veut voir en
sa compagnie que ceux qui portent sa marque ,
c'est-à-dire , la pauvreté et la croix. Tel était son
premier dessein, lorsqu'il a formé son Église.
. Mais si tout le monde était pauvre, qui pourrait
soulager les pauvres, et leur aider à soutenir le
fardeau qui les accable? C'est pour cela, chré-
tiens , qu'outre la voie des afflictions , qui est la
plus assurée, il a plu à notre Sauveur d'ouvrir
un autre chemin aux riches et aux fortunés , qui
est celui de la charité et de la communication fra-
ternelle. Si vous n'avez pas cette gloire de vivre
avec Jésus-Christ dans l'humiliation et dans l'in-
digence , voici une autre voie qui vous est mon-
trée , une seconde espérance qui vous est offerte ;
c'est de secourir les misérables, et d'adoucir leurs
douleurs et leurs amertumes. Ainsi Dieu ,nous
éprouve en ces deux manières : si vous vivez dans
l'affliction , croyez que le Seigneur vous éprouve,
pour reconnaître votre patience : si vous êtes dans
' 5. Basil. Hom. de Avant, n' I , t. Il , p. 43.
2 Deut. VIII, 2.
* Exod. XVi , 4.
* Ibid.
» I. Cor.\, II.
« Luc. XIV, 21.
l'abondance, croyez q uele Seigneuf vous éprouve
pour reconnaître votre charité : Tentât vos Do-
minus Deus vester\ Et par là vous voyez, mes
frères, les deux épreuves diverses dont je vous
ai fait l'ouverture.
La vue de mon auditoire me jette profondé-
ment dans cette pensée : car que vois-je dans cette
assemblée , sinon l'exercice de ces deux épreuves?
Deux objets attirent mes yeux , et doivent aujour-
d'hui partager mes soins. Je vois d'un côté des
âmes souffrantes , que la profession de la foi ex-
pose à de grands périls; et de l'autre, des per-
sonnes de condition, qui semblent ici accourir
pour soulager leurs misères : je suis redevable
aux uns et aux autres; et pour m acquitter en-
vers tous , j'exhorterai en particulier chacun de
mes auditeurs à être fidèle à son épreuve. Je vous
dirai , mes très-chères sœurs : Souffrez avec sou-
mission, et votre foi sera épurée par l'épreuve de
la patience. Je vous dirai , messieurs et mes-
dames : Donnez libéralement, et votre charité
sera épurée par l'épreuve.de la compassion. Ainsi
cette exhortation sera partagée entre les deux
sortes de personnes qui composent cette assem-
blée ; et le partage que je vois dans mon auditoire ,
fera celui de ce discours.
PBEHIEB POINT.
Je commence par vous , mestrès-chèires scbuts ,
nouveaux enfants de l'Eglise et ses plus chè-
res délices ; nouveaux arbres qu'elle a plantés , et
nouveaux fruits qu'elle goûte. Je ne puis m'em-
pêcher d'abord de vous témoigner devant Dieu
que je suis touché de vos maux : la séparation de
vos proches , les outrages dont ils vous accablent ,
les dures persécutions qu'ils font à votre inno-
cence , les misères et les périls où votre foi vous
expose, m'affligent sensiblement; et comme de
si grands besoins et des extrémités si pressantes
demandent un secours réel , j'ai peine , je vous
l'avoue , à ne vous donner que des paroles. Mais
comme votre foi en Jésus-Christ ne vous permet
pas de compter pour rien les paroles de ses minis-
tres, où plutôt ses propres paroles , dont ses mi-
nistres sont établis les dispensateurs; je vous
donnerai avec joie un trésor de consolation dans
des paroles saintes et évangéliques, et je vous di-
rai avant toutes choses , avec le grand saint Ba-
sile » : Vous souffrez , mes très-chères sœurs ; de-
vez-vous vous en étonner, étant chrétiennes? Le
soldat se reconnaît par les hasards et les périls ; le
marchand , par la vigilance ; le laboureur, par son
travail opiniâtre ; le courtisan , par ses assiduités ;
> Deut. XIII , 3.
a Hom. in fum. et siccit n« B, t. II, p. 67.
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES.
el le chrôlicn, par les tloulcurset par les afllictions.
Ce n'est pas assez de le dire ; il faut établir cette
vérité par quelque priucipe solide, et faire voir,
en peu de paroles, que l'épreuve de la foi c'est la
1 atience : mais afin de le bien entendre, exami-
nons , je vous prie , quelle est la nature de la foi ,
et la manière divine dont elle veut être prouvée.
La foi est une adhérence de cœur à la vérité
éternelle, malgré toutes les raisons et les témoi-
gnages des sens et de la raison : de là vous pouvez
oompreudre qu'elle dédaigne tous les arguments
que peut inventer la sagesse humaine. Mais si les
raisons lui manquent ; le ciel même lui fournit des
preuves, et elle est suffisamment établie par les
miracles et par les raartjres.
C'est , mes frères , par ces deux moyens qu'a
été soutenue la foi chrétienne. Elle est venue sur
la terre troubler tout le monde par sa nouveauté ,
ttonner tous les esprits par sa hauteur, effrayer
tous les sens par la sévérité inouïe de sa discipline.
Tout l'univers s'est uni contre elle et a conjuré
sa perte : mais, malgré toute la nature, elle a été
établie par les choses prodigieuses que Dieu a
faites pour l'autoriser, et par les cruelles extré-
mités que les hommes ont endurées pour la défen-
dre. Dieu et les hommes ont fait leurs efforts pour
appuyer le christianisme. Quel a dû être l'effort
de Dieu , sinon d'étendre sa main à des signes et
à des prodiges? Quel a dû être l'effort des hom-
mes , sinon de souffrir avec soumission des peines
el des tourments ? Chacun a fait ce qui lui est pro-
pre : car il n'y avait rien de plus convenable, ni
à la puissance divine , que de faire de grands mi-
racles pour autoriser la foi chrétienne; ni à la
faiblesse humaine, que de souffrir de grands maux
pour en soutenir la vérité. Voilà donc la preuve
de Dieu ; faire des miracles : In eo quodmanum
tuant extendas adsanitates, et signa, et pro-
digiafieri per nomen sancti Filiitui Jesu ' :
Voici la preuve des hommes, souffrir des tour-
ments : l'homme étant si faible, ne pouvait rien
faire de grand, ni de remarquable, que de s'a-
bandonner à souffrir. Ainsi ce que Dieu a opéré,
et ce que les hommes ont souffert, a également
concouru à prouver la vérité de la foi : les mira-
cles que Dieu a faits, ont montré que la doctrine
du christianisme surpassait toute la nature; et les
cruautés inouïes auxquelles se sont soumis les
fidèles , pour défendre cette doctrine , ont fait voir
jusqu'où doit aller le glorieux ascendant qui ap-
partient à la vérité sur tous les esprits et sur tous
les cœurs.
Et en effet, clu-étiens, jamais nous ne rendrons
à la vérité l'hommage qui lui est dû , jusqu'à ce
' ./ /. IV, 30.
BOSSIET. — T. III.
81
que nous soyons résolus h souffrir pour elle : et
c'est ce qui a fait dire à Tertullien , que < la foi
« est obligée au martyre : » Debitricem martyrii
fidem '. Oui, sainte vérité de Dieu, souveraine
de tous les esprits, et arbitre de la vie humaine;
le témoignage de la parole est une preuve trop
faible de ma servitude; je dois vous prouver ma
foi par l'épreuve des souffrances. 0 vérité éter-
nelle, si j'endure pour l'amour de vous, si mes
sens sont noyés pour l'amour de vous dans la dou-
leur et dans l'amertume , ce vous sera une preuve
que j'y ai renoncé de bon cœur pour m'attacher
à vos ordres. Po\ir faire voir à toute la terre que
je m'abaisse volontairement sous le joug que vous
m'imposez, je veux bien m'abaisser encore jus-
qu'aux dernières humiliations : qu'on me jette
dans les prisons , et qu'on charge mes mains de
fere ; je regarderai ma captivité comme une image
glorieuse de ces chaînes intérieures par lesquelles
j'ai lié ma volonté tout entière , et assujetti mon
entendement à l'obéissance de Jésus-Christ et de
sa saiute doctrine : In captivitalem redigentes
iniellectumin obsequium Christi^.
Consolez- vous donc, mes très-chères sœurs,
dans la preuve que vous donnez par vos peines ,
de la pureté de votre foi : vous êtes un grand
spectacle à Dieu , aux anges et aux hommes : vos
souffrances font l'honneur de la sainte Église,
qui se fortifie de voifr en vous, même au milieu
de sa paix et de son triomphe , une image de ses
combats , et une peinture animée des martyres
qu'elle a soufferts. Ne vous occupez pas tellement
des maux que vous endurez, que vous ne laissiez
épancher vos cœurs dans le souvenir agréable
des récompenses qui vous attendent. Encore un
peu, encore un peu, dit le Seigneur, et je vien-
drai moi-même essuyer vos larmes : et je m'ap-
procherai de vous pour vous consoler, et vous
verrez le feu de ma vengeance dévorer vos per-
sécuteurs, et cependant je vous recevrai en ma
paix et en mon repos , au sein de mes éternelles
miséricordes.
Vous endurez pour la foi ; ne vous découragez
pas : songez que la sainte Église s'est fortifiée
par les tourments , accrue par la patience , éta-
blie par l'effort des persécutions. Et à ce propos,
chrétiens , je me souviens que saint Augustin se
représente que les fidèles , étonnés de voir du-
rer si longtemps ces cruelles persécutions par
lesquelles l'Église était agitée , s'adressent à
elle-même, et lui en demandent la cause ^. Il y a
longtemps , ô Église , que l'on frappe sur vos
pasteurs , et que l'on dissipe vos troupeaux ; Dieu
' Scorp. a' 8.
' Cor. X , 5.
' /« Ps. cxxvni, D"' 2, 3, t. !V, col.
1448.
»2
SUK LA CHARITÉ
vous a-t-il oubliée? les vents grondent; les flots
se soulèvent , vous flottez deçà et delà battue des
ondes et de la tempête ; ne craignez- vous pas à
la fin d'être entièrement abîmée et ensevelie sous
les eaux? Le même saint Augustin ayant ainsi
fait parler les fidèles, fait aussi répondre l'Église
par ces paroles du divin psalmiste : Sœpe expu-
gnaverunt me a juventute niea, dicat nunc
Israël'. Mes enfants , dit la sainte Église , je ne
m'étonne pas de tant de traverses; j'y suis ac-
coutumée dès ma tendre enfance : les ennemis
qui m'attaquent n'ont jamais cessé de me tour-
menter dès ma première jeunesse ; et ils n'ont
rien gagné contre moi , et leurs efforts ont été
toujours inutiles , etenini non potuerunt inihi^.'
Et certainement, cbrétiens , l'Église a toujours
<'.té sur la terre, et jamais elle n'a été sans afflic-
tions. Elle était représentée en Abel ; et il a été
tué par Caïn son frère : elle a été représentée en
Enoch ; et il a fallu le séparer du milieu des ini-
'ques et des impies , qui ne pouvaient compatir
•avec son innocence : Et translahis est ab ini-
quis^ : elle nous a paru dans la famille de Noé;
et il a fallu un miracle pour la délivrer, non-seu-
lement des eaux du déluge, mais encore des con-
tradictions des enfants du siècle. Le jour me
manquerait, comme dit l'apôtre^, si j'entrepre-
nais de vous raconter ce qu'ont souffert, des im-
.pies , Abraham et les patriarches , ÎMoïse et tous
les prophètes, Jésus-Christ et ses saints apôtres.
Par conséquent , dit la sainte Église, par la bou-
che du saint psalmiste , je ne m'étonne pas de
ces violences : Sœ2Je expugnavenmt me a ju-
ventute mea ; numquid ideo non perveni ad
senectiitcm^'i Regardez, mes enfants, mon an-
tiquité , considérez ces cheveux gris ; « ces cruel-
« les persécutions dont a été tourmentée mon
« enfance, m'ont-elles pu empêcher de parvenir
«heureusement à cette vieillesse vénérable? »
Ainsi, je ne m'étonne plus des persécutions : si
c'était la première fois , j'en serais peut-être trou-
blée ; maintenant la longue habitude fait que je
ne m'en émeus point, je laisse agir les pécheurs :
Supra dorsum meum fabricaverunt peccato-
res^ : je ne tourne pas ma face contre eux pour
m'opposer à leurs violences ; je ne fais que ten-
dre le dos pour porter les coups qu'ils me don-
nent : ils frappent cruellement, et je souffre
sans murmurer; c'est pourquoi ils prolongent
leurs iniquités, et ne mettent point de bornes à
' Ps. cxxvin , I .
» Ibid. 2.
* Hebr. xi, 5
« Ibid. 32
» S. Aiig. in Ps. CXX VIII , n'» 2 , 3 , t. IV , col. UA.
• Ps. CXX VIII , 3.
leur furie, prolong ave runt iniquitatem suam ' :
ma patience sert de jouet à leur injustice ; mais
je ne me lasse pas de souffrir ; je suis bien aise
de prouver ma foi à celui qui m'a appelée, et de
me montrer digne de son choix , par une si no-
ble épreuve d'un amour constant et fidèle : Deus
tentavit eos , et invenit illos dignos se.
Entrez, mes sœurs, dans ces sentiments;
souffrez pour l'amour de la sainte Église : la
grâce que Dieu vous a faite , de vous ramener à
son unité, ne vous semblerait pas assez précieuse,
si elle ne vous coûtait quelque chose. Songez à
ce qu'ont souffert les saints personnages dont je
vous ai récité les noms et rappelé le souvenir :
joignez-vous à cette troupe bienheureuse de ceux
qui ont souffert pour la vérité, et « qui ont blan-
« chi leurs étoles dans le sang de l'Agneau sans
« tache'. » Autant de peines qu'on souffre , au-
tant de larmes qu'on verse pour avoir embrassé
la foi ; autant de fois on se lave dans le sang du
sauveur Jésus , et on y nettoie ses péchés , et on
sort de ce bain sacré avec une splendeur immor-
telle ; et c'est alors que Jésus nous dit : Voiei'mes
fidèles et mes bien-aimés; « et ils marcheront
'< avec moi ornés d'une céleste blancheur, parce
" qu'ils sont dignes d'une telle gloire, » et ambu-
labunt mecum in albis , quia digni suntK Voyez
donc , mes très-chères sœurs , voyez Jésus- Christ
qui vous tend les bras , qui soutient votre fai-
blesse , qui admire aussi votre force , et prépare
votre couronne : il vous a éprouvées par la pa-
tience, et vous a trouvées dignes de lui, Ten-
tavit eos, et invenit illos dignos se.
Mais nous, que ferons-nous, chrétiens? de
meurerons-nous insensibles, et serons-nous spec-
tateurs oisifs d'un combat si célèbre et si glo-
rieux? ne donnerons -nous que des paroles, et
quelques frivoles consolations à des peines si ef-
fectives? et pendant que ces filles innocentes,
qui souffrent persécution pour la justice, sont
dans le feu de l'affliction, où Dieu épure leur foi ;
ne ferons-nous point distiller sur elles quelque
rosée de nos charités, pour les rafraîchir dans
cette fournaise, et les aider à souffrir une épreuve
si violente ? C'est de quoi il faut vous entretenir
dans le reste de ce discours , que je tranche, on
peu de paroles.
SECOND POINT.
Je parle donc maintenant à vous qui vivez
dans les richesses et dans l'abondance. Ne vous
persuadez pas que Dieu vous ait ouvert ses tré-
sors avec une telle libéralité, pour contenter votre
' Ps. cxxxnn , ».
^ Apoc. vil, 14.
3 JOid. IH, I.
ENVERS LES NOUWXLES CATHOLIQUES.
luxe : c'est qu'il a dessein d'éprouver si vous avez
un cœvn* chrétien, c'est-à-dire, un cœur fraternel
et un cœur compatissant.
David considérant autrefois les immenses pro-
fusions de Dieu envers, lui , se sentit obliué par
reconnaissance de faire de ma^niifiques prépara-
tifs pour orner son temple ; et lui offrant de grands
dons , il y ajouta ces paroles : « Je sais , dit-il, ô
- mon Dieu, que vous éprouvez les creurs, et que
< vous aimez la simplicité ; et c'est pourquoi, Sei-
- pneur tout-puissant, je vous ai consacré ces
' choses avec une grande joie en la simplicité de
' mon cœur : - Scio, Deus meus, quod probes
corda et simplicitatem diliyas; unde et ego in
simplicitate cordis mei lœtiis obtuli universa
^œe'. Vous voyez comme il reconnaît que les
bontés de Dieu étaient une épreuve ; et qu'il vou-
lait éprouver, en lui donnant, s'il avait un cœur
libéral , qui offrît à Dieu volontairement ce qu'il
recevait de sa main.
Croyez , ô riches du siècle , qu'il vous ouvre
ses mains dans la même vue : s'il est libéral en-
vers vous , c'est qu'il a dessein d'éprouver si votre
âme sera attendrie par ses bontés , et sera tou-
chée du désir de les imiter. De là cette abon-
dance dans votre maison , de là cette affluence
de biens, de là ce bonheur, ce succès, ce cours
fortuné de vos affaires. Il veut voir, chrétien , si
ton cœur avide engloutira tous ces biens pour ta
propre satisfaction ; ou bien si, se dilatant par la
charité, il fera couler ses ruisseaux sur les pau-
vres et les misérables, comme parle l'Écriture
sainte* : car se sont les temples qu'il aime, et
c'est là qu'il veut recevoir les effets de ta grati-
tude.
Voici , messieurs , une grande épreuve ; c'est
ici qu'il nous faut entendre la malédiction des
grandes fortunes. L'abondance , la prospérité a
coutume d'endurcir le cœur de l'homme : l'aise,
la joie, Taffluence, remplissent l'âme de sorte
qu'elles en éloignent tout le sentiment de la mi-
sère des autres , et mettent à sec , si l'on n'y
prend garde , la source de la compassion. C'est
pourquoi le divin apôtre parlant des fortunés de
la terre, de ceux qui s'aiment eux-mêmes, et qui
vivent dans les plaisirs, dans la bonne chère,
dans le luxe, dans les vanités, les appelle « cruels
. et impitoyables , sans affection , sans miséri-
« corde, amateurs de leurs voluptés, » homines
seipsos amantes, immites, sine affectione, sine
benignitate , voluptatum amatores^. Voilà une
merveilleuse contexture de qualités différentes.
Vous croyiez peut-être, messieurs, que cet amour
' I. Parai. x\\\, 17.
■ /-. iviil, 10, II.
II. Tint, m, 3.
8S
des plaisirs ne fût que tendre et délicat ; ou bien
plaisant et flatteur ; mais vous n'aviez pas encore
songé qu'il fût cruel et impitoyable. Mais c'est
que le saint apôtre, pénétrant par l'Esprit de
Dieu dans les plus intimes replis de nos cœurs,
voyait que ces hommes voluptueux, attachés ex- •
cessivement à leurs propres satisfactions , devien-
nent insensibles aux maux de leurs frères : c'est
pourquoi il dit qu'ils sont sans affection , sans
tendresse et sans miséricorde; ils ne regardent
qu'eux-mêmes. Et le prophète Isaïe représente
au naturel leurs véritables sentiments , lorsqu'il
leur attribue ces paroles : Ego sum, et prœtcr
me non est altéra' : - Je suis , et il n'y a que
* moi sur la terre. » Qu'est-ce que toute cette mul-
titude? têtes de nul prix, et gens de néant : pen-
ser aux intérêts des autres , leur délicatesse ne le
permet pas. Chacun ne compte que sol ; et tenant
tous les autres dans l'indifférence , on tâche de
vivre à son aise dans une souveraine tranquillité
des fléaux qui affligent le reste des hommes.
0 Dieu clément et juste ! ce n'est pas pour cette
raison que vous avez départi aux riches du monde
quelque écoulement de votre abondance. Voua
les avez faits grands , pour servir de père à vos
pauvres : votre providence a pris soin de détour-
ner les maux de dessus leurs têtes , afin qu'ils
pensassent à ceux du prochain ; vous les avez mis
à leur aise et en liberté, afin qu'ils fissent leur af-
faire du soulagement de vos enfants. Telle est
l'épreuve où vous les mettez : et leur grandeur au
contraire les rend dédaigneux; leur abondance,
secs ; leur félicité, insensibles ; encore qu'ils voient
tous les jours , non tant des pauvres et des misé-
rables , que la misère elle-même et la pauvreté
en personne, pleurante et gémissante à leur porte.
0 riches , voilà votre épreuve ; et afin d'y être
fidèles, écoutez attentivement cette parole du
Sauveur des âmes : « Donnez-vous de garde de
«toute avarice : » Cavete ab omni avaritia'.
Cette parole du Fils de Dieu demande un audi-
teur attentif. Donnez-vous de garde de toute ava-
rice ; c'est qu'il y en a de plus d'une sorte : il y
a une avarice sordide , une avarice noire et té-
nébreuse , qui enfouit ses trésors , qui n'en repaît
que sa vue, et qui en interdit l'usage à ses mains.
'< De quoi lui servent-ils, sinon qu'il voit de ses
'< yeux beaucoup de richesses? » Quid prodest
possessori, nisi quod cemit divitias oculis suis^l
Mais il y a encore une autre avarice, qui dé-
pense, qui fait bonne chère , qui n'épargne rien à
ses appétits. Je me trompe peut-être, mes frères,
' /«. XLTII, 10.
> Lue. xn, 16.
> EccUf. y, 10.
84
SUR LA CHAHITE, etc;
d'appeler cela avarice , puisque c'est une extrême quelques ressources pour vous
piodlgalité ; je ^xirle néanmoins avec l'Evangile :
elie u>éi-lte le nom d'avarice, parce que c'est une
avidité qui veut dévorer tous ses biens, qui donne
tout à ses appétits, et qui ne veut rien donner
aux nécessités des pauvres et des misérables; et
je parle en cela selon l'Évangile. Jésus -Christ
ayant dit ces mots, Donnez -vous de garde de
toute avarice, apporte l'exemple d'un homme
qui, ravi de son abondance, veut agrandir ses
greniers, et augmenter sa dépense : car il paraît
bien, chrétiens, qu'il voulait user de ses riches-
ses, puisqu'il se dit à lui-même : « Mon âme,
« voilà de grands biens; repose- toi, fais grande
« chère, mange et bois longtemps à ton aise : »
Requiesce, comede, bibe, epulare.^ Voyez de quoi
il repaît son âme ; « de même , dit saint Basile ^ ,
« que s'il avait une âme de bête, » Encore qu'il
donne tcmt à son plaisir, et qu'il tienne une table
si abondante et si délicate , Jésus-Christ néan-
moins le traite d'avare , condamnant l'avidité de
son cœur, qui consume tous ses biens pour soi ,
qui donne tout à ses excès et à ses débauches , et
n'ouvre point ses mains aux nécessités ni aux be-
soins de ses frères. Prenez garde à cette avarice
de cœur, à cette avidité ; modérez vos passions,
et faites un fonds aux pauvres sur la modération
de vos vanités : Munum inferre rei suœ in causa
eleemosynœ^.
Pourquoi agrandir tes greniers? Je te montre
«n lieu convenable où tu mettras tes richesses
plus en sûreté : laisse un peu déborder ce fleuve ,
laisse- le se répandre sur ies misérables : mais
pourquoi tout donner à tes appétits? Mon âme ,
dis-tu, repose-toi, mange et bois longtemps à
ton aise ! Regarde de quels biens tu repais ton
âme ; de même , dit saint Basile , que si tu avais
une âme de bête. Ne me dis point : Que ferai-je?
il faut te [ modérer, réprimer l'avidité de tes dé-
sirs, contraindre tes passions dans de justes
bornes ]. Si vous ne le faites, mes frères, il n'y
n point d'espérance de salut pour vous : car pour
arriver à la gloire que Jésus-Christ nous a mé-
ritée , il faut porter son image , il faut être mar-
(|ué à son caractère; il faut , en un mot, lui être
conforme. Quelle ressemblance avez-vous avec
sa pauvreté dans votre abondance; avec ses dé-
laissements dans vos joies ; avec sa croix , avec
ses épines , avec son fiel et ses amertumes parmi
vos délices dissolues? est-ce là une ressemblance,
ou plutôt [ n'est-ce pas ] une manifeste contra-
Kétc? Voici néanmoins quelque ressemblance et
' tue. XII , li).
' Hom. de Jvar. n° G, t. ii, p. 48.
• Tertull. Je PalienJ. n"?.
c'est que la crobi
de noire Sauveur n'est pas seulement un exer
cice , mais encore une inondation d'une libéra-
lité infinie; il donne pour nous son âme et son
corps , il prodigue tout son sang pour notre salut.
Imitez du moins quelque trait, sinon de ces souf-
i'rances affreuses , du moins d'une libéralité si
aimable et si attirante : donnez au prochain, si-
non vos peines, du moins vos commodités; sin^n
votre vie et votre substance, du moins le supeillu
de vos biens ou le reste de vos excès. Entrez
dans les saints désirs du Sauveur, et dans les
empressements de sa charité pour les hommes : il
a [ guéri ] les malades, il a repu les faméliques,
il a soutenu les désespérés. C'est là sans doute la
moindre partie que vous puissiez imiter de la vie
de notre Sauveur. Soyez les imitateurs, sinon
des souffrances qu'il a endurées à la croix , du
moins des libéralités qu'il y exerce. Jésus-Christ
demande une partie des biens qu'il vous a don-
nés, pour sauverson bien et son trésor : son tré-
sor, ce sont les âmes. Venez travailler au salut
des âmes : considérez ces filles non moins inno-
centes qu'affligées. Faut-il vous représenter et les
périls de ce sexe, et les dangereuses suites de sa
pauvreté, l'écueil le plus ordinaire où sa pudeur
fait naufrage? faut-il vous dire les tentations où
leur foi se trouve exposée dans les extrémités
qui les pressent?
Considérez le ravage qu'a fait l'hérésie. Quelle
plaie I quelle ruine ! quelle funeste désolation ! La
terre est désolée, le ciel est en deuil et tout cou-
vert de ténèbres , après qu'un si grand nombre
d'étoiles, qui devaient briller dans son firma-
ment , a été traîné au fond de l'abîme avec la
queue du dragon ■. L'tlglise gémit et soupire de
se voir arracher si cruellement une si grande
partie de ses entrailles ; [ dans cette affliction elle
forme un ] asile pour recueillir quelque reste de
son naufrage ; [ et voits ne vous mettez point en
peine de le soutenir : ] cette maison depuis si
longtemps n'a pus encore de pain. Qu'attendez-
vous , mes chers frères? quoi ; que leurs parents ,
qu'elles ont quittés, viennent offrir le pain que
votre dureté leur dénie ? Horrible tentation! dans
le schisme, le plus grand malheur c'est la charité
éteinte. Le diable , pour leur imposer, [ leur pré-
sente une] image de la charité dans le secours
mutuel qu'ils se donnent les uns aux autres. Vou-
lez-vous donc qu'elles pensent qu'il n'y a point
de charité dans l'Église, et qu'elles tirent cette
conséquence : Donc l'Esprit de Dieu s'en est re-
tiré? Vous leur vantez votre foi ; et l'apôtre saint
Jacques vous dit : Montre ta foi par tes œuvres ^
' Jpoc. XH , 4.
' ac. II, 18.
I
SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
CTcst ainsi que le malin s'efforce de les séduire ,
f t de les replonger dans l'abîme d'où elles ne
sont encore qu'à demi sorties. Veux-tu être au-
|,)urd'hui, par ta dureté, coopérateur de sa ma-
iice, autoriser ses tromperies , et donner efficace
a ses tentations? Sols plutôt cooi)érateur de la
charité de Jésus pour sauver les âmes. Mainte-
nant que je vous parle, ce divin Sauveur vous
(prouve. Si vous aimez les âmes, si vous désirez
leur salut, si vous êtes effrayés de leurs périls,
vous êtes ses véritables disciples. Si vous sortez
de cet oratoire sans être touchés de si grands mal
jieurs, vous reposant du soin de cette maison sur
ces dames si charitables, comme si cette œuvre
importante ne vous regardait pas autant qu'elles ;
luneste épreuve pour vous, qui prouvera votre
aureté, convaincra votre obstination, condam-
nera votre Ingratitude.
♦«»a«a«»
FRAGMENT D'UN DISCOURS
SLR LA VIE CHRÉTIENXE.
Dieu , la vie de nos âmes par l'union qu'il a avec elles. Obli-
gation du chrétien de mourir au péché , pour recevoir et con-
server cette vie divine. D'où vient Dieu laisse-t-il ici-bas dans
les saints l'attraitau mal. Comment détruit-il eu eux le péché,
même dès cette ^ ie.
Je tirerai mon raisonnement de deux excellents
discours de saint Augustin : le premier c'est le
di.x-neuvième Traité sur saint Jean, le second
c'est le Sermon dix-huit des paroles de l'apôtre.
Ce grand homme , aux lieux allégués, distingue
en l'âme deux sortes de vie : Tune est celle qu'elle
communique au corps ; l'autre est celle dont elle
vit elle-même. Comme l'âme est la vie du corps,
ce saint évêque enseigne que Dieu est sa vie '.
Pénétrons, s'il vous plaît, sa pensée. L'âme ne
pourrait donner la vie a nos corps , si elle n'avait
ces trois qualités. Il faut, premièrement, qu'elle
soit plus noble ; car il est plus noble de donner
que de recevoir : il faut, en second lieu, qu'elle
lui soit unie; car notre "sie ne peut point être
hors de nous : il faut enfin qu'elle lui communi-
que des opérations que le corps ne puisse exercer
sans elle ; car la vie consiste principalement dans
l'action. Ces trois choses paraissent clairement
en nous : ce corps mortel , dans lequel nous vi-
vons ; si vous le séparez de son âme , qu'est-ce
autre chose qu'un tronc inutile et qu'une masse
de boue? Mais sitôt que l'âme lui est conjointe,
i! se remue , il voit , il entend , il est capable de
toutes les fonctions de la vie. SI je vous fais voir
maintenant aue Dieu fait , à l'égard de l'âme ,
' S*:mt. CÏ.X1 , n' G , t. T , col. 777.
ês
la même chose que ce que Pâme fait à Végard du
corps, vous avouerez sans doute que, tmrt ainsi
que l'âme est la vie du corps , ainsi Dieu est la
vie de l'âme; et la proposition de saint Augustin
sera véritable. Voyons ce qui en est, et prouvons
tout solidement par les Écritures.
Et premièrement , que Dieu soit plus noble et
plus éminent que nos âmes; ce serait perdre le
temps de vous le prouver. Pour ce qui regarde
l'union de Dieu avec nos esprits, il n'y a non
plus de Heu d'en douter après que l'Écriture a
dit tant de fois que « Dieu viendrait en nous , »
qu'il « ferait sa demeure chez nous ' , » que « nous
« serions son peuple, « et qu'il -< demeurerait en
" nous ' ; » et ailleurs, que « qui adhère à Dieu
« est un esprit avec lui ^ ; » et enfin , que « la
'• charité a été répandue en nos cœurs par le
« Saint-Esprit qu'on nous a donné ^. » Tous ces
témoignages sont clairs, et n'ont pas besoin
d'explication.
L'uBion de Dieu avec nos âmes étant établie,
il reste donc maintenant à considérer si l'âme ,
par cette union avec Dieu , est élevée à quelque
action de vie dont sa nature ne soit pas capable
par elle-même. Mais nous n'y trouverons point
de difficultés , si nous avons bien retenu les cho-
ses qui ont déjà été accordées. Suivez, s'il vous
plaît, mon raisonnement ; vous verrez qu'il relève
merveilleusement la dignité de la vie chrétienne.
Il n'y a rien qui ne devienne plus parfait en s'u-
nissaïît à un être plus noble : par exemple les
corps les plus bruts reçoivent tout à coup un cer-
tain éclat , quand la lumière du sole^ s'y atta-
che. Par conséquent il ne se peut faire que l'âme
s'unissant à ce premier être très-parfait, très-ex-
cellent et très-bon, elle n'en devienne meilleure.
Et d'autant que les causes agissent selon la per-
fection de leur être, qui ne voit que l'âme étant
meilleure elle agira mieux? Car dans cet état
d'union avec Dieu , que nous vous avons montré
par les Ecritures, sa vertu est fortifiée par la
toute puissante vertu de Dieu qui s'unit à elle ;
de sorte qu'elle participe , en quelque façon , aux
actions divines. Cela est peut-être un peu relevé ;
mais tâchons de le rendre sensible parun exemple.
Considérez les cordes d'un instrument : d'el-
les-mêmes elles sont muettes et immobiles. Sont-
elles touchées d'une main savante, elles reçoi-
vent en elles la mesure et la cadence, et même
elles la portent "aux autres. Cette mesure et cette
cadence, elles sont originairement dans l'esprit
du maître : mais il les fait en quelque sorte passée
' Jnan. XIT, 93-
' Levit. xxvi , 12
5 I. Cor. VI , 17.
* ILom, V^a».
8C
SUR LA VIE CHRETIENNE.
dans les cordes , lorsque , les touchant avec art ,
il les fait participer à son action. Ainsi l'âme ,
si j'ose parler de la sorte, s'élevaut à cette jus-
tice , à cette sagesse , à cette infinie sainteté , qui
n'est autre chose que Dieu ; touchée , pour ainsi
dire, par l'Esprit de Dieu, elle devient juste,
elle devient sage, elle devient sainte, et, parti-
cipant selon sa portée aux actions divines, elle
agit saintement comme Dieu lui-même agit sain-
tement. Elle croit en Dieu, elle aime Dieu , elle
espère en Dieu ;etlorsqu'ellecroiten Dieu, qu'elle
aime Dieu , qu'elle espère en Dieu , c'est Dieu
qui fait en elle cette foi , cette espérance , et ce
saint amour. C'est pourquoi l'apôtre nous dit
que '< Dieu fait en nous le vouloir et le faire ' : »
c'est-à-dire , si nous le savons bien comprendre ,
que nous ne faisons le bien que par l'action qu'il
nous donne ; nous ne voulons le bien que par la
volonté qu'il opère en nous. Donc toutes les ac-
tions chrétiennes sont des actions divines et sur-
naturelles auxquelles l'âme ne pourrait parvenir,
n'était que Dieu, s'unissant à elle, les lui com-
munique par le Saint-Esprit qui est répandu
dans nos cœurs. De plus, ces actions que Dieu
fait en nous; ce sont aussi actions de vie, et
même de vie éternelle. Par conséquent on ne
peut nier que Dieu s'unissant à nos âmes, mou-
vant ainsi nos âmes , ne soit véritablement la vie
de nos âmes. Et c'est là, si nous l'entendons, la
nouveauté de vie dont parle l'apôtre \
Passons outre maintenant, et disons : Si Dieu
est notre vie, parce qu'il agit en nous, parce
qu'il nous fait vivre divinement , en nous rendant
participant! des actions divines ; il est absolument
nécessaire qu'il détruise en nous le péché, qui
non-seulement nous éloigne de Dieu, mais
encore nous fait vivre comme des bêtes , hors de
la conduite de la raison. Et ainsi , chrétiens , éle-
vons nos cœurs ; et puisque dans cette bienheu-
reuse nouveauté de vie nous devons vivre et agir
selon Dieu , rejetons loin de nous le péché qui
nous fait vivre comme des bêtes brutes , et ai-
mons la justice de la vertu , par laquelle nous
sommes participants , comme dit l'apôtre saint
Pierre ^, de la nature divine. C'est à quoi nous
exhorte saint Paul , quand il dit : « Si nous vi-
« vons de l'esprit , marchons en esprit : « Si spi-
rilu vivimus, spiritu et ambulemus ^ \ c'est-à-
dire, si nous vivons d'une vie divine , faisons
des actions dignes d'une vie divine. Si l'Esprit
de Dieu nous anime, laissons la chair et ses con-
voitises et vivons comme auimés de l'Esprit de
' Philipp. Il, l.t.
» Rom. VI , 4.
» II. Petr.t, 4.
« ^alat. V , 35.
Dieu, faisons des œuvres convenables à l'Espril
de Dieu ; et comme Jésus-Christ est ressuscité
par la gloire du Père , ainsi marchons en nou-
veauté de vie.
Regardons avec l'apôtre saint Paul ' Jésus res
suscité, qui est la source de notre vie. Quel était
le Sauveur Jésus pendant le cours de sa vie mor-
telle? Il était chargé des péchés du monde; il
s'était mis volontairement en la place de tous
les pécheurs, pour lesquels il s'était constitué
caution , et dont il était convenu de subir les
peines. C'est pour cela que sa chair a été infirme;
pour cela il a langui sur la croix parmi des dou-
leurs incroyables, pour cela il est cruellement
mort avec la perte de tout son sang. Dieu éter-
nel , qu'il est changé maintenant ! « Il est mort
" au péché, >- dit l'apôtre % c'est-à-dire, qu'il a
dépouillé toutes les faiblesses qui avaient envi-
ronné sa personne en qualité de caution des pé-
cheurs. « Il est mort au péché, et il vit à Dieu ; «
pai'ce qu'il a commencé une vie nouvelle qui n'a
plus rien de l'infirmité de la chair, mais en la-
quelle reluit la gloire de Dieu : Quod autem vi-
vit, vivit Deo. »■ Ainsi estimez, continue Tapô-
« tre , vous qui êtes ressuscites avec Jésus-Christ ,
» estimez que vous êtes morts au péché, et vivants
« à Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ ^ : et
« comme Jésus-Christ est ressuscité par la gloire
<• du Père , marchons aussi dans une vie nou-
« velle ■*. » C'est à quoi nous oblige la résurrection
de notre Sauveur, et la doctrine du saint Évan-
gile : et ce que la doctrine évangélique nous
prêche , cela même est confirmé en nous par le
saint baptême.
De là était née cette belle cérémonie que l'on
observait dans l'ancienne Église au baptême des
chrétiens. On les plongeait entièrement dans les
eaux, en invoquant sur eux le saint nom de Dieu.
Les spectateurs, qui voyaient les nouveaux ba|-
tisés se noyer, pour ainsi dire, et se perdre dai s
les ondes de ce bain salutaire , puis revenir aus-
sitôt lavés de cette fontaine très-pure , se les re-
présentaient en un moment tout changés par la
vertu occulte du Saint-Esprit, dont ces eaux
étaient animées ; comme si , sortant de ce monde
en même temps qu'ils disparaissaient à leur vue,
ils fussent allés mourir avec le Sauveur, pour-
ressusciter avec lui selon la vie nouvelle du chris-
tianisme. Telle était la cérémonie du baptême à
laquelle l'apôtre regarde , lorsqu'il dit, dans le
texte que nous traitons , que nous sommes ense-
velis avec Jésus-Christ, pour mourir avec lui
' Hehr. xii, 3.
2 Rom. VI , 10.
' Ibid. 11.
< ma \.
SUR LA VIE CHRÉTIENAE.
•?
dans le saint baptême ; afin que comme Jésus-
Christ est ressuscité par la gloire du Père , ainsi
nous marchions en nouveauté de vie. Il regardait
à cette cérémonie du baptême , qui se pratiquait
sans doute du temps des apôtres : or encore que
le temps ait changé , que la cérémonie ne soit
plus la même , la vertu du baptême n'est point
altérée; à cause qu'elle ne consiste pas tant dans
cet élément corruptible , que dans la parole de
Jésus-Christ , et dans l'invocation de la Trinité ,
et dans la communication de l'Esprit de Dieu ,
(jui sont choses sur lesquelles le temps ne peut
rien.
En effet , tout autant que nous sommes de bap-
tisés, nous sommes tous consacrés dans le saint
baptême à la Trinité très-auguste , par la mort
du péché et par la résurrection à la vie nouvelle.
C'est pourquoi nos péchés y sont abolis, et la
nouveauté de vie y est commencée : et de là vient
que nous appelons le baptême le sacrement de
régénération et de renouvellement de l'homme
par le Saint-Esprit. Doù je conclus que le dessein
de Dieu est de détruire en nous le péché , puis-
qu'il veut que la vie chrétienne commence par
l'abolition de nos crimes ; et ainsi il nous rend
la justice que la prévarication du premier père
nous avait ôtée. Grâce à votre bonté, ô grand
Dieu , qui faites un si grand présent à vos servi-
teurs par Jésus-Christ le juste ; qui , se chargeant
de nos péchés à la croix, par un divin échange
uons a communiqué sa justice!
Mais ici peut-être vous m'objecterez que le
péché n'est point détruit, même dans les justes;
puisque la foi catholique professe qu'il n'y a au-
cun homme vivant qui ne soit pécheur. Pour
résoudre cette difficulté, et connaître clairement
quelle est la justice que le Saint-Esprit nous rend
en ce monde , l'ordre de mon raisonnement m'o-
blige d'entrer en ma seconde partie, et de vous
faire voir le combat du fidèle contre la chair et
ses convoitises. Je joindrai donc celte seconde
partie avec ce qui me reste à dire de la première,
dans une même suite de discours. Je tâcherai
pourtant de ne rien confondre ; mais j'ai besoin
que vous renouveliez vos attentions.
La seconde partie de la vie chrétienne , c'est
de combattre la concupiscence pour détruire en
nous le péché. Or quand je parle ici de concu-
pi cence , n'entendez par ce mot aucune passion
particulière; mais plutôt toutes les passions as-
semblées, que l'Écriture a accoutumé d'appeler
d'un nom général : la concupiscence et la chair.
Mais définissons en un mot la concupiscence , et
disons avec le grand Augustin : La concupis-
cence , c'est un attrait qui nous fait incliner à
la créature au préjudice du Ci'éateur ; qui nous
pousseau.x choses sensibles, au préjudice des biens
éternels.
Qu'est-il nécessaire de vous dire combien cet
attrait est puissant en nous? Chacun sait qu'il
est né avec nous, et qu'il nous est passé eu
nature. Voyez , avant le christianisme , comme
le vrai Dieu était méprisé par toute la terre :
voyez , depuis le christianisme , combien peu de
personnes goûtent comme il faut les vérités cé-
lestes de l'Évangile; et vous verrez que les cho-
ses divines nous touchent bien peu. Qui fait cela ^
fidèles , si ce n'est que nous aimons les créatures
désordonnément ? C'est pourquoi l'apôtre saint
Paul dit : « La chair convoite contre l'esprit , et
« l'esprit contre la chair '. » Et ailleurs : « Je
« me plais en la loi selon l'homme intérieur ;
« mais je sens en moi-même une loi qui résiste
« à la loi de l'esprit * : ■ voilà le combat. Que
si l'apôtre même ressent cette guerre; qui ne
voit que cette opiniâtre contrariété de la con-
voitise , répugnante au bien , se rencontre même
dans les plus justes?
Dieu éternel, d'où vient ce désordre? pourquoi
cet attrait du mal, même dans les saints? Car
enfin ils se plaignent tous généralement, que,
dans le dessein qu'ils ont de s'unir à Dieu , ils
sentent une résistance continuelle. Grand Dieu,
je connais vos desseins : vous voulez que nous
expérimentions en nous-mêmes une répugance
éternelle à ce que votre loi si juste et si sainte
désire de nous; afin que nous sachions distinguer
ce que nous faisons par nous-mêmes, d'avec ce
que vous faites en nous par votre Esprit saint ,
et que, par l'épreuve de notre impuissance,
nous apprenions à attribuer la victoire , non point
à nos propres forces, mais à votre bras et a
l'honneur de votre assistance. Et ainsi vous nous
laissez nos faiblesses, afin de faire triompher
votre grâce dans l'infirmité de notre nature. Par
où vous voyez , chrétiens , que la concupiscence
combat dans les justes , mais que la grâce divine
surmonte. C'est la grâce qui oppose à l'attrait du
mal lachaste délectation des biens éternels; c'est-
à-dire, la charité qui nous fait observer la loi,
non point par la crainte de la peine, mais par
l'amour de la véritable justice : et cette charité
est répandue en nos cœurs , non par le libre ar-
bitre qui est né avec nous , mais par le Saint-
Esprit qui nous est donné ^.
La charité donc et la convoitise se font la
guerre sans aucune trêve : à mesure que l'une
croît , l'autre diminue. Il en est comme d'une l)a-
lance : autant que vous ôtez à la charité , autant
' Gai. V, 17.
» Rom. TIII , 22 , 23.
i Rom. \. &.
flB
SLTi LA VIE CIlRÉTlENi\E.
ycms ajoutez de poids à la convoitise. Quand la
charité snnïionte; nous sommes libres de cette
liberté dont parle l'apôtre ' , par laquelle Jésus-
Christ nous a affranchis. Nous sommes libres,
dis-je, parce (jxie nous agissons par la charité,
c'est-à-dire, par une affection libérale. Mais notre
liberté n'est point achevée, parce que le règne de
l;t charité n'est pas accompli. La liberté sera en-
tière quand la paix sera assurée, c'est-à-dire, au
ciel. Cependant nous gémissons ici-bas ; parce que
la paix de la charité, que nous y avons, étant
toujours mêlée avec la guerre de la convoitise ,
elle n'est pas tant le calme de nos troubles , que la
consolation de notre misère : et en voici une belle
raison de saint Augustin.
La liberté n'est point parfaite , dit-il , et la paix
n'est pus assurée, parce que la convoitise, qui
nous résiste, ne peut être combattue sans péril :
elle ne peut»ètre aussi bridée sans contrainte, ni
par conséquent modérée sans inquiétude. Illa quœ
resist.u7it, periculoso debellantur jyrœlio ; et illa
qvœ vicia mnt, nondum securo triumphantur
olio, .sed adhuc sollicito pmmuntur imperio''.
« Et de là vient que notre justice ici-bas , «je parle
encore avec le grand Augustin; « de là vient que
« notre justice consiste plus en la rémission des
n péchés , qu'en la perfection des vertus : » magis
remissione peccatorum constat, qiiam perfe-
ctionevirtutum K Certes je sais que ceux qui sont
huml)les goûteront cette doctrine tout évangéli-
que, qui est la base de l'humilité chrétienne.
Mais si la vie des justes est accompagnée de
péchés , comment est-ce que ma proposition sera
véritable : que Dieu détruit le péché dans les jus-
tes, même en cette vie? C'est , s'il vous en souvient,
ce que j'avais laissé à résoudre; maintenant je vous
dirai en un mot : J'avoue que les plus grands
saints sont pécheurs; et s'ils ne le reconnaissent
humblement, ils ne sont pas saints. Ils sont pé-
cheurs; mais ils ne servent plus au péché : ils ne
sont pas entièrement exempts du péché; mais ils
sont délivrés de sa servitude. Il y a quelques res-
tes de péché en eux ; mais le péché n'y règne plus ,
comme dit l'apôtre ^ : « Que le péché ne règne plus
" en vos corps mortels, » et ainsi le péché n'y est
pas éteint tout à fait ; mais le règne du péché y
est abattu par le règne de la justice , selon cette
parole de l'apôtre ^ : « Étant libres du péché , vous
« êtes faits soumis à la justice. »
Comment est-ce que le règne du péché est abattu
dans les justes? Écoutez l'apôtre saint Paul :
« Que le péché ne règne plus en vos corps mortels
* (iiil. IV, ;JI.
' l)i' Cir. Dri , lil>. X!X, cap. XXVII, t. vil, col. 572.
' lOid. eu!. :.7l.
* liiiin. vu, li.
* Ibid. is.
« pour obéir à ses con\p!tises. » Vous voyez pnr
là que le péché rè^pie où les convoitises sont obéies.
Les uns leur lâchent la bride, et, se laissant em-
porter à leur brutale impétuosité, ils tombent
dans ces péchés qu'on nomme mortels , desque-s
l'apôtre a dit que « qui fait ces choses, il ne pos-
« sédera point le royaume de Dieu '. » Les justes
au contraire , bien loin d'obéir à leurs convoitises ,
ils leur résistent , ils leur font la guerre, ainsi que
je disais tout à l'heure. Et bien que la victoire leur
demeure par la grâce de INotre-Seigneur Jésus-
Christ , toutefois dans un conflit si long , si opiniâ-
tre , où les combattants sont aux mains de si prè.«;
en frappant ils sont frappés quelquefois : Perçut i-
mus et percutimur, dit saint Augustin >; et le
victorieux ne sort point d'une mêlée si âpre et si
rude sans quelques blessures : c'est ce que nous
appelons péchés véniels. Parce que la justice est
victorieuse, elle mérite le nom de véritable justice :
parce qu'elle reçoit quelque atteinte qui diminue
de beaucoup son éclat, elle n'est point justi'.-e
parfaite. C'est autre chose d'avoir le bien accompli ,
autre chose de ne se plaire point dans le mal.
« Notre vue peut se déplaire dans les ténèbres ,
« encore qu'elle ne puisse pas s'arrêter dans cette
'< vive source de lumière : » Potest oculus nullis
ttnebris delectari , quamvis non possit in fui-
I f/entissima luce defuji^.
I Si l'homme juste, résistant à la convoitise,
I tombe quelquefois dans le mal , du moins il a cet
I avantage qu'il ne s'y plaît pas : au contraire il
j déplore sa servitude, il soupire ardemment après
: cette bienheureuse liberté du ciel; il dit, avec
i l'apôtre saint Paul '* ; « Misérable homme que je
! « suis, qui me délivrera de ce corps de mort? »
S'il tombe, il se relève aussitôt : s'il a quelques
péchés, il a aussi la charité qui les couvre :
« La charité, dit l'apôtre saint Pierre^, couvre
" la multitude des péchés. »
Bien plus, ce grand Dieu tout-puissant fait
éclater la lumière même du sein des plus épaisses
ténèbres ; il fait servir à la justice le péché même.
Admirable économie de la grâce ! oui les péchés
mêmes, je l'oserai "dire, dans lesquels la fragilité
humaine fait tomber le juste; si d'un côté ils di-
minuent la justice, ils l'augmentent et l'accrois-
sent de l'autre. Et comment cela? C'est qu'ils en-
flamment les saints désirs de l'homme fidèle ; c'est
qu'en lui faisant connaître sa servitude ils font
qu'il désire bien plus ardemment les bienheureux
embrassements de son Dieu , dans lesquels il trou-
' I. Cor. VI, 9, 10.
^ Scrm. CCCLI, n"> 6, t. V, col. 1350.
' S. Au(j. de Sptr. et Litt. n° 65-, t. X, col. 123.
♦ lloni. VI, -21.
i i. /V /.'•- IV , H.
SUR LES OBLIGATIONS DE L'ÉTAT RELIGIEUX.
M la la vraie liberté; c'est qu'ils lui font confes-
ser sa propre faiblesse et le besoin qu'il a de la
grâce , dans un état d'un profond anéantissement.
Et d'autant que le plus juste c'est le plus humble ,
le péché même en quelque sorte accroît la justice ;
parce qu'il nous fonde de plus en plus dans l'hu-
milité.
Vivons ainsi, fidèles, vivons ainsi; faisons
((ue notre faiblesse augmente l'honneur de notre
\ ictoire , par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-
Christ. Aimons cette justice divine qui fait que le
péché même nous tourne à bien : quand nous
voyons croître nos iniquités, songeons à nous
enrichir par les bonnes œuvres; afin de réparer
notre perte. Le fidèle qui vit de la sorte, expiant
ses péchés par les aumônes, se purifiant toute sa
vie par la pénitesce, par le sacrifice d'un cœur
contrit , par les œuvres de miséricorde : il ne dé-
truit pas seulement le règne du péché, comme je
disais tout à l'heure; je passe maintenant plus
outre, et je dis qu'il détruit entièrement le péché :
parce que , dit saint Augustin , « comme notre vie
« n'est pas sans péché , aussi les remèdes pour les
'< purger ne nous manquent pas : « Sicut peccata
non defuerunt, ita etiam remédia, quibus pur-
yarentur, affuerunt\
Enfin celui qui vit de la sorte, détestant les
péchés mortels, faisant toute sa vie pénitence
pour les véniels , à la manière que je viens de due
avec l'incomparable saint Augustin; il méritera,
dit le même Père. Que nos nouveaux réformateurs
entendent ce mot : c'est dans cette belle épître à
Hilaire, où ce grand pei-sonnage combat l'or-
guîîlleuse hérésie de Pelage, ennemi de la grâce
de Jésus-Christ. Cet humble défenseur de la grâce
chrétienne se sert en ce lieu du mot de mérite :
était-ce pour enfler le libre arbitre? n'était-ce pas
plutôt pour relever la dignité de la grâce, et des
saints mouvements que Dieu fait en nous? Quelle
est donc votre vanité et votre injustice, ô très-
charitables réformateurs, de prêcher que nous
ruinons la grâce de Dieu , parce que nous nous
servons du mot de mérite; si ce n'est peut-être
que vous vouliez dire que saint Augustin a détruit
la grâce, et que Calvin seul la bien établie? Par-
donnez-moi cette digression; je reviens à mon
passage de saint Augustin. Un homme passant sa
vie dans l'esprit de mortification et de pénitence,
« encore qu'il ne vive pas sans péché , il méritera ,
« dit saint Augustin, de sortir de ce monde sans
« aucun péché : » Merebitur liinc exire sine pec-
cato, quavivis, ciim hic viveret, habuerit non-
uulla peccata ^ ; et ainsi le péché est détruit en
• Jd. llilar. Ep. CLVii, n" 3, t. il, cS. âl3.
Locu mox cilulo.
80
nous, à cause du mérite de la vraie fol qui opère
par la charité.
Il est donc vrai, fidèles, ce que j'ai dit, que
même dans cet exil Dieu détruit le péché par sa
grâce; il est vrai qu'il y surmonte la concupis-
cence : et ainsi , par la miséricorde de Dieu , je me
suis déjà acquitté envers vous des deux premières
parties de ma dette. Faites votre profit de cette
doctrine : elle est haute, mais nécessaire. Je sais
que les humbles l'entendent ; peut-être ne plaira-
t-elle pas aux superbes. Les lâches sans doute
seront fâchés qu'on leur parle toujours de combat-
tre. Mais pour vous, ô vrais chrétiens , travaillez
sans aucun relâche ; puisque vous avez un ennemi
en vous-mêmes , avec lequel , si vous faites la
paix en ce monde , vous ne sauriez avoir la paix
avec Dieu. Voyez combien il est nécessaire de
veiller toujoure, de prier toujours , de peur de
tomber en tentation. Que si cette guerre conti-
nuelle vous semble fâcheuse, consolez-vous par
l'espérance fidèle de la glorieuse résurrection qui
se commence déjà en nos corps. C'est la troisième
opération que le Saint-Esprit exerce dans l'homme
fidèle durant le pèlerinage de cette vie ; et c'est
aussi par où je m'en vais conclure.
SERMON
OBLIGATIONS DE L'ÉTAT RELIGIEUX,
PRÊCHÉ DEVA.M LES RELICIECSES BE S\INT-CYR *.
Fragilité et grande misère du monde : puissance et funestes
effets de sa séduction. Motifs pressants pour porlerles chré-
tiens à s'en séparer entièrement. Origine des commanautés
religieuses. En quoi consiste la pauvreté dont on y tait proie»-
sion. Infidélités sans nombre, qu'on commet Journellement
dans les monastères contre cette vertu. Avantages de la vir-
ginité : jusqu'où elle doit s'étendre. A qui se rapporte l'obéis-
sance que l'on rend aux supérieurs. Dans quel esprit il faut
se soumettre à ceux qui abusent de leur autorité. Avec quel
soin les religieuses doivent éviter le commerce du monde, le»
sentiments de la vanité, et les amusemeuts de l'esprit.
Le monde entier n'est rien ; tout ce qui est
mesuré par le temps va finir. Le ciel , qui nous
couvre par sa voûte immense, est comme une
tente, selon la comparaison de l'Écriture' : on
la dresse le soir pour les voyageurs, et on l'en-
lève le lendemain. Quelle doit être notre vie et
notre conversation ici-bas , dit un apôtre', puis-
que ces cieux que nous voyons f et cette terre qui
♦ Nous n'avons point l'original de ce sermon , dont nous
avons trouvé plusieurs copies dans le diocèse d.- iloaux : toutes
l'attribuent à Bossuet, et il est aisé de l'y rcccnnaiire. L»
troisième point prouvequ'il aété fait pour la maison deS;sint-
Cyr. ( Édit. de Uéfuris.)
' Job. XWVI, 29.
' H. rf!.'. m, 10, II.
90
SUR LES OBLIGATIONS
nous porte, vont être embrasés par le feu? La
fin (le tout arrive , la voilà qui vient ; elle est pres-
que déjà venue. Tout ce qui paraît de plus solide
n'est qu'une figure qui passe quand on en veut
jouir, qu'une ombre fugitive qui disparaît. ■ Le
« temps est court, dit saint Paul parlant des vier-
« ges'; donc il faut user du monde comme n'en
« usant pas , « n'en user que pour le vrai besoin ,
eu user sobrement sans en vouloir jouir, en user
en passant sans s'y arrêter et sans y tenir. C'est
donc une pitoyable erreur que de s'imaginer
qu'on sacrifie beaucoup à Dieu quand on quitte le
monde pour lui : c'est renoncer à une illusion per-
nicieuse ; c'est renoncer à de vrais maux , dégui-
sés sous une vaine apparence de biens. Perd-on
un appui quand on jette un roseau fêlé , qui , loin
de nous soutenir, nous percerait la main , si nous
voulions nous y appuyer? faut-il bien du courage
pour s'enfuir d'une maison qui tombe en ruine ,
et qui nous écraserait dans sa chute?
Que quitte-on en quittant le monde? Ce que
quitte celui qui, à son réveil, sort d'un songe
plein d'inquiétudes. Tout ce qui se voit, qui se
touche , qui se compte, qui se mesure par le temps,
n'est qu'une ombre de l'être véritable : à peine
commence-t-il à être, qu'il n'est déjà plus. Ce
n'est rien sacrifier à Dieu, que de lui sacrifier la
nature entière : c'est lui donner le néant, la va-
nité, le mensonge môme. D'ailleurs ce monde, si
vain et si fragile , est trompeur, ingrat, plein de
trahisons. 0 combien dure est sa servitude! En-
fants des hommes, que ne vous en coûte-t-il point
pour le flatter, pour tacher de lui plaire , pour men-
dier ses grâces ! Quelles traverses , quelles alar-
mes, quelles bassesses , quelle lâcheté pour par-
venir à ce qu'on n'a point de honte d'appeler les
honneurs! Quel état violent, et pour ceux qui
s'efforcent de parvenir, et pour ceux même qui
sont parvenus! Quelle pauvreté effective dans
ime abondance apparente ! Tout y trahit le cœur,
jusqu'à l'espérance même dont on paraît nourri :
les désirs s'enveniment ; ils deviennent farouches et
insatiables : l'envie déchire les entrailles; on est
malheureux non-seulement par son propre mal-
heur, mais encore par la prospérité d'autrui. On
est peu touché de ce qu'on possède ; on ne sent
que ce qu'on n'a pas : l'expérience de la vanité de
ce qu'on a ne ralentit jamais la fureur d'acqué-
rir ce qu'on sait bien qui est aussi vain , et aussi
incapable de renc^-e heureux. On ne peut ni as-
eouvir les passions ni les vaincre ; on en sent la
tyrannie, et on ne veut point être délivré.
0 si je pouvais traîner le monde entier dans
(es cloîtres et dans les solitudes ! j'arracherais de
' I. Cor. vil, 29, :JI.
sa bouche un aveu de sa misère et de son déses-
poir. Mais, hélas! que vois-je? Va-t-on dans le
monde l'étudier de près dans son état le plus na-
turel, on n'entend dans toutes les familles que
gémissements de cœurs oppressés. L'un est dans
une disgrâce qui lui enlève le fruit de ses travaux
depuis tant d'années , et qui met sa patience à
bout ; l'autre souffre dans sa place des dégoûts
et des désagréments : celui ci perd, l'autre craint
de perdre ; cet autre n'a pas assez : il est dans un
état violent. L'ennui les poursuit tous, jus;|uj
dans les spectacles et dans la foule des plaisirs :
ils avouent qu'ils sont misérables ; et je ne veux
que le monde pour apprendre aux hommes com-
bien le monde est digne de mépris.
Mais pendant que les enfants du siècle parlent
ainsi , quel est le langage de ceux qui doivent
être les enfants de Dieu? Hélas! ils conservent
une estime et une admiration secrète pour les
choses les plus vaines , que le iponde même , tout
vain qu'il est, ne peut s'empêcher de mépriser.
Omon Dieu ! arrachez , arrachez du cœur de vos
enfants cette erreur maudite. J'en ai vu, même de
bons , de sincères dans leur piété , qui , faute d'ex-
périence , étaient éblouis d'un éclat grossier. Ils
étaient étonnés de voir des gens , avancés dans les
honneurs du siècle, leur dire : Nous ne sommes
point heureux. Cette vérité leur était encore nou-
velle , comme si l'Évangile ne la leur avait pas
révélée, comme si leur renoncement au monde n'a-
vait pas dû être fondé sur une pleine et constante
persuasion de sa vanité. 0 mon Dieu ! le monde ,
par le langage même de ses passions , rend témoi-
gnage àr la vérité de votre É vagile , qui dit : « Mal -
'< heur au monde' ! » et vos enfants ne rougissent
point de montrer que le monde a encor»-, pour
eux quelque chose de doux et d'agréable
Ce monde n'est pas seulement fragile et misé-
rable ; il est encore Incompatible avec les vrais
biens. Les peines que nous lui voyons souffrir
sont pour lui le commencement des douleurs
éternelles. Comme la joie se forme peu à peu
dès cette vie dans le cœur des justes , où est le
royaume de Dieu ; les horreurs et le désespoir de
l'enfer se forment aussi peu à peu dans le cœur
des hommes profanes, qui vivent loin de Dieu. Le
monde est un enfer déjà commencé : tout y est
envie, fureur, haine de la vérité et de la vertu,
impuissance et désespoir d'apaiser son propre
cœur, et de rassasier ses désirs.
Jésus-Christ est venu du ciel sur la terre fou-
droyer de ses malédictions ce monde impie, après
en avoir enlevé ses élus. « Dieu nous a arrachés,
« dit saint Paul% à la puissance des ténèbres,
I ^falth. XVIII, 7.
' Coiuss 1 , 1 a.
DE L'ETAT RELIGIEUX.
'il
• pour nous trausférev r>;i royaume de son Fils
« bien- aimé. » Le raond est le royaume de Sa-
tan,et les ténèbres du péché couvrent cette ré-
gion d» mort : " Malheur au monde, à cause des
' scandales'.' Hélas îles justes mêmes sont ébran-
les. 0 qu'elle est redoutable, cette puissance des
ténèbres qui aveugle les plus clairvoyants! C'est |
une puissance d'enchanter les esprits, de les se- |
dulre, de leur ôter la vérité même, après qu'ils
l'ont crue, sentie et aimée. 0 puissance terrible, j
qui répand l'erreur, qui fait qu'on ne voit plus !
ce qu'on voyait, qu'on craint de le revoir, et
qu'on se complaît dans les ténèbres de la mort!
Enfants de Dieu, fuyez cette puissance; elle en- |
traîne tout, elle flatte, elle tyrannise, elle enlève i
les cœurs. Écoutez Jésus-Christ , qui crie : « On ne '
" peut servir deux maîtres. Dieu et le monde'. » !
Écoutez un de ses apôtres, qui ajoute : « Adul- !
« tères , ne savez-vous pas que l'amitié de ce monde
« est ennemie de Dieu^? » Point de milieu ; nulle
espérance d'en trouver : c'est abandonner Dieu ,
c'est renoncer à son amour, que d'aimer son en- ;
nemi. ^ i
Mais en renonçant au monde , faut-il renon- !
cer à tout ce que le monde donne? Écoutez en- ■
core un autre apôtre ; c'est saint Jean ^ : « N'aimez ;
• ni le monde, ni les choses qui sont dans le :
« monde , « ni lui , ni ce qui lui appartient; tout '
ce qu'il donne est aussi vain , aussi corrompu ,
aussi empoisonné que lui.
Mais, quoi! faut-il que tous les chrétiens vi-
vent dans ce renoncement? Écoutez-vous vous-
même du moins , si vous n'écoutez pas les apô-
ties. Qu'avez- vous promis dans votre baptême,
pour entrer non dans la perfection d'un ordre
religieux , mais dans le simple christianisme et
dans l'espérance du salut? Vous avez renoncé à
Satan, à ses pompes. Remarquez quelles sont
ces pompes : Satan n'en a point de distinguées
de celles du siècle. Les pompes du siècle , qu'on
est tenté de croire innocentes, sont donc , selon
vous-même, celles de Satan ; et vous avez pro-
mis de les détester. Cette promesse si solennelle ,
qui vous a introduit dans la société des fidèles,
ne sera-t-elle qu'une comédie et une dérision sa-
crilège? Le renoncement au monde, et la détesta-
tion de ses vanités , est donc essentiel au salut
de chaque chrétien. Celui qui quitte le monde,
qu'y ajoute-t-il? Il s'éloigne de son ennemi, il
détourne les yeux pour ne pas voir ce qu'il ab-
horre; il se lasse d'être aux prises avec cet en-
nemi, ne pouvant jamais faire ni trêve ni paix.
' MiitlK xvin,7.
' Ibid. Yl , 24.
* Jac. IV, 4.
{. Joan. Il , I&.
Est-ce là un grand sacrifici.'? n'est-ce pas plutôt
un grand soulagement, une sûreté douce, \x\\^.
paix qu'on devrait chercher pour soi-même d:'s
qu'on désire être chrétiens , et n'aimer pas ce que
Dieu condamne? Quand ou ne veut point aimer
Dieu , quand on ne veut aimer que ses passions,
et s'y livrer sans religion, par ce désespoir don
parle saint Paul ' , je ne m'étonne pas qu'on aime
le monde et qu'on le cherche. Mais quand on
croit la religion , quand on désire de s'y attacher,
quand on craint la justice de Dieu, quand on se
craint soi-même , et qu'on se défie de sa propre
fragilité ; peut-on craindre de quitter le monde ,
dès qu'on veut faire son salut? n'y a-t-il pas plus
de siîreté et de facilité, de secours, de consola-
tions dans la solitude ?
Laissons donc pour un moment les vues de
perfection : ne parlons que d'amour de son salut,
que d'intérêt propre , que de douceur et de paix
de cette vie. Où sera-t-il , cet intérêt , même tem-
porel , pour une âme en qui toute religion n'est
pas éteinte? Ou sera-t-elle, cette paix ; sinon loin
d'une mer si orageuse , qui ne fait voir partout
qu'écueils et que naufrages? Où sera-t-elle, si-
non loin des objets qui enflamment les désirs,
qui irritent les passions, qui empoisonnent les
cœurs les plus innocents , qui réveillent tout ce
qu'il y a de plus malin dans l'homme , qui ébran-
lent les âmes les plus fermes et les plus droites?
Hélas! je vois tomber les plus hauts cèdres du
Liban, et je courrai au-devant du péril, et je crain-
drai de me mettre à l'abri de la tempête? N'est-
; ce pas être ennemi de soi-même , rejeter le salut
: et la paix ; en un mot , aimer sa perte , et la cher-
cher dans un trouble continuel ?
j Après cela faut - il s'étonner si saint Paul
exhorte les vierges à demeurer libres * , n'ayant
I d'autre époux que l'Époux céleste. Il ne dit pas :
I C'est afin que vous soyez dans une plus haute per-^
! fection , et dans une oraison plus éminente ; il
■ dit : Afin que vous ne soyez point dans un mal-
I heureux partage entre Jésus-Christ et un époux
i mortel , entre les saints exercices de la religion et
; les soins dont on ne peut se garantir quand on est
! dans l'esclavage du siècle ; c'est « afin que vous
j « puissiez prier sans empêchement : c'est que vous
I '< auriez, dit-il, dans le mariage, les tribulations
« de la chair, et je voudrais vous les épargner ;
« c'est, dit -il encore, que je voudrais vous voir
« dégagées de tout embarras. « A la vérité, ce
ce n'est pas un précepte ; car cette parole , comme
Jésus-Christ le dit dans l'Évangile ' , ne peut être
comprise de tous : mais heureux , je dis même ,
' Ephes. ly, 19.
* I. Cor. Tii , 2ô el s«jij.
* ^a//A. XIX, II.
92
SUR LES OBLIGATIONS
heureux , dès cette vie , ceux à qui il est donné
de la comprendre, de la goûter et de la suivre !
Ce n'est pas un précepte; mais c'est un conseil
de l'apôtre, de l'apôtre, dis-je, plein de l'Esprit
de Dieu : c'est un conseil que tous n'ont pas !e
courage de suivre; mais qu'il donne à tous en gé-
néral , afin qu'il soit suivi de ceux à qui Dieu
mettra au cœur ce goût de la bienheureuse li- '.
berté. i
De là vient qu'en ouvrant les livres des saints
Pères je ne trouve de tous côtés, même dans les
sermons faits à tout le peuple sans distinction , |
que des exhortations pressantes pour conduire les '
chrétiens en foule dans les solitudes. C'est ainsi
que saint Basile fait un sermon exprès , pour ;
inviter tous les chrétiens à la vie solitaire. Saint !
Grégoire de Nazianze, saint Chrysostôme , saint 1
Jérôme, saint Ambroise, l'Orient, l'Occident, tout i
retentit des louanges du désert , et de la fuite du |
siècle. J'aperçois même , dans la règle de saint l
Benoît , qu'on ne craignait point de consacrer les
enfants avant qu'ils eussent l'usage de raison :
les parents, sans craindre de les tyranniser,
croyaient pouvoir les vouer à Dieu dès le bei'-
ceau. Vous vous en étonnez , vous qui mettez une
si grande différence entre la vie du commun des
chrétiens, vivants au milieu du siècle, et celle
des âmes religieuses , consacrées à Dieu dans la
solitude. Mais apprenez que parmi ces vrais
chrétiens, qui ne regardaient le siècle qu'avec
horreur, il y avait peu de différence entre la vie
pénitente et recueillie que l'on menait dans sa
famille, et celle que l'on menait dans un désert.
S'il y avait quelque différence , c'est qu'il est
])lus doux, plus facile, plus sûr de mépriser le
monde de loin que de près. On ne croyait donc
point gêner la liberté des enfants, puisqu'ils de-
vaient, comme chrétiens, ne prendre nulle part
aux pompes et aux joies du monde. C'était leur
épargner des tentations , et leur préparer une heu-
reuse paix, quede les ensevelir tout vivants dans
cette société, avec les anges de la terre.
Aimable simplicité des enfants de Dieu, qui
n'avaient plus rien à ménager ici-bas! ô pratique
étonnante ! mais qui n'est si disproportionnée à
nos mœurs, qu'à cause que les disciples de Jésus-
Christ ne savent plus ce que c'est que de porter
la croix avec lui, et que de dire avec lui : Mal-
heur, malheur au monde! On n'a point de honte
d'être chrétien et de vouloir jouir de sa liberté
pour goûter le fruit défendu, pour aimer le
monde que Jésus- Christ déteste. 0 lâcheté hon-
teuse, qui était réservée pour la consommation
de l'iniquité dans les derniers siècles ! On a ou-
blié qu'être chrétien , et n'être plus de ce monde ,
c'est essentiellement la même chose.
Hélas! quand vous reverrons-nous, ô beaux
jours, ô jours bienheureux, où toutes les famil-
les chrétiennes, sans quitter leurs maisons et
leurs travaux, vivaient comme nos conimunau
tés les plus régulières? C'est sur ce modèle que
nos communautés se sont formées. On se taisait,
on priait, on travaillait sans cesse des mains, on
se cachait : en sorte que les chrétiens étaient ap-
pelés un genre d'hommes qui fuyaient la lumière.
On obéissait au pasteur, au père de famille :
point d'autre attente que celle de notre bienheu-
reuse espérance pour l'avènement du grand Dieu
de gloire, point d'autre assemblée que celle où
l'on écoutait les paroles de la foi; point d'autre
festin que celui de l'agneau , suivi d'un repas de
charité; point d'autre pompe que celle des fêtes
et des cérémonies; point d'autre plaisir que celui
de chanter les psaumes et les sacrés cantiques ;
point d'autres veilles que celles où l'on ne cessait
de prier. 0 beaux jours! quand vous reverrons-
nous? Qui me donnera des yeux, pour voir la
gloire de Jérusalem renouvelée? Heureuse pos-
térité, sous laquelle reviendront ces anciens
jours! De tels chrétiens étaient solitaires, et
changeaient les villes en déserts.
Dès ces premiers temps, nous admirons en
Orient des hommes et des femmes qu'on nom-
mait Ascètes, c'est-à-dire, exercitants : c'étaioit
des chrétiens dans le célibat, qui suivaient toute
la perfection du conseil de l'apôtre. En Occident,
quelle foule de vierges et de personnes de tout
âge, de toutes conditions, qui dans l'obscurité
et dans le silence ignoraient le monde et étaient
ignorées de lui , parce que le monde n'était pas
digne d'elles! Les persécutions poussèrent jusque
dans les plus affreux déserts les patriarches dos
anachorètes, saint Paul et saint Antoine : ma--:
la persécution fit moins de solitaires que la paix
et le triomphe de l'Église , après la conversion
de Constantin. Les chrétiens, si simples et si
ennemis de toute mollesse, craignaient plus une
paixflatteuse pour lessens , qu'ils n'avaient craint
la cruauté des tyrans. Les déserts se peuplèrent
d'anges innombrables, qui vivaient dans des
corps mortels sans tenir à la terre : les solitudes
sauvages fleurirent; les villes entières étaient
presque désertes : d'autres villes, comme Oxy-
rinque, dans l'Egypte, devenaient autant de mo-
nastères. Voilà la source des communautés reli-
gieuses : ôqu'elleest belle, qu'elleest touchante)
que la terre ressemble au ciel, quand les hommes
y vivent ainsi!
Mais, hélas! que cette ferveur des aneUns
jours nous reproche le relâchement et la tiédeur
des nôtres ! Il me semble que j'entends saint An-
toine qui se plaint de ce que le soleil vient trou-
DE L'KTAT RELIGIEUX.
03
blor sa prière, qui a été aussi longue que la nuit.
Je crois lavoir qui reçoit une kttre de l'empe-
reur, et qui dit à ses disciples : Réjouissez-vous,
non de ce que l'empereur m'a écrit; mais de ce
^ue Dieu nous a écrit une lettre , en nous don-
nant lÉvangile de son Fils'. Je vois saint Pa-
côme, qui, marchant sur les traces de saint An-
toine , devient de son côté , dans un autre désert ,
le père d'une postérité innombrable. J'admire
Hilarion, qui fuit de pays en pays, jusqu'au
delà des mers, le bruit de ses vei-tus et de ses
miracles qui le poursuit. J'entends un soli-
tairequi ayant vendu le livre des Évangiles, pour
donner tout aux pauvres et pour ne posséder
plus rien , s'écrie : J'ai tout quitté , même jus
qu'au livre qui m'a appris à quitter tout. Un-
autre, c'est le grand Arsène, devenu sauvage,
s'il m'est permis de parler ainsi , consolait les
autres solitaires qui se plaignaient de ne le point
voir, en leur disant : Dieu sait. Dieu sait, mes
frères , si je ne vous aime point ; mais je ne puis
être avec lui et avec vous. Voilà les hommes que
Dieu a montrés de loin au monde dans les déserts
pour le condamner, et pour nous apprendre à le
fuir.
Sortons, sortons de Babylone, persécutrice
des enfants de Dieu, et enivrée du sang des
saints; hâtons-nous d'en sortir, de peur de par-
ticiper à ses crimes et à ses plaies. Ici je parle
devant Dieu qui me voit, qui m'entend; je parle
en Jésus-Christ , et c'est sa parole qui est dans
laa bouche. Je vous dois la vérité ; je vous la
donne toute pure, sans exagération. Que celui
qui est attaché au monde par des liens légitimes
que la Providence a formés , y demeure en paix ;
qu'il en use comme n'en usant point : qu'il vive
dans le monde sans y tenir ni par le plaisir, ni
par intérêt; mais qu'il tremble, et qu'il ne se
console qu'en s'abandonnant aux desseins de
Dieu. Je dis bien davantage : que celui qui n'a
jamais cherché le monde, et que Dieu y appelle
par des marques décisives de vocation, y aille,
et Dieu sera avec lui. « Mille traits tomberont à
« sa gauche et dix mille à sa droite , sans le tou-
« cher. Il foulera aux pieds l'aspic et le basilic,
« le lion et le dragon^; » rien ne le blessera,
pourvu qu'il n'aille qu'à mesure que Dieu le mè-
nera par la main. Mais ceux que Dieu n'y mène
point, iront-ils s'exposer d'eux-mêmes"? crain-
dront-ils de s'éloigner des tentations et de facili-
ter leur salut? Non; quiconque veut chercher
Dieu , doit fuir le monde autant que son état lui
permet de le fuir.
' Apud. s. Athanas. FH. S. Anton, n» SI, t. i, part, m,
p. S55 , 850.
' Ps. \C. 7. 13
Mais que faire dans la retraite? quelles en seront
les occupations? quel en sera le fruit? c'est ce qui
me reste à vous expliquer.
SECO.ND POINT.
Toutes les communautés religieuses ont trois
vœux qui font l'essentiel de leur état, pauvreté,
chasteté , obéissance. La correction des mœurs et
la stabilité , marquées dans la règle de saint Be-
noît, reviennent au même but, qui est de tenir
les hommes dans l'obéissance jusqu'à la mort.
Examinons, en peu de mots, tous ces divers en-
gagements.
Rien n'effraye plus que la pauvreté : c'est pour-
quoi Jésus-Christ, qui est venu révéler des vé-
rités cachées depuis l'origine des siècles, comme
dit l'Évangile ' , commence ses instructions en
renversant le sens humain par la pauvreté :
« Bienheureux les pauvres d'esprit , » dit-il ' ; ail-
leurs il est dit : « Bienheureux les pauvres^, »
mais c'est la même chose ; c'est-à-dire : Bienheu-
reux ceux qui sont pauvres par l'esprit , par la
volonté, par le mépris des fausses richesses,
par le renoncement à tout bien créé , à tout ta-
lent naturel , au trésor même le plus intime et
dont on est le plus jaloux , je veux dire de sa
propre sagesse , de son propre esprit. Heureux
qui s'appauvrit ainsi soi-même, qui ne se laisse
rien : heureux qui est pauvre jusqu'à se dépouil-
ler de tout soi-même; heureux qui n'a plus
d'autre bien que la pauvreté du Sauveur, dont
le monde a été ainsi enrichi , selon l'expression
de saint Paul ^.
On promet à Dieu d'entrer dans cet état de
nudité et de renoncement ; on le promet, et c'est
à Dieu : on le déclare à la face des saints autels ;
mais après avoir goûté le don de Dieu , on re-
tombe dans le piège de ses désirs. L'amour-pro-
pre, avide et timide, craint toujours de man-
quer : il s'accroche à tout; comme une personne
qui se noie se prend à tout ce qu'elle trouve,
même à des ronces et à des épines , pour se sau-
ver. Plus on ôte à l'amour-propre , plus il s'ef-
force de reprendre d'une majn ce qui échappe à
l'autre. Il est inépuisable en beaux prétextes :
il se replie comme un serpent, il se déguise, il
prend toutes les formes; il invente mille nou-
I veaux besoins , pour flatter sa délicatesse et pour
j autoriser ses relâchements. Il se dédommage en
1 petits détails des sacrifices qu'il a faits en gros :
1 il se retranche dans un meuble, dans un habit, un
, livre, un rien qu'on n'oserait nommer; il tient à
i ' Mattk. xin^«6.
i 'Ihid.\,Z.
I ' Luc. Ti , 20.
♦ n. Cor. TUI,9.
94
SUR LES OBLIGATIONS
un emploi , à une confidence , à une marque d'es-
time , à une vaine amitié. Voilà ce qui lui tient
lieu des charges, des honneurs, des richesses,
des rangs, que les ambitieux du siècle poursui-
vent : tout ce qui a un goût de propriété , tout
ce qui fait une petite distinction , tout ce qui con-
sole l'orgueil abattu et resserré dans des bornes
si étroites, tout ce qui nourrit un reste de vie na-
turelle , et qui soutient ce qu'on appelle moi ; tout
cela est recherché avec avidité. On le conserve ,
on craint de le perdre ; on le défend avec subti-
lité, bien loin de l'abandonner : quand les autres
nous le reprochent, nous ne pouvons nous résou-
dre à nous l'avouer à nous-mêmes; on est plus
jaloux là-dessus qu'un avare ne le fut jamais de
son trésor.
Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom , et le grand
sacrifice de la piété chrétienne se tourne en pure
illusion et en petitesse d'esprit. On est plus vif
pour des bagatelles , que les gens du monde ne
le sont pour les plus grands intérêts; on est sen-
sible aux moindres commodités qui manquent :
on ne veut rien posséder, mais on veut tout
avoir ; même le superflu, si peu qu'il flatte notre
goût : non-seulement la pauvreté n'est point pra-
tiquée , mais elle est inconnue. On ne sait ce que
c'est que d'être pauvre par la nourriture gros-
sière, pauvre par la nécessité du travail, pauvre
par la simplicité et la petitesse du logement, pau-
vre dans tout le détail de la vie.
Où sont ces anciens instituteurs de la vie reli-
gieuse qui ont voulu se faire pauvres par sacri-
fice , comme les pauvres de la campagne le sont
par nécessité ? Ils s'étaient proposé pour modèle
de leur vie celle de ces ouvriers champêtres qui
gagnent leur vie par le travail , et qui , par ce
travail , ne gagnent que le nécessaire. C'est dans
cette vraie et admirable pauvreté qu'ont vécu
tant d'hommes capables de gouverner le monde ,
tant de vierges délicates nourries dans l'opulence
et dans les délices , tant de personnes de la plus
haute condition.
C'est par là que les communautés peuvent être
généreuses, libérales, désintéressées. Autrefois
les solitaires d'Orient et d'Egypte non-seulement
vivaient du t avail de leurs mains , mais faisaient
encore des aumônes immenses. On voyait sur la
mer des vaisseaux chargés de leurs charités :
maintenant il faut des revenus prodigieux pour
faire subsister une communauté. Les familles ac-
coutumées à la pauvreté épargnent tout , elles
subsistent de peu ; mais les communautés ne peu-
vent se passer de l'abondance. Combien de cen-
taines de familles subsisteraient honnêtement de
ce qui suffit à peine pour la dépense d'une seule
communauté ; qui fait profession de renoncer aux
biens des familles du siècle, pour embrasser la
pauvreté! Quelle dérision! quel renversement!
Dans ces communautés , la dépense des infirme*
surpasse souvent celle des pauvres malades d'une
ville entière. C'est qu'on est de loisir pour s'écou-
ter soi-même dans les moindres infirmités ; c'est
qu'on a le loisir de les prévenir, d'être toujours
occupé de soi et de sa délicatesse ; c'est qu'on ne
mène point une vie simple, pauvre, active et
courageuse. De là vient , dans les maisons qui
devraient être pauvres, une âpreté scandaleuse
pour l'intérêt : le fantôme de communauté sert
de prétexte pour le couvrir ; comme si la com-
munauté était autre chose que l'assemblage des
particuliers qui ont renoncé à tout , et comme si
le désintéressement des particuliers ne devait pas
rendre toute la communauté désintéressée.
Ayez affaire à de pauvres gens chargés d'une
grande famille ; souvent vous les trouverez droits,
modérés, capables de relâcher pour la paix et
d'une facile composition. Ayez affaire à une
communauté régulière , elle se fait un point de
conscience de vous traiter avec rigueur. J'ai honte
de le dire , je ne le dis qu'en secret et en gémis-
sant, je ne le dis qu'à l'oreille, pour instruire
les épouses de Jésus-Christ ; mais enfin il faut le
dire , puisque malheureusement il est vrai. On ne
voit point de gens plus ombrageux , plus difficul-
tueux , plus tenaces , plus ardents dans les pro-
cès que ces personnes , qui ne devraient pas même
avoir d'affaires. Cœurs bas, cœurs rétrécis, est-ce
donc dans l'école chrétienne que vous avez été
fonnés ? est-ce ainsi que vous avez appris Jésus-
Christ, Jésus-Christ qui n'a pas eu de quoi repo-
ser sa tête , et qui a dit, comme saint Paul nous
l'assure : « On est bien plus heureux de donner
« que de recevoir ' ? »
[ Mais ne vous imaginez pas que votre état soit
plus pénible , parce que avez embrassé la pau-
vreté de Jésus-Christ. ] Entrez dans les famil'es
de la plus liante condition , pénétrez au dedans
de ces palais magnifiques : le dehors brille , mais
le dedans n'est que misère ; partout un état vio-
lent, des dépenses que la folie universelle a ren-
dues comme nécessaires , des revenus qui ne vien-
nent point, des dettes qui s'accumulent et qu'on
ne peut payer, une foule de domestiques dont on
ne sait lequel retrancher, des enfants qu'on ne
peut pourvoir : on souffre , et on cache sa souf-
france : non-seulement on est pauvre, selon sa
condition , mais pauvre honteux ; et l'on fait souf-
frir d'autres pauvres, je veux dire des créanciers
pauvres, prêts à faire banqueroute, et à la faire
frauduleusement. Voilà ce qu'on appelle les ri-
' Jet. x\ , 3r>.
DE L'ÉTAT RELIGIEUX.
M
clios ùe la teire , voila ces gens qui éblouissent
les yeux de tout le genre humain î
Vierges pauvres , épouses de Jésus-Christ at-
taché nu sur la croix , oseriez-vous vous compa-
rer avec les riches? Vous avez promis de tout
quitter : ils font profession de chercher et de pos-
séder les plus grands biens. Ne faites point cette
comparaison par leurs biens et par les vôtres,
mais par vos besoins et par les leurs. Quels sont
vos vrais liesoins auxquels on ne satisfait pas?
Combien de besoins de leur condition auxquels
ils ne peuvent satisfaire? Mais encore leur pau-
vreté est honteuse et sans consolation : la vôtre
est glorieuse, et vous n'y avez que trop d'hon-
neur à craindre.
Cette pauvreté , si toutefois on peut la nommer
telle , puisque vous ne manquez de rien , est pour-
tant ce qui effraye , ce qui fait murmurer, ce qui
fait qu'on porte impatiemment le joug de Jésus-
Christ. Qu'il est léger, qu'il est doux , ce joug !
on s'en trouve pourtant accablé. Quelle commo-
dité de trouver tout dans la maison où l'on se
renferme pour toute sa vie, sans avoir besoin du
dehors , sans recourir à aucune industrie , sans
être exposé aux coups de la fortune , sans être
clvnrgé d'aucune bienséance qui tyrannise , sans
courir risque de perdre , sans avoir besoin de ga-
gner, enfin étant bien sûr de ne manquer jamais
que d'un superflu qui donnerait plus de peine que
de pIaisî^ ! Qui esf-ce qui pourrait se vanter d'en
trouver autant dans sa famille? qui est-ce qui ne
serait pas plus pauvre au milieu de ces préten-
dues richesses , qu'on ne l'est en se dépouillant
ainsi de tout dans cette maison ?
0 mon Dieu ! quand est-ce que vous donnerez
des cœurs nouveaux, des cœurs dignes de vous ,
des cœurs ennemis de la propriété, des cœurs à
qui vous puissiez suffire , des cœurs qui mettent
leur joie à se détacher et à se priver de plus en
plus, comme les cœurs ambitieux et avares du
monde s'accoutument de plus en plus à étendre
leurs désirs et leurs possessions? Mais qui est-ce
qui osera se plaindre de la pauvreté? qu'il vienne,
je vais le confondre ; ou plutôt , ô mon Dieu ! ins-
truisez, touchez, animez, faites sentir jusqu'au
fond du cœur combien il est doux d'être libre par
la nudité , combien on est heureux de ne tenir à
i ien ici-bas.
Au vœu de pauvreté on joint celui de chasteté ;
mais vous avez entendu l'apôtre qui dit : « Je
^ souhaite que vous soyez débarrassés. » Et en-
core : « Ceux qui entrent dans les liens du ma-
« rlage sentiront les tribulations de la chair : et
♦ je voudrais vous les épargner '. »
' I. Cor. VII, 28,32.
Vous le voyez : la chasteté n'est point un joug
dur et pesant, une peine et un état rigoureux;
c'est au contraire une liberté, une paix, une
douce exemption des soins cuisants et des tribu-
lations amères qui affligent les hommes dans le
mariage. Le mariage est saint, honorable, sans
tache , selon la doctrine de l'apôtre ' ; mais , se-
lon le même apôtre , il y a une autre voie plus
pure et plus douce : c'est celle de la sainte vir-
ginité. Il est permis de chercher un secours à l'in-
firmité de la chair; mais heureux qui n'en a pas
besoin et qui peut la vaincre, car elle cause de
sensibles peines à quiconque ne la peut dompter
qu'à demi.
Demandez , voyez, écoutez : que trouvez-vous
dans toutes les familles , dans les mariages même
qu'on croit les mieux assortis et les plus heureux,
sinon des peines, des contradictions , des angois-
ses? Les voilà, ces tribulations dont parle l'apô-
tre; n n'en a point parlé en vain. Le monde en
parle encore plus que lui; toute la nature hu-
maine est en souffrance. Laissons là tant de ma-
riages pleins de dissensions scandaleuses ; encore
une fois, prenons les meilleurs : il n'y paraît rien
de malheureux ; mais pour empêcher que rien
n'éclate, combien faut-il que le mari et la femme
souffrent l'un de l'autre !
Ils sont tous deux également raisonnables , si
vous le voulez : chose étrangement rare , et qu'il
n'est pas permis d'espérer; mais chacun a ses
humeurs, ses préventions, ses habitudes, ses
liaisons. Quelques convenances qu'ils aient entre
eux , les naturels sont toujours assez opposés pour
causer une contrariété fréquente dans une société
si longue : on se voit de si près, si souvent, avec
tant de défauts de part et d'autre , dans les oc-
casions les plus naturelles et les plus imprévues ,
où l'on ne peut point être préparé ; on se lasse ,
le goût s'use , l'imperfection rebute , l'humanité
se fait sentir de plus en plus; il faut à toute heure
prendre sur soi , et ne pas montrer tout ce qu'on
y prend; il faut à son tour prendre sur son
prochain , et s'apercevoir de sa répugnance. La
complaisance diminue, le cœur se dessèche; on
se devient une croix l'un à l'autre : on aime sa
croix , je le veux ; mais c'est la croix qu'on porte.
Souvent on netient plus l'un à l'autre que par
devoir tout ou plus, ou par une estime sèche,
ou par une amitié altérée et sans goût , et quf
ne se réveille que dans les fortes occasions. Le
commerce journalier n'a presque rien de doux ;
le cœur ne s'y repose guère ; c'est plutôt une con-
formité d'intérêt , un lien d'honneur, un attache-
ment fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale,
• Hebr. Xlll , 4.
flO
SUR LES 0BLIGATI0M5
Supposons même cette vive amitié : que fera-t-
t'ile? où peut-elle aboutir? Elle cause aux deux
époux des délicatesses, des sensibilités, des
alarmes. Mais voici où je les attends : eufm , il
fiiadra que Tua soit presque inconsolable à la
mort de l'autre ; et il n'y a point dans l'humanité
de plus cruelles douleurs , que celles qui sont
préparées pour le meilleur mariage du monde.
Joignez à ces tribulations celle des enfants , ou
indignes et dénaturés, ou aimables mais insen-
sibles à l'amitié; ou pleins de bonnes et de mau-
vaises qualités , dont le mélange fait le supplice
des parents ; ou enfin heureusement nés et pro-
pres à déchirer le cœur d'un père et d'une mère ,
qui dans leur vieillesse voient , par la mort pré-
maturée de cet enfant , éteindre toutes leurs es-
pérances. Ajouterai-je encore toutes les traverses
qu'on souffre dans la vie, par les domestiques,
par les voisins , par les ennemis , par les amis
même , les jalousies , les artifices , les calomnies,
les procès , les pertes de biens , les embarras des
créanciers? Est-ce vivre? 0 affreuses tribula-
tions, qu'il est doux de vous voir de loin dans
la solitude!
0 sainte solitude , ô sainte virginité , heureu-
ses les chastes colombes qui , sur les ailes du
divin amour, vont chercher vos délices dans le
désert ! 0 âmes choisies et bien-aimées , à qui il
est donné de vivre avec indépendance de la
chair! Elles ont un Époux qui ne peut mourir,
en qui elles ne verront jamais ombre d'imperfec-
tion; qui les aime, qui les rend heureuses par
son amour : elles n'ont à craindre que de ne
l'aimer pas assez , ou d'aimer ce qu'il n'aime
pas.
Car, il faut l'entendre , la \h-ginité du corps
M'est bonne qu'autant qu'elle opère la virginité
de l'esprit. [Se contenter de la première ,] ce se-
rait réduire la religion à une privation corporelle,
à une pratique judaïque. Il n'est utile de domp-
ter la chair, que pour rendre l'esprit plus libre
et plus fervent dans l'amour de Dieu. Cette vir-
<;inité du corps n'est qu'une suite de lincorrup-
Tibilité d'une âme vierge, qui ne se souille par
aucune affection mondaine. Aimez- vous ce que
Dieu n'aime pas; aimez-vous ce qu'il aime, d'un
autre amour que le sien : vous n'êtes plus vier-
ges : si vous l'êtes encore du corps , ce n'est plus
rien; vous ne l'êtes plus par l'esprit. Celte fieur
si belle est flétrie et foulée aux pieds : l'indigne
créature, le mélange impur et honteux, enlève
l'amour que l'Époux voulait seul avoir. Vous ir-
ritez toute sa jalousie, ô épouses adultères, votre
cœur s'ouvre aux ennemis de Dieu. Revenez ,
revenez à lui; écoutez ce que dit saint Pierre :
« Rendez vos âmes chastes par l'obéissance à la
« charité '; » c'est-à-dire, qu'il \Vy a que la loi
du pur amour, qui rapporte tout à Dieu , par la
quelle l'âme puisse être vierge et digne des no-
ces de l'Agneau sacré.
Si donc on invite les vierges à conserver cette
pureté virginale , ce n'est pas pour leur demander
plus qu'aux autres ; et quand môme on leur de-
manderait des choses au-dessus du commun des
chrétiens , ne doivent-elles pas donner à Dieu à
proportion de ce qu'elles reçoivent de lui? Heu-
reuses, s'il leur est donné de suivre l'Agneau
partout où il va. Mais, de plus, cette virginité
céleste n'est point une perfection rigoureuse qu<
appesantit le joug de Jésus-Christ. Au contraire,
vous l'avez wi par les paroles de l'apôtre , et par
la peinture sensible des gens qui languissent
dans les liens de la chair, cette virginité n'est
utile que pour rendre l'esprit vierge et sans ta-
che , que pour mettre l'âme dans une plus grande
liberté de vaquer à Dieu.
L'Église désirerait que tous pussent tendre à
cet état angélique; et elle dit volontiers, comme
saint Paul , à tous ses enfants ' : « Je vous aime
« d'un amour de jalousie, qui est la jalousie de
« Dieu même : je vous ai tous promis à un seul
« Époux , comme ne faisant tous ensemble qu'une
« seule Épouse chaste; et cet Epoux, c'est Jésus-
« Christ. )^ Je sais bien qu'il n'est pas donné à
tous de comprendre ces vérités ; mais enfin heu-
reux ceux qui ont des oreilles pour les entendra ,
et un cœur pour les sentir.
La troisième promesse qu'on fait en renonçant
au monde, c'est d'obéir toute sa vie aux supé-
rieurs de la maison où l'on se voue à Dieu.
L'obéissance, me direz-vous , est le joug le
plus dur et le plus pesant. IN'est-ce pas assez d'o-
béir à Dieu et aux hommes, de qui nous dépen-
dons naturellement, sans établir de nouvelles
dépendances? En promettant d'obéir, on s'assu-
jettit non-seulement à la sagesse et à la charité,
mais aux passions, aux fantaisies, aux duretés
des supérieurs, qui sont toujours des hommes
imparfaits, et souvent jaloux de la domination.
Voilà ce qu'on est tenté de penser contre l'obéis-
sance. Écoutez, en esprit de recueillement et
d'humilité, ce que je tâcherai de vous dire. •
A proprement parler, ce n'est point aux hom-
mes qu'il faut obéir; ce n'est point eux qu'il
faut regarder dans l'obéissance. Quand ils exer-
cent le ministère avec fidélité, ils font régner la
loi; et loin de régnereux-mêmes,ilsne font que
servir à la faire régner : non-seulement ils de-
viennent soumis à la loi comme les autres; mais
> I. Pelr. 1 , 22.
2 II. Cor. XI, 2.
DE L'h'TAT UELIGIEUX.
n?
lit deviennent effertivement les serviteurs de
tous ceux à qui ils sont oi)ligés de commander.
Ce n'est point ici un langage magnifique pour
couvrir la domination ; c'est une vérité que nous
devons prendre à la lettre, aussi sérieusement
qu'elle nous est enseignée par saint Paul et par
Jésus-Christ même. Le supérieur vient servir, et
non pas pour être servi. Il faut qu'il entre dans
tous les besoins; qu'il se proportionne aux petits,
(ju'il se rapetisse avec eux , qu'il porte les fai-
bles, qu'il soutienne ceux qui sont tentés; qu'il
soit l'homme, non-seulement de Dieu, mais en-
core de tous les autres hommes qu'il est chargé
de conduire; qu'il s'oublie , qu'il se compte pour
rien, qu'il perde la liberté pour devenir, par la
charité, l'esclave et le débiteur de ses frères;
qu'en un mot il se fasse tout à tous pour les ga-
gner tous. Jugez , jugez si ce ministère est pé-
nible, et s'il vous convient , comme dit l'apôtre ' ,
d'être cause, par votre indocilité, que les supé-
rieurs l'exercent avec angoisse et amertume.
Mais, direz-vous, les supérieurs sont impar-
faits , et il faut souffrir leur caprice ; c'est ce qui
rend l'obéissance rude. J'en conviens; ils sont
imparfaits, ils peuvent abuser de leur autorité :
mais s'ils en abusent, tant pis pour eux; il ne
vous en reviendra que des biens solides. Ce qui
est caprice dans le supérieur par rapport aux rè-
gles de son ministère, est, par rapport à vous,
selon les intentions de Dieu , une occasion de
vous humilier, et de mortifier votre amour-pro-
pre trop sensible. Le supérieur fait une faute ,
mais il ne la fait qu'à cause que Dieu l'a permis ;
pour votre bien. Ce qui est donc en un sens la
volonté injuste et capricieuse du supérieur, est-
en un autre sens plus profond et plus important,
la volonté de Dieu même sur vous.
Cessez donc de considérer le supérieur, qui
n'est qu'un instrument indigne et défectueux
d'une tres-parfaite et tres-miséricordieuse Provi-
dence. Regardez Dieu seul , qui se sert des défauts
des supérieurs pour corriger les vôtres. Ne vous
irritez pas contre l'homme, car l'homme n'est
rien ; ne vous élevez point contre celui qui vous
tient la place de Dieu même, et en qui tout est
divin pour votre correction, même jusqu'aux
défauts par lesquels il exerce votre patience. Sou-
vent les défauts des supérieurs nous sont plus
utiles que leurs vertus; parce que nous avons en-
core plus de besoin de mourir à nous-mêmes et
à notre propre sens , que d'être éclairés , édifiés,
consolés par des supérieurs sans défauts.
De plus : quelle comparaison entre ce qu'on
souffre dans une communauté , des préventions ,
ou, si vous voulez, des bizarreries des supé-
• Hebr. xm , 17.
BOfiSlTT. — T. UI.
rieurs, et ce qu'il faudrait souffrir dans le monde
d'un mari brusque , dur et hautain , d'enfants
mal nés, de parents épineux, de domestiques
indociles , infidèles , d'amis ingrats et injustes,
de voisins envieux, d'ennemis artificieux et im-
placables, de tant de bienséances gênantes, de
tant de compagnies ennuyeuses, de tant d'af-
faires pleines d'amertume? Quelle comparaison
entre le joug du siècle et celui de Jésus-Christ ,
entre les sujétions innombrables du monde et
celles d'une communauté?
Dans la communauté , la solitude , le silence ,
l'obéissance exacte à la règle et aux constitu-
tions, vous garantissent presque de tout ce qu'il
y aurait à souffrir des humeurs, tant des supé-
rieurs que de vos égaux. Tout est réglé : en le
suivant, vous en êtes quitte. La règle et lescons-
titutions ne sont point des fardeaux ajoutés au
joug de l'Évangile : [mais elles ne sont propre-
ment que l'ÉvangiFe] expliqué en détail, et ap-
pliqué à la vie de communauté. Si la règle n'est
que l'explication de l'Évangile pour cet état, les
supérieurs ne sont que les surveillants pour faire
pratiquer cette règle évangélique : ainsi tout se
réduit à l'Évangile.
Lors même que les supérieurs , passant au delà
des bornes, traitent durement leurs inférieurs,
que peuvent-ils contre eux , à le bien prendre ? Ce
n'est presque rien : ils peuvent mortifier leur goût
dans de petites choses , leur retrancher quelque
vaine consolation, les critiquer un peu sèchement.
Mais cela ne peut aller loin : comme les affaires
du monde , ici tout est réglé , tout est écrit , tout
a ses bornes précises. Les exercices journaliers ne
laissent rien à décider : il n'y a qu'à chanter les
louanges de Dieu, travailler, se trouver ponctuel-
lement à tout , ne se mêler jamais des choses dont
on n'est point chargé , se taire , se cacher, cher-
cher son soutien en Dieu , et non dans les amitiés
particulières. Le pis qui vous puisse arriver, c'est
de n'être jamais dans les emplois de confiance,
qui sont pénibles et dangereux , qu'on est fort
heureux de n'avoir jamais , et qu'on est obligé de
craindre. Le pis qui vous puisse arriver, c'est que
les supérieurs vous humilient et vous mettent
en pénitence : comme si vous ne deviez pas y
être toujours! comme si la vie clu-étienne et re-
ligieuse n'était pas un sacrifice d'amour, d'humi-
liation et de pénitence continuelle!
Où est-il donc , ce joug si dur de l'obéissance?
Hélas ! je dois bien plus craindre ma volonté pro-
pre que celle d'autrui. Ma volonté si bonne, si
raisonnable, si vertueuse qu'elle soit , est toujours
ma propre volonté, qui me livre à moi-naâme,
qui me rend indépendant de Dieu , et propriétaire
de ses dons , si peu que je m'y arrête. La volout?
7
98
sua LES OBLIGATIONS
d'autrui , qui a autorité sur moi , quelque injuste
qu'elle soit, est à mon égard la volonté de Dieu
toute pure. Le supérieur commande mal, mais
moi j'obéis bien , heureux de n'avoir plus qu'à
obéir. De tant d'affaires, il ne m'en reste qu'une;
qui est de n'avoir plus ni volonté ni sens propre,
de me laisser mener comme un petit enfant , sans
raisonner, sans prévoir, sans m'in former : tout
est fait pour moi , pourvu que je ne fasse qu'obéir.
Dans cette candeur et cette simplicité enfantine,
je n'ai qu'à me défendre de ma vaine et curieuse
raison, qu'à n'entrer point dans les motifs des su-
périeurs, qu'à me décharger de tous mes soins
sur leur sollicitude.
0 douce paix! ô heureuse abnégation de soi-
même! ô liberté des enfants de Dieu, qui vont
comme Abraham , sans savoir où ! 0 pauvreté
d'esprit; par laquelle on se dépouille de sa propre
sagesse et de sa propre volonté, comme on se
dépouille de son argent et de son patrimoine! Par
là tous les vœux , pris dans leur vraie perfection ,
se réunissent : le même pur amour, qui fait qu'on
se renonce soi-même sans réserve, rend l'âme
vierge aussi bien que le corps, appauvrit l'homme
jusqu'à lui ôter son esprit et sa volonté , enfin le
met dans une désappropriation de lui-même où
il n'a plus de quoi se conduire , et où il ne sait
plus que laisser faire autrui. Heureux qui fait ces
choses, heureux qui les goûte, heureux même
qui commence à les entendre et à leur ouvrir
son cœur!
Qu'on ne dise donc plus que l'obéissance est
rude : au contraire , ce qui est rude , c'est d'être
livré à soi-même et à ses désirs. Malheur, dit l'É-
criture', à celui qui marche dans sa voie, qui
se rassasie du fruit de ses propres conseils. Mal-
heur à celui qui se croit libre quand il n'est point
déterminé par autrui , qui ne sent pas qu'il est
entraîné au dedans par un orgueil tyrannique ,
par des passions insatiables; et même par une
vaine sagesse, qui, sous une apparence pompeuse ,
est souvent pire que les passions mêmes ! Non ,
qu'on ne dise plus que l'obéissance est rude : au
contraire il est doux de n'être plus à soi , à ce
maître aveugle et injuste. Que volontiers je m'é-
crie avec saint Bernard : Qui me donnera cent
supérieurs, au lieu d'un, pour me gouverner?
Ce n'est pas une gêne, c'est un secours : plus je
dépendrai de mes supérieurs, moins je serai ex-
posé à moi-même. Il en est des supérieurs comme
des clôtures : ce n'est pas une prison qui tienne
en captivité, c'est un rempart qui défend l'âme
faible contre le monde trompeur, et contre sa
propre fragilité. A-t-on jamais pris la garde d'un
prince pour une troupe d'hommes qui lui ôtent
la liberté? Celui qui se renferme dans une citadelle
contre l'ennemi , conserve par là sa liberté , loin
de la perdre.
Mais il est temps de finir : hâtons nous de con-
sidérer le dernier engagement de cette maison
qui est celui d'instruire et d'élever saintement de
jeunes demoiselles.
TROISIÈME POINT.
• Prov. I, 31.
Saint Benoît n'a point cru troubler le silence
et la solitude de ses disciples , en les chargeant
de l'instruction de la jeunesse. Ils étaient moines,
c'est-à-dire , solitaires , et ne laissaient point que
d'enseigner les lettres saintes aux enfants qu'on
voulait élever loin de la contagion du siècle. En
effet on peut s'occuper au dedans d'une solitude
de cette fonction de charité , sans admettre le
monde chez soi : il suffit que les supérieurs aient
avec les parents un commerce inévitable , qui
est assez rare quand on le réduit au seul néces-
saire. Tout le reste de la communauté jouit tran-
quillement de la solitude : on se tait toutes les
fois qu'on n 'est pas obligé d'enseigner ; on ne parle
que par obéissance , pour le besoin et avec règle :
ce n'est ni amusement, ni conversation dissi-
pante; c'est sujétion pénible, c'est travail réglé.
Ce travail doit être mis à la place du travail des
mains, pour les personnes qui sont si; chargées
de l'instruction, qu'elles ne peuvent travailler à
aucun ouvrage : ce travail demande une patience
infinie ; il y faut même un grand recueillement :
car si vous vous dissipez en instruisant , vos ins-
tructions deviennent inutiles; vous n'êtes plus
qu'un airain sonnant, comme dit l'apôtre',
qu'une timbale qui retentit vainement : vos pa-
roles sont mortes , elles n'ont plus l'esprit de vie ;
votre cœur est déréglé, il n'a plus ni force, ni
action, ni sentiment de vérité, ni grâce de per-
suasion , ni autorité ; tout y languit, rien ne s'exé-
cute que par forme.
Ne vous plaignez donc pas que l'instniction
vous dessèche et vous dissipe : mais au contraire
ne perdez jamais un moment pour vous recueillir
et vous remplir de l'esprit d'oraison : afin que vous
puissiez résister, dans vos fonctions , à la tenta-
tion de vous dissiper. Quand vous vous bornerez
à l'instruction simple, familière, charitable, dont
vous êtes chargées par votre état, votre vocation
ne vous dissipera jamais : ce que Dieu fait faire
n'éloigne jamais de Dieu; mais il ne le faut faire
qu'autant qu'il y détermine , et donner tout le
reste au silence , à la lecture et à l'oraison. Ces
heures précieuses qui vous resteront, pourvu que
vous les ménagiez fidèlement , seront le grain de
' I. Cor. XIII, I.
DE L'ÉTAT RELIGIEUX.
00
ncvé marqué dans l' Évangile ' , qui, étant le
.oindre des grains de la terre, croît jusqu'à de-
venir un grand arbre sur les branches duquel
I*is oiseaux du ciel viennent se percher : tantôt
un quart d'heure , tantôt une demi-heure , puis
quelques minutes, si vous le voulez, tous ces
moments entrecoupés ne paraissent rien; mais
ils font tout, pourvu qu'en bon ménager on sache
les mettre à profit. De plus grands temps que
vous auriez à vous , vous laisseraient trop à vous-
mêmes et à votre imagination : vous tomberiez
dans une langueur ennuyeuse , dans des occupa-
tions choisies à votre mode , dont vous vous pas-
sionneriez. 11 vaut mieux rompre sans cesse sa vo-
lonté dans des fonctions gênantes , par la décision
d'autrui , que de se recueillir selon son goût et
sa volonté propre. Quiconque fait la volonté d'au-
trui par un renoncement sincère à la sienne , fait
une excellente oraison et un sacrifice d'holocauste
qui monte en odeur de suavité jusqu'au trône de
Dieu.
ISe craignez pas de n'être pas assez solitaires.
Oque vous aurez de silence et de solitude, pourvu
que vous ne parliez jamais que quand votre fonc-
tion vous fera parler ! Quand on retranche toutes
le visites du dehors, excepté celles d'une absolue
nécessité , qui sont très-rares ; quand on retranche
au dedans toutes les curiosités, les amitiés vaines
et molles , les murmures , les rapports indiscrets ,
en un mot toutes les paroles oiseuses , dont il fau-
dra un jour rendre compte ; quand on ne parle
que pour obéir, pour s'instruire, pour édifier, ce
qu'on dit ne dissipe point.
Gardez-vous donc bien de vous considérer
comme n'étant point solitaires , à cause que vous
êtes chargées de l'instruction du prochain : cette
Idée de votre état serait pour vous un piège con-
tinuel. >'on , non , vous ne devez point vous croire
dans un état séculier; ce n'est qu'à force d'avoir
renoncé au monde et à son commerce , que vous
serez propres à en préserver cette jeunesse in-
nocente, et précieuse aux yeux de Dieu. Plus
vous avez d'embarras par cette éducation de tant
de filles d'une naissance distinguée; plus vous
êtes exposées par le voisinage de la cour, et par
la protection que vous en retirez, moins vous
devez avoir de complaisance pour le siècle. Si
l'ennemi est à vos portes , vous devez vous re-
trancher contre lui avec plus de précaution, et
redoubler vos gardes. 0 que le silence, que
l'humilité, que l'obéissance, que robscurité, que
le recueillement , que l'oraison sans relâche sont
nécessaires aux épouses de Jésus-Christ, qui sont
si près de l'enchantement de la cour et de l'air
' Matth. XIII, 31, 32.
empesté des fausses grandeurs ! Contre des péril»
si terribles, vous ne sauriez, je ne crains pas de
le dire, être trop sauvages, trop alarmées, trop
enfoncées dans votre solitude , trop attachées a
toutes les choses extérieures qui vous sépareront
du monde, de ses modes et de ses vaines poli-
tesses. Vous ne sauriez mettre trop de grilles,
trop de clôtures, trop de formalités gênantes et
ennuyeuses entre lui et vous. Craignez de ne pas
passer assez pour de vraies religieuses , qui n'ai-
ment que la réforme et l'obscurité , qui oublient
le monde jusqu'à lui vouloir déplaire par leur
simplicité; autrement vous vivez tous les jours
sur le bord du plus affreux des précipices.
Mais un autre piège que vous devez craindre,
c'est votre naissance. Épouses de Jésus-Christ,
écoutez et voyez ; oubliez la maison de votre père '.
La naissance , qui flatte l'orgueil des hommes ,
n'est rien : c'est le mérite de nos ancêtres , qui
n'est point le nôtre; c'est se parer du bien d'au-
trui : de plus ce n'est presque jamais qu'un vieux
nom oublié dans le monde , avili par beaucoup de
gens sans mérite, qui n'ont pas su le soutenir.
La noblesse n'est souvent qu'une pauvreté vaine,
ignorante et grossière ; oisive , qui se pique de
mépriser tout ce qui lui manque : est-ce là de
quoi avoir le cœur si enflé? Jésus-Christ sort
de tant de rois, de tant de souverains pontifes de la
loi judaïque , de tant de patriarches , à remonter
jusqu'à la création du monde; Jésus- Christ , dont
la naissance était la plus illustre , sans comparai-
son , qui ait paru dans tout le genre humain , est
réduit au métier de charpentier, grossier et péni-
ble, pour gagner sa vie. 11 joint à la plus auguste
naissance l'état le plus vil et le plus méprisable,
pour confondre la vanité et lamollesse des nobles ,
pour tourner eu ignominie ce que la fausse gloire
des hommes conserve avec tant de jalousie.
Détrompons-nous donc; il n'y a plus en Jésus-
Christ de libres ni d'esclaves, de nobles ni de
roturiers : en lui tout est noble par les dons de
la foi ; en lui tout est bas , tout est petit , tout est
anéanti , par le renoncement aux vaines distinc-
tions et par le mépris de tout ce que le monde
trompeur élève. Soyons nobles comme Jésus-
Christ ; n'importe, il faut être charpentier avec lui ;
il faut, comme lui, travailler à la sueur de son
front dans l'obscurité , dans le silence et l'obéis-
sance. Vous qui étiez libres, vous ne l'êtes plus ; la
charité vous a faits esclaves. Vous n'êtes pas ici
pour vous-mêmes; vous n'y êtes que les esclaves
de ces enfants , qui sont ceux de Dieu. N'en-
tendez-vous pas l'apôtre qui dit : « Étant libre ,
" je me suis fait esclave de tous pour les gagner
* P$. XUT, II.
100
SUR LES OBLIGATIONS DE L'ETAT RELIGIEUX.
« tous »? « voilà votre modèle. Cette maison n'est
pas à vous, ce n'est point pour vous qu'elle a été
dotée et fondée ; c'est pour l'éducation des jeunes
demoiselles qu'on a fait cet établissement : vous
n'y entrez que par rapport à elles , et pour le be-
soin qu'elles ont de quelqu'un qui les conduise et
qui les forme. Si donc il arrivait; ô Dieu , ne le
souffrez jamais : que plutôt les bâtiments se ren-
versent ! s'il arrivait que vous négligeassiez vos
fonctions essentielles; si, oubliant que vous êtes
en Jésus-Christ les servantes de cette jeunesse ,
vous ne songiez plus qu'à jouir en paix des biens
consacrés à leur éducation ; si l'on ne trouvait
dans cette humble école de Jésus-Christ, que des
dames vaines et fastueuses : hélas, quel scandale !
les épouses de Jésus-Christ, toutes couvertes de
rides , deviendraient alors Tobjet du mépris de ce
monde même auquel elles auraient voulu plaire.
Accoutumez-vous donc , dès le commencement ,
à aimer les fonctions les plus basses , à n'en mé-
priser aucune , à ne rougir point d'une servitude
qui fait votre unique gloire. Aimez ce qui est petit,
goûtez ce qui vous abaisse ; ignorez le monde ,
et faites qu'il vous ignore : ne craignez point de
devenir grossières , à force d'être simples. La
vraie, la bonne simplicité fait la parfaite poli-
tesse , que le monde , tout poli qu'il est , ne sait pas
connaître. 11 vaudrait bien mieux être un peu
grossières pour être plus simples, plus éloignées
des manières vaines et affectées du siècle.
Mais puisque vous êtes destinées à l'instruc-
tion de la jeunesse, il faut sans doute que vous
soyez exactement instruites des choses que vous
devez apprendre à ces enfants. Vous devez savoir
les vérités de la religion , les maximes d'une con-
duite sage , modeste et laborieuse ; car vous devez
former ces filles, ou pour des cloîtres, ou pour
entrer dans des familles honnêtes et chrétiennes ,
où le capital est la sagesse des mœurs, l'applica-
tion à l'économie , et l'amour d'une piété simple.
Ainsi apprenez-leur à se taire et à se cacher, à
travailler, à souffrir, à obéir et à épargner. Voilà
ce qu'elles auront besoin de savoir, supposé qu'el-
les se marient. Mais fuyez comme un poison tou-
tes les curiosités , tous les amusements d'esprit;
car les femmes n'ont pas moins de penchant à
être vaines par leur esprit, que par leur corps.
Souvent les lectures qu'elles font , avec tant d'em-
pressement , se tournent en parures vaines et en
ajustements immodestes de leur esprit ; souvent
elles lisent par vanité comme elles se coiffent. Il
faut faire de l'esprit comme du corps; tout su-
perflu doit êtreretrai.ché : tout doit sentir lasim-
plicité et l'oubli de soi-même. 0 quel amusement
• I, Car. IX , 19.
pernicieux, dans ce qu'on appelle lectures les
plus solides ! On veut tout savoir, juger de tout,
se faire valoir sur tout. Rien ne ramène tant le
monde vain et faux dans les solitudes , que cette
vaine curiosité des livres. Si vous lisez simple-
ment pour vous nourrir des paroles de la foi ,
vous lirez peu; vous méditerez beaucoup ce que
vous aurez lu.
Pour bien lire, il faut digérer la lecture , et la
convertir en sa propre substance. Il n'est pas
question d'avoir compris un grand nombre de
vérités lumineuses; il est question d'aimer beau-
coup chaque vérité , d'en laisser pénétrer peu à
peu son cœur, de regarder longtemps de suite le
même objet, de s'y unir, moins par des réflexions
subtiles, que par le sentiment du cœur. Aimez;
aimez , vous saurez beaucoup en apprenant peu ,
car l'onction intérieure vous enseignera toutes
choses. 0 qu'une simplicité ignorante qui ne sait
qu'aimer Dieu, sans s'aimer soi-même, est au-
dessus de tous les docteurs ! L'esprit lui suggère
toutes vérités sans les lire en détail : car il lui
fait sentir par une lumière intime et profonde,
une lumière de vérité , d'expérience et de senti-
ment, qu'elle n'est rien, et que Dieu est tout.
Qui sait cela , sait tout : voilà la science de Jésus-
Christ , en comparaison de laquelle toute la sa-
gesse mondaine n'est que perte et ordure, selon
saint Paul'. Par cette simplicité, vous parvien-
drez à instruire le monde sans avoir aucun com-
merce dangereux avec lui ; vous redresserez, vous
arroserez , vous ferez croître et fleurir ces jeunes
plantes, dont les fruits se communiqueront en-
suite dans tout le royaume : vous formerez de
dignes vierges, qui répandront dans les cloîtres
le doux parfum de Jésus-Christ ; vous procurerez
à la société des mères de familles, recomman-
dables par leur vertu, qui seront pour leurs en-
fants des sources de grâces et de bénédiction , et
qui contribueront par leur piété , et l'exemple de
toute leur conduite , à faire aimer et révérer le
Dieu que nous adorons , qui est aujourd'hui si
peu connu et si mal servi.
Seigneur, répandez votre esprit sur cette mai-
son qui est la vôtre ; couvrez-la de votre ombre ;
protégez-la du boucher de votre amour; soyez
tout autour d'elle, comme un rempait de feu,
pour la défendre de tant d'ennemis. Tandis que
votre gloire habitera au milieu comme dans son
sanctuaire , ne souffrez pas , Seigneur, que la lu-
mière se change en ténèbres , ni que le sel de la
terre s'affadisse et soit foulé aux pieds. Donnez
des cœurs selon le vôtre , l'horreur du monde ,
le mépris de soi-même , le renoncement à tout
' Philipp. !U,8.
SUR LA FIxN ET LES FRUITS DE LA VISITE.
IM
amour-propre , et le divin et généreux amour
qui est l'dme de toutes ies véritables vertus;
amour si ignoré, mais si nécessaire ; amour dont
ceux mêmes qui en parlent, et qui le désirent,
ne con\i)rennent point l'étendue sans bornes ;
amour sans lequel toutes les vertus sont super-
ficielles , et ne jtttent point de profondes racines
dans les cœurs; .imour qui fait seul la parfaite
adoration en esprit et en vérité ; amour, unique
fin de notrecréa ion. 0 amour, venez vous-même ;
animez, régnez, vivez: consumez tout l'bomme,
par vos flammes pures ; qu'il ne reste que vous
pour réternité.
PREMIÈRE EXHORTATION
A L'OUVERTURE DUKE VISITE
FAITE E> LA COMIIUS.VUTÉ DE SAISTE-fRSLXE DE ME\UX
LE 9 AVRIL 168ô^
Qoelle est la fin et quels doivent être les fruits de la visite
du prélat. Dispositions nécessaires aux religieuses pour en
proliter. Effets admirables que produit la grâce dans une àme
<jHi en est remplie. Cruciliemeut qui constitue toute la per-
fection religieuse. Les restes de l'amour du inonde, combien
pernicieux. Obligation imposée aux personnes religieuses de
prier pour les besoins de l'Église , et de gémir sur le triste
état des pécheurs. Tendres in%itations du prélat pour porter
toutes les sœurs à lui ouvrir leur cœur sans déguisement.
Si quîs sitit , veniat ad me , et bibat.
Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi; je lui donnerai
à boire d'une eau vive qui rejaillira jusqu'à la vie
éternelle, et il n'atiraplus soif. Ce sont les paroles sa-
crées que Jésus-Christ a prononcées dans l'évangile de
ce jour, parlant au peuple dans le temple de Jérusalem.
Ce n'est pas sans mystère que Jésus-Christ a
proféré ces admirables paroles au jour que les
Juifs célébraient une fête parmi eux, où on ap-
portait de l'eau dans un bassin , pour certains
usages dans une cérémonie : ce qu'il n'est pas
nécessaire de vous expliquer ici ; puisque Jésus-
Christ ne dit ces mêmes paroles que dans un sens
mystique et sublime, qui ne signifiait rien autre
chose que l'eau de la grâce qu'il voulait donner
abondamment. Il parlait de cette eau mysté-
rieuse qu'il désirait répandre dans les âmes, et
dont il voulait établir la source dans son Église.
Ces mêmes paroles signifiaient encore le zèle
qu'avait le Sauveur, de voir venir à lui les hommes
pour prendre ces eaux de salut et de grâce ; et la
* Ce discours et les suivants nous ont été conservés par les
r.ligieuses ursulinrs de la ville de Meaux, qui avaient soin
décrire les instructions que Bossuet leur faisait. On ne sau-
rait trop louer le zèle de ces dignes religieuses pour se nourrir
des vérités que leur enseignait ce vigilant pasteur, et pour
transmettre à la postérité les monuments de sa sollicitude.
{Édit. de D^orit.)
disposition qui est nécessaire pour les recevoir,
représentée par la soif qui marque aussi très-bien
le désir et la préparation qu'il faut que vous ap-
portiez à la grâce qu'il vous veut conférer dans
cette occasion par mon ministère.
Remarquez, mes filles, que Jésus-Christ jett
un grand cri , disant : « Si quelqu'un a soif, qui»
« vienne à moi et je lui donnerai à boire. » Ce cri
est en faveur des pécheurs, pour qui il demande
miséricorde; il est en faveur des justes et des
âmes fidèles dont il désire la perfection et la sain-
teté. Il crie pour les appeler à lui; afin derépan»
dre en elles avec plus d'abondance , l'eau de ses
divines grâces. Mais ce cri nous représente encore
ceux qu'il jette dans l'Église et dans nos mystè-
res. Il crie dans ce temps par la bouche des pré-
dicateurs, qui excitent les peuples à faire des
fruits dignes de pénitence. Il crie a l'autel , quand
il dit par la bouche des prêtres : « Faites ceci en
n mémoire de moi\ » Ces paroles sont un cri de
l'amour de Jésus Christ qui demande le nôtre. Il
crie dans les mystères de ce temps : il criera
bientôt de la croix , par toutes ses plaies et par
son sang , demandant à son Père le salut de tous
les hommes, pour qui il va donner sa vie adora-^
ble. Il crie spirituellement dans les âmes , par les
mouvements intérieurs que son divin Esprit y
forme. Il a crié dans vos cœurs, mes fille.s ; c'est
cet Esprit saint qui a formé ces cris qu'il y a si
longtemps que vous faites entendre , et qui sont
parvenus jusqu'à mes oreilles , et qui m'ont fait
connaître vos désirs. Combien y a-t-il, mes chè-
res sœurs , que vous me demandez cette visite,
et que vous reconnaissez vous-mêmes le besoin
que vous en avez! Vous la souhaitez toutes una-
nimement : vous vous êtes, sans doute, préparées
à recevoir les grâces de cette même visite , et
les effets qu'elle doit produire chez vous, et pour
lesquels je la viens faire. Je viens confirmer et je
désire accroître le bien que j'y trouverai, et dé-
truire l'imperfection jusqu'à la racine. Mais il
faut que vous ayez un véritable esprit de re^
nouvellement, et un désfr sincère de coopérer à.
nos soins de tout votre pouvoir.
Va, dit Dieu autrefois au prophète 4on as ^,
comme nous venons de lu*een la messe : Lève-toi
pour aller à ISinive vers mon peuple, prêche-leur
la pénitence , et les avertis de ma part qu'ils aient
à changer de vie; qu'ils se convertissent de tout
leur cœur à moi qui suis leur Dieu et leur Sei-
gneur : autrement que dans quarante jours M-
nive sera renversée et entièrement détruite. Si ces
paroles donnèrent de la frayeur à ce peuple, el
» Joan. vil , 37.
' Luc. xxn, 19.
* Joan. lu , 2 et seqq.
102
SUR LA FIN
eurent tant de pouvoir el tant d'effet , celles que
je viens de vous dire de la part de Dieu ne vous
doivent pas moins émouvoir de respect et de
crainte. 11 y a ici plus que Jonas; et celui qui
m'envoie à vous est le même Dieu , grand et re-
doutable.
Je viens donc aujourd'hui de sa part vous
prêcher la pénitence, le changement et le renou-
vellement de vie , le mépris du monde , le parfait
renoncement à vous-mêmes , la soumission d'es-
prit, la mortification des sens : en un mot, je
viens faire cette visite pour réparer tout ce qu'il
y aurait de déchet en la perfection religieuse
dans votre maison 5 pour éteindre , pour détruire
et anéantir les plus petits restes de l'amour du
monde et des choses de la terre. Il faut faire pé-
rir les moindres inclinations de ce monde cor-
rompu; il faut qu'il meure, qu'il y meure, qu'il
expire, qu'il y rende le dernier soupir. Venez
donc , mes filles , travailler toutes avec moi , pour
exterminer tout ce qui ressent encore ce monde
criminel. Venez m'aider à renverser Ninive : dé-
truisons tout ce qu'il y a encore de trop immor-
tifîé , de trop mondain ; enfin tout ce qui est trop
naturel et imparfait en vous , sans pardonner à
la moindre chose et sans rien épargner.
Dites-moi , mes sœurs , quelles sont mainte-
nant vos inclinations et vos pensées ; vous êtes ,
par vos vœux , mortes au monde et à tout ce qui
est créé : que souhaitez-vous à présent? avez- vous
d'autres désirs que ceux qui vous doivent élever
sans cesse vers les biens de l'éternité bienheu-
reuse, et vous y faire aspirer à tout moment? Si
votre] cœur a encore quelque mouvement qui le
possède , il faut désormais que ce soit pour la
justice , pour la perfection et la sainteté de cha-
cune de vous en particulier, et de tout votre mo-
nastère , par le moyen de cette visite. Souhaitez
véritablement d'en recevoir les grâces ; deman-
dez qu'elles soient répandues en vos âmes. C'est
là, mes filles, désirer la justice; comme dit Jé-
sus-Christ dans son Évangile, lorsqu'il a pro-
noncé cet oracle sur la rftontagne : « Bienheureux
« ceux qui ont faim et soif de la justice, ils se-
« ront rassasiés'. "Vous serez parfaitement rassa-
siées, si vous n'avez que cet unique désir. Il vous
donnera à boire de cette eau vive qui éteindra
Totre soif. Demandez-lui comme la Samaritaine ',
et il vous donnera cette eau dont je vous parle ;
qui n'est autre que la grâce , de laquelle il veut
remplir vos âmes dans cette fonction sainte que
je viens exercer chez vous : car si nous ne méri-
tons pas que ces eaux soient en nous pour nous-
• Matth.\,6.
• Joan. IV, 16.
mômes , nous les avons toutefois pour les répandre
dans les autres. La source en est dans l'Eglise .
elle est dans mon ministère pour les épancher
dans vos cœurs; puisque par mon caractère et
en qualité de son ministre, quoique iridigne, je
vous représente sa personne. Vous en serez toutes
pénétrées dans cette action sainte , si vous n'y ap-
portez qu'un esprit soumis et détaché de toutes
choses.
La grâce est , selon la théologie , une qualité
spirituelle que Jésus-Christ répand dans nos âmes,
laquelle pénètre le plus intime de notre substance,
qui s'imprime dans le plus secret de nous-mêmes,
et qui se répand dans toutes les puissances et les
facultés de l'âme qui la possède intérieurement,
la rend pure et agréable aux yeux de ce divin
Sauveur, la fait être son sanctuaire, son taberna-
cle , son temple, enfin son lieu de délices. Quand
une âme est ainsi toute remplie , labondance de
ces eaux rejaillit jusqu'à la vie éternelle; c'est-à-
dire, qu'elle élève cette âme jusqu'à l'heureux]
état de la perfection. N'est-ce pas ce que dit Jé-
sus-Christ : « Des fleuves sortiront de son ven-
« tre ■ ; » la fontaine de ces eaux vives rejaillissant
jusqu'à la vie éternelle , qui est précédée ici-bas j
de la grâce et de la sainteté ? On voit l'épanche-
ment de ces eaux jusque sur les sens extérieurs :
sur les yeux, par la modestie; dans les paroles,
par le silence religieux, et par une sainte circons-
pection et retenue à parler ; en un mot , une
personne paraît mortifiée en toutes ses actions ;
elle se montre partout, possédée de la grâce au
dedans d'elle-même, contraire à l'esprit du
monde, ennemie de la nature et des sens, mais
toute pleine des vertus et de l'esprit de Jésus-
Christ.
Je ne sais , mes filles , si vous avez assez bien
pesé l'importante vérité contenue en ces paroles
de saint Paul » , lorsqu'il dit qu'il est crucifié
au monde et que le monde est crucifié pour lui?
Ces paroles renferment, si vous y prenez garde,
toute la perfection religieuse, à laquelle vous
devez sans cesse aspirer. Etre crucifié au monde,
c'est y renoncer, n'y plus penser, n'avoir que du
dégoût et de l'aversion de toutes ses maximes ,
avoir du mépris pour l'honneur et pour tout ce
qui est vain , mépriser le plaisir et tout ce que
le monde estime, n'avoir plus la moindre atta-
che à tout ce qui s'appelle complaisance en vo'is-
mêmes; au contraire faire état partout et en
toutes choses de la simplicité chrétienne , et de
l'esprit de la croix de Jésus-Christ : voilà ce que
c'est d'être crucifié au monde. Mais ce n'est pas
' Joan. VII ,
» Cat.Yi, 14
ET LES FRUITS DE LA VISITE.
10»
encore assez ; il faut que le monde soit crucifié j
pour vous. C'est, mes lilles, que vous ne devez
pas seulement oublier ce malheureux monde,
mais aussi le monde vous doit oublier : et pour
vivre saintement dans votre état, vous devez
souhaiter d'en être oubliées; vous devez désirer
d'être effacées de sa mémoire , comme des per-
sonnes mortes et ensevelies avec Jésus-Christ.
Considérez-vous comme mortes au monde , et
qu'il est pareillement mort pour vous. Dès que
vous vous êtes ensevelies dans le sépulcre delà
religion , vous séparant du monde , vous avez dû
mourir à tout le sensible, par la mortification et
un renoncement total à tout ce qui est mortel et
terrestre. Faites donc maintenant vivre Jésus-
Christ en vous par sa grâce, ne respirez que
pour lui; n'agissez que par son esprit , et so3ez-
en parfaitement possédées : mourez tous les
jours à votre esprit propre et à votre jugement ,
le soumettant à l'obéissance ; mourez à vos dé-
sirs et à vos sens, mourez à vous-mêmes: étouf-
fez le plus petit mouvement de la concupiscence,
dès qu'il s'élève en vous. Enfin, mes sœurs, ren-
dez le dernier soupir de la vie imparfaite ; et
encore tant soit peu engagées dans les illusions
du monde, dites-lui un adieu général et éternel :
autrement, si vous ne mourez de cette mort
mystique , prenez garde que quelque reste dan-
gereux de la corruption de ce monde malheu-
reux ne dessèche et ne détruise en vos âmes ces
. ae
eaux ae grâce que je \iens y verser par cette vi-
site, ou même ne vous rende incapables de les
recevoir, et ne les empêche d'entrer.
Il en est des objets du monde qui offusquent
notre imagination, qui occupent et amusent no-
tre esprit, cojnme d'une fontaine pleine d'eau
vive , qui ne pourrait rejaillir, ni même retenir
ses eaux, si le conduit en était bouché; parce que
la liberté de couler et de se répandre lui étant
ôtée, cette fontaine sans doute viendrait à sé-
cher, et la source en tarirait. La même chose
arrive à l'égard de ces eaux de grâce dont je dé-
sire remplir votre cœur. Si ce même cœur est en-
core prévenu d'inclinations incpjiètes , ou occupé
des objets de la terre; si le monde, ou quoi que
ce soit de créé , vous remplit l'esprit et possède
votre affection, s'il a quelque pouvoir d'y faire
des impressions , et s'il se propose encore à vos
sens comme un objet attrayant , vous deviendrez
comme cette fontaine : vous ne pourrez recevoir
ces saintes et mystiques eaux ; parce qu'il est im-
possible de remplir ce qui est déjà plein : ou bien
vous ne pourrez conserver longtemps ces grâces
dont nous parlons; car l'esprit du monde et l'es-
prit de Jésus-Christ ne sauraient compatir en-
semble , et ne peuvent demeurer dans une âme.
Ces eaux divines ne rejailliront pomt jusqu'à l.i
vie éternelle, à moins que, pour les conserver,
vous ne vous dégagiez entièrement de tout ce
qui vous empêche de vivre à Jésus-Christ et de
sa divine vie;à moins quevous ne deveniez insen-
sibles comme des personnes mortes et crucifiées
au monde, qui l'ont mis si fort en oubli, qu'elles
ne pensent jamais à lui qu'avec horrew, ou avec
compassion de tant d'âmes qui sont emportées
par sa corruption, et afin de vous employer sans
cesse à demander miséricorde pour ce monde mal-
heureux qui retient tant de personnes continuel-
lement exposées au danger de se perdre et de se
damner pour jamais.
Vous le devez, mes filles; ce sont les obliga-
tions de votre état. Je vous exhorte , de tout mon
pouvoir, à vous en acquitter avec grand soin.
Offrez sans cesse des prières à la divine Majesté ,
pour toutes la nécessités de l'Eglise : priez pour
obtenir la conversion des infidèles , des pécheurs
et des mauvais chrétiens , et demandez à Dieu
qu'il touche leurs cœurs. Gémissez devant lui pour
tant de prêtres qui déshonorent leur caractère y
qui profanent les choses saintes , et qui ne vivent
pas conformément à leur dignité et à la sainteté
de leur état. Affligez- vous pour ces femmes et ces
filles mondaines qui n'ont point cette pudeur
qu'elles devraient avoir, qui est l'ornement de
votre sexe; pour tant de chrétiens et de chrétien-
nes qui s'abandonnent à toutes leurs inclinations
déréglées , et qui suivent malheureusement les
pernicieuses maximes du monde et ses damnables
impressions. Ayez, mes filles, du zèle et de la
charité pour toutes ces personnes qui sont dans
le chemin de perdition , prêtes à tomber dans des
abîmes éternels. Faites monter vos prières au
ciel comme un encens devant le trône de Dieu ,
pour apaiser sa colère irritée contre tous ces pé-
cheurs qui l'offensent si outrageusement. Revê-
tez-vous des entrailles de miséricorde : pleurez
sur ces grands maux , pour ces nécessités , et pour
tant de misères qui vraiment sont dignes de com-
passion et de larmes. Voilà, mes sœurs, de quelle
manière vous devez conserver le souvenir du
monde; c'est ainsi qu'il faut y penser, et non
autrement : hors de là il vous doit être à dégoût ;
tout vous y doit être fort indifférent, et ne doit
point entrer dans vos pensées.
Que toute votre occupation d'esprit soit de vous
appliquer sérieusement à opérer votre salut, en
travaillant pour vous avancer à la perfection ou
vous êtes obligées de tendre sans cesse : vous ne
vous sauverez pas , si vous n'y aspirez avec amour
i et ferveur le reste de vos jouj-s. Renouvelez donc
! en vous ce désir, dans cette visite que je com-
mence aujourd'hui , à ce dessein de vous porter
104
SUR LA FIN ET LES FRUITS DE LA VISITE.
toutes à la perfection , et pour vous sanctifier.
Pour correspondre de votre part à nos intentions ,
souvenez-vous de ces paroles portées dans l'Évan-
gile , que Jésus-Christ prononça avec tant de zèle
et tant de douceur : « Venez à moi , dit-il ' , vous
« qui êtez travaillés et chargés de quelques peines ,
f< et je vous sou lagerai . >- Je vous dis la même chose,
mes filles; je vous adresse les mêmes paroles en
vous conviant toutes de venir m' ouvrir vos cœurs
sans crainte : dites-moi avec confiance tout ce
qui vous pèse , tout ce qui vous fait peine , je vous
soulagerai. Venez donc à moi sans rien craindre;
apportez-moi un cœur sincère, un cœur parfaite-
ment soumis et un cœur simple : ce sont les dis-
positions que je veux voir, et que je demande de
TOUS toutes, et avec lesquelles vous devez venir
en ma présence. Déclarez-moi tout ce qu'en con-
science vous voyez être nécessaire ou utile que je
connaisse pour le bien de votre communauté : je
vous y oblige ; je vous ordonne de ne me rien
soustraire , par tout ce saint pouvoir que j'exerce
en vertu de mon caractère.
Je vous dénonce de la part de Dieu tout-puis-
sant, au nom duquel je vous parle, par l'auto-
rité que je tiens de lui , et par tout l'empire qu'il
me donne sur vous toutes et sur chacune de vos
iimes, que si vous êtes sincères et sans déguise-
ment, je demeurerai chargé de tout ce que vous
me direz : au contraire , ce que vous voudrez me
cacher et me taire , je vous déclare que je vous en
charge vous-mêmes , et que ce sera un poids qui
vous écrasera. Prenez garde àceci, mes sœurs ; ne
taisez pas ce qu'il est utile de me dire, non tant
pour vous décharger que pour nous donner les
connaissances nécessaires : ne m'apportez que des
choses véritables et utiles pour la communauté
»Ki pour votre particulier; qu'il n'y ait rien d'inu-
tile : mais parlez-moi avec franchise , et ne crai-
j^nez point de me fatiguer ; puisque je veux bien
TOUS écouter, et vous donner tout le temps que
TOUS pouvez souhaiter pour votre instruction et
pour votre consolation. Vous ne me serez poi'.it à
charge, tant que je verrai, en ce que vous me
direz , de l'utilité pour vous ou pour le public : au
contraire, je vous écouterai, je vous répondrai
selon les mouvements de Dieu, et avec les paroles
qu'il me mettra en la bouche. Ainsi vous serez ins-
truites, et vous recevrez les secours dont vous
pouvez avoir besoin ; et moi je vous dirai ce que
son divin Esprit me donnera pour vous, chacune
selon ce que je verrai qui lui sera propre, pour
procurer votre perfection et votre paix : car je dé-
sire profiter à tout le monde , et qu'il n'y ait pas
vpe de vous qui ne prenne en cette visite l'esprit
' ilatih. XI . 28.
d'un saint renouvellement en la perfection de son
état. Je vous y porterai toutes en général, et cha-
cune en particulier. Dieu m'envoie à vous pour
détruire Ninive, c'est-à-dire, pour déraciner jus-
qu'aux plus petites inclinations de la nature cor-
rompue, et toutes les imperfections contraires à
votre sainteté. Si ce peuple fit pénitence à la voix
d'un prophète , et s'il se rendit docile à sa parole ,
comme nous l'avons lu en la sainte épître de ce
jour; avec quelle docilité devez-vous coopérer à
notre dessein , et n'y apporter nul obstacle?
Venez donc à moi, mes filles, avec un grand
zèle de votre avancement et un saint désir de la
perfection : ne craignez point de me découvrir
vos besoins ; ouvrez-moi vos consciences , et n'hé-
sitez pas de me dire tout ce qui sera pour votre
bien et même pour votre consolation. Je sais que
l'office des pasteurs des âmes est de confirmer les
fortes, et de compatir aux infirmes, de les con-
soler en leurs faiblesses, de les soulever et de les
charger sur leurs épaules : c'est ce que je me pro-
pose de faire en cette visite. Les fortes , nous tra-
vaillerons à les animer de plus en plus à la per-
fection , et à les transporter jusqu'au ciel : les
faibles, nous les encouragerons; nous nous abais-»
serons jusqu'à leurs faiblesses pour les relever et
les fortifier : nous les porterons sur nos épaules ;
et les unes et les autres , nous les animerons et
nous tâcherons de les faire marcher, et de les éle-
ver toutes à la perfection où elles sont appelées.
En un mot , nous désirons réparer tout ce qui se-
rait déchu en l'observance régulière, rallumer ce
qui serait éteint en la charité , et établir une ferme
et solide paix. A cet effet, je prétends réunir tout
ce qui serait tant soit peu divisé ; je viens établir
la concorde , en dissipant les plus faibles disposi-
tions et les plus légers sentiments contraires. Je
veux ruiner et anéantir jusqu'au plus petitdéfaut
contraire à la charité, et détruire tous les empê-
chements de la parfaite union , jusqu'aux moin-
dres fibres. II faut réparer toutes les ruines de cette
vertu , et remédier à tout ce qui s'y oppose , pour
faire fleurir l'ordre et la perfection dans votre
communauté. Pour cela, ne négligez aucune des
déclarations sincères et véritables qui seront re-
quises ; puisque les connaissances que vous me
donnerez me serviront à faire régner Jésus-Christ
par une charité parfaite et une paix inaltérable en
ce monde , qui vous conduira au repos éternel de
l'autre. C"est ce que je vous souhaite à toutes :
cependant je prie Dieu qu'il vous bénisse , et qn'il
vous remplisse de ses grâces.
••••••••
SUR LA NÉCESSITÉ DU SILhls'CE.
Ina
DEUXIÈME EXHORTATION
FAITS DANS LE CaOEL'R ,
A LA CONCLUSION DE LA VISITE,
LE 27 AVRIL 1685.
silciirr rt recueillement nécessaires pourécouter l'Esprit de
j.-M-( lirist au dpilans de soi-même. Funestes suites de la
i!i>>ip;iti()n . et de l'attache aux ctioses sensibles. Obligation
ilecoutf r Dieu dans ses supérieurs. Soumission et respect qui
Itur sont dus, ainsi qu'aux confesseurs et directeurs. Maux
ij'ie cause dans les communautés le peu de respect pour le
^ilpnce. De quelle manière on doit y parler de ses méconten-
tements. Partialités qu'il faut en bannir.
Sil autera omnis homo relox ad audiendum , tordus autem
ad loquendum.
Que tout homme soit prompt à écouler, et tardif à par-
ler. Paroles de l'épllre de saint Jacques, i , 19.
Dans ces paroles, mes filles, je renferme tout
le fruit de la visite, et j'y fais consister toute la
perfection de cette communauté. Je me restreins
seulement à vous recommander ces deux choses :
Quou soit prorapt à écouter, et tardif a parler.
Que veut dire , mes sœurs , être prompt à écouter ?
qu'est-ce que vous devez écouter , et qui devez-
vous écouter ?
Vous devez écouter premièrement cette chaste
vérité qui vient se répandre dans notre cœur,
quand elle le trouve préparé, tranquille et paci-
fique. C'est l'esprit de Jésus-Christ qu'il faut écou-
ter au dedans de vous-mêmes , et qui vous parle
par ses inspirations, par ses vocations intérieures,
par ses attraits et par ses touches secrètes , par
ses impressions amoureuses et par ses grâces pré-
venantes. Il faut , mes filles , l'écouter avec at-
tention , et observer ses moments favorables, où
il veut réj)andre dans votre cœur les pures lumiè-
res de la sagesse et de la grâce. Il faut se rendre
bien attentive quand ce divin Esprit frappe à la
porte de ce même cœur, pour s'y faire entendre
en qualité de docteur et de maître. C'est en ces
temps heureux qu'il faut être tranquille, et par-
faitement dégagé du bruit et du timiulte des
créatures. Il faut être libre de toute inquiétude, de
toute passion forte ; en un mot, il faut un silence
et une récollection parfaite pour entendre inté-
rieurement la voix de Dieu. Quand le créateur
parle , il faut que la créature cesse de parler, et
qu'elle se taise par un grand recueillement. L'Es-
prit de Dieu , qui ne se plait à demeurer que dans
un cœur pcdsibîe et tranquille , ne vient jamais
dans une âme toujours agitée , ou souvent trou-
blée par le désordre et le bruit que causent seà
passions , et l'émotion de ses sentiments : il n'ha-
bite point aussi dans une âme dissipée , distraite ,
qui aime l'épanchement , et qui cherche à se rè»
pandrc au dehors par ces discours mutiles et ces
conv«rsations si ennemies de la vie intérieure.
Prenez donc garde , mes filles , de ne pas vous
étourdir vous-mêmes ; et n'empêchez pas l'Esprit
saint , qui est en vous , de parler à vos cœurs.
Souvenez-vous que c'est un esprit pacifique qui
vient se communiquer avec paix et avec douceur,
non avec force et violence , et qui n'entre jamais
dans un cœur au milieu des tempêtes, des orages
et de ces vents furieux qui ne sont propres qu'à
déraciner les cèdres du Liban : il y veut venir avec
une pai.x amoureuse, et dans un agréable et doux
zéphyr, dont parle l'Écriture sainte ' , qui anime
une âme et qui la remplisse d'une véritable joie
par la douceur des grâces qui lui sont données, et
que cet Esprit de sainteté lui communique en se
venant insinuer en elle suavement, bénignement,
parce qu'il la trouve dans la paix et dans le si-
lence. Ecoutez donc Dieu parler au fond de vous-
mêmes ; et n'ayez que le soin de votre perfection ,
sans vous mettre en peine que de ce qui vous peut
empêcher d'y parvenir.
Il n'y a qu'une seule chose nécessaire ; c'est
Dieu seul qui doit occuper vos pensées et possé-
der votre cœur. Hé ! de quoi profitent les appli-
cations que l'on donne aux choses de la terre , et
tant d'empressements surperflus et distrayants
que l'amour-propre fait naître dans le cœur hu-
main ? Si vous retranchez tout cela par le déga-
gement des créatures , vous aurez cette félicité
qui se goûte dans la cessation et le repos de tous
les désirs. Jésus- Christ est le centre de votre
paix ; et tous les troubles , toutes les peines et
les difficultés qui vous peuvent faire obstacle,
en la voie de la perfection et de votre salut , ne
viennent que des dissipations et des amusements
hors de lui , et ensuite des passions du cœur mal
fortifiées et déréglées , qui suivent ces états trop
ordinaires de distraction et d'égarement parmi
les choses terrestres , où l'on fait de si grandes
pertes.
Mes filles , il n'y a plus rien pour vous sur
la terre de nécessaire ; Jésus-Christ est votre uni-
que besoin, le seul bien qui vous suffit et qu'il
faut que vous cherchiez sans cesse. Ayez donc
une âme pure et simple , et qui tende toujours à
réunir en Dieu toutes ses puissances intérieures
et ses opérations extérieures, par la récollection
et la retraite , où vous entendrez la voix de votre
époux. Ce n'est que dans le silence, et dans le re-
tranchement des discours inutiles et distrayants,
qu'il vous visitera par ses inspirations et par ses
grâces , et qu'il fera sentir sa présence à votre in-
térieur.
' III. Reg.\iX, 12.
106
SUR LA NÉCESSITÉ
Mais il faut encore écouter Dieu parler par le
ministère des supérieurs , qui vous représentent
Jésus-Christ , et spécialement dans les visites
pastorales , où le Saint-Esprit préside infaillible-
ment.
Ici , mes filles , je suis bien aise de vous dire
en passant , que si vous ne tirez pas de cette vi-
site le fruit que j'attends et que vous devez en
recueillir, assurément Jésus-Christ vous en de-
mandera un compte rigoureux et sévère à son tri-
bunal , qui sera très- redoutable à celles qui n'au-
ront pas fait un bon et digne usage des grâces
attachées à cette même visite. Prenez-y garde ,
mes sœurs; je vous citerai et je m'élèverai
contre vous au jour du Seigneur : ce ne sera pas
moi qui vous jugerai ; non , ce ne sera pas moi;
mais, je vous le dis, ce seront mes paroles qui
vous condamneront , si vous ne les écoutez pas
avec l'attention requise , et si vous les recevez
avec moins de soumission d'esprit que vous ne
devez pour en faire un véritable profit. Il est dit
en la sainte Écriture : que les pasteurs de l'É-
glise s'élèveront, au jugement de Dieu, contre
ceux qui n'auront pas fait état de leurs paroles ,
qui ne les auront pas écoutés avec respect , et qui
auront méprisé ou négligé leurs avertissements.
Cela, mes filles, vous doit porter à lobservanee
fidèle et exacte de ce que nous vous disons ; et
il faut aussi que vous ayez pour vos confesseurs
et directeurs beaucoup d'estime , de soumission
et de déférence.
Ils vous parlent de la part de Dieu , vous de-
vez donc écouter l'Esprit de Jésus-Christ dans
leur ministère. N'a-t-il pas dit dans l'Évangile ,
parlant d'eux : « Qui vous écoute , m'écoute ■ ? »
Puisque c'est Jésus- Christ qui nous assure de
cette vérité , prenez garde à ces paroles si dignes
de respect : ayez une singulière vénération pour
vos confesseurs et directeurs; ce sont eux qui
sont chargés de vos âmes : c'est par eux que
Dieu vous parle, n'en doutez point ; et puisqu'ils
vous déclarent ses volontés, vous devez les écou-
ter avec humilité et docilité , et vous soumettre
humblement à leurs ordres et à leur conduite ,
bien loin d'en murmurer, d'en dire ses sentiments,
de s'en plaindre mal à propos en des assemblées
secrètes. L'Esprit de Jésus-Christ ne se trouve
nullement dans ces plaintes indiscrètes, et dans
ces murmures que l'on fait de ses mhiistres. Dans
la sainte Écriture, il est expressément défendu de
mal parler d'eux* : elle ordonne de les respecter,
de les honorer, et de ne point toucher aux oints
du Seigneur ^ Si vous considériez bien leur grand
' Luc. X, le.
» Exod. XXII, 28. AcL xxill, 5.
» Ts. civ, 15.
pouvoir et leur sublime dignité , sans doute que
vous auriez pour leur personne plus de respect.
Bannissez d'entre vous ces plaintes et ces mur-
mures.
Je vous en conjure , mes filles , que je n'en-
tende plus parler de mécontentement, ni de ces
discours qui causent parmi vous des émotions.
Ne regardez que l'autorité que Dieu a donnée
sur vous à ses ministres. Je défends ces plaintes
et ces entretiens des sentiments contraires à
l'humilité et à la paix. Si quelque chose vous fait
peine , je n'entends pas que vous ne puissiez en
parler à vos supérieurs pour vous instruire : on
le peut dans quelques rencontres; mais jamais
pour s'abandonner au murmure, ni pour condam-
ner les ministres de Dieu , ce qui ne lui peut être
agréable : hors de là vous pouvez communiquer
vos difficultés aux supérieurs. Non, je n'ôte
point la liberté de s'adresser à ceux à qui on les
peut dire , j'entends aux pasteurs et aux susdits
supérieurs : moi-même je veux bien encore vous
écouter dans votre besoin, et quand il sera néces-
saire pour votre consolation. Sachez que je vous
porte toutes dans mon sein et dans mes entrail-
les : vous m'êtes toutes présentes à l'esprit jour
et nuit , et tout ce que vous m'avez dit toutes en
particulier. Croyez , mes chères filles , que pas
une syllabe ne m'est échappée de la mémoire ;
je pense à toutes vos nécessités , tant en général
qu'en particulier.
Mettez- vous donc en repos , si vous m'avez
déclaré les choses comme vous les diriez si vous
alliez dans un quart d'heure paraître devant la
majesté de Dieu : n'ayez plus aucun souci à pré-
sent ; puisque je veux bien me charger de tout
ce que vous m'avez dit. Ne vous l'ai-je pas dit
au commencement de cette visite, que je me
charge de tout ce que vous m'avez déclaré? Cela
étant , attendez en paix , et avec patience , que
Dieu vous manifeste sa volonté par mon minis-
tère ; et puisque vous vous déchargez sur nous
de tout ce qui vous concerne , tant en général
qu'eu particulier, c'est à vous à demeurer en re-
pos et dans l'indifférence , par une soumission à
tout ce que l'Esprit de Dieu nous inspirera , dans
le temps , de vous dire pour votre perfection. Je
ne négligerai rien pour votre avancement; j'y ap-
porterai tous mes soins et toute mon application,
et je veillerai sur tous vos besoins spirituels. As-
surez-vous , mes filles , que vous êtes toutes pré-
sentes à mon esprit, et qu'à l'avenir j'étendrai de
plus en plus mon soin pastoral sur vous toutes,
vous permettant même la liberté d'avoir recours à
notre autorité épiscopale dans vos plus pressantes
nécessités. Venez donc à moi , mes filles , quand
vous vous trouverez chargées et oppressées ; je
DU SILENCE.
107
VOUS soulagerai et donnerai le repos ù vos âmes.
Venez ; puisque je vous recevrai avec douceur et
avec joie, voulant bien vous écouter, quand il
sera nécessaire : mais toutefois faites que cela
n'arrive que dans de grands besoins , et dans les
occurrences de choses de conséquence. A cela
nous discernerons les esprits, et nous en connaî-
trons la sagesse et la prudence , par l'importance
des choses que l'on viendra nous dire.
Cependant, mes filles, observez ce que nous
vous prescrivons pour votre salut et pour votre
perfection. Écoutez Dieu parler en vous : écou-
tez-le parlant par vos supérieurs ; et par le saint
ministère de vos confesseurs et directeurs; puis-
que c'est le Saint-Esprit qui vous conduit.par
eux : enfin écoutez encore ce même Dieu parler
par votre supérieure ; parce que la supérieure en
sa manière vous tient aussi la place de Jésus-
Christ. Vous devez avoir pour elle respect, amour
et confiance. C'est une mère spirituelle, qui vous
doit porter toutes dans ses entrailles : c'est pour-
quoi il faut qu'une supérieure reçoive avec un
cœur vraiment maternel et qu'elle porte dans son
sein les fortes et les faibles, et que sa charité s'é-
tende sur toutes en général et en particulier, sans
favoriser plus les unes que les autres. Il faut
qu'elle parle à toutes dans leurs besoins avec dou-
ceur et bonté : mais aussi il ne faut pas qu'il y
en ait qui se fâchent et qui observent si elle parle
plus souvent à quelques-unes. Croyez que celles-
là en ont plus de besoin , et que leurs nécessités
sont plus grandes et plus pressantes que les vô-
tres; et que, cela étant, celles-là doivent recou-
rir plus fréquemment à la charité de la supé-
rieure, pour être conduites sûrement dans le
chemin de la perfection. Sachez , mes filles , que
Dieu a attaché votre perfection à l'obéissance que
vous devez rendre à votre supérieure. Assurez-
vous que la voix de votre supérieure est la voix
de Dieu même, et que c'est lui qui vous parle
qiRiud elle vous ordonne quelque chose. Respec-
tez donc l'autorité de Jésus-Christ qui est en elle
et qui y réside. Écoutez ses paroles avec autant
de respect que vous feriez celles de Jésus-Christ
même ;puisqu'ilditen la personne des supérieurs :
« Qui vous écoute, m'écoute. » Je sais bien que
les choses qu'elle ordonne peuvent paraître quel-
quefois n'être pas si justes. Hé bien ! il y a de
l'infirmité : mais je sais aussi qu'elle peut avoir
des raisons que les particulières ne peuvent pas
pénétrer.
Voilà , mes sœui-s , comme vous devez écouter
D'eu parler; c'est ainsi qu'il faut entendre et
pratiquer ces paroles de saint Jacques : « Que
■ tout homme soit prompt à écouter. » Soyez donc
promptes à écouter Dieu parler dans votre cœur,
et par la bouche de ceux qu'il vous donne pour
votre conduite : mais aussi soyez tardives à par-
ler. Aimez le silence, la retraite et la solitude f
ne dites jamais aucune parole dont vous puissiez
ensuite vous repentir : soyez fort circoaspectcs à
parler ; et ne dites jamais rien , comme dit saint
Augustin , sans l'avoir conçu dans le cœur, et
ensuite pesé et ordonné par la raison , avant que
de le laisser échapper ou sortir de votre bouche.
Le désir de parler est commun à tout homme ,
mais surtout à votre sexe ; cette inclination vous
est naturelle, toutefois il la faut combattre.
Vous n'aurez jamais regret d'avoir gardé le si-
lence, quelque peine et contrainte qu'il faille
souffrir. Il y a de la mortification , je vous l'a-
voue , à garder le silence. Hé bien î on dira une
parole piquante, de mépris ou de raillerie : on
se satisfait , on se fait justice à soi-même par ses
plaintes et ses murmures; mais aussi combien
blessez-vous la charité, et combien de fautes
fait-on pour ne savoir pas garder le silence en ces
occasions !
Dieu m'a fait connaître , dans la lumière de
son esprit, que la cause principale du trouble et
de la division de la communauté ne vient point
d'ailleurs que de ce qu'on est trop prompt à par-
ler, et du défaut de silence. Si donc le silence y
était bien observé , je crois que la charité y serait
parfaite , et les fruits de la paix se trouveraient
en cette maison. C'est ce que vous avez vous-
mêmes fort bien remarqué , et chacune de vous
a justement mis le doigt sur la source du mal.
Presque toutes m'ont dit leur pensée sur ce su-
jet, m'avouant que le silence n'était point gardé
religieusement, et que cette grande liberté de
parler en tout temps , de communiquer ses senti-
ments sur toutes choses , et de se dire des paroles
contre la charité et la douceur, était l'unique
cause de tous les désordres qui troublaient la
paix et le repos de chacune Puis donc que vous
reconnaissez ce défaut être une source de dis-
corde, apportez toutes vos diligences pour le
retrancher tout à fait.
Je vous puis dire pour votre consolation , mes
filles, que j'ai trouvé beaucoup de bien dans
cette maison : il y a de la vertu , de bons prin-
cipes de piété. Presque toutes m'ont fait paraî-
tre de grands désirs de renouvellement : toutes
désirent la paix; et dans toutes les plaintes qui
nous ont été faites assez exactement pour et con-
tre , je n'ai trouvé aucun sujet considérable , et
capable de désunir les esprits , et de les aliéner
les uns des autres. Hé! faut-il donc, pour un
entêtement et pour je ne sais quelle préoccupa-
tion d'esprit, que l'union et la charité ne soient
pas parmi vous au point où elles y devraient
i08
SUR LA JNÉGtSSITÉ DU SILENCE.
<^tre? Que chacune donc s'efforce de retenir ses
pensées et ses sentiments en elle-incme , sans
se les communiquer l'une à l'autre pour s'indis-
poser. Vous ne devez jamais , quelque peine que
vous sentiez, et nonobstant les sujets de vous
plaindre que vous pourriez avoir ; vous ne devez
pas , dis-je , vous porter à parler avec une liberté
contraire à la charité et à la paix. Il ne vous est
point permis de vous faire justice à vous-mêmes.
Vous pouvez parler aux personnes à qui il con-
vient; je n'entends pas à celles qui seraient inté-
ressées ou qui se pourraient indisposer : je dis à
la supérieure , et encore d'une manière qui ne lui
puisse pas donner d'éloignement des autres ; mais
avec les circonstances que la prudence et la dis-
crétion enseignent. Les supérieurs sont des fon-
taines publiques : il ne faut pas les empoisonner.
C'est comme cela , mes sœurs , qu'il faut manier
les intérêts de la charité , et que vous devez mé-
nager et procurer toujours les biens de la paix ,
sans vous faire tort les unes aux autres ni vous
désobliger.
Hé bien! mes filles, je vous défends de la
part de Dieu , et par l'autorité que j'ai sur vous ,
de vous maltraiter. Quand je dis maltraiter, j'en-
tends de vous offenser par aucun emportement
de paroles rudes et piquantes , qui blessent et
qui aigrissent, qui témoignent du mépris, de
l'aliénation et trop de fierté ; et même de dire
aucune chose contre le respect que vous vous de-
vez les unes aux autres, de faire des divisions
entre vous, et de parler contre les personnes
consacrées à Dieu, cela étant tout à fait indigne
de vous, et opposé aux devoirs de votre état
vraiment saint. Supportez-vous donc toutes , et
traitez-vous avec une charité sincère. « Préve-
'< nez-vous les unes les autres en honneur et en
« honnêteté , » comme vous conseille saint Paul ■.
Et moi je vous conjure au nom de Dieu , et je
vous l'ordonne même, de ne jamais vous parler
qu'avec douceur, modestie et charité , d'éloigner
de votre conversation toutes ces paroles désa-
gréables, contrariantes ou de raillerie; en un
mot , tout ce qui est contraire à l'union et à cette
civilité qui doit paraître et qu'il faut faire régner
dans vos entretiens. Parmi les grands et les prin-
ces du monde, nous voyons qu'ils se traitent
tous les uns les autres avec honneur et respect ;
quoiqu'ils soient égaux en qualité : chacun d'eux
se rendant honneur réciproquement , sans crain-
dre de se rabaisser ; et n'est-ce pas se faire hon-
neur à soi-même, que de traiter avec honneur
les personnes de même dignité? C'est ainsi, mes
filles , que vous devez en user parmi vous : non
« iiom. XII , 10.
que je désire une civilité affectée et mondaine,
ce n'est pas celle-là que je demande : celle que
je vous recommande d'avoir entre vous , doit être
fondée sur ce que vous êtes à Jésus-Christ. *
Hé quoi! mes filles, pour qui vous prenez-
vous? qui pensez-vous être, pour vous traiter
avec tant de mépris et de grossièreté? Ne savex-
vous pas que vous appartenez à Jésus-Christ,
que « vous êtes rachetées d'un grand prix», »
que vous faites la plus illustre portion de l'Église,
étant les véritables épouses du Seigneur, et que
son Esprit saint habite en vous par sa grâce?
Est-il possible que vous manqueriez de charité et
de douceur envers vos sœurs ! Si vous considé-
riez en elles un Jésus-Christ pauvre, un Jésus
obéissant , un Jésus anéanti et humilié , un Jésus
mortifié et crucifié, pour un jour le voir ressus-
cité et glorieux en elles : si vous aviez ces saintes
pensées pour toutes vos sœurs, n'est-il pas vrai
que vous n'auriez pour elles que des sentiments
de respect et d'estime, et que jamais il ne sorti-
rait une seule parole de votre bouche , contraire
à la charité? Si on les considérait comme les an-
ges de la terre , on se garderait bien de les mé-
priser. Mes filles , occupez-vous de ces mêmes
pensées à l'avenir : retenez la plus petite parole
qui puisse désagréer à Jésus-Christ et contrister
son divin Esprit, qui est au dedans de vous tou-
tes ; craignez de lui déplaire , et de l'offenser en
la personne de vos sœurs.
H y a encore une chose dont vous devez vous
abstenir pour maintenir et conserver la charité ;
c'est , mes sœurs , de bannir de vos récréations
et de vos entretiens ces partialités et contentions
qui naissent souvent entre vous pour de certaines
différences. On dit : Les filles de celui-ci , les
filles de celui-là.... Pour moi , dit-on , je suis à ce
directeur; l'autre dit : Je serai à cet autre. . . . Celle-
là est la fille d'un tel ou d'un tel. Saint Paut,
en pareilles partialités , parle ainsi aux Corin-
thiens* : « Puisqu'il y a parmi vous de l'envie et
« du débat , n'êtes-vous pas charnels ; et ne par-
« lez- vous pas selon l'homme , lorsque l'un dit :
« Pour moi , je suis de Paul ; un autre , d'Ap-
« polio ? n'êtes-vous pas des hommes , de parler
« en ces termes ? »
Ne pourrais-je pas vous dire ici la même chose
que disait l'apôtre parlant à des hommes? H leur
reprochait qu'ils étaient de chair, parce qu'ils
parlaient ainsi en hommes. Moi , je vous dirai
aussi que vous êtes des filles ; que vous parlez en
filles. Et en effet , dans cette rencontre n'êtes-vous
pas des filles; et ne parlez-vous pas en vraies
filles, lorsque vous tenez ces discours? Ne sa-
' I. Cor. VI, 20.
» 76?rf. m,3,4.
ORDONNANCES DE VISITE.
f09
vez-vous pas, mes sœurs , que vous n'avez qu'un |
!«eul maître , qui est Jésus-Christ , qui vous est
représenté par ses ministres? C'est à lui seul et
à nous , qui vous tenons sa place , à qui vous
appartenez et de qui vous devez dépendre abso-
lument : les autres vous sont donnés seulement
comme des secours, que l'on vous accorde sim-
plement pour les temps où vous pouvez en avoir
besoin. Si vous ne considériez que Jésus-Christ
en ces personnes , vous ne feriez point de distinc-
tions qui ne sont pas dignes des épouses du Sei-
gneur. Ne parlez donc plus dans ces termes, qui
ressentent encore trop la chair et le sang : agis-
sez d'uue manière plus dégagée et éloignée de
toutes bassesses. Vous êtes l'ornement de l'Eglise,
que vous embellissez : vous en êtes les victimes
saintes , qui êtes consacrées à Dieu , et profita-
bles au public par la profession de votre insti-
tut. Je vous regarde comme des anges sur la
terre, comme les époiKes de Jésus-Christ, et
comme les enfants de Dieu. Espérez donc miséri-
corde ; puisque vous êtes enfants de miséricorde ,
formées à la louange de la grâce de Jésus-Christ.
Voilà , mes filles , ce que j'avais à vous dire
pour votre perfection, touchant le silence, l'u-
nion et la charité. Que chacune s'étudie à présent
à l'observer, et tâche de se conformer à tout ce
que je viens de vous prescrire. N'empêchez point
le Saint-Esprit d'entrer en vous; n'apportez point
de résistance ni d'obstacles aux grâces qu'il a
dessein de vous faire par mon ministère en cette
visite. Vous me direz : Tout cela ne se fait pas
d'un coup. Il est vrai; mais je vous répondrai
qu'avec un grand désir et une volonté efficace ,
Fonvientàbout de tout. Travaillez-y , mesfilles,
souvenez-vous toujours de ces paroles que je
vous ai dites au commencement de ce discours :
« Que tout homme soit prorapt à écouter, et tar-
« dif à parler. » Écoutez Dieu parler au fond de
vos cœurs , écoutez-le quand il vous parle par
l'organe de vos supérieurs et directeurs; enfin
écoutez-îe encore parlant en la personne de votre
supérieure, et surtout je vousrecommand'; d'être
tardives à parler . Aimez le silence et le repos
dans l'obéissance ; et n'ayez plus qu'un seul et
unique désir, qu'une seule occupation, qui est le
soin de votre perfection et avancement spirituel ,
et de faire du progrès dans la vertu.
Monseigneur Jit ensuite le chapitre, après le-
quel Sa Grandeur, continuant de nous ins-
truire, nous dit les choses qui suivent :
Voici, mes chères filles, les ordonnances et
les articles que j'ai dressés pour le bon règlement
de cette maison. Je n'ai pas trouvé nécessaire
d'en faire un si grand nombre ; je me suis con-
tenté de vous en donner seulement quelques-uns
à observer, que voici , vous renvoyant cependant
aux ordonnances de visite ci-devant faites fort
amplement, en l'année 1669, dans lesquelles
j'ai trouvé toutes choses expliquées fort au long •
vous observerez tout ce qui vous y est ordonné ;
c'est mon intention , spécialement pour les par-
loirs : n'y demeurez que le temps marqué par
la règle. L'on n'y demeurera pas durant l'office
divin et les observances, tant que faire se pourra,
ni pendant les temps et les heures du silence :
l'on n'y parlera point de choses qui puissent scan-
daliser les personnes séculières ni les ausculta-
trices. Bref, vous vous y tiendrez dans la retenue
et la modestie religieuse convenables à votre état.
ORDONNANCES
>OTinÉES A
NOS CHÈRES FILLES LES RELIGIEUSES
DE SAI>TE-URSULE DE ilEADX,
A.U CHAPITRE TEND DA!(S LEUR CHœUR LE 4 AVRIL 1885.
Pour conclusion de la visite régulière par nous Jatte
les jours précédents.
L'office divin sera chanté sans précipitation ,
et avec le plus de décence que faire se pourra,
sans qu'un chœur anticipe sur un autre , et gar-
dant la médiation : toutes s'affectionneront au
chant, et aucune ne s'en dispensera sans néces-
sité.
Mes filles , ayez du zèle et de la ferveur pour
bien chanter les louanges de Dieu. Quand l'office
est bien chanté, sachez que tout le reste va bien :
au contraire , quand on ne s'acquitte pas bien de
ses devoirs dans le divin office , on peut dire que
rien n'est bien dans une maison. C'est une occu-
pation sainte, qui mérite toutes vos attentions :
c'est la plus grande et la plus digne que vous puis-
siez avoir sur la terre , puisque vous avez l'hon-
neur de parler à Dieu. Qucujd vous chantez ses
louanges, vous faites ici-bas ce que les anges font
dans le ciel. Acquittez-vous donc de cette excel-
lente et sublime action , le plus parfaitement que
vous pourrez : apportez-y toute l'application né-
cessaire ; et faites en sorte qu'un chœur n'anticipe
pas sur l'autre. La sainte Église commande que
l'office divin soit fait sans interruptiou : ces anti-
cipations d'un chœur à l'autre font des interrup-
tions en ce saint exercice ; c'est pourquoi faites
les pauses , et observez exactement la médiation.
Ici, mes filles, faites une belle réflexion. Il
est remarqué dans la sainte Écriture, qu'il se fit
un grand silence dans le ciel ' ; et que les anges ,
110
ORDONNANCES DE VISITE.
durant ce àlence , rendaient leurs hommages et
leurs adorations à la suprême majesté de Dieu.
Que signifie ce silence mystérieux que firent les
anges dans le ciel? Il doit vous imprimer un pro-
fond respect pour la majesté de Dieu , lorsque
vous chantez ses louanges ; c'est pour vous ap-
j)rendre , par ces célestes intelligences , que toute
créature , soit au ciel ou en la terre , doit demeu-
rer dans le silence , et se taire pour adorer et ad-
mirer la grandeur de Dieu. Admirez donc et
adorez celui à qui vous avez l'honneur de parler :
faites de temps en temps ce silence , à l'imitation
des anges, observant bien la médiation ; et puis
derechef chantez comme eux alternativement,
chœur à chœur, les louanges de votre Créateur
et Seigneur. Si chacune avait application à faire
cet acte d'adoration et d'admiration dans le temps
de la médiation , il serait plutôt à craindre qu'elle
fût trop longue que trop courte.
Les sœurs éviteront toute partialité; spécia-
lement dans les choses où il est besoin d'avoir
recours à notre autorité pour être pourvu au bien
commun , et s'abstiendront d'en faire des entre-
tiens inutiles : elles se contenteront de nous re-
présenter les vues qu'elles en auront , demeurant
cependant en paix , et se conformant avec sou-
mission aux ordres qui leur seront donnés dans
le temps.
Dans les visites, l'une nesuggérera pasà l'autre
ce qu'elle dira: chacune déclarera ses pensées avec
simplicité. L'on a fait quelques fautes dans cette
visite sur cet article; ce qui m'a obligé de vous
en faire avertir, en ayant eu connaissance. Cet
avis vous servira dans les visites à venir : on n'a
pas observé cela en cette visite-ci ; il faudra y
prendre garde dans les autres. Soyez plus fidèles ,
mes filles, que vous ne l'avez été en celle-ci.
On évitera les amitiés privées et communica-
tions secrètes, sous telle peine qu'il conviendra
décerner : les vocales qui récidiveront dans cette
faute, avec scandale , seront privées du chapitre ;
de même , si elles déclarent aux personnes inté-
ressées ce qui aura été dit contre elles.
Pour les amitiés particulières et communica-
tions dangereuses , je veux que vous les évitiez
comme les pertes de la religion , et que vous les
fuyiez comme des sources de division et de vices.
Ayez-les en horreur, et qu'il ne s'en trouve jamais
dans cette communauté de semblables. Je n'en-
tends pas toutefois par là défendre absolument
tous entretiens et communications ; j'en trouve
parmi vous de saints et de bons , qui sont même
utiles : ils le seront toujours , s'ils ont les condi-
tions qu'il faut pour être parfaits; savoir : qu'ils
jient rares , brefs , modestes , et avec permis-
sion de l'obéissance : s'ils sont réglés de la sorte,
je ne les désapprouverai pas.
A l'égard du secret du chapitre, que les vo-
cales soient là-dessus fort réservées. Vous savez
par expérience les inconvénients qui en sont ar-
rivés par le passé : il pourrait encore en arriver
de plus grands à l'avenir, si vous n'y veilliez
autrement ; prenez-y garde : voici un article de
conséquence; pensez-y, mes filles.
Les sœurs n'entreront pas dans les cellules
les unes des autres , sans permission de la mère
supérieure : on se gardera bien d'en emporter se-
crètement , d'autorité privée , ni livres , ni écrits ,
sous peine de désobéissance.
Elles se rendront ponctuelles au confessionnal,
de manière que le confesseur ne perde point le
temps à les attendre.
Je vous exhorte , mes filles, d'être fort exac-
tes et fidèles à cette ordonnance pour la confes-
sion. Ce n'est pas avoir du respect pour le ministre
de Jésus-Christ , que de le faire attendre au con-
fessionnal après vous. Que chacune de vous soit
à l'avenir plus diligente à se trouver, aux jours
prescrits , aux heures marquées pour la confes-
sion. Le temps que vous faites perdre ainsi au
confesseur serait plus utilement employé à prier
pour vous , et à présenter à Notre-Seigneur tous
vos besoins , pour lui demander les lumières né-
cessaires pour travailler au salut et à la perfec-
tion de vos âmes, dont il est chargé par son
ministère. Quand vous allez au sacrement de
pénitence , soyez pénétrées d'une forte componc-
tion de cœur : allez-y avec respect , avec humi-
lité , avec soumission , et surtout avec confiance ,
comme à Jésus-Christ même , de qui le confesseu r
tient la place. Ne faites point de certaines distinc-
tions par rapport à l'homme : entrez dans l'es-
prit de la foi , fermant les yeux à toutes les vues
humaines; n'envisagez uniquement que Jésus-
Christ en la personne du confesseur, qui vous
le représente pour lors en qualité de votre juge.
Allez donc à ce tribunal avec un esprit sérieux ;
et soyez pénétrées d'une sainte frayeur, en vous
considérant comme une criminelle en la présence
de son juge.
Imitez la Madeleine , mes filles , et souvenez-
vous de sa diligence et de sa ferveur, lorsqu'elle
allait trouver Jésus-Christ pour entendre sa pa-
role , et pour obtenir la rémission de ses offenses.
Quand elle savait le lien où Notre-Seigneur était,
et quand elle apprenait qu'il la demandait , ja-
mais Madeleine ne s'en excusait : elle ne se fai-
sait pas appeler plusieurs fois ; mais promptement
et sans différer; elle s'allait jeter aux pieds de
Jésus-Christ, pour entendre ces favorables pa-
roles : Tes péchés te sont pardonnes. Voilà , mes
SUR LES AVANTAGES DE LA RETRAITE.
filles, votre modèle; imitez cette illustre péni-
tente, animez- vous par l'exemple de cette grande
sainte. Si vous aviez plus de foi, vous auriez de
même un saint empressement de vous aller je-
ter aux pieds de votre confesseur afin d'entendre
les mêmes paroles d'absolution pour la réiiùssion
de vos péchés ; puisqu'il vous représente Jésus-
Christ, dans ce sacrement. Si l'on s'occupait de
ces pensées , on se tiendrait devant le confesseur
avec tout le respect et la modestie requise : on
l'ocouterait avec humilité , avec soumission , en
esprit de toi ; on se préparerait sérieusement :
on se garderait bien de se répandre en des dis-
cours frivoles ; et Ion ne dissiperait pas son es-
prit vainement , au lieu de se disposer à une si
sainte et si grande action.
Les religieuses du Juvenat seront sous la con-
duite de la mère assistante : cependant la mère
supérieure continuera d'en prendre soin jusqu'à
la fin de janvier prochain.
Pour de bonnes raisons , jugées telles par les
supérieurs , on a trouvé à propos d'en décharger
ladite mère assistante , durant ce triennal : ce-
pendant , dans le temps , elle en aura la direction ,
comme il est convenable à sa charge.
Les sœurs prendront garde qu'elles ne s'ou-
vrent de rien, par aucune voie, aux pensionnaires
et autres du dehors, des affaires ou difficultés
qui pourraient arriver au dedans.
On ne donnera point deux charges de discrètes
à la même personne , sans nécessité , et qu'avec
une mûre délibération des supérieurs.
Nous renouvelons les ordonnances des visites
ci-devant faites.
Nous ordonnons que les présentes, et les autres
ci-devant faites, depuis l'année 1669, seront
lues de trois mois en trois mois ; et nous char-
geons la mère supérieure de les faire lire et ob-
server, et de tenir la main à l'exécution exacte.
Donné le 27 avril 1685.
t J. BÉNIGNE , évégue de Meaux.
A LA MÈRE SDPÉRIEUBE.
Ma mère, je vous charge d'avoir l'œil et déte-
nir fortement la main à ce que toutes nos inten-
tions et nos ordonnances soient soigneusement
observées dans cette maison. Ne souffrez point
de plaintes ni de murmures; prenez garde que
1 on ait pour les ministres du Seigneur le respect
qui est dû à leur caractère. Ne souffrez pas non
plus que vos sœurs s'emportent, et empêchez qu'il
ne se dise rien qui puisse altérer la charité et trou-
bler la paix de cette communauté. Avertissez-nous
dans ces occasions, et faites-nous connaître celles
qui transgresseraient nos ordres. Faites surtout
111
garder ce si'ence si nécessaire , que j'ai tant re-
commandé : et de toutes ces choses, je souhaite et
je prétends que vous m'en rendiez compte , et je
vous enjoint de le faire de temps en temps : moi-
même je vous en interrogerai, et je m'informerai
si elles sont religieusement observées.
Et vous, mes filles, je vous exhorte derechef
de travailler incessamment à votre perfection,
dans la paix et dans le silence. Que chacune de
vous ne pense plus qu'à cette unique affaire , et
à se bien acquitter de ce que l'obéissance vous
donne à faire, chacune dans vos obédiences.
Travaillezetagissezdans l'esprit de Jésus-Christ;
prenez-le pour votre modèle dans toutes vos ac-
tions : voyez avec quelle perfection et obéissance
il servait Joseph et Marie : c'était son obédience
que de leur être sujet et soumis en toutes ses ac-
tions , durant sa vie cachée ; considérez bien ce
bel exemple , et vous y conformez parfaitement
en cette vie , afin que vous puissiez être un jour
unies éternellement à lui dans la bienheureuse
vie de la gloire céleste.
TROISIÈME EXHORTATION
- St-R LA RETRAire
FAITE CHEZ LES RELIGIEUSES
UUSULINES DE MEAUX,
A TOUTES LES PROFESSES DC NOVICIAT, LE MEBCREDI-SAIVT
18 AVRIL 1685.
Avantages de la retraite. Maax que cause la dissipation.
Comment les religieuses doivent l'éviter, et travailler à se sé-
parer des créatures pour se recueillir en Dieu.
Mes filles, j'ai désiré de vous parler à vous
autres en particulier pour vous exhorter encore
aujourd'hui à estimer extrêmement votre voca-
tion et votre état ; et j'ai voulu vous faire venir
ici toutes en ma présence pour vous animer de-
rechef à vous perfectionner par les meilleurs et
plus solides moyens que vous avez dans votre
état, et que vous devez fidèlement suivre. Ces
jours passés je vous ai fait dire une chose que
j'estimais que vous devez faire touchant le plus
important de ces moyens , qui est la retrciite. Vous
m'avez fait paraître là-dessus vos bons senti-
ments: m'ayant toutes marqué le désir que vous
aviez d'observer avec exactitude ce que je vous
ai ordonné sur ce point , qui vous est de si grande
conséquence.
Vous êtes déjà à Jésus-Christ , et vous lui ap-
partenez par votre consécration , puisque vous
êtes professes; et Vous êtes heureuses de ce que
Dieu prend un soin particulier de vous. Mais
112
SUR LES AVANTAGES
j'estime encore extrêmement votre bonheur, de
ce qu'étant obligées de tendre à la perfection du
christianisme , vous êtes dans le plus favorable
temps pour vous y avancer et pour vous y bien
établir. Je considère baucoup l'avantage que vous
possédez dans ces années de noviciat où vous voilà
encore. La religion vous y retient pour vous
mieux former, et pour vous mieux revêtir de son
esprit. Jésus- Christ a sur vous un regard tout
particulier de bienveillance et de grâce, et il
vous le témoigne par ce plus grand soin que l'on
prend de vous. On vous cultive davantage; on
vous destine tout exprès une mère pour veiller
plus particulièrement sur vous , et pour vous ins-
pirer les dispositions que vous devez avoir, et
qu'il faut que vous établissiez pour le fondement
de votre vie religieuse. On vous tient sous une dis-
cipline plus exacte; et vous avez pendant ce temps
plus de facilité pour vous avancer dans la perfec-
tion chrétienne , et pour acquérir les vei'tus reli-
gieuses, vivant plus séparées, et hors des em-
plois plus capables de vous distraire. Vous n'avez
en cet état que l'unique soin de votre avancement :
travaillez-y par la retraite. Ce qui vous y avan-
cera , ce sera la retraite , la séparation des créa-
tures , l'amour de la solitude , l'attention à ne se
point répandre çà et là, à ne point parler aux
créatures, à ne point faire parler en vous les créa-
tures ; mais à se former une habitude d'un saint
recueillement pour parler à Dieu , et pour l'écou-
ter parler en vous.
C'est là, mes filles, le désir que vous devez
avoir devons rendre dignes que Dieu vous parle,
de vous disposer à traiter avec lui , et de ne point
perdre les moyens que vous avez pour vous pro-
curer ce grand avantage. Je vous regarde comme
le fondement sur lequel Dieu veut établir l'é-
difice de la religion ; puisque c'est dans le no-
viciat que se doivent former celles qui après
composent la communauté. Pour y être utiles, il
faut premièrement que vous soyez bien fondées
en la vertu par un bon noviciat ; où vous ayez bien
employé le temps , et travaillé à votre perfection :
et cela par la séparation des créatures, sans la-
quelle vous ne pourrez acquérir aucune vertu :
et ce serait, à la vérité , une chose bien ruineuse
et bien préjudiciable , de voir une fille sortir du
noviciat sans y avoir acquis les bonnes habitudes ,
et la pratique des vertus nécessaires pour tendre
efiitacement à sa perfection, et pour y faire
tous les jours de nouveaux progrès le reste de sa
vie Cela serait bien dommageable et pour elle et
pour toute la maison, dont Tordre est troublé et
détruit par le défaut de vertu solide. Or cette
solide vertu consiste principalement dans le soin
qae vous devez prendre de cultiver très-soigneu-
sement , chacune en votre particulier, la grâce
de votre vocation sainte, par la récollection in-
térieure et par la séparation des créatures.
Croyez-moi, mes filles, et je vous l'ai déjà
dit, vous n'avancerez qu'à mesure que vous vous
affectionnerez à désirer et à rechercher la re-
traite et le silence. Ce sera ce silence qui vous
établira solidement dans les vertus qui soutien-
dront votre conduite, et qui en feront toute l'é-
conomie pendant tout le reste de votre vie : et
quand vous serez à la communauté, à moins de
cela, jamais vous n'y pourrez être de bonne édi-
fication , et vous n'y vivrez point en vraies reli-
gieuses. C'est donc dans cette retraite , qu'on ne
peut assez vous recommander, que vous cultive-
rez , que vous goûterez et que vous conserverez
le fruit d'une vocation si sainte : sans elle vous
ne le pouvez faire; sans elle vous ne trouverez
jamais que du déchet en votre âme, du désordre
dans votre conscience, et. du trouble dans votre
cœur. Si vous vous épanchez facilement au de-
hors, vous ne pouvez retenir longtemps l'impres-
sion d'aucune grâce , ni en faire nul profit : car
les discours vains et inutiles ne servent qu'à dis-
siper, et à remplir l'esprit d'une multitude de
choses qui l'empêchent de se porter vers Dieu
son souverain bien. Les épanchements au dehors
offusquent Tâme de pensées attachantes qui so»t
de grands obstacles à l'oraison : cela forme votre
intérieur à un état de distraction , qui vous rend
inhabiles à ce saint exercice de traiter avec Dieu.
Que l'on fait de grandes pertes par le manque-
ment d'intérieur! que l'habitude à tant parler
cause de grandes omissions du bien , et fait tom-
ber dans de grands maux ! Si l'on connaissait ce
que l'on perd à se répandre inutilement à l'exté-
rieur, on s'affligerait avec grand sujet sur ces
pertes. Que fait-on quand on préfère les entre-
tiens des créatures à ceux de Dieu , sinon se li-
vrer volontairement à son propre dommage? Et
que faites-vous, mes filles, lorsque vous vous
remplissez des idées et des entretiens des créa-
tures ? Vous en êtes distraites , vous vous en oc-
cupez , vous en demeurez toutes pénétrées ; cela
vous dissipe et vous traverse dans vos saints
exercices. Vous portez cette impression dans la
prière', et c'est ce qui vous ôte la présence de
Dieu. Vous ne sauriez vous adonner à l'oraison ,
et vous y perdez le temps. Ainsi tout l'ouvrage
de votre avancement spirituel est arrêté par ce
dérèglement, et par cet épancheraent au de-
hors.
Vous ne pouvez rien faire dans l'oraison , ni
rien établir dans l'édifice de votre perfection, si,
pour traiter avec Dieu , vous n'entrez dans une
grande disposition de solitude à l'égard de la
I
DE LA RETRAITE.
lit
crdatw?. 11 attend, à la mettre en vous, qu'il
\ous trouve silencieuses. Quand il trouve notre
âme seule, dégagée des créatures et retirée avec
lui tout seul , il la visite , il lui envoie ses lumiè-
res, il répand en elle ses grâces, il lui découvre
ses vérités : c'est là qu'il nous remplit de la con-
naissance de nous-mêmes , et de la contrition de
nos fautes. En ce saint silence , si nous avons
besoin d'humilité, nous recevons des impres-
sions qui nous anéantissent : nous sommes occu-
pés au dedans de notre âme de l'esprit d'une
componction intime ; Dieu nous remplit de cette
sainte horreur de nous-mêmes , à la vue de nos
indignités : il opère en notre intérieur de secrètes
mais puisssantes convictions de nos iniquités ;
il nous abaisse et nous écrase comme des vers :
enfin , mes filles, sa bonté prend ce temps de re-
traite, et il l'attend pour nous occuper, pour
nous éclairer, pour nous purifier et nous changer
par tous ces effets de sa grâce. Dans ce saint
commerce avec Dieu vous formerez des résolu-
tions efficaces pour la pratique des œuvres de
la perfection du christianisme, qui fait la prin-
cipale de vos obligations.
C'est le but où vous devez tendre sans cesse;
c'^est là votre fin que vous devez toujours regar-
der, et non pas vous porter à rien de singulier.
H ne faut point vous proposer rien d'extraordi-
naire qui ressente l'élévation ; mais pourtant vous
devez vous tenir disposées à vous exercer en la
pratique des plus grandes vertus , si Dieu vous en
donne les occasions : car bien qu'une religieuse ne
doive pas se porter d'elle-même à rien d'extraor-
dinaire , elle est cependant obligée d'être fidèle
a embrasser les actes des plus grandes vertus , et
de s'y porter avec fidélité quand Dieu les exigera,
et s'il les demande d'elle. Le soin que vous devez
avoir de votre salut et de votre sanctification doit
vous rendre attentives et soigneuses de recevoir
et conserver la grâce ; mais vous ne le serez jamais
si vous vous répandez trop à l'extérieur, et si
TOUS ne vous récoUigez pas.
.Te sais que vous êtes toutes fort occupées : il
y a assez d'obéissances dans cette maison ; et vo-
tre institut vous occupe bien du temps et vous
emploie beaucoup. C'est pourquoi le peu de loi-
sir qui vous reste , employez-le à rentrer sérieu-
èement dans le sanctuaire de votre âme ; où , sans
doute, vous trouverez le Saint-Esprit. Ayez un
saint empressement de vous donner à la retraite ,
et de faire de votre cellule un petit paradis, es-
timant tous les moments où vous pouvez vous y
retirer, afin d'y entendre parler Dieu en vous-
mêmes et pour l'y écouter paisiblement ; et non-
^■eulement pour l'écouter, mais pour le posséder.
^Klar, mes filles, il n'est pas de ce divin objet de
^^B BOSSl'ET.. — T. m.
■
notre amour la même chose que des créatures :
souvent nous aimons ce que nous ne possédons
pas , et au moins ce que nous ne pouvons pas tou-
jours posséder. Mais en Dieu nous avons ce bon-
heur et ce grand avantage , de ne le pouvoir aimei
sans le posséder : aussitôt que nous l'aimons,
nous sommes en possession de lui-même. Quand
donc vous serez en obédience avec quelqu'une de
la communauté, aussitôt préméditez tout ce que
vous aurez à faire pour prendre toujours le parti
du silence ; et prévoyez comment vous ferez pour
le garder partout autant que vous pourrez.
Après vous être acquittées des devoirs de vos
offices, estimez- vous heureuses si vous pouvez
ménager le reste du temps pour le consacrer à
la retraite. Si vous y êtes véritablement affec-
tionnées, vous ne consommerez pas vainement
le temps ; vous n'aimerez pas à le perdre ni à le
mal employer : soyez-en ménagères ; et au lieu
de le consommer à parler inutilement après l'ac-
quit de vos obédiences, allez le passer en votre
cellule en ouvrage et en silence : et là, mes filles,
occupez-vous de Dieu et de sa présence ; pesez
l'état que vous devez faire de ces moments qu'il
vous donne pour lui parler, pour vous entretenir
de lui et avec lui.
Combien précieux ces moments qui nous met-
tent en état d'écouter Dieu parler en nous-mêmes;
Dieu qui se plaît à se communiquer à une âme,
quand il la trouve dans une entière oubliance et
séparation de tout ce qui est hors de lui : Dieu qui
observe et qui attend ce temps favorable pour
prendre une possession intime de l'intérieur, pour
y établir son règne , et qui le dispose à ses grâces
dès que notre cœur le cherche dans la récollec-
tion véritable; Dieu qui visite l'intime de ce cœur
pour en faire son temple, sa maison vivante et
animée, pour contenir son immense et incompré-
hensible grandeur : Dieu qui porte des lumières
dans le fond de l'âme recueillie, tantôt comme
juge pour la remplir du regret de ses fautes ; tantôt
comme souverain et tout-puissant, pour la rem-
plir du sentiment de sa présence et de sa majesté,
et la former à des états d'abaissement et d'anéan-
tissement devant lui : Dieu qui communique sa
sainteté à ses créatures par des impressions de
pureté, çt des désirs qu'il leur donne de sépara-
tion pour les choses de la terre ; Dieu qui leur
confère cette même pureté , et qui les dispose à
traiter familièrement avec lui , en leur imprimant
une chaste crainte de lui déplaire, et les rendant
amoureusement désireuses de lui plaire : Dieu
qui prend une secrète possession d'une âme qu'il
trouve fidèle à se séparer des vaines joies et des
vains amusements de la terre, et qui la comble
de délices en lui faisant part de sa même joie :
114
SUR LES AVANTAGES DE LA RETRAITE.
Dieu tiiii lui ouvre des sentiers admirables de
paix, de consolation et de douceur, quand il la
trouve à l'écart , seule avec lui, séparée des objets
créés , et fuyant tout engagement avec les créa-
tures !
Mes filles , j'ai eu bien raison de vous le dire;
on fait des pertes déplorables par le défaut de
silence. Pleurez celles que vous avez faites; et
réparez-les à l'avenir, vous rendant fidèles à re-
trancher tout discours inutile et superflu. Éta-
blissez en vous-mêmes ce silence, inspirez-le dans
les autres; et croyez que c'est l'élément de votre
perfection d'être retirées, intérieures et récolli-
gées. Attendez plus de fruit de cette conduite que
de tous les entretiens avec les créatures, quelque
saints qu'ils puissent être. Votre avancement ne
dépend point de traiter avec les créatures : per-
suadez-vous plutôt, comme il est vrai, qu'il est
attaché a parler peu aux hommes, et beaucoup à
Dieu. Apprenons aujourd'hui à nous passer de
toutes les créatures , et à ne chercher point de
consolation qu'en Jésus-Christ.
Et à quoi servent tant de discours , ces entre-
tiens inutiles et tant de paroles superflues , sinon
à vous ôter ces grands biens et à vous faire de
grands maux en vous dissipant? Cela vous rem-
plit de troubles et d'inquiétudes et vous ôte l'Es-
prit de Jésus-Christ , qui ne se trouve que dans
la paix et dans la fidélité à se retirer en son in-
térieur. D'où viennent tant de désirs de parler;
sinon de cette nature qui veut toujours se satis-
faire en la créature et parmi les sens, et qui nous
détourne de Dieu pour nous convertir vers les
choses de la- terre?
Non , mes filles, il ne faut plus que vous sui-
viez ces mouvements qui vous ont attirées de-
hors ; il faut rentrer en vous-mêmes , et que vous
vous passiez, le plus qu'il vous sera possible, de
tout ce qui n'est point Dieu , pour le faire occu-
per tout seul votre cœur et vos pensées. N'ayez
d'entretien avec personne , à moins qu'il n'y ait
du besoin : évitez par là de grands écueils, qui
font obstacle à la pureté de la vie. Saint Jacques
dit que de la langue viennent tous les péchés qui
se commettent'. La paix serait toujours dans les
communautés, si l'on savait gouverner sa langue :
car d'où procèdent tant de fautes? d'où vient que
l'on a de petites antipathies , que l'on fait des
médisances, que l'on raille, que l'on se plaint,
que l'on murmure, et que l'on voit de certains
éloignements les unes des autres qui forment les
divisions? Tous ces défauts ne viennent que du
dérèglement de la langue , et du défaut de silence ;
et si l'on ne parlait point, et que vous vous tins-
' J (C. III , C.
siez dans votre retraite, lotit cela n'arriverait
pas. Le manquement de silence cause toutes les
fautes contre la charité, qui se trouvent dans
les maisons religieuses. Aussi saint Jacques nous
dit : « Que l'homme soit prompt à écouter, et
« tardif à parler'. » Qu'entend-il par là, sinon
qu'il faut apprendre à ne parler que pour les cho-
ses nécessaires? que veut dire cela, si ce n'est
qu'on doit écouter celles qu'il faut qui nous par-
lent; mais les écouter d'une manière qu'elles ne
nous distrayent point, et ne nous empêchent pas
d'entendre parler Jésus-Christ dans le fond de
notre âme?
Faites si bien , que vous contractiez une sainte
habitude de ne parler précisément que lorsque
quelque nécessité vous y oblige; faites-vous-en
une loi, et mettez-y votre plaisir. La pratique
fidèle de ce point vous en fera goûter l'exercice.
Rendez-vous-y soigneuses , mes filles; ayez tou-
jours un nouveau désir d'en faire l'expériencCé
Lorsqu'une âme , pressée du désir de se perfec-
tionner, fait de suffisants efforts pour obtenir cette
grâce de récollection, et s'y adonne sérieusement ,
il arrive que par le moyen de son silence elle
obtient le silence ; je veux dire que venant à goû-
ter le bonheur de sa solitude , elle en chérit et en
recherche la possession : elle ménage les moin-
dres moments de cette sainte retraite, et elle les
estime précieux. On voit cette religieuse se ren-.
fermer dans sa petite cellude; parce qu'elle est
tout animée des dispositions qui lui font aimer la
solitude, et la préférer à toutes les conversations
et à tous les divertissements de la terre.
Ainsi, mesfdles, avec un peu d'application
à ce que nous vous disons , vous ferez vos délices
de cette pratique et de ce saint exercice , de lais-
ser parler Dieu intérieurement dans votre cœur.
Tout aussitôt qu'il vous trouvera seules , vous
entendrez sa voix , et vous sentirez sa présence
par certaines touches de grâce : vous vous trou-
verez tout abîmées devant lui dans un profond
sentiment de respect pour sa majesté ; vous y pro-
duirez des actes intérieurs de toutes manières,
qui vous disposeront à l'oraison et vous en con-
féreront l'esprit : vous serez dégagées et puri-
fiées des dispositions grossières , dont les sens
et la nature font des impressions si fréquentes et
si imparfaites. Ce sera dans la séparation , et en
vous retirant seules auprès de Dieu, que vous
posséderez ces grâces , et jamais parmi les dis-
cours et les fréquentations inutiles avec les créa-
tures.
Faites donc taire chez vous toutes les créatures ,
et vous-mêmes, quittez tout entretien de pensée
' Jac. i, 10.
SUR LES DEVOIRS DE LA VIE RELIGIEUSE.
avec elles : afin d'être en état que Dieu vous
parle. Observez de ne point parler pour vous-
mêmes ; voilà une bonne règle du silence. Il ne faut
point parler pour soi-même ; mais seulement pour
la {iloire de Dieu , pour le bien du prochain , pour
la charité : et comme Jésus-Christ est votre mo-
dèle, voyez l'exemple qu'il vous en donne pen-
dant sa vie; chose admirable! que Ton ne nous
ait pu dire qu'une seule parole ([u'il ait dite du-
rant trente ans , qui fut lorsque sa mière le cher-
chait.
En sa passion il a fait usage d'un perpétuel si-
lence. Voyez-le chez Caïphe : il répond pour ren-
dre témoignage à la vérité; devant Pilate, il parle
pour l'instruire : hors de là, quel silence! Il n'a
jamais parlé pour soi : lorsqu'il était accusé et
calomnié , il ne répondait rien ; et quand la vérité
l'a obligé de parler, il l'a fait en peu de paroles.
Apprenez donc de lui le silence ; aimez à être
seules , après l'acquit de vos emplois. Occupez-
vous à aimer Jésus-Christ , à penser à lui : médi-
tez sa passion , lisez ses paroles , goûtez ses maxi-
mes, aimez d'être abandonnées des créatures,
pesez les états d'abandon de Jésus-Christ ; voyez-
le seul , délaissé. Ce divin Sauveur nous est d'un
grand exemple dans tous ses mystères ; c'est sur
lui, mes filles, qu'il faut aous imprimer bien
avant cette vérité : Il n'y a que Dieu dont je doive
attendre ma perfection ; et partout trouver moyen
de pratiquer l'éloignement et la solitude des
créatures. Quand on y a mis son affection , on la
trouve en tout temps , en tous lieux.
C'est donc là, mes filles , ce qui m'a fait vous
parler en particulier, vous assembler toutes ici en
ma présence pour vous donner cette instruction ,
qui n'est pas simplement un avis et un conseil :
ce n'est pas seulement une exhortation ; mais
c'est un précepte que je vous donne , et que Dieu
m'a inspiré de vous enjoindre. Recevez-le de la
part du Saint-Esprit, qui m'a porté à vous le
donner : ressouvenez-vous bien de ce jour, et ne
l'oubliez jamais. Je vous ai trouvées toutes, ce
note semble , dans de bons désirs : ce sont vos
bonnes dispositions qui me font espérer que vous
ferez profit de cette ordonnance; gardez-la donc
soigneusement , et priez Dieu pour moi : je le prie
de tout mon cœur qu'il vous bénisse.
lis
QUATRIÈME EXHORTATION
FAITE kVX
REUGIEUSES URSULINES DE MEAUX
LE 4 MAI 1685.
Avec quelle vigilance, quelle religion il faut qu'elles tra-
vaillent à réducalion des enfants qui leur sont confies. Soie
qu'elles doivent avoir de se renouveler dans l'esprit de leur
profession. Combien il est nécessaire qu'elles soient en parde
contre l'ennemi de leur salut. Obligations renfermées dans le
vœu de pauvreté. Importance et uUlité de l'obéissauce. De-
voir des religieuses de tendre sans cesse à la perfection. Cha-
rité , zèle et tendresse du prélat pour elles.
J'étais fâché, mes filles, de n'être pas venu
hier solenniser les saints mystères de la croix
avec vous : mais j'ai l'expérience que tous les
jours sont bons et saints, et que toutes les so-
lennités de l'Église ont leurs lumières propres et
particulières pour la sanctification des âmes. Ce
sont autant d'astres lumineux et d'étoiles bril-
lantes , qui ornent l'Église et qui nous illuminent
par les influences de leurs lumières. Je trouve
heureusement qu'aujourd'hui se rencontre la fête
de samte Monique, qui est votre modèle, mes
filles, en l'exercice de votre institut, dans son
zèle, dans sa charité, dans le soin et la sollici-
tude qu'elle a eus, et par les travaux qu'elle a
soutenus, n'épargnant rien pour obtenir et pour
procurer la conversion de son fils. Hé î ne savez -
vous pas que ce sont ses soupirs et ses gémisse-
ments , ses larmes et ses continuelles prières qui
ont enfanté saint Augustin à la grâce? Que voilà
une belle idée , pour vous conduire dans vos em-
plois et dans tout ce que vous avez à faire dans
l'instruction des enfants!
Il est vrai que vous ne trouvez pas dans cette
jeunesse qui vous est confiée, les grands crimes
qu'avait sainte Monique à combattre et à détruire
dans son fils : quoique cela ne soit pas, elles ont
néanmoins le principe de tous les vices par cet
héritage funeste que nous tenons d'origine. Notre
mère Eve est la première qui a péché : le mal
a commencé par une femme, le péché s'est in-
troduit par votre sexe ; il s'y achève, il s'y per-
pétue et se dilate dans tous les âges. Cette source
maligne se trouve en ces jeunes filles, et se répand
dans tout le cours de leur vie. Quand donc vous
en voyez d'épanchées, sujettes à discourir, opi-
niâtres, rebelles , qui se portent à l'oisiveté, et
surtout indociles, vous ne sauriez trop gêner
celles que vous voyez enclines à ces mauvaises
dispositions ; et ce doit être là le sujet de vos lar-
mes et de vos gémissements. Vous devez prier et
soupirer pour elles devant Notre-Seigneur, sur le
préjugé des grands maux qui en peuvent arrivtr
nr,
SUR LES DEVOIRS
d ins la suite : car l'indocilité ost le commence-
ment de tous les vices; et cette chai-ité, qui fait
profiter dans le salut [des autres,] doit non-seu-
lement vous affliger et vous causer des gémisse-
ments en la présence de Dieu : mais il faut encore
qu'elle vous anime à travailler fortement, pour
déraciner jusqu'aux moindres semences du mal ;
parce que l'efficacité malheureuse du péché se
développe avec l'âge.
Vous devez donc, mes fdies, veiller beaucoup
sur elles et sur vous-mêmes dans l'exercice de
votre institut, lorsque vous y êtes employées,
pour faire en sorte qu'elles ne voient rien en vous
qui ne les porte au bien, et qui ne leur persuade
la vertu : et surtout ne soyez point oisives de-
vant elles; parce que vous leur devez l'exemple.
Je vous recommande très -expressément de ne
les point porter à avoir cet air de distinction des
modes et des vanités du monde : car de la vanité ,
qui les porte à l'immodestie, on tombe malheu-
reusement dans l'impureté. Je sais bien qu'il y
a des parents qui les aiment de la sorte , et qui
ies veulent voir ce qu'on appelle enjouées , agréa-
bles et jolies : mais je vous prie, n'aj^ez point
de condescendance pour eux, ne les écoutez
point, tenez ferme; et faites-leur entendre que
le plus bel ornement d'une fille chrétienne est
1a modestie , la pudeur et l'humilité. Voilà les
dispositions qu'elles doivent avoir sortant de
Chea vous; voilà ce qu'elles doivent apprendre
auprès des épouses de Jésus-Christ et entre leurs
mains : c'est de confomner leurs mœurs à la piété
et aux maximes du christianisme, pour animer
de cet esprit tous les états et toutes les actions de
leur vie.
Pour vous, mes filles, renouvelez-vous dans
tous vos bons propos ; je vous y exhorte par les
entrailles delà miséricorde de Dieu : renouvelez-
vous et souvenez-vous de la sainteté de votre vo-
cation , et pourquoi vous avez quitté le monde :
c'a été pour vivre dans la retraite , dans la soli-
tude, et de la vie de Jésus-Christ, séparées du
tumulte et des embarras du siècle, et pour vous
unir à Dieu dans cet heureux état de séparation
de toutes les choses d'ici-bas. Mais souvenez-
vous aussi que le démon travaille incessamment
pour vous perdre , et pour détruire en vous l'œu-
vre de Dieu ; et s'apercevant des bons effets qu'a
déjà produits la visite , il fera comme il est dit
dans l'Évangile ' : étant sorti d'une demeure
qu'il avait occupée; la trouvant nette et purifiée,
il se propose d'y revenir : il lui donne de nou-
velles attaques , et appelle ses semblables pour
user même de violence. Ainsi , après avoir été
» Matth. xri , 43 et seqq.
chassé et contraint de s'éloigner de ce Ireu par
les grâces que Dieu vous a conférées par notre
ministère en cette visite : voulant s'approcher
encore de cette maison , qu'il avait tâché de trou-
bler et d'inquiéter ci-devant par ses ruses; la
trouvant, dis-je, maintenant dans le repos et
dans le calme, ornée et parée, cet ennemi de
la paix viendra, n'en doutez point, mes filles,
pour attaquer derechef la place. Cet ennemi de
votre salut redoublera ses suggestions , et fera
tous ses efforts pour y rentrer par de nouvelles
batteries.
Veillez donc et priez , de peur de la tentation ;
car la chair est infirme : craignez , mes sœurs, ce
serpent qui entre et qui s'insinue par les sens,
en glissant son venin malicieusement et imper-
ceptiblement; défiez-vous de cet esprit rusé :
ce n'est qu'un trompeur. Il vous dira , comme à
nos premiers parents : « Vous serez comme des
« dieux ' ; » mais ne l'écoutez pas, ne vous lais-
sez pas séduire : car que prétend ce malin, par
ce langage, sinon de vous faire raisonner, de
vous faire présumer et de vous élever, en vous
persuadant ce qui serait contraire à la soumis-
sion et à la docilité? Il vous portera à vous imagi-
ner que vous pouvez bien vous dispenser de cette
humble obéissance , et de tant de renoncements
à vous-mêmes. Vous serez comme des dieux ; je
veux dire qu'il vous fera croire que vous êtes au-
dessus de tout, que vous avez des lumières, de
bonnes raisons; tout cela tendra à a'Ous jeter
dans l'indépendance. Ne croyez point ce tenta-
teur; ne vous laissez point séduire par les sug-
gestions de ce serpent. Non, mes filles, ce n'est
point comme des dieux que vous devez être;
c'est comme Jésus-Christ humilié et obéissant;
c'est comme Jésus-Christ souffrant et crucifié
qu'il faut que vous soyez : ce doivent être là tou-
tes vos prétentions : tous vos désirs ne doivent
vous élever qu'à tendra sans cesse à vous rendre
en tout semblables à lui par les humiliations de
la croix. L'ennemi de votre bien pourra même
vous dire , pour vous décevoir et pour vous trom-
per : Vous ne mourrez pas ^ ; non , non , vous ne
mourrez pas : ce n'est pas là grande chose; ce
ne sera pas là un péché mortel : quand je nie
dispenserais de cette soumission parfaite, de
cette humble et paisible disposition; ce n'est
point là si grande chose. Toutefois sachez , mes
filles , que tout péché volontaire dispose au pé-
ché mortel qui tue l'âme , et qu'il ne faut pas
qu'une épouse de Jésus-Christ se livre à aucune
infidélité : quand n.ême ce ne serait pas un pé-
ché, vous devez appréhender et fuir tout ce qui
» Gènes, m , 5.
» Ibid. 4.
DE LA VIE RELIGIELSE.
est capable d'offenser les yeux de votre divin
Epoux.
Uenouvt'lez-vous donc aussi, mes filles, dans
l'esprit de votre vocation : souvenez- vous de vo-
tre consécration, de l'oblation et du sacrifice de
vos vœux de chasteté , de pauvreté et d'obéis-
sance.
Et premièrement la chasteté : la perfection de
cette noble vertu est un retranchement général
dé tous plaisirs des sens. Je n'entends pas par-
ler ici de ces vices grossiers , qui ne se doivent
pas seulement nommer parmi nous , ni de la pri-
vation des plaisirs légitimes du monde : mais
vous devez surtout la faire consister dans cette
pureté intérieure de l'âme, dans cette mortifica-
tion parfaite des sentiments de la nature; ne souf-
frir nulle attache ni aucun désir de satisfaire les
sens , pas le plus petit plaisir hors de Dieu ; et de
plus, ne souffrir aucun amour étranger, qui puisse
partager vos cœurs : car des épouses de Jésus-
Christne ledoivent jamaispartagerni diviserpour
la créature. Ce cœur est à lui : vous le lui avez
donné tout entier lorsque vous vous êtes consa-
crées à son service. Fuyez donc , mes filles , et
ayez en horreur ces amitiés qui le divisent. Évi-
tez , comme un très-gi*and mal , ces liaisons par-
ticulières ; fuyez , comme la peste , les partialités ,
ces liens particuliers qui vous désunissent du
général : c'est à quoi vous devez penser sérieu-
sement. Qu'il n'y en ait donc point entre vous ,
mes filles, à l'avenir, si vous voulez être parfai-
tement à Jésus-Christ votre époux.
Le vœu de pauvreté vous oblige première-
ment à être pauvres en commum ; c'est-à-dire ,
mes tilles, quil faut que vous ménagiez toutes
le bien de la communauté , prenant garde à ne
le point consommer sans véritable besoin : que
toutes aient le nécessaire ; mais rien de superfiu
et d'inutile : non point par épargne, ni par une
avarice sordide; mais par un esprit de pauvreté
et de vrai dénûment^intérieur , qui vous fasse
passer légèrement sur les choses de la vie hu-
maine , et qui vous rende fidèles à ne vous y pas
répandre et attacher, mais plutôt à vous en dé-
gager pour l'amour de Jésus-Christ, en qui vous
avez toutes choses. Que l'esprit de cette humble
pauvreté soit donc parmi vous : ayez soin de ne
rien perdre, de ne rien dissiper, et de ne rien lais-
ser gâter. Épargnez le bien de la maison ; parce
que vous êtes des pauvres, et parce que c'est le
bien de Dieu , dont il vous donne l'usage seule-
ment pour votre besoin , et non pour vous per-
mettre aucunes superfluités ni satfefactions inu-
tiles. Les gens pauvres ne portent leurs pensées
qu'aux choses expressément nécessaires dans
leur, état d'mdigence , où nous voyons que le
117
moindre déchet leur est de conséquence. Dans
un triste ménage , un pot cassé est une perte
considérable. Souvenez-vous donc, mes filles^
que vous êtes des pauvres, et que vous devee
par.conséquent ménager le bien de la religion ,
qui appartient à Dieu ; et qu'étant les épouses de
Jésus-Christ pauvre, vous devez chérir sa pau-
vreté. Il y a des occasions qui sont de légitime»
objets de libéralité, et où la piété l'inspire :
comme la charité envers les pauvres , le soula-
ment des misérables et des affligés, et encore le
zèle pour la décoration des saints autels , selon
les moyens que Dieu en donne.
Mais il y une seule chose , mes filles , où vous
devez toujours être libérales; c'est envers vos
pauvres sœurs infirmes et malades. Il ne faut
point craindre ici de l'être trop à leur égard ;
puisque vous devez même prévenir jusqu'à leurs
petits besoins, pour éviter les sujets de plaintes
et de murmures, quoiqu'il faille toujours morti*
fier la nature : mais quand elle est surchargée
et accablée par la maladie , c'est alors qu'il faut
la soulager avec douceur et charité, sans rien
négliger ni épai*gner pour son soulagement.
Toutefois, il ne faut pas avoir égard aux petites
délicatesses : il ne faut rien accorder à la nature,
mais tout au besoin. Estimez donc, mes filles,
les malades ; aimez-les, respectez-les et les hono-
rez, comme étant consacrées par l'onction de la
croix, et marquées du caractère de Jésus-Christ
souffrant. Comme il faut représenter les vrais
besoins à la mère supérieure , c'est à elle aussi a
y pourvoir charitablement : mais il se faut aban-
donner, et se dégager des trop grands empres-
sements de la nature. Faites état , mes filles, de
la pauvreté que vous avez vouée et que vous
professez; aimez-la, même dans le temps de
la maladie, et, partout, accoutumez- vous à faire
tous les joui-s une circoncision spirituelle, qui
vous fasse éviter l'inutilité et retrancher le su-
perflu. C'est à quoi vous devez tendre , et ce que
votre saint état vous demande et vous prescrit.
Pour ce qui est de l'obéissance, c'est le fonde-
ment solide de la vie religieuse. C'est en cette
vertu , mes filles , que l'on trouve la joie, la paix
véritable du cœur , et la sûreté entière dans l'é-
tat que vous avez embrassé : ainsi vous devez
mettre en cette vertu toute votre perfection. De
plus vous devez y trouver le repos de vos âmes ,
et chercher en elle un véritable contentement ;
car hors de là vous ne rencontrerez qu'incerti-
tude , qu'égai'cment et que trouble. Rq)osez-vous
donc, mes filles, entièrement sur l'obéissance,
et regardez-la toujours conrnie le principe de vo-
tre avancement et de votre salut. Obéissez à vos
supérieurs avec un esprit de douceur, d'humiiité
as
SUR LES DEVOIRS
et de soumission parfaite , sans murmure ni cha-
grin. En toutes choses soumettez votre jugement
à celui de l'obéissance, avec une entière docilité,
ne donnant point lieu à votre esprit propre de
raisonner et de réfléchir sur ce que les supériçurs
vous ordonnent , et sur les dispositions qu'ils font
de vous. Obéissez-leur comme à Jésus-Christ :
cherchez , mes filles , la paix et le repos dans
l'obéissance; vous ne la trouverez pas ailleurs.
Je vous l'ai dit au commencement, et je vous
le dis encore : Soyez soumises , soyez dociles et
parfaitement résolues de travailler à votre per-
fection , vous y devez tendre et aspirer inces-
samment par la fidélité en la pratique de ces
vertus. C'est votre état qui vous y oblige ex-
pressément , pour remplir dignement les devoirs
de votre vocation et vous acquitter de vos pro-
messes et de vos vœux. Voilà l'unique désir que
vous devez avoir; votre salut en dépend : car
rarement , faites attention à ceci , fait-on son sa-
lut en religion, si on ne tend à la perfection.
Non , je ne crois point , et ce n'est point mon
opinion , qu'une religieuse se sauve quand elle
n'est point dans la résolution de tendre à cette
perfection, quand elle n'y aspire point, et qu'elle
n'y veut point travailler. Portez-y donc, mes
filles, tous vos désirs; aspirez-y de tout votre
cœur; travaillez-y sans relâche jusqu'à la mort :
envisagez toujours le plus parfait ; ayez à cœur
de garder les plus petites règles , sans toutefois
trop de scrupule. Attachez-vous aux pratiques
solides qui conduisent à la perfection, et non
pas à ces craintes scrupuleuses qui ne sont point
la véritable vertu. Necraignez point de vous sou-
mettre à certains petits soulagements, aux jou;s
déjeune, que l'obéissance ordonne de prendre à
celles qui sont dans l'emploi de l'institut. Ce n'est
pas pour satisfaire la nature, que l'on désire cela
et qu'on vous l'ordonne ; mais pour soulager et
subvenir à la faiblesse, et pour mieux supporter
la fatigue et le travail de l'instruction. Vos règles
sont bien faites ; elles ont été examinées et ap-
prouvées : celles qui vous ont précédées en ont
usé de même. Allez en esprit de confiance;
marchez avec sûreté en obéissant, et quittez ces
appréhensions frivoles : je vous décharge de
toutes ces vaines waintes ; je lève tous les scru-
pules : ce n'est point sur ces sujets que vous de-
vez tant craindre; mais vous devez toujours
appréhender la négligence en l'acquit de vos
devoirs. Estimez et embrassez toutes les prati-
ques de la vie religieuse avec ferveur et amour;
car toutes ces choses vous conduiront infailli-
blement à la plus haute perfection : ce sont des
«legrés qui vous y doivent acheminer tous les
jours. C'est dans l'exacte observance de vos vœux
et de vos règles, que vous devez faire consiste
toute votre perfection. Ce n'est pas dans ces
entretiens, ni dans ces belles paroles, ni môme
dans ces sublimes contemplations, vaines et ap-
parentes, qu'elle consiste : non, ce n'est point
dans toutes ces élévations de l'esprit; mais elle
est uniquement et très-assurément dans la pra-
tique d'une profonde humilité et parfaite obéis*
sance.
Croyez-moi, mes filles, et ne pensez donc
plus qu'à votre perfection. Laissez-vous conduire
sans résistance : je vous en conjure par les en-
trailles de la miséricorde de Dieu. Jusqu'à pré-
sent je ne vous ai parlé qu'avec douceur, cha-
rité, bénignité et miséricorde : je n'ai fait peine
à personne; j'ai tout ménagé, tout épargné : j'ai
même tout pardonné et tout oublié. Je n'ai point
voulu faire confusion à personne; il n'y en a pas
une qui puisse se plaindre d'avoir été traduite
devant les autres : personne ne peut dire qu'on
ait diminué sa réputation , ni qu'on l'ait désho-
norée en la présence de ses sœurs. Mais que dis-
je, déshonorée? serait-ce un déshonneur pour
une religieuse, de lui faire trouver et pratiquer
l'humilité? Bien loin donc de reprendre et corri-
ger personne , je vous ai toutes mises à couvert
jusqu'à présent; j'ai usé de toutes sortes de dou-
ceur : mais si , à l'avenir, il y en avait, à Dieu
ne plaise! quelques-unes indociles , désobéissan-
tes à nos ordres , rebelles à nos lois , et qui ne
fussent pas disposées à profiter de notre douceur
et bénignité ; qu'elles prennent garde d'irriter la
colère de Dieu, et de nous contraindre de chan-
ger notre première douceur en sévérité et en ri-
gueur : qu'elles ne nous obligent pas à exercer
sur elles la puissance ecclésiastique. Nous savons
le pouvoir que l'Eglise nous donne par notre au-
torité épiscopale : nous n'ignorons pas que Dieu
nous met en main cette puissance de l'Église pour
châtier les esprits rebelles , et pour leur faire
sentir toute sa sévérité.
Voulez-vous, disait saint Paul à des gens opi-
niâtres', que je vienne à vous avec la verge en
main et en esprit de rigueur, ou bien avec dou-
ceur et suavité? J'en dis de même, si vous m'o-
bligez de prendre cette verge de correction ; cette
verge, dis-je, qui est capable de confondre,
d'abattre et d'écraser en vous anéantissant jus-
qu'au centre de la terre. Lorsque nous sommes
contraints d'en frapper les désobéissants et con-
tumaces, et d'exercer ce pouvoir redoutable,
cela est capable de faire trembler, et je frémis
moi-môme quand j'y pense ; car c'est le commen-
cement du jugement de Dieu, et même c'est
< Cor. IV, 21.
DE LA VIE RELIGIEUSE.
119
rexécution de la sentence qu'il prononcera inté-
rieurement contre une ûme rebelle et indocile.
Au nom de Dieu, mes filles, ne me contraignez
pas de vous traiter de la sorte; soyez dociles et
parfaitement soumises à toutes nos ordonnan-
ces : ne méprisez pas la grâce ; ne l'outragez
point indignement : prenez-y garde , mes sœurs.
Quoi ! serait-il possible qu'il y en eût quelqu'une
de vous qui voulût nous percer le cœur et en
même temps le sein , et me navrer de douleur
par sa perte et sa rébellion? Ne me donnez pas
ce déplaisir, et celui de me voir obligé d'accuser
et citer au jugement de Dieu celles qui n'au-
raient point fait profit de nos paroles et de nos
instructions. Pour éviter ce malheur, gravez-
les, je vous conjure, au milieu de vos cœurs et
de votre esprit; imprimez-les dans votre âme,
et généralement dans toute votre conduite inté-
rieure et extérieure, et ne les oubliez jamais.
Croyez, mes filles , que tous nos soins , nos pei-
nes, nos veilles, nos sollicitudes, nos regards,
nos paroles , et enfin toutes nos actions sont for-
mées et animées par l'esprit et la charité de Jé-
sus-Christ , qui réside en nous par la dignité de
notre caractère ; et sortent même des entrailles
de la miséricorde de Dieu, pour vous conférer
la grâce à laquelle il faut que vous soyez fidèles :
en sorte que vous ne pensiez plus qu'à servir Dieu
avec tranquillité et perfection.
Ainsi, mes filles, à présent que vous m'avez
toutes déchargé vos cœurs, soyez en paix; et
comme je vous disais au commencement de cette
visite : que tout ce que vous me diriez , ma con-
science en demeurerait chargée; au contraire,
ce que vous me tairiez, vous en demeureriez char-
gées vous-mêmes : vous y avez tout déposé , vous
m'avez parlé toutes avec simplicité et ouverture
de cœur. Demeurez à présent paisibles, soumises
et dans la douceur, comme de véritables servan-
tes de Dieu. Je vous puis rendre ce témoignage ,
pour votre consolation , qu'il y a dans cette mai-
son de bonnes âmes qui ont de la vertu , qui veu-
lent la perfection, et désirent beaucoup de se re-
nouveler encore. Vivez donc en repos et dans le
silence : ayez un soin et une vigilance toute spé-
ciale de vous avancer de jour en jour dans les phis
hautes vertus : marchez à grands pas à la perfec-
tion de votre état. Si vous continuez , mes filles ,
dans les bonnes dispositions où je vous vois toutes,
vous serez vraiment ma joie, ma consolation et
ma couronne au jour du Seigneur. Voilà, mes
chères filles, ce que j'attends et espère de vous :
donnez-moi cette consolation ; respectez-vous les
unes les autres : je vous le dis et vous le recom-
mande derechef. Car enfin , mes filles, vous êtes
l'oraeraent de l'Église, vous en faites la plus belle
partie; vous êtes la portion et le troirpeau de Je-
sus-Christ. Ne dégénérez pas de ces nobles et su-
blimes dignités; ne démentez pas aussi cette qua*
lité si auguste d'être les épouses de Jésus-Christ:
ne déshonorez pas votre mère la sainte Église;
et ne blessez pas le cœur de son Époux, qui senii";
percé de douleur s'il ne vous voyait pas tendre n
la pratique des vertus solides.
Après vous avoir exhortées à la perfection ôo
votre état, comme j'y suis obligé par mon mi-
nistère ; quoifpi'en perfectionnant les autres nou<
nous laissions tomber malheureusement tous i*"»
jours dans des fautes, et qu'en veillant sur autrui
nous ne prenions pas assez garde à nous-mêmes r
je vous dirai comme saint Paul ' , que je crains
qu'après avoir enseigné et prêché les autres je ne
sois moi-même condamné de Dieu. Demande»
donc pour moi sa miséricorde , dont j*ai tant de
besoin pour opérer mon salut ; afin que je ne sois
pas jugéaudernier jourà larigueur. Je m'en vais,
mais ce ne sera pas pour longtemps; et si les af-
faires de l'Église m'obligent à m'éloigner un peu
de vous , c'est par nécessité ; et je puis dire avec
saint Paul' : que si je m'absente decorps, je de-
meure en esprit avec vous. Je ne vous oublierai
point; vous serez toutes aussi présentes à mon
esprit, et encore plus particul ièreraent depuis cette
visite, que devant.
Mais faites en sorte que j'aie la consolation
d'entendre dire à mon retour, qu'il n'y a plus
dans cette maison qu'un même cœur en esprit ^e
Jésus-Christ par leliend'uuetrès-étroite charité :
que je ne trouve ici rien de bas, rien de rampant,
point d'amusements; en un mot faites que j'ap-
prenne que l'on a profité de nos avis , de nos ins-
tructions et de nos ordonnances. Ah ! que je sou-
haiterais, mes filles, que vous puissiez toutes
parvenir à cette parfaite conformité que vous
devez avoir avec votre Époux ! ce serait pour lors
que vous seriez remplies d'une abondance de grâ-
ces que l'on ne peut pas exprimer. Quelle gloire
pour vous, d'être ainsi pénétrées de Dieu! quel
bonheur, quelle félicité, quel excès, quelle joie
et consolation ! quelle exultation et quel triom-
phe au jour du Seigneur, auquel vous parvien-
drez toutes, comme j'espère et désire , par la mi-
séricorde de Jésus-Christ, lequel je prie de vous
remplir de grâces en ce monde et de gloire en
l'autre ; et en son nom , je vous bénis toutes.
Monseigneur ayant fini son exhortation^ étant
debout, et près de monter au parloir pour re^
voir en particulier une seconde fois la commu-
nauté, dit encore, avant que de nous quitterf
ce peu de mots diqnes d'être remarqués :
' I. Cor. n , 27,
» Ibid. T. 3.
120
SUR LA PERFECTION
Uessouvenez-Yous de la dignité et de l'état de
votre profession , de la sainteté de votre vocation
et des saintes obligations de votre baptême;- et
répandez continuellement l'esprit de ces grandes
grâces dans toutes vos dispositions intérieures et
extérieures.
INe vous occupez, mes filles, que de votre
perfection , allant toujours en avant vers voti-e
patrie ; oubliant les choses qui sont en arrière ,
pour vous hâter de parvenir jusqu'à Jésus-Christ :
parce que la distance est grande et le chemin est
long, pour arriver à ce terme qui est Jésus-Christ.
A la fin du manuscrit on Ut ces paroles .-Les
vierges sont le fruit sacré de la chasteté féconde
des évêques.
CONFÉRENCE
DEVANT LES RELIGIEUSES URSULL>iES
DE MEAUX.
Terrîljle compte qu'elles auront à rendre des grâces qu'elles
ont i-eeues. Perfection qu'exigent d'elles les vœux qu'elles ont
laits d'ans leur profession. Tendresse et sollicitude pastorale
du prélat pour ses tilles. Motifs qui l'obligent d'exiger d'elles
une obéissance entière. Étroite union qu'il désire voir régner
eotve elles.
Quid hoc audîo de te? redde ratfonem vniicationî.s tua;.
Qu'est-ce que y entendu dire de vous? rendez compte
de votre administration. Ce sont les paroles de Jésus-
Christ dans l'évangile de ce jour, en saint Lue, xvi, 2.
Je suis bien aise , mes filles , de ne m'en aller
pas sans vous dire adieu : mais c'est un couit
adieu , puisque je ne m'éloigne que pour peu de
temps; et j'espère même que je serai ici le der-
nier jour de ce mois. Il me semble que je ne pou-
vais mieux choisir que ces paroles pour le sujet de
cette conférence; pour vous laisser quelque chose
qui soit profitable et utile à votre salut, et qui
s'imprime dans vos cœurs.
Ces paroles de l'Évangile s'entendent d'un sei-
gneur qui ayant donné ses terres et confié son
bien à un certain homme et ayant appris qu'il en
faisait un mauvais usage, qu'il avait tout dissipé,
le fait venir en sa présence , et lui dit ces paroles :
« Qu'est-ce que j'entends dire de vous? » quel
bruit est venu à mes oreilles? J'ai appris que
vous avez dissipé mes biens et en avez fait un
.mauvais usage : venez, rendez compte de votre
administration.
C'est ce que Jésus-Christ dit à chacun de nous
en particulier : et le premier sens de ces paroles
peut être appliqué et entendu des pasteurs. Et il
me semble que j'entends cette voix : Qu'enteuds-
je, qu'entends-Je de vous? rends compte, rends
compte de ton administration. Oîi est cette cha-
rité pastorale? ouest ce zèle apostolique? où est
cette sollicitude ecclésiastique? où est cette in-
quiétude spirituelle? où est cette charité chré-
tienne? où est ce soin de la perfection? Quand je
fais réflexion à ces paroles , je vous avoue , mes
filles, que cette voix me fait trembler. Que
puis-je faire et que puis-je répondre, sinon : Mon
Dieu, ayez pitié de moi? [Il ne me reste d'autre
ressource que] d'attendre et de demander la mi-
séricorde de Dieu , et de m'abaudonner à sa pro-
vidence.
Mais il ne faut pas que vous pensiez que ces
paroles soient mises dans l'Évangile seulement
pour les pasteurs de l'Église , et pour les person-
nes supérieures; elles s'adressent aussi à tous les
chrétiens, et à vous, mes sœurs, tout particu-
lièrement. Car « on demandera beaucoup à celui
« qui a reçu beaucoup ' ; » et on demandera peu
à celui qui a reçu peu. Jésus-Christ nous dit dans
l'Évangile^ que celui qui avait cinq talents , on
lui en demanda cinq autres; et celui qui n'en
avait que deux, on ne lui en demanda que deux.
C'est le Maître qui parle , il n'y a rien à dire : sa
parole est expresse.
Qu'avez-vous reçu? Examinez un peu, mes
sœurs, les grâces que Dieu vous a faites, nou-
seulement comme au commun des chrétiens,
vous donnant la grâce du baptême et vous fai-
sant enfants de Dieu ; mais encore la grâce de la
vocation religieuse, grâce pour suivre les con-
seils évangéliques : mais de plus vous donnant
une abondance de lumières pour connaître les
misères du monde , et les difficultés de s'y sau-
ver. Envisagez un peu les occasions qu'il y a de
se perdre dans le monde, les scandales , les médi-
sances , les mauvais exemples , les sensualités ,
les dissensions ; et vous connaîtrez les grâces
que Dieu vous a faites , vous faisant entrer dans
la religion où vous ferez votre salut avec plus de
paix , de repos , et avec moins d'inquiétude que
dans le monde, n'ayant point de plus grande
affaire que l'unique soin de votre salut. Prenez
que je vienne aujourd'hui, non pas comme une
personne particulière, mais de la part de Dieu,
qui m'envoie vous demander compte de l'admi- 1
nistration de tous ses biens : Qu'entends-je de
vous? rendez compte de votre âme et de votre
vocation. Qu'entends-je dire de vous? quelles
sont ces négligences? Quelles affections humai-
nes! quel oubli de votre âme! de votre âme, non
pas parce qu'elle est votre âme ; mais à cause
qu'elle appartient à Jésus-Christ !
' Lue. XII , 4.S.
• .yutlh. x\v,20, 22.
RELIGIEUSE.
131
Eh quoi , mes sœurs , ne serail-ce pas une dé-
solation universelle? et comment pourrait-on vi-
vre et subsister, si, ayant semé de bon grain dans
ses terres, on ne trouvait que de méchante ivraie?
Je sais bien que la terre, pour produire ses fruits,
a besoin de la rosée du ciel, et des influences du
soleil. Mais combien plus nos âmes ont- elles
besoin de ces pluies de grâce , de ces rosées cé-
lestes, de ce soleil de justice qui nous donne la
fécondité des bonnes œuvres ! Il veut bien que
nous nous servions des secours extérieurs , mais
cest lui qui donne l'accroissement.
Rendez compte d'un grand nombre de grâces
que vous avez reçues. IN'avais-je pas semé de
bon grain dans cette terre? d'où vient donc que
je ne trouve que des ronces et des épines ? Que
font dans ce cœur ces affections humaines , cet
oubli de Dieu et de sa perfection? Que fera-t-on
de cette paille inutile, quand le Maître dira à ses
serviteurs : »< Que la paille soit séparée du bon
« grain ; jetez-la au feu , et que le blé soit mis
« dans mon grenier '? » Mes sœurs : si vous êtes
cette paille inutile et qui n'est propre à rien , vous
serez jetées au feu de la damnation éternelle ; et
le bon grain sera porté dans ces greniers non pas
terrestres, mais dans ces tabernacles éternels.
Ah! qu'il faudrait souvent nous demander ce
compte à nous-mêmes ; afm qu'il n'y ait rien à
redire, s'il se peut, à ce dernier et redoutable
compte qu'il faudra rendre, que personne ne
pourra éluder! Et c'est pour ce sujet que je vous
le demande aujourd'hui ; afm d'éviter cet éter-
nel et épouvantable jugement auquel il faudra
que cette âme paraisse immédiatement devant
Dieu , toute nue , et revêtue seulement des bonnes
œuvres qu'elle aura faites et pratiquées en ce
monde.
Où est donc ce grand zèle de votre perfection ,
que vous devez avoir, et qui doit animer toutes
les actions et la conduite de votre vie? Combien
devez-vous faire état de vos âmes qui ont été
rachetées d'un grand prix , comme est le sang de
Jésus-Christ! t Dieu a tant aimé le monde, qu'il
• a donné son Fils unique pour notre salut *. »
Et il ne s'est pas contenté, cet aimable Sauveur,
de venir une fois à nous dans le mystère de
l'incarnation ; il se donne encore tous les jours
à nous par la sainte communion , dans le sacre-
ment de sou amour, pour embraser nos cœurs
des plus pures flammes de sa charité , et nous
consomme en lui , comme il dit lui-même : « afin
" qu'ils soient tous en moi, comme je suis dans
« mon Père ^. » C'est Jésus-Christ qui veut que
' MaHh.xm,30.
* JfHin. III, 16.
' Ibid. XVII, 21.
nous ayons avec lui la même union qu'il a avec
son Père ; jugez quelle perfection cela demande
de vous.
Commençons donc à examiner sur vos vœux ,
et leS obligations que vous avez toutes de tendre
à la perfection de votre vocation. Que chacune
mette la main à la conscience, et qu'elle omsi-
dère si elle a cet esprit de pauvreté exact et dé-
taché de tout , et même du désir d'avoir et de pos-
séder quelque chose.
La pauvreté ne consiste pas seulement à vous
dépouiller de tous les biens , et de toutes les com-
modités superflues et inutiles; mais encore du
plus intime de l'âme, par un dépouillement en-
tier de toutes les pensées , désirs et affections aux
choses du monde. Ce ne serait pas avoir une vé-
ritable pauvreté , si l'on avait le moindre désir et
attachement pour les choses de ce monde , et si
l'on se portait d'inclination à ce qui est des biens
de la terre. Car remarquez ce que dit saint Paul :
« Une vierge ne doit s'occuper que du soin des
« choses du Seigneur, et de ce qui peut lui plaire'. »
Si vous avez donc un désir, je dis un simple
désir des choses de la terre , vous n'avez point
la véritable pauvreté, qui demande un dégage-
ment entier des moindres attaches, puistiu'elle
ne vous permet pas un simple retour vers les
choses de la terre , pour votre propre satisfaction :
mais il faut que toute affection étrangère soit
anéantie en vous , pour que votre cœur soit tout
rempli de l'amour de votre divin époux. Voilà
une pensée bien profonde, et une grande perfec-
tion à laquelle vous devez tendre, et à quoi vous
devez faire de sérieuses réflexions.
Vous ne devez pas ignorer ce que c'est que
d'embrasser la perfection évangélique, de faire
des vœux de pauvreté , de chasteté , d'obéissance ;
puisque vous vous êtes engagées volontairement.
Donc , par la pauvreté intérieure et extérieure que
vous avez vouée , vous avez renoncé aux biens ,
aux honneurs et aux plaisirs. Ce n'est donc pas
pratiquer la pauvreté que d'avoir quelque chose
en propre ; parce que cela serait contraire à la
perfection de votre état , qui exige que vous soyez
dégagées de tout.
Venons à la chasteté. La chasteté demande de
vous une séparation entière de tout plaisir ; c'est-
à-dire , en un mot , ne pas donner la moindre sa-
tisfaction aux sens extérieurs , et renoncer ab-
solument à tout ce qui peut satisfaire la nature
et la concupiscence, et que vous soyez comme
des anges par la pureté de vos pensées. 11 faut
avoir cette pureté de corps et desprit, pour ne
pas souffrir la moindre affection sensible et hu-
' I. Cor. vu , 32 et seqq.
123
SUR LA PERFECTION
maine : il faut qu'il n'y ait rien entre Jésus-CVirist
et l'âme, entre l'Époux et l'épouse; il faut être
pures comme les anges, afin de pouvoir être di-
gnes d'être présentées devant le trône de Dieu.
Quelle doit être enfin , mes filles , votre obéis-
sance ! Elle ne doit pas seulement être extérieure
et pour quelque temps; mais toujours la même
et perpétuelle , accompagnée des sentiments du
cœur, de l'esprit et de la volonté. Car qu'est-ce
qu'une obéissance extérieure et forcée? On dira :
Il faut obéir seulement à l'extérieur ; car si je
me révolte et que je marque de l'empressement,
on ne m'accordera pas ce que je demande : parce
qu'on pourrait croire que je suis préoccupée de
passion. Il faut avoir encore patience trois mois :
on verra ce qu'il fera. On met ainsi des bornes,
et on marque l'obéissance jusqu'à un certain
temps. Est-ce là une obéissance ; ou plutôt , pour
la bien nommer par son propre nom , n'est-ce pas
une vraie désobéissance?
Je demande de vous , mes sœurs , une obéis-
sance et soumission d'esprit parfaite. Il faut pren-
dre ce glaive dont Jésus-Christ parle dans son
Évangile ' , cette épée , ce couteau à deux tran-
chants qui divise le corps d'avec l'esprit ; qui
coupe , qui tranche , qui sépare , qui anéantisse
la volonté, le jugement propre. Quand on veut
ouvrir un corps , on se sert des rasoirs les plus
fins et les plus délicats pour couper et séparer les
muscles des nerfs , des tendons ; on fouille partout
daus les entrailles, jusqu'au cœur et aux veines
les plus délicates; on sépare et on divise tout,
iusqu'aux moindres petites parties. Ainsi il faut
prendre cette épée à deux tranchants , qui coupe
de tous côtés , à droite et à gauche ; qui sépare
et divise , qui anéantisse et retranche tout ce qui
est contraire à l'obéissance, jusqu'aux moindres
fibres.
Ces paroles de l'Évangile sont considérables
et méritent une grande attention , pour atteindre
a la pratique de l'obéissance : « Que celui qui
« veut venir après moi , se renonce soi-même \ «
Ah ! que ces paroles sont dures , je l'avoue , et
qu'elles sont difficiles à embrasser ! Ces paroles
sont bientôt dites , et sont plus aisées à dire qu'à
faire. Mais il faut que le sacrifice soit entier ; il
faut que l'holocauste soit parfait , qu'il soit jeté
au feu, entièrement brûlé, détruit et consumé,
pour être agréable à Dieu. Et comme il ne désire
autre chose de vous , mes filles , qu'une parfaite
obéissance , travaillez-y donc ; c'est le vrai moyen
de parvenir à cette perfection à laquelle vous
devez tendre incessamment. Tous les chrétiens
y sont obligés : combien devez-vous plus vous y
' M(itt/i.\,3i.
avancer, puisque vous avez beaucoup plus de
moyens! JN'ayez donc que ce soin, de vous occu-
per sans cesse de votre perfection. Car j'ai plus
de désir, de soin et de sollicitude de votre per-
fection , que vous n'en pouvez avoir vous-mêmes.
Je puis vous rendre ce témoignage , et me le
rendre à moi-même comme étant sous les yeux
de Dieu, que je vous porte toutes écrites dans
mon cœur et empreintes dans mon esprit. Je n'ai
pour vous que des entrailles de miséricorde : je
connais tous vos besoins , je sais toutes vos né-
cessités; et, comme je vous ai dit plusieurs fois,
j'ai tout entendu, et n'ai pas oublié un seul mot
ni une seule syllabe : rien n'est échappé à ma mé-
moire de tout ce que vous m'avez dit chacune en
particulier. Ce n'est donc point pour m'exempter
d'avoir cette sollicitude et cette sainte inquiétude ,
que je ne me rends pas à ce que vous souhai-
tez : au contraire plus je verrai que vous aurez
d'obéissance , plus je serai porté à prendre un
grand soin de votre avancement. Donnez-moi
donc cette consolation : que je dise que vous
êtes mes véritables filles sous ma main; car je
suis jaloux du salut de vos âmes.
Pourquoi croyez- vous, mes filles, que je de-
mande de vous une si grande perfection? est-ce
pour moi? m'en revient-il quelque chose? Point
du tout : je recevrai seulement bonne édifica-
tion de votre vertu et de votre obéissance. Mais
croyez que c'est principalement pour vous , pour
votre salut, et pour éviter ce jugement terrible
et cette condamnation qui se fera d'une âme (jui
n'aura pas fait usage des moyens de perfection
pour assurer son salut. Travaillez incessamment
à l'acquérir ; et demeurez toujours dans les bornes
d'une parfaite soumission à tout ce que l'on sou-
haitera de vous. Et pour ce sujet il est à propos
et convenable de vous faire connaître, comme
par degrés, les principes qui doivent vous diri-
ger, et de vous instruire de Tordre et de la dis-
cipline de l'Église. Car je crois que vous êtes fiilcs
de l'Église; et par conséquent vous êtes plus ca-
pables d'en concevoir les règles , qu'il ne faut pas
que vous ignoriez.
Apprenez donc, mes filles, aujourd'hui sa
conduite, et qu'elle ne se porte pas facilement
ni légèrement à changer les personnes qui ser-
vent , par leur ministère , à la conduite des âmes ,
et comme il y a une subordination dans les rè-
gles qu'elle observe.
Par exemple les prêtres sont amovibles, et
les évêques sont perpétuels. Les prêtres dépen-
dent et sont sous l'autorité des évêques, et ce
sont les évoques qui les établissent dans les fonc-
tions de leur ministère. Or, quoique cela soit, ou
observe de ne les point ôtcr que pour des causts
RELIGIEUSE.
133
extraordinaires , et après avoir examiné leur con-
duite. Moi donc, à qui Dieu a commis le soin de
ce diocèse , et à qui , tout indigne que je suis , Dieu
a mis cette charge sur les épaules, qui me fait
gémir et soupirer à toutes les heures du jour,
par la pesanteur du poids qui m'accable, esti-
mant mes épaules trop faibles pour le pouvoir
porter ; moi qui me rends tous les jours , par mes
péchés , digne des plus grands châtiments de la
colère de Dieu : or je reviens, et je dis : Si Dieu
eût permis que vous eussiez un méchant évêque ,
il faudrait bien que vous me souffrissiez tel que
je serais; parce que étant votre pasteur, vous
êtes obligées de ra'obéir. Je le dis de même de
ceux qui vous sont donnés par notre autorité pour
la conduite de vos âmes , à qui vous devez vous
assujettir comme à Dieu; puisqu'ils vous sont
donnés et établis et approuvés de notre autorité.
Vous me direz et me répondrez peut-être que
l'Église ne vous contraint et ne vous oblige pas
à cela. Il est vrai; puisque, en quelque façon,
vous ne dépendez que de l'évêque seul. Mais que
serait-ce, mes filles, si dans le corps humain
tous les membres voulaient exercer les mêmes
fonctions ? Il faut que chacun demeure à la place
qui lui est convenable. Je dis le même, mes sœurs,
de la subordination qui doit être parmi vous. Si
lobéissance n'est point gardée en cette maison ,
ce ne sera que confusion et un continuel désordre ;
tout ira à la* division, et à la ruine totale de la
perfection.
Savez-vous, mes sœurs, d'où viennent les
schismes et les hérésies dans l'Église? Par un
commencement de division et de rébellion secrète.
C'en e«t là un commencement que je trouve ici.
Prenez-y garde ; car j'ai reconnu, dès le commen-
cement de la visite, que les unes veulent trop,
les autres pas assez : cela marque trop d'em-
pressement et d'attachement à ce qui est de
l'homme. Écoutez ce que dit Saint Paul au peu-
ple de Gorinthe » : « J'ai appris qu'il y a des par-
« tialités entre vous ; l'un dit : Je suis à Pierre ;
« l'autre dit , Je suis à Paul , moi à Apollo , moi
" à Céphas, et moi à Jésus-Christ. Jésus-Christ
o est-il donc divisé? Paul a-t-il été crucifié pour
« vous? avez- vous été baptisés au nom de Paul? »
Mais saint Paul, que répondit-il à ces gens-là?
leur dit-il : Laissez-moi faire , je dirai à Pierre
qu'il se retire , et qu'il ne vous parle plus ; Apollo ,
Céphas , ne vous en mêlez plus : ne vous mettez
pas en peine , je m'éloignerai moi-même , et fe-
rai en sorte que Jésus-Christ viendra en pereonne
vous conduire et vous gouverner en ma place?
Eh ! quel discours , mes lilles , ne sommes-nous
' I. Cor. ' , 12 , 13.
pxs tous à Jésus-Christ, et Jésus-Clirist n'cst-il
pas pour tous? Qu'est-ce que vous trouvez dans
ce prêtre? J'ai examiné et approuvé sa conduite :
il est de bonnes mœurs , il a la charité , il est rem-
pli de zèle, il a l'esprit et la capacité de son mi-
nistère.
Enfin, on veut pousser à bout : Fera-t-on,
ne fera-t-on pas? Ah ! le voilà dit : qu'on ne m'en
parle plus. Je vous déclare que je le veux et que
je ne changerai point : je serai ferme , et ne me
laisserai point ébranler par tout ce que vous me
pourriez dire , jusqu'à ce que le Saint-Esprit me
fasse connaître autre chose , et que je vous voie
toutes dans une si parfaite obéissance sur ce sujet ,
qu'il ne reste pas la moindre répugnance ni ré-
sistance sur ce qui a été du passé. Je veux vous
voir dans une parfaite soumission à mes ordres ;
a moins de cela , n'attendez rien autre chose de
moi. Abandonnez- vous donc à moi , mes chères
filles, pour le soin de votre perfection. Je sais
mieux ce qui vous est utile que vous-mêmes :
j'en fais mon principal , comme si je n'avais que
cela à penser.
Je vous conjure , mes filles , de vous tenir en
union les unes avec les autres , par ce lien de la
charité qui unit tous les cœure en Dieu. Que je
n'entende plus parler de divisions , de partiali-
tés. Que l'on ne tienne plus ces discours : L'on
parle plus à celle-ci, on ne parle point à cette
autre; on parle rudement à celle-ci, on parle
doucement à celle-là : on ne me traite pas comme
certaines. Eh ! les ministres de Dieu ne sont-ils
pas à tous , et ne se font-ils pas tout à tous pour
les gagner tous à Jésus-Christ? Vous vous ar-
rêtez trop à ce qui est humain et extérieur, sans
considérer la grâce intérieure qui vous est con»
férée par le pouvoir du caractère qui est dans
ce ministre de Jésus-Christ. Ainsi , vous recevez
toujours l'effet du sacrement. Que ce soit de ce
monsieur-ci ou de ce monsieur-là, que vous im-
porte? Agissez surnaturellement, et par des vues
plus spirituelles et dégagées des sens.
Croyez-moi , mes filles , mettez-vous dans ces
dispositions, et vous expérimenterez une grande
paix et tranquillité d'esprit. Qu'on ne voie plus
entre vous d'ambition, d'euNie, de jalousie. Qu'on
n'entende plus parmi vous ces plaintes si peu
religieuses : On élève cette personne , on la met
dans cet office, et moi je n'y suis pas. Toui
sont-ils propres à une même charge ; et, comme
dit saint Paul • , « tous sont-ils docteurs , tous
« sont-ils prophètes, » tous sont-ils capables
d'un même emploi ? Mais la vertu est utile à tous,
et tous sont obligés de se rendre capables de la
» I. Cor. xa , 20.
iS4
SUR LE SILENCE.
pratiquer. C'est pourquoi dilatez, dilatez vos
cœurs par la charité; n'ayez point des cœurs
rétrécis , resserrés et petits : allez à Dieu en es-
prit de confiance , courez à grands pas dans la
voie de la perfection; afin que vous puissiez
croître de vertu en vertu jusqu'à ce que vous
parveniez toutes à la consommation de la gloire ,
que je vous souhaite en vous bénissant au nom
du Père , du Fils , et du Saint-Esprit.
Après que Monseigneur eut achevé sa confé-
rence, il dit encore ce peu de mots en s' adres-
sant à notre mère supérieure :
Ma mère , je vous recommande cette commu-
nauté; soyez-leur toujours une bonne mère,
comme vous leur avez été jusqu'à présent. Il
faut que vous ouvriez vos entrailles , et que vous
élargissiez votre sein , pour les recevoir toutes ,
et pourvoir à leurs besoins. De leur part il faut
aussi qu'elles se rendent obéissantes et soumises
à ce que vous leur ordonnerez , sans vous faire
peine.
INSTRUCTION
FAITE AUX
RELIGIEUSES URSULINES DE MEAUX.
SUR LE SILENCE.
Trois sorles de silence. Avec quelle exaclitude Jésus-Christ
les a gardés. Motifs qui ont porté les instituteurs d'ordre à le
prescrire dans leurs règles. En quoi consiste le silence de pru-
dence, et comment il faut le pratiquer à l'exemple de Jésus-
Christ. Qualités que doit avoir le silence de patience dans les
souffrances et les contradictions : combien il est salutaire , et
contribue à la perfection des âmes.
Si tacuerilis , salvi eritis.
SI tu te tais, tu seras sauvé, dit un grave auteur. Ces
paroles seront le sujet de notre méditation.
L'avant-propos montrait évidemment les dé-
fauts de la langue, et comme elle est la source
et le principe universel de tous les péchés et d'un
grand nombre d'imperfections : ensuite il était
prouvé comme le silence était le souverain re-
mède, pour corriger tout d'un coup ce cours
malheureux et les saillies de nos passions. Ainsi
il est vrai de dire que le silence bien gardé est
un moyen sûr pour faire son salut. Si tacueritis,
salvi eritis : « Gardez le silence, vous vous sau-
« verez infailliblement sans beaucoup de peine. »
Il y a trois sortes de silence : le silence de rè-
gle , le silence de prudence dans les conversations,
et le silence de patience dans les contradictions.
Notre-Seigneur nous a donné de beaux exemples
de silence dans tout le cours de sa passion et de
sa vie : du silence de règle dans le berceau , dans
son enfance, durant sa vie cachée; du silence do
prudence dans sa vie conversante et publique;
enfin du silence de patience en sa passion , où ce
divin Sauveur a tant souffert sans dire un seul
mot pour sa défense et pour s'exempter de souf-
frir. Ces trois sortes de silence feront les trois
points de notre méditation.
PREMIER por«T.
Considérons, chères âmes, que Jésus-Christ a
gardé le silence de règle admirablement dans
son enfance. Il est de règle , selon l'ordre de la
nature, et Jésus-Christ s'assujettit à cette règle,
lui qui est la parole éternelle du Père; non-seu-
lement comme les autres enfants , mais encore
l'espace de trente ans entiers : car l'Évangile
dit qu'il n'a parlé qu'une fois, lorsqu'il fut au
temple où il instruisait les docteurs ; pour mon-
trer que s'il ne disait mot, c'était pour appren-
dre aux hommes à garder le silence. Si donc ,
mes chères filles, Jésus-Christ a été si exact
dans ce silence; combien devez-vous, à son imi-
tation, être fidèles dans l'observance de celui
qui vous est prescrit par votre règle !
Dans chaque ordre religieux nous voyons que
les uns sont distingués des autres ; cet ordre-là,
par une grande pénitence et austérité de vie;
celui-ci est destiné pour chanter incessamment
les louanges de Dieu. Il y en a qui ne sont ap-
pliqués qu'à la contemplation, d'autres enfin
sont tout dévoués au service du prochain et à
la charité. Mais , dans toutes ces différences sin-
gulières de chaque institut, nous remarquons
que dans tous le silence y est prescrit et ordonné
par la i-ègle , et qu'il y a des temps et des heures
de silence. Quelques-uns gardent un silence per-
pétuel et profond , et ne parlent jamais : d'autres
sont obligés de le garder des temps considérables
dans la journée , y ayant même des heures des-
tinées pour cet effet , et où il n'est pas permis de
parler.
Remarquez , mes chères filles , que tous les
fondateurs de religions ont eu trois pensées et
raisons , quand ils ont établi et prescrit le silence
dans leur règle. La première , c'est qu'ils ont
connu et vu par expérience que le silence re-
tranchait beaucoup de péchés et de défauts. Et
en effet, où le silence n'est pas observé comme
il doit l'être , combien s'y glisse-t-il d'imperfec-
tions et de désordres! C'est ce que nous verrons
bientôt dans la suite de cet entretien. In multi-
loqiiio non deerit peccatum, dit le Saint-Es-
prit ' : « Le péché suit toujours la multitude des
' Prov. X, ID.
SUR LE SILENCE.
135
• paroles; » et saint Jacques a eu raison de dire ,
que la langue est l'organe et le principe de tout
vché '. La seconde raison qu'ont eue encore
> fondateui-s d'ordres en établissant l'esprit de
retraite, c'est qu'ils ont prévu que la dévotion
et l'esprit d'oraison ne pouvaient subsister sans
le silence. Ceci est visible et trop vrai ; nous le
voyons tous les jours dans ces âmes épanchées
et dissipées , qui aiment à se répandre au dehors,
lîé ! dites-moi , chères âmes , sont-elles pour l'or-
dinaire bien spirituelles et filles d'oraison, si
illes ne sont recueillies? Quelques bons senti-
îiicnts et mouvements intérieurs que Dieu leur
donne dans la prière, ils seront sans fruit tan-
dis qu'elles se dissiperont aussitôt , recherchant
à causer et à parler : il est certain que toute
lonction de la dévotion s'évanouira et se per-
dra insensiblement; car elle ne peut se conser-
ver que dans une â;i:e silencieuse et parfaite-
ment récoUigée, attentive sur soi-même. Ainsi
il ne faut pas espérer ni attendre grande spiri-
Uialité ni piété, d'une religieuse qui aime à dis-
courir et à s'entretenir avec celle-ci et avec
celle-là; qui ne peut demeurer une heure dans
sa cellule en repos et en silence.
Enfin , la troisième raison qui a porté les fon-
dateurs de recommander si étroitement le silence
a leurs religieux , c'est parce que le silence unit
les frères. Et en effet c'est un moyen très-propre
pour maintenir la charité, la paix et l'union dans
une maison religieuse ; puisque le silence bannit
tous ces discours et entretiens qui la divisent et
la détruisent. Car, pour l'ordinaire , qu'est-ce
({ui fait la matière de ces conversations trop fa-
milières, sinon les défauts de ses sœurs? ce qui
apporte bien souvent du trouble et de la division
dans une communauté; et tout cela faute de si-
lence. Quand on veut réformer un monastère qui
n'est plus dans sa première ferveur, que fait-on ?
l'on observe soigneusement si les règles y sont
bien gardées, spécialement les plus essentielles.
S'aperçoit-on que le silence manque et n'est plus
observé, c'est par là que l'on commence : aussitôt
on y rétablit le silence, qui n'y était point gardé;
parce que c'est le moyen qui retranche tout d'un
co\ip les autres imperfections, abus ou désordres
qui arrivent dans une maison religieuse, pour
sètre relâchée sur la règle du silence.
Ayez donc, chères âmes, de l'amour et de
l'estime du silence de règle, si nécessaire pour
entretenir et conserver toutes les vertus religieu-
ses. Comme je vous ai déjà dit, dans toutes les
maisons ou monastères , on est toujours obligé
à le garder aux temps et lieux ordonnés : c'est
là ce qui maintient la régularité. Vous autres ,
' J<ic. Ul,6.
mes chères filles , quoique vous soyez consacrées
au public, par votre institut, pour instruire la
jeunesse, vous ne laissez pas d'avoir aussi ce si-
lence de règle à observer dans de certains temps ,
et j'ai remarqué , ce me semble , que par vos
constitutions vous devez vous abstenir tout au
moins de tous discours et paroles inutiles durant
la journée. Et si vous ne parlez que pour le né-
cessaire , vous garderez un long silence , et vous
ne vous épancherez pas inutilement parmi les
créatures, à vous entretenir de tout ce qui se
passe dans une maison. Tous ces désirs de com-
muniquer avec cette amie seront mortifiés et ré-
primés; l'on ne cherchera pas à s'aller décharger
avec celle-ci de tout ce qui fait peine , pour en
murmurer et s'en plaindre inconsidérément.
Si Notre-Seigneur faisait la visite dans ce mo-
nastère pour voir si le silence est bien gardé , et
qu'il entrât dans les lieux où il doit être gardé;
hélas! qu'est-ce qu'il y trouverait? Là deux pe-
tites amies , et ici trois autres en peloton , occu-
pées à causer et à s'entretenir ensemble à la dé-
robée , tandis peut-être que l'on devrait être au
chœur ou à une autre observance. Si donc Jésus-
Christ se présentait à elles, et leur allait faire
cette demande : « Quels sont ces discours que
« vous tenez ensemble? » Qui sunt hi sermones
quos coiifertis ad mvjcew? quelle serait leur
réponse? Pourraient-elles dire avec vérité : ?sous
parlons de Jésus de Nazareth; ou bien, Nous
parlons des moyens pour arriver à la pratique
de la vertu, pour nous encourager l'une l'autre?
Ah! c'est souvent de rien moins : car la plupart
de tous vos discours avec cette amie , qui est la
confidente de tous vos mécontentements, sont
de lui dire tous vos sentiments imparfaits sur
tout ce qui vous choque et vous contrarie ; c'est
de parler des défauts des autres , et des préten-
dus déplaisirs que vous dites avoir reçus de cette
sœur, que vous ne pouvez souffrir. C'est là que
Ion murmure , que l'on se plaint à tort et à tra-
vers de la conduite des officières de la maison.
On critique , on censure, on contrôle toutes cho-
ses; la supérieure même n'est pas exempte d'être
sur le tapis : l'on blâme sa conduite et sa manière
d'agir ; enfin l'on mêle dans ces entretiens fami-
liers celle-ci , celle-là , encore celu^-là : bref, c'est
dans ces communications indiscrètes que se font
une infinité de péchés de médisance; et très-
souvent de jugements téméraires , plus griefs que
l'on ne pense. Il faut ici faire réflexion , chacune
selon son besoin , à ce que la conscience dictera ,
avant que de terminer ce premier point.
' Luc.xwy, 17.
126
SUR LE SILENCE
SECOND POINT.
Dans le deuxième point de notre méditation
nous allons voir le silence de prudence qu'il faut
garder dans les conversations, pour apprendre à
w'y point faire des fautes contraires à la charité.
Et, pour nous y bien comporter, envisageons,
chères âmes, Jésus-Christ notre parfait modèle,
qui a pratiqué merveilleusement ce silence de
prudence, dont je vais vous parler, en vous en
faisant voir un bel exemple dans sa sacrée per-
sonne, pendant sa vie conversante et dans les
années de ses prédications.
Ce doux Sauveur était si débonnaire , qu'il est
remarqué de lui qu'il n'a jamais rien dit qui fût
capable de donner un juste sujet de plainte et
de peine à personne. Cet agneau , plein de dou-
ceur, a contraint les Juifs mêmes de dire de lui,
que «jamais homme n'avait si bien parlé : » Num-
quam sic locutus est hoino , sicut hic homo '.
Et dans une autre occasion , où ils voulaient
surprendre Jésus-Christ dans ses paroles; que
firent-ils à cet effet ? Ils lui demandèrent s'il était
permis de payer le tribut à César. Notre-Seigneur,
qui est la sagesse même, leur fit cette réponse
prudente et judicieuse : qu'il était juste de « ren-
« dre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui
« est à Dieu *. »
Voilà, mes chères filles, une belle idée et un
modèle achevé, pour vous apprendre la pratique
du silence de prudence dans vos conversations;
car remarquez avec moi que la perfection du
silence ne consiste pas seulement à ne point par-
ler, mais aussi à parler selon les règles de la
charité chrétienne et religieuse. Comme par vo-
tre institut vous ne devez pas vivre à la façon
des ermites , et être toujours en solitude ; il est
nécessaire que vous conversiez les unes avec les
autres les jours de récréations , où vous devez
vous trouver toutes ensemble pour obéir à la
règle en esprit de charité et d'union. Mais , chè-
res âmes, comme c'est ici l'endroit le plus glis-
sant peut-être qui soit en la vie religieuse , et où
il soit plus aisé d'y faire des fautes, soit par in-
considération ou imprudence , n'étant pas pour
lors attentives sur vous-mêmes, il faut se munir
de grandes précautions et beaucoup veiller sur
ses paroles , pour ne point commettre de péchés ,
même considérables, où insensiblement on se
laisse aller dans la conversation , faute de savoir
se maintenir dans les règles de la prudence et
de la charité. C'est pourquoi il faut s'observer,
et prendre des mesures pour n'y point faillir avec
' Joan. Yir , 46.
* Matlh. xxn, 21.
vos sœurs, de manière que votre conscience n'y
soit point intéressée , ni la paix altérée.
Car, mes filles, bien que vous soyez toutes
membres d'un même corps; cependant la diffé-
rence des humeurs et tempéraments, qui se ren-
contre entre toutes , forme de certaines opposi-
tions et contradictions qui vous obligent à une
grande circonspection dans les heures de vos
récréations , où vous devez singulièrement faire
paraître ce silence de prudence , en prenant garde
surtout de ne rien dire qui puisse tant soit peu
fâcher, et donner de la peine à vos sœurs. Il faut
aussi , par une sage discrétion , que vous sachiez
prévoir et ne pas dire les choses que vous juge-
riez ou croiriez devoir fâcher et mécontenter
quelque sœur : de plus cette même prudence doit
vous empêcher de relever cent choses qui peu-
vent exciter parmi vous de petites disputes et
divisions, d'où d'ordinaire elles naissent et se
forment.
Ah! mes chères filles, ayez attention à vous
conduire de la sorte , si vous voulez maintenir la
paix et la charité dans vos conversations , qui
autrement deviendraient plus nuisibles qu'utiles.
Pour cet effet , il faut savoir supporter prudem-
ment et vertueusement les fardeaux les unes des
autres, comme vous y exhorte le grand saint
Paul : Aller alterius onera portate k Que cette
pratique si nécessaire vous ferait endurer de
choses si vous y aviez un peu d'application ! Cha-
cune à son tour n'a-t-elle pas à supporter quelques
défauts dans les autres ? Aujourd'hui vous endu-
rez une parole un peu fâcheuse, qu'une sœur
vous aura dite par mauvaise humeur : eh bien ,
demain elle souffrira peut-être de vous des cho-
ses plus sensibles.
Mais , direz-vous, j'ai à converser avec cette
sœur qui est d'une humeur si rustique et si in-
supportable, qu'il me faut toute ma patience
pour ne la choquer ni rebuter quand elle est dans
sa mauvaise humeur. Il est vrai; il se rencontre
des personnes si inciviles et malhonnêtes dans
leurs conversations , qu'elles sont presque intrai-
tables. Ces humeurs farouches y sont fort à charge
et donnent souvent sujet d'exercer la patience
des autres, toute leur vie; car comme naturelle-
ment elles sont de cette humeur, joint à l'édu-
cation qu'elles ont eue qui a fort contribuée leurs
mauvaises dispositions d'esprit, il n'en faut pas
attendre autre chose de plus. Pour l'ordinaire
elles sont ombrageuses, soupçonneuses et très-
aisées à se fâcher et à parler selon leur boutade.
Quoi qu'il en soit , la charité vous oblige de les
supporter et de ne les pas fâcher mal à propos.
Je sais que cela est un peu diflicile; et qu'il n'y
' Gai. VI , 2.
SUR LE SILENCE.
127
a rij^n de si contraire à un naturel plus sociable
c\ poli, qui sait vivre honnêtement dans la con-
vei-sation , que ces personnes grossières etfàcheu-
sps qui ne peuvent dire une parole de douceur et
d'honntHeté. Mais ne savez-vous pas que c'est là
ou la vertu se fortifie, et où elle a matière de
s'exercer avec beaucoup de mérite ; et que c'est
eu supportant patiemment les humeurs contrai-
res à la vôtre , que vous faites voir que vos ver-
tus et votre conduite ne sont point illusion?
Mais , dites-vous encore , cette sœur est si om-
brageuse et pointilleuse que la moindre chose la
met en mauvaise humeur, s'imaginant toujours
que je lui en veux : je dis, par exemple, une
parole innocemment et bonnement, sans avoir
intention de lui faire de la peine; cependant elle
s'en choque et s'aigrit. Or je veux que vous
n'ayez point eu intention de l'attaquer; toute-
fois, vous qui avez un naturel plus favorable et
raisonnable , vous devez en conscience ménager
ces esprits faibles , qui , par leur incapacité de
faireautremcnt, s'échappent souvent malgré eux.
Ainsi , par esprit de charité et de douceur, ayez
égard à leurs faiblesses : ne leur donnez pas su-
jet d'offenser Dieu en les contrariant ; ayez même
de la condescendance pour elles : abstenez- vous
de dire de certaines choses , quoique indifférentes
et innocentes, que ces esprits mal faits prendraient
de travers; ayez-en de la compassion : car elles-
mêmes ont de la peine et de la confusion de se
voir ainsi à charge aux autres; ce qui les humi-
lie et mortilie étrangement devant Dieu, dans la
connaissance qu'il leur donne de leur fragilité :
elles en ont de l'amertume de cœur, à moins
qu'elles ne soient tout à fait aveugles sur ce dé-
faut.
Et vous , esprits revêches , humeurs grossières
et fâcheuses , apprenez à vous vaincre et à être
maîtresses de ces mouvements impétueux que
produit en vous ce mauvais naturel, que vous
devez sans cesse combattre et détruire , pour vi-
vre de la vie de la grâce , en mourant à la nature.
Et ne pensez pas dire , pour vous mettre à cou-
vert, comme ces âmes lâches et imparfaites : Je
ne saurais faire autrement, c'est mon humeur :
car vous n'en serez pas quittes pour cela devant
Dieu; puisque vous êtes obligées , selon les pré-
ceptes de Jésus-Christ dans l'Évangile, de vous
mortifier et de travailler à renoncer à vous-mê-
mes tous les jours. Et Dieu n'a-t-il pas dit à Caïn ',
au commencement du monde , de mortifier son
humeur farouche, ses appétits déréglés, et de
surmonter ses passions indomptées ?
Voyez donc, mes chères filles, la nécessité
' Gènes. IV , o , 7
qu'il y a de veiller sur sa langue , quand on est
obligé de converser; et vous plus particulière-
ment qui par votre institut êtes souvent enga-
gées à communiquer et parler avec les séculiers
dans les occasions que vous procure l'instruction
de la jeunesse qui vous est confiée , comme d'aller
souvent au parloir visiter les parents des pension-
naires : car la bienséance et l'honnêteté , quelque-
fois même la nécessité, vous obligent d'avoir des
entretiens avec ces personnes , et outre cela votre
règle vous le permet ; comme aussi avec vos pa-
rents et d'autres de vos amis et connaissances.
Mais c'est ici , chères âmes religieuses, qu'il faut
surtout vous bien conduire et parler avec discré-
tion. Si jamais vous avez besoin du silence de
prudence , c'est dans ces temps où il y a bien à
perdre ou à gagner. Je vous en avertis , prenez-
y garde ; et comportez-vous-y d'une manière si
édifiante, que les gens du monde n'aient pas
moins d'estime de vous. Pour cet effet il faut
qu'une religieuse au parloir, en présence des sé-
culiers , soit d'un maintien grave et modeste ; elle
doit veiller extrêmement sur ses paroles, ne pas
trop s'épancher, ni se dissiper : car les gens du
monde observent , plus que l'on ne pense , toutes
les actions et la conduite des religieuses au par-
loir, et , selon la sagesse et discrétion qu'ils re-
marquent dans les unes, ils prennent de fort
mauvaises impressions de celles qu'ils voient
trop libres , plus inconsidérées et mondaines dans
leurs paroles; qui ne se sentent nullement de
leur état, ne mêlant presque jamais dans leurs
discours rien de spirituel et de Dieu comme de-
vrait faire une bonne religieuse.
Ne vous y trompez pas : car bien que les gens
du monde vous fassent paraître de la complai-
sance et témoignent agréer vos pensées , ou en-
trer dans tous vos sentiments ; vous ne savez pas
de quelle manière ils prennent en eux-mêmes les
choses qu'ils semblent approuver quand ils sont
auprès de vos grilles. Car, après , qu'arrive-t-il de
ces beaux entretiens , quand ils sont en compa-
gnie? et lorsqu'ils se mettent à parler des r«^li-
gieuses, que disent-ils? Ah ! dit celle-là, ces jours
passés j'ai entretenu une religieuse, je n'ai Hé
qu'un quart d'heure avec elle : vous ne la onn-
naissez pas; pour moi je sais bien de cnjefle
humeur elle est, je sais ses sentiments sur
telles choses. Vous seriez surprises et môme éton-
nées de savoir que ce sont souvent vos parents
et vos plus proches qui parlent de vous de la
sorte. Si je vous avertis de ceci , ce n'est pas
que j'aie connaissance particulière de cette mai-
son là-dessus ; je veux croire que ce défaut n'est
pas ici : ce que je dis à présent , je le dis ailleurs ;
parce que ce point est de conséquence : car H
128
SUU LE SILENCE.
faut peu de chose pour mettre une communauté
dans une très-mauvaise réputation dans l'esprit
des personnes séculières; parce qu'ils s'imaginent
que toutes les religieuses doivent être des saintes.
Et là-dessus je me souviens moi-même que je me
suis trouvé dans des maisons honorables à Paris,
où j'ai ouï parler de certaines religieuses d'une
manière plaisante et fort à la cavalière. INIes chè-
res filles , qui produit un si méchant effet ; si ce
n'est l'imprudence et l'inconsidération des parti-
culières qui ont parlé au parloir mal à propos ,
qui n'ont pu s'empêcher de faire paraître des
saillies d'une passion immortifiée qui donnaient
à connaître leurs dispositions, tant sur ce qui les
concernait , que sur les affaires particulières qui
se passent dans une maison ?
Pour éviter tous ces dangereux inconvénients ,
vous voyez, chères âmes, que le plus sûr est de
tenir très-cachées , et sous un secret inviolable,
les affaires d'une communauté , sans en donner
aucune connaissance aux personnes du dehors.
Et pour vous justifier ici , ne me dites pas pour
excuse : C'était à ma sœur que j'ai dit telles cho-
ses , c'est à ma mère , c'est à un prêtre ou direc-
teur. Ne croyez pas avoir mieux -fait, ni en être
déchargées : car, sous prétexte de direction , très-
souvent il arrive qu'insensiblement l'on mêle dans
ces communications toutes les affaires les plus
secrètes d'une maison , dont on devrait se taire
absolument; puisque, étant répandues au de-
hors , l'expérience nous montre que l'on n'en voit
que de très-mauvais effets , par la méchante ré-
putation où ces connaissances mettent la commu-
nauté.
Vous devez encore prendre garde à un point
qui n'est pas moins important que celui-ci, qui
est d'être fort réservées dans vos paroles devant
vos pensionnaires, tant celles qui leur rendent
quelques services, comme celles qui sont desti-
nées à leur instruction : car ce sont de jeunes
plantes extrêmement susceptibles des impressions
qu'on leur donne ; et quoiqu'elles soient encore
jeunes , elles savent bien remarquer ce que l'on
dit et fait en leur présence : d'où vient que dans
la suite ces impressions premières , que vous leur
avez données , leur demeurent;, et qu'après elles
se souviennent de ces idées qu'elles avaient déjà ,
lesquelles s" accroissent avec l'âge ; ce qui leur fait
dire, parlant des maîtresses qu'elles ont eues :
Pour moi, disent-elies, j'ai eu dans un tel cou-
vent une maîtresse qui n'était guère spirituelle
ni dévote, car il était rare quelle nous pailât
de Dieu : elle avait de certaines maximes mon-
daines; et au lieu de nous porter à la modestie,
elle nous enseignait des secrets de vanité. On en
entend d'autres qui voyant les procédés de celle-
ci si contraires à la charité, disent, que cette
maîtresse-là avait assurément de l'antipathie et
de l'aversion pour elle.
Ah! mes chères filles, bannissez, par votre
prudence et bonne conduite, tous ces défauts qui
ont de si mauvaises suites. Le silence bien gardé
en est le remède , et le plus court chemin pour
retrancher toutes ces pensées et discours mal
digérés qui ne laissent après tout dans la con-
science que du scrupule et bien du trouble. Car
enfin tôt ou tard l'on s'aperçoit que l'on a mal
parlé, et que l'on ne devait pas dire bien des
choses qui auraient dû être ensevelies dans le si-
lence. Ayez pour cet effet la règle du silence en
estime; gardez-la exactement, et vous serez à
couvert de mille embarras où jette nécessairement
le trop grand parler. Mes chères filles, avec
un peu d'application et avec une bonne volonté
vous en viendrez à bout. Ayez attention sur votre
langue , pour ne laisser échapper aucune parole
dont vous puissiez vous repentir après l'avoir
dite. Retirez-vous dans votre cellule ; c'est là le
lieu sûr : ne vous pi'oduisez au dehors qu'avec
peine et pour la nécessité ; que la prudence et la
discrétion règlent toutes vos paroles , pour n'en
dire aucune qui ne soit bonne , utile ou nécessaire.
Si vous gardez toutes ces mesures, assurez-vous
que la paix et l'union sera parfaite dans cette
maison ; et qu'elle conservera la bonne réputa-
tion où elle est aujourd'hui.
Mes chères filles, ce n'est pas assez de savoir
garderie silence de prudence; il faut de plus
apprendre à se taire dans les croix , les persécu-
tions et autres peines et afflictions qui arrivent
dans la vie : c'est ce qui s'appelle le silence de
patience; lequel vous conduira à un degré de
perfection convenable à votre état, qui vous doit
rendre en tout conformes à Jésus-Christ votre
époux; c'est ce que nous allons considérer dans
le dernier point de notre méditation.
TBOISIÈME POINT.
Considérons que le silence de patience dans
les afflictions , les souffrances et les contradic-
tions, est une des choses les plus difficiles à
pratiquer de la morale chrétienne. Peu de gens
aiment à souffrir, et à souffrir en silence sous les
yeux de Dieu : et s'il est rare d'en trouver qui
aiment à souffrir, il l'est encore plus d'en voir
qui souffrent sans chercher à se répandre au de-
hors. Cependant c'est le silence qui sanctifie nos
croix et nos afflictions , et qui en augmente de
beaucoup le mérite. Avez-vous de la peine à pâ-
tir dans vos croix et vos traverses , envisagez Jé-
sus-Christ. Parmi une infinité de persécutions et
de douleurs qu'il endure en présence de ses juges
SUR LE SILENCE.
i2î)
Iniques , devant qui il est accusé et calomnié si
faussement , Jésus garde un profond silence et ne
répond rien : Jésus autem taccbat '. C'est ce qui
me touche le plus dans la passion du divin Sau-
veur, que ce profond silence qu'il garde avec une
patience invincible, et qui donnait de l'étonne-
ment au président : lia ut tnirareturprœses^. Il
souffre, il endure mille injures, mille outrages
et indignités de la part de toute sorte de person-
nes : il est accusé faussement par les Juifs et les
pharlsieiis, ses cruels ennemis. On dit que c'est
un blasplïémateur, un séditieux, qu'il est un
perturbateur de la loi et du reiws public, qu'il
empêche que l'on ne paye le tribut à César; enfin
que c'est un semeur de nouvelles doctrines , qui
abuse le peuple. Jésus entend retentir à ses sa-
crées oreilles ces cris et ces calomnies, sans dire
sn seul mot pour se justifier et se défendre conti*e
ces chiens enragés qui déchirent si outrageuse-
ment sa réputatioa : et pendant cette nuit obs-
cure et ténébreuse , durant laquelle ce cher Sau-
veur a souffert une infinité d'outrages , d'affronts
et de cruautés, que disait ce doux Agneau? Hé-
las ! jamais la moindre parole d'impatience. Enfin
dans cette sanglante et douloureuse flagellation ,
où il est tout écorché et déchiré à coups de fouet
et de nerf de bœuf, qui font couler de toutes
parts le sang de ses veines sacrées; ah! quelle
patience et quel silence fait paraître ce doux Jé-
sus ! Il souffre tout cela sans rien dire ; il n'ouvre
pas seulement la bouche pour se plaindre de la
cruauté de ses fiers bourreaux, qui ne sont pas
encore contents de l'avoir traité si inhumaine-
ment : ils prennent une piquante couronne d'é-
pines, et lui percent jusqu'au cerveau. Jésus en-
dure ce tourment comme les autres, dans un
silence inviolable. Il est conduitchez Hérode , qui
désirait avec empressement de le voir, et s'en ré-
jouissait : mais Notre-Seigneur persévère cons-
tamment à garder son profond silence. Nonobs-
tant qu'il sût bien qu'Hérode le pouvait délivrer
d'entre les mains de ses ennemis , il ne dit mot
cependant en sa présence , et ne proféra aucune
parole ; chose étonnante ! et c'est avec sujet qu'un
saint Père l'a appelé la victime du silence , puis-
que ce divin Jésus l'a consacré par sa patience
durant sa passion.
Mes chères filles, que voilà un exemple digne
de vos imitations et tout ensemble de vos admi-
rations ! Voilà comme vous devriez en user lors-
que vous êtes accusées , persécutées à tort : comme
aussi , dans le temps de l'affliction , il faut savoir
souffrir en silence , avec patience ; sans murmu-
■ Malth. XXTI, 63.
* Jbid. X.XVII, U.
BOSSl'ET. — TOME UI.
rer ni vous plaindre. Dans quchiue état ou Uieu
permette que vous soyez ; apprenez à y demeurer
sans recherchei de vaines consolations parmi les
cré^itures, dans tout ce qui vous fait peine :
mais prenez plutôt le parti du silence, et vous
renfermez en vous-mêmes, afin que Notre-Sei-
gneur vous donne intérieurement des forces,
pour souffrir avec vertu et mérite. C'est dans ces
occasions-là (ju'il faut dire avec David : Remiit
consolari anima mea; me mor fui Dei, ctâele-
ctatus sum' : < Mon âme a refusé toute consola -
« tion ; je me suis souvenu de Dieu , et j'ai trouvé
« ma joie. »
C'est ici où une ûme est éprouvée et perfection-
née merveilleusement , quand , par une généro-
sité vraiment chrétienne, elle sait s'élever au-
dessus de tout ce qui lui arrive de fâcheux ou de
contraire , et qu'elle peut , comme Jésus-Christ
son époux, garder un profond silenoe , lors même
qu'elle a plus sujet de parler, soit pour sa justi-
fication dans les accusations injustes, soit pour
sa consolation dans une affliction sensible, et au
milieu des plus grandes tempêtes ou bourras(|ues.
Il faut qu'une âme vraiment généreuse prenne
pour toute défense le silence , qui sera son repos
et sa paix parmi les agitations. Jésus-Christ y fait
goûter des douceure intérieures, au fond du
cœur, à une âme un peu courageuse , qui , pour
son amour, rejette et abandonne toutes celles
qu'elle pourrait trouver dans les créatures. Cela
est inexplicable ; il n'y a que ceux qui l'expéri-
mentent qui en puissent parler dignement.
Mais, avant de passer plus loin, remarquez,
chères âmes, qu'il y a trois règles ou trois maxi-
mes importantes à pratiquer, pour ne point faire
de fautes dans ce silence de patience , si nécessaire
dans les occasions imprévues où l'on est persé-
cuté, accusé ; c'est de ne jamais parler que pour
la charité , que pour la vérité ou la nécessité , et
jamais pour soi ni pour son propre intérêt.
Eh bien, âmes religieuses, sont-ce là les mo-
tifs qui vous font parler ? Qu'est-ce qui vous fait
ouvrir la bouche ? Est-ce la nécessité ou bien la
vérité ? Examinez là-dessus votre cœur ; et son-
dez-le, jusqu'au plus profond, dans la rencontre
des contradictions et autres circonstances , pour
reconnaître que le plus souvent c'est la passion
ou l'intérêt qui vous fait parler.
Oh! mais, direz- vous, je suis accusée d'une
chose tout à fait désavantageuse ; quel moyen de
ne se pas justifier dans cette conjoncture , où l'on
m'attribue tout ce qu'il y a de mal , et l'on dit que
j'en suis la cause, tandis que j'avais bien d'au-
tres intentions que celles que l'on s'imagine?
' Ps. LXXTI ,3,4.
130
SUR LE SILKNCE.
Arrêtez , que la passion n'ait pas le dessus sur la
raison ; l'éprimcz tous les raisonnements naturels,
pour écouter ceux de la grâce : ne dites pas que
vous ne pouvez vous empêcher de parler pour
faire connaître votre innocence, et qu'il est bien
difficile alors de se taire ; puisque l'exemple de
Jésus-Christ vous doit rendre la chose aisée et
facile. Vous n'avez pas de plus grandes persécu-
tions et contradictions à soutenir que les sien-
nes : tous les saints en ont bien supporté d'au-
tres , plus fâcheuses que les vôtres. Si vous faisiez
réflexion que Jésus-Christ , par ces persécutions ,
vous fait part d'un éclat de sa croix , vous auriez
de la joie de les endurer avec patience dans un
profond silence , pour y adorer ses desseins sur
votre personne qu'il prétend élever, par ce chemin
rude et semé d'épines , à une grande perfection ,
si vous n'apportez aucune résistance à ses volon-
tés suprêmes.
Que le silence est donc avantageux à une âme
dans la souffrance , et dans tous les états pénibles
où elle se trouve; puisque par ce silence il n'y
a point de passions si fortes, qui ne soient rete-
nues dans les bornes de la raison ! En voulez-vous
voir des preuves par quelques exemples? Étes-
vous tentées d'ambition ? Que vous dit la passion
dans cette rencontre , où elle est émue par quel-
que accident? c'est de vous élever au-dessus des
autres par des paroles suffisantes, et pleines
d'un orgueil secret. Eh bien , gardez le silence et
vous taisez: insensiblement ces saillies de la na-
ture corrompue s'évanouiront. De même, que
vous dit la passion dans les émotions d'une hu-
meur colère et impatiente? dans ces mouvements
violents , où en êtes-vous si vous ne les réprimez?
Bientôt vous vous laisserez aller à des paroles
d'emportement , sans craindre de choquer et de
piquer les unes et les autres. Mais si vous savez
vous taire , vous apaiserez infailliblement ces sail-
lies impétueuses qui s'élèvent en vous-mêmes ;
et pour lors vous pourrez dire comme le pro-
phète , au milieu de vos troubles : Turbatus sum,
et non sum locutus ' : « J'ai été troublée au de-
« dans de moi , mais ma langue n'a formé aucune
« parole. »
Sentez-vous en vous-mêmes quelques mouve-
ments d'aversion et d'antipathie , ou de ressenti-
ment contre quelques-unes de vos sœurs; que
vous dit cette passion , à la vue de celle-là que
vous ne pouvez souffrir? Aussitôt elle vous ins-
pire de la mépriser ou rebuter, par des paroles
de froideur et de vengeance. Mais le moyen le
plus court pour combattre et vaincre cette pas-
sion qui vous anime et vous tourmente , vous
' Ps. LXX\n , 5.
portant a commettre une infinité de péchés ; c'est
de vous taire , à l'heure même que vous avez plus
d'envie de parler, et de prendre le parti du si-
lence. Il faudrait même , dans ces occasions-là ,
mordre sa langue plutôt que de choquer et fâcher
ses sœurs.
Enfin , êtes-vous tentées de curiosité ; et avez-
vous envie de vous épancher vainement , en al-
lant trouver justement celle-là qui est un vrai
bureau d'adresses , et cette autre-ci qui sait toutes
les nouvelles, et qui a incessamment les oreilles
ouvertes pour entendre tout ce qui se passe de
nouveau dans la maison , laquelle est toujours en
haleine pour tout savoir : n'y allez pas , gardez le
silence; mortifiez ces désirs de curiosité. Croyez-
moi, mes chères filles, vous aurez "plus de con-
solation de tout ignorer , et de ne point apprendre
les choses qui ne vous concernent point : votre
conscience en sera plus pure , votre esprit plus
dégagé et plus libre pour vous entretenir avec
Dieu dans l'oraison. Faites plus d'état d'une
heure de récollection, où vous avez été seules
avec Dieu, que de plusieurs autres où vous vous
êtes contentées parmi les entretiens des créatu-
res; car, pour l'ordinaire, la vertu en est bien
affaiblie.
Soyez persuadées , chères âmes , qu'en gardant
fidèlement le silence vous serez victorieuses de
toutes vos passions , et qu'en peu de temps vous
arriverez à la perfection. Souvenez-vous des avan-
tages du silence de prudence; n'oubliez pas ceux
du silence de patience, dont je vous parlais tout
à l'heure : gravez-les dans votre esprit ; afin que
lorsque la tentation ou l'affliction arrivera , vous
soyez toujours disposées à la bien recevoir, dans
les dispositions saintes que je vous ai marquées.
Dans vos souffrances et contradictions , n'envisa-
gez jamais les causes secondes ; et ne vous amu-
sez point inutilement à vouloir découvrir la source
de vos peines, par des recherches d'amour-pro-
pre , pour savoir qui sont ceux qui vous les font
naître : car proprement cela s'appelle courir après
la pierre qui vous frappe. Il faut bien plutôt vous
élever en haut , vers le ciel , pour voir la main qui
la jette , qui n'est autre que Dieu même , qui est
celui qui a permis que telles choses vous arrivas-
sent pour votre salut , si vous en savez bien profi j
ter. Dans tous les événements les plus fâcheux , j
une âme vraiment chrétienne et religieuse doit <
dire à Dieu dans le plus intime d'elle-même :
Paratum cor meum^ Deus, paratum cor \
meum • : « Mon cœur est préparé à faire votre
« volonté , soit dans l'adversité ou la prospérité. »
Ah! mes chères filles, plût à Dieu que vous et,
' Ps. cvil 2.
PAROLES
moi nous fussions dans ces dispositions : c'est
à quoi il nous faut résoudre dans cette médita-
tion ; c'est le fruit que nous devons en remporter,
et c'est la grâce qu'il faut instamment demander
à Jésus-Christ : je vons y exhorte, et me re-
commande à vos prières.
PAROLES SAINTES
DE MON ILLUSTRE PASTEUR,
MOXSEIRNEUR
JACQUES-BÉNIGNE BOSSUET,
ÉVÊQUE DE MEAUX,
{.A WEUJJE ET LE JOUR DE MA PROFESSION *.
A rinterrogation hors la clôture.
Vous avez raison , ma fille, d'appeler et d'estimer
heureux le jour de votre profession. Il est heureux
pour vous, puisque vous y serez l'épouse de Jé-
sus-Christ : mais faites-y bien réflexion , et voyez
à quoi vous allez vous engager. Ne croyez pas que
vous serez exempte de peines dans la religion :
ce serait un abus que de le prétendre ; puisque
c'est un continuel sacrifice de mort à soi-même,
et que la nature y souffre beaucoup : mais il
n'importe, ne l'écoutez pas; car autrement vous
ne ferez jamais rien. Si vous avez de la peine , à
la bonne heure : vous en aurez plus de mérite ;
€t Dieu vous donnera toujours ses grâces , pourvu
que vous lui soyez fidèle. En voilà une bien grande
qu'il vous fait , de vous appeler à la sainte reli-
gion : correspondez-y fidèlement. Vous faites
bien, ma fille, de vivre dans la crainte; car
l'homme doit continuellement se défier de soi-
même. Il ne faut cependant pas qu'elle soit exces-
sive , car il y aurait de la recherche de sol-même ;
et cette si grande crainte pourrait provenir d'une
âme lâche, qui a peur de travailler. C'est bien
fait , ma fille , d'être toujours en crainte , pourvu
qu'elle soit filiale et non point servile; et pour
y éviter les extrémités, ayez continuellement
recours à Dieu, et vous combattez vous-même,
puisque ce n'est qu'après le combat que l'on rem-
porte la victoire : soyez toujours humble et docile,
vivez dans l'obéissance, et vous n'aurez point
tontes ces craintes.
* Os paroles sont tirées du manuscrit d'une religieuse ursu-
tine de Meaux , qui écrivit , après la cérémonie , les différents
1 discours que Bossuet lui lit lors de sa profession. Nous leur
conservons le titre qu'elle leur a donné , comme plus propre
fc faire connaître le respect que ces bonnes religieuses avaient
pour les instructions de leur digne pasteur. (£rf/7. de i;e/oWs.)
SAINTES. ,31
A mes demandes après le sermon.
Vous voilà, ma fille , pleinement instruite des
obligations que vous allez contracter avec Jésus-
Christ par le moyen de vos vœux : vous voyez
à quoi ils vous obligent; comme par le vœu de
pauvreté vous renoncez pour jamais aux biens,
aux pompes et à toutes les richesses du monde ;
comme vous devez renoncer par le vœu de chas-
teté à tous les plaisirs et contentements du siècle ,
en vous séparant même du plus petit par une
mortification générale de tous vos sens. Enfin
vous avez entendu que par l'obéissance vous de-
vez consacrer votre cœur, votre volonté , et tout
ce qui est en vous jusqu'au fond de vos entrailles ,
pour n'avoir plus désormais d'autre volonté que
celle de vos supérieurs. C'est ce qui vous vient
d'être prêché si saintement.
Ma fille , retenez toutes ces vérités profondes,
et ne les oubliez jamais ; gravez-les dans votre
esprit et dans votre cœur, afin d'animer toutes
vos opérations , et de vous établir sur ces prin-
cipes solides pendant tout le cours de votre vie
religieuse. C'est , ma fille , la prière que je vais
faire à Dieu pour vous dans le reste de cette cé-
rémonie , en vous aidant à achever votre sacrifice.
Unissez-vous à nous de tout votre cœur. Dct iibi
Deus in hoc sanclo jjroposito perseverantiam :
« Que Dieu vous donne la persévérance dans
'<■ cette sainte résolution. »
A la sainte comrnunion.
Ma fille, voilà votre divin époux; voici votre
Dieu qui vient se donner à vous. Recevez cette
victime sainte qui s'est immolée pour vous; con-
sommez en lui votre sacrifice : mangez Jésus-
Christ, savourez cette viande céleste et divine.
Que votre esprit , votre cœur, tout votre intérieur
et tout l'intime de vous-même en soit rempli.
Nourrissez-vous de cet aliment et de cette nourri-
ture sacrée , incorporez- vous à elle ; en la prenant ,
vous recevrez l'esprit de vos vœux. Nourrissez-
vous donc de l'esprit de pauvreté , recevant celui
qui a été si pauvre qu'il est dit de lui qu'il n'a pas
seulement eu de quoi reposer son chef adorable '.
Nourrissez-vous de cette chair virginale ; et vous
recevrez en vous-même l'esprit de chasteté , et la
pureté de celui qui est vierge , fils d'une vierge ,
ami des vierges , et le chaste époux des vierges.
Recevez cette divine hostie , mangez cette victime
d'amour et de pureté; et vous recevrez dans vo-
tre cœur l'esprit d'obédience , de celui qui , par
obéissance , sest immolé et offert en sacrifice et
en oblation pour le salut de tous les hommes , de
celui qui s'est rendu sujet et parfaitement sou-
' Matlh. TIH, 20.
132
DISCOURS AUX RELIG. DE LA VISIT. DE MEAUX.
PRÉCIS D'UN DISCOURS
mis , pendant sa vie, à tous ceux qui lui ont tenu
la place de Dieu son Père, et qui a été obéissant
jusqu'à la mort de la croix. Enfin vous venez de
faire vœu d'instruire les petites filles rnourrissez-
vous encore , en prenant Jésus-Christ , de l'esprit
de zèle et de charité pour le salut des âmes, de
celui qui s'est consommé pour elles. Soyez une
parfaite imitatrice de celui-là même qui a dit :
« Laissez ces petits enfants venir à moi '. v For-
tifiez-vous par cette divine nourriture ; mangez-
la avec amour et respect : recevez-la souvent,
car elle vous donnera des forces dans l'exercice
de votre institut; elle vous animera toujours de
nouveau pour vous en acquitter dignement. Re-
cevez donc, ma chère fille, Jésus-Christ, qui
se donne à vous en confirmation de vos vœux.
Prenez cet aimable Époux; aimez-le de toute
votre capacité : unissez-vous à lui très-étroite-
ment en cette vie , afin d'y être unie en l'autre
par la gloire durant toute l'éternité. Quod Deus
in te incœpit ipse perficiat : « Que Dieu achève
« ce qu'il a commencé en vous. »
En me donnant le voile.
Ma fille, recevez ce voile qui vient d'être
béni dans cette sainte cérémonie par le sacré mi-
nistère de l'Église ; ce voile , qui est le signe de
votre séparation du monde , sous lequel vous allez
être toute votre vie ensevelie avec Jésus-Christ
dans le tombeau de la religion , et cachée avec
lui en Dieu. Recevez ce même voile qui est la
marque de l'alliance que vous avez contractée
avec lui : il ne vous sera jamais 6té que vous ne
voyiez la face de Dieu à découvert dans le ciel.
Après la cérémonie.
Enfin , ma fille, vous voilà consacrée à Jésus-
Christ, voilà votre immolation faite : il ne reste
plus qu'à être fidèle à votre Époux dans votre
saint état , et qu'à y persévérer jusqu'à la fin.
Pour cet effet, prenez toujours le plus pénible.
Ne regardez pas ce que vous avez fait ; mais ce
qui vous reste encore à faire. Accoutumez-A^ous
à l'exercice de cette continuelle circoncision du
cœur qui vous séparera sans cesse des inclinations
de la nature corrompue , si contraires à l'esprit
et à la grâce de Jésus-Christ votre divin époux.
Puissiez- vous, ma fille, par ce moyen vous éle-
ver toujours davantage par une vie pure et toute
céleste ! puissiez-vous monter de vertu en vertu
jusqu'à ce que vous soyez parvenue à la monta-
gne d'Horeb , au sommet de la perfection , pour
y consommer votre sacrifice!
• Marc. X, 14.
AUX RELIGIEUSES DE LA VISITATION
DE MEAUX,
DANS UNE VISITE.
« J'ai désiré de vous voir pour vous commu-
« niquer quelque peu de la grâce spirituelle, et
« vous confirmer '. « C'est saint Paul , ce vigilant
pasteur, cet homme apostolique, cet homme du
troisième ciel , qui parle ainsi. Examinons un peu
ses paroles ; pesons-les toutes. J'ai désiré de vous
voir, dit-il ; il ne se contente pas de leur écrire.
Tantôt il envoie Tite, tantôt Timothée, ou quelque
autre de ses disciples : mais enfin le désir immense
de leur communiquer quelque peu de la grâce
spirituelle , le porte à souhaiter de venir lui-même
leur rendre visite. Quelque peu : pourquoi quel-
que peu? C'est que ce grand apôtre qui avait reçu
tant de dons , parlait en la personne de nous au-
tres, pasteurs indignes et infirmes, qui n'en pou-
vons communiquer que quelque peu : il avait en
vue la disposition de ceux qui la reçoivent , et qui
souvent ne sont capables que d'en recevoir peu ;
et aussi , il n'appartient qu'à Dieu de rendre notre
ministère assez efficace pour en donner beaucoup.
De nous-mêmes nous ne saurions conférer aux
autres la moindre grâce ; c'est Dieu , comme dit
l'apôtre % qui nous en rend capables. Et vous
voyez par là combien vous êtes intéressées à de-
mander pour nous à l'auteur de tout don , qu'il
prépare nos cœurs et les vôtres; afin que nous
puissions produire des fruits abondants parmi
vous. Dieu sait, mes filles, que j'ai désiré d'un
désir cordial , dans la sincérité de mon cœur et
soua les yeux de Dieu, de vous voir. Sans me
comparer au grand apôtre, recevez le peu que je
vous donne ; puisque Dieu donne beaucoup à celui
qui reçoit peu.
Je trouve trois fruits de la visite ; le premier
me regarde et il vous regarde ; c'est la consola-
tion mutuelle que nous en devons retirer vous et
moi : vous , en voyant la sollicitude de votre pas-
teur ; et moi par la joie que me donnera , dans
cette visite , la promptitude de votre obéissance ;
et par l'espérance que je concevrai que vous se-
rez ma couronne dans le ciel , et ma consolation
sur la terre, quand je penserai que j'ai des filles j
qui aiment sincèrement Dieu. Le second fruit de j
la visite , c'est l'estime que vous devez avoir de ,
votre âme ; en considérant le soin que Jésus-Christ i
' Rom.Xy u.
' II. Cor. u, IG.
SUR L'UNION DE J. C. AVEC SON EPOUSE.
Ht
lui-nu^me en a pris : il n*a pas cru trop donner
que de vous racheter au prix de son sang. Que
ne devez-vous donc pas faire pour vous conser-
ver dans la pureté qu'il vous a acquise 1 et de là
naît le troisième fruit de la visite, qui est de con-
naître vos défauts , et de prendre les moyens les
plus propres pour vous en corriger et vous puri-
fier des péchés qui souillent la pureté de l'âme ,
fil travaillant efficacement à les éviter; afin de
vous avancer chaque jour vers la perfection de
Notre état.
Le péché plaît à tous les hommes , lorsqu'ils
le commettent : quand il est commis, l'homme
sage s'en afflige et en pleure amèrement; le scru-
puleux et le pusillanime s'en désespère ; l'impru-
dent rit et s'étonne de ce que les saints lui en
portent compassion , et qu'ils lui parlent de péni-
tence. Entre les malades, les plus à plaindre sont
ceux qui ne se plaignent pas eux-mêmes , et qui
aiment leur maladie. Haïssons la nôtre : la haine
est son remède; elle est la marque que nous ne
sommes pas délaissés, et qu'on médite encore
pour nous dans le ciel des desseins de miséri-
corde.
DISCOURS
SIR
LUNION DE JESUS-CHRIST
AVEC SO:^ ÉPOUSE.
Commenl Jésos-Christ est-il l'époux des Âmes dons Toraison.
Veni in hortum meum, soror mea , sponsa.
Je suis verni dans mon jardin . ma sœur, mon épouse.
Cantv, 1.
Le nom d'épouse est !e plus obligeant et le plus
doux dont Jésus-Christ puisse honorer les âmes
qu'il appelle à la sainteté de son amour; et il ne
pouvait choisir un nom plus propre que celui
d'Époux , pour exprimer l'amour qu'il porte à
l'âme, et l'amour que l'âme doit avoir récipro-
quement pour lui. Il ne reste qu'à voir où se fait
leur alliance, et de quelle manière ils s'unissent
ensemble.
Saint Bernard dit que c'est dans l'oraison; qui
est un admirable commerce entre Dieu et l'âme ,
cpi'on ne connaît jamais bien qu'après en avoir
fait l'expérience. C'est là que l'Époux visite l'é-
jwuse; c'est là que l'épouse soupire après son
Epoux : c'est là que se fait cette union déifique
entre l'Époux et l'épouse, qui fait le souverain
bien de cette vie, et le plus haut degré de perfec-
tion où l'amour divin puisse aspirer sur la terre.
Les visites que l'époux céleste rend à l'épouse,
se font dans le cœur : la porte par où il entre
est la porte du cœur. Les discoun qu'il lui tient
sont à l'oreille du cœur : le cabinet ou elle le re-
çoit est le cabinet du cœur. Le Verbe , qui sort
du cœur du Père , ne peut être reçu que dans le
cœur.
Je confesse, dit saint Bernard ', que cet amou-
reux Époux m'a quelquefois honoré de ses vi-
sites; et , si je l'ose dire dans la simplicité de mon
cœur, il est vrai qu'il m'a souvent fait cette fa-
veur. Dans ces fréquentes visites, il est arrivé
parfois que je ne m'en suis pas aperçu. J'ai bien
senti sa présence; je me souviens encore de sa
demeure : j'ai même pressenti sa venue ; mais je
n'ai jamais su comprendre comment il entrait ,
ni de quelle manière il sortait : si bien que je
ne puis dire ni d'où il vient , ni où il va, ni l'en-
droit par où il entre, ni celui par où il sort. Cer-
tainement il n'est pas entré par les jeux ; car il
n'est point revêtu de couleur : il n'est pas aussi
entré par l'oreille ; car il ne fait point de bruit :
ni par l'odorat; car il ne se mêle point avec l'air
comme les odeurs, mais seulement avec l'esprit.
Ce n'est point une qualité qui fasse impression
dans l'air ; mais une substance qui le crée. II ne
s'est point coulé dans mon cœur par la bouche;
car on ne le mange pas : il ne s'est point fait
sentir par l'attouchement ; il n'a rien de grossier
ni de palpable : par où est- ce donc qu'il est
entré ?
Peut-être qu'il n'était pas besoin qu'il entrât ,
parce qu'il n'était pas dehors. II n'est pas étran-
ger chez nous : mais aussi ne vient-il pas du de-
dans, parce qu'il est bon; et je sais que le prin-
cipe du bien n'est pas en moi. J'ai monté jusqu'à
la pointe de mon esprit; mais j'ai trouvé que le
Verbe était infiniment au-dessus. Je suis des-
cendu dans le plus profond de mon âme, pour
sonder curieusement ce secret ; mais j'ai connu
qu'il était encore dessous. Jetant les yeux sur ce
qui est hors de moi , j'ai vu qu'il était au delà
de tout ce qui m'est extérieur ; et rappelant ma
vue au dedans, j'ai aperçu qu'il était plus intime
à mon cœur que mon cœur même.
Mais comment est-ce donc que je sais qu'il est
présent, puisqu'il ne laisse point de trace ni de
vestige qui m'en donne la connaissance? Je ne le
connais pas à la voix , ni au visage , ni au mar-
cher, ni par le rapport d'aucun de mes sens;
mais seulement par le mouvement de mon cœur,
par les biens et les richesses qu'il y laisse, et
par les effets merveilleux qu'il y opère. Il n'y
est pas sitôt entré qu'il le réveille incontinent.
* In Cant. St^ni. lAxiv , n° !» , 1. 1 , col. 1528.
i34
SUR L'UNION DE JÉSUSaiRlST
Comme il est vif et agissant, il le tire du profond
sommeil où il était comme enseveli : il le blesse
pour le guérir ; il le touche pour le ramollir, parce
qu'il est dur comme le marbre. Il y déracine les
mauvaises habitudes; il y détruit les inclina-
lions déréglées, et il y plante la vertu. S'il est
sec, il l'arrose des eaux de sa grâce; s'il est té-
nébreux, il réclaire de ses lumières ; s'il est fermé,
il l'ouvre; s'il est serré , il le dilate ; s'il est froid,
il le réchauffe; s'il est courbé, il le redresse. Je
connais la grandeur de son pouvoir, parce qu'il
donne la chasse aux vices; et qu'il n'a pas plu-
tôt paru, que ces monstres prennent la fuite.
J'admire sa sagesse, quand il me découvre mes
défauts cachés dans les plus secrets replis de mon
âme. Le changement qu'il opère en moi par Ta-
mendement de ma vie , me fait goûter avec plai-
sir les douceui-s de sa bonté : le renouvellement
intérieur de mon âme me découvre sa beauté ;
et tous ces effets ensemble me remplissent d'un
étonnement extraordinaire, et d'une ()rofonde
vénération de sa grandeui*.
Si les entretiens de l'Époux étaient aussi longs
qu'ils sont agréables à l'épouse, elle serait trop
heureuse et satisfaite : mais quoiqu'il ne l'aban-
donne jamais, si elle ne l'y oblige par quelque
offense mortelle, il ne laisse pas de lui soustraire
souvent le sentiment de sa présence par un effet
tout particulier de sa bonté, que nous avons
coutume d'exprimer par ces noms d'éloignement,
de fuite et d'absence. C'est une mer qui a son llux
et son reflux, ses mouvements réguliers et irré-
guiiers qui nous surprennent. C'est un soleil qui
donne la lumière , et la retire quand il lui plaît :
sa clarté donne de la joie à notre âme ; son éloi-
gnement lui cause bien des soupirs et des gémis-
sements.
Dieu m'est témoin , dit Origène ', que j'ai sou-
vent reçu la visite de l'Époux ; et qu'après l'avoir
entretenu avec de grandes privautés , il se retire
tout d'un coup , et me laisse dans le désir de le
chercher, et dans l'irapuissance de le trouver.
Dans cette absence , je soupire après son retour :
je le rappelle par des désirs ardents; et il est si
bon qu'il revient. Mais aussitôt qu'il s'est mon-
tré , et que je pense l'embrasser, il s'échappe de
nouveau; et moi je renouvelle mes larmes et mes
soupirs.
Cette conduite est propre à Fétat où nous vi-
vons dans cet exil; état de changement, sujet à
plusieurs vicissitudes qui interrompent la jouis-
sance de l'épouse par de fréquentes privations.
Nous n'^avons ici qu'un avant-goût, un essai, et
comme l'odeur de la béatitude. Dieu s'approche
« Jn Cant. Honiil. i, n" 7, t. m, p. 16.
de nous comme s'il voulait se donner à nous; et
lorsque vous pensez le saisir, il se retire à l'ins-
tant. Et comme l'éclair, qui sort de la nue et
traverse l'air en un moment, éblouit la vue plutôt
qu'il ne l'éclairé; de même cette lumière divine,
qui vous investit et vous pénètre, fait un jour
dans la nuit, une nuit mystique dans le jour.
Vous êtes touché subitement, et vous sentez cette
touche délicate au fond de l'âme; mais vous n'a-
percevez pas celui qui vous touche. On vous dit
intérieurement des paroles secrètes et ineffables,
qui vous font connaître qu'il y a quelqu'un au-
près de vous, ou même au dedans de vous qui
vous parle ; mais qui ne se montre pas à décou-
vert.
Dieu se présente à notre cœur; il lui jette un
rayon de lumière, il l'invite, il l'attire, il pique
son désir : mais parce que le cœur ne sent qu'à
demi cette odeur et cette faveur délicieuse, qui
n'a rien de commun avec les douceurs de la chair,
il demeure ravi d'étonnement; et la souhaite avec
d'autant plus d'ardeur qu'elle surpasse tous les
contentements de la terre : son désir est suivi de
la jouissance. Bientôt après suit la privation ,
qui, par la renaissance des désirs qu'elle ral-
lume, fait un cercle de notre vie, qui passe con-
tinuellement du désir à la jouissance , de la jouis-
sance à l'absence, et de l'absence au désir.
Qui est-ce qui me pourra développer le secret de
ces mystérieuses vicissitudes , dit saint Bernard ' ?
Qui m'expliquera les allées et les venues , les ap-
proches et les éloignements du Verbe? L'Époux
n'est-il point un peu léger et volage? D'où peut
venir et où peut aller ou retourner celui qui rem-
plit toutes choses de son immense grandeur? Sans
doute le changement n'est pas dans l'Époux; mais
dans le cœur de l'épouse , qui reconnaît la pré-
sence du Verbe lorsqu'elle sent l'effet de la grâce :
et quand elle ne le sent plus, elle se plaint de son
absence , et renouvelle ses soupirs. Elle s'écrie
avec le prophète : « Seigneur, mon cœur vous a
« dit : Les yeux de mon âme vous ont cherché '. «
Et peut-être, dit saint Bernard^, que c'est pour
cela que l'Époux se retire ; afin qu'elle le rappelle
avec plus de ferveur, et qu'elle l'arrête avec plus
de fermeté : comme autrefois s'étant joint aux
deux disciples qui allaient à Emnoaiis, il feignit
de passer outre; afin d'entendre ces paroles de
leur bouche même : Mane nobiscum, Domine^.
« Demeurez avec nous , Seigneur; » car il se plaît
à se faire chercher ; afin de réveiller nos soins
et d'embraser notre cœur..
' In Cant. Serin, lxxiv, n" I, col. 1520, 1627.
' Ps. XXVI , 8.
' S. Bern. ibid. n" 3, col. 1527.
♦ Luc. XXIV, 29.
AVEC SON i:W)USE.
13â^
II ne fait que toucher en passant la cime de
notre entendement : comme un éclair, dit saint
Grégoire de Nazianze , qui passe devant nos yeux ;
partageant ainsi notre esprit entre les ténèbres
et la lumière, afin que ce peu que nous connais-
sons soit un charme qui nous attire, et que ce
que nous ne connaissons pas soit un secret qui
nous ravisse d'étonnement : en sorte que l'admi-
ration excite nos désirs , et que nos désirs puri-
fient nos cœurs , et que nos cœurs se déifient par
la familiarité que nous contractons avec Dieu
dans cette aimable privante.
Les vents qui secouent les brandies des arbres
les nettoient : les orages qui agitent l'air le pu-
rifient : les tempêtes qui ébranlent et renversent
la mer, lui font jeter les corps morts sur le rivage :
de même l'agitation du cœur, ému par ces sain-
tes inquiétudes , contribue beaucoup à sa pureté,
et l'exempte de beaucoup de taches et d'ordures ,
qui s'amassent au fond de l'âme pendant qu'elle
est dans le calme, et qu'elle jouit d'un repos
tranquille. L'eau qui croupit dans un étang se
corrompt et devient puante : le pain qui cuit sous
la cendre se brûle si on ne le tourne , comme dit
le prophète ' : les corps qui ne font point d'exer-
cice amassent beaucoup de mauvaises humeurs ,
qui sont des dispositions à de grandes maladies :
et ainsi le cœur qui n'est point exercé par ces
épreuves, et par ces mouvements alternatifs de
douceur et de rigueur, s'évapore au feu des con-
solations divines, se corrompt par le repos, et
se charge de mauvaises habitudes. C'est pourquoi
le Fils de Dieu qui l'aime et qui prend soin de
le cultiver, lui procure de fexercice ; ne voulant
pas qu'il demeure oisif, ou qu'il se relâche par
une trop longue jouissance de ses faveurs et de
ses caresses.
Il semble qu'il se joue avec les hommes, dit
Richard de Saint-Victor % comme un père avec
ses enfants : tantôt ils se figurent qu'ils le tien-
nent; et puis tout à coup il leur échappe : tantôt
il se montre comme un soleil avec beaucoup de
lumière, et puis en un moment il se cache dans
les nuages. Il s'en va, il revient; il fuit, il s'ar-
rête; il les surprend, il se laisse surprendre, et
1^— tout aussitôt il se dérobe : et puis après avoir
^^t tiré quelques larmes de leurs yeux , et quelques
soupirs de leurs cœurs , il retourne ; enfin il les
réjouit de la douceur de ses visites.
« Je m'en vais pour peu de temps , et je vous
" reverrai bientôt^ : « souffrez mon absence pour
un moment. 0 moment et moment ! ô moment
de longue durée ! Mon doux maître , comment
' Osce. VII , fi.
' Pe grad. Charit. cap. JI , p. 351.
^ Jfivn. XVI, 16, 22.
dites-vous que le temps de votre absence est
court? Pardonnez- moi, si j'ose vous contredire;
mais il me semble qu'il est bien long et qu'il
dure trop. Ce sont les plaintes de l'épouse , qui
s'emporte par l'ardeur de son zèle, et se laisse
aller à la violence de ses désirs. Elle ne consi-
dère pas ses mérites : elle n'a pas égard à la ma-
jesté de Dieu ; elle ferme les yeux à sa grandeur,
et les ouvre au plaisir qu'elle sent en sa pré-
sence. Elle rappelle l'Époux avec une sainte li-
berté ; elle redemande celui qui fait toutes ses
délices , lui disant amoureusement : « Retournez,
« mon bien-airaé; revenez promptement, » hâ-
tez-vous de me secourir ; « égalez la vitesse des
« chevreuils et des daims ». »
Au reste ne pensez pas que ces larmes soient
stériles, ni ces soupirs inutiles : cet état de pri-
vation est très-avantageux à qui sait s'en préva-
loir. C'est là que notre amour-propre, qui est
aveugle , trouve des yeux pour sonder l'abîme
de ses misères, et reconnaître son indigence :
c'est là que notre cœur apprend à compatir aux
autres, par l'expérience de ses propres peines :
c'est là qu'il trouve un torrent de larmes pour
noyer ses crimes, et un trésor si précieux qu'il
suffit non-seulement pour payer ses dettes, mais
encore celles du prochain. C'est une fournaise
d'amour, où l'épouse échauffe son zèle , et lui
donne des ailes de feu , pour voler à la conquête
des âmes, aux dépens de son contentement et
de son repos : c'est une école de sagesse, où elle
apprend les secrets de la vie intérieure : c'est
une épreuve où elle se fortifie par la pratique
des vertus chrétiennes ; comme les plantes jet-
tent de profondes racines durant les rigueurs de
l'hiver. C'est là qu'elle goûte cette importante
vérité, qu'il faut interrompre les délices de la
contemplation par les travaux de l'action ; qu'elle
doit laisser les secrets baisere de l'Époux , pour
donner les mamelles à ses enfants ; que l'amour
effectif est préférable à l'amour affectif; et que
pei"Sonne ne doit vivre pour lui seul , mais que
chacun est obligé d'employer sa vie à la gloire de
celui qui a voulu mourir pour tous les hommes.
C'est le creuset où elle met sa charité à l'épreuve ,
pour savoir si elle est de bonaloi. C'est la balance
où elle pèse les grâces de Dieu , pour en faire un
sage discernement , et préférer l'auteur des con-
solations à tous ses dons. C'est un exil passager,
qui lui fait sentir, par précaution , combien c'est
uu grand mal d'être abandonné de Dieu pour
jamais ; puisque une absence de peu de jours lui
paraît plus insupportable que toutes les peints
du monde : mais surtout, c'est une excellente
' Cani. Il, 17
136
SUR L'UiNION DE JÉSUS-CHRIST
disposition à runion intime avec son divin époux ,
qui est, à vrai dire, le fruit de ses désirs, la fin
tie ses travaux et la récompense de toutes ses
peines.
Tous les saints Pères qui pai4ent de l'union
qui se fait entre l'time et l'époux céleste, dans
l'exercice de l'oraison, disent qu'elle est inex-
plicable. Saint Thomas l'appelle un baiser inef-
fable; parce qu'on peut bien goûter l'excellence
des affections et des impressions divines, mais
on ne la peut pas exprimer. Saint Bernard dit
que c'est un lien ineffable d'amour ; parce que
la manière dont on le voit est ineffable, et de-
mande une pureté de cœur tout extraordinaire.
Saint Augustin dit que cette union se fait d'une
manière qui ne peut tomber dans la pensée d'un
homme, s'il n'en a fait l'expérience.
On pe*tt dire que le propre de l'amour est de
tendre à l'union la plus inthne et la plus étroite
qui puisse être, et qu'il ne se contente pas d'une
Jouissance superficielle; mais qu'il aspire à la
possession parfaite. De là vient que Târae qui
aime parfaitement Jésus-Christ , après avoir pra
tiqué toutes les actions de vertu et de mortifica-
tion les plus héroïques ; après avoir reçu toutes
les faveurs les plus signalées de l'Époux , les vi-
sions , les révélations , les extases , les transports
d'amour, les vues, les lumières, croit n'avoir
rien fait et n'avoir ri3n reçu : à cause, dit saint
Macaire, du désir insatiable qu'elle a de possé-
der le Seigneur ; à cause de l'amour immense et
ineffable qu'elle lui porte, qui fait qu'elle se
consume de désirs ardents , et qu'elle aspire sans
cesse au baiser de l'Époux.
On peut bien dire encore que cette union par-
faite, qui est l'objet de ses désirs, n'est pas seu-
lement une simple union , par le moyen de la
grâce habituelle qui est commune à tous les jus-
tes , ou par l'amour actuel , même extatique et
jouissant , qui ne se donne qu'aux grandes âmes ;
mais c'est le plus haut degré de la contemplation ,
le plus sublime don de l'Époux, qui se donne
lui-même, qui s'écoule intimement dans l'âme ,
qui la touche , qui se jette entre ses bras , et se fait
sentir et goûter par une connaissance expérimen-
tale, où la volonté a plus de part que l'entende-
ment , et l'amour que la vue. D'où vient que Ri-
c'nard de Saint-Victor dit que « l'amour est un
« œil ; » ei que « aimer, c'est voir ' : » et saint
Augustin : « Qui connaît la vérité, la connaît; et
« qui la connaît , connaît l'éternité : c'est la cha-
« rite qui la connaît '. »
On peut bien dire avec saint Bernai"d , que cet
embrassement , ce baiser, cette touche, cette
1 De grad. Charit. cap. ili, p. ^63.
» Couf. Ub. vu, cap X, 1. 1, col. 139.
union , n'est point dans l'imagination ni dans les
sens : mais dans la partie la plus spirituelle d«
notre être , dans le plus intime de notre cœur, où
l'âme , par une singulière prérogative , reçoit son
bien-aimé; non par figure, mais par infusion;
non par image , mais par impression. On peut
dire avec avec Denis le Chartreux , que le divin
Époux , voyant l'âme tout éprise de son amour,
se communique à elle , se présente à elle , l'em-
brasse , l'attire au dedans de lui-même , la baise ,
la serre étroitement avec un complaisance mer-
veilleuse ; et que l'épouse étant tout à coup , en
un moment, en un clind'œil, investie des rayons
de la Divinité, éblouie de sa clarté, liée des bras
de son amour, pénétrée de sa présence , oppri-
mée du poids de sa grandeur, et de l'efficace
excellente de ses perfections , de sa majesté , de
ses lumières immenses, est tellement surprise,
étonnée, épouvantée , ravie en admiration de son
infinie grandeur, de sa brillante clarté, de la
délicieuse sérénité de son visage, qu'elle est
comme noyée dans cet abîme de lumière , perdue
dans cet océan de bonté , brûlée et consumée dans
cette fournaise d'amour : anéantie en elle-même
par une heureuse défaillance, sans savoir où elle
est; tant elle est égarée et enfoncée dans cette
vaste solitude de l'immensité divine. Mais de dire
comment cela se fait, et ce qui se passe en ce
secret entre l'Époux et l'épouse, cela est impos-
sible : il le faut honorer par le silence; et louer
à jamais l'amour ineffable du Verbe , qui daigne
tant s'abaisser pour relever sa créature.
LES DEVOIRS DE l'AME QUI EST ÉPOUSE DE
JÉSUS-CHBIST.
Entre les devoirs de l'épouse envers son di-
vin époux , celui de l'amour est le premier ; et
même l'on peut dire qu'il est unique, parce qu'il
contient tous les autres avec éminence. Car il
faut considérer que Jésus-Christ prend quelque-
fois le nom de Seigneur, quelquefois celui de
Père , et quelquefois celui d'Epoux. Quand il veut
nous donner de la crainte , dit saint Grégoire ' , i l
prend la qualité de Seigneur; lorsqu'il veut être
honoré, il prend celle de Père : mais quand il
veut être aimé, il se fait appeler Époux.
Faites réflexion sur l'ordre qu'il garde : de la
crainte procède ordinairement le respect; du
respect , l'amour. En cet amour consiste , comme
dit excellemment saint Bernard % la ressem-
blance de l'âme avec le Verbe , selon cette parole
de l'apôtre ^ : « Soyez les imitateurs de Dieu ,
« comme étant ses enfants bieu-aimés ; et mar-
1 In Cant. Proœm. n" 8, t. ui, part, ii, col. 400.
2 In Cant. Scrm. LXXXUi, n' 3 , col. 1557.
3 Èphes.y, 1,2.
AVEC SON ÉPOUSE.
f37
• chez dans l'amour et la charité , comme Jésiis-
• Christ nous a aimés : » afin de vous joindre,
par conforaiité , à celui dont l'infinité vous sépare.
Cette conformité marie l'âme avec le Verbe,
lorsqu'elle se montre semblable en volonté et en
désir à celui à qui elle ressemble par le privilège
de la nature; aimant comme elle est aimée : si
donc elle aime parfaitement, elle est épouse.
Qu'y a-t-il de plus doux que cette conformité?
qu'y a-t-il de plus souhaitable que cet amour
qui fait , 6 âme fidèle , que ne vous contentant
pas d'être instruite par les hommes , mais vous
adressant vous-même confidemment au Verbe ,
vous lui adhérez constamment , vous l'interrogez
familièrement, vous le consultez sur toutes cho-
ses; égalant la liberté de vos désirs à l'étendue
de vos pensées et de vos connaissances?
Certainement on peut dire que c'est ici que l'on
contracte un mariage spirituel et saint avec le
Verbe : je dis trop peu quand je dis qu'on le
contracte ; on le consomme : car c'est en effet le
consommer, que de deux esprits n'en faire qu'un ,
en voulant et ne voulant pas les mêmes choses.
Au reste, il ne faut pas craindre que l'inégalité
des personnes affaiblisse aucunement la confor-
mité des volontés; parce que l'amour n'a pas tant
d'égard au respect. Le mot d'amour vient d'ai-
mer, non pas d'honorer. Que celui-là se tienne
en respect, qui frissonne, qui est interdit, qui
tremble , qui est saisi d'étonnement : tout cela
n'a point de lieu en celui qui aime. L'amour est
plus que satisfait de lui-même; et quand il est
entré dans le cœur, il attire à soi toutes les au-
tres affections et se les assujettit. C'est pourquoi
celle qu'il aime s'applique à l'amour, et ne sait
autre chose ; et celui qui mérite d'être honoré ,
respecté et admiré , aime mieux néanmoins être
aimé : l'un est l'époux ; l'autre est l'épouse.
Quelle affinité et quelle liaison cherchez-vous
entre deux époux , sinon d'aimer et d'être aimé?
Ce lien surpasse celui des pères et des mères à
l'égard de leurs enfants, qui est celui de tous que
la nature a serré plus étroitement. Aussi est-il
écrit à ce sujet que « l'homme laissera son père
" et sa mère, et s'attachera à son épouse '. ><
Voyez comme cette affection n'est pas seulement
plus forte que toutes les autres , mais qu'elle se
surmonte elle-même dans le cœur des époux.
Ajoutez , que celui qui est l'époux n'est pas seule-
ment épris d'amour : il est l'amour même. Mais
n'est-il point aussi l'honneur? Pour moi , je ne
l'ai point lu : j'ai bien lu que « Dieu est cha-
• rite ' ; » mais je n'ai point lu qu'il soit honneur
I
Gencs. il, 2i. S/allh. XJX, 6.
L Joa». IT , 8w
ni dignité. Ce n'est pas que Dieu rejette l'hon-
neur, lui qui dit : « Si je suis père , où est l'hon-
« neur qui m'est dû • ? » mais il le dit en qualité
de père. Que s'il veut montrer qu'il est époux,
il dira : Où est l'amour qui m'est dû? Car il dît
aussi au même endroit : « Si je suis Seigneur,
« où est la crainte qui m'est due? » Dieu donc
veut être craint comme Seigneur, honoré comme
Père, aimé et chéri comme Époux.
De ces trois devoirs, lequel est le plus excel-
lent et le plus noble? L'amour. Sans l'amour la
crainte est fâcheuse, et l'honneur n'est point
agréable. La crainte est une passion servile tan-
dis qu'elle n'est point affranchie par l'amour;
et l'honneur qui ne vient point du cœur n'est
point un vrai honneur, mais une pure flatterie.
La gloire et l'honneur appartiennent à Dieu ; mais
il ne les accepte point, s'ils ne sont assaisonnés
par l'amour : car il suffit par lui-même; il plaît
par lui-même et pour l'amour de lui-même. L'a-
mour est lui-même , et son mérite et sa récom-
pense. Il ne demande point d'autre motif ni d'au-
tre fruit que lui-même : son fruit , c'est son usage.
J'aime parce que j'aime; j'aime pour aimer. En
vérité l'amour est une grande chose , pourvu qu'il
retourne à son principe ; et que remontant à sa
source par une réflexion continuelle, il y prenne
des forces pour entretenir son cours.
De tous les mouvements, de tous les senti-
ments et de toutes les affections de l'âme , il n'y
a que l'amour qui puisse servir à la créature
pour rendre la pareille à son auteur ; sinon avec
égalité , pour le moins avec quelque rapport.
Par exemple , si Dieu se fâche contre moi ; me
fàcherai-je contre lui? Non, certes; mais je
craindrai , mais je tremblerai , mais je lui de-
manderai pardon : de même s'il me reprend , je
ne le reprendrai pas à mon tour; mais plutôt je
le justifierai : et s'il me juge , je n'entreprendrai
pas de le juger; mais plutôt de l'adorer. S'il do-
mine, il faut que je serve; s'il commande, il
faut que j'obéisse : je ne puis pas exiger de lui
une obéissance réciproque. Mais il n'est pas ainsi
de l'amour : car quand Dieu aime , il ne demande
autre chose qu'un retour d'amour : parce qu'il
n'aime que pour être aimé ; sachant bien que ceux
qui l'aiment sont rendus bienlieureux pfir l'amour
même qu'ils lui portent.
Ainsi l'âme qui est assez heureuse pour y être
parvenue, brûle d'un si ardent désir de voir son
Époux dans la gloire, que la vie lui est un sup-
plice; la terre, un exil; le corps, une prison; et
î'éloigneraent de Dieu , une espèce d'enfer, qui la
fait sans cesse soupirer après la mort. Dans cet
' Malac. !,«.
tZ8
SUR LA COINCEPTIOA'
état , dit saint Grégoire ' , elle ne reçoit aucune
consolation des choses de la terre; elle n'en a
aucun goût , ni sentiment , ni désir : au contraire
c'est pour elle un sujet de peine, qui la fait sou-
pirer jour et nuit , et languir dans l'absence de
son Époux : car elle est blessée d'amour 5 et cette
plaie, qui consume les forces du corps, est la
parfaite santé de l'âme , sans laquelle sa disposi-
tion serait très- mauvaise et très -dangereuse.
Plus cette plaie est profonde, plus elle est saine.
Sa force consiste dans la langueur ; et sa conso-
lation est de n'en avoir point sur la terre. Tout
ce qu'elle voit ne lui cause que de la tristesse,
parce qu'elle est privée de la vue de celui qu'elle
aime. 11 n'y a qu'une seule chose qui la puisse
consoler; c'est de voir que plusieure âmes profi-
tent de son exemple, et soç^ embrasées de l'a-
mour de son Époux.
Tel était saint Ignace , martyr, qui soupirait
après les tourments et la mort, par l'extrême
désir qu'il avait de voir Jésus-Christ. Quand
sera-ce , disait-il ^ , que je jouirai de ce bonheur,
d'être déchiré des bêtes farouches dont on me me-
nace? Ah! qu'elles se hâtent de me faire mourir
et de me tourmenter; et, de grâce, qu'elles ne
m'épargnent point comme elles font les autres
martyrs : car je suis résolu , si elles ne viennent
à moi , de les aller attaquer, et de les obliger à
me dévorer. Pardonnez-moi ce transport, mes
petits enfants ; je sais ce qui m'est bon : je com-
mence maintenant à être disciple de Jésus-Christ ;
ne désirant plus rien de toutes les choses visibles,
et n'ayant qu'un seul désir : qui est de trouver
Jésus-Christ. Qu'on me fasse souffrir les feux,
les croix et les dents des bêtes farouches : que
tous les tourments que les démons peuvent inspi-
rer aux bourreaux viennent fondre sur moi ; je
suis prêt à tout , pourvu que je puisse jouir de Jé-
sus-ChrLst. Quel amour ! quels transports! quelle
ardeur pour Jésus-Christ I Puissions-nous entrer
dans ces sentiments; et, comme le saint martyr,
n'avoir plus de vie , d'être , de mouvements , que
pour consommer notre union avec le divin époux I
' In Caiit.caç. m, t. m, p. 419.
* {p. ad Mom.
•«•««•»•
PREMIER SERMON
POUR LA l'ÉTE
DELA CONCEPTION DE LA SALNTE VIERG E ,
PRÊCHÉ LA VEILLE DE CETTE FÊTE.
Privilèges de Marie, ses prorogalives; l'amour éternel de
son hls pour elle, sa victoire sur le péché en la personne de
sa mère. Question de l'Immaculée conception , non décidée.
Extrémité de la faiblesse de l'homme; son impuissance sans
la grâce de Jésus-Christ , seul vrai médecin.
Tota pulchra es , arnica mea.
Vous êtes toute belle, ô ma b'ien-almée. Cant. vi, 7.
Si le nom de Marie vous est cher, si vous
aimez sa gloire, si vous prenez plaisir de célébrer
ses louanges, chrétiens, enfants de Marie, vous,
que cette vierge très-pure assemble aujourd'hui
en ce lieu, réjouissez-vous en Notre-Seigneur.
Demain luira au monde cette sainte et bienheu-
reuse journée en laquelle l'âme de Marie, cette
âme prédestinée à la plénitude des grâces et au
plus haut degré de la gloire, fut prmièrement
unie à un corps , mais à un corps dont la pureté,
qui ne trouve rien de semblable , même parmi les
esprits angéliques, attirera quelque jour sur la
terre le chaste époux des âmes fidèles. Il est donc
bien juste, mes frères, que nous passions cette
solennité avec une joie toute spirituelle. Loin de
cette conception les gémissements et les pleurs
qui doivent accompagner les conceptions ordi-
naires. Celle-ci est toute pure et tout innocente.
Non, non, ne le croyez pas, chrétiens, que la
corruption générale de notre nature ait violé la
pureté de la mère que Dieu destinait à son Fils
unique. C'est ce que je me propose de vous faire
voir dans cette méditation , dans laquelle je vous
avoue que je ne suis pas sans crainte. De tant de
diverses matières que l'on a accoutumé de trai-
ter dans les assemblées ecclésiastiques, celle-ci
est sans doute la plus délicate. Outre la difficulté
du sujet, qui fait certainement de la peine aux
plus habiles prédicateurs , l'Église nous ordonne
de plus une grande circonspection et une retenue
extraordinaire. Si j'en dis peu , je prévois que
votre piété n'en sera pas satisfaite. Que si j'en
dis beaucoup, peut-être sortirai-je des bornes
que les saints caaons me prescrivent. Je ne sais
quel instinct me pousse à vous assurer que cette
conception est sans tache , et je n'ose vous l'assu-
rer d'une certitude infaillible. Il faudra tenir un
milieu qui sera peut-être un peu difficile. Disons
néanmoins , chrétiens , disons à la gloire de Dieu ,
que la bienheureuse Marie n'a pas ressenti les
atteintes du péché commun de notre nature ; di-
sons-le, autant que nous pourrons, avec force :
I)t LA SAI.NÏE VIERGK.
139
mais (lisons toutefois avec un si juste tempéra-
ment, que nous ne nous éloignions pas de la mo-
destie. Ainsi, les fidèles seront contents; ainsi,
IKjiIise sera obéie. Nous satisferons tout ensem-
ÏAc à la tondre piété des enfants, et aux sages
reniements de la Mère.
Il y a certaines propositions étranges et difii-
ciles, qui, pour être persuadées , demandent que
l'on emploie tous les efforts du raisonnement et
toutes les inventions de la rhétorique.
Au contraire il y en a d'autres qui jettent an
premier aspect un certain éclat dans les âmes , qui
fait que souvent on les aime avant même que de
les connaître. De telles propositions n'ont pas
presque besoin de preuves. Qu'on lève seule-
ment les obstacles , que Ton éclaircisse les objec-
tions, s'il s'en présente quelques-unes; l'esprit
s'y portera de soi-même, et d'un mouvement
volontaire. Je mets en ce rang celle que j'ai à éta-
blir aujourd'hui. Que la conception de la Mère
de Dieu ait eu quelque privilège extraordinaire,
que son Fils tout-puissant l'ait voulu préserver
de cette peste commune ([ui corrompt toutes nos
facultés, qui gâte jusqu'au fond de nos âmes,
qui va porter la mort jusqu'à la source de notre
vie; qui ne le croirait, chrétiens? qui ne donne-
rait de bon cœur son consentement à une opi-
nion si plausible? Mais il y a, dit-on, beaucoup
d'objections importantes , qui ont ému de grands
pei-sonnages. Eh bien! pour satisfaire les âmes
pieuses , tâchons de résoudre ces objections : par
ce moyen j'aurai fait la meilleure partie de ma
preuve. Après cela , sans doute il ne sera pas né-
cessaire de vous presser davantage : sitôt que
^ous aurez vu les difficultés expliquées, vous
croirez volontiers que le péché originel n'a pas
touché à Marie. Que dis- je , vous le croirez? vous
en êtes déjà convaincus ; et tout ce que j'ai à
vous dire ne servira qu'à vous Ci^nfirmer dans
cette pieuse créance.
PBEMIER POINT.
Il n'est pas, ce me semble, fort nécessaire
d'exposer ici une vérité qui ne doit être ignorée
de personne. Vous le savez, fidèles, qu'Adam
notre premier père s'étant élevé contre Dieu , il
perdit aussitôt l'empire naturel qu'il avait sur
ses appétits. La désobéissance fut vengée par
une autre désobéissance. Il sentit une rébellion i
à laquelle il ne s'attendait pas ; et la partie infé- ;
rieure s'étant inopinément soulevée contre la \
raison , il resta tout confus de ce qu'il ne pouvait
la réduire. Mais ce qui est de plus déplorable, \
c'est que ces convoitises brutales qui s'élèvent !
dans nos sens , à la confusion de l'esprit , aient '■
si grande part à notre naissance. De là vient
qu'elle a je ne sais quoi de honteux , à cause que
nous venons tous de ces appétits déiéglés qui
firent rougir notre premier père. Comprenez , s'il
vous plaît , ces vérités ; et épargnez-moi la pu-
deur de repasser encore une fois sur des choses
si pleines d'ignominie , et toutefois sans lesquelles
il est impossible que vous entendiez ce que c'est
que le péché d'origine : car c'est par ces canaux
que le venin et la peste se coulent dans notre
nature. Qui nous engendre , nous tue. ISous re-
cevons en même temps et de la même racine , et
la vie du corps, et la mort de l'âme. La masse
dont nous sommes formés étant infectée dans sa
source, elle empoisonne notre âme par sa funeste
contagion. C'est pourquoi le sauveur Jésus , vou-
lant comme toucher au doigt la cause de notre
mal , dit en saint Jean ' que « ce qui naît de la
« chair est chair : » Quod natum est ex came,
caro est. La chair en cet endroit , selon la phrase
de l'Écriture, signifie la concupiscence. C'est
donc comme si notre Maître avait dit plus expres-
sément : 0 vous , hommes misérables , qui naissez
de cette révolte et de ces inclinations corrompues
qui s'opposent à la loi de Dieu , vous naissez par
conséquent rebelles contre lui et ses ennemis :
Quod natum est ex carne, caro est. Telle est la
pensée de IVotre-Seigneur ; et c'est ainsi , si je ne
me trompe , que l'explique saint Augustin * , ce-
lui qui de tous les Pères a le mieux entendu les
maladies de notre nature.
Que dirons-nous donc maintenant de la bien-
heureuse Marie ? Il est vrai qu'elle a conçu étant
vierge ; mais elle n'a pas été conçue d'une vierge.
Cet honneur n'appartient qu'à son fils. Pour
elle , dont la conception s'est faite par les voies
ordinaires ; comment é\1tera-t-elle la corruption
qui y est inséparablement attachée? Car enfii>
l'apôtre saint Paul parle en termes si universels
de cette commune malédiction de toute notre
nature, que ses paroles semblent ne pouvoir
souffrir aucune limitation. « Tous ont péché,
« dit-il ; et tous sont morts en Adam , et tous ont
« péché en Adam ^. » Et il y a beaucoup d'au-
tres paroles semblables; non moins fortes, ni
moins générales. Où chercherons-nous donc un
asile à la bienheureuse Marie, où nous puissions
la mettre à couvert d'une condamnation si uni-
verselle? Ce sera entre les bras de son fils, ce
sera dans la toute-puissance divine , ce sera dans
cette source infinie de miséricorde qui jamais ne
peut être épuisée. Vous avez, ce me semble,
bien compris la difficulté. Je l'ai proposée dan*
tout€ sa force du moins selon mon pouvoir»
' Joan. 111,6.
' Jn Joan. Tract. \u t m, part. H , col. asa cl seqq.
5 Rom V, 12.
tio
SUR LA CONCEPTION
Écoutez maintenant la réponse, et suivez atten-
tivement ma pensée. Je dirai les choses en peu de
mots , parce que je vois que je parle ici à des per-
sonnes intelligentes.
Certes il faut l'avouer, chrétiens ; Marie était
perdue tout ainsi que les autres hommes, si le
médecin miséricordieux , qui donne la guérison
à nos maladies, n'eût jugé à propos de la préve-
nir de ses grâces. Ce péché , qui , ainsi qu'un
torrent, se déborde sur tous les hommes, allait
gâter cette sainte vierge de ses ondes empoison-
nées. Mais il n'y a point de cours si impétueux,
qae la toute-puissance divine n'arrête quand il lui
plaît. Considérez le soleil, avec quelle impétuo-
sité il parcourt cette immense carrière qui lui a
été ouverte par la Providence. Cependant vous
n'ignorez pas que Dieu ne l'ait fixé autrefois au
milieu du ciel, à la seule parole d'un homme. Ceux
qui habitent près du Jourdain , ce fleuve célèbre
de la Palestine , savent avec quelle rapidité il se
décharge dans la mer Morte , du moins si je ne
me trompe dans la description de ces lieux. Néan-
moins toute l'armée d'Israël l'a vu remonter à sa
source , pour faire passage à l'arche où reposait le
Seigneur tout-puissant. Est-il rien de plus natu-
rel que cette influence de chaleur dévorante qui
sort du feu dans une fournaise? Et l'impie Nabu-
chodonosor n'a-t-il pas admiré trois bénis enfants
qui se jouaient au milieu des flammes, que ses
satellites impitoyables avaient vainement irri-
tées? Nonobstant tous ces exemples illustres , ne
peut-on pas dii-e véritablement qu'il n'y a point
de feu qui ne brûle , et que le soleil roule dans
les cieux d'un mouvement éternel , et qu'il ne se
rencontre aucun fleuve qui retourne jamais à sa
source? Nous tenons tous les jours de semblables
prepos , sans que nous en soyons empêchés par
ces fameux exemples , bien qu'ils ne soient igno-
rés de personne. Et d'où vient cela , chrétiens ?
C'est que nous avons accoutumé de parler selon le
cours ordinaire des choses ; et Dieu se plaît d'agir
quelquefois selon les lois de sa toute-puissance,
qui est au-dessus de tous nos discours.
Ainsi je ne m'étonne pas que le grand apôtre
saint Paul ait prononcé si généralement , que le
péché de notre premier père a fait mourir tous
ses descendants. En effet , selon la suite naturelle
des choses que l'apôtre considérait en ce lieu,
être né de la race d'Adam à la façon ordinaire ,
enfermait infailliblement le péché. 11 n'est pas
plus naturel au feu de brûler, qu'à cette damna-
ble concupiscence d'infecter tout ce qu'elle tou-
che, d'y porter la corruption et la mort. Il n'est
point de poison plus présent, ni de peste plus
pénétrante. Mais je. dis que ces malédictions si
universelles , que toutes ces propositions , si gé-
nérales qu'elles puissent être, n*^empêchent pas
les réserves que peut faire le Souverain , ni les
coups d'autorité absolue. Et quand est-ce, ô
grand Dieu , que vous userez plus à propos de
cette puissance qui n'a point de bornes , et qui est
sa loi elle-même ; quand est-ce que vous en userez,
sinon pour faire grâce à Marie ?
Je sais bien que quelques docteurs assurent
que c'est imprudence de vouloir apporter quel-
ques restrictions à des paroles si générales. Cela ,
disent-ils , tire à conséquence. Mais , ô mon Sau-
veur, quelle conséquence! Pesez , s'il vous plaît,
ce raisonnement. Ces conséquences ne sont à
craindre, qu'où il y peut avoir quelque sorte
d'égalité. Par exemple, vous méditez d'accorder
quelque grâce à une personne d'une condition
médiocre : vous avez à y prendre garde ; cela
peut tirer à conséquence : beaucoup d'autres par
cet exemple prétendront la même faveur. Mais
parcourez tous les chœurs des anges , considérez
attentivement tous les ordres des bienheureux ;
voyez si vous trouverez quelque créature qui ose ,
je ne dis pas s'égaler, mais même en aucune ma-
nière se comparer à la sainte Vierge. Non : ni l'o-
béissance des patriarches , ni la fidélité des pro-
phètes, ni le zèle infatigable des saints apôtres ,
ni la constance invincible des martyrs , ni la pé-
nitence persévérante des saints confesseurs, ni
la pureté inviolable des vierges , ni cette grande
diversité de vertus que la grâce divine a répan-
dues dans les différents ordres des bienheureux ,
n'a rien qui puisse tant soit peu approcher de la
très-heureuse Marie. Cette maternité glorieuse ,
cette alliance éternelle qu'elle a contractée avec
Dieu , la met dans un rang tout singulier qui ne
souffre aucune comparaison. Et dansune si grande
inégalité, quelle conséquence pouvons -nous
craindre? Montrez-moi une autre mère de Dieu ,
une autre vierge féconde ; faites-moi voir ailleurs
cette plénitude de grâces, cet assemblage de
vertus divines , une humilité si profonde dans
une dignité si auguste , et toutes les autres mer-
veilles que j'admire en la sainte Vierge; et puis
dites , si vous voulez , que l'exception que j'ap-
porte à une loi générale , en faveur d'une per-
sonne si extraordinaire , a des conséquences fâ-
cheuses.
Et combien y a-t-il de lois générales dont Ma-
rie a été dispensée 1 N'est-ce pas une nécessité
commune à toutes les femmes d'enfanter en tris-
tesse et dans le péril de leur vie? Marie en a été
exemptée. N'a-t-il pas été prononcé de tous les
hommes généralement, qu'ils « offensent tous
« en beaucoup de choses? » In multisoffendimus.
omnes\ Y a-t-il aucun juste qui puisse éviter ces
' Jac. tll , i.
DE LA SAINTE VIERGE.
1 M
péchés de fragilité que nous appelons véniels?
Et bien que cette proposition soit si générale et
si véritable , l'admirable saint Augustin ne craint
point d'en excepter la très-innocente Marie'.
Certes si nous reconnaissions dans sa vie qu'elle
eût été assujettie aux ordres communs , nous
pourrions croire peut-être qu'elle aurait été con-
çue en iniquité , tout ainsi que le reste des hom-
mes. Que si nous y remarquons au contraire une
dispense presque générale de toutes les lois ; si
nous y voyons selon la foi orthodoxe, ou du
moins selon le sentiment des docteurs les plus
approuvés : si, dis-je, nous y voyons un enfan-
tement sans douleur, une chair sans fragilité, des
sens sans rébellion , une vie sans tache , une mort
sans peine ; si son époux n'est que son gardien ;
son mariage, le voile sacré qui couvre et protège
sa virginité; son fils bien-aimé, une fleur que son
intégrité a poussée : si lorsqu'elle le conçut , la
nature étonnée et confuse crut que toutes ses lois
allaient être à jamais abolies ; si le Saint-Esprit
tint sa place, et les délices de la virginité, celle
qui est ordinairement occupée par la convoitise :
qui pourra croire qu'il n'y ait rien eu de surnatu-
rel dans la conception de cette Princesse , et que
ce soit le seul endroit de sa vie qui ne soit point
marqué de quelque insigne miracle?
Vous me direz peut-être que cette innocence si
pure , c'est la prérogative du Fils de Dieu ; que
de la communiquer à sa sainte mère , c'est ôter
au Sauveur l'avantage qui est dû à sa qualité.
C'est le dernier effort des docteurs dont nous ré-
futons aujourd'hui les objections. Mais à Dieu
ne plaise , ô mon Maître , qu'une si téméraire
pensée puisse jamais entrer dans mon âme ! pé-
rissent tous mes raisonnements , que tous mes
discours soient honteusement effacés, s'ils di-
minuent quelque chose de votre grandeur ! Vous
êtes innocent par nature , Marie ne l'est que par
grâce ; vous l'êtes parexcellence , elle ne l'est que
par privilège ; vous Têtes comme Rédempteur,
elle l'est comme la première de celles que votre
sang précieux a purifiées. 0 vous qui désirez
qu'en cette rencontre la préférence demeure à
Notre-Seigneur ; vous voilà satisfaits , ce me sem-
ble. Quoi! si nous n'étions tous criminels par
notre naissance ; ne sauriez-vous que dire , pour
donner l'avantage au Sauveur? Si vous croyez
avoir fait beaucoup de l'avoir mis au-dessus d'une
infinité de coupables, ne trouvez pas mauvais
si je tâche du moins de trouver une créature in-
nocente à laquelle je le préfère; afin de faire voir
que ce n'est pas notre crime seul qui lui donne la
préférence.
Il est, certes, tout à fait nécessaire qu'il sur-
' De \jlur. tl Crut n" 42, t. X, col. 144, 145.
passe sa sainte mère d'une distance infinie. Mais
aussi ne jugez-vous pas raisonnable que sa mère
ait quelque avantage par-dessus le commun do
ses serviteurs? Que répondrez-vous à une de-
mande qui paraît si juste? Je ne me contente pas
de ce que vous me dites , qu'elle a été sanctifiée
devant sa naissance. Car encore que je vous avoue
que c'est une belle prérogative, je vous prie de
vous souvenir que c'est le privilège de saint Jean-
Baptiste , et peut-être de quelque autre prophète.
Or ce que je vous demande aujourd'hui, c'est
que vous donniez, si vous le pouvez, quelque
chose de singulier à Marie, sans toucher aux
droits de Jésus. Pour moi j'y satisferai aisément,
établissant trois degrés que chacun pourra rete-
nir. Je dis que le Sauveur était infmiment au-des-
sus de cette commune corruption. Pour Marie,
elle y était soumise; mais elle en a été préservée :
entendez ce mot , s'il vous plaît. Et à l'égard des
autres saints , je dis qu'ils l'avaient effectivement
contractée , mais qu'ils en ont été délivrés. Ainsi
nous conservons la prérogative à la mère , sans
faire tort à l'excellence du fils : ainsi nous voyons
une juste et équitable disposition , qui semble
bien convenable à la providence divine : ainsi le
Sauveur Jésus , qui , selon la doctrine des théo-
logiens , était venu en ce monde principalement
pour purger les hommes de ce péché d'origine ,
qui était le grand œuvre du diable , en remporte
une glorieuse victoire ; il le dompte , il le met en
fuite partout où il se peut retrancher.
Comment cela, chrétiens? L'induction en est
claire. Ce vice originel règne dans les enfants
nouvellement nés; Jésus l'y surmonte par le saint
baptême. Ce n'est pas tout : le diable , par ce
péché, pénètre jusqu'aux ventres de nos mères;
et là tout impuissants que nous sommes , il nous
rend ennemis de Dieu. Jésus choisit quelques
âmes illustres qu'il purifie dans les entrailles ma-
ternelles, et là il défait encore le péché. Tels
sont ceux que nous appelons sanctifiés devant la
naissance , comme saint Jean ; comme Jérémie ,
selon le sentiment de quelques docteurs ; comme
saint Joseph peut-être, selon la conjecture de
quelques autres. Mais il reste un endroit, ô Sau-
veur, où le diable se vante d'être invincible. II
dit que l'on ne l'en peut chasser. C'est le moment
de la conception , dans lequel il brave votre pou-
voir. Il dit que si vous lui ôtez la suite , du moins
il s'attache , sans rien craindre , à la source et à
la racine. « Élevez-vous , Seigneur, et que vos
« ennemis disparaissent , et que ceux qui vous
« baissent tombent et périssent devant votre face : »
Exurgat Deus, et dissipentur inimici ejus ; et
fufjiant, quioderunt eum, a f acte ejus \ Cho:*
' Ps. IXVII, I,
142
SUR LA CONCEPTION
•slssez du moins une créature que vous sanctifiiez
dès son origine, dès le premier instant où elle
sera animée : faites "voir à notre envieux que vous
pouvez prévenir son venin par la force de votre
grâce; qu'il n'y a point de lieu où il puisse porter
ses ténèbres infernales , d'où vous ne le chassiez
par l'éclat tout-puissant de votre lumière. La
bienheureuse Marie se présente fort à propos. Il
«era digne de votre bonté et digne de la grandeur
d'une mère si excellente, que vous lui fassiez
Tessentir les effets d'une protection spéciale.
Chers frères, que vous en semble? que pensez-
Tous de cette doctrine? Vous paraît-elle pas bien
plausible? Pour moi, quand je considère le sau-
veur Jésus , notre amour et notre espérance , en-
tre les bras de la sainte Vierge , ou suçant son
lait virginal , ou se reposant doucement sur son
sein , ou enclos dans ses chastes entrailles 5 mais
je m'arrête à cette dernière pensée, elle convient
"beaucoup mieux à ce temps : dans peu de jours
nous célébrerons la nativité du Sauveur ; et nous
leconsidérons à présent dans les entrailles de sa
sainte mère. Quand donc je regarde l'Incompré-
'hensible ainsirenfermé, et cette immensité comme
raccourcie ; quand je vois mon Libérateur dans
cette étroite et volontaire prison , je dis quelque-
fois à part moi : Se pourrait-il bien faire que Dieu
«lit voulu abandonner au diable, quand ce n'au-
rait été qu'un moment, ce temple sacré qu'il
destinait à son fils , ce saint tabernacle où il pren-
dra un si long et si admirable repos , ce lit virgi-
nal où il célébrera des noces toutes spirituelles
nvec notre nature? C'est ainsi que je me parle à
moi-même. Puis me retournant au Sauveur : Béni
enfant, luidis-je,ne le souffrez pas ; ne permettez
pas que votre mère soit violée. Ah ! que si Satan
l'osait aborder pendant que demeurant en elle
vous y faites un paradis , que de foudres vous
feriez tomber sur sa tête ! avec quelle jalousie vous
défendriez l'honneur et l'innocence de votre mère 1
Mais , ô béni enfant par qui les siècles ont été
faits, vous êtes devant tous les temps. Quand vo-
tre mère fut conçue , vous la regardiez du plus
haut des cieux ; mais vous-même vous formiez
ses membres. C'est vous qui inspirâtes ce souffle
de vie qui anima cette chair dont la vôtre devait
être tirée. Ah ! prenez garde , ô Sagesse éternelle,
que dans ce même moment elle va être infectée
d'un horrible péché , elle va être en la possession
de Satan : Détournez ce malheur par votre bonté !
commencez à honorer votre mère; faites qu'il
lui profite d'avoir un fils qui est devant elle. Car
enfin , à bien prendre les choses, elle est déjà votre
mère , et déjà vous êtes son fils.
Fidèles, cette parole est-elle bien véritable?
«st-ce point un excès de zèle qui nous fait avan-
cer une proposition si hardie? Non certes : elle
est déjà mère , le Fils de Dieu est déjà son fils. Il
l'est , non point en effet : non selon la révolution
des choses humaines; mais selon l'ordre de Dieu ,
selon sa prédestination éternelle. Suivez, s'il voua
plaît , ma pensée.
Quand Dieu, dans son secret conseil, a résolu
quelque événement; longtemps devant qu'il pa-
raisse , l'Écriture a accoutumé d'en parler comme
d'une chose déjà accomplie. Par exemple : » Un
« petit Enfant nous est né , disait autrefois Isaïe •
« parlant de Notre-Seigneur, et un Fils nous a
« été donné. » Que veut-il dire , mes frères ? Jésus-
Christ n'était pas né de son temps. Mais ce saint
homme considérait qu'il n'en était pas de Dieu
ainsi que des hommes , qui font tant de projets
inutiles; au contraire, que sa volonté a un effet
infaillible et inévitable. Ainsi ayant pénétré, par
les lumières d'en haut, dans ce grand dessein
que le Père éternel méditait, d'envoyer son Fils
au monde , il s'en réjouit en esprit , et estime la
chose déjà comme faite , à cause qu'il la voit ré-
solue par un décret immuable. Et certes cette
façon de parler est bien digne des saints prophè-
tes , et ressent tout à fait la majesté de celui qui
les inspire. Car, comme remarque très-bien le
grave Tertullien , « il est bienséant à la nature
« divine , qui ne connaît en soi-même aucune
« différence de temps , de tenir pour fait tout ce
« qu'elle ordonne ; à cause que chez elle l'éternité
« fait régner une consistance toujours uniforme : »
Divinitati competit, quœcunique decreverit, ut
petfecta repuiare; quia non sit apud illanidij-
ferentia temporis, apudquam uniformem sùz-
t'um temporum dirigit œternitas ipsa '. Par con-
séquent il est vrai, et je ne me suis pas trompé
quand je l'ai assuré de la sorte, que la très-sainte
Vierge , dès le premier instant de sa vie , était
déjà mère du Sauveur, non pas selon le langage
des hommes , mais selon la parole de Dieu , c'est-
à-dire , comme vous l'avez vu , selon la façon de
parler ordinaire des Écritures divines.
Et je fortifie ce raisonnement par une autre
doctrine excellente des Pères , merveilleusement
expliquée par le même Tertullien. Ce grand
homme raconte que le Fils de Dieu ayant résolu
de prendre une chair semblable à la nôtre, quand
l'heure en serait arrivée , il s'est toujours plu dès
le commencement à converser avec les hommes;
que, dans ce dessein, souvent il est descendu du
ciel ; que c'était lui qui dès l'Ancien Testament
parlait en forme humaine aux patriarches et aux
prophètes. Tertullien considère ces apparitions
différentes comme des préludes de l'incarnation ,
' Js. l\ , 6.
' Lilt. III , adv. Marcion. n" 5.
DE TA SAINTE VIERGE.
143
COTTimc des préparatifs de ce grand ouvrage qui
se commençait dès lors. « De cette sorte , dit-il ,
• le fils de Dieu s'accoutumait aux sentiments
« humains; il apprenait, pour ainsi dire, à être
« homme : il se plaisait d'exercer dès l'origine du
•« monde ce qu'il devait être dans la plénitude
« des temps, » ediscens jam inde a primordio ,
fam inde hominem, qtmderatfuturus in fine '.
Ou plutôt, pour parler plus dignement d'un si
haut mystère, il ne s'accoutumait pas; mais
nous-mêmes il nous accoutumait à ne nous point
effaroucher quand nous entendrions parler d'un
Dieu-Homme : il ne s'apprenait pas, mais il nous
apprenait à nous-mêmes à traiter plus familiè-
rement avec lui , déposant doucement cette ma-
jesté terrible pour s'accommoder à notre faiblesse
et à notre enfance.
Tel était le dessein du Sauveur. Et de cette
belle doctrine de TertuUien je tire ce raisonne-
ment , que je vous supplie de comprendre ; peut-
être en serez-vous édifiés. Marie était mère de
Dieu dès le premier instant auquel elle fut ani-
mée. Ne vous souvient-il pas que nous vous le
disions tout à l'heure? Elle l'était selon les des-
seins de Dieu , selon les règles de sa providence ,
selon les lois de cette éternité immuable , à la-
quelle rien n'est nouveau , qui enferme dans son
unité toutes les différences des temps. Sans doute
vous n'avez pas oublié ce beau passage de
TertuUien , qui explique si bien cette vérité. Or
c'est selon ces règles que le Fils de Dieu doit agir,
et non selon les règles humaines; selon les lois
de l'éternité , non selon les lois des temps. Quand
il s'agit du Fils de Dieu , ne me parlez point des
règles humaines; parlez-moi des règles de Dieu.
Marie étant donc sa mère selon l'ordre des cho-
ses divines le Fils de Dieu, dès sa conception,
la considérait comme telle. Elle l'était en effet à
son égard Ne laissez passer, s'il vous plaît,
aucune de ces vérités : elles sont toutes fort im-
portantes pour ce que j'ai à vous dire.
Poursuivons maintenant et disons : Nous ve-
nons d'apprendre de TertuUien que le Verbe di-
vin , longtemps devant qu'il se fût revêtu d'une
chair humaine , se plaisait , pour ainsi dire , à se
revêtir par avance de la forme et des sentiments
humains; tant il était passionné, si j'ose parler
de la sorte, pour notre misérable nature. Quel
sentiment plus humain que l'affection envers les
parents ? Par conséquent le Fils de Dieu long-
temps avant que d'être homme, aimait Marie
comme sa mère ; il se plaisait dans cette affec-
tion : il ne cessait de veiller sur elle; il détour-
nait de dessus son temple les malédictions des
' LIb. II , adv. Marcion. n" 27.
profanes : il l'embellissait de ses dons, il la com-
blait de ses grâces, depuis le premier instant où
elle commença le cours de sa vie , jusqu'au der-
nier soupir par lequel elle fut terminée. C'est la
conséquence que je prétendais tirer de ces savants
principes de TertuUien. Elle me semble fort vé-
ritable; elle établit, à mon avis, puissamment
l'immaculée conception de Marie. Et en vérité
cette opinion a je ne sais quelle force qui persuade
les âmes pieuses. Après les articles de foi , je ne
vois guère de chose plus assurée.
C'est pourquoi je ne m'étonne pas que cette
célèbre école des théologiens de Paris oblige tous
ses enfants à défendre cette doctrine. Savante
compagnie , cette piété pour la Vierge est peut-
être l'un des plus beaux héritages que vous ayez
reçus de vos pères. Puissiez-vous être à jamais
florissante ! puisse cette tendre dévotion que vous
avez pour la mère, à la considération de son fils,
porter bien loin aux siècles futurs cette haute
réputation que vos illustres travaux vous ont
acquise par toute la terre ! Pour moi je suis ravi ,
chrétiens , de suivre aujourd'hui ses intentions.
Après avoir été nourri de son lait, je me soumets
volontiers à ses ordonnances ; d'autant plus que
c'est aussi , ce me semble , la volonté de l'Église.
Elle a un sentiment fort honorable de la concep-
tion de Marie : elle ne nous oblige pas de la
croire immaculée ; mais elle nous fait entendre
que cette créance lui est agréable. Il y a des
choses qu'elle commande , où nous faisons con-
naître notre obéissance : il y en a d'autres qu'elle
insinue , où nous pouvons témoigner notre affec-
tion. Il est de notre piété , si nous sommes vrais
enfants de l'Église , non-seulement d'obéir aux
commandements , mais de fléchir aux moindres
signes de la volonté d'une mère si bonne et si
sainte. Je vous vois tous , ce me semble , dans ce
sentiment. INf ais ce n'est rien d'être jaloux de dé-
fendre la pureté de Marie , si nous ne sommes
soigneux de conserver la pureté en nous-mêmes.
C'est à quoi peut-être vous serez portes par la
briève réflexion qui va fermer ce discours ; du
moins je l'espère ainsi de l'assistance divine.
SECOND POINT.
Vous avez ouï , mes frères , les divers raison-
nements par lesquels j'ai tâché de prouver que
la conception de Marie est sans tache. Il y a si
longtemps que les plus graiids théologiens de
l'Europe travaillent sur ce sujet! Vous savez
combien la personne de la sainte Vierge est il-
lustre , combien digne d'honneurs extraordinai-
res, combien elle doit être privilégiée. Et toutefois
l'Église n'a pas encore osé décider qu'elle soit
exempte du péché originel. Plusieurs grands per-
144
SUR LA CONCEPTION
sonnages ne l'ont pas cru. L'Eglise non-seulement
ies souffre dans ce sentiment, mais encore elle
défend de les condamner. Jugez, jugez par là,
6 fidèles ! combien nécessaire , combien grande
et inévitable est la corruption de notre nature ,
puisque l'Église hésite si fort à en exempter celle
de toutes les créatures qui est sans doute la plus
éminente. 0 misère, ô calamité dans laquelle
nous sommes plongés ! ô abîme de maux infinis I
Hélas 1 petits enfants que nous étions , sans con-
naissance et sans mouvement , nous étions déjà
révoltés contre Dieu. Nous n'avions pas encore
vu cette l)elle lumière du jour ; condamnés par la
nature à une sombre prison , nous étions encore
condamnée par arrêt de la justice divine à une
prison plus noire, à de plus épaisses ténèbres,
des ténèbres horribles et infernales. Justement ,
certes, justement : car vos jugements sont très-
justes , ô Dieu éternel , Roi des siècles , souve-
rain arbitre de l'univers ! Eh , qui nous a tirés de
cette misère ? qui a réconcilié ces rebelles ? qui
a appelé ces enfants de colère à l'adoption des
enfants de Dieu? Le prophète Jonas, du ventre
de ce monstre qui l'avait englouti , éleva au ciel
la voix de son cœur. Avons-nous crié à vous , ô
Seigneur, des cachots de cette prison, ou du
creux de ce sépulcre où €tait ensevelie notre en-
fance ? Mais nous n'y avions ni parole ni senti-
ment : seulement la voix de notre péché y criait
vengeance ; et celle de notre extrême misère criait
miséricorde. Vous avez eu pitié de nous; vous
avez daigné nous conduire à ce bain d'immorta-
lité où , dépouillant les ordures de notre première
nativité, nous avons reçu une nouvelle naissance,
non plus d« la volonté de l'homme, ni de la vo-
lonté de la chair, mais d'un esprit pur et d'une
eau sanctifiée par des paroles de vie. Je sais que
cette fontaine d'eau vive est ouverte à tous les
hommes , auxquels il vous a plu de préparer un
remède dans les ondes du saint baptême. Mais
combien en voyons-nous tous les jours à qui une
mort trop précipitée ravit pour jamais cet bon-
heur ! Et nous y sommes parvenus ! Qu'avions-
nous fait à Dieu ? D'où vient cette différence ? ce
n'est pas de notre mérite : nous étions tous dans
la même masse d'iniquité. Est-ce par le mérite
de nos parents ? Mais combien de parents ver-
tueux, je le dis avec douleur ; combien de parents
vertueux n'ont pas obtenu cette grâce ! Dirai-je :
Peut-être que l'ordre des causes naturelles m'a
été plus favorable qu'aux autres? 0 ignorance,
ô stupidité 1 Et comment ne regarderiez-vous pas
la main puissante qui remue ces causes comme
il lui plaît? ne savez-vous pas qu'elles sont diri-
gées par une souveraine raison? Serait-ce pas un
étrange aveuglement, si nous aimions mieux de-
voir notre salut à une rencontre fortuite des
causes créées, qu'au dessein prémédité de la mi-
séricorde divine ? Que dirai-je donc ? où me tour-
nerai-je ?
Je frémis, chrétiens, je l'avoue, je frémis
dans cette discussion. Je ne sais que dire , je n'ai
point de raison à vous alléguer. Seulement suis-
je très-assuré que quelle que puisse être la cause
d'une si étonnante diversité , il est impossible
qu'elle ne soit juste. Mais à quoi bon chercher
des causes que la providence divine nous a ca-
chées ? n'est-ce pas assez que nous connaissions
que si nous sommes parvenus à la grâce du saint
baptême , nous ne le devons qu'à la pure bonté
de Dieu? Cherche qui voudra des raisons, mé-
dite qui voudra dans la recherche des causes de
ces secrets jugements ; pour moi , je ne recon-
nais point d'autre cause de mon bonheur que la
pure bonté de mon Dieu. Je chanterai à jamais
ses miséricordes ; tant que je vivrai , je bénirai
le nom du Seigneur. C'est tout ce que je sais ;
c'est tout ce que je désire connaître. Ceux qui
en veulent savoir davantage , qu'ils s'adressent
à des personnes plus doctes ; mais qu'ils prennent
bien garde que ce ne soient des présomptueux :
Cui responsio ista displicet, quœrat doctiores;
sed caveat ne inveniat prœsumptores '.
Mais peut-être que le péché originel étant
guéri par le saint baptême , il ne nous en de-
meure aucun reste ; et ainsi nous pouvons passer
le reste de notre vie dans une entière assurance.
Ne le croyez pas, chrétiens, ne le croyez pas.
La grâce du saint baptême nous a retirés de la
mort éternelle , mais nous sommes encore abat-
tus de mortelles et pernicieuses langueurs. Ainsi
a-t-il plu à mon Dieu de guérir toutes mes bles-
sures les unes après les autres , afin de me faire
mieux sentir la misère dont il me délivre , et la
grâce par laquelle il me sauve. Mes frères biea-
aimés, écoutez le narré de ma maladie; vous
trouverez sans doute que vous avez à peu près
les mêmes infirmités. C'est la maladie de la na-
ture ; nous en ressentons tous les effets, qui plus,
qui moins, selon que nous suivons plus ou moins
les mouvements de l'Esprit de Dieu. Misérable
homme que je suis I où trouverai-je des paroles
assez énergiques pour décrire l'extrémité de mes
maux? blessé dans toutes les facultés de mon
âme , épuisé de forces par de si profonde» bles-
sures, je ne fais que de vains efforts. Ai-je jamais
pris une généreuse résolution , que l'effet n'ait
bientôt démentie? ai-je jamais eu une bonne
pensée, qui n'ait été contrariée par quelque mau-
vais désir? ai-je jamais commencé une action
' s. AuQ. de Spin: et lilt n* 60, t. I, Col 121.
DE L\ SAINTE VIERGE.
\ (.
I
vertueuse , où le péché ne se soit comme jeté
à la traverse? Il s'y mêle presque toujours cer-
taines complaisances qui viennent de l'amour-
propre, et tant d'autres péchés inconnus qui se
cachent dans les replis de ma conscience qui est
un abîme sans fond , impénétrable à moi-même.
Il est vrai, je sens, à mou avis , quelque chose
en moi-même qui voudrait s'élever à Dieu : mais
je sens aussitôt comme un poids de cupidités op-
posées qui m'entraînent et me captivent ; et si je
ne suis secouru , cette partie impuissante , qui
semblait vouloir se porter au bien , ne peut rien
faire pour ma délivrance : elle écrit seulement
ma condamnation. Quand j'entends quelquefois
discourir des mystères du royaume de Dieu , je
sens mon âme comme échauffée ; il me semble
que je ferai merveilles, je ne me propose que de
grands desseins. Faut-il faire le premier pas de
l'exécution ; le moindre souffle du diable éteint
cette flamme errante et volage qui ne prend pas
à sa matière, mais qui court légèrement par-
dessus. Quoi plus? Je suis malade à l'extré-
mité, et ne sens point de mal. Réduit aux abois,
je veux faire comme si j'étais en bonne santé.
Je ne sais pas même éplorer ma misère, ni
implorer le secours du Libérateur , faible et al-
lier tout ensemble , impuissant et présomptueux.
'- Malheureux homme que je suis! qui me dé-
" livrera de ce corps de mort? « lafelix ego
homo! quis me liberabit de corpore morlis
hujus ' ? Où pourrai-je trouver du secours ? où
chercherai-je le médecin? J'ai voulu autrefois
entreprendre ma guérison de moi-même : j'ai
fait quelques efforts pour me relever; efforts
inutiles , qui m'ont rompu et ne m'ont pas sou-
la^'é : comme un pauvre malade moribond , qui
ne sait plus que faire, s'imagine qu'en se levant
il sera peut-être allégé ; il consume son peu de
forces par un vain travail que sa faiblesse ne
peut plus souffrir : après s'être beaucoup tour-
menté à traîner ses membres appesantis avec
une extrême contention, il retombe, ainsi qu'une
pierre , sans pouls et sans mouvement , plus fai-
ble et plus impuissant que jamais : de vulnere
in vulnus , dit saint Augustin. Ainsi en est-il de
ma volonté, si elle n'est soutenue par une main
plus puissante. Infelix ego homo! vrai Dieu,
où pourrai-je trouver du secours?
La philosophie me montre de loin , dans de
belles boîtes qu'elle étale avec pompe parmi tous
les ornements de la rhétorique, le baume falsifié
de ses belles mais trompeuses maximes. La loi
retentit à mes oreilles d'un ton puissant et im-
périeux; les prédicateurs de l'Évangile m'annon-
' Rovi. vu, 24.
BOSStXT — T. III.
cent les paroles de vie éternelle : que me profite
tout cet appareil ? Les philosophes , charlatans
semblables à ces dangereux empiriques , char-
ment et endorment le mal pour un temps, et,
pendant cette fausse tranquillité , inspirent un
s-^cret venin dans la plaie. Ils me font la vertu si
belle et si aisée , ils la dorent de telle sorte par
leurs artificieuses inventions, que je m'imagine
souvent que je puis être vertueux de moi-même,
au lieu de me montrer ma servitude et mon im-
puissance. Ah ! superbe philosophie, n'est-ce pas
assez que je sois faible , sans me rendre encore
de plus en plus orgueilleux? Pour la loi , quoique
très-juste et très-sainte , c'est en vain qu'elle me
montre le mal , puisque je n'y trouve pas l'unique
préservatif que je cherche. Elle ne fait que m'é-
tourdir, si je n'ai l'esprit de la grâce.
Et ne vois-je pas par expérience que je m'o-
piniàtre contre les commandements"? lorsqu'on
me défend , ou me pousse. Il ne faut que me dé-
fendre une chose , pour m'en faire naître l'envie ;
me commander, c'est me retenir. Mon âme est
remuante, inquiète, indocile, et incapable de dis-
ciplioe. Plus on la presse par des préceptes , plus
elle se roidit au contraire. Enfin tout ce que je
lis , tout ce que j'écoute , les prédications , les en-
seignements , les corrections les plus charitables ,
ce sont des remèdes externes qui ne coupent pas
la racine du mal. J'ai besoin que l'on touche au
cœur, où est la source de la maladie. Et où pour-
rai-je trouver un médecin assez industrieux pour
manier dextrement une partie et si malade et si
délicate?
Sauveur Jésus , vous êtes le libérateur que je
cherche. Vrai médecin charitable , qui, sans être
appelé de personne, avez voulu descendre du
ciel en la terre, et avez entrepris un si grand
voyage pour venir visiter vos malades , je me
mets entre vos mains. Faites-moi prendre au-
jourd'hui une bonne résolution d'avoir toute ma
confiance en vous seul , d'implorer votre secours
avec zèle, de souffrir patiemment vos remèdes.
Si vous ne me guérissez , ô Sauveur, ma santé
est désespérée : Sana me, Domine, etsanabor'.
Tous les autres , à qui je m'adresse , ne font que
couvrir le mal pour un temps; vous seul en cou-
pez la racine, vous seul me donnez une guéri-
son éternelle. Vous êtes mon salut et ma vie ,
vous êtes ma consolation et ma gloire ; vous êtes
mon espérance en ce monde, et vous serez ma
couronne en l'autre.
• Jer. XVIH, 14.
146
SUR LA CONCEPTIO?ï
DEUXIEME SERMON
POUR L\ FÊTE
DE LA CONCEPTION DE LA S^^ VIERGE.
Marie prévenue , séparée par amour, par grâce et miséri-
corde. Ce qui la disUngue du reste des hommes : son alliance
particulière avec Jésus-Christ : droits qu'elle lui donne sur
ses bienfaits. Excès de l'amour qui nous a prévenus et qui
nous prévient sans cesse : comment nous devons y répondre.
f ecit mihi magna qui polens est.
le Tout- Puissant a fait en moi de grandes choses. Luc,
1,49.
Ce que l'Eglise célèbre aujourd'hui, ce que
les parédicateurs enseignent aux peuples , ce que
j'espère aussi de vous faire entendre avec le se-
cours de la grâce , touchant la pureté de la sainte
Vierge dans sa conception bienheureuse, exerce
depuis longtemps les plus grands esprits; et je
ne craindrai pas de vous avouer , que de tous
les sujets divers qui se traitent dans les assem-
blées des fidèles , celui-ci me paraît le plus diffi-
cile. Et ce qui m'oblige de parler ainsi , ce n'est
pas que je prétende imiter l'artifice des orateurs ,
qui se plaisent d'exagérer, en termes pompeux ,
la stérilité des matières sur lesquelles leur élo-
quence travaille , afin d'étaler avec plus d éclat
les richesses de leurs inventions , et les adresses
de leur rhétorique. Chrétiens , ce n'est pas là ma
pensée. Je sais combien il serait indigne de com-
mencer un discours sacré par un sentiment si
profane. Mais ayant dessein de vous faire voir
combien pure , combien innocente, combien glo-
rieuse est la conception de Marie ; je considère
premièrement les difficultés qui s'opposent à cette
créance , afin que , les doutes étant éclaircis , la
vérité que nous recherchons demeure solidement
établie.
Quand je considère , messieurs , cette sentence
terrible du divin apôtre, prononcée générale-
ment contre tous les hommes : Omnes mortui
sunt'... Omnes peccaverunt...Ex uno in con-
demnaiionem ^ : -> Tous sont morts , tous sont
« criminels, tous sont condamnés en Adam : »
je ne sais quelle exception on peut apporter à
des paroles si peu limitées. Mais ce qui me fait
connaître plus évidemment combien cette malé-
diction est universelle, ce sont trois expressions
différentes , par lesquelles le malheur de notre
naissance nous est représenté dans les saintes
Lettres. Elles nous disent premièrement qu'il y a
une loi suprême, qu'elles nomment la loi de
mort ; qu'il y a un arrêt de condamnation donné
« II. Cor. V, 14.
> Rom. Y, 12, 16.
indifféremment contre tous , et que pour y être
soumis il suffit de naître. Qui s'en pourra exemp-
ter? Secondement elles nous apprennent qu'il y
a un venin caché et imperceptible , qui , prenant
sa source en Adam, se communique ensuite à
toute sa race , par une contagion [également fu-
neste et inévitable, qui est appelée par saint
Augustin , contagium mortis antiquœ : « la con-
« tagion de la mort. » Et c'est ce qui fait dire à ce
même saint , que toute la masse dugenre humain
est entièrement infectée. Qui pourra trouver un
préservatif contre un poison si subtil et si péné-
trant? Mais disons, en troisième Heu, que tous
ceux qui respirent cet air malin contractent
nécessairement en eux-mêmes une tache qui les
déshonore , qui efface en eux l'image de Dieu , et
qui les rend, comme dit saint Paul ' , « naturelle-
« ment enfants de colère. « Naturellement ; écoutez.
Comment peut-on prévenir un mal qui , selon le
sentiment de Tapôtre, nous est depuis si long-
temps passé en nature ?
Voilà quelles sont les difficultés qui s'oppo-
sent au dessein que j'ai médité de vous faire voir
aujourd'hui que la conception de la sainte Vierge
est toute pure et tout innocente. Je sais qu'il est
malaisé de les surmonter, et qu'elles ont ébranlé,
ému plusieurs grands esprits , dont l'Église ne
condamne pas les opinions. Mais enfin , quelque
doute que l'on me propose , je ne puis abandon-
ner au péché la conception de cette Princesse ,
qui doit être en toute façon si privilégiée. Voyons
si nous les pouvons éclaircir.
Il est vrai qu'il y a une loi de mort qui con-
damne tous ceux qui naissent ; mais on dispense
des lois les plus générales en faveur des person-
nes extraordinaires. Il y a une vapeur maligne
et contagieuse qui a infecté tout le genre humain ;
mais on trouve quelquefois moyen de s'exempter
de la contagion , en se séparant. Il y a une tache
héréditaire qui nous rend naturellement ennemis
de Dieu, mais la grâce peut prévenir la nature.
Suivez, s'il vous plaît, ma pensée. Contre la loi,
il faut dispenser; contre la contagion, il faut
séparer; contre un mal naturel , il faut prévenir.
De sorte que je me propose de vous faire voir
Marie dispensée , Marie séparée , Marie préve-
nue ; dispensée de la loi commune , séparée de la
contagion universelle, prévenue par la grâce
contre la colère qui nous poursuit dès notre
origine. Pour la dispenser de la loi , j'ai recours
à l'autorité souveraine qui s'est tant de fois
déclarée pour elle. Pour la séparer de la masse ,
j'appelle au secours la Sagesse qui l'a si visible-
ment sénarée des autres ; par les grands et impé-
' Ephes. n,3
DE LA SAINTE VIERGE.
14:
tiétrables desseins qu'elle a sur elle devant tous
les temps. Et pour prévenir la colère, j'emploie
l'amour éternel de Dieu ; qui l'a faite un ouvrage
de miséricorde, avant qu'elle puisse être un objet
de haine.
Et ce sont , messieurs , les trois choses qu'elle
nous propose , si nous l'entendons, dans son ad-
mirable cantique. Fecit mihi magna qui potens
est: « Le Tout-Puissant a fait en moi de très-
« grandes choses. « Elle commence par la puis-
sance, pour honorer l'autorité absolue par la-
quelle elle est dispensée : qui potens est. Mais
ce Tout-Puissant , qu'a-t-il fait? Ah ! dit-elle , de
grandes choses : magna. Voyez qu'elle se recon-
naît séparée des autres par les grands et profonds
desseins auxquels la Sagesse l'a prédestinée. Et
qui peut exécuter toutes ces merveilles, sinon
l'amour éternel de Dieu : cet amour toujours ac-
tif et toujours fécond , sans l'entremise duquel la
puissance n'agirait pas ; et cette sagesse infinie ,
renfermant en elle-même toutes ses pensées, ne
produirait jamais rien au joui? C'est lui par con-
séquent qui fait tout : Fecit mihi magna ' : lui
seul ouvre le sein de Dieu sur ses créatures; il
est la cause de tous les êtres , le principe de toutes
les libéralités. C'est donc, fidèles, cet amour
fécond qui a fait la conception de Marie : Fecit;
c'est lui qui a prévenu le mal , en la sanctifiant
des son origine. Et ces choses étant ainsi suppo-
sées, j'aurai entièrement expliqué mon texte , et
achevé le panégyrique de la sainte Vierge dans sa
conception bienheureuse , si je puis vous faire voir
en trois points : que l'autorité souveraine l'a dis-
pensée de la loi commune, que la Sagesse l'a sé-
parée de la contagion générale, et que l'amour
éternel de Dieu a prévenu par miséricorde la
colère qui se serait élevée contre elle. C'est ce
que j'ai dessein de vous faire entendre avec le
secours de la grâce : et après , passant à l'instruc-
tion, je vous montrerai dans tous les fidèles une
image de ces trois grâces, pour exciter en nous
la reconnaissance.
PBEMIER POINT.
On pourrait douter, chrétiens, si la souverai-
neté paraît davantage , ou dans l'autorité de faire
des lois auxquelles des peuples entiers obéissent,
ou dans la puissance qu'elle se réserve d'en dis-
penser sagement suivant la nécessité des affaires.
Et il semble premièrementque la dispense, ens'é-
loignant du cours ordinaire, ait quelque chose de
plus relevé , ettémoigne plus d'indépendance. Car
comme il n'est point dans le monde de majesté
pareille à celle des lois , et que le pouvoir de les
' Luc. I, 49
établir est le droit le plus auguste et le plus sacre
d'une monarchie absolue; ne peut-on pas dire
avec raison que celui qui dispense des lois, fai-
sant céder leur autorité à la sienne propre , s'élève
par ce moyen en quelque façon au-dessus de la
souveraineté même? C'est pourquoi Dieu fait des
miracles , qui sont comme des dispenses des lois
ordinaires , pour montrer plus sensiblement sa
toute-puissance. Et par là il semble évident que
la marque la plus certaine de l'autorité, c'est de
pou oir dispenser des lois. D'autre part les rai-
sons ne sont pas moins fortes pour prou^ er qu'elle
consiste principalement dans le droit de les éta-
blir. Pour cela il faut remarquer que la loi s'étend
sur tous les sujets , et que la dispense est restreinte
à peu de personnes. Si la dispense s'étendait a
tous, elle perdrait le nom de dispense, et ferait
un changement de la loi. Maintenant je vous
demande, messieurs, si la puissance la moins
limitée n'est pas aussi la plus absolue ; s'il ne pa-
raît pas plus d'autorité à faire des lois sous les-
quelles un million d'hommes fléchisse , qu'à en
dispenser cinq ou six par des raisons particulières.
Et ensuite ne doit-on pas dire que la puissance se
fait mieux connaître par un établissement arrêté,
tel qu'est sans doute celui de la loi , que par uno
action extraordinaire , comme est celle de la dis-
pense?
Pour accorder tout ce différend , disons que
le caractère de l'autorité reluit également dans
l'un et dans l'autre. Car, comme dit très-bien
saint Thomas, on peut considérer dans la loi
deux choses, le commandement général , et l'ap
plication particulière. Par exemple, dans cette
ordonnance d'Assuérus tous les Juifs sont con-
damnés à la mort : voilà le commandement gé-
néral. L'application particulière; Esther y sera-
t-elle comprise? Ce commandement général fa if
l'autorité de la loi , et c'est sur l'application par-
ticulière que peut intervenir la dispense. Comnie
donc il appartient au même pouvoir, qui établit
les règlements généraux, de diriger l'applicatiotr
qui s'en fait sur tous les sujets particuliers ; i'
s'ensuit que faire les lois , donner les dispense»
sont des appartenances également nobles de
l'autorité souveraine , et qu'elles ne peuvent êtr<î
séparées.
Ces maximes étant établies, venons mainte-
nant à notre sujet. Vous m'opposez une loi de
mort prononcée contre tous les hommes. Vous
me dites que d'y apporter quelque exception ,
quand ce serait en faveur de la sainte Vierge ,
c'est violer l'autorité de la loi. Et moi je vous
réponds au contraire, selon les principes que
j'ai posés , que la puissance du Législateur ayant
deux parties, ce n'est pas moins violer son au-
{18
SUR LA CONCEPTION
tnrilé de dire qu'il ne puisse pas dispenser dans
l'application particulière, que de dire qu'il ne
peut pas ordonner par un commandement géné-
ral. Parlons encore plus clairement. Saint Paul
assure en termes formels, que « tous les hommes
« sont condamnés'.» Je ne m'en étonne pas,
chrétiens. Il regarde l'autorité de la loi, qui
d'elle-même s'étend sur tous; mais il n'exclut
pas les réserves que peut faire le Souverain , ni
les coups d'une puissance absolue. En vertu de
l'autorité de la loi, j'avoue que Marie était con-
damnée , ainsi que le reste des hommes; et c'est
par les grâces , c'est par les réserves , c'est par la
puissance du Souverain , que je dis qu'elle a été
dispensée.
Mais , direz-vous , abandonner aux dispenses
la sacrée majesté des lois, c'est énerver toute
leur vigueur. Il est vrai , si cette dispense n'est
accompagnée de trois choses, que je vous prie
de remarquer ; qu'elle se donne pour une per-
sonne éminente , que l'on soit fondé en exemple ,
que la gloire du Souverain y soit engagée. Nous
devons le premier à la loi , le second au public ,
le troisième au prince. Nous devons , dis-je , ce
respect à la loi , de ne reconnaître aucune dis-
pense qu'en faveur des personnes extraordinai-
res; nous devons cette satisfaction au public, de
ne le faire point sans exemple ; nous devons au
Souverain auteur de la loi, et surtout à un sou-
verain tel que Dieu , des égards très-particuliers.
Mais quand ces trois choses concourent ensemble,
on peut raisonnablement attendre une grâce.
Considérons-les en la sainte Vierge.
Dites -moi, qu'appréhendez - vous , vous qui
craignez de faire une exception en faveur de la
bienheureuse Marie? Ce que l'on craint ordinai-
rement, c'est la conséquence. Examinons si elle
esta craindre, en cette rencontre : voyons quelle
peut être cette conséquence. Je crois que vous
prévenez déjà ma pensée , et que vous jugez bien
qu'on ne la doit craindre qu'où il y peut avoir
de l'égalité. Mais y a-t-il une autre mère de
Dieu, y a-t-il une autre vierge féconde, sur la-
quelle on puisse étendre les prérogatives de
l'incomparable Marie? Qui ne sait que cette ma-
ternité glorieuse, que cette alliance éternelle
qu'elle a contractée avec Dieu , la met en un rang
tout singulier qui ne souffre aucune comparai-
son? Et dans une telle inégalité, quelle consé-
quence pouvons-nous craindre? Voulez-vous
que nous passions aux exemples? Toutefois ne
croyez pas, chrétiens, que j'espère trouver dans
les autres saints des exemples de la grandeur
de Marie. Car, puisqu'elle est tout extraordinaire ,
ce serait se tromper de chercher ailleurs des
' Rom. y, 18.
privilèges semblables aux siens. Mais d'où tire-
rons-nous donc les exemples en faveur de la dis.
pense que nous proposons? Il les faut nécessai-
rement prendre d'elle-même , et voici quelle est
ma pensée.
Je remarque, dans les histoires, que lorsque
les grâces des souverains ont commencé de pren-
dre un certain cours, elles y coulent avec pro-
fusion; les bienfaits s'attirent les uns les autres,
et se servent d'exemple réciproquement. Dieu
môme nous dit dans son Évangile : Habenti
clabitur% qu'il aime à donner à ceux qui possè-
dent; c'est-à-dire que, selon Tordre de ses libé-
ralités, une grâce ne va jamais seule, et qu'elle
est le gage de beaucoup d'autres. Appliquons
ceci à la sainte Vierge. Si nous reconnaissions ,
chrétiens, qu'elle eût été assujettie aux ordres
communs , nous pourrions croire peut-être qu'elle
aurait été conçue en iniquité, ainsi que les au-
tres hommes. Mais si nous y remarquons au
contraire une dispense presque générale de tou-
tes les lois ; si nous y voyons selon la foi catholi-
que , ou selon le sentiment des docteurs les plus
approuvés; si, dis-je, nous y voyons un enfan-
tement sans douleur, une chair sans fragilité ,
des sens sans rébellion, une vie sans tache, une
mort sans peine ; si son époux n'est que son gar-
dien; son mariage, un voiles sacré qui couvre et
protège sa virginité ; son fils bien-aimé , une fleur
que son intégrité a poussée: si, lorsqu'elle le^
conçut, la nature étonnée et confuse crut que;
toutes ses lois allaient être à jamais abolies ; si
le Saint-Esprit tint sa place , et les délices de la .
virginité, celle qui est ordinairement occupée par
la convoitise; en un mot, si tout est singulier en.
Marie : qui pourra croire qu'il n'y ait rien eu de
surnaturel en la conception de cette Princesse,
et que ce soit le seul endroit de sa vie qui ne soit
marqué par aucun miracle? Et n'ai-je pas beau-
coup de raison, après l'exemple de tant de lois
dont elle a été dispensée , de juger de celle-ci par
les autres? Ainsi l'excellence de la personne et
l'autorité des exemples favorisent la dispense que
nous proposons.
Mais je l'appuie , en troisième lieu , sur ce que
la gloire du Souverain, c'est-à-dire, de Jésus-
Christ même, y est visiblement engagée. Jepour-
rais rapporter ici un beau mot d'un grand roi ^ ,
chez Cassiodore , qui dit qu'il y a certaines ren-
contres où les princes gagnent ce qu'ils don-
nent , lorsque leurs libéralités leur font honneur :
Lvcrantur principes dona sua; et hoc vere
Ihesauris remnimiis quodfamœ commodis ap-
■ Mnith. XXT,29.
- Alhalavic.
DE LA SALNTE VIFIUGE.
I4î>
:icamu$'^ Si Jésus honore sa mère, il se fait
iionneurà lui-même; et il gagne véritablement
tout ce quil lui donne : parce qu'il lui est plus
glorieux de donner, qu'à Marie de recevoir. Mais
venons à des considérations plus particulières.
Je dis donc, ô divin Sauveur, que vous étant re-
vêtu d'une chair humaine pour anéantir cette
loi funeste , que nous avons appelée la loi du
péché , il y va de votre grandeur de l'abolir dans
tous les lieux où elle domine. Suivons , s'il vous
plaît , ses desseins et tout l'ordre de ses victoires.
Cette loi règne dans tous les hommes : elle
règne dans l'âge avancé ; Jésus la détruit par sa
grâce : il n'est pas jusqu'aux enfants nouvelle-
ment nés qui ne gémissent sous sa tyrannie ; il
l'efface par son baptême : elle pénètre jusqu'aux
entrailles des mères , et elle fait mourir tout ce
qu'elle y trouve ; le Sauveur choisit des âmes
illustres qu'il affranchit de la loi de mort, en les
sanctifiant devant leur naissance : comme, par
exemple , saint Jean-Baptiste. Mais elle remonte
jusqu'à l'origine , elle condamne les hommes dès
qu'ils sont conçus. 0 Jésus, vainqueur tout-puis-
sant, n'y aura-t-il donc que ce seul endroit où
votre victoire ne s'étend pas? votre sang , ce divin
remède qui a tant de force pour nous délivrer
du mal , n'en aura-t-il point pour le prévenir?
Pourra-il seulement guérir, et ne pourra-t-il pas
préserver? Et s'il peut préserver du mal , cette
vertu demeurera-t-elle éternellement inutile,
sans qu'il y ait aucun de vos membres qui en
ressente l'effet? Mon Sauveur, ne le souffrez pas;
et pour l'intérêt de votre gloire , choisissez du
moins une créature où paraisse tout ce que peut
votre sang contre cette loi qui nous tue. Et quelle
sera cette créature , si ce n'est la bienheureuse
Marie?
Mon Sauveur, permettez-moi de le dire , on
doutera de la vertu de votre sang. Il est juste
certainement que ce sang précieux du iils de la
Vierge exerce sur elle toute sa vertu, pour ho-
norer le lieu d'où il est sorti. Car remarquez, s'il
vous plaît, messieurs, ce que dit très-élo((uem-
ment un ancien évêque de France ; c'est le grand
Eucher de Lyon. Marie a cela de commun avec
tous hes hommes , qu'elle est rnchetée du sang de
son fils; mais elle a cela de particulier, que ce
sang a été tiré de son chaste corps : Profunden-
dum sangumempro mu7idi vita de corpore tuo
accepit, ac de te sumpsit quod etiam pro te sol-
vat. Elle a cela de commun avec tous les fidèles,
que Jésus lui donne son sang; mais elle a cela de
particulier, qu'il l'a premièrement reçu d'elle.
Elle a cela de commun avec nous, que ce sang
' Cassiud. J'ariar. lib. VIU, EpisLxxiU, U I , p. 1^3.
tombe sur elle pour la sanctifier; mais elle a cela
de particulier, qu'elle en est la source. Tellement
que nous pouvons dire que la conception de Ma-
rie est comme la première origine du sang de
Jésus. C'est de là que ce beau fleuve commence à
se répandre, ce fleuve de grâces qui coule dans
nos veines par les sacrements, et qui porte l'es-
prit de vie dans tout le corps de l'Église. Et de
même que les fontaines , se souvenant toujours
de leurs sources, portent leurs eaux eu rejaillis-
sant jusqu'à leur hauteur, qu'elles vont chercher
au milieu de l'air; ainsi ne craignons pas d'assu-
rer que le sang de notre Sauveur fera remonter
sa vertu jusqu'à la conception de sa mère, pour
honorer le lieu dont il est sorti.
Ne cherchez donc plus , chrétiens , ne cher-,
chez plus le nom de Marie dans l'arrêt de mort
qui a été prononcé contre tous les hommes. Il
n'y est plus, il est effacé, et comment? Par ce
divin sang qui , ayant été puisé en son chaste
sein, tient à gloire d'employer pour elle tout ce
qu'il renferme de force en lui-même , contre cette
funeste loi qui nous tue dès notre origine. D'où
il est aisé de conclure qu'il n'est rien de plus fa-
vorable que la dispense dont nous parlons, puis-
que nous y voyons concourir ensemble l'excel -
lence de la personne , l'autorité des exemples , et
la gloire du Souverain , c'est-à-dire , de Jésus-
Christ même.
Un célèbre auteur ecclésiastique dit que la
majesté de Dieu est si grande , qu'il y a non-seu-
lement de la gloire à lui consacrer ses services;
mais qu'il y a même de la bienséance à descen-
dre pour lamour de lui , jusqu'à la soumission de
la flatterie : Non tantum obsequi ei debeo, sed
etadulari '. Il veut dire que nous devons tenir
tous nos mouvements tellement dans !a dépen-
dance des ordres de Dieu , que non-seulement
nous cédions aux commandements qu'il nous
fait ; mais encore qu'étudiant avec soin jusqu'aux
moindres signes de sa volonté , nous la préve-
nions , s'il se peut , par la promptitude de notre
ponctuelle obéissance.
Ce que Tertullien dit de Dieu , qui est le Père
commua de tous les fidèles , j'ose le dire aussi de
l'Eglise qui en est la mère. Elle n'emploie ni ses
foudres , ni ses anathèaies pour obliger ses en-
fants à confesser que la conception de la sainte
Vierge est toute pure et tout innocente. Elle ne
met pas cette créance entre les articles qui com,
posent la foi chrétienne. Toutefois elle nous invite
à la suivre par la solennité de cette journée. Que
ferons-nous ici , chrétiens? iVo/i tantum obsequi y
sed et adulari. IS'est-il pas juste , non-seulement
' TertuU. de Jejun. n" 13.
tôO
SU II LA CONCEPTION
que nous obéissions aux commandements d'une
mère si bonne et si sainte , mais encore que nous
fléchissionsau moindre témoignage desa volonté?
Disons donc avec confiance que cette conception
est sans tache ; honorons Jésus-Christ en sa sainte
ïnère ; et croyons que le Fils de Dieu a fait quel-
que chose de particulier en la conception de Ma-
rie , puisque cette vierge est choisie pour coopé-
rer par une action particulière à la conception de
Jésus.
Mais en considérant les bienfaits dont le Fils
de Dieu honore sa mère , rappelons en notre mé-
moire ceux que nous avons reçus de la grâce ;
imprimons en notre pensée , chrétiens , combien
dure et inévitable est la sentence qui nous con-
damne , puisque , pour en exempter la très-sainte
Vierge, il ne faut pas y emploj^er moins que
l'autorité souveraine. Et ce qui est bien plus
étonnant, c'est qu'avec toutes les prérogatives
qui sont dues à sa qualité , l'Église n'a pas encore
voulu décider qu'elle en ait été exemptée. Dé-
plorable condition de notre naissance, qui, par
un long enchaînement de misères sous lesquelles
nous gémissons pendant cette vie , nous traîne à
un supplice éternel par un juste et impénétrable
jugement de Dieu ! Mais, grâce à la miséricorde
divine, cet arrêt de mort a été cassé à la requête
de Jésus mourant ; son sang a rompu nos liens ,
et a ôté ce joug de fer de dessus nos têtes. Nous
ne sommes plus sous la loi de mort. Chrétien ,
ne sois pas ingrat envers ton libérateur ; res-
pecte l'autorité souveraine qui t'a exempté d'une
loi si rigoureuse. Souviens-toi que nous avons
dit que cette autorité souveraine a deux fonctions
principales : elle commande et elle dispense; elle
ordonne et elle exempte, ainsi qu'il lui plaît.
Après l'avoir trouvée favorable dans l'exemption
qu'elle t'a donnée, révère-la aussi dans les lois
qu'elle te prescrit. Tu es redevable aux comman-
dements , tu ne l'es pas moins aux dispenses. Tu
dois aux commandements une obéissance fidèle ;
tu dois à la dispense , qui t'a délivré d'une loi si
rigoureuse, de continuelles actions de grâces.
C'est ce que pratique excellemment la très-sainte
Vierge : Fecit mihi magna qui potens est : «■ Le
« Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses. »
Voyez comme elle se sent obligée à la puissance
qui Ta exemptée de la loi funeste qui rend toutes
les conceptions criminelles. Mais elle n'a pas
moins d'obligation à la Sagesse qui l'a séparée de
la contagion générale. C'est la seconde partie.
SECOND POINT.
La théologie nous enseigne que c'est à la sa-
gesse divine de produire la diversité; et comme
c'est à elle qu'il appartient d'établir l'ordre dans
les choses, elle y doit mettre anssi la distinctiou
sans laquelle l'ordre ne peut subsister. En effet
nous voyons , fidèles , qu'elle s'y est , pour ainsi
dire , exercée dès l'origine de l'univers, lorsque,
se répandant sur cette matière qui n'était encore
qu'à demi formée , elle sépara la lumière d'avec
les ténèbres, les eaux d'ici-bas d'avec les céles-
tes, et démêla la confusion qui enveloppait tous
les éléments. Mais ce qu'elle a fait une fois dans
la création , elle le fait tous les jours dans la ré-
paration de notre nature. Elle a autrefois séparé
les parties du monde qui n'était qu'une masse
informe et confuse : elle fait maintenant la sépa-
ration dans le genre humain qui n'est qu'une
masse criminelle. C'est ce qui a fait dire à l'apô-
tre' : « Quand il a plu à celui qui m'a séparé; «
c'est-à-dire, qui m'a délivré, c'est-à-dire, qui m'a
sauvé. Si bien que la grâce nous sauve par une
bienheureuse séparation qui nous tire de cette
masse gâtée ; et c'est l'ouvrage de la Sagesse, par-
ce que c'est elle qui nous choisit dès l'éternité,
et qui nous prépare les moyens certains par les-
quels nous sommes justifiés.
La sainte Vierge est donc séparée, et elle a
cela de commun avec tout le peuple fidèle; mais
pour voir ce qu'elle a d'extraordinaire, il faut
considérer l'alliance particulière qu'elle a contrac-
tée avec Jésus-Christ. Chrétiens , apprenez-en le,
mystère du docte et éloquent saint Eucher dans
la seconde Homélie qu'il a composée sur la nati-
vité de Notre-Seigneur. C'est là que se réjouissant
avec Marie de ce qu'elle a conçu le Sauveur dans
ses bénites entrailles, il lui adresse ces belles pa-
roles : '< Que vous êtes heureuse , mère incompa-
« rable, puisque vous recevez la première ce qui a
« été promis à tous les hommes, et que vous pos-
« sédez toute seule lajoiecommune de l'univers! »
Per iot sœcula promissum prima suscipere
mereris adventutn, et commune mundi gau-
dium peculiari munere sola possides. Que veut
dire ce saint évêque? Si Jésus-Christ est un bien
commun, sises mystères sont à tout le monde, do
quelle sorte la très-sainte Vierge pourra-t-ellele
posséder toute seule? Sa mort est le sacrifice pu-
blic , son sang est le prix de tous les péchés, sa'
prédication instruit tous les peuples ; et ce qui fait
voir clairement qu'il est le bien commun de toute
la terre , c'est que ce divin enfant n'est pas plu-
tôt né, que les Juifs sont appelés à lui par les
anges, et les Gentils, par les astres. Tout le monde
a droit sur le Fils de Dieu , parce que sa bonté
nous le donne à tous. Cependant, ô dignité de Ma-
rie! dans cette libéralité générale , elle aun droit
particulier de le posséder toute seule, parce
' Galat. I, li.
DE LA SAl.NTE VIERGE.
ii^
qu'elle peut le posséder comme fils. Nulle autre
créature n'a part à ce titre. 11 n'y a que Dieu et
Marie qui puissent avoir le Sauveur pour fils; et
par cette sainte alliance Jésus-Christ se donne
tellement à elle, qu'on peut dire que le trésor
commun de tous les hommes devient sou bien
particulier: sola pos.sides.
Qui n'admirerait, chrétiens, de la voir si glo-
rieusement séparée des autres? Mais que fait cela,
direz-vous, pour sanctifier sa conception? C'est
ici qu'il faut faire voir que la conception du Sau-
veur a une influence secrète qui porte la grâce
et la sainteté sur celle de la sainte Vierge. Mais,
pour entendre ce que jai à dire, remettons en
notre pensée une vérité chrétienne qui est pleine
de consolation pour tous les fidèles. C'est que la
vie du Sauveur des âmes a un rapport particulier
avec toutes les parties de la nôtre pour y produire
la sainteté. Mettons cette vérité dans un plusgrand
jour par un beau passage tiré de l'apôtre : « Jé-
« sus-Christ est mort et ressuscité , afin que vi-
« vants et mourants nous soyons à lui. » Voyez
le rapport : la vie du Sauveur sanctifie la nôtre,
notre mort est consacrée par la sienne. Disons de
même du reste selon la doctrine de l'Écriture. Il
s'est revêtu de faiblesse ; c'est ce qui soulage nos
infirmités. Il a ressenti des douleurs; consolez-
vous, chrétiens affligés, c'est pour rendre les
vôtres saintes et fructueuses. Enfin ii y a un rap-
port secret entre lui et nous, et c'est cela qui nous
sanctifie. C'est pourquoi il a pris tout ce que nous
sommes , afin de consacrer tout ce que nous som-
mes. Et d'où vient cette merveflleuse communi-
cation de sa mort avec la nôtre, de ses souffran-
ces avec les nôtres? Ah î répondrait l'apôtre saint
Paul, c'est que le Sauveur mourant est à nous;
il nous donne sa mort et nous y trouvons une
source de grâces qui portent la sainteté dans la
nôtre , en la rendant semblable à la sienne. Le
Sauveur souffrant est à nous, et nous pouvons
prendre dans ses douleurs de quoi sanctifier nos
souffrances. C'est ce que peuvent dire tous les
chrétiens; mais la Vierge seule a droit de nous
dire : Le Sauveur conçu s'est donné à moi par un
titre particulier; et de cette sorte sa conception
inspire la sainteté à la mienne , par une secrète
influence.
Oui, chrétiens, le Sauveur conçu est à elle,
le Père céleste lui a fait ce présent! Tout le reste
de sa vie est à tous les hommes ; mais dans le
temps qu'elle le conçoit et qu'elle le porte dans
ses entrailles , elle a* droit de le posséder toute
seule : pccu/iari munere sola possides. Et ce
droit qu'elle a particulier sur la conception du
' Rom. XIV , a
Sauveur, est-il pas capable d'attirer sur elle une
bénédiction particulière pour sanctifier sa con-
ception? Si , en qualité de mère de Dieu , elle eî>t
choisie par la sagesse divine pour faire quelque
chose de singulier dans la conception de Jésus,
n'était-il pas juste, fidèles, que Jésus aussi réci-
proquement fit quelque chose de singulier dans
la concepion de Marie? et de là ne s'ensuit-il pas
que la conception de cette Princesse est séparée
de toutes les autres , puisque le fils de Dieu s'y
est réservé une opération extraordinaire? 0 Ma-
rie , je vous reconnais séparée ; et votre bienheu-
reuse séparation est un ouvrage de la Sagesse :
parce que c'est un ouvTage d'ordre. Comme vous
avez avec votre fils une liaison particulière , aussi .
vous fait-Il part de ses privilèges.
La sainte Vierge [est] séparée; et dans sa sé-
paration [ elle a ] quelque chose de commun avec
tous les hommes, quelque chose de particulier.
Pour l'entendre, il faut savoir que nous sommes
séparés de la masse , parce que nous appartenons
à Jésus-Christ, et que nous avons alliance avec
lui. Deux alliances de Jésus-Christ avec la sainte
Vierge ; l'une conmie Sauveur, l'autre comme fils :
comme Sauveur, commune avec tous les hom-
mes ; Jésus-Christ est un bien commun : mais sur
ce bien commun , la Vierge y a un droit particu-
lier : peculiari munere sola possides ^ « vous le
« possédez seule par votre alliance particulière en
« qualité de fils. » L'alliance avec Jésus-Christ
comme Sauveur fait qu'elle doit être sépeurée de
la masse ainsi que les autres ; l'alliance particu-
lière avec Jésus-Christ comme fils fait qu'elle en
doit être séparée d'une façon extraordinaire. Sa-
gesse divine , je vous appelle : vous avez autrefois
démêlé la confusion des éléments , il y a encore
ici de la confusion à démêler. Voila une masse
toute criminelle , de laquelle il faut séparer une
créature pour la rendre mère de son créateur.
Jésus est son Sauveur; elle doit être séparée
comme les autres : mais Jésus est son fils; il y a
une alliance particulière , elle doit être même sé-
parée des autres. Si les autres sont délivrés du
mal, il faut qu'elle en soit préservée, que l'on
en empêche le cours. Et comment? Par une plus
particulière communication des privilèges de son
fils. Il est exempt du péché , et Marie aussi en
doit être exempte. 0 Sagesse , vous l'avez séparée
des autres; mais ne la confondez pas avec son
fils, puisqu'elle doit être infiniment au-dessous.
Comment la distinguerons-nous d'avec lui , s'ils
sont tous deux exempts du péché? Jésus-Christ
l'est par nature, et Marie, par grâce ; Jésus-Christ,
de droit, et Marie, par privilège et par indulgence.
La voilà séparée. Fecit mihi magna qui potens
est : « Le Tout-Puissant a fait en mol de grandes
152
SUR LA CONCEPTION
« choses. » C'en est assez : voyons maintenant
comment nous sommes aussi séparés. C'est ma
troisième partie, à laquelle je passerai , chrétiens,
après vous avoir fait remarquer qu'encore que
nous ne soyons pas séparés aussi excellemment
«|ue la sainte Vierge , nous ne laissons pas que
de l'être.
Car qu'est-ce que le peuple fidèle? C'est un
peuple séparé des autres , tiré de la masse de per-
dition et de la contagion générale. C'est un peu-
ple qui habite au monde , mais néanmoins qui
n'est pas du monde. Il a sa possession dans le
ciel, il y a sa maison et son héritage. Dieu lui a
imprimé sur le front le caractère sacré du bap-
tême, afin de le séparer pour lui seul. Oui , chré-
tien , si tu t'engages dans l'amour du monde, si
tu ne vis comme séparé, tu perds la grâce du
christianisme. Mais comment se séparer, direz-
vous ? Nous sommes au milieu du monde , dans
les divertissements, dans les compagnies. Faut-
il se bannir des sociétés? faut-il s'exclure de tout
commerce? Que te dirai-je ici, chrétien, sinon
que tu sépares du moins le cœur? C'est par le
cœur que nous sommes chrétiens : Corde oredi-
iun ; c'est le cœur qu'il faut séparer. Mais c'est
là, direz-vous, la difficulté. Ce cœur est attiré
de tant de côtés, c'est à lui qu'on en veut. Le
inonde le flatte, le monde lui rit. Là il voit des
honneurs, là des plaisirs. L'un lui présente de
l'amour, l'autre en veut recevoir de lui. Comment
pourra-t-il se défendre? Et comment nous dites-
vous donc qu'il faut du moins séparer le cœur?
Je le savais bien , chrétiens , que cette entreprise
est bien difficile, d'être toujours au milieu du
monde , et de tenir son cœur séparé des plaisii's
qui nous environnent. Et je ne vois ici qu'un con-
seil. Mais que voulez-vous que je dise? puis-je
vous prêcher un autre Evangile à suivre? De tant
d'Jieures que vous donnez inutilement aux occu-
pations de la terre, séparez-en du moins quel-
ques-unes pour vous retirer en vous-mêmes.
Faites-vous quelquefois une solitude, où vous
méditiez en secret les douceurs des biens éter-
nels et la vanité des choses mortelles. Séparez-
vous avec Jfcsus-Christ, répandez votre âme de-
vant sa face ; pressez-le de vous donner cette grâce
dont les attraits divins puissent vous enlever aux
plaisirs du monde, cette grâce qui a séparé la
très-sainte Vierge , et qui l'a tellement remplie,
que la colère qui menace les enfants d'Adam n'a
pu trouver place en sa conception , parce qu'elle
a été prévenuepar un amour miséricordieux.
TBOISIÈME POINT.
Si nous voyons dans les Écritures sacrées que
' nom. X , w.
le Fils de Dieu prenant notre chair a pris aussi
toutes nos faiblesses , à l'exception du péché ; si
le dessein qu'il avait conçu de se rendre sem-
blable à nous , a fait qu'il n'a pas dédaigné la
faim ni la soif, ni la crainte , ni la tristesse , ni
tant d'autres infirmités qui semblaient indignes
de sa grandeur : à plus forte raison doit-on croire
qu'il a été vivement touché de cet amour si juste
et si saint, que la nature imprime en nos cœurs
pour ceux qui nous donnent le vie. Cette vérité
est -très-claire ; mais je prétends vous faire voir
aujourd'hui que c'est cet amour qui a prévenu la
très-sainte Vierge dans sa conception bienheu-
reuse; et c'est ce qui mérite plus d'explication.
Je considère en deux états cet amour de fils
que le S auveur a eu pour Marie ; je le regarde
dans l'incarnation et devant l'incarnation du
Verbe divin. Qu'il "ait été dans l'incarnation ,
chrétiens, il est aisé de le croire. Car comme
c'est par l'incarnation que Marie est devenue la
mère de Dieu , c'est aussi dans cet auguste mys-
tère que Dieu prend des sentiments de fils pour
Marie. Mais que cet amour de fils se rencontre
en Dieu pour sa sainte Mère devant qu'il soit in-
carné , c'est ce qui paraît assez difficile ; puisque
le Fils de Dieu n'est son fils qu'à cause de l'hu-
manité qu'il a prise. Toutefois remontons pins
haut, et nous trouverons cet amour qui a prévenu
la très-sainte Vierge parla profusion de ses dons.
Comprenez cette vérité, et vous verrez l'amour
de Dieu pour notre nature.
Pour entendre cette doctrine , remarquons que
la sainte Vierge a cela de propre qui la distingue
de toutes les mères, qu'elle engendre le dispen-
sateur de la grâce ; que son fils, en cela différent
des autres, est capable d'agir avec force dès le
premier moment de sa vie : et ce qu'il y a de plus
extraordinaire, c'est qu'elle est mère d'un fils
qui est devant elle. De là suivent trois beaux ef-
fets en faveur de la très-heureuse Marie. Comme
son fils est le dispensateur de la grâce, il lui en
fait part avec abondance ; comme il est capable
d'agir dès le premier instant de sa vie, il n'attend
pas le progrès de l'âge pour être libéral envers
elle : et le même instant où il est conçu voit com-
mencer ses profusions. Enfin comme elle a un
fils qui est devant elle ., elle a ceci de miracu-
leux , que l'amour de ce fils peut la prévenir jus-
que dans sa conception. C'est ce qui la rend in-
nocente : car il lui doit servir d'avoir un fils qui
soit devant elle. Mais éclaircissous cette vérité
par une excellente doctrine des Pères ; et voyons
quel a été, dès l'éternité, l'amour du Fils de Dieu
pour la sainte Vierge.
N'avez-vous jamais admiré, messieurs, comme
Dieu parle dans les saintes Lettres; comme il v'f-
DE LA SÀrSTE VIERGE.
153
\
fccle, pour ainsi dire, d'agir en homme; comme
il imite nos actions, nos mœurs, nos coutumes,
nos mouvements et nos passions? Tanlût il dit,
liar la Ixjuehe de ses proi)liètes , qu'il a le cœur
saisi par la compassion; tantôt qu'il l'a enflam-
mé par la colère, qu'il s'apaise, qu'il se repent,
([u'il a de la joie ou de la tristesse. Chrétiens,
«luel est ce mystère? un Dieu doit-il donc agir de
la sorte? Si le Verbe incarné nous parlait ainsi,
je ne m'en étonnerais pas : car il était homme.
Mais que Dieu , avant que d'être homme , parle
et agisse comme font les hommes , il y a sujet
de \f trouver étrange. Je sais que vous me direz
que cette Majesté souveraine veut s'accommo-
der à notre portée. Je le veux bien : mais j'ap-
prends des Pères qu'il y a une raison plus mys-
térieuse. C'est que Dieu ayant résolu de s'unir à
notre nature, il n'a pas jugé indigne de lui den
prendre de bonne heure tous les sentiments. Au
contraire, il se les rend propres, et vous diriez
qu'il s'étudie à s'y conformer.
Pourrions-nous bien expliquer un si grand mys-
tère par quelque exemple familier? Un homme
veut avoir une charge de robe ou d'épée ; il ne
l'a pas encore, mais il s'y prépare, il en prend
par avance tous les sentiments , et il commence
t s'accoutumer , ou à la gravité d'un magistrat ,
ou à la brave générosité d'un homme de guerre.
Dieu a résolu de se faire homme ; il ne l'cit pas
encore du temps des prophètes , mais il le sera ,
c'est une chose déterminée : tellement qu'il ne
faut pas s'étonner s'il parle , s'il agit en homme
avant que de l'être, s'il prend en quelque sorte
plaisir d'apparaître aux prophètes et aux pa-
triarches avec une figure humaine. Pour quelle
raison? Que Tertullien l'explique admirablement !
Ce sont , dit très-bien cet excellent homme , des
préparatifs de l'iucarnation. Celui qui doit s'a-
baisser jusqu'à prendre notre nature, fait, pour
ainsi dire , son apprentissage en se conformant à
nos sentiments. « Peu à peu il s'accoutume à
« être homme ; et il se plaît d'exercer , dès l'ori-
« gine du monde , ce qu'il sera dans la fin des
« temps, » ediscens jam inde aprimordio,jam
inde hominem, quodemtfuturus in fine '.
Ne croyez donc pas, chrétiens, qu'il ait at-
tendu sa venue pour avoû: un amour de fils pour
la sainte Vierge. C'est assez qu'il ait résolu d'être
homme, pour en prendre tous les sentiments. Et
s'il prend les sentiments d'homme, peut-il oublier
ceux de fils qui sont les plus naturels et les plus
humains? 11 a donc toujours ai-né Marie comme
mère, il l'a considérée comme telle dès le pre-
mier moment qu'elle fut conçue. Et s'il est ainsi,
' Lib. Il , ndv. Marcion. d' 27.
chrétiens, peut-il la regarder en colère? Le pé-
ché s'accordera-t-il avec tant de gréées, la ven-
geance avec l'amour, l'inimitié avec l'alliance?
El Marie ne peut-elle pas dire avec le psalmiste :
In Deo transgrediar innrum • : « Je passerai
'< par-dessus la muraille au nom de mon Dieu ? »
Il y a une muraille de séparation que le péché a
faite entre Dieu et l'homme, il y a une inimitié
comme naturelle. Mais , dit-elle, je passerai par-
dessus, je n'y entrerai pas : je passerai par-dessus,
transgrediar *. Et comment? Au nom de mon
Dieu , de ce Dieu qui, étant mon fils, est à moi
par un droit tout particulier; de ce Dieu qui m'a
aimée comme raere des le premier moment de
ma vie; de ce Dieu dont l'amour tout-puissant a
prévenu en ma faveur la colère qui menace tous
les enfants d'Eve. C'est ce qui a été fait en la
sainte Vierge. Finissons en vous faisant une image
de cette grâce dans tous les fidèles, et reconnais-
sons aussi, chrétiens, que l'amour de Dieu nous
a prévenus contre la colère qui nous poursuivait,
et qu'il nous prévient tous les jours. Que ce soit
là le fruit de tout ce discours, comme c'est la vé-
rité la plus importante de la religion chrétienne.
Oui certainement, chrétiens, c'est le fonde-
ment du christianisme de comprendre que nous
n'avons pas aimé Dieu , mais que c'est Dieu qui
nous a aimés le premier, non-seulement avant que
nous l'aimassions , mais loi-sque nous étions ses
ennemis. Ce sang du rsouveau Testament , versé
pour la rémission de nos crimes, rend témoi-
gnage à la vérité que je prêche. Car si nous n'eus-
sions pas été ennemis de Dieu , nous n'eussions
pas eu besoin de médiateur pour nous réconcilier
avec lui, ni de victime pour apaiser sa colère,
ni de sang pour contenter sa justice. C'est donc
lui qui nous a le premier aimés , en donnant son
Fils unique pour l'amour de nous. Mais peut-
être que cette grâce est trop générale, et que
notre dureté n'en est pas émue : venons aux
bienfaits particuliers par lesquels sou amour
nous prévient.
Que dirons-nous, chrétiens, de notre vocation
au baptême ? Avions-nous imploré son secours,
l'avions-nous prévenu par quelques prières,
afin que sa miséricorde nous amenât aux eaux
salutaires où nous avons été régénérés ? N'est-ce
pas lui au contraire qui s'est avance et qui nous
a aimés le premier? Mais peut-être que ce bien-
fait est trop ancien , et que notre ingratitude ne
s'en souvient plus : disons ce que nous éprouvons
tous les jours. Te souviens-tu, pécheur, avec
quelle ardeur tu courais au crime? la vengeance
ou le plaisir t'emportait : combien de fois Dieu
' Ps. XVII, 32.
* Transiliam , Hieronymu»
154
a-t-il parlé à ton cœur, pour te retenir sur ce
penchant ! Je ne sais si tu as écouté sa voix ;
mais je sais qu'il s'est présenté souvent. L'invi-
tais-lu, quand tu le fuyais? l'appelais-tu , quand
tu t'armais contre lui? Cependant H est venu à
toi par sa grâce; il a frappé, il a appelé, et ainsi
ne t' a-t-il pas prévenu et ne t' a-t-il pas aimé le
premier?
Mois, fidèles , j'en vois un autre qui ne court
pas au péché ; il est déjà engagé dans sa servi-
tude, li s'abandonne aux blasphèmes, aux médi-
sances et à l'impudicité. Il n'épargne ni le bien
ni l'honneur des autres , pour satisfaire son am-
bition; il ne respire que l'amour du monde. Jé-
sus-Christ descendra-t-il dans cet abîme? descen-
drà-t-il dans cet enfer? Autrefois il est allé aux
enfers , mais il y était appelé par les cris et par
les désirs des prophètes , qui soupiraient après sa
venue. Ici on rejette ses inspirations , on le fuit ,
on lui fait la guerre. Il vient toutefois , il s'ap-
proche ; dans une fête, dans un jubilé, dans quel-
que sainte cérémonie, il fait sentir ses terreurs à
une conscience criminelle , il l'excite intérieure-
ment à la pénitence. Le pécheur fuit, et Dieu le
presse ; il ne sent pas , et Dieu redouble ses coups
pour réveiller cette âme endormie. N'est-ce pas
là prévenir les hommes par un grand excès de
miséricorde?
Mais vous , ô justes , ô enfants de Dieu , je sais
que vous aimez votre Père : est-ce vous qui l'avez-
aimé les premiers? ne confessez- vous pas avec
l'apôtre ' que « la charité a été répandue en vos
« cœurs par le Saint-Esprit qui vous est donné ? »
et Dieu vous ferait-il un si beau présent , si avant
que de le faire il ne vous aimait? C'est donc lui
qui nous prévient, n'en doutons pas; c'est lui
qui fait toutes les avances. Mais apprenez qu'il
ne nous prévient qu'afm que nous le prévenions.
Que dites- vous? cela se peut-il? Oui, fidèles,
nous le pouvons. Écoutez le psalmiste qui nous
y exhorte : « Prévenons sa face , » dit-il ; Prœoc-
cupemus faciem ejus^. Que faut-il faire pour
le prévenir? Il y a deux attributs en Dieu qui
regardent particulièrement les hommes , la misé-
ricorde et la justice. On ne peut prévenir la mi-
séricorde : au contraire , c'est elle qui prévient
toujours ; mais elle ne nous prévient qu'afin que
nous prévenions la justice. Tu ne dois pas igno-
rer, pécheur, que tes crimes t'amassent des tré-
sors de colère. S'ils sont scandaleux, Dieu en
fera justice devant tout le monde ; et quand même
ils seraient cachés , Dieu les découvrira devant
tout le monde. Préviens cette juste fureur :
\engc-les, et il ne les vengera pas ; découvre-les ,
' Rom. r, 5.
» P». xciv , 2.
SUR LA DÉVOTION
et il ne les découvrira pas : Prxveniamus faciem
ejus in confessione.
Je sais que confession en ce lieu veut dire
louange, c'est-à-dire, confesser la grandeur de
Dieu. Mais je ne croirai pas m'éloigner du sens
naturel si je le fais servir à la pénitence. Car
peut on mieux confesser la grandeur de Dieu ,
que d'humilier le pécheur et le confondre devant
sa face? Donc , fidèles , confondons-nous devant
Dieu , de peur qu'fl ne nous confonde en ce jour
terrible. Prévenons sa juste fureur par la confu-
sion de nos crimes. Descendons au fond de nos
consciences où nos ennemis sont cachés. Des-
cendons-y le flambeau à une main , et le glaive
à l'autre : le flambeau , pour rechercher nos pé-
chés par un sérieux examen ; le glaive , pour les
arracher jusqu'à la racine par une vive douleur.
C'est ainsi que nous préviendrons la colère de ce
grand Dieu , dont la miséricorde nous a préve-
nus. 0 Marie , miraculeusement dispensée , sin-
gulièrement séparée, miséricordieusement pré-
venue , secourez nos faiblesses par vos prières ;
et obtenez-nous cette grâce, que nous prévenions
tellement par la pénitence la vengeance qui nous
poursuit, que nous soyons à la fin reçus dans ce
royaume de paix éternelle avec le Père, le Fils ,
et le Saint-Esprit.
«•»•••••
TROISIEME SERMON
PODR LA FÊTE
DE LA CONCEPTION DE LA Ste VIERGE,
PRËCnÉ A LA COUR.
Fondements de la dévotion à la Vierge , sa coopération à la
sanctilication des âmes. Règles qui doivent diriger l'exercice
de cette dévotion. Dieu , principe et lin du culte que nous ren-
dons à la Vierge et aux saints : les imiter pour leur plaire et
se les rendre propices. Fausses dévotions qui déshonorent le
christianisme ; illusions de la plupart des chrétiens.
Fecit mihi magna qui potens est.
Le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses. Luc
I, 49.
Dans le dessein que je me propose de vous don-
ner aujourd'hui une instruction chrétienne tou-
chant la dévotion envers la Vierge bienheureuse,
et de vous découvrir à fond les utilités infinies
que vous en pouvez tirer, aussi bien que les di-
vers abus qui en corrompent la pratique, j'en-
trerai d'abord en matière , et sans vous ennuyer
par un long exorde je partagerai mon discours
en deux parties. La première établira les solides
et inébranlables fondements de cette dévotion,
La seconde vous fera voir les régies invariable»
A LA SAfNTE VI ERG K.
16&
qui doivent en diriger l'exercice. Celte doctrine
nous servira à lionorer chrétiennement la très-
sainte Vierge , non-seulement dans la fête de sa
conception, mais encore dans toutes celles que
la sainte succession de l'année ecclésiastique ra-
mène de temps en temps à la piété des fidèles. La
conception de Marie , étant le premier moment
dans lequel nous commençons de nous attacher
à cette divine mère, pour de là l'accompagner
pereévérammeut dans tous les mystères qui s'ac-
complissent en elle; je veux tâcher de vous ins-
pirer, dès ce premier pas, des sentiments con-
venables à la piété chrétienne, et de former vos
dévotions sur les maximes de l'Évangile.
Ne me dites pas , chrétiens , que cette idée est
trop générale et que vous attendiez quelque chose
qui fût plus propre et plus convenable à une si
grande solennité. L'utilité des enfants de Dieu est
la loi suprême de la chaire ; et je vous accorde-
rai sans peine que je pouvais prendre un sujet
plus propre à la fête que nous célébrons , pourvu
aussi que vous m'accordiez qu'il n'y en a point de
plus salutaire ni de plus propre à l'instruction de
ce royal auditoire. Écoutez donc attentivement
ce que j'ai à vous exposer touchant la dévotion
pour la sainte Vierge : voyez quel en est le fon-
dement , et quel en est l'exercice.
PREMIER POINT.
« Personne, dit le saint apôtre ', ne peut poser
« d'autre fondement que celui qui a été mis, c'est-
« à-dire, Jésus-Christ. » Soit doncce divin Sauveur
le fondement immuable de notre dévotion pour la
sainte Vierge ; parce qu'en effet tout le genre hu-
main ne peut assez honorer cette vierge mère de-
puis qu'il a reçu Jésus-Christ par sa bienheureuse
fécondité. Élevez vos esprits, mes frères , et con-
sidérez attentivement combien grande , combien
érainente est la vocation de Marie, que Dieu a
prédestinée avant tous les temps pour donner
par elle Jésus-Christ au monde. Mais il faut en-
core ajouter que , Dieu l'ayant appelée à ce glo-
rieux ministère, il ne veut pas qu'elle soit un
simple canal d'une telle grâce , mais un instru-
ment volontaire qui contribue à ce grand ou-
vrage, non-seulement par ses excellentes dispo-
sitions, mais encore par un mouvement de sa
volonté. C'est pourquoi le Père éternel envoie
un ange pour lui proposer le mystère, qui ne
s'achèvera pas tant que Marie sera incertaine ;
si bien que ce grand ouvrage de l'incarnation ,
qui tient depuis tant de siècles toute la nature en
attente, loi-sque Dieu est résolu de l'accomplir
denreure encore en suspens , jusqu'à ce que la di-
» 1. Cor. ni, n.
vine Vierge y ait consenti : tant il a été nécessaire
aux hommes que Marie ait désiré leur salut. Aus-
sitôt qu'elle a donné ce consentement, les cieux
sont ouverts , le Fils de Dieu est fait homme, et
les hommes ont un Sauveur. La charité de Marie
a donc été en quelque sorte la source féconde d'où
la grâce a pris son cours , et s'est répandue avec
abondance sur toute la nature humaine. Etcomme
dit saint Ambroise, et après lui saint Thomas,
« c'est de ses bénites entrailles qu'est sorti avec
« abondance cet esprit de sainte ferveur qui, étant
« premièrement survenu en elle, a inondé toute
« la terre : « Utérus Mari œ , Spirifu fervenii qui
supervenit in eam replevit orbem terrarum,
cum peperit Salvatorem \ « Elle a reçu, dit en-
« core saint Thomas, une si grande plénitude de
«grâce, qu'elle est parvenue à une union très-
« intime avec l'auteur de la grâce, et a mérité
« de recevoir en elle celui qui est rempli de toutes
« les grâces : en l'enfantant elle a, en quelque
« manière , fait découler la grâce sur tous les
'< hommes : « Tantam gratiœ obtinuit ptenitu-
dinem. ui essetpropinquissima auctori gratiœ ;
ila quod eum qui est plenus omni gratia, in se
reciperet, et eum pariendo , quodammodo gra-
tiam ad omnes derivaret ^.
Il a donc fallu , chrétiens, que Marie ait con-
couru, par sa charité, à donner au monde son li-
bérateur. Comme cette vérité est connue , je ne
m'étends pas à vous l'expliquer ; mais je ne vous
tairai pas une conséquence que peut-être vous
n'avez pas assez méditée : c'est que Dieu , ayant
une fois voulu nous donner Jésus-Christ par la
sainte Vierge, cet ordre ne se change plus; et
« les dons de Dieu sont sans repentance ^. » Il est
et sera toujours véritable, qu'ayant reçu par elle
une fois le principe universel de la grâce , nous
en recevions encore , par son entremise , les di-
verses applications dans tous les états différents
qui composent la vie chrétienne. Sa charité ma-
ternelle ayant tant contribué à notre salut dans
le mystère de l'incarnation , qui est le principe
universel de la grâce, elle y contribuera éter-
nellement dans toutes les autres opérations, qui
n'en sont que des dépendances.
La théologie reconnaît trois opérations princi-
pales de la grâce de Jésus-Christ. Dieu nous ap-
pelle ; Dieu nous justifie ; Dieu nous donne la
persévérance. La vocation , c'est le premier pas ;
la justification fait notre progrès; la persévé-
rance conclut le voyage, et unit dans la patrie ,
ce qui ne se trouve pas sur la terre , le repos e\
la gloire.
' s. Ambr. de Inst. f'irg. cap. xii , 1. il , col. 267.
' 5. Th. m pari. Quœst. \\\n, Art. r , ad. i.
^ Rom. XI. 29.
Ià6
SUR LA DÉVOTION
Vous savez qu'en ces trois états l'influence de
Jésus-Christ nous est nécessaire ; mais il faut vous
faire voir, par les Ecritures, que la charité de
Marie est associée à ces trois ouvrages : et peut-
être ne croyez-vous pas que ces vérités soient si
claires dans l'Évangile que j'espère de les y mon-
trer en peu de paroles.
La grâce de la vocation nous est figurée par la
soudaine ilkimination que reçoit le saint Précur-
seur dans les entrailles de sa mère. Considérez ce
miracle; vous y verrez une image des pécheurs
que la grâce appelle. Jean est ici dans l'obscurité
des entrailles maternelles : où êtes-vous, ô pé-
cheurs? dans quelle nuit ! dans quelles ténèbres !
Jean ne peut ni voir ni entendre : pécheurs, quelle
surdité semblable à la vôtre, et quel aveuglement
pareil ; puisque le ciel tonne en vain sur vous par
tant de menaces terribles, et que la vérité elle-
même, qui vous luit si manifestement dans l'É-
vangile , n'est pas capable de vous éclairer? Jé-
sus vient à Jean sans qu'il y pense ; il le prévient,
il parle à son cœur, il éveille et il attire ce cœur
endormi, et auparavant insensible : pensiez- vous
à Dieu, ô pécheurs, quand il a été vous émouvoir
par une secrète touche de son Saint-Esprit? Dans
cesténèbresoù vous vous cachiez, quelle soudaine
lumière vous a paru tout à coup comme un éclair !
quel nouvel instinct a touché vos cœurs! Vous
ne le cherchiez pas, et il vous appelait à la péni-
tence. [C'est lui qui inspire ces] dégoûts secrets,
ces amertumes cachées , qui vous font regretter
la paix et vous rappellent à la pénitence. Vous
fuyiez, et il a bien su vous trouver. Mais s'il nous
montreclans le tressaillement desaint Jean l'image
des pécheurs prévenus, il nous fait voir aussi que
Marie concourt avec lui à ce grand ouvrage. Si
.lean-BapUste ainsi prévenu semble s'efforcer
pour sortir de la prison qui l'enserre, c'est à la
voix de iMarie qu'il est excité : « Votre voix n'a
« pas plutôt frappé mon oreille lorsque vous m'a-
.< vez saluée, que mon enfant a tressailli de joie
« dans mon sein '. » «■ C'est Marie, dit saint Am-
« broise, qui a élevé Jean-Baptiste au-dessus de
<> la nature ; et cet enfant, touché de sa voix ,
« avant que d'avoir respiré l'air, a attiré l'esprit
'< de la piété : » Levavit [Maria] Joannem in
utero conaiiluluin, qui ad vocem ejus exsili-
vit... prius sensu devoiionis quam spirilus in-
fusionc vilalis animatus ^. Et selon le même
saint Arabroise, " la grâce dont Marie fut rem-
«plie était si grande, quelle ne conservait pas
« seulement en elle le don de la virginité , mais
« qu'elle conférait encore à ceux qu'elle visitait
' Luc. I, 44.
' J)e iitil. P'irg. cap. xui, l. ii, col. 2G7
« la marque de l'innocence; « Cujus tanta gra-
tta, ut non solum in se virginitatis gratiam
reservaret ; sed etiam his guosviseret, integri-
tatis insigne conferret.... « C'est à sa voix que
« l'enfant tressaille dans le sein de sa mère, obéis-
« sant avant que d'être engendré. Il n'est pas
« étonnant qu'il ait persévéré dans une intégrité
« parfaite, lui que la mère du Sauveur oignit pen-
« dant trois mois comme de l'huile de sa présence
« et du parfum de sa pureté ? » Ad vocem Ma-
riœ exultavit infantulus, obsecutus antequam
genitus. Nec immerito mansit integer corpore,
quem oleo quodam suœprœsentiœ et integntatis
unguento, Domini mater exercuit '.
La justification est représentée dans les noces
de Cana en la personne des apôtres. Car écoutez
les paroles de l'évangéliste : Jésus changea l'eau
en vin. « Ce fut là le premier des miracles de
« Jésus , qui fut fait à Cana en Galilée ; et il fit
« paraître sa gloire ; et ses disciples crurent en
« lui \ » Les apôtres étaient déjà appelés, maïs
ils ne croyaient pas encore assez vivement pour
être justifiés. Vous savez que « la justification
« est attribuée à la foi 3; » non qu'elle suffise
toute seule, mais parce qu'elle est le premier
principe , et, comme dit le saint concile de Tren-
te S « la racine de toute grâce. « Ainsi le texte
sacré ne pouvait nous exprimer en termes plus
clairs la gs-âce justifiante ; mais il ne pouvait non
plus uous mieux expliquer la part qu'a eue la di-
vine Vierge à ce merveilleux ouvrage.
Car qui ne sait que ce grand miracle , sur le-
quel a été fondée la foi des apôtres , fut l'effet de
la charité et des prières de Marie? Lorsqu'elle
demanda cette grâce, il semble qu'elle ait été
rebutée. « Femme, lui dit le Sauveur, qu'y a-
« t-il entre vous et moi? mon heure n'est pas en-
« core venue ^. » Quoique ces paroles paraissent
rudes, et qu'elles aient un air de refus bien sec,
Marie ne se croit pas refusée. Elle connaît les
délais miséricordieux , les favorables refus , les
fuites mystérieuses de l'époux sacré. Elle sait
tous les secrets par lesquels son amour ingénieux
éprouve les âmes fidèles, et sait qu'il nous re-
bute souvent afin que nous apprenions à emporter
par l'humilité, et par une confiance persévérante,
ce que la première demande n'a pas obtenu.
Marie ne fut pas trompée dans son attente. Que
ne peut obtenir une tell" mère à qui son fils ac-
corde tout, lors même qu'il semble qu'il la traite
le plus rudement? et que ne lui donnera-t-il pas,
quand l'heure sera venue de la glorifier avec
' De insl. Firg. cap. vii, col. 2S1 , 283.
' Joan. II, II.
* Rom. IV, 5.
♦ Sess. VI , cap. 8.
^ Joan. Il, 4-
A LA SAINTE VIERGE.
167
lui par toute la terre; puisquil avance en sa
favenr, comme dit saint Jean-Chrysostôme ',
ritenre qu'il avait résolue? Josus, qui semblait
l'avoir refusée, fait néanmoins ce qu'elle de-
mande.
Mais, messieurs, qui n'admirera que Jésus
n'ait voulu faire son premier miracle qu'à la
prière de la sainte Vierge? ce miracle en cela
différent des autres : miracle pour une chose non
nécessaire. Quelle grande nécessité qu'il y eût
du vin dans ce banquet? Marie le désire, c'est
assez. Qui ne sera étonné de voir qu'elle n'inter-
vient que dans celui-ci, qui est suivi aussitôt
d'une image si expresse de la justification des pé-
cheurs? cela sest-il fait par une rencontre for-
tuite? Ou plutôt ne voyez- vous pas que le Saint-
Esprit a eu dessein de nous faire entendre , ce
que remarque saint Augustin en interprétant ce
mystère , que « la vierge incomparable , étant
« mère de notre chef, selon la chair, a dû être
» selon l'esprit la mère de tous ses .nembres , en
« coopérant par sa charité à la naissance spiri-
« tuelle des enfants de Dieu , » carne mater ca-
pitis nostri, spiritu mater tnembronim ejus,
quia cooperata est charitate ut fiiii Dei nasce-
rentur in Ecclesia ' ? Vous voyez que nous en-
tendons ce mystère comme Tout entendu, dès
les premiers siècles , ceux qui ont traité avant
nous les Écritures divines. Mais, mes frères,
ce n'est pas assez qu'elle contribue à la naissance
des enfrtnts de Dieu ; voyons la part que Jésus lui
donne dans leur fidèle persévérance.
Paraissez donc, enfants de miséricorde et de
grâce , d'adoption et de prédestination éternelle ,
fidèles compagnons du sauveur Jésus, qui per-
sévérez avec lui jusqu'à la Un ; accourez à la sainte
Vierge, et venez >ous ranger avec les autres
sous les ailes de sa charité maternelle. Chrétiens,
je les vois paraître , et le disciple chéri de notre
Sauveur nous les représente au Calvaire. Puis-
qu'il suitavecMarie Jésus-Christ jusqu'à la croix,
pendant que les autres disciples prennent la fuite ;
puisqu'il s'attache constamment à ce bois mys-
tique , qu'il vient généreusement mourir avec lui,
il est la figure des fidèles persévérants, et vous
voyez aussi que Jésus-Christ le donne à sa Mère :
«Femme, lui dit-il, voilà votre fils^ « » Elle
« est , dit saint Ambroise , confiée à Jean l'évan-
« géliste, qui ne connaît point le mariage. Aussi
« je ne m'étonne pas qu'il nous ait révélé plus de
» mystères que tous les autres , lui à qui le trésor
« des secrets célestes était toujours ouvert : »
Eademque postea Joannievangelistœ est iradita
• In Joan. Hom. xxti, t. yiii, p. 127.
' De sancta. firg n° 8, t. vi , col. 343.
' Joan. xis, 2ts.
confugium nescienti. Vnde non miroi prœ cœ-
tcris locutum mysteria divina, cui prœsto crat
aulu cœlestium sacramentorum '. Chrétiens ,
J'ai terni parole. Ceux qui savent considérer com-
bien l'Écriture est mystérieuse, connaîtront, pai
ces trois exemples , que Marie est par ses pieuses
intercessions la mère des appelés , des justifiés ,
des persévérants; et que sa charité féconde est
un instrument général des opérations de la grâce.
Par conséquent réjouissons-nous de sa concep-
tion bienheureuse; le ciel nous forme aujour-
d'hui une protectrice*. Car quelle autre peut par-
ler pour nous , plus utilement que cette divine
mère? C'est à elle qu'il appartient de parler au
cœur de son fils , où elle trouve une si fidèle cor-
respondance. Les sentiments de la nature sont
relevés et perfectionnés , mais non éteints dans
la gloire; ainsi elle ne craindra pas d'être refu-
sée. « L'amour du fils parle pour les vœux de la
1 mère , la nature elle-même le sollicite en sa fa-
« veur : on cède facilement aux prières , quand
« on est déjà gagné par son amour même : »
Affectas ipse pro te orat, natura ipsa tibi po-
stulat cito annuunt qui suo ipsi amore su-
perantur *.
Par conséquent , mes frères , nous avons ap-
puyé la dévotion envers la Vierge bienheureuse,
sur un fondement solide et inébranlable. Puis-
qu'elle est si bien fondée , anathèrae à qui la nie ,
et ôte aux chrétiens un si grand secours. Ana-
thème à qui la diminue, il affaiblit les sentiments
de la piété. Dirai-je anathème à qui en abuse ?
JXou , mes frères , ils sont enfants de l'Église ;
soumis à ses décrets , quoique ignorants de ses
maximes : ne les soumettons pas à nos anathè-
raes , mais instruisons- les de ses règles. Car quel
serait notre aveuglement , si , après avoir posé
un fondement si solide, nous bâtissions dessus
de vaines et superstitieuses pratiques? Après donc
que nous avons fondé nos dévotions , apprenons
à les rectifier, et réglons-en l'exercice par les
maximes de l'Église. Je vous dirai, chrétiens,
' s. Ambr. de Insl. Firg. cap. yri, t. ii, col. 262-
* Je veux croire avec vous , messieurs , quelle n'a jamais
eu de péché , elle qui , comme dit Pierre Chrysologue , était
engagée au sauveur Jésus, et marquée pour lui pai le Saiui-
Esprit, dès le premier moment de son être. Provolat ad
sponsam feslinus interpres, ut humanœ desponsionis
arceat et suspendal effeclum ; neque auferat ab Joseph
virginem, sed reddat Chris to eut est pignorata cum
fieret. Pelr. Chrysol. Serm. cxl, de AimuatlaL
Nous avons cru devoir mettre en note ce passage, ccmme
l'a fait D. Dcforis , parce qu'en cet endroit, ou il ni placé dans
le manuscrit, il interrompt le til du discours, et ne se lie point
avec ce qui suit. 11 faut cependant observer que le latin n'est
pas dans le corps du sennoa, niais à la mai^e. ( Êdii. de Fer-
milles. )
î Salv. Ep. tv , p iog.
158
sua LA DÉVOTION
en peu de paroles, quel culte nous devons a Dieu,
à la sainte Vierge, à tous les esprits bienheui-eux ;
et c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
La règle fondamentale de l'honneur que nous
rendons à la sainte Vierge et aux bienheureux
esprits, c'est que nous le devons rapporter tout
entier à Dieu et à notre salut éternel. Car s'il n'é-
tait rapporté à Dieu , ce serait un acte purement
humain , et non un acte de religion : et nous sa-
vons que les saints , étant pleins de Dieu et de sa
gloire, ne reçoivent pas des civilités purement
humaines. La religion nous unit à Dieu ; c'est de
là qu'elle prend son nom , comme dit saint Au-
gustin , et c'est par là qu'elle est définie : Religio,
quod nos relUjet omnipotenti Deo \ Ainsi toute
notre dévotion pour la sainte Vierge est inutile
et superstitieuse , si elle ne nous conduit à Dieu
pour le posséder éternellement, et jouir de l'hé-
ritage céleste. Voilà la règle générale du culte
religieux, c'est qu'il dérive de Dieu, et qu'il y
retourne en se répandant sur ses saints , sans se
séparer de lui.
Mais, pour descendre à des instructions plus
particulières, je remarquerai quelques différen-
ces entre le culte des chrétiens et celui des ido-
lâtres ; et quoiqu'il semble peu nécessaire de
combattre les anciennes erreurs de l'idolâtrie,
dans cette grande lumière du christianisme , tou-
tefois la vérité paraîtra plus claire par cette op-
position. Donc , mes frères , pour toucher d'abord
le principe de tout le mal ; les anciens ne con-
naissant pas la force du nom de Dieu , qui ne con-
serve sa grandeur et sa majesté que dans l'unité
seule, ont divisé la divinité par ses attributs et
par ses fonctions différentes, et ensuite par les
éléments et les autres parties du monde , dont ils
ont fait un partage entre les aînés et les cadets
comme d'une terre et d'un héritage : le ciel
comme le plus noble et le principal domicile étant
demeuré à leur Jupiter, et le reste étant échu à
ses frères et à sa sœur, comme si la possession
du monde pouvait être séparée en lots, et n'était
pas solidaire et indivisible ; ou que Dieu eût été
obligé d'aliéner son domaine , et d'en laisser à
d'autres le gouvernement et la jouissance. Après
qu'on eut commencé de violer la sainte unité de
Dieu par l'injurieuse communication de ce nom
incommunicable , on en vint successivement à
une multiplication sans ordre et sans bornes, jus-
qu'à reléguer plusieurs dieux aux foyers, aux
cheminées et aux écuries , ainsi que saint Augus-
tin le reproche aux Romains et aux Grecs. On
• De Fer. Rel. d» 113, t.l.col. 788. De Civit. Dei. lib. X,
«3\). Ul , t. TII , col. 240.
en mit trois à la seule porte ; et « au lieu, dit ce
« saint évêque, qu'un seul homme suffit pour
« garder la porte d'une maison, les Grecs ont
" voulu qu'il y eût trois dieux : » Unum quisque
domui suœ ponit ostiarium ; et quia homo est y
omnino sufficit : très deos isti posuerunt '. A
quel dessein tant de dieux, sinon pour désho-
noier ce grand nom et en avilir la majesté? Ne
pensez pas , chrétiens , que ce soit une inutile
curiosité qui me fasse remarquer ces choses. Con-
sidérez combien le genre humain, qui a pu don-
ner créance durant tant de siècles à ces cireurs
insensées , était livré avant Jésus-Christ à la puis-
sance des ténèbres ; et de quel prodigieux aveu-
glement nous a tirés le Sauveur, par la lumière de
son Évangile. « Rendons grâces à Dieu pour son
« ineffable don : >' Grattas Deo super inenar-
rabili dono ejus ».
Pour nous, nous n'adorons qu'un seul Dieu
tout-puissant , créateur et dispensateur de toutes
choses, au nom duquel nous avons été consacrés
par le saint baptême ( ô grâce mal conservée ! ô
foi violée trop facilement ! ) et en qui seul nous re-
connaissons une souveraineté absolue , une bonté
sans mesure, et la plénitude de l'être. Nous ho-
norons les saints et la bienheureuse Vierge , non
par un culte de servitude et de sujétion ( car
nous sommes libres pour tout autre, et ne som-
mes assujettis qu'à Dieu seul dans l'ordre de la
religion ) ; mais « nous les honorons , dit saint
« Ambroise -^ , d'un honneur de charité et de so-
rt ciété fraternelle : » Honoramus eos charitate^
non servitule, comme dit saint Augustin ''; et
nous révérons en eux les miracles de la main du
Très-Haut, la communication de sa grâce, l'é-
panchement de sa gloire , et la sainte et glorieuse
dépendance par laquelle ils demeurent éternel-
lement assujettis à ce premier être , auquel seul
nous rapportons tout notre culte comme au seul
principe de tout notre bien, et au terme unique
de tous nos désirs. Ne soyons donc pas de ceux
qui pensent diminuer la gloire de Dieu et de Jé-
sus-Christ, quand ils prennent de hauts senti-
ments de la sainte Vierge et des saints.
Telle est la vaine appréhension des ennemis de
l'Église. Mais , certes , c'est attribuer à Dieu une
faiblesse déplorable que de le rendre jaloux de
ses propres dons et des lumières qu'il répand sur
ses créatures : car que sont les saints et la sainte
Vierge , que l'ouvrage de sa main et de sa grâce ?
Si le soleil était animé , il n'aurait point de ja-
• De Fer. Rel. n° 113, t. i, col. 788. De Civit. Dei. lib.
IV , cap. VIII , t. vu , col. 94.
= 11. Cor. IX, IB.
3 Lib. de Fid. tom. ii , col. 200.
* De Fer. Relig. n» 110, 1. 1, col. 787, lib. XXI, cont. FauU,
t. % ni , col. 347.
A LA SAINTE VIERGE.
159
iousie en voyant - la lune qui préside à la nuit , »
comme dit Moïse ' , par une lumière si claire ,
parce que toute sa clarté dérive de lui ; et que
c'est lui-même qui nous luit et qui nous éclaire ,
par la réflexion de ses rayons. Quelque haute per-
fection que nous reconnaissions en Marie , Jésus-
Christ pourrait-il en être jaloux , puisque c'est
de lui qu'elle est découlée , et que c'est à sa seule
gloire qu'elle se rapporte? C'est une erreur misé-
rable. Mais ils sont beaucoup plus dignes de com-
passion lorsqu'ils nous accusent d'idolâtrie dans
la pureté de notre culte , et qu'ils en accusent
avec nous les Ambroise, les Augustin et les
Chrysostôme , dont ils confessent eux-mêmes ,
je n'impose pas, que nous suivons la doctrine,
la pratique et les exemples. Il ne faut pas que des
reproches si déraisonnables , qu'ils font avec tant
d'aigreur à l'Église catholique , nous aigrissent
nous-mêmes contre eux; mais qu'ils nous fassent
déplorer les excès où sont emportés les esprits
opiniâtres et contredisants , et nous inspirent ,
par la charité , un désir sincère de les ramener et
de les instruire.
Comme nous n'avons qu'un seul Dieu , aussi
n'avons-nous qu'un médiateur universel ; et c'est
celui qui nous a sauvés par son sang. Quelques
philosophes païens estimaient que la nature di-
vine était inaccessible aux mortels , qu'elle ne se
mêlait pas immédiatement et par elle-même dans
les affaires humaines , ou sa pureté , disaient-ils,
se serait souillée ; et que , ne voulant pas que des
créatures si faibles que nous pussent aborder son
trône , elle avait disposé des médiateurs entre elle
et nous , qu'ils appelaient pour cela des dieux
mitoyens. Nous rejetons celte doctrine , puisque
le Dieu que nous servons nous a créés de sa
propre main à son image et ressemblance. Nous
croyons qu'il nous avait faits dans notre première
institution pour convei-ser avec lui ; et si nous
sommes exclus de sa bienheureuse présence et
d'une si douce communication , c'est parce que
nous sommes devenus pécheurs. Le sang de Jé-
sus-Christ nous a réconciliés , et ce n'est qu'au
nom de Jésus que nous pouvons désormais appro-
cher de Dieu. C'est en ce nom que nous prions
pour nous-mêmes; c'est en ce nom que nous
prions pour tous les fidèles : et Dieu, qui aime
la charité et la concorde des frères , nous écoute
favorablement les uns pour les autres. Ainsi nous
ne doutons pas que les saints , qui régnent avec
Jésus-Christ , ne soient des intercesseurs agréa-
bles, qui s'intéressent pour nous. Parce que nous
sommes chers à Dieu , tous ceux qui sont avec
Dieu sont des nôtres : oui , tous les esprits bien-
• Genêt- i, I».
heureux sont nos amis et nos frères ; nous leur
parlons avec confiance , et, quoiqu'ils ne parais-
sent pas à nos yeux , notre foi nous les rend pré-
sents : leur charité aussi en même temps nous
les rend propices , et ils concourent à tous les
vœux que la piété nous inspire. Mais écoutez,
chrétiens , « une doctrine plus utile et plus excel-
« lente : » Adhuc excelientiorem viam vobis de-
monstro \ Les idolâtres adoraient des dieux
coupables de mille crimes. On ne pouvait les ho-
norer sans profanation , parce qu'on ne pouvait
les imiter sans honte. Mais voici la règle du chris-
tianisme, que je vous prie de graver en votre
mémoire. Le chrétien doit imiter tout ce qu'il
honore : tout ce qui est l'objet de notre culte doit
être le modèle de notre vie *.
Le psalmiste, après avoir témoigné son zèle
contre les idoles muettes et insensibles que les
païens adoraient , conclut enfin en ces termes :
« Puissent leur ressembler ceux qui les servent
'< et qui mettent en elles leur conliance î " Simi'
les eis fiant guifaciiint ea^ ! Il voulait dire, mes-
sieurs, que l'homme se doit conformer à ce qu'i.'
adore ; et ainsi que les adorateurs des idoles mé
ritent de devenir sourds et aveugles comme elles.
Mais nous qui adorons un Dieu vivant , nous de-
vons être vivants comme lui d'une véritable vie.
il faut que « nous soyons saints, parce que le
<< Dieu que nous servons est saint *. » Il faut que
nous « soyons miséricordieux , parce que notre
« Père céleste est miséricordieux ^ ; » et que nou?
pardonnions comme il nous pardonne ^. « [ II
' fait lever ] son soleil sur les bons et sur les
« mauvais ' ; » nous [ devons étendre de même j
notre charité sur nos amis et sur nos ennemis. Il
faut que nous « soyons des adorateurs spirituels ,
> et que nous adorions en esprit , parce que Dieu
« est Esprit *. » Enfin « nous devons nous rendre
« parfaits , dit le Fils de Dieu , parce que celui
« que nous adorons est parfait 9. ^
Quand nous célébrons les saints, est-ce pour
augmenter leur gloire? ils sont pleins, ils sont
comblés : c'est pour nous inciter à les suivre.
Ainsi , à proportion , quand nous les honorons
pour l'amour de Dieu , nous nous engageons à les
imiter. C'est le dessein de l'Église dans les fêtes
qu elle célèbre à leur honneur ; et elle déclare son
intention par cette belle prière : « 0 Seigneur!
« donnez nous la grâce d'imiter ce que nous ho-
' I. Cor. X5i,3I.
' s. Aug. de Civil. Dei, lib. Vin, cap. xvii , t. ?il, col. 20«.
' Ps. CXIU, 16.
♦ Levit. XI , 44.
* Luc. VI , 36.
« .Vrt«A. TI, 14.
■ Jbid. V , 45.
• Joan. V, 24.
» .Vu«A. T, v«.
ÏGO
SUU LA DEVOTION
t norons '. » < Autant de fêtes que nous célébrons,
« dit saiut Basile de Séleucie , autant de tableaux
« nous sont proposés pour nous servir de modè-
« les. « « Les solennités des niartyrs, dit saiut
« Augustin * , sonL des exhortations au raar-
« tyre : » « Les martyrs, dit lo môme Père ^, ne
« se portent pas volontiers à prier pour nous,
« s'ils n'y reconnaissent quelques-unes de leurs
« vertus. » C'est donc la tradition et la doctrine
constante de l'Église catholique, que la partie
la plus essentielle de l'honneur des saints c'est de
savoir profiter de leurs bons exemples. En vain
nous célébrons les martyrs, si nous ne tâchons
de nous conformer à leur patience. Il faut être pé-
nitent et mortifié comme les saints confesseurs ,
quand on célèbre la solennité des saints confes-
seurs; il faut être humble, pudique et modeste
comme les vierges, quand on honore les vier-
ges, mais surtout quand on honore la Vierge des
vierges.
Vous donc, ô enfants de Dieu, qui désirez
d'être heureusement adoptés par la mèi'e de notre
Sauveur soyez ses fidèles imitateurs, si vous
voulez titre ses dévots. Vous récitez tous les jours
cet admirable cantique que la sainte Vierge a
commencé en ces termes : Magnificat anima
mea Dominum, et exultavit spiritus meus in
Deo salutan meo'^ : « Mon âme glorifie le Sei-
« gneur, et mon esprit est ravi de joie en Dieu
« mon Sauveur. « Quand nous récitons son can-
tique, imitons sa piété, dit excellemment saint
Ambroise^ : « Que Tâme de Marie soit en nous
« tous pour glorifier le Seigneur; que l'esprit de
« Marie soit en nous pour nous réjouir en Dieu : »
Sit in singulis Mariœ anima y ut macjnificel
Dominum; sit in singulis spiritus Mariœ, ut
exultetin Deo. Nous admirons tous les jours
cette pureté virginale qui l'a rendue si heureu-
sement féconde, qu'elle a conçu le Verbe de Dieu
en ses entrailles. « Sachez, dit le même Père^,
« que toute âme chaste et pudique qui conserve
.< sa pureté et son innocence , conçoit la Sagesse
« éternelle en elle-même, et qu'elle est remplie
« de Dieu et de sa grâce , à l'imitation de Marie : »
Omnis enim anima accipit Dei Verbum, si
tamen, immaculata etimmvnis a vitiis, inte-
merato castimoniam pudore ciistodiat.
Souffrez, mesdames, que je vous propose
comme le modèle de votre sexe celle qui en est
la gloire. On aime à voif les portraits et les ca-
ractères des personnes illustres. Qui me donnera
ï Collcct. in die S. Steph.
» Append. Semi. ccxxv, n" !, t. v , col. 370.
» Ibid. Serm. ccxcii , n" I , t. v , col. 480.
« Luc.\, 4G, 47.
» S. Amh. lib. n, n" 26, in Luc. Evang. cap. i, 1. 1, col. 1290.
• Ibid.
des traits assez délicats pour vous représenter
aujourd'hui les grâces pudiques , les chastes et
immortelles beautés de la divine Marie? Les
peintres hasardent tous les jours des images de
la sainte Vierge, qui ressemblent à leurs idées
et non à elle. Le tableau que je trace aujour-
d'hui et que je vous invite, messieurs, et vous
principalement, mesdames, de copier dans vo-
tre vie, est tiré sur l'Évangile; et il est fait, si je
l'ose dire, après le Saint-Esprit même. Mais re-
marquez que cette Écriture ne s'occupe pas à
nous faire voir les hautes communications de la
sainte Vierge avec Dieu , mais les vertus ordinai-
res , afin qu'elle puisse être un modèle d'un usage
commun et familier. Donc le caractère essentiel
de la bienheureuse Vierge, c'est la modestie et
la pudeur : elle ne songeait ni à se faire voir,
quoique belle ; ni à se parer, quoique jeune; ni
à s'agrandir, quoique noble; ni à s'enrichir,
quoique pauvre. Dieu seul lui suffit et fait tout
son bien. Combien est-elle éloignée de celles dont
on voit errer de tous côtés les regards hardis ,
et qui se veulent aussi faire regarder par leurs
mines et leurs façons affectées! Marie trouve
ses délices dans sa retraite ; et est si peu accou-
tumée à la vue des hommes, qu'elle est même
troublée à l'aspect d'un ange. « Elle fut donc
» troublée , dit l'historien sacré ' , à la parole de
« l'ange; et elle pensait en elle-même quelle pou-
« vait être cette salutation. » Mais remarquez
ces paroles : Elle est troublée , et elle pense ; elle
est toujours sur ses gardes, et la surprise n'é-
touffe pas en son âme, mais plutôt elle y éveille
la réflexion. « Ainsi sont faites les âmes pudiques :
'< on les voit toujours craintives, jamais assu-
« rées; elles tremblent où il n'y a rien à appré-
■'■ hender, afin de trouver la sûreté dans le péril
« même : elles soupçonnent partout des embù-
« ches, et craignent moins les injures que les
« complaisances , moins ce qui choque que ce qui
« plaît, moins ce qui rebute que ce qui attire : »
Soient virgines, quœ vere virgines sunt, sem-
perpavidœ et nunquam esse securœ; et ut ca-
veanttimida, etiam tuta iiertimescere.... Quid-
quid novum, qiddquid subitum ortum fuerit ,
suspectas habent insidias, totum contra se œ-
stimant machinatum'. [Il n'en est pas ainsi de
ces femmes mondaines qui] tendent des pièges
où elles sont prises.
Mais , admirez qu'elle pense et qu'elle ne parle
pas ; elle n'engage pas la conversation : elle ne s'é-
panche pas en discours et en questions curieuses ,
inutiles. Où sont celles qui se piquent de tirer le
' Lite.i, 29.
2 S. Bern. super Missiis est; Homil. m, 1. 1, col. /47
A LA SAINTE VIERGE.
JGl
plus iulime secret des cœurs , et de pénétrer ce
qu'il y a de plus caché? Qu elles apprennent de
Marie à être attentives , et non curieuses et in-
quiètes ; à veiller au dedans , plutôt qu'à se ré-
pandre au dehors. Elle parle toutefois quand la
nécessité l'y oblige , quand le soin de sa chasteté
le demande. On lui propose d'être mère du Fils
du Très-Haut; quelle femme ne serait point
touchée d'une fécondité si glorieuse? « Com-
« meut, dit-elle , serai-je mère, si j'ai résolu d'être
« toujours vierge • ? » Elle est prête à refuser des
offres si glorieuses et si magnifiques , que l'ange
lui fait de la part de Dieu. Elle n'est point flattée
de cette gloire ; et plus touchée de son devoir que
de sa grandeur, elle commence à craindre pour
sa chasteté. 0 amour de la chasteté : qui n'est
pas seulement au-dessus de toutes les promesses
des hommes ; mais qui est , pour ainsi dire , à
l'épreuve de toutes les promesses de Dieu même !
L'auge lui expUque le divin mystère et le secret
inouï de sa miraculeuse maternité. Elle parle une
seconde fois pour céder à la volonté divine :
« Voici, dit-elle, la servante du Seigneur; qu'il
« me soit fait selon votre parole ». » Heureuse de
n'avoir parlé que pour conserver sa virginité et
pour témoigner son obéissance !
Mais admirez sa modestie : dans un état de
gloire qui surprend les hommes et les anges , elle
ne se remplit pas d'elle-même ni des pensées de
sa grandeur ; renfermée dans sa bassesse pro-
fonde , elle s'étonne que Dieu ait pu ai-rêter les
yeux sur elle. « Il a, dit-elle, regardé la bassesse
•< de sa servante ^. » Bien loin de se regarder
comme la merveille du monde , auprès de qui
chacun se doit empresser, elle va chercher elle-
même sa cousine sainte Elisabeth ; et plus soi-
gneuse de se réjouir des avantages des autres ,
que de considérer les siens, elle prend part aux
grâces dont le ciel avait honoré la maison de sa
parente. Elle célèbre avec elle les miracles qui se
sont accomplis en elle-mê.aie , parce qu'elle l'en
trouve instruite par le Saint-Esprit. Partout ail-
leurs elle écoute , et garde un humble silence.
« Elle conserve tout en son cœur^. » Ainsi elle
condamne tous ceux qui ne se sentent pas plu-
tôt le moindre avantage , qu'ils fatiguent toutes
les oreilles de ce qu'ils ont dit , de ce qu'ils ont
fait , de ce qu'ils ont mérité ; et fait voir à toute
Ui terre , par son incomparable modestie , qu'on
peut être grand sans éclat , qu'on peut être bien-
heureux sans bruit , et qu'on peuttrouver Ja vraie
gloire sans le secours de la renommée , dans le
simple témoignage de sa conscience.
' Luc. 1 , 34.
' Ibid. 38,
s Ibid. 48.
* Jbid. 11,19.
BOSSltT. — T. Bl-
Telle est, messieurs , cette Vierge dont je vous
dis encore une fois que vous ne serez jamais les
dévots, si vous n'en êtes les imitateurs. Dressez
aujourd'hui en son honneur une image sainte ,
soyez vous-mêmes son image. « Chacun , dit saint
« Grégoire de Nysse « , est le peintre et le sculp-
" teur de sa vie. » Formez la vôtre sur la sainte
Vierge , et soyez de fidèles copies d' un si parfait
original. Réglez donc votre conduite sur ce beau
modèle. Soyez humbles , soyez pudiques , soyez
modestes ; méprisez les vanités du mond«^ et tou-
tes les modes ennemies de l'honnêteté. Que les
habits ofticieux envers la pudeur cachent fidèle-
ment , mesdames , ce qu'elle ne doit pas laisser
paraître : si vous plaisez moins , par là vous plai-
rez à qui il faut plaire ; et qae le visage, qui doit
seul être découvert , parce que c'est là que reluit
l'image de Dieu , ait encore sa couverture con-
venable, et comme un voile divin, par la simpli-
cité et la modestie. Marie avouera que vous l'ho-
norez quand vous imiterez ses vertus : elle priera
pour vous, quand vous serez soigneuses de plaire
à son fils ; et vous plairez à son fils , quand il
vous verra semblables à la mère qu'il a choisie.
'■\ Jusquesici,chrétiens, j'ai tâché de vous faire
voir que la véritable dévotion pour la sainte Vierge
et pour les saints , c'est celle qui nous persuade
de nous soumettre à Dieu à leur exemple , et de
chercher avec eux le bien véritable, c'est-à-dire,
notre salut éternel , par la pratique des vertus
chrétiennes, dont ils ont été un parfait modèle.
Maintenant il sera aisé de condamner, par la rè-
gle que nous avons établie, toutes les fausses
dévotions qui déshonorent le christianisme. Et
premièrement , chrétiens , ce qui corrompt nos
dévotions jusqu'à la racine, c'est que, bien loin
de les rapporter à notre salut , nous prétendons
les faire servir à nos intérêts temporels. Démen-
tez-moi , mes frères , si je ne dis pas la vérité.
Qui s'avise de faire des vœux et de demander
du secours aux saints contre ses péchés et ses
vices, leui*s prières pour obtenir sa conversion?
Ces affaires importantes qu'on recommande de
tous côtés dans nos sacristies , ne sont-elles pas
des affaires du monde? Et plût à Dieu du moins
qu'elles fussent justes ; et que , si nous ne crai-
gnons pas de rendre Dieu et ses saints les minis-
tres et les partisans de nos intérêts, nous ap-
préhendions du moins de les faire complices de
nos crimes! Nous voyons régner en nous sans
inquiétude des passions qui nous tuent , et jamais
nous ne prions Dieu qu'il nous en délivTe. S'il
nous arrive quelque maladie , ou quelque affaire
fâcheuse dans notre famille, c'est alors que nous
' De Perf Christiani fonna , t. ni, p. 288.
Il
162
SUR LA DÉVOTION
commençons à faire des nenvaines à tous les
nutels et à tons les saints, et à charger véritable-
ment le ciel de nos vœux : car est-il rien qui le
fatigue davantage et qui lui soit plus à charge
que des vœux et des dévotions basses et inté-
ressées? Alors on commence à se souvenir qu'il
y a des malheureux qui gémissent dans les pri-
sons , et des pauvres délaissés qui meurent de
faim et de maladie dans quelque coiû ténébreux.
Alors, charitables par intérêt et pitoyables par
force , nous donnons peu à Dieu pour avoir beau-
coup; et très-contents de notre zèle, qui n'est
qu'un empressement pour nos intérêts, nous
croyons que Dieu nous doit tout , jusqu'à des mi-
racles, pour satisfaire aux désirs de notre amour-
propre. 0 Éternel , tels sont les adorateurs qui
remplissent vos églises! sainte Vierge, esprits
bienheureux, tels sont ceux qui vous. veulent
faire leurs intercesseurs! ils vous chargent de la
sollicitation de leurs affaires, ilsprétendent vous
engager dans les intrigues qu'ils méditent pourt
élever leui* fortune , et ils veulent que vous ou-
bliiez que vous avez méprisé le monde dans le-
quel ils vous prient de les établir. 0 Jésus , telles
sont les dispositions de ceux qui se nomment vos
disciples! 0 que vous pourriez dire avec raison
ce que vous disiez autrefois* : « La foule m'ac-
« cable : » Turhœ me comprimunt^ ! Tous vous
pressent , aucun ne vous touche ; cette troupe qui
environne vos saints tabernacles est une troupe
de Juifs mercenaires qui ne vous demande qu'une
terre grasse et des rivières coulantes de lait et de
miel , c'est-à-dire , des biens temporels ; comme si
nous étions encore dans le désert de Sina , et sur
les bords du Jourdain , et parmi les ombres de
Moïse , et non dans les lumières et sous l'Évan-
gile de celui qui a prononcé que « son royaume
« n'est pas de ce monde : » Regnum meum non
est de hoc mundo *.
Je ne veux pas dire toutefois qu'il nous soit
défendu d'employer les saints pour nos besoins
temporels; puisque Jésus-Christ nous a enseigné
de demander à son Père notre nourriture , et que
la sainte Vierge n'a pas dédaigné de représenter
à son filb' que le vin manquait dans les noces de
Cana. Demandons donc avec confiance notre
pain de tous les jours ; et entendons par ce mot ,
si vous le voulez , non-seulement les nécessités ,
mais encore, puisque nous sommes si faibles, les
commodités temporelles ; je n'y résiste pas : mais
du moins n'oublions pas que nous sommes chré-
tiens, et que nous attendons une vie meilleure.
* C'est saint Pierre et les autres disciples qui disent à Jé-
sus-Christ : Prceceptur, turbx te comprimunt. {Êdit. de JOé-
faris. )
' Luc. V]ii,45.
' Joau. XVlll, 30
Considérez en quel rang est placée cotte de-
mande : elle est placée au milieu de l'Oraison
dominicale, au milieu de sept demandes; tout
ce qui précède et tout ce qui suit est spirituel.
Devant , nous sanctifions le nom de Dieu ; nous
souhaitons l'avénemeut de son règne , nous nous
conformons à sa volonté : après, nous demandons
humblement la rémission des péchés; la protec-
tion divine contre le malin, et la délivrance du
mal : au milieu est un soin passager des nécessi-
tés temporelles, qui est pour ainsi dire tout ab-
sorbé par les demandes de l'esprit. Encore ce
pain de tous les jours , que nous demandons , a-
t-il une double signification. Il signifie la nour-
riture des corps , et il signifie encore la nourri-
ture de l'âme; c'est-à-dire, l'eucharistie , qui est
le pain véritable des enfants de Dieu : tant Jésus
a appréhendé que le soin de ce corps mortel et
de cette vie malheureuse ne nous occupât toiit
seul un moment! tant il a voulu nous tenir tou-
jours suspendus dans l'attente des biens futurs
et de la vie éternelle ! Nous , au contraire , nous
venons prier quand les besoins humains nous en
pressent. A force de recommander à Dieu nos
malheureuses affaires , l'effort que nous faisons
pour l'engager avec tous ses saints dans nos in-
térêts fait que nous nous échauffons nous-mê-
mes dans l'attachement que nous y avons. Ainsi
nous sortons de la prière, non plus tranquilles
ni plus résignés à la volonté de Dieu , ni plus fer-
vents pour sa sainte loi, mais plus ardents et plis 1 '
échauffés pour les choses de la terre. Aussi vous >
voit-on revenir, quand les affaires réussissent njal,
non avec ces plaintes respectueuses qu'une dou-
leur soumise répand devant Dieu pour les faire
mourir à ses pieds , mais avec de secrets mur-
mures et avec un dégoût qui tient du dédain.
Chrétiens , vous vous oubliez ; le Dieu que vous
priez est-il une idole dont vous prétendez faire
ce que vous voulez, et non le Dieu véritable qui
doit faire de vous ce qu'il veut? Je sais qu'il est |
écrit que « Dieu fait la volonté de ceux qui le |
« craignent ' ; » mais il faut donc qu'ils le crai-
gnent et qu'ils se soumettent à lui dans le fond
du cœur. « L'oraison , dit saint Thomas, est une .1
« élévation de l'esprit à Dieu , » ascensio mentis
in Deum *. Par conséquent il est manifeste , con-
clut le docteur angélique, que celui-là ne prie i
pas, qui, bien loin de s'élever à Dieu, demande 1
que Dieu s'abaisse à lui , et qui vient à l'oraison ',
non point pour exciter l'homme à vouloir ce que ■
Dieu veut , mais seulement pour persuader à Dieu
de vouloir ce que veut l'homme. Qui pourrait sup-
porter celte irrévérence? Ausss nous, hommes
» Ps. CXLIV, 17.
■ 2. 2. QuiCsl. LXXXIU , Art. I , ad 2.
A LA SAINTE VIERGE.
161
charnels, nous avisons-nons d'un autre artifice :
SI nous n'osons espérer de tourner Dieu à notre
motle, nous croyons pouvoir fléchir plus facile-
ment la sainte Vierge et les saints , et les faire
venir à notre point , à force de les flatter par nos
louanges ou à force de les fatiguer par nos priè-
res empressées. Ne croyez pas que j'exagère :
nous traitons avec les saints comme avec des
hommes ordinaires, que nous croyons gagner
aisément par une certaine ponctualité et par quel-
que assiduité de petits services ; et nous ne con-
sidérons pas que ce sont des hommes divins",
« qui sont entrés, comme dit David', dans les
« puissances du Seigneur, » dans les intérêts de
sa gloire , dans les sentiments de sa justice et de
sa jalousie contre les pécheurs , aussi bien que
dans ceux de sa bonté et de sa miséricorde.
0 Dieu! les hommes ingrats abuseront -ils
toujours des bienfaits divins, et les verrons-nous
toujours si aveugles que d'aigrir leurs maux par
les remèdes? Car quelle est cette dévotion pour
la sainte Vierge , que je vois pratiquée par les
chrétiens? Ils se font des lois, et ils les suivent;
ils s'imposent des obligations, et ils y sont ponc-
tuels. Cependant ils méprisent celles que Dieu
leur impose, et violent hardiment ses lois les plus
saintes; dignes certes de cette terrible malédic-
tion que Dieu prononce par la bouche de son
prophète * : Malheur à vous « qui cherchez dans
« vos dévotions , non ma volonté , mais la vôtre !
« C'est pourquoi , dit le Seigneur, je déteste vos
« observances : vos oraisons me font mal au
« cœur; j'ai peine à les supporter : » Laboravi
sustinens. En effet, quelle religion ! nous croyons
avoir tout fait pour la sainte Vierge , quand nous
avons élevé sa gloire au-dessus de tous les chœurs
des anges , et porté sa sainteté jusqu'au moment
de sa conception. Mes frères , je loue votre zèle ;
et je sais que sa dignité surpasse encore de bien
loin toutes vos pensées. Mais si la tache originel le
vous fait tant d'horreur, que vous ne pouvez la
souffrir en la sainte Vierge, que ne combattez- vous
en vous-mêmes l'avarice , l'ambition , la sensua-
lité, qui en sont les malheureux restes? Celui-là
est inquiété , s'il n'a pas dit son chapelet et ses
autres prières réglées ; ou s'il manque quelque
ave. Maria, à la dizaine : je ne le blâme pas,
à Dieu ne plaise! je loue dans les exercices de
piété une exactitude religieuse. Mais qui pourrait
supporter qu'il arrache tous les jours sans peine
quatre ou cinq préceptes à l'observance du saint
Décalogue , et qu'il foule aux pieds sans scrupule
tes plus saints devoirs du christianisme? Étrange
illusion, dont l'ennemi du genre humain nous
P«. UX, 17.
* /«. LVIU, 12, 13, 14.
fascine! Il ne peut arracher du cœur de l'homme
le principe de religion qu'il y voit trop profondé-
ment gravé; il lui donne, non son emploi légi-
time , mais un dangereux amusement, afin que,
déçus par cette apparence, nous croyions avoir
satisfait par nos petits soins aux obligations sé-
rieuses que la religion nous impose : détrompez-
vous , chrétiens. Priez la sainte Vierge , je vous
y exhorte. Elle nous fortifiera dans les tentations,
elle nous impétrera la chasteté qui nous est si né-
cessaire; elle nous obtiendra du vin pour notre
banquet, c'est-à-dire , ou de la charité dans notre
conduite , ou du courage parmi nos langueurs.
Mais écoutez comme elle parle dans les noces de
Cana à ceux pour lesquels elle a tant prié : " Fai-
« tes ce que mon fils vous ordonnera : >- Quod*
cumque dixerit vobis, facile '. J'ai prié, j'ai in*
tercédé; mais faites ce qu'il vous dira : c'est à
cette condition que vous verrez le miracle et l'ef-
fet de mes prières. Ainsi je vous dis , mes frères :
Attendez tout de Marie , si vous êtes bien réso-
lus de faire ce que Jésus vous commandera -, c'est
la loi qu'elle vous prescrit elle-même.
Mais vous me dites : Où me poussez -vous?
quitterai-je donc toutes mes prières , jusqu'à ce
que j'aie résolu de me convertir tout à fait a
Dieu ; et vivrai-je , en attendant , comme un infi-
dèle ? Non , mes frères , à Dieu ne plaise ! Dites
toujours vos prières ; j'aime mieux vous voir pra-
tiquer des dévotions imparfaites, que de vous
voir mépriser toute dévotion et oublier que vous
êtes chrétiens. Le médecin qui vous traite d'une
maladie dangereuse et habituelle , vous ordonne
des remèdes forts; mais il ordonne aussi des fo-
mentations et d'autres remèdes plus doux. Vous
pratiquez les derniers, et vous n'avez pas le cou-
rage de souffrir les autres ; il vous avertit sage-
ment que vous n'achèverez pas votre guérison.
Vous vous irritez contre lui, ou plutôt contre
vous-même ; et vous lui dites que vous quitterez
tout régime , et que vous laisserez à l'abandon
votre santé et votre vie. Il ne s'aigrit pas contre
vous ; et il regarde votre chagrin comme une
suite fâcheuse ou plutôt comme une partie de
votre mal, et il vous répond : Ne le faites pas;
prenez toujours ces remèdes, qui du moins ne
vous peuvent nuire et qui peut-être soutiendront
un peu la nature accablée. Mais à la fin vous pé-
rirez sans ressource, si vous ne faites de plus
grands efforts pour votre santé. Ainsi je vous dis,
mes frères : Pratiquez ces dévotions, faites ce«
prières; j'aime mieux cela qu'un oubli total et
de Dieu et de vous-mêmes. Mais ne vous appuyei
pas sur ces légères pratiques; el!cs empêchent
» Joan. 11,6.
iU
101
SUR LA NATIVITÉ
peut-être un plus grand malheur : c'est-à-dire ,
l'impiété toute déclarée, et le mépris tout maiii-
leste de Dieu ; et c'est pour cela qu'on vous les
souffre : mais sachez qu'elles n'avancent pas vo-
tie guérison , et que , si vous y mettez votre ap-
pui , elles en seront bien plutôt un perpétuel obs-
tacle. Car écoutez ce que le Saint-Esprit a dit de
vos ceuvres et de vos dévotions superstitieuses :
'< Ils ne cherchent pas la justice et ne jugent pas
<« droitement. Ils mettent leur confiance dans des
« choses de néant , et ils s'amusent à des vanités.
« La toile qu'ils ont tissue est une toile d'araignée ;
« et pour cela, dit le Seigneur, leur toile ne sera
« pas propre à les revêtir, et ils ne seront point
« couverts de leurs œuvres. Car leurs œuvres sont
« des œuvres inutiles , et leurs pensées sont des
«pensées vaines. Ils marchent dans un chemin de
« désolation et de ruine : » Non est qui invocet
Justitiam, nec quijudicet vere : conjidunt in
nihilà et loquuntur vanitates.... Telas araneœ
texuerunt.... Telœ eorum non erunt in vesti-
mentum, neque operientur operibus suis : opéra
eorum j opéra imttilia... cogitationes eorum, co-
gitationes inutiles : vastitas et contritio in viis
eorum '.
Telle est la juste' sentence que le Saint-Esprit
<» prononcée contre ceux qui mettent leur dévo-
tion dans des pratiques si minces , permettez-moi
la liberté de ce mot , et qui négligent cependant
de faire des fruits dignes de pénitence, selon le
précepte de l'Évangile. Leur piété superficielle ne
sera pas capable de les couvrir ; leur Iniquité sera
i-évélée , et leur pauvreté leur fera honte. Ils se-
^•ont jugés par leur bouche, ces mauvais servi-
teurs; et les saints qu'ils auront loués les con-
damneront.par leurs exemples. Voulez-vous donc
être dévots à la sainte Vierge , en sorte que cette
dévotion vous soit profitable? Soyez chastes,
soyez droits , soyez charitables ; faites justice
à la veuve et à l'orphelin , protégez l'oppressé ,
«oulagez le pauvre et le misérable. En faisant
des œuvres de surabondance , gardez-vous bien
d'oublier celles qui sont de nécessité. Attachez-
vous à la loi , suivez le précepte de Jésus-Christ :
Quœcumque dixerit, facile : « Faites ce qu'il
« ordonne, » et vous obtiendrez ce qu'il promet.
Amen.
J$.ia, 4,«,7
PREMIER SERMON
POUR LE joun
DE LA NATIVITÉ M) LA SAINTE VIERGE.
SUR LES GRANDEURS DE MARIE.
Marie un Jésus-Christ commencé, par une expression \i\e
et naturelle de ses perfections infinies. liaisons qui doivent
nous convaincre que Jésus-Christ a fait Marie innocente dés
le premier jour de sa vie : qu'est-ce qui la distingue de Jésus.
L'union très-étroite de Marie avec Jésus, principe des grâces
dont elle est remplie. Cette union commencée en elle par l'es-
prit et dans le coeur. La charité de Marie, un instrument gé-
néral des opérations de la grâce. Avec quelle eflicace elle
parle pour nous au cœur de Jésus. Charité dont nous devons
être animés, pour réclamer son intercession.
Nox praecessît , aies autem appropinquavit.
La nuit est passée, et le jour s'approche. Rom. xiii, là.
Ni l'art , ni la nature , ni Dieu même , ne pro-
duisent pas tout à coup leurs grands ouvrages ; ils }
ne s'avancent que pas à pas. On crayonne avant |
que de peindre, on dessine avant que de bâtir, i
et les chefs-d'œuvre sont précédés par des coups
d'essai. La nature agit de la même sorte ; et ceux
qui sont curieux de ses secrets savent qu'il y a
de ses ouvrages où il semble qu'elle se joue, ou
plutôt qu'elle exerce sa main pour faire quelque
chose de plus achevé. Mais ce qui est de plus ad-
mirable , c'est que Dieu observe la même con-
duite ; et il nous le fait paraître principalement
dans le mystère de l'incarnation : c'est le mi-
racle de sa sagesse , c'est le grand effort de sa
puissance ; aussi nous dit-il que pour l'accomplir
il remuera le ciel et la terre : AdJmc modicum,
et ego commovebo cœlum et terram • ; c'est son
œuvre par excellence, et son prophète l'appelle
ainsi : Domine, opus tuum. Mais encore qu'il ne
doive paraître qu'au milieu des temps. In me-
dio annorum vivijica illud*, il n'a pas laissé de
le commencer dès l'origine du monde. Et la loi de
nature, et la loi écrite, et les cérémonies , et les
sacrifices, et le sacerdoce, et les prophéties,
n'étaient qu'une ébauche de Jésus-Christ, ChrisU
rudimenta, disait un ancien; et il n'est venu à
ce grand ouvrage que par un appareil infini d'i-
mages et de figures , qui lui ont servi de préija-
ratifs. Mais le temps étant arrivé, l'heure du
mystère étant proche , il médite quelque chose de
plus excellent : il forme la bienheureuse Marie
pour nous représenter plus au naturel Jésus-
Christ, qu'il devait envoyer bientôt , et il en ras-
semble tous les plus beaux traits en celle qu'il
destinait pour être sa mère. Je sais que cette ma
tière est très-difficile à traiter ; mais il n'est rien
d'impossible à celui qui espère en Dieu ; demau-
' ^(fg. II , 7.
' Uabac w 1.
DE LA SAINTE VIERGE.
tes
dons-lui ses lumières par l'intercession de cette
vierge, que je saluerai avec l'ange en t'isant :
Ave.
Je commencerai ce discours par une l)elle mé-
ditation de Tertullien dans le livre qu'il a écrit
de la Résurrection de la chair. Ce grave et célèbre
écrivain considérant de quelle manière Dieu a
iomié l'homme, témoigne être assez étonné de
l'attention qu'il y apporte. Représentez-vous,
nous dit-il , de la terre humide dans les mains
de ce divin artisan ; voyez avec quel soin il la
manie, comme il l'étend, comme il la prépare,
avec quel art et quelle justesse il en tire les
linéaments; en un mot, comme il s'affectionne
et s'occupe tout entier à cet ouvrage : Recogita
totuni un Deum occupatum ac deditum'. Il
admire cette application de l'Esprit de Dieu sur
une matière si méprisable, et, ne pouvant s'ima-
giner qu'il fallût employer tant d'art ni tant d'in-
dustrie à ramasser de la poussière et à remuer de
la boue, il conclut que Dieu regardait plus loin,
et qu'il visait à quelque œuvre plus considérable ;
et afin de vous expliquer toute sa pensée : Cet
œuvre , dit-il , c'était Jésus-Christ ; et Dieu en for-
mant le premier homme , songeait à nous tracer
ce Jésus qui devait un jour naître de sa race :
c'est pour cela, poursuit-il , qu'il s'affectionne si
sérieusement à cette besogne; parce que, voici
ses paroles, « dans cette boue qu'il ajuste, il pense
« à nous donner une vive image de son Fils qui
« se doit faire homme : » Quodcumque limus
exprimebatur, Christus cogitabatur homo fu-
turus ».
Sur ces belles paroles de Tertullien , voici la
réflexion que je fais , et que je vous prie de peser
attentivement. S'il est ainsi, mes frères, que,
dès l'origine du monde , Dieu en créant le pre-
mier Adam pensât à tracer en lui le second ; si
c'est en vue du sauveur Jésus qu'il forme notre
premier père avec tant de soin, parce que son
Fils en devait sortir, après une si longue suite de
siècles et de générations interposées : aujourd'hui
que je vois naître l'heureuse Marie , qui le doit
porter dans ses entrailles, nai-je pas plus de rai-
son de conclure , que Dieu en créant ce divin en-
fant , avait sa pensée en Jésus-Christ, et qu'il ne
travaillait que pour lui : Christus cogitabatur?
Ainsi ne vous étonnez pas, chrétiens, ni s'il l'a
formée avec tant de soin, ni s'il Fa fait naître
avec tant de grâces : c'est qu'il ne l'a formée qu'en
vue du Sauveur. Pour la rendre digne de son Fils,
il la tire sur sou Fils même ; et devant nous don-
ner bientôt son Verbe incamé, il nous fait déjà
paraître aujourd'hui, en la nativité de Marie, un
' De Ri'sur. carn. n" fi.
Jésus- Christ ébauché , si je puis parler de la sorte ,
un Jésus-Christ commencé, par une expreâston
vive et naturelle de ses perfections infinies :
Christus cogitabatur homo futurus. C'est pour-
quoi j'applique à cette naissance ces beaux mots
du divin apôtre : Nox prœcessitj dies aufern
appropinquavit : « La nuit est passée , et le jour
« s'approche. » Oui , mes frères , le jour appro-
che ; et encore que le soleil ne paraisse pas, hou»
en voyons déjà une expression en la nativité de
Marie.
J'admire trois choses en notre Sauveur,
l'exemption de péché, la plénitude de grâces, une
source inépuisable de charité pour notre nature :
voilà les trois rayons de notre soleil, par lesquels
il dissipe toutes nos ténèbres. Car il fallait que
Jésus fût innocent , pour nous purifier de nos
crimes : il fallait qu'il fût plein de grâces, pour
enrichir notre pauvreté : il fallait qu'il fût tout
brûlant d'amour, pour entreprendre la guérison
de nos maladies. Ces trois qualités excellentes
sont les marques inséparables et les traits vifs et
naturels par lesquels on reconnaît le Sauveur ; et
Dieu qui a formé la tres-sainte Vierge sur cet
admirable exemplaire , nous en fait voir en elle
un écoulement. Ainsi, mes frères, réjouissonsir
nous, et disons avec l'apôtre : « La nuit est pas-
« sée , et le jour approche : » il approche, ce beau ,
ce bienheureux, eet illustre jour qu'on promefc
depuis si longtemps à notre nature^ il approche,
les ténèbres fuient : nous jouissons déjà de quel-
que lumière, le jour de Jésus-Christ se commence ;
parce qu'ainsi que nous avons dit, encore qu'on
ne voit pas le soleil , on voit déjà ses plus clairs-
rayons reluire par avance en Marie naissante : je
veux dire l'exemption de péché , la plénitude de
grâces, une source incomparable de charité pour
tous les pécheurs, c'est-à-dire, peur tous les
hommes. Voilà, messieurs, les trois beaux rayons
que le Fils de Dieu envoie sur Marie. Us n'ont
toute leur force entière qu'en Jésus-Christ seul :
en lui seul ils font un plein jour, qui éclaire par-
faitement la nature humaine ; mais ils font en la
sainte Vierge une pointe du jour agréable, qui
commence à la réjouir : et c'est à cette joie sainte
et fructueuse que je vous invite par ce dis-
cours.
PHEMIEB POINT.
Il n'y a rien de plus touchant dans l'Évangile
que cette manière douce et charitable dont Dieu
traite ses ennemis réeonciKés, c'est-à-dire, los
pécheurs convertis. Il ne se contente pas d'effa-
cer nos taches et de laver toutes nos-ordwes,
c'est peu à sa bonté inOnie de faire que nos pé-
eliés ue nous nuisent pas,^ il veut même (j[uibi
fr>G
SUR LA NATIVITÉ
nous profitent : il eu fuit naître tant de bien pour
nous, qu'il nous contraint, si je l'ose dire, de
bénir nos fautes , et de crier avec l'Eglise : 0 heu-
reuse coulpe ! 0 felix culpa ' ! Sa grâce dispute
contre nos péchés à qui emportera le dessus ; et
il se plaît mêoae , dit saint Paul ■" , de faire abon-
der la profusion de ses grâces par-dessus l'excès
de notre malice. Bien plus , et voici ce qu'il y a
de plus surprenant, il reçoit avec tant d'amour
les pécheurs réconciliés, que l'innocence la plus
parfaite , mon Dieu , permettez-moi de le dire ,
aurait en quelque sorte sujet de s'en plaindre , ou
du moins d'en avoir de la jalousie : il les traite si
doucement , que pourvu qu'on y ait regret , on
ji'a presque plus de sujet d'y avoir regret. Une
de ses brebis s'écarte de lui ; toutes les autres qui
demeurent fermes, semblent lui être beaucoup
moins chères, qu'une seule qui s'est égarée : Grex,
xina charior non erat, dit Tertullien ^ ; et sa mi-
séricorde est plus attendrie sur le prodigue qu'il
a retrouvé , que sur son aîné toujours fidèle : Cha-
riorcîn senserat quem lucrifecerat.
S'il est ainsi , mes frères , ne semble- t-il pas
que nous devons dire que les pécheurs pénitents
l'emportent par-dessus les justes qui n'ont pas
péché; et la justice rétablie, par-dessus l'inno-
cence toujours conservée? toutefois il n'en est
pas de la sorte. Il n'est pas permis de douter que
l'innocence ne soit toujours privilégiée : et pour
ne pas parler maintenant de toutes ses autres
prérogatives, n'est-ce pas assez pour sa gloire
que Jésus-Christ l'ait choisie? Voyez en quels
termes l'apôtre saint Paul publie l'innocence de
son divin maître : J'alis decehat ut esset nobis
pontifex ^ : Il fallait que nous eussions un pon-
<i tife , saint , innocent , sans tache , séparé des
« pécheurs, élevé au-dessus des cieux, et qui n'ait
« pas besoin d'offrir des victimes pour ses pro-
« près fautes ; » mais qui, étant la sainteté même,
fasse l'expiation des péchés. Et s'il est ainsi,
chrétiens , que le Fils de Dieu ait pris l'innocence
pour son partage, ne devons-nous pas confesser
qu'il faut qu'elle soit sa bien-aimée?
Non , mes frères , ne croyez pas que ces mou-
vements de tendresse qu'il ressent pour les pé-
cheurs pénitents les préfèrent à la sainteté , qui
îie se serait jamais souillée dans le crime. On
goûte mieux la santé quand on relève tout nou-
vellement d'une maladie; mais on ne laisse pas
d'estimer bien plus le repos d'une forte constitu-
tion, que l'agrément d'une santé qui se rétablit.
Il est vrai que les cœurs sont saisis d'une joie
< Sabb. sancto, in Bcncd. Cer. pasch.
9 Rom. V , 20.
» J)e Pœnit. n" 8.
« Vehr. yu , 26
soudaine de la grâce inopinée d'un beau jour
d'hiver, qui, après un temps pluvieux, vient ré-
jouir tout d'un coup la face du monde; mais on
ne laisse pas d'aimer beaucoup plus la constante
sérénité d'une saison plus bénigne. Ainsi, mes-
sieurs, s'il nous est permis déjuger des senti-
ments du Sauveur, par l'exemple des sentiments
humains, il caresse plus tendrement les pécheurs
récemment convertis , qui sont sa nouvelle con-
quête; mais il aime toujours avec plus d'ardeur
les justes qui sont ses anciens amis : ou , si vous
voulez que nous raisonnions de cette conduite
de sa miséricorde par des principes plus hauts ;
disons, mais disons en un mot , car il faut venir
à notre sujet, qu'autres sont les sentiments de
Jésus selon sa nature divine et en qualité de Fils
de Dieu, autres sont les sentiments du même
Jésus, selon sa dispensation en la chair et en
qualité de Sauveur des hommes : cette distinc-
tion de deux mots nous développera tout ce mys-
tère.
Jésus-Christ, comme Fils de Dieu, étant la
sainteté essentielle; quoiqu'il se plaise de voir à
ses pieds un pécheur qui retourne à la bonne
voie , il aime toutefois d'un amour plus fort l'in-
nocence qui ne s'est jamais démentie : comme
elle s'approche de plus près de sa sainteté infinie,
et qu'elle l'imite plus parfaitement, il l'honore
d'une familiarité plus étroite ; et quelque grâce
qu'aient à ses yeux les larmes d'un pénitent,
elles ne peuvent jamais égaler les chastes agré-
ments d'une sainteté toujours fidèle. Tels sont les
sentiments de Jésus selon sa nature divine: mais,
mes frères , il en a pris d'autres pour l'amour de
nous , quand il s'est fait notre Sauveur. Ce Dieu
donne la préférence aux innocents ; mais , chré-
tiens, réjouissons-nous, ce Sauveur miséricor-
dieux est venu chercher les coupables : il ne \it
que pour les pécheurs , parce que c'est pour les
pécheurs qu'il est envoyé.
Écoutez comme il nous explique le sujet de sa
légation : Non veni vocarejiistos^ : « Je ne suis
« pas venu pour chercher les justes ; » parce que,
quoiqu'ils soient les plus estimables et les plus
dignes de mon amitié, ma commission ne s'étend
pas là. Comme Sauveur, je dois chercher ceux
qui sont perdus; comme Médecin, ceux qui sont
malades; comme Rédempteur, ceux qui sont
captifs : c'est pourquoi il n'aime que leur compa-
gnie, parce qu'il n'est au monde que pour eux
seuls. Les anges qui ont toujours été justes, peu-
vent s'approcher de lui comme Fils de Dieu : ô
innocence, voilà ta prérogative; mais en qualité
de Sauveur, il donne la préférence aux homm.h
» Matth. IX, 13.
DE LA SAINTE VIERGE.
1C7
pécheurs. De la niènie manière qu'un médecin ,
comme homme il se plaira davantage à conver-
ser avec les sains, et néanmoins comme médecin
il aimera mieux soulager les malades. Ainsi ce
Médecin charitable , certainement comme Fils de
Dieu il préfère les innocents ; mais en qualité de
Sauveur, il recherchera plutôt les criminels :
voilà donc tout le mystère éclairci par une doc-
trine sainte et évangélique. Pardonnez-moi , mes
iVères , si je m'y suis si fort étendu ; elle est pleine
de consolation pour les pécheurs tels que nous
sommes, mais elle est très-avantageuse pour la
sainte et perpétuelle innocence de la divine Marie.
Car s'il est vrai que le Fils de Dieu aime si
fortement Tinnocence , dites-moi , sera-t-il pos-
sible qu'il n'en trouve point sur la terre? je sais
qu'il la possède en lui-même au plus haut degré
de perfection ; mais n'aura-t-il pas le contente-
ment de voir quelque chose qui lui ressemble ,
ou du moins qui approche un peu de sa pureté ?
Quoi ! ce juste , cet innocent sera-t-il éternelle-
ment parmi les pécheurs , sans qu'on lui donne
la consolation de rencontrer quelque âme sans
tache ? et, dites-moi, quelle sera-t-elle, si ce n'est
sa divine mère ? Oui , messieurs , que ce Sauveur
miséricordieux qui a chargé sur lui tous nos cri-
mes , coure toute sa vie après les pécheurs, qu'il
les aille chercher sans relâche dans tous les coins
\ de la Palestine ; mais si tout le reste du monde
1 ne lui donne que des criminels , ah ! qu'il trouve
I du moins dans son domestique , sous son toit et
Idaus sa maison, de quoi satisfaire ses yeux de la
'beauté constante et durable d'une sainteté incor-
ruptible.
Il est vrai que ce Sf-iveur charitable ne mé-
prise pas les pécheurs; que bien loin de les reje-
ter de devant sa face , il ne dédaigne pas de les
appeler aux plus belles charges de son royaume.
Il prépose à la conduite de tout son troupeau un
Pierre , qui a été infidèle : il met à la tête des
évangélistes un Matthieu , qui a été publicain :
il fait le premier des prédicateurs d'un Paul ,
qui a été le premier des persécuteurs. Ce ne sont
pas des justes et des innocents , ce sont des pé-
cheurs convertis qu'il élève aux premières places.
Mais ne croyez pas pour cela qu'il tire sa sainte
mère de ce même rang; il faut faire grande
' différence entre elle et les autres : et quelle sera
cette différence ? la voici , et je vous prie de la
bien entendre ; elle est essentielle et fondamen-
tale pour la vérité que je traite.
Il a choisi ceux-là pour les autres , et il a choisi
Marie pour lui-même. Pour les autres : Omnia
vestrasunt, sive Pmdus, sive Apollo, sive Ce-
phas ' : « Tout est à vous , soit Paul, soit Apollo ,
' I, Cor. !u , 22.
« soit Céphas. •> Marie pour lui : Dilcctus meus
mihi , etegoilU^ : Il est mon unique, je suis son
unique; ilest mon fils et je suis sa mère. Ceux qu'il
appelle pour les autres , il les a tirés du péché ,
pour pouvoir mieux annoncer sa miséricorde et
la rémission des péchés. C'était tout le dessein
d'appeler à la confiance les âmes que le péché
avait abattues : et qui pouvait prêcher avec phis
de fruit la miséricorde divine, que ceux qui en
étaient eux-mêmes un illustre exemple? Quel
autre pouvait dire avec plus d'effet : « C'est ui»
« discours fidèle, que Jésus est venu sauver les
« pécheurs % » qu'un saint Paul, qui pouvait a jou-
ter après, « desquels je suis le premier? » Quo-
rum primus ego sum. N'est-ce pas de même que
s'il eût dit au pécheur qu'il désirait attirer : INe
crains point , je connais la main du médecin au-
quel je t'adresse ; " c'est lui qui m'envoie à toi pour
« te dire comme il m'a guéri , avec quelle facilité,
« avec quelles caresses , » et pour t' assurer du
même bonheur : Qui curavit me, misit me ad
te, et dixit mihi : Illi desperanti vade, et die
quid habuisti, qui d in te satiavi, quam cilo
sanavi ^ ? Est-il rien de plus fort ni de plus puis-
sant pour encourager un malade, pour relever
un cœur abattu et une conscience désespérée?
C'était donc un sage conseil pour attirer à Dieu
les pécheurs , que de leur faire annoncer sa mi-
séricorde par des hommes qui l'avaient si bien
éprouvée. Et saint Paul nous l'enseigne manifes-
tement : « J'ai reçu miséricorde , dit-il ; afin que
« Dieu découvrît en moi les richesses de sa pa-
« tience , pour l'instruction des fidèles , « ad iîi-
formationem eorum qui credituri sunt^. Ainsi
vous voyez pour quelle raison Dieu honore dans-
l'Église, des premiers emplois, des pécheurs ré-
conciliés : c'était pour l'instruction des fidèles.
Mais s'il a traité de la sorte ceux qu'il appe-
lait pour les autres , ne croyons pas qu'il ait fait
ainsi pour cette créature chérie , cette créature
extraordinaire , créature unique et privilégiée ,
qu'il n'a faite que pour lui seul, c'est-à-dire,
qu'il a choisie pour être sa mère. Il a fait dans
ses apôtres et dans ses ministres ce qui était le
plus utile au salut de tous; mais il a fait en sa
sainte mère ce qui était de plus doux , de plus.
glorieux, de plus satisfaisant pour lui-même :
par conséquent je ne doute pas qu'il n'ait fait
Marie innocente. Elle est son unique , et lui son
unique : Dilectus meus mihi, et ego illi : « Mon
« bien-aimé est pour moi , et je suis pour lui ; >»
je n'ai que lui , il n'a que moi. Je sais que le doa
' Canl.M, 16.
= I. rim. I, 15.
3 S. Aug. Serm. CLXXVi , n» 4 , t V , coL 841-
* L Tim. i» le*.
1C8
SUR LA NATIVITÉ
diunocencc ne doit pas facilement être prodigué
sur notre nature corrompue, mais ce n'est pas
le prodiguer trop que de n'en faire part qu'à sa
seule mère; et ce serait le trop resserrer, que de
le refuser jusqu'à sa mère.
Non , mes frères , mon Sauveur ne îe fera pas :
je vois déjà briller sur Marie naissante l'inno-
cence de Jésus-Clirist , qui couronne sa tête. Ve-
nez honorer ce nouveau rayon que son fils fait
déjà éclater sur elle : la nuit est passée, et le
jour s'approche ; Jésus nous doit bientôt amener
ce jour par sa bienheureuse présence. 0 jour heu-
reux , ô jour sans nuage, ô jour que l'innocence
du divin Jésus rendra si serein et si pur, quand
viendras-tu éclairer le monde? chrétiens, il ap-
proche; réjouissons-nous : vous en voyez déjà
paraître l'aurore dans la naissance de la sainte
Vierge : Nata Virgine surrexit aurora, dit le
j)ieux Pierre Damien '. Après cela vous étonnez-
vous , si je dis que Marie a paru sans tache dès le
premier jour de sa vie ? Puisque ce grand jour de
Jcsus-Christ devait être si clair et si lumineux,
ne vous semble-t-il pas convenable que même le
iommencement en soit beau , et que la sérénité
du matin nous promette celle de la joui*née ? Cest
iXHu-quoi, comme dit très-bien Pierre Damien,
" Marie commençant ce jour glorieux en a rendu
'• la matinée belle par sa nativité bienheureuse : »
:\Iaria, veri prœvia luminis, nativitate sua
mune elarissimum serenavit \ Accourons donc
avec joie , mes frères , pour voir les commence-
ments de ce nouveau jour : nous y verrons bril-
ler la douce lumière d'une pureté qui n'a point
de taches. Et ne nous persuadons pas , que , pour
distinguer Marie de Jésus , il faille lui ôter l'in-
nocenee, et ne la laisser qu'à son fils. Pour dis-
tinguer le matin d'avec le plein jour, il ne faut
pas remplir l'air de tempêtes , ni couvrir le ciel
de nuages ; c'est assez que les rayons soient plus
faibles, et la lumière moins éclatante : ainsi,
pour distinguer Marie de Jésus , il n'est pas né-
cessaire que le péché s'en mêle ; c'est assez que
sou innocence soit comme un rayon affaibli , en
comparaison de celle de son divin fils : elle ap-
partient à Jésus de droit , elle n'est en Marie que
par privilège ; à Jésus par nature , à Marie par
grâce et par indulgence : nous en honorons la
source en Jésus, et en Marie,un écoulement. Mais
ce qui doit nous consoler , mes frères , je le dis
avec joie, je le dis avec sentiment de la miséri-
corde divine ; donc ce qui nous doit consoler, c'est
que cet écoulement d'innocence ne luit en la di
vine Marie qu'en faveur des pauvres pécheurs.
L'innocence ordinairement reproche aux crimi-
' Sn-m. XL , iiiAssumpt. B. Mai. Ftrg.
' Ibid.
nels leur mauvaise vie , el semble prononcer leur
condamnation. Mais il n'en est pas ainsi de Ma-
rie ; son innocence leur est favorable : pourquoi?
parce qu'ainsi que nous avons dit, elle n'est
qu'un écoulement de l'innocence du sauveur Jé-
sus. L'innocence de Jésus-Christ, c'est la vie et
le salut des pécheurs : ainsi l'innocence de la
sainte Vierge lui sert à obtenir pardon pour les
criminels. Considérons donc, chrétiens, cette
sainte et innocente créature comme l'appui cer-
tain de notre misère : allons nettoyer nos péchés
à la vive lumière de sa pureté incorruptible ; mais
tâchons aussi de nous enrichir par la plénitude
de ses grâces : c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Je ne trouve pas difficile de parler de l'inno-
cence de la sainte Vierge : il suffit de considérer
cette haute dignité de mère de Dieu , pour juger
qu'elle a dû être exempte de tache. Mais quand *
il s'agit de représenter cette plénitude de grâces , *
l'esprit se confond dans cette pensée, et ne sait
sur quoi arrêter sa vue. Donc, mes frères, n'en-
treprenons pas de décrire en particulier les per-
fections de Marie, ce serait vouloir sonder un
abîme; mais contentons-nous aujourd'hui de
juger de leur étendue par le principe qui les a
produites.
* Le grand saint Thomas ' nous enseigne que
' ril pari. Quœst. xxvil , art. v.
* Le grand saint Thomas nous enseigne qtte , pour enten-
dre dans qudie hauteur et avec quelle plénitude la sainte
Vierge a reçu la grâce, il la faut mesurer par son alliance
et par son union très-étroite avec son fils : et c'est par là,
chrétiens , qu'il nous est aisé de connaître que les hommes
ne lui doivent donner aucunes bornes. Vous raconterai-je ,
messieurs, les adresses de la nature pour attacher les en-
fants et pour les incorporer au sein de la mère; pour faire
que leur nourriture et leur vie passent par les mêmes ca-
naux , et faire des deux , pour ainsi dire , un même tout et
une même persoime ? Les enfants , en.venant au monde , ne
rompent pas le nœud de'cette union. La nature fait d'autres
liens, qui sont ceux de l'amour et de la tendresse; les mè-
res portent leurs enfants d'une autre manière , c'est-à-dire ,
dans le cœur. Aussitôt qu'ils sont agités , leurs entrailles
sont encore émues d'une manière si vive, qu'elle ne leur
permet pas de sentir qu'elles en soient séparées. Mais que
sera-ce , si nous ajoutons à c^tte union ce qu'il y a de par-
ticulier entre Jésus et Marie ; si nous considérons qu'il
n'a point de père sur la terre, et qu'il reconnaît par con-
séquent sa mère très-pure , comme la source unique de
tout son sang , et le principe unique de sa vie : en sorte
qu'il ressent pour elle seule, avec une incroyable aug-
mentation et d'amour et de tendresse , ce que la nature
a inspiré au cœur des enfants pour le partager également
entre le père el la mère ; comme aussi réciproquement
cette mère vierge rassemble en elle-même , pour ce cher
unique , ce que la même nature répand ordinairement en
deux cœurs , c'est-à-dire , ce que l'amour du père a de
plus fort, et ce que l'amour de la mère a de plus vif ïtde
plus tendre : Dilectus meus miki, et ego illi.
Que ^i vous me répondez <jue cette union regarde seul».
DE LA SAINTE VIERGE.
le principe des gr.iccs en la sainte Vierge, c'est
l'union très-étroite avec Jésiis-Chrlst : et afin que
vous compreniez par les Écritures divines l'effet
de cette union si avantageuse , remarquez , s'il
vous plaît, messieurs , une vérité importante , et
(Iiii est le fondement de tout l'Évangile; c'est
que la source de toutes les grâces qui ont orné
la nature humaine, c'est notre alliance avec Jé-
sus-Christ : car, mes frères, cette alliance a ouvert
un sacré commerce entre le ciel et la terre , qui a
infiniment enrichi les hommes ; et c'est sans doute
iwur cette raison que l'Église, inspirée de Dieu,
appelle l'incaraation un commerce : 0 admira-
bile commercium! En effet, dit saint Augustin ',
n'est-ce pas un commerce admirable , ou Jésus ,
ce charitable négociateur, étant venu en ce monde
pour y trafiquer dans cette nation étrangère, en
prenant de nous les fruits malheureux que pro-
duit cette terre ingrate , la faiblesse , la misère ,
la mortalité , nous a apporté les biens véritables
que produit cette céleste patrie , qui est son natu-
rel héritage ; l'innocence , la paix , l'immortalité?
(Test donc cette alliance qui nous enrichit ; c'est
cet admirable commerce qui fait abonder en nous
n)eut le corps, et ne fait que suivre la trace du sang, c'est
ici qu'il faut que je vous expose une vérité admirable ; mais
qui ne sera pas moins utile à votre instruction, que glorieuse
ot avantageuse à la sainte Vierge. C'est , messieurs, que le
Fils de Dieu ayant pris un corps pour l'amour des âmes , il
ne s'approcUe jamais de nous par son divin corps, que dans
un désir infini de s'unir à nous beaucoup plus étroitement
selon l'esprit. Table mystique, banquet adorable , je vous
appelle à témoin de la vérité que j'avance. Parlez-nous ici ,
.viints autels , autels si saints et si vénérables , mais je le
«lirai en i)assant , autels fort peu révérés. Je ne me plains
pas ici des ornements qui vous manquent : cela se fera bien-
tôt ; et dans l'accomplissement de ce superbe édifice , que
la France verra avec joie, comme un monument immortel
de la majesté de ses rois, ô Seigneur, la piété de Louis votre
serviteur, que vous nous avez donné pour monarque , n'ou-
bliera pas votre sanctuaire. Mais je me plains, saints au-
tels , de ce que vous êtes peu révérés , parce que ceux qui
tiennent en cette chapelle la regardent comme un lieu
profane. On entre , on sort , sans adorer Dieu. Jésus-Christ
ilit-on , n'y repose pas. Mais toutefois il y descend à certains
moments : Illic percerta momenta Christi corpus et
sanguis habitabant. On respecte le siège du roi, même
en son absence ; il remplit de sa majesté tous les lieux où
il habite. Le privilège de la seconde majesté ne doit pas
l'emporter sur la première. Voilà le trône de Jésus-Christ :
je vous demande, messieurs, une grâce; il sied bien au
ministère que je fais d'en demander de semblables , môme
de ce lieu : n'entrez pas , ne sortez pas de cette chapelle ,
sans rendre à Dieu , à genoux , un moment d'adoration sé-
rieuse.
Mais je m'éloigne trop , et il faut revenir à notre sujet. Je
voulais prouver, chrétiens, que lorsque Jésus-Christ s'unit
à nos corps, c'est principalement l'âme qu'il recherche. J'ai
apporté pour ma preuve l'adorable eucharistie.
On voit clairement que Bossuet lit ce morceau lorsqu'il vou-
lut prêcher ce sermon dans la chapelle de Versailles. ( Édit-
ée Dcforis. )
. ' Jn Psal. cxLviii , n' 8 , t. IV , col. 1677
tous les biens. Cest pourquoi saint Paul nous
assure, que nous ne pouvons plus être p.iuvres,
depuis que Jésus-Christ est à nous : « Celui qui
" nous donne son propre Fils, que nous pourra-
« t-il refuser? ne nousdonne-t-ii pas en lui *outes
" choses? ■• Qiiomodo non etiam cum illo omnia
nobis donavit ' ? et après s'être comme débordé
par cette libéralité inestimable, ne faut-il pas
que ses autres dons coulent impétueusement par
cette ouverture?
Que si notre alliance avec Jésus-Christ nous
produit des biens si considérables ; tais-toi , tais-
toi , ô raison humaine , et n'entreprends pas d'ex-
pliquer les prérogatives de la sainte Vierge : car
si c'est un avantage incompréhensible qu'on nous
donne Jésus-Christ comme Sauveur ; que pense-
rons-nous de Marie à qui le Père éternel le donne,
non point d'une manière commune , mais comme
il lui appartient à lui même, comme Fils, comme
Fils unique , comme Fils qui , pour ne point par-
tager son cœur, et tenir tout de sa sainte mère,
ne veut point avoir de père en ce monde? est-il 1
rien d'égal à cette alliance? Et ne vous persua-
dez pas qu'elle unisse seulement Marie au Sau-
veur par une union corporelle : l'on pourrait d'a-
bord se l'imaginer, parce qu'elle n'est sa mère
que selon la chair ; mais vous prendrez bientôt
une autre pensée , si vous remarquez , chrétiens ,
une différence notable entre Marie et les autres
mères. Elle a donc ceci de particulier, qui la dis-
tingue de toutes les autres : qu'elle a conçu son
fils par l'esprit avant de le concevoir dans .ses
entrailles; et cela de quelle manière? C'est que
ce n'est pas la nature qui a formé en elle ce divin
enfant; elle l'a conçu parla foi , elle l'a conçu par
l'obéissance : c'est la doctrine constante de tous
les saints Pères , et elle est fondée clairement sur
un passage de l'Écriture que peut-être vous n'a-
vez pas remarqué. C'est , mes frères , qu'Elisabeth
ayant humblement salué Marie comme mère de
son Seigneur : Unde hoc mihi, ut veniat mater
Domini mei ad me ^'i elle s'écrie aussitôt toute
transportée : « Heureuse qui avez cru ! » comme
si elle eût voulu dire : Il est vrai que vous êtes
mère ; mais c'est votre foi qui vous rend féconde :
d'où les saints docteurs ont conclu et ont tous
conclu d'une même voix qu'elle a conçu son fils
dans l'esprit , avant que de le porter en son corps :
Prius concepii mente quam corpore '. Ne jugez
donc pas de la sainte Vierge comme vous faites
des mères communes.
Chrétiens , je n'ignore pas qu'elles s'unissent
' Rom. viii, 52.
* Luc. 1 , 43.
* S Aug. Serm. ccxv , n" 4 , t. V, col. Oo5. S. Léo , in Ifct-
iivit. Dont. Scrm. i, cap. I.
170
SUR LA NATIVITÉ
à leurs enfants, même par Icsprit. Qui ne le voit
pas? qui ne sent pas combien elles les portent au
fond de leurs âmes? Mais je dis que l'union se
commence au corps, et se noue premièrement
par le sang : au contraire , en la sainte Vierge ,
la première empreinte se fait dans le cœur ; son
alliance avec son fils prend son origine en l'es-
piit , parce qu'elle l'a conçu par la foi : et si vous
voulez entendre, mes frères, jusqu'où va cette
alliance , jugez-en à proportion de celle du corps.
Car permettez-moi, je vous prie, d'approfondii
un si grand mystère , et de vous expliquer une
vérité qui ne sera pas moins utile pour votre
instruction, qu'elle sera glorieuse à la sainte
Vierge.
Cette vérité, chrétiens, c'est que notre Sauveur
Jésus-Christ ne s'unit jamais à nous par son corps,
que dans le dessein de s'unir plus étroitement en
esprit. Table mystique, banquet adorable, et
vous, saints et sacrés autels, je vous appelle à
témoin de la vérité que j'avance. Mais so^^ez-en
les témoins vous-mêmes , vous qui participez à
ces saints mystères. Quand vous avez approché
de cette table divine , quand vous avez vu venir
Jésus-Christ à vous en son propre corps , en son
propre sang , quand on vous l'a mis dans la bou-
che, dites-moi, avez- vous pensé qu'il voulait s'ar-
rêter simplement au corps? A Dieu ne plaise que
vous l'ayez cru , et que vous ayez reçu seulement
au corps celui qui court à vous pour chercher
votre âme ! ceux qui l'ont reçu de la sorte , qui ne
se sont pas unis en esprit à celui dont ils ont reçu
la chair adorable , ils ont renversé son dessein ,
iJs ont offensé son amour. Et c'est ce qui fait
dire à saint Cyprien ces belles mais terribles pa-
roles : « Ils font violence , dit ce saint martyr,
« au corps et au sang du Sauveur : » Vis infertur
corpori ejus et sanguini ' . Et quelle est , mes
frères, cette violence? Ames saintes, âmes pieu-
ses , vous'qui savez goûter Jésus-Christ dans cet
adorable mystère , vous entendez cette violence :
c'est que Jésus recherchait le cœur; et ils l'ont
arrêté au corps , où il ne voulait que passer : ils
ont empêché cet époux céleste d'aller achever
dans l'esprit la chaste union où il aspirait \ ils
l'ont contraint de retenir le cours impétueux de
ses grâces , dont il voulait laisser inonder leur
àme. Ainsi son amour souffre violence ; et il ne
faut pas s'étonner si, étant violenté de la sorte,
il se tourne en indignation et en fureur : au lieu
du salut qu'il leur apportait, il opère en eux leur
condamnation; et il nous montre assez par cette
colère la vérité que j'ai avancée , que , lorsqu'il
s'unit corporelleraent, il veut que l'union de l'es-
prit soit proportionnée à celle du corps.
' X/6. de Lapsis, p. 186.
S'il est ainsi , ô divine Vierge , je conçois quel-
que chose de si grand de vous, que non-seule-
ment je ne le puis dire , mais encore mon esprit
travaille à se l'expliquer à lui-même : car telle
est votre union au corps de Jésus lorsque vous
l'avez conçu dans vos entrailles , qu'on ne peut
pas s'en imaginer une plus étroite ; que si l'union
de l'esprit n'y répondait pas, l'amour de Jésus
serait frustré dece qu'il prétend, il souffrirait vio-
lence en vous : il faut donc , pour le contenter,
que vous lui soyez unie en esprit , autant que vous
le touchez de près par les liens de la nature et
du sang. Et puisque cette union se fait par la
grâce, que peut-on penser, et que peut-on dire?
où doivent s'élever nos conceptions, pour ne
point faire tort à votre grandeur? et quand nous
aurions ramassé tout qu'il y a de dons dans les
créatures, tout cela réuni ensemble pourrait-il
égaler votre plénitude? Accourez donc avec joie,
mes frères, pour honorer, en Marie naissante,
cette plénitude de grâces : car je crois qu'il est
inutile de vouloir vous prouver, par de longs dis-
cours , qu'elle l'a apportée en venant au monde.
N'entreprenons pas de donner des bornes à l'a-
mour du Fils de Dieu pour sa sainte mère ; et ac-
coutumons-nous à juger d'elle, non parce que peut
prétendre une créature, mais par la dignité de
son fils. Que servirait-il à Marie d'avoir un fils
qui est devant elle et qui est l'auteur de sa nais-
sance , s'il ne la faisait naître digne de lui? Ayant
à se former une mère , la perfection d'un si grand
ouvrage ni ne pouvait être portée trop loin , ni
ne pouvait être commencée trop tôt : et si nous
savons concevoir combien est auguste cette di-
gnité à laquelle elle est appelée, nous reconnaî-
trons aisément que ce n'est pas trop de l'y prépa-
rer dès le premier moment de sa vie. Mais c'est
assez arrêter nos yeux à contempler de si grands
mystères : ébloui d'un éclat si fort , je suis con-
traint de baisser la vue ; et pour remettre mes
sens étonnés de l'avoir considérée si longtemps
dans ce haut état de grandeur, qui l'approche si
près de Dieu, il faut, messieurs, que je la re-
garde dans sa charité maternelle , qui l'approche
si près de nous : c'est par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
Ce qui me reste à vous faire entendre est d'une
telle importance, qu'il mériterait un discours
entier, et ne devrait pas être resserré dans cette
dernière partie : comme néanmoins je ne puis
l'omettre, sans laisser ce discours imparfait,
j'en toucherai les chefs principaux, et je vous
prie, messieurs, de les bien entendre; car c'est
sur ce fond qu'il faut établir la dévotion solide
pour la sainte Vierge. Je pose donc pour premier
DE LA SAINTE VIERGE.
171
principe que Dieu ayant résolu dans l'éternité
de nous donner Jésus-Christ par son entremise,
il ne se contente pas de se servir d'elle comme
d'un simple instrument; mais il veut qu'elle
coopère à ce grand ouvrage par un mouvement
de sa volonté. C'est pourquoi il envoie son ange
[iour lui proposer le mystère, et ce grand ou-
vrage de l'incarnation , qui tient depuis tant de
siècles le ciel et la terre en attente ; cet ouvrage ,
dis-je , demeure en suspens jusqu'à ce que la
sainte Vierge y ait consenti. Elle tient donc en
attente Dieu et toute la nature ; tant il a été né-
cessaire aux hommes qu'elle ait désiré leur salut.
Elle l'a donc désiré, messieurs, et il a plu au
Père éternel, que Marie contribuât par sa charité
à donner un Sauveur au monde.
Comme cette vérité est connue , je ne m'étends
pas à vous l'expliquer ; mais je ne puis vous en
taire une conséquence que peut-être vous n'avez
pas assez méditée : c'est que la sagesse divine
ayant une fois résolu de nous donner Jésus-Christ
par la sainte Vierge , ce décret ne se change plus;
il est et sera toujours véritable que sa charité ma-
ternelle ayant tant contribué à notre salut dans
le mystère de l'incarnation , qui est le principe
universel de la grâce, elle y contribuera éternel-
lement dans toutes les autres opérations, qui
n'en sont que des dépendances : et afin de le bien
entendre, remarquez, s'il vous plaît, messieui-s,
trois opérations principales de la grâce de Jésus-
Christ. Dieu nous appelle, Dieu nous justifie.
Dieu nous donne la persévérance : la vocation ,
c'est le premier pas ; la justification , c'est notre
progrès; la persévérance, la fin du voyage. V^ous
savez qu'en ces trois états l'influence de Jésus-
Christ nous est nécessaire. iNIais il faut vous faire
voir manifestement, par les Écritures, que la
charité de Marie est associée à ces trois ouvra-
ges; et peut-être ne croyez -vous pas que ces
vérités soient si claires dans l'Évangile, que j'es-
père de les y montrer en peu de paroles.
Pour ce qui regarde la vocation , considérez ,
s'il vous plaît, messieurs, ce qui se passe en
saint Jean-Baptiste , enfermé dans les entrailles
de sa mère , et vous y verrez une image des pé-
cheurs que la grâce appelle. Jean y est dans l'obs-
curité : où êtes vous, ô pécheurs? Il ne peut ni
voir, in entendre, et Jésus vient à lui sans qu'il
y pense. Il s'approche, il parle à son cœur, il
éveille et il attire ce cœur endormi et aupara-
vant insensible; c'est ainsi que le fils de Dieu
traite les pécheurs qu'il appelle. Y pensiez- vous ,
à pécheurs, quand il vous est venu troubler?
vous vous cachiez, et il vous voyait; vous vous
détourniez, et il vous savait bien trouver : il a
parlé à votre cœur, et il vous a appelés à lui , et
vous ne le cherchiez pas. Mais ce même Jésu»-
Christ nous montre , en saint Jean , que la charité
de Marie concourt avec lui à ce grand ouvrage.
Ce qui fait que Jésu» approche de Jean, n'est-
ce pas la charité de Marie? si Jésus agit dans le
cœur de Jean , n'est-ce pas par la voix de Marie?
Voilà donc Marie en saint Jean Baptiste , mère
de ceux que Jésus appelle : voyons maintenant
ceux qu'il justifie.
Je les vois sans figure, dans l'Évangile, aux
noces de Cana en Galilée : ils sont déjà appelés
en la personne des apôtres ; mais écoutez l'écri-
vain sacré : « Jésus fit son premier miracle , et
'< il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent
« en lui ; » Et crediderunt in eum discipuli cjiis ' .
Pouvait-il nous exprimer en termes plus clairs la
grâce justifiante dont la foi , comme vous savez ,
est le fondement? Mais il ne pouvait non plus
nous expliquer mieux la part qu'y a eue la divine
Vierge : car qui ne sait que ce grand miracle
fut l'effet de sa charité et de ses prières? Est-ce
en vain que le Fils de Dieu , qui dispose si bien
de toutes choses , n'a voulu faire son premier mi-
racle qu'en faveur de sa sainte Mère ? Qui n'ad-
mirera, chrétiens, qu'elle ne se soit mêlée que
de celui-ci, qui a été suivi aussitôt d'une image
si expresse de la justification des pécheurs ? cela
se fait-il par hasard, ou plutôt ne paraît-il pas
que le Saint-Esprit veut nous faire entendre , ce
que remarque saint Augustin en interprétant ce
mystère , que la bienheureuse « Mrnùe étant mère
« de notre chef par la chair, a dû être selon l'esprit
«■ mère de ses membres , et coopérer par sa cha-
« rite à leur naissance sph'ituelle? » Came mater
capitis nostri spiritu, mater memhrorum ejus *.
Mais, mes frères, ce n'est pas assez qu'elle
contribue à les faire naître ; achevons de montrer
ce que fait Marie dans la sainte persévérance des
enfants de Dieu. Paraissez donc , enfants d'adop-
tion et de prédestination éternelle , enfants de mi^
séricorde et de grâce, fidèles compagnons du
Sauveur Jésus, qui persévérez avec lui jusqu'à
la fin , accourez à la sainte Vierge, et venez vous
ranger avec les autres sous les ailes de sa charité
maternelle. Chrétiens , je les vois paraître ; le dis^
ciple chéri de notre Sauveur nous les représente
au Calvaire: il est la figure des persévérants;
puisqu'il suit Jésus-Christ jusqu'à la croix , qu'il
s'attache constamment à ce bois mystique, qu'il
vient généreusement mourir avee lui. Il est donc
la figure des persévérants; et voyez que Jésus-.
Christ le donne à sa mère : Femme, lui dit-il ^
voilà votre fils : Eccefilius tuu6 ^. Chrétiens , j'ai
' Joan. Il, II.
' De saitcta Firg. n' 6 , t. VI , col. 343.
3 Joan. X!S, 26.
17Î
SUR LA NATIVITÉ
tonu parole : ceux qitl savent considérer combien
l'Écriture est mystérieuse, connaîtront, par ces
trois exemples, que la charité de Marie est un
instrumeut général des opérations de la grâce.
Par conséquent , réjouissons-nous de nous voir
naître aujourd'hui une protectrice. Nox prœces-
sit^ la nuit est passée avec ses terreurs et ses
épouvantes , avec ses craintes et ses désespoirs :
dies appropinquavit; le jour approche , l'espé-
rance vient : nous en voyons luire un premier
rayon en la protection de la sainte Vierge. Elle
\ient sans doute pour notre secours : je ne sais
si ses cris et ses larmes n'intercèdent pas déjà
pour notre misère; mais je sais qu'il n'est pas
possible de choisir une meilleure avocate. Prions-
la donc avec saint Bernard qu'elle parle pour
nous au cœur de son fils : Loquatur ad cor Do-
mini nostri Jesu Christi^. Oui, certainement,
ô Marie , c'est à vous qu'il appartient de parler
au cœur : vous y avez un fidèle correspondant ,
je veux dire , l'amour filial , qui s'avancera pour
recevoir l'amour maternel , et qui préviendra ses
désirs ; devez-vous craindre d'être refusée, quand
vous parlerez au Sauveur? « Son amour inter-
« cède en notre faveur ; la nature même le sol-
« licite pour nous : » Affectus ipse pro te orat;
natura ipsa tibi postulat. « On se rend facile-
« ment aux prières , lorsqu'on est déjà vaincu par
« son affection : » Cito annuunt qui sua ipsi
amore superantur ^ . C'est pour cette raison,
chrétiens, que Marie parle toujours avec effi-
cace : parce qu'elle parle à un cœur déjà tout ga-
gné; parce qu'elle parle à un cœur de fils. Qu'elle
parle donc fortement, qu'elle parle pour nous
au cœur de Jésus : Loquatur ad cor.
Mais quelle grâce demandera-t-elle? que dé-
sirons-nous par son entremise? Quoi, mes frè-
res , vous hésitez ! Ce lieu de charité où vous êtes ,
ne vous inspire-t-il pas le désir de vous fortifier
dans la charité? Charité, charité; ô heureuse
Vierge , c'est la charité que nous demandons :
sans le désir d'être charitables , que nous sert de
réclamer le nom de Marie? Pour vous enflammer
à la charité , entrez , messieurs , dans ces grandes
salles , pour y contempler attentivement le spec-
tacle de l'infirmité humaine ; là vous verrez en
combien de sortes la maladie se joue de nos
corps : là elle étend , là elle retire ; là elle tourne ,
là elle disloque ; là elle relâche , là elle engourdit ;
là sur le tout , là sur la moitié; là elle cloue un
corps immobile , là elle le secoue par le tremble-
ment. Pitoyable variété , chrétiens , c'est la ma-
ladie qui se joue , comme il lui plaît , de nos corps
». Ad Beat. Firg. Scnn. Panegyr. n" 7 , int. Oper. S. Ber-
nurdi , t. ii , col. C90.
» Salv. Ep. IV, p. 199.
que le péché a donnés en proie à ses cruelles bi-
zarreries ; et la fortune, pour être également outra-
geuse, ne se rend pas moins féconde en événe-
ments fâcheux.
Regarde , ô homme, le peu que tu es ; consi-
dère le peu que tu vaux : viens apprendre la liste
funeste des maux dont ta faiblesse est mena-
cée. Si tu n'en es pas encore attaqué, regarde ces
misérables avec compassion; quelque superbe
distinction que tu tâches de mettre entre toi et
eux , tu es tiré de la même masse, engendré des
mêmes principes, formé de la même boue : res-
pecte en eux la nature humaine si étrangement
maltraitée, adore humblement la main qui t'é-
pargne ; et pour l'amour de celui qui te pardonne,
aie pitié de ceux qu'il afflige. Va-t'en , mon frère ,
dans cette pensée ; c'est Marie qui te le dit par
ma bouche. Cet hôpital s'élève sous sa protec-
tion; ainsi, si tu crois mon conseil, ne sors pas
aujourd'hui de sa maison, sans y laisser quel-
que marque de ta charité : ne dis pas que l'on
en a soin. La charité est trop lâche , qui se repose
toujours sur les autres : tu verras combien de
nécessités implorent ta charité. Si tu le fais,
mon frère , comme je l'espère , puisses-tu , au
nom de Notre-Seigneur, croître en charité tous
les jours ! puisses-tu ne sentir jamais ni de dureté
pour les misérables , ni d'envie pour les fortu-
nés ! puisses-tu n'avoir jamais ni d'ennemi que
tu aigrisses par ton indifférence , ni d'ami que tu
corrompes par tes flatteries ! puisses-tu t'exercer
si utilement dans la charité fraternelle , que tu
arrives enfin au plus haut degré de la charité di-
vine ; qui t'ayant fortifié dans ce lieu d'exil con-
tre les attaques du monde , te couronnera dans
la vie future de la bienheureuse immortalité !
Ainsi soit-il, mes frères, au nom du Père, et du
fils , et du Saint-Esprit.
DEUXIEME SERMON
POUR LA FÊTE
DE LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
En quoi consiste la grandeur de Marie : combien Jésus a ie
cœur pénétré d'amour pour elle. L'alliance de ce divin lils
avec Marie, commencée dès la naissance de cette vierge mère.
De quelle manière nous pouvons participer à la dignité de
mère de Dieu. En Marie une double fécondité. Tous les lidèles
donnés à Marie pour enfants : extrême affection qu'elle leur
porte : quels sont ses véritables enfants. Dans quelles disposi-
tions il faut implorer son secoUrs.
Quis, putas, puer iste erit?
Quel, pensez-vous, que sera cet enfant? Luc. i, 66.
C'est en vain que les grands de la terre , s'em-
portant quelquefois plus qu'il n'est permis à djes
DE LA SAI>iTE VIERGE.
IT,"}
hommes, semblent vouloir cacher les faiblesses
de la nature , sous cet éclat trompeur de leur
éminente fortune. Je reconnais, mes sœurs , avec
J'apôtre ' , que nous sommes obligés de les ho-
norer comme les lieutenants de Dieu sur la terre,
auxquels sa providence a commis le gouverne-
ment de ses peuples ; et c'est ce respect que nous
leur rendons qui établit la fermeté des Etats , la
sûreté publique et le repos des particuliers. Mais
comme il leur arrive souvent qu'enivrés de cette
prospérité passagère ils se veulent mettre au-
dessus de la condition humaine , c'est avec beau-
coup de raison que le plus sage de tous les hom-
mes entreprend de confondre leur témérité. Il les
ramène au commencement de leur vie, il leur
représente leurs infirmités dans leur origine ; et
bien qu'ils aient le cœur enflé de la noblesse de
leur naissance , il leur fait bien voir que si illus-
tre qu'elle puisse être, elle a toujoure beaucoup
plus de bassesse que de grandeur. Pour moi,
dit Salomon*, quoique je sois le maître d'un
puissant État , j avoue ingénument que ma nais-
sance ne diffère en rien de celle des autres. Je
suis entré nu en ce monde , comme étant exposé
à toutes sortes d'injures : j'ai salué , comme les
autres hommes, la lumière du jour par des pleurs ;
et le premier air que j'ai respiré m'a servi comme
à eux à former des cris : Primam vocem simi-
lem omnibus emisi plorans^. Telle est, con-
tiuue-t-il , la naissance des plus grands monar-
ques ; et de quelque grandeur que les flattent leurs
eourtisans, la nature, cette bonne mère qui ne
sait point flatter, ne les traite pas autrement que
ies moindres de leurs sujets : Nemo eniin ex
regihus aliud habuit nativitatis initium **.
Voilà, chrétiens, où le plus sage des rois ap-
pelle les grands de ce monde , pour convaincre
leur ambition ; et d'autant que c'est là sans doute
où elle a le plus à souffrir, il n'est pas croyable
combien d'inventions ils ont recherchées pour
se tirer du pair, même dans cette commune fai-
blesse. Il faut , à quelque prix que ce soit , sépa-
rer du commun des hommes le prince naissant :
c'est pourquoi chacun s'empresse à lui rendre
des hommages qu'il ne comprend pas. S'il paraît
dans la nature quelque changement ou quelque
prodige , on en tire incontinent des augures de
sa bonne fortune ; comme si cet grande machine
ne remuait que pour cet enfant. Comme le temps
présent ne lui est point favorable, parce qu'il ne
lui donne rien qui le distingue de ceux de son
«Ige, il faut consulter l'avenir, et avoir recours
' Rom. sui el s^qq.
» Siip. VII ,1,2.
3 Ihiil. X
' Ibid. 5.
nécessairement à la science des pronoslics. C'est
ici que les astrologues , mêlant dans leurs vainei
spéculations la curiosité et la flatterie, leur font
des promesses hardies, dont ils donnent pour
cautions des influences cachées. C'est dansée
même dessein que les orateurs tâchent de faire
valoir l'art des conjectures ; et ainsi rambition
humaine ne pouvant se contenir dans cette sim-
ple modestie, que la nature tâche de nous inspi-
rer, elle s'enfle et se repaît de doutes et d'espé-
rances.
Grâce à la miséricorde divine , nous sommes
appelés aujourd'hui à la naissance d'une Prin-
cesse qui ne demande point ces vains oraements.
Gardons-nous bien, mes sœurs, de célébrer sa na-
tivité avec ces recherches téméraires, dont les
hommes se servent en de pareilles rencontres :
mais plutôt considérant que celle dont nous par-
lons est la mère du sauveur Jésus , apprenons
de son Évangile de quelle manière il désire que
nous solennisions la naissance de ses élus. Les
parents de saint Jean-Baptiste nous en donnent
un bel exemple : ils ne pénètrent pas les secrets
de l'avenir avec une curiosité trop précipitée;
toutefois adorant en eux-mêmes les conseils de
la Providence , ils ne laissent pas de s'enquérir
modestement entre eux quel sera un jour cet en-
fant : Quis, putas, puer iste erit? Je me pro-
pose aujourd'hui de faire pour la mère de notre
Maître , ce que je vois pratiqué pour son pré-
curseur.
Ames saintes et religieuses qui voyez cette
incomparable Princesse faire son entrée en ce
monde, quel pensez- vous que sera cet enfant?
Quis, putas, puer iste erit? Que me répondrez-
vous à cette question, et moi-même que répon-
drai-je? Tirons la réponse du saint évangile que
nous avons lu ce matin , dans la célébration des
divins mystères : De qua natus est Jésus, gui
vocatur Ckristus '. « C'est d'elle qu'est né Jésus,
« qui est appelé le Christ. » Viendra, viendra le
temps que Jésus , la sagesse du Père , l'unique
rédempteur de nos âmes, la lumière du genre
humain , en qui nous sommes comblés de toutes
sortes de grâces , se revêtira d'une chair humaine
dans les entrailles de ce bénit enfant dont nous
honorons la naissance. C'est par cet éloge, mes
sœurs, qu'il nous faut estimer sa grandeur, et
juger avec certitude quel sera un jour cet enfant.
La nativité de la sainte Vierge nous fait voir le
temple vivant où se reposera le Dieu des armées ,
lorsqu'il viendra visiter sou peuple : elle nous fait
voir le commencement de ce grand et bienheu-
reux jour que Jésus doit bientôt faire luire au
I Matth.i, ic.
174
SUR LA NATIVIT15
monde. Nous aurons bientôt le salut ; puisque nous
voyons déjà sur la terre celle qui doit y attirer le
Sauveur. La malédiction de notre nature com-
mence à se changer aujourd'hui en bénédiction
et en grâce; puisque de la race d'Adam , qui était
si justement condamnée, naît la bienheureuse
Marie : c'est-à-dire, celle de toutes les créatures
qui est tout ensemble la plus chère à Dieu , et la
plus libérale aux hommes , car la grandeur de la
sainte Vierge est une grandeur bienfaisante , une
grandeur qui se communique et qui se répand ;
et la suite de ce discours vous fera paraître , que
sa dignité de mère de Dieu la rend aussi la mère
des fidèles : de sorte qu'il n'y a rien , âmes chré-
tiennes, que nous ne puissions justement attendre
de la protection de cette Princesse que le ciel nous
donne aujourd'hui pour être , après le sauveur
Jésus , le plus ferme appui de notre espérance.
Et c'est ce que je me propose de vous faire en-
tendre par ce raisonnement invincible , dont les
deux propositions principales feront le partage
de ce discours. Afin qu'une personne soit en état
de nous soulager par son assistance près de la
Majesté divine , il est absolument nécessaire que
sa grandeur l'approche de Dieu, et que sa bonté
l'approche de nous. Si sa grandeur ne l'approche
de Dieu, elle ne pourra puiser dans la source
où toutes les grâces sont renfermées : si sa bon-
té ne l'approche de nous, nous n'aurons aucun
bien par son influence. La grandeur est la main
qui puise , la bonté , la main qui répand ; et il
faut ces deux qualités pour faire une parfaite
communication. Marie étant la mère de notre
Sauveur, sa qualité l'élève bien haut auprès du
Père éternel ; et la même Marie étant notre mère ,
son affection la rabaisse jusqu'à compatira notre
faiblesse, jusqu'à s'intéresser à notre bonheur.
Par conséquent il est véritable que la nativité de
cette Princesse doit combler le monde de joie,
puis qu'elle le remplit d'espérance : et l'explica-
tion que je vous propose de ces vérités importan-
tes, établira la dévotion à la sainte Vierge sur
une doctrine solide et évangélique.
PBEMIER POINT.
Encore que les Idées différentes que nous
nous formons à nous-mêmes , pour nous repré-
senter l'essence divine , ne soient pas une vérita-
ble peinture, mais seulement une ombre impar-
faite ; celle qui semble la plus auguste et la plus
digne de cette Majesté souveraine, c'est de com-
prendre la Divinité comme un abîme immense
et comme un trésor infini , où toutes sortes de per-
fections sont glorieusement rassemblées. En ef-
fet. Dieu porte en son sein tout ce qui peut jamais
avoir l'être : toutes les nrâecs , toutes les beau-
tés que nous voyons semées sur les créatures sê
ramassent toutes en son unité ; et il dit à Moïse
son serviteur ', qu'il lui montrera tout le bien en
lui découvrant son essence. C'est que la nature
du bien , que nous voyons ici partagée , se trouve
totalement renfermée en Dieu. Mais, mes sœurs ,
ce n'est pas assez qu'elle y soit ainsi renfermée ;
il faut que de cette source infinie il coule quel-
ques ruisseaux sur les créatures : sans quoi il
est certain qu'elles demeureraient éternellement
enveloppées dans la confusion du néant, parce
que, n'étant rien par nous-mêmes, nous ne pour-
rons jamais avoir d'être, qu'autant que cette
cause première laisse tomber sur nous , pour ainsi
parler, quelques rayons ou quelques étincelles
du sien. Ainsi, pour produire les créatures, il faut
que ce trésor immense , il faut que ce vaste sein
de Dieu où toutes choses sont renfermées , s'ou-
vre en quelque sorte et coule sur nous. Et qu'est-
ce qui l'ouvre ? c'est la bonté ; c'est là son office
et sa fonction, d'ouvrir le trésor de Dieu, pour le
communiquer à la créature : et s'il est permis
à des hommes de distinguer les devoirs des di-
vers attributs de Dieu , nous pouvons dire avec
raison que comme c'est l'infinité qui renferme
en Dieu tout le bien , c'est aussi la bonté qui le
communique.
C'est ce qu'il m'est aisé de vous expliquer par
une belle division de saint Augustin. Tous ceux
qui donnent leurs biens aux autres , dit cet ad-
mirable docteur, le donnent par l'une de ces
trois raisons : ou par une force supérieure qui
les y oblige , et ils donnent par nécessité ; ou par
quelque intérêt qui leur en revient , et ils le font
pour l'utilité ; ou par une inclination bienfaisante,
et c'est un effet de bonté. Ainsi le soleil donne
sa lumière, parce que Dieu lui a posé cette loi;
c'est nécessité. Un grand seigneur répand ses
trésors pour se faire des créatures ; il le fait pour
l'utilité. Un père donne à son fils à cause qu'il
l'aime ; c'est un sentiment de bonté. Maintenant
il est clair, mes sœurs, que ce ne peut pas être
la nécessité qui oblige Dieu à étendre sur nous
sa munificence , parce qu'il n'y a aucune puis-
sance qui le domine ; ni l'utilité , parce qu'il est
Dieu , et qu'il n'a pas besoin de ses créatures :
d'où il résulte que la bonté est l'unique dispen-
satrice des grâces; que c'est à elle d'ouvrir le
trésor de Dieu, et à tirer de son sein immense tout
ce que les créatures possèdent. C'est pourquoi nous
lisons dans les saintes Lettres qu'après la création
de cet univers. Dieu, considérant ses ouvrages, so
réjouit en quelque sorte de ce qu'ils sont bons :
Et crant valde bona^ . D'où vient cela , dit saint
' Exod. xxxiii, 19.
• Gcn. 1 ,31.
DE LV SAINTE VIERGE.
175
Augnslin ■ ; sinon qu'il se plaît de voir en ses
œuvres l'image de la bonté qui les a produites?
Kt de là il s'ensuit manifestement qu'il n'y a
(lue l'amour en Dieu qui soit libéral : parce que
comme le propre de cette justice sévère c'est
d'agir avec rigueur, et le propre de la puissance
c'est d'agir avec efficace ; ainsi le propre de la
bonté , c'est d'agir par un pur amour.
Mais cette belle manière d'agir par amour pa-
raît encore plus visiblement en la personne du
Dieu incarné. Il sait que c'est l'amour du Père
éternel qui l'a envoyé sur la terre : Sic Deus
dilexit mundum* : " Dieu a tant aimé le monde,
« qu'il lui a donné son Fils unique. » Il avait
montré de l'amour à l'homme dans l'ouvrage de
sa création , < lorsqu'il le créa , dit Tertullien ,
« non par une parole de commandement , ainsi
« que les autres ; mais par une voix caressante et
« comme flatteuse : Faisons l'homme; » non im-
periaii verbo, sed fainiliari manu; etiam verbo
blandienle prœmisso : Faciamus hominem^.
Voilà de l'amour dans lacréation ; mais qui ne va
pas encore jusqu'à cette extrême tendresse, que
la rédemption nous a fait paraître. Ce second
amour du Père éternel, par lequel il a voulu
réparer les hommes , n'est pas un amour ordi-
naire; c'est un amour qui a du transport. Dieu
a tant aimé le monde ! Voyez l'excès , voyez le
transport : et c'est pourquoi le Dieu incarné brûle
d'un si grand amour pour les hommes; parce
qu'il « ne fait, nous dit-il lui-même'', que ce
« qu'il voit faire à son Père. » Comme son Père
nous l'a donné par amour, c'est aussi par l'a-
mour qu'il donne; et c'est l'amour c|u'il a pour les
hommes , qui fait la distribution de ses grâces.
Cette doctrine évangélique étant supposée,
approchons-nous , mes sœurs , avec révérence
du berceau de la Vierge; et jugeons quelle sera
un jour cette fille , par l'amour que Jésus sentira
pour elle. Et d'abord je pourrais vous dire que
l'amour du sauveur Jésus , qui est une pure li-
bérilité à l'égard des autres, à l'égard de sa
sainte mère est comme une dette , et qu'il passe
en nature d'obUgation, parce que c'est un amour
de fils. ^
Mais pénétrons plus profondément les secrets
divins, sous la conduite des lettres sacrées; et
pour connaître mieux quel est cet amour du
Fils de Dieu pour la sainte Vierge , considérons-
le , chrétiens , comme un accomplisement néces-
saire du mystère de l'incarnation. Suivez , s'il
' De Gen ad l'Ut. lib. imperf. cap. Y, n" 22. t. in , part, i,
col. luo.
' Joan. iK, 16.
' Adv. Marcwn. lib. il, n" 4.
* JouH. V, 19.
VOUS plaît, mon raisonnement; il est tiré du
divin apôtre, en cette admirable épître aux Hé-
breux. C'est une sainte et salutaire pensée de
méditer continuellement en nous-mêmes, dans
l'effusion de nos cœurs, la tendre affection de
notre Sauveur pour les hommes, en ce qu'il n'a
rien dédaigné de ce qui était de notre nature. Il
a tout pris jusqu'aux moindres choses, tout jus-
qu'aux plus grandes infirmités. Il a bien voulu
avoir faim et soif, tout ainsi que les autres hom-
mes; et « si vous exceptez le péché, il n'a re-
jeté de lui aucune de nos faiblesses'. » C'est ce
qu'il est venu chercher sur la terre; et au lieu
de nos infirmités , qu'il a prises , il nous a com-
muniqué ses grandeurs. Et n'est-ce point, mes
sœurs, pour cette raison que l'Église inspirée
de Dieu appelle l'incarnation un commerce? En
effet , dit saint Augustin % c'est un commerce ad-
mirabe où Jésus, ce céleste négociateur, étant
venu du ciel en la terre, dans le dessein de tra-
fiquer avec une nation étrangère : qu'a-t-il fait?
Ah ! il nous a apporté les biens qui sont propres
à cette céleste patrie, qui est son naturel héritage,
la grâce, la gloire, l'immortalité; et il a pris les
choses que cette misérable terre produit , la fai-
blesse , la misère , la corruption. 0 commerce
de charité , ô riche commerce , ah ! combien il
devrait élever nos âmes à l'espérance des biens
étemels ! Jésus sest plu dans mon néant , et je ne
veux point me plaire dans sa grandeur ! son
amour lui a fait trouver une douce satisfaction
en se revêtant de ma pourriture , et je n'en veux
point trouver à me revêtir de sa gloire , et mon
cœur aime mieux courir après des délices qui
passent et des biens que la mort enlève !
Mais revenons à notre sujet ; et demandons au
divin époux d'où vient qu'il ne s'est pas conten-
té de se revêtir de notre nature , et qu'il veut pren-
dre encore nos infirmités. La raison en est claire
dans les Écritures : c'est que le dessein de notre
Sauveur, dans sa bienheureuse incarnation, est
de se rendre semblable aux hommes ; et comme
tous ses ouvrages sont achevés , et ne souffren
aucune imperfection, de là vient, de là vient, me,'
sœurs, qu'il ne veut point de ressemblance im
parfaite. Écoutez l'apôtre saint Paul : ". Il s'e5»
« uni, dit-il ^, non pas aux anges, mais à la pos-
« térité d'Abraham ; et c'est pourquoi il fallait
« qu'il se rendit en tout semblable à ses frères : »
il veut être semblable aux hommes. Il faut , dit
saint Paul, qu'il le soit en tout: autrement, son
ou\Tage serait imparfait. C'est pourquoi, dans
• Hebr. ir, 15.
' Enarr. u, m Ps. \\\ , n» 3, t. IT, ool. U9. Buar. m Ps,
cxLYin, n" 8, t. IV, col. 1677.
» Hebr. U, 16, 17.
176
SUR LA NATIVITÉ
le jardin des Olives, je le vois dans la crainte ,
dans la tristesse ' , dans une telle consternation
qu'il sue sang et eau dans la seule appréhension
du supplice qu'on lui prépare '. Dans quelle his-
toire a-t-on jamais lu, qu'un accident pareil soit
jamais arrivé à d'autres qu'à lui ? et n'avons-nous
pas raison de conclure, d'un effet si extraordi-
naire , que jamais homme n'a eu les passions si
tendres ni si fortes que mon Sauveur, bien qu'il
les eût toujours modérées, parce qu'elles étaient
très-soumises à la volonté de son Père ? Et d'où
vient, ô divin Sauveur, que vous les prenez de
la sorte ? Ah ! c'est que je veux être semblable à
vous. Et s'il ne l'était pas en ce point , il eût cru
qu'il eût manqué quelque chose au mystère de
l'incarnation.
A plus forte raison doit- on dire que son cœur
était tout d'amour pour la sainte Vierge sa mère :
car s'il s'est si franchement revêtu de ces sen-
timents de faiblesse qui semblaient indignes de
sa personne; de ces langueurs mortelles, de ces
vives appréhensions : s'il les a purs et si entiers,
combien doit-il plutôt avoir pris l'affection en-
vers les parents : puisque , dans la nature même ,
il n'y a rien de plus naturel , de plus équitable,
de plus nécessaire ! Ne serait-ce pas en quelque
sorte mépriser sa chair, que de n'aimer pas for-
tement cette sainte Vierge du sang de laquelle
elle était formée : tellement qu'il est impossible
que le cœur du divin Jésus ne fût pénétré , jus-
qu'au fond , de l'amour de Marie sa mère très-
pure ; puisque cet amour filial était l'accomplisse-
ment nécessaire de sa bienheureuse incarnation?
Et ne me dites pas que ce grand amour étant
une suite de Tincarnation , le Fils de Dieu n'a
pu en être touché qu'après s'être revêtu d'une
chair humaine : car, pour vous découvrir les se-
crets conseils de la providence divine en faveur
de l'incomparable Marie, remarquez une belle
doctrine de Tertullien, au second livre contre
Marcion. C'est là que ce grand homme enseigne
aux fidèles que depuis que le Fils de Dieu eut
résolu de s'unir à notre nature , dès lors il a pris
plaisir de converser avec les hommes et de pren-
dre les sentiments humains. C'est pour cela, dit
Turtullien, qu'il est souvent descendu du ciel, et
que dès l'Ancien Testament il parlait en forme
humaine aux patriarches et aux prophètes. Il con-
sidère ces apparitions différentes comme des pré-
paratifs de l'incarnation ; de cette sorte , dit-il ,
il s'accoutumait et il apprenait, pour ainsi dire,
à être homme : « il se plaisait d'exercer, dès
« l'origine du monde, ce qu'il devait être enfin
« dans la plénitude des temps, >> Ediscensjam
> Marc, xrv , 33.
'' Luc. XXII, 44.
inde a primordio hominem, quod ernt fulun(.<i
in fine '.
Et si dès l'origine du monde , avant qu'il eût
pr!s une chair humaine, il se plaisait déjà de se
revêtir de la forme et des sentiments humains ,
tant il était passionné pour notre nature; ne
croyons pas , mes sœurs , qu'il ait attendu sa ve-
nue au monde, pour prendre des sentiments de
fils pour Marie. Dès le premier jour qu'elle naît
au monde , il la regarde comme sa mère ; parce
qu'elle l'est en effet , selon l'ordre des décrets di-
vins. Il regarde en elle ce sang dont sa chair doit
être formée, et il le considère déjà comme sien ;
il s'en met, pour ainsi dire, eu possession en le
consacrant par son Esprit saint : ainsi son alliance
avec Marie commence à la nativité de cette Prin-
cesse , et avec l'alliance l'amour, et avec l'amour
la munificence. Car, mes sœurs, il est impossi-
ble qu'un Dieu aime et ne donne pas; et le com-
mencement de ce discours vous a fait connaître
que rien n'est plus libéral que l'amour de Dieu ,
et que c'est lui qui ouvre le trésor des grâces.
Combien donc illustre, combien glorieuse est
votre sainte nativité , ô divine , ô très-admirable
Marie ! quelle abondance de dons célestes est au-
jourd'hui répandue sur vous! Il me semble que
je vois les anges qui contemplent avec respect le
palais qui est déjà marqué pour leur maître , par
un caractère divin que le Saint-Esprit y imprime.
Mais je vois le Fils de Dieu, le Verbe éternel , qui
vient lui-même consacrer son temple et l'enri-
chir de trésors célestes , avec une profusion qui
n'a point de bornes ; parce qu'il veut, ô bénit
enfant dans lequel notre bénédiction prend son
origine 1 il veut que vous naissiez digne de lui ,
et qu'il vous serve d'avoir un fils qui soit l'auteur
de votre naissance. Quel esprit ne se perdrait
pas dans la contemplation de tant de merveilles!
quelle conception assez relevée pourrait égaler
cet honneur, cette majesté de mère de Dieu !
Mais pourriez-vous croire, mes sœurs, que
tous les fidèles peuvent prendre part à la gloire
d'un si beau titre? Nous pouvons participer en
quelque façon à la dignité de mère de Dieu. Re-
jetons loin de nous les discours humains, les
raisonnements naturels; écoutons parler Jésus-
Christ lui-même : « Celui qui fait la volonté dei
» mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon
« frère, ma sœur et ma mère * ; » c'est-à-dire, 6
divin Sauveur, que vous ne reconnaissez aucune
alliance qui vous soit plus considérable , que celle
qui est établie par l'obéissance à la volonté du
Père céleste : c'est là ce qui approche les hom-
mes de vous. Il dépend de toi , ô fidèle, il dépend
« j4dv. Marc. lib. ir . n° i7
» Match, xu, 50.
DE LA SAINTE VIERGE.
177
de toi de choisir à quel titre tu appartiendras, de
quelle sorte tu seras uni au Sauveur des âmes.
Jésus-Christ nous aime si fort , qu'il ne refuse
avec nous aucun titre d'affinité ni aucun degré
d'alliance : fais la volonté de son Père , et tu peux
lui être ce que tu voudras. Si le titre de frère te
plaît , Jésus-Christ te l'offre : si tu admires la di-
gnité de sa mère ; toute grande , tout érainente
qu'elle est, il ne t'exclut pas même d'un si grand
honneur : ille meu^ f rater, soror et mater est.
Tu peux participer en quelque façon à l'amour
qu'il a pour sa mère : Oinnia vestra sunt ' :
Marie est à nous ; tout est à nous , puisque Jésus-
Christ même est à nous.
Oh , mes sœurs , que nous sommes riches ! Mais
a ces richesses spirituelles nous voulons joindre
l'amour des biens de la terre, et nous faisons éva-
Douir les trésors célestes. Mais écoute la loi qu'il
t'impose : pour être élevé à de si beaux titres, il
ne faut pas faire notre volonté, mais la \olonté du
Père céleste : puisque le nceud de cette alliance,
c'est de faire la volonté de son Père ; celui qui
fait sa volonté propre , il n'est rien au Sauveur
Jésus. Faisons la volonté de son Père , et nous
toucherons de près à Jésus. Or la volonté de son
Père est que nous ue nous plaisions point à nous-
mêmes : car « Jésus n'a point cherché sa volonté
« propre; » Christus non sibi plaçait ' ; mais il
l'a soumise à son père , obéissant jusqu'à la mort.
Marie n'a point cherché sa volonté propre; mais,
contre son inclination naturelle , elle a offert à
la croix son fils bien-aimé : elle n'a pas été me-
née au Thabor pour y voir la gloire de son cher
Jésus ; mais elle a été conduite au Calvaire pour
y voir son ignominie , et là sacrifier sa volonté
propre à la volonté du Père éternel. Sacrifions
la nôtre, mes sœurs, n'écoutons jamais nos dé-
sirs , écoutons la voix de l'obéissance , et alors
Marie sera notre mère : c'est notre seconde par-
tie, par laquelle j'achèverai ce discours.
SECOND POINT.
Pour entendre solidement quelle est cette fé-
condité de Marie , qui lui donne tous les chré-
tiens pour enfants , distinguons avant toutes cho-
ses deux sortes de fécondité : fécondité de na-
ture, fécondité de la charité. Nous voyons, dans
les adoptions , que des hommes privés d'enfants ;
ce que la nature leur a refusé , ils tâchent de l'ac-
quérir par l'amour. C'est ainsi que la charité est
féconde ; et ceux qui ont entendu l'apôtre disant :
« Mes petits enfants , que j'enfante de nouveau ,
« jusqu'àcequeJésus-Christsoitforméenvous', »
• Cor. m , 22.
' Ron^, XV, 3.
* Gat. IV, 19.
BOSStKT. — T. m.
savent bien que la charité se fait des enfants.
C'est pourquoi saint Augustin dit souvent que
« la charité est une mère : » Charitas mater est ' :
et pour reprendre cette vérité jusqu'au principe ,
remarquons que cette double fécondité, que nous
voyons dans les créatures , est émanée de celle
de Dieu , duquel toute paternité prend son ori-
gine. La nature de Dieu est féconde, et lui donne
son Fils naturel qu'il engendre dans l'éternité. La
charité de Dieu est féconde , et lui donne des fils
adoptifs; c'est de là que nous sommes nés avec
tous les enfants d'adoption. Marie participe à la
fécondité naturelle de Dieu, engendrant son pro-
pre Fils ; et à la fécondité de sa charité, engen-
drant aussi les fidèles, à la naissance desquels
" elle a coopéré par sa charité : » Cooperata est
charitate *.
Donc, mes sœurs, réjouissons- nous en la sainte
nativité de Marie , et célébrons ce bienheureux
jour par de sincères actions de grâces. Compre-
nons que nos intérêts sont unis très-étroiteraent
à ceux de Jésus ; puisque tout ce qui naît pour
Jésus , naît aussi pour nous. Voyons naître pour
nous , avec cette Vierge , une source de charité
qui ne tarit point, une source toujours vive,
toujours abondante. Buvons à cette source , mes
sœurs ; jouissons de cet amour maternel : il est
plein de douceur, mais ce n'est pas d'une douceur
molle.
Mais que nos esprits ne s'arrêtent pas à une
vaine spéculation ; méditons ce qu'exige de nous
la maternité de Marie , et de quelle sorte nous
devons vivre pour être véritablement ses en-
fants. Ceux qui sont ses véritables enfants ne
sont pas de ces chrétiens délicats qui ne peuvent
souffrir les afflictions , et qui tremblent au seul
nom de la pénitence. 0 Marie ! ce ne sont pas là
vos enfants : vous les voulez plus forts et plus
généreux ; et ces forts et ces généreux , vous les
trouvez au pied de la croix. Appuyons par l'E-
criture divine cette vérité importante; et posons
pour premier principe : que les fidèles sont à
Marie , en tant que Jésus-Christ les lui a donnés ;
parce qu'étant achetés au prix de son sang,
il n'y a que lui seul qui peut nous donner. Or \
recherchant dans son Évangile où Jésus nous a
donnés à Marie, je trouve qu'il nous a donnés
étant sur la croix. Où est-ce qu'il a dit à son
cher disciple : « 0 disciple , voilà votre mère ^? » ,
Où est-ce qu'il a dit à Marie : " 0 femme ! voilà
« votre fils? • N'est-ce pas du haut de la croix?
C'est là donc qu'eu la personne de son bien-aimé,
' In Ep. Joan. Tract, n , n* 4 , t. m , part, n, coL 838. Enar,
m Ps. cxLvii, n* 14, t. iv, col. 1659.
' S. Aug. de sancta FirginiL n* 6 , t TI , eol. 3i3
* Joan, w , 27.
/ 12
178
SUR LA NATIVITÉ
il donne tous les fidèles à sa sainte mère ; c'est là
(jue nous devenons ses enfants.
Et d'où Yient que notre Sauveur a voulu at-
tendre cette heure dernière, pour nous donner à
Marie comme ses enfants? En voici la véritable
raison : c'est qu'il veut lui donner pour nous des
entrailles et un cœur de mère. Et comment cela?
direz-vous. Admirez, mes sœurs, le secret de
Dieu : Marie était au pied de la croix ; elle voyait
ce clia" fils tout, couvert de plaies, étendant ses
T)ras à un peuple incrédule et impitoyable ; son
sang qui débordait de tous côtés par ses veines
•cruellement déchirées : qui pourrait vous dire
quelle était l'émotion du sang maternel? Ah! ja-
mais elle ne sentit mieux qu'elle était mère : tou-
tes les souffrances de son fils le lui faisaient
sentir au vif. Que fera ici le Sauveur? Vous allez
voir, mes sœurs , qu'il sait parfaitement le secret
d'émouvoir les affections.
Quand l'âme est prévenue de quelque passion
violente , elle reçoit aisément les mêmes impres-
sions pour tous les autres qui se présentent : par
exemple , vous êtes possédé d'un mouvement de
colère ; il sera difficile que ceux qui approchent
-de vous n'en ressentent quelques effets : et de
là vient que, dans les séditions populaires, un
homme qui saura ménager avec art les esprits de
la populace irritée, lui fera aisément tourner sa
fureur contre ceux auxquels on pensait le moins.
Il en est de même des autres passions ; parce que
l'âme étant déjà excitée, il ne reste plus qu'à
l'appliquer sur d'autres objets : à quoi son propre
mouvement la rend extrêmement disposée. C'est
pourquoi le sauveur Jésus, qui voulait que sa
mère fiit aussi la nôtre , afin d'être notre frère
en toute façon ; considérant du haut de sa croix
combien son âme était attendrie , comme si c'eût
été là qu'il l'eût attendue , il prit son temps de lui
dire , lui montrant saint Jean : « 0 femme, voilà
« votre fils '. » Ce sont ses mots, et voici son
sens : 0 femme affligée, à qui un amour infortu-
né fait éprouver maintenant jusqu'où peut aller
la tendresse et la compassion d'ime mèrel cette
inême affection maternelle, qui se réveille si vi-
vement en votre âme pour moi , ayez-la pour
Jean, mon disciple et mon bien-aimé; ayez-la
pour tous mes fidèles, que je vous recommande
en sa personne, parce qu'ils sont tous mes disci-
ples et mes bien-aimés. Ce sont ces paroles, mes
sœurs, qui imprimèrent au cœur de Marie une
tendresse de mère pour tous les fidèles, comme
pour ses véritables enfants : car est-il rien de
plus efficace sur le cœur de la sainte Vierge, que
les paroles de Jésus mourant?
* Joan. XIX, 2&
Doutez-vous après cela, chrétiens, quels sont
les enfants de la sainte Vierge? qui ne voit que
ses véritables enfants sont ceux qu elle trouve au
pied de /a croix avec Jésus-Christ crucifié ? Et qui
sont ceux-là? Ce sont ceux qui mortifient en eux
le vieil homme, qui crucifient le péché et ses
convoitises par l'exercice de la pénitence. Voulez-
vous être enfants de Marie, prenez sur vous la
croix de Jésus ; c'est ce que vous avez déjà com-
mencé lorsque vous avez renoncé au monde :
mais persévérez dans votre vocation , retranchez
tous les jours les mauvais désirs: et puisque vous
avez méprisé le monde , qu'aucune partie de sa
pompe ne soit capable de vous attirer, que le
souvenir de ses vanités n'excite que du mépris en
vos cœurs. Ainsi , mes sœurs , vous vous rendrez
dignes du glorieux et divin emploi que la charité
vous impose, de travailler au salut des âmes. Il
les faut gagner par les mêmes voies que Jésus-
Christ se les est acquises , par l'humiliation et
par la bassesse , par la pauvreté et par les souf-
frances , par toutes sortes de contradictions. Voyez
la bienheureuse Marie; elle engendre les fidèles
parmi ses douleurs : de sortequ'en méditant au-
jourd'hui la nativité de la sainte Vierge , songez
que si elle doit être mère des fidèles , c'est par les
afflictions et par les douleurs qu'elle les doit en-
gendrer à Dieu; et croyez que travaillant au salut
des âmes, c'est la mortification et la pénitence
qui rendront vos soins fructueux.
Et vous , ô pécheurs mes semblables , venez
au berceau de Marie implorer le secours de cette
Princesse ; invoquer, d'un cœur contrit et humi-
lié, une mère si charitable! Mais si vous avez
dessein de lui plaire , prenez sur vous la croix de
Jésus ; n'écoutez plus le monde qui vous avait
précipités dans l'abîme , ni ses charmes qui vous
avaient abusés. Déplorez vos erreurs passées;
et qu'une douleur chrétienne effi.ce les fautes
que vous ont fait faire tant de complaisances
mondaines. Si finnocence a sa couronne, la pé-
nitence a aussi la sienne. Jésus est venu cher-
cher les pécheurs; et Marie, tout innocente
qu'elle est, leur doit la plus grande partie de sa
gloire; puisqu'elle n'aurait pas été la mère d'un
Dieu , si le désir de délivrer les pécheurs n'avait
invité sa miséricorde à se revêtir d'une chair
mortelle. S'il reste encore quelque dureté , que
les larmes de cet enfant l'amollissent.
*•«•••••
DE LA SAINTE VIERGE
179
TROISIÈME SERMON
POUR LA FÊTE
DE LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
Marie, combien heureuse d'être mère de son Sauveur.
Amour dont elle a été transportée pour lui. A quel degré de
Kloire elle doit être élevée dans le ciel. Quels étaient les sen-
timents d'affeclion de Jésus pour elle. Liaison étroite qu'elle
a avec nous par sa qualité de Mère des lideles. Erreur de la
plupart de ceux qui se croient ses dévols. Qui sont ceux
qu'elle admet au nombre de ses enrants.
Q'Jts, putas, paer iste erit?
Quel pensez-vous que sera cet enfant? Lnc. i, CC.
Avant la naissance du sauveur Jésus, tout ce
qui! y avait de gens de bien sur la terre , qui vi-
vaient attendant la rédemption d'Israël, ne fai-
saient autre chose que soupirer après sa venue ;
et par des vœux ardents pressaient le Père éter-
nel d'envoyer bientôt à son peuple son unique
libérateur : que si parmi leurs désirs il leur pa-
raissait quelque signe que ce temps bienheureux
approchât , il^ n'est pas croyable avec combien
de transports toutes les puissances de leurs âmes
éclataient en actions de grâces. Si donc ils eus-
sent appris à la naissance de la sainte Vierge
qu'elle devait être sa mère , combien l'auralent-
ils embrassée, et quel aurait été l'excès de leur
ravissement, dans l'espérance qu'ils auraient
conçue d'être présents à ce jour si beau , auquel
le Désiré des nations commencerait à paraître au
monde ! Ainsi ces peuples aveugles, qui , pour être
trop passionnés admirateurs de cette lumière qui
nous éclaire , défèrent des honneurs divins au so-
leil qui en est le père, commencent à se réjouir
sitôt qu'ils découvrent au ciel son avant-courrière
l'aurore. C'est pourquoi , ô heureuse Marie , nous
qui leur avons succédé, nous prenons part à
leurs sentiments : mus d'un pieux respect pour
celui qui vous a choisie , nous venons honorer
votre lumière naissante, et couronner votre ber-
ceau ; non certes de lis et de roses , mais de ces
fleurs sacrées que le Saint-Esprit fait éclore ; je
veux dire, de saints désirs et de sincères louanges.
Monseigneur, c'est la seule chose que vous
entendrez de moi aujourd'hui. L'histoire parlera
assez de vos grandes et illustres journées , de vos
sièges si mémorables, de vos fameuses expédi-
tions , et de toute la suite de vos actions immor-
telles. Pour moi, je vous l'avoue. Monseigneur,
si j'avais à louer quelque chose, je parlerais bien
plutôt de cette piété véritable , qui vous fait hum-
blement déposer au pied des autels cet air majes-
tueux, et cette pompe qui vous environne. Je
louerais hautement la sagesse de votre choix,
qui vous a fait souhaiter d'avoir dans votre
maison l'exemple d'une vertu si rare , par le-
quel nous pouvons convaincre les esprits les plus
libertins , qu'on peut conserver l'innocence parmi
les plus grandes faveurs de la cour; et dans une
prudente conduite, une simplicité chrétienne.
Je dirais de plus, Monseigneur, que votre géné-
reuse bonté vous a gagné pour jamais l'affection
de ces peuples; et si peu que je voulusse m'éteti-
dre sur ce sujet, je le verrais confirmé par des
acclamations publiques. Mais encore qu'il soit
vrai que l'on vous puisse louer, vous et cette in-
comparable duchesse, sans aucun soupçon de
flatterie; en la place où je suis, il faut que j'en
évite jusqu'à la moindre apparence. Je sais que
je dois ce discours, et vous vos attentions, à la
très-heureuse Marie. Ce n'est donc plus à vous
que je parle , sinon pour vous conjurer. Monsei-
gneur, de joindre vos prières aux miennes et à
celles de tout ce peuple : afin qu'il plaise à Dieu
m'envoyer son Saint-Esprit par l'intercession de
sa sainte épouse , que nous allons saluer par les
paroles de l'ange : Ave.
Pour procéder avec ordre , réduisons tout cet
entretien à quelques chefs principaux. Je dis, A
aimable Marie, que vous serez à jamais bienheu-
reuse d'être mère de mon Sauveur : car, étant
mère de Jésus-Christ, vous aurez pour lui une
affection sans égale ; ce sera votre premier avan-
tage. Aussi vous aimera-t-il d'un amour qui ne
souffrira point de comparaison; c'est votre se-^
conde prérogative. Cette sainte société que vous
aurez avec lui , vous unira pour jamais très-
étroitement à son Père; voilà votrje troisième
excellence. Enfin, dans cette union avec le Père
étemel , vous deviendrez la mère des fidèles qui
sont ses enfants, et les frères de votre fils; c'est
par ce dernier privilège que j'achèverai ce dis-
cours.
Je vous vois surpris, ce me semble : peut-être
que vous jugez que ce sujet est trop vaste , et
que mon discours sera trop long , ou du moins
embarrassé d'une matière si ample ; et toutefois
il n'en sera pas ainsi , moyennant l'assistance di-
vine. Nous avancerons pas à pas pour ne point
confondre les choses , établissant par des raisons
convaincantes la dignité de Marie sur sa mater-
nité glorieuse : et encore que je reconnaisse que
ces vérités sont très-hautes , je ne désespère pas
de les déduire aujourd'hui avec une méthode fa-
cile. J'avoue que c'est me promettre beaucoup;
et à Dieu ne plaise, fidèles, que je l'attende de
mes propres forces : j'espère que ce grand Dieu ,
qui inspire qui il lui plaît, me donnera la grâce
aujourd'hui de glorifier sou saint nom en la i)er-
sonne de la sainte Vierge. Le père s'intéressera
tm
SUR LA TVATIVITÉ
pour sa fTlle- bien -aimée; le fils pour sa chère
mère ; le Saint-Esprit pour sa chaste épouse. Ani-
mé d'une si belle espérance , que puis-je craindre
clans cette entreprise? J'entre donc en matière
avec confiance ; chrétiens, rendez-vous attentifs.
PBEMIEB POINT*.
Dites-moi, je vous prie, cbréliens, après les
choses que vous avez ouïes, quelle opinion avez-
vous de cet aimable enfant qui vient de naître?
quel sera-t-il à votre avis dans le pi-ogrèsde son
âge? Quis,putas, puer iste eritP Pour moi, je
ne puis que je ne m'écrie : 0 fille mille et mille
fois bienheureuse d'être prédestinée à un amour
si excessif pour celui qui seul mérite nos affec-
tions !
Vous n'ignorez pas que l'amour du Seigneur
Jésus, c'est le plus beau présent dont Dieu ho-
nore les saints. Dès le commencement des siè-
cles , il était, bien qu'absent, les délices des pa-
triarches. Abraham , Isaac et Jacob ne pouvaient
presque modérer leur joie , quand seulement ils
songeaient qu'un jour il naîtrait de leur race
Vous donc , ô heureuse Marie , vous qui le verrez
sortir de vos bénites entrailles; vous qui le con-
templerez sommeillant entre vos bras, ou attaché
à vos chastes mamelles, comment n'en serez- vous
point transportée? En suçant votre lait virginal ,
ne coulera-t-il pas en votre âme l'ambroisie de
«on saintamour? et quand il commencera de vous
appeler sa mère d'une parole encore bégayante ;
et quand vous l'entendrez payer à Dieu son Père
-le tribut des premières louanges, sitôt que sa
-langue enfantine se sera un peu dénouée ; et
quand vous le verrez dans le particulier de votre
maison , souple et obéissant à vos ordres , com-
bien grandes seront vos ardeurs !
Mais disons encore qu'une des plus grandes
grâces de Dieu , c'est de penser souvent au Sau-
veur. Oui, certes, il le faut reconnaître , son nom
est un miel à la bouche; c'est une lumière à nos
yeux , c'est une flamme à nos cœurs' : il y a je
ne sais quelle grâce, que Dieu a répandue et dans
toutes ses paroles et dans toutes ses actions ; y
penser, c'est la vie éternelle. Pensez-y souvent, ô
fidèles; sans doute vous y trouverez une consola-
tion incroyable. C'était toute la douceur de Marie :
nous voyons dans les Évangiles que tout ce que
lui disait son fils , tout ce qu'on lui disait de son
fils, elle le conservait, elle le repassait mille et
mille fois en son cœur : Maria autem conserva-
' Bossuet, pour comraeiicer son discours, renvoie ici a un
«îrnion sur la Compassion de la sainte Vierge, imprimé dans
<v^ volume, et il se proposait d'en prendre depuis l'alinéa,
Jcais donc, jusqu'à l'alinéa, El que dinù-je , etc. exclusive-
Uient.
S. Ucrnard Serin, xv in Oint, n" C, t. r, col. I3II
bat omnia verba hœc in corde suo \ H tenait s!
fort à son âme , qu'aucune force ni violence n'é-
tait capable de l'en distraire : car il eût fallu lui
tirer de ses veines jusqu'à la dernière goutte de
ce sang maternel , qui ne cessait de lui parler de
son fils. Comme on voit que les mères prennent
une part tout extraordinaire à toutes les actions
de leurs fils, [ainsi Marie prenait le plus vif in-
térêt à tout ce qui regardait son cher fils.] Quelle
admiration de sa vie ! quels charmes dans ses pa-
roles, quelle douleur dans sa passion ! quel senti-
ment de sa charité ! quel contentement de sa gloire!
et après qu'il fut retourné à son père , quelle im-
patience de le rejoindre!
Le docte saint Thomas , traitant de l'inégalitô
qui est entre les bienheureux % dit que ceux-là
jouiront plus abondamment de la présence di-
vine, qui l'auront en ce monde le plus ardemment
désirée; parce que, comme dit cegrand homme,
la douceur de la jouissance va à proportion des
désirs. Comme une flèche qui part d'un arc bandé
avec plus de violence , prenant son vol au milieu
des airs avec une plus grande roideur, entreaussi
plus profondément au but où elle est adressée;
de même l'âme fidèle pénétrera plus avant dans
l'abîme de l'essence divine, le seul terme de ses
espérances, quand elle s'y sera élancée par une
plus grande impétuosité de désirs. Que si le grand
apôtre saint Paul , frappé au vif en son âme de
l'amour de Notre-Seigneur, brûle d'une telle im-
patience de l'aller embrasser en sa gloire , qu'il
voudrait voir bientôt ruinée cette vieille masure
du corps qui le sépare de Jésus-Christ : Cupio
dissolvi et esse cum Christo ^ ; jugez des inquié-
tudes et des douces émotions que peut ressen-
tir le cœur d'une mère. Le jeune Tobie, par une
absence d'un an, perce celui de sa mère d^'lncon-
solables douleurs ^ : quelle différence entre mon
Sauveur et Tobie !
S'il est donc vrai, sainte enfant qui nous
fournissez aujourd'hui un sujet de méditation
si pieux ; s'il est vrai que votre grandeur doive
croître selon la mesure de vos désirs, quelle place
assez auguste vous pourra-t-on trouver dans le
ciel ? ne faudra-t-11 pas que vous passiez toutes les
hiérarchies angéliques pour courir à notre Sau-
veur? C'est là qu'ayant laissé bien loin au-dessous
de vous tous les oi-dres des prédestinés; tout
éclatante de gloire, etattirant sur vous les regards
de toute la cour céleste, vous irez prendre place
près du trône de votre cher fils, pour jouir à ja-
mais de ses plus secrètes faveurs. C'est là qu'étant
Luc. II, 19.
/ pari. Qiiœst. xil, Art. XI.
Phil. I, -2.3.
Tub. Y , 23 et seqq.
DE LA SALNTK VIER<ii:.
1-81
charmée d'une ravissante douceur dans ses em-
brassements si ardemment désirés, vous parle-
rez à son cœur avec une efficacité merveilleuse.
Eh! quel autre que vous aura plus de pouvoir sur
ce cœur, puisque vous y trouverez une si fidèle
correspondance j je veux dire l'amour filial qui
sera d'intelligence avec l'amour maternel , qui
s'avancera pour le recevoir, et qui préviendra ses
désirs'?
Nous voilà tombés insensiblement sur l'amour
dont le Fils de Dieu honore la sainte Vierge.
Fidèles, que vous en dirai-je? si je n'ai pu dé-
peindre l'affection de la mère selon son mérite, je
pourrai encore moins vous représenter celle du
lils; parce que je suis assuré qu'autant que IS'otre-
Seigneur surpasse la sainte Vierge en toute autre
chose, d'autant est-il meilleur fils qu'elle était
bonne mère. Mais en demeurerons-nous là , chré-
tiens ?cherchons, cherchons encore quelque puis-
sante considération dans la doctrine des Évangi-
les; c'est la seule qui touche les cœurs : une seule
paroiederÉvangileaplusde pouvoir sur nosémes,
qi>e toute la véhémence et toutes les inventions de
l'éloquence profane. Disons donc , avec l'aide de
Dieu , quelque chose de l'Évangile : et qu'y pou-
vons-nous voir de plus beau , que ces admirables
transports avec lesquels le Seigneur Jésus a aimé
la nature humaine? Permettez-moi en ce lieu une
briève digression : elle ne déplaira pas à Marie ,
et ne sera pas inutile à votre instruction ni à mon
sujet.
Certes , ce nous doit être une grande joie de
voir que notre Sauveur n'a rien du tout dédaigné
de ce qui était de l'homme : il a tout pris , excepté
Te péché ; je dis tout jusqu'aux moindres choses ,
tout jusqu'aux plus grandes infirmités. Je ne le
puis pardonner à ces hérétiques qui ayant osé
nier la vérité de sa chair, ont nié par conséquent
que ses souffrances et ses passions fussent véri-
tables. Ils se privaient eux-mêmes d'une douce
consolation : au lieu qiie reconnaissant que toutes
ces choses sont effectives, quelque affliction qui
me puisse arriver, je serai toujours honoré de la
compagnie de mou Maître. Si je souffre quelque
nécessité , je me souviens de sa faim et de sa soif,
et de son extrême indigence : si l'on.fait tort à
ma réputation , « il a été rassasié d'opprobres , k
comme il est dit de lui • : si je me sens abattu
par quelques infirmités, il en a souffert jusqu'à
la mort : si.je suis accablé d'ennuis, que je m'en
aille au jardin des Olives; je le verrai dans la
crainte , dans la tristesse , dans une telle conster-
nation , qu'il sue sang et eau dans la seule.appré-
heiision de son supplice. Je n'ai jamais ouï dire
' Z/.rCTj. lU, 30.
que cet accident fût arrivé à d'autres pcrsoimes
qu'à lui; ce qui me fait dire que jamais homme
n'a eu les passions ni si tendres, ni si délicates ,
ni si fortes que mon Sauveur, bien qu'elles aient
toujours été extrêmement modérées : parce qu'el-
les étaient parfaitement soumises à ta volonté de
son Père.
Mais de là, me direz-vous, que s'ensuit-il
pour le sujet que nous traitons? C'est ce qu'il
m'est aisé de vous faire voir. Quoi donc, notre
maître se sera si franchement revêtu de ces sen-
timents de faiblesse qui semblaient en quelque
façon être indignes de sa personne ; ces langueurs
extrêmes, ces vives appréhensions, il les aura
prises si pures, si entières, si sincères : et que
sera-ceaprès celade l'affection envers les parents j
étant très-certain que dans la nature même il n'y
a rien de plus naturel , de plus équitable, de plus
nécessaire, particulièrement à l'égard d'une mère
telle qu'était l'heureuse Marie : car, enfin, elle:
était la seule en ce monde à qui il eût obligation
delà vie ; et j'ose dire de plus qu'en recevant d'elle
la vie il lui est redevable et d'une partie de sa
gloire, et même en quekjue façon de la pureté de
sa chair : de sorte que cet avantage , qui ne peut
convenir à aucune autre mère qu'à celle dont
nous parlons, l'obligeait d'autant plus -à redou-
bler ses affections !
Et n'appréhendez pas , chrétiens , qu« je^ euiUe
déroge? à la grandeur de mon Maître par cette
proposition , qui- n'en est pas moins véritable ;
bien qu'elle paraisse peut-être un peu extraordi*
naire, du moins au -premier abord : mais je pré-
tends l'établir sur une doctrine si indubitable de
radmiral)le saint Augustin, que les esprits les
plus contentieux seront contraints d'en demeurer
d'accord. Ce grand homme considérant que la
concupiscence se mêle dans toutes^les générations
ordinaires, ce qui n'est que trop véritable pour
notre malheur, en tire cette conséquence : que
cette maudite concupiscence, qui corrompt tout
ce qu'elle touche , infecte tellement la matière
qui se ramasse pour former nos corps , que la
chair qui en est -composée en contracte aussi une
corruption nécessaire. C'est pourquoi dans la ré-
surrection, où nos corps seront tout nouveaux,
c'est-à-dire, tout éclatants et tout purs, ils renaî-
tront , non dfrla volonté de l'homme ni de fei vo-
lonté de la chair, mais du souffle de l'Esprit de
Dieu , qui prendra plaisir de les animer quand ils
auront laissé à la terre les ordures de leur première
génération. Or, comme ce n'est pas ici le lieu
d'éclaircir cette vérité , je me contenterai de vous
dire , comme pour une preuve infaillible, que c'est
la doctrine de saint Augustin, que vous trouvères
merveilleusement expliquée eu mille beaux aty
182
SU II LA NATIVITÉ
droits de ses excellents écrits particulièrement
dans ses savants livres contre Julien.
Cela étant ainsi, remarquez exactement, s'il
vous plaît , ce que j'infère de cette doctrine. Je
dis que si ce commerce ordinaire , parce qu'il a
quelque chose d'impur, fait passer en nos corps
un mélange d'impureté; nous pouvons assurer
au contraire, que le fruit d'une chair virginale
tirera d'une racine si pure une pureté merveil-
leuse. Cette conséquence est certaine, et c'est
une doctrine constante que le saint évêque Au-
j^slin a prise dans les Écritures " : et d'autant
que le corps du Sauveur, je vous prie, suivez
sa pensée; d'autant, dis-je, que le corps du Sau-
veur devait être plus pur que les rayons du so-
leil, de là vient, dit ce grand personnage, qu'il
s'est choisi dès l'éternité une mère vierge , afin
qu'elle l'engcMiurât sans aucune concupiscence
par la seule vertu de la foi : Ideo virginem ma-
irem , piajide sanctum (jennen in sefieri pro-
merentem, de qua crearetur elcgit*.
Après ces grands avantages qui sont préparés
à Marie, ô Dieu, quel sera un jour cet enfant?
Quis, pulas, puer isle erit? Heureuse mille et
mille fois d'aimer si fort le Sauveur, d'être si fort
aimée du Sauveur ! aimer le Fils de Dieu, c'est une
grâce que les hommes ne reçoivent que de lui-
même ; et parce que Marie est sa mère , et qu'une
mère aime naturellement ses enfants : ce qui est
grâce pour tous les autres, lui est comme passé
en nature. D'autre part , être aimé du Fils de Dieu
est une pure libéralité dont il daigne honorer les
hommes ; et parce qu'il est fils de Marie , et qu'il
n'y a point de fils qui ne soit obligé de chérir sa
mère : ce qui est libéralité pour les autres, à l'é-
gard de la sainte Vierge devient une obligation.
S'il l'aime de cette sorte, il faudra par nécessité
qu'il lui donne : il ne lui pourra donner autre
chose que ses propres biens. Les biens du Fils
de Dieu sont les vertus et les grâces ; c'est son
sang innocent qui les fait inonder sur les hom-
mes : et à quel autre pensez-vous qu'il donnerait
plus de part à son sang , qu'à celle dont il a tiré
tout son sang? Pour moi, il me semble que ce
sang précieux prenait plaisir de ruisseler pour
elle à gros bouillons sur la croix, sentant bien
qu'en elle était la source de laquelle il était pre-
mièrement découlé. Bien plus , ne savons-nous
pas que le Père éternel ne peut s'empêcher d'ai-
mer tout ce qui touche de près à son Fils ? N'est-
ce pas en sa personne que le ciel et la terre s'em-
brassent et se réconcilient? n'est-il pas le nœud
« De Pecc. merit. lib. il, n° 38, t. x , col. fil.
* L'auteur renvoie encore ici au second sermon sur la
Cij:tppassjou (le la sainte Vierge , déjà cilé.
éternel des affections de Dieu et des hommes?
n'est-ce pas là toute notre gloire , et le seul fon-
dement de nos espérances? Comment n'aimera-
t-il donc pas la très-heureuse Marie , qui vivra
avec son Fils dans une société si parfaite? Tout
cela semble établi sur des maximes inébranla-
bles. Mais d'autant que quelques-uns pourraient
se persuader que cette sainte société n'a point
d'autres liens que ceux de la chair et du sang ,
mettons la dernière main à l'ouvrage que nous
avons commencé : faisons voir en ce lieu , comme
nous l'avons promis, avec quels avantages la
sainte Vierge est entrée dans l'alliance du Père
éternel par sa maternité glorieuse.
SECOND POINT.
C'est ici le point le plus haut et le plus difficile
de tout le discours d'aujourd'hui , pour lequel tou-
tefois il ne sera pas besoin de beaucoup de paro-
les ; parce que nos raisonnements précédents en
facilitent l'entrée , et que ce ne sera que comme I
une suite de nos premières considérations. Or, ^
pour vous expliquer ma pensée , j'ai à vous pro-
poser une doctrine sur laquelle il est nécessaire
d'aller avec retenue, de peur de tomber dans l'er-
reur; et plût à Dieu que je pusse la déduire aussi
nettement qu'elle me semble solide. Voici donc
de quelle façon je raisonne : cet amour de la
Vierge, dont je vous parlais tout à l'heure, ne s'ar-
rêtait pas à la seule humanité de son fils. Non,
certes, il allait plus avant; et par l'humanité,
comme par un moyen d'union , il passait à la
nature divine, qui en est inséparable. C'est une
haute théologie qu'il nous faut tâcher d'éclaircir
par quelque chose de plus intelligible. N'est- il
pas vrai qu'une bonne mère aime tout ce qui tou-
che à la personne de son fils ? J'ai déjà dit cela
bien des fois , et je ne le recommence pas sans
raison. Je sais bien qu'elle va quelquefois plus
avant, qu'elle porte son amitié jusqu'à ses amis,
et généralement à toutes les choses qui lui appar-
tiennent; mais particulièrement pour ce qui re-
garde la propre personne de son fils : vous save?.
qu'elle y est sensible au dernier point. Je vous
demande maintenant , qu'était la divinité au fils
de Marie : comment touchait-elle à sa personne?
lui était-elle étrangère? Je ne veux point ici vous
faire de questions extraordinaires; j'interpelle
seulement votre foi : qu'elle me réponde. Vous
dites tous les jours , en récitant le Symbole , que
vous croyez en Jésus-Christ, Fils de Dieu, qii
est né de la vierge Marie : celui que vous recon-
naissez pour le Fils de Dieu tout-puissant , et cel ui
qui est né de la Vierge , sont-ee deux personnes .
Sans doute ce n'est pas ainsi que vous l'entendez .
C'est le même qui , étant Dieu et homme selon
DE LA SAINTE VIERGE.
182
la nature diviue, est le Fils de Dieu , et selon Pliu-
nianité le fils de Marie. C'est pourquoi nos saints
Pères ont enseigné que la Vierge est mère de
Dieu. C'est cette foi, chrétiens, qui a triomphé
des blasphèmes de Nestorius, et qui jusqu'à la
consomn»tion des siècles fera trembler les dé-
mons. Si je dis après cela que la bienheureuse
Marie aime son fils tout entier, quelqu'un de la
jompaiinie pourra-t-il désavouer une vérité si
plausible? Par conséquent, ce fils qu'elle chéris-
sait tant, elle le chérissait comme un Homme-
Dieu : et d'autant que ce mystère n'a rien de
semblable sur la terre , je suis contraint d'élever
bien haut mon esprit , pour avoir recours à un
grand exemple, je veux dire, à l'exemple du Père
éternel .
Depuis que l'humanité a été unie à la personne
du Verbe, elle est devenue l'objet nécessaire des
complaisances du Père. Ces vérités sont hautes,
je l'avoue; mais comme ce sont des maximes
fondamentales du christianisme , il est important
qu'elles soient entendues de tous les fidèles; et je
ne veux rien avancer que je n'en allègue la preuve
par les Écritures. Dites-moi , s'il vous plaît, chré-
tiens; quand cette voix miraculeuse éclata sur le
Thabor de la part de Dieu : « Celui-ci est mon
« Fils bien-aimé dans lequel je me suis plu ' ; »
de qui pensez-vous que parlât le Père éternel?
n'était-ce pas de ce Dieu revêtu de chair, qui
paraissait tout resplendissant aux yeux des apô-
tres? Cela étant ainsi , vous voyez bien , par une
déclaration si authentique, qu'il étend son amour
paternel jusqu'à l'humanité de son Fils; et
qu'ayant uni si étroitement la nature humaine
avec la divine, il ne les veut plus séparer dans
son affection. Aussi est-ce là , si nous l'entendons
bien, tout le fondement de notre espérance,
quand nous considérons que Jésus, qui est homme
tout ainsi que nous, est reconnu et aimé de Dieu
comme son Fils propre.
Ne vous offensez pas , si je dis qu'il y a quel-
que chose de pareil dans l'affection de la sainte
Merge , et que son amour embrasse tout ensem-
ble la divinité et l'humanité de son fils , que la
main puissante de Dieu a si bien unies : car Dieu,
par un conseil admirable, ayant jugé à propos
que la Vierge engendrât dans le temps celui qu'il
engendre continuellement dans l'éternité , il l'a
par ce moyen associée en quelque façon à sa gé-
nération éternelle. Fidèles , entendez ce mystère.
C'est l'associer à sa génération, que de la faire
mère d'un même Fils avec lui. Partant, puisqu'il
l'a comme associée à sa génération éternelle, il
était convenable qu'il coulât en même temps dans
son sein quelque étincelle de cet amour inPni qu'il
a pour son Fils; cela est bien digne de sa sagesse.
Comme sa pro\ idencc dispose toutes choses avec
une justesse admirable, il fallait qu'il imprimât
dans le cœur de la sainte Vierge une affection qui
passât bien loin la nature, et qu'il allât jusqu'au
dernier degré de la grâce, afin qu'elle eût [)our
sou fils des sentiments dignes d'une mère de
Dieu , et dignes d'un Homme-Dieu.
Après cela, ô Marie, quand j'aurais l'esprit
d'un ange et de la plus sublime hiérarchie, mes
conceptions seraient trop ravalées pour compren-
dre l'union très-parfaite du Père étemel aNec
vous. « Dieu a tant aimé te monde , dit notre Sau-
« veur ' , qu'il lui a donné son Fils unique. » Et
en effet , comme remarque l'apôtre ^ , « nous dou-
« nant son Fils, ne nous a-t-il pas donné toute
« sorte de biens avec lui? » que s'il nous a fait
paraître une affection si sincère , parce qu'il nous
l'a donné comme Maître et comme Sauveur; l'a-
mour ineffable qu'il avait pour vous, lui a fait
concevoir bien d'autres desseins en votre faveur.
H a ordonné qu'il fût à vous en la même qualité
qu'il lui appartient; et pour établir avpc vous
une société éternelle , il a voulu que vous fussiez
la mère de son Fils unique , et être le Père du
vôtre. 0 prodige ! ô abîme de charité ! quel esprit
ne se perdrait pas dans la considération de ces
complaisances incompréhensibles qu'il a eues
pour vous , depuis que vous lui touchez de si près
par ce commun Fils , le nœud inviolable de vo-
tre sainte alliance, le gage de vos affections mu-
tuelles, que vous vous êtes donné amoureusement
l'un à l'autre : lui, plein d'une divinité impassi-
ble ; vous , revêtue , pour lui obéir, d'une chair
mortelle?
Croissez donc , ô heureuse enfant , croissez à
la bonne heure; que le ciel propice puisse faire
tomber sur votre tête innocente les plus douces
de ses influences! croissez, et puissent bientôt
toutes les nations de la terre venir adorer votre
fils! puisse' votre gloire être reconnue de tous
les peuples du monde, auxquels votre enfante-
ment donnera une paix éternelle! Pour nous,
mus d'un pieux respect pour celui qui vous a
choisie, nous venons honorer votre lumière nais-
sante , et jeter sur votre berceau non des roses
et des lis, mais des bouquets sacrés de désirs
ardents^ et de sincères louanges. Certes , je l'a-
voue, Vierge sainte, celles que je vous ai don-
nées sont beaucoup au-dessous de vos grandeurs y
et beaucoup au-dessous de mes vœux; et tou-
tefois je me sens ébloui d'avoir si longtemps
contemplé , quoiqu'à travers tant de nuages , C8
' Joan. iri, 16.
' Rvm. viu, 3i,
184
SUR LA. INATIVITÉ
haut éclat qui vous environne : je suis contraint
de baisser la vue. Mais comme nos faibles yeux
éblouis des rayons du soleil dans l'ardeur de son
midi, l'attendent quelquefois pour le regarder
plus à leur aise lorsqu'il penche sur son couchant,
dans lequel il semble à nos sens qu'il descende
pmspres de la terre : ainsi étant étonné , ô Vierge
admirable , d'avoir osé vous considérer si long-
temps dans cette qualité éminente de mère de
Dieu , qui vous approche si près de la Majesté
divine, et vous élève si fort au-dessus de nous;
il faut , pour me remettre , que je vous considère
un moment dans la qualité de mère des fidèles ,
qui vous abaisse jusqu'à nous par une miséricor-
dieuse condescendance, et vous fait, pour ainsi
dire , descendre jusqu'à nos faiblesses , auxquel-
les vous compatissez avec une piété maternelle.
Je ne m'éloignerai point des principes que j'ai
posés ; mais il faut que je tâche d'en tirer quelques
instructions. Achevons, chrétiens, achevons; il
est temps désormais de conclure.
Intercédez pour nous, ô sainte et bienheureuse
JMarie : car, comme dit votre dévot saint Ber-
nard ' , quel autre peut , plutôt que vous , parler
au cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ? Vous
V avez une fidèle correspondance, je veux dire,
J'amour filial qui viendra accueillir l'amour ma-
ternel , et même qui préviendra ses désirs : et
partant , que ne devons-nous point espérer de vos
pieuses intercessions?
Certes, fidèles, il n'est pas croyable quelle
utilité il nous en revient, et c'est avec beaucoup
de raison que l'Église , répandue par toute la terre,
nous exhorte à nous mettre sous sa protection
spéciale. Mais toutefois je ne craindrai point de
vous dire , que plusieurs se trompent dans la dé-
votion de la Vierge : plusieurs croient lui être dé-
vots, qui nelesont pas : plusieurs l'appellent mère,
qu'elle ne reconnaît pas pour enfants : plusieurs
implorent sou assistance, à qui cette Vierge
très-pure n'accorde pas le secours de ses prières.
Apprenez donc , chérétieus , apprenez quelle est
la vraie dévotion pour la sainte Vierge; de peur
que, ne l'ayant pas comme il faut, vous ne per-
diez toute l'utilité d'une chose qui pourrait vous
être fructueuse.
Quand l'Église invite tous ses enfants à se re-
commander aux prières des saints qui régnent
avec Jésus-Christ, elle considère, sans doute,
que nous en retirons divers avantages très-im-
portants. Mais je ne craindrai point de vous as-
surer que le plus grand de tous , c'est qu'en ho-
norant leurs vertus cette pieuse commémoration
nous enflamme à imiter l'exemple de leur bonne
' ■fi B. Firg. Serm. Panegvr. u" 7, ini. Op. S. Bcrn. t. Il,
fiol. mi
vie : autrement, c'est en vain, chrétiens, que
nous choisissons pour patrons ceux dont nous ne
voulons pas être les imitateurs. -. Il faut , dit saint
« Augustin , qu'ils trouvent en nous quelques tra-
« ces de leurs vertus, pour qu'ils daignent s'inté-
« resser pour nous auprès du Seigneur : » Debent
enim in nobis aliquid recognoscere de suis vir-
iutibîis, ut pro nobis dignentur Domino siip-
plicare ' : de sorte que c'est une prétention ri
dicule , de croire que la très-sainte mère de Dieu
admette au nombre de ses enfants ceux qui ne
tâchent pas de se conformer à ce beau et admi-
rable exemplaire.
Et qu'imiterons-nous particulièrement de la
sainte Vierge, si ce n'est cet amour si fort et si
tendre , qu'elle a eu pour Notre-Seigneur Jésus-
Christ, qui est, comme vous avez vu, la plus
vive source des excellences et des perfections de
Marie? d'ailleurs que pouvons-nous faire qui lui
plaise plus, que d'attacher toutes nos affections
à celui qui a été et sera éternellement toutes ses
délices? enfin qu'y a-t-il qui nous soit ni plus né-
cessaire, ni plus honorable, ni plus doux et plus
agréable que cet amour? quelle plus grande né-
cessité, que d'aimer celui dont il est écrit : « Si
« quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur Jésus-
« Christ , qu'il soit anathème * ? » Et quel plus
grand honneur, que d'aimer un Dieu? et quelle
plus ravissante douceur, que d'aimer uniquement
un Dieu-Homme ?
Certes , fidèles , rien n'est plus vrai : Dieu est
infiniment aimable en lui-même : mais quand je
considère ce Dieu fait homme , je me perds ; et
je ne sais plus ni que dire ni que penser ; et je
conçois, ce me semble, sensiblement que je suis
la plus méchante , la plus déloyale, la plus in-
grate, la plus. méprisable des créatures, si je
ne l'aime par-dessus toutes choses. Car qu'est-
ce, fidèles, que ce Dieu Jésus? qu'est-ce autre
chose qu'un Dieu nous cherchant , un Dieu se fa-
miliarisant avec nous, un Dieu brûlant d'amour
pour nous, un Dieu se donnant à nous tout en-
tier, et qui, se donnant à nous tout entier, poui
toute récompense ne veut que nous? Ingrat niilk
et mille fois qui ne l'aime pas : malheureux et
infiniment malheureux qui ne l'aime pas, et qui
ne comprend pas combien doux est cet amour
aux âmes pieuses. Fidèles, nous devrions être
honteux de ce que le seul nom de Jésus n'échauffe
pas incontinent nos esprits , de ce qu'il n'attendrit
pas nos affections.
Donc si vous voulez plaire à Marie, faites tout
pour Jésus; vivez en Jésus, vivez de Jésus : c'est
l'unique moyen de gagner le cœur de cette bonne
' Sert», de Symbolo, cap. Ttiil ; in Append. L VI, col. 28X
» I. Cor. XV, -it.
DE LA SAINT K VIERGE.
183
mère, si \oll^> iiniloz son affection. Elle est mère
de Jésus-Christ; nous sommes ses membres : elle
a conçu la cliair de Jésus; nous la recevons : son
sang est coulé dans nos veines par les sacrements ;
nous en sommes lavés et nourris : et Jésus lui-
même, comme on lui disait : « Voire mère et vos
« frères vous cherchent, " étend ses mains à ses
disciples , disant : « Voilà ma mère , voilà mes
" frères; et celui qui fait la volonté de mon Père
" céleste , celui-là est mon frère, et ma sœur, et
« ma mère ' . " 0 douces et ravissantes paroles ,
les fidèles sont ses frères ! ce n'est pas assez ; ils
sont ses frères et ses sœurs : c'est trop peu , ils
sont ses frères , ses sœurs et sa mère. Non , mes
frères , notre Sauveur nous aime si fort , qu'il ne
refuse avec nous aucun titre d'aflinité , ni aucun
degré d'alliance : il nous donne quel nom il nous
plaît; nous lui touchons de si près qu'il nous
plaît, pourvu que nous fassions la volonté de
son Père céleste. Et quelle est la volonté du Père
céleste, sinon que nous aimions son bien-aimé?
" Celui-ci, dit-il % est mon Fils bien-aimé dans
« lequel je me suis plu dès l'éternité. » Tout lui
plaît en Jésus, et rien ne lui plaît qu'en Jésus, et
il ne reconnaît pas pour siens ceux qui ne con-
sacrent pas leur cœur à Jésus.
Ah ! que je vous demande , fidèles , le faisons-
nous? JNotre Sauveur a dit : « Si quelqu'un veut
« me suivre, qu'il renonce à soi-même ^. » Qui de
nous a renoncé à soi-même? « Tous cherchent
< leurs propres intérêts , et non ceux de Jésus-
« Christ » : Omnes quœ sua sunt quœrunt, no/i
qiiœ Jesu Christi *. Avez- vous jamais t)ien com-
pris quel ouvrage c'est, et de quelle difficulté, que
de renoncer à soi-même ? Vous avez , dites-vous ,
quitté les mauvaises inclinations aux plaisirs
mortels : Dieu vous en fasse la grâce par sa bonté !
Mais une injure vous est demeurée sur le cœur;
vous en poursuivez la vengeance : vous n'avez
point renoncé à vous-même. Mais j'ai surmonté
ce mauvais désir ; c'est tout ce que Jésus-Christ
demande de moi. Nullement, ne vous y trompez
pas ; ce n'est pas assez : recherchez les secrets de
vos consciences ; peut-être que l'avarice, peut-être
que ce poison subtil de la vaine gloire , peut-être
qu'im certain repos de la vie , un vain désir de
plaire au monde, et cette inclination si naturelle
aux hommes de s'élever toujours au-dessus des
antres, ou quelqu'autre affection pareille règne
en vous. Si cela est ainsi , vous n'avez point re-
noncé à vous-mêmes. Bref, considérez, chré-
tiens , nous sommes au milieu d'une infinité d'ob-
' -lA?rc. III, 32, 33, 3i, 33.
' M,itlh. III, 17.
* Ihid. XVI, 21.
• piiiiipp. Il, ai.
jets qui nous sollicitent sans cesse : tant qu'il y a
une fibre de notre cœur qui est attachée aux cho-
ses mortelles , nous n'avons point renoncé à nous-
mêmes; et par conséquent nous ne suivons pas
celui qui a dit : - Si quelqu'un veut venir après
« moi , qu'il renonce à soi-même. " Et si nous ne
le suivons pas, où en sommes-nous?
Qui est donc celui , direz-vous , qui a vraiment ,
renoncé à soi-même ? Celui qui méprise le siècle /
présent , qui ne craint rien tant que de s'y plaire , /
qui regarde cette vie comme un exil ; « qui use /
« des biens qu'elle nous présente comme n'en
« usant pas , considérant sans cesse que la figure
'< de ce monde passe ' ; » qui soupire après Jésus-
Christ , qui croit n'avoir aucun vrai bien ni aucun
repos , jusqu'à ce qu'il soit avec lui. Celui-là a
renoncé à soi-même , et peut présenter à Jésus
un cœur qui lui sera agréable; parce qu'il ne
brûle que pour lui seul. Si nous n'avons pas at-
teint cette perfection , comme sans doute nous en
sommes bien éloignés, tendons-y du moins de
toutes nos forces, si nous voulons être appelés
chrétiens. Vivant ainsi, fidèles, vous pourrez
prier la Vierge , avec confiance , qu'elle présente
vos oraisons à son fils Jésus ; vous serez ses véri-
tables enfants en Notre-Seigneur Jésus-Christ :
vous l'aimerez, elle vous aimera pour Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ; elle priera pour vous au nom
de son fils Jésus-Christ, elle vous obtiendra la
jouissance parfaite de son fils Notre-Seigneur Jé-
sus-Christ, qui est l'unique félicité. Amen.
PRÉCIS D'UN SERMON
POUR LE MÊME JOUR.
Avantages qui discernent la naissance de Marie : biens
qu'elle nous apporte.
Parmi tant de solennités par lesquelles la sainte
Église rend hommage à la dignité de la très-heu-
reuse Marie , les deux principales de toutes sont
sa Nativité bienheureuse, et son Assomption
triomphante : la première la donne à la terre;
la seconde la donne au ciel. C'est pourquoi nous
honorons ces deux jours d'une dévotion particu-
lière ; et l'estime que nous faisons d'un si grand
présent, nous oblige à nous réjouir soit que le
ciel la donne à la terre , soit que la terre la rende
au ciel. Mais ce dernier jour, ce jour de triomphe
est plutôt la fête des anges , et la sainte Nativité
est la fête des hommes: et quoique la société bien-
heureuse qui unit lÉglise , qui voyage en terre,
avec les citoyens immortels de la céleste Jéru-
salem , [leur rende tous les biens communs ; ]
» I. Cor. U!,»I.
18G
SUR LA NATIVITE
néanmoins nous devons , ce semble , sentir plus
de joie de la Nativité de Marie , puisque c'est vé-
ritablement notre fête. Célébrons donc [cette so-
lennité avec un saint transport , ] et implorons
[ avec confiance le secours de la mère de notre
divin Sauveur.] ylye.
Encore que les hommes , enflés par la vanité,
tâchent de se séparer les uns des autres , il ne
laisse pas d'être véritable que la nature les a faits
égaux, en les formant tous d'une même boue.
Quelque inégalité qu'il paraisse entre les condi-
tions , il ne peut pas y avoir grande différence
entre de la boue et de la boue , entre pourriture
et pourriture, mortalité et mortalité. Les hom-
mes combattent , autant qu'ils peuvetit , cette éga-
lité , et tâchent d'emporter le dessus et la pré-
séance par les honneurs , par les charges , par les
richesses ou par le crédit; et ces choses ont acquis
tant d'estime parmi les hommes, qu'elles leur
font oublier cette égalité naturelle de leur com-
mune mortalité , et font qu'ils regardent les hom-
mes, leurs semblables, comme s'ils étaient d'un
ordre inférieur au leur. Mais la nature, pour
conserver ses droits , et pour dompter l'arrogance
humaine, a voulu imprimer deux marques par
lesquelles tous les hommes fussent contraints de
reconnaître leur égalité; l'une en la naissance,
et l'autre en la mort; l'une au berceau, et l'autre
au sépulcre ; l'une au commencement , et l'autre
à la fin; afin que l'homme, soit qu'il regarde
devant, soit qu'il se retourne en arrière, voie
toujours de quoi modérer son ambition , par ces
marques de sa faiblesse et de son néant ; et que
cette infirmité du commencement et de la fin ren-
dît le milieu plus modéré et plus équitable. Nudus
egressus sian de utero matris meœ, et nudus
revertar illuc ' : « Je suis sorti nu du ventre de
« ma mère , et je retournerai nu dans le sein de
* la terre. »
C'est pourquoi l'Écriture nous compare à des
eaux coulantes : Omnes quasi aqua dilahimur
in terram'^. Comme les fleuves, quelque inéga-
Hté qu'il y ait dans leur course, sont en cela tous
igaux , qu'ils viennent tous d'une source petite ,
de quelque rocher ou de quelque motte de terre,
et qu'ils perdent enfin tous leur nom et leurs
eaux dans l'Océan; là on ne distingue plus ni le
Ehin , ni le Danube d'avec les plus petites ri-
vières et les plus inconnues : ainsi les hommes
commencent de même ; et après avoir achevé
leur course, après avoir fait, comme des fleuves,
un peu plus de bruit les uns que les autres , ils
se vont tous enfin perdre et confondre dans ce
gouffre infini de la mort ou du néant , où l'on ne
• Job. I, 21.
trouve plus ni César, m Alexandre , ni tous ce«
augustes noms qui nous séparent; mais la cor-
ruption et les vers; la cendre et la pourriture qui
nous égalent.
[II y a une entière] impossibilité à la nature
de se discerner dans la vie et dans la mort. La
seule puissance de Dieu le peut faire , comme maî-
tre de la nature : il l'a fait pour Marie ; en sa mort ,
par amour, conservant son corps ; en sa naissance ,
par les avantages qui nous y paraissent, et que
j'ai à vous expliquer.
Deux choses discernent les hommes ; le bien
qu'ils reçoivent, et le bien qu'ils font : le premier
honore leur abondance ; le second , leur libéra-
lité. Reconnaissons donc la naissance de la sainte
Vierge miraculeusement discernée des juitres,
par les biens qu'elle y a reçus et par ceux qu'elle
nous apporte.
PBEMIEH POINT.
Comme l'homme est composé de deux parties ,
il y a aussi deux sources générales de tous les
biens qu'il peut recevoir en sa naissance ; l'une , ce
sont les parents; et l'autre , c'est Dieu : car nous
ne recevons que nos corps par le ministère de
nos parents; mais l'âme est d'un ordre supérieur,
et elle a cet avantage : qu'aucune cause natureile
ne la peut produire. Elle demande les mains de
Dieu, et ne souffre pas un autre ouvrier : si bien
que les causes secondes ne font que préparer la
demeure à cette âme d'une origine céleste; et
après qu'elles ont disposé cette boue du corps,
Dieu inspite le souffle dévie, c'est-à-dire, l'âme
faite à son image , pour conduire et pour animer
cette masse : de là donc ces deux sources, l'oyons
ce que Marie tire de l'une et de l'autre.
Pour cela , il faut entendre avant toutes cho-
ses quels étaient les parents de Marie. Pieux,
chastes, charitables, vivant sans reproche dans
la voie de Dieu. Il semble que cette sainteté s'ar-
rête en ceux qui la possèdent, et qu'elle ne coule
pas en leurs descendants : néanmoins il faut
avouer que ce leur est un grand avantage. Saint
Paul dit que « les enfants des fidèles sont saints • ;
« parce que, comme dit Tertullien, ils sont des-
« tinés à la sainteté , et par là au salut , » quia
sanctUati designati, ac per hoc etiam salufi 2.
Dieu favorise les enfants à cause des pères : Sa-
lomon à cause de David , les Israélites à cause
d'Abraham , Isaac et Jacob. C'est un grand avan-
tage d'être consacré à Dieu , en naissant , par des
mains saintes et innocentes. Mais il y a quelque
chose de singulier en la nativité de Marie ; car elle
est la fille des prières de ses parents : l'union spi-
' 1. Cor. vn, li.
^ De An-m. n" 39.
DE L\ SAl> f E N IKRGE.
fM7
rituelle de leurs âmes a imi>étré la bénédiction
que Dieu a donnée à la chaste union de leur ma-
riage, et il était juste que Marie fût un fruit non
tant de la nature que de la grâce; qu'elle vînt
plutôt du ciel que de la terre , et plutôt de Dieu
que des hommes. Mais cela peut être commun à
Marie avec beaucoup d'autres; Samuel, saint
Jean-Baptiste, etc. : à Samuel, Anne seule pria;
à saint Jean-Baptiste , Zacharie fut incrédule; à
Isaac , Sara se prit à rire : ici concours des deux
parents ; Marie commence à les sanctifier et à les
unir dans la charité.
Que dirons-nous donc de particulier? Elle tire
de ses parents cette noblesse ancienne, qui la
fait descendre des rois et des patriarches. La no-
blesse semble être un bien naturel ; parce que
nous l'apportons en naissant, non pas comme
les richesses : il est de la nature de ceux qui sont
plus précieux et plus estimés , en ce qu'on ne les
peut acquérir. C'est le seul des avantages hu-
mains que le Fils de Dieu n'a pas voulu dédaigner,
et c'est là ce qui la relève : car la noblesse dans
les autres hommes n"est ordinairement qu'un
titre inutile, qui ne sert de rien à ceux qiji le
portent , mais qui marque seulement la vertu de
leurs ancêtres. Mais elle était nécessaire au Fils
de Dieu , pour accomplir le mystère pour lequel
il est envoyé du Père. Il fallait qu'il vînt des pa-
triarches comme leur héritier, pour accomplir
les promesses qui leur avaient été faites : il fal-
lait qu'il vînt des rois de Juda, afin de rendre à
David la perpétuité de son trône , que tant d'ora-
cles lui avaient promise : l'alliance sacerdotale
[ lui était nécessaire, ] parce qu'il devait être grand
prêtre.
La noblesse de Jésus vient de Marie; mais
Marie a cela de commun avec beaucoup d'autres,
et nous tâchons de la distinguer. Elle a en elle le
sang des rois et des patriarches , avec une di-
gnité particulière; parce qu'elle l'a pour le verser
immédiatement en la personne de Jésus-Christ ,
et pour l'unir à celui pour lequel il a été tant de
fois consacré et conservé entier et incorruptible,
parmi tant de désolations et une si longue suite
d'années. De même que dans une fontaine tous
les tuyaux contiennent la même eau; mais le der-
nier, par lequel elle rejaillit, la contient, ce semble,
dune manière plus noble , parce qu'il la contient
pour la jeter bien haut au milieu des airs, et pour
la verser dans le bassin de marbre ou de porphyre
cpi'on lui a richement orné et préparé avec tant
de soin : ainsi ce sang des rois et des patriarches
se rencontre dans la sainte Vierge comme dans
le sacré canal d'où il doit rejaillir plus haut même
que sa source ; puisqu'il doit être uni à Dieu même,
par où il doit être reçu en la personne du Fils de
Dieu comme dans un bassin sacré, ou il doit re-
cevoir sa dernière perfection : où étant consacré
et purifié, il répandra sa pureté et sa noblesse
par toute la terre , et dans toute la race des enfants
d'Adam; noblesse divine et spirituelle qui , au lieu
d'être les enfants des hommes , nous fera devenir
les enfants de Dieu.
Les biens qui viennent à Marie de la seconde
source , qui est Dieu , sont l'avantage de la sanc-
tification, qui lui est commun avec saint Jean-
Baptiste ; mais qui lui est aussi personnel , en ce
que cette grâce est plus parfaite en elle que dans
saint Jean : grâce singulière pour Marie; comme
en Jésus la grâce de chef, à cause de sa qualité
singulière , [renferme suréminemment] la grâce
de l'apostolat, la grâce de précurseur, celle de
prophète, [toutes les grâces que reçoivent ses
membres.] [Mais pourrons-nous expliquer digne-
ment] les caractères particuliers de la grâce de
mère de Dieu , [ dont Marie a été favorisée ? ] de
quelle dignité [une grâce si étonnante ne relève-
t-elle pas cette humble servante du Seigneur,]
par l'union très-particulière [qu'elle lui procure
avec le Sauveur dans le [mystère de l'incarna-
tion! grâce inexplicable, [que nous ne saurions
bien comprendre.]
SECOND POINT.
Les avantages que Marie nous apporte sont,
l'espérance de voir bientôt Jésus-Christ; et de
plus, l'espérance particulière d'obtenir [ les se-
cours qui nous sont nécessaires] par l'interces-
sion de cette mère très-charitable de Jésus-Christ
et de ses enfants.
Une nuit épouvantable [couvrait toute la terre
de ses ténèbres] avant la venue du Sauveur des
âmes : [ mais à la naissance de Marie nous com-
mençons à voir la lumière.] « La nuit est déjà
« fort avancée, et le jour approche : » Nox prcp'
cessif, dies aute m appropinquavit \ Aussi l'état
de l'Évangile est-il comparé à la lumière : « Mar-
'< chez comme des enfants de lumière : » Utjîliis
lucis amhulate *. Jusque-là on ne rencontrait do
toutes parts que des ténèbres : ténèbres d'igno-
rance et d'infidélité parmi les Gentils ; ténèbres
de figures, ombres épaisses parmi les Juifs : on
ne connaissait pas la vie ni la félicité éternelle.
Jésus était la voie pour nous y conduire. La nui|
[où nous étions enfoncés, était une nuit] sans
repos? parce que le repos ne se trouve qu'en Jésns-r
Christ. « Venez à moi , nous dit-il , vous tous qui
! « êtes fatigués , et je vous soulagerai , » et ego refi-
\ ciam vos ^. De là vient que comme des malades
' Rom. XIII, 12.
' Ephex. V, 8.
* Xatt/i. XI , 2a.
188
SUR LA NATIVITÉ DE LA SALNTE VIERGE
è qui la nuit ne donne pas le repos, et dont elle
ciccroît le chagrin , les hommes s'écriaient : .0 si
vous vouliez ouvrir les cieux et en descendre!
Vtinam dirumperes cœlos et descenderes\ 0
lumière, quand vous verrons-nous, et (juand
viendrez-vous dissiper toutes ces ombres qui nous
environnent?
Marie vient pour nous apporter un commen-
cement de lumière : ce n'est pas encore le jour;
mais le jour sortira de son chaste sein. Nous ne
voyons pas encore Jésus-Christ ; mais nous voyons
déjà en Marie ces grâces , ces vertus et ces dons
qui le doivent attirer au monde. C'est le premier
rayon qui commence à poindre 5 c'est le premier
commencement du jour chrétien , en la naissance
de la sainte Vierge. Sicut in die, honeste ambu-
lemus'' : « Marchons avec bienséance , comme
« marchant durant le jour. » Bientôt, bientôt ce
divin soleil s'avancera à pas de géant , comme
parle le divin psalmiste , pour fournir sa carrière :
Exuliavit ut gigas ad currendam viam} ; et sor-
tant comme de son lit, du sein virginal de Marie,
il portera sa lumière et sa chaleur du levant jus-
qu'au couchant.
Mais la bienheureuse Marie vient encore nous
luire à propos contre l'obscurité du péché. Un
homme et une femme nous avaient précipités dans
le péché, et dans la mort éternelle : Dieu veut
que nous soyons délivrés; et pour cela il destine
unenouvelleÈve, aussi bien qu'un nouvel Adam :
afin que les deux sexes [concourent à notre déli-
vrance]. Réjouissons-nous donc, chrétiens; nous
voyons déjà paraître au monde la moitié de notre
espérance , la nouvelle Eve : il viendra bientôt ,
ce nouvel Adam , pour accomplir avec Marie la
chaste et divine génération des enfants de la nou-
velle alliance.
Le caractère de la grâce maternelle est inex-
plicable : il commence dès la nativité de Marie.
Le Fils éternel de Dieu n'eut pas plutôt vu,
au sein de son Père , celle d'où il devait prendre
sa chair, qu'aussitôt il envoie son divin Esprit ,
pour prendre possession de ce divin temple, qui
lui est préparé dès l'éternité, pour le consacrer
de ses grâces, pour le rendre digne de lui dès ce
premier moment. Il est à croire que les cieux
s'ouvrirent , et que les anges coururent en foule
pour honorer cette sainte vierge , qui était choi-
sie pour être leur reine , et dont ils reconnurent
la grandeur future par un caractère de gloire qui
leur marquait la faveur de Dieu, L'ange qui fut
destiné pour sa conduite , fut envoyé avec des
ordres tout singuliers : quelques-uns veulent
» Is. i,xiv, I.
* Rom. XIII, 13.
» Ps. xvm , G.
qu'il ait été d'un ordre supérieur. Mais n'enfre'OT;
point dans ce secret; accourons seulement pour
honorer [ les excellentes prérogatives de Marie.
Ici deux écueils sont à éviter, l'impiété et la su-
perstition.
Je sais bien , sainte Vierge , que votre gi'an-
deur n'a point empêché les bouches sacrilèges des
hérétiques de s'élever contre vous. Après avoir
déchiré les entrailles de l'Église, qui était leur
mère ,'ils se sont attaqués à la mère de leur Ré-
dempteur : ils ont bien osé blasphémer contre
lui, en niant votre perpétuelle virginité; et a
présent que nous sommes assemblés pour admi-
rer en vous les merveilles du Créateur, ils qua-
lifient nos dévotions du titre d'idolâtrie : comme
si vous étiez une idole sourde à nos vœux ; ou si
c'était mépriser la Divinité , que de vous prier de
nous la rendre propice par vos intercessions ; ou
bien si votre fils se tenait déshonoré des sou-
missions que nous vous rendons à cause de lui.
Mais quoi que l'enfer puisse entreprendre , nous
ne cesserons jamais de célébrer vos louanges; et
toutes les fois que la suite des années nous ramè-
nera vos saintes solennités, l'Église catholique,
répandue par toute la terre , s'assemblera dans
les temples du Très-Haut , pour vous offrir, eu
unité d'esprit , les respects de tous les fidèles. Tou-
jours nous vous sentirons propice à nos vœux ; et
quelque part du ciel où vous puissiez être élevée
par-dessus tous les chœurs des anges , nos prières
pénétreront jusqu'à vous, non point par la force
des cris , mais par l'ardeur de la charité.
C'est à quoi je vous exhorte , peuples chrétiens :
élevons d'un commun accord nos cœurS et nos
voix , pour lui chanter un cantique de louanges.
C'est vous qui êtes le refuge des pécheui-s et la
consolation des affligés. Lorsque Dieu, touché
des misères du genre humain, envoya son Fils
au monde , ce fut dans vos entrailles qu'il opéra
cet ouvrage incompréhensible. Il donna Jésus-
Christ aux hommes par votre moyen ; mais s'il le
leur donna comme Maître et. comme Sauveur,
l'amour éternel qu'il avait pour vous lui fit con-
cevoir bien d'autres desseins en votre faveur. Il
a ordonné qu'il fût à vous en la même qualité qu'il
lui appartient ; que vous engendrassiez dans le
temps celui qu'il engendre continuellement dans
l'éternité : et pour contracter avec vous une al-
liance immortelle, il a voulu que vous fussiez
la mère de son Fils unique , et être le père du
vôtre. 0 prodige ! ô abîme de charité ! qui nous
donnera des conceptions assez hautes pour re-
présenter quelles amours , quelles complaisances
il a eues pour vous depuis que vous lui touchez
de si près par ce nœud inviolable de votre sainte
alliance , par ce commun fils , le gage de vos afr
POUR LA FÊTE DE L'ANiNONCIATION.
fections mutuelles, que vous vous êtes donné
amoureusement l'un à l'autre : lui, plein d'une
divinité impassible ; vous, revêtue , pour lui obéir,
d'une chair mortelle? C'est vous que le Saint-
Esprit a remplie d'un germe céleste par de chastes
embrassements ; et se coulant d'une manière inef-
fable sur votre corps virginal , il y forma celui
qui était l'espérance d'Israël et l'attente des na-
tions; qui étant entré dans vos entrailles comme
une douce rosée, en sortit comme une fleur de sa
tige , ou comme un jeune arbrisseau d'une terre
vierge, sans laisser, de façon ni d'autre , de ves-
tige de son passage, pour accomplir ainsi cette
prophétie de David : « Il descendra comme une
» pluie , et comme la rosée qui dégouttera sur la
" terre ' ; « et cette autre d'Isaïe : « Il s'élèvera
« comme une fleur, et comme une racine d'une
« terre desséchée*. »
Ainsi le Verbe divin, voulant racheter les
hommes, emprunta de vous de quoi payer la
justice de son Père ; et ne voyant point au monde
(le source plus belle , il puisa dans vos chastes
flancs ce sang qui a lavé nos iniquités. C'est vous
qui nous l'avez conservé dans sa tendre enfance :
vous avez gouverné celui dont la sagesse admi-
nistre tout l'univers; et lorsqu'il fut arrivé à sa
dernière heure , la Providence vous amena au
pied de sa croix pour participer de plus près à ce
sacrifice. Ce fut là que le voyant déchiré de plaies,
étendant ses bras à un peuple incrédule, pleurant
et gémissant pour nous comme une pauvre vic-
time; et d'autre part levant au ciel ses mains in-
nocentes , priant avec ardeur, et surmontant par
ses cris la colère de son Père, ainsi que le prêtre,
vous sentîtes émouvoir vos compassions mater-
nelles; et lui aussitôt, pour consoler vos dou-
leurs , vous laisse en la personne de son cher dis-
ciple ses fidèles pour enfants.
0 Vierge incomparable, secourez l'Église ca-
tholique , qui vous loue avec tant de sincérité , et
abattez le pouvoir de ses ennemis. Nous ne vous
demandons pas que vous armiez contre eux la
colère du Tout-Puissant : non ; l'Eglise ne peut
avoir des sentiments si cruels. Apaisez plutôt sur
eux l'ire formidable de Dieu , de peur qu'il ne
venge ses temples profanés et la fureur qui leur
a fait abolir, partout où ils ont passé , les marques
de laï»iété de nos ancêtres; mais encore plus la
perte de tant d'âmes , qu'ils ont arrachées à l'É-
glise dans son propre sein. Ah ! Vierge sainte ,
priez Dieu qu'il touche leurs cœurs ; que sa grâce
surmonte la dureté de ceux que leur orgueil et
leurs intérêts ont abandonnés au sens réprouvé •
quelle éclaire les simules et les ignorants , qui ont
' Ps. LXXI , 6.
* la LUI , -2.
été séduits par le beau prétexte d'une feinte réfor-
mation : afin que les forces du christianisme
étant réunies, nous réformions ensemble nos
mœurs selon l'Évangile, et allions faire adorer
par toute la terre Jésus-Christ crucifié , par qui,
et en qui, et avec qui nous espérons régner éter-
nellement dans le ciel , où nous conduise , etc.
PRÉCIS D'UN SERMON
PODR LE JOUR DE
LA PRÉSENTATION DE LA SAINTE \1ERGE.
Adduceutur in templum régis.
On les conduira dans le temple du roi. Ps. xuv, IG.
Ouvrez- vous, sanctuaire, portes éternelles,
voici le temple qu'on présente au temple, le sanc-
tuaire au sanctuaire, l'arche véritable où repose
le Seigneur effectivement à l'arche figurative où
il ne repose qu'en image.
Retraite perpétuelle : adoration perpétuelle :
renouvellement perpétuel. Retraite perpétuelle.
Le monde corrompt , dissipe l'esprit et étourdit :
il empêche d'écouter Dieu. Silence de l'âme et
de toutes les passions , et de toutes les facultés ,
pour écouter Dieu.
Le monde vient chercher les religieuses. Ceux
qui sont dans l'action viennent à ceux qui s'oc-
cupent de la contemplation , et tâchent de les at-
tirer à leur tracas. Ainsi Marthe.
Fontaine scellée par la retraite. Eaux égale-
ment corrompues soit que la fontaine s'écoule en
la mer, soit que la mer coule dans la fontaine.
Ainsi, soit que vous vous jetiez dans le monde,
soit que le monde pénètre au dedans, fvous cou-
rez les mêmes risques.]
Entrée, au premier point. Egredere, « Sors : »
sortir du monde : sortir de ses sens : sortir de ses
passions. Toujours Dieu nous dit : Egredere de
cognatione tua ' : « Sors de ta parenté, » de
toutes les choses qui te touchent.
Adoration perpétuelle. Complaisance à la vo-
lonté du Père. Faire sa cour à Dieu comme à son
souverain. Jésus-Ctu-ist dit à son Père : « Oui ,
« mon Père, je vous en rends gloire, parce qu'il
« vous a plu que cela fût ainsi : « Ita, Pater,
quoniam sic fuit placitum ante te '. Au ciel,
[les saints , en témoignage de leur pleine adhé-
sion à la volonté de leur Dieu, s'écrient] Amen ^
Pour faire cette adoration, [il faut] aimer; l'a-
mour veut adorer, et il ne se satisfait pas qu'il ne
' Gènes, xii, I.
* Matth. H, 26.
» Apocal. V, 14; vu, 12.
ioô
POUR LA FETE
■^ve dans une dépendance absolue : c'est la na-
ture de l'amour. Le profane même ne parle que
d'hommages , que d'adoration , pour nous faire
voir que pour être aimé il faut être quelque chose
de plus qu'une créature.
Pour la présence perpétuelle, sans gêner l'es-
prit l'amour rappellera l'objet. On nepeut oublier
longtemps ce qu'on aime : quand la mémoire l'ou-
blierait , le cœur le rappellerait , irait le graver de
nouveau avec des caractères de flamme.
Le cœur blessé se tourne toujours à celui d'où
lui vient le trait. On ne dort pas même parmi le
sommeil. Ego dormio, et cor nieum vigilat :
« Je dors , et mon cœur veille : » au moindre bruit
de l'Époux, au moindre souffle de sa voix , [l'é-
pouse s'empresse d'aller au-devant de lui.] Vox
dilecli met pulsantis ' : « J'entends la voix de
« mon bien-aimé qui frappe à ma porte. »
Renouvellement perpétuel. Deux infinités , le
tout, le néant. Toujours croître , toujours décroî-
tre.: cela sans bornes.
*«ft«9««^
PREMIER SERMON
POUR LA FÊTE
DE L'ANNONCIATION.
Grandeur du mystère de l'incarnation. Ordre merveilleux
qui y est gardé. Méthode dont Dieu se sert pour guérir notre
orgueil. Sentiments dans lequels nous devons entrer à la vue
des abaissements du Verbe incarné. Combien son appauvris-
sement est étonnant : de quelle manière il relève la bassesse
de notre nature.
Beatus venter qui te portavit.
Bienheureuses les entrailles qui vous ont porté. Luc.
XI, 27.
Dans cette auguste journée en laquelle le Père
céleste avait résolu d'associer la divine vierge à
sa génération éternelle, en la faisant mère de son
Fils unique ; comme il savait, chrétiens , que la
fécondité de la nature n'était pas capable d'at-
teindre à un ouvrage si haut, il résolut aussi tout
ensemble de lui communiquer un rayon de sa fé-
condité infinie. Aussitôt qu'il l'eut ainsi ordonné,
cette chaste et bénite créatur^parut tout d'un coup
environnée de son Saint-Esprit, et couverte de
toutes parts de l'ombre de sa vertu toute-puis-
sante. Le Père éternel s'approche en personne,
qui ayant engendré en elle ce même Fils tout-
puissant qu'il engendre en lui-même devant tous
les siècles ; par un miracle surprenant, une femme
devientlamère d'un Dieu, etceluiqui est si grand
et si infini, si je puis parler de la sorte , qu'il n'a-
vait pu jusqu'alors être contenu que dans l'im-
» Caiif, y 2.
mensité du sein paternel , se trouve en un instant
renfermé dans ses entrailles bienheureuses.
Cependant comme Dieu lui-même avait entre-
pris la formation de ce corps dont le Verbe de-
vait être revêtu , la nature et la convoitise , qui
ont accoutumé de s'unir dans les conceptions or-
dinaires, eurent ordre dç se retirer; ou plutôt
la convoitise, déjà éloignée depuis fort longtemps
du corps et de l'esprit de Marie , n'osa pas seu-
lement paraître dans ce mystère de grâce et de
sainteté : et pour ce qui est de la nature , qui est
toujours respectueuse envers son auteur, elle n'a-
vait garde de. mettre la main dans un ouvrage
qu'il entreprenait d'une manière si haute ; mais
s'arrêtant à considérer, non sans un profond éton-
nement, cette nouvelle manière de former et de
faire naître un corps humain, elle crut que tou-
tes ses lois allaient être à jamais renversées. C'est
à peu près, chrétiens, ce qui s'accomplit aujour-
d'hui dans les entrailles de la sainte Vierge, et
ce qui nous oblige de nous écrier avec cette femme
de notre évangile, qu'elles sont vraiment bien-
heureuses. Mais comme le fond d'un si grand
mystère est entièrement impénétrable, je n'ose
pas seulement penser à vous en donner l'explica-
tion : etje me contenterai, chrétiens , de deman-
der humblement à Dieu, qu'il lui plaise me donner
ses saintes lumières, pour vous faire entendre
les fruits infinis qui en reviennent à notre nature :
encore cette grâce est-elle si grande, que je n'ose
pas espérer de l'obtenir de moi-même.
Ce n'est plus une femme particulière; c'est
toute l'Église catholique, qui, adorant aujourd'hui
le Verbe divin incarné dans les entrailles de la
sainte Vierge, s'écrie avec transport que ces en-
trailles sont bienheureuses , dans lesquelles s'est
accompli un si grand mystère. Je me propose de
vous faire entendre, autant que ma médiocrité
le pourra permettre , la force de cette parole ; et
comme le bonheur de la sainte Vierge ne consiste
pas seulement dans les grâces qui lui sont don-
nées, mais dans celles que nous recevons par son
entremise , je vous expliquerai , si Dieu le permet,
le miracle qui s'est fait en elle pour notre com-
mune félicité : afin que vous compreniez avec
combien de raison ses entrailles sont appelées
bienheureuses. Je suivrai dans cette matière les
traces que saint Augustin nous a marquées , et
je réduirai à trois chefs ce qui s'opère aujourd'hui
dans la sainte Vierge. « Regardez, dit ce saint
« évêque , cette chaste servante de Dieu , vierge
« et mère tout ensemble : « Attende ancillam il-
lam castajn, et virgineyn et mat rem. « C'est là
« que le Fils de Dieu a pris la forme d'esclave,
n c'est là qu'il s'est appauvri , c'est là qu'il a ei?
DE L'ANiNONClATION.
191
« richi les hommes : " IbiaccepUJormam servi...
il)i se paxipcravity ibi nos ditavit '. Voilà trois
choses, rocs sœurs, que celte sainte journée a
vues s'accomplir dans les entrailles de la sainte
Vierge, l'humiliation, l'appauvrissement; per-
mettez-moi d'user de ce mot, la libéralité du Verbe
fait chair. Il y a pris la forme d'esclave, voilà
qui marque l'humiliation ; il y a pris notre pau-
vreté, vous voyez comme il s'est ainsi appauvri
lui-même; il nous a communiqué ses richesses,
c'est par là qu'il a exercé sur nous sa libéralité
infinie. Ce sont, mes sœurs, les trois grands ou-
vrages dans lesquels saint Augustin a cru renfer-
mer tout ce qui s'accomplit aujourd'hui.
Et en effet, si nous entendons l'ordre et l'éco-
nomie du mystère, nous verrons que tout est
compris dans ces trois paroles : car, pour remon-
ter jusqu'au principe, ce Dieu, qui prend une
chair humaine dans le ventre sacré de Marie ,
ne se charge de notre nature , que dans le des-
sein de la réparer; et pour cela trois choses
étaient nécessaires , de confondre notre orgueil ,
de relever notre bassesse , d'enrichir notre pau-
vreté. Il fallait confondre l'orgueil , qui était la
plus grande plaie de notre nature, et le plus gi'and
obstacle à la guérison ; et pour cela est-il rien de
plus efficace que de voir un Dieu rabaissé jusqu'à
prendre la forme d'esclave ? Mais l'ouvrage de
notre salut n'est pas encore achevé , et l'orgueil
étant confondu , il faut encourager la faiblesse ;
de peur que notre nature , n'étant plus occupée
que de son néant, n'osât pas même s'approcher
de Dieu, ni même regarder le ciel, et au lieu
qu'elle se perdait par l'orgueil, elle ne pérît encore
plus par le désespoir. Pour lui donner du courage,
» Dieu se fait pauvre , dit saint Augustin ' ; de
« peur que l'homme pauvre, et misérable, étant
« effrayé par l'éclat et la pompe de ses richesses ,
« n'ose pas s'approcher de lui avec sa pauvreté
« et sa misère : » Accepitpaupertatetn nostram,
ne divitias ejus expavesceres , et ad eum acce-
dere cam tua paupertate non auderes.
Ayant donc ainsi relevé notre courage abattu ,
que reste-t-il maintenant à faire, sinon qu'il rende
le bien à ceux auxquels il a déjà rendu l'espé-
rance? et c'est ce qu'il fait, se donnant à nous
avec ses trésors et ses grâces par son incarna-
tion bienheureuse; par où vous découvrez main-
tenant la suite des paroles de saint Augustin, et
tout ensemble l'ordre merveilleux du mystère
qui s'accomplit en la sainte Vierge. 0 entrailles
vraiment bienheureuses, dans lesquelles la na-
ture humaine reçoit tant de grâces! « Là un Dieu
« a pris la forme d'esclave, » afin de confondre
» In Ps. CI, Sa-m. i, n° I , t. iv, col- 1002.
* L'bi s ni? m.
notre orgueil : Ibi accepit formam servi; « là
« un Dieu s'est revêtu de notre indigence, • afin
d'encourager notre bassesse: ibi se paupe ravit ,
« là un Dieu se donne lui-même avec tous ses
« biens, « afin d'enrichir notre pauvreté : ibi nos
ditavit. Dieu me fasse la grâce , mes sœurs , d'ex-
pliquer saintement ces trois vérités, qui feront
le partage de ce discours ?
PBEMIER POINT.
Tous les saints Pères ont dit, d'un commun
accord, que l'orgueil était le principe de notre
ruine; et la raison en est .évidente. Nous appre-
nons, par les saintes Lettres, que le genre hu-
main est tombé par l'impulsion de Satan. Cet
esprit superbe est tombé sur nous : comme un
grand bâtiment qu'on jette par terre, qui en ac-
cable un moindre sur lequel il tombe ; ainsi cet
esprit superbe , en tombant du ciel , est venu
fondre sur nous, et nous enveloppe aprèslui dans
sa ruine. En tombant sur nous de la sorte, il a,
dit saint Augustin , imprimé en nous un mouve-
ment semblable à celui qui le précipite lui-même :
Unde cecidit, inde dejecit\ Étant donc abattu
par son propre orgueil , il nous a entraînés , en
nous renversant, dans le même sentiment dont
il est poussé , de sorte que nous sommes superbes
aussi bien que lui , et c'est le vice le plus dange-
reux de notre nature. Je dis le plus dangereux ;
parce que ce vice est celui de tous qui s'oppose le
plus au remède , qui éloigne leplas la miséricorde :
car l'homme étant misérable , il se serait rendu
aisément digne de pitié s'il n'eût été orgueilleux.
Il assez naturel d'user de clémence envers un
malheureux qui se soumet ; « mais est-il rien de
« plus indigne de compassion qu'un misérable
« superbe , qui joint l'arrogance avec la faiblesse?»
Quid tam indignum misericordia quam super-
bus miserai C'était l'état où nous étions; faibles
et altiers tout ensemble, impuissants et auda-
cieux. Cette présomption fermait la porte à la
clémence : ainsi, pour soulager notre misère, il
fallait avant toutes choses guérir notre orgueil ;
pour attirer sur nous la compassion , il fallait nous
apprendre l'humilité : c'est pourquoi un Dieu
s'humilie dans les entrailles de la sainte Vierge,
et y prend aujourd'hui la forme d'esclave : /6t
accepit formam servi.
C'est ici qu'il faut admirer la méthode dont
Dieu s'est servi pour guérir l'arrogance humaine;
et pour cela il est nécessaire de vous expliquer la
nature de cette maladie invétérée : je suivrai les
traces de saint Augustin, qui est celui des saints
Pères qui l'a mieux connue. L'orgueil , dit sainS
' Strm. CLxni , n" 8, t. y, col. 7S8.
* iS ^ng. de Liber. Arbitr. lib. m , D" 39 , t. I , COl. fâS
192
POUR LA FÊTE
Augustin -, est une fausse et pernicieuse imitation
(le la divine grandeur : Perverse te imitanfur
qui longe se a te faciunt, et extollunt se aclver-
sum te^ : « Ceux qui s'élèvent contre vous, vous
« imitent désordonnément. »CetteparoIeestpleine
de sens; mais une belle distinction du même
saint Augustin nous en fera entendre le fond. Il
y a des choses, dit-il ' , où Dieu nous permet de
l'imiter, et d'autres où il le défend. Il «est vrai
que ce qui l'excite à la jolousie, c'est lorsque
l'homme se veut faire Dieu et entreprend de lui
ressembler; mais il ne s'offense pas de toute
sorte de ressemblance.
Car premièrement , chrétiens , il nous a faits
son image; nous portons empreints sur nous-
mêmes les traits de sa face et les caractères de
ses perfections. Il y a de ses attributs dans les-
quels il n'est pas jaloux que nous tâchions de lui
ressembler ; au contraire , il nous le commande.
Par exemple, voyez sa miséricorde; dont il est
dit dans son Écriture, qu'elle « éclate par-dessus
« ses autres ouvrages ^ : » il nous est ordonné de
nous conformer à cet admirable modèle : Estote
miséricordes, sicut et Pater vester misericors
est ^ : « Soyez miséricordieux , comme votre Père
.< est miséricordieux. » Dieu est patient sur les pé-
cheurs ; et les invitant à la pénitence , il fait luire
en attendant son soleil sur eux : il veut que nous
nous montrions ses enfants, en imitant cette pa-
tience à l'égard de nos ennemis : ÏJt sitis filii
Patris vestris^. Ainsi comme il est véritable,
vous pouvez l'imiter dans sa vérité; il est juste,
vous pouvez le suivre dans sa justice ; il est saint ,
et encore que sa sainteté semble être entièrement
incommunicable , il ne se fâche pas néanmoins
que vous osiez porter vos prétentions jusqu'à
l'honneur de lui ressembler dans ce merveilleux
attribut : au contraire, il vous le commande :
Sanctiestote, quoniamegosanciussum^: «Soyez
« saints, parce que je suis saint. »
Quelle est donc cette ressemblance qui lui
cause tant de jalousie? c'est lorsque nous lui
voulons ressembler dans l'honneur de l'indépen-
dance; en prenant notre volonté pour loi sou-
veraine , comme lui-même n'a point d'autre loi
que sa volonté absolue : c'est sur ce point qu'il est
chatouilleux, c'est là l'endroit délicat; c'est alors
qu'il repousse avec violence tous ceux qui veu-
lent ainsi attenter à la majesté de son empire.
Soyons des dieux, il nous le permet, par l'imi-
tation de sa sainteté, de sa justice, de sa pa-
' (onj lib II , cap. vi , t. i, col. 86.
» In Ps. i,xx, Senn. u, n" 6, t. IV, col. 737, 738.
■■' f'x. CXMV, 0.
• Luc. VI , 3C.
•' Miilh. V, 45.
0 Lcciliq. XIX, 2.
tience , de sa miséricorde toujours bienfaisante :
quand il s'agira de puissance, tenons-nous dan»
les bornes d'une créature ; et ne portons pas nos
désirs à une ressemblance si dangereuse.
Voilà , mes sœurs , la règle immuable qui dis-
tingue ce que nous pouvons et ce que nous ne
pouvons pas imiter en Dieu. Mais, ô voies cor-
rompues des enfants d'Adam ! ô étrange déprava-
tion de notre cœur ! nous renversons ce bel ordre :
dans les choses où il se propose pour modèle , nous
ne voulons pas l'imiter; en celle où il veut être
unique et inimitable, nous entreprenons de le con-
trefaire. Car si nous l'imitions dans sa sainteté, le
prophète se serait-il écrié : « Sauvez-moi, Seigneur,
« parcequ'il n'y a plus de saints sur la terre '? »
si dans sa fidélité ou dans sa justice , le prophète
Michée dirait-il : « Il n'y a plus de droiture parmi
« les hommes; le grand demande, et le juge lui
« donne tout ce qui lui plaît : il n'y a plus de foi
« parmi les amis, la terre n'est pleine que de
« tromperie ^? >' Ainsi nous ne voulons pas imiter
Dieu dans ces excellents attributs dont il est bien
aise de voir en nous une vive image : cette sou-
veraineté , cette indépendance où il ne nous est
pas permis de prétendre , c'est à cela que nous
attentons , c'est ce droit sacré et inviolable que
nous osons usurper.
« Car comme Dieu n'a personne au-dessus de
« lui, qui le règle et qui le gouverne, nous vou-
K Ions être , dit saint Augustin ^ , les arbitres sou-
« verains de notre conduite ; » afin qu'en secouant
le joug, en rompant les rênes, en rejetant le frein
du commandement qui retient notre liberté éga-
rée , nous ne relevions point d'une autre puis-
sance, et soyons comme des dieux sur la terre.
A sœculo confregisti jugum meum, rupisti vin-
cula metty et dixisti : Non serviam ^ : « Vous
« avez brisé mon joug depuis longtemps , vous
« avez rompu mes liens , et vous avez dit : Je ne
« servirai point. " Par ce désir et cette fausse opi-
nion d'indépendance, nous nous irritons contre
les lois : qui nous défend nous incite; comme si
nous disions en notre cœur : Quoi , on veut me
commander ! Et n'est-ce pas ce que Dieu lui-
même reproche aux superbes sous l'image du roi
de Tyr : « Ton cœur s'est élevé , et tu as dit : Je
« suis un dieu ; et tu as mis ton cœur comme le
« cœur d'un dieu : » Dedisti cortuum quasi cor
dei ^ ; tu n'as voulu ni de règle , ni de dépen-
dance : tu t'es rempli de toi-même, et tu t'es at-
tribué toutes choses ; lorsque tu as vu ta fortune
' Ps. XI, I.
' Midi. VII, 2, 3,5.
3 In Ps. i.xx , Serm. Il , n" 6, t. iv, col. 738.
« Jercm. Il , 20.
s Ezech. XWIII, 2.
DE L'ANNONCIATION.
19S
bi«n établie par ton adresse et par ton intrig^ie,
tu n'as pas fait réflexion sur la main <ie Dieu et
tu as dit avec Pharaon : « Ce fleuve est à moi , »
tout ce grand domaine m'appartient; c'est le fruit
de mon industrie , « et je me suis fait moi-même : »
Meus estjluviusy ntegefeci memetipsum'?
Ainsi notre orgueil aveugle nous érige en de
petits dieux. Eh bien, ô superbe, ô petit dieu, voici
le grand Dieu vivant qui s'abaisse pour te con-
fondre : un homme se fait dieu par orgueil , un
Dieu se fait homme par humilité ; l'homme s'at-
tribue faussement la grandeur de Dieu, Dieu
prend véritablement le néant de l'homme. Car
considérons^ chrétiens, ce qui s'accomplit en ce
jour dans les entrailles bienheureuses de la sainte
Vierge : là un Dieu s'épuise et s'anéantit, en
prenant la forme d'esclave; afin que l'esclave
soit confondu , quand il veut faire le maître et le
souverain. 0 homme , viens apprendre à t'hu-
milier ; homme , pécheur , superbe , humilié et
honteux de ton orgueil même : homme , quoi de
plus infirme ? pécheur , quoi de plus injuste ? su-
perbe , quoi de plus insensé ?
Mais voici un nouveau secret de la miséri-
corde divine : elle ne veut pas seulement con-
fondre l'orgueil , elle a assez de condescendance
pour vouloir en quelque sorte le satisfaire ; car il
a fallu donner quelque chose à cette passion indo-
cile , qui ne se rend jamais tout à fait. L'homme
avait ose aspirer à l'indépendance divine : on
ne peut le contenter en ce point; le trône ne se
partage pas , la Majesté souveraine ne peut souf-
frir d'égal. Mais voici un conseil de miséricorde
qui sera capable de le satisfaire ; si nous ne pou-
vons ressembler à Dieu dans cette souveraine
indépendance, il veut nous ressembler dans
l'humilité : l'homme ne peut devenir indépen-
dant ; un Dieu , pour le contenter, deviendra sou-
mis : sa souveraine grandeur ne souffre pas qu'il
s'abaisse tant qu'il demeurera dans lui-même;
cette nature infiniment abondante ne refuse pas
d'aller à l'emprunt , pour s'enrichir par l'humi-
lité : « afin , dit saint Augustin , que l'homme qui
« méprise l'humilité, qui l'appelle simplicité et
« bassesse quand il la voit dans les autres hommes,
« ne dédaignât plus de la pratiquer en la voyant
« dans un Dieu , » ut vel sic suverbia generis hu-
tnani non dedignaretur sequi vestigia Dei*.
Voilà le conseil de notre Dieu pour guérir l'ar-
^gance humaine : il veut arracher du fond de
nos cœurs cette fierté indocile qui ne veut rien
voir sur sa tète ; qui nous fait toujours regarder
ceux qui sont soumis avec dédain, ceux qui domi-
nent avec envie ; qui ne peut souffrir aucun joug
' Eztch. xxni , 3.
* /« Ps xxxuf, Enarrat. I, n» 4, t. HT, col.
BOSSCET. — I. ut
SIO.
ni céder à aucunes lois , pas même i telles d«
Dieu. C'est pourquoi il n'y a bassesse , il n'y a
servitude où il ne descende ; il s'abandonne lui-
même à la volonté de son Père.
Mais pesons davantage sur cette parole : il a
pris la nature humaine qui l'oblige à être sujet,
lui qui était né souverain. Il descend encore un
autre degré : il a pris la forme d'esclave, parce
qu'il a para comme pécheur, qu'il s'est revêtu
lui-même de la ressemblance de la chair de péché ,
qu'en cette qualité il a porté sur lui des marques
d'esclave, par exemple la circoncision, et qu'il
a mené une vie servile : Non venit minislrarif
sed ministrare ' : « Il est venu non pour être servi ,
« mais pour servir. » II s'abaisse beaucoup plus
bas : il a pris la forme d'esclave , parce qu'il est
non-seulement semblable aux pécheurs, mais
qu'il est la victime publique pour tous les pé-
cheurs. Dès le premier moment de sa conception »
« en entrant au monde , dit le saint apôtre , il s'est
« mis en cet état de victime ; il a dit : Je viens , ô
« mon Dieu , pour faire votre volonté : » Ingre-
diensmundumdicit ... Ecce venio... «tfaciam,
Dens, voluntatem tuam *.
Mais peut-être qu'en se soumettant à la volonté
de son Père , vous croirez qu'il veut s'exempter
de dépendre de la volonté des hommes. Non,
mes frères , ne le croyez pas ; car la volonté de
son Père est qu'il soit livré comme une victime à
la volonté des hommes pécheurs , à la volonté de
l'enfer : sedkwc esthora vestra, etpotestas tene-
brarwn ^ , « mais c'est ici votre heure et la puis-
« sance des ténèbres. « Il n'a pas attendu la croix ,
pour faire cet acte de soumission ; « il l'a fait en
« entrant dans le monde : » Ingrediens niundum
dicit. Marie a été l'autel où il s'est premièrement
immolé; Marie a été le temple où il a rendu à
Dieu ce premier hommage , où s'est vu la première
fois ce grand et admirable spectacle d'un Dieu
soumis et obéissant jusqu'à se dévouer à la mort,
jusqu'à se livrer aux pécheurs , et à l'enfer même ,
pour faire de lui à leur volonté. Pourquoi cet
abaissement? Je vous ai déjà dit, mes sœurs,
que c'est pour confondre l'orgueil.
A la vue d'un abaissement si profond , qui pour-
rait refuser de se soumettre? Vous vivez, mes
sœurs, dans une conduite qui vous doit faire
trouver la soumission non-seulement fructueuse ,
mais encore douce et désirable : mais quand vous
auriez à souffrir un autre gouvernement, de
quelle obéissance pourrie/.-vous vous plaindre
en voyant à la volonté de quels hommes se dé-
voue aujourd'hui le Sauveur des âmes : à celle da
• MaUh. XX , 28.
' Hebr. X , 5 , 7.
> Luc. XXII , 53.
194
POUR LA FÊTE
lâche Pilate, à celle du traître Judas , à celle des
Juifset des pontifes, àcelledessoldatsinhumains,
qui ne gardant avec lui aucune mesure , ont fait
de lui ce qu'ils ont voulu? Après cet exemple de
soumission , vous ne sauriez descendre assez bas ;
et vous devez chérir les dernières places qui, après
les abaissements du Dieu incarné , sont devenues
désormais les plus honorables.
Marie entre aujourd'hui dans ses sentiments :
quoique sa pureté angélique ait été un puissant
attrait pour faire naître Jésus-Christ en elle , ce
n'est pas néanmoins cette pureté qui a consommé
le mystère; c'a été l'humilité et l'obéissance. Si
Marie n'avait dit qu'elle était servante , en vain
elle eût été vierge; et nous ne nous écrierions pas
aujourd'hui que ses entrailles sont bienheureuses.
Vierges de Jésus-Christ , profitez de cette leçon ;
et méditez attentivement cette vérité : le des-
sein du Fils de Dieu n'est pas tant de faire des
vierges pudiques, que des servantes soumises.
« C'est en effet , dit saint Augustin , quelque chose
« de si grand d'être humble et soumis , que si ce
« Dieu qui est si grand ne le devenait , nous ne
« pourrions jamais l'apprendre. » Itane magnum
est esse parvum, ut nisi a te gui tam maynus
esfieretj disci omnino nonpossetP Ita plane \
Mais ce n'est pas assez au Verbe fait chair d'avoir
confondu l'orgueil , il faut relever l'espérance; et
c'est ce qu'il va faire en s'appauvrissant : il ne
confond la présomption que pour donner place à
l'espérance. C'est ma seconde partie : ibisepau-
«Qeravit.
SECOND POINT.
L'appauvrissement du Verbe fait chair est la
principale partie du mystère, et celle par consé-
quent qu'il est le plus malaisé de bien faire enten-
dre : car lorsque le saint apôtre a dit, que le Fils
de Dieu s'est fait pauvre, il me semble, âmes
chrétiennes, qu'il ne suffit pas de comprendre
qu'il s'est appauvri en qualité d'homme, en s'unis-
sant à une nature dont le partage est la pauvreté ;
en naissant de parents obscurs, dans la lie du
peuple; en vivant sur la terre sans retraite, sans
lieu de repos, et sans avoir seulement un gîte
assuré où il pût reposer sa tête. Cette pauvreté
mystérieuse a quelque chose de plus caché, qui
ne sera jamais assez entendu ; jusqu'à ce que nous
disions que c'est la Divinité qui s'est elle-même
appauvrie.
Je ne suis point trop hardi, quand je parle
ainsi; et je ne fais que suivre l'apôtre : Exinani-
vit semetipsum * : « 11 s'est anéanti lui-même , «
ou , pour traduire ce mot proprement , il s'est vidé
» JJesanct. Firginil. n° 36, t. Yi, col. 358.
» Philipp. II, 7.
et répandu tout entier; comme un vase qui était
plein , et qu'on vide en le répandant : c'est l'idée
que nous donne le divin apôtre , et c'est dans cette
effusion que consiste l'appauvrissement du Verbe
fait chair. Ce dépouillement est-il véritable? Dieu
a-t-il perdu quelque chose en se faisant homme?
et n'est-ce pas un article de notre foi , que la
Divinité, toujours immuable, ne s'est ni altérée
ni diminuée dans ce mélange? Comment donc le
Fils de Dieu s'est-il dépouillé? Voici le secret du
mystère.
On dépouille quelqu'un en deux sortes, ou
quand on lui ôte la propriété , ou quand on le
prive de l'usage : car quoiqu'on laisse à un homme
la propriété de son patrimoine; si on lui lie les
mains pour l'usage , il est pauvre parmi les riches-
ses dont il ne peut pas se servir. Ce principe étant
supposé, il est bien aisé de comprendre l'appau-
vrissement du Verbe divin. Si je considère la pro-
priété , il n'est rien de plus véritable que l'oracle
du grand saint Léon dans cette célèbre épître à
saint Flavien : que « comme la forme de Dieu n'a
« pas détruit la forme d'esclave , aussi la forme
« d'esclave n'a diminué en rien la forme de Dieu ' . »
Ainsi la nature divine n'est dépouillée en Jésus-
Christ d'aucune partie de son domaine ; de sorte
que son appauvrissement, c'est qu'elle y perd
l'usage de la plus grande partie de ses attributs.
Mais que dis-je , de la plus grande partie ? quel de
ses divins attributs voyons-nous paraître en ce
Dieu enfant que le Saint-Esprit a formé dans les
entrailles de la sainte Vierge?
Que voyons-nous qui sente le Dieu dans les
trente premières années de sa vie? Mais encore
dans les trois dernières , qui sont les plus éclatan-
tes ; s'il paraît quelques rayons de sa sagesse dans
sa doctrine , de sa puissance dans ses miracles, ce
ne sont que des rayons affaiblis, et non pas la
lumière dans son midi. La sagesse se cadie sous
des paraboles et sous le voile sacré de paroles sim-
ples : et lorsque la puissance étend son bras à des
ouvrages miraculeux ; comme si elle avait peur de
paraître, en même temps elle le retire : caria,
véritable grandeur de la puissance divine, c'est
de paraître agir de son chef; et c'est ce que le
Fils de Dieu n'a pas voulu faire. Il rapporte tout
à son Père : Ego non judico quemquam;..
Pater in me manens ipse facit opera'^ : « Pour
« moi, je ne juge personne... mon Père qui de-
« meure en moi, fait lui-même les œuvres que je
« fais ; » et il semble qu'il n'agisse et qu'il ne parle
que par une autorité empruntée. Ainsi la nature
divine devait être en lui , durant les jours de sa
« Epist. XXIV, cap. III.
» Joan. ym, 15; xiv, io.
DE L'ANNONaATION.
IM
fhair, privée de Tusage de sa puissance et de ses
divines perfections : c'est pourquoi « il est digne
«de recevoir puissance, divinité, sagesse et
« force : » Dignus est accipere virtutem, et divi-
nitatem, etsapientiam, etfortitudinem ' ; comme
s'il ne l'avait p*as eue auparavant : l'oserai-je
dire? comme un homme interdit par les lois,
qui a la propriété de son bien, et n'en a pas la
disposition. Ainsi étant interdit en vertu de cette
loi suprême qui l'envoyait sur la terre pour y être
dans un état de dépouillement, il n'avait pas l'u-
sage de son propre bien ; et il n'en reçoit la pleine
disposition qu'après qu'il est retourné au lieu de
sa gloire , c'est-à-dire , au sein de son Père.
Tel est l'appauvrissement du Verbe fait chair :
le Fils de Dieu s'y est engagé par sa première
naissance qu'il prend d'une mère mortelle. C'est
pourquoi son Père immortel , pour l'en délivrer,
le ressuscite des morts ; et lui donnant de nouveau
la vie, il le fait jouir de tous les droits de sa nais-
sance éternelle : Ego hodie genui te' : « Je vous
« ai engendré aujourd'hui. » 0 Dieu appauvri , ô
Dieu dépouillé ! je vous adore : vous méritez d'au-
tant plus nos adorations, 6 Dieu interdit 1
11 pourrait sembler, chrétiens , que cette pau-
vreté du Verbe fait chair serait un riioyen peu sûr
pour relever la bassesse de notre nature : est-ce
une espérance pour des malheureux , qu'un Dieu
en vienne augmenter le nombre? est-ce une res-
source à notre faiblesse, que notre libérateur se
dépouille de sa puissance? ne semble-t-il pas au
contraire que le joug qui accable les enfants d'A-
dam est d'autant plus dur et inévitable, qu'un
Dieu même est assujetti à le supporter ? Cela serait
vrai, chrétiens, si sa pauvreté était forcée, s'il y
était tombé par nécessité , et non pas descendu par
miséricorde : mais que ne devons-nous pas espé-
rer d'un Dieu qui descend pour se joindre à nous;
dont l'abaissement n'est pas une chute, mais une
condescendance; qui n'a pris notre pauvreté,
comme il a déjà été dit , que de peur qu étant si
pauvres et si misérables nous n'osassions appro-
cher de lui avec notre misère et notre indigence :
Descendit ut levaret, non ceciditutjaceret ^ :
« Il ne tombe pas pour être abattu , mais il des-
• cend pour nous relever? »
C'est ce qui fait dire à saint Augustin que
le Fils de Dieu a été porté au mystère de l'in-
carnation « par une bonté populaire , » populari
quadem clementia 4. Comme un grand orateur,
plein de riches conceptions , pour se rendre po-
pulaire et intelligible se rabaisse par un discours
Apoc. V, 12.
Ps II, 7.
In Joan. Tract, cru , u" 7 , t. m, p. il , col.
Contra Acad. lU). m, n' 42, t. l. col. 294.
simple à la capacité des esprits communs \ comme
un grand environné d'un éclat superbe, qui
étonne le pauvre peuple et ne lui permet pas
d'approcher, quitte tout ce pompeux appareil,
et , par une familiarité populaire , vit à la mode
de la multitude , dont il se propose de gagner
l'esprit : ainsi la Sagesse incréée , par un conseil
de condescendance , se rabaisse en prenant un
corps , et se rend sensible ; ainsi la Majesté sou-
veraine, par une facilité populaire, se dépouille
de son éclat et de ses richesses, de son immen-
sité et de sa puissance , pour converser librement
avec les hommes. Élevez votre courage , ô enfants
d'Adam : dans la dispensation de sa chair, ne
croyez pas que ce soit en vain qu'il semble appré-
hender de paraître Dieu ; il l'est, et vous pouvez
attendre de lui tout ce que l'on peut espérer d'un
Dieu. Mais il cache tous ses divins attributs; ap-
prochez avec la même familiarité, avec la même
franchise , avec la même liberté de cœur, que si ce
n'était qu'un homme mortel.
Voilà l'effet admirable que produit le dépouil-
lement du Verbe incarné : de sorte que nous
pouvons dire qu'il ne s'appauvrit en toute autre
chose , que pour être riche en amour et abondant
en miséricorde. C'est le seul de ses attributs dont
il se laisse l'usage ; et dans sa pauvreté mysté-
rieuse, rien n'est plus riche que son amour qui
coule sur nous de source , qui n'a même rien en
nous qui l'attire, mais qui se répand sur nous de
lui-même , et se déborde par sa propre abondance :
tel est l'amour de notre Dieu. « Il nous a aimés
« le premier : « Ipse prior dilexit nos « ; que
reste-t-il maintenant, sinon que nous lui ren-
dions amour pour amour? Certainement le cœur
est trop dur, qui , non content de ne lui pas
donner son amour, refuse même de le lui rendre;
qui, n'allant pas à Dieu le premier, ne le suit
pas du moins quand il le cherche. Que si nous
aimons ce divin Sauveur, observons ses com-
mandements , marchons par les voies qu'il nous
a marquées, et ne disons pas en nos cœurs : Ai-
mer ses ennemis, se haïr soi-même , ce comman-
dement est trop haut , il n'y a pas moj'en de l'at-
teindre ; la doctrine évangélique est trop relevée ,
et passe de trop loin la portée des hommes.
Quiconque parle ainsi, n'entend pas le mystère
d'un Dieu abaissé : ce Dieu facile , ce Dieu popu-
laire , qui se dépouille et qui s'appauvrit pour se
mettre en égalité avec nous, mettra-t-il au-des-
sus de nous ses préceptes? et celui qui veut que
nous atteignions à sa personne , voudra-t-il que
nous ne puissions atteindre à sa doctrine? Prendre
une telle pensée , c'est peu connaître un Djeu ap-
pauvri ; une telle hauteur ne s'accorde pas avec
' I. Joan. IV, 10.
1-4.
196
POUR LA FÊTE
«ne telle condescendance. Non, je ne crois plus
rien d'impossible; il n'y a vertu où je n'aspire,
il n'y a sainteté où je ne prétende. Mais si vous
y prétendez, pour parvenir à ce haut degré, il
faut encore ajouter : Il n'y a passion que je ne
combatte; ambition, je veux t'arracher du fond
de mon cœur, etc. Ah! vous commencez à ne
plus entendre , et à trouver la chose impossible :
un Dieu descend et vous tend la main ; il n'est
que d'oser et d'entreprendre. Heureuses donc les
entrailles de la sainte Vierge , où s'accomplit un
si grand mystère , dans lesquelles un Dieu ap-
pauvri ouvre une si belle carrière à nos espéran-
ces ! mais laissons les espérances , mes sœurs , et
venons aux biens véritables dont il comble notre
pauvreté : c'est ce qu'il/aut méditer dans la der-
nière partie.
TBOISIÈME POINT.
Ni dans l'ordre de la grâce, ni dans l'ordre de
la nature , la terre pauvre et indigente ne peut
s'enrichir, que par le commerce avec le ciel :
dans l'ordre de la nature elle ne porte jamais de
riches moissons , si le ciel ne lui envoie ses pluies,
ses rosées , sa chaleur vivifiante , et ses influen-
ces ; et dans l'ordre de la grâce on n'y verra
jamais fleurir les vertus , ni fructifier les bonnes
œuvres , si elle ne reçoit avec abondance les dons
du ciel , où réside la source du bien. Jugez de
là , chrétiens , quelle devait être notre pauvreté ,
puisque ce sacré commerce avait été rompu de-
puis tant de siècles par la guerre que nous avions
déclarée au ciel ; et jugez par la même raison
quelles seront dorénavant nos richesses , puisqu'il
se rétablit aujourd'hui par le mystère de l'incar-
nation : car ce n'est pas sans raison, mes sœurs,
que l'Église , nous expliquant ce divin mystère ,
l'appelle « un commerce admirable : » 0 admi-
rabile commercium !
Voilà un commerce admirable , dans lequel il
est aisé de comprendre que tout se fait pour no-
tre avantage. Deux sortes de commerce parmi
les hommes : un commerce de besoin pour em-
prunter ce qui nous manque ; sagesse de Dieu
dans le partage des biens , afin que les besoins
mutuels fissent l'alliance et la confédération des
peuples : un commerce d'amitié et de bienveil-
lance , pour partager avec nos amis ce que nous
avons. Dans l'un et l'autre de ces commerces
on trouve de l'avantage : dans le premier, on a
le plaisir d'acquérir ce qu'on n'avait pas ; dans
le second , le plaisir de jouir de ce qu'on possède :
plaisir qui serait sans goût, si nul n'y avait part
avec nous.
Mais il n'en est pas ainsi de notre Dieu , qui
« est suffisant à lui-même; pai'ce qu'il trouve
« tout , dit saint Augustin ' , dans la grandeut
« abondante de son unité : » Sibi stif/icit copiosa...
unitatis magnitudine. H n'a besoin de personne
pour posséder tout le bien , parce qu'il le ramasse
tout entier en sa propre essence ; il n'a besoin de
personne pour le plaisir d'en jouir, qu'il goûte
parfaitement en lui-même : donc s'il entre en
commerce avec les hommes, qui doute que ce
ne soit pour notre avantage? quand il semble
venir à l'emprunt, c'est qu'il a dessein de nous
enrichir; s'il recherche notre compagnie, c'est
qu'il veut se donner à nous. C'est ce qu'il fait
aujourd'hui dans les entrailles de la sainte
Vierge ; et saint Augustin a raison de dire : Ibi
nosditcçvit : « C'est là qu'il éious enrichit.,»
Et en effet , saintes âmes , considérons , je vous
prie , quel commerce le Fils de Dieu y commence,
ce qu'il y reçoit et ce qu'il y donne ; épanchons
ici notre creur dans la célébration de ses bienfaits.
Il est venu, ce charitable négociateur, il est venu
trafiquer avec une nation étrangère. Dites-moi,
qu'a-t-il pris de nous? Il a pris les fruits malheu-
reux que produit cette terre ingrate , la faiblesse,
la misère , la corruption : et que nous a-t-il donné
en échange? Il nous a apporté les véritables biens
qui croissent en son royaume céleste, qui est
son domaine et son patrimoine; l'innocence, la
paix, l'immortalité, l'honneur de l'adoption,
l'assurance de l'héritage^ la grâce et la commu-
nication du Saint-Esprit. Qui ne voit que tout se
fait pour notre avantage dans cet admirable
trafic?
Mais voyons maintenant cet autre commerce
de société et d'affection. Peut-on nier que san*
sa bonté notre compagnie lui serait à charge? Si
donc il épouse la nature humaine dans les en-
trailles de la sainte Vierge , s'il entre dans notre
alliance par le nœud sacré de ce mariage; puis-
qu'il n'y a pas la moindre apparence que cette
société lui profite, reconnaissons plutôt qu'il
veut être à nous , et enrichir notre pauvreté , non-
seulement par la profusion de tous ses biens,
mais encore en se donnant lui-même.
Ce n'est pas moi, chrétiens, qui tire cette
conséquence; c'est le grand apôtre saint Paul,
qui, considérant en lui-même cette charité in-
finie par laquelle Dieu a aimé tellement le monde
qu'il lui a donné son Fils unique , s'écrie ensuite
avec transport : « Celui qui ne nous a pas épar-
« gné son Fils, mais nous l'a donné tout entier,
n et par sa naissance et par sa mort , que nous
« pourra-t-il refuser? et ne nous donne-t-il pas
« en lui toutes choses? » Quomodo non etiam
cum illo otnnia nobis donavit^'î Quand il a
< Confess. lib. xni, cap. xi, 1. 1, col. 229.
^ Rom, vm , 32
DE L'ANNONQATION.
197
donné son Fils, il nous a ouvert le fond de son
cœur ; tout se déborde par cette ouverture : [ il
nous a donné un Fils qui lui est ] aussi cher que
lui-même, son unique, son bien-aimé, ses dé-
lices, son trésor; et après que sa divine libéra-
lité a ainsi épanché son cœur, ne faut-il pas que
tout coule sur nous parcette ouverture? Que plût
à Dieu faire entendre la force de cette parole :
Seipsum dabii, dit saint Augustin ' , quia seip-
sum (ledit .• « Il se donnera de nouveau, parce
" qu'il s'est déjà donné une fois! » La libéralité
des hommes est bientôt à sec : en Dieu un bien-
fait est une promesse ; une grâce , un engagement
pour un nouveau don. Comme dans une chaîne
d'or un anneau en attire un autre , ainsi les bien-
faits de Dieu seutre^uivent par un enchaîne-
ment admirable. Celui qui s'est donné une fois ne
laissera pas tarir la source infinie da sa divine
miséricorde, et il fera encore en notre nature un
nouveau présent de lui-même; « lise donnera
" immortel aux immortels, après s'être donné
« mortel aux mortels : » Seipsum dahit immorta-
libus immortalem, quia seipsum dédit mortali-
bus mortalem^. En Jésus-Christ mortel , les dons
de la grâce; en Jésus-Christ immortel, les dons
de la gloire. Il s'est donné à nous comme mor-
tel, parce que les peines qu'il a endurées ont été
la source de toutes nos grâces : il se donnera
à nous comme immortel, parce que la clarté
dont il est plein sera le principe de notre gloire.
« Il transformera notre corps, tout vil et abject
« qu'il est , afin de le rendre conforme à son corps
« glorieux : » Refoi'mabit corpus humilitatis nos-
trœ, configuratum corpori claritatis suœ^.
Mais faisons en ce lieu , mes sœurs , une ré-
flexion sérieuse sur la grandeur incompréhensible
de la sainte Vierge : car si nous recevons tant
de grâces et de bonheur, parce que Dieu nous
donne son Fils; que pourrons-nous penser de
Marie , à qui ce Fils est donné avec une préro-
gative siéminente? si nous sommes si avantagés,
parce qu'il nous le donne comme Sauveur ; quelle
sera la gloire de la sainte Vierge à laquelle il l'a
donné comme fils , c'est-à-dire en la même qualité
qu'il est à lui-même? Beatus venter qui te por-
tavit: «Heureuses mille et mille fois les entrailles
aqui ont porté Jésus-Christ. « Jésus-Christ sera
donné à tout le monde ; Marie le reçoit la pre-
mière , et Dieu le donne au monde par son en-
tremise. Jésus-Christ est un bien universel ; mais
Marie durant sa grossesse le possédera toute
seule : elle a cela de commun avec tous les homr
mes, que Jésus donnera sa vie pour elle; mais
' In Ps. xm , n' 2 , t. IV, col. 366.
ï Ihid.
' PAjV. 111,21.
elle a cela de singulier, qu'il l'a premièrement
reçue d'elle : elle a cela de commun , que son
sang coulera sur elle pour la sanctifier ; mais elle
a cela de particulier, qu'elle en est la source. Cest
le privilège extraordinaire que lui donne le mys-
tère de cette journée ; mais puisque ce mystère
adorable nous donne Jésus-Christ aussi bien qu'a
elle , quoique ce ne soit pas au même degré d'al-
liance, apprenons de cette mère divine à rece-
voir saintement ce Dieu qui se donne à nous.
Jésus-Christ mortel est à nous, Jésus- Christ
immortel est à nous encore : nous avons le gage
de l'un et de l'autre dans le mystère de l'eucha-
ristie. Il est effectivement immortel, et il porte
la marque et le caractère , non-seulement de sa
mortalité, mais de sa mort même : il se donne
à nous en cet état , afin que nous entendions que
tout ce qu'il mérite par sa mort , et tout ce qu'il
possède dans son immortalité , est le bien de tous
ses fidèles; recevons-le dans cette pensée. La
disposition nécessaire pour recevoir un Dieu qui
se donne à nous , est la résolution de s'en bien
servir : car quiconque fait cette injure à la misé-
ricorde divine de ne recevoir pas son présent
[ comme il faut , que ne doit-il pas appréhender? ]
« Comment pourrons-nous éviter sa colère , si
« nous négligeons un tel salut? » Quomodo tios-
effugiemus, sitantam neglexerimussalutem'l
Au contraire, quelle source de gloire! quel tor-
rent de délices ! quelle abondance de dons ! quelle
inondation de félicité!
Le fruit de ce discours [ est renfermé ] dans
ces paroles : Utamur nostro in nostram utilita-
tem, de Salvatore salutem operemur^ : « Ser-
« vons-nous de celui qui est à nous pour notre
« profit , faisons notre salut de celui qui est notre
« Sauveur ; » sortons de cette prédication avec
une sainte ardeur de travailler à notre salut,
puisque nous recevons un Sauveur [ qui vient ]
nous sauver. S'il n'y avait point de Sauveu) , je
ne vous parlerais point de la sorte : [ mais ] s'il
est à nous, mes frères, servons-nous-en pour
notre profit ; et puisqu'il est le Sauveur, faisons
de lui notre salut : Utamur nostro in nostram
utilitatem, de Salvatore salutem operemur.
• Helyr. ii , 3.
' 1. Bem. Uom. ni, tup. Missus est, n» 14, t. l, col. 7i8.
100
POUR LA FÊTE >
DEUXIÈME SERMON
LA FÊTE DE L'ANNONCIATION.
PRÊCHÉ A L\ COUB.
Combien il est digne d'un Dieu de se faire aimer de sa
créature, de n'exiger d'elle que l'amour et de le prévenir.
Effets sensibles de son amour pour elle, dans les abaisse-
ments de son incarnation : son dessein de conquérir les cœurs.
Modèle qu'il nous fournit de l'amour que nous devons avoir
pour Dieu. Quel besoin l'homme avait d'un médiateur, pour
rendre à son Dieu un culte digne de sa majesté. Toutes les
qualilés nécessaires à ce médiateur rassemblées en Jésus-
Christ. Pressant motif de nous unir à lui pour aimer en lui ,
par lui et comme lui.
Sic Deus dilexit nimidum , ut Filium suura unigeuitum
daiet.
Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils uni-
que. Joau. m, 1 6.
Les Juifs infidèles et endurcis ont reproché
autrefois à notre Sauveur qu'étant « un homme
« mortel , il ne craignait pas de se faire Dieu » et
de s'attribuer un nom si auguste : Tu homo cum
sis, facis teipsum '. Sur quoi saint Athanase
remarque ^ que les miracles visibles par lesquels
il faisait connaître sa divinité , devaient leur fer-
mer la bouche ; « et qu'au lieu de lui demander
<< pourquoi étant homme il se faisait Dieu , ils do-
« valent lui demander bien plutôt , pourquoi étant
« Dieu il s'était fait homme? » Alors il leur au-
rait répondu : Dieu a tant aimé le monde ! Ne
demandez pjas de raison d'une chose qui n'en peut
avoir : l'amour de Dieu s'irriterait , si l'on cher-
chait autre part qu'en son propre fonds des rai-
sons de son ouvrage : et même , je le puis dire , il
est bien aise, messieurs, qu'on n'y voie aucune
raison , afin que rien n'y paraisse que ses saints
et divins excès.
Par conséquent, chrétiens, ne perdons pas le
temps aujourd'hui à trouver des raisons d'un si
grand prodige; mais croyant simplement avec
l'apôtre saint Jean à l'immense charité que Dieu
a pour nous , honorons le mystère du Verbe in-
carné par un amour réciproque. La bienheureuse
Marie est toute pénétrée de ce saint amour : elle
porte un Dieu dans son cœur beaucoup plus in-
timement que dans ses entrailles; et le Saint-
Esprit survenu en elle avec une telle abondance ,
fait qu'elle ne respire plus que la charité. Deman-
ëons-lui tous ensemble une étincelle de ce feu
sacré , en lui disant avec l'ange , Ave.
Il a plu à Dieu de se faire aimer : et comme
• Joan. X, 33.
» Epht. de Décret. I^icsn. Synod. n» i . tom. i , part, i ,
pag. 209.
il a vu la nature humaine toute de glace pour
lui, toute de flamme pour d'autres objets; sa-
chant de quel poids il est dans ce commerce
d'affection de faire les premiers pas, surtout à
une puissance souveraine , il n'a pas dédaigné de
nous prévenir ni de faire toutes les avances en
nous donnant son Fils unique , qui lui-même se
donne à nous pour nous attirer.
Il a plu à Dieu de se faire aimer : et parce que
c'est le naturel de l'esprit humain , de recevoir
les lumières plus facilement par les exemples que
par les préceptes ; il a proposé au monde un Dieu
aimant Dieu : afin que nous vissions , en ce beau
modèle , quel est l'ordre , quelle est la mesure ,
quels sont les devoirs du saint amour, et jusques
où il doit porter la créature raisonnable.
Il a plu à Dieu de se faire aimer : et comme
c'était peu à notre faiblesse de lui montrer un
grand exemple , si on ne lui donnait en même
temps un grand secours ; ce Jésus-Christ qui nous
aime et qui nous apprend à aimer son Père , pour
nous faciliter le chemin du divin amour, se pré-
sente lui-même à nous comme la voie qui nous y
conduit : de sorte qu'ayant besoin de trois cho-
ses pour être réunis à Dieu , d'un attrait puissant,
d'un parfait modèle , et d'une voie assurée ; Jésus-
Christ nous otfre tout , nous fait trouver tout en
sa personne , et il nous est lui seul tout ensemble
l'attrait qui nous gagne à l'anwur de Dieu , le J
modèle qui nous montre les règles de l'amour %
de Dieu , la voie pour arriver à l'amour de Dieu :
c'est-à-dire , si nous l'entendons , que nous devons
[ premièrement ] nous donner à Dieu pour l'amour
du Verbe incarné, [que nous devons eu second
lieu nous donner à Dieu à l'exemple du Verbe
incamé , que nous devons en troisième lieu nous
donner à Dieu par la voie et par l'entremise du
Verbe incarné. C'est tout le devoir du chrétien ;
c'est tout le sujet de ce discours.
PREMIER POINT.
La sagesse humaine demande souvent : Qu'est
venu faire un Dieu sur la terre? pourquoi se
cacher? pourquoi se couvrir? pourquoi anéantir
sa majesté sainte pour vivre, pour converser,
pour traiter avec les mortels ? A cela je dis en
un mot. C'est qu'il a dessein de se faire aimer.
Que si l'on me presse encore et que l'on demande :
Est-ce donc une œuvre si digne d'un Dieu que
de se faire aimer de sa créature? ah! c'est ici,
chrétiens , que je vous demande vos attentions ,
pendant que je tâche de développer les mystère»
de l'amour divin.
Oui ; c'est une œuvre très-digne d'un Dieu ,
de se faire aimer de sa créature : car le nom da
Dieu est un nom de roi : «> Roi des rois. Sei-
DE LANNO.NCIATION.
19»
t gneur des soigne irs ' , » c'est le nom du Dieu
des armées. Et ([ui ne sait qu'un roi légitime doit
régner par inclination? La crainte , l'espérance ,
l'inclination, peuvent assujettir le cœur : la
crainte servile donne un tyran à notre cœur :
l'espérance mercenaire , intéressée , nous donne
un maître, ou, comme on dit, un patron : mais
l'amour soumis par devoir et engagé par inclina-
tion, donne à notre cœur un roi légitime. C'est
pourquoi David plein de son amour : « Je vous
■ exalterai, dit-il, ô mon Dieu, mon roi ; je bé-
« nirai votre nom aux siècles des siècles : >>
Exaltabo te, Deus meus rex; et benedicam
nominituo in sœculum, et in sœculumsœculi'.
Voyez comme son amour élève un trône à son
Dieu et le fait régner sur le cœur. Si donc Dieu
est notre roi , ah ! il est digne de lui de se faire
aimer.
Mais laissons ce titre de roi , qui , tout grand
et tout auguste qu"il est , exprime trop faiblement
.la majesté de notre Dieu. Parlons du titre de
Dieu; et disons que le Dieu de tout Tunivei-s ne
devient notre Dieu en particulier, que par l'hom-
mage de notre amour. Pourrai-je bien ici expli-
quer ce que je pense? L'amour est en quelque
sorte le Dieu du cœur. Dieu est le premier prin-
cipe et le moteur universel de toutes les créa-
tures ; c'est l'amour aussi qui fait remuer toutes
les inclinations et les ressorts du cœur les plus
secrets : il est donc , ainsi que j'ai dit , en quelque
sorte le Dieu du cœur, ou plutôt il en est l'idole
qui usurpe l'empire de Dieu. Mais afin d'empê-
cher cette usurpation , il faut quïl se soumette
lui-même à Dieu; afin que notre grand Dieu
étant le Dieu de notre amour soit en même temps
le Dieu de notre cœur, et que nous lui puissions
dire avec David : Defecit caro mea et cor jneum ;
Deus cordis mei, et pars mea, Deus in œter-
num ^ : n Ah ! mon cœur languit après vous par
« le saint amour : vous êtes donc le Dieu de mon
« cœur; parce que vous régnez par mon amour,
« et que vous régnez sur mon amour même. »
Entendez donc, chrétiens, quelle est la force
de l'amour, et combien il est digne de Dieu de se
faire aimer. C'est l'amour qui fait notre Dieu ;
parce c'est lui qui donne l'empire du cœur. C'est
pourquoi Dieu commande avec tant d'ardeur :
« Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout
« votre cœur, de tout votre esprit, de toutes vos
« forces, de toute votre puissance^. » Pourquoi
cet empressement de se faire aimer? C'est le seul
tribut qu'il demande ; et c'est la marque la plus
' Apoc. xvn, M; XIX, 16.
*■ Pi. CXUV, 1.
* P*. LXXII, 26.
• Deut. Ti , 5.
illustre de sa souveraineté, de son abondance , de
sa grandeur infinie. Car qui n'a besoin de rien
ne demande rien aussi , sinon d'être aimé : et c'est
une marque visible de l'essentielle pauvreté de la
créature, qu'elle soit obligée par son indigence
de demander à ceux qui l'aiment autre chose que
leur amour même. C'est donc le caractère d'un
Dieu de n'exiger de nous que le pur amour; et
ne lui offrir que ce seul présent , c'est honorer sa
plénitude. On ne peut rien lui donner, encore
qu'on lui doive tout ; on tire de son propre cœur
de quoi s'acquitter en aimant : d'où il est aisé de
comprendre que l'amour est le véritable tribut par
lequel on peut reconnaître un Dieu infiniment
abondant. Et ainsi ceux qui douteraient s'il est
digne de Dieu de se faire aimer, pourraient dou-
ter, par même raison , s'il est digne de Dieu d'être
Dieu ; puisque le caractère de Dieu c'est de n'exi-
ger rien de sa créature, sinon qu'elle l'adore par
un saint amour. « C'est dans la piété que eon-
X siste tout le culte de Dieu; et on ne l'honore,
'< dit saint Augustin ' , qu'en l'aimaiit : ^ Pietas
cultus Dei est, nec colitur ille nisi amando.
Après cela, chrétiens, quelqu'un peut-il s'é-
tonner, si un Dieu descend pour se faire aimer?
Qu'il se fasse homme , qu'il s'anéantisse , qu'il se
couvre tout entier de chair et de sang; tout ce
qui est indigne de Dieu devient digne de sa gran-
deur, aussitôt qu'il tend à le faire aimer. Il voit
du plus haut du ciel toute la terre devenue un
temple d'idoles : on élève de tous côtés autel
contre autel , et on excite sa jalousie en adorant
de faux dieux. Ne croyez pas que je parle de ces
idoles matérielles : les idoles dont je veux parler
sont dans notre cœur. Tout ce que nous aimons
désordonnément dans la créature ; comme nous
lui rendons par notre amour l'hommage de Dieu ,
nous lui donnons aussi la place de Dieu : parce
que nous lui en rendons l'hommage , qui est l'a-
mour même. Comme donc ce ne peut être qu'un
amour profane qui érige en nos cœurs toutes les
idoles ; ce ne peut être que le saint amour qui
rende à Dieu ses autels , et qui le fasse reconnaître
en sa majesté.
S'il est ainsi , ô Dieu vivant , venez attirer les
cœurs ; venez régner sur la terre ; en un mot , fai-
tes qu'on vous aime : mais afin qu'on vous aime ,
aimez; afin qu'on vous trouve, cherchez; afin
qu'on vous suive, prévenez. Voici un autre em-
barras; il s'élève une nouvelle difficulté : qu'il
soit digne de Dieu de se faire aimer ; mais est-il
digne de Dieu de prévem'r l'amour de sa créature ?
ah! plutôt, que, pour honorer sa grandeur su-
prême, tous les cœurs languissent après lui, et
' 5. Aug. Episl. CXL, n° 45, t. Il, COl- 436.-
I
200
POUR LA FÊTE
après il se rendra lui-même à l'amour 1 Non, mes-
sieurs , il faut qu'il commence , non-^seulement à
cause de notre faiblesse qui ne peut s'élever à lui
qu'étant attirée, mais à cause de sa grandeur;
parce qu'il est de la dignité du premier être d'être
le premier à aimer, et de prévenir les affections
par une bonté surabondante.
Je l'ai appris de saint Augustin , que l'amour
pur, l'amour libéral, c'est-à-dire, l'amour véri-
table, a je ne sais quoi de grand et de noble, qui
ne veut naître que dans l'abondance et dans un
cœur souverain. Pourquoi est fait un cœur sou-
verain? pour prévenir tous les cœurs par une
bonté souveraine. Voulez-vous savoir, dit ce grand
homme, quelle est l'affection véritable? C'est,
dit-il, « celle qui descend, et non celle qui re-
• monte ; celle qui vient de miséricorde , non celle
« qui vient de misère; celle qui coule de source et
« de plénitude, non celle qui sort d'elle-même,
« pressée par son indigence : » Ibi gratior amor
est; ubi non œstuat indigentiœ siccitate, sed
ubertate beneficeniiœ prq/luit'. Ainsi la place
naturelle de l'affection , de la tendresse et de la
pitié, c'est le cœurd'un souverain. Et comme Dieu
est le souverain véritable ; de là vient que le cœur
d'un Dieu est un cœur d'une étendue infinie , tou-
jours prêt à prévenir tous les cœurs, et plus pressé
à donner par l'excès de sa miséricorde, que les
autres à demander par l'excès de leur misère.
Tel est le cœur d'un Dieu , et tel doit être le
cœur de tous ceux qui le représentent. Il ne faut
pas s'étonner si un cœur si tendre et si étendu
fait volontiers toutes les avances, s'il n'attend
pas qu'il soit prévenu ; mais si lui-même aime le
premier, comme dit l'apôtre saint Jean ' , pour
couserver sa dignité propre, et marquer son
indépendance dans la libéralité gratuite de son
amour.
Voilà donc notre Souverain qui veut être aimé,
et pour cela qui nous aime ; pour attirer notre
amour. Telle est son intime disposition : voyons-
en les effets sensibles. Il nous donne son Fils
unique ; il se rabaisse , et il nous élève ; il se dé-
pouille , et il nous donne ; il perd en quelque sorte
ce qu'il est, et il nous le communique. Comment
perd-il ce qu'il est? Appauvrissement , etc. Il est
Dieu, et il craint de le paraître; il l'est, et vous
pouvez attendre de lui tout le secours que l'on
peut espérer d'un Dieu. Mais il cache tous ses
divins attributs sous une forme étrangère. [Il
nous parle ainsi qu'] à Moise yOS ados^-^ comme
un ami à un ami. Approchez avec la même fran-
chise , avec la même liberté de cœur que si ce
' s. Aug. de Caiachiz. rud. n' 7, t. vt, col. 267.
» I. Joan. ïv, l».
« Aum xu, ». Exod. xxxni. II.
n'était qu'un homme mortel. N'est-ce pas vérita-
blement vouloir être aimé? n'est-ce pas nous pré-
venir par un grand amour? Saint Augustin est
admirable, et il avait bien pénétré toute la sain-
teté de ce mystère , quand il a dit qu'un Dieu s'est
fait homme « par une bonté populaire , » popu-
lari quadam clementia \ Qu'est-ce qu'une bonté
populaire? Elle nous paraît, chrétiens, lorsqu'un
grand , sans oublier ce qu'il est , se démet par
condescendance , se dépouille , non point par fai-
blesse , mais par une facilité généreuse ; non pour
laisser usurper son autorité, mais pour rendre sa
bonté accessible , et parce qu'il veut faire naître
une liberté qui n'ôte rien du respect , si ce n'est le
trouble et l'étonnement, et cette première sur-
prise que porte un éclat trop fort dans une âme
infirme. C'est ce qu'a fait le Dieu-Homme ; il s'est
rendu populaire : sa sagesse devient sensible;
sa majesté , tempérée ; sa grandeur,' libre et fami-
lière.
Et que prétend-il, chrétiens, en se rabaissant
de la sorte? pourquoi se défaire de ses foudres?
pourquoi se dépouiller de sa majesté , de tout l'ap-
pareil de sa redoutable puissance? C'est qu'il y a
des conquêtes de plus d'une sorte , et toutes ne
sont pas sanglantes. Un prince justement irrité se
jette sur les terres de son ennemi , et se les assu-
jettit par la force. C'est une noble conquête; mais
elle coûte du sang, et une si dure nécessité doit
faire gémir un cœur chrétien : ce n'est pas de
celle-là que je veux parler. Sans répandre du
sang, il se fait faire justice par la seule fermeté
de son courage ; et la renommée en vole bien loin
dans les empires étrangers : c'est quelque chose
encore de plus glorieux. Mais toutes les conquêtes
ne se font pas sur les étrangers; il n'y a rien de
plus illustre que de faire une conquête paisible
de son propre État , [que de] conquérir les cœurs.
Ce royaume caché et intérieur [qui s*établit sur
r] homme intérieur, est d'une étendue infinie : il
y a tous les jours de nouvelles terres à gagner,
de nouveaux pays à conquérir; et toujours autant
de couronnes. 0 que cette conquête est digne d'un
roi ! c'est celle de Jésus-Christ. Nous étions à lui
par droit de naissance ; il nous veut encore ac-
quérir par son saint amour. Regnum Bei intra
vos est* : <• Le royaume de Dieu est au dedans de
« vous. » Cet amour lui était dû par sa naissance
et par ses bienfaits ; il a voulu le mériter deiiou-
veau , il a voulu engager les cœurs par des obli-
gations particulières. TanquamfiUis dico i dila-
tamini et vos ^ : « Je vous parle comme à mea
« enfants, étendez aussi pour moi votre cœur. »
» s. Aug. contra Acad. lib. Ill, n* 43, t. I, col. SM.
' Luc. XTII, 21.
3 II. Cor. VI, 13.
DE L'ANNONCIATION.
Tanquam JiUis : non pas comme des esclaves ,
mais comme des enfants qui doivent aimer, di-
latez en vous le règne de Dieu : ôtez les bornes
de l'amour par l'amour de Jésus-Christ , qui n'a
point donné de limites à celui qu'il a eu pour
nous. Cet amour est libre, il est souverain : il
veut qu'on le laisse agir dans toute son étendue-,
et qui le contraint tant soit peu , offense son in-
dépendance. Il faut ou tout inonder ou se retirer
tout entier. Un petit point dans le cœur [est de
trop.] Aimez autant que le mérite un Dieu-
Homme; et pour cela, chrétiens, aimez dans
toute rétendue qu'a faite un Dieu-Homme.
SECOND POINT.
Jésus-Christ [s'est rendu] semblable à nous, aiin
que nous lui fussions semblables; [il s'est uni à
nous, afin de nous faire vivre de sa vie en nous
animant de son esprit, ] Si vous demandez main-
tenant quel est l'esprit de Jésus ; il est bien aisé
d'entendre que c'est l'esprit de la charité. Un Dieu
n'aurait pas été aimé comme il le mérite , si un
Dieu ne l'avait aimé : l'amour qu'on doit à un
Dieu n'aurait pas eu un digne modèle , si un Dieu
lui-même n'avait été l'exemplaire. Venez donc
apprendre de ce Dieu aimant, dans quelle étendue
et dans quel esprit il faut aimer Dieu.
L'étendue de cet amour doit être infinie. L'a-
moitf de notre exemplaire , c'est une adhérence
sans bornes à la sainte volonté du Père céleste.
Ma nourriture, dit-il', c'est de faire la volonté
de mon Père, et d'accomplir son ouvrage. Aimer
Dieu , c'est tout son emploi: Quœ placita sunt
et facio semper'. Aimer Dieu, c'est tout son
plaisir: Non quœro voluntatem meavi, sedvo-
luniatem ejus qui misit me ^. Aimer Dieu , c'est
tout son soutien : Meu^ cibus est ut faciam vo-
luntatem ejus qui misit me. Il ne perd pas de
vue un moment l'ordre de ses décrets éternels;
à tous moments il s'y abandonne sans réserve
aucune. Je fais , dit-il , toujours ce qu'il veut.
Aujourd'hui, dès le moment de sa conception,
il commence ce saint exercice. « En entrant au
" monde, dit le saint apôtre^, il a dit : Les ho-
« locaustes ne vous ont pas plu ; eh bien ! me voici ,
« Seigneur, et je viens pour accomplir en tout vo-
« tre volonté. » En ce moment , chrétiens , toutes
ses croix lui furent montrées; il vit un dédain
dans le cœur deDieu pour les sacrifices des hom-
mes : il voit une avidité dans le cœur de Dieu
d'avoir une victime digne de lui , digne de sa
sainteté , digne de sa justice , capable de porter
' Joan. IT , 31.
» Ibid. VIII , 29.
» Ibiâ Y, Jn.
« Oebr. x,«, 7
50 f
tous ses traits et tous les crimes des hommes ; cl
qu'ensuite il allait être la seule victime. G Dieu,
quel excès de peines ! et néanmoins , hardiment :
Me voici, Seigneur; je viens pour accomplir
votre volonté!
Chrétien, imite ce Dieu; adore en tout les dé-
crets du Père : soit qu'il frappe, soit qu'il con-
sole; soit qu'il te couronne, soit qu'il te châtie;
adore, embrasse sa volonté sainte. Mais en quel
esprit? Ah ! voici la perfection : en l'Esprit du
Dieu incarné , dans un esprit d'agrément et de
complaisance. Vous savez ce que c'est que la
complaisance; on ne la connaît que trop à la
cour : mais il faut apprendre d'un Dieu , quelle
complaisance un Dieu mérite. En cette heure ,
dit l'évangéliste , Jésus se réjouit dans le Saint-
Esprit, et il dit : « Je vous loue, ô Père, Seigneur
« du ciel et de la terre , de ce que vous avez ca-
« ché ceci aux superbes , et que vous l'avez dé-
« couvert aux humbles '. » Et il ajoute dans un
saint transport : « Oui , Père , parce qu'il a plu
« ainsi devant vous. » Telle est la complaisance
qu'exige de nous la souveraineté de notre Dieu ,
un accord , un consentement, un acquiescement
éternel , un oui éternel , pour ainsi parler, non de
notre bouche, mais de notre cœur, pour ses vo-
lontés adorables. C'est faire sa cour à Dieu , c'est
l'adorer comme il le mérite , que de se donner
à lui de la sorte.
Que faites-vous, esprits bienheureux, cour
triomphante du Dieu des armées? que faites- vous
devant lui et à l'entour de son trône? Ils nous
sont représentés dans l'Apocalypse ' , disant tou-
jours Amen devant Dieu; un Amen soumis et
respectueux , dicté par une sainte complaisance.
Amen, dans la langue sainte, c'est-à-dire, oui;
mais un oui pressant et affîrmatif , qui emporte
l'acquiescement, ou plutôt, pour mieux dire , le
cœur tout entier. C'est ainsi qu'on aime Dieu
dans le ciel : ne le ferons-nous pas sur la terre?
Église qui voyages en ce lieu d'exil , l'Église , la
Jérusalem bienheureuse, ta chère sœur, qui triom-
phe au ciel, chante à Dieu ce Oui , cet Amen :
ne répondras-tu pas à ce divin chant , comme un
second chœur de musique animé par la voix de
Jésus-Christ même : « Oui, Père, puisqu'il a plu
« ainsi devant vous? » Quoi , nous qui sommes né*
pour la joie céleste, chanterons-nous le cantique
des plaisirs mortels? C'est une langue barbare,
dit saint Augustin', que nous apprenons dans
l'exil : parlons le langage de notre patrie. En
l'honneur de Fhomme nouveau que le Saint-Esprit
» Luc. X, 21.
» Afioc. VII , 12.
3 In Pi. cxxxvi, u' 17 , t IT, col. ua»
362
POUR LA FÊTE
BOUS forme aujourd'hui , « chantons le nouveau
« cantique, le cantique de la nouvelle alliance : »
Cantemus Domino canticum novum '.
Nous sommes , dit le saint apôtre , un com-
mencement de la créature nouvelle de Dieu. L'ac-
complissement de la création , c'est la vie des
bienheureux; et c'est nous qui en sommes le
commencement, initium creaturœ ejus^. Nous
devons donc commencer ce qui se consommera
dans la vie future ; et cet Amen éternel , que
chantent les bienheureux dans la plénitude d'un
amour jouissant , nous le devons chanter avec
Jésus-Christ dans l'avidité d'un saint désir :
n Oui , Père , puisqu'il a plu ainsi devant vous. »
Modo cantatamo/resunens, tune cantabit amor
fruensj dit saint Augustin ^. Nous le devons
chanter pour nous-mêmes, nous le devons chan-
ter pour les autres. Car écoutez parler le Dieu-
Homme , modèle du saint amour : « Oui , Père ,
•• parce qu'il vous a plu toutes choses me
« sont données par mon Père ^. » Il ne se réjouit
d'avoir tout en main , que pour donner tout à
Dieu , et le faire régner sans bornes.
O rois , écoutez Jésus : et apprenez de ce Roi
de gloire, que vous ne devez avoir de cœur que
pour aimer et faire aimer Dieu , de vie que pour
faire vivre Dieu , de puissance que pour faire ré-
gner Dieu ; et enfin que toutes les choses humaines
ne vous ont été confiées que pour les rendre, les
conserver, et pour les donner saintement à Dieu.
Mais , si ce Dieu nous délaisse ; mais , si ce Dieu
BOUS persécute ; mais , si ce Dieu nous accable ,
faut-il encore lui rendre cette complaisance? Oui ,
toujours sans fin, sans relâche. Il est vrai, ô
homme de bien , je te vois souvent délaissé ; tes
affaires vont en décadence; ta pauvre famille
éplorée semble n'avoir plus de secours; Dieu
même te livre à tes ennemis , et paraît te regar-
der d'un œil irrité. Ton cœur est prêt de lui dire
avec David : « 0 Dieu! pourquoi vous êtes-vous
« retiré si loin? vous me dédaignez dans l'occa-
« sion , lorsque j'ai le plus besoin de votre se-
« cours ; dans l'affliction , dans l'angoisse : « Ut
guid, Do7nine, reeessisti longe, despicis in
opportunitatibus , in tribulatione ^ ?
Est-il possible, ô Dieu vivant? êtes-vous de
ces amis infidèles qui abandonnent dans les dis-
grâces, qui tournent le dos dans l'affliction? Ne
le crois pas , homme juste : cette persécution ,
c'est une épreuve; cet abandon, c'est un at-
trait; ce délaissement, c'est une grâce. Imite cet
Homme-Dieu , notre original et notre exemplaire ,
• Ps. XCT, I.
» Jac I, 18.
3 Scnn. ccLvr, n" 6, t. v, col. 1052.
* Luc. X, 21, 22.
» Ps. IX 22.
qui tout délaissé, tout abandonné; après avoir
dit ces mots pour s'en plaindre avec amertume :
« Pourquoi me délaissez-vous '? » se rejette lui-
môme, d'un dernier effort, entre ces mains qui
le repoussent. « 0 Père ! je remets , dit-il , mon
« esprit entre vos mains \ » Ainsi obstine-toi,
chrétien, obstine-toi saintement, quoique dé-
laissé, quoique abandonné , à te rejeter avec con-
fiance entre les mains de ton Dieu : oui , même
entre ces mains qui te frappent : oui , même en-
tre ces mains qui te foudroient : oui , même en-
tre ces mains qui te repoussent pour t'attirer da-
vantage. Si ton cœur ne te suffit pas pour faire
un tel sacrifice , prends le cœur d'un Dieu incar-
né , d'un Dieu accablé , d'un Dieu délaissé ; et de
toute la force de ce cœur divin, perds-toi dans
l'abîme du saint amour. Ahf cette perte , c'est
ton salut ; et cette mort , c'est ta vie.
TROISIÈME POINT.
Ce serait ici, chrétiens, qu'après vous avoir
fait voir que l'attrait du divin amour, c'est d'ai-
mer pour Jésus-Christ , que le modèle du divin
amour, c'est d'aimer commeJésus-Christ; il fau-
drait encore vous expliquer que la consommation
du divin amour, c'est d'aimer en Jésus-Christ et
par Jésus- Christ. Mais les deux premières par-
ties m'ayant insensiblement emporté le temps ,
je n'ai que ce mot à dire.
Je voulais donc, messieurs, vous représenter
que , Dieu pour rappeler toutes choses au mys-
tère de son unité , a établi l'homme le média-
teur de toute la nature visible : et Jésus-Christ
Dieu-Homme seul médiateur de toute la nature
humaine. Ce mystère est grand, je l'avoue, chré-
tiens, et mériterait un plus long discours. Mais ,
quoiqueje ne puisse en donner une idée bien nette,
j'en dirai assez, si je puis, pour faire admirer le
conseil de Dieu.
L'homme donc est établi le médiateur de la na-
ture visible. Toute la nature veut honorer Dieu et
adorer son principe, autant qu'elle en est capa-
ble : la créature insensible , la créature privée de
raison, n'a point de cœur pour l'aimer, ni d'in-
telligence pour le connaître : « ainsi , ne pouvant
« connaître, tout ce qu'elle peut, dit saint Au-
« gustin , c'est de se présenter ell3-même à nous ,
« pour être du moins connue , et nous faire con-
« naître son divin auteur : » Quœ cum cogno-
scere non possit, quasi innotescere velle evide-
tur^. Elle ne peut voir, elle se montre; elle ne
peut aimer, elle nous y presse : et ce Dieu qu'elle
n'entend pas , elle ne nous permet pas de l'igno-
' Matth. XX vu, 46. Ps. xxi, 2, etc.
» Luc. xxin, 46. Ps. XXX, 6.
3 De CU: Dci, lib. XI , ciip. xxvii , n' 2, t. vu, ool. 2fl3>
DE L'ANNOiNCIATION.
20t
rrr. Cest ainsi (lu'imparfaitcmcnt et à sa ma-
nière , elle glorifie le Père céleste. Mais afin qu'elle
consomme son adoration, l'homme doit être son
roédiateur : c'est à lui à prêter une voix, une in-
telligence , un cœur tout brûlant d'amour à toute
la nature visible , afin qu'elle aime en lui et par
lui la beauté invisible de son créateur. C'est
pourquoi il est mis au milieu du monde, indus-
trieux abrégé du monde, petit monde dans le
^'innd monde ; ou plutôt, dit saint Grégoire de
Nazianze% « grand monde dans le petit monde : »
parce qu'encore que selon le corps il soit ren-
fermé dans le monde , il a un esprit et un cœur
qui est plus grand que le monde; afin ^e con-
templant l'univers entier, et le ramassant en
lui-même, il l'offre, il le sanctifie, il le con-
sacre au Dieu vivant : si bien qu'il n'est le con-
templateur et le mystérieux abrégé de la nature
visible , qu'afin d'être pour elle , par un saint
amour, le prêtre et l'adorateur de la nature in-
visible et intellectuelle.
Mais, ne nous perdons pas, chrétiens, dans ces
hautes spéculations ; et disons que l'homme , ce
médiateur de la nature visible , avait lui-même
besoin d'un médiateur. La nature visible ne pou-
vait aimer , et pour cela elle avait besoin d'un
médiateur pour retourner à son Dieu. La nature
humaine peut bien aimer , mais elle ne peut ai-
mer dignement. Il fallait donc lui donner un
médiateur aimant Dieu comme il est aimable ,
adorant Dieu autant qu'il est adorable; afin
qu'en lui et par lui nous pussions rendre à Dieu
notre Père un hommage , un culte , ime adora-
tion , un amour digne de sa majesté. C'est , mes-
sieurs, ce médiateur qui nous est formé aujour-
d'hui par le Saint-Esprit dans les entrailles de
Marie. Réjouis-toi, ô nature humaine : tu prê-
tes ton cœur au monde visible pour aimer son
Créateur tout-puissant , et Jésus-Christ te prête
le sien , pour ainier dignement celui qui ne peut
être dignentient aimé que par un autre lui-même.
Laissons-nous donc gagner par ce Dieu aimant :
aimons comme ce Dieu aimant : aimons par ce
Dieu aimant.
Que croyez-vous, chrétiens, que fait aujour-
d'hui la divine vierge toute pleine de Jésus-
Christ? Elle l'offre sans cesse au Père céleste :
et après avoir épuisé son cœur, rougissant de
la pauvreté de l'amour de la créature pour l'im-
mense bonté de son Dieu ; pour suppléer à ce dé-
faut , pour compenser ce qui manque , elle offre
au Père céleste toute l'immensité de l'amour et
toute rétendue du cœur d'un Dieu-Homme. Fai-
sons ainsi , chrétiens- unissons-nous à Jésus , ai-
« Ont. xui , n' 15 , t I , p. «80.
mons en Jésus , aimons par Jésus. Mais , ô Dieu !
quelle pureté! ô Dieu, quel dégagement pour
nous unir au cœur de Jésus ! 0 créatures, idoles
honteuses , retirez- vous de ce cœur qui veut ai-
mer Dieu par Jésus-Christ : ombres, fantômes,
dissipez- vous en présence de la vérité. Voici l'a-
mour véritable qui veut entrer dans ce cœur :
amour faux , amour trompeur, veux-tu tenir de-
vant lui ?
Chrétiens, rejetterez-vous l'amour d'un Dieu-
Homme, qui vous presse, qui veut remplir votre
cœur, pour unir votre cœur au sien, et faire de
tous les cœurs une même victime du saint amour ?
Vive l'Étemel , mes frères , je ne puis souffrir
cette indignité : je veux arracher ce cœur de
tous les plaisirs qui l'enchantent, de toutes les
créatures qui le captivent. 0 Dieu, quelle vio-
lence d'arracher un cœur de ce qu'il aime ! il en
gémit amèrement; mais quoique la victime se
plaigne et se débatte devant les autels, il n'en
faut pas moins achever le sacrifice du Dieu vi-
vant. Que je t'égorge devant Dieu , ô cœur pro-
fane! pour mettre en ta place un cœur chrétien.
Eh quoi! ne me permettrez-vous pas encore un
soupir, encore une complaisance? Nul soupir,
nulle complaisance que pour Jésus-Christ et par
Jésus-Christ. Hé donc, faudra-t-ii éteindre jus-
qu'à cette légère étincelle? Sans doute, puisque
la flamme tout entière m'y paraît encore vi-
vante. 0 dénùment d'un cœur chrétien ! pourrons-
nous bien nous résoudre à ce sacrifice? Un Dieu-
Homme, un Dieu incarné, un Dieu se donnant à
nous dans l'eucharistie, en la vérité de sa chair
et en la plénitude de son Esprit , le mérite bien.
Venez donc , ô divin Jésus ! venez consumer
ce cœur. Tirez-nous après vos parfums : tirez
les grands , tirez les petits ; tirez les rois , tirez
les sujets : tirez surtout , ô Jésus ! le cœur de no-
tre monarque , lequel en se donnant tout à fait
à vous, ferme comme il est, constant comme il
est, est capable de vous entmner toutes choses,
et de vous faire régner par tout l'univers. Ainsi
soit-iK
204
POUR LA I flTE
TROISIÈME SERMON
LA FÊTE I>E L'ANNONCIATION.
Combien admirables et extraordinaires les abaissements du
Dieu-Homme. Pourquoi les moyens les plus efficaces que
Dieu a d'établir sa gloire , se trouvent nécessairement joints
«vec la bassesse. Amour que Dieu a pour l'humilité : quelle
part elle a dans le mystère de notre réparation. Antiquité de
la promesse de notre salut. Rapports admirables de Marie
avec Eve.
CTeavit Dominus. novum super terrain' : femina cipcumda-
iMt vinini.
Le Seigneur a créé itne nouveauté sur la terre : une
femme concevra «n homme. Jerem. xxxi , 22.
De ce grand et épouvantable débris, où la
raison humaine , ayant fait naufrage, a perdu
tout d'un coup toutes ses richesses, et particu-
lièrement la vérité pour laquelle Dieu l'avait for-
mée; il est resté dans l'esprit des hommes un
désir vague et inquiet d'en découvrir quelque
vestige , et c'est ce qui a fait naître dans tous les
hommes un amour incroyable de la nouveauté.
Cet amour de la nouveauté paraît au monde en
plus d'une forme , exerce les esprits de plus d'une
sorte. Il se content© de pousser les uns à ramas-
ser dans un cabinet mille raretés étrangères; et
les autres, qu'il trouve plus vifs et plus capables
d'invention , il les épuise par de grands efforts
pour trouver ou quelque adresse inconnue dans
les ouvrages de l'art, ou quelque raffinement
inusité dans la conduite des affaires , ou quelque
secret inouï dans l'ordre de la nature : enfin, pour
n'enlrer pas plus avant dans cette matière infinie,
je me contenterai de vous dire du désir de la nou-
veauté , qu'il n'est point dans le monde d'appât
plus trompeur, ni d'amusement plus universel,
ni de curiosité moins bornée que celle de la nou-
veauté. Pour guérir cette maladie , qui travaille
si étrangement la nature humaine. Dieu nous
présente aussi dans son Écriture des nouveautés
saintes et des curiosités fructueuses : et le mystère
de cette journée en est une preuve invincible. Le
prophète nous en a parlé comme d'une nouveauté
surprenante : Creavit Domitms novum super
terrant : et comme il prépare nos attentions à
quelque chose d'extraordinaire, il nous oblige
plus que jamais à demander par la mère le secours
du Fils; et d'ailleurs c'est aujourd'liui le jour
véritable d'employer envers cette Vierge la salu-
tation angélique , et de lui dire avec Gabriel :
Ave.
Dans cet empressement universel de toutes les
fonditions et de tous les âges pour la gloire et pour
la grandeur, il faut avouer, chrétiens, qu'une
véritable modération est une nouveauté extraor-
dinaire, et dont le monde voit si peu d'exemples,
qu'il la pourrait justement compter parmi ses
raretés les plus précieuses. Mais si c'est un spec-
tacle si nouveau de voir les hommes se contenir
dans leur naturelle bassesse , ce sera une nou-
veauté bien plus admirable de voir un Dieu se dé-
pouiller de sa souveraine grandeur, et descen-
dre du haut de son trône par un anéantissement
volontaire. C'est, messieurs, cette nouveauté
que l'Eglise nous représente dans le mystère
du Verbe fait chair, et c'est ce qui fait dire à
notre prophète : Creavit Dommus novum su-
per terram. Dieu a fait dans le monde une nou-
veauté , lorsqu'il y a envoyé son Fils humilié et
anéanti.
Et en effet je remarque dans cet abaissement
du Dieu-Homme deux choses tout à fait extraor-
dinaires. Dieu est le Seigneur des seigneurs, et
ne voit rien au-dessus de lui : Dieu est unique
dans sa grandeur, et ne voit rien autour de lui
qui l'égale. Et voici , ô nouveauté surprenante !
que celui qui n'a rien au-dessus de lui se fait
sujet et se donne un maître ; celui que rien ne
peut égaler se fait homme et se donne des com-
pagnons : ce Fils dans l'éternité égal à son Père ,
s'engage à devenir sujet de son Père ; ce Fils ,
relevé infiniment au-dessus des ho^james , se met
en égalité avec les hommes. Quelle nouveauté,
chrétiens! et n'est-ce pas avec raison que le pro-
phète s'écrie que Dieu a fait une nouveauté? 0
Père céleste! ô hommes mortels! vous recevez
aujourd'hui un honneur nouveau dont je ne puis
parler sans étonnement. Père , vous n'avez jamais
eu un tel sujet : hommes, vous n'avez jamais eu
un tel associé.
Venez , mes frères , venez tous ensemble com -
templer cette nouveauté que le Seigneur a créée
aujourd'hui ; mais en admirant ce nouveau mys-
tère que nous annonce le saint prophète , n'ou-
blions pas ce qu'il y ajoute : « qu'une femme con-
« cevra un fils : » Femina circumdabit virum; et
apprenant ,^ de ces paroles mystiques, que la
bienheureuse Marie a été appelée en société de
cet ouvrage admirable : pour la comprendre dans
cette fête à laquelle nous savons qu'elle a tant de
part, disons que ce Dieu, qui se fait sujet, l'a-
choisie pour être le temple où il rend à son Père
son premier hommage ; et que ce Dieu , qui s'unit
aux hommes, l'a choisie comme le canal par le-
quel il se donne à eux. Et afin de nous expliquer
en termes plus clairs , considérons attentivement
combien Dieu honore cette sainte Vierge , en ce
que c'est en elle qu'il s'anéantit et devient soumis^
à son Père : c'est ce que nous dirons dans le pre-
mier point ; eu ce que c'est par elle qu'il se com?
DE L'ANNONCIATION.
ÎOS
mimique et entre en société avec les hommes :
c'est ce que nous verrous dans le second. Et voilà
eu peu de paroles le partage de ce discours, pour
lequel je vous demande vos attentions.
PBEMIER POINT.
C'est une vérité assez surprenante et néan-
moins très-indubitable que dans les moyens in-
fmis que Dieu a d'établir sa gloire , le plus effi-
cace de tous se trouve joint nécessairement avec
la bassesse. Il peut renverser toute la nature , il
peut faire voir sa puissance aux hommes par
mille nouveaux miracles,- mais, par un secret
merveilleux, il ne peut jamais porter sa gran-
deur plus haut, que lorsqu'il s'abaisse et s'hu-
milie. Voici une nouveauté bien étrange : je ne
sais si tout le monde entend ma pensée ; mais la
preuve de ce que j'avance paraît bien évidem-
ment dans notre mystère. Saint Thomas a très-
bien prouvé ■ que le plus grand ouvrage de Dieu,
c'est de s'unir personnellement à la créature
comme il a fait dans l'incarnation. Et sans m'ar-
rêter à toutes ses preuves, qu'il vaut mieux lais-
ser à l'école, parce qu'elles nous emporteraient
ici trop de temps , il n'y a personne qui n'entende
assez que Dieu , dans toute l'étendue de sa puis-
sance qui n'a point de bornes , ne pouvait rien
faire de plus relevé que de donner au monde un
Dieu-Homme, un Dieu incarné. Domine, opus
tuuni * : «C'est là. Seigneur, votre grand ou-
« vrage, « et je ne crains point d'assurer que vous
ne pouvez rien faire de plus admirable. Que si
c'est là son plus grand ouvrage , c'est aussi par
conséquent sa plus grande gloire. Cette consé-
quence est certaine, parce que Dieu ne se glorifie
que dans ses ouvrages : Lœtahitur Dominus in
operibus suis ^ : « Le Seigneur se réjouira dans
« ses œuvres. » Or ce miracle si grand et si magni
fique , Dieu ne le pouvait faire qu'en se rabais-
sant; selon ce que dtt l'apôtre saint Paul ^ : Exi-
nanivit semetipsum : « Il s'est lui-même épuisé
« et anéanti , en prenant la forme d'esclave. »
Disons donc avec le prophète : Dieu a fait une
nouveauté. Quelle nouveauté a-t-il faite? Il a
voulu porter sa grandeur en son plus haut point ;
pour cela il s'est rabaissé : il a voulu nous mon-
trer sa gloire dans sa plus grande lumière , vi-
dimus gloriam ejus; et pour cela il s'est revêtu
de notre faiblesse : Et hahitavit in nohis; et vi-
dimus gloriam ejus ^ Jamais il ne s'est vu plus
de gloire , parce qu'il ne s'est jamais vu plus de
bassesse.
» IJl part. Quasi, i , art. I
' Habac. m, a.
' Ps. cm, 31,
* Philipp. a, 7.
* J(tan. 1, U.
Ne croyez pas , me* frères , que je vous prê-
che aujourd'hui cette nouveauté , pour repaître
seulement vos esprits par une méditation vaine
et curieuse : loin de cette chaire de tels senti-
ments! Ce que je prétends, par tout ce discours,
c'est de vous faire aimer l'humilité sainte, cette
vertu fondamentale du christianisme; je pré-
tends, dis-je, vous la faire aimer, en vous mon-
trant l'amour que Dieu a pour elle. Il ne peut
pas trouver l'humilité en lui-même : car sa sou*
veraine grandeur ne lui permet pas de s'abais-
ser, demeurant en sa propre nature ; il faut qu'il
agisse toujours en Dieu, et par conséquent qu'il
soit toujours grand. Mais ce qu'il ne peut pas
trouver en lui-même , il le cherche dans une na-
ture étrangère. Cette nature infiniment abondante
ne refuse point d'aller à l'emprunt : pourquoi?
Pour s'enrichir par l'humilité. C'est ce que le
Fils de Dieu vient chercher au monde ; c'est pour
cette raison qu'il se fait homme , afin que son
Père voie en sa personne un Dieu soumis et
obéissant.
Et que ce soit là son dessein , mes frères , vous
le pouvez aisément juger par le premier acte
qu'il fit en venant au monde au moment de sa
bienheureuse incarnation. Peut-être serez- vous
bien aises d'apprendre aujourd'hui quel fut le
premier acte de cet Dieu-Homme, quelle fut sa
première pensée et le premier mouvement de sa
volonté? Je réponds, et je ne crains point de
vous assurer que ce fut un acte d'obéissance. Par
où ai-je appris ce secret, qui m'a découvert ce
mystère? C'est le grand apôtre, c'est saint Paul
lui-même , dans la divine épitre aux Hébreux ,
où il parle ainsi du Fils de Dieu : « Entrant au
« monde il a dit : » Ingrediens ; voilà, mes frè-
res, ce que nous cherchons, ce qu'a dit le Fils
de Dieu en entrant au monde ; et par ce qu'il a
dit nous savons ce qu'il pense. Donc entrant au
monde , il a dit : Père , « les holocaustes et les sa-
« crifices pour le péché ne vous ont pas plu : •
Holocautomata pro peccato non tibiplacuerunt;
« alors j'ai dit : J'irai moi-même; « pourquoi?
« pour accomplir, ô Dieu ! votre volonté : » Tune
dixi, Ecce venio; ^ capite libri scriptum est
de me, utfaciam, Deus, voluntatem luam^.
N'est-ce pas nous dire en termes formels que le
premier acte du Fils de Dieu c'est un acte de sou-
mission et d'humilité, et qu'il est descendu du
ciel en la terre pour pratiquer l'obéissance : Ecce
venio, utfaciam, Deus, voluntatem tuam?
Mais poussons encore plus loin, et voyons
combien Dieu aime l'humilité. 0 divin acte d'o-
béissance, par lequel Jésus-Christ commence sa
• Uthr. X, 5, «, 7.
206
POUR LA FETE
vie ; nouveau sacrifice d'un Dieu soumis , en quel
temple serez- vous offert au Père éternel? où
est-ce qu'on verra la première fois cet auguste ,
cet admirable spectacle d'iui Dieu humilié et
obéissant? Ah! ce sera dans les entrailles de la
sainte Vierge; ce sera le temple, ce sera l'autel
où Jésus consacrera à son Père les premiers vœux
de l'obéissance. Et d'où vient , ô divin Sauveur!
que vous choisissez cette Vierge pour être le tem-
ple sacré où vous rendrez à votre Père céleste vos
premières adorations avec une humilité si pro-
fonde? C'est l'amour de Thumilité qui l'y oblige;
c'est à cause que ce divin temple est bâti sur l'hu-
milité , sanctifié par l'humilité. Le Verbe abaissé
et humilié a voulu que l'humilité préparât son
temple, et il n'y a point pour lui de demeure au
monde, sinon celle que l'humilité aura consa-
crée.
Le voulez- vous voir par l'Ecriture, renouve-
lez, messieurs, vos attentions pour y voir que
l'humilité de Marie a mis la dernière disposition
que le Fils de Dieu attendait pour établir sa de-
meure en ce nouveau temple. Je remarque , dans
l'Évangile de ce jour, que dans cet admirable
«ntretien de la sainte Vierge avec l'ange; elle ne
lui parle que deux fois. Mais , 6 admirables paro-
les ! Dieu a voulu qu'en ces deux réponses nous
vissions paraître dans un grand éclat deux ver-
tus d'une beauté souveraine , et capables de char-
mer le cœur de Dieu même : l'une est la pureté
virginale; l'autre, une humilité très-profonde.
L'ange Gabriel annonce à Marie qu'elle con-
cevra le Fils du Très-Haut , le roi et le libérateur
d'Israël. Qui pourrait s'imaginer, chrétiens,
qu'une femme pût être troublée d'une si heureuse
nouvelle? Quelle espérance plus glorieuse lui
peut-on donner? quelle promesse plus magnifi-
que? mais quelle assurance plus grande , puis-
que c'est un ange qui lui parle de la part de Dieu?
Et néanmoins Marie est troublée ; elle craint ,
elle hésite : peu s'en faut qu'elle ne réponde que
la chose ne se peut faire : « Comment cela se
« pourrait-il faire, puisque j'ai résolu de demeu-
« rer vierge? » Quornodo'! Y oyez, mes frères,
qu'elle s'inquiète pour sa pureté virginale. Si je
conçois le Fils du Très-Haut, ce me sera, à la
vérité, une grande gloire; mais, ô sainte virgi-
nité 1 que deviendrez- vous? je ne puis consentir à
vous perdre. 0 pureté admirable , qui n'est pas
* seulement à l'épreuve de toutes les promesses
des hommes; mais encore, et voici bien plus,
de toutes les promesses- de Dieu! Qu'attendez-
vous, ô Verbe divin, chaste amateur des âmes
pudiques? qu'est-ce qui vous fera venir sur la
terre, si cette pureté ne vous y attire? Atten-
' lue. 1,34.
dez, attendez; son heure n'est pas encore aiTî-
vée, et son temple n'a pas reçu sa dernière dis-
position.
En effet , l'ange répond à Marie : « Le Saint-
« Esprit surviendra en vous : » Spiritus sanctus
surperveniet in te^.W surviendra , dit-ii ; il n'é-
tait donc pas encore venu. Telle est la première
parole de la sainte Vierge , qui a été prononcée
par la pureté. Écoutez maintenant la seconde :
Ecce ancilla Domini, fiât mihi secundum ver-
bum tuum * : « Voici la servante du Seigneur,
« qu'il me soit fait selon ta parole. » Vous voyez
assez de vous-même , sans qu'il soit nécessaire
que je vous le dise , que c'est l'humilité qui parle
en ce lieu ; voilà le langage de l'obéissance. Ma-
rie ne s'élève pas par sa nouvelle dignité de
mère de Dieu ; et sans se laisser emporter aux
transports d'une joie si juste , elle déclare seule-
ment sa soumission. Et aussitôt les cieux sont
ouverts, tous les torrents des grâces tombent sur
Marie, l'inondation du Saint-Esprit la pénètre
toute : le Verbe se fait un corps de son sang très-
pur ; « le Père la couvre de sa vertu : » Virtus
Altissimi ohumbrabit tibi 3 ; et ce Fils qu'il en-
gendre toujours dans son sein, parce qu'il est si
grand , si immense , si je puis parler de la sorte ,
qu'il n'y a que l'infinité du sein paternel qui soit
capable de le contenir, il l'engendre dans le sein
de la sainte Vierge. Comment s'est pu faire un si
grand miracle? C'est que l'humilité l'a rendue
capable de contenir l'immensité même. C'est à
cause de l'humilité, ô heureuse Vierge! que vous
recevez en vous , la première , celui qui est des-
tiné pour tout le monde , qui a été promis et at-
tendu tant de siècles : Ecce Domini mei per
tanta rétro sœcula promissum , prima suscipere
mereris adventum ^. Vous devenez le temple
d'un Dieu incarné, et l'humilité qui vous a rem-
plie lui rend cette demeure si agréable , que par
une grâce particulière il veut que « vous possé-
« diez toute seule, durant l'espace de neuf mois
« entiers, l'espérance de la terre , la gloire des
« siècles , le bien commun de tout l'univers ; »
Spetn terrarum, decus sœculorum, commune
omnium gaudium peculiari munere sola possi-
des ^ Tant il est vrai que l'humilité est la source
de toutes les grâces , et qu'elle seule peut attirer
Jésus-Christ eu nous.
Ah! je ne m'étonne pas, chrétiens, si Dieu
paraît, si fort éloigné des hommes, ni s'il retire
de nous ses miséricordes : c'est que l'humilité est
» Luc. F, 35.
^ ////(/. 38.
3 Ihid. 35.
< Euscb. Homil. n, de I^alivH. Domin. Bihliot. Pair. Lugd.
t. VI , p. C20.
» Ibal. p. 021
DE L'ANNONCIATION.
207
bannie du monde. Un homme humble : je l'ai
déjà dit , mais il faut le redire encore ; un homme
retenu et modeste, c'est une rareté presque
inouïe. Hé bien, 'néant superbe, que faut-il pour
te rabaisser, si un Dieu anéanti n'y suffit pas?
il n'a rien au-dessus de lui, et il se donne un
maître en se faisant homme : et toi , resserré de
toutes parts dans les chaînes de ta dépendance ,
tu ne peux prendre un esprit soumis ! Mais peut-
être que vous me direz : Je suis si souple , je suis
si soumis ; je fais ma cour si adroitement , et je
sais si bien ra'abaisser. ... Ah ! ne croyez pas m'im-
poser par cette apparence modeste. Est-ce que je
ne vois pas clairement qu% tu ne te soumets que
par un principe d'orgueil? est-ce que je ne lis pas
dans ton cœur que tu ne t'abaisses sous ceux que
l'on nomme les tout-puissants , tant la vanité est
aveugle ! qu'afin de dominer sur les autres ? Il
faut que l'orgueil soit enraciné bien profondément
dans vos âmes , puisque même vous ne pouvez
vous humilier que par un sentiment d'arrogance.
Mais cette arrogance que vous nous cachez, parce
qu'elle nuirait à votre fortune ; s'il vient à luire
sur vous un petit rayon de faveur, paraîtra bien-
tôt dans toute sa force.
0 cœur plus léger que la paille ! cette prospé-
rité inopinée t'emporte jusqu'à ne pouvoir plus
te reconnaître. Et comment as-tu si fort oublié
et la boue dont tu sors peut-être , et toutes les
faiblesses qui t'environnent 1 Rentre, ô superbe,
dans ton néant; et apprends de la sainte Vierge
à ne te pas laisser éblouir par l'éclat et par la
douceur d'une grandeur^ nouvelle et imprévue.
Cette haute dignité de mère de Dieu ne fait que
l'abaisser davantage; mais cet abaissement fait
sa gloire. Dieu ravi d'une humilité si profonde ,
vient lui-même s'humilier dans ses entrailles;
mais ce n'est pas encore toute sa grandeur. Si ce
Dieu résolu de s'anéantir, veut s'anéantir dans
Marie ; ce même Dieu qui veut se donner aux
hommes , leur fait ce présent-par Marie : c'est ce
que j'ai à vous dire dans ce second point , qui fi-
nira bientôt ce discours.
SECOND POINT.
"Voici, messieurs, une nouveauté qui n'est
pas moins surprenante que la première ; et si vous
avez été étonnés de voir un Souverain qui se fait
sujet , je crois que vous ne le serez pas moins de
voir l'Unique et l'Incomparable qui se donne des
compagnons , et qui entre en société avec les hom-
mes : Et habitavit in nobis : c'est le mystère de
cette journée. Pour bien entendre cette nouveauté,
formez-vous en votre esprit une forte idée de cette
parfaite unité de Dieu qui le rend infini, incom-
municable , et unique en tout ce qu'il est. Il est
le seul sage , le seul bienheureux , Roi des rois ,
Seigneur des seigneurs, unique en sa majesté^
inaccessible en son trône, incomparable en sa puis-
sance. Les hommes n'ont point de termes assez
énergiques pour parler dignement de cette unité ;
et voici néanmoins, messieurs, des paroles de Ter*
tuUien qui nous en donnent, ce me semble, «ne
grande idée, autant que le peut permettre la fai-
blesse humaine. Il appelle Dieu « le souverain
« grand, w summum magnum : « mais il n'est
« souverain , dit-il qu'à cause qu'il surmonte tout
« le reste, » summum\victoria sua constat' . « Et
« ainsi , ne souffrant rien qui l'égale , il laisse tel-
« lement au-dessous de soi tout ce qu'on pourrait
« mettre à l'égal de lui , qu'il se fait lui-même une
« solitude par la singularité de son excellence : •
atque ex defectione œmuli soliiudinem qnam-
dam de singularitateprœstantiœ suœpossidens,
unicumest'.
Voilà une manière de parler étrange : mais cet
homme , accoutumé aux expressions fortes , sem-
ble chercher des termes nouveaux , pour parler
d'une grandeur qui n'a point d'exemple. Est-il rien
de plus majestueux ni de plus auguste que cette
solitude de Dieu? Pour moi je me représente,
messiem's , cette Majesté infinie toute resserrée
en elle-même, cachée dans ses propres lumières,
séparée de toutes choses par sa propre étendue,
qui ne ressemble pas les grandeurs humaines,
où il y a toujours quelque faible , où ce qui s'élève
d'un côté s'abaisse de l'autre ; mais qui est de tous
côtés également forte et également inaccessible.
Qui ne s'étonnerait donc , chrétiens , de voir cet
Unique , cet Incompai'able , qui sort de cette au-
guste solitude pour se faire des compagnons ; 6
nouveauté admirable I et encore quels compa-
gnons : des hommes mortels et pécheurs? Non
angelos apprehendit^ : « Il ne s'est point arrêté
« aux anges , » quoiqu'ils fussent pour ainsi dire
les plus proches de son voisinage. Il est venu à pas
de géant, « sautant, dit l'Écriture'*, toutes les
« montagnes, ^ c'est-à-dire, passant tous les chœurs
des anges ; il a cherché la nature humaine , que
sa mortalité avait reléguée au plus bas étage de
l'univers , et qui avait encore ajouté l'éloignement
du péché à l'inégalité de la condition : néanmoins
il se l'est unie , Apprehendit; il l'a saisie en l'âme
et au corps , il s'est fait une chair semblable à la
nôtre. Enfin , ô bonté ! ô miséricorde î enfin ce
Dieu en devenant homme, « afin que nous entrions
« en société avec lui , » ut et nos societatem ha-
beamus cum eo ^ , est venu traiter d'égal avec
' Adv&n. Marcion. lib. i, n» 3.
» Jbid. n" 4.
» Hehr. II, 16.
* Caiit. II , 8.
* L Joan. 1,3,0.
208
nous , et cela pour nous donner le moyen de trai-
ter d'égal avec lui : Ex œquo agebat Deus cum
hominsy uthomo agere ex œquo cum Deo pos-
^eV. Chrétiens, quelle nouveauté! qui a jamais
ouï un pareil mirale? « Quelle nation de la terre
« a des dieux qui s'approchent d'elle, comme
« notre Dieu s'approche de nous * ? »
Une telle condescendance mériterait bien, chré-
tiens, d'occuper plus longtemps nos esprits, si le
mystère de cette journée ne m'obligeait à jeter les
yeux sur la bienheureuse Marie. Vous avez vu un
Dieu qui se donne à nous ; c'est un grand bonheur
pour notre nature : mais quelle gloire pour la
sainte Vierge, qu'il se donne à nous par son en-
tremise ! C'est par elle qu'il entre au monde , c'est
par elle qu'il lie avec nous cette société bienheu-
reuse. Non content de l'avoir choisie pour ce mi-
nistère , il envoie un des premiers de ses anges
pour lui en porter la parole, et comme pour de-
mander son consentement. Chrétiens, quel est ce
mystère? tâchons d'en découvrir le secret; et li-
sons-le dans l'ordre des décrets de Dieu , selon
que Dieu nous les a révélés.
J'ai appris par son Écriture et par le consente-
ment unanime de tous les siècles, que dans le
n^ystère adorable de la rédemption de notre na-
ture, «'était une résolution déterminée de la Pro-
vidence divine , de faire servir à notre salut tout
ce qui avait été employé à notre ruine. Ne me de-
mandez pas ici les raisons de ce conseil admira-
ble, qu'il serait trop long de vous expliquer; et
contentez-vous d'entendre en un mot , que par
une charitable émulation Dieu a voulu détruire
notre ennemi , en lui renversant sur la tête ses
propres machines, et le défaisant, pour ainsi dire ,
par ses propres armes.
C'est pourquoi la foi nous enseigne que si un
homme nous perd, un homme nous sauve; la
itiort règne dans la race d'Adam , c'est de la race
d'Adam que la vie est née ; Dieu fait servir de
remède à notre péché la mort , qui en était la
punition ; l'arbre nous tue , l'arbre nous guérit ;
et nous voyons dans l'eucharistie qu'un manger
salutaire répare le mal qu'un manger téméraire
avait fait. Selon cette merveilleuse dispensation ,
que Dieu a voulu marquer si visiblement dans
tout l'ouvrage de notre salut, il faut conclure
nécessairement que comme les deux sexes sont
intervenus dans la désolation de notre nature, ils
devaient aussi concourir à sa délivrance. Tertul-
lien l'a enseigné dès les premiers siècles dans le
livre de la Chair de Jésus-Christ , où parlant de
la sainte Vierge : « Il était, dit-iP, nécessaire
' Tertull. advers. Marcion. lib. il , n" 27.
» DeuU IV, 7.
» Dt Cam. Chr. n» 17.
POUR LA FÊTE
« que ce qui avait été perdu par ce Sexe fût ra*
« mené au salut par le même sexe, » ut quod
per ejusmodi sexum ahierat in perditionem ,
per eumdem sexum redigeretnr in sdh^em. L«
martyr saint Irénée l'a dit devant lui ' ; le grmd
saint Augustin l'a dit après * ; tous les saints Pè-
res unanimement nous ont enseigné la même doc-
trine : d'où je tire cette conséquence , qu'il était
certainement convenable que Dieu prédestinât
une nouvelle Eve aussi bien qu'un nouvel Adam ;
afin de donner à la terre , au lieu de la race an-
cienne qui avait été condamnée, une nouvelle
postérité qui fût sanctifiée par la grâce.
Et certainement, chrétiens ,^i nous méditons
en nous-mêmes les conseils impénétrables de la
Providence dans la réparation de notre nature ,
et que nous conférions exactement Eve avec Ma-
rie dans le mystère de cette journée , nous serons
bientôt convaincus de cette doctrine si sainte et
si ancienne. Voici les rapports qu'en font les saints
Pères , et je ne fais que répéter ce qu'ils en ont
dit.
L'ouvrage de notre corruption commence par
Eve, l'ouvrage de la réparation par Marie; la
parole de mort est portée à Eve , la parole de vie
à la sainte Vierge ; Eve était vierge encore , et
Marie est vierge ; Eve encore vierge avait son
époux , et Marie la Vierge des vierges a aussi le
sien; la malédiction est donnée à Eve, la béné-
diction à Marie : Benedicta tu^ : un ange de té-
nèbres s'adresse à Eve , un ange de lumière parle
à Marie; l'ange de ténèbres veut élever Eve à
une fausse grandeur, en lui faisant affecter la
divinité : « Vous serez, lui dit-il, comme des
« dieux < : » l'ange de lumière établit Marie dans
la véritable grandeur par une sainte société avec
Dieu : « Le Seigneur est avec vous , lui dit Ga-
« briel ^ ; » l'ange de ténèbres parlant à Eve lui
inspire un dessein de rébellion : « Pourquoi est-
« ce que Dieu vous a commandé de ne point man-
« ger de ce fruit si beau^? » l'ange de lumière par-
lant à Marie lui persuade l'obéissance : « Ne
« craignez point , Marie, lui dit-il, et. Rien n'est
« impossible au Seigneur'. » Eve crut au serpent ,
et Marie à l'ange : de cette sorte , dit Tertullien* ,
une foi pieuse efface la faute d'une téméraire cré*
dulité , et « Marie répare en croyant à Dieu ce
« qu'Eve avait ruiné en croyant au diable : »
Quod illa credendo deliquit, hœc credendo de-
» Contr. Hœres. lib. v, cap. xix, p. 316.
î De Symh. ad Catechum. Serin, m, cap. iv, t vi, coi
571.
3 Luc. 1 , 42.
* Gènes, m , 6.
» Luc. 1 , 28.
• Gènes, m, 1.
' Luc. 1,30, 37.
» D« Carne Chnsti, n' 17.
DE L'ANNONCIATION.
500
Uvit : enfin, pour achever le mystère, Eve sé-
duite par le démon est contrainte de fuir devant
la face de Dieu , et Marie instruite par l'ange est
rendue digne de porter Dieu : Eve nous ayant
présenté le fruit de mort , Marie nous présente
le vrai fruit de vie; afin, dit saint Irénée, écou-
tez les paroles de ce grand martyr, « afin que la
« vierge Marie fût l'avocate de la vierge Eve, » ut
virginis Evœ virgo Maria fieret advocafaT.
Un rapport si exact n'est pas une invention de
l'esprit humain. Après cela on ne peut douter
que Marie ne soit l'Eve bienheureuse de la nou-
velle alliance ; qu'elle n'ait la même part à notre
salut qu'Eve a eue à notre ruine, c'est-à-dire, la
seconde après Jésus-Christ; et qu'Eve étant la
mère de tous les mortels, Marie ne soit la mère
de tous les vivants. C'est Dieu même qui nous
persuade une vérité si constante, par l'ordre ad-
mirable de tous ses desseins , par la convenance
des choses si évidemment déclarée, par le rapport
nécessaire de tous ses mystères.
Et nos frères qui nous ont quittés ne peuvent
pas endurer notre dévotion pour Marie, ni que
nous la croyions après Jésus-Christ la principale
coopéraîrice de notre salut! Qu'ils détruisent
donc ce rapport de tous les mystères divins;
qu'ils nous disent pour quelle raison Dieu envoie
son ange à Marie. Ne pouvait-il pas faire son
ouvrage en elle sans en avoir son consentement?
ne paraît-il pas plus clair que le jour q\ie c'a été
un conseil du Père qu'elle coopérât à notre salut
et à l'incarnation de son Fils, par son obéissance
et sa charité? et si cette charité maternelle a tant
opéré pour notre bonheur dans le mystère de l'in-
carnation, sera-t-elle devenue stérile, et ne pro-
duira-t-elle plus rien en notre faveur? Ah! mes-
sieurs, qui le pourrait croire? Et si maintenant
nous attendons d'elle qu'elle nous assiste de son
secours, quel crime faisons-nous de le deman-
der? Est-ce pour cela , nos chers frères , que vous
avez rompu l'unité et abandonné la communion
dans laquelle vos pères sont morts en la charité
deNotre-Seigneur? Mais peut-être n'y en a-t-il
pas qui nous entendent. Revenons à vous , chré-
tiens.
Je ne puis plus retenir les secrets mouvements
de mon cœur. Je ne puis que je ne m'écrie avec
toute l'Église catholique : 0 sainte , ô incompa-
rable Marie , nous crions , nous gémissons après
vous, misérables bannis enfants d'Eve : Ad te
clamamus. Car à qui auront leur recours les en-
fants captifs d'Eve l'exilée , sinon à la mère des
libres? et si telle est la doctrine des anciens
Pères , si telle est la foi des martyrs , que vous
soyez l'avocate d'Eve , ne prendrez-vous pas aussi
' CoHt. Ha>r. lib. T, cap. xn. , p. 316.
•OSSCET. — T. m.
la défense de sa postérité condamnée? Si donc
Eve inconsidérée nous a présenté autrefois le
fruit empoisonné qui nous tue; ô Marie, notre
protectrice, que nous recevions de vos mains le
fruit de vos bénites entrailles, qui nous donne
la vie éternelle : Et Jesum, etc. 0 merveille des
secrets de Dieu ! ô convenance de notre foi ! Car
c'est l'accomplissement du mystère, que nous
recevions Jésus-Christ des mains de Marie : elle
nous le présente pour entrer en société avec nous.
Vivons comme des hommes avec qui Jésus-Christ
s'est associé » pour leur apprendre à agir d'une
■^ manière toute divine : « Conversabatur Deus ut
homo divine ag ère doceretur\
QUATRIÈME SERMON
LA FÊTE DE L'ANNONCiATIOx\.
La promesse de notre salot presque aussi ancienne que la
sentence de notre mort. La réparaUon du genre humain figu-
rée même dans les auteurs de sa ruine. Miséricordieuse ému-
laUon du Rédempteur de notre nature. De ctuelle manière
Dieu fait servir à notre salut ce que le démon avait employé
à notre ruine. Rapports admirables entre Eve et Marie : par
quelle fécondité celle-ci est rendue mère de tous les lidêles.
Vocavit nomen usoris suae, Heva- eb quod 3Iater ess«t
cunctorum viTeutium.
Adam donna à sa femme le nom d'Eve; parce qu'eUe
était la Mère de tous les vivants. Gènes, ni, 20.
Benedicta tu in mulieribus.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes. Luc. 1. 29.
C'est un trait merveilleux de miséricorde , que
la promesse de notre salut se trouve presque aussi
ancienne que la sentence de notre mort ; et qu'un
même jour ait été témoin de la chute de nos
premiers pères , et du rétablissement de leur es-
pérance. Nous voyons , en la Genèse ', que Dieu,
en nous condamnant à la servitude , nous pro-
met en même temps le Libérateur; en pronon-
çant la malédiction contre nous, il prédit au ser-
pent , qui nous a trompés, que sa tête sera brisée,
c'est-à-dire , que son empire sera renversé, et que.
nous serons délivTés de sa tyrannie : les menaces
et les promesses se touchent , la lumière de la
faveur nous paraît, dans le feu même de la co-
lère; afin que nous entendions, chrétiens, que
Dieu se fâche contre nous ainsi qu'un bon père,
qui , dans les sentiments les plus vifs d'une juste
indignation , ne peut oublier ses miséricordes ,
ni retenir les effets de sa tendresse. Bien plus ,
ô incomparable bonté ! Adam même qui nous a
» Tertull. advenus Marcion. lib. ii, n» 27.
' Gflws. m, 15.
u
210
POUR LA FÊTE
perdus, et Eve qui est la source de notre misère,
nous sont représentés dans les saintes Lettres
comme des images vivantes des mystères qui
nous sanctifient. Jésus-Christ ne dédaigne pas
de s'appeler le nouvel Adam : Marie , sa divine
mère, est la nouvelle Eve; et par un secret inef-
fable nous voyons notre réparation figurée même
dans les auteurs de notre ruine.
C'est sans doute dans cette pensée , que saint
Épiphane a considéré le passage de la Genèse
que j'ai allégué pour mon texte. Ce grand homme
a remarqué doctement que c'est après sa con-
damnation qu'Eve est appelée mère des vivants.
« Qu'est-ce à dire ceci? dit saint Épiphane '.
« Elle n'avait pas ce beau nom, lorsqu'elle était
« encore dans le paradis ; et on commence à l'ap-
« peler mère des vivants, après qu'elle a été con-
« damnée à n'engendrer plus que des morts : «
qui ne voit qu'il y a ici du mystère? Et c'est ce
qui fait dire à ce grand évêque qu'elle est « nom-
« mée ainsi en énigme , et comme figure de la
« sainte Vierge qui est la vraie mère de tous les
« vivants; » c'est-à-dire, de tous les fidèies, aux-
quels son enfantement a rendu la vie.
Chrétiens , enfants de Marie, je vous prêche
aujourd'hui l'accomplissement d'une excellente
figure. Cette haute dignité de mère de Dieu a des
grandeurs trop impénétrables, et ma vue faible
et languissante ne peut soutenir un si grand éclat.
Mais si les splendeurs qui vous environnent , ô
femme revêtue du soleil et couverte de la vertu
du Ïrès-Haut, nous empêchent d'arrêter la vue
sur cette éminente qualité de mère de Dieu , qui
vous élève si fort au-dessus de nous ; du moins
nous sera-t-il permis de vous regarder en la qua-
lité de mère des hommes , par laquelle vous con-
descendez à notre faiblesse : et c'est , fidèles , ce
que vous verrez, avec le secours de la grâce. Vous
verrez , dis-je , que la sainte Vierge , par le mys-
tère de cette journée , est faite la mère de tous
les vivants , c'est-à-dire , de tous les fidèles : et
cette vérité étant supposée, nous examinerons
dans la suite ce qu'exige de ses enfants cette
bienheureuse et divine mère.
PREMIER POINT.
Tertuliien explique fort excellemment le des-
sein de notre Sauveur dans la rédemption de no
tre nature, lorsqu'il parle de lui en ces termes :
Le diable s'étant emparé de l'homme, qui était
l'image de Dieu , « Dieu , dit-il , a regagné son
«« image par un dessein d'émulation, » Deus ima-
ginem suam a diabolo captam œmula opéra-
tione recuperavit^. Entendons quelle est cette
» Idb. m, Hœres. Lxxvm, n" 18, t. i, p. Ï050.
* De Carn. Ckr. n° 17.
mulation , et nous verrons que cette parole en-
ferme une belle théologie. C'est ([ue le diable,
se déclarant le rival de Dieu , a voulu s'assujettir
son image; et Dieu aussi devenu jaloux , se dé-
clarant le rival du diable, a voulu regagner son
image : et voilà jalousie contre jalousie , émula-
tion contre émulation. Or le principal effet de
l'émulation, c'est de nous inspirer un certain
désir de l'emporter sur notre adversaire dans les
choses où il fait son fort , et où il croit avoir le
plus d'avantage. C'est ainsi que nous lui faisons
sentir sa faiblesse; et c'est le dessein que s'est
proposé la miséricordieuse émulation du répara-
teur de notre nature. Pour confondre l'audace
de notre ennemi , il fait tourner à notre salut tout
ce que la diable a employé à notre ruine, il ren-
verse tous ses desseins sur sa tête , il l'accable
de ses propres machines , et il imprime la mar-
que de sa victoire partout où il voit quelque ca-
ractère de son rival impuissant. Et d'où vient
cela? C'est qu'il est jaloux et poussé d'une chari-
table émulation. C'est pourquoi la foi nous ensei-
gne que si un homme nous perd, un homme
nous sauve ; la mort règne dans la race d'Adam ,
c'est de la race d'Adam que la vie est née ; Dieu
fait servir de remède à notre péché la mort, qui
en était la punition ; l'arbre nous tue , l'arbre nous
guérit; et pour accomplir toutes choses, nous
voyons dans l'eucharistie qu'un manger salu-
taire répare le mal qu'un manger téméraire avait
fait : l'émulation de Dieu a fait cet ouvrage.
Et si vous me demandez, chrétiens, d'où lui
vient cette émulation contre sa créature impuis-
sante ; je vous répondrai en un mot , qu'elle vient
d'un amour extrême pour le genre humain. Pour
relever notre courage abattu , il se plaît de nous
faire voir toutes les forces de notre ennemi ren-
versées ; et voulant nous faire sentir que nous som-
mes véritablement rétablis , il nous montre tous
les instruments de notre malheur miséricordieu-
sement employés au ministère de notre salut :
telle est l'émulation du Dieu des armées. Et de
là vient que nos anciens Pères voyant, par une
induction si universelle, que Dieu s'est résolu-
ment attaché d'opérer notre bonheur par le5
mêmes choses qui ont été leprincipe de notre perte,
ils en ont tiré cette conséquence : Si tel est le
dessein de Dieu , que tout ce qui a eu part à notre
ruine doive coopérer à notre salut ; puisque les
deux sexes sont intervenus en la désolation de
notre nature, il fallait qu'ils se trouvassent
en sa délivrance : et parce que le genre humain
est précipité à la damnation éternelle par un
homme et par une femme , il était certainement
convenable que Dieu prédestinât une nouvelle
Eve , aussi bien qu'un nouvel Adam , afin de don-
DE L'ANNONCIATION.
9!1
nor à la terre au lieu de la race ancienne, qui
avait été condamnée , une nouvelle postérité qui
fût sanctifiée par la grâce.
Mais d'autant que cette doctrine est le fonde-
ment assuré de la dévotion pour la sainte Vierge ,
il importe que vous sachiez quels sont les doc-
teurs qui me l'ont apprise. Je vous nomme pre-
mièrement le graud Irénée et le gi-and Tertullien :
et croyez que vous entendez en ces deux grands
hommes les deux plus anciens auteurs ecclésias-
tiques. Donc le saint martyr Irénée , cet illustre
évêque de Lyon , l'ornement de l'Ëglise gallicane,
qu'il a fondée par son sang et par sa doctrine,
parle ainsi de la sainte Vierge : « Il fallait , dit-il ' ,
« que le genre humain , condamné à la mort par
« une v'.'Vi'ge, fût aussi déli\Té par une vierge. «
Remarquez ces mots : Et quemadmodum morti
adstrictum est genus humamtm per virginem ,
salvafur per virginem. Et ce célèbre prêtre de
Carthage, je veux dire Tertullien : « Il était,
« dit- il * , nécessaire que ce qui avait été perdu par
« ce sexe , fût ramené au salut par le même sexe : »
ut quod per ejusmodi sexum abierat in perdi-
tionem, per eumdem sexum redigeretur in sa-
lutem. El après eux l'incomparable saint Augus-
tin , dans le livre du Symbole aux Catéchumènes :
« Par une femme la mort, nous dit-il , et par une
« femme la vie ; par Eve la ruine , par Marie le
«salut : » Per feminam mors, per feminam
vita; per Evam in te ri tus, per Mariam salus ^.
Tous les antres ont parlé dans le même sens ; et
de là il est aisé de conclure que de même que le
Sauveur prend le titre de second Adam , Marie
sans difficulté est la nouvelle Eve : d'où il s'en-
suit invinciblement que de même que la première
Eve est la mère de tous les mortels ; la seconde ,
qui est Marie, est la mère de tous les vivants,
selon la pensée de saint Épiphane , c'est-à-dire , de
tous les fidèles.
Et certainement , chrétiens , cette doctrine si
sainte et si ancienne n'est pas une invention de
l'esprit humain ; mais un secret découvert par
l'Esprit de Dieu : et afin que nous en demeurions
convaincus, conférons exactement Eve avec
Marie dans le mystère que nous honorons au-
jourd'hui ; considérons en nous-mêmes cette mer-
veilleuse émulation du Dieu des armées , et les
conseils impénétrables de sa providence dans
la réparation de notre nature.
L'ouvrage de notre corruption commence par
Eve, l'ouvrage de la réparation par Marie; la
parole de mort est portée à Eve , la parole de vie
• Contr. Hteres. lib. v, cap. iix.p. 316.
' De Cam. Chr. n" 17.
»7I
* De 5ym6. ad Catechum. , Serm. m , cap. nr, ». Ti, col.
à la sainte Vierge; Eve était vierge encore , et
Marie est vierge; Eve encore vierge avait son
époux , et Marie la Vierge des vierges avait son
époux ; la malédiction est donnée à Eve , la béné-
diction à Marie : « Vous êtes bénite entre toutes
« les femmes ' : « un ange de ténèbres s'adresse à
Eve, un ange de lumière parle à Marie; l'ange
de ténèbres veut élever Eve à une fausse gran-
deur, en lui faisant affecter la divinité : « Vous
« serez comme des dirux, lui dit-il* : » l'ange de
lumière établit Marie dans la véritable grandeur
par une sainte société avec Dieu : « le Seigneur
« est avec vous, lui dit GabrieP; «l'ange de ténè-
bres parlant à Eve lui inspire un dessein de rébel-
lion : '< Pourquoi est-ce que Dieu vous a commandé
« de ne point manger de ce fruit si beau^? >>
l'ange de lumière parlant à Marie lui persuade
l'obéissance : « Ne craignez point, Marie, lui
« dit-il , et. Rien n'e^ impossible au Seigneur \ »
Eve croit au serpent, et Marie à l'ange : de cette
sorte, dit Tertullien^, une foi pieuse efface la
faute d'une téméraire crédulité , et ^ Marie ré-
« pare en croyant à Dieu ce qu'Eve a gâté en
« croyant au diable : » Quod illa credendo deli-
qnit, hœc credendo delevit : et, pour achever le
mystère , Eve séduite par le démon est contrainte
de fuir devant la face de Dieu , et Marie instruite
par l'ange est rendue digne de porter Dieu : Eve
nous ayant présenté le fruit de mort , Marie nous
présente le vrai fruit de vie ; afin , dit saint Iré-
née, écoutez les paroles de ce grand martyr,
« afin que la vierge Marie fût l'avocate de la vierge
« Eve, » ut virginis Evœ virgo Maria fieret ad-
vocata 7.
Après un rapport si exact qui pourrait douter
que Marie ne fût l'Eve de la nouvelle alliance ,
et la mère du nouveau peuple ? Non , certaine-
ment , chrétiens ; ce ne sont point les hommes
qui nous persuadent une vérité si constante ; c'est
Dieu même qui nous convainc par l'ordre de ses
conseils très-profonds , par la merveilleuse éco-
nomie de tous ses desseins, par la convenance
des choses si évidemment déclarées , par le rap-
port nécessaire de tous ses mystères.
Et je ne puis plus ici retenir les secrets mouve-
ments de mon cœur. Je ne puis que je ne m'écrie
avec toute l'Église catholique : 0 sainte , ô in-
comparable Marie, nous crions, nous gémissons
après vous, misérables bannis enfants d'Eve. Car
à qui auront leurs recours les enfants captifs
' Luc. 1 , 42.
* Gènes, m , 5.
' Luc. 1 , 28.
* Gtnes. m, r.
' Luc I, 30, 37.
« De Carne Christi, n" 17.
* Coat. H<er. lib. v, cap. xix, p. 316.
M.
2t2
d'Eve l'exilée, sinon à la mère des libres? et si
telle est la doctrine des anciens Pères, si telle
est la foi des martyrs , que vous soyez l'avocate
d'Eve, ne prendrez-vous pas aussi la défense de
sa postérité condamnée? Si donc Eve inconsidérée
nous a présenté autrefois le fruit empoisonné
qui nous tue , est-il rien de plus convenable , ô
Marie notre protectrice ! que nous recevions de
vos mains le fruit de vos bénites entrailles , qui
nous donne la vie éternelle? 0 merveille incom-
préhensible des secrets de Dieu ! ô convenance de
notre foi !
Mais il n'est pas temps encore de nous ar-
rêter, il faut entrer plus profondément dans une
méditation si pieuse : il faut rechercher dans les
Écritures , et dans le mystère de cette journée ,
quelle est cette fécondité de Marie , qui lui donne
tous les chrétiens pour enfants.
Pour cela nous distinguerons deux sortes de
fécondité : il y a la fécondité de nature ; il y a
la fécondité de la charité. C'est la fécondité de
nature qui donne les enfants naturels; mais
ceux qui ont entendu l'apôtre saint Paul écri-
vant ainsi aux Galates' : « Mes petits enfants,
« que j'enfante encore jusqu'à ce que Jésus-Christ
« soit formé en vous , » savent bien que la charité
est féconde ; et c'est pourquoi saint Augustin dit
souvent que la charité est une mère : Charitas
mater esV.
Et, pour porter plus haut nos pensées, cette
double fécondité que nous voyons dans les créa-
tures, est émanée de celle de Dieu qui est la
source de toute fécondité , et « duquel , comme
«dit l'apôtre aux Éphésiens^ toute paternité
« prend son origine. » La nature de Dieu est fé-
conde , et lui donne dès l'éternité son Fils natu-
rel, égal et consubstantiel à son Père. Son amour
et sa charité est féconde aussi : et c'est de là,
fidèles , que nous sommes nés avec tous les en-
fants d'adoption. Or d'autant que la bienheureuse
Marie est la mère du Fils unique de Dieu , je ne
craindrai point de vous dire qu'il faut que le
Père céleste ait laissé tomber sur cette Princesse
quelque rayon ou quelque étincelle de sa fécon-
dité infinie. Car vous m'avouerez qu'il est impos-
sible qu'une créature soit mère de Dieu , si elle ne
participe en quelque manière à cette divine fécon-
dité. Et c'est ce que l'ange nous fait entendre,
lorsqu'il dit que la bienheureuse Marie est cou-
verte de la vertu du Très-Haut.
Comprenez ceci , chrétiens. Quand l'ange lui
dit qu'elle enfantera : « Et comment cela , ré-
« Gai. IV, 19. ,
» InEpisl. Joan. Tract, il, n''4, t. m, part, ii, col. 838.
Knarrat. in Ps. C5LMI, n" 14, t. IV, col. 1659.
3 Ephes. III, 16.
POUR LA FÊTE
« pond-elle, puisque j'ai résolu d'être vierge; »
et par conséquent , que je suis stérile. Sur quoi
l'ange lui repartit aussitôt, « que la vertu du
n Très-Haut l'environnerait ; » c'est-à-dire : Ne
craignez point, ô Marie! que la stérilité bien-
heureuse que votre virginité vous apporte vous
empêche de devenir mère ; « la vertu du Trè»-
'< Haut vous couvrira toute ' : » la fécondité da
Père éternel, de laquelle vous serez remplie,
tiendra la place et fera l'effet de la fécondité hu-
maine; « et c'est pourquoi celui que vous concè-
de vrez sera nommé le Fils du Très-Haut =" : >> pai-
re que vous le concevrez par une fécondité qui
passe la nature, et qui est découlée de celle de
Dieu. Marie participe donc en quelque manière,
et autant que le peut souffrir la condition d'une
créature à la fécondité infinie de Dieu. Et de
même qu'il lui a donné quelque écoulement de sa
fécondité naturelle , afin qu'elle conçût le vrai
Fils de Dieu , je dis aussi qu'il lui a fait part de
la fécondité de son amour, pour la rendre mère
de tous les fidèles.
Saint Augustin , dans le livre de la sainte Vir-
ginité, [nous expose cette vérité en ces termes : ]
« Marie , dit-il ^ , est selon la chair mère de no-
« tre chef, et selon l'esprit mère de ses membres ;
« parce qu'elle a coopéré par sa charité à la nais-
« sance des enfants de Dieu dans l'Église : '
Carne mater, capitis nostri spiritu mater mem-
brorum ejus; quia cooperata est charitate ut
filii Dei nascerentur in Ecclesia. Si bien que
la chair virginale de la très-pure Marie , remplie
de la fécondité du Très-Haut , a engendré Jésus-
Christ son Fils naturel, qui est notre chef; et sa
charité féconde a coopéré à la naissance spiri-
tuelle de tous ses membres : afin qu'il fût vrai ,
chrétiens , que Marie , en qualité de la nouvelle
Eve , est la mère de tous les vivants , et unie spi-
rituellement au nouvel Adam en la chaste et
mystérieuse génération des enfants delà nouvelle
alliance. Et c'est peut-être ce que veut dire saint
Jean dans un beau passage de l'Apocalypse ^ , où
cet apôh-e nous représente cette femme revêtue
du soleil , qui est sans doute la sainte Vierge ,
selon l'interprétation de saint Augustin ^ ; il nous
représente , dis-je , cette femme dans les douleui-s
de l'enfantement: Clamabat parturiens , etcru-
ciahatur ut pariât ^.
Que dirons-nous ici, chrétiens? avouerons-
nous à nos hérétiques que Marie a été sujette à
" Luc.\, 34,35.
2 Ibid. 32.
3 De sanct. Firginit. n" 6, t. vi, col. 343.
* Apoc. XII, I.
5 De Symbol, ad Catechum., Serm. iv, cap. i , t. vi , ooi.
575.
« Apoc. XII , 2.
DÉ L'ANiNOiNCIATION.
313
la malédiction de toutes les femmes , qui met-
tent leurs enfants au monde au milieu des gémis-
sements et des cris? au contraire ne savons-nous
pas qu'elle a enfanté sans douleur, comme elle a
conçu sans corruption ? Quel est donc le sens de
saint Jean, dans cet enfantement douloureux
qu'il attribue à la sainte Vierge? ne devons-nous
pas entendre , fidèles , qu'il y a deux enfante-
ments en Marie : elle enfante Jésus-Christ sans
peine; mais elle ne nous enfante pas sans dou-
leur, parce qu'elle nous enfante par la charité?
Et qui ne sait que les empressements de la cha-
rité , et la sainte inquiétude qui la travaille pour
le salut des pécheurs, est comparée dans les
Écritures aux douleurs de l'enfantement ? Écou-
tez l'apôtre saint Paul : Filioli mei, quos ilerum
parturio ' : « Mes petits enfants pour qui je sens
« de nouveau les douleurs de l'enfantement. »
Tellement que nous pouvons dire que le disciple
blen-aimé de notre Sauveur, qui est lui-même le
premier fils de la charité de Marie , nous veut re-
présenter en mystère l'enfantement spirituel de
cette sainte mère que Jésus lui avait donnée à la
croix ; afin qu'à l'exemple de ce cher disciple tous
les autres pussent apprendre que par la vertu fé-
conde de la charité , Marie est la mère de tous les
fidèles.
Reconnaissons donc, chrétiens, cette sainte
et divine mère ; voyons , dans le mystère de cette
journée, quelle part lui donne en notre salut
cette charité maternelle. Jésus est notre amour
et notre espérance , Jésus est notre force et notre
cowonne, Jésus est notre vie et notre salut.
Mais ce Jésus que le Père veut donner au monde
iwur être son salut et sa vie, il le donne par les
mains de la sainte Vierge : elle est choisie dès
l'éternité pour être celle qui le donne aux hom-
mes. Cette chair qui est ma victime tire d'elle
son origine ; on emprunte de son sacré flanc le
sang qui a purgé mes iniquités. Et ce n'est pas
assez au Père céleste de former dans les entrailles
de la sainte Vierge le trésor précieux qu'il nous
communique : il veut qu'elle coopère par sa vo-
lonté à l'inestimable présent qu'il nous fait. Car
comme Eve a travaillé à notre ruine par une
action de sa volonté , il fallait que la bienheu-
reuse Marie coopérât de même à notre salut. C'est
pourquoi Dieu lui envoie un ange : et l'incarna-
tion de son Fils, ce grand ouvrage de sa puissance,
ce mystère incompréhensible qui^ient depuis tant
de siècles le ciel et la terre en suspens ; ce mystère,
di&-je, ne s'achève qu'après le consentenient de
Marie : tant il a été nécessaire au monde que
Marie ait désiré son salut.
•^ Galat. IV, 19.
Mais ne crojons pas , chrétiens , que ses pr»»
miers désirs se soient refroidis. Ah ! elle est tou-
jours la même pour nous ; elle est toujours bonne,
elle est toujours mère. Cet amour de notre salut
vit encore en elle , et il n'est ni moins fécond , ni
moins efficace, ni moins nécessaire qu'il était
alors. Car Dieu ayant une fois voulu , que la va
lonté de la sainte Vierge coopérât efficacement
à donner Jésus-Christ aux hommes ; ce premier
décret ne se change plus , et toujours nous rece-
vons Jésus-Christ par l'entremise de sa charité..
Pour qu'elle raison? C'est parce que cette charité
maternelle qui fait naître, dit saint Augustin, les
enfants de [l'Église ,] ayant tant contribué au sa-
lut des hommes, danslincarnation du Dieu-Verbe,:
elle y contribuera éternellement dans toutes les
opérations de la grâce, qui ne sont que des dépen-
dances de ce mystère.
Donc , mes frères , dans tous vos desseins , dans
toutes vos difficultés, dans tous vos projets, re-
courez à la charité de Marie. Êtes- vous traversés,
allez à Marie. Si les tempêtes des tentations se
soulèvent , élevez vos cœurs à Marie : si sa co-
lère , si l'ambition , si la convoitise vous trou-
blent, pensez à Marie, implorez Marie'. Ses
prières toucheront le cœur de Jésus ; parce que
le cœur de Jésus est un cœur de fils , sensible à
la charité materneîle. Et que n'attendrons-noas
point de Marie, par laquelle Jésus même s'est
donné à nous? « mais si nous voulons, dit saint
« Bernard ' , recevoir l'assistance de ses oraisons ^
« suivons les leçons de sa vie. » Et que choisi-
rons-nous dans sa vie? Suivons toujours les mê-
mes principes : entendons que notre ruine étant
un ouvrage d'orgueil , le mystère qui nous répare
devait être l'œuvre de l'humilité ; et afin que nous
évitions la malédiction de la rébellion orgueilleuse
d'Eve, obéissons avec Marie pour être les vérita-
bles enfants de cette mère commune de tous les
fidèles *.
' s. Bem. mp. Mistus', ffom.n, n* 17, t i, col. 743.
» Append. Oper. S- Bernard, in Salve, Regina, Serm. u
n» I, t. II, col. 721.
* Le second point de ce sermon étant répété presque mot a
mot du premier point du précédent, nous l'avons supprimé.
D. Déforis avait fait un amalgame de ces deux discours , pour
éviter, dit-il , les répétitions. Mais il n'a pas songé aa défaut
de liaison et d'unité auquel il s'exposait , et qu'on aperçoit
en effet dans sa rédaction. Pour prévenir cet inconvénient .
nous avons laissé les deux sermons tels que Bossuet les a
composés. Le lecteur verra qu'en supprimant le second point
de celui-ci , il y a très-peu de répéUUons ; et que même dan»
les morceaux répétés il se trouve des différences notat)Ies.
II est à propos d'avertir ici que uous avons restitué aux ser-
mons pour les jours de rAnnonc4àtion, et de la Purification do
la sainte Vierge, le titre qu'ils portent dans le manuscrit ori-
ginal. Au temps où Bossuet prêchait, ces fêtes étaient rai-
gées comme elles le sont encore dans le Bréviaire romain »
parmi les fêtes de la sainte Vierge; et on a aussi suivi cet or-
dre en imprimant les sermons de Bourdaioue et des autrex
prédicateurs de ce siècle. Peut-être a-l-oa eu raison, dans les.
214
POUR LA FÊTE
AUTRE EXORDE
POUR LE M$ME JOUR.
Ad ubi veiiit plenitudo tempoiis, misitDeusFilium suum
factiim ex mulierc.
Quand le temps a été accompli. Dieu a envoyé son Fils
fait d'une femme. Gd\. iv, 4.
Comme Dieu est riche en bonté , il est magni-
fique en présents : il a aimé le genre humain , et
son amour libéral s'est signalé par ses dons. Mais
un Dieu ne doit rien donner qui ne soit digne de
lui : c'est pourquoi il a résolu de ne nous rien
donner de moins que lui-même. C'est ce qui fait
voir aujourd'hui au monde cette merveille inouïe,
ee miracle incompréhensible et qui étonne toute
la nature : un Dieu fait homme ; et l'apôtre nous
représente cet excès d'amour par les premiers
mots de mon texte : « Dieu a envoyé son Fils , »
misii Deus Filium suum.
Mais , messieurs , il ne suffit pas qu'un Dieu
se donne , il faut encore qu'on le reçoive ; sans
quoi le don serait inutile , et le mystère impar-
fait. Aussi s'est-il préparé lui-même les plus pu-
res entrailles du monde , et une vierge incompa-
rable le doit recevoir, non-seulement pour elle,
mais pour nous tous ; et au nom de tout le genre
humain. Tellement que , pour accomplir le des-
sein de Dieu, il ne fallait pas seulement qu'il
\înt au monde, mais il fallait encore qu'il y prit
naissance. Et c'est pour cela que le même apôtre,
après avoir dit , comme j'ai déjà remarqué , que
<^ Dieu nous a envoyé son Fils , » misit Deus Fi-
lium suum, ajoute , pour nous faire entendre le
mystère entier, qu'il a été « fait d'une femme , »
factum ex muliere.
Voilà donc en quoi consiste , si je ne me
trompe, tout le mystère de ce jour sacré : et vous
en avez l'abrégé en ces deux mots, un Dieu donné,
un Dieu reçu. Dieu se donne à nous en la per-
sonne du Verbe incarné ; tous ensemble nous le
recevons en la personne de la sainte Vierge, qui
ne le reçoit que pour nous. Ainsi nous avons
deux choses à considérer ; en Jésus le présent
divin : en Marie la respectueuse acceptation ; en
Jésus la bonté qui se communique : en Marie la
disposition pour s'en rendre digne ; en Jésus de
quelle manière Dieu se donne à nous : en Marie
ce qu'il nous faut faire pour le recevoir. Et c'est
à ces deux poirts principaux que je réduirai,
pour n'être pas long, toute l'économie de ce
discours.
nouveaux Bréviaires , de classer ces fêtes parmi celles des
Mystères; mais ce n'est point ici le lieu d'examiner cette
question. ( Édit. de rcrsailles. )
PREMIER SERMON
POUR L\ FÊTE
DE LA VISITATION DE LA SAINTE VIERGE.
Pourquoi Jésus tient-il sa vertu cachée dans ce mystère,^
La sainte société que le Fils de Dieu contracte avec nous ,
des plus grands mystères du christianisme. Trois mouve- ■
ments qu'il imprime dans le cœur de ceux qu'il visite. L'a-
baissement d'une âme qui se juge indigne des faveurs de son
Dieu, représenté dans Elisabeth : le transport de celle qui le
cherche , figuré en saint Jean : et la paix de celle qui le pos-
sède , marqué dans les dispoeitions de Marie.
Intravit in domum Zachariae , et salutavit ElisabeHi.
Marie entra en la maison de Zacharie, et salua ÉIp\
sabeth. Luc. i, 40.
C'est principalement aujourd'hui , et dans
sainte solennité que nous célébrons, que les lidè-l
les doivent reconnaître que le Sauveur est ud^
Dieu caché , dont la vertu agit dans les cœurs
d'une manière secrète et impénétrable. Je vois
quatre personnes unies dans le mystère que nous
honorons; Jésus et la divine Marie, saint Jean
et sa mère sainte Elisabeth : c'est ce qui fait tout
le sujet de notre évangile. Mais ce que j'y trouve
de plus remarquable, c'est qu'à la réserve du
Fils de Dieu toutes ces personnes sacrées y exer-
cent visiblement quelque action particulière. Eli-
sabeth, éclairée d'en haut, reconnaît la dignité
de la sainte Vierge, et s'humilie profondément
devant elle : Unde hoc miM'l Jean sent la pré-
sence de son divin maître jusque dans le sein de
sa mère, et témoigne des transports incroyables :
Exultavit infans\ Cependant l'heureuse Marie ,
admirant en elle-même de si grands effets de la
toute-puissance divine , exalte de tout son cœur
le saint nom de Dieu , et publie sa munificence.
Ainsi toutes ces personnes agissent , et il n'y a
que Jésus qui semble immobile : caché dans les
entrailles de la sainte Vierge , il ne fait aucun
mouvement qui rende sa présence sensible; et lui
qui est l'âme de tout le mystère , paraît sans
action dans tout le mystère.
Mais ne vous étonnez pas, âmes chrétiennes,
de ce qu'il nous tient ainsi sa vertu cachée; il a
dessein de nous faire entendre qu'il est ce moteur
invisible qui meut toutes cboses sans se mouvoir,
qui conduit tout sans montrer sa main : de sorte
qu'il me sera aisé de vous convaincre que si son
action toute-puissante nej?ous paraît pas aujour-
d'hui en elle-mêflhe dans le mystère, c'est qu'elle
se découvre assez dans l'action des autres qui n'a-
gissent et ne se remuent que par l'impression
I
1 Luc. I, 48,
î Ibid. 44 ,
DE LA VISITATIOM.
215
qu'il leur donne. C'est ce que vous verrez plus
évidemment dans la suite de ce discours : ou de-
vant vous entretenir des opérations de son Saint-
Esprit sur trois différentes personnes , j'ai besoin
plus que jamais du secours de ce même Esprit
qui les a remplies; et je dois tâcher d'attirer ses
grâces par l'intercession de celle à laquelle il se
communique si abondamment, qu'il se répand
sur les autres par son entremise. C'est la bien-
heureuse Marie , que nous saluerons avec l'ange :
Ave, gratia.
L'un des plus grands mystères du christianisme
c'est la sainte société que le Fils de Dieu contracte
avec nous , et la manière secrète dont il nous vi-
site. Je ne parle pas , mes très-chères soeurs , de
ces communications particulières dont il honore
quelquefois des âmes choisies ; et je laisse à vos
directeurs et aux livres spirituels de vous en ins-
truire. Mais outre ces visites mystiques, ne savons-
nous pas que le Fils de Dieu s'approche tous les
jours de ses fidèles ; intérieurement par son Saint-
Esprit , et par l'inspiration de sa grâce ; au de-
hors par sa parole , par ses sacrements et surtout
par celui de l'adorable eucharistie ?
Il importe aux chrétiens de connaître quels
sentiments ils doivent avoir lorsque Jésus-Christ
vient à eux ; et il me semble qu'il lui a plu de nous
l'apprendre nettement dans notre évangile. Pour
bien entendre cette vérité , remarquez , s'il vous
plaît, messieurs, que le Fils de Dieu , visitant les
hommes, imprime trois mouvements dans leurs
cœurs , et je vous prie de vous y rendre attentifs :
premièrement, sitôt qu'il approche , il nous ins-
pire, avant toutes choses , une grande et auguste
idée de sa majesté, qui fait que l'âme, tremblante
et confuse de sa naturelle bassesse, est saisie de-
vant Dieu d'un profond respect , et se juge indigne
des dons de sa grâce : tel est son premier senti-
ment. Mais , chrétiens , ce n'est pas assez : car cette
âme , ainsi abaissée , n'osera jamais s'approcher
de Dieu ; elle s'en éloignera toujours par respect ,
en reconnaissant son peu de mérite. C'est pour-
quoi , par un second mouvement , il presse au de-
dans son ardeur fidèle de s'approcher avec con-
fiance , et de courir à lui par de saints désirs ; c'est
le second sentiment qu'il donne. Enfin le troisième
et le plus parfait c'est que, se rendant propice à
ses vœux, il fait triompher sa paix dans son cœur,
comme parle le divin apôtre : Pax Ch.i-tiexultet
in cordibus vestris ' ; et la comble d'uae sainte
joie par ses chastes embrassements. Vous le sa-
vez, mestrès-cheres sœurs, vous qui êtes si exer-
cées dans les choses spirituelles, que c'est par
ces degrés que Dieu s'avance , que tels sont les
■ Col. UI, 15.
sentiments qu'il inspire aux âmes : se juger indi-
gnes de Jésus-Christ, c'est par cette humilité
qu'il les prépare; désirer ardemment Jésus-Christ,
c'est par cette ardeur qu'il les avance ; enfin pos-
séder en paix Jésus-Christ, c'est par cette tran-
quillité qu'il les perfectionne. Ces trois sentiments
paraissent dans notre Évangile nettement et dis-
tinctement, et avec un ordre admirable.
En effet ne voyez-vous pas sainte Elisabeth
qui considérant Jésus-Christ , qui l'honore de s:i
visite en la personne de sa sainte mère , recon-
naît humblement son i ndignité , en disant d'une
voix si respectueuse : Et un de hoc mihi, ut ve-
ntât mater Domini mei ad me '7 <''Et d'où me
« vient un si grand honneur, que la mère de mon
< Seigneur me visite ? » D'autre part ne voyez-
vous pas que ce sont des désirs ardents qui pres-
sent impétueusement le saint précurseur, lors-
que, tressaillant au sein de sa mère, il veut, ce
semble, rompre les liens qui l'empêchent de se
jeter aux pieds de sou Maître, et ne peut souffrir
la prison qui le sépare de sa présence : Eoculta-
vit infans in utero ejus '? Enfin n'entendez- vous
pas la voix ravissante de la bienheureuse Marie ,
qui , étant pleine de Jésus-Christ , et possédant en
paix ce qu'elle aime, s'épanche tout en actions
de grâces , et nous témoigne la joie de son ceeur
par son admirable cantique : Magnificat anima
mea Dominum^ : « Mon âme exalte le Seigneur,
« et mon esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur? »
Ainsi je ne craindrai pas de vous assurer qv.e j'au-
rai expliqué tout mon évangile, txwit le mystère
de cette journée, si je vous fais voir en ces trois
personnes, sur lesquelles Jésus caché agit aujour-
d'hui , l'abaissement d'une âme qui s'en juge in-
digne; c'est ce que vous remarquerez en Elisabeth :
le transport d'une âme qui le cherche; c'est ce
que vous reconnaîtrez en saint Jean : la paix
d'une âme q^ii le possède; c'est ce que vous ad-
mirerez en la sainte Vierge ; et c'est le partage
dfc ce discours.
PBEMIEfi POI^T.
II est bien juste, âmes chrétiennes, que la
créature s'abaisse lorsque son Créateur la visite ;
et le premier tribut que nous lui devons , quand il
daigne s'approcher de nous, c'est la reconnais-
sance de notre bassesse. Aussi est-ce pour cela
que je vous ai dit qu'aussitôt qu'il vient à nous
par sa grâce, le premier sentiment qu'il inspir«
c'est une crainte religieuse qui nous fait en quel-
que sorte retirer de lui par la considération du
peu que nous sommes. Ainsi lisous-nous , en saint
' Luc. 1,43.
' Ihid. 41.
3 Ibid 47.
aiG
POLTi LA FÊTE
Luc, qu« saiut Pierre n'a pas plutôt reconnu la
divinité de Jésus-Christ, par les effets miraculeux
de sa puissance, qu'il se jette Incontinent à ses
pieds, et, « Retirez- yous , Seigneur, lui dit-il,
« gardez-vous bien d'approcher de moi, parce
« que je suis un homme pécheur : « Exi a me,
quia honio peccator sutn, Domine '. Ainsi ce
pieux Centenier, que Jésus veut honorer d'une
visite , surpris d'une telle bonté , croit ne la pou-
voir reconnaître , qu'en confessant aussitôt qu'il
en est indigne : Domine, non sum dignus *. Ainsi
pour venir à notre sujet, et n'aller pas rechercher
bien loin ce qui se trouve si clairement dans no-
tre évangile; dès la première vue de Marie, dès le
premier son de sa voix , sa cousine sainte Elisa-
beth , qui connaît la dignité de cette Vierge , et
contemple par la foi le Dieu qu'elle porte , s'écrie
étonnée et confuse : « D'où me vient un si grand
n honneur, que la mère de mon Seigneur me vi-
« site? » Unde hoc mihi?
C'est, mes sœurs, cette humilité , c'est ce sen-
timent de respect , que l'exemple d'Elisabeth de-
vrait profondément graver dans nos cœurs : mais
pour cela il est nécessaire que nous concevions
sa pensée , et que nous pénétrions les motifs qui
l'obligent à s'humilier de la sorte. J'en remarque
deux principaux dans la suite de son discours, et
je vous prie de les bien comprendre. « D'où me
« vient cet honneur, dit-elle, que la mère de mon
« Seigneur me visite? » C'est sur ces paroles qu'il
faut méditer ; et ce qui s'y présente d'abord à
ma vue, c'est qu'Elisabeth nous témoigne que,
dans la visite qu'elle reçoit , il y a quelque chose
qu'elle connaît et quelque chose qu'elle nentend
pas. La mère de mon Seigneur vient à moi , voilà
ce qu'elle connaît et ce qu'elle admire : d'où vient
quelle me fait cet honneur ; c'est ce qu'elle ignore
etce qu'elle cherche. Elle voit la dignitéde Marie ;
et dans une telle inégalité elle la regarde de loin,
s'humiliant profondément devant elle. C'est la
bienheureuse entre toutes les femmes ; c'est la
mère de mon Seigneur, elle le porte dans ses
bénites entrailles : mater Domini mei: puis-je
lui rendre assez de soumission?
Mais pendant quelle admire toutes ces gran-
deurs, une seconde réflexion l'oblige à redoubler
ses respects. La mère de son Dieu la prévient par
une visite pleine d'amitié : elle sait bien connaî-
tre l'honneur qu'on lui fait ; mais elle n'en peut
pas concevoir la cause : elle cherche de tous cô-
tés en elle-même ce qui a pu lui mériter cette
grâce : D'où me vient cet honneur, dit-elle, d'où
me vient cette bonté surprenante? Unde hoc
mihi? qu'ai -je fait pour la mériter, ou quels
' Luc. V , 8.
» Matth. vin, 8.
services me l'ont attirée? Unde hocPLk^ mes
sœurs, ne découvrant rien qui soit digne d'un si
grand bonheur, et se sentant heureusement pré-
venue par une miséricorde toute gratuite , elle
augmente ses respects jusqu'à l'infini, et ne
trouve plus autre chose à faire sinon de présen-
ter humblement a Jésus-Christ , qui s'approche
d'elle, un cœur humilié sous sa main, et une
sincère confession de son impuissance.
Voilà donc deux motifs pressants qui la por-
tent aux sentiments de l'humilité , lorsque Jésus-
Christ la visite. Premièrement, c'est qu'elle n'a
rien qui puisse égaler ses grandeurs : seconde-
ment , c'est qu'elle n'a rien qui puisse mériter
ses bontés : motifs en effet très-puissants, par
lesquels nous devons apprendre à servir notre
Dieu en crainte, et à nous réjouir devant lui
avec tremblement. Car quelle indigence pareille
à la nôtre? puisque si nous n'avons rien par na-
ture , et n'avons rien encore par acquisition ,
nous n'avons aucun droit d'approcher de Dieu ,
ni par la condition ni par le mérite ; et n'étant
pas moins éloignés de sa bonté par nos crimes ,
que de sa majesté infinie par notre bassesse , que
nous reste-t-il autre chose , lorsfju'il daigne nous
regarder, sinon d'apprendre d'Elisabeth à révé-
rer sa grandeur suprême , par la reconnaissance
de notre néant , et à honorer ses bienfaits , en
confessant notre indignité?
Mais afin de ne le pas faire seulement de bou-
che , et d'avoir ce sentiment imprimé au cœur,
considérons avant toutes choses ce qu'exige de
nous la grandeur de Dieu; et encore que nulle
éloquence ne le puisse assez exprimer, pour nous
en former quelque idée posons d'abord ce pre-
mier principe : que ce qui gagne le respect des
hommes , ce sont les dignités qui tirent du pair,
qui donnent un rang particulier, qui sont uni-
ques et singulières. Voilà ce que les hommes ré-
vèrent : et, ce fondement étant supposé, qui
pourrait nous dire, mes sœurs, le respect que
nous devons au souverain Être? Il est seul en
tout ce qu'il est ; il est le seul sage , le seul bien-
heureux. Roi des rois. Seigneur des seigneurs,
unique en sa majesté , inaccessible en son trône ,
incomparable en sa puissance. De là vient que
Tertullien, tâchant d'exprimer magnifiquement
son excellence incommunicable , dit qu'il est « le
«souverain-grand, qui, ne souffrant rien qui
« s'égale à lui , s'établit lui-même une solitude
« par la singularité de sa perfection , » summum
magnum, ex defectione œmuli solitudinem
quamdam de singularitate prœsiantiœ suœ pos-
sidens '. Voilà une manière de parler étrange.
» Adv. Marcion. lib. i, n" 4.
DK LA VISITATION.
217
mais cet homme, accoutumé aux expressions
fortes, semble chercher des termes nouveaux,
pour parler d'une grandeur qui n'a point d'exem-
ple. Et surtout n'admirez- vous pas cette solitude
de Dieu, sjlitudincm de singularitate prœstan-
tiœ : solitude vraiment auguste , et qui doit ins-
pirer de profonds respects?
Mais cette solitude de Dieu nous donne encore,
ce me semble, une belle idée. Toutes les gran-
deurs ont leur faible : grand en puissance , petit
en courage : grand courage et petit esprit; grand
esprit dans un corps infirme , qui empêche ses
fonctions. Qui peut se vanter d'être grand en
tout ? Nous cédons et on nous cède ; tout ce qui
s'élève d'un côté s'abaisse de l'autre. C'est pour-
quoi il y a entre tous les hommes une espèce d'é-
galité : tellement qu'il n'y a rien de si grand , que
le petit ne puisse atteindre par quelque endroit.
Il n'y a que vous , ô souverain-grand , ô Dieu
étemel , qui êtes singulier en toutes choses, inac-
cessible en toutes choses , seul en toutes choses :
soHtudinern quamdam, etc. Vous êtes le seul
auquel on peut dire : <• 0 Seigneur, qui est sem-
« blable à vous ' : profond en vos conseils , ter-
« rible en vos jugements , absolu en vos volontés,
« magnifique et admirable en vos œuvres * ? »
Que si vous êtes si grand, si majestueux, mal-
heur à qui se fait grand devant vous ; malheur,
malheur aux têtes superbes, qui vont hautes et
levées devant votre face : vous frappez sur ces
cèdres et vous les déracinez ; vous touchez ces
orgueilleuses montagnes , et vous les faites éva-
nouir en fumée. Heureux ceux qui, vous sentant
approcher par vos saintes inspirations , craignent
de s'élever devant vous , de peur de vous exciter
à jalousie ; mais qui s'écrient aussitôt avec le
prophète : « Qu'est-ce que l'homme, ô grand
« Dieu, que vous vous en souvenez? ou qui sont
« les enfants des hommes, que vous leur faites
« l'honneur de les visiter ^? » Ils se cachent , et
votre face les illumine ; ils se retirent par respect,
et vous les cherchez ; ils se jettent à vos pieds , et
votre Esprit pacifique repose sur eux.
Apprenez , ô enfants de Dieu , de quelle sorte
il faut recevoir cette souveraine grandeur : mais
pour vous humilier plus profondément , sachez
que sa bonté vous prévient en tout; et que sa
grâce se montre grâce , eu ce qu'elle n'est attirée
par aucuns mérites. Rendez, rendez ici témoi-
gnage à sa miséricorde surabondante , vous pé-
cheurs qu'il a convertis, vous brebis perdues qu'il
a ramenées ; vous autrefois enfants de ténèbres ,
que sa grâce a faits enfants de lumière. Ne s'est-
• Ps. xxxrv, 10.
* Exod. XV, n.
» Ps. vni , 6.
il pas souvenu de vous dans le temps que vous
l'oubliiez? ne vousa-t-il pas poursuivis, quand
vous le fuyiez avec plus d'ardeur? ne vous a-t-il
pas attirés , quand vous méritiez le plus sa ven-
geance? Et vous, âmes saintes et religieuses,
qui marchez dans la voie étroite, qui vous avan-
cez à grands pas dans le chemin de la perfection ;
qui vous a inspiré le mépris du monde et l'amour
de la solitude? n'est-ce pas lui qui vous a choi-
sies, et ne lui confessez -vous pas tous les jours
que vous n'avez pas mérité ce choix? Je n'ignore
pas cependant que vous n'amassiez des mérites :
anathème à ceux qui le nient ; mais tous ces mé-
rites viennent de la grâce. Si vous usez bien de
la grâce , il est vrai que ce bon usage en attire
d'autres; mais il faut qu'elle vous prévienne,
pour vous sanctifier par ce bon usage. Ne voyez-
vous pas, dans notre Évangile, que ce n'est pas
Elisabeth qui vient à Marie; c'est Marie qui
cherche sainte Elisabeth , c'est Jésus qui prévient
saint Jean. Quel est, mes sœurs, ce nouveau
miracle? Jean doit être son précurseur, il doit
marcher devant sa face , il lui doit préparer les
voies; et néanmoins nous voyons manifestement
qu'il faut que Jésus-Christ le prévienne. Et qui
donc ne prévient-il pas, s'il prévient même son
précurseur? Que si nous sommes aussi prévenus,
de quoi pouvons-nous nous glorifier? sera-ce
peut-être du conmiencement? mais c'est là que
la grâce nous a éclairés , sans que nous l'ayons
mérité. Quoi, sera-ce donc du progrès? mais la
grâce s'étend dans toute la vie , et dans toute la
vie elle est toujours grâce : Fonsaquœ salien-
tis ' ; C'est un fleuve qui retient , durant tout son
cours , le nom qu'il a pris dans son origine ; c'est
« la grâce elle-même qui mérite d'être augmen-
« tée , afin que , par cet accroissement , elle mé-
« rite d'arriver à sa perfection : « Ipsa gralia
mereiiir augeri y ut aucta mereatur perfici, dit
saint Augustin '.
Que s'il est ainsi, chrétiens, que nous ne vi-
vions que par grâce , que nous ne subsistions que
par grâce; que tardons-nous à imiter sainte Eli-
sabeth? que ne disons-nous du fond de nos cœurs :
Unde hoc mihi? « D'où me vient un si grand
« bonheur? » d'où me vient cette faveur extraor-
dinaire? Ah! je ne l'ai point méritée; je ne la
dois , ô Seigneur, qu'à votre bonté. C'est le pre-
mier sentiment que la grâce inspire ; parce que
son premier ouvrage , c'est de se faire reconnaî-
tre grâce. Confessons donc, avant toutes choses ,
que nous sommes indignes des dons de Dieu :
Dieu alors nous en croira dignes , si nous avouons
ne l'être pas; si nous reconnaissons qu'il ne nous
' Joan. IV, 14.
' Ep. CLXXxvi , n» 10, t. II , col. 667.
218
POUR ÏA FÊTE
doit rien, Il se confessera notre débiteur. Il est
allé chez le Ceuteuier, parce qu'il se juge indigne
de le recevoir. Pierre se juge indigne d'appro-
cher de lui, il le fait le fondement de son corps
mystique. Paul se trouve indigne qu'on le nomme
apôtre, et il le fait le plus illustre de tous ses
apôtres. Jean-Baptiste s'estime indigne de lui
délier ses soufiers , qui est le plus vil office d'un
serviteur, et il le fait son meilleur ami : Amicus
Sponsi • ; et cette main qu'il juge indigne des
pieds du Sauveur, est élevée jusqu'à sa tête qu'il
arrose des eaux baptismales. Tant il est vrai ,
âmes chrétiennes, que ce qui nous mérite les
dons de la grâce , c'est de confesser humblement
que nous ne les pouvons mériter ; tellement que
l'humilité est l'appui de la confiance. Quiconque
s'est préparé par^I'humilité, peut ensuite s'aban-
donner aux désirs ardents dont nous allons voir
les sacrés transports en la personne de saint Jean-
Baptiste.
SECOND POINT.
Ce n'est pas assez à l'âme fidèle de s'humilier
devant Dieu et de s'en retirer, en quelque sorte ,
par le sentiment de sa bassesse. Après ce premier
mouvement, par lequel elle reconnaît son indi-
gnité, elle en doit ensuite ressentir un autre;
c'est-à-dire, un chaste transport, par lequel elle
coure à Dieu et s'efforce de s'unir à lui. Mais
est-il possible, mes sœurs, qu'un tel désir soit
raisonnable, et que des mortels comme nous
puissent porter si haut leurs pensées? Il n'est pas
permis d'en douter; et en voici la raison solide,
prise de la nature de Dieu nécessairement bien-
faisante. Je vous ai représenté sa grandeur su-
prême, qui éloigne de lui les créatures; il vous
faut maintenant parler de sa bonté, qui leur
tend la main et qui les invite : l'une et l'autre
sont inconcevables; et comme, me défiant de
mes forces, je me suis aidé pour la première
d'une forte expression de Tertullien , je me ser-
virai pour la seconde dun excellent discours
d'un autre docteur de l'Église : c'est le grand
saint Grégoire de Nazianze qui a mérité parmi
les Grecs le surnom auguste de Théologien , à
cause des hautes conceptions qu'il a de la nature
divine.
Ce grand homme invite tout le monde à dési-
rer Dieu , par la considération de cette bonté in-
finie qui prend tant de plaisir à se répandre ; ce
qu'ayant expliqué avec soin, il conclut enfin par
ces mots : « Ce Dieu , dit cet excellent theoio-
X gien% désire d'être désiré; il a soif, le pour-
ri riez- vous croire, au milieu de son abondance. »
» Joan. m , 29.
» Orat. XL, t. I, p. 657.
Mais quelle est la soif de ce premier Être? c'e«t
que les hommes aient soif de lui : sitit sittn.
Tout infini qu'il est en lui-même, et plein de
ses propres richesses, nous pouvons néanmoins
l'obliger : et comment pouvons-nous l'obliger?
C'est en lui demandant qu'il nous oblige; parce
qu'il donne plus volontiers que les autres ne re-
çoivent : ce sont les paroles de saint Grégoire.
Ne diriez- vous pas , chrétiens , qu'il vous re-
présente une source vive, qui, par la fécondité
continuelle de ses eaux claires et fraîches, sem-
ble présenter à boire aux passants altérés? Elle
n'a pas besoin qu'on la lave de ses ordures, ni
qu'on la rafraîchisse dans son ardeur; mais se
contentant elle-même de sa netteté et de sa fraî-
cheur naturelle, elle ne demande, ce semble,
plus rien , sinon que l'on boive , et que l'on vienne
se laver et se rafraîchir de ses eaux. Ainsi la na-
ture divine, toujours riche, toujours abondante,
ne peut non plus croître que diminuer, à cause
de sa plénitude : et la seule chose qui lui manque ,
si l'on peut parler de la sorte , c'est qu'on vienne
puiser en son sein les eaux de vie étemelle, dont
elle porte en elle-même une source infinie et iné-
puisable. C'est pourquoi saint Grégoire a raison
de dire qu'il a soif que nous ayons soif de lui ; et
qu'il reçoit comme un bienfait , quand nous lui
donnons le moyen de nous bien faire.
Cela étant ainsi, chrétiens, c'est faire injure
à cette bonté, que de n'avoir pas du désir pour
elle. De là les transports de saint Jean dans les
entrailles de sa mère. Il sent que son Maître le
vient visiter, et il voudrait s'avancw pour le re-
cevoir : c'est le saint amour qui le pousse , ce sont
des désirs ardents qui le pressent. Ne voyez-
vous pas , âmes saintes , qu'il tâche de rompre
ses liens par son mouvement impétueux? Mais
s'il demande la liberté, ce n'est que pour courir
au Sauveur ; et s'il ne peut plus souffrir sa pri-
son , c'est à cause qu'elle le sépare de sa présence.
C'est donc avec beaucoup de raison que nous
nous adressons à saint Jean-Baptiste, pour ap-
prendre à désirer le Sauveur des âmes ; puisqu'il
lui doit préparer les voies. C'est à lui de nous
inspirer des désirs ardents; et si vous recher-
chez , chrétiens , quel est le ministère du saint
précurseur, vous découvrirez aisément qu'il est
envoyé sur la terre pour faire désirer Jésus-
Christ aux hommes , et que c'est en cette ma-
nière qu'il lui doit préparer ses voies. En effet,
il faut vous faire entendre quel est le sujet de sa
mission ; et il faut qu'un autre saint Jean , disci-
ple et bien-aimé du Sauveur, vous explique la
fonction de saint Jean-Baptiste. Écoutez comme
il parle dans son Évangile : " Il y eut un homme
« envoyé de Dieu , dont le nom était Jean : cet
DE LA VISITATION.
319
• homme n'était point la lumière; mais il venait
« sur la terre, pour rendre témoignage de la lu-
« mière, » c'est-à-dire, de Jésus-Christ : Ao/i erat
ille lux, sed ut testimonium perhiberel de lu-
mine k N'étes-voiis pas étonnées, mes sœurs,
de cette façon de parler de l'évangéliste? Jésus-
Christ est la lumière, et on ne le voit pas : Jean-
Baptiste n'est pas la lumière , et non-seulement
on le voit; mais encore il nous découvre la lu-
mière même! Qui vit jamais un pareil prodige?
quand est-ce que l'on a ouï dire qu'il fallût mon-
trer la lumière aux hommes, et leur dire : Voilà
h soleil? N'est-ce pas la lumière qui découvre
toqt? n'est-ce pas elle dont le vif éclat vient ra-
nimer toutes les couleurs , et lever le voile obscur
et épais qui avait enveloppé toute la nature? Et
voici que l'Évangile nous vient enseigner que la
lumière était au milieu de nous sans être aperçue ,
et, ce qui est beaucoup plus étrange, que Jean,
qui n'est pas la lumière, est envoyé néanmoins
pour nous la montrer : Non erat ille lux!
Daus cet événement extraordinaire, chrétiens,
n'accusons pas la lumière de ce que nos yeux
infirmes ne la peuvent voir : accusons-eu notre
aveuglement; accusons la faiblesse d'une vue
tremblante, qui ne peut souffrir le grand jour.
C'est ce que le grand Augustin nous explique
délicatement, par ces excellentes paroles : Tain
injirmi sumus , per lucernam quœrimus diem^.
Saint Jean n'était qu'un petit flambeau : Erat
lucema ardens et lucens^-^ et « telle est notre
« infirmité, qu'il nous faut un flambeau pour
« chercher le jour : » il nous faut Jean-Baptiste
pour chercher Jésus, per lucernam quœrimus
diem : c'est-à-dire, mes très-chères sœurs , qu'il
fallait à nos faibles yeux une lumière douce et
tempérée, pour nous accoutumer au jour du midi ;
et qu'il nous fallait montrer de petits rayons pour
nous faire désirer de voir le soleil, que nous
avions entièrement oublié dans la longue nuit
de notre ignorance : car c'est en ceci principale-
ment qu'était déplorable l'aveuglement de notre
nature, et je vous prie de le bien entendre.
Nous avions premièrement perdu la lumière ;
« le soleil de justice ne nous luisait plus : « Sol
intell' (jentiœ non ortus esteis^. Non-seulement
nous lavions perdue ; mais nous en avions même
perdu le désir, et « nous aimions mieux les té-
« nèbres : » Dilexerunt homines magis tenebras,
quam lucem'^. Nous en avions non-seulement
perdu le désir; mais nous nous plaisions telle-
' Jnan. 1, 8.
» In Joan. Tract, il, n° 8, t. lu, part, il, col. 301.
* Joan. V, 35.
* Sap. T, 6.
* Joan. m , 19.
ment dans l'obscurité, l'ignorance de la vérité
nous était de telle sorte passée en nature , que
nous craignions de voir la lumière : nous fuyions
devant la lumière ; nous haïssions même la lu-
mière : car « celui qui fait le mal hait la lumière : «
Qui maie agit, odit lucem\ D'où nous venait
cet aveuglement , ou plutôt cette haine de la
clarté? Il faut que saint Augustin nous le fasse
entendre ; en remarquant certain rapport de l'en-
tendement aux yeux corporels, et de la lumière
spirituelle à la lumière sensible. Les yeux ont
été faits pour voir la lumière; et tu es faite,
âme raisonnable , pour voir la vérité éternelle,
qui illumine tout homme qui naît au monde.
« Les yeux se nourrissent de la lumière : » Luce
quippe pascuntur oculi noslri, dit saint Augus-
tin * ; et « ce qui fait voir, poursuit ce grand
« homme , que la lumière les nourrit et les for-
« tilie, c'est que s'ils demeurent trop longtemps
« dans l'obscurité , ils deviennent faibles et ma-
'< lades : » Cum in tenebris fuerint , injirmantur.
Et cela, pour quelle raison; si ce n'est, dit le
même saint , qu'ils « sont privés de leur nourri-
e tui^, et comme fatigués par un trop long jeûne :
Fraudati oculi cibo suo defatigantur et debili-
tantur, quasi quodamjejunio lucis? D'où il ar-
ri\ e encore un effet étrange , c'est que si l'on con-
tinue à leur dérober cette nourriture agréable :
ou vous les verrez enfin défaillir, manque d'ali-
ment, où, s'ils ne meurent pas tout à fait, ils
seront du moins si débiles , qu'à force de disconti-
nuer de voir la lumière, ils n'en pourront plus
supporter l'éclat ; ils ne la regarderont qu'à demi,
d'un œil incertain et tremblant. Ah! rendez-nous,
diront-ils, notre obscurité; ôtez-nous cette lu-
jnière importune : ainsi la lumière, qui était leur
vie , est devenue l'objet de leur aversion.
Chrétiens , ne sentons-nous pas qu'il nous en
est arrivé de même? qui ne sait que nous sommes
faits pour nous nourrir de la vérité? C'est d'elle
que doit vivre l'âme raisonnable : si elle quitte
cette viande céleste , elle perd sa substance et sa
force; elle devient languissante et exténuée ; elle
ne peut plus voir qu'avec peine; après, elle ne
désire plus de voir ; enfin elle ne hait rien tant
que de voir. Ah ! qu'il n'est que trop véritable ,
qu'il n'est que trop constant par expérience ! On
s'engage à des attachements criminels, on ne
cherche que les ténèbres ; les fumées s'épaissis-
sent autour de l'esprit, et la raison en est offusr
quée : celui qui est en cet état ne peut pas voir,
« la lumière de ses yeux n'est plus avec lui : »
Lumen oculorum meorum et ipsum non est
» Joan., ni, 20.
' In Joan. Tract, xiu, n" 5 , t. m, part, u, col. aw.
POUR LA FÊTE
320
mectt/M'. Voulez- vous être convaincus qu'il ne
veut pas voir : au milieu de ces ombres qui l'en-
vironnent , un sage ami s'approche de lui ; il ob-
serve s'il n'y a point quelque endroit par où on
lui puisse faire entrevoir le jour : mais il en dé-
tourne la vue ; il ne veut point voir la lumière ,
qui lui découvre une erreur qu'il aime et dont il
ne veut pas se désabuser : Oculos suos statue-
runt declinare in terram,'^.
C'est ainsi que sont les pécheurs, c'est ainsi
qu'était tout le genre humain : la lumière s'était
retirée , et avait laissé les hommes malades dans
un long oubli de la vérité. Que ferez- vous , ô di-
vin Jésus, splendeur éternelle du Père? montre-
rez-vous d'abord à nos yeux infirmes votre lu-
mière si vive et si éclatante? Non, mes sœurs,
il ne le fait pas ; il se cache encore en lui-même :
mais il se réfléchit sur saint Jean. Il envoie pre-
mièrement des rayons plus faibles pour fortifier
peu à peu notre vue tremblante et nous faire in-
sensiblement désirer la beauté du jour. Divin
précurseur, voilà votre emploi ; et vous commen-
cez aujourd'hui ce saint exercice.
Et en effet , ne voyez- vous pas que Jésus n'a-
git pas? il ne remue pas, il ne se montre pas, il
ne paraît pas encore en lui-même, et il brille
déjà en saint Jean. C'est pourquoi le bon Zacha-
rie compare Jésus-Christ au soleil levant : Visi-
tavit nos oriens ex alto^ : « L'orient, dit-il,
« nous a visités. « Et comment nous a-t-il visi-
tés ; puisqu'il est encore au sein de sa mère , et
qu'il ne s'est pas encore découvert au monde? Il
est vrai, nous dit Zacharie; mais c'est un soleil
qui se lève : on ne le voit pas encore paraître , il
n'est pas sorti de l'autre horizon; toutefois ne
voyez-vous pas qu'il nous a déjà visités? nous
voyons déjà poindre sa lumière , luire ses rayons;
en sorte qu'il éclaire déjà les montagnes, parce
qu'il a déjà lui sur son précurseur : Visitavit
nos oriens. Voyez comme il se réjouit de ce nou-
veau jour ; considérez avec quel transport il adore
cette lumière naissante : c'est qu'il nous veut ap-
prendre à la désirer. Car ne semble-t-il pas qu'il
nous dise par ce tressaillement admirable : Que
tardez-vous , mortels misérables , à courir au di-
vin Jésus ; pourquoi fuyez- vous sa lumière , qui
est la vie des cœurs , la paix des esprits , la joie
unique des yeux épurés, la viande incorruptible
des âmes fidèles? que n'allez-vous donc à Jésus?
que ne courez-vous à Jésus? Celui qui se fait sentir
au cœur d'un enfant , quels charmes aura-t-ilpour
les hommes faits? Il le fait tressaillir de joie jus-
que dans l'obscurité du sein maternel ; que sera-
' P$. XXXVII, II.
» Ibid. XVI, U.
*luç. 1,78.
ce donc dans son sanctuaire? et si ses premières
approches causent des transports si aimables , que
feront ses embrassements ?
Je ne me lasserai point de le répéter. Quoi , mes
sœurs, il ne paraît pas, il n'agit pas, il ne parle
pas, et déjà sa sainte présence remplit tout de
joie et de l'Esprit de Dieu ! Quel bonheur, quel
ravissement, de recevoir de sa bouche divine
les paroles de vie éternelle ; d'en voir couler un
fleuve d'eau vive , pour rafraîchir les cœurs alté-
rés; de lui voir miséricordieusement chercher les
pécheurs; d'entendre résonner sa voix paternelle,
qui appelle à soi tous ceux qui travaillent , et leur
promet un si doux repos : mais , quoi? de le con-
templer jusque dans sa gloire , de regarder à dé-
couvert sa divine face, et rassasier ses yeux éter-
nellement de ses beautés immortelles!
Ah ! que tardons-nous, âmes chrétiennes? que
n'excitons- nous nos désirs, que ne pressons-nous
nos ardeurs trop lentes? Ce n'est pas seulement
Jean qui sent de près ce divin Sauveur, qui dé-
sire ardemment sa sainte présence : de si loin que
Jésus-Christ a été prévu, il a été désiré avec
ferveur. « Mon âme , disait David , languit après
« vous : quand viendrai-je? quand m'approche-
« rai-je de la face de mon Seigneur? » Quando
veniam, et appareho antefaciem Dei^l Quelle
honte, quelle indignité, si, lorsqu'on soupire à
lui de si loin , ceux dont il s'approche , qui le
possèdent , ne s'en soucient pas 1 Car, mes frè-
res , n'est-il pas à nous , ne l'avons-nous pas sur
nos saints autels? lui-même, en sa propre subs-
tance , ne s'y donne-t-il pas à nous? S'il ne nous
est pas encore donné de l'embrasser dans son
trône, que ne courons-nous du moins à ses saints
autels? Courons donc à cette table mystique, pre-
nons avidement ce corps et ce sang ; n'ayons de
faim que pour cette viande , n'ayons de soif que
pour ce breuvage : car pour bien désirer Jésus ,
il ne faut désirer que lui. Désirons Jésus-Christ
avec transport ; nous trouverons en lui la paix de
nos âmes , cette paix qu'il vous faut montrer en
la bienheureuse Marie : et c'est par où je m'en vais
conclure.
TBOISIÈME POINT.
Voici l'accomplissement de l'œuvre de Dieu
dans les âmes qu'il a choisies. Il les purifie par
l'humilité, il les enflamme par les désirs; enfin
lui-même il se donne à elles , et leur amène avec
lui une paix céleste. Ce sont, mes sœurs,, les
chastes délices de cette sainte et divine paix qui
réjouissent la sainte Vierge en Notre-Seigneur,
et qui lui font dire d'une voix contente : « Mon
« âme exalte le nom du Seigneur, et mon esprit
' Ps. XU , 3.
DE LA VISITATION.
221
se réjouit ea Dieu mon sauveur : » Magnificat
anima mea Dominum \ Certainement son âme
est en paix , puisqu'elle possède Jésus-Christ. Et
c'est aussi pour cette raison, que, ne pouvant
assez expliquer cette paix inconcevable des âmes
pieuses , je m'adresse à la sainte Vierge ; et je
vous prie d'en apprendre d'elle les incomparables
douceurs, en parcourant ce sacré cantique qui
ravit aujourd'hui le ciel et la terre. Mais pour en
comprendre la suite, il faut vous représenter,
comme en raccourci , les instructions qu'il con-
tient, que nous examinerons ensuite en détail
dans le peu de temps qui nous reste.
Pour cela, je partage ce cantique en trois.
Marie nous dit , avant toutes choses , les faveurs
que Dieu lui a faites. « Il a, dit-elle, regardé
• mon néant; il m'a fait de très-grandes choses,
• il a déployé sur moi sa puissance. » Elle parle
secondement du mépris du monde , et considère
sa gloire abattue : « Dieu a dissipé les superbes ,
« Dieu a déposé les puissants ; et pour punir les
•' riches avares , il les a renvoyés les mains vi-
« des. » Enfin elle conclut son sacré cantique en
admirant la vérité de Dieu et la fidélité de ses
promesses : « Il s'est souvenu de sa miséricorde ,
« ainsi qu'il l'avait promis à nos pères, >> sicut
locuhis est ad paires nostros ^ Voilà trois choses
qui semblent bien vagues , et n'ont pas apparem-
ment grande liaison : néanmoins elle est admi-
rable, et je vous prie , mes soeurs, de le bien en-
tendre; car il me semble que le dessein de la
sainte Vierge , c'est d'exciter les cœurs des fidè-
les à aimer la paix que Dieu donne. Pour leur
en montrer la douceur, elle leur en découvre d'a-
bord le principe : principe certainement admira-
ble ; c'est le regard de Dieu sur les justes, sa bonté
qui les accompagne , sa providence qui veille sur
eux : Respexit humilitatetn ancillœ suœ ^ ; c'est
ce qui fait naître la paix dans les saintes âmes.
Mais parce que l'éclat des faveurs du monde , et
les vaines douceurs qu'il promet, les pourraient
détourner de celles de Dieu , elle leur montre
secondement le monde abattu , et sa gloire dé-
truite et anéantie. Enfin , comme ce renversement
des grandeurs humaines, et l'entière félicité des
âmes fidèles ne nous paraît pas en ce siècle; de
peur qu'elles ne se lassent d'attendre, elle affer-
mit leur esprit dans la paix de Dieu , par la cer-
titude de ses promesses. Voilà l'ordre et l'abrégé
du sacré cantique : peut-être ne paraît-il pas
encore assez clair ; mais j'espère bien, chrétiens,
que je vous le ferai aisément entendi'e.
Considérons donc, avant toutes choses, le
' Lw. 1 , 47.
' Ibid. 55.
» Ibid. 48.
r principe de cette paix ; et comprenons-en la dou-
ceur, par la cause qui la fait naître. Dites-la-nous,
ô divine Vierge ! dites-nous ce qui réjouit votre
esprit en Dieu. « C'est, dit-elle, qu'il m*a re-
« gardée ; c'est qu'il lui a phi de jeter les yeux
« sur la bassesse de sa servante : ■> Quia respe-
xit humililatem ancillœ suœ. Il nous faut en-
tendre , mes sœurs, ce que signifie ce rcg«ird de
Dieu , et concevoir les biens qu'il enferme. Re-
marquez, dans les Écritures, que le regard de
Dieu sur les justes signifie , en quelques endroits ,
sa faveur et sa bienveillance ; et qu'il signifie , ea
d'autres passages, son secours et sa protection.
Dieu ouvre sur eux un œil de faveur; il les re-
garde comme un bon père, toujours prêt à écouter
leurs demandes; c'est ce que veut dire le roi-
prophète : Oculi Do mini super justos , et aures
ejus in preces eorum « : « Les yeux de Dieu sont
« arrêtés sur les justes , et ses oreilles sont atten-
« tives à leurs prières ; « voilà le regard de fa-
veur. Mais , mes sœurs , le même prophète nous
expliquera , dans un autre psaume , le regard de
protection : Ecce oculi Domini super metuen-
tes euniy et in eis qui sperant super mise ri-
cordia ejus ' : « Voilà, dit-il, que les yeux de
« Dieu veillent continuellement sur ceux qui le
«craignent;» et cela, pour quelle raison? L't
eruat a morte animas eorum, et alat eos in
famé ^ : « Pour délivrer leurs âmes de la mort,
« et les nourrir dans la faim. » Voilà ce regard
de protection par lequel Dieu veille sur les gens
de bien , pour détourner les maux qui les mena-
cent. C'est pourquoi le même David ajoute aus-
sitôt : « Notre âme attend après le Seigneur,
« parcôqu'il est notre protecteur et notre secours : »
Anima nostra sustinet Dominum; quoniam
adjutor et protector noster est^. Une âme assu-
rée de ce double regard, que peut-elle souhai-
ter pour avoir la paLx? C'est ce que veut dire la
très-sainte Vierge , lorsqu'elle nous apprend que
Dieu la regarde.
En effet c'est elle, mes sœurs, qui est singu-
lièrement honorée de ce double regard de la Pro-
vidence : Dieu l'a regardée d'un œil de faveur,
lorsqu'il l'a préférée à toutes les autres femmes ;
et que dis-je, à toutes les femmes? mais aux an-
ges , mais aux séraphins, et à toutes les créatu-
res. Le regard de protection a veillé sur elle ,
lorsqu'il en a détourné bien loin la corruption du
péché, Jes ardeurs de la convoitise, et les malé-
dictions communes de notre nature : c'est pour-
quoi elle chante avec tant de joie. Écoutez comme
' Ps. XXXIII , le.
' Ibid. 18.
' Ibid. 19.
* Ibid. ao.
222
POUR LA FÊTE
elle célèbre la faveur de Dieu . Fecit mihi ma-
gna qui potens est ' : il m'a , dit-elle , comblée
de ses grâces. Mais voyez comme elle se loue de
sa protection : Fecit potentiam in hrachio suo * :
« Son bras a montré en moi sa puissance; » il m'a
remplie de ses grâces et m'a fait de si grandes
choses , que nulle créature ne les peut égaler, ni
nul entendement les comprendre : Fecit mihi
magna. Mais s'il a ouvert sur moi ses mains li-
bérales pour combler mon âme de biens, il a pris
plaisir d'étendre son bras pour en détourner tous
les maux : Fecit poie^itiam. C'est donc particu-
lièrement l'heureuse Marie qui est favorisée de ces
deux regards de bienveillance et de protection :
Quia respexit humilitatem.
Mais néanmoins , âmes chrétiennes , âmes sain-
tes et religieuses , vous en êtes aussi honorées ;
et c'est ce qui doit mettre votre esprit en paix,
Pourrai-je bien exprimer cette vérité? sera-t-il
donné à un pécheur de pouvoir parler dignement
de ïa paix des âmes innocentes? Disons, mes
sœurs , ce que nous pourrons : parlons de ces dou-
ceurs inconcevables , pour en raffraîchir le goût
à ceux qui les sentent, et en exciter l'appétit à
ceux qui ne les ont pas expérimentées. Oui , cer-
tainement, ô enfants de Dieu, il vous regarde
avec bienveillance, il découvre sur vous sa face
bénigne. Il montre un visage terrible lorsqu'une
conscience coupable , nous reprochant l'horreur
de nos crimes, fait que Dieu nous paraît en juge,
avec une face irritée. Mais lorsqu'au milieu d une
bonne vie il fait naître dans les consciences une
certaine sérénité , il montre alors un visage ami
et tranquille; il calme tous les troubles,^ il dis-
sipe tous les nuages. Le fidèle qui espère eu lui
ne le regarde plus comme juge : il ne le voit plus
que comme un bon père , qui l'invite doucement
à soi ; de sorte qu'il lui dit plein de confiance :
« 0 Dieu, vous êtes mon protecteur : » Dicam
Deo : Susceptor meus es^-^ et il lui semble que
Dieu lui réponde : 0 âme fidèie , je suis ton sa-
lut : Die animœ meœ : Salus tua ego sum ^ :
tellement qu'il jouit d'une pleine paix, parce
qu'il est à couvert sous la main de Dieu ; et de
quelque côté qu'on le menace , il s'élève du fond
de son cœur une voix secrète qui le fortifie et lui
fait dire avec assurance : Si Deus pro nobis,
qui contra nos F « Si Dieu est pour nous , qui sera
« contre nous ^ ? » « Le Seigneur est mon salut ,
« qui craindrai-je? le Seigneur est le protecteur
« de ma vie, devant qui pourrais-je trembler '' ? »
' Luc. I, 49
» Ibid. 51.
3 Ps. XI 1 , 10.
* Ibid. xxxiv,3
» JRom. Tiu, 31.
• Ps. XXVI, I.
Telle est, mes sœurs, cette paix cachée que
Dieu donne à ses serviteurs ; paix que le monde
ne peut entendre, et qui, chassée du milieu du
siècle par le tumulte continuel , semble s'être re-
tirée dans vos solitudes. Mais n'en disons rien
davantage : n'entreprenons pas de persuader par
nos discours , ce que la seule expérience peut faire
connaître; et ne pouvant vous la représenter en
elle-même , finissons enfin ce discoms en vous en
disant quelque effet sensible. C'est , mes sœurs ,
le mépris du monde qui paraît dans la suite de
notre cantique ; de la fausse paix qu'il promet, des
vaines douceurs qu'il fait espérer. Car cette âme
appuyée sur Dieu ; qui goûte les douceurs de sa
sainte paix , qui a mis son refuge dans le Très-
Haut : jetant ensuite les yeux sur le monde,
quelle voit bien loin à ses pieds; du haut de son
refuge inébranlable, ô Dieu, qu'il lui semble pe-
tit , et qu'elle le voit bien d'une autre manière
que ne fait pas le commun des hommes : Mais en
quel état le voit-elle? Elle voit toutes les gran-
deurs abattues, tous les superbes portés par
terre ; et dans ce grand renversement des choses
humaines , rien ne lui paraît élevé que les simples
et humbles de cœur. C'est pourquoi elle dit avec
Marie : Dispersit superbos ' : « II a dissipé les
« superbes , « déposait patentes * , « il a déposé les
« puissants, » exaltavit humiles, « et il a relevé
« ceux qui étaient à bas. «
Entrez, mes sœui-s, dans ce sentiment, qui
est le sentiment véritable de la vocation reli-
gieuse : et afin de le bien entendre représentez-
vous, s'il vous plaît, cette étrange opposition
de Dieu et du monde. Tout ce que Dieu élève ,
le monde se plaît de le rabaisser ; tout ce que le
monde estime , Dieu se plaît de le détruire et de
le confondre : c'est pourquoi Tertullien disait
si éloquerament, qu'il y avait entre eux de l'é-
mulation ; Estœmulatio divinœ reiethumanœ ^.
En effet , nous le voyons par expérience. Qui sont
ceux que Dieu favorise? ceux qui sont humbles,
modestes et retenus. Qui sont ceux que le monde
avance ? ceux qui sont hardis et entreprenants :
ne voyez- vous pas l'émulation? Qui sont ceux
que Dieu favorise ? ceux qui sont simples et sin-
cères. Qui sont ceux que le monde avance? ceux
qui sont lins et dissimulés. Le monde veut de la
violence, pour emporter ses faveurs : Dieu ne
donne les siennes qu'à la retenue ; et il n'est rien ,
ni de plus grand devant Dieu , ni de plus inutile
selon le monde , que cette médiocrité tempérée
en laquelle la vertu consiste. Voilà donc une ému-
lation entre Jésus-Christ et le monde : ce que
' Lucï, 51.
^ Ibid. 52.
' Apolog. L° 60.
DE LA VISITATION.
323
l'un élève, Tautre le déprime; et ce combat du-
rera toujoui-s, jusqu'à ce que le siècle finisse.
Et c'est pourquoi, mes sneurs, le monde a deux
faces. Il y en a qui le considèrent dans les biens
présents, et il y tn a qui jettent les yeux sur la
dernière décision du siècle à venir. Ceux qui re-
gardent le bien présent , ils donnent, mes sœurs,
l'avantage au monde ; ils s'imaginent déjà qu'il
a la victoire , parce que Dieu , qui attend son
temps , le laisse jouir un moment d'une ombre de
félicité : ils voient ceux qui sont dans les grandes
places, ils admirent leur abondance : Voilà, di-
sent-ils, les seuls fortunés, voilà les heureux ....
Beatum dixerunt populum cui hœc sunt '. Cest
le cantique des enfants du monde. Juges aveugles
et précipités! que n'attendez-vous la fin du com-
bat, avant d'adjuger la victoire? viendra le ré-
vers de la main de Dieu , qui brisera comme un
verre, qui fera évanouir en fumée toutes ces
grandeurs que vous admirez. C'est ce que regarde
la divine Vierge, et avec elle les enfants de Dieu ,
qui jouissent de la douceur de sa paix. Ils voient
bien que le monde combat contre Dieu; mais
ils savent que les forces ne sont pas égales. Ils ne
se laissent pas éblouir de quelque avantage ap-
parent , que Dieu laisse remporter aux enfants du
siècle : ils considèrent l'événement , que la jus-
tice de Dieu leur rendra funeste. C'est pourquoi
ils se rient de leur gloire ; et au milieu de la pompe
de leur triomphe , ils chantent déjà leur défaite.
Ils ne disent pas seulement que Dieu dissipera les
superbes ; mais il les a , disent-ils, déjà dissipés ,
dispersit, réduits à rien : ils ne disent pas seu-
lement qu'il déposera les puissants ; ils les voient
déjà à ses pieds, tremblants et étonnés de leur
chute. Et pour vous, ô riches du siècle, qui vous
imaginez avoir les mains pleines , elles leur sem-
blent vides et pauvres , parce que ce que vous te-
nez ne leur paraît rien : ils savent qu'il s'écoule
ainsi que de l'eau : Divites dimisit inanes. Voilà
donc toute la grandeur abattue : Dieu est triom-
phant et victorieux. Quelle joie à ses enfants,
chrétiens, de voir ses ennemis tombés à ses
pieds , et ses humbles serviteurs qui lèvent la
tête ! Eux que le monde méprisait si fort, les voilà
mis et établis dans les hautes places : Exaltavit
humiles; eux que le monde croyait indigents.
Dieu les a remplis de ses biens : Esurientes im-
pie vit bonis'.
0 victoire du Tout-Puissant ! ô paix et conso-
lation des âmes fidèles ! Chantez , chantez , mes
sœurs , ce divin cantique ; c'est le véritable can-
tique de celles qiù ont méprisé le siècle ; chantez
la défaite du monde , l'anéantissement des gran-
» Ps. CXLHI, 15.
' Luc. I, 53.
deurs humâmes, leurs richesses détruites, leur
pompe évanouie en fumée, moquez-vous de son
triomphe d'un jour, et de sa tranquillité imagi-
naire. Et vous qui courez après la fortune, qui ne
trouvez rien de grand que ce qu'elle avance , ni
rien de beau que ce qu'elle donne , ni rien de
plaisant que ce qu'elle goûte ; pourquoi vous en-
tends-je parler de la sorte? n'étes-vous pas les
enfants de Dieu ? ne portez-vous pas la marque
de son adoption , le caractère sacré du baptême ?
La terre n'est-ce pas votre exil ; le ciel n'est-il
pas votre patrie? pourquoi vous entends-je admi-
rer leraonde?Si vousêtesdeJérusalera, pourquoi
vous entends-je chanter le cantique deBabylone?
Tout ce que vous me dites du monde , c'est un
langage barbare que vous avez appris dans votre
exil. Oubliez cette langue étrangère, parlez le
langage de votre pays. Ceux que vous voyez jouir
des plaisirs , ne les appelez pas les heureux ; c'est
le langage de l'exil : Beatum dixerunt.... Ceux
dont le Seigneur est le Dieu, voilà les véritables
heureux ' ; c'est ainsi qu'on parle en votre patrie.
Consolez-vous dans cette pensée , vivez en paix
dans cette pensée ; et apprenez de la sainte Vierge,
pour maintenir en paix votre conscience : pre-
mièrement , que le Seigneur vous regarde ; se-
condement, assurés sur cet appui immuable, ne
vous laissez pas éblouir aux grandeurs du monde,
dites qu'il est déjà abattu, regardez la gloire
future; troisièmement, si le temps vous semble
trop long , regardez la fidélité de ses promesses :
Sicut locutus est. Ce qu'il a dit à Abraham sera
accompli deux mille ans après : il a envoyé son
Messie , il achèvera le reste successivement ; et
enfin nous verrons un jour l'étemelle félicité ,
qu'il nous a promise. Amen.
THOISIEME P0I5T
DU jVIême sermon
PRÊCHÉ DEVAST LA. REIXE D'ANCLEIEBBB.
Caractère d'une véritable paix : quel en est le principe. Ma-
nière bien différente dont les enfants du monde et les enfants
de Dieu la coosidérent. Discours à la reine d\\Qgleterre.
Encore que cette paix admirable de toutes les
nations chrétiennes , paix si sagement ménagée ,
si glorieusement conclue et si saintement affer-
mie*, soit un illustre présent du ciel, etun gage de
' Ps.CLUtt, 15.
* Ce troisième point embrasse !a même matière qui est trai-
té? dans le dernier point du sermon précédent; mais les diffé-
rences considérables qu'il renferme, nous ontengagé à le don-
ner ici en entier.
La pais dont il est ici quesUon est celle des Pyrénées, con-
clue entre la France et l'Espagne dans l'Ue des Faisans, au
POUR LA FÊTE
224
la bonté de Dieu envers les hommes ; néanmoins
oe ne sera pas cette paix dont je vous explique-
rai les douceurs : et celle dont je dois parler est
beaucoup plus relevée , et sans comparaison plus
divine ; car je dois parler de la paix qui fait que
l'âme de la sainte Vierge , possédant le Fils de
Dieu en elle-même , glorifie le saint nom de Dieu ,
et se réjouit de tout son esprit en Dieu son Sau-
veur. Qui ne voit que cette paix toute céleste, que
Dieu donne , est infiniment au-dessus de celle que
les hommes négocient? et néanmoins cette paix
humaine étant un crayon et une ombre de la paix
divine et spirituelle dont je dois vous entretenir,
servons-nous de cette image imparfaite pour re-
monter jusques au principe original , et prendre
une idée certaine de la vérité.
Je demande avant toutes choses : Que conce-
vons-nous dans la paix , et que veut dire ce mot?
N'en recherchons pas , chrétiens , des définitions
éloignées ; mais que chacun de nous s'explique à
lui-même ce qu'il entend par la paix. Paix , pre-
mièrement , signifie repos : dans la guerre oq s'a-
gite et on se remue ; dans la paix on respire et
on se repose. C'est pourquoi on aime la paix ;
parce que , la nature humaine étant presque tou-
jours agitée , rien ne doit tant flatter son inquié-
tude que la douceur du repos, qui soulage son
travail et relâche sa contention.
Mais , en disant que la paix est un repos , l'a-
vons-nous entièrement expliquée ? en avons-nous
formée l'idée tout entière? Il me semble, pour
moi , que ce mot de paix a encore quelque chose
de plus touchant ; et voici ce que c'est , si je ne
me trompe : c'est que le repos peut être fort court,
et la paix nous fait espérer une longue tranquillité.
En effet, n'avons-nous pas vu que lorsqu'on a
publié la suspension d'armes, comme un préparatif
à la paix , on a cru voir déjà quelque commence-
ment de repos ? mais ce repos n'est pas une paix ,
parce qu'il n'est pas permanent. Après que le
traité est conclu , et que l'alliance jurée établit
une concorde certaine , c'est alors que la paix est
faite : de sorte que , pour bien expliquer la paix
et en comprendre toute l'étendue , il la faut dé-
finir un repos durable , et une tranquillité perma-
nente. Et ainsi la paix doit avoir deux choses :
réjouir les cœurs par le repos , et les assurer par
ia consistance ; c'est ce que la paix nous fait es-
pérer, et c'est pourquoi nous l'aimons : c'est ce que
fa paix de ce monde ne nous donne pas , c'est
pourquoi nous devons soupirer sans cesse après
une paix plus divine.
mois de novembre IG69 , après nne guerre de vingt-cinq ans.
Le mariage de l'infante avec Louis XIV fut un des principaux
Articles de cette paix, et c'est ce qui fait dire à Bossuet qu'elle
a été saintement affermie. (Édit. de DéforLs.)
Marie nous la représente dans son cantique :
elle nous montre le repos et la consistance éta-
blie sur un fondement inébranlable. Quel est ce
fondement , chrétiens ? écoutez la divine Vierge :
« Mon âme glorifie le Seigneur, et mon esprit se
« réjouit en Dieu mon Sauveur. » Mais quelle est
la cause de cette joie , et d'où vient ce ravisse-
ment? C'est , dit-elle, que « Dieu a jeté les yeux
« sur la bassesse de sa servante » : Quia respe-
xil humUitatem ancillœ suce. Arrêtons-nous là ,
chrétiens; et ne cherchons pas plus loin le prin-
cipe de cette paix , qui réjouit son âme en notre
Seigneur. Ce qui produit cette paix divine , c'est
le regard de Dieu sur les justes : sa bonté qui les
accompagne , sa providence qui veille sur eux ,
c'est ce qui leur donne le repos et la consistance.
Et, afin de le bien comprendre, remarquez
avec moi, dans les Écritures, deux regards de
Dieu sur les gens de bien : un regard de faveur
et de bienveillance , c'est ce qui les met en re-
pos ; un regard de conduite et de protection .
c'est ce qui rend leur repos durable. Dieu ouvre
sur les justes un œil de faveur; il les regarde
comme un bon père , toujours prêt à écouter leurs
demandes. Le roi-prophète l'exprime en ces
mots : Oculi Domini super justos, etaures ejus
in preces eorum ' : « Les yeux de Dieu sont sur
« les justes, et ses oreilles sont attentives à leurs
« prières. » 0 justes , reposez-vous en celui dont
la faveur et la bienveillance se déclarent envers
vous si ouvertement. Mais ce repos sera-t-il du-
rable ? n'y aura-t-il rien qui le trouble et rejette
vos âmes dans l'agitation? Non, ne craignez rien,
ô enfants de Dieu : car, outre ce regard de bien-
veillance, il y a un regard de protection, qut
prend garde aux maux qui vous menacent.
« Voilà , dit le même David ' , que les yeux de
« Dieu veillent continuellement sur ceux qui le
« craignent , et qui établissent leur espérance sur
« sa miséricorde. » Et pourquoi? « Pour délivrer
« leurs âmes de la mort, et les nourrir dans la
« faim. » Voyez le regard de protection par le-
quel Dieu veille sur les gens de bien , et empê-
che que le mal ne les approche. C'est pourquoi
il ajoute aussitôt après : « Notre âme attend le
« Seigneur, parce qu'il est notre protecteur et
« notre secours : » Anima nostra sustinet Domi-
mtm, quia adjutor et protector noster esP . Une
âme ainsi regardée de Dieu , que oeut-elle désirer
pour avoir la paix.
C'est pourquoi l'heureuse Marie , toute pleine
de cette paix admirable, ne s'occupe plus qu'à
louer son Dieu dans les marques de sa faveur,
' Ps. xxxin, 16.
' Jhld. xxxu , 18.
3 Ibid. 20.
DE LA VISITATION.
225
dans les assurances de sa protection. <• Le Tout-
« Puissant, dit-elle, a fait en moi de grandes
« choses : " Fecit mihi magna qui potens est;
c'est ce qui explique la faveur : Fecit potentiam
in brachio suo ; c'est ce qui regarde la protec-
tion. Il a fait en moi de grandes choses , par le
témoignage de sa faveur et l'inondation de ses
grâw< Mais s'il a ouvert sur moi ses mains libé-
rîûes pour comhler mon âme de biens, il a pris
plaisir d'étendre son bras pour en détourner
tous les maux : Fecit potentiam in brachio suo.
Ames saintes et religieuses, ce n'est pas seu-
lement la divine Vierge qui est honorée de ces
deux regards : tous les fidèles serviteurs de Dieu
se réjouissent ensemble dans sa maison, à la lu-
mière de sa faveur et sous l'ombre de sa protec-
tion toute-puissante : Snb umbra alarum tua-
ruin protège nos '. Cest pourquoi la paix de
Dieu triomphe en leurs cœurs, comme dit l'apô-
tre saint Paul ' ; et la marque de cette paix , c'est
que le monde ne les touche plus. Car, en effet ,
cette âme appuyée sur Dieu, qui a rais, comme
dit David, son refuge dans le Très-Haut : Altis-
simum posuisti rejugium tuum ^ ; jetant ensuite
les yeux sur le monde, qu'elle voit bien loin à
ses pieds : ô Dieu , qu'il lui semble petit du haut
de ce refuge inébranlable ; et qu'elle le voit bien
d'une autre manière que ne fait pas le commun
des hommes ! Elle voit toutes les grandeurs abat-
tues , tous les superbes portés par terre ; et dans
ce grand renversement des choses humaines, rien
ne lui parait élevé que les simples et humbles de
cœur : c'est pourquoi elle dit avec Marie : Di-
spersit superbos, « Dieu a dissipé les superbes, »
deposuit patentes, « il a déposé les puissants, »
et exaltavit humiles, « et il a relevé ceux qui
« étalent à bas. »
Voici un effet admirable de cette paix dont je
parle, et il ne le faut point passer sous silence.
A ce que je vois , chrétiens , ce n'est pas ici une
paix commune : Dieu veut qu'elle soit accompa-
gnée de l'appareil d'un grand triomphe ; et s'il
donne la paix à ses serviteurs , ce n'est pas en
faisant leur accord avec leur ennemi abattu. Car,
en effet , quel est l'ennemi de Dieu , et par con-
séquent de ses serviteurs, des enfants de Dieu?
Vous ne l'ignorez pas , mes très-chères sœurs ;
vous savez que c'est le monde et ses pompes.
Tout ce que Dieu élève , le monde se plaît à le
rabaisser ; tout ce que le monde estime , Dieu se
plaît de le détruire et de le confondre : c'est pour-
quoi TertuUien disait si éloquemment , qu'il y
avait entre eux de l'émulation : Est œmulatio
• Pa. XVI , 8.
» Coloi. m , 15.
' P» XC,9.
BOSSVET. — TOM£ Ut.
divinœ reiet humanœ\ Que signifie, mes sœurs,
cette émulation , si ce n'est que Dieu et le monde
se contrarient éternellement , comme par un des-
sein prémédité? Qui sont ceux que Dieu favorise?
ceux qui sont modestes et retenus. Qui sont ceux
que le monde avance ? ceux qui sont hardis et
entreprenants. Qui sont ceux que Dieu favorise?
ceux qui sont simples et sincères. Qui sont ceux
que le monde avance? ceux qui sont fins et dissi-
mulés. Le monde veut de la violence , pour em-
porter ses faveurs ; Dieu ne donne les siennes qu'à
la retenue : l'un demande un cœur ferme, droit et
flexible ; l'autre a besoin de tours subtils , souples
et accommodants : et il n'est rien, ni de plus puis*
sant selon Dieu, ni de plus inutile selon le monde,
que cette médiocrité tempérée en laquelle la vertu
consiste.
Voilà donc une émulation nécessaire de Jésus-
Christ et de ses iidèles , contre le monde et ses
sectateurs; et cette guerre durera toujours , jus-
qu'à ce que le siècle finisse. C'est pourquoi le
monde a deux faces, et il y a sur la terre deux
sortes de paix ; ily a la paix des pécheurs, paccm
peccatorum videns ' ; il y a la paix de Dieu et
de ses enfants, « qui surpasse toute intelligence, »
pax Dei, quœ exsuperat omnem sensum^ Cha-
cun .croit jouir de la paix ; parce que chacun
croit avoir gagné la victoire. D'où vient cette di-
versité, et comment arrive-t-il que deux ennemis
croient sortir victorieux d'un même combat ? c'est
que les uns regardent les biens présents, et les
autres jettent les yeux sur la dernière décision
du siècle à venir. Ceux qui considèrent les biens
présents donnent précipitamment l'avantage au
monde : ils s'imaginent qu'il a la victoire ; parce
que Dieu, qui attend son heure, le laisse jouir
pour un temps dune ombre trompeuse de félicité :
ils voient ceux qui sont dans les grandes places,
ils admirent leurs délices et leur abondance : Voilà,
s'écrient-ils, les seuls fortunés.... Beatumdixe-
runt populum oui hœc sunl^\ c'est le cantique
des enfants du monde.
Juges aveugles et précipités ! que n'attendez-
vous la fin du combat, avant que d'adjuger la
victoire ? Viendra le revers de la main de Dieu ,
qui brisera comme un verre toute cette grandeur
que vous admirez et qui vous éblouit. C'est à quoi
regarde la divine Vierge, et avec elle les enfants
de Dieu , qui jouissent de la douceur de sa paix.
Ils voient bien que le monde combat contre Dieu;
mais ils savent que les forces ne sont pas égales.
Ils ne se laissent pas éblouir de quelque avantage
' Apolog. n" 60,
» Ps. HXil , 3.
î Philipp. 1T,7.
* P3. CXUU , Ift.
226
apparent, queDieu abandonne et laisse remporter
aux enfants du siècle : ils considèrent l'événement,
que sa justice enfin leur rendra funeste. C'est pour-
(juoi ils se rient de leur gloire ; et au milieu de la
-pompe de leur triomphe, ils chantent déjà leur
défaite, lis ne disent pas seulement que Dieu dis-
tiipera les superbes, mais qu'il les a déjà dissi-
pés : Dispersit superbos : ils ne disent pas seule-
ment que Dieu renversera les puissants du monde ;
ils les voient déjà à ses pieds , tremblants et éton-
nés de leur chute. Et pour vous, ô riches du siècle ,
qui vous imaginez être pleins , serrez vos trésors
tant qu'il vous plaira ; ils ne laissent pas de vous
reprocher que vos mains sont vides, parce que
ce que vous tenez ne leur paraît rien : ils savent
qu'il s'écoule à travers les doigts ainsi que de
l'eau , sans que vous puissiez le retenir : Divites
dimisit inanes. Et d'autre part, chrétiens , pen-
dant que les ennemis de Dieu tombent àses pieds,
ses humbles serviteurs lèvent la tête ; eux que le
monde méprisait si fort, les voilàétablis dans les
grandes places : Exallavit humiles ; ewx que le
monde croyait indigents, Dieu les a remplis de
ses biens : Esurientes implevit bonis. Telle est
la victoire du Tout-Puissant ; et le fruit de cette
victoire , c'est la paix qu'il donne à ses serviteurs
par la défaite infaillible de leurs ennemis.
Chantez cette victoire, mes très-chères sœurs ;
entonnez avec Marie ce divin cantique : publiez
la défaite du monde; chantez ses richesses dis-
sipées , son éclat terni , sa pompe abattue , sa
gloire évanouie en fumée : moquez-vous de son
triomphe d'un jour, et de sa tranquillité imagi-
naire. 0 aveuglement déployable de ceux qui
courent après la fortune ; qui ne trouvent rien de
grand que ce qu'elle élève , ni rien de beau que
ce qu'elle pare, ni rien de plaisant que ce qu'elle
donne ! Vous laissez ces sentinients aux enfants
du siècle; mais vous , ô filles de Jérusalem, sain-
tes héritières du ciel , vous parlez le langage de
votre patrie : quoique le monde étale avec pompe
ses grandeurs et ses vanités , vous ne vous cou-
ronnez pas de ses fleurs qui seront en un moment
desséchées, et pendant qu'il brille par un vain
éclat , vous reconnaissez son faible dans son in-
constance.
Madame*, Votre Majesté a ces sentiments
imprimés bien avant au fond de son âme; et
l'exemple de sa constance en a fait des leçons à
toute la terre. Le monde n'est plus capable de
vous tromper; et cette âme vraiment royale que ses
adversités n'ont pas abattue, ne se laissera non
plus emporter à ses prospérités inopinées. Grande
et auguste reine, en laquelle Dieu a montré à nos
' Henriette-Marie de France, veuve de Charles 1", roi d'An-
gU'krre. {Edit. de Déforis. )
POUR LA TÊTE
jours un spectacle si surprenant de toutes les ré-
volutions des choses humaines, et qui seule n'ê-
tes point changée au milieu de tant de change-
ments, admirez éternellement ses secrets conseils
et sa conduite impénétrable. Ceux qui raisonnent
des rois et de leurs États selon les lois de la poli-
tique, chercheront des causes humaines de ce
changement miraculeux* : ils diront à Votre
Majesté, qu'on peut être surpris pour un temps;
mais qu'enfin on a horreur des mauvais exem-
ples : que la tyrannie tombe d'elle-même, pen-
dant que l'autorité légitime se rétablit presque
sans secours; par le seul besoin qu'on a d'elle,
comme d'une pièce nécessaire : et qu'une longue
et funeste épreuve ayant appris aux peuples cette
vérité, ce trône injustement abattu s'affermit par
sa propre chute.
Mais Votre Majesté est trop éclairée, pour ne
porter pas son esprit plus haut. Dieu se montre
trop visiblement dans ces conjonctures impré-
vues ; et comme il n'y a que sa seule main qui
ait pu calmer la tempête , il faut encore cette
même main pour empêcher les flots de se soule-
ver. Il le fera , INIadame , nous l'espérons : et si
nos vœux sont exaucés , peut-être arrivera-t-il ;
car qui sait les secrets de la Providence ? Après que
Dieu a rétabli le trône du roi, sa bonté disposera
tellement les choses que le roi rétablira le trône
de Dieu. Mais cette affaire, Madame, se doit
traiter avec Dieu , non avec les hommes ; par des
prières et des vœux , non par des conseils ni par
des maximes humaines. Il n'y a que sa sagesse
profonde qui connaisse le terme préfix , qui a été
ordonné avant tous les temps , aux malheureux
progrès de l'erreur, et aux souffrances de son
Eglise. C'est à nous d'attendre avec patience l'ac-
complissement de son œuvre, et d'en avancer
l'exécution, autant qu'il est permis à des mortels,
par des prières ardentes. Votre Majesté, Madame,
ne cessera jamais d'en répandre; et quoi qu'il
arrive ici-bas , Dieu lui en rendra dans le ciel une
récompense éternelle : c'est le bien que je lui sou-
haite , et à toute cette audience.
* Le changement miraculeux dont parle ici Bossuet a pour
objet l'élévaUon de Charles II, lils de Charles 1" et de U^n-
riette, sur le trône d'Angleterre. Ce prince fut proclame irA
à Londres le 8 mai 1660. ( Édit. de Déforis. )
DE LA VISITATION.
237
DEUXIÈME SERMON
rota I.A rtTE
DE LA VISITATION DE LA SAINTE VIERGE,
PRÊCHÉ DEVANT UNE CONCnÉCATIOS DE PUtTRES.
Union de ITÎvangile avec la loi. La Synagogue figurée «lans
fJù^betti, et l'Église en Marie. Caractère de l'une etile l'au-
tre. Esprit de fervetir, dont les prélres doivent être animes :
pureté qui leur est nécessaire. Sainteté inviolable des mystères
qu'il» traitenL Condescendance qu'ils doivent avoir pour les
faibles. Quel est le vrai sacrilice de la nouveUe loi.
Intra%-it Maria in domum Zacharise, et salutavit Elisabeth.
Marie étant entrée dans la maison de Zacharie, elle
salua Elisabeth. Luc. i , 40.
Jésus- Christ, messieurs, étant envoyé pour
être la lumière du monde; aussitôt qu'il y eut
fait sa première entrée, aussitôt il commença
dVt>seigner les hommes. Encore que vous le voyiez
aujourd'hui dans les entrailles de sa sainte mère,
sans parole , ce semble , et sans action , ne vous
persuadez pas qu'il se taise. Étant la parole du
Père éternel , non-seulement tout ce qu'il fait et
tout ce qtfil souffi'c, mais encore tout ce qu'il
est , parle , et d'une manière très-intelligible , à
ceu.x qui ont , comme vous , l'esprit exercé dans
la connaissance des divins mystères. Je vous prie,
mes frères, de jeter les yeux sur cette belle struc-
ture de l'univers. Y a-t-il aucune partie où il ne
paraisse de l'art et de la raison? Combien la dis-
position en est -elle sage! combien l'harmonie
en est- elle juste ! comme toutes choses y sont
mesurées , quel ordre et quelle conduite y règne
partout! D'où vient cette beauté, et d'où vient
cet ordre dans cette grande machine du monde ?
C'est à cause qu'elle a été faite par le Fils de
Dieu, qui étant né de l'intelligence du P è re, comme
sa parole et son Verbe, est lui-même tout rai-
son, tout sagesse, tout entendement. De là vient,
messieurs , que cet univers est un ouvrage si bien
entendu, un ouvrage de raison et d'intelligence ;
parce qu'il est tiré sur une idée infiniment belle,
qu'il vient d'une science très-accomplie , et de
cette raison souveraine qui est tout ensemble
et le Verbe et le Fils de Dieu par qui toutes choses
ont été faites , par qui elles seront toujours gou-
vernées.
Mais si le monde fait reluire de toutes parts
tant d'art, tantde raison, tantd'intelligence , parce
qu'il a été fait par le Fils de Dieu ; quels trésors
de sagesse seront enfermés en ce chef-d'œuvre
incompréhensible de l'humanité qui lui est unie ,
où Dieu a recueilli toutes les merveilles de sa puis-
sance ! S'il fait paraître tant de sagesse dans l'ou-
vrage qu'il a produit hors de lui-même , combien
en aura-t-il fait (-clater dans r»>;ivrage qu'il n
produit afin de se l'unira lui-même; je veux tlire
dans l'humanité, qu'il s'est rendue propre par
cette union si intime ! Et si nous apprenons des
Lettres sacrées, que ce monde publie la gloire de
Dieu par un langage qui se fait entendre jus-
qu'aux peuples les plus barbares ' ; à plus forte
raison doit-on dire que tout ce qui se fait en Jé-
sus est plein de s^igessc ; qu'il parle hautement
et divinement, même lorsqu'il semble le plus
qu'il se taise ; qu'il nous enseigne avant que de
naître ; et que le ventre de sa sainte mère n'est
passeulement le sanctuaire de ce Dieu fait homme,
ni le lit chaste et virginal où il consomme son
mariage avec l'humanité son épouse ; mais encore
que c'est une chaire, où ce docteur céleste com-
mence à prêcher les saintes vérités de son Evan-
gile. Saint Jean l'entend , et il saute d'aise ; et
cette éloquence muette va émouvoir le cœur d'un
enfant, jusque dans le sein de sa mère. Rendons-
nous attentifs, messieurs, à cette prédication de
Jésus , qui ne frappe point les oreilles , mais qui
parle si fortement aux esprits; écoutons ce que
le Sauveur nous veut dire , et considérons dans
cette pensée le mystère que nous honorons.
Encore qu'il pourrait peut-être sembler que
l'Évangile et la loi fussent bien éloignés ; toute-
fois vous savez , messieurs , qu'il n'y a rien qui
soit mieux uni, et que Jésus-Christ n'est venu
au monde que pour accomplir la loi et les pro-
phéties par les vérités de son Évangile. C'est ce
qui fait dire à Tertullien : 0 Christum in novis
veterem * ! « 0 que Jésus-Christ est ancien dans
« sa nouveauté ! » Et de là vient que ce grand
homme l'appelle, en un autre endroit , l'Illumi-
nateur des antiquités ; parce qu'il n'y a dans la loi
ni point ni virgule , si je puis parler de la sorte ,
qui ne trouve son vrai sens en Jésus-Christ seul ;
et que Jésus-Christ n'a jamais fait un seul pas,
que pour accomplir exactement, et de point en
point, ce qui était écril^de lui dans la loi. Ainsi ,
quelque différence qui nous y paraisse , Moïse et
Jésus-Christ se touchent de près ; la Synagogue
et l'Église se tendent les mains : et je considère
aujourd'hui dans la visite que rend Marie à Elisa-
beth, et dans leurs embrassements mutuels, l'É-
vangile qui baise la loi , l'Église qui embrasse la
Synagogue. Voilà l'âme, voilà le sens de la mys-
térieuse variété de ce grand spectacle , de Jésus-
Christ allant à saint Jean , de Marie visitantsainte
Elisabeth, d'un enfant qui saute de joie, de sa
mère qui prophétise , d'une Vierge qui éclate en
actions de grûces. Vous verrez que toutes les cir»
constances de l'histoire de notre évangile con
' Ps. XTiii, 1 etseqq.
» 4(iv. Marc. lib.TV, n' 21.
IS.
228
POUR LA FÊTE
viennent si bien et si justement à la vérité que
(c vous propose, que vous admirerez sans doute
avec moi la conduite impénétrable de l'Esprit de
Drcu dans la dispeusation des mystères.
Entrons donc, messieurs, en cette matière
avec le secours de la grâce; étalons les richesses
des secrets célestes, exerçons nos entendements
dans le champ des Écritures sacrées : c'est là no-
tre véritable exercice. Considérons premièrement
les raisons pour lesquelles Elisabeth tient la place
de la Synagogue ; et Marie celle de l'Église ; après
cela nous verrons, dans les sincères embrasse-
ments de ces charitables cousines , la loi ancienne
et la loi nouvelle qui vont à la rencontre l'une
de l'autre. Et c'est le sujet de cette méditation,
en laquelle nous trouverons des instructions sa-
lutaires pour comprendre la dignité et tous les
devoirs de notre ordre : si bien qu'il paraîtra
manifestement que de toutes les solennités par les-
quelles nous honorons la très-sainte Vierge , celle-
ci était une des plus dignes d'être choisies singu-
lièrement par la congrégation des prêtres.
PREMIER POINT.
La première chose que je remarque , dans le
tableau que je vous présente de l'Évangile em-
brassant la loi , de Marie saluant sainte Elisa-
beth , c'est l'-âge bien différent de ces deux cou-
sines. L'Évangile nous montre sainte Elisabeth
dans une extrême vieillesse, et la divine Marie
dans la fleur de lâge; et je vois en la vieillesse
d'iilisabeth la mourante caducité de la loi ; et dans
la jeunesse de la sainte Vierge, l'éternelle nou-
veauté de l'Église, i^ jeunesse de l'Église est
telle, messieurs, que le temps n'est pas capable
de l'altérer, ni de s'acquérir aucun droit sur elle.
Les choses éternelles ont cela de propre , qu'elles
ne vieillissent jamais; au contraire ce qui doit
périr ne cesse jamais de tendre à sa fin , et par
conséquent il vieillit toujours. C'est pourquoi
l'apôtre, parlant de la lof, « Ce qui vieillit, dit-
« H , est presque aboli '. » Ainsi la Synagogue
vieillissait toujours , parce qu'elle devait être un
jour abolie. L'Église chrétienne ne vieillit jamais,
parce qu'elle doit durer éternellement. Car, mes-
sieurs , vous n'ignorez pas que comme l'Église
remplit tous les lieux, elle doit aussi remplir tous
les temps. La fin du monde ne limitera point sa
durée : alors elle cessera d'être sur la terre ; mais
elle commencera de régner au ciel : elle ne sera
pas éteinte; mais elle sera transférée en un lieu
de gloire , où elle demeurera toujours florissante
dans une perpétuelle jeunesse. Et d'où vient cette
jeunesse éternelle? C'est que l'éternité n'aura qu'un
U>Jbr. TMl, 13
seul jour, parce que dans l'éternité rien ne passe;
ce n'est qu'une présence continuée, une présence
qui ne coule point. Saint Jean le représente ex-
cellemment dans l'Apocalypse ' : « Ils n'auront
« point, dit-il, besoin de soleil, parce que le Sei-
« gneur Dieu sera leur lumière; et ils régneront
« aux siècles des siècles. » Remarquez , s'il vous
plaît, cette conséquence : le Seigneur Dieu sera
leur lumière, et ils régneront aux siècles des siè-
cles. Pourquoi les choses d'ici-bas périssent-elles,
sinon parce qu'elles sont sujettes au temps qui se
perd toujours et qui entraîne avec soi, ainsi qu'un
torrent, tout ce qui lui est attaché, tout ce qui
est dans sa dépendance? Le soleil, qui nous
éclaire , fait en môme temps et défait les jours ; H
fait tout ensemble et défait le temps , par la ra-
pidité de son mouvement. Mais le soleil qui éclai-
rera le siècle futur, ce sera Dieu même. Ce soleil
ne porte pas sa lumière d'un lieu en un autre par
la rapidité de sa course , il est tout à tous , il est
éternellement devant tous, il éclaire toujours
et demeure toujours immobile. C'est pourquoi,
comme nous disions , l'éternité n'aura qu'un seul
jour; et ce jour n'aura ni couchant ni aucune
différence d'heures : et l'Église des prédestinés,
qui n'aura point d'autre soleil que son Dieu , fixée
immuablement dans l'éternité, sera toujoui-s dans
la nouveauté. 0 beau jour, et ô jour unique de l'é-
ternité bienheureuse, quand verrons-nous ta sainte
lumière , qui ne sera cachée par aucune nuit , qui
ne sera obscurcie par aucun nuage 1 0 sainte Sion ,
où toutes choses sont stables et éternellement
permanentes; qui nous a précipités sur ces eaux
courantes , dans ce flux et reflux des choses hu-
maines?
Mais, chrétiens, réjouissons-nous : si nous
vieillissons dans ce monde selon notre homme
animal , l'Église , dont nous faisons partie selon
l'homme spirituel, ne vieillit jamais ; pai-ce qu'au
lieu de tendre à sa fin , à la manière des choses
mortelles, elle tend à cette jeunesse éternelle de
la bienheureuse immortalité. C'est donc avec
beaucoup de raison qu'Elisabeth vieille repré-
sente la Synagogue prête à tomber ; et Marie ,
dans la fleur de l'âge , l'Église de Jésus-Christ
toujours jeune , toujours forte, toujours vigou-
reuse. Donc, mes frères, puisque l'esprit du
christianisme est un esprit de jeunesse et de nou-
veauté, « purifions-nous du vieux levain, »
comme dit l'apôtre ^ ; que notre zèle ne vieillisse
pas, qu'il soit toujours jeune et toujours fervent.
La philosophie dit que les jeunes gens sont
comme naturellement enivrés; parce que leur
sang chaud et bouillant est semblable , en quel'
» Apoc. XXII, 6.
' I. Cor. V, 7.
DE LA VISITATION.
22fl
îïwe sorte, à un vin fumeux et plein d*esprits,
qui les rend toujours ardents , toujours animés
dans la poursuite de leurs entreprises. Si nous
voulons vivre, messieurs, selon cette jeunesse
spirituelle de la loi de grâce, il faut être toujours
fervents, toujours intérieurement enivrés de ce
vin de la nouvelle alliance , que Jésus-Christ pro-
met aux fidèles dans le royaume de Dieu son
Père , c'est-à-dire , dans son Église. C'est le Sau-
veur Jésus-Christ lui-même , qui compare à un
vin nouveau l'esprit de la loi nouvelle ; et c'est
afin que nous entendions que de même que le
vin nouveau chasse tout ce qui lui est étranger^
et se purge lui-même par sa propre force , ainsi
nous devons conserver cet esprit nouveau du
christianisme, dans sa force et dans sa ferveur :
afin qu'il chasse toutes nos ordures, et qu'il éloi-
pie cette froideur paresseuse qui nous rend lents
et comme engourdis dans les œuvres de piété.
Mais cette sainte et divine ardeur, qui est le
vrai esprit du christianisme , doit se trouver par-
ticulièrement dans notre ordre ; et nous la de-
vons tous les jours apprendre du sacrifice que
nous célébrons. L'apôtre , dans la divine épître
aux Hébreux, jugeant de la loi par le sacerdoce ,
conclut que « la loi de Moïse doit être abolie ,
« parce que son sacerdoce devait passer : » Trans-
lata enim sacerdotio, necesse est ut et legis
Iranslatiofiat ■. En effet , quelles étaient les vic-
times de ces anciens sacrificateurs? C'étaient des
animaux égorgés ; tout y sentait la corruption
et la mort : dignes victimes, dignes sacrifices
d'une loi vieillie et mourante. Mais il n'en est
pas de la sorte du sacrifice de la nouvelle al-
liance. Notre victime est morte une fois, mais elle
est ressuscitée pour ne mourir plus. L'hostie que
iwus présentons est vivante : le sang du Nouveau
Testament, que nous répandons mystiquement
sur ces saints autels, n'est pas le sang d'une
victime morte; c'est un sang tout vif et tout
chaud, si je puis parler de la sorte : tellement
que nous devrions être toujours fervents , nous
qui offrons au Père étemel une victime toujours
nom'elle, et un sang qui ne souffre point de froi-
deur. Ni le temps, ni l'accoutumance, qui ra-
lentissent ordinairement la ferveur des hommes
«e devraient point diminuer la nôtre ; parce que
notre victime , qui ne change point , veut tou-
jours trouver en nous une même ardeur. Cepen-
dant nous vieillissons tous les jours, quand notre
première ferveur se perd , au lieu que nous de-
vrions toujours être jeunes ; parce que le carac-
tère que nous portons nous oblige d'être les mem-
bres les plus fervents du corps de l'Église , qui
»^ //car. TU, I».
est toujours jeune , et qui , pour cette raison ,
nous est figurée dans la jeunesse de lu sainte
Vierge.
Et non-seulement l'âge de Marie nous re pré-
sente la sainte Église , mais encore son état de
perpétuelle virginité. Je sais que le mariage est
sacré, et que « son lien est très -honorable en
« tout et partout : » Honorahile connubium in
omnibus '. Mais, si nous le comparons à la sainte
virginité, il faut nécessairement avouer que le
mariage sent la nature , et que la virginité sent
la grâce. Et si nous considérons attentivement
ce que dit l'apôtre, de la virginité et du ma-
riage , nous y trouverons une peinture parfaite
de la Synagogue et de l'Église chrétienne. « L'une
« est tout occupée du soin des choses du monde : »
Cogitai quœ sunt mundi^\ c'est le but de la
Synagogue qui a pour partage la rosée du ciel
et la graisse de la terre , de rare cœli et de pin-
guedine /erra? ^; elle n'a que des promesses ter-
restres, cette terre coulante de lait et de miel.
Mais que fait la virginité? « Elle est unique-
« ment occupée du soin des choses du Sei
« gneur : » Cogitât quœ Domini S2int^. C'est le
but de la sainte Église « qui ne considère point
« les choses visibles , mais les invisibles , » «on
conte mplantibits nobis quœ videntur^ sed quœ.
non videntur^. C'est, messieurs, cet unique ob-
jet que se doivent proposer les prêtres , qui , par
l'éminence du sacerdoce, font la paitie la plus
relevée et la plus céleste de la sainte Église. Si
l'Église est un ciel , on peut dire que les prêtres
sont comme le premier mobile ou plutôt comma
les intelligences qui meuvent ce ciel, et qui ue^
reçoivent leurs mouvements que de Dieu : aussi
sont-ils appelés des anges ^.
Mais continuons de vous faire voir la figure
de l'Église dans la sainte Vierge, et celle de la
Synagogue dans Elisabeth. Vous savez que cette
Vierge très-pure était mariée, et c'est par ce di-
vin mariage qu'elle nous représente encore mieux.
l'Église. Car j'apprends de saint Augustin '< qo&
le mariage de Joseph avec Marie , n'étant point
lié par les sentiments de la chair, n'avait point
d'autre nœud de soa union que la foi mutuelle
qu'ils s'étaient donnée; et c'est là aussi c* qui
joint l'Église avec Jésus-Christ son époux. La
foi de Jésus est engagée à l'Église; celle de l'É-
glise à Jésus : Sponsabo te viihi infide^ : « Jj3
' Hebr.\n\,\.
' I. Cor. vil , al.
» Gen. XXVll , 28.
« I. Cor. VII , 3i.
* II. Cor. iv, 18.
• Apoc. n , I et seqq.
' Contra Julian. tib v, rap. xil , if 4», U X»"col. «ai.
» Oiee. u, io.
230
POUR LA FÊTE
« vous rendrai mon épouse par une inviolrible
« fidélité, ■' par une fidélité réciproque, y/f/e/)w-
dicitiœ cojijugalis ».
Mais ce que je trouve très-remarquable , c'est
qu'Elisabeth vivant avec son mari, l'Écriture la
nomme stérile. Marie , au contraire , fait profes-
sion d'une perpétuelle virginité; et la même
Écriture, qui ne ment jamais, la fait voir fé-
conde. Voyez la stérilité de la Synagogue , qui
d'elle-même ne peut engendrer des enfants au
ciel; et la divine fécondité de l'Église, de la-
quelle il est écrit : Lœtare , sterilis, quœ non
paris' : « Réjouissez-vous , stérile, qui n'enfan-
" tiez point. « Toutefois , messieurs , la stérile
enfante; Elisabeth a un fils aussi bien que la
sainte Vierge : aussi la Synagogue a-t-el!e en-
fanté; mais des figures et des prophéties. Elisa-
beth a conçu ; mais un précurseur à Jésus , une
voix qui prépare les chemins : Marie enfante la
vérité même.
Et admirez ici, chrétiens, la dignité de la
Vierge aussi bien que celle de la sainte Église,
par le rapport qu'elles ont ensemble. Dieu engen-
dre son Fils dans l'éternité par une génération
ineffable , autant éloignée de la chair et du sang
(jue la vie de Dieu est éloignée de la vie mortelle.
Ce Fils unique , engendré dans l'éternité , doit
être engendré dans le temps. Sera-ce d'une ma-
nière charnelle? Loin de nous cette pensée sa-
crilège I il faut que sa génération dans le temps
soit une image très-pure de sa chiiste génération
dans l'éternité. Il n'appartenait qu'au Père éter-
nel de rendre Marie féconde de son propre Fils ;
puisque ce Fils lui devait erre commun avec Dieu,
il fallait que Dieu fit passer en elle sa propre fé-
condité : engendrer le Fils de Dieu ne devait pas
être un effet d'une fécondité naturelle; il fallait
une fécondité divine. 0 incroyable dignité de
I^iarie!
Mais rÉglisc, le croiriez-vous? entre en par-
tage de cette gloire. Il y a une double fécondité
'^n Dieu, celle de la nature et celle de la charité
•^ui fait des enfants adoptifs : la première est
commun i(pée à Marie ; la seconde est communi-
quée à l'Eglise : et c'est, messieui-s, l'honneur
de notre ordre , parce que nous sommes établis
ministres de cette mystérieuse génération des en-
fants de la nouvelle alliance. C'est notre honneur,
mais c'est notre crainte : l'une et l'autre généra-
tion demande une pureté angélique; l'une et
l'autre produit le Fils de Dieu. Noti'e mauvaise
vie n'empêche pas que la grâce ne passe par nos
mains au peuple fidèle. Les mystères que nous
traitons sont si saints , qu'ils ne peuvent perdre
• 5. Jufftixf. de bono f Idial. u" b, t. VI, col. 37 1.
» Gai. lY, 27.
leur vertu, même dans des mains sacrilèges;
mais la condamnation demeure sur nous : comme
celui qui viole le sacré baptême , quoi qu'il fasse,
il ne le peut perdre. Ce caractère, imprimé par
le Saint-Esprit, ne peut être effacé par les mains
des hommes : « il pare le soldat et convainc le
« déserteur : » Ornât militem , convincit deserlo
rem\ Ainsi les mystères que nous traitons ne
perdent pas leur force dans les mains des prêtres ,
quoique ces mains soient souvent impures. Mais
comme des mystères profanés portent toujours
quelque malédiction avec eux : n'étant pas juste
qu'elle passe au peuple , elle s'accumule sur le
ministre ; comme la paix retourne à nous, quand
on ne la reçoit pas : autant qu'il est en nous,
nous les maudissons; autant qu'il est en nous,
nous leur donnons des mystères vides de grâces,
mais des mystères pleins de malédictions , parce
que nous les leur donnons profanés.
Évitons cette condamnation, donnonsau Saint-
Esprit des organes purs ; ne contraignons point
cet Esprit sacré de se servir de mains sacrilèges :
autrement , il se vengera. Il se servira de nous ,
puisqu'il l'a dit, pour la sanctification des autres,
tout indignes que nous soyons d'un tel ministère :
mais autant de bénédictions que nous donnerons
sur le peuple, [autant] de malédictions [nous
prononcerons] contre nous. Imitons la pureté de
Marie , qui nous représente si bien celle de l'É-
glise dont nous avons l'honneur d'être les mi-
nistres.
SECOND POINT.
Il me reste maintenant à vous proposer la
partie la plus mystérieuse de notre évangile.
Vous avez déjà vu que la loi est figurée dans
Elisabeth, l'Église chrétienne en la sainte Vierge •
il faut maintenant qu'elles se rencontrent. Déjà
vous voyez qu'elles sont cousines , pour montrer
que la loi ancienne et la loi nouvelle se touchent
de près, qu'elfes sont parentes, qu'elles vien-
nent toutes deux de race céleste. Mais ce n'est
pas assez qu'elles soient parentes, il faut encore
qu'elles s'embrassent : et quand Jésus a accom-
pli les prophéties , quand il a été immolé, en hil
la loi ancienne et la loi nouvelle ne se sont-ellc?
pas embrassées? Et voyez cela très-clairemenl,
en la personne de saint Jean-Baptiste. Saint Jean ,
dit saint Augustin ' , est comme le point du jour,
qui n'est ni la nuit ni le jour, mais qui fait la
liaison de l'un et de l'autre. 11 joint la Synagogue
à l'Église ; il est comme l'envoyé de la Synagogue
à Jésus , afin de reconnaître le Libérateur. 11 est
' s. Jiig. in Pf- xxxix. n" i, t. iv, col. .326.
' Jn Joan. Tract, il, t. m, part, il , col. 3C0, 301 S^rmt.
! ccxciu., t. v.col. 1170 d secj:(.
DE LA VISITATION.
J3fr
/iiissi renvoyé de Dieu, pour montier Jésus à la
Synagogue. Jésus a tendu les mains à Jean ,
quand il a re^u son baptême; Jean a tendu les
mains à Jésus, quand il a dit : Ecce Agnus Dei ' :
« Voilà l'Agneau de Dieu : " c'est pourquoi Jésus
vient à Jean, et Marie à Elisabeth. Il prévient :
le propre de la grâce est de prévenir.
La grâce ne nous est pas donnée à cause que
nous avons fait de bonnes œuvres , mais afin que
nous les fassions; elle est tellement accordée à
nos bons désirs, qu'elle prévient même nos bons
désirs. La grâce s'étend dans toute la vie; et
dans tout le cours de la vie, elle est toujours
grâce. Le bon usage de la grâce en attire d'autres ;
mais ce ne laisse pas d'être toujours grâce : Gra-
iiam pro gratta^ . Ce ruisseau retient toujours
dans son cours le beau nom qu'il a pris dans son
origine : Ipsa gratia meretur augeri, ut aucta
mereatur perfici '. « La grâce mérite d'être aug-
« mentée , pour qu'elle mérite ensuite d'être per-
'. fectionnée. ^ Mais jamais elle ne se montre
mieux ce qu'elle est, c'est-à-dire, grâce, que
lorsqu'elle vient à nous sans être appelée : c'est
pourquoi Marie prévient sainte Elisabeth, et
Jésus prévient Jean-Baptiste.
Voyez comment Jésus prévient son précurseur
même : il faut aussi qu'il nous prévienne dans
la grâce du sacerdoce. Il y en a qui préviennent
Jésus-Christ : ce sont ceux qui viennent sans
être appelés. Jésus-Christ a été appelé par son
Père : Jean était choisi pour son précurseur;
néanmoins il le prévient. La marque que nous
sommes appelés , c'est le zèle du salut des âmes.
Jésus vient à Jean , le libérateur au captif : Jé-
sus visite Jean , parce qu'il faut que le médecin
aille visiter son malade. Mais Jésus est dans le
sein [de sa mère,] et Jean dans le sein [de la
sienne.] Ne semble-t-il pas que le médecin soit
aussi infirme que le malade? Jésus a pris nos
infirmités, afin d'y apporter le remède. C'est le
devoir des prêtres de se rendre faibles avec les
faibles , pour les guérir. Quis infirmatur^ et ego
non infirmor? « Qui est faible, disait l'apôtre^,
« sans que je m'affaiblisse avec lui ?» « Qui est
n scandalisé sans que je brûle?» Quis scandaliza-
tur, et ego non uror? « Voulez-vous savoir, de-
« mande saint Augustin, jusqu'où l'apôtre est
« descendu, pour se rendre faible avec les faibles^?
« Il s'est abaissé jusqu'à donner du lait aux petits
« enfants. Écoutez-le lui-même dire aux Thessa-
• loniciens^ : Je me suis conduit parmi vous avec
• Joan. 1,29.
' Ibid. 16.
' S. Aug. ad Paul. Ep. CLXXXVI, n" 10 , t. ii, col. G67.
• II. Cor. XI , 29.
» Cor. III, 2.
" 1. Thess. Il , 7.
« une douceur d'enfant , comme une nourrice qui
'< a soin de ses enfants. Et en effet nous voyon.s
« les nourrices et les mères s'abaisser, pour se
« mettre à la portée de leurs petits enfants ^ et si ,
« par exemple, elles savent parler latin, elles
« appetissent les paroles , et rompent en quelque
« sorte leur langue, afin de faire d'une langue
n diserte un amusement d'enfant. Ainsi un père
« éloquent, qui a un fils encore dans l'enfance;
« lorsqu'il rentre dans sa maison, il dépose cette
" éloquence qui l'avait fait admirer dans le bar-
« reau , pour prendre avec son fils un langage
" enfantin. » Quœre quo descendent^ nsqiie ad
lac parvmis dandum : Factus sum parimlua
in medio vestrum tanquam si nutrix foveaf fi-
lios suos. Videmus enim et nutrices et matrcf
descendere ad parvulos : et si norunt latina
verba dicere, decurtant illa, et quassant, quo-
dam modo, linguam suam, utpossintde lùngna
disertafieri blandimenta puerilia... Et disertus
aliquispater... si habeat pannilumjilium ; cum
ad domuîn redierii, seponit Jorensan eloquen-
tiam quo ascenderat, et linguapuerili descendit
adparmilum '. [Telle est aussi la conduite que
doivent tenir les prêtres pour se faire tout à tous.]
Mais revenons à Marie et à Elisabeth : elles
s'embrassent; elles se saluent. La loi honore l'E-
vangile , en le prédisant ; l'Évangile honore la loi , .
en l'accomplissant : c'est le mutuel salut qu'ils^
se donnent. Écoutons maintenant leurs saints
entretiens : Benedicta tu in mulieribus *. « Vous
« êtes bénite entre toutes les femmes. » 0 Église,
ô société des fidèles, assemblée chérie entre toutes,
les sociétés de la terre! vous êtes singulièrement
bénite, parce que vous êtes uniquement choisie.
Una est columba mea , perj'ecta mea^ : « Une
« seule est ma colombe, et ma parfaite amie. »
Beata es tu quœ credidisti^ : « Vous êtes bien-
« heureuse d'avoir'cru , » dit Elisabeth à Marie ; et
avec raison , puisque la foi est la source de toutes
les grâces : « car le juste vit de la foi : » Justus
autem meus exfide vivit'". Perficientur ea quœ
tibi dicta sunt a Domino ^ : « Tout ce qui vous a
« étéditdelapartduSeigneurseraaccompli.«Tout
s'accomplira : voilà la vie chrétienne. Les chré-
tiens sont enfants de promesse, enfsxnts d'espé-
rance : voilà le témoignage que la Synagogue rcinl
à l'Église. L'Église ne désavoue pas ses dons ni
ses avantages; au contraire, elle reconnaît que « le
n Tout-Puissant a fait en elle de grandes choses : »
Fecit mihi magna qui potens est. Mais elle
• s. Aug. in Joan. Tntit. vu , Q' 22 , t. tll, part. Il, col. 363.
' Luc. 1,42.
» Cant. n , 8.
• Luc. 1,45.
i llebr. \ , :is.
« Luc. l , 49.
232
POUR LA 1 ÉTÉ
rend la louange à Dieu : Magnificat anima
mea Dominum ' : « Mon âme glorifie le Sei-
« gneur. » Ainsi dans cette aimable rencontre de
la Synagogue avec l'Église ; pendant que la Syna-
gogue, selon son devoir, rend un fidèle témoi-
gnage à l'Église, l'Église, de son côté, rend
témoignage à la miséricorde divine : afin que nous
apprenions, chrétiens, que le vrai sacrifice de la
nouvelle loi , c'est le sacrifice d'actions de grâces.
« Aussi nous avertit-on, dans la célébration des
« saints mystères, de rendre grâces au Seigneur
« notre Dieu : » Inisto verissimo sacrificio agere
grattas admonemur Domino Deo, ut agnosca-
nius gratiarum actionem proprium esse novi
Testamenti sacrijicium.
Il faut donc confesser que nous sommes un
ouvrage de miséricorde , notre sacrifice est un
sacrifice d'eucharistie. C'est le sacrifice que Jean
offre; en sautant de joie, il rend grâces au Libé-
rateur. S'il fait tressaillir Jean qui ne le voit pas ,.
qui ne le toii?he pas, qui ne l'entend pas , où il
n'agit que par sa présence seule ; que sera-ce dans
le ciel où il se montrera à découvert , face à face !
Jean est dans les entrailles de sa mère , et il sent
Jésus qui est aussi dans le sein de la sienne ; Jésus
entre dans nos entrailles, et à peine le sentonsr
nous !
••*•••••.
DISCOURS
AUX RELIGIEUSES DE SAINTE MARIE
LE JODK DE LA FÊTE DE LA VISITATION DE LA
S.UNTE VIERGE.
Je ne m'étonne pas si votre fondateur, cet
homme si éclairé, cet homme si pénétré des salu-
taires lumières de l'Évangile, vous a choisies
pour honorer cette fête, si remplie de mystères
d'ineffable suavité et d'une charité immense. Mais
qui n'admirerait, par-dessus toutes choses, les
grands exemples qui s'offrent à nous dmis ce
mystèie d'une inexplicable instruction, si pro-
fitable non-seulement pour les personnes cachées
dans la solitude, mais propre pour vous, pour
moi , pour tous les fidèles : pour les justes, c'est
leur eoasolation; pour les pécheurs , c'est l'attrait
qui les excite à faire pénitence? Qui n'admirera
premièrement Elisabeth qui s'abaisse : « D'où me
« vient ce bonheur * ? » Mais voyez un effet plus
surprenant : Jean, qui n'est pas né, montre, par
son tressaillement, sa joie à l'approche de son
Sauveur ; et Marie . possédée de l'Esprit de Dieu,
• Luc. I, 47.
* Ihid. 43.
chante ce divin cantique : « Mon âme glorifie le
« Seigneur' I »
Au milieu de tant de merveilles , de tant de mi-
racles , je ne vois que Jésus qui n'agit pas , que
Jésus dans le silence. Les mères s'abaissent et
prophétisent ; Jean tressaille : il n'y a que Jésus
qui paraît sans action ; et c'est Jésus qui est Ta me
de tout ce mystère. 11 ne fait aucune démonstra-
tion de sa présence : lui, le moteur invisible de
toutes choses, paraît immobile ; il se tient dans le
secret, lui qui développe et découvre tout ce qui
est caché et enveloppé. Nous voyons souvent cette
grande merveille^et nous ressentons ses bienfaits ;
mais il cache la main qui les donne. A la faveur
de cette nouvelle lumière, je découvre ce que dit
le prophète : « Vraiment vous êtes un Dieu caché ,
« un Dieu sauveur », » un Dieu qui s'est humilié ,
un Dieu qui s'est épuisé lui-même dans ses abais-
sements , un Dieu abaissé dans un profond néant I
Mais pénétrons dans ce mystère ineffable , où
Jésus parait sans action. Que ce repos de Jésus
est une grande et merveilleuse action ! Le grand
mystère du christianisme, c'est de comprendre
la secrète opération de Dieu dans les âmes. Die«
est descendu du ciel en terre pour se communiquer
aux hommes, soit par la participation de ses mys-
tères , soit en se donnant à eux par la communion.
Il veut se donner à nous , et que nous nous don-
nions à lui. Il opère dans les cœurs de certains
mouvements pour les attirer à lui, un entretien se-
cret qui les élève à la plus intime communication ;
mais c'est dans la solitude que l'âme ressent ses
divines approches. Que doit faire une âme dont
Dieu s'approche par sa grâce et ces fréquentes
visites? Elle doit apporter trois dispositions : un
saint abaissement, une humilité profonde, une
sainte frayeur. Abaissement, humilité, frayeur;
voilà la première disposition : la seconde c'est un
transport divin , un transport admirable ; elle s'é-
loigne par humilité, et s'approche par désir : la
troisième c'est une joie céleste en son salutaire ,
qu'elle a le bonheur de posséder.
Je m'assure que vous prévenez déjà mes pen-
sées , et que vous considérez ces saintes disposi-
tions dans les trois personnes qui ont part à ce
mystère. Vous voyez Elisabeth qui s'abaisse :
« D'^où me vient ce bonheur? » Jean qui se trans-
porte : « L'enfant a tressailli^; » Marie qui s'é-
lève et se repose en Dieu : « Mon âme magnifie
« le Seigneur : » voilà les trois secrets de ce mys-
tère. L'anéantissement d'Elisabeth , qui s'abaisse
à l'approche de son Dieu ; le transport divin de
Jean, qui le cherche; et la paix de la Vierge qui
' Luc. I, 47.
' Is. XLV. 15.
^ Luc. 1 , 41.
DE LA VISITATION.
133
le possède : l'approche de Dieu produit rabaisse-
ment de l'âme, le transport dans celle qui le cher-
rtie, la paix dans celle qui le possède; c'est le
sujet de cet entrelien familier.
Ténèbres qu'il vient illuminer; néant qu'il
vient remplir, que dois-tu faire quand Dieu ap
proche? à l'approche d'une telle grandeur, néant,
(jue dois-tu faire? Tu dois t'abaisser. Abaissez-
vous, néant. Et toi, pécheur, que dois-tu faire?
Pécheur, tu dois t'éloigner : une sainte frayeur
te doit saisir ; puisque le péché a plus d'opposi-
lion à la sainteté de Dieu, que le néant à sa gran-
deur. Grandeur que rien ne peut égaler ; sainteté
qui ne peut être comprise : deux perfections en
Dieu , qui nous doivent faire entrer dans des
sentiments dune humilité profonde.
Voyez les prophètes , quand l'Esprit de Dieu
était sur eux ; combien ils étaient épouvantés.
Jérémie , saisi d'effroi , tremble et se confond • ;
en sorte que ses os semblaient se disloquer, et
prêts à se dissoudre. Ézéchiel , au travers des
ailes des chérubins, voit je ne sais quoi de mer-
veilleux; il s'étonne, il se pâme, il tombe sur sa
face *. Mais ce qui doit nous jeter dans l'étonne-
nient aux approches de notre Dieu, c'est qu'il
vient à un néant , et à un néant qui lui est op-
posé par le péché. Aussi saint Pierre, pénétré de
cette vue , dit- il à Jésus-Christ : « Retirez- vous
« de moi ; car je suis un pé«heur \ « Et le Cen-
tenier : « Seigneur, je ne suis pas digne ; une
« parole, une parole de votre part^. »
Où sont ces téméraires, qui n'ont point de
honte de faire entrer Jésus-Christ dans une bou
che sacrilège? Vous les voyez qui traitent avec
Dieu , soit dans le secret de leur cœur, soit qu'ils
reçoivent la viande sacrée , sans tremblement et
sans crainte. Ce sont des profanes, qui ne mé-
ritent pas d'être au nombre des fidèles , et qui
veulent goûter le pain des anges , le pain des
saints. Mais vous, âmes saintes et tremblantes,
venez et goûtez que le Seigneur est doux : venez
dans un profond abaissement ; et saisies d'admi-
ration , vous devez dire : « D'où me vient ce bon-
-• heur ? •> car vous ne sauriez , sans l'aveuglement
le plus déplorable, vous persuader que vous Pavez
mérité. Et pour peu que vous vous rendiez justice,
combien n'étes-vous pas forcées de vous en recon-
naître indignes !
En effet , si je pouvais pénétrer le secret des
vœurs de ceux qui composent cet auditoire , que
d'orgueil secret sous l'apparence d'humilité , que
de jalousie sous des compliments d'amitié et de
' Jrr xun, 9.
• £z'(A 11, I.
' Lif V , S.
JiJllh. VHl,8.
complaisance! Voyons même les âmes les plu»
parfaites : il ne m'appartient pas de les sonder;
mais (pi'elles parlent elles-mêmes : elles avoue-
ront qu'elles ont toujours en elles la racine dit
péché , dont il faut arracher jusqu'à la moindre
fibre qui s'oppose à la grâce; grâce qui- nous,
prévient toujours et qui ne trouve rien en nous
qui l'attire , que notre extrême misère.
Il n'y a en l'âme que misère : misère en son-
origine, misère dans toute la suite de la vie;
misère profonde , misère extrême : mais la misère
est l'objet et le but de la miséricorde. Dieu veut
une misère toute pure , pour faire voir une miséri-
corde entière. Ce n'est pas qu'il n'y ait un vrai
mérite dans les justes ; et c'est une erreur intolé-
rable dans les hérétiques de ce temps, d'avoir osé
avancer que la grâce ne servait que d'un voile
pour couvrir l'iniquité. Les misérables , ils n'ont
jamais goûté ses attraits : je ne m'en étonne pas;
ce n'est pas elle qui les meut et les conduit , ils
n'agissent que par hypocrisie et par passion.
Mais quoiqu'il y ait des mérites dans les jus-
tes , la grâce n'en est pas moins grâce ; parce que
leurs mérites sont le fruit de son opération dans
leurs cœurs. La grâce tire son nom de son origine :
semblable à ces grandes rivières, qui pour se
répandre en différents ruisseaux ne perdent point
leur nom. La grâce prévient les justes pour les
faire mériter; mais elle récompense après, par
justice, le mérite qu'elle leur a fait acquérir. C'est
une grâce qui nous défend , c'est une grâce qui
nous prévient : elle nous justifie par miséricorde,
et nous récompense par justice, comme les paroles
de saint Paul nous l'attestent : < J'attends, dit-il ',
« la couronne de justice que Dieu , comme juste
«juge, me rendra. "Mais, dit saint Augustin»,
Dieu ne serait pas juste juge, s'il n'avait été
auparavant un père miséricordieux.
Voilà, mes chères filles, le fondement de vo-
tre abaissement devant Dieu. S'il vous a retirées
du monde , Unde hoc? Si vous avez eu des ten-
tations durant votre noviciat, et que vous les
ayez surmontées, Unde hoc? Si dans la suite
vous vous êtes élevées au-dessus des dégoûts et
des difficultés de la vie spirituelle, Unde hoc?
S'il a plu à Dieu de vous gratifier de quelque
grâce extraordinaire, Unde hoc?
Mais disons en passant que c'est par Marie «jue
la grâce nous est distribuée , pour combattre l'o-
pinion de ceux qui nous blâment d'honorer la
Vierge comme mère de Dieu. Ils voudraient établir
une secrète jalousie entre Dieu et la créature, à
cause de l'honneur que nous rendons aux saints.
' 11. Tim. IV. S.
: Uc Qtat. et Lib. Jrbilr. n° U, l- X , col, 73t.
Î34
rOUR LA 1 ETE
Gcus peu versés dans l'Écriture , esprits grossiers
et i^esauts dans leur prétendue subtilité; qu'ils
«coûtent sainte Elisabeth. Elle ne dit pas : D'où
me vient ce bonheur, que mon Seigneur vienne
à moi ; mais , que la mère de mon Seigneur vienne
à moi ? « Sitôt , dit-elle ' , que la voix de votre
« salutation est venue à mes oreilles, l'enfant
« que je porte a tressailli. » Ainsi Marie contri-
bue aux opérations de la grâce dans nos cœurs ;
et loin de faire injure à la grâce en attribuant
cette prérogative à Marie, c'est au contraire ho-
norer la grâce : parce que c'est d'elle que la Vierge
tire toute son excellence.
..Nous avons dit que la première disposition
d'une âme qui veut approcher de son Dieu , c'est
ranéantissement : mais ce n'est pas assez que
l'âme soit abaissée; car si elle est éternellement
abaissée, comment se transportera-t-elle vers
Dieu? Jean ne sent pas plutôt le Sauveur, qu'a-
nimé de ces dispositions il fait effort pour rompre
les liens qui le retiennent , et courir à lui : il vou-
drait déjà remplir ses fonctions de précurseur.
jNIais il est prévenu : Jésus a prévenu son précur-
seur. Ne laissons pas passer ceci sans instruction.
Dieu, source de tout bien, grand, immense, inac-
cessible, demande de se communiquer; Dieu se
donne, Dieu se développe avec une libéralité im-
mense. C'est , mes filles, une vérité bien douce et
bien consolante : Dieu désire d'être désiré; il a
soif que l'on ait soif de lui. Dieu, qui ne désire rien
et n'a besoin de rien , désire cependant d'être dé-
siré. Il en est comme d'une belle fontaine, qui coule
dans une plaine; elle est claire, elle est fraîche,
elle est pure : elle ne désire pos d'être raffraîchie ;
mais si elle désire quelque chose , c'est sans doute
de désaltérer les passants.
Ainsi il ne nous est pas permis, malgré notre
indignité, de nous reposer en nous-mêmes; il faut
courir avec transport , il faut venir se plonger
dans ces sources d'eau vive. Il n'y a point d'hu-
milité qui empêche de désirer le Sauveur; et
heureux celui qui soupire après lui : car c'est ce-
lui-là à qui Jésus-Christ se donne tout entier. Le
Centurion s'abaissa aux pieds des apôtres ^ : mais
il désira; et par là il mérita que le Saint-Esprit
prévînt l'imposition des mains des apôtres. Saint
Jean interrogé de ce qu'il est , s'il est le Christ,
s'il est prophète , ne dit pas ce qu'il est ; mais il
dit ce qu'il n'est pas : « Je ne suis qu'une voix ,
« un son qui frappe l'air 3, » qui n'a rien de con-
sidérable que de dire la vérité. Il s'estime indigne
de délier la courroie des souliers de Jésus-Christ ;
et plein d'ardeur pour son Maître , il a mérité
' Luc. 1 , 44.
' Ad. \ , 'i\.
= Muiih. m , a,
d'élever sa main sur celui au-dessous duquel il
s'était abaissé.
Mais considérons les caractères de la mission
de saint Jean. La grâce du saint précurseur,
c'est une grâce de lumière; c'est une lumière qui
veut rendre témoignage à la lumière : la lumière
découvre la lumière. Ah! c'est un petit flambeau
qui découvre un grand flambeau. Le soleil se
montre de lui-même, il n'a point de précurseur
qui dise : Voilà le soleil ; mais les hommes avaient
besoin qu'on les préparât à l'éclat du grand jour
qui devait bientôt briller en Jésus-Christ.
Le monde était dans de profondes ténèbres,
semblable à ceux qui sont dans un cachot ; quand
ils en sortent, ils sont éblouis de la lumière, ils
se détournent de la lumière, ils se cachent à la
lumière. Ainsi les pécheurs emportés par la vio-
lence de leurs passions , se précipitent dans les
épaisses ténèbres du péché , et ne peuvent ensuite
souffrir la lumière qu'on leur présente pour dis-
siper leur aveuglement. Vous dites à cet homme
colère, à ce vindicatif, qu'en satisfaisant son
ressentiment il va tomber dans un funeste escla-
vage dont il ne pourra se retirer : mais il ne veut
point de lumière; il méprise la lumière, il la hait,
et n'aime que l'obscurité qui lui cache ses désor-
dre».
Telle est donc l'infirmité de notre raison,
qu'elle ne peut soutenir l'éclat de la lumière qui
éblouit nos faibles yeux : il faut une moindre lu-
mière pour nous découvrir la grande, un petit
flambeau pour nous montrer le grand flambeau.
Le propre de saint Jean , c'est de découvrir et
faire désirer Jésus-Christ; c'est pourquoi le pro-
phète Zacharie l'appelle son horizon. L'orient qui
paraît sur nos montagnes , c'est le signe, c'^est
lavant-courrier du soleil , c'est ce qui nous an-
nonce le lever du soleil. Saint Jean, comme une
belle aurore, a devancé le soleil, « cet orient d'en
« haut, one»s ex alto ' , qui vient pour éclairer
« ceux qui sont dans les ténèbres et dans l'ombre
« de la mort, et pour conduire nos pas dans le
« chemin de la paix » et l'observance de la loi.
Mais pour profiter de la lumière qui luit sur
nous, disons avec David : « Je chercherai , j'ap-
« profondirai, » Scrutabor'-^ j'approfondirai vo-
tre loi. Entrons avec sincérité dans cette étude :.
travaillons sérieusement à connaître toute l'éten-
due de nos obligations, et gardons-nous de vou-
loir nous dissimuler celles qui ne s'accorderaient
pas avec nos cupidités. Ne cherchons pas à les-
restreindre , ou à les régler sur nos désirs : son-
geons plutôt à connaître , à la lumière de cette loi
si pure, tous les vices de notre cœur, et à réfor-
' Luc. I, 78. 70.
- Ps. (K\UI, 3i.
DE LA VISITATION.
215
mer sur ses préceptes tout ee (lu'ellc condamne
dans nos dispositions et dans nos œuvres , en pra-
tiquant soigneusement tout ce qu'elle nous com-
mande.
0 quand une âme vient à s'examiner aux yeux
de Dieu en approfondissant dans ses commande-
ments , en sondant , en pénétrant la perfection qui
y est cachée , qu'elle s'en trouve éloignée! Si j'ap-
profondis votre loi , je vois , ô mon Dieu , que tout
ce que je fais, jusqu'aux meilleures actions, est
infiniment éloigné de la perfection qu'elle ren-
ferme ; parce que je n'approfondis pas , parce que
je ne pratique que la surface des préceptes. C'est
donc en approfondissant la loi de son Dieu, que
l'âme découvre le fond de sa corruption ; et voit
tant de taches dans ses œuvres, qu'elle n'en
trouve pas une qui ne soit remplie de défauts.
Ainsi les lumières de la loi éclairant une âme,
elle commence à entrer en de salutaires ténèbres
où Dieu s'unit à elle; et le possédant, elle ne
peut coiîtenir sa joie.
Dès lors il suivra ce que je ne puis expliquer,
et ce qui me surpasse. Parlez, Marie; c'est à
vous à nous faire connaître vos sentiments : pos-
sédant votre Dieu , quels ont été vos transports ,
vos joies, vos jubilations, votre exultation , votre
paix, votre triomphe! Elle prononce un divin
cantique qui est la gloire des humbles, et la con-
fusion des superbes. Que votre âme éprouve cet
excès de joie que ressentait INIarie en glorifiant
son Dieu , en exaltant ses miséricordes.
iNIais que veut dire, exalter Dieu? Exalter
Dieu, mes filles, c'est agrandir Dieu. Pour vous
le faire entendre, mon cœur veut enfanter quel-
que chose de si grand , que je crains de faire un
cifort inutile; mais peut-être vousferai-je conce-
voir ma pensée. Exalter Dieu c'est le mettre au-
dessus de tout ce que nous en -pouvons penser,
au-dessus de toute grandeur. Si vous pensez que
Dieu est infini, éternel, immense, mettez-le en-
core au-dessus ;élevcz-le au-dessus de l'élévation ,
exaltez-le au-dessus de l'exaltation. Enfin quel-
que haute idée que vous en puissiez former, met-
tez-le toujours au-dessus ; voilà ce que c'est que
d'exalter Dieu.
Mais quelle est la cause de l'exultation de Ma-
rie? quel en est le sujet? La première cause de
son exultation, c'est qu'il -< aregardé la bassesse
•« de sa servante. » Elle ne dit pas, sa servante ,
mais la bassesse de sa servante : tant elle est pé-
nétrée de son néant ! Il y a en Dieu un regard de
bonté et de miséricorde qui est celui qu'il arrête
sur les âmes pénitentes , pour les consoler et les
encourager à revenir à lui. Mais il y a aussi en
Dieu pour le juste un regard de faveur et de bien-
veillance , un regard de défense et de protection ;
ah I un regard de la sérénité de sa face , dont
la beauté jamais ne se ternit. 11 est écrit que le
regard du roi a quelque chose d'heureux et de
divin '. Quelle impression doit donc faire sur le
cœur des justes ce regard de Dieu , si amoureux,
si tendre, dont il est écrit : « Voici les yeux du
« Seigneur qui se reposent sur les justes » ! « C'est
là ce regard de Dieu , qui transporte Marie de joie
et d'admiration.
La deuxième cause de l'exultation de Marie
c'est le triomphe de Dieu sur le monde , c'est la
victoire qu'il a remportée sur lui. Ce monde a
quelque chose d'éclatant , qui surprend et qui
trompe ceux qui s'en laissent éblouir : sa lumière
faible éblouit les faibles. Marie , à la lueur de
cette lumière qui l'éclairé, a découvert la vanité,
le faux éclat, le faste de cette pompe vaine. Elle
n'a pas regardé le triomphe de Dieu sur le monde ,
comme devant arriver ; mais comme étant déjà
fait, Deposuit. Elle l'a vu abattu; elle l'a vu
renversé , et Dieu victorieux : Deposuit : «■ Il les
« a mis à bas. » Le monde n'est pas entièretnent
vaincu , il triomphe. Le monde à présent triom-
phe , il se moque des simples ; mais Dieu le ren-
versera, et Marie considère ce triomphe comme
accompli : Deposuit, deposuit. Elle ne dit pas :
Il les renversera, il les brisera; mais Deposuit.
C'en est fait, il est renversé, il est brisé, il est à
bas.
En effet, sur qui Dieu arrête-t-il ses regards?
qui est-ce qu'il exalte? Ce n'est pas ces superbes
du monde. Sur qui donc Dieu arrête-t-il ses re-
gards? qui est-ce qu'il exalte? Une âme humble,
inconnue des autres, qui passe toute sa vie dans
un coin d'un monastère, sans se plaindre de
personne, se plaignant toujours d'elle-même;
c'est cette âme que Dieu exalte ; Exaltavit hu^
miles. Mais pour cette puissance du monde, dès
que Dieu s'est fait homme, s'est fait serviteur;
dès que l'innocent s'est fait pécheur, en prenant
sur lui nos offenses, il l'a mise à bas. Voilà la
joie de Marie ; et c'est l'accomplissement des pro-
messes qui nous sont faites, et la troisième cause
de son exultation.
Les promesses de Dieu valent mieux que les
dons du monde : ce que Dieu promet vaut mieux
que ce que le monde donne. Soutenons-nous
donc parles promesses; relevons nos courages
et nos cœurs, et nous réjouissons, comme si
nous en voyions déjà l'accomplissement. Ne di-
sons point qu'il est longtemps. « S'il tarde, dit
" le prophète ^ , il ne laissera pas que de \tnW. »
Abraham , en la personne duquel les promesses
' P> r. XVI, M.
- Ps. XWIII, 16.
' H'ihac. U, a.
236
POUR LX PURIFICATIO.N
aiit été domiêes , s*ei\ est réjoui deax mille ans
avant qu'elles fussent accomplies : « Il a vu le jour
<• du Seigneur; il s'en est réjoui '. » Laissons-nous
donc gagner à ces promesses. Jésus est à la porte;
il n'y a plus qu'une petite muraille entre lui et
nous, qui est cette vie mortelle.
••••••••
PRBMfER SERMON
rtun LK Join
DE LA PURIFICATION Dli LA SAIXTE VIERGE ,
rRËCIlé DEVANT LE ROI.
Esprit de sacriiice et d'immolation avec lequel Jésus-Christ
«'offre à son Père : obligation de nous immoler avec lui :
trois genres de sacrilices que nous imposent son exemple et
celui des personws qui concourent au mystère de ce jour.
Tideruot Jesiim in leru«a)iem , ut sistercnt eum Domino.
Ils portèrent Jésus à Jérusalem , pour le présenter aie
Svignetir. Luc. ii , 2'2.
Quoique le crucifiement de Jésus-Christ n'ait
pjiru à la vue du monde que sur le Calvaire , il
y avait déjà longtemps que le mystère en avait
été commencé et se continuait in visiblement.
Jésus-Christ n'a jamais été sans sa croix, parce
qu'il n'a jamais été sans avancer l'œuvre de notre
salut. Ce roi a toujours pensé au bien de ses jjeu-
ple&; ce céleste médecin a toujours eu l'esprit oc-
cupé des besoins et des faiblesses de ses malades :
et comme telle était la loi , que ni ses peuples ne
pouvaient être soulagés , ni ses malades guéris ,
(lue par sa croix , par ses clous et par ses blessu-
res ; il a toujours porté devant Dieu toute l'hor-
reur de sa passion. Nulle paix, nul repos pour
Jésus-Christ : travail , accablement , mort tou-
jours présente ; mais travail enfantant les hom-
mes, accablement réparant nos chutes, et mort
nous donnant la vie.
Nous apprenons de saint Paul ' que J€sus-
Christ faisant son entrée au monde, s'était offert
à son Père pour être la victime du genre humaia.
Mais ce qu'il avait fait dans ie secret, dès le pre-
mier moment de sa vie; il le déclare aujourd'hui
par une cérémoBie solennelle , en se présentant à
Dieu devant sesautels : de sorte que si nous sa-
vons pénétrer ce qiu se passe en cette journée ,
nous verrons des yeux de la foi Jésus-Christ qui
seprésente dès sa tendre enfance aux yeux de son
Père pour luidemander sa croix, et le Père qui,
prévenant la fureur des Juifs , la met déjà de
SCS propres mains sur ses tendres épaules. Nous
' Innn. MU, ôc,
* Ucbr. X , 5.
verrons le Fili unique et bien-ahnc qui pnc son
Père et son Dieu qu'il lui fasse porter tous nos
crimes, et le Père en même temps qui les lu!
applique par une opération tellement intime et
puissante , que Jésus , l'innocent Jésus , parait
tout à coup revêtu devant Dieu de tous nos pé-
chés , et , par une suite nécessaire , pressé de
toute la rigueur de ses jugements , percé de tous
les traits de sa justice, accablé de tout le poid»
de sa vengeance. Voilà, messieurs, l'état véri-
table dans lequel le Sauveur Jésus s'offre jMiur
nous en ce jour. C'est de là qu'il nous fawt tirer
quelque instruction importante pour la conduite
de notre vie. Mais la sainte Vierge ayant tant de
part dans ce mystère admirable , gardons-nous
bien d'y entrer sans implorer son secours par les
paroles de l'ange : Ave.
« C'est un discours véritable , dit le saint apô-
« tre' , et digne d'être reçu en toute humilité et
« respect, que Jésus-Christ est venu au monde
« pour délivrer les pécheurs ; » et que pour être le
Sauveur du genre humain , il en a voulu être la
victime. Mais l'unité de son corps mystique fait
que le chef s' étant immolé , tous les membres doi-
vent être aussi des hosties vivantes : ce qui fait
dii-e à saint Augustin', que l'Église catholique
apprend tous les jours, dans le sacrifice qu'elle
offre, qu'elîe doit aussi s'offrir elle-même avec
Jésus-Christ qui est sa victime ; parce qu'il a tel-
lement disposé les choses , que nul ne peut avoir
part à son sacrifice, s'il ne se consacre en hii et
par lui pour être un sacrifice agréabte.
Comme cette vérité est très-importante, et com-
prend le fondement .principal du culte que les
fidèles doivent rendre à Dieu dans le Nouveau
Testament , il a plu aussi à notre Sauveur de nous
en donner une belle preuve dès le commencement
de sa vie. Car, chrétiens, n'admirez- vous pas
dans la solennité de ce jour, que tous ceux qui
paraissent dans notre évangile, nous y sont re-
présentés par le Saint-Esprit dans un état d'im-
molation? Siméon, ce vénérable vieillard , désire
d'être déchargé de ce corps mortel. Anne, victime
de kl pénitence , paraît tout exténuée par ses abs-
tinences et par ses veilles. Mais surtout la bien-
heureuse Marie apprenant du bon Siméon , qu'un
glaive tranchant percera son âme ; ne semble- 1-
elle pas être déjà sous le couteau du sacrificateur?
et comme elle se soiunet en tout aux ordres et
aux lois de Dieu avec une obéissance profonde ,
n'entre-t-elle pas aussi dans la véritable disposi-
tion d'une victime immolée? Quelle est la cause,
messieurs , que tant de personnes concourent .à
se dévouer à Dieu comme des hosties; si ce n'est
' I. Tim. 1,15.
^ Dv Civ. Dct, lib. X, cap xx, t. vu, col. 206.
DE LA SALNTE VIERGE.
23 T
que son Fils unique, paiitife et hostie tout en-
semble de la nouvelle alliance, commençant en
cette journée ù s'offrir lui-même à son Père , il
attire tous ses fidèles à son sentiment , et répand ,
si je puis parler de la sorte , cet esprit d'immola-
tion sur tous ceux qui ont part à son mystère?
Cest donc l'esprit de ce mystère , et c'est le
dessein de notre Evangile, de faire entendre aux
fldèles qu'ils doivent se sacrifier avec Jésus-Christ.
Mais i{ fout aussi qu'ils apprennent de la suite du
même mystère et de la doctrine du même évan-
gile, par quel genre de sacrifice ils pourront se
rendre agréables. C'est pourquoi Dieu agit en telle
ma&ière dans ces trois personnes sacrées qui pa-
raissent aujourd'hui dans le temple avec le Sau-
veur, que faisant toutes , pour ainsi dire , leur
oblation à part , nous pouvons recevoir de cha-
cune d'elles une instruction particulière. Car
comme notre amour-propre nous fait appréhen-
der ces trois choses comme les plus grands de
tous les maux , la mort , la douleur, la contrainte :
pour nous inspirer des pensées plus fortes, Si-
méon détaché du siède présent inunole l'amour
lie la vie; Anne pénitente et mortifiée détruit
devant Dieu le repos des sens, et Marie soumise
et obéissante sacrifie la liberté de l'esprit. Par où
nous devons apprendre à nous immoler avec Jé-
sus-Christ par trois genres de sacrifice : par un
sacrifice de détachement , en méprisant notre vie ;
par «n sacrifice de pénitence , en mortifiant nos
appétits sensuels; par un sacrifice de soumission,
en captivant notre volonté : et c'est le sujet de
ce discours.
PBEMIEB POINT.
Quoique l'hoiTcur de la mort soit le sentiment
universel de toutes les créatures vivantes , il est
aisé de reconnaître que l'homme est celui des ani-
maux qui sent le plus fortement cette répugnance :
et encore que je veuille bien avouer que ce qui
nous rend plus timides, c'est que notre raison
prévoyante ne nous permet pas d'ignorer ce que
nous avons sujet de craindre , il ne laisse pas
d'être indubitable que cette aversion prodigieuse
que nous avons pour la mort vient d'une cause
plus relevée. En effet il faut penser, chrétiens,
que nous étions nés pour ne mourir pas ; et si
notre crime nous a séparés de cette source de vie
immortelle , il n'a pas tellement rompu les canaux
par lesquels elle coulait avec abondance, qu'il
n'en soit tombé sur nous quelque goutte , qui ,
nourrissant en nos cœurs cet amour de notre pre-
mière immortalité, fait que nous haïssons d'au-
tant plus la mort, qu'elle est plus contraire à notre
nature. « Car si elle répugne de telle sorte à tous
• tes autres animaux qui sont engendrés pour
" mourir, combien plus est- elle contraire à
« l'homme , ce noble animal , lequel a été cri-é si
n heureusement que , s'il avait voulu vivre siiiks
'< péché, il eût pu vivre sans fin' ! » Il ne faut
donc pas s'étonner si le désir de la vie est si fort
enraciné dans les hommes, ni si j'appelle pur
excellence sacrifice de détachement celui qui dé-
truit en nous cet amour qui fait notre attache la
plus intime , notre inclination la plus inhéi-ente.
Mais de là nous devons conclure que pour nous
donner le courage d'offrir à Dieu un tel sacrifice ,
nous avions besoin d'un grand exemple. Car il ne
suffit pas de montrer à l'homme , ni la loi univer-
selle de la nature , ni cette commune nécessité à
laquelle est assujetti tout ce qui respire ; comme
il a été établi par son Créateur pour une condi-
tion plus heureuse , ce qui se fait dans les autres
n'a point de conséquence pour lui, et n'adoucit
point ses disgrâces. Voici donc le conseil de Dieu
pour nous détacher de la vie ; conseil certainement
admirable et digne de sa sagesse : il envoie son
Fils unique , immortel par sa nature aussi bien
que lui, revêtu par sa charité d'une chair mor-
telle , qui mourant volontairement quoique juste ,
apprend le devoir à ceux qui meurent nécessai-
rement comme coupables , et qui désarmant notre
mort par la sienne , ^ délivre , dit saint Paul , de
n la servitude ceux que la crainte de mourir te-
« nait dans une éternelle sujétion, « ei iiberavit
eos qui timoré mortis per lotam viiam olrnoxii
serviiuti^....
Voici, messieurs, un grand mystère, voici une
conduite surprenante, et un ordre de médecine
bien nouveau. Pour nous guérir de la crainte de
la mort, on fait mourir notre médecin. Cette
méthode paraît sans raison ; mais si nous savons
entendre l'état du malade et la nature de la ma-
ladie, nous verrons que c'était le remède propre,
et, s'il m'est permis de parler ainsi , le spécifique
infaillible.
Donc, mes frères, notre maladie c'est que
nous redoutons tellement la mort, que nous la
craignons même plus que le péché; ou plutôt
que nous aimons le péché, pendant que nous
avons la mort en horreur. Voilà , dit saint Au-
gustin ^, un désordre étrange, un extrême dé-
règlement, que nous courions au péché que nous
pouvons fuir si nous le voulons, et que nous tra-
vaillions avec tant de soin d'échapper des mains
de la mort dont les coups sont inévitables. Aveu-
glement de l'homme , qui choisit toujours le pire ,
et qui veut toujours l'impossible î Et toutefois,
chrétiens, si nous savons pénétrer les choses,
» s. Aug. Serm. (XXllI , B* I , t. v, col. 527.
» Hebr. II, 16.
3 In Joan. Tract, lux , D* S , t. ni , part t», eol. «19k
238
POUR LA PURIFICATION
cette mort, qui nous paraît si cruelle, suffira pour
nous faire comprendre conabien le péché est plus
redoutable. Car si c'est un si grand malheur que
le corps ait perdu son âme, combien plus que
l'ûme ait perdu son Dieul Et si nos sens sont
saisis d'horreur en voyant ce corps abattu par
terre , sans force et sans mouvement , combien
est-il plus horrible de contempler l'âme raison-
nable , cadavre spirituel et tombeau vivant d'elle-
même, qui étant séparée de Dieu par le péché,
n'a plus de vie ni de sentiment que pour rendre
sa mort éternelle 1 Comment une telle mort n'est
elle pas capable de nous effrayer?
Mais voici ce qui nous abuse. Quoique le pé-
ché soit le plus grand mal , la mort toutefois nous
répagne plus , parce qu'elle est la peine forcée
de notre dépravation volontaire. Car c'est, dit
saint Augustin , un ordre immuable de la justice
divine que le mal que nous choisissons soit puni
par un mal que nous haïssons : de sorte que c'a
été une loi très-juste, qu'étant allés au péché par
notre choix, la mort nous suivît contre notre
gi'é , et que « notre âme ayant bien voulu aban-
« donner Dieu , par une juste punition elle ait
« été contrainte de quitter son corps, » spiriius,
quia volens deseruil Deum , deserat corpus in-
viius '. Ainsi , en consentant au péché , nous nous
somnves assujettis à la mort; parce que nous
avons choisi le premier pour notre roi j^l'autre
est devenu notre tyran. Je veux dire qu'ayant
rendu au péché une obéissance volontaire, comme
à un prince légitime , nous sommes contraints
de gémir sous les dures lois de la mort, comme
d'un violent usurpateur : et c'est ce qui nous
impose. La mort, qui n'est que l'effet, nous sem-
!)le terrible, parce qu'elle domine par force; et
le péché , qui est la cause , nous paraît aimable ,
parce qu'il ne règne que par notre choix : au lieu
qu'il fallait entendre , par le mal que nous souf-
frons malgré nous, combien est grand celui que
nous avons commis volontairement. Et nous ne
voulons pas entendre que notre grand mal , c'est
toujours celui que nous nous faisons.
Vous reconnaissez , chrétiens , l'extrémité de
la maladie , et il est temps maintenant de consi-
dérer le remède. 0 remède vraiment efficace et
cure vraiment heureuse ! car puisque c'était notre
mal de ne craindre pas le péché parce qu'il est
volontaire , et de n'appréhender que la mort à
cause qu'elle est forcée, qu'y avait-il de plus
convenable que de contempler le Fils de Dieu
qui , ne pouvant jamais vouloir le péché , nous
montre combien il est exécrable; qui, embrassant
la mort avec joie, nous fait voir qu'elle n'est point
« De Trinit. lib. IV, n"" 16, t viir, col. S20.
si terrible; mais qui enfin, ayant voulu endurer
la mort pour expier le péché, enseigne assez
clairement à tous ceux qui veulent entendre,
qu'il n'y a point à faire de comparaison , que
le péché seul est à craindre comme le vrai mal ,
et que la mort ne l'est plus, puisque même elle a
pu servir de remède?
Paraissez donc, il est temps, ô le Désiré de»
nations, divin Auteur de la vie, glorieux Triom-
phateur de la mort, et venez vous offrir pour
tout votre peuple! C'est pour commencer ce mys-
tère que Jésus entre aujourd'hui dans" le temple ;
non pour s'y faire voir avec majesté comme le
Dieu qu'on y adore , mais pour se mettre en la
place de toutes les victimes qu'on y sacrifie : tel-
lement qu'il n'y reçoit pas encore le coup de la
mort , mais il l'accepte, mais il s'y prépare, mais
il s'y dévoue. Et c'est tout le mystère de cette
journée.
Ne craignons donc plus la mort, chrétiens,
après qu'un Dieu veut bien la souffrir pour nous;
mais avec cette différence bienheureuse qui fait *
l'espérance de tous les fidèles, qu'il y est allé*
par l'innocence : au lieu que nous y tombons par
le crime; et c'est pourquoi , dit saint Augustin",
« notre mort n'est que la peine du péché , et la :
« sienne est le sacrifice qui l'expie : » Nosper]
peccatum ad morteni venimus, ille per justi"
tiam; et ideo cum sit mors nostra pœna pec~
cati, mors illius facta est hostia pm pec-
catoK
Ah ! je ne m'étonne pas si le bon Siméon ne
craint plus la mort, et s'il la défie hardiment
par ces paroles : Nuncdimittis^. On doit crain-
dre la mort avant qu'on ait vu le Sauveur : on
doit craindre la mort avant que le péché soit ex-
pié , parce qu'elle conduit les pécheurs aune mort
éternelle. Avant le Sauveur on ne peut mourir
qu'avec trouble. Maintenant que j'ai vu le Mé-
diateur, qui expie le péché par sa mort , ah ! je
puis , dit Siméon , m'en aller en paix : en paix
parce que mon Sauveur vaincra le péché , et qu'il
ne peut plus damner ceux qui croient : en paix
parcequ'on lui verra bientôt désarmer la mort, et
qu'elle ne peut plus troubler ceux qui espèrent :
en paix parce qu'un Dieu devenu victime va pa-
cifier le ciel et la terre , et que le sang qu'il est
tout prêt à répandre nous ouvrira l'entrée des
lieux saints.
Que tardons-nous , chrétiens , à immoler notre
vie avec Siméon? Il pouvait, ce semble, désirer
de vivre , puisque Jésus-Christ était sur la terre :
mais il s'estime si heureux d'avoir vu Jésus ,
qu'il ne veut plus voir autre chose ; et il ain:o
I De Trin. lib. iv, n» 15 , t. VIII , col. 820
» Luc. U, 29.
DE LA SAINTE VIERGE.
239
mieux l'aller attendre avec espérance, que de
demeurer en ce monde où il l'aurait vu vérita-
blement , mais où il aurait vu avec lui quelque
autre spectacle , que ses yeux ne pouvaient plus
fouffrir désormais. Nous donc qui ne voyonsque
les vauités, dont les yeux sont profanés tous les
jours partant d'indignes objets , combien devons-
nous désirer le royaume de Jésus-Christ, où
nous le verrons à découvert , où nous le contem-
plerons dans sa gloire , où nous ne verrons que
lui, parce qu'il y sera tout à tous , illuminant
tous les esprits par les rayons de sa face , et pé-
nétrant tous les cœurs par les traits de sa bonté
infinie!
Songez quelle douceur, quel ravissement sen-
tent ceuK qui s'aiment d'une amitié forte , quand
ils se trouvent ensemble. Ou ne peut écouter
sans larmes ces tendres paroles de Ruth à Noémi
sa belle-mère, qui lui persuadait de se retirer :
" Non , non , ne croyez pas que je vous quitte :
« partout ou vous irez , je veux vous y suivre ;
« partout où vous demeurerez, j'ai résolu de m'y
« établir : Quocumque perrexeris, pergam ; et
« tibi inoraia fueris, et ego pariter ynorabor.
« Votre peuple sera mon peuple , votre Dieu sera
« m(m Dieu. Ah ! je le prends à témoin que la
« seule mort est capable de nous séparer : encore
• veux-je mourir dans la même terre où vos res-
<« tes seront déposés , et c'est là que je choisis le
« lieu de ma sépulture : » Quœ te terra morien-
tem susceperity in ea moriar, ibigve locum ac-
cipiam sépultures^. Quoi! la force d'une amitié
naturelle produit une liaison si parfaite, et fait
même que les amis étant unis dans la sépulture,
leurs os semblent reposer plus doucement, et
les cendres môme être plus tranquilles : quel sera
donc ce repos d'aller immortels à Jésus-Christ
immortel ; d'être avec ce divin Sauveur, non dans
les ombres de la mort , ni dans la terre des morts ,
mais dans la terre des vivants et dans la lumière
de vie !
Après cela, chrétiens, serons-nous toujours
enchantés de l'amour de cette vie périssable ?
C'est vainement , dit saint Augustin , que vous
paraissez passionnés pour elle. « Cette maîtresse
« infidèle vous crie tous les jours : Je suis laide
« et désagréable ; et vous la chérissez avec ar-
« deur. Elle vous crie : Je vous suis rude et
« cruelle ; et vous l'embrassez avec tendresse. Elle
« vous crie : Je suis changeante et volage; et vous
« l'aimez avec attache. Elle est sincère en ce
n point , qu'elle vous avoue franchement qu'elle
« ne sera pas longtemps avec vouj et que bientôt
• elle vous manquera comme un faux ami au mi-
• Ruth. I, 18, 17.
« lieu de vos entreprises ; et vous faites fondement
« sur elle, comme si elle était bien sûre et fidète
n à ceux qui s'y fient : ■> Clamât tidi , Fœda suin,
et tu amas? Clamât, Dura sum, et tu ample-
cteris? Clamât , Volatica sum, et tu sequi co*
naris ? Ecce respondet tibi amata tua , Non te-
cum stabo'. Mortels, désabusez-vous; vous qui
ne cessez de vous tourmenter, et qui faites tant
de choses pour mourir plus tard. « Songez plutôt,
« dit saint Augustin , à entreprendre quelque
« chose de considérable pour ne mourir jamais : »
Qui tanta agis y ut paulo serius moriariSy âge
aliquid ut nunquam moriaris *.
Cessons donc de nous laisser tromper plus
longtemps à cette amie inconstante , qui ne nous
peut cacher elle-même ses faiblesses insupporta-
bles. Mais comme les voluptés s'opposent à cette
rupture, et que, pour empêcher ce dégoût, elles
nous promettent de tempérer les amertumes de
cette vie par leurs flatteuses douceurs ; faisons un
second sacrifice , et immolons à Dieu l'amour des
plaisirs avec Anne la prophétesse.
SECOND POINT.
C'est un précepte du Sage de s'abstenir des
eaux étrangères. « Buvez, dit-il, de votre puits
.< et prenez l'eau dans votre fontaine : » Bibc
aquam de cisterna tua et Jîuenta putei tui ^.
Cette parole simple, mais mystérieuse , s'adresse,
si je ne me trompe , à l'âme raisonnable faite à
l'image de Dieu. Elle boit d'une eau étrangère ,
lorsqu'elle va puiser le plaisir dans les objets de
ses sens ; et le Sage lui veut faire entendre qu'elle
ne doit pas sortir d'elle-même, ni aller détourner
de quelque montagne écartée les eaux, puis-
qu'elle a en son propre fonds une source immor-
telle et inépuisable.
Il faut donc entendre , messieurs , cette belle
et sage pensée. La source du véritable plaisir,
qui fortifie le cœur de l'homme, qui l'anime dans
ses desseins et le console dans ses disgrâces , ne
doit pas être cherchée hors de nous , ni attirée en
notre âme par le ministère des sens; mais elle
doit jaillir au dedans du cœur toujours pleine,
toujours abondante. Et la raison , chrétiens , se
prend de la nature de l'âme , qui ayant sans doute
ses sentiments propres , a aussi par conséquent
ses plaisirs à part ; et qui étant seule capable de
se réunir à l'origine du bien et à la bonté primi-
tive , qui n'est autre chose que Dieu , ouvre en
elle-même , en s'y appliquant , une source tou-
jours féconde de plaisirs réels , lesquels certes qui-
conque a goûtés, il ne peut presque plus goûter
' Serm. ccai, t. V, n° 6, col. 1228.
= Ibid. n*4, col. 1237.
3 Prvv. T, J7.
Ti40
POUR LA PURIFICATION
a*vbe chose, tant le goût en est délkat, tant la
douceur en est ravissante.
D'«ù -vient donc que le sentiment de ces plai-
sirs immortels est si fort éteint dans les hom-
mes ? qui a corrompu , qui a détourné , qui a mis à
sec cette belle source? d'où vient que notre âme
ne sent presque plus parles facultés qui lui sont
propres , par ta raison , par l'intelligence , et que
rien ne la touche ni ne la délecte, que ce que ses
sens lui f)résentent? Et en effet, chrétiens, chose
étrange mais trop véritable! quoique ce soit à
l'esprit de connaître la vérité , ce qui neseeonnaît
que par l'esprit nous paraît un songe. Nous vou-
lons voir,«nous voulons sentir, nous voulons tou-
cher. Si nous écoutions la raison , si elle avait en
nous quelque autorité , avec quelle clarté nous
ferait-elle connaître que ce qui est dans la ma-
tière n'a qu'une embre d'être qui se dissipe , et
<ïuerien ne subsiste véritablement, effectivement,
que ce qui est dégagé de ce principe de mort ?
Et nous sommes au contraire si aveugles et si
malheureux, que ce qui est immatériel nous
semble une ombre , un fantôme ; ce qui n'a point
de corps, une illusion; ce qui est invisible, une
pure idée, une invention agréable. 0 Dieu, quel est
ce désordre ! et commentavons-nous perdu le pre-
mier honneur de notre nature en nous rangeant à
la ressemblance des animaux muets et déraison-
nables ? N'en cherchons point d'autre cause. Nous
nous sommes attiré nous-mêmes un si grand mal-
heur. Nous avons voulu goûter les plaisirs sen-
sibles, nous avons perdu tout le goût des plaisirs
célestes ; et il est arrivé , dit saint Augustin , par
un grand et terrible changement, que < l'homme ,
« qui devait être spirituel même dans la chair,
« devient tout charnel même dans l'esprit : »
Qui futurus fuerat eiiam carne spiritalis,
factus est etiam mente carnalis'.
Méditons un peu cette vérité , et confondons-
nous devant notre Dieu dans la connaissance de
nos faiblesses. Oui , créature chérie , homme que
Dieu a fait à sa ressemblance , tu devais être spi-
rituel même dans le corps, parce que ce corps que
Dieu t'a donné devait être régi par l'esprit : et
qui ne sait que celui qui est régi participe en
quelque sorte à la qualité du principe qui le meut
et qui le gouverne , par l'impression qu'il en re-
çoit? Mais, ô changement déplorable! la chair a
pris le régime, et l'âme est devenue toute corpo-
relle. Car quine voit par expérienceque la raison,
ministre des sens et appliquée tout entière à les
servir, emploie toute son industrie à raffiner leur
goût, à irriter leur appétit, à leur assaisonner
leurs objets, et ne se peut déprendre elle même
de ces pensées sensuelles?
» De Civ. Dit. lil>. MV» cap. xv t- Vil, eol. 366.
Ce n'est pas que nous ne fiassions quelques ef-
fmts, et qu'il n'y ait de certains moments dans
lesquels , à la faveur d'un léger dégoût , il nous
semble que nous allons rompre avec les plaisirs.
Mais, disons ici la vérité , nous ne rompons pas
de b<mne foi. Apprenons, messieurs, à nous
connaître. Il est de certains dégoûts qui naissent
d'attache profonde; il est de certains dégoûts qui
ne vont pas à rejeter les viandes , mais à les de-
mander mieux préparées. 0 raison , tu crois être
libre dans ces petits moments de relâche , où il
semble que la passion se repose : tu murmures
cependant contre les plaisirs déréglés, tu loues la
vertu et l'honnêteté, la modération et la tempé-
rance ; mais la moindre caresse des sens , ce qui
montre trop clairement combien notre engage-
ment est intime, te fait bientôt revenir à eux, et
dissipe ces beaux sentiments que l'amour de la
vertu avait réveillés : Redactus sum in nihilum :
abstulisti, quasi ventus, desiderium meum, et
velut nubes pertransiit salus mea ' : « Tous mes
« bons desseins s'en vont en fumée , les pensées de
'< mon salut ont passé en mon esprit comme un
« nuage , et ces grandes résolutions ont été le jouet
« des vents. »
Telle est la maladie de notre nature; mais
maintenant, messieurs, voici le remède. Voici
le sauveur Jésus, nouvel homme et nouvel Adam,
qui vient détacher en nous l'amour des plaisirs
sensibles. Que si l'amour des plaisirs est si fort
inhérent à nos entrailles, il faut un remède fort,
un remède violent pour le détacher. C'est pourquoi
ce nouvel Adam ne s'approche pas comme le pre-
mier d'un arbre fleuri et délectable, mais d'un
arbre terrible et rigoureux. Il est venu à cet arbre ,
non pour y voir un objet « plaisant à la vue, et
« y cueillir un fruit agréable au goût, » bonum
advescendum, etpulchrum oculis, aspectuque
delectabile * , mais pour n'y voir que de l'horreur
et n'y goûter que de l'amertume ; afin que ses
clous, ses épines, ses blessures, et ses douleurs
fissent une sainte violence aux flatteries de nos
sens et à l'attache trop passionnée de notre âme.
Ce qu'il accomplit sur la croix , il le commence
aujourd'hui dans le temple. Considérez cet enfant
si doux, si aimable, dont le regard et le souris
attendrit tous ceux qui le voient ; à combien de
plaies, à combien d'injures, à combien de travaux
il se consacre : Hic positus est in ruinam et in
resurrectionem multorum, et in signum cuicon-
tradicetur ^ : « Il est mis pour être en butte , dit
« le saint vieillard , à toute sorte de contradic-
« tiens! » Aussitôt qu'il commencera de paraître
« Joh. XXX , 15.
> Gènes, m , c.
3 Luc. , 3i.
DE LA SAINTE VIERGE.
241
mi monde, on empoisonnera tontes ses pensées ,
on tournera à contre-sens toutes ses paroles. Ah!
((îiil souffrira de maux et qu'il sera contredit!
contredit dans tous ses enseignements , dans tous
SOS miracles, dans ses paroles les plus douces,
dans ses actions les plus innocentes: par les prin-
ces, par les pontifes, par les citoyens, par les
i t rangers ; par ses amis , par ses ennemis , par ses
tu vieux et par ses disciples. A quoi êtes-vous né ,
petit enfant, et quelles misères vous sont réser-
vées! Maisvouslessouffrezdéjàparimpression ;et
votre prophète a raison de vous appeler « l'homme
« de douleurs, l'homme savant en infirmités, »
rirumdolorum etscicntem infirmitatem ' : parce
que si vous saviez tout par votre science divine ;
par votre expérience particulière vous ne saurez
que les maux, vous ne connaîtrez que les douleurs
[et les] peines : virum dolonnn.
Mais ce Dieu qui se dévoue aux douleurs pour
l'amour de nous , demande aussi , chrétiens , que
nous lui sacrifiions l'amour des plaisirs ; car il faut
appliquer à notre mal le remède qu'il nous pré-
sente. Et c'est pourquoi , dans le même temps
(ju'il s'offre pour notre salut à toutes sortes de
peines, il fait paraître à nos yeux cette veuve si
mortifiée , qui nous apprend l'application de ce
remède admirable. La voyez-vous, chrétiens,
cette Anne si renommée, cette perpétuelle péni-
tente exténuée par ses veilles et consumée par
ses jeûnes ! elle est indignée contre ses sens , parce
qu'ils tâchent de corrompre par leur mélange
la source des plaisirs spirituels; elle veut aussi
troubler à son tour ces sens gâtés par la convoi-
tise , source des plaisirs déréglés. Et parce que
l'esprit affaibli ne peut plus surmonter les fausses
douceurs par le seul amour des plaisirs célestes,
elle appelle la douleur à son secours ; elle emploie
les jeûnes, les austérités, les mortifications de la
pénitence, pour étourdir en elle tout le sentiment
des plaisirs mortels après lesquels soupire notre
esprit malade. Si nous n'avons pas le courage de
les attaquer avec elle jusques au principe , modé-
rons-en du moins les excès damnables ; marchons
avec retenue dans un chemin si glissant ; prenons
garde qu'en ne pensant qu'à nous relâcher, nous
n'allions à l'emportement; fuyons les rencontres
dangereuses, et ne présumons pas de nos forces,
parce que , comme dit saint Ambroise , on ne sou-
tient pas longtemps sa vigueur quand il la faut
employer contre soi-même : Causam peccati
fuge, nemo enim diufortisest contra se ipsum\
Et ne nous persuadons pas que nous vivions
sans plaisir, pour entreprendre de le transporter
du corps à l'esprit, de la partie terrestre et mor-
' /? LUI, 3.
' ^pol II, David, cap. m, n' 12
»>C,SSCET. — T. m.
telle à la partie divine et incorruptible. C'est \h
au contraire, dit Tertullien , qu'il se forme une
volupté toute céleste, du mépris des voluptés
sensuelles : Quœ major voluptas, fjuamfnsli-
dium ipsius voluptatis '? Qui nous donnera,
chrétiens, que nous sachions goûter ce plaisir
sublime, plaisir toujours égal, toujours uniforme,
qui naît non du trouble de l'âme , mais de sa paix ;
non de sa maladie , mais de sa santé ; non de ses
passions , mais de son devoir ; non de la ferveur
inquiète et toujours changeante de ses désirs,
mais de la rectitude immuable de sa conscience?
Que ce plaisir est délicat! qu'il est généreux?
qu'il est digne d'un grand courage, et qu'il est
digne principalement de ceux qui sont nés pour
commander! Car si c'est quelque chose de si
agréable d'imprimer le respect par ses regards,
et de porter dans les yeux et sur le visage un ca-
ractère d'autorité ; combien plus de conserver à
la raison cet air de commandement avec lequel
elle est née; cette majesté intérieure qui modère
les passions , qui tient les sens dans le devoir, qui
calme par son aspect tous les mouvements sédi-
tieux , qui rend l'homme maître en lui-même ?
Mais pour être maître en soi-même , il faut être
soumis à Dieu : c'est ma troisième partie.
TBOISIÈME POINT.
La sainte et immuable volonté de Dieu à la-
quelle nous devons l'hommage d'une dépendance
absolue , se déclare à nous en deux manières • et
Dieu nous fait connaître ce qu'il veut de nous , et
par les commandements qu'il nous fait et parles
événements qu'il nous envoie. Car comme il est
tout ensemble et la règle immuable de l'équité tl
le principe universel de tout être , il s'ensuit né-
cessairement que rien n'est juste que ce qu'il
veut , et que rien n'arrive que ce qu'il ordonne ;
de sorte que les préceptes qui prescrivent tout ce
qu'il faut faire, et l'ordre des événements qui
comprend tout ce qui arrive, reconnaissent éga-
lement pour première cause sa volonté souve-
raine.
C'est donc , messieurs , en ces deux manières
que Dieu règle nos volontés par la sienne ; parce
qu'y ayant deux choses à régler en nous , ce que
nous avons à pratiquer et ce que nous avons
à souffrir, il propose dans ses préceptes ce qu'il
lui plaît qu'on pratique, il dispose par les événe-
ments ce qu'il veut que l'on endure» et ainsi , par
ces deux moyens , il nous range parfaitement sous
sa dépendance. Mais notre liberté toujours rebelJR
s'oppose sans cesse à Dieu, et combat directement
ces deux volontés : celle qui règle nos mœurs, en
secouant ouvertemen/ 'ejoug de sa loi; celle qui
' Df Spect. n" 29
M
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POUR LA PURIFICATION
conduit les événements, en s'abandonnant aux
niU'Mnures, aux plaintes, à l'impatience dans les
accidents fâcheux de la vie. Et pourquoi ces mur-
mures inutiles dans des choses résolues et inévi-
tables ; si ce n'est que l'audace humaine , toujours
ennemie de la dépendance , s'imagine faire quel-
que chose de libre, quand, ne pouvant éluder
l'effet elle blâme du moins la disposition , et que ,
ne pouvant être la maîtresse, elle fait la mutine
et l'opiniâtre?
Prenons, mes frères, d'autres sentiments :
ronsidérons aujourd'hui le Sauveur pratiquant la
loi , le Sauveur abandonnant à son Père toute la
conduite de sa vie; et à l'exemple de ce Fils uni-
que , nous qui sommes aussi les enfants de Dieu ,
nés pour obéir à ses volontés, adorons dans ses
préceptes les règles immuables de sa justice , re-
gardons dans les événements les effets visibles de
sa toute-puissance. Apprenons dans ceux-là ce
qu'il veut que nous pratiquions avec fidélité, et
reconnaissons dans ceux-ci ce qu'il veut que nous
endurions avec patience.
Et pour ôter tout prétexte à notre rébellion ,
toute excuse à notre lâcheté , toute couleur à no-
tre indulgence, la bienheureuse Marie , toujours
humble et obéissante, recevant cet exemple de
son cher fils, le donne aussi publiquement à tous
les fidèles. Elle porte le joug d'une loi servile , de
laquelle, comme nous apprend la théologie, elle
était formellement exceptée; et quoiqu'elle soit
plus pure et plus éclatante que les rayons du so-
leil , elle vient se purifier dans le temple. Après
•cela, chrétiens, {[uelle excuse pourrons-nous trou-
ver iwur nous exempter de la loi de Dieu , et pour
colorer nos rébellions? mais le temps ne me per-
met pas de vous décrire plus amplement cette
obéissance. Voici le grand sacrifice. C'est ici qu'il
nous faut apprendre à soumettre à Dieu tout l'or-
dre de notre vie , toute la conduite de nos affai-
res , toutes les inégalités de notre fortune. Voici
un spectacle digne de vos yeux , et digne de l'ad-
miration de toute la terre.
« Cet enfant, dit Siméon à la sainte Vierge,
« est établi pour la ruine et pour la résurrection
« de plusieurs. Il est posé comme un signe auquel
« on contredira, et votre âme sera percée d'un
« glaive. » Paroles effroyables pour une mère ! Je
\ous prie, messieurs , de les bien entendre. Il est
vrai que ce bon vieillard ne lui propose rien en
particulier de tous les travaux de son fils, mais
ne vous persuadez pas que ce soit pour épargner
sa douleur ; au contraire , c'est ce qui la porte au
dernier excès : en ce que , ne lui disant rien en par-
ticulier, il lui laisse à appréhender toutes cho-
ses. Car est-il rien de plus rude et de plus affreux
q[ue cette cruelle suspension d'une âme menacée
d'un mal extrême, sans qu'on lui explique ce que
c'est? C'est là que cette pauvre âme confuse,
étonnée, pressée et attaquée de toutes parts, qui
ne voit de toutes parts que des glaives pendants
sur sa tête, qui ne sait de quel côté elle se doit
mettre en garde, meurt en un moment de mille
morts. C'est la que la crainte, toujours ingénieuse
pour se tourmenter elle-même, ne pouvant savoir
sa destinée, ni le mal qu'on lui prépare, va par-
courant tous les maux pour faire son supplice de
tous : si bien qu'elle souffre toute la douleur que
donne une prévoyance assurée, avec tonte cette
inquiétude importune, toute l'angoisseetranxiélé
qu'apporte une juste frayeur qui doute encore, et
ne sait à quoi se résoudre. Dans cette cruelle in-
certitude, c'est une espèce de repos que desavoir
de quel coup il faudra mourir : et saint Augustin
a raison de dire , « qu'il est moins dur, sans com-
« paraison , de souffrir une seule mort , que de les
« appréhender toutes : » Longe satins est unam
perpeli moriendo, quam omnes timere vivendo ' .
Tel est l'état de la sainte Vierge , et c'est ainsi
qu'on la traite. 0 Dieu , qu'on ménage peu sa dou-
leur ! Pourquoi la frappez-vous de tant d'endroits?
Ou ne lui dites rien de son mal, pour ne la tour-
menter point par la prévoyance; ou dites-lui tout
son mal, pour lui en ôter du moins la surprise.
Chrétiens , il n'en sera pas de la sorte. On lui an-
noncera son mal de bonne heure, afin qu'elle le
s€nte longtemps ; on ne lui dira pas ce que c'est ,
de peur d'ôter à la douleur la secousse violente
que la surprise y ajoute. Ce qu'elle a ouï confu-
sément du bon Siméon , ce qui a déjà déchiré le
cœur et ému toutes les entrailles de celte mère ;
elle le verra sur la croix plus horrible , plus épou-
vantable , qu'elle n'avait pu se l'imaginer. 0 pré-
voyance, ô surprise, ô ciel, ô terre, ô nature,
étonnez- vous de cette constance ! Ce qu'on loi pré-
dit lui fait tout craindre ; ce qu'on exécute lui fait
tout sentir : voyez cependant sa tranquillité par
le miracle de son silence. Là elle ne demande
point , Qu'arrivera-t-il ? Ici elle ne se plaint point
de ce qu'elle voit. Sa crainte n'est point curieuse,
sa douleur n'est pas impatiente. Ni elle ne s'in-
forme de l'avenir, ni elle ne se plaint du mal pré-
sent; et elle nous apprend par cet exemple les
deux actes de résignation par lesquels nous nous
devons immoler à Dieu : se préparer de loin à tout
ce qu'il veut; se soumettre humblement à tout ce
qu'il fait.
Après cela , chrétiens, qu'est-il nécessaire que
je \ous exhorte à offrir à Dieu ce grand sacri-
fice? Marie vous parle assez fortement. C'est elle
qui vous invite à ne sortir point de ce lieu sans
I Dr Vit: Dci, 1)1). I, cap. XI, t. Vil. col 1-2.
DE LA SAINTE VIERGE.
243
nvoir consacré à Dieu ce que vous avez de plus
cher. Est-ce un époux , est-ce un fils , et serait-ce
quelque chose de plus grand et de plus précieux
qu'un royaume? ne craignez point de l'offrir à
Dieu. Vous ne le perdrez pas en le remettant en-
tre ses mains. Il le conservera au contraire avec
une bonté d'autant plus soigneuse, que vous le
lui aurez déposé avec une plus entière confiance,
tutius habitura guem Domino coinmendasset '.
C'est la grande obligation du chrétien , de s'a-
bandonner tout entier à la sainte volonté de Dieu ;
et plus on est indépendant, plus on doit être à
cet égard dans la dépendance. C'est la loi de
tous les empires , que ceux qui ont cet honneur
de recevoir quelque éclat de la majesté du prince,
ou qui ont quelque partie de sou autorité entre
leurs mains, lui doivent une obéissance plus
ponctuelle et une fidélité plus attentive à leur de-
voir; parce qu'étant les instruments principaux
de la domination souveraine, ils doivent s'unir
plus étroitement à la cause qui les applique. Si
cette maxime est certaine dans les empires du
monde et selon la politique de la terre, elle l'est
beaucoup plus encore dans la politique du ciel
et dans l'empire de Dieu; si bien que les souve-
rains, qu'il a commis pour régir ses peuples,
doivent être liés immuablement aux dispositions
de sa providence plus que le reste des hommes.
Il n'est pas expédient à l'homme de ne voir rien
au-dessus de soi : un prompt égarement suit cette
pensée, et la condition de la créature ne porte
pas cette indépendance. Ceux donc qui ne dé-
couvrent rien sur la terre qui puisse leur faire
loi , doivent être d'autant plus préparés à la rece-
voir d'en haut. S'ils font la volonté de Dieu , je
ne craindrai pointde ledire : non-seulement leurs
sujets, mais Dieu même s'étudiera à faire la leur ;
car il a dit, par son prophète, qu'il « fera la vo-
« lonté de ceux qui le craignent : » Voluntatem
timentium sefaciet ^
Sire , Votre Majesté rendra compte à Dieu de
toutes les prospérités de son règne ; si vous n'êtes
aussi fidèle à faire ses volontés, comme il est
soigneux d'accomplir les vôtres. Plus la volonté
des rois est absolue, plus elle doit être soumise ;
parce que Dieu, qui régit le monde par eux, prend
un soin plus particulier de leur conduite et de la
fortune de leurs États. Rien de plus dangereux à
la volonté d'une créature , que de penser trop
qu'elle est souveraine : elle n'est pas née pour se
régler elle-même, elle se doit regai-der dans un
ordre supérieur. Que si Votre Majesté regarde
ses peuples avec amour comme les peuples de
Dieu , sa couronne comme un présent de sa pro-
' s. Pantin Ep. ad Sever. n" 9.
* Ps. cxLiy , 20.
vidence, son sceptre comme rinslrumenl de ses
volontés : Dieu bénira votre règne, Dieu affer-
mira votre trône comme celui de David et de Sa-
lomon ; Dieu fera passer ^'otre Majesté d'un rè-
gne à un règne, d'un trône à un trône, mais trône
bien plus auguste et règne bien plus glorieux ,
qui est celui de l'éternité que je vous souhaite,
au nom du Père, etc.
•■«•»•■•
DEUXIÈME SERMON
POUR LE JOUR
DE LA PURIFICATION DE LA SAirîTE VIERGE,
PRÊCHÉ A LA OOtJB.
Nécessité des lois : soumission qui leur est due. Dépendance
dans laquelle nous devons vivre à l'égard de Dieu et des or-
dres de sa providence.
Postquain inipleli sunt (lies purgalioni.s ejus secunduni
legem Moysi , tulerunt illum in Jérusalem , ut sisteren!
eum Domino , sicut scriptum est in lege Domini.
Le temps de la purification de Marte étant accompli
selon la loi de Moïse, ils portèrent l'enfant à Jérusa-
lem., pour le présenter au Seigneur, ainsi qu'il est
écrit en la loi de Dieu. Luc. ii, 22 , 23.
Un grand empereur » a prononcé qu'il n'y a
rien de plus royal ni de plus majestueux qu'un
prince qui se reconnaît soumis aux lois , c'est-à-
dire , à la raison même : et certes le genre humain
ne peut rien voir de plus beau, que la justice
dans le trône ; et on ne peut rien penser de plus
grand ni de plus auguste que cette noble alliance
de la puissance et de la raison , qui fait concourir
heureusement à l'observance des lois et l'autorité
et l'exemple.
Que si c'est un si beau spectacle qu'un prince
obéissant à la loi, combien est plus admirable
celui d'un Dieu qui s'y soumet ! Et pouvons-nous
mieux comprendre ce que nous devons aux lois ,
qu'en voyant dans le mystère de cette journée
uu Dieu fait homme s'y assujettir, pour donner
à tout l'univers l'exemple d'obéissance? Merveil-
leuse conduite de Diea ! Jésus-Christ venait abolir
la loi de Moïse par une loi plus parfaite; néan-
moins, tant qu'elle subsiste , il révère si fort le
nom et l'autorité de la loi , qu'il l'observe ponc-
tuellement , et la fait observer à sa sainte mère.
Combien plus devons-nous garder les sacrés pré-
ceptes de l'Évangile éternel qu'il est venu établir,
plus encore par son sang que par sa doctrine !
Je ne pense pas, chrétiens, pouvoir rien faire
de plus convenable à la fête que nous célébrona,
que de vous montrer aujourd'hui combien nous
devons dépendre de Dieu et de ses ordres su-
• Théodose. L. Digna, Cod. Justin, lib. i, Titul. iir, Leg. ir.
16.
2^4 POUR LA PURIFICATION
prèmes; et je croirai pouvtiir vous persuader une
obéissance si nécessaire, pourvu que la sainte
Viei'ge , qui nous en donne l'exemple , nous ac-
corde aussi son secours, que nous lui allons de-
mander par les paroles de l'ange : Ave.
Parmi tant de lois différentes auxquelles no-
îre nature est assujettie , si nous voulons établir
une conduite réglée, nous devons reconnaître,
avant toutes choses, qu'il y a une loi qui nous
dirige , une loi qui nous entraîne, et une loi qui
nous tente et qui nous séduit. ÎVous voyons dans
les Écritures et dans les commandements divins,
la loi de justice qui nous dirige : nous éprouvons
tous les jours dans le cours de nos affaires , dans
leurs conjonctures inévitables, dans toutes les
suites malheureuses de notre mortalité , une loi
comme fatale de la nécessité qui nous entraîne :
enfin nous ressentons en nous-mêmes et dans nos
membres mortels un attrait puissant et impérieux
qui séduit nos sens et notre raison ; et cet attrait ,
qui nous pousse au mal avec tant de force, est ap-
pelé par l'apôtre » « la loi de péché , » qui est une
continuelle tentation à la fragilité humaine.
Ces trois différentes lois nous obligent aussi ,
chrétiens , à trois pratiques différentes : car, pour
nous rendre fidèles à notre vocation et à la grâce
du christianisme , il faut nous laisser conduire
au commandement qui nous dii'ige , nous élever
par courage au-dessus des nécessités qui nous
accablent ; enfin , résister avec vigueur aux attraits
des sens qui nous trompent. C'est ce qui nous est
montré clairement dans l'Évangile que nous trai-
tons , et dans le mystère de cette journée. Jésus-
Christ et la sainte Vierge, Siméon, ce vénérable
■\ ieillard, et Anne, celte sainte veuve, semblent
ne paraître en ce jour, que pour donner aux fi-
dèles toutes les instructions nécessaires au sujet
de ces ti'ois lois que j'ai rapportées. Le Sauveur
et sa sainte mère se soumettent aux commande-
ments que Dieu a donnés à son peuple. Siméon,
vieillard courageux et détaché de la vie, en su-
bissant sans se troubler la loi de la mort, se met
au-dessus des nécessités qui accablent notre na-
ture, et nous apprend à les regarder comme des
lois souveraines auxquelles nous devons nous ac-
commoder. Enfin, Anne pénitente et mortifiée
nous fait voir dans ses sens domptés la loi du pé-
ché vaincu. Exemples puissants et mémorables,
qui me donnent occasion de vous faire voir au-
jourd'hui combien nous devons être soumis à la
loi de la vérité qui nous règle; quel usage nous
devons faire de la loi de la nécessité qui nous en-
traîne ; comment nous devons résister a l'attrait
du mal qui nous tente , et à la loi du péché qui
nous tyrannise.
» /.'om. vu, 23. j Joan. \m,S6.
PREMIER POINT.
Le nom de liberté est le plus agréable et le
plus doux, mais tout ensemble le plus décevant
et le plus trompeur de tous ceux qui ont quelque
usage dans la vie humaine. Les troubles, lès sédi-
tions, le mépris des lois, ont toujours eu leur
cause ou leur prétexte dans l'amour de la liberté.
Il n'y a aucun bien de la nature dont les hommes
abusent davantage que de leur liberté, ni rien
qu'ils connaissent moins que la franchise , encore
qu'ils la désirent avec tant d'ardeur. J'entreprends
de vous faire voir que nous perdons notre liberté
en la voulant trop étendre; que nous ne savons
pas la conserver, si nous ne savons aussi lui don-
ner des bornes; et enfin, que la liberté véritable
c'est d'être soumis aux lois.
Quand je vous parle, messieurs, de la liberté
véritable , vous devez entendre par là qu'il y en
a aussi une fausse ; et c'est ce qui paraît claire-
ment dans ces paroles du Sauveur : Si vos Fi/.ius-
liheraverit, tune vers liberi eritis ' : « Vous
« serez vraiment libres, dit-il, quand je vous au-
'< rai affranchis. >. Quand il dit que nous serons
vraiment libres , il a dessein de nous faire en-
tendre qu'il y a une liberté qui n'est qu'appa-
rente; et il veut que nous aspirions, non à toute
sorte de franchise , mais à la franchise véritable ,
à la liberté digne de ce nom : c'est-à-dire, à celle
qui nous est donnée par sa grâce et par sa doc-
trine : tune vere librri eritis. C'est pourquoi nous
ne devons pas nous laisser surprendre par le nom
ni par l'apparence de la liberté. Il faut ici nous
rendre attentifs à démêler le vrai d'avec le faux ;
et pour le faire nettement et distinctement, je
remarquerai , chrétiens , trois espèces de liberté,
que nous pouvons nous figurer dans les créatu-
res : la première, c'est la liberté des animaux;
la seconde, c'est la liberté des rebelles; la troi-
sième , c'est la liberté des sujets et des enfants.
Les animaux semblent être libres, parce qu'on
ne leur prescrit aucunes lois ; les rebelles s'ima-
ginent l'être , parce qu'ils secouent le joug des
lois ; les sujets et les enfants de Dieu le sont en
effet, parce qu'ils se soumettent humblement à la
sainte autorité des lois. Telle est la liberté véri-
table ; et il nous sera aisé de l'établir solidement
par la destruction des deux autres.
Et premièrement , chrétiens , pour ce qui re-
garde cette liberté dont jouissent les animaux ,
j'ai honte de l'appeler de la sorte et de ravilir
jusque-ia un si beau nom. Il est vrai qu'ils n'ont
pas de lois qui répriment leurs appétits , ou diri-
gent leurs mouvements; mais c'est qu'ils n'ont
DE LA SAINTE VIERGE.
2t5
pas (Viatelligence qui les rende capables d être
«gouvernés par la sage direction des lois : ils vont
où les pousse un instinct aveugle, sans conduite
et sans jugement; et appellerons-nous liberté
un emportement brut et indocile, incapable dérai-
son et de discipline? A Dieu ne plaise, ô enfants
d'Adam, ô créatures raisonnables que Dieu a
formées à son image ; à Dieu ne plaise , encore
une fois, qu'une telle liberté vous agrée, et que
vous consentiez jamais d'être libres d'une manière
si basse! Et toutefois , chrétiens , qu'entendons-
nous tous les jours dans la bouche des hommes
du monde? ne sont-ce pas eux qui trouvent toutes
les lois importunes, et qui voudraient les voir
abolies, pour n'en recevoir que d'eux-mêmes et
de leurs désii-s déréglés? Peu s'en faut que nous
n'enviions aux animaux leur liberté , et que nous
ne célébrions hautement le bonheur des bêtes
sauvages, de ce qu'elles n'ont dans leurs désirs
d'autres lois que leurs désirs mêmes ; tant nous
avons ravili l'honneur de notre nature !
Mais au contraire, messieurs, le docte Ter-
tullien en avait bien compris la dignité , lors-
qu'il a prononcé cette sentence , au second livre
contre Marcion , qui est en vérité un chef-d'œu-
vre de doctrine et d'éloquence : « Il a fallu , nous
« dit-il , que Dieu donnât des lois à l'homme , non
« pour le priver de sa liberté, mais pour lui témoi-
« gner de l'estime : » Legem... bonitas croga-
vil , considens homini quo Deo adhœrerety ne
non tant liber, quam abjectus videretur. Et cer-
tes cette liberté de vivre sans lois eût été inju-
rieuse à notre nature. Dieu eût témoigné qu'il
méprisait l'homme, s'il n'eût pas daigné le con-
duire et lui prescrire l'ordre de sa vie : II l'eût
traité comme les animaux auxquels il ne permet
de vivre sans lois, que par le peu d'état qu'il en
fait, et qu'il ne laisse libres de cette manière,
dit le même Tertullien, que par mépris , œquan-
dus famulis suis cœleris animalibus soluiis a
Deo et exfustidio liberis '.
Quand donc les hommes se plaignent des lois
qui leur ont été imposées , quand ils voudraient
qu'on les laissât errer sans ordre et sans règle au
gré de leurs désirs aveugles, -c ils n'entendent
« pas , dit le saint psalmiste , quel est l'honneur
-ï et la dignité de la nature raisonnable, puisqu'ils
« veulent qu'on les compare et qu'on les mette
« en égalité avec les animaux bruts , privés de
" raison : » Homo cum in honore esset non in-
tcllexit, comparatus est jumenlis insipienti-
bus \ Et c'est ce prodigieux aveuglement que
leur reproche avec raison un ami de Job, en ces
termes : Virvanus in superbiam erigitur, et tan-
' Li!j. !i, ndv. Marcion. n" 4.
quam pulhan nnagri se Itberum nninm pulat ' :
" L'homme vain et déraisonnable s'emporte par
n une fierté insensée, et s'imagine être né libre
« à la manière d'jin animal fougueux et indomp-
« té. " En effet, quels sont vos sentiments, tV
pécheurs aveugles, lorsque vous suivez pour toute
règle votre humeur, votre passion, votre colère,
votre plaisir, votre fantaisie égarée ; lorsque vous
ne faites que secouer le mors et regimber contre
toutes les lois, sans vouloir souffrir m qu'on vous
retienne , ni qu'on vous enseigne , ni qu'on vous
conduise? n'est-ce pas sans doute que vous vous
imaginez être nés libres, non à la manière des.
hommes, mais à celle des animaux, et encore
les plus indomptés et les plus fougueux; sicut
pullum onagri, qui n'endurent ni aucun joug,
ni aucun frein, ni enfin aucun conducteur? O
hommes , ce n'est pas ainsi que vous devez vous
considérer. Vous êtes nés libres, je le confesse .
mais certes votre liberté ne doit pas être abaiv
donnée à elle-même; autrement vous la verriez
dégénérer en un égarement énorme. Il faut vous
donner des lois , parce que vous êtes capables de.
raison et dignes d'être gouvernés par une conduite
réglée : Constitue, Domine, legislatorem super
eos, ut sciant gentes quoniam homines sunt ' :
« 0 Seigneur, envoyez un législateur à votre
« peuple ; » donnez-lui premièrement un Moïse ,
qui leur apprenne leurs premiers éléments et con-
duise leur enfance : donnez-leur ensuite un Jésus-
Christ, qui les enseigne dans l'âge plus mûr, et
les mène à la perfection , « et ainsi vous ferez coor.
« naître que vous les traitez conime des hommes ; »-
c'est-à-dire, comme des créatures que vous avez
formées à votre image, et dont vous voulez aussi
former les mœure selon les lois de votre vérité
éternelle.
Que s'il est juste et nécessaire que Dieu nous
donne des lois , confessez qu'il ne l'est pas moinsi
que notre volonté s'y soumette. C'est pour cela
que la sainte Vierge nous montre aujourd'hui
un si grand exemple d'une parfaite obéissance.
Plus pure que les rayons du soleil , elle se sou-
met à la loi de la purification. Le Sauveur lui-
même est porté au temple, parce que la loi le
commande; et le Fils ne dédaigne pas d'être
assujetti à la loi qui a été établie pour les servi-
teurs. A cet exemple , messieurs, n'aimons notre
.iberté que pour la soumettre à Dieu , et ne nous
persuadons pas que ses saintes lois nous la ra-
vissent. Ce n'est pas s'opposer à un fleuve, ni à
la liberté de son cours, que de relever ses bords
départ et d'autre, de peur qu'il ne se déborde
et ne perde ses eaux dans la campagne; au cou-
■ Joh. XI, 1-2.
246
POUR LA PURIFICATION
traire c'est lui donner le moyeu de couler plus
doucement dans son lit , et de suivre plus cer-
tainement son cours naturel. Ainsi ce n'est pas
perdre ia liberté que de lui imposer des lois , de
lui donner des bornes deçà et delà pour empê-
cher qu'elle ne s'égare; c'est l'adresser plus as-
surément à la voie qu'elle doit tenir : par une
telle précaution on ne la gône pas, mais on la
conduit ; on ne la force pas , mais on la dirige.
Ceux-là la perdent, ceux-là la détruisent qui dé-
tournent son cours naturel , c'est-à-dire, sa ten-
dance au souverain bien .
Ainsi la liberté véritable, c'est de dépendre
de Dieu : car qui ne voit que refuser son obéis-
sance à l'autorité légitime de la loi de Dieu , ce
n'est pas liberté, mais rébellion ; ce n'est pas fran-
chise, mais insolence? Ouvrons les yeux, chré-
tiens, et comprenons quelle est notre liberté. La
liberté nous est donnée, non pour secouer le joug ,
mais pour le porter avec honneur en le portant
volontairement : la liberté nous est donnée , non
pour avoir la licence de faire le mal , mais afin
qu'il nous tourne à gloire de faire le bien ; non
pour dénier à Dieu nos services , mais afin qu'il
puisse nous en savoir gré. Nous sommes sous la
puissance de Dieu beaucoup plus , sans compa-
raison , que la loi ne met les enfants sous la puis-
sance paternelle. S'il nous a , dit Tertullien • ,
comme émancipés en nous donnant notre liberté,
et la disposition de notre choix , ce n'est pas pour
nous rendre indépendants ; mais afin que notre
soumission fût volontaire , afin que nous lui ren-
dissions par choix ce que nous lui devons par
obligation, et qu'ainsi nos devoirs tinssent lieu
d'offrande , et que nos services fussent aussi des
mérites. C'est pour cela , chrétiens , que la libei-té
nous était donnée.
Mais combien abusons-nous de ce don du ciel !
et qu'un grand pape a raison de dire que l'homme
« est étrangement déçu par sa propre liberté, »
sua in œteiiium Uberlate deceptus *! Qu'est-ce à
dire, que l'homme est déçu par sa liberté; c'est
qu'il n'a pas su distinguer entre la liberté et l'in-
dépendance; et il n'a pas vu que , pour être libre ,
Jl n'était pas souverain. L'homme est libre comme
im sujet sous un prince légitime , et comme un
fds sous la dépendance de l'autorité paternelle; il
a voulu être libre jusqu'à oublier sa condition et
perdre entièrement le respect : c'est la liberté
d'un rebelle , et non la liberté d'un enfant soumis
et d'un fidèle sujet. Mais la souveraine puissance
de celui contre lequel il se soulève, ne permet pas à
ce rebelle de jouir longtemps de sa liberté licen-
Adv. Marcion. lib. il , n" C.
Linocvnt. I Ep. xxiv, ad Conc. CurUi. Lahb. t. ir, col.
Iâ>.;
cieuse ; car écoutez ce beau mot de saint Augustin :
Autrefois, dit ce grand homme, j'ai voulu être
libre decette manière, j'ai contenté mes désirs,
j'ai suivi mes passions insensées; mais, hélas! ô
liberté malheureuse ! en faisant ce que je voulais,
j'arrivais où je ne voulais pas : Volens quo noKem
perveneram Woiïàence peu de mots, messieurs,
la commune destinée de tous les pécheurs.
En effet , considérez cet homme trop libre dont
je vous parlais tout à l'heure; qui ne refuse rien
à ses passions, ni même à ses fantaisies : il ti*ans-
gresse toutes les lois , il aime , il hait , il se venge
suivant qu'il est poussé par son humeur, et laisse
aller son cœur à l'abandon partout où le plaisir
l'attire : il croit respirer un air plus libre en pro-
menant deçàet delà ses désirs vagues et incertains;
et il appelle liberté son égarement : à la manière
des enfants , qui s'imaginent être libres lorsque ,
s'étant échappés de la maison paternelle , ils cou-
rent sans savoir où ils vont. Telle est la liberté de
l'homme pécheur : il est libre , à son avis; il fait
ce qu'il veut : mais que cette fausse liberté le
trompe! puisqu'en faisant ce qu'il veut , aveugle
et malheureux qu'il est, il s'engage a ce qu'il
veut le moins. Car, messieurs , dans un empire
réglé et autant absolu qu'est celui de Dieu , l'au-
torité n'est pas sans force , et les lois ne sont pas
désarmées; quiconque méprise leurs règlements ,
est assujetti à leurs peines : et ainsi ce rebelle
inconsidéré qui éprouve sa liberté contre Dieu , et
l'exerce insolemment par le mépris de ses saintes
et terribles lois; pendant qu'il fait ce qu'il veut,
attire sur lui nécessairement ce qu'il doit le plus
avoir en horreur, la damnation , la mort éternelle ,
la juste et impitoyable vengeance d'un Tout-
Puissant méprisé. Cesse donc, ô sujet rebelle et
téméraire prévaricateur de la loi de Dieu ! cesse
de nous vanter désormais ta liberté malheureuse
que tu ne peux pas soutenir contre le Souverain
que tu offenses, et reconnais au contraire que tu
forges toi-même tes fers par l'usage de ta liberté
dissolue , que tu mets un poids de fer sur ta tête
que tu ne peux plus secouer, et qu'enfin tu seras
réduit à une servitude éternelle, en voulant éten-
dre trop loin les folles prétentions de ta vaine et
ridicule indépendance.
Par conséquent , chrétiens , vivons dépendants
de Dieu ; et croyons que , si nous osons mépriser
ses lois , notre audace ne sera pas impunie. Car si
l'apôtre a raison de dire que nous devons craindre
le prince et le magistrat, « parce que ce n'est pas
« en vain qu'il porte l'épée : » Non enim sine
causa (jladium portai ^-^ combien plus devons^
' dni/css. lib. VIII , cap v , t. r , col. 149.
= Rum. xiii , i-
DE LA SAINTE VIERGE.
547
nous penser que ce n'est pas en vain (juc Dieu
est juste; que ce nest pas en vain qu'il est tout-
puissant ; que ce n'est pas en vain qu'il lance le
foudre , ni qu'il fait gronder son tonnerre ! Nous
avons ici l'honneur de parler devant les puissances
souveraines : apprenons notre devoir envers Dieu
par celui que nous rendons à ses images. Qui de
nous ne fait pas sa loi de la volonté du prince? ne
mettons-nous pas notre gloire à lui obéir, à pré-
venir même ses commandements , à exposer notre
vie pour son service? qu'avons-nous de plus pré-
cieux que les occasions de signaler notre obéis-
sance? Tous ces sentiments sont très-justes, tous
ces devoii-s , légitimes. Le prince n'a que Dieu au
dessus de soi , après Dieu il est le premier ; il a en
main sa puissance , il exerce sur nous son autorité.
Mais enfin il n'est pas juste que le sujet de Dieu
soit mieux obéi que Dieu même , et la seconde Ma-
jesté, mieux servie et plus révérée que la première.
Jl est vrai que quiconque offense le prince ne le
fait pas impunément. Le prince a le glaive en main
pour se faire craindre ; on ne lui résiste pas. Il dé-
couvre , dit Saloraon , les plus secrètes intrigues ,
« les oiseaux du ciel lui rapportent tout ■ , » et
vous diriez qu'il devine : tant il est malaisé de lui
rien cacher : Divinatio in labiis régis, dit le
même Salomon ^. Après il étend ses bras, et il
déterre ses ennemis du fond des abîmes où ils
cherchaient contre lui un vain asile : sa présence
les déconcerte , son autorité les accable. Que si ,
dar:s cette faiblesse de notre mortalité, nous y
voyons subsister une force si redoutable , combien
plus devons-nous trembler devant la souveraine
majesté du Dieu vivant et éternel ! Car enfin la
plus grande puissance qui soit dans le monde
peut-elle, après tout, s'étendre plus loin que d'ôter
la vie à un homme? Eh! messieurs, est-ce donc
un si grand effort que de faire mourir un mortel ,
et de hâter de quelques moments une vie qui se
précipite d'elle-même? Si donc nous craignons
celui qui ayant fait mourir le corps , a épuisé son
pouvoir et mis à bout sa vengeance par son propre
usage ; « combien plus , dit le Sauveur ^ , doit-on
« redouter celui qui peut envoyer et l'âme et le
« corps dans une gêne éternelle! »
Cependant, ô aveuglement! non-seulement
nous lui résistons, mais encore nous prenons plai-
sir à lui résister. Étrange dépravation , et révolte
insupportable contre Dieu ! ses lois qui sont po-
sées pour servir de bornes à nos désirs dérégies
les excitent et les fortifient. N'est- il pas vrai , chré
tiens, moins une chose est permise, plus elle a
d'attraits; le devoir est une espèce de supplice;
* Eecles. X , 20.
' Prov. XVI , 10.
» MatUi. X , 2S.
ce qui plaît par raison ne plaît presque pas; ce qui
est dérobé à la loi nous semble plus doux ; les
viandes défendues nous paraissent plus délicieu-
ses durant le temps de pénitence: la défense est
un nouvel assaisonnement qui eu relève le goût ;
« Ainsi le péché nous trompe par une fausse dou-
« ceur ; parce qu'il nous parait d'autant plus agréa-
« ble , qu'il est moins permis : » Fallit peccalum
fallaci dulcedine... cum tanlo magis libet ,
quanto minus licet\ Il semble que nous nous
irritions contre la loi, de ce qu'elle contrarie nos
désirs; et que nous prenions plaisir à notre tour
à la contrarier par une espèce de dépit : tellement
que nous vouloir contenir par la discipline, c'est
nous faire déborder avec plus d'excès , et préci-
piter plus violemment notre liberté indocile et
impatiente. C'est ce qui fait dire à l'apôtre, que
« le péché prend occasion du précepte pour nous
« tromper; » c'est-à-dire, pour nous tenter davan-
tage et plus dangereusement : Peccatum , occa-
sione accepta per mandatum, sediixit me^.O
Dieu , quel est donc notre égarement ! et combien
est éloignée l'arrogance humaine de l'obéissance
qui vous est due ; pu isque même l'autorité de votre
précepte nous est une tentation pour le violer!
Paraissez , ô très-sainte Vierge ! paraissez , ô
divin Jésus ! et fléchissez par votre exemple nos
cœurs indomptables. Qui peut être exempt d'o-
béir, puisqu'un Dieu même se soumet? Quel pré-
texte pouvons-nous trouver pour nous dispenser
de la loi, après que la Vierge même se purifie, et
ne croit point être excusée , par sa pureté angé-
lique, d'une observance qui lui est si peu néces-
saire? Si la loi qui a été donnée par le ministère
de Moïse , qui n'était que le serviteur, demande
une telle exactitude, combien ponctuellement
devons-nous garder celle que le Fils lui-même nous
a établie ! Après ces raisons, après ces exemples,
noti'c lâcheté n'a plus d'excuse , et notre rébellion
n'a plus de prétexte. Baissons humblement la tête ;
et non contents de nous disposera faire ce que
Dieu veut, consentons de plus, chrétiens, qu'il
fasse de nous ce qu'il lui plaira. C'est ce que j'ai
à vous proposer dans ma seconde partie , que je
joindrai , pour abréger ce discours , avec la troi-
sième dans une môme suite de raisonnement; et
je les établirai toutes deux par les mêmes preuves.
SECOND POINT.
Parmi les choses que Dieu veut de nous, il faut
remarquer, messieurs, cette différence, qu'il y en
a quelques-unes dont il veut que l'exécution dé-
pendede notre choix, et aussi qu'il y en a d'autres
où, sans aucun égard à nos volontés, il agit lui-
" De dit. Qiitest. ad Simplic. Ub. I , t. vi » coL 81,, 84..
- KuuL. vu. 11.
218
rOlJR LA PURIFICATION
j,irmc souverainement par sa puissance absolue.
Parexemple, Dieu veutque nous soyons justes, que
nous soyons droits , modérés dans nos désirs sin-
eèresdans nos paroles, équitables dansnos actions,
prompts à pardonner les injures , et incapables
d'en faire à personne. Mais dans ces choses qu'il
veut de nous , et dans les autres semblables qui
comprennent la pratique de ses saintes lois, il ne
force point notre liberté. Il est vrai que si nous
sommes désobéissants, nous ne pouvons empêcher
qu'il ne nous punisse; mais toutefois il est en
nous de n'obéir pas. Dieu met entre nos mains la
vie et la mort , et nous laisse le choix de l'une et
de l'autre. C'est ainsi qu'il demande à l'homme
l'obéissance aux préceptes , comme un effet de son
choix et de sa propre détermination. Mais il n'en
est pas de la sorte des événements divers qui déci
dent de notre fortune et de notre vie : il en ordonne
le cours par de secrètes dispositions de sa provi-
dence éternelle, qui passent notre pouvoir, et
même ordinairement notre prévoyance; si bien
qu'il n'y a aucune puissance capable d'en arrêter
l'exécution, conformément à cette parole d'Isaïe :
• Mes pensées ne sont pas vos pensées : autant que
« le ciel est éloigné de la terre , autant mes pensées
« sont-elles au-dessus des vôtres-; » et encore cet
autre oracle du même prophète : « Toutes mes
« volontés seront accomplies , et tous mes desseins
« auront leur effet , dit le Seigneur tout-puissant : «
Consilium meum siabit, et omnis voluntas mea
fiet\
Quand je considère la cause de cette diversité ,
jetrouve que Dieu étant notre souverain , il n'est
pas juste, messieurs, qu'il laisse tout à notre
disposition, ni qu'il nous rende maîtres absolus
de ce qui nous touche et de nous-mêmes. Il est
juste au contraire que l'homme ressente qu'il y
a une force majeure à laquelle il faut céder. C'est
pourquoi s'il y a des choses qu'il veut que nous f as -
sions par choix , il veut aussi qu'il y en art d'au-
tres que nous souffrions par nécessité. Pour cela
les choses humaines sont disposées de manière
qu'il n'y a rien sur la terre ni de si bien concerté
par la prudence , ni de si bien affermi par le
pouvoir, qui ne soitsouventtroublé et embarrassé
par des événements bizarres qui se jettent à la
traverse ; et cette puissance souveraine qui régit
le monde ne permet pas qu'il y ait un homme
vivant, si grand et si puissant qu'il soit, qui
jniisse disposer à son gré de sa fortune et de ses
alTarres, et bien moins de sa santé et de sa vie.
(yest ainsi qu'il a plu à Dieu que l'homme res-
ticntit par expérience cette force majeure dont
' /s. LV, 8, 9.
^ l)ld. XXVI, 10.
j'ai parlé : force divine et inévitable, qui se re-
lâche quand elle veut, et s'accommode quelque-
fois à nos volontés; mais qui sait aussi seroidir
quand il lui plaît avec une telle fermeté, qu'elle
entraîne tout avec elle , et nous fait servir malgré
nous à une conduite supérieure qui surpasse de
bien loin toutes nos pensées.
C'est donc pour cette raison que cet arbitre
souverain de notre sort a comme partagé notre
vie entre les choses qui sont en notre pouvoir, et
celles où Une consulte que son bon plaisir : alin
que nous ressentionsnon-seulement notre liberté,
mais encore notre dépendance. Il ne veut pas
que nous soyons les maîtres de tout, afin que
nous apprenions que nous ne le sommes de rien
qu'autant qu'il lui plaît , et que nous craignons
d'abuser de la liberté et du pouvoir qu'il nous
donne. Il veut que nous entendions que s'il nous
invite par la douceur, ce n'est pas qu'il ne sache
bien nous faire fléchir par la force; et par la i!
nous accoutume à redouter sa force invincible, lors
même qu'il ne nous témoigne que de la douceur.
C'est lui qui mêle toute noti'e vie d'événements
qui nous fâchent, qui contrarie notre volonté,
qui s'attache trop à elle-même, et qui étend sa
liberté jusqu'à la licence; afin de nous soumet-
tre tout à fait à lui et de nous élever, en nous
domptant, à la véfritable sagesse.
Car il est certain, chrétiens, que de savoir
résister à ses propres volontés, c'est l'effet le plus
assuré d'une raison consommée : et ce qui prouve
évidemment cette véî'ité, c'est que l'âge le moins
capable de raison, est aussi le moins capable de
se modérer et de se vaincre. Considérez les en-
fants : certainement si leurs volontés étaient aussi
durables qu'elles sont ardentes , il n'y aurait pis
moyen de les apaiser. Combien veulent-ils vio-
lemment tout ce qu'ils veulent, sans peser aucune
raison? Ils ne considèrent pas si ce qu'ils recher-
chent leur est nuisible : il ne leur importe pas si
cet acier coupe; c'est assez qu'il brille à leui-s
yeux, et ils ne songent qu'à se satisfaire : ils ne
regardent pas non plus si ce qu'ils demandent
est à autrui; il suffit qu'il leur plaise pour le dé-
sirer, et ils s'imaginent que tout est à eux. Que si
vous leur résistez, vous voyez au même moment,
et tout leur visage en feu , et tout leur petit corps
en action, et toute leur force éclater en un cri
perçant qui témoigne leur impatience. D'où vient
cotte ardeur violente et cette force, pour ainsi
dire , de leurs désirs , sinon de la faiblesse et de
l'imbécillité de leur raison?
Mais, s'ils est ainsi, chrétiens, ô Dieu! qu'il
y a d'enfants à cheveux gris, et qu'il y a d'enfants
dans le monde! puisque nous n'y voyons autre
chose que des homjncs faibles en raison et impé-
DE LA SAINTE VIERGE.
9r9
tiipux en désirs. Quelle raison a cet avare qui
veut avoir nécessiiirement ce qui l'accommode ,
sans autre droit que son intérêt? quelle raison a
cet adultère tant de fois maudit par la loi de
Dieu, qui entreprend sur la femme de son pro-
chain sans autre titre que sa convoitise? ne res-
semblent-ils pas à des enfants, qui croient que
leur volonté leur est une raison suffisante pour
s'approprier ce qu'ils veulent? Mais il y a cette
différence , que la nature en lâchant la bride aux
violentes inclinations des enfants, leur a donné
pour frein leur propre faiblesse ; au lieu que les
désirsde l'âge plus avancé, encore plus impétueux,
n'ayant point de semblables digues, se débor-
dent aussi sans mesure , si la raison ne les resserre
et ne les restreint. Concluons donc , chrétiens ,
que la véritable raison et la véritable sagesse ,
c'est de savoir se modérer. Oui , sans doute , on
sort de l'enfance, et l'on devient raisonnable à
mesure qu'on sait dompter ce qu'il y a en soi
de trop violent. Celui-là est un homme fait et un
véritable sage, qui, comme dit le docte Synésius,
ne se fait pas une obligation du soin de con-
tenter ses désirs , mais qui sait régler ses désirs
suivant ses obligations; et qui sachant peser mû-
rement combien la nature est féconde en mau-
vaises inclinations, retrimche deçà et delà, comme
un jardinier soigneux , tout ce qui est gâté et su-
perflu , afin de ne laisser croître que ce qui est
capable de porter les fruits d'une véritable sa-
gesse.
Mais les arbres ne se plaignent pas quand on
les coupe pour retrancher et diminuer l'excès de
leurs branches, et la volonté réclame quand on
retranche ses désirs : c'est pourquoi il est mal-
aisé que nous nous fassions nous-mêmes cette vio-
lence. Tout le monde n'a pas le courage de cette
Anne la prophétesse, de cette sainte veuve de no-
tre évangile , pour faire effort contre soi-même , et
mortifier par ses jeûnes et par ses austérités cette
loi de péché qui vit en nos sens. C'est aussi pour
cela, messieurs, que Dieu vient à notre secours.
La source de tous nos désordres , c'est que nous
sommes trop attachés à nos volontés : nous ne
savons pas nous contredire, et nous trouvons plus
facile de résister à Dieu qu'à nous-mêmes. Il
faut nous arracher avec violence cette attache à
notre volonté propre , qui fait tout notre malheur
et tout notre crime. Mais comment aurons-nous
le courage de toucher nous-mêmes et d'appliquer
de nos propres mains le fer et le feu à une partie
si tendre et si délicate? Je vois bien , dit ce ma-
lade , mon bras gangrené, et je sais qu'il n'y a de
salut pour moi qu'en le séparant du corps ; mais
y ne puis pas le couper moi-même : un chirurgien
CApcrt me rend cet oflice, triste, à la vérité, maii
nécessaire. Ainsi je vois bien que je suis perdu,
si je ne retranche cette attache à ma volonté , qui
fait vivre en moi tous les mauvais désirs qui me
damnent : je le confesse , je le reconnais; mais je
n'ai ni la résolution ni la force d'armer mon bras
contre moi-même. C'est Dieu qui entreprend de
me traiter : c'est lui qui m'envoie par sa provi-
dence ces rencontres épineuses, ces accidents
importuns, ces contrariétés imprévues et insup-
portables; parce qu'il veut abattre et dompter
ma volonté trop licencieuse que je n'ai pas le
courage d'attaquer moi-même. Il la lie, il la
serre, de peur qu'elle ne résiste au coup salu-
taire qu'il lui veut donner pour la guérir. Enfin
il frappe où je suis sensible , il coupe et enfonce
bien avant dans le vif , afin qu'étant pressé sous
sa main suprême et sous les ordres inévitables
de sa volonté , je sois enfin obligé de me déta-
cher de la mienne : et c'est là ma guérison, c'est
là ma vie.
Si vous savez entendre, ô mortels, comme
vous êtes composés, et combien vous abondez en
humeurs peccantes, vous comprendrez aisément
que cette conduite vous est nécessaire. Il faut
ici vous représenter en peu de paroles l'état mi-
sérable de notre nature. Nous avons deux sortes
de maux : il y a des maux qui nous affligent, et,
chrétiens, qui le pourrait croire? il y a des maux
qui nous plaisent. Étrange distinction, mais néan-
moins véritable? « Il y a des maux, dit saint Au-
« gustin , que la patience supporte : " ce sont les
maux qui nous affligent ; « et il y en a d'autres, dit
« le même saint, que la tempérance modère : » ce
sont les maux qui nous plaisent : Alia quœpcr
patientiam ferimus , alia quœ per tempe ran-
tiam refrœnamus^. 0 pauvre et désastreuse hu-
manité , à combien de maux es-tu exposée ! nous
sommes donnés en proie à mille cruelles infir-
mités : tout nous altère , tout nous incommode ,
tout nous tue ; et vous diriez que quelque puissance
ennemie ait soulevé contre nous toute la nature ,
tantilsemblequ'elle prend plaisir à nous outrager
de toutes parts. Mais encore ne sont-ce pas là nos
plus grands malheurs : notre avarice, notre ambi-
tion , nos autres passions insensées et insatiables
sont des maux et de très-grands maux ; mais ce sont
des maux qui nous plaisent, parce que ce sont
des maux qui nous flattent. 0 Dieu, où en som-
mes-nous? et quelle vie est la nôtre, si nous som-
mes également persécutés de ce qui nous plaît et
de ce qui nous afflige ! « Malheureux homme que
« je suis! qui me délivrera de ce corps mortel? »
Jnfelix ego homo! quis me liberabit de corpore
moiiis hujusp Écoute, homme misérable : « Ce
« sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ notre
' S. Ai'f}. cou Ira Jutian. liL. V, cap. v , n" 22 , t X , col. ti&
250
POUR LA PURIFICATION
« Seigneur : » Gratia Dei per Jcsum Ckristum
Dominum nostrum\ Il est vrai que tu éprouves
deux sortes de maux ; mais Dieu a disposé par
sa providence que les uns servissent de remède
aux autres : je veux dire que les maux qui fâ-
chent , servent pour modérer ceux qui plaisent ;
ce qui est forcé , pour dompter ce qui est trop
libre; ce qui survient du dehors, pour abattre
ce qui se soulève et se révolte au dedans; enfin
les douleurs cuisantes, pour corriger les excès de
tant de passions immodérées; et les afflictions
de la vie, pour nousdégoûter des vaines douceurs,
et étourdir le sentiment trop vif des plaisirs.
Il est vrai , la nature souffre dans un traite-
ment qui lui est si rude; mais ne nous plaignons
pas de cette conduite : cette peine , c'est un re-
mède; cette rigueur qu'on nous tient, c'est un
régime. C'est ainsi qu'il faut vous traiter, ô en-
fants de Dieu, jusqu'à ce que votre santé soit
parfaite, et que cette loi de péché qui règne en vos
corps mortels soit entièrement abolie. Il importe
que vous ayez des maux à souffrir, tant que vous
eu aurez à corriger : il importe que vous ayez
des maux à souffrir, tant que vous serez au mi-
lieu des biens dans lesquels il est dangereux de
se plaire trop. Ces contrariétés qui vous arrivent
vous sont envoyées pour être des bornes à votre
liberté qui s'égare, et un frein à vos passions qui
s'emportent. C'est pourquoi Dieu, qui sait qu'il
vous est utile que vos désirs soient contrariés , a
tellement disposé et la nature et le monde , qu'il
iîu sort de toutes parts des obstacles invincibles à
nos desseins. C'est pour cela que la nature a tant
d'infirmités , les affaires tant d'épines , les hom-
mes tant d'injustices, leurs humeurs tant d'im-
portunes inégalités, le monde tant d'embarras,
sa faveur tant de vanité , ses rebuts tant d'amer-
tumes , ses engagements les plus doux tant de
captivités déplorables. Nous sommes attaqués à
droite et à gauche par mille différentes opposi-
tions, afin que notre volonté, qui n'est que trop
libre, apprenne enfin à se réduire, et que l'homme
ainsi exercé , pressé et fatigué de toutes parts ,
se retourne enfin du côté du Seigneur son Dieu ,
et lui crie du fond de son cœur : 0 seigneur! vous
êtes le maître et le souverain ; et après tout il est
juste que votre créature vous serve et vous
obéisse.
Que si nous nous soumettons à la sainte vo-
lonté de Dieu, nous y trouverons la paix de nos
âmes , et rien ne sera capable de nous émouvoir.
V^oyez la très-sainte Vierge : Siméon lui prédit
des maux infinis, et lui annonce des douleurs
immenses : « Votre âme , lui dit-il , ô mère ! sera
' Rom. vu , 24, 25.
« percée d'un glaive; et ce fils, toute votre joie
« et tout votre amour, sera posé comme un signe
« auquel on conti'cdira , » in signiim cui contra-
dicetur^ : c'est-à-dire, si nous l'entendons, qu'il
se fera contre lui des complots et des coiyura-
tions , et que toute la puissance , toute la fureur,
toute la malice du monde sembleront se réunir
pour concourir à sa perte.
Telle est la prédiction de ce saint vieillard ,-
d'autant plus dure et insuppm-table , que Siméon
ne marquant rien en particulier à cette mère af-
fligée , lui laisse à imaginer et à craindre tout ce
qu'il y a de plus rude et de plus extrême. En effet,
je ne conçois rien de plus effroyable que cette
cruelle suspension d'une âme menacée de quel-
que grand mal , sans qu'elle sache seulement de
quel côté elle doit se mettre en garde. Alors cette
âme étonnée et éperdue , ne sachant où se tour-
ner, va chercher et parcourir tous les maux pour
en faire son supplice , et ne donne aucune borne
ni à ses craintes, ni à ses peines. Dans cette
cruelle incertitude, avouez que c'est une espèce
de consolation de savoir de quel coup il faudra
mourir; et que saint Augustin a raison de dire,
qu'il « vaut mieux sans comparaison endurer
« une seule mort, que de les appréhender tou-
« tes : » Satius est nnam perpeti moriendo ,
quam omnes timere vivendo '. Toutefois , Marie
ne réplique pas au vénérable vieillard qui lui
prédit tant d'afflictions et de traverses : elle
écoute en silence et sans émotion ses terribles
prophéties; elle ne lui demande curieusement,
ni le temps, ni la qualité , ni la fin et l'événement
de ces funestes aventures dont il la menace : elle
sait que tout est régi par des raisons éternelles
auxquelles elle se soumet; et c'est pourquoi ni
le présent ne la trouble, ni l'avenir ne l'inquiète.
Ainsi si nous abandonnons toute notre vie à
"cette sagesse suprême qui régit si bien toutes
choses , nous serons toujours fermes et inébran-
lables ; il n'y aura point pour nous de nécessités
fâcheuses, ni de contrariétés embarrassantes :
nous ressemblerons au bon Siméon; ni la vie
n'aura rien qui nous attache, ni la mort tout
odieuse qu'elle est n'aura rien qui nous épou-
vante : nous attendrons avec lui humblement et
tranquillement la réponse du Saint-Esprit et l'or-
dre de la Providence éternelle , pour décider du
jour de notre départ ; et quand nous aurons ac-
compli ce que Dieu veut que nous fassions sur la
terre, nous serons prêts à dire à toute heure à
l'imitation de ce saint vieillard : « Seigneur, lais-
« sez maintenant mourir en paix votre scrvi-
' Luc. Il, :'.i, 35.
' De Civ. Dei, lib. i, cap. xi, l. ViK Col. l'I.
DE LA SAINTE VIERGE.
::, I
^ teur : « Nunc dimittis, Domine y servum tuum
in pave.
Mais, mes frères, imitons en tout ce saint
homme; ne sortons point de ce monde avant
que Jésus nous ait paru, et que nous puissions
dire avec lui : « Mes yeux ont vu le Sauveur : »
Quia vider unt oculi mei Salulare tuum. Je sais
qu'il est venu, ce divin Sauveur, sur la terre,
« celui que Dieu avait destiné pour être exposé
« en vue à tous les peuples de l'univers : » Quod
parasti cuite faciem omnium populorum. On l'a
vue, cette « lumière éclatante qui devait éclairer
« toutes les nations et combler de gloire son peu-
« pie d'Israël : « Lumen ad revelationem gen-
tium, et gloriam plebis tuœ Israël'. Enfin, ce
Sauveur tant de fois prorais a rempli l'attente
de tout l'univers ; il a accompli les prophéties , il
a renversé les idoles , il a délivré les captifs , il a
réconcilié les pécheurs , il a converti les peuples.
Mais, mes frères, ce n'est pas assez; ce Sauveur
n'est pas encore venu pour nous , puisqu'il ne
rèone pas encore sur tous nos désirs : il n'est pas
notre conducteur ni notre lumière, puisque nous
ne marchons pas dans les voies qu'il nous a mon-
trées. Non, « nous n'avons jamais vu sa face, ni
« nous n'avons jamais écouté sa voix , ni nous
tt n'avons pas sa parole demeurante en nous, »
puisque nous n'obéissons pas à ses préceptes :
Ne(f.ie vocem ejus unquam audistis, neque spe-
eiem ejus vidistis, etverbum ejus non habetis
in vobis manens *. Car écoutez ce que dit son
disciple bien-aimé : « Celui qui dit qu'il le coo-
« naît, et ne garde pas ses commandements, c'est
« un menteur et la vérité n'est point en lui : »
Qui dieil se nosse eum, et mandata ejus non
custodit, mendax est, et in hoc veritas non
est^. Après cela, chrétiens, qui de nous se peut
vanter de le connaître? qu'avons-nous donné à
son Évangile? quels vices avons- nous corrigés?
quelles passions avons-nous domptées ? quel usage
avons-nous fait des biens et des maux de la vie?
Quand Dieu a diminué nos richesses , avons-nous
songé en même temps à modérer notre luxe?
quand la fortune nous a trompés, avons-nous
tourné notre cœur aux biens qui ne sont point
de son ressort ni de son empire ? Au contraire ,
n'avons-nous pas été de ceux dont il est écrit :
Dissipati sunt, née compuncti^ ? Nous avons
« été affligés, sans être touchés de componc-
« tion; » serviteurs opiniâtres et incorrigibles,
qui nous sommes mutinés , même sous la verge :
repris et non corrigés , abattus et non humiliés ,
■ Z«c. 11,29,30,31,33.
' Joan. V, 37, 38.
•^ X.Joan. Il, 4.
* Ps. XXXIV , la.
châtiés sévèrement et non convertis. Apres cela
si nous osons dire que nous avons connu Jésus-
Christ, que nous avons vu le Sauveur que Dieu
nous avait promis, le Saint-Esprit nous appellera
des menteurs, et nous dira par la bouche de saint
Jean , que la vérité n'est pas en nous.
Craignons donc , chrétiens , craignons de mou-
rir; car nous n'avons pas vu Jésus-Christ , nous
n'avons pas encore tenu le Sauveur entre nos
bras , nous n'avons encore embrassé ni sa per-
sonne, ni ses préceptes, ni ses vérités, ni les
saints enseignements de son Évangile. Malheur
à ceux qui mourront avant que Jésus-Christ ait
régné sur eux! 0 que la mort leur sera fâcheuse!
ô que ses approches leur seront terribles! ô que
ses suites leur seront funestes et insupportables î
En ce jour, toute leur gloire sera dissipée ; en ce
jour, tous leurs grands projets seront ruinés ; « en
« ce jour, périront, dit le psalmiste, toutes leure
«hautes pensées : « In illa die, pcnbunt omnes
cogifationes eorum '■ ; en ce jour, commenceront
leui-s supplices ; en ce jour, s'allumeront pour eux
des feux éternels ; en ce jour, la fureur et le dé-
sespoir s'empareront de leur âme : et ce ver qui
ne meurt point enfoncera dans leur cœur ses
dents dévorantes , venimeuses , sans jamais lâ-
cher prise.
Ah! mes frères, allons au temple avec Si-
méon , prenons Jésus entre nos bras , donnons-
lui un baiser religieux, embrassons-le de tout
notre cœur. Un homme de bien ne serapasétonnf
dans les approches de la mort : son âme ne tient
presque plus à rien; elle est déjà comme déta-
chée de ce corps mortel : autant qu'il a dompté
de passions , autant a-t-il rompu de liens : l'usage
de la pénitence et de la sainte mortification l'a
déjà comme désaccoutumé de son corps et de ses
sens ; et quand il verra an'iver la mort , il lui
tendra de bon cœur les bras, il lui montrera lui-
même l'endroit où il faut qu'elle frappe son der-
nier coup. 0 mort ! lui dira-t-il , je ne te nom-
merai ni cruelle ni inexorable : tu ne m'ôteras
aucun des biens que j'aime, tu me délivreras de
ce corps mortel. 0 mort , je t'en remercie : il y a
déjà tant d'années que je travaille moi-même à
m'en détacher et à secouer ce fardeau ! Tu ne
troubles donc pas mes desseins; mais tu les ac-
complis : tu n'interromps pas mon ouvrage , mais
plutôt tu y vas mettre la dernière main. Achève
donc , ô mort favorable , et rends-moi bientôt à
mon maître : JVunc dimittis/ Que ne devons-nous
pas faire pour mourir en cette paix ! 0 que nous
puissions mourir de la mort des justes , pour y
trouver le repos que tous les plaisirs de la vie m
» Ps. CSLV. 3.
2c2
POUR LA PURIFICATION
peuvent pas nous donner; et afin que fermant les
yeux à tout ce qui se passe nous commencions à
les ouvrir à ce qui demeure , et que nous le pos-
sédions éternellement avec le Père , le Fils , et le
saint-Esprit 1
AUTRE CONCLUSION
DU MÊME SERMON *.
Hélas! quel objet funeste mais quel exemple
admirable se présente ici à mon esprit ! Me sera-
t-il permis en ce lieu de toucher à des plaies en-
core toutes récentes, et de renouveler les justes
douleurs des premières personnes du monde?
Grande et auguste reine que le ciel vient d'enle-
ver à la terre , et qui causez à tout l'univers un
deuil si grand et si véritable, ce sont ces fortes
pensées , c'est cette attache immuable à la souve-
laine volonté de Dieu , qui nous a fait voir ce
miracle , et d'égalité dans votre vie , et de con-
stance inimitable dans votre mort. Quels troubles,
quels mouvements, quels accidents imprévus ont
jamais été capables de l'ébranler, ni d'étonner
sa grande âme? Ne craignons pas de jeter un
moment la vue sur nos dissensions passées, puis-
que la fermeté inébranlable de cette princesse a
tellement soutenu l'effort de cette tempête, que
r.ous pouvons maintenant nous en souvenir sans
crainte. Quand il plut à Dieu de changer en tant
de maux les longues prospérités de sa sage et
glorieuse régence, fut-elle abattue par ce chan-
gement? au contraire ne la vit-on pas toujours
ferme , toujours invincible, fléchissant quelque-
fois par prudence, mais incapable de rien relâ-
cher des grands intérêts de l'État, et attachée
immuablement à conserver le sacré dépôt de
l'autorité royale, unique appui du repos public,
qu'elle a remise enfin tout entière entre les mains
A ictorieuses d'un fils qui sait la maintenir avec
tant de force? C'est sa foi, c'est sa piété, c'est
son abandon aux ordres de Dieu, qui animait
son courage ; et c'est cette même foi et ce même
abandon à la providence , qui , la soutenant tou-
jours malgré ses douleurs cruelles jusques entre
les bras de la mort , lui a si bien conservé parmi
les sanglots de tout le monde , et parmi Jes cris
déplorables de ses chers et illustres enfants, cette
Ce morceau forme dans le manuscrit un hors-d'œuvre
ajnnU' après coup, pour appliciuer le sermon à la circonslance
•le la morl de la reine mère. Dans ce plan , l'auteur devait re-
trancher de son discours, depuis ces mots de la page -251 ,
Hfais, mes frères , imitons en /oui ce saint /io»7»«?, jus(ju'à
la fin , pour y substituer celte péroraison. ( Édil. de Drjoris. 1
force, cette constance, cette égalité qui n'a par
moins étonné qu'attendri tous les spectateurs.
0 vie illustre, ô vie glorieuse et éternellement
mémorable! mais ô vie trop courte, trop tôt
précipitée! Quoi donc! nous ne verrons plus que
dans une reine ce noble amas de vertus que nous
admirions en deux ! Quoi ! cette bonté , quoi ! cette
clémence , quoi ! tant de douceur parmi tant de
majesté ; quoi ! ce cœur si grand et vraiment royal,
ces charités infinies, ces tendres compassions
pour les misères publiques et particulières ; enfin ,
toutes les autres rares et incomparables qualités
de la grande Anne d'Autriche ne seront plus
qu'un exemple et un ornement de l'histoire ! qui
nous a si tôt enlevé cette reine que nous ne
voyions point vieillir, et que les années ne chan-
geaient pas? comment cette merveilleuse consti-
tution est-elle devenue si soudainement la proie
de la mort? d'où est sorti ce venin? en quel!e>
partie de ce corps si bien composé était caché le
foyer de cette humeur malfaisante dont l'opiniâti'c-
malignité a triomphé des soins , et de fart , et des.
vœux de tout le monde? que nous ne sommes-
rien ! ô que la force et l'embonpoint ne sont que des-
noms trompeurs ! Car que sert d'avoir sur le vi-
sage tant de santé et tant de vie , si cependant la-
corruption nous gagne au dedans , si elle attend ,
pour ainsi dire , à se déclarer, qu'elle se soit em-
parée du principe de la vie ; si , s'étant rendue
invincible, elle sort enfin tout à coup avec furie
de ses embûches secrètes et impénétrables , pour
achever de nous accabler? C'est ainsi que nous-
avons perdu cette grande reine, qui devait illus-
trer ce siècle entier; et maintenant étant arrivée
au séjour de l'éternité , elle n'est plus suivie que
de ses œuvres; et de toute cette grandeur, il ne-
lui en reste ((u'unpius grand compte.
Et nunc reges, intelligite; erudùnini, qui
judicatis terrain^ : « Ouvrez les yeux, arbitres
« du monde ; entendez , juges de la terre. » Celui
qui est le maître de votre vie, l'est-il moins de
votre grandeur? celui qui dispose de votre per-
sonne, dispose-t-il moins de votre fortune? Et
si ces têtes illustres sont si fort sujettes, nous,
faibles particuliers, que pensons-nous faire, et
combien devons-nous être sous la main de Dieu ,
et dépendants de ses ordres ? Car sur quoi se peut
assurer notre prudence tremblante? que tenons-
nous de certain? quel fondement s notre vie?
quel appui a notre fortune? et quand tout l'état
présent serait tranquille, qui nous garantira
l'avenir ? seront-ce les devins et les astrologues?
Que je me ris de la vanité de ces faiseurs de pro-
nostics, qui menacent qui il leur plaît, et nous
• Ps. II, lu.
DE LA SAINTF. VIERGE.
2-.'
font à leur gré des années fatales! esprits turbu-
lents et inquiets , amoureux des changements et
des nouveautés, qui , ne trouvant rien à remuer
dans la terre , semblent vouloir nouer avec les
astres des intelligences secrètes , pour troubler et
af'iter le monde. Moquons-nous de ces vanités.
Je veux qu'un homme de bien pense toujours fa-
vorablement de la fortune publique : et du moins
n'avons-nous pas à craindre les astres. Non , non ,
le bonheur et le malheur de. la vie humaine n'est
pas envoyé à l'aveug'e par des influences naturel-
les ; mais dispensé avec choix par les ordres d'une
sagesse et dune justice cachée, qui punit comme
il lui plaît les péchés des hommes. Ne craignons
donc pas les astres; mais, mes frères, craignons
nos péchés. Croyons que le grand pape saint Gré-
goire parlait à nous , quand il a dit ces belles
paroles : Peccata nostra harbaricis viribus so ■
cianius; et culpa nostra hostium gladios exa-
cuit, qiiœ reipubUcœ vires gravât^ : Ne voyez-
vous pas , dit-il , que l'État gémit sous le poids de
nos péchés ; et que joignant nos crimes aux forces
des ennemis , c'est nous seuls peut-être qui allons
faire pencher la balance? Quand deux grands
peuples se font la guerre , Dieu veut assurément
se venger de l'un , et souvent de tous les deux ;
mais de savoir par où il veut commencer, c'est
ce qui passe de bien loin la portée des hommes.
Nous savons qu'il a souvent commencé par les
étrangers , et aussi il est écrit que souvent f le
« jugement commence par sa maison : » Tempus
est tit judicium incipiat a domo Dei^. Celui qui
réussit le premier n'est pas plus en sûreté que
l'autre , parce que son tour viendra au temps or-
donné. Dieu châtie les uns par les autres, et il
châtie ordinairement ceux par lesquels il châtie
les autres. Nabuchodonosor est son serviteur pour
exercer ses vengeances, le même est son ennemi
pour recevoir les coups de sa justice. Prenons
donc garde , mes frères , de ne mettre pas Dieu
contre nous ; et infidèles à notre patrie et à notre
prince , ne nous joignons pas à nos ennemis , et
ne les fortifions pas par nos crimes. Faisons la
volonté de Dieu , et après il fera la nôtre : il nous
protégera dans le temps, et nous couronnera dans
àéternité ; où nous conduise , etc.
■ Lib. V, Ep. XX, ad Mauric. t. n, col. 747.
» 1. y\/r. iv,I7.
TROISIÈME SERMON
POLR LE JOrn
D£ LA P1:RIFIC.\TI0N de la SALNTE VIERCF.
ExplicaUon des trois cérémonies de la purification. Modestie
incomparable de Marie. SenUmen ts de Jêsu:» dans son oblatioo.
DiÂpositioiis pour une sainte cummunion , ses fruits et tes
effets désirables.
Postquam impleti snnt dies put^tionis cjus sccundum
legem Moysi , tulenint illum in Jérusalem , ut sistereiit
eum Domino, sicut scriptum est in lege Domioi ; .... et
ut darent bosliam secundum quod dictum est in lege
Domini, par turtunim aut duos pulios coiumbarum.
Le temps de sa purification étant accompli selon la loi
de Moïse, ils le portèrent à Jérusalem, pour le pré-
senter au Seigneur, selon qu'il est écrit dans la loi
du Seigneur ... et pour donner ce qui devait être of-
fert en sacrifice selon la loi du Seigneur, deux tour-
terelles ou deux petits de colombes. Luc. ii, 22, 24.
Ce que nous appelons la purification de la sainte
Vierge enferme sous un nom commun trois céré-
monies différentes de la loi ancienne, que le Fils
de Dieu a voulu subir aujourd'hui, ou en sa per-
sonne , ou en celle de sa sainte mère , non sans
quelque profond conseil de la Providence divine.
Elles sont toutes trois très-manifestement distin-
guées dans notre évangile , comme vous l'aurez
pu observer dans le texte que j'ai rapporté exprès
tout entier. Or afin de vous dire en quoi consis-
taient ces cérémonies, il faut remarquer que
selon la loi toutes les femmes accouchées étaient
réputées immondes : d'où vient que Dieu leur
ordonnait deux choses. Premièrement il les obli-
geait de se tenir quelque temps retirées et du
sanctuaire et même de la conversation des hom-
mes : puis, ce temps étant expiré, elles se venaient
présenter à la porte du tabernacle , afin d'être pur-
gées par un certcdn genre de sacrifice ordonné
spécialement pour cela. Cette retraite et ce sa-
crifice sont les deux premières cérémonies, ou
plutôt ce sont deux parties de la même cérémo-
nie; lesquelles l'une et l'autre ne regardaient
principalement que la mère, et se faisaient pour
tous les enfants nouvellement nés, de quelque sexe
et condition qu'ils pussent être, ainsi qu'il est
écrit dans le douzième chapitre du Lévitique.
Quant à la troisième cérémonie , elle ne s'obser-
vait que pour les mâles , et parmi les mâles n'était
que pour les aînés , que les parents étaient obligés
de venir présenter à Dieu devant ses autels , et
ensuite les rachetaient par quelque somme d'ar-
gent; témoignant par la que tous leurs aînés
étaient singulièrement du domaine de Dieu , et
qu'ils ne les retenait que par une espèce d'engage-
ment : c'est ce que Dieu commande à son peuple
en l'Exode , chapitre douzième. Dans ces trois
2;',f
POUR LA PURIFICATION
cérémonies consiste, à mon avis, tout le mystère
de cette fête; ce qui m'a fait résoudre de vous
les expliquer familièrement dans le même ordre
que je les ai rapportées. J'espère que le récit d'une
histoire si mémorable, telle qu'est celle qui nous
est aujourd'hui représentée dans notre évangile,
jointe à quelques brièves réflexions que je tâche-
rai d'y ajouter avec l'assistance divine, fournira
un pieux entretien à vos dévotions : et je pense
en vérité, mes très-chères sœurs , qu'il serait dif-
ficilede proposera votre foi un plus beau spectacle.
Et pour commencer, j'avance deux choses
très-assurées : la première que la loi de la purifica-
tion présupposait que la femme eût eonçu à la
façon ordinaire, parce qu'elle est couchée en ces
termes : Mulier si susccpto semine pepererit
masculum^; où il est [clair] que le législateur a
voulu toucher la source de la corruption qui se
trouve dans les enfantements ordinaires : autre-
ment ce vciot ^ suscepto semine, serait inutile et
ne rendrait aucun sens. La loi donc de la purifi-
cation parlait de celles qui enfantent selon les
ordres communs de la nature. Je dis en second
lieu que la raison de la loi étant telle que nous la
venons de dire, après les saints Pères, elle ne
regardait en aucune façon la très-heureuse Marie,
ne s'étant rien passé en elle dont son intégrité
pût rougir. Vous le savez , mes très-chères sœurs ,
que son fils bien-aimé étant descendu dans ses
entrailles très-chastes tout ainsi qu'une douce
rosée, il en était sorti comme une fleur de sa
tige, sans laisser de façon ni d'autre aucun ves-
tige de son passage. D'où je conclus que si elle
était obligée à la loi de la purification, c'était seu-
lement à cause de la coutume , et de l'ordre qui
ne doitpoint être changé pour une rencontre par-
ticulière. Et en effet le cas était si fort extraordi-
noire, qu'il semblait n'être pas suffisant pour ap-
porter une exception à une loi générale.
Or ce n'est pas mon dessein d'examiner ici cette
question , mais seulement de vous faire admirer
la vertu de la sainte Vierge : en ce que sachant
très-bien l'opinion que l'on aurait d'elle, et qu'il
n'y aurait personne qui s'imaginât qu'elle eût ni
conçu ni enfanté autrement que les autres mères,
elle ne s'est point avisée de découvrir à personne
le secret mystère de sa grossesse. Au contraire
elle a bien le courage de confirmer un sentiment
si préjudiciable à sa virginité, subissant sans se
déclarer une loi qui , comme nous l'avons dit , en
présupposait la perte. Et je prétends que ce si-
lence est une marque certaine d'une retenue
extraordinaire et d'une modestie incomparable.
Qu'ainsi ne soit, vous savez que celles de son sexe
j
' Lcvit. XII , 2.
qui sont soigneuses de garder leur virginité met-
tent leur point d'honneur à faire connaître qu'elle
est entière et sans tache ; et quelquefois c'est la
seule chose en laquelle elles avoueront franche-
ment qu'elles recherchent la réputation. Celaétant
ainsi , je vous prie de considérer que vous ne per-
suaderez jamais à un gentilhomme, qui se pique
d'honneur, de faire quelque action dont on puisse
soupçonner en lui de la lâcheté. Or il est certain
qu'une vierge est touchée beaucoup plus au vif
lorsque quelque rencontre l'oblige à donner su-
jet de croire qu'elle ait perdu sa virginité, pour
laquelle elle a un sentiment délicat au dernier
point. Ce qui me fait admirer la vertu de la sainte
Vierge, qui ne craint pas d'observer une céré-
monie qui semblait si injurieuse à sa très-pure
virginité ; qui ayant moins besoin d'être purifiée
que les rayons du soleil , obéit comme les autres
à la loi de la purification, et offre avec tant de
simplicité le sacrilioe pour le péché, c'est-à-dire,
pour les immondices légales qu'elle n'avait nul-
lement contractées ; et (|ui par cette obéissance
confirme la créance commune qu'elle avait conçu
comme les autres femmes, bien loin de désabu-
ser le monde dans une rencontre (|ui semblait si
pressante, et de faire connaître aux hommes ce
qui s'était accompli en elle par l'opération de l'Es-
prit de Dieu.
Certes il faut l'avouer, mes très-chères sœurs,
cela est du tout admirable ; surtout la très-heu-
reuse Vierge ayant de son côté , si elle eût voulu
se découvrir, premièrement la vérité qui est si
forte , et après l'innocence de ses mœurs qui n'ap-
préhendait aucune recherche; puis sa grande
sincérité à laquelle les gens de bien eussent eu
peine de refuser leur créance, et enfin un témoi-
gnage irréprochable en la personne de son mari ,
qui avec sa bonté et naïveté ordinaire eût dit
qu'il était vrai que sa femme était très-chaste ,
et qu'il en avait été averti de la part de Dieu. Et
cependant nous ne lisons pas qu'elle en ait jamais
parlé : au contraire nous voyons son grand si-
lence expressément remarqué dans les saintes
Lettres. Une seule fois seulement sa joie éclata ,
lorsque sollicitée par la prophétie de la bonne
Elisabeth sa cousine, qui la proclamait bienheu-
reuse, elle lui déchargea son cœur, et se sentant
obligée de rendre hautement ses actions de grâ-
ces à la divine bonté, elle chante dans l'épanche-
ment de son âme que le Tout-Puissant a fait en
elle des choses très-grandes '. Partout ailleurs
elle écoute , elle remarque , elle médite , elle re-
passe en son cœur ; mais elle ne parle jamais.
Ce qui me surprend davantage , c'est qu'elle
• Luc. 1 , 49.
DE LA SAINTE VIERGE.
25S
seule garde le silence , pendant que tous les au-
tres soccui)cnt à parler de son lils. Que ne dit
IMis aujourd'hui le bon Siméon, et à qui ne don-
nerait-il pas envie d'exprimer toutes ses pensées
touchant cet aimable enfant qui fait aujourd'hui
toute sii joie , toute son espérance , tout son en-
tretien? Marie se contente d'admirer à part soi
les choses extraordinaires qui se disaient de son
lîls, ainsi que l'évangéliste le remarque fort
expressément. Non pas quelle en fut surprise ,
comme si elle eût ignoré quel il devait être, elle
a qui l'ange avait dit si nettement qu'il serait ap-
pelé le Fils du Très-haut ,^t qu'il siégerait à ja-
mais sur le trône de David son père. Et certes
vous jugez bien qu'il n'est pas croyable qu'elle
ait oublié les paroles de l'ange , elle dont il est
écrit qu'elle retenait si soigneusement celles des
bergers. Et quand il n'y aurait eu que la manière
admirable par laquelle elle l'avait conçu , car du
moins ne lui peut-on pasdénier cette connaissance,
le moyen de s'en taire à moins que d'avoir la
vertu et la retenue de Marie?
Mais certes il fallait qu'elle se fit voir par ses
aciionssi soumises, la mère de celui qui après
sa glorieuse transfiguration dit à ses disciples :
• Gardez-vous bien de parler de ce que vous ve-
" nez de voir, jusqu'à ce que le Fils de l'homme
■• soit ressuscité '. » Et il y a dans son Évangile
beaucoup d'autres paroles qui sont dites en ce
mèiue sens, par lesquelles nous connaissons que
le Fils de Dieu , qui a daigné témoigner quelque
sorte d'impatience pour l'ignominie de sa croix :
« J'ai, dit-il *, à être baptisé d'un baptême, et
« comment suis-je pressé en moi-même jusqu'à
« ce qu'il soit accompli ! » Lui donc , qui a témoi-
gné quelque sorte d'impatience pour l'ignominie
de sa croix , n'a jamais fait [ paraître ] le moin-
dre désir de la manifestation de son nom , atten-
dant le temps préfix marqué précisément par la
Providence divine. C'était lui , c'était lui , chères
sœurs, qui donnait ce sentiment à sa sainte mère,
afin de faire voir qu'elle était animée de son
même Esprit. Ainsielle jouit seule avec Dieu d'une
si grande joie , sans la partager qu'avec ceux à
qui il plaît au Saint-Esprit de la révéler. Elle at-
tend que Dieu découvre cette merveille lorsqu'il
sera expédient pour la gloire de son saint nom.
Elle est vierge, Dieu le sait, Jésus son cher fils
le sait, ce lui est assez. 0 silence! ô retenue! ô
âme parfaitement satisfaite de Dieu seul et du
témoignage de sa conscience! Une mère si éclîd-
rée , se contenter d'être au nombre des écoutants
au sujet de son fils unique; ne parler pas même
des choses où sa virginité qui lui est si chère
• }f(iUfi. XYll, 9.
• Luc. XII , 50.
semble inti-resséc, laisser croire au monde tout
ce qu'il voudra et tout ce que Dieu permettra qu'il
croie , cacher une si grande gloire et modérer ses
paroles dans une joie qui devait être si excessive!
Sauveur Jésus, Dieu caché, qui ne faites paraî-
tre à nos yeux que votre faiblesse , qui avez ins-
piré cette humilité si profonde à la bienheureuse
Marie votre mère , faites-nous goûter vos dou-
ceurs en simplicité 5 vous seul contentez nos dé-
sirs, vous seul soyez suffisant à nos âmes.
La seconde cérémonie consistait en un certain
genre de sacrifice , comme je vous le rapportais
au commencement de ce discours. Or Dieu avait
ordonné en cette rencontre différentes sortes de
victimes, qui pouvaient être offertes légitime-
ment. « On offrù-a, dit-il', un agneau d'un an
« avec une tourterelle ou un pigeonneau. Que si
« vous ne pouvez offrir un agneau , ajoute le Sei-
« gneur, si vous n'en avez pas le moyen , vous
O offrirez deux pigeonneaux ou une paire de tour-
« terelles. » Par où vous voyez que l'on pouvait
suppléer au défaut de l'agneau par les pigeonneaux
ou la tourterelle; et cela se faisait ordinairement
par les pau^Tes , pour lesquels la loi semble avoir
donné ce choix des victimes : les pigeonneaux et
les tourterelles , c'était le sacrifice des pauvres.
Maintenant souffrez que je vous demande quelle
victime vous pensez que l'on ait offerte pour le
Roi du ciel. Écoutez , je vous prie , l'évangéliste
saint Luc : Ils offrirent , pour lui , dit-il , une
paire de tourterelles , ou deux pigeonneaux. Une
paire de tourterelles , ou deux pigeonneaux : mais
lequel des deux, saint évangéliste? Pourquoi
cette alternative? Est-ce ainsi que vous racontez
une chose faite? Pénétrons, s'il vous plaît, son
dessein : tout ceci n'est pas sans mystère. Certes
l'intention de l'évangéliste n'est pas de nous rap-
porter précisément laquelle victime en particu-
lier a été offerte , puisqu'il nous donne cette al-
ternative : deux pigeonneaux , ou une paire de
tourterelles. Ce n'est pas aussi son dessein de faire
une énumération de toutes les choses qui pou-
vaient être offertes en cette cérémonie selon les
termes de la loi de Dieu , puisqu'il ne parle point
de l'agneau. Quelle peut donc être sa pensée?
est-ce point qu'il nous veut faire entendre que
c'eût été hors de propos qu'on eût offert un agneau
en ce même temps, où l'on apportait dans le tem-
ple le vrai agneau de Dieu qui venait effacer les
péchés du monde? ou bien n'est-ce pas plutôt que
l'évangéliste nous fait entendre , qu'il n'est pas
nécessaire que nous sachions quelle a été préci-
sément la victime offerte pour notre Sauveur;
pourvu que nous connaissions que le sacrilVe
» Levit. Xil , 6 , 9.
sr.r,
POUR LA PURIFICATION
cuici qu'il ait élc, était le sacrifice des pauvres :
pur turlurum, aut duoa pullos columbarum '?
Chères sœurs, qui poussées de l'Esprit de Dieu
avez généreusement renoncé à tous les J)iens et
même à toutes les espérances du monde , réjouis-
sez-vous en Notre-Seigneiir.Jamaisy eut-il homme
plus pauvre que le Sauveur? son père gagnait sa
vie par le travail de ses mains et par l'exercice
d'un art mécanique : lui-même il n'avait rien en
ce monde , pas même une pauvre retraite ni de
quoi appuyer sa tête. Certes les historiens remar-
quent que souvent à la nativité des grands per-
sonnages , il s'est vu des choses qui ont servi
de présages de ce qu'ils devaient être pendant
la vie. Ne nous rapporte-t-on pas qu'on a vu fon-
dre des aigles ou sur la chambre ou sur le ber-
ceau de ceux qui devaient être un jour empereurs?
Et on raconte de saint Ambroise et de quelques
autres, qu'un essaim d'abeilles s'était reposé in-
nocemment sur leurs lèvres, pour signifier la
douceur de leur éloquence. 0 épouses de Jésus-
Christ! dans ces dernières fêtes que nous avons
célébrées, que nous avons vu de présages de l'ex-
trême pauvreté dans laquelle Jésus devait vivre !
Quel est l'enfant si misérable dont les parents
n'oient pas du moins quelque chétive demeure,
où ils puissent le mettre à couvert des injures de
l'air au moment qu'il vient au monde? Jésus, re-
buté de tout le monde, est plutôt, ce semble,
exposé, que né dans une étable. Ainsi il naquit,
ainsi il vécut, ainsi il mourut. Il a choisi le genre
de mort où on est le plus dépouillé, et nu qu'il
était à la croix il voyait ces avares et impitoja-
bles soldats qui partageaient ses vêtements et
jouaient à trois dés jusqu'à sa tunique mysté-
rieuse. Ne fut-il pas enterré dans un sépulcre em-
prunté? et les draps dans lesquels son saint corps
fut enseveli , les parfums desquels il fut embau-
mé, furent les dernières aumônes de ses amis. De
sorte que pour ne se point démentir dans cette
action, qui était comme vous le verrez tout à
l'heure une représentation de sa mort, il veut que
l'on offre pour lui le sacrifice des pauvres, une
paire de pigeonneaux ou deux tourterelles. 0
Roi de gloire, « qui étant si riche par la condi-
« tion de votre nature , vous êtes fait pauvre pour
« l'amour de nous, afin de nous enrichir par \o-
'< tre abondance ="; » inspirez dans nos cœurs un
généreux mépris de toutes ces choses que les mor-
tels aveugles appellent des biens, et faites-nous
trouver dans le ciel cet unique et inépuisable tré-
sor <îue vous nous avez acquis au prix de votre
sang par votre ineffable miséricorde.
' i.ur. II , 24.
2 II. Cor. VIII,
Nous lisons deux raisons dans l'Exode , pour
lesquelles Dieu ordonnait que les premiers-nés
lui fussent offerts. De ces deux raisons je pren-
drai seulement celle qui sera la plus convenable
au mystère que nous traitons, à laquelle je vous
prie de vous rendre un peu attentifs. Dieu pour
faire voir qu'il était le maître de toutes choses ,
avait accoutumé d'en exiger les prémices comme
une espèce de tribut et de redevance. Ainsi
voyons-nous que les prémices des fruits lui sont
offertes, en témoignage que nous ne les avons
que de sa seule munificence. Pour cela il deman-
dait tout ce qui naissait le premier, tant parmi
les hommes que parmi les animaux , se déclarant
maître de tout. D'où vient qu'après ces mots par
lesquels il ordonne , en l'Exode , que tous les pre-
miers-nés lui soient consacrés : Sanctifica mihi
omne primogenitum... tamde hominibus quam
de jîf mentis •, il ajoute incontinent la raison : car
tout est à moi. « Sanctifiez-moi, dit-il, tous les
« premiers-nés , tant parmi les hommes que parmi
" les animaux ; car tout est à moi , » 9?iea sunt
enim omnia. Et il exigeait ce tribut particu-
lièrement à l'égard des hommes , pour se faire
reconnaître le chef de toutes les familles d'Israël ;
et afin qu'en la personne des aînés , qui repré-
sentent la tige de la maison , tous les autres en-
fants fussent dévoués à son service. De sorte que
par cette offrande les aînés étaient séparés des
choses communes et profanes, et passaient au
rang des saintes et des consacrées. C'est pourquoi
la loi est prononcée en ces termes : Separabis
omne quod aperit vulvam Domino ' : « Vous sé-
« parerez tous les premiers-nés au Seigneur. »
Et c'est en ce lieu que je puis me servir des
paroles du grave TertuUien et appeler avec lui
le Sauveur Jésus l'Illuminateur des antiquités ^ ,
qui n'ont été établies que pour signifier ses mys-
tères. Car quel autre est plus sanctifié au Seigneur
que le Fils de Dieu, dont la mère a été remplie
de la vertu du Très-Haut? d'où l'ange concluait
que ce qui naîtrait d'elle serait « saint''. » Et voici
qu'étant '< le premier-né de toutes les créatures, -
I ainsi que l'appelle saint Paul ^, et étant de plus
1 les prémices du genre humain, on le vient aujour-
\ d'hui offrir à Dieu devant ses autels , pour prott«-
; ter qu'en lui seul nous sommes tous sanctifiés et
renouvelés, et que par lui seul nous appartenons
\ au Père éternel , et avons accès à l'autel de sa
miséricorde. Ce qui lui fait dire à lui-même : E(jo
pro eis sanctifico 7neipsum '' : « Mon Père , je
' Exod. Mil, 2.
I 2 Ibid. 12.
1 3 jdv. Marcion. lib. IV, n° 40.
I < Luc. 1 , 35.
' * Colos. I, 15.
^ Joan. XVII, 19.
DE LA SAINTE VIERGE.
» me consacre pour eux : » afin d'accomplir cette
prophétie qui avait promis ù nos pères qu'en lui
toutes les nations seraient bénites ' , c'est-à-dire ,
sonclifiées et consacrées à la Majesté divine. Telles
sont les prérogatives de son droit d'aînesse , telles
sont les obligations que nous avons à ce pieux
aine, c'est-à-dire, au sauveur Jésus, qui s'est
immolé pour l'amour de nous.
Et à ce propos je vous prie de considérer les
paroles que i'apôtre lait dire à îNotre-Seigneur
dans son épîire aux Hébreux, chapitre dixième;
elles sont tirées du psaume trente-neuvième, dont
voici les propres termes cités par l'apôtre : Holo-
€antomalapropeccatonontibiplacuenint;tunc
iUxi : Ecce venio ^ : « Les holocaustes et les
« sacrifices pour le péché ne vous ont pas plu , ô
« mon Père ! alors je me suis offert, j'ai dit : J'irai
X moi-naème , afin d'exécuter votre volonté ; »
e est-à-dire, comme l'entend l'apôtre, l'ouvrage
de notre salut. Ne vous semble-t-il pas , chères
sœurs, que ces paroles ne sont faites que pour
cette cérémonie? Saint Paul les fait dire à Notre-
Seigneur en entrant au monde : Ingrediens mun-
dinn dixit^. Or le Fils de Dieu n'avait que six se-
n»aines, lorsqu'on le vint offrir à Dieu dans son
temple ; de sorte qu'il ne faisait à proprement
parler que d'entrer au monde. Et selon cette doc-
tiine je me représente aujourd'hui le sauveur Jé-
sus , à même temps qu'on l'offre au Père éternel ,
prendre déjà la place de toutes les victimes an-
ciennes, aîin de nous consommer à jamais par
l'unité de sou sacrifice : tellement que cette céré-
monie était comme un préparatif de sa passion.
Jésus-Christ dans sa tendre enfance méditait le
dessein laborieux de notre rédemption, et déjà
par avance se destinait à la croix. Si je me suis
bien fait entendre , mes très-chères sœurs , vous
a\ez vu un rapport merveilleux des anciennes cé-
rémonies que le Fils de Dieu subit aujourd'hui
avec les mystères de notre salut.
Mais après avoir vu les sentiments de notre Sau-
veur dans cette mystérieuse journée ; si vous aviez
peut-être une sainte curiosité de savoir de quoi
s'entretenait la bienheureuse Marie , je tâcherai
de vous en donner quelque éclaircissement par
une considération très-solide. Toutes les cérémo-
nies des Juifs leur étaient données en figures de ce
qui se devait accomplir en Notre-Seigneur ; et bien
qu'elles fussent différentes les unes des autres ,
toutefois elles ne contenaient qu'un seul Jésus-
Christ. Ceux qui étaient grossiers et charnels n'en
considéraient que fextérieur, sans en pénétrer
le sens. Mais les spirituels et les éclairés , à tra-
/f.fcr.X,6, 1
Cuô««Et. — T. Ul.
vers des ombres et des figures externes, contem-
plaient intérieurement par une lumière céleste
les mystères du sauveur Jésus. Par exemple dans
la manne ils se nourrissaient de la parole éternelle
du Père, faite chair pour l'amour de nous; vrai
pain des anjresetdes hommes; et leur foi leur
faisait voir dans leurs sacrifices sanglants la mort
violente du Fils de Dieu pour l'expiation de nos
crimes. Que si Ips Juifs éclairés entendaient eu
un sens spirituel ce qu'ils célébraient corpoieîle-
ment; à plus forte raison la très-heureuse Marie
ayant le Sauveur entre ses bras et l'offrant de ses
propres mains au Père éternel , faisait cette céré-
monie en esprit : c'est-à-dire, joignait son intention
à ce que représentait la figure externe, c est-à-
dire, l'oblation sainte du Sauveur pour tout le
genre humain racheté miséricordieusement par
sa mort , ainsi que je vous le représentais tout à
l'heure. Ce qui me fait dire, et ce n'est point une
méditation creuse et imaginaire, que de môme
que la sainte Vierge , au jour de l'Annonciation ,
donna son consentement à l'incarnation du Messie,
qui était le sujet de l'ambassade de l'ange ; de
même elle ratifia, pour ainsi dire, en ce jour le
traité de sa passion : puisque ce jour en était une
figure et comme un premier préparatif. Et ce qui
confirme cette pensée, ce sont les paroles de
Siméon. Car comme en cette sainte journée son
esprit devait être occupé de la passion de son
fils ; pour cela il est arrivé non sans un ordre secret
de la Providence, que Siméon après avoir dit en
fort peu de mots tant de choses de Notre-Seigneur,
adressant la parole à sa sainte mère, ne l'entre-
tient que des étranges contradictions dont son fils
sei'a traversé , et des douleurs amères dont son
âme sera percée à cause de lui. « Celui-ci, dit-il ',
« est établi comme un signe auquel on contredira ;
« et votre âme , ô mère , sera percée d'un glaive. >•
Où vous devez remarquer la résignation la plus
parfaite à la volonté divine, dont jamais vous ayez
ouï parler. Car la sainte Vierge entendant une
prophétie si lugubre , et en cela plus terrible, que ,
n'énonçant rien en particulier, elle laissait appré-
hender toutes choses, elle ne s'informe point quels
seront donc ces accidents si étranges que ce bon
vieillard lui prédit; mais s'etant une bonne fois
abandonnée entre les mains de Dieu , elle se sou-
met de bon cœur, sans s'en enquérir, à ce qu'il lui
plaira ordonner de son fils et d'elle. Voilà comme
la sainte Vierge unissant son intention a celle de
son cher fils, se dévouait avec lui à la Majesté
divine.
C'est ici, c'est ici , chrétiens * , à propos de cett*
' Luc. n, 34.
* Ce morceau a été fait séparément par l'auteur, pour adap-
ter son sermon a la céréuionie dont il parle. Et il est clair un»
a
i[)S
POUR LA PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE.
ofiiande parfaite , que je vous veux sommer de
votre parole, et vous faire souvenir de ce cjne vous
avez fait devant ces autels. Lorsque vous avez
été aggrégés à la confrérie , n'avez-vous pas pro-
testé solennellement que vous réformeriez votre
vie? Or en vain faisons-nous de si magnifiques
promesses, en vain nous mettons-nous sous la
protection de Marie, en vaiu la prenons-nous
pour notre exemplaire , en vain nous assemblons-
nous pour écouter la parole de Dieu , si ou voit
toujours les mêmes dérèglements dans nos mœurs.
C'est pourquoi aujourd'hui que la très-innocente
Marie présente son fils à Dieu, qu'elle se dédie
d'elle-même à sa majesté, servons-nous d'une
occasion si favorable 5 et renouvelant tout ce que
nous avons jamais fait de bonnes résolutions,
dévouons-nous pour toujours au service de Dieu
notre Père. Mais je ne m'aperçois pas que ce
discours est trop long, et que je dois quelques
paroles d'exhortation à ceux qui , invités par la
solennité de demain, désirent participer à nos
redoutables mystères.
Chrétiens, si vous désirez faire une sainte
communion; tel qu'était Siméon lorsqu'il em-
brassa Notre-Seigneur dans le temple, tels devez-
vous être, approchant de la sainte table. Le
saint homme avait une telle passion pour notre
Sauveur, qu'il ne pensait jour et nuit à autre
chose qu'à lui : et bien qu'il ne fût pas encore
venu au monde ; comme sa foi le lui montrait dans
les prophéties, il attachait toutes ses affections
à ce doux objet. Ce violent amour produisait en
lui deux mouvements très-puissants : l'un était
un ardent désir de voir bientôt luire au monde
la consolation d'Israël; et l'autre, une ferme
espérance que toutes choses seraient rétablies par
son arrivée : Expectabat rede.mptionem Israël^.
Le saint vieillard soupirait donc sans cesse après
le Sauveur ; et parmi la véhémence de ses désirs ,
l'Esprit de Dieu, qui les lui avait inspirés, lui fit
concevoir en son âme une certaine créance qu'il
ne mourrait point sans le voir. Depuis ce temps-là
chaque jour redoublait ses saintes ardeurs; et
peut-être n'y avait-il plus que son amour et son
espérance qui soutînt ses membres cassés, et qui
animât sa décrépite vieillesse Tels devez- vous
être, si vous voulez dignement recevoir le sa-
crement adorable. Soyez embrasés d'un tendre et
ardent amour pour le Fils de Dieu , qui vous fasse
établir en lui toute l'espérance de votre cœur ; que
votre âme soit enflammée d'une sainte avidité de
vous rassasier de cette viande céleste, que le Père
telle a éUi son infenlion , puisqu'il rappelle en tète de cette ad-
dition les cinff ou six dernières lignes qui la procèdent. ( Édlt.
df Dcforii.)
> i.iu. Il, 25.
éternel nous a préparée en son Fils. Car y a-t-il
choseau monde plusdésirablequedejouir du corps
et du sang de Notre-Seigneur, et du prix de notre
salut ; que de communiquer à sa passion ; que de
tirer de sa sainte chair, autrefois pour nous dé-
chirée une nourriture solide par la méditation
de sa mort; que de recevoir, par l'attouchement
de cette chair vivifiante , et l'abondance du Saint-
Esprit , et les semences d'immortalité ; que d'être
transformés en lui par un miracle d'amour? Pous-
sés de cet aimable désir, venez en esprit dans le
temple ainsi que le bon Siméon : Etvenit in spi-
ritu in teîrfplum\ Que cène soit ni par coutume,
ni pour tromper le monde par quelques froides
grimaces ; mais venez comme le malade au re-
remède, comme le mort à la vie, comme un
amant passionné à l'objet de ses affections : ve-
nez boire à longs traits et avec une soif ardente
cette eau admirable qui jaillit à la vie éternelle.
Et lorsqu'on vous présentera ce pain céleste,
goûtez à part vous combien le Sauveur est doux ;
qu'un extrême transport d'amour vous faisant
oublier de vous-même , vous attache et vous colle
au Seigneur Jésus. C'est là qu'il faut savourer
cette viande délicieuse en silence et en repos. Re-
gardez le bon Siméon ; comme l'évangéliste nous
distingue ses actions , et comme il sait saintement
ménager sa joie. Il le prend entre ses bras, dit
saint Luc , il bénit Dieu , et enfin il éclate en ac-
tion de grâces : Suscepit eum inulnassuas, et
bcnedixit Deum, et ait^. Mais devant que de
parler, que de regards amoureux î que d'ardents
baisers ! quelle abondance de larmes ! il faut donc,
avant toutes choses, que votre âme se fonde
en joie : jouissez du baiser du Sauveur, c'est le
même que Siméon embrassa ; et s'il se cache à
vos yeux , il se montre à votre foi : et le même
qui a dit à ses disciples : Bienheureux les yeux
qui voient ce que vous voyez ^ ! a dit aussi pour
notre consolation : Bienheureux ceux qui croient
et qui ne voient point''! Après que votre âme
s'épanouisse et se décharge , à la bonne heure , en
hymnes et en cantiques ; que tous vos sens di-
sent : 0 Seigneur, qui est semblable à vous ^ ? et
que ce sentiment pénètre jusques à la moelle de
vos os. Ensuite entrez , à l'exemple de notre vieil-
lard, dans un dégoût de la vie et de ses plaisirs,
épris des charmes incompréhensibles d'une par-
faite beauté : Envoyez-moi maintenant en paix , ô
Seigneur! Nunc dimittis servum tuum inpace^.
Que vous dirai-je de cette divine paix que le
' Luc. II , 27.
- Ibid. 28.
3 Ibid. X, 23.
4 Joan. XX, 29.
' Ps. XXïlV, II.
« Luc n, 29.
SUR L* ASSOMPTION DE LA SAINTE VIERGE.
aso
monde oc peut entendre, et qui est le propre
«îffet de ce sacrement? qui ne voit que la paix
fst le fruit de la charité, qui lie, et tempère, et
adoucit les esprits? Or n'est-ce pas ici le mystère
de charité? car par le moyen de la sainte chair
de Jésus nous nous unissons à la divinité qui en
est inséparable , et notre société est avec Dieu et
avec son Fils dans l'unité de l'Esprit'. Ayant
donc la paix avec Dieu , quel calme et quelle
aimable tranquilité dans nos âmes! C'est pour-
quoi songeons, chrétiens, en quelle société nous
avons été appelés. Pensons que nos corps sont
devenus et les membres de Jésus-Christ et les tem-
ples du Saint-Esprit. Ne les abandonnons point à
nos passions brutales, qui comme des soldats
aveugles et téméraires profanent les choses sa-
crées ; mais conservons en pureté ces vaisseaux
fragiles dans lesquels nous avons notre trésor \
Ne parlons désormais que Jésus , ne songeons que
Jésus , ne méditons que Jésus : Jésus soit notre
joie , nos délices , notre nourriture , notre amour,
notre conseil , notre espérance en ce monde et
notre couronne en l'autre. Sauveur Jésus , en qui
nous sommes bénis de toutes sortes de bénédic-
tions spirituelles; lorsque vous verrez demain
vos entants , surtout ceux qui sont associés à cette
confrérie pour la gloire de votre nom : lors,
dis-je , que vous les verrez rangés devant votre
table attendant la nourriture céleste à laquelle
vous les invitez , daignez leur donner votre sainte
bénédiction par l'intercession de la bienheureuse
vierge Marie. Amen*.
•fr«»«««e«
PRE^nER SERMOjN
POUR LA FÊTE
DE L'ASSOMPTION DE LA SAINTE VIERGE.
Les vertus de Marie, le plus bel ornement de son triomphe.
L'amour divin, principe de sa mort. Nature et transport de
son amour : de quelle sorte cet amour lui a donné le coup de
la mort. Désirs que nous devons avoir de nous réunira Jésus-
Clirist. Merveilles que la sainte virginité opère en Marie :
effets de cette vertu dans les vierges chrétiemies. Comment
rhumilité chrétienne semble-t-elle avoir dépouillé Marie de
tous ses avantages, elles lui rend-elle tous éminemment.
Prière à Marie pour nous obtenir cette vertu essentielle.
Quae est ista quœ ascendit de deserto, deliciis aflluens,
innixa super dilectum suum .'
Qui est celle-ci qui s'élève du désert, pleine de délices,
appuyée sur son bien-aimé? Canl , vin, 5.
II y a un enchaînement admirable entre les mys-
tères du christianisme ; et celui que nous céïé-
' Joan. 1 , 3.
' L Thess. IV, 4. IL Cor. rv, 7.
' D. Déforis a inséré ici mal à propos un Précis de sermon
HJr la Présentation de Jésua-Christ. Le manuscrit iudique
brons, aune liaison particulière avec l'incama-
tion du Verbe éternel. Car si la divine Marie a
reçu autrefois le sauveur Jésus, il est juste que
le Sauveur reçoive à son tour l'heureuse Marie;
et n'ayant pas dédaigné de descendre en elle , il
doit ensuite l'élever à soi pour la faire entrer
dans sa gloire. Il ne faut donc pas s étonner, mes
sœurs, si la bienheureuse Marie ressuscite avec
tant d'éclat, ni si elle triomphe avec tant de
pompe. Jésus à qui cette Vierge a donné la vie,
la lui rend aujourd'hui par reconnaissance : et
comme il appartient à un Dieu de se montrer tou-
jours le plus magnifique; quoiqu'il n'ait reçu
qu'une vie mortelle , il est digne de sa grandeur
de lui en donner en échange une glorieuse. Ainsi
ces deux mystères sont liés ensemble ; e* afin qu'il
y ait un plus grand rapport, les anges intervien-
nent dans l'un et dans l'autre , et se réjouissent
aujourd'hui, avec Marie, de voir une si belle
suite du mystère qu'ils ont annoncé. Joignons-
nous, mes très-chères sœurs, à cette pompe sa-
crée : mêlons nos voix à celles des anges, pour
louer la divine Vierge; et de peur deravilir leurs
divins cantiques par des paroles humaines, fai-
sons retentir jusqu'au ciel celles qu'un ange même
en a apportées : Ave, Maria.
Le ciel , aussi bien que la terre , a ses solen-
nités et ses triomphes, ses cérémonies et ses
jours d'entrée , ses magnificences et ses specta-
cles; ou plutôt la terre usurpe ces noms, pour
donner quelque éclat à ses vaines pompes : mais
les choses ne s'en trouvent véritablement dans
toute leur force , que dans les fêtes augustes de
notre céleste patrie, la sainte et triomphante
Jérusalem. Parmi ces solennités glorieuses , qui
ont réjoui les saints anges et tous les esprits
bienheureux; vous n'ignorez pas, mes sœurs,
que celle que nous célébrons est l'une des plus
illustres, et que sans doute l'exaltation de la
sainte Vierge dans le trône que son fils lui des-
tine doit faire l'un des plus beaux jours de l'é-
ternité : si toutefois nous pouvons distinguer
des jours dans cette éternité toujours perma-
nente.
Pour vous expliquer les magnificences de cette
célèbre entrée, je pourrais vous représenter le
concours, les acclamations, les cantiques de
réjouissance de tous les ordres des anges , et de
toute la cour céleste : je pourrais encore m'éle
ver plus haut , et vous faire voir la divine Vierge
présentée par son divin fils devant le trAne du
Père pour y recevoir de sa main uns couronne
assez qu'il apparUent à la Préseotatioo de la sainte Vierw;
et le texte le prouve évidemment. Nous l'avons placé cWm-
sus sous ce titre. ( ÉJtt. de f'inai^U's )
2 GO
SLI\ L'ASSOMPTION
de gloire immortelle ; spectacle vraiment auguste ,
et qui ravit en admiration le ciel et la terre. Mais
tout ce divin appareil passe de trop loin nos in-
telligences : et d'ailleurs comme le ministère que
j'exerce m'oblige, en vous étalant des grandeurs,
de vous chercher aussi des exemples, je me pro-
pose, mes sœurs, de vous faire paraître l'heu-
reuse Marie suivie seulement do ses vertus, et
toute l'csplendissante d'une suite si glorieuse.
lin effet, les vertus do cette Princesse, c'est ce
qu'il y a de plus digne d'être regardé dans son
entrée. Ses vertus en ont fait les préparatifs, ses
vertus en font tout l'éclat, ses vertus en font la
perfection. C'est ce que ce discours vous fera con-
naître; et aiin que vous voyiez les choses plus
distinctement, voici l'ordre que je me propose.
Pour faire entrer Marie dans sa gloire, il fal-
lait la dépouiller, avant toutes choses, de cette
misérable mortalité, comme d'un habit étran-
ger : ensuite il a fallu parer son corps et son âme
de l'immortalité glorieuse, comme d'un manteau
royal et d'une robe triomphante : enfin , dans ce
superbe apparei 1 , il la fallait placer dans son trône ,
au-dessus des chérubins et des séraphins, et de
toutes les créatures. C'est tout le mystère de cette
tournée ; et je trouve que trois vertus de celte
Princesse ont accompli tout ce grand ouvrage.
S'il faut la tirer de ce corps de mort, l'amour
divin fera cet office. La sainte virginité, toute
pure et tout éclatante , est capable de répandre
jusque sur sa chair la lumière d'immortalité, ainsi
qu'une robe céleste : et après que ces deux ver-
tus auront fait, en cette sorte, les préparatifs de
cette entrée magnifique, l'humilité toute-puissante
achèvera la cérémonie, en la plaçant dans son
trône pour y être révérée éternellement par les
anges. C'est ce que je tâcherai de vous faire voir
dans la suite de ce discours, avec le secours de
la grâce.
PBEMIER POINT.
La nature et la grâce concourent à établir im-
muablement la nécessité de mourir. C'est une loi
de la nature, que tout ce qui est mortel doit le
tribut à la mort ; et la grâce n'a pas exempté les
hommes de cette commune nécessité : parce que
le Fils de Dieu s'étant proposé de ruiner la mort
par la mort même , il a posé cette loi , qu'il faut
passer par ses mains pour en échapper, qu'il faut
entrer au tombeau pour en renaître, et enfin
. qu'il faut mourir une fois pour dépouiller entière-
ment lamorfaliîé. Ainsi, cette pompe sacrée que je
. dois aujourd'hui vous représenter a dû prendre
son ccrcmencement dans le trépas de la sainte
Vierge. Et c'est une partie nécessaire du triomphe
de cette Reine , de subir la loi de la mort ; pour
laisser entre tros bras, et dans son sein même,
tout ce qu'elle avait de morlel.
Mais ne nous persuadons pas' qu'en subissant
cette loi commune elle ait du aussi lasubir.d'unc
façon ordinaire ; tout est surnaturel en Marie : un
miracle lui adonné Jésus-Christ, un miracle lui
doit rendre ce filsbien-aimé; et sa vie, pleine de
merveilles, a dû enfin être terminée par une
mort toute divine. Mais quel sera le principe de
cette mort admirable et surnaturelle ; chrétiens ,
ce sera l'amour maternel; l'amour divin fera cet
ouvrage : c'est lui qui enlèvera l'âme de Marie,
et qui, rompant les liens du corps, qui l'empê-
chent de joindre son fils Jésus, réunira dans le
ciel ce qui ne peut aussi bien être séparé sans une
extrême violence. Pour bien entendre un si grand
mystère il nous faut concevoir, avant toutes cho-
ses, selon notre médiocrité quelle est la nature de
l'amour de la sainte Vierge, quelle est sa cause,
quels sont ses transports, de quels traits il se sert,
et quelles blessures il imprime au cœur.
Un saint évêque * nous a donne une grande
idée de cet amour maternel , lorsqu'il a dit ces
beaux mots : « Pour former l'amour de Marie,
« deux amours se sont jointes en un : » Duœ
dilectiones in unam conveJierant , et ex duobus
amoribus facius est amor unus. Dites-moi, je
vous prie, quel est ce mystère? que veut dire
l'enchaînement de ces deux amours îlll'exphque
par les paroles suivantes : « C'est, dit-il, que la
« sainte Vierge rendait à son fils l'amour qu'elle
« devait à un Dieu , et qu'elle rendait aussi à son
« Dieu l'amour qu'elle devait à un fils : » cum
Viryo mater fdio divinitatis amorem infunde-
rct, et in Deo amorem nato exhiberet '. Si vous
entendez ces paroles, vous verrez qu'on ne pou-
vait rien penser de plus grand, ni de plus fort,
ni déplus sublime, pour exprimer l'amour de la
sainte Vierge : car ce saint évoque veut dire que
la nature et la grâce concourent ensemble, poia-
faire, dans le cœur de Marie, des impressions
plus profondes. Il n'est rien de plus fort ni de plus
pressant que l'amourque la nature donne pour un
fils , et que celui que lagrSce donne pour un Dieu.
Ces deux amours sont deux abîmes dont l'on ne
peut pénétrer le fond , ni comprendre toute l'éten-
due. Mais ici nous pouvons dire avec le psahniste:
Abyssus abyssum invocat ^ : « Un abîme appelle
« un autre abîme ; " puisque pour former l'amour
de la sainte Vierge il a fallu y mêler enseiiible tout
ce que la nature a de plus tendre, et la grâce de
♦ Amcdée, évèquede Lausanne, qui vivait dans le douzième
siècle, et que ses \erlus rendirent encore plus recomman-
dable que son illustre naissance. ( Édit. de Véfuris. )
' D<i Laudib. B. firg. Ilomil. v, Biblioth. PP. t. XX, p.
1272.
2 Ps. XLI , 8.
DE LA SAINTE VIERGE.
:ct
plus efficace. La nature a dû s'y trouver, parce
que cet amour embrassait un fils; la grâce a dû
y agir, parce que cet amour regardait un Dieu :
Abyssus.... Mais ce qui passe l'imagination , c'est
que la nature et la grâce ordinaire n'y suffisent
pas, parce qu'il n'appartient pas à la nature
de trouver un fils dans un Dieu; et que la grâce,
du moins ordinaire, ne peut faire aimer un Dieu
dans un fils : il faut donc nécessairement s'élever
plus haut.
Permettez-moi , chrétiens , de porter aujour-
d'hui mes pensées au-dessus de la nature et de
la grâce, et de chercher la source de cet amour
dans le sein même du Père éternel. Je m'y sens
obligé par cette raison : c'est que le divin fils
dont Marie est mère, lui est commun avec Dieu.
« Ce qui naîtra de vous , lui dit l'ange ' , sera ap-
« pelé Fils de Dieu. « Ainsi elle est unie avec Dieu
le Père , en devenant la mère de son Fils unique;
« qui ne lui est commun qu'avec le Père éternel ,
« dans la manière dont elle l'engendre : » Cum
co solo tibi est generaiio ista communis *
Mais montons encore plus haut; voyons d'où
lui vient cet honneur, et comment elle a engen-
dré le vrai Fils deDieu. Vous jugez aisément, mes
sœurs, que ce n'est pas par sa fécondité naturelle ,
qui ne pouvait engendrer qu'un homme : si bien
que , pour la rendre capable d'engendrerunDieu,
il a fallu, dit l'évangéliste, que le Très-Haut la
couvrît de sa vertu ; c'est-à-dire , qu'il étendit sur
elle sa fécondité; ^'irlus AUissimi obumbrabit
tibi ^. C'est en cette sorte, mes sœurs , que Marie
est associée à la génération éternelle.
Mais ce Dieu, qui a bien voulu lui donner son
Fils, lui communiquer sa vertu, répandre sur
elle sa fécondité; pour achever son ouvrage, a
dû aussi faire couler dans son chaste sein quel-
que rayon , ou quelque étincelle de l'amour qu'il
a pour ce Fils unique, qui est la splendeur de sa
gloire et la vive imag.e de sa substance. C'est de
là qu'est né l'amour de Marie : il s'est fait une
effusion du cœur de Dieudans le sien; et l'amour
qu'elle a pour sou fils, lui est donné de la même
source qui lui a donné son fils même. Après cette
mystérieuse communication , que direz-vous , ô
laison humaine? prétendrez-vous pouvoir com-
prendre l'union de Marie avec Jésus-Christ; car
elle tient quelque chose de cette parffj^ite unité qui
est entre le Père et le Fils? ?^" 'entreprenez pas
non plus d'expliquer quel est cet amour mater-
nel qui vient d'une source si haute, et qui n'est
qu'un écoulement de l'amour du Père pour son
* Liir. 1 , 35.
* S. Bernard. Scrm. Il, in Annunt. B. Mar. t. I, col. 977.
* lue. i,3ô.
Fils unique : que si vous n'êtes pas capable d'en-
tendre ni sa force ni sa véhémence , croh'ez-vous
pouvoir vous représenter et ses mouvements et
ses transports? Chrétiens , il n'est pas possible ; et
tout ce que nous pouvons entendre , c'est qu'il n'y
eut jamais de si grand effort que celui que faisait
Marie pour se réunir à Jésus, ni jamais de vio-
lence pareille à celle que souffrait son cœur dans
cette désunion.
Après la triomphante ascension du Sauveur Jé-
sus et la descente tant promise de l'Esprit de Dieu,
vous n'ignorez pas que la très-heureuse Marie
demeura encore assez longtemps sur la terre. De
vous dire quelles étaient ses occupations, et
quels ses mérites pendant son pèlerinage , je n'es-
time pas que ce soit un chose que les hommes
doivent entreprendre. Si aimer Jésus, si être aimé
de Jésus, ce sont deux choses qui attirent les
divines bénédictions sur les âmes, quel abîme
de grâces n'avait point , pour ainsi dire , inondé
celle de Marie! Qui pourrait décrire l'impétuosité
de cet amour mutuel , à laquelle concourait tout
ce que la nature a de tendre , tout ce que la grâce
a d'efficace? Jésus ne se lassait jamais de se voir
aimé de sa mère : cette sainte mère ne croyait
jamais avoir assez d'amour pour cet unique et
cebien-aimé; elle ne demandait autre grâce a
son fils , sinon de l'aimer, et cela même attirait
sur elle de nouvelles grâces.
Il est certain , chrétiens , nous pouvons bien
avoir ([uelque idée grossière de tous ces miracles;
mais de concevoir quelle était l'ardeur, quelle la
véhémence de ses torrents de flammes qui de
Jésus allaient déborder sur Marie, et de Marie
retournaient continuellement à Jésus : croyez-
moi, les séraphins, tout brûlants qu'ils sont, ne
le peuvent faire. Mesurez , si vous pouvez, à son
amour la sainte impatience qu'elle avait d'être
réunie à son fils. Parce que le Fils de Dieu ne
désirait rien tant que ce baptême sanglant ' qui
devait laver nos iniquités, il se sentciit pressé en
soi-même d'une manière incroyable , jusqu'à ce
qu'il fût accompH. Quoi! il aurait eu une telle
impatience de mourir pour nous, et sa mère n'en
aurait point eu de vivre avec lui? Si le grand
apôtre saint Paul * veut rompre incontinent les
liens du corps, pour aller chercher son maître à
la droite de son Père , quelle devait être l'émotion
du sang maternel! Le jeune Tobie, pour une ab-
sence d'un au, perce le cœur de sa mère d'incon-
solables douleurs. Quelle différence entre Jésu«
et Tobie! et quels regrets la Vierge [ne ressen-
tait-elle pas, de se voir si longtemps séparé^
' Ltir. XII , 50.
' Pflil. 1, 21,23.
262
SUR L'ASSOMPTION
d'un fils qu'elle ;i: niait uniquement !] Quoi ! disait-
elle quand elle voyait quelque fidèle partir de ce
monde, par exemple; saint Etienne, et ainsi des
autres , quoi 1 mon fils , à quoi me réservez-vous
désormais? et pourquoi me laissez- vous ici la der-
nière? S'il ne faut que du sang pour m'ouvrir les
portes du ciel ; vous qui avez voulu que votre corps
fût formé du mien , vous savez bien qu'il est prêt à
être répandu pour votre service. J'ai vu dans le
temple ce saint vieillard Siméon, après vous avoir
amoureusement embrassé , ne demander autre
chose que de quitter bientôt cette vie ; tant il est
doux de jouir môme un moment de votre pré-
sence : et moi je ne souhaiterais point de mourir
bientôt , pour vous aller embrasser au saint trône
de votre gloire? Après m'avoir amenée au pied
de votre croix pour vous voir mourir, comment
me refusez-vous si longtemps de vous voir ré-
gner?Laissez , laissez seulement agir mon amour ;
il aurabientôt désuni mon âme de ce corps mor-
tel, pour me transporter à vous en qui seul je
vis.
Si vous m'en croyez , âmes saintes , vous ne
travaillerez pas vos esprits à chercher d'autre
cause de sa mort. Cet amour étant si ardent , si
fort et si enflammé ; il ne poussait pas un seul sou-
pir, qui ne dût rompre tous les liens de ce corps
mortel : il ne formait pas un regret, qui ne dût
en troubler toute l'harmonie; il n'envoyait pas
un désir au ciel , qui ne dût tirer avec soi l'âme
de Marie. Ah! je vous ai dit, chrétiens, que la
mort de Marie est miraculeuse ; je change main-
tenant de discours : tellement que la mort n'est
pas le miracle; c'en est plutôt la cessation : le
miracle continuel , c'était que Marie pût vivre sé-
parée de son bien-airaé.
Mais pourrai-je vous dire comment a fini ce
miracle , et de quelle sorte il est arrivé que l'a-
mour lui ait donné le coup de la mort? est-ce
quelque désir plus enflammé , est-ce quelque mou-
vement plus actif, est-ce quelque transport plus
violent , qui est venu détacher cette âme ? S'il m'est
permis , chrétiens , de vous dire ce que je pense ,
j'attribue ce dernier effet , non point à des mou-
vements extraordinaires, mais à la seule perfec-
tion de l'amour de la sainte Vierge. Car comme ce
divin amour régnait dans son cœur sans aucun
obstacle, et occupait toutes ses pensées, il allait
de jour en jour s'augmentant par son action, se
perfectionnant par ses désirs, se multipliant par
soi-même : d£ sorte qu'il vint enfin, s'étendant
toujours, à une telle perfection, que la terre n'é-
tait plus capable de le contenir. Va, mon fils , di-
sait ce roi grec*; étends bien loin tes conquêtes :
Philippe à Alexandre.
mou royaume est trop petit pour te renfermer.
0 amour de la sainte Vierge ! ta perfection est
trop éminente, tu ne peux plus tenir dans un
corps mortel ; ton feu pousse des flammes trop
vives, pour pouvoir être couvert sous cette cen-
dre. Va briller dans l'éternité , va brûler devant
la face de Dieu ; va te perdre dans son sein im-
mense , qui seul est capable de te contenir. Alors
I la divine Vierge rendit sans peine et sans vio-
lence , sa sainte et bienheureuse âme entre les
mains de son fils. Il ne fut pas nécessaire que son
amour s'efforçât par des mouvements extraordi-
naires. Comme la plus légère secousse détache de
l'arbre un fruit déjà mûr; comme une flamme
s'élève et vole d'elle-même au lieu de son centre :
ainsi fut cueillie cette âme bénite , pour être tout
d'un coup transportée au ciel; ainsi mourut la
divine Vierge par un élan de l'amour divin : son
âme fut portée au ciel sur une nuée de désirs sa-
crés. Et c'est ce qui fait dire aux saints anges :
" Qui est celle-ci , qui s'élève comme la fumée
« odoriférante d'une composition de myrrhe et
« d'encens? « Quœ est ista, quœ ascendil sicut
virgulafumi ex aromatibus myrrhœ et thuris ■ ?
Belle et excellente comparaison , qui nous expli-
que admirablement la manière de cette mort heu-
reuse et tranquille. Cette fumée odoriférante que
nous voyons s'élever d'une composition de par-
fums, n'en est pas arrachée par force, ni pous-
sée dehors avec violence : une chaleur douce et
tempérée la détache délicatement, et la tourne en
une vapeur subtile qui s'élève comme d'elle-même.
C'est ainsi que l'âme de la sainte Vierge a été sé-
parée du corps : on n'en a pas ébranlé tous les
fondements par une secousse violente ; une di-
vine chaleur l'a détachée doucement du corps,
et l'a élevée à son bien-aimé sur une nuée de
saints désirs. C'est son chariot de triomphe ; c'est
l'amour, comme vous voyez , qui l'a lui-même
construit de ses propres mains.
Apprenons de là , chrétiens , à désirer Jésus-
Christ , puisqu'il est infiniment désirable. Mais
qui vous désire , ô Jésus ! pourrai-je bien trouver
dans cette audience un cœur qui soupire après
vous , et à qui ce corps soit à charge? Mes sœurs ,
ces chastes désirs se trouvent rarement dans le
monde ; et une marque bien évidente qu'on dé-
sire peu Jésus-Christ , c'est le repos que l'on sent
dans la jouissance des biens de la terre. Lorsque
la fortune vous rit , et que vous avez tout en-
semble les richesses pour fournir aux plaisirs, et
^ la santé pour les goûter à votre aise; en vérité ,
chrétiens , souhaitez- vous un autre paradis? vous
imaginez- vous un autre bonheur? Si vous laissez
' Cant. m, 6.
I
I)K L.\ SAINTE VIERGE.
96»
parler votre cœur, il vous dira qu'il se trouve bien.
et qu il se couteiite d'une telle vie. Dans cette
disposition, je ne crains pas de vous assurer
que vous n'êtes pas chrétiens : et si vous voulez
mériter ce titre, savez- vous ce qu'il vous faut
faire? Il faut que vous croyiez que tout vous man-
que , lorsque le monde croit que tout vous abonde ;
il faut que vous gémissiez parmi tout ce qui plaît
à la nature, et que vous n'espériez jamais de
repos que lorsque vous serez avec Jésus-Christ.
Autrement, voici un beau mot de saint Augus-
tin* : « Si vous ne gémissez pas comme voya-
« geurs, vous ne vous réjouirez pas comme ci-
« toyens : » Qui non gémit peregrinus, nongau-
flebit civis; c'est-à-dire , que vous ne serez jamais
habitants du ciel , parce que vous avez voulu
i'ètre de la terre : refusant le travail du voyage ,
vous n'aurez pas le repos de la patrie; et vous
arrêtant où il faut marcher, vous n'arriverez pas
où il faut parvenir. C'est pourquoi Marie a tou-
jours gérai en se souvenant de Sion; son cœur
n'avait point de paix, éloigné de son bien-aimé.
Enfin ses désirs l'ont conduite à lui , en lui don-
nant une heureuse mort. Mais elle ne demeu-
rera pas longtemps dans son ombre , et la sainte
virginité attirera bientôt sur son corps une in-
fluence de vie; c'est le deuxième point de ce dis-
cours.
SECOND POINT.
Le corps sacré de Marie , le trône de la chas-
teté , le temple de la sagesse incarnée , l'organe
du Saint-Esprit et le siège de la vertu du Très-
Haut, n'a pas dû demeurer dans le tombeau; et
le triomphe de Marie serait imparfait , s'il s'ac-
complissait dans sa sainte chair qui a été comme
la source de sa gloire. Venez donc, vierges de
Jésus-Christ, chastes épouses du Sauveur des
âmes, venez admirer les beautés de cette chair
virginale , et contempler trois merveilles que la
sainte virginité opère sur elle. La sainte virginité
la préserve de corruption; et ainsi elle lui con-
serve l'être : la sainte virginité lui attire une in-
fluence céleste , qui la fait ressusciter avant le
temps ; ainsi elle lui rend la vie : la sainte virgi-
nité répand sur elle de toutes parts une lumière
divine ; et ainsi elle lui donne la gloire. C'est ce
qu'il nous faut expliquer par ordre.
Je dis donc , avant toutes choses , que la sainte
virginité est comme un baume divin , qui pré-
serve de corruption le corps de Marie ; et vous
en serez convaincues, si vous méditez attentive-
ment quelle a été la perfection de sa pureté vir-
ginale. Pour nous en former quelque idée , po-
In Psal. C7LTia, n' 4, i. iv, ooi. iG75,
sons d'abord ce principe : que Jésus-Christ notr»
Sauveur, étant uni si étroitement , selon la chair,
à la sainte Vierge, cette union si particulière a
dû nécessairement être accompagnée d'une en-
tière conformité. Jésus a cherché son semblable;
et c'est pourquoi cet Époux des vierges a voulu,
avoir une mère vierge : afin d'établir cette ressema
blance comme le fondement de cette union. Cette
vérité étant supposée , vous jugez bien , âmn
chrétiennes, qu'il ne faut rien penser de commun
de la pureté de Marie. Non , jamais vous ne vous en
formerez une juste idée; jamais vous n'en com-
prendrez la perfection , jusqu'à ce que vous ayez
entendu qu'elle a opéré dans cette vierge-mère
une parfaite intégrité d'esprit et de corps. Et c'est
ce qui a fait dire au grand saint Thomas ' qu'une
grâce extraordinaire a répandu sur elle, avec
abondance, une céleste rosée, qui a non-seule-
ment tempéré, comme dans les autres élus, mais
éteint tout le feu de la convoitise, c'est-à-dire,
non-seulement les mauvaises œuvres, qui sont
comme l'embrasement qu'elle excite, non-seule-
ment les mauvais désirs, qui sont comme la
flamme qu'elle pousse , et les mauvaises inclina-
tions, qui sont comme l'ardeur qu'elle entre-
tient , mais encore le brasier et le foyer même ,
comme parle la théologie, fomes peccati : c'est-
à-dire , selon son langage , la racine la plus pro-
fonde et la cause la plus intime du mal. Après
cela, chrétiens, comment la chair de la saint»'
Vierge aurait-elle été corrompue, à laquelle b
virginité d'esprit et de corps, et cette parfaite
conformité avec Jésus-Christ, a ôté, avec le
foyer de la convoitise, tout le principe de cor-
ruption?
Car ne vous persuadez pas que nous devions
considérer la corruption , selon les raisonnements
de la médecine, comme une suite naturelle de la
composition et du mélange. Il faut élever plus
haut nos pensées; et croire, selon les principes
du christianisme , que ce qui engage la chair à
la nécessité d'être corrompue , c'est qu'elle est
un attrait au mal , une source de mauvais dé-
sirs, enfin « une chair de péché, » comme parle
l'apôtre saint Paul*, caro peccati. Une telle
chair doit être détruite , je dis même dans les
élus ; parce qu'en cet état de chair de péché elle
ne mérite pas d'être réunie à une âme bienheu-
reuse ni d'entrer dans le royaume de Dieu , « que
« la chair et le sang ne sauraient posséder : »
Caro et sanguis regnum Deinon possidebunt^.
Il faut donc qu'elle change sa première forme,
afin d'être renouvelée , et qu'elle perde tout si>d
• ni. part. Quœst. xwii. Art. 3.
' Rom. viir, 3
^ 1. Cur. XV, >i.
264
SUR L'ASSOMPTION
premier être, pour en recevoir uu second de la
main de Dieu. Comme un vieux bâtiment irré-
guiier qu'où laisse tomber pièce ù pièce; afin de
le dresser de nouveau dans un plus bel ordre
d'architecture : il en est de même de cette chair
toute déréglée par la convoitise. Dieu la laisse
tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode, et
selon le premier plan de sa création. C'est ainsi
qu'il faut raisonner de la corruption de la chair,
selon les principes de l'Évangile : c'est de là que
nous apprenons qu'il faut que notre chair soit ré-
duite en poudre , parce qu'elle a servi au péché ;
et de là aussi nous devons entendre que celle de
Marie étant toute pure, elle doit par conséquent
être incorruptible.
C'est aussi pour la même cause qu'elle a dû
recevoir l'immortalité , par une résurrection an-
ticipée : car encore que Dieu ait marqué un terme
commun à la résurrection de tous les morts;
il y a des raisons particulières, qui peuvent l'o-
bliger d'avancer le temps en faveur de la sainte
Vierge. Le soleil ne produit les fruits que dans
leur saison : mais nous voyons des terres si bien
cultivées , qu'elles attirent une action plus efficace
et plus prompte. Il y a aussi des arbres hâtifs
dans le jardin de notre Époux ; et la sainte chair
de Marie est une matière trop bien préparée pour
attendre le terme ordinaire à produire des fruits
d'immortalité. Sa pureté virginale lui attire une
influence particulière : sa conformité avec Jésus-
Christ la dispose à recevoir un effet plus prompt
de sa vertu vivifiante. Et certainement, chré-
tiens, elle peut bien attirer sa vertu, puisqu'elle
l'a attiré lui-même. Il est venu en cette chair ,
charmé par sa pureté; il a aimé cette chair jus-
qu'à s'y renfermer durant neuf mois , jusqu'à s'in-
corporer avec elle , ". jusqu'à prendre racine en
r elle, « comme parle Tertullien : In utero radicem
egitK ïl ne laissera donc pas dans le tombeau
cette chair qu'il a tant aimée; mais il la transpor-
tera dans le ciel , ornée d'une gloire immortelle.
La sainte virginité servira encore à Marie , pour
lui donner cet habit de gloire; et en voici la rai-
son : Jésus-Christ nous représente dans son Évan-
gile, la gloire des corps ressuscites par cette belle
parole : « Ils seront comme les anges de Dieu : «
Enmt sicut angcli Dei^. Et c'est pour cela que
Tertullien parlant de la chair ressuscitée, l'ap-
pelle « une chair angélisée, » angelificata caro ^.
Or, de toutes les vertus chrétiennes, celle qui
peut le mieux produire uu si bel effet, c'est la
saùite virginité; c'est celle qui fait des anges sur
Came CJ'^isti. n" 21.
tth. xxxii, 30
liesiir. carn. n" 20.
la terre; c'est elle dont saint Augustin a dit ce
beau mot : Habct allquid jani non carnis in
came ' : « Elle a au milieu de la chair quelque
« chose qui n'est pas de la chair, » et qui tient de
l'ange phitôt que de l'homme. Celle qui fait des
anges dès cette vie, en pourra bien faire en la vie
future ; et ainsi j'ai eu raison de vous assurer
qu'elle a une vertu particulière , j)our contribuer
dans les derniers temps à la gloire des corps res-
suscites. Jugez par là, chrétiens, de quel éclat,
de quelle lumière sera environné celui de Marie,
qui surpasse par sa pureté les séraphins mêmes.
Aussi l'Ecriture sainte cherche- t-elle des expres-
sions extraordinaires, afin de nous représenter
un si gi'and éclat. Pour nous en tracer quelque
image, à peine trouve-t-elle dans le monde assez
de rayons ; il a fallu ramasser tout ce qu'il y a de
lumineux dans la nature. Elle a mis la lune à ses
pieds, les étoiles autour de sa tête. Au reste, le
soleil la pénètre toute et l'environne de ses rayons :
Millier amicia sole'' : tant il a fallu de gloire et
d'éclat, pour orner ce corps virginal.
Vierges de Jésus-Christ, réjouissez- vous à ce
beau spectacle ; songez à quels honneurs la sainte
virginité prépare vos corps : elle les purifie, elle
les consacre; elle y éteint la concupiscence, elle
y mortifie les mauvais désirs : et par tant de sain-
tes préparations , elle dispose cette chair mortelle
à une lumière incorruptible. Apprenez donc,
mes très-chères sœurs, à estimer ce sacré trésor
que vous portez dans des vaisseaux de terre :
Habemus autem thesaurum istiim in vasisjic-
tilibus 3. Renouvelez-vous tous les jours par l'a-
mour de la pureté, ne 'souffrez pas qu'elle soit
souillée par la moindre attache du corps; et si
vous êtes jalouses delapuretéde la chair, soyez-
les encore beaucoup davantage de la pureté de
l'esprit. Par ce moyen, vous serez les dignes com-
pagnes de la bienheureuse Marie; et portant ses
glorieuses livrées vous suivrez de plus près son
char de triomphe, dans lequel elle va monter à
son trône. Avancez-vous donc pour la suivre;
elle se prépare à marcher et elle va monter au
ciel qui l'attend. Les préparatifs sont achevés :
l'amour divin a fait son office , et lui a ôté sa
robe mortelle; la sainte virginité lui a mis son
habit royal : je vois l'humilité qui lui tend la main,
et qui s'avance pour la placer dans son trône.
C'est ce qui doit finir la cérémonie, et faire le
dernier point de ce discours.
TBOISIÈME POINT.
Puisque c'est Ihumilité seule qai a fuil le
' De sancla Firginil. n" 12, t. VI, col. 3i6.
' ^por. XII , 2.
5 II. Cor. iv,7.
DE LA SAINTE VIERGE.
2GÔ
triomphe de Jésus-Christ, il faut qu elle fasse aussi
eeliii de Marie; et sa gloire ne lui plairait pas,
si elle y entrait par une autre voie que par celle
que son lils a voulu choisir. Elle s'élève donc par
l'humilité, et voici en quelle manière : vous n'i-
gnorez pas , chrétiens , que le propre de l'humi-
lité, c'est de s'appauvrir elle-même, si je puis
parler de la sorte , et de se dépouiller de ses avan-
tages; mais aussi, par un retour merveilleux,
elle s'enrichit en se dépouillant : parce qu'elle
s'assure tout ce qu'elle s'ôle; et rien ne lui con-
vient mieux que celte belle parole de saint Paul ,
ianquam nihil hahentes et omnm jwssidentes^
qu'elle n'a rien et possède tout. Je pourrais établir
cette vcrité sur une doctrine solide et évangéli-
que ; mais il est plus convenable à cette journée
et à l'ordre de mon discours , de vous en montrer
la pratique par l'exemple de la sainte Vierge.
Elle. possédait trois biens précieux : une haute
dignité, une pureté admirable de corps et d'es-
prit , et, ce qui est au-dessus de tous les trésors,
elle possédait Jésus-Christ; elle avait un fils bien-
aimé, « dans lequel, dit le saint apôtre, habitait
« toute plénitude : >' In ipso placuit omnem ple-
niludinem inhabilare^. Voilà une créature dis-
tinguée excellemment de toutes les autres ; mais
son humilité très-profonde la dépouillera, en
quelque façon , de ces merveilleux avantages. Elle
qui est élevée au-dessus de tous par la dignité
de mère de Dieu , se range dans le commun par
la qualité de servante : elle qui est séparée de
tous, par sa pureté immaculée, se mêle parmi
les pécheurs, en se purifiant avec les autres.
Voyez quelle se dépouille, en s'iiumiliant, de
l'honneur de sa qualité , et de la prérogative de
son innocence. Mais voici quelque chose de plus;
elle perd jusqu'à son fils sur le Calvaire : et je ne
dis pas seulement qu'elle perd son fils, parce
qu'elle le voit mourir d'une mort cruelle; mais
elle le perd ce fils bien-aimé , parce qu'il cesse en
quelque sorte d'être son fils, et qu'il lui en subs-
titue un autre en sa place : « Femme, lui dit-il ,
« voilà votre fils'. »
Méditez ceci , chrétiens ; et encore que cette
pensée semble peut-être un peu extraordinaire ,
vous verrez néanmoins qu'elle est bien fondée.
Il semble que le Sauveur ne la connaît plus pour
sa mère ; il l'appelle femme , et non pas sa mère :
•» Femme, lui dit-il , voilà votre fils. » Il ne parle
pas ainsi sans mystère : il est dans un état d'hu-
miliation ; et il faut que sa sainte mère y soit avec
lui. Jésus a un Dieu pour son père, et Maiie un
Dieu pour son fils. Ce divin Sauveur a perdu son
' II. Cor. VI, 10.
' Coloss. I, 19.
» Joan. XIX , *26.
père, et il ne l'appelle plus que son Dieu. II faut
que Marie perde aussi sou fils : il ne l'appelle que
du nom de femme, et il ne lui donne point le
nom de sa mère. Mais ce qui est le plus humi-
liant pour la sainte Vierge, c'est qu'il lui donne
un autre fils ; comme si désormais il cessait de
l'être , et comme s'il rompait le nœud d'une si
sainte alliance : « Voilà , dit-il , votre fils : » Ecce
filius tuus. Et en voici la raison : durant les jours
de sa chair, c'est-à-dire , pendant le temps de sa
vie mortelle, il rendait à sa sainte mère les de-
voirs et les services d'un fils; il était sa consola-
tion et l'unique appui de sa vieillesse : mainte-
nant , qu'il va entrer dans sa gloire , il prendra
des sentiments plus dignes d'un Dieu ; et c'est
pourquoi il laisse à un autre les devoirs de la
piété naturelle. Je ne le dis pas de moi-même ,
et j'ai appris ce mystère du grand saint Paulin :
Jam Salvator ab humanafra(jilitate,qua erat
natus ex femina, per crucis mortem demi-
grans in œlemitaiem Dei, delegat homini
jura pietatis humanœ ' : « Jésus étant près de
« passer de la fragilité humaine, par laquelle il
« était né d'une femme, à la gloire et à l'éternité
« de son Père; que fait-il? Delegat; il donne
« saint Jean pour fils à Marie , et il laisse à un
« homme mortel les sentiments de la piété hu-
« maine. »
j Voilà donc Marie qui n'a plus son fils ; Jésus ,
! son fils bien-aimé , a cédé ses droits à saint Jean ;
1 et elle passe en ce triste état une longue suite
i d'années. Elle se plaint au divin Sauveur : 0
1 Jésus ma consolation , [wurquoi me laissez -vous
si longtemps? Jésus ne l'écoute pas, et la laisse
entre les mains de saint Jean. Quelle vive avec
I saint Jean, qu'elle se console avec saint Jean;
: c'est le fils que Jésus lui donne. C'est votre fils ,
! lui dîL-il; consolez-vous avec lui. Chrétiens,
! quel est cet échange? 0 commutationem! s'écrie
' saint Bernard'; on lui donne Jean pour Jésus, le
i serviieur pour le maître , le fils de Zébédée pour
[ le Fils de Dieu. Il plaît à son fils de l'humilier;
saint Jean prend la liberté de la reconnaître pour
mère : elle accepte humblement l'échange; et cet
amour maternel accoutumé à un Dieu , ne refuse
pas de se rabaisser jusqu'à se terminer à un
homme. Oui, dit-elle, je veux bien cet homme,
et je ne méritais pas d'être la mère d'un Dieu :
tant son humilité est profonde , tant sa soumission
est admirable.
Reprenons tout ceci, messieurs, et rassemblons
maintenant en un tous ces actes d'humilité de la
sainte Vierge. Sa dignité ne paraît plus ; elle la
' Ad. Auyusl Ep. L, n» 17.
' Serni. Ùom. inf. Oct. Asiumpt. n» iô, t 1, ccX. îM3.
2G6
SUR L'ASSOMPTION
couvre sous l'ombre de la servitude : sa pureté
se retire , cachée sous les marques du péché ;
elle quitte jusqu'à son fils , et elle consent par
humilité d'en avoir un autre. Ainsi vous voyez
qu'elle a tout perdu , et que son humilité l'a en-
tièrement dépouillée , tanquam nihil habentes.
Mais voyons la suite , mes sœurs , et vous verrez
que cette humilité, qui la dépouille, lui rend
tout avec avantange, et omnia possidentes.
0 mère de Jésus- Christ ! parce que vous vous
êtes appelée servante , aujourd'hui l'humilité vous
prépare un trône : montez en cette place émi-
nente, et recevez l'empire absolu sur toutes les
créatures. 0 Vierge toute sainte et tout inno-
cente , plus pure que les rayons du soleil ! vous
avez voulu vous purifier et vous mêler parmi les
pécheurs ; votre humilité vous va relever : vous
serez l'avocate de tous les pécheurs; vous serez
leur second refuge, et leur principale espérance
après Jésus-Christ, refugium peccatoruîn. En-
fin vous aviez perdu votre fils; il semblait qu'il
vous eût quittée, vous laissant gémir si longtemps
dans cette terre étrangère : parce que vous avez
subi avec patience une telle humiliation, ce fils
veut rentrer dans ses droits qu'il n'avait cédés à
Jean que pour peu de temps. Je le vois, il vous
tend les bras ; et toute la cour céleste vous ad-
mire , ô heureuse Vierge , montant au ciel pleine
de délices et appuyée sur ce bien-aimé , innixa
super dilectum suum \
Certes, divine Vierge, vous êtes véritable-
ment appuyée sur ce bien-aimé : c'est de lui que
vous tirez toute votre gloire ; sa miséricorde est
le fondement de tous vos mérites. Cieux, s'il est
vrai que , par vos immuables accords , vous entre-
teniez l'harmonie de cet univers, entonnez sur
un chant nouveau un cantique de louanges : les
vertus célestes, qui règlent vos mouvements,
vous invitent à donner quelque marque de ré-
jouissance. Pour moi , s'il est permis de mêler nos
conceptions à des secrets si augustes, je m'ima-
gine que Moïse ne put s'empêcher, voyant cette
Reine , de répéter cette belle prophétie qu'il nous
a laissée dans ses Livres : « Il sortira une étoile
« de Jacob , et une branche s'élèvera d'Israël *. »
Isaïe , enivré de l'Esprit de Dieu , chanta dans un
ravissement incompréhensible : « Voici cette
« Vierge quidevaitconcevoiretenfanterunflls^. «
Ézéchiel reconnut cette porte close ^ , par laquelle
personne n'est jamais entré ni sorti , parce que
ç;'est par elle que le Seigneur des batailles a fait
son entrée. Et au milieu d'eux le prophète royal
* Cant. vin, 5.
' iXiini. XXIV, 17.
' 7s. VII, H.
< Ezcch. xuv , 2.
David animait une lyre céleste par cet admirable
cantique ' : « Je vois à votre droite , ô mon Prince,
« une Reine en habillement d'or enrichi d'une
« merveilleuse variété. Toute la gloire de cette fille
« de roi est intérieure; elle est néanmoins parée
« d'une broderie toute divine. Les vierges après
« elle se présenteront à mon Roi ; on les lui amè-
n nera dans son temple avec une sainte allégresse. »
Cependant la Vierge elle-même tenait les esprits
bienheureux dans un respectueux silence, tirant
encore une fois du fond de son cœur ces excel-
lentes paroles : « Mon âme exalte le Seigneur de
« tout son pouvoir, et mon esprit est saisi d'une
« joie infinie en Dieu mon Sauveur, parce qu'il a
« regardé le néant de sa servante : et voici que
« toutes les générations m'estimeront bienheu-
« reuse \ » Voilà , mes très-chères sœurs, quelle
est l'entrée de la sainte Vierge : la cérémonie est
conclue; toute cette pompe sacrée est finie. Marie
est placée dans son trône, entre les bras de son
fils , dans ce midi éternel , comme parle le grand
saint Bernard ; et la sainte humilité a fait cet ou-
vrage.
Que reste-t-il maintenant, sinon que nous ren-
dions nos respects à cette auguste Souveraine ,
et que , la voyant si près de son fils , nous la prions
de nous assister par ses intercessions toutes-puis-
santes? C'est à elle, dit le dévot saint Bernard,
qu'il appartient véritablement de parler au cœur
de Jésus : Quis tam idoneus ut loquaiur ad cor
Domini nostri Jésus- Chrisii, ut tufelix Ma-
ria ^ ? Elle y a une fidèle correspondance , je veux
dire, l'amour filial , qui viendra recevoir l'amour
maternel, et accomplira ses désirs. Qu'elle parle
donc pour nous à ce cœur, et qu'elle nous ob-
tienne par ses prières le don de l'humilité !
0 sainte , ô bienheureuse Marie ! puisque vous
êtes avec Jésus-Christ , jouissant dans ce midi
éternel, avec une pleine allégresse, de sa sainte
et bienheureuse familiarité , parlez pour nous à
son cœur ; parlez , car votre fils vous écoute. Nous
ne vous demandons pas les grandeurs humaines :
impétrez-nous seulement cette humifité par la-
quelle vous avez été couronnée ; impétrez-la à
ces saintes filles, et à toute cette audience; et
faites , ô Vierge sacrée , que tous ceux qui ont cé-
lébré votre assomption glorieuse entrent profon-
dément dans cette pensée, qu'il n'y a aucune
grandeur qui ne soit appuyée sur l'humilité; que
c'est elle seule qui fait les triomphes et qui distri-
bue les couronnes ; et qu'enfin il n'est rien de plus
véritable que cette parole de l'Évangile , que
' Ps. xuv, 10, 14, 15, ic.
' Luc. 1 , 46.
3 Ad. Beat. Firg. Serm. Panegyr. n" 7, mt. Opet. S, Ber-
nard, t. II , col. 690.
DE LA SALNTE VIERGE.
2G7
« celui qui s'abaisse durant sa vie, sera exalté à
« jamais dans la félicite éternelle, » où nous con
duise le Père, le Fils, et le Saint-Esprit. Amen.
DEUXIÈME SEMION
POUR LA FÊTE
DE L'ASSOMPTION DE LA SAINTE VIERGE,
PRÊCHÉ DEVANT LA REIKE.
Effets de l'amour divin en Marie. Pourquoi l'amour n'est-il
dû qu'à Dieu seul. D'où est né l'amour de la sainte Vierge :
cet amour capable de lui donner la mort à chaque instant.
Quel soutien cherchait son amour languissant. Marie laùœée
au monde pour consoler l'ÉgUse. Point d'autre cause de la
mort de Marie que son amour. Quel est le principe de son
triomphe , et quels en sont les caractères
Dilectus meus mihi , et ego Uli.
lion bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui. Cant.
II, 16.
En cette sainte journée et durant toute cette
octave on n'entendra résonner dans toute l'É-
glise que les paroles du sacré Cantique. Tout re-
tentira des douceurs et des caresses réciproques
de l'Époux et de l'Épouse : on verra celle-ci par-
courir tous les jardins et tous les parterres , et
ramasser toutes les fleurs et tous les fruits pour
faire des bouquets et des présents à son bien-
aimé ; et le bien-aimé , réciproquement , chercher
tout ce qu'il y a de plus riche et de plus agréable
dans la nature pour représenter les beautés et
les charmes de sa bien-aimée. En un mot, on
n'entendra pendant ces jours que la céleste mé-
lodie du Cantique des cantiques; et par là l'É-
glise veut que nous concevions que le mystère
de cette journée est le mystère du saint amour.
Suivons ses intentions ; parlons aujourd'hui, mes
frères , des délices , des chastes impatiences et des
douceurs ravissantes de l'amour divin, et contem-
plons-en les effets en la divine Marie.
Trois choses considérables me paraissent prin-
cipalement devoir nous occuper dans ce discours ;
la vie de la sainte Vierge, la mort de la sainte
Vierge, le triomphe de la sainte Vierge : et j'ai
dessein de vous faire voir, et que c'est l'amour
qui la faisait vivre, et que c'est l'amour qui l'a
fait mourir, et que c'est aussi l'amour qui a fait
la gloire de son triomphe. Comment peut-on com-
prendre que l'amour seul opère de si grands ef-
fets , et des effets si contraires ? si c'est l'amour
qui donne la vie, peut-il après cela donner la
mort? L'amour a une force qui fait vivre ; l'amour
a des langueurs qui font défaillir. Regardez cette
force que l'amour inspire , qui excite , qui anime ,
qui soutient le cœur; vous verrez facilement
que l'amour fait vivre. Regardez les faiblesses,
les défaillances et les langueurs de l'amour ; et
vous n'aurez pas de peine à comprendre , que l'a-
mour peut faire mourir. Mais comment peut-il
ensuite faire triompher? C'est qu'outre sa force
qui anime , et sa faiblesse qui tue, il a ses gran-
deurs, se? sublimités , ses élévations , ses magni-
ficences; et tout cela ne suffit-il pas pour la
pompe d'un triomphe? Entrons donc maintenant
en notre sujet; et faisons voir, par ordre , la force
du saint amour, qui a donné la vie à la sainte
Vierge; les impatiences défaillantes du saint
amour, qui lui ont donné la mort ; les sublimités
du saint amour, qui ont fait la majesté de son
triomphe. C'est le sujet de ce discours.
PREMIEH POINT.
Comme je ne ferai autre chose dans cet en-
tretien que de vous parler des mystères de l'a-
mour, je me sens obligé d'abord de vous avertir
que vous devez soigneusement éloigner de vos
esprits toutes les idées de l'amour profane. Et
pour contribuer ce que je puis , à les bannir de
mon auditoire , je vous prie , au nom de celle qui
n'eût pas voulu être mère si elle n'eût pu en même
temps être vierge, de ne penser qu'à l'amour
chaste, par lequel l'âme s'efforce de se réunir
à son auteur. Pour cela, imprimez dans vos cœurs
cette vérité fondamentale : que l'amour, dans son
origine, n'est dû qu'à Dieu seul , et que c'est un
vol sacrilège de le consacrer à un autre qu'à lui.
Et nous en serons convaincus , si peu que nous
voulions considérer ce que nous entendons par le
nom d'amour. Car qu'est-ce que nous entendons
par le nom d'amour, sinon une puissance souve-
raine , une force impérieuse qui est en nous, pour
nous tirer hors de nous ; un je ne sais quoi qui
dompte et captive nos cœurs sous la puissance
d'un autre, qui nous fait dépendre d'autrui, et
nous fait aimer notre dépendance? Et n'est-ce pas
par une telle inclination que nous devons hono-
rer celui à qui appartient naturellement tout em-
pire, et tout droit de souveraineté sur les cœurs?
C'est pourquoi lui-même voulant nous prescrire
le culte que nous lui devons, il ne nous demande
qu'un amour sans borner : « Tu aimeras , dit-il ,
« le Seigneur ton Dieu de toute ta force ' ; » afin
que nous entendions que l'amour seul est la source
de l'adoration légitime que doit la créature à son
Créateur, et le véritable tribut par lequel elle le
doit reconnaître.
En effet , il est très-certain que tout amour vé-
ritable tend à adorer. S'il est quelquefois impé-
rieux , c'est pour se rejeter plus avant dans la
sujétion : il ne se satisfait pas lui-même , s'il ï\&
' Deut. VI, 5.
'JG8
SUR L'AïïSOMl'ïlON
vit dans une dépendance absolue. C'est la nature
de l'amour ; et le profane même ne parle que
d'adoration, que d'hommages, que de dépen-
dance : par où nous devrions entendre, si nous
étions encore capables de nous entendre nous-
mêmes , que pour mériter d'être aimé parfaite-
ment ii faut être quelque chose de plus qu'une
créature. Cette sahite doctrine, si nécessaire,
étant supposée, pour servir et de fondement et
d'éclaircissement à tout ce discours, parlons
maintenant, sans crainte et à bouche ouverte,
de la force et des effets de l'amour; et voyons
avant toutes choses , quel était celui de la sainte
Vierge.
Il est né de l'admirable concours de la grâce
et de la nature, et il a emprunté de l'une et de
l'autre, ce que l'une et l'autre ont de plus pres-
sant. Ainsi , il y avait une liaison tout à fait sin-
gulière entre Jésus et Marie : Dilectus meus
mihi, et ego illi : «Mon bien-aimé est à moi, et
« je suis à lui. » Ils sont l'un à l'autre d'une fa-
çon incommunicable : il est à elle comme Sau-
veur; cela est commun : mais il est à elle comme
fils ; à elle , comme il est au Père céleste. C'est un
mystère incommunicable : Dilectus meus mihi :
Il est fils unique; et ego illi : il n'a que moi sur
la terre ; il n'a point de père.
Cet amour étant donc si fort, et faisant une
liaison si intime entre ces deux cœurs, Marie de-
vait mourir quand elle vit expirer son fils ; elle
devait mourir autant de fois qu'elle vivait de
moments : car elle le voyait toujours mourant,
toujours expirant, toujours lui disant le dernier
adieu , toujours dans les mystères de sa mort et de
sa sépulture. « Son bien-aimé était ainsi pour elle
'> comme un bouquet de myrrhe : « Fasciculus
myrrhœ , dilectus mens mihi ' ; et la douleur que
lui causait son amour devait à chaque instant lui
domier la mort. C'est pourquoi l'Écriture , tou-
jours forte dans la simplicité de ses expressions ,
compare cette douleur à un glaive tranchant et
pénétrant : Tuam, animam gladius pertransi-
bit^ : « Votre âme sera percée comme par une
« épée. » D'où vient donc qu'elle n'est pas morte
étant percée de ce glaive? C'est que l'amour la
faisait vivre.
C'est la propriété de l'amour de donner au
cœur une vie nouvelle, qui est toute pour l'ob-
jet aimé : naturellement le cœur vit pour soi.
Est-il frappé de l'amour, il commence une vie
nouvelle pour l'objet qu'il aime. Voyez la divine
Épouse, elle ne pense qu'à son Epoux ; elle n'est
occupée que de son Époux. Nuit et jour il lui est
présent ; et même pendant le sommeil , elle veille
• (ont. I, 12.
à lui : Ego dormio, et cor merwi vigilat-. S!
bien qu'ayant , môme pendant son sommeil , une
certaine attention sur lui; toujours vivante et
toujours veillante, au premier bruit de son ap-
proche, au premier son de sa voix elle S'écrie
aussitôt toute transportée : « J'entends la voix
« de mon bien-aimé : » Vox dilecti mei ^ ! Elle
s'était mise en son lit pour y goûter du repos , la
vie de l'amour ne le permet pas. Elle cherche en
son lit; et ne trouvant pas son bien-aimé, elle
n'y peut plus demeurer : elle se lève, elle court ,
elle se fatigue; elle tourne de tous côtés, trou-
blée, inquiète , incapable de s'arrêter jusqu'à ce
qu'elle le rencontre. Elle veut que toutes les créa-
tures lui en parlent ; elle \eut que toutes les créa-
tures se taisent. Elle veut en parler : elle ne peut
souffrir ce qui s'en dit, ni ce qu'elle en dit elle-
même; et l'amour, qui la fait parler, lui rend
insupportable tout ce qu'elle dit , comme indigne
de son bien-aimé.
C'est ainsi que vivait la divine Vierge par la
force et le transport de son amour. Son état étaît
une douleur mortelle , une douleur tuante et cru-
cifiante ; et au milieu de cette douleur, je ne sais
quoi de vivifiant par le moyen de l'amour. Elle
avait toujours devant les yeux Jésus-Christ cru-
cifié. Car si l'efficace de la foi est telle , que saint
Paul a bien pu écrire aux Calâtes ^ que Jésus-
Christ avait été crucifié à leurs yeux ; combien
plus la divine Vierge voyait-elle toujours présent
son fils meurtri et ensanglanté, et cruellement
déchiré par tant de plaies ! Étant donc toujours
pénétrée de la croix et des souffrances de Jésus-
Christ , elle menait une vie et de douleur et de
mort , et pouvait dire avec l'apôtre : « Je meurs
«tous les jours '^. » Mais l'amour venait au se-
cours, et soutenait sa vie languissante. Un désir
vigoureux de se conformer aux volontés de son
bien-aimé, soutenait ses langueurs et ses défail-
lances; et Jésus-Christ seul vivait en elle , parce
qu'elle ne vivait que de son amour.
Les martyrs étaient animés par l'avidité de
souffrir, qui, excitant k^ur courage, soutenait
leurs forces, et en môme temps prolongeait leur
vie. Pour être conforme à la vie crucifiée de Jé-
sus-Christ, Marie ayant toujours Jésus-Christ
crucifié devant les yeux , elle ne vivait que d'une
vie de douleur; et l'amour soutenait cette dou-
leur, par l'avidité de se conformer à Jésus-Christ,
d'être percée de ses clous , d'être attachée à sa
croix. Marie ne vivait que pour souffrir : Fulcite
me floribus , stipate me malis; quia ajnore lan^-
< Ccnit.y, 2.
2 Ibid.
3 Gat. m , 1.
DE LA SAINTE VlKRGE.
rfl9
gvea^ : « Soutenez-moi avec des fleure, fortifiez-
< moi avec des fruits. » Son aniom* languissant,
et défaillant toujours par la douleur, cherchait
du«soutien. Quel soutien? des fleurs et des fruits.
Mais c'étaient des fleurs du Calvaire , mais c'é-
taient des fruits de la croix. Les fleurs du Cal-
vaire , ce sont des épines ; les fruits de la croix, ce
sont des peines. C'est le soutien que cherche l'a-
mour languissant de Marie : Fulcite mejloribus,
stipate me matis^ L'amour d'un Jésus crucifié la
fait vivre de cette vie : toujours elle voyait Jé-
sus-Christ dans les agonies de sa croix ; toujours
elle avait non tant les oreilles, que le fond do
l'âme percé de ce dernier cri de son bien-aimé
expirant : cri vraiment terrible , et capjible d'ar-
racher le cœur.
Une autre vie de cet amour, c'est de nous faire
vivre pour les âmes. Marie consommait, par ses
souffrances intimes, ce qui manquait à la pas-
sion de son fils. Il semble qu'il avait voulu la
laisser au monde après lui pour consoler son
Église, son Épouse veuve et désolée, durant les
premiers efforts de son affliction récente. Vox
turturis audita est in terra tiosfra : Reverlere,
rêverie re * : -< La voix de la tourterelle sest fait
« entendre dans notre terre : Revenez , revenez,
«■ mon bien-aimé. >> C'est le gémissement de l'É-
glise, qui rappelle son cher Époux, qu'elle n'a
possédé qu'un moment. « La nouvelle Épouse, dit
« saint Bernard ^, se voyant abandonnée et privée
« de son unique espérance, autant elle était af-
n fligéede l'absence de son Époux, autant devait-
« elle avoir d'empressements pour solliciter son
" retour. Son amour et son besoin étaient pour
« elle deux raisons pressantes d'avertir son bien-
« aimé, qu'elle n'avait pu empêcher daller où il
« était d'abord, de hâter au moins Pavénement
« qu'il luiavait promisen se séparant d'elle. Si elle
« désire et demande qu'il imite , dans son retour,
» les bêtes les plus agiles dans leur course, c'est
« une marque de l'ardeur de ses désirs qui ne trou-
« vent rien d'assez prompt, et qui ne peuvent
« souffrir le moindre retardement. »
0 le cruel, s'écrie-t-elie , ô l'impitoyable!
combien de siècles s'est-il fait attendre, combien
désirer! venez, venez. La Synagogue ne l'avait
pas vu : mais l'Église l'a vu, la ouï, l'a touché;
et il s'en est allé tout à coup. 0 la cruauté!
Elle avait tout quitté pour lui dire , avec l'apôtre
saint Pierre : « J'ai tout quitté pour vous sui-
« vre "< ; » et il l'avait épousée, prenant sa pauvreté
fct son dépouillement pour sa dot. Aussitôt après
' Cvit. ^,.^.
' Ibid: 12, 17.
i s. Bernard, in Cantic. Serm. Lxxill , n» 3. 1. 1, col. 1524.
* Uatlk. XIX, 27.
l'avoir épousée, il meurt ; et s'il ressuscite , eVrt
pour retourner d'où il est venu : et il laisse sa
chaste Épouse sur la terre, jeune, veuve, désolée,
qui demeure sans soutien!
Marie [ lui fut j donnée , pour [ être son appui ,
et ] .'unique consolation de tous les fidèles sur la
terre. Elle voyait son fils dans tous ses mem-
bres : sa compassion était une prière pour tous
ceux qui souffraient ; son cœur : s'insinuait 1 dans
le cœur de tous ceux qui gémissaient, pour leur
aider à crier miséricorde : [elle entrait] dans
les plaies de tous les blessés, pour leuv aider à
crier soulagement; dans tous les cœurs charita-
bles , pour les presser de courir au soulagement ,
au soutien , à la consolation des nécessiteux et des
affligés. [Elle agissait] dans tous les apôtres,
pour annoncer l'Évangile; dans tous les martvrs,
pour le sceller de leur sang ; enfin généralement
dans tous les fidèles, pour en observer les pré-
ceptes, en écouter les conseils, en imiter les
exemples.
Le soutien [de l'âme] dans cet état [ de détresse
que lui cause l'éloignement de son bien-aimé,
c'est ] la communion : car ne pouvant i'embras-
ser en sa vérité toute nue, elle l'embrasse dans
la vérité de son sacrement. Sub umbra illius
quem desideraveram sedi, etfructus ejiis dulcis
(jutturi meo : « Je me suis reposée sous l'ombre
« de celui que j'avais tant désiré; et son fruit est
« doux à ma bouche. » '< Son ombre, dit saint
« Bernard ' , c'est sa chair ; son ombre , c'est la
« foi. Marie a été mise à couvert sous l'ombre de
« la chair de son propre fils; et moi je le suis à
« l'ombre de la foi du Seigneur. Et comment
«■ sa chair ne me couvrirait-elle pas aussi, puis-
" que je le mange dans les saints mystères? l'É-
« pouse désire , avec raison , d'être couverte de
« l'ombre de celui dont elle doit recevoir, en
« même temps, le rafraîchissement et la nour-
« riture. Les autres arbres des forêts , quoiqu'ils
« consolent par leur ombre, ne donnent cepen-
« dant point la nourriture , qui fait le soutien de
« la vie, et ne produisent point ces fruits perpé-
« tuels de salut. Un seul, auteur de la vie, peut dire
« à l'Épouse : Je suis ton salut. Aussi désire-t-
« elle spécialement d'être à couvert sous l'ombre
« du Christ; parce que lui seul , non-seulement
t rafraîchit de l'ardeur des vices, mais remplit
« encore le cœur de l'amour des vertus. «
Puisque nous pouvons jouir de la lumière,
reposons-nous à l'ombre : mais cherchons quelque
arbre qui puisse nous donner non-seulement de
l'ombre, mais du fruit; non-seulement du rafraî-
chissement, mais de la nourriture. Il n'y a que
' s. Bernard, in Cantic. Serm. XLvni, n" 2, 1 1, col. 1433.
270
SUR L'ASSOMPTION
Jésus-Christ goûté dans la communion. Reposons
donc sous son ombre notre amour languissant ,
et fatigué de ne voir .pas encore la lumière , de
n'embrasser pas encore la vérité même : c'est là
notre unique soutien. Mais, ô soutien accablant!
la communion irrite l'amour plutôt qu'elle ne l'as-
souvit. 0 Marie, il faut mourir; votre amour est
venu à un point, qu'il n'y a plus que l'immensité
du seiu de Dieu qui le puisse contenir.
SECOND POINT.
L'amour profane est toujours plaintif; il dit tou-
jours qu'il languit et qu'il se meurt. Mais ce n'est
pas sur ce fondement que j'ai à vous faire voir
que l'amour peut donner la mort : je veux établir
cette vérité sur une propriété de l'amour divin.
Je dis donc que l'amour divin emporte avec soi
un dépouillement et une solitude effroyable,
que la nature n'est pas capable de porter ; une si
horrible destruction de l'homme tout entier, et
un anéantissement si profond de tout le créé en
nous-mêmes, que tous les sens en sont accablés.
Car il faut se dénuer tellement de tout pour aller
à Dieu , qu'il n'y ait plus rien qui retienne : et la
racine profonde d'une telle séparation , c'est cette
effroyable jalousie d'un Dieu qui veut être seul
dans une âme, et ne peut souffrir que lui-même
dans un cœur qu'il veut aimer; tant il est exact
et incompatible.
Vous pouvez voir, chères âmes , la délicatesse
de sa jalousie dans l'évangile de ce jour. Si Marthe
s'occupe , et s'empresse , c'est pour lui et pour son
service : cependant il en est jaloux ; parce qu'elle
s'occupe de ce qui est pour lui , au lieu de s'oc-
cuper totalement et uniquement de lui comme
faisait Madelaine. « Marthe , Marthe, dit-il , tu es
« empressée, et tu te troubles dans la multitude ;
« et il n'y a qu'une seule chose qui soit néces-
« saire' . >' De là donc nous pouvons comprendre
cette solitude effroyable que demande un Dieu
jaloux. Il veut qu'on détruise, qu'on ravage,
qu'on anéantisse tout ce qui n'est pas lui ; et pour
ce qui est de Im-même , il se cache cependant , et
ne donne presque point de prise sur lui-même :
tellement que l'âme , d'un côté détachée de tout ,
et de l'autre ne trouvant pas de moyen de posséder
Dieu effectivement , tombe dans des faiblesses ,
dansdes langueurs, dans des défaillances inconce-
vables; et lorsque l'amour est dans sa perfection,
la défaillance va jusqu'à la mort, et la rigueur
jusqu'à perdre l'être. Cet esprit de destruction et
d'anéantissement est un effet de la croix.
Il réduit tout à une unité si simple , si souve-
raine , si imperceptible , que toute la nature en
' Luc. X, 4l. 42.
est étonnée. Ecoutez vous-même parler votre cœur :
quand on lui dit qu'il ne faut plus désormais
désirer que Dieu , il se sent comme jeté tout à
coup dans une solitude affreuse, dans un dés«ri
effroyable, comme arraché de tout ce qu'il aime.
Car n'avoir plus que Dieu seul , [ quel dépouille-
ment!] Que ferons-nous donc? que penserons
nous? Quel objet , quel plaisir, quelle occupation?
Cette unité si simple nous semble une mort ; parce
que nous n'y voyons plus ces délices , cette variété
qui charme les sens, ces égarements agréables
où ils semblent se promener avec liberté, ni enfin
toutes ces autres choses sans lesquelles on ne
trouve pas la vie supportable.
Mais voici ce qui donne le coup de la mort :
c'est que le cœur, étant ainsi dépouillé de tout
amour superflu , est attiré au seul nécessaire , avec
une force incroyable; et ne le trouvant pas, il se
meurt d'ennui. '( L'homme insensé n'entend pas
« ces choses , et le sensuel ne les conçoit pas : mais
« aussi parlons-nous de la sagesse entre les par-
« faits, et nous expliquons aux spirituels les mys-
« tères de l'esprit'. » Je dis donc que l'âme, étant
dégagée des empressements superflus, est poussée
et tirée à Dieu avec une force infinie ; et c'est ce
qui lui donne le coup de la mort : car d'un côté
elle est arrachée à tous les objets sensibles; et
d'ailleurs l'objet qu'elle cherche est tellement
simple et inaccessible , qu'elle n'en peut aborder.
Elle ne le voit que par la foi, c'est-à-dire, qu'elle
ne le voit pas : elle ne l'embrasse qu'au milieu des
ombres et à travers des nuages, c'est-à-dire, qu'elle,
ne trouve aucune prise. C'est là que l'amour frus-
tré se tourne contre soi-même , et se devient lui-
même insupportable. Le corps l'empêche ; l'âme
l'empêche: il s'empêche et s'embarrasse lui-même;
il ne sait ni que faire ni que devenir.
0 union de deux cœurs, qui ne veulent plus être
qu'un! ô cœurs soupirants après l'unité! ce n'es»
pas en vous-mêmes que vous la pouvez trouver
Venez, ô centre des cœurs, ô source d'unité, ô
unité même; mais venez, ô unité, avec votre
simplicité, plus souveraine et plus détruisante
que tous les foudres et tous les tourments dont
votre puissance s'arme. Venez et ravagez tout ,
en rappelant tout à vous , en anéantissant tout en
vous ; afin que vous seule soyez , et viviez , et ré-
gniez sur les cœurs unis, dont l'unité est votre
trône , votre temple , votre autel , et comme le
corps que vous animez.
Que faites- vous , ô Jésus-Christ , Dieu anéanti ?
à quoi vous servent vos clous , vos épines et votre
croix? à quoi votre mort et votre sépulture? N'est-
ce pas pour détruire, pour crucifier, pour ensevelir
en vous et avec vous toutes choses? Vous n'aveat
' I. Cor. II, 6, 13, J4.
DE LA SAINTE VIERGE.
27 i
plus que fiiîre pour vous de tout cet appareil de
votre supplice, ni de tout cet attirail de mort.
Votre Église et vos épouses, lésâmes que vous
avez rachetées , vous demandent ces instruments
funestes et salutaires : salutaires, parce qu'ils
sont funestes; et funestes, parce qu'ils doivent
être salutaires : elles ont, dis-je, besoin de ces
instniments qui ne vous servent plus de rien , et
dont vous n'avez plus besoin que pour les membres
de votre corps mystique.
Donnez , Époux de sang , donnez à vos épouses,
les âmes baptisées, qui ne font toutes ensemble
qu'une seule épouse dans l'unité de votre Église ;
donnez-leur ces armes ravageantesetdétruisantes,
afin qu'elles vous épousent par le mystère de votre
croix, et que leur pauvreté, leur dépouillement,
leur anéantissement total , soient la dot qu'elles
vous apportent : car vous êtes riche en vous-même;
et votre richesse dans la créature, c'est la pauvreté
et le néant de la créature. Oh! détruisez donc,
anéantissez les âmes que vous avez rachetées!
anéantissez-les par le mystère de votre croix;
afin de les rendre dignes d'être anéanties par le
mystère de votre gloire, lorsque Dieu, qui est
maintenant en vous se réconciliant toutes choses ,
sera en vous , consommant très-parfaitement en
un toutes choses.
Voilà le mystère d'unité après lequel soupirent
toutes les âmes exilées, qui s'affligent démesuré-
ment sur les fleuves de Babylone , ense souvenant
de Sion. Mystère d'unité, qui s'opère et s'avance
de jour en jour par un martyre inexplicable , et qui
se consommera par une paix qui sera Dieu même.
O quel renversement! ô quelle violence! ô que
le travail de cet enfantement est horrible ! Car
Dieu ne délie pas ; il arrache : il ne plie pas ; mais
il rompt : il ne sépare pas tant, qu'il brise et ra-
vage tout. Quandsera-cs, ô Jésus-Christ, que vous
détruirez tout à fait ce qui nous détruit? Ah ! que
vous êtes cruel !
Mais que dis-je ici, chrétiens? que ceux-là
vous représentent quels sont ces efforts, qui les
ont expérimentés. Pour moi, je n'oserais en par-
ler ni les approfondir davantage ; et j'en ai dit seu-
lement ce mot pour vous donner quelque idée de
l'amour de la sainte Vierge durant les jours de
son exil , et la captinté de sa vie mortelle. Non ,
non , les séraphins mêmes ne peuvent entendre ,
ni dignement expliquer, avec quelle rapidité
Marie était attirée à son bien-aimé , ni quelle vio-
lence endurait son cceur dans cette séparation. Si
jamais il y a eu une âme pénétrée de la croix , et
ensuite de cet e?prit de destruction chrétienne ,
c'est la divine Marie. Elle était donc toujours dé-
faillante et toujours mourante, appelant toujours
son bien-aimé avec une angoisse mortelle , et lui
disant comme l'Épouse : « Retournez, mon bien-
« aimé, et soyez semblable à un chevreuil et à un
« faon (le ceri : » Revertere ; similis esto, dilecte
mi, capreœ, hinnuloque cervonim'. C'est en
vain que son fils lui dit : « Encore un peu , encore
« un peu : un peu , et vous ne me verrez plus ; un
« peu , et vous me verrez '. » Car que dites-vous ,
ô Jésus-Christ? songez- vous que vous parlez à un
cœur qui aime? Et vous comptez pour peu tant
d'années d'une privation si horrible? Et lorsqu'on
vous aime bien , les moments sont autant d'éter-
nités : car vous êtes l'éternité même ; et on ne
compte plus les moments, quand on sait qu'à
chaque moment on perd l'éternité tout entière.
Et cependant vous dites : « Encore un peu. » Ce
n'est pas là consoler, c'est plutôt outrager l'amour;
c'est insulter à ses douleurs, c'est se rù'e de ses
impatiences et de ses excès intolérables.
Si vous m'en croyez, saintes âmes, vous ne
chercherez point d'autres causes de la mort de la
sainte Vierge : son amour étant si ardent , si fort
et si enflammé , il ne poussait pas un soupir, qui
ne dût rompre tous les liens de Ce corps mortel ;
il ne formait pas un regret , qui n'en dût dissoudre
toute l'harmonie; il n'envoyait pas un désir au
ciel, qui ne dût tirer après soi l'âme tout entière.
Je vous ai dit , chrétiens , que sa mort est mira-
culeuse; je suis contraint de changer d'avis : la
mort n'est pas le miracle ; c'en est plutôt la cessa-
tion. Le miracle continuel, c'était que Marie pût
vivre séparée de son bien-aimé. Elle vivait néan-
moins : parce que tel était le conseil de Dieu , qu'elle
fût conforme à Jésus-Christ crucifié ; par le mar-
tyre insupportable d'une longue vie, autant
pénible pour elle que nécessaire à l'Église. Mais
comme le divin amour régnait en son cœur, sans
aucun obstacle, il allait de jour en jour s'aug-
mentant sans cesse par son exercice, et s'accrois-
sant par lui-même : de sorte qu'il vint enfin s'é-
tendant toujours aune telle perfection, que la
terre n'était pas capable de le contenir. Ainsi point
d'autre cause de la mort de Marie, que la vivacité
de son amour.
Sauveur Jésus , allumez votre amour dans nos
cœurs par une semblable impatience; et puisqu'elle
naissait en Mar'e de cette union intime que vous
aviez avec elle, rassasiez-nous tellement de vos
saints mystères, soyez tellement en nous par la
participation de votre chair et de votre sang , que ,
vivants plus en vous qu'eu nous-mêmes , nous
ne respirions autre chose que d'être consommés
avec vous dans la gloire que vous nous avez pré-
parée.
' Cani. II , 17.
' Joan. XVI , la
272
SUR L'ASSOMPTION
Cette âme sainte et bienheureuse attire après
efle son corps par une résurrection anticipée. Cat
encore que Dieu ait marqué un terme commun à
la résurrection de tous les morts ; il y a des rai-
sons particulières, qui l'obligent d'avancer le
terme en faveur de la sainte Vierge. Le soleil nr
produit les fruits que dans leur saison ; mais nous
voyons des terres si bien cultivées , qu'elles atti-
rent une influence etplus efficace et plus prompte.
Il y a aussi des arbres hâtifs dans le jardin de
''Époux ; et la sainte chair de Marie est une terre
trop bien préparée , pour attendre le teime ordi-
naire à produire des fruits d'immortalité.
Deux choses font partie de son triomphe ; la
gloire de son âme par l'amour, la gloire de son
corps par le rejaillissement de celle de l'âme.
Aussi l'Écriture sainte cherche-t-elle des expres-
sions extraordinaires, pour nous représenter un
si grand éclat, pour nous en tracer quelque image.
A peine trouve-t-elle dans le monde assez de lu-
mières, et il a fallu ramasser tout ce qu'il y a
de lumineux dans la nature. « Elle a mis la lune
« à ses pieds, les étoiles autour de sa tête; le so-
« leil la pénètre toute , et l'environne de ses
« rayons ' : « tant il a fallu de gloire et d'éclat pour
orner ce corps virginal.
Après cela , chères âmes , je ne dois pas m'é-
tendre en un long discours , pour vous décrire la
magnificence du triomphe de la sainte Vierge.
L'amour qui l'a fait mourir, la fera aussi triono-
pher. Je m'ouvrirais en ce lieu une trop vaste
carrière, si j'entreprenais de vous raconter les
grandeurs, les magnificences, les sublimités de
l'amour. Jevousdiraiseulemeotce mot, que c'est a
lui qu'il appartient d'élever les cœurs ; car c'est
lui qui nous fait dire : Sursitm corda : « Le cœur
« en haut , le cœur en haut. » C'est une doctrine
du grand saint Thomas ' , que ceux-là seront les
plus élevés dans l'ordre de la gloire , qui auront
eu sur la terre de plus violents désirs de possé-
der Dieu. La flèche qui part d'un arc bandé avec
plus de force , prenant son vol au milieu de l'air
avec plus grande vitesse , entre aussi plus pro-
fondément au but où elle est adressée. De même
l'âme fidèle pénétrera plus avant, si je puis par-
ler de la sorte , dans l'essence même de Dieu ,
qui est le seul terme de ses espérances, quand
elle s'y sera élancée par une plus grande impé-
tuosité de désirs.
Mais si l'amour de Marie a été si vif et si im-
pétueux , combien a-t-elle dû s'unir intimement
à celui qui faisait l'unique objet de son cœur et
de tous ses désirs? Qui peut exprimer la gloire
dont elle a été revêtue, en entrant dans la joie
» Jpoc. XU , I .
ï I. Part. Queest. Xil, ^rt. G.
de son bien-aimé? Son triomphe n'est pas une
vaine pompe : la puissance qui lui est donnte
[répond à la dignité de sa personne, à l'excel-
lence de son amour et à la sublimité de spn élé-
vation. Plus elle est proche du trône de son fils ,
plus elle a de crédit, pour y faire recevoir favo-
rablement nos prières, ^t nous procurer les se-
cours que nous réclamons. Que pourrait refuser
un fils à sa mère, et à une mère si tendrement
aimée? que n'obtiendrait pas l'amour si puissant
dont elle est embrasée? Combien ne se sent-elle
pas vivement sollicitée de s'intéresser pour des
enfants qui ont tant coûté à son fils, et que ses
propres douleurs lui rendent à elle-même si chers 1
Mais pour nous assurer l'effet de son intercession,
elle nous dit encore, comme autrefois : « Faites
« tout ce qu'il vous dira '. » C'est l'unique moyen
de trouver Jésus-Christ propice , et Marie disposée
à prier pour nous. ]
Qu'elle se rende l'avocate, auprès de Dieu,
de l'Église qui la réclame , et qu'elle détourne
les malheurs qui menacent la chrétienté. Qu'elle
protège du plus haut des cieux ce royaume très-
chrétien , qu'un roi juste et pieux * lui ? consacré ;
et qu'elle veille en ses bontés sur le roi son fils,
qui renouvelle tous les ans ce don solennel. Qu'elle
conserve ce grand monarque et dans la paix et
dans les hasards : qu'elle inspire la justice à ceux
qui l'ont irrité; et à lui, la bonté, et la clémence.
Qu'il fasse la paix par inclination , et la guerre
par nécessité : qu'il ne soit terrible que pour pro-
téger la justice , assurer la paix et la tranquillité
publique. Qu'elle lui obtienne la grâce d'être tou-
jours juste , toujours pacifique , père charitable
de ses peuples , humble enfant delà sainte Église ,
protecteur de son autorité, zélé défenseur de ses
droits. Qu'elle bénisse la piété exemplaire de la
reine son épouse , et qu'elle fasse croître et mul-
tiplier leur royale postérité sous l'ombre de sa
protection. Qu'elle mette bientôt le comble à la
joie de toute la France, par le parfait rétablisse-
ment de cette reine auguste et pieuse qui nous ho-
nore de son audience , et qu'elle ne prolonge sa
vie que pour augmenter ses mérites. Qu'elle soit
toujours aimée, toujours respectée, cette sage
et pieuse princesse, pour inspirer continuelle-
ment des conseils de paix, des sentiments de
bonté, des pensées de condescendance. Qu'elle
vive sur la terre , n'ayant de goût que pour le ciel ;
« Joan. 11, 5.
* Louis XIII , en exécution d'un vœu qu'il avait fait pour
oI)tenir la grossesse de la reine, donna, le 10 février 1638, un
édit par lequel il mit sa personne et son royaume squs la
protection de la sainte Vierge , et ordonna que tous les ans il
se ferait une procession solennelle à Notre-Dame de Paris poui
renouveler cette consécxalion. Telle est l'origine de la pro
cession qui se fait annuellement , dans toutes les églises du
royaume le jour de l'Assomption. ( Edit. de Dé/oris. )
DE LA SAINTE VIERGE.
27S
qu'elle dédaigne ce qui passe, et qu'elle s'atta-
rhe immuablement à ce qui demeure. Qu'au rai-
lieu de taut de grandeurs elle soit jetée devant
Dieu dans une véritable humiliation : qu'elle mé-
prise autant sa grandeur royale , que nous som-
mes obligés de la révérer ; et qu'elle fasse sa prin-
cipale occupation du soin de mériter devant Dieu
une couronne immortelle. Voilà, madame, les
vœux que je fais : puisse Votre Majesté les faire
avec moi dans toute l'étendue d'un cœur chrétien ,
et recevoir pour sa récompense la sainte béné-
diction du Père, du Fils, et du Saint-Esprit !
ABREGE D'UxN SEPxMON
PRÊCHÉ LE MÊME JOUR.
Avantages que nous relirons de l'exaltation de Marie. Le
rutte que nous lui rendons, nécessairement rapporté à Dieu,
moyens que nous devons prendre poor nous unir à lui , en
iiunorant Marie.
récit nnlii magna qui poteus est.
Le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses.
Luc. I, 49.
Si Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, après avoir
accompli l'œuvre que son Père céleste lui avait
rommise sur la terre , est retourné au ciel , d'où
il est sorti , pour y occuper éternellement la place
([ui était due à sa divine naissance ; l'apôtre nous
a enseigné qu'il ne le fait pas seulement pour sa
jiropre gloire, mais encore pour l'utilité de sa
sainte ï!g!ise. En effet, il nous est très-avanta-
treux qu'un ambassadeur si agréable soit auprès
de Dieu pour y traiter nos affaires; un avocat
si pressant, pour y défendre notre cause; un si
l)uissaut médiateur, pourterminer nos différends.
Ainsi quand il s'est assis à la droite de son Père,
iJ ne l'a pas fait seulement pour se mettre en
possession de son trône ^ mais encore pour pro-
curer nos intérêts, et pour paraître pour nous
devant la face de Dieu : ut appareat vultui Dei
pro nohis '. Ce que Jésus-Christ notre chef a ac-
compli une fois en sa personne , il ne cesse de
l'accomplir tous les jours dans les membres de
son corps mystique , selon la mesure convenable
et selon la proportion de la créature. Autant de
lideles serviteurs de Dieu, qui entrent avec Jé-
sus-Christ dans son paradis de délices, autant de
pieux intercesseur, qui ne cessent de prier pour
leurs frères, et pour cette partie de l'Église, qui
voyage et qui combat sur la terre , au milieu des
tentations de la fragilité humaine.
Vous devez entendre, mes frères, par cette
' Hebr. IX , *».
BOSSIXT. — T. lU.
doctrine très-saîntc et très-véritable, que si la
mère de Dieu est aujourd'hui élevée au-dessus
de tous les esprits célestes, une si haute exalta-
tion ne regarde pas seulement sa gloire, mais
encore notre avantage. Car si elle est aujourd'hui
reçue dans \cs embrassements de son fils, dans
la participation de son trône, dans la plénitude
de sa gloire, elle est d'autant plus puissante
pour nous obtenir ses grâces; et sa charité con-
sommée rendra son intercession plus utile et
plus fructueuse à tous les enfants de Dieu , aux-
quels elle a enfanté leur salut et leur rédemp-
ti(}n eu Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ce n'est
donc pas sans raison , qu'en célébrant son triom-
phe nous implorons son secours : ce n'est pas sans
raison, que l'Église catholique inspire à tous
[ les fidèles de se mettre sous sa protection. ]
Tous les actes religieux doivent se terminer à
Dieu; et le propre de la religion, c'est de nous
réunir à ce premier être. Saint Augustin nous
enseigne, que c'est de cette origine que cette
vertu a pris son nom : Religio dicilur eo quod
nos religet omnipotenii Deo ' : « Elle no<is lie,
« elle nous attache , elle nous unit à Dieu ; et
« c'est par cette union qu'elle est définie. » L'hon-
neur que nous rendons à la sainte Vierge appar-
tienttrès-certainementàla religion ; puisque nous
ne le lui rendons dans les lieux consacrés à Dieu ,
dans l'assemblée de sa sainte Église, et dans la
célébration des divins mystères. Il faut donc né-
cessairement que ce culte , que cet honneur, que
cette dévotion se rapporte à Dieu , et le regarde
comme sa fin.
Quelle est donc l'inconsidération de nos ad-
vei-saires , qui nous objectent que nous rendons
à la créature un culte religieux? L'objection
porte sa réponse dans ses propres termes ; si ce
culte est religieux, donc il se termine enfin à Dieu
seul ; et quel inconvénient d'honorer la créature
pour l'amour de Dieu , une créature si excel-
lente?
Mais laissons la dispute et la controverse, et
revenons, chrétiens, à notre instruction. Par
conséquent vous devez entendre que toute votre
dévotion pour la sainte mère de Dieu ne mé-
rite pas le nom de dévotion , et n'a que l'appa-
rence de religion et la montre de la piété véri-
table, si elle ne vous conduit à Dieu , et ne sert
à vous y unir immuablement , selon les lois du
christianisme et de l'Évangile. [Dans le culte
que nous rendons à Marie, nous avons] deux
moyens pour [parvenir à] cette union ; ses prières
et l'imitation de ses vertus. Vous vous adressez
à elle comme à une créature excellente , qui ejL\
Dt ver. Reliy. n°' Il i , na , 1. 1 , coi. 7^7, 78S.
IS
274
POUR LA FÊTE
très- intimement nnic à Dieu par Notre-Scigncur
Jésus-Clirist : unie premièrement , par l'union du
sang; unie en second lieu, par la société des
souffrances; unie enfin aujourd'liui , par la plé-
nitude de la gloire.
Pour unir Jésus-Christ avec Marie, nous
voyons concourir ensemble tout ce que la na-
ture a de plus tendre, tout ce que la grâce a de
plus puissant. 11 l'appelle à sa croix pour par-
ticiper à ses peines : un même martyre pour
le fils et pour la mère ; une môme croix et les
mêmes clous; une môme lance pour percer leurs
cœurs.
Sur ces deux fondements, jugez de leur union
dans la gloire : il partagera son trône avec nous,
combien plus avec sa mère! Astitil Regina a
dexlris tuis ' : Jésus-Christ est assis à la droite
du Père , Marie, à la droite de son fils. Être assis
«st une marque d'autorité suprême. Il fautpercer
tous les cœurs des anges [ pour découvrir Marie ,
environnée de tout l'éclat de la gloire de son fils. ]
Qui doute donc, mes frères, que la piété de
nos vœux ne cherche Jésus-Christ dans Marie?
Malheureux , qui vealent mettre de la jalousie
entre le fils et la mère ! C'est cette sainte union ,
qui nous attire à Jésus-Christ , qui nous attire
Xîn môme temps, par un môme effort, à Marie;
la regardant dans la gloire de son fils , dans cette
exaltation que nous célébrons.
-L'imitation des vertus [de Marie est un des
«Tï.oyens les plus efficaces, pour nous unir à] Jé-
sus^Christ : car il est tout entier dans les saints,
'et par conséquent dans la sainte Vierge. Saint
ï>anl disait aux fidèles : « Soyez mes imitateurs,
« comme je le suis de Jésus-Christ : » Imitatores
met estote,sicutetego Christi^. Imiter les saints,
c'est donc imiter Jésus-Christ. Où voyons-nous
une image plus accomplie des vertus de Jésus-
Christ, qu'en sa sainte mère?
Sa pureté, le secret et la retraite, [dans les-
quels elle passe sa vie, sont autant de leçons
qu'elle fournit aux vierges chrétiennes.] « Les
« vierges, qui sont vraiment vierges, ont cou-
ci tume d'être toujours tremblantes , et jamais
« elles n'ont de sécurité : pour éviter les pièges
« qu'elles doivent appréhender, elles craignent,
« même lorsqu'il n'y a point de danger pour
« elles : » Soient virgines, quœ vere virgines
sunt, semper pavidœ etnunquam esse securœ;
et ut caveant timida , etiam iuta pertimescere.
« Elles doivent être même émues à la vue d'un
« ange ; regarder comme autant de pièges tout
« ce ^i paraît de nouveau , tout ce qui survient
« d'inopiné : » Quidquid novum, quidguid su-
» Ps. XLIV, 10.
» r. CoT. IV, 16.
bilum ortum fuerit, totum contra se œstimant
machinaium. C'est ainsi que Marie se conduit;
« elle est troublée, mais elle ne dit mot : sontrou-
" ble est un effet de sa pudeur virginale ; son assu-
« rance vient de sa fermeté; son silence et ses
'<■ réflexions sont une marque de sa prudence : »
Turbata est, non est locuta : quod turbata est,
verecundiœ fuit virginalis; quod non pertur-
bala, fortiludinis ; quod tacuit et cogitavity
prudentiœ\
Combien elle est éloignée de ces malicieuses
ambiguïtés , de ces pièges subtils, de ces dange-
reuses complaisances, de ces malicieux détours
par lesquels l'impureté consommée tâche de s'in-
sinuer dans les âmes innocentes! Le trouble, la
pudeur, le silence [c'est là le partage des vier-
ges chrétiennes qui veulent prendre Marie pour
leur modèle.]
•«••*«••
SERMON
LA FÊTE DU ROSAIRE
ÉTABLIE
EN L'HONNEUR DE LA SAINTE VIERGE.
Marie associée à la double féœndité du Père , poar devenïf
mère de Jésus-Christ et de tous ses membres. Les pécheurs
enfantés par cette mère charitable , au milieu des tourmaits
et des cris : pourquoi. Circonstances remarquables dans les-
quelles Jésus-Christ lui communique sa fécondité bienheu-
reuse. Souvenir que nous devons avoir des gémissements de
notre mère. Les lidèles consacrés à la pénitence, par la ma-
nière dont Jésus et Marie les engendrent.
Dicit Jésus matrî suai : Mnlier, ecce filius tuus; deinde
dicit discipulo : Ecce mater tua.
Jésus dit à sa mère : Femme , voilà votre fils : après il
dit à son disciple : Voilà votre mère. Joan. xix, 26 , 27.
L'antiquité païenne a fort remarqué l'action
d'un certain philosophe* , qui , ne laissant pas
en mourant de quoi entretenir sa famille, s'avisa
de léguer, par son testament , le soin de sa femme
et de ses enfants au plus intime de ses amis : il
se persuada , nous dit-on » , qu'il ne pouvait faire
plus d'honneur à la générosité de celui auquel il
donnait, en mourant, ce témoignage de sa con-
fiance. A la vérité, chrétiens, il paraît quelque
chose de beau dans cette action , si elle a été faite
de bonne foi, et si l'affection a été mutuelle:
mais nous savons que les sages du monde ont
ordinairement bien plus travaillé pour l'ostenta-
tion , que pour la vertu ; et que la plupart de leurs
belles sentences ne sont dites que par parade et
' s. Bern. Hom. m , sup. Missus es< , n" 9 , 1. 1 , col. 747.
* Eudamidas de Corinthe.
2 Lucian. Dialog. Toxar- seu Amicit.
DE ROSAIRE.
27S
pnr anc gravitô alTccléc. Laissons donc les his-
toires profanes, et allons à l'Évangile de Jésus-
Christ. Pardonnez-moi, messieurs, si je dis que,
ce que la nécessité a fait inventer à ce philoso-
phe, une charité infinie la fait faire , en quelque
sorte, à notre Sauveur, d'une manière toute di-
vine. II regarde du haut de sa croix et Marie , et
son cher disciple ; c'est-à-dire, ce qu'il a de plus
cher au monde : et comme il leur veut laisser, en
mourant, quelque marque de sa tendresse, il
donne premièrement saint Jean à sa mère ; après
il donne sa mère à son bien-aimé, et il établit,
par ce testament, la dévotion pour la sainte
Vierge. C'est, mes frères, pour cette raison qu'on
lit cet évangile en l'Église dans la sainte solen-
nité du Rosaire* , pour laquelle nous sommes
ici assemblés. C'est pourquoi , pour édifier votre
piété, j'espère vous faire voir aujourd'hui que,
par ces divines paroles, Marie est la mère de
tous les fidèles ; après que je lui aurai adressé
celles par lesquelles on lui annonça qu'elle se-
rait la mère de Jésus-Christ même : Ave,
Maria.
C'est un trait merveilleux de miséricorde, que
la promesse de notre salut se trouve presque aussi
ancienne, que la sentence de notre mort, et
qu'un même jour ait été témoin de la chute de
notre nature , et du rétablissement de notre espé-
rance. Nous voyons en la Genèse', que Dieu
nous condamnant à la servitude , nous promet en
même temps le Libérateur; en prononçant la
malédiction contre nous , il prédit au serpent ,
qui nous a trompés , que sa tête sera brisée , c'est-
à-dire , c{ue son empire sera renversé , et que
nous serons délivrés de sa tyannie. Les menaces
et les promesses se touchent : la lumière de la
faveur nous paraît , dans le feu même de la co-
lère; afin que nous entendions, chrétiens, que
Dieu se fâche contre nous , ainsi qu'un bon père ,
qui, dans les sentiments les plus vifs d'une juste
indignation, ne peut oublier ses miséricordes,
ni retenir les effets de sa tendresse. Mais ce qui
me paraît le plus admirable dans cette conduite
de la Providence , c'est qu'Adam même , qui nous
* Le saint pape Pie V, en mémoire de la victoire remportée
à Lépante par les chréUens sur les Turcs, le 7 octobre I57l,
institua une fête annuelle, sons le titre de tainte Marie de
la f^ictoire, et en lixa la célébration au premier dimanche
d'octobre. En 1573, Grégoire XIII changt'a ce titre en celui
du Rosaire. Saint Dominique fut le premier instituteur de
cette pratique de piété qu'on a appelée Rosaire , et qui con-
siste à réciter quinze dizaines d'Ave avec un Pater au com-
mencement de chaque dizaine, en l'honneur du mystère de
rincarnalion. Elle est connue aussi sous le'nom de Chapelet,
ou Couronne, qui est le tiers du Rosaire. Les papes ont ap-
prouvé cette dévotion, et y ont attacliéde grandes indulgences.
Vovez Godescard, Fies des Sainte, t. ix, au I*' octobre.
(Édit. de Versailles.)
• Gènes, m, 13.
a perdus, et Eve, qui est la source de notre mi-
sère , nous sont représentés, dans les Étîrilures,
comme des images vivantes des mystères qui
nous sanctifient. Jésus-Christ ne dédaigne pas de
s'appeler le nouvel Adam : Marie , sa divine mère ,
est la nouvelle Eve ; et, par un secret merveilleux,
notre réparation nous est figurée , même dans les
auteurs de notre ruine.
C'est sans doute dans cette vue, que saint
Épiphane a considéré un passage de la Genèse '
où Eve est nommée mère des vivants : il a doc-
tement remarqué , que c'est après sa condamna-
tion qu'elle est appelée de la sorte; et voyant
qu'elle n'avait pas ce beau nom, lorsqu'elle était
encore dans le paradis , il s'étonne , avec raison ,
que l'on commence à l'appeler mère des vivants,
seulement après qu'elle est condamnée à n'en-
gendrer plus que des morts. En effet, ne jugez-
vous pas que ce procédé extraordinaire nous fait
voir assez clairement qu'il y a ici du mystère? et
c'est ce qui fait dire à ce grand évêque qu'elle est
nommée ainsi en énigme , et comme figure de la
sainte Vierge , qui , étant associée , avec Jésus-
Christ , à la chaste génération des enfants de la
nouvelle alliance est devenue, par cette union,
la vraie mère de tous les vivants, c'est-à-dire, de
tous les fidèles. Voilà une belle figure de la sainte
maternité de l'incomparable Marie, que j'ai à
vous prêcher aujourd'hui ; et j'en reconnais l'ac-
complissement à la croix de notre Sauveur, et
dans l'évangile de cette fête.
Car que voyons-nous au Calvaire, et qu'est-ce
que notre Évangile nous y représente ? TVous y
voyons Jésus-Christ souffrant, et Marie percée de
douleurs , et le disciple bien-aimé du Sauveur des
âmes, qui , remis de ses premières terreurs , vient
recueillir les derniers soupirs de son maître mou-
rant pour l'amour des hommes. 0 saint et admi-
rable spectacle! Toutefois ce n'est pas là , chré-
tiens , ce qui doit aujourd'hui arrêter vos yeux.
Mais considérez attentivement , que c'est en cet
état de souffrance que Jésus engendre le peuple
nouveau; et admirez que dans les douleurs de
cet enfantement du Sauveur, dans le temps que
nous naissons de ses plaies , et qu'il nous donne
la vie par sa mort , il veut aussi que sa mère en-
gendre, et il lui donne saint Jean pour son fils :
« Femme, lui dit-il , voilà votre fils. » Et ne vous
persuadez pas qu'il regarde saint Jean , en ce
lieu, comme un homme particulier. Tous ses
disciples l'ont abandonné, et son Père ne con-
duit au pied de sa croix que le bien-aimé de son
cœur : tellement que, dans ce débris de son
Église presque dissipée , saint Jean , qui est le
' Lib. m. Uteres. LKXTiii, t i, n' is, p. J05.
18.
276
POUR LA FÊTE
seul qui lui reste, lui représente tous ses fiJèles ,
et toute Tuniversalité des enfants de Dieu. C'est
donc tout le peuple nouveau , c'est toute la so-
ciété de l'Eglise, que Jésus recommande à la
Sidnte Vierge , en la personne de ce cher disciple ;
et par cette divine parole elle devient non-seu-
lement mère de saint Jean , mais encore de tous
les fidèles. Et par là ne voyez-vous pas, selon la
pensée de saint Épiphane , que la bienheur.use
Marie est l'Èv^e de la nouvelle alliance , et la mèie
de titus les vivants , unie spirituellement au nou-
vel Adam, pour être la mère de tous les élus?
*C*est , fidèles , sur cette doctrine tout évan-
gélique , que j'établirai aujourd'hui la dévotion
à la Vierge, pour laquelle nous sommes ici as-
semblés : et pour expliquer clairement, et par
une méthode facile, cette vérité importante , je
réduis tout ce discours à deux points , que je vous
prie d'imprimer en votre mémoire. Deux gran-
des choses étaient nécessaires , pour faire naître
le peuple nouveau, et nous rendre enfants de
Dieu par la grâce. Il fallait que nous fussions
adoptés; il fallait que nous fussions rachetés :
car, puisque nous sommes étrangers à Dieu , com-
ment deviendrions-nous ses enfants , si sa bonté
ne nous tidoptait ? et puisque le crime du pre-
mier homme nous avait vendus à Satan , com-
ment serions-nous rendus au Père éternel , si le
Bang de son Fils ne nous rachetait? Et donc , pour
îiDus faire les enfants de Dieu , il faut nécessai-
rement qu'un Dieu nous adopte, et il faut aussi
qu'un Dieu nous rachète. Comment sommes-nous
adoptés? par l'amour du Père éternel. Comment
sommes-nous rachetés? par la mort et les souf-
frances du Fils. Le principe de notre adoption ,
c'est l'amour du Père éternel ; et la raison en est
évidente : car puisque ce n'est pas la nature qui
nous donne à Dieu comme enfants, il s'ensuit
manifestement que c'est son amour qui nous a
choisis. Mais si nous avons besoin de l'amour du
Père, pour devenir enfants d'adoption ; les souf-
frances du Fils nous sont nécessaires , parce que
nous sommes enfants de rédemption : et ainsi
nous sommes nés tout ensemble, de l'amour
infini de l'un , et des cruelles souffrances de
l'autre.
I\ouvelle Eve , divine Marie, quelle part avez-
vous en ce grand ouvrage , et c-omment contri-
buez-vous à la chaste génération des enfants de
Dieu? Chrétiens, voici le mystère, et afin que
\ous l'entendiez, il faut vous prouver, par les
saintes Lettres , que le Père et le Fils l'ont asso-
ciée, le premier, à la fécondité de son amour; le
second, à celle de ses souffrances : tellement
qu'elle est notre mère, premièrement, par un
îimour maternel ; secondement, par ces souffrances
fécondes qui déchirent son âme au Calvaire. C'est
le partage de ce discours; et sans sortir de mon
évangile j'espère vous faire voir ces deux vérités
accomplies au pied de la croix , et établir, sur ce
fondement , une dévotion fractueuse pour la bien-
heureuse Marie.
PBEMIER POINT.
Jésus-Christ, notre rédempteur, n'avait rien
qui le touchât davantage , que le désir miséricor-
dieux de s'unir à notre nature , et d'entrer en so-
ciété avec nous. C'est pourquoi il est né d'une
race humaine, afin que nous devenions, par la
grâce , une race divine et spirituelle : il se joint
à nous par un double nœud, lorsqu'en se faisant
fils d'Adam , il nous rend en même temps les en^
fantsdeDieu; et par cette alliance redoublt*e,
pendant que notre Père devient le sien il veut
que le sien devienne le nôtre. C'est ce qui fui fait
dire dans son Évangile : Ascendo ad Patrem
meum et Patretn vestrum ' : « Je retourne à
« mon Père et au AÔtre; » afin que nous compre-
nions , par cette parole , qu'il veut que tout lui
soit commun avec nous , puisqu'il ne nous envie
pas cet honneur d'être les enfants de son Père.
Or, messieurs, cette même libéralité, qui fait
qu'il nous donne son Père céleste, fait qu'il nous
donne aussi sa divine mère : il veut qu'elle nous
engendre selon l'esprit, comme elle Ta engendré
selon la chair ; et qu'elle soit en même temps sa
mère et la nôtre , pour être notre frère en toutes
façons. C'est dans cette pieuse pensée , que vous
recourez aujourd'hui à la sainte protection de
Marie ; et vous êtes persuadés que les véritables
enfants de Dieu se reconnaissent aussi les enfants
de la Vierge. Si bien que je me sens obligé, afin
d'échauffer en vos cœurs la dévotion de Marie , de
rechercher, par les saintes Lettres, de quelle sorte
elle est unie au Père éternel, pour être mère de
tous les fidèles. Toutefois, je n'ose pas entrepren-
dre de résoudre cette question de moi-même;
mais il me semble que saint Augustin nous donne
une admirable ouverture, pour connaître parfai-
tement cette vérité. Écoutez les paroles de ce
gravid évêque , dans le livre tpi'il a composé de
la sainte Virginité : c'est là que parlant admira-
blement de la très-heureuse Marie , il nous ensei-
gne que , '< selon la chair, elle est la mère de Jé-
<■ sus-Christ ; » et aussi , que , « selon l'esprit, elle
" est la mère de tous ses membres : » Carne ma-
ter capitis nostri , sjnritu mater membrorum
ejus; « parce que , poursuit ce grand homme , elle
« a coopéré, par sa charité, à faire naître dans
« l'Église les enfants deDieu ; » quia cooperaia est
' Jo.lll. X\, 17.
DU ROSAIRE.
27Z
clian'tale, utfilii Dci nascerentur in Ecclc-
sta '. Vous voyez la question décidée; et saint
Augustin nous dit clairement que Marie est mère
de tous les fidèles , parce q'i'elle les engendre par
la charité. Suivons donc les traces que nous
a marquées cet incomparable docteur, et expli-
quons, par les Écritures, cette fécondité bien-
heureuse, par laquelle nous sommes nés de la
eharité de Marie.
Pour cela , il nous faut entendre qu'il y a deux
fécondités : la première , dans la nature ; la se-
conde, dans la charité. Il est inutile de vous
expliquer quelle est la fécondité naturelle qui se
montre assez tous les jours, par cette éternelle
multiplication qui perpétue toutes les espèces par
la bénédiction de leur Créateur. Mais, après
avoir supposé la fécondité naturelle , faisons voir,
par les saintes Lettres, que non-seulement la na-
ture , mais encore que la charité est féconde. Et
qui peut ne voir pas cette vérité , entendant le di-
vin apôtre lorsqu'il dit si tendrement aux Gala-
tes : « Mes petits enfants, que j'enfante encore,
« pour lesquels je ressens encore les douleurs de
« l'enfantement, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit
« formé en vous : Filioli mei, guos itemmpar-
turio, donec formetur Christus in vobis^l Ne
voyez- vous pas, chrétiens, la fécondité merveil-
leuse de la charité de saint Paul ? car quels sont
ces petits enfants , que cet apôtre reconnaît pour
siens, sinon ceux que la charité lui donne? et
que signifient ces douleurs de l'enfantement de
saint Paul , sinon les empressements de sa cha-
rité, et la sainte inquiétude qui la travaille , pour
engendrer les fidèles eu ISotre-Seigneur? Et par
conséquent, concluons que la charité est féconde.
C'est pourquoi la même Ecriture, qui nous en-
seigne qu'elle a des enfants, lui attribue aussi,
en divei-s endroits, toutes les qualités des mères.
Oui, cette charité maternelle qui se fait des
enfants par sa tendresse , elle a des entrailles
où elle les porte; elle a des mamelles quelle leur
présente , elle a un lait qu'elle leur donne : et
c'est ce qui fait dire à saint Augustin que « la
« charité est une mère , » et que « la même cha-
« rite est une nourrice : « Chantas mater est ^,
charitas nutrix est ^. La charité est une mère
qui porte tous ses enfants dans le cœur, et qui a
pour eux cesentrailies tendres, ces entrailles de
compassion', que nous voyons si souvent dans les
Écritures : Charitas mater est. Cette même cha-
rité est une nourrice, qui leur présente les chas-
tes mamelles d'où distille ce lait sans fraude de
la sainte mansuétude et de la sincérité chré-
' De Sanct. rirjiuit. a" 6, t. vj.col. 3ài.
» Gai. IV, 19.
3 De Catechiz. riidib. cap. xv, n'iJ, t. vi, col. -79-
^Aa Marcel. Ep. CWMX , u"" o, t. il coJ. 421.
tienne : Sine ffolo lac, comme parle Papi'ilrc
saint Pierre '. Tellement qu'il est véritable qu'il
y a deux fécondités : la première, dans la nature;
la seconde , dans la charité. Or, cette vérité étant
supposée, il me sera maintenant facile de vous
faire voir clairement de quelle sorte la Vierge,
sacrée est unie au Père éternel , dans la chaste
génération Jes enfants du Nouveau Testament.
Et premièrement remarquez que ces deux fé-
condités différentes , que nous avons vues dans
les créatures, se trouvent en. Dieu , comme dans
leur source. La nature de Dieu est féconde; son
amour et sa charité l'est aussi. Je dis que sa na-
ture est féconde; et c'est elle qui lui donne ce
Fils éternel, qui est son image vivante. Mais
si sa fécondité naturelle a fait naître ce divin Fils
dans l'éternité, son amour lui en donne d'autres
qu'il adopte tous les jours dans le temps. C'est de
là que nous sommes nés; et c'est à cause de cet
amour que nous l'appelons notre Père : par con-
séquent, le Père céleste nous paraît doublement
fécond. II l'est, premièrement par nature; et
par là il engendre son Fils naturel : il l'est, se-
condement par amour; et c'est ce qui fait naître
les adoptifs. Mais après que nous avons vu que
ces deux fécondités différentes sont en Dieu
comme dans leur source; v'oyons si nous pou-
vons découvrir qu'elles soient communiquées à
Marie : je vous prie, renouvelez vos attentions.
Et déjà il semble qu'elle participe , en quel-
que manière, à la fécondité naturelle, par la-
quelle Dieu engendre son Fils. Car d'où vient ,
ô très-sainte Vierge , que vous êtes mère du Fils
de Dieu même? est-ce votre fécondité propre^
qui vous donne cette vertu? Non, dit-elle, c'est
Dieu qui l'a fait , et c'est l'ouvrage de sa puis-
sance : Fecit mihi magna qui potens est '. Elle
n'est donc pas mère de ce Fils par sa propre fé-
condité. Au contraire ne voyons-nous pas, fidè-
les , qu'elle se condamne elle-même à une stérilité
bienheureuse , par cette ferme résolution de gar-
der sa pureté virginale : Quomodo Jîet isiud^l
« Comment cela se pourra-t-il faire? >- Puîs-je
bien concevoir un fils, moi qui ai résolu de de-
meurer vierge? Si donc elle confesse sa stérilité,
de quelle sorte devient-elle mère , et encore mère
du Fils du Très-Haut? Écoutez ce que lui dit
lange : Virtus Altissimi obumbrabit tibi •* : « La
« vertu du Très-Haut vous couvrira toute. « Pé-
nétrons le sens de cette parole. Sans doute le
Saint-Esprit nous veut faire entendre que la fé-
condité du Père céleste se communiquant à Marie
' I. Pr/r. Il,:
» Luc. 49.
3 nid. ï , 34.
' Ibid. 3à.
278
POUU LA lÉTE
elle sera mère du Fils de Dieu même; et c'est
pourquoi l'ange, après avoir dit que la vertu
du Très-Haut l'environnera, il ajoute, aussitôt
après, ces beaux mots : Ideoque et quodnascetur
ex te sanctum, vocabitur Films Dei; comme s'il
avait dessein de lui dire : 0 sainte et divine Ma-
rie , le fruit de vos bénites entrailles sera appelé
Fils du Très-Haut, parce que vous l'engen-
drerez, non par votre fécondité naturelle, mais
par une bienheureuse participation de la fécondité
du Père éternel , qui sera répandue sur vous.
N'admirez-vous pas, chrétiens, cette dignité de
Marie? toutefois encore ce n'est pas assez qu'elle
soit associée au Père éternel , comme mère de son
Fils unique : celui qui lui donne son propre Fils,
qu'il engendre par sa nature, lui.refusera-t-il les
enfants qu'il adopte par sa charité? et s'il veut
Lien lui communiquer sa fécondité naturelle,
afin qu'elle soit mère de Jésus-Christ, ne doit-il
pas , pour achever son ouvrage , lui donner libé-
ralement la fécondité de son amour, pour être
mère de tous ses membres? Et c'est pour cela,
chrétiens, que mon évangile m'appelle au Cal-
vaire : c'est là que je vois la très-sainte Vierge
s'unissant, devant son cher fils , à l'amour fécond
du Père éternel. AU ! qui pourrait ne s'attendrir
pas à la vue d'un si beau spectacle?
H est vrai qu'on ne peut assez admirer cette
immense charité, par laquelle il nous choisit pour
enfants : car, comme remarque admirablement
l'incomparable saint Augustin ' , nous voyons
que, parmi les hommes, l'adoption n'a jamais
lieu, que lorsqu'on ne peut plus espérer d'avoir
de véritables enfants. Alors , quand la'nature n'en
peut plus donner, les hommes ont trouvé le se-
cret de s'en faire par leur amour : tellement que
cet amour, qui adopte , n'est établiquepour venir
au secours , et pour suppléer au défaut de la na-
ture qui manque. Mais il n'est pas ainsi de notre
grand Dieu : il a engendré dans l'éternité un Fils
qui est égal à lui-même , qui fait les délices de
son cœur, qui rassasie parfaitement son amour,
comme il épuise sa fécondité. D'où vient donc ,
qu'ayant un Fils si parfait , il ne laisse pas de
nous adopter? Ce n'est pas l'indigence qui l'y
oblige; mais les richesses immenses de sa charité.
C'est la fécondité infinie d'un amour inépuisable
et surabondant, qui fait qu'il donne des frères à
ce premier-né , des compagnons à cet unique , et
enfin des cohéritiers à ce bien-aimé de son cœur.
0 amour! ô miséricorde! Mais il passe encore
plus loin.
Non-seulement il joint à son propre Fils des
enfants , qu'il adopte par miséricorde ; mais il
» lié Consens. EviDi'i. lib. ii- fan. m, t. m, part, ii, col. 20.
livre son propre Fils à la mort, pour faire naître
les adoptifs : c'est ainsi que sa charité est féconde.
Nouvelle sorte de fécondité : pour produire, il
faut qu'il détruise ; pour engendrer les adoptifs ,
il faut qu'il donne le véritable. Et ce n'est pjis
moi qui le dis ; c'est Jésus qui me l'enseigne dans
son Évangile : « Dieu a tant aimé le monde , dit-
« il ■ , qu'il a donné son Fils unique ; afin que
« ceux qui croient ne périssent pas , mais qu'ils
« aient la vie éternelle. » Ne voyez-vous pas ,
chrétiens , qu'il donne son propre Fils à la mort,
pour faire vivre les enfants d'adoption , et que
cette même charité du Père , qui le livre , qui l'a-
bandonne , qui le sacrifie , nous adopte , nous vi-
vifie et nous régénère ?
Mais après avoir contemplé la charité infinie
de Dieu, jetez maintenant les yeux sur Marie ;
et voyez comme elle se joint à l'amour fécond
du Père éternel. Car pourquoi son fils l'a-t-il ap-
pelée à ce spectacle d'inhumanité? Est-ce pour
lui percer le cœur, et lui déchirer les entrailles?
Faut-il que ses yeux maternels soient frappés de
ce triste objet , et qu'elle voie couler devant elle ,
par tant decruelles blessures, un sang qui lui est
si cher? n'y a-t-il pas de la dureté dene lui épar-
gner pas cette peine? chrétiens, ne le croyez pas;
et comprenez un si grand mystère. Il fallait qu'elle
se joignît à l'amour du Père éternel ; et que , pour
sauver les pécheurs , ils livrassent leur commun
Fils , d'un commun accord , au supplice. Si bien
qu'il me semble que j'entends Marie, qui parle
ainsi au Père éternel d'un cœur tout ensemble
ouvert et serré : serré par une extrême douleur;
mais ouvert en même temps au salut des hom-
mes, par la sainte dilatation de la charité : Puis-
que vous le voulez, ô mon Dieu, dit-elle, je con-
sens à cette mort ignominieuse , à laquelle vous
abandonnez le Sauveur; vous le condamnez, j'y
souscris : vous voulez sauver les pécheurs , par
la mort de notre Fils innocent; qu'il meure, afin
que les hommes vivent. Voyez, mes frères, comme
elle s'unit à l'amour fécond du Père éternel ; mais
admirez , qu'en ce même temps elle reçoit aussi
sa fécondité : « Femme , dit Jésus , voilà votre
« fils. » Son amour lui ôte un fils bien-aimé, son
amour lui en rend un autre ; et en la personne de
ce seul disciple elle devient , par la charité , l'Eve
de la nouvelle alliance, et la mère féconde de
tous les fidèles : car qui ne voit ici un amour de
mère? donnerait-elle pour nous son cher fiJs^ si
elle ne nous aimait comme ses enfants? Que reste-
t-il donc mainteiiant , sinon que nous lui rendions
amour pour amour ; et qu'au lieu du fils qu'elle
perd, elle en tro'jve un eu chacun de nous?
' Joan. m, lu,
DU ROSAIRE.
279
I
Mais il me semble que vous me dites : Quel
•cliange nous conseillez- vous , et que rendrons-
nous à Marie? quoi , des hommes mortels pour
uii Dieu ! des pécheurs pour un Jésus-Christ !
est-ce ainsi qu'il nous faut réparer sa perte? Non,
ce n'est pas là ma pensée. C'est un Jésus-Christ
qu'elle donne , rendons-lui un Jésus-Christ en
nous-mêmes; et faisons revivre en nos âmes ce
lils qu'elle perd pour l'amour de nous. Je sais
bien que Dieu le lui a rendu glorieux , ressuscité,
immortel : mais encore qu'elle le possède en sa
gloire, elle ne laisse pas , chrétiens, de le cher-
cher encore dans tous les fidèles. Soyons donc
chastes et pudiques , et Marie reconnaîtra Jésus-
Christ en nous. Soyons humbles et obéissants ,
comme Jésus l'a été jusqu'à la mort ; ayons des
cœure tendres et des mains ouvertes pour les
pauvres et les misérables; oublions toutes les
injures , comme Jésus les a oubliées : jusqu'à la-
ver dans son propre sang, même le crime de ses
bourreaux. Quelle sera la joie de Marie , quand
elle verra vivre Jésus-Christ en nous : dans nos
âmes par la charité , dans nos corps par la conti-
nence; sur les yeux même et sur les visages,
gar la retenue , par la modestie et par la simpli-
cité chrétienne! C'est alors que reconnaissant
en nous Jésns-Christ , par la pratique exacte de
son Évangile, ses entrailles seront émues de
cette vive représentation de son bien-aimé; et
touchée, jusque dans le cœur, de cette sainte
conformité, elle croira aimer Jésus-Christ en
nous, et elle répandra sur nous toutes les dou-
ceurs de son affection maternelle. En est-ce assez
pour nous faire voir qu'elle est notre mère par la
charité, et pour nous donner un amour de fils?
Que si nous ne sommes pas encore attendris , si
le lait de son amour maternel ne suffit pas pour
nous amollir, et qu'il faille du sang et des souf-
firances pour briser la dureté de nos cœurs : en
voici , je vous en prépare ; et c'est ma seconde
partie, où vous verrez les douleurs amères- et les
tristes gémissements parmi lesquels elle nous en-
gendre.
SECOND POINT.
Saint Jean nous représente la très-sainte Vierge,
au chapitre douzième de l'Apocalypse', par une
excellente figure. «Il parut , dit-il , un gi'and
« signe aux cieux, une femme environnée du
- soleil , qui avait la lune à ses pieds , et la tête
« couronnée d'étoiles, et ([ui allait enfanter un
« fils. » Saint Augustin nous assure , dans le li-
vre du Symbole aux Catéchumènes ' , que cette
femme de l'Apocalypse, c'est la bienheureuse
' ^l>oc. XII, 1.
' Semi. IV de S'jmb. ad Calech. cap. i, t. vi, col. b7ô.
Marie, et on le pourrait aisément prouver par plu-
sieurs raisons convaincantes. Mais une parole du
texte sacré semble s'opposer à cette pensée ; car
cette femme mystérieuse nous est représentée en
ce lieu dans les douleurs de l'enfantement. « Elle
« criait, dit saint Jean; et [elle était tourmentée
» pour enfanter :» ClamaOat parturiens, et cn^
ciabatur utpareret '. Que dirons-nous ici, chré-
tiens? cette femme ainsi tourmentée peut-elle
être la très-sainte Vierge ? Avouerons-nous à nos
hérétiques , que Marie a été sujette à la malédic-
tion de toutes les mères, qui mettent leurs en-
fants au monde au milieu des' gémissements et
des cris? Au contraire ne savons-nous pas qu'elle
a enfanté sans douleur, comme elle a conçu sans
corruption? Quel est donc le sens de saint Jean,
dans cet enfantement douloureux qu'il attribue
à la sainte Vierge? et comment démêlerons-nous^
ces contrariétés apparentes?
C'est le mystère que je vous prêche , c'est la
vérité que je vous annonce. Nous devons enten-
dre, mes frères, qu'il y a deux enfantements eu .
Marie. Elle a enfanté Jésus-Christ, elle a en-
fanté les fidèles, c'est-à-dire, elle a enfanté l'In-
nocent , elle a enfanté les pécheurs. Elle enfante
l'Innocent sans peine ; mais il fallait qu'elle en-
fantât les pécheurs parmi les tourments et les .
cris : c'est pourquoi je vois dans mon évangile
qu'elle les enfante à la croix , ayant le cœur rem-
pli d'amertume et saisi de douleur, le visage noyé
de ses larmes. Et voici la raison de tout ce mys-
tère, que je vous prie de bien pénétrer pour l'é-
dification de vos âmes.
Puisque , ainsi que nous l'avons dit , les fidè-
les devaient renaître de l'amour du Père éter-
nel , et des souffrances de son cher Fils; afin que
la divine Marie fût la mère du peuple nouveau ,
il fallait quelle fût unie non-seulement à l'amour
fécond paj lequel le Père nous a adoptés , mais
encore aux cruels supplices par lesquels le Fils
nous engendre. Car n'était-il pas nécessaire que
PÈve de la nouvelle alliance fût associée au
nouvel Adam? Et de là ^ient que vous la voyez
affligée au pied de la croix ; afin que de même
que la première Eve a goûté autrefois sous lar-
bre, avec son époux désobéissant, la douceur
empoisonnée du fruit défendu; ainsi l'Eve de
mon Évangile s'approchât de la croix de Jésus y
pour goûter avec lui toute l'amertume, de cet ar-
bre mystérieux. Mais mettons ce raisonnement
dans un plus grand jour ; et posons pour pre-
mier principe : que c'était la volonté du Sauveur
des âmes, que toute sa fécondité fut dans ses souf-
frances. C'est lui-même qui me l'apprend, loxs:-
280
POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
qu'il se compare, dans son Evangile, à ce mer-
veilleux grain de froment qui se multiplie en tom-
bant par ten-e , et devient fécond par sa mort :
IVisî f/mnumfrumenti cadens in terram mor-
tmun fucrit, ipsum solum manet; si autem
mortuum fuei'it , nmltum fructum affeH\
En effet, tous les mystères du sauveur Jésus
sont une chute continuelle. 11 est tombé du ciel
en la terre , de son trône dans une crèche ; de la
bassesse de sa naissance il est tombé , par divers
degrés, aux misères qui ont affligé sa vie : de là
il a été abaissé jusqu'à l'ignominie de la croix ;
'Je la croix il est tombé au sépulcre , et c'est là
que finit sa chute : parce qu'il ne pouvait des-
cendre plus bas. Aussi n'est-il pas plutôt arrivé
à ce dernier anéantissement , qu'il a commencé
de montrer sa force ; et ce germe d'immortalité ,
qu'il tenait caché en lui-même, sous l'infirmité
de sa chair, s'étant développé par sa mort, on a
vu ce grain de froment se multiplier avec abon-
dance, et donner partout des enfants à Dieu. D'où
je tire cette conséquence infaillible; que cette
fécondité bienheureuse , par laquelle il nous en-
gendre à son Père , est dans sa mort et dans ses
souffrances. Venez donc, divine Marie, venez à
la croix de votre cher fils; afin que votre amour
maternel vous unisse à ces souffrances fécondes ,
par lesquelles il nous régénère.
Qui pourrait vous exprimer, chrétiens, cette
sainte correspondance , qui fait ressentir à Marie
toutes les douleurs de son fils? Elle voyait cet
unique et ce bien-aimé attaché à un bois infâme ,
(jui étendait ses bras tout sanglants à un peuple
incrédule et impitoyable ; ses yeux meurtris inhu-
mainement , et sa face devenue hideuse. Quelle
était l'émolion du sang maternel , en voyant le
sang de ce fils qui se débordait avec violence de
ses veines cruellement déchirées ! Saint Basile
de Séleucie voyant laChananée aux pieds du Sau-
veur, et lui faisant sa triste prière en ces mots :
« Fils de David , ayez pitié de moi; car ma fille
« est tourmentée par le démon ^ , » paraphrase
ainsi ses paroles : « Ayez pitié de moi , car ma
« fille souffre ; je suis tourmentée en sa personne :
« à elle la souffrance , à moi l'affliction. Le démon
" la frappe , et la nature me frappe moi-même : je
« ressens tous ses coups en mon cœur, et tous les
« traits de la fureur de Satan passent par elle
« jusque sur moi-même^. » Voyez la force de la
nature et de l'affection maternelle. Mais comme
le divin Jésus surpasse infiniment tous les fils,
la douleur des mères communes est une image
trop imparfaite de celle qui perce le cœur de
' Joan. XII, 24.
» Matth.W , 22.
^ Oral. XX, m Chanan.
Marie. Son affliction est comme une mer, dans la-
quelle son âme est tout abîmée. Et par là vous
voyez comme elle est unie aux souffrances de
son cher fils, puisqu'elle a le cœur percé de ses
clous , et blessé de toutes ses plaies.
Mais admh'ez la suite de tout ce mystère. C'est
au milieu de ces douleurs excessives; c'est dans
cette désolation, par laquelle elle entre en so-
ciété des supplices et de la croix de Jésus, que
son fils l'associe aussi à sa fécondité bienheureuse.
« Femme , lui dit-il , voilà votre fils. » Femme
qui souffrez avec moi, soyez aussi féconde avec
moi; soyez mère de ceux que j'engendre par
mon sang et parmes blessures. Quipourrait vous
dire, fidèles, quel fut l'effet de cette parole? elle
gémissait au pied de la croix ; et la force de la
douleur l'avait presque rendue insensible. Mais
aussitôt qu'elle entendit celte voix mourante du
dernier adieu de son fils , ses sentiments furent
réveillés par cette nouvelle blessure; il n'y eut
goutte de sang en son cœur, qui ne fût aussitôt
émue, et toutes ses entrailles furent renversées.
« Femme, voilà votre fils : » Ecce fdias tuus\
Quoi! un autre en votre place, un autre pour
vous ! quel adieu me dites-vous, ô mon fils î est-ce
ainsi que vous consolez votre mère? Ainsi celte
parole la tue; et pour accomplir le mystère, cette
même parole la rend féconde.
Il me souvient ici, chrétiens, de ces mères in-
fortunées à qui on déchire les entrailles pour en ar-
racher leurs enfants, et qui meurent pour les met-
tre au monde. C'est ainsi, ô bienheureuse Marie,
que vous enfantez les fidèles : c'est par le cœur
que vous enfantez , puisque, ainsi que nous avons
dit, vous engendrez par la charité. Ces paroles de
votre fils qui étaient son dernier adieu , entrèrent
dans votre cœur comme un glaive tranchant , et
y portèrent jusqu'au fond , avec une douleur ex-
cessive, un amour de mère pour tous les fidèles :
ainsi l'on peut dire que vous nous avez enfantés
d'un cœur déchiré, par la violence d'une affliction
sans mesure. Et lorsque nous paraissons devant
vous, pour vous appeler notre mère, vous vous
souvenez de ces mots sacrés , par lesquels Jesus-
Christ vous établit dans cette qualité : de sorteque
vos entrailles s'émeuvent sur nous, comme sur
les enfants de votre douleur.
Souvenons-nous donc, chrétiens, que nous
sommes enfants de Marie, et que c'est à la croix
qu'elle nous engendre. Méditons ces belles pa-
roles , que nous adresse l'Ecclésiastique : Gcmi-
tus malris tuœne obliviscaris^ : « jN'oublie pas
« les gémissements de ta mère. » Quand le monde
' Joan. XIX, 2(5.
■ Ecd. Vil , i'J.
SUR UUMTK DE L'RGLISE.
381
t'altirc par ses v;)uii)*cs; pour détourner l'ima-
gin.itioii de ses délices pernicieuses, souviens-toi
des pleurs de Marie ; et n'oublie jamais les gt^
missements de cette mère si charitablt' : I\'e ohli-
viscaris gemitus. Dans les tentations violentes ,
lorsque tes forces sont presque abattues, que
tes pieds chancellent dans la droite voie , que l'oc-
casion, le mauvais exemple ou l'ardeur de la jeu-
nesse te presse , n'oublie pas les gémissements de
ta mère : souviens-toi des pleurs de Marie et des
incroyables douleurs qui ont déchiré son âme au
Calvaire. Misérable , que veux-tu faire ? veux-tu
élever encore une croix, pour y attacher Jésus-
Christ? veux-tu faire voir à Marie son fils crucifié
encore une fois , couronner sa tête d'épines , fou-
ler aux pieds , à ses yeux , le sang du Nouveau
Testament, et, par un si triste spectacle, rouvrir
encore toutes les blessures de son amour ma-
ternel ?
Ah! mes frères, ne le faisons pas : souvenons-
nous des pleurs de Marie , souvenons-nous des
gémissements parmi lesquels elle nous engendre;
c'est assez qu'elle ait souffert une fois, ne renou-
velons pas ses douleurs. Au contraire, expions
nos fautes par l'exercice de la pénitence : son-
geons que nous sommes enfants de douleurs,
et que les plaisirs ne sont pas pour nous. Jésus-
Christ nous enfante en mourant , Marie est notre
mère par l'aftliction ; et nous engendrant de la
sorte, tous deux nous consacrent à la pénitence.
Oux qui aiment la pénitence sont les vrais en-
fants de Marie : car où a-t-elle trouvé ses en-
fants? Les a-t-elle trouvés parmi les plaisirs, dans
la pompe, dans les grandeurs et dans les délices
du monde? Non, ce n'est pas là qu'elle les ren-
contre : elle les trouve avec Jésus-Christ, et
avec Jésus-Christ souffrant; elle les ti-ouve au
pied de sa croix , se crucifiant avec lui , s'arrosant
de son divin sang, et buvant l'amour des souf-
frances aux sources sanglantes de ses blessures.
Tels sont les enfants de Marie. Ah! mes frères,
nous n'en sommes pas, nous ne sommes pas de
ce nombre. Nous ne respirons que l'amour du
monde, son éclat, son repos et sa liberté : liberté
fausse et imaginaire, par laquelle nous nous trou-
vons engagés à la damnation éternelle.
Mais, ô bienheureuse Marie, nous espérons
que par vos prières nous éviterons tous ces maux
qui menacent notre impénitence. Faites donc,
mère charitable , que nous aimions le Père cé-
leste, qui nous adopte par son amour, et ce
l\édempteur miséricordieux, qui nous engendre
par ses souffrances. Faites que nous aimions la
croix de Jésus, afin que nous soyons vos enfants;
afin que vous nous montriez un jour, dans le ciel,
Icfruitde vos béniteseutr.iilles, et que nous joui-s-
sions avec lui de la gloire que sa lx)nté nous «
préparée. Amen.
SERMON
L'U.MTÉ DE L'ÉGLISE*.
Quam pulchra Ubemacula tua, Jacob, et teoturia tua,
Israël!
Que ras tentes sont belles, d enfants de Jacob! que vos
jmv'dlons y ô Israélites, sont merveilleux! (Test ce
que dit Balaam , inspiré de Dieu , à la vue du camp d'Is-
raël dans le désert. Au livre des Nombres, xxiv, 1,2,
3, 5.
Messeig?jeurs ,
C'est sans doute un grand spectacle de voir
l'Église chrétienne figurée dans les anciens Israé-
lites, la voir, dis-je, sortie de lÉîiypte et des
ténèbres de l'idolâtrie, cherchant la terre pro-
mise à travers d'un désert immense , où elle ne
trouve que d'affreux rochers et des sables brû-
lants; nulle terre, nulle culture, nul fruit; une
sécheresse effroyable; nul pain qu'il ne lui faille
envoyer du ciel ; nul rafraîchissement qu'il ne lui
faille tirer par miracle du sein d'une roche;
toute la nature stérile pour elle, et aucun bien
que par grâce : mais ce n'est pas ce qu'elle a de
plus surprenant. Dans l'horreur de cette vaste
solitude, on la voit environnée d'ennemis; ne
marchant jamais qu'en bataille ; ne logeant que
sous des tentes; toujours prête à déloger et à
combattre : étrangère que rien n'attache , que
rien ne contente ; qui regarde tout en passant ,
sans vouloir jamais s'arrêter : heureuse néan-
moins dans cet état; tant à cause des consola-
tions qu'elle reçoit durant le voyage , qu'à cause
du glorieux et immuable repos qui sera la fin de
sa course. Voilà l'image de lÉglise pendant
quelle voyage sur la terre.
Balaam la voit dans le désert : son ordre , sa
discipline, ses douze tribus rangées sous leurs
étendards : Dieu, son chef invisible, au milieu
d'elle : Aaron, prince des prêtres et de tout !e
peuple de Dieu, chef visible de l'Église sous
l'autorité de Moïse, souverain législateur et fi-
gure de Jésus-Christ : le sacerdoce étroitement
uui avec la magistrature : tout en paix par le
concours de ces deux puissances : Coré et ses
sectateurs , ennemis de l'ordre et de la paix , en-
gloutis à la vue de tout le peuple , dans la terre
' Ce sormon fut prêché à l'ouverture de l'assemblée géné-
rale du clerpé de France le 9 novembre ItiSI , .i la messe so-
Icnuclk'du Sainl-Esprit, dans ré;;lisc des Grands-Augustltu
282
SUR L'UiMTE
soudainement entr'ouverte sous kuis pieds, et
ensevelis tout vivants dans les enfers. Quel spec-
tacle ! quelle assemblée ! quelle beauté de l'E-
glise ! Du haut d'une montagne , Balaam la voit
tout entière; et au lieu de la maudire comme
on l'y voulait contraindre , il la bénit. On le dé-
tourne, on espère lui en cacher la beauté, en lui
montrant ce grand corps par un coin d'où il ne
puisse en découvrir qu'une partie ; et il n'est pas
moins transporté : parce qu'il voit cette partie
dans le tout, avec toute la convenance et toute
la proportion qui les assortit l'un avec l'autre.
Ainsi , de quelque côté qu'il la considère , il est
hors de lui; et ravi en admiration il s'écrie :
Quatn pulchra tabernacula tua, Jacob, et ten-
toria tua, Israël! « Que vous êtes admirables
« sous vos tentes , enfants de Jacob ! » quel or-
dre dans votre camp! quelle merveilleuse beauté
paraît dans ces pavillons si sagement arrangés ;
et si vous causez tant d'admiration sous vos ten-
tes et dans votre marche, que sera-ce quand
vous serez établis dans votre patrie !
Il n'est pas possible , mes frères , qu'à la vue
de cette auguste assemblée vous n'entriez dans
de pareils sentiments. Une des plus belles par-
ties de l'Église universelle se présente à vous.
C'est l'Eglise gallicane qui vous a tous engendrés
en Jésus-Christ : Église renommée dans tous les
siècles , aujourd'hui représentée par tant de pré-
lats que vous voyez assistés de l'élite de leur
clergé, et tous ensemble prêts à vous bénir, prêts
à vous instruire selon l'ordre qu'ils en ont reçu
du ciel. C'est en leur nom que je vous parle; c'est
par leur autorité que je vous prêche. Qu'elle est
belle , cette Église gallicane, pleine de science et
de vertui mais qu'elle est belle dans son tout,
qui est l'Église catholique ; et qu'elle est belle
saintement et inviolablement unie à son chef,
c'est-à-dire , au successeur de saint Pierre ! Oh !
que cette union ne soit point troublée ! que rien
n'altère cette paix et cette unité où Dieu habite !
Esprit saint , Esprit pacilique qui faites habi-
ter les frères unanimement dans votre maison ,
affermissez-y la paix. La paix est l'objet de cette
assemblée : au moindre bruit de division nous
accourons effrayés, pour unir parfaitement le
corps de l'Église , le père et les enfants, le chef
et les membres, le sacerdoce et l'empire. Mais
puisqu'il s'agit d'unité, commençons à nous unir
par des vœux communs, et demandons tous en-
semble la grâce du Saint-Esprit par l'intercession
4e la sainte Vierge. Ave.
Messeigneurs,
« Regarde , et fais selon le modèle qui t'a été
« xnoQtif sur l^ montagne. « C'est ce qui fut dit
à Moïse, lorsqu'il eut ordre de construire le ta»
bernacle". Mais saint Paul nous avertit* que ce
n'est point ce tabernacle bâti de main d'homme
qui doit être travaillé avec tant de soin , et formé
sur ce beau modèle : c'est le vrai tabernacle de
Dieu et des hommes; c'est l'Église catholique,
où Dieu habite , et dont le plan est fait dans le
ciel. C'est aussi pour cette raison que saint Jean
voyait dans l'Apocalypse la « sainte cité de Jé-
« rusalem^, » et l'Église qui commençait à s'é-
tablir par toute la terre ; il la voyait , dis-je, des-
cendre du ciel. C'est là que les desseins en ont
été pris : « Regarde , et fais selon le modèle qui
« t'a été montré sur 'cette montagne.'»
Mais pourquoi parler de saint Jean et de
Moïse? écoutons Jésus-Christ lui-même. Il nous
dira qu'il ne fait « rien que ce qu'il voit faire
« à son Père^. » Qu'a-t-il donc vu, chrétiens,
quand il a formé son Église? qu'a-t-il vu dans
la lumière éternelle et dans les splendeurs des
saints où il a été engendré devant l'aurore? C'est
le secret de l'Époux, et nul autre que l'Époux
ne le peut dire.
« Père saint , je vous recommande ceux c|ue
« vous m'avez donnés; » je vous recommande
mon ÉgUse : « gardez-les en votre nom, afin
« qu'ils soient un comme nous^; et encore :
« Comme vous êtes en moi , et moi en vous , ô
« mon Père , ainsi qu'ils soient un en nous. Qu'ils
« soient un comme nous; qu'ils soient un en
« nous^ : » je vous entends, ô Sauveur; vous
voulez faire votre Église belle, vous commencez
par la faire parfaitement une : car qu'est-ce que
la beauté , sinon un rapport , une convenance , et
enfin une espèce d'unité ? Rien n'est plus beau
que la nature divine , où le nombre même , qui
ne subsiste que dans les rapports mutuels de
trois Personnes égales , se termine en une par-
faite unité. Après la Divinité, rien n'est plus
beau que l'Eglise où l'unité divine est représen-
tée. « Un comme nous , un en nous : regardez,
« et faites suivant ce modèle. »
Une si grande lumière nous éblouirait : des-
cendons, et considérons l'unité avec la beauté
dans les chœurs des anges. La lumière s'y dis-
tribue sans se diviser : elle passe d'un ordre à
un autre, d'un chœur à un autre avec une par-
faite correspondance, parce qu'il y aune parfaite
subordination. Les anges ne dédaignent pas de
se soumettre aux archanges , ni les archanges de
reconnaître les puissances supérieures. C'est une
' Exod. XXV , W.
' Hebr. viii, 9.
' Apoc. XXI, 10.
* Joan. V, 19.
» Ibid. XVII, II.
■■ ibid. Jl.ii.
DE L'EGLISE.
283
«rméc où tout marche avec ordre ; et comme di-
sait ce patriarche : « C'est ici le camp de Dieu '. >•
C'est pourquoi, dans ce combat donné d;u)S le
ciel , on nous représente « Michel et ses anges
n contre Satan et ses anges*. » Il y a un chef
dans chaque parti ; mais ceux qui disent avec
saint Michel : •< Qui égale Dieu? » triomphent
des orgueilleux, qui disent : Qui nous égale? et
les anges victorieux demeurent unis à leur Créa-
teur sous le chef qu'il leur a donné. 0 Jésus,
qui n'êtes pas moins le chef des anges que celui
des hommes : « Regardez , et faites selon ce mo-
« dèle; » que la sainte hiérarchie de votre Église
soit formée sur celle des esprits célestes. Car,
comme dit saint Grégoire^, « si la seule beauté
« de l'ordre fait qu'il se tro.ive tant d'obéissance
« où il n'y a point de péché; combien plus doit-
« il y avoir de subordination et de dépendance
« parmi nous , où le péché mettrait tout en con-
« fusion sans ce secours! »
Selon cet ordre admirable , toute la nature an-
gélique a ensemble une immortelle beauté; et
chaque troupe, chaque chœur des anges a sa
beauté particulière, inséparable de celle du tout.
Cet ordre a passé du ciel à la terre ; et je vous ai
dit d'abord qu'outre la beauté de l'Église univer-
selle, qui consiste dans l'assemblage du tout,
chaque Église placée dans un si beau tout avec
une justesse parfaite , a sa grâce particulière. Jus-
qu'ici tout nous est commun avec les saints anges :
mais saint Grégoire nous a fait remarquer que le
péché n'est point parmi eux ; c'est pourquoi la
paLx y règne éternellement. Cette cité bienheu-
reuse, d'où les superbes et les factieux ont été
bannis, où il n'est resté que les humbles et les
pacifiques, ne craint plus d'être divisée. Le péché
est parmi nous : malgré notre infirmité , J'orgueil
y règne ; et tirant tout à soi , il nous arme les uns
contre les autres. L'Église donc , qui porte en son
sein , dans ce secret principe d'orgueil qu'elle ne
cesse de réformer dans ses enfants , une étemelle
semence de division, n'aurait point de beauté
durable, ni de véritable unité, si elle ne trouvait
dans son unité des moyens de s'y affermir, quand
elle est menacée de division.
Écoutez : voici le mystère de l'unité catholi-
que , et le principe immortel de la beauté de l'É-
glise. Elle est belle et une dans son tout; c'est
ma première partie , où nous verrons la beauté
de tout le corps de l'Église : belle et une en cha-
que membre ; c'est ma seconde partie , où nous
verrons la beauté particulière de l'Église galli-
cane dans ce beau tout de l'Église universelle :
> Cènes. XXX H, 2
' .4fx>c. XII, 7.
' S. GrcQ. Epist. lib. y; Episl. tiv, t. ii, col. 7S4.
belle et une d'une beauté et d'une unité durable;
c'est ma dernière partie, ou nous verrons dans
le sein de l'unité catholique des remèdes pour
prévenir les moindres commencements de divi-
sion et de trouble. Que de grandeur et que de
beauté! mais que de force, que de m.ijesté, que
de vigueur dans l'Église ! Car ne croyez pas que
je parle d'une beauté superficielle qui trompe les
yeux. La vraie beauté vient de la santé : ce qui
rend l'Église forte, la rend belle; son unité la
rend belle, son unité la rend forte. Voyons donc
dans son unité , et sa beauté et sa force : heureux
si l'ayant vue belle premièrement dans son tout,
et ensuite dans la partie à laquelle nous nous trou-
vons immédiatement attachés , nous travaillons à
finir jusqu'aux moindres dissensions qui pour-
raient défigurer une beauté si parfaite. Ce sera le
fruit de ce discours, et c'est sans doute le plus
digne objet qu'on puisse proposer à un si grand
auditoire.
PBEMIEB POI?(T.
J'ai , messieurs , à vous prêcher un grand mys-
tère; c'est le mystère de l'unité de l'Église. Unie
au dedans par le Saint-Esprit , elle a encore un
lieu commun de sa communion extérieure, et
doit demeurer unie par un gouvernement où
l'autorité de Jésus-Christ soit représentée. Ainsi
l'unité garde l'unité; et sous le sceau du gouver-
nement ecclésiastique l'unité de l'esprit est con-
servée. Quel est ce gouvernement? quelle en est
la forme? Ne disons rien de nous-mêmes : ou-
vrons l'Évangile; l'Agneau a levé les sceaux de
ce sacré livre , et la tradition de l'Église a tout
expliqué.
Nous trouverons dans l'Évangile que Jésus-
Christ voulant commencer le mjstère de l'unité
dans son Église , parmi tous ses disciples en choi-
sit douze; mais que voulant consommer le mys-
tère de l'unité dans la même Église , parmi les
douze il en choisit un. « Il appela ses disciples , »
dit l'Évangile ' : les voilà tous; « et parmi eux il
« en choisit douze. >■ Voilà une première sépa-
ration , et les apôtres choisis. « Et voici les noms
« des douze apôtres : le premier est Simon qu'on
"■ apiîelle Pierre ^ » Voilà, dans une seconde sé-
paration , saint Pierre mis à la tête , et appelé pour
cette raison du nom de Pierre , « que Jésus-Christ ,
« dit saint Marc ^ , lui avait donné ; « pour prépa-
rer, comme vous verrez, l'ouvrage qu'il méditait
d'élever tout son édifice sur cette pierre.
Tout ceci n'est encore qu'un commencement
du mystère de l'unité. Jésus-Christ , en le comi
» Luc. VI, 13.
' Matth. x,2.
î Marc, ni, 16
S8 4
SUR L'UMTÉ
iTiençant, parlait encore à plusieurs : « Allez,
« prêchez, je \ous envoie : » lie, prœdicnte,
tnitlo vos • : mais quand il veut mettre la dernière
main au mystère de l'unité, il ne parle plus à
plusieurs; il désigne Pierre personnellement et
par le nouveau nom qu'il lui a donné : c'est un
seul qui parle à un seul : Jésus-Cin-ist Fils de Dieu
à Simon fils de Jonas : Jésus-Christ qui est la vraie
pierre, et fort par lui-môme, à Simon qui n'est
Pierre que par la force que Jésus-Christ lui com-
munique : c'est à celui-là que Jésus-Christ parle;
et en lui parlant il agit en lui , et y imprime le ca-
ractère de sa fermeté : « Et moi , dit- il % je te dis
« à toi : Tu es Pierre, et, ajoute-t-il , sur cette
« pierre j'établirai mon ÉgllSe, et, conclut-il, les
« portes de l'enfer ne prévaudront point contre
« elle. » Pour le préparer à cet honneur, Jésus-
Christ, qui sait que la foi qu'on a en lui est le
fondement de son Église , inspire à Pierre une foi
digne d'être le fondement de cet admirable édi-
fice : « Vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant \ »
Par cette haute prédication de la foi, il s'attire
l'inviolable promesse qui le fait le fondement de
l'Eglise. La parole de Jésus-Christ , qui de rien
fait ce qu il lui plaît , donne cette force à un mor-
tel. Qu'on ne dise point , qu'on ne pense point
que ce ministère de saint Pierre finisse avec lui :
ce qui doit servir de soutien aune Église éternelle
ne peut jamais avoir de fin. Pierre vivra dans ses
successeurs; Pierre parlera toujours dans sa
chaire : c'est ce que disent les Pères ; c'est ce que
confirment six cent trente évêques au concile de
Chalcédoine'^.
Jésus- Christ ne parle pas sans effet. Pierre
portera partout avec lui , dans cette haute prédi-
cation de la foi , le fondement des Églises ; et voici
le chemin qu'il lui faut faire. Par Jérusalem la
cité sainte où Jésus-Christ a paru , où « l'Église
« devait commencer * » pour continuer la succes-
sion du peuple de Dieu , où Pierre par conséquent
devait être longtemps le chef de la parole et de
la conduite, d'où il allait visitant les Églises per-
sécutées ^ , et les confirmant dans la foi ; où il
fallait que le grand Paul , Paul revenu du troi-
sième ciel , le vînt voir ' : non pas Jacques , quoi-
qu'il y fût; un si grand apôtre, « frère du Sei-
'< gneur * , « évêque de Jérusalem , appelé le Juste,
et également respecté par les chrétiens et par les
Juifs : ce n'était pas lui que Paul devait venir
• Matlh. X, 6, 7, 16.
» Ibid. XVI , 18.
3 Ibid. 16.
♦ Conc. Chalc. Act. il , II! , Lab. t. IV , col. 368 , 425. Rdat.
ad Léon. ibid. col. 833.
* Lucww , 17.
« Ait. IX , 32.
■ Cil. I, is.
« Ibid. 11.
voir ; mais'il est venu voir Pierre , et le voli selon
la force de l'original, comme on vient voir une
chose pleine de merveilles , et digne d'être recher-
chée, « le contempler, l'étudier, dit saint Jean-
« Chrysostôme ' , et le voir comme plus grand
« aussi bien que comme plus ancien que lui , »
dit le même Père : le voir néanmoins, non pour
être instruit, lui que Jésus-Christ instruisait lui-
même par une révélation si expresse; mais afin
de donner la forme aux siècles futurs , et qu'il de-
meurât établi à jamais que quelque docte, quel-
que saint qu'on soit, fût-on un autre saint Paul ,
il faut voir Pierre : par cette sainte cité et encore
par Antioche , la métropolitaine de l'Orient ; mais
ce n'est rien, la plus illustre Église du monde,
puisque c'est là que le nom de chrétien a pris
naissance : vous l'avez lu dans les Actes ^ ; Église
fondée par saint Barnabe et par saint Paul , mais
que la dignité de Pierre oblige à le reconnaître
pour son premier pasteur, l'histoire ecclésiasti-
que en fait foi : où il fallait que Pierre vînt,
quand elle se fut distinguée des autres par une
si éclatante profession du christianisme, et que
sa chaire à Antioche fît une solennité dans les
Églises : parées deux villes , illustresdans rKglise
chrétienne par des caractères si marqués , il fal-
lait qu'il vînt à Rome plus illustre encore : Rome
le chef de l'idolâtrie aussi bien que de l'empire;
mais Rome , qui , pour signaler le triomphe de Jé-
sus-Christ, est prédestinée à être le chef de la re-
ligion et de l'Église, doit devenir par cette raison
la propre Eglise de saint Pierre; et voilà où il
faut qu'il vienne, par Jérusalem, et par Antioche.
Mais pourquoi voyons-nous ici l'apôtre saint
Paul? le mystère en serait long à déduire. Souve-
nez-vousseulementdu grand partage où l'univers
fut comme divisé entre Pierre et Paul; où Pierre
chargé du tout en général par sa primauté, et
par un ordre exprès chargé des Gentils qu'il avait
reçus en la personne de Cornélius le Centurion %
ne laisse pas, pour faciliter la prédication, de se
charger du soin spécial des Juifs, comme Paul,
se chargea du soin spécial des Gentils ^. Puisqu'il
fallait partager, il fallait que le premier eût les
aînés; que le chef, à qui tout se devait unir, eût
le peuple sur lequel le reste devait être enté , et
que le vicaire de Jésus-Christ eût le partage de
Jésus-Christ même. Mais ce n'est pas encore as-
sez; et il faut que Rome revienne au partage de
saint Pierre: car encore que, comme chef de la
gentilité, elle fût plus que toutes les autres villes
comprise dans le partage de l'apôtre des Gentils :;
• In Episl. ad Cal. cap. I , n" 1 1 , t. X , p. 077.
» Act. M, 26.
3 Ad. X.
* CaL II , 7 , e , 9.
DK L'RGLISK.
185
comme chef de la chrétienté, il faut que Pierre y
fonde rÉglise : ce n'est pas tout ; il faut que la
commission extraordinaire de Paul expire avec
lui à Rome, et que réunie à jamais, pour ainsi
parler, à la chaire suprême de Pierre à laquelle
elle était subordonnée , elle élève l'Eglise romaine
au comble de l'autorité et de la gloire. Disons en-
core : quoique ces deux frères, saint Pierre et saint
Paul, nouveaux fondateurs de Rome, plus heu-
reux , comme plus unis , que ses deux premiers
fondateurs, doivent consacrer ensemble l'Église
romaine; quelque grand que soit saint Paul, eu
science, en dons spirituels, en charité, en courage,
encore qu'il ait « travaillé plus que tous les autres
« apôtres' ; « et qu'il paraisse étonné lui-même de
ses grandes révélations * et de l'excès de ses lu-
mières , il faut que la parole de Jésus-Christ pré-
vale : Rome ne sera pas la chaire de saint Paul ,
mais la chaire de saint Pierre ; c'est sous ce titre
qu'elle sera plus assurément que jamais le chef
du monde : et qui ne sait ce qu'a chanté le grand
saint Prosper il y a plus de douze cents ans ^ :
« Rome le siège de Pierre , devenue sous ce titre
« le chef de l'ordre pastoral dans tout l'univers,
« s'assujettit par la religion ce qu'elle n'a pu sub-
« juguer par les armes? » Que volontiers nous ré-
pétons ce sacré cantique d'un Père de l'Eglise
gallicane ! c'est le cantique de la paix , où , dans
la grandeur de Rome , l'unité de toute l'Église est
célébrée.
Ainsi fut établie et fixée à Rome la chaire éter-
nelle. C'est cette Église romaine qui , enseignée
par saint Pierre et ses successeurs , ne connaît
point d'hérésie. Les Donatistes affectèrent d'y
avoir un siège < , et crurent se sauver par ce
moyen du reproche qu'on leur faisait que la chaire
d'unité leur manquait : mais la chaire de pesti-
lence ne put subsister, ni avoir de succession au-
près de la chaire de vérité. Les Manichéens se
cachèrent quelque temps dans cette Église ^ : les
y découvrir seulement, a été les en bannir pour
janr.ais. Ainsi les hérésies ont pu y passer, mais
non pas y prendre racine. Que contre la coutume
de tous leurs prédécesseurs, un ou deux souve-
rains pontifes, ou par violence, ou par surprise,
n'aieut pas assez constamment soutenu ou assez
pleinement expliqué la doctrine de la foi ; consul-
lés de toute la terre , et répondant durant tant
de siècles à toutes sortes de questions de doc-
trine, de discipline, de cérémonies, qu'une seule
de leurs réponses se trouve notée par la souveraine
rigueur d'un concile écuménique : ces fautes par-
' I. Cor.xy, 10.
» n. Cor. n,7.
' 5. Proxp. Carm. de Ingr. cap. n.
« a. Opt. Mil. lib. M, n" 4, p. 29; edit. 1700.
' S. Léo. Scrm. \u , cap. v.
ticulières n'cmt pu faire aucune Impression dans
la chaire de saint Pierre. Un vaisseau qui fend
les eaux n'y laisse pas moins de vestiges de son
passage. C'est Pierre quia failli, mais qu'un re-
gard de Jésus ramène aussitôt • ; et qui , avant
que le Fils de Dieu lui déclare sa faute future , as-
suré de sa conversion , reçoit l'ordre de « confir-
« mer ses frères' : » et quels frères? les apôtres;
les colonnes mêmes : combien plus les siècles
suivants! Qu'a servi à l'hérésie des Monothélites
d'avoir pu surprendre un pape? l'anathème qui
lui a donné le premier coup n'en est pas moins
parti de cette chaire, qu'elle tenta vainement
d'occuper ; et le concile sixième ne s'en est pas
écrié avec moins de force : « Pierre a parlé par
« Agathon ^. » Toutes les autres hérésies ont reçu
du même endroit le coup mortel. Ainsi l'Église
romaine est toujours vierge ; la foi romaine est
toujours la foi de l'Église; on croit toujourece
qu'on a cru ; la même voix retentit partout ; et
Pierre demeure dans ses successeurs le fondement
des fidèles. C'est Jésus- Christ qui l'a dit ; et le ciel
et la terre passeront , plutôt que sa parole.
Mais voyons encore en un mot la suite de cette
parole. Jésus-Christ poursuit son dessein ; et après
avoir dit à Pierre , éternel prédicateur de la foi :
n Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon
" Église^, « il ajoute : « et je te donnerai les clefs
« du royaume des cieux. » Toi qui as la préro-
gative de la prédication de la foi , tu auras aussi
les clefs qui désignent l'autorité du gouverne-
ment : « ce que tu lieras sur la terre, sera lié
« dans le ciel ; et ce que tu délieras sur la terre ,
« sera délié dans le ciel. » Tout est soumis à ces
clefs; tout, mes frères, rois et peuples, pasteurs
et troupeaux mous le publions avec joie; car nous
aimons l'unité, et nous tenons à gloire notre
obéissance. C'est à Pierre qu'il est ordonné pre-
mièrement n d'aimer plus que tous les autres apô-
« très, »et ensuite « de paître » et gouverner tout,
« et les agneaux et les brebis ^, »■ et les petits et
les mères , et les pasteurs mêmes : pasteurs à l'é-
gard des peuples, et brebis à l'égard de Pierre,
ils honorent en lui Jésus-Christ , confessant aussi
qu'avec raison on lui demande un plus grand
amour, puisqu'il a plus de dignité asec plus de
charge; et que parmi nous, sous la discipline
d'un maître tel que le nôtre, il faut, selon s.i
parole , « que le premier soit comme lui , par te
« charité, le serviteur de tous les autres '^. »
' Luc. XXII, 61.
= Ibid. 32.
* Conc. Const. m, gen. vi, Senm. aeclam. ad Imp. Art.
XTiu , t. VI Coiic. col. 105-3.
* Matth. XTI, 18, 19.
» Joan. XXI, lô, 16, 17.
« Marc X. ii-
2SG
SUR L'UNITE
Ainsi saint Pierre paraît le premier en toutes
manières : le premier à confesser la foi ', le pre-
mier dans l'obligation d'exercer l'amour^; le pre-
mier de tous les apôtres qui vit Jésus-Christ res-
suscité des morts ^, comme il en devait être le
premier témoin devant tout le peuple''; le pre-
mier quand il fallut remplir le nombre des apô-
tres^, le premier qui confirma la foi par un mira-
cle^; le premier à convertir les Juifs 7 , le premier
à recevoir les gentils* : le premier partout: mais
je ne puis pas tout dire. Tout concourt à établir
sa primauté ; oui , mes frères , tout , jusqu'à ses
fautes , qui apprennent à ses successeurs à exercer
une si grande puissance avec humilité et condes-
cendance. Car Jésus-Christ est le seul pontife
qui, au-dessus , dit saint Paul?, du péché et de
l'ignorance, n'a pu ressentir la faiblesse humaine
que dans la mortalité , ni apprendre la compassion
que par ses souffrances. Mais les pontifes ses vi-
caires, qui tous les jours disent avec nous, <•■ Par-
« donnez-nous nos fautes , » apprennent à com-
patir d'une autre manière , et ne se glorifient pas
du trésor qu'ils portent dans un vaisseau si fragile.
Mais une autre faute de Pierre donne une au-
tre leçon à toute l'Église. Il en avait déjà pris le
gouvernement en main quand saint Paul lui dit
en face, qu'il « ne marchait pas droitement selon
« l'Évangile '" ; » parce qu'en s'éloignant trop des
Gentils convertis , il mettait quelque espèce de di-
vision dans l'Église. Il ne manquait pas dans la
foi ; mais dans la conduite : je le sais ; les anciens
l'ont dit, et il est certain. Mais enfin saint Paul
faisait voir à un si grand apôtre qu'il manquait
dans la conduite " : et encore que cette faute
lui fût commune avec Jacques , il ne s'en prend
pas à Jacques ; mais à Pierre qui était chargé du
gouvernement, et il écrit la faute de Pierre dans
une épître qu'on devait lire éternellement dans
toutes les Églises avec le respect qu'on doit à l'au-
torité divine : et Pierre, qui le voit, ne s'en fâ-
che pas; et Paul , qui l'écrit, ne craint pas qu'on
l'accuse d'être vain. Ames célestes , qui ne sont
touchées que du bien commun ; qui écrivent , qui
laissent écrire, aux dépens de tout, ce qu'ils
croient utile à la conversion des Gentils et à l'ins-
truction de la postérité 1 II fallait que dans un
pontife aussi éminent que saint Pierre les pontifes
' Matlh. XVI, 16.
' Joan. XXI, 15 et scqq.
» I. Cor. XV , 5.
* Jet. II, 14.
» Ihid. I, 15.
• Ihid. III , 6 , 7.
' Ihid. M, U.
» Ihid. \.
» Hehr. il, 17, 18; IV, 15;TII, 26.
" Sal. II, Il , li.
" Ibid 11.
ses successeurs apprissent à prêter l'oreille àleur.1
inférieurs, lorsque beaucoup moindres que saint
Paul, et dans de moindres sujets, ils leur par-
leraient avec moins de force , mais toujours avec
le même dessein de pacifier l'Église. Voilà ce que
saint Cyprien', saint Augustin' et les autres
Pères ont remarqué dans cet exemple de saint
Pierre. Admirons, après ces grands hommes,
dans l'humilité , l'ornement le plus nécessaire des
grandes places ; et quelque chose de plus vénéra-
ble dans la modestie , que dans tous les autres
dons; et le monde plus disposé à l'obéissance,
quand celui à qui on la doit obéit le premier à la
raison ; et Pierre , qui se corrige , plus grand , s'il
se peut, que Paul qui le reprend.
Suivons; ne vous lassez point d'entendre le
grand mystère qu'une raison nécessaire nous
oblige aujourd'hui de vous prêcher. On veut de
la morale dans les sermons; et on a raison, pourvu
qu'on entende que la morale chrétienne est fondée
sur les mystères du christianisme. Ce que je vous
prêche , « je vous le dis , est un grand mystère
« en Jésus-Christ et en son Église^; » et ce mys-
tère est le fondement de cette belle morale qui
unit tous les chrétiens dans la paix , dans l'obéis-
sance , et dans l'unité catholique.
Vous avez vu cette unité dans le saint-siége :
la voulez-vous voir dans tout l'ordre et dans tout
le collège épiscopal ? Mais c'est encore en saint
Pierre qu'elle doit paraître, et encore dans ces
paroles : « Tout ce que tu lieras, sera lié; tout ce
« que tu délieras, sera délié ^. » Tous les papes et
tous les saints Pères l'ont enseigné d'un commun
accord. Oui, mes frères, ces grandes paroles,
où vous avez vu si clairement la primauté de
saint Pierre, ont érigé les évêques, puisque la
force de leur ministère consiste à lier ou à délier
ceux qui croient ou ne croient pas à leur parole.
Ainsi cette divine puissance de lier et de délier
est une annexe nécessaire, et comme le dernier
sceau , de la prédication que Jésus-Christ leur a
confiée ; et vous voyez en passant tout l'ordre de
la juridiction ecclésiastique. C'est pourquoi le
même qui a dit à saint Pierre : « Tout ce que tu
« lieras sera lié , tout ce que tu délieras sera dé-
« lié_^, » a dit la même chose à tous les apôtres;
et leur a dit encore : « Tous ceux dont vous re-
« mettrez les péchés, ils leur seront remis; et
« tous ceux dont vous retiendrez les péchés, ils
« leur seront retenus^. « Qu'est-ce que lier, sinon
retenir; et qu'est-ce que délier, sinon remettre?
* s. Cypr. Epist. Lxxi, p. 127.
2 S. Aufj. Epist. Lxxxiii, n" 22, t. Il, col. 198.
3 Ephex. V, 32.
* Malth. XYI, 19.
' Ibid. XVIII, 18.
« Joaii. XX,
fît le môme qui donne à Pierre cette puissance ,
la donne aussi de sa propre Iwuche à tous les apô-
tres. • Comme mon Père ma envoyé, ainsi dit-
« il, je vous envoie'. « On ne peut voir ni une
puissance mieux établie, ni une mission plus
immédiate : aussi souffle-t-il également sur tous;
il répand sur tous le même esprit avec ce souffle ,
en leur disant : « Recevez le Saint-Esprit ; ceux
« dont vous remettrez les péchés, ils seront re-
n mis* : » et le reste que nous avons récité.
C'était donc manifestement le dessein de Jésus-
Christ de mettre premièrement dans un seul ce
que dans la suite il voulait mettre dans plusieurs :
mais la suite ne renverse pas le commencement ,
et le premier ne perd pas sa place. Cette première
parole , « Tout ce que tu lieras , » dite à un seul ,
a déjà rangé sous sa puissance chacun de ceux à
qui on dira : « Tout ce que vous remettrez : »
car les promesses de Jésus-Christ , aussi bien que
ses dons , sont sans repentance ; et ce qui est une
fois donné indéfiniment et universellement, est
irrévocable : outre que la puissance donnée à
plusieurs , porte sa restriction dans son partage ;
au lieu que la puissance donnée à un seul , et sur
tous, et sans exception, emporte la plénitude; et
n'ayant à se partager avec aucun autre , elle n'a
de bornes que celles que donne la règle. C'est
pourquoi nos anciens docteurs de Paris , que je
pourrais ici nommer avec honneur , ont tous re-
connu d'une même voix , dans la ciiaire de saint
Pierre , la plénitude de la puissance apostolique :
c'est un point décidé et résolu ; mais ils deman-
dent seulement qu'elle soit réglée dans son exer-
cice par les canons , c'est-à-dire , par les lois com-
munes de toute l'Église : de peur que , s'élevant
au-dessus de tout, elle ne détruise elle-même ses
propres décrets.
Ainsi le mystère est entendu : tous reçoivent
la même puissance , et tous de la même source ;
mais non pas tous en même degré, ni avec la
même étendue : car Jésus-Christ se communique
en telle mesure qu'il lui plaît, et toujours de la
manière la plus convenable à établir l'unité de son
Église. C'est pourquoi il commence par le premier,
et dans ce premier il forme le tout; et lui-même il
développe avec ordre ce qu'il a mis dans un seul.
« Et Pierre , dit saint Augustin ^, qui, dansl'hon-
« jaeur de sa primauté , représentait toute l'Eglise,
« reçoit aussi^le premier et le seul d'abord les
« clefs qui dans la suite devaient être communi-
■ quées à tous les autres^, » afin que nous appre-
nions, selon la doctrine d'un saint évêque de
DE L'EGLTSE. 287
l'Église galTOane', que rantorité ecclésiastique,
premièrement établie en la personne d'un seul,
ne s'est répandue qu'à condition d'être toujours
ramenée au principe de son unité; et que tous
ceux qui auront à l'exercer, se doivent tenir insé-
parablement unis à la môme chaire.
C'est cette chjiire romaine tant célébrée par
les Pères, où ils ont exalté, comme à l'envi , ^ la
« principauté de la chaire apostolique, la prin-
« cipauté principale, la source de l'unité, et dans
« la place de Pierre l'éminent degré de la chaire
« sacerdotale ; l'Église mère qui tient en sa main
« la conduite de toutes les autres Églises ; le chef
« de l'épiscopat d'où part le rayon du gouverne-
« ment; la chaire principale, la chaire unique
« en laquelle seule tous gardent l'unité. » Vous
entendez dans ces mots saint Optât , saint Au-
gustin , saint Cvprien, saint Irénée , saint Pros-
per, saint Avite, saint Théodoret, le concile de
Chalcédoine, et les autres ; l'Affrique, les Gaules,
la Grèce, l'Asie; l'Orient et l'Occident unis en-
semble* : et voilà, sans préjudice des lumières
divines extraordinaires et surabondantes, et de
la puissance proportionnée à de si grandes lu-
mières, qui était pour les premiers temps dans
les apôtres , premiers fondateurs de toutes les
Églises chrétiennes; voilà, dis-je , ce qui doit res-
ter, selon la parole de Jésus-Christ et la cons-
tante tradition de nos Pères , dans l'ordre com-
mun de l'Église : et puisque c'était le conseil de
Dieu de permettre, pour éprouver ses fidèles,
qu'il s'élevât des schismes et des hérésies , il n'y
avait point de constitution ni plus ferme pour se
soutenir, ni plus forte pour les abattre. Par cette
constitution tout est fort dans l'Église ; parce que
tout y est divin, et que tout y est uni : et comme
chaque partie est divine , le lien aussi est divin ;
et l'assemblage est tel que chaque partie agit avec
la force du tout. C'est pourquoi nos prédécesseurs,
qui ont dit si souvent, dans leurs conciles %
qu'ils agissaient dans leurs Églises comme vi-
caires de Jésus-Christ et successeurs des apôtres
qu'il a immédiatement envoyés, ont dit aussi
dans d'autres conciles^, comme ont fait les papes
à Châlons, à Vienne et ailleurs, qu'ils agissaient
« au nom de Pierre , » vice Pétri, « par l'autorité
« donnée à tous les évêques en la personne de
' Joan. XX, 21.
' Ibid. 22 , 23.
* S. Jug. in Joan. Tract. cxxiT, t.
* S. Opt. Mil. lit). Tll, n" 3, p. 104.
III , part. Il , col. 822.
* S. Cœsar Arel. Epist. ad Symm. t. I Conc. Gall. p. 18».
' S. Aug. Epist. xuii, t. il, col. 91. S. Jren. lib. m, cap.
III, p. 175. 5. Cypr. Epist. lv, p. 86. Theod. Ep. ad Ken.
cxvi , L III , p. 989, 5. Avit. Ep. ad Faust. 1. 1 Conc. Gai. p.
158. S. Prosp. Carm. de Ingr. cap. n. Conc. Chalc. Relat.
ad Léon. Lab. t- nr, col. 837. Libell. Joan. Const. ib. ccri.
1486. S Opt. ^fit. Mb. Il, n» 2, p. 28.
» Conc. Meld. Prœf. t. m Conc. Gall. p. 27.
* Synod. Rem t. Tiii Conc. col. 591. Conc. rien. (. u
Conc. col. 433. Conc. Cabil. ib. col. 275. Conc. Rem. ib. col-
481. Conc. Cice-U. t. x Conc. col. 1182. Ivo. Carn. de Cath.
Petr. Ant.
2RS
SUR L'UNITE
« saint Pierre, - audoritate einscopis pcr bea-
ium. Petmm collala, « comme vicaires de saint
« Pierre, « vicarii Pétri, eX l'ont dit lors même
qu'ils agissaient par leur autorité ordinaire et su-
bordonnée ; parce que tout a été mis première-
ment dans saint Pierre, et que la correspondance
est telle dans tout le corps de l'Église , que ce
que fait chaque évêque, selon la rè<^le et dans
l'esprit de l'unité catholique , toute l'Eglise, tout
répiscopat, et le chef de l'épiscopat le fait avec
lui.
S'il est ainsi, chrétiens : si les évêques n'ont
tous ensemble qu'une même chaire , par le rap-
port essentiel qu'ils ont tous avec la chaire uni-
que où saint Pierre et ses successeurs sont assis ;
si , en conséquence de cette doctrine, ils doivent
tous agir dans l'esprit de l'unité catholique , en
sorte que chaque évêque ne dise rien , ne fasse
rien, ne pense rien que l'église universelle ne
puisse avouer : que doit attendre l'univers d'une
assemblée de tant d'évêques? M'est-il permis,
raesseigneurs, de vous adresser la parole, à vous
de qui je la tiens aujourd'hui ; mais à vous qui
êtes mes juges et les interprètes de la volonté
divine? Ah! sans doute, puisque c'est vous qui
m'ouvrez la bouche , quand je vous parle , mes-
seigneurs , ce n'est pas moi qui vous parle , c'est
vous-mêmes qui vous parlez à vous-mêmes. Son-
geons que nous devons agir par l'esprit de toute
l'Église; ne soyons pas des hommes vulgaires
que les vues particulières détournent du vrai
esprit de l'unité catholique : nous agissons dans
un corps , dans le corps de l'épiscopat et de l'É-
glise catholique , où tout ce qui est contraire à
la règle ne manque jamais d'être détesté , car
l'esprit de vérité y prévaut toujours. Puissent nos
résolutions être telles, qu'elles soient dignes de
nos pères , et dignes d'être adoptées par nos des-
cendants ; dignes enfin d'être comptées parmi les
actes authentiques de l'Église , et insérées avec
honneur dans ces registres immortels où sont
compris les décrets qui regardent non-seulement
la vie présente, mais encore la vie future et l'éter-
nité tout entière!
La comprenez- vous maintenant , cette immor-
telle beauté de l'Église catholique; où se ramasse
ce que tous les lieux , ce que tous les siècles pré-
sents, passés et futurs ont de beau et de glorieux?
Que vous êtes belle dans cette union, ô Église
catholique; mais en même temps que vous êtes
forte! •< Belle, dit le saint Cantique', et agréa-
« ble comme Jérusalem; » et en même temps,
« terrible comraeune armée rangée en bataille : "
btlle comme Jérusalem où l'on voit une sainte
• Citnl. VI, 3
uniformité, et une police admirable sous un
môme chef : belle assurément dans votre paix ,
lorsque recueillie dans vos murailles vous louez
celui qui vous a choisie , annonçant ses vérités
à ses fidèles. Mais si les scandales s'élèvent, si
les ennemis de Dieu osent l'attaquer par leurs
blasphèmes, vous sortez de vos murailles, ô Jé-
rusalem , et vous vous formez en armée pour les
combattre : toujours belle en cet état , car votie
beauté ne vous quitte pas; mais tout à coup
devenue terrible : car une armée qui paraît si
belle dans une revue , combien est-elle terrible
quand on voit tous les arcs bandés et toutes les
piques hérissées contre soi! Que vous êtes donc
terrible, ô Église sainte, lorsque vous marchez
Pierre à votre tête, et la chaire de l'unité vous
unissant toute ; abattant les têtes superbes et
toute Iiauteur qui s'élève contre la science de
Dieu ; pressant ses ennemis de tout le poids de
vos bataillons serrés; les accablant tout ensemble
et de toute l'autorité des siècles passés, et de
toute l'exécration des siècles futurs; dissipant
les hérésies, et les étouffant quelquefois dans
leur naissance; prenant les petits de Cabylone et
les hérésies naissantes, et les brisant contre vo-
tre Pierre ; Jésus-Christ votre chef vous mouvant
d'en haut et vous unissant , mais vous mouvant
et vous unissant par des instruments proportion-
nés , par des moyens convenables , par un chef
qui le représente, qui vous fasse en tout agir
tout entière , et rassemble toutes vos forces dans
une seule action!
Je ne m'étoune donc plus de la force de l'É-
glise, ni de ce puissant attrait de son unité.
Pleine de l'esprit de celui qui dit : ^ Je tirerai
« tout à moi ' , » tout vient à elle , Juifs et Gen-
tils, Grecs et Barbares. Les Juifs devaient ve-
nir les premiers ; et malgré la réprobation de ce
peuple ingrat, il y a ce précieux reste et ces
bienheureux réservés tant célébrés par les pro-
phètes. Prêchez, Pierre ; tendez vos filets, divin
pécheur. Cinq mille , trois mille entreront d'a-
bord, bientôt suivis d'un plus grand nombre.
Mais 'i Jésus-Christ a d'autres brebis qui nesoat
« pas de ce bercail \ » C'est par vous, ô Pierr.' ,
qu'il veut commencer à les rassembler. Voyez
ces serpents, voyez ces reptiles et ces autres ani-
maux immondes qui vous sont présentés du ciel.
C'est les Gentils, peuple immonde,et peuple qui
n'est pas peuple : et que vous dit la voix céleste ?
« Tue et mange ^,» unis, incorpore, fais mourir
la gentilité dans ces peuples : et voilà en même
temps à la porte les envoyés de Cornélius; et
' Joan. XII, 32.
2 Ibhl. X, IC.
^ Acl. \, 12, 13
DE L'ÉGLISE.
SSft
Tirrrc, qui a reçu les bienheureux restes des
Juifs, va consacrer les prémices des Gentils.
Aprùs les prémices viendra le tout; après l'of-
fwrier romain , Rome viendra elle-même; après
Home, viendront les peuples l'un sur l'autre.
Quelle Église a enfanté tant d'autres Églises?
D'abord tout l'Occident est venu par elle, et nous
sommes venus des premiers; vous le verrez
bientôt. Mais Rome n'est pas épuisée dans sa
vieillesse, et sa voix n'est pas éteinte; nuit et
jour elle ne cesse de crier aux peuples les plus
éloignés , afin de \es appeler au banquet où tout
est fait un : et voilà qu'à cette voix maternelle
les extrémités de l'Orient s'ébranlent, et semblent
vouloir enfanter une nouvelle chrétienté pour
réparer les ravages des dernières hérésies , c'est
îe destinde l'Église. Movebocandelabrum iuian :
« Je remuerai votre chandelier, » dit Jésus-Christ
à l'Église dÉphèse' ; je vous ôterai la foi : « Je
«< le remuerai; « il n'éteint pas la lumière, il la
transporte : elle passe à des climats plus heureux.
Malheur, malheur encore une fois à qui la perd ;
mais la lumière va son train, et le soleil achève
sa course.
Mais quoi , je ne vois pas encore les rois et les
empereurs! où sont-ils, ces illustres nourriciers
tant de fois promis à TÉglise par les prophètes?
Ils viendront, mais en leur temps. '< Ne voyez-
« vous pas dans un seul psaume * le temps où tes
« nations entrent eu fureur, où les rois et les priu-
« ecs font de vains complots contre le Seigneur
« et contre son Christ? " Mais je vois tout à coup
un autre temps : Et nunc, et nunc, « Etmainte-
« nant, » c'est un autre temps qui va paraître. Et
nunc, reges, inlelligile : « Et maintenant, ô rois,
« entendez : « durant le temps de votre ignorance
vous avez combattu l'Église, et vous l'avez vue
triompher malgré vous; maintenant vous allez
aider à son triomphe. « Et maintenant, ô rois,
« entendez ; instruisez-vous , arbitres du monde ,
« servez le Seigneur en crainte : « et le reste que
vous savez.
Durant ces jours de tempête, où l'Église,
comme un rocher, devait voir les efforts des
rois se briser contre elle, demandez aux chrétiens
si les césars pouvaient être de leur corps : Tertul-
lien vous répondra hardiment que non. « Les cé-
« sars, dit-il^, seraient chrétiens, s'ils pouvaient
« cire tout ensemble chrétiens et césars. » Quoi ,
les césars ne peuvent pas être chrétiens ! ce n'est
pas de ces excès de Tertullien; il parlait au nom
de toute l'Église dans cet admirable Apologéti-
que, et ce qu'il dit est vrai à la lettre. Jlais il faut
' .4poc. Il, l»
' /»». II.
î Tt-rUill. Aiiolog.u'il.
BOsblXr.— T.UI.
distinguer les temps. Il y avait le premier temps,
où l'on devait voir l'empire ennemi de l'Église ,
et tout ensemble vaincu par l'Église; et le se-
cond temps, où l'on devait voir l'empire récon-
cilié avec l'Eglise , et tout ensemble le rempart
et la défense de l'Église.
L'Église n'est pas moins féconde que la Sy-
nagogue : elle doit, comme elle , avoir ses David,
SCS Salomon, ses Ézéchias, ses Josias, dont la
main royale lui serve d'appui : comme elle, il
faut qu'elle voie la concorde de l'empire et du sa-
cerdoce ; un Josué partager la terre aux enfants
de Dieu avec un Éléazar ; un Josaphat établir
l'observance de la loi avec un Amarias ; un Joas
réparer le temple avec un Joiada ; un Zorobabel
en relever les ruines avec un Jésus fils de José-
dec ; un Néhémias réformer le peuple avec un
Esdras. Mais la Synagogue , dont les promesses
sont terrestres, commence par la puisance et par
les armes : l'Église commence par la croix et par
les martyres ; fille du ciel , il faut qu'il paraisse
qu'elle est née libre et indépendante dans son état
essentiel , et ne doit son origine qu'au Père cé-
leste. Quand après trois cents ans de pereécution,
parfaitement établie et parfaitement gouvernée
durant tant de siècles , sans aucun secours hu-
main , il paraîtra clairement qu'elle ne tient rien
de l'homme : Venez maintenant, ô césars, il est
temps : Et n une intelligite. Tu vaincras , ô Cons
tantin, et Rome te sera soumise; mais tu vain-
cras par la croix : Rome verra la première C8
grand spectacle ; un empereur victorieux pi-os-
terué devant le tombeau d'un pêcheur , et devenu
son disciple.
Depuis ce temps-là , chrétiens , l'Église a ap-
pris d'en haut à se servir des rois et des empe-
reurs pour faire mieux servir Dieu ; « pour él ir-
« gir , disait saint Grégoire ■ , les voies du ciel ; >•
pour donner un cours plus libre à l'Évangile,
une force plus présente à ses canons , et un sou-
tien plus sensible à sa disciplino. Que l'Église
demeure seule, ne craignez rien; Dieu est avec
elle , et la soutient au dedans : mais les princes
religieux lui élèvent parleur protection ces invin-
cibles dehors qui la font jouir, disait un grand
pape * , d'une douce tranquillité , à l'abri de leur
autorité sacrée.
Mais parlons toujours comme il faut de l'É-
pouse de Jésus-Christ : l'Église se doit à elK
même et à ses services toutes les grâces qu'elle u
reçues des rois de la terre. Quel ordre , quelle
compagnie , quelle armée , quelque forte , quel-
' s. Greg Epist. Iflj. m , Epist. lxt, ad Mauric. Aag. t. il ,
col. 676.
» Iniioc. n , Ep. II ; t. X Conc. col. 946. Comc Jquis n . l »
Conc. Gall. p. 576.
19
•-J90
SUR L'UNiTÉ
(jue fidèle et quelque agissante qu'elle soit , les a
mieux servis que l'Église a fait par sa patience?
Dans ces cruelles persécutions qu'elle endure sans
murmurer durant tant de siècles, en combattant
pour Jésus-Christ, j'oserai le dire, elle ne com-
bat guère moins pour l'autorité des princes qui
la persécutent : ce combat n'est pas indigne
d'elle, puisque c'est encore combattre pour l'or-
dre de Dieu. En effet n'est-ce pas combattre pour
l'autorité légitime, que d'en souffrir tout sans
nuu'murer? Ce n'était point par faiblesse; qui
peut mourir n'est jamais faible : mais c'est que
l'Église savait jusques où il lui était permis d'é-
tendre sa résistance. Nondiim ttsque ad sangui-
nem restitistis : « Vous n'avez pas encore résisté
« jusques au sang , » disait l'apôtre ' : jusques au
sang; c'est-à-dire , jusqu'à donner le sien, et non
pas jusqu'à répandre celui des autres. Quand on
1a veut forcer de désavouer ou de taire les véri-
tés de l'Évangile , elle ne peut que dire avec les
apôtres : Non possumiis , non possumus^ : Que
prétendez- vous? « Nous ne pouvons pas; » et en
même temps découvrir le sein où l'on veut frap-
per : de sorte que le même sang qui rend témoi-
gnage à l'Évangile , le même sang le rend aussi à
;efte vérité : que nul prétexte ni nulle raison ne
peut autoriser les révoltes; qu'il faut révérer l'or-
dre du ciel, et le caractère du Tout-Puissant dans
tous les princes, quels qu'ils soient; puisque
les plus beaux temps de l'Église nous le font voir
sacré et inviolable , même dans les princes persé-
cuteurs de l'Évangile. Ainsi leur couronne est
hors d'atteinte : l'Église leur a érigé un trône
dans le lieu le plus sûr de tous et le plus inacces-
sible, dans la conscience même où Dieu a le sien ;
et c'est là le fondement le plus assuré de la tran-
quillité publique.
Nous leur dirons donc sans crainte , même en
publiant leurs bienfaits , qu'il y a plus de jus-
tice que de grâce dans les privilèges qu'ils ac-
cordent à l'Église ; et qu'ils ne pouvaient refuser
de lui faire part de quelques honneurs de leur
royaume , qu'elle prend tant de soin de leur con-
server. Mais confessons en même temps qu'au
milieu de tant d'ennemis , de tant d'hérétiques ,
de tant d'impies, de tant de rebelles qui nous
environnent, nous devons beaucoup aux prin-
ces qui nous mettent à couvert de leurs insultes ;
et que nos mains désarmées , que nous ne pou-
vons que tendre au ciel, çont heureusement sou-
tenues par leur puissance.
Il le faut avouer, messieurs, notre ministère
est pénible : s'opposer aux scandales , au torrent
des mauvaises mœurs, et au cours violent des
I rifhr. \n, 4.
» ja IV , iO.
passions qu'on trouve toujours d'autant plus hau •
taines qu'elles sont plus déraisonnables ; c'est un
terrible ministère, et on ne peut l'exercer sans
rigueur. C'est ce que nos prédécesseurs , assem-
blés dans les conciles de Thionville et de Meaux,
appellent « la rigueur du salut des hommes, »
rigorem saluiis humanœ^. L'Église assemblée
dans Ces conciles demande l'assistance des rois
pour exercer plus facilement cette rigueur salu-
taire au genre humain ; et convaincue par ex-
périence du besoin qu'elle a de leur protection
pour aider les âmes infirmes, c'est-à-dire, le
plus grand nombre de ses enfants, elle ne se
prive qu'avec peine de ce secours : de sorte que
la concorde du sacerdoce et de l'empire , dans le
cours ordinaire des choses humaines , est un des
soutiens de l'Église , et fait partie de cette unité
qui la rend si belle.
Car qu'y a-t-il de plus beau que d'entendre
un saint empereur dire à un saint pape : « Je
« ne vous puis rien refuser, puisque je vous dois
« tout en Jésus-Christ : » Nihil tibi negare pos-
sum, cui per Deum omnia debeo^. « Tout ce
« que votre autorité paternelle a réglé dans son
« concile pour le rétablissement de l'Église, je le
« loue , je l'approuve , je le confirme comine vo-
« tre fils ; je veux qu'il soit inséré parmi les lois,
« qu'il fasse partie du droit public, et qu'il vive
« autant que l'Église,» et in œternum mansuraj
et humanis solemniter legibus inscribenda, et
inler publica jura semper recipienda hac au-
ctoritate, vivente Ecclesia, victura : ou d'enten-
dre un roi pieux dans un concile; c'était un roi
d'Angleterre : ah ! nos entrailles s'émeuvent à
ce nom , et l'Église toujours mère ne peut s'em-
pêcher dans ce souvenir de renouveler ses gé-
missements et ses vœux ; passons et écoutons ce
saint roi , ce nouveau David dire au clergé as-
semblé : Ego Constantini, vos Petrl gladium
habeiisin manibus;jungamus dexteras ^ gla-
dium gladio copulemus^ :« J'ai le glaive de
« Constantin à la main , et vous y avez celui de
« Pierre ; donnons-nous la main , et joignons le
« glaive au glaive : » que ceux qui n'ont pas la
foi assez vive pour craindre les coups invisibles
de votre glaive spirituel tremblent à la vue du
glaive royal : ne craignez rien , saints évêques ;
si les hommes sont assez rebelles pour ne pas croire
à vos paroles, qui sont celles de Jésus-Christ ,
des châtiments rigoureux leur en feront , malgré
qu'ils en aient, sentir la force, « et la puissance
« royale ne vous manquera jamais? »
' Conc. ad Theodon. vil. can. VI, Conc. Gai. t. III, p. l^
Conc. Meld. can. xil , ibid. p. 53.
2 Heiiric. Il ad Bened. Vil, t. IX Conc. col. 831.
' Eadg. Orat. ad Bler. t. ix Conc. col. 697.
DE L'EGLISE.
201
A cet admirable spectacle , qiil ne s'écrierait
encore une fois avec Balaatn : Quam piilchra
tabernacula tua, Jacob? O Église catholique,
que vous êtes belle I le Saint-Esprit vous anime,
le saint-siége unit tous vos pasteurs, les rois
font la garde autour de vous : qui ne resi)ecte-
rait votre puissance?
SECOND POINT.
Paraissez maintenant, sainte Église gallicane,
avec vos évêques orthodoxes et avec vos rois très-
chrétiens, et venez servir d'oniement à l'Église
universelle. Et vous, Seigneur tout-puissant, qui
avez comblé cette Église de tant de bienfaits ,
animez-moi de ce même esprit dont vous rem-
plîtes David , lorsqu'il chanta si noblement les
grâces de l'aucien peuple ; afin qu'à son exemple
je puisse aujourd'hui, avec tant d'évêqueset dans
une si grande assemblée, célébrer vos miséricor-
des éternelles : Quoniam, bonus, quoniam in
€cternum misericordia ejus ' . C'est vous , Sei-
gtieur , qui excitâtes saint Pierre et ses succes-
seurs à nous envoyer dès les premiers temps les
évêques qui ont fondé nos Églises. C'était le con-
seil de Dieu que la foi nous fût annoncée par le
saint-siége; afin qu'éternellement unis pai- des
liens particuliers à ce centre commun de toute
l'unité catholique, nous pussions dire avec un
grand archevêque de Reims : « La saiute Église
« romaine , la mère , la nourrice et la maîtresse de
« toutes les Églises , doit être consultée dans tous
« les doutes qui regardent la foi et les mœurs ,
•« principalement par ceux qui , comme nous ,
« ont été engendrés en Jésus-Christ par son mi-
• nistère , et nourris par elle du lait de la doc-
« trine catholique ^ >»
Il est vrai qu'il nous est venu d'Orient , et par
le ministère de saint Polycarpe , une autre mis-
sion qui ne nous a pas été moins fructueuse. C'est
de là que nous avons eu le vénérable vieillard
saint Pothin , fondateur de la célèbre Église de
Lyon ; et encore le grand saint Irénée , succes-
seur de son martyre aussi bien que de son siège :
Irénée digne de son nom , et véritablement paci-
fique , qui fut envoyé à Rome et au pape saint
Éleuthère de la part de l'Église gallicane^ ; am-
bassadeur de la paLx , qui depuis la procura aux
saintes Églises d'Asie d'où il nous avait été en-
voyé; qui retint le pape saint Victor, lorsqu'il
les voulait retrancher de la communion ; et qui
présidant au concile des saints évêques des Gau-
les, dont il était réputé le père, fit connaître à
ce saint pape qu'il ne fallait pas pousser toutes
' Ps. cxxxv, h
' Hiiiem. de diujr. Lolh. et Teutb. 1. 1 , p. 5«I.
• £u$tb. Hisl. Eccl. lib. v, cap. 111 , p. isjj. £dU. Fal.
les affaires à l'extrémité , n! toujours user duu
droit riiroureux'. Mais comme l'Église est une
partout l'univers, cette mission oriei>tale n'a. pas
été moins favorable à l'autorité du saint-siége,
que ceux que le saint-siége avait immédiate-
ment envoyés ; et le même saint Irénée a pro-
noncé cet oracle révéré de tous les siècles' :
« Quand nous exposons la tradition que la très-
« grande , très-ancienne et très-célèbre Église
« romaine , fondée par les apôtres saint Pierre et
« saint Paul , a reçue des apôtres, et qu'elle a
« conservée jusqu'à nous par la succession de ses
« évêques , nous confondons tous les hérétiques ;
« parce que c'est avec cette Église que toutes les
« Églises et tous les fidèles qui sont par toute la
« terre doivent s'accorder , à cause de sa princi-
« pale et excellente principauté , et que c'est en
« elle que ces mêmes fidèles , répandus par toute
« la terre , ont conservé la tradition qui vient des
« apôtres. »
Appuyée sur ces solides fondements, l'Église
gallicane a été forte comme la tour de David.
Quand le perfide Arius voulut renverser, avec la
divinité du Fils de Dieu, le fondement de la foi
préchée par saint Pierre, et changer en création
et en adoption la génération éternelle de ce Fils
unique ; cette superbe hérésie , soutenue par un
empereur, ne trouva point de plus grand obstacle
à ses progrès , que la constance et la foi de saint
Athanase d'Alexandrie et de saint Hilaire de Poi-
tiers: et malgré l'inégalité de ces deux sièges, les
deux évêques furent égaux en gloire comme ils l'é-
taient en courage.
Pourperpétuer cettegloirede l'Église gallicane,
le célèbre saint Martin fut élevé sous la discipline
de saint Hilaire; et cette Église, renouvelée par
les exemples et par les miracles de cet homme
incomparable , crut revoir le temps des apôtres ;
tant la Providence divine fut soigneuse de réveil-
ler parmi nous l'ancien esprit, et d'y faire revivre
les premières grâces.
Quand le temps fut arrivé que l'empire romain
devait tomber en Occident , et que la Gaule devait
devenir France , Dieu ne laissa pas longtemps
sous des princes idolâtres une si noble partie de
la chrétienté ; et voulant transmettre aux rois des
Français la garde de son Église , qu'il avait confiée
aux empereurs, il donna non-seulement à la
France, mais encore à tout l'Occident, un nou-
veau Constantin en la personne de Clovi^. La vic-
toire miraculeuse qu'il envoya du ciel à ces deux
princes guerriers , fut le gage de son amour, et le
glorieux attrait qui leur lit embrasser le christia-
nisme. La foi fut victorieuse , et la belliqueuse
' Euieb. Hist. Eccl. lib. v, cap. xxiii, xxiv, p. I9I 193.
' .S. Jren. lib. m contr. Hceres. cap. m , ^. 176.
19.
292
SUR L'UNITK
nation des Francs connut que le Dieu de Clotilde
était le vrai Dieu des armées.
Alors saint Rémi vit en esprit qu'en engendrant
en Jésus-Christ les rois de France avec leur peu-
ple, il donnait à l'Église d'invincibles protecteurs.
Ce grand saint et ce nouveau Samuel , appelé pour
sacrer les rois, sacra ceux-ci, comme ri dit lui-
même , pour être '< les perpétuels défenseurs de
« l'Église et des pauvres'; « digne objet de la
royauté. Après leur avoir enseigné à faire fleurir
les Églises et à rendre les peuples heureux (croyez
que c'est lui-même qui vous parle , puisque je ne
fais ici que réciter les paroles paternelles de cet
apôtre des Français), il priait Dieu nuit et jour
qu'ils persévérassent dans la foi , et qu'ils régnas-
sent selon les règles qu'il leur avait données , leur
prédisant en môme temps qu'en dilatant leur
royaume, ils dilateraient celui de Jésus-Christ;
et que , s'ils étaient fidèles à garder les lois qu'il
leuï prescrivait de la part de Dieu^ , l'empire ro-
main leur serait donné : en sorte que des rois de
France sortiraient des empereurs dignes de ce
r.Oiïi, qui feraient régner Jésus-Christ.
Telles furent les bénédictions que versa mille
et mille fois le grand saint Rémi sur les Français
et sur les rois , qu'il appelait toujours ses chers
enfants; louant sans cesse ia bonté divine de ce
que , pour affermir la foi naissante de ce peuple
béni de Dieu, elle avait daigné , par le ministère
de sa main pécheresse, c'est ainsi qu'il parle,
renouveler, à la vue de tous les Français et de
leur roi , les miracles qu'on avait vus éclater dans
la première fondation des Églises chrétiennes.
Tous les saints qui étaient alors, furent réjouis;
et dans le déclin de l'empire romain ils crurent
voir paraître dans les rois de France « une nou-
« velle lumière pour tout l'Occident : » In occiduis
partibus novi jubaris lumen effulgurat ^ ; et
non-seulement pour tout l'Occident, mais encore
I)Our toute l'Église, à laquelle ce nouveau royaume
promettait de nouveaux progrès. C'est ce que
disait saint Avite, ce docte et ce saint évêque de
Vienne , ce grave et éloquent défenseur de l'Église
romaine , qui fut chargé par tous ses collègues ,
les saints évêques des Gaules, de recommander
aux Romains , dans la cause du pape Symmaque,
la cause commune de tout l'épiscopat ; « parce que,
« disait ce grand homme 4 , quand le pape et le chef
« de tous les évêques est attaqué, ce n'est pas un
• seul évêque, mais l'épiscopat tout entier qui est
« en péril. »
Tous les conciles de ces temps font voir qu'en
' Testam. S. Rem. ap. Flod. lib, I, cap. xvin.
» Ib'td. et cap. xiii.
» S. Avit. Fien. episc. ad Clod. t. I Conc. êall. p. I5i.
f> Epht. ad Faust. 1. 1 Conc. Gall. p. 158.
ce qui touchait la foi et la discipline, nos saints
prédécesseurs regardaient toujours l'Église ro-
maine, et se gouvernaient par ses traditions '. Til
était le sentiment de l'Église gallicane, qui, en
recevant , par le ministère de saint Renii , Clovis et
les Français dans son sein , leur imprimait dans le
fond du cœur ce respect pour le saint-siége, dont
ils devaient être les plus zélés aussi bien que les
plus puissants protecteurs. Les papes connurent
d'abord la protection qui leur était envoyée du ciel ;
et ressentant dans nos rois je ne sais quoi de plus
filial que dans les autres, que ne dirent-ils point
alors, comme par un secret pressentiment, à la
louange de leurs protecteurs futurs! Anastase II ,
du temps de Clovis, croit voir dans le-royaume
de France nouvellement converti '< une colonne
« de fer que Dieu élevait pour le soutien de sa sainte
« Église, pendant que la charité se refroidissait
« partout ailleurs*. » Pelage II se promet des des-
cendants de Clovis, comme de voisins charita-
bles de l'Italie et de Rome, la même protection pour
le saint-siége qu'il avait toujours reçue des em-
pereurs ^ : et saint Grégoire , le plus saint de tous ,
enchérit aussi sur ses saints prédécesseurs , lors-
que , touché de la foi^et du zèle de ces rois , il les
met « autant au-dessus des autres souverains, que
« les souverains sont au-dessus des particuliers-*. »
Leur foi croissait en effet avec leur empire ; et ,
selon la prédiction de tant de saiiits, l'Église s'é-
tendait par les rois de France. L'Angleterre le
sait, et le moine saint Augustin son premier apôtre.
Saint Boniface, l'apôtre de la Germanie, et les
autres apôtres du Aord ne reçurent pas un moindre
secours de la France ; et Dieu montrait dès lors ,
par des signes manifestes , ce que les siècles sui-
vants ont confirmé , qu'il voulait que les conquêtes
des Français étendissent celles de l'Église.
Les enfants de Clovis ne marchèrent pas dans
les voies que saint Rémi leur avait marquées :
Dieu les rejeta de devant sa face ; mais il ne retira
pas ses miséricordes de dessus le royaume de
France. Une seconde race fut élevée sur le trône ;
Dieu s'en mêla, et le zèle de la religion s'accrut
par ce changement : témoin tant de papes réfugiés,
protégés , rétablis , et comblés de biens sous cette
race. Les papes et toute l'Église bénirent Pépin,
qui en était le chef^; les bénédictions de saint
Rémi passèrent à lui : de lui sortit cet empereur,
' Ep. Syn. Episc. Gall. apud. Léon. Conc. Aratis. n,
Praf. 1. 1 Conc. Gai. p. 216. Bonif. ii, Ep. ad Cœsur. Airl.
il), p. 223. Conc. Vas. ii, can. ui, iv, v ihid. p. 226, 227.
Conc. Aurel. m, can. m, xxvi ibid. p. 24H, 255.
» Anasl. Il, Ep. u, ad Clod. t. iv, Conc. col. 1282.
■^ Pel. II, Epist. ad Aunach. Autiss. tom. i Conc. Ca'l
p. 370.
* S. Creg. M. Epist. lib. yi, Epist. vi, t. Il, col. 7!).-..
i Patd. I , Episl. \ , ad Fr. t. Il Conc. Gall. p. n».
père d'empereurs, que ce saint évêque semble
avoir vu; et Charlemagne régna pour le bien de
loute l'Église. Vaillant, savant, modéré, guerrier
sans ambition , et exemplaire dans sa vie , je le
veux bien dire en passant , malgré les reproches
des siècles ignorants, ses conquêtes prodigieuses
furent la dilatation du règne de Dieu , et il se
montra très-chrétien dans toutes ses œuvres. 11
fit revivre les anciens canons; les conciles long-
temps négligés furent rétablis', et la discipline
revint avec eux. Si ce grand prince rétablit les
lettres, ce fut pour mieux faire entendre les
saintes Écritures et l'ancienne tradition par ce se-
cours. L'Église romaine fut consultée dans les
■affaires douteuses, et ses réponses reçues avec
révérence furent des lois inviolables *. Il eut tant
d'amour pour elle , que le principal article de son
testament fut de recommander à ses successeurs
la défense de l'Église de saint Pierre, comme le
précieux héritage de sa maison, qu'il avait reçu
de son père et de son aïeul , et qu'il voulait laisser
à ses enfants. Ce même amour lui fit dire ce qui
fut répété depuis par tout un concile sous l'un de
ses descendants, que « quand cette Église impo-
1 serait un joug à peine supportable, il le faudrait
« souffrir^ » plutôt que de rompre la communion
avec elle. Elle n'imposait point de tel joug; mais
ce sage prince voulait tout prévoir, pour affermir
l'union dans tous les cas. Au reste les canons que
lui envoya son sage et intime ami, le pape Adrien,
n'étaient qu'un abrégé de l'ancienne discipline,
((ue l'Église de France regarde toujours comme
la source et le soutien de ses libertés : nous de-
mandons encore d'être jugés par les canons envoyés
à ce grand prince ; et , sous un nouveau Charle-
magne, nous souhaitons d'avoir toujours à vivre
sous une semblable discipline.
Jamais règne n'a été ni si fort ni si éclairé ;
jamais prince n'a été moins guidé par un faux
zèle; jamais on n'a mieux su distinguer les bor-
nes des deux puissances. On voit parler dans
les décrets du concile de Francfort, tantôt les
évêques seuls , tantôt le prince seul , et tantôt
les deux puissances ensemble ^. Je ne veux pas
m'étendre sur les diverses matières qui donnè-
rent lieu à cette diversité ; je remarquerai seule-
ment que les évêques ayant prononcé seuls la
condamnation de la nouvelle hérésie qu'on vit
' De schol. instit. Capit. Baluz. t. I , p. 202 , 203.
* Conc. Franco/, can. vin, t. il Conc. Gall. p. 19G. Capit.
^quis. an. Imp. m, cap. iv, Baluz. t. I, p. 3S0, 381. Capit.
de divis. Regni, cap. xv, ibid. p. 444.
* Capit. Car. M. de hon. sed. Apost. an. Imp. i, Baluz.
t. I, p. 357. Conc. Tribur. sub. Am. Imp. can. \xx, t. ix
Conc. col. 456. Capit. Angilr. data, {. H Conc. Gall. p. foo.
Epit. can. ab Adr. Car. M. oblat. Conc. t. VI, col. 1800.
* C>nr. Franco/, can. I, ii; can. m, v; can. IT, V, vi,
m, l. II, Conc. Gall. p. 193 et spqq.
DE L'ÉGLISE. jqz
alors s'élever eu Espagne ' , ce grand roi sut bien
trouver sa place dans une occasion si importante.
Comme son savoir éclatait dans toute l'Église
autant que son équité, les nouveaux hérétiques
le prièrent de se rendre l'arbitre de la cause».
Charlemagne, pour Icsconfondre par eux-mêmes,
accepta l'offre; mais il savait comment un prince
peut être arbitre en ces matières. Il consulta le
saiut-siége avant toutes choses; il écouta aussi
les autres évêques, qu'il trouva conformes à
leur chef. C'est sur quoi se régla ce religieux
prince ; c'est par ce canal qu'il reçut la doctrine
de l'Évangile et l'ancienne tradition de l'Église
catholique : c'est de là qu'il apprit ce qu'il fal-
lait croire; et sans discuter davantage la ma-
tière, dans la lettre qu'il écrit aux nouveaux
docteurs^ il leurenvoic' les lettres, lesdécisions,
« et les décrets formés par l'autorité ecclésiasti-
n que, les exhortant à s'y soumettre avec lui, et
« à ne se croire pas plus savants que l'Église uni-
« vei*selle : parce que, ajoutait ce grand prince,
« après ce concoui-s de l'autorité apostolique , et
« de l'unanimité synodale , vous ne pouvez plus
" éviter d'être tenus pour hérétiques, et nous
« n'osons plus avoir de communion avec vous. »
Qu'on n'impute point à la France des senti-
ments nouveaux; voilà tous ses sentiments du
temps de Charlemagne : mais Charlemagne les
avait reçus de plus haut, et ils étaient venus
des anciens Pères, et dès l'origine du chris-
tianisme. Le saint-siège principalement, et le
corps de lepiscopat uni à son chef , c'est ou il
faut trouver le dépôt de la doctrine ecclésiasti- -
que confiée aux évêques par les apôtres : car c'est
aussi à cette unité qu'il est dit : « Qui vous écoute,
« m'écoute^ ; » et encore : « Les portes de l'enfer
« ne prévaudront point contre elle ^ ; » et encore :
« Vous êtes la lumière du monde ^; >- et encore :
« Dites-le à l'Église; et s'il n'écoute pas l'Église,
« qu'il vous soit comme un Gentil et un publi-
« cain 7 ; » et encore , pour me servir du même
passage qui est ici allégué par Charlemagne :
« Je serai toujours avec vous jusqu'à la consom-
« mationdes siècles*. » Ce grand prince, soumis
le premier à cette règle, ne craint plus après cela
de condamner les hérétiques, comme déjà con-
damnés par l'autorité de l'Église; et le jugement
du saint-siégeet du concile de Francfort devint le
sien.
Est-il besoin de raconter ce que Charlemagne ,
' Conc. Franco/, can. i, p. 193.
,ï Ibid.EpLit. Car. M.
^ Ibid. p. ISS, 190.
* Luc. X, 16.
' Matlh. XTI, 18.
* Ibid. V, 14.
■ Ihid. xviif , 17.
» Ibid. \\vm -20.
294^
SUR L'UMTi:
ix l'exemple du roi sou père, fit pour la gran-
deur temporelle du saiut-sicge et de l'Église ro-
maine? qui ne sait qu'elle doit à ces deux prin-
ces et à leur maison tout ce qu'elle possède de
pays? Dieu, qui voulait que cette Église, la mère
commune de tous les royaumes, dans la suite
ne fût dépendante d'aucun royaume dans le
temporel , et que le siège où tous les fidèles de-
vaient garder l'unité , à la fm fût mis au-dessus
des partialités que les divers intérêts et les ja-
lousies d'État pourraient causer, jeta les fonde-
ments de ce grand dessein par Pépin et par
Charlemagne. C'est par une heureuse suite de
leur libéralité que l'Église, indépendante dans
sou chef de toutes les puissances temporelles, se
voit en état d'exercer plus librement , pour le
bien commun et sous la commune protection des
rois chrétiens, cette puissance céleste de régir
les âmes; et que, tenant en main la balance
droite au milieu de tant d'empires souvent en-
nemis, elle entretient l'unité dans tout le corps,
tantôt par d'inflexibles décrets , et tantôt par de
sages tempéraments.
L'empire sortit trop tôt d'une maison et d'une
nation si bienfaisante envers l'Église. Rome eut
des maîtres fâcheux , et les papes avaient tout à
craindre tant des empereurs que d'un peuple sé-
ditieux ; mais ils trouvèrent toujours en nos rois
ces charitables voisins que le pape Pelage II avait
espérés. La France , plus favorable à leur puis-
sance sacrée, que l'Italie et que Rome même,
leur devint comme un second siège où ils tenaient
leurs conciles , et d'où ils faisaient entendre leurs
oracles par toute l'Église. Troyes, et Clermont,
et Toulouse, et Tours, et Reims plusieurs fois,
et les autres villes le peuvent dire ; pour ne point
parier ici de deux conciles universels tenus à
Lyon, et d'un autre concile universel tenu à
Vienne : tant les papes ont pris plaisir à faire
]es actes les plus importants et les plus authen-
tiques de l'ÉgHse , daiK le sein et avec la fidèle
coopération de l'Église gallicane.
Cependant la troisième race était montée sur
letrtVne : race encore plus pieuse que les deux
autres, qui aussi a toujours vu augmenter sa
gloire ; qui seule dans tout l'univers , et depuis
le commencement du monde , se voit sans inter-
ruption depuis sept cents ans toujours couron-
née et toujours régnante : race enfin qui devait
donner saint Louis au monde; en laquelle le monde
étonné voit encore aujourd'hui de si grandes
choses, et en attend de plus grandes. Vousdirai-
je combien de fois et en quels termes elle a été
bénite par le saint-siége? Sous cette race la
France est « un royaume chéri et béni de Dieu ,
« un royaume dont lexaltation est inséparable
«de celle du saint-siège", » un royaume; mal»
si j'entreprenais de tout raconter, le jour n'y
suffirait pas.
Aussi faut- il avouer qu'il y a eu dans ces rois ,
avec beaucoup de religion, une noblesse qui les
a fait révérer de toute la terre, et qui les a mis
au-dessus des autres rois. Quand les empereurs
se vantaient de combattre pour les intérêts
communs des rois, les nôtres ont su trouver dans
une plus noble constitution de leur État , et dans
une plus grande hauteur de leur couronne , une
plus sûre défense; puisque, sans qu'ils eussent
besoin de se remuer, leur majesté ne fut pas
même attaquée dans ces premiers ten^, et que
jamais ils n'ont été obligés ni à soutenir des
guerres , ni , ce qui est bien plus horrible , à faire
des schismes pour la défendre.
Ces rois , aussi bienfaisants que religieux , loin
de profiter de la faiblesse des papes toujours
réfugiés dans leur royaiune, se relâchaient voloiv
tai rement de quelques-uns de leurs droits, plu-
tôt que de troubler la paix de l'Église; et pen-
dant que saint Thomas de Cantorbéri était banni
d'Angleterre, comme ennemi des droits de la
royauté, la France, plus équitable, le recevait
dans son sein comme le martyr des libertés ec-
clésiastiques. Nos rois donnèrent cet exemple à
tout l'univers. L'Église, qu'ils honoraient, les
honorait à son tour ; et l'égalité , tant recomman-
déc par l'apôtre, s'entretenait par de mutuelles
reconnaissances.
La piété se ralentissait, et les désordres se
multipliaient dans toute la terre. Dieu n'oublia
pas la France : au milieu de la barbarie et de
l'ignorance elle produisit saint Rernard, apôtre,
proplirète , ange terrestre , par sa doctrine , par
sa prédication, par ses miracles étonnants , et
par une vie encore plus étonnante que ses mira-
cles. C'est lui qui réveilla dans ce royaume et
qui répandit dans tout l'univers l'esprit de piété
et de pénitence. Jamais sujet ne fut plus zélé
pour son prince; jamais prêtre ne fut plus sou
mis à l'épiscopat ; jamais enfant de l'Église ne
défendit mieux l'autorité apostolique de sa mère
l'Église romaine. Il regardait dans le pape seul
tout ce qu'il y avait de plus grand dans l'un et
l'autre Testament; un Abraham, un Melchisé-
dech , un Moïse, un Aaron, un saint Pierre, en
un mot Jésus-Christ même^ Mais afin qu'une au-
torité sur laquelle l'Église est fondée, fût plus
sainte et plus vénérable à tous les peuples ; il ne
cessa d'en séparer, autant qu'il pouvait , ce qui
semblait plutôt la déshonorer que l'agrandir.
' Jlex. iir, Epist. xsx, t. x Conc. col. I2I2. Itinoc. m,
Greg. ix t. XI Conc. part. I, col. 27, 367.
' S, Bern. de Consid. lib. ii , cap. viii ; et lib. iv , cap , vil ,
DE LÉGLISE.
29&
Tout est à vous, disait-il', tout dépend du
chef; mais c'est avec un certain ordre. On ferait
un monstre du corps humain , si on attachait
immédiatement tous les membres à la tête : c'est
par les évêques et les archevêques qu'on doit
venir au saint-siége : ue troublez point cette
hiérarchie , qui est l'image de celle des anges.
Vous pouvez tout , il est vrai ; mais un de vos
ancêtres disait : « Tout m'est permis , mais tout
■ n'est pas convenable '. » Vous avez la pléni-
tude de la puissance, mais rien ne convient
mieux à la puissance que la règle. Enlin l'Église
romaine est la mère des Églises^ , mais non une
maîtresse impérieuse; et vous êtes non pas le
seigneur des évêques , mais l'un d'eux : paroles
que ce saint homme n'a pas proférées pour affai-
blir une autorité qu'il a fait révérer à toute la
terre ; mais afin de rappeler en la mémoire du
successeur de saint Pierre cette excellente doc-
trine, que Jésus-Christ, qui l'a élevé aune si
grande puissance , n'a pas voulu néanmoins lui
donner un caractère supérieur à celui de Tépis-
copat : afin que , dans cette haute élévation , il
prît soin de conserver dans tous les évêques la
dignité d'un caractère qui lui est commun avec
eux; et qu'il songeât qu'il y a toujours avec
une grande autorité , quelque chose de doux et
de fraternel dans le gouvernement ecclésiasti-
que : puisque si le pape doit gouverner les évê-
ques , il les doit aussi gouverner par les lois com-
munes que le saint-siége a faites siennes en les
confirmant. Cest ce que disent tous les papes ;
et encore qu'ils puissent dispenser des lois pour
l'utilité publique^, le plus naturel exercice de
leur puissance est de les faire observer en les
observant les premiers , comme ils en ont tou-
jours fait profession dès l'origine du christia-
nisme. Voilà ce que disait saint Bernard et tous
les saints de ce temps ; voilà ce qu'ont toujours
dit ceux qui ont été parmi nous les plus pieux.
Cest aussi ce qui obligea le roi le plus saint qui
ait jamais porté la couronne , le plus soumis au
saint-siége et le plus ardent défenseur de la foi
romaine (vous reconnaisez saint Louis) , à persé-
vérer dans ces maximes , et à publier une Prag-
matique pour maintenir dans son royaume « le
« droit commun et la puissance des ordinaires ,
« selon les conciles généraux et les institutions
« des saints Pères*. »
Ne denaandez plus ce que c'est que les liber-
tés de l'Église gallicane. Les voilà toutes dans
ces précieuses paroles de l'ordonnance de saint
' s. Bem. de Consid. Ub. ni, cap. iv, col. 433.
» /. Cor. X, 22.
^ S, Sern. de Consid. Ub. rv, cap. TU, col. 444.
* Ibid. Ub. III, cap. iv, col. 433.
» Prag. S. Lud.
Louis; nous n'en voulons jamais connaître d'au-
tres. Nous mettons notre liberté à être sujets aux
canons; et plût à Dieu que l'exécution en fût
aussi effective dans la pratique , que cette profes-
sion est magnifique dans nos livres! Quoi qu'il en
soit , c'est notre loi : nous faisons consister notre
liberté à marcher, autant qu'il se peut, « dans le
n droit commun » qui est le principe ou plutôt le
fond de tout le bon ordre de l'Église ; < sous la
« puissance canonique des ordinaires, selon les
« conciles généraux et les institutions des saints
« Pères : « état bien différent de celui où la dureté
de nos cœurs, plutôt que l'indulgence des souve-
rains dispensateurs , nous a jetés ; où les privilèges
accablent les lois ; où les grôces semblent vouloir
prendre la place du droit commun, tant elles se
multiplient; où tant de règles ne subsistent plus
que dans la formalité qu'il faut observer d'en de-
mander la dispense : et plût à Dieu que ces for-
mules conservent du moins, avec le souvenir des
canons , l'espérance de les rétablir î C'est l'inten-
tion du saint-siége ; c'en est l'esprit. Il est cer-
tain. Mais s'il faut, autant qu'il se peut, tendre
au renouvellement des anciens canons , combien
religieusement faut-il conserver ce qui en reste,
et surtout ce qui est le fondement de la disci-
pline I Si vous voyez donc vos évêques demander
humblement au pape l'inviolable conservation de
ces canons et de la puissance ordinaire dans tous
ses degrés , souvenez- vous qu'ils ne font que mar-
cher sur les pas de saint Louis et de Charlema-
gne, et imiter les saints dont ils remplissent les
chaires. Ce n'est pas nous diviser d'avec le saint-
siége , à Dieu ne plaise! c'est au contraire con-
server avec soin jusqu'aux moindres fibres, qui
tiennent les membres unis avec 'e chef. Ce n'est
pas diminuer la plénitude de la puissance aposto- -
lique : l'Océan même a ses bornes dans sa pléni-
tude ; et s'il les outrepassait sans mesure aucune,
sa plénitude serait un déluge qui ravagerait tout ;
l'univers.
Au reste , la puissance qu'il faut reconnaître
dans le saint-siége est si haute et si éminente ,
si chère et si vénérable à tous les fidèles, qu'il
n'y a rien au-dessus que toute l'Église catholi-
que ensemble : encore faut-il savoir connaître le«
besoins extraordinaires et les extrêmes périls ou
il faut que tout s'assemble et se réunisse. Ces
maximes sont de tous les siècles ; mais dans l'un .
des derniers siècles un besoin pressant de l'E-
glise, un grand mal, un schisme effroyable,
obligea toute l'Église à les expliquer, et à les
mettre en pratique d'une façon plus expresse dans
le saint concile de Pise, et dans le saint concile
de Constance. La France fut la plus zélée à les
soutenir: mais la France fut sui\ic de toute l'É?
200
SUR L'UNITJÎ
glise. Ces maximes supposées comme indubita-
bles du commun consentement des papes , de taus
les évoques et de tous les fidèles , rétablirent l'au-
torité du saint-siége affeiblie par les divisions.
♦>s maximes mirent fin au schisme, extirpèrent
les hérésies que leschisme fortifiait , et firent espé-
rer au monde malgré la dépravation des mœurs,
la réforme universelle de la discipline dans toute
la chrétienté, sans rien excepter.
Ces maximes demeureront toujours en dépôt
dans l'Église catholique. Les esprits inquiets et
turbulents voudront s'en servir pour brouiller;
mais les humbles, les pacifiques, les vrais enfants
de rÉglise s'en serviront toujours selon la règle,
dans les vrais besoins et pour des biens effectifs.
Les cas où on le doit faire seront aisés à mar-
quer, puisqu'ils sont si clairement expliqués dans
les décrets du concile de Constance'; mais il
vaut mieux espérer que la déplorable nécessité
de réfléchir sur ces cas n^arrivera pas, et qu^
nos jours, ne seront pas assez malheureux pour
avoir besoin de tels remèdes. Ah! si le nom de
concile écuménique, nom si saint et si vénéra-
ble, doit être employé, que ce ne soit pas en ma-
tière contentieuse et pour faire durer de funestes
y^ divisions; mais plutôt pour réunir la chrétienté
^ déchirée par tant de schismes, et pour travailler
à l'œuvrede réformation, qui jamaisn'est achevée
durant cette vie ! Cependant conservons ces fortes
maximes de nos pères, que l'Église gallicane a
trouvées dans la tradition de l'Église universelle ;
que les universités du royaume , et principalement
celle de Paris, ont apprises des saints évêques et
des saints docteurs qui ont toujours éclairé l'É-
glise deFrance , sans que le saint-siége aitdiminué
les éloges qu'il a donnés à ces fameuses univer-
sités \ Au contraire c'est en sortant du concile
de Baie , où ces maximes avaient été renouvelées
avec l'applaudissement de tout le royaume , que
Pie II qui le savait, puisqu'il avait autrefois
prêté sa plume à ce concile, s'adressant àuu évo-
que de Paris, dans l'assemblée générale de tous
les princes chrétiens , lui parla ainsi de laFrance^ :
<« La France a beaucoup d'universités , parmi les-
« quel les la vôtre , mon vénérable frère , est la plus
« illustre, pai'ce qu'on y enseigne si bien la théo-
« logie , et que c'est un si grand honneur d'y pou-
« voir mériter le titre de docteur; de sorte que
« le florissant royaume de France, avec tous les
« avantages de la nature et de la fortune, a eu-
« core ceux de la doctrine et de la pure religion. «
A'oilà ce que dit un savant pape qui n'ignorait pas
nos sentiments, puisqu'ils étaient alors dans leui'
■ Scxs. V.
» Urhftn. VI, Epist. Il, t. xi Conc. col. 2018.
* fins II, in Conv. Muni. t. xiii Conc col. 1771.
plus grande vigueur; et je puis dire qu'il en ap.
prouve le fond dans la bulle ' où, en révoquant ca
qu'il avait dit avant son exaltation en faveur du
concile de Bâie, il déclare qu'il n'en révère pas
moins le concile de Constance dont il embrasse
les décrets, et nommément ceux où l'autorité et
la puissance des conciles est expliquée.
Il savait bien que la France n'abusait point de
ces maximes, puisque même elle venait de don-
ner un exemple incomparable de modération dans
la célèbre assemblée de Bourges; où louant les
Pères de Baie qui soutenaient ces maximes, elle
rejeta l'application outrée qu'ils en firent contre
le pape Eugène IV. Nos lil)ertés furent défendues ;
le pape fut reconnu; le schisme fut éteint dans
sa naissance; tout fut pacifié : qui fit un si grand
ouvrage? un grand roi fidèlement assisté par le
plus docte clergé qui fût au monde.
Jamais il ne fut tant parlé des libertés de l'E-
glise, et jamais il n'en fut posé un plus solide
fondement que dans ces paroles immortelles de
Charles VII : « Comme c'est, dit-il % le devoir
« des prélats d'annoncer avec liberté la vérité
« qu'ils ont apprise de Jésus-Christ, c'est aussi le
« devoir du prince et de la recevoir de leur bou-
« che, prouvée par les Écritures, et de l'exécuter
« avec efficace. » Voilà en effet le vrai fondement
des libertés de l'Église : alors elle est vraiment
Ubre quand elle dit la vérité, quand elle la dit
aux rois qui l'aiment naturellement et qu'ils l'é-
coutent de leur bouche ; car alors s'accomplit cet
oracle du Fils de Dieu : « Vous connaîtrez la vé-
« rite , et la vérité vous délivrera , et vous serez
« vraiment libres ^. »
Nous sommes accoutumés à voir agir nos rois
très-chrétiens dans cet esprit. Depuis le temps
qu'ils se sont rangés sous la discipline de saint
Rémi, ils n'ont jamais manqué d'écouter leurs
évoques orthodoxes. L'empire romain vit succé-
der au premier empereur chrétien un empereur
hérétique. La succession des empereurs a souvent
été déshonorée par de semblables désordres. Mais
pour ne point reprocher aux autres royaumes
leur malheureux sort , contentons-nous de dire,
avec humilité et actions de grâces , que la France
est le seul royaume qui jamais, depuis tant de
siècles , n'a vu changer la foi de ses rois ; elle n'eu
a jamais eu, depuis plus de douze cents ans,
qui n'ait été enfant de l'Église catholique : le
trône royal est sans tache et toujours uni au saint-
siége; il semble avoir participé à la fermeté de
cette pierre : Gratias Deo super inenarmbiU
• Bulla. retracl. Pii II, t. Xlu Conc, col. M*>7.
' Pra(i. Car. Vil.
3 Joaii. V!U, 32, 36.
DE L'ÉGLISE.
»T
(lono cjus : « Grâces à Dieu sur ce don iuexpli-
• cable de sa bonté '. »
Kn écoutant leurs évéques dans la prédica-
tion de la vraie foi, c'était une suite naturelle
que ces rois les écoutassent dans ce qui regarde
la discipline ecclésiastique. Loin de vouloir faire
en ce jwint la loi à l'Église, un empereur, roi de
France, disait aux évéques* : « Je veux qu'ap-
" puyés de notre seconi"s et secondés de notre
• puissance, comme le bon ordre le prescrit, »
fainulante, utdecet, polestatc nostm (pesez ces
paroles; et remarquez que la puissance royale,
qui partout ailleurs veut dominer, et avec raison,
ici ne veut que servir). « Je veux donc, dit cet
« empereur, que , secondés et servis par notre
« puissance, vous puissiez exécuter ce que votre
« autorité demande : « paroles dignes des maîtres
du monde; qui ne sont jamais plus dignes de
l'être, ni plus assurés sur leur trône, que lors-
qu'ils font respecter l'ordre que Dieu a établi.
Ce langage était ordinaire aux rois très-chré-
tiens ; et ce que faisaient ces pieux princes , ils ne
cessaient de l'iuspirer à leurs officiers. Malheur,
malheur à l'Église, quand les deux juridictions
ont commencé à se regarder d'un œil jaloux!
ô plaie du christianisme! Ministres de l'Église,
ministres des rois , et ministres du Roi des rois les
uns et les autres , quoique établis d'une manière
différente, ah! pourquoi vous divisez-vous? l'or-
dre de Dieu est-il opposé à l'ordre de Dieu? hé,
pourquoi ne songez-vous pas que vos fonctioDS
sont unies ; que servir Dieu c'est servir l'État , que
servir l'État c'est servir Dieu? Mais l'autorité est
aveugle: l'autorité veut toujours monter, toujours
s'étendre; l'autorité se croit dégradée quand on
lui montre ses bornes. Pourquoi accuser l'auto-
rité? accusons l'orgueil; et disons conmie l'apô-
tre disait de la loi : / L'autorité est sainte et juste
-< et bonne ^; " siùnte, elle vient de Dieu; juste,
etle conserve le bien à un chacun ; bonne , elle as-
sure le repos public : « mais l'iniquité, aûn de
" paraître iniquité , se sert « de l'autorité pour
mal faire; en sorte que l'iniquité est souverai-
nement inique, quand elle pèche par l'autorité
que Dieu a établie pour le bien des hommes.
Nos rois n'ont rien oublié pour empêcher ce
désordre. Leurs capitulaires ne parlent pas moins
fortement pour les évéques que ies conciles. C'est
dans les capitulaires des rois qu'il est ordonné
aux deux puissances, au lieu d'entreprendre l'une
sur lautre , de « saider mutuellement dans leurs
" fonctions , >• et au'il est ordonné en particulier
* n. Cor. IX, 15.
* Lud. Pins. Capit. an. 823. Baluz. t. I , p. 634. Ep. f'enil.
Sed. ad .4 mu l. Litfjd. Conc. Gall. t. lU, p. «57.
* Hum Tii, 12.
aux comtes, aux juges, à ceux qui ont en maia
l'autorité royale, d'être « obéissants aux évô-
« ques: ■' c'est ce que portait l'ordonnance de Char-
lemagne; et ce grand prince ajoutait qu'il « ne
« pouvait tenir pour de fidèles sujets ceux qui n'é-
« talent pas lidèles à Dieu ; ni en espérer une sin-
« cère obéissance, lorstiu'ils ne la rendaient pas
« aux ministres de Jésus-Christ , dans ce qui re-
« gardait les causes de Dieu et les intérêts de l'É-
« glise* . « C'était parler en prince habile , qui sait
en quoi l'obéissance est due aux évéques, et ne
confond point les bornes des deux puissances :
il mérite d'autant plus d'en être cru. Selon ses or-
donnances , on laisse aux évéques l'autorité tout
entière dans les causes de Dieu et dans les inté-
rêts de l'Église^ et avec raison, puisqu'en cela
l'ordre de Dieu , la grâce attachée à leur carac-
tère , l'Écriture , la tradition , les canons et les lois
parlent pour eux.
Qu'est-il besoin d'alléguer les autres rois ? que
ne doivent point les évéques au grand Louis!
que ne fait pointée religieux prince pour les inté-
rêts de l'Église! pour qui a-t-il triomphé, si ce
n'est pour elle? quand tout en un moment ploya
sous sa main , et que les provinces se soumirent
comme à l'envi, n'ouvrit-il pas autant de temples
à l'Église qu'il força de places ? mais l'hérésie de
Calvin fut la seule confondue en ce temps. Au-
jourd'hui le luthéranisme , la source du mal et la
tête de l'hérésie, est entamé : heureux présage
pour l'Église ! Il commence à rendre les temples
usurpés. L'un des plus grands de ces temples,
celui qui de dessus les bords du Rhin élève le
plus haut et fait révérer de plus loin son sacré som-
met, par la piété do Louis est sanctiné de nouveau.
Que ne doit espérer la Fiance, lorsque fermée
de tous côtés par d'invincibles barrières , à cou-
vert de la jalousie, et assurant la paix de I Europe
par celle dont son roi la fera jouir, elle verra ce
grand prince tourner plus que jamais tous ses
soins au bonheur des peuples , et aux intérêts de
lÉglise dont il fait les siens ! Nous , mes frères ,
nous qui vous parlons , nous avons ouï de la bou-
che de ce prince incomparable , à la veille de ce
départ glorieux qui tenait toute l'Europe en sus-
: pens, qu'il allait travailler pour l'Église et pour
j l'Etat, deux choses qu'on verrait toujours insé-
I parables dans tous ses desseins. France, tu vivras
par ces maximes; et rien ne sera plus inébranla-
i ble qu'un royaume uni si étroitement à l'Église
I que Dieu soutient î Combien devons-nous chérir
I ' Cap. iT Car. M. an. 806, Baluz : t. I, p. 450. Capit.
! cap. T/ieud. de /ion. Episc. et rel. Sacerd. ibid. p. i38. ColL
I Anseg. lib. vi , cap. ccxLix , ibid. p. 965. Conc. .4rel. vi , 5«f&,
j Car. M. cnn. xiii, t. u Conc. Coll. p. 27I. Capit. Car. 8L
'■ an. 813, BiiliÊi. t. I, p. 50-J.
298 SUR L'UNITÉ
un prince , qui unit tous ses intérêts à ceux de l'É-
glise! n'est-il pas notre consolation et notre joie ,
lui qui réjouit tous les jours le ciel et la terre pa<r
tant de conversions? pouvons-nous n'être pas tou-
chés , pendant que par son secours nous ramenons
tous les jours un si grand nombre de nos enfants
dévoyés ! et qui ressent plus de joie de leur chan-
gement que l'Église romaine leur mère commune,
qui dilate son sein pour les recevoir ? La main de
Louis était réservée pour achever de guérir les
plaies de l'Église. Déjà celles de l'épiscopat ne
nous paraissent plus irrémédiables. Outre cent
arrêts favorables ; sous les auspices d'un prince
qui ne veut que voir la raison pour s'y soumettre,
on ouvre les yeux : on ne lit plus les canons et les
décrets des saints Pères par pièces et par lam-
beaux , pour nous y tendre des pièges ; on prend
la suite des antiquités ecclésiastiques : et si on
entre dans cet esprit; que verra- t-on à toutes les
pages, que des monuments éternels de notre au-
torité sacrée?
« Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes
« quand nous parlons de cette sorte ; mais nous
« prêchons Jésus-Christ qui nous a établis ses mi-
« nistres, et nous prêchons tout ensemble que
« nous sommes en Jésus-Christ dévoués à votre
« service •. » Car qu'est-ce que l'épiscopat, si ce
n'est une servitude que la charité nous impose
pour sauver les âmes? et qu'est-ce que soutenir
l'épiscopat , que soutenir la foi et la discipline ?
Il ne faut donc pas s'étonner si Louis, qui aime
et honore l'Église, aime et honore notre ministère
apostolique. Que tarde un si saint pape à s'unir
intimement au plus religieux de tous les rois?
Un pontificat si saint et si désintéressé ne doit
être mémorable que par la paix , et par les fruits
de la paix, qui seront, j'ose le prédire, l'humilia-
tion des infidèles, la conversion des hérétiques,
et le tétablissement de la discipline. Voilà l'ob-
jet de nos vœux ; et s'il fallait sacrifier quelque
chose à un si grand bien , craindrait-on d'en être
blâmé?
TROISIÈME POINT.
C'a toujours été dans l'Église un commence-
ment de paix , que d'assembler les évêques or-
thodoxes. Jésus-Christ est l'auteur de la paix,
Jésus-Christ est la paix lui-même : nous ne som-
mes jamais plus assurés d'être assemblés en son
nom , ni par conséquent de l'avoir, selon sa pro-
messe, au milieu de nous , que lorsque nous som-
mes assemblés pour la paix ; et nous pouvons dire
avec un ancien pape', « que nous sommes vérita-
* blement ambassadeurs pour Jésus-Christ, quand
' II. Cor. tu, 6; IV, 5.
• Joan. VIII, Einst. LXXX, l. IX Conc. col. GG.
« nous travaillons à la paix de l'Église : « Pro
Christo legationefungimur, cumpaci Ecclesiœ
studium impendere procuramus. L'épiscopat,
qui est un , aime à s'unir : c'est en s'unissant qu'il
se purifie , c'est en s'unissant qu'il se règle , c'est
en s'unissant qu'il se réforme, mais surtout c'est
en s'unissant qu'il attire dans sou unité le Dieu de
la paix, et « les apôtres étaient assemblés, » dit
l'évangéliste ', quand Jésus-Christ leur vint dire,
ce qu'ils disent ensuite à tout le peuple : Pax
vobis. : « La paix soit avec vous. »
Saint Bernard, l'ange de paix, voyant un com-
mencement de division entre l'Église et l'État ,
écrivit à Louis VII : « Il n'y a rien de plus néces-
n saire que d'assembler les évêques en ce temps : "
et une des raisons qu'il en apporte, c'est, dit-il a
ce sage prince * , que « s'il est sorti de la rigueur
« de l'autorité apostolique quelque chose dont Vo-
« tre Majesté se trouve offensée , vos fidèles su-
« jets travailleront à faire qu'il soit révoqué ou
« adouci , autant qu'il le faut pour votre hon-
'<■ neur. •»
Et pour ce qui est de la discipline, quand nous
la voyons blessée, nous nous assemblons pour
proposer les canons, bornes naturelles de la puis-
sance ecclésiastique, qu'elle se fait elle-même
par son exercice. Le saint-siége aime cette voie ;
le langage des canons est son langage naturel,
et, à la louange immortelle de cette Église, il
n'y a rien de plus répété dans ses Décrétales, ni
rien de mieux établi dans sa pratique, que la loi
qu'elle se fait d'observer et de faire observer les
saints canons.
Les exemples nous feront mieux voir le suc-
cès de ces saintes assemblées. On rapporta dans
un concile de la province de Lyon un privilège
de Rome , qu'on crut contre l'ordre. Nos pères
dirent aussitôt , selon leur coutume : « Relisant
« le saint concile de Chalcédoine , et les senten-
« ces de plusieurs autres Pères authentiques, le
<c saint concile a résolu que ce privilège ne pou-
« vait subsister , puisqu'il n'était pas conforme
« mais contraire aux constitutions canoniques^. »
Vous reconnaissez dans ces paroles l'ancien
style de l'Église : ce concile est pourtant de l'on-
zième siècle ; afin que vous voyiez dans tous les
temps la suite de nos traditions , et la conduite
toujours uniforme de l'Église gallicane. Elle ne
s'élève pas contre le saint-siége; puisqu'elle sait
au contraire qu'un siège qui doit régler tout l'u-
nivers , n'a jamais intention d'affaiblir la règle :
mais comme dans un si grand siège, où un seul
doit répondre à toute la terre , il peut échapper
• Joan. XX, 19.
2 S. Bern. Epist. CCLV, t. I, col. 257.
3 Conc. Ansan. an. 1025, t. IX Conc. col. 86».
DE LEGLISE.
39»
qik'lquc chose même à la plus grande vigilance,
on y doit d'autant plus prendre garde , que ce
qui vient d'une autorité si émineute pourrait à la
fm passer pour loi , ou devenir un exemple pour
la iwslérité.
C'est pourquoi dans ces occasions toutes les
Églises, mais principalement celle de France,
ont toujours représenté au saint-siége , avec un
profond respect , ce qu'ont réglé les canons. Nous
en avons un bel exemple dans le second concile de
Limoges, qui est encore de l'onzième siècle. On
s'y plaignit dune sentence donnée par surprise , et
contre l'ordre canonique, par lepape Jean XVIII '.
>os prédécesseurs assemblés proposèrent d'abord
la règle « qu'ils avaient reçue , disaient-ils , des
• pontifes apostoliques et des autres Pères. >• Ils
ajoutèrent ensuite, comme un fondement incon-
testable , « que le jugement de toute l'Église pa-
•• raissait principalement dans le saint-siége apos-
" tolique \ » Ce ne fut pas sans remarquer l'ordre
canonique avec lequel les affaires y devaient être
portées , afin que ce jugement eût toute sa force ;
et la conclusion fut que « les pontifes apostoliques
n ne devaient pas révoquer les sentences des évê-
« ques, » contre cet ordre canonique : " parce que
« comme les membres sont obligés à suivre leur
« chef, il ne faut pas aussi que le chef afflige ses
" membres. «
Comme c'a toujours été la coutume de l'Eglise
de France de proposer les canons , c'a toujours
été la coutume du saint-siége d'écouter volontiers
de tels discours , et le même concile nous en four-
nit un exemple mémorable. Un évêque* s'était
plaint au même pape Jean XVIII , d'une absolu-
tion que ce pape avait mal donnée au préjudice
de la sentence de cet évêque. Le pape lui fit cette
réponse vTaiment paternelle, qui fut lue avec
une incroyable consolation de tout le concile^ :
« C'est votre faute , mon très-cher frère , de ne
- m'avoir pas instruit : j'aurais confirmé votre
« sentence , et ceux qui m'ont surpris n'auraient
« remporté que des anathèmes. A Dieu ne plaise ,
« poursuit-il , qu'il y ait schisme entre moi et mes
" coévêques ! je déclare à tous mes frères les
« évêques , que je veux les consoler et les secourir 5
« et non pas les troubler ni les contredire dans
" l'exercice de leur ministère. » A ces mots, « tous
« les évêques se dirent les uns aux autres : C'est à
« tort que nous osons murmurer contre notre
« chef; nous n'avons à nous plaindre que de
« nous -mêmes, et du peu de soin que nous pre-
• nous de l'avertir. »
• Conc. Lemov. n , Sess. ii , t. ix Conc.
• Ibid. col. 909.
• F.lieiine, évêque de Clermonf.
• Conc. Lemov. ii , Sea. u, t. ix Conc. ool. 908.
Vous le voyez, chrétiens : les puissances suprê-
mes veulent être instruites , et veulent toujours
agir avec connaissance. Vous voyez aussi qu'il
y a toujours quelque chose de paternel dans le
saint-siége et toujours un fond de correspondance
entre le chef et les membres, qui rend la paix
assurée pourvu qu'en proposant la règle on ne
manque jamais au respect que la même règle
prescrit. L'Église de France aime d'autant plus
sa mère l'Église romaine, et ressent pour elle uo
respect d'autant plus sincère, qu'elle y regarde
plus purement l'institution primitive et l'ordre
de Jésus-Christ. La marque la plus évidente de
l'assistance que le Saint-Esprit donne à cette
mère des Églises c'est de la rendre si juste et si
modérée, que jamais elle n'ait mis les excès
parmi les dogmes. Qu'elle est grande, l'Église
romaine , soutenant toutes les Églises , « portant ,
" dit un ancien pape ' , le fardeau de tous ceux qui
« souffrent , » entretenant l'unité , confirmant la
foi , liant et déliant les pécheurs , ouvi-ant et fer-
mant le ciel 1 Qu'elle est grande , encore une fois ,
loreque pleine de l'autorité de saint Pierre , de
tous les apôtres , de tous les conciles , elle en exé-
cute , avec autant de force que de discrétion , les
salutaires décrets ! Quelle a été sa puissance lors-
qu'elle l'a fait consister principalement à tenir
toute créature abaissée sous l'autorité des canons ,
sans jamais s'éloigner de ceux qui sont les fonde-
ments de la discipline; et qu'heureuse de dispen-
ser les trésors du ciel, elle ne songeait pas à dispo-
ser des choses inférieures que Dieu n'avait pas
mises en sa main!
Dans cet état glorieux où vous paraît l'Église
romaine, et les rois et les royaumes sont trop
heureux d'avoir à lui obéir. Quel aveuglement
quand des royaumes chrétiens ont cru s'affranchir
en secouant , disaient-ils , le joug de Rome , qu'ils
appelaient un joug étranger î comme si l'Église
avait cessé d'être universelle ; ou que le lien com-
mun qui fait de tant de royaumes un seul royaume
de Jésus-Christ, pût devenir étranger à des
chrétiens. Quelle erreur, quand des rois ont cru
se rendre plus indépendants en se rendant maîtres
de la religion! au lieu que la religion, dont l'au-
torité rend leur majesté inviolable , ne peut être
pour leur propre bien trop indépendante , et que
la grandeur des rois est d'être si grands qu'ils ne
puissent , non plus que Dieu dont ils sont l'image ,
se nuire à eux-mêmes, ni par conséquent à la
religion qui est l'appui de leur trône. Dieu préserve
nos rois très-chrétiens de prétendre à l'empire
des choses sacrées, et qu'il ne leur vienne jamais
une si détestable envie de régner! Ils n'y oût
' Joan. Tin, £/>«*. uxx, t. u Cokc. oqL M.
30 (J
SUR L'UNITE DE L" ÉGLISE.
jamais pense. Invincibles envers toute autre puis-
sance,et toujours humbles devant le saint-siége ,
ils savent en quoi consiste la yéritable hauteur.
Ces princes , également religieux et magnanimes,
n'ont pas moiiis méprisé que détesté les extrémi-
tés auxquelles on ne se laisse emporter que par
dé.sespoir et par faiblesse.
L'Église de France est zélée pour ses libertés ■ :
elle a raison; puisque le grand concile d'Èphèse
nous apprend* que ces libertés particulières des
Églises sont un des fruits de la rédemption , par
laquelle Jésus-Christ nous a affranchis : et il est
certain qu'en matière de religion et de conscience ,
des libertés modérées entretiennent l'ordre de
l'Église, et y affermissent la paix. Mais nos pères
nous ont appris à soutenir ces libertés sans man-
quer au respect; et loin d'en vouloir manquer,
nous croyons au contraire que le respect invio-
lable que nous conserverons pour le saint-siége
nous sauvera des blessures qu'on voudrait nous
faire sous un nom qui nous est si cher et si vé
nérable.
Sainte Église romaine^ mère des Églises et
mère de tous les fidèles , Église choisie de Dieu
pour unir ses enfants dans la même foi et dans
la même charité, nous tiendrons toujours à ton
unité par le fond de nos entrailles! « Si je t'oublie ,
« Église romaine , puissé-je m'oublier moi-même !
« que ma langue se sèche et demeure immobile
< dans ma bouche, si tu n'es pas toujours la pre-
« mière dans mon souvenir, si je ne te mets pas
« au commencement de tous mes cantiques de
« réjouissance : » Adhœreat lingua meafaucibus
meis, si non meminero tui, si non proposuero
Jérusalem in principio lœtitiœ meœ^l
Mais vous, qui nous écoutez; puisque vous
nous voyez marcher sur les pas de nos ancêtres ,
que reste-t-il, chrétiens, sinon qu'unis à notre
assemblée avec une fidèle correspondance, vous
nous aidiez de vos vœux? « Souvent, dit un ancien
« Père-^, les lumières de ceux qui enseignent vien-
« nent des prières de ceux qui écoutent : » Hoc
accipit doctor quod meretw auditor. Tout ce
qui se fait de bien dans l'Église, et même par les
pasteurs, se fait, dit saint Augustin ^ par les se-
crets gémissements de ces colombes innocentes
(jui sont répandues par toute la terre.
Ames simples, âmes cachées aux yeux des
hommes , et cachées principalement à vos propres
yeux , mais qui connaissez Dieu et que Dieu con-
naît; oîi êtcs-vous dans cet auditoire, alin que
' Concil. Bilur. cap. de Elect. t. xi Concil. col. I0I8.
* Concil. Ephcs. Act. vil, t. m Concil. col. 801.
■> Pt. r.XNXVI, 6.
« S. Pet. Ckri/sol. Scrm. lxxxvi.
* Dr riaiit. cciitt. Denat. lU). ui , i\* 22 , 2.T , t. IX , col. 117,
je vous adresse ma parole? Mais sans qu'il soit
besoin que je vous connaisse, ce Dieu qui vous
coimaît, qui habite en vous, saura bien porter
mes paroles, qui sont les siennes, dans votre
cœur. Je vous parle donc sans vous connaître,
âmes dégoûtées du siècle. Ah! comment avez-
vous pu en éviter la contagion? comment est-ce
que cette face extérieure du monde ne vous a pas
éblouies ? quelle grâce vous a préservées de la va-
nité que nous voyons si universellement régner?
Personne ne se connaît , on ne connaît plus per-
sonne : les marques des conditions sont confon-
dues, on se détruit pour se parer; ou s'épuise à
dorer un édifice dont les fondements sont écrou-
lés , et on appelle se soutenir que d'achever de se
perdre. Ames humbles , âmes innocentes , que la
grâce a désabusées de cette erreur et de toutes les
illusions du siècle, c'est vous dont je demande les
prières : en reconnaissance du don de Dieu dont
le sceau est en vous, priez sans relâche pour son
Église : priez, fondez en larmes devant le Sei-
gneur. Priez, justes ; mais priez, pécheurs : prions
tous ensemble; car si Dieu exauce les uns pour
leur mérite , il exauce aussi les autres pour leur
pénitence : c'est un commencement de conver-
sion que de prier pour l'Église.
Priez donc tous ensemble, encore une fois,
que ce qui doit finir finisse bientôt. Tremblez à
l'ombre même de la division : songez au malheur
des peuples qui ayant rompu l'unité se rompent
en tant de morceaux, et ne voient plus dans leur
religion que la confusion de l'enfer et l'horreur
de la mort. Ah ! prenons garde que ce mal ne
gagne. Déjà nous ne voyons que trop parmi nous
de ces esprits libertins, qui sans savoir ni la reli-
gion ni ses fondements, ni ses origines, ni sa suite,
« blasphèment ce qu'ils ignorent , et se corrom-
« peut dans ce qu'ils savent : nuées sans eau , »
poursuit l'apôtre saint Jude ' , docteurs sans doc-
trine, qui pour toute autorité ont leur hardiesse,
et pour toute science leurs décisions précipitées :
« arbres deux fois morts et déracinés, » morts
premièrement parce qu'ils ont perdu la charité,
mais doublement morts parce qu'ils ont encore
perdu la foi ; et entièrement déracinés , puisque ,
déchus de l'une et de l'autre , ils ne tiennent à
l'Église par aucune fibre : « astres errants » qui
se glorifient dans leurs routes nouvelles et écar-
tées, sans songer qu'il leur faudra bientôt dis-
paraître. Opposons à ces esprits légers, et à ce
charme trompeur de la nouveauté , la pierre sur
laquelle nous sommes fondés, et l'autorité de
nos traditions où tous les siècles passés sont ren-
fermés, et l'antiquité qui nous réunit. à l'origine
' Jial. 10, 12.
POUR CiNE VÈTURE.
301
dts choses. Marchons dans les sentiers de nos
TxM-cs ; mais marchons dans les anciennes mœurs ,
eomnic nous vouions marcher dans l'ancienne foi.
Allez, chrétiens, dans cette voie d'un pas fer-
me: allons à la tète de tout le troupeau, Messei-
GSEUKS, plus Immbles et plus soumis que tout
le reste : zélés défenseurs des canons, autant de
ceux qui ordonnent ha régularité de nos mœurs ,
que de ceux qui ont maintenu l'autorité sainte
de notre caractère; et soigneux de les faire pa-
raître dans notre vie , plus encore que dans nos
discours, afin que quand le Prince des pasteurs
et le Pontife éternel apparaîtra , nous puissions
lui rendre un compte fidèle et de nous et du trou-
peau qu'il nous a commis , et recevoir tous en-
semble l'éternelle Ix-nédiction du Père, du Fils,
et du Saint-Esprit. Amen.
SERMONS
POUR LES VÊTURES
ET PROFESSIONS RELIGIEUSES.
SERMON
PRÊCHÉ AUX CARMÉLITES,
LE 8 SEPTEMBRE 1660,
A LA VÊTURE DE >L\DEMOISELLE DE BOLILLON,
DE CHA.TEAU-THIERRY*.
Trois vices de notre naissance : leurs funestes effets. Ser-
vitude daus laquelle tombent les pécheurs, en contentant
leurs passions criminelles. Dans quel péril se jettent ceux qui
s'abandonnent sans réserre à toutes les choses qui leur sont
permises. Lois et contraintes auxquelles se soumet la vie
relij^euse , poar réprimer la liberté de pécher : sagesse des
précautions qu'elle prend. Combien la chasteté est délicate ,
çt l'humilité, timide. Amour que les vierges chrétiennes doi-
vent avoir pour la retraite, le silence et la vie cachée. Mépris
qu'elles sont obligées de faire de la gloire.
Opertet vos nasci denuo.
11 faut que vous naissiez encore une fois. Joan. ni, 7.
Ce qui doit imposer silence, et confondre éter-
nellement ceiLX dont le cœur se laisse emporter
à la gloire de leur extraction , c'est l'obligation
de renaître ; et de quelque grandeur qu'ils se
vantent , ils seront forcés d'avouer qu'il y a tou-
jours beaucoup de bassesse dans leur première
naissance, puisqu'il n'est rien de plus nécessaire
que de se renouveler par une seconde. La véri-
table noblesse est celle que l'on reçoit en naissant
de Dieu. Aussi l'Église ne célèbre pas la Nativiti
• FJle était Fainée des deux soeurs du comte de Bouillon ,
it a été appelée, dans le doilre, soeur Emilie de la Passion.
( Èdit. de Défviis. )
de Marie à cause qu'elle a tiré son origine d'una
longue suite de rois ; mais à cause qu'elle a apporlé
la grâce, en naissant en grâce , et qu'elle est née
fille du Père céleste.
Mesdames, vous verrez aujourd'hui une de
vos plus illustres sujettes , qui , touchée de ces
sentiments, se dépouillera devant vous des hon-
neurs que sa naissance lui donne. Ce spectacle
est digue de Vos Majestés; et après ces cérémo-
nies magnifiques, daus lesquelles on a étalé toutes
les pompes du monde * , il est juste qu'elles assis-
tent à celles où l'on apprend à les mépriser. Elles
viennent ici dans cette pensée, dans laquelle je
dois les entretenir pour ne pas frustrer leur at-
tente. Que si la loi que m'impose cette cérémonie
particulière m'empêche de m'appliquer au sujet
commun que l'Église traite en ce jour, qui est la
Nativité de Marie , par la crainte d'envelopper
des matières si vastes et si différentes; j'espère
que Vos Majestés me le pardonneront facilement ;
et je me promets que la sainte Vierge ne m'en
accordera pas moins son secours , que je lui de-
mande humblement par les paroles de l'ange, en
lui disant : Ave , Maria.
Enfermer dans un lieu de captivité une jeune
personne innocente ; soumettre à des pratiques
austères, et à une Aie rigoureuse , un corps ten-
dre et délicat, cacher dans une nuit éternelle une
lumière éclatante, que la cour aurait vue briller
dans les plus hauts rangs , et dans les places les
plus élevées ; ce sont trois choses extraordinaires,
que l'Église va faire aujourd'hui ; et cette illustre
compagnie est assemblée en ce lieu pour ce grand
spectacle.
Qui vous oblige , ma sœur : car le mmistère
^e j'exerce ne me permet pas de vous appeler
autrement ; et je dois oublier, aussi bien que vous,
toutes les autres qualités qui vous sont dues : qui
vous oblige donc à vous imposer un joug si pe-
sant, et à entreprendre contre vous-même, c'est-
à-dire , contre votre liberté , en vous rendant cap-
tive dans cette clôture ; contre le repos de votre
vie, eu embrassant tant d'austérités ; contre votre
propre grandeur, en vous jetant pour toujours
dans cette retraite profonde , si éloignée de lé-
clat du siècle et de toutes les pompes de la terre ?
J'entends ce que répond votre cœur ; et il faut
que je le dise à ces grandes reines et à toute cette
audience. Vous voulez vous renouveler en Notre-
Seigneur, dans cette bienheureuse journée de la
naissance de la sainte Vierge; vous voulez re-
naître par la grâce , pour commencer une vie nou-
* La reine r^nante avait fait son entrée dans Paris k 26
août de celte année, ce qui avait occasioané beaucoup de iëtet
et de réjouissances. ( Édit. de Dé/oris. )
3t)2
POUR UNE VÉTURE.
velle , qui u'ait plus rien de commun avec la na-
ture , et pour cela ces grands changements sont
absolument nécessaires.
Et en effet, chrétiens, nous apportons au
monde, en naissant, une liberté indocile qui af-
fecte l'indépendance; une molle délicatesse, qui
nous fait soupirer après les plaisirs ; un vain dé-
sir de paraître , qui nous épanche au dehors et
nous rend ennemis de toute retraite. Ce sont
trois vices communs de notre naissance; et plus
elle est illustre , plus ils sont enracinés dans le
fond des cœurs. Car qui ne sait que la dignité
entretient cette fantaisie d'indépendance; que
ce tendre amour des plaisirs est flatté par une
nourriture délicate ; et enfin que cet esprit de
grandeur fait que le désir de paraître s'emporle
ordinairement aux plus grands excès?
Il faut renaître , ma sœur, et réformer aujour-
d'hui ces inclinations dangereuses : Oportet vos
nasci denuo. Cet amour de l'indépendance, d'où
naissent tous les désordres de notre vie , porte
l'âme à ne suivre que ses volontés , et dans ce
mouvement elle s'égare. Cette délicatesse flat-
teuse la pousse à chercher le plaisir, et dans cette
recherche elle se corrompt. Ce vain désir de pa-
raître la jette tout entière au dehors , et dans cet
épanchement elle se dissipe. La vie religieuse,
que vous embrassez , oppose à ces trois désordres
des remèdes forts et infaillibles. Il est vrai qu'elle
vous contraint; mais, en vous contraignant, elle
vous règle : elle vous mortifie , je» le confesse ;
mais, en vous moi"tifiaut, elle vous purifie : en-
fin elle vous retire et vous cache ; mais , en vous
cachant, elle vous recueille et vous renferme
avec Jésus-Christ. 0 contrainte , ô vie pénitente,
ô sainte et bienheureuse obscurité! je ne m'étonne
plus si l'on vous aime, et si l'on quitte , pour l'a»
mour de vous , toutes les espérances du monde.
Mais j'espère qu'on vous aimera beaucoup da-
vantage , quand j'aurai expliqué toutes vos beau-
tés dans la suite de ce discours, par une doc-
trine solide et évangélique, avec le secours de la
grâce.
PBEHIEB POINT.
J'entrerai d'abord en matière , pour abréger ce
discours ; et afin de vous faire voir, par des rai-
sons évidentes , que pour régler notre liberté il
est nécessaire de la contraindre, je remarquerai,
avant toutes choses , deux sortes de libertés dé-
réglées : l'une ne se prescrit aucunes limites , et
transgresse hardiment la loi ; l'autre reconnaît
bien qu'il y a des bornes, et, quoiqu'elle ne
veuille point aller au delà, elle prétend aller jus-
qu'au bout , et user de tout son pouvoir. C'est-à-
dire , pour m'expliquer en termes plus clairs, que
rtme se propose pour son objet toutes les chose»
permises; l'autre s'étend encore plus loin, et
s'emporte jusqu'à celles qui sont défendues. Ces
deux espèces de liberté sont fort usitées dans le
monde, et je vois paraître dans l'une et dans l'au-
tre un secret désir d'indépendance. Il se décou-
vre visiblement dans celui qui passe par-dessus la
loi , et méprise ses ordonnances. En effet il mon-
tre bien , ce superbe , qu'il ne peut souffrir au-
cun joug; et c'est pourquoi le Saint-Esprit lui
parle en ces termes par la bouche de Jérémie :
A sœaulo confregistijugum meum; rupistivin-
cula mea, et dixisti : Non serviam^ : « Tu as
« brisé le joug que je t'imposais ; tu as rompu mes
« liens , et tu as dit en ton cœur, d'un ton de
•« mutin et d'opiniâtre : Non , je ne servirai pas. >>
Qui ne voit que ce téméraire ne reconnaît plus
aucun souverain, et qu'il prétend manifeste-
ment à l'indépendance ? Mais quoique l'autre ,
dont j'ai parlé , qui n'exerce sa liberté qu'en
usant de tous ses droits, et en la promenant gé-
néralement , si je puis parler de la sorte , dans
toutes les choses permises , n'égale pas la rébel-
lion de celui-ci ; néanmoins il est véritable qu'il
le suit de près : car s'étendant aussi loin qu'il
peut , s'il ne secoue pas le joug tout ouverte-
ment, il montre qu'il le porte avec peine; et
s'avançant ainsi à l'extrémité, où il semble ne
s'arrêter qu'à regret, il donne sujet de pense«',
qu'il n'y a plus que la seule crainte qui l'em-
pêche de passer outre. Telles sont les deux espè-
ces de liberté, que j'avais à vous proposer; et il
m'est aisé de vous faire voir, que Tune et l'autre
sont fort déréglées.
Et premièrement, chrétiens, pour ce qui re-
garde ce pécheur superbe , qui méprise la loi de
Dieu : son désordre , trop manifeste , ne doit pas
être convaincu par un long discours; et je n'ai
aussi qu'un mot à lui dire , que j'ai appris de saint
Augustin. Il avait aimé autrefois cette liberté des
pécheurs; mais il sentit bientôt dans la suite
qu'elle l'engageait à la servitude : parce que, nous
dit-il lui-même , « en faisant ce que je voulais ,
a j'arrivais où je ne voulais pas : « Volens, quo
nollem perveneram *. Que veut dire ce saint
évêque; et se peut -il faire, mes sœurs, qu'en
se laissant al 1er où l'on veut, l'on arrive où l'on ne
veut pas? Il n'est que trop véritable, et c'est le
malheureux précipice où se perdent tous les pé-
cheurs. Ils contentent leurs mauvais désirs et leurs
passions criminelles ; ils se réjouissent , ils font
ce qu'ils veulent. Voilà une image de liberté qui
les trompe ; mais la souveraine puissance de ce-
lui contre lequel ils se soulèvent, ne leur permet
' Jer. Il , 20.
» Conf. lu». VJH, cap. v, 1. 1, col. 14».
POUR UNE VÊTURE.,
303
pas tic jouir longtemps de leur liberté licencieuse :
car en ftUsant ce qu'ils aiment, ils attirent né-
cessairement ce qu'ils fuient , la damnation , la
peine éternelle , une dure nécessité qui les rend
captifs du péché, et qui les dévoue à la ven-
geance divine. Voilà une véritable servitude que
leur aveuglement leur cache. Cesse donc , ô sujet
rebelle, de te glorifier de ta liberté, que tu ne
peux pas soutenir contre le souverain que tu of-
fenses, mais reconnais au contraire que tu forges
toi-même tes fers par l'usage de ta liberté dis-
solue; que tu mets un poids de fer sur ta tête,
que tu ne peux plus secouer ; et que tu te jettes
toi-même dans la servitude, pour avoir voulu
étendre, sans mesure, la folle prétention de ta
vaine et chimérique indépendance : telle est la
condition malheureuse du pécheur.
Après avoir parlé au pécheur rebelle , qui ose
faire ce qu'on lui défend , maintenant adressons-
nous à celui qui s'imagine être en sûreté , en fai-
sant tout ce qui est permis ; et tâchons de lui
faire entendre , que s'il n'est pas encore engagé
au mal , il est bien avant dans le péril. Car en
s'abandonnant sans réserve à toutes les choses
qui lui sont permises , qu'il est à craindre , mes
sœurs , qu'il ne se laisse aisément tomber à cel-
les qui sont défendues ! Et en voici la raison en
peu de paroles, que je vous prie de méditer atten-
tivement. C'est qu'encore que la vertu prise en
elle-même, soit infiniment éloignée du vice ; néan-
moins il faut confesser, à la honte de notre na-
ture , que les limites s'en touchent de près dans
le penchant de nos affections , et que la chute en
est bien aisée. C'est pourquoi il importe , pour no-
tre salut, que notre âme ne jouisse pas de toute
la liberté qui lui est permise ; de peur qu'elle ne
s'emporte jusqu'à la licence, et qu'elle ne passe
facilement au delà des bornes, quand il ne lui res-
tera plus qu'une si légère démarche. L'expérience
nous le fait connaître : de là vient que nous li-
sons dans les saintes Lettres , que Job , voulant
régler ses pensées , commence à traiter avec ses
yeux : Pepigifœdus cum oeulis meis, ut 7ie co-
gitarenv. Il arrête des regards qui pourraient
être innocents, pour empêcher des pensées qui
apparemment seraient criminelles : si ses yeux
n'y sont pas encore obligés assez clairement par
la loi de Dieu , il les y engage par traité exprès :
Pepigifœdus : parce qu'en effet, chrétiens, ce-
lui qui prend sa course avec tant d'ardeur, dans
cette vaste carrière des choses licites , doit crain-
dre qu'étant sur le bord, il ne puisse plus rete-
nir ses pas; qu'il ne soit emporté plus loin qu'il
ne pense , ou par le penchant du chemin , ou par
'Job. XXXI, I.
l'Impétuosité de son mouvement; et qu'enfin il
ne lui arrive ce qu'a dit de lui-même le grand
saint Paulin : Quod non expediebat admisi ,
dum non tempera quod licebat ' : « Je m'emporte
« au delà de ce que je dois , pendant que je ne
« prends aucun soin de me modérer en ce que jo
« puis. »
IllustreépousedeJésus-Christ, la vie religieuse,
que vous embrassez , suit une conduite plus sûre :
elle s'impose mille lois et mille contraintes dans
le sentier de la loi de Dieu : elle se fait encore de
nouvelles bornes, où elle prend plaisir de se res-
serrer. Vous perdrez, je le confesse, ma sœur,
quelque pai-tie de votre liberté , au milieu de tant
d'observances de la discipline religieuse ; mais si
vous savez bien entendre quelle liberté vous per-
dez , vous verrez que cette perte est avantageuse.
En effet , nous sommes trop libres ; trop libres à
nous porter au péché, trop libres à nous jeter dans
la grande voie , qui mène les âmes à la perdition.
Qui nous donnera que nous puissions perdre cette
partie malheureuse de notre liberté, par laquelle
nous nous dévoyons? 0 liberté dangereuse, que
ue puis-je te retrancher de mou franc arbitre ,
que ne puis-je m'imposer moi-même cette heureuse
nécessité de ne pécher pas! Mais il ne faut pas
l'espérer durant cette vie. Cette liberté glorieuse
de ne pouvoir plus servir au péché, c'est la ré-
compense des saints, c'est la félicité des bien-
heureux. Tant que nous vivrons dans ce lieu
d'exil , nous aurons toujours à combattre cette
liberté de pécher. Que faites- vous, mes très-chè-
res sœure, et que fait la vie religieuse? Elle vou-
drait pouvoir s'arracher cette liberté de mal faire :
mais comme elle voit qu'il est impossible, elle la
bride du moins autant qu'il se peut; elle la serre
de près par une discipline sévère : de peur qu'elle
ne s'égare dans les choses qui sont défendues,
elle entreprend de se les retrancher toutes, jus-
qu'à celles qui sont permises , et se réduit , au-
tant qu'elle peut , à celles qui sont nécessaires.
Telle est la vie des carmélites.
Que cette clôture est rigoureuse ! que ces gril-
les sont inaccessibles, et qu'elles menacent étran-
gement tous ceux qui approchent! C'est une sage
précaution de la vie régulière et religieuse , qui
détourne bien loin les occasions , pour s'empê-
cher, s'il se peut , de pouvoir jamais servir au pé-
ché. Elle est bien aise d'être observée; elle cher-
che des supérieurs qui la veillent; elle veut qu'on
la conduise de l'œil , qu'on la mène , pour ainsi
dire, toujoure par la main, afin de se laisser
moins de liberté de s'écarter de la droite voie; et
elle a raison de ne craindre pas que ces salu-
» Ad. Scver. Ep. xs\, n" 3.
S04 J»OUR U^E VÊTllKÊ
laircs contraintes soient contraires à la liberté
véritable. Ce n'est pas s'opposer à un fleuve que
de faire des levées, que d'élever des quais sur ses
rives, pour empêcher qu'il ne se déborde, et ne
perde ses eaux dans la campagne; au contraire ,
c'est lui donner le moyen de couler plus douce-
ment dans son lit. Celui-là seulement s'oppose à
son cours, qui bâtit une digue au milieu, pour
rompre le fil de son eau. Ainsi ce n'est pas perdre
sa liberté , que de lui donner des bornes deçà et
delà , pour empêcher qu'elle ne s'égare ; c'est la
dresser plus assurément à la voie qu'elle doit te-
nir. Par une telle précaution , on ne la gêne pas ;
mais on la conduit. Ceux-là la perdent , ceux-là
la détruisent , qui la détournent de son cours na-
turel; c'est-à-dire, qui l'empêchent d'aller à son
Dieu : de sorte que la vie religieuse , qui travaille
avec tant de soin à vous aplanir cette voie, tra-
vaille par conséquent à vous rendre libre. J'ai eu
raison de vous dire, que ses contraintes ne doi-
vent pas vous être importunes, puisqu'elle ne
vous contraint que pour vous régler ; et la clôture,
que vous embrassez , n'est pas une prison où votre
liberté soit opprimée , mais un asile fortifié , où
elle se défend avec vigueur contre les dérègle-
ments du péché. Si ses contraintes sont si fruc-
tueuses , parce qu'elles dirigent votre liberté ; ses
mortifications ne le sont pas mo/«s, parce qu'elles
épurent vos affections : et c'est ma deuxième
partie.
SECOND POINT.
Je ne m'étonne pas , chrétiens , si les sages ins^
tituteurs de la vie religieuse et retirée ont trouvé
nécessaire de l'accompagner de plusieurs prati-
ques sévères , pour mortifier les sens et les appé-
tits : c'est qu'ils ont vu que nos passions , et ce
tendre amour des plaisirs, tenaient notre âme
captive par des douceurs pernicieuses, qu'ils ont
voulu corriger par une amertume salutaire. Et
afin que vous entendiez combien cette conduite
est admirable , considérez avec moi une doctrine
excellente de saint Augustin.
Il nous apprend qu'il y a en nous deux sortes
de maux : il y a en nous des maux qui nous plai-
sent , et il y a des maux qui nous affligent. Qu'il
y ait des maux qui nous affligent, ah! nous l'é-
prouvons tous les jours. Les maladies , la perte
des biens, les douleurs d'esprit et de corps , tant
d'autres misères qui nous environnent , ne sont-
ce pas des maux qui nous affligent? Mais il y en
a aussi qui nous plaisent, et ce sont les plus dan-
gereux. Par exemple, l'ambition déréglée, la
douceur cruelle de la vengeance , Tamoui désor-
donné des plaisirs ; ce sont des maux et de très-
grands maux : mais ce sont des maux qui nous
plaisent, parce que ce sont des maux qui non?
flattent. « Il y a donc des maux qui nous blés-
" sent, et ce sont ceux-là, dit saint Augustin,
« qu'il faut que la patience supporte; et il y a des
« maux qui nous flattent, et ce sont ceux-là, dit
« le même saint, qu'il faut que la tempérance mo-
« dère : " Alla 7/nila stnif quœ per patlentiam
sustinemus, alla quœ pcr continenllam refros-
namus ',
Au milieu de ces maux divers, dont nous de-
vons supporter les uns, dont nous devons répri-
mer les autres ; et que nous devons surmonter
les uns et les autres, chrétiens, quelle misère est
la nôtre! 0 Dieu , permettez-moi de m'en plain-
dre : Usquequo Domine, usquequo oblivisceris
me infuiem ^? « Jusqu'à quand, ô Seigneur, nous
« oublierez-vous dans cet abîme de calamités? »
jusqu'à quand détournerez-vous votre ftice de des-
sus les enfants d'Adam , pour n'avoir point pitié
de leurs maladies? Avertis faciem tuam in fi-
nem ? « Jusqu'à quand, jusqu'à quand, Seigneur,
«me sentirai-je toujours accablé de maux, qui
« remplissent mon cœur de douleur, et mon es-
« prit de fâcheuses irrésolutions? » Quamdiu po-
nam consilia in anima mea, dolorem in corde
meoper diem ^ ? Mais s'il ne vous plaît pas, ô mon
Dieu , de me délivrer de ces maux, qui me bles-
sent et qui m'affligent, exemptez-moi du moins
de ces autres maux, je veux dire, des maux qui
m'enchantent, des maux qui m'endorment, qui
me contraignent de recourir à vous ; de peur de
m'endormir dans la mort : Illumina oculos meos,
ne unquam obdormiam in mfyrte •*. iS"est-ce pas
assez , ô Seigneur, que nous soyons accablés de
tant de misères, qui font trembler nos sens, qui
donnent de Ihorreur à nos esprits? pourquoi
faut-il qu'il y ait des maux qui nous trompent
par une belle apparence , des maux que nous pre-
nions pour des biens, qui nous plaisent et que
nous aimions? Est-ce que ce n'est pas assez d'ê-
tre misérables? faut-il , pour surcroît de malheur,
que nous nous plaisions en notre misère , pour
perdre à jamais l'envie d'en sortir? « Malheureux
« homme que je suis ! qui me délivrera de ce
« corps de mort? » Infelix homo! quis me libe-
rabii de corpore mortis hujus^l Écoute la ré-
ponse , homme misérable ; ce sera « la grâce de
« Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur : » Gra-
tia Dei per Jesum Christum Bominum no- \
strum ^.
Mais admire l'ordre qu'il tient pour ta gué- i
' Cont. Jul. lib. T, cap. v, n° 22, t. x, col. 640
» Ps. XII.
» Ihid, 2.
< Ihid. 4.
' Ilom. VII , 24
« Ibid. 23.
POUR UNE VÊTURP.
aoî
rîson. Il est vrai que tu éprouves deux sortes de
maux : les uns qui piquent, les autres qui llat-
tenl; mais Dieu a disposé, par sa providence,
que les uns servissent de remède aux autres; je
veux dire, que les maux qui blessent servent pour
modérer ceux qui plaisent; les douleurs, pour
corriger les passions ; les afflictions de la vie, pour
nous dégoûter des viuues douceure, et étourdir
le sentiment des plaisirs mortels. C'est ainsi que
Dieu se conduit envers ses enfants, pour purilier
leurs affections. Impinguatas est dilectus, et
recalcitravit ' : " Son bien-aimé s'est engraissé,
'< et il a regimbé contre lui. » Dieu l'a frappé , dit
l'Écriture, et il s'est remis dans sou devoir, et
il la cherché dès le matin : Cmm occideret eos
quœrebant eum, et revertebcailur, et diluculo
veniebant ad eum '.
Telle est la conduite de Dieu ; c'est ainsi qu'il
nous guérit de nos passions , et c'est sur cette sage
conduite que la vie religieuse a réglé la sienne.
Peut-elle suivre un plus grand exemple? peut-elle
se proposer un plus beau modèle? Elle entreprend
de guérir les âmes, par la méthode infaillible de
ce souverain médecin. Elle châtie le corps avec
saint Paul^^ elle réduit en servitude le corps
par les saintes austérités de la pénitence , pour le
rendre parfaitement soumis à l'esprit. Que cette
méthode est salutaire! Car, ma sœur, je vous en
conjure, jetez encore un peu les yeux sur le
monde, pendant que vous y êtes encore : voyez
les dérèglements de ceux qui l'aiment; voyez les
excès criminels où leurs passions les emportent.
Ah ! je vois que le spectacle de tant de péchés
fait horreur à votre innocence. Mais quelle est la
cause de tous ces désordres? C'est sans doute
qu'ils ne songent point à donner des bornes à
leurs passions : au contraire , il les traitent déli-
catement ; ils attisent ce feu , et ses ardeurs s'ac-
croissent jusqu'à l'inlini; ils nourrissent ces bê-
tes farouches, et ils n'en peuvent plus dompter la
fureur; ils flattent en eux-mêmes l'amour des
plaisii-s, et ils le rendent invincible par leurs com-
plaisances.
Mes sœurs , que votre conduite est bien plus
réglée. Bien loin de donner des armes à cet en-
nemi , vous l'affaiblissez tous les jours par les
veilles , par l'abstinence et par l'oraison ; vous te-
nez le corps sous le joug , comme un esclave re-
belle et opiniâtre. J'avoue que la nature souffre
beaucoup dans cette vie pénitente ; mais ne vous
plaignez pas de cette conduite : cette peine est un
remède ; cette rigueur, qu'on tient à votre égard,
est un régime. C'est ainsi qu'il vous faut traiter,
' Deut. xxxii, 15.
* Ps.L\X\M, 10.
* I. Cor. ix, 17.
BOS CET. — T. in.
ô enfants de Dieu, jusqu'à ce que votre santé
soit parfaite. Cette convoitise, qui vous attire;
ces maux trompeurs , dont je vous parlais , qui
ne vous blessent qu'en vous flattant , demandent
Décessaire.Tient cette médecine. Il importe que
vous ayez des maux à soufl'rir, tant que vous en
aurez à corriger : il importe que vous ayez des
maux à souffrir, tant que vous serez au milieu
des biens , où il est dangereux de se plaire trop.
Si ces remèdes vous semblent durs, « ils s'excu-
« sent, dit Tertullien , des maux qu'ils vous font,
« par i'utililé qu'ils vous apportent : » Emolu-
niento curationis, offensam sni excusant '. Sou-
mettez-vous , ma sœur, puisqu'il plaît à Dieu de
vous appeler à ce salutaire régime. Commencez-
en aujourd'hui l'épreuve avec la bénédiction de
l'Eglise; embrassez de tout votre cœur ces aus-
térités fructueuses, qui, ôtant tout le goût aux
plaisirs des sens, purifieront votre intelligence,
pour sentir plus vivement les chastes voluptés de
l'esprit. En combattant ainsi votre corps , vous
épurerez vos affections , vous remporterez la vic-
toire. Mais de peur que vous ne vous enfliez par
ces grands succès , accoutumez-vous à l'humilité
par l'amour de la vie cachée : c'est ma dernière
partie.
TKOISIÈME POINT.
11 ne sera pas dit , chrétiens , qu'eh ce jour
dédié à la sainte Vierge, elle soit passée sous si-
lence ; et la cérémonie qui nous assemble en ce
lieu , m'ayant fait porter ailleurs mes pensées
dans le reste de ce discours, je me suis du moins
réservé de vous la proposer dans ce dernier point
comme le modèle de la vie cachée. Combien elle
a vécu solitaire! combien elle a été soigneuse
de se retirer! Vous le pouvez juger aisément
par le peu que nous savons de sa sainte vie ; et
les actions particulières de cette Vierge incom-
parable ne seraient pas, comme elles sont, si fort
inconnues, si l'amour de la retraite ne les avait
couvertes d'un voile sacré , et n'en avait fait un
mystère. Qui vous a poussé, ô divine Vierge, à
vous cacher si profondément? qui vous a inspiré
un si grand amour de cette obscurité mystérieuse,
dans laquelle votre vie est enveloppée? Je pense,
pour moi , chrétiens , que c'a été sa pudeur. Et
afin que vous entendiez quelle est cette pudeur
merveilleuse , dout la sainte Vierge nous donne
l'exemple , je remarquerai en peu de paroles qu'il
y en a de deux sortes. Si la chasteté a sa pudeur,
l'humilité a aussi la sienne. Ces deux vertus
chrétiennes ont cela de commun entre elles, que
toutes deux craignent les regards : elles croient
De Pcenit. a' 10.
3t
S06
POUR UNE VÊTURE.
toutes deux perdre quelque chose de leur inté-
grité et de leur force , quand elles s'abandon-
nent à la vue des hommes; et c'est pourquoi
toutes deux aiment la retraite, et embrassent la
"vie cachée.
Pour ce qui regarde la chasteté; je ne puis
mieux vous exprimer combien elle y est délicate ,
que par ces beaux mots de Tertullien : Vera et
tota et pura virginitas, nil magis timet quam
semetipsam ; etiam feminarum ociilos pati non
vult^ : « La virginité, nous dit-il, quand elle
« est entière et parfaite , Vera et iota et pura, ne
« craint rien tant qu "elle-même; telle est sa dé-
« licatesse qu'elle appréhende même les yeux des
n femmes : » etiam feminarum ocidos nonvult.
C'est pourquoi elle se cache avec soin ; se réser-
vant tout entière aux regards de Dieu , qui sont
les seuls qu'elle ne craint pas : voilà le portrait
au naturel de la pudeur virginale. Mais celle de
l'humilité n'est ni moins tendre ni moins délicate :
au contraire , elle semble encore plus timide , elle
ferme la porte sur soi pour n'être point vue , se-
lon le précepte de l'Évangile» : elle ne craint pas
seulen>ent les regards des autres ; mais encore
elle appréhende les siens : elle cache à la gauche
ce que fait la droite ^ ; et elle se retire tellement eu
Dieu, qu'elle ne se voit pas elle-même. C'est
pourquoi saint Paul nous la représente dans une
posture admirable, « oubliant, dit-il, ce qui est
« derrière , et s' étendant au devant de toute sa
« force ; » Quœ quidem rétro sunt obliviscens ,
adea vero quœ suntpriora extendens meip-
sum^. C'est la vraie posture de l'humilité, qui
porte ses regards bien loiji devant soi, par la
crainte qu'elle a de se voir soi-même ; et qui con-
sidère toujours ce qui reste à faire pour n'être
jamais flattée de ce qu'elle a fait. Puisqu'elle se
cache à sa propre vue, jugez de là, chrétiens,
combien les regards des autres peuvent offenser sa
modestie.
Ces vérités étant supposées , venons mainte-
nant à la sainte Vierge. Si vous la voyez retirée ,
aimant le secret et la solitude; si peu accou-
tumée à la vue des hommes, quelle est même
troublée à l'abord d'un ange : c'est la pudeur de
la chasteté , qui lui donne cette retenue. Car les
vierges, dit saint Bernard, qui sont vraiment
vierges , ne sont jamais sans in({uiétude , sachant
qu'elles portent un trésor céleste dans un fragile
vaisseau de terre; ou si les corps des vierges,
purifiés et ennoblis par la chasteté , méritent un
nom plus noble, mettons que ce soit un cristal ,
' De T'irr/. vcldnd. n° 15.
' Malll'.\i,e.
» Jbid. 3-
* Philipi.. .11, 13.
il est toujours une matière fragile , Thesaurum
in vasis Jictilibus \ C'est pourquoi elles se tien-
nent sur leurs gardes , pour éviter ce qui est à
craindre; toujours elles craignent où toutes cho
ses sont en sûreté : Ut timenda caveant, etiam
tutapertimescunt * ; et appréhendant partout des
embûches , elles se font un rempart du silence ,
du recueillement et de la retraite. Belle et admi-
rable leçon pour toutes les filleschrétiennes; mais
leçon peu pratiquée dans nos jours, où, bien loin
d'aimer la retraite , elles ont peine à trouver des
places assez éminentes pour se mettre en vue.
Qui pourrait raconter tous les artifices dont elles
se servent, pour attirer les regards? et encore,
quels sont ces regards? et puis- je en parler dans
cette chaire? Non; c'est assez de vous dire, que
les regards qui leur plaisent ne sont pas des
regards indifférents : ce sont de ces regards ar-
dents et avides qui boivent à longs traits, sur
leure visages, tout le poison qu'elles ont prépara
pour les cœurs ; ce sont ces regards qu'elles ai-
ment.
Mais n'entrons pas plus avant dans cette ma-
tière, et contentons-nous de leur dire ce que Ter-
tullien pense d'elles. Elles rougiront peut-être
d'apprendre ce que ce grand homme ne craint
pas de nous assurer; et je leur dirai après lui,
que de s'attirer de tels regards , ou même s'y ex-
poser avec dessein : si ce n'est pas s'abandonner
tout à fait , c'est du moins prostituer son visage :
Totam faciem prostituere^. Je leur laisse à
méditer cette parole, que lamodestie delà chaire
ne me permet pas d'exprimer dans toute sa force :
aussi bien ne touche-t-elle pas celle à qui je parle.
Grâce à la miséricorde divine, la vocation qu'elle
embrasse la met à couvert de cette honte; elle se
jette dans un monastère où, pour exclure les re-
gards trop hardis, on bannit éternellement les
plus modestes. Courage, ma chère sœur, fortifiez-
vous dans cette pensée; et entrez avec joie dans
un monastère, où vous trouverez le plus haut
degré de la pudeur virginale, selon cette belle
sentence, qui semble être prononcée pour les car-
mélites, et qu'un historien ecclésiastique a re-
cueillie de la bouche du grand saint Martin:
« que le triomphe de lamodestieet ladernière per-
'< fection de l'honnêteté dans votre sexe, c'est de
« ne se laisser jamais voir : » Primavirtuset con-
summata Victoria est non videri^.
Si la pudeur de la chasteté doit vous faire ai-
mer la retraite, celle de l'humilité vous y oblige
beaucoup davantage : c'est ce qu'il faut encore
• II. Cor. IV , 7.
2 s. Bern. siip. Missus est, Hom. m, n" 9, 1. 1, col. îàj.
3 De Firg. vel. n° 17.
♦ Sulp. Sev. Dial. il, 12.
I
POUR UNE VÊTURE.
montrer, en un mot, par l'exemple de la sainte
Vierge. lorsque toute la Judée accourt à son Fils,
étonnée de ses prédications et de ses miracles,
elle ne se mèie pas dans ses actions éclatantes ,
elle demeure euferm^e dans sa maison ; et depuis
le temps bienheureux de la manifestation de Jé-
sus-Christ, à peine pai-aît-elle une ou deux fois
dans tout l'Évangile. Au reste, durant trente
années qu'elle le possède toute seule, elle ne se
\ante pas d'un si grand bonheur; elle garde
partout le silence; et nous voyons bien dans l'his-
toire sainte, qu'elle écoute attentivement ce qui
se disait de son Fiis, qu'elle l'admire en elle-
mèrae , qu'elle le médite en son cœur ; mais nous
ne lisons pas qu'elle en parle, si ce n'esta sa
cousine sainte Elisabeth, à laquelle elle ne pou-
vaitse cacher; parce qu'il a plu au Saint-Esprit de
lui révéler le mystère.
Ne voyez-vous pas, chrétiens, cette pudeur
de l'humilité, qui se sent comme violée par les
regards et par les louanges des hommes? Imitez
un si grand exemple; et croyez que, pour plaire
à rÉpouxcéleste,vousne pouvez jamais être trop
cachés : que si vous en demandez la raison, je
vous dirai , en peu de paroles , qu'il est un amant
jaloux. 11 est ordinaire aux jaloux de cacher soi-
gneusement ce qu'ils aiment, afin de le réserver
tout entier à leur cœur avide , que le moindre
soupçon de partage offense à l'extrémité. Jésus ,
votre amant, est jaloux dune jalousie extraor-
dinaire : car il n'est pas seulement jaloux , si
vous avez pour les autres quelque complaisance ;
mais il est si sévère et si délicat , qu'il se pique si
vous en avez pour vous-même. " Si la droite fait
" quelque bien , que la gauche , dit-il , ne le sache
« pas '. >' Il demande tout votre amour pour lui
seul ; et tellement pour lui seul , que vous-même ,
tant il est jaloux , ne devez point entrer dans ce
partage. Pour satisfaire à sa jalousie, vous ne
sauriez vous chercher, ma sœur, une trop pro-
fonde retraite. Cachez-vous avec Jésus-Christ,
dans la sainte obscurité de cette clôture ; et pour
être entièrement selon son cœur, arrachez du
vôtre, jusqu'à la racine, tout le désir de paraître
fit de plaire au monde.
Unauteur profane a écrit, au rapport de saint
Augustin , que les grands et les puissants de la
terre, et, pour user de son mot, les princes,
c'est-à-dire , les personnes de votre naissance et
de votre rang, devaient être nourries par la gloire :
principem civitatis alendum essegloria ». Et moi
au contraire , je vou^dis, ma sœur, que le mé-
pris de la gloire doit être votre nourriture ; que
vous devez effacer de votre mémoire toutes les
Mafth.xi, 3.
De Civit. Dei, lib. V, cap. xiii, t. vu, col. I3a
SOT
marques de grabdeut : et afin que vous commen-
ciez à les oublier, je ne vous parlerai plus ni des
titres illustres qui sont si bien dus à la grandeur
de votre maison, ni des avantages glorieux de
votre naissance. Je n'ignore pas néuunjoins, que
j'en pourrais parler plus librement à une personne
qui les quitte et qui les foule aux pieds; et qu'on
peut en discourir de la sorte, pour en inspirer le
mépris. Mais cette manière détournée d'en parler
en les rabaissant, ne me semble pas encore assez
pure pour la prise d'hubit d'une carmélite. Il est
des passions délicates que l'on réveille, non-seu-
lement quand on les chatouille, mais encore
quand on les pique et quand on les choque ; il
vaut mieux les laisser dormir éternellement, et
qu il ne s'en parle jamais , parce qu'on ne peut les
rabaisser de la sorte , sans en rappeler les idées.
Ainsi l'on imprime insensiblement ce que l'on
voulait effacer, et l'on réveille quelquefois la va-
nité qu'on pensait détruire.
Aussi ai-je remarqué dans les saintes Lettres,
que l'Esprit de Dieu , qui les a dictées, parle anx
épouses de Jésus-Christ des avantages de la nais-
sance, avec une précaution admirable. Il ne les
avertit pas seulement de les mépriser, il veut
qu'elles en perdent jusqu'au souvenir : « Écou-
« tez, ma fille, et voyez, et oubliez votre peuple
« et la maison de votre père • ; » nous montrant,
par cette parole, que le remède le plus efficace
contre ces douces pensées qui flattent l'ambition
et la vanité, dans la partie la plus délicate et la
plus sensible , c'est de n'y faire plus de réflexion ,
et de les ensevelir, s'il se peut, dans un oubli
éternel.
Pratiquez cette leçon salutaire :et si vous jetez
les yeux sur ceux dont vous tenez la naissance ,
que ce soit pour contempler leurs vertus; que
ce soit pour considérer cette conversion admi-
rable où tous les intérêts politiques cédèrent à la
force de la vérité, et furent sacrifiés si visible-
ment à la gloire de la religion ; que ce soit pour
vous fortifier dans la piété par l'exemple de cette
héroïne chrétienne qui vous a donné plus que la
naissance, et qui n'aurait rien désiré avec tant
d'ardeur sur la terre que de vous voir aujourd'hui
renaître, s'il avait plu à la Providence qu'elle eût
été présente à cette action. Mais que dis-je? elle
la voit du plus haut des cieux; et si la félicité
dont elle y jouit est capable de recevoir de l'ac-
croissement, vous la comblez dune joie nouvelle.
Suivez sa dévotion exemplaire; et comme t)ieu
l'a choisie pour remettre la vraie foi dans votre
maison, tâchez d'achever un si grand ouvrage.
Vous savez , ma sœur , ce que je veux dire ; et
' Ps.xuy, II.
M.
9&8
POUR UNE VÊTURE.
quelcjue illustre que soit cette assemblée , on ne
9'aperçoit que trop de ce qui lui manque. Dieu
veuille que l'année prochaine Ja compagnie soit
complète, que ce grand et invincible courage se
laisse vaincre une fois; et qu'après avoir tant
servi , il travaille enfin pour lui-même * ! Votre
exemple lui peut faire voir que le Saint-Esprit agit
dans l'Église avec une efficace extraordinaire ; et
du moins sera-t-il forcé d'avouer que dans le lieu
où il est, il ne se verra jamais un tel sacrifice.
Mais il est temps, ma sœur, de vous la laisser
accomplir ; votre piété s'ennuie de porter si long-
temps les livrées du monde et les marques de sa
vanité. J'entends que vous soupirez après cet
heureux habit que l'Église va bénir pour vous.
Vous aurez cet honneur extraordinaire, de le
recevoir par les mains de cet illustre prélat qui
représente ici, par sa charge, la majesté du siège
apostolique, et qui en soutient si bien la grandeur
par ses vertus éminentes. J'ose dire qu'il vous
devait cet office : il fallait que Rome , où vous
êtes née , s'intéressât par ce moyen à l'exemple
de piété que vous donnez à Paris. Entrez donc
dans cette clôture avec la sainte bénédiction de
ce très-digne archevêque : mais souvenez- vous
éternellement que , dès le premier pas que vous
y fereï , vous devez renoncer de tout votre cœur
jusqu'au moindre désir de paraître, et prendre
pour votre partage la sainte et mystérieuse obs-
curité en laquelle il a plu à Notre-Seigneur que
sa divine mère fût enveloppée.
Madame ** , la grandeur qui vous environne
empêche sans doute Votre Majesté de goûter cette
vie cachée qui est si agréable aux yeux de Dieu ,
et qui nous unit si saintement au Sauveur des
âmes. Votre gloire, déjà élevée si haut, a reçu
encore un nouvel éclat , où nos expressions ne
peuvent atteindre. Car qui pourrait dire, ma-
dame, combien il est glorieux davoir contribué,
avec tant de force, à pacifier éternellement ces
deux puissantes maisons qui semblent ne se pou-
voir quitter , tant elles se sont souvent embras-
sées ; qui semblaient ne se pouvoir joindre , tant
elles se sont souventdésunies, et que nous voyons
maintenant réconciliées par cet admirable traité
qui nous promet enfin la paix immuable ,| parce
que jamais il ne s'en est fait, où le présent ait
été réglé par des décisions plus tranchantes, ni où
l'avenir ait été prévu avec des précautions plus
sages : tant a été pénétrant ce noble génie , que
Votft Majesté nous a conservé, par une si constante
* Le personnage pour lequel l'orateur forme ici des vœux
e*t le maréchal de Turenne, dont ou espérait la conversion,
mais qui ne ûlson alvjuration qu'en 1668.
( Édit. de Versailles. )
•» A la reiiM; mère.
et si charitable prévoyance, comme l'instrument
nécessaire pour achever un si grand ouvrage?
Mais , madame * , que dirai-je maintenant de
vous? et que trouverai-je dans cet univers qui
égale votre majesté? Que peut-on s'imaginer de
plus grand que d'être l'épouse chérie du premier
monarque du monde , qui s'est arrêté pour l'a-
mour de vous au milieu de ses victoires, et qui,
vous ayant préférée à tant de conquêtes infail-
libles , ne laisse pas de confesser, qu'encore ne
vous a-t-il pas assez achetée?
Parmi tant de gloire, mesdames, ce que j'ap-
préhende pour Vos Majestés, c'est que vous n'ayez
point assez de part à l'humiliation de Jésus-Christ.
C'est ce qui vous doit obliger de vous retirer sou-
vent avec Dieu , de vous dépouiller à ses pieds de
toute cette magnificence royale , qui aussi bien
ne paraît rien à ses yeux , et là de vous couvrir
humblement la face de la sainte confusion de
la pénitence. C'est trop flatter les grands , que de
leur persuader qu'ils sont impeccables : au con-
traire il faut qu'ils entendent que leur condition
relevée leur apporte ce mal nécessaire , que leurs
fautes ne peuvent être presque médiocres. Dans
la vue de tant de périls, Vos Majestés, mesda-
mes, doivent shumilier profondément. Tous les
peuples vous admireront , tous les peuples loue-
ront vos vertusdans toute l'étendue de leurs cœurs.
Vous seules vous vous accuserez, vous seules vous
vous confondrez devant Dieu , et vous participe-
rez, par ce moyen, aux opprobres de Jésus-Christ,
pour participer à sa gloire , que je vous souhaite
éternelle. Amen.
SERMON
POUR UNE VÊTURE,
PRÊCHÉ
AUX NOUVELLES CATHOLIQUES.
De quelle manière l'homme peut se revêtir de Jésus-Christ.
Combien étonnant l'anéantissement du Verbe : précieux
avantages que nous en recueillons. D'où vient les hommes
ont-ils tant de peine à modérer leurs désirs. Résistance qu'ils ■
opposent aux leçons que Jésus-Christ leur a données, pour ■
les réformer : son exemple inliniment propre à confondre 3
leur liberté licencieuse. Caractères de la vraie liberté. Com-
ment la voie étroite est-elle une voie large. UUiité des con-
traintes de la vie religieuse. Épreuve nécessaire pour ne
pas s'y engager témérairement Vertus dont doit être ornée
une véritable religieuse.
Itiduimini Dominum Jesum Christum.
Revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Chrlst.Tîom.xiu, 14.
Ne vous persuadez pas, ma très-chère sœur,
que la cérémonie de ce jour ne soit qu'un simple
* A la relue régnante.
POUR UNE VÉTURE.
30»
changement d'habit. Une telle cérémonie ne mé-
riterait pas d'être sanctifiée par la parole de Dieu,
et l'Église notre sainte mère ne voudrait pas
employer ses ministres à une chose de si peu
d'importance. Mais comme vous quittez un habit
que le siècle tâche de rendre honorable par le
luxe et par les vanités, afin d'en prendre un autre,
qui tire tout sou ornement de la modestie et de
la pudeur; ainsi devez-vous penser qu'il faut
« vous dépouiller aujourd'hui du vieil homme et
. de ses convoitises , afin de vous revêtir du nou-
. veau , qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ , créé
« selon la volonté de Dieu , » comme dit l'apôtre
aux Éphésiens : Induite novum hominem, qui
secundum Dcum creatus est'. C'est à quoi vous
exhorte saint Paul , dans le texte que j'ai allé-
gué; et encore que cette parole s'adresse généra-
lement à tous les fidèles, il me semble que c'est
à vous qu'il parle en particulier , et qu'il vous
dit, avec sa charité ordinaire : « Re vêtez- vous ,
« ma sœur, de Notre-Seigneur Jésus-Christ : »
Induimini Dominum nostrumJesum Christum.
Cest ici la bienheureuse journée en laquelle le
fils de Dieu se fit honune, afin de nous faire des
dieux. Réjouissez-vous donc en Notre-Seigneur,
et revêtez-vous de celui qui a daigné aujourd'hui
se revêtir de notre nature.
Peut-être vous me demanderez de quelle sorte
cela se peut faire , et comment l'homme se peut
revêtir de Notre-Seigneur Jésus-Christ? C'est ce
jae je tâcherai de vous exposer, avec l'assistance
uiMue , par une methL;tle iï.cile et familière. Mais
ne pensez pas , ma très-chère sœur , que j'ose me
promettre, de ma propre suffisance, l'explica-
tion d'uQ si haut mystère. Je ne suis ni assez
téméraire pour l'entreprendre , ni assez intelligent
pour l'exécuter. A Dieu ne plaise que , dans cette
chaire , je vous propose une autre doctrine que
celle de l'Évangile! j'irai sous la conduite du
grand apôtre saint Paul , qui sera notre prédica-
teur. Voici de quelle sorte ce saint personnage
parle dans son Épître aux Philippiens : « Ayez ,
'dit-il, mes frères, ayez cette même affection
« en vous-mêmes , qui a été en Notre-Seigneur
« Jésus-Christ : « Hoc sentite in vobis , guod et
in Christo Jesu^ : c'est-à-dire : Prenez les senti-
ments du Sauveur ; soyez tous envers lui comme
il a été envers vous ; que ce qu'il a fait pour votre
salut soit le modèle et la règle de ce que vous
devez faire pour son service : ainsi vous serez
revêtus du Sauveur, quand vous serez imitateurs
de sa charité. Considérons donc quels ont été les
sentiments du Fils de Dieu dans le mystère de
Fincarnation, et après imprimons les mêmes pen-
' Ephet. IV , 24.
» Phili^p. u,&.
sées en nous-mêmes , et nous sejons revêtus de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, selon le comman-
dement de l'apôtre. C'est le précisde cet entretien :
Dieu le fasse fructifier, par sa grâce , à J' édifica-
tion de nos âmes?
PBEMIEB POINT.
Qui dit Dieu , dit un océan infini de toute per-
fection : tous ses attributs divins sont sans borne»
et sans limites. Son immensité passe tous les lieux,,
son éternité domine sur tous les temps : les siècles
ne sont rien devant lui , ils sont comme le jour
d'hier qui est passé , et ne peut plus revenir :
Tanquam dieshesterna quœ prœteriit, chantait
le prophète David '. Si vous demandez ce qu'il
est, il est impossible qu'on vous réponde. Il est,
personne n'en peut douter, et c'est aussi tout ce
qu'on en peut dire : « Je suis celui qui est , c'est
« celui qui est qui te parle, » disait-il autrefois
à Moïse *. Je suis , n'en demande pas davantage :
c'est parce qu'il est impossible de définir ni de limi-
ter ce qu'il est. Il n'est rien de ce que vous voyez ;
parce qu'il est le Dieu et le créateur de tout ce que
vous voyez : il est tout ce que vous voyez ; parce
qu'il renferme tout dans son essence infinie. Elle
est une et indi^^sible; mais il n'y a aucune multi-
tude qui puisse jamais égaler cette unité admira-
ble. Auprès de cette unité toutes les créatures
disparaissent, et s'évanouissent dans le néant.
Ce que je Aiens de vous dire , fidèles , et ce qu'il»
est impossible que je vous explique , c'est. leDieu
que nous adorons , loué et glorifié aux. siècles
des siècles. Voilà ce qu'est le Fils de Dîeu par.
nature ; voyons , je vous prie , ce qu'H et devenir
par miséricorde et par grâce.
Certes, je vous l'avoue, chrétiens, quand j'en-
tends cette trompette , ou plutôt , ce tonnerre de
l'Évangile , ainsi que l'appellent les Pères : In
principio erat Verbum ^ : « Au commencement.
« était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le
« Verbe était Dieu : c'est lui qui était en Dieu
« au commencement ; toutes choses ont été faites
« par lui; en lui était la vie : » quand j'entends ,
dis-je, ces choses, mon âme demeure étonnée
d'une telle magnificence. Mais lorsque , passant
plus loin dans la lecture de cet évangile , je vois
que ce Verbe a été fait chajr, et Verbinn caro
fadum est^ , je ne suis pas moins surpris d'un si
grand anéantissement. 0 Dieu, dis-je inconti-
nent en moi-même, qui l'eût jamais pu croire,
qu'un commencement si majestueux dût avoir
une fin qui semble si méprisable , et que , d'unq
» Ps. UXXl.t, i.
» Exod. m, u.
' Joan. 1, 1.
* Ibid. M.
3tO
POUR UiNE VÊTURE.
telle grandeur, on dût jamais tomber dans une
telle bassesse? Et toutefois, ma très-chère sœur,
c'est ce que le Fils de Dieu , touché d'amour pour
notre nature, a fait dans la plénitude des temps,
tlette immensité, dont je vous parlais, s'est
comme renfermée dans les entrailles d'une sainte
Vierge. L'infini est devenu un enfant; l'Éternel
s'est soumis à la loi des temps. Les hommes ont
vu l'heure de sa mort, après avoir compté le
premier jour de sa vie. Ainsi a-t-il plu à notre
grand Dieu de faire voir sa toute-puissance , en
■élevant, à la dignité la plus haute, la chose du
monde la plus vile et la plus infirme.
Considérez ceci , chrétiens : je vous ai repré-
senté la nature divine en bégayant , je l'avoue ;
et que pouvais-je faire autre chose? mais enfin
je vous l'ai , en quelque sorte, représentée dans
sa grande et vaste étendue , sans bornes et sans
limites; et dans l'incarnation elle s'est comme
raccourcie ; Verbum breviatum , parole mise en
abrégé. Elle s'est comme épuisée et anéantie,
ainsi que parle saint Paul " ; non pas qu'elle ait
rien perdu de ses qualités naturelles : elle n'est
pas capable de changement ; elle s'est commu-
niquée à nous , sans être diminuée en elle-même.
Mais enfin elle s'est unie à notre misérable nature ,
elle s'est chargée de notre néant , elle a pris sur
soi nos infirmités. « Le Fils de Dieu , égal à son
« Père, étant en la forme de Dieu a pris la forme
« d'esclave \ « Et cela qu'est-ce autre chose si-
uon se prescrire certaines bornes , sinon s'abais-
ser et s'anéantir? M'est-ce pas , en quelque sorte,
se dépouiller de sa majesté, pour se revêtir de
notre faiblesse? C'est ce que nous enseigne l'a-
pôtre, dans le texte que j'ai allégué de l'épître
aux Philippiens. 0 bonté incroyable de notre
Dieu! ô amour ineffable pour notre nature, qui
porte le Fils de Dieu vivant à s'unir si étroite-
ment avec nous dont la vie n'est qu'une langueur
et une défaillance continuelle !
Mais qu'est-il arrivé, chrétiens, de cette pro-
fonde humiliation? Comprenez, s'il vous plaît,
ce que je veux dire. k\\ ! quand le Fils de Dieu
est venu au monde , Dieu n'était presque point
connu sur la terre ; bien que la connaissance de
Dieu soit la vie éternelle. Le Fils de Dieu , prê-
chant les vérités de son Père , « a manifesté son
.< nom aux hommes ^ , » ce sont ses propres pa-
roles; et après son ascension triomphante, il a
envoyé ses disciples, qui, parcourant tout le
monde , ont ramené les peuples à la connaissance
du Créateur. De tous les endroits de la terre , les
fidèles se sont assemblés pour adorer le vrai
' Rom. IX , 28.
' Philipp. II, C, 7.
» Joan. XVII, 6.
Dieu, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ-,
s'asserablant de la sorte, ils se sont unis à cet
Homme-Dieu , qui est mort pour l'amour de nous ;
et par ce moyen ils sont devenus , non-seulement
les amis , mais les membres de Jésus-Christ , ainsi
que l'enseigne saint Paul '.
Et comment pourrais-je vous dire, mes frères ,
combien cette sainte union nous a été profitable?
Quel bonheur à nous autres pauvres mortels , d'ê-
tre unis si étroitement à la sainte humanité de
Jésus, qui est pleine de la nature divine! car
c'est par ce moyen que toutes les grâces décou-
lent sur nous. Nous unissant au Fils de Dieu se-
lon ce qu'il s'est fait pour l'amour de nous, c'est-
à-dire , selon la chair qu'il a prise de nous , nous
entrons en société de la nature divine ; nous par-
ticipons, en quelque sorte, à la divinité, parce
que nous sommes en Dieu , et Dieu en nous ; et
c'est la nouvelle alliance que Dieu a contractée
avec nous, par Notre-Seigneur Jésus-Christ.
« J'habiterai en eux, dit le Seigneur, par la bou-
« che de son prophète , et je serai leur Dieu , et
« ils seront mon peuple \ » C'est pourquoi l'apô-
tre nous avertit que nous sommes remplis de l'Es-
prit de Dieu , et que nos corps et nos âmes sont
les temples du Dieu vivant ^. Dieu donc habi-
tant en nous : comme il est un feu consumant,
ainsi que parle l'Écriture divine^, il nous change
et nous transforme en soi-même par une opéra-
lion ineffable et toute-puissante, jusqu'à ce qu'é-
tant parvenus à la gloire , où il nous appelle ,
« nous serons semblables à lui , dit le bien-aimé
« disciple ^ ; parce que nous le verrons comme
« il est : » et alors arrivera ce que dit l'apôtre
saint Paul^, que tout ce qu'il y a en nous de
mortel et de défectueux , étant dissipé par l'Es-
prit de Dieu , nous serons tout resplendissants de
l'éclat de sa majesté divine , et « Dieu sera tout
« en tous : •> Erit Deiis omnia in omnibus '. 0
joie et consolation des justes et des gens de bien !
Ce que je viens de vous dire, mes frères, c'est
la pure Écriture sainte. Si Dieu est tout en tous ,
sa gloire s'étendra sur tous les fidèles : la divinité
se répandra, en quelque sorte , sur nous ; et bien
qu'elle ne soit pas accrue en soi-même parce qu'on
ne peut lui rien ajouter, toutefois elle sera , en
quelque façon , dilatée par la manifestation de
son nom. Et c'est ce qui a fait dire au prophète ,
que Dieu étendra ses ailes sur nous ; et ailleurs ,
« qu'il marchera au milieu de nous : » InambU'
' Ephes. V , 30.
' Levit. XXVI, 12.
3 I. Cor. ni, 16; VI, 19.
< Deut. IV , 4.
i I. Joan. m , 2.
6 I. Cor. XV , 5»
: Ibid.TS.
POUR UNE VÈTURE
3ft
lubo inter cos " ; voulant signifier, par ces ter-
mes, que Dieu se dilatera en nous et sur nous
par l'opération de sa grâce , et par la commu-
nication de sa gloire'. Mais cette dilatation,
permettez-moi de parler de la sorte , se fait par
le Fils de Dieu incarné , ainsi que nous vous l'a-
vons fait voir. Et, fidèles, vous le savez, s'il
y a (pielqu'ivt sur la terre qui attende aucune
grâce de Dieu , autrement que par les mérites du
Verbe fait chair, c'est un impie , c'est un sacri-
lège qui renverse les Écritures divines, et la
sainte société que Dieu a voulu avoir avec nous,
par le moyen de son Fils unique.
Par ou vous voyez, chrétiens, que la nature
divine voulant se répandre sur nous, s'est pre-
mièrement , en quelque sorte , resserrée et anéan-
tie en nous. Le Fils éternel du Dieu vivant, le
Verbe et la sagesse du Père , a voulu que sa di-
vinité tout entière fût revêtue et chargé* d'un
corps mortel , où il semblait qu'elle fût rétrécie ,
selon l'expression de l'apôtre ^ , et de là il Ta ré-
pandue sur tous les fidèles. L'humiliation est
cause de l'exaltation. Cette amplitude, cette di-
latation , dont je viens de vous parler, je ne sais
si je me fais bien entendre , elle est venue ensuite
de cet anéantissement; c'est le dessein du Fils
de Dieu , lorsqu'il s'est fait chair pour l'amour de
nous. Que reste-t-il maintenant, sinon de vous
exhorter avec l'apôtre saint Paul : « Revêtez- vous
« de Notre-Seigneur Jésus-Christ : ' Induimini
Dominum Jesum Christum. Et comment nous
en revêtirons-nous? < Ayez le même sentiment en
« vous-mêmes , qu'avait le Sauveur Jésus : » Hoc
sentite in vobis , quod et in Christo Jesu ^ : c'est
ce qui me reste a vous exposer.
SECOND POINT.
Retenez ce que je viens de vous dire , parce
que tout ce discours, si je ne me trompe, n'a
qu'une même suite de raisonnement ; et comme
toutes les parties s'entretiennent , elles demandent
une attention plus exacte.
Quand on enseigne aux hommes qu'il faut
modérer leurs désirs, qu'il faut se retrancher
et se restreindre ; que ce leur est une dure parole !
ÎN'oiis sommes nés, tous tant que nous sommes,
dans une puissante inclination de faire ce qu'il
nous plaît. Nous sommes jaloux de notre liberté,
disons-nous ; et nous mettons cette liberté à vi-
vre comme bon nous semble , sans gêne et sans
contrainte : c'est là tout le plaisir et toute la dou-
ceur de la vie. Parlez à un avare, dites-lui qu'il
' /s. Tin, 8.
» TI. Cor. VI, l«.
» Philipp. il , 7.
* Ibid. 6.
est temps de donner quelques boraes à ce désir
insatiable d'amasser toujours; il ne comprend
pas ce que vous lui dites : sa passion n'est pas
satisfaite ; c'est un abîme sans fin , qui ne dit
jamais : C'est assez. Dites à un jeune ambitieux ,
qui , dans l'ardeur d'un âge bouillant , ne respire
que les grands honneurs , qu'il faut mépriser les
honneurs et qu'il faut se réduire à ce que Dieu
voudra ordonner de sa vie et de sa fortune : ah !
la fâcheuse sentence ! Ainsi en est-il de nos au-
tres désirs. Nous avons tous cela de mauvais,
que toutes nos convoitises sont infinies; et cela
vient du dérèglement de notre esprit , qui n'est
pas capable de prendre ses mesures bien justes,
ni de vouloir les choses modérément. Nous som-
mes véhéments dans tous nos désirs : s'il y en a
quelques-uns, peut-être, dont nous nous dépar-
tons aisément, nous avons nos passions domi-
nantes, sur lesquelles nous ne souffrons pas qu'on
nous choque : nous nous plaignons incontinent
qu'on nous ôte notre repos , qu'on veut nous
faire vivre dans la servitude. C'est pourquoi la
vertu est si difficile et si épineuse, parce qu'elle
entreprend de nous modérer.
Qu'a fait le Fils de Dieu ? Résolu de venir au.
monde comme le réformateur du genre humain,,
il nous donne lui-même l'exemple : Je viens ,
dit-il , pour vous ordonner de mortifier vos appé-
tits déréglés ; je vous défends de suivre ces va-
gues et impétueux désirs , auxquels vous vous.,
laissez emporter. Gardez-vous bien de marcher
dans cette voie large et délicieuse , qui vous mè-
nerait à la mort : allez par la voie étroite, qui vous
conduira au salut. Ici les hommes résistent; im-
patients de contrainte, ils refusent d'obéir au
Sauveur, ils veulent avoir partout leurs commo-
dités et leurs aises. Et pourquoi, disent-ils, t
Seigneur, pourquoi nous commandez-vous de
marcher dans ce sentier difficile ? pourquoi con-
traindre si fort nos inclinations, et nous tenir
éternellement dans la gêne?
Eh! quelle est cette manie, chrétiens? consi-
dérez le sauveur Jésus : voyez la divinité , qui a
daigné se couvrir d'une chair humaine. Autant
que sa nature l'a pu permettre , elle a restreint
son immensité : un Dieu a bien voulu se soumet-»
tre aux lois qu'il avait faites pour ses créatures.
Quel antre assez obscur, et quelle prison assez
noire égale l'obscurité des entrailles maternelles?
Et cependant ce divin enfant , qui était homme
fait dès le premier moment de sa vie , à cause
de la maturité de sa connaissance , s'y étant en-
fern>é volontairement , y a passé neuf mois sans
impatience. Et toi , misérable mortel , tu veux
jouir d'une liberté insolente; tu ne veux souffrir
aucun joug, non pas même celui de Dieu; tu
J5J2
POUR UNE VÊTURE.
diîmandes témérairement qu'on lâche la bride à
tes désirs. Ah! chrétiens, ayez en vous-mêmes
les sentiments du sauveur Jésus'. Ayant une
étendue infinie , il s'est mis à l'étroit pour l'amour
de nous ; étant en la forme de Dieu , il a pris la
forme d'esclave; étant la source de tout être, il
s'est anéanti pour notre salut; et nous qui ne
sommes rien, nous ne pouvons supporter la
moindre contrainte pour son service. Certes si
nous croyons véritablement ce que nous profes-
sons tous les jours, que le Fils de Dieu , pour nous
donner la vie éternelle, a pris une chair humaine;
notre impudence est extrême de lie pas renoncer
à notre volonté, pour nous laisser gouverner par
la sienne.
Ainsi, ma très-chère sœur, revêtez-vous de
IVotre-Seigneur Jésus-Christ. Cette sainte clôture,
où vous méditez de vous retirer, est-elle plus
étroite que cette prison volontaire du ventre de la
sainte Vierge , où le Fils de Dieu se met aujour-
d'hui? Ne portez point d'çnvie à celles de votre
sexe , qui courent deçà et delà dans le monde ,
éternellement occupées à rendre et à recevoir des
visites. Certainement elles semblent avoir quel-
que sorte de liberté , mais c'est une liberté ima-
ginaire, qui les empêche d'être à elles-mêmes,
et qui les rend esclaves de tant de diverses cir-
conspections, que la loi de la civilité et le point
d'honneur ont établies dans le monde. Q\ie si le
monde a ses contraintes , que je vous loue , ma
très-chère soeur, vous qui , estimant trop votre
liberté pour la soumettre aux lois de la terre,
protestez hautement de ne vouloir vous captiver
que pour le Sauveur Jésus qui , se faisant esclave
pour l'amour de nous , nous a affranchis de la
servitude! C'est dans cette sainte contrainte que
se trouve la vraie liberté : c'est dans cette voie
étroite que l'âme est dilatée par le Saint-Esprit ,
pour recevoir l'abondance des grâces divines.
La charité de Jésus pénétrant au fond de nos
^mes , ne les resserre que pour les ouvrir.
Remarquez ceci , ma très-chère sœur : la voie
étroite, c'est une voie large; et bien qu'il soit
vrai que les saints ont à marcher en ce monde
dans un sentier étroit, ils ne laissent pas de mar-
cher dans un chemin spacieux. En voulez-vous
la preuve par les Écritures divines , écoutez le
prophète David : Latum mandatum tuum ni-
mis' : «Votre commandement est exti-êmement
« large. > Que veut dire ce saint prophète ? Certes ,
le commandement c'est la voie par laquelle nous
devons avancer. D'où vient que le Sauveur a dit :
« Si tu veux parvenir à la vie, observe les com-
< Philipp. !i,5.
^ Pi. CXYlll , 90
« mandements '. » Les voies de Dieu et les ordon
nances de Dieu, c'est la même chose dans les
Écritures : « Heureux est celui , dit David ' , qui
« marche dans la voie du Seigneur ; » c'est-à-dire,
qui garde ses lois : or le commandement est
large; c'est ainsi que parle David.
Et comment est-ce donc qu'il est dit, que les
voies du salut sont étroites? Ah ! chrétiens , sen»
tons en nous-mêmes ce que le Sauveur Jésus a
senti. Il s'est mis à l'étroit , afin de se répandre
plus abondamment : ainsi nous devons être dans
une salutaire contrainte, pour donner à notre
âme sa véritable étendue. Contraignons-nous en
domptant nos désirs, en mortifiant notre chair;
mettons-nous à l'étroit par l'exercice de la péni-
tence, et notre âme sera dilatée par l'inspiration
de la charité. « La charité élargit les voies , dit
« l'admirable saint Augustin^ : c'est elle qui di-
« late l'âme , et qui la rend capable de recevoir
« Dieu. » « Mon âme se dilate sur vous , ô Corin-
« thiens ; vous n'êtes point à l'étroit dans mon
« cœur, « disait l'apôtre saint PauH; c'est qu'il
les aimait par une charité très-sincère. Et ailleurs
le même saint Paul : « La charité de Jésus-Christ
« nous presse ^. » Grand apôtre, si elle nous presse,
comment est-ce qu'elle nous dilate? Ah! nous
répondrait-il , chrétiens , plus elle nous presse ,
plus elle nous dilate : autant qu'elle presse nos
cœurs , pour en chasser les délices du monde ;
autant elle les dilate , pour recevoir les grâces
célestes et la sainte dilection.
Ainsi réjouissez-vous, ma très-chère sœur :
autant que la vie à laquelle vous êtes résolue de
vous préparer est difficile et contrainte , autant
est-elle libre et aisée ; autant qu'elle a d'incomr
modités selon la chair et selon les sens , autant
elle abonde en esprit de divines et bienheureuses
consolations. Mais si vous y voulez profiter, re-
vêtez-vous auparavant de Notre-Seigneur Jésus?
Christ; prenez les sentiments du Sauveur : il a
voulu que le mystère que nous célébrons aujour-
d'hui fût préparé et accompli par obéissance. Si
l'ange parle à Marie, c'est de la part de Dieu
qu'il lui parle : si Marie conçoit le Sauveur, elle
le conçoit par l'obéissance : « Je suis la servante
« du Seigneur^. » Cette parole de soumission a
attiré le Fils dcDieu, duplushautdescieux, dans
ses bénites entrailles : car elle l'a conçu , non par
l'opération de la chair, mais par l'opération de
l'Esprit de Dieu ; et le Saint-Esprit ne repose que
dans les âmes obéissantes. Enfin le Verbe est
< Maith. XIX . 17.
' Ps. CWlll, I.
3 Enarr. ii, in Ps. x\x , U" 15, l. IV, col. 163.
* II. Cor. VI, U.
» Ibid. V, U.
^ Luc 1,38.
POUR UNE VÉTURE.
31S
descendu surJa terre, mais il y était envoyé par
son Père, et le premier acte qu'il fit ce fut un
acte d'obéissance. " Il est écrit, dit-il, au com-
« mencemeut du livre, que je ferai votre volonté ,
• ô mon Père. » Ce sont les propres paroles que
l'apôtre saint Paul lui fait dire , au moment qu'il
entre en ce monde : Ingrediens mundum di-
cit ... In capite libri scriptum est de me, utfa-
ciam , Deus, voluntatem tuam'.
Prenez donc les sentiments du sauveur Jésus.
Gardez-vous bien d'entrer dans ce nouveau
genre de vie , si vous n'y êtes appelée de la part
de Dieu. L'Église ne veut pas que vous vous y
engagez témérairement ; et c'est pour cette rai-
son qu'elle vous donne ce temps d'épreuve.
Éprouvez quel est le bon plaisir de Dieu; étu-
diez-vous vous-même; consultez les personnes
spirituelles. La vie , à laquelle vous vous des-
tinez, est la plus calme et la plus tranquille de
toutes , pour celles qui sont bien appelées; mais
pour celles qui ne le sont pas , il n'y a point de
pareilles tempêtes : et telle que serait la témérité
d'un homme qui , ne sachant ce que c'est que la
navigation , se mettrait sur mer sans pilote; telle
est la folie dune créature qui embrasse la vie
reUgieuse , sans avoir la volonté de Dieu pour son
guide.
Car je vous prie de considérer, ma très-chère
sœur, que ce n'est pas par vos propres forces,
que vous pouvez accomplir les devoirs de la vie
religieuse. C'est donc par l'assistance divine : et
avec quelle confianceimploreriez-vous l'assistance
de Dieu pour exécuter une chose , si vous laviez
entreprise contre sa volonté? Par conséquent
songez quelle est votre vocation , et que ce soit là
toute votre étude. Sachez que la perfection de la
vie chrétienne n'est pas de se jeter dans un cloître,
mais de faire la volonté de Dieu ; c'est là notre
nourriture , selon ce que dit le Sauveur : JUeus
cihusest, ut faciam voluntatem ejus qui ?nisit
me*.
Cependant recevez, des mains de la sainte
Église, le voile, qu'elle vous donnera, béni par
l'invocation du nom de Dieu qui sanctifie toutes
choses. Mais , en même temps , recevez invisihle-
ment de l'Esprit de Dieu un voile spirituel, qui
est la simplicité et la modestie : qu'elle couvre et
vos yeux et votre visage : qu'elle ne vous permette
pas d'élever la vue , sinon à ces saintes monta-
gnes d'où vous doit venir le secours. Épouse de
Jésus-Christ , si quelque chose vous plaît , excepté
Jésus, vous êtes une infidèle et une adultère, et
votre virginité vous tourne en prostitution. Dé-
» Hehr.x,h,7.
? Joatt. IV, U.
pouillez-vous donc généreusement de l'iiablt du
siècle : laissez- lui sa pompe et ^ vanités ; ornez
votre corps et votre âme des choses qui plaisent
à votre Époux : que la candeur de ^votre inno-
cence soit colorée par l'ardeur du zèle , et par la
pudeur modeste et timide. Ce n'est que par le si-
lence , ou par des réponses d'humilité , que votre
bouche doit être embellie. Insérez à vos oreilles,
c'est Tertullien qui vousy exhorte'; insérez à vos
oreilles la sainte parole de Dieu : ayez votre âme
élevée à Dieu; alors votre taille sera droite, et
votre contenance, agréable. Que toutes vos actions
soient animées de la charité, et tout ce que vous
ferez aura bonne grâce. C'est la seule beauté que
je vous souhaite; parce que c'est la seule qui plaît
au Verbe incarné votre Époux.
Et vous , mes très-chères sœurs , recevez cette
jeune fille, que vous avez si bien élevée. Hé
Dieu, que pourrai-je vous dire pour votre con-
solation? sans doute votre piété a déjà prévenu
tous mes soins. Ah ! que le Fils de Dieu vous
aura donné de douceurs en mangeant cette même
chair , cette chair sainte , cette chair vivante et
pleine d'esprit de vie, qu'il a prise aujourd'hui
pour notre salut ! Achevez votre course avec le
même courage : veillez en prières et en oraisons;
et surtout, dans ces oraisons , priez pom* l'ordre
ecclésiastique, afin qu'il plaise à la bonté di-
vine de nous faire selon son cœur, à la gloire
de la sainte Église , et à la confusion de ses en-
nemis. Certes, je ne craindrai pas de le dire,
il semble que la Providence divine vous a con-
duites en ce lieu , non sans quelque secret con-
seil : ces âmes que Dieu a retirées des ténèbres
de l'hérésie , pour les donner à l'Église par votre
main, en sont un témoignage évident. Heureuses
mille et mille fois d'être employées au salut dv
âmes , pour lesquelles le Sauveur Jésus a répandu
tout son sang! rendez à sa bonté de continuel-
les actions de grâces ; imprimez la crainte de Dieu
dans ces âmes tendres et innocentes que l'on
vous a confiées.
Et pour vous, ma très-chère sœur; car puis-
que cet entretien a commencé par vous, il faut
que ce soit par vous qu'il finisse : revêtez-vous
de Notre-Seigneur Jésus-Christ; souvenez-vous
toute votre vie , pour votre consolation , que vous
vous êtes dédiée à l'épreuve d'une vie plus retirée
et plus solitaire, le même jour que, par une
bonté infinie , il s'est jeté dans une prison volon-
taire. N'oubliez pas aussi que cette même journée
est sainte par la mémoire de la très-pure Marie.
Priez-la de vous assister par ses pieuses interces-
sions ; imitez sa pureté augélique et son obéis-
' De CulL femin. 11b. U, O' 13.
314
POUR UNE VÊTURE.
sance fidèle : dites avec elle . de tout votre cœur :
"■ Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit
« iait selon sa parole. » Vivez , raa très-chère
sœur, selon la parole de Dieu , et vous serez ré-
coinpensée "selon sa parole. Si vous faites selon
la parole de Dieu , il vous sera fait selon sa pa-
role. Amen.
*«ft<âw»«ea
SERMON
POUR LA VÉTURE
D'UNE POSTULANTE BERNARDINE.
Trois espèces de captivités qui existent dans le monde :
l'une par le péché, la seconde par les passions, la troisième
par l'empressement des affaires. Moyens efficaces que la vie
relifiiense fournit dans sa discipline, ses austérités; son éloi-
gnement du monde, pour délivrer les âmes de cette triple
servitude.
Si vos FHiu.1 Itberavcrit , vere liheri erltis.
Vous serez vraiment libres, lorsque le Fils vous aura dé-
livrés. Joan. vm, 36.
Encore qu'il n'y ait rien dans le monde que
les hommes estiment tant que la liberté, j'ose
dire qu'il n'y a rien qu'ils conçoivent moins ; et
ils se rendent eux-mêmes tous les jours esclaves ,
par l'affectation de l'indépendance. Car la liberté
qwi nous plaît, c'est sans doute celle que nous
nous donnons en suivant nos volontés propres.
Et au contraire nous lisons dans notre évangile
que jamais nous ne serons libres , jusqu'à ce que
le Fils de Dieu nous ait délivrés; c'est-à-dire,
qu'il faut être libres , non point en contentant nos
désirs , mais en soumettant notre volonté à une
conduite plus haute. C'est ce que le monde a
fîbine à comprendre , et c'est ce que votre exem-
ple nous montre aujourd'hui , ma très-chère sœur
en Jésus-Christ, puisque, renonçant volontai-
rement à la liberté de ce monde , vous venez
vous présenter au Sauveur afin d'être son affran-
chie , et tenir de lui seul votre liberté ; et vous
ne refusez, pour cela, ni la dureté ni la con-
trainte de cette clôture , vous ressouvenant que
Jésus, cet aimable libérateur de nos âmes, afin
de nous retirer de la servitude dans laquelle
nous gémissions, n'a pas craint de se renfermer
lui-même jusf[ue dans les entrailles de la sainte
Vierge, après que l'ange l'eut saluée par ces
mots , que nous lui allons encore adresser, pour
implorer le Saint-Esprit par son assistance : Ave,
lUaria.
Lorsque l'Église persécutée voyait ses enfants
^çalucs en prison pour la cause de TÉvangile, et
que les empereurs infidèles , désespérant de les
pouvoir vaincre par la cruauté des supplices, tâ-
chaient du moins de les fatiguer et de les abat-
tre par l'ennui d'une longue captivité ; un célè-
bre auteur ecclésiastique soutenait leur constance
par cette pensée : ce grand homme, c'est Tertul-
lien , leur représentait tout le monde comme une
grande prison , où ceux qui aiment les biens pé-
rissables sont captifs et chargés de chaînes du-
rant tout le cours de leur vie. « Il n'y a point,
« dit-il, une plus obscure prison que le monde, où
'< tant de sortes d'erreurs éteignent la véritable
« lumière, ni qui contienne plus de criminels,
« puisqu'il y en a presque autant que d'hommes ;
« ni de fers plus durs que les siens , puisque les
« âmes mêmes en sont enchaînées; ni de cachots
« plus remplis d'ordures, par l'infection de tant
« de péchés et de convoitises brutales : » Majores
tenebras habet mundus, quœ homiiium prœcor-
dia excœcant, graviores catenas induit mun-
dus : quœ ipsas animas liominmn constrin-
gunt; pejores immunditias expirât mundus ,
libidines hominum. « Tellement, poursuivait-il,
« ô très-saints martyrs, que ceux qui vous arra-
« chent du milieu du monde, pour vous mettre
« dans des cachots ; en pensant vous rendre cap-
« tifs, vous délivrent d'une captivité plus insup-
« portable : et , quelque grande que soit leur fu-
« reur. Us ne vous jettent pas tant en prison, qu'ils
« vous en tirent : » Si recogitemus ipsum magis
mundum carcerem esse, exisse vos e carcere,
qîtam in carcerem iniroisse intelligemus '
Permettez-moi, madame, d'appliquer à l'ac-
tion de cette journée cette belle méditation de
TertuUien. Cette jeune demoiselle se présente à
vous, pour être admise dans votre clôture, comme
dans une prison volontaire : ce ne sont point
des persécuteurs qui l'amènent; elle vient, tou-
chée du mépris du monde : et sachant qu'elle
a une chair qui , par la corruption de notre na-
ture , est devenue un empêchement à l'esprit ,
elle s'en veut rendre elle-même la persécutrice
par la mortification et la pénitence. La splen-
deur d'une famille opulente , dont elle est sortie,
n'a pas été capable de l'attirer et de la rappeler
à la jouissance des biens de la terre. Bien qu'elle
sache qu'aux yeux des mondains un monastère
est une prison ; ni vos grilles , ni votre clôture ne
l'étonnent pas : elle veut bien renfermer son
corps , afin que son esprit soit libre à son Dieu ;
et elle croit, aussi bien que TertuUien, que comme
le mondeest une prison, en sortir c'est la liberté.
Que reste-t-il donc , maintenant , sinon que nous
fassions parler le Fils de Dieu même, pour la fori
' Ad Mart. n" B.
POUR UÎSE VÉTUllE.
31.
lifier dans celle pensée , et que nous lui fassions
entendre aujourd'hui que la profession reli-
gieuse, à laquelle elle va se préparer, donne la
véritable libené d'esprit aux âmes que Jésus-
Christ y appelle?
Je n'ignore pas, chrétiens , que la proposition
que je fais semble un paradoxe incroyable : que
nous appelons liberté ce que le monde appelle
contrainte. Mais pour faire paraître, en peu de
paroles , la vérité que j'ai avancée , distinguons ,
avant toutes choses , ti'ois espèces de captivités
dont la vie religieuse affranchit les cœurs. Et
premièrement , il est assuré que le péché nous
rend des esclaves; c'est ce que nous enseigne le
Sauveur des âmes , lorsqu'il dit dans son Évan-
gile : Qui facit peccatum, servus est peccati ' :
« Celui qui fait un péché en devient l'esclave. »
Secondement, il n'est pas moins vrai que nos
passions et nos convoitises nous jettent aussi dans
la servitude : elles ont des liens secrets qui tien-
nent nos volontés asservies. Et n'est-ce pas cette
servitude que déplore le divin apôtre lorsqu'il
parle de cette loi qui est en nous-mêmes, qui nous
contraint et qui nous captive , qui nous empêche
d'aller au bien avec une liberté tout entière : Per-
ficere aulem non invenio^l Voilà donc deux
espèces de captivités : la première , par le péché ;
la secimde, par la convoitise. Mais il faut re-
marquer, en troisième lieu, que le monde nous
rend esclaves d'une autre manière , par l'empres-
sement des affaires , et par tant de lois diffé-
rentes de civilité et de bienséance que la coutume
introduit, et que la complaisance autorise. C'est
là ce qui nous dérobe le temps , c'est là ce qui
nous dérobe à nous-mêmes; c'est ce qui rend
notre vie tellement captive dans cette chaîne
continuelle de visites , de divertissements , d'oc-
cupations , qui naissent perpétuellement les unes
des autres , que nous n'avons pas la liberté de
peuser à nous parmi tant d'heures du meilleur
temps, que nous sommes contraints de donner
aux autres ; et c'est , mes sœurs , cette servitude ,
dont saint Paul nous avertit de nous dégager,
en nous adressant ces beaux mots : Pretio
empli estis, nolitefieri servi hominum^ : « Vous
« êtes rachetés d'un grand prix, ne vous ren-
« dez pas esclaves des hommes; » c'est-à-dire,
si nous l'entendons, que nous nous délivrions du
poids importun de ces occupations empressées
et de tant de devoirs différents où nous jettent,
presfiue nécessairement, les lois et le commerce
du monde. Parmi tant de servitudes diverses,
qui oppriment de toutes parts notre liberté , ne
' Joan. viir, 34.
» Rom. VII, 18.
» I. Cor. VU, 23.
voyez-vous pas manifestement que jamais nous
ne serons libres , si le Fils ne nous affranchit, et
si sa main ne rompt nos liens : Si vos Filius li-
beraverit, vere liber i eritis.
Mais s'il y a quelqu'un dans l'Église qui puis.se
aujourd'hui se glorifier d'être mis en liberté par
sa grâce , c'est vous , c'est vous principalement ,
chastes épouses du Sauveur des âmes ; c'est vous
que je considère comme vraiment libres , parce
que Dieu vous a donné des moyens certains pour
vous délivrer efficacement de cette triple servi-
tude qu'on voit dans le monde , du péché , des
passions, de l'empressement. Le péché est exclu
du milieu de vous , par l'ordre et la discipline re-
ligieuse : les passions y perdent leur force , par
l'exercice de la pénitence. Cet empressement
éternel où nous engagent les devoirs du monde
ne se trouve point parmi vous , parce que sa con-
duite y est méprisée , et que ses lois n'y sont pas
reçues : ainsi l'on y peut jouir pleinement de
cette liberté bienheureuse que le Fils de Dieu
nous promet dans les paroles que j'ai rapportées;
et c'est ce que j'espère de vous faire entendre,
avec le secours de la grâce.
PREMIER POI^T.
Dès le commencement de mon entreprise, il
me semble, ma chère sœur, qu'on me fait un se-
cret reproche : que c'est mal entendre la liberté ,
que de la chercher dans les cloîtres, au milieu
de tant de contraintes et de cette austère régu-
larité , qui , ordonnant si exactement de toutes
les actions de votre vie , vous tient si fort dans la
dépendance, qu'elle ne laisse presque plus rien
à votre choix. La seule proposition en paraît
étrange, et la preuve, fort difficile. Mai^ cette
difficulté ne m'étonne pas; et j'oppose à cette
objection ce raisonnement invincible , que je
propose d'abord en peu de paroles , pour vous
en donner une idée, mais que j'étendrai plus au
long dans cette première partie, pour vous le
rendre plus sensible. Je confesse qu'on se con-
traint dans les monastères ; je sais que vous y
vivrez dans la dépendance : mais à quoi tend
cette dépendance , et pourquoi vous soumettez-
vous à tant de contraintes? n'est-ce pas pour
marcher plus assurément dans la voie de >'otre-
Seigneur, pour vous imposer à vous-même une
heureuse nécessité de suivre ses lois, et pour vous
ôter, s'il se peut, la liberté de mal faire, et la li-
berté de vous perdre? Puis donc que la liberté
des enfants de Dieu consiste à se délivrer du
péché; puisque toutes ces contraintes ne sont
établies que pour en éloigner les occasions , et
en détruire le règne et la tyrannie, ne s'ensuit-
il pas manifestement que la vie que vous voulea
SI6
embrasser, et dont vous allez aujourd'hui com-
mencer l'épreuve , vous donne la liberté vérita-
ble, après laquelle doivent soupirer les âmes
solidement chrétiennes? Un raisonnement si so-
lide est capable de convaincre les plus obstinés :
il faut que tous les esprits cèdent à une doctrine
si chrétienne. Mais encore qu'elle soit très-indu-
bitable, il n'est pas si aisé de l'imprimer dans
les cœurs ; on ne persuade pas , en si peu de
mots , des vérités si éloignées des sens , si con-
traires aux inclinations de la nature : mettons-
les donc dans un plus grand jour, voyons-en les
principes et les conséquences; et puisque nous
parlons de la liberté, apprenons, avant toutes
choses , à la bien connaître.
Car il faut vous avertir, chrétiens, que les
hommes se trompent ordinairement dans l'opi-
nion qu'ils en conçoivent; et le fils de Dieu ne
nous dirait pas , dans le texte que j'ai choisi, qu'il
veut nous rendre vraiment libres : vcre liberi
eritis, si, en nous faisant espérer une liberté vé-
ritable, il n'avait dessein de nous faire entendre
qu'il y en a aussi une fausse. C'est pourquoi nous
devons nous rendre attentifs à démêler le vrai
d'avec le faux , et à comprendre , nettement et
distinctement, quelle doit être la liberté d'une
créature raisonnable; c'est ce que j'ai dessein de
vous expliquer. Et, pour cela, remarquez, mes
sœurs, trois espèces de liberté , que nous pouvons
nous imaginer dans les créatures. La première est
celle des animaux, la seconde est la liberté des
rebelles; la troisième est la liberté des enfants de
Dieu. Les animaux semblent libres, parce qu'on
ne leur a prescrit aucunes lois; les rebelles s'ima-
ginent l'être, parce qu'ils secouent l'autorité des
lois : les enfants de Dieu le sont en effet , en se sou-
mettant humblement aux lois ; telle est la liberté
véritable , et il nous sera fort aisé de l'établir très-
solidement par la destruction des deux autres.
* Car pour ce qui regarde cette liberté dont jouis-
sent les animaux, j'ai honte de l'appeler de la
sorte. Il est vrai qu'ils n'ont pas de lois qui répri-
ment leurs appétits ou dirigent leurs mouvements ;
mais c'est qu'ils n'ont pas d'intelligence, qui les
rende capables d'être gouvernés par la sage direc-
tion des lois : ils vont où les entraîne un instinct
aveugle, sans conduite et sans jugement. Et ap-
pellerons-nous liberté cet aveuglement brute et
indocile, incapable de raison et de discipline?
A Dieu ne plaise , ô enfants des hommes , qu'une
telle liberté vous plaise, et que vous souhaitiez
jamais d'être libres d'une manière si basse et si
ravalée !
Ou sont ici ces hommes brutaux , qui trouvent
toutes les lois importunes; et qui voudraient les
>oir abolies, pour n'en recevoir que d'eux-mêmes
POUR UiNE VÉTLRE.
et de leurs désirs déréglés? S'ils se souviennent
du moins qu'ils sont hommes, et (fh'ils n'affectent
pas une liberté qui les range avec les bêtes; qu'ils
écoutent ces belles paroles, que Tertullien sem-
ble n'avoir dites que pour confirmer mon raison-
nement : « Il a bien fallu, nous dit-il, que DieU
« donnât une loi à l'homme ; « et cela , pour quelle
raison ? était-ce pour le priver de sa liberté ? < ^ul-
« lement, dit Tertullien ' , c'était pour lui témoi-
« gner de l'estime : » Lex abjecta homim, ne
non tam liber quant abjectus videretur. Cette
liberté de vivre sans lois eût été injurieuse à no-
tre nature. Dieu eût témoigné qu'il méprisait
l'homme , s'il n'eût pas daigné le conduire, et lui
prescrire l'ordre de sa vie; il l'eût traité comme
les animaux, auxquels il ne permet de vivre sans
lois qu'à cause du peu d'état qu'il en ftiit , et qu'il
ne laisse libres que par mépris : J^quandus cœ-
ieris animanlibus, solutis a Deo et exfastidio
liberis, dit Tertullien». Si donc il nous a établi
des lois , ce n'est pas pour nous ôter notre liberté ,
mais pour nous marquer son estime; c'est qu'il
a voulu nous conduire comme des créatures in-
telligentes; en un mot, il a voulu nous traiter en
hommes. Constitue, Domine, legislatorem su-
per eos .* « 0 Dieu , donnez-leur un législateur ;
« modérez-les par des lois : » Ut sciant gentes
quonia7n homines sunt^ : « afin qu'on sache que
« ce sont des hommes » capables de raison et
d'intelligence , et dignes d'être gouvernés par une
conduite réglée : Constitue, Domine, legislaio--
rem super eos.
Par où vous voyez manifestement que la liberté
convenable à l'homme , n'est pas d'affecter de vi-
vre sans lois. Il est juste que Dieu nous en donne ;
mais, mes sœurs, il n'est pas moins juste que
notre volonté s'y soumette : car dénier son obéis-
sance à l'autorité légitime, ce n'est pas liberté,
mais rébellion ; ce n'est pas franchise , mais in-
solence. Qui abuse de sa liberté jusqu'à manquer
de respect, mérite justement de la perdre : et il
en est ainsi arrivé. « L'homme ayant mal usé de
.. sa liberté , il s'est perdu lui-même , et il a perdu
« tout ensemble cette liberté qui lui plaisait tant : »
Libcro arbitrio maie utenshomo, et se perdidit
et ipsum^. Et cela, pour quelle raison? C'est,
parce qu'il a eu la hardiesse d'éprouver sa liberté
contre Dieu; il a cru qu'il serait plus libre s'il
secouait le joug de sa loi. Le malheureux, sans
doute, mes sœurs, a mal connu quelle était la
nature de sa liberté. C'est une liberté, remarquez
ceci ; mais ce n'est pas une indépendance : c'est
I Adv. Marc- lib. it, n"*.
' Ibid.
' /'*■• 1^.21. . , ^
< S. Juyit^t. Eiichir. cap. xxx, n" 0, t vi,çoU.a(H-
POUR UXK VÊTURR.
317
une liberté; mais elle ne l'exempte pas de la su-
jétion qui est essentielle ù la créature; et c'est
ce qui a abusé le premier bomme. Un saint pape
a dit autrefois , qu'Adam avait été trompé par sa
liberté : Sua in œternum libertate deceptus '.
Qu'est-ce à dire trompé par sa liberté? C'est qu'il
n'a pas su distinguer entre la liberté et l'indépen-
dance; il a prétendu être libre, plus qu'il n'ap-
partenait à un homme né sous l'empire souverain
de Dieu. Il était libre comme unbonfils sous l'au-
torité de son père; il a prétendu être libre jusqu'à
perdre entièrement le respect , et passer les bornes
de la soumission. Ma sœur, ce n'est pas ainsi
qu'il faut être libre; c'est la liberté des rebelles.
Mais la souveraine puissance de celui contre le-
quel ils se soulèvent, ne leur permet pas de jouir
longtemps de cette liberté licencieuse : bientôt ils
se verront dans les fers , réduits à une servitude
étemelle, pour avoir voulu étendre trop loin leur
fière et indocile liberté.
Quelle étrange franchise , mes sœui-s , qui les
rend captifs du péché, et sujets à la vengeance
di\ine ! Voyez donc combien les hommes se trom-
pent dans i'idée qu'ils se forment de la liberté ,
et adressez-vous au Sauveur, afin d'être vraiment
affranchies : Si vos Filius liberaverit, vere liberi
eritis. C'est de là que vous apprendrez que la l iberté
véritable , c'est d'être soumis aux ordres de Dieu
et obéissant à ses lois; et que vous la bâtirez soli-
dement, sur les débris de ces libertés ruineuses.
Et il est aisé de l'entendre par là , si vous savez
comprendre la suite des principes que j'ai posés :
car, comme nous l'avons déjà dit ; étant nés sous
le règne souverain de Dieu , c'est une folie mani-
feste de prétendre être indépendants. Ainsi , notre
liberté doit être sujette ; et elle aura d'autant plus
de perfection , qu'elle se rendra plus soumise à
cette puissance suprême.
Apprenez donc , ô enfants des hommes, quelle
doit être votre liberté, et n'abusez pas de ce nom
pour favoriser le libertinage. Le premier degré
de la liberté, c'est la souveraineté et l'indépen-
dance; mais cela n'appartient qu'à Dieu : et
c'est pourquoi le second degré, où les hommes
doivent se ranger, c'est d'être immédiatement au-
dessous de Dieu , de ne dépendre que de lui seul ;
de s'attacher tellement à lui, qu'il soit, par ce
moyen, au-dessus de tout. Voilà, mes sœurs,
dit Tertullien , la liberté qui convient à l'homme ;
une liberté raisonnable , qui sait se tenir dans son
ordre : qui ne s'emporte ni ne se rabaisse , qui
tient à gloire de céder à Dieu , qui s'estimerait
ravilie de se rendre esclave des créatures; qui
croit ne se pouvoir conserver, qu'en se souraet-
■ Innocent. I. Ep. xxiT, ad Conc. Carth. Lab. t. ii, col.
1386.
tant à celui qui lui a soumis toutes choses. C'est
ainsi que les hommes doivent être libres : Ut ani-
mal rationale, intcllectus et scientiœ capax,
ipsa quoqne libertate rationali confincretur, ei
subjectus qui subjecerat illi omnia'. C'est ce
que je vous prie de comprendre par cette compa-
raison. Nous voyons que, dans un État, le pre-
mier degré de l'autorité , c'est d'avoir le manie-
ment des affaires; et le second, de s'attacher
tellement à celui qui tient le gouvernail, qu'en
ne dépendant que de lui nous voyions tout le
reste au-dessous de nous.
Ainsi , après avoir si bien établi l'idée qu'il faut
avoir de la liberté, je ne crains plus, ma sœur,
qu'on vous la dispute; et je demande hardiment
aux enfants du siècle, ce qu'ils pensent de leur
liberté en comparaison de la vôtre. Mais pourquoi
les interroger; puisque nous avons devant nous
un homme qui , ayant passé par les deux épreuves
de la liberté des pécheurs, et de la liberté des
enfants de Dieu, peut nous en instruire par son
propre exemple. C'est vous que j'entends, ô grand
Augustin : car peut-on se taire de vous, aujour-
d'hui que toute l'Église ne retentit que de vos
louanges, et que tous les prédicateurs de l'Évan-
gile, dont vous êtes le père et le maître , tâchent
de vous témoigner leur reconnaissance? Que j'ai
de douleur, ô très-saint évêque, ô docteur de
tous les docteui*s, de ne pouvoir m'acquitter d'un
si juste hommage ! Mais un autre sujet me tient
attaché; et néanmoins je dirai, ma sœur, ce qui
servira pour vous éclaircir de cette liberté que je
vous prêche. Augustin a été pécheur, Augustin
a goûté cette liberté dont se vantent les enfants
du monde : il a contenté ses désirs ; il a donné à
ses sens ce qu'ils demandaient : c'est ainsi qne
les pécheurs veulent être libres. Augustin aimait
cette liberté ; mais depuis , il a bien conçu que c'é-
tait un misérable esclavage.
Quel était cet esclavage, mes sœurs? Il faut
qu'il vous l'explique lui-même par une pensée dé-
licate , mais pleine de vérité et de sens. J'étais
dans la plus dure des captivités. Et comment celai
Il va vous le dire en un petit mot : « parce que
« faisant ce que je voulais, j'arrivais où je ne vou-
« lais pas : » Quoniam volens, quo nollem per-
venerani ^ Quelle étrange contradiction ! se peut-
il faire, âmes chrétiennes, qu'en allant où l'on
veut on arrive où on ne veut pas? Il se peut , et
n'en doutez pas ; c'est saint Augustin qui le dit , et
c'est où tombent tous les pécheure. Us vont où ils
veulent aller: ils vont à leurs plaisirs, i!s font ce
qu'ils veulent : voilà l'image de la liberté qui les
trompe ; mais ils arrivent où ils ne veulent p; s
» Adv. Marc, lib n, n' 4.
» Confess. lib. Vin, cap. v, t. i, coL U9.
SIS
POUR UNE VÉTURE.
arriver, à la peine et à la damnation qui leur est
due : et voilà la servitude véritable que leur aveu-
glement leur cache. Ainsi , dit le grand saint Au-
gustin, étrange misère ! er allant par le sentier que
je choisissais, j'arrivais au lieu que je fuyais le plus^
en faisant ce que je voulais , j'attirais ce que je
ne voulais pas : la vengeance , la damnation , une
dure nécessité de pécher, que je me faisais à moi-
même par la tyrannie de l'habitude : Dum con-
suetudini non resistitur, facta est nécessitas^.
Je croyais être libre ; et je ne voyais pas , malheu-
reux ! que je forgeais mes chaînes. Par l'usage de
ma liberté prétendue je mettais un poids de fer
sur ma tête que je ne pouvais plus secouer; et je
me garrottais tous les jours de plus en plus, par
les liens redoublés de ma volonté endurcie. Telle
était la servitude du grand Augustin, lorsqu'il
jouissait , dans le siècle , de la liberté des rebelles.
Mais voyez maintenant, ma sœur, comme il
goûte , dans la retraite , la sainte liberté des en-
fants.
Quand il eut pris la résolution , que vous avez
prise , de renoncer tout à fait au siècle , d'en quit-
ter tous les honneurs et tous les emplois, de
rompre, d'un même coup, tous les liens qui l'y
attachaient , pour se retirer avec Dieu ; ne croyez
pas qu'il s'imaginât qu'une tel le vie fût contrainte.
Au contraire , ma chère sœur, combien se trou-
va-t-il allégé! quelles chaînes crut-il voir tomber
de ses mains ! quel poids de dessus ses épaules !
Avec quel ravissement s'écria-t-il : 0 Seigneur,
vous avez rompu mes liens ! Quelle douceur ino-
pinée se répandit tout à coup dans son âme, de
ce qu'il ne goûtait plus ces vaines douceurs qui
l'avaient charmé si longtemps : Quant suave su-
bito mihifactum est carere suavitatibus nuya-
rum * ! Mais avec quel épanchement de joie vit-il
naître sa liberté, qu'il n'avait pas encore connue;
liberté paisible et modeste , qui lui fit baisser hum-
blement la tête sous le fardeau léger de Jésus-
Christ , et sous son joug agréable : De quo imo
altoque secreto evocatum est in momenio libe-
rum arbitrium meum, quo subderem cervicem
levijugo tuo^l C'est lui-même qui nous raconte
ses joies avec un transport incroyable.
Croyez-moi, ma très-chère sœur, ou plutôt
croyez le grand Augustin , croyez une personne
expérimentée ; vous éprouverez les mêmes dou-
ceurs et la même liberté d'esprit dans la vie dont
vous commencez aujourd'hui l'épreuve . si vous
y êtes bien appelée. Yous y serez dans la dépen-
dance; mais c'est en cela que vous serez libre,
de ne dépendre que de Dieu seul , et de rompre
» Confesx. lib. Vin, cap. v, 1. 1, col. lis.
' Ibid. lib. IX, cap. i, t. r, col. 157.
» Jbid.
] tous les autres nœuds qui tiennent les hommes
asservis au monde : vous y souffrirez de la con-
trainte ; mais c'est pour dépendra d'autant plus
de Dieu. Et ne vous avons-nous pas montré clai-
rement, que la liberté ne consiste que dans cette
glorieuse dépendance? Vous perdrez une partie
de votre liberté , au milieu de tant d'observances
de la discipline reiâgieuse : il est vrai , je vous
le confesse; mais si vous savez bien entenflre
quelle liberté vous perdez , vous verrez que cette
perte est avantageuse.
En effet , nous sommes trop libres ; trop libres
à nous porter au péché , trop libres à nous jeter
dans la grande voie qui nous mène à la perdition.
Qui nous donnera que nous puissions perdre cette
partie malheureuse de notre liberté, par laquelle
nous nous égarons , par laquelle nous nous ren-
dons captifs du péché? 0 liberté dangereuse, que
ne puis-je te retrancher de mon franc arbitre!
que ne puis-jem'imposermoi-mêmecette heureuse
nécessité de ne pécher pas ! Mais cela ne se peut
durant cette vie ; cette liberté glorieuse , de ne
pouvoir plus servir au péché , c'est le partage
des saints, c'est la félicité des bienheureux. Nous
aurons toujours à combattre cette liberté de pé-
cher, tant que nous vivrons en ce lieu d'exil et de
tentations.
Que faites-vous ici , mes très-chères sœurs , et
que fait la vie religieuse? Elle voudrait pouvoir
s'arracher cette liberté de mal faire : elle voit
qu'il est impossible , elle la bride du moins autant
qu'il se peut; elle la serre de près par une dis-
cipline sévère, de peur qu'elle ne s'échappe: elle
se retire , elle se sépare , elle se munit par une
clôture; c'est pour détourner les occasions, pour
empêcher, s'il se peut, de pouvoir jamais servir
au péché : elle seprive des choses permises, afin
de s'éloigner d'autant plus de celles qui sont dé-
fendues ; elle est bien aise d'être observée , elle
cherche des supérieurs qui la veillent : elle veut
qu'on la conduise de l'œil , qu'on la mène tou-
jours par la main, afin de se laisser moins de li^
berté de s'écarter de la droite voie ; et elle a raison
de ne pas craindre que ces salutaires contraintes
lui fassent perdre sa liberté. Ce n'est pas s'opposer
à un fleuve , ni bâtii' une digue en son cours pour
rompre le fil de ses eaux , que d'élever des quais
sur ses rives, pour empêcher qu'il ne se déborde
et ne perde ses eaux dans la campagne; au con-
traire c'est lui donner le moyen de couler plus
doucement dans son lit , et de suivre plus certai-
nement son cours naturel. Ce n'est pas perdre sa
liberté , que de lui donner des bornes deçà et delà,
pour empêcher qu'elle ne s'égare ; c'est l'adresser
plus assurément à la voie qu'elle doit tenir. Par
une telle précaution , on ne la gêne pas ; mais on
POUR UNE VÈTURE.
31U
la conduit; ceux-là la perdent , ceux-là la détrui-
sent , qui la détournent de son naturel , c'est-à-
ire, d'aller à son Dieu.
Ainsi la discipline religieuse, qui travaille avec
tnt de soin à vous rendre la voie du salut unie,
travaille, par conséquent, à vous rendre libre;
et j'ai eu raison de vous dire , dès le commence-
ment de ce discours, que la clôture que vous en-
brassez n'est pas une prison où votre liberté soit
opprimée : c'est plutôt un asile fortifié où elle se
défend contre le péché, pour s'exempter de sa
servitude. Mais, pour l'affermir davantage; si
elle prend garde au péché par la discipline, elle
fait quelque chose de plus, elle monte encore
plus haut: elle va jusqu'à la source, et elle dompte
les passions par les exercices de la mortification
et de la pénitence; c'est ma seconde partie.
SECOND POIST.
Je ne m'étonne pas , chrétiens , si les sages ins-
tituteurs de la vie religieuse et retirée ont jugé
a propos de l'accompagner de plusieurs pratiques
sévères, pour mortifier les sens et les appétits :
c'est qu'ils ont considéré l'homme comme un ma-
lade qui avait besoin de remèdes forts , et par
conséquent violents; c'est qu'ils ont vu que ses
passions le tenaient captif par une douceur per-
nicieuse, et ils ont voulu la corriger par une
amertume salutaire. Que cette conduite soit sage,
il est bien aisé de le justifier. Dieu même en use
de la sorte , et il n'a pas de moyen plus efficace
de nous dégoûter des plaisirs , où nos passions
nous attirent , que de les mêler de mille douleurs,
qui nous empêchent de les trouver doux. C'est
ce qu'il nous a moutré par plusieurs exemples ;
mais le plus illustre de tous, c'est celui de saint
Augustin. Il faut qu'il vous raconte lui-même la
conduite de Dieu, dans sa conversion; qu'il
vous dise par quel moyen il a modéré l'ardeur de
ses convoitises, et abattu leur tyrannie. Écoutez,
il vous le va dire ; nous nous sommes trop bien
trouvés de l'entendre, pour lui refuser notre au-
dience.
\ oici qu'il élève à Dieu la voix de son cœur,
pour lui rendre ses actions de grâce. Mais de
quoi pensez-vous qu'il le remercie? est-ce de lui
avoir donné tant de bons succès, de lui avoir
fait trouver des amis fidèles , et tant d'autres
choses que le monde estime? ?fon , ma sœur, ne
le croyez pas : autrefois ces biens le touchaient,
11 témoignait de la joie dans la possession de ces
biens; il parle maintenant un autre langage. Je
vous remercie, dit-il, ô Seigneur, non des biens
temporels que vous m'accordiez , mais des peines
et des amertumes que vous mêliez dans mes vo-
ttes. J'adore votre rigueur miséricor-
dieuse, qui, par le mélange de cett«î amertume,
travaillait à m'ôter le goût de ces douceurs em-
poisonnées. Je reconnais, ô divin Sauveur, que
vous m'étiez d'autant plus propice que vous me
troubliez dans la fausse paix que m» s sens cher-
chaient hors de vous, et que vous ne me permet-
tiez pas de m'y reposer : Te propifio tanto magis,
guajilo minus sinebas mihi dulcescere quud
non eras iW.
Connaissons , par ce grand exemple , combien
la sévérité nous est nécessaire. Les liens dont nos
passions nous enlacent ne peuvent être brisés sans
effort; les nœuds en sont trop serrés et trop dé-
licats, pour pouvoir être défaits doucement : il
faut rompre, il faut déchirer, il faut que l'âme
sente de la violence, de peur de se plaire trop
dans ses convoitises. C'est ainsi que Dieu délivre
ses amis fidèles de la servitude de leurs passions.
Vous le voyez en saint Augustin*. Il était assoupi
dans l'amour des plaisirs du monde, emporté par
ses passions, et enchanté par les maux qui plai-
sent; il était blessé jusqu'au cœur, et il ne sen-
tait pas sa blessure. Dieu a appuyé sa main sur
sa plaie, pour lui faire connaître son mal, et lui
faire tendre les bras à son médecin : Sensum rui-
ne ris tupungebas^. Il l'a piqué jusqu'au vif par
les afflictions, pour le détourner de ses convoiti-
ses , et exciter ses affections endormies à la re-
cherche du bien véritable. C'est rendre l'esprit
plus libre , que de brider son ennemi et le tenir
en prison tout couvert de chaînes.
Subissez donc le joug du Sauveur; et aimez
toutes ses contraintes , qui vont vous rendre au-
jourd'hui son affranchie : Si vos Filius libera-
verit, vcre liberi eritis. « Je ne travaille pas en
« vain , dit l'apôtre ^ , mais je châtie mon corps
« et je le réduis en servitude; de peur qu'ayant
« prêché aux autres , je ne sois réprouvé moi-
« même. « Ce n'est pas travailler en vain que de
mettre en liberté mon esprit. J'ai , dit-il , un en-
nemi domestique; voulez-vous que je le fortifie,
etqueje le rende invincible par ma complaisance?
ne vaut-il pas bien mieux que j'appauvrisse mes
convoitises , qui sont infinies, en leur refusant ce
quelles demandent? Tellement que la vraie liberté
d'esprit , c'est de contenir nos affections déréglées
par une discipline forte et vigoureuse , et non pas
de le contenter par une molle condescendance.
' Confess. lib. vi , cap. Tl , L i , col. 123.
* « Et si vous vouiez savoir la raison de cette conduite ad-
« mirable, !e même saint Augustm vous l'expliijuera par une
O excellente doctrine du livre v contre Julien. Il nous apprend
« qu'il y a en nous deux sortes de maux, » etc. r*ous avons
ici retranché ohisieurs pages , parce qu'elles se retrouvent ,
mot à mot, dans le second point du sermon prêché à la
véture de maJernoiselle de Bouillon. ( Édit. de Déforis.')
» Confess. lil). Ti, cap. VI, t. i, col. 123-
' I. Cor. X, 26, 27.
t^OUR UNE VÊTURE.
330
Mais , outre le péché et les passions , il y a en-
core d'autres liens à rompre : cet engagement des
affaires , ce nombre infini de soins superflus ; et
c'est ce qui me reste à vous dire dans cette der-
uière partie.
TROISIÈME POINT.
Jusqu'ici , âmes chrétiennes , nous avons dis-
puté de la liberté contre des hommes qui nous
contredisent , et que nos raisonnements ne con-
vainquent pas sur le sujet de leur servitude; car
ils ne sentent pas celle du péché , parce qu'ils
n'ont fait que ce qu'ils voulaient : ils ne s'aper-
çoivent pas non plus que leurs passions les con-
traignent, parce qu'ils ne s'opposent pas à leur
cours , et qu'ils en suivent la pente ; si bien qu'ils
n'entendent pas cette servitude que nous leur
avons reprochée. Mais dans la contrainte dont
je dois parler, j'ai un avantage, mes sœui-s : que
le monde est presque d'accord avec l'Évangile, et
qu'il n'y a personne qui ne confesse que cet em-
pressement éternel où nous jettent tant d'occu-
pations différentes est un joug extrêmement im-
portun, et dur, qui contraint étrangement notre
liberté. N'employons donc pas beaucoup de dis-
cours à prouver une vérité qui ne nous est pas
contestée : nos adversaires nous donnent les
mains. Le monde même , que nous combattons ,
se plaint tous les jours qu'on n'est pas à soi , qu'on
ne fait ce que l'on veut qu'à demi , parce qu'on
nous ôte notre meilleur temps. C'est pourquoi on
ne trouve jamais assez de loisir : toutes les heures
s'écoulent trop vite , toutes les journées finissent
trop tôt; et parmi tant d'empressements il faut
bien qu'on avoue, malgré qu'on en ait, qu'on n'est
pas maître de sa liberté.
Telles plaintes sont ordinaires dans la bouche
des hommes du monde ; et encore que je sache
qu'elles sont très-justes , je ne laisse pas de main-
tenir que ceux qui les font ne le sont pas : car
souffrez que je leur demande quelle raison ils ont
de se plaindre. Si ces liens leur semblent pesants,
il ne tient qu'à eux de les rompre ; s'ils dési-
rent d'être à eux-mêmes , ils n'ont qu'à le vouloir
fortement , et bientôt ils s'en rendront maîtres.
Mais , mes sœurs , ils ne veulent pas. Tel se plaint
qu'il travaille trop qui , étant tiré des affaires , ne
pourrait souffrir son repos. Les journées mainte-
nant lui semblent trop courtes, et alors son loisir
lui serait à charge : il croira être sans affaire
quand il n'aura plus que les siennes ; comme si
c'était peu de chose que de se conduire soi-même.
D'où vient , mes sœurs , cet aveuglement ; si ce
n'est que notre esprit inquiet ne peut goûter le
repos , ni la liberté véritable? Et afin de le mieux
entendre, remarquons, s'il vous ptaît, en peu de
paroles, qu'il y a de la liberté dans le repos, et
qu'il y en a aussi dans le mouvement. C'est une
h'berté d'avoir le loisir de se reposer, et c'est aussi
une liberté d'avoir la laculté de se mouvoir. Ii y
a de !a liberté dans le repos : car quelle liberté
plus solide que de se retirer en soi-même, de se
faire en son cœur une solitude , pour penser uni-
quement à la grande affaire , qui est celle de notre
salut; de se séparer du tumulte où nous jette
l'embarras du monde , pour faire concourir tous
ses désirs à une occupation si nécessaire? C'est,
mes sœurs , cette liberté dont jouissait cet ancien
si tranquillement, lorsqu'il disait ces belles pa-
roles : Je ne m'échauffe point dans un barreau ,
je ne risque rien dans la marchandise , je n'assiège
pas la porte des grands, je ne me mêle pas dans
leurs dangereuses intrigues ; je me suis séquestré j
du monde , parce (pie je me suis aperçu que j'ai -
assez d'affaires en moi-même : In me unicum
negotium niihi est; si bien qu'à cette heure mon
plus grand soin , c'est de retrancher les soins su-
perflus : nihilaliud euro quant ne cicrem '.
Telle est la liberté véritable ; mais elle n'est
pas au goût des hommes du siècle. Cette tranquil-
lité leur est ennuyeuse, ce repos leur semble une
léthargie : ils exercent leur liberté d'une autre
manière , par un mouvement éternel , errant dans
le monde deçà et delà, lis nomment liberté leur
égarement; comme des enfants qui s'estiment
libres, lorsque, s'étant échappés de la maison
paternelle, où ils jouissaient d'un si doux repos,
ils courent sans savoir où ils vont. Voilà la li-
berté des hommes du monde : une seule affaire
ne leur suffit pas pour arrêter leur âme inquiète;
ils s'engagent volontairement dans une chaîne
continuée de visites , de divertissements , d'occu-
pations différentes , qui naissent perpétuellement
les unes des autres ; ils ne se laissent pas un mo-
ment à eux parmi tant d'heures du meilleur
temps , qu'ils s'obligent insensiblement à donner
aux autres. Au milieu d'un tel embarras , il est
vrai qu'ils se sentent quelquefois pressés : ils se
plaignent de cette contrainte; mais, au fond, ils
aiment cette servitude , et ils ne laissent pas de
se satisfaire d'une image de liberté qui les flatte.
Comme un arbre que le vent semble caresser, en
se jouant avec ses feuilles et avec ses branches :
bien que ce vent ne le flatte qu'en l'agitant , et U
pousse tantôt d'un côté et tantôt d'un autre avec
une grande inconstance ; vous diriez toutefois que
l'arbre s'égare , par la liberté de son mouvement :
ainsi , dit le grand Augustin , encore que les hom-
mes du monde n'aient pas de liberté véritable ,
étant toujours contraints de céder aux divers
• Tcrtnll. de Paîl. n" 5.
POUR UNE VÈTURE.
emplois nui los pressent ; toutefois ils s'imaginent
jiHïii iluii certain air de liberté et de paix, en
IM-omenant, deçà et delà, leurs désirs vagues et
iiH-eitains : Tanquam olivœ pendentes in arbore,
ihicmtibusventis , quasi quadam libcrtate aurœ
jyr/ruentes vago quadam desiderio suo '.
Quelle est , ma sœur, cette liberté qui ne nous
permet pas de penser à nous , et qui , nous déro-
bant tout notre temps , nous mène insensible-
ment à la mort , avant que d'avoir appris com-
ment il faut vivre? Si c'est cette liberté que vous
j)ertlez en vous jetant dans ce monastère , pou-
vez-vous y avoir regret? Au contraire, ne de-
vez-vous pas rendre grâces à Dieu d'une perte
si fructueuse? Si vous demeurez dans le siècle,
il vous arrivera ce que dit l'apôtre : « Vous vous
« v occuperez du soin des choses du monde , et
« vous vous trouverez partagée et divisée : » Sol-
licilus est quœ sunt mundi, et divisus est ^
Votre liberté sera diNisée au milieu des soins de
la terre : une partie se perdra dans les visites ; une
autre dans les soins de l'économie , [dans l'at-
tention à un mari, l'application aux affaires de
sa maison , l'éducation de ses enfants , l'établis-
sement de sa famille. ] Parmi tant de troubles et
d'eniprcsscmcnls, presque toute votre liberté sera
engagée : si vous y donnez quelque temps à Dieu,
il faudra le dérober aux affaires. Dans la religion ,
elle est toute à vous ; il n'y a heure , il n'y a mo-
ment qucvousne puissiez ménager, et le donner
saintement à Dieu.
Toutefois n'entrez pas témérairement dans une
profession si relevée. L'Église , qui vous y voit
avancer, vous arrête dès le premier pas : elle vous
ordonne de vous éprouver, et d'examiner votre
Aocation. Je vous ai dit, et il est très-vrai , que
la vie que vous embrassez a, sans doute, de grands
avantages, mais je ne puis vous dissimuler qu'elle
a de grandes difficultés, pour celles qui n'y sont
pas appelées. Éprouvez- vous donc sérieusement ;
it si vous ne sentez en vous-même un extrême dé-
-Toùt du monde, unesainte et divine ardeur pour la
erfection chrétienne : sortez, ma sœur, de cette
clôture, et ne profanez pas ce lieu saint. Que si
Dieu , comme je le pense , vous a inspiré , par sa
grâce, le mépris des vanités de la terre, et un
chasto désir d'être son épouse , que tardez-vous
de vous revêtir de l'habit que votre Époux vous
prépare? et pourquoi vois-je encore sur votre per-
sonne tous les vains ornements du monde , c'est-
à-dire, la marque de sa servitude? «Rejetez loin
« d'une tête libre tout ce vain attirail , qui ne peut
• convenir qu'à des esclaves : » Omnem hune
f In Px r.xxxvi, n° 9, t. iv, col. lôis.
• I. Cor. VII, 33.
3?1
omatus scrvitutem a lîherr rnpitc depellitc •.
Et ne vous étonmz pas, si je dis que cet habit
est la marque de sa servitude : '.^ar qu'est-ce que
la servitude du siècle? C'est un attachement aux
soins superflus : c'est ôter le temps à la vérité ,
pour le donner à la vanité. La nécessité et la pu-
deur ont fait autrefois les premiers habits; la
bienséance s'en étant mêlée , elle y a ajouté quel-
ques ornements. La nécessité les avait faits sim-
ples ; la pudeur les faisait modestes : la bienséance
se contentait de les faire propres; mais la curio-
sité s'y étant jointe, la profusion n"a plus eu de
bornes ; et pour orner un corps mortel , presque
toute la nature travaille , presque tous les métiers
suent , presque tout le temps s'y consume. Com-
bien en a-t-on employé à ce vain ajustement qui
vous environne? combien d'heures s'y sont écou-
lées? Et n'est-ce pas une servitude ? Omnem hune
omatus servitutctn a libero capite depellUe.
Que dirai -je de la coiffure? C'est ainsi que le
monde prodigue les heures, c'est ainsi qu'il se
joue du temps : il le prodigue jusqu'aux cheveux ;
c'est-à-dire , la chose la plus nécessaire , à la chose
la plus inutile. La nature, qui ménage tout , jette
les cheveux sur la tête avec négligence , comme
un excrément superflu. Ce que la nature regarde
comme superflu , la curiosité en fait une affaire :
elle devierM inventive et ingénieuse , pour se faire
une étude d'une bagatelle, et un emploi d'un
amusement. N'ai-je donc pas raison de vous dire
que ces superbes ornements du siècle , c'est l'ha-
bit de la servitude?
Venez donc, ma très-chère' sœur, venez rece-
voir des mains de Jésus les ornements de la li-
berté. On changeait autrefois d'habit à ceux que
l'on voulait affranchir; et voici qu'on vous pré-
sente humblement au divin auteur de la liberté ;
afin qu'il lui plaise de vous dépouiller aujour-
d'hui de toutes les marques de votre esclavage.
Qu'on ne trouble point, par des pleurs, une si
sainte cérémonie ; que la tendresse de vos parents
ne s'imagine pas qu'elle vous perde , lorsque Jé-
sus-Christ vous prend en sa garde. Quoi ! ce chan-
gement d'habit vous doit-il surprendre? Si le
siècle jusqu'ici vous a habillée , doit-on vous enr-
vier le bonheur que Jésus-Christ vous revête à
sa mode? Quittez, quittez donc ces vains orne-
ments, et toute cette pompe étrangère. Receve»
des mains de l'Église le dévot habit du grand
saint Bernard; ou plutôt représentez- vous la
main de Jésus invisihlement étendue : c'est lui
qui vous environne de cette blancheur, pour être
le symbole de votre innocence; c'est lui qui voua
couvre de ce sacré voile, qui sera le rempart de
TertHlI. de CnU./em. lib. », n' 7.
91
S2Î
votre pudeur, le sceau inviol a])le de votre re-
traite , la marque fidèle de votre obéissance.
Mais, en vous dépouillant des habits du siè-
cle, dépouillez-vous aussi au dedans de toutes les
vanités de la terre. Ne vous laissez pas éblouir au
faux brillant que jette aux yeux la grandeur
humaine : songez que les soins , les inquiétudes ,
et encore le dépit et le chagrin , ne laissent pas
souvent de nous dévorer sous l'or et les pierre-
ries; et que le monde est plein de grands et il-
lustres malheureux que tous les hommes plain-
draient, si l'ignorance et l'aveuglement ne les
faisaient juger dignes d'envie. Réjouissez-vous
donc saintement en votre innocente simplicité,
<[ui donnera plus de lustre à votre famille que
toutes les grandeurs de la terre. Car s'il est glo-
rieux à votre maison d'avoir mérité tant d'hon-
neurs , c'est un nouveau degré d'élévation de les
savoir mépriser généreusement ; et je la trouve
bien mieux établie de s'étendre si avant , par vo-
tre moyen , jusque dans la maison de Dieu , que
de s'être unie par ses alliances à tout ce que cette
grande ville a de plus illustre. Encore que l'on
ait vu vos prédécesseurs remplir les places les plus
importantes , ne leur enviez pas la part qu'ils ont
eue au gouvernement de l'État; mais tâchez de
leur succéder en la grâce que Dieu leur a faite,
<le se bien gouverner eux-mêmes. Quel honneur
ferez-vous, ma sœur, à ceux qui vous ont donné
la naissance, en purifiant tous les jours, par la
perfection religieuse , ces excellentes dispositions
qu'une bonne naissance vous atransmises; qu'une
sage éducation et l'exemple de la probité , qui luit
de toutes parts dans votre famille, ont si heureu-
sement cultivées !
* Qui pourrait rapporter les lois importunes
que le monde s'est imposées ? Premièrement il
nous accable d'affaires qui consument tout notre
loisir; comme si nous n'avions pas nous-mêmes
une affaire assez importante, [dans cette appli-
cation que nous devons donner ] à régler les mou-
vements de nos âmes ! Combien dérobe- t-il tous
les jours aux personnes de votre sexe du temps
qu'elles emploieraient à orner leur esprit, par le
soin inutile de parer le corps ! Combien de sortes
d'occupations a-t-il enchaînées les unes aux au-
tres! quel commerce de visites, quels détours de
cérémonies a-t-il inventés, pour nous tenir dans
un mouvement éternel , qui ne nous laisse pres-
que pas un moment à nous , et dont le monde ne
cesse de se plaindre! Quelle liberté peut-on con-
cevoir dans cette cruelle nécessité de perdre le
* Bossuet a compose ce qui suitjusqu'à la fin du discours,
pour donner une nouvelle forme au troisième point de son
eermon. ( Édit. de Déforis. )
POUR m^ VÊTURE.
temps, qui nous est donné pour réternité par tant
d'occupations mutiles qui nous font insensible-
ment venir à la mort, avant que d'avoir appris
comment il faut vivre?
Et cette autre nécessité qu'on s'impose, de se
faire considérer dans le monde : n'est-ce pas en-
core une servitude qui nous rend esclaves de ceux
auxquels nous sommes obligés de plaire; qui
nous assujettit au Qu'en dira-t-on, et à tant de
circonspections importunes; qui nous fait vivre
tout pour les autres, comme si nous ne devions
pas enfin mourir pour nous-mêmes? Quelle fo-
lle , quelle illusion , de s'établir cette dure loi de
faire toujours une vie publique, puisque enfin nous
devons tous faire une fin privée!
Au milieu de tant de captivités , les hommes
du siècle s'estiment libres : et parmi toutes ces
lois et toutes ces contraintes du monde [ils nous
vantent leur indépendance!. Mais vous , ma sœur,
vous êtes libre pour Jésus-Christ : son sang vous
a acheté la liberté ; ne vous rendez point esclave
des hommes , mais sacrifiez votre liberté à Jésus-
Christ seul : Pretio empti estis , noiitejieri servi
hominum '. Que si le monde a ses contraintes,
que je vous trouve heureuse , ma sœur, vous qui ,
estimant trop votre liberté pour la soumettre aux
lois de la terre, professez hautement que vous
ne voulez vous captiver que pour l'amour de ce-
lui qui , étant le maître de toutes choses , s'est
rendu esclave pour nous, afin de nous tirer de la
servitude! Dépouillez donc courageusement, dé-
pouillez, avec cet habit séculier, toute la servi-
tude du monde; rompez toutes ses chaînes, et
oubliez toutes ses caresses : il vous offrait des
fleurs; mais le moindre vent les aurait séchées :
votre éducation et votre naissance vous promet-
taient de grands avantages; mais la mort vous
les aurait enfin enlevés. Ne songez plus, ma sœur,
à ce que vous étiez dans le siècle , si ce n'est pour
vous élever au-dessus ; et apprenez de saint Rer-
nard votre père , que la religieuse qui s'en sou-
vient trop « ne dépouille pas le vieil homme , mais
« le déguise par le masque du nouveau : » Vete-
rem hominen non exuit, sed novo palliât '.
Que vous sert de voir votre race ornée par la
noblesse des croix de Malte , et par la majesté des
sceaux de France, qui ont été avec tant d'éclat
dans votre maison? Que vous sert d'être née d'un
père qui a rempli si glorieusement la première
place dans l'un de nos plus augustes sénats ; plus
encore par l'autorité de sa vertu, que par celle
de sa dignité? Que vous sert tant de pourpre qui
brille de toutes parts dans votre famille? En ce
• I. Cor. vu, 2:?.
■ In Caiil. Serm. XYf, n" 9, t. I, col. 1315.
I
POUR UNE VÊTU RE.
S53
dernier jugement de Dieu, où nos consciences se-
ront découvertes, vous ne serez par estimée pai
ces ornements étrangers 5 mais par ceux que vous
aurez acquis par vos bonnes œuvres : tellement
que vous ne devez retenir de ce que vous avez vu
dans votre maison, que les exemples de probité
que l'on y admire, et dans lesquels vous avez
été si bien élevée.
Et que l'on ne croie pas qu'en quittant le monde,
vous ayez aussi quitté les plaisirs : vous ne les
quittez pas 5 mais vous les changez. Ce n'est pas les
perdre , ma sœur, que de les porter du corps à
l'esprit , et des sens dans la conscience. Que s'il y
a quelque austérité dans la profession que vous
embrassez , c'est que votre vie est une milice, où
les exercices sont laborieux, parce qu'ils sont
forts , et où plus on se durcit au travail, plus on
espère de remporter de victoires. Mesurez la gran-
deur de votre victoire, par la dureté de votre fa-
tigue. Votre corps est renfermé, mais l'esprit est
libre : il peut aller jusqu'auprès de Dieu ; et quand
l'âme sera dans le ciel, le corps ne souffrira rien
sur la terre. Promenez- vous en esprit , et ne cher-
chez point pour cela de longues allées : entrez par
la magnifique étendue du chemin qui conduit à
Dieu ; que tous les autres vous soient fermés : vous
serez toujours assez libre, pourvu que celui-ci
soit ouvert pour vous ; et tant que vous marche-
rez dans les voies de Dieu , vous ne serez jamais
resserrée. Ne tenez votre liberté que de Jésus-
Christ; n'ayez que celle qu'il vous présente, et
vous serez véritablement affranchie : parce que sa
main puissante vous délivrera, premièrement,
de la tyrannie du péché, par les saintes précau-
tions de la discipline religieuse , par lesquelles
vous tâchez de vous imposer cette heureuse né-
cessité de ne pécher plus; puis de celle des pas-
sions et des convoitises, par la mortification et la
pénitence, par laquelle vous dompterez les maux
qui vous flattent , et vous saûctifierez les maux
qui vous blessent, et enfin de toutes ces lois im-
portunes que le monde s'est imposées par ses
bienséances imaginaires, qui ne nous permettent
pas de vivre à nous-mêmes , ni de profiter du
temps pour l'éternité. Telle sera votre liberté
dans le siècle , jusqu'à temps que le Fils de Dieu ,
surmontant en vous la corruption et la mort,
vous rendra parfaitement libre dans la bienheu-
reuse immortalité. Amen.
SERMON
PRtCMÉ
A LA VÊTURE D'UNE POSTULARTE
BERNARDINE.
Comment l'homme, par son péché, est-il devenu l'esclave
de toutes les créatures. Trois lois qui captivent dans le
monde ses amateurs Avec quelle justice l'homme est aban-
doimé à l'illusion des biens apparents. Combien fausse et
chimérique la lilierlé dont se vanlenl les pécheurs. En quoi
consiste la liberté véritable. Toute la awuluite et tous les
exercices de la vie religieuse, destinés à la procurer ou à la
maintenir.
Si vos Filius liberaverit, vere liberi eritis.
Vous serez vraiment libres , quand le Fils vous aura déli-
vrés. Joan. y ni.
Cette jeune fille se présente à vous , mesda-
mes , pour être admise dans votre cloître , comme
dans une prison volontaire *. Ce ne sont point des
persécuteurs qui l'amènent : elle vient, touchée
du mépris du monde; et sachant qu'elle a une
chair qui , par la corruption de notre nature , est
devenue un empêchement à l'esprit , elle s'en veut
rendre elle-même la persécutrice par la mortifi-
cation et la pénitence. La tendresse d'une bonne
mère n'a pas été capable de la rappeler aux dou-
ceurs de ses embrassements : elle a surmonté les
obstacles que la nature tâchait d'opposer à sa gé-
néreuse résolution ; et l'alliance spirituelle, qu'elle
a contractée avec vous par le Saint-Esprit , a été
plus forte que celle du sang. Elle préfère la blan-
cheur de saint Bernard à l'éclat de la pourpre,
dans laquelle nous pouvons dire qu'elle a pris
naissance ; et la pauvreté de Jésus-Christ lui plaît
plus que les richesses dont le siècle l'aurait vue
parée. Bien qu'elle sache qu'aux yeux des mon-
dains un monastère est une prison ; ni vos gril-
les, ni votre clôture ne l'étonnent pas : elle veut
bien renfermer son corps , afin que son esprit
soit libre à son Dieu ; et elle croit , aussi bien que
Tertullien ' : que comme le monde est une pri-
son , en sortir c'est la liberté.
Et certes , ma très-chère sœur , il est vérita-
ble c|ue , depuis la rébellion de notre nature, tout
le monde est rempli de chaînes pour nous. Tant
que l'homme garda l'innocence que son Créateur
lui avait donnée, il était le maître absolu de tout ce
qui se voit dans le monde : maintenant il en est
l'esclave, son péché l'a rendu captif de ceux dont
* Ce discours a pour objet Ie« mêmes vérités que le précé-
dent; mais comme il les traite fort différemment, et contient
beaucoup de choses nouvelles , nous nou5 sommes l>orués à en
retrancher le commencement, qui était absolument semblal)Ifl
au début du premier sermon. ( Édil. de Dèforis. )
' Jd Mari, n" i.
SI.
^■2i
POUR UNE VÈTURly.
il était né souverain. Dieu lui dit dansl'innocer.eo
des commencements : Commande à toutes les
créatures . Subjicite teri^am; dominamini pi-
scibus maris, et volatilibus cœli, et universis
animantibus ' : « Assujettis-toi la terre, et do-
< mine sur les poissons de la mer , sur les oiseaux
« du ciel , et sur tous les animaux ; » au contraire
depuis sa rébellion : Garde-toi de toutes les créa-
tures. Il n'y en a point dans le monde qui ne
croie qu'elle le doit avoir pour sujet, depuis
([u'il ne l'est plus de son Dieu : c'est pourquoi
les unes vomissent, pour ainsi dire, contre lui
tout ce qu'elles ont de malignité ; et si les autres
montrent leurs appas , ou étalent leurs ornements,
c'est dans le dessein de lui plaire trop , et de lui
ravir, par cet artifice, tout ce qui lui reste de
liberté. Les créatures, dit le Sage% sont autant
'de pièges tendus de toutes parts à l'esprit de
l'homme. L'or et l'argent lui sont des liens , des-
quels son cœur ne peut se déprendre, les beau-
tés mortelles l'entraînent captif, le torrent des
plaisirs l'emporte; cette pompe des homieurs
mondains, toute vaine qu'elle est, éblouit ses
-yeux ; le charme de l'espérance lui ôte la vue ; en
rm mot , tout le monde semble n'avoir d'agrément
((ue.pour l'engager dans sa servitude par une af-
fection déréglée.
Et après cela ne dirons-nous pas que ce monde
n'est qu'une prison , qui a autant de captifs qu'il
a d'amateurs ? De sorte que vous tirer du monde,
c'est vous tirer des fers et de l'esclavage ; et la
l'iôture où vous vous jetez n'est pas comme les
'hommes se le persuadent, une prison où votre li-
berté soit contrainte, mais un asile fortifié où
votre liberté se défend contre ceux qui s'effor-
cent de l'opprimer : c'est ce que je me propose
de vous faire entendre, avec le secours de la
grâce. Mais , afin que nous voyions éclater la
M'aie jouissance de la liberté dans les maisons des
A ierges sacrées, distinguons, avant toutes_choses,
trois sortes de captivités dans le monde.
Il y a dans le siècle trois lois qui captivent :
il y a, premièrement, la loi du péché; après,
celle des passions et des convoitises; et la troi-
sième est celle que le siècle nomme la nécessité
des affaires, et la loi de la bienséance mondaine.
Et en premier lieu , le péché est la plus infâme
des servitudes , où la lumière de la grâce étant
tout éteinte , l'âme est jetée dans un cachot téné-
])reux, où elle souffre, de la violence du diable ,
tout ce que souffre une ville prise , de la rage
d'un ennemi implacable et victorieux. Que les
passions nous captivent^ c'est ce qui paraît par
l'exemple d'un riche avare qui ne peut retirer son
> Gcnes. i , 28.
' Sap. XIV, 11.
âme engagée parmi ses trésors , et pav ce qncT)}ea
défend aux Israélites d'épouser des femmes ido-
lâtres, de peur, dit-il', qu'elles n'amollissent
leurs cœurs et lesentraînent après des dieux étran-
gers. Et d'où vient cela , chrétiens , si ce n'est
que les passions ont certains liens invisibles , qui
tiennent nos volontés asservies?
Mais j'ose dire que le joug le plus empêchant
que le monde impose à ceux qui le suivent , c'est
celui de l'empressement des affaires , et la bien-
séance du monde. C'est là ce qui nous dérobe le
temps , c'est là ce qui nous dérobe à nous-mêmes ;
c'est ce qui rend notre vie tellement captive, dans
cette chaîne continuée de visites , de divertisse-
ments, d'occupations, qui naissent perpétuelle-
ment les unes des autres , que nous n'avons pas
la liberté de penser à nous. 0 servitude cruelle el
insupportable , qui ne nous permet pas de nous
regarder ! c'est ainsi que vivent les enfants du
siècle. Parmi tant de servitudes diverses, nous
nous imaginons être libres. De quelque liberté
que nous nous flattions, jamais nous ne serons
vraiment libres, jusqu'à ce que le Fils de Dieu
nous ait délivrés.
Mais qui sont ceux qui seront plus tôt délivrés
par votre toute-puissante bonté, ô miséricordieux
ScHjveur des hommes, si ce n'est ces âmes pures
et célestes, qui ont tout quitté pour l'amour de
vous? C'est donc vous , mes très-chères sœurs ,
c'est vous que je considère comme vraiment li-
bres; parce que le Fils vous a délivrées de la
triste servitude qu'on voit dans le monde, du pé-
ché, des passions, de l'empressement. Le péché
doit être exclu du milieu de vous , par l'ordre et
la discipline religieuse; les passions y perdent
leur force, par l'exercice de la pénitence; la loi
de laprétendue bienséance, quelavanitéhumaîne
s'impose , n'y est pas reçue , par le mépris qu'on
y fait du monde; et ainsi l'on y peut jouir pleine-
ment de la liberté J)ienheureuse que le Fils de
Dieu a rendue à l'homme : Si vos Filius libéra-
verit, vereliberieritis. C'est ce que j'espère vous
faire entendre aujourd'hui avec le secours de
la grâce.
PREMIER POINT.
C'est une juste punition de Dieu, que l'homme
après avoir méprisé la solide possession des biens
véritables, que son Créateur lui avait donnés,
soit abandonné à l'illusion des biens apparents.
Les plaisirs du paradis ne lui ont pas plu; il sera
captif des plaisirs trompeurs qui mènent les âmes
à la perdition : il ne s'est pas voulu contenter de
l'espérance de l'immortalité bienheureuse , il se
repaîtra d'espérances vaines, que souvent lemau-
' Exod. \x\iv, 16.
POUR UxNE VÊTURi:.
3?S
rais succès , et toujours la mort , rendra inutiles :
Il n'a point voulu de la liberté qu'il avait reçue de
son Souverain ; il se plaira dans la liberté imagi-
naire, que sa raison volage lui a figurée. Juste-
ment , certes justement, Seigneur : car il est juste
que ceux-là n'aient que de fiiux plaisirs , qui ne
veulent pas les rex:evoir de vos mains; qu'ils
n'aient qu'une fausse liberté, puisqu'ils ne veu-
lent pas la tenir de vous ; et enfin qu'ils soient li-
vrés à l'erreur , puisqu'ils ne se contentent pas
de vos vérités.
En effet , considérons, mes très-chères sœurs,
quelle image de liberté se proposent ordinaire-
ment les pécheurs. Qu'elle est fausse, quelle est
ridicule , qu'elle est , si je puis parler ainsi , chi-
mérique ! Écoutons- les parler, et voyons de
quelle liberté ils se vantent.Nous sommes libres,
BOUS disent-ils, nous pouvons faire ce que nous
voulons. Mes sœurs , examinons leurs pensées ,
et nous verrons combien ils se trompent , et nous
confesserons devant Dieu , dans l'effusion de nos
cœurs , que nul pécheur ne peut être libre , que
tous les pécheurs sont captifs. Tu peux faire ce
que tu veux , et de là tu conclus : Je suis libre.
Et moi je te réponds , au contraire : Tu ne peux
pas faire ce que tu veux ; et quand tu le pourrais,
tu n'es pas libre. Montrons premièrement aux
pécheurs qu'ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent.
Et certainement nous pourrions leur dire qu'ils
ne peuvent pas ce qu'ils veulent , puisqu'ils ne
peuvent pas empêcher que leur fortune ne soit
inconstante , que leur félicité ne soit fragile , que
ce qu'ils aiment ne leur échappe ; que la vie ne
leur manque comme un faux ami , au milieu de
leurs entreprises , et que la naort ne dissipe tou-
tes leure pensées. Nous pourrions leur dire véri-
tablement qu'ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent,
puisqu'ils ne peuvent pas empêcher qu'ils ne soient
trompés dans leurs vaines prétentions. Ou ils les
manquent , ou elles leur manquent : ils les man-
quent , quand ils ne parviennent pas à leur but ;
elles leur manquent, quand, obtenant ce qu'ils
veulent , ils n'y trouvent pas ce qu'ils cherchent.
C'est ainsi que nous pouvons montrer aux pé-
cheurs qu'ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent.
Mais pressons-les de plus près encore; et dé-
plorons l'aveuglement de ces malheureux qui se
vantent de leur liberté, pendant qu'ils gémissent
dans un si honteux esclavage. Ah ! les misérables
captifs, ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent le
plus ; ce qu'ils détestent le plus, il faut qu'il ar-
rive. Que prétendez-vous, ô pécheur, dans ces
plaisirs que vous recherchez , dans ces biens que
vous amassez par des voleries; que prétendez-
vous? Je veux être heureux. Eh quoi, heureux,
même maî#;îé \ icu ? Insensé, qui \ous imaginez
avoir aucun bien contre la volonté du souverain
bien ; digne , certes , qu'on dise de vous ce que
nous lisons dans les Psaumes : « Voilà l'homme
« qui n'a pas mis son secours en Dieu , mais qui
n a espéré dans la multitude de ses richesses , et
« s'est plu dans sa vanité". » Mais non-seulement
vous ne pouvez obtenir ce que vous avez le plus
désiré : ce que vous détestez le plus , il faut qu'il
arrive; cette justice divine qui vous poursuit,
ces étangs de feu et de soufre , ce grincement de
dents éternel : car quelle force vous peut arra-
cher des mains toutes- puissantes de Dieu, que
vous irritez par vos crimes, et dont vous attirez
sur vous les vengeances?
Telle est la liberté de fhomme pécheur : mal-
heureux, qui, croyant faire ce qu'il veut, attire
sur lui nécessairement ce qu'il veut le moins ;
qui , pour trop faire ses volo;ités, par une étrange
contradiction de dtsirs s'empêche lui-même
d'être ce qu'il veut, c'est-à-dire, heureux; qui
s'imagine être vraiment libre , parce qu'il est en
effet trop libre à pécher , c'est-à-dire , libre à so
perdre, et qui ne s'aperçoit pas qu'il forge ses
fers par l'usage de sa liberté prétendue. Et de là
nous pouvons apprendre que ce n'est pas être
vraiment libres, que de faire ce qu&nous vou-
lons; mais que notre liberté véritable, c'est de
faire ce que Dieu veut. De là vient que nous li-
sons dans notre évangile , que les hommes sont
vraiment libres quand le Fils les a délivrés : ou
nous devons entendre, mes sœurs, que le Fils
de Dieu nous parlant d'une liberté véritable ^
nous explique assez qu'il y en a aussi une fausse.
La fausse liberté, c'est de vouloir faire sa vo^
lonté propre ; mais notre liberté véritable , c'est
que notre volonté soit soumise à Dieu : car puis-
que nous sommes nés sous la sujétion de Dieu,
notre liberté n'est pas une indépendance. Cette
affectation de l'indépendance, c'est la liberté de
Satan et de ses rebelles complices qui ont voulu
s'élevei' eux-mêmes contre l'autorité souveraine.
Loin de nous une liberté si funeste, qui a préci-
pité ces esprits superbes dans une servitude éter-
nelle. Pour nous, songeons tellement que nous
sommes libres , que nous n'oubliions pas que nous
.sommes des créatures, et des créatures raisonna-
bles, que Dieu a faites à sa ressemblance. Puis-
que notre liberté est la liberté d'une créature, il
faut nécessairement qu'elle soit soumise , et qu'il
y ait de la servitude mêlée. Mais il y a une ser-
vitude honteuse, qui est la destruction de la li-
berté ; et une servitude honorable , cpii en est la
perfection. S'abaisser au-dessous de sa dignité
naturelle, c'est une servitude honteuse : c'est
826
POUR UNE VÊTURE.
ainsi que font les pécheurs; c'est pourquoi ils ne
sont pas libres. S'abaisser au-dessous de celui-là
seul qui est seul naturellement souverain , c'est
une servitude honorable, qui est digne d'un
homme libre, et qui fait l'accomplissement de la
liberté. En est-on moins libre , pour obéir à la rai-
son et à la raison souveraine ; c'est-à-dire , à Dieu?
N'est-ce pas , au contraire , une dépendance vrai-
ment heureuse, qui, nous assujettissant à Dieu
seul, nous rend maîtres de nous-mêmes et de
toutes choses?
C'est ainsi que le Sauveur voulut être libre :
il était libre certainement , car il était Fils et non
pas esclave; mais il mit l'usage de sa liberté à
être obéissant à son Père. Comme c'est la liberté
qu'il a recherchée, c'est aussi celle qu'il nous a
promise. « Vous serez , dit-il , vraiment libres ,
« quand le Fils vous aura délivrés : » vous aurez
une liberté véritable, quand le Fils vous l'aura
donnée. Et quelle liberté vous donnera-t-il , sinon
celle qu'il a voulue pour lui-même : c'est-à-dire,
d'être dépendant de Dieu seul , dont il est si doux
de dépendre, et le service duquel vaut mieux
qu'un royaume ; parce que cette même soumis-
sion , qui nous met au-dessous de Dieu , nous met
en même temps au-dessus de tout? C'est pourquoi
je ne puis m'empêcher, ma sœur, de louer votre
résolution généreuse , en ce que vous avez voulu
être libre , non point à la mode du monde , mais
à la mode du Sauveur des âmes ; non de la liberté
dangereuse que l'esprit de l'homme se donne à
lui-même, mais de celle que Jésus promet à ses
serviteurs.
Les enfants du siècle croient être libres, parce
qu'ils errent deçà et delà dans le monde, éternel-
lement travaillés de soins superflus, et ils appel-
lent leur égarement une liberté ; à peu près comme
des enfants qui se pensent libres, lorsqu'échap-
pés de la maison paternelle ils courent sans savoir
pu ils vont : telle est la liberté des pécheurs.
C'est vous , c'est vous , mesdames, qui jouissez
d'une liberté véritable , parce que vous ne vous
contraignez que pour servii* Dieu. Et qu'on ne
pense pas que cette contrainte diminue tant soit
peu votre liberté ; au contraire , c'en est la perfec-
tion. Car d'où vient que vous vous mettez dans
cette salutaire contrainte, sinon pour vous impo-
ser à vous-mêmes une heureuse nécessité de ne
pécher pas? et cette sainte nécessité de ne pécher
pas, n'est-ce pas la liberté véritable? Ne croyons
pas, mes sœurs, que ce soit une liberté, de pouvoir
pécher ; ou , s'il y a de la liberté à pouvoir pécher,
disons , avec saint Augustin , que c'est une liberté
çgarée, une liberté qui se perd. La première li-
l^erté , dit saint Augustin • , c'est de pouvoir ne
' iie Correpf. et Cmt. cap. xir, n" 33, t. x, col. 708-
pécher pas : la seconde et la plus parfaite, c'est
de ne pouvoir plus pécher. C'est la liberté des
saints anges et de toute la société des élus, que la
félicité éternelle met dans la nécessité de ne pé-
cher plus ; c'est la liberté de la céleste Jérusalem :
cette nécessité, c'est leur béatitude, et jamais
nous ne serons plus libres, que quand nous ne
pourrons plus servir au péché. C'est la liberté de
Dieu même, qui peut tout, et ne peut pécher. C'est
à cette liberté qu'on tend dans les cloîtres, lors-
que, partant de saintes contraintes , par tant de
salutaires précautions , on tâche de s'imposer une
loi de ne pouvoir plus servir au péché.
, SECOND POINT.
Voilà la servitude du péché exclue de la vie
retirée et religieuse, par les observances de la
discipline : voyons si elle n'est pas aussi délivrée
de celle des passions et des convoitises , par l'exer-
cice de la pénitence. Pour cela , considérons une
belle doctrine de saint Augustin. Il y a, dit-il,
deux sortes de maux : il y a des maux qui nous
blessent, il y a des maux qui nous flattent; les
maladies , les passions. Les passions nous flattent,
et en nous flattant elles nous captivent. Ceux-là ,
nous les devons supporter ; ceux-ci , nous les de-
vons modérer : les premiers , par la patience et
par le courage; les seconds, par la retenue et la
tempérance : Aliœ qiiœ per patientiam sustine-
mus, alia quœ per continentfam rcfrœnamus >.
Or Dieu , qui dispose toutes choses par une pro-
vidence très-sage, et qui ne veut pas tourmenter
les siens par des afflictions inutiles, a voulu que
ces derniers maux servissent de remède pour gué-
rir les autres : je veux dire, que les maux qui
nous affligent doivent corriger en nous ceux qui
flattent. Ils étaient donnés en punition de notre
péché; mais, par la miséricorde divine, ce qui
était une peine devient un remède, et << le châti-
« ment du péché est tourné à l'usage de la jus-
« tice : '> In ususjustitiœ peccati pœna conversa
est^. La raison est, que la force de ceux-ci con-
siste dans le plaisir, et que toute la pointe du plai-
sir s'émousse par la souffrance.
C'est pourquoi la mortification [est établie] dans
les cloîtres; et si la cbair y est contrainte, c'est
pour rendre l'esprit plus libre. C'est le rendre plus
libre, que de brider son ennemi, et le tenir en
prison tout chargé de chaînes. C'est ce qui fait
dire à l'apôtre^ : « Je ne travaille pas en vain,
" mais je châtie mon corps et je le réduis en ser-
'■ vitude. » Ce n'est pas travailler en vain que de
mettre en liberté mon esprit. J'ai, dit-il, un en-
' Coiit. Jul. lib. V, cap. v, n" 22, t. x, col. 640.
2 .Ç. Aiig. de Civ. Del, lib. xin, cap. IV, t. vr:, coi. 328.
3 I. Cor, X , 20 , 27.
POUR UNK VKILUET.
327
nemi domcsluiiu', voulez-vous que je le fortifie,
qut'je le rende invincible par ma complaisance?
Jai des pass ons moins traitables que ne sont des
bêtes fiirouches ; voulez-vous que je les nourrisse ?
Ne vaut-il pas bien mieux que j'appauvrisse mes
convoitises, qui sont infinies, en leur refusant ce
qu'elles demandent? Tellement que la vraie li-
berté d'esprit , c'est de contenir nos affections dé-
réglées par une discipline forte et vigoureuse, et
non pas de les contenter par une molle condescen-
dance.
C'est ainsi qu'ont été libres les grands person-
nages , qui vous ont donné cette règle que vous
professez. D'où vient que saint Benoît, votre pa-
triarche , sentant que l'amour des plaisirs mor-
tels, qu'il avait presque éteint par ses grandes
austérités , se réveillait tout à coup avec violence ,
se déchire-t-il lui-même le corps par des ronces
et des épines, sur lesquelles son zèle le jette'?
N'est-ce pas qu'il veut briser les liens charnels qui
menacent son esprit de la servitude? C'est pour
cela que saint Bernard , votre père , a cherché
«n salutaire rafraîchissement dans les neiges
et dans les étangs glacés " , où son intégrité atta-
quée s'est fait un rempart contre les délices du
siècle. Ses sens étaient de telle sorte mortifiés ,
qu'il ne voyait plus ce qui se présentait à ses
yeux K La longue habitude de mépriser le plai-
sir du goût, avait éteint en lui toute la pointe
de la saveur : il mangeait de toutes choses sans
choix ; il buvait de l'eau ou de l'huile indifférem-
ment, selon qu'il les avait le plus à la moin^. Si
quelques-uns trouvaient trop rude ce long et hor-
rible silence, il les avertissait que s'ils considé-
raient sérieusement l'exameu rigoureux que le
grand Juge fera des paroles, ils n'auraient pas
beaucoup de peine à se taire. Il excitait en lui
l'appétit, non par les viandes, mais par les jeûnes ;
non par la délicatesse ni par le ragoût , mais par
le travail : et toutefois, pour n'être pas entièrement
dégoûte de son pain d'avoine , et de ses légumes ,
il attendait que la faim les rendit un peu suppor-
tables. Il couchait sur la dure; mais il y attirait
le sommeil par la psalmodie de la nuit , et par
l'ouvrage de la journée : de sorte que, dans cet
homme, les fonctions même naturelles étaient
causées, non tant par la nature que par la vertu.
Quel homme plus libre que saint Bernard? Il
n'a point de passions à contenter, il n'a point de
fantaisie à satisfaire , etil n'a besoin que de Dieu.
Les gens du monde, au lieu de modérer leurs con-
voitises, sont contraints de servir à celles d'autrui.
' s. Orcg. Mag. Dialoj. lib. il, cap. u; t. Il, col 213.
' »' il. S. Bernard, lib. I , cap. lii , li" 6 , t. Il ; coi. J065.'
^ Uiid. Iil> lit, cap. Il, n'I, col. 1118.
* H'id. lib I, cap. vu, col. 1076, l'JI".
[C'est ce qui faisait dire à] saint Augustin,
parlant à un grand seigneur : « Vous, qui devez
- réprimer vos propres cupidités , vous êtes con-
" traint de satisfaire celles des autres : • Qui de-
buisti rcfrœnare cupiditates tuas , explere coge-
ris aliénas ' . C'est à cette libertéque vous aspirez,
c'est l'héritage que saint Bernard a laissé à toutes
les maisons de son ordre.
Mais voyez l'aveuglement du monde : comme
si nous n'étions pas encore assez captifs par le
péché et les convoitises, il s'est fait lui-même
d'autres servitudes. Il a fait des lois, comme pour
imiter Jésus-Christ; mais plutôt pour le contre-
dire. Il ne faut pas souffrir les injures , on vous
mépriserait : il faut avoir de l'honneur dans le
monde, il faut se rendre nécessaire, il faut vivre
pour le public et pour les affaires : Patriœ et im-
perio reique vivendutn est^. C'est une loi à votre
sexe , [de prendre] le temps de se parer, [de ren-
dre] des visites. La bienséance est une loi, qui
nous ôte tout le temps ; qui fait qu'il se perd véri-
tablement. Toutie temps se perd, et on n'y attache
rien de plus immobile que lui. Le temps est pré-
cieux, parce qu'il aboutit à l'éternité; on ne de-
mande qu'à le passer : à peine avons-nous un
moment à nous ; et celui que nous avons, il sem-
ble qu'il soit dérobé. Cependant la mort vient
avant que nous puissions avoir appris à vivre ; et
alors que nous servira d'avoir mené une vie pu-
blique, puisque enfin il nous faudra faire une fin
privée? Mais que dira le monde? Et pourquoi
voulons-nous vivre pour les autres , puisque nous
devons enfin mourir pour nous-mêmes? Nemo
aliivivit, moriturus sibi^.
Que si le monde a ses contraintes , que je vous
estime, ma très-chère sœur, qui, estimant trop
votre liberté pour la soumettre aux lois de la
terre, professez hautement de ne vouloir vous
captiver que pour l'amour de celui qui , étant le
maître de toutes choses , s'est rendu esclave pour
l'amour de nous, afin de nous exempter de la
servitude ! C'est dans cette voie étroite que l'âme
est dilatée par le Saint-Esprit, pour recevoir l'a-
bondance des gi'âces divines. Déposez donc , ma
très-chère soewr, cet habit , cette vaine pompe et
toute cette servitude du siècle : vous êtes libre à
Jésus- Christ, son sang vous a mise en liberté, ne
vous rendez point esclave des hommes.
' Ad Boni/. Ep. CCXX , n" 6 , t U , col. 813,
= Tertuth de Pallio, n» 5.
3 Ibid.
83S
POUR UNE VÉTURE.
SERMON
POUR UNE VÊTURE,
PKÊCHÉ
LE JOUR DE LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
Combien les inclinations des hommes sont diverses , et les
moeurs dissemblables. Snperfluilé de tant de soins, et vanité
de la multitude de nos desseins. L'empressement et le trouble,
principes de nos maladies. D'où vient en nous l'amour de la
dissipation. Pourquoi ne pouvons nous trouver la santé de
nos âmes et le repos, en nous répandant dans la multitude
des objets sensibles : l'un et l'autre attachés à la vie intérieure
et recueillie, et à la recherche de l'unique nécessaire.
Marlha , Martha , sollicita es , et turbaris erga plu-
rima : porro unum est necessarium.
Marthe, Marthe, vous vous empressez, et vous vous trou-
blez dans le soin de beaucoup declioses : cependant une
seule chose est nécessaire. Luc. x, 41 , 42.
Quand je considère, mes sœurs, les diverses
agitations de l'esprit humain , et tant d'occupa-
tions différentes qui travaillent inutilement les
enfants des hommes, je ne puis que je ne m'é-
crie avec le Psalmiste' : « Qu'est-ce que l'hom-
« me , ô grand Dieu , pour que vous en fassiez
« état, et que vous en ayez souvenance? » Notre
vie, qu'est-ce autre diose qu'un égarement con-
tinuel? nos opinions sont autant d'erreurs , et nos
voies ne sont qu'ignorance. Et certes, quand je
parle de nos ignorances, je ne me plains pas,
chrétiens , de ce que nous ne connaissons point
quelle est la structure du monde , ni les influen-
ces des corps célestes , ni quelle vertu tient la
terre suspendue au milieu des airs, ni de ce que
tous les ouvrages de la nature nous sont des énig-
mes inexplicables. Car encore que ces connais-
sances soient très-dignes d'être recherchées, ce
n'est pas ce que je déplore aujourd'hui. La cause
de ma douleur nous touche de bien plus près. Je
plains le malheur de notre ignorance , en ce que
nous ne savons pas ce qui nous est propre 5 en
ce que nous ne connaissons pas le bien et le mal ,
et que nous errons, deçà et delà, sans savoir la
véritable conduite qui doit gouverner notre vie.
Et pour vous convaincre manifestement d'une
vérité si constante , figurez- vous , ma très-chère
sœur, que venue tout nouvellement d'une terre
inconnue et déserte , séparée de bien loin du com-
merce et de la société des hommes , ignorante
des choses humaines ; vous êtes tout à coup trans-
portée au sommet d'une haute montagne, d'où
par un effet de la puissance divine, vous décou-
vrez la terre et les mers et tout ce qui se fait
' Ps. VMI , 5.
dans le monde. Elevée donc sur cette montagne,
vous voyez du premier aspect cette multitude in-
finie de peuples et de nations, avec leurs mœurs
différentes et leurs humeurs incompatibles; puis
descendant plus exactement au détail de Li vie
humaine, vous contemplez les divers emplois
dans lesquels les hommes s'occupent. 0 Dieu éter-
nel , quel tracas ! quel mélange de choses! quelle
étrange confusion ! Celui-là s'échauffe dans un
barreau, celui-ci assis dans une boutique débite
plus de mensonges que de marchandises; cet au-
tre que vous voyez employer dans le jeu la meil-
leure partie de son temps, il se passionne, il
s'impatiente, il fait une affaire de conséquence
de ce qui ne devrait être qu'un relâchement de
l'esprit. Les uns cherchent dans la compagnie
l'applaudissement du beau monde; d'autres se
plaisent à passer leur vie dans une intrigue con-
tiimelle : ils veulent être de tous les secrets, ils
s'empressent , ils se mêlent partout , ils ne son-
gent qu'à s'acquérir tous les jours de nouvelles
amitiés : et pour dire tout efl un mot , le monde
n'est qu'un amas de personnes toutes diversement
affairées avec une variété incroyable.
Vous raconterai-je , mes sœurs, les diverses
inclinations des hommes? Les uns, d'une nature
plus remuante , se plaisent dans les emplois vio-
lents; les autres, d'une humeur plus paisible,
s'attachent plus volontiers ou à cette commune
conversation, ou à l'étude des bonnes lettres,
ou à diverses sortes de curiosités. Celui-ci est pos-
sédé de folles amours; celui-là de haines cruelles
et d'inimitiés implacables, et cet autre de jalou-
sies furieuses : l'un amasse, et l'autre dépense;
quelque-uns sont ambitieux et recherchent avec
ardeur les emplois publics; les autres aiment
mieux le repos et la douce oisiveté d'une vie pri-
vée. Chacun a ses inclinations différentes, cha-
cun veut être fou à sa fantaisie : les mœurs sont
plus dissemblables que les visages ; et la mer n'a '
pas plus de vagues, quand elle est agitée par les
vents , qu'il naît de diverses pensées de cet abîme
sans fond, de ce secret impénétrable du cœur de
l'homme. C'est à peu près ce qui se présente à
nos yeux , quand nous considérons attentivement
les affaires et les actions qui exercent la vie hu-
maine.
Dans cette diversité infinie , dans cet empres-
sement , dans cet embarras , dans ce bruit et dans
ce tumulte des choses humaines , chère sœur, ren-
trez en vous-même; et imposant silence à vos
passions , qui ne cessent d'inquiéter l'âme par leur
vain murmure, écoutez le Seigneur Jésus qui,
vous parlant intérieurement au secret du cœur,
vous dit avec cette voix charmante qui seule de-
, vruit attirt'i- les hommes : « Tu te troubles dans
POUR UXE VÉTURE.
• la multitude, ot il n y a qu'une seule ehosequi
« M>lt nécessaire. >•
Qu'entends-je, et que dites-vous, ô Seigneur
JéSDS? Pourquoi tant d'affaires, pourquoi tant de
soins, pourquoi tant d'occupations différentes,
puisqu'il n'y a qu'une seule chose qui soit néces-
saire? Si vous nous apprenez. Sagesse éternelle,
que nous n'avons tous qu'une même affaire ; donc
nous nous consumons de soins superflus, donc
nous ne concevons que de vains desseins , donc
nous ne repaissons nos esprits que de creuses et
chimériques imaginations, nous qui sommes si
étrangement partagés. Votre parole , ô Seigneur
Jésus, nous rappelant à l'unité seule, condamne
la folie et l'illusion de nos désirs inconsidérés et
de nos prétentions infinies : donc il s'ensuit de
votre discours que la solitude que les hommes
fuient, et les cloîtres qu'ils estiment autant de
prisons , sont les écoles de la véritable sagesse ;
puisque, tous les soins du monde en étant exclus
avec leur empressante multiplicité, on n'y cher-
che que l'unité nécessaire, qui seule est capable
d'établir les cœurs dans une tranquillité immua-
ble. Chère sœur, c'est ce que Jésus-Christ nous
enseigne dans cette belle et mystérieuse parole
que je tâcherai aujourd'hui de vous faire en-
tendre.
Mais , pour y procéder avec ordre , que puis-je
me proposer de plus salutaire que d'imiter Jésus-
Christ lui-même, et de suivre cette excellente
méthode que je vois si bien pratiquée par ce di-
vin maître? « Marthe , Marthe , dit-il , tu es em-
« pressée, et tu te troubles dans la multitude : or
« il n'y a qu'une chose qui soit nécessaire. INIarie
« a choisi la meilleure part , qui ne lui sera point
« ôtée. » Je remarque trois choses dans ce discou rs :
Jésus , ce charitable médecin des âmes , les con-
sidère comme languissantes , et nous laisse dans
ces paroles une consultation admirable pour les
guérir de leurs maladies. II en regarde, premiè-
rement , le principe ; après , ayant touché la cause
du mal , il y applique les remèdes propres ; et en-
fin , il rétablit son malade dans sa constitution
naturelle. Je vous prie de considérer ces trois
choses accomplies par ordre dans notre évan-
gile.
Marthe , Marthe , tu es empressée ; c'est-à-dire :
0 âme, tu es affaiblie en cela même que tu es
partagée; de là l'empressement et le trouble :
voilà le principe de la maladie ; après , suit l'appli-
cation du remède. Car puisque la cause de notre
faiblesse , c'est que nos désirs sont trop partagés
dans les objets visibles qui nous environnent;
qui ne voit que le véritable remède, c'est de sa-
voir ramasser nos forces inutilement dissipées?
Cest aussi ce que fait le Seigneur Jésus , en nous
appliquant à l'unité simple qui n'est .uilii" iJ-.us^
queDieu. Pourquoi, dit-il, vousépuiscz-vous parmi
tant d'occupations différentes, puisqu'il n'y a
qu'une chose qui soit nécessaire? porro unum est
neccs.samim. Voyez qu'il ramasse nos désirs en
un: de là naît enfin la santé de l'âme dans le re-
pos , dans la stabilité , dans la consistîmce que lui
promet le sauveur Jésus : < Marie , dit-il , a choisi
« la meilleure part, qui ne lui sera poiiit ôtée : "
c'est l'entière stabilité; c'est ainsi que le Fils de
Dieu nous guérit. Ma chère sœur, abandonnez-
vous à ce médecin tout-puissant; apprenez de lui
ces trois choses , que vous dcA ez avant toutes
choses vous démêler de la multitude, après ras-
sembler tous vos désirs en l'unité seule, et enfin
que vous y trouverez le repos et la consistance.
Ainsi vous accomplirez les devoire de la vie re-
ligieuse que vous embrassez, et nous pourrons
dire de vous ce que Jésus-Christ a dit de Marie,
qu'en quittant le monde et ses vanités , vous avez
choisi la meilleure part , dui ne vous sera point
ôtée.
PBEMIER POIiNT.
Encore que nous connaissions par expérience
que notre plus grand mal naît de l'araour-propre ,
et que ce soit le vice de tous les hommes de s'es-
timer eux-mêmes excessivement, il ne laisse pas
d'être véritable que, de toutes les créaturi^s,
l'homme est celle qui se met à un plus bas prix ,
et qui a le plus de mépris de soi-même.
Je n'ignore pas , chrétiens , que cette proposi-
tion paraît incroyable jusqu'à ce que l'on en ait
pénétré le fond ; car on pourrait d'abord objecter
que l'orgueil est la plus dangereuse maladie de
rhonune. C'est l'amour-propre qui fait toutes nos
actions ; il ne nous abandonne pas un moment :
et de même que si vous rompez un miroir, votre
visage semble , en quelque sorte, se multiplier
dans toutes les parties de cette glace cassée ; cepen-
dant c'est toujours le même visage : ainsi, quoi-
que notre âme s'étende et se partage en beaucoup
d'inclinations différentes , lamour-propre y pa-
raît partout ; étant la racine de toutes nos pas-
sions , il fait couler dans toutes les branches ses
vaines quoique agréables complaisances.
Et certes , si Ton connaît la grandeur du mal
lorsqu'on a recours aux remèdes extrêmes , il faut
nécessairement confesser que notre nature était
enflée d'une insupportable insolence : car puisque
pour remédier à l'orgueil de Ihomme, il a fallu
rabaisser un Dieu ; puisque pour abattre l'arro-
gance humaine , il ne suffisait pas que le Fils de
Dieu descendît du ciel en la terre, si sa majesté ne
se ravalait jusqu'à la pauvreté d'une étable, jus-
qu'à l'ignominie de la croix , jusqu'aux agonies
330
POUR UNE VÊTU RE.
de la mort, jusqu'à l'obscurité du tombeau , jus-
qu'aux profondeurs de l'enfer; qui ne voit que
nous nous étions emportésau plus haut degré d'in-
solence, noiis, dis-je, qui n'avons pu être rétablis
que par cette incompréhensible humiliation? Et
toutefois je ne crains point de vous assurer que
par une juste punition de notre arrogance insen-
sée , pendant que nous nous enflons, et flattons
notre cœur par l'estime la plus emportée de ce
que nous sommes , nous ne méprisons rien tant
que nous-mêmes. Et c'est ce que je veux vous
faire connaître , non par des raisonnements re-
cherchés , mais par une expérience sensible.
Considérons, je vous prie, mes très-chères
sœurs, de quelle sorte les hommes agissent quand
ils veulent témoigner beaucoup de mépris; et
après nous reconnaîtrons que c'est ainsi que nous
traitons avec nous-mêmes.^ Quelles sont les per-
sonnes que nous méprisons, sinon celles dont
nous négligeons tous les intérêts , desquelles nous
fuj'ons la conversation , auxquelles même nous
ne daignons pas donner quelque part dans notre
pensée? Or, je dis que nous en usons ainsi avec
nous-mêmes : nous laissons dans le mépris toutes
nos affaires, nous ne pouvons converser avec
nous-mêmes , nous ne voulons pas penser à nous-
mêmes; et en un mot, nous ne pouvons nous
souffrir nous-mêmes. Car est-il rien de plus évi-
dent que nous sommes toujours hors de nous; je
veux dire , que nos occupations et nos exercices ,
nos conversations et nos divertissements nous at-
tachent continuellement aux choses externes , et
qui ne tiennent pas à ce que nous sommes ? Et
une preuve très-claire de ce que je dis , c'est que
nous ne pouvons nous accoutumer à la vie re-
cueillie et Intéi'ieure.
Chère sœur, dans la profession que vous em-
brassez , les hommes ne trouvent rien de plus in-
supportable que la retraite , la clôture et la soli-
tude ; et toutefois cette solitude est cause que vous
rentrez en vous-même , que vous vous entretenez
avec vous-même , que vous pensez sérieusement
à vous-même. C'est ce que le monde ne peut
goûter : l'homme pense qu'il ne fait rien, s'il
ne se jette sur les objets qui se présentent ; tant
il est vrai , âmes chrétiennes , que nous sommes
à charge à nous-mêmes. Voyez Marthe dans notre
évangile; elle s'empresse, elle se tourmente, elle
est extraordinairement empêchée : elle découvre
sa sœur Marie-Madeleine , qui , assise aux pieds
de Jésus, boit à longs traits le fleuve de vie qui
distille si abondamment de sa bouche. Marthe
tâche de la détourner : « Seigneur, ordounez-lui
« qu'elle m'aide : » elle s'imagine qu'elle est oi-
sive, parce qu'elle ne la voit point agitée : elle
croit qu'elle est sans affaires, parce qu'étant
recueillie en soi, elle veille à son affaire la plus
importante. Étrange aveuglement de l'esprit hu-
main, qui ne croit point s'occuper s'il ne s'em-
barrasse, qui ne conçoit point d'action sans agita-
tion, et qui ne trouve d'afi'aire que dans le trouble
et dans l'empressement!
D'où vient cela, mes très-chères sœurs, si ce
n'est que nous nous ennuyons en nous-mêmes ,
possédés de l'amour des objets externes? Et ainsi
ne puis-je pas dire , avec l'admirable saint Au-
gustin : Usqueadeo charus est hic mundus ho-
miaibus. Et sibimet ipsi vUuerunt ' : « Les hom-
« mes aiment ce monde si éperdument, qu'ils s'en
« traitent eux-mêmes avec mépris. » C'est ce que
reprend le Sauveur des âmes dans les premières
paroles de ce beau passage , que j'ai allégué pour
mon texte : « Marthe , Marthe , dit-il , tu t'es em-
« pressée, et tu te troubles dans la multitude : »
où il me semble que sa pensée se réduit à ce rai-
sonnement invincible, dont toutes les proposi-
tions sont si évidentes qu'elles n'ont pas même
besoin d'éclaircissement; écoutez seulement, et
vous entendrez. L'âme ne peut être en repos , si
elle n'est saine , et elle ne peut jamais être saine ,
jusqu'à ce qu'elle ait été établie dans une bonne
constitution : est-il rien de plus clair? Pour la
mettre en cette bonne constitution, il faut né-
cessairement agir au dedans, et non pas s'épan-
cher inutilement, ni se vider, pour ainsi dire,
au dehors : car la bonne constitution , c'est le
bon état du dedans ; qui le peut nier ? Ceux donc
qui consument toutes leurs forces après la mul-
titude des objets sensibles , puisqu'ils dédaignent
de travailler au dedans d'eux-mêmes, ils ne
trouveront jamais la sauté de l'âme , ni par con-
séquent son repos : de sorte qu'il n'est rien de
plus véritable , que nous ne pouvons rencontrer
que trouble dans la multitude qui nous dissipe :
Martha, Martha, sollicita es, et turbaris erga
plurima. Quelle conséquence plus nécessaire?
Que prétendez-vous , ô riches du siècle , lors-
que vous acquérez tous les jours de nouvelles ter-
res , et que vous amassez tous les jours de nou-
veaux trésors? Vos richesses sont hors de vous;
et comment espérez-vous pouvoir vous remplir
de ce qui ne peut entrer en vous-mêmes ? Votre
corps terrestre et mortel ne se nourrit que de ce
qu'il prend, et de là vient que la sagesse divine
lui a préparé tant de beaux organes , pour s'unir
et s'incorporer ce qui le sustente. Votre âme,
d'une nature immortelle, n'aura-t-elle pas aussi
ses organes pour recevoir en elle-même le bien
qu'elle cherche? Maintenant ouvrez son sein tant
qu'il vous plaira , et vous verrez qu'elle ne peut
' Ad Glvr. Ej). xuii, u" 2, l. u, col.
POUR UNE VÉTURE.
381
recevoir en elle cet or et cet argent que vous en-
tassez , et qui ne peut jamais la satisfaire : lors
donc que vous pensez l'en rassasier, n'est-ce pas
une pareille folie , que si vous vouliez remplir un
vaisseau d'une liqueur qui ne peut y être versée?
Insensés, ne voyez-vous pas que vous vous tra-
vaillez inutilement, que vous vous troublez dans
la multitude? Turbaris erga plurima.
Et vous, qui recherchez avec tant d'ai'deur la
réputation et la gloire , pensez-vous pouvoir con-
tenter votre âme? Cette gloire que vous désirez,
c'est l'estime que les autrfô font de votre per-
sonne. Ou ils se trompent, ou ils jugent Lien de
\ otre mérite. S'ils se trompent dans leur pensée ,
\ous seriez bien déraisonnables de faire votre bon-
heur de l'erreur dautrui : que s'ils jugent saine-
ment, c'est un bien pour eux ; et comment esti-
mez-vous pouvoir étie riche d'un bien qui est
possédé par les autres? Voyez donc que vous vous
épanchez hors de l'unité , et que vous vous trou-
blez dans la muUittîde. Turbaris erga plurima.
Vous enfin , qui courez après les plaisirs , di-
tes-moi , n'avez- vous rien en vous-mêmes de plus
excellent que vos sens? Cette âme, que Dieu a
faite à sa ressemblance , est-elle insensible et stu-
pide, et n'a-t-elle pas aussi ses contentements?
Est-ce en vain que le Psalmiste s'écrie que son
cœur se réjouit dans le Dieu vivant ' ? Si l'âme a
des délices qui lui sont propres , si elle a ses plai-
sirs à part; quelle est notre erreur et notre folie
de croire que nous l'aurons contentée, lorsque
nous aurons satisfait les sens? Au contraire, ne
jugeons -nous pas que si nous ne lui donnons
des jets tout spirituels, qu'elle sente etqu'elle re-
çoive par elle-même, elle sortira au dehors pour
en chercher d'autres, et qu'elle se troublera dans
la multitude? Turbaris erga plurima.
Ainsi , quoi que puisse nous représenter notre
imagination abusée , notre âme ne trouvera ja-
mais son repos, jusqu'à ce que nous ayons com-
posé nos mœurs ; jusqu'à ce que nous dégageant
de la multitude, afin de nous recueillir en nous-
mêmes , nous nous soyons rangés au dedans , et
que nos affections soient bien ordonnées. C'est
ce que nous apprend le Psalmiste lorsqu'il dit :
« La justice et la paix se sont embrassées : « Ju-
stitia et pax osculatœ siint *. Où est-ce qu'elles
se sont embrassées? Elles se sont embrassées cer-
tainement dans le cœur du juste. C'est la ju-stice
qui établit l'ordre ; et lajustice règne en nos âmes,
lorsque les choses y sont rangées dans une boni»e
disposition, et que les lois que la raison donne
sont fidèlement observées : alors nous avons ea
' Ps. XX XIV, 9.
' Ps. LXXXIV, II.
nous la justice ; et aussitôt après nous avons la
paix : Justitia et pax osculatœ sunt.
O âme, si vous n'avez pas lajustice, c'est-à-
dire, si vous n'êtes pas recueillie pour vous com-
poser en vous-même, infailliblement la paix vous
fuira : pou;* quelle raison ? parce qu'elle ne trou-
vera point au dedans de vous lajustice, sa bonne
amie. Que si vous avez en vous la justice , cette
justice qui vous retire en vous-même pour régler
votre intérieur, vous n'aurez que faire de cher-
cher la paix ; elle viendra elle-même , dit saint
Augustin , pour embrasser sa fidèle amie , c'est-
à-dire , la justice qui vous établit dans votre vé-
ritable constitution : Si amaverisjustitiam, non
diu quœres pacem; quia et ipsa occurret tibi,
ut osculeturjustitiam '. D'où il s'ensuit que nous
n'avons point de repos , jusqu'à ce que , détachés
de la multitude , nous appliquions nos soins en
nous-mêmes pour régler notre intérieur, selon ce
que dit le Seigneur Jésus : « Marthe , Marthe , tu
« es empressée , et tu te troubles. »
C'est pourquoi le grave Tertullien , méprisant
l'inutilité de toutes les occupation^rdinaires : Je
ne suis point , dit-il , dans l'intrigue ; on ne me
voit point ra'empresser près de la personne des
grands , je n'assiège ni leurs portes ni leurs pas-
sages, je ne me romps point l'estomac à crier au
milieu d'un barreau, je ne fréquente point les
places publiques; j'ai assez à travailler en moi
même , c'est là que je mets toute mon affaire :
In me unicum negotiujn mihi est : tout mon
soin est de retrancher les soins superflus; nihil
aliud euro, quam ne curem'.
0 généreuse résolution d'un philosophe chré-
tien ! Chère sœur, c'est ce que vous devez prati-
quer dans la sainte retraite où vous voulez vivre.
Laissez le siècle avec ses erreurs et ses empresser
meuts inutiles. Il ne peut souffrir votre solitude,
ni votre grille, ni votre clôture; il appelle votre
retraite une servitude : au contraire , il se glorifie,
par une vaine ostentation, de sa liberté. Les
hommes du siècle croient être libres ; parce qu'ils
errent deçà et delà dans le monde , éternellement
travaillés de soins superflus, et ils appellent leur
égarement une liberté; comme des enfants qui
se pensent libres , lorsque , échappés de la maison
paternelle, ils courent sans savoir où ils vont.
Pernicieuse liberté du siècle, qui ne nous laisse
las le loisir de vaquer à nous ! Heureuse mille et
mille fois votre servitude, qui vous occupe si uti-
lement en vous-même !
Quelle affaire plus importante, que de com-
poser son intérieur, c'est-à-dire, la seule chose
qui nous appartient? Quelle pensée plus douce u^
' In Ps. Lxxxiv, a' 12; t. it, col. S9S.
• l)e Palliuj Q" 5.
8^2
POUR UNE VÈTURE.
plus agréable? Si ta maison menace ruine, tu y
emploies les jours et les nuits avec une satisfaction
merveilleuse. Ton âme se dément de toutes parts
comme un édifice mal entretenu, et tu n'auras
point de plaisir à la réparer. Dieu commet à tes
soins un champ très-fertile; c'est-à-dire, l'âme
raisonnable, capable de porter des fruits immor-
tels : quelle honte, que , dédaignant un si bel ou-
vrage, tu t'abaisses jusqu'à cultiver une terre
stérile et infructueuse !
D'ailleurs , nos désirs sont si peu réglés , notre
esprit est préoccupé de tant de fausses imagina-
tions : ou l'orgueil nous enfle, ou l'envie^nous
ronge, ou les convoitises nous brûlent; et nous
nous laissons accabler d'affaires , comme si celles-
ci ne nous touchaient pas , ou qu'il n'y en eût pas
assez pour nous occuper. Enfin , que recherchons-
nous parmi tant d'emplois? Pourquoi gouvernons-
nous notre vie par des considérations étrangères?
Je veux la passer dans les grandes charges. Mais
quenous sert de faire une vie publique, puisque en-
fin nous ferons tous une mort privée? Mais si je me
retire, que diifi le monde? Et pourquoi voulons-
nous vivre pour les autres, puisque chacun doit
enfin mourir pour soi-même? 0 folie! ô illusion!
ô troubles et empressements inutiles des enfants
du siècle! Chère sœur, rompez ces liens, démêlez
votre cœur de la multitude , et que vos forces se
réunissent pour la seule occupation nécessaire :
Porro unum est necessarium : c'est ma seconde
partie, que je joindrai avec la troisième dans une
même suite de raisonnement.
SECOND POINT.
Toutes les créatures intelligentes tendent de
leur nature à l'unité seule ; et j'apprends de saint
Augustin' que le véritable mouvement de l'âme,
c'est de rappeler ses esprits des objets extérieurs
au dedans de soi , et de soi-même s'élever à Dieu.
C'est pourquoi Dieu ayant fait le monde avec cet
admirable artifice , aussitôt il introduit l'homme ,
dit Philon le Juif » , au milieu de ce beau théâtre ,
pour être le contemplateur d'un si grand ouvrage.
Mais en même temps qu'il le contemple , et qu'il
jouit de l'incomparable beauté d'un spectacle si
magnifique , il sent aussi en son propre esprit la
merveilleuse vertu de l'intelligence , qui lui dé-
couvre de si grands miraclesj et ainsi, rentrant
en soi-même , il y ramasse toutes ses forces pour
s'élever à son Créateur, et louer ses libéralités in-
finies. De cette sorte, l'âme raisonnable se rappelle
de la multitude , pour concourir à l'unité seule;
et telle est son institution naturelle. Mais le péché
» JJI>. De Quanti t. animœ , n" 53, 1. 1, col. 423.
» Lib. de mundi OiHjicio.
a perverti ce bel ordre , et lui donne un mouve-
ment tout contraire. Dans sa véritable consii«
tution elle passe ù.^ la multitude en soi-même,
afin de réunir toute sa vigueur, pour se transpor-
ter à son Dieu, qui est le principe de l'unité : au
contraire, le péché la poussant, elle tombe de
Dieu sur soi-même, et de là sur la multitude des
objets sensibles qui l'environnent. Car, de même
qu'une eau qui se précipite du sommet d'une
haute montagne, rencontrant au milieu de sa
course une roche , premièrement elle fond sur elle
avec toute son impétuosité ; et là elle est contrainte
à se partager, forcée par sa dureté qui la rompt :
ainsi l'homme, que son orgueil avait emporté,
tombe premièrement de Dieu sur soi-même,
comme dit l'incomparable saint Augustin ' , parce
qu'il est aussitôt déçu par son amour-propre ; et
là, rencontrant l'orgueil en son âme, élevé comme
un dur rocher, U se brise, il se partage, et il se
dissipe dans la vanité de plusieurs désirs dans
lesquels son âme s'égare.
Et c'est ce que nous pouvons comprendre aisé-
ment par le livre de la Genèse. Le serpent artifi-
cieux promet à nos pères que, s'ils mangent le
fruit défendu , Us auront la science du bien et du
mal ; et Adam se laisse surprendre à ses promesses
fallacieuses^ Certes, dans la pureté de son origine,
il avait la science du bien et du mal : car ne s'a-
vait-il pas, chrétiens, que son souverain bien est
de suivre Dieu, et le souverain mal de s'en éloi-
gner? Mais il veut chercher dans la créature ce
qu'il possédait déjà dans le Créateur ; après quoi ,
par un jugement équitable, le Créateur retire
ses dons, desquels l'homme orgueilleux n'était
pas content : si bien que l'homme perdit aussitôt
la véritable science du bien et du mal , et il ne
resta plus en son âme que la vaine curiosit&de la.
rechercher dans la créature.
C'est ainsi que nous allons, hommes misérables,,
cherchant curieusement le bien, et tâchant de le
goûter partout où nous en voj'ons quelques ap-
parences. Et comme toute âme curieuse est natu-
rellement inquiète, notre humeur remuante et
volage ne pouvant s'arrêter à un seul désir, se
partage en mille affections déréglées, et erre de
désirs en désirs par un mouvement éternel. De
là vient que l'homme animal ne peut comprendre
ce que dit le Seigneur Jésus, qu'il n'y a qu'une
chose qui soit nécessaire : et la raison en est évi
dente; car nous ne croyons pas pouvoir être
heureux, si nos désirs ne sont satisfaits; et ainsi
notre cœur étant échauffé d'une infinité de désirs,
le vieil Adam ne peut pas entendre qu'il trouve.
/>.; Or/7. Dci , lib. Xiv, Cip. Xiii, l. vu, col. aô4, o{»5.
G'cH. m. Ck
POUR UNE VÊTUUE.
333
jamais la fclicité en ne poursuivant qu'une seule
chose. 0 misère ! ô aveuglement , qui établit la
félicité à contenter les désirs irréguliers qui sont
causés par la maladie! Éveillez-vous, ô enfants
d'Adam , retournez à lunité sainte de laquelle
vous êtes déchus par la pernicieuse curiosité de
chercher le bien dans les créatures : au lieu de
partager vos désirs , apprenez du sauveur Jésus
à les réunir, et vous saurez le secret de les con-
tenter : Porro unum est necessarium. Cessez de
m'inquiéter, désirs importuns , ne prétendez pas
partager mon cœur; laissez-moi écouter le Sei-
gneur Jésus, qui m'assure, dans son Évangile,
qu'il n'y a qu'une chose qui soit nécessaire.
Et certes, quand je considère, mes très-chères
sœurs, qu'entre tous les êtres que nous connais-
sons, il n'y a que Dieu seul qui soit nécessaire,
que tout le reste change , tout le reste passe , qu'il
n'y a que notre grand Dieu qui soit immuable;
je fais ce raisonnement en moi-même : S'il n'y a
qu'un seul être qui soit nécessaire en lui-même,
il n'y a rien aussi , à l'égard des hommes , qu'une
seule opération nécessaire, qui est de suivre uni-
quement cet un nécessaire : car il est absolument
impossible que notre repos puisse être assuré , s'il
ne s'appuie sur quelque chose qui soit immobile.
Plus une chose est réunie en elle-même , plus elle
approche de l'immutabilité. L'unité ne donne
point de prise sur elle , elle s'entretient également
partout : au contraire , la multitude cause la cor-
ruption , ouvrant l'entrée à la ruine totale par
la dissolution des parties. Il faut donc que mon
cœur aspire à l'unité seule, qui associera toutes
mes puissances, qui fera une sainte conspiration
de tous les désirs de mon âme à une fin éternel-
lement immuable : Porro unum est necessarium.
Je m'élève déjà, ce me semble, au-dessus de
toutes les créatures mortelles; animé de cette
bienheureuse pensée , je commence à découvrir
la stabilité que me promet le sauveur Jésus dans
la troisième partie de mon texte : Maria opti-
viam partem elegit, quœ non auferetur ab ea :
' Marie a choisi la meilleure partie, qui ne lui
» sera point ôtée. -^ Oui , si nous suivons fortement
cet un nécessaire , qui nous est proposé dans notre
évangile, nous trouverons une assurance infailli-
ble parmi les tempêtes de cette vie.
Et comment, me direz-vous, chères sœurs,
comment pouvons-nous trouver l'assurance ; puis-
que nous gémissons encore ici-bas sur les fleu-
ves de Babylone , éloignés de la Jérusalem bien
heureuse qui est le centre de notre repos ? Saint
Augustin vous l'expliquera par une doctrine ex-
cellente, tirée de lapôtre : « Nous ne sommes
« pas encore parvenus au ciel ; mais nous y avons
■ déjà envoyé une sainte et salutaire espérance : «
Jam spem prœmistmus, dit saint Augustin ' ; et
ce grand homme nous fait comprendre quelle
est la force de l'espérance, par une excellente
comparaison. Nous voguons en la mer, dit ce
saint évêque ; mais nous avons déjà jeté l'ancre
au ciel, quand nous y avons porté l'espérance,
que l'apôtre appelle l'ancre de notre âme *. Et de
même que l'ancre , dit saint Augustin , empêche
que la navire ne soit emporté; et quoiqu'il soit
au milieu des ondes, elle ne laisse pas de l'établir
sur la terre : ainsi quoique nous flottions encore
ici-bas, l'espérance qui est l'ancre de notre âme,
et cpie nous avons envoyée aa ciel , fait que nous
y sommes déjà établis.
C'est pourquoi je vous exhorte , ma très-chère
sœur, à mépriser généreusement la pompe du
monde, et à choisit la meilleure part, qui ne vous
sera point ôtée. Non certes, elle ne vous sera
point ôtée; votre retraite, votre solitude, vous
fera commencer dès ce monde une vie céleste :
ce que vous commencerez sur la terre , vous le
continuerez dans l'éternité. Dites-moi , que cher-
chez-vous dans ce monastère? Vous y venez
contempler Jésus , écouter Jésus avec Marie la
contemplative ; vous y venez pour louer Jésus ,
pour goûter Jésus, pour aimer uniquement ce
divin Jésus : c'est pour cela que vous séparez votre
cœur de l'empressante multiplicité des désirs du
siècle. Que font les [saints dans le ciel? Ils jouis-
sent de Dieu dans une bienheureuse paix , qui
réunit en lui tous leurs désii*s ; ils le contemplent
avec une insatiable admiration de ses grandeurs ;
ils l'aiment avec un doux ravissement, qui leur
fait toujours trouver de nouvelles délices dans
l'objet de leur amour; et le saint transport, dont
ils sont animés , ne leur permet pas de se lasser
jamais de louer et de célébrer ses miséricordes.
Voilà, ma chère sœur, le modèle de la vie que
vous allez embrasser. Qu'elle est aimable ! qu'elle
est heureuse ! qu'elle est digne de votre empres-
sement , et de remplir tous vos jours ! j
Mais achèverons-nous ce discours sans parler
de la divine Marie, donc nous célébrons aujour-
d'hui la nativité bienheureuse? Allons tous en--
semble, mes très- chères sœurs, allons au berceau
de Marie , et couronnons ce sacré berceau , non
point de lis ni de roses , mais de ces fleurs sacrées
que le Saint-Esprit fait éclore ; je veux dire , de
pieux désirs et de sincères louanges. Regardons
l'incomparable Marie comme le modèle achevé
de la vie retirée et intérieure; et tâchons de
remarquer en sa vie , selon la portée de l'esprit
humain , la pratique des vérités admirables que
son Fils notre Sauveur nous a enseignées.
' In Ps. LXiv, n' 3; t. IT, col. 603.
» llebr. VI , 19 .
ZZi
POUR UiNE YÉTUKE.
SERMON
PRÊCHÉ
A LA VÊTURE D'UxXli NOUVELLE CATHOLIQUE,
LE JOUR DE LA PURIFIC4T10N.
Grandeur de la miséricorde que Dieu avait fait éclater sur
elle. La multitude des Églises , cette Église unique et première
que les apôtres avaient fondée. Combien il est nécessaire de
demcurerdans son unité : son éternelle durée, justifiée contre
les sentiments des protestants. Erreurs monstrueuses, et
absurdités qui résultent du système de cette Église cactiée
qu'ils ont voulu supposer. La perfection de l'Église dans
l'unité.
Vocavit vos de tenebris in admirabile lumen suum.
Il vous a appelée des ténèbres à son admirable lumière.
I. Petr. Il, 9.
Ma très-chère sœur en Notre-Seigneur Jésus-
Christ; après les grandes miséricordes que Dieu
a fait éclater sur vous, je ne puis mieux com-
mencer ce discours que par des actions de grâces
publiques, remerciant sabonté paternelle qui vous
a miraculeusement délivrée de la puissance des
ténèbres, pour vous transporter au royaume de
son Fils bien-aimé.
En effet, n'est -il pas bien juste, ô grand Dieu ,
que votre sainte Église catholique vous loue et
vous glorifie dans les siècles des siècles? Car
qui n'admirerait la profondeur de vos jugements,
ô éternel Roi de gloire, qui, pour la punition
de nos crimes , ou pour quelque autre secret con-
seil de votre sainte providence, ayant permis
qu'en ces derniers temps l'Église chrétienne fût
déchirée par tant de sortes de schismes , et par
tant de lamentables divisions, ne perdez pas
pour cela les âmes que vous avez choisies ; mais
qui, étant riche en miséricorde, savez les éclai-
rer, même dans le sein de l'erreur, et selon votre
bon plaisir les attirez par des ressorts infaillible
à la véritable croyance. C'est ce que vous avez
fait paraître en cette jeune fille, élevée dans le
schisme et dans l'hérésie , que vous avez regar-
dée en pitié , ô Père très-clément et très-bon !
On la nourrissait dans une doctrine hérétique ;
mais vous avez voulu être son docteur. Vous lui
avez ouvert les yeux , pour voir votre admira-
ble lumière : vous avez voulu faire paraître qu'il
n'y a point d'âge qui ne soit mûr pour la foi, et
que l'homme est assez savant quand il sait écou-
ter vos saintes inspirations : Et voici qu'étant
instruite de la véritable doctrine, que nous
avons reçue de nos pères par une succession de
tant de siècks, touchée en son cœur d'un extrême
dégoût de ce monde trompeur, et d'un chaste
amour de votre cher Fils, qu'elle désire choisir
pour son seul Époux, elle se vient présenter
devant vos autels , afin que vous ayez agréabl«
qu'elle soit admise aujourd'hui à l'épreuve d'une
vie retirée. Bénissez-la, Seigneur, et soyez loué
à jamais des grâces que vous lui faites : que les
anges et tous les esprits bienheureux chantent
éternellement vos bontés.
Et vous , ma chère sœur, que Dieu comble de
tant de bienfaits, considérez ces dévotes filles,
et toute cette pieuse assemblée. Mais élevez plus
haut vos regards ; contemplez en esprit la sainte
Église de Dieu , tant celle qui règne dans le ciel ,
que celle qui combat sur la terre : croyez qu'elle
triomphe de joie, de voir eu vous des effets si
visibles de la miséricorde divine. Éclatez aussi
en hymnes et en cantiques; dites, dans l'épan-
chement de votre âme : « 0 Seigneur, qui est
« semblable à vous ' ? Que le Dieu d'Israël est bon
« à ceux qui sont droits de cœur % » et qui mar-
chent devant sa face en toute simplicité !
Pour moi , afin de vous animer davantage à
rendre à notre grand Dieu de fidèles actions de
grâces, je vous donnerai, avec l'assistance di-
vine , quelques avis succincts , mais très-impor-
tants, et sur ce que vous avez fait et sur ce que
vous allez faire. Je vous représenterai premiè-
rement la grande grâce que Dieu vous a faite
de vous retirer des ténèbres de l'hérésie ; et
après, je tâcherai de vous faire voir de quelle
sorte vous devez user de l'inspiration qu'il vous
donne , de renoncer entièrement à toutes les es-
pérances du siècle : et il se rencontre fort à pro-
pos, que les deux principaux mystères que nous
célébrons en ce jour, conviennent très-bien avec
ce sujet. Dans la purification de la Vierge, vous
pouvez considérer avec fruit que Dieu , par sa
pure bcnté , vous a purgée de votre hérésie ; et
dans l'oblation de l'Enfant Jésus , que l'on pré-
sente aujourd'hui à son Père , vous devez faire
réflexion sur le dessein que vous méditez, de vous
consacrer pour jamais à son service par une pro-
fession solennelle. C'est sur quoi je vous entre-
tiendrai en ce jour : vous ferez seule tout le sujet de
cette exhortation. Au reste , n'attendez pas de moi
tous ces ornements de la rhétorique mondaine ;
mais priez seulement cet Esprit qui souffle où il
veut, qu'il daigne répandre sur mes lèvres ces
deux beaux ornements de l'éloquence chrétienne,
la simplicité et la vérité , et qu'il étende par sa
grâce le peu que j'ai à vous dire.
PREMIER POINT.
Si , parlant aujourd'hui de nos frères , qui à
notre grande douleur, se sont séparés d'avec
' P$. XXXIV, 10.
2 Ps. Lxxn, I.
POUR UNE VÉTURE.
335
nous, j'appoUe leur Église une Église de ténè-
hros; je les prie de ne eroire pas que , pour con-
ilamner leur erreur, je m'aigrisse contre leurs
personnes. Certes, je puis dire d'eux avec vérité
ce que l'apôtre disait des Juifs • , que le plus ten-
dre désir de mon cœur, et la plus ardente prière
que je présente tous lesjours à mon Dieu, est pour
leur salut. Je ne puis voir, sans une extrême
douleur, les entrailles de la sainte Église si cruel-
lement déchirées, et pour parler plus humaine-
ment, je suis touché au vif quand je considère
tant dhonnètes gens que je chéris, comme Dieu
le sait , marcher dans la voie de ténèbres. Mais
afin qu'il ne semble pas queje veuille faire aujour-
d'hui une invective inutile , je vous proposerai
nue doctrine solide, et conduirai ce discours, si
Dieu le permet, avec une telle modération , que
sans les chai-ger d'injures, je les presserai par de
vives raisons tirées des Écritures divines, et des
Pères leurs interprètes fidèles.
Je dis donc en premier lieu, chrétiens, que
Dieu est une pure et incompréhensible lumière,
(le laciuelle toute autre lumière prend son origine ;
doù vient que l'apôtre saint Jean dit que « Dieu
est lumière , et qu'en lui il n'y a point de ténè-
bres'. " Kl saint Paul l'appelle « Père de lumière,
« qui habite une lumière inaccessible ^. » Le
uenre Inimain , chrétienne assemblée, s'étant
retiré de cette lumière éternelle, languissait dans
une nuit profonde et dans des ténèbres plus qu'é-
gyptiennes, loi-sque Dieu, touché de pitié , envoya
son cher Fils en la terre , pour être la lumière du
monde, comme il dit lui-même en saint Jeau^.
C'est lui qui est cette véritable et universelle lu-
mière, " qui illumine par ses clartés tout homme
venant au monde '. » C'est la splendeur de la gloire
du Père, qui, étant devenu chair dans la plénitude
des temps, est entrée en société avec nous; et
nous a faits participants de ses dons : car ayant
commencé sur la terre l'exercice de son minis-
tère par la prédication de la parole de vie que
son Père lui mettait à la bouche , il a assemblé
près de sa personne les premiers ministres de
son Évangile, qu'il a appelés ses apôtres'; parce
qu'après sa course achevée , il les devait envoyer
par toutes les provinces du monde , pour agréger
ses brebis dispersées, sous l'invocation de son
nom , et la profession de son Évangile. Et comme
il a dit de lui-même qu'il était la lumière du
monde, ainsi que je vous le rapportais tout à
l'heure ; de même a-t-il dit , parlant à ses saints
apôtres : a Vous êtes la lumière du monde : »
' Rotn. j[, I.
' I. Joan. I, 5.
* I. Tim.M, iCr.
* Joan vin. 12,
* lOiJ. 1, u.
Vos csiis lux mun<li'\ parce qu'étant éclairés
des lumières de ce bon Pasteur par l'infusion de
son Saint-Esprit , ils ont eux-mêmes communiqué
la lumière aux peuples errants , comme dit l'a-
pôtre saint Paul écrivant aux Éphésiens : « Vous
« étiez autrefois ténèbres; mais vous êtes main-
n tenant lumière en Noire-Seigneur». »
Cette lumière , au commencement , se répandit
sur peu de personnes ; parce que , selon la para-
bole de l'Évangile, l'Église, d'un petit grain,
devait devenir un grand arbre ^. Mais enfin, par
la miséricorde de Dieu , la foi étant augmentée,
on a fondé des Églises par toutes les parties de
la terre, selon le modèle de celles que les saints
apôtres avaient établies. Fidèles, ne croyez pas
que l'on ait divisé pour cela celte première et
originelle lumière, ou que l'on ait, pour ainsi
dire , arraché quelque rayon aux Églises apos-
toliques, pour les porter aux autres Églises. Cer-
tes, cela ne s'est pas fait de la sorte : cette lu-
mière a été étendue; mais elle n'a pas été divisée.
En faisant de nouvelles Églises, on n'a pas fait
des sociétés séparées : « On a été prendre des pre-
« mières Églises la continuation de la foi , et la
« semence de la doctrine : » Traducem fidei et
semina doctrinœ cœterœ exinde Ecclesiœ mu-
tuatœ sunt, dit TertuHien^. Toutes les Églises
sont apostoliques, parce qu'elles sont descendues
des Églises apostoliques. Un si grand nombre
d'Églises, dit Tertullien , ne sont que cette Église
unique et première que les apôtres avaient fon-
dée. Elles sont toutes premières et toutes apos-
toliques ; parce qu'elles se sont toutes rangées à
la même paix , qu'elles se sont associées à la même
unité, qu'elles ont toutes le même principe. • L'É-
« glise éclairée par le sauveur Jésus , qui est son
« véritable soleil , dit l'admirable saint Cv'prien ^,
« bien qu'elle répande ses rayons par toute la
« terre, n'a qu'une lumière qui se communique
« partout : » Ecclesia Domini luce perfusa per
totum orbem radios suos porrigit ; unum tamen
lumen est; quod ubique diffunditurj nec unitas
corporis scparatur.
Par où vous voyez, mes chers frères, que
l'Église est le lieu sacré dans lequel Jésus-Christ
renferme le trésor des lumières célestes. Quel-
que docte que soit un homme, quelque beaux
sentiments qu'il professe , il marche dans les té-
nèbres s'il abandonne l'unité de l'Église. Celui-
là ne peut avoir Dieu pour père, qui n'a pas
l'Église |x)ur mère. En vain nos adversiiires se
glorifient-ils, en toutes rencontres, de la science
' Malt h. V, H.
» Ephes. V, 8.
' Luc. xin , 19.
♦ De Prœscript. n" 20.
» Ub. de Unit. Eccl. p. IVy.
:'r.r, POUR Ux\E
«les Écritures, qu'ils nVnt jamais bien étudiées
selon la métliode des Pères, qui ont fait gloire
de suivre les interprétations de leurs ancêtres.
« Nous enseignons, disaient-ils, ce que nous ont
« appris nos prédécesseurs ; et nos prédécesseurs
« l'ont reçu des hommes apostoliques; et ceux-
« là, des apôtres ; et les apôtres, de Jésus-Christ ;
" et Jésus-Christ, de son Père. » C'est à peu près
ce que veulent dire ces mots du grand Tertullien :
Ecclesia ab apostolis, apostoU a Christo, Chri-
stusa Deo tradidit '.0 la. heWe chaîne, ô la sainte
concorde, ô la divine tissure que nos nouveaux
docteurs ont rompue! Cette belle succession était
la gloire de l'Église de Dieu : c'est ce que nous
opposions aux ennemis de Jésus, que malgré les
tyrans et les hérétiques , malgré la violence et
la fraude, l'Église de Jésus- Christ était demeurée
immobile.
Ils renoncent volontairement à cet avantage.
N'ont-ils pas osé assurer, dans l'article xxxi de
leur Confession, qu'il a été nécessaire que Dieu
en notre temps, auquel l'état de l'Église était in-
terrompu , ait suscité gens d'une façon extraordi-
naire, pour dresser l'Église de nouveau , qui était
en ruine et désolation? 0 parole inouïe aux pre-
miers chrétiens ! si ce n'est , certes , qu'elle a tou-
jours été témérairement avancée par les hérétiques
leurs prédécesseurs, et toujours constamment
réfutée par nos Pères les orthodoxes. L'avez-vous
jamais cru, ô saints martyrs, ô bienheureux
évêques,ô docteurs divinement éclairés, l'avez-
vous jamais cru que cette Église que vous fondiez
par votre sang , ou que vous instruisiez par votre
doctrine , dût être durant tant de siècles entière-
ment abolie, jusqu'à ce que Luther et Calvin la
vinssent dresser de nouveau? Cette cité qui a oc-
cupé tout le monde. Dieu l'a fondée éternelle-
ment, dit l'admirable saint Augustin*; le firma-
ment tomberait aussitôt que l'Église serait éteinte :
Deus fundavit eam in œternum.
Certes, il est indubitable, ô sauveur Jésus :
comme durant toute l'éternité vous serez béni
dans le ciel ; ainsi , pendant toute la durée de ce
siècle, vous aurez toujours des adorateurs sur
la terre. Et où seront ces adorateurs, si votre
Église doit tomber en ruine? Comment pourriez-
vous être adoré dans une Église entièrement dé-
solée, une Église infectée d'erreurs, faisant pro-
fession publique d'idolâtrie, une Église enfin
telle qu'elle a été durant plusieurs siècles, sui-
vant l'opinion de nos adversaires? Seigneur Jé-
sus , encore une fois , où étaient alors vos adora-
teurs? Eh! dites-nous, je vous prie, nos frères,
qui dites si hautement que vous voulez suivre
' De Prœscript. n" 37.
* In Psal. XLVii, n" 7, t. IV, col. 420.
VÊTUUE.
les Écritures, dans q^iel évangile ou oans quelle
prophétie voyez-vous que l'Église dût un jour
tomber en ruine , qu'elle dût être désolée durant
tant de siècles? La Synagogue même des Juifs,
qui n'avait pas de si belles promesses, a-t-cl!e
jamais eu de si longues éclipses? Est-ce là cette
Église fondée sur la pierre, contre laquelle les
portes d'enfer ne peuvent jamais prévaloir'?
Comment est-ce que* l'Église de Dieu est enfin
tombée en ruine , et a été obscurcie d'erreurs , elle
que l'apôtre appelle la colonne et le soutien de la
vérité'? Le sauveur Jésus parlant à ses disciples ,
et en leur personne à ceux qui se devaient assem-
bler avec eux , ou qui leur devaient succéder :
« Je serai, dit-il , avec vous jusqu'à la consomma-
« tion des siècles^. » Où étiez- vous donc, ô Sau-
veur, quand nos réformateurs , sans aveu , sont
venus dresser de nouveau votre Église ?
Certes , je vous l'avoue , mes chers frères , je
ne puis modérer ma douleur, quand je vois de
telles paroles prononcées par des chrétiens. Aussi
ont-ils tâché de les adoucir par diverses explica-
tions , autant vaines que spécieuses. Je vous les
rapporterai, s'il vous plaît; et puis , à l'honneur
de la vérité , et pour la consolation de nos âmes ,
nous les réfuterons en esprit de paix. Il leur a
semblé fort étrange de dire que l'Église de Jésus-
Christ dût cesser si longtemps d'être sur la terre.
Les luthériens de la confession d'Augsbourg,
leurs frères et leurs nouveaux alliés , assurent en
l'article vu qu'il y a une Église sainte qui demeu-
rera toujours. Ils parlent de l'Église qui est en
ce monde. Et leurs propres Églises , qui sont dans
la Suisse et autres pays, disent au chapitre xvir
qu'il faut qu'il y ait toujours eu une Église,
qu'elle soit encore, et qu'elle dure jusqu'à la fin
des siècles ; c'est-à-dire , une assemblée des fidè-
les appelés et recueillis de tout le monde. Inter-
rogez nos frères errants , il faudra qu'ils répondent
la même chose. Demandez-leur où était cette
Église, lorsqu'il n'en paraissait dans le monde
aucune qui fit profession de leur foi. Comme c'es^
une chose évidente, ils vous répondront tous
qu'elle était cachée, qu'elle ne paraissait pas par
un terrible jugement de Dieu , qui la retirait de la
vue des méchants. Ils pensent ainsi réparer l'in-
jure qu'ils feraient à l'Église, s'ils osaient assu-
rer qu'elle fût entièrement abolie. Mais quelle
âme vraiment chrétienne ne déplorerait pas leur
aveuglement?
Ah ! que vous êtes vraiment redoutable en vos
conseils , ô grand Dieu , qui avez permis , par \ no
juste vengeance , que ceux qui ont déchiré votre
' Matth.wi, 18.
2 I. Tim. III, 15.
3 Matih. XX VIII, 20.
POUR UNE VÊTURF.
837
E"li'ie ne sussent pas même ce que c'est que l'É-
glise I l'Église, à votre avis, nos chers frères, n'est-
ce tju'une multitude sans union? consiste- t-elle
en des gens dispersés , qui n'ont rien de commun
qu'en esprit ? est-ce assez qu'ils croient intérieu-
rement? n'est-il pas nécessaire qu'ils fassent pro-
fession de leur foi? Mais l'apôtre dit expressé-
ment que « l'on croit dans le cœur à justice , et
« que l'on confesse par la bouche à salut'. « Et
le Sauveur lui-même : « Qui me confessera , dit-il,
n devant les hommes, je le confesserai devant mon
• Père céleste*. » De plus, est-ce assez que chacun
h» professe en particulier? Ne faut-il pas que ceux
qui invoquent avec sincérité le nom du Seigneur,
lient ensemble une sainte société , par la confes-
sion publique de la même foi? Et cette Église ca-
chée , dont vous nous parlez , comment pouvait-
elle avoir une confession publique? qu'est-ce autre
chose qu'un amas de personnes timides, qui n'o-
saient confesser ce qu'ils croyaient , qui démen-
taient leurs consciences , en s'unissant de corps
à une Église dont ils se séparaient en esprit?
Certes , s'ils se fussent séparés d'avec nos pères,
leur séparation les eût rendus remarquables , el
leur société se serait produite; elle n'aurait pas
été cachée , comme vous le dites. Et s'ils sont de-
meurés unis ; quoi , ces justes , ces gens de bien ,
cette Église prédestinée, allaient adorer Dieu
dans nos temples qui étaient des temples d'ido-
les , et communiquaient à nos prières qui renver-
saient la dignité du médiateur, et assistaient à
nos sacrifices qui réduisent à néant celui de la
croix? Chers frères, en quel abîme d'erreurs
tombez-vous?
Mais , pour vous presser encore davantage : il
n'y a point d'Église sans foi. Et comment croi-
ront-ils, s'ils n'entendent? et comment enten-
dront-ils, s'ils n'ont des prédicateurs? et peut-il
y avoir des prédicateurs où il n'y a point de pas-
teurs? Dis-moi donc, ô Église cachée, à laquelle
Luther et Calvin ont eu leur refuge , d'où ils tirent
leur succession, bien qu'il leur soit impossible
de la montrer; dis-moi où étaient tes pasteurs?
Si c'étaient ceux de l'Église romaine , donc tu
n'entendais qu'une fausse doctrine , contraire à
celle des réformateurs ; donc tu recevais des sa-
crements mutilés, car ils ne les administraient
pas d'autre sorte ; donc tu te pouvais sauver dans
celte communion ; et néanmoins c'est une chose
assurée que l'on ne se peut sauver que dans la
communion de la vraie Église. Et si l'on se sau-
vait en ce temps dans la communion de l'Église
romaine, nous nous y pouvons sauver à présent.
Par conséquent, ô Église cachée, devant que
* Rom. X, lo.
». -Va/M x,Jrî.
■0S6I ET. — T. lU.
Luther te vînt découvrir, les pasteurs de l'Église
romaine n'étaient pas tes véritables pasteure. Que
si tu étais régie par d'autres pasteurs , je demande
que l'on m'en montre la liste , et que l'on me
fasse voir les Églises qu'ils ont gouvernées , et les
chaires qu'ils ont remplies : c'est une chose im-
possible.
Car lorsqu'ils nous allèguent les hussites et
les Albigeois, chrétiens, vous voyez assez com-
bien cette évasion est frivole. Ces hussites et ces
Albigeois venaient eux-mêmes, à ce qu'ils di-
saient , dresser de nouveau l'Eglise. Et je deman-
derai toujours où était l'Église avant les hussi-
tes? où était-elle avant les Albigeois? En vain ils
prétendent tirer leur autorité de gens qui se sont
produits deux-mêmes aussi bien qu'eux, et qui,
après avoir quelque temps agité le christianisme,
sont retournés dans l'abîme duquel ils étaient sor-
tis tout ainsi qu'une noire vapeur. Et dites-moi
donc , je vous prie , quel monstre d'Église est-ce
que cette Église cachée , Église sans pasteurs ni
prédicateurs ; bien que , selon la doctrine de l'a-
pôtre', Dieu ait mis dans le corps de l'Église,
lesuns pasteurs, et les autres docteurs, sans quoi
l'Église ne peut consister ^ Église sans sacre-
ments , et sans aucune profession de foi ; Église
vraiment^de ténèbres, digne, certes, d'être ca-
chée, puisqu'elle n'a aucuns traits de l'Église de
Jésus-Christ, Le Sauveur ayant ordonné à ses
apôtres que ce qu'ils entendaient en particulier,"
ils le prêchassent hautement sur les toits^, e'est-
à dire , dans l'évidence du monde ; nous parler
d'une Église cachée , en vérité n'est-ce pas nous
parler d'une Église de l'antechrist?
Car l'Église chrétienne , dès son berceau , étaiC
connue par toute la terre , ainsi que l'apôtre dit
aux Romains : « Votre foi est annoncée par tout
" le monde ^. » Et bien qu'elle fût persécutée de
toutes parts, elle se rendait illustre par ses pro-
pres persécutions et par son invincible constance.
'< Nous savons de celte secte , disaient les Juifs à
« l'apôtre saint Pauls, que l'on lui contredit par-
« tout. » L'Église fut donc connue sitôt après la
mort du Sauveur. Et en effet, étant nécessaire
que tous les gens de bien se rangent à la société
de l'Église, comme nos adversaires mêmes le
professent , se peut-il une plus grande absurdité
que dédire qu'elle soit cachée? Comment veut-on
que les hommes se rangent à une société invisi-
ble? Partant, cette Église cachée, à laquelle ils
se glorifient d'avoir succédé, n'étant pas, selon
leur propre Confession , cette cité élevée sur la
' E/ikes. IV, II.
' .^rt. x\v de leur Confession.
' Manh.x,27.
* Rom. I, 8.
* jict. XXVIU , 22.
33
338
POUR UNE VETURE.
montagne, exposée à la vue des peuples; que
reste-il autre chose , sinon qu'elle fut au fond de
Tabîme, dont elle est sortie pour un temps, au
grand malheur du christianisme , pour la puni-
tion de nos crimes? C'est pourquoi il est arrivé
que ces doctes , ces beaux esprits , qui ont écrit
de si belles choses, ils ont tout su, excepté
l'Église; et faute de la connaître, toutes leurs
autres connaissances leur ont tourné à damna-
lion éternelle.
Il n'y a rien de si froid, ni de si mal digéré
que ce qu'ils ont dit des qualités que devait avoir
l'Église de Jésus-Christ. La perfection de l'Église
est dans l'unité ; et cette unité , chrétiens , jamais
Ils ne l'ont entendue. Laissons les longues dispu-
tes et les arguments difficiles : l'union qu'ils ont
faite depuis peu d'années avec leurs nouveaux
frères les luthériens , décide tous nos doutes sur
cette matière. Les contentions de ces deux sectes
sont connues à tout le monde : elles se sont trai-
tées très-longtemps d'impies et d'hérétiques;
enfin elles se sont unies. Ce n'est pas une chose
nouvelle que deux sectes s'unissent ensemble ;
mais qu'elles se soient unies en conservant la
même doctrine qui les a si longtemps séparées ;
c'est ce qui fait voir très-évidemment qu'ils ne
-savent pas ce que c'est que l'Église.
Car je leur demande , mes frères : la secte des
luthériens mérite-t-elle le nom d'Église ? Si elle
n'est pas Église , pourquoi communier avec elle ;
pourquoi souiller votre communion par une
communion schismatique? L'Église ne connaît
quelle-même: elle ne reçoit rien qui ne soit à
«Ile. « L'étranger et l'incirconcis n'y entreront
« point, •> disait autrefois le prophète'. Que s'ils
sont la vraie Église; donc les luthériens et les
calvinistes ne font que la même Église. Et qui a
iaraais ouï dire que l'Église de Jésus-Christ fût
im amas de sectes diverses, qui ont une profes-
sion de foi différente et contraire en plusieurs
points , dont les pasteurs n'ont pas la même ori-
gine , et ne communiquent entre eux ni dans l'or-
dination ni dans les synodes? Cette union , n'est-
ce pas plutôt une conspiration de factieux qu'une
concorde ecclésiastique? Comme on voit les mé-
contents d'un Etat entrer dans le même parti, cha-
cun avec son intérêt distingué de celui des autres,
et ne s'associer seulement que pour la ruine de
leur commune patrie, pendant que les fidèles ser-
viteurs du prince sont unis véritablement pour le
service du maître ; ainsi en est-il de cette fausse
union que nos réfM-mateurs prétendus ont faite
depuis peu de temps. Et c'est ce que faisaient ces
hérétiques, dont parle TertuUiea" : Pacem quo-
• /.s. MI, l.
» J)c prxscripl. n« 4:
guepassùn cum omnibus miscent : « Ils entrent
« en paix avec tous indifféremment : car il ne
« leur importe pas , ajoute ce grand personnage ,
« d'avoir des sentiments opposés, pourvu qu'ils
'< conspirent à renverser la même vérité : » Nihil
enim interest illis, licet diversa tractantihus ,
dum ad unius veritatis expugnationem conspi-
rent.
C'a toujours été l'esprit qui a régné dans les
hérésies. Les ariens ne voulaient autre chose ,
sinon que l'on supprimât le mot de consubstan-
tiel, comme apportant trop grand trouble à l'É-
glise ; et qu'après , en dissimulant le reste de la
doctrine , on vécût en bonne intelligence. Ainsi ,
disent les calvinistes, ne parlons plus de la réalité
du corps de Jésus-Christ dans l'eucharistie , ^ur
laquelle nos pères se sont si longtemps com-
battus ; du reste , unissons-nous , et que chacun
demeure dans sa croyance. 0 la nouvelle façon
de terminer les schismes! toujours inconnue à
l'Église, et toujours pratiquée par les hérétiques!
Ils ont trouvé le moyen de s'unir dans le schisme
même. Schisma est unitas ipsis, disait le grave
Tertullien' : « L'unité môme parmi eux est un
« schisme. » Ils professent une foi contraire , c'est
le schisme ; ils les reçoivent à la même commu-
nion , c'est l'unité. Car si les articles dans lesquels
vous différez sont essentiels , pourquoi vous unis-
sez-vous? et s'ils ne le sont pas , pourquoi avez-
vous été si longtemps séparés ? Pourquoi est-ce
que Calvin, qui est venu le dernier, n'a pas
tendu les mains à Luther? que ne lui a-t-il donné
ses Églises? pourquoi a-t-il voulu être chef de
parti , au préjudice de l'Évangile? pourquoi a-t-
il divisé le troupeau de Jésus?
Certes , il fallait bien que vos pères crussent
que les articles de foi qui vous séparaient fussent
importants ; autrement , comment les excuserez-
vous de n'avoir pas accouru à la même unité?
Maintenant de savoir si le corps de Jcsus-Clirist
est réellement en l'eucharistie, ou s'il n'y est
pas , cela vous semble une chose de peu d'im-
portance. Donc que de synodes inutiles, que de
folles disputes , que de sang répandu vainement
pour soutenir qu'il n'y était pas ! Savoir si Jésus
y est ou s'il n'y est pas , c'est une chose de peu
d'importance : donc un tel bienfait du sauveur
Jésus demeurera dans le doute. Certes, si Jésus
y est , il n'y peut être que par un amour infini ; et
ainsi ceux qui le nieraient , quel tortue feraient-
ils pas à sa miséricorde, ne reconnaissant pas
une grâce si signalée? Et vous appelez cela une
affaire de peu d'importance? contre la dignité
Je la chose qui crie contre vous ; contre les luthé-
» De Proo.scripl. n" 42.
POUR UNE VÊTURE.
339
riens mrines , que vous appelez et qui vous re-
fusent ; contre vos pères qui vous crient qu'ils
ont cru cet article important , et que s'il ne Tétait
pas , en vain ont-ils apporté tant de troubles au
inonde.
Ne doutons donc pas, ma très-chère sœur,
qu'ils ne marchent dans les ténèbres. L'apôtre
saint Jean a dit que « qui n'arme pas ses frères,
- ne sait où il va, et demeure dans l'obscurité'. »
Comment donc ne sont-ils point aveugles, eux
qui se sont séparés d'avec nous pour des causes
si peu légitimes ; puisque nous les voyons s'ôter
à eux-mêmes , dans ces derniers temps , celle que
leurs pères et les nôtres avaient toujours cru être
la principale? dignes certainement, après avoic
rompu la vraie paix , d'entrer dans une fausse
concorde , comme je vous le viens de montrer
tout à l'heure; concorde qui les fortifie peut-être
selon la politique mondaine, mais, si nous le
savons comprendre , qui les ruine très-évidem-
ment , selon la règle de la vérité. Rendez donc
grâces à Dieu , ma très-chère soeur, qui vous a
tirée de la société des ténèbres.
Ah! qui me donnera des paroles assez énergi-
ques pour déplorer ici leur malheur? Certes, je
l'avoue, chrétiens, il est bien difficile de se dé-
partir de la première doctrine dont on a nourri
notre enfance. Tout ce qui nous paraît de con-
traire nous semble étrange et nous épouvante :
notre âme, possédée des premiers objets, ne re-
garde les autres qu'avec horreur. Que pouvons-
nous faire dans cette rencontre? Rendre grâces
pour nous, et pleurer pour eux. Cependant ne
laissons pas de les exhorter à rentrer en concorde
avec nous ; et afin de le faire avec des paroles
plus énergiques, employons celles de saint Cy-
prien, ce grand défenseur de l'unité ecclésiastique.
Voici comme parle ce grand personnage à quel-
ques prêtres de l'Église romaine , qui s'étaient
retirés de la société des fidèles , sous le prétexte
de maintenir la pure doctrine de l'Évangile contre
les ordonnances des pasteurs de l'Église : « Ne
n pensez pas , mes frères , que vous défendiez
« l'Évangile de Jésus-Christ, en vous séparant
« de son troupeau , et de sa paix , et de sa con-
« corde; étant, certes, plus convenable à de
« bons soldats du Sauveur de ne point sortir du
« camp de leur capitaine, afin que, demeurant
« dedans avec nous, ils puissent pourvoir avec
« nous aux choses qui sont utiles à l'Église. Car,
« puisque notre concorde ne doit point être rom-
« pue , et que nous ne pouvons pas quitter l'É-
« glise pour aller à vous , ce que nous ferions
« volontiers si la vérité le pouvait permettre ,
' Joan. u. II.
• nous vous prions, et nous vous domandons
« avec toute l'ardeur possible, que vous retour-
« niez plutôt îi notre fraternité , et à l'Église de
« laquelle vous êtes sortis : » Nec putetis sic vos
Evangelium Christi asserere ydum vosmeiipso.%
a Christi grege , et ab ejus pace et concordia
separaiis; cum magis militibus gloriosis et bo-
nis congruat tntra domestica castra consisterez
et intus positos ea quœ in commune tractanda
sunt agere ac providere. Nam cum unanimitas
et concordia nostra scindi omnino non debeat;
quia nos Ecclesia derelicta foras exire et ad
vos venire non possumus, ut vos magis ad Ec-
clesiam matrem et ad nostram jratemitatem
revertamini, quibus possumus hortamentis pe-
timics et rogamus^.
SECOND POINT.
* Dans la conduite de Dieu sur votre âme , je
trouve ceci de très-remarquable , que le Saint-
Esprit agissant en vous , y a fait naître en même
temps l'amour de l'ÉgUse et celui de la sainte
virginité. N'était-ce pas peut-être pour vous faire
entendre que les Églises des hérétiques , que vous
abandonniez généreusement, étaient des Églises
prostituées, et que la seule Église vierge c'est la
catholique à laquelle la grâce divine vous a ap-
pelée ? Que l'Église doive être vierge, il n'est rien
de plus évident ; parce que tous les docteurs nous
enseignent qu'il y a une ressemblance parfaite
entre la bienheureuse Vierge et l'Eglise ; et c'est
pourquoi cette femme de l'Apocalypse , qui pa-
raît revêtue du soleil , nous représente tout en-
semble l'Église et Marie. La sainte mère de notre
Sauveur est vierge et mariée tout ensemble : elle
est également vierge et mère. Il eu est ainsi de
l'Église : car l'Église, aussi bien que la sainte
Vierge, conçoit et enfante par le Saint-Esprit.
L'Église , comme la sainte Vierge , a un Époux
chaste qui n'est pas le corrupteur de sa pureté ,
mais plutôt qui en est le gardien fidèle ; et par
conséquent elle est vierge. Mais peut-être vou-
lez-vous savoir ce que c'est que la virginité de
l'Église : contentons en peu de mjts ce pieux
désir.
La virginité de l'Église , c'est sa vérité et soa
unité : et de là vient que je vous disais que les
Églises des hérétiques sont des Églises prosti-
tuées; parce qu'en perdant l'unité, elles se sont
• Âd Conf. Rom. Epist. xtrv , p. 58.
* Ce morceau , dans le manuscrit de Bossoet , n« fait point
corps avec ce qui précède : mais comme son discours n'p»t
pas entier, pour le compléter, autant qu'il est en nous, non*
avons cru pouvoir y réunir ce fragment , qui revient par-
faitement à la matière traitée dans la première partie, et qal
probablement a été fait pour le même sujet. (Édit. de Di'
jitris ^
13.
340
POUR UNE PROFESSION.
«•loignées de la vérité. Toute âme qui est dominée ;
par l'erreur est une arae adultère et prostituée;
parce que l'erreur est la semence du diable, par
laquelle ce vieux serpent, ce vieux adultère , qui
est menteur et père du mensonge , corrompt l'in-
tégrité des esprits : et c'est aussi pour cela que
l'Eglise est vierge , parce que l'erreur n'y a point
d'accès; la doctrine de l'Église est vierge, parce
qu'elle la conserve aussi pure que son divin Époux
la lui a donnée.
Que cherchiez-vous donc , ma très-chère sœur,
quand abandonnant l'hérésie vous êtes accourue à
l'Église? Vous cherchiez la virginité de l'Église
que l'hérésie ne reconnaît pas. Comment est-ce
que nous montrons que l'hérésie ne reconnaît
pas la virginité de l'Église? Elle enseigneque l'E-
glise, la vraie Église, n'est pas infaillible : elle
enseigne que l'Église peut errer; elle enseigne
({ue l'Église a erré souvent. Le ministre de cette
ville l'a prêché et l'a écrit de la sorte. 0 ministre
d'4niquité ! vous ne connaissez pas la virginité de
l'Église. Si elle peut errer, elle n'est pas vierge;
car l'en-eur est un adultère de l'âme. Mais com-
ment coonaîtriez-vous sa virginité , puisque vous
ne connaissez pas même sa sainteté? Je crois la
sainte Église, disent les apôtres dans leur sym-
Iwle. Est-elle sainte, si elle ment? est-elle sainte ,
si elle enseigne l'erreur, si elle la confirme par son
autorité? Donc l'Église que vous nous prêchez
est une Église prostituée ; et cette jeune fille a
bienfaitquand elle a quitté cette Eglise, etqu'elle
a cherché une Église vierge. Mais notre Église ,
ma très-chère sœur, est encore vierge par son
unité.
L'origine de l'unité , c'est le Fils de Dieu : il
n'a paru qu'en un seul lieu delà terre; mais ses
prédicateurs ont été par tout l'univers , et ils y
ont fondé des Églises. L'unité ne s'est pas divisée,
mais elle s'est étendue ; et cette unité sainte et
indivisible, la succession continuelle nous l'a ap-
portée. Considérez les troupeaux rebelles ; leurs
noms vous marquent leur séparation. Zuingliens,
luthériens , calvinistes sont des noms nouveaux :
ce n'est donc pas l'unité qui les a produits , parce
que l'unité est ancienne; mais l'unité les a con-
damnés, parce qu'il appartient à l'unité sainte,
qui communique avec l'Église ancienne par une
succession vénérable; il appartient, dis-je, à
cette unité de condamner l'audace de la nouveauté.
Donc leurs noms sont des noms de schisme : no-
tre nom , c'est un nom de communion. Mon nom ,
c'est chrétien , dit saint Pacien ' ; mon surnom,
c'est catholique. Catholique , c'est universel ; ca-
tholique , c'est un nom d'unité , un nom de cha-
» $. PacKin. ad SymproH. Ep.l.
rite et de paix. Donc l'Église catholique est l'É-
glise vierge, parce qu'elle possède l'unité sainte ,
qui la lie inséparablement à l'Époux unique. C'est
pourquoi les Églises des hérétiques ayant perdu
l'unique Époux , elles prennent le nom de leurs
adultères.
L'hérésie n'a point de vierges sacrées : quoi-
qu'elle se vante d'être l'Église, elle n'ose imiter
l'Église en ce point. Il n'y a que la vraie Église
qui sache saintement consacrer les vierges. Et
certes, comme l'Église catholique est l'Église
vierge, c'est elle aussi qui nourrit les vierges.
Jésus-Christ ne les reçoit pas pour épouses, si
l'Église sa bien-aimée ne les lui présente : et c'est
pourquoi, vous ayant destinée dès l'éternité à
ce mariage spirituel, que la pureté virginale
contracte avec lui , il vous a inspiré dans le même
temps ce double désir, d'aimer la virginité de
l'Église, et de garder la virginité dans l'Église.
Réjouissez- vous donc en Notre-Seigneur; pré-
parez-vous aux embrassements de l'Époux céleste.
C'est lui qui est engendré dans l'éternité par une
génération virginale; c'est lui qui , naissant dans
le temps , ne veut point de mère qui ne soit par-
faitement vierge ; et il consacre son intégrité par
une divine conception, et par une miraculeuse
naissance.
SERMON
POUR LA PROFESSION
d'une demoiselle
que la reine mère avait tendrement aimée.
Opposition de la gloire du monde à Jésus-Christ et à son
Évangile : pourquoi ne peut-il être goûté des superbes.
Toutes les vertus corrompues par la gloire. Comment les ver-
tus du monde ne sont-elles que des vices colorés. Disposi-
tions dans lesquelles doit être un chrétien à l'égard de la
gloire. Grand sujet de craindre de se plaire en soi-même,
après s'être élevé au-dessus de l'estime des hommes : d'où
vient cette gloire cachée et intérieure; est-elle la plus dan-
gereuse. Quelle est la science la plus nécessaire à la vie hu-
maine. Discours à la reine d'Angleterre , et sur la reine mère
défunte.
Elegi abjectus esse in domo Dei mci.
J'ai choisi d'être abaissé et humilié dans la maison de mon
Dieu. PS. ixxTini, 11.
Que l'orgueil monte toujours, selon l'expres-
sion du Psalmiste ' , jusqu'à se perdre dans les
nues ; que les hommes ambitieux ne donnent au-
cune borne à leur élévation ; que ceux qui habi-
tent les palais des rois ne cessent de s'empresser,
jusqu'à ce qu'ils occupent les plus hautes places ;
I Ps. LXXm, 23.
POUR UNE PROFESSIO?f.
341
TOITS, ma sœur, qui choisissez pour votre de-
nu'urc la maison de votre Dieu , vous suivez une
autre conduite, et vous n'imitez pas ces empres-
sements. Si les rois, si les grands du monde mé-
prisent ceux quïls voient dans les derniers rangs,
et ne daignent pas arrêter sur eux leurs regards
superbes; il est écrit au contraire que Dieu, qui
est le seul grand , regarde de loin et avec hauteur
tous ceux qui font les grands devant sa face , et
tourne ses yeux favorables sur ceux qui sont
abaissés '. C'est pourquoi le roi-prophète descend
de son trône , et choisit d'être le dernier dans la
maison de son Dieu ; plus assuré d'être regardé
dans son humiliation, que s'il levait hautement la
tête , et se mettait au-dessus des autres : Elegi
abjedus esse in domo Dei mei.
Réglez-vous sur ce bel exemple. Ne soyez pas, \
dit saint Augustin * , de ces montagnes que le i
ciel foudroie , sur lesquelles les pluies ne s'arrê- i
tent pas ; mais de ces humbles vallées qui ramas-
sent les eaux célestes et en deviennent fécon- ,
des. Songez que la créature que Dieu a jamais i
le plus regardée , c'est celle qui s'est mise au lieu i
le plus bas : « Dieu , dit-elle , a regardé la bassesse
« de sa servante ^ " Parce qu'elle se fait servante, i
Dieu la fait mère et reine et maîtresse. Ses re- j
gards propices la vont découvrir dans la pro- j
fondeur où elle s'abaisse , dans l'obscurité où elle ;
se cache , dans le néant ou elle s'abîme. Descen- \
dez donc avec elle au dernier degré , heureuse si, '
en vous cachant et au monde et à vous-même , ;
vous vous faites regarder par celui qui aime à jeter ;
les yeux sur les âmes humbles , et profondément ,
abaissées devant sa majesté sainte. Pour entrer j
dans cet esprit d'humiliation , prosternez- vous '■
aux pieds de la plus humble des créatures, et, \
honorant avec l'ange sa glorieuse bassesse , dites- i
lui de tout votre cœur, Ave. i
i
II a été assez ordinaire aux sages du monde de I
rechercher la retraite , et de se soustraire à la Mie j
des hommes : ils y ont été engagés par des motifs j
fort divers. Quelques-uns se sont retirés pour va-
quer à la contemplation , et à l'étude de lasagœse :
d'autres ont cherché dans la solitude la liberté
et l'indépendance; d'autres , la tranquillité et le
repos ; d'autres , l'oisiveté ou le loisir : plusieurs
s'y sont jetés par orgueil. Ils n'ont pas tant voulu
se séparer, que se distinguer des autres par une
superbe singularité ; et leur dessein n'a pas tant
été d'être solitaires que dêtre extraordinaires
et singuliers. Us n'ont pu endurer ou le mépris
découvert des grands , ou leurs froides et dédai-r
' Ps. CXWVII , G.
* InPsal. cxii, n" 3, t. iv, coL 15SU
gneuses civilités: oubien îlsont voulu montrcrdu
dédain pour les conversations, pour les mœurs ,
pour les coutumes des autres hommes, et ont af-
fecté de faire paraître que , très-contents de leurs
propres biens et de leur propre suffisance, ils sa-
vaient trouver en eux-mêmes non-seulement
tout leur entretien , mais encore tout leur secoura
et tout leur plaisir. Il s'en est vu un assez grand
nombre à qui le monde n'a pas plu, parce qu'ils
n'ont pas assez plu au monde. Ils l'ont méprisé
tout à fait, parce qu'il ne les a pas assez honorés
au gré de leur ambition; et enfin ils ont mieux
aimé tout refuser de sa main que de sembler
trop faciles en se contentant de peu.
Vos motifs sont plus solides et plus vertueux.
On sait assez , ma sœur, que le monde ne vous
aurait été que trop favorable, si vous l'aviez
jugé digne de vos soins. Vous n'affectez pas non
plus de lui montrer du dédain : vous aimez mieux
qu'il vous oublie, ou même qu'il vous méprise,
s'il veut , que de tirer parade et vanité du mépris
que vous avez pour lui : enfin , vous cherchez l'a-
baissement et l'abjecUon dans la maison de votre
Dieu ; c'est ce que les sages du monde n'ont pas
conçu ; c'est la propre vertu du christianisme.
Parmi ceux qui aiment la gloire, saint Au-
gustin a remarqué qu'il y en a de deux sortes ' :
les uns veulent éclater aux yeux du monde ; les
autres , plus finement et plus délicatement glo-
rieux, se satisfont en eux-mêmes. Cette gloire
cacliée et intérieure est sans comparaison la plus
dangereuse. L'Écriture condamne en nous le dé-
sir de plaire aux hommes', et par conséquent à,
nous-mêmes ; parce que, si vous me permettez de
parler ainsi , nous ne sommes que trop hommes^
c'est-à-dire, trop faibles et trop grands pécheurs.
« Il faut, dit le saint apôtre^, que celui qui se
" glorifie , se glorifie uniquement en Notre-Sei-
« gneur; parce que celui-là n'est pas approuvé
« qui se fait valoir lui-même, nmis celui que
<• Dieu estime. » Ainsi , entrant aujourd'hui dans
la maison de votre Dieu par une profession so-
lennelle, il faut quitter toute hauteur, et celle
que le monde donne, et celle qu'un esprit su-
perbe se donne à soi-même. Il faut choisir l'a-
baissement et l'abjection, et enfin vous rendre
petite , selon le précepte de l'Évangile * ; petite
aux yeux des autres hommes , très-petite à vos
propres yeux. Ce sont les deux vérités que je
traiterai dansée discours , et je les joindrai l'une
à l'autre dans une même suite de raisonnements.
' De CivtL Dei , Mb. T, cap. xx , t. vu , col. 137, 13*.
^ Galat. 1, 10.
' II. Cor.X, 17, 18.
i Matlh. XVI, a, 4.
843
POUR UNE PROFESSION.
PREMIER POIM.
Il est aisé de remarquer dans l'Évangile <[ue
ce que le Fils de Dieu a entrepris [de combattre]
par des paroles plus etficaces , ça été la gloire
du monde. C'est elle aussi qui a apporté le plus
grand obstacle à l'établissement de sa doctrine,
iion-seulement à la profession externe et publi-
que, mais à la foi et à la croyance. Elle n'a point
eu de plus emportés , ni de plus opiniâtres con-
tradicteurs que les pharisiens et les docteurs de
la loi ; et le Sauveur ne leur reproche rien avec
tant de force , que la vanité et le désir de la
gloire. «« Ils aiment, dit-il, les premières places ;
« ils se plaisent à recevoir des soumissions. 11
« veulent qu'on les appelle maîtres et docteurs;
« ils prient publiquement dans les coins des rues,
« afin que les hommes les voient : enfin, ils ne
« font rien que pour être vus et honorés '. « Aussi
quelques-uns des sénateurs qui crurent en Jé-
sus , n'osèrent le reconnaître publiquement , « de
« crainte d'être chassés de! la synagogiie ; car ils
« aimaient plus la gloire des hommes que la gloire
« de Dieu ; » Ex principibus multi crediderunt
in euiriy sed propter pharisœos non confitehan-
tu9f ut e synagoga non ejicerentur : dilexerunt
enim gloriam hominum magis quant gloriam
Dei^. Mais il n'a rien dit de plus efficace, ou,
si vous me permettez cette expression , de plus
foudroyant , que cette parole que nous lisons en
saint Jean : Quomodo vos poiestis credere, qui
gloriam ah invicem accipitis , et gloriam quœ
a solo Deo est non quœritis^l « Comment pou-
« vez-vous croire, vous qui recevez la gloire les
« uns des autres, et ne recherchez pas la gloire
« qui vient de Dieu seul? » Méditez cette parole :
c'est la gloire qui nourrit dans l'esprit de l'homme
ce secret principe d'incrédulité ; c'est elle qui en-
tretient la révolte contre l'Évangile. Si la plupart
des autres vices combattent la charité , celui-ci
combat la foi : les autres détruisent l'édifice; ce-
lui-ci renverse le fondement même.
Le même conseil de la sagesse divine qui a
porté un Dieu à s'abaisser et à se rendre petit,
l'a porté à ne se communiquer qu'à ceux qui
sont petits et humbles : Revelasti parmlis^. Un
Dieu dépouillé et anéanti [ne peut être goûté des
humbles]. Il a pris la faiblesse tout entière , la
bassesse , l'humiliation : il n'a rien ménagé , rien
épargné de tout ce que les hommes méprisent,
de tout ce qui fait horreur à leurs sens. [Com-
ment les superbes, entêtés de leurs grands projets ,
et tout occupés de leurs vastes prétentions , pour-
> Matth. xxin,6,7.
» Joan. xil, 43, 43.
» Ihid. y , 44.
« J»fa«A. Xl,25.
raient-ils se complaire avec lui?] A ces esprits eu-
fiés qui se nourrissent de gloire, Jésus-Christ est
trop nu et trop bas pour eux ; les lumières de
rÉvangile,trop simples; la doctrine du christia-
nisme, trop populaire. Ils n'estiment rien de grand
que ce qui fait grande figure dans le monde , et
ce qui occupe une grande place. C'est pourquoi
le propre de la gloire, c'est d'amasser autour
de soi tout ce qu'elle peut. L'homme se trouve
trop petit tout seul : [il veut] ou de grands do-
maines, ou de grands palais, ou des habits somp-
tueux , ou une suite magnifique, ou les louanges
et l'admiration publique. Il tâche de s'agrandir
et de s'accroître comme il peut : il pense qu'il
s'incorpore tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il
acquiert , tout ce qu'il gagne : il s'imagine croître
lui-même avec son train qu'il augmente , avec
ses appartements qu'ils rehausse , avec son do-
maine qu'il étend. Il ne peut augmenter sa taille
et sa grandeur naturelle ; il y applique ce qu'il
peut par le dehors, et s'imagine qu'il devient plus
grand et se multiplie quand on parle de lui ,
quand il est dans la bouche de tous les hommes,
quand on l'estime, quand on le redoute, quand
on l'aime , quand on le recherche , enfin quand
il fait du bruit dans le monde. La vertu toute
seule lui semble trop unie et trop simple. Ces
esprits enflés trouvent Jésus-Christ si petit, si
humble , si dépouillé , [qU'ils n'ont que du mépris
pour lui]. Ils ne peuvent comprendre qu'il soit
grand , et ne savent comment attacher ces grands
noms de Sauveur, de Rédempteur, et de Maître
du genre humain , à cette bassesse et à cette pau-
vreté du Dieu-Homme.
Voulez-vous être capable de connaître les gran-
deurs de Jésus-Christ? Quittez toutes ces idées,
plutôt vastes que grandes, plutôt pompeuses que
riches, que la gloire inspire, dont la gloire rem-
plit les esprits , ou plutôt dont elle les enfle; car
l'esprit ne se remplit pas de choses si vaines. Il
faut savoir que Dieu seul est tout; que tout ce
que nous amassons autour de nous, pour nous
faire valoir et nous rendre recommandables, n'est
pas une marque de notre abondantje ; mais plu-
tôt de notre disette, qui emprunte de tous côtés.
Dieu seul est grand ; et toute la grandeur consiste
à lui plaire , à être à lui , à le posséder, à faire
sa volonté sainte , et ne se glorifier qu'en lui seul ;
parce que « ceux qui recherchent la gloire de
« hommes, ne sauraient chercher celle qui vient
« de Dieu seul. » Gloriam ab invicem accipitis^
et quœ a solo Deo est non quœritis.
A quoi travaillent dans le monde , je ne dis
pas les âmes basses et vulgaires , mais ceux que
l'on appelle les honnêtes gens et les vertueux ,
sinon à la gloire et à l'éclat ? Gloriam ab invi-
POUR UNE PROFESSION.
343
lêtn accipUis. On loue [Kuir être loue; on fait
honneur aux autres pour en recevoir, et on se
paye mutuellement dune si vaine récompense.
Ne parlons pas de ces esprits faibles qu'on mène
où l'on veut par des louanges , qui s'arrêtent à
tous les miroirs qui les flattent, qui s'éblouis-
sent à la première lueur d'une faveur même
feinte. Vains admirateurs deux-mêmes, qui ne
se sentent pas plutôt le moindre avantage, qu'ils
fiïtiguent toutes les oreilles de leurs faits et de
leurs dits : le monde même les traite de faibles et
de ridicules. Mais ceux-là sont-ils plus solides,
sont-ils moins vains dans le fond et devant Dieu,
({ui , plus adroits à dissimuler leur faiblesse , sa-
vent s'attirer la gloire par des détours plus artifi-
cieux? En sont-ils moins les esclaves de la gloire?
La demander misérablement , ou la ménager par
adresse , et la recevoir comme chose due , [c'est
également se rendre indigne et incapable de jouir
de celle de Dieu] : Gloriam ab invicem accipi-
tis ; et gloriam quœ a solo Deo est non quœritis :
• Vous recherchez la gloire que vous vous don-
- nez les uns aux autres , et vous ne recherchez
« point la gloire qui vient de Dieu seul. » [Il ne
suffit pas de pouvoir se rendre témoignage qu'on
n'a point recherché la gloire des hommes, pour se
rassurer contre ses funestes effets; parce que]
lorsque la gloire se présente comme d'elle-même,
et vient, pour ainsi dire , de bonne grâce , je ne
sais quoi nous dit dans le cœur que nous la méri-
tons d'autant plus que nous l'avons moins recher-
chée ; [et alors elle nous devient aussi pernicieuse
que si on l'avait désirée et sollicitée.]
C'est cette gloire qui corrompt toutes les ver-
tus : elle en corrompt la fin ; elle fait faire pour
les hommes ce qu'il faut faire pour Dieu; elle
fait servir la vérité à l'opinion , ce qui est solide
à ce qui est vain, et qui n'a point de substance ;
et ne songe pas , dit saint Augustin , combien
c'est une chose indigne, que la solidité des vertus
serve à la vanité des opinions et des jugements
des hommes : Unde non diç^ne tantœ inanitati
servit soliditas quœdamfirmitasque virtuium '.
Elle renverse l'ordre; elle fait marcher après ce
qui doit aller devant. Vous voulez être libéral ; il
faudrait auparavant être juste, vous dégager
avant que d'acquérir les autres , être libre vous-
même , avant que de songer à vous faire des créa-
tures ; enfin, parlons sans figure , à acquitter vos
dettes avant que d'épancher des présents. Elle
détruit la récompense de la vertu : Qui magni in
hoc sœculo nominali sunty multumque laudati
in civitatibus gentium, quœsierunt non apud
Deum, sed apud homines gloriam .... ad qnam
' De Civ. Dei, lib. t, cap. xx, t. to.coI. 138. "
pervenientes perceperunt mercedem suam,
vani vanam • : « Ainsi ces hommes d'une si
« grande réputation, tant célébrés parmi les
« nations, ont cherché la gloire non en Dieu,
« mais auprès des hommes; ils ont obtenu ce
« qu'ils demandaient; ils ont acquis cette gloire
« qu'ils avaient si ardemment poursuivie ; et
« vains , ils ont reçu une récompense aussi vaine
« que leurs pensées. » Voilà ce que sont les ver-
tus du monde, des vices colorés qui en impo-
sent par un vain simulacre de probité. Les \icieux
que la gloire engendre, ne sont pas de ces vicieux
abandonnés à toutes sortes d'infamies. Les vices
que le monde honore et couronne , sont des vices
plus spécieux ; il y a quelque apparence de vertu.
L'honneur, qui était destiné pour la servir, sait
de quelle sorte elle s'habille, et lui dérobe quel-
ques-uns de ses ornements, pour en parer le vice
qu'il veut établir dans le monde.
Il y a deux sortes de vertus : la véritable et la
chrétienne, sévère, constante, inflexible, toujours
attachée à ses règles, et incapable de s'en détour-
ner pour quoi que ce soit ; ce n'est pas la vertu du
monde : elle n'est pas propre aux affaires; il faut;
quelque chose de plus souple pour ménager la
faveur des hommes : d'ailleurs , elle est trop sé-
rieuse et trop retirée; et si elle n'entre dans le
monde par quelque intrigue, veut-elle qu'on
l'aille chercher dans son cabinet? Ne parlez pas
au monde de cette vertu; il s'en fait une autre à
sa mode , plus accommodante et plus douce ; une
autre ajustée , non point à la règle , mais à l'hu-
meur, au temps, à l'apparence, à l'opinion. Vertu
de commerce , elle prendra bien garde de ne man-
quer pas toujours de parole ; mais il y aura des oc-
casions où elle ne sera point scrupuleuse, et saura
bien faire sa cour. Malgré toute la droiture qu'elle
étale avec tant de pompe dans les occasions mé-
diocres, elle ne s'oubliera pas, et saura bien
ployer, quand il faudra de la faveur, dans les
grands besoins et dans les coups décisifs. Il faut
remarquer que le monde pardonne tout quand
on réussit. Vous êtes parvenu à vos fins cachées;
n'avez-vous pas honte de vous-mêmes , [ d'avoir
employé tant de moyens iniques pour surmonter
les obstacles? Mais enfin vous avez eu le succès
que vous désiriez : c'en est assez , le monde vous
applaudit , et canonise toute la manœuvre que
vous avez concertée, toute l'intrigue que voua
avez fait jouer. ]
Voilà quelles sont les vertus de monde; c'est-
à-dire, les vertus de ceux qui n'en ont point. Le
monde n'aime pas les vices qui ne sont que vices.
Car, comme dit saint Jean-Chr}sostôme ' , le mal
• 5. Aug. in Ps. cxviii, S^rm. xii, n* 2, t. iv, col. U0& '
» //«ai. u in M t. Apoit. a* &, t. ix , p. 2i.
3il
rOUU UNE PROFESSION.
l'a point de nature pour se soutenir lui-même ;
ôt s'il était sans mélange , il se détruirait par son
propre excès. Mais aussi , si peu qu'on prenne
de soin de mêler avec le vice quelque couleur de
vertu , il pourra , sans trop se cacher et presque
sans se contraindre , paraître avec honneur dans
le monde. 11 n'est pas besoin d'emprunter le mas-
que d'une vertu sévèi'e , ni le fard d'une hypo-
crisie trop étudiée , le moindre mélange suffît, la
plus légère teinture d'une vertu trompeuse et
falsifiée impose aux yeux de tout le monde , con-
cilie de l'honneur au vice; et il ne faut pas pour
cela beaucoup d'industrie.
Ceux qui ne se connaissent point en pierreries
sont trompés par le moindre éelat : et le monde
se connaît si peu en vertu solide , que la moindre
apparence éblouit sa vue. C'est pourquoi il ne
s'agit presque plus parmi les hommes d'éviter les
vices, il s'agit seulement de trouver des nomset
des prétextes honnêtes. Pousser ses amis à quel-
<(ueprix que ce soit, venger hautement ses injures,
[ s'élever par des voies iniques , tous ces désordres
passeront pour bienfaisance, grandeur d'âme,
noblesse de sentiments , dès qu'on saura les dé-
corer de ces beaux titres ]. Le nom et la dignité
i'homme de bien se soutiennent plus par esprit
et par industrie , que par probité et par vertu ; et
on est en effet assez vertueux et assez réglé pour
le monde , quand on a l'adresse de se ménager et
l'invention de se couvrir.
El'egi abjectus esse in domo Dei met. Je ne
veux point de cette gloire qui donne du prix au
vice , [ et cfui couronne les actions les plus détes-
tables]. Comment pourrions-nous recevoir la
gloire que le monde donne au vice, nous qui
ne recevons pas celle qu'il donne à la vertu? Ce
n'est pas la vertu des temps , mais la vertu de
l'Évangile [ qui doit être l'objet de vos désirs et
de votre application ]. Vous apprendrez la vertu
selon la règle, en détruisant ces vertus et ces
qualités que le monde admire, cette hauteur de
courage , cette grandeur d'âme , ces ingénieuses
curiosités , cette pénétration d'un esprit subtil et
perçant. Tout cela étant corrigé, on s'en servira
toutefois [ avantageusement dès qu'on le conver-
tira au culte de son Dieu. On n'aura plus de cou-
rage que pour porter la croix de Jésus, plus de
grandeur d'âme que pour se renoncer soi-même,
plus de curiosité que pour apprendre à se bien
connaître. Mais voyez, par des exemples qui vous
touchent de plus près , quel est le malheur de
ceux qui sont domines par l'amour de la gloire].
Les personnes de votre sexe, quel est leur
égarement quand la gloire les possède? Je ne
daignerais ici vous représenter la faiblesse de
ecàius qui mettent toute leur gloire dans la parure j
qui s'imaginent être assez ornées, quand elles
amassent autour de leur corps ce qu'il y a de plus
curieux ou de plus rare dans l'art ou dans la na-
ture : « Comme si c'était là , dit saint Augustin , le
« souverain bien et la véritable gloire de l'homme,
« que tout ce qu'il a soit riche et précieux , excepté
« lui-même: » Quasi hoc sit hominis maximum
bonum habere omnia bona, prœter seipsum • .
Parlons plutôt de celles qui, fières par leur
beauté ou par la supériorité de leur génie, sont
d'autant plus captives de la gloire, qu'elles pen-
sent que pour l'acquérir elles n'ont besoin que de
leurs personnes et de leurs propres avantages.
C'est par là qu'elles prétendent se faire un empire,
qui se^soutient de soi-même sans aucun secours
emprunté. Ah! le malheureux empire! Et peu-
vent-elles en être orgueilleuses, quand elles son-
gent à quel joug et à quelle honte les destinent
leurs propres captifs? Et toutefois, elles se flattent ,
de cette souveraineté. En effet, l'image en est
éclatante. Les hommes ne méprisent rien tant que
la flatterie et la servitude. Pour elles, on peut
descendre à tout ce que la servitude a de plus
bas , et la flatterie de plus servile et de plus ram-
pant, jusqu'à les traiter de divinités; et ce titre,
que les flatteurs n'ont jamais donné aux plus
grands monarques sans offenser les oreilles des
courtisans les plus dévoués, se prodigue tons les
jours à ces idoles , avec l'applaudissement de tout
le beau monde. Pour elles enfin, on croit tout
permis ; et le monde , tant il est aveugle et sen-
suel , excuse en leur faveur non-seulement la
folie et l'extravagance , mais encore le crime et
la perfidie : tout est permis pour leur plaire et les
servir.
Quelle est après cela leur vanité et leur empor-
tement? C'est ce que je n'entreprends pas de vous
expliquer. Aussi mettent-elles toute leur vertu
dans leur fierté. Le dirai-je dans cette chaire? leur
chasteté même est un orgueil : elles craignent
plutôt d'abaisser leur gloire, que de souiller leur
vertu et leur innocence. Ce n'est pas leur honnê-
teté qu'elles veulent conserver, mais leur supé-
riorité et leurs avantages. Et certes, si elles ai-
maient la vertu, se plairaient-elles à faire naître
tant de désirs qui lui sont contraires? et les ver-
rions-nous se piquer non moins de corrompre
ï dans les autres la chasteté, que de la garder eu
elles-mêmes? C'est par là qu'elles se rendent
coupables de l'idolâtrie publique. J'appelle ainsi
les attachem^ents criminels qui déshonorent la
face du christianisme et mettent tant de fausses
i divinités en la p'ace du Dieu véritable. Ter-
I tullien disait autrefois aux sculpteurs, qui fa-
'■■ briquaient les idoles : Tu colis idola, qui facis
: I De Civil. Dfi , lib. m , cap. i , t. vu . col. i».
POUR UNE PROFESSION'
S4«
Uf colipossinl ' : " Tu es coupable du crime d'a-
« dorer les idoles , toi qui es cause qu'on les peut
« adorer. » Et vous , superbes beautés , vaines
idoles du monde, pensez-vous être innocentes
de l'idolâtrie que vous faites régner sur la
terre? C'est vous qui ornez l'idole, vous qui parez
l'autel profane, vous-mêmes qui recevez l'en-
cens et agréez le sacrifice d'abomination. Bien
plus, vous ne fabriquez pas seulement l'idole,
comme ceux dont parle Tertullien ; mais vous-
mêmes vous êtes l'idole que le monde adore : et
non-seulement le soin de vous montrer et de
plaire, mais encore ces complaisances, et cette
gloire cachée, et ce secret triomphe de votre cœur
dans les damnables victoires que vous rempor-
li'z , en attirent sur vous tout le crime.
Ah ! cachons-nous à jamais dans la maison de
notre Dieu : Elegi abjectus esse in domo Dei
mei. Assez et trop longtemps nous avons étalé
au monde les attraits de l'esprit et du corps. Cette
belle parole, qu'un historien ecclésiastique a re-
cueillie de la bouche du grand saint Martin, doit
vous servir de règle. Il disait, au rapport de Sul-
pice Sévère, que « le triomphe de la modestie et
« la dernière perfection de l'honnêteté dans votre
« sexe , c'est de ne se pas laisser voir : » Prima
virtus , et consummata Victoria , est non videri \
Que votre vertu soit un mystère entre Dieu et
vous : entrez dans le cabinet , et fermez la porte
sur vous. H est temps de se cacher avec Jésus-
Christ : il est temps non de paraître , mais de se
cacher; non de dominer, mais de dépendre ; non
de s'élever au-dessus des autres , mais de se mettre
aux pieds de tous ; non de se pousser aux premiers
rangs dans le siècle , mais de tenir le dernier dans
la maison de votre Dieu.
Comment pourrions-nous recevoir la gloire que
le monde donne au vice , puisque nous ne voulons
pas même recevoir celle qu'il donne à la vertu ?
« Glorifiez-moi vous-même , mon Père , parce que
« je ne reçois point la gloire des hommes : » Ckn i-
ficame tu, Pater^ ... claritatem ab Jiominibus
non accipio ^. Non-seulement je ne la recherc'.e
pas, mais même je ne la reçois pas. Elle me veut
donner le change, [et me priver du bien solide
qui doit être l'unique objet de mon ambition].
Ainsi puissiez-vous, dans votre retraite, trouver
Dieu qui seul vous contente , et rencontrer par sa
grâce autant d'ornements dans vos mœurs , que
vous en avez généreusement méprisé dans votre
fortune ; [car c'est là ce qu'exige la vie que vous
' De Mnlolat. n" 6.
* Sulpic. Sei-er. Uuilo'j. il, Q' li
5 J'^u. xvri. i
' Ibtd. V. 41.
embrassez ] : Tamprctiosa requiritin moribus,
quavi contempsit in rébus \
SECOND POINT.
Mais, ma sœur, il faut prendre garde qu'en
méprisant la gloire des hommes, vous ne retom-
biez sur vous-même , et que vous ne receviez plus
agréablement de ^os propres mains cet encens
cfue vous refusez de la main des autres. C'est un
défaut ordinaire de l'esprit humain, après qu'il
s'est élevé au-dessus des vices, au-dessus des
désirs vulgaires , au-dessus des jugements et de
l'estime des autres, de se plaire uniquement en
soi-même. Et il faut ici vous expliquer tout le
progrès de l'orgueil, par une excellente doctrine
de saint Augustin*.
Il n'y a rien au-dessous de Dieu de plus noble
que la créature raisonnable : d'où ils'ensuitqu'une
âme vertueuse, qui se cultive elle-même, ne dé-
couvre rien sur la terre qui soit capable de la
délecter plus qu'elle-même; et elle trouve d'au-
tant plus à se plaire dans son propre bien, que
le bien qu'elle recherche est plus excellent. C'est
pourquoi , si l'on n'y prend garde attentivement,
en épurant son jugement et son esprit, en répri-
mant les mauvais désirs et les faiblesses humaines,
on nourrit en soi-même insensiblement une gloire
cachée et intérieure , qui est d'autant plus à crain-
dre , qu'il reste moins de défauts pour lui servir
de contre-poids. Et, comme j'ai déjà dit, il ne
faut point nous imaginer que nous avons évité
cette maladie , quand nous avons méprisé l'estime
des hommes ; car c'est alors que , nous renfermant
et nous ramassant en nous-mêmes , nous sommes
ordinairement encore plus livrés à notre amour-
propre.
Ainsi en cet état , chrétiens , bien loin de mé-
priser la vaine gloire, au contraire nous en sépa-
rons pour nous le plus délicat et le plus exquis ;
nous en prenons le plus fin parfum, et tirons,
pour ainsi dire, l'esprit et la quintessence de cet
agréable poison. Car notre gloire estd'autant plus
grande, qu'elle se contente d'elle-même. Nous
trouvons je ne sais quoi de plus fin dans notre
propre jugement , quand il a eu la force de s'éle-
ver au-dessus des jugements des autres; ce qui
fait que nous en sommes et plus amoureux et plus
jaloux. Et alors, quand il arrive que nous nous
plaisons en nous-mêmes , nous nous y plaisons
d'autant plus que rien ne nous plaît que nous.
C'est ainsi que nous nous faisons des dieux eu
nous-mêmes.
En effet , ce qu'il y a de plus dangereux pour
' Epht. ml Dnnetriad. in Ap. Oper. S. .Jiigust. t. ii, ep.
xvii, cap. I, col. 5.
* Ctji:!. J»!. !ib. ir. cap. iii, n^ is, l. X, col. wj
340
POUR UNE TROFESSION.
nous dans les louanges que l'on nous donne , n'est
pas le péril d'être flattés par la bonne estime des
autres. Cette complaisance secrète que nous avons
pour nous-mêmes, c'est ce qui fait notre plus
grand mal; c'est elle que les louanges et les ap-
probations, qu'on donne à notre conduite ou à
notre esprit, viennent fortifier dans le fond du
cœui . Et certes , rien ne nourrit tant cette estime
que nous avons de notre mérite , que les applau-
dissements de ceux qui nous environnent; ce
concours de leur opinion avec la nôtre fait un
concert trop agréable pour nous. C'est ce concours
de leur complaisance avec la nôtre qui fait que
la nôtre se croit bien fondée , et s'imprime avec
plus de force. Cette même complaisance nous
revient par plusieurs endroits, et se réveille de
toutes parts : quand nous la prenons toute seule ,
elle n'est pas moins dangereuse.
C'est, ma sœur, à cet excès qu'arrivent ceux
qui ne se glorifient pas en Notre-Seigneur, selon
le précepte de l'apôtre'. « Maudit l'homme qui
« s'appuie et se plaît en l'homme ! « dit l'oracle de
l'Écriture \ Et par là , dit saint Augustin ^ , celui-
là est maudit de Dieu , qui se plaît ou ss confie
en lui-même , parce que lui-même est un homme :
de sorte qu'il ne suffit pas de vouloir être petit
aux yeux de tous , si nous ne sommes petits à
nous-mêmes, et si nous ne nous tenons les derniers
de tous. « Chacun , par le sentiment d'une humi-
« lité sincère, doit croire les autres au-dessus de
« soi : » In humilitate superiores sibi invicem
arbitrantes^.
Étudiez vos défauts : vous venez dans la reli-
gion pour vous détacher de vous-même. Sépa-
rée par l'obéissance de votre esprit propre et de
vos propres lumières , vous commencerez à vous
voir et à vous connaître dans une lumière supé-
rieure.
La science la plus nécessaire à la vie humaine,
c'est de se connaître soi-même. Et saint Augus-
tin a raison de dire* qu'il vaut mieux savoir ses
défauts, que de pénétrer tous les secrets des
États , et de savoir démêler toutes les énigmes de
la nature. Cette science est d'autant plus belle ,
qu'elle n'est pas seulement la plus nécessaire,
mais la plus rare de toutes. Delicta guis intelli-
git ^? « Qui est-ce qui connaît ses fautes? » Nous
jetons nos regards bien loin; et pendant que
flous nous perdons dans des pensées infinies, nous
pous échappons à nous-mêmes. Tout le monde
ponnatt nos défauts : ils font la fable du peuple ;
» I. C«r. 1,31.
? Je rem. XVir, 5.
» Enchirid. n" 30 , f . VI , col. 239.
* Philipp. ir, 3.
» Ue Trinit. li!). iv, n' I , t. VIII, col. 809.
fi Ps. xviii , 13.
nous seuls ne les savons pas , et deux choses nou»
en empêchent : premièrement nous nous voyons
de trop près ; l'œil se confond avec l'objet : nous
ne sommes pas assez détachés de nous-mêmes
pour nous considérer d'un regard distinct, et
nous voir d'une pleine vue : secondement , et c'est
le plus grand désordre, nous ne voulons pas nous
connaître, si ce n'est par les beaux endroits.
Nous nous plaignons du peintre qui n'a pas *u
couvrir nos défauts; et nous aimons mieux ne
voir que notre ombre et notre figure, si peu
qu'elle semble belle , que notre propre personne ,
si peu qu'il y paraisse d'imperfection. Cette igno-
rance nous satisfait; et par la même faiblesse
qui fait que nous nous imaginons être sains quand
nous ne sentons pas nos maux ; assurés , quand
nous fermons les yeux aux périls; riches, quand
nous négligeons de voir l'embarras et la confusion
de nos comptes et de nos affaires : nous croyons
aussi être parfaits quand nous n'apercevons pas
nos défauts : quand notre conscience nous les
reproche , nous nous étourdissons nous-mêmes.
Dans ce silence, dans cette retraite , envisagez
vos défauts , connaissez exactement vos péchés :
vous trouverez tous les jours de quoi vous déplaire
à vous-même. « Dieu , dit saint Augustin , à voulu,
« pour nous empêcher de tomber dans l'orgueil ,
«^que nous eussions un besoin continuel de la
« rémission des péchés : » Ne superbi viveremus ,
ut sub quotidiana peccatorum re??iissione vi-
vamus\ Qui demande qu'on lui pardonne, ne
croit pas mériter de gloire. C'est quelque chose
de ferme et de vigoureux, [qui vous est néces-
saire]. Regardez ce qui reste à faire : vous n'avez
rien moins que Jésus-Christ pour modèle ; [ ce
qui vous oblige] d'oublier ce qui est derrièr&
vous , et de vous avancer sans cesse vers ce qui
est devant vous : Quœ rétro sunt obliviscens ,
ad ea quœ sunt priora extendens meipsum^.
Telle est la posture de l'humilité : oubliant ce
qui est derrière , et s'étendant au-devant de toute
sa force , elle porte ses regards bien loin devant
soi , dans la crainte qn'd^e a de se voir soi-même ,
et considère toujours ce qui reste à faire, pour
n'être jamais flattée de ce qu'elle a fait.
Enfoncez-vous donc aujourd'hui dans une
obscurité sainte : vous êtes morte par ce sacrifice
sous un glaive spirituel. Cachez à la droite ce que
fait la gauche; que votre vie soit cachée avec
Jésus-Christ : soyez cachée au monde et à vous-
même. Celui qui se plaît en soi-même, dit excel-
lemment saint Jean-Chrysostôme , et se glorifie
en ses bonnes œuvres , ravage sa propre moisson,
et détruit son propre édifice. C'est ce qui vous est
» Ciintra Jtd. Jib. iv, cap. m, u* 2S, t. X , co!. ÔCO.
' Philipp. m, 16.
POUB UNE PROFESSION.
317
figuré par ce voile mystérieux, que votn^ illustre ,
prélat va mettre sur votre tête : vous allez être '
enveloppée et ensevelie dans une éternelle obs- ;
curité. Abaissez-vous donc sous la main sacrée ;
de ce charitable et relijïieux pasteur, et dites
avec le Psalmiste : « J'ai choisi d'être humiliée et
« anéantie dans la maison de mon Dieu. »
Mais, messieurs, ne semble-t-il pas que la
présence d'une fille de Henri le Grand, dune
reine si auguste et si grande*, donne trop d'éclat
à cette cérémonie d'humiliation, à ce mystère
d'obscurité sainte? Non , madame ; Votre Majesté
ne vient pas ici pour y apporter la gloire du
monde, mais pour prendre part aux abaissements
de la vie religieuse et humiliée. Le sang de saint
Louis ne vous a pas seulement donné une gran-
deur auguste et royale , mais encore vous a ins-
piré une piété toute chrétienne ; et il est digne
de vous, qu'étant obligée par votre rang à faire
une si grande partie des pompes du monde , votre
foi vous invite à assister aux cérémonies où l'on
apprend à les mépriser.
Mais, messieurs, n'avez-vous pas remarqué
encore qu'une autre reine nous manque ? Anne ,
vous n'êtes plus; puisque vous n'honorez pas
de votre présence ce grand et religieux spectacle.
Grande reine, si vous étiez, cette fille qui vous
fut chère , dont vous connaissiez si bien la vertu ,
qui a eu votre confiance jusqu'à votre dernier
soupir, ne serait présentée à Dieu que de votre
main. Et certes , il serait jHste que l'ayant arra-
chée de cette maison , et l'ayant ôtée à Dieu pour
un temps , vous-même lui rendissiez ce qu'il n'a
fait que vous prêter.
Mais, messieurs, suis-je chrétien quand je parle
comme je fais? Traiterai-je comme morte celle
qui vit avec Dieu; et croirai-je qu'elle .ous man-
que aujourd'hui, parce qu'elle ne se montre pas
à ces yeux mortels? Non , non ; il n'est pas ainsi.
Nous avons ici plus d'une reine, s'il est vrai,
comme nous enseigne la théologie, qu'on voit
tout dans ce miroir infini de la divine essence. Si
les âmes bienheureuses y découvrent principale-
ment ce qui touche les personnes qui leur sont
i attachées par des liaisons particulières ; ma sœur,
|H| Anne-Maurice d'Espagne , votre unique et chère
t^" maîtresse , vous voit du plus haut des cieux : sans
doute, elle a trop de part au sacrifice que vous
I faites. Après elle vous n'avez voulu servir que
Dieu seul. Après lui avoir fermé tes yeux, vous
avez fermé pour jamais les vôtres aux folles va-
nités du siècle. Il semble que vous n'avez pas
voulu même la survivre ; puisque , dans le même
moment que cette âme pieuse a quitté le monde,
Beorielte-Marie de France, reine «TAnsîeîerre.
vous l'avez aussi quitté : vous avez passé de sa
cour dans le cloître, pour vous consacrer à une
mort mystique et spirituelle. En sortant de cette
cour si chrétienne, si sainte, si religieuse, vous
avez cru qu'aucune maison n'était digne de vous
recevoir que celles qui sont dédiées à votre Dieu ;
et vous venez professer ici solennellement qu'une
reine si puissante et si magnifique, après vous
avoir honorée de son affection et comJjlée si
abondamment de ses grâces , n'a pu néanmoins
vous rendre heureuse. Et tant s'en faut que vous
estimiez qu'elle ait pu faire votre bonheur par
toutes ses largesses , qu'au contraire, mieux éclai-
rée par les lumières de la foi, vous mettez votre
bonheur à quitter généreusement tout ce qu'elle
a pu faire pour vous, tout ce qu'une libéralité
royale a voulu accumuler de biens sur votre tête.
0 pauvreté et impuissance des rois! qui peuvent
faire leurs serviteurs riches, puissants, fortunés;
mais qui ne peuvent pas les faire heureux ! Et
certes , il n'appartient qu'à celui qui est lui-même
le souverain bien, de donner la félicité.
Venez donc , ma chère sœur eagf ésus-Christ ,
venez vous jeter entre ses bras ; venez vous ca-
cher sous ses ailes, venez vous humilier dans sa
maison. Recevez-la, monseigneur, au nombre
des vierges sacrées, que votre haute sagesse et
votre sollicitude pastorale sait si bien conduire
dans la voie étroite. Donnez-lui , de ce cœur tou-
jours pacifique et véritablement paternel , votre
sainte bénédiction , que je vous demande aussi
pour moi-même , comme une authentique ap-
probation de la doctrine que j'ai prêchée. Ainsi
soit-il.
SERMON
POUR UNE PROFESSION,
PRÊcaé LE jom de l'épiphakie.
Noces spirituelles qu'une religieuse célèbre avec lésos^
Christ, au jour de sa profession. Qualités de ce divin Epoux,
D'où vient est-il obligé de se faire pauvre, pour acquérir ce
titre de Roi. La pauvreté , l'unique dot qu'il exige de soq
épouse : pourquoi. Combien grand l'amour qu'il a eu pour
elle. Moyens qu'elle doit prendre pour conserver une affec-
Uon si inconcevable. Précieux effets de la nrgioité : transports
que le Sauveur a toujours pour elle. Jalousie miséricordieuse
qu'il a témoignée à son épouse ; a\ec quelle vigilance il
observe toutes ses démarches. Soin qu'elle doit avoir de S9
garantir des effets d'une jalousie si délicate.
Venenint nupt'tœ Agni , et uxor ejus prœparavlt sft.
Les noces de l'Agneau se Tont célébrer, et son é{>ouse s'e«l
préparée. Apoc. xra, 7.
Enfin, ma sœur, elle est arrivée cette heure
désirée depuis si longtemps, en laquelle vcns
Wi
Pour une profession.
serez unie avec Jésus- Christ par des noces spiri-
tuelles. Certainement il n'était pas juste de vous
donner d'abord ce divin Époux , encore que votre
cœur languît après lui : il fallait auparavant em-
bellir votre âme par une pratique plus exacte de
la vertu , et éprouver votre foi par une longue
suite de saints exercices. Maintenant que vous
vous '3tes ornée d'une manière digne de lui , et
que votre noviciat vous a préparée à ee bienheu-
reux mariage , il n'est pas juste de le retarder,
et nous allons en commencer la cérémonie : Ve-
neruni nuptiœ Agni, et uxor ejus prœparavit
se. En cet état , ma très-chère sœur , vous par-
ler d'autre chose que de votre Époux, ce serait
offenser votre amour ; et je n'ai garde de com-
mettre une telle faute. Parlons donc aujourd'hui
du divin Jésus ; qu'il fasse tout le sujet de cet
entretien. Considérons attentivement quel est
cet Époux qu'on vous donne ; et pour joindre
votre fête particulière avec celle de toute l'Église,
tâchons de connaître ses qualités par le mystère
de cette journée. Vous y apprendrez sa grandeur,
vous y décou^'irez son amour , et vous y verrez
aussi sa jalousie.
Il est grand , n'en doutez pas , puisque c'est
un roi. Les Mages le publient hautement : « Où
« est né , disent-ils, le roi des Juifs ' ? « Et c'est
pour Iwnorer sa royauté, qu'ils viennent de si
loin lui rendre leurs hommages. Ce roi vous aime
d'un amour ardent , et il vous montre assez son
amour par la bonté qu'il a eue de vous prévenir.
l>es Mages ne le connaissaient pas, et il leur
envoie son étoile pour les attirer. Il vous a été
rechercher par la même miséiicorde ; et il a fait
luire sur vous , ainsi qu'un astre bénin , une ins-
piration particulière qui vous a retirée du monde
pour vous unir à lui de plus près. Votre Époux
est donc un grand roi; votre Époux vous aime
avec tendresse; mais il faut encore vous dire
qu'il vous aime avec jalousie.
II appelle les Mages à lui ; mais il ne veut pas
qu'ils retournent par la même voie, ni qu'ils ai-
ment ce qu'ils aimaient auparavant. Ainsi, en
lui donnant votre cœur, détachez-vous aujour-
d'hui de toutes choses. S'il vous chérit comme un
amant, il vous observe comme un jaloux; et le
soin qu'il a pris d'avertir les Mages du chemin
qu'ils devaient tenir, peut vous faire entendre,
ma sœur, qu'il veille bien exactement sur votre
conduite. Apprenez de là quel est cet Époux qui
vous donne aujourd'hui la main. Vous voyez sa
royauté par les hommages qu'on lui rend ; vous
voyez son amour par l'ardeur de sa recherche;
vous voyez sa jalousie par le soin qu'il prend de
*M(iUh. 11,2.
veiller sur vous , et de marquer si cxacloment
toutes vos démarches.
0 épouse de Jésus-Christ ! profitez de la con-
naissance particulière qu'on vous donne de l'É-
pou-x céleste auquel vous engagez votre foi. Il est
roi ; apprenez , ma sœur, qu'il faut soutenir vi-
goureusement cette haute dignité de son «îpousc.
Il vous aime; prenez donc grand soin de vous
rendre toujours agréable pour conserver son af-
fection. Il est jaloux; apprenez de là quelle pré-
caution vous devez garder pour lui justifier votre
conduite. Voilà trois avis importants que j'ai à
vous donner en peu de paroles : mais pour les
rendre plus particuliers, et ensuite plus fruc-
tueux , il faut en faire l'application à la vie que
vous embrassez , et aux trois vœux que vous allez
faire.
Je vous ai dit qu'il faut prendre soin de soute-
nir la dignité dont il vous honore , de conserver
l'amour dont il vous prévient, et de n'offenser
pas la jalousie par laquelle il vous observe. Qu'il
vous sera aisé d'accomplir ces choses par le se-
cours de vos vœux ! C'est un roi ; mais c'est nu
roi pauvre , qui a pour palais une étable , dont le
trône est une croix. Pour soutenir la dignité d'é-
pouse, il ne veut que l'amour de la pauvreté :
il aime ; et ce qu'il aime , ce sont les âmes pures ;
pour conserver son affection, l'agrément qu'il re-
cherche, c'est la chasteté. Il est délicat et jaloux,
et il veille de près sur vos actions : l'unique pré-
caution qu'il vous demande, c'est la fidélité de
l'obéissance. Dieu soit loué , mes sœurs , de m'a-
voir inspiré ces pensées, et de m'avoir donné le
moyeu de joindre , ainsi que je l'ai promis , l'ac-
tion que vows allez faire avec le mystère que l'É-
glise honore!
PREMIER POIN
Il est bien vrai , mes sœurs , ce que Dieu nous
dit avec tant de force par la bouche de son pro-
phète Isaïe ' , que ses pensées ne sont pas les pen-
sées des hommes, et que ses voies sont infini-
ment éloignées des nôtres. Le ciel n'est pas plus
élevé par-dessus la terre, que les conseils de la
sagesse divine le sont par-dessus les opinions et
les maximes de notre prudence. Le mystère du
Verbe fait chair , où nous voyons un renverse-
ment de toutes les maximes du monde , est une
preuve invincible de cette vérité. Et sans vous
raconter maintenant toutes les particularités de
ce grand mystère, ce que j'ai à vous prêcher au-
jourd'hui suffira pour vous faire voît cet éloi-
gnement infini des pensées de Dieu et des nôtres.
Car , mes sœurs , je prêche un roi pauvre , un:
' h. l.V,8,,
rOUR UNE PROI- RSSrON.
t\)i que ses sujets ne connaissent pas : Sui evm
iiun recepcrunt ' ; qui n'a par conséquent ni
provinces qui lui obéissent , ni armées qui com-
kittent sous ses étendards. Son trône , cest une
crèche, et son palais, une étable : c'est un mo-
narque dans l'indigence, et uu souverain dans
l'opprobre. 0 ciel ! ô terre ! ô anges et hommes !
étonnez-vous des abaissements du monarque que
nous adorons.
Mais nous voyons , messieurs , ordinairement
i\m les pauvres s'associent des riches, pour cher-
cher du secours à leur indigence. Il est dans l'u-
siige des choses humaines qu'un pauvre qui se
marie tâche de subvenir à sa pauvreté, en pre-
nant une femme riche dont la dot le mette à son
aise. Et voici mon sauveur Jésus , le plus pauvre
de tous les pauvres , qui ne veut que des pauvres
en sa compagnie , qui , se choisissant une épouse,
ne veut pour dot que sa pauvreté , et l'oblige à
renoncer hautement à l'espérance de son héri-
tage. Entendons ces deux vérités , et voyons quel
est ce mystère.
Quoiqu'il soit assez extraordinaire de venir de
la misère à la royauté , et qu'il le soit beaucoup
plus d'être pauvre et roi; toutefois il est vérita-
ble que nous avons des exemples de l'un et de
l'autre , et que Dieu se plaît quelquefois à con-
fondre l'arrogance humaine par de telles vicissi-
tudes. Mais que, pour établir une royauté , il
soit nécessaire de se faire pauvre; que la néces-
sité et l'indigence soient le premier degré pour
monter au trône, c'est ce qui est entièrement
inouï dans toutes les nations de la terre ; et mon
Sauveur s'était réservé de nous faire voir ce mi-
racle. Car, mes frères, vous le savez , ou vous êtes
fort peu informés des vérités de notre croyance ;
vous savez que le Fils de Dieu , pour s'acquérir
Je titre de roi, a été obligé de se faire pauvre.
Son Père lui promet que toutes les nations de la
terre reconnaîtront son autorité, et qu'il les lui
donnera pour son héritage ^ Mais qui ne sait,
parmi les fidèles, que, pour monter sur ce trône
qui lui est prorais sur la terre , il a fallu qu'il des-
^^k cendit de celui où il régnait dans le ciel ; que-pour
'^^ acquérir ce nouvel héritage, il a fallu quitter ce-
lui qui lui appartenait par sa naissance , et venir,
parmi les hommes, faible et indigent, exposé à
toute sorte de misères?
I^L Vous le savez , chrétiens , et les mystères que
^Knous célébrons , durant ces saints jours , ne vous
H- permettent pas d'ignorer ce fondement du chris-
^^ tianisme. Mais pour en savoir le secret, et péné-
trer les causes d'un si grand mystère sous la con-
> Juan. I, II.
349
duitede l'Écriture, nous remarquerons, s'il vous
plaît , deux royautés en notre Sauveur. Comme
Dieu , il est le roi et le souverain de toutes les
créatures qui ont été faites par lui : Omniapcr
ipsum '. Et outre cela, en qualité d'homme, il
est roi en particulier de tout le peuple qu'il a ra-
cheté, sur lequel il s'est acquis un droit absolu,
par le prix qu'il a donné pour sa délivrance. Voilà
donc deux royautés dans le Fils de Dieu : la pre-
mière lui est naturelle, et lui appartient par sa
naissance ; la seconde est acquise , et il l'a mé-
ritée par ses travaux. La premièredeces royautés,
qui lui appartient par la création, n'a rien que
de grand et d'auguste ; parce que c'est un apanage
de sa naturelle grandeur, et qu'elle suit néces-
sairement son indépendance. Et pourquoi n'en
est-il pas de même de celle qui est née par la ré-
demption? Saint Augustin vous le dira mieux que
je ne suis capable de vous l'expliquer. Voici la
raison que j'en ai conçue , par les principes de ce
grand évêque. Puisque le Sauveur était né avec
une telle puissance, qu'il était de droit nature!
maître absolu de tout l'univers ; lorsqu'il a voulu
s'acquérir les hommes par un titre particulier,
nous devons entendre, messieurs, qu'il ne le fait
pas de la sorte dans le dessein de s'agrandir, mais
dans celui de les obliger.
En effet, dit saint Augustin, que sert-il au
roi des anges de se faire le roi des hommes ; an
Dieu de toute la nature , de vouloir s'en acquérir
une partie, sur laquelle il a déjà un droit absolu?
H n'augmente pas par là son empire; puisqu'en
s'acquérant les lidèles, il ne s'acquiert que son
propre bien , et ne se donne que des sujets qui lui
appartiennent déjà : tellement que , s'il recher-
che cette royauté , il faut conclure , dit ce saint
évêque , que ce n'est pas dans une pensée d'élé-
vation , mais par un dessein de condescendance ;
ni pour augmenter son pouvoir, mais pour exercer
samiséricorde : Dignatio est, nonpromotio; mi-
serationis indicium est, nonpotestalis auymen-
tum ^. Ainsi ne vous étonnez pas aujourd'hui, ô
Mages! qui venez l'adorer, si vous ne voyez en ce
nouveau roi aucune marque de grandeur royale.
C'est ici une royauté extraordinaire. Ce roi n'est
pas roi pour s'élever; c'est pourquoi il ne cher-
che rien de ce qui élève : il est roi pour nous obli-
ger, et c'est pourquoi il recherche ce qui nous
oblige.
Et , mes frères , vous savez assez combien sa
pauvreté y est nécessaire , puisque tous les ora-
cles divins nous enseignent que nous ne devons
être sauvés que par ses souffrances. Mais pous-
sons encore plus loin cette vérité chrétienne , et
' Joan. I, 3.
' i« Joan. Tract, u , n» 5 ; t. m , part, ii , col. 636.
S50
POUR UXE PROFESSION.
prouvons invinciblement que c'est par le de^ré de
la pauvreté que notre roi doit monter an trône.
Vous le comprendrez sans difficulté , si vous con-
sidérez attentivement quel est le trône que l'on
lui destine. Cherchons-le dans l'histoire de son
Évangile : jetons les yeux sur toute sa vie ; ne ver-
rons-nous point quelque part le titre de sa royauté ;
Sera-ce peut-être dans les synagogues , où il en-
seigne avec tant d'autorité? ou ne sera-ce point
plutôt au Thabor, où il paraît avec tant d'éclat?
au Jourdain, où le ciel s'ouvre sur lui? Où ver-
rons-nous écrit : « Jésus de Nazareth , roi des
« Juifs • ?» Ah ! mes frères ; c'est sur sa croix ;
et ce titre nous doit faire entendre que la croix
est le trône de ce nouveau roi. Elle n'est pas seu-
lement son trône , elle est la source de sa royauté.
Car comme nous sommes un peuple racheté , il
est notre roi par la croix qui a porté le prix de
notre salut ; comme nous sommes un peuple con-
quis, Populus acquisiiionis », il est notre roi
par la croix qui a été l'instrument de sa conquête.
Il se confesse roi dans sa passion : Ergo rex es
tu^l Et, ce qu'il n'a jamais avoué, quand il a
paru comme Tout-Puissant par la grandeur de
ses miracles, il commence à le publier, lorsqu'il
paraît le plus méprisable par sa qualité de crimi-
nel. Et pourquoi cela, je vous prie, si ce n'est
afin que nous entendions que c'est sa croix et sa
mort ignominieuse qui font l'établissement de sa
royauté?
S'il est ainsi, s'il est ainsi , si tel est le dessein
de Dieu , que mon maître doive régner par son
supplice; ah! pauvreté, viens à mon secours;
pauvreté, prête-lui la main. Il ne peut être roi
sans son entremise : car considérez, âmes sain-
tes, ce bel ordre des conseils de Dieu. Afin que
Jésus-Christ fût notre roi , en qualité de sauveur,
il fallait qu'il nous acquît; et pour nous acqué-
rir, il fallait qu'il nous achetât; et pour nous
acheter, il devait donner notre prix ; pour don-
ner notre prix, il fallait qu'il fût mis en croix ;
pour être mis en croix , il fallait qu'il fut méprisé ;
et afin qu'il fût méprisé, ne fallait-il pas qu'il fût
pauvre, qu'il fût faible, qu'il fût impuissant,
abandonné aux injures , exposé à l'oppression
et à l'injustice par sa condition misérable ? Ut da-
retpretium, pro nohis crucifixus est; ut cruci-
figeretur, coniemptus est; ut co?itemneretur,
humilis apparuit ^. S'il eût paru aux hommes
avec un appareil redoutable, qui aurait osé met-
tre la main sur sa personne? Ses gardes, ses sa-
* Jnan. Un, 10.
' I. Pefr. Il , !).
5 Jnan. Xvm, 37.
4 5. Anijusl. In Jotn. Tract. IV, n» 2, lom. m, part, li,
col. 313.
tellitcs, comme il dit lui-même ' , ne l'auraient;-
ils pas délivré? S'il eût eu quelque crédit dans le
monde, l'aurait-on traité si indignement? Mais
comme il devait être crucifié, il a voulu être mé-
prisé; et pour s'abandonner au mépris, il lui a
plu d'être pauvre.
Regardez les degrés , mes sœurs, par où votre
Époux monte dans son trône, ou plutôt par où
votre Époux descend à son trône , à la royauté
par la croix, à la croix par l'oppression, à l'op-
pression par le mépris , au mépris par la pau-
vreté. 0 pauvreté de Jésus, que je t'adore aujour-
d'hui avec les Mages ! tu es le sacré marchepied
par où mon roi est allé au trône ; c'est toi qui
l'as conduit à la royauté, parce que c'est toi qui
l'as mené jusque sur la croix. Et vous, ô Jésus,
mon roi et mon maître; ah! que je comprends
aujourd'hui tous les mystères de votre vie , par la
royauté dont je parle ! Je m'étonnais de vous
voir dans une étable, sur de la paille, et dans
une crèche : mon esprit éperdu ne pouvait
comprendre tant de bassesse. Mais que tout cela
vous sied bien ! Il faut un tel palais à un roi pau-
vre, un tel berceau à un roi pauvre, un tel ap-
pareil à un roi pauvre. Que cette couronne d'épi-
nes vous'est convenable! Que ce sceptre fragile
est bien dans vos mains! Tout cela est digne d'un
roi qui vient régner par la pauvreté. Et lorsque
faisant votre entrée dans la ville de Jérusalem ,
vous êtes monté sur une ânesse , ah ! mes frères ,
qui ne rougirait d'un si ridicule équipage , si l'on
n'était convaincu d'ailleurs qu'il est digne de ce
roi pauvre , qui ne se fait pas roi pour s'agrandir,
mais pour fouler aux pieds la grandeur mon-
daine?
Chère sœur, voilà votre Époux , voilà le roi
que nous vous donnons. N'ayez pas de honte de
sa pauvreté; elle abonde en biens infinis. Il ne
méprise les biens de la terre qu'à cause de la plé-
nitude des biens du ciel ; et sa royauté est d'au-
tant plus grande , qu'elle ne veut rien de mortel.
Ce n'est pas par impuissance , mais par dédain ;
ce n'est pas par nécessité , mais par plénitude.
« Il n'a pas besoin de nos biens : » Bonorum
meorum non eges *; et il ne lui convient pas,
en sa dispensation selon la chair, [de les possé-
der. ] « Car, étant riche , il s'est fait pauvre pour
« l'amour de nous : » Cum dives esset, propter
nos egenus factus est ^. C'est pourquoi je vous
ai dit au commencement, qu'il demande pour
dot votre pauvreté. Pourquoi cela, âmes chrétien-
nes , si ce n'est , comme il nous a dit , que « son
1 Malth. XXVI, 53.
2 Ps. XV, 2.
3 H. Cor. VUI,3.
POUR UNE PROFESSION.
3. 'il
• royaume n'est pas de ce monde ■ ? » Si son
royaume était de ce monde, il demanderait pour
dot les biens de ce monde ; mais son royaume n'é-
tant pas du monde , il ne vous estimera riche qu'en
pi'idant tous les biens qne le monde donne. C'est
,, ar celte dot de la pauvreté que vous achetez son
ioyaurae.
Ce n'est pas sans raison qu'il ne donne la fé-
licité, en qualité de royaume, qu'aux pauvres
et à ceux qui souffrent. O Évangile , que tes mys-
tères sont liés et que ta doctrine est suivie! Le
troue de Jésus-Christ, c'est la croix; le premier
degré, c'est la pauvreté. Il ne parle de royaume
(ju'à ceux qui sont ou sur le trône de sa croix
|)ar les souffrances , ou sur le premier degré par
la pauvreté. Venez donc donner la main à ce Roi.
Et vous, recevez-la, ô Jésus! recevez-la comme
votre épouse, puisqu'elle consent d'être pau-
vre : donnez-lui part à votre royaume, puisqu'elle
le mérite par son indigence. Nouveau mariage,
mes sœurs, où le premier article que l'Époux
demande , c'est que l'épouse qu'il a choisie re-
nonce à son héritage ; où il l'oblige par son con-
trat à se dépouiller de tous ses biens, où il appelle
ses parents , non point pour recevoir d'eux leurs
biens temporels, mais pour leur quitter à jamais
ce qu'elle pouvait espérer par sa succession. C'est
ainsi que Jésus-Christ se marie ; parce qu'il est
si grand par lui-même, que c'est se rendre indi-
gne de lui que de ne se contenter pas de ses biens ,
et de désirer autre chose quand on le possède.
« Oubliez votre peuple, et la maison de votre
« père : » Obliviscere populum tuum, etdomuyn
putris lui ^. Vous voyez la condition sous la-
quelle Jésus-Christ vous reçoit ; voyez mainte-
nant les moyens de vous conserver son amour :
c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Il est temps , ma sœur, de vous faire voir l'a-
mour qu'a pour vous votre Époux céleste; et
comme l'amour d'un époux se fait paraître prin-
»cipalemeut dans l'ardeur de la recherche, il faut
vous montrer, en peu de paroles , de quelle sorte
I - Jésus-Christ vous a recherchée. Vous découvri-
rez cette vérité dans l'étoile mystérieuse qui pa-
raît dans notre mystère, et à la faveur de sa lu-
mière, vous verrez des marques sensibles de
l'amour du divin Sauveur, et du désir qu'il a eu
de vous posséder. Il y a trois choses dans cette
étoile qui me paraissent fort considérables, et
qui font merveilleusement pour notre sujet.
Premièrement , je remarque que cet astre ne
• Joan. xvm , 34.
• /*«. XUV.II.
jette pas indifféremment sa lumière, et semble
faire un choix des personnes sur lesquelles il ré-
pand ses rayons. Il ne luit pas par toute la terre :
on ne le voit qu'en Orient, nous dit l'Évanuile •
encore n'y paraît-il qu'aux trois Mages. Et ce qui
nous fait voir manifestement que cette étoile
éclaire avec choix et avec discernement des per-
sonnes, c'est qu'elle se cache sur Jérusalem, et
qu'elle retire ses rayons de dessus cette ville in-
grate. Secondement , cette belle étoile ne choisit
pas seulement ceux qu'elle illumine, mais encore
elle les attire. Elle montre aux Mages un éclat si
doux, et je ne sais quelle lueur <i bénigne, que
leurs yeux en étant charmés, à peine se peuvent-
ils empêcher de la suivre : Vidimus stellam ejus,
et venimus ' : « Nous l'avons \Tie , disent-ils , et
« aussitôt nous sommes venus. « Enfin , non-seu-
lement elle les attire, mais encore elle les précède :
Stellam quam viderant Magi, antecedebateos '.
Elle marche devant eux pour les conduire ; et
afin de leur faire porter plus facilement les fati-
gues et les ennuis du voyage , elle remplit leurs
cœurs d'une sainte joie : Videntes autem stellam ,
yavisi sunt gaudio magno ^ .
Voilà, ma sœur, les trois qualités de l'étoile
qui nous apparaît : elle choisit, elle attire, et
elle précède. Et vous reconnaissez à ces trois
marques l'inspiration favorable par laquelle Jé-
sus-Christ vous a appelée à l'heureuse dignité
d'épouse. Cette inspiration , c'est votre étoile :
elle s'est levée sur votre orient, c'est-à-dire,
dès vos premières années; mais elle vous a paru
par un choix exprès. Cette grâce, que Dieu vous
a faite, n'a pas été donnée à tout le monde. Le
Fils de Dieu nous a dit lui-même'' que « tous
« n'entendent pas cette parole : » Non omnes
capiunt verbum istud. Qui est donc celui qui la
peut entendre? « C'est celui, dit-il, à qui Dieu le
« donne: ^Sedguibusdatum ex/. Par conséquent,
il vous a choisie; il vous a choisie entre mille.
Combien a-t-il laissé de vos compagnes? Combien
en a-t-on voulu appeler qui n'ont pas écouté cette
voix? Combien s'en est-il présenté, qu'il ne lui a
pas plu de recevoir? Non hos elegit Dominus^ :
« Le Seigneur ne les a pas choisies. » Ses yeux
ont daigné s'arrêter sur vous : pouvez-vous douter
de son amour, après le bonheur de cette préfé-
rence?
Ce serait peu de vous avoir choisie : jamais vous
n'eussiez suivi ce choix bienheureux, s'il ne vous
avait attirée. Nul ne vient à lui, qu'il ne lui donne ;
' Matth.n,2. ""
' Ibid. 9.
3 Ihid. 10.
* Ibid. iix , 1 1.
* Baruch. m , 27.
362
POUR UNE PROFESSION.
mil ne peut venir, quil ne l'attire'. Tâchez de
V ppeler en votre mémoire le moment auquel
il > eus a touchée. Quelle lumière vous parut tout
à coup? Quel attrait inopiné du bien éternel ar-
racha de votre cœur l'amour du monde , et vous
le fit regarder avec mépris? C'est l'étoile qui vous
paraît, c'est l'inspiration qui vous attire. Que si
peut-être il est arrivé que vous n'ayez pas senti
si distinctement tous ces mouvements admira-
bles : mais, ma sœur, connaissez votre Époux,
et sachez qu'il agit en nous d'une manière si dé-
licate , que souvent le cœur est gagné avant
même qu'il s'en apei'çoive. Et s'il ne vous avait
attirée de cette manière forte et puissante , à la-
quelle , dit saint Augustin * , nulle dureté ne ré-
siste, par combien de vaines délices le monde
vous aurait-il amollie? par combien d'erreurs
dangereuses se serait-il efforcé de vous séduire?
I>ar combien de fausses lumières aurait-il tâché
de vous éblouir? Mais l'étoile de Jésus-Christ,
je veux dire son inspiration et sa grâce, a eu un
éclat plus fort et une lumière plus attirante. Vous
l'avez vue ; elle vous a charmée ; vous êtes venue
aussitôt : Vidimus et venimus; et Jésus est prêt
à vous recevoir. Heureuse d'avoir été si soigneu-
sement recberchée , et si fortement attirée !
Toutefois l'amour du divin Époux a fait quel-
(|ue chose de plus en votre faveur. En vain sa lu-
mière et sa grâce vous eût excitée à venir? vous
n'eussiez pu continuer un si grand voyage , si le
même astre qui vous l'a fait entreprendre ne
vous eût précédée durant votre course. Laissez
les raisonnements éloignés, et jugez-en par l'ex-
périence de votie noviciat. Autant de pas que
vous avez faits, la grâce a toujours marché de-
vant vous , et votre volonté n'a fait que la suivre :
Pedissequa, non prœvia voluntate , dit saint
Augustin ^ Autrement, ma très -chère sœur,
parmi tant de tentations qui vous environnent ,
votre volonté chancelante serait tombée à chaque
moment; le bruit et le tumulte du monde vous
eût empêchée de prêter l'oreille aux caresses de
votre Epoux , qui parle en secret ; l'éclat et la
pompe du monde, qui frappe les sens et les
éblouit de près, aurait effacé à vos yeux la lu-
mière modeste et tempérée de la simplicité reli-
gieuse ; la mollesse et les délices du monde vous
auraient rendue trop insupportable votre vie pé-
nitente et mortifiée. Votre Époux ne l'a par per-
mis : son étoile , qui vous avait excitée , non-seu-
lement a voulu vous accompagner, mais encore
marcher devant vous ; afin que vous ne pussiez
la perdre de vue : Anlecedebal eos- et la joie
' Jonn. VI, 4 i.
> Dr Pra-^lral. Sditct. cap. \W , n" 13. f. X, col. 790.
» .4U Paul'ii. Ep. CLXXXVJ, II" 10, t II, col. CG7.
dont elle a rempli votre cœur, s'est répandue si
abondamment dans toutes les puissances de vo-
tre âme, qu'elle a noyé et abîmé la joie de ce
monde, qui s'efforçait à tout moment de lever la
tête.
Ainsi, ma sœur, ayant surmonté les difficul-
tésdu voyage, je veux dire les peines du noviciat,
la conduite de cette étoile vous a enfin amenée
où était l'enfant : Staret supra ubi erat puer\
C'est là, c'est là qu'elle vous arrête. Entrez, et
vous trouverez le divin Jésus prêt à recevoir vos
présents et à vous donner les siens ; c'est-à-dire ,
à vous donner sa foi et à recevoir la vôtre , et à
s'unir avec vous par un éternel mariage. Qui vit
jamais un amour pareil , ni une recherche si ar-
dente ? Il vous a choisie entre mille : de peur que
vous manquassiez à le suivre, il a pris soin de
vous attirer. Qui pourrait assez admirer son assi-
duité infatigable? Il ne vous a pas quittée un
moment ; et dans tous les pas que vous avez faits,
il a toujours marché devant , pour vous ouvrir le
chemin plus libre , marquant le sentier que vous
deviez suivre, par un trait d'une lumière céleste.
Combien devez-vous faire d'efforts , combien re-
chercher d'agréments , pour vous conserver à ja-
mais une affection si ardente?
C'est ici qu'il faut vous dire un secret de Is
grâce que je vous prêche , et de l'amour du Fils
de Dieu que je vous annonce. C'est que son amour
ne continue pas ainsi qu'il commence ; et la dif-
férence consiste en ce point , que pour commen-
cer à nnus aimer , il ne nous demande point de
mérites ; mais pour le continuer , il nous en de-
mande. Saint Augustin vous le dira mieux. « Il
« a aimé notre âme , dit ce saint évêque , toute
« laide qu'elle était par ses crimes; mais il l'a ai-
« mée , poursuit-il , afin de l'embellir par les bon-
" nés œuvres : » Fœdos dilexit , ut pulchrosfa-
ceret ^ Et ailleurs , plus élégamment : « Il nous
« a aimés , nous dit-il, dans le temps que nous lui
« déplaisions; mais c'était afin de produire en
« nous ce qui est capable de lui plaire : » Displi-
centes amati sumus, utesset in nobis unde pla-
ceremus ^. Il vous a choisie, ma très-chère sœur,
par un amour gratuit, par une bonté prévenante,
par un pur effet de miséricorde. Comme il a voulu
venir de lui-même , il n'a point fallu d'agrément
pour l'attirer; mais il en faut nécessairement
pour le retenir. Mais quelles grâces , quels agré-
ments pourront vous conserver cet Epoux cé-
leste, qui est lui-même si accompli , et le plus
beau des enfants des hommes^ ?
• Matth. Il , t).
» In Joaii. Tract, x , n° IS, t. m, part, il, col. 574.
' Ibid. Tract, r.ii, n" 5 , col. 755.
4 Ps. XLIV , 3.
POUR UNE PKOhESSION.
353
I
îl faut vous dire encore en un mot que vous
ne manquerez jamais d'agrément pour lui , tant
que vous aurez soin de conserver pure la virgi-
nité chrétienne que vous lui vouez aujourd'hui.
Si vous voulez entendre , mes sœurs , combien
la virginité lui est agréable, vous n'avez qu'à
méditer attentivement les mystères que nous ho-
norons durant ces saints jours. Quel est le sujet
de ces fêtes? qu'est-ce que l'Église nous y re-
présente? Un Dieu qui descend sur la terre :
c'est la sainte virginité qui a eu la force de l'at-
tirer. Un Dieu qui natt d'une femme , Ex mu-
liere ' : mais la sainte virginité l'a purifiée, afin
que le Saint-Esprit opérât sur elle. Un Dieu qui
prend une chair humaine : mais il ne l'aurait pas
revêtue , si cette chair n'eût été ornée de toute la
pureté d'un sang virginal. Et, de peur que vous
ne croyiez que c'est trop flatter la virginité que
de lui attribuer un si grand ouvrage , tâchons
d'éclaircir cette vérité par un beau principe tiré
de la doctrine des Pères.
Ils nous représentent la virginité comme une
espèce de milieu entre les esprits et les corps ; et
saint Augustin l'entend de la sorte, lorsqu'il parle
eu ces termes des vierges sacrées : < Elles ont ,
« dit-il , en la chair quelque chose qui n'est pas
« de la chair, » et qui tient de l'ange plutôt que de
l'homme : Habcnt aliquid jam non curais in
came *. Les esprits et les corps , voilà les extré-
mités opposées : la virginité , voilà le milieu qui
participe de l'une et de l'autre. Elle est en la
chair, dit saint Augustin ; c'est par la qu'elle tient
aux hommes : mais elle a, dit-il, dans la chair
quelque chose qui n'est pas de la chair ; c'est
par là qu'elle touche aux anges : tellement qu'elle
est le milieu entre les esprits et les corps. C'est
une perfection des hommes; mais c'est un écou-
lement de la vie des anges. Et ce beau principe
étant supposé , je ne m'étonne pas , chrétiens , si
la sainte virginité est intervenue pour unir, dans
le mystère de l'Incarnation , la divinité à la chair.
Il y avait trop de disproportion entre la corrup-
tion de nos corps , et la beauté immortelle de cet
esprit pur : tellement que ^pour mettre ensemble
deux natures si éloignées , il fallait auparavant
trouver un milien dans lequel elles s'approchas-
sent.
Il est tout trouvé , chrétiens ; et la sainte vir-
ginité peut faire ce grand effet par son entremise.
Et s'il m'est permis aujourd'hui d'expliquer un si
grand mystère par l'exemple des choses sensi-
bles, j'en trouve quelque crayon imparfait dans
la lumière qui nous éclaire. II n'est rien de pliis
' Galat. IV, 4.
» De xancta Firginit. n* la, t. TI , col. 349.
BOSSIT.T. — TOVE m.
opposé que la lumière et les corps opaques. La
lumière tombant dessus ne les peut jamais péné-
trer, parce que leur obscurité la reiîousse : il sem-
ble , au contraire , qu'elle s'en retire en réfléchis-
sant ses rayons. Mais lorsqu'elle rencontre un
corps transparent, elle y entre, elle s'y unit,
parce qu'elle y trouve l'éclat et la transparence
qui approche de sa nature , et a quelque chose
de sa clarté. Ainsi nous pouvons dire, messieurs,
que la divinité du Fils de Dieu , voulant s'unir a
un corps mortel, demandait en quelque façon
que la virginité se mît entre deux, parce qu'ayant
quelque chose de spirituel , elle a pu préparer
la chair à être unie à cet esprit pur.
Je ne le dis pas de moi-même : c'est un saint
évêque d'Orient qui m'a donné ouverture à cette,
pensée ; et voici ses propres paroles , tirées fidè-
lement de son texte. « C'est, dit-il ', la virginité
" qui fait que Dieu ne refuse pas de venir vivre
« avec les hommes : c'est elle qui donne «ux
" hommes des ailes pour prendre leur vol du côte
« du ciel; et étant le lien sacré de la lamilia-
« rite de l'homme avec Dieu , elle accorde par
« son entremise des choses si éloignées par na»
« ture. " S'il est ainsi, et n'en doutons pas, puis-
que de si grands hommes le disent, puisque nous
le voyons par tant de raisons ; ne croyez pas , ma
très-chère sœur, que vous puissiez jamais man-
quer d'agrément pour Jésus votre époux céleste,
tant que vous porterez eu vous-même ce qui l'a
attiré du ciel en la terre. La bonté de Dieu est
sans repentance : ce qu'il aime, il l'aime toujours;
et ayant cherché une fois avec tant d'ardeur la
pureté virginale, il a toujours pour elle le même
transport. Et aussi voyons-nous dans son Écri-
ture qu'il la veut toujours avoir en sa compa-
gnie : « Car les vierges suivent l'Agneau par-
" tout : " Sequuntur Agnum quocumque ierit '.
Soyez donc vierge d'esprit et de corps; [veillez
sur votre cœur et tous vos sens , pour les main-
tenir dans une intégrité parfaite]. Ainsi un chast«
agrément vous conservera ce que la grâce de
votre Époux vous a accordé : vous aurez tou-
jours son affection , et vous n'offenserez pas s<-i
jalousie. 11 faut encore parler en un mot de cette
jalousie de l'Époux céleste, et c'est par où je
m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
Que Dieu soit jaloux, chrétiens, il s'en vante
si souvent dans son Écriture, qu'il ne nous per-
met pas de l'ignorer. C'est une des qualités qu'il
se donne dans le Décalogue : « Je suis, dit-il yiz
« Seigneurton Dieu , Dieu fort et jaloux : » Deus
' s. Greg. yyss. Orat. de Firg. c»p. u, t. in, p. 115, 116.
* Jpoc. XIV , 4.
t54
POUR UNE PROFESSION.
ium, JoHis et zeloie$\ Et cette qualité de ja-
loux est si naturelle à Dieu, qu'elle fait un de ses
noms , comme il est écrit en l'Exode : Dominus
zelotes nomen ejus ^ : « Son nom est le Seigneur
n jaloux. » Il paraît donc assez que Dieu est ja-
loux , et peu de personnes l'ignorent. Mais que
Pouvrage de notre salut , que le mystère de ré-
demption , que nous honorons durant ces saints
jours, soit un effet de sa jalousie , c'est ce que
vous n'avez pas peut-être encore entendu, et
'ju il est nécessaire que je vous explique, puisque
mon sujet m'y conduit.
Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Dieu qui nous
en assure , en termes exprès , par la bouche de
son prophète Isaïe : De Jérusalem exibunt reli-
quiœ, etsalvatio de monte Sion : zelus Domini
exercituumfaciet istud ^ : «Dans les ruines de
« Jérusalem il restera un grand peuple que Dieu
«délivrera de la mort; le salut paraîtra en la
« montagne de Sion : la jalousie du Dieu des ar-
« mées fera cet ouvrage. » Après des pai'oles si
claires , il n'est pas permis de douter que le mys-
tère de notre salut ne soit un effet de jalousie :
mais de quelle sorte cela s'accomplit, il n'est pas
fort aisé de le comprendre. Car, mes sœurs, que
la jalousie du Dieu des armées le porte à châtier
ceux qui le méprisent, je le conçois sans diffi-
culté ; c'est le propre de la jalousie. Et je re-
marque aussi dans les ^saintes Lettres que Dieu
n'y parle guère de sa jalousie, qu'il ne nous fasse
en même temps craindre ses vengeances. « Je
« suis un Dieu jaloux, dit le Seigneur : « Deusfor-
tis, zelotes; et il ajoute aussitôt après : « vengeant
« les iniquités des pères sur les enfants : « visi-
ians iniquitates pat mm in Jilios ^. « Dieu est
« jaloux, dit Moïse; » et il dit dans le même lieu
que « IMeuestun feu consumant ; l'ardeur de sa ja-
« lousie brûle les pécheurs : » Dominus Deus'tuus
ignis consumens est, Deus œmulator^. Et le
prophète Nahum a joint ces deux choses : « Le
« Seigneur est un Dieu jaloux ; et le Seigneur est
« un Dieu vengeur : » Deus œmulatoret ulciscens
Dominus^, tant ces deux qualités sont insépara-
bles!
Que s'il est ainsi , chrétiens , se peut-il faire que
nous rencontrions le principe de notre salut dans
la jalousie, qui semble être la source des ven-
geances? Et après que le prophète a uni un Dieu
jaloux et un Dieu vengeur, oserons-nous espérer
de trouver ensemble un Dieu jaloux et un Dieu
sauveur? Néanmoins il est véritable : ce qui a
I Exod. XX , 5.
» Ibid.xxwy, u.
3 I.t. XX XVII, 52.
* Éxod. XX, 5.
» Deut. IV, 'i*
• j"V«A i, •!■
sauvé le peuple fidèle, c'est la jalousie du Dieu
des armées ; vous l'avez ouï de sa propre bouche :
Zelus Domini exercituumfaciet istud\ Mais il
ne vous faut plus tenir en suspens ; il est temps
d'expliquer un si grand mystère. Un excellent
auteur de l'antiquité nous en va donner l'ouver-
ture : ce grand homme , c'est Tertullien. Il dit
que Dieu a recouvré son image , que « le diable
« avait enlevée, par une opération de jalousie : »
Deus imaginem suam., a diabolo captam, œmula
operatione recuperavit '. Voilà peu de paroles ,
messieurs ; mais elles renferment un sens admi-
rable qu'il faut tâcher de développer.
Pour cela , il est nécessaire de reprendre les
choses d'un plus haut principe, et de rappeler eu
votre mémoire la témérité de cet ange , qui , par
une audace inouïe , a voulu s'égaler à Dieu , et
se placer jusque dans son trône. Repoussé de sa
main puissante , et précipité dans l'abîme, il ne
peut quitter le premier dessein de son audace dé-
mesurée, il se déclare hautement le rival de Dieu.
C'est ainsi que Tertullien l'appelle ^ : JEmulus
Dei; «■ le jaloux, le rival de Dieu. » Il se veut
faire adorer en sa place : il n'a pu occuper son
trône, il lui veut enlever son bien. Il entre dans
le paradis terrestre , furieux et désespéré : il y
trouve l'image de Dieu , c'est-à-dire , ITiomme ,
image chérie et bien-aimée, que Dieu avait faite
de sa propre main ; il la séduit, il la corrompt.
Surprise par ses flatteries , elle s'abandonne à lui
La parjure qu'elle est, l'ingrate et l'infidèle
qu'elle est, au milieu des bienfaits de son époux ,
dans le lit même de son époux (pardonnez-moi
la hardiesse de cette parole , que je ne trouve pas
encore assez forte pour exprimer l'indignité de
cette action); dans le lit même de son époux, elle
se prostitue à son rival. 0 insigne infidélité 1 ô
lâcheté sans pareille ! Fallait-il quelque chose de
plus que cette honteuse prostitution faite à la
face de Dieu , pour l'exciter à la jalousie ? Il s'y
excite en effet. Mon épouse s'est fait enlever,
mon image s'est laissé corrompre , elle que j'a-
vais faite avec tant d'amour , dont j'avais moi-
même formé tous les traits, que j'avais animée
d'un souffle de vie sorti de ma propre bouche.
Que fera, mes frères, ce Dieu fort et jaloux,
irrité d'un si infâme abandonnement ? Que fera-
t-il à cette épouse qui a méprisé un si grand
amour, et offensé si fortement sa jalousie? Cer-
tainement il pouvait la perdre. Mais, ô jalousie
miséricordieuse î il a mieux aimé la sauver. 0
rival ! je ne veux point qu'elle soit ta proie ; je ne
I Is. XXWII, 32.
î De Carne Chrhti, n" I".
s De spect. n° 2.
POUR UNEThOFKSSION.
In puis souffrir en tes mains : ce spectaele indi-
gne irrite mon cœur , et le provoque à jalousie.
Piqué de ce sentiment, il court après pour la re-
tirer : il descend du ciel en la terre , pour cher-
cher son épouse qui s'y est perdue. Il vient nous
sauver des mains de Satan, jaloux de nous voir
en sa puissance. Vous l'avez vu ces jours passés
naître en Bethléem ; il vous a fait annoncer par
ses anges qu'il était votre Sauveur : la jalousie
du Dieu des armées a fait cet ouvrage. Certes ,
cette manière admirable dont il se sert pour nous
retirer, montre assez , si nous l'entendons , que
c'est la jalousie qui le fait agir. Car considérez ,
je vous prie , qu'il n'envoie pas ses anges pîour
nous délivrer ; il y vient lui-même en personne ;
Deus ipse veniet^ etsalvabit vos \ Et cela pour
quelle raison , si ce n'est afin que nous compre-
nions que c'est à lui que nous devons tout ; et que
nous lui consacrions tout notre amour , comme
nous tenons de lui seul tout notre salut.
C'est pourquoi nous voyons dans son Écriture
qu'il n'est pas moins jaloux de sa qualité de Sau-
veur, que de celle de Seigneur et de Dieu. Écou-
tez comme il en parle, messieurs : Ego Doynimis,
et non est ultra Deus absque me : Deusjustus
etsalvans, non est prœter 7«e ' : « Je suis le Sei-
« gneur, et il n'y a point d'autre Dieu que moi ;
« je suis le Dieu juste, et personne ne vous sau-
« vera que moi. » Il me semble que ce Dieu jaloux
adresse sa voix, comme un amant passionnée à
la nature humaine infidèle. 0 volage, ô prosti-
tuée ! qui m'as quitté pour mon ennemi; n'est-ce
pas moi qui suis le Seigneur? et il n'y a point de
Dieu que moi. Regarde qu'il n'y a que moi qui
te sauve ; et si tu m'as oublié après t'avoir créée,
reviens du moins quand je te délivre. Voyez ,
mes frères, comme il est jaloux de la qualité de
Sauveur. Et ailleurs, se glorifiant de l'ouvrage de
notre salut : C'est moi , c'est moi, dit-il, qui l'ai
fait : ce ne sont ni mes ïmges , ni mes archanges ,
ni aucune des vertus célestes ; « c'est moi seul qui
« l'ai fait, c'est moi seul qui vous porterai sur mes
« épaules , c'est moi seul qui vous sauverai : »
Egofeci, ego/eram, ego portabo, egosalvabo^.
Tant il est jaloux de cette gloire , tant notre déli-
vrance lui tient au cœur, tant il craint que nos
affections ne se partagent 1
Et c'est pour cette même raison qu'il nous fait ,
dit saint Chrysostôme * , des présents si riches.
Il voit que nous recevons à pleines mains les pré-
sents de son rival qui nous séduit : il nous amuse
par une pomme; il nous gagne par des biens
* li. WVi , 4.
* /ftjd. XLV,2I.
* Ibid. XLVI, 4.
Im Ep. I, ad Cor. Hom. xxiT , n'' 3, t. x, p. 213.
trompeurs qui n'ont qu'une légère apparence.
Chrétiens, il en est jaloux. Quoi, l'on préfère des
présents si vains à tant de bienfaits si considé-
rables ! Que fera-t-il , dit saint Chrysostôme ? Il
fera comme un amant passionné , qui , voyant
celle qu'il recherche gagnée par les présents des
autres prétendants , multiplierait aussi les siens
sans mesure pour emporter le dessus , et la dé-
goûter des présents des autres : ainsi fait le sau-
veur Jésus. Pour détourner nos yeux et nos cœurs
des libéralités trompeuses de notre ennemi, il
redouble ses dons jusqu'à l'infini , il nous donne
son Esprit et sa grâce, il nous donne son trône
et sa gloire , il nous donne son royaume et son
héritage, il nous donne sa personne et sa vie, il
nous donne son corps et son sang. Et que ne nous
donne-t-il pas ? Voyez , voyez , dit-Il , si cet autre
prétendant que vous écoutez ; voyez s'il pourra
égaler une telle munificence. A quelque prix que
ce soit , il est résolu de gagner nos cœurs ; et nous
voudrions nous défendre d'une jalousie si obli-
geante ! J'en ai dit assez pour vous faire voir
que le Dieu sauveur est jaloux , et qu'il nous
sauve par sa jalousie : jEmula operatione. Mais
s'il en a l'ardeur et les transports , il en a aussi
les regards et la vigilance.
Il a, ma sœur, des yeux de jaloux , toujours
ouverts pour veiller sur vous, pour étudier tous
vos pas, pour observer toutes vos démarches ; et
sans m'engager dans de longues preuves d'une
vérité si constante , considérez seulement l'état
ou vous êtes. Et ces grilles , et c€tte clôture , et
tant de contraintes différentes, n'est-ce pas assez
pour vous faire comprendre combien sa jalousie
est délicate? Il vous renferme soigneusement, il
rend de toutes parts l'abord difficile , il observe
jusqu'à vos regards; et ce voile qu'il met sur votre
tête, montre assez qu'il est jaloux et de ceux qu'on
jette sur vous , et de ceux que vous jetez sur les
autres. Il compte tous vos pas, il règle votre con-
duite jusqu'aux moindres choses : ne sont-ce pas
des actions d'un amant jaloux? Il n'en fait pas
ainsi a tous les fidèles ; mais c'est que s'il est jaloux
de tous les autres , il l'est beaucoup plus de ses
épouses. Étant donc ainsi observée de prés, pour
vous garantir des effets d'une jalousie si délicate,
il ne vous reste , ma ehère sœur , qu'une obéis-
sance toujours ponctuelle , et un entier abandon-
nement de vos volontés. Marchez par la voie qu'il
vous prescrit, par la règle qu'il vous a donnée r
écoutez son ange qui vous avertit ; ce sont vos
supérieursquiliennentsaplace. Vivant de la sorte,
ma sœur , espérez tout de son amour , et n'appré-
hendez rien de sa jalousie. Il serait trop long de
parler de l'obéissance ; ce mot suffira. Il faut finir
par une réflexion sur la jalousie.
856
Saclicz donc que ce Dieu jaloux veut que ses
fidèles le soient aussi , et qu'une sainte jalousie
nous soit comme un aiguillon , pour nous exciter
à son service. Ecce venio ciio ; iene quod habes,
ut nerno accipiat coronam tuam ' : « Je vien-
« drai bientôt ; tenez fortement ce qui a été mis
« en vos mains , de peur que votre couronne ne
« soit donnée à un autre. » Pourquoi parle-t-il de
la sorte? pourquoi nous destiner une couronne
qui doit briller sur une autre tête ? Que ne la des-
tinait-il tout d'abord à celui qui la devait enfin
oljtenir? Pour nous exciter à la jalousie. C'est
nnisi qu'il a fait à l'égard des Juifs. [ ils étaient
le peuple choisi ; c'était à eux que les promesses
avaient été faites, et ils devaient en recevoir l'ac-
complissement : mais leur incrédulité a suspendu
à leur égard l'effet des miséricordes qui leur
étiiient réservées.] Dieu a appelé les Gentils pour
exciter les Juifs à jalousie ; de peur qu'ils ne per-
dissent la place que tant d'oracles divins leur
avaient promise. « Leur chute est devenue une
-^ occasion de salut aux Gentils ; afin que l'exem-
« pie des Gentils leur donnât de l'émulation pour
« les suivre : » Illorum delicto salus est Genti-
bus, ntillos œmidenlur. « Tant que je serai l'a-
« pôtre des Gentils , dit saint Paul % je travaille-
« rai à rendre illustre mon ministère, pour
« tâcher d'exciter de l'émulation dans l'esprit
« des Juifs qui me sont unis selon la chair , et
« d'en sauver quelques-uns : » Quandiuego sum
Gentïum apostolus , ministerium meum hono-
rificabo : si quomodo ad œmulandum provocem
cuniem meam, et salvos faciam aliquos ex illis.
Comme un père , dit saint Chrysostôme ^ , qui
appelle son fils pour le caresser ; ce fils mutin et
opiniâtre refuse ses embrassements, il en fait ap-
procher un autre, et il attire par la jalousie ce-
lui que l'amour n'avait pas gagné. Que tel ait été
le dessein de Dieu , il nous le déclare lui-même
formellement parla bouche de Moïse : « Ils m'ont,
« dit-il , piqué de jalousie , en adorant ceux qui
« n'étaient point dieux , et ils m'ont irrité par
« leurs vanités sacrilèges ; et moi je les piquerai
« aussi de jalousie , en aimant ceux qui ne for-
« ment pas un peuple, et je les irriterai en substi-
« tuant à leur place une nation insensée : » Ipsi
me provocaveruni in eo qui non erat Deus, et
irritaverunt in vanitatibus suis; et ego provo-
cabo eos in eo qui non est populus , et in génie
stulta irritabo illos ^.
Cet innocent artifice de sa bonté paternelle a
été inutile aux Juifs. Dieu leur a voulu donner de
• Jpoc. IIl , H.
» flom. XI, H, 13. li.
» In Ep- ad Rom. Hoin. XVIU , u" 3 , t. IX , p. G34.
> DiUt. X\Xll.21.
POUU UiNE TkOFESSION.
la jalousie, pour les enflammer à le suivre ; ils l'ont
refusé. Vive Dieu ! dit le Seigneur, cette jalousie
fera leur supplice. « Ce sera alors , leur dit Jésus-
« Christ, qu'il y aura des pleurs et des grince-
« ments de dents , quand vous verrez qu'Abra-
« ham, Isaac, Jacob, et tous les prophètes seront
« dans le royaume de Dieu , et que vous autres
« vous serez chassés dehors : » Ibi eritjletiis et
stridor dentium. « 11 en viendra d'orient et d'oc-
« cident , du septentrion et du raidi , qui auront
« place au festin dans le royaume de Dieu : alor<:
« ceux qui sont les derniers seront les premiers,
'< et ceux qui sont les premiers seront les der-
« niers: "Et venientab oriente, et occidenfe, et
aquilone, et austro, etaccumbent in regno Dei : i
eteccesunt novissimi qui erant primi , et smit 1
primi qui erant novissimi ' . « Les enfants du
« royaume seront jetés dans les ténèbres exté-
« rieures : » Filii autem regni ejicientur in te-
nebras extoriores *. La jalousie [leur fera alors
sentir son aiguillon dans toute sa force], et en-
suite la rage et le désespoir [achèveront de leur
ronger le cœur; parce qu'ils connaîtront l'inuti-
lité de tous leurs regrets ] : Ibi eritfletus et stn
dor dentium. L'un des grands supplices des dam
nés, sera de voir la place qui était destinée pour
eux, [occupée par d'autres]. Que ce trône est
auguste! que cette couronne est brillante! Elle
était préparée pour moi, et je l'ai perdue par fe
misérable plaisir d'un moment. Chrétien, où est
ton courage?
« Tenez donc, ma sœur , fortement ce qui a été
« mis entre vos mains, de peur que votre cou-
« ronne ne soit donnée à un autre : » Tene quod
habes, utnenio accipiat coronam tuam. La cou-
ronne de l'Époux appartient, en quelque sorte,
à l'épouse; ne la perdez pas : songez au mépris
que l'on a pour une épouse l'épudiée. [Travaillez
à soutenir cette haute dignité d'épouse de Jésus-
Christ , par une vie entièrement dégagée des
objets sensibles. Occupez-vous sans cesse des
moyens de vous rendre de plus en plus digne de
ses chastes embrassements, en évitant soigneu-
sement tout ce qui pourrait blesser son œil jaloux.
Vivez ainsi dans une continuelle attente de sa
venue : soupirez avec ardeur après son retour :
n'ayez d'amour , de cœur , d'esprit , de mouve-
ment que pour lui ; afin que , tout embrasée du
désir de le posséder, vous méritiez , lorsqu'il
paraîtra , d'entrer dans la salle des noces pour
consommer éternellement ce bienheureux ma-
riage que vous allez contracter avec lui.l
' Luc. xni, 28, 29, 30.
» Mall/i. Vlll, II.
POUR U-NE PROFESSION.
3»J
EXORDE
rOUR LE MÊME DISCOURS.
II est écrit , mes sœurs , dans le livre de la Ge-
nèse , que " l'homme quittera son père et sa mère
" pour s'attacher à son épouse ' ; » et saint Au-
gustin nous enseigne * qu'on ne peut jamais bien
entendre le sens véritable de ce passage , si l'on ne
l'applique au Fils de Dieu. En effet, dit ce saint
évêque , selon l'usage des choses humaines , il fal-
lait dire que c'était l'épouse qui quitte la maison
paternelle pour s'attacher à son époux ; et il n'y a,
ce semble, que Jésus- Christ seul dont l'on puisse
parler en un sens contraire. Car il est cet époux
céleste qui a , en quelque sorte , quitté Dieu son
Père qui l'engendre dans l'éternité , et sa mère
la Synagogue qui l'a engendré dans le temps,
pour s'attacher à son Église , que son sang et son
esprit lui ont ramassé de toutes les nations de la
terre. Si je vous disais de moi-même que c'est en
cette journée que l'Église célèbre ces noces avec
son cher et divin Époux , vous croiriez peut-être,
messieurs , que c'est une invention que j'aurais
trouvée, pour joindre le mystère de cette fête avec
la cérémonie que nous allons faire , que tous les
saints Pères appellent des noces. Mais il n'en est
pas de la sorte , c'est l'Église elle-même qui chante
dans l'office de cette journée : Hodie cœlesti
Sponso juncta est Ecclesia : « Aujourd'hui l'É-
« glise a été unie avec son Époux ; » elle célèbre
en ce mystère le jour de son mariage. Tellement,
ma très-chère sœur, que vos noces spirituelles
avec Jésus-Christ se rencontrant si heureusement
avec celles de la sainte Église dans une même
solennité , il ne tne sera pas malaisé d'accommo-
der le sujet que vous me donnez de parler , avec
celui de la fête que nous célébrons aujourd'hui;
et j'espère traiter l'un et l'autre, pourvu qu'il
plaise à l'Époux céleste , dont je dois raconter les
louanges , de m'accorder le secours de son Esprit,
par l'intercession de sa sainte Mère. Ave.
• Ot exorde parait avoir été destiné pour ce sermon , qui
en manque effectivement : mais comme il ne pourrait être
mis en tête du discours sans en déranger l'ordre et la suite,
et sans y faire pour celte raison des changements , nous avons
pris le parti de le renvoyer à la fin du Sermon. ( Édit. de.
Drforis. )
' Gènes, ii , 24.
* De Gènes, cont Manich. 11b. il, n' 37 , t. i , col. 630.
SEllMOxX
POUR UNE PROFESSION,
fRÊClJÉ
LE JOUR DE L'EXALTATION DE LA SAINTE CROIX
Combien il en a coûté à Jésus-Christ pour le contrat de
son mariage avec l'Église. Trois qualités de cet Époux de»
vierges clirétiennes. Dans quel dessein at-il acquis les hom-
mes. Pourquoi ne devons-noas rechercher dans ce nouveau
Roi aucune marque extérieure de grandeur royale. Conditions
qu'il exige de celles qu'il prend pour ses épouses. Préroga-
tive des vierges chréUennes : pureté qui leur est nécessaire,
txirème jalousie de leur Époux : comment elles doivent se
conduire , pour ne jjas offenser ses regards.
Venerunt nuptiœ Agni , et ttxor ejus prœparavit se.
Les noces de l'Agneau sont venues , et son épouse s'est
préparée. Apoc. xix, 7.
Le mystère de notre salut nous est proposé
dans les saintes Lettres sous des figures diverses ,
dont la plus fréquente , mes sœurs , c'est de nous
représenter cet ouvrage comme l'effet de plusieurs
actes publics , passés authentiquement par le Fils
de Dieu en faveur de notre nature. Nous y voyons
premièrement l'acte d'amnistie et d'abolition gé-
nérale , par lequel il nous remet nos péchés :
ensuite , nous y lisons le traité de paix , par le-
quel il pacifie le ciel et la terre , et le rachat qu'il
a fait de nous pour nous retirer des mains de Sa-
tan. Nous y lisons aussi en plus d'un endroit le
testament mystique et spirituel, par lequel il
nous donne la vie éternelle , et nous fait ses cohé-
ritiers dans le royaume de Dieu son père. Enfin
il y a le sacré contrat par lequel il épouse sa samte
Église , et la fait entrer avec lui dans une bien-
heureuse communauté. De ces actes, et de quel-
ques autres qu'il serait trop long de vous rappor-
ter, découlent toutes les grâces de la nouvelle
alliance : et ce que j'y trouve de plus remarqua-
ble, c'est que notre aimable et divin Sauveur les
a tous ratifiés par son sang. Dans la rémission dp
nos crimes, il est notre propitiateur par son sang :
« Dieu l'ayant proposé pour être la victime de ré-
" conciliation par la foi que les hommes auraient
« en son sang; » Propitiationem per Jidem im
sanf/uinp, ipsius '.S'il a pacifié le ciel et la terre,
c'eët par le sang de sa croix : Pacifîcans per san--
guinem crucis ejus^. S'il nous a rachetés des
mains de Satan, comme un bien aliéné de son
domaine, les vieillards lui chantent dans l'Apo-
calypse que son sang a fait cet ouvrage : <t Vous
« nous avez rachetés par votre sang, » lui disent-
ils : Redemisti nos in sanguine tuo * ; et pour
■ Rom. III, S6.
» Col. I, 20.
' Jpoc. V, 9.
âàs
POUR UNE PROFESSION.
i;e qui regarde son testament, c'est lui-même qui
a prononcé dans sa sainte cène : « Buvez ; ceci est
« mon sang , le sang du nouveau testament versé
« pour la rémission des péchés '. »
Ne croyez pas , âmes chrétiennes, que \e con-
trat de son mariage , par lequel il s'unit à l'Église,
lui ait moins coûté que le reste. C'est à lui que
convient proprement oe mot : « Vous m'êtes un
« époux de sang : » Sponsus sanguimim tu es
mihi ' : et ce n'est pas sans sujet que , dans le
passage de l'Apocalypse que j'ai choisi pour mon
texte, il est épousé comme un Agneau, c'est-à-
dire , en qualité de victime : Venerunt nuptiœ
Agni. Ainsi quoique la fête de sa croix, qui com-
prend un mystère de douleurs, semble être fort
éloignée de la solennité de son mariage, qui est
une cérémonie de joie, il y a néanmoins beau-
coup de rapport ; et nous pouvons aisément trai-
ter l'une et l'autre dans ta suite de ce discours,
après avoir imploré le secours d'en haut par l'in-
tercession de la sainte Vierge , Ave.
Dans cette cérémonie , vous parler d'autre
chose, ma très-chère sœur, que de votre Epoux,
ce serait offenser votre amour. Pai-Ions donc au-
jourd'hui du divin Jésus ; qu'il fasse tout le sujet
de cet entretien. Considérons attentivement quel
est cet Époux qu'on vous donne ; et , pour joindre
votre fête particulière avec celle de toute l'Eglise,
tâchons de connaître ses qualités par le mystère
de cette journée. Vous y verrez premièrement
qu'il est roi , et vous lirez le titre de sa royauté
gravé eu trois langues au haut de sa croix : « Jé-
« sus de Nazareth , roi des Juifs K « Vous y ap-
prendrez en second lieu , que c'est un amant
passionné ; et son sang , que le seul amour tire de
ses veines, en sera la marque évidente. Enfui
vous découvrirez que c'est un amant jaloux; et
il me sera aisé de vous faire voir , par les Ecri-
tures divines, que ce grand ouvrage de notre
salut , accompli heureusement sur la croix , a ete
un effet de sa jalousie.
PBEMIER POINT.
Quand je considère , mes sœurs , cette qualité
de roi des Juifs que Pilate donne à Jésus-Christ,
et qu'il fait paraître au haut de sa croix , maigre
les oppositions des pontifes , j'admire profondé-
ment la conduite de la Providence qui lui met
cette pensée dans l'esprit , et je me demande à
moi-même : D'où vient que notre Sauveur, qui
à refusé si constamment le titre de roi durant les
jours de sa gloire, c'est-à-dire , quand il se mon-
\ Maith. Xiy\.
' Ex«d. IV , 25.
» Joan. XIX , \9.
trait un Dieu tout-puissant par la grandeur de se
miracles , commence à le recevoir dans le jour de
ses abaissements, et lorsqu'il paraît le dernier
des hommes par la honte de son supplice. Où est
l'éclat et la majesté qui doivent suivre ce grand
nom de roi , et qu'a de commun la grandeur
royale avec cet appareil d'ignominie? C'est ce
qu'il faut vous expliquer en peu de paroles ; et
pour cela remarquez , mes sœurs , que Jésus-
Christ a deux royautés , dont l'une lui convient
comme Dieu , et l'autre lui appartient en qualité
d'homme. Comme Dieu il est le roi et le souve-
rain de toutes les créatures qui ont été faites par
lui : Omniaper ipsumfacta sunt ' ; et outre cela,
en qualité d'homme, il est roi en particulier de
tout le peuple qu'il a racheté, sur lequel il s'est
acquis un droit absolu par le prix qu'il a donné
pour sa délivrance. Voilà donc deux royautés
dans le Fils de Dieu; la première lui est naturelle,
et lui appartient par sa naissance ; la seconde est
acquise, et il l'a méritée par ses travaux. La
première de ces royautés qui lui appartient par
la création, n'a rien que de grand et d'augus'e;
parce que c'est un apanage de sa grandeur natu-
rdle , et qu'elle suit nécessairement son indépen-
dance : mais il ne doit pas en être de même de
celle qu'il s'est acquise par la rédemption ; et en
voici la raison solide , que j'ai tirée de saint Au-
gustin.
Puisque le Fils de Dieu était né avec une telle
puissance , qu'il était de droit naturel maître ab-
solu de tout l'univers ; lorsqu'il a voulu s'acqué-
rir les hommes par un titre particulier , nous
devons entendre, mes frères , qu'il ne le fait pas
de la sorte dans le dessein de s'agrandir , mais
dans celui de les obliger. En effet , dit saint Au-
gustin, que sert-il au Roi des anges de se faire
le roi des hommes; au Dieu de toute la nature,
de vouloir s'en acquérir une partie , sur laquelle
il a déjà un droit souverain? 11 n'accroît point
par là son empire , il n'étend pas plus loin sa
puissance ; puisqu'en s'acquérant les fidèles , il
ne s'acquiert que son propre bien , et ne se donne
que des sujets qui lui appartiennent déjà par le
titre de la création. Tellement que s'il recherche
cette royauté , il faut conclure , dit ce saint évê-
que, que ce n'est pas dans un dessein d'élévation,
mais par un sentiment de condescendance; ni
pour augmenter son pouvoir , mais pour exercer
sa miséricorde : Dignatio est, non promotio;
miserationis indicium, non potestatis augmen-
Ainsi , nous ne devons chercher en ce nouveau
I Joan. 1,3. ^ , ^,^
1 In Joan Tr. u, n' 5, t. m, paît- n. col- 6»-
POUR UiNE PR01-I':SS10.N.
3.',î>
roi aucune marque extérieure de grandeur royale.
C'est ici une royauté extraordinaire. Jésus-Christ
n'&it pas roi pour s'agrandir ; c'est pourquoi il
ne cherche rien de ce qui l'élève aux yeux des
hommes : il est roi pour nous obliger; c'est pour-
quoi il recherche ce qui nous oblige , c'est-à-dire,
des blessures qui nous guérissent, une honte qui
fait notre gloire , et une mort qui nous sauve.
Telles sont les marques de sa royauté : elles sont
dignes d'un roi qui ne vient pas pour s'élever au-
dessus des hommes, par l'éclat d'une vaine
pompe; mais plutôt pour fouler aux pieds les
grandeurs humaines, et qui veut que les sceptres
rejetés , l'honneur méprisé , la gloire du monde
anéantie , fassent tout l'ornement de son triom-
phe.
Voilà le roi , ma très-chère sœur, que vous
choisissez pour époux. S'il est pauvre, aban-
donné, destitué entièrement des honneurs du
siècle et de tous les biens de la terre , au nom de
Dieu n'en rougissez pas. Ce n'est point par im-
puissance , mais par dédain : ce n"est point par
nécessité , mais par abondance. Il ne méprise les
avantages du monde qu'à cause de la plénitude
des trésors célestes; et ce qui rend sa royauté
plus auguste, c'est qu'elle ne veut rien de mortel.
C'est pourquoi dans ce bienheureux mariage ,
dans lequel ce divin Époux vous associe à son
trône, il demande pour dot votre pauvreté. Nou-
veau mariage , mes sœurs , où le premier article
que l'Époux propose , c'est que l'épouse qu'il a
choisie renonce à son héritage , où il l'oblige par
son contrat à se dépouiller de tous ses droits ;
ou il appelle ses parents , non pour recevoir d'eux
leurs biens temporels , mais pour leur quitter à
jamais ce qu'elle peut espérer par sa succession.
C'est à cette condition que ce Roi crucifié vous
épouse : car si son royaume était de ce monde ,
il en pourrait peut-être demander les biens; mais
son royaume n'étant pas du monde , il a raison
d'exiger cette condition nécessaire : c'est que
■vous renonciez tout à fait au monde par la sainte
profession de la pauvreté volontaire, dont il vous
a donné l'exemple.
Le contrat qu'il vous propose , ma sœur , les
articles qu'il vous présente à signer sont compris
en ces paroles du divin apôtre : Miki mundus
crucifiams est, et ego mundo ' : « Le monde
« m'est crucifié, et je suis crucifié au monde. » Où
vous devez remarquer, avec le docte saint Jean
Chrysostôme % que « ce n'est pas assez à l'apôtre
« que le monde soit mort pour le chrétien ; mais
e qu'il veut encore , dit ce saiat évêqiue , que le
* Gah TJ, 14.
* lÀb. H , de Componct. n' 2 , t. r , p. 12.
« chrétien soit mort pour le monde : - et cela pour
nous faire entendre que le commerce est rompu
des deux côtés, et qu'il n'y a plus aucune alliance.
« Car , poursuit ce docte interprète, l'apôtre con-
« sidérait que non-seulement les vivants ont quel-
" que sentiment les uns pour les autres ; mais qu'il,
n leur reste encore quelque affection pour les
« morts : ils en conservent le souvenir, ils leur
« rendent quelques honneurs , ne serait-ce que
« ceux de la sépulture. C'est pourquoi l'apôtre
« saint Paul ayant entrepris de nous faire enten-
« dre jusqu'à quelle extrémité le fidèle doit se
«dégager de l'amour du monde; ce n'est pas
« assez , nous dit-il , que le commerce soit rompu
« entre le monde et le chrétien , comme il l'est
« entre les vivants et les morts; car il reste assez
" ordinairement quelque affection en ceux qui
« survivent, qui va chercher les morts dans le
« tombeau même : mais tel qu'est un mort à l'é-
« gard d'un mort , tels doivent être le monda et le
« chrétien. ^ Grande et admirable rupture I Mais
donnons-en une idée plus particulière.
Ce qui nous fait vivre au monde, c'est l'incli-
nation pour les biens du monde ; ce qui fait vivre
le monde pour nous , c'est un certain éclat qui
nous éblouit. La mort éteint les inclinations;
cette chaleur tempérée qui les entretient s'est
entièrement exhalée : la mort ternit dans les
plus beaux corps toute cette fleur de beauté, et
fait évanouir cette bonne grâce. Ainsi le monde
est mort pour le chrétien , en tant qu'il n'a plus
d'attrait pour son cœur ; et le chrétien est mort
pour le monde, en tant qu'il n'a plus d'amour
pour les biens qu'il donne. C'est ce qui s'appelle
dans l'Écriture être crucifié avec Jésus-Christ..
C'est le traité qu'il nous fait signer en nous rece-
vant au baptême : c'est le même qu'il vous pro-
pose dans ces noces spirituelles , ainsi qu'un sa-
cré contrat , pour être observé par vous dans la
dernière rigueur, et dans la perfection la plus
éminente : contrat digne de vous être lu dans la
fête de la sainte Croix, digne de vous être offert,
par un Roi crucifié , digne d'être accepté hum-
blement dans une profession solennelle , où l'on
voue, devant Dieu et devant ses anges , un re-
noncement éternel au monde.
Méditez ce sacré contrat, sous lequel Jésus -^
Christ vous prend pour épouse : dites hautement
avec le divin apôtre : Mihi mundus crueifixwt
est, et ego mundo. En effet , le monde ne vous est-
plus rien , et vous n'êtes plus rien au monde. Le
monde ne vous^ est plus rien , puisque vous re-
noncez à ses espérances ; et vous n'êtes plus rien
au monde, puisqu'il ne vous comptera plus parmi
les vivants. Votre famille vous perd, vous allez
entrer dans uu autre monde , vous ne tenez plus
SCO
POUR UiNE PllOFESSlON.
par aucun lien à la société civile, et cette clô-
ture vous est un tombeau, dans lequel vous allez
être comme ensevelie. Que vos proches ne pleu-
rent pas dans cette mort bienheureuse, qui vous
fera vivre avec Jésus-Christ. Son affection vous
est assurée; puisque l'ayant acquis par la pau-
vreté, vous avez le moyeu de gaguer son cœur
par la pureté virginale : c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Pendant que Jésus-Christ crucifié vous parle
lui-même de son affection par autant de bouches
qu'il a de blessures, et que son amour s'épanche
sur vous avec tout son sang par ses veines cruel-
lement déchirées, il me semble peu nécessaire
de vous dire combien il vous aime ; et vos yeux
attachés sur la croix vous en apprendront plus
que tous mes discours. Je remarquerai seulement,
ma sœur, que cet ardent amour qu'il témoigne,
n'est pas seulement l'amour d'un Sauveur , mais
encore l'amour d'un époux; et je l'ai appris de
l'apôtre, qui, voulant donner aux chrétiens un
modèle àe l'amitié conjugale, leur propose l'a-
mour infini que Jésus-Christ montre à son Église ,
en se livrant pour elle à la croix. « Maris , dit
« il, aimez vos femmes, comme Jésus-Christ a
« aimé l'Église, et s'est donné lui-même pour
« elle : » Viri, diliyite uxores vestras, sicut et
Christus dilexil Ecclesiam, et t radiait seniet-
ipsum pro ea '. Ainsi, dans cet amour du Sau-
veur, vous y trouverez l'amour d'un époux.
Il est bon de remarquer en passant, qu'ainsi le
Fils de Dieu a aimé les hommes en toutes sortes
de qualités qui peuvent donner de l'amour. 11 les
a aimés comme un père ; il les a aimés comme un
sauveur, comme un ami, comme un frère, comme
un époux : et il nous aime sous tous ces titres,
afin que nous connaissions que l'amour, qui le
fait mourir pour nous en la croix, a toutes les
qualités d'un amour parfait. Il est fort comme
l'amour d'un père , tendre comme l'amour d'une
mère , bienfaisant comme l'amour d'un sauveur,
cordial comme l'amour d'un bon frère, sincère
comme l'amour d'un fidèle ami; mais ardent
comme l'amour d'un époux. Mais cet amour de
Jésus-Christ, dont parle l'apôtre, regarde géné-
ralement toute son Église : il faut montrer aux
vierges sacrées leurs avantages pai-ticuliers , et les
droits extraordinaires que leur donne leur chas-
teté sur le cœur de l'Époux céleste.
Un mot de l'Apocalypse nous découvrira ce
secret, et je vous prie de le bien entendre. Ht sunt,
qui cum mulieribus non sunt coinquinati; vir-
gines enitfi sunt : hi sequuntur Agnum quo-
« F.fhes. V, î!i.
cumque ierit ' ; « Ceux-là , dit-il , sont les vierges
« qui suivent l'Agneau partout où il va. » Telle
est la prérogative des vierges , dont le grand et
admirable saint Augustin nous expliquera le mys-
tère. Pour cela, il remarque avant toutes choses ,
que suivre Jésus-Christ , c'est l'imiter autant qu'il
est permis' à des hommes : Hune in eo quisque
sequitur, in quo imilatur^ ; tellement que le sui-
vre partout où il va, c'est l'imiter en tout ce qu'il
fait. Ce fondement étant supposé, il est bien aisé
de conclure que suivre l'Agneau partout où il
va, c'est le privilège des vierges. Car si Jésus
est doux et humble de cœur, si Jésus est simple
et pauvre d'esprit, si Jésus est soumis et obéis-
sant , s'il est miséricordieux et charitable ; et les
vierges et lesmariés peuvent le suivre dans toutes
ces voies. Quoiqu'ils ne puissent pas y marcher
de la même force , ils peuvent néanmoins , dit
saint Augustin^, s'attacher diligemment àtous ses
pas , et insister fidèlement à tous ses vestiges :
ils ne peuvent pas les remplir, mais ils peuvent
y mettre le pied ; ils peuvent même le suivre
jusqu'à cette noble épreuve de la charité , de la-
quelle lui-même a dit qu'il n'y en a point de plus
grande '' , c'est-à-dire , jusqu'à mourir pour si-
gnaler son amour.
Jusqu'ici , ô divin Sauveur ! vous pouvez être
suivi de tous vos fidèles : mais après il se présente
un nouveau sentier , où tous ne peuvent pas vous
accompagner. Car, mes frères, « cet Agneau
<( sans tache marche par un chemin virginal; »
ce sont les mots de saint Augustin * : Ecce ille
Agnus graditur itinere virginali. Ce Fils de
viergeest demeuré vierge ; et trouvant au-dessous
de lui-même la sainteté nuptiale , il ne lui a voulu
donner aucun rang , ni dans sa naissance , ni dans
sa vie. Que de saints ne le peuvent suivre dans
cette route sacrée ! Non omnes capiunt verbum
istud ^ : toutefois il ne veut pas y demeurer
seul.
Accourez ! ô troupe des vierges ! et suivez par-
tout ce grand conducteur. Que les autres le suivent
partout où ils peuvent, vous seules le pouvez
suivre partout où il va , et entrer par ce moyen
avec lui dans la plus intime familiarité. C'est la
belle et heureuse suite de ce privilège incompa-
rable : ces âmes pures et virginales s'étant cons-
tamment attachées à suivre Jésus-Christ par-
tout, cette preuve inviolable de leur amitié fait
que Jésus s'attache réciproquement à les avoir
' Jpoc. XIV, 4.
' De sancta Firjinit. n" 27, t. vr , col. 354.
î lUi. n'as.
« Jonn. XV, 13.
» Vh'. v;,vra , n' 29.
• MiUth.wXy II.
POUR UXE PROFESSION.
361
îjujoors dans sa compagnie. Tl fait toujours écla-
ter sur elles un rayon de faveur particulière : il se
met en leurs mains dans sa naissance , il les pose
sur sa poitrine dans sa sainte cène , il ne les ou-
blie pas à sa croix ; et les ayant tendrement ai-
mées, il les aime jusqu'à la fin : Infinein dilexit
eos '. Une mère vierge , un disciple vierge y re-
çoivent les dernières preuves de son amitié ; et ne
voulant pas sortir de ce monde sans les honorer
de quelque présent, comme il ne voit rien de
plus grand que ce que consacre la virginité , il les
laisse mutuellement l'un à l'autre : « Femme,
« lui dit-il, voiià votre fils ; » et : « Fils , voilà votre
« mère*. " Tl n'est pas jusqu'à son sépulcre qu'il
veut trouver vierge; tant il a d'amour pour la
virginité !
Recherchons encore , mes sœurs, pour épuiser
cette matière importante , d'où vient que le Fils
de Dieu fait ses plus chères délices d'un cœur
virainal , et ne trouve rien de plus digne de ses
chastes emhrassements. C'est à cause qu'un cœur
virginal se donne à lui sans aucun partage, qu'il
ne brûle point d'autres flammes, et qu'il nest
point occupé par d'autres affections. Qui pourrait
assez exprimer quelle grande place y tient un
époux, et combien il attire d'amour après soi?
Ensuite naissent les enfants, dont chacun em-
porte sa part , qui lui est mieux due et plus assu-
rée que celle de son héritage. Parmi tant de désirs
divers , à combien de sortes d'objets le cœur est-
il contraint de s'ouvrir ? L'esprit , dit l'apôtre , en
est divisé : Sollicitus ei divisus est ^ ; et dans ce
fâcheux partage, nous pouvons dire avec le Psal-
miste : Sicut agita effusus sum '^ : « Je suis ré-
'< pandu comme de l'eau ; » et cette vive source
d'amour , qui devait tendre tout entière au ciel ,
multipliée et divisée en tant de ruisseaux , se va
j)erdre deçà et delà dans la terre. Pour empêcher
ce partage, la sainte virginité vient fermer le
cœur : Ul signaculum super cor tuutn^ : elle y
appose comme un sceau sacré qui empêche d'en
ouvrir l'entrée , si bien que Jésus-Christ y règne
tout seul : et c'est pourquoi il aime ce cœur vir-
ginal, parce qu'il possède en repos, sans distrac-
tion , toute l'intégrité de son amour.
C'est ainsi , ô pudique épouse ! que vous devez
aimer Jésus-Christ : tout 1 amour que vous auriez
pour un cher époux, vous le devez, dit saint
Augustin , au Sauveur des âmes. Mais que dis-je?
vous lui en devez beaucoup davantage : car cette
femme que vous voyez , qui chérit si tendrement
son mari , ordinairement ne le choisit pas ; mais
» Joan. xni, 1.
» IbiJ. xiX,-:6,27.
» I. Cor. VM . 33.
• P.'. XXI. 15
* tant, fin, 6.
plutôt il lui est échu en partage par des conjonc-
tures imprévues. Elle aime celui qu'on lui a don-
né; mais avant qu'on le lui donnât , son cœur a
erré longtemps sur la multitude par un vague
désir de plaire : s'il ne s'est donné qu'à un seul , il
s'est du moins offert à plusieurs; et ne discer-
nant pas dans la troupe cet unique qui lui était
destiné, son amour est demeuré longtemps sus-
pendu, tout prêt à tomber sur quelque autre. II
n'en est pas de la sorte de l'Époux que vous em-
brassez : jamais vous n'avez balancé dans un si
beau choix , et il a emporté d'abord vos premières
inclinations. Comme donc vous le voyez attaché
en croix, attachez -le fortement à tout votre
cœur : Toio vobisfigalurin corde, quipro vobis
fixus est in cruce. « Cédez-lui dans votre esprit
« toute l'étendue que vous n'avez pas voulu lais-
« ser occuper par le mariage : » Totum teneat in
animo vestro, quidquid noluistis occupari con-
nubio '. Cédez, vous lui en devez même beaucoup
davantage, parce que vous devez chérir, bien plus
qu'un époux , celui qui vous fait résoudre à ne
vous donner jamais à aucun époux ; et il ne vous
est pas permis de l'aimer d'une affection médio-
cre , puisque vous renoncez pour l'amour de lui
aux affections les plus grandes, et tout ensemble
les plus légitimes.
Courez donc après cet Amant céleste ; joignez-
vous à cette troupe innocente qui le suit partout
où il va, accompagnant ses pas de pieux canti-
ques. Les Agathes et les Céciles , les Agnès et les
Luces vous tendent les bras , et vous montrent la
place qui vous est marquée. Pour entrer dans
cette assemblée, soyez vierge d'esprit et de corps ;
que cet amour de la pureté, qui se forme dans
votre cœur, se répande sur tous vos sens. Con-
servez votre ouïe; c'est par là qu'Eve a été sé-
duite : gardez soigneusement votre vue, et son-
gez que ce n'est pas en vain qu'on vous donne
« un voile , comme un rempart de votre pudeur ,
« qui empêche vos yeux de s'égarer, et qui ne
« permette pas , dit le grave Tertullien , à ceux
« des autres de se porter sur vous : » Vallum
verecundiœ, quod nec tuos emittat oculos , nec
admiitat aliénas '. Surtout gardez votre cœur,
et ne dédaignez pas les petits désordres, parce que
c'est par là que les grands commencent , et que
l'embrasement , qui consume tout, est excité sou-
vent par une étincelle. Ainsi un chaste agrément
vous conservera ce que la grâce de votre Époux
vous a accordé : ainsi vous posséderez toujoui-s
son affection , et jamais vous n'offenserez sa ja-
lousie. Il faut encore vous dire un mot de la Ja-
« De Sancta Firginit. n' 56 , t. VI , col. 303.
» De y'trj. veland. n" 16.
S62
POUR UNE PROFESSION.
lousîe de votre Epoux , et c'est par où je m'en vais
conclure.
rnoisrÈME point.
Que Dieu soit jaloux, chrétiens, il s'en vante si
souvent dans son Écriture , qu'il ne nous permet
pas de l'ignorer. C'est une des qualités qu'il se
donne dans le Décalogue : « Je suis, dit-il, le
« Seigneur ton Dieu, fort et jaloux, »Fortw, ze-
lotes ' ; et cette qualité de jaloux lui est si pro-
pre et si naturelle , qu'elle fait un de ses noms ,
comme il est écrit dans l'Exode : Dominus, ze-
lotes nomen ejus ^ . Il paraît donc assez que Dieu
est jaloux, et peu de personnes l'ignorent : mais
que l'ouvrage de notre salut et la mort du Fils
de Dieu à la croix soient un effet de sa jalousie ,
c'est ce que vous n'avez pas peut-être encore en-
tendu , et ce qu'il est nécessaire que je vous ex-
plique , puisque mon sujet m'y conduit.
A la vérité , chrétiens , il n'est pas aisé de com-
prendre de quelle sorte s'accomplit un si grand
mystère. Car que la jalousie du Dieu des armées
le porte à châtier ceux qui le méprisent , je le
conçois sans difficulté ; c'est l'effet ordinaire de
la jalousie , et je remarque aussi dans les saintes
Lettres que Dieu n'y parle guère de sa jalousie,
qu'il ne nous fasse en même temps craindre ses
vengeances. " Je suis un Dieu jaloux, dit le Sei-
«^gneur, » Deus zelotes; et il ajoute aussitôt
après : « visitant les iniquités des pères sur les
« enfants : » visitans iniquitaies patrum in fi-
lios ^ Dieu est jaloux , dit Moïse : il dit dans le
même lieu , « que le feu de sa jalousie brûle les
« pécheurs : >• Dominus Deus tuus ignis consu-
mens est, Deus œmulator 'i . Et le prophète Na-
hum a joint ces deux choses : « Le Seigneur est
« un Dieu jaloux , et le Seigneur est un Dieu
« vengeur, » Deus œmulator, et ulciscens Do-
minus 5 ; tant ces deux qualités sont inséparables!
Que s'il est ainsi , chrétiens , se peut-il faire
que nous rencontrions le principe de notre salut
dans la jalousie , qui semble être la source des
vengeances; et après que le prophète a uni le
Dieu jaloux et le Dieu vengeur , oserons-nous es-
pérer de trouver ensemble un Dieu jaloux et un
Dieu sauveur? Peut-être aurions-nous peine à le
croire, si nous n'en avions appris le secret de la
bouche d'un autre prophète. C'est le prophète
Isaïe, dont voici des paroles remarquables : De
Jemsalem exibunt reliquiœ, et salvatio de monte
Sien: zelus Domini exerciluum faaiet istud^ :
I Exod. XX , 5.
» Ibid. XXXIV, \^.
3 Ihid. X\ , 5.
< Veut. IV, 21.
*Aa/i. 1,2.
* /s. XX XVII, 32.
« Dans les ruines de Jérusalem il restera un grand
« peuple que Dieu délivrera de la mort, et le
« sahit paraîtra en la montagne de Sion : la ja-
« lousie du Dieu des armées fera cet ouvrage. »
Après un oracle si clair, il n'est plus permis de
douter que ce ne soit la jalousie du Dieu des ar-
mées qui ait sauvé le peuple fidèle.
Mais pour pénétrer un si grand mystère , re-
prenons les choses d'un plus haut principe, et
rappelons à notre mémoire la témérité de cet
ange, qui, par une audace inouïe, voulut s'égaler
à Dieu , et se placer jusque dans son trône. Vous
savez qu'étant repoussé de sa main puissante, et
précipité dans l'abîme, il ne peut encore quitter
le premier dessein de son audace démesurée. Il
se déclare hautement le rival de Dieu ; c'est ainsi
que le nomme Tertullien , JEmulus Dei ' ; « le
« rival , le jaloux de Dieu : « il se veut faire adorer
en sa place ; et s'il n'a pu occuper son trône , il
lui veut du moins enlever son bien. Il entre dans
le paradis terrestre, furieux et désespéré : il y
trouve l'image de Dieu, c'est-à-dire, l'homme;
image chérie et bien aimée , que Dieu avait éta-
blie dans son paradis de délices, qu'il avait formée
de sa main et animé e de son souffle. Ce n'était
qu'une créature ; mais enfin elle était aimée par
son Créateur : il ne l'avait pétrie que d'un peu de
boue; mais cette boue avait été formée de sa
main. Ce vieux serpent la séduit, il la corrompt.
Surprise par ses flatteries, elle s'abandonne à lui :
la parjure qu'elle est, l'ingrate et l'infidèle qu'elle
est ; au milieu des bienfaits de son époux, dans le
lit même de son époux , pardonnez-moi la har-
diesse de cette parole, que je ne trouve pas encore
assez forte pour exprimer l'indignité de cette
action ; dans le lit même de son époux elle se pros-
titue à son rival.
0 insigne infidélité! ô lâcheté sans exemple!
Fallait-il quelque chose de plus que cette honteuse
prostitution , faite à la face de Dieu , pour l'exciter
à jalousie? 11 s'y excite en effet d'une étrange sorte.
Quoi , mon épouse s'est fait enlever, mon image
s'est laissé corrompre, elle que j'avais faite avec
tant d'amour , dont j'avais moi-même formé tous
les traits , que j'avais animée d'un souffle de vie,
sorti de ma propre bouche!
Que fera, mes frères, ce Dieu fort et jaloux,
irrité d'un abandonnement si infâme? que fera-
t-il à cette épouse infidèle, qui amépriséun si grand
amour? Certainement il pouvait la perdre ; mais ,
ô jalousie miséricordieuse ! il a mieux aimé la sau-
ver. 0 rival ! il ne veut point qu'elle soit ta proie ;
il ne la peut souffrir en tes mains. Cet indigne
spectacle irritant son cœur , il court après pour la
^ De SpccL n" 2
POUR UNE PROFESSION.
3C3
rotir^r, et descend du ciel en la terre pour cher-
i-her sou épouse qui s'y est perdue : Venit quœ-
n'ic quod perierat '. La nkinièrc dont il se sert
pour nous délivrer montre assez, si nous l'enten-
dons, que c'est la jalousie qui le fait agir : car il
n'envoie ni ses anges , ni ses archanges , qui sont
les ministres ordinaires de ses volontés. 11 a peur
que son épouse volage, devant sa liberté à d'autres
qu'à lui, ne partage encore son cœur , au lieu de
le conserver tout entier à son Époux légitime ;
c'est pourquoi il vient lui-même en personne :
Deus ipse veniet, et salvabit nos ^ S'il faut des
supplices, c'est lui qui les souffre ; s'il faut du sang,
c'est lui qui le donne ; afin que nous comprenions
que c'est à lui que nous devons tout, et que nous
(ui consacrions tout notre amour, comme nous te-
nons de lui seul tout notre salut.
De là vient que nous lisons , dans son Ecriture ,
qu'il n'est pas moins jaloux de sa qualité de Sau-
veur que de celle de Seigneur et de Dieu. Écoutez
de quelle sorte il en parle : Ego Dominus, et non
est ultra Deus absque me : Deusjustus, et sal-
vans non est prœter me ^. Ne vous semble-t-il
pas, chrétiens, que ce Dieu jaloux adresse sa voix
à la nature humaine infidèle, ainsi qu'un amant
passionné, mais dont on a méprisé l'amour. G vo-
lage î ô prostituée ! qui m'as quitté pour mon en-
nemi , regarde que c'est moi qui suis le Seigneur,
et il n'y a point de Dieu que moi : mais considère
encore, 6 parjure, infidèle, qu'il n'y a que moi
qui te sauve ; et si tu m'as oublié après t'avoir
créée, reviens du moins à moi quand je te déli-
vre. Voyez comme il est jaloux de sa qualité de
Sauveur. Et ailleurs , se glorifiant de l'ouvrage
de notre salut : « C'est moi, c'est moi , dit-il , qui
« l'ai fait; ce ne sont ni mes anges, ni mes ar-
« changes, ni aucune des vertus célestes : c'est
« moi seul qui l'ai fait , c'est moi seul qui vous
« porterai sur mes épaules ; enfin c'est moi seul
«qui vous sauverai : » Egofeci : egoferam, ego
portabd, ego salvabo ^ : tant il est jaloux de cette
gloire ; et c'est , mes sœurs , cette jalousie qui l'at-
tache sur cette croix, dont nous célébrons aujour-
d'hui la fête.
Car, dit excellemment saint Jean-Chr}'sos-
tôrae ^ , comme un amant passionné , voyant celle
qu'il recherche avec tant de soin gagnée par les
présents de quelque autre , qui prétend à ses bon-
nes grâces, multiplie aussi sans mesure les mar-
ques de son amitié pour emporter le dessus ; de
même en est-il du Sauveur des âmes. Il voit que
' Matth. XTiil, H.
* /s. XXXV, 4.
î Ihid. XLV, 21.
< Ih^d. xi,Ti , 4.
» In Epist. i ad Cor. Hom. xxiv, n' 2, t. x, p. 213.
nous recevons à pleines mains les présents de son
rival , qui nous amuse par une pomme , qui nous
gagne par des biens trompeurs qui n'ont qu'une
légère apparence : pour détourner nos yeux et nos
coeui-s de ses libéralités pernicieuses, il redouble
ses dons jusqu'à l'infini; et son amour excessif
voulant faire un dernier effort , le fait enfin mon-
ter sur la croix , où il nous donne non-seulement
sa gloire et son trône , mais encore son corps et
son sang , et sa personne et sa vie : enfin , se don-
nant lui-même , que ne nous donne-t-il pas? Et
nous faisant un si grand présent, il me semble
qu'il nous dit à tous : Voyez si ce prétendant que
vous écoutez pourra jamais égaler un tel amour
et une telle munificence. C'est ainsi qu'il parle ,
c'est ainsi qu'il fait; et nous pourrions nous dé-
fendre d'une jalousie si obligeante !
Mais, ma sœur, si l'Époux céleste a l'ardeur
et les transports des jaloux, il en a les regards
et la vigilance. Il a des yeux de jaloux , toujoui-s
ouverts , toujours appliqués pour veiller sur
vous, pour étudier tous vos pas, pour observer
toutes vos démarches. J'ai remarqué dans le saint
cantique deux regards de l'Époux céleste : il y a
un regard qui admire , et c'est le regard de l'a-
mant : il y a un regard qui observe , et c'est le
regard du jaloux. « Que vous êtes belle, ô fille
« de prince! " dit l'Époux à la chaste épouse'.
Cette ardente exclamation vient d'un regard qui
admire, et il n'est pas indigne du divin Époux ,
dont il est dit dans son Évangile qu'il admira la
foi du Centenier *. Mais voulez-vous voir main-
tenant quel est le regard du jaloux ? « Il est venu ,
« dit l'Épouse , le bien-aimé de mon cœur , regar-
« dant par les fenêtres, guettant par les treillis : »
Dilectus meus venit, respiciens perfenestras,
prospiciens per cancellos ^. Il vient en cette sorte
pour vous observer , et c'est le regard de la ja-
lousie : de là naissent et ces grilles et cette clô-
ture. Il vous renferme soigneusement, il rend de
toutes parts l'abord difficile; il compte tous vos
pas , il règle votre conduite jusqu'aux moindres
choses : ne sont-ce pas des actions d'un amant ja-
loux ? Il n'en fait pas ainsi au commim des hom-
mes : mais c'est que s'il est jaloux des autres
fidèles, il l'est beaucoup plus de ses épouses.
Étant donc ainsi observée de près, pour vous
garantir des effets d'une jalousie si délicate , il
ne vous reste , ma sœur , qu'une obéissance tou-
jours ponctuelle , et un entier abandonnement
de vos volontés. C'est ce que je vous reconamande
en finissant ce discours ; et afin que vous com-
preniez combien cette obéissance vous est néces,-
' Cant. Til, I, 6.
» Matth. VIII, 10.
» Cani. Il , 9
304
rouR UNE PiiortssiON.
saire, je vous dirai la raison pour laquelle elle
vous défend de la jalousie de votre Époux.
Ce qui excite Dieu à jalousie , c'est lorsque
l'hommo se veut faire Dieu , et entreprend de lui
ressembler. Mais il ne s'offense pas de toute sorte
de ressemblance : cai il nous a faits à son image,
et il y a de ses attributs dans lesquels il n'est pas
jaloux que nous tâchions de lui ressembler ; au
contraire, il nous le commande. Par exemple,
voyez sa miséricorde , combien riche , combien
éclatante; il vous est ordonné de vous conformer
à cet admirable modèle : Estote miséricordes,
sicut et Pater vester misericors est' : « Soyez
« miséricordieux , comme l'est votre Père cé-
« leste. « Ainsi , comme il est véritable , vous pou-
vez l'imiter dans sa vérité : il est juste , vous
pouvez le suivre dans sa justice : il est saint ; et
encore que sa sainteté semble être entièrement
incommunicable, il ne se fâche pas toutefois que
vous osiez porter vos prétentions jusqu'à l'hon-
neur de lui ressembler dans ce merveilleux at-
tribut ; lui-même vous y exhorte : « Soyez saints
« parce que je suis saint : » Sancti estote, quo-
nia7n ego sanctus sum^.
Quelle est donc cette ressemblance qui lui
cause tant de jalousie? C'est lorsque nous lui
voulons ressembler dans l'autorité souveraine,
lorsque nous voulons Timiter dans l'honneur de
l'indépendance, et prendre pour loi notre vo-
lonté , comme lui-même n'a point d'autre loi que
sa volonté absolue. C'est là le point chatouilleux ,
c'est là l'endroit délicat ; c'est alors que sa jalou-
sie repousse avec violence tous ceux qui veulent
s'approcher ainsi de sa majesté souveraine. Par
conséquent, si sa jalousie s'irrite seulement con-
tre notre orgueil ; qui ne voit que la soumission
est l'unique moyen pour nous en défendre? Il est
jaloux quand vous prenez pour loi votre volonté.
Pour empêcher les effets de sa jalousie , abandon-
nez votre volonté. Soyons des dieux , il nous est
permis , par l'imitation de sa justice , de sa bonté ,
de sa sainteté, de sa miséricorde toujours bien-
faisante. Quand il s'agira de puissance et d'auto-
rité , tenons-nous dans les bornes d'une créature ,
et ne portons pas nos désirs à une ressemblance
si dangereuse.
Mais si nous ne pouvons ressembler à Dieu
dans cette souveraine indépendance , admirons ,
mes sœurs , sa bonté suprême , qui a voulu nous
ressembler dans la soumission. Jetez les yeux de
la foi sur ce Dieu obéissant jusqu'à la mort, et à la
mort de la croix. A la vue d'un abaissement si
profond, qui pourrait refuser de se soumettre?
"N ous vivez , ma sœur , dans un monastère , où
' Luc. VI, 30.
» Levit XI, 44.
la sage abbesse qui vous gou%Trnc vous doit faire
trouver la soumission non-seulement fructueuse,
mais encore douce et désirable. Mais i/iand vous
auriez à souffrir une autre conduite; de quelle
obéissance vous pourriez -vous plaindre, en
voyant celle du Sauveur des âmes , et à la volonté
de quels hommes l'a livré et abandonné son Père
céleste ? C'a été à la volonté de Judas , à celle de
Pilate et des pontifes, à celle des soldats inhu-
mains qui , ne gardant avec lui aucune mesure ,
ont fait de lui tout ce qu'ils ont voulu : Fecerunt
in eo quœcumque voluenmi ' . Après cet exemple
de soumission, vous ne sauriez descendre assez
bas; et vous devez chérir les dernières places,
qui, depuis l'abaissement du Dieu-Homme, sont
devenues désormais les plus honorables.
SERMON
POUR UNE PROFESSION.
SUR LA VIRGINITÉ.
Sainte séparation et chaste union , deux choses dans les-
quelles consiste la sainte virginité : combien elle est maie
et généreuse. De quelle manière, en étal)lissant son siège
dans l'âme , rejaillit-elle sur le corps. Avec quel soin les vier-
ges doivent garder tous leurs sens. D'où vient la sainte virgi-
nité a-t-elle tant d'attraits pour le Sauveur. Saint ravissement
des vierges, et leurs privilèges. Précautions qui leur sont
nécessaires, pour être saintement unies à leur Époux. Son
amour et sa jalousie : ses deux regards sur elles. Qu'est-ce
qui cause sa retraite. Funestes effets de l'orgueil : avantages
de rhumilité.
jEmidor vos Dei œmulatione : despondi enim vos uni
vira , virginem castam exhibere Christo.
J'ai pour vous un amour de jalousie , et d'une jalousie de.
Dieu ; parce que je vous ai fiancée à cet unique Époux ,
qui est JésusClirist, pour vous présenter à lui comme
une vierge toute pure. II. Cor. xi, 2.
Puisque la sainte cérémonie par laquelle vous
vous consacrez au Sauveur avec la bénédiction
de l'Église, vous met au nombre des vierges sa-
crées , et vous joint à la troupe innocente de ces
filles choisies et bien aimées, qui doivent être
conduites au Roi , selon la prophétie du Psal-
miste^ ; pour vous faire connaître avec évidence
quelle est la profession que vous faites, il est né-
cessaire que vous pénétriez ce que c'est que la
virginité chrétienne , dont les anciens docteurs
nous ont fait de si grands éloges. C'est aussi ce
que vous enseigne le divin apôtre , en vous assu-
rant qu'il vous a unie, comme une vierge chaste
et pudique, à un seul homme, qui est Jésus
Christ ; et il vous montre , par ces paroles , que la
I Mal th. xvri, 12.
3 Ps. XLIV, 15.
POUR UNE PUOFESSION.
3Ci
sainte virginité consiste principalement en deux
clioses. Mais pour entendre un si grand mystère ,
remontons jusqu'au principe, et supposons avant
tontes choses que cet Époux immortel, que votre
virginité vous prépare , a deux qualités admira-
bles. II est infiniment séparé de tout par la pureté
de son être : il est infiniment communicatif par
un effet de sa bonté.
Quand j'entends le Seigneur Jésus qui ensei-
gne à Marthe empressée , qu'il n'y a qu'une chose
qui soit nécessaire ' ; je remarque en cette parole
la condamnation infailliblede la vanilédesenfants
des hommes. Car si le Fils de Dieu nous apprend
que nous n'avons tous qu'une même affaire , ne
s'ensuit-il pas clairement que nous nous consu-
mons de soins superflus , que nous ne concevons
que de vains desseins , et que nous ne repaissons
nos esprits que de creuses imaginations, nous
({ui sommes si étrangement partagés parmi tant
d'occupations différentes? tellement que ce divin
Maître , nous rappelant à l'unité seule , condamne
la folie et l'illusion de nos désirs inconsidérés , et
de nos prétentions infinies : d'où il est aisé de con-
clure que la solitude que les hommes fuient, et
les cloîtres qu'ils estiment autant de prisons, sont
les écoles de la véritable sagesse ; puisque tous
les soins du monde en étant exclus avec leur em-
pressante multiplicité , on n'y cherche que l'unité
nécessai re, qui seule est capable d'établir les cœurs
dans une tranquillité immuable.
C'est , madame , à cette unité que vous invite
le divin apôtre, quand il vous assure aujourd'hui
qu'il vous a unie pour toujours, comme une
vierge chaste et pudique, à un seul homme qui
est Jésus-Christ, Uni viro. C'est en effet à cet
unique Époux que votre profession vous consa-
cre ; et la sainte virginité, que vous lui offrez en
ce jour , vous sépare de toutes choses pour vous
attacher à lui seul. Mais avant que de traiter un
si grand mystère , recourons tous d'une même
voix , à la mère et au modèle des vierges , et im-
plorons sa bienheureuse assistance, en la saluant
avec l'ange, et disant, Av€j Maria.
Il importe infiniment au salut des âmes de
considérer sérieusement un endroit admirable du
divin apôtre ' ,ou cet excellent maître de^ Gentils
nous représente l'économie de l'Église dans la
^diversité des opérations qui font l'harmonie de
corps mystique. Il se fait, dit-il, en l'Église
le certaine distribution de grâces ; et comme
ras voyons que le corps humain se conserve
w les fonctions différentes de chacun des mem-
res qui le composent, ainsi en est-il du corps
\* Lue. X, 42. I
* Uom. \ii, 4 etieq. l
de l'Église, dont tous les membres ont des dons
divers, selon que l'Esprit de Dieu les anime. C'est
de là que nous apprenons cette belle et impor-
tante leçon , que la perfection du christianisme
consiste à nous acquitter de la fonction à laquelle
le Saint-Esprit nous destine. Car comme le corps
humain est parfait lorsque l'œil discerne bien les
objets , et l'ouïe, la différence des sons; lorsque
l'estomac prépare au reste du corps la nourriture
qui lui est propre, que le poumon rafraîchit le
cœur, et que le cœur fomente le corps par cette
chaleur douce et vivifiante qui réside en lui
comme dans sa source ; et enfin lorsque les or-
ganes exécutent fidèlement ce que la nature leur
a commis : ainsi la perfection du corps de l'É-
glise , c'est que tous les membres de Jésus-Christ
exercent constamment l'action qui leur est par-
ticulièrement destinée , et que chacun rapporte
son opération à la fin du divin Esprit qui nous
meut et qui nous gouverne. C'est sans doute pour
cette raison, mes très-chères sœurs, que vous
avez désiré de moi que je vous entretinsse aujour-
d'hui de la sainte profession à laquelle le Saint-
Esprit vous a appelées ; et pour contenter ce pieux
désir, considérons, avant toutes choses, pourquoi
vous vous êtes retirées du monde à quoi vous
avez été destinées ; quel est votre nom , quel est
votre titre, cfuelle est votre fonction dans l'Église.
Vous êtes, mes sœurs, ces filles choisies qui
devez être conduites au Roi, selon la prophétie
du Psalmiste; vous êtes les vierges de Jésus-
Christ et les chastes épouses du Sauveur des
âmes : de sorte que, pour connaître avec évi-
dence quelle est la profession que vous faites, il
est nécessaire que vous pénétriez ce que c'est que
la virginité chrétienne à laquelle vous avez été
consacrées. C'est aussi ce que vous enseignera le
divin apôtre , en vous assurant qu'il vous a unies ,
comme une vierge chaste et pudique , à un seul
homme , qui est Jésus-Christ. Mais pour entendre
le sens de ce beau passage , disons que la virgi-
nité chrétienne consiste en une sainte séparation
et en une chaste union. Cette séparation fait sa
pureté, cette chaste et divine union est la cause
des délices spirituelles que la grâce fait abonder
dans les âmes vraiment virginales.
Que le principe de la pureté soit une sépara-
tion salutaire, vous le comprendrez aisément, si
vous remarquez que nous appelons impur ce qui
est mêlé, et que nous estimons pur et net ce qui,
étant uni en soi-même , n'est gâté ni corrompu
par aucun mélange. Par exemple , tant qu'une
fontaine se conserve dans son canal , telle qu'elle
est sortie de la roche qui lui a donné sa naissance,
elle est nette, elle est pure; elle ne paraît point
corrompue. Que si par l'impétuosité de son cours
386
POUR UNE PROFESSION.
elle agite trop violemment la terre sur laquelle
elle passe , et qu'elle en détache quelque partie
qu'elle entraîne avec elle parmi ses eaux; aussi-
tôt vous lui voyez perdre toute sa netteté natu-
relle; elle cesse visiblement d'être pure, sitôt
qu'elle commence d'être mêlée.
Mais élevons plus haut nos pensées, et consi-
dérons en Dieu même la preuve de la vérité que
j'avance. La théologie nous enseigne que Dieu
est un être infiniment pur : elle dit qu'il est la
pureté même. En quoi est-ce que nous remar-
quons cette pureté incompréhensible de l'Être
divin , sinon en ce que Dieu est d'une nature
entièrement dégagée, libre de toute altération
étrangère, sans mélange, sans changement, sans
corruption? et s'il nous est permis de parler, en
bégayant , de si grands mystères , nous pouvons
dire que son essence n'est qu'une indivisible
unité, qui ne reçoit rien de dehors ; parce qu'elle
est infiniment riche, et qu'elle enferme toutes
choses en elle-même , dans sa vaste et immense
simplicité. C'est pour cette raison, mes très-chères
sœurs, autant que notre faiblesse le peut com-
prendre, que l'être de notre Dieu est si pur; parce
qu'il est infiniment séparé, et qu'il ne souffre
rien en lui-même que ses propres perfections,
qui ne sont autre chose que son essence. Cette
première pureté, de laquelle toute pureté prend
son origine , se répandant par degrés sur les créa-
tures, ne trouve rien de plus proche d'elle que
les intelligences célestes, qui sans doute sont d'au-
tant plus pures qu'elles sont plus éloignées du mé-
lange, étant séparées de toute matière; et de là
vient que nous les appelons esprits purs.
Selon ces principes, mes très-chères sœurs, il
faut que vous soyez séparées ; et quoique vos
âmes se trouvent liées à un corps mortel , par
leur condition naturelle , il faut nécessairement
vous en détacher en purifiant vos affections. C'est
pourquoi le prophète Isaïe , voulant exhorter à la
pureté les enfanU de la nouvelle alliance , il les
invite à une sainte séparation : « Retirez-vous ,
« retirez- vous , leur dit-il , sortez de là , ne touchez
« point aux choses souillées, soyez purs '. « Par
où vous voyez , sans difficulté , que c'est le déta-
chement qui nous purifie : de sorte que , la virgi-
nité chrétienne étant la perfection de la pureté,
i 1 s'ensuit que pour être vierge , selon la discipline
de l'Évangile, il faut une séparation très-entière,
et un détachement sans réserve.
Mais faudra-t-il donc, direz- vous, quelesvier^
ges, pour être pures, demeurent éternellement
séparées, sans attacher leur affection à aucun
objet? Nullement, ce n'est pas là ma pensée.
* /• m
Si nous étions faits pour nous-mêmes, nous pour
rions ne vivre aussi qu'en nous-mêmes ; mais
puisqu'il n'y a que notre grand Dieu qui puisse
être lui-même sa félicité, il faut que nos mouve-
ments tendent hors de nous, si nous voulons jouir
de quelque repos. Donc la vierge vraiment chré-
tienne, crainte que sa pureté perde son éclat, s'at-
tache uniquemement à celui dans lequel nous vous
avons dit que la pureté prend son origine. Re-
gardez , mes très-chères sœurs , regardez le Verbe
divin votre époux; c'est à lui que vous devez
vous unir, après vous être purifiées par le mépris
général des biens de la terre : si bien que j'ai eu
raison de vous dire que la virginité chrétienne ,
c'est une sainte séparation et une bienheureuse à
union. De là vient que l'apôtre saint Jean voulant 1
décrire la gloire des vierges , les représente sur
une montagne avec l'Agneau '. D'où vient qu'elles
sont sur une montagne élevée bien haut au-dessus
du monde, si ce n'est que la virginité les sépare? J
et d'où vient qu'elles sont avec l'Agneau , si ce f
n'est que la virginité les unit? C'est aussi ce que
nous enseigne l'apôtre , dans le passage que nous
expliquons : « Je vous ai promises , dit- il , à un
« seul. » Qui ne voit la séparation dans cette unité ,
puisque le propre de l'unité est d'exclure? Mais,
ajoute le même saint Paul , « Je vous ai promises
« à un seul mari. » Qui ne voit, dans ce mariage
divin et spirituel , la chaste union que je vous
propose? Parlons donc de cette séparation salu-
taire qui établit votre pureté , et de cette mysté-
rieuse union qui vous fera goûter les plaisirs cé-
lestes dans les chastes embrassements du Sauveur.
Chères sœurs, c'est en ces deux choses que con-
siste la virginité chrétienne , et ce sont aussi ces
deux choses que je traiterai aujourd'hui , avec le
secours de la grâce.
PBEMIER POINT.
Si nous entendons bien ce que c'est que l'hom-
me , nous trouverons que nous sommes comme
suspendus entre le ciel et la terre, sans qu'on
puisse bien décider auquel des deux nous appar-
tenons. Tl n'y a point au monde une si étrange
composition que la nôtre : une partie de nous est
tellement brute, qu'elle n'a rien au-dessus des
bêtes; l'autre est si haute et si relevée, qu'elle
semble nous égaler aux intelligences. Qui pourrait
lire , sans s'étonner, de quelle sorte Dieu forme
l'homme? Premièrement il prend de la boue;
est-il une matière plus vile? après il y inspire un
souffle de vie, il y grave son image et sa res-
semblance; est-il rien de plus admirable? C'est
pourquoi je vous disais, chrétiens, que nous
sommes entre le ciel et la terre , et qu'il semble
« Alioc. XIV, I et seq.
POUR UNE PROFESSION.
3C7
que l'un et l'autre pui!?sent disputer à qui nous
appartenons à plus juste titre. Notre mortalité
nous donne à la terre, l'image de Dieu nous ad-
juge au ciel ; et nous sommes tellement partagés ,
qu'il semble qu'on ne puisse faire justice sur ce
différend , sans nous ruiner et sans nous détruire
par une distraction violente : toutefois il n'en est
pas de la sorte. La sage providence de Dieu ne
laisse pas notre condition si fort incertaine', que
cette importante difficulté ne puisse être facile-
ment terminée.
Mais qui jugera donc un si grand procès? Qui
décidera cette question , qui met toute la nature
en dispute? Chrétien, n'en doute pas, ce sera
toi-même. L'homme est la matière de tout le pro-
cès , et il en est lui-même le juge. Oui , nous pou-
vons prononcer souverainement si nous sommes
de la terre ou du ciel : selon que nous tournerons
nos inclinations , ou nous serons des animaux
bruts , ou nous serons des anges célestes. C'est
pourquoi , dit saint Augustin , « Dieu a formé
« l'homme avec l'usage de son libre arbitre ; ani-
« mal terrestre , mais digne du ciel , s'il sait s'at-
■ tacher à son Créateur : » Terrenum animal,
sedcœlo dignum, si suo cohœreret Auctori \
Ne nous plaignons pas , chrétiens , si cet esprit ,
d'une nature immortelle , est lié à une chair cor-
ruptible. Dieu , qui par un très-sage conseil a
trouvé bon de le mêler à cette matière , lui a ins-
piré une secrète vertu, par laquelle il s'en peut
aussi détacher avec le secours de sa grâce ; et si
nous conservons à l'image de Dieu , c'est-à-dire,
à la raison qu'il nous a donnée , la prééminence
qui lui est due , ce corps même ( qui n'en serait
étonné?), oui, ce corps, tout pesant, tout mortel
qu'il est, passera au rang des choses célestes;
parce que l'âme, qui est la partie principale , à
laquelle appartient le domaine, attirera son corps
avec elle, non -seulement comme un serviteur
très-obéissant, mais encore comme un compa-
gnon très-fidèle.
Ainsi je vous exhorte , mes frères , par les pa-
roles d'un saint apôtre*, que vous vous dépouil-
liez de l'homme animal. Défaites-vous de l'homme
terrestre, qui n'a que des désirs corrompus^ :
déclarez-vous, par une juste sentence, venus du
ciel, et faits pour le ciel en rejetant les affections
corporelles qui vous tiennent attachés à la terre.
■■ Retire«-vous, retirez- vous ; soyez purs , ne tou-
" chez point aux dioses immondes, et je vous re-
•» cevrai, dit le Seigneur ^. » Mais c'est à vous , ô
vierges sacrées , chastes épouses du Sauveur des
* -De CMU Dei, lib. xxn, cap. i , t. vu , col. 656.
' Ep. IV, 22.
' 1. Cor. ïv,4»
* n. Cor. TI, 17.
âmes , c'est à vous que cette séparation salutaire
est particulièrement commandée : car s'il est vrai
que la pureté n'est autre chose qu'un détache-
ment, comme nous l'avons très-bien établi , con-
sidérez sérieusement en vous-mêmes combien
vous devez être détachées, puisque la profession
que vous faites de la sainte virginité vous oblige
à la pureté la plus éminente.
L'Ange de l'école m'apprend une belle et solide
doctrine, qui confirme bien cette vérité. Nous
voyons que , parmi les vertus morales , il y en a ,
si je le puis dire , de moins vigoureuses , qui se
contiennent en certaines bornes : mais il y a des
vertus généreuses, qui ne sont jamais satisfaites,
jusqu'à ce qu'elles soient parvenues à ce qu'il y
a de plus relevé. Par exemple , le courageux est
assuré contre les périls dans les entreprises con-
sidérables ; mais le magnanime va plus loin en-
core : car à peine peut-il trouver ni des entre-
prises assez hardies , ni aucun péril assez grand
qui mérite d'exercer toute sa vertu. Le libéral
use de ses biens , et sait les employer honorable-
ment , selon que la droite raison l'ordonne ; mais
il y a une certaine libéralité plus étendue et plus
généreuse , qui affecte , ce semble , la profusion ;
et c'est ce que nous appelons la magnificence. Le
grand saint Thomas nous enseigne' que cette
belle et admirable vertu que la philosophie n'a
jamais connue , je veux dire la virginité chré-
tienne , est à l'égard de la tempérance ce qu'est
la magnificence à l'égard des libéralités ordi-
naires. La tempérance modère les plaisirs du
corps, la virginité les méprise; la tempérance,
en les goûtant, se met au-dessus à la vérité ; mais
la virginité, plus mâle et plus forte, ne daigne
pas même y tourner les yeux : la tempérance
porte ses liens d'un courage ferme; la virginité
les rompt d'une main hardie : la tempérance se
contente de la liberté ; la virginité veut l'empire
et la souveraineté absolue : ou plutôt , la tempé-
rance gouverne le corps; vous diriez que la vir-
ginité s'en sépare ; elle s'élève jusqu'au ciel pres-
que entièrement dégagée; et bien qu'elle soit
dans un corps mortel , elle ne laisse pas de pren-
dre sa place parmi les esprits bienheureux , parce
qu'elle ne se nourrit, non plus qu'eux, que de dé-
lices spirituelles. De là vient que saint Augustin
parle ainsi des vierges : Hubent ali .uidjam non
camis -in came * : « Elles ont , dit-il , en la chair
« quelque chose qui n'est point de la chair, quel*
« que chose qui tient de l'ange plutôt que de
« l'homme. » Et c'est encore ce qui fait dire au
grand saint Basile ^ , que la virginité n'est pas
' 2. 2. Quast. OJI , art. 3.
* D* sancta Firginit. n' 12, t. VI, Col. 346.
s Lîlt. de firginit. n' 2, t m, p. &8».
ftti)
POUR UNE PROFESSION.
dans le corps ; mais qu'elle établit son siège dans
l'âme.
Mais d'autant que cette vérité importante doit
servir de fondement à votre conduite , il faut que
je vous la fasse comprendre par une raison évi-
dente. Et certes nous ne vous prêchons pas, mes
très-chères sœurs , une virginité de vestale; nous
ne regardons pas la virginité , comme ferait un
médecin ou un philosophe, qui s'arrêterait sim-
plement au corps. Nous parlons de la virginité
chrétienne et religieuse; et il est clair que tout
ce.qui est chrétien doit être entendu en esprit ,
parce que, par la grâce du christianisme, nous
gommes en la nouvelle alliance , où les vrais ado-
rateurs adorent le Père en esprit et en vérité'.
En effet, nous avons fait voir que la sainte vir-
ginité est un détachement général de toutes les
affections corporelles, autant que la faiblesse
humaine le peut souffrir ; parce que c'est une pu-
reté éminente , qui se retire, qui se sépare, qui,
selon le précepte du saint apôtre , ne regarde que
l'unité, Uni viro, et exclut toute multitude. Or,
ce détachement général , cette généreuse sépara-
tion doit être nécessairement un effort de l'âme:
car une action si divine ne peut naître que d'une
raison très-bien affermie; et par conséquent il
est clair que la virginité est dans l'âme. Ce n'est
rien de garder seulement le corps ; c'est l'âme que
vous devez tenir séparée , si vous désirez la con-
server pure. Si quelque bien mortel se présente
à vous , s'il vous flatte , s'il vous attire , s'il tâche
de gagner votre cœur; retirez- vous, ne vous mêlez
pas; votre pureté en serait ternie, et ensuite votre
virginité, corrompue : car la vraie virginité est
dans l'âme , et ce n'est autre chose qu'un déta-
chement, une affection épurée, un cœur entiè-
rement dégoûté des plaisirs du siècle.
Mais, mes sœurs, cette belle lumière de vir-
ginité établit tellement son siège dans l'âme,
qu'elle rejaillit aussi sur le corps , et le sanctifie.
Et de quelle sorte? C'est, dit l'admirable saint
Basile, que cette virginité spirituelle et intérieure
se peint elle-même sur le corps comme le soleil
dans une nuée ; et par cette chaste peinture elle
consacre cette chair mortelle. De là vient qu'elle
se doit répandre par tout le corps , parce qu'elle
remplit tout le cœur : et c'est ce qui fait dire au
même saint, que « tous les sens d'une vierge
« doivent être vierges : » Virgines esse sensus
virginis oportet^. En effet, ne voyez-vous pas
qu'il se fait comme un mariage entre les objets
et les sens? Notre vue , notre ouïe , tous nos sens
s'unissent, en quelque sorte, avec les objets; ils
contractent une certaine alliance : de sorte que,
' Joan. rv, 23.
» Lib. de Fùginlt. n" 7, 15, 20, t. III, p. 595, 604, 607.
si les objets ne sont purs, la virginité de nos sens
se gâte. Les exemples feront mieux entendre ce
que je veux dire. Notre vue n'est pas vierge si
elle ne se repaît que de vanités ; les discours im-
modestes et les inutiles corrompent la virginité
de l'ouïe ; notre bouche , pour être vierge , doit
être fermée par la modestie du silence.
Donc , ô vierges de Jésus-Christ ! gardez soi-
gneusement tous vos sens , si vous désirez être
vraiment vierges. Songez que ce vieil homme qui
est en nous , avec lequel nous devons combattre
durant tout le cours de la vie, ne cesse de faire
effort pour supplanter l'homme nouveau : cette
convoitise indocile et impatiente, quoiqu'on tâche
de la retenir par la discipline, elle frappe, elle
s'avance de toutes parts, comme un prisonnier
inquiet qui tâche de sortir ; elle se présente par
tous les sens , pour se jeter sur les objets qui lui
plaisent. Elle fait la modeste au commencement,
il semble qu'elle se contente de peu, ce n'est qu'un
désir imparfait, ce n'est qu'une curiosité, ce
n'est presque rien : mais si vous satisfaites ce
premier désir, bientôt vous verrez qu'il en atti-
rera beaucoup d'autres ; et enfin toute l'âme sera
ébranlée. Comme si vous jetez une pierre dans un
étang, vous ne touchez qu'une partie de ses
eaux; mais celle-là, en poussant les autres, les
agite en rond , et enfin toute l'eau en est remuée.
Ainsi les passions de notre âme s'excitent peu à
peu les unes les autres par un mouvement en-
chaîné. Si donc vous êtes détachée du monde,
craignez d'y rengager vos affections : si vous êtes
unie à un seul époux , craignez de partager votre
cœur; démêlez-vous de !a multitude, puisque
vous êtes vouée à un seul. Préparez au Fils de
Dieu un cœur net , par un détachement général ,
et il le remplira de lui-même , par ses chastes em-
brasseraents : c'est par où je m'en vais conclure
en peu de paroles.
SECOND POINT.
Il n'est rien de plus assuré que Jésus ne s'unit
jamais aux âmes qui sont remplies de l'amour du
monde, et qui sont captives des plaisirs des sens.
Je vois dans la Genèse que nos premiers pères
se présentaient au commencement devant Dieu ,
avec une sainte familiarité : mais sitôt qu'ils
eurent suivi les dangereuses persuasions du ser-
pent trompeur, aussitôt ils fuient, nous dit l'E-
criture ' , et se cachent devant la face de Dieu.
Ce serpent , si nous l'entendons, c'est l'amour des
plaisirs du monde, qui rampe perpétuellement
sur la terre , et qui se glisse insensiblement dans
nos cœurs par un mouvement tortueux pour les
ï Cènes, ru , 8.
POUR UNE PROFESSION.
300
empoisonner d'un venin mortel. Et c'est sans
doute pour cette raison qu'Eve confesse tout sim-
plement, que ce rusé serpent l'a déçue; ce qui
convient merveilleusement à l'amour du monde.
Car demandez aux insensés amateurs du siècle ,
si leurs folles et téméraires amours leur ont juniais
donne la félicite qu'elles leur avaient tant de fois
promise? Sans doute, s'ils ne veulent trahir les
secrets reproches de leurs consciences, ils vous
répondront franchement que ce serpent les a tou-
jours abusés ; Serpens dicepit me ' : d'où je con-
clus que l'amour du monde est semblable au ser-
pent artificieux, qui trompa dans le paradis la
trop grande crédulité de nos premiers pères. Et
comme, après l'avoir entendu, ils sont contraints
de fuir devant Dieu , vous devez apprendre , fi-
dèles , que Dieu ne fera pas sa demeure en v'ous ,
jusqu'à ce que vous vous dépouilliez de l'amour
du monde.
D'où passant plus outre, je dis que ce qui attire
plus fortement Jésus en nos âmes, c'est la pureté
virginale. Car si les âmes les plus détachées des
choses mortelles sont les plus dignes des embras-
semeuts de la chaste et immortelle beauté , qui ne
se montre qu'aux esprits purs ; si d'ailleurs la >ir-
ginité chrétienne , comme nous l'avons déjà dit ,
est tellement dégoûtée des plaisirs du siècle,
qu'il n'y a aucune des joies mondaines qui n'of-
fense sa pudeur et sa modestie : n'est-il pas plus
clair que le jour , que c'est à la pureté virginale
qu'appartient la bienheureuse union de l'Epoux
infiniment désirable?
En effet , quelle éloquence pourrait exprimer
quel est l'amour du sauveur Jésus pour la sainte
virginité? C'est lui qui a été engendré dans l'é-
ternité par une génération virginale : c'est lui
qui, naissant dans le temps, ne veut point de mère
qui ne soit vierge : c'est lui qui . célébrant la der-
nière pâque, met sursapoitrineun disciple vierge,
et l'enivre de plaisirs célestes : c'est lui qui,
mourant à la croix , n'honore de ses derniers dis-
cours que les vierges : c'est lui qui, régnant en
sa gloire, veut avoir les vierges en sa compagnie.
« Ce sont les vierges, dit saint Jean dans l'Apo-
« calypse% qui suivent l'Agneau partout ou il
[ • va , » accompagnant ses pas de pieux cantiques.
Jésus n'a point de temples plus beaux que ceux
que la virginité lui consacre, c'est là qu'il se plait
a se reposer. Il y avait dans le tabernacle , dont
Dieu prescrivit la forme à Moïse , un lieu dont
l'accès était libre au peuple , un aiitre où les sa-
crificateurs exerçaient les fonctions de leur sa-
cerdoce : mais il y avait outre cela ^ chrétiens , la
' Oen. 13.
' jjpoc. XIT, 4.
Bosscrr. — to«e m.
partie secrète et inaccessible, que Ton appelait Je
sanctuaire et le Saint des saints. L'entrée de ce
lieu était interdite, nul n'en approchait que le
grand pontife ; et c'était là que Dieu reposait as-
sis sur les chérubins , selon la phrase des Lettres
sacrées. C'est la sainte virginité qui nous est re-
présentée par cette figure : c'est elle qui se dé-
mêle de la multitude des objets sensibles qni
nous environnent , et ne donne d'accès qu'au seul
grand pontife. Voulez-vous entendre comment?
écoutez le divin apôti-e : - Celles, liit-il, qu' sont
■« mariées, sont contraintes de s'occuper dans les
« soins du monde : » Sollicita est quœ sunt mvn-
di '. Voyez que la multitude y aborde : mais la
sainte virginité, que fait-elle? Ah ! vous dit l'apôtre
saint Paul, elle songe à plaire à Dieu seul : Quo-
modo placeal Deo *. C'est là que la multitude est
exclue , c'est là qu'on ne vaque qu'à l'unique né-
cessaire , c'est là que l'on n'a d'époux que Jésus
tout seul : de sorte qu'on n'ouvre la porte qu'au
seul grand pontife , c'est-à-dire , si nous l'enten-
dons > à l'amour de Dieu, qui est la seule des
affections de nos cœurs qui est capable de les
consacrer, et quia droit d'offrir devant Dieu des
victimes spirituelles , agréables par Jésus-Christ,
comme parle l'apôtre saint Pierre^. Aussi est-ce
là le lieu du repos : c'est là que Jésus se plait
d'habiter, parce que rien n'y entre que son saint
amour, parce qu'il aime d'autant plus à remplir
les âmes , qu'il les trouve plus vides de l'amour
du monde.
Mais, mes sœurs, voulez-vous entendre les
ravissements des vierges sacrées dans les chastes
embrassements du Seigneur Jésus? Écoutez par-
ler la pudique épouse, dès le commencement du
divin cantique : Osculetur me osculo oris sui^ :
" Qu'il me baise du baiser de sa bouche. » O
amour impétueux de l'épouse ! « Elle ne demande
« ni l'héritage, ni la récompense : elle ne demande
« pas même la doctrine , nous dit le dévot saint
« Bernard ' ; elle ne demande que le baiser du
« divin Jésus, à la façon d'une chaste amante qui
' respire un amour sacré , et qui ne veut pas dis-
« simuler l'ardeur qui la presse. « Ah ! ne soup
çonnons rien ici de mortel ; tout est divin et spi
rituel. Elle court après le sauveur Jésus ; elle veut
aller recueillir toutes ses paroles, et alors elle
croira baiser sa di\-ine bouche. Elle veut l'embras-
ser par la charité , et elle croit que cet embrasse-
ment la rendra heureuse; c'est pourquoi elle le
demande avec tant d'ardeur. Mais quel autre peut
' I. Cw. Tn,33.
» Ibid. 32.
* l. Pe/r. 11,5.
* Cant. I, I.
» /» Cant. Strm. TU, s* 2, 1. 1, coL IttO.
24
370
POUR UNE PROFESSION.
demander, à plus juste titre, les saints embras-
sements de l'Époux des vierges que la pureté vir-
jîinale? C'est à elle qu'il appartient d'embrasser
Jésus , parce qu'elle n'a point d'autre époux que
lui ; et c'est ce qui fait dire à l'apôtre , que ce sont
les vierges chastes et pudiques qu'il destine à
l'unique Époux , qui est le Sauveur, Uni viro.
Quelle doit être votre joie, ô vierges sacrées,
dans cette mystérieuse union 1 C'est là , dit le
pieux saint Bcinard ' , que les amertumes conten-
tent , parce que la charité les change en douceur.
Le monde ne comprend pas ces délices ; la sainte
pureté les entend, parce quelle les goûte dans la
source même. Expliquez-les-nous , ô disciple
vierge : disciple bien-aimé du Sauveur, dites-
aous les chastes délices des vierges en la compa-
gnie de l'Agneau. Écoutez comme il parle dans
l'Apocalypse : '< J'ai entendu , dit-il '^ , une voix
« du ciel , comme le bruit de plusieurs eaux, et
« comme le bruit d'un grand tonnerre , et comme
« le bruit d'instruments de musique : et ils chan-
« talent un nouveau cantique devant le trône,
« et nul autre qu'eux ne pouvait l'apprendre. »
Quel est donc ce nouveau cantique , qui se
chante avec tant de bruit, qu'il est semblable à
un grand tonnerre , et avec une si juste harmonie ,
qu'on le compare à une musique? Cantique écla-
tant qui éclate ainsi qu'un tonnerre , qui est si
secret néanmoins et si rare , que personne ne l'en-
tend ni ne le sait que ceux qui le chantent. Qui
nous développera ces mystères? Ce sera le disci-
ple bien-aimé lui-même. « Ce sont ceux-ci, dit-il ^,
« qui sont vierges , et ils suivent l'Agneau partout
n où il va. « Si les vierges suivent l'Agneau , je ne
m'étonne plus de leur chant , parce que je vois le
principe de leur joie. C'est aux vierges qu'ap-
partient le nouveau cantique , puisque la virgi-
nité est une vertu qui est propre à la nouvelle
alliance : aucun n'apprend ce cantique que ceux
qui le chantent, parce que c'est de la virginité que
le Sauveur dit : « Tout le monde n'entend pas
« cette parole; mais ceux à qui appartient ce
« don ''. » Au reste , si le cantique des vierges
éclate avec bruit, c'est qu'il vient d'une joie abon-
dante ; s'il résonne avec justesse , c'est qu'il naît
d'une joie r^lée , qui n'a rien du débordement
ni de la dissolution de la joie mondaine.
Courage donc , mes très-chères sœurs , joignez-
vous à cette troupe innocente , apprenez ce nou-
veau cantique. Voyez cette sainte compagnie qui
vous tend les bras : Venez , disent-elles , venez
avec nous, pour chanter les louanges de l'Agneau
« De div. Servi, xov, n" 2, t. i, col. 1217.
* JpcC. XIV, 2 , 3.
» Jlid. ^.
♦ aiatth XIX, 11.
sans tache , qui a purgé par son sang les péchés
du monde : là les Agnès, les Agathes, les Céciles,
les Ursules , les Luces , vous montrent déjà la
place qui vous est marquée, si vous gardez la foi
à l'Époux céleste, auquel l'apôtre vous a promises.
Ah ! souvenez- vous , chères sœurs , que vous êtes
fiancées à ce seul Époux , et ainsi que vous de-
vez être généreusement séparées. Si vous voulez
lui être saintement unies , réglez les passions de
votre âme , et apprenez de saint Augustin , « qu'il
« vous est plus aisé de les modérer, qu'aux ama-
« teurs du monde de les contenter : » Facilius
resecantur in eis qui Deum diligunt cupidila-
ies istœ, guam in eis qui munduin diligunt ali-
quando satiantur'. Conservez votre ouïe; c'est
par là qu'Eve a été séduite : gardez soigneuse-
ment votre vue ; car ce n'est pas en vain qu'on
vous donne un voile , comme un rempart de votre
pudeur, dit le grave TertuUien, qui retient vos
yeux et exclut ceux des auti'es : Valhun vere-
cundiœ, quod nec iuos eraittat oculos ^ nec ad-
mittat aliénas ^ Que votre âme ne s'épanche pas
en des discours inconsidérés, parce que si vous
ne demeurez unies en vous-mêmes, vos forces
aussitôt seront dissipées. Ne dédaignez pas les pe-
tits désordres, parce que c'est par là que les
grands commencent : craignez où il n'y a rien à
appréhender , et vous trouverez la sûreté dans le
péril même. Vous devez croire qu'il est bienséant
à des vierges d'être timides, puisque vous voyez
la très-sainte Vierge être même troublée à l'aspect
d'un ange ^ : et ce qui doit vous obliger à crain-
dre toujours , c'est que l'Epoux , que vous donne
le saint apôtre , n'a pas moins de jalousie que
d'amour pour vous.
Voulez-vous voir qu'il a de l'amour.^ écoutez
le divin Psalmiste : « Le roi , dit-il , désirera votre
« beauté^.» Voulez-vous voir qu'il a de la jalousie?
« Je suis jaloux devons, dit l'apôtre, de lajalou-
« sic de Dieu. «Voyez que cet excellent maître des
Gentils, vous montrant l'amour de Jésus, pour
exciter votre confiance, vous parle en même
temps de sa jalousie , pour vous retenir toujours
dans la crainte. De là vient qu'en lisant le sacré
cantique , nous remarquons deu.x regards du di-
vin Époux : il y a un regard qui admire , et c'est
le regard de l'amant ; il y a un regard qui ob-
serve, et c'est celui de la jalousie. Que vous êtes
belle , ô fille du prince , dit l'Époux à la chaste
épouse ^ ! Cette ardente exclamation ne vient-
elle pas d'un regard qui admire? c'est ce que
Ad Boni/. Ep. ccxx, n" 6, t. il , col. 813.
De Firg, veland. n" 16,
Luc. I, 29.
Ps. XLIV, 12.
Cant. vu, I,«.
POUR UNE PROFESSION.
371
j'appelle le regard de l'amant. Voulez-vous voir
le regard du jaloux? « Mon bien-aimé est venu ,
« dit l'épouse, regardant par les fenêtres, guet-
« tant par les treillis'. » Ne voyez-vous pas le
regard qui observe? c'est le regard de la ja-
lousie. Aimez le regard de l'amant; craignez le
regard de la jalousie , qui vous veille et qui vous
observe.
Chères sœurs, votre bien-aimé est jaloux de
la jalousie la plus délicate : s'il voit que votre
cœur se partage , il se pique et il se retire ; il
vous veut posséder tout seul. C'est pourquoi,
en le choisissant pour époux , vous vous êtes en-
tièrement dépouillées : vous avez joint à la sainte
virginité une pauvreté désintéressée , qui ne
laisse rien sur la terre que vous puissiez juste-
ment estimer à vous. Vous abandonnez même
votre volonté; et quittant ce qui est le plus en
votre pouvoir, ne déclarez-vous pas devant Dieu ,
que vous ne vous retenez aucun bien au monde?
Vous confirmez, par la religion de vos vœux ,
ces généreuses résolutions ; et ces vœux , ne sont-
ce pas des contrats sacrés , par lesquels vous cé-
dez à Dieu, et lui transportez en fonds tout ce que
vous êtes? Votre profession est un sacrifice ; et les
vœux que vous prononcez sont un glaive spii-ituel,
qui vous immole au Sauveur des âmes.
Vivez donc , mes très-chères sœurs , comme
des victimes volontairement consacrées : humi-
liez-vous sous la main de Dieu, et ne souffrez
pas que l'orgueil prostitue votre virginité à Sa-
tan, qui est le prince des esprits superbes. Ah!
sans doute vous n'ignorez pas jusqu'à quel point
l'orgueil est à craindre, et que c'est le plus dan-
gereux de nos ennemis. C'est celui qui lâche le
dernier prise , et qui sait même profiter de la dé-
route de tous les autres. Que dis-je, de la dé-
route de tous les autres? il profite de sa propre
défaite. C'est le seul de nos ennemis de la défaite
duquel il est dangereux de se réjouir, parce qu'en
se réjouissant de l'avoir vaincu, on le rétablit
dans ses droits, et souvent même on lui aug-
mente ses forces. Lorsque nous pensons quelque-
fois avoir si bien réglé notre vie , que nous avons
surmonté jusqu'à l'orgueil même , c'est là , dit
saint Augustin , qu'il lève la tête : « Et de quoi
« triomphes-tu, nous dit-il? je vis encore, et
•< c'est ton triomphe qui me donne la vie : »
Ecce ego vivo, quid triumphas? et ideo vivo,
quia triumphas ' ; ou plutôt ton triomphe , c'est
moi-même.
Munissez-vous, mes sœurs, contre ce poison
qui a gâté les plus grandes âmes, et ruiné les
vertus les plus éminentes. Étudiez la science de
» Canl. Il, 9.
« Dt ^'^tt. et Grit «' 35 , t. X , col. US.
l'humilité, qui est la vraie science des enfants
de Dieu. C'est elle qui vous ouvrira les secrets,
célestes ; c'est par elle que les grandeurs de Jé-
sus vous sont accessibles; c'est elle qui mérite
d'obtenir de Dieu ce qu'elle ne peut jamais ex-
primer assez : c'est elle qui vous bâtira sur la
terre un édifice spirituel , dont le faîte s'élèvera
jusqu'aux cieux ; où les vierges saintement sou-
mises, étant associées avec les saints anges, chan-
teront avec eux aux siècles des siècles, devant le
trône de l'Agneau sans tache, la gloire éternelle
et indivisible du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Amen.
SERMON
POUR UNE PROFESSION.
Quel pst le inonde auquel il nous faut renoncer. Combien
ce renoncement doit être étendu dans une religieuse. Avec
quel soin elle doit persévérer dans la guerre qu'elle déclare
au monde, et éviter les moindres relâchements. Obiigatioo
que sa vocation lui impose, d'avancer toujours , et de tendre
sans cesse à la perfection.
.Si quis vult post me venire, abneget seinetipsum , et
tollat crucem suam quotidie , et sequatur me.
Si quelqu'un veut venir après moi , qu'il renonce à soi-
même , qu'il porte sa croix tous les jours , et qu'il ma
suive. Luc. IX, 23.
Vous avez désiré, ma très-chère sœur, d'en-
tendre de moi , en ce jour , une exhortation chré-
tienne , espérant peut-être que ce grand prédica-
teur des cœurs donnerait par sa vertu quelque
prix à mes pensées , parce qu'il les verrait naître
d'une charité fraternelle. Il faut, s'il se peut , sa-
tisfaire ce pieux désir ; et pour faire de mon côté
ce qui sera nécessaire , je tirerai des paroles de
notre Sauveur, que je vous ai récitées, trois ins-
tructions importantes qui vous pourront servir,
avec la grâce de Dieu , pour tout le reste de votre
vie. Seulement je vous conjure de joindre vos
prières aux miennes , afin qu'il plaise à cet Esprit
qui souffle où il veut ' , de répandre sur mes lè-
vres ces deux beaux ornements de l'éloquence
chrétienne ; je veux dire la simplicité et la vérité.
Après quoi , pour une plus claire intelligence de
cet entretien , je vais tâcher de vous expliquer
l'intention de notre bon Maître dans le lieu que
je viens d'alléguer.
Comme un sage capitaine , se préparant à une
expédition difficile , déclare à ceux qui viennent
servir sous ses ordres, à quelles conditions il les
reçoit dans ses troupes : de même le sauveur ii>
sus étant descendu du ciel pour faire la guerre à
■ I. Joan. III, 8.
24.
372
POUR tJi>JE PROFESSION.
Satan , pour inviter tous les hommes à cette en-
treprise , il propose en peu de mots les qualités né-
cessaires pour pouvoir être rangés sous ses éten-
dards. « Quiconque, dit-il, désire venir après moi,
« c'est-à-dire, quiconque me veut reconnaître
«^ pour son capitaine, il faut, poui-suit-il , qu'il
'< renonce à soi-même; » Abneget sernetipsum :
« puis , qu'il prenne une généreuse résolution d(»
« porter sa croix tous les jours , « et tollat cru-
cem suam quotidie; « et qu'il me suive enfin par
« mille embarras de périls , de supplices et d'i-
« gnominiv:s , » et sequatur me. C'est en abrégé
ce qu'il faut quitter , et ce qu'il faut faire à sa
suite : voilà les lois et les ordonnances de cette
milice. C'est pourquoi je me suis résolu d'appli-
quer à l'état que vous allez embrasser les ordres
généraux de Jésus-Christ notre chef, et de vous
faire voir dans le sens littéral de mon texte , se-
lon le dessein que j€ vous ai déjà proposé; pre-
mièrement , jusqu'à quel point votre condition
vous oblige de renoncer au monde , en second
lieu , comment il vous faut persévérer dans cette
sainte résolution , et enfin , comment , non con-
tente de persévérer , vous devez toujours croître ,
et toujours enchérir par-dessus les actions pas-
sées. Ce seront les trois avertissements que com-
prendra ce discours , que je prie Dieu de graver
pour jamais au fond de votre âme.
PBEMIEB POINT.
Lorsqu'on vous prêche si souvent , ma très-
chère sœur, qu'il faut renoncer, il est nécessaire
que voi's entendiez que ce monde , auquel il faut
renoncer, réside en vous-même. Le disciple bien-
aimé vous le montre fort à propos , quand il dit :
]Solite diligere mundum, neque ea quœ in
mundo sunt : « Gardez-vous bien d'aimer le
« monde , ni ce qui est dans le monde ; » d'au-
tant , ajoute-t-il peu après , « qu'il n'y a dans le
» monde que concupiscence de la chair , et con-
.' cupiscence des yeux, et superbe de vie : >• Omne
quod est in mundo, concupiscentia carnis est,
et concupiscentia oculorum, etsuperbia vitœ \
Cet orgueil et cette double concupiscence, que
peut-ce être autre chose que le trouble de nos
passions? Et ce trouble, n'est-ce pas le fruit mau-
dit de l'amour aveugle que nous avons pour nous-
mêmes? Par conséquent, ce monde qu'il nous
faut quitter, c'est nous-mêmes : Abneget sernet-
ipsum.
Que si vous me demandez d'où nous vient
cette dure nécessité , que notre adversaire nous
soit si proche , et que nous soyons , pour ainsi
dire , si fort amis de notre ennemi , qu'il vous sou-
-* I. Jmn. 11, \i>.
vienne de ce bienheureux état d'innocence, ou la
partie supérieure conduisait si paisiblement les
mouvements inférieurs, où le corps se trouvait si
bien du gouvernement de l'esprit; parce que
l'homme tout entier conspirait à la même fin. En
ce temps-là, on n'entendait point parler de ces
fâcheux termes de renoncer à soi-même. Mais la
vanité, fille et mère du désordre , pervertit bien-
tôt cette douce disposition , et ayant fait révolter
l'esprit contre Dieu , souleva par un même coup
la chair contre la raison. La désobéissance est
vengée par la désobéissance : l'homme , ainsi que
l'enseigne saint Paul ' , veut en même temps ce
qu'il ne veut pas , et sentant en soi deux volontés
discordantes , il ne saurait plus reconnaître la-
quelle est la sienne : si bien que, dans cette in-
certitude et cette impuissance , il faut nécessaire-
ment qu'il se perde pour se sauver ^ On ne lui
dit plus, comme auparavant, qu'il commande à
toutes les créatures ^; mais on l'avertit de se dé-
fier de toutes les créatures. Pour le punir d'avoir
voulu se satisfaire contre la loi de son Dieu , il est
ordonné à jamais qu'il renoncera à ses propres in-
clinations , s'il se veut bien remettre en ses bonnes
grâces. Et lui qui croyait se pouvoir faire plus de
bien qu'il n'en avait reçu de la main de son Créa-
teur, sera condamné, par une juste vengeance,
à être lui-même son plus cruel et irréconciUable
ennemi.
C'est pourquoi je vous en conjure , ma très-
chère sœur , par ce Dieu que vous servez ; après
avoir compris combien il est nécessaire de quit-
ter le monde , considérez attentivement la hau-
teur de cette entreprise. Le monde qu'il faut mé-
priser, ce n'est ni le ciel , ni la terre ; ce ne sont
ni les compagnies , ni cette vaine pompe , ni les
folles intrigues des hommes : certes, il ne serait
pas d'une si prodigieuse difficulté de s'en séparer.
Mais quand il s'agit de se diviser de soi-même ,
de quitter, dit saint Grégoire ^, non ce que nous
possédons, mais ce que nous sommes , où trouve-
rons-nous une main assez industrieuse ou assez
puissante , pour délier ou pour rompre un nœud
si étroit? Quelles chaînes assez fortes pourront ja-
mais contraindre cet homme animal , qui règne
en nos membres, à subir le joug de l'homme spi-
rituel ? Sans doute il retournera toujours à ses in-
clinations corrompues. Comme une personne que
l'on attache contre son gré à quelque sorte d'em-
ploi , dans le temps que vous l'y croyez la plus
occupée , s'entretient souvent dans des concep-
' limii. VII, 19.
» LiK. IX, 24.
3 Gènes, i , 28.
* In Evang. lib. Il, Hom. xxxii, n» i, et seqq., l. i, ooï.
1586 et seqq.
POUR UNE PROFESSION.
8TJ
fions creuses et extravagantes : de même ce vieil
Adam , quand vous lui aurez arraché ce qu'il pour-
suit avec plus d'ardeur, quand vous aurez tenté
toutes sortes de voies pour lui faire suivre la rai-
son, il n'y aura ni erreur ni chimères où il ne
s'amuse plutôt; « d'autant, dit saint Paul, qu'il
« est incapable de goûter ce qui est de Dieu : »
Animalis homo non percipit ea quœ sunt spi-
ritus Dei '.
Et ne vous tenez point assurée sur votre ver-
tu ; car il se sert contre nous de la vertu même.
Ceux qu'il n'a pu vaincre par un combat opiniâtre,
souvent il les renverse par l'honneur de la vic-
toire ; et lorsqu'ils s'imaginent être devenus ex-
trêmement humbles , il les rend orgueilleux par
cette humilité prétendue. Combien en voyons-
nous qui, séduits par ces artifices, pensent, en
se jetant dans un cloître , quitter les vanités pour
la mortification , et ne font , à le bien prendre ,
que quitter des vanités pour des vanités ; en cela
d'autant plus criminels et plus misérables], qu'ils
vont porter le monde jusqu'au fond de la solitude,
qu'ils se vont perdre dans le lieu où les autres
cherchent leur refuge , et qu'ils joignent nou-
seulement Jésus-Christ avec Bélial , mais qu'ils
sacrifient à Bélial dans le temple et sur les autels
de Jésus-Christ même.
C'est , ma très-chère sœur, ce que vous avez
particulièrement à méditer en ce jour. Si vous
envisagez bien l'action que vous allez faire , vous
trouverez que toutes ses circonstances vous prê-
chent le mépris du monde. Parcourons-les, s'il
vous plaît, ec vous découvrirez clairement ce que
je TOUS dis.
Dites-moi, y a-t-il rien qui rende une personne
plus vile que la pauvreté ? Quand vous entendez
(lire de quelqu'un que c'est un homme de néant ,
ne jugez- vous pas incontinent qu'on parle d'un
pauvre? D'où vient que David , après avoir dé-
peint les diverses calamités des pauvres, conclut
enfin par ces paroles qu'il adresse à Dieu : Tibi
derelictus est pauper * : « G Seigneur, on vous
" abandonne le pauvre; » voulant direquecbûcun
court avec ambition au service des grands , et
qu'il n'y aque Dieu seul à qui les pauvres ne soient
point à charge. Et il est si vrai , ce que dit un
poëte ^ , que la pauvreté rend les hommes ridi-
cules , que ceux qui y sont réduits ont je ne sais
quelle honte de l'avouer, et quelquefois le devien-
nent de crainte de le paraître. Je sais bien que
celle que vous professez , ù i; i côté vous est ho-
norable ; mais elle a aussi d ratre part quelque
chose de beaucoup plus rude , en ce qu'elle res-
I 1. Cor. u, 14.
» P«.IX,36.
* jHvenalt Sattjr. ui.
semble à la pauvreté des esclaves , qui non-seule-
ment ne possèdent rien , mais de plus sont inca-
pables de rien posséder. Vous perdez toutes sortes
de droits; on en vient jusque-là que de ne vous
plus compter parmi les vivants : si bien que vous
pouvez dire avec le Psalmiste : « Tous mes pro-
« ches m'ont abandonné , mais le Seigneur a eu la
"■ bonté de me recevoir • ; » et avec Noîre-Sei-
gneur : « Mon père et ma mère , mes frères et mes
" sœurs , ce sont ceux qui écoutent et observent
« la parole de mon Dieu '. »
Quant à cette fleur sacrée de votre vii^inité ,
que vous allez présenter pour être en bonne odeur
au Verbe divin votre Époux ; ô Dieu ! qui vous
pourrait assez exprimer combien elle vous oblige
de vous tenir nette de toutes les affections de la
terre? Sachez que votre virginité vous prépare
un lit nuptial, où vous posséderez, dans le repos
de votre âme, Jésus, l'amoureux des vierges;
mais qui les aime avec une extrême jalousie.
C'est pourquoi son zélé disciple prenant part aux
affections de son maître : «Je suis jaloux de vous,
« dit-il , de la jalousie de Dieu; » JEmulor enirr,
vos Dei œmulatione ; parce que, ajoute-t-il , « je
« vous ai fiancée , comme une vierge chaste, à un
n seul homme , qui est Jésus-Christ : » Despondi
vosuniviro,virginem castam exhibere Christo^.
Or, pensez quel serait le sentiment d'une fille
chaste et pudique, si on lui parlait de rompre,
avant son mariage - cette foi qu'elle conserve uni-
quement pour son cher époux. Telle doit être
votre pudeur, je ne dis pas à l'égard des voluptés,
bestiales ; mais je dis à l'égard des moindres sol-
licitations de ce monde.
Car la jalousie de Jésus ne regarde pas seule-
ment les hommes ; son aroour est si tendre, qu'il
s'offense et se pique si vous choisissez la moindre
chose hors de lui. Toutes ces douces contraintes
où vous êtes sont autant d'effets de sa jalousie. Y
a-t-il aucun de nos sens par lequel nous touchions
les choses plus légèrement queparceluidela -ue?
Et toutefois il témoigne, par ce voile qu'il vous
impose , qu'il ne vous permet pas cette sorte de
jouissance. Et le docte TertuHien dit que l'on en
couvTe les vierge», de peur qu'elles ne soient souil-
lées des moindres regards; estimant la virginité
une chose si délicate, qu'elle peut être en quel-
que façon violée par le« yeux, surtout par ces
yeux que l'apôtre appelle si élégamment « yeux
'< pleins d'adultère : » Oculos adulteri plenos *.
D'où vient que ce grand homme, selon sa gravité
ordinaire, nous a dépeint de la sorte ce voile des
• Ps. XXTI, 10.
» Natth. xn.fiO.
3 II. Cor. XI, 2.
« II. Petr. U, U. 4.
374
POUR UNE PROFESSION.
\ierges : Indâe annaturam pudoris , circumduc
vallum pudicitiœ , murum scxul tuo strue qui
nec tuos emittat oculos , nec admittat aliénas ' ;
« Revétez-vous , leur dit-il , des armes de la pu-
« deur ; entourez votre honnêteté d'un rempart :
« dressez une muraille à votre sexe, qui empêche
« vos yeux de sortir, et refuse l'entrée à ceux des
« autres: "d'où vouspouvez conclure qu'une vierge
n'est plus vierge sitôt qu'elle s'abandonne aux
sentiments de la terre , et qu'alors sa virginité lui
tourne en prostitution.
Passons outre : il n'y a rien qui soit plus à vous
<|u« votre propre volonté ; néanmoins vous avez
bien la résolution de vous en vouloir dépouiller.
En effet , vous la soumettez tellement aux ordres
d'autrui , qu'on ne sait plus si c'est la vôtre ou celle
de vos supérieurs ; et l'obéissance rigoureuse que
vous professez l'anéantit de telle sorte, qu'un
Père ancien l'a nommée la sépulture de la vo-
lonté *; sépulture certainement bien pénible,
parce qu'il la faut recommencer mille et raille
fois ; mais qui vous avertit que*, renonçant si gé-
néreusement à la chose qui est le plus en votre
pouvoir, ce serait un crime si vous vous reteniez
aucun bien du monde.
Enfin , considérez , par une réflexion sérieuse ,
que l'action que vous allez faire est un sacrifice,
et que ce serait un sacrilège exécrable , si vous
réserviez quelque chose de ce qui entre par une
oblation solennelle en la possession du Très-Haut.
Ophni et Phinées, sacrificateurs d'Israël, pour
s'être attribué les offrandes que le peuple présen-
tait à Dieu, furent dévorés avec leur armée par
le glaive des Philistins ^ : d'autant, comme dit le
prophète Isaïe, « que Dieu est le Seigneur , et ne
" peut souffrir la rapine dans les holocaustes : »
£(/o Dominus , odio habens rapinam in holo-
causlo^. Et de quelle punition penseriez-vous
être digne, si vous ravissiez à Dieu non point
la graisse des agneaux ou des béliers; mais une
victime vivante, lavée du sang de son Fils , qu'il
a tirée du monde pour la sanctifier à son nom?
Dites donc , ma très-chère sœur, en faisant une
revue générale dans tous les replis de votre cœur,
dites du plus profond de votre âme : 0 rnonde,
à qui mon Maître n'a pu plaire , et qui n'as pu
plaire à mon Maître ! ô monde , qu'il a surmonté
par l'infamie de sa nttort! monde enfin, théâtre
de folie et d'illusion, jeté quitte et jeté renoncede
toute mon affection. Et vous , rompez mes liens ,
ô Seigneur! je vous immolerai une hostie de
louange ^, et mon âme délivrée ne cessera de
' De Firg. vel. n° 16,
» S. Joa,i. Clim. Seal Parad. Grad. iv
' I. Reg. Il , III IV.
* [s. Lxi , 8.
» F$. cxv ," 8
bénir vos incomparables bontés. Daignez , mon
sauveur Jésus, me recevoir en vos bras, et n«
permettez pas que mes ennemis m'en arrachent.
Cest ce que vous donnera, s'il plaît à Dieu, la
persévérance, qui doit faire le second point de
cet entretien.
SECOND POINT.
'< Qui veut venir après moi , dit notre divin
« Capitaine , qu'il renonce à soi-même , et porte
« sa croix tous les jours : » Tollat crucem suam
quotidie. Cette croix, c'est la guerre que nous
devons avoir contre le monde et la chair, aux-
quels nous devons nous crucifier avec notre
Maître : et ce mot, « tous les jours » nous marque
la persévérance. Au reste, notre prince nous
avertit qu'il ne nous veut point épargner ; qu'a-
vec lui , une bataille gagnée en attire une autre ,
et qu'il ne sait point donner d'autre rafraîchisse-
ment à ses troupes ; qu'il entend enfin que leur
travail soit continuel en ce monde , puisque leur
couronne dans le ciel doit être immortelle : voilà
comme il nous encourage à persévérer.
Pour appliquer ceci à votre condition , com-
prenez, s'il vous plaît, la nature de vos vœux.
Il y a deux sortes de vœux ; les uns sont pour un
temps , et les autres , à perpétuité , comme ceux
que vous allez faire. Ce que je dirai se doit enten
dre particulièrement des derniers , bien qu'à pro-
portion il se puisse aussi appliquer aux autres.
C'est la religion , disent les théologiens , qui
nous lie à Dieu ; et le vœu , selon leur doctrine,
en est un des actes qui a la vertu d'étreindre ce
sacré nœud. Car encore que tout ce que nous
sommes appartienne au Créateur, de droit natu-
rel ; néanmoins il a voulu nous laisser un certain
domaine sur nos actions, pour former en nos
âmes une légère image de sa souveraineté abso-
lue : et c'est ce domaine que vous lui cédez et
transportez par vos vœux. Quels doivent donc
être les sentiments d'une âme pieuse , qui se veut
de tout son cœur dévouer à Dieu ? Premièrement ,
elle considère que tout ce qu'il y a d'être dans
les créatures, relève de cet Être souverain et
universel : puis , poussée d'un violent désir de se
réunir à son principe , et de se donner à lui pour
toute l'éternité, elle proteste de se résigner tout
entière à ses saintes dispositons ; afin qu'il règne
sans réserve sur ses puissances , qu'il les occupe
toutes et les remue selon ses conseils , s'y atta-
chant de tous ses efforts et enracinant , pour ainsi
dire , sa volonté dans cette volonté première et
indépendante, la règle et le centre de toutes les
autres. Telle est l'adoration que vous allez rendre
aujourd'hui à cet Esprit incompréhensible , dont
le ciel et la terre redoutent les commandement^
POUR UNE PUOrESSION.
trs.
Et cette adoration est en ce point différente de
toutes les autres , que celles-ci passent avec l'acte
que vous en formez; au lieu que celle-là a son
effet dans toute la vie : de sorte que comme Dieu
est immuable par la loi toujours permanente de
son éternité; ainsi vous vous faites une loi vous-
même , par les vœux que vous concevez , d'être
ferme et inébranlable dans son service.
Donnez- vous donc de garde que l'ennemi ne
vous trompe; et que, ne pouvant vous ébranler
d'abord dans la fm principale de votre vocation ,
il ne tâche de vous jeter peu à peu dans quelque
relâchement , et ne vous fasse négliger insensi-
blement les choses de moindre importance : sur
quoi vous avez à penser qu'une âme religieuse,
dont tous les mouvements concourent à la même
fin , ressemble en ce point à une voûte bien affer-
mie , qui est incapable de succomber quand on la
veut pousser tout entière , mais quon peut faire
tomber facilement en ruine par la désunion qui
s'en ferait pièce à pièce. C'est pourquoi ne dédai-
gnez pas ce qui vous semble le moins nécessaire,
parce que de là dépend le plus important; Dieu
ayant ordonné pour la connexion de toutes les
choses, et afin que chacune eût son prix , que les
plus grandes fussent soutenues sur les plus pe-
tites : et ainsi ce qui serait peut-être à mépriser,
selon sa nature, devient très-considérable par la
conséquence. Ne permettez donc pas que l'on
vous puisse jamais reprocher ce que le saint
apôtre reproche aux Galates' : Sic stulti estis,
ui cum spiritu cœperitis, iiunc carne consum-
inemini? « Seriez-vous bien assez insensée pour
« vouloir finir par la chair, après avoir commencé
« par l'esprit? Auriez-vous, poursuit-il, tant souf-
« fert en vain? » Tanta passi estis sine causa ?
Et moi, ne vous puis-je pas dire , à l'exemple
de ce Maître des prédicateurs : Auriez-vous pour
néant renoncé au monde ? Non, non, ma très-chère
sœur; veillez dans l'exercice de l'oraison ; que vos
yeux languissent et défaillent , en regardant le
saint lieu d'où vous doit venir le secours ; et celui
qui a commencé en vous cette bonne œuvre, non-
seulement vous donnera la grâce de persévérer,
mais encore il vous fera croître de jour en jour
en Jésus-Christ notre chef : Crescentesin eo per
omniaj qui est caput Christus^. C'est par où je
m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
« Qui veut venir après moi, qu'il renonce à
■ soi-même , et porte sa croix tous les jours , et
« me suive : » Ei sequatur me. Pour ne nous
■ Galat. m, 34.
' Ephes. IV, i^.
point éloigner de notre première pensée , ne vous
semble-t-il pas entendre notre brave Capitaine,
qui pour porter en nos cœurs une vigoureuse ré-
solution : Qui m'aime me suive , dit-il : il est
vrai que je vous mène à de grands périls; mais
sou venez- vous que je vous commande de me
suivre, et non point de marcher devant. « Or, nous
« n'avons point un pontife qui ne sache pas
« compatu" à nos infirmités •> : Non habemus
pontijicem , qui non possit compati infirmita-
tibus nostris '. Comprenez maintenant combien
ces paroles nous invitent à croître toujours.
Quand ces deux difficultés concourent en un
même objet , savoir, la nécessité de le suivre et
l'impossibilité d'y atteindre, il ne reste qu'une
chose à faire , qui est d'avancer toujours. Or, tel
est le Fils de Dieu, l'exemplaire dfl notre vie.
Nous ^ oyons dans ses actions , premièrement ,
la lumière de ses vertus qui nous doit conduir»;
et en second lieu , la perfection ou nous ne pou-
vons parvenir. H faut donc courir incessamment
après lui, selon la mesure qui nous est donnée,
comme ce brave athlète saint Paul , qui court in-
cessamment vers le but de la carrière : Ad de-
stinatum persequor, dit-il *; c'est-à-dire, « Je
« poursuis toujours ma pointe; je ne cesse de
« pousser en avant au point où l'on me montre
« le terme de ma carrière , qui est Jésus-Christ. •
Mais considérant entre son Maître et lui une
distance infinie, il s'étonne d'avoir si peu avancé,,
et oublie , dit-ii , ce qui est derrière lui ; c'est-à-
dire, qu'il ne fait pomt d'état de l'espace qu'il a
couru : Quœ quidem rétro sunt obliviscens.
Quant à ce qui lui reste , où il ne voit point de
bornes , il s'y étend : il veut dire qu'il passe ses
forces, et sort en quelque façon de soi-même pour
y arriver : Ad ea quœ sunt priora extendens
meipsum; d'où je conclus que la perfection du
christianisme ne consiste point en un degré dé-
terminé. Or, ce que vous recherchez dans le genre
de vie que vous embrassez, c'est la perfectiou
du christianisme , et par conséquent ne vous las-
sez jamais de monter : allez de vertu en vertu ,
si vous voulez voir le Dieu des dieux en Sion ^
Et pour ramasser en trois mots toute l'instruc-
tion de ce discours , détachez- vous entièrement
de vous-même : vous y êtes obligée par l'action
que vous allez faire , et par les conseils évangé-
liques que vous professez : Abnegetsemetipsum.
Persévérez; c'est ce que vous enseigne la nature
de vos vœux , qui est immuable : Tollat crucem
suam /îiotidie. Enfin augmentez, si vous ne vou-
• Hebr. IV, 15.
» Philipp.m, 12, 13, M.
» i's. LXXXIU , 8.
370
POUR UNE PROFESSION.
lez aller contre la fin de votre vocation , qui est
la perfection du christianisme : avancez donc
toujours, en suivant Jésus : Et sequatur me.
C'est ce que j'avais à vous dire , touchant l'expo-
sition de mon texte : maintenant , pour ne point
retarder vos désirs , je m'en vais conclure.
Par quel ordre de la Providence est -il arrivé
que cette journée, qui va vous voir tout à l'heure
sortir du monde , touchât de si près celle qui vous
y a vu faire votre première entrée , et que presque
un même temps fût témoin de votre naissance et
de votre mort ? N'est-ce point que Dieu veut vous
faire entendre par là que vous n'êtes née que pour
cette vocation? ou bien que pendant ces jours qui ,
selon la révolution des années , vous représentent
les premiers de votre vie , vous en devez commen-
cer i^ne nouvelle au service de Jésus-Christ?
Quoi qu'il en soit, ma très-chère sœur, et quoi
que ce soit que ce Roi des siècles vous veuille si-
gnifier par cette bienheureuse rencontre, je le
prie de le faire profiter à votre salut.
Cet ancien disait qu'il n'avait vécu que depuis
qu'il s'était retiré dans la solitude. Puisse notre
grand Dieu combler de tant de douceurs la soli-
tude plus sainte où vous vous jetez , que vous
commenciez seulement de cette matinée à comp-
ter vos jours : puissiez-vous devenir aujourd'hui
enfant en Jésus-Christ; et que ce mercredi, qui
vous doit être si mémorable , soit dorénavant le
jour de votre nativité î
C'est aussi en ce même jour, ma très-chère
sœur, que vous fûtes baptisée. Vous n'aviez fait
que le premier pas dans ce monde, et déjà on
vous obligeait par un acte public d'y renoncer.
Yous n'aviez alors pour toute voix que des cris :
l'Église vous prêta la sienne pour faire cette gé-
néreuse déclaration ; après quoi vous fûtes lavée
de l'eau du baptême, ou, laissant les ordures de
votre première nativité, vous reprîtes une nou-
velle naissance non point de la chair, mais d'un
esprit pur, et d'une eau sanctifiée par des paroles
de vie. 0 que vous célébrerez dignement aujour-
d'hui l'anniversaire de votre baptême 1 puisque
vous allez non-seulement quitter le monde en es-
prit , mais que vous lui allez arracher votre corps
et rompre avec lui toute sorte de commerce.
L'on a toujours cru dans l'Église que le mar-
tyre était un baptême ; et les saintes péqjtences,
que l'on voue de pratiquer dans les monastères ,
ne peuvent-elles point passer pour un nouveau
genre de martyre, dans lequel Dieu ne voit rien
qui n*" plaise h sa majesté, puisque le persécu-
teur et le patient lui sont agréables? Que si le
grand CjTille de Jérusalem a bien pu appeler le
baptême un sépulcre et une mère', n'en puis-je
• Calèches, xx , MysL ii , n" 4 , p 312.
pas dire autant de la cérémonie de ce jour, dans
laquelle votre chair ensevelie donnera place à la
pure vie de l'esprit? Heureuse à qui la perte
de si peu de chose va valoir un bien éternel ; qui ,
par un aimable artifice , quittez tout pour tout re-
trouver en Dieu , et ainsi deviendrez ce que dit
saint Paul ' , -< comme n^ayant rien et possédant
« toutes choses ! »
* Mais sachez, ma sœur, que ce monde que
TOUS quittez a intelligence chez vous, et que,
durant tout le temps que vous demeurerez sur la
terre , il ne cessera jamais de vous persécuter.
Il tentera toutes sortes de voies et toutes sortes
d'artifices pour vous embarrasser de quelque affec-
tion sensible. Ah ! ma très-chère sœur, donnez-
vous bien de garde de l'écouter. Ne voyez-vous
pas que le démon est toujours à épier l'occasion
de vous perdre, qu'il ne cesse de dresser quel-
ques batteries nouvelles pour vous attaquer ? quel-
le honte serait-ce si votre esprit avait moins de
soin de se conserver , que la chair et le monde
n'en ont de vous nuire ! Regardez les passionnés
de la terre , comme ils sont constants dans leurs
poursuites insensées : faut-il que la folie de la
chair soit plus prévoyante que la sagesse du ciel?
Je ne doute pas que vous n'ayez au commen-
cement une grande ardeur dans les moindres
choses, et j'espère que Dieu vous la conservera ;
mais il faut y prendre garde. Qu'il est facile , ma
chère sœur, de se relâcher, et que nous nous per-
suadons facilement qu'il n'est pas besoin de se
donner tant de peine! et cependant il n'y a rien
de si dangereux. La dévotion ne se perd jamais
que par le relâchement. 11 en est comme d'une
voûte ; tant que toutes les pierres s'appuient l'une
l'autre , elle résiste à toutes sortes d'efforts , et ne
peut jamais être abattue que par pièces : de même
la dévotion , qui consiste dans un certain accord
de tous les sentiments de l'âme , est trop forte
quand toutes les parties se prêtent un mutuel se-
cours; elle ne se peut perdre par un autre moyen
que par le relâchement.
Il y a certaines petites choses que nous avons
peine à croire si nécessaires ; c'est pourquoi nous
les omettons assez facilement : mais c'est un ar-
tificedu démon. Souvenez-vous que lesplusgran-
des choses dépendent d'un petit commencement ;
qu'il faut avoir fait le premier pas , avant que
d'être renversé dans un précipice. Nous ne nous
apercevons pas du changement , tant que nous ne
voyons pas une notable altération ; et cependant
* TT. Co-^.Yi, 10.
* Le reste de ce sermon parait être une extension ou un
développemcint des vérités déjà énoncées dans le corps du
discours, et que Bossuet se sera proposé de traiter d'une
nouvelle manJère dans quelque autre occasion. ( Édii. de
Diiforis. )
POUR UNE PROFESSION.
377
i
les forces se diminuent , et le démon gagne peu à
peu ce qui lui aurait été inaccessible , s'il y eût
prétendu du premier abord. Il se faut donc bien
garder de faire comme ces âmes lâches. Ah! di-
sent-elles, pour cela c'est peu de chose, je serai
plus exacte dans les choses d'importance : comme
si celle qui manque dans ce qui est plus facile
pouvait se promettre de venir à bout des grandes
difficultés. Pour moi je ne voudrais dire que trois
mots à une personne de cette sorte.
N'est-il pas vrai que nous ne nous maintenons
que par la grâce de Dieu? Vous n'en pouvez dou-
ter; et si cela est, d'où vient que vous vous pro-
mettez d'être ponctuelle dans les soins impor-
tants, bien que vous soyez négligente dans les
choses qui vous paraissent de moindre consé-
quence? Vous qui avouez que, dans l'état de la
plus grande perfection , il n'y a que Dieu qui
puisse vous soutenir, comment pouvez-vous vous
assurer devons retenir, lorsque vousavezdonnéle
premier branle à votre âme du côté du penchant?
Est-ce par votre propre force, ou par celle de Dieu ?
Si vous croyez le pouvoir par vous-même , c'est
une grande vanité ; si vous l'attendez de Dieu ,
c'est une grande imprudence ; car il ne se peut
rien concevoir de plus imprudent que de recon-
naître que nous dépendons de Dieu , et de lui don-
ner sujet de nous abandonner par nos négli-
gences.
Par où vous voyez, matrès-chère sœur, que de
négliger les petites choses , ce n'est pas une faute
si peu considérable que nous nous l'imaginons ,
et que, bien qu'elle ne semble pas grande en elle-
; même , elle est extrêmement dangereuse dans ses
conséquences. C'est pourquoi je vous dis avec
l'apôtre : State in Domino^ : '< Tenez ferme, et
" demeurez dans Notre-Seigneur. » Mortifiez- vous
dans les petites choses , afin de vous accoutumer
à vaincre dans les grandes tentations. Refusez
tout ce qui vous viendra de la part du monde ,
jus(pi'au moindre présent, pour ne lui pas donner
la moindre prise ; et surtout vivez de telle sorte
dans la religion , qu'on ne vous puisse pas repro-
cher, au jour du jugement , qu'en vous le com-
mencement valait mieux que la fin : de peur que
votre ferveur ne passe pour une dévotion légère ,
ou pour un amour de la nouveauté.
i Nous avons vu, ma sœur en Jésus-Christ, qu'il
est nécessaire de renoncer entièrement au monde ,
et qu'il faut persévérer dans cette aversion, pour
acquérir la perfection de cette vie solitaire que
vous embrassez. Il semble qu'il n'y ait plus rien
à ajouter à ces deux choses. Et en effet, je ne vou-
di'ais pas en dire davantage, si je n'avais à par-
' Pkllipp. IT , I.
1er à une épouse de Jésus-Christ; mais il faut
vous porter au plus haut degré, puisque vous
avez résolu de suivre le chemin de la perfection.
Je vous dis donc qu'il ne suffit pas de persévérer,
il faut croître , ma sœur , et courir toujours de
plus en plus à Jésus-Christ.
Je pourrais vous dire , pour établir cette vérité,
qu'un bon courage ne peut se prescrire de bornes;
que l'amour qui craint d'aller trop loin n'est
qu'un faux amour; que le chemin du ciel étant
extrêmement roide , ce serait une grande témé-
rité de prétendre y marcher d'un pas égal ; qu'il
faut toujours faire contention ; que qui ne s'ef-
force pas de monter, il faut qu'il soit renversé de
son propre poids; que nous ne saurions nous ac-
quitter des obligations que nous avons à Dieu ,
quand nous y emploierions une éternité avec
toute l'ardeur imaginable; et partant, que ce
serait bien manquer de courage et une grande in-
gratitude , de nous borner lâchement à un com-
mencement de vertu mal affermie , contre toute
prudence , contre les enseignements et l'exemple
du Fils de Dieu , contre les sentiments que vous
doit inspirer la générosité du christianisme et
l'amour d'un si bon père , tel qu'est notre Dieu.
Je ne doute pas que vous ne vous rendissiez à
ces raisons : maie il faut vous faire voir com-
bien est étroite l'obligation que vous avez de
croître jusqu'à la mort.
Je vous dis donc , ma sœur, que si vous n'avez
dessein de vous avancer toujours, il ne vous sert
de rien d'entrer dans un cloître , ni de vous at-
tacher à Dieu par les promesses solennelles que
vous allez faire. Pourquoi quittez-vous les empê-
chements du monde? n'est-ce pas parce que vous
aspirez à la perfection avec la grâce de Dieu?
Or, la perfection du christianisme n'a point de
bornes assurées, d'autant qu'elle se doit former
sur un exemplaire dont il n'est pas possible d'i-
miter toutes les beautés. C'est Jésus-Christ , ma
sœur, le Fils du Père étemel , celui qui porte tout
le monde par sa parole , en qui habitent toutes
les richesses de la Divinité. Puis donc que nous
ne pouvons jamais atteindre à nous conformer
parfaitement à Jésus-Christ, tout ce que nous
pouvons , c'est de tâcher d'en approcher de plus
en plus. Et si la perfection du christianisme n'est
pas dans un degré déterminé, il s'ensuit qu'elle
consiste à monter toujours. Et partant , ma sœur,
vous proposer d'atteindre à la perfection , et vous
vouloir arrêter en quelque lieu, c'est contraindre
vos propres desseins ; c'est aller contre votre vo-
cation que de prescrire des bornes à votre amour.
L'Esprit de Dieu, que vous voulez faire absolu-
ment régner sur vous, ne saurait laisser ses en-
treprises imparfaites ; il porte tout au plus haut
S78
POUR LA niOFESSION
degré quand on le laisse dominer sur une âme.
Considérez comme l'ambition ne saurait trou-
ver de bornes, quand on lui laisse prendre le
dessus sur la raison : et nous pourrions croire
que l'Esprit de Dieu ne nous voudrait pas pousser
à rechercher ce qu'il y a de meilleur? Cela est bon
dans les âmes où on le tient en contrainte. Mais
vous, ma sœur, vous vous captivez pour donner
la liberté tout entière à l'Esprit de Dieu ; laissez-
le agir dans votre âme. La charité qui opère en
vous vient de Dieu , et ne demande autre chose
que de retourner à sa source : si elle est forte en
votre âme, elle ne cessera de l'entraîner par
l'impétuosité de sa course , jusqu'à tant qu'elle se
soit reposée dans le sein du Bien-Aimé.
NOTICE
SUR LA DUCHESSE DE LA YALLIÈRE.
Louise-Françoise de la Baume-le-Blanc de la Val-
LiÈRE, qualifiée depuis du titre de duchesse de Vaujour,
était fille du marquis de la Vallière , gouverneur d'Aïu-
boise. Elle naquit en 1644. Après la mort de son père, sa
inère s'étant remariée à M. de Saint-Remy, premier maî-
tre d'hôtel du duc d'Orléans, frère de Louis XIII, elle fut
élevée à la cour de ce prince , qui résidait habituellement
à Blois. Tous les mémoires publics et particuliers déposent
unanimement qu'elle avait , dès ses plus jeunes années ,
un caraclèie de sagesse qui la faisait singulièrement re-
marquer, et le duc d'Orléans le témoigna plus d'une fois
lui-même dans les termes les plus flatteurs pour elle , et les
plus honorables.
Quand Monsieur, frère unique de Louis XIV, épousa en
1661 Henriette d'Angleterre, mademoiselle de la Vallière
fut placée auprès de cette princesse comme une de ses fil-
les d'honneur. Elle plut beaucoup à la cour, moins encore
par ses charmes extérieurs , que par les qualités de son
àme bonne , douce et naïve. Mais sensible à l'excès, elle
y vit un objet qui fit sur son cœur une impression funeste.
Personne n'ignore qu'elle fut aimée de Louis XIV, et qu'elle
eut de lui deux enfants , le comte de Vermandois , qui mou-
rut , en 1683 , dans sa dix-septième année , et mademoiselle
de Blois, mariée au prince de Conti. Elle a avoué depuis
(jue , dans ces temps d'illusion , et lorsque tout semblait
conspirer à l'agrément et au bonheur de sa vie , elle avait
toujours senti au dedans d'elle-même un trouble et une hu-
miliation qui ne lui permettaient pas de jouir en repos d'au-
cun plaisir. Vertueuse , s'il était possible , au milieu de ses
égarements , elle gémissait de sa faiblesse , et conservait
le désir comme l'espérance de rentrer un jour dans le droit
chemin qu'elle avait quitté.
Plusieurs personnes d'une grande piété demandaient à
Dieu sa conversion : elles l'obtinrent. Dieu la disposa peu
à peu, par de salutaires dégoûts, à rompre ses liens : le
maréchal de Bellefonds et Bossuet contribuèrent beaucoup
à l'affermir dans cette sainte résolution.
Elle crut devoir embrasser la vie religieuse pour y faiie
pénitence de ses fautes passées , et pour y trouver, dans
l'éloignement du monde, le meilleur préservatif contre la
rechute. L'austérité de la règle des carmélites lui fit pré-
férer cet ordre à tous les autres. Elle y entra en 1674,
n'ayant pas encore trente ans, y prit le nom de acEuu
Louise de la Miséricorde ; et dans son noviciat , comme
pendant tout le reste de sa vie , qui fut longue et pleme d«
souffrances , elle ne mit pas de bornes aux macérations et
privations de toute nature qu'elle crut devoir s'imposer. Un
seul trait en fera juger.
Un jour de vendredi saint, étant au réfectoire, eUe se
ressouvint que, dans le temps qu'elle était à la cour, elle
se trouva, dans une partie de chasse, pressée d'une soif
dévorante ; mais qu'on lui apporta aussitôt des rafraîchis-
sements et des liqueurs délicieuses , dont elle but avec le
plus grand plaisir. Ce souvenir, joint à la pensée du fiel et
du vinaigre dont Jésus-Christ avait été abreuvé dans sa
soif sur la croix , la pénétra d'un si vif sentiment de repen-
tir et d'humiliation , qu'elle résolut dans le moment de ne
plus boire du tout. Elle fut près de trois semaines sans boire
une goutte d'eau , et trois ans entiers à n'en boire par jour
qu'un demi-verre. Cette rude pénitence, dont on ne s'aper-'
çut pas, la fit tomber malade, et depuis ce temps elle eut
des maux d'estomac violents qui la réduisirent quelquefois
à des faiblesses extrêmes. A des maux de tête continuels
se joignirent des rhumatismes douloureux , et une sciati-
que qui lui déboîta la hanche ; mais , malgré tous ses maux,'
elle ne cessa pas, jusqu'à la fin de sa vie, de partager les
pénibles travaux de la communauté, et de se lever chaque
jour deux heures avant toutes les autres, pour aller se pros-
terner au pied des autels.
On ne saurait trop s'étonner qu'une femme élevée et
nourrie si longtemps dans la délicatesse et l'opulence , ait
pu, au milieu de tant d'infirmités, supporter pendant
trente-six ans d'aussi rudes épreuves. Elle mourut en 1710,
âgée de près de soixante-six ans.
On a d'elle un livre plein d'onction, intitule Réflexions
sur la miséricorde de Dieu. Il fut imprimé sans son aveu.
Voyez V Histoire de Bossuet, t. ii, Uv. v, n°' v etvi.
SERMON •
POUR LA PROFESSlOiN
DE MADAME DE LA VALLIÈRE, DUCHESSE DE VADJODR,
PRÊCHÉ DEVANT LA REINE, LE 4 «JL\ 1675 *.
Spectacle admirable que Dieu nous présente dans le re-
nouvellement lies cœurs. Deux amours opposés, qui font
tout dans les hommes. Attentat et chute funeste de l'àme ,
qui a voulu, comme Dieu, être à elle-même sa félicité. De
quelle manière , touchée de Dieu , elle commence à revenir
sur ses pas, et abandonne peu à peu tout ce qu'elle aimait,
pour ne se réserver plus que Dieu seul. Cette vie pénitente
et détachée, montrée très-possit)le par l'exemple de ma-
dame de la Vallière. Réponse que Dieu fait aux raisons que
les mondains allèguent pour se dispenser de l'embiasseE.
Et dixit qui sedebat in throno : Ecee nova facto omnia.
Et celui qui était assis sur le tiône a dit r Je renouvelle
toutes choses. Afioc. xxi, 5.
Ce sera sans doute un grand spectacle , quand
celui qui est assis sur le trône d'où relève tout
l'univers, et à qui il ne coûte pas plus à faire
* Ce discours avait été imprimé sans l'aveu de Bossuet,
d'après une copie fautive. D. Déforis l'a corrigé sur le ma-
nuscrit original , qui lui a fourni des additions etchangemenU
assez considérables. Nous nous y sommes conformés. ( Edtl
de f'ermdles )
DE MADAME DE LA VALU ÈRE.
379
qu'à dire, parce qu'il fait tout ce qui lui plaît par
sa seule parole , prononcera du haut de son trône ,
ù la fin des siècles, qu'il va renouveler toutes
choses ; et qu'en même temps on verra toute la
nature changée faire paraître un monde nouveau
pour les élus. Mais quand, pour nous préparer à
ces nouveautés surprenantes du siècle futur, il
agit secrètement dans les cœurs par son Saint-
Esprit, qu'il les change, qu'il les renouvelle; et
que, les remuant jusqu'au fond, il leur inspire
des désirs jusqu'alors inconnus; ce changement
n'est ni moins nouveau ni moins admirable. Et
certainement, chrétiens, il n'y a rien de plus
' merveilleux que ces changements. Qu'avons-
nous vu , et que voyons-nous? quel état, et quel
état? Je n'ai pas besoin de parler, les choses par-
lent assez d'elles-mêmes.
Madame, voici un objet digne de la présence
et des yeux d'une si pieuse reine. Votre Majesté
ne vient pas ici pour apporter les pompes mon-
daines dans la solitude; son humilité la sollicite
à venir prendre part aux abaissements de la vie
religieuse; et il est juste que, faisant par votre
état une partie si considérable des grandeurs du
monde, vous assistiez quelquefois aux cérémo-
nies où on apprend à les mépriser. Admirez donc
avec nous ces grands changements de la main de
Dieu. Il n'y a plus rien ici de l'ancienne forme ,
tout est changé au dehors : ce qui se fait au de-
dans est encore plus nouveau : et moi , pour célé-
brer ces nouveautés saintes , je romps un silence
de tant d'années , je fais entendre une voix que
les chaires ne connaissent plus.
Afin donc que tout soit nouveau dans cette
pieuse cérémonie , ô Dieu ! donnez-moi encore ce
style nouveau du Saint-Esprit, qui commence à
faire sentir sa force toute-puissante * dans la
bouche des apôtres. Que je prêche comme un
saint Pierre la gloire de Jésus-Christ crucifié ;
que je fasse voir au monde ingrat avec quelle
impiété il le crucifie encore tous les jours. Que
je crucifie le monde à son tour; que j'en eft'ace
tous les traits et toute la gloire ; que je l'enseve-
lisse, que je l'enterre avec Jésus-Christ; enfin
que je fasse voir que tout est mort , et qu'il n'y a
que Jésus-Christ qui vit.
Mes soeurs , demandez pour moi cette grâce :
ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs; et
Dieu donne , par ses ministres, des enseignements
convenables aux saintes dispositions de ceux qui
écoutent. Faites donc , par vos prières, le dis-
cours qui doit vous instruire ; et obtenez-moi les
lumières du Saint-Esprit , par l'intercession de la
sainte Vierge : Avej Maria.
» Cétail la trobièrae fête de la PÉutecote.
Nous ne devons pas être curieux de connaltro
distinctement ces nouveautés merveilleuses du
siècle futur : comme Dieu les fera sans nous , noDS
devons nous en reposer sur sa puissance et sur sa
sagesse. Mais il n'en est pas de même des nou-
veautés saintes qu'il opère au fond de nos cœurs.
Il est écrit : « Je vous donnerai un cœur nou-
" veau ' ; » et il est écrit : « Faites-vous un cœur
« nouveau * : » de sorte que ce cœur nouveau qui
nous est donné , c'est nous aussi qui le devons
faire ; et comme nous devons y concourir par le
mouvement de nos volontés , il faut que ce mou-
vement soit prévenu par la connaissance.
Considérons donc , chrétiens, quelle est cette
nouveauté des cœurs, et quel est l'état ancien
d'où le Saint-Esprit nous tire. Qu'y a-t-il de plus
ancien que de s'aimer soi-même , et qu'y a-t-il de
plus nouveau que d'être soi-même son persécu-
teur? Mais celui qui se persécute lui-même doit
avoir vu quelque chose qu'il aime plus que lui-
même : de sorte qu'il y a deux amours qui font
ici toutes choses. Saint Augustin les définit par
ces paroles : Amor sut usque ad contemptum
Dei; amor Dei usque ad contemptum sui' :
l'un est n l'amour de soi-même poussé jusqu'au
" mépris de Dieu ; » c'est ce qui fait la vie an-
cienne et la «vie du monde : l'autre est « l'amour
•< de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi-même; »
c'est ce qui fait la vie nouvelle du christianisme,
et ce qui , étant porté à sa j)erfection , fait la vie
religieuse. Ces deux amours opposés feront tout
le sujet de ce discours.
Mais, prenez bien garde, messieurs, qu'il
faut ici observer plus que jamais le précepte que
nous donne l'Ecclésiastique. « Le sage qui entend,
« dit-il^, une parole sensée , la loue, et se l'ap-
'< pliquc a lui-même : » il ne regarde pas à droite
et à gauche , à qui elle peut convenir ; il se l'ap-
plique à lui-même , et 11 en fait son profit. Ma
sœur, parmi les choses que j'ai à dire, vous sau-
rez bien démêler ce qui vous est propre. Faites,
en de même, chrétiens ; suivez avec moi l'amour
de soi-même dans tous ses excès , et voyez jus-
qu'à quel point il vous a gagnés par ses douceurs
dangereuses. Considérez ensuite une âme qui,
après s'être ainsi égarée , commence à revenir
sur ses pas; qui abandonne peu à peu tout ce
qu'elle aimait, et qui, laissant enfin tout au-
dessous d'elle, ne se réserve plus que Dieu seul.
Suivez-la dans tous les pas qu'elle fait pour re-
tourner à lui , et voyez si vous avez fait quelque
progrès dans cette voie; voilà ce que vous aurez;
' Ezech. XXXVI, 20.
' Ihid.wm.ZX.
» De Civ. Dei, lib. xiv, cap. XXVIH, t. VU, col. 37»
* tccl. XXI, 18
180
POUR LÀ PROFESSION
à considérer. Entrons d'abord au fond de notre ]
matière , je ne veux pas vous tenir longtemps en
suspens.
PBEMÎER POINT.
L'homme, que vous voyez si attaché à lui-
même par son amour-propre , n'a pas été créé
avec ce défaut. Dans son origine, Dieu l'avait
fait à son image : et ce nom d'image lui doit faire
entendre qu'il n'était point pour lui-même; une
image est toute faite pour son original. Si un
portrait pouvait tout d'un coup devenir animé,
comme il ne se verrait aucun trait qui ne se rap-
portât à celui qu'il représente, il ne vivrait que
pour lui seul, et ne respirerait que sa gloire. Et
toutefois ces portraits que nous animons , se trou-
veraient obligés à partager leur amour entre les
originaux qu'ils représentent, et le peintre qui
les a faits. Mais nous ne sommes point dans
cette peine : nous sommes les images de notre
auteur, et celui qui nous a faits nous a faits aussi
à sa ressemblance : ainsi en toutes manières
nous nous devons à lui seul , et c'est à lui seul
que notre âme doit être attachée.
En effet, quoique cette âme soit défigurée,
quoique cette image de Dieu soit comme effacée
par le péché , si nous en cherchons J)ien tous les
anciens traits , nous reconnaîtrons , nonobstant
sa corruption , qu'elle ressemble encore à Dieu ,
et que c'est pour Dieu qu'elle est faite. 0 âme ,
vous connaissez et vous aimez 1 c'est là ce que
vous avez de plus essentiel , et c'est par là que
vous ressemblez à votre auteur, qui n'est que
connaissance et qu'amour. Mais la connaissance
est donnée pour entendre ce qu'il y a de plus
vrai , comme l'amour est donné pour aimer ce
qu'il y a de meilleur. Qu'est-ce qu'il y a de plus
vrai , que celui qui est la vérité même? et qu'y a-
t-il de meilleur, que celui qui est la bonté même?
L'âme est donc faite pour Dieu : c'est à lui qu'elle
devait se tenir attachée, et comme suspendue,
par saconnaissaiiceet par son amour; c'est ainsi
qu'elle est l'image de Dieu. Use connaît lui-même,
il s'aime lui-même, et c'est là sa vie : et l'âme
raisonnable devait vivre aussi en le connaissant
et en l'aimant. Ainsi par sa naturelle constitution
elle était unie à son auteur, et devait faire sa fé-
licité de celle d'un être si parfait et si bienfaisant ;
en cela consistait sa droiture et sa force. Enfin
c'est par là qu'elle était riche ; parce que encore
qu'elle n'eût rien de son propre fonds, elle pos-
sédait un bien infini par la libéralité de son au-
teur ; c'est-à-dire , qu'elle le possédait lui-même,
et le possédait d'une manière si assurée , qu'elle
n'avait qu'à l'aimer persévéramment pour le pos-
séder toi^iours; puisque aimer un si grand bien,
c'est ce qui en assure la possession, ou plutôt
c'est ce qui la fait.
Mais elle n'est pas demeurée longtemps en cet
état. Cette âme qui était heureuse, parce que
Dieu l'avait faite à son image, a voulu non lui
ressembler, mais être absolument comme lui.
Heureuse qu'elle était de connaître et d'aimer
celui qui se connaît et s'aime éternellement , elle
a voulu , comme lui , faire elle-même sa félicité.
Hélas , qu'elle s'est trompée , et que sa chute a été
funeste! Elle est tombée de Dieu sur elle-même.
Que fera Dieu pour la punir de sa défection? Il
lui donnera ce qu'elle demande : se cherchant,
elle-même, elle se trouvera elle-même. Mais en
se trouvant ainsi elle-même , étrange confusion !
elle se perdra bientôt elle-même. Car voilà que
déjà elle commence à se méconnaître ; transpor-
tée de son orgueil , elle dit : Je suis un Dieu , et
je me suis faite moi-même. C'est ainsi que le pro-
phète fait parler les âmes hautaines , qui mettent
leur félicité dans leur propre grandeur et dans
leur propre excellence '.
En effet, il est véritable que pour pouvoir dire :
Je veux être content de moi-même et me suffir
à moi-même , il faut aussi pouvoir dire : Je me
suis fait moi-même, ou plutôt. Je suis de moi-
même. Ainsi l'âme raisonnable veut être sembla-
ble à Dieu par un attribut qui ne peut convenir
à aucune créature, c'est-à-dii'e, par l'indépen-
dance et par la plénitude de l'être. Sortie de sou
état , pour avoir voulu être heureuse indépen-
damment de Dieu , elle ne peut ni conserver son
ancienne et naturelle félicité , ni arriver à celle
qu'elle poursuit vainement. Mais comme ici son
orgueil la trompe, il faut lui faire sentir par quel-
que autre endroit sa pauvreté et sa misère. Il ne
faut pour cela que la laisser quelque temps à elle-
même ; cette âme , qui s'est tant aimée et tant
cherchée, ne se peut plus supporter. Aussitôt
qu'elle est seule avec elle-même, sa solitude lui
fait horreur ; elle trouve en elle-même un vide
infini, que Dieu seul pouvait remplir : si bien
qu'étant séparée de Dieu , que son fonds réclame
sans cesse; tourmentée par son indigence, l'en-
nui la dévore, le chagrin la tue; il faut qu'elle
cherche des amusements au dehors : et jamais
elle n'aura de repos, si elle ne trouve de quoi
s'étourdir. Tant il est vrai que Dieu la punit par
son propre dérèglement , et que , pour s'être cher-
chée elle-même, elle devient elle-même son sup-
plice. Mais elle ne peut pas demeurer en cet état,
tout triste qu'il est ; il faut qu'elle tombe encore
plus bas; et voici comment.
Représentez- vous un homme qui est né dans
' Ezcch.. xxvni,2; xlli, 9.
DE M ADAM i: DK LA VALLIKRE.
381
les richesses, et qui les a dissipées par ses pro-
iusions; Il ne peut souffrir sa pauvreté. Ces mu-
railles nues, cette table dégarnie, cette maison
abandonnée , où on ne voit plus cette foule de
domestiques, lui fait peur : pour se cacher à lui-
même sa misère, il emprunte de tous côtés; il
remplit par ce moyen, en quelque façon, le vide
de sa maison , et soutient l'éclat de son ancienne
abondance. Aveugle et malheureux, qui ne songe
pas que tout ce qui l'éblouit menace sa liberté
et son repos! Ainsi l'âme raisonnable, née riche
par les biens que lui avait donnés son auteur, et
appauvrie volontairement pour s'être cherchée
elle-même , réduite à ce fonds étroit et stérile ,
tâche de tromper le chagrin que lui cause sou in-
digence, et de réparer ses ruines, en empnin-
tant de tous côtés de quoi se remplir.
Elle commence par son corps et par ses sens ,
parce quelle ne trouve rien qui lui soit plus pro-
che. Ce corps qui lui est uni si étroitement, mais
qui toutefois est d'une nature si inférieure à la
sienne , devient le plus cher objet de ses com-
plaisances. Elle tourne tous ses soins de ce côté-
là; le moindre rayon de beauté qu'elle y aper-
çoit suffit pour l'arrêter : elle se mire . pour ainsi
parler, et se considère elle-même dans ce corps :
elle croit voir, dans la douceur de ces regards et
de ce visage, la douceur dune humeur paisible;
dans la délicatesse des traits , la délicatesse de
l'esprit; dans ce port et cette mine relevée , la
grandeur et la noblesse du courage. Faible et
trompeuse image sans doute ; mais enfin la va-
nité s'en repaît. A quoi es-tu réduite, âme rai-
sonnable? Toi , qui étais née pour l'éternité et
pour un objet immortel , tu deviens éprise et
captive d'une fleur que le soleil dessèche , d'une
vapeur que le vent emporte , en un mot , d'un
corps qui , par sa mortalité , est devenu un em-
pêchement et un fardeau à l'esprit.
Elle n'est pas plus heureuse en jouissant des
plaisirs que ses sens lui offrent : au contraire,
elle s'appauvrit dans cette recherche, puisqu'en
poursuivant le plaisir, elle perd d'abord la rai-
son. Le plaisir est un sentiment qtii nous trans-
porte , qui nous enivre , qui nous saisit indépen-
damment de la raison , et nous entraîne malgré
ses lois. La raison en effet n'est jamais si faible
que lorsque le plaisir domine; et ce ({ui marque
une opposition éternelle entre la raison et le plai-
sir, c'est que, pendant que la raison demande une
chose, le plaisir en exige une autre : ainsi Tâme,
devenue captive du plaisir, est devenue en même
temps eni^mie de la raison. Voilà où elle est
tombée, quand elle a voulu emprunter des sens
de quoi réparer ses pertes : mais ce n'est pas !à
encore la fm de ses maux. Ci^s sens , de qui elle '
cmpnmte, empruntent eux-mêmes de tous côtés;
ils tirent tout de leurs objets, et engagent par
conséquent, à tous ces objets extérieurs , l'âme,
qui , livrée aux sens , ne peut plus rien avoii que
par eux.
Je ne veux point ici vous parler de tous les
sens, pour vous faire avouer leur iLdigence : con-
sidérez seulement la \ue, à combien d'objets
extérieurs elle nous attache. Tout ce qui brille,
tout ce qui rit aux yeux, tout ce qui paraît grand
et magnifique , devient l'objet de nos désirs et de
notre curiosité. Le Saint-Esprit nous en avait
bien avertis, lorsqu'il avait dit cette parole :
« Ne suivez pas vos pensées et vos yeux , vous
« souillant et vous corrompant; » disons le mot
du Saint-Esprit : « vous prostituant vous-mêmes
« à tous les objets qui se présentent'. » Nous
faisons tout le contraire de ce que Dieu com-
mande : nous nous engageons de toutes parts ;
nous qui n'avions besoin que de Dieu , nous com-
mençons à avoir besoin de tout. Cet hojjime croit
s'agrîmdhr avec son équipage qu'il augmente ,
avec ses appartements qu'il rehausse, avec son
domaine qu'il étend. Cette femme ambitieuse
et vaine croit valoir beaucoup , quand elle s'est
chargée d'or, de pierreries , et de mille autres
vains ornements. Pour la parer, toute la nature
s'épuise, tous les arts suent, toute l'industrie se
consume. Ainsi nous amassons autour de nous
tout ce qu'il y a de plus rare : notre vanité se
repaît de cette fausse abondance ; et par là nous
tombons insensiblement dans les pièges de l'a-
varice, triste et sombre passion, autant qu'elle
est cruelle et insatiable.
C'est elle , dit saint Augustin , qui , trouvant
l'âme pauvre et vide au dedans, la pousse au
dehors, la partage en mille soucis, et la con-
sume par des efforts aussi vains que laborieux.
Elle se tourmente comme dans un songe; on
veut parler, la voix ne suit pas ; on veut faire de
grands mouvements, on sent ses membres en-
gourdis. Ainsi l'âme veut se remplir, elle ne peut ;
son argent , qu'elle appelle son bien, est dehors,
et c'est le dedans qui est vide et pauvre. Elle
se tourmente de voir son bien si détaché d'elle-
même , si exposé au hasard , si soumis au pouvoir
d'autrui. Cependant elle voit croître ses mau-
vais désirs avec ses richesses. « L'avarice, dit
« saint Paul, est la racine de tous les maux : ■
Radix omnium malorum est cupiditas '. Eu
effet , les richesses sont un moyen d'avoir pres-
que sûrement tout ce qu'on désire. Par les riches-
ses , l'ambitieux se peut assouvir d'honneurs ; le
voluptueux, déplaisirs ; chacun enfin, de ce qu'il
' yum. XV, iî.
' I. Ttm. VI, 10.
382
POUR LA PROFESSION
demande. Tous les mauvais désirs naissent dans
un cœur qui croit avoir dans l'argent le moyen
de les satisfaire. Il ne faut donc pas s'étonner si
la passion des richesses est si violente , puisqu'elle
ramasse en elle toutes les autres. Que l'âme est
asservie ! de quel joug elle est chargée! et pour
s'être cherchée elle-même , combien est-elle de-
venue pauvre et captive !
Mais peut-être que les passions plus nobles et
plus généreuses seront plus capables de la rem-
plir. Voyons ce que la gloire lui pourra produire.
11 n'y a rien de plus éclatant, ni qui fasse tant
de bruit parmi les hommes , et tout ensemble il
n'y a rien de plus misérable ni de plus pauvre.
Pour nous en convaincre , considérons-la dans
ce qu'elle a de plus magnifique et de plus grand.
11 n'y a point de plus grande gloire que celle des
conquérants , choisissons le plus renommé d'en-
tre eux. Quand on veut parler d'un grand con-
quérant, chacun pense à Alexandre : ce sera donc,
si vous voulez , Alexandre qui nous fera voir la
pauvreté des rois conquérants. Qu'est-ce qu'il a
souhaité ce grand Alexandre, et qu'a-t-il cher-
ché pa?r tant de travaux et tant de peines, qu'il a
souffertes lui-même , et qu'il a fait souffrir aux
autres? 11 a souhaité de faire du bruit dans le
monde durant sa vie et après sa mort. Il a tout
ce qu'il a demandé; personne n'en a tant fait :
dans l'Egypte , dans la Perse , dans les Indes ,
dans toute la terre, en Orient et en Occident,
depuis plus de deux mille ans on ne parle que
d'Alexandre. Il vit dans la bouche de tous les
hommes , sans que sa gloire soit effacée ou dimi-
nuée depuis tant de siècles : les éloges ne lui
manquent pas; mais c'est lui qui manque aux
éloges. Il a eu ce qu'il demandait ; en a-t-il été
plus heureux , tourmenté par son ambition du-
rant sa vie, et tourmenté maintenant dans les en-
fers, où il porte la peine éternelle d'avoir voulu
se faire adorer comme un dieu , soit par orgueil ,
soit par politique ? Il en est de même de tous ses
semblables. Ceux qui désirent la gloire, la gloire
souvent leur est donnée. « Ils ont reçu leur ré-
« compense , » dit le Fils de Dieu ' ; ils ont été
payés selon leurs mérites. Ces grands hommes,
dit saint Augustin , tant célébrés parmi les Gen-
tils , et j'ajoute, trop estimés parmi les chrétiens,
ont eu ce qu'ils demandaient : ils ont acquis cette
gloire qu'ils désiraient avec tant d'ardeur; et
« vains, ils ont reçu une récompense aussi vaine
« que leurs désirs : » Quœrebant non apucl
Deum, sed apud homines gloriam... ad quam.
pervenientes perceperunt mercedem suam^ van i
vanam '.
• Matth. VI , !.
* In Ps. cxvixi, Serm. xii , n" 2, t. iv. col. 1503.
Vous voyez , messieurs , l'âme risonnable dé-
chue de sa première dignité, parce qu'elle quitte
Dieu, et que Dieu la quitte; menée de captivité
en captivité, captive d'elle-même, captive de son
corps, captive des sens et des plaisirs, captive
de toutes les choses qui l'environnent. Saint Paul
dit tout en un mot, quand il parle ainsi ;
« L'homme, dit-il, est vendu sous le péché : »
Venumdatus suh peccato^-^ livré au péché,
captif sous ses lois , accablé de ce joug honteux
comme un esclave vendu. A quel prix le péché
l'a-t-il acheté ? Il l'a acheté par tous les faux biens
qu'il lui a donnés. Entraîné par tous ces faux
biens , et asservi par toutes les choses qu'il croit
posséder, il né peut plus respirer, ni regarder le
ciel , d'où il est venu. 'Ainsi il a perdu Dieu , et
toutefois le malheureux il ne peut s'en passer, car
il y a au fond de notre âme un secret désir qui le
redemande sans cesse.
L'idée de celui qui nous a créés est empreinte
profondément au dedans de nous. Mais , ô mal-
heur incroyable et lamentable aveuglement ! rien
n'est gravé plus avant dans le cœur de l'homme ,
et rien ne lui sert moins dans sa conduite. Les
sentiments de religion sont la dernière chose qui
s'efface en l'homme , et la dernière que l'homme
consulte : rien n'excite de plus grands tumultes
parmi les hommes; rien ne les remue davan-
tage , et rien en même temps ne les remue moins.
En voulez- vous voir une preuve? A présent que
je suis assis dans la chaire de Jésus-Christ et des
apôtres , que vous m'écoutez avec attention , si
j'allais (ah ! plutôt la mort!) si j'allais vous ensei-
gner quelque erreur, je verrais tout mon audi-
toire se révolter contre moi. Je vous prêche les
vérités les plus importantes de la religion ; que
feront-elles? 0 Dieu, qu'est-ce donc que l'homme?
est-ce un prodige? est-ce un composé monstrueux
de choses incompatibles? ou bien est-ce une
énigme inexplicable?
Non , messieurs , nous avons expliqué l'énigme.
Ce qu'il y a de si grand dans l'homme est un
reste de sa première institution : ce qu'il y a de
si bas , et qui paraît si mal assorti avec ses pre-
miers principes , c'est le malheureux effet de sa
chute. Il ressemble à un édifice ruiné , qui dans
ses masures renversées conserve encore quelque
chose de la beauté et de la grandeur de son pre-
mier plan. Fondé dans son origine sur la connais-
sance de Dieu et sur son amour, par sa volonté
dépravée il est tombé en ruine; le comble s'est
abattu sur les murailles , et les murailles sur le
fondement. Mais qu'on remue ces ruines, on
trouvera dans les restes de ce bâtiment ren-
I Rom. VII, 14.
DE MADAME DE LA VALLIÈRE.
versé, et les traces des fondations, et l'idée du
premier dessein , et la marque de l'architecte.
L'impression de Dieu reste encore en l'homme
si forte qu'il ne peut la perdre , et tout ensemble
si faible qu'il ne peut la suivre : si bien qu'elle
semble n'être restée que pour le convaincre de sa
faute, et lui faire sentir sa perte. Ainsi il est vrai
qu'il a perdu Dieu : mais nous avons dit, et il
est vrai , qu'il ne pouvait éviter après cela de se
perdre aussi lui-même.
L'âme , qui s'est éloignée de la source de son
être, ne connaît plus ce qu'elle est. Elle s'est
embarrassée, dit saint Augustin ' , dans toutes
les choses qu'elle aime ; et de là vient qu'en les
perdant elle se croit aussitôt perdue elle-même.
Ma maison est brûlée; on se tourmente, et on
dit, Je suis perdu : ma réputation est blessée,
ma fortune est ruinée , Je suis perdu. ISIais sur-
tout quand le corps est attaqué , c'est là qu'on
s'écrie plus que jamais, Je suis perdu. L'homme
se croit attaqué au fond de son être , sans vou-
loir jamais considérer que ce qui dit, Je suis
perdu , n'est pas le corps : car le corps de lui-
même est sans sentiment; et l'âme, qui dit
qu'elle est perdue, ne sent pas qu'elle est autre
chose fjue celui dont elle connaît la perte future ;
c'est pourquoi elle se croit perdue en le perdant.
Ah ! si elle n'avait pas oublié Dieu , si elle avait
toujours songé qu'elle est son image, elle se se-
rait tenue à lui comme au seul appui de son être ,
et attachée à un principe si haut, elle n'aurait
pas cru périr en voyant tomber ce qui est si
fort au-dessous d'elle. Mais, comme dit saint
Augustin ^ , s'étanî engagée tout entière dans
son corps et dans les choses sensibles; roulée et
enveloppée parmi les objets qu'elle aime, et dont
elle traîne continuellement l'idée avec elle,
elle ne s'en peut plus démêler, elle ne sait plus
ce qu'elle est. Elle dit : Je suis une vapeur, je suis
un souffle , je suis un air délié , ou un feu subtil ;
sans doute une vapeur qui aime Dieu, un feu
qui connaît Dieu, un air fait à son image. 0 âme,
voilà le comble de tes maux; ea te cherchant,
tu t'es perdue ; et toi-même tu te méconnais. En
ce triste et malheureux état, écoutons la parole
de Dieu par la bouche de son prophète : Conver-
timini, sicut in profundum. recesseratù , fUii
Israël ^! 0 âme, reviens à Dieu autant du fond,
que tu t'en étais si profondément retirée !
SECOND POINT.
Et en effet , chrétiens, dans cet oubli profond
et de Dieu et d'elle-même , où elle est plongée ,
' De Trin. lib. X, n° 7, t. vilt, col. 89%
* /6id. n» Il ; t. viii, col. 8l>5.
» /«. sxxi.
28S
ce grand Dieu sait bien la trouver. Il dit enten-
dre sa voix , quand il lui plaît, au milieu du bruit
du monde : dans son plus grand éclat, et au mi-
lieu de toutes ses pompes, il en découvre le fond,
c'est-à-dire, la vanité et le néant. L'âme , hon-
teuse de sa servitude , vient à considérer pour-
quoi elle est née; et recherchant en elle-même
les restes de l'image de Dieu, elle songe à la ré-
tablir en se réunissant à son auteur. Touchée de
ce sentiment, elle comraeuce à rejeter les choses
extérieures. 0 richesses, dit-elle, vous n'avez
qu'un nom trompeur ! vous venez pour me rem-
plir; mais j'ai un vide infini, où vous n'entrez
pas. Mes secrets désire , qui demandent Dieu ,
ne peuvent pas être satisfaits par tous vos trésore ;
il faut que je m'enrichisse par quelque chose de
plus grand et de plus intime. Voilà les richesses
méprisées.
L'âme considérant ensuite le corps auquel elle
est unie, le voit revêtu de mille ornements étran-
gers : elle en a honte , parce qu'elle voit que ces
ornements sont un piège pour les autres et pour
elle-même. Alors elle est en état d'écouter les
paroles que le Saint-Esprit adresse aux dames
mondaines, par la bouche du prophète Isaïe :
« J'ai vu les filles de Sion la tête levée , marchant
« d'un pas affecté, avec des contenances étudiées,
« et faisant signe des yeux à droite et à gauche :
« pour cela , dit le Seigneur, je ferai tomber tous
« leurs cheveux'. «Quelle sorte de vengeance!
Quoi, fallait-il foudroyer et le prendre d'un ton
si haut pour abattre des cheveux ? Ce grand Dieu,
qui se vante de déraciner par son souffle les cè-
dres du Liban , tonne pour abattre les feuilles des
arbres î Est-ce là le digne effet d'uue main toute-
puissante? Qu'il est honteux à l'homme d'être si
fort attaché à des choses vaines , que les lui ôter
soit un supplice î C'est pour cela que le prophète
passe encore plus avant. Après avoir dit : » Je
« ferai tomber leurs cheveux; je détruirai, pour-
« suit-il, et les colliers, et les bracelets, et les
« anneaux , et les boites à parfums , et les vestes ,
« et les manteaux , et les rubans , et les broderies ,
« et ces toiles si déliées; » vaines couvertures qui
ne cachent rien , et le reste. Car le Saint-Esprit
a voulu descendre dans un dénombrement exact
de tous les ornements de la vanité; s'attachant,
pour ainsi parler, à suivre par sa vengeance toutes
les diverses parures qu'une vaine curiosité a in-
ventées. A ces menaces du Saint-Esprit, l'âme,
qui s'est sentie longtemps attachée à ces orne-
ments, commence à rentrer en elle-même. Quoi ,
Seigneur, dit- elle, vous voulez détruire toute
cette vaine parure? Pour prévenir votre colère,
' /*. IB, 16, 17.
S84
POUR LA PROFESSION
,ie commencerai moi-même à m'ea dépouiller. En-
trons dans un état où il n'y ait plus d'ornement
que celui de la vertu.
Ici cette âme dégoûtée du monde, s'avisant
que ces ornements marquent dans les hommes
quelque dignité, et \enant à considérer les hon-
neurs (jue le monde vante, elle en connaît aussi-
tôt le fond. Elle voit l'orgueil qu'ils inspirent, et
découvre dans cet orgueil , et les disputes , et les
jalousies, et tous les maux qu'il entraîne : elle voit
en même temps que si ces honneurs ont quelque
chose de solide , c'est qu'ils obligent de donner
au monde un grand exemple. Mais on peut en les
quittant donner un exemple plus utile; et il est
beau, quand ou les a, d'en faire un si bel usage.
Loin donc, honneurs de la terre : tout votre éclat
couvre mal nos faiblesses et nos défauts; il ne
les cache qu'à nous seuls , et les fait connaître à
tous les auti'es. Ah ! « j'aime mieux avoir la der-
« nière place dans la maison de mon Dieu , que
« de tenir les plus hauts rangs dans la demeure
« des pécheurs '. »
L'âme se dépouille, comme vous voyez, des
choses extérieures ; elle revient de son égarement,
et commence à être plus proche d'elle-même.
Mais osera-t-elle toucher à ce corps si tendre , si
chéri, si ménagé? N'aura-t-on point de pitié de
cette complexion délicate? Au contraire, c'est à
lui principalement que l'âme s'en prend , comme
à son plus dangereux séducteur. J'ai, dit-elle,
trouvé une victime : depuis que ce corps est de-
venu mortel , il semblait n'être devenu pour moi
qu'un embarras, et un attrait qui me porte au mal ;
mais la pénitence me fait voir que je le puis met-
tre à un meilleur usage. Grâce à la miséricorde
divine , j'ai en lui de quoi réparer mes fautes pas-
sées. Cette pensée la sollicite à ne plus rien donner
à ses sens : elle leur ôte tous leurs plaisirs ; elle
embrasse toutes les mortifications ; elle donne au
corps une nourriture peu agréable , et afin que la
nature s'en contente , elle attend que la nécessité
la rende supportable. Ce corps si tendre couche
sur la dure; la psalmodie de la nuit, et le travail
de la journée y attirent le sommeil ; sommeil léger
qui n'appesantit pas l'esprit, et n'interrompt pres-
que point ses actions. Ainsi toutes les fonctions,
même de la nature, commencent dorénavant à de-
venir des opérations de la grâce. On déclare une
guerre immortelle et irréconciliable à tous les plai-
sirs ; il n'y en a aucun de si innocent, qui ne de-
vienne suspect : la raison que Dieu a donnée à
l'âme pour la conduire s'écrie en les voyant ap-
proch'^r : « C'est ce serpent qui nous a séduits : >-
Serpens decepitme^. Les premiers plaisirs qui
nous ont trompés sont entrés dans notre cœur avec
' Pi. LXXXIII, II.
une mine innocente, comme un ennemi qui se
déguise pour entrer dans une place, qu'il veut ré-
volter contre les puissances légitimes. Ces désirs,
qui nous semblaient innocents, ont remué peu à
peu les passions les plus violentes, qui nous ont
mis dans les fers que nous avons tant de peine
à rompre.
L'âme, délivrée pas ces réflexions de la cap-
tivité des sens, et détachée de son corps par la
mortification , est enfin venue à elle-niême. Elle
est revenue de bien loin , et semble avoir fait un
grand progrès : mais enfin, s'étant trouvée elle-
même, elle a trouvé la source de tous ses maux.
C'est donc à elle-même qu'elle en veut encore :
déçue par sa liberté, dont elle a fait un mauvais
usage , elle songe à la contraindre de toutes parts ;
des grilles affreuses , une retraite profonde , une
clôture impénétrable, une obéissance entière ^
toutes les actions réglées, tous les pas comptés,
cent yeux qui vous observent ; encore trouve-t"
elle qu'il n'y en a pas assez pour l'empêcher de
s'égarer. Elle se met de tous côtés sous le joug :
elle se souvient des tristes jalousies du monde ,
et s'abandonne sans réserve aux douces jalousies
d'un Dieu bienfaisant , qui ne veut avoir les cœurs
que pour les remplir des douceurs célestes. De
peur de retomber sur ces objets extérieurs , et que
sa liberté ne s'égare encore une fois en les cher-
chant , elle se met des bornes de tous côtés : mais
de peur de s'arrêter en elle-même, elle abandonne
sa volonté propre. Ainsi, resserrée de toutes parts,
elle ne peut plus respirer que du côté du ciel :
elle se donne donc en proie à l'amour divin; elle
rappelle sa connaissance et son amour à leur usage
primitif. C'est alors que nous pouvons dire avec
David : « 0 Dieu , votre serviteur a trouvé son
« cœur, pour vous faire cette prière *. » L'âme ^
si longtemps égarée dans les choses extérieures ,
s'est enfin trouvée elle-même; mais c'est pour
s'élever au-dessus d'elle , et se donner tout à fait
à Dieu.
Il n'y a rien de plus nouveau que cet état
où l'âme pleine de Dieu s'oublie elle-même. De
cette union avec Dieu , on voit naître bientôt en
elle toutes les vertus. Là est la véritable prudence;
car on apprend à tendre à sa fin , c'est-à-dire , à
Dieu, par la seule voie qui y mène , c'est-à-dire ,
par l'amour. Là est la force et le courage ; car il
n'y a rien qu'on ne souffre pour l'amour de Dieu,
là se trouve la tempérance parfaite ; car on ne
peut plus goûter les plaisirs des sens qui déro-
bent à Dieu les cœurs et l'attention des esprits.
La on commence à faire justice à Dieu , au pro-
chain, et à soi-même : à Dieu , parce qu'on lui
' Gènes, m, 13.
» II. Reg. V», 27.
DE MADAME DE LA VALLIÈRE.
S8S
reiul tout ce qu'on lui doit, en l'aimant plus que
soi-même ; au prochain, parce qu'on commence
a l'aimer véritablement, non pour soi-même,
mais comme soi-même , après qu'on a fait lellort
lie renoncer à soi-même : enfin, on se fait jus-
lice à soi-même, parcequ'on se donne de tout son
cœur à qui on appartient.naturellement. Mais en
se donnant de la sorte, on acquiert le plus grand
de tous \vs biens, et on a ce merveilleux avan-
tage d'être heureux par le même objet qui fait la
félicité de Dieu.
L'amour de Dieu fait donc naître toutes les
\ei-tus; et pour les faire subsister éternellement,
il leur donne pour fondement l'humilité. Deman-
dez à ceux qui ont dans le cœur quelque passion
\ iolente , s'ils conservent quelque orgueil ou quel-
que fierté en présence de ce qu'ils aiment : on ne
se soumet que trop, on n'est que tiop humble.
L'âme possédée de l'amour de Dieu , transportée
par cet amour hors d'elle-même, n'a garde de
songer àelle, ni par conséquent de s'enorgueillir;
car elle voit un objetau prix duquel elle se compte
pour rien, et en est tellement éprise qu'elle le
préfère à elle-même , non-seulement par raison,
mais par amour.
Mais voici de quoi l'humilier plus profondé-
ment encore. Attachée à ce divin objet, elle voit
toujours au-dessous d'el le deux gouffres profonds,
le néant d'où elle est tirée, et un autre néant plus
affreux encore, c'est le péché, où elle peut re-
tomber sans cesse , pour peu qu'elle s'éloigne de
Dieu , et qu'elle l'oblige de la quitter. Elle con-
sidère que si elle est juste , c'est Dieu qui la fait
telle continuellement. Saint Augustin ' ne veut
pas qu'on dise que Dieu nous a faits justes ; mais
il dit qu'il nous fait justes à chaque moment. Ce
n'est pas, dit-il, comme un médecin qui ajant
guéri son malade , le laisse dans une santé qui n'a
plus besoin de son secours ; c'est comme l'air qui
n'a pas été fait lumineux pour le demeurer en-
suite par lui-même , mais qui est fait tel conti-
nuellement par le soleil. Ainsi l'âme attachée à
Dieu sent continuellement sa dépendance, et sent
que la justice qui lui est donnée ne subsiste pas
toute seule, mais que Dieu la crée en elle à chaque
instant : de sorte qu'elle se tient toujours atten-
tive de ce côté-là; elle demeure toujours sous la
main de Dieu, toujours attachée au gouvernement
et comme au rayon de sa grâce. En cet état elle
se connaît , et ne craint plus de périr, de la ma-
nière dont elle le craignait auparavant : elle sent
qu'elle est faite pour un objet éternel , et ne con-
naît plus de mort que le péché.
11 faudrait ici vous découvrir la dernière per-
fection de l'amour de Dieu : il faudrait vous mon-
' De Gen. ad lui. lib. V'.il, n" 25, t m. part i, col. 2."J4.
BOSSCET. — TOME III.
ti*er cette âme détachée encore des cliastes dou-
ceurs qui l'ont attirée a Dieu, et possédée seulement
de ce qu'elle découvre en Dieu même, c'est-à-dire,
de ses perfections infinies. Là se verrait l'union
de l'âme avec un Jésus délaissé ; là s'entendrait
la dernière consommation de l'amour divin dans
un endroit de l'âme si profond et si retiré , que
les sens n'en soupçonnent rien , tant il est éloi-
gné de leur région; mais pour expliquer cette ma-
tière, il faudrait tenir un langage que le monde
n'entendrait pas.
Finissons donc ce discours , et permettez qu'en
le finissant je vous demande , messieurs , si les
saintes vérités que j'ai annoncées ont excité eu
vos cœurs quelque étincelle de l'amour divin. La
vie chrétienne que je vous propose si pénitente ,
si mortifiée , si détachée des sens et de nous-mê-
mes , vous paraît peut-être impossible. Peut-on
vivre, direz- vous, de cette sorte ? Peut-on renon-
cer à cequi plaît? On vous dira de là-haut* qu'on
peut quelque chose de plus difficile, puisqu'on
peut embrasser tout ce qui choque. Mais pour le
faire, direz-vous, il faut aimer Dieu; et je ne
sais si on peut le connaître assez pour l'aimer au-
tant qu'il faudrait. On vous dira de là-haut cju'on
en connaît assez pour l'aimer sans bornes. Mais
peut-on mener dans le monde une telle vie ? Oui
sans doute , puisque le monde même vous désa-
buse du monde : ses appas ont assez d'illusions^
ses faveurs assez d'inconstance, ses rebuts assez
d'amertume; il y a assez d'injustice et de perfidie
dans le procédé des hommes, assez d'inégalités
et de bizarreries dans leurs humeurs incommodes
et contrariantes ; c'en est assez sans doute pour
nous dégoûter.
Eh! dites-vous, je ne suis que trop dégoûté :
tout me dégoûte en effet, mais rien ne me tou-
che ; le monde me déplaît , mais Dieu ne me plaît
pas pour cela. Je connais cet état étrauge, mal-
heureux et insupportable, mais trop ordinaire
dans la vie. Pour en sortir, âmes chrétiennes ,
sachez que qui cherche Dieu de bonne foi ne
manque jamais de le trouver ; sa parole y est
expresse : « Celui qui frappe, on lui ouvre; celui
« qui demande, on lui donne; celui qui cherche,
« il trouve infailliblement'. « Si donc vous ne
trouvez pas , sans doute vous ne cherchez pas.
Remuez jusqu'au fond de votre cœur : les plaies
du cœur ont cela qu'elles peuvent être sondées
jusqu'au fond, pourvu qu'on ait le courage de les
pénétrer. Vous trouverez dans ce fond un secret
orgueil qui vous fait dédaigner tout ce qu'on vous
dit, et tous les sages conseils : vous trouverez un
* Madame de la Vallière était à la grille d'eu haat arec U
reine.
■ ilallh. m . 8.
^it
380
POUR LA PROFESSION DE MADAME LAVALLIÈRE.
psprit de raillerie inconsidérée, qui naît parmi
l'enjouement des conversations. Quiconque eu
est possédé croit que toute la vie n'est qu'un jeu :
on ne » eut que se divertir; et la face de la rai-
son , si je puis parler de la sorte , parait trop sé-
rieuse et trop chagrine.
Mais à quoi est-ce que je m'étudie ? à cher-
cher des causes secrètes du dégoût que vous donne
la piété? Il y en a de plus grossières et de plus
palpables : on sait quelles sont les pensées qui ar-
rêtent le monde ordinairement. On n'aime point
iJa piété véritable ; parce que , contente des biens
éternels, elle ne donne point d'établissement sur
la terre , elle ne fait point la fortune de ceux qui
la suivent. C'est l'objection ordinaire que font à
Dieu les hommes du monde : mais il y a répondu ,
d'une manière digne de lui, par la bouche du
j^rophète ÎNIalachie '. «Vos paroles se sont élevées
« contre moi , dit le Seigneur, et vous avez ré-
« pondu : Quelles paroles avons-nous proférées
« contre vous? Vous avez dit : Celui qui sert
« Dieu se tourmente en vain. Quel bien nous est-
« il revenu d'avoir gardé ses commandements,
« et d'avoir nmrché tristement devant sa face?
« Les hommes superbes et entreprenants sont
« heureux : car ils se sont établis en vivant dans
« l'impiété; et ils ont tenté Dieu en songeant à
« se faire heureux malgré ses lois, et ils ont fait
« leurs affaires. »
Voilà l'objection des impies, proposée dans
toute sa force par le Saint-Esprit. « A ces mots,
« poursuit le prophète , les gens de bien étonnés
« se sont parlé secrètement les uns aux autres. ■>
Personne sur la terre n'ose entreprendre , ce sem-
ble, de répondre aux impies qui attaquent Dieu
avec une audace si insensée ; mais Dieu répon-
dra lui-même. « Le Seigneur a prêté l'oreille à
« ces choses, dit le prophète , et il les a ouïes : il a
« fait un livre où il écrit les noms de ceux qui le
« servent; et en ce jour où j'agis, dit le Seigneur
'< des armées, c'est-à-dire , en ce dernier jour où
" j'achève tous mes ouvrages , où je déploie ma
«< miséricorde et ma justice ; en ce jour, dit-il ,
« les gens de bien seront ma possession particu-
« Hère; je les traiterai comme un bon père traite
•< un fils obéissant. Alors vous vous retournerez ,
« à impies ! vous verrez de loin leur félicité , dont
« vous serez exclus pour jamais ; et vous verrez
« alors quelle différence il y a entre le juste et
« l'impie, entre celui qui sert Dieu et celui qui
« méprise ses lois. « C'est ainsi que Dieu répond
aux objections des impies. Vous n'avez pas voulu
croire que ceux qui me servent puissent être heu-
reux : vous n'en avez cru ni ma parole, ni l'ex-
périence des autres; votre expérience vous en
' Mal. m, 13 et scqq.
convaincra; vous les verrez heureux, et vous
vous verrez misérables : Hœc dicit Dominusfa-
ciens hœc : « C'est ce que dit le Seigneur; il l'en
« faut croire : car lui-même qui le dit, c'est lui
« qui le fait; » et c'est ainsi qu'il fait taire les
superbes et les incrédules.
Serez- vous assez heureux pour profiter de cet
avis, et pour prévenir sa colère? Allez, mes-
sieurs, et pensez-y : ne songez point au prédica-
teur qui vous a parlé, ni s'il a bien dit, ni s'il a
mal dit : qu'importe qu'ait dit un homme mortel?
Il y a un prédicateur invisible qui prêche dans
le fond des cœurs; c'est celui-là que les prédi-
cateurs et les auditeurs doivent écouter. C'est
lui qui parle intérieurement à celui qui parle au
dehors, et c'est lui que doivent entendre au de-
dans du cœur tous ceux qui prêtent l'oreille aux
discours sacrés. Le prédicateur, qui parle au de-
hors, ne fait qu'un seul sermon pour tout un
grand peuple : mais le prédicateur du dedans,
je veux dire le Saint-Esprit , fait autant de prédi-
cations différentes qu'il y a de personnes dans
un auditoire; car il parle à chacun en particulier,
et lui applique selon ses besoins la parole de la
vie éternelle. Écoutez-le donc , chrétiens ; laissez-
lui remuer au fond de vos cœurs ce secret prin-
cipe de lamour de Dieu.
Esprit saint. Esprit pacifique, je vous ai pré-
paré les voies en prêchant votre parole. Ma voix
a été semblable peut-être à ce bruit impétueux
qui a prévenu votre descente : descendez main-
tenant, ô feu invisible; et que ces discours en-
flammés, que vous ferez au dedans des cœurs,
les remplissent d'une ardeur céleste. Faites-leur
goûter la vie éternelle, qui consiste à connaître
et à aimer Dieu : donnez-leur un essai de la vi-
sion, dans la foi; un avant-goût de la posses-
sion, dans l'espérance ; une goutte de ce torrent
de délices qui enivre les bienheureux, dans les
transports célestes de l'amour divin.
Et vous , ma sœur, qui avez commencé à goû-
ter ces chastes délices , descendez , allez à l'autel;
victime de la pénitence , allez achever votre sa*
crifice : le feu est allumé, l'encens est prêt, le
glaive est tiré : le glaive, c'est la parole qui sé-
pare l'âmed'avec elle-même , pour l'attacher uni-
quement à son Dieu. Le sacré pontife vous
attend * avec ce voile mystérieux que vous de-
mandez. Enveloppez-vous dans ce voile : vivez
cachée à vous-même, aussi bien qu'à tout le
monde; et connue de Dieu, échappez -vous à
vous-même , sortez de vous-même, et prenez un
si noble essor, que vous ne trouviez de repos
que dans l'essence du Père, du Fils et du Saint-
Esprit.
" SI. l'arclievéque de Pans.
PANÉGYRIQUES.
PANÉGYRIQUE
SAINT SULPICE,
rBÈcuÉ DEVAirr la reu«e hère.
Trois grâces dans l'Église, pour surmonter le monde et
s» vanités : ces trois grâces réunis en -;aint Sulpice. Innocence
df sa vie à la cour : ses vertus dans l'épiscopat : sa retraite
avant sa mort , pour régler ses comptes avec la justice divine.
Eiwllenles leçons qu'il fournit , dans ces différents états , aux
ecclésiastiques et à tous les chréticos.
Kos aulem non spiriium hujtts mundi accepimus, sed
spiritum qui ejc Deo est; ut sciamus gtiœ Deo do-
nata sunt nobis.
Pour nous , nous n'avons pas reçu Fesprit de ce monde ,
mais un esprit qui vient de Dieu, pour connaître les
tiioses qu'il nous a données. I. Cor. n, "i.
Chaque compagnie a ses lois, ses coutumes,
ses maximes et son esprit ; et lorsque nos emplois
ou nos dignités nous donnent place dans quel-
que corps, aussitôt on nous avertit de prendre
l'esprit de la compagnie dans laquelle nous som-
mes entrés. Cette grande société , que l'Écriture
appelle le monde , a son esprit qui lui est pro-
pre ; et c'est ce que l'apôtre saint Paul appelle ,
dans notre texte , l'esprit du monde. Mais comme
la grâce du christianisme est répandue en nos
cœurs , pour nous séparer du monde et nous dé-
pouiller de son esprit; un autre esprit nous est
donné , d'autres maximes 'nous sont proposées :
et c'est pourquoi le même saint Paul , parlant de
la société des enfants de Dieu , a dit ces belles
paroles : « Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce
• monde; mais un esprit qui est de Dieu , pour
« connaître les dons de sa grâce : » Ut sciamus
quœ a Deo donata sunt nobis.
Si le saint que nous honorons , et dont je dois
prononcer l'éloge , avait eu l'esprit de ce monde,
il aurait été rempli des idées du monde , et il au-
rait marché, comme les autres, dans la grande
voie, courant après les délices et les vanités:
mais étant plein au contraire de l'esprit de Dieu,
il a connu parfaitement les biens qu'il nous
donne; un trésor qui ne se perd pas, une vie qui
ne finit pas, l'héritage de Jésus-Christ, la com-
munication de sa gloire , la société de son trône.
Ces grandes et nobles idées ayant effacé de son
cœur les idées du monde, la cour ne l'a point
corrompu par ses faveurs , ni engagé par ses at-
traits, ni trompé par ses espérances; et il nous
enseigne , par ses saints exemples , à nous défaire
entièrement de l'esprit du monde , pour recevoir
l'esprit du christianisme. Venez donc apprendre
aujourd'hui , [de ce grand serviteur de Dieu , le
mépris que vous devez faire du monde, de ses
plaisirs et de toutes ses vanités j.
Jésus-Christ, ce glorieux conquérant, a eu à
combattre le ciel , la terre et les enfers; je veux
dire, la justice de Dieu , la rage et la furie des
démons, des persécutions inouïes de la part du
monde : toujours grand , toujours invincible, il
a triomphé dans tous ces combats; tout l'univers
publie ses victoires. Mais celle dont il se glorifie
avec plus de magnificence, c'est celle qu'U a ga-
^ée sur le monde; et je ne lis rien dans son
Évangile, qu'il ait dit avec plus de force, que
cette belle parole : « Prenez courage, j'ai vaincu
« le monde : » Conjldite , ego vici mmidum « .
II l'a vaincu en effet , lorsque, crucifié sur le
Calvaire, il a couvert, pour ainsi dire, la face
du monde de toute l'horreur de sa croix , de toute
l'ignominie de son supplice. jVon content de l'a-
voir vaincu par lui-même , il le surmonte tous les
jours par ses serviteurs. Il est sorti de ses plaies
un esprit victorieux du monde, qui, animant
le corps de l'Église , la rend saintement féconde ,
pour engendrer tous les jours une race spirituelle,
née pour triompher glorieusement de la pompe ,
des vanités et des délices mondaines.
^ Cette grâce victorieuse des attraits du monde
n'agit pas de la même sorte dans tous les fidè-
les. II y a de saints solitaires qui se sont tout à
fait retirés du monde; il y en a d'autres, non
moins illustres, lesquels y vivant sans en être,
l'ont, pour ainsi dire, vaincu dans son propre
champ de bataille. Ceux-là, entièrement déU-
chés , semblent désormais n'user plus du mon-
de; ceux-ci, non moins généreux, en usent
comme n'en usant pas, selon le précepte de l'a-
pôtre' : ceux-là, s'en arrachant tout à coup,
n'ont plus rien à démêler avec lui; ceux-ci sont
toujours aux mains, et gagnent de jour en jour,
par un long combat, ce que les autres empor-
tent tout à une fois par la seule fuite : car ici ia
fuite même est une victoire ; parce qu'elle ne
vient ni de surprise ni de lâcheté, mais d'un*
' Joan. XVI , 33.
' I. Cor. T ■ '•.
38S
PANÉGYRIQUE
ardeur de courage qui rompt ses liens, force sa
prison , et assure sa liberté par une retraite glo-
rieuse.
Ce n'est pas assez, chrétiens, et il y a dans
l'Église une grâce plusexcelkute; je veux dire,
une force céleste et divine , qui nous fait non-seu-
lement surmonter le monde , par la fuite ou par
le combat, mais qui en doit inspirer le mépris
aux autres. C'est la grâce de l'ordre ecclésiasti-
que : car, comme on voit dans le monde une ef-
ficace derreur, qui fait passer de l'un à l'autre,
par une espèce de contagion , l'amour des vanités
de la terre; il a plu au Saint-Esprit de mettre
dans ses ministres une efficace de sa vérité, pour
détacher tous les cœurs de l'esprit du monde,
pour prévenir la contagion qui empoisonne les
âmes, et rompre les enchantements par lesquels
il les tient captives.
Voilà donc trois grâces qui sont dans l'Eglise,
pour surmonter le monde et ses vanités; la pre-
mière, de s'en séparer tout à fait, et de s'éloigner
de son commerce ; la seconde , de s'y conserver
sans corruption , et de résister à ses attraits ;
fci troisième, plus éminente, est d'en imprimer
le dégoût aux autres , et d'en empêcher la con-
tagion. Ces trois grâces sont dans l'Église; mais
iJ;est rare de les voir unies dans une même per-
sonne , et c'est ce qui me fait admirer la vie du
grand saint Sulpice. Il l'a commencée à la cour,
il l'a finie dans la solitude : le milieu en a été
occupé dans les fonctions ecclésiastiques. Cour-
tisan , il a vécu dans le monde sans être pris de
ses charmes : évêque , il en a détaché ses frères :
solitaire, il a désiré de finir ses jours dans une
entière retraite. Ainsi successivement, dans les
trois états de sa vie, nous lui verrons surmonter
le monde, de toutes les manières dont on le peut
vaincre: car il s'est opposé généreusement à ses
faveurs dans la cour, au cours de sa malignité
dans l'épiscopat, à la douceur de son commerce
dans la solitude : trois points de ce discours.
TEEMIER POINT.
Quoique les hommes soient partagés eji tant
de conditions différentes ; toutefois, selon l'Écri-
ture, il n'y a que deux genres d'hommes, dont
les uns composent le monde , et les autres la so-
ciété des enfants de Dieu. Cette solennelle divi-
sion est venue, dit saint Augustin- , de ce que
Ihomme n'a que deux parties principales; la
partie animale, et la raisonnable; et c'est par là
que nous distinguons deux espèces d'hommes,
parce que les uns suivent la chair, et les autres
sontgouveinés par l'esprit. Ces deux races d'hom-
« fie Civ. Dii. lib. xiv, cap. iv, t. vu, col. 353.
mes ont paru d'abord en figure, dès l'originB
des siècles , en la personne et dans la famille dç
Caïn et de Seth; les enfants de celui-ci étant
toujours appelés les enfants de Dieu , et au con-
traire ceux de Caïn étant nommés constamment
les enfants des hommes ; afin que nous distin-
guions qu'il y en a qui vivent comme nés de
Dieu, selon les mouvements de l'esprit; et les
autres comme nés des hommes , selon les incli-
nations de la nature.
De là ces deux cités renommées, dont il est
parlé si souvent dans les saintes Lettres ; Baby-
lone charnelle et terrestre; Jérusalem divine et
spirituelle, dont l'une est posée sur les fleuves,
c'est-à-dire , dans une éternelle agitation ; Saper
aquas multas, dit l'Apocalypse» : ce qui a fait
dire au psalmiste : « Assis sur les fleuves de Ba-
« bylone * ; » et l'autre est bâtie sur une monta-
gne, e'est-à-dire , dans une consistance immua-
ble. C'est pourquoi le même a chanté : « Celui
« qui se confie en Dieu est comme la montagne I
« de Sion ; celui qui habite en Jérusalem ne sera |
« jamais ébranlé : " Qui confidunt in Domino
sicut mons Sion ^. Or, encore que ces deux cités i
soient mêlées de corps, elles sont, dit saint]
Augustin^, infiniment éloignées d'esprit et de
mœurs : ce qui nous est encore représenté dès
le commencement des choses , en ce que les en-
fants de Dieu s'étant alliés, par les mariages,
avec la race des hommes; ayant trouvé, dit l'É-
criture^, leurs filles belles, ayant aimé leurs
plaisirs et leurs vanités ; Dieu , irrité de cette al-
liance, résolut, en sa juste indignation, d'ense-
velir tout le monde dans le déluge : afin que nous
entendions que les véritables enfants de Dieu
doivent fuir entièrement le commerce et l'alliance
dumonde; de peur de communiquer, comme dit
l'apôtre^, à ses œuvres infructueuses.
C'est pourquoi le sauveur Jésus, « l'Illumina-
« teur des antiquités , » Illuminator antiquita-
tum^ ^ parlant de ses véritables disciples, dont
les noms sont écrits au ciel : « Ils ne sont pas du
« monde, dit-il*, comme je ne suis pas du mon-
« de ; » et quiconque veut être du monde , il s'ex-
clut volontairement de la société de ses prières,
et de la communion de son sacrifice, Jésus-
Christ ayant dit décisivement : « Je ne prie pas
« pour le mondes. «
' ^poc. XVII , I
2 Ps. CXXXVl, I.
3 Ibid. ex XIV, I.
< De cotech. nid. cap. XIX, n" 31, t. VI, CO . 283
^ Gfllts. M, 2.
6 F plus. \, II.
' rcrtiU. adv. Marc. \\h. IV, n" 40.
S J(,(in. XVII, l<>.
s Id. xv:i , 0
DE SALNT SULPICE.
389
J'ai dit CCS choses , mes frères, afin que vous
connaissiez que ce n'est pas une obligation par-
ticulière dos religieux de mrpriscr le monde;
mais que la nécessité de s'en séparer est la pre-
mière, la plus générale , la plus ancienr.e obliga-
tion de tous les enfants de Dieu.
Si nous eu croyons l'Évangile, rien de plus
opposé que Jésus-Christ et le monde; et de ce
inonde , messieurs , la partie la plus éclatante , et
par conséquent la plus dangereuse, chacun sait
assez que c'est la cour. Comme elle est le principe
et le centre de toutes les afTaires du monde, l'en-
nemi du genre humain y jette tous ses appâts,
y étale toute sa pompe.
Saint Sulpice , nourri à la cour dès sa jeunesse,
[ triompha , par un miracle singulier de la grâce ,
de ses artifices et de sa séduction. Il sut vivre
sans ambition au milieu des honneurs qui l'en-
vironnaient; sans volupté parmi tous les plaisirs
qui le sollicitaient; sans partialité, malgré tous
les intérêts qui divisent d'ordinaire les courti-
sans; sans avarice, q\ioiqu'il ne vit que des
hommes occupés à tout attirer à eux , soigneux
de tout ménager, pour parvenir au terme de leurs
espérances. Tant de périls ne servirent qu'à faire
mieux éclater l'innocence de Sulpice : la candeur
de ses mœurs , sa simplicité , sa modestie , sa dou-
ceur, forcèrent de le respecter dans un lieu où
ces vertus trouvent si peu d'accès , et où tous
les vices opposés régnent souverainement. Un si
bel exemple fit impression ; et l'on -vit, par les
conversions extraordinaires qu'il produisit , com-
bien la vertu pure et sincère a d'empire sur les
cœurs les moins disposés à Tembrasser. ]
Sulpice, chaste dans un âge [où la pureté fait
les plus tristes naufrages , après avoir résisté à
toutes les caresses du monde , voulut, pour af-
fermir davantage sa vertu contre les écueils qu'elle
avait à craindre , sceller ses résolutions par des
engagements, qui ne pussent lui permettre d'é-
couter aucune espèce de proposition. Il fit donc
vœu de virginité; et déjà irréprochable dans
toute sa conduite , il se montra encore plus sé-
vère , et porta les précautions jusqu'à la dernière
délicatesse.]
0 sainte chasteté ! fleur de la vertu , ornement
immortel des corps mortels , marque assurée d'une
iirae bien faite, protectrice de la sainteté et de
la foi mutuelle dans les mariages, fidèle dépo-
sitaire de la pureté du sang des races , et qui
seul en sais conserver la trace î quoique tu sois
si nécessaire au genre humain , où te trouve-t-on
«ur la terre? 0 grand opprobre de nos mœurs!
l'un des sexes a honte de te conserver ; et celui
aujjuel il pourrait sembler que tu es échue en
î artagc, ne se pique guère moins de te perd»
dans les autres, que de te conserver en soi'
même. Confessez- vous à Dieu devant ces autels ,
vaines et superbes beautés , dont la chasteté ncst
qu'orgueil ou affectation et grimace : quel est
votre sentiment, lorsque vous vous étalez avec
tant de pompe, pour attirer les regards? dites-
moi seulement ce mot? Quels regards désirez-
vous attirer? sont-ce des regards indifférents?
Ahî quel miracle, que saint Sulpice, jeune et
agréable, n'ait jamais été pris dans ces pièges :
sachant qu'il ne devait l'amour qu'à son Dieu
jamais il n'a souillé dans son cœur la source de
l'amour. Ange visible, [tandis que son cœur
brûlait du feu céleste de la charité , son corps ,
embrasé de cette divine flamme, se consumait
tout entier au service de son Dieu , dans les exer-
cices de la piété chrétienne et les austérités de
la pénitence ]. Ses autres vertus n'étaient pas de
ces vertus du monde et de commerce , ajustées
non point à la règle, elle serait trop austère;
mais à l'opinion et à l'humeur des hommes : ce
sont là les vertus des sages mondains , ou plutôt
c'est le masque spécieux sous lequel ils cachent
leurs vices.
[Que la vertu de Sulpice avait des caractères
bien différents ! Parce qu'elle était chrétienne et
véritable, elle était sévère et constante, ferme-
ment attachée aux règles , incapable de s'^n dé-
tourner pour quelque prétexte que ce pût être].
Sa bonne foi [dans les affaires ne reçut jamais la
moudre atteinte] ; sa probité , [supérieure à tou-
tes les vues d'intérêt, demeura toujours inalté-
rable] ; sa justice [ne connut aucune de ces pré-
férences , que suggèrent la cupidité ou le respect
humain]; sa candeur [ne permettait pas même
de suspecter sa sincérité]; et son innocence, [qui
s'affermissait de plus en plus , par tousles moyens
qui auraient pa l'affaiblir, embellissait toutes ses
autres vertus. Le plus beau et le plus grand encore ,
c'est qu'au milieu de tant de faveurs et de consi-
dérations que lui procurait son mérite , il savait
toujours conserver une] admirable modération.
Mais peut-être ne durera-t-elle que jusqu'à ce
qu'elle ait gagné le dessus : car le génie de l'am-
bition , c'est d'être tremblante et souple lorsqu'elle
a des prétentions ; et quand elle est parvenue à
ses fins , la faveur la rend audacieuse et insup-
portable : Pavida cum quœrit, audax cum
pervenerit ' . Un habile courtisan disait autrefois,
qu'il ne pouvait souffrir à la cour l'insolence et
les outrages des favoris , et encore moins , disait-
il, leurs civilités superbes et dédaigneuses, leurs
grâces trop engageantes, leur amitié tyrannique,
qui demande, d'un homme libre, nue dépea-
' s. Creg. .V. Past. part 1, cap. a, t. n-, ouL tw
800 PANÉGYRIQUE
danee servile : Contumeliosam humaniiatem' .
Sulpice, toujours modéré, sut se tenir dans
les bornes que l'humilité chrétienne lui prescri-
vait. Pour se détromper du monde , il allait se
rassasier de la vue des opprobres de Jésus-Christ
dans les hôpitaux et dans les prisons. [ Il voyait
une ] image de la grandeur de Dieu dans le prince ,
[et il trouvait une] image de la bassesse de Jé-
sus-Christ et de ses humiliations dans les pau-
vres. Le favori de Clotaire , aux pieds d'un pauvre
ulcéré, adorant Jésus-Christ sous des haillons,
et expiant la contagion des grandeurs du monde ;
quel beau spectacle ! Mais il évitait , le plus qu'il
était possible , les regards des hommes , et ne
cherchait qu'à leur cacher [ses bonnes œuvres;
bien éloigné d'imiter] ces vertus trompeuses , qui
se rendent elles-mêmes captives des yeux qu'elles
veulent captiver. [C'est ainsi que Sulpice a su se
conserver pur et sans tache, au milieu de toutes
les faveurs les plus capables d'amollir un cœur
tendre, et de lui inspirer l'amour du monde. Il a
vaincu le monde dans sa partie la plus sédui-
sante et la plus redoutable : voyons comment ,
après en avoir triomphé lui-même , il va travail-
ler à détruire son empire dans les autres. ]
SECOND POINT.
La grâce du baptême porte une efficace, pour
nous détacher du monde; la grâce de l'ordina-
tion porte une efficace divine , pour imprimer ce
détachement dans tous les cœurs.
Le royaume de Jésus-Christ n'est pas de ce
monde. Il y a guerre déclarée entre Jésus-Christ
et le monde , une inimitié immortelle ; le monde
le veut détruire, et il veut détruire le monde. Ceux
qu'il établit ses ministres doivent donc entrer dans
ses intérêts : s'il y a en eux quelque puissance ,
c'est pour détruire la puissance , qui lui est con-
traire. Ainsi, toute la puissance ecclésiastique
est destinée à abattre les hauteurs du monde :
Ad deprimendam altitudinem sœculi hitjus.
On reçoit le Saint-Esprit dans le baptême , dans
une certaine mesure ; mais on en reçoit la plé-
nitude dans l'ordination sacrée ; et c'est ce que
signifie l'imposition des mains de l'évêque : car,
comme dit un ancien écrivain', ce que fait le
pontife mû de Dieu , animé de Dieu , c'est l'image
de ce que Dieu fait d'une manière plus forte et
plus pénétrante. L'évêque ouvre les mains sur
nos têtes; Dieu verse, à pleines mains, dans les
âmes la plénitude de son Saint-Esprit. C'est ce
qui fait dire à un saint pape : « La plénitude de
^ l'Esprit saint opère dans l'ordination sacrée : »
Plenitudo Spiritiis in sacris ordinationibus
» Senec. Epist. IV.
I aioays. de EccUs, Hierac. cap. v, p. 127 et seqq.
operatur\ Le Saint-Esprit, dans le baptême,
nous dépouille de l'esprit du monde : Non enhn
spiritmn hujus mundi accepifmis. La plénitude
du Saint-Esprit doit faire dans l'ordination quel-
que chose de beaucoup plus fort : elle doit se ré-
pandre bien loin au dehors , pour détruire , dans
tous les cœurs, l'esprit et l'amour du monde.
Animons-nous, mes frères; c'est assez pour nous
d'être chrétiens, trop d'honneur de porter ce
beau caractère : Propternos nihil suf/tcientius
est. Si donc nous sommes ecclésiastiques, c'est
sans doute pour le bien des autres.
Que n'a pas entrepris le grand saint Sulpice ,
pour détruire le règne du monde? Mais c'est peu
de dire qu'il a entrepris : ses soins paternels opé-
raient sans cesse de nouvelles conversions. 11 y
av \it dans ses paroles et dans sa conduite une
certaine vertu occulte , mais toute-puissante , qui
inspirait le dégoût du monde. Nous lisons dans
l'histoire de sa vie, que, dorant son épiscopat,
tous les déserts à l'entour de Bourges étaient
peuplés de saints solitaires. Il consacrait tous les
jours à Dieu des vierges sacrées; [il apprenait
aux familles à user de ce monde, comme n'en
usant pas ; et partout il répandait un esprit de
détachement ; qui portait les cœurs à ne soupirer
qu'après les biens célestes. ]
D'où lui venait ce bonheur, cette bénédiction,
cette grâce , d'inspirer si puissamment le mépris
du monde? Qu'y avait-il dans sa vie et dans sa
personne, qui fût capable d'opérer de si mer-
veilleux changements? C'est ce qu'il faut tâcher
d'expliquer en faveur de tant de saints ecclé-
siastiques, qui remplissent ce séminaire et cette
audience. Deux choses produisaient un si grand
effet : la simplicité ecclésiastique, qui condam-
nait souverainement la somptuosité, les délices ,
les superrtuités du monde; un gémissement pa-
ternel sur les âmes, qui étaient captives de ses
vanités.
La simplicité ecclésiastique, c'est un dépouil-
lement intérieur, qui , par une sainte circonci-
sion , opère au dehors un retranchement effectif
de toutes superfluités. En quoi le monde paraît-il
grand? Dans ses superfluités : de grands palais,
de riches habits, une longuesuite de domestiques.
L'homme si petit par lui-même, si resserré en
lui-même, s'imagine qu'il s'agrandit, et qu'il bc
dilate, en amassant autour de soi des choses qui
lui sont étrangères. Le vulgaire est étonné de
cette pompe, et ne manque pas de s'écrier : Voilà
les grands, voilà les heureux. C'est ainsi que la
puissance du monde tâche de faire voir que ses
biens sont grands. Une autre puissance est établie,
' Innocent. I" ad Alex. Ep. xxiv, pag. 853. Epist Ron
* Pont.
DE S Al M SULPICE.
391
pour faire ^oil• qu'il ne si rien ; c'est la puissance
ecclésiastique.
Toutes nos actions, jusqu'aux moindres gestes
<lu corps, ju.squ'au moindre et plus délicat mou-
vement des yeux , doivent ressentir le mépris du
monde. Si la vanité change tout, le visage, le
ri'gard , le st)n de la voix ; car tout devient instru-
ment de la vanité : ainsi la simplicité doit tout
régler ; mais qu'elle ne soit jamais affectée , parce
qu'elle ne serait plus simplicité. Entreprenons,
messieurs, de faire voir à tous les hommes, que
le monde na rien de solide ni de désirable; et
pour cela [imitons] la frugalité , la modestie et
la simplicité du grand saint Sulpice. « Ayant donc
« de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir,
« i\omdc\o\ïsè\.recontexits: " Habentes alimenta
et quibus tegamur, his contenti si7nus ' . Que nous
servent ces cheveux coupés , si nous nourrissons
au dedans tant de désirs superflus, pour ne pas
dire pernicieux? [Saint Sulpice nous a appris,
par son exemple, à faire sur nous-mêmes de con-
tinuels efforts, pour les retrancher jusqu'à la
racine].
Sa vie , tout ecclésiastique, annonçait un pas-
teur entièrement mort aux choses du siècle, uni-
quement dévoué aux intérêts de Jésus- Christ et
au salut des âmes. Loin de profiter des moyens
que lui fournissait sa place, pour se procurer
plus d'aisances, de commodités et d'éclat ex-
térieur, il jugea , au contraire , que sa charge
lui imposait une nouvelle obligation de faire
chaque jour, dans sa vie, de plus grands retran-
chements. Déjà, n'étant qu'abbé de la chapelle
du roi Clotaire second, il n'avait voulu retenir,
pour sa subsistance et celle des clercs qu'il gou-
vernait, que le tiers des appointements que le
roi lui donnait; et il distribuait le reste aux pau-
vres. Mais lorsqu'il fut élevé sur le siège de Bour-
ges, il crut encore devoir augmenter sa pénitence,
redoubler ses austérités , et pratiquer un détache-
ment plus universel. Rien de plus frugal que sa
table ; on n'y donnait rien à la sensualité et au
plaisir : rien de plus modeste que ses habits ou
ses meubles; tout y ressentait la pauvreté de
Jésus-Christ : rien enfin de plus simple que toute
sa conduite , de plus affable que sa personne. Sa
bonté , pleine de tendresse , le fit regarder comme
le père de son peuple; et sa douceur, toujours
égale, lui mérita le surnom de Débonnaire. Qu'il
était éloigné de vouloir en imposer à ses peuples
par la magnificence de ses équipages et la pompe
de son cortège ! Ministre de la loi de charité, il
voulait inspirer l'amour, et non la terreur; et
pour y réussir, il lui suffisait de se montrer avec
iL Timolh. VI, •..
l'appareil de ses vertus. Aussi les pauvres for-
maient-ils tout son train; et, a l'exemple d'un
grand évêque, « il mettait toute sa sûreté dans le
« secours de leurs prières » : Habeo dcfensioneuiy
sed in orationibus pauperum. « Ces aveugles,
« pouvait-il dire avec saint Ambroise, ces boi«
« teux, ces infirmes, ces vieillards, qui me, sur-
'< vent et m'accompagnent , sont plus capables de
« me défendre, que les soldats les plus braxes et
« les plus aguerris : « Cœci illi et claudi^ dé-
biles et senes, robustis bellatoribus forliores
sunt '.
C'est ainsi, chrétiens, que Sulpice travaillait
à retracer dans toute sa vie les mœurs apostoli-
ques, et à fournir, a tous les siècles suivants, un
modèle accompli de toutes les vertus qui doivent
orner un ministre de Jésus-Christ. 0 que la fru-
galité de ce digne pasteur condamnera d'ecclé-
siastiques, qui prétendent se distinguer par ces
profusions spleudides., ces délicatesses recher-
chées de leur table , dont la religion rougit pour
eux! Comment le faste de leur ameublement
somptueux pourra-t-il soutenir le parallèle de la
modestie évangélique de ce saint évêque? L'ai-
mable simplicité de ses manières ne suffit-elle pas
pour confondre à jamais ces superbes hauteurs,
que des vicaires de l'humanité et de la servitude
de Jésus-Christ affectent à l'égard des peuples
qui leur sont confiés ; le dirai-je , à l'égard même
de leurs coopérateurs? Ont-ils donc oublié avec
quelle force le souverain Pasteur leur interdit
l'esprit de domination , et combien il leur recom-
mande la douceur et la condescendance , dont il
leur a donné de si grands exemples?
Mais que prétendent les ecclésiastiques, qui ,
loin d'imiter le zèle de saint Sulpice , pour ruiner
l'esprit du monde, semblent au contraire, par
une vie toute profane , n'être appliqués qu'à le
faire vivre, l'étendre et l'affermir? Croient-ils
que , par des mœurs si opposées à celles de nos
pères , ils se rendront plus recommandables dans
k monde, qu'ils cultivent avec tant de soin? Mais,
ce monde même, dont ils veulent se montrer
amis, et obtenir la considération, les méprise sou-
verainement, parce qu'il sait quelle doit être la
vie d'un ministre des autels; et, aveugles qu'ils
sont, ils ne voient pas qu'il ne fait effort, pour
les enti-aîner dans ses mœurs dépravées , qu'afiii
de les avilir et les dégrader, et de faire rejaillir
ensuite, sur la religion qu'ils doivent maintenir,
l'opprobre dont il les aura couverts. S'ils veulent
donc vraiment se distinguer, qu'ils pensent sc-
riensenicnt a se séparer de la multitude, par la
sainteté d'une vie qui les élève autant au-des6Ui
' s. Auibr Scnii. conL Aux. a" 33^ U U»^ ooL KX.
392 PA.NfCGYRIQUE
tli commun des hommes , qu'ils leur sont supé-
rieurs par iï'iDiueiice de leur caractère.] « Car
<■ la dignité sacerdotale exige, de ceux qui en sont
« revêtus, une gravité de mœurs peu commune,
« une vie sérieuse et appliquée, une vertu toute
« singulière : » Sobriam a lurbis gravitatem,
seriaiii vilam, singulare pondus , dignitas sibi
vindicat sacerdotalis '. Sont-ils jaloux de soute-
nir en eux l'autorité du sacerdoce ; qu'ils pensent
à l'assurer par le mérite de leur foi et la sainte té de
leur vie : Dignitatis suœ auctorilatem fidei et
vitœ mentis quœrant \ [Mais que jamais ils ne
se fassent assez d'illusion , pour croire se rendre
vénérables par une pompe extérieure, qui ne
peut qu'éblouir les yeux des ignorants, et qui
leur attire uue amère critique de la part de ceux
<|ui relléchissent.] < Le vrai ecclésiastique s'étudie
« à prouver sa profession par son habit, sa dé-
« luarche et toute sa conduite : il n'a garde de
« chercher à se donner un faux éclat par des or -
« «ements empruntés : » Clericus jyrofessioncî/i
suam, et in habitu, et in incessu probet , et nec
vestibus, nec calceamentis decorem quœrat ^.
[Voilà les leçons que les Pères et les conciles
ont données aux ecclésiastiques, ou plutôt ils
n'ont fait que renouveler celles que Jésus-Christ
lui-même leur avait laissées dans ses exemples,
(^u'il nous exprime admirablement] la simplicité
de sa vie , lorsqu'il nous dit : « Les renards ont
« des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids
« et des retraites ; mais le Fils de l'homme n'a
" pas où reposer sa tête : » Vulpesjoveas habent,
et volucres cœli nidos; Filius autem hominis
non habet ubi caput reclinet <. [Son dessein , en
nous tenant ce discours , n'est pas d'exciter en
nous] des sentiments de pitié [sur un état , qui
paraît à la nature si digne de compassion : mais
il veut nous] donner du courage , [et nous inspirer
un généreux détachement de tout ce qui peut
paraître le plus nécessaire ; parce que la foi d'un
ministre de Jésus-Christ ne connaît d'autre néces-
sité , que celle de tout sacrifier pour son Dieu et
le salut des âmes.
Telles sont les dispositions avec lesquelles on
doit entrer dans le sacerdoce de Jésus-Christ,
pour continuer son œuvre] ; et malheur à ceux
qui, poussés du désir de s'élever, cherchent, dans
l'honneur attaché au sacerdoce, un moyen de
se procurer les avantages du monde, qu'il avait
))our objet de détruire : Mundi lucrum quœrilur
tiub ejus honoris specie, quo mundi destrui lucra
flebuerunt ^.
' s. ,1mhr. ad Irrii. Episf. XX VIII, n" 2, t. Il, col. 902.
» (nnc.C.irthiig. IV, cap. XV. Z.a6. CoMt/V. t. Il , col. 1201
s Ihiil. cap. XLV, col. 1204.
« ,U'l/^'(. VIII, 20.
» :>. Cngor. Mtiy. Pasl. i, pari. cap. viii, t. u, col. a
[Au reste, je ne prétends pas, mes frères, qu'on
refuse aux prêtres l'honneur qui leur est dû par
tant de titres. Si, dans l'ancienne loi, rordre
sacerdotal était si fort distingué , et jouissait des
plus grandes prérogatives ; il convient que dans
la nouvelle, dont le sacerdoce est autant au-des-
sus de celui d'Aaron, que la vérité l'emporte sur
la figure, l'honneur rendu aux prêtres réponde
à l'excellence de leur dignité , et à l'éminence du
pontife qu'ils représentent sur la terre.] Il faut
honorer ses ministres pour l'amour de celui qui
a dit : « Qui vous reçoit me reçoit'. » [Mais plus
les peuples leur témoignent de vénération et dt;
déférence , moins aussi doivent-ils faire paraître
d'empressement , pour recevoir ces marques de
distinction ; et ils ne sauraient trop craindre de les
aimer et de s'en réjouir. Pour éviter cette funeste
disposition] , la simplicité ecclésiastique suit cette
belle règle ecclésiastique : « elle se montre un
« exemple de patience et d'humilité , en recevant
« toujours moins qu'on ne lui offre ; mais quoi-
« qu'elle n'acceptejamais le tout, elle a la prudence
« de ne point tout refuser : » Seipsum prœbeat
patientiœ atque humilitatis exemplum, minus
sibi assumendoquam offertur; sedtamenabeis
qui se honorant nectotum necnihil accipiendo^ .
Il ne faut pas recevoir tout ce qu'on nous offre,
de peur qu'il ne paraisse que nous nous repaissons
de cette fumée ; il ne faut pas le rejeter tout à
fait, à cause de ceux à qui on ne pourrait se ren-
dre utile , si l'on ne jouissait de quelque considé-
ration : Propter illos accipiatur quibus consu-
lere nonpotcst, si nimia dejectione vilescat.
[Mais après avoir imité le saint dépouillement
de Sulpice , à l'égard de toutes les vanités du siè-
cle , il faut encore entrer dans son esprit de] gé-
missement [sur les âmes qui en sont malheureu-
sement captives]. L'état de l'Église , durant cette
vie, c'est un état de désolation, parce que c'est
un état de viduité : Non possuntjllii sponsi lu-
gère, quamdiu cumillis est sponsus^. Elle est
séparée de son cher Époux, et elle ne peut se con-
soler d'avoir perdu plus de la moitié d'elle-même.
Cet état de désolation et de viduité de l'Église
doit paraître principalement dans l'ordre ecclé-
siastique. Le sacerdoce est un état de pénitence ,
pour ceux qui ne font pas pénitence ; les prêtres
doivent les pleurer, avec saint Paul, d'un cœur
pénétré de la plus vive douleur : Lugeam nnd-
ios quinoneqerunt pœnitentiam^. [Car il ne faut
pas s'imaginer qu'il suffise de se conduire d'una
manière irréprochable, de donner à tous des
' Malth. X,40.
2 S. Atifinst. ad Jiirel. Hpist. a" 7, t. H, col. ».
» Mdllll. IX, 15.
♦ 11. Cor XII, 21.
DE SAINT SULPICE.
5'j3
{
exemples de toutes les vertus : Le prôlre vraiment
digne de ce nom] « non-seulement ne commet
<• aucun crime , mais il déplore encore et travaille
« a expier ceux des autres , comme s'ils lui étaient
« personnels : » IVulla illicilaperpctrat, sedper-
petrataab aiiis, ut propria déplorât '. Aussi les
joies dissolues du monde portaient-elles un con-
tre-coup de tristesse sur le cœur de saint Sulpice :
car il écoutait ces paroles comme un tonnerre :
« Malheur à vous qui riez maintenant, parce que
n vous serez réduits aux pleurs et aux larmes! •
Vœ vobis gui ridetis nunc, quia lugebitis et
flebitis^l 11 s'effrayait pour son peuple, et tâchait,
\^r ses discours, non d'exciter ses acclamations,
mais de lui inspirer les sentiments d'une componc-
tion salutaire : Docente te in ecclesia, non cla-
inor populi , sedgcmitus suscitetur '.
Jésus-Christ, mes frères, en choisissant ses
ministres , leur dit encore , comme à saint Pierre :
« M'aimes-tu? pais, mon troupeau. » « En effet, il
« ne confierait pas des brebis si tendrement ai-
« mées à celui qui ne l'aimerait pas : » IS'eque
enim non umanli commitlerettam amatas. Cet
amour [était la vraie] source des larmes de saint
Sulpice; [et comme il aimait sans mesure, ses
larmes , sur les désordres de son peuple, ne pou-
vaient jamais tarir]. Jésus-Christ, gémissantpour
nous [dans les jours de sa vie mortelle, présen-
tait à ce saint évêque un modèle, qui pressait
son cœur de soupirer sans cesse pour ses frères.
Il savait que ce divin Sauveur, incapable de gé-
mir depuis qu'il est entré dans sa gloire , a spé-
cialement établi les prêtres, pour le suppléer
dans cette fonction : aussi travail lait- il à perpé-
tuer, par le mouvement du même Esprit, les
gémissements ineffables du Pontife céleste]. Ses
prières [étaient continuelles, animées de cet
esprit de ferveur et de persévérance , qui force
la résistance même du ciel ]. « Il avait éprouvé,
« par sa propre expérience, qu'il pouvait obtenir
• du Seigneur tout ce qu'il lui demanderait : "
Orationis usn et experimentojam didicit, quod
obtinere a Domino quœ poposcerit possit^.W
l'avait expérimenté, priant en faveur du roi,
réduit à l'extrémité; puisqu'il l'avait emporté
contre Dieu : [et s'il avait tant de crédit pour
la conservation et le rétablissement de la vie
corporelle,] combien plus en devait-il avoir pour
le soutien et le renouvellement de la vie spiri-
tuelle?
; Mais quel était son gémissement sur les ecclé-
siastiques mondains, [qui, par l'indécence de
> s. Grtg. Mag. Pas. part. I, cap. x, t. Il , col. 10.
» Luc. VI , 25.
3 S. Hieron. ad Kepot. Ep. XX'ïrv, t. IT,COl. 262.
• 5. Crej. Mag. Put. part, l , cap. x , t. Il col. 10.
leur conduite, avilissent le salut ministère dont
ils sont revêtus ! Hélas ! mes frères , si le cœur
sacerdotal de saint Sulpice était si vivement
touché d'en voir dans ces heureux temps, qui
ne cherchaient, dans l'honneur du sacerdoce,
destiné à la ruine du monde, qu'un moyen de s'y
avancer et d'y faire fortune; quels seraient ses
larmes et ses sanglots aujourd'hui , où l'on eu
voit si peu qui entrent dans le ministère, avec
un désir sincère de s'y consacrer entièrement au
service de FÉglise, et de se sacrifier pour Jésus-
Christ]? Oui, nous devons le dire avec douleur
et confusion, « ceux qui semblent porter la
« croix , la portent de manière qu'ils ont plus de
a part à sa gloire , que de société avec ses souf-
« frances : » Hi qui putantur crucem porlare,
sic portant, ut plus habeantin crucis nomine
dignitatis, quamin passions supplicii\ [Ils
ignorent sans doute pourquoi ils sont prêtres; ils
ne veulent pas entendre qu'ils n'ont été admis au
sacerdoce de Jésus-Christ , que pour consommer
l'œuvre de son immolation. Mais que feront-ils,
lorsque ce grand pontife, prêtre et victime, pa-
raîtra, et cherchera, pour les associer à sa gloire,
des ministres, qui, à l'innocence et à la pureté
des mœurs , aient joint une mortification géné-
rale, une entière séparation de toutes les va-
nités et de tous les plaisirs du monde?] S'ils
avaient de la foi , pourraient-ils y songer sans
sécher d'effroi?
Saint Sulpice, touché de cette pensée, se re-
tire, pour régler ses comptes avec la justice di-
vine. 11 connaît la charge d'un évêque; il sait
tt que tous doivent comparaître devant le tribu-
« nal de Jésus-Christ, afin que chacun reçoive
« ce qui est dû aux bonnes ou mauvaises actions
« qu'il aura faites , pendant qu'il était revêtu de
« son corps : » Ut referai unusquisque propria
corporis, prout gessit '. « Si le compte est si exact
« de ce qu'on fait en son propre corps , ô com-
« bien est-il redoutable de ce qu'on fait dans le
n corps de Jésus-Christ , qui est son Église! « Si
reddenda est ratio de his quœ quisque gessit in
corpore suo, quidjiet de his quœ quisque gessit
in corpore Christi^l II ne se repose pas sur sa
vocation si sainte , si canonique; il sait que Ju-
das a été élu par Jésus-Christ même , et que ce-
pendant, par son avarice , il a perdu la grâce de
l'apostolat.
Justice de Dieu , que vous êtes exacte ! vous
comptez tous les pas , vous mettez en la balance
tous les grains de sable. Il se retire donc, pour
• Salcian.de Gub. Dei. libr. m, n" 3, p. 18.
» n. Cor. T, 10.
» Scrm. ad Cler. in conc. Rem. in Jp. »>. 5. Bar^... t H*
CoL 73j.
854
se préparer à la mort, pour méditer la sévérité
de la justice de Dieu. Il récompense un verre
d'eau ; mais il pèse une parole oiseuse , particu-
lièrement dans les prêtres, où tout, jusqu'aux
moindres actions , doit être une source de grâ-
ces. Tout ce que nous donnons au monde , ce
sont des larcins que nous faisons aux âmes fi-
dèles.
A quoi pensons-nous, chrétiens? que ne nous
retirons-nous, pour nous préparer à ce dernier
jour? N'avons-nous pas appris de l'apôtre que
nous sommes tous ajournés, pour comparaître
personnellement devant le tribunal de Jésus-
Christ? Quelle sera cette surprise, combien
étrange et combien terrible , lorsque ces saintes
vérités , auxquelles les pécheurs ne pensaient ja-
mais, ou qu'ils laissaient inutiles et négligées
dans un coin de leur mémoire , leur paraîtront
tout d'un coup, pour les condamner? Aigre,
inexorable, inllexible, armée de reproches amers,
te trouverons-nous toujours , ô vérité persécu-
tante? Oui, mes frères, ils la trouveront : spec-
tacle horrible à leurs yeux , poids intolérable sur
leurs consciences , flammes dévorantes dans leurs
entrailles. [Pour qu'elle i\ous soit alors favora-
ble, il faut] se retirer quelque temps; afin d'é-
couter ses conseils , avant que d'être convaincus
par son témoignage, jugés par ses règles, con-
damnés par ses arrêts et par ses sentences su-
prêmes. Accoutumons-nous aux yeux et à la pré-
sence de notre juge; [prévenons cette] solitude
effroyable, où l'âme se trouvera réduite devant
Jésus-Christ, [lorsqu'elle sera citée à son tribu-
nal] pour lui rendre compte. Le remède le plus
efficace, c'est une douce solitude devant lui-
même , pour lui préparer ses comptes. Attendre
à la mort , combien dangereux I c'est le coup du
souverain : Dieu presse trop violemment.
Mais cette solitude est ennuyeuse , [ et qui peut
se résoudre à s'y enfoncer]? « 0 que le père du
« mensonge, ce malicieux imposteur, noustrompe
« subtilement, pour empêcher que nos cœurs,
« avides de joie , ne fassent le discernement des
« véritables sujets de se réjouir! >- Heu, qmm
subtilité r nos ille decipiendi artifex fallit, ut
non discernamus , gaudendi avidi unde verius
gaudeamus « ! [C'est dans la solitude que l'âme ,
dégagée des objets sensibles qui la tyrannisent,
délivrée du Uimulte des affaires qui l'accablent,
peut commencer à goûter, dans un doux repos,
les joies solides, et des plaisirs capables de la
contenter. Là , occupée à se purifier des souillures
qu'elle a pu contracter dans le commerce du
' Jiiliun. Puni, devitaconiemp. lib. il, cap. \\n,inl. opcr.
S. l'rvsp.
PANÉGYRIQUE
monde; plus elle devient pure et détachée, plus-
elle est en état de puiser à la source de ces vo-
luptés célestes, qui rélèvent, la transportent et
l'ennoblissent, en l'attachant à l'auteur de tout
bien.] Tous les autres divertissements [ne sont
rien qu'un] charme de notre chagrin, qu'un
amusement d'un cœur enivré. Vous sentez-vous
dans ce tumulte, dans ce bruit, dans cette dissi-
pation , dans cette sortie de vous-même? Avec
quelle joie, dit David, «votre serviteur a trouvé
« son cœur, pour vous adresser sa prière! » I/i-
venit servus tuîis cor suum , ut oraret te ora-
tione hac\
Mais l'on craint de passer pour un homme
inutile, et de rendre sa vie méprisable : Sed
ignavam infamabis. Il faut faire quelque figure
dans le monde ; [y devenir important , nécessaire;
servir l'État et la patrie : Patrice et imperio,
reique vivendum est '. Ainsi le temps s'écoule
sans s'en apercevoir. Sous ces spécieux prétextes,
on contracte chaque jour de nouveaux engage-
ments avec le monde, loin de rompre les anciens.
L'unique nécessaire est le seul négligé : tous les
bons mouvements , qui nous portaient à nous en
occuper, se dissipent; et enfin, après avoir été le
jouet du temps , du monde et de soi-même , on
est surpris de se voir arrivé, sans préparation,
aux portes de l'éternité. ]
Madame, Votre Majesté doit penser sérieuse-
ment à ce dernier jour. Nous n'osons y jeter les
yeux ; cette pensée nous effraye , et fait horreur
à tous vos sujets , qui vous regardent comme leur
mère, aussi bien que comme celle de notre mo-
narque. Mais, madame, autant qu'elle nous fait
horreur, autant Votre Majesté se la doit rendre
ordinaire et familière. Puisse Votre Majesté être
tellement occupée de Dieu, avoir le cœur telle-
ment percé de la crainte de ses jugements, l'âme
si vivement pénétrée de l'exactitude et des ri-
gueurs de sa justice, qu'elle se mette en état de
rendre bon compte d'une si grande puissance ,
et de tout le bien qu'elle peut faire , et encore de
tout le mal qu'elle peut , ou empêcher par auto-
rité , ou modérer par conseils , ou détourner par
prudence : c'est ce que Dieu demande de vous.
Ah! si les vœux que je lui fais pour votre salut
sont reçus devant sa face, cette salutaire pensée
jettera Votre Majesté dans une humiliation si
profonde, que méprisant autant sa grandeur
royale, que nous sommes obligés de la révérer,
elle fera sa plus chère occupation du soin de mé-
riter, dans le ciel, une couronne immortelle.
' H. neg. vil, 27.
2 Tcriull. de PalUo. n" 5.
*••««•••
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
PANÉGYRIQUE
DE
SAINT FRANÇOIS DE SALES.
La science de saint François de Sales , lumineuse , niais
beaucoup plus ardente. Avec quel fruit il a travaillé â l'é-
ilification de iT^lise. Son éloignement pour tous les objets de
ranibitioii : bel exemple de sa modération. Douceur exln-nie
qu'il témoignait aux âmes qu'il conduisait. Celle douceur
absolument nécessaire au directeur : trois verlus principales
qu'elle produit. Combien le saint prélat les posstxlait émi-
nemment.
nie erat lucerna ardens et lucens.
Il était une lampe ardente et luisante. Joan. t, 3 j.
Laissons un spectacle de cruauté * , pour ar-
rêter notre vue sur l'image de la douceur même :
laissons des petits enfants , qui emportent la cou-
ronne des hommes , pour admirer un homme qui
a l'innocence et la simplicité des enfants : lais-
sons des mères désolées , qui ne veulent point
recevoir de consolation dans la perte qu'elles
font de leurs fils , pour contempler un père tou-
jours constant, qui a amené lui-même ses filles
à Dieu, afin de les immoler de ses propres mains,
par la mortification religieuse. Il n'est pas mal-
aisé , ce semble , de louer un père si vénérable
devant des filles si respectueuses; puisqu'elles
ont le cœur si bien préparé à écouter ses louan-
tes : mais à le considérer par un autre endroit,
cette entreprise est fort haute , parce qu'étant si
justement prévenues d'une estime extraordinaire
de ses vertus, il n'est rien de plus difficile que
de satisfaire à leur piété, remplir leurs justes
désirs , et égaler leurs grandes idées. C'est ce qui
me fait désirer, mes sœurs, pour votre entière
satisfaction , que léloge de ce grand homme eût
déjà été fait en ce lieu auguste , où se prononcent
les oracles du christianisme. Mais en attendant
ce glorieux jour, trop éloigné pour nos vœux,
qui ouvrira la bouche des prédicateurs, pour
faire retentir, par toutes les chaires , les mérites
incomparables de François de Sales , votre très-
saint instituteur; nous pouvons nous entretenir
en particulier de ses admirables vertus, et ho-
norer, avec ses enfants, sa bienheureuse mé-
moire , qui est plus douce à tous les fidèles qu'une
composition de parfums , comme parle l'Écriture
sainte'. Commençons donc, chères âmes, cette
sainte conversation avec la bénédiction du ciel ;
Rissuet a prononcé ce panégyrique dans un couvent de
la Visitation , avant que saint François de Sales eût été cano-
nisé, et par conséquent avant que sa fête eut été fixée au 29
janvier. Il le prêcha le jour des saints Innt)cents, qui est le
Jour de la mort de ce saint évéque : c'est ce qui explique le
commencement de rexorde,qui paraîtrait singulier ïi l'on
ignorait (Ctte circonstance. (Édit. de fersailki.)
« i c. MiX, !.
30i
et pour implorer son secours, employons les
prières de la sainte Vierge , en disant, Ave.
Il y a assez de fausses lumières, qui ne veu-
lent briller dans le monde que pour attirer l'ad-
miration par la surprise des yeux. Il est assez
naturel aux hommes de vouloir s'élever aux lieux
éminents , pour étaler de loin, avec pompe, If
clat d'une superbe grandeur. Ce vice, si com-
mun dans le monde, est entré bien avant dans
l'Église, et a gagné jusqu'aux autels. Beaucoup
veulent monter dans les chaires , pour y charmer
les esprits par leur science et l'éclat de leurs pen-
sées délicates; mais peu s'étudient, comme il
faut, à se rendre capables d'échauffer les cœurs
par des sentiments de piété. Beaucoup s'empres-
sent , avec ardeur, de paraître dans les grandes
places , pour luire sur le chandelier ' ; peu s'ap-
pliquent sérieusement à jeter, dans les âmes, ce
feu céleste que Jésus a apporté sur la terre.
François de Sales, mes sœurs, votre saint
et admirable instituteur, n'a pas été de ces faux
luisants, qui n'attirent que des regards curieux et
des acclamations inutiles. Il avait appris de l'É-
vangile, que les amis de l'Époux et les ministres
de sa sainte Église devaient être ardents et lui-
sants; qu'ils devaient non-seulement éclairer,
mais encore échauffer la maison de Dieu : Il/e
erat lucema ardens et lucens. C'est ce qu'il a
fidèlement accompli, durant tout le cours de s;i
vie; et il ne sera pas malaisé de vous le faire
connaître fort évidemment, par cette réflexion.
Trois choses principalement lui ont donné
beaucoup d'éclat dans le monde : la science,
comme docteur et prédicateur ; l'autorité, comme
évéque ; la conduite, comme directeur des âmes.
La science l'a rendu un flambeau , capable d'il-
luminer les fidèles ; la d^nité épiscopale a mis
ce flambeau sur le chandelier, pour éclairer
toute l'Église; et le soin de la direction a appli-
qué cette lumière bénigne à la conduite des par-
ticuliers. Vous voyez combien reluit ce flambeau
sacré; admirez maintenant comme il échauffe.
La science, pleine d'onction , attendrit les cœurs;
sa modestie , dans l'autorité , enflamme les hom-
mes à la vertu ; sa douceur, dans la direction ,
les gagne à l'amour de Notre-Seigneur. Voilà
donc un flambeau ardent et luisant : si sa science
reluit, parce qu'elle est claire, elle échauffe en
même temps , parce qu'elle est tendre et aflee-
tive ; s'il brille aux yeux des hommes par l'é-
clat de sa dignité, il les édifie, les excite, les
enflamme tout ensemble par l'exemple de sa mo^
dcration. Enfin, si ceux qu'il dirige se trouvent
3UG
PANEGYRIQUE
éclairés fort licurcusement par ses sages et salu- '
taires conseils , ils se sentent aussi vivement tou-
chés par sa charmante douceur; et c'est ce que
je me propose de vous expliquer dans les trois
parties de ce discoui-s.
PREMIER POINT.
Plusieurs considèrent Jésus-Christ comme un
sujet de recherches curieuses, et pensent être
savants dans son Écriture, quand ils y ont ren-
contré, ou des questions inutiles, ou des rêve-
ries agréables. François de Sales, mes sœurs, a
cherché une science qui tendît à la piété ; et afin
que vous entendiez dans le fond , et de quelle
sorte Jésus-Christ veut être connu, remontez
avec moi jusqu'au principe.
Il y a deux temps à distinguer, qui compren-
nent tout le mystère du christianisme : il y a le
temps des énigmes, et ensuite le temps de la
claire vue; le temps de l'obscurité, et après,
celui des lumières : enfin le temps de croire , et
le temps de voir. Cette distinction étant supposée,
tirons maintenant cette conséquence. Dans le
temps de la claire vue , c'est alors que les esprits
seront satisfaits par la manifestation de la vérité ;
car « nous verrons Dieu face à face . » Videbimus
facie adfaciem ' : et là, découvrant, sans aucun
nuage, la vérité dans sa source, nous trouve-
rons de quoi contenter toutes nos curiosités rai-
sonnables. Maintenant quelle est notre con-
naissance obscure et enveloppée, qui nous fait
entrevoir de loin quelques rayons de lumière, à
travers mille nuages épais; connaissance, par
conséquent, qui n'a pas été destinée pour nous
satisfaire , mais pour nous conduire , et qui est
plutôt pour le cœur que pour l'esprit. Et c'est ce
qui a fait dire au divin Sauveur : Beati mundo
corde, guoniam ipsi I>eum videbimt ^ : « Bien-
« heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils
« verront Dieu. » Videbunt; ils verront un jour,
et alors ce sera le temps de satisfaire l'esprit ;
maintenant c'est le temps de travailler pour le
cœur, en le purifiant par le saint amour; et ce
doit être tout l'objet de notre science.
Approfondissons davantage cette matière im-
portante , et apprenons , par les saintes Lettres ,
quelle est la science de cette vie. L'apôtre saint
Pierre la compare à un flambeau allumé parmi
les ténèbres : Lucernœ ardenti in calirjinoso
/ofo\ Traduisons raot'à mot ces belles paroles :
.. C'est une lampe allumée dans un lieu obscur. »
[ Plus la nuit qui nous environne est obscure ,
plus il est nécessaire que la lumière qui nous
1 I. Cor. xm , 12.
2 Viitih. V, 8.
i U.Pclr.i, 19.
éclaire soit vive , pour en pénétrer les ténèbres :
mais plus les difficultés du chemin sont grandes,
plus il faut de courage pour les surmonter, plus
nous avons besoin d être animés par l'éclat de la
lumière qui nous dirige] : c'est pourquoi si ce
flambeau a de la lumière, il doit avoir encore beau-
coup plus d'ardeur, parce qu'elle doit attirer *.
C'est pourquoi notre saint évêque a étudié,
dans l'Évangile de Jésus-Christ, une science lu-
mineuse , à la vérité , mais encore beaucoup plus
ardente; et aussi, quoiqu'il sût convaincre, il
savait bien mieux convertir. Le grand cardinal
du Perron en a rendu un beau témoignage. Ce
rare et admirable génie , dont les ouvrages , pres-
que divins, sont les plus fermes remparts de
l'Église contre les hérétiques modernes, a dit,
plusieurs fois , qu'il convaincrait bien les errants ;
mais que si l'on voulait qu'ils se convertissent ,
il fallait les conduire à notre prélat. Et en effet,
il n'est pas croyable combien de brebis errantes
il a ramenées au troupeau : c'est que sa science ,
pleine d'onction , ne brillait que pour échauffer.
Des traits de flamme sortaient de sa bouche,
qui allaient pénétrer dans le fond des cœurs. Il
savait que la chaleur entre bien plus avant que
la lumière : celle-ci ne fait qu'effleurer et dorer
légèrement la surface; la chaleur pénètre jus-
qu'aux entrailles , pour en tirer des fruits mer-^
veilleux, et produire des richesses inestimables.
C'est cette bénigne chaleur, qui donnait une effi-
cace si extraordinaire à ses divines prédications,
que dans un pays fort peuplé de son diocèse,
où il n'y avait que cent catholiques quand il
commença de prêcher, à peine y restait-il autant
d'hérétiques cpiand il y eut répandu cette lumière
ardente de l'Évangile.
Mais ne vous persuadez pas qu'il n'ait converti
que les hérétiques ; cette science ardente et lui-
sante agissait encore bien plus fortement sur les
domestiques de la foi. Je trouve , dans ces der-
niers siècles, deux hommes d'une sainteté ex-
traordinaire , saint Charles Borromée et François
de Sales. Leurs talents étaient différents, et leurs
conduites, diverses; car chacun a reçu son don
par la distribution de l'Esprit : mais tous deux
ont travaillé avec même fruit à l'édification de
l'Église, quoique par des voies différentes. Saint
Charles a réveillé, dans le clergé, cet esprit de
piété ecclésiastique. L'illustre François de Sales
a rétabli la dévotion parmi les peuples. Avant
saint Charles Borromée, il semblait que l'ordre
ecclésiastique avait oublié sa vocation , tant il'
» Voyez le morceau qui est en note au coininencemenldu
premier iioiiil du Panégyrique de sainte Catherine. Bossuet y.
renvoie dans son manuscrit.
DE SAIIST FRANÇOIS DE SALES.
397
nvait corrompu ses voies; et l'on peut dire , mes
sd'iirs, qu'avant votre saint instituteur, l'esprit
(le dévotion n'était presque plus connu parmi les
gens du siècle. On reléguait dans les cloîtres la
vie intérieure et spirituelle , et on la croyait trop
sauvage pour paraître dans la cour et dans le
grand monde. François de Sales a été choisi pour
l'aller chercher dans sa retraite, et pour désa-
buser les esprits de cette créance pernicieuse. Il
a ramené la dévotion au milieu du monde ; mais
ne croyez pas qu'il l'ait déguisée , pour la rendre
plus agréable aux yeux des mondains : il l'a-
mène dans sou habit naturel , avec sa croix , avec
ses épines, avec son détachement et ses souffran-
ces. En l'état que la produit ce digne prélat , et
dans lequel elle nous paraît en son Introduction
à la vie dévote, le religieux le plus austère la
peut reconnaître , et le courtisan le plus dégoûté,
s'il ne lui donne pas son affection, ne peut lui
refuser son estime.
Et certainement , chrétiens , c'est une erreur
intolérable, qui a préoccupé les esprits, qu'on ne
peut être dévot dans le monde. Ceux qui se plai-
gnent sans cesse que l'on n'y peut pas faire son
salut, démentent Jésus-Christ et son Évangile.
Jésus-Christ s'est déclaré le sauveur de tous; et
par là il nous fait connaître qu'il n'y a aucune
condition qu'il n'ait consacrée , et à laquelle il
n'ait ouvert le chemin du ciel. Car, comme dit
excellemment saint Jean-Chrysostôme', la doc-
rine de l'Évangile est bien peu puissante, si elle
ne peut policer les villes, régler les sociétés et le
commerce des hommes. Si, pour vivre chrétien-
nement, il faut quitter sa famille et la société du
genre humain, pour habiter les déserts et les
lieux cachés et inaccessibles, les empires seront
renversés et les villes abandonnées. Ce n'est pas
le dessein du Fils de Dieu : au contraire, il com-
mande aux siens de luire devant les hommes '.
Il n'a pas dit dans les bois, dans les solitudes,
dans les montagnes seules et inhabitées; il a dit
dans les villes et parmi les hommes : c'est là que
leur lumière doit luire, afin que l'on glorifie leur
Père céleste. Louons donc ceux qui se retirent ;
mais ne décourageons pas ceux qui demeurent :
s'ils ne suivent pas la vertu, qu'ils n'en accusent
que leur lâcheté, et non leurs emplois, ni le
nionde,ni lesattraitsdelacour, ni les occupations
de la vie civile.
Mais que dis-je ici, chrétiens? les hommes
abuseront de cette doctrine , et en prendront un
prétexte pour s'engager dans l'amour du monde.
Que dirons-nous donc, mes frères, et où nous
• i:i EiK iid Rom. flom. xxvi, n' 4, t. rx, p. 717.
' AtiiUh. V, 10
tournerons-nous désormais , si on change en ve-
nin tous nos discours? Prêchons qu'on ne peutso
sauver dans le monde , nous désespérons nos au-
diteurs ; disons, comme il est vrai, qu'on s'y peut
sauver, ils prennent occasion de s'y embarquer
trop avant. 0 mondains ! ne vous trompez pas ,
et entendez ce que nous prêchons. Nous disons
qu'on peut se sauver dans le monde ; mais pour-
vu qu'on y vive dans un esprit de détachement :
qu'on se peut sauver dans les grands emplois ;
mais pourvu qu'on les exerce avec justice : qu'on
se peut sauver parmi les richesses; mais pour\n
qu'on les dispense avec charité : enfin qu'on se
peut sauver dans les dignités ; mais pourvu qu'on
en use avec cette modération, dont notre saint
prélat nous donnera un illustre exemple daiis
notre seconde partie.
SECOND POINT.
De toutes les passions humaines, la plus fière
dans ses pensées , et la plus emportée dans ses
désirs, mais la plus souplç dans sa conduite, et
la plus cachée dans ses desseins, c'est l'ambition.
Saint Grégoire nous a représenté son vrai carac-
tère, lorsqu'il a dit ces mots, dans son Pastoral,
qui est un chef-d'œuvre de prudence, et le plus
accompli de ses ouvrages : « L'ambition , dit ce
<• grand pontife", est timide quand elle cherche,
« superlje et audacieuse quand elle a trouvé : »
Pavida cum quœrit, audax cum pervenerit. Il
ne pouvait pas mieux nous décrire le naturel
étrange de l'ambition , que par l'union mons-
trueuse de ces deux qualités opposées, la timi-
dité et l'audace. Comme la dernière lui est natu-
relle, et lui vient de son propre fonds; aussi la
fait-elle paraître dans toute sa force , quand elle
a sa liberté tout entière : Audax cum pervenerit.
Mais en attendant, chrétiens, qu'elle soit arrivée
au but, elle se resserre en elle-même , elle con-
traint ses inclinations : Timida cum quœrit. Et
voici la raison qui l'y oblige : c'est, comme dit
saint Jean-Chrysostôme * , que les hommes sont
naturellement d'une humeur fâcheuse et contra-
riante, Contentiosum hominum genus. Soit que
le venin de l'envie les empêche de voir le progrès
des autres d'un œil équitable ; soit qu'en traver-
sant leurs desseins, une imagination de puissance,
qu'ils exercent, leur fasse ressentir un plaisir se-
cret et malin ; soit que quelque autre mclination
malfaisante les oblige à s'opposer les uns aux au-
tres , toujours est-il vrai de dire , que l'ardeur
d'une poursuite trop ouverte nous attire infailli-
blement des concurrents et des opposants. C'est
' Pnsl. part. I , cap. ix , l ii , col. 9.
' » /« Epist. a d Philipp. Hom. \ii, n" 3, t. xi, p. 252.
398
PANÉGYRIQUE
pourquoi l'ambition raffinée s'avance d'un pas
timide ; et tâcliant de se cacher sous son contraire,
pour être mieux déguisée, elle se montre au pu-
blic sous le visage de la retenue.
Voyez cet ambitieux , voyez Simon le Magi-
cien devant les apôtres , comme il est rampant à
leurs pieds , comme il leur parle d'une voix trem-
blante. Le même, quand il aura acquis du crédit,
en imposant aux peuples et aux empereurs par
ses charmes et par ses prestiges , à quel excès
d'arrogance ne se laissera-t-il pas emporter ; et
combien travaillera-t-il , pour abattre ces mêmes
apôtres , devant lesquels il paraissait si bassement
respectueux.
Mais je ne m'étonne pas , chrétiens , que l'am-
bition se cache aux autres , puisqu'elle ne se dé-
couvre pas à elle-même. Ne voyons-nous pas
tous les jours que cet ambitieux ne se connaît pas,
et qu'il ne sent pas l'ardeur qui le presse et le
brûle? Dans les premières démarches de sa for-
tune naissante , il ne songeait qu'à se tirer de la
boue; après, il a evf dessein de servir l'Eglise,
dans quelque emploi honorable ; là , d'autres
désirs se sont découverts , que son cœur ne lui
avait pas encore expliqués : c' est que ce feu , qui
se prenait par le bas , ne regardait pas encore le
sommet du toit : il gagne de degré en degré où sa
matière l'attire, et ne remarque sa force qu'en
s'élevant. Tel est le naturel des ambitieux , qui
s'efforcent de persuader, et aux autres, et à eux-
mêmes, qu'ils n'ont que des sentiments modestes.
Mais quelque profonds que soient les abîmes où
ils tâchent de nous receler leurs vastes préten-
tions ; quand ils seront établis dans les dignités,
leur gloire, trop longtemps cachée, se produira
malgré eux , par ces deux effets qui ne laissent
pas de s'accorder , encore que d'abord ils sem-
blent contraires : l'un est de mépriser ce qu'ils
sont ; l'autre , de le faire valoir avec excès.
Oui, je dis qu'ils méprisent ce qu'ils sont,
puisque leur esprit n'en est pas content ; qu'ils se
plaignent sans cesse de leur mauvaise fortune, et
qu'ils pensent n'avoir rien fait. Leur vertu , à
leur avis, mériterait un plus grand théâtre ; leur
grand génie se trouve à l'étroit dans un emploi si
borné : cette pourpre ne leur paraît pas assez bril-
lante ; et il faudrait, pour les satisfaire, qu'elle
jetât plus de feu. Dans ces hautes prétentions, ils
comptent pour rien tout ce qu'ils possèdent. Mais
vojez l'égarement de leur ambition : pendant
qu'ils méprisent eux-mêmes les honneurs dont ils
sont revêtus , ils veulent que tout le monde les
considère comme quelque chose d'auguste ; et si
peu qu'on ose entreprendre de toucher ce point
' Att. MU , 19, 24.
délicat, vousn'entendrcz sortir deleurboucheque
des paroles d'autorité, pour marquer leur gran-
deur et leur puissance. Ainsi ce superbe Aman ,
tant de fois cité dans les chaires , comme le mo-
dèle d'une ambition démesurée, quoiqu'il veuille
que toute la terre adore sa puissance prodigieuse,
il la méprise lui-même en son cœur; et il s'ima-
gine n'avoir rien gagné , quand il regai-de l'ac-
croissement qui lui manque encore : Hœc cinn
omnia habeam, nihii me habere pii(o\ Tant
l'ambition est injuste , ou de ne se contenter pas
de ce qu'elle veut que le monde admire, ou
d'exiger qu'on respecte tant ce qui n'est pas ca-
pable de la satisfaire.
Ceux qui s'abandonnent, mes sœurs, à ces
sentiments déréglés , peuvent bien luire et bril-
ler dans le monde par des dignités éminentes ;
mais ils ne luisent que pour le scandale, et ne sont
pas capables d'enflammer les cœurs au mépris des
vanités de la terre, et à l'amour de la modestie
chrétienne. C'est, mes sœurs, notre saint évêque
qui a été véritablement une lumière ardente et
luisante, lui qui, étant établi dans le premier
ordre de la dignité ecclésiastique, s'est également
éloigné de ces deux effets ordinaires de l'ambi-
tion; de vouloir s'élever plus haut, ou de main-
tenir avec faste l'autorité de son rang , par un
dédain fastueux. Pour l'élever à l'épiscopat, il
avait été nécessaire de forcer son humiUté par un
commandement absolu. Il remplit si dignement
cette place, qu'il n'y avait aucun prélat dans
l'Église, que la réputation publique jugeât si di-
gne des premiers sièges. Ce n'était pas seulement
la renommée, dont le suffrage ordinairement
n'est pas de grand poids. Le roi Henri le Grand le
pressa souvent d'accepter les premières prélatures
de ce royaume ; et sous le règne de son fils , un
grand cardinal, qui était chef de ses conseils, le
voulait faire son coadjuteur dans l'évêché de Pa-
ris, avec des avantages extraordinaires. Il était
tellement respecté dans Rome, qu'il eût pu faci-
lement s'élever jusqu'à la pourpre sacrée, si peu
qu'il eût pris de soin de s'attirer cet honneur.
Parmi ces ouvertures favorables, il nous eût et.'
impossible de comprendre quel était son détache:
ment, si la Providence divine n'eût permis, pour
notre instruction, qu'il s'en soit lui-même expli-
qué à une personne confidente , comme s'il eût
été à l'article de la mort , où tout le monde ne
paraît que fumée.
Que je vous demande ici , chrétiens : Baltasar,
ce grand roi des Assyriens, à la veille de cette
nuit fatale eu laquelle Daniel lui prédit , de la part
de Dieu, la fin de sa vie , et la translation de sou
^ • Estli. \, 13.
DE SATNT FRANÇOIS DE SALES.
t90
I
trAnc, était-il encore charmé de cette pompe
rovale, dans les approches de la dernière heure?
Au contraire, ne vous semble-t-il pas qu'il voyait
son sceptre lui tomber des mains , sa pourpre pâ-
lir sur ses épaules, et l'éclat de sa couronne se
ternir visiblement sur sa tète parmi les ombres de
la mort, qui commençaient à l'environner? Pour-
rait-on encore se glorifier de la beauté d'un vais-
seau , étant tout près de l'écueil contre lequel on
saurait qu'il se va briser? Ces aveugles adorateurs
de la fortune estiment-ils beaucoup leur gran-
deur, quand ils voient que , dans un moment ,
toute leur gloire passera à leur nom , tous leurs
titres à leur tombeau , et peut-être leurs dignités
à leurs ennemis, du moins à des indifférents?
Alors, alors, mes frères, toutes leurs vanités
seront confondues ; et , s'il leur reste encore quel-
que lumière, ils seront contraints d'avouer que
tout ce qui passe est bien méprisable. Mais ces
sentiments forcés leur apporteront peu d'utilité :
au contraire, ce sera peut-être leur condamna-
tion, qu'il ait fallu appeler la mort au secours,
pour les contraindre , eux où il semble que rien
ne vive que l'ambition , de reconnaître des véri-
tés si constantes.
François de Sales , mes sœui-s , n'attend pas
cette extrémité , pour éteindre en son cœur tout
l'amour du monde : dans la plus grande vigueur
de son âge , au milieu de l'applaudissement et de
la faveur, il le considère des mêmes yeux qu'il
ferait en ce dernier jour , où périssent toutes nos
pensées; et il ne songe non plus à s'avancer, que
s'il était un homme mourant. Et certainement,
chrétiens , il n'est pas seulement un homme mou
rant; mais il est en effet de ces heureux morts,
dont la vie est cachée en Dieu , et qui s'ensevelis-
sent tout vivants avec Jésus-Christ. Que s'il est
si sage et si tempéré à l'égard des dignités qu'il
n'a pas, il use, dans le même esprit, de la puis-
sance qui lui est confiée. Il en donna un illustre
exemple, lorsque son Introduction à la vie dé-
vote , ce chef-d'œuvre de piété et de prudence , ce
trésor de sages conseils , ce livre qui conduit tant
d'âmes à Dieu , dans lequel tous les esprits purs
viennent goûter avec joie les saintes douceurs de
la dévotion , fut déchiré publiquement , jusque
daus les chaires évangéliques , avec toute l'amer-
tume et l'emportement que peut inspirer un zèle
indiscret, pour ne pas dire malin. Si notre saint
évêque se fût élevé contre ces prédicateurs témé-
raires, il aurait trouvé assez de prétextes de cou-
vrir son ressentiment de l'intérêt de l'épiscopat
qui était violé en sa pei-sonne , et dont l'honneur,
disait un ancien ' , étabUt la paix de l'Église. Mais
• TeriuU. de Bapt. n» I?
il pensa , chrétiens , que si c'était une plaie à l'É-
glise de voir qu'un évêque fût outragé , elle serait
bien plus grande encore de voir qu'un évêque fût
en colère , panit ému en sa propre cause, et anime
dans ses intérêts. Ce grand homme se persuada
que l'injure, que l'on faisait à sa dignité, serait
bien mieux réparée par l'exemple de sa modestie,
que par le châtiment de ses envieux : c'est pour-
quoi on ne vit ni censures, ni apologie, ni réponse ;
il dissimula cet affront. Il en parle comme en pas-
sant en un endroit de ses œuvres, en des termes
si modérés , que nous ne pourrions jamais nous
imaginer l'atrocité de l'injure , si la mémoire n'en
était encore toute récente. ( Mais si sa modération
nous charme , sa douceur dans la conduite des
âmes ne sera pas moins touchante ; c'est ma troi-
sième partie. )
TBOISIÈME POINT.
Qui que vous soyez, chrétiens, qui êtes appelés
par le Saint-Esprit à la conduite des âmes que le
Fils de Dieu a rachetées , ne vous proposez pas
de suivre les règles de la politique du monde. Son-
gez que votre modèle est au ciel, et que le premier
directeur des âmes, celui dont vous devez imiter
l'exemple , c'est ce Dieu même que nous adorons.
Or, ce directeur souverain des âmes ne se con-
tente pas de répandre des lumières dans l'esprit ,
il en veut au cœur. Quand il veut faire sentir son
pouvoir aux créatures inanimées, il ne consulte
pas leurs dispositions; mais il les contraint et les
force. Il n'y a que le cœur humain , qu'il semble
ne régir pas tant par puissance, qu'il le ménage
par art, quHl le conduit par industrie, et qu'il l'en-
gage par douceur. Les directeurs des consciences
doivent agir par la même voie , et cette douceur
chrétienne est le principal instrument de la con-
duite des âmes ; parce qu'ils doivent amener à
Dieu des victimes volontaires , et lui former des
enfants, et non des esclaves.
Pour avoirune belle idéede cettedouceur évan-
gélique, ce serait assez, ce me semble, de con-
templer le visage de François de Sales. Toutefois,
pour remonter jusqu'au principe, allons chercher,
jusque dans son cœur, la source de cette douceur
attirante, qui n'est autre que la charité. Ceux
qui ont le plus pratiqué et le mieux connu ce
grand homme, nous assurent qu'il était enclin à
la colère ; c'est-à-dire , qu'il était du tempéra-
ment qui est le plus opposé à la douceur. Mais il
faut ici admirer ce que fait la charité dans les
cœurs, et de quelle manière elle les change ; et
tout ensemble vous découMir ce que c'est que la
douceur chrétienne, qui semble être la vertu par-
ticulière de notre illustre prélat. Pour bien enten-
dre ces choses, il faut remarquer, s'il vous plaît,
400
PANÉGYRIQUE
que le plus grand changement que la nature fasse
dans les hommes , c'est lorsqu'elle leur donne
des enfants : c'est alors que les humeurs les plus
aigres et les plus indifférentes conçoivent une
nouvelle tendresse, et ressentent des empresse-
ments qui leur étaient auparavant inconnus. II
n'y a personne qui n'ait observé les inclinations
extraordinaires qui naissent tout a coup dans le
cœur des mères et des nourrices , qui sont comme
de secondes mères. Or, j'ai appris de saint Au-
gustin, que « la charité est une mère, et que la
« charité est une nourrice : » Charitas nutrix ' ,
chantas mater est ^ En effet, nous lisons d;ins
les Écritures , que la charité a des enfants : elle a
des entrailles , où elle les porte ; elle a des mal-
raelles qu'elle leur présente; elle a un lait qu'elle
leur donne. Il ne faut donc pas s'étonner, si elle
change ceux qu'elle possède , et surtout les con-
ducteurs des âmes; ni si elle adoucit leur humeur,
en leur inspirant dans le cœur des sentiments
maternels.
C'est, mes sœurs, cette onction de la charité
qui a changé votre bienheureux père ; c'est cette
huile vraiment céleste , c'est ce baume spirituel
qui a calmé ces esprits chauds et remuants , qui
excitaient en lui la colère ; par où vous devez
maintenant connaître ce que c'est que la douceur
chrétienne. Ce n'est pas autre chose , mes sœurs,
que la fleur de la charité, qui, ayant rempli le
dedans, répand ensuite sur l'extérieur une grâce
simple et sans fard , et un air de cordialité tem-
péré, qui ne respire qu'une affection toute sainte :
c'est par là que François de Sales commençait à
gagner les cœurs.
Mais la douceur chrétienne n'agit pas seu-
lement sur le visage ; elle porte avec soi., dans
l'intérieur, ces trois vertus principales qui la
composent, la patience, la compassion, la condes-
cendance : vertus absolument nécessaires à ceux
qui dirigent les âmes; la patience, pour supporter
les défauts ; la compassion , pour les plaindre ; la
condescendance, pour les guérir. La conduite des
âmes est une agriculture spirituelle ; et j'apprends
de l'apôtre saint Jacques, que la vertu des labou-
leurs , c'est la patience : « Voilà , dit-il , que le
« laboureur attend le fruit de la terre , suppor-
« tant patiemment toutes choses : » Ecce agricola
expectat preiiosum fructum terrœ, patienter
ferens^.
Et en effet, chrétiens, pour dompter, si je puis
parler de la sorte , la dureté de la terre, surmon-
ter l'inégalité des saisons, et supporter, sans relâ-
che , l'assiduité d'un si long travail , qu'y a-t-il
•' np ratcch. nid. cap. XV, n° 23 , t. Vf , col. 279.
' .-/'/ Marcel. Ep. cxxxix , n" 3 , t. il , col. 421
3 Joe. V, 7,
de plus nécessaire que la patience? Mais vous
en avez d'autant plus besoin , ô laboureurs spiri-
tuels ! que le grain que vous semez est plus délicat
et plus précieux ; le champ que vous cultivez, plus
stérile; les fruits que vousattendez, ordinairement
plus tardifs ; et les vicissitudes que vous craignez,
sans comparaison plus dangereuses. Pour vaincre
ces difficultés, il faut une patience invincible, telle
qu'était celle de François de Sales. Bien loin de se
dégoûter, ou de relâcher son application, quand
la terre, qu'il cultivait, ne lui donnait pas des
fruits assez tôt ; il augmentait son ardeur, quand
elle ne lui produisait que des épines. On a vu des
hommes ingrats , auxquels il avait donné tant de
veilles, pour les conduire par la droite voie, qui,
au lieu de reconnaître ses soins, s'emportaient jus-
qu'à cet excès de lui faire mille reproches outra-
geux. C'était un sourd qui n'entendait pas , et un
muet qui ne parlait pas : Ego autem tanquam
surdus non audiebani, et sicut mutus non ape-
riens os suum\ Il louait Dieu dans son cœur, de
lui faire naître cette occasion de fléchir, par sa
patience, ceux qui résistaient à ses bons conseils.
Quelque étrange que fût leur emportement , il ne
lui est jamais arrivé de se plaindre d'eux ; mais
il n'a jamais cessé de les plaindre eux-mêmes; et
c'est le second sentiment d'un bon directeur.
Vous le savez, ô pécheurs! lépreux spirituels
que la Providence divine adressait à cet Elisée ;
vous particulièrement, pauvres dévoyés de ce
grand diocèse de Genève , et vous , pasteurs des
troupeaux errants, ministres d'iniquité, qui cor-
rompez les fontaines de Jacob , et tâchez de dé-
tourner ses eaux vives sur une terre étrangère :
lorsque votre bonheur vous a fait tomber entre les
mains de ce pasteur charitable, vous avez expé-
rimenté quelles étaient ses compassions.
Et certainement, chrétiens, il n'est rien de plus
efficace, pour toucher les cœurs, que cette sin-
cère démonstration d'une charité compatissante.
La compassion va bien plus au cœur, lorsqu'elle
montre le désir de sauver ; et les larmes du père
affligé , qui déplore les erreurs de son prodigue ,
lui font bien mieux sentir son égarement, que les
discours subtils et étudiés , par lesquels il aurait
pu le convaincre. C'est ce qui faisait dire à saint
Augustin 2, qu'il fallait rappeler les hérétiques ,
plutôt par des témoignages de charité, que par
des contentions échauffées. La raison en est évi-
dente; c'est que l'ardeur de celui qui dispute
peut naître du désir de vaincre : la compassion est
plus agréable, qui montre le désir de sauver.
Un homme peut s'aigrir contre vous, quand vous
choquez ses pensées ; mais il vous sera toujour»
' Ps. X\XVI1, 14.
' InJoan. Tract, vi, n" 15, t, iif, part, ii, col. 337
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES.
401
oblipéque vous désirliz son salut : il craint de ser-
\ il- de trophée à votre orgueil ; mais il ne se fâche
jîuniiis d'être l'objet de votre charité. Entrez par
ci't abord favorable ; n'attaquez pas cette place
du côté de cette éminence , ou la présomption se
retranche ; ce ne sont que des hauteurs immenses,
v[ des précipices escarpés et ruineux : approchez
IKir l'endroit le plus accessible; et par ce cœur,
«lui s'ouvre à vous, tâchez de gagner l'esprit qui
Nrloigne.
Jamais homme n'a mieux pratiqué cette ruse
innocente , et cette salutaire intelligence, que le
saint évêquedont nous parlons. Il ne lui était pas
difficile de persuader aux pécheurs, et particu-
lièrement aux hérétiques qui conversaient avec
lui , combien il déplorait leur m'isère : c'est pour-
quoi aussitôt ils étaient touchés; et il leur sem-
blait entendre une voix secrète , qui leur disait
dans le fond du cœur ces paroles de saint Augus-
tin : Veni, columba te vocat, gemendo te mcat ' :
pécheurs, courez à la pénitence; hérétiques, ve-
nez à l'Église ; celui qui vous appelle c'est la dou-
ceur même ; ce n'est pas un oiseau sauvage, qui
vous étourdisse par ses cris importuns, ou qui
vous déchire par ses ongles ; c'est une colombe
qui gémit pour vous , et qui tâche de vous atti-
rer, en gémissant , par l'effort d'une compassion
plus que paternelle: Veni, columba te vocat, ge-
mendo te vocat. Un homme si tendre , mes sœurs ,
et si charitable, sans doute n'avait pas de peine
a se rabaisser par une miséricordieuse condescen-
dance, qui est la troisième partie de la douceur
chrétienne, et la qualité la plus nécessaire à un
fidèle conducteur des âmes: condescendance,
mes sœure , que l'onction de la charité produit
dans les cœurs; et voici en quelle manière.
Je vous par lais tout à l'heure de ces changements
merveilleux, que fait dans les cœurs l'amour
des enfants , entre lesquels le plus remarquable
est d'apprendre à se rabaisser. Car voyez cette
mère et cette nourrice , ou ce père même , si vous
voulez, comme il se rapetisse avec cet enfant,
si je puis parler de la sorte. Il vient du palais ,
dit saint Augustin % où il a prononcé des arrêts,
où il a fait retentir tout le barreau du bruit de son
éloquence : retourné dans son domestique, parmi
ses enfants , il vous paraît un autre homme : ce
ton de voix magnifique a dégénéré, et s'est changé
en un bégayement ; ce visage, naguère si grave,
a pris tout à coup un air enfantin ; une troupe
d'enfants l'environne , auxquels il est ravi de cé-
der; et ils ont tant de pouvoir sur ses volontés ,
qu'il ne peut leur rien refuser que ce qui leur nuit.
i» In Joan. Tract, vi, n" 15 , t. m, parL U, col. 337.
KOSSIXT. — TOME III.
Puis(|ue l'amour des enfants produit ces effets , il
faut bien que la cliarité chrétienne, cjui donne
des sentiments maternels , particulièrement aux
pasteurs des âmes, inspire en même temps la
condescendance : elle accorde tout, excepté ce
qui est contraire au salut. Vous le savez, ô
grand Paul I qui êtes descendu tant de fois du
troisième ciel, pour bégayer avec les enfants;
qui paraissiez vous-même, parmi les fidèles,
ainsi qu'un enfant : Facfi su7nus parvuli in me-
dio vestrum ' ; petit avec les petits, gentil avec
les gentils, inflrme avec les infirmes , tout à tous,
afin de les sauver tous.
Que dirai-je maintenant de saint François de
Sales? [Ce sera, mes frères, vous représenter
au naturel les saints artifices de sa charitable
condescendance pour les âmes , que de vous ex-
poser ici les vrais caractères de la charité pas-
torale , que saint Augustin nous a si tendrement
exprimés.] '< La charité , nous dit-il , enfante les
« uns, s'affaiblit avec les autres; elle a soin d'é-
• difier ceux-ci, elle craint de blesser ceux-là;
« elle s'abaisse vers les uns, elle s'élève vers les
« auti^s : douce pour certains, sévère à quelques-
« uns , eanemie de personne , elle se montre la
« mère de tous ; elle couvre de ses plumes molles
« ses tendres poussins; elle appelle d'une voix
« pressante ceux qui se plaignent; et les super-
« bes^qui refusent de se rendre sous ses ailes
«caressantes, deviennent la proie des oiseaux
« voraces : » Ipsa charitas alias parturit, cum
aliis infirmatur; alios curât œdificare, alias
contremiscit offendere ; ad alios se inclinât, ad
alios se erigit; aliis blanda , aliis severa; nulti
inimica, omnibus mater ^ ... languidulis plu-
mis tetieros fœtus operit, et susurrantes pullos
contractavoce advocat ; cujusblandas alas refu-
gicntes superbi , prœdajiunt alitibus^. Elle s'é-
lève contre les uns sans s'emporter, et s'abaisse
devant les autres sans se démettre : sévère à ceux-
là sans rigueur, et douce à ceux-ci sans flatterie :
elle se plait avec les forts ; mais elle les quitte pour
courir aux besoins des faibles *.
' I. rA<r«. 11,7.
ï s. Aug. de cat. rud. cap. xv, b» 23 , t. vi col. 278.
* Ihid. cnp. X, n" 15, t. ti, col. 274.
* Bossaet renvoie", pour finir son sermon , au Panégyrique
de saint Thomas de Villeneuve , que toutes nos rechercb«6
n'ont pu nous procurer. {Édit. de Déjoris. )
9G
<0*i
PA?<Ér.YPJQUK
PANÉGYRIQUE
SAINT PIERRE NOLASQUE.
Atpc quel zèle saint Pierre Nolasque, pour imiter et ho-
norer la charité du divin Sauveur, a consacré a» soulage-
ment et à la délivrance de ses frères captifs , ses soins , sa per-
sonne et ses disciples.
Dédit semetipsîim pro nobis.
H s'est donné lui-même pour nous. Tit. n, 14.
C'est un plus grand bonheur, dit le Fils de
Dieu , de donner que de recevoir. Cette parole
était digne de celui qui a tout donné jusqu'à son
sang, et qui se serait épuisé lui-même, si ses tré-
sors n'étaient infinis aussi bien que ses largesses.
Saint Paul , qui a reciteilli ce beau sentiment de
la bouche de notre Sauveur, le propose à tous les
fidèles, pour servir de loi à leur charité. Sou-
venez-vous , leur dit-il , de cette parole du Sei-
gneur Jésus , « qu'il vaut mieux donner que de
« recevoir « ; » parce que le bien que vous recevez
est une consolation de votre indigence , et celui
que vous répandez est la marque d'une plénitude
qui s'étend à soulager les besoins des autres.
Jamais il n'y a eu sur la terre un homme plus
libéral que le grand saint Pierre Nolasque , fon-
dateur de l'ordre sacré de Notre-Dame de la
Merci , dont nous honorons aujourd'hui la bien-
heureuse mémoire: car il ne s'est rien proposé
de moins que l'immense profusion d'un Dieu, qui
s'est prodigué lui-même, et de là il a conçu le
dessein de dévouer sa personne , et de consacrer
tout son ordre aux nécessités des misérables.
Tous les fidèles serviteurs de Dieu ont imité
quelques traits du Sauveur des âmes : celui-ci a
cette grâce particulière , de l'avoir fidèlement co-
pié dans le caractère par lequel il est établi notre
rédempteur. Pour entendre un si grand dessein,
et imiter un si grand exemple , demandons l'as-
sistance , etc. Ave.
La manière la plus excellente d'honorer les
choses divines, c'est, messieurs, de les imiter.
Dieu nous ayant fait cet honneur de nous for-
mer à sa ressemblance, le plus grand hommage
que nous puissions rendre à la souveraine vérité
de Dieu, c'est de nous conformer à ce qu'il est;
car alors nous célébrons ses grandeurs , non point
par nos paroles , ni par nos pensées , ni par quel-
ques sentiments de notre cœur ; mais , ce qui est
bien plus relevé , par toute la suite de nos actions,
et par tout l'état de notre personne.
Nous pouvons donc honorer eu deux façons
les mystères de Jésus-Cln*ist , ou par des actes
particuliers de nos volontés, ou par tout l'état
de notre vie. Nous les honorons par des actes ,
en les adorant par foi , en les ressentant par re-
connaissance, en nous y attachant par amour.
Mais voici que je vous montre avec l'apôtre une
voie bien plus excellente : Excellentiorem viam
vobis detnonstro \ C'est d'honorer ces divins,
mystères par quelque chose de plus profond, eu'
nous dévouant saintement à Dieu , non-seulement
pour les aimer et pour les connaître , mais encore
pour les imiter, pour en porter sur nous-mêmes
l'impression et le caractère, pour en recevoir en
nous-mêmes la bénédiction et la grâce.
C'est en cette sorte, mes frères, que saint
Pierre Nolasque a été choisi pour honorer le mys-
tère de la rédemption. Il l'a honoré véritable-
ment, entrant dans les devoirs, dans la grati-
tude, dans toutes les dépendances d'une créature
rachetée. Mais, afin qu'il fût lié plus intimement
à la grâce de ce mystère , il a plu au Saint-Esprit
qu'.il se dévouât volontairement à l'imitation
de cette immense charité, par laquelle « Jésus-
« Christ a donné son âme, pour être, comme il le
« dit lui-même», la rédemption de plusieurs. »
S'il y a quelque chose au monde , quelque ser-
vitude capable de représenter à nos yeux la mi-
sère extrême de la captivité horrible de l'homme ,
sous la tyrannie des démons, c'est l'état d'un
chrétien captif, sous la tyrannie des mahomé-
tans. Car et le corps et l'esprit y souffrent une
égale violence, et l'on n'est pas moins en péril
de son salut que de sa vie. C'est donc au soulage-
ment de cet état misérable qu'est appliqué saint
Pierre Nolasque , pour honorer les bontés de Jé-
sus délivrant les hommes de la tyrannie de Satan.
Il se donne de tout son cœur à ces malheureux
esclaves , et il s'y donne dans le même esprit que
Jésus s'est donné aux hommes captifs, pour les
affranchir de leur servitude : Dédit sernetipswn
pro nobis.
Jésus-Christ a donné aux hommes et à l'œuvre
de la rédemption , premièrement ses soins pater-
nels; secondement, sa propre personne; troisiè-
mement , ses disciples. II nous a donné ses soins,
parce qu'il a toujours eu l'esprit occupé de la pen-
sée de notre salut : il nous a donné sa propre per-
sonne , parce qu'il s'est immolé pour nous : il nous
a donné ses disciples, qui étant la plus noble par-
tie du peuple qu'il a racheté, est appliquée par
lui-même, et entièrement dévouée à coopérer
par sa charité à la délivrance de tous les autres.
C'est ainsi que le Fils de Dieu a consommé
Fœuvre de notre rédemption , et c'est par lea
' I. Cor. xn , .'^n.
"> Mal th. XX , 2».
DE SALNT PIERRE NOLASQUE.
mêmes voies que le saint que nous révérons a
imité son amour et honore son mystère. Fidèle
imilateur du Sauveur des âmes, il a été touché,
aussi bien que lui, des cruelles extrémités où
sont réduits les captifs; il leur a donné, aussi
bien que lui, premièrement, tous ses soins; secon-
dement , toute sa personne ; troisièmement , tous
ses disciples, et l'ordre religieux qu'il a établi
dans l'Église. C'est ce que nous aurons à con-
^ilU•rer dans les trois points de ce discours.
PREMIER POINT.
L'une des raisons principales qui a rendu les
infidèles si fort incrédules au mystère du Verbe
incarné, c'est qu'ils n'ont pu se. persuader que
Dieu eût tant d'amour pour le genre humain,
que les chrétiens le publiaient. Celse, dans cet
écrit si envenimé qu'il a fait contre l'Evangile,
auquel le docte Origène a si fortement répondu ' ,
se moque des chrétiens , de ce qu'ils osaient pré-
sumer que Dieu même était descendu du ciel
pour venir à leur secours. Ils trouvaient indigne
de Dieu d'avoir un soin si particulier des choses
humaines; et c'est pourquoi l'Écriture sainte,
pour établir dans les cœurs la croyance d'un si
î;rand mystère , ne cesse de publier la bonté de
Dieu et son amour pour les hommes. C'est aussi
ce qui a obligé l'apôtre saint Jean à confesser en
ces termes la foi delà rédemption : '«Pour nous,
■ nous croyons , dit-il * , à la charité que Dieu a
« eue pour les hommes. » Voilà une belle profes-
sion de foi , et conçue d'une façon bien singulière ;
mais absolument nécessaire pour combattre et
déraciner l'incrédulité. Car c'est de même que s'il
disait : Les Juifs et les Gentils ne veulent pas
croire que Dieu ait si fort aimé la nature humaine,
que de s'en revêtir pour la racheter. Mais pour
nous , dit ce saint apôtre , nous n'ignorons pas ses
bontés; et connaissant, comme nous faisons , ses
miséricordes et ses entrailles paternelles, nous
croyons facilement cet amour immense qu'il a
i témoigné aux hommes , en se livrant lui-même
pour eux : Et nos cognovimus et credidimus
charitati quant habet Deus in nobis.
Élevons donc nos voix , mes frères , et con-
fessons hautement que nous croyons à la charité
que le Fils de Dieu a eue pour nous. Nous croyons
qu'il s'est fait homme pour notre salut : nous
croyons qu'il n'a vécu sur la terre que pour ti-a-
vailler à ce grand ouvrage. Il nous a toujours
portés dans son cœur , dans sa naissance et dans
sa mort.; dans son travail et dans son repos , dans
ses conversations et dans ses «retraites , dans les
I Ailles et dans le désert, dans la gloire et dans les
' Orig. cont. Cels. lib. T, t. I, pag. 573 et seqij.
■ 1. Joan. IT, 16.
4C3
opprobres , dans ses humiliations et dans ses mi-
racles. Il n'a rien fait que pour nous durant
tout le cours de sa vie mortelle; et maintenant
qu'il est dans le ciel à la droite de la majesté de
Dieu sou Père , dans les lieux très-hauts ' , U ne
nous a pas oubliés. Au contraire , dit le saint
apôtre , il y est monté pour y être notre avocat,
notre ambassadeur et notre pontife : il traite nos
affaires auprès de son Père; « toujours vivant,
« dit le même apôtre, aOn d'intercéder pour nous; •
Sejnper vivens , adinterpeltandumpro nobis ^:
comme s'il n'avait ni de vie, ni de félicité, ni de
gloire que pour l'avantage et le bien des hommes.
Ce n'est pas assez , chrétiens : si nous croyons
véritablement que Dieu nous a aimés avec tant
d'excès, il faut qu'un si grand amour, qui s'est
étendu sur nous avec tant de profusion , nous
fasse aussi dilater nos cœurs sur les besoins de
nos frères. « Si Dieu, dit saint Jean^, nous a
« tant aimés , nous devons nous aimer les uns les
« autres ; » nous devons reconnaître ses soins pa--
temels , en nous revêtant , à son exemple , de
soins charitables; et nous ne pouvons mieux con-»
fesser la miséricorde que nous recevons , qu'en
l'exerçant sur les autres en simplicité de cœur :
Estote miséricordes ^.
Le saint que nous honorons était pénétré de
ces sentiments. Il avait toujours devant les yeux
lès charités infinies d'un Dieu rédempteur; et
pour se rendre semblable à lui , il se laissait per-
cer par les mêmes traits ; il avait sucé cet esprit
dans les plaies de Jésus-Christ, dans la source
même des miséricordes. Il pouvait dire avec Job *
que « la tendresse , la compassion , la miséricorde
« était crue avec lui dès son enfance ; " et c'était
par de telles victimes qu'il croyait devoir hono-
rer les bontés inexprimables d'un Dieu rédemp-
teur.
Et en effet, chrétiens, pour rendre le souve-
rain culte à la souveraine majesté de Dieu , il me
semble que nous lui devons deux sortes de sacri-
fices. Je remarque , dans les Écritures , qu'il y a
un sacrifice qui tue, et un sacrifice qui donne la
vie. Le sacrifice qui tue est assez connu ; témoin
le sang de tant de victimes et le massacre de tant
d'animaux. Mais, outre ce sacrifice qui détruit,
je vois dans les saintes Lettres un sacrifice qui
sauve : car , comme dit le sage Ecclésiastique ,
« celui-là offre un sacrifice, qui exerce la miséri-
-< corde : » Quifacit misericordiam, offert sacri*
ficium 6 D'où vient cette différence , si ce n'est
« Hebr. i, 3.
' Ibid. VII , 2.5.
3 \. Joan. IV, II.
• l.m: VI , 3C.
» Jub. XX\!, IS.
• E'C. »\xv. 4.
404
PAMÉGYRK^UE
que l'un des sacrifias a «té divinement établi
pour honorer l;i bonté de Dieu, et l'autre pour
apaiser sa sainte justice? La justice divine pour-
suit les pécheurs à main armée, elle lave ses
mains dans leur sang, elle les perd et les ex'er-
mine ; elle veut qu'ils soient dissipés devant sa
face, comme la cire fondue devant le feu : Pe-
rf.anl peccatores afacie Dei '. Au contraire , la
miséricorde, toujours douce, toujours bienfai-
sante, ne veut pas que personne périsse : elle
attend les pécheurs avec patience ; elle pense , dit
l'Écriture, des pensées de paix et non des pensées
d'affliction : Ego cogiio cogilationes pacis , et
non aj)Uctionis ^.
Voilà une grande opposition : aussi honore-t-on
ces deux attributs par des sacrifices bien opposés.
A celte justice rigoureuse qui tonne , qui fulmine ,
qui rompt et qui brise, qui renverse les monta-
gnes et arrache les cèdres du Liban ; c'est-à-dire ,
qui extermine les pécheurs superbes , il lui faut
des sacrifices sanglants et des victimes égorgées ,
pour marquer la peine qui est due au crime. Mais
pour cette miséricorde toujours bienfaisante, qui
guérit ce qui est blessé , qui affermit ce qui est
faible, qui vivifie ce qui est mort, il faut présenter
en sacrifice non des victimes détruites , mais des
victimes conservées; c'est-à-dire, des pauvres
soulagés , des infirmes soutenus , des morts res-
suscites dans les pécheurs convertis. Telles sont
les véritables hosties qui honorent la miséricorde
divine.
Ainsi saint Pierre Nolasque étant toujours oc-
cupé des soins, des compassions, des bontés de
Jésus pour le genre humain , et sentant son cœur
«mpressé dans le désir de les reconnaître, il s'écrie
av«c le Psalmiste : Quidretribuam Domino pro
omnibus quœ reïribuit mihi^1<^ Que rendrai-je
« au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits, »
et à toute la nature humaine? Quelle victime,
quel sacrifice lui offrirai-je en actions de grâces?
Ah! poursuit-il avec le prophète, Calicem salu-
taris accipiam^ : « Je prendrai le calice du Sau-
« veur, » je boirai le môme breuvage que Jésus
a bu ; c'est-à-dire, je me remplirai, je m'enivrerai
de sa charité , par laquelle il a tant aimé la nature
humaine. Je dilaterai mon cœur , comme il a di-
laté le sien ; j'offrirai , à ce Dieu amateur et con-
servateur des hommes , des victimes qui lui plai-
sent , des hommes sauvés et délivrés.
Il cherche donc dans toute l'Église tous les in-
firmes , tous les malheureux , résolu de leur consa-
crer ses affections et ses soins. Dieu lui fi\it arrêter
• Psal. LXVII, 3.
' Jerem. XXIX, II
» Psalm. cxv, 3.
♦ Jbid. i.
les yeux sur ces misérables raptifs qui gémissetit
sous la tyrannie des mahométans. Il voit leur
corps dans l'oppression, leur esprit dans l'an-
goisse , leur cœur dans le désespoir , leur foi même
dans un péril évident. Il offre à Dieu leurs cris ,
leurs gémissements, les larmes de leure amis, la
désolation de leur famille. Peut-être ne le font-
ils pas, peut-être sont-ils de ceux qui s'élèvent
contre Dieu même, sous les coups de sa main
puissante; serviteurs rebelles et opiniâtres, châ-
tiés et non corrigés, frappés et non convertis,
abattus et non humiliés , atterrés , comme dit Da-
vid, sans être touchés de componction : Dissi-
pait sunt, non compuncti^. C'est ce qui afflige
son cœur. Quoiqu'il pense toujours à eux avec un
empressement charitable , néanmoins , deux fois
le jour et deux fois la nuit , il se présente pour
eux devant la face de Dieu , et cherche auprès
d'un Père si tendre les moyens de soulager ses
enfants captifs.
Mes frères, cet objet lugubre d'un chrétien
captif dans les prisons des mahométans, me jette
dans une profonde considération des grands et
épouvantables progrès de cette religion mons-
trueuse. 0 Dieu 1 que le genre humain est crédule
aux impostures de Satan ! 0 que l'esprit de séduc-
tion et d'erreur a d'ascendant sur notre raison !
Que nous portons en nous-mêmes , au fond de
nos cœurs, une étrange opposition à la vérité,
dans nos aveuglements, dans nos ignorances,
dans nos préoccupations opiniâtres ! Voyez comme
l'eimemi du genre humain n'a rien oublié pour
nous perdre, et pour nous faire embrasser des
erreurs damnables. Avant la venue du Sauveur ,
il se faisait adorer par toute la terre , sous les noms
de ces fameuses idoles devant lesquelles trem-
blaient tous les peuples ; il travaillait de toute sa'
force à étouffer le nom du vrai Dieu. Jésus-Christ
et ses martyrs l'ont fait retentir si haut, depuis
le levant jusqu'au couchant, qu'il n'y a plus
moyen de l'éteindre ni de l'obscurcir. Les peuples
qui ne le connaissaient pas, y sont attirés en foule
par la croix de Jésus-Ôirist ; et voici que cet an-
cien imposteur, qui, dès l'origine du monde,
est en possession de tromper les hommes, ne
pouvant plus abolir le saint nom de Dieu , frémis-
sant contre Jésus-Christ qui l'a fait connaître à
tout l'univers, tourne toute sa furie contre lui et
contre son Évangile : et trouvant encore le nom
de Jésus trop bien établi dans le monde par tant
de martyrs et tant de miracles , il lui déclare la
guerre en faisant semblant de le révérer, et il
inspire à Mahomet, en l'appelant un prophète,!
de faire passer sa doctrine pour une imposture ;
< Psalm. XXXIV, 10.
DE SAINT PIERRK NOLASQUE.
405
rt cette religion monstrueuse , qui se dément elle-
même, a pour toute raison son ignorance, pour
toute persuasion sa violence et sa tyrannie, pour
tout miracle ses armes , armes redoutables et vic-
torieuses, qui font trembler le monde, et réta-
blissent par force l'empire de Satan dans tout l'u-
nivcrs.
0 Jésus ! Seigneur des seigneurs , arbitre de
tous les empires, et Prince des rois de la terre,
jusqu'à quand endurerez- vous que votre ennemi
déclaré , assis sur le trône du grand Constantin ,
soutienne avec tant d'armées les blasphèmes de
son Mahomet, abatte votre croix sous son crois-
sant, et diminue tous les jours la chrétienté par
des armes si fortunées? Est-ce que vous réservez
cette redoutable puissance , pour faire souffrir à
votre Église cette dernière et effroyable persécu-
tion que vous lui avez dénoncée ? Est-ce que ,
pour entretenir votre Église dans le mépris des
grandeurs , comme elle y a été élevée , en même
temps que vous lui donnez la gloire d'avoir des
rois pour enfants, vous abandonnez , d'un autre
côté , à votre ennemi capital , comme un présent
de peu d'importance , le plus redoutable empire
qui soit éclairé par lesoleil ? Ou bien est-ce qu'il
ne vous plaît pas que votre Église , nourrie dans
les alarmes , fortifiée par les persécutions et par
les terreurs , jouisse dans la paix même d'une
tranquillité assurée? Et c'est pour cette raison
que vous lui mettez, comme sur sa tête, cette
puissance redoutable qui ne cesse de la menacer
de la dernière désolation.
En effet, chrétiens , c'a été le conseil de Dieu
que l'Église fut établie au milieu des flots , qui
frémissent impétueusement autour d'elle , et me-
nacent de l'engloutir. C'est pourquoi saint Au-
gustin, expliquant ces paroles du sacré Psalmiste,
Lœtentur insulœ 7nultœ\ Ait que ces îles vrai-
ment fortunées , qui doivent se réjouir du règne
de Dieu-, sont les Églises chrétiennes, environnées
de toutes parts d'une mer irritée , qui menace de
ks ensloutir et de les couvrir sous ses ondes.
Tel est le conseil de Dieu ; et je regarde la puis-
sauce mahométane comme un océan indompta-
ble, toujours prêt à inonder toute l'Église, sa
furie n'étant arrêtée que par des digues entr'ou-
vertes; ce sont les puissances chrétiennes , tou-
jours cruellement divisées. Et n'étaient-ce pas
ces divisions qui avaient ouvert autrefois aux
. iltans , successeurs de Mahomet , une entrée si
large, que du temps de Pierre Nolasque les Es-
pagnes même étaient entièrement inondées?
C'est ce qui lui perce le cœur. Il est nuit et
jour pei-séeuté des cris des captifs; il fiut quil
' Li Psul. xc\i, u" 4»i. r», col. 1013
coure à leur délivrance. Ne lui dites pas que la.
noblesse de son extraction , et le crédit qu'il a.
auprès du roi d'Aragon, dont il a été précepteur;,
l'appelle a des emplois plus illustres : il court
après ces captifs. Il fallait qu'il descendît de bien
haut à l'humiliation d'un emploi si bas selon l'es-
time du monde, pour mieux imiter celui qui est
descendu du ciel en la terre : imiter un Dieu ré-
dempteur, c'est toute la gloire qu'il se propose.
Par mille travei'ses, par raille péril5 il va déli-
vrer ses frères : content de tout donner, de tout
sacrifier, pourvu qu'il leur procure la liberté, ou
du moins quelque soulagement à leurs maux,
pour les leur rendre plus supportables. Et pour-
rais-je vous exprimer les empressements de sa
sollicitude pour subvenir à leurs besoins, les at-
tendrissements de sa charité à la vue de leur état,
tous les efforts de son zèle en faveur de ces in-
fortunés captifs? Il sent toutes leurs peines, il
est pénétré de leurs dangers ; et plus prisonnier
qu'eux tous , par ces chaînes invisibles dont la
charité le serre , il porte tout le poids de la misère
de chacun de ses frères , il s'en voit continuelle-
ment pressé , il n'est occupé qu'à y apporter quel-
ques remèdes. Qui souffre dans ces noirs cachots ,
sans qu'il souffre avec lui ? Qui est faible au milieu .
de tant d'épreuves , sans qu'il s'efforce de le sou-
tenir? Qui est scandalisé sans que son cœur brûle
du désir de le relever ' ?
Tels sont les sentiments que la charité forme
dans l'âme de Pierre Nolasque , telle est la con-
duite qu'elle Tui inspire. El que ne produirait-elle
pas en vous , si vous étiez animés du même es-
prit? « Revêtez-vous donc comme des élus dfe
« Dieu , saints et bien-aimés , d'entrailles de mi-
« séricorde , de bonté , d'humilité , de douceur,
« de patience, » afin de vous secourir mutuelle-
ment avec tout l'épanchement d'une tendresse
vraiment chrétienne : Induite vos ergo sicui
electi Dei, sancti et dilecti, viscera misericor-
diœ, benUjnitatem , humilitatem j modesliam,
patientiam *.
Dieu commence, pour vous donner l'exemple ;
imitez sa charité si prévenante , si bienfaisante :
qu'il se fasse comme un combat entre nous et la
miséricorde divine ; et soyons jaloux de ne pas
nous laisser vaincre en munificence. Dieu com-
mence par nous enrichir de ses biens, imitez-le
en vous prodiguant à sa gloire et au salut de vos
frères. " Soyez miséricordieux, comme votrePè-
« re céleste est miséricordieux : » Estote mise-
rieordcs, sicîtt Pater tester cœlestis misericors
est^. C'est alors que vous recevrez au cenîug^te
' II. Car. XI , 23.
» Coloss. III , I».
» Luc. Ti , 3(1.
400
PAiNEGYRlQUE
tout ce qiie vous aurez généreusement donné.
Car Dieu revient à la charge , et il nous imite à
son tour : « Bienheureux ceux qui sont miséri-
«cordieux, parce qu'ils ohtiendront eux-mêmes
« miséricorde : » Beati miséricordes , qiioniam
ipsi misericordiam consequenturK Par là il se
fait un flux et reflux de miséricorde : Dieu , qui
aime un tel sacrifice, multiplie ses dons. Allant
ainsi en augmentant, aprèsavoir donné vos soins,
vous donnerez à la fin votre propre personne ,
comme saint Pierre Nolasque.
SECOND POINT.
Ce fut , messieurs , un grand spectacle , lors-
qu'on vit sur le Calvaire le Fils uniquement agréa-
ble se mettre en la place des ennemis ; l'innocent,
/e juste, la sainteté même se donner en échange
pour les malfaiteurs ; celui qui était infiniment
riche , se constituer caution , et se livrer tout en-
tier pour les insolvables.
Vous savez assez, chrétiens, quelle dette le
genre humain avait contractée envers Dieu et
envers sa sainte justice. Nous sommes naturelle-
ment débiteurs à ses lois suprêmes. Et qu'est-ce
que nous leur devons? une obéissance fidèle.
Mais lorsque nous manquons volontairement à
lui payer cette dette, nous entrons dans une autre
obligation : nous devons notre tête à ses vengean-
ces , nous ne pouvons plus le payer que par notre
mort et notre supplice.
En vain les hommes , effrayés parle sentiment
de leurs crimes , cherchent des victimes et des
holocaustes pour les subroger en leur place. Dus-
sent-ils massacrer tous leurs troupeaux , et les
jmnioler à Dieu devant ses autels ; il n'est pas
possible que la vie des bêtes paye pour la vie des
hommes. La compensation n'est pas suffisante :
Jmpossibile enim est sanguine taurorum ethir-
corum auferri peccata'' . De sorte que ceux qui
offraient de tels sacrifices faisaient bien , à la vé-
rité , une reconnaissance publique de ce qu'ils
devaient à la justice divine; mais ils n'avaient
pas pour cela le payement de leurs dettes. Il fal-
lait qu'un homme payât pour les hommes ; et c'est
pour cela qu'un Dieu s'est fait homme.
Ce Dieu-Homme, avide de nous racheter, livre
è l'abandon sa propre personne à la justice de
Dieu , à l'injustice des hommes , à la furie des
démons. Dieu, les hommes, les démons exercent
sur lui toute leur puissance. Il s'engage, il se pro-
digue de tous côtés; et il ne lui importe pas com-
nient il se donne , pourvu qu'il paye notre prix
çt qu'il nous rende notre liberté et notre fran-
chise.
< Matth.\,7.
' Hebr. \ , ♦.
Je ne puis vous dire, mes frères, dans quels
excès nous doit jeter la contemplation de ce mys-
tère. Jésus-Christ se donnant pour moi , et deve-"^
nant ma rançon , m'apprend deux choses contrai-
res. Il m'apprend à m'estimer, il m'apprend à
me mépriser, l'un et l'autre jusqu'à l'infini. Mon
cœur incertain et irrésolu ne sait à quoi se dé
terminer, au milieu de telles contraintes. M'esti
merai-je, me mépriserai-je, oujoindrai-je l'un
et l'autre ensemble , puisque mon Sauveur m'ap
prend l'un et l'autre?
Oui, chrétiens, mon Sauveur m'apprend à
m'estimer jusqu'à l'infini. Car la règle d'estimer
les choses, c'est de connaître le prix qu'elles cou
tent. Écoutez maintenant l'apôtre' , qui vous dit
que vous avez été rachetés , non par or ni par ar-;
gent, ni par des richesses corruptibles; mais par
le sang d'un Dieu , par la personne d'un Dieu im-
molé pour vous. 0 âme! dit saint Augustin %'
apprends à t' estimer par cette rançon; voilà le
prix que tu vaux : 0 anima/ érige te, tanli va-
les. 0 homme ! cefui qui t'a fait s'est livré pour
toi ; celui dont la sagesse infinie sait donner si
justement la valeur aux choses , a mis ton âme à
ce prix. Qu'est-ce donc que la terre, qu'est-ce qise
le ciel , qu'est-ce que toute la nature ensemble
en comparaison de ma dignité?
Mais ce qui m'apprend à m'estimer, m'apprend
à me mépriser jusqu'à l'excès. Car quand je vois
un Dieu qui se ravilit jusqu'à vouloir se donner
lui-même pour racheter ses esclaves : que dis-je,
ses esclaves? cette qualité est trop honorable, les
esclaves du démon et du péché ; il me sembl
cpi'il se rabaisse , non plus jusqu'au néant, mais
infiniment au-dessous. Et en effet , chrétiens , so
rendre semblable aux hommes, c'est se ravaler
jusqu'au néant; mais se livrer pour les hommes,
mourir pour les hommes, créature si vile par sou
extraction , et si ravilie par son crime , c'est plu!
que s'anéantir ; puisque c'est mettre le néant au
dessus de soi, c'est se mépriser pour le néan
même.
Après l'exemple d'un Dieu, à qui l'excès de sî
charité rend sa propre vie méprisable, pourvq
qu'il puisse à ce prix racheter les âmes, y a-t-i
quelque esclave assez malheureux , pour lequel
nous devions craindre de nous prodiguer? Saint
Paul aussi ne sait plus que faire : « Je donnerai
« volontiers pour vous tout ce que j'ai : » Ego au-
tem itnpendam. Ce n'est pas assez, il faut inven-
ter un terme nouveau pour exprimer une ardeur
nouvelle : et superimpendar ipse pro aniniabus
vestris^ : « et je me donnerai encore moi-même
' Pctr. I, 18, 19.
2 In Psal. cil, n" 6, I. IV, col. 1116.
* II. Cor. XII. 15.
DE SAINT PIKRUE NOLASQUE;
4iT»-
» pour le salut de vos âmes. » Un martyre, c'est
la privation du martyre, le vrai néant. C'est ce
qui touche saint Pierre Nolastiue; sa pei-sonnc
ne lui est plus rien, quand il voit un Dieu se don-
ner lui-même : il n'y a point de cachots dans les-
quels il n'aille chercher de pauvres captifs, pour
leur rendre leur liberté aux dépens de sa propre
vie.
Le voyez-vous, messieurs, traitant avec ce bar-
bare de la délivrance de ce chrétien? S'il manque
tiuelque chose au prix, il offre un supplément
admirable : il est prêt à donner sa propre per-
sonne; il consent d'entrer dans la même prison,
de se charger des mêmes fers, de subir les mê-
mes travaux , et de rendre les mêmes services. 0
grâce de la rédemption î que vous opérez dans son
âme ! II a un cœur de Jésus , qui n'a ni de vie ni
de lil)erté que pour la rédemption de ses frères.
C'est l'esprit d'un Dieu rédempteur, qui le rend
capable de ces sentiments : car admirez la suite
de cette action. Prisonnier entre les mains des pi-
rates, pour ses frères qu'il a délivrés, il préfère
son cachot à tous les palais, et ses chaînes à tous
les trésors. Il n'y a rien qui puisse égaler sa joie ;
et je ne m'en étonne pas. La liberté plaît à la na-
ture; la captivité, à la grâce ; et saint Pierre No-
lasque goûte l'une et l'autre, portant en lui-même
la captivité, et possédant la liberté dans ses frè-
res , qu'il a heureusement affranchis d'une misé-
rable servitude. 11 est satisfait , puisque ses frères
le sont ; et pour ce qui regarde sa liberté propre ,
H la méprise si fort , qu'il est toujours prêt de l'a-
bandonner pour le moindre des chrétiens captifs,
ne désirant d'être libre que pour s'engager de
nouveau en faveur des autres esclaves. Voyez ce
que lui apprend un Dieu rédempteur. On veut
l'engager à la cour, dans les liens de la fortune :
il le refuse , et il court pour se charger d'autres
liens; ce sont les liens de Jésus-Christ.
Je ne sais si je pourrai vous faire comprendre
ce que Dieu me met dans l'esprit , pour exprimer
les transports de la charité de ce grand homme.
Il me semble en vérité, chrétiens, qu'il goûte
mieux dans les autres, la douceur de la liberté,
qu'il ne le ferait en lui-même. Car le plaisir d'être
libre , quand il s'attache à nous-mêmes , étant un
fruit de notre amour-propre, le chrétien doit
craindre de s'abandonner à cette douceur trop
sensible. Quand est-ce donc un homme de Dieu
goûtera le plaisir de la liberté dans toute son éten-
due? Quand il ne la goûtera que dans ses frères
affranchis. Telles sont les délices de Pierre Nolas-
que. Pendant qu'il est dans les fers, il ressent
tout le plaisir et toute la joie de ceux qu'il a déli-
vrés; et il le ressent d'autant plus , que cette joie
ne le flatte qu'en le dépouillant de lui-même,
I)our lui faire trouver son repos dans le repos de
ses frères.
Telle est la joie du Dieu rédempteur. Écoutez
le divin apôtre : Proposito sibi (jaudio sustinuii
crucem ' : « Il a enduré la croix , s'étant proposé
« une grande joie. » Quelle joie pouvait goûter ce
divin Sauveur dans cette langueur, dans cette
tristesse, dans cet ennui accablant dans lequel sa
sainte âme était abîmée? Quelle joie, dis-je, pou-
vait-il goûter, qui ait fait dire à l'apôtre : Propo-
sito sibigaudio? io\G divine, joie toute céleste et
digne d'un Dieu Sauveur, la joie d'affranchir les
hommes captifs, en donnant son âme pour eux.
Pour tirer quelque utilité d'un si grand exem-
ple, faisons cette observation, que nous devons
honorer la charité d'un Dieu rédempteur en deux
manières différentes. Nous la devons honorer par
une généreuse indépendance , nous la devons ho-
norer par une extrême sujétion. Car, ainsi que
nous avons dit, un Dieu se prodiguant pour les
âmes , nous apprend également à nous estimer et
à nous mépriser nous-mêmes. L'estime que nous
devons avoir de nous-mêmes nous rend libres et
indépendants ; le mépris que nous devons faire
de nous-mêmes nous doit rendre esclaves volon-
taires, pour honorer la charité de celui qui, étant
libre et indépendant, s'est assujetti pour notre
salut à des extrémités si cruelles.
Saint Paul parle ainsi aux fidèles : « Vous avez
« été achetés d'un prix infini, ne vous rendez pas
o esclaves des hommes *. » Rachetés dune si
grande rançon, ne ravilissez pas votre dignité :
vous qu'un Dieu a daigné payer au prix de son
sang , ne soyez pas dépendants des hommes mor-
tels ; ne prodiguez pas une liberté qui a tant coûté
à votre Sauveur. Tel est le précepte de l'apôtre;
et il semble que Pierre Nolasque agit au con-
traire ; et je vois que pour imiter un Dieu rédemp-
teur, il se rend esclave des hommes , et des hom-
mes ennemis de Dieu. Entendons le sens de
l'apôtre : « Vous quiètes rachetés par un si grand
« prix, ne vous rendez pas, dit-il , serviteurs des
K hommes. » Ne vous rendez pas les esclaves de
leurs vanités ; mais rendez -vous esclaves de leurs
besoins. Ne vous rendez pas leurs esclaves en
adJiérant à leui-s erreurs; mais leurs esclaves en
soulageant leurs nécessités. Ne vous rendez pas
leurs esclaves par une vaine complaisance ; mais
rendez-vous leurs esclaves par une charité sin-
cère et compatissante : Per charitalem servite
invicem ^
Entrons dans le détail de cette morale. Tin de
vos amis vous aborde , un de ces amis mondains
' Ifcbr. xil , 2.
' 1. Cor. vu, 23.
3 Calai. Y, la.
40S
qui vous aiment pour le siècle et les vaullés : il
vous veut donner un saj^e conseil. Comme il vous
honore et qu'il vous estime, il désire votre avan-
cement : c'est pourquoi il vous exhorte de vous
embarquer dans cette intrigue, peut-être mali-
cieuse ; d'engager ce grand dans vos intérêts ,
peut-être au préjudice de votre conscience. Pre-
nez garde soigneusement, et ne vous rendez pas
esclaves des hommes. Entrez en considération
de ce que vous êtes, pensez ce qu'un Dieu a donné
pour vous. Quand on vous représente ce que vous
valez, pour vous engager dans des desseins am-
bitieux : Vous ne me connaissez pas tout entier,,
je vaux infiniment davantage : ne vous mettez pas
tout seul dans la balance, pesez- vous, dit saint
Augustin, avec votre prix : Appende te cum
pretio tuo ' ; et si vous savez estimer votre âme ,
vous verrez qu'aucune chose n'est digne de vous ,
qui ne soit digne premièrement de Jésus-Clirist
même. Vous êtes digne de cet emploi , vous dit-
on : mais est-il digne de ce que je suis, devez-vous
répondre? Ne soyons donc pas si vils à nous-
mêmes , nous qui sommes si précieux au Dieu
rédempteur, que nous nous rendions esclaves des
complaisances mondaines. C'est ainsi que nous
devons estimer notre âme pour laquelle Jésus-
Christ a donné la sienne.
Mais apprenons aussi à nous mépriser, et à dire
avec l'apôtre : « Mon âme ne m'est pas précieuse ' . »
Si nos frères ont besoin de notre secours , quelque
indignes qu'ils nous paraissentde cette assistance ,
ne craignons pas de nous prodiguer pour les se-
courir. Car Jésus n'a pas dédaigné de prodiguer
et sa vie , et sa divine personne , pour le salut
des pécheurs. Méprisons donc saintement notre
âme, ayons-la toujours en nos mains pour la
prodiguer au premier venu : Anima mea in nia-
iiibus mets semper ^. 0 sainte charité ! rendez-
moi captif des nécessités des misérables , disposez
en leur faveur, non-seulement de mes biens, mais
de ma vie et de ma personne. C'est ici qu'il faut
pratiquer toutes ces contrariétés évangéliques, de
perdre son âme pour la conserver, de la gagner
en la prodiguant, de la rendre estimable par le
mépris même.
Car en effet, chrétiens, quelle gloire, quelle
grandeur, quelle dignité dans ce mépris ! Saint
Pierre Nolasque ne s'estime rien , il s'appelle un
vrai néant, et préfère la liberté du moindre es-
clave à la sienne. Et vous voyez qu'en se mépri-
sant, il participe à la dignité du Sauveur des
âmes, qui s'est montré non-seulement le Sauveur,
» Enar. il , in Psal. xxxii , n" 4 , t. iv, col. 183.
• Act. > ï , 24.
^ Pt. CXTni . 169.
PANÉGYRIQUE
mais encore le maître et k Ditu de tous , en se
donnant volontairement pour tous.
Ha! le zèle de Dieu me presse. Je ne veux plus
que mon âme soit à moi-même. Venez, pauvres;
venez misérables, faites de moi ce qu'il vous
plaira, je suis à vous, je suis votre esclave. Ce
n'est pas moi , messieurs , en particulier qui vous
parleainsi;maisje vous exprime, comme je peux,
les sentiments d'un vrai chrétien. O Dieu, qui
nous donnera que des âmes de cette sorte , libres
par leur servitude , dégagées et indépendantes par
leur dépendance, travaillent au salut des hom-
mes? l'Egliseauraitbientôt conquis tout lemonde.
Car telle est la règle de l'Évangile : il faut que nous
nous donnions à ceux que nous voulons gagner
à Jésus-Christ. Voulons-nous les assujettir, il
faut nous assujettir à leur service ; et nous de-
vons, pour ainsi dire, être leur conquête, pour
les rendre capables d'être la nôtre. Pourquoi
est-ce qu'un Paul, un Céphas, un Apollo, et tant
d'autres ouvriers fidèles ont conquis tant d'âmes
à notre Sauveur? C'est à cause qu'ils se donnaient
sans retenue aux âmes : Omnia vestra sunt;
« Tout est à vous , dit l'apôtre ' , et Paul , et Cé-
« phas, et Apollo; » tout est à vous, encore une
fois. C est pourquoi tout était à eux , parce qu'ils
étaient à tous sans réserve.
Dieu nous a fait connaître, en la vie de notre
grand saint , l'efficace de cette charité si bienfai-
sante. On a vu un mahométan , astrologue , mé-
decin , parent du roi maure d'Andalousie ; c'est-
à-dire, si nous l'entendons, un homme dans
lequel tout combattait contre l'Évangile; la reli-
gion, la science, la curiosité, la fortune; qui
baissa néanmoins la tête sous le joug aimable de
Jésus-Christ, convaincu par le seul miracle de la
charité de saint Pierre Nolasque. Il voyait un
homme qui se donnait pour des inconnus; l'image
du mystère de la rédemption lui fit adorer l'ori-
ginal : il crut à la charité que Dieu a eue pour
les hommes , en voyant celle que ce même Dieu
inspirait aux hommes pour leurs semblables. 11
n'eut point de peine à comprendre que ce grand
œuvre de la rédemption , que les chrétiens van-
taient avec tant de force, était réel et véritable;
puisque l'esprit en durait encore, et se déclarait
à ses yeux avec une telle efficace dans cet illus-
tre disciple de la croix. Il se jette donc entre ses
bras; et non content de recevoir de lui le bap-
tême, il lui demande Ihabit de son ordre, avide de
pratiquer ce qui lavait gagné à l'Eglise : Si corn-
prehendaui in quo et coinprehensus sum a
Cliristo Jesu*. Ha! si l'on voyait reluire en l'E-
glise cette charité désintéressée toute la terre s«
' 1. Cor. 'Al, 22.
» PUlVpp.ill, 12.
DE SAINT PIERRE ?<OLASyLE.
400
couveitirnit. Car qu'y aurait-il de plus efficace,
pour faire adorer uu Dieu se liNraut pour tous,
que d'imiter son exemple? IIoc eniin sentite
in vobis quod et in Chris'o Jesu • : « Soyez
« dans la même disposition où a été Jésus-Christ. »
Renonçons donc à nous-mêmes , pour gagner nos
frères; c'est à quoi nous invite saint Pierre No-
lasque. Il y invite les autres; mais , mes pères , il
vous y a dévoués : c'est le sujet de ma troisième
partie.
TBOISIÈME POINT.
C'est an précepte de l'apôtre , de ne point con-
sidérer ce qui nous touche, mais ce qui touche
les autres : Aon quœ sua sunt singuli considé-
rantes ^ sedeaquœ aliorum^. C'est la perfec-
tion de la charité , et c'est par là que nous nous
montrons les véritables disciples de celui qui a
méprisé son honneur, qui a oublié sa propre per-
sonne , qui a donné enfin son âme pour nous.
Ce précepte de saint Paul prend son origine de
celui de Jésus-Christ même. Car écoutez comme
il parle à ses saints disciples la veille de sa pas-
sion douloureuse : «■ Je vous donne, dit -il, un
n nouveau commandement, qui est que vous
« vous aimiez les uns les autres comme je vous
« ai aimés : » Mandatum novum do vobis, ut
dili(jatis invicem sicut dilexi vos 3. La force
de ce précepte est dans ces paroles , « Comme je
" vous ai aimés : » et par là il faut que nous en-
tendions, que, comme il nous a aimés jusqu'à
s'oublier soi-même pour notre salut ; ainsi pour
aimer nos frères dans la perfection qu'il désire,
nous devons regarder avec saint Paul, nonce
qui nous touche en paiticulier, mais ce qui tou-
che les autres.
rs'est-cepas pour cette raison qu'il nousadonné
son saint corps , mémorial éternel de la charité
infinie par laquelle il s'est donné pour notre sa-
lut? Il ne nous donne son corps que pour nous
donner son esprit ; car c'est lui qui nous a dit
que « c'est l'esprit qui vivifie, et que la chair par
- elle-même ne profite pas ^. » Il nous donne son
corps , afin de nous donner son esprit : et quel
est l'esprit de Jésus , sinon cet esprit de charité
pure , toujours prête à renoncer à soi-même , pour
servir aux utilités et au salut du prochain? Ainsi
ce divin Sauveur, non content d'avoir pratiqué
cette charité excellente , de se donner pour ses
amis, nous a laissé son esprit, afin r(ue nous ne
soyons plus à nous-mêmes , mais à ceux qu'il a
faits nos frères, et non seulement nos frères, mais
nos propres membres.
' Philipp. II , 5.
' Jhid. 4.
» Joan.xm. a*
• JLid. VI , M.
C'est ici, mes révérends pères, que votre
saint patriarche a imité parfaitement son divin
modèle. Car après avoir pratiqué dans une si
haute perfection cette grande charité du Sauveur
des âmes , il en a fait votre loi , et la règle de
tout son ordre; et il vous a obligés, non-seule-
ment à exposer votre liberté , mais encore à l'en-
gager effectivement pour délivrer vos frères cap-
tifs. Il a voulu par là vous conduire au point le
le plus éminent de la vie régulière et religieuse.
En effet , qu'ont prétendu les auteurs de ces
saintes institutions , sinon de conduire leurs dis-
ciples à l'entière abnégation de soi-même? On le
peut faire de deux sortes. On renonce première-
ment à soi-même , en mortifiant ses désirs par
l'exercice de la pénitence. Mais on y renonce se-
condement , et d'une manière beaucoup plus par-
faite , par la pratique de la charité fraternelle.
Votre bienheureux instituteur n'a pas dédaigné
la première voie : la vie qu'il vous a prescrite, est
une vie pénitente et mortifiée. Mais il a eu encore
un dessein plus noble , et il a cru qu'il n'y avait
rien de plus efficace pour vous détacher de vous-
mêmes, que de vous nourrir dans cet esprit
vraiment saint et vraiment chrétien , qui fait que
votre vie, votre liberté, vos personnes même sont
entièrement dévouées au service et au salut du
prochain.
Voilà une méthode admirable de surmonter
l'amour-propre ; car la nature de l'amour-propre,
c'est de se borner en soi-même, de se nourrir de
soi-même , de vivre entièrement pour soi-même.
Voilà un amour captif, qui ne sort ni ne se ré-
paDd au dehors. Voulez-vous vous affranchir de
sa tyrannie? Dilatez-vous : Dilaiamini et vos '.
Laissez sortir ce captif, laissez couler sur le
prochain cet amour que vous avez pour vous-
mêmes ; aimez vos frères comme vous-mêmes ,
selon te précepte de l'Evangile *. Ne voyez-vous
pas, chrétiens, que l'amour, auparavant trop
captif, commence à s'affranchir en se dilatant?
Ce n'est plus un amour-propre , qui n'aime rien
que soi-même; c'est un amour de société, qui
aime le prochEun comme soi-même ; et s'il {leut
aller à ce point , que de l'aimer plus que soi-
même, le préférer à soi-même, procurer son
bien et son avantage aux dépens de sa liberté et
de sa propre personne, comme saint Pierre
jNolastiue l'a pratiqué , et comme il l'a ordonne
à ses religieux. Amour-propre, tu es détruit
justiu'à la racine, un amour divin et céleste a
succédé en ta place , qui , nous ai-rachant à nous-
mêmes , fait que nous nous retrouvons plus par-
» II. Cor.M,li.
> Marc. \u, 3i.
4)0
PANÉGYRIQUE
Isîteraent dans l'amoui* de Jésus-Christ notre
Sauveur, et dans l'unité de ses membres.
««•«•«»«
PANEGYRIQUE
SAINT JOSEPH,
r:;f.r,iiÉ devant ia reine mère, en 1660, dans l'église
DES révérends pères FEUILLANTS.
Trois dépôts confiés à saint Josepli parla Providence divine,
la virginité de Marie, la personne de Jésus-Chribt , le secret
du Père éternel dans l'incarnation de son Fils. Puivtéangéli-
«(iie, lidélilé persévérante de ses soins', amour de la vie ca-
chée , trois vertus en saint Joseph qui répondent aux trois
dépôts qui lui sogt commis, et qui les lui font garder invio-
lablement.
Deposltumcustodi.
Gardez le dépôt. I. Tlmoth. vi, 20.
C'est une opinion reçue et un sentiment com-
mun parmi tous les hommes, que le dépôt a
quelque chose de saint, et que nous le devons
conserver à celui qui nous le confie, non-seule-
ment par fidélité, mais encore par une espèce de
religion. Aussi apprenons-nous du grand saint
Ambroise , au second livre de ses Offices ' , que
c'était une pieuse coutume établie parmi les fi-
dèles, d'apporter aux évêques et à leur clergé ce
qu'ils voulaient garder avec plus de soin, pour le
mettre auprès des autels ; par une sainte persua-
sion qu'ils avaient, qu'ils ne pouvaient mieux
placer leurs trésors qu'où Dieu même confie les
siens , c'est-à-dire , ses sacrés mystères. Cette cou-
tume s'était introduite dans l'Église par l'exem-
ple de la Synagogue ancienne. Nous lisons dans
l'Histoire sainte, que le temple auguste de Jéru-
salem était le lieu du dépôt des Juifs; et nous ap-
prenons des auteurs profanes*, que les païens
faisaient cet honneur à leurs fausses divinités ,
de mettre leurs dépôts dans leurs temples, et de
les confier à leurs prêtres : comme si la nature
nous enseignait que l'obligation du dépôt ayant
quelque chose de religieux, il ne pouvait être
mieux placé que dans les lieux où l'on révère la
Divinité , et entre les mains de ceux que la reli-
gion consacre.
Maiss'ily eutjamaisundépôtqui méritâtd'être
appelé saint, et d'être ensuite gardé saintement,
c'est celui dont je dois parler, et que la provi-
dence du Père éternel commet à la foi du juste
Joseph : si bien que sa maison me paraît un tem-
ple, puisqu'un Dieu y daigne habiter, et s'y est
1 Clip. XXIX , t. H, col. 105.
* Ucrodian Mst. lib. i.
mis lui-même en dépôt; et Joseph a dû ètrecon
sacre, pour garder ce sacré trésor. En effet il la
été, chrétiens : son corps l'a été par la continence,
et son âme par tous les dons de la grâce.
Madame, comme les vertus sont modestes et éle-
vées dans la retenue, elles ont honte de se montrer
elles-mêmes; et elles savent que ce qui les rend
plus recommandables, c'est le soin qu'elles pren-
nent de se cacher, de peur de ternir, par l'osten-
tation et par une lumière empruntée, l'éclat na-
turel et solide que leur donne la pudeur qui les
accompagne. H n'y a que l'obéissance dont on se
peut glorifier sans crainte : elle est la seule entre
les vertus, que l'on ne blâme point de se pio-
duire , et dont on se peut vanter hardiment, sans
que la modestie en soit offensée. C'est pour celte
raison , madame , que je supplie Votre Majesté de
permettre que je publie hautement les soumis-
sions que je rends aux commandements que j'ai
reçus d'elle. H lui plaît d'ouïr de ma bouche ce
panégyrique du grand saint Joseph: elle m'or-
donne de rappeler en mon souvenir des idées que
le temps avait effacées. J'y aurais de la répu-
gnance, si je ne croyais manquer de respect, en
rougissant de dire ce que Votre Majesté veut en-
tendre. H ne faut donc point étudier d'excuse ; il
ne faut point se plaindre du peu de loisir, ni pe-
ser soigneusement les motifs pour lesquels Votre
Majesté me donne cet ordre. I/obéissance est trop
curieuse, qui cherche les causes du commande-
ment. H ne lui appartient pas d'avoir des yeux ,
si ce n'est pour considérer son devoir : elle doit
chérir son aveuglement, qui la fait marcher avec
sûreté. Votre Majesté verra donc Joseph déposi-
taire du Père éternel : il est digue de ce titre au-
guste , auquel il s'est préparé par tant de vertus.
Mais n'est-il pas juste, madame, qu'après vous
avoir témoigné mes soumissions, je demande à
Dieu cette fermeté qu'il promet aux prédicateurs
de son Évangile , et qui , bien loin de se rabais-
ser devant les monarques du monde, y doit pa-
raître avec plus de force?
Je m'adresse à vous, divine Marie, pour m'ob-
tenir de Dieu cette grâce : j'espère tout de votre
assistance , lorsque je dois célébrer la gloire de
votre époux. 0 Marie, vous avez vu les effets de
la grâce qui l'a rempli, et j'ai besoin de votre se-
cours pour les faire entendre à ce peuple. Quand
est-ce qu'on peut espérer de vous des interces-
sions plus puissantes , que où il s'agit du pudique
époux que le Père vous a choisi , pour conserver
cette pureté qui vous est si chère et si précieuse?
Nous recourons donc avons, ô Marie, en vous
saluant avec l'ange , et disant : Ave, Maria.
DE SAINT JOSEPH.
411
Dans le dessein que je me propose d'appuyer
les louanges de saint Joseph, non point sur des
conjectures douteuses, mais sur une doctrine so-
lide tirée des Écritures divines et des Pères leurs
interprètes fidèles, je ne puis rien faire de plus
convenable à la solennité de cette journée , que
de vous représenter ce grand saint comme un
homme que Dieu choisit parmi tous les autres ,
pour lui mettre en main son trésor, et le rendre
ici-bas son dépositaire. Je prétends vous faire
voir aujourd'hui que , comme rien ne lui con-
vient mieux, il n'est rien aussi qui soit plus il-
lustre; et que ce beau titre de dépositaire, nous
découvrant les conseils de Dieu sur ce bienheu-
reux patriarche , nous montre la source de tou-
tes ses grâces, et le fondement assuré de tous ses
éloges.
Et premièrement, chrétiens, il m'est aisé de
vous faire voir combien cette qualité lui est ho-
norable. Car si le nom de dépositaire emporte
une marque d'estime, et rend témoignage à la
probité ; si , pour confier un dépôt , nous choisis-
sons ceux de nos amis dont la vertu est plus re-
connue , dont la fidélité est plus éprouvée, enfin
les plus intimes , les plus confidents : quelle est
la gloire de saint Joseph, que Dieu fait déposi-
taire, non-seulement de la bienheureuse Marie,
que sa pureté angélique rend si agréable à ses
yeux ; mais encore de son propre Fils , qui est
l'unique objet de ses complaisances et l'unique
espérance de notre salut : de sorte qu'en la per-
sonne de Jésus-Christ, Saint Joseph est établi le
dépositaire du ti'ésor commun de Dieu et des
hommes. Quelle éloquence peut égaler la gran-
deur et la majesté de ce titre?
Si donc , fidèles, ce titre est si glorieux et si
avantageux à celui dont je dois faire aujourd'hui
le panégyrique, il faut que je pénètre un si grand
mystère avec le secours de la gi'âce ; et que re-
cherchant dans nos Écritures ce que nous y li-
sons de Joseph, je fasse voir que tout se rapporte
à cette belle qualité de dépositaire. En effet , je
trouve dans les Évangiles trois dépôts confiés au
juste Joseph par la Providence divine ; et j'y
trouve aussi trois vertus qui éclatent entre les
autres, et qui répondent à ces trois dépôts; c'est
ce qu'il nous faut expliquer par ordre : suivez ,
s'il vous plaît , attentivement.
Le premier de tous les dépôts qui a été com-
mis à sa foi (j'entends le premier dans l'or-
dre des temps), c'est la sainte virginité de Ma-
rie, qu'il lui doit conserver entière sous le voile
sacré de son mariage , et qu'il a toujoure sain-
tement gardée , ainsi qu'un dépôt sacré qu'il ne
lui était pas permis de toucher. Voilà quel est
le premier déi>ôt. Le second et le plus auguste ,
c'est la personne de Jésus-Christ, que le Père
céleste dépose en ses mains , afin qu'il serve de
père à ce saint Enfant, qui n'en peut avoir sur la
terre. Vous voyez déjà , chrétiens , deux grands
et deux illustres dépôts confiés aux soins de Jo-
seph ; mais j'en remarque encore un troisième ,
que vous trouverez admirable, si je puis vous
l'expliquer clairement. Pour l'entendre, il faut
remarquer que le secret est comme un dépôt.
C'est violer la sainteté du dépôt, que de trahir
le secret d'un ami; et nous apprenons par les
lois, que si vous divulguez le secret du testament
que je vous confie , je puis ensuite agir contre
vous comme ayant manqué au dépôt : Depositi
actione tecum agi posse, comme parlent les ju-
risconsultes. Et la raison en est évidente, parce
que le secret est comme un dépôt. Par où vous
pouvez comprendre aisément que Joseph est dé-
positaire du Père étemel, parce qu'il lui a dit
son secret. Quel secret? Secret admirable, c'est
l'incai'nation de son Fils. Car, fidèles , vous n'i-
gnorez pas que c'était un conseil de Dieu , de
ne pas montrer Jésus-Christ au monde , jusqu'à
ce que l'heure en fût arrivée ; et saint Joseph a
été choisi, non - seulement pour le conserver,
mais encore pour le cacher. Aussi lisons-nous
dans l'évangéliste ' , qu'il admirait avec Marie
tout ce qu'on disait du Sauveur : mais nous ne
lisons pas qu'il parlât ; parce que le Père éternel ,
en lui découvrant le mystère , lui découvre le
tout en secret et sous l'obligation du silence ; et
ce secret , c'est un troisième dépôt que le Père
ajoute aux deux autres, selon ce que dit le grand
saint Bernard , que Dieu a voulu commettre à sa
foi le secret le plus sacré de son cœur : Cui tuto
committeret secrefissimum atque sacratissi-
mum sui cordis arcanitm *. Que vous êtes chéri
de Dieu , ô incomparable Joseph î puisqu'il vous
confie ces trois grands dépôts , la virginité de
Marie, la personne de son Fils unique, le secret
de tout son mystère.
Mais ne croyez pas , chrétiens , qu'il soit mé-
connaissant de ces grâces. Si Dieu l'honore par
ces trois dépôts, de sa part il présente à Dieu le
sacrifice des trois vertus , que je remarque dans
l'Évangile. Je ne doute pas que sa vie n'ait été
ornée de toutes les autres; mais voici les trois
principales que Dieu veut que nous voyions dans
son Écriture. La première , c'est sa pureté , qui
paraît par sa continence dans son mariage ; la
seconde, sa fidélité; la troisième, son humilité,
et l'amour de la vie cachée. Qui ne voit la pureté
de Joseph par cette sainte société de désirs pu-
diques , et cette admirable correspondance avec
» Luc. II , 33.
• Super Mtssus esl , hom ii, n" 16, t. I , col 74T
412
PArsÉGYRIQUE
Ja virginité de Marie, dans leurs noces spiri-
tuelles? La seconde, sa fidélité dans les soins
infatigables qu'il a de Jésus , au milieu de tant
de traverses qui suivent partout ce divin En-
fant, dès le commencement de sa vie. La troi-
sième , son humilité , en ce que possédant un si
grand trésor, par une grâce extraordinaire du
Père éternel , bien loin de se vanter de ses dons
ou de faire connaître ses avantages , il se cache ,
autant qu'il peut, aux yeux des mortels, jouis-
sant paisiblement avec Dieu du mystère qu'il lui
révèle , et des richesses infinies qu'il met en sa
garde. Ah! que je découvre ici de grandeurs, et
que j'y décauvre d'instructions importantes ! Que
-je vois de grandeurs dans ces dépôts, que je vois
d'exemples dans ces vertus ; et que l'explication
d'un si beau sujet sera glorieux à Joseph , et
fructueux à tous les fidèles ! Mais afin de ne rien
omettre dans une matière si importante, entrons
plus avant au fond du mystère , achevons d'ad-
mirer les desseins de Dieu sur l'incomparable
Joseph. Après avoir vu les dépôts, après avoir vu
les vertus, considérons le rapport des uns et des
autres , et faisons le partage de tout ce discours.
Pour garder la virginité de Marie sous le voile
du mariage , quelle vertu est nécessaire à Jo-
seph? Une pureté angélique , qui puisse en quel-
que sorte répondre à la pureté de sa chaste
Epouse. Pour conserver le sauveur Jésus parmi
tant de persécutions qui l'attaquent dès son en-
fance, quelle vertu demanderons-nous? Une fi-
délité inviolable , qui ne puisse être ébranlée par
aucuns périls. Enfin , pour garder le secret qui
lui a été confié, quelle vertu y emploiera-t-il ,
sinon cette humilité admirable , qui appréhende
les yeux des hommes, qui ne veut pas se montrer
au monde, mais qui aime à se cacher avec Jésus-
Christ? Depositum custodi : 0 Joseph! gardez
le dépôt; gardez la virginité de Marie; et pour
la garder dans le mariage , joignez-y votre pu-
reté. Gardez cette vie précieuse, de laquelle dé-
pend le salut des hommes ; et employez à la con-
server parmi tant de difficultés , la fidélité de
vos soins. Gardez le secret du Père éternel : il
veut que son Fils soit caché au monde ; servez-
lui d'un voile sacré, et enveloppez-vous avec
lui dans l'obscurité qui le couvre , par l'amour
de la vie cachée. C'est ce que je me propose de
vous expliquer, avec le secours de la grâce.
PREMIER POINT.
Pour comprendre solidement combien Dieu
honore le grand saint Joseph , lorsque sa provi-
dence dépose en ses mains la virginité de Marie,
il importe que nous entendions avant toutes cho-
ies combien cette virginité est chérie du ciel ,
combien elle est utile à la terre ; et ainsi nous ju-
gerons aisément, par la qualité du dépôt, de la
dignité du dépositaire. Mettons donc cette vérité
dans son jour; et faisons voir, par les saintes
Lettres, combien la virginité était nécessaire pour
attirer Jésus-Christ au monde. Vous n'ignorez
pas , chrétiens , que c'était un conseil de la Pro-
vidence, que comme Dieu produit son Fils dans
l'éternité par une génération virginale, aussi
quand il naîtrait dans le temps il sortît d'uiuî
mère vierge. C'est pourquoi les prophètes avaient
annoncé qu'une vierge concevrait un fils ' ; nos
pères ont vécu dans cette espérance, et l'Évan-
gile nous en a fait voir le bienheureux accomplis-
sement. Mais s'il est permis à des hommes de re-
chercher les causes d'un si grand mystère, il me
semble que j'en découvre une très-considérable;
et qu'examinant la nature de la sainte virginité
selon la doctrine des Pères, j'y remarque une se-
crète vertu , qui oblige en quelque sorte le Fils
de Dieu à venir au monde par son entremise.
En effet, demandons aux anciens docteurs
de quelle sorte ils nous définissent la virginité
chrétienne. Ils nous répondront , d'un commun
accord , que c'est une imitation de la vie des an-
ges; qu'elle met les hommes au-dessus du corps,
par le mépris de tous ses plaisirs ; et qu'elle élève
tellement la chair, qu'elle l'égale en quelque fa-
çon, si nous l'osons dire, à la pureté des esprits.
Expliquez-le-nous , ô grand Augustin ! et faites-
nous entendre en un mot quelle estime vous faites
des vierges. Voici unebelle parole: Habentaliqnid
jam non carnis in carne '. Ils ont, dit-il, en la
chair quelque chose qui n'est pas de la chair, et
qui tient de l'ange plutôt que de l'homme : //«-
bent aliquid jam non carnis in came. Vous
voyez donc que, selon ce Père, la virginité est
comme un milieu entre les esprits et les corps ,
et qu'elle nous fait approcher des natures spiri-
tuelles : et de là il est aisé de comprendre com-
bien cette vertu devait avancer le mystère de
l'incarnation. Car qu'est-ce que le mystère de
l'incarnation ? C'est l'union très-étroite de Dieu
et de l'homme, de la Divinité avec la chair. « Le
« Verbe a été fait chair, » dit l'évangéliste ^;
voilà l'union, voilà le mystère.
Mais , fidèles , ne semble-t-il pas qu'il y a trop
de disproportion entre la corruption de nos corps,
et la beauté immortelle de cet esprit pur; et ainsi
qu'il n'est pas possible d'unir des natures si éloi-
gnées? C'est aussi pour cette raison que la sainte
virginité se met entre deux , pour les approcher
par son entremise. Et en effet, nous voyons qu?
' /s. vil, 14.
' Vesancia Firginil. n" 12, t. VI, col. 34fi.
3 Joaii, 1, li.
DE SAINT
7a lumière , lorsqu'ello. tombe sur les corps opa-
ijucs, ne les peut jamais pénétrer, parce que leur
ubscurité la repousse; il semble au contraire
qu elle s'en retire en léfléchissant ses rayons : mais
quand elle rencontre un corps transparent, elle y
entre , elle s'y unit , parce qu'elle y trouve l'éclat
et la transparence qui approche de sa nature , et
lient quelque chose de la lumière. Ainsi nous pou-
vons dire , fidèles , que la divinité du Verbe éter-
nel , voulant s'unir à un corps mortel , demandait
la bienheureuse entremise de la sainte virginité,
qui , ayant quelque chose de spirituel , a pu en
quelque sorte préparer la chair à être unie à cet
esprit pur.
Mais de peur que vous ne croyiez que je parle
ainsi de moi-même, il faut que vous appreniez
cette vérité d'un célèbre évéque d'Orient • c'est le
iirand Grégoire de Nysse, dont je vous rapporte
les propres paroles, tirées fidèlement de son texte,
(i; est , dit-il , la virginité qui fait que Dieu ne re-
fuse pas de venir vivre avec les hommes : c'est
elle qui donne aux hommes des ailes pour prendre
leur vol du côté du ciel ; et étant le lien sacré de
la familiarité de l'homme avec Dieu, elle accorde,
par son entremise, des choses si éloignées par na-
ture : Quœ adeo nalura distant, ipsa interce-
dens sua virtute conciliât, adducitque in con-
cordiam '.
Peut-on confirmer en termes plus claùrs la vé-
rité que je prêche? Et par là ne voyez- vous pas,
et la dignité de Marie , et celle de Joseph son fi-
dèle époux ? Vous voyez la dignité de Marie , en
ce que sa virginité bienheureuse a été choisie dès
léteruité pour donner Jésus-Christ au monde ; et
vous voyez la dignité de Joseph , eu ce que cette
pureté de Marie , qui a été si utile à notre nature ,
a été confiée à ses soins , et que c'est lui qui con-
serve au monde une chose si nécessaire. 0 Joseph,
gardez ce dépôt : Depositum custodi. Gardez chè-
rement ce sacré dépôt de la pureté de Marie. Puis-
qu'il plaît au Père éternel de garder la virginité
de Marie sous le voile du mariage, elle ne se peut
plus conserver sans vous ; et aussi votre pureté est
devenue en quelque sorte nécessaire au monde ,
par la charge glorieuse qui lui est donnée de
garder celle de Marie.
C'est ici qu'il faut vous représenter un spec-
tacle qui étonne toute la nature ; je veux dire ce
mariage céleste , destiné par la Providence pour
protéger la virginité, et donner par ce moyen
Jésus-Christ au monde. Mais qui prendrai-je pour
mon conducteur dans une entreprise si difficile,
sinon l'incomparable Augustin , qui traite si di-
• /> ririjinii. cap. if , t. III, pag. iI6.
JOSEPH. 418
vinement ce mystère? Écoutez ce savant évêquc ' ,
et suivez exactement sa pensée. H remarque, avant
toutes choses, qu'il y a trois liens dans le mariage.
Il y a premièrement le sacré contrat , par lequel
ceux que l'on unit se donnent entièrement l'un à
l'autre il y a secondement l'amour conjugal,
par Icfjuel ils se vouent mutuellement un cœur,
qui n'est plus capable de se partager, et qui ne
peut bi-ûler d'autres flammes : il y a enfin les en-
fants, qui sont un troisième lien; parce que l'a-
mour des parents ven<mt, pour ainsi dire, à se
rencontrer dans ces fruits communs de leur ma-
riage, l'amour se lie par un nœud plus ferme.
Saint Augustin trouve ces trois choses dans le
mariage de saint Joseph , et il nous montre que
tout y concourt à garder la virginité \ Il y trouve
premièrement le sacré contrat, par lequel ils se
sont donnés l'un à l'autre ; et c'est là qu'il faut ad-
mirer le triomphe de la pureté dans la vérité de
ce mai'iage. Car Marie appartient à Joseph, et
Joseph à la divine Marie ; si bien que leur mariage
est très- véritable, parce quils se sont donnés l'un
à l'autre. Mais de quelle sorte se sont-ils donnés?
Pureté , voici ton triomphe. Ils se donnent réci-
proquement leur virginité , et sur cette virginité
ils se cèdent un droit mutuel. Que. droit? de se la
garder l'un à l'autre. Oui , Marie a droit de gar-
der la virginité de Joseph, et Joseph a droit de
garder la virginité de Marie. Ni l'un ni l'autre n'en
peut disposer, et toute la fidélité de ce mariage
consiste à garder la virginité. Voilà les promesses
qui les assemblent, voilà le traité qui les lie. Ce
sont deux virginités qui s'unissent, pour se con-
server éternellement l'une lauti-e par une chaste
correspondance de désirs pudiques ; et il me sem-
ble que je vois deux astres , qui n'entrent ensem-
ble en conjonction , qu'à cause que leurs lumières
s'allient. Tel est le nœud de ce mariage , d'autant
plus ferme, dit saint Augustin^, que les promes-
ses qu'ils se sont données doivent être plus invio-
lables, en cela même qu'elles sont plus saintes.
Qui pourrait maintenant vous dire quel devait
être l'amour conjugal de ces bienheureux mariés?
Car, ô sainte virginité , vos flammes sont d'autant
plus fortes qu'elles sont plus pures et plus déga-
gées; et le feu de la convoitise, qui est allumé
dans nos corps , ne peut jamais égaler l'ardeur
des chastes embrasements des esprits , que l'a-
mour de la pureté lie ensemble. Je ne chercherai
pas des raisonnements pour prouver cette vérité ;
mais je l'établirai , par un grand miracle que j'ai
' De Gènes, ad litl. lib. i\ , cap. vu , n» 12 , L m , part, l ,
col. 247.
' Contra JuUan. lib. v, cap. xii, n' 46 , t. X, col. «63.
» De Xupt. et Coucup. lib. i , n* 12 , l. x , col. 388.
4{4
PANÉGYRIQUE
fu dans saint Grégoire de Tours' , au premier
i\\'vc de son histoire. Le récit vous en sera agréa-
l)le , et du moins i! relâchera vos attentions. Il dit
que deux personnes de condition , et de la pre-
mière noblesse d'Auvergne, ayant vécu dans le
mariage avec une continence parfaite, passèrent
à une vie plus heureuse , et que leurs corps furent
inhumés en deux places assez éloignées. Mais il
arriva une chose étrange : ils ne purent pas de-
meurer longtemps dans cette dure séparation ; et
tout le monde fut étonné qu'on trouva tout à coup
leurs tombeaux unis, sans que personne y eût
mis la main. Chrétiens, que signifie ce miracle ?
Ne vous semb!e-t-il pas que ces chastes morts se
plaignent de se voir ainsi éloignés? Ne vous sem-
ble-t-il pas qu'ils nous disent ( car permettez-moi
de les animer , et de leur prêter une voix , puis-
que Dieu leur donne le mouvement); ne vous
semble-t-il pas qu'ils vous disent : Et pourquoi
a-t-on voulu nous séparer ? Nous avons été si long-
temps ensemble, et nous y avons toujours été
comme morts, parce que nous avons éteint tout le
sentiment des plaisirs mortels ; et étant accoutu-
més depuis tant d'années à être ensemble comme
des morts, la mort ne nous doit pas désunir.
Aussi Dieu permit qu'ils se rapprochèrent, pour
nous montrer, par cette merveille, que ce ne
sont pas les plus belles flammes que celles où la
convoitise se mêle; mais que deux virginités,
bien unies par un mariage spirituel, en produi-
sent de bien plus fortes, et qui peuvent, ce sem-
ble, se conserver sous les cendres mêmes de la
mort. C'est pourquoi Grégoire de Tours, qui nous
a décrit cette histoire , ajoute que les peuples de
cette contrée appelaient ordinairement ces sépul-
cres, les sépulcres des deux amants; comme si
ces peuples eussent voulu dire que c'étaient de
véritables amants, parce qu'ils s'aimaient par
l'esprit.
Mais où est-ce que cet amour si spirituel s'est
jamais trouvé si parfait, que dans le mariage de
saint Joseph? C'est là que l'amour était tout cé-
leste , puisque toutes ses flammes et tous ses dé-
sirs ne tendaient qu'à conserver la virginité ; et
il est aisé de l'entendre. Car dites-nous , ô divin
Joseph , qu'est-ce que vous aimez en Marie ? Ah !
sans doute, ce n'était pas la beauté mortelle,
mais cette beauté cachée et intérieure, dont la
sainte virginité faisait le principal ornement. C'é-
tait donc la pureté de Marie qui faisait le chaste
objet de ses feux ; et plus il aimait cette pureté ,
plus il la voulait conserver, premièrement en sa
gainte épouse , et secondement en lui-même , par
* Histor. Franc. lib. i , n" 42, p. 31 et seqq.
une entière unité de cœur : si bien que son amour
conjugal , se détournant du cours ordinaire , se
donnait et s'appliquait tout entier à garder la vir-
ginité de Marie. 0 amour divin et spirituel ! Chré-
tiens , n'admirez- vous pas comme tout concourt
dans ce mariage à conserver ce sacré dépôt?
Leurs promesses sont toutes pures , leur amour
est tout virginal : il reste maintenant à considérer
ce qu'il y a de plus admirable ; c'est le fruit sacré
de ce mariage, je veux dire le sauveur Jésus.
Mais il me semble vous voir étonnés, de m'en-
tendre prêcher si assurément que Jésus est le fruit
dece mariage. Nous comprenons bien, direz-vous,
que l'incomparable Joseph est père de Jésus-
Christ par ses soins ; mais nous savons qu'il n'a
point de part à sa bienheureuse naissance. Com-
ment donc nous assurez-vous que Jésus est le
fruit de ce mariage? Cela peut-être paraît impossi-
ble : toutefois, si vous rappelez à votre mémoire
tant de vérités importantes que nous avons , ce
me semble, si bien établies, j'espère que vous
m'accorderez aisément que Jésus, ce bénit en-
fant, est sorti, en quelque manière, de l'union
virginale de ces deux époux. Car, fidèles, n'a-
vons-nous pas dit que c'est la virginité de Marie
qui a attiré Jésus-Christ du ciel? Jésus n'est-il
pas cette fleur sacrée que la virginité a poussée?
n'est-il pas le fruit bienheureux que la virginité
a produit ? Oui, certainement, nous dit saint Fui -
gence , « il est le fruit , il est l'ornement , il est
« le prix et la récompense de la sainte virginité : «
Sandœ virginitatis fructus , decus et munus\
C'est à cause de sa pureté que Marie a plu au Père
éternel ; c'est à cause de sa pureté que le Saint-
Esprit se répand sur elle, et recherche ses em
brassements , pour la remplir d'un germe céleste.
Et par conséquent, ne peut-on pas dire que c'est
sa pureté qui la l'end féconde? Que si c'est sa pu-
reté qui la rend féconde, je ne craindrai plus d'as-
surer que Joseph a part à ce grand miracle. Car
si cette pureté angélique est le bien de la divine
Marie , elle est le dépôt du juste Joseph.
Mais je passe encore plus loin, chrétiens; per-
mettez-moi de quitter mon texte , et d'enchérir
sur mes premières pensées, pour vous dire que la
pureté de Marie n'est pas seulement le dépôt,
mais encore le bien de son chaste époux. Elle est
à lui par son mariage, elle est à lui par les chastes
soins- par lesquels il l'a conservée. 0 féconde vir-
ginité ! si vous êtes le bien de Marie , vous êtes
aussi le bien de Joseph. Marie l'a vouée , Joseph
la conserve; et tous deux la présentent au Père
éternel, comme un bien gardé par leurs soins corn-
' Jd. Prob. Epist. m, n" 6, p. 105.
DE SAINT JOSEPH.
4I&
iniins. Comme donc il a tant de part à kt sainte
viriïinité de Marie, il en prend aussi au fruit
qu'elle porte : c'est pourquoi Jésus est son lils,
non pas à la vérité par la chair ; mais il est son
Jils par l'esprit, à cause de ralliance virginale
qui le joint avec sa mère. Et saint Augustin l'a
(lit en un mot : Propter qimljideh conjugiitm
parentes Christi rocari atnbo meruerunt'. O
mystère de pureté î ô paternité bienheureuse ! ô
lumières incorruptibles, qui brillent de toutes
parts dans ce mariage !
Chrétiens, méditons ces choses, appliquons-
les-nous à nous-mêmes : tout se fait ici pour l'a-
mour de nous ; tirons donc notre instruction de ce
qui s'opère pour notre salut. Voyez combien
chaste, combien innocente est la docti'ine du chris-
tianisme. Jamais ne comprendrons-nous qnels
r.ous sommes? Quelle honte, que nous nous souil-
lions tous les jours par toute sorte d'impuretés,
nous qui avons été élevés parmi des mystères si
chastes? Et quand est-ce que nous entendrons
quelle est la dignité de nos corps , depuis que le
Fils de Dieu en a pris un semblable? « Que la
•' chair se soit jouée, dit TertuUien ', ou plutôt
« qu'elle se soit corrompue, avant qu'elle eût été
« recherchée par son maître ; elle n'était pas di-
« gnc du don de salut, ni propre à l'office de la
« sainteté. Elle était encore en Adam , tyrannisée
« par ses convoitises, suivant les beautés appa-
'■ rentes , et attachant toujoure ses yeux à la terre.
" Elle était impure et souillée , parce qu'elle n'é-
« tait pas lavée au baptême. Mais depuis qu'un
" Dieu , en se faisant homme , n'a pas voulu venir
" en ce monde , si la sainte virginité ne l'y atti-
• rait; depuis que, trouvant au-dessous de lui-
« même la sainteté nuptiale , il a voulu avoir une
« mère vierge , et qu'il n'a pas cru que Joseph fût
« digne de prendre le soin de sa vie , s'il ne s'y
« préparait par la continence ; depuis que , pour
« laver notre chair, son sang a sanctifié une eau
« salutaire, où elle peut laisser toutes les ordures
« de sa première nativité ; nous devons entendre ,
<■ fidèles, que depuis ce temps-là la chair est
« tout autre. Ce n'est plus cette chair formée de
« la boue, et engendrée par la convoitise; c'est
« une chair refaite et renouvelée par une eau très-
<■ pure, et par l'Esprit saint. «Donc, mes frères,
respectons nos corps qui sont les membres de Jé-
sus-Chris^gardons-nousdeprostltueràl'impui-eté
cette chair que le baptême a fait vierge. « Pos-
« sédons nos vaisseaux en honneur, et non pas
• dans ces passions ignominieuses que notre bru-
> t-alité nous inspire , comme les Gentils qui n'ont
< pas de Dieu. Car Dieu ne nous appelle pas à
• Df yiipl. et Conciip. ILb. i , ubi siipr.
» I}f Pudkit. n" 6.
j
« l'impureté, mais à Ta sanctification' » en Nôtre-
Seigneur Jésus-Christ. Honorons, par la conti-
nence , cette sainte virginité qui noiïs a donné lo
Sauveur, qui a rendu sa Mère féconde, qui a fait
que Joseph a part à cette fécondité bienheureuse,
et rélève, si je l'ose dire, jusqu'à être le père de
Jésus-Christ même. Mais, fidèles, après avoir
vu qu'il contribue , en quelque façon , à la nais-
sance de Jésus-Christ, en gardant la pureté de
sa sainte Mère , voyons maintenant ses soins pa-
ternels, et admirons la fidélité par laquelle il
conserve ce divin Enfant que le Père céleste lui
a confié; c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Ce n'est pas assez au Père étemel d'avoir confié
à Joseph la virginité de Marie : il lui prépare
quelque chose de plus relevé; et après avoir com-
mis à sa foi cette sainte virginité qui doit donner
Jésus-Christ au monde, comme s'il avait dessein
d'épuiser sa libéralité infinie en faveur de ce pa-
triarche, il va mettre en ses mains Jésus-Christ
lui-même , et il veut le conserver par ses soins.
Mais si nous pénétrons le secret , si nous entrons
au fond du mystère , c'est là , fidèles , que nous
trouverons quelque chose de si glorieux au juste
Joseph , que nous ne pou rrons jamais assez le com-
prendre. Car Jésus, ce divin Enfant sur lequel
Joseph a toujours les yeux, et qui fait l'admirable
sujet de ses saintes inquiétudes , est né sur la terre
comme un orphelin , et il n'a point de père en ce
monde. C'est pourquoi saint Paul dit qu'il est sans
père : Sine pâtre *. Il est vrai qu'il en a un dans
le ciel ; mais à voir comme il l'abandonne, il sem-
ble que ce Père ne le connaît plus. Il s'en plaindra
un jour sur la croix , lorsque , l'appelant son Dieu
et non pas son Vexe ^ Et pourquoi ^ dira-t-il , m'a-
bandonnez-vous ^? Mais ce qu'il a dit en mou-
rant, il pouvait le dire dès sa naissance; puisque
dès ce premier moment son Père l'expose aux
persécutions , et commence à l'abandonner aux
injures. Tout ce qu'il fait en faveur de ce Fils uni-
que, pour montrer qu'il ne l'oublie pas, du
moins , ce qui paraît à nos yeux , c'est de le met-
tre en la garde d'un homme mortel, qui conduira
sa pénible enfance, et Joseph est choisi pour ce
ministère. Que fera ici ce saint homme ? Qui pour-
rait dire avec quelle joie il reçoit cet abandonné,
et comme il s'offre de tout son cœur pour être le
père de cet orphelin? Depuis ce temps-là, chré-
tiens , il ne vit plus que pour Jésus-Christ, il n'a
plus de soin que pour lui ; il prend lui-même pouf
ce Dieu un cœur et des entrailles de père; et c#
' I. Thess. IV, 4, 5, 7.
» Hehr. vu, 3.
» Matth. XXVII, 4C.
416 PANÉGYRIQUE
(ju'il n'est pas par nature , il le devient par af-
feetion.
Mais afin que vous soyez convaincus de la vérité
d'un si grand mystère , et si glorieux à Joseph , il
faut vous le montrer par les Écritures, et pour
cela vous exposer une belle réflexion de saint
Chrysostôme. 11 remarque dans l'Évangile que
partout Joseph y paraît en père. C'est lui qui
donne le nom à Jésus, comme les pères le don-
naient alors; c'est lui seul que l'ange avertit de
tous les périls de l'Enfant, et c'est à lui qu'il an-
nonce le temps du retour. Jésus le révère , et lui
obéit : c'est lui qui dirige toutesa conduite, comme
en ayant le soin principal ; et partout il nous est
montré comme père. D'où vient cela, dit saint
Chrysostôme? en voici la raison véritable. C'est,
dit-il ■ , que c'était un conseil de Dieu , de donner
au grand saint Joseph tout ce qui peut appartenir
à un père , sans blesser la virginité.
Je ne sais si je comprends bien toute la force de
cette pensée; mais voici, si je ne me trompe, ce
que veut dire ce grand évéque. Et premièrement
supposons pour certain que c'est la sainte virgi-
nité qui empêche que le Fils de Dieu , en se faisant
homme, ne choisisse un père mortel. En effet,
Jésus-Ciirist venant sur la terre pour se rendre
semblable aux hommes, comme il voulait bien
avoir une mère, il ne devait pas refuser, ce sem-
ble , d'avoir un père tout ainsi que nous , et de
s'unir encore à notre nature par le nœud de cette
alliance. Mais la sainte virginité s'y est opposée,
parce que les prophètes lui avaient promis qu'un
iour le Sauveur la rendrait féconde, et puisqu'il
devait naître d'une vierge mère, il ne pouvait
avoir de père que Dieu. C'est par conséquent la
virginité qui empêche la paternité de Josei»h.
Mais peut-elle l'empêcher jusqu'à ce point, que
Joseph n'y ait plus de part , et qu'il n'ait aucune
qualité de père? Nullement, dit saint Chrysos-
tôme ; car la sainte virginité ne s'oppose qu'aux
qualités qui la blessent : et qui ne sait qu'il y en
a dans le nom de père qui ne choquent pas la pu-
deur, et qu'elle peut avouer pour siennes? Ces
soins, cette tendresse, cette affection, cela blesse-
t-il la virginité? Voyez donc le secret de Dieu,
et l'accommodement qu'il invente dans ce diffé-
rent mémorable entre la paternité de Joseph et la
pureté virginale. Il partage la paternité, et il veut
que la virginité fasse le partage. Sainte pureté,
lui dit-il, vos droits vous seront conservés. 11
y a quelque chose dans le nom de père, que la
virginité ne peut pas souffrir; vous ne l'aurez
pas'', ô Joseph! Mais tout ce qui appartient à un
père , sans que la virginité soit intéressée , voilà ,
• In AfuUh. hom. iv, n" 6 , l. vu , P- 5a
dit-il , ce que je vous donne : ffoc tibi do, guod
salva virginitate pâte muni esse polc st. Et par
conséquent, chrétiens, Marie ne concevra pas de
Joseph, parce que la virginité y serait blessée;
mais Joseph partagera avec Marie ces soins, ces
veilles, ces inquiétudes, par lesquelles elleélèvera
ce divin Enfant; et il ressentira pour Jésus cette
inclination naturelle, toutes ces douces émotions,
tous ces tendres empressements d'un cœur pa-
ternel.
Mais peut-être vous demanderez où il prendra
ce cœur paternel, si la nature ne le lui donne pas?
Ces inclinations naturelles peuvent-elles s'acqué-
rir par choix; et l'art peut-il imiter ce que la
nature écrit dans les cœurs? Si donc saint Joseph
n'est pas père, comment aura-t-il un amour de
père? C'est ici qu'il nous faut entendre que la
puissance divine agit en cette œuvre. C'est par
un effet de cette puissance , que saint Joseph a
un cœur de père ; et si la nature ne le donne pas ,
Dieu lui en fait un de sa propre main. Car c'est
de lui dont il est écrit qu'il tourne où il lui plaît
les incHnations. Pour l'entendre, il faut remarquer
une belle théologie que le Psalmiste nous a ensei-
gnée , lorsqu'il dit que Dieu forme en particulier
tous les cœurs des hommes : Qui Jinxit singilla-
tim corda eorum'. Ne vous persuadez pas , chré-
tiens, que David regarde le cœur comme un simple
organe du corps, que Dieu forme par sa puissance
comme toutes les autres parties qui composent
l'homme. 11 veut dire quelque chose de singulier.:
il considère le cœur en ce lieu comme principe de
l'inclination : et il le regarde dans les mains de
Dieu comme une terre molle et humide , qui cède
et qui obéit aux mains du potier, et reçoit de lui sa
figure. C'est ainsi, nous dit le Psalmiste, que Dieu
forme en particulier tous les cœurs des hommes.
Qu'est-ce à dire en particulier? Il fait un cœur
de chair dans les uns quand il les amollit par la
charité ; un cœur endurci dans les autres, lorsque
retirant ses lumières , par une juste punition de
leurs crimes , il les abandonne au sens réprouvé.
Ne fait-il pas dans tous les fidèles , non un cœur
d'esclave, mais un cœur d'enfant, quand il envoie
en eux l'esprit de son Fils? Les apôtres trem-
blaient au moindre péril; mais Dieu leur fait un
cœur tout nouveau, et leur courage devient in-
vincible. Quels étaient les sentiments de Saiil
pendant qu'il paissait ses troupeaux? Ils étaient
sans doute bas et populaires. Mais Dieu, en le
mettant sur le trône , lui change le cœur par son
onction : Immutavit Domimis cor Saiil ' ; et il
reconnaît incontinent qu'il est roi. D'autre part,
< Psal xXMi, Ij
2 1. Ri'u. X, 0.
DE SAINT JOSEPH.
4t7
es Israélites considéraient ce nouveau monar-
que comme un homme de la lie du peuple; mais
la main de Dieu leur touchant le cœur, quorum
JJeus tetigit corda ' , aussitôt ils le voient plus
grand, et ils se sentent émus, en le regardant,
de cette crainte respectueuse que l'on a pour ses
souverains : c'est que Dieu faisait en eux un cœur
de sujets.
C'est donc , fidèles , cette même main qui forme
en particulier tous les cœurs des hommes, qui fait
un cœur de père en Joseph, et un cœur de fils
en Jésus. C'est pourquoi Jésus obéit , et Joseph
ne craint pas de lui commander. Et d'où lui
vient cette hardiesse de commander à son Créa-
teur? C'est que le vrai Père de Jésus-Christ, ce
Dieu qui l'engendre dans l'éternité , ayant choisi
le divin Joseph pour servir de père au milieu des
temps à son Fils unique, a fait, en quelque sorte,
couler en son sein quelque rayon ou quelque étin-
celle de cet amour infini qu'il a pour son fils :
c'est ce qui lui change le cœur, c'est ce qui lui
donne un amour de père; si bien que le juste Jo-
seph, qui sent en lui-même un cœur paternel,
forme tout à coup par la main de Dieu , sent aussi
que Dieu lui ordonne d'user d'une autorité pater-
nelle ; et il ose bien commander à celui qu'il re-
connaît pour son maître.
Et après cela , chrétiens , qu'est-il nécessaire
que je vous explique la fidélité de Joseph à garder
ce sacré dépôt? Peut-il manquer de fidélité à ce-
lui qu'il reconnaît pour son fils unique? de sorte
qu'il ne serait pas nécessaire que je vous parlasse
de cette vertu , s'il n'était important pour votre
instruction que vous ne perdiez pas un si bel
exemple. Car c'est ainsi qu'il nous faut appren-
dre, par les traverses continuelles qui ont exercé
saint Joseph depuis que Jésus-Christ est mis en sa
garde, qu'on ne peut conserver ce dépôt sans
peine , et que pour être fidèle à sa grâce , il faut se
préparer a souffrir. Oui certes, quand Jésus en-
tre quelque part , il y entre avec sa croix , il y
porte avec lui toutes ses épines , et il en fait part à
tous ceux qu'il aime. Joseph et Marie étaient pau-
vres; mais ils n'avaient pas encore été sans mai-
son , ils avaient un lieu pour se retirer. Aussitôt
que cet enfant vient au monde , on ne trouve point
de maison pour eux , et leur retraite est dans une
etable. Qui leur procure cette disgrâce, sinon
celui dont il est écrit» que ■> venant en son pro-
« pre bien , il n'y a pas été reçu par les siens, »
et " qu'il n'a pas de gîte assuré où il puisse reposer
" sa tête 5?» Mais n'est-ce pas assez de leur indi-
gence ? Pourquoi leur attire-t-il des persécutions?
' I. Reg. X , 26.
* Joan. I, II.
S Matth. T1II,20.
Boesixr. — TOME m.
Ils vivaient ensemble dans leur ménage , pan\ re-
ment, mais avec douceur, surmontant leur pau-
vreté par leur patience et par leur travail awidu.
Mriis Jésus ne leur permet pas ce repos : il ne
vient au monde que pour les troubler, et il attire
tous les malheurs avec lui. Hérode ne peut souf-
frir que cet enfant vive : la bassesse de sa nais-
sance n'est pas capable de le cacher à la jalousie
de ce tyran. Le ciel lui-même trahit le secret : il
découvre Jésus-Christ par une étoile; et il sem-
ble qu'il ne lui amène de loin des adorateurs, que
pour lui susciter dans son pays propre un persé-
cuteur impitoyable.
Que fera ici saint Joseph? Représentez-vous,
chrétiens, ce que c'est qu'un pauvre artisan,
qui n'a point dautre héritage que ses mains , ni
d'autre fonds que sa boutique , ni d'autre res-
source que son travail. 11 est contraint daller en
Égv-pte , et de souffrir un exil fâcheux ; et cela
pour quelle raison? Parce qu'il a Jésus- Christ
avec lui. Cependant croyez-vous, fidèles, qu'il
se plaigne de cet enfant incommode , qui le tire
de sa patrie , et qui lui est donné pour le tourmen-
ter? Au contraire, ne voyez-vous pas qu'il s'estime
heureux de souffrir en sa compagnie, et que toute
la cause de son déplaisir, c'est le péril du divin
Enfant qui lui est plus cher que lui-même? Mais
peut-être a-t-il sujet despérer de voir bientôt
finir ses disgrâces? Non, fidèles, il ne l'attend pas;
partout on lui prédit des malheurs. Siméou l'a
entretenu des étranges contradictions que devait
souffrir ce cher fils : il en voit déjà lecomraence-
ment,et il passe sa vie dans de continuelles appré-
hensions des maux qui lui sont préparés.
Est-ce assez pour éprouver sa fidélité? chré-
tiens, ne le croyez pas ; voici encore une étrange
épreuve. Si c'est peu des hommes pour le tour-
menter, Jésus devient lui-même son persécu-
teur : il s'échappe adroitement de ses mains , il se
dérobe à sa vigilance , et il demeure trois jours
perdu. Qu'avez- vous fait, fidèle Joseph? Qu'est
devenu le sacré dépôt que le Père céleste vous a
confié? Âh 1 qui pourrait iciraconter ses plaintes?
Si vous n'avez pas encore entendu la paternité
de Joseph , voyez ses larmes , voyez ses douleurs ,
et reconnaissez qu'il est père. Ses regrets le font
bien connaître, et Marie a raison de dire à cette
rencontre : Pater tuus et ego dolentes guœreba-
mus te^ : " Votre père et moi vous cherchions
'< avec une extrême douleur. « 0 mon fils ! dit-elle
au Sauveur, je ne crains pas de l'appeler ici votre
père , et je ne prétends pas faire tort à la pureté
de votre naissance. Il s'agit de soins et d'inquié-
tudes , et c'est par là que je puis dire qu'il est
• Lue. 11,48.
S7
418
PANÉGYRIQUE
votre père, puisqu'il a des inquiétudes vraiment
paternelles : Ego et pater tuus; je le joins avec
moi par la société des douleurs.
Voyez, fidèles, par quelles souffrances Jésus
éprouve la fidélité, et comme il ne veut être
{fu'avec ceux qui souffrent. Ames molles etvolup-
tueuses , cet enfant ne veut pas être avec vous ,
sa pauvreté a honte de votre luxe, et sa chair,
destinée à tant de supplices , ne peut supporter
votre extrême délicatesse. II cherche ces forts et
ces courageux qui ne refusent pas de porter sa
croix , qui ne rougissent pas d'être compagnons
de son indigence et de sa misère. Je vous laisse
à méditer ces vérités saintes , car pour moi je
ne puis vous dire tout ce que je pense sur ce beau
sujet. Je me sens appelé ailleurs , et il faut que
/e considère le secret du Père éternel, confié à
l'humilité de Joseph : il faut que nous voyions
Jésus-Christ caché , et Joseph caché avec lui , et
que nous nous excitions, par ce bel exemple, à
l'amour de la vie cachée.
TROISIÈME POINT.
Que dirai-je ici , chrétiens, de cet homme caché
avec Jésus-Christ? Où trouverai-je des lumières
assez pénétrantes, pour percer les obscurités
qui enveloppent la vie de Joseph ? Et quelle en-
treprise est la mienne , de vouloir exposer au jour
ce que l'Écriture a couvert d'un silence mysté-
rieux? Si c'est un conseil du Père éternel , que
son Fils soit caché au monde , et que Joseph le
soit avec lui; adorons les secrets de sa providence
sans nous mêler de les rechercher ; et que la vie
cachée de Joseph soit l'objet de notre vénération ,
et non pas la matière de nos discours. Toutefois
il en faut parler, puisque je sais bien que je l'ai
promis ; et il sera utile au salut des âmes de mé-
diter un si beau sujet , puisque, si je n'ai rien à
dire autre chose, je dirai du moins, chrétiens,
que Joseph a eu cet honneur d'être tous les jours
avec Jésus-Christ, qu'il a eu avec Marie la plus
grande part à ses grâces , que néanmoins Joseph
a été caché , que sa vie , que ses actions , que ses
vertus étaient inconnues. Peut-être apprendrons-
nous , d'un si bel exemple , qu'on peut être grand
sans éclat, peut-être bienheureux sans bruit,
qu'on peut avoir la vraie gloire sans le secours de
la renommée, par le seul témoignage de sa
conscience : Gloria nostra hœc est, testimonium
conscientiœ nostrœ • ; et cette pensée nous incitera
à mépriser la gloire du monde ; c'est la fin que
je me propose.
Mais pour entendre solidement la grandeur et
la dignité de la vie cachée de Joseph, remontons
« II. Ccn: 1,12,
jusqu'au principe; et admirons, avant toutes
choses , la variété infinie des conseils de la Pro-
vidence dans les vocations différentes. Entre
toutes les vocations, j'en remarque deux, dans les
Écritures, qui semblent directement opposées :
la première , celle des apôtres, la seconde , celle
de Joseph. Jésus est révélé aux apôtres , Jésus est
révélé à Joseph , mais avec des conditions bien
contraires. Il est révélé aux apôtres, pour l'an-
noncer par tout l'univers; il est révélé à Joseph ,
pour le taire et pour le cacher. Les apôtres sont
des lumières, pour faire voir Jésus-Christ au
monde ; Joseph est un voile , pour le couvrir ; et
sous ce voile mystérieux on nous cache la vir-
ginité de Marie , et la grandeur du Sauveur des
âmes. Aussi nous lisons dans les Écritures , que
lorsqu'on le voulait mépriser, « N'est-ce pas là,
« disait-on, le fils de Joseph * ?« Si bien que Jésus
entre les mains des apôtres, c'est une parole qu'il
faut prêcher : Prœdicate verbum Evangelii hu-
jus^j « Prêchez la parole de cet Évangile; » et
Jésus entre les mains de Joseph , c'est une pa-
role cachée, Verbum absconditum^j et il n'est
nas permis de la découvrir. En effet, voyez-en la
suite. Les divins apôtres prêchent si hautement
l'Évangile , que le bruit de leur prédication re-
tentit jusqu'au ciel : et saint Paul a bien osé
dire que les conseils de la sagesse divine sont
venus à la connaissance des célestes puissances
par l'Église , dit cet apôtre , et par le ministère
des prédicateurs , Per Ecclesiam ^ ; et Joseph ,
au contraire , entendant parler des merveilles de
Jésus-Christ, il écoute , il admire et se tait.
Que veut dire cette différence? Dieu est-il con-
traire à lui-même dans ces vocations opposées?
Non , fidèles , ne le croyez pas : toute cette di-
versité tend à enseigner aux enfants de Dieu cette
vérité importante , que toute la perfection chré-
tienne ne consiste qu'à se soumettre. Celui qui
glorifie les apôtres par l'honneur de la prédica-
tion , glorifie aussi saint Joseph par l'humilité du
silence ; et par là nous devons apprendre que la
gloire des chrétiens n'est pas dans les emplois
éclatants , mais à faire ce que Dieu veut. Si tous
ne peuvent pas avoir l'honneur de prêcher Jésus-
Christ, tous peuvent avoir l'honneur de luiobéii* ;
et c'est la gloire de saint Joseph, c'est le solide
honneur du christianisme. Ne me demandez donc
pas , chrétiens , ce que faisait saint Joseph dans
sa vie cachée; il est impossible que je vous l'ap-
prenne, et je ne puis répondre autre chose, sinon
ce que dit le divin Psalmiste : « Le juste, dit-il,
I Joan.yx, 42.
» u4ct. V , 20.
3 Luc. xvni , 34.
4 Eph. m, 10
DE SAINT JOSEPH.
419
. qu'a-t-il fait? » Justus aulem guidfecit' ? Or-
dinairement la vie des pécheurs fait plus de bruit
que celle des justes; parce que l'intérêt et les pas-
sions, c'est ce qui remue tout dans le monde. Les
pécheurs, dit David , ont tendu leur arc, ils l'ont
lâché contre les justes, ils ont détruit, ils ont
renversé; on ne parle que d'eux dans le monde :
Quoniam quœ pcrfecisii, destruxerunt^ . Mais
le juste, ajoute-t-il, qu'a-t-il fait? Justus autem
ifuidfecit? Il veut dire qu'il n'a rien fait. En ef-
fet, il n'a rien fait pour les yeux des hommes,
parce qu'il atout fait pour les yeux de Dieu, C'est
ainsi que vivait le juste Joseph. Il voyait Jésus-
Christ , et il se taisait : il le goûtait , et il n'en
parlait point ; il se contentait de Dieu seul , sans
partager sa gloire avec les hommes. Il accomplis-
sait sa vocation , parce que , comme les apôtres
sont les ministres de Jésus-Christ découvert, Jo-
seph était le ministre et le compagnon de sa vie
cachée.
Mais, chrétiens, pourrons-nous bien dire pour-
quoi il faut que Jésus se cache , pourquoi cette
splendeur éternelle de la face du Père céleste se
couvre d'une obscurité volontaire durant l'espace
de trente années? Ah! superbe, Tignores-tu?
homme du monde , ne le sais-tu pas ? c'est ton or-
gueil qui en est la cause ; c'est ton vain désir de
paraître , c'est ton ambition infinie , et cette com-
plaisance criminelle qui te fait honteusement dé-
tourner à un soin pernicieux de plaire aux hom-
mes, celui qui doit être employé à plaire à ton Dieu.
C'est pour cela que Jésus se cache. Il voit le dé-
sordre que ce vice produit ; il voit le ravage que
cette passion fait dans les esprits , quelles racines
elle y a jetées , et combien elle corrompt toute
notre vie, depuis l'enfîince jusqu'à la mort : il
voit les vertus qu'elle étouffe par cette crcdnte
lâche et honteuse de paraître sage et dévot : il
voit les crimes qu'elle fait commettre , ou pour
s'accommoder à la société par une damnable com-
plaisance , ou pour satisfaire l'ambition à laquelle
on sacrifie tout dans le monde. Mais , fidèles , ce
n'est pas tout : il voit que ce désir de paraître dé-
truit les vertus les plus éminentes , en leur faisant
prendre le change, en substituant la gloire du
monde à la place de celle du ciel , en nous faisant
faire pour l'amour des hommes ce qu'il faut faire
pour l'amour de Dieu. Jésus-Christ voit tous ces
malheurs , causés par le désir de paraître ; et il se
\ cache, pour nous enseigner à mépriser le bruit
et l'éclat du monde. Il ne croit pas que sa croix
suffise pour dompter cette passion furieuse; il
choisit , s'il se peut , un état plus bas , et ou il est
en quelque sorte plus anéanti.
• Pial. X , 4.
* ihii.
Car enfin je ue craindrai pas de le dire : Mon
Sauveur, je vous connais mieux à la croix et dans
la honte de votre supplice , que je ne fais dans
cette bassesse et dans cette vie inconnue. Quoi-
que votre corps soit tout déchiré , que votre face
soit ensanglantée , et que , bien loin de paraître
Dieu, vous n'ayez pas même la figure d'homme;
toutefois vous ne m'êtes pas si caché, et je vois ,
au travers de tant de nuages , quelque i*ayon de
votre grandeur, dans cette constante résolution
par laquelle vous surmontez les plus grands tour-
ments. Votre douleur a de la dignité, puisqu'elle
vous fait trouver un adorateur dans l'un des
compagnons de votre supplice. Mais ici je ne vois
rien que de bas ; et daus cet état d'anéantisse-
ment , un ancien a raison de dire , que vous êtes
injurieux à vous-même : Adultus non gestit ag-
nosci, se d coutume liosus insuper sibi est^ Il
est injurieux à lui-même , parce qu'il semble qu'il
ne fait rien , et qu'il est inutile au monde. Mais
il ne refuse pas cette ignominie , il veut bien que
cette injure soit ajoutée à toutes les autres qu'il
a souffertes, pourvu qu'en se cachant avec Joseph
et avec l'heureuse Marie, il nous apprenne,
par ce grand exemple , que s'il se produit quel-
que jour au monde , ce sera par le désir de nous
profiter, et pour obéir à son Père; qu'en effet,
toute la grandeur consiste à nous conformer aux
ordres de Dieu , de quelque sorte qu'il lui plaise
disposer de nous; et enfin que cette obscurité,
que nous craignons tant, est si illustre et si glo-
rieuse, qu'elle peut être choisie même par un Dieu.
Voila ce que nous enseigne Jésus-Christ caché
avec toute son humble famille , avec Marie et Jo-
seph, qu'il associe à l'obscurité de sa vie, à cause
qu'ils lui sont très-chers. Prenons-y donc part
avec eux, et cachons-nous avec Jésus-Christ.
Chrétiens , ne savez-vous pas que Jésus-Christ
est encore caché? 11 souffre qu'on blasphème
tous les jours son nom, et qu'on se moque de son
Évangile, parce que l'heure de sa grande gloire
n'est pas arrivée. Il est caché avec son Père , et
nous sommes cachés en Dieu avec lui , comme
parle le divin apôtre. Puisque nous sommes ca-
chés avec lui, ce n'est pas en ce lieu d'exil que
nous devons rechercher la gloire. Mais quand
Jésus se montrera en sa majesté, ce sera alors le
temps de paraître : Cum Christus apparuerit,
tune et simul apparebimus cum illo in gloria*.
0 Dieu , qu'il fera beau paraître en ce jour, où
Jésus nous louera devant ses saints anges , à la
face de tout l'univers, et devant son Père céleste !
Quelle nuit, quelle obscurité assez longue pourra
nous mériter cette gloire? Que les hommes se tat
» Tertul. de Patient, n* 3.
* Colou. III , 4.
«7.
■>'^0 PAi\ËGYRIQUE
sent de nous éternellement, pourvu que Jésus-
Ghrist en parle en ce jour. Toutefois craignons,
chrétiens, craignons cette terrible parole qu'il a
prononcée dans son Évangile : « Vous avez reçu
" votre récompense'. » Vous avez voulu la gloire
des hommes : vous l'avez eue; vous êtes payé ; il
n'y a plus rien ù attendre. 0 envie ingénieuse de
notre ennemi, qui nous donne les yeux des
hommes, afin de nous ôter ceux de Dieu ; qui par
une reconnaissance malicieuse s'offre à récom-
penser nos vertus , de peur que Dieu ne les récom-
pense ! Malheureux , je ne veux point de ta gloire :
ni ton éclat ni ta vaine pompene peuvent pas payer
mes travaux. J'attends ma couronne d'une main
plus chère , et ma récompense d'un bras plus puis-
sant. Quand Jésus paraîtra en sa majesté , c'est
alors , c'est alors que je veux paraître.
C'est là, fidèles, que vous verrez ce que je ne
pu>s vous dire aujourd'hui : vous découvrirez les
merveilles de la vie cachée de Joseph; vous sau-
rez ce qu'il a fait durant tant d'années, et com-
bien il est glorieux de se cacher avec Jésus-Christ.
Ah ! sans doute , il n'est pas de ceux qui ont reçu
leur récompense en ce monde : c'est pourquoi il
paraîtra alors, parce qu'il n'a pas paru; il écla-
tera , parce qu'il n'a point éclaté. Dieu réparera
l'obscurité de sa vie ; et sa gloire sera d'autant
plus grande , qu'elle est réservée pour la vie fu-
ture.
Aimons donc cette vie cachée , où Jésus s'est
enveloppé avec Joseph. Qu'importe que les hom-
mes nous voient? Celui-là est follement ambi-
tieux, à qui les yeux de Dieu ne suffisent pas; et
c'est lui faire trop d'injure , que de ne se conten-
ter pas de l'avoir pour spectateur. Que si vous
êtes dans les grandes charges , et dans les emplois
importants ; si c'est une nécessité que votre vie
soit toute publique , méditez du moins sérieuse-
ment que vous ferez enfin une mort privée , puis-
que tous ces honneurs ne vous suivront pas. Que
le bruit que les hommes font autour de vous ne
vous empêche pas d'écouter les paroles du Fils de
Dieu. Il ne dit pas : Heureux ceux qu'on loue î
mais il dit dans son Évangile : '« Heureux ceux
« que l'on maudit pour l'amour de moi ' ! » Trem-
blez donc , dans cette gloire qui vous environne ,
de ce que vous n'êtes pas jugés dignes des oppro-
bres de l'Évangile. Mais si le mondenous les refuse,
chrétiens, faisons-nous-en à nous-mêmes; re-
prochons-nous devant Dieu notre ingratitude , et
iûos vanités ridicules : mettons-nous à nous-mê-
mes devant notre face toute la honte de notre vie ;
soyons du moins obscurs à nos yeux , par une hum-
ble confession de nos crimes; etparticipons comme
Matth. \l ,
Jùid. V, II.
nous pouvons à la confusion de Jésus, afin de par
ticiper à sa gloire. Amen.
Madame,
Cette grandeur qui vous environne, empêche
sans doute Votre Majesté de pouvoir goûter avec
Jésus-Christ cette obscurité bienheureuse. Votre
vie est dans la lumière , votre piété perce les nua- '.
ges dans lesquels votre humilité veut l'envelopper.
Les victoires de notre grand roi relèvent l'éclat de
votre couronne; et ce qui surpasse toutes les vic-
toires , c'est'qu'on ne parle pluspar toute laFrance
que de cette ardeur toute chrétienne avec laquelle
Votre Majesté travaille à faire descendre la paix
sur la terre, d'où nos crimes l'ont bannie depuis
tant d'années, et à rendre le calme à cet État,
après en avoir soutenu toutes les tempêtes avec
une résolution si constante. Parmi tant de gloire
et tant de grandeur, quelle part peut prendre Vo-
tre Majesté à l'obscurité de Jésus-Christ, et aux
opprobres de son Évangile? Puisque le monde
s'efforce à lui donner des louanges, où pourra-t-
elle trouver de l'humiliation, si elle ne la prend
d'elle-même? C'est, madame, ce qui oblige Votre
Majesté, lorsqu'elle se retire avec Dieu, de se'
dépouiller à ses pieds de toute cette magnificence
royale, qui aussi bien s'évanouit devant lui; et là
de se couvrir humblement la face de la sainte con -
fusion de la pénitence. C'est trop flatter les grands,
que de leur persuader qu'ils sont impeccables :
au contraire, qui ne sait pas que leur condition
éjninente leur apporte ce mal nécessaire, que leurs
fautes ne peuvent presque être médiocres? C'est,
madame, dans la vue de tant de périls, que Votre
Majesté doit s'humilier. Tous les peuples loueront
sa sage conduite dans toute l'étendue de leurs
cœurs; elle seule s'accusera, elle seule se confon-
dra devant Dieu , et participera par ce moyen
aux opprobres de Jésus-Christ, pour participer
à sa gloire, que je lui souhaite éternelle. Amoi.
••••»••«
DEUXIEME PANÉGYRIQUE
DE
SAINT JOSEPH ,
PRÊCHÉ DEVANT LA RElNÈ.
La simplicité, le détachement, l'amour de la vie cacht'e,
trois vertus qui forment le caractère de l'homme de Lku,
et qui rendent salut Joseph digne de louange.
Quœsivit sibl Deus virum juxta cor suum.
Le Seigneur s'est cherché un homme selon «on cœur.
I. Heg. xui, 14.
Cet homme , selon le cœur de Dieu , ne se mon-
tre pas au dehors, et Dieu ne le choisit pas sur les
DE SAINT JOSEPH .
421
apporences, ni sur le témoignage de la voix pu-
blique. Lorsqu'il envoya Samuel dans la maison
de Jessé, pour y trouver David, le premier de
tous qui a mérité cet éloge ; ce grand homme ,
que Dieu destinait à la plus auguste couronne du
monde , n'était pas même connu dans sa famille.
On présente , sans songer à lui , tous ses aînés au
prophète ; mais Dieu , qui ne juge pas à la manière
des hommes , l'avertissait en secret de ne regar-
der pas à leur riche taille , ni à leur contenance
hardie : si bien que, rejetant ceux que Ton pro-
duisait dans le monde, il fit approcher celui que
l'on envoyait paître les troupeaux ; et versant sur
sa tête l'onction royale , il laissa ses parents éton-
nés d'avoir si peu jusqu'alors connu ce fils , que
Dieu choisissait avec un avantage si extraordi-
naire.
Une semblable conduite de la Providence di-
vine me fait appliquer aujourd'hui à Joseph , le
fils de David, ce quia été dit de David lui-même.
Le temps était arrivé que Dieu cherchât un homme
selon son cœur, pour déposer en ses mains ce
qu'il avait de plus cher ; je veux dire la personne
de son Fils unique , l'intégrité de sa sainte mère ,
le salut du genre humain, le secret le plus sacré
de son conseil , le trésor du ciel et de la terre. Il
laisse Jérusalem et les autres villes renommées;
il s'arrête sur Nazareth ; et dans cette bourgade
inconnue il va choisir encore un homme inconnu ,
un pauvre artisan , Joseph en un mot , pour lui
confier un emploi dont les anges du premier ordre
seraient sentis honorés , afin , messieurs , que
|nous entendions que l'homme selon le cœur de
>ieu doit être lui-même cherché dans le cœur, et
lue ce sont les vertus cachées qui le rendent digne
le cette louange. Comme je me propose aujour-
d'hui de traiter ces vertus cachées , c'est-à-dire ,
fde vous découvrir le cœur du juste Joseph , j'ai
besoin plus que jamais, chrétiens, que celui qui
[s'appelle le Dieu de nos cœurs ' m'éclaire par son
|Saint-Esprit. Mais quelle injure ferions-nous à
^a divine Marie, si ayant accoutumé en d'autres
sujets de lui demander son secours , maintenant
[qu'il s'agit de son saint époux , nous ne nous ef-
forcions de lui dire avec une dévotion particu-
lière : Ave.
C'est un vice ordinaire aux hommes, de se don-
t ncr entièrement au dehors , et de négliger le de-
; datjs ; de travailler à la montre et à l'apparence ,
et de mépriser l'effectif et le solide ; de songer sou-
• vent quels ils paraissent , et de ne penser point
quels ils doivent être. C'est pourquoi les vertus
qui sont estimées, ce sont celles qui se mêlent d'af-
' Ps. L\x:i, 26.
faires , et qui entrent dans le commerce des liom-
nies:au contraire , les vertus cachées et intérieu-
res, où le public n'a point de part, où tout se
passe entre Dieu et l'homme , non-seulement ne
sont pas suivies , mais ne sont pas même enten-
dues. Et toutefois , c'est dans ce secret que con-
siste tout le mystère de la vertu véritable. En
vain pensez-vous former un bon magistrat , si
vous ne faites auparavant un homme de bien : en
vain vous considérez quelle place vous pourrez
remplir dans la société civile , si vous ne méditez
auparavant quel homme vous êtes en particulier.
Si la société civile élève un édifice , l'architecte
fait tailler premièrement une pierre , et puis ou
la pose dans le bâtiment. Il faut composer un
homme en lui-même , avant que de méditer quel
rang on lui donnera parmi les autres ; et si l'on ne
travaille sur ce fonds, toutes les autres vertus , si
éclatantes qu'elles puissent être , ne seront que
des vertus de parade, et appliquées par le dehors ,
qui n'auront point de corps ni de vérité. Elles
pourront nous acquérir de l'estime , et rendre nos
mœurs agréables ; enfin elles pourront nous for-
mer au gré et selon le cœur des hommes; mais il'
n'y a que les vei-tus particulières qui aient ce droit
admirable , de nous composer au gré et selon le
cœur de Dieu.
Ce sont ces vertus particulières, c'est cet
homme de bien , cet homme au gré de Dieu et se-
lon son cœur, que je veux vous montrer aujour-
d'hui en la personne du juste Joseph. Je laisse les
dons et les mystères qui pourraient relever sou
panégv rique. Je ne vous dis plus, chrétiens, qu'il
est le déiK)sitaire des trésors célestes, le père de
Jésus-Christ, le conducteur de son enfance, le
protecteur de sa vie , l'époux et le gardien de sa
sainte mère. Je veux taire tout ce qui éclate, pour
faire l'éloge d'un saint, dont la principale gran-
deur est d'avoir été à Dieu sans éclat. Les vertus
mêmes dont je parlerai ne sont ni de la société ni
du commerce ; tout est renfermé dans le secret de
sa conscience. La simplicité , le détachement , l'a-
mour de la vie cachée sont donc les trois vertus
du juste Joseph, que j'ai dessein de vous proposer.
Vous me paraissez étonnés de voir l'éloge d'un
si grand saint , dont la vocation est si haute , ré-
duit à trois vertus si communes : mais sachez
qu'en ces trois vertus consiste le caractère de cet
homme de bien dont nous parlons ; et il m'est aisé
de vous faire voir que c'est aussi en ces trois ver-
tus que consiste le caractère du juste Joseph. Car,
mes sœurs, cet homme de bien , que nous consi-
dérons , pour être selon le cœur de Dieu , il faut
premièrement qu'il le cherche; en second lieu ,
qu'il le trouve; en troisième lieu , qu'il en jouisse.
Quiconque cherche Dieu , qu'il cherche en si^^
429 PANÉGYRIQUE
plicité celui qui ne peut souffrir les voies détour-
nées. Quiconque veut trouver Dieu , qu'il se dé-
tache de toutes choses , pour trouver celui qui
veut être lui seul tout notre bien. Quiconque veut
jouir de Dieu , qu'il se cache et qu'il se retire ,
pour jouir en repos , dans la solitude , de celui qui
ne se communique point parmi le trouble et l'agi-
tation du monde. C'est ce qu'a fait notre patriar-
che. Joseph, homme simple, a cherché Dieu;
Joseph , homme détaché , a trouvé Dieu ; Joseph ,
homme retiré, a joui de Dieu : c'est le partage de
ce discours.
PREMIER POINT.
Le chemin de la vertu n'est pas de ces gran-
des routes dans lesquelles on peut s'étendre avec
liberté : au contraire, nous apprenons par les
saintes Lettres que ce n'est qu'un petit sentier, et
une voie étroite et serrée , et tout ensemble extrê-
mement droite : Semita justi recta est, reclus
callisjusti ad ainbulandum '. Par où nous de-
vons apprendre qu'il faut y marcher en simpli-
cité, et dans une grande droiture. Si peu non-
seulement que l'on se détourne , mais même que
Ion chancelle dans cette voie , on tombe dans les
écueils dont elle est environnée de part et d'au-
tre. C'est pourquoi le Saint-Esprit voyant ce pé-
ril , nous avertit si souvent de marcher dans la
voie qu'il nous a marquée , sans jamais nous dé-
tourner à droite ou à gauche : Non declinabitis
neque ad dexteram neque ad sinistram ' ; nous
enseignant , par cette parole, que pour tenir cette
voie, il faut dresser tellement son intention , qu'on
ne lui permette jamais de se relâcher, ni défaire
le moindre pas de côté ou d'autre.
C'est ce qui s'appelle dans les Écritures avoir
le cœur droit avec Dieu , et marcher en simpli-
cité devant sa face. C'est le seul moyen de le cher-
cher, et la voie unique pour aller à lui ; parce que,
comme dit le Sage , » Dieu conduit le juste par
« les voies droites : » Justum deduxit Dominus
per vias rectas^. Car il veut qu'on le cherche avec
grande ardeur ; et ainsi que l'on prenne les voies
les plus courtes , qui sont toujours les plus droi-
tes : si bien qu'il ne croit pas qu'on le cherche ,
loi-squ'on ne marche pas droitement à lui. C'est
pourquoi il ne veut point ceux qui s'arrêtent, il
ne veut point ceux qui se détournent, il ne veut
point ceux qui se partagent. Quiconque prétend
partager son cœur entre la terre et le ciel, ne
Jonne rien au ciel , et tout à la terre , parce que
la terre retient ce qu'il lui engage, et que le ciel
n'accepte pas ce qu'il lui offre.
' Jï. XXVI, 7.
' !><•«<. V, 32; xyii,
3 Sap. X, 10.
11. Prov. lY, 37. Is. XXX , 21.
Vous devez entendre, parce discours, que cet! o
bienheureuse simplicité t^t vantée dans les sain-
tes Lettres , c'est une certaine droiture de cœur et
une pureté d'intention ; et l'acte principal de cette
vertu , c'est d'aller à Dieu de bonne foi , et sans^
s'en imposer à soi-même : acte nécessaire et im-
portant, qu'il faut que je vous explique. Ne vous
persuadée pas, chrétiens, que je parle ainsi sans
raison : car si dans la voie de la vertu il y en a qui
trompent les autres , beaucoup aussi se trompent
eux-mêmes. Ceux qui se partagent entre les deux
voies, qui veulent avoir un pied dans l'une et dans
l'autre, qui se donnent tellement à Dieu, qu'ils
ont toujours un regard au monde ; ceux-là ne mar-
chent point en simplicité , ni devant Dieu ni de-
vant les hommes , et n'ont point par conséquent
de vertu solide. Ils ne sont pas droits avec les
hommes, parce qu'ils imposent à leur vue par
l'image d'une piété qui ne peut être que contre-
faite, étant altérée par le mélange : ils ne sont pas
droits devant Dieu , parce que , pour plaire à ses
yeux , il ne suffit pas , chrétiens , de produue par
étude et par artifice des actes de vertu empruntés,
et des directions d'intention forcées.
Un homme engagé dans l'amour du monde ,
viole tous les jours les lois les plus saintes de la
bonne foi, ou de l'amitié, ou de l'équité naturelle,
que nous devons aux plus étrangers, pour satis
faire à son avarice. Cependant sur une certaine
inclination vague et générale , qui lui reste pour
la vertu, il s'imagine être homme de bien, et il
en veut produire des actes : mais quels actes , ô
Dieu tout-puissant? Il a ouï dire à ses directeurs
ce que c'est qu'un acte de détachement , ou un
acte de contrition et de repentance : il tire de sa
mémoire les paroles qui le composent , ou l'image
des sentiments qui le forment. Il les applique
comme il peut sur sa volonté , car je ne puis dire
autre chose , puisque son intention y est opposée :
et il s'imagine être vertueux; mais il se trompe,
il s'abuse, il se joue de lui-même.
Pour se rendre agréable à Dieu, il ne suffit
pas, chrétiens, de tirer par artifice des actes de
vertu forcés , et des directions d'intention étu-
diées. Les actes de piété doivent naître du fond
du cœur, et non pas être empruntés de l'esprit
ou de la mémoire. Mais ceux qui viennent du
cœur, ne souffrent point de partage. « Nul ne
« peut servir deux maîtres ' : » Dieu ne peut souf-
frir cette intention louche, si je puis parler de la
sorte , qui regarde de deux côtés en un même
temps. Les regards , ainsi partagés , rendent l'a-
bord d'un homme choquant et difforme, et l'âme
se défigure elle-même , quand elle tourne en deux
> Mu il h, vi,U.
DE'SALNT JOSEPH.
4f3
endroits ses intentions. « Il faut , dit le Fils de
" Dieu ' , que votre œil soit simple ; » c'est-à-dire ,
que votre regard soit unique; et pour parler en-
core en termes plus clairs, que l'intention pure
et dégagée s'appliquant tout entière à la même
fin , le cœur prenne sincèrement et de bonne foi
les sentiments que Dieu veut. Mais ce que j'en ai
dit en général , se connaîti-a mieux dans l'exem-
ple.
Dieu a ordonné au juste Joseph de recevoir la
divine Vierge comme son épouse fidèle , pendant
que sa grossesse semble la convaincre ; de regar-
der comme son fils propre , un enfant qui ne le
touche que parce qu'il est dans sa maison ; de ré-
vérer comme son Dieu, celui auquel il est obligé
de servir de protecteur et de gardien. Dans ces
trois choses, mes frères, où il faut prendre des
sentiments délicats, et que la nature ne peut pas
donner, il n'y a qu'une extrême simplicité qui
puisse rendre le cœur docile et traitable. Voyons
ce que fera le juste Joseph. Nous remarquerons,
en son lieu , qu'à l'égard de sa sainte Épouse, ja-
mais le soupçon ne fut plus modeste, ni le doute
plus respectueux : mais enfin il était si juste ,
qu'il ne pouvait pas se désabuser sans que le ciel
s'en mêlât. Aussi un ange lui déclare, de la part
de Dieu, qu'elle a conçu de son Saint-Esprit'.
Si son intention eût été moins droite , s'il n'eût été
à Dieu qu'à demi , il ne se serait pas rendu tout
à fait ; il serait demeuré au fond de son âme quel-
que reste de soupçon mal guéri , et son affection
pour la sainte Vierge aurait toujours été douteuse
et tremblante. Mais son cœur, qui cherche Dieu
en simplicité, ne sait point se partager avec Dieu :
il n'a point de peine à connaître que la vertu in-
corruptible de sa sainte Épouse méritait le témoi-
gnage du ciel. Il surpasse la foi d'Abraham , bien
qu'il nous soit donné dans les Écritures ^ comme
le modèle de la foi parfaite. Abraham est loué
dans les saintes Lettres, pour avoir cru l'enfan-
tement d'une stérile^ : Joseph a cru celui d'ime
vierge, et il a reconnu en simplicité ce grand et
impénétrable mystère de la virginité féconde
Mais voici quelque chose de plus admirable.
Dieu veut que vous receviez comme votre fils
cet enfant de la pureté de Marie. Vous ne parta-
gerez pas avec cette Vierge l'honneur de lui don-
ner la naissance, parce que la >1rginité y serait
blessée ; mais vous partagerez avec elle ces soins ,
ees veilles, ces inquiétudes par lesquelles elle
élèvera ce cher fils : vous tiendrez lieu de père
à ce saint enfant , qui n'en a point sur la terre ; et
V r.uc. XI, 34.
» .VottA. 1 , 20.
» Kom. IV, 1 1 et seqq.
• Gencs. XV, C.
quoique vous ne le soyez pas par la nature , il
faut que vous le deveniez par l'affection. Mais
comment s'accomplira un si grand ouvrage? Où
prendra-t-il ce cœur paternel , si la nature ne le
lui donne pas? Ces inclinations peuvent-elles
s'acquérir par choix , et ne craindrons-nous pas
en ce lieu ces mouvements empruntés et ces af-
fections artificielles , que nous venons de repren-
dre tout à l'heure? INon, mes frères; ne le crai-
gnons pas. Un cœur qui cherche Dieu en simplicité,
est une terre molle et humide , qui reçoit la forme
qu'il lui veut donner; ce que Dieu veut lui passe
en nature. Si donc c'est la volonté du Père céleste
que Joseph tienne sa place en ce monde , et qu'il
serve de père à son Fils, il ressentira, n'en dou-
tez pas, pour ce saint et divin Enfant , cette in-
clination naturelle , toutes ces douces émotions ,
tous ces tendres empressements d'un cœur pa-
ternel.
En effet, durant ces trois jours que le Fils de
Dieu s'était dérobé , pour demeurer dans le tem-
ple avec les docteurs, il est aussi touché que la
mère même , et elle le sait bien reconnaître : Pa-
ter tuus et ego dolentes quœrebamus /e • ; « Votre
« père et moi étions affligés. » Voyez qu'elle la
joint avec elle dans la société des douleurs. Je na
crains pas de l'appeler ici votre père , et je ne pré-
tends pas faire tort à la pureté de votre naissance :
il s'agit de soins et d'inquiétudes; et c'est par la
que je puis dire qu'il est votre père , puisqu'il a
vraiment des inquiétudes paternelles. Voyez,
messieurs , comme ce saint homme prend simple-
ment, et de bonne foi, les sentiments que Dieu
lui ordonne. Mais aimant Jésus-Christ comme son
fils, se pourra-t-il faire, mes sœurs, qu'il le ré-
vère comme son Dieu? Sans doute, et il n'y au-
rait rien de plus difficile , si Fa sainte simplicité
n'avait rendu son esprit docile , pour céder sans
peine aux ordres divins.
Voici , chrétiens , le dernier effort de la simpli-
cité du juste Joseph , dans la pureté de sa foi. Le
grand mystère de notre foi, c'est de croire un
Dieu dans la faiblesse. Mais afm de bien compren-
dre , mes sœurs , combien est parfaite la foi de
Joseph , il faut, s'il vous plaît, remarquer que la
faiblesse de Jésus-Christ peut être considérée en
deux états ; ou comme étant soutenue par quelque
effet de puissance, ou comme étant délaissée et
abandonnée à elle-même. Dans les dernières an-
nées de la vie de notre Sauveur, quoique l'infir-
mité de sa chair fût visible par ses souffrances,
sa toute-puissance divine ne l'était pas moins par
ses miracles. Il est vrai qu'il paraissait homme ^
mais cet homme disait des choses qu'aucun homme
' Luc II , 4».
424
PA^EGYRIQtJE
n'avait jamais dites ; mais cet homjiie faisait des
choses qu'aucun homme n'avait jamais faites.
Alors la faiblesse étant soutenue, je ne m'étonne
pas que dans cet état Jésus ait attiré des adora-
teurs , les marques de sa puissance pouvant don-
ner iieu de juger que l'infirmité était volontaire ;
et la foi n'était pas d'un si grand mérite. Mais en
l'état que Va. vu Joseph , j'ai quelque peine à com-
prendre comment il a cru si fidèlement ; parce
que jamais la faiblesse n'a paru plus abandonnée,
non pas même, je le dis sans crainte, dans l'i-
gnomînie de la croix. Car c'était cette heure im-
portante pour laquelle il était venu : son Père l'a-
vait délaissé; il était d'accord avec lui qu'il le
délaisserait en ce jour : lui-même s'abandonnait
volontairement, pour être livré aux mains des
bourreaux. Si durant ces jours d'abandonnement
la puissance de ses ennemis a été fort grande ,
ils ne doivent pas s'en glorifier ; parce que les
ayant renversés d'abord par une seule de ses pa-
roles , il leur a bien fait connaître qu'il ne leur
cédait que par une faiblesse volontaire : Non ha-
beres potestatem adversum me ullam, nisi tibi
(latum esset desuper^ : « Vous n'auriez aucun
« pouvoir sur moi , s'il ne vous était donné d'en
" haut. » Mais eu l'état dont je parle , et dans le-
quel le voit saint Joseph , la faiblesse est d'autant
plus grande, qu'elle semble en quelque sorte
forcée.
Car enfin , mon divin Sauveur, quelle est en
cette rencontre la conduite de votre Père céleste?
H veut sauver les mages qui vous sont venus
adorer, et il les fait échapper par une autre voie.
Je ne l'invente pas , chrétiens , je ne fais que sui-
vre l'histoire sainte. Il veut vous sauver vous-
même , et il semble qu'il ait peine à l'exécuter.
Un ange vient du ciel éveiller, pour ainsi dire,
Joseph en sursaut , et lui dire , comme pressé par
un péril imprévu : « Fuyez vite , partez cette nuit
« avec la Mère et l'Enfant , et sauvez-vous en
« Egypte \ « Fuyez : ô quelle parole ! Encore s'il
avait dit : Retirez-vous ! Mais ; fuyez pendant la
nuit : 6 précaution de faiblesse! Quoi donc, le
Dieu d'Israël ne se sauve qu'à la faveur des ténè-
bres ! Et qui le dit? C'est un ange qui arrive sou-
dainement à Joseph, comme un messager ef-
frayé : « de sorte , dit un ancien ^ , qu'il semble
« que tout le ciel soit alarmé, et que la terreur
« s'y sort répandue avant même de passer à la
■< terre : » Utvideaturcœlumtimorttntetenuisse
quam ferram. Mais voyons la suite de cette aven-
ture. Joseph se sauve en Egypte , et le même ange
revient à lui : « Retourne, dit-lH, en Judée; car
' Joan. XIX , ir.
» Matth. II, 13.
» ^. Petr. Chrysol. Serm CLI.
♦ XaUh. II , 20.
« ceux-là sont morts, qui cherchaient l'âme de
« l'Enfant. » Et quoi! s'ils étaient vivants, uu
Dieu ne serait pas en sûreté? O faiblesse délaissée
et abandonnée ! Voilà l'état du divin Jésus; et en
cet état saint Joseph l'adore avec la même sou-
mission que s'il avait vu ses plus grands miracles.
Il reconnaît le mystère de ce miraculeux délais-
sement , il sait que la vertu de la foi , c'est de
soutenir l'espérance sans aucun sujet d'espérance :
In spem contra spem \ Il s'abandonne à Dieu en
simplicité, et exécute, sans s'enquérir, tout ce
qu'il commande. En effet , l'obéissance est trop
curieuse , qui examine les causes du commande-
ment : elle ne doit avoir des yeux que pour con-
sidérer son devoir, et elle doit chérir son aveu-
glement , qui la fait marcher en sûreté. Mais cette
obéissance de saint Joseph venait de ce qu'il
croyait en simplicité , et que son esprit , ne chan-
celant pas entre la raison et la foi , suivait avec
une intention droite les lumières qui venaient
d'en haut. 0 foi vive , ô foi simple et droite , que
le Sauveur a raison de dire qu'il ne te trouvera
plus sur la terre * ! Car, mes frères , comment
croyons-nous? Qui nous donnera aujourd'hui de
pénétrer au fond de nous-mêmes , pour voir si ces
actes de foi , que nous faisons quelquefois , sont
véritablement dans le cœur, ou si ce n'est pas la
coutume qui les y amène du dehors?
Que si nous ne pouvons pas lire dans nos
cœurs, interrogeons nos œuvres, et connaissons
notre peu de foi. Une marque de sa faiblesse ,
c'est que nous n'osons entreprendre de bâtir des.
sus ; nous n'osons nous y confier, ni établir sur
ce fondement l'espérance de notre bonheur. Dé-
mentez-moi , messieurs , si je ne dis pas la vérité.
Lorsque nous flottons incertains entre la vie chré-
tienne et la vie du monde , n'est-ce pas un doute
secret qui nous dit dans le fond du cœur : Mais
cette immortalité que l'on nous promet, est-ce
une chose assurée? et n'est-ce pas trop hasarder
son repos , son bonheur, que de quitter ce qu'on
voit, pour suivre ce qu'on ne voit pas? Nous ne
croyons donc pas en simplicité , nous ne sommes
pas chrétiens de bonne foi.
Mais je croirais , direz- vous , si je voyais un
ange, comme saint Joseph. 0 homme, désabu-
sez-vous : Jonas a disputé contre Dieu , quoiqu'il
fût instruit de ses volontés par une vision mani-
feste ; et Job a été fidèle , quoiqu'il n'eût point
encore été confirmé par des apparitions extraor-
dinaires. Ce ne sont pas les voies extraordinaires
qui font fléchir notre cœur; mais la sainte simpli
cité , et la pureté d'intention que produit la cba-
' Uom. IV, 18.
' Luc. xyiii , b.
DE SAINT JOSEPH.
42;
rlté véritable , qui altaclie aisément notre esprit
a Dieu, en le détachant des créatui-es. C'est,
mes sœurs , ce détachement qui fera notre se-
conde partie.
SECOND POINT.
Dieu, qui a établi son Évangile sur des contra-
riétés mystérieuses , ne se donne qu'à ceux qui
se contentent de lui , et se détachent des autres
biens. 11 faut qu'Abraham quitte sa maison et tous
les attachements de la terre, avant que Dieu lui
dise : Je suis ton Dieu. Il faut abandonner tout
ce qui se voit, pour mériter ce qui ne se a oit pas ;
et nul ne peut posséder ce grand tout , s'il n'est
au monde comme n'ayant rien : Tanquara nihil
habcntes \ Si jamais il y eut un homme à qui
Dieu se soit donné de bon cœur, c'est sans doute
le juste Joseph , qui le tient dans sa maison et
entre ses mains , et à qui il est présent à toutes
les heures , beaucoup plus dans le cœur que de-
vant les yeux. Voilà un homme qui a trouve Dieu
d'une façon bien particulière : aussi s'est-il rendu
digne d'un si grand trésor par un détachement
sans réserve , puisqu'il est détaché de ses pas-
sions, détaché de son intérêt et de son propre
repos.
Deux sortes de passions ont accoutumé de
nous émouvoir; je veux dire les passions douces
t't les passions violentes. Desquelles des deux ,
mes sœurs , est-il plus difficile de se rendrs maî-
tre? il n'est pas aisé de le décider. J'ai appris du
grand saint Thomas que celles-là sont à craindre
par la durée, celles-ci par la promptitude et par
l'impétuosité de leur mouvement : celles-là nous
flattent , celles-ci nous poussent par force ; cel-
les-là nous gagnent, cellesKîi nous entraînent.
Mais , quoique par des voies différentes, les unes
et les autres renversent le sens , les unes et les
autres engagent le cœur. O pauvre cœur humain 1
de combien d'ennemis es-tu la proie? de combien
de tempêtes es-tu le jouet ? de combien d'illusions
es-tu le théâtre?
Mais apprenons, chrétiens, par l'exemple de
saint Joseph , à vaincre ces douceurs qui nous
charment, et ces violences qui nous emportent.
Voyez comme il est détaché de ses passions;
puisqu'il a pu surmonter sans résistance , parmi
les douces la plus flatteuse , parmi les violentes
la plus farouche ; je veux dire l'amour et la ja-
lousie. Son épouse est sa sœur. Tl n'est touché ,
si je le puis dire , que de la virginité de Marie ;
mais il l'aime pour la conserver en sa chaste
épouse , et ensuite pour l'imprimer en soi-même
par une entière unité de cœur. La fidélité de ce
' U. Cor~^\t 10.
mariage consiste à se garder l'un à l'autre la
parfaite intégrité qu'ils se sont promise. Voilà les
promesses qui les assemblent , voilà le traité qui
les lie. Ce sont deux virginités qui s'unissent,
pour se conserver l'une l'autre éternellement par
une chaste correspondance de désirs pudiques ;
et il me semble que je vois deux astres, qui n'en-
trent ensemble en conjonction qu'à cause que
leurs lumières s'allient. Tel est le nœud de ce
mariage , d'autant plus ferme , dit saint Augus-
tin ' , que les promesses qu'ils se sont données
doivent être plus inviolables, en cela même qu'el-
les sont plus saintes.
Mais la jalousie , chrétiens , a pensé rompre le
sacré lien de cette amitié conjugale. Joseph , en-
core ignorant des mystères dont sa chère épouse
était rendue digne, ne sait que penser de sa
grossesse. Je laisse aux peintres et aux poètes
de représenter à vos yeux les horreurs de la ja-
lousie , le venin de ce serpent , et les cent yeux
de ce monstre ; il me suffit de vous dire que c'est
une espèce de complication des passions les plus
furieuses. C'est là qu'un amour outragé pousse
la douleur jusqu'au désespoir, et la haine jusqu'à
la furie; et c'est peut-être pour cette raison que
le Saint-Esprit nous a dit : Dura sicut infemus
œmiilatio * : « La jalousie est dure comme l'en-
n fer, •> parce qu'elle ramasse en effet les deux
choses les plus cruelles que l'enfer ait, la rage et
le désespoir.
Mais ce monstre si furieux ne peut rien contre
le juste Joseph. Car admirez sa modération en-
vers sa ^ainte et divine Epouse. 11 sent le mal
tel , qu'il ne peut la défendre; et il ne veut pas
la condamner tout à fait. 11 prend un conseil
tempéré. Réduit par l'autorité de la loi à l'éloi-
gner de sa compagnie , il évite du moins de la
diffamer, il demeure dans les bornes de la jus-
tice; et bien loin d'exiger le châtiment, il lui
épargne même la honte. Voilà une résolution
bien modérée :maisencorenepresse-t-ilpas l'exé-
cution. Il veut attendre la nuit, cette sage con-
seillère dans nos ennuis, dans nos promptitu-
des, dans nos précipitations dangereuses. Et en
effet, cette nuit lui découvrira le mystère, un
ange viendra éclaircir ses doutes; et j'ose dire,
messieurs , que Dieu devait ce secours au juste
Joseph. Car, puisque la raison humaine, soutenue
de la grâce, s'était élevée à son plus haut point ,
il fallait que le ciel achevât le reste; et celui-là
était digne de savoir la vérité , qui , sans l'avoir
reconnue , n'avait pas laissé néanmoins de pra-
tiquer la justice : Merito responsuni subvcti il mox
' De yiip. et Cnncup. lib. I, n* 12, t. X , col. WO.
' Cant. \\\\ , 6.
426
PANÉGYRIQUE
dwinum , eut humano déficiente consilio justi-
fia non defecit^.
Certainement saint Jean-Chrysostôme a raison
d'admirer ici la philosophie de Joseph '. C'était,
dit-il , un grand philosophe , parfaitement déta-
ché de ses passions, puisque nous lui voyons
surmonter la plus tyrannique de toutes. Combien
est maître de ses mouvements un homme , qui
en cet état est capable de prendre conseil , et un
conseil modéré ; et qui, l'ayant pris si sage, peut
encore en suspendre l'exécution , et dormir, parmi
ces pensées , d'un sommeil tranquille? Si son âme
a'eût été calme, croyez que les lumières d'en
haut n'y seraient pas sitôt descendues. Il est donc
indubitable , mes frères , qu'il était bien détaché
de ses passions , tant de celles qui charment par
leur douceur, que de celles qui entraînent par
leur violence.
Plusieurs jugeront peut-être qu'étant si déta-
ché de ses passions , c'est un discours superflu
de vous dire qu'il l'est aussi de ses intérêts. Mais
je ne sais pas , chrétiens , si cette" conséquence
est bien assurée. Car cet attachement à notre in-
térêt est plutôt un vice qu'une passion; parce
que les passions ont leur cours, et consistent
dans une certaine ardeur que les emplois chan-
gent, que l'âme modère , que le temps emporte ,
qui se consume enfin elle-même : au lieu que
l'attachement à l'intérêt s'enracine de plus en
plus par le temps ; parce que, dit saint Thomas ^,
venant de faiblesse, il se fortifie tous les jours,
à mesure que tout le reste se débilite et s'épuise.
Mais quoi qu'il en soit, chrétiens, il n'est rien
de plus dégagé de cet intérêt que l'âme du juste
Joseph. Représentez-vous un pauvre artisan tfui
n'a point d'héritage que ses mains, point de fonds
que sa boutique , point de ressource que son tra-
vail; qui donne d'une main ce qu'il vient de re-
cevoir de l'autre , et se voit tous les jours au bout
de sou fonds; obligé néanmoins à de grands voya-
ges, qui lui ôtent toutes ses pratiques (car il faut
parler de la sorte du père de Jésus-Christ) , sans
que l'ange qu'on lui envoie lui dise jamais un
mot de sa subsistance. Il n'a pas eu honte de
souffrir ce que nous avons honte de dire : humi-
liez-vous, ô grandeurs humaines! Il va néan-
moins, sans s'inquiéter, toujours errant, toujours
vagabond , seulement parce qu'il est avec Jésus-
Christ ; trop heureux de le posséder à ce prix. Il
s'estime encore trop riche , et il fait tous les jours
de nouveaux efforts pour vider son cœur, afin
que Dieu y étende ses possessions et y dilate son
règne; abondant, parce qu'il n'a rien; possédant
» s. Petr. Chrysol. Serm. CLXXV.
» In Maith. Hom. iv, n' 4 , t. vu , p. 52.
» 22. Quœst. cxviii, art. i, ad i.
tout, parce que tout lui manque; heureux , ira»,
quille , assuré , parce qu'il ne rencontre ni repos ,
ni demeure , ni consistance.
C'est ici le dernier effet du détachement de
Joseph , et celui que nous devons remarquer avec
une réflexion plus sérieuse. Car notre vice le plus
commun et le plus opposé au christianisme , c'est
une malheureuse inclination de nous étabUr sur
la terre ; au lieu que nous devons toujours avan-
cer, et ne nous arrêter jamais nulle part. Saint
Paul, dans la divine Épître aux Hébreux, nous
enseigne que Dieu nous a bâti une cité ; « Et c'est
« pour cela, dit-il, qu'il ne rougit pas de s'appeler
« iiotre Dieu : » Jdeo non confunditurDeus vocari
Deus eorum : paravit enim illis civitatem \ Et
en effet , chrétiens , comme le nom de Dieu est
un nom de Père , il aurait honte , avec raison ,
de s'appeler notre Dieu, s'il ne pourvoyait à nos
besoins. Il a donc songé, ce bon Père, à pourvoir
soigneusement ses enfants : il leur a préparé une
cité qui a des fondements, dit saint Paul, Fun-
damenta habentem civitatem^., c'est-à-dire, qui
est solide et inébranlable. S'il a honte de n'y pas
pourvoir, quelle honte de ne l'accepter pas ! Quelle
injure faites-vous à votre patrie , si vous vous
trouvez bien dans l'exil ! Quel mépris faites-vous
de Sion , si vous êtes à votre aise dans Rabylone !
Allez et marchez toujours , et n'ayez jamais de
demeure fixe. C'est ainsi qu'a vécu le juste Jo-
seph. A-t-il jamais goûté un moment de joie, de-
puis qu'il a eu Jésus-Christ en garde ? Cet Enfant
ne laisse pas les siens en repos : il les inquiète tou-
jours dans ce qu'ils possèdent , et toujours il leur
suscite quelque nouveau trouble.
Il nous veut apprendre , mes sœurs , que c'est
un conseil de la miséricorde de mêler de l'amer-
tume dans toutes nos joies. Car nous sommes des
voyageurs , exposés pendant le voyage à l'intem-
périe de l'air et à l'irrégularité des saisons.
Parmi les fatigues d'un si long voyage , l'âme,
épuisée par le travail , cherche quelque lieu pour
se délasser. L'un met son divertissement dans un
emploi; l'autre a sa consolation dans sa femme,
dans son mari , dans sa famille ; l'autre , son es-
pérance en son fils. Ainsi chacun se partage, et
cherche quelque appui sur la terre. L'Evangile
ne blâme pas ces affections : mais comme le cœur
humain est précipité dans ses mouvements, et
qu'il lui est difficile de modérer ses désirs , ce
qui lui était donné pour se relâcher, peu à peu
il s'y repose, et enfin il s'y attache. Ce n'était
qu'un bâton pour le soutenir pendant le travail
du voyage , il s'en fait un lit pour s'y endormir ;.
' Hehr. XI, 16.
= Ibid. 1«,
DE SAINT JOSEPH.
471
et U deraenrc , il s'arrête , il ne se souvient plus
(le Siou. Universum stralum ejus versasti in in-
firmitate ejus ' : Dieu lui renverse ce lit où il
s'endormait parmi les félicités temporelles; et
par une plaie salutaire , il fait sentir à ce cœur
combien ce repos était dangereux. Vivons donc
en ce monde comme détachés. Si nous y sommes
comme n'ayant rien, nous y serons en effet comme
possesseurs de tout : si nous nous détachons des
créatures, nous y gagnerons le Créateur; et il
ne nous restera plus que de nous cacher avec Jo-
seph , pour en jouir dans la retraite et la solitude ;
c'est notre dernière partie.
TBOISIÈMB POINT.
1a justice chrétienne est une affaire particu-
lière de Dieu avec l'homme, et de l'homme avec
Dieu ; c'est un mystère entre eux deux , qu'on
profane quand on le divulgue, et qui ne peut
être caché avec trop de religion à ceux qui ne sont
pas du secret. C'est pourquoi le Fils de Dieu nous
ordonne, lorsque nous avons dessein de prier (et
le môme doit s'entendre de toutes les vertus chré-
tiennes) , il nous ordonne, dis-je , de nous retirer
en particulier, et de fermer la porte sur nous \
« Fermez , dit- il , la porte sur vous, et célébrez
<« votre mystère avec Dieu tout seul , sans y ad-
« mettre personne que ceux qu'il lui plaira d'ap-
« ^\er : » Solo pectoris contentus arcano oratio-
7iem tuam Jac esse mysterium ^. Ainsi la vie
chrétienne doit être une vie cachée , et le chré-
tien véritable doit désirer ardemment de demeu-
rer couvert sous l'aile de Dieu, sans avoir d'autre
spectateur.
Mais ici toute la nature réclame , et ne peut
souffrir cette obscurité, dont voici la raison , si
je ne me trompe : c'est que la nature répugne à
la mort; et vivre caché et inconnu, c'est être
comme mort dans l'esprit des hommes. Car,
comme la vie est dans l'action , celui qui cesse
d'agir semble avoir aussi cessé de vivre. Or, mes
sœurs, les hommes du monde, accoutumés au
tumulte et aux empressements, ne savent pas ce
que c'est qu'une action paisible et intérieure, et
ils croient qu'ils n'agissent pas s'ils ne s'agitent,
et qu'ils ne se remuent pas s'ils ne font du bruit;
de sorte qu'ils considèrent la retraite et l'obscu-
rité comme une extinction de la vie : au con-
traire , ils mettent tellement la vie dans cet éclat
du monde , et dans ce bruit tumultueux , qu'ils
osent bien se persuader qu'ils ne seront pas tout
à fait morts , tant que leur nom fera du bruit
sur la terre. C'est pourquoi la réputation leur pa-
' P$al. XL , 4.
' Matth. VI , 6.
» 5. Chrysott. in Blatth. Uom. ux , n* 3 , t. vu , p. 248.
ralt comme une seconde vie : ils comptent pour
beaucoup de survivre dans la mémoire des hom-
mes; et peu s'en faut qu'ils ne croient qu'ils sor-
tiront en secret de leui-s tombeaux , pour entendre
ce qu'on dira d'eux : tant ils sont persuadés que
vivre , c'est faire du bruit , et remuer encore les
choses humaines, parce qu'ils mettent la vie dans
le bruit. Voilà l'éternité que promet le siècle,
éternité par les titres , immortalité par la renom
mée : Qualem potest prcestare sœculum de ti^
tulis œtemitatem, de fama immortalitatem ;
Vaine et fragile immortalité , mais dont ces an-
ciens conquérants faisaient tant d'état. C'est cette
fausse imagination qui fait que l'obscurité semble
une mort aux amateurs du monde, et même , si je
l'ose dire, quelque chose de plus dur que la mort,
puisque, selon leur opinion, vivre caché et in-
connu , c'est s'ensevelir tout vivant , et s'enterrer,
pour ainsi dire , au milieu du monde.
jNotre-Seigneur Jésus-Christ étant venu pour
mourir et s'immoler, il a voulu mourir et s'im-
moler pour nous en toutes manières : de sorte
qu'il ne s'est point contenté , mes sœurs, de mou-
rir de la mort naturelle , ni de la mort la plus
cruelle et la plus violente ; mais il a encore voulu
y ajouter la mort civile et politique. Et comme
cette mort civile vient par deux moyens , ou par
l'infamie , ou par l'oubli , il a voulu subir l'une et
l'autre. Victime pour l'orgueil humain , il a voulu
se sacrifier par tous les genres d'humiliations ; et
il a donné à cette mort d'oubli les trente premiè-
res années de sa vie. Pour mourir avec J^us-
Christ , il nous faut mourir de cette mort , afin de
pouvoir dire avec saint Paul : Mihi mundus cru-
eifixus est, et ego mundo ' : « Le monde est cru-
« cifié pour moi , et je suis crucifié pour lemonde. »
Le grand pape saint Grégoire donne à ce pas-
sage de l'apôtre une belle interprétation : Le
monde , dit-il ^ , est mort pour nous , quand nous
le quittons; mais , ajoute-t-il , ce n'est pas assez •
il faut, pour arriver à la perfection, que nous
soyons morts pour lui , et qu'il nous quitte ; c'est-
à-dire , que nous devons nous mettre en tel état,
que nous ne plaisions plus au monde , qu'il nous
tienne pour morts , et qu'il ne nous compte plus
pour être de ses parties et de ses intrigues, ni mêm^
de ses entretiens et de ses discours. C'est la hiute
perfection du christianisme, c'est là que l'on
trouve la vie ; parce que l'on apprend à jouir de
Dieu, qui n'habite pas dans le tourbillon ni dans,
le tumulte du siècle ; mais dans la paix de la soli-
tude et de la retraite.
Ainsi était mort le juste Joseph : enseveli avec
' TertuU. Scorp. n» 6.
' Gal.Ti, 14.
* Mor. in Job. lib. T, cap. ui , t. l, cap 14A.
438
Jésiis-Christ et la divine Marie, il ne s'ennuyait
pas de cette mort, qui le faisait vivre avec le
Sauveur. Au contraire, il ne craint rien tant,
qite le bruit et la vie du siècle viennent troubler
ou interrompre ce repos caché et intérieur. Mys-
tère admirable , mes sœurs : Joseph a dans sa
maison de quoi attirer les yeux de toute la terre ,
et le monde ne le connaît pas : il possède un Dieu-
Homme, et il n'en dit mot : il est témoin d'un si
gnmd mystère, et il le goûte en secret, sans le di-
vulguer. Les mages et les pasteurs viennent ado-
rer Jésus-Christ, Siméon et Anne publient ses
grandeurs : nul autre ne pouvait rendre meilleur
témoignage du mystère de Jésus-Christ , que celui
qui en était le dépositaire , qui savait le miracle
de sa naissance , que l'ange avait si bien instruit
de sa dignité et du sujet de son envoi. Quel père
neparlerait pas d'un fils si aimable? Et cependant
l'ardeur de tant d'âmes saintes qui s'épanchent
devant Itii avec tant de zèle , pour célébrer les
louanges de Jésus-Christ, n'est pas capable d'ou-
vi-îr sa bouche pour leur découvrir le secret de
Dieu, qui lui a été confié. Eranf mirantes, dit
l'évangéliste ' : ils paraissaient étonnés, il semblait
([u'ilsne savaient rien : ils écoutaient parler tous
les autres , et ils gardaient le silence avec tant
de religion, qu'on dit encore dans leur ville, au
bout de trente ans : N'est-ce pas le fils de Joseph ' ?
sans qu'on ait rien appris durant tant d'années
du mystère de sa conception virginale. C'est qu'ils
savaient l'un et l'autre, que, pour jouir de Dieu
en vérité , il fallait se faire une solitude ; qu'il fal-
lait rappeler en soi-même tant de désirs qui errent
deçà et delà , et tant de pensées qui s'égarent ;
qu'il fallait se retirer avec Dieu , et se contenter
de sa vue.
Mais, chrétiens, où trouverons-nous ces hom-
mes spirituels et Intérieurs, dans un siècle qui
donne tout à l'éclat? Quandje conadère les hom-
mes , leurs emplois , leurs occupations , leurs em-
pressements , je trouve tous les jours plus vérita-
ble ce qu'a dit saint Jean-Chrysostôme ^ , que si
nous rentrons en nous-mêmes, nous trouverons
que nos actions se font toutes par des vues hu-
maines. Car, pour ne point parler en ce lieu de
ces âmes prostituées , qui ne tâchent que de plaire
au monde, combien pourrons-nous en trouver
qui ne se détournent pas de la droite voie , s'ils
rencontrent en leur chemin les puissances ; qui
ne se relâchentdu moins , s'ils ne se ralentissent
pas tout à fait ; qui ne tâchent de se ménager
entre la justice et la faveur, entre le devoir et la
complaisance? Combien en trouverons-nous à qui
« Luc. II, 33.
» Joan. VI, 'j2.
» Jn Matth. Hum xi\, u" 1, t Vil, p. -Ik
PANËGYRIQUE
le préjugé des opinions, la tyrannie de la cou-
tume , la crainte de choquer le monde , ne fassent
pas chercher du moins des tempéraments pour
accorder Jésus-Christ avec Bélial , et l'Évangile
avec le siècle? Que s'il y en a quelques-uns en
qui les égards humains n'étouffent ni ne resser-
rent les sentiments de la vertu, y en aura-t-il
quelqu'un qui ne se lasse pas d'attendre sa cou-
ronne en l'autre vie , et qui ne veuille pas en ti-
rer toujours quelque fruit par avance, dans les
louanges des hommes? C'est la peste de la vertu
chrétienne. Et comme j'ai l'honneur de parler en
présence d'une grande reine , qui écoute tous les
jours les justes applaudissements de ses peuples,
il me sera permis d'appuyer un peu sur cette mo-
rale.
La vertu est comme une plante qui peut mou-
rir en deux sortes : quand on l'arrache, ou quand
on la dessèche. Il viendra un ravage d'eaux qui
la déracinera et la portera par terre ; ou bien ,
sans y employer tant de violence, il arrivera
quelque intempérie qui la fera sécher sur son
tronc : elle paraîtra encore vivante; mais elle
aura cependant la mort dans le sein. Il en est de
môme de la vertu. Vous aimez l'équité et la jus-
tice : quelque grand intérêt se présente à vous ,
ou quelque passion violente qui pousse impétueu-
sement dans votre cœur cet amour que vous avez
pour la justice : s'il se laisse emporter à cette
tempête, ce sera un ravage d'eaux qui déracinera
la justice. Vous soupirez quelque temps sur l'af-
faiblissement que vous éprouvez; mais enfin vous
laissez arracher cet amour de votre cœur. Tout
le monde est étonné de voir que vous avez perdu
la justice , que vous cultiviez avec tant de soin.
Mais quand vous aurez résisté à ces efforts
violents , ne prétendez pas pour cela de l'avoir
sauvée, si vous ne la gardez d'un autre péril;
j'entends celui des louanges. Le vice contraire la
déracine, l'amour des louanges la dessèche. Il
semble qu'elle se tienne en état ; elle parait se
bien soutenir, et elle trompe, en quelque sorte,
les yeux des hommes. Mais la racine est séchée ,
elle ne tire plus de nourriture, elle n'est plus
bonne que pour le feu. C'est cette herbe des toits
dont parle David, qui se sèche d'elle-même
avant (fu'on l'arrache : Quod priusquamevella-
tiir exaruil\ Qu'il serait à désirer, chrétiens,
qu'elle ne fût pas née dans un lieu si haut, et
qu'elle durât plus longtemps dans quelque val-
lée déserte ! Qu'il serait à désirer, pour cette ver-
tu , qu'elle ne fût pas exposée dans une place si
éminente, et qu'elle se nourrît dans quelque coin
par rhumilité chrétienne !
1 Ps. C\XVIII,G.
DE SAINT JOSEPH.
439
Que si c'est une nécessité qu'il faille mener une
vie publique , et entendre les louanges des hom-
mes , voici ce qu'il faut penser. Quand ce que
l'on dit n'est pas au dedans, craignons un plus
grand jugement. Si les louanges sont véritabies,
craignons de perdre notre récompense. Pour évi-
ter ce dernier malheur, madame , voici un sage
conseil que vous donne un grand pape ; c'est
saint Grégoire le Grand ' ; il mérite que Votre
Majesté lui donne audience. Ne cachez jamais la
vertu comme une chose dont vous ayez honte :
il faut qu'elle luise devant les hommes, afin
qu'ils glorifient le Père céleste'. Elle doit luire
principalement dans la personne des souverains;
afin que les mœurs dépravées soient non-seule-
ment répripiées par l'autorité de leurs lois , mais
encore confondues par la lumière de leurs exem-
ples. Mais, pour dérober quelque chose aux
hommes, je propose à Votre Majesté un artifice
innocent. Outre les vertus qui doivent l'exemple,
<■■ mettez toujours quelque chose dans l'intérieur
« que le monde ne connaisse pas ; » faites-vous
un trésor caché , que vous réserviez pour les yeux
de Dieu ; ou , comme dit Tertullien : Mentire ali-
quid ex his quœ intus sunt, ut soli Dco exhi-
icas veritatem ^
Madame ,
Ce sera de là que sortira votre grande gloire.
Joseph a mérité les plus grands honneurs, parce
qu'il n'a jamais été touché de l'honneur : l'É-
glise n'a rien de plus illustre, parce qu'elle n'a
rien de plus caché. Je rends grâces au roi, d'a-
voir voulu honorer sa sainte mémoire avec une
nouvelle solennité. Fasse le Dieu tout-puissant
que toujours il révère ainsi la vertu cachée ; mais
qa'il ne se contente pas de l'honorer dans le ciel,
qu'il la chérisse aussi sur la terre ; qu'à l'exem-
ple des rois pieux , il aille quelquefois la forcer
dans sa retraite; et qu'il puisse bien entendre
cette vérité , que la vertu ffui s'empresse avec
plus d'ardeur à paraître au grand jour que fait
sa présence, n'est pas toujours le plus à l'épreuve.
Si Votre Majesté, madame, lui inspire ces sages
pensées, elle aura pour sa récompense la féli-
cité éternelle, que, etc. Amen.
' Grvg. Mag. Moral, lib. xxil, cap. vill, t. i', col. 707.
» Matth. V, 16.
^ De firg. vel. n" 16.
PANEGYRIQUE
SAINT BENOIT.
Trois états et comme trob lieux où nous avons coutume
do nous arrêter dans le voyage de cette vie , et qui nous eni-
pt-ctient d'arriver à notre patrie. Saint Benoit attentif, des sa
jeunesse, à écouter la voix qui lui criait de sortir des sens.
Sa vie admirable dans le désert. Que devons-nous faire, à
son imitation , lorsque le plaisir des sens commence à se ré-
veiller en nous? Fin et avantages de la loi de l'oliéiséance ,
prescrite par saint Benoit : de quelle manière ce saint l'a prati-
quée Obligation du chrétien de toujours avancer. Attention
qu'a eue saint Benoit , de tenir sans cesse ses disciples en lia-
leine. Motifs qui doivent porter, même les plus parfaits , i
opérer leur salut avec crainte et tremblement.
Egrcdere. Sors. Gen. xn , 1 .
Le croirez-vous , mes frères, si je vous le dis,
que toute la doctrine de l'Évangile , toute la dis-
cipline chrétienne , toute la perfection de la vie
monastique est entièrement renfermée dans cette
seule parole : Egreder&, Sors. La vie du chré-
tien est un long et infini voyage , durant le cours
duquel , quelque plaisir qui nous flatte, quelque
compagnie qui nous amuse , quelque ennui qui
nous prenne , quelque fatigue qui nous accable ,
aussitôt que nous commençons de nous reposer,
une voix divine s'élève d'en haut qui nous dit
sans cesse et sans relâche : Egredere, Sors; et
nous ordonne de marcher plus outre. Telle est la
vie chrétienne, et telle est par conséquent la vie
monastique. Car qu'est-ce qu'un moine véritable
et un moine digne de ce nom , sinon un parfait
chrétien? Faisons donc voir aujourd'hui, dans
le Père et le législateur, le modèle de tous les
moines , la pratique exacte de ce beau précepte,
après avoir imploré le secours d'en haut , etc.
Dans ce grand et infini voyage , où nous de-
vons marcher sans repos , et nous avancer sans
relâche ; je remarque trois états et comme trois
lieux , où nous avons coutume de nous arrêter.
Ou bien nous nous arrêtons dans le plaisir des
sens, ou bien dans la satisfaction de notre esprit
propre , et dans l'exercice de notre liberté , ou
bien enfin dans la vue de notre perfection. VoHà
conmie trois pays étrangers dans lesquels nous
nous arrêtons , et ensuite nous n'arrivons pas en
notre patrie.
Mais pour aller à la source , et rendre la rai-
son profonde de ces trois divers égarements, con-
sidérons tous les pas , et remarquons les divers
progrès que fait l'âme durant ce voyage. Ou nous
nous arrêtons au-dessous de nous, ou nous nous
arrêtons en nous-mêmes, ou nous nous arrêtons
au-dessus de nous. Lorsque nous nous attachons
au plaisir des sens, nous nous arrêtons au-dessous
de nous ; c'est le premier attrait de l'âme, encore
430
PANÉGYRIQUE
ignorante, lorsqu'elle commence son voyage.
Elle trouve premièrement en son chemin cette
barsse région ; elle y voit des fleuves qui coulent ,
des fleurs qui se flétrissent du matin au soir ; tout
y passe dans une grande inconstance. Mais dans
ces fleuves qui s'écoulent, elle trouve de quoi
rafraîchir sa soif ; elle promène ses désirs errants
dans cette variété d'objets; et quoiqu'elle perde
toujours ce qu'elle possède, son espérance flat-
teuse ne cesse de l'enchanter de telle sorte,
qu'elle se plaît dans cette basse région. Eyre-
dere, Sors : songe que tu es faite à l'image de
Dieu ; rappelle ce qu'il y a en toi de divin et d'im-
mortel : veux-tu être toujours captive des choses
inférieures? Que si elle obéit à cette voix, en
sortant de ce pays, elle se trouve comme dans un
autre, qui n'est pas moins dangereux pour elle ;
c'est lu satisfaction de son esprit propre. Nuls
attraits que ses désirs, nulle règle que ses hu-
meurs, nulle conduite que ses volontés. Elle n'est
plus au-dessous d'elle ; elle commence à s'arrêter
en elle-même : la voilà dans des objets et dans
des attaches , qui sont plus convenables à sa di-
gnité ; et toutefois l'oracle la presse , et lui dit
encore : Egredere , Sors. Ame, ne sens-tu pas,
par je ne sais quoi de pressant qui te pousse au-
dessus de toi , que tu n'es pas faite pour toi-même ?
Un bien infini t'appelle; Dieu même te tend les
bras : sors donc de cette seconde région , c'est-
à-dire, de la satisfaction de ton esprit propre.
Ainsi , mes frères , elle arrivera à ce qu'il y a
déplus relevé et de plus sublime, et commencera
de s'unir à Dieu. Et alors ne luisera-t-il pas per-
mis de se reposer? Non ; il n'y a rien de plus dan-
gereux : car c'est là qu'une secrète complaisance
fait qu'on s'endort dans la vue de sa propre per-
fection. Tout est calme , tout est soumis; toutes
les passions sont vaincues , toutes les humeurs,
domptées; l'esprit même, avec sa fierté et sou
audace naturelle, abattu et mortifié : il est temps
de se reposer. Non, non ; Egredere, Sors. Il nous
est tellement ordonné de cheminer sans relâche,
qu'il ne nous est pas même permis de nous arrê-
ter en Dieu : car quoiqu'il n'y ait rien au-dessus
de lui à prétendre , il y a tous les jours à faire en
lui de nouveaux progrès , et il découvre , pour
ainsi dire , tous les jours à notre ardeur de nou-
velles infinités. Ainsi nous renfermer dans cer-
taines bornes, c'est entreprendre de resserrer l'im-
mensité de sa nature.
Allez donc, sans vous arrêter jamais; perdez
la vue de toute la perfection que vous pouvez
avoir acquise; marchez de vertus en vertus, si
vous voulez être dignes de voir le Dieu des dieux
€u Siou. Telle est la vie chrétienne ; telle est l'ins-
titution monastique, conformément à laquelle
nous regarderons saint Benoît dans une conti-
nuelle sortie de lui-même, pour se perdre sainte-
ment en Dieu. Nous le verrons premièrement
sortir des plaisirs des sens, par la mortification
et la pénitence : secondement, de la satisfaction
de l'esprit, par l'amour de la discipline et de la
régularité monastique : enfin sortir de la vue de
sa propre perfection , par une parfaite humilité ,
et un ardent désir de croître ; c'est le sujet de ce
discours.
PREMIER POINT.
Nous lisons de l'enfant prodigue, qu'en sor-
tant de la maison paternelle, il fut en une région
fort éloignée; In regionem longinquam\ C'est
l'image des égarements de notre âme, qui s'é-
tant retirée de Dieu , ô qu'il est vrai qu'elle s'est
perdue dans une région bien éloignée , jusqu'à
être captive des sens! Voyez à quelle hauteur elle
devait être élevée. « L'homme avait été fait pour
« être spirituel, même dans la chair : » Qui fu-
turus fuerat etiam carne spiritualis ^ Oui ,
créature chère, homme que Dieu a fait à sa res
semblance, tu devais être spirituel, même dans
le corps; parce que ce corps, que Dieu t'a donné,
devait être régi par l'esprit : et qui ne sait que
celui qui est régi , participe en quelque sorte à
la qualité du principe qui le meut et qui le gou-
verne par l'impression qu'il en reçoit? Voilà
[l'heureuse condition] où l'âme était établie.
Mais, ô changement déplorable! la chair a
pris le régime , et l'âme est devenue toute corpo-
relle : Fieret etiam mente camalis^. Car qui ne
voit par expérience que la raison , ministre des
sens, et appliquée tout entière à les servir, em-
ploie toute son industrie à raffiner leur goût, à
irriter leur appétit, à leur assaisonner leurs ob-
jets, et ne se peut déprendre elle-même de ces
pensées sensuelles? Voilà l'extrémité; voilà l'exil
où l'âme a été reléguée. Peut-on rien imaginer
de plus déplorable? Être dégradée au point de
servir à celui à qui l'on devait commander avec
un empire souverain, quoi de plus honteux! Mais
une âme faite à l'image de son Dieu , si noble
qu'elle ne peut prétendre à rien moins qu'à la
possession de son auteur, s'avilir jusqu'à se ré-
duire dans la dépendance des sens , [ pour y trou-
ver son bonheur et sa perfection , quel affreux
esclavage! qui peut concevoir l'extrémité de sa
misère?]
Egredere , egredere : Sors , sors d'unesi infâme
servitude et d'un bannissement si honteux : re-
tire-toi de ces plaisirs trompeurs qui ne tendent
» Luc. XV, 13.
2 s. Aug. de Civ. Dei, lib. xrv , cap. xv ; Hom. tu , col. sea .
3 Jbid.
DE SAINT BENOIT.
4)1
qu u f énerver : CaveaturdeleclatiOy cuimentem
fjiervandam non oportetdari '. C'est pour Dieu
que tu dois conserver toute ta force ; c'est vers
lui que tu dois tourner toute l'activité de tes
désii-s, tout l'empressement de ton amour, et ne
pas te répandre dans de vaines délices, qui ne
sont propres qu'à t'épuiser : Fortitudinem suam
ad te custodiant, nec eam spargant in delicio-
sas lassitudines '.
Saint Benoit a écouté cette voix à Rome , parmi
la jeunesse licencieuse. Aussitôt qu'il fut arrivé
à cet âge ardent , où je ne sais quoi commence à se
remuer dans le cœur, que la contagion des mau-
vais exemples et sa propre inquiétude précipitent
à toute sorte d'excès ; aussitôt il se sentit obligé
à prêter l'oreille attentive à celui qui lui disait,
Egredere, Sors. J'aurais besoin d'emprunter ici
les couleurs de la poésie , pour vous représenter
vivement cette affreuse solitude , ce désert hor-
rible et effroyable dans lequel il se retira. Un si-
lence affreux et terrible , qui n'était interrompu
que par les cris des bêtes sauvages ; et comme si
ce désert épouvantable n'eût pas été suffisant
pour sa retraite , au milieu de ces vallons inha-
bités et de ces roches escarpées , il se choisit en-
core un trou profond , dont les bêtes mêmes n'au-
raient pu qu'à peine faire leur tanière. C'est là
que se cache ce saint jeune homme , ou plutôt ,
c'est là qu'il s'enterre tout vivant , pour y faire
mourir tous les sens, jusqu'aux affections les plus
naturelles.
Sa vie, [toute céleste, l'élève déjà à la condi-
tion des anges : uniquement occupé de la prière
et de la méditation des vérités étemelles , il ou-
blie presque qu'il a un corps, et semble avoir
perdu le sentiment de ses besoins. ] Le religieux
romain le nourrit du reste de son jeûne*. [Ce
digne confident se dérobe à lui-même ,'pour sus-
tenter son ami , une partie de l'étroit nécessaire
ou le réduit son abstinence.] Ah ! dans les su-
perfluités et dans l'abondance, nous ne trouvons
rien pour les pauvres ; et celui-ci dans sa pauvreté,
après que la pénitence avait soigneusement re-
tranché tout ce qu'elle pouvait , ne laisse pas de
trouver encore de quoi nourrir saint Benoît ; et
tous deux vivent ensemble , non tant d'un même
repas que d'un même jeûne.
Cest , mes pères , dans cette retraite , et parmi
ces austérités , qu'il méxlitait ces belles règles de
sobriété qu'il vous a données : premièrement ,
d'ôter à la nature tout le supei-flu : secondement ,
pour s'empêcher de prendre du goût en prenant
* S.Aug. Confess. lib. x, cap. xxxm, 1. 1, col. 187-
' Ibid. cxxxiv, col. 189.
• Bossuel cite ici , et plus bas encore , un autre sennon de
aaint Benott , auquel il renvoie , et que nous n'aYons^ pu re-
lroQV«r. (Bdit. deDéfons.)
le nécessaire, rappeler l'esprit au dedans par la
lecture et la méditation ; « en sorte qu'on paraisse
'» moins sortir d'un repas , que d'un exercice spi-
« rituel : ■» Vt non tant cœnam cœneni, quant
discipUnam ' : troisièmement , d'être sans inquié-
tude à l'égard de ce nécessaire; ne donner pas
cet appui aux sens, que l'aliment nécessaire
leur est assuré : [en un mot , n'avoir] aucune pré-
voyance humaine, s'abandonner entièrement à
la Providence , ne pas plus craindre la faim que
les autres maux , donner aux pauvres tout ce qui
reste.
Mais voyons néanmoins encore comment il
sortira de l'amour de ces infâmes plaisirs , dont
les ardeurs insensées nous poussent à des excès
si horribles. Saint Grégoire de JNysse a remarqué
que l'apôti-e parle différemment de cette passion
et des autres. 11 veut qu'on fasse tête contre tous
les vices, et il n'y a que celui-ci contre lequel il
ordonne de s'assurer par la fuite. State succincti
lumbos vestros * : demeurez , mettez- vous en dé-
fense, faites ferme. Mais parlant du vice d'impu-
reté , toute l'espérance est dans la fuite ; et c'est
pourquoi il a dit : Fugite fornicationem^. Mi-
litare prœceptuïn , dit saint Grégoire de Nysse^ :
tout le précepte de la milice dans cette guerre ,
c'est de savoir fuir; parce que tous les traits
donnent dans les yeux , et par les yeux dans le
cœur ; si bien que le salut est d'éviter la rencon-
tre , et de détourner les regards.
Quel autre avait pratiqué avec plus de force
cette noble et généreuse fuite , que notre saint?
Mais, ô faiblesse de notre naturel qui trouve
toujours en elle-même le principe de sa perte ! Le
feu infernal le poursuit jusque dans cette grotte
affreuse : déjà elle lui paraît insupportable ; déjà
il regarde le monde d'un œil plus riant. [Près de
succomber, il a recours à un remède inouï, pour
émoasser l'aiguillon de la chair, et amortir ce
feu impur dont il se sent embrasé. Animé d'un
saint transport , il se jette dans un amas d'épines ;]
et convertit, par cette généreuse violence, les
attraits de la volupté en une douleur vive , mais
salutaire : Voluptatem traxit indolorem^. Le
sentiment de la volupté avait éveillé tous les
sens , pour les appeler à la participation de ses
douceurs pernicieuses ; et, pour détourner le cours
de ces ardeurs sensuelles , il excite le sentiment
de la douleur, qui éveille tous les sens d'une autre
manière , pour les noyer dans l'amertume : Volup-
tatem traxit in dolorem : « Il tira en douleur
« tout le sentiment de la volupté. » C'est à quoi
' Tertull. Apolog. n» 39.
» Ephes. Tl, U.
3 I. Cor. TI, 18.
♦ Orat. defug.fornic. t. n, p. 129.
» S. Grtgor. Mag. Dialog. tib. U, cap. n , t. U . «ol.Ua^
4T2
PANÉGYRIQUE
il employa ces épines : elles rappelèrent en son
souvenir , et l'ancienne malédiction de notre na-
ture , et les supplices que le Sauveur a soufferts
pour nos voluptés infâmes.
C'est ce que doit faire en nous le plaisir des
sens : aussitôt qu'il commence à se réveiller,
cette douceur trompeuse, dont il nous séduit,
nous doit rappeler la mémoire de ce trouble , de
cette alarme , de cette amertume , où ces excès
ont plongé la sainte âme de notre Sauveur. Ne
croyons pas que ce combat nous soit inutile ; au
contraire , la victoire nous est assurée. Saint Be-
noît, par ce seul^effort, a vaincu pour jamais la
concupiscence : « Il n'aura plus que de légers
« combats à soutenir ; non que sa vertu se soit
«« affaiblie ; mais parce que ses ennemis sont ter-
« rassés, et que le nombre en est diminué : «
Exercet minora certamina, non virtutum dimi-
nutione, sed hostimn '. * Sortez donc du plaisir
des sens; mais prenez garde, mes frères, qu'en
sortant de cet embarras , pour aller à Dieu libre-
ment , vous ne vous arrêtiez pas en chemin , et
ne soyez pas retenus par la satisfaction de l'es-
prit.
SECOND POINT.
Saint Augustin nous apprend * que dans cette
grand chute de noire nature, l'homme, en se
séparant de Dieu , tomba premièrement sur soi-
même. Il n'en est pas demeuré là , à la vérité ;
et s' étant brisé par l'effort d'une telle chute , ses
désirs, qui étaient réunis en Dieu, mis en plu-
sieurs pièces par cette rupture, furent partagés
deçà et delà, et tombèrent impétueusement dans
les choses inférieures. Mais ils ne furent pas pré-
cipités tout à coup à ce bas étage ; et notre esprit ,
détaché de Dieu , demeura premièrement arrêté
en lui-même par la complaisance à ses volontés ,
et l'amour de sa liberté déréglée.
En effet , cet amour de la liberté est la source
du premier crime. Un saint pape nous apprend ,
que « l'honmie a été déçu par sa liberté : » Sua
in œternum libertate deceptus ^. Il a été trompé
par sa liberté , parce qu'il en a voulu faire une
indépendance : il a été trompé par sa liberté ,
parce qu'il l'a élevée jusqu'à l'audace de la ré-
bellion : il a été trompé par sa liberté , parce
qu'il a voulu goûter la fausse douceur de faire
ce que nous voulons, au préjudice de ce que
' s. Aug. cont. Julian. lib. VI , cap. xviii , n° 56 , tom. x ,
col. «94.
* Le prédicateur nous renvoie au troisième point d'un pané-
gyrique de saint Thomas d'Aquin , que nous n'avons encore
pu découvrir. ( Édit. de Déforis.)
^ De Civ. Dei, lib. xiY, cap. xm, t. VII, col. 364.
■* Innocent, i, Epist. xxiT, ad. Conc. Carth. Lab. tom. ii,
col. 1285.
Dieu veut. Tel est le péché du premier homme,
qui , ayant passé à ses descendants , tel qu'il a
été dans sa source , a imprimé , au fond de nos
cœurs , une liberté indomptée et un amour d'in-
dépendance.
Nous nous relevons de notre chute avec le
même progrès par lequel nous sommes tombés.
Conmie donc , en nous retirant de Dieu , nous
nous sommes arrêtés en nous-mêmes , avantque
de nous engager tout à fait dans les choses infé-
rieures ; ainsi , sortant de ce bas étage , nous avons
beaucoup à craindre de nous arrêter encore à
nous-mêmes , plutôt que de nous réunir tout à
fait à Dieu. C'est à quoi s'est opposé le grand
saint Benoît , lorsqu'il vous a obligés si exacte-
ment à la loi de l'obéissance'. [Il la fonde sur
les motifs les plus pressants : la nécessité de se
quitter soi-même et de renoncer à sa volonté pro-
pre, pour parvenir , en s'élevant au-dessus de ses
désirs et de ses cupidités , à se fixer pleinement
en Dieu. Et comme il suffit de se réserver une
partie de son propre esprit , pour le recouvrer
tout entier et s'y arrêter ; aussi le saint législa-
teur veut-il que l'obéissance , qu'il prescrit , soit
prompte, parfaite, et sans bornes. Il va jusqu'à
exiger qu'on] laisse tous les ouvrages imparfaits ;
afin que l'ouvrage de l'obéissance soit parfaite-
ment accompli. C'est une image de la souverai-
neté de Dieu, [qui demande que nous quittions
tout , au moindre signe de sa volonté , pour] ho-
norer la dépendance souveraine où sa grandeur
et sa majesté tiennent toutes choses. Rien donc
de plus exact, que la manière dont la règle de
saint Benoît décrit l'obéissance ; et rien de plus
propre que cette juste dépendance , pour domp-
ter, par la discipline , cette hberté indomptable.
[Pratiquez donc, mes pères, avec joie, une
obéissance si salutaire et si glorieuse,] Les mon-
dains courent à la servitude par la liberté : vous ,
au contraire , vous parvenez à la liberté par la
dépendance. [Car, hélas ! plus nous suivons nos
désirs déréglés , plus nous devenons captifs ; plus
nous nous conduisons par notre volonté propre ,
moins nous faisons ce que nous voulons. ] « Je
« suis, dit saint Augustin, qui l'avait bien éprouvé,
« je suis parvenu où je ne voulais pas , en obéis-
« sant à ma volonté : « Volens quo nollem per-
veneram *. Voulez-vous que vos passions soient
invincibles? Qui de nous n'espère pas de les
vaincre un jour? Mais en les autorisant par notre
liberté indocile, nous les mettons en état de ne
pouvoir plus être réprimées. Vous suivez vos
inclinations , vous faites ce que vous voulez ; vous
ne pouvez plus en être le maître, vous voilà où
' Regul. cap. V.
» Con/fjs. lib. VIII, cap. V, t. I.col. 14».
DE SAINT BENOIT.
433
vous n€ voulez pas : rous vous engagez à oet
amour, vous allez où vous voulez; vous ne pou-
vez plus vous en déprendre ; et ces chaînes que
vous avez vous-mêmes forgées, [vous coûteront
plus à rompre, que le fer le plus dur.] Vous voilà
donc où vous ne voulez pas : ainsi vous arrivez
à la servitude par la liberté.
Prenez une voie contraire; allez à la liberté
par la dépendance. Qr'est-ce que la liberté des
enfants de Dieu , sinon une dilatation et une
étendue d'un cœur qui se dégage de tout la fini?
Efjredere; par conséquent coupez , retranchez.
Notre volonté est finie ; et tant qu'elle se resserre
en elle-même, cîL se donne des bornes. Voulez-
vous être libre? dégagez- vous ; n'ayez plus de
volonté que celle de Dieu : ainsi vous entrerez
dans les puissances du Seigneur ; et oubliant votre
volonté propre, vous ne vous souviendrez plus
que de sa justice.
Mais peut-être que vous direz : Comment est-
ce que saint Benoît a pratiqué cette obéissance ,
lui qui a toujours gouverné ? Et moi je vous ré-
pondrai qu'il a pratiqué l'obéissance, lorsque,
maigre son humilité, il a accepté le commande-
ment. Je vous répondrai encore une fois qu'il a
pratiqué l'obéissance, lorsqu'il s'est laissé for-
cer, par la charité, à quitter la paix de sa re-
traite : enfin je vous répondrai qu'il a pratiqué
l'obéissance, lorsqu'il a exercé son autorité.
Quelle est la supériorité ecclésiastique ? Dans
le monde , l'autorité attire à soi les pensées des
autres , captive leurs humeurs sous la'sienne. Dans
les supériorités ecclésiastiques , on doit s'accom-
moder aux humeurs des autres , parce qu'on doit
rendre l'obéissance non-seulement ponctuelle,
mais volontaire; parce qu'on doit non-seulement
régir, mais guérir les âmes ; non-seulement les
conduire , mais les supporter. Saint Benoît a bien
entendu cette vérité, lorsqu'il a dit ces mots,
touchant l'abbé : « Qu'il pense combien il est
« difficile de conduire les âmes, et de s'accom-
« moder aux dispositions de chacun : •. Quam
arduum sit regere animas, et multonan senire
moribusK Admirable alliance! régir et servir,
telle est l'autorité ecclésiastique. Il y a cette dif-
férence entre celui qui gouverne et celu i qui obéit,
que celui qui obéit ne doit obéir qu'à un seul,
et que celui qui gouverne obéit à tous : si bien
que sous le nom de père, sous le nom de supé-
rieur et de maître spirituel, il est effectivement
serviteur de tous ses frères : Omnium meservum
feci '. Ainsi celui de tous dont la volonté est la
plus captive, c'est le supérieur : car il ne doit
• Reg. cap. ii.
* L Cor rx, 19.
BOSSl'ET. — TOMf 111.
j jamais agir suivant son inclination , mais selon
le besoin des autres; « employant, comme saint
<> Benoît le lui recommande, tantôt de douces
« insinuations , tantôt les remontrances et les re-
« proches, d autres fois les exhort?itions , et se
« conformant aux qualités d tàix ^dispositions de
« tous ses frères : » Blandimentis , increpaiio-
nibus, siiasionibns j omni'jus se cor formel et
aptet'. ^'uI, par conséquent, ne doit être plus
dénué de son esprit propre et de sa propre vo-
lonté.
[ Pourquoi ] l'eau [ nodis est elle d'un si grand
usage , et fournit-elle tant d? secours à la vie, si
ce n'est parce qu'étant un corps fluide, elle s'of-
fre comme d'elle-même à tous nos besoins , et
qu'elle se communique , sans qu'il faiiie faire au-
cun effort pour en jouir ? Au contraire, les cori^s
solides , qui ont leur figure propre , ne savent ja-
mais se prêter à nos désirs : toujours ils opposent ^
une résistance qu'on ne surmonte qu'avec peine;
et plutôt que de céder à nos volontés. Ils se bri-
sent , et rompent souvent les instruments qui ser-
vent à les réduire.] Ainsi ceux qui ont leur vo-
lonté^ne fléchissent pas facilement aux besoins
des autres : [l'opiniâtre attachement qu'ils ont à
leur propre sens les empêche d'user, dans les oc-
casions , d'une sage condescendance ; et par cette
inflexibilité , ils arrachent, ils détruisent , au lieu
de planter et d'édifier.
[Vous voyez, mes pères, combien l'obéissance
vous doit être chère et précieuse , et avec quel
zèle vous devez vous porter à la rendre. ] C'est le
guide des mœurs, le rempart de l'humilité, l'ap-
pui de la persévérance, la vie de l'esprit, et la
mort assurée de l'amour-propre. Vous avez , mes
pères, un exemple domestique de la vertu de i'6-
béissance. [Le jeune Placide, tombé dans un
lac , en y puisant de l'eau , est près de s'y noyer,
lorsque saint Benoît ordonne à saint Maur, son
fidèle disciple, de courir promptement pour le
retirer. Sur la parole de son maître, Maur part
sanshésiter, sans s'arrêter aux difficultés de l'en-
treprise; et plein de confiance dans l'ordre qu'il
avait reçu , il marche sur les eaux avec autant
de fermeté que sur la terre, et retire Plaeidedu
gouffre ou il allait être abîmé.] A quoi attribue-
rai-je un si grand miracle , ou à la force de l'o-
béissance, ou à celle du commandement? Grande
question , dit saint Grégoire * , entre saint Benoît
et saint Maur. Mais disons , pour la décider, que
l'obéissance porte grâce, pour accomplir l'effet du
commandement; que le commandement porte
grâce, pour donner efficace à l'obéissance.
Marchez , mes pères , sur les flots avec le fe-
' Reg. cap. ii.
» Dialog. lib. ii, cap. vu, t. ii, col. 225
434 PA?^ÉGYRIQUE
cours de Tobéissance , \ous trouverez de la con-
*iistance au milieu de rinconstance des choses
humaines. Les flots n'auront point de force pour
vous abattre , ni les abîmes pour vous engloutir.
Vous demeurerez immuables, comme si tout
faisait ferme sous vos pieds , et vous sortirez
victorieux. Mais quand vous serez arrivés à cette
perfection éminente de renoncer à la satisfac-
tion de votre esprit propre , ne vous arrêtez pas
en si beau chemin : Eyredere, sortez , passez
outre.
TROISIÈME POINT.
La perfection chrétienne n'est pas dans un
degré déterminé; elle consiste à croître toujours.
Jésus- Christ en est le modèle ; «'est lui que nous
devons suivre. Jamais nous ne pourrons , dans
cette vie, atteindre à l'éminence de sa sainteté :
par conséquent, il faut avancer sans cesse, et
sans se relâcher jamais. Egredere, eyredere :
quelque part où vous soyez , passez outre , ou-
bliez tout ce qui est derrière vous , avancez-vous
infatigablement vers ce qui est devant vous, et
courez incessamment au terme de la carrière où
vous êtes entrés : Quœ quidem rétro sunt obli-
viscens , ad ea vero quœ suntpriora extendens
meipsum, ad destination persequor\
En effet, le voyage chrétien est de tendre à
une charité éminente par un chemin droit , avec
un poids d'une pesanteur infinie qui vous traîne
en bas. Tel est l'état du chrétien : il faut toujours
être en action, toujours grimper, toujours faire
effort : car dans un chemin si droit , avec un poids
si pesant, qui ne court pas, retombe; qui lan-
guit , meurt bientôt; qui ne fait pas tout , ne fait
rien; qui n'avance pas, recule en arrière.
Aussi saint Benoît , après avoir mené ses dis-
ciples par tous les sentiers de la perfection , à la
fin il les rappelle au premier pas , en leur faisant
sentir que tout ce qu'il leur a prescrit n'est en-
core que le commencement d'une vie vraiment
chrétienne et religieuse : Utinitium aliquod con-
versationis nos demonstremus habere^. [Son
dessein est de] les tenir toujours en haleine , et
de les empêcher d'être jamais satisfaits d'eux-
mêmes , quelque fidélité qu'ils puissent avoir
eue pour les pratiques de leur règle. Ce ne sera
jamais , au jugement de leur père , qu'un moyen,
qui doit les conduire à quelque chose d'encore
plus parfait. « Qui que vous soyez , leur dit-il ,
« qui désirez arriver promptement à la céleste
■ « patrie , accomplissez , par la grâce de Jésus-
« Christ, cette règle comme un petit commence-
' Philipp. III, 13, 14.
' Reg, cap. Lxxm
« ment de la vie monastique , et vous vous élè-
« verez enfin , en la pratiquant , à de plus grandes
« choses : vous parviendrez , avec le secours de
« Dieu, au comble d'une doctrine toute sainte
«■ et d'une vertu toute divine : » Quisquis igi-
tur ad patriam cœl estent festinas, hanc mini-
mam inchoationis régulant j Deo adjuvante,
perfice ; et tune demum ad majora doctrinœ
virtutumque culmina, Deo protegente , perve^
nies'.
Deux raisons [portaient saint Benoît à exciter
ainsi le zèle de ses enfants]; l'une, que si l'on
croit être parvenu au but, si l'on croit avoir fait
quelque progrès , on se relâche ; le sommeil nous
prend , on périt. [Rien de plus funeste que] l'as-
soupissement de l'âme, qui croit être avancée
dans la perfection. Il y a en nous une partie lan-
guissante, qui est toujours prête à s'endormir, tou-
jours fatiguée, toujours accablée, qui ne cher-
che qu'à se laisser aller au repos. L'esprit veilTe
et dispute contre le sommeil , selon le précepte
du Sauveur; Vigilate'. La chair, cette partie
languissante et endormie , lui dit, pour l'inviter
au repos : Tout est calme, tout est tranquille;
les passions sont vaincues, les vents sont bridés,
toutes les tempêtes, apaisées, le ciel est serein ; la
mer est unie , le vaisseau s'avance tout seul : Fe-
runt ipsa œquora classem ^. Voyez comme le
ciel est serein, les vagues, dociles; ne voulez-vous
pas prendre un peu de repos? L'esprit se laisse
aller, et sommeille : assuré sur la face de la mer
calmée, et sur la protection du ciel, expérimen-
tée souvent , il lâche le gouvernail , et laisse aller
le vaisseau à l'abandon : les vents se soulèvent,
il est submergé. 0 esprit ! qui vous êtes fié vai-
nement , et en la grâce du ciel , et au calme
trompeur de vos passions , vous servirez d'exem-
ple à jamais des périls où jette les âmes une folle
et téméraire confiance ! Onimium cœloetpelago
confise sereno ^ !
L'autre raison , [qui doit engager les religieux
et les chrétiens à se hâter de toujours avancer,
sans jamais s'arrêter, c'est le danger de se laisser
surprendre par les artifices et les flatteries de la
vanité : car, au moment où le chrétien, content
de lui-même , se réjouira dé ses progrès , et croira
pouvoir se reposer, parce qu'il a surmonté tous
ses vices ; l'orgueil , ranimé par cette vaine com-
plaisance], lèvera la tête et lui dira : Je vis en-
core ; pourquoi triomphes-tu? « et c'est parce que
" tu triomphes, que je vis : » Et ideo vivo, quia
triumphas^l [Que celui donc qui veut assurer
^ Beg. cap. lxxiii.
^ Matth. XTI, 41.
' P'irgil. yEtieid. lib. V.
< Ibid.
5 S. Aug. de Nai. ci Grat. n" 35 , t. x, col. 142.
DE SAINT BENOIT.
435
son salut, s'étudie à une] pratique exacte de
l'humilité, en se transportant continuellement
hors de soi-même [par un mépris sincère de tout
ce qu'il est , d^; tout ce qu'il a fait , et un désir
persévérant de travailler chaque jour à s'unir
plus intimement à son Dieu]. C'est dans cette vue ,
mes pères , que saint Benoît , votre bienheureux
législateur, vous ramène toujours au commence-
ment, jugeant bien que la vie spirituelle ne peut
subsister sans un continuel renouvellement de
ferveur. C'est pour cela qu'il appelle l'accomplis-
sement de sa règle uu petit commencement. Car
parlons en vérité de cette règle ; et pour couron-
ner cette humilité qui l'a si saintement déprimée,
r(ilevons-la aujourd'hui et célébrons sa grandeur
et sa perfection devant l'Église de Dieu.
Cette règle , c'est un précis du christianisme ,
un docte et mystérieux abrégé de toute la doc-
trine de l'Évangile, de toutes les institutions des
saints Pères, de tous les conseils de perfection.
Là paraissent , avec éminence , la prudence et la
simplicité, l'humilité et le courage, la sévérité
et la douceur, la liberté et la dépendance. Là,
la correction a toute sa fermeté; la condescen-
dance, tout son attrait ; le commandement, toute
sa vigueur ; et la sujétion , son repos ; le silence ,
sa gravité ; et la parole , sa grâce ; la force , son
exercice ; et la faiblesse, son soutien : et toutefois,
mes pères, il l'appelle un commencement, pour
vous nourrir toujours dans la crainte.
Tremblez ici , chrétiens : ceux qui sont dans
le port frémissent , et ceux qui sont dans les tem-
pêtes vivent assurés : [ ceux qui ont renoncé à
tout, à leurs biens , à leur liberté, à leur volonté
même; qui ont embrassé la pénitence la plus ri-
goureuse , qui s'immolent en tant de manières
différentes , ne sont pas encore contents , et veu-
lent toujours en faire davantage ; ils gémissent
sur le passé, ils s'inquiètent sur le présent, ils
prennent des mesures efficaces pour se montrer
à l'avenir plus fervents : et ces hommes qui pas-
sent leurs jours dans la mollesse, les plaisirs,
l'oisiveté; qui ne savent ce que c'est que de con-
traindre leurs sens et leur volonté, qui ne font
aucun effort pour briser leur chaînes , croiront
pouvoir être tranquilles sur leur état, et vivre
dans une pleine sécurité, au milieu de tant de
sujets de trembler!] 0 que ces voies sont con-
traires ! ô que les uns ou les autres sont insensés !
Qui jugera ce différend? qui décidera ce doute?
qui terminera ce procès? Chacun a pris son parti,
et s'est intéressé dans sa propre cause. Jugez-
nous , Sagesse ; tranchez , par votre autorité sou-
veraine, cette questiMi : Lesquels sont les sages,
lesquels sont les fous? ou , si vous ne voulez pas
nous parler vous-même , faites parler votre apô- '
tre : « Opérez, nous dit-il , votre salut avec crainte
« et tremblement, » eum metu et tremore '. O
vous qui êtes dans la voie de perfection, opérez
votre salut avec tremblement; car c'est Dieu
seul qui vous tient. Si vous le quittez, il vous
quitte ; si vous l'abandonnez, il vous abandonne ;
si vous vous relâchez, il vous laisse aller. Mais
s'il vous quitte , vous le quittez encore plus ; et
s'il vous abandonne, vous vous éloignez jusqu'à
l'infini; et s'il vous laisse aller, vous tombez jus-
.qu'au fond du précipice. Que si ceux-là vivent
en crainte, qui sont dans la voie de perfection,
combien doivent être saisis de frayeur ceux qui
s'abandonnent aux vices !
Egredere, egredere : Sortez * [donc, mes frè-
res , sortez de tous ces objets sensibles qui vous
séduisent ; détachez- vous de ces faux plaisirs qui
vous captivent et vous dégradent. ÎVe vous arrê-
tez pas davantage à vous-mêmes ; parce que vous
vous rendriez coupables d'une insigne apostasie.
Vous vous devez a un Dieu qui vous a faits pour
lui, de qui vous tenez tout, et qui peut seul sa-
tisfaire l'avidité de vos désirs. Mais si vous vou-
lez le posséder, courez; ne mettez point de bor-
nes à vos efforts pour l'embrasser : car pour peu
que vous vous relâchiez, il vous échappe. Aspirez
toujours à quelque chose de plus grand et de plus
parfait. Regardez- vous sans cesse comme des
voyageurs , qui n'ont point ici-bas de cité perma-
nente. Cherchez, avec un empressement toujours
nouveau , celle où vous devez habiter un jour ;
envoyez-y d'avance votre cœur , votre amour,
tous vos désir», pour en prendre possession, et
marchez d'un pas ferme et courageux : car le
chemin est étroit , il est pénible ; il faut se roidir
continuellement pour arriver à la montagne de
Sion, votre véritable patrie, où, après tous les pé-
rils et toutes les fatigues du voyage , vous jouirez
d'un repos et d'une paix inaltérable, que je vous
souhaite. ]
' Philipp. II, 12.
* Bossaet s'était contenté, pour indiquer sa péroraùon,
d'écrire ces mots : « Récapitulatien de tout le voyage , cilmt-
« tatton à l'amour de la patrie. » ( Écht de Défuris. )
43G
PANÉGYRIQUE
PANÉGYRIQUE
SAINT FRANÇOIS DE PAULE,
MÊl^HÉ A PARIS CHEÏ LES RÉVÉRENDS PÈRES MIMMIiS Ï)E
LX fLACE-ROTALE, EU 1668.
Séparation du monde, union intime avec Jésus-Christ, droit
particulier sur les ttiens de Dieu, trois avantages qu'a donnés
à François de Paule l'intégrité bapUsroale.
Filiy tu semper mecum es, et omnia mca tua sunt.
Mon fils , vous êtes toujours avec moi , et tout ce qui est à
moi, est à vous. Luc. xv, 31.
Je ne pouvais désirer, messieurs, une ren-
contre plus heureuse ni plus favorable , que de
faire ici mon dernier discours, en produisant
dans cette audience le grand et admirable saint
François de Paule. L'adieu ([ue doivent dire aux
fidèles les prédicateurs de l'Évangile ne doit être
autre chose qu'un pieux désir, par lequel ils tâ-
chent d'attirer sur eux les bénédictions célestes ;
et c'est ce que fait l'apôtre saint Paul , lorsque ,
se séparant des Éphésiens, il les recommande au
grand Dieu , et à sa grâce toute-puissante : Et
nunc commendo vos Deo, et verbo gratiœ ip-
sius^. Je ne doute pas, chrétiens, que les vœux
de c« saint apôtre n'aient été suivis de l'exécu-
tion ; mais ne pouvant pas espérer un pareil effet
de prières comme les miennes, ce m'est une conso-
lation particulière de vous faire paraître saint
François de Paule pour vous bénir en Notre-Sei-
gneur. Ce sera donc ce grand patrierche qui, vous
trouvant assemblés dans une église qui porte son
nom , étendra aujourd'hui les mains sur vous ; ce
sera lui qui vous obtiendra les grâces du ciel , et
qui , laissant dans vos esprits l'idée de sa sainteté
et la mémoire de ses vertus , confirmera par ses
beaux exemples les vérités éN angéliques qui vous
ont été prêchéés durant ce carême. Animé de
cette pensée, je commencerai ce discours avec
une bonne espérance ; et de peur qu'elle ne soit
vaine , je prie Dieu de la confirmer par la grâce
de son Saint-Esprit, que je lui demande humble-
ment par l'intercession de la sainte Vierge. Ave.
Ne parlons pas toujours du pécheur qui fait
pénitence , ni du prodigue qui retourne dans la
maison paternelle. Qu'on n'entende pas toujours
daiis les chaires la joie de ce père miséricordieux,
qui aretrouvéson cadet qu'il avait perdu. Cetaîné
iidele et obéissant, qui est toujours demeuré au-
près de. son père avec toutes les soumissions d'un
bon His, mérite bien aussi qu'on loue quelquefois
« ./c/. XX,32.
sa persévérance. Il ne faut pas laisser dans l'ou-
bli cette partie de la parabole ; et l'innocence tou.
jours conservée, telle que nous la voyons en Fran-
çois de Paule , doit aussi avoir ses panégyriques.
11 est vrai que l'Évangile semble ne retentir de
toutes parts que du retour de ce prodigue ; il oc-
cupe , ce semble, tout l'esprit du père j vous di-
riez qu'il n'y ait que lui qui le touche au cœur.
Toutefois, au milieu du ravisseiient que lui donne
son cadet retrouvé, il dit deux ou trois mots à
l'aîné, qui lui témoignent une affection bien par-
ticulière : « Mon fils, vous êtes toujours avec moi,
« et tout ce qui est à moi est à vous ; » et , je vous
prie, ue vous fâchez pas si je laisse aujourd'hui
épancher ma joie sur votre frère que j'avais perdu,
et que j'ai retrouvé contre mon attente : Fili, tu
semper mecum es; c'est-à-dire , si nous l'enten-
dons : Mon fils, je sais bien reconnaître votre
obéissance toujours constante, et elle m'inspire
pour vous un fond d'am'tié ; laquelle ne laisse pas
d'être plus forte, encore que vous ne la voyiez
pas accompagnée de cette émotion sensible que
me donne le retour inopiné de votre frère : « vous
« êtes toujours avec moi , et tout ce qui est à moi ,
« est à vous 5 nos cœurs et nos intérêts ne sont
« qu'un : » tu semper mecum es, et omnia mea
tua sunt. Voilà une parole bien tendre : cet aîné
a un beau partage, et garde bian sa place dans
ie cœur du père.
Cette parole, messieurs, se traite rarement
dans les chaires , parce que cette fidélité invio-
lable ne se trouve guère dans les mœurs. Qui de
nous n'est jamais sorti de la maison de son père?
Qui de nous n'a pas été prodigue? Qui n'a pns
dissipé sa substance par une vie déréglée et licen-
cieuse? Qui n'a pas repu les pourceaux, c'est-à-
dire, ses passions corrompues? Puisqu'il y en a
si peu dans l'Église qui aient su garder sans tache
l'intégrité de leur baptême , il est beaucoup plus
nécessaire de rappeler les pécheurs , que de parler
des avantages de l'innocence. Et toutefois , chré-
tiens, comme l'Église noits montre aujourd'hui ,
en la personne de saint François de Paule , une
sainteté extraordinaire , qui s'est commencée dès
l'enfance , et qui s'est toujours augmentée jusqu'à
son extrême vieillesse ; comme nous voyons en
ce grand homme un religieux accompli ; comme
nous admirons , dans sa longue vie , un siècle
presque tout entier d'une piété toujours également
soutenue : prodigues que nous sommes, respec-
tons cet aîné toujours fidèle, et célébrons les pré-
rogatives de la sainteté baptismale si soigneuse-
ment conservée.
Je les trouve toutes ramassées dans les paroles
de mon texte. Être toujours avec Jésus-Christ sur
sa croix et dans ses souffrances , dans le mépri?
DE SAirST FaA^COIS DE PAULE.
431
du monde et des vanités; et être toujours avec
Jcsiis-Christ par une sainte correspondance de
charité, et une véritable unité de cœur : voilà
deux choses qui sont renfermées dans la première
partie de mon texte : Fili, tu semper meeum es :
-< Mon lils , vous êtes toujours avec moi , » mais
il ajoute, pour comble de gloire, « et tout ce qui
« est àmoi, est à vous, « ctomnia vica tua simt :
c'est-à-dire que l'innocence a un droit acquis sur
tous les biens de son Créateur. Ce sont , mes frè-
res, les trois avantages qu'a donnés à François
de Paule l'intégrité baptismale. Nous commen-
çons dans le saint baptême à être avec Jésus-
Christ sur la croix , parce que nous y professons
Je mépris du monde : saint François , dès son en-
fance , a éternellement rompu le commerce avec
lui par une vie pénitente et mortifiée. Nous com-
mençons dans le saint baptême à nous unir à
Dieu par la charité : il n'a jamais cessé d'avancer
toujours dans cette bienheureuse communica-
tiou. Nous acquérons dans le saint baptême un
droit particulier sur les biens de Dieu : et saint
François a tellement conservé et même encore
augmenté ce droit , qu'on l'a vu maître de soi-
même et de toutes choses , par une puissance mi-
raculeuse que Dieu lui avait donnée presque sur
toutes les créatures. Ces trois merveilleux avan-
tages de la sainteté baptismale , tous ramassés
dans mon texte, et dans la personne de François
de Paule , feront le partage de ce discours, et le
sujet de vos attentions.
PBEMIEB POIKT.
C'est une fausse imagination que de croire que
l'obligation de quitter le monde ne regarde que
les cloîtres et les monastères. Ce qu'a dit l'apôtre
saint Paul ', que nous sommes morts et enseve-
lis avec Jésus-Christ, étant une dépendance de
notre baptême , oblige également tous les fidèles ,
et leur impose une nécessité indispensable de
rompre tout commerce avec le monde. Et en ef-
fet, messieurs, les liens qui nous attachent au
monde se formant en nous par la naissance , il
est clair qu'ils se doivent rompre par la mort. Les
morts ne sont plus de rien , ils n'ont plus de part
à la société humaine : c'est pourquoi les tombeaux
sont appelés des solitudes : jEdificant sibi soli-
tudines *. Si donc nous sommes morts en Jésua-
Christ par le saint baptême , nous avons par con-
séquent renoncé au monde.
Le grand apôtre saint Paul nous a expliqué
profondément ce que c'est que cette mort spiri-
tuelle, lorsqu'ils parlé en ces terrac;s : « Le monde,
« dit-il , est crucifié pour moi , et moi je suis cru-
' Bom.Yi, 3, 4.
* Job. m, u.
« cifié pour le monde: " Mihi munduscrucifiarvx
est, et ego mundo '. Le docte et éloquent saint
Jean-Chrysostôme fait une belle réflexion sur
ces paroles : Ce n'est pas assez, dit-il », à l'a-
pôtre , que le chrétien soit mort au monde; mais
il ajoute encore, il faut que le monde soit mort
pour le chrétien : et cela, pour nous faire enten-
dre que le commerce est rompu des deux côtés,
et qu'il n'y a plus aucune alliance. Car, pour-
suit ce docte interprète, l'apôtre considérait que
non-seulement les vivants ont quelques senti-
ments les uns pour les autres, mais qu'il leur
reste encore quelque affection pour les morts :
ils en conservent le souvenir ; ils leur rendent
quelques honneurs , ne serait-ce que ceux de la
sépulture. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul
ayant entrepris de nous faire entendre jusqu'à
quelle extrémité le fidèle doit se dégager de l'a-
mour du monde : Ce n'est pas assez , nous dit-il ,
que le commerce soit rompu entre le monde et
le chrétien , comme il l'est entre les vivants et
les morts ; car il y a souvent quelque affection
des vivants aux morts, qui va les rechercher dans
le tombeau même. Il faut une plus grande rup-
ture; et afin qu'il n'y reste plus aucune alliance,
t€l qu'est un mort à l'égard d'un mort , tel doit
être le monde et le chrétien : Mihi mwidus cru-
cifixus est, et ego mundo. Où va cela, chrétiens^
et ou nous conduit ce raisonnement? Il faut vous,
en donner, en peu de paroles , une idée plus par-
ticulière.
Ce qui nous fait vivre au monde , c'est l'incli-
nation pour le monde : ce qui fait vivre le monde
pour nous , c'est un certain éclat qui nous chai me
dans les biens du monde. La mort éteint les in-
clinations , la mort ternit le lustre de toutes cho-t
ses : c'est pourquoi , dit saint Paul, je suis mort
au monde ; je n'ai plus d'inclination pour le
monde : le monde est mort pour moi , il n'a plus
d'éclat pour mes yeux. Comme on voit dans le
plus beau corps du monde^qu'aussitôt que l'âme
s'en est retirée , encore que bs linéaments soient
presque les mêmes , cette fleur de beauté se passe,
et cette bonne grâce s*évanoult : ainsi le monde
est mort pour le chrétien ; il n'a plus d'appas qui
l'attirent , ni de charmes qui touchent son cœur.
Voilà cette mort spirituelle , qui sépare le monde
et le chrétien : telle est l'obligation du baptême.
Mais si nous avons si mal observé les promesses
que nous avons faites , admirons du moins au-
jourd'hui la sainte obstination de saint François
de Paule à combattre la nature et ses sentiments;
admirons lafidélité inviolable de ce grand ho; nroe,
qui a été envoyé de Dieu, pour faire revivre «i
^ Ôalat. TI, 14.
* De Compuwai, Hb. u , r. n"* 3 , 1 1 , p. liS.
438
PANÉGYRIQUE
son siècle cet esprit de mortification et de péni-
tence, c'est-à-dire, le véritable esprit du chris-
tianisme , presque entièrement aboli par la mol-
lesse.
Que dirai-je ici, chrétiens, et par où com-
mencerai-je l'éloge de sa pénitence? qu'admire-
rai-je le plus, ou qu'il l'ait sitôt commencée, ou
qu'il l'ait fait durer si longtemps avec une pareille
vigueur? Sa tendre enfance l'a vue naître en lui ,
sa vieillesse la plus décrépite ne l'a jamais vue
relâchée. Par l'une de ces entreprises, il a imité
Jean-Baptiste , et par l'autre il a égalé les Paul ,
les Antoine, les Hilarion. Vous allez voir, mes-
sieurs , eu ce grand homme un terrible renver-
sement de la nature; et afin de le bien entendre,
représentez-vous en vous-mêmes quelles sont or-
dinairement dans tous les hommes les deux ex-
trémités de la vie : je veux dire , l'enfance et la
vieillesse. Elles ont déjà cela de commun , que
la faiblesse et l'infirmité sont leur partage. L'en-
fance est faible, parce qu'elle ne fait que com-
mencer; la vieillesse, parce qu'elle approche de
sa ruine, prête à tomber par terre. Dans l'enfance,
le corps est semblable à un bâtiment encore im-
parfait; et il ressemble dans la vieillesse à un
édifice caduc , dont les fondements sont ébranlés.
J.es désirs eu l'une et en l'autre sont proportion-
nés à leur état. Avec le même empressement que
J'enfance montre pour la nourriture , la vieillesse
s'étudie aux précautions ; parce que l'une veut
acquérir ce qui lui manque , et l'autre retenir ce
qui lui échappe. Ainsi l'une demande des secours
pour s'avancer à sa perfection , et l'autre cherche
des appuis pour soutenir sa défaillance. C'est
pourquoi elles sont toutes deux entièrement ap-
pliquées à ce qui touche le corps : la dernière,
sollicitée par la crainte; et la première, poussée
par un secret instinct de la nature.
François de Paule , messieurs , est un homme
que Dieu a voulu envoyer au monde , pour nous
montrer que les lois de la nature cèdent, quand
il lui plaît, aux lois de la grâce. INous voyons en
cet homme admirable , contre tout l'ordre de la
nature, un enfant qui modère ses désirs, un
vieillard qui n'épargne pas son peu de force.
C'est ce fils fidèle et persévérant , qui est toujours
avec Jésus-Christ. Jésus a toujours été dans les
travaux : In laboribiis a juventute mea '; il a
toujours été sur la croix : François de Paule
e.nfant , commence les travaux de sa pénitence.
Il n'avait que six ou sept ans, que des religieux
très-réformés admiraient sii vie austère et mor-
tifies. A treize ans, il quitte le monde et se jette
dans un désert , de peur de souiller son imiocence
' Ps. LXXXMl, 16.
par la contagion du siècle. Grâce du baptême ,
mort spirituelle, où as-tu jamais paru avec plus
de force .' Cet enfant est déjà crucifié au monde ,
cet enfant est déjà mort au monde , auquel il n'a
jamais commencé de vivre ! Cela est admirable ,
sans doute ; mais voici qui ne l'est pas moins.
A quatre-vingt-onze ans, ni ses fatigues con-
tinuelles , ni son extrême caducité , ne le peuvent
obliger de modérer la sévérité de sa vie. Il 'fait
un carême éternel; et dans la rigueur de son
jeûne , un peu de pain est sa nourriture , de l'eau
toute pure étanche sa soif : à ses jours de réjouis-
sance , il y ajoute quelques légumes ; voilà les
ragoûts de François de Paule. Au milieu de cette
rigueur, de peur de manger pour le plaisir, il
attend toujours la dernière nécessité. Il ne songe
à prendre sa réfection , que lorsqu'il sent que la
nuit approche. Après avoir vaqué tout le jour au
service de son Créateur, il croit avoir quelque
droit de penser pourvoir à l'infirmité de la na-
ture. Il traite son corps comme un mercenaire,
à qui il donne son pain quand il a achevé sa jour-
née. Par une nourriture modique, il se prépare
à un sommeil léger ; louant la munificence divine,
de ce qu'elle lui apprend si bien à se contenter
de peu. Telle est la conduite de saint François en
santé et en maladie ; tel est son régime de vivre.
Une vigueur spirituelle , qui se renouvelle et se
fortifie de jour en jour , ne permet pas à son âme
de sentir la caducité de l'âge. C'est cette jeunesse
intérieure qui soutenait ses membres cassés,
dans sa vieillesse décrépite , et lui a fait continuer
sa pénitence jusqu'à la fin de sa vie.
Voici, mes frères, un grand exemple, pour
confondre notre mollesse. 0 Dieu de mon cœur !
quand je considère que cet homme si pur et si
innocent , cet homme qui est toujours demeuré
dans l'enfance et la simplicité du saint baptême,
fait une pénitence si rigoureuse ; je frémis jus-
qu'au fond de l'âme , et les continuelles mortifi-
cations de cet innocent me font trembler pour
les criminels qui vivent dans les délices. Quand
nous aurions toujours conservé la sainteté bap-
tismale; la seule conformité avec Jésus-Christ
nous oblige d'embrasser sa croix , en mortifiant
nos mauvais désirs. Mais lorsque nous avons été
assez malheureux pour perdre la sainteté et la
grâce par quelque faute mortelle , il est bien aisé
de juger combien alors cette obligation est re-
doublée. Car l'apôti'e saint Paul nous enseigne
que quiconque déchoit de la grâce, crucifie de
nouveau Jésus-Christ ' ; qu'il perce encore une
fois ses pieds et ses mains; que non-seulement il
répand , mais encore qu'il foule aux pieds son
Hchr
DE SALNT FRAxNÇOIS DE PAULE.
43»
sang pri'cJeux'. S'il est ainsi, chrétiens mes frè-
res, pour réparer cet attentat par lequel nous
cruciflons Jésus-Christ, que pouvons-nous faire
autre chose sinon de nous crucifier nous-mêmes,
et de venger sur nos propres corps l'injure que
nous avons faite à notre Sauveur?
Tout autant que nous sommes de pécheurs ,
prenons aujourd'hui ces sentiments ; et impri-
mons vivement en nos esprits cette obligation in-
dispensable , de venger Jésus-Christ en nous-mê-
mes. Je ne vous demande pas , pour cela , ni des
jeûnes continuels, ni des macérations extraor-
dinaires, quoique, hélas! quand nous le ferions,
la justice divine aurait droit d'en exiger encore
beaucoup davantage : mais notre lâcheté et notre
faiblesse ne permettent pas seulement que l'on
nous propose une médecine si forte. Du moins ,
corrigeons nos mauvais désirs; du moins, ne
pensons jamais à nos crimes sans nous affliger
devant Dieu de notre prodigieuse ingratitude. Ne
donnons point de bornes à une si juste douleur ;
et songeons qu'étant subrogée à une peine d'une
étemelle durée, elle doit imiter, en quelque sorte,
son intolérable perpétuité : faisons-la donc durer
du moins jusqu'à la fin de notre vie. Heureux ceux
que la mort vient surprendre dans les humbles
sentiments de la pénitence ! Je parle mal , chré-
tiens ; la mort ne les surprend pas. La mort pour
eux , n'est pas une mort ; elle n'est mort que pour
ceux qui vivent enivrés de l'amour du monde.
Notre incomparable François était en la cour
de Louis XI , où Ion voyait tous les jours et le
pouvoir de la mort , et son impuissance : son pou-
voir, sur ce grand monarque ; son impuissance ,
sur ce pauvre ermite. Louis , resserré dans ses for-
teresses, et environné de ses gardes, ne sait à
qui confier sa vie , et la crainte de la mort le sai-
sit de telle sorte , qu'elle lui fait méconnaître ses
meilleurs amis. Vous voyez un prince, messieurs,
que la mort réduit en un triste état : toujours
tremblant, toujours inquiet, il craint générale-
ment tout ce qui l'approche ; et il n'est précaution
qu'il ne cherche pour se garantir de cette enne-
mie , qui saura bien éluder ses soins et les vains
raffinements de sa politique.
Regardez maintenant le pauvre François , et
voyez si elle lui fera seulement froncer les sour-
cils. Il la contemple avec un visage riant : elle
ne lui est pas inconnue ; et il y a déjà trop long-
temps qu'il s'est familiarisé avec elle, pour être
étonné de ses approches. La mortification l'a ac-
coutumé à la mort -, les jeûnes et la pénitence , dit
Tertullien » , la lui ont déjà fait voir de près, et
l'ont souvent avancé dans son voisinage : Sœpe
* De Jejtm. n* 12.
jejunans, moriem de proximo novit. l\ sortira
du monde plus légèrement : il s'est déjà déchargé
lui-même d'une partie de son corps , comme d'un
empêchement importun à l'âme iprœmissojam
sanf/uinissucco, tanguam animce impedimenta.
C'est pourquoi , sentant approcher la mort , il lui
tend de bon cœur les bras ; il lui présente avec
joie ce qui lui reste de corps , et d'un visage riant
il lui désigne l'endroit où elle doit frapper son
dernier coup. 0 mort, lui dit-il, quoique le monde
te nomme cruelle et inexorable, tu ne me feras au-
cun mal , parce que tu ne m'ôteras rien de ce que
j'aime. Bien loin de rompre le cours de mes des-
seins , tu ne feras qu'achever l'ouvrage que j'ai
commencé, en me défaisant de toutes les choses
dont je tâche de me défaire il y a longtemps.
Tu me déchargeras de ce corps : ô mort , je t'en
remercie; il y a plus de quatre-vingts ans que je
travaille moi-même à m'en décharger. J'ai pro-
fessé , dans le baptême , que ses désirs ne me tou-
chaient pas ; j'ai tâché de les couper pendant tout
le cours de ma vie : ton secours , ô mort , m'étûit
nécessaire , pour en arracher la racine ; tu ne dé-
truis pas ce que je suis , mais tu achèves ce que
je fais.
Telle est la force de la pénitence. Celui qui
aime ses exercices a toujours son âme en ses
mains, et est prêt atout moment de la rendre.
L'admirable François de Paule, tout rempli de
ces sentiments , et nourri dès sa tendre enfance
sur la croix de notre Sauveur, n'avait garde de
craindre la mort. Mais nous parlons déjà de sa
mort, et nous ne faisons encore que de commen-
cer les merveilles de sa sainte vie : l'ordre des
choses nous y a conduits. Mais continuons la suite
de notre dessein; et après avoir vu notre
grand saint François uni si étroitement avec
Jésus-Christ dans la société de ses souffrances ,
voyons-le dans la bienheureuse participation de
sa sainte familiarité : tu semper mecum es :.
c'est ma deuxième partie.
SECOND POIXT.
Saint Paul écrivant aux Hébreux, a prononcé
cette sentence dans le chapitre vi de cette épître
admirable : « Il est impossible , dit-il , que ceux
« qui ont reçu une fois dans le saint baptême les
t lumières de la grâce , qui ont goûté le don cé-
« leste , qui ont été faits participants du Saint-
« Esprit, et sont tombés volontairement de cet
« état bienheureux, soient jamais renouvelés par
« la pénitence : » Impossibile est nirsum reno-
vari ad pœnitentiam ■ . Je m'éloignerais de la vé-
rité , si je voulais conclure de ce passage, commo
» Uelr. VI. 4, 6
440
PANEGYRIQUE
faisaient les Novatiens, que ceux qui sont une
fois déchus de la grâce n'y peuvent jamais être ré-
tablis : mais je ne croirai pas me tromper, si j'en
tire cette conséquence , qu'il y a je ne sais quoi
de particulier dans l'intégrité baptismale, qu'on
ne retrouve jamais quand on l'a perdue : Iwpos-
sibile est rursum renovari. Rendez-lui sa pre-
mière robe , dit ce père miséricordieux parlant
du prodigue pénitent; c'est-à-dire, rendez-lui la
justice dont il s'était dépouillé lui-même. Cette
robe lui est rendue , je le confesse : qu'elle est
belle et resplendissante! mais elle aurait encore
un éclat plus grand, si elle n'avait jamais été
souillée. Le père , je le sais bien , reçoit son fils
dans sa maison , et il le fait rentrer dans ses pre-
miers droits ; mais néanmoins il ne lui dit pas :
Mon fils , tu es toujours avec moi : Fili, tu scm-
per mecum es; et il montre bien , par cette pa-
role , que cette innocence toujours entière , cette
fidélité jamais violée, sait bien conserver ses
avantages.
En quoi consiste ce privilège? C'est ce qu'il est
malaisé d'entendre. La tendresse extraordinaire
que Dieu témoigne, dans son Écriture, pour les
pécheurs convertis , semble nous obliger de croire
qu'il n'use avec eux d'aucune réserve. Ne peut-
on pas même juger qu'il les préfère aux justes ,
en quelque façon, puisqu'il quitte Ips justes, dit
l'Évangile ' , pour aller chercher les pécheurs; et
que bien loin de diminuer pour eux son affection,
il prend plaisir au contraire de la redoubler? Et
toutefois , chrétiens , il ne nous est pas permis de
douter que ce Dieu, qui est juste dans toutes ses
oeuvres, ne sache bien garder la prérogative qui
est due naturellement à l'innocence : et lorsqu'il
semble que les saintes Lettres accordent aux pé-
cheurs convertis quelque sorte de préférence,
voici en quel sens il le faut entendre. Cette déci-
sion est tirée du grand saint Thomas , qui faisant
la comparaison de l'état du juste qui persévère,
et du pécheur qui se convertit, dit qu'il faut con-
sidérer en l'un ce qu'il a, et en l'autre d'où il est
sorti. Après cette distinction il conclut judicieu-
sement , à son ordinaire , que Dieu conserve au
juste un plus grand don , et qu'il retire le pécheur
d'un plus grand mal : et partant , que le juste est
sans doute plus avantagé, si l'on a égard à son
mérite ; mais que le pécheur semblera plus favo-
risé , si l'on regarde son indignité. D'où il s'ensuit
que l'état du jus!e est toujours absolument le
n^eilleur : et par conséquent il faut croire que ces
mouvements do tendresse que ressent la bonté
divine pour les pécheurs convertis, qui sont sa
nouvelle conquête, n'ôtent pas la prérogative
' Lue. XV, 4.
d'une estime particulière aux justes, qui sont ses
anciens amis , et qu'enfin ce chaste amateur de la
sainteté et de l'innocence trouve je ne sais quel
attrait particulier dans ces âmes qui n'ont jamais
rejeté sa grâce, ni affligé son Esprit; qui, étant
toujours fraîches et toujours nouvelles , et gar-
dant inviolablement leur première foi , après une
longue suite d'années paraissent aussi saintes,
aussi innocentes , qu'elles sortirent des eaux du
baptême, comme a fait , par exemple, saint Fran-
çois de Pau le.
Quelles douceurs, quelle affection , quelle fa-
miliarité particulière Dieu réservée ces innocents;
c'est un secret de sa grâce , que je n'entreprends
pas de pénétrer. Je sais seulement que François
de Paule accoutumé dès sa tendre enfance à com-
muniquer avec Dieu , ne pouvait plus vivre un
moment sans lui. Semblable à ces amis empressés
qui contractent une habitude si forte de conver-
ser librement ensemble, que la moindre sépara-
tiun ne leur paraît pas supportable : ainsi vivait
saint François de Paule. 0 mon Dieu , disait-il
avec David, du plus loin que je me souvienne,
et presque dès le ventre de ma mère , vous êtes
mon Dieu : De ventre matris meœ Deus meus
es tu, ne discesseris a me ^. Jamais mon cœur
n'a aimé que vous ; il n'a jamais brûlé d'autres
flammes. Eh ! mon Dieu , ne me quittez pas : ne
discesseris a me. Je ne puis subsister un moment
sans vous. Son cœur étant ainsi disposé , c'était ,
messieurs , lui ôter la vie , que de le tirer de sa
solitude. En effet , dit le dévot saint Rernard ,
c'est une espèce de mort violente , que de se sen-
tir arracher de la douce société de Jésus-Christ
par les affaires du monde : Mori videntur sibi.,.
et rêvera morlis species est a contemplatione
candidi Jesu ad has tenebras rursus avelli * .
Jugez donc des douleurs de François de Paule
quand il reçut l'ordre du pape d'aller à la cour
de Louis XI, qui le demandait avec instance. 0
solitude , ô retraite qu'on le force d'abandonner!
combien regretta-t-il de vous perdre ! Mais enfin
il faut obéir, et je vois qu'il vous quitte , bien
résolu néanmoins de se faire une solitude dans
le tumulte, au milieu de tout le bruit de la cour
et de ses empressements éternels.
C'est ici , c'est ici , chrétiens , où je vous prie
de vous rendre attentifs à ce que va faire Fran-
çois de Paule. Voici, sans doute, son plus grand
miracle, d'avoir été si solitaire et si recueilli au
milieu des faveurs des rois et dans les applaudis-
sements de toute leur cour. Je ne m'étonne plu»
quand Je lis dans l'Histoire de saint François,
« Psal.XW, II , 12.
2 Traet de Pass. Dont. cap. xxvill, m Appcnd. Qp. S.
Bernardi, t U , col. 464.
DE SAINT FKANCOIS DE PAULE.
•141
qiill n passé au milieu des flammes sans en avoir
été offensé; ni que domptant la fureur de ce dé-
troit de Sicile, fameux par tant de naufrages, il
ait trouvé sur son manteau la sûreté que les plus
adroits pilotes ont peine à trouver dans leurs
grands vaissenux. La cour a des flammes plus dé-
vorantes, elle a des écueils plus dangereux; et
bien que les inventions hardies des expressions
poétiques n'aient pu nous représenter la mer de
Sicile. aussi horrible que la nature l'a faite, la
cour a des vagues plus furieuses , et des abîmes
plus creux, et des tempêtes plus redoutables.
Comme c'est de la cour que dépendent toutes les
affaires, et que c'est là aussi qu'elles aboutissent,
l'ennemi du genre humain y jette tous ses appâts ,
y étale toute sa pompe : là est l'empire de l'inté-
rêt; là est le théâtre des passions : là elles sont
les plus violentes, là elles sont les plus déguisées.
Voici donc François de Pau le dans un nou-
veau monde, chéri et honoré par trois de nos
rois , et après cela vous ne doutez pas que toute
la cour ne lui applaudisse. Tout cela ne le touche
pas : la douce méditation des choses divines, et
cette sainte union avec Jésus-Christ , l'ont désa-
busé pour jamais de tout ce qui éclate dans le
monde. Doux attraits de la cour , combien avez-
vous corrompu d'innocents ! combien en a-t-on
vu qui se laissent comme entraîner à la cour par
force , sans dessein de s'y engager ! enfin l'occa-
sion s'est présentée belle, le moment fatal est
venu; la vague les a poussés et les a emportés,
ainsi que les autres ! Ils n'étaient venus , disaient-
ils, que pour être spectateurs de la comédie : à
la fin ils en ont trouvé l'intrigue si belle, qu'ils y
ont voulu jouer leur personnage. Souvent même
l'on s'est servi de la piété pour s'ouvrir des en-
trées favorables ; et après que l'on a bu de cette
eau, l'âme est toute changée par une espèce
d'enchantement. C'est un breuvage charmé , qui
enivre les plus sobres; et la plupart de ceux
qui en ont goûté ne peuvent presque plus goûter
autre chose.
Cependant l'admirable saint François dePaule
est solitaire jusque dans la cour, est toujours re-
cueilli en Dieu parmi ce tumulte : on ne peut
presque le tirer de sa cellule, où cette âme pure
et innocente embrasse son Dieu en secret . L'heure
de manger arrive : il goûte une nourriture plus
agréable dans les douceurs de son oraison. La
nuit l'invite au repos : il trouve sou véritable
repos à répandre son cœur devant Dieu. Le roi
le demande en personne avec une extrême im-
patience : il a affaire, il ne peut quilter, il est
enfermé avec Dieu dans de secrètes communica-
tions. On frappe à sa porte avec violence : l'a-
mour divin , qui a occupé tous ses sens par le
ravissement de l'esprit, ne lui permet pasd'cu-
tendre autre chose , que ce que Dieu lui dit au
fond de son cœur, dans un saint et admirable
silence. 0 homme vraiment uni avec Dieu, et
digne d'entendre de sa bouche : Fili, tu semper
memtn es : « Mon fils , vous êtes toujours avec
« moi! " Il est accoutumé avec Dieu, il ne con-
naît que lui : il est né, il est crû sous son aile;
il ne peut le quitter ni vivre sans lui un seul mo-
ment, privé des délices de son amour.
Sainte familiarité avec Jésus-Christ , oraison ,
prière, méditation, entretiens sacrés de l'âme
avec Ditu , que ne savons-nous goûter vos dou-
ceurs ! Pour les goûter , mes frères , il faut se
retirer quelquefois du bruit et du tumulte du
monde , afin d'écouter Jésus en secret. « Il est
« malaisé, dit saint Augustin, de trouver Jésus-
« Christ dans le grand monde : il faut pour cela
« une solitude : » Difficile est in turha videre
Jesum : soliludo quœdam necessaria est*. Fai-
sons-nous une solitude, rentrons en nous-mêmes
pour penser a Dieu ; ramassons tout notre esprit
en cette haute partie de notre âme, pour nous
exciter à louer Dieu : ne permettons pas , chré-
tiens , qu'aucune autre pensée nous vienne trou-
bler.
Mais que les hommes du monde sont éloignés
de ces sentiments! converser avec Dieu leur
paraît une rêverie : le seul mot de retraite et de
solitude leur donne un ennui qu'ils ne peuvent
vaincre. Ils passent éternellement d'affaire en
affaire , et de visite en visite ; et je ne m'en
étonne pas, dit saint Bernard : ils n'ont pas cette
oreille intérieure pour écouter la voix de Dieu
dans leur conscience , ni cette bouche spirituelle
pour lui parler secrètement au dedans du cœur.
C'est pourquoi ils cherchent à tromper le temps
par mille sortes d'occupations : et ne sachant à
quoi passer les heures du jour , dont la lenteur
leur est à charge, ils charment l'ennui qui les
accable, par des amusements inutiles : Longitu-
dinem temporis, qua gravantur, inutitibus con-
fabulationibus expendere satagunt* . Regardez
cet homme d'intrigues environné de la troupe
de ses clients, qui se croit honoré par l'assiduité
des devoirs qu'ils s'empressent de lui rendre; il
regarde comme une grande peine de se trouver
vis-à-vis de lui-même : Stipatus clientium cu-
neis, frequcntiore comitatu ofjiciosi agminit
hic honestatus , pœnam putat esse cum solus
est ^. Toujours ce lui est un supplice que d^être
seul , comme si ce n'était pas assez de lui-même
' In Joan. tract, xvii , n° ii , t. m , part, ii , col. 427.
' l'ract. de Posa. Dom. cap. xxvii, in, Jppend. Oper. X
Bcrn. tom. H , col. 46i.
* S. Ctfprian. tp. ad Domat. p. a.
4i'2 PAISËGYIUQUE
poui" pouvoir s'occuper agréablement dans l'af-
faire de son salut. Cependant il est véritable,
vous vous fuyez vous-même, vous refusez de
converser avec vous-même, vous cherchez con-
tinuellement les autres, et vous ne pouvez vous
souffrir vous-même. Usque adeo chants est hic
mundus hominibus, ut sibimetipsis viluerint ' :
« Ce monde tient si fort au cœur des hommes,
« qu'ils se dédaignent eux-mêmes, » qu'ils en
oublient leurs propres affaires. Désabusez-vous,
ô mortels I que vous servent ces liaisons et ces
nouvelles intrigues où vous vous jetez tous les
jours? C'est pour vous donner du crédit, pour
avoir de l'autorité. Mais unissez- vous avec Dieu,
et apprenez de François^de Paule que c'est par
là qu'on peut acquérir la véritable puissance :
oninia mea tua sunt : c'est ma troisième partie.
TROISIÈME POINT.
Nous apprenons de Tertullien que l'hérétique
Marcion avait l'insolence de reprocher haute-
ment au Dieu d'Abraham qu'il ne s'accordait
pas avec lui-même. Tantôt il paraissait dans son
Écriture avec une majesté si terrible , qu'on n'en
osait approcher sans crainte ; et tantôt il avait ,
dit-il , des faiblesses , des facilités , des bassesses
et des Qnî?i.x\cçs ^ pusillitates et incongruentias
Dei % comme il avait l'audace de s'exprimer,
jusqu'à craindre de fâcher Moïse , et à le prier
de le laisser faire : Dimitte me ut irascaturfu-
ror meus ^ : « Laisse-moi lâcher la bride à ma
« colère >' contre ce peuple infidèle. D'où cet
hérétique concluait; que le Dieu que servaient
les Juifs avait une conduite irrégulière , qui se
démentait elle-même.
Ce qui servait de prétexte à cette rêverie sa-
crilège, c'est en effet, messieurs, que nous voyons
dans les saintes Écritures que Dieu change en
quelque façon de conduite selon la diversité des
personnes. Quand les hommes présument d'eux-
mêmes, ou qu'ils manquent à la soumission qui
lui est due , ou qu'ils prennent peu de soin de se
rendre dignes de s'approcher de sa majesté, il
ne se relâche jamais d'aucun de ses droits, et il
conserve avec eux toute sa grandeur. Voyez
comme il traite Achab , comme il se plaît à l'hu-
milier. Au contraire quand on obéit , et que l'on
îigitavec lui en simplicité de cœur, il se dépouille
en quelque sorte de sa puissance, et il n'y a au-
cune partie de son domaine, dont il ne mette en
possession ses serviteurs. « Vive le Seigneur, dit
« ÉUe, en la présence duquel je suis, il n'y aura
« ni pluie ni rosée que par mon congé : » Vivit
^ s. Aug. Ep. XLiii.cap. i, t. ii, col. 8if.
» Adv. Marc- lib. il , n" 26, 27.
? Exod «txxii, 10.
Dominus, in cvjus conspectu sto, sierit annis
his ros et pluvia nisi juxta oris met verba'.
Voilà un homme qui paraît bien vindicatif, et ce-
pendant voyez-en la suite. C'est un homme qui
jure, et Dieu se sent lié par ce serment; et pour
délivrer la parole de son serviteur, confirmée
par son jugement, il ferme le ciel durant trois
années avec une rigueur inflexible.
Que veut dire ceci, chrétiens, si ce n'est,
comme dit si bien saint Augustin, que Dieu se fait
servir par les hommes , et qu'il les sert aussi ré-
ciproquement ? Ses fidèles serviteurs lui disent
avec le Psalmiste : « jNous voilà tout prêts, ô Sei-
« gneur, d'accomplir constamment votre vo-
« lonté : » Ecce venio ut faciam, Deus, volim-
tatem tuam ^ Vous voyez les hommes qui servent
Dieu ; mais écoutez le même Psalmiste : « Dieu
« fera la volonté de ceux qui le craignent : » Vo-
luntatem timentium se faciet ^. Voilà Dieu qui
leur rend le change, et les sert aussi à son tour.
Vous servez Dieu, Dieu vous sert ; vous faites sa
volonté , et il fait la vôtre : Si ideo iimes Deum
ut facias ejus voluntatem , ille quodam modo
minislrat tibi, facit voluntatem tuam^. Pour
nous apprendre, chrétiens, que Dieu est un ami
sincère, qui n'a rien de réservé pour les siens, et
qui , étudiant les désirs de ceux qui le craignent ,
leur permet d'user de ses biens avec une espèce
d'empire: Voluntatem timentium se faciet.
Mais encore que cette bonté s'étende généra-
lement sur tous ses amis; c'est-à-dire, sur tous
les justes : les paroles de mon texte nous font
bien connaître , que ces justes persévérants , ces
enfants qui n'ont jamais quitté sa maison , ont
un droit tout particulier de disposer des biens
paternels; et c'est à ceux-là qu'il dit dans son
Évangile ces paroles , avec un sentiment de ten-
dresse extraordinaire et singulier : « Mon fils,
<c vous avez toujours été avec moi , et tout ce qui
« est à moi , est à vous : » Fili , tu semper me-
cum es, et omnia mea tua sunt. Pourquoi me
reprochez-vous que je ne vous donne rien? usez
vous-même de votre droit , et disposez , comme
maître , de tout ce qu'il y a dans ma maison.
C'est donc en vertu de cette innocence , et de
cette parole de l'Évangile, que le grand saint
François de Paule n'a jamais cru rien d'impos-
sible. Cette sainte familiarité d'un fils , qui sent
l'amour de son père , lui donnait la confiance de
tout entreprendre : et un prélat de la cour de
Rome, que le pape lui avait envoyé pour l'exa-
miner, lui représentant les difficultés de l'éta-
' m. Eeg. XMI, I.
^ Psal. XXXIX, 8, 9.
» Ibid. cxLiv, 19.
* Enar. in Psal. cxuv, n» 23, t. iv, col. 1024.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE.
blissement de son ordre si austère, si pénitent,
si mortifié, fut ravi eu admiration d'entendre
dire à notre grand saint, avec une ferveur d'es-
prit incroyable , que tout est possible quand on
aime Dieu, et quon s'étudie de lui plaire; et
(lu'alors les créatures les plus rebelles sont for-
cées , par une secrète vertu , de faire la volonté
de celui qui s'applique à faire celle de son Dieu.
Il n'a point été trompé dans son attente : son
ordre fleurit dans toute l'Église avec cette con-
stante régularité qu'il avait si bien établie, et
qui se soutient sans relâchement depuis deux
cents ans.
Ce n'est pas en cette seule rencontre que Dieu
a fait connaître à son serviteur, qu'il écoutait ses
désirs. Tous les peuples où il a passé ont res-
senti mille et mille fois des effets considérables
de ses prières ; et quatre de nos rois successive-
ment lui ont rendu ce glorieux témoignage , que
dans leurs affaires très-importantes ils n'avaient
point trouvé de secours plus prompt , ni de pro-
tection plus assurée. Presque toutes les créatures
ont senti cette puissance si peu limitée , que Dieu
lui donnait sur ses biens; et je vous raconterais
avec joie les miracles presque infinis que Dieu
faisait par son ministère, non-seulement dans les
grands besoins, mais encore, s'il se peut dire,
rans nécessité, n'était que ce détail serait en-
nuyeux, et apporterait peu de fruit. Mais comme
de tels miracles, qui se font particulièrement
hors des grands besoins , sont le sujet le plus or-
dinaire de la raillerie des incrédules , il faut qu'à
l'occasion du grand saint François je tâche au-
jourd'hui de leur apprendre , par une doctrine
solide , à parler plus révéremment des œuvTes de
Dieu. Voici donc ce que j'ai vu dans les saintes
Lettres , touchant ces sortes de miracles.
Je trouve deux raisons principales, pour lesquel-
les Dieu étend son bras à des opérations miracu-
leuses : la première, c'est pour montrer sa gran-
deur, et convaincre les hommes de sa puissance ;
la seconde , pour faire voir sa bonté, et combien
il est indulgent à ses serviteurs. Or je remarque
cette différence dans ces deux espèces de mira-
cles, que lorsque Dieu veut faire un miracle pour
montrer seulement sa toute-puissance, il choisit
des occasions extraordinaires. Maisquandil veut
faire encore sentir sa bonté, il ne néglige pas
les occasions les plus communes. Cela vient de
la différence de ces deux divins attributs. La
toute-puissance semble surmonter de plus grands
obstacles , la bonté descend à des soins plus par-
ticuliers. L'Écriture nous le fait voir en deux cha-
pitres consécutifs du quatrième Uvre des Rois.
Elisée guérit Naaman le lépreux, capitaine gé-
néral de la milice du roi de Syrie, et chef des
443
armées de tout son royaume : voilà une occasion
extraordinaire, où Dieu veut montrer son pou-
voir aux nations infidèles. -» Qu'il vienne à moi,
« dit Elisée, et qu'il sache que Israël n'est point
« sans prophète : » Veniat ad me, et sciât esse
prophetam in Israël'. Mais, au chapitre sui-
vant ; comme les enfants des prophètes travail-
laient sur le bord d'un fleuve, l'un d'eux laisse
tomber sa cognée dans l'eau, et aussitôt crie à
Elisée: Heu! heu! heu! Domine mi, et hoc
Ipsum mutuo acceperant' : < Hélas! celte co-
« gnée n'était pas à moi ; je lavais empruntée. »
Et encore qu'une rencontre si peu importante
semblât ne méiiter pas un miracle, néanmoins
Dieu , qui se plaît à faire connaître qu'il aime la
simplicité de ses serviteurs, et prévient leurs
désirs dans les moindres choses, fit nager mira-
culeusement ce fer sur les eaux, au commande-
ment d'Elisée , et le rendit à celui qui l'avait per-
du. Et d'où vient cela , chrétiens , si ce n'est que
notre grand Dieu , qui n'est pas moins bon que
puissant , nous montrant sa toute-puissance dans
les entreprises éclatantes, veut bien aussi, quand
il lui plaît, montrer dans les moindres la facilité
incroyable avec laquelle il s'abandonne à ses ser-
viteurs, pour justifier cette parole : omnia mea
tua sunt?
Puisque le grand saint François de Paule a été
choisi de Dieu en son temps, pour faire éclater
en sa personne cette merveilleuse communica-
tion qu'il donne de sa puissance à ses bons amis,
je ne m'étonne pas , chrétiens , si les fidèles de
Jésus-Christ ont eu tant de confiance en lui du-
rant sa vie, ni si elle dure encore, et a pris de
nouvelles forces après sa mort. Je ne m'étonne
pas de voir sa mémoire singulièrement honorée
par la dévotion publique , son ordre révéré par
toute l'Église, et les temples qui portent son
nom, et sont consacrés à sa mémoire, fréquen-
tés avec grand concours par tous les fidèles.
Mais ce qui m'étonne , mes frères , ce que je
ne puis vous dissimuler, ce que je voudrais pou-
voir dire avec tant de force que les cœurs les plus
durs en fussent touchés , c'est lorsqu'il arrive que
ces mêmes temples , où la mémoire de François
de Paule, ou les bons exemples de ses religieux,
enfin, pour abréger ce discours, où toutes cho-
ses inspirent la dévotion, deviennent le théâtre
de l'irrévérence de quelques particuliers auda^
cieux. Je n'accuse pas tout le monde, et je ne
doute pas , au contraire , que cette église ne soit
fréquentée par des personnes d'une piété ti'ès-
recommandable. Mais qui pourrait souffrir sans
douleur , que sa sainteté soit déshonorée par les
' Ibid. VI, b.
444
DEUXIÈME PANEGYRIQUE
désordres de ceux qui , ne respectant ni Dieu ni
les hommes, la profanent tous les jours par leurs
insolences? Que s'il y avait dans cet auditoire
quelques-uns de cette troupe scandaleuse , per-
mettez-moi de leur demander, que leur a fait ce
saint lieu qu'ils choisissent pour le profaner par
leurs paroles, par leurs actions, par leurs conte-
nances impies; que leur ont fait ces religieux,
vrais enfants et imitateurs du grand saint Fran-
çois de Paule : et leur vie a-t-elle mérité, au
milieu de tant de travaux que leur fait subir vo-
lontairement leur mortification et leur pénitence,
qu'on leur ajoute encore cette peine , qui est la
seule qui les afflige, devoir mépriser à leurs yeux
le maître qu'ils servent ?
Mais laissons les hommes mortels , et parlons
des intérêts du Sauveur des âmes. Que leur a fait
Jésus-Christ qu'ils viennent outrager jusque dans
son temple? Pendant que le prêtre est saisi de
tfainte, dans une profonde considération des sa-
crements dont il est ministre; pendant que le
Saint-Esprit descend sur l'autel pour y opérer
les sacrés mystères, que les anges les révèrent ,
que les démons tremblent , que les âmes saintes
et pieuses de nos frères qui sont décédés atten-
dent leur soulagement des saints sacrifices : ces
impies discourent aussi librement, que si tout
ce mystère était une fable. D'où leur vient cette
hardiesse devant Jésus-Christ? est-ce qu'ils ne le
connaissent pas , parce qu'il se cache ; ou qu'ils
le méprisent, parce qu'il se tait? Vive le Seigneur
tout-puissant, en la présence duquel je parle :
ce Dieu qui se tait maintenant, ne se taira pas
toujours ; ce Dieu qui se tient maintenant caché ,
saura bien quelque jour paraître pour leur con-
fusion éternelle. J'ai cru que je ne devais pas
quitter cette chaire, sans leur donner ce charita-
ble avertissement. C'est honorer saint François
de Paule que de travailler, comme nous pouvons,
à purger son église de ces scandaleux; et je les
exhorte, en Notre-Seigneur, de profiter de cette
instruction, s'ils ne veulent être regardés comme
des profanateurs publics de tous les mystères du
christianisme.
Mais après leur avoir parlé, je retourne à vous,
chrétiens , qui venez en ce temple pour adorer
Dieu , et pour y écouter sa sainte parole. Que
vous dirai-je aujourd'hui , et par où conclurai-
je ce dernier discours? Ce sera par ces beaux
mots de l'apôtre : Deus autem spei repleut vos
gaudio et pace in credendo , ut abundetis in
spe et virtule Spiritus sancti ' : « Que le Dieu
« de mou espérance vous remplisse de joie et de
« paix , en croyant à la parole de son Évangile ;
• Rom. XV, 13.
« afin que vous abondiez en espérance, et cl la
« vertu du Saint-Esprit. » C'est l'adieu que j'ai à
vous dire : nos remercîraents sont des vœux ; nos
adieux , des instructions et des prières. Que ce
grand Dieu de notre espérance , pour vous ré-
compenser de l'attention que vous avez donnée
à son Évangile, vous fasse la grâce d'en profiter.
C'est ce que je demande pour vous : demandez
pour moi réciproquement, que je puisse tous les
jours apprendre à traiter saintement et fidèle-
ment la parole de vérité; que non-seulement je
la traite, mais que je m'en nourrisse et que j'en
vive. Je vous quitte avec ce mot ; et ce ne sera
pas néanmoins sans vous avoir désiré à tous ,
dans toute l'étendue de mon cœur, la félicité
éternelle, au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit. Amen.
••t«t«««
DEUXIÈME PANÉGYRIQUE
DE
SAINT FRANÇOIS DE PAULE,
l'UÊCnÉ A METZ.
Combien la pénitpnce est nécessaire à tous les chrétiens :
quelle en doit être l'étendue. Avec quel courage saint Fran-
çois l'a pratiquée. Sa conduite admirable à la cour de Louis
XI. Comment l'amour divin élait-il le principe de la joie qu'il
ressentait parmi ses grandes austérités. Eflicace de cet amour
dans nos cœurs. Exhortation à la pénitence , pour honorer
dignement les saints.
Charitas Christi iirget nos.
La charité de Jésus-Christ nous presse. II. Cor. v, 14.
Rendons cet honneur à l'humilité, qu'elle est
seule digne de louange. La louange en cela est
contraire aux autres choses que nous estimons ,
qu'elle perd son prix étant recherchée , et que sa
valeur s'augmente quand on la méprise. Encore
que les philosophes fussent des animaux de gloire
comme les appelle Tertullien', Philosophus ani-
mal gloriœ, ils ont reconnu la vérité de ce que
je viens de vous dire ; et voici la raison qu'ils en
ont rendue : c'est que la gloire n'a point de corps
sinon en tant qu'elle est attachée à la vertu dont
elle n'est qu'une dépendance. C'est pourquoi,
disaient-ils, il faut diriger ses intentions à la
vertu seule ; la gloire, comme un de ses apa-
nages, la doit suivre sans qu'on y pense. Mais
la religion chrétienne élève bien plus haut nos
pensées : elle nous apprend que Dieu est le seul
qui a de la majesté et de la gloire , et par consé-
quent que c'est à lui seul de la distribuer, ainsi
qu'il lui plaît, à ses créatures, selon qu'elle»
• De anima, n" f.
DE SALNT FRANÇOIS DE PAULE.
r
s'approchent de lui. Or, encore que Dieu soit
très-haut, Il est néanmoins inaccessible aux âmes
qui veulent trop s'élever, et on ne l'approche
([u'en s'abaissant : de sorte que la gloire n'est
qu'une ombre et un fantôme , si elle n'est soute-
nue par le fondement de l'humilité, qui attire
les louanges en les rejetant. De là vient que l'É-
piise dit aujourd'hui dans la collecte de saint
François : « 0 Dieu, qui êtes la gloire des hum-
« blés : » Deus, humilium celsitudo. C'est à
cette gloire solide qu'il faut porter notre ambi-
tion.
Monseigneur, la gloire du monde vous doit
être devenue en quelque façon méprisable par
votre propre abondance. Certes, notre histoire ne
se taira pas de vos fameuses expéditions ; et la
postérité la plus éloignée ne pourra lire sans éton-
neraent toutes les merveilles de votre vie. Les
peuples , que vous conservez , ne perdront jamais
la mémoire d'une si heureuse protection : ils
dhont à leurs descendants jusqu'aux dernières
générations, que sous le grand maréchal de
Schomberg , dans le dérèglement des affaires , et
au milieu de la licence des armes, ils ont com-
mencé à jouir du calme et de la douceur de la
paix.
Madame, votre piété, votre sage conduite,
votre charité si sincère et vos autres généreuses
inclinations auront aussi leur part dans cet ap-
plaudissement général de toutes les conditions et
de tous les âges : mais je ne craindrai pas de vous
dire que cette gloire est bien peu de chose, si
vous ne l'appuyez sur l'humilité.
Viendra, viendra le temps, Monseigneur, que
non-seulement les histoires , et les marbres , et
les trophées , mais encore les villes , et les forte-
resses, et les peuples et les nations seront consu-
més par le même feu ; et alors toute la gloire
des hommes s'évanouira en fumée , si elle n'est
défendue de l'embrasement général par l'humi-
lité chrétienne. Alors le Sauveur Jésus descendra
en sa majesté; et assen">lant le ciel et la terre
pour faire l'éloge de ses serviteurs, dans une telle
multitude il ne choisira, chrétiens, ni les César,
ni les Alexandre : il mettra en une place émi-
nente les plus humbles , les plus inconnus. Parce
que le pauvre François de Paule s'est humilié en
ce monde , sa vertu sera honorée d'un panégj'-
rique éternel, de la propre bouche du Fils de Dieu.
C'est ce qui m'encourage, mes frères, à célébrer
aujourd'hui seslôuangesà la gloire de notre grand
Dieu , et pour l'édification de nos âmes. Bien que
sa vertu soit couronnée dans le ciel ; comme elle
a été exercée sur la terre, il est juste qu'elle y
reçoive les éloges qui lui sont dus. Pour cela
Implorons la grâce de Dieu , par l'entremise de
4^3
celle qui a été l'exemplaire des humbles, et qui
fut élevée à la dignité la plus haute, en même
temps qu'elle s'abaissa par les paroles les plus sou-
mises , après que l'ange l'eut saluée en ces ter-
mes : Ave, Jlaria.
Si nous avons jzunais bien compris ce que nous
devenons par la grâce du saint baptême, et • ar
la profession du christianisme , nous devons avoir
entendu que nous sommes des hommes nouveaux
et de nouvelles créatures en Notre-Seigneur Jé-
sus-Christ. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul nous
exhorte de nous renouveler en notre âme, et de
ne marcher plus selon le vieil homme; mais en
la nouveauté de l'Esprit de Dieu '. De là vient que
le sauveur Jésus nous est donné comme un nou-
vel homme, et comme un nouvel Adam, ainsi
que l'appelle le même saint PauP; et c'est lui
qui , selon la volonté de son Père , est venu dans
la plénitude des temps, afin de nous réformer
selon les premières idées de cet excellent Ou-
vrier , qui , dans l'origine des choses , nous avait
faits à sa ressemblance. Par conséquent , comme
le Fils de Dieu est lui-même le nouvel homme,
personne ne peut espérer de participer à ses grâ-
ces, s'il n'est renouvelé à l'exemple de >'otre-Sei-
gneur, qui nous est proposé comme l'auteur de
notre salut , et comme le modèle de notre vie.
Mais d'autant qu'il était impossible que cette
nouveauté admirable se fît en nous par nos pro-
pres forces, Dieu nous a donné l'Esprit de son
Fils , ainsi que parle l'apôtre : .Visit Deus Spiri-
tum Filii sui ^ ; et c'est cet Esprit tout-puissant
qui venant habiter dans nos âmes, les change
et les renouvelle : formant en nous les traits na-
turels et une vive image de >'otre-Seigneur Jé-
sus-Christ, sur lequel nous devons être moulés.
Pour cela il exerce en nos cœurs deux excellen-
tes opérations, qu'il est nécessaire que vous en-
tendiez ; parce que c'est sur cette doctrine que
tout ce discours doit être fondé.
Considérez donc, chrétiens, que l'homme,
dans sa véritable constitution , ne pouvant avoir
d'autre appui que Dieu , ne pouvait se retirer
aussi de lui , qu'il ne fit une chute effroyable :
et encore que , par cette chute , il ait été préci-
pité au-dessous de toutes les créatures; toutefois,
dit saint Augustin*, il tomba premièrement sur
soi-même : Primum incidit in seipsum. Que
veut dire ce grand personnage, que l'homme
tomba sur soi-même? Tombant sur une chose
qui lui est si proche et si chère , il semble que
' Ephes. IV, 22 et seqq.
' I. Cor. XV, 45.
' Galat. IT, 6.
* De Trinit. lib. X0, cap. xi, d' IS, t. vm, coL MO.
446 DEUXIEME PANEGYRIQUE
la chute n'en soit pas extrêmement dangereuse ;
et néanmoins cet incomparable docteur prétend
par là nous représenter une grande extrémité
de misère. Pénétrons sa pensée , et disons que
l'homme, par ce moyen, devenu amoureux de
soi-même, s'est jeté dans un abîme de maux, cou-
rant aveuglément après ses désirs , et consumant
ses forces après une vaine idole de félicité , qu'il
s'est ijgurée à sa fantaisie.
Hé, fidèles, qu'est-il nécessaire d'employer
ici beaucoup de paroles , pour vous faire voir que
c'est l'amour-propre qui fait toutes nos actions !
N'est-ce pas cet amour flatteur qui nous cache
nos défauts à nous-mêmes , et qui ne nous montre
les choses que par l'endroit agréable? Il ne nous
abandonne pas un moment : et de même que si
vous rompez un miroir, votre visage semble en
quelque sorte se multiplier dans toutes les par-
ties de cette glace cassée; cependant c'est toujours
le même visage : ainsi, quoique notre âme s'é-
tende et se partage en beaucoup d'inclinations
différentes, l'amour-propre y paraît partout.
Étant la racine de toutes nos passions , il fait cou-
ler dans toutes les branches ses vaines mais dou-
ces complaisances : si bien que l'homme , s'arrô-
tant en soi-même, ne peut plus s'élever à son
Créateur. Et qui ne voit ici un désordre tout ma-
nifeste?
Car Dieu étant notre fin dernière ; en cette qua-
lité , notre cœur lui doit son premier tribut : et
ne savez-vous pas que le tribut du cœur c'est l'a-
mour? Ainsi nous attribuons à nous-mêmes les
droits qui n'appartiennent qu'à Dieu ; nous nous
faisons notre fin dernière ; nous ne songeons qu'à
nous plaire en toutes choses , même au préjudice
de la loi divine ; et par divers degrés nous venons
à ce maudit amour qui règne dans les enfants
du siècle , et que saint Augustin définit en ces
termes : Amor sui usque ad contemptum Dei ' :
« L'amour de soi-même qui passe jusqu'au mé-
«' pris de Dieu. >> C'est contre cet amour criminel
que le Fils de Dieu s'élève dans son Évangile,
le condamnant à jamais par cette irrévocable
sentence : « Qui aime son âme, la perd; et qui
« l'abandonne , la sauve : » Qui amat animam
suam, perdet eam; et qui odit animam suam,
custodit eam *. Voyant que c'est l'amour-propre
qui est cause de tous nos crimes , il avertit tous
ceux qui veulent se ranger sous sa discipline ,
que, s'ils ne se haïssent eux-mêmes, il ne les peut
recevoir en sa compagnie : « Celui qui ne veut pas
« renoncer à soi-même pour l'amour de moi, n'est
« pas digne de moi^. « De cette sorte, il nous ar-
» De Civ. Dei, lib. xiv, cap. xxvni, t. Vil, col.
» Joan. xil , 25.
î Matth. X , 38.
378.
rache à nous-mêmes par une espèce de violence, el
déclarant la guerre à cet amour-propre qui s'élève
en nous au mépris de Dieu , comme disait tout à
l'heure le saint évêque Augustin, il faitr surcéder
en sa place l'amour de Dicu jusqu'au mépris de
nous-mêmes : Amor Dei iisque ad contemptum
sui, dit le même saint Augustin ',
Par là vous voyez , chrétiens , les deux opé-
rations de Dieu. Car, pour nous faire la guerre à
nous-mêmes , ne faut-il pas qu'il y ait en nous
quelque autre chose que nous? Et comment irons-
nous à Dieu, si son Saint-Esprit ne nous y élève?
Par conséquent il est nécessaire que cet Esprit
tout-puissant fève le charme de l'amour-propre
et nous détrompe de ses illusions ; et puis que
faisant paraître à nos yeux un rayon de cette ra-
vissante beauté , qui seule est capable de satis-
faire la vaste capacité de nos âmes , il embrase
nos cœurs des flammes de sa charité, en telle
sorte que l'homme, pressé auparavant de l'amour
qu'il avait pour soi-même, puisse dire avec l'a-
pôtre saint-Paul : « La charité de Jésus-Christ
« nous presse : » Charitas Christi urget nos.
Elle nous presse, nous incitant contre nous; elle
nous presse, nous portant au-dessus de nous;
elle nouspresse, nousdétachant de nous-mêmes ;
elle nous presse, nous unissant à Dieu; elle nous
presse, non moins par les mouvements d'une
sainte haine , que par les doux transports d'une
bienheureuse dilection : Charitas Christi urget
nos.
Voilà, mes frères , voilà ce que le Saint*Esprit
opère en nos cœurs, et voilà le précis de la vie
de l'incomparable François de Paule. Vous le ver-
rez, ce grand personnage, vous le verrez avec
un visage toujours riant , et toujours sévère. 1 1
est toujours en guerre , et toujours en paix : tou»
jours en guerre contre soi-même, par les austé-
rites de la pénitence ; toujours en paix avec Dieu ,
par les embrasements de la charité. Il épure la
charité par la pénitence; il sanctifie la pénitence
par la charité. Il considère son corps comme sa
prison , et son Dieu comme sa délivrance. D'une
main, il rompt ses liens; et de l'autre , il s'atta-
che à l'objet qui lui donne la liberté. Sa vie est
un sacrifice continuel. 11 détruit sa chair par la
pénitence, il l'offre et la consacre par la charité.
Mais pourquoi vous tenir si longtemps dans l'at-
tente d'un si beau spectacle ? Fidèles , regardez
ce combat : vous verrez l'admirable François de
Paule combattant l'amour-propre par l'amour de
Dieu. Ce vieillard que vous voyez , c'est le plus
zélé ennemi de soi-même ; mais c'est aussi l'hom-
me le plus passionné pour la gloire de son Créa-
teur : c'est le sujet de tout ce discours.
' s. Aug. loco mox cit.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAU LE.
PBCMIER POINT.
Si dans cette première partie je vous annonce
une doctrine sévère , si je ue vous prêche autre
chose que les rigueurs fie !a pénitence; fidèles,
ne vous en ctounez pas. On ne peut louer un
grand politique, qu'on ne parie de ses tons con-
seils; ni faire l'éloge d'un capitaine fameux,
sans rapporter ses conquêtes. Partant , que les
chrétiens délicats, qui aiment qu'on les flatte par
une doctrine lâche et complaisante, n'entendent
pas les louanges du grave et austère François de
Paule. Jamais homme n'a mieux compris ce que
nous enseigne saint Augustin' , après les divines
Ecritures, que la vie chrétienne est une pénitence
continuelle. Certes, dans le bienheureux état de
la justice originelle, ces mots fâcheux de morti-
fication et de pénitence n'étaient pas encore en
usage , et n'avaient point d'accès dans un lieu si
agréable et si innocent. L'homme alors, tout oc-
cupé des louanges de son Dieu, ne connaissait pas
les gémissements : Non gemebat, sed laudabat '.
Mais depuis que , par son orgueil , il eut mérité
que Dieu le chassât de ce paradis de délices ; de-
puis que cet ange vengeur, avec son épée fou-
droyante, fut établi à ses portes pour lui en em-
pêcher les approches , que de pleurs et que de
regrets ! Depuis ce temps- là , chrétiens , la vie hu-
maine a été condamnée à des gémissements éter-
nels. Race maudite et infortunée d'un misérable
proscrit , nous n'avons plus à espérer de salut ,
si nous ne fléchissons par nos larmes celui que
nous avons irrité contre nous ; et parce que les
pleurs ne s'accordent pas avec les plaisirs , il faut
nécessairement que nous confessions que nous
sommes nés pour la pénitence. C'est ce que dit
le grave Tertullien , dans le traité si saint et si
orthodoxe qu'il a fait de cette matière '. « Pécheur
'■■ que je suis , dit ce grand personnage, et né seu-
« lement pour la pénitence, ^' Peccator omnhim
notarum cum sim, nec nlli rei nisi pœnitentiœ
natus, «■ comment est-ce queje m'en tairai, puis-
« qu'Adam même , le premier auteur et de notre
« vie et de notre crime , restitué en son paradis
« par la pénitence , ne cesse de la publier : » su-
per il/a tacere non possum, quant ipse quoque,
et stirpts humanœ et offensœ in Deum princcps
Adam, exomologesi restitutns in paradisum
suum, non tacet!
C'est pourquoi le Fils de Dieu , venant sur la
terre afin de porter nos péchés , s'est dévoué à la
pénitence ; et l'ayant consommée par sa mort ,
il nous a laissé la même pratique : et c'est à quoi
nous nous obligeons très-étroitement par le saint
» Strm. caxi, n» 3, t. V, col.l352.
» S. Aug in Ps. xxix, enar. il, d" 18, t IV, col. 141.
* De PieniL Q" 12.
4.i7
baptême. Le baptême, n'en doutez pas, est un
sacrement de pénitence , parce que c'est un sa-
crement de mort et de sépulture. L'apôtre ne dit-
il pas aux Romains, qu'autant que :;ous som-
mes de bapMsés, nous sommes bapfisé.. on la rrort
de Jésus, et que nous sommes ensevelis avec
lui? In morte Christi baptiznti ^stis, consepuUi
eip'^rbaptiamunw rs'esl-ce pas ce que nos pè-
res représentaient par celte mystérieuse manière
d'administrer le baptême? On plongeait les hom-
mes tout entiers , et on les ensevelissait sous les
eaux. Et comme les fidèles les voyaient se noyer,
pour ainsi dire, dans les ondes de ce bain salu-
taire, ils se les représentaient tout changés en un
moment par la vertu du Saint-Esprit, dont ces
eaux étaient animées; comme si, sortant de ce
monde en même temps qu'ils disparaissaient à
leur vue, ils fussent allés mourir et s'ensevelir
avec le Sauveur, selon la parole du saint apôtre :
consepnltî ei ner baptismum. Rendez-vous ca^
pables, mes frères, de ces anciens sentiments de
l'Eglise , et ne vous étonnez pas si l'on vous parle
souvent de vous mortifier; puisque le sacrement
par lequel vous êtes entrés dans l'Église vous a
initiés tout ensenble, et à la religion chrétienne,
et à une vie pénitente.
Mais puisque nous sommes sur cette matière ,
et d'aiHeurs que la Providence divine semble
avoir suscité saint François de Paule , afin de re-
nouveler en son siècle l'esprit de pénitence , pres-
que entièrement éteint par la mollesse des hom-
mes : il sera , ce me semble , à propos , avant que
devons raconter ses austérités, de vous dire en
peu de mots les raisons qui peuvent l'avoir obli<Ȏ
à une manière de vi\Te si laborieuse; et tout en-
semble de vous faire voir qu'un chrétien est un
pénitent, qui ne doit point donner d'autres bor-
nes à ses mortifications, que celles qui termine-
ront le cours de sa vie. En voici la raison solide,
que je tire de saint Augustin dans une excel-
lente homélie qu'il a faite de la pénitence». Il y
a deux sortes de chrétiens : les uns ont perdu fa
candeur de l'innocence baptismale, et les autres
l'ont conservée; quoique à notre grande honte,
le nombre de ces derniers soit si petit dans le
monde, qu'à peine doivent-ils être comptés. Or
les uns et les autres sont obligés à la pénitence
jusqu'au dernier soupir ; et partant , la vie chré-
tienne est une pénitence continuelle.
Car, pour nous autres misérables pécheurs,
qui nous sommes dépouillés de Jésus-Christ dont
nous avions été revêtus par le saint baptême , et
qui, nonobstant tant de confessions réitérées,
retournons toujours à nos mêmes crimes, quelles
' Rom. Tl, 3 , 4.
* Serm. cccu, n» 3 et seqq. t. v, col. 135»..
448
DEUXIÈME PAINÉGYRIQUE
larmes assez «mères et quelles douleurs assez
véhémentes peuvent égaler notre ingratitude?
N'avons-nous pas juste sujet de craindre que la
bonté de Dieu , si indignement méprisée , ne se
tounie en une fureur implacable? Que si sa juste
vengeance est si grande contre les Gentils, qui
De sont jamais entrés dans son alliance , sa colère
ne sera-t-elle pas d'autant plus redoutable pour
nous, qu'il est plus sensible à un père d'avoir des
enfants perfides , que d'avoir de mauvais servi-
teurs? Donc, si la justice divine est si fort en-
flammée contre nous ; puisqu'il est impossible que
nous lui puissions résister, que reste-t-il ù faire
autre chose sinon de prendre son parti contre
nous-mêmes, et de venger par nos propres mains
les mystères de Jésus violés , et son sang profa-
né, et son Saint-Esprit affligé, comme parlent les
Écritures', et sa majesté offensée? c'est ainsi,
c'est ainsi , chrétiens , que , prenant contre nous
le parti de la justice divine, nous obligerons sa
miséricorde à prendre notre parti contre sa jus-
tice. Plus nous déplorerons la misère où nous
sommes tombés , plus nous nous rapprocherons
du bien que nous avons perdu : Dieu recevra en
pitié le sacrifice du cœur contrit, que nous lui
offrirons pour la satisfaction de nos crimes; et
sans considérer que les peines que nous nous im-
posons ne sont pas une vengeance proportionnée,
ce bon père regardera seulement qu'elle est vo-
lontaire. Ne cessons donc jamais de répandre des
larmes si fructueuses : frustrons l'attente du dia-
ble par la persévérance de notre douleur, qui
étant subrogée en la place d'un tourment d'une
éternelle durée, doit imiter en quelque sorte son
intolérable perpétuité ens'étendant du moins jus-
qu'à notre dernière agonie.
Mais s'il y avait quelqu'un dans le monde,
qui eût conservé jusqu'à cette heure lagrâée du
saint baptême ; ô Dieu , le rare trésor pour l'É-
glise ! Toutefois , qu'il ne pense pas qu'il soit
exempt pour cela de la loi indispensable de la
pénitence. Qui ne tremblerait pas, chrétiens, en
entendant les gémissements des âmes les plus
innocentes? Plus les saints s'avancent dans la
vertu, plus ils déplorent leurs dérèglements, non
par une humilité contrefaite , mais par un senti-
ment véritable de leurs propres infirmités. En
voulez-vous savoir la raison? Voici celle de saint
Augustin, prise des Écritures divines ; c'est que
nous avons un ennemi domestique avec lequel si
nous sommes en paix, nous ne sommes point en
paix avec Dieu. Et par combien d'expériences
sensibles pourrais-je vous faire voir que , depuis
notre première enfance jusqu'à la fin de nos jours,
nous avons en nous-mêmes certaines passions
malfaisantes, et une inclination au mal , que I'b-
pôtre appelle la convoitise» , qui ne nous donne
aucun relâche? Il est vrai que les saints la surmon-
tent : mais bien qu'elle scil surmontée, elle ne
laisse pas de combattre. Dans un combat si long,
si opiniâtre, l'ennemi nous attaquant de si près :
si nous donnons des coups , ncur en recevons :
Percutimus et percutimur, dit saint Augustin ' :
« En blessant , nous sommes blessés ; « et encore
que dans les saints ces blessures soient légères ,
et que chacune en particulier n'ait pas assez de
malignité pour leur faire perdre la vie, elles les
accanleralent par leur niultitude, s'ils n'y remé-
diaient par la pénitence.
Ha ! quel déplaisir à une âme vraiment tou-
chée de l'amour de Dieu, de sentir tant de répu-
gnance à faire ce qu'elle aime le mieux ! com-
bien répand-elle de larmes, agitée en elle-même
de tant de diverses affections qui la sépareraient
de son Dieu, si elle se laissait emporter à leur
violence ! C'est ce qui afflige les saints : de là leurs
plaintes et leurs pénitences; de là cette sainte
haine qu'ils ont pour eux-mêmes; de là cette
guerre cruelle et innocente qu'ils se déclarent.
Imaginez- vous , chrétiens , qu'un traître ou un
envieux tâche de vous animer par de faux rap-
ports contre vos amis les plus affidés. Combien
souffrez-vous de contrainte , lorsque vous êtes en
sa compagnie! Avec quels yeux le regardez- vous,
ce perfide , ce déloyal , qui veut vous ravir ce que
vous avez de plus cher! Et quels sont donc les
transports des amis de Dieu, sentant l'amour-
propre en eux-mêmes qui , par toutes sortes de
flatteries, les sollicite de rompre avec Dieu ! Cette
seule pensée leur fait horreur. C'est elle qui les
arme contre leur propre chair : ils deviennent
inventifs à se tourmenter.
Regardez , fidèles , regardez le grand et l'in-
comparable François de Paule. 0 Dieu éternel !
que dirai-je , et par où entrerai-je dans l'éloge de
sa pénitence? qu'admirerai-je le plus, ou qu'il
l'ait si tôt commencée, ou qu'il l'ait fait durer si
longtemps avec une pareille vigueur? Sa tendre
enfance l'a vue naître, sa vieillesse la plus décré-
pite ne l'a jamais vue relâchée. Par l'une de ces
entreprises , il a imité Jean-Baptiste ; et par l'au-
tre il a égalé les Paul , les Antoine, les Hilarion.
Ce vieillard vénérable, que vous voyez mar-
cher avec une contenance si grave et si simple,
soutenant d'un bâton ses membres cassés; il y a
soixante et dix-neuf ans qu'il fait une pénitence
sévère. Dans sa treizième année il quitta la mai-
son paternelle; il se jeta dès lors dans la solitude,
il embrassa dès lors les austérités. A quatre-v ing'O'
» Rom. vil, 8.
I » Serm. CCOJ , n* 6. t. v, col. 1350.
DE SAliNT FRANÇOIS DE PAULE.
449
onze aus, ni les veilles, ni les fatigues, ni l'ex-
trOme .caducité ue lui oui pu encore faire raodé-
ivr l'étroite sévérité de sa vie, que Dieu n*a
étendue si longtemps, qu'afin de nous faire voir
une persévérance incroyable. Il fait un carême
éternel; et durant ce carême, il semble qu'il ne
se nourrisse que d'oraisons et de jeûnes. Lu peu
de pain est sa nourriture, de l'eau toute pure
etanche sa soif : à ses jours de réjouissance , il y
ajoute quelque légume ; voilà les ragoûts de Fran-
çois de Paule. En santé et en maladie , tel est
son régime de vie; et dans une vie si austère, il
e.st plus content que les rois. 11 dit qu'il importe
|)eu de quoi on sustente ce corps mortel , que la
loi change la nature des choses, que Dieu donne
telle vertu qu'il lui plaît aux nourritures que nous
prenons , et que pour ceux qui mettent leur es-
pérance en lui seul tout est bon , tout est salu-
taire : et c'est pour confondre ceux qui , voulant
se dispenser de la mortification commune , se fi-
gurent de vaines appréhensions, afin de les faire
servir d'excuse à leur délicatesse affectée.
Que vous dirai-je ici de l'austérité de son
jeûne? Il ne songe à prendre sa réfection, que
loi-squ'il sent que la niiit approche. Après avoir
vaqué toutlejour au service de son Créateur, il
croit avoir quelque droit de penser à l'infirmité
de la nature. Il traite son corps comme un mer-
cenaire à qui il donne son pain. De peur déman-
ger pour le plaisir, il attend la der.iiere ^eces^ité :
par une nourriture modique il se prépare à un
sommeil léger, louant la munificence divine de
ce qu'elle le sustente de peu.
Qu'est-il nécessaire de vous raconter ses au-
tres austérités? Sa vie est égale partout; toutes
les parties en son t réglées par la discipline de
la pénitence. Demandez-lui la raison d'une telle
sévérité, il vous répondra avec l'apôtre saint
Paul • : « Ne pensez pas, mes frères, que je tra-
« vaille en vain : » Sic curro, non quasi in in-
certum. Et que faites-vous donc , grand François
de Paule? Ha ! dit-il, « je châtie mon corps : »
Castigo corpus meum. 0 le soin inutile! diront
les fols amateurs du siècle. Mais par ce moyeu
dit saint Paul , et après lui notre saint , par ce
moyen , « je réduis en servitude ma chair : » ht
servikiiem corpus meum redigo. Et pourquoi se
donner tant de peines? ^ C'est de peur, dit-il,
« qu'après avoir enseigné les autres , moi-même
« je ne sois réprouvé : « ne forte cum aliis prœ-
diceverim , ipse reprobus ejficiar. Je me perdrais
par l'amour de moi-même; par la haine de moi-
même je me veux sauver : je ne prends pas ce
que le monde appelle commodités, de peur que
• I. Cor. IX, 26, 27.
«OSSUrj. — T 111.
par un chemin si glissant je ne toml» msensible-
ment dans les voluptés. Puisque l'amour-propre
me presse si fort , je veux me roidir au contraire :
pressé plus vivement pai* la charité de Jésus-
Christ , de crainte de m'aimer trop je me persé-
cute.
C'est ainsi que nos pères ont été nourris, L'É-
glise dès son berceau a eu des persécuteurs; cl
plusieurs siècles se sont passés , pendant lesquels
les puis anccs du monde faisaient, pour ainsi
dire , continuellement rejaillir sur elle le sang
de ses propres enfants. Dieu la voulait élever de
la sorte, dans les hasards et dans les combats,
et parmi de durs exercices , de peur qu'efféminée
par l'amour des plaisirs de la terre , elle n'eût pas
le courage assez ferme , ni digne des grandeurs
au.vquelles elle était appelée. Sectateurs d'une
doctrine établie par tant de supplices; s'il était
coulé en nos veines une goutte du sang de nos
braves et invincibles ancêtres, nous ne soupire-
rions pas, comme nous faisons , après ces molles
délices qui énervent la vigueur de notre foi , et
font tomber par terre cette première générosité
du christianisme.
Quelle est ici votj*e pensée, chrétiens? Vous
dites que ces maximes sont extrêmement rigou-
reuses. Elles ne m'étonneni pas moins que vous ,
toutefois je ne puis vous dissimuler qu'elles sont
extrêmement chrétiennes. Jésus notre Sauveur,
dont nous faisons gloire d'être les disciples, après
nous les avoir annoncées les a confirmées par sa
mort, et nous les a laissées par son Testament.
Regardez-le au jardin des Olives, c'est une pieuse
remai-que de saint Augustin ; toutes les parties de
son corps furent teintes par cette mystérieuse
sueur. • Que veut dire cela, dit saint Augustin « ?
'< C'est qu'il avait dessein de nous faire voir que
« l'Église, qui est son corps, devait de toutes
« parts dégoutter de sang : » Quid ostendebat,
quandoper corpus oranlis globi sanguinis des-
tillabant, nisi quia corpus ejus, quod est Eccle-
sia, martyrum sanguine jamfluebat ?
Vous me direz peut-être , que les persécutions
sont cessées. Il est vrai, les persécutions sont
cessées ; mais les martji-es ne sont pas cessés. Le
martjre de la pénitence est insépai-able de la
sainte Église. Ce martyre, à la vérité, n'a pas
un appareil si terrible; mais ce qui semble lui
manquer du côté de la violence, il le récompense
par la durée. Pendant toute l'étendue des siècles,
il faut que l'Église dégoutte de sang; si ce n'e.st
du sang que répand la tyrannie, c'est du sang
que verse la pénitence. « Les lanncs, selon la
« pensée de saint Augustin *, sont le sang le plus
» Enar. in Psal. i.xxxT, n* I , t. rr, col. »>%
* Serm. cccu, a" 7, t. V, col. i3&e
2S
450
DEUXIÈME PANÉGYRIQUE
« pur de l'âme : » Sangins animœ per lacryman
proftuat. C'est ce sang qu'épanche la pénitence.
Et pourquoi ne comparerai-je pas la pénitence
au martyre? Autant que lessaints retranchent de
mauvais désirs , ne se font-ils pas autant de salu-
taires blessures? En déracinant l'amour-propre,
ils arrachent comme un membre du cœur, selon
le précepte de l'Évangile. Car l'amour-propre ne
tient pas moins au cœur, que les membres tien-
nent au corps ; c'est le vrai sens de cette parole :
« Si votre main droite vous scandalise, coupez ,
« tranchez, dit le FilsdeDieu : » Abscideillam \
Cest-à-dirc , si nous l'entendons , qu'il faut por-
ter le couteau jusqu'au cœur, jusqu'aux plus in-
times inclinations. L'apôtre a prononcé pour tous
les hommes et pour tous les temps : que « tous
« ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-
« Christ , souffriront persécution : » Omnes qui
pie volunt vivere in Christo Jesu, persecutio-
nem patienUtr *. Ainsi , au défaut des tyrans ,
les saints se persécutent eux-mêmes ; tant il est
nécessaire que l'Église souffre. Une haine injuste
•et cruelle animait les empereurs contre les gens
de bien : une sainte haine anime les gens de bien
• contre eux-mêmes.
O nouveau genre de martyre , où le martyr
^pntient et le persécuteur sont également agréa-
bles ; où Dieu , d'une même main , soutient ce-
lui qui souffre, et couronne celui qui persécute !
«'est le martyre de saint François, c'est où il a
paru invincible ; et quoique vous l'ayez déjà vu
dans ce que je vous ai rapporté de sa vie, il faut
•encore ajouter un trait au tableau que j'ai com-
mencé de sa pénitence, et puis nous passerons à
sa charité.
Je dis donc qu'il y a deux choses qui compo-
sent la pénitence : la mortification du corps et
l'abaissement de l'esprit. Car la pénitence, comme
je l'ai touché au commencement de ce discours ,
est un sacrifice de tout l'homme , qui , se jugeant
digne du deniier supplice, se détruit en quelque
façon devant Dieu. Par conséquent il est néces-
«lire, afin que le sacrifice soit plein et entier, de
dompter et l'esprit et le corps ; le corps par les
mortifications, et l'esprit par l'humilité. Et d'au-
tant que le sacrifice est plus agréable , lorsque la
victime est plus noble , il ne faut point douter que
ce ne soit une action sans comparaison plus ex-
cellente , d'humilier son esprit devant Dieu , que
de châtierson corps pour l'amour de lui : de sorte
que l'humilité est la partie la plus essentielle de
^ pénitence chrétienne. C'est pourquoi le docte
«rtuUien donne cette belle déiinition à la péni-
• More. IX , 42.
* R. Ttm. m, 12.
tence : « La pénitence, dit-il », c'est la science
" d'humilier l'homme : »Prosfernendiethumili-
candi hominis disciplina. D'où passant plus
outre , je djs que si la vie chrétienne est une pé-
nitence continuelle, ainsi que nous l'avons établi
par la docti-ine de saint Augustin ; ce qui fait le
vrai pénitent , c'est ce qui fait le vrai chrétien :
et partant , c'est en l'humilité que consiste la sou-
veraine perfection du christianisme.
Ainsi ne vous persuadez pas avoir vu toute la
pénitence de François de Paule , quand je vous
ai fait contempler ses austéi-ités : je ne vous ai
encore montré que l'écorce. Tout sec et exténué
qu'il est en son corps par les jeûnes et par les veil-
les, il est encore plus mortifié en esprit. Son âme
est en quelque sorte plus exténuée; elle est entiè-
rement vide de ces vaines pensées qui nous en-
flent. Dnnsune pureté angélique, dans une vertu
si constante , si consommée , il se compte pour un
serviteur inutile, il s'estime le moindre de tous
ses frères. Le souverain pontife lui parle de le
faire prêtre : François de Paule est effrayé du seul
nom de prêtre : Ha ! faire prêtre un pécheur comme
moi ! Cette proposition le fait trembler jusqu'au
fond de l'âme. 0 confusion de notre siècle ! des
hommes tout sensuels comme nous , se présentent
audacieusement à ce redoutable ministère, dont
le seul nom épouvante cet ange terrestre! Pour
les honneurs du siècle , jamais homme les a-t-il
plus méprisés? Il ne peut seulement comprendre
pour quelle raison on les nomme honneurs. O
Dieu ! quel coup de tonnerre fut-ce pour lui , lors-
qu'on lui apporta la nouvelle que le roi Louis XI
le voulait avoir à sa cour; que le pape lui ordon-
nait d"y aller, et auparavant de passer à Rome 1
Combien regretta-t-il la douce retraite de sa soli-
tude , et la bienheureuse obscurité de sa vie ! Et
pourquoi , disait-il , pourquoi faut-il que ce pau-
vre ermite soit connu des grands de la terre? Hé !
dans quel coin pourrai-je dorénavant me cacher,
puisque dans les déserts même de la Calabre je
suis connu par un roi de France ?
C'est ici , chrétiens , où je vous prie de vous
rendre attentifs à ce que va faire François de
Paule : voici le plus grand miracle de ce saint
homme. Certes, je ne m'étonne plus qu'il ait tant
de fois passé au milieu des (lammes sans en avoir
été offensé; ni de ce que domptant la fureur de
ce terrible détroit de Sicile , fameux par tant de
naufrages, il ait trouvé sur son seul manteau,
l'assurance que les plus adroits nautonniers ne
pouvaient trouver dans leurs grands navires. Lu
cour, qu'il a surmontée, a des flammes plus dé-
vorantes ; elle a des écueils plus dangereux ; et
* Ue Pa-iiit. W tf.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE.
4St
bien que les inventions hardies de l'expression
pt>étique n'aient pu nous représenter la mer de
Sicile si horrible que la nature l'a faite, la cour
a des vagues plus furieuses, des abîmes plus
creux , et des tempêtes plus redoutables. Comme
c'est de la cour que dépendent toutes les affaires ,
et que c'est aussi là qu'elles aboutissent, l'ennemi
du genre humain y jette tous ses appâts, y étale
toute sa pompe. Là est l'empire de l'intérêt; là est
le théâtre des passions; là elles se montrent les
plus violentes; là elles sont les plus déguisées.
Voici donc François de Pau le dans un nouveau
monde. Il regarde ce mouvement, ces révolutions,
cet empressement éternel , et uniquement pour
des biens périssables, et pour une fortune qui
n'a rien de plus assuré que sa décadence ; il croit
que Dieu ne l'a amené en ce lieu , que pour con-
naître mieux jusqu'où se peut porter la folie des
hommes.
A Rome, le pape lui rend des honneurs ex-
traordinaires ; tous les cardinaux le visitent. En
France, trois grands rois le caressent, et après
cela , je vous laisse à penser si tout le monde lui
applaudit. A peine peut-il comprendre pourquoi
ou le respecte si fort. Il ne s'élève point parmi
des faveurs si inespérées ; c'est toujours le même
homme, toujours humble, toujours soumis. Il
parle aux grands et aux petits avec la même fran-
chise, avec la même liberté : il traite avec tous
indifféremment, par des discours simples, mais
bien sensés, qui ne tendent qu'à la gloire de
Dieu, et au salut de leurs âmes. 0 personnage
vraiment admirable ! Doux attraits de la cour,
combien avez-vous corrompu d'innocents? ceux
qui vous ont goûtés ne peuvent presque goûter
autre chose. Combien avons-nous vu de person-
nes, je dis même des personnes pieuses, qui se
laissaient comme entraîner à la cour, sans des-
sein de s'y engager? Oh non, ils se donneront
bien de garde de se laisser ainsi captiver. Enfin
l'occasion s'est présentée belle, le moment fatal
est venu , la vague les a poussés , et les a em-
portés ainsi que les autres. Ils n'étaient venus ,
disaient-ils , que pour être spectateurs de la co-
médie ; à la fin , à force de la regarder, ils en ont
trouvé l'intrigue si belle, qu'ils ont voulu jouer
leur personnage. La piété même s'y glisse , sou-
vent elle ouvre des entrées favorables; et après
que l'on a bu de cette eau, tout le monde le
dit, les histoires le publient, l'âme est toute
changée par une espèce d'enchantement : c'est
un breuvage charmé, qui enivre les plus so-
bres.
Cependant l'incomparable François de Paule
est solitaire jusque dans la cour : rien ne l'é-
branle, rien ne l'émeut; il ne demande rien, il
ne s'empresse de rien , non pas même pour l'éta*
blissement de son ordre; Il s'en remet à la Pro*
vidence. Pour lui , il ne fait que ce qu'il a à faire ,
d'instruire ceux que Dieu lui envoie, et d'édifier
l'Église par ses bons exemples. Je pense que je
ne dirai rien qui soit éloigné de la vérité , si je
dis que la cour de Louis XI devait être la plus
raffinée de l'Europe : car s'il est vrai que l'hu-
meur du prince règle les passions de ses courti-
sans, sous un prince si rusé tout le monde raf-
finait sans doute; c'était la manie du siècle,
c'était la fantaisie de la cour. François de Paule
regarde leurs souplesses avec un certain mépris.
Pour lui, bien qu'il soit obligé de converser sou*
vent avec eux , il conserve cette bonté si franche
et si cordiale, et cette naïve enfance de son in-
nocente simplicité. Chacun admire une si grande
candeur, et tout le monde demeure d'accord
qu'elle vaut mieux que toutes les finesses.
Ici il me vient une pensée : de considérer le-
quel a l'âme plus grande et plus royale , de Louis^
ou de François de Paule. Oui, j'ose comparei*
un pauvre moine avec un des plus grands rois et
des plus politiques, qui ait jamais porté la cou-
ronne ; et sans délibérer davantage, je donne la
préférence à l'humble François. En quoi met*
tons-nous la grandeur de l'âme? Est-ce à prendre
de nobles desseins? Tous ceux de Louis sont en-
fermés dans la terre : François ne trouve rien
qui soit digne de lui , que le ciel. Louis , pour
exécuter ce qu'il prétendait, cherchait mille pra*
tiques et mille détours; et avec sa puissance
royale , il ne pouvait si bien nouer ses intrigues ,
que souvent un petit ressort venant à manquer,
toute l'entreprise ne fût renversée. François se
propose de plus grands desseins , et sans aucun
détour, y va par des voies très-courtes et très*
assurées. Louis, à ce que remarque l'histoire,
avec tous ses impôts et tous ses tributs, à peine
a-t-il assez d'argent dans ses coffres , pour répa-
rer les défauts de sa politique. François rachète
tous ses péchés , François gagne le ciel par ses
larmes et par de pieux désirs; ce sont ses riches-
ses les plus précieuses, et il en a dans son cœur
un trésor immense , et une source infinie. Louis ,
en une infinité de rencontres , est contraint de
plier sous les coups de sa ma'.ivaise fortune : et
la fortune et le monde sont au-dessous de Fran-
çois. Enfin , pour vous faire voir la royauté de
François , considérez ce prince qui tremble dans
ses forteresses , et au milieu de ses gardes. Il sent
approcher une ennemie qui tranchera toutes ses
espérances, et néanmoins il ne peut éviter ses
taques. Fidèles, vous entendez bien que c'est
de la mort dont je parle. Regardez maintenant
le pauvre François , voyez , voyez si la motl lui
«9.
^«•2
DEUXIÈME PANÉGYRIQUE
fait seulement froncer les sourcils : il la contem-
ple uvce un visage riant, il lui tend de bon cœur
les mains, il lui montre l'endroit où elle doit
frapper, il lui présente cette pourriture du corps.
0 mort! lui dit-il, quoique le monde t'appelle
crirelle , tu ne me feras aucun mal , tu ne m'ôte-
ras rien de ce que j'aime; tu ne rompras pas le
cours de mes desseins; au contraire , tu ne feras
qu'achever l'ouvrage que j'ai commencé ; tu me
déferas tout à fait des choses dont il y a si long-
temps que je tâche de me dépouiller; tu me dé-
livreras de ce corps. 0 mort! je t'en remercie :
il y a près de quatre-vingts ans que je travaille
moi-même à m'en décharger.
O fermeté invincible de François de Paule! ô
îirande âme et vraiment royale ! Que les rois de
la terre se glorifient dans leur vaine magnifi-
cence : il n'y a point de royauté pareille à celle
de François de Paule. Il règne sur ses appétits :
il est paisible, il est satisfait. La vie la plus heu-
reuse, est celle qui appréhende le moins la mort.
Et qui de nous aime si fort le monde , qu'il ne
désirât plutôt de mourir comme le pauvre Fran-
çois de Paule, que comme le roi Louis XI? Que
si nous voulons mourir comme lui, il faudrait
vivre aussi comme lui. Sa vie a donc été bien-
heureuse. Il est vrai qu'il s'est affligé par diver-
ses austérités; mais, souffrant pour l'amour de
celui qui seul avait gagné ses affections , sa cha-
rité charmait tous ses maux , elle adoucissait
toutes ses douleurs. 0 puissance de la charité !
' dîrez-vous. Mais le voulez-vous voir par l'exem-
;ple de saint François; un moment d'audience sa-
ittefera ce pieux désir.
SECOND POINT.
Ne vous étonnez pas , chrétiens, si dans une
vie si dure , si laborieuse , l'admirable François
de Paule a toujours un air riant, et toujours un
visage content. 11 aimait, et c'^st tout vous dire;
parce que, dit saint Augustin, « celui qui aime,
■ ne travaille pas : » Qui amat, non laborat \
Voyez les folles amours du siècle, comme elles
triomphent parmi les souffrances. Or la charité
de Jésus venant d'une source plus haute, est
aussi plus pressante et plus forte : Charitas
Christi urget nos. Et encore que son cours soit
plus réglé, il n^en est pas moins impétueux. Cer-
tes, il faut l'avouer, mes chers frères, à notre
grande confusion , que nous entendons peu ce
que l'on nous dit de sou énergie. Le langage de
l'amour de Dieu nous est un langage barbare.
Les âmes froides et languissantes, comme les
nôtres, ne comprennent pas ces discours, qui
» In Joan. Trncl. XLVlll, n" I , l. m, part, il, col. CU.
sont pleins d'une ardeur si divine : Non capii
Ifjnitum eloquium friijidum pcctus , disait le
dévot saint Bernard '. Si je vous dis que l'amoor
de Dieu fait oublier toutes choses aux âmes qui
en sont frappées; si je vous dis qu'en étant pos-
sédées, elles en perdent le soin de leur corps,
qu'elles ne songent presque plus ni a l'habiller,
ni à le nourrir , comme peut-être vous ne ressen-
tez pas ces mouvements en vous-mêmes, vous
prendrez peut-être ces vérités pour des rêveries
agréables; et moi, qui suis bien éloigné d'une
expérience si sainte , je ne pourrais jamais vous
parler des doux transports de la charité , si je
n'empruntais les sentiments des saints Pères.
Écoutez donc le grand saint Basile , l'ornement
de l'Église orientale , le rempart de la foi catho-
lique contre la perfidie arienne. Voici comme
parle ce saint évêque : « Sitôt que quelque rayon
« de cette première beauté commence à paraître
" sur nous , notre esprit , transporté par une ra-
« vissante douceur, perd aussitôt la mémoire de
n toutes ses autres occupations : il oublie toutes
« les nécessités de la vie. Nous armons tellement
" cet amour bienheureux et céleste , que nous ne
" pouvons plus sentir d'autres flammes. » Fidè-
les , que veut-il dire , que nous aimons cet amour
tout céleste? Cœlestem illum ac plane beatum,
amantes amorem '. C'est par l'amour qu'on aime :
mais comment se peut-il faire qu'on aime l'a-
mour? Ah ! c'est que l'âme fidèle , blessée de l'a-
mour de son Dieu , aimant elle sent qu'elle aime,
elle s'en réjouit, elle en triomphe de joie, elle
commence à s'aimer elle-même, non pas pour
«Ile-même , mais elle s'aime de ce qu'elle aime
Dieu : Cœlestem illum ac plane beatum aman-
tes amorem. Et cet amour lui plaît tellement,
qu'en faisant toutes ses délices, elle regarde tout
le reste avec indifférence. C'est ce que dit le
tendre et affectueux saint Bernard ^, que celui
qui aime, il aime : Qui amat, amat. Ce n'est
pas, ce semble, une grande merveille. Il aime,
c'est-à-dire, il ne sait autre chose qu'aimer; il
aime , et c'est tout , si vous me permettez cette
façon de parler familière. L'amour de Dieu,
quand il est dans une âme, il change tout en soi-
même : il ne souffre ni douleur, ni crainte , ni
espérance que celle qu'il donne.
François de Paule , ô l'ardent amoureux 1 II
est blessé , il est transporté ; on ne peut le tirer
de sa chère cellule, parce qu'il y embrasse son
Dieu en paix et en solitude. L'heure de manger
arrive : il a une nourriture plus agréable , goû-
tant les douceurs de la charité. La nuit l'invite
» In Cant. Scrm. i,xxi\ , n" 1 , 1. 1, col. 1544.
2 In hal. XLIV , n° 6 , t. 1 , p. 164.
3 In tant. Serri. LXxxill, n' 3, 1. 1, COl. 1558.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE.
4i3
au repos : il trouve son véritable repos dans les
chastes embrassements dé son Dieu. Le roi le
demande avec une extrême impatience : il a af-
faire, il ne peut quitter; il est renfermé avec
Dieu dans de secrètes communications. On frappe
à sa porte avec violence : la charité , qui a oc-
cupé tous ses sens par le ravissement de l'esprit,
ne lui permet d'entendre autre chose , que ce que
Dieu lui dit au fond de son cœur dans un saint
et ineffable silence. C'est qu'il aime son Dieu , et
qui! aime tellement cet amour, qu'il veut le voir
tout seul dans son cœur ; et autant qu'il lui est
possible, il en chasse tous les autres mouvements.
Comme chacun parle de ce qu'il aime, et que
l'aimable François de Paule n'aime que ce saint
et divin amour, aussi ne parle-t-il pas d'autre
chose. Il avait gravée bien profondément au fond
de son âme cette belle sentence du saint apôtre :
Oimiia vestra in charilale Jiant ' : « Que toutes
« vos actions se fassent en charité. » Allons en
charité, disait-il, faisons par charité : c'était la
façon de parler ordinaire, que ce saint homme
avait toujours à la bouche ; fidèle interpiète du
cœur. De cette sorte tous ses discours étaient des
cantiques de l'amour divin, qui calmaient tous
ses mouvements, qui enflammaient ses pieux
désirs, qui charmaient toutes les douleurs de
cette vie misérable.
Mais encore est-il nécessaire que je tâche de
"VOUS faire comprendre la force de cette parole,
qui était si familière au saint dont nous célébrons
les louanges. Comprenez, comprenez , chrétiens,
combien doivent être divins les mouvements des
âmes fidèles. L'antiquité profane consacrait toutes
nos affections, et en faisait ses divinités, et l'a-
mour avait ses temples dans Rome , pour ne pas
parler en ce lieu de ceux de la peur , et des autres
passions plus basses. Quand ils se sentaient pos-
sédés de quelque mouvement extraordinaire , ils
croyaient qu'il venait d'un dieu , ou bien que ce
désir violent était lui-même leur dieu : An sua
cuique deusfit dira cupido^l Permettez-moi ce
petit mot d'un auteur profane, que je m'en vais
tâcher d'effacer par un passage admirable d'un
auteur sacré. Il n'y a que les chrétiens qui puissent
se vanter que leur amour est un Dieu. « Dieu est
« amour; Dieu est charité, - dit le bien-aimé dis-
ciple: Deus charitas est^ . « Et puisque Dieu est
charité, « poursuit-il , celui qui demeure en cha-
« rite , demeure en Dieu , et Dieu en lui : » Et qui
manet in charitnte, in Deo manet, et Deus in
eo. 0 divine théologie! comprendrons-nous bien
ce mystère? Oui , certes, nous le comprendrons
» I. Tor. XVI, 14.
* Firg. .Sneid. lib. rx , V. 185.
■* 1 Joan. IT, l«.
avec l'assistance divine , en suivant les vestiges
des anciens docteure.
Pour cela, élevez vos esprits jusqu'aux choses
les plus hautes , que la foi chrétienne nous repré-
sente. Contemplez dans la Trinité adorable le
Père et le Fils, qui , enflammés l'un pour l'autre
par le même amour, produisent un torrent de
flammes, un amour personnel et subsistant , que
l'Écriture appelle le Saint-Esprit; amour qui est
commun au Père et au Fils , parce qu'il procède
du Père et du Fils. C'est ce Dieu qui est charité ,
selon que dit l'apôtre saint Jean : Deus charjtas
est. Car de môme que le Fils de Dieu procédant
par intelligence, il est intelligence, et par soi;
ainsi le Saint-Esprit procédant par amour est
amour. C'est pourquoi ledévotsaint Bernard vou-
lant nous exprimer que le Saint-Esprit est amour,
il appelle le baiser delà bouche de Dieu , un fleuve
de joie, un fleuve de vin pur, un fleuve de feu
céleste , un qui vient de deux , qui unit les deux,^
lien vital et vivant : Unus ex duobus, uniens
ambos, vivificum gluten \ En quoi il suit Jd pro?
fonde théologie de son maître saint Augustin , qui
appelle le Saint-Esprit le lien commun du Père et
du Fils* ; et de là vient que les Pères l'ont appelé
le saint complément de la Trinité ^ , d'autant que
l'union , c'est ce qui achève les choses : tout est
accompli quand l'union est faite , on ne peut plus
rien ajouter.
C'est donc ce Dieu charité , qui est l'amour
du Père et du Fils , qui descendant en nos cœurs
y opère la charité. <• Celui, dit saint Augustin,
« qui lie la société du Pète et du Fils, c'est lui
« qui lie la société et entre nous , et avec le Père
« et le Fils. Ils nous réduisent en un par le Saint-
« Esprit, qui est commun à l'un et à l'autre, qui
« est Dieu, et amour de Dieu : » Quodergo com-
mune est Patri et Filio, per hoc nos voluerunt
habere comjnunionem et internas et secum, et
per illud donum nos colligere in unum quod
ambo habent unum, hoc est, per Spiritum san
ctum Deum et donum Dei^. C'est donc le Saint-
Esprit, qui étant, dès l'éternité le lien du Père
et du Fils , puis se communiquant à nous par une
miséricordieuse condescendance nous attache
premièrement à Dieu par un pur amour , et par
le même nœud nous unit les uns aux autres. Telle
est l'origine de la charité , qui est la chaîne qui lie
toutes choses : c'est ce Dieu charité. Il n'est pas
plutôt en nos âmes, que lui, qui est amour et
' In Cavt. Serm. TIII, n' 2, t. i^ coL 1286. In Ascen*^
Dom. Serm. v, n' 13, 1. 1, col. 92C. In Fest. Petit Serm. m,
n" I, t l.col. 933.
' S. Aug. Serm. Lxm, n" 73, t. T, col. 39-2. Serm. ficxn»,
n* 6, t. V, col 941. Enchir. cap. lti , n" 16, t. vi, col. 217.
* S. Basil, lib.de Spir. sancto. cap. WIU, n' 46, t m, Bt 8ik
♦ S. duc. Serm. LSXI, n" 18, t. Y, col. 2ai.
454
charité , il les embrase de ses feux , il y coule
un amour qui lui ressemble en quelque sorte : à
'cause qu'il est le Dieu charité, il nous donne la
charité. RempHs de cet amour, qui procède du
Père et du Fils, nous aimons le Père et le Fils, et
nous aimons aussi avec le Père et le Fils cet amour
bienheureux qui nous fait aimer le Père et le Fils,
dit saint Augustin. Ne vous souvient-il pas de ce
que nous disions tout à l'heure , que nous aimions
I amour? C'est le sens profond de cette parole de
saint Basile , que nous n'avions pour lors que lé-
gèrement effleuré. Ce baiser divin , souvenez- vous
([ue c'est saint Bernard qui appelle ainsi le Saint-
Ksprit , ce baiser mutuel que le Père et le Fil s se don-
nent dans l'éternité , et qu'ils nous donnent après
<lans le temps, nous nous le donnons les uns aux
autres par unépanchement d'amour. C'est en cette
manière que la charité passe du ciel en la terre ,
du cœur de Dieu dans le cœur de l'homme , où ,
comme dit l'apôtre' , « elle est répandue par le
n Saint-Esprit qui nous est donné. « Par où vous
voyez ces deux choses , que le Saint-Esprit nous
est donné , et que par lui la charité nous est don-
née ; et partant, il y a en nos cœurs , première-
ment la charité incréée, qui est le Saint-Esprit,
et après, la charité créée, qui nous est donnée
par le Saint-Esprit. De là vient que lapôtre saint
Jean, qui a dit que Dieu est charité, dit dans
le même endroit que la charité est de Dieu :
Charitas ex Deo est ^ Car le Saint-Esprit n'est
pas plutôt dans nos âmes, que, les embrasant de
ses feux, il y coule un amour qui lui est en quel-
que sorte semblable : étant le Dieu charité , il
y opère la charité. C'est pourquoi l'apôtre saint
Jean , considérant le ruisseau dans sa source ,
et la source dans le ruisseau, prononce cette haute
parole, que « Dieu est charité, » et que, « qui
« demeure en charité, demeure en Dieu, et Dieu
« en lui. »
Que dirai-je maintenant de vous , ô admirable
François de Paule , qui n'avez que la charité
dans la bouche , parce que 'vous n'avez que la
charité dans le cœur? Je ne m'étonne pas, chré-
tiens , de ce que dit de ce saint personnage le
iudicieux Philippe de Comines, qui l'avait vu
couvent en la cour de Louis XI : « Je ne pense ,
« dit-il , jamais avoir vu homme vivant de si
« saincte vie,où il semblast mieux que le Sainct-
« Esprit parlait par sa bouche. » C'est que ses
paroles et son action , étant animés par la cha-
rité, semblaient n'avoir rien de mortel , mais fai-
saient éclater tout visiblement l'opération de
l'Esprit de Dieu , souverain moteur de son âme.
Pe là vient ce que remarque le même auteur , que
i Kom. V, 5.
« I, /«?»«. rv, 7
DEUXIÈME PANÉGYRIQUE
bien qu'il fût ignorant €t sans lettres, il parlait
si bien des choses divines , et dans un sens si
profond , que tout le monde en était étonné. C'est*
que ce maître tout-puissant l'enseignait par son
onction. Enfin , c'était par sa charité qu'il semblait
avoir sur toutes les créatures un commandement
absolu 5 parce que , uni à Dieu par une amitié si
sincère, il était comme un Dieu sur la terre, selon
ce que dit l'apôtre saint Paul, que « qui s'attache
" à Dieu est un même esprit avec lui : » Qui au-
tem adhœret Domino, unus spiritus est'.
C'est une chose admirable , que la miséricorde
de notre Dieu ait porté cette majesté souveraine
à se rabaisser jusqu'à nous, non-seulement par
une amitié cordiale , mais encore quelquefois, si
je l'ose dire, par une étroite familiarité. « Je
« viens , dit-il , frapper à la porte ; si quelqu'un
« m'ouvre, j'entrerai avec lui, et je souperai avec
« lui , et lui avec moi : » Ecce sto ad ostium et
pulso; si quis audierit vocem meam, et ape-
rueritmihijanuam, intrabo ad illum, et cœ-
nabo cum illo, et ipse mecum '. Se peut -il rien
de plus libre ? François de Paule , ce bon ami ,
étant ainsi familier avec Dieu à cause de son in-
nocence ; il disposait librement des biens de son
Dieu, qui semblait lui avoir tout mis à la main.
Aussi certes , s'il m'est permis de parler comme
nous parlons dans les choses humaines , ce n'é-
tait pas une connaissance d'un jour. Le saint
homme François de Paule , ayant commencé sa
retraite à douze ans, et ayant toujours donné
dès sa tendre enfance des marques d'une piété
extraordinaire, il y a grande apparence qu'il a
toujours conservé l'intégrité baptismale ; et ce
sont ces âmes que Dieu chérit, ces âmes toujours
fraîches et toujours nouvelles, qui, gardant in-
violablement leur première fidélité , après une
longue suite d'années paraissent telles devant sa
face, aussi saintes, aussi innocentes, qu'elles sor^
tirent des eaux du baptême. Et c'est , mes ft-ères ,
ce qui me confond. 0 Dieu de mon cœur, quand
je considère que cette âme si chaste, si virginale,
cette âme qui est toujours demeurée dans la pre-
mière enfance du saint baptême , fait une péni-
tence si rigoureuse , je frémis jusqu'au fond de
l'âme. Fidèles, quelle indignité! Les innocents
font pénitence, et les criminels vivent dans les
délices.
0 sainte pénitence , autrefois si honorée dans
l'Église, en quel endroit du monde t'es-tu main-
tenant retirée? Elle n'a plus aucun rang dans le
siècle : rebutée de tout le monde , elle s'est jetée
dans les cloîtres ; et néanmoins ce n'est pas là
• 1. Cor. YI, 17.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE.
45S
qu'elle est le plus néeessaiie. C'est là que se re-
tirent les personnes les plus pures; et nous qui
demeurons dans les attachements de la terre ,
nous (jue les vains désirs du siècle embarrassent
en tant de pratiques criminelles, nous nous mo-
quons de la pénitence , qui est le seul remède de
nos désordres. Consultons - nous dans nos con-
sciences : sommes-nous véritablement chrétiens?
l.es chrétiens sont les enfants de Dieu, et les en-
fants de Dieu sont poussés par l'Esprit de Dieu ;
et ceux qui sont poussés par l'Esprit de Dieu,
la charité de Jésus les presse. Hélas ! oserions-
nous bien dire que l'amour de Jésus nous presse ,
nous qui n'avons d'empressement que pour les
bien de la terre, qui ne donnons pas à Dieu un
moment de temps bien entier? chauds pour les
intérêts du monde , froids et languissants pour
!fe service du sauveur Jésus. Certes, si nous
étions, je ne dis pas pressés , nous n'en sommes
plus à ces termes ; mais si nous étions tant soit
peu émus par la charité de Jésus, nous ne ferions
pas tant de résolutions inutiles : le saint jour de
Pâques ne nous verrait pas toujours chargés des
mêmes crimes, dont nous nous sommes confes-
sés les années passées. Fidèles , qui vous étonnez
de tant de fréquentes rechutes , ah ! que la cause
en est bien visible ! Nous ne voulons point nous
faire de violence , nous voulons trop avoir nos
commodités ; et les commodités nous mènent in-
sensiblement dans les voluptés : ainsi accoutu-
més à une vie molle, nous ne pouvons souffrir
le joug de Jésus. Nous nous impatientons contre
Dieu des moindres disgrâces qui nous arrivent,
au lieu de les recevoir de sa main pour l'expia-
tion de nos fautes ; et dans une si grande délica-
tesse , nous pensons pouvoir honorer les saints ,
nous faisons nos dévotions à la mémoire de Fran-
çois de Paule. Est-ce honorer les saints, que
de condamner leur vie par une vie tout opposée?
Est-ce honorer les saints , que d'entendre par-
ler de leurs vertus, et n'être pas touchés du dé-
sir de les imiter? Est-ce honorer les saints, que
de regarder le chemin par lequel ils sont montés
dans le ciel, et de prendre une route contraire?
Figurez- vous, mes frères, que le vénérable
François de Paule vous paraît aujourd'hui sur
ces terribles autels , et qu'avec sa gravité et sa
simplicité ordinaire : Chrétiens , vous dit-il ,
qu'étes-vous venus'faire en ce temple? Ce n'est
pas pour m'y rendre vos adorations : vous savez
qu'elles ne sont dues qu'à Dieu seul. Vous vou-
lez peut-être que je m'intéresse dans vos folles
prétentions. Vous me demandez une vie aisée,
à moi qui ai mené une vie toujours rigoureuse.
Je présenterai volontiers vos vœux à notre grand
Dieu, au nom de son cher Fils Jesus-Christ^
p<iurvu que ce soit des vœux qui paraissent di«
gnes de chrétiens. Mais apprenez de moi, que si
vous désirez que nous autres amis de Dieu priions
pour vous notre commun Maître , il veut que
vous craigniez ce que nous avons craint , et que
vous aimiez ce que nous avons aimé sur la terre.
En vivant de la sorte, vous nous trouverez de vrais
frères et de charitables intercesseurs.
Allons donc tous ensemble , fidèles , allons ren-
dre les vrais honneurs à l'humble François de
Paule. Je vous ai apporté en ce lieu des reliques
de ce saint homme : l'odeur qui nous reste de
sa sainteté , et la mémoire de ses vertus, c'est ce
qu'il a laissé sur la terre de meilleur et de plus
utile ; ce sont les reliques de son âme. Baisons
ces précieuses reliques, enchâssons- les dans nos
cœurs, comme dans un saint reliquaire. Ne sou-
haitons pas une vie si douce ni si aisée ; ne soyons
pas fâchés quand elle sera détrempée de quelques
amertumes. Le soldat est trop lâche, qui veut
avoir tous ses plaisirs pendant la campagne : le
laboureur est indigne de vivre , qui ne veut point
travailler avant la moisson. Et toi , dit Tertul-
lien ' , tu es trop délicat chrétien, si tu désires les
voluptés même dans le siècle. Notre temps de
délices viendrai^c'est ici le temps d'épreuve et de
pénitence. Les impies ont leur temps dans le
siècle , parce cjue leur félicité ne peut pas être
éternelle : le nôtre est différé après cette vie,
afin qu'il puisse s'étendre dans les siècles des
siècles. Nous devons pleurer ici-bas, pendant
qu'ils se réjouissent : quand l'heure de notre
triomphe .sera venue , ils commenceront à pleu-
rer. Gardons-nous bien de rire avec eux , de peur
de pleurer aussi avec eux : pleurons plutôt avec
les saints , afin de nous réjouir en leur compagnie.
Gémissons en ce monde , comme a fait le pauvre
François : soyons imitateurs de sa pénitence , et
nous serons compagnons de sa gloire. Amen.
• De Spectac. a' 28.
4 se
PANÉGYRIQUE
PANÉGYRIQUE
L'APOTRE SAINT PIERRE.
Divers étals de son amour pour Jésus-Christ. Quelle a été
Ir cause de sa ctiule , el par quels degrés son amour est par-
venu au comble de la perfection.
Simon Joannis y amas me ? Domine, Ui omnia nosli,
tu sois quiaamo te.
Simon, fils de Jean, ra'aimes-tu? Seigneur, vous savez
toutes choses, et vous n'ignorez pas que je vous aime.
joan. XXI, 17.
C'est sans doute , mes frères , un spectacle bien
digne de notre curiosité , que de considérer le
progrès de l'amour de Dieu dans les âmes. Quel
agréable divertissement ne trouve-t-on pas à
contempler de quelle manière les ouvrages de la
nature s'avancent à leur perfection, par un ac-
croissement insensible? Combien ne goiite-t-on
pas de plaisir à observer le succès des arbres qu'on
a entés dans un jardin , l'accroissement des blés ,
le cours d'une rivière! On aime à voir comment
d'une petite source elle va se grossissant peu à
peu , jusqu'à ce qu'elle se déch*;ge en la mer.
Ainsi c'est un saint et innocent plaisir de remar-
quer les progrès de l'amour de Dieu dans les
cœurs. Examinons-les en saint Pierre.
Son amour a été premièrement imparfait ; et
celui qu'il ressentait pour le FilsdeDieu tenaitplus
d'une tendresse naturelle, que de la cbarité di-
vine. Delà vient qu'il était faible, languissant,
et n'avait qu'une ferveur de peu de durée. Ce qu'il
Y avait de plus dangereux , c'est que cette ardeur
inconstante, qui ne le rendait pas ferme, le faisait
superbe et présomptueux : voilà le premier état
de son amour. Mais le faible de cet amour lan-
guissant ayant enfin paru dans sa cbute , cet apô-
tre se défiant de soi-même , se releva de sa ruine ,
plus fort et plus vigoureux par l'humilité qu'il
avait acquise : voilà quel est le second degré. Et
enfin cet amour , qui s'était fortifié par la péni-
tence , fut entièrement perfectionné par le sacrifice
de son martyre. C'est ce qu'il nousfaut remarquer
en la personne de notre apôtre , en observant ,
avant toutes choses , que ce triple progrès nous
est expliqué dans le texte de notre évangile.
Car, n'est-ce pas pour cette raison que Jésus
demande trois fois à saint Pierre : « Pierre, m'ai-
« mes-tu? >' Il ne se contente pas de sa première
réponse : « Je vous aime , dit-il , Seigneur. » Mais
'peut-être que c'est de cet amour faible, dont
l'ardeur indiscrète le transportait avant sa chute :
s'il est ainsi ; ce n'est pas assez. De là vient que
Jésus réitère la même demande ; et il ne se con-
tente pas que Pierre lui réponde encore de même ;
car il ne suffit pas que son amour soit fortifié par
la pénitence, il faut qu'il soit consommé par le
martyre. C'eM pourquoi il le presse plus vivement,
et le disciple lui répond avec une ardeur non
pareille : « Vous savez , Seigneur , que je vouj
« aime. » Tellement que notre Sauveur , voyani
son amour élevé au plus haut degré où il peut
monter en ce monde , il ne l'interroge pas davan-
tage, et il lui dit : <• Suis-moi. » Et où? à la croix ,
où tu seras attaché avec moi : Extendes manus
tuas^ ; marquant par là le dernier effort que peut
faire la charité. Car point de charité plus grande
ici-bas, que celle qui conduit à donner sa vie pour
Jésus-Christ : majorem charitatem nemo habef .
Ainsi paraissent, dans notre évangile, ces trois
états de l'amour que saint Pierre a ressenti pour
le Fils de Dieu : et, suivant les traces de l'Ecri-
ture, nous vous ferons voir aussi , premièremeiit
son amour imparfait et faible par le mélange des
sentiments de la chair ; secondement , son amour
épuré et fortifié par les larmes de la pénitence;
troisièmement, son amour consommé et perfec-
tionné par la gloire du martyre.
PBEMIER POINT.
Il semble que ce soit faire tort à l'amour que
saint Pierre avait pour son Maître, que de dire
qu'il ait été imparfait. Le premier pas qu'il fait ,
c'est de quitter toutes choses pour l'amour d,;
lui : Ecce nos reliquimus omnia^. Et peut-il
témoigner un plus grand amour , que lorsqu'il lui
dit avec tant de force : <<■ A qui irons-nous? vous
« avez les paroles de la vie éternelle : ^'Adquem
ibimits? verba vitœ œtemœ habes^. Toutefois
son amour était imparfait, parce qu'il tenait beau-
coup plus d'une tendresse naturelle qu'il avait
pour Jésus-Christ, que d'une charité véritahte.
Pour l'entendre, il faut remarquer quelle sorte
d'amour Jésus-Christ veut que l'on ait pour lui.
Il ne veut pas que l'on aime simplement sa gloire ,
mais encore son abaissement et sa croix. C'est
pourquoi nous voyons en plusieurs endroits, que
lorsque sa grandeur paraît davantage , il rappelle
aussitôt les esprits au souvenir de sa mort : Loque-
banturde excessii^. C'est de quoi il entretenait,
à sa glorieuse transfiguration , Moïse et Elie :' de
même, en plusieurs endroits de l'Évangile, on
voit qu'il a un soin tout particulier de ne laisser
jamais perdre de vue ses souffrances*^. Ainsi, pour
• Jnnn. XM, 18.
' Joan. XV, 13.
3 Mallh. XIX , 27.
< Joan. VI, 69.
* Luc. IX, 31.
« Voyez le Sermon du nom de Jésus, Vocabis nomea e^'i».
T. U , p. 25S elsuiv.
DE SAINT PIERRE.
4r,7
ï
raimcr d'un nmoiir parfait, il faut surmonter
cette tendresse naturelle, qui voudrait le voir
toujours dans la gloire , alln de prendre un amour
fort et vigoureux, qui puisse le suivre dans Ti-
gnominie. C'est ce que saint Pierre ne pouvait
pas p;oûter. 11 avait de la charité; mais cette
charité était imparfaite, à cause d'une affection
plus basse, qui se mêlait avec elle. C'est ce que
nous voyons clairement au chapitre xvi de saint
Matthieu.
« Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ,
« s'écrie cet apôtre i^Tues Christus, Filins Dei
vivi. Il dit cela , non-seulement avec beaucoup
de lumière, mais avec beaucoup d'ardeur. C'est
pourquoi il est heureux, Beatus, parce qu'il avait
la foi, et la foi opérante par la charité. Cette
ardeur ne tenait rien de la terre; la chair et le
sang n'y avaient aucune part: Caroeisanguisnon
revelavit tibi'. Mais voyons ce qui suit après.
Jésus-Christ voyant sa gloire si hautement
confessée par la bouche de Pierre, conunence,
selon son stjie ordinaire, à parler de ses abais-
sements. « Dès lors il déclara à ses disciples,
« qu'il fallait qu'il souffrit beaucoup, et qu'il fût
« mis à mort : » Exinde ccepit Jésus ostendere
discipulis suis, quoniam oporteret eum multa
pati, et occidi '. Et aussitôt ce même Pierre,
qui avait si bien reconnu la vérité en confessant
la grandeur du Sauveur du monde , ne la peut
plus souffrir dans ce qu'il déclare de sa bassesse.
<» Sur quoi Pierre le prenant à part , se mit à le
« reprendre en lui disant : A Dieu ne plaise ,
« Seigneur ! cela ne vous arrivera pas : » Cœpit
increpnre illum : Absit a te, Domine ! 7ion erit
tibi hoc^. Ne voyez- vous pas , chrétiens, qu'il
n'aime pas Jésus-Christ comme il faut ? Il ne con-
naît pas le mystère du Verbe fait chair, c'est-à-
dire, le mystère dun Dieu abaissé. Il confesse
avec joie ses grandeurs , mais il ne peut suppor-
ter ses humiliations : de sorte qu'il ne l'aime pas
comme Sauveur ; puisque ses abaissements n'ont
pas moins de part à ce grand ouvrage , que sa
grandeur divine et infinie. Quelle est la cause
de la répugnance qu'avait cet apôtre à reconnaî-
tre ce Dieu abaissé? C'était cette tendresse natu-
relle qu'il avait pour le Fils de Dieu, par la-
quelle il le voulait voir honoré à la manière que
les hommes le désirent. C'est pourquoi le Sau-
veur lui dit : « Retire-toi de moi , Satan , tu
« m'es à scandale ; car tu n'as pas le sentiment
« des choses divines , mais seulement de ce qui
« regarde les hommes ^. « Vo\ez l'opposition.
« ytntth. XVI , 17.
» Ibid. 21.
3 Ibtd. îi.
* Ibid. Xi.
Là il dit : Barjona , fils de la colombe : ici , Sa-
tan. Là il dit : Tu es une pierre sur laquelle je
veux bâtir : ici , Tu es une pierre de scandale
pour faire tomber. Là, Caro et sanguis non re-
velavit tibi, sed Pater meus : ici , à l'opposite,
Non sapis ea quœ Dei sitnt, sed ea quœ homi-
num. D'où vient qu'il lui parle si différemment,
sinon à cause de ce mélange qui rend sa charité
imparfaite? Il a de la charité : Caro et sanguis
non revelavit : il a un amour naturel qui ne veut
que de la gloire , et fuit les humiliations : Non
sapis quœ Dei sunt. Cest pourquoi , quand on
prend son Maître , il frappe de son épée , ne pou-
vant souffrir cet affront. Aussi Jésus-Christ lut
dit ' : « Quoi, je ne boirai pas le calice que mon
« Père m'a donné à boire? « Calice m quem de-
dit mihi Pater, non bibatn illum ?
C'est ce mélange d'amour naturel , qui ren-
dait sa charité lente; car cet amour l'embar-
rasse, quoiqu'il semble aller à la même fin.
Comme si vous liez deux hommes ensemble,
dont l'un soit agile et l'autre pesant , et qu'en
même temps vous leur ordonniez de courir dans
la même voie : quoiqu'ils aillent au même but,
néanmoins ils s'embarrassent l'un l'autre; et
pendant que le plus dispos veut aller avec dili-
gence, retenu et accablé par la pesanteur de
l'autre, souvent il ne peut plus avancer, sou-
vent même il tombe , et ne se relève qu'à peine.
Ainsi en est-il de ces deux amours. Tous deux,
ce semble, vont à Jésus-Christ. Celui-là, divin
et céleste , l'aime d'un amour que la chair et le
sang ne peuvent inspirer; et l'autre est porté
pour lui de cette tendresse naturelle, que nous
vous avons tant de fois décrite. Le premier est
lié avec le dernier ; et étant enveloppé avec lui ,
non-seulement il est retardé , mais encore porté
par terre par la pesanteur qui l'arrête.
C'est pourquoi vous voyez l'amour de saint
Pierre, toujours chancelant, toujours variable.
Il voit son Maître, et il se jette dans les eaux
pour venir à lui ; mais un moment après il a
peur, et mérite que Jésus lui dise : Modicœ fi-
dei, quare dubitasti » ? « Homme de peu de foi ,
« pourquoi as-tu douté ? « Quand le Sauveur Kii
prédit sa chute , il se laisse si fort transporter
par la chaleur de son amour indiscret, qu'li
donne le démenti à son Maître ; mais attaqué par
une servante , il le renie avec jurement. Qui est
cause de cette chute , sinon sa témérité? Et qui
l'a rendu téméraire, sinon cet amour naturel
qu'il sentait pour le Fils de Dieu? il s'imaginait
qu'il était ferme , parce qu'il expérimentait qu'il
était ardent; et il ne considérait pas que la fer-
• Joan.wm, il.
' Malth. XIV, 31
4Ô8
PANÉGYRIQUE
meté vient de la grâce , et non pas des efforts de
laiiature : tellement qu'étant tout ensemble et
faible et présomptueux ; déçu par son propre
amour, il promet beaucoup, et surpris par sa
faiblesse, il n'accomplit rien : au contraire, il
renie son Maître ; et pendant que la lâcheté des
autres fait qu'ils évitent la honte de le renier par
celle de leur fuite , le courage faible de saint
Pierre fait qu'il le suit , pour le lui faire quitter
plus honteusement : de sorte qu'il semble que
son amour ne l'engage à un plus grand combat,
que pour le faire tomber d'une manière plus
ignominieuse.
Ainsi se séduisent eux-mêmes, ceux qui n'ai-
ment pas Jésus-Christ selon les sentiments qu'il
demande , c'est-à-dire, qui n'aiment pas sa croix,
qui attendent de lui des prospérités temporelles,
qui le louent quand ils sont contents, qui l'aban-
donnent sur la croix et dans les douleurs. Leur
amour ne vient pas de la charité qui ne cherche
que Dieu, mais d'une complaisancequ'ils ont pour
eux-mêmes : c'est pourquoi ils sont téméraires;
parce que la nature est toujours orgueilleuse ,
comme la charité est toujours modeste. Voilà
les causes de la langueur et ensuite de la chute
de notre apôtre : mais voyons son amour épuré
et fortifié par les larmes de la pénitence.
SECOND POINT.
Saint Augustin nous apprend ' qu'il est utile
aux superbes de tomber , parce que leur chute
leur ouvre les yeux , qu'ils avaient aveuglés par
leur amour-propre. C'est ce que nous voyons en
la personne de notre apôtre. Il a vu que son
amour l'avait trompé. Il se figurait qu'il était
ferme , parce qu'il se sentait ardent, et il se fiait
sur cette ardeur : mais ayant reconnu par expé-
rience que cette ardeur n'était pas constante ,
tant que la nature s'en mêlait, il a pitrifié son
cœur, pour n'y laisser brûler que la charité toute
seule. Et la raison en est évidente : car de même
que dans la comparaison que j'ai déjà faite d'un
homme dispos, qui court dans la même carrière
avec un autre pesant et tardif, l'expérience ayant
appris au premier que le second l'empêche et le
fait tomber, l'oblige aussi à rompre les liens qui
l'attachaient avec lui : ainsi l'apôtre saint Pierre
ayant reconnu que le mélange des sentiments
naturels rendait sa charité moins active, et enfin
en avait éteint toute la lumière , il a séparé bien
loin toutes ces affections qui venaient du fond
de la nature , pour laisser aller la charité toute
seule. Que me sert, disait-il en pleurant amère-
jnent sa chute honteuse , que me sert cette ar-
• peCtvu. Dci .ib. mt, cjp. xiu, t. v», col. ".im.
deur indiscrète , à laquelle je me suis laissé sé-
duire? Il faut éteindre ce feu volage, qui s'exhale
par son propre effort, et se consume par sa propre
violence, et ne laisser agir en mon âme que celui
de la charité, qui s'accroît continuellement par
son exercice. C'est ce qui lui fait dire , aussi bien
qu'à son collègue saint Paul : « Si nous avons
« connu Jésus-Christ selon la chair, mairitenant
« nous ne le connaissons plus de cette sorte : »
Et si cognovimus secundum. carnem Christum,
sed nunc jam non novimus ». La chair, qui se
plaît dans la pompe du monde , ne veut voir Jé-
sus-Christ que dans sa gloire, et ne peut suppor-
ter son ignominie. Mais la charité ne l'aime pas
moins sur le Calvaire que sur le Thabor; et je
devais avoir dit du premier ce que j'ai dit auti-e-
fois de l'autre : Il « nous est bon d'être ici ; »
Bonum est nos hic esse \
Voilà donc saint Pierre changé, et sa chute
l'a rendu savant. Car sachant qu'un empire très-
noble et très-souverain était préparé à notre Sau-
veur, il ne pouvait comprendre qu'il le pût
jamais conserver au milieu des ignominies, aux-
quelles il disait si souvent lui-même que sa sainte
humanité était destinée : si bien que ne pouvant
concilier ces deux vérités, le désir ardent qu'il
avait de voir Jésus-Christ régnant, l'empêchait
de reconnaître Jésus-Christ souffrant. Mais sa
chute l'a désabusé de cette erreur : car dans la
chaleur de son crime, ayant senti son cœur
amolli par un seul regard de son Maître, il est
convaincu par sa propre expérience qu'il n'a rien
perdu de sa puissance , pour être entre les mains
des bourreaux. Il voit ce Jésus méprisé, ce Jésus
abandonné aux soldats, régner en victorieux sur
les cœurs les plus endurcis. Il croyait qu'il per-
drait son empire parmi les supplices ; et il sent
par expérience que jamais il n'a régné plus ab-
solument. Ses yeux, quoique déjà tout meurtris ,
ne laissent pas , par un seul regard , de faire cou-
ler des larmes amères. Ainsi , persuadé par sa
chute , et par les larmes de sa pénitence , que le
royaume de Jésus-Christ se conserve et s'établit
par sa croix, il purifie son amour par cette pen-
sée ; et lui, qui avait tant de répugnance à con-
sidérer Jésus-Christ en croix, reconnaît avec une
fermeté incroyable, que son règne et son pouvoir ,
est en la croix. « Que toute la maison d'Israël
« sache donc très-certainement, que Dieu a fait Sei-
« gneur et Christ ce Jésus que vous avez cruci-
« fié : » Certissime sciât crgo omnis domus Is-
raël, quia et Dominum eum et Christum fecii
Deiis, hune Jesum auem vos intoremistis '.
' II. Cor. y, 16.
2 Matth. XVII, i.
3 ^c^.u,. 'J6.
DE SAINT PIERRE.
460
Voilà donc saint Pierre changé, le voilà forti-
fié par la pénitence. Son amour n'est plus faible,
parce qu'il n'est plus présomptueux ; et il n'est
plus présomptueux, parce que ce n'est plus un
amour mêlé des inclinations naturelles , mais une
charité toute pure, laquelle, comme dit saint,
Paul ' , n'est jamais superbe ni ambitieuse. Cet
amour imparfait et son orgueil tout ensemble ont
été brisés par sa chute ; et étant devenu humble ,
il devient ensuite invincible. 11 n'avait pas eu la
force de résister à une servante , et le voilà qui
tient tête à tous les magistrats de Jérusalem. Là ,
il n'ose pas confesser son Maître; ici, il répond
constamment que non-seulement il ne veut pas ,
mais encore qu'il ne peut pas refuser sa voix pour
rendre témoignage à sesvérités : Non possumus ».
Comme un soldat , qui dans le commencement du
combat ayant été surpris par la crainte , se serait
abandonné à la fuite , tout à coup rougissant de sa
faiblesse , et piqué d'une noble honte et d'une juste
indignation contre son courage qui lui a manqua,
revient à la mêlée fortifié par sa défaite ; et pour
réparer sa première faute, il se jette où le péril
est le plus certain : ainsi l'apôtre saint Pierre, pro-
fondément humilié de sa chute , et pénétré de la
plus vive douleur de son infidélité envers son divin
Maître, ne craint pas de s'exposer à tous les ef-
fets de la haine et de la fureur des Juifs, pour
lui témoigner la sincérité de son repentir, et lui
prouver l'ardeur de son zèle. Apprenons donc que
la pénitence nous doit donner de nouvelles forces
pour combattre le péché, et faire régner Jésus-
Christ sur nos cœurs. C'est par là que nous mon-
trerons la vérité de notre douleur, et que notre
amour allant toujours se perfectionnant parmi
nos victoires et nos sacrifices , pourra être enfin à
jamais affermi , comme celui du saint apôtre , par
le dernier effort d'une charité insurmontable.
TKOISIÈME POINT.
Petre, amas me? « Pierre, m'aimez- vous? »
Jésus- Christ l'interroge trois fois , pour montrer
que la charité est une dette qui ne peut jamais
être entièrement acquittée , et que ce divin Maître
ne laisse pas d'exiger dans le temps même que
l'on la paye , parce que cette dette est de nature
qu'elle s'accroît en la payant. Pierre , depuis le
moment de sa conversion, pour acquitter digne-
ment cette dette, n'a cessé de croître dans l'a-
mour de son divin Maître ; et son amour, par ces
différents progrès, est enfin parvenu à un degré
si éminent , qu'il ne saurait atteindre ici-bas à
une plus haute perfection.
I. Cor. XIII ,4,5.
' 4ct. IV, 20.
C'est à cette heure que notre apôtre est fondé
plus que jamais à répondre au divin Sauveur :
'- Vous savez que je vous aime; » puisque son
amour, mis à la plus grande épreuve queJliomme
puisse porter, triomphe des tourments et de la
mort même. Ni l'attache à la vie , ni l'opprobre
d'un supplice ignominieux , ni la douleur d'un
martyre cruel et long , ne peuvent ralentir son
ardeur. Que dis-je? ils ne servent qu'à l'animer
de plus en plus , par le désir dont son cœur est
possédé de se sacrifier pour celui qu'il aime si for-
tement : et loin de trouver rien de trop pénible
dans l'amertune de ses souffrances , il veut encore
y ajouter de son propre mouvement une circons-
tance non moins dure , pour exprimer plus vive-
ment les sentiments de son profond abaissement
devant son Maître, pour lui faire comme une
dernière amende honorable de ses infidélités pas-
sées , et l'adorer dans le plus parfait anéantisse-
ment de lui-même. Tant il est vrai que l'amour
de saint Pierre est à présent aussi fort que la mort,
que son zèle est inflexible comme l'enfer, que ses
lampes sont des lampes de feu , que sa flamme
est toute divine ; et que , s'il a succombé autrefois
à la plus faible épreuve, désormais les grandes
eaux ne pourront l'éteindre , et les fleuves de tou-
tes les tent^ions réunies n'auront point la force
de l'étouffer'.
Quel contraste , mes frères , entre nous et ce
grand apôtre î Si Jésus-Christ nous demandait ,
ainsi qu'à lui : « M'aimez-vous? » Amas mePqyxi
répondra : Seigneur, je vous aime ? Tous le diront;
mais prenons garde. L'hypocrisie le dit ; mais c'est
une feinte. Le présomption le dit ; mais c'est une
illusion. L'amour du monde le dit; mais c'est un
intérêt, qui n'aime Jésus-Christ que pour être
heureux sur la terre. Qui sont ceux qui le disent
véritablement? Ceux qui l'aiment jusque sur la
croix ; ceux qui sont prêts à tout perdre pour lui
demeurer fidèles, à tout souffrir pour être con-
sommés dans son amour.
' Can/. viii,6,7.
4eo
PANÉGYRIQUE
PANÉGYRIQUE
• L'APOTRE SAINT PAUL.
Comment le grand apôtre dans ses prédications , dans ses
coml)ats, dans le gouvernement ecclésiastique, est-il toujours
Ciihle , et tiiomplie-t-il de tous les oljstacles par ses failjlesses
UHinies.
Placco mihi , in injlrmitatihus meis : cum enim infir-
mor, tune potens sum.
Je ne me plais que dans mes faiblesses : car lorsque je me
sens faible, c'est alors que je suis puissant. //. Cor.
XII, 40.
Dans le dessein que je me propose de faire au-
jourd'hui le panégyrique du plus illustre des pré-
dicateurs, et du plus zélé des apôtres , je ne puis
vous dissimuler que je me sens moi-môme étonné
de la grandeur de mon entreprise. Quand je rap-
pelle à mon souvenir tant de peuples que Paul a
conquis , tant de travaux qu'il a surmontés , tant
de mystères qu'il a découverts , tant d'exemples
qu'il nous a laissés d'une charité consommée, ce
sujet me paraît si vaste , si relevé , si majestueux,
que mon esprit se trouvant surpris , ne sait ni où
s'arrêter dans cette étendue , ni que tenter dans
cette hauteur, ni que choisir dans cette abondance;
et j'ose bien me persuader qu'un ange même ne
suffirait pas , pour louer cet homme du troisième
ciel.
Mais ce qui m'étonne le plus , c'est que cet
amour mêlé de respect que je sens pour le divin
Paul, et duquel j'espérais de nouvelles forces
dans un ouvrage qui tend à sa gloire , s'est tourné
ici contre moi , et a confondu longtemps mes pen-
sées ; parce que , dans la haute idée que j'avais
conçue de l'apôtre, je ne pouvais rien dire qui
lui k\t égal , et il ne me permettait rien qui fût
au-dessous.
Que me reste-t-il donc, chrétiens, après vous
avoir confessé ma faiblesse et mon impuissance,
sinon de recoo/ir à celui qui a inspiré à saint
Paul les paroles que j'ai rapportées : Cum infir-
mor, tune potens sum, « Je suis puissant, Iprs-
« que je suis faible? » Après ces beaux mots de
mon grand apôtre , il ne m'est plus permis de me
plaindre; et je ne crains pas de dire avec lui,
que «je me plais dans cette faiblesse, » qui me pro-
met un secours divin : Placeo mihi in infirmifa-
tibus. Mais pour obtenir cette grâce , il nous faut
encore recourir à celle dans laquelle le mystère
ne s'est accompli qu'après qu'elle a reconnu qu'il
passait ses forces; c'est la bienheureuse Maris,
que nous saluerons en disant, Ave.
Parmi tant d'actions glorieuses, et tant de choses
extraordinaires , qui se présentent ensemble à ma
vue , quand je considère l'histoire de l'incompa-
rable docteur des Gentils , ne vous étonnez pas ,
chrétiens , si laissant à part ses miracles et ses
hautes révélations , et cette sagesse toute divine
et vraiment digne du troisième ciel , qui paraît
dans ses écrits admirables , et tant d'autres sujets
illustres qui rempliraient d'abord vos esprits de
nobles et magnifiques idées , je me réduis à vous
faire voir les infirmités de ce grand apôtre, et si
c'est sur ce seul objet que je vous prie d'arrêter
vos yeux. Ce qui m'a porté à ce choix , c'est que
devant vous prêcher saint Paul , je me suis senti
obligé d'entrer dans l'esprit de saint Paul lui-
même, et de prendre ses sentiments. C'est pourq uoi
l'ayant entendu nous prêcher avec tant de zèle ,
cfu'il ne se glorifie que dans ses faiblesses, et que
ses infirmités font sa force : Cum enim infirmer,
tune potens sum , je suis les mouvements qu'il
m'inspire , et je médite son panégyrique , en tâ-
•liant de vous faire voir ces faiblesses toutes puis-
santes , par lesquelles il a établi l'Église , renversé
la sagesse humaine, et captivé tout entendement
sous l'obéissance de Jésus-Christ.
Entrons donc, avant toutes choses, dans le sens
de cette parole , et examinons les raisons pour
lesquelles le divin Paul ne se croit fort que dans
sa faiblesse : c'est ce qu'il m'est aisé de vous faire
entendre. Il se souvenait , chrétiens , de son Dieu
anéanti pour l'amour des hommes ; il savait que
si ce grand monde , et ce qu'il enferme en son
vaste sein , est l'ouvrage de sa puissance, il avait
fait un monde nouveau , un monde racheté par
son sang , et régénéré par sa mort , c'est-à-dire ,
sa sainte Eglise , qui est l'œuvre de sa faiblesse.
C'est ce que regarde saint Paul ; et après ces gran-
des pensées, il jette aussitôt les yeux sur lui-
même. C'est là qu'il admire sa vocation : il se
voit choisi dès l'éternité , pour être le prédicateur
des Gentils; et comme l'Église doit être formée
de ces nations infidèles , dont il est ordonné l'a-
pôtre , il s'ensuit manifestement qu'il est le prin-
cipal coopérateur de la grâce de Jésus-Christ dans
l'établissement de l'Église.
Quels seront ses sentiments , chrétiens , dans
une entreprise si haute, où la Providence l'ap-
pelle? l'exécutera-t-il par la force? Mais, outre
que la sienne n'y peut pas suffire , le Saint-Esprit
lui a fait connaître que la volonté du Père céleste,
c'est que cet ouvrage divin soit soutenu par l'in-
ia-mité : « Dieu , dit-il ' , a choisi ce qui est in-
« firme, pour détruire ce qui est puissant. « Par
conséquent , que lui rcste-t-il , sinon de consacrer
au Sauveur une faiblesse soumise et obéissante^
» 1. Cur. 1,27.
DE SAINT PAUL.
461
I
et lie confesser son infirmité; afin d'être le digne
ministre de ce Dieu , qui étant si fort par nature,
s'est fait infirme pour notre salut? Voilà donc la
raison solide pour laquelle il se considère comme
un instrument inutile , qui n'a de vertu ni de force
qu'à cause de la main qui l'emploie ; et c'est pour
cela, chrétiens, qu'il triomphe dans son impuis-
sance , et qu'en avouant qu'il est faible , il ose dire
qu'il est tout-puissant: Cumenim infirmor, tune
potens sum.
Mais pour nous convaincre par expérience de
la vérité qu'il nous prêche , il faut voir ce grand
homme dans trois fonctions importantes du mi-
nistère qui lui est commis. Car ce n'est pas mon
dessein, messieurs, de considérer aujourd'hui
saint Paul dans sa vie particulière : je me propose
de le regarder dans les emplois de l'apostolat , et
je les réduis à trois chefs ; la prédication , les
combats, le gouvernement ecclésiastique.
Entendez ceci, chrétiens, et voyez la liaison
nécessaire de ces trois obligations dont le charge
son apostolat. Car il fallait premièrement établir
l'Église , et c'est ce qu'a fait la prédication : mais
d'autant que cette Église naissante devait être
dès son berceau attaquée par toute la terre , en
même temps qu'on l'établissait, il fallait se pré-
parer à combattre ; et parce qu'un si grand éta-
blissement se dissiperait de lui-même, si les es-
prits n'étaient bien conduits , après avoir si bien
soutenu TÉglise contre ceux qui l'attaquaient au
dehors, il fallait la maintenir au dedans par le
bon ordre de la discipline. De sorte que la pré-
dication devait précéder , parce que la foi com-
mence par l'ouïe : après, les combats devaient
suivre ; car aussitôt que l'Évangile parut, les per-
sécutions s'élevèrent : enfin le gouvernement ec-
clésiastique devait assurer les conquêtes, en tenant
les peuples conquis dans l'obéissance par une
police toute divine.
C'est , mes frères , à ces trois choses que se rap-
portent tous les travaux de l'apôtre ; et nous le
pouvons aisément connaître par le récit qu'il en
fait lui-même dans ce merveilleux chapitre on-
zième de la seconde aux Corinthiens. Il raconte
premièrement ses fatigues et ses voyages labo-
rieux : et n'est-ce pas la prédication qui les lui
faisait entreprendre, pour porter par toute la
terre l'Évangile du Fils de Dieu? Il raconte aussi
ses périls , et tant de cruelles persécutions qui
ont éprouvé sa constance ; et voilà quels sont ses
combats. Enfin , il ajoute à toutes ses peines les
inquiétudes qui le travaillaient dans le soin de
conduire toutes les Églises : Solliciludo omnium
ficclesiarum • ; et c'est ce qui regarde le gou-
vernement.
• I[. Cor.\i, 28.
Ainsi, vous voyez en peu de paroles tout ce
qui occupe l'esprit de saint Paul : il prêche, H
combat, il gouverne; et , mess eui-s, le pourrez-
vous croire? il est faible dans tous ces emplois.
Et premièrement , il est assuré que saint Paul est
fiûble en prêchant , puisque sa prédication n'est
pas appuyée, ni sur la force de l'éloquence, ni
sur ces doctes raisonnements que la philosophie
a rendus plausibles : Non in persuasibilibus hu-
manœ sapientiœ verhis^. Secondement, il n'est
pas moins clair qu'il est faible dans les combats ;
puisque, lorsque tout le monde l'attaque, il ne
résiste à ses ennemis qu'en s'abandonnant à leur
violence: Facti sumus sicut oves occisionis* : il
est donc faible en ces deux états. Mais peut-être
que parmi ses frères , où la grâce de l 'apostolat
et l'autorité du gouvernement lui donnent un
rang si considérable, ce grand homme paraîtra
plus fort? Non , fidèles , ne le croyez pas : c'est là
que vous le verrez plus infirme. Il se souvient
qu'il est le disciple de celui qui a dit dans son
Évangile, qu'il n'est pas venu pour être servi,
mais afin de servir lui-même ^ : c'est pourquoi il
ne gouverne pas les fidèles , en leur faisant sup-
porter le joug d'une autorité superbe et impé-
rieuse; mais il les gouverne par la charité, en
se faisant infirme avec eux , Factus sum infir-
misinjinnus, et se rendant serviteur de tous.
Omnium me servumfeci^. Il est donc infirme
partout, soit qu'il prêche, soit qu'il combatte,
soit qu'il gouverne le peuple de Dieu par l'auto-
rité de l'apostolat; et ce qui est de plus admira-
ble, c'est qu'au milieu de tant de faiblesse, il
nous dit d'un ton de victorieux, qu'il est fort,
qu'il est puissant, qu'il est invincible : Cum
enim infirmor, tune potens sum.
Ah ! mes frères , ne voyez- vous pas la raison
qui lui donne cette hardiesse? C'est qu'il sent qu'il
est le ministre de ce Dieu, qui se faisant faible n'a
pas perdu sa toute-puissance. Plein de cette haute
I pensée, il voit sa faiblesse au-dessus de tout. Il
croit que ses prédications persuaderont, parce
1 qu'elles n'ont point de force pour persuader; il
croit qu'il surmontera dans tous les combats, parce
I qu'il n'a point d'armes pour se défendre; il croit
, qu'il pourra tout sur ses frères dans l'ordre du
gouvernement ecclésiastique , parce qu'il s'abais-
I sera à leurs pieds , et se rendra l'esclave de tous
j par la servitude de la charité. Tant il est vrai que
j dans toutes choses il est puissant en ce qu'il est
faible , puisqu'il met la force de persuader dans
la simplicité du discours, puisqu'il n'espère vain-
' I. Cor. Il , ♦
' Rom. \in, 36.
3 Miitih. XX, 28.
♦ 1. Cor. IX, 19, 23.
462 PANÉGYRIQUE
ore qu'en souffrant, puisqu'il fonde sur sa servi-
tude toute l'autorité de son ministère. Voilà,
messieurs, trois infirmités, dans lesquelles je pré-
tends montrer la puissance du divin apôtre :
soyez, s'il vous plaît, attentifs, et considérez
dans ce premier point la faiblesse victorieuse de
ses prédications toutes simples.
PREMIER POINT.
Je ne puis assez exprimer combien grand, com-
bien admirable est le spectacle que je vous pré-
pare dans cette première partie. Car ce que les
plus grands hommes de l'antiquité ont souvent
désiré de voir, c'est ce que je dois vous représen-
ter : saint Paul préchant Jésus-Christ au monde,
et convertissant les cœurs endurcis par ses divi-
nes prédications. Mais n'attendez pas , chrétiens ,
de ce céleste prédicateur, ni la pompe ni les or-
nements dont se pare l'éloquence humaine. Il est
trop grave et trop sérieux pour rechercher ces
délicatesses ; ou, pour dire quelque chose de plus
chrétien et de plus digne du grand apôtre, il est
trop passionnément amoureux des glorieuses bas-
sesses du christianisme , pour vouloir corrompre
par les vanités de l'éloquence séculière la vénéra-
blesimplicité de l'Évangile de Jésus-Christ. Mais,
afin que vous compreniez quel est donc ce pré-
dicateur, destiné par la Providence pour con-
fondre la sagesse humaine, écoutez la description
que j'en ai tirée de lui-même dans la première
aux Corinthiens.
Trois choses contribuent ordinairement à ren-
dre un orateur agréable et efficace ; la personne
de celui qui parle, la beauté des choses qu'il traite,
la manière ingénieuse dont il les explique : et la
raison en est évidente; car l'estime de l'orateur
prépare une attention favorable , les belles choses
nourrissent l'esprit, et l'adresse de les expliquer
d'une manière qui plaise les fait doucement en-
trer dans le cœur. Mais de la manière que se re-
présente le prédicateur dont je parle, il est bien
aisé déjuger qu'il n'a aucun de ces avantages.
Et premièrement, chrétiens, si vous regardez
sou extérieur, il avoue lui-même que sa mine n'est
point relevée : Prœsefitia corporis infirma • ; et
si vous considérez sa condition, il est pauvre, il
est méprisable , et réduit à gagner sa vie par
l'exercice d'un art mécanique. De là vient qu'il
dit aux Corinthiens : « J'ai été au milieu de vous
« avec beaucoup decrainte etd'infirmités ' : » d'où
il est aisé de comprendre combien sa personne
était méprisable. Chrétiens, quel prédicateur pour
convertir tant de nations!
Mais peut-être que sa doctrine scrn si plau-
> II. Cor.Xy 10
» l. Coi: ii , vi-
sible et si belle, qu'elle donnera du crédit à cet
homme si méprisé. Non, il n'en est pas de la sorte :
« 11 ne sait, dit-il, autre chose que son Maître
« crucifié : » Non judicavi niescire aliquidinter
vos , nisi Jesum Christum et hune erucifixxim ' :
c'est-à-dire , qu'il ne sait rien que ce qui choque,
que ce qui scandalise, que ce qui paraît folie et
extravagance. Comment donc peut-il espérer que
ses auditeurs soient persuadés? Mais, grand Paul,
si la doctrine que vous annoncez est si étrange et
si difficile, cherchez du moins des termes polis,
couvrez des fleurs de la rhétorique cette face hi-
deuse de votre Évangile , et adoucissez son aus-
térité par les charmes de votre éloquence, A Dieu
ne plaise, répond ce grand homme , que je mêle
la sagesse humaine à la sagesse du Fils de Dieu :
c'est la volonté de mon Maître que mes paroles
ne soient pas moins rudes que ma doctrine paraît
incroyable : Non inpersuasibilibus humanœ sa-
pientiœ verbis ^. C'est ici qu'il nous faut entenri :e
les secrets de la Providence. Élevons nos esprits,
messieurs , et considérons les raisons pour les-
quelles le Père céleste a choisi ce prédicateur sans
éloquence et sans agrément, pour porter par toute
la terre, aux Romains , aux Grecs , aux Barbares,
aux petits, aux grands, aux rois même l'Évangile
de Jésus-Christ.
Pour pénétrer un si grand mystère , écoutez le
grand Paul lui-même , qui, ayant représenté aux
Corinthiens combien ses prédications avaient été
simples , en rend cette raison admirable : c'est ,
dit-il , que « nous vous prêchons une sagesse qui
« est cachée , que les princes de ce monde n'ont
« pas reconnue : « Sapientiam quœ abscondita
est^. Quelle est cette sagesse cachée? Chrétiens,
c'est Jésus-Christ même. 11 est la sagesse du père ;
mais il est une sagesse incarnée , qui , s'étant cou-
verte volontairement de l'infirmité de la chair,
s'est cachée aux grands de la terre par l'obscurité
de ce voile. C'est donc une sagesse cachée ; et
c'est sur cela que s'appuie le raisonnement de l'a-
pôtre. Ne vous étonnez pas , nous dit-il , si prê-
chant une sagesse cachée, mes discours ne sont
point ornés des lumières de l'éloquence. Cette
merveilleuse faiblesse, qui accompagne la prédi-
cation , est une suite de l'abaissement par lequel
mon Sauveur s'est anéanti ; et comme il a été hum-
ble en sa personne , il veut l'être encore dans son
Évangile,
Admirable pensée de l'apôtre , et digne certai-
nement d'être méditée. Mettons-la donc dans un
plus grand jour, et supposons avant toutes cho-
ses que le Fils éternel de Dieu avait résolu da
' I. Cor. II. 2.
î Jbid. 4.
- i. Cor.n, 7.
DE SAINT PAUL.
463
paraître au\ hommes en deux différentes maniè-
res. Premièrement , il devait paraître dans la vé-
rité de sa chair : secondement, il devait paraître
dans la vérité de sa parole. Car, comme il était
le Sauveur de tous, il devait se montrer à tous.
Par conséquent , il ne suffit pas qu'il paraisse en
un coin du monde : il faut qu'il se montre par
tous les endroits où la volonté de son Père lui a
préparé des fidèles : si hien que ce même Jésus ,
qui n'a paru que dans la Judée par la vérité de
sa chair, sera porté par toute la terre par la vé-
rité de sa parole.
C'est pourquoi le gi*and Origène n'a pas craint
de nous assurer que la parole de l'Évangile est
une» espèce de second corps que le Sauveur a pris
pour notre salut. Paiiis quem Dominus corpus
suum esse clicit, verbum estnutritoriuin anima-
rum '.Qu'est-ce à dire ceci , chrétiens? et quelle
ressemblance a-t-il pu trouver entre le corps de
notre Sauveur et la parole de son Évangile? Voici
le fond de cette pensée : c'est que la sagesse éter-
nelle, qui est engendrée dans le sein du père,
sest rendue sensible en deux sortes. Elle s'est ren-
«iue sensible en la clmir qu'elle a prise au sein de
-Marie; et elle se rend encore sensible par les
Écritures divines et par la parole de l'Évangile :
tellement que nous pouvons dire que cette parole
et ces Écritures sont comme un second corps
qu'elle prend, pour paraître encore à nos jeux.
C'est là en effet que nous la voyons : ce Jésus ,
qui a conversé avec les apôtres , vit encore pour
nous dans son Évangile^ et il y répand encore,
pour notre salut , la parole de vie éternelle.
Après cette belle doctrine , il est bien aisé de
comprendre que la prédication des apôtres , soit
qu'elle sorte toute vivante de la bouche de ces
grands hommes, soit qu'elle coule dans leurs
écrits, pour y être portée aux âges suivants, ne
doit rien avoir qui éclate. Car, mes frères, n'en-
tendez-vous pas , selon la pensée de saint Paul ,
que ce Jésus , qui nous doit paraître et dans sa
chair et dans sa parole , veut être humble dans
l'une et dans l'autre?
De là ce rapport admirable entre la personne
de Jésus-Christ et la parole qu'il a inspirée. Lac
est credentibus , cibus est intelligentibus. La
chair qu'il a prise a été infirme , la parole qui le
prêche est simple : nous adorons en notre Sau-
veur la bassesse mêlée avec la grandeur. Il en est
ainsi de son Écriture, tout y est grand, et tout j
y est bas ; tout y est riche , et tout y est pauvre ;
et en l'Évangile , comme en Jésus-Christ , ce que
l'on voit est faible, et ce que l'on croit est divin.
Il y a des lumières dans l'un et dans l'autre ; mais
• JnMatt/i. Comm. n" 85, t. m, p. 898.
CCS lumières dans l'un et duis l'autre sont enve-
loppées de nuages : en Jésus, par l'infirmfté de
la chair; et en l'Écriture divine, par la simplicité
de la lettre. C'est ainsi que Jésus veut être prê-
ché, et il dédaigne pour sa parole, aussi bien que
pour sa personne, tout ce que les hommes admi-
rent.
N'attendez donc pas de l'apôtre, ni qu'il vienne
flatter les oreilles par des cadences harmonieu-
ses, ni qu'il veuille charmer les esprits par de
vaines curiosités. Écoutez ce qu'il dit lui-même :
« Nous prêchons unesagessecachée;nousprêchons
« un Dieu crucifié. » Ne cherchons pas de vains
oraements à ce Dieu , qui rejette tout l'éclat du
monde. Si notre simplicité déplaît aux superbes,
qu'ils sachent que nous voulons leur déplaire, que
Jésus-Christ dédaigne leur faste insolent , et qu'il
ne veut être connu que des humbles. Abaissons-
nous donc à ces humbles; faisons-leur des pré-
dications , dont la bassesse tienne quelque chose
de l'humiliation de la croix, et qui soient dignes
de ce Dieu qui ne veut vaincre que par la fai-
blesse.
C'est pour ces solides raisons que saint Paul
rejette tous les artifices de la rhétorique. Son
discours , bien loin de couler avec cette douceur
agréable , avec cette égalité tempérée que nous
admirons dans les orateurs , paraît inégal et sans
suite à ceux qui ne l'ont pas assez pénétré ; et les
délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreil-
les fines, sont offensés de la dureté de son style
irrégulier. Mais, mes frères, n'en rougissons pas.
Le discours de l'apôtre est simple ; mais ses pen-
sées sont toutes divines. S'il ignore la rhétorique,
s'il méprise la philosophie, Jésus-Christ Initient
lieu de tout ; et son nom qu'il a toujours à la bou-
che , ses mystères qu'il traite si divinement , ren-
dront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet
ignorant dans l'art de bien dire , avec cette locu-
tion rude, avec cette phrase qui sent l'étranger,
il ira en cette Grèce polie , la mère des philosophes
et des orateurs ; et malgré la résistance du monde ,
il y établira plus d'Églises , que Platon n'y a ga-
gné de disciples par cette éloquence qu'on a crue
divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus
savant de ses sénateurs passera de l'Aréopage en
l'école de ce Barbare. Il poussera encore plus loin
ses conquêtes , il abattra aux pieds du Sauveur
la majesté des faisceaux romains en la personne
d'un proconsul, et il fera trembler dans leurs
tribunaux les juges devant lesquels on le cite.
Rome même entendra sa voix ; et un jour cette
ville maîtresse se ti-'^ndra bien plus honorée d'une
lettre du style de Paul , adressée à ses citoyens ,
que de tant de fameuses harangues qu'elle a ente»
dues de son Cicéron.
4GJ PANÉGYRIQUE
Et d'où vient cela, chrétiens? C'est que Paul
a des moyens pour persuader que la Grèce n'en-
seigne pas, et que Rome n'a pas appris. Une
puissance surnaturelle, qui se plaît de relever ce
que les superbes méprisent, s'est répandue et
mêlée dans l'auguste simplicité de ses paroles.
De là vient que nous admirons dans ses admi-
rables Épîtres une certaine vertu plus qu'humaine,
qui persuade contre les règles , ou plutôt qui ne
persuade pas tant, qu'elle captive les entende-
ments; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui
porte ses coups droit au cœur. De même qu'on
voit un grand fleuve qui retient encore , coulant
dans la plaine, cette force violente et impétueuse,
qu'il avait acquise aux montagnes d'où il tire sou
origine ; ainsi cette vertu céleste , qui est contenue
dans les écrits de saint Paul, même dans cette
simplicité, de style conserve toute la vigueur
qu'elle apporte du ciel, d'où elle descend.
C'est par cette vertu divine que la simplicité
de l'apôtre a assujetti toutes choses. Elle a ren-
versé les idoles, établi la croix de Jésus, per-
suadé à un roillion d'horames de mourir pour en
défendre la gloire; enfln, dans ses admirables
Épîtres, elle a expliqué de si grands secrets,
qu'on a vu les plus sublimes esprits , après s'être
exercés longtemps dans les plus hautes spécula-
tions où pouvait aller la philosophie, descendre
de cette vaine hauteur, où ils se croyaient élevés,
pour apprendre à bégayer humblement dans l'é-
cole de Jésus-Christ, sous la discipline de Paul.
Aimons donc, aimons, chrétiens , la simplicité
de Jésus; aimons l'Évangile avec sa bassesse,
aimons Paul dans son style rude , et profitons
d'un si grand exemple. Ne regardons pas les pré-
dications comme un divertissement de l'esprit;
n'exigeons pas des prédicateurs les agréments de
la rhétorique , mais la doctrine des Écritures. Que
si notre délicatesse, si notre dégoût les contraint
à chercher des ornements étrangers , pour nous
attirer par quelque moyen à l'Évangile du sau-
veur Jésus ; distinguons l'assaisonnement , de la
nourriture solide. Au milieu des discours qui
plaistnt, ne jugeons rien de digne de nous que
les enseignements qui édifient; et accoutumons-
nous tellement à aimer Jésus-Christ tout seul
dans la pureté naturelle de ses vérités toutes sain-
tes , que nous voyions encore régner dans l'Église
cette première simplicité , qui a fait dire au divin
apôtre : Cum infirmor, tune potens sum : « Je
« suis puissant, parce que je suis faible; » mes
discours sont forts, parcequ'ils sont simples ; c'est
leur simplicité innocente qui a confondu la sa-
gesse humaine. Mais , grand Paul , ce n'est pas
assez : la puissance vient au secours de la îausse
sagesse; je vois les persécuteurs qui s'élèvent.
Après avoir fait des discours , où votre simplicité
persuade, il faut vous préparer aux combats,
où votre faiblesse triomphe; c'est ma seconde
partie.
SECOND POINT.
C'est donc un décret de la Providence, que
pour annoncer Jésus Christ les paroles ne suffi-
sent pas : il faut quelque chose de plus violent
pour persuader le monde endurci. Il faut lui par-
ler par des plaies, il faut l'émouvoir par du sang;
et c'est à force de souffrir, c'est par les supplices ,
que la religion chrétienne doit vaincre sa dureté
obstinée C'est, messieurs, cette vérité, c'est cette
force persuasive du sang épanché pour le Fils de
Dieu , qu'il faut maintenant vous faire compren-
dre par l'exemple du divin apôtre ; mais pour cela,
remontons à la source.
Je suppose donc, chrétiens, qu'encore que la
parole du Sauveur des âmes ait une efficace di-
vine, toutefois sa force de persuader consiste
principalement en son sang ; et vous le pouvez
aisément comprendre par l'histoire de son Évan-
gile. Car qui ne sait que le Fils de Dieu , tant
qu'il a prêché sur la terre, a toujours eu peu de
sectateurs, et que ce n'est que depuis sa mort
que les peuples ont couru à ce divin Maître?
Quel est, messieurs , ce nouveau miracle? Méprisé
et abandonné pendant tout le cours de sa vie, il
commence à régner après qu'il est mort. Ses pa-
roles toutes divines, qui devaient lui attirer les
respects des hommes , le font attacher a un bois
infâme ; et l'ignominie de ce bois , qui devait
couvrir ses disciples d'une confusion éternelle,
fait adorer par tout l'univers les vérités de son
Évangile. N'est-ce pas pour nous faire entendre
que sa croix, et non ses paroles, devait émouvoir
les cœurs endurcis , et que sa force de persuader
était en son sang répandu, et dans ses cruelles
blessures?
La raison d'un si grand mystère mériterait
bien d'être pénétrée, si le sujet que j'ai à traiter
me laissait assez de loisir pour la mettre ici dans
son jour. Disons seulement en peu de parole» ,
que le Fils de Dieu s'était incarné, afin de por-
ter sa parole en deux endroits différents : il de-
vait parler à la terre, et il devait encore parler
au ciel. Il devait parler à la terre par ses divines
prédications ; mais il avait aussi à parler au ciel
par l'effusion de son sang, qui devait fléchir sa
rigueur, en expiant les péchés du monde. C'est
pourquoi l'apôtre saint Paul dit que « le sang du
« sauveur Jésus crie bien mieux que celui d'A-
« bel : >' Melius damantem quam Abel'; parce
' Hcb. xu, 24.
DE SAINT PAUL.
4ùi
qtip 1p sang d'Abcl demande vengeance, et le
sang de notre Sauvein- fait descendre la miséri-
corde. Jésus-Christ devait donc parler a son Pcre,
i.ussi bien qu'aux liommes; au ciel, aussi bien
qu'à la terre.
Mais il faut remarquer ici un secret de la Pro-
vidence : c'est que c'était au ciel qu'il fallait par-
ler, afin que la terre fût persuadée. Et cela , pour
quelle raison? c'est que la grûce divine , qui de-
vait amollir les cœurs , devait être envoyée du
ciel. Par exemple, vous avez beau semer votre
iirain sur cette terre toute desséchée, vous recueil-
lerez peu de fruit, si la pluie du ciel ne la rend
féconde. Il en est à peu près de même dans la
vérité que je vous explique. Lorsque mon Sauveur
a parlé aux hommes, il a seulement semé sur la
terre, et cette terre ingrate et stérile lui a donné
peu de sectateurs : il faut donc maintenant qu'il
parle à son Père ; il faut que , se tournant du côté
du ciel , il y porte la voix de son sang. C'est
alors , messieurs, c'est alors que la grâce tombant
avec abondance , notre terre donnera son fruit :
alors le ciel apaisé persuadera aisément les hom-
mes ; et la parole qu'il a semée fructifiera par tout
l'univers. Delà vient qu'il adit lui-même: Quand
j'aurai étéélevé de terre , quand j'aurai été rais en
croix, quand j'aurai répandu mon sang, je tire-
rai à moi toutes choses : Omnia traham ad mei-
psum •; nous montrant, par cette parole, que
sa force était en sa croix , et que son sang lui
devait attirer le monde, '
Cette vérité étant supposée , je ne m'étonne
pas, chrétiens, que l'Église soit établie par le
moyen des persécutions. Donnez du sang, bien-
heureux apôtre; votre Maître lui donnera une
voix capable d'émouvoir le ciel et la terre. Puis-
qu'il vous a enseigné que sa force consiste en sa
croix , portez-la par toute la terre , cette croix
victorieuse et toute-puissante; mais ne la portez
pas imprimée sur des marbres inanimés, ni sur
des métaux insensibles; portez -la sur votre corps
même, et abandonnez-le aux tyrans, afin que
leur fureur y puisse graver une image vive et
naturelle de Jesus-Christ crucifié.
C'est ce qu'il va bientôt entreprendre : il ira
par toute la terre. Chrétiens, pour (luelle raison ?
c'est afin , nous dit-il lui-même , « c'est afin de
« porter partout la mort et la croix de Jésus, im-
« primée en son propre corps : » Mortificaiionem
Jesu m corpore nostro ci rcumfe renies ' ; et c'est
peut-être pour cette raison qu'il a dit ces belles
paroles, écrivant aux Golossiens : Adiinpleo ea
quœ desunt passionum Christi^ : « Je veux,
» Joan. \U, 32.
' n. Cor. rv, 10.
» Colos. I, Î4.
BOSSl'ET. — T. in
« dit il, accomplir ce qui manque amc souffrances
« de Jésus-Christ. » Que nous dites- vous , ô grand
Paul? Peut-il donc manquer quelque chose au
prix et a la valeur infinie des souffrances de vo-
tre Maître? ÎSon, ce li'est pas là sa penst'C. Ce
grand homme n'ignore pas que rien ne manquu
à leur dignité; mais ce qui leur manque, dit-il,
c'est que Jésus n'a souffert qu'en Jérusalem ; et
comme sa force est toute en sa croix , il faut qu'il
souffre par tout le monde , afin d'attirer tout le
monde. C'est ce que l'apôtre voulait accomplir.
Les Juifs ont vu la croix de son Maître; il la veut
montrer aux Gentils, dont il est le prédicateur.
Il va donc , dans cette pensée , du levant jusqu'au
couchant, de Jérusalem jusqu'à Rome, portant
paitout sur lui-même la croix de Jésus, et ac-
complissant ses souffrances; trouvant partout de
nouveaux supplices , faisant partout de nouveaux
fidèles, et remplissant tant de nations de son
sang et de l'Évangile.
Mais je ne croirais pas, chrétiens, m'être ac-
quitté de ce que je dois à la gloire de ce grand
apôtre , si , parmi tant de grands exemples que
nous donne sa belle vie , je ne choisissais quelque
action illustre, où vous puissiez voir en particu-
lier combien ses souffrances sont persuasives.
Considérez donc ce grand homme fouetté à Phi-
lippes par main de bourreau ' , pour y avoir prê-
ché Jésus-Christ; puis jeté dans l'obscurité d'un
cachot, ayant les pieds serrés dans du bois qui
était entrouvert par force et les pressait ensuite
avec violence; qui cependant triomphant de joie
de sentir si vivement en lui-même la sanglante
impression de la croix, avec Silas son cher com-
pagnon , rompait le silence de la nuit en offrant à
Dieu , d'une âme contente , des louanges pour ses
supplices , des actions de grâces pour ses bles-
sures. Voilà comme il porte la croix du Sauveur ;
et aussi, dans ce même temps, le Sauveur lui
veut faire voir une merveilleuse représentation
de ce qui s'est fait à la sienne. Là du sang, et
ici du sang ; là , messieurs , « la terre a trera-
« blé* , » et ici elle tremble encore : Terras motus
factus est magnus ^ : là les tombeaux ont été ou-
verts, qui sont comme les prisons des morts, et
des morts sont ressuscites^; ici les prisons sont
ouvertes, qui sont les tombeaux obscurs des
hommes vivants : Apcrta sunt omnia ostia ^ :
et pour achever cette ressemblance , la celui qui
garde la croix du Sauveur le reconnaît pour le
Fils de Dieu , Vere Filius Dei erat iste « ; et ici
' ytct.xxi, 5-1 et sp(jq.
» Matth. xnvii, 51.
' yict. xvr, 26.
« Matih. XXVII, 52.
* Mli. iVI, 26.
• itattÀ. \\\a, 54.
30
466
PANÉGYRFQUE
celui qui g.iide saint Paul se jette aussitôt à ses
pieds : Procidit ad pedes' , et se soumet à son
Evangile. Que ferai -je, dit-il, pour être sauvé?
Qu/d me oporletfacere, ut salvtisfiam^'iU lave
premièrement les plaies de l'apôtre : l'apôtre
après lavera les siennes par la grâce du saint
baptême ; et ce bienheureux geôlier se prépare à
cette eau céleste , en essuyant le sang de l'apôtre ,
qui lui inspire l'amour de la croix et l'esprit du
•chwstianis'.'ne.
Vous voyez déjà, chrétiens, ce que peut la
croix de Jésus, imprimée sur le corps de Paul ;
mais renouvelez vos attentions pour voir la suite
de cette aventure , qui vous le montrera d'une
manière bien plus admirable. Que fera le divin
apôtre, sortant des prisons de Philippes? Qu'il
vous le dise de sa propre bouche , dans une lettre
•qu'il a écrite aux habitants de Thessalonique :
« "Vous savez, leur dit-il, mes frères, quelle a
« été notre entrée chez vous, et qu'elle n'a pas
« été inutile : » Quia non inanis fuiP. Pour
quelle raison , chrétiens , son abord à Thessalo-
nique n a-t-il pas été inutile? Vous serez surpris
de l'apprendre : « C'est , dit-il , qu'ayant été tour-
« mentes et traités indignement à Philippes , cela
« nous a donné l'assurance de vous annoncer l'É-
« vangile : » Sed ante passi , et contumeliis af-
fkcti, sicutscitis, in Philippis , fiduciam ha-
buimus in Deo nostro, loqui ad vos Evangeiium
J)ei\
Quand je considère , messieurs , ces paroles du
'divin apôtre, j'avoue que je ne suis plus à moi-
-même, et je ne puis assez admirer l'esprit cé-
'leste qui le possédait. Car quel est le victorieux ,
vlontle cœur puisse être autant excité par l'image
glorieuse et tranquille de la victoire tout nouvel-
lement remportée , que le grand Paul est encou-
ragé par le souvenir des souffrances dont il porte
encore les marques, dont il sent encore les vives
atteintes? Son entrée sera fructueuse, parce
qu'elle est précédée par de grands tourments; il
prêchera avec confiance, parce qu'il a beaucoup
enduré; et si nous savons pénétrer tout le sens
de cette parole, nous devons croire que le grand
apôtre, sortant des prisons de Philippes, exhor-
tait par cette pensée les compagnons de son mi-
nistère : Allons, mes frères, à Thessalonique;
notre entrée n'y sera pas inutile , puisque nous
avons déjà tant souffert ; nous avons assez répan-
du de sang, pour oser entreprendre quelque
grand dessein. Allons donc en cette ville célèbre ;
faisons-y profiter ce sang répandu ; portous-y la
' Jcl. XVI , 2S.
» Ib. 80.
î 1. rhess. Il, I.
* Ibid. 2
croix de Jésus, récemment imprimé sur nom
par nos plaies encore toutes fraîches; et que ces
nouvelles blessures donnent au Sauveur de nou-
veaux disciples. Il y vole dans cette espérance,
et son attente n'est pas frustrée.
Mais pourquoi m'arrêter, messieurs, à vous
raconter le fruit qu'il a fait dans la ville de Thes-
salonique? Il en est de même de toutes les autres
qu'il éclaire par sa doctrine , et qu'il attire par
ses souffrances. Il court ainsi par toute la terre ,
portant partout la croix de Jésus ; toujours me-
nacé, toujours poursuivi avec une fureur impla-
cable ; sans repos durant trente années , il passe
d'un travail à un autre , et trouve partout de nou-
veaux périls; des naufrages dans ses voyages de
mer, des embûches dans ceux de terre; de la
haine parmi les Gentils, de la rage parmi les
Juifs; des calomniateurs dans tous lestribunaux,
des supplices dans toutes les villes; dans l'Église
même et dans sa maison , des faux frères qui le
trahissent : tantôt lapidé et laissé pour mort,
tantôt battu outrageusement et presque déchiré
par le peuple ; il meurt tous les jours pour le
Fils de Dieu , Quotidie morior ' , et il marque
l'ordre de ses voyages par les traces du sang
qu'il répand, et par les peuples qu'il convertit;
car il joint toujours l'un et l'autre : si bien que
nous lui pouvons appliquer ces beaux mots de
Tertullien : « Ses blessures font ses conquêtes; il
" ne reçoit pas plutôt une plaie, qu'il la couvre
« par une coufonne ; aussitôt qu'il verse du sang,
« il acquiert de nouvelles palmes; il remporte
« plus de victoires qu'il ne souffre de violen-
« ces : » Corona premit vulnera, palnia sangiii-
nem obscurat, plus victoriarum est quam in-
juriarum^.
C'est pourquoi le sauveur Jésus voulant encore
abattre à ses pieds l'impérieuse majesté de Rome,
il y conduit enfin le divin apôtre, comme le plus
illustre de ses capitaines. Mais, mes frères, il
faut plus de sang pour fonder cette illustre Égli-
se, qui doit être la mèr* des autres : saint Paul
y donnera tout le sien; aussi y trouvera-t-il un
persécuteur qui ne le sait pas répandre à demi ,
je veux dire le cruel Néron , qui ajoutera le com-
ble à ses crimes, en faisant mourir cet apôtre.
Vous raconterai-je , messieurs, combien son
sang se multipliera, quelle suite de chrétiens sa
fécondité fera naître, combien il animera de mar-
tyrs, et avec quelle force il affermira cet em-
pire spirituel, qui se doit établir à Rome, plus
illustre que celui des Césars? Mais quand esl-ce
que j'achèverai , si j'entreprends de vous rappor-
ter toutes les grandeurs de l'apôtre? J'en ai dit
• I. Cor.xy, 31
^ Scor/i. u" G.
DE SAINT PAUL.
4«r
.^«;^pz, chrétiens, pour nous inspirer l'amour de
la croix, si notre extrême délicatesse ne nous la
rendait odieuse. 0 croix ! qui donnez la victoire
■d Paul , et dont la faiblesse le rend tout-puissant,
notre siècle délicieux ne peut souffrir votre du-
reté ? Personne ne veut dire avec l'apôtre : « Je ne
« me plais que dans mes souffrances , et je ne suis
« fort que dans mes faiblesses. « Nous voulons
être puissants dans le monde, c'est pourquoi
nous sommes faibles selon Jésus-Christ; et l'a-
mour de la croix de Jésus étant éteint parmi les
fidèles, toute la force chrétienne s'est évanouie.
Mais, mes frères, je ne puis vous dire ce que je
pense sur ce beau sujet. Le grand Paul me rap-
pelle encore : après avoir vu les faiblesses que la
croix lui a fait sentir, il faut achever ce discours,
en considérant les infirmités que la charité lui
inspire dans le gouvernement ecclésiastique.
TBOISIÈME POINT.
Le pourrez-vous croire, messieurs, que l'E-
glise de Jésus-Christ se gouverne par la faiblesse;
que l'autorité des pasteurs soit appuyée sur l'in-
firmité ; que le grand apôtre saint Paul , qui com-
mande avec tant d'empire , qui menace si haute-
ment les opiniâtres , qui juge souverainement les
pécheurs , enfin qui fait valoir avec tant de force
la dignité de son ministère , soit infirme parmi
les fidèles , et que ce soit une divine faiblesse qui
le rende puissant dans l'Église? Cela vous paraît
peut-être incroyable ; cependant c'est une doc-
trine que lui-même nous a enseignée, et qu'il
faut vous expliquer en peu de paroles.
Pour cela vous devez entendre que l'empire
spirituel , que le Fils de Dieu donne à son Église,
nest pas semblable à celui des rois. Il n'a pas
cette majesté terrible ; il n'a pas ce faste dédai-
gneux, ni ce superbe esprit de grandeur dont
sont enflés les princes du monde. « Les rois des
« nations les dominent, dit le Fils de Dieu dans
« son Évangile ' ; mais il n'en est pas ainsi parmi
« vous, où le plus grand doit être le moindre,
« et ou le premier est le serviteur. «
Le fondement de cette doctrine , c'est que cet
empire divin est fondé sur la charité. Car, mes
frères , cette charité peut prendre toutes sortes
de formes. C'est elle qui commande dans les pas-
teurs , c'est elle qui obéit dans les peuples : mais
soit qu'elle commande , soit qu'elle obéisse , elle
retient toujours ses quaUtés propres, elle demeure
toujours charité, toujours douce, toujours pa-
tiente , toujours tendre et compatissante , jamais
fière ni ambitieuse.
Le gouvernement ecclésiastiqiie, qui est ap-
' Luc. xxn , 2ô , 2a
puyé sur la charité , n'a donc rien d'altïcr ni de
violent : son commandement est modeste , son
autorité est douce et paisible. Ce n'est pas une
domination qu'elle exerce : Doniinantur, vos
auiem non sic; c'est un ministère dont elle s'ac-
quitte, c'est une économie qu'elle ménage par la
sage dispensation de la charité fraternelle.
Mais cette charité ecclésiastique, qui conduit
le peuple de Dieu , passe encore beaucoup plus
loin. Au lieu de s'élever orgueilleusement pour
faire valoir son autorité , elle croit que pour gou-
verner il faut qu'elle s'abaisse , qu'elle s'affai-
blisse, qu'elle se rende infirme elle-même, afin
de porter les infirmes. Car Jésus-Christ, son ori-
ginal, en venant régner sur les hommes a voulu
prendre leurs infirmités : ainsi les apôtres , ainsi
les pasteurs doivent se revêtir des faiblesses des
troupeaux commis à leur vigilance ; afin que de
même que le Fils de Dieu est un pontife com-
patissant, qui ressent nos infirmités, ainsi les
pasteurs du peuple fidèle sentent les faiblesses
de leurs frères , et portent leurs infirmités en les
partageant. C'est pourquoi le divin apôtre , plein
de cet esprit ecclésiastique , croit établir son au-
torité en se faisant infirme aux infirmes , et se
rendant serviteur de tous ^.
Mais voulez-vous voir, chrétiens, dans un
exemple particulier, jusqu'à quel point cet homme
admirable ressent les infirmités de ses frères;
représentez-vous ses fatigues, ses voyages, ses
inquiétudes , ses peines pour résister à tant d'en-
nemis , ses soins pour enseigner tant de peuples ,
ses veilles pour gouverner tant d'Églises : cepen-
dant , accablé de tous ces travaux , il s'impose
encore lui-même la nécessité de gagner sa vie à
la sueur de son corps, opérantes manibus no-
stris '.
Que l'ancienne Rome ne me vante plus ses
dictateurs pris à la charrue, qui ne quittaient
leur commandement que pour retourner à leur
labourage : je vois quelque chose de plus mer-
veilleux en la personne de mon grand apôtre,
qui même au milieu de ses fonctions , non moins
augustes que laborieuses, renonce volontairement
aux droits de sa charge ; et refusant de tous les
fidèles la paye honorable qui était si bien due a
son ministère, ne veut tirer que de ses propres
mains ce qui est nécessaire pour sa subsistance.
Cela, mes frères, venait d'un esprit infiniment
au-dessus du monde; mais vous l'admirerex
beaucoup davantage , si vous pénétrez le motif
de cette action glorieuse. Écoutez donc ces belles
paroles de l'admirable saint Augustin , par les-
quelles il entre si bien dans les sentiments du
' I. Cor. tx, 22.
» l'iid. n-.l2.
^08 PANÉGYRIQUE
^'rand Paul : Infirmorum periculls , ne falsis
siispicio7iibus agitati odisscnt quasi vénale
Evangelium y tanquam paternis malernisque
visaeribus irernefactus hoc fecit \ Qui vous
oblige, ô divin apôtre, à travailler ainsi de vos
maias? « C'est à cause, dit saint Augustin,
» qu'ayant une tendresse plus que maternelle
« pour lc6 peuples qui lui sont commis , il tremble
« pour les périls des infirmes qui, agités par de
« taux soupçons, pourraient peut-être haïr PE-
« vangile, en s'imaginant que l'apôtre le prêchait
« pour son intérêt. « Quelle charité de saint Paul!
Ge qu'il craint, ce n'est qu'un soupçon, et un soup-
çon mal fondé , et un soupçon qu'il eût démenti
par toute la suite de sa vie céleste , si épurée des
sentiments de la terre : toutefois ce soupçon fait
trembler l'apôtre, il déchire ses entrailles plus
que maternelles; ce grand homme, pour éviter
ce soupçon, veut bien veiller nuit et jour, et
ajouter le travail des mains à toutes ses autres
fatigues !
Qui pourrait donc assez expliquer combien vi-
vement il sentait toutes les infirmités des fidèles?
Celui qui tremblait pour un seul soupçon, et
qu'une ombre de mal épouvantait , en quel état
était-il, mes frères, quelle était son inquiétude,
quand il voyait des maux véritables , des scan-
dales parmi les fidèles , des péchés publics ou
particuliers? Que ne puis-je entrer dans ce cœur
tout ardent des flammes de la charité fraternelle,
pour y voir de quel sentiment le grand Paul di-
sait ces beaux mots : « Qui est infirme parmi les
« fidèles , sans que je sois Infirme avec lui ? et qui
«\peut les scandaliser, sans que je sois moi-même
« brûlé de douleur? » Quis infirmatur, et ego non
infirmor? Quis scandalizatur , et ego non
îiror'.
Arrêtons ici, chrétiens, et que la méditation
d'un si grand exempre fasse le fruit de tout ce
discours. Car quelle âme de fer et de bronze ne
se sentirait attendrie par les saintes infirmités
que la charité inspire à l'apôtre? Voyait-il un
membre affligé , il ressentait toute sa douleur.
Voyait-il des simples et des ignorants, il descen-
dait du troisième ciel pour leur donner un lait
maternel , et bégayer avec ces enfants. Voyait-il
des pécheurs touchés , le saint apôtre pleurait
avec eux pour participer à leur pénitence : en
^oyait-il d'endurcis, il pleurait encore leur aveu-
glement. Partout où l'on frappait un fidèle, il se
sentait aussitôt frappé ; et la douleur passant jus-
qu'à lui par la sainte correspondance de la cha-
rité fraternelle, il s'écriait aussitôt, comme blessé
et ensanglanté : Quis infirmatur, et ego non
> De ojH're Monach. n" I3,t. I, col. 485.
» II. Cor XI, 33.
infirmor? « Qui est infirme, sans que je le sols?
« Je suis brûlé intérieurement , quand quelqu'un
« est scandalisé. » Si bien qu'en considérant ce
saint homme répandant ses lumières par toute
l'Église , recevant de tous côtés des atteintes de
tous les membres affligés, je me le représente
souvent comme le cœur de ce corps mystique :
et de même que tous les membres, comme ils
tirent du cœur toute leur vertu, lui font aussi
promptement sentir, par une secrète communi-
cation , tous les maux dont ils sont attaqués ,
comme s'ils voulaient l'avertir de l'assistance dont
ils ont besoin 5 ainsi tous les maux qui sont dans
l'Église se réfléchissent sur le saint apôtre , pour
solliciter sa charité attendrie d'aller au secours
des infirmes : Quis infirmatur, et ego non infir-
mor?
Mais je passe encore plus loin , et j'apprends
de saint Chrysostôme , qu'il n'est pas seulement
le cœur de l'Église, « mais qu'il s!afflige pour
« tous les membres , comme si lui seul était toute
« l'Église : » Tanquam ipse universa orbis Ec^
clesia esset, sic pro mejnbris singulis discru-
ciabatur '. Que ne me reste-t-il assez de loisir
pour entrer au fond de cette pensée , et pour vous
montrer, chrétiens , cette étendue de la charité,
qui ne permet pas à saint Paul de se resserrer en
lui-même, qui le répand dans toute l'Église , qui
le mêle avec tous les membres , qui fait qu'il vit
et qu'il souffre en eux : Tanquamipae universa
orbis Ecclesia esset, sic pro membris singulis
discruciabatur. C'est là, c'est là, si nous l'en-
tendons , le comble des infirmités de l'apôtre.
Grand Paul, permettez- moi de le dire, j'ai
médité toute votre vie , j'ai considéré vos infir-
mités au milieu des persécutions ; mais je ne
craindrai pas d'assm-er qu'elles ne sont pas com-
parables à celles qui sont attirées sur vous par la
charité fraternelle. Dans vos persécutions , vous
ne portiez que vos propres faiblesses; ici vous
êtes chargé de celles des autres : dans vos persé-
cutions , vous souffriez par vos ennemis; ici vous
souffrez par vos frères , dont tous les besoins et
tous les périls ne vous laissent pas respirer : dans
vos persécutions , votre charité vous fortifiait et
vous soutenait contre les attaques ; ici c'est votre
charité qui vous accable : dans vos persécutions,
vous ne pouviez être combattu que d'un seul en-
droit dans un même temps ; ici tout le monde
ensemble vient fondre sur vous et vous devez
en soutenir le faix.
C'est donc ici l'accomplissement de toutes ces
divines faiblesses dont l'apôtre se glorifie , et c'est
ici qu'il s'écrie avec plus de joie : Cum infirmor,
In Ephl. M ad Cor. Hom. XXV, n" 2 , t. x, pa;; 614.
DE SAINT PAUL.
4(.a
noicpoicns sum : » Je ne suis puissant que dans
- ma faiblesse. » Car quelle est la force de Paul ,
qui se fait infirme volontairement afin de porter
les infirmes ; qui partage avec eux leurs infirmi-
tés, afin de les aider à les soutenir ; qui s'abaisse
jiisqu'àterreparlacliaritc,pour lesmettre sur ses
ipaules et les élever avec lui au ciel ; qui se fait
esclave d'eux tous, pour les gagner tous à son
Maître? N'est-ce pas là gouverner l'Église d'une
manière digne d'un apôtre, n'est-ce pas imiter
Jésus-Christ lui-même, dont le trouble nous
affermit , et dont les infirmités nous guérissent ?
Ne voulez-vous pas, chrétiens, imiter un si
grand exemple? Que d'infirmes à supporter, que
d'ignorants à instruire, que de pauvres à soula-
ger dans l'Église! Mon frère, excitez votre zèle :
cet homme qui vous hait depuis tant d'années,
c'est un infirme qu'il vous faut guérir. Mais sa
haine est invétérée : donc sou infirmité est plus
dangereuse. Mais il vous a , dites-vous , maltraité
souvent par des injures et par des outrages: sou-
tenez son infirmité, tout le mal est tombé sur
lui; ayez pitié du mal qu'il s'est fait, et oubliez
celui qu'il a voulu vous faire. Courez à ce pécheur
endurci, réchauffez et rallumez sa charité éteinte ;
tendez-lui les bras, ouvrez-lui le cœur, tâchez
de gagner votre frère.
Mais jetez encore les yeux sur les nécessités
temporelles de tant de pauvres qui crient après
vous. Ne semble-t-i) pas que la Providence ait
voulu les unir ensemble dans cet hôpital mer-
veilleux, afin que leur voix fût plus forte, et
qu'ils pussent plus aisément émouvoir vos cœurs?
Ne voulez-vous pas les entendre , et vous joindre
à tant d'âmes saintes qui, conduites par vos
pasteurs, courent au soulagement de ces miséra-
bles? Allez à ces infirmes, mes frères, faites-
vous infirmes avec eux , sentez en vous-mêmes
leurs infirmités , et participez à leur misère. Souf-
frez premièrement avec eux ; et ensuite soulagez-
vous avec eux , en répandant abondamment vos
aumônes. Portez ces faibles et ces impuissairts;
et ces faibles et ces impuissants vous porteront
après jusqu'au ciel. Amen.
PRÉCIS D'UN PANRGYUIQUR
DU ISIÊHE APOTRE.
Son amour pour la vérité, pour les souffrance» et iiour
rRglisc.
Charifas Christi tirgel nos.
La cliarilé de Jésus-Christ nous pres.sc, //. Cor. v. J 4.
La charité est une huile qui remplit le cœur,
et un feu qui le presse. C'est cet effort do la cha-
rité pressante que je veux considérer. Az'e.
Charitas Christi urget nos : œstimant&s hoc,
quoniam si unus pro omnibus morluus est, cr^o
omnes mortui sunt; et pro omnibus mortuus
est Christus : ut et quivivunt,jam non sibi vi-
vant, sedei qui pro ipsis mortuus est et resur-
rexit '. « La charité de Jésus-Christ nous presse :
n considérant que si un seul est mort pour tous ,
« donc tous sont morts; et que Jésus-Christ est
« mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne
« vivent plus pour eux-mêmes , mais pour celui
« qui est mort et ressuscité pour eux : » la vue
de Jésus -Christ mort doit donc nous inspirer le
désir de lui rendre autant de vies qu'il y a de
cœurs, en ne vivant plus que pour lui; aussi
saint Basile parlant de saint Paul sur ce passage ,
dit qu'il était insensé dune folie d'amour : vivant
d'une vie d'amour pour celui qui l'avait gagné.
Mais qu'est-ce que vivre pour Jésus-Christ?
C'est aimer ce qu'il aimait, et renfermer, par
une parfaite conformité, ses afSections dans les
objets qui lui ont gagné le cœur, détruisant en
nous toute autre chose.
Or nous pouvons déterminer trois choses que
Jésus a aimées. Il a aimé la vérité; il a aimé sa
croix; il a aimé son Église. Il est venu pour prê-
cher les hommes; c'est pourquoi il a aimé la vé-
rité : il est venu pour racheter les hommes ; c'est
pourquoi il a aimé sa croix : il est venu pour
sanctifier les hommes par l'application de sou
sang; c'est pourquoi il a aimé son Église.
Paul a vécu pour Jésus, et aimé ce que Jésus
aime. II a aimé la vérité, et il en a fait tout son
emploi ; il a aimé la croix , et il en a fait toutes
ses délices; il a aimé l'Église, et il en a fait l'ob-
jet de ses complaisances et l'unique sujet de tous
ses travaux.
Jésus a aimé la vérité. Engendré par la con-
naissance de la vérité , vérité lui-même , principe
avec le Père de l'Esprit qui est appelé l'hlsprit
de vérité , parce qu'il procède de l'amour d'icelle ,
la charité a pressé Jésus de sortir du sdn de soa
» U Cur.\, li. 15
470
PANEGYRIQUE
Père pour manifester la vérité, pour la rendre
{Sensible et palpable : Unigenitus Filius , qui est
in sinu Patris, ipse enarravit '. Quiconque aime
la vérité, la veut publier, et la veut faire régner.
« La vérité est une vierge, mais sa pudeur est
X de n'être pas découverte : » Nihil veritas eni-
bescit, nisi solummodo ahscondi ». Quand on est
animé de son amour, on est pressé delà publier :
Charitas Christi urget nos.
PREMIER POINT.
Paul ayant connu la vérité , il ne va point aux
apôtres, qui la savaient, mais il la prêche en
Arabie, à Damas, montrant que celui-ci était
Jésus. Voyez comme il est pressé de la découvrir :
Jncitabatur spiritus cjus in ipso, videns idolo-
latriœ deditam civitatem^ : « Il se sentait ému
« au dedans de lui-même, eu voyant que cette
'. ville était livrée à l'idolâtrie. « Mais Paul mon-
tre la vérité toute nue, sans fard, sans aucun
de ces ornements d'une sagesse mondaine : il la
prêche avec une éloquence qui tire sa force de
sa simplicité toute céleste.
Pour prêcher la vérité avec autorité, il la
prêche dans un esprit d'indépendance; et pour
cela, il ne veut rien tirer de personne : il impose
à ses propres mains la charge de lui fournir tout
ce qui lui est nécessaire. Et, en effet, pour prê-
cher la vérité il faut un cœur de roi, une gran-
deur d'âme royale: Egoautem conslitiUus sum
rex ab eo super Sion moiitem sanctum ejiis ,
prœdicans prœceptutn ejus ^ : « J'ai été établi
« roi sur Sion sa montagne sainte, afm d'annon-
« cer ses ordonnances ; » et si cette noble fonc-
tion ne demande pas qu'on soit roi par l'autorité
du commandement, du moins exige-t-elle qu'on
soit roi par indépendance. C'est pourquoi saint
Paul se rend indépendant de tout; et s'étant
mis en état de n'avoir besoin de rien % « il va
« reprenant tout homme à temps et à contre-
« temps, » corripientes omnem hominem
opportune, importune ^. Il s'était mis en état de
ne se réjouir du bien qu'on lui faisait , que pour
l'amour de ceux qui le faisaient 7.
SECOND POINT.
Jésus a aimé la croix, et a toujours témoigné
une grande avidité pour les souffrances. Paul
aimait la croix pour se conformer à Jésus, et
pour faire régner Jésus. Aussi ce sont ses soiU-
« Joan. 1, 18.
» Terlull. adv. Falenlin. n° 3.
» .4a XVII, 16.
» Ps. Il , a.
» Colons. 1 , 28.
f> îl. Tim. IV, a.
•k Pfiilem. 7
frances qui ouvrent la porte à l'Evangile, dans
les différents lieux où il prêche '. Les moments
de souffrance sont des moments précieux. Dans
les autres occasions, la bouche seule loue : parmi
'ss souffrances, et tout le corps affligé j et tout
le cœur abattu sous la main de Dieu, et tout
l'esprit assujetti aux lois de sa volonté se tour-
nent en langues pour célébrer la grandeur de sa
souveraineté absolue, et sa miséricorde, et sa
justice.
TROISIÈME POINT.
Qui peut dire combien saint Paul a aimé
l'Eglise? Trois choses nous montrent assez à
quel haut degré son amour pour l'Église était
porté : l'empressement de la charité de l'apôtre
pour ses frères, la tendresse de sa charité pour
chacun d'eux, l'étendue de sa charité pour tous
les membres qui composent l'Église. Ainsi c'est
avec grande raison que saintChrysostôme, frappé
du zèle étonnant de l'apôtre , et de son immense
charité, dit que Paul, par sa grande sensibilité
sur les intérêts de l'Église , en était non-seulement
le cœur, cor Ecclesiœ m ais qu'il s'affectait aussi
vivement sur les bienset les maux de toutle corps,
que s'il eût été l'Église entière : Quasi ipse uni^
versa esset orbis Ecclesia.
PANEGYRIQUE
DE
SAINT VICTOR,
PRONONCÉ A PARIS, DANS L' ABBAYE DE CE NOM, EN 1657.
Mépris des idoles, conversion de ses propres gardes , effu-
sion de son sang; trois manières dont saint VictoT fait triom-
pher Jésus-Christ. Comment nous devons l'imiter.
Hœc est Victoria quœ vincit mundum,fides nostra.
La victoire qui surmonte le monde , c'est notre foi. /. Joan.
V, 4.
Quand je considère , messieurs , tant de sortes
de cruautés qu'on a exercées sur les chrétiens,
pendant l'espace de quatre cents ans, avec une
fureur implacable, je médite souvent en moi-
même pour quelle cause il a plu à Dieu , qui
pouvait choisir des moyens plus doux , qu'il en
ait coûté tant de sang pour établir son V^\\%%.
En effet , si nous consultons la faiblesse humaine,
il est malaisé de comprendre comment il a pu
se résoudre à souffrir qu'on lui immolât tant de
martyrs, lui qui avait rejeté dans sa nouvelle
1 I. ïVKis. Il , \ 2,
DE SALNT VICTOR.
4T1
I
nlliaace les sacrifices sanglants; et après avoir
épargné le sang des taureaux et des boucs, il y
a sujet de sétouner qu'il se soit plu , durant tant
(le siècles, à voir verser celui des hommes, et
encore celui de ses serviteurs, par tant d'étran-
ges supplices. Et toutefois, chrétiens, tel a été
le conseil de sa providence; et je ne crains point
lie vous assurer que c'est un conseil de miséri-
corde. Dieu ne se plait pas dans le sang ; mais
il se plait daus le spectacle de la patience. Dieu
n'aime pas la cruauté, mais il aime une vertu
éprouvée; et s'il la fait passer par un examen
laborieux, c'est qu'il sait qu'il a le pouvoir de la
recompenser selon ses mérites. Si saint Victor
avait moins souffert, sa foi n'aurait pas montré
toute sa vigueur; et si les tyrans l'avaient épar-
gné , ils lui auraient envié ses couronnes. Dieu
nous propose le ciel comme uue place qu'il veut
qu'on lui enlève et qu'on emporte de force; afin
que non contents du salut nous aspirions encore
a la gloire , et qu'étant non-seulement échappés
lies mains de nos ennemis, mais encore ayant
surmonte toute leur puissance, nous puissions
dire avec l'apôtre : Hœc est Victoria qiice vincit
tnundum, jides nostra.
Pour prendre- ces sentiments généreux s'il ne
fallait que de grands exemples , j'espérerais quel-
que effet extraordinaire de celui de l'invincible
Victor, dont la constance s'est signalée par un
martyre si mémorable : mais comme ces nobles
désirs ne naissent pas de nous-mêmes , recourons
à celui qui les inspire , et demandons-lui son Es-
prit par l'intercession de la sainte Vierge. Ave.
Comme c'est le dessein du Fils de Dieu de n'a-
voir dans sa compagnie que des esprits coura-
geux , il ne leur propose aussi que de grands ob-
jets et des espérances glorieuses: il ne leur parle
que de victoires : partout il ne leur promet que
des couronnes, ettoujoursil les entretient defortes
pensées. Entre tous les fidèles de Jésus-Christ, ceux
qui se sont le plus remplis de ces sentiments ce
sont les bienheureux martyrs, que nous pouvons
appeler les vrais conquérants et les vrais triom-
phateurs de l'Église. Encore que leurs victoires
aient des circonstances sans nombre qui en relè-
vent l'éclat , néanmoins la gloire qu'ils se sont ac-
quise dépend principalement de trois choses, dont
la première est la cause de leur martyre , la se-
conde le fruit, la troisième la perfection. La cause
de leur martyre, c'a été le mépris des idoles. Le
fruit de leurs souffrances et de leur martyre, ça
été la conversion des peuples; et enfin ce qui en
a /ait la perfection, c'est qu'ils ne se sont pas épar-
gnés eux-mêmes, et qu'ils ont signalé leur fidélité
gar feffusiou de leur sang. Voilà ce que j'appelle
la perfection, suivant cette parole de l'Evau-
gile : '< Il n'y a point de charité plus grande, que
'< de donner sa vie pour ceux qu'on aime : " 31n-
jorem cimritatem nemohabet,ut animain suum
ponat quispro amicis suis '.
C'est, ce me semble , de ces trois chefs que se
doit tirer principalement la gloire des saints mar-
tyrs, et c'est aussi sur ce fondement que je pré-
tends appuyer, messieurs, celle de l'invincible
Victor, patron de cette célèbre abbaye. Il fut
produit devant les idoles par l'ordre des juges
romains , afin qu'il leur offrît de l'encens; et non
content de le refuser avec une fermeté inébran-
lable, d'un coup de pied qu'il leur donne il les
renverse par terre. C'est pour cette cause qu'il
a enduré de si cruels supplices. Mais c'est peu
pour le Dieu vivant, qu'on ait fait tomber à ses
pieds des idoles muettes et inanimées; c'est uue
trop faible victoire : ce qui le touche le plus,
c'est que les hommes , ses vives images , sur les-
quels il a empreint les traits de sa face , adorent
ces images mortes, par lesquelles une ignorance
grossière a entrepris de figurer sa divinité. Vic-
tor généreux , Victor après avoir détruit ces vains
simulacres,, travaille à lui gagner les hommes,
ses vivantes images : VMetor s'y applique de toute
sa force; et j'apprends de l'historien de sa vie,
que pendant qu'il a été prisonnier il a heureuse-
ment convertises gardes, il a fidèlement confirmé
ses frères. Peut-il mieux servir Dieu et avec plus
de fi-uit,que de travailler si utilement à retenir ses
troupes dans la discipline, et même à les fortifier
de nouveaux soldats, pendant que la puissance
ennemie tâche de les dissiper par la crainte? C'est
le fruit de cet illustre martyre ; mais ce qui en a
fait la perfection, c'est que l'invincible Victor,
non content d'avoir si bien conduit au combat la
milice du Fils de Dieu, a encore payé de sa per-
sonne , en mourant pour l'amour de lui dans des
tourments sans exemple , et lui a sacrifie sa vie.
C'est ainsi qu'il a surmonté le monde ;etce qu'il
prétend par cette victoire c'est de faire triom-
pher Jésus-Christ.
En effet vous triomphez, ô Jésus! et Victor
fait éclater aujourd'hui votre souveraine puis-
sance sur les fausses divinités, sur vos élus, sur
lui-même: sur les fausses divinités, en les détrui-
sant devant vous ; sur ceux que vous avez choi-
sis, en les affermissant dans votre service ; et enfin
sur lui-même, en s'immolant tout entier à votre
gloire. C'est ce qu'a fait le grand saint Victor,
c'est ce qui doit aujourd'hui vous servir dexem-
ple ; et Dieu veuille que je vous propose aveo
tant de force les victoires de ce saint martyr, qua
• Joan. 3LV, 13
472
PANÉGYRIQUE
vous soyez enflammés de la même ardeur de vain-
cre le monde !
PREMIER POINT.
Quel est ce concours de peuple que je vois fon-
dre de toutes parts en la place publique de Mar-
seille? quel spectacle lesy attire?quelle nouveauté
les y mène? Mais quel est cet homme intrépide
que je vois devant cette idole , et que l'on presse ,
par tant de menaces , de lui présenter de l'encens ,
sans pouvoir fléchir sa constance ni ébranler sa
résolution? Sans doute c'est cet illustre Victor,
la fleur de la noblesse de Marseille , qui , étant
pressé de se déclarer sur le sujet de la religion,
a confessé hautement la foi chrétienne en pré-
sence de toute l'armée, dans laquelle il avait
servi avec tant de gloire, et a renoncé volontai-
rement à l'épée, au baudrier et aux autres mar-
ques de la milice , si considérables par tout l'em-
pire , si convenables à sa condition , pour porter
les caractères de Jésus-Christ, c'est-à-dire , des
chaînes aux pieds et aux mains, et des blessures
dans tout le corps déchiré cruellement par mille
supplices. Car depuis ce jour glorieux, auquel
notre invincible martyr préféra les (^probres de
Jésus-Christ aux honneurs de la milice romaine,
on n'a cessé de le tourmenter par des cruautés
inouies, sans lui donner aucun relâche, et on lui
prépare encore de plus grands tourments.
Mais avant que de l'exposer aux nouvelles
peines qu'une fureur inventive a imaginées, les
magistrats résolurent de lui présenter publique-
ment la statue de leur Jupiter. Ils espéraient ,
messieurs, que son corps étant épuisé par les
souffrances passées , et son esprit troublé par la
crainte des maux à venir, dont l'on exposait à
*ies yeux le grand et terrible appareil ; la faiblesse
humaine abattue , pour détoui-ner l'effort de cette
tempête , laisserait enfin échapper quelque petit
signe d'adoration. C'en était assez pour les satis-
faire ; et ils avaient raison de se contenter des
plus légères grimaces, sachant bien qu'un homme
qui peut se résoudre à n'être chrétien qu'à demi
cesse entièrement de l'être , et que , le cœur ne se
pouvant partager entre la vérité et l'erreur, toute
la foi est renversée par la moindre démonstration
d'infidélité.
Voilà donc notre saint martyr devant l'idole
de ce Jupiter, père prétendu des dieux et des
hommes. Tout le peuple se prosterne à terre; et
cette multitude aveugle, qui ne craint pas les
coups de la main de Dieu , tremble devant l'ou-
vrage de la main des hommes. Grand et admi-
rable Victor, truelles furent alors vos pensées?
Tel les que le Saint-Esprit nous les représente dans
le coeur du divin apôtre : Jncitabalur spirilus
ejus in yjso, viâens khlolalriœ dedilam civi-
latem ' : « Son esprit était pressé et violenté en
« lui-même, voyant cette multitude idolâtre : »
ce spectacle lui était plus dur que tous ses sup-
plices. Tantôt il levait les yeux au eiel : tiuitôt
il les jetait sur ce peuple avec une tendre com-
passion de son aveuglement déplorable. Sont-ce
là, disait-il, ôDieu vivant ! sont-ce là les dieux
que l'on vous oppose? Quoi! est-il possible qu'on
se persuade que je puisse abaisser devant cette
idole ce corps qui est destiné pour être votre vic-
time , et que vous avez déjà consacré par tant
de souffrances? Là, plein de zèle et de jalousie
pour la gloire du Dieu des armges, et saintement
indigné qu'on le crût capabied'une lachetési hon-
teuse , il tourne sur cette idole un regard sévère ,
et d'un coup de pied il la renverse devant tout ce
peuple qui se prosternait à ses pieds : il la brise,
il la foule aux pieds ; et il surmonte le monde en
détruisant les divinités qu'il élève contre le vrai
Dieu , qui a fait le ciel et la terre. Une voix reten-
tit de toutes parts : Qu'on vengel'injure des dieux
immortels. Mais pendant que les juges irrités
exercent leur esprit cruelà inventer de nouveaux
supplices, et que Victor attend d'un visage égal
la fin de leurs délibérations tragiques, rentrons
en nous-mêmes, messieurs, et tirons quelque
instruction de cet acte de piété héroïque.
Ne nous persuadons pas que l'idolâtrie soit dé-
truite, sous prétexte que nous ne voyoïis plus
parmi nous ces idoles grossières et matérielles
que l'antiquité aveugle adorait. Il y a une idolâ-
trie spirituelle, qui règne encore par toute la
terre. Il y a des idoles cachées , que nous adorons
en secret au fond de nos cœurs; et ce que saint
Paul a dit de l'avarice % que c'était un culte di-
doles , se doit dire de la même sorte de tous les
autres péchés qui nous captivent sous leur tyran-
nie. De là vient ce beau mot de Tertullien, que
<■ le crime de l'idolâtrie est tout le sujet du juge-
« ment : » Tota causa judicii , idololatria •'.Quoi
donc, est-il véritable que Dieu ne jugera que les
idolâtres , et tous les autres pécheurs jouiront-ils
de l'impunité? Chrétiens, ne le croyez pas : ce
n'est pas le dessein de ce grand homme, d'auto-
riser tous les autres crimes ; mais c'est qu'il pré-
tend qu'en l'idolâtrie tous les autres sont condam-
nés; mais c'est qu'il estime que l'idolâtrie se
trouve dans tous les crimes; qu'elle est comme
un crime universel, dont tous les autres ne sont
que des dépendances. Il est ainsi, chrétiens :
nous sommes des idolâtres, lorsque nous ser-
vons à nos convoitises, llumilions-uous devant
' Jet. XVII, 16.
- Kl) fies. V, 5.
•i De Idoloi. a" ï.
DE SAINT VICTOR.
473
tiolie Dieu, d'être coupables de ce crime énorme ;
et aliu de bien comprendre cette vérité , qui nous
doit couvrir de confusion, faisons une réflexion
Rérieuse sur les causes et sur les effets de l'idolâ-
trie : par là nous reconnaîtrons aisément qu'il y
en a bien peu parmi nous qui soient tout à fait
«xempts de ce crime.
Le principe de l'idolâtrie , ce qui la fait régner
dans le genre humain , c'est que nous nous som-
mes éloignés de Dieu , et attachés à nous-mêmes ;
et si nous savons entendre aujourd'hui ce que
l'ait eu nous cet éloignement , et ce qu'y produit
cette attache, nous aurons découvert la cause
évidente de tous les égarements des idolâtres.
Ouand je dis que nous nous sommes éloignés de
Dieu , je ne prétends pas , chrétiens , que nous en
ayons perdu toute idée. Il est vrai que si l'homme
avait pu éteindre toute la connaissance de Dieu ,
la malignité de son cœur l'aurait porté à cet ex-
cès. Mais Dieu ne l'a pas permis : il se montre à
nos esprits par trop d'endroits, il se grave en trop
de manières dans nos cœurs : Non sine testimo'
nio semelipsum reliqiiit '. L'homme qui ne veut
pas le connaître , ne peut le méconnaître entiè-
rement ; et cet étrange combat de Dieu qui s'ap-
proche de l'homme, de Ihomme qui s'éloigne
de Dieu , a produit ce monstrueux assemblage
que nous remarquons dans l'idolâtrie. C'est Dieu ,
et ce n'est pas Dieu qu'on adore : c'est le nom
de Dieu qu'on emploie , mais on en détruit la
grandeur, « en communiquant à la créature ce
« nom incommunicable, x Incommunicabile no-
men ^ ; mais on en perd toute l'énergie , en ré-
pandant sur plusieurs ce quî n'a de majesté qu'en
l'unité seule.
D'où est venu ce dessein à l'homme , sinon de
l'instinct du serpent trompeur, qui a dit à nos
premiers pères : « Vous serez comme des dieux ^ ? »
Saint Basile de Séleucie dit que, proférant ces
paroles, il jetait dès l'origine du monde les fon-
dements de l'idolâtrie ^. Car dès lors il commen-
çait d'inspirer à l'homme le désir d'attribuer à
d'autres sujets ce qui était incommunicable, et
l'audace de multiplier ce qui devait être toujours
unique. Vous serez, voilà cette injuste commu-
nication; des dieux, voilà cette multiplication
injurieuse : tout cela pour avilir la divinité. Car
comme nul autre que Dieu ne peut soutenir ce
grand nom; le commmùquer, o^^st le détruire :
et comme toute sa force est dans l'unité ; le mul-
tiplier, c'est l'anéantir. C'est à quoi tendait l'im-
piété par tant de divisions et tant de partages,
' --/c/.Xiv, 16.
• Sfip. \IV, 21.
î Ctrn. Ill»5.
* Oni?. «I. li'blialh. Pair. Liiqd. t. TUI, pag. i32.
de tourner enfin le nom de Dion en dérision , ce
nom auguste, si redoutable. C'est pourquoi, après
avoir divisé la divinité, premièrement par ses
attributs, secondement par ses fonctions, ensuite
par les éléments et les autres parties du monde ,
dont l'on a fait un partage entre les aîné-s et les
cadets, comme d'une terre ou d'un héritage, on
en est venu à la fin à une multiplication sans or-
dre et sans bornes , jusqu'à reléguer plusieurs
dieux aux foyers et aux cuisines; on en a mis
trois à la seule porte. Aussi saint Augustin repro-
che-t-il aux païens : " quau lieu qu'il n'y a
n qu'un portier dans une maison, et qu'il suflil
« parce quec'estunhomme; les hommesont voulu
« qu'il y eût trois dieux : » Unutn quisqiie domvi
sîiœponit ostiarium ; et quia homo est , omnino
sujficit : très deos isti posuerunt '. A quel des-
sein tant de dieux, sinon pour dégrader ce grand
nom, et en avilir la majesté? Ainsi vous voyez,
chrétiens , que l'homme s'étant éloigné de Dieu ,
ce qu'il n'a pu entièrement abolir, je veux dire
son nom et sa connaissance, il l'a obscurci par
l'erreur, il l'a corrompu par le mélange, il l'a
anéanti par le partage.
Mais passons encore plus loin , et remarquons
maintenant que ce qui l'a poussé à ces erreurs
c'est un désir caché qu'il a dans le cœur de se
déifier soi-même. Car depuis qu'il eut avalé ce
poison subtil de la flatterie infernale : •<■ Vous se-
« rez comme des dieux : « s'il avait pu ouverte-
ment se déclarer Dieu, son orgueil se serait emporté
jusqu'à cet excès. Mais se dire Dieu, chrétiens,
et cependant se sentir mortel, l'arrogance la plus
aveugle en aurait eu honte. Et de là vient , mes-
sieurs , je vous prie d'observer ceci en passant ,
que nous lisons dans l'histoire sainte * que le roi
Nahuchodonosor exigeant de son peuple les hon-
neurs divins n'osa les demander pour sa personne,
et ordonna qu'on les rendît à sa statue. Quel pri-
vilège avait cette image, pour mériter l'adoration
plutôt que l'original? Nul sans doute; mais il
agissait ainsi par un certain sentiment que cette
présence d'un homme mortel, incapable de sou-
tenir les honneurs divins, démentirait trop visi-
blement sa prétention extravagante. L'homme
donc étant empêché par sa misérable mortalité,
conviction trop manifeste de sa faiblesse, de se
porter lui-même pour Dieu, et tâchant néan-
moins, autant qu'il pouvait, d'attacher la divi-
nité à soi-même, il lui a donné premièrement une
fonne humaine ; ensuite il a adoré ses propres ou-
vrages ; après il a fait des dieux de ses passions;
il en a fait même de ses vices. EnHii ne pouvant
s'égaler à Dieu, il a voulu mettre Dieu au-des-
' De Civil. Dei, lib. IV, c;>p. viil, t. vil col. U4
• DtIH. m , h.
474
SOUS de lui, il a prodigué le nom de Dieu,
jusqu'à le donner aux animaux et aux plus indi-
gnes reptiles. Et cela pour quelle raison, sinon
pour secouer le joug de son Souverain ; afin que
la majesté de Dieu étant si étrangement avilie ,
et riiomme n'ayant plus devant les yeux ni l'au-
torité de son nom, ni les conduites de sa provi-
dence, ni la crainte de ses jugements , n'eût plus
d'autre règle que sa volonté , plus d'autres gui-
des que ses passions, et enfin plus d'autres dieux
que lui-même? c'est à quoi aboutissaient à la fin
toutes les inventions de l'idolâtrie.
C'est ce qui a porté le grand saint Victor à ren-
verser avec tant de zèle les idoles, par lesquelles
les hommes ingrats tâchaient de renverser le trône
de Dieu pour n'adorer que leurs fantaisies. Mais
revenez , illustre martyr : d'autres idoles se sont
élevées , d'autres idolâtres remplissent la terre ;
et sous la profession du christianisme , ils pré-
sentent de l'encens dans leur conscience à de
fausses divinités. Et certainement,* chrétiens,
s'il est vrai, comme je l'ai dit, que l'aliénation
d'avec Dieu et l'attachement à nous-mêmes sont
la cause de l'idolâtrie; si d'ailleurs nous recon-
naissons en nous ces deux vices , et si fortement
enracinés , comment pouvons-nous nous persua-
der que nous soyons exempts de ce crime, dont
nous portons la source en nous-mêmes ? Non , non,
mes frères , ne le croyons pas : l'idolâtrie n'est
pas renversée ; elle n'a fait que changer de forme,
elle a pris seulement un autre visage.
Cœur humain , abîme infini , qui dans tes pro-
fondes retraites caches tant de pensées différen-
tes, qui s'échappent souvent à tes propres yeux ,
si tu veux savoir ce que tu adores et à qui tu pré-
sentes de l'encens, regarde seulement où vont tes
désirs : car c'est là l'encens que Dieu veut , c'est
le seid parfum qui lui plaît. Où vont-ils donc ces
désirs? de quel côté prennent-ils leur cours ? où
be tourne leur mouvement? Tu le sais, je n'ose le
dire; mais de quelque côté qu'ils se portent, sa-
che que c'est là ta divinité : Dieu n'a plus que le
nom de Dieu; cette créature en reçoit l'hom-
mage, puisqu'elle emporte l'amour que Dieu de-
mande. Mais comme nous avons vu dans l'ido-
lâtrie, que l'homme, s'étant une fois donné la
licence de se faire des dieux à sa mode, les a
Kudtipliés sans aucune mesure, il nous en arrive
tous les jours de même : car quiconque s'éloigne
de Dieu; l'indigence de la créature l'obligeant
à partager sans fin ses affections, il ne se con-
tente pas d'une seule idole. Où l'on a trouvé le
plaisir, on n'y trouve pas lafortnae ; ce qui satis-
fait l'avarice ne contente pas la vanité : l'homme
a des besoins infinis; et chaque créature étant
bornée , ce que l'une ne donne pas il faut néces-
PANEGYRIQUE
sairement l'emprunlcr de l'autre. Autant d'ap-
puis que nous y cherchons , autant nous faisons-
nous de maîtres; et ces maîtres que nous mettons
sur nos têtes, craindrons-nous de les appeler nos
divinités? Et ne sont-ils pas plus que nos dieux,
si je puis parler de la sorte , puisque nous les
préférons à Dieu même?
Mais pour nous convaincre, messieurs, d'une
idolâtrie plus criminelle, considérons, je vous
prie, quelle idée nous avons de Dieu. Qui de
nous ne lui donne pas une forme et une nature
étrangère, lorsqu'ayant le cœur éloigné de lui,
nous croyons néanmoins l'honorer par certaines
prières réglées que nous faisons passer sur lo
bord des lèvres par un murmure inutile? et celui
qui croit l'apaiser en lui présentant par aumô-
nes quelque partie de ses rapines ; et celui qui
observant dans sa sainte loi ce qu'il trouve de
plus conforme à son humeur, croit par là s'ac-
quérir le droit de mépriser impunément tout le
reste ; et celui qui multipliant tous les jours ses
crimes, sans prendre aucun soin de se convertir,
ne parle que de pardon , et ne prêche que misé-
ricorde : en vérité , messieurs , se figure-t-il Dieu
tel qu'il est? Eh quoi ! le Dieu des chrétiens est-ce
un Dieu qui se paye de vaines grimaces, ou qui
se laisse corrompre par les présents , ou qui souf-
fre qu'on se partage entre lui et le monde , ou
qui se dépouille de sa justice pour laisser gou-
verner le monde par une bonté insensible et dé-
raisonnable , sous laquelle les péchés seraient im-
punis? Est-ce là le Dieu des chrétiens? n'est-ce
pas plutôt une idole formée à plaisir et au gré de
nos passions?
Et d'où est né en nous ce dessein , de faire Dieu
à notre mode ; sinon de ce vieux levain de l'ido-
lâtrie, qui faisait crier autrefois à ce peuple :
« Faites-nous, faites-nous des dieux , « Fac nobis
deos^'i Et pourquoi voulons-nous faire des dieux
à plaisir, sinon pour dépouiller la divinité des
attributs qui nous choquent, qui contraignent la
liberté ou plutôt la licence immodérée que nous
donnons à nos passions ; si bien que nous ne défi-
gurons la divinité, qu'afin que le péché triom-
phe à son aise, et que nous ne connaissions plus
d'autres dieux que nos vices, et nos fantaisies,
et nos inclinations corroupues ? Dans un aveugle-
ment si étrange, combien faudrait-il de Victors
pour briser toutes les idoles par lesquelles nous
excitons Dieu à jalousie? Chrétiens, que chacun
détruise les siennes : soit que ce soit Vénus et
l'impureté, soit que ce soit Mammone et l'ava-
rice, donnons-leur un coup de pied généreux qui
les abatte devant Jésus-Christ; car à quoi nous
ExL
aWIU l.
DE SAINT VICTOR.
47',
«uraît servi de baiser ce pied vôncrable , sacré
dépôt de cette maison?
0 pieil de l'illustre Victor, c'est par vos coups
puissants que l'idole est tombée par terre; ce ty-
ran , qui vous a coupé , a cru vous immoler à son
Jupiter ; mais il vous a consacré à Jésus-Clirist ,
et n'a fait que signaler votre victoire ! C'est l'hon-
neur de saint ^ ictor, qu'il lui ait coûté du sang
jour l'aire triompher Jésus-Christ; et il fallait
pour sa gloire qu'en renversant un faux dieu, il
offrît un sacriiice au véritable. Mes frères, imi-
tons cet exemple : mais portons encore plus loin
notre zèle ; et après avoir appris de Victor à dé-
truire les ennemis de Jésus-Christ, apprenons
<?ncore du même martyr à lui conserver ses ser-
viteurs. Il a fait l'un et l'autre avec courage : il
a renversé par terre les ennemis du Fils de Dieu ;
voyons maintenant comment il travaille à lui
conserver ses serviteurs : c'est ma deuxième par-
tie.
SECOND POINT.
C'est un secret de Dieu , de savoir joindre en-
semble l'affranchissement et la servitude , et saint
Paul nous l'a expliqué, en la première épître
aux Corinthiens^ lorsqu'il a dit ces belles paro-
les: « Leridèlequiestlibre,estserviteurde Jésus-
" Christ : >> Qui in Domino vocalus est servus,
libertus est Domini; siiniliter qui liber vocatus
est y servus est Christi ». Ce tempérament mer-
veilleux , qu'apporte le saint apôtre à la liberté
par la contrainte , à la contrainte par la liberté ,
est plein d'une sage conduite, et digne de l'Es-
prit de Dieu. Celui qui est libre, messieurs, a be-
soin qu'on le modère et qu'on le réprime; et ce-
lui qui est dans la servitude a besoin qu'on le
soutienne et qu'on le relève. Saint Paul a fait
l'un et l'autre en disant à l'affranchi , qu'il est ser-
viteur ; et au serviteur, qu'il est affranchi . Par la
première de ces paroles il donne comme un con-
tre-poids à la liberté, de peur qu'elle ne s'em-
porte : il semble , par la seconde , qu'il lâche la
main à la contrainte , de peur quelle ne se laisse
accabler; et il nous apprend par toutes les deux
cette vérité importante, que le chrétien doit
mêler dans toutes ses actions et la liberté et la
contrainte. Jamais tant de liberté, que nous n'y
donnions toujours quelques bornes qui nous con-
traignent; et jamais tant de contrainte, que nous
ne nous sachions toujoui-s conserver une sainte
liberté d'esprit, et joindre par ce moyen la liberté
et la servitude.
Mais cette liberté et cette contrainte, qui se
trouvent jointes selon l'esprit dans tous les véri-
tables enfants de Dieu, il a plu à !a Providence
qu'elles fussent unies en notre martyr, méniu
selon le corps, et en le prenant à la lettre. Son
historien nous apprend une paiticularité remar-
quable; c'est qu'ayant été arrêté par l'ordre de
l'empereur pour la cause de l'Évangile, il de-
meurait captif durant tout le jour; et qu'un ange
le délivrait toutes les nuits : tellement que nous
pouvons dire qu'il était prisonnier et libre. Mais
ce qui fait le plus à notre sujet, c'est que , dans
l'un et dans l'autre de ces deux états, il travail-
lait toujours au salut des âmes; puisqu'ainsi que
nous lisons dans la même histoire, étant renfermé
dans la prison il convertissait ses propres gardes,
et qu'il « n'usait de sa liberté que {wur affermir
« en Jésus-Christ l'esprit de ses frères , » ul c/iri-
stianorum paventia corda confinnaret.
Durant le temps des persécutions , deux spec-
tacles de piété édifiaient les hommes et les anges;
les chrétiens en prison, et les chrétiens en liberté
qui semblaient en quelque sorte disputer ensem-
ble à qui glorifierait le mieux Jésus-Christ , quoi-
que par des voies différentes; et il faut que je
vous donne en peu de proies une description de
leurs exercices : mon sujet en sera éclairci , et
votre piété , édifiée. Faisons donc , avant toutes
choses, la peinture d'un chrétien en prison.' O
Dieu , que son visage est égal et que son action
est hardie ! mais que cette hardiesse est modeste,
mais que cette modestie est généreuse ! et qu'il
est aisé de le distinguer de ceux que leurs crimes
ont mis dans les fers ; qu'il sent bien qu'il souffre
pour la bonne cause , et que la sérénité de ses re-
gards rend un illustre témoignage à son inno-
cence! Bien loin de se plaindre de sa prison, il
regarde le monde au contraire comme une pri-
son véritable. IVon , il n'en connaît point de plus
obscure , puisque tant de sortes d'erreurs y étei-
gnent la lumière de la vérité; ni qui contienne
plus de criminels, puisqu'il y en a presque au-
tant que d'hommes; ni de fers plus durs que les
siens , puisque les âmes mêmes en sont enchaî-
nées; ni de cachot plus rempli d'ordures, par
l'infection de tant de péchés. Persuadé de cette
pensée, « il croit que ceux qui l'arrachent du mi.
« lieu du monde, en pensant le rendre captif, le
" tirent d'une captivité plus insupportable , et ne
« le jettent pas tant en prison qu'ils ne l'en déli-
« vrent réellement : « Si recoyitemus ipsum ma-
gis mundum carcerem esse, exisse vos e car-
cere, quam in carcerem introisse intelligemus ' .
Ainsi dans ces prisons bienheureuses dans les.
quelles les saints martyre étaient renfermés, ni
les plaintes, ni les murmures, ni l'impatiercc.
' l. Lui-. V!|, 22
* 2'iTtul. ad Mort, n' 2.
470
PANÉGYRIQUE
n'y paraissaient pas: elles devenaient des temples
sacrés, qui résonnaient nuit et jour de pieux can-
tiques. Leurs gardes en étaient émus; et il arri-
vait, pour l'ordinaire, qu'en gardant les martyrs
ils devenaient chrétiens. Celui qui gardait saint
Paul et Silas fut baptisé par l'apôtre ' : les gar-
des de notre saint se donnèrent à Jésus-Christ par
son entremise. C'est ainsi que ces bienheureux pri-
sonniers avaient accoutumé de gagner leurs gar-
des ; et à peine en pouvait-on trouver d'assez durs
pour être à l'épreuve de cette corruption inno-
cente. Mais s'ils travaillaient à gagner leurs gar-
des, ce n'était pas pour forcer leurs prisons ; ils
ne tâchaient , au contraire , de les attirer, que
pour les rendre prisonniers avec eux , et en faire
des compagnons de leurs chaînes. Longin, Alexan-
dre et Félicien , qui étaient les gardes de saint
Victor, les portèrent avec lui , et sont arrivés de-
vant lui à la couronne du martyre. 0 gloire de
nos prisonniers, qui, tout chargés qu'ils étaient
de fers, se rendaient maîtres de leurs propres
gardes, pour en faire des victimes de Jésus-
Christ ! Voilà , messieurs , en peu de paroles , la
première partie du tableau ; tels étaient les chré-
tiens en prison.
Mais jetez maintenant les yeux sur ceux que la
fureur publique avait épargnés : voici quels étaient
leurs sentiments. Ils avaient honte de leur liberté,
et se la 'reprochaient à eux-rmêmes : mais ils en-
traient fortement dans cette pensée, que Dieu ne
les ayant pas jugés dignes de la glorieuse qualité
de ses prisonniers, il ne leur laissait leur liberté
que pour servir ses martyrs. Prenez , mes frères,
ces sentiments que doit vous inspirer l'esprit du
christianisme, et faites avec moi cette réflexion
importante. Dieu fait un partage dans son Église :
quelques-uns de ses fidèles sont dans les souffran-
ces ; les autres par sa volonté vivent ?. leur aise. Ce
partage n'est pas sans raison , et ""oici sans doute
le dessein de Dieu. Vous qu'il exerce par les af-
flictions, c'est qu'il veut vous faire porter ses
marques ; vous qu'il laisse dans l'abondance , c'est
([u'il vous réserve pour servir les autres. Donc ,
ô riches , ô "puissants du siècle , tirez cette consé-
(luence, que si , selon l'ordre des lois du monde ,
les pauvrfes semblent n'être nés que pour vous
servir ; selon les lois du christianisme , vous êtes
nés pour servir les pauvres et soulager leurs né-
cessités.
C'est ce que croyaient nos ancêtres , ces pre-
miers fldèles ; et c'est pourquoi , comme j'ai dit ,
ceux qui étaient libres pensaient n'avoir cette li-
berté que pour servir leurs frères captifs, et ils
leur en consacraient tout l'usage. C'est pourquoi,
messieurs , les prisons publiques étaient le com-
mun rendez-vous de tous les fidèles ; nu I obstacle ,.
nulle appréhension , nulle raison humaine ne les
arrêtait : ils y venaient admirer ces braves soldats,,
l'élite de l'armée chrétienne ; et les regardant avec
foi comme destinés au martyre , martyres desi-
gnati ', ils les voyaient tout resplendissants de
l'éclatdecette couronne qui pendait déjàsur leurs
têtes , et qui allait bientôt y être appliquée. Ils les
servaient humblement dans cette pensée, ils les
encourageaient avec respect; ils pourvoyaient à
tous leurs besoins avec une telle profusion , que
souvent même les infidèles : chose que vous ju-
gerez incroyable, et néanmoins très-bien avérée;
souvent , dis-je, les infidèles se mêlaient avec les
martyrs , pour pouvoir goûter avec eux les fruits
de la charité chrétienne : tant la charité était
abondante, qu'elle faisaittrouver desdélices même
dans l'horreur des prisons !
Voilà, mes frères, les saints emplois qui par-
tageaient les fidèles durant le temps des persécu-
tions. Que vous étiez heureuse , ô sainte Église,
de voir deux si beaux spectacles : les uns souf-
fraient pour la foi , les autres compatissaient j)ar
la charité ; les uns exerçaient la patience , et les
autres la miséricorde; dignes certainement les
uns et les autres d'une louange immortelle ! Car
à qui donnerons-nous l'avantage : le travail des
uns est plus glorieux , la fonction des autres est
plus étendue ; ceux-là combattent les ennemis ,
ceux-ci soutiennent les combattants mêmes. Mais
que sert de prononcer ici sur ce doute; puisque
ces deux emplois différents que Dieu partage en-
tre ses élus , il lui a plu de les réunir en la per-
sonne de notre martyr? Il est prisonnier et libre,
et il plaît à notre Sauveur qu'il remporte la gloire
de ces deux états. Victor désire ardemment l'hon-
neur de porter les marques de Jésus-Christ. Voilà
des chaînes , voilà des cachots , voilà une som-
bre prison : c'est de quoi imprimer sur son corps
les caractères du Fils de Dieu , et les livrées de
sa glorieuse servitude. Mais Victor, accable de
fers , ne peut avoir la gloire d'animer ses frères.
Allez, anges du Seigneur, et délivrez-le toutes
les nuits, pour exercer cette fonction qu'il a cou-
tume de remplir avec tant de fruit : faites tom-
ber ces fers de ses mains ; ôtez-lui ces chaînes pe-
santes , qu'il se tient heureux de porter pour la
gloire de l'Évangile. Ah! qu'il les quitte à regret,
ces chaînes chéries et bien-aimées! Mais c'est
pour les reprendre bientôt. Mais c'est trop de les
perdre un moment ; n'importe , Victor obéit. Quoi-
qu'il chérisse sa prison , il est prêt de la quitter
au premier ordre; il n'a d'atî'jchement qa à lît
Acl w
' TcrluL l'I Mari, a" l.
DE SAINT VICTOR.
477
volonté de son Maîti-e : il est ce clirélicn géné-
reux dont parle Tertullien « : Christianus etiam
extra carcerem sœculo renuniiavit , in carcere
etiam carceri : -■ Le chrétien , môrae hors de la
■< prison, renonce au siècle; et eu prison, il re-
« nonce à la prison même. »
Vous jugerez peut-être que ce n'est pas une
grande épreuve , de renoncer à une prison : mais
les saints martyrs ont d'autres pensées ; et ils trou-
\ent si honorable d'être prisonniers de Jésus-
Christ , qu'ils ne se peuvent dépouiller sans peine
de cette nwrque de leur servitude. Ce qui console
Victor, c'est qu'il ne sort de ses fers que pour con-
soler les fidèles, pour rassurer leurs esprits flot-
tants, pour les animer au martyre. C'est à quoi
il passe les nuits avec une ardeur infatigable; et
après un si utile travail il vient avec joie repren-
dre ses chaînes, il vient se reposer dans sa prison,
et il se charge de nouveau de ce poids aimable
que la foi de Jésus-Christ lui impose.
Mes frères , voilà notre exemple , telle doit être
ja liberté du christianisme. Qui nous donnera, ô
•Jésus, que nous nous rendions nous-mêmes cap-
tifs par l'amour de la sainte retraite, et que ja-
mais nous ne soyons libres que pour courir aux
offices de la charité ? Heureux mille et mille fois
celui qui ne trouve l'usage de sa liberté, que lors-
que la charité l'appelle î Mais si nous voulons
garder de la liberté pour les affaires du monde ,
gardons-en aussi pour celles de Dieu , et n'en per-
dons pas un si saint usage. 0 mains engourdies
de l'avare , que ne rompez- vous ces liens de l'a-
varice , qui vous empêchent de vous ouvrir sur
les misères du pauvre! que ne brisez-vous ces
liens qui ne vous permettent pas d'aller au se-
cours ou de l'innocent qu'on opprime, qu'une
seule de vos paroles pourrait soutenir, ou du pri-
sonnier qui languit, et que vos soins pourraient
délivrer; ou de cette pauvre famille qui se dé-
sespère , et qui subsisterait largement du moindre
retranchement de votre luxe ! Employez , mes-
sieurs, votre liberté dans ces usages chrétiens;
consacrez-la au service des pauvres membres de
Jésus-Christ. Ainsi, en prenant part à la croix
des autres , vous vous élèverez à la fin à cette
grande perfection du christianisme , qui consiste
à s'immoler soi-même : c'est ce qui nous reste à
considérer dans le martyre de saint Victor.
TROISIÈME POINT.
Pour tirer de l'utilité de cette dernière partie,
ou je dois vous représenter le martyre de saint
Victor, je vous demande, mes frères, que vous
n'arrêtiez oas seulement la vue sur tant de peines
' AiX Mari, n" 3.
qu'il a endurées ; mais que , remontant en esprit
à ces premiers temps où la foi s'établissait par tant
de martyres, vous vous mettiez vous- mêmes à l'é-
preuve touchant l'amour de la croix , qui est la
marque essentielle du chrétien. Trois circonstan-
ces principales rendaient la persécution épouvan-
table. Premièrement, on méprisait les chrétiens;
secondement , on les haïssait : Eritis odio omni-
bus ' ; enfin la haine passait jusfju'à la fureur :
parce qu'on les méprisait , on les condamnait sans
procédures ; parce qu'on les haïssait , on les fai-
sait souffrir sans modération; parce que la haine
allait jusqu'à la fureur, on poussait la violence
jusqu'au delà de la mort. Ainsi , la vengeance pu -
blique n'ayant ni formalité dans son exercice , ni
mesure dans sa cruauté , ni bornes dans sa durée,
nos pères en étaient réduits aux dernières extré-
mités. Mais pesons plus exactement ces trois cir-
constances pour la gloire de notre martyr, et la
conviction de notre lâcheté.
J'ai dit premièrement, chrétiens, qu'on ne
gardait avec nos ancêtres aucune formalité de
justice parce qu'on les tenait pour des personnes
viles, dont le sang n'était d'aucun prix : « c'était
« la balayuredu monde, » omnium peripsema *;
ce cjui a fait dire à Tertullien : Christiani , des-
tinatum morti genus ^. Savez-vous ce que c'est
que les chrétiens? C'est, dit-il, « un genre d'hora-
« mes destiné à la mort. » Remarquez qu'il ne
dit pas condamné, mais destiné à la mort; parce
qu'on ne les condamnait pas par les formes ,
mais plutôt qu'on les regardait comme dévoués
au dernier supplice par le seul préjugé d'un nom
odieux : oves occisionis, comme dit l'apôtre ^,
« des brebis de sacrifices , des agneaux de bou-
« chérie , » dont on versait le sang sans façon et
sans procédures. Si le Tibre s'était débordé, si
la pluie cessait d'arroser la terre , si les Rarbares
avaient ravagé quelque partie de l'empire , les
chrétiens en répondaient de leurs têtes; il avait
passé en proverbe : Cœlum stetit, causa chri-
stiani^ . Pauvres chrétiens innocents, on ne sait
que vous imputer, parce que vous ne vous mêlez
de rien dans le monde, et on vous accuse de ren-
verser tous les éléments , et de troubler tout l'or-
dre de la nature ; et sur cela on vous expose aux
bêtes farouches, parce qu'il a plu au peuple ro-
main de crier dans l'amphithéâtre : Christianos
ad léones ^, « Qu'on donne les chrétiens aux
•• lions ! « 11 fallait cette victime aux dieux im-
mortels, et ce divertissement au peuple irrité,
* 3/a«A. x,22.
* I. Cor. IV, 13.
3 DeSpectac. n" I.
« Rom. VIII , C6.
* Apolog. n" 40.
6 ÎO.d.
4-S
PANÉGYRIQUE
peut-être pour le délasser des sanglants spectacles
dc's gladiateurs par quelque objet plus agréable.
Quoi donc, sans formalité immoler une si grande
multitude! De quoi parlez-vous, de formalité?
cela est bon pour les voleurs et les meurtriers ;
mais il n'en faut pas pour les chrétiens, âmes
viles et méprisables , dont on ne peut assez pro-
diguer le sang.
Victor, généreux Victor, quoi! ce sang illus-
tre qui coule en vos veines , sera-t-il donc ré-
pandu avec moins de forme que celui du dernier
esclave? Oui, messieurs, pour professer le chris-
tianisme il fallait avaler toute cette honte; mais
voici quelque chose de bien plus terrible. Ordinai-
rement ceux que l'on méprise, on ne les juge pas
dignes de colère; et ce foudre de l'indignation
ne frappe que sur les lieux élevés. C'est pourquoi
David disait àSaiil : Qui poursuivez- vous, ô roi
d'Israël? contre qui vous irritez-vous? « Quoi, un
« si grand roi contre un ver de terre ! » Canem
mortuum persequeris etpulicem uniitn '. II ne
trouve rien de plus efficace pour se mettre à cou-
vert de la colère de ce prince , que de se repré-
senter comme un objet tout à fait méprisable : et
en effet on se défend de la fureur des grands par
la bassesse de sa condition. Les chrétiens toute-
fois, bien qu'ils soient le rebut du monde, n'en
sont pas moins le sujet non-seulement de la haine,
mais encore de l'indignation publique ; et mal-
gré ce mépris qu'on a pour eux, ils ne peuvent
obtenir qu'on les néglige. Tout le monde est
armé contre leur faiblesse; et voici un effet
étrange de cette colère furieuse. Dans les crimes
les plus atroces, les lois ont ordonné de la qualité
du supplice; il n'est pas permis de passer outre :
elles ont bien voulu donner des bornes même à
la justice, de peur de lâcher la bride à la cruauté.
Il n'y avait que les chrétiens sur lesquels on n'ap-
préhendait point de faillir, si ce n'est en les épar-
gnant : « il leur fallait arracher la vie par toutes
« les inventions d'une cruauté raffinée , » per
atrociora gênera pœnarum , dit le grave Ter-
tuUien ^.
Car considérez, je vous prie, ce qu'on n'a pas
inventé contre saint Victor. On a soigneusement
ramassé contre lui seul tout ce qu'il y a de force
dans les hommes , dans les animaux , dans les
machines les plus violentes. Qu'on l'attache sur
le chevalet, et qu'il lasse durant trois jours des
bourreaux qui s'épuisent en le flagellant , qu'un
cheval fougueux et indompté le traîne à sa queue
par toute la ville ou dans les revues de l'armée ,
AU milieu de laquelle il a paru si souvent avec
tant d'éclat ; qu'il laisse par toutes les rues non-
seulement des ruisseaux de sang, mais même des
lambeaux de sa chair : encore n'est-ce pas assez
pour assouvir la haine de ses tyrans. Que veut-
on faire de cette meule? quel monstre veut-on
écraser et réduire en poudre? Quoi ! c'est l'inTio-
cent Victor qu'on veut accabler de ce poids, qu'on
veut mettre en pièces par ce mouvement ! Eh ! il
ne faut pas tant de force contre un corps humain,
que la nature a fait si tendre et si aisé à dissou-
dre. Mais la haine aveugle des infidèles ne pou-
vait rien inventer d'assez horrible ; et la foi ar-
dente des chrétiens ne pouvait rien trouver
d'assez dur. Invente encore, s'il est possible, quel-
que machine inconnue, ô cruauté ingénieuse! si
tu ne peux abattre Victor par la violence , tâche
de l'étonner par l'horreur de tes supplices. Il est
prêt à en supporter tout l'effort ; sa patience sur-
montera toutes tes attaques. « Il ne reçoit au-
« cune blessure, qu'il ne couvre par une cou-
« ronne ; il ne verse pas une goutte de sang , qui
n ne lui mérite de nouvelles palmes; il remporte
« plus de victoires, qu'il ne souffre de violen-
« ces :» Coronapremitvulnera, palma sangui-
nem obxcurat, plus victoriarum est quant inju-
riarum '. Mais, enfin, la matière manque :
quoique le courage ne diminue pas , il faut que le
corps tombe sous les derniers coups. Que fera la
rage des persécuteurs? Ce qu'elle a fait aux autres
martyrs, dont elle poursuivait les corps mutilés
jusque dans le sein de la mort , jusque dans l'a-
sile de la sépulture. Elle en use de même con-
tre notre saint; et lui enviant jusqu'à un tom-
beau , elle le fait jeter au fond de la mer : mais ,
par l'ordre du Tout-Puissant, la mer officieuse
rend ce dépôt à la terre, et la terre nous a con-
servé ses os , afin qu'en baisant ces saintes re-
liques nous y pussions puiser l'amour des souf-
frances : car c'est ce qu'il faut apprendre des
saints martyrs ; c'est le fruit qu'il faut remporter
des discours que l'on consacre à leur gloire.
Mais , ô croix , ô tourments, ô souffrances, les
chrétiens prêchent et publient que vous faites
toute la gloire du christianisme : les chrétiens
vous révèrent dans les saints martyrs , les chré-
tiens vous louent dans les autres ; et par une
lâcheté sans égale, aucun ne vous veut pour soi-
même : et toutefois il est véritable que les souf-
frances font les chrétiens , et qu'on les reconnaît
à cette épreuve. N'alléguons pas ici l'Écriture
sainte , dont presque toutes les lignes nous ensei-
gnent cette doctrine; laissons tant de raisons
excellentes que les saints Pères nous en ont don-
nées : convainquons-nous par expérience de cette
vérité fondamentale. Quand est-ce que l'Église a
« I. Re/). XXIV, 15.
Iti liefur. Carn. n° 3.
» Terliil. Scorp. n.6.
DE SAINT VICTOR.
4':o
m des enfants dijïnes (Vellc , et a porté des chré-
tiens dijïncs de ce nom ? C'est lorsqu'elle était
jHTsécutée; c'est lorsciu'elle lisait à tous les po-
teaux des sentences épouvantables, prononcées
contre elle; qu'elle voyait dans tous les gibets, et
dans toutes les places publiques , de ses enfants
immolés pour la gloire de lÉvangile.
Durant ce temps , messieurs , il y avait des
ehrétiens sur la terre , il y avait de ces hommes
forts qui , étant nourris dans les proscriptions et
dans les alarmes continuelles, s'étaient fait une
«,'lorieuse habityde de souffrir pour l'amour de
Dieu. Ils croyaient que c'était trop de délicatesse,
que de rechercher le plaisir et en ce monde et en
l'autre : regardant la terre comme un exil, ils
jugeaient qu'ils n'y avaient point de plus grande
affaire que d'en sortir au plus tôt. Alors la piété
étaR sincère , parce qu'elle n'était pas encore de-
venue un art : elle n'avait pas encore appris le
secret de s'accommoder au monde , et de servir
aux négoces des ténèbres. Simple et innocente
qu'elle était, elle ne regardait que le ciel auquel
elle prouvait sa fidélité par une longue patience.
Tels étaient les chrétiens de ces premiers temps ;
les voilà dans leur pureté, tels que les engendrait
le sang des martyrs, tels que les formaient les
persécutions. Maintenant la paix est venue, et la
discipline s'est relâchée : le nombre des fidèles
s'est augmenté, et l'ardeur de la foi s'est ralen-
tie; et, comme disait éloquemment un ancien,
« l'on t'a vue , ô Église catholique , affaiblie par
" ta fécondité, diminuée par ton accroissement,
« et presque abattue par tes propres forces : »
Factaque es, Ecclesia, profectu tuœ fœcundi-
tatis injlrmior, atque accessu relabens, et quasi
viribus minus valida \ D'où vient cet abatte-
ment des courages? C'est qu'ils ne sont plus exer-
cés par les persécutions. Le monde est entré dans
l'Église , on a voulu joindre Jésus-Christ avec
Bélial; et de cet indigne mélange, quelle race
enfin nous est née ? Une race mêlée et corrompue,
des demi-chrétiens, des chrétiens mondains et sé-
culiers, une piété bâtarde et falsifiée, qui est toute
dans les discours et dans un extérieur contrefait.
0 piété à la mode , que je me moque de tes
vanteries et des discours étudiés que tu débites
à ton aise pendant que le monde te rit ! Viens
que je te mette à l'épreuve. Voici une tempête
qui s'élève, voici une perte de biens, une insulte,
une contrariété, une maladie : tu te laisses aller
aux murmures, pauvre piété déconcertée; tu ne
peux plus te soutenir, piété sans force et sans fon-
dement. Va , tu n'étais qu'un vain sunulacre de
la piété chrétienne ; tu n'étais qu'un faux or qui
brille au soleil , mais qui ne dure pas dans le feu ,
' Sa/rian. aclr. Jvar. lib. i, page 218.
mais qui s'évanouit dans le creuset. La vertu
chrétienne n'est pas faite de la sorte : Andtlan-
quam testavirtus mea '. Elle ressembleà la terre
d'argile , qiii est toujours molle et sans consis-
tance justju'à ce que le feu la cuise et la rende
ferme : Aruit tanquom testa virtus mea. VA s'il
est ainsi, chrétiens; si les souffrances sont né-
cessaires pour soutenir l'esprit du clA'istianisme :
Seigneur, rendez-nous les tvrans, rendez-nous
les Domitien et les Néron .
Mais modérons notre zèle , et ne faisons point
de vœux indiscrets; n'envions pas à nos princes
le bonheur d'être chrétiens, et ne demandons
pas des persécutions que notre lâcheté ne pourrait
souffrir. Sans ramener les roues et les chevalets,
sur lesquels on étendait nos ancêtres, la matière
ne manquera pas à la patience. La nature a assez
d'infirmités , le monde a assez d'injustice, sa fa-
veur assez d'inconstance , il y a assez de bizarrerie
dans lejugement des hommes , et assez d'inégalité
dans leurs humeurs contrariantes. Apprenons à
goûter ces amertumes; et quelque sorte d'af-
flictions que Dieu nous envoie , profitons de ces
occasions précieuses et ménageons-en avec soin
tous les moments.
Le ferons-nous, mes frères, le ferons-nous?
nous réjouirons -nous dans les opprobres? nous
plairons-nous dans les contrariétés? Ah! nous
sommes trop délicats , et notre courage est trop
mou. Nous aimerons toujours les plaisirs, nous ne
pouvons durerun moment avec Jésus-Christ sur
la croix. Mais, mes frères, s'il est ainsi, pour-
quoi baisons-nous les os des martyrs? pourquoi
célébrons-nous leur naissance? pourquoi écoutons-
nous leurs éloges? Quoi ! serons-nous seulement
spectateurs oisifs? quoi! verrons-nous le grand
saint Victor boire à longs traits ce calice amer de
sa passion , que le Fils de Dieu lui a mis en main ;
et nous croirons que cet exemple ne nous regarde
point, et nous n'en avalerons pas une seule
goutte : comme si nous n'étions pas enfants de
la croix ? Ab ! mes frères , gardez-vous dune si
grande insensibilité. Montrez que vous croyez ces
paroles : « Bienheureux ceux qui souffrent pei-sé-
« cution* ; » et ces autres non moins convaincan-
tes : « Celui qui ne se hait pas soi-même , et qui ne
« porte pas sa croix tous les jours , n'est pas digne
«de moi^. »
Ah ! nous les croyons, ô sauveur Jésus : c'est
vous qui les avez proférées. Mais si vous les
croyez, nous dit-il, prouvez-le-moi par vos œu-
vres. Ce sont les souffrances , ce sont les combats ,
c'est la peine , c'est le grand travail , qui justifient
' Ps. XXI, 16.
» Matt/i. V, 10.
» Jbid. X , 3».
480
la sincérité de la foi. Seigneur, tout ce que vous
exigez de nous est l'équité môme : donnez-nous
la grâce de l'accomplir ; car en vain entrepren-
drions-nous par nos propres forces de l'exécuter ;
bientôt nos efforts impuissants ne nous laisseraient
que la confusion de notre superbe témérité. Sou-
, tenez donc , ô Dieu tout-puissant , notre faiblesse
par votre Esprit saint ! Faites-nous des chrétiens
véritables , c'est-à-dire , des chrétiens amis de la
croix : accordez-nous cette grâce par les exemples
et par les prières de Victor votre serviteur, dont
nous honorons la mémoire ; afin que l'imitation
de sa patience nous mène à la participation de sa
couronne. Amen.
PRÉCIS D'UN PANÉGYRIQUE
POUR LA FÊTE DE SAINT JACQUES.
Désir ambitieux des deux frères. Nature de leur erreur :
rommenl Jésus-Clirisf la corrige, et leur accorde l'effet de
leur demande. Avec quelle lirt'ilité nous devons boire son
calice.
Dicutsedeanthi auofilii mei,tinnsaauexteramtuam
et unus ad sïnistram in regno tuo.
Dites que mes deux fils soient assis dans votre royaume ,
l'un à votre droite, et l'autre à votre gauche. Matth.
XX, -il,
Nous voyons trois choses dans l'Évangile : pre-
mièrement leur ambition réprimée : Nescitisquid
pelatis ' î « Vous ne savez ce que vous deman-
« dez; » secondement, leur ignorance instruite :
Potestis bibere caliceni? « Pouvez- vous boire le
« calice que je dois boire? » troisièmement, leur
fidélité prophétisée : Calicem quidem meu?n bi-
betis ' : « Vous boirez , il est vrai , mon calice. »
PBEMIER POINT.
Il est assez ordinaire aux hommes de nesavoir
ce qu'ils demandent, parce qu'ils ont des désirs
qui sont des désirs de malades , inspirés par la
fièvre, c'est-à-dire, par les passions; et d'autres
ont des désirs d'enfants, inspirés par l'imprudence.
1 1 semble que celui de ces deux apôtres n'est pas
(le cette nature : ils veulent être auprès de Jésus-
Christ, compagnons de sa gloire et de son triom-
phe ; cela est fort désirable , l'ambition n'est pas
excessive. Il veut que nous régnions avec lui; et
lui qui nous promet de nous placer jusque dans
son trône , ne doit pas trouver mauvais que l'on
pouhaite d'être à ses côtés : néanmoins il leur ré-
« MaHh. XX , 22,
' Ibid. 23.
PANÉGYRIQUE"
pond : « Vous ne savez ce que vous demande?: : »
Nescilis qicid pelatis.
Pour découvrir leur erreur , il faut savoir que
les hommes peuvent se tromper doublement : ou
en désirant comme bien ce qui ne l'est pas; on
en désirant un bien véritable ; sans considérer
assez en quoi il consiste , ni les moyens pour y
arriver. L'erreur des apôtres ne gît pas dans la
première de ces fausses idées; ce qu'ils désirent
est un fort grand bien , puisqu'ils souhaitent d'être
assis auprès de la personne du Sauveur des âmes :
mais ils le désirent avec un empressement trop
humain ; et c'est là la nature de leur erreur,
causée par l'ambition qui les anime, lis s'é-
taient imaginé Jésus-Christ dans un trône, et
ils souhaitaient d'être à ses côtés; non pas pour
avoir le bonheur d'être avec lui ; mais pour se
montrer aux autres dans cet état de magnificence
mondaine : tant il est vrai qu'on peut chercher
Jésus-Christ même avec une intention mauvaise ,
pour paraître devant les hommes , afin qu'il fasse
notre fortune. Il veut qu'on l'aime nu et dépouillé ,
pauvre et infirme, et non-seulement glorieux et
magnifique. Les apôtres avaient tout quitté poui
Jui f et néanmoins ils ne le cherchaient pas comme
M faut; parce qu'ils ne le cherchaient pas seul.
Voilà leur erreur découverte, et leur ambition
réprimée : voyons maintenant , dans le deuxième
point , leur ignorance instruite.
SECOND POINT.
Il semble quelquefois que le Fils de Dieu ne
réponde pas à propos aux questions qu'on lui
fait. Ses apôtres disputent entre eux pour savoir
quel est le plus grand , Qiiis videretur esse
major "^ , et Jésus-Christ leur présente un enfant ,
et leur dit : « Si vous ne devenez comme de petits
« enfants , vous n'entrerez pas dans le royaume
« des cieux : « Nisi efficiamini sicut parvuli ,
non intrabitis in regimm cœlorum ^. Si donc le
divin Sauveur en quelques occasions ne satisfait
pas directement aux demandes qui lui sont faites ,
il nous avertit alors de chercher la raison dans
le fond de la réponse. Ainsi en ce lieu on lui parle
de gloire, et il répond en représentant l'ignomi-
nie qu'il doit souffrir : c'est qu'il va à la source
de l'erreur. Les deux disciples s'étaient figuré
qu'à cause qu'ils touchaient de plus près au Fils
de Dieu par l'alliance du sang, ils devaient aussi
avoir les premières places dans son royaume;
c'est pourquoi , pour les désabuser , il les ra]^-
pelle à sa croix : Potestis bibere calicem ? Et
pour bien entendre cette réponse il faut savoir
l.lic. XXtl.S'i-
Mattli xviil, 4.
DE SAINT BERNARD.
481
qu*au lieu que les rois de la terre tirent le titre de
leur royauté de leur origine et de leur naissance,
Josus-Christ tire le sien de sa mort. Sa naissance
ist royale , il est le lils et riiéritier de David ,
et néanmoins il ne veut être roi que par sa mort.
Le titre de sa royauté est sur sa croix : il ne con-
fesse qu'il est roi qu'étant près de mourir. C'est
donc comme s'il disait à ses disciples : Ne pré-
tendez pas aux première honneurs , parce que
vous me touchez par la naissance: voyez si vous
avez le courage de m'approcher par la mort. Ce-
lui qui touche le plus à ma croix, c'est celui à
qui je donne la première place ; non pour le sang
qu'il a reçu dans sa naissance, mais pour celui
qu'il répandra pour moi dans sa mort : voilà le
bonheur des dirétiens. S'ils ne peuvent toucher
Jésus-Christ par la naissance , ils le peuvent par
la n»ort et c'est là la gloire qu'ils doivent en-
vier.
TROISIÈME POINT.
Les disciples acceptent ce parti : « ?s'ous pou-
• vous, disent-ils, boive votre calice, » Possu-
mus ' ; et Jésus-Clirist leur prédit qu'ils le boi-
ront. Leur promesse n'est pas téméraire : mais
admirons la dispensation de la grâce dans le
raaityre de ces deux frères. Ils demandaient deux
places singulières dans la gloire , il leur donne
deux places singulières dans sa croix. Quant à
la gloire , « ce n'est pas à moi à vous la don-
« ner : » Aon est meum dare vobis; je ne suis
distributeur que des croix, je ne puis vous don-
ner que le calice de ma passion; mais dans l'or-
dre des souffrances , comme vous êtes mes fa-
voris , vous aurez deux places singulières. L'un
mourra le premier, et l'autre le dernier de tous
mes apôtres ; l'un souffrira plus de violences, mais
la persécution plus lente de l'autre éprouvera plus
longtemps sa persévérance. Jacques a l'avan-
tage , en ce qu'il boit le calice jusqu'à la dernière
goutte. Jean le porte sur le bord des lèvres : prêt
a boire, on le lui ravit, pour le faire souffrir plus
longtemps.
Apprenons par cet exemple à boire le calice
de notre Sauveur, selon qu'il lui plaît de le pré-
parer. Il nous arrive une affliction , c'est le calice
que Dieu nous présente : il est amer, mais il est
salutaire. On nous fait une injure : ne regardons
pas celui qui nous déchire; que la foi nous fasse
apercevoir la main de Jésus-Christ , invisiblement
étejidue pour nous présenter ce breuvage. Fi-
gurons-nous qu'il nous dit : Potestis bibere?
« Avet-vous le courage de le boire? ■• Maisavez-
vous la hardiesse ; ou serez-vous assez lâches de
le refuser de ma main d'une main si chère? Une
' McAth. XX, 22.
BOaSlET. — TOME UI.
médecine amère devient douce , en quelque fa-
çon, quand un ami , un époux , etc. , la présem** :
vous la buvez volontiers, malgré la répugnaniv
de la nature. Quoi ! Jésus- Christ vous la présents,
et votre main tremble , votre cœur se soulève !
vous voudriez répandre par la vengeance la moi-
tié de son amertume sur votre ennemi , sur celui
qui vous a fait tort ! ce n'est pas là ce que Jésus-
Christ demande. Pouvez- vous boire, dit-il, ce
calice des mauvais traitements , qu'on vous fera
boire? Potestis bibere? Et non pas : Pouvez-vous
renverser sur la tète de l'injuste qui vous vexe,
ce calice de la colère qui vous anime? La véri-
table force , c'est de boire tout jusqu'à la dernière
goutte. Disons donc avec les apôtres : Pos-
sumus : mais voyons Jésus-Christ qui a tout bu
comme il l'avait promis : Quem ego bibiturus
sum.YX quoiqu'il fût tout-puissant pour l'éloigner
de lui , il n'a usé de son autorité que pour répri-
mer celui qui , par l'affection tout humaine qu'il
lui portait , voulait l'empêcher de le boire : Ca-
liccm quem dédit mihi Pater , non visutlibam
iîlum • ?
PANÉGYRIQUE
DE
SAINT BERNARD,
PBÊCBÉ A UETZ.
La vie chrétienne et la vie apostoliqne de saint Bfruard,
fondées l'une el l'autre sur la vie de Jésus-Christ crucifié.
Aon enimjuditavi me scire aliquid inter vos , nisi Je-
sum Christum, et hune truàfixvm.
Je n'ai pas estimé que je susse aucune chose parmi vous,
si ce n'est Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. /. Cor.
II, 2.
Nos Églises de France ont introduit dans le
dernier siècle une pieuse coutume, de commen-
cer les prédications en invoquant l'assistance di-
vine par les intercessions de la bienheureuse
Marie. Comme nos adversaires ne pouvaient souf-
frir l'homieur si légitime que nous rendons à la
sainte Vierge, comme ils le blâmaient par des
invectives aussi sanglantes qu'elles étaient injus-
tes et téméraires, l'Eglise a cru qu'il était à pro-
pos de résister à leur audacieuse entreprise , et
de recommander d'autant plus cette dévotion aux
fidèles, que l'hérésie s'y opposait avec plus de
fureur. Et parce que nous n'avons rien de plus
vénérable que la prédication du saint Evangile ,
c'est là qu'elle invite tous ses enfants à implorer
■ Joan. xviii, II.
31
482
PANEGYRIQUE
les oraisons de Marie , qu'elle reconnaît leur être
si profitables.
Mais il y a , ce me semble , une autre raison
plus particulière de cette sainte cérémonie : c'est
que le devoir des prédicateurs est d'engendrer
Jésus- Christ dans les âmes : « Mes petits enfants,
« dit l'apôtre , pour lesquels je suis encore dans
« les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que
« Jésus-Christ soit formé en vous '. » Vous voyez
qu'il enfante et qu'il engendre Jésus-Christ dans
les âmes : ainsi il y a quelque convenance entre
les prédicateurs de la parole divine , et la sainte
mère de Dieu. C'est pourquoi le grand saint Gré-
goire ne craint pas d'appeler mères de Jésus-
Christ , ceux qui sont appelés à ce glorieux mi-
nistère ^ De là vient que l'Église s'est persuadée
aisément que vous , ô très-heureuse Marie , bé-
nite entre toutes les femmes; vous qui avez été
prédestinée dès l'éternité pour engendrer selon la
chair le Fils du Très-Haut, vous aideriez volon-
tiers de vos pieuses intercessions ceux qui le doi-
vent engendrer en esprit dans les cœurs de tous
les fidèles.
Mais dans quelle prédication doit-on plus es-
pérer de votre secours, que dans celle que ce
peuple attend aujourd'hui, où nous avons à louer
la grâce et la miséricorde divine dans la sainteté
du dévot Bernard , de Bernard le plus fidèle et
\e plus chaste de vos enfants ; celui de tous les
hommes qui a le plus honoré votre maternité
glorieuse , qui a le mieux imité votre pureté an-
gélique , qui a cru devoir à vos soins et à votre
charité maternelle l'influence continuelle des grâ-
ces qu'il recevait de votre cher fils? Aidez-nous
donc par vos saintes prières, 6 très-bénite Marie !
aidez-nous à louer l'ouvrage de vos prières ; pour
cela nous nous jetons à vos pieds , vous saluant
et vous disant avec l'ange : Ave.
Parmi les divers ornements du pontife de la
loi ancienne, celui qui me semble le plus remar-
quable c'est ce mystérieux pectoral sur lequel ,
selon l'Écriture , il portait gravé ces mots : Urim
ctiumim\ c'est-à-dire, vérité et doctrine ; ou,
comme l'entendent d'autres intei-prètes , lumière
et perfection. Je sais que cela est écrit pour nous
faire voir quelles doivent être les qualités des
ministres des choses sacrées; et qu'encore que
leurs habillements magnifiques semblent les ren-
dre assez remarquables, ce n'est pas là toutefois
ce qui les doit discerner du peuple; mais que la
vraie marque sacerdotale , le vrai ornement du
grand prêtre , c'est la doctrine et la vérité : c'est
ce qui nous est représenté en ce lieu.
» Galat. IV, 19.
ï In Evang. lib. i, Ilom. m, n° 2, 1. 1, cor. /444.
» Levit. Yin , 8.
Mais si nous portons plus loin nos pensées ; si
dans le pontife du vieux Testament, qui n'avait
que des ombres et des figures , nous considérons
Jésus-Chi-ist , qui est la fm de la loi et le pontife
de la nouvelle alliance , nous y trouverons quel-
que chose de plus merveilleux. Chrétiens , c'est
ce saint pontife , c'est ce grand sacrificateur qui
porte véritablement sur lui-même la doctrine ,
la perfection et la vérité ; non point sur des pier-
res précieuses, ni dans des caractères gravés,
comme faisaient les enfants d'Aaron , mais dans
ses actions irrépréhensibles , et dans sa conduite
toute divine.
Pour comprendre cette vérité nécessaire à l'in-
telligence de notre texte, remettez, s'il vous plaît,
en votre mémoire, que Jésus-Christ , notre maî-
tre, est le Fils de Dieu. Vous êtes trop bien ins-
truits pour ignorer que Dieu n'engendre pas à la
façon ordinaire , et que cette génération n'a rien
de matériel ni de corruptible. Dieu est esprit ,
Fidèles , et ne vit que de raison et d'intelligence ;
de là vient aussi qu'il engendre par son intelli-
gence et par sa raison : de sorte que le Fils de
Dieu est le fruit d'une connaissance très-pure , et
qui, dans une simplicité incompréhensible, ne
laisse pas d'être infiniment étendue. Étant le fruit
de la raison et de l'intelligence divine , il est lui-
même raison et intelligence; et c'est pourquoi
l'Écriture l'appelle la parole et la sagesse du Père.
Et d'autant qu'il ne se peut faire que Dieu
agisse autrement que par sa raison et par sa sa-
gesse , de là vient que nous voyons dans les sain-
tes Lettres que Dieu a tout fait par son Verbe ,
qui est son Fils : Omnia per ipsumfacia sunt ' ;
parce que son Verbe est sa raison et sa lumière.
C'est pourquoi cette grande machine du monde
est un ouvrage si bien entendu , et fait reluire de
toutes parts un ordre si admirable avec une ex-
cellente raison, il ne se peut que la disposition
n'en soit belle, et tous les mouvements raisonna-
bles ; parce qu'ils viennent d'une idée très-sage , et
d'une science très-assurée, et d'une raison souve-
raine, qui est le Verbe et le Fils de Dieu, par
qui toutes choses ont été faites , par aui elles sont
disposées et régies.
Or, fidèles , ce Verbe divin , après avoir fait
éclater sa sagesse dans la structure et le gouver-
nement de cet univers , parce que , comme dit
l'apôtre saint Jean , par lui toutes choses ont été
faites, touché d'un amour incroyable pour notre
nature, il nous le manifeste encore d'une façon
tout ensemble plus famiUère et plus excellente
dans un ouvrage plus divin , et qui ne laisse pas
toutefois de nous toucher aussi de bien plus près.
» Joan. I, 3.
DE SAINT BERNARD.
483
Comment cela, direz-vous? Ah! voici le grand
conseil de notre bon Dieu, et la grande conso-
lation des fidèles : c'est que ce Verbe éternel,
comme vous sa\ ez , s'est fait homme dans la plé-
nitude des temps; il s'est uni à notre nature, il
a pris l'humanité dans les entrailles de la bien-
heureuse Marie, et c'est cette miraculeuse union
qui nous a donné Jésus-Christ , Dieu et homme ,
notre maître et notre sauveur.
Par conséquent la sainte humanité de Jésus
étant unie au Verbe divin , elle est régie et gou-
vernée par le même Verbe. Car de même que la
raison humaine gouverne les appétits du corps
qui lui est uni, tellement que la partie même in-
férieure participe en quelque sorte à la raison ,
en tant qu'elle s'y soumet et lui obéit : de même
le Verbe divin gouverne l'humanité dont il s'est
revêtu ; et comme il l'a rendue sienne d'une fa-
çon extraordinaire , il la régit aussi , il la meut
et il l'anime avec un soin et d'une manière inef-
fable ; si bien que toutes les actions de cette na-
ture humaine, que le Verbe divin s'est appro-
priée, sont toutes pleines de cette sagesse incréée,
qui est le Fils de Dieu , et sont dignes du Verbe
éternel auquel elle est divinement unie , et par
lequel elle est singulièrement gouvernée. De là
vient que les anciens Pères parlant des actions
de cet Homme-Dieu , les ont appelées opérations
théandriques, c'est-à-dire, opérations mêlées du
divin et de l'humain , opérations divines et hu-
maines tout ensemble ; humaines par leur nature,
divines par leur principe : d'autant que le Dieu
Verbe s'étant rendu propre la sainte humanité
de Jésus, il en considère les actions comme sien-
nes, et ne cesse d'y faire couler une influence
toute divine de grâces et de sagesse, qui les anime,
et qui les relève au delà de ce que nous pouvons
concevoir.
rs'otre doctrine étant ainsi supposée, il ne nous
sera pas difficile de l'appliquer aux paroles du
saint apôtre , qui servent de fondement à tout ce
discours. Je dis donc que l'humanité de Jésus
touchant de si près au Verbe divin , et lui appar-
tenant par une espèce d'union si intime, il était
obligé , pour l'intérêt de sa gloire , de la conduire
par sa sagesse : d'où il résulte que toutes les ac-
tions de Jésus venaient d'un principe divin , et
d'un fond de sagesse infinie. Partant si nous vou-
lons reconnaître quelle estime nous devons faire
des choses qui se présentent à nous, nous n'avons
qu'à considérer le choix ou le mépris qu'en a
fait le sauveur Jésus pendant qu'il a vécu sur la
terre. Comme il est la parole substantielle du
Père, toutes ses actions parlent, et toutes ses
œuvres instruisent.
Ou nous a toujours fait entendre que la meil-
leure façon d'enseigner, c'est de faire. L'action ,
en effet, a je ne sais quoi de plus vif et de plus
pressant que les paroles les plus éloquentes. C'est
aussi pour cela que le Fils de Dieu , ce divin pré-
cepteur que Dieu nous a envoyé du ciel , a choisi
cette noble manière de nous enseigner par ses
actions; et cette instruction est d'autant plus
persuasive et plus forte , qu'étant réglée par la
sagesse même de Dieu, nous sommes assurés qu'il
ne peut manquer. Bonté incroyable de notre Dieu ,
Voyant que nous étions contraints d'aller puiser
en divers endroits les ondes salutaires de la vé-
rité , non sans un grand travail et un péril éml-
nent de nous égarer dans une recherche si diffi-
cile , il nous a proposé son cher Fils , dans lequel
il a ramassé toutes les vérités qui nous sont uti-
les , comme dans un saint et mystérieux abrégé ;
et ayant pitié de nos ignorances et de nos irréso-
lutions, il a tellement disposé sa vie, que par elle
toutes les choses nécessaires pour la conduite des
mœurs sont très-évidemment décidées : d'où vient
que l'apôtre saint Paul nous assure « qu'en Jé-
« sus-Christ sont cachés tous les trésore de la
« science et de la sagesse » : In quo sunt omnes
thesauri sapieniiœ etscientiœabsconditi\ C'est
pourquoi , dit le même saint Paul * , je ne cher-
che pas la bonne doctrine dans les écrits curieux,
ni dans les raisonnements incertains des philo-
sophes et des orateurs enflés de leur vaine élo-
quence; seulement j'étudie le sauveur Jésus, et
en lui je vois toutes choses. De cette sorte , fidè-
les, Jésus n'est pas seulement notre maître, mais
il est encore l'objet de nos connaissances : il n'est
pas seulement la lumière qui nous guide à la vé-
rité, mais il est lui-même la vérité dont nous
désirons la science ; et c'est pourquoi nous som-
mes appelés chrétiens, non-seulement parce que
nous professons de ne suivre point d'autre maître
que Jésus-Christ, mais encore parce que nous
faisons gloire de ne savoir autre chose que Jésus-
Christ. Et certes, ce serait en vain que nous re-
chercherions d'autres instructions, puisque par
le Verbe fait homme la science elle-même nous
a parlé; et que la sagesse, pour nous enseigner,
a fait devant nous ce qu'il fallait faire , et que la
vérité même s'est manifestée à nos esprits, et s'est
rendue sensible à nos yeux.
Voilà de quelle sorte Jésus-Christ, notre grand
pontife, a porté sur lui-même la doctrine et la
vérité. Mais d'autant que c'est à la croix qu'il a
particulièrement exercé sa charge de souverain
prêtre , c'est là , c'est là , mes frères , que malgré
la fureur de ses ennemis et la honte de sa nudité
ignominieuse, il nous a paru le mieux revêtu de
' Colosx. II, 3.
* I. Cor. u, I et seqq.
M.
484
PANÉGYRIQUE
CCS beaux ornements de doctrine et de vérité. Jé-
sus était le livre où Dieu a écrit notre instruc-
tion; mais c'est à la croix que ce grand livre
s'est le mieux ouvert , par ses bras étendus et par
Bes ciiielies blessures, et par sa chair percée de
toutes parts : car, après une si belle leçon, que nous
reste-t-il à apprendre? Fidèles, ce qui nous abuse ,
ce qui nous empêche de reconnaître le souverain
bien , qui est la seule science profitable , c'est l'at-
tachement et l'aveugle estime que nous avons
pour les biens sensibles. C'est ce qui a obligé le
sauveur Jésus à choisir volontairement les inju-
res, les tourments et la mort. Bien plus, il a
choisi de toutes les injures les plus sensibles , et
de tous les supplices le plus infâme, et de toutes
les morts la plus douloureuse; afin de nous faire
voir combien sont méprisables les choses que les
mortels abusés appellent des biens , et qu'en quel-
que extrémité de misère , de pauvreté , de dou-
leurs que l'homme puisse être réduit, il sera tou-
jours puissant, abondant, bienheureux, pourvu
que Dieu lui demeure.
Ce sont ces vérités, chrétiens, que le grand
pontife Jésus nous montre écrites sur son corps
déchiré , et c'est ce qu'il nous crie par autant de
bouches qu'il a de plaies : de sorte que sa croix
n'est pas seulement le sanctuaire d'un pontife et
l'autel d'une victime, mais la chaire d'un maître
et le trône d'un législateur. De là vient que l'a-
pôtre saint Paul, après avoir dit qu'il ne sait
autre chose que Jésus-Christ , ajoute aussitôt , et
Jésus-Christ crucifié; parce que si ces vérités
chrétiennes nous sont montrées dans la vie de
Jésus ^ nous les lisons encore bien plus efficace-
ment dans sa mort , scellées et confirmées par
son sang : tellement que Jésus crucifié , qui a été
le scandale du monde, et qui a paru ignorance
et folie aux philosoi^hes du siècle , pour confon-
dre l'arrogance humaine est devenu le plus haut
point de notre sagesse.
Ah! que l'admirable Bernard s'était avancé
dans cette sagesse! Il était toujours au pied de la
croix, lisant, contemplant et étudiant ce grand
livre. Ce livre fut son premier alphabet dans sa
tendre enfance : ce même livre fut tout son con-
seil dans sa sage et vénérable vieillesse. Il en bai-
sait les sacrés caractères; je veux dire, ces ai-
mables blessures , qu'il considérait comme étant
encore toutes fraîches et toutes vermeilles, et
teintes de ce sang précieux qui est notre prix et
notre breuvage. Il disaitavec l'apôtre saint Paul ' :
Que les sages du monde se glorifient , les uns de
la connaissance des astres , et les autres des élé-
ments; ceux-là de l'histoire ancieime et moderne,
' 1. Cor. 1 , 20.
et ceux-ci de la politique ; qu'ils se vantent, ta:il
qu'il leur plaira, de leurs inutiles curioKités :
pour moi , si Dieu permet que je sache Jésus cru-
cifié, ma science sera parfaite, et mes désirs se-
ront accomplis. C'est tout ce que savait saint Ber-
nard; et comme l'on ne prêche que ce que l'on
sait, lui, qui ne savait que la croix, ne prêchait
aussi que la croix.
La science de la croix fait les chrétiens ; la
prédication de la croix produit les apôtres : c'est
pourquoi saint Paul , qui se glorifie de ne savoir
que Jésus crucifié, publie ailleurs hautement qu'il
ne prêche que Jésus crucifié '. Ainsi faisait le
dévot saint Bernard. Je vous le ferai voir en par-
ticulier et dans sa cellule étudiant la croix de Jé-
sus, afin que vous respectiez la vertu de ce bon
et parfait chrétien ; mais après, je vous le repré-
senterai dans les chaires et dans les fonctions
ecclésiastiques , prêchant et annonçant la croix
de Jésus , afin que vous glorifiiez Dieu , qui nous
a envoyé cet apôtre. Vous verrez donc, mes frè-
res, la vie chrétienne et la vie apostolique de
saint Bernard, fondées l'une et l'autre sur la
science de notre Maître crucifié : c'est le sujet de
cet entretien. Il est simple , je vous l'avoue ; mais
je bénirai cette simplicité , si , dans la croix de
Jésus, je puis vous montrer l'origine des admira-
bles qualités du pieux Bernard : c'est ce que j'at-
tends de la grâce du Saint-Esprit, si vous vous
rendez soumis et attentifs à sa sainte parole. Com-
mençons avec l'assistance divine , et entrons
dans la première partie.
PHEMIER POINT.
Si j'ai été assez heureux pour vous faire en-
tendre ce que je viens de vous dire, vous devez
avoir remarqué que le Sauveur, pendu à la croix,
nous enseigne le mépris du monde d'une maniè-
re très-puissante et très-efficace. Car si Jésus
crucifié est le Fils et les délices du Père, s'il est
son unique et son bien- aimé, et le seul objet de
sa complaisance ; si d'ailleurs, selon notre façon
de juger des choses , il est de tous les mortels I '
plus abandonné et le plus misérable; le plus
grand selon Dieu , et le plus méprisable selon le >
hommes : qui ne voit combien nous sommes trom-
pés dans l'estime que nous faisons des biens et
des maux ; et que les choses qui ont parmi nous
l'applaudissement et la vogue , sont les dernières
et les plus abjectes ? et c'est ce qui inspire, jus-
qu'au fond de l'âme, le mépris du monde et des
vanités à ceux qui sont savants dans la croix du
sauveur Jésus, où la pompe et les fausses volup-
tés de la terre ont été éternellement condam.nées.
C'est pourquoi l'apôti-c saint Paul, considérant
• I. C<r. 1,23.
DE SAINT BERNARD.
4Si
Jésus-Christ sur ce bois infiimc, Ah! dit-il, -je
-. suis crucifié avec mon bon Maître. » Je le vois ,
je le vois sur la croix , dépouillé de tous les biens
que nous estimons, accablé à l'extrémité de tout
ce qui nous afflige et qui nous effraye. Moi qui le
crois la sagesse même, j'estime ce qu'il estime;
et dédaignant ce qu'il a dédaigné, je me crucifie
avec lui , et rejette de tout mon cœur les choses
(ju'il a rejetées : Chrislo confixtis sum cruci '.
T«j est le sentiment d'un vrai chrétien , mais
que cette vérité est dure ànos sens! Qui la pourra
comprendre , fidèles, si Jésus même ne l'imprime
en nos cœurs? C'est ainsi qu'il se plaît à nous
commander des choses auxquelles toute la nature
répugne, afin de faire éclater sa puissance dans
notre faiblesse : et pour animer nos courages, il
nous propose des personnes choisies , à qui sa
grâce a rendu aisé ce qui nous paraissait im-
possible. Or, parmi les hommes illustres dont
l'exemple enflamme nos espérances , et confond
notre lâcheté y il faut avouer que l'admirable Ber-
nard tient un rang très-considérable. Un gentil-
homme, d'une race illustre, qui voit sa maison
en crédit , et ses proches dans les emplois impor-
tants ; à qui sa naissance , son esprit , ses riches-
ses promettent une belle fortune , à fâge de vingt-
deux ans renoncer au monde avec autant de
détachement que le fit saint Bernard^ vous sem-
b!e-t-il , chrétiens, que ce soit un effet médiocre
de la toute-puissance divine? S'il l'eût fait dans
un âge plus avancé, peut-être que le dégoût,
l'embarras , les ennuis et les inquiétudes qui se ren-
contrent dans les affaires , l'auraient pu porter
à ce changement. S'il eût pris cette résolution
dans une jeunesse plus tendre, la victoire eût été
médiocre dans un temps où à peine nous nous
sentons , et où les passions ne sont pas encore
nées. Mais Dieu a choisi saint Bernard , afin de
nous faire paraître le triomphe de la croix sur les
vanités, dans les circonstances les plus remar-
quables que nous ayons jamais vues en aucune
histoire.
Vous dirai-je en ce lieu ce que c'est qu'un
jeune homme de vingt-deux ans? Quelle ardeur,
quelle impatience, quelle impétuosité de désirs!
Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et
bouillant, semblable à un vin fumeux, ne leur
permet rien de rassis ni de modéré. Dans les âges
suivants on commence à prendre son pli , les pas-
sions s'appliquent à quelques objets , et alors celle
qui domine ralentit du moins la fureur des autres :
au lieu que cette verte jeunesse n'ayant rien en-
core de fixe ni d'arrêté , en cela même qu'elle n'a |
point de passion dominante par-dessus les autres, ;
elle est emportée, elle est agitée tour à tour de !
* Galat. II, I». '
toutes les tempêtes des passions, avec «ne in-
croyable violence. Là les folles amours ; là le luxe,
l'ambition et le vain désir de paraître exercent
leur empire sans résistance. Tout s'y fait par une
chaleur inconsidérée; et comment accoutumer à
là règle, à la solitude, à la discipline, cet âge
qui ne se plaît que dans le mouvement et dans le
désordre , qui n'est presque jamais dans une ac-
tion composée, '^ et qui n'a honte que de la mo-
« dération et de la pudeur? » Et vudet non esse
impiidcntem^ .
Certes , quand nous nous voyons penchants sur
le retour de notre âge , que nous comptons déjà
une longue suite de nos ans écoulés , que nos for-
ces se diminuent, et que le passé occupant la par-
tie la plus considérable de notre vie, nous ne te-
nons plus au monde que par un avenir incertain :
ah ! le présent ne nous touche plus guère. Mais
la jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit en-
core échappé, qui sent sa vigueur entière et pré-
sente , ne songe aussi qu'au présent , et y attache
toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui
qui croit avoir le présent tellement à soi , quand
est-ce qu'il s'adonnera aux pensées sérieuses de
l'avenir? Quelle apparence de quitter le monde ,
dans un âge où il ne se présente rien que de
plaisant? Nous voyons toutes choses selon la dis-
position où nous sommes : de sorte que la jeu-
nesse , qui semble n'être formée que pour la joie
et pour les plaisirs , ah ! elle ne trouve rien de fâ-
cheux; tout lui rit, tout lui applaudit. Elle n'a
point encore d'expérience des maux du monde ,
ni des traverses qui nous arrivent : de là vient
qu'elle s'imagine qu'il n'y a point de dégoût, de
disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et
vigoureuse , elle bannit la crainte , et tend les voi-
les de toutes parts à l'espérance qui l'enfle et qçl
la conduit.
Vous le savez, fidèles, de toutes les passions
la plus charmante , c'est l'espérance. Cest elle
qui nous entretient et qui nous nourrit , qui adou-
cit toutes les amertumes de la vie; et souvent
nous quitterions des biens effectifs, plutôt que
de renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse
téméraire et malavisée, qui présume toujours
beaucoup à cause qu'elle a peu expérimenté, ne
voyant point de difficulté dans les choses, c'est
là que l'espérance est la plus véhémente et la plus
hardie : si bien que les jeunes gens , enivrés de
leurs espérances , croient tenir tout ce qu'ils pour-
suivent; toutes leurs imaginations leur paraissent
des réalités. Ravis d'une certaine douceur de
leurs prétentions infinies, ils s'imagineraient per-
d re infiniment, s'ils se départaient de leurs grands
desseins ; surtout les jpei-sonnes de condition ,
' s. Jug. Con/ess. Ub. Il, cap. is. t. I, col. 88.
48f.
qui étant cleyées dans un certain esprit de gran- ,
(leur, et bâtissant toujours sur les honneurs de
leur maison et de leurs ancêtres , se persuadent
facilement qu'il n'y a rien à quoi ils ne puissent
prétendre.
FigU!*ez-vous maintenant le jeune Bernard ,
nourri en homme de condition , qui avait la civi-
lité comme naturelle , l'esprit poli par les bonnes
lettres, la représentation belle et aimable, l'hu-
meur accommodante , les mœurs douces et agréa-
bles : ah ! que de puissants liens pour demeurer
ettaché à la terre! Chacun pousse de telles per-
sonnes : oi\ les vante , on les loue; on pense leur
donner du courage , et on leur inspire l'ambition.
Je sais que sa pieuse mère l'entretenait souvent
du mépris du monde; mais disons la vérité, cet
âge ordinairement indiscret n'est pas capable de
ces bons conseils. Les avis de leurs compagnons
et de leurs égaux , qui ne croient rien de si sage
qu'eux, l'emportent par-dessus ceux des parents.
Triomphez, Seigneur, triomphez de tous les
attraits de ce monde trompeur ; et faites voir au
jeune Bernard, comme vous le fîtes voir à saint
Paul ' , ce qu'il faut qu'il endure pour votre ser-
vice. Déjà vous lui avez inspiré, avec une ten-
dre dévotion pour Marie, un généreux amour de
ta pureté : déjà il a méprisé des caresses les plus
iangereuses , daiis des rencontres que l'honnêteté
ne me permet pas de dire en cette audience :
déjà votre grâce lui a fait chercher un bain et un
rafraîchissement salutaire dans les neiges et dans
les étangs glacés , où son intégrité attaquée s'est
fait un rempart contre les molles délices du siè-
cle. Son regard imprime de la modestie : il retient
jusqu'à ses yeux , parce qu'il a appris de votre
Évangile ^ et de votre apôtre ', qu'il y a des
yeux adultères. Dans un courage qui passe
l'homme, on lui voit peintes sur le visage la
honte et la retenue d'une fille honnête et pudi-
que. Mais, Seigneur, achevez en la personne de
ce saint jeune homme le grand ouvrage de vo-
tre grâce.
Et en effet, le voyez-vous, chrétiens, comme
il est rêveur et pensif; de quelle sorte il fuit le
grand monde , devenu extraordinairement amou-
reux du secret et de la solitude? Là il s'entretient
doucement de telles ou de semblables pensées :
Bernard, que prétends-tu dans le monde? Y vois-
tu quelque chose qui te satisfasse? Les fausses
voluptés, après lesquelles les mortels ignorants
courent d'une telle fureur, qu'ont-elles après tout,
qu'une illusion de peu de durée? Sitôt que cette
l)reraière ardeur, qui leur donne tout leur agré-
> Jet. \\, 16
» l^atth. V, 28.
i 11. Pctr.U, 14.
PANÉGYRIQUE
ment, a été un peu ralentie par le temps, leurs
plus violents sectateurs s'étonnent le plus souvent
de s'être si fort travaillés pour rien. L'âge et l'ex-
périence nous font voir combien sont vaines les
choses que nous avions le plus désirées : et encore
ces plaisirs tels quels, combien sont-ils rares dans
la vie? Quelle joie peut-on ressentir, où la dou-
leur ne se jette comme à la traverse? Et s'il nous
fallait retrancher de nos jours tous ceux quQ nous
avons mal passés, même selon les maximes du
monde , pourrions-nous bien trouver en toute la
vie de quoi faire trois ou quatre mois? Mais ac-
cordons aux fols amateurs du siècle , que ce qu'ils
aiment est considérable; combien dure cette fé-
licité? Elle fuit, elle fuit comme un fantôme, qui,
nous ayant donné quelque espèce de contente-
ment pendant qu'il demeure avec nous , ne nous
laisse en nous quittant que du trouble.
Bernard , Bernard , disait-il , cette verte jeu-
nesse ne durera pas toujours : cette heure fatale
viendra, qui tranchera toutes les espérances trom-
peuses par une irrévocable sentence : la vie nous
manquera, comme un faux ami, au milieu de
nos entreprises. Là tous nos beaux desseins tom-
beront par terre ; là s'évanouiront toutes nos pen-
sées. Les riches de la terre, qui durant cette vie
jouissant de la tromperie d'un songe agréable ,
s'imaginent avoir de grands biens, s'éveillant
tout à coup dans ce grand jour de l'éternité , se-
ront tout étonnés de se trouver les mains vides.
La mort , cette fatale ennemie , entraînera avec
elle tous nos plaisirs et tous nos honneurs dans
l'oubli et dans le néant. Hélas ! on ne parle que
de passer le temps. Le temps passe en effet , et
nous passons avec lui ; et ce qui passe à mon
égai-d, par le moyen du temps qui s'écoule, en-
tre dans l'éternité qui ne passe pas ; et tout se ra-
masse dans le trésor de la science divine qui sub-
siste toujours. 0 Dieu éternel, quel sera noire
étonnement lorsque le juge sévère , qui préside
dans l'autre siècle, où celui-ci nous conduit mal-
gré nous , nous représentant en un instant toute
notre vie, nous dira d'une voix terrible : Insen-
sés que vous êtes, qui avez tant estimé les plai-
sirs qui passent, et qui n'avez pas considéré la
suite, qui ne passe pas!
Allons, concluait Bernard; et puisque notre
vie est toujours emportée par le temps qui ne
cesse de nous échapper, tâchons d'y attacher
quelque chose qui nous demeure : puis retournant
à son grand livre , qu'il étudiait continuellement
avec une douceur incroyable , je veux dire, à la
croix de Jésus, il se rassasiait de son sang, et
avec cette divine liqueur il humait le mépris du
monde. Je viens , disait-il , ô mon Maître , je viens
me crucifler avec vous. Je vois que ces yeux si
DE SAINT BERNARD.
4r-. ;
«loux , dont uu seul legard a fait fondre saint
Pierre en larmes , ne rendent plus de lumières :
je tiendrai les miens fermés à jamais à la pompe
du siècle; ils n'auront plus de lumières pour les
vanités. Cette bouche divine, de laquelle décou-
laient des fleuves de cette eau vive, qui rejaillit
jusqu'à la vie éternelle , je vois que la mort l'a
fermée : je condamnerai la mienne au silence , et
ne l'ouvrirai que pour confesser mes péchés et; vo-
tre miséricorde. Mon cœur sera de glace pour les
vains plaisirs; et comme je ne vois sur tout votre
corps aucune partie entière, je veux porter de
tous côtés sur moi-même les marques de vos souf-
frances, afin d'être un jour entièrement revêtu
de votre glorieuse résurrection. Enfin je me jet-
terai à corps perdu sur vous , ô aimable mort ,
et je mourrai avec vous; je m'envelopperai avec
vous dans votre drap mortuaire : aussi bien j'ap-
prends de l'apôtre ' que nous^sommes ensevelis
avec vous dans le saint baptême.
Ainsi le pieux Bernard s'enflamme au mépris
du monde, comme il est aisé de le recueillir de
ses livres. Il ne songe plus qu'à chercher un lieu
de retraite et de pénitence : mais comme il ne
désire que la rigueur et l'humilité, il ne se jette
point dans ces fameux monastères , que leur ré-
putation ou leur abondance rend illustres par
toute la terre. En ce temps-là un petit nombre de
religieux vivaient à Cîteaux, sous l'abbé Etienne.
L'austérité qui s'y pratiquait , les empêchait de
s'attirer des imitateurs : mais autant que leur vie
était inconnue aux hommes , autant elle était en
admiration devant les saints anges. Ils ne se re-
lâchaient pas pour cela , jugeant plus à propos de
persister dans leur institut pour l'amour de Dieu ,
que d'y rien changer pour l'amour des hommes.
Cette abbaye , maintenant si célèbre , était pour
lore inconnue et sans nom. Le bienheureux Ber-
nard , à qui le voisinage donnait quelque con-
naissance de la vertu de ces saints personnages,
embrasse leur règle et leur discipline , ravi d'a-
voir trouvé tout ensemble la sainteté de vie,
l'extrême rigueur de la pénitence, et l'obscurité.
Là il commença de vivre de telle sorte, qu'il fut
bientôt en admiration , même à ces anges terres-
tres; et comme ils le voyaient toujours croître
en vertu , il ne fut pas longtemps parmi eux , que ,
tout jeune qu'il était alors, ils le jugèrent capable
de former les autres. Je laisse les actions éclatan-
tes de ce grand homme ; et pour la confusion de
notre mollesse , à la louange de la grâce de Dieu ,
je vous ferai un tableau de sa pénitence, tiré de
ses paroles et de ses écrits.
Il avait accoutumé de dire qu'un novice, en-
trant dans le monastère , devait laisser son corps
* Coloss. 11, 12
à la porte ; et le saint homme en usait ainsi '. Ses
sens étaient tellement mortifiés, qu'il ne voyait
plus ce qui se présentait à ses yeux. La longue
habitude de mépriser le plaisir du goût avait éteint
en lui toute la pointe de la saveur. Il mangeait de
toutes choses sans choix ; il buvait de l'eau ou
de l'huile indifféremment, selon qu'il les avait à
la main. A ceux qui s'effrayaient de la solitude ,
il leur représentait l'horreur des ténèbres exté-
rieures, et ce grincement de dents éternel. Si
quelqu'un trouvait trop rude ce long et horrible
silence, il les avertissait que, s'ils considéraient
attentivement l'examen rigoureux que le grand
Juge fera des paroles , ils n'auraient pas beaucoup
de peine à se taire. Il avait peu de soin de la santé
de sou corps , et blâmait fort en ce point la grande
délicatesse des hommes , qui voudraient se ren-
dre immortels, tant le désir qu'ils ont de la
vie est désordonné : pour lui, il mettait ses in-
firmités parmi les exercices de la pénitence. Pour
contrecarrer la mollesse du monde , il choisissait
d'ordinaire pour sa demeure , un air humide et
malsain , afin d'être non tant malade que faible ;
et il estimait qu'un religieux était sain, quand il
se portait assez bien pour chanter et psalmodier.
Épicure nous apprend, disait-il, à nourrir le
corps parmi les plaisirs , et Hippocrate promet de
le conserver en bonne santé : pour moi , je suis
disciple de Jésus-Christ , qui m'enseigne à mé-
priser l'un et l'autre. Il voulait que les moines
excitassent l'appétit de manger, non par les vian-
des , mais par les jeûnes ; non par la délicatesse
de la table, mais par le travail des mains. Le
pain dont il usait était si amer, que l'on voyait
bien que sa plus grande appréhension était de
donner quelque contentement à son corps : ce-
pendant , pour n'être pas tout à fait dégoûté de
son pain d'avoine et de ses légumes, il attendait
que la faim les rendît un peu supportables. Il cou-
chait sur la dure ; mais pour y dormir, disait-il ,
il attirait le sommeil par les veilles, par la psal-
modie de la nuit, et par le travail de la journée :
de sorte que dans cet homme les fonctions même
naturelles étaient exercées , non tant par la na-
ture que par la vertu. Quel homme a jamais pu
dire avec plus juste raison ce que disait l'apôtre
saint Paul * : « Le monde m'est crucifié , et moi
«je suis crucifié au monde : » Mihi mundiis cni-
cifixus est y et ego mundo
Ah! que l'admirable saint Chrysostôme fait
une excellente réflexion sur ces beaux mots de
saint Paul ! Ce ne lui était pas assez , remarque ce
saint évêque ^ , d'avoir dit que le monde était mort
' /■//. s. Bern. lib. i , cap. iv, n" 20 , t. n , col. 1070.
* GalaU VI , 14.
5 De Co.njJiincl. lib- II, u' 2, t. I, pag. Ii2.
*8» PANEGYRIQUE
pour lui, il faut qu'il ajoute que lui-môme est
mort au monde. Certes, poursuit ce savant inter-
prète , l'apôtre considérait que non-seulement les
vivants ont quelques sentiments les uns pour les
autres , mais qu'il leur reste encore quelque affec-
tion pour les morts; qu'ils en conservent le sou-
venir, et rendent du moins à leurs corps les hon-
neurs de la sépulture. Tellement que saint Paul ,
pour nous faire entendre jusqu'à quelle extrémité
le fidèle doit se dégager des plaisirs du siècle :
Ce n'est pas assez, dit-il, que le commerce soit
rompu entre le monde et le chrétien, comme il
l'est entre les vivants et les morts ; car il peut y
rester quelque petite alliance : mais tel qu'est un
mort à l'égard d*un mort , tels doivent être l'un
à l'autre le monde et le chrétien.
0 terrible raisonnement pour nous autres lâ-
ches et efféminés, et qui ne sommes chrétiens
que de nom : mais le grand saint Bernard l'avait
fortement gravé en son cœur. Car ce qui nous fait
vivre au monde, c*est Pinclination pour le monde :
ce qui fait vivre le monde pour nous, c'est un
certain éclat qui nous charme dans les biens sen-
sibles. La mort éteint les inclinations, la mort
ternit le lustre de toutes choses. Voyez le plus
beau corps du monde : sitôt que l'âme s'est reti-
rée , bien que les linéaments soient presque les
mêmes, cette fleur de beauté s'efface, et cette
bonne grâce s'évanouit. Ainsi le monde n'ayant
plus d'appas pour Bernard, et Bernard n'ayant
plus aucun sentiment pour le monde, le monde
est mort pour lui , et lui il est mort au monde.
Chrétiens, quel sacrifice le pieux Bernard of-
fre à Dieu par ses continuelles mortifications ! Son
corps est une victime que la charité lui consacre :
en l'immolant elle le conserve , afin de le pouvoir
toujours immoler. Que peut-il présenter de plus
agréable au sauveur Jésus , qu'une âme dégoûtée
de tout autre chose que de Jésus même ; qui se
plaît si fort en Jésus, qu'elle craint de se plaire
en autre chose qu'en lui ; qui veut être toujours
nflligée, jusqu'à ce qu'elle le possède parfaite-
ment? Pour Jésus le pieux Bernard se dépouille
de toutes choses , et même , si je l'ose dire, pour
Jésus il se dépouille de ses bonnes œuvres.
Et en effet, fidèles, comme les bonnes œuvres
n'ont de mérite qu'autant qu'elles viennent de
Jésus-Christ; elles perdent leur prix, sitôt que
nous nous les attribuons à nous-mêmes. Il les
faut rendre à celui qui les donne ; et c*est encore
ce que l'humble Bernard avait appris au pied de
la croix. Combien belle, combien chrétienne fut
cette parole de l'humble Bernard, lorsqu'étant
entré dans de vives appréhensions du terrible ju-
gement de Dieu : Je sais , je sais , dit-il ' , que je
' fit. 6. Dcrn. lib. i, cap. xii , t. n, col. I08i.
Dc mérite point le royaume des bienheureux ; mais
Jésus mon Sauveur le possède par deux raisons :
il lui appartient par nature et par ses travaux ,
comme son héritage et comme sa conquête. Ce
bon Maître se contente du premier titre , et me
cède libéralement le second. O sentence digne
d'un chrétien ! Non, vous ne serez pas confondu ,
ô pieux Bernard ! puisque vous appuyez votre
espérance sur le fondement de la croix.
Mais, ô Dieu ! comment ne tremblons-nous pas,
misérables pécheurs que nous sommes, entendant
une telle parole? Bernard, consommé en vertus ,
croit n'avoir rien fait pour le ciel ; et nous, nous
présumons de nous-mêmes, nous croyons avoir
beaucoup fait , quand nous nous sommes légère-
ment acquittés de quelque petit devoir d'une
dévotion superficielle. Cependant , ô douleur ! l'a-
mour du monde règne en nos cœurs , le seul mot
de mortification nous fait horreur. C'est en vain
que la justice divine nous frappe, et nous menace
encore déplus grands malheurs , nous ne laissons
pas de courir après les plaisirs, comme s'il nous
était possible d'être heureux en ce monde et en
l'autre. Mes frères, que pensez-vous faire, quand
vous louez les vertus du grand saint Bernard? En
faisant son éloge , ne prononcez- vous pas votre
condamnation?
Certes , il n'avait pas un corps de fer ni d'ai-
rain : il était sensible aux douleurs , et d'une com-
plexion délicate ; pour nous apprendre que ce n'est
pas le corps qui nous manque , mais plutôt le
courage et la foi. Pour condamner tous les âges
en sa personne , Dieu a voulu que sa pénitence
commençât dès sa tendre jeunesse, et que sa vieil-
lesse la plus décrépite jamais ne la vit relâchée.
Vous vous excusez sur vos grands emplois : Ber-
nard était accablé des affaires, non-seulement de
son ordre , mais presque de toute l'Église. Il prê-
chait, il écrivait, il traitait les affaires des papes
et desévêques, des rois et des princes : il négociait
pour les grands et pour les petits , ouvrant à tout
le monde les entrailles de sa charité; et parmi tant
de diverses occupations, il ne modérait point ses
austérités , afin que la mollesse de toutes les con-
ditions et de tous les âges fût éternellement con^
damnée par l'exemple de ce saint homme.
Vous me direz peut-être qu'il n'est pas néces-
saire que tout le monde vive comme lui. Mais du
moins faut-il considérer, chrétiens, qu'entre les
disciples du même Évangile il doit y avoir quel-
que ressemblance. Si nous prétendons au même
paradis où Bernard est maintenant glorieux, com-
ment se peut-il faire qu'il y ait une telle inégalité,
une tel le contrariété entre ses actions et les nôtres?
Par des routes si opposées, espérons -nous par-
venir à la même fin , et arriver par les voluptés
DE SALNT BERNARD.
•48»
OÙ il a cru ne p<nivoir atteitidrc que par kssouf- j
fruuees? Si nous n'aspirons pas à cette cminentc
l>erfoction, du moins devrions-nous imiter quelque i
chose de sa pénitence. Mais nous nous donnons !
tout eutiors aux folles joies de ce monde; nous
aimons les plaisirs et la bonne chère, la vie com-
motle et voluptueuse ; et après cela nous voulons
encore être appelés chrétiens. N'appréheudons-
nous pas cette terrible sentence du Fils de Dieu :
« Mallieiir à vous qui riez ; car vous pleurerez ' ? "
Et comment ne comprenons-nous pas que la
croix de Jésus doit être gravée jusqu'au plus pro-
fond de nos âmes , si nous voulons être chrétiens?
C'est iwurquoi l'apôtre nous dit que nous som-
mes morts, et que notre vie est cachée, et que nous
sommes ensevelis avec Jésus-Christ =. ÎSous enten-
dtms peu ce qu'on nous veut dire , si lorsqu'on ne
nous parle que de mort et de sépulture , nous ne
concevons pas que le Fils de Dieu ne se contente
p;is de nous demander un changement médiocre.
11 faut se changer jusqu'au fond ; et pour faire ce
changement , ne nous persuadons pas , chrétiens ,
jju'une diligence ordinaire suffise. Cependant l'af-
faire de notre salut est toujours la plus négligée.
Toutes les autres choses nous pressent et nous em-
barrassent : il n'y a que pour le salut que nous
sommes froids et languissants, et toutefois le Sau-
veur nous dit que le royaume des cieux ne peut
élre pris que de force, et qu'il n'y a que les vio-
lents qui l'emportent ^. 0 Dieu éternel , s'il faut
de la force, s'il faut de la violence , quelle espé-
rance y a-t-il pour nous dans ce bienheureux
héritage? Mais je vous laisse sur cette pensée ; car
je me sens ti'op faible et trop languissant pour
vous en représenter limportance, et il faudrait
pour cela que j'eusse quelque étincelle de ce zèle
apostolique de saint Bernard , que nous allons
considérer un moment dani la seconde partie.
SF.COXD POINT.
(le qui me reste à vous dire de saint Bernard
est si grand et si admirable , que plusieui-s dis-
cours ne suffiraient pas à vous le faire considérer
comme il faut. Toutefois, puisque je vous ai pro-
mis de vous représenter ce saint homme dans les
emplois publics et aiX)stoliques, disons-en quel-
que chose brièvement , de peur que votre dévo-
tion ne soit frustrée dune attente si douce. Vou-
lez-vous que nous voyions le commencement de
l'apostolat de saint Bernard ? Ce fut sur sa famille
qu'il répandit ses premières lumières, commen-
çant, dès sa tendre jeunesse, à prêcher la croix de
Jésus à ses oncles et à ses frères , aux amis , aux
• Luc. VI, 25.
• Coloss. IH, 3.
» Matth.xt, IZ
voisins, à tous ceux qui fréquentaient la maison
de son père. Dès lore il leur parlait de l'éternité
avec une telle énergie, qu'il leur laissait je ne
sais quoi dans l'âme, qui ne leur permettait pas
de se plaire au monde. Son bon oncle Gaudri ,
homme très-considérable dans le pays , fut le pre-
mier disciple de ce cher neveu. Ses aînés, ses ca-
dets, tous se rangeaient sous sadiscipline;et Dieu
voulut que tous ses frères, après avoir résisté
quelque temps, vinssent à lui l'un après l'autre
dans les moments marqués par sa providence.
Gui, l'aine de cette maison, quitta tous les em-
plois militaires et les douceurs de son nouveau
mariage. Tous ensemble ils renoncèrent aux char-
ges qu'ils avaient, ou qu'ils prétendaient dans
la guerre ; et ces braves, ces généreux militaii-es,
accoutumés au commandement et à ce noble t»-
multe des armes, ne dédaignent, ni le silence,
tA la bïissesse , ni l'oisiveté de Cîteaux , si sainte-
ment occupée, ils vont commeucerde plus beaux
combats , où la mort même donne la victoire.
Ces quatre frères allaient ainsi, disant au
monde ledernier adieu, accompagnésde plusieurs
gentilshommes, que Bernard, ce jeune pêcheur,
avait pris dans les filets de Jésus. Nivard , le der-
nier de tous, qu'ils laissaient avec leur bon père
pour être le support de sa caduque vieillesse, les
étant venus embrasser : Vous aurez, lui disaient-
ils, tous nos biens. Cet enfant, inspiré de Dieu,
leur fit cette belle réponse : Eh , quoi donc? vous
prenez le ciel , et vous me laissez la terre ' ! De
cette sorte, il se plaignait doucement qu'ils le
partageaient un peu trop en cadet; et cette sainte
pensée lit une telle impression sur son âme,
qu'ayant demeuré quelque temps dans le monde ,
il obtint son congé de sou père , pour s'aller mettre
en possession du même héritage que ses chers
frères , non pour le partager, mais pour en jouir
en commun avec eux.
Que reste-t-il au pieux Bernard pour voir toute
sa famille conquise au Sauveur? Il avait encore
une sœur, qui , profitant de la piété de ses frères,
vivait dans le luxe et dans la gramleur. Elle les
vint un jour visiter, brillante de pierreries, avec
une mine hautaine et un équipage superbe. Jamais
elle ne put obtenir la satisfaction de les voir, jus-
qu'à ce qu'elle eut protesté qu'elle suivrait leurs
bonnes instructions. Alors le vénérable Beri)ar(l
s'approcha : Et pourquoi , lui dit-il * , veniez- vous
troubler le repos de ce monastère , et porter la
pompe du diable jusque dans la maison de Dieu?
Quelle honte de vous parer du patrimoine des pau-
vres! Il lui fit entendre qu'elle avait grand tort
d'orner ainsi de la pourriture, c'est ainsi qu'il a^^
' ni. Bern. lib. i . cap. il! , t i , coL I0<S9.
' Ibid., cap. VI , col. 1075.
490
PANÉGYRIQUE
pelait notre corps. Ce corps en effet , chrétiens ,
n'est qu'une masse de boue , que l'on pare d'un
léger ornement , à cause de l'âme qui y demeure.
Car de même que si un roi était contraint par
quelque accident de loger en une cabane , on tâ-
cherait de l'orner, et l'on y verrait quelque petit
rayon de la magnificence royale : mais c'est tou-
jours une maison de village, à qui cet honneur
passager, dont elle serait bientôt dépouillée, ne
fait point perdre sa qualité. Ainsi cette ordure
de notre corps est revêtue de quelque vain éclat,
en faveur de l'âme qui doit y habiter quelque
temps : toutefois c'est toujoure de l'ordure, qui,
au bout d'un terme bien court , retombera dans la
première bassesse de sa naturelle corruption. Avoir
tant de soin de si peu de chose , et négliger pour
elle cette âme faite à l'image de Dieu , d'une na-
ture immortelle et divine, n'est-ce pas une extrême
fureur? Ah 1 la sœur du pieux Bernard est touchée
au vif de cette pensée : elle court aussitôt aux
jeûnes , à la retraite , au sac , au monastère , à la
pénitence. Cette femme orgueilleuse, domptée
par une parole de saint Bernard , suit l'étendard
de Jésus avec une fermeté invincible.
Mais comment vous ferai-je voir le comble de
la joie du saint homme , et sa dernière conquête
dans sa famille ? Son bon père , le vieux Tesse-
lin , qui était seul demeuré dans le monde , vient
rejoindre ses enfants à Clairvaux. 0 Dieu éternel 1
quelle joie ! quelles larmes du père çt du fils ! Il
n'est pas croyable avec quelle constance ce bon
homme avait perdu ses enfants, l'honneur de sa
maison, et le support de son âge caduc. Par leur
retraite , il voyait son nom éteint sur la terre ;
mais il se réjouissait que sa sainte famille allait
s'éterniser dans le ciel : et voici que touché de
l'Esprit de Dieu , afin que toute la maison lui fût
consacrée, ce bon vieillard, sur le déclin de sa
V ie, devient enfant en Notre-Seigneur Jésus-Christ
sous la conduite de son cher fils, qu'il reconnaît
désormais pour son père. N'épargnez pas vos
soins , ô parents , à élever en la crainte de Dieu
les enfants qr.e Dieu vous a confiés : vous ne sa-
vez pas quelle récompense cette bonté infinie vous
réserve. Ce pieux Tesselin, qui avait si bien nourri
les siens dans la piété, en reçoit sur la fin de ses
jours une bénédiction abondante ; puisque par le
moyen de son fils , après une longue vie , il meurt
dans une bonne espérance, et, si je l'ose dire,
dans la paix et dans les embrassements du Sauveu r .
Ainsi vous voyez que le grand saint Bernard est
l'apôtre de sa famille.
Voulez-vous que je passe plus outre , et que je
vous fasse voir comme il prêche la croix dans son
monastère ; combien de sortes de gens venaient ,
fie tous les endroits de la terre , faire pénitence
sous sa discipline? Il avait ordinairement sept
cents anges , j'appelle ainsi ces hommes célestes
qui servaient Dieu avec lui à Clairvaux , si re-
cueillis, si mortifiés, que le vénérable Guillaume,
abbé de Saint-Thierry , nous rapporte que lors-
qu'il entrait dans cette abbaye , voyant cet ordre ,
ce silence , cette retenue , il n'était pas moins saisi
de respect que s'il eût approché de nos redouta-
bles autels. Bernard , qui par ses divines prédi-
cations les accoutumait à la douceur de la croix ,
les faisait vivre de telle manière, qu'ils nesavaient
non plus de nouvelles du monde , que si un océan ■
immense les en eût séparés de bien loin : au reste ,
si ardents dans leurs exercices , si exacts dans leur \
pénitence, si rigoureux à eux-mêmes, qu'il était
aisé déjuger qu'ils ne songeaient pas à vivre,
mais à mourir. Cette société de pénitence les
unissait entre eux comme frères , avec saint Ber-
nard comme avec un bon père, et saint Bernard
avec eux comme avec ses enfants bien-aimés,
dans une si parfaite et si cordiale correspondance ,
qu'il ne se voyait point dans le monde une image
plus achevée de l'ancienne Église, qui n'avait
qu'une âme et qu'un cœur.
Quelle douleur à cet homme de Dieu , quand
il lui fallait quitter ses enfants, qu'il aimait si
tendrement dans les entrailles de Jésus-Christ!
Mais Dieu , qui l'avait séparé dès le ventre de sa
mère pour renouveler en son temps l'esprit et la
prédication des apôtres, le tirait de sa solitude
pour le salut des âmes qu'il voulait sauver par son
ministère. C'est ici , c'est ici , chrétiens, où il pa-
raissait véritablement un apôtre. Les apôtres al-
aient par toute la terre, portant l'Evangile de
Jésus-Christ jusque dans les nations les plus re-
culées : et quelle partie du monde n'a pas été
éclairée de la prédication de Bernard? Les apô-
tres fondaient les Églises : et dans ce grand schisme
de Pierre Léon , combien d'Églises rebelles , com-
bien de troupeaux séparés Bernard a-t-il ramenés
à l'unité catholique, se rendant ainsi comme le
second fondateur des Églises? L'apôtre compte
parmi les fonctions de l'apostolat le soin de toutes
les Églises ' : et le pieux Bernard ne régissait-il
pas presque toutes les Églises, par les salutaires
conseils qu'on lui demandait de toutes les parties
de la terre? Il semblait que Dieu ne voulait pas
l'attacher à aucune Église en particulier, afin qu'il
fût le père commun de toutes.
Les signes et les prodiges suivaient la prédi-
cation des apôtres : que de prophéties, que de
guérisons, que d'événements extraordinaires et
surnaturels ont confirmé les prédications de saint
Bernard! Saint Paul se glorifie qu'il prêchait,
non point avec une éloquence affectée , ni par des
' II. Cor. XI,, 28.
DE SAINT BERNARD.
491
discours de flaltcric et de complaisance', mais
seulement qu'il ornait ses sermons de la simplicité
et de la vérité : qu'y a-t-il de plus forme et de
plus pénétrant que la simplicité de Bernard , qui
taptive tout entendement au service de la foi de
Jésus? Lorsque les apôtres prêchaient Jésus-
Christ, une ardeur céleste les transportait, et
paraissait tout visiblement dans la véhémence de
leur action; ce qui fait dire à l'apôtre saint Paul
qu'il agissait hardiment en Notre-Seigneur', et
que sa prédication était accompagnée de la dé-
monstration de l'Esprit^. Ainsi paraissait le zélé
Bernard , qui , préchant aux Allemands dans une
langue qui leur était inconnue, ne laissait pas de
les émouvoir, à cause qu'il leur parlait comme
un homme venu du ciel , jaloux de l'honneur de
Jésus.
Une des choses qui était autant admirable dans
les apôtres, c'était de voir en des personnes, si
viles en apparence, cette autorité magistrale,
cette censure généreuse qu'ils exerçaient sur les
mœurs , cette puissance dont ils usaient pour édi-
fier, non pour détruire. C'est pourquoi l'apôtre,
formant Tiraothée au ministère de la parole :
" Pi-ends garde , lui dit-il , que personne ne te
« méprise : » Nemo te contemnat^. Dieu avait
imprimé sur le front du vénérable Bernard une
majesté si terrible pour les impies, qu'enfin ils
étaient contraints de fléchir, témoin ce violent
prince d'Aquitaine et tant d'autres, dont ses seules
paroles ont souvent désarmé la fureur.
Mais ce qui était de plus divin dans les saints
apôtres, c'était cette charité pour ceux qu'ils prê-
chaient. Ils étaient pères pour la conduite, et
mères pour la tendresse , et nourrices pour la dou-
ceur : saint Paul prend toutes ces qualités. Ils re-
prenaient, ils avertissaient opportunément, im-
iwrtunément, tantôt avec une sincère douceur,
tantôt avec une sainte colère , avec des larmes ,
avec des reproches : ils prenaient mille formes
différentes, et toujours la même charité dominait ;
Ils bégayaient avec les enfants , ils parlaient avec
les hommes. Juif aux Juifs, Gentil aux Gentils,
« tout à tous, disait l'apôtre saint Paul , afin de
« les gagner tous : > Omnibus pmniafactiis sum,
utomnesfacerem salvos ^. Voyez les écrits de Fad-
mirable Bernard , vous y verrez les mêmes mou-
vements et la même charité apostolique. Quel
homme a compati avec plus de tendresse aux fai-
bles, et aux misérables, et aux ignorants? Il ne
dédaignait ni les plus pauvres ni les plus abjects.
Quel autre a repris plus hardiment les mœurs
' II. Corl, 12.
> 1. Thex.n,2.
» I. C«r. II , 4.
• 1. Tim. IT, lî.
» i Ctr- ix,2î.
dépravées de son siècle? Il n'épargnait ni les
princes, ni les potentats, ni les évoques, ni les
cardinaux, ni les papes. Autant qu'il respectait
leur degré, autant a-t-il quelquefois repris leur
personne , avec un si juste tempérament de cha-
rité, que sans être ni lâche , ni emporté , il avait
toute la douceur de la complaisance et toute la
vigueur d'une liberté vraiment chrétienne.
Bel exemple pour les réformateurs de ces der-
niers siècles ! Si leur arrogance insupportable et
trop visible leur eût permis de traiter les choses
avec une pareille modération , ils auraient blâmé
les mauvaises mœurs sans rompre la communion,
et répriméiles vices sans violer l'autorité légitime.
Mais le nom de chef de parti les a trop flattés :
poussés d'un vain désir de paraître , leur élo-
quence s'est débordée en invectives sanglantes;
elle n'a que du fiel et de la colère. Ils n'ont pas
été vigoureux, mais fiers, emportés et mépri-
sants : de la vient qu'ils ont fait le schisme , et
n'ont pas apporté la réformation. Il fallait , pour
un tel dessein, le courage et l'humilité de Ber-
nard. Il était vénérable à tous, à cause qu'on le
voyait et libre et modeste , également ferme et
respectueux; c'est ce qui lui donnait une si gran-
de autorité dans le monde. S'élevait-il quelque
schisme ou quelque doctrine suspecte , les évê-
ques déféraient tout à l'autorité de Bernard. Y
avait-il des querelles parmi les princes Bernard
était aussitôt le médiateur.
Puissante ville de Metz, son entremise t'a été
autrefois extrêmement favorable. 0 belle et no-
ble cité ! il y a longtemps que tu as été enviée.
Ta situation trop importante t'a presque toujours
exposée en proie : souvent tu as été réduite à la
dernière extrémité de misères; mais Dieu, de
temps en temps , t'a envoyé de bons protecteurs.
Les princes tes voisins avaient conjuré ta ruine;
tes bons citoyens avaient été défaits dans une
grande bataille * ; tes ennemis étaient enflés de
leur bon succès, et toi enflammée du désir de
vengeance : tout se préparait à une guerre cruelle »
si le bon Hillin , archevêque de Trêves , n'eût
cherché un charitable pacificateur. Ce fut le pieux
Bernard , qui , épuisé de forces par ses longues
austérités et ses travaux sans nombre , attendait
la dernière heure à Clairvaux. Mais quelle fai-
blesse eût été capable de ralentir l'ardeur de sa
charité? Il surmonte la maladie pour se rendre
promptement dans tes murs; mais il ne pouvait
» Ce fut en iissqne se donna celte bataille. I.es Messins
indignés des ravages qae commettaient sur leur territoire les
seigneurs voisins , dont le chef était Renaud II , comte de Bar,
sortirent à leur rencontre. Le combat se livra à Thircy prés
de Pont-à-Mous.son. Les habitants de Melz, quoique plus nom-
breux , furent défaits, et il en périt environ deux mille , qui
furent tués ou noyés dans la Moselle-
402 PAÎNEGYRIQUE
Rnrmonter l'animosité des esprits, e.vtraordinai-
rement échauffés. Chacun courait au\ armes avec
une fureur incroyable : les armées étaient en vue,
et prêtes de donner. La charité, qui ne se déses-
père jamais , presse le vénérable Bernard : il
parle, il prie, il conjure qu'on épargne le sang
chrétien , et le prix du sang de Jésus. Ces âmes
de fer se laissent fléchir; les ennemis deviennent
des frères ; tous détestent leur aveugle fureur , et
d'un commun accord ils vénèrent l'auteur d'un si
grand miracle.
0 ville si fidèle et si bonne ! ne veux-tu pas ho-
norer ton libérateur? Mais, fidèles, quels hon-
neurs lui pourrons-nous rendre? Certes, on ne sau-
rait honorer les saints, sinon en imitant leurs
vertus: sans cela nos louanges leur sont à charge,
et nous sont pernicieuses à nous-mêmes. Fidèles,
que pensons-nous faire , quand nous louons les
vertus du grand saint Bernard ?
0 Dieu de nos cœurs! quelle indignité ! Cet in-
nocent a fait une pénitence si longue , et nous
criminels , nous ne voulons pas la faire. La péni-
tence autrefois tenait un grand rang dans l'É-
î.'Iise : je ne sais dans quel coin du monde elle s'est
maintenant retirée. Autrefois ceux qui scandali-
saient l'Église par leurs désordres étaient tenus
omme des Gentils et des publicains : mainte-
nant tout le monde leur applaudit. On ne les eût
autrefois reçus à la communion des mystères
qu'après une longue satisfaction et une grande
ipreuve de pénitence: maintenant ils entrent jus-
({u"au sanctuaire. Autrefois ceux qui par des pé-
ehés mortels avaient foulé aux pieds le sang de
.lésus, n'osaient même regarder les autels où on
(;e distribue aux fidèles , si auparavant ils ne s'é-
taient purgés par des larmes, par des jeûnes et
par des aumônes. Ils croyaient être obligés de
venger eux-mêmes leur ingratitude, de peur que
Dieu ne la vengeât dans son implacable fureur :
après avoir pris des plaisirs illicites, ils ne pen-
saient pas pouvoir obtenir miséricorde , s'ils ne
se privaient de ceux qui nous sont permis.
Ainsi vivaient nos pères, dans le temps où la
piété fljorissait dans l'Église de Dieu. Pensons-
nous que les flammes de l'enfer aient perdn de-
puis ce temps-là leur intolérable ardeur, à cause
que notre froideur a contraint l'Église de relâcher
l'ancienne rigueur de sa discipline , à cause que
la vigueur ecclésiastique est énervée? pensons-
nous que ce Dieu jaloux , qui punit si rudement
les péchés, en soit pour cela moins sévère, ou
<{u'il nous soit plus doux, parce que les iniquités
se sont augmentées? Vous voyez combien ce sen-
timent serait ridicule. Toutefois, comme si nous
en étions persuadés, au lieu de songer à la péni-
tence, nous ne songeons à autre chose au 'à nous
enrichir. C'est déjà une dangereuse pensée; car
l'apôtre avertit Timothée , « que le désir des ri-
« ehesses est la racine de tous les maux : » lladix
omnium malontyn est cupiditas' : encore son-
geons-nous à nous enrichir par des voies injus-
tes, par des rapines , par des usures, par des vo-
leries. Nous n'avons pas un cœur de chrétiens ,
parce qu'il est dur à la misère des pauvres. Notre
charité est languissante, et nos haines sont irré-
conciliables. C'est en vain que la justice divine
nous frappe, et nous menace encore de plusieurs
malheurs : nous ne laissons pas de nous donner
toujours tout entiers aux folles joies de ce monde.
Le seul mot de mortification nous fait horreur :
nous aimons la débauche, la bonne chère, la vie
commode et voluptueuse ; et après cela nous vou-
lons encore être appelés chrétiens. Nous n'appré-
hendons pas cette terrible sentence du Fils de
Dieu : « Malheur à vous qui riez , car vous pleu-
« rerez * !» et cette autre : « Le ris est mêlé de
« douleur, et les pleurs suivent la joie de bien
« près ^; « et celle-ci : « Ils passent leur vie dans les
« biens , et en un moment ils descendront dans
« les enfers'^. »
Retournons donc, fidèles, retournons à Dieu
de tout notre cœur. La pénitence n'est amère que
pour un temps ; après , toute sou amertume se
tourne en une incroyable douceur. Elle mortifie
les appétits déréglés , elle fait goûter les plaisirs
célestes, elle donne une bonne espérance, elle
ouvre les portes du ciel. On attend la miséricorde
divine avec une grande consolation , quand on
tâche de tout son pouvoir d'apaiser la justice par
la pénitence.
0 pieux Bernard ! ô saint pénitent î impétrez-
nous par vos saintes intercessions les larmes de
la pénitence, qui vous donnaient nne si sainte
joie ; et afin qu'elle soit renouvelée dans le monde,
priez Dieu qu'il enflamme les prédicateurs de l'es-
prit apostolique qui vous animait. Nous vous de
mandons encore votre secours et votre médiation
au milieu des troubles qui nous agitent. 0 vous!
qui avez tant de fois désarmé les princes qui se
préparaient à la guerre, vous voyez que depuis
tant d'années tous les fleuves sont teints, et qu«
toutes les campagnes fument de toutes parts du
sang chrétien ! Les chrétiens , qui devraient être
des enfants de paix, sont devenus des loups in-
satiables de sang. La fraternité chrétienne est
rompue; et ce qui est de plus pitoyable, c'esJ
que la licence des annes ne cesse d'enrichir l'en-
fer. Priez Dieu qu'il nous donne la paix, qu'il
' I. Tim. \l,\0.
= Luc. VI , 25.
» Prov. XIV, 13.
* Job. XXJ, 13.
DE SAINT GORGON.
493
donne le repos à cette ville que vous avez autre-
fois chérie; ou que s'il est écrit dans le livre de
ses décrets éternels que nous ne puissions voir
la paiveu ce monde, qu'il nous la donne à la fin
dans le ciel , par Notre-Seigueur Jcsus-Christ.
Amen.
PANÉGYRIQUE
SAINT GORGON,
PRÈCnÉ A METZ.
Génêrosilé du sainl martyr ilans l'écliange qu'il fail des
prandeurs humaines dont il pouvait jouir, pour le mépris el
les humiliaUons aUachés au nom chrétien. Son courage in-
vincible au milieu des plus cruels supplices. Senliiiieuts dont
il était animé. Comment nous devons imiter sa foi.
Quorum ijihietiies exUiim conversaCionis , imifamtni
Jidem.
En r^ardant la fin de leur conversation , imitez leur foi.
Heb. xui, 7.
Apres que les bienheureux martyrs avaient
rendu l'âme, les fidèles avaient soin de ramas-
ser , au péril de leur vie , ce qui restait de leurs
corps; et l'Église conservait si chèrement ce sacré
dépôt, que les tyrans, pour leur ôter les honneurs
qu'on leur rendait, étaient contraints de faire
jeter dans la rivière leurs saintes reliques : que si
elle pouvait les dérober à cette dernière cruauté,
elle célébrait leurs funérailles avec des cantiques
d'actions de grâces, élevant au ciel son cœur et
ses yeux pour louer Dieu de les avoir rendus di-
gnes d'un si grand honneur. Au reste , elle ne
voulait point qu'on appelât des tombeaux les lieux
où elle renfermait leur sainte dépouille : elle les
nommait d'un nom plus auguste , les mémoires
des martyrs. Et si les tombeaux des hommes or-
dinaires sontdes marques qu'ils ont succombé aux
attaques de la mort , elle témoignait au contraire
que les tombeaux des martyrs étaient des trophées
qu'elle érigeait à leur nom , pour être un monu-
ment éternel de la victoire qu'ils ont remportée
glorieusement sur la mort.
Mais parmi tout cela les chrétiens ne croyaient
point leur pou voh' rendre de plus grand ; \ « spects ,
qu'en se les proposant pour exemple. Tout ainsi,
dit saint Basile ' , que les abeilles sortent de leur
ruche quand elles voient le beau temps et, parcou-
rant les fleurs de quelque belle campagne , s'en
retournent chargées de cette douce liqueur que le
ciel y verse tous les matins avec larosée: de même
aux jours illustres par la solennité de martyi-s,
nous accourons en foule à leurs mémoires, pour
• Ilomll. XVIII, n" I , t. n, pag. 141
y recueillir con)mc un don céleste l'exemple de
leurs vertus.
Voilà, messieurs, ce qui nous assemble au-
jourd'hui. Saint Gorgon en mourant a laissé une
certaine odeur de sainteté , que l'Égl ise ne manque
point de rafraîchir tous lesans : c'est là sans doute
ce qui nous en est demetiré de meilleur. Nous ne
pouvons pas appeler ces précieux restes les reli-
(fues de son corps; mais nous ne nous éloigne-
rons pas de la raison , quand nous les nommerons
les reliques de sa sainteté. Conservez-les dans vos
cœurs comme dans un saint reliquaire, et faites
en sorte que toutes vos affections s'en ressen-
tent. Quelle joie vous sera-ce, lorsque vous res-
susciterez avec saint Gorgon , de reconnaître en
cette bienheureuse entrevue les endroits de .son
corps que vous aurez baisés sur la terre et les
vertus que vous y aurez imitées? Je n'ai que faire
de vous demander ni silence, ni attention : vous
devez le silence à la majesté de ce lieu ; vous
devez vos attentions au récit d'une histoire si
mémorable, que je vous ferai simplement et
brièvement.
Mo:«SEIG>'El'R*,
Si nousne devions ce jour tout entier à la gloire
de saint Gorgon , ou si j'étais en un lieu où je
pusse vous témoigner la joie que toute la viîle a
reçue de votre arrivée , je vous dépeindrais si bien
et avec tant de naïveté les sentiments de ce peu-
ple qu'il a plu à Dieu de commettre à votre garde ,
que mes auditeurs ne pourraient s'empêcher de
donner sur ce sujet à mon discours une approba-
tion publique. Mais outre que votre vertu a paru
suffisamment par vos grands emplois , et que votre
science a été assez reconnue dans la plus célèbre
compagnie de savants qui soit dans le monde ;
la dignité de cette chaire , ce temple auguste que
Dieu remplit de sa gloire , ces sacrés autels où
l'on va célébrer le saint sacrifice , demandent de
moi une telle retenue, qu'il faut que je m'abs-
tienne de dire la vérité , pour qu'il ne paraisse
dans mon discours aucune apparence de flatterie.
Seulement je vous dirai que l'hoïmeur imprévu
de votre présence est pour moi une rencontre si
favorable , que je ne puis vous en dissimuler mon
ressentiment. Vous venez d'entendre le sujet que
je dois traiter devant vous : plus il est important,
plus j'ai besoin des lumières d'en haut pour le
faire dignement , et d'une manière qui puisse
tourner à l'édification de cet auditoire. Proster-
nons-nous tous ensemble devant le trône de Dien,
pour lui demander sa grâce; et si nous n'osons
approcher une grandeur si terrible, la sainte
Vierge, que nous allons saluer par les paroies
* Le maréctial de Scbombers.
de l'ange , aura assez de bonté pour se rendre notre
avocate auprès de son fils. Ave.
Ce n est pas sans raison que l'apôtre nous ex-
horte à être toujours sous les armes ' , puisque nous
apprenons par les oracles divins que notre vie est
une guerre continuelle ^ L'Esprit de Dieu, que
nous avons reçu par le saint baptême , remplit
nos âmes de l'idée du souverain bien , pour nous
faire regarder avec mépris les mouvements éter-
nels qui agitent la vie humaine. Mais vous le sa-
vez , messieurs , il n'y a point de grande entre-
prise qui ne trouve de grands obstacles. Le monde
entier s'efforce de combattre ce dessein : il est tout
en armes pour en empêcher l'exécution : Adver-
sum nos omnis mundus armatur. 11 orne de
faux appas toutes les créatures qu'il comprend
dans son enceinte, pour tâcher de nous surpren-
dre par ce vain éclat. Que si nous sommes assez
généreux pour dédaigner ses faveurs , il nous re-
présenta un grand appareil de peines et de sup-
plices , pour nous émouvoir ; tellement qu'il faut
que le serviteur de Dieu soit également sans crainte
et sans espérance en la terre , qu'il se rende de
tous côtés immobile et inexorable.
Voilà donc les deux batteries que le monde
dresse contre nous. Il veut l'emporter de gré ou
de force : s'il ne peut se faire aimer, il tâche de se
faire craindre ; et quoiqu'il semble que la crainte
doive avoir un effet plus prompt, j'estime néan-
moins que les complaisances du monde sont pour
nous plus dangereuses, parce que nous nous trou-
vons portés d'inclination à nous y laisser entraî-
ner ; ce qu'il nous sera facile de conclure , si nous
comprenons la différence de l'amour et de la
crainte, que saint Augustin nous représente si
doctement en divers lieux ^.
Toute la force de la crainte consiste à retenir
ou à troubler l'âme , mais il n'est pas possible
qu'elle en change jamais les dispositions. Ren-
contrez-vous , par exemple , des voleurs qui vous
voient en état de leur résister; ou ils se retirent,
ou s'ils vous abordent, c'est avec beaucoup de
civilité. Ils n'en sont pas pour cela ni moins vo-
leurs, ni moins avides de carnage et de larcins,
mais la crainte les oblige à dissimuler. Vous
voyez donc bien qu'elle réprime les sentiments de
l'âme , mais qu'elle ne les détruit pas. L'amour
seul peut opérer ce changement : c'est lui qui, pour
ainsi dire, tient la clef de l'âme, qui l'ouvre et
qui la dilate pour y faire entrer les objets. Os
nostrum patct ad vos , o Corinthiif cornostrum
diUitatwn est : <^ L'amour que j'ai pour vous, ô
' Ephes. VI, H.
* Jub. VII, 1.
•* S<rm. cuKix , n' 10, t. T, col. 853.
PAlN'EGYRlQUE
« Corinthiens , ouvre ma bouche et mon cœur, ■
dit le grand apôtre', qui veut leur témoigner
la tendresse de son affection. Et c'est pour cela
que selon la doctrine du même apôtre, la loi
ancienne qui était une loi de crainte, « a été écrite
« au dehors sur des tables de pierre. « Forin-
secus in tabiilis lapideis ; parce que la crainte ne
pénètre pas jusqu'au fond de l'âme pour la trans-
former : au lieu que la loi nouvelle, qui est gravée
dans le fond du cœur. In tabulis cordis carna-
libus^, opère en elle sa conversion , parce que c'est
la loi d'amour. D'où l'on voit qu'il est bien plus
difficile de vaincre un mauvais amour qu'une
mauvaise crainte; attendu que l'amour tenant
dans l'âme la place principale, il faut, pour le
chasser, produire une plus grande révolution :
et partant , ceux que le monde a gagnés par in-
clination sont bien plus captifs que ceux qu'il
abat par la frayeur des supplices. D'après ces
observations , vous pouvez connaître quelle est
la nature de la guerre que le monde vous a dé-
clarée, et combien il faut que le soldat de Jésus-
Christ soit arméde tous côtés. Car du reste, il im-
porte peu à la gloire de saint Gorgon de savoir
laquelle des deux entreprises est la plus difficile.,
puisqu'il a égalementtriomphédu monde en l'une
et en l'autre : c'est le partage de mon discours.
Vous le concevrez encore davantage , en con-
sidérant, messieurs, ce qui a animé les puissances
de la terre contre les défenseurs de la foi. Ces
âmes héroïques n'ont pu plaire au monde , et le
monde ne leur a pu plaire : voilà la cause de leurs
contrariétés. Le monde ne leur a pas plu ; c'est
pourquoi ils l'ont méprisé : ils n'ont pas plu au
monde , de là vient que le monde a pris plaisir
d'affliger ce qui n'était pas à lui ; et le tout est ar-
rivé par un ordre secret de la Providence , afin
d'accomplir cette parole mémorable de notre di-
vin Sauveur : « Je ne suis pas venu pour donner
« la paix, mais pour allumer la guerre : » Aon
veni pacem mittere, sed gladium^.
Vous voyez bien par là en quoi consiste le cou-
rage d'un véritable martyr. Je vous ai promis de
vous en faire voir une idée excellente en la per-
sonne de notre saint : c'est ce que je ferai, s'il
plaît à Dieu , dans la suite de ce discours. Je vais
tâcher de vous mettre devant les yeux le portrait
d'une âme héroïque et d'un courage inflexible ,
que l'espoir des grandeurs n'a point amolli , que
la crainte des supplices n'a point ébranlé. Plaise
seulement à cet esprit, qui souffle où il veut, de
graver dans nos cœurs l'image de tant de vertus;
afin que nous tous , qui sommes assemblés dans
» II. Cor. VI, H.
» Ihid. m, 3.
3 MaUh.x,^.
DE SAINT GORGON.
49C
f c tomplo au nom au Seigneur, nous soyons tel-
lement animés d'un si bel exemple, que nous
ne vivions et ne respirions plus que pour Jésus-
Christ.
PREUIER POKNT.
Saint Gorgon vivait à la cour des empereurs
Dioclétien et Maximien , et avait une charge très-
considérable dans leur maison. Chacun sait com-
bien Ton estime ces sortes d'emplois chez les
princes , et combien les font valoir ceux qui les
] ossèdent. Quiconque a tant soit peu lu l'histoire
romaine , y a pu remarquer quel crédit les empe-
reurs donnaient ordinairement à leurs domesti-
ques, que leurs offices appelaient plus souvent
près de leurs personnes. Mais , sans m'amusera des
conjectures , je n'ai cfu'à vous produire le témoi-
gnage d'Eusèbe , évêque de Césarée , qui a vécu
dans le siècle de notre saint ; personnage grave
et recommandableàjamais, pour nous avoir donné
en si beau style l'histoire des premiers temps de
rÉglise. Voici donc ce qu'il dit de saint Gorgon
et des compagnons de son martyre. Ils étaient
montés au suprême degré d'honneur auprès de
leurs maîtres , et leur étaient aussi chers que s'ils
eussent été leurs enfants. Certes , il ne pouvait
«ous représenter d'une manière plus sensible , le
crédit singulier dont ils jouissaient à la cour im-
périale. Remarquez bien que ces paroles nous
font entendre, non-seulementqu'ils étaient en très-
grande faveur auprès de leurs maîtres , que les
empereurs avaient de grands desseins pour les
avancer ; mais encore qu'ils avaient pour eux une
tendresse très-particulière, que notre historien
n'a pu exprimer qu'en disant qu'ils les aimaient
comme leurs propres enfants : lis œque ac ger-
mani fdii chari erant'. Mais ce n'est pas mon
dessein de vous exagérer beaucoup leur pouvoir :
je vous prie seulement de considérer quelle était
l'opposition de ces deux qualités , de favoris des
empereurs et de disciples de Jésus-Christ. L'une
les faisait respecter partout où s'étendait l'empire
romain, c'est-à-dire, par tout le monde : l'autre
les exposait à la risée , à la haine, aux exécrations
de toute la terre. Et pour vous faire concevoir com-
bien cette haine était alors violente et aveugle , il
esta propos de vousdépeindre quelle était l'estime
que l'on avait encestemps du christianisme : par
là vous connaîtrez mieux jusqu'à quel point Gor-
gon a méprisé les honneurs du monde.
Les chrétiens étaient à tout l'univers un objet
de mépris et de raillerie : chacun les foulait aux
pieds , et les rejetait « comme les ordures et les
" excréments de la terre, » Tanquam pxirga-
' HisUrr. Ecch-s. lib. tiii , cap. w , pag. 296.
menta hujus mundi, ainsi que parle l'apôtre».
On eût dit que les prisons n'étaient faites que
pour eux : aussi étaient-elles tellement remplies
de ces innocents coupables , qu'il ne restait plus
de place dans les cachots pour les malfaiteurs.
Dans les crimes les plus énormes , les lois ont or-
donné de la qualité du supplice; il n'est pas per-
mis de l'étendre au delà de ce qu'elles prescrivent.
C'est ainsi qu'elles ont voulu donner des bornes
même à la justice, de peur de lâcher la bride à
la cruauté. Les chrétiens seuls étaient une espèce
de criminels , à l'égard desquels on n'appréhen-
dait d'excéder qu'en les épargnant : il fallait don-
ner toute licence à la barbarie , et leur arracher
la vie partout ce qu'une ingénieuse cruauté peut
inventer de plus inhumain , Per atrociora ingé-
nia pœnarum, dit le grave Tertullien «. Quelle
fureur! mais ce n'est encore rien. Donner un
chrétien aux bêtes farouches , c'était le divertis-
sement ordinaire du peuple romain, quand il
était las des sanglants spectacles des gladiateurs;
de là ces clameurs si cruelles, dont on a ouï si
souvent résonner les amphithéâtres : ChrisUani
adbestias, christianiadbestias! « Que l'on donne
« les chrétiens aux bêtes farouches ! » Après cela
est-il étonnant qu'o i n'observât contre eux ni for-
mes ni procédures? Cela était bon pour les vo-
leurs et les meurtriers ; mais pour les chrétiens ,
ils ne méritaient pas qu'on prît tant de précau-
tions. Aussi les traînait-on aux gib«ts, comme on
mène de pauvres agneaux à la boucherie , sans
qu'ils ouvrissent la bouche ni aux plaintes ni aux
murmures. Et qu'auraient-ils dit, pour leur jus-
tification, qui pût être écouté? c'étaient des in-
cestueux, des magiciens, des parricides, qui
mangeaient leurs propres enfants dans des sacri-
fices nocturnes. S'il se trouvait quelqu'un qui
voulût les défendre de ces horribles reproches ,
c'était en les faisant passer pour de pauvres in-
sensés, pour des esprits faibles, qui s'amusaient
à de vaines superstitions ; de sorte qu'on ne les
excusait qu'en les chargeant de nouvelles calom-
nies. Et voilà, messieurs , sans feinte et sans exa-
gération , quelle était l'estime que l'on avait dans
le monde, des premiers chrétiens.
Ne vous en étonnez pas , mes frères : Jésus-
Christ devait être tout ensemble un signe de paix
et un signe de contradiction. La vérité était étran-
gère en ce monde ; il n'est pas surprenant qu'elle
n'y trouvât point d'appui. Mais voyez par là ce
que le zèle du christianisme a fait quitter à Gor-
gon , et ce qu'il lui a fait embrasser. Combien ces
reproches et cette ignominie doivent-ils être in-
supportables aux âmes les plus communes, et
» I. Cor. IV, 13.
' De Ilesurr. carn. n° 8.
496 PANÉGYRIQUE
bien plus encore aux hommes généreux , nourris
comme notre saint dans la cour et dans le grand
monde , qui peuvent espérer d'y faire une si belle
fortune? En vérité, messieurs, n'eussions-nous
.pas craint de choquer l'empereur, et de faire tort
à notre réputation? Grâce à la Providence divine,
qui nous a fait naître dans un siècle et dans un
royaume où le nom de chrétien est une qualité
honorable ! Le peu de soin que nous avons de la
gloire de notre Maître , cette lâcheté qui nous fait
abandonner chaque jour son service pour de si
légères considérations , la honte que nous avons
de remplir les obligations que la religion nous
impose, nous fait assez connaître que nous som-
mes redevables aux circonstances où nous sommes
nés, de ce que nous ne rougissons pas du chris-
tianisme. Ah ! si nous eussions vécu dans ces pre-
miers temps, où être chrétien c'était un crime
d'État, nous eussions bien épargné aux tyrans la
peiire de nous tourmenter.
Car enfln, que peut-on présumer autre chose
des dérèglements de notre vie , sinon que nous
eussions sans peine renoncé au nom de chrétien ;
puisque nous ne craignons point de renoncer pour
si peTi de chose aux plus saints devoirs du chris-
tianisme? Je tremble pour moi , quand je consi-
dère à combien peu il tient que nous ne devenions
infidèles. Ah ! race de tant de millions de mar-
tyrs, qui nous ont engendrés en Jésus-Christ par
leur sang , jamais la vertu de ceux qui nous ont
précédés dans la foi ne réveillera-t-elle en nos
cœurs lesmouvements généreux du christianisme?
Jusqu'à quand poi-terons-nous en vain le titre de
chrétiens , pour faire blasphémer par les impies
le saint nom de Dieu, qui a été invoqué sur nous?
Que notre esprit , que nos mœurs sont opposés à
ceux des saints martyrs, qui faisant profession
du christianisme, dans un temps où il était odieux
à toute la terre , l'ont rendu illustre par la gloire
de leurs belles actions ! Et nous qui l'avons em-
brassé depuis qu'il est devenu vénérable parmi
tous les peuples , nous à qui il serait si facile de
suivre ses préceptes , de régler notre conduite sur
ses maximes, nous ne cessons de le déshonorer
par nos dissolutions. Obsecro vos, Fratres, per
misericordiam Dei, ut digne ambulcfis voca-
tione qua vocati estis ' : « Je vous conjure, mes
« frères, par les entrailles de la miséricorde de
« Dieu, de vous conduire d'une manière convena-
« ble à votre vocation. » Relevons un peu notre
courage , osons du moins mépriser les faveurs du
monde , puisque nous ne sommes plus obligés de
passer par l'épreuve des tourments.
Saint Gorgon n'a pas été traité avec tant d'in-
dulgence. Qu'il lui en a coûté pour conserver le
» Ephes, rr, I.
don de la foi qu'il avait reçu! il n'a pas suffi qu'il
méprisât les grandeurs humaines. L'empereur,
indigné de sa fermeté , sut se venger cruellement
de l'injure que l'indifférence du saint martyr
semblait faire à l'amitié dont il l'avait honoré.
Outre la haine qu'il avait généralement pour tous
les chrétiens, haine si violente qu'il quitta l'em-
pire, désespéré de n'en pouvoir éteindre la race;
il était encore rongé d'un secret dépit d'avoir
nouiTi en sa maison un ennemi de l'empire , et
même de lui avoir donné part en sa confiance. H
se promet donc d'en faire un exemple , qui pourra
inspirer de la terreur aux plus déterminés ; et
voici par où il commence l'exécution de son des-
sein. D'abord il commande au saint martyr de
sacrifier aux idoles : mais Gorgon le refuse gé-
néreusement, disant qu'il n'a garde de rendre
cet honneur à un métal insensible ; qu'il avait
appris dans l'école de Jésus-Christ à adorer en
esprit et en vérité un seul Dieu , créateur du citl
et de la terre ; dont la beauté pure ne pouvait
être vue par ces yeux mortels , ni représentée sur
une matière vile et fragile. Le peuple ignorant ,
à qui Dieu n'avait point fait entendre dans Ip
cœur ces vérités précieuses , prit pour un blas-
phème cette céleste philosophie, et s'écria qu'il
fallait punir l'ennemi des dieux. Aussitôt on le
dépouille , on l'élève avec des cordes pour le faire
voir à toute la ville, qui était accourue à ce spec
tacle ; on le bat ensuite de verges si cruellement ,
qu'en peu de temps il ne resta plus sur son corps
aucune partie entière. Déjà le sang ruisselait de
tous côtés sur la face des bourreaux ; « les nerft
« et les os étaient découverts; et la peau étant
« toute déchirée , ce n'était plus ses membres ,
« mais ses plaies que l'on tourmentait : « Rupta
compage viscerum, torquehantur in servo Det
nonjam membra, scdvulnera\ Cependant Gor-
gon , glorieux de confesser par tant de bouches
la vérité , se réjouit avec l'apôtre de voir qu'il n'y
a aucun endroit sur son corps où la passion de son
Maître crucifié ne soit imprimée \ El en effet ,
il était de tous côtés tellement meurtri, la dou-
leur l'avait réduit dans un état si pitoyable, qu'on
nepouvaitlui donner un plus grand soulagement,
que de le laisser ainsi suspendu dans le lieu de
son supplice. 0 funeste extrémité ! et néanmoins
on lui refuse ce cruel adoucissement. Le tyran
ordonne qu'on le descende; et ce pauvre corps
tout déchiré, à qui les plus doux onguents eus-
sent causé des douleurs insupportables, est frotté
de sel et de vinaigre. Il reçoit ce nouveau sup-
plice comme une nouvelle grâce que Dieu lui fai-
sait, pour accomplir en sa personne, aussi bien
1 s. Ci/prian. ad Martyr, et Coiifess. EpUt. Wll, pag. 1»
» CaUtl. M, 17.
DE SAINT GORGON.
497
«Ju'eii Jé«us- Christ, cette prophétie du psalmiste :
Super dolorem vulnenim mcorum addiderunt".
« Ils ont ajouté d'autres tourments à la douleur
« de mes plaies. «
Mais ce n'est pas tout : la cruauté, furieuse de
son impuissance, cherche qn.lques autres s»ip-
plices pour l'nbattre; et si elle ne peut le vaincre
par la srrandeur des tourments, elle tâche au moins
de l'étonner par la nouveauté de ses inventions.
Ce sel et ce vinaigre n'ont fait , pour aiosi dire,
que lui éveiller l'appétit : il lui faut pour le ras-
sasier quelque assaisonnement plus barbare. Le
tyran fait coucher le saint martyr sur un gi-il de
fer, déjà tout rouge par la véhémence de la cha-
leur, qui aussitôt rétrécit ses nerfs dépouillés ,
avec une douleur que je ne puis vous exprimer.
Quel horrible spectacle ! Gorgon étendu sur un
lit de charbons ardents, sou corps fondant de tous
côtés par la force du feu, et nourrissant de ses en-
trailles la flamme qui le dévorait. Autour de lui
s'élevait une vapeur noire, produite par l'exhalait
son des graisses de sa chair, qui le suffoquait , et
que le tyran humait pour assouvir sa fureur in-
satiable. Mais enlin rebuté de la constance du
saint martyr, et ne pouvant plus ni supporter ses
reproches , ni écouter les louanges qu'il donnait
à Jésus-Christ d'une voix mourante, il lui fit
promptement arracher les restes d'une vie qui
s'éteignait. C'est ainsi qu'en achevant de rompre
ses liens, il lui procura une parfaite délivrance,
et envoya sa belle âme jouir à jamais des embras.
sements de son bien-aimé. Voilà, messieurs
quelle a été la fin de notre martyr, qui a méprisé
le monde dans ses promesses et dans ses mena-
ces, dans ses délices et dans ses tourments, lais-
sant par sa mort un reproche éternel à la mollesse
et au peu de foi de ces derniers siècles.
Après cela, puis-je mieux faire que de con-
rlure, comme j'ai commencé, par les paroles de
l'apôtre : « Imitez la foi de ce généreux martyr,
« dont vous venez d'admirer la fin glorieuse : =- Quo-
rum intuenfes exitum imitaminijidem. Vous
avez vu en esprit quelle a été la constance de
Gorgon , sa fidélité jusqu'à la mort , dont il a
goûté à longs traits toute l'amertume : que reste-
t-il maintenant, si ce n'est que vous imitiez sa
foi, cette foi ardente qui lui a fait préférer à tous
le« honneurs l'opprobre de Jésus-Christ, et qui
a rendu son esprit ferme et inébranlable, pen-
dant que son corps s'en allait pièce-a pièce comme
une vieille masure?
SECOND POINT.
Si , après avoir vu quelles impressions la dou-
' Psalni. LX\m, 27. "
■OSSCET. — TOME IIL
leur a fait sur son corps, une louable curiosité
vous porte à savoir ce que Dieu opérait invisible-
raent dans son âme, et d'où lui venait parmi une
telle agitation une si grande tranqi:illité : en un
mot, si vous désirez connaître quelles étaient les
pensées dont s'entretenait un chrétien souffrant,
je vous les exposerai en peu de mot: pour votre
édification ; et je tâcherai , avec la lumière de
l'Esprit sîdnt , de pénétrer dans le cœur du saint
martyr, pour vous découvrir tous les sentiments
dont il était animé parmi des tourments si ex-
cessifs.
Les martyrs , mes frères, étaient bien éloignés
des dispositions de ces âmes basses , qui se croient
à l'instant délaissées de Dieu j aussitôt qu'elles
ressentent quelque affliction. Rien au contraire
n'affermissait si bien leur espérance que la consi-
dération de leurs supplices : car « la tribulation
« produit la souffrance , et la souffrance fait l'é-
« preuve , » comme dit l'apôtre '. Or il est évident
que quand on prend quelqu'un pour le mettre à
l'épreuve , c'est une marque que l'on a dessein
de s'en serv ir. Ainsi les martyre , que Dieu avait
instruits du secret de sa conduite, se persuadaient,
par une confiance très-salutaire, que Dieu les ré-
servait à quelque chose de grand, puisqu'il voulait
bien avoir la bouté de les éprouver : et c'est , à
mon avis, la raison pour laquelle l'apôtre ajoute,
« que l'épreuve produit l'espérance ; >- Probatio
vero spem.
Saint Cyprien, dans le li^TC qu'il a fait de l'Ex-
hortation des martyrs , nous en fournit encore
cette belle raison. Notre Sauveur, dit-il ' , pro-
phétise , en plusieurs endroits , que la vie de ceux
qui écouteront sa parole sera continuellement
traversée, mais aussi il leur promet, après leurs
travaux; un soulagement éternel. Et voyez com-
ment le Saint-Esprit se sert de toutes choses ,
pour relever nos courages. C'est pourquoi le
saint martyr fait entendre à ses frères, par un
discours digne de lui, que Dieu, dont on ne peut
compter les miséricordes, n'est pas moins fidèle
dans les biens qu'il promet que dans les maux
qu'il annonce, et que l'accomplissement de la
moitié de la prophétie leur est un témoignage in-
dubitable de la vérité de l'autre. Aussi prenaient-
ils leur disgrâce présente pour un gage certain
de leur future félicité; et mesurant leurs conso-
lations à venir sur leurs peines présentes , ils
croyaient qu'elles ne leur étaient pas tant en-
voyées pour les tourmenter dans le temps , que
pour leur donner de nouvelles assurances d'un
bonheur sans fin.
Ces pensées ne sont-elles pas pleines d'une
» Rom. Y, 41.
' De Exhort. Martyr, pag. ttS.
49S
PANÉGYRIQUE
grande consolation? Mais leur esprit, nourri de-
puis longtemps de la parole divine , en conee-
vait encore de bien plus sublimes. Comme ils ne
jugeaient pas des choses par l'extérieur, ils con-
sidéraient que l'homme n'était pas ce qu'il nous
paraît ; mais que Dieu , pour le former, avait fait
sortir de sa bouche un esprit de vie , (fu'il avait
caché comme un trésor céleste dans cette masse
du corps; que cet esprit, quoiqu'il fût d'une race
divine, comme le dit si bien l'apôtre au milieu
de l'Aréopage ' , quoiqu'il portât imprimé sur soi
l'image de son Créateur, était néanmoins acca-
blé d'un amas de pourriture, où il contractait
par nécessité quelque chose de mortel et de ter-
restre, dégénérant de la pureté de son origine.
Dans cette pensée , ils croyaient que les tour-
ments ne faisaient qu'en détacher ce qu'il y avait
d'étranger, « tout ainsi que le feu sépare de For
« ce qui s'y mêle d'impur : » Tanquam aurum
infornace ^ En effet , on eut dit , à les voir, qu'à
mesure qu'on leur emportait quelque lambeau
de leur chair, leur âme s'en serait trouvée beau-
coup allégée , comme si on les eût déchargés d'un
pesant fardeau ; et ils espéraient qu'à force d'ar-
racher leur chair pièce à pièce , elle resterait
toute pure et toute céleste , et en cet état serait
présentée au nom de Jésus-Christ devant le trône
de Dieu.
Dans ces considérations , vous les eussiez vus,
d'un cœur brûlant de charité , s'animer eux-mê-
mes contre leurs supplices. Tantôt ils se plai-
gnaient de ce qu'ils étaient trop lents , ne souhai-
tant ricTi tant que de voir bientôt abattue cette
masure ruineuse de leur corps, qui les séparait
de leur Maître, et sécriant avec l'apctre : « Je
« désire d'être dégagé des liens du corps , pour
« vivre avec Jésus-Christ: » Ciipio dissolvi , et
esse cum Christo^. Tantôt ravis d'une certaine
douceur, que ressentent les grands courages
lorsqu'il s'agit de souffrir pour ce qu'ils aiment,
ils se réjouissaient de se voir enveloppés d'une
chair mortelle, qui pût fournir matière à la
cruauté des bourreaux. De telles et semblables
réflexions consolaient les martyrs, en attendant
avec patience qu'il plût à Dieu de les appeler à
lui ; et saint Gorgon sut si bien prendre ces sen-
timents de ceUx qui l'avaient précédé , qu'il de-
vint lui-même pour la postérité un exemple digne
d'être proposé à la piété des fidèles.
C'est vous particulièrement, messieurs, que
cet exemple regarde, puisque vous avez pris saint
Gorgon pour votre patron. Vous n'êtes pas obli-
gés de sauffnr les mômes peines ; mais comme
■ .4ct. xvji, 2».
2 S(ip. m , 6.
a Phil. 1,23.
vous participez à la même foi , vous devez entrer
dans les mêmes sentiments. Il faut que votre pa-
roisse, illustre par tant de titres, mais surtout
pour être sous la protection d'un si grand mar-
tyr, se rende encore plus recommandable en
imitant sa foi , après avoir considéré sa mort si
attentivement.
Or, il en est des martyrs comme d'un excellent
original , dont chaque peintre cherche à copier
quelques traits pour embellir son ouvrage. Nous
voyons dans leurs actions la vie de notre Sauveur
si bien exprimée , c^u'il n'y a presque rien qui ne
nous y doive servir d'exemple : mais dans un si
grand éclat de vertus , il nous faut choisir celles
qui nous sont plus nécessaires , selon les occur-
rences où nous nous trouvons.
Martyr et témoin , c'est la même chose. On
appelle martyrs de Jésus-Christ ceux qui, souf-
frant pour la foi , en ont témoigné la vérité par
leur patience , et l'ont scellée de leur sang. Main-
tenant il n'y a plus de tyrans qui nous persé-
cutent; mais nous sommes instruits par l'Évan-
gile que Dieu , qui est notre père, distribue à ses
enfants les biens et les maux selon les conseils
de sa providence'. Ainsi, quand nous sommes
affligés, si nous prenons nos afflictions de la main
de Dieu avec humilité, ne déclarons-nous pas,
par cette soumission , qu'il y a une intelligence
première et universelle , qui par des raisons se-
crètes, mais équitables, nous rend ici-bas heu-
reux ou malheureux? Et n'est-ce pas alors nous
montrer les témoins ou les martyrs de la Provi-
dence?
Nous vivons, messieurs, dans un temps et dans
une ville où nous avons sujet de mériter cet hon-
neur. Il y a près de vingt ans qu'elle porte pres-
que tout le fardeau de la guerre : sa situation
trop importante semble ne lui avoir servi que
pour l'exposer en proie à tous ceux qui l' avoi-
sinent : Diripuerunt eam omnes transeuntes
viam ^ ; et comme si ce n'était pas assez de tant
de misères, Dieu, cette année, ayant trompé l'es-
pérance de nos moissons , a frappé la terre de
stérilité : car il ne faut point douter que tous ces
maux ne soient arrivés par son ordre. Il punit par
la guerre celle que nous lui faisons tous les jours.
La terre, par son commandement, nous refuse le
fruit de nos travaux, parce que nos âmes ne lui
en rapportent aucun , quoiqu'il les ait si soigneu-
sement cultivées. Ah ! messieurs, humilions-nous
sous la puissante main de Dieu, de peur qu'après
avoir tout perdu , nous ne perdions encore le fruit
de l'affliction que nos calamités nous causent, au
lieu de la faire profiter à notre salut.
' Matth. V, 45.
» Ps. LXXXVIII, 42.
DE SAINT GORGON.
499
n ne faut point nous flatter : nous voyons as-
sez de personnes qui plaignent les malheurs du
temps; mais qui sont ceux qui travaillent sérieu-
sement à faire cesser la vraie cause de tous ces
maux? Le ciel ne nous a fait encore que les pre-
mières menaces; et déjà le pauvre tâche d'amas-
ser de quoi vivre par des tromperies, se défiant
de la Providence, pendant que le riche pré-
pare ses greniers pour engloutir la nourriture du
pauvre, qu'il lui fera acheter bien cher en son ex-
trême indigence. Les plus sages pensent à pourvoir
à la nécessité du pays : leur zèle est louable ; mais
nous n'avançons rien {)ar ces soins. S'il est vrai
que Dieu soit irrité contre nous, comme il nous
le fait paraître par les fléaux qu'il nous envoie,
pensons-nous pouvoir arrêter le torrent de sa co-
lère par de vaines précautions? Si tu montes jus-
qu'au ciel , dit le Seigneur ' , je t'en saurai bien
tirer, et ma colère t'ira trouver jusqu'au plus
profond des abîmes. Il faut aller à la source du
mal, puisque aussi bien nos prévoyances toujours
incertaines ne peuvent rien contre ses ordres
inévitables.
Mais si, reconnaissant nos péchés, nous con-
fessons qu'ils ont justement attiré son indigna-
tion sur nos têtes , qu'attendons-nous à faire pé-
nitence? Que ne prévenons-nous sa fureur par
un sacrifice de larmes? que ne mettons-nous fin
nu long désordre de notre vie? que ne rachetons-
nous nos iniquités par nos aumônes, ouvrant nos
cœurs sur la misère du pauvre? Ah! Seigneur,
nous vous avons grandement offensé , nous ne
sommes pas dignes d'être appelés vos enfants :
détournez votre colère de dessus nous, de peur
que nous ne disparaissions de devant votre face,
comme la poudre qui est emportée par un tour-
billon. Nous vous en prions par Jésus-Christ
votre Fils , qui s'est offert pour nous en odeur de
suavité.
C'est ainsi , raessieui"s , qu'il nous faut fléchir
sa miséricorde : c'est par là qu'il nous faut obte-
nir cette paix que nous attendons il y a si long-
temps. Il semble à tout moment que Dieu veuille
nous la donner; et si elle a été retardée, n'attri-
buons ce délai à aucune raison humaine : c'est
lui qui attend de nous que nous commencions de
bonne foi à satisfaire à sa justice. La paix qu'il
nous prépare semble être prête à descendre vers
nous; on dirait qu'il dispose toutes choses à son
établissement : arrachons-la-lui par la ferveur
de nos prières; et surtout, si nous voulons qu'il
nous fasse miséricorde, ayons compassion de nos
pauvres frères , que la misère du temps réduira
peut-être à d'étranges extrémités. Ainsi pussions-
nous recevoir abondamment les faveurs du ciel
et mériter que Dieu rende le premier lustre à cette
ville , autrefois si florissante; qu'il rétablisse les
campagnes désolées, qu'il fasse revivre partout
aux environs le repos et la douceur d'une paix
bien affermie. Mais ne bornons pas là nos vœux ;
et pour voir régner une concorde éternelle entre
ses citoyens , désirons qu'il ramène à l'union de
la sainte Église ceux qui s'en sont séparés par
le prétexte d'une réformation illusoire : afin que
les forces du christianisme étant réunies, nous
chantions d'une même voix les grandeurs de no-
tre Dieu, et les bontés de notro Sauveur Jésus-
Christ, par qui nous espérons triompher à jamais
de tous nos ennemis, et jouir du repos éternel
qui nous est promis. Amen.
PRECIS
D'UN AUTRE PANÉGYRIQUE
DU MftSIE SAINT.
L'heure rlu sacrifice, le temps le plus propre pour c<''Iébrpr
les louantes d'un martyr. Avec quelle constance saint Gorgon
a surmonté les caresses et les menaces du monde. Vains ef-
forts du tyran contre lui : grands biens qu'il lui a procurés.
Omne quod natum ex Deo, vincit tnundum; et ncee
est Victoria quce vincit viundum,fides nosfra.
Tout ce qui est né de Dieu , surmonte le monde; et la vic-
toire qui sarmonte le monde, c'est notre foi. /. Joan.
v,3.
Il n'est point de temps ni d'heure plus propre
à faire l'éloge des saints martyrs, que celui du
sacrifice adorable pour lequel vous êtes ici assem-
blés. C'est , mes frères , de ce sacrifice que les
martyrs ont tiré toute leur force , et c'est aussi
dans ce sacrifice qu'ils ont pris leur instruction.
C'est la nourriture céleste que l'on nous donne à
ces saints autels, qui les a affermis et fortifiés
contre toutes les terreurs du monde ; et le sang
que l'on y reçoit, les a animés à verser le leur pour
la gloire de l'Évangile. Et n'est-ce pas dans ce
sacrifice que voyant Jésus-Christ s'offrir à son
Père, ils ont appris à s'offrir eux-mêmes en Jésus-
Christ et par Jésus-Christ ? et cette innocente vic-
time , qui s'immole tous les jours poumons, leur
a inspiré le dessein de s'immoler pour l'amour de
lui. Saint Ambroise, après avoir découvert les
corps des martyrs de Milan , les mit dans les
mêmes autels sur lesquels il célébrait le saint sa-
crifice ; et il en rend cette raison à son peuple :
Succédant, dit ce grand évêque avec son élo-
quence ordinaire', svccedant victimœ trium-
phales in locum ubi Chrisius hostia est : « Il
« est juste , il est raisonnable que ces triomphantes
' Epiit. XXII, n" 13, t. II, col. 877.
32
500 PANl^GYRIQUE
» victimes soient placées dans le même lieu où
« Jésus-Christ est immolé tous les jours ; » et si
ee sont des victimes , on ne peut les mettre que
sur les autels.
Ne croyez donc pas , chrétiens , que l'action du
sacrifice soit Interrompue par les discours que
j'ai à vous faire du martyre de saint Gorgon.
Vous quittez un sacrifice pour un sacrifice : c'est
un sacrifice mystique que la foi nous fait voir sur
ces saints autels; et c'est aussi un sacrifice qneje
dois vous représenter en cette chaire. Jésus-Christ
est immolé dans l'un et dans l'autre : là il est mys-
tiquement immolé sous les espèces sanctifiéw» ; et
ici il sera immolé en la personne d'un de ses mar-
tyrs : là il renouvelle le souvenir de sa passion
douloureuse; ici il accomplit eu ses membres ce
qui manquait à sa passion , comme parle le divin
apôtre'. L'un et l'autre de ces sacrifices se lait
par l'opération de l'Esprit de Dieu ; et pour pro-
fiter de l'un et de l'autre nous avons besoin de sa
grâce, que je lui demande humblement par les
^n-ièrts de la sainte Yicrge. Ave.
Pour entrer d'abord en matière , je suppose que
vous savez que nous sommes enrôlés par le saint
baptême dans une milice spirituelle, en laquelle
nous avons le monde à combattre. Cette vérité
est connue ; mais il importe que vous remarquiez
que cette admirable milice a ceci de singulier :
que le prince qui nous fait combattre sous ses glo-
rieux étendards , vous entendez bien, chrétiens,
que c'est Jésus leSauveur des âmes, nous ordonne
non-seulement de combattre , mais encore nous
commande de vaincre. La raison en est évidente ;
car dans les guerres que font les hommes tout
l'événement ne dépend pas du courage ni de la
résolution des soldats : je veux dire qu'on n'em-
porte pas tout ce qu'on attaque avec vigueur.
Quelquefois la nature des lieux , qui souvent sont
inaccessibles; quelquefois les hasards divers, qui
se rencontrent dans les combats , rendent inutiles
les efforts des assaillants; quelquefois même la
résistance est si opiniâtre, que l'attaque la plus
hardie n'est pas capable de la surmonter : de là
vient que le général ne répond pas toujours des
événements; et enfin toutes les histoires sont
pleines de ces braves infortunés , qui ont eu la
gloire de bien combattre sans avoir le plaisir de
triompher; qui ont remporté de la bataille la
réputation de bons soldats , sans avoir pu obtenir
le titre de victorieux.
Mais il n'en«st pas de la sorte dans les guerres
que nousfaisoas sous Jésus-Christnotrecapitaine.
Les armes qu'on nous donne sont invincibles :
le seul nom de notre Sauveur, sous lequel nous
i Colots. 1 , 24.
avons l'honneur de combattre , met nos ennemis
en désordre: tellement que , si le courage ne nous
manque pas, l'événement n'est pasincertainnila
victoire douteuse C'est pourquoi je vous disais,
chrétiens, et j'avais raison de le dire, que dans la
milice où nous servons , dans l'armée où nous
sommes enrôlés , il n'y a pas seulement ordre de
combattre ; mais encore que nous sommes obli-
gés de vaincre ; et vous le pouvez avoir remar-
qué par les paroles que j'ai alléguées du disciple
bien-aimé de notre Sauveur : Omne quod nalum
est ex Deo, vincU miindum : « Tout ce qui est
'< né de Dieu , surmonte Iç' monde. » Où est l'ar-
mée où l'on puisse dire que tous les combattants
sont victorieux? Ici vous voyez comme il parle :
« Tout ce qui est né de Dieu, » tout ce qui est
enrôlé par le baptême, quod natum est ex Deo,
ce sont autant de victorieux. Cette milice rem-
porte nécessairement la victoire ; et s'il y a des
vaincus, c'est cfu'ils n'ont pas voulu combat-
tre , c'est que ce sont des déserteurs. 11 est écrit
dans les prophètes : Electi met non laborabunt
■frustra • : Mes élus « ne travailleront point eu
« vain, » c'est-à-dire que dans celte armée il n'y
a point de vertus malheureuses; la valeur n'a
jamais de mauvais succès ; et tous ceux qui com-
battent bien, seront infailliblement couronnés :
Omne quod natum est ex Deo, vincit mundum.
Venez donc , venez chrétiens , à cette glorieuse
milice. Il y a des travaux à souffrir, mais aussi
la victoire est indubitable : ayez la résolution de
combattre, vous aurez l'assurance de vaincre. Que
si les paroles nesuffisent pas, s'il faut des exemples
pour vous animer ; en voici un illustre que je vous
présente, dans le martyre du grand saint Gor-
gon. Oui , mes frères , il a combattu ; c'est pour-
quoi il a triomphé. Vous lui verrez surmonter le
monde, c'est-à-dire, dit saint Augustin', toutes
ses erreurs , toutes ses terreurs , et les i'ttraits de
ses fausses amours : c'est ma première partie.
Mais, mes frères, ce n'est pas assez que vous lui
voyiez répandre son sang, il faut que ce sang
écnauife le nôtre; il faut que ses bienheureuses
blessures, que l'amour de Jésus-Christ a ouvertes,
fassent impression sur nos cœurs : il y aurait pour
nous trop de honte, d'être lâches et inutiles spec-
tateurs de cette glorieuse bataille. Jetons-nous,
mes frères, dans cette mêlée, fortitions-nous par
les mêmes armes , soutenons le même combat ; et
nous remporterons la même victoire , et nous
chanterons tous ensemble : Et hœc est Victoria
quœ vincit numdum : '< Et la victoire qui sur-
et monte le monde , c'est notre foi. »
Ce n'est pas à moi , chrétiens , à entreprendre
» Is. IXV,23.
i 2 Ve Corrept. et Grat. cap. xii , a» 35 , t. X , col. 709
DE SAINT GORGON.
SM
de vous faire voir quelle est la gloire des saints
martyrs; il faut que j'emprunte les sentiments du
plus illuminé de tous les docteurs : vous sentez
que je veux nommer saint Augustin. Ce grand
homme, pour nous faire entendre combien la
grâce de Jésus- Christ est puissante dans les saints
martyrs, se sertde cette belle pensée : d'un côté,
il nous montre Adam dans le repos du paradis ;
de l'autre, il représente un martyr au milieu des
roues et des chevalets et de tout l'appareii Lorri-
ble des tourments dont on le menace. Trouvez
bon, je vous prie, mes frères, que j'expose ici à
vos yeux ces deux objets différents. Dans Adam
la charité règne comme une souveraine paisible ,
sans aucune résistance des passions ; dans le mar-
tyr la charité règne , mais elle est troublée par les
passions, et chargée du poids d'un corps corrup-
tible : elle règne sur les passions, comme ime reine
a la vérité , mais sur des sujets rebelles , et qui ne
portent le joug qu'à regret. Adam est dans les
délice.> : on en offre aussi aux martyrs ; mais avec
cette difierence, que les délices dont jouit Adam
sont pour l'inviter à bien \ivre , et les plaisire
qu'on offre au martyr lui sont présentés pour l'en
détourner. Dieu promet des biens à Adam , et il
en promet au martyr ; mais Adam tient déjà ce
que Dieu promet , et le martyr n'a que l'espé-
rance , et cependant il gémit parmi les douleurs.
Adam n'a rien à craindre , sinon de pécher : le
martyr a tout à craindre , s'il ne pèche pas. Dieu
dit à Adam : Tu mourras, si tu pèches ; et d'autre
part il dit au martjr : Meurs , afin que tu ne pè-
ches pas; mais meurs cruellement, inhumaine-
ment. A Adam : La mort sera la punition de ton
manquement de persévérance ; à celui ci : Ta
persévérance sera suivie d'une mort cruelle. On
retient celui-là comme par force : on précipite ce-
hii-ci avec violence. Cependant , ô merveille î dit
saint Augustin' ; ah! c'est notre malheur : < Au
<4 milieu d'une si grande félicité , avec une facilité
« si étonnante de ne point pécher, Adam ne de-
« meure point ferme dans son devoir : » IVon ste-
Uiin tantafeticitate, intanta non pec candi fad-
litate; et le martyr, quoique le monde le flatte
d'abord , le menace , frémisse ensuite , écume de
rage, tonnant avec fureur contre lui, il rejette tout
ce qui attire, méprise tout ce quimenace, surmonte
tout ce qui tourmente. D'une main il repousse
ceux qui le flattent , qui l'embrassent et qui le
caressent ; de l'autre il soutient les efforts de ceux
qui lui arrachent, pour ainsi dire, la vie goutte
à goutte. 0 Jésus, Dieu infirme , c'est votre ou-
vrage. Il est bien vrai , ô divin Sauveur, que vous
nous avez réparés avec une grâce bien plus abon-
dante, que vous ne nous aviez établis. Le fort
' Laco supra cit.
abandonne l'immortalité; le faible supporte cons-
tamment la mort : Ta puissance succombe, et l'in-
firmité est victorieuse : Virtusin inJinniiaU pcr-
Jicitur\ Plus de force, plus d'infirmité; plus de
gloire et plus de bassesse , c'est le mystère de Jé-
sus-Christ feit chair : la force éclate dans la fai-
blesse : L'nde hoc, nisi donante illo a quo mi-
sericordiam consecvti sunt ut fidèles essent'7
« D'où cela vient-il, si ce n'est de celui qui ne leur
« a pas donné un esprit de crainte pour céder aux
"persécuteurs, mais de force, dedilection, de
-» sobriété : sobriété, pour s'abstenir des dou-
« ceurs ; force, pour ne pas s'effrayer des menaces ;
« charité, pour supporter les tourments, « plutôt
que de se séparer de Jésus-Christ, et pour dire
avec l'apôtre : Quis ergo nos separabit a chari-
tate Chnstm
îN'est-ce pas, mes frères, cet esprit qui a agi"
dans saint Gorgon? Il faut que je vous le repré-
sente dans la cour des empereurs. Vous savei
quel crédit avaient auprès d'eux les domestique*
qni'Ies approchaient, la confiance dont ils les ho-
noraient , les biens dont ils les comblaient , l'in-
fluence qu'ils avaient dans toutes les affaires : de
là cette magnificence qui les environnait, que
Jésus-Christ avait en vue lorsqu'il a dit : « Ce
" sont ceux qui habitent les palais des rois , qui
« sont vêtus mollement : » Ecce qui mollihvs
vestiuntur, in domibus regum sunt ^. Et par ces
paroles le divin Sauveur nous retrace tout le luxe,
la mollesse, les délices des cours. Or on sait com-
bien la cour des empereurs romains était superl)e
et fastueuse. Quel devait donc étie l'éclat de leurs
favoris, et en particulier de saint Gorgon; car
Eusèbe de Césarée , qui a vécu dans son siècle ,
dit de lui et des compagnons de son martyre, que
l'empereur les aimait comme ses propres enfants :
jEque ac gennani filii chari erant ', et qu'ils
étaient montés au suprême degré des honneurs!
Avoir de si belles espérances et cependant vou-
loir être, quoi? le plus misérable des hommes j
en un mot, chrétien ! il faut, certes , que la vue
d'un oMet bien effrayant ait fait de vives et fortes
impressions sur un cœur. Quels étaient alors les
chrétiais, et à quoi s'exposaient-ils? Au mépris
et à la haine , qui étaient l'un et l'autre portés
aux dernières extrémités. Lequel des deux est
le plus sensible? Il y en a que le mépris met à cou-,
vert de la haine, et l'on hait bien souvent ce qu'on
craint ; et ce qu'on craint , ou ne le méprise pas.
Mais tout s'unissait contre les chrétiens , le rec-
pris et la haine. Ceux qui les excusaient les lat-
' II. Cor. XII , 9.
* s. Aug.\.bi supra.
* Rom. nu , 35.
4 MalLH.Xl,^.
* Histor. Eccles. \\h. TUi, cap. Ti, pag. 3M^
fi02
PANÉGYRIQUE
salent passer pour des esprits faibles , supersti-
tieux, indignes de tous les honneurs, qu'il fallait
déclarer infâmes. La liaine succédant au mépris,
éclatait par la manière dont on les menait au sup-
plice, sans garder aucune forme, ni suivre aucune
procédure. Cela était bon pour les voleurs et pour
les meurtriers; mais pour les chrétiens, on les
conduisait aux. gibets comme on mènerait des
agneaux à la boucherie. Chrétien, homme de
néant , tu ne mérites aucun égard ; et ton sang ,
aussi vil que celui des animaux, doit êt^e répandu
avec aussi peu de ménagement. Ainsi, dans l'excès
de fureur dont les esprits étaient animés contre
eux, on les poursuivait de toutes parts ; et les pri-
sons étaient tellement pleines de martyrs, qu'il
n'y avait plus de place pour les malfaiteurs '. S'il
y avait quelque bataille perdue, s'il arrivaitquel-
que inondation ou quelque sécheresse , on les
chargeait de la haine de toutes les calamités
publiques. Chrétiens innocents , on vous maudit
et vous bénissez ; vous souffrez sans révolte , et
même sans murmure : vousne faites point de bruit
sur la terre : on vous accuse de remuer tous les
éléments, et de troubler l'ordre de la nature!
Tel était l'effet de la haine qu'on portait au noni
chrétien.
A quoi donc pensait saint Gorgon , de descen-
dre d'une si haute faveur à une telle bassesse?
Considéré d'abord par tout l'empire , il consent \
de devenir l'exécration de tout l'empire : Hœc est \
Victoria quœ vincit mundum. Et quel courage
ne fallait-il pas pour exécuter cette généreuse
résolution sous Bioclétien, où la persécution était
la plus furieuse; où le diable , sentant approcher
peut-être la gloire que Dieu voulait donner à
l'Église sous l'empire de Constantin, vomissait
tout son venin et toute sa rage contre elle, et fai-
sait ses derniers efforts pour la renverser? Dio-
clétien s'en vantait, et se glorifiait d'avoir de tous
côtés dévoilé et confondu la superstition des
chrétiens:... superstitione christianorumnbique
détecta. Vraie marque de sa fureur, et en môme
temps marque sensible de son impuissance : Et
hœc est Victoria quœ vincit 7nundum.^a.\\\\, Gor-
gon lui résiste ; et le tyran , pour l'abattre , fait
exercer sur son corps toute la violence que la
cruauté la plus barbare peut inspirer. Ah ! qui
viendra essuyer ce sang dont il est couvert, et
laver ces blessures que le saint martyr endure
pour Jésus-Christ? Saint Paul en avait reçu, et
le geôlier même de la prison où il est renfermé
lave ses plaies avec un grand respect : mais ici
les tyrans ne permettent pas qu'on procure le
moiudre adoucissement à saint Gorgon; et son
pauvre corps écorché , à qui les onguents les plus
• TertuU. adNat. lib. i, n" 9.
doux , les plus innocents , auraient causé d'in-
supportables douleurs, est frotté de sel et de
vinaigre.
C'est ainsi qu'il devient conforme à son mo-
dèle , qui fait deux plaintes sur les traitements
qu'il souffre dans sa passion. Hisplagatus sum ' :
« Voilà les blessures que j'ai reçues; » mais « ils
« ont encore ajouté de nouvelles cruautés aux
« premières douleurs de mes plaies : « Super do-
lorem vulnerum meorum addiderunt '. Ils m'ont
mis une couronne d'épines ; voilà le sang qui en
coule : Hisplagatus sum; mais ils l'ont enfoncée
par des coups de canne : Super dolorem vul-
nerum meorum addiderunt. Ils m'ont dépouillé
pour me déchirer de coups de fouet : His plaga-
tus sum; mais ils m'ont remis mes habits, et, me
les ôtant de nouveau pour m'attacher nu à la
croix , ils ont rouvert toutes mes blessures : Su-
per dolorem vulnerum meorum addiderunt. Ils
ont percé mes mains et mes pieds ; et ayant épuisé
mes veines de sang, la sécheresse de mes entrail-
les me causait une soif ardente qui me dévorait
la poitrine : voilà le mal qu'ils m'ont fait : His
plagatus sum; mais lorsque je leur ai demandé
à boire avec un grand cri , ils m'ont abreuvé en
ma soif de fiel et de vinaigre : Super dolorem vul-
nerum meorum addiderunt. C'est ce que peut
dire saint Gorgon : Ils ont déchiré ma peau , ils
ont dépouillé tous mes nerfs , ils ont entr'ouvert
mes entrailles : His plagatus sum; mais après
cette cruauté, ils ont frotté ma chair écorchée
avec du vinaigre et du sel pour aigrir la douleur
de mes plaies : Super dolorem vulnerum meo-
rum. addiderunt. ,
Mais ils ont encore passé bien plus loin, et leur
brutalité n'est pas assouvie. Ils couchent le saint
martyr surun gril de fer, devenu tout rouge par
la violence de la chaleur ; ô spectacle horrible !
et cependant au milieu de ces exhalaisons infec-
tes qui sortaient de la graisse de son corps rôti ,
Gorgon ne cessait de louer Jésus-Christ. Les priè-
res qu'il faisait monter au ciel changeaient cette
fumée noire en encens : Et hœc est Victoria quœ
vincit mundum.
Mais en quoi a nui à saint Gorgon tout le mal
qu'il a souffert ? " Tout ce temps de peines et de
'< souffrances est passé comme un songe : » Tran-
sierunt tempora laboriosa; temps de fatigues,
temps de travail , qui l'a conduit au véritable re-
pos, à la paix parfaite , et c'est ce que le prophète-
roi exprime si bien par ces paroles qu'il a dites
au nom de tous les martyrs : < Nous avons passé
« par l'eau et par le feu ; mais vous nous avez
« fait entrer dans un lieu de rafraîchissement : »
' Zach. XIII, 6.
» Ps. Lxvni,27.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Tramivimus per ignem et aqitam , et eduxisti
nos in refrigerium '. Dieu a essuyé tous les pleurs :
il a ordonné à saint Gorgon de se reposer de tous
ses travaux. On a cru lui ôter tout son bien et
même la vie; et on ne lui ôte que la mortalité :
l'bi est, mors, Victoria /«a * ? « O mort, où est
« ta victoire? » Tu n'as ôté au saint martyr que
des choses superflues ; car tout ce qui n'est pas
nécessaire est superflu. « Or une sei'le chose est
« nécessaire : » Porro unum est necessarium ^.
Dieu est cet unique nécessaire ; tout le reste est
superflu. Les honneurs sont-ils nécessaires? Com-
bien d'hommes vivent en repos, quoique oubliés
du monde ! Tout cela est hors de nous, et par con-
séquent ne peut contribuer à notre félicité. Il en
est de même des richesses , qui ne sauraient rem-
plir notre cœur ; et c'est pourquoi « ayant de quoi
« nous nourrir et nous vêtir, nous devons être con-
« tents : » Habentes victum et vestitum, contenti
sumus ^. Tout le reste est superflu ; la santé, « la
« vie môme , qui doit être regardée comme un
« bien superflu par celui qui considère la vie éter-
« nelle qui lui est promise : » Ipsa vita, cogi-
tantibus œternam viiam, inter superflua repu,
tanda est *; elle ne nous est utile, qu'autant
que nous l'avons prodiguée pour Dieu. Ainsi tout
ce qu'on ravit à saint Gorgon lui était superflu ,
puisqu'étant dépouillé de toutes ces choses il se
trouve bienheureux. Qu'a donc fait le tyran par
tous les efforts de sa cruauté? « En vain sa lan-
« gue a-t-elle concerté les movens de nuire , et
«a-t-elle voulu, par ses tromperies, trancher
« comme un rasoir bien afiilé : « Sicut 7iovacula
acuta fecisti dolum ^. Que de peines on prend
pour aiguiser un rasoir, que de soins pour l'affi-
ler : combien de fois le faut-il passer sur la pierre !
ce n'est , au reste, que pour raser du poil , c'est-à-
dire un excrément inutile. Que ne font pas les
méchants! en combien de soins sont -il s partagés
pour dresser des embûches à l'homme de bien !
Que n'a pas fait le tv'ran pour abattre notre mar-
tyr! il se travaillait à trouver de nouveaux ar-
tifices pour le séduire, de nouveaux supplices
pour l'épouvanter. Quid fact unis juste , nisi su-
perflua rasurus >? Mais que fera-t-il contre le
juste? il ne lui a rien ôté que de superflu. Qu'est-
ce que l'âme a besoin d'un corps qui la charge et
la rend pesante? La mort ne lui a rien ôté que la
mortalité : et ceux qui ont voulu conserver la vie
l'ont perdue; et ils vivent, les misérables, ils vi-
* Ps. LXV, 12.
» I. Cor. XV, 55.
■' L»C. X,42.
* 1. Tim. Ti , 8.
5 s. Aug. Serin. Lxii, n" 14, t. v, col. 3G3.
* F*. U , 4.
■ S. Aug Enar. iii Ps. '_ , i."" i, l. iv , coi. 480.
Ù93
vent pour souffrir éternellement. Parce que saint
Gorgon l'a prodiguée , il l'a mise entre les mains
de Dieu , où rien ne se perd, et 11 la conservera
pour jamais.
Ainsi le moyen de surmonter le monde, c'est de
tout abandonner à Dieu ; autrement tout périt et
tout passe avec le monde qui passe lui-même, et
enveloppe tout dans sa ruine : c'est pourquoi ii
faut tout donner à Dieu. Saint Paul possède de^
cette pensée disait : « Je donnerai tout : - I^go au-
tem impendam. Ce n'est pas assez; aussi a joute-
t-il : « Et je me livrerai moi-même pour le sa! ut
« de vos âmes : » Super impendar ipse pro utù».
mabus vestris '.
PANÉGYRIQUE
SAINT FRANÇOIS D^ASSISE.
Folie sablime et céleste de saint François, qui lui fait éla-
blir ses richesses dans la pauvreté , ses délices dans les souf-
frances , et sa gloire dans la bassesse.
Si guis videtur inter vos sapiens esse in hoc sœculo ,
stultusfiat ut sit sapiens.
S'il y a quelqu'un parmi tous qui paraisse sage selon
le siècle, qu'il devienne fou afin d'être sage. /. Cor.
III, 18.
Le sauveur Jésus , chrétiens, a donné un am-
ple sujet de discourir, mais d'une manière bien
différente, à quatre sortes de personnes, aux
Juifs , aux Gentils , aux hérétiques et aux fidèles.
Les Juifs, qui étaient préoccupés de cette opinion
si mal fondée : que le Messie viendrait au monde
avec une pompe royale ; prévenus de cette fausse
croyance, se sont approchés du Sauveur • ils
ont vu qu'il était réduit dans un entier dépouil-
lement de tout ce qui peut frapper les sens, un
homme pauvre , un homme sans friste et sans
éclat; ils l'ont méprisé : « Jésus leur a été un
« scandale : » Jiidœis qu'idem scandalum, dit
le grand apôtre *. Les Gentils, d'autre part, qui
se croyaient les auteurs et les maîtres de la bonne
philosophie, et qui depuis plusieurs siècles avaient
vu briller au milieu d'eux les esprits les phis cé-
lèbres du monde, ont voulu examiner Jésus^^^hrist
selon les maximes reçues parmi les savants de la
terre ; mais aussitôt qu'ilsont ouï parler d'un Dieu
fait homme , qui avait vécu misérablement , qui
était mort attaché à une croix , ils en ont fait un
sujet de risée : « Jésus a été pour eu.x une fo-
« lie, » Gentibus autem stultitiam, poursuit saint
Paul.
' II. Cor. xu, 15.
' I. Cor. 1 , 23.
5^4
PANÉGYRIQUE
Après eux sont venus d'autres liommes que
l'on appelait dans l'Église Manichéens et Mar-
cionites, tous feignant d'être chrétiens; qui trop
émus des invectives sanglantes des Gentils con-
tre le Fils de Dieu, l'ont voulu mettre à couvert
des moqueries de ces idolâtres, mais d'une ma-
nière tout à fait contraire aux desseins de la bonté
divine sur nous. Ces faiblesses de notre Dieu , j9K-
siliitates Dei, comme les appelait un ancien',
leur ont semblé trop honteuses pour les avouer
franchement : au lieu que les Gentils les exa-
géraient pour en faire une pièce de raillerie,
ceux-ci au contraire tâchaient de les dissimuler,
travaillant vainement à diminuer quelque chose
des opprobres de l'Évangile, si utiles pour notre
salut Ils ont cru , avec les Gentils et les Juifs ,
qu'il était indigne d'un Dieu de prendre une chair
comme la nôtre, et de se soumettre à tant de souf-
frances; et pour excuser ces bassesses, ils ont
soutenu que son corps était imaginaire, et par
conséquent que sa nativité , et ensuite sa passion
et sa mort étaient fantastiques et illusoires : en un
mot, aies en croire, toute sa vie n'était qu'une
représentation sans réalité. Sans doute les vérités
de Jésus ont été un scandale à ces hérétiques ,
puisqu'ils ont fait un fantôme du sujet de notre
espérance; ils ont voulu être trop sages, et par
ce moyen ont détruit, selon leur pouvoir, le dés-
honneur nécessaire de notre foi : Nccessarium
dedecusfidei , dit le grave TertuUien \
Mais les vrais serviteurs de Jésus-Christ n'ont
point eu de ces délicatesses, ni de ces vaines
complaisances. Ils se sont bien gardés de croire
les choses à demi, ni de rougir de l'ignomi-
nie de leur Maître : ils n'ont point craint de faire
éclater par toute la terre le scandale et la folie de
la croix dans toute leur étendue : ils ont prédit
aux Gentils que cette folie détruirait leur sagesse.
Et quant à ces grandes absurdités que les païens
trouvaient dans notre doctrine, nos pères ont
répondu que les vérités évangéliques leur sem-
blaient d'autant plus croyables , que selon la phi-
losophie humaine elles paraissaient tout à fait
impossibles : Prorsus credibile est, quia ine-
pium est;.... certum est, quia i7npossibile
est, disait autrefois TertuUien ^. Ainsi notre foi
se plaît d'étourdir la sagesse humaine par des
propositions hardies, où elle ne peut rien com-
prendre.
Depuis ce temps-là, mes frères, la folie est
devenue une qualité honorable; et l'apôtre saint
Paul a publié , de la part de Dieu , cet édit que
j'ai récité dans mon texte : « Si quelqu'un veut
' Terlull. adv. Mareion. lib. Il, n" 27.
» De carne Chr. a" 5.
« être sage , il faut nécessairement qu'il soit fou , »
stultusfiat utsil sapiens. C'est pourquoi ne vous
étonnez pas si ayant entrepris aujourd'hui le pa-
négyrique de saint François je.ne fais autre chose
que vous montrer sa folie, beaucoup plus esti-
mable que toute la prudence du monde. Mais
d'autant que la première et la plus grande folie ,
c'est-à-dire, la plus haute et la plus divine sa-
gesse que l'Évangile nous prêche, c'est l'incar-
nation du Sauveur, il ne sera pas hors de propos jj
pour prendre déjà quelque idée de ce que j'ai
vous dire, que vous fassiez réflexion sur cetauv
guste mystère , pendant que nous réciterons les"
paroles que l'ange adressa à Marie lorsqu'il lui
en apporta les nouvelles. Implorons donc l'assis-
tance du Saint-Esprit par l'intercession de la
sainte Vierge. Ave.
Cette orgueilleuse sagesse du siècle, qui, ne
pouvant comprendre la justice des voies de Dieu ,
emploie toutes ses fausses lumières à les contre-
dire, se trouve merveilleusement confondue par
la doctrine de l'Évangile, et par les très-saints
mystères du sauveur Jésus. Déjà la toute-puis-
sance divine avait commencé à lui faire sentir sa
faiblesse dès l'origine de l'univers , en lui propo-
sant des énigmes indissolubles dans tous les or-
dres des créatures, et lui présentant le monde
comme un sujet étemel de questions inutiles ,
qui ne seront jamais terminées par aucunes dé-
cisions. Et certes il était vraisemblable que ces
grands et impénétrables secrets, qui bornent et
resserrent si fort les connaissances de l'esprit hu-
main, donneraient en même temps des limites à
son orgueil. Toutefois , à noti'e malheur, il n'eu
est pas arrivé de la sorte , et en voici la cause qui
me semble la plus apparente : c'est que la raison
humaine , toujours téméraire et présomptueuse ,
ayant entrevu quelque petit jour dans les ouvra-
ges de la nature , s'est imaginé découvrir quel-
que grande et merveilleuse lumière ; au lieu d'a-
dorer son Créateur, elle s'est admirée elle-même.
L'orgueil, comme vous savez, chrétiens, a cela
de propre, qu'il prend son accroissement de lui-
même , si petits que puissent être ses commen-
cements, parce qu'il enchérit toujours sur ses
premières complaisances par ses flatteuses ré-
flexions.
Ainsi l'homme s'étant trop plu dans ces belles
conceptions , s'est persuadé que tout l'ordre du
monde devait aller selon ses maximes. 11 s'est
enfin lassé de suivre la conduite que Dieu lui
avait prescrite , afin de le ramener à lui comme
à son principe. Au contraire , il a voulu que la
divinité se réglât selon ses idées ; il s'est fait des
dieux à sa mode , il a adoré ses ouvrages et ses
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
G05
fantaisies : et s'étant évanoui , conwne dit l'apA-
rrc • , clans l'incevlitude de ses pensées ; lorsqu'il
a cru se voir élevé au comble de la sagesse , il
s'est précipité dans une extrême folie : Dicentes
enim se esse sapientes, stuUifacti sunt *.
C'est pourquoi cette sagesse éternelle qui prend
plaisir de guérir ou de confondre la sagesse hu-
maine , s'est sentie obligée de former de nouveaux
desseins et de commencer un nouvel ordre de
choses par Notre-Seigneur Jésus -Christ ; et admi-
rez, s'il vousplaît, la profondeurdeses jugements.
Dans le premier ouvrage que Dieu nous avait
proposé, qui est cette belle fabrique du monde,
notre esprit y voyait d'abord des tiaits de sagesse
infinie. Dans le second ouvrage , qui comprend
la doctrine et la vie de notre Maîti-e crucifié , il
n'y découvre au premier aspect que folie et extra-
vagance. Dans le premier , nous vous disions tout
à l'heure que la raison humaine y avait compris
quelque chose; et en étant dévalue insolente,
elle n'a pas voulu reconnaître celui qi.i lui don-
nait ses lumières. Dans le second dessein , qui est
d'une tout autre excellence, toutes ses connais-
sances se perdent , elle ne sait du tout où se pren-
di-e ; et par lïi il faudra nécessairement , ou bien
qu'elle se soumette à une raison plus haute , ou
bien qu'elle soit confondue : et de façon ou d'au-
tre , la victoire demeurera a la sagesse di\1ne.
Et c'est ce que nous apprenons pa.r ce docte
raisonnement de l'apôtre. Notre Dieu, dit ce
grand personnage, avait introduit l'homme dans
ce bel édifice du monde, afin qu'ea admirant
l'artifice, il en adorât l'architecte. Cependant
l'homme ne s'est pas servi de la sagesse que Dieu
lui donnait , pour reconnaître son Créateur par
les ouvrages de sa sagesse , ainsi que l'apôtre nous
le déclare : Quia in Dei sapieniia non cognovit
mundus per sapientiam Deam ^. Hé bien, qu'en
arrivera-t-il, saint apôtre? Pour cela, continue-
t-il , Dieu a posé cette loi éternelle , que doréna-
vant les croyants ne pussent être sauvés que par
la folie de la prédication : Placuit Deo per stul-
titiam prœdicationis salvos facere credentes ^.
A quoi te résoudras-tu donc , ô aveugle raison
humaine? Te voilà vivement pressée par cette
sagesse profonde, qui paraît à tes yeux sous une
folie apparente. Je te vois , ce me semble , réduite
à de merveilleuses extrémités , parce que de côté
ou d'autre la folie t'est inévitable : car dans la
croix de Notre-Seigneur, et dans toute la conduite
de l'Évangile , les pensées de Dieu et les tiennes
sont opposées entre elles avec une telle coutra-
• Rtmi. I, il.
» Ibid. 22.
s I. Cor. 1 , 21
* Ibut.
rlété , que , si les unes sont sages , il faut par
nécessité que les autres soient extravagantes.
Que ferons-nous ici , chrétiens? Si nous cédons
à l'Évangile, toutes les maximes de prudence
humaine nous déclarent fous et de la plus haute
folie. Si nous osons accuser de folie la sagesse
incompréhensible de Dieu , il faudra que nous
soyons nous-mêmes des furieux et des démons.
Ah! plutôt démentons toutes nos maximes, dés-
avouons toutes nos conséquences , plions sous le
joug de la foi ; et dépouillant cette fausse sagesse
dont nous sommes vainement enflés , devenons
heureusement insensés pour l'amour de notre
Sauveiu-, qui , étant la sagesse du Père , n'a pas
dédaigné de passer pour fou en ce monde , afin de
nous enseigner une prudence céleste : en un mot,
s'il y a quelqu'un parmi nous qui prétende à la
véritable sagesse , qu'il soit fou afin d'être sage ,
stultusjiat ut sit sapiens, dit le grand apôtre.
La voilà, la voilà, chrétiens, celte illustre,
cette généreuse , celte sage et triomphante folie
du christianisme , qui dompte tout ce qui s'op-
pose à la science de Dieu , qui rend humble ou
qui renverse invinciblement la raison humaine,
et toujours en remporte une glorieuse victoire.
La voilà, cette belle folie, qui doit être le seul
ornement du panégyrique de saint François, se-
lon que je vous l'ai promis , et qui fera aujour-
d'hui son éloge. Pour cela vous remarquerez , s'il
vous plaît , qu'il y a une convenance nécessaire
entre les mœurs des chrétiens et la doctrine du
christianisme. Cette folie apparente , qui est dans
la parole du Fi!s de Dieu , doit passer par imita-
tion dans la vie de ses serviteurs. Ils sont un
Évangile vivant : l'Évangile qui est écrit dans nos
livres, et celui que le Saint-Esprit daigne écrire
dans l'âme des saints, que Ton peut lire dans
leurs actions comme dans de beaux caractères ,
I déplaisent également à la fausse prudence du
I monde.
Figurez-vous donc que François ayant consi-
j déré ces grands et vastes chemins du monde , qui
I mènent à la perdition , s'est résolu de suivre des
; routes entièrement opposées. Le plus ordinaire
i conseil que nous donne la sagesse humaine , c'est
I d'amasser beaucoup de richesses , de faire valoir
1 ses biens , d'en acquérir de nouveaux : c'est à
I quoi on rêve dans tous les cabinets , c'est de quoi
j on s'entretient dans toutes les compagnies , c'est
; lesujetleplus ordinaire de toutes les délibérations.
I II y a pourtant d'autres personnes qui se croient
plus raffinées , qui vous dii'ont que ces richesses
sont des biens étrangers à la nature; qu'il vaut
bien mieux jouir de la douceur de la vie , et tem-
pérer par les voluptés ses amertumes continuelles,
c'est une autre espèce de sages. Mais encore y ea
Ô06
PANÉGYRIQUE
a-t-il d'autres, qui reprendront peut-être ces sec-
tateurs trop ardents des richesses et des délices.
Pour nous, diront-ils, nous faisons profession
d'honneur, nous ne recherchons rien avec tant
de soin que la réputation et la gloire. Si vous pé-
nétrez dans leurs consciences, vous trouverez
qu'ils s-csîiment les seuls lionnêtes gens dans le
monde : ils consument leur esprit de veilles et
d'inquiétudes pour acquérir du crédit , pour être
élevés aux honneurs. Ce sont, à mon avis, les trois
choses qui fout toutes les affaires du monde , qui
nouent toutes les intrigues , qui enflamment tou-
tes les passions , qui causent tous les empresse-
ments.
Ah! que notre admirable François a bien re-
connu l'illusion de tous ces biens imaginaires! Il
dit que les richesses captivent le cœur, que les
honneurs l'emportent , que les plaisirs l'amollis-
sent; que pour lui, il veut établir ses richesses
dans la pauvreté, ses délices dans les souffrances,
etsa gloire dans la bassesse. 0 ignorance ! ô folie !
hé Dieu, que pense-t-il faire? 0 le plus insensé
des hommes selon la sagesse du siècle , mais le
plus sage , le plus intelligent, le plus avisé selon
la sagesse de Dieu ! C'est ce que je tâcherai de
vous faire voir dans la suite de ce discours.
PBEMIEK POINT.
Quand je me suis proposé de vous entretenir
aujourd'hui des trois victoires de saint François
sur les richesses du monde , sur ses plaisirs et sur
ses honneurs, je m'étais persuadé que je pourrais
les représenter les unes après les autres ; mais je
vois bien maintenant que c'est une entreprise im-
possible , et qu'ayant à commencer par la pro-
fession généreuse qu'il a faite de la pauvreté, je
suis obligé de vous dire que, par cette seule ré-
solution, il s'est mis infiniment au-dessus des
honneurs et des opprobres , des incommodités et
des agréments , et de tout ce que l'on appelle
bien et mal dans le monde : car enfin ce serait
mal connaître la nature de la pauvreté, que de
la considérer comme un mal séparé des autres.
Je pense pour moi , chrétiens , que , lorsqu'on a
inventé ce nom, on a voulu exprimer non point
un mal particulier , mais un abîme de tous les
maux , et l'assemblage de toutes les misères qui
affligent la vie humaine. Et certes, j'oserais quasi
assurer que c'est quelque mauvais démon , qui ,
voulant rendre la pauvreté tout à fait insuppor-
table , a trouvé le moyen d'attacher aux riches-
ses tout ce qu'il y a d'honorable et de plaisant
dans le monde : c'est pourquoi notre langage
ordinaire les nomme biens d'un nom général,
parce qu'elles sont l'instrument commun pour
acquérir tous les autres. De sorte que nous pour-
riens, au contraire, appeler la pauvreté un mal
général , parce que les richesses ayant tiré de
leur côté la joie , l'affluence , l'applaudissement ,
la faveur, il ne reste à la pauvreté que la tris-
tesse et le désespoir, et l'extrême nécessité, et,
ce qui est plus insupportable , le mépris et la ser-
vitude : et c'est ce qui fait dire au Sage que la
pauvreté entrait en une maison tout ainsi qu'un
soldat armé : Pauperies gnasi vir armatus '.
L'étrange comparaison!
Vous dirai-je ici, chrétiens, combien est ef-
froyable en une pauvre maison une garnison de
soldats? plût à Dieu que vous fussiez en état de
l'apprendre seulement de ma bouche! Mais, hé-
las! nos campagnes désertes, et nos bourgs mi-
sérablement désolés , nous disent assez que c'est
cette seule terreur qui a dissipé deçà et delà tous
leurs habitants. Jugez , jugez par là combien la
pauvreté est terrible; puisque la guerre, l'hor-
reur du genre humain , le monstre le plus cruel
que l'enfer ait jamais vomi pour la ruine des hom-
mes , n'a presque rien de plus effroyable que cette
désolation , cette indigence , cette pauvreté qu'elle
traîne nécessairement avec elle. Mais du moins
n'est-ce pas assez que la pauvreté soit accablée
de tant de douleurs, sans qu'on la charge encore-
d'opprobre et d'ignominie? Les fièvres , les mala-
dies , qui sont presque nos plus grands maux ,
encore ont-elles cela de bon qu'elles ne font de
honte à personne. Dans toutes les autres disgrâ-
ces, nous voyons que chacun prend plaisir de
conter ses maux et ses infortunes : la seule pau-
vreté a cela de commun avec le vice , qu'elle nous
fait rougir , de même que si être pauvre , c'était
être extrêmement criminel.
En effet combien y a-t-il de personnes qui se
privent des contentements , et même des nécessi-
tés de la vie , afin de soutenir une pauvreté hono-
rable! Combien d'autres en voyons-nous qui se
font effectivement pauvres, tâchant de satisfaire
à je ne sais quel point d'honneur , par une dépense
qui les consume! Et d'où vient cela, chrétiens,
sinon que, dans l'estime des hommes, qui dit
pauvre, dit le rebut du monde? Pour cela, le
prophète David , après avoir décrit les diverses
misères des pauvres , conclut enfin par cette excel-
lente parole qu'il adresse à Dieu : Tibi derelictus
estpauper^ : « Seigneur, dit-il, on vous aban-
« donne le pauvre; » et voyons-nous rien de plus
commun dans le monde? Quand les pauvres s'a-
dressent à nous , afin que nous soulagions leurs
nécessités , n'est-il pas vrai que la faveur la plus
ordinaire que nous leur faisons , c'est de souhaiter
que Dieu les assiste ? Dieu soit à YOti*e aide! leur
' Pror. VI, II.
2 Ps. IX , yj.
DE SAINT FRANÇOIS D ASSISE.
507
disons-nous ; mais de contribuer de notre part
quelque chose pour les secourir, c'est la moindre
de nos pensées. .Nous nous en déchargeons sur la
miséricorde divine, ne considérant pas que c'est
par nos mains et par notre ministère , que Dieu
a résolu de leur faire cette miséricorde que nous
leur souhaitons : tant il est vrai que personne ne
se met en peine des pauvres! Chacun s'inquiète,
chacun s'empresse à servir les grands ; et il n'y a
que Dieu seul à qui les pauvres ne soient point à
charge : Tibi derelictus est!
Cela étant ainsi , comme l'expérience nous le
fait voir ; quand un homme accommodé dans le
siècle, comme saint François, prend la résolu-
tion de se plaire dans les bassesses de la pauvreté,
ne faut-il pas que ce soit une âme extrêmement
touchée du mépris de tous ces biens imaginaires ,
qui remportent parmi nous un si grand applau-
dissement? Le voyez-vous, chrétiens; François,
ce riche marchand d'Assise , que son père a en-
voyé à Rome pour les afi'aires de son négoce , le
voyez-vous qui s'entretient avec un pauvre au
milieu des rues? Hé Dieu! qu'a de commun !e
négoce avec cette sorte de gens ? Quel marché
veut-il faire avec ce pauvre homme? Ah! l'admi-
rable trafic , le riche et précieux échange ! il veut
avoir l'habit de ce pauvre, et pour cela il lui
donne le sien ; et après, ravi d'avoir fait un si bel
échange, d'un habit honnête contre un autre tout
déchiré , il paraît tout joyeux habillé en pauvre,
pendant que le pauvre a peine à se reconnaître
sous son habit de bourgeois.
Jésus , mon Sauveur, qui dites que l'on vous
habille quand on couvre la nudité de vos pauvres,
pourrais-je bien ici exprimer combien cette ac-
tion vous fut agréable ? L'histoire ecclésiastique
m'apprend que saint Martin, votre ser\iteur,
ayant donné la moitié de son manteau à un pau-
vre qui lui demandait l'aumône, vous lui ap-
parûtes la nuit dans une vision merveilleuse, paré
superbement de cette moitié de manteau , vous
glorifiant en la présence de vos saints anges que
Martin , encore catéchumène , vous avait donné
cet habit. Me permettrez- vous, ô mon Maître,
une parole familière , que j ose ici avancer ensuite
de ce que vous dites vous-même? S'il est vrai que
vous estimiez qu'on vous donne lorsqu'on fait
largesse à vos pauvres » , combien vous glorifie-
rez-vous du don que vous fait François ! Ce n'est
pas de son manteau seulement qu'il se dépouille
pour l'amour de vous : il veut vous revêtir tout
entier ; il vous fait présent d'un habit complet.
Bien plus : ayant appris de votre Évangile que ,
lorsque vous étiez sur la terre , vous vous étiez
toujours plu dans la pauvreté , non content de
• Matth. x\y , sa.
vous avoir habillé , il semble vous demander à
son tour que vous l'habilliez à votre façon : il se
couvre d'un habit de pauvre , afin d'être sembla-
ble à vous.
Et dans ce merveilleux appareil , d'autant plus
magnifique qu'il était abject, suivons-le, s'il vous
plaît , mes chers frères, nous verrons une action
qui sans doute sera surprenante. Il s'en va à
l'Église de Dieu, à la mémoire des apôtres saint
Pierre et saint Paul , ces deux pauvres illustres
qui ont vu les empereurs prosternés devant leurs
tombeaux ; là , sans cousidérer qu'il pourrait être
aisément connu , et vous savez que le commerce
donne toujours beaucoup d'habitudes, il se mêle
parmi les pauvres qui sait être les frères et les
biens-aimésdu Sauveur; il fait son apprentissage
de cette pauvreté généreuse à laquelle mon Maî»
tre l'appelle ; il goûte à longs traits la honte et
l'ignominie qui lui a été si agréable ; il se durcit
le front contre cette molle et lâche pudeur du
siècle , qui ne peut souffrir les opprobres , bien
qu'ils aient été consacrés en la personne du Fils
de Dieu. Ha! qu'il commence bien à faire pro-
fession de la folie de la croix , et de la pauvreté
évangélique!
Mais avant que de passer outre à ses autres
actions , fidèles , il est nécessaire , afin que nous
en connaissions mieux le prix , que nous tâchions
de nous détromper de cette folle admiration des
richesses dans laquelle on nous a élevés : il faut
que je vous fasse voir, par des raisonnements
invincibles, les grandeurs de la pauvreté selon
les maximes de l'Évangile ; d'où il vous sera aisé
de conclure combien est injuste le mépris des
pauvres , que je vous représentais tout à l'heure.
Mais , afin de le faire avec plus de fruit , laissons ,
laissons , s'il vous plaît , aux orateurs du monde
la pompe et la majesté du style panégyrique; ils
ne se mettent point en peine que l'on les entende,
pourvu qu'ils reconnaissent que l'on les admire.
Pour nous qui sommes ici dans la chaire du sau-
veur Jésus , ornons notre discours de la simpli-
cité de sou Évangile, et repaissons nos âmes de
vérités solides et intelligibles.
Je dis donc , ô riches du siècle , que vous avea
tort de traiter les pauvres avec un mépris si in-
jurieux : afin que vous le sachiez , si nous vou-^
lions monter à l'origine des choses, nous trouve-,
rions peut-être qu'ils n'auraient pas moins de
droit que vous aux biens que vous possédez. La
nature ou plutôt , pour parler plus chrétienne^
ment. Dieu, le Père commun des hommes, a
donné dès le commencement un droit égal à tous
ses enfantssur toutes les choses dont ils ontbesoiu
pour la conservation de leur vie. Aucun de nous
ne se peut vanter d'être plus avantagé que les
SOb PANÉGYRIQUE
autres pftr la nature; mais l'insatiable désir d'a-
masser n'a pas permis que cette belle fraternité
pût durer longtemps dans le monde. Il a fallu
venir au partage et à la propriété, qui a produit
toutes les querelles et tous les procès : de là est né
ce mot de mien et de tien, celte parole si froide,
dit l'admirable saint Jean-Chrysostôme'; de là
cette grande diversité de conditions, les uns vi-
vant dans l'affluence de toutes choses , les autres
languissant dans une extrême indigence. C'est
pourquoi plusieurs des saints Pères ayant eu
égard , et à l'origine des choses , et à cette libé-
ralité générale de la nature envers tous les hom-
mes, n'ont pas fait de difficulté d'assurer que
c'était en quelque sorte frustrer les pauvres de
leur propre bien , que de leur dénier celui qui nous
est superflu .
Je ne veux pas dire par là, mes frères, que
vous ne soyez que les dispensateurs des riches-
ses que vous avez; ce n'est pas ce que je prétends.
Car ce partage de biens s'étantfait d'un commun
consentement de toutes les nations, et ayant été
autorisé par la loi divine, vous êtes les maîtres
et les propriétaires de la portion qui vous est
échue : mais sachez que , si vous en êtes les véri-
tables propriétaires selon la justice des hommes,
vous ne devez vous considérer que comme dis-
pensateurs devant la justice de Dieu, qui vous en
fera rendre compte. Ne vous persuadez pas qu'il
ait abandonné le soin des pauvres : encore que
vous les voyiez destitués de toutes choses , gar-
dez-vous bien de croire qu'ils aient tout à fait
perdu ce droit si naturel qu'ils ont de prendre
dans la masse commune tout ce qui leur est né-
cessaire. Non, non, ô riches du siècle, ce n'est pas
pour vous seuls que Dieu fait lever son soleil . ni
qu'il arrose la terre , ni qu'il fait profiter dans son
sein une si grande diversité de semences ; les
pauvres y ont leur part aussi bien que vous. J a-
voue que Dieu ne leur a donné aucun fonds en
propriété ; mais il leur a assigné leur subsistance
sur les biens que vous possédez, tout autant que
vous êtes de liches. Ce n'est pas qu'il n'eût bien le
moyen de les entretenir d'une autre manière , lui
sous le règne duquel les animaux, même les plus
vils, ne manquent d'aucunes des choses conve»
nables à leur subsistance : ni sa main n'est point
raccourcie, ni ses trésors ne sont point épuisés;
maisil a vouluque vous eussiez l'honneur de faire
vivre vos semblables. Quelle gloire en vérité ,
chrétiens, si nous la savions bien comprendre!
Par conséquent, bien loin de mépriser les pau-
vres , vous les devriez respecter, les considérant
comme des personnes que Dieu vous adresse et
vous recommande.
' //'•7W. dt s Philoq. n° l, t. I , p. «3.
Car enfin méprisez-les , traitez-les indignement
tant qu'il vous plaira, il faut néanmoins qu'ils
vivent à vos dépens , si vous ne voulez encourir
l'indignation de celui qui parmi ces noms si au-
gustes d'Éternel et de Dieu des armées, se glo-
rifie encore de se dire le Père des pauvres. Vive .
Dieu, dit le Seigneur, c'est jurer par moi-même,
le ciel et la terre et tout ce qu'ils enferment estj
à moi : vous êtes obligés de me rendre la rede-
vance de tous les biens que vous possédez. Mais^
certes pour moi je n'ai que faire ni de vos of-j
frandes ni de vos richesses : je suis votre Dieu,'
et n'ai pas besoin de vos biens. Je ne peux souf»';
frir de nécessité qu'en la personne des pauvres ,^
que j'avoue pour mes enfants ; c'est à eux que]
j'ordonne que vous payiez fidèlement le tribut!
que vous me devez. Voyez-vous, mes frères; ces*
pauvres que vous méprisez tant, Dieu les établit
ses trésoriers et ses receveurs généraux : il veut
que l'on consigne en leurs mains tout l'argent
qui doit entrer dans ses coffres. Il ne leur donne
ici-bas aucun droit qu'ils puissent exiger par une
justice étroite; mais il leur permet de lever suc
tous ceux qu'il a enrichis un impôt volontaire,
non par contrainte , mais par charité. Que si on
les refuse, si on les maltraite, il n'entend pas
qu'ils portent leur plainte par-devant des juges
mortels; lui-même il écoutera leurs cris du plus
haut des cieux : comme ce qui est dû aux pau-
vres ce sont ses, propres deniers , il en a réservé
la connaissance à son tribunal. C'est moi qui les
vengerai, dit-il : je ferai miséricorde à qui leur
fera miséricorde , je serai impitoyable à qui sera
impitoyable pour eux. Merveilleuse dignité des,
pauvres! la grâce, la miséricorde, le pardon est
entre leurs mains; et il y a des personnes assez,
insensées pour les mépriser : mais encore n'esta
ce pas là par où saint François les considère le
plus.
Ce petit enfant de Bethléem , c'est ainsi qu'il
appelle mon Maître , ce Jésus « qui étant si ri-
« che s'est fait pauvre pour l'amour de nous,
« afin de nous enrichir par son indigence, « comme
dit l'apôtre saint Paul'; ce roi pauvre, qui ve-
nant au monde n'y trouve point d'habit plus di-
gne de sa grandeur que celui de !a pauvreté,
c'est là ce qui touche son âme. Ma chère pau-
vreté, disait-il, si basse que soit ton extraction,
selon le jugement des hommes, je ne puis que je
ne t'estime depuis que mon Maître t'a épou-
sée. Et certes il avait raison , chrétiens. Si un roi
épouse une fille de basse extraction, elle devient
reine : on en murmure quelque temps ; mais en-
fin on la reconnaît : elle est anoblie par le mariage
du prince ; sa noblesse passe à sa maison, ses pa-
' II. Cur. VIII , 9
DE SAINT 1-IUNCOIS D'ASSISE.
209
peuts ordinairement sont appelés aux plus belles
charges, et ses enfants sont les héritiers du
royaume. Ainsi après que le Fils de Dieu a épousé
la pauvreté ; bien qu'on y résiste , bien qu'on en
murmure , elle est noble et considérable par cette
alliance. Les pauvres, depuis ce temps-là, sont
les confidents du Sauveur, et les premiers minis-
tres de ce royaume spirituel qu'il est venu établir
sur ?a terre. Jésus même , dans cet admirable
discours qu'il fait a un grand auditoire sur celte
mystérieuse montagne, ne daignant parler aux
riches, sinon pour foudroyer leur orgueil , adresse
la parole aux pauvres , ses bons amis , et leur dit
avec une incroyable consolation de son âme : « 0
" pauvres , que vous êtes heureux , parce qu'à
« vous appartient le royaume de Dieu ! » Beali
pauperes, quia vestnim est reynumDei • !
Heureux donc mille et mille fois le pauvre
François, le plus ardent, le plus transporté, et,
si j'ose parler de la sorte, le plus désespéré ama-
teur de la pauvreté qui ait peut-être été dans
l'Église. Avec quel excès de zèle ne l'a-t-il point
embrassée ! combien belle , combien généreuse ,
combien digne d'être consacrée à la mémoire
éternelle de la postérité , fut cette réponse qu'il
lit à son père lorsqu'il le pressait , en présence
de l'évêque d'Assise, de renoncer à ses biens! Il
accusait sou fils d'être le plus excessif en dépense,
qui fût dans tout le pays. Il ne saurait, disait-il,
refuser un pauvre : il ne peut souffrir qu'il y ait
dans la ville des familles nécessiteuses. Il vend
toutes mes marchandises, et leur en distribue le
prix. Et en effet, chrétiens, à voir comme Fran-
çois en usait , on eût dit qu'il avait engagé son
bien aux pauvres de la province , et que l'aumône
qu'il leur faisait était moins un bienfait qu'une
dette. Et parce que tout son patrimoine ne pou-
vait suffire à payer ces dettes infinies d'une cha-
rité immense et sans bornes , sou père soutenait
qu'il était obligé à faire cession de biens ; d'autant
plus , disait-il , qu'il était incorrigible , et qu'il n'y
avait aucune apparence qu'il devint meilleur
ménager.
Que répondra François à des accusations si
pressantes, faites avec toute la véhémence de
l'autorité paternelle? 0 Dieu éternel, que vous
inspirez de belles réponses à vos servit^ui-s quand
ils se laissent conduire à votre Esprit saint ! Te-
nez, dit François animé d'un instinct céleste,
tenez , ô mon père , je vous donne plus que vous
ne voulez; et dans le même moment , jetant à ses
pieds ses habits : Jusqu'ici, poursuit-il , je vous
avais appelé mon père ; maintenant que je n'at-
tendrai plus aucun bien de vous, j'en dirai plus
hardiment et avec une confiance plus pleine :
' Lac. V! , 20.
Notre Père, qui êtes aux cieux. Quelle éloquence
assez forte, quels raisonnementsassez magnifiques
pourraient ici égaler la majesté de cette parole?
0 la belle banqueroute que fait aujourd'hui «e
marchand ! 0 homme, non tant iucapabii: d'avoir
des richesses , que digne de n'eu avoir pas , digne
d'être écrit dans le livre des pauvres cvaiigéli-
ques , et de vivre dorénavant sur le fonds de la
Providence ! Enlin il a rencontré cette pauvreté
si ardemment désirée, en laquelle il avait rais son
trésor : plus on lui ôte , plus on l'enrichit Que
l'on a bien fait de le dépouiller entièrement de
ses biens ; puisqu'aussi bien on voulait lui ravir
ce qu'il estimait de plus beau dans toutes ces
possessions, qui était le pouvoir de les répandre
abondamment sur les pauvres! Il a trouvé un
Père qui ne l'empêchera pas de donner, ni ce
qu'il gagnera par le travail de ses mains, ni ce
qu'il pourra obtenir de la charité des fidèles.
Heureux , de n'avoir plus rien dans le siècle, son
habit même lui venant d'aumône ! Heureux , de
n'avoir d'autre bien que Dieu , de n'attendre rien
que de lui , de ne recevoir rien que pour l'amour
de lui! Grâce à la miséricorde divine, il n'a plus
aucune affaire que de servir Dieu : toute sa nour-
riture est de faire sa volonté. Que son état est dif-
férent de celui des riches ! vous le verrez dans ma
seconde partie.
SECOND POINT.
Quand je vous considère , ô riches du siècle ,
vous me semblez bi'^'n pau^Tes en comparaison de
François. Vous ne sauriez avoir tant de richesses,
que vos passions déréglées n'en consument encore
davantage. Il vous en faut pour la nécessité , pour
la vanité, pour le luxe, pour les plaisirs, pour
i la pompe, pour la parade, pour mille superflui-
I tés. François, au contraire, ne saurait avoir ni
I un habillement si sordide , ni une nourriture si
j modique, qu'il ne soit parfaitement satisfait;
I tout prêt même à mourir de faim , si telle est la
volonté de son Père. Il s'en va tantôt dans une
sombre forêt, tantôt sur le haut d'une montagne,
admirant les ouvrages de Dieu, invitant toutes
les créatures à le louer et à le bénir, leur prêtant
pour cela son intelligence et sa voix, passant les
jows et les nuits a prononcer, à méditer, à goûter
cttte pieuse parole : «r Notre Père , qui êtes aux
« cieux; « et cette autre : ^ Mon Dieu et mon tout, »
qu'il avait sans cesse à la bouche , Deus meus et
omnia. 11 court par toutes les villes, par toutes
les bourgades , par tous les hameaux : il lève hau-
tement l'étendard de la pauvreté ; il commence
à exercer un nouveau genre de négoce , il établit
le plus beau et le plus riche commerce dont on
se puisse Jamais aviser. 0 vous, disait-il , voua
610
PAiNÉGYRIQUE
qui désirez acquérir cette perle unique de l'Evan-
gile, venez, associons-nous , afin de trafiquer
d ans le ciel : vendez tous vos biens , donnez tout
aux pauvres, venez avec moi, libres de tous soins
séculiers : venez , nous ferons pénitence ; venez ,
nous louerons et servirons notre Dieu en simpli-
cité et en pauvreté.
O sainte compagnie , qui commencez à vous
assembler sous la conduite de saint François,
puissiez-vous , en vous étendant de toutes parts,
inspirer à tous les hommes du monde un généreux
mépris des richesses , et porter tous les peuples
à l'exercice de la pénitence! Mais que prétendez-
vous faire avec ces habits d'une forme si singu-
lière , si pesants en été , si peu propres à vous
garantir des rigueurs du froid? pourquoi n'avez-
.vous plus d'égard à la nécessité ou à la faiblesse
delà chair? Fidèles, le pauvre François , qui leur
a donné ce conseil , ne comprend pas ce discours :
il est prévenu d'autres maximes plus mâles et plus
élevées. Il se souvient de ces feuilles de figuier
qui couvrirent, dans le paradis , la nudité de nos
premiers parents , sitôt que leur désobéissance la
leur eut fait connaître. Il songe que l'homme a
été nu, tant qu'il a été innocent ; et par conséquent
que ce n'est pas la nécessité , mais le péché et la
honte qui ont fait les premiers habits. Que si c'est
le péché qui a habillé la nature corrompue, il
juge qu'il sera bienséant que la pénitence l'ha-
bille après qu'elle a été réparée.
Mais pourquoi vous exténuez-vous par tant de
jeûnes? pourquoi vous consumez- vous par tant
de veilles? pourquoi vous jetez- vous sur ces
neiges? pourquoi vois-je ce ciliée inséparable de
votre corps , que Ton pourrait prendre pour une
autre peau qui se serait formée sur la première?
Répondez , François , répondez : vos sentiments
sont si chrétiens que je croirais diminuer quel-
que chose de leur générosité , si je ne vous les
faisais exposer à vous-même. Qui êtes -vous,
dira-t-il, vous qui me faites cette question ? igno-
rez-vous que le nom de chrétien signifie un
homme souffrant? Ne vous souvenez-vous pas
de ces deux braves athlètes , Paul et Barnabe ,
qui allaient confirmant et consolant les Églises?
et que leur disaient-ils pour les consoler? « Qu'il
« fallait par de longs travaux, et une grande
« suite de tribulations , parvenir au royaume des
« cieux : » Quia per multas angustias et tribu-
lationes oportet pervenire ad regnum Dei '.
Sachez, poursuivra-t-il ; et pardonnez-moi, chré-
tiens , si je prends plaisir aujourd'hui à vous
faire parler si souvent ce merveilleux person-
nage : sachez donc , dira-t-il , que nous autres
chrétiens « nous avons un corps et une âme. qui
' Act. XIV. 21.
« doivent être exposés à toute sorte d'incomrao-
« dites : » Ipsani animam ipsumgue corpus ex-
positum omnibus ad injuriam gerimus '. Et
c'est ainsi que pour suivre le commandement de
l'apôtre * , afin de ne point courir en vain , « je
« travaille à dompter raon corps, et à réduire en
« servitude l'appétit de ces ^oluptésqui, par leur
«délicatesse, rendent molle et efféminée cette
'■ mâle vertu de la foi : » Discutiendœ sunf deli-
ciœ, quarum mollitia etjluxufidei oirtus efje-
niinari potest ^. Après tout « quelles plus gran-
« des délices à un chrétien , que le dégoût des
« délices? » Quœ major voluptas, quamfasti-
dium ipsius voluptaiis '*? « Quoi! ne pourrons-
n nous pas vivre sans plaisir, nous qui devons
« mourir avec plaisir? » No7i possumus vivere
sine voluptate, qui mort cum voluptate debe-
mus ^? Ce sont les' paroles du grave Tertullien,
qu'il prêtera volontiers aux sentiments de Fran-
çois , si dignes de cette première vigueur et fer-
meté des mœurs chrétiennes.
Sévère mais évangélique doctrine, dures mais
indubitables vérités , qui faites frémir tous nos
sens, et paraissez si folles à notre aveugle sa-
gesse : c'est vous qui avez rendu l'inimitable
François si heureusement insensé; c'est vous
qui l'avez enflammé d'un violent désir du mar-
tyre , qui lui fait chercher de toutes parts quel-
queinfidèlequi ait soif de son sang. Et certes il est
véritable, encore que tous nos sens y répugnent,
qu'un chrétien qui est blessé de l'amour de notre
Sauveur n'a pas de plus grand plaisir que de ré-
pandre son sang pour lui. C'est là, peut-être, le
seul avantage que nous pouvons remporter sur
les anges. Ils peuvent bien être les compagnoDS
de la gloire de Notre-Seigneur, mais ils ne peu-
vent pas être les compagnons de sa mort. Ces bien-
heureuses intelligences peuvent bien paraître de-
vant la face de Dieu comme des victimes brûlantes
d'une charité éternelle, mais leur nature impas-
sible ne leur permet pas de faire une généreuse
épreuve de leur affection parmi les souffrances,
et de recevoir cet honneur , si doux à celui qui
aime, d'aimer jusqu'à mourir , et môme de mou-
rir par amour. Pour nous, au contraire, nous
jouissons de ce précieux avantage : car des deux
sortes de vies qu'il a plu à Dieu nous donner,
l'une , immortelle et incorruptible , fera durer
notre amour éternellement dans le ciel ; et pour
l'autre, qui est périssable, nous la lui pouvons
immoler pour signaler cet amour sur la terre. Et
c'est, comme je vous disais tout à l'heure, ce
' Tertull. de Patient, n» 8.
' I. Cor. IX, 26,27.
3 TeHull. de Cultufemm. a"
* Idem de Spect. n" 29.
'•> Ibid. n" 28.
DE SAIMT FRANÇOIS D'ASSISE.
611
qui pont arriver de plus doux ù une àmc vraiment
percée des traits de l'amour divin.
.\e voyez-vous pas , chrétiens , que le sauveur
Jésus durant le cours de sa vie mortelle n'a point
eu de plus délicieuse pensée, ([ue celle qui lui
représentait la mort qu'il devait endurer pour
l'amour de nous? et d'où lui venait ce goût, ce
plaisir ineffable qu'il ressentait dans la considé-
ration de maux si pénibles et si étranges? C'est
parce qu'il nous aimait d'une charité immense,
dont nous ne saurions jamais nous former qu'une
très-faible idée. C'est pourquoi il brûle d'impa-
tience de voir bientôt luire au monde cette pâque
si mémorable' , qu'il devait sanctifier par sa mort.
Il soupire sans cesse après ce baptême de sang*
et après cette heure dernière, qu'il appelait aussi
son heure par excellence^, comme étant celle où
son amour devait triompher. Lorsque Jean-Bap-
tiste, son saint précurseur, voit reposer le Saint-
Esprit sur sa tète *, que le ciel s'entrouvre sur
lui, que le Père le reconnaît publiquement pour
son Fils; ce n'est pas là, chrétiens, ce qu'il ap-
pelle son heure. Cette heure, qui est la sienne,
selon sa façon de parler ordinaire, et selon la
phrase de l'Écriture, c'est celle à laquelle, por-
tant nos iniquités sur le bois, il se doit immoler
pour nous par un sacrifice de charité.
Que si le Créateur trouve une joie si parfaite
à mourir pour sa créature, quel contentement
doit éprouver la créature de mourir pour son
Créateur ! Et c'est ici où l'âme fidèle ressent de
merveilleux transports dans la contemplation de
notre Maître crucifié. Ce sang précieux, qui ruis-
selé de toutes parts de ses veines cruellement dé-
chirées, devient pour elle comme un fleuve de
'flammes, qui l'embrase d'une ardeur invincible
de se consumer pour lui. Et pourrions-nous voir
notre brave et victorieux capitaine verser son
isang pour notre salut avec une si grande joie,
fsans que le nôtre s'échauffât en nous-mêmes par
ce spectacle d'amour? Les médecins nous appren-
,nent que ce sont certains esprits chauds, et par
[conséquent actifs et vigoureux, qui se mêlant
parmi notre sang le font sortir ordinairement
avec une grande impétuosité sitôt que la veine
est ouverte. Ah ! que le sang de Jésus-Christ , qui
est coulé dans nos veines par la vertu de ses sa-
crements , anime le sang des martyre d'une sainte
et divine chaleur, qui le fait jaillir d'ici-bas jus-
que sur le trône de Dieu , lorsqu'une épée infidèle
l'épanché pour la confession de la foi ! Regai'dez
ces bienheureiLx soldats du Sauveur, avec quelle
* Luc. XXII, 15.
' Ibid. XII, 50.
* Joait. XIII, I.
* Malth.m, 16, 17.
contenance ils allaient se présenter au supplice.
Une sainte et divine joie éclatait dans leurs yeux
et sur leurs visages, par je ne sais quelle ardeur
plus qu'humaine qui étonnait tous les spectateurs.
C'est qu'ils considéraient en esprit ces torrents du
sang de Jésus, qui se débordaient sur leurs âmes
par une inondation merveilleuse.
Je ne m'étonne donc plus si l'incomparable
François désire si ardemment le martyre, lui qui
ne perdait jamais de vue le Sauveur attaché à la
croix , et qui attirait continuellement, de ses ado-
rables blessures , cette eau céleste de l'amour de
Dieu, qui jaillit jusqu'à la vie étemelle. Enivré
de ce divin breuvage , il court au martyre comme
un insensé : ni les fleuves , ni les montagnes , ni
les vastes espaces des mers ne peuvent arrêter
son ardeur. Il passe en Asie , en Afrique , partout
où il pense que la haine soit la plus échauffée
contre le nom de Jésus. Il prêche hautement à
ces peuples la gloire de l'Évangile : il découvre
les impostures de Mahomet, leur faux prophète.
Quoi ! ces reproches si véhéments n'animent pas
ces barbares contre le généreux François ? au con-
traire ils admirent son zèle infatigable, sa fermeté
invincible, ce prodigieux mépris de toutes les
choses du monde : ils lui rendent mille sortes
d'honneurs. François indigné de se voir ainsi
respecté par les ennemis de sou Maître, recom-
mence ses invectives contre leur religion mons-
trueuse : mais, étrange et merveilleuse insensibi-
lité! ils ne lui témoignent pas moins de déférence;
et le brave athlète de Jésus-Christ , voyant qu'il
ne pouvait mériter qu'il lui donnassent la mort :
Sortons d'ici, mon frère, disait-il à son compa-
gnon ; fuyons , fuyons bien loin de ces barbares
trop humains pour nous, puisque nous ne les
pouvons obliger ni à adorer notre Maître, ni a
nous persécuter, nous qui sommes ses serviteurs.
0 Dieu ! quand mériterons-nous le triomphe du
martyre, si nous trouvons des honneurs même
parmi les peuples les plus infidèles? Puisque Dieu
ne nous ju^e pas dignes de la grâce du martyre,
ni de participer a ses glorieux opprobres, alîons-
nous-en , mon frère , allons achever notre vie dans
le martyre de la pénitence ; ou cherchons quelque
endroit de la terre , où nous puissions boire à longs
traits rignominie de la croix.
Ce serait en cet endroit , chrétiens , qu'il se-
rait beau de vous représenter le dernier trait de
folie du sage et admirable François. Que vous
seriez ravis, de lui voir établir sa gloire sur le
mépris des honneurs ! Quelles louanges ne don-
neriez-vous pas à la naïve enfance de son inno-
cente simplicité , et à cette humilité si profonde,
par laquelle il se considérait comme le plus grand
des pécheurs ; et à cette confiance fidèle, qui lui
513
PANÉGYRIC'T'E
faisait fonder tout l'appui de son espérance sur
les mérites du Fils de Dieu ; et à cette crainte si
humble qu'il avait de faire paraître ces sacrés
caractères de la passion du Sauveur, que Jésus
crucifié, par une miséricorde ineffable, avait
imprimés sur sa chair! Mais combien seriez-vous
étonnés quand je vous dirais que François,
François, cei; admirable personnage , qui a mené
une vîe plus angélique qu'humaine, refuse la
sainte prêtrise, estimant cette dignité trop 'pe-
sante pour ses épaules ! Hélas ! quelque impar-
faits que nous soyons , nous y courons souvent
sans y être appelés , avec une hardiesse , une pré-
cipitation qui fait frémir la religion : téméraires,
qui ne comprenons pas la hauteur des mystères
de Dieu et la vertu qu'ils exigent dans ceux qui
prétendent en être les dispensateurs. Et François
au contraire , cet ange terrestre , après tant d'ac-
tions héroïques, et Un si long exircice d'une
vertu consommée, bien que tout l'ordre ecclé-
siastique lui tende les bras comme à un homme
qui devait être un de ses plus beaux luminaires,
tremble et frémit au seul nom de prêtre , et n'ose ,
malgré la vocation la plus légitime, regarder que
de loin une dignité si redoutable! Mais certes, si
je commençais à vous raconter ces merveilles ,
j'entreprendrais un nouveau discours; et sur la
fm de ma course, je m'ouvrirais une carrière
immense. Puis donc que nous faisons dans l'É-
glise les panégyriques des saints, moins pour cé-
lébrer leurs vertus, qui sont déjà couronnées,
que pour nous en proposer l'exemple; il vaut
mieux que nous retranchions quelque chose des
éloges de saint François , afin de nous réserver
plus de temps pour tirer quelque utilité de sa vie.
Que choisirons-nous , chrétiens , dans les ac-
tions de saint François, pour y trouver notre
instruction? Ce serait peut-être une entreprise
trop téméraire , que de rechercher curieusement
celle de ses vertus qui serait la plus éminente : il
n'appartient qu'à celui qui les donne , d'en faire
l'estimation. Que chacun prenne donc pour soi ce
qu'il sent en sa conscience lui devoir être le plus
utile ; et moi , pour l'édification de l'Église , je
vous proposerai ce qui me semble le plus profi-
table au salut de tous : et je ne sais quel senti-
ment me dit au fondde mon cœur que ce doit
être le mépris des richesses , auxquelles il est tout
visible que nous sommes trop attachés. L'apôtre
parlant àTimothée, instruit en sa personne les
prédicateurs comment ils doivent exhorter les
riches : » Commandez , dit-il , aux riches du siè-
« cle , qu'ils se gardent d'être hautains , et de
« mettre leur espérance dans l'incertitude des ri-
* diesses : « Divitibus hujus sœculiprœcipe non
sublime supere, neque sperare in inccrto divi-
tiarum -. C'est ce que dit l'apôtre saint Paul , où
il touche fort à propos les deux principales ma-
ladies des riches : la première, ce grand atta-
chement à leurs biens; la seconde, cette grande
estime qu'ils font ordinairement de leurs per-
sonnes : parce qu'ils voient que leurs richesses
les mettent en considération dans le monde.
Or, mes frères , quand je ne ferais ici que le
personnage d'un philosophe , je ne manquerais
pas de raisons pour vous faire \ oir que c'est une
grande folie de faire tant d'état de ces biens qui
nous peuvent être ravis par une infinité d acci-
dents , et dont la mort enfin nous dépouillera sans
ressource , après que nous aurons pris beaucoup
de peine à les sauver des autres embûches que
-leur dressera la fortune. Que si la philosophie a
si bien reconnu la vanité des richesses , nous au-
tres chrétiens combien les devons-nous mépri-
feer; nous, dis-je, qui établissons ce mépris non
sur des raisonnements humains, mais sur des
vérités que le Fils du Père éternel a scellées et
confirmées par son sang! S'il est donc vrai que
l'héritage céleste , que Dieu nous a préparé par
son Fils unique, soit l'unique objet de nos espé-
rances , nous ne devons par conséquent estimer
les choses que selon qu'elles nous y conduisent,
et nous devons détester au contraire tout ce qui
s'oppose à un si grand bonheur. Mais de tous les
obstacles que le diable met à notre salut, il n'y
en a aucun ni plus grand ni plus redoutable que
les richesses. Pourquoi? Je n'en alléguerai aucune
raison ; je me contenterai d'employer un mot de
notre Sauveur, plus puissant que toutes les rai-
sons. Il est rapporté par trois évangélistes, mais
particulièrement par saint Marc avec une mer-
veilleuse énergie.
Mes enfants bien-aimés , dit notre Maître à ses
chers disciples; après les avoir longtemps regar-
dés , afin de leur faire entendre que ce qu'il avait
à leur enseigner était d'une importance extraor-
dinaire : « mes enfants bien-aimés, ô qu'il est
« difficile que les riches puissent être sauvés ! Je
« vous dis en vérité, qu'il est plus aisé de faire
« passer un câble ou un chameau par l'ouverture
« d'une aiguille ^ » Ne vous étonnez pas de cette
façon de parler, qui nous paraît extraordinaire.
C'était un proverbe i^armi les Hébreux, par le-
quel ils exprimaient ordinairement les choses qu'ils
croyaient impossibles ; comme qui dirait parmi
nous : Plutôt le ciel tomberait, ou quelque autre
semblable expression. Mais ce n'est pas là où il
faut s'arrêter : voyez, voyez seulement en quel
rang le Sauveur a mis le salut des riches. Vous
me direz peut-être que c'est une exagération : sans
' I. Tim. VI , 17.
2 Mure. X , 24.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
SIS
doule vous vous flatterez tlo cette pensée; et moi
je soutiens au contraire, qu'il faut entendre cette
iwrole à la lettre. J'espère vous le prouver par la
suite de l'Évangile : rendez-vous attentifs; c'est
le Sauveur qui parle : il est question dentendie
sa parole, qui est la vie éternelle.
Quand un homme parle avec exagération,
cela se remarque ordinairement à son action , à
sa contenance , et surtout au sentiment que son
discours imprime sur l'esprit de ses auditeurs.
Par exemple , sil m'était arrivé de dire quelque
chose de cette sorte ; vous le connaîtriez beau-
coup mieux et vous en seriez meilleurs juges,
que ceux qui ne m'ont pas entendu : rien de plus
constant que cette vérité. Or qui sont ceux qui
ont écouté le Sauveur? ce sont les bienheureux
apôtres. Quel sentiment ont-ils eu de son dis-
cours? ont-ils cru que cette sentence fût pronon-
cée avec exagération ? Jugez-en vous-mêmes par
leur étonnement et par leur réponse. A ces paroles
du Sauveur, dit l'evangéliste , ils demeurent en-
tièrement interdits , admirant sans doute la vé-
hémence extraordinaire avec laquelle leur maître
avait avancé cette terrible proposition. Faisant
ensuite réflexion en eux-mêmes sur l'amour dé-
sordonné des richesses , qui règne presque par-
tout , ils se disent les uns aux autres : « Et qui
« pourra donc être sauvé? " Et quispotest salmis
fteri •? Ha! qu'il est bien visible, par cette ré-
ponse, qu'ils avaient pris à la lettre cette parole
du Fils de Dieu! car il est très-certain qu'une
exagération ne les aurait pas si fort émus. Mais
Jésus n'en demeure pas là : au contraire, les
voyant étonnés ; bien loin de leur lever ce scru-
pule, comme les riches le souhaiteraient, il appuie
encore davantage. Vous dites , ô mes disciples ,
que , si cela est ainsi , le salut est donc impossi-
ble : aussi est-il impossible aux hommes , mais à
Dieu il n'est pas impossible ; et il en ajoute la
raison : parce que, dit-il, tout est possible à
Dieu.
Que vous dirai-je ici, chrétiens? il pourrait
sembler d'abord que le Fils de Dieu se serait
beaucoup relâché de sa première rigueur. Mais
certes ce serait mal entendi'e la force de ses pa-
roles; expliquons-les par d'autres endroits. Je
remarque dans les Écritures , que cette façon de
parler n'y est jamais employée que dans une pro-
digieuse et invincible difficulté. C'est alors en
effet , quand toutes les raisons humaines défail-
lent, qu'il semble absolument nécessaire d'allé-
guer, pour dernière raison, la toute-puissance
divine. C'est ce que l'ange pratique à l'égard de
la samte Vierge, lorsque, lui voulant faire en-
tendre qu'elle pourrait enfanter et demeurer
» tJarc. X , 26.
BOSSLET. — TOME Kl.
vierge, il lui apporte l'exemple d'une stérile
qui a conçu ; parce qu'enfin , poursuit-il , devant
Dieu rien n'est impossible. Faites comparaison
de ces choses. Une vierge peut concevoir, une
stérile peut enfanter, un riche peut être sauvé;
ce sont trois miracles dont les saintes Lettres ne
nous rendent point d'autre raison, sinon que
Dieu est tout-puissant. Donc il est vrai, ô riche
du siècle, que ton salut n'est point un ouvrage
médiocre ; donc il serait impossible , si Dieu n'é-
tait pas tout-puissant; donc cette difficulté passe
de bien loin nos pensées, puisqu'il faut , pour la
surmonter, une puissance infinie.
Et ne me dites pas que cette parole ne vous
touche point, parce que peut-être vous n'êtes
pas riches. Si vous n'êtes pas riches , vous avez
envie de le devenir , et ces malédictions des ri-
chesses doivent tomber non tant sur les riches ,
que sur ceux qui désirent de l'être. C'est de ceux-
là que l'apôtre prononce ' , qu'ils s'engagent dan.«4
le piège du diable , et dans beaucoup de mauvais
désirs, qui précipitent l'homme dans la perdi-
tion. Le Fils de Dieu , dans le texte que je vous»
citais tout à l'heure , ne parle pas seulement des
riches , mais de ceux « qui se fient aux richesses : »
confidentes in pecuniis. Or le désir et l'espé-
rance étant inséparables , il est impossible de les
désirer sans y mettre son espérance.
Vous raconterai-je ici tous les maux que ce
maudit désir des richesses a apportés au genre
humain? les fraudes, les voleries, les usures, les
injustices , les oppressions , les inimitiés , les par-
jures, les perfidies, c'est le désir des richesses
qui les a ordinairement amenés sur la terre
Aussi l'apôtre a-t-il raison de dire , que « le désir
« des richesses est la racine de tous les maux : »
lladix omnium maloruni est cupiditas ». Pour*
quoi l'avaricieux , mettant sa joie et son espé-
rance dans quelque mauvaise année et dans la
disette publique , prépare et agrandit-il ses gre-
niers, afin d'y engloutir toute hi substance du
pauvre, qu'il lui fera acheter au prix de son sang,
lorsqu'il sera réduit aux abois? Pourquoi le mar-
chand trompeur prononce-t-il plus de menson-
ges , plus de faux serments qu'il ne débite de
marchandises? Pourquoi le laboureur impatient
maudit-il si souvent son travail et la Providence
divine? Pourquoi le soldat impitoyable exerce-
t-il une rapine si cruelle? Pourquoi le juge cor-
rompu vend et livre-t-il son âme à Satan? N'est-
ce pas le désir des richesses?
Mais surtout que ceux qui les possèdent veil-
lent soigneusement à leur âme : elles ont des
liens invisibles, dont nos cœurs ne se i^euvent
' I. Tint. VI , 9.
» liid. 10.
:,i »
PANÊGYRÎOUE
dt'prcndre. Là où est notre trésor, là est notre
cœur : or un cœur qui aime autre chose que
Pieu ne peut être capable d'aimer Dieu. « 0 si
«flous aimions Dieu comme il faut, dit l'admi-
- rable saint Augustin, nous n'aimerions point
« du tout l'argent : « 0 si Detmi digne amemus,
niimmos omnino non amabimus\ Partant si
nous aimons l'argent, il sera impossible que nous
aimions Dieu.
Tirez maintenant cette conséquence : les hom-
mes qui ont beaucoup de richesses , il est pres-
que impossible qu'ils ne les aiment; quand ils
le \oudraient nier, cela paraît trop évidemment
■par la crainte qu'ils ont de les perdre. Qui aime
si fort les richesses , il est impossible qu'il aime
Dieu : qui n'aime pas Dieu , il est impossible qu'il
^oit sauvé. « 0 Dieu , qu'il est difficile que ceux
" qui ontde grands biens parviennent au royaume
" du ciel! » Quain difficile qui pecunias possi-
dent, possunt pervenire adrcymim Dei!
Si les richesses sont donc si dangereuses, avi-
sez, mes frères, à ce que vous en devez faire.
"Dieu ne vous les a pas données pour les enfer-
mer dans des coffres, ni pour les employer à tant
de dépenses superflues , pour ne pas dire perni-
cieuses. Elles vous sont données pour sustenter
Jésus- Christ, qui languit en la personne des
pauvres : elles vous sont données pour racheter
vos iniquités, et pour amasser des trésors éter-
nels. Jetez, jetez les yeux sur tant de familles
nécessiteuses qui n'osent vous exposer leur mi-
sère; sur les vierges de Jésus , que l'on voit pres-
que défaillir dans leurs cloîtres faute de moyens
j)0ur subsister; sur tant de pauvres religieux,
qui sous une mine riante cachent souvent une
grande indigence. Un peu de courage , mes frè-
res , faites quelques efforts pour l'amour de Dieu.
Voyez avec quelle abondance il a élargi ses mains
sur nous par la fertilité de cette année : élargis-
sons les nôtres sur les misères de nos pauvres
frères; que personne ne s'en dispense. Ne vous
excusez pas sur la modicité de vos facultés; Jé-
sus mettra en ligne de compte jusqu'au moindre
présent que vous lui ferez avec un cœur plein
de charité : un verre d'eau même , offert dans
cet esprit, peut vous mériter la vie éternelle.
C'est ainsi que les biens , qui sont ordinaire-
ment un poison , se convertiront pour vous en
remède salutaire. Loin de perdre vos richesses
en les distribuant ; vous les posséderez d'autant
plus sûrement, que vous les aurez plus sainte-
ment prodiguées. Les pauvres vous les rendront
d'une qualité bien plus excellente, car elles chan-
gent de nature en leurs mains. Dans les vôtres
elles sont périssables : elles deviennent incorrup-
» InJoan. Tract. XL, n" 10, t. Iil, part, ii, col. 5G9.
tlbles , sitôt qu elles ont passé dans les leurs. TIs
sont plus puissants que les rois. Les rois, par
leurs édits, donnent quelque prix aux monnaies :
les pauvres les rehaussent de prix jusqu'à une
valeur infinie , sitôt qu'ils y appliquent leur mar-
que. Faites-vous donc des trésors qui ne péris-
sent jamais, thésaurisez, pour le siècle futur,
un trésor inépuisable : mettez vos richesses à
couvert dans le ciel contre les guerres, contre
les rapines, contre toute sorte d'événements;
déposez-les entre les mains de Dieu. Faites- vous
par vos aumônes, de bons amis sur la terre , qui
vous recevront , après votre mort , dans ces éter-
nels tabernacles où le Pèrej, le Fils, et le Saint-
Esprit , seul Dieu vivant et immortel , est glorifié
dans tous les siècles des siècles. Amen.
•••«»«•«
AUTRE EXORDE
SUR LE MÊME SUJET.
Si quis videhir inter vos sapiens esse in hoc scvcnlci
stullusfiat ut sit sapiens.
S'il y a quelqu'un parmi vous qui paraisse sage selon le
siècle , qu'il devienne fou afin d'être sage. /. Cor. m, 18.
Que pensez- vous , mes révérends pères, que je
veuille faire aujourd'hui dans cette chaire sacrée ;
Vous avez assemblé vos amis et vos illustres pro-
tecteurs pour rendre leurs respects à votre saint
patriarche , et moi je ne prétends autre chose que
de le faire passer pour un insensé : je ne veux
raconter que ses folies; c'est l'éloge que je lui
destine, c'est le panégyrique que je lui prépare.
David ayant fait le fou en présence du roi Achis ',
ce prince le fit éloigner : mais l'insensé que je
vous présente mérite qu'on le regarde ; et David
lui-même ayant prononcé : « Bienheureux celui
« qui ne regarde pas les folies trompeuses , « qui
non respexitin vanitates et insanias falsas *, a
reconnu tacitement qu'il y avait une folie sublime
et céleste, qui avait son fond dans la vérité.
C'est de cette divine folie que François était pos-
sédé ; c'est celle que je dois aujourd'hui vous re-
présenter. Donnez-moi pour cela, ô divin Esprit,
non des pensées délicates, ni un raisonnement
suivi, mais de saints égarements et une sage
extravagance , etc.
« Le monde avec la sagesse humaine n'ayant
« pas connu Dieu par les ouvrages de sa sagesse,
« il a plu à Dieu de sauver par la folie de la pré-
« dication ceux qui croiraient en lui : » In Det
sapie7itia non cognovit mundus per sapientiam
' I. Rcg. XXI, 14.
' Ps. XXXlX,5v
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
515
Deum; placuit Dco pcr siultitiam prœdicatio-
His salvosfacere credenfes '. Dieu donc indigné
contre la raison humaine, qui ne l'avait pas
voultt connaître par les ouvrages de sa sagesse,
ne veut plus désormais qu'il y ait de salut pour
elle que par la folie. Ainsi deux desseins et deux
ouvrages de Dieu forment toute la suite de son
œuvre dans le monde. Ces deux ouvrages sem-
blent diamétralement opposés entre eux : car
Tunest un ouvrage desagesse ; l'autre, un ouvrage
de folie. L'univers^est celui de la sagesse. Y a-
t-il rien de mieux entendu que cet édifice, rien de
mieux pourvu que celte famille , rien de mieux
gouverné que cet empire? Dieu avait dessein de
satisfaire la raison humaine; mais elle l'a mé-
prisé , elle a méconnu son auteur : Vive Dieu , dit
le Seigneur, je ne songerai jamais à la satisfaire ;
mais " j^ m'appliquerai à la perdre et a la cou-
« fondre : » Perdant sapientiam sapientium *.
Et de la ce second ouvrage, qui est la réparation
par la folie de la croix : c'est pourquoi il ne garde
plus aucune mesure ; et en voici la raison : dans
le premier ouvrage, Dieu se contentait de se mon-
trer; et pour cela la proportion y était néces-
saire, comme devant être une image de sa sa-
gesse et de sa beauté immortelle : c'est pourquoi
• tout y est avec mesure, avec nombre, avec
« poids : >- Omnia in numéro, pondère et men-
i.ra^ : Il a étendu son cordeau , dit l'Écriture ^ ;
il a pris au juste ses alignements pour composer,
pour ordonner, pour placer tous les éléments :
ici, non content de se montrer, il veut s'unir à
sa créature ; c'est-à-dire , l'infini avec le fini. Il
n'y a plus de proportion ni de mesure à garder :
il ne s'avance plus que par des démarches insen-
sées; il saute les montagnes et les collines, du
ciel à la crèche , de la crèche par divers bonds sur
la croix , de la croix au tombeau et au fond des
enfers, et de la au plus haut des cieux. Tout est
sans ordre , tout est sans mesune.
Par les mêmes démarches que l'infini s'est
joint au fini , par les mêmes le fini doit s'élever à
1 infini : il doit se libérer et s'affranchir de toutes
les règles de prudence qui le resserrent en lui-
même, afin de se perdre dans TinfiDi; et cette
perte dans l'infini , parce qu'elle met au-dessus
de toutes les règles , paraît un égarement. Telle
est la folie de François.
La perte de la raison fait perdre trois choses :
Premièrement, les insensés perdent les biens: ils
D'en connaissent plus la valeur, ils les répandent ,
ils les prodiguent. Secondement . ils perdent la
' I. Cor. I, 2f.
' Ibid. 19.
* Sap XI, 21.
* Job. xxxvm , 5.
honte : louanges ou opprobres , tout leur est égal ;
ils s'exposent sans en être émus à la dérision pu-
blique. Troisièmement, ils se perdenteux-mêmes :
ils ne connaissent pas l'inégalité des saisons , ni
les excès du froid et du chaud; ils ne craignent
pas les périls , et s'y jettent à l'abandon avec joie.
François a perdu la raison , non point par fai-
blesse; mais il l'a perdue heureusement dans les
ténèbres de la foi : ensuite il a perdu les biens ,
le honte et soi-même. Non seulement il néglige
les biens, mais il a une avidité de les perdre;
non-seulement il méprise les opprobres, mais il
ambitionne d'en être couvert; non- seulement il
s'expose aux périls , mais il les recherche et les
poursuit. O le plus insensé des hommes , selon
les maximes du monde ; mais le plus sage , le
plus prudent , le plus avisé selon les maximes du
ciel!
L'âme qui possède Dieu, ne veut que lui.
« J'entrerai dans les puissances du Seigneur '.
« Seigneur, je ne me souviendrai que de votre
n justice : » Introibo in potentias Domini : Do-
mine, memoraborjusiitiœtuœsolius^. Quand
on veut entrer dans les grandeurs et dans iCS puis-
sances du monde, on tombe nécessairement dans
la multiplicité des désirs : mais quand on pénè-
tre dans les puissances du Seigneur, aussitôt on
oublie tout le reste ; on ne s'occupe que des moyens
de croître dans la justice , pour s'assurer la pos-
session d'un si grand bien : Domine, memora-
borjustitiœ tuœ solius. C'est ce que l'Évangile
confirme en nous exhortant à chercher d'abord
le royaume de Dieu et sa justice : Quœrite pri'
mum regnum Dei etjustitiam, ejus '. Le règne,
cest potentias Domini; c'est pourquoi on tra-
vaille à acquérh- la justice pour y parvenir : me-
morabor justitiœ tuœ solius.
Ce n'est pas ici le temps des honneurs : il faut
porter la confusion d'avoir méprisé notre Roi.
Nous avons dégradé Dieu et sa royauté : Jésus-
Christ n'est plus notre Roi ; nous avons trans-
gressé ses lois, violé son autorité , foulé aux pieds
sa majesté sainte : c'est pourquoi il n'a plus de
couronne, qu'une couronne d'épines ; et sa royauté
devient le jouet des soldats , etc.
' Ps. DUt, 16.
» .VattA. vi,33.
3^
510
PAiNEGYRTOUE
PANÉGYRIQUE
SAINTE THÉRÈSE,
PRÊCHÉ DEVANT b* REIXE MÈRE EN 16;)8.
Trois actions de la charité, l'espérance, les désirs ardents,
'es souffrances, par lesquelles sainte Thérèse enflammée de
l'amour de son Dieu s'efforce de s'unir à lui , en rompant
tous ses lieus.
Nostra autem conversatlo in cœlis est.
^■ot^e société est dans les deux. Philipp. m, 20.
Dieu a tant d'amour pour les hommes, et sa
nature est si libérale , qu'on peut dire qu'il sem-
ble qu'il se fasse quelque violence quand il re-
tient pour un temps ses bienfaits , et qu'il les
empêche de couler sur nous avec- une entière
profusion. C'est ce que vous pouvez aisément
comprendre, par le texte que j'ai rapporté de
l'incomparable docteur des Gentils. Car encore
qu'il ait plu au Père céleste de ne recevoir ses
iidèles en son éternel sanctuaire , qu'après qu'ils
auront fini cette vie; néanmoins il semble qu'il
se repente de les avoir remis à un si long terme ,
puisque le grand Paul nous enseigne qu'il leur
ouvre son pai'adis par avance : et comme s il ne
•pouvait arrêter le cours de sa munificence infi-
nie, il laisse quelquefois tomber sur leurs âmes
■tant de lumières et tant de douceurs, et il les
^lève de telle sorte par la grâce de son Saint-Es-
•prit, qu'étant encore dans ce corps mortel ils peu-
vent dire avec l'apôtre que leur demeure est au
ciel, et leur société avec les anges : Nostra autem
conversatio in cœlis est.
C'est ce que j'espère vous faire paraître en la
vie de sainte Thérèse; et c'est, madame, à ce
grand spectacle que l'Église invite Votre Majesté.
Elle verra une créature, qui a vécu sur la tei'rre,
comme si elle eût été dans le ciel ; et qui étant
composée de matière ne s'est guère moins appli-
quée à Dieu que ces pures intelligences qui bril-
lent toujours devant lui par la lumière d'une cha-
rité éternelle, et chantent perpétuellement ses
louanges. Mais , avant que de traiter de si grands
secrets, allons tousensemble puiser des lumières
danslasourcede la vérité : prions la sainte Vierge
de nous y conduire; et pour apprendre à louer
un ange terrestre, joignons-nous avec un ange
du dei. Ave.
Vous avez écouté , mes frères , ce que nous a
dit le divin apôtre : qu'encore que nous vivions
sur la terre dans la compagnie des hommes mor-
tels, néanmoins il ne laisse pas d'être véritable
que « notre demeure est au ciel , » et notre so-
ciété avec les anges : Nostra autem conversatio
in cœlis est. C'est une vérité importante , pleine
de consolation pour tous les fidèles; et comme je
me propose aujourd'hui de vous en montrer la
pratique dans la vieadmirable de sainte Thérèse,
je tâcherai avant toutes choses de rechercher jus-
qu'au principe cette excellente doctrine. Et pour
cela , je vous prie d'entendre : qu'encore que l'É-
glise qui règne au ciel et celle qui gémit sur la
terre , semblent être entièren^nt séparées ; il y a
néanmoins un lien sacré, par lequel elles sont
unies. Ce lien, messieurs, c'est la charité, qui se
trouve dans ce lieu d'exil aussi bien que dans la
céleste patrie; qui réjouit les saints qui triom-
phent , et anime ceux qui combattent ; qui se ré-
pandant du ciel en la terre, et des anges sur les
mortels , fait que la terre devient un ciel , et que
les hommes deviennent des anges.
Car, ô sainte Jérusalem, heureuse Église des
premiers-nés dont les noms sont écrits au ciel;
quoique l'Église votre chère soeur, qui vit et qui
combat sur la terre, n'ose pas se comparer à
vous, elle ne laisse pas d'assurer qu'un saint amour
vous unit ensemble. H est vrai qu'elle cherche,
et que vous possédez; qu'elle travaille, et que
vous vous reposez ; qu'elle espère , et que vous
jouissez. Mais parmi tant de différences, par les-
quelles vous êtes si fort éloignées , il y a du moins
ceci de commun : que ce qu'aiment les esprits
bienheureux, c'est ce qu'aiment aussi les hommes
mortels. Jésus est leur vie, Jésus est la nôtre ; et
parmi leurs chants d'allégresse, et nos tristes gé-
missements , on entend résonner partout ces pa-
roles du sacré Psalmiste : Mihi autem adhœrere
Deo bonum est: « Mon bien est de m'unira Dieu. »
C'est ce que disent les saints dans le ciel , c'est
ce que les fidèles répondent en terre : si bien que
s'unissant saintement avec ces esprits immor-
tels; par cet adniirable cantique que l'amour de
Dieu leur inspire , ils se mêlent dès cette vie à la
troupe des bienheureux , et ils peuvent dire avec
l'apôtre : « Notre conversation est dans les cieux : »
Nostra conversatio in cœlis est. Telle est la force
de la charité , qu'elle fait que le saint apôtre ne
craint pas de nous établir dans le paradis , n^ême
durant ce pèlerinage , et ose bien placer des mor-
tels dans le séjour d'immortalité. Car il faut ici
remarquer une merveilleuse doctrine, qui fera
le sujet de tout ce discours, c'est, mes frères, que
cet Esprit saint qui est l'auteur de la charité, qui
la fait descendre du ciel en la terre, a voulu aussi
lui donner des ailes pour retourner au lieu de
son origine.
En effet , il est véritable , le mouvement de la
charité c'est de tendre toujours aux choses ce-
DF SAINTE THÉRÈSE.
4J7
ksles : ni le poids de ce corps mortel, ni les liens
de la chair et du sang , ne sont pas capables de
la retenir ; elle a trop de moyens de s'en détacher
et de s'élever au-dessus. Elle a premièrement l'es-
pérance, elle a secondement des désirs ardents ,
elle a troisièmement l'amour des souffrances.
« Mais qui pourra entendre ces choses? » Quis
sapiena, et intelliget hœc ' ? Qui pourra com-
prendre ces trois mouvements, par lesquels une
âme enflammée et touchée de l'amour de Dieu
se déprend de ce corps de mort? Elle se voit au
milieudes biens périssables , mais elle passe bien-
tôt au-dessus par la force de son espérance : « es-
« pérance si ferme et si vigoureuse , qu'elle s'a-
« vance, dit saint Paul ', au dedans du voile : »
spem incedentem usque ad interiora velaminis;
c'est-à-dire , qu'elle perce les cieux pour pénétrer
jusqu'au sanctuaire , où « Jésus notre avant-cou-
« reur est entré pour nous : « Prœcursor pro no-
bis introidt Jésus ^.
Voyez, mes frères, le vol de cette âme que
l'amour de Dieu a blessée : elle est déjà au ciel
par son espérance ; mais, hélas ! elle n'y est pas
encore en effet , les liens de ce corps l'arrêtent.
C'est alors que la charité lui inspire des désirs
pressants, par lesquels elle s'efforce de rompre
ses chaînes en disant avec saint Paul : Cupio
dissotvi, et esse cum Christo ^ : « Ha! que ne
« suis-je bientôt délivrée , afin d'être avec Jésus-
« Christ ! » Ce n'est pas assez des désirs ; et la
charité, qui les pousse, étant irritée contre cette
chair, qui la tient si longtemps captive , semble
la vouloir détruire elle-même par un généreux
amour des souffrances. C'est par ces trois divins
mouvements , que Thérèse s'élève au-dessus du
monde. Ils sont grands , ils sont relevés ; et peut-
être auriez- vous peine de les retenir, ou d'en bien
comprendre la connexion , si je ne les répétais
encore une fois en les appliquant à notre sainte.
Enflammée de lamour de Dieu , elle le cherche
par son espérance ; c'est le premier pas qu'elle
fait : que si l'espérance est trop lente, elle y court,
elle s'y élance par des désirs ardents et impé-
t'ieux ; tel est son second mouvement : et enfin
son dernier effort c'est que les désire ne suffisant
pas pour briser les liens de sa chair mortelle, elle
lui livre une sainte guerre ; elle tâche, ce semble,
de s'en décharger par de longues mortifications ,
et par de continuelles souffrances , afin qu'étant
libre et dégagée, et ne tenant presque plus au
corps , elle puisse dire avec vérité ces paroles du
saint apôtre : IS'osira autem conversaiio in cœiis
» Osée Mv, II».
* Hebr.M, 19.
» Ihid. -20.
' Phil.l.
est : « Notre convei-sation est dans les cieux. » Ce
sont, messieurs, ces trois actions de la charité de
Thérèse, qui partageront ce discours. Je com-
mence à vous faire voir quelle est la force de sorv
espérance. Vous comprenez bien, je m'assure,
que, dans une matière si haute , j'ai besoin d'une
attention fort exacte : mais il ne faut rien médi-
ter de bas quand on parle de sainte Thérèse, et
qu'on a Ihoaneur, madame, d'entretenir Votre
Majesté.
PREMIER POINT.
L'espérance que je vous prêche , celle que le
Fils de Dieu nous enseigne, et qui élève si fort
l'âme de Thérèse, n'est pas semblable à ces es-
pérances par lesquelles le monde trompeur sur-
prend l'imprudence des hommes, ou abuse leur
crédulité. L'espérance dont le monde parle, n'est
autre chose, à le bien entendre , qu'une illusion
agréable; et ce philosophe l'avaU; bien compris,,
lorsque ses amis le priant de leur définir l'espé-
rance, il leur répondit en un mot : • C'est un
« songe de personnes qui veillent : » Sownium
vigilantium '. Considérez en effet, messieurs,
ce que c'est qu'un homme enflé d'espérance. A
quels honneurs n'aspire-t-il pas ? quels emplois,
quelles dignités ne se donne-t-il pas à lui-même?
H nage déjà parmi les délices, et il admirera
grandeur future. Rien ne lui paraît impossible :
mais lorsque, s'avançant ardemment dans la car-
rière qu'il s'est proposée , il voit naître de toutes
parts des difficultés qui l'arrêtent à chaque pas ,
lorsque la vie lui manque , comme un faux ami, .
au milieu de ses entreprises , ou que , forcé par
la rencontre des choses, il revient à son sens
rassis, et ne trouve rien en ses mains de toute
cette haute fortune , dont il embrassait une vaine
image; que peut-il juger de lui-même, sinon
qu'une espérance trompeuse le faisait jouir pour
un temps de la douceur d'un songe agréable ? et
ensuite ne doit-il pas dire , selon la pensée de ce
philosophe, que l'espérance peut être appelée « la
« rêverie d'un homme qui veille : » Somnium vi-
gilantium? Mais, ô espérance du siècle , source
infinie de soins inutiles et de folles prétentions,
vieille idole de toutes les cours, dont tout le
monde se moque , et que tout le nxonde poursuit,
ce n'est pas de toi que je parle; l'espérance des
enfants de Dieu, que je dois aujourd'hui prêcher,
et que nous devons tous admirer en sainte Thé-
rèse, n'a rien de commun avec tes eiTcurs.
Apprenez aujourd'hui, mes frères, à remarquer
la dilférence de l'une et de l'autre , afin que vous
puissiez dire avec connaissance : « Ah ! vraiment
» JpudS. Bail. Ljttët. XIV, Q° i, t. m» p. 93
518 PANÉGYRIQUE
« il est meilleur d'espérer en Dieu , que de se con-
« fier aux grands de la terre : » Bonum est confi-
dere in Domino, qiiam confidere in homine '.
Mais pénétrons profondément cette vérité, et di-
sons, s'il se peut, en peu de paroles , que cette
différence consiste en ce point, que l'espérance
du monde laisse la possession toujours incertaine,
et encore beaucoup éloignée , au lieu que l'espé-
rance des enfants de Dieu est si ferme et si im-
muable, que je ne crains point de vous assurer
qu'elle nous met par avance en possession du bon-
heur que l'on nous propose, et qu'elle fait un
commencement de la jouissance. Prouvons-le so-
lidement par les Écritures ; et parmi un nombre
infini d'exemples par lesquels elles nous confir-
ment cette vérité , je vous prie d'en remarquer
seulement un seul qui n'est ignoré de personne.
Dieu avait promis Jésus-Christ au monde; et
Isaïe voyant en esprit cette grande et mémorable
journée en laquelle devait naître son libérateur,
il s'écrie transporté de joie : « Un petit enfant nous
« estné, un fils nous est donné : » Parvulus natus
estnobis, etfilius datus est nobis^. Chrétiens, il
écrivait cette prophétie plusieurs siècles avant sa
naissance ; néanmoins il le voit déjà , il soutient
qu'il nous est donné , seulement à cause qu'il sait
qu'il nous est promis , et que , comme dit le grand
Augustin , « toutes les choses que Dieu a promi-
<i ses, selon l'ordre de ses conseils sont déjà en
« quelque sorte accomplies , parce qu'elles sont
« assurées:» Quceventuraerant,jaminDeiprœ-
destinatione vehitfacta erant, quiacertaerant^.
Vous voyez par là , chrétiens , que , selon les
Écritures sacrées, la promesse que Dieu nous
donne , à cause de sa certitude , est infaillible.
Notre incomparable Thérèse a imité ce divin
prophète. Se sentant appelée, par la Providence,
à procurer la réformation de l'ordre ancien du
Carmel , si renommé par toute l'Église , elle croit
déjà l'ouvrage achevé , parce que c'est Dieu qui
lui a ordonné de l'entreprendre. C'est un mira-
cle incroyable de voir comment cette fille a bâti
ses monastères. Représentez-vous une femme,
qui , pauvre et destituée de tout secours , a pu
bâtir tous les monastères dans lesquels elle a fait
revivre une si parfaite régularité : elle n'avait
ni fonds pour leur subsistance , ni crédit pour
en avancer l'établissement. Toutes les puissances
s'unissaient contre elle , j'entends et les ecclésias-
tiques et les séculières, avec une teile opiniâtreté,
quelle paraissait invincible.Toutes les personnes
?éléesque Dieu employait à cette œuvre, et même
ges serviteurs les plus fidèles, désespéraient du
' Ps. CXVII , 8
ï Is. IX , c.
« 4»t Civil. Del, \\h. xvn. cap. xvm, t. vu, col. 4sr.
succès, et le disaient ouvertement à la «5ainte
mère. Elle seule demeure constante dans la ruine
apparente de tous ses desseins; aussi ferme
que le fidèle Abraham, « elle fortifie son espé-
« rance contre toute espérance : » In spem con-
tra spem , dit le grand apôtre ' ; c'est-à-dire ,
qu'où manquait l'espérance humaine , accablée
sous les ruines de son entreprise , là une espé-
rance divine commençait à lever la tête au mi-
lieu de tant de débris. Animée de cette espérance ,
lorsque tout l'édifice semblait abattu , elle le
croyait déjà établi. Et cela pour quelle raison,
si ce n'est qu'il est bon d'espérer en Dieu , et
non pas d'espérer aux hommes : parce qu'ainsi
que je l'ai déjà dit, l'espérance que l'on a aux
hommes ne nous montre que de fort loin la pos-
session , n'est qu'un amusement inutile qui subs-
titue un fantôme au lieu de la chose ; et au con-
traire l'espérance que l'on met en Dieu est un
commencement de la jouissance ?
Mais, mes frères, ce n'est pas assez d'avoir
établi cette vérité sur des exemples si clairs :
afin que vous soyez convaincus combien il est
beau d'espérer en Dieu , il faut vous montrer la
raison de cette excellente doctrine. Je vous prie
de vous y rendre attentifs, elle est tirée d'un très-
haut principe ; c'est l'immobilité des conseils de
Dieu , et sa consistance toujours immuable. « Je
« suis Dieu, dit le Seigneur, et je ne change ja-
« mais ^ ; » et de là s'ensuit une conséquence que
je ne puis vous exprimer mieux que par ces
beaux mots de Tertullioi, qui sont tous faits
pour notre sujet : « Il est digne de Dieu , dit-il ,
« de tenir pour fait tout ce qu'il ordonne , soit
« pour le présent, soit pour le futur; parce que
« son éternité , qui l'élève au-dessus des temps,
'< le rend maître absolu de l'un et de l'autre : »
Diviniiali competit, quœcumque decreverit, ut
perfecta reputare; quia non sit apud illam dij-
ferentia temporis, apud quam uniformem sta-
fmn temporum dirigit œternitas ipsa \
. Voilà , messieurs , de grandes paroles que
nous trouverons pleines d'un sens admirable , si
nous le savons bien développer. Il veut dire qu'il
y a grande différence entre les promesses des
hommes et les promesses de Dieu. Quand vous
promettez , ô mortels , de quelque crédit que vous
vous vantiez , et fussiez-vous , s'il se peut , plus
grands que les rois dont la puissance fait trem-
bler le monde, l'événement est toujours doutcm •
parce que toutes vos promesses ne regardent que
l'avenir, et cet avenir n'est pas en vos mains .
un nuage épais le couvre à vos yeux , et vous en
' Bom. IV, 13.
2 Miilarh. III, 6.
a j ivcrf!. Mitrcion. lib. m, n* 5.
DE SAINTE THÉRfcSE.
519;
<\tc la connaissance. C'est pourquoi l'espérance
liuniaiue, chancelante, timide, douteuse, sans
ai)[)ui et sans fondement , ne peut mettre l'esprit
en repos, parce qu'elle le tient toujours eu sus-
pens sur un avenir incertain. Mais ce grand Dieu,
ce grand Roi des siècles , dont nous révérons les
promesses , étant éternel , immuable , seul arbi-
tre de tous les temps, il les a toujoui*s présents à
ses yeux, et lui seul eu a mesuré le cours. Comme
donc le temps à venir n'est pas moins à lui que
le présent , il s'ensuit que ce qu'il promet n'est
pas moins certain que ce qu'il donne. Le ciel et
la terre passeront , mais ses paroles ne passeront
pas •; et puisqu'il se trouve toujours véritable,
soit qu'il donne, soit qu'il promette , le chrétien
ne se trouve pas moins assuré lorsqu'il espère,
que lorsqu'il jouit.
Kt c'est à quoi regarde le divin apôtre, lorsqu'il
dit que notre demeure est aux cieux. Eveillez-
vous , mortels misérables , ne vous imaginez pas
être en terre ; croyez que votre demeure est au
ciel , oùvousêtes transportés par votre espérance.
Vous en êtes éloignés par votre nature , mais < il
'< vous a tendu sa main du plus haut des cieux : «
Misit manum suam de cœlo; c'est-à-dire, il vous
a donné sa promesse par laquelle il vous invite à
sa gloire. Non-soulement il a promis, mais en-
core il a juré , dit l'apôtre , et <' il a juré par lui-
" même : » Juravit per semetipsum ' ; et « pour
« faire connaître aux hommes la résolution im-
« muablede son conseil éternel, il a pris sa vérité
» à témoin que le ciel est notre héritage : Volens
ostendere pollicitationis hœredibus immobilita-
lem consiliisui, interposuitjusjurandum^. Après
cette promesse fidèle, après ce serment inviolable
par lequel Dieu s'engage à nous, le chrétien peut-
il être en doute? Non , mes frères , je ne le crois
pas. Une promesse si sûre , si bien confirmée me
vaut un commencement de l'exécution; et si la
promesse divine est un commencement de l'exé-
cution, n'ai-je pas eu raison de vous dire que
l'espérance qui s'y attache est un commencement
de la jouissance? C'est pourquoi l'apôtre saint
Paul dit , qu'elle est l'ancre de notre âme : Quam
sicut anchoram habemus animœ tutam et fir-
i/iatnK Qu'est-ce à dire, que l'espérance est l'an-
cre de l'âme? Représentez-vous un navire, qui,
loin du rivage et du port , vogue dans une mer
inconnue. Si la tempête l'agite, si les nuages
couvrent le soleil, alors le pilote incertain , crai-
gnant que la violence des vents et des flots irrités
ne le pousse contre des écueils, commande aussi-
« Ma/th. xxiv.
» Heb. M, 13.
ï Ibtri. 17.
4 Ibid. lu.
tôt que l'on jette l'ancre; et cette ancre lui fait
trouver la consistance parmi les tlots, de peur qvc
le vaisseau ne soit emporté : la terre au milieu
des ondes est comme un port parmi les orages.
C'est ainsi , ô enfants de Dieu ; et pour retour-
nera notre sujet après cette digression nécessaire,
c'est ainsi, divine Thérèse, que votre âme s'éta-
blit au ciel. Battue de l'orage et des vents qui
agitent la vie humaine comme un océan plein d'é-
cueils, et ne pou vaut encore arriver au ciel, vous
y jetez cette ancre sacrée; je veux dire, votre
espérance : par laquelle étant attachée dans cette
bienheureuse terre des vivants, vous trouvez la
patrie même dans l'exil, la consistance dans l'agi-
tation, la tranquillité dans la tourmente ; et mêlée
avec les esprits célestes , auxquels votre esprit est
uni , vous pouvez dire avec l'apôtre : Nostra au-
tem conversatio in cœlis est : « Notre conver-
' sation est aux cieux. » Ne pai'lez donc plus à
Thérèse de toutes les prétentions de la terre. Ac-
coutumée à une autre vie, elle n'entend plus ce
langage ; et son âme , élevée au ciel par la force
de son espérance , n'a plus de goût ni de sentimen t
que pour les chastes voluptés des anges. Que le
monde s'irrite contre elle, qu'il contredise ses
pieux desseins , qu'il la déchire par ses calomnies,
qu'on la traîne à l'inquisition comme une femme
qui donne la vogue à des visions dangereuses ;
qu'elle entende même les prédicateurs tonner
publiquement contre sa conduite : car cela lui
est arrivé, sa compagne en tremblant d'effroi ; et
figurez-vous , chrétiens , quelle devait être son
émotion , se voyant ainsi attaquée dans une célè-
bre audience : toutefois elle ne sent pas cet orage;
toutes ces ondes, qui tombent sur elle, ne sont
pas capables de l'ébranler. Son esprit demeure
tranquille , comme dans une grande bonace, au
milieu de cette tempête ; et cela , pour quelle rai-
son? parce qu'il est solidement établi sur cette
ancre immobile de son espérance.
Chrétiens, profitons de ce grand exemple. Parmi
tous les troubles qui nous tourmentent, parmi
tant de différentes agitations, dans les morts
cruelles et précipitées de nos proches et de nos
amis, jetons au ciel cette ancre sacrée, je veux
dire notre espérance. Ah ! si nous étions appuyés
sur cette espérance immuable; les maladies ,,les-
pertes de biens et les afflictions ne seraient pas
capables de nous submerger! Toutes ces ondes,
qui tombent sur nous , feraient flotter légèrement
ce vaisseau fragile ; mais elles ne pourraient pas
l'emporter bien loin , parce qu'il serait appuyé
sur cette ancre de lespérance.
Et vous , princes et grands de la terre , pour-
quoi offrez- vous à Thérèse des richesses ? Écoutei
i comme elle parle à ces saintes filles qu'une com-
{.20 PANEGYRIQUE
inune espérance unit avec elle : Soyons pauvres,
meschers sœurs, soyons pauvres dans nos mai-
sons et dans nos habits : Elle ne veut rien dans
ses monastères qui ne sente la pauvreté de Jésus;
elle veut toujours être pauvre : parce que ce n'est
pas ici le temps de jouir, mais c'est seulement le
temps d'espérer. Soyons chrétiennes, mes sœurs,
leur dit-elle. Elle craint de rien posséder, sa-
chant que le vrai chrétien ne possède pas , mais
qu'il cherche; qu'il ne s'arrête pas, mais qu'il
passe comme un voyageur pressé ; qu'il ne bâtit
pas sur la terre , parce que sa cité n'est pas de ce
monde , et qu'une loi bienheureuse lui est impo-
sée de ne se réjouir que par espérance : Spe gau-
tlenfes\
Mais , chrétiens , si vous voulez voir jusqu'où
la sainte espérance a élevé l'âme de Thérèse , mé-
ditez ce sacré cantique que l'amour divin lui met
à la bouche. Je vis, dit-elle, sans vivre en moi;
et j'espère une vie si haute , que je meurs de ne
mourir pas. Qu'entends-je , et que dites-vous,
divine Thérèse? Je vis, dit-elle, sans vivre en
moi. Si vous n'êtes plus en vous-même, quelle
force vous a enlevée sinon celle de votre espé-
rance? 0 transports inconnus au monde, mais
que Dieu fait sentir aux saints avec des douceurs
ravissantes ! Thérèse n'est donc plus sur la terre ,
elle vit avec les anges; elle croit être avec son
Époux. Et ne vous en étonnez pas : l'espérance a
pu faire un si grand miracle. Car comme les per-
sonnes agiles , pourvu qu'elles puissent appuyer
la main, porteront après aisément le corps ; ainsi
l'espérance , qui est la main de l'âme , par la-
quelle elle s'étend aux objets, sitôt qu'elle s'est
appuyé sur Dieu , elle est si forte et si vigoureuse ,
qu'elle y enlève après l'âme tout entière. Vivez
donc heureuse , ô Thérèse , vivez avec cet époux
céleste , qui seul a pu gagner votre cœur. Si vous
ne pouvez encore le joindre , envoyez votre espé-
,rance après lui ; et enrichie par cette espérance,
méprisez hardiment tous les biens du monde. Car
quelle possession se peut égaler à une espérance
si belle, et quels biens présents ne céderaient
pas à ce bienheureux avenir 1
Où courez-vous, mortels abusés, et pourquoi
allez-vous errants de vanités en vanités , toujours
attirés et toujours trompés par des espérances nou-
velles? Si vous recherchez des biens effectifs,
pourquoi poursuivez -vous ceux du monde, qui
passent légèrement comme un songe ? Et si vous
vous repaissez d'espérances , que n'en choisissez-
vous qui soient assurées? Dieu vous promet : pour-
quoi doutez-vous? Dieu vous parle : que ne sui-
vez-vous? H vaut mieux espérer de lui, que de
recevoir les faveurs des autres; et les biens qu'il
' ^."'1 XI!, 1:2.
promet çont plus assurés que tous ceux que le
monde doime. Espérez donc avec Thérèse ; et
pour voir manifestement combien estgrand le bien
qu'elle cherche, regardez de quelle ardeur elle
y court, et par quels désirs elle s'y élance : c'est
ma deuxième partie.
SECOND POINT.
C'est une loi de la Providence, que la jouis-
sance succède aux désirs ; et le chrétien ne mérite
pas de se réjouir dans le ciel , s'il n'a auparavant
appris à gémir dans ce lieu de pèlerinage. Car
pour être vrai chrétien , il faut sentir qu'on est
voyageur ; et vous m'avouerez aisément que celui-
là ne la connaît pas, qui ne soupire point après sa
patrie. C'est pourquoi saint Augustin a dit ces
beaux mots , qui méritent bien d'être médités :
Qui non gémit père g rinus, non gaudebit civis' :
« Celui qui ne gémit pas comme voyageur, ne
« se réjouira pas comme citoyen ; » c'est-à-dire, si
nous l'entendons , il ne sera jamais habitant du
ciel, parce qu'il a voulu l'être de la terre : puisqu'il
refuse le travail du voyage , il n'aura pas le repos
de la patrie; et s' arrêtant où il faut marcher, il
n'arrivera pas où il faut parvenir : Qui non gé-
mit peregrinus, non gaudebit civis. Ceux au
contraire qui déploreront leur exil, seront ha-
bitants du ciel ; parce qu'ils ne veulent pas l'être
de ce monde, et qu'ils tendent par de saints dé-
sirs à la Jérusalem bienheureuse. Il faut donc,
mes frères, que nous gémissions. C'est à vous,
heureux citoyens de la céleste Jérusalem, c'est à
vous qu'appartient la joie ; mais pendant que nous
languissons eu ce lieu d'exil, les pleurs et les
désirs font notre partage. Et David a exprimé nos
vrais sentiments , quand il a chanté d'une voix
plaintive : Super flumina BabyloniSy illic se-
dimus; etjlevimus,dum recordaremur Sio7i^ :
" Assis sur les fleuves de Babylone , nous avons
« gémi et pleuré en nous souvenant de Sion. «
Remarquez ici , chrétiens , les deux causes de
la douleur que ressent une âme pieuse , qui at-
tend avec l'apôtre l'adoption des enfants de Dieu^.
Pour quelle cause soupirez-vous donc , âme sain-
te, âme gémissante, et quel est le sujet de vos
plaintes? Le prophète en rapporte deux; c'est le .
souvenir de Sion, et les fleuves de Babylone. Pou-
quoi ne voulez- vous pas qu'elle pleure, éloignée
de ce qu'elle cherche , et exposée au milieu de ce
qu'elle fuit? Elle aime la paix de Sion , et elle se
sent reléguée dans les troubles de Babylone ou
elle ne voit que des eaux courantes ; c'est-à- dire,
des plaisirs qui passent : Super flumina BabfjlO'
r,)ifir. in PmI. CXI.III ,
Ps. (A\\VI.
tvilJl. VU! , -i
4, t. IV, col
DE SAINTK THERESE
52 f
nis. Et pendant quelle ne voit rien qui ne passe,
ri le se souvient de Sion, de cette Jérusalem bien-
luHireuse, où toutes choses sont permanentes.
Ainsi, dans la diversité de ces deux objets, elle
ne sait ce qui l'afflige le plus, de Babylone où
elle se voit , ou de Sion d'où elle est bannie , et
c'est pour cela que sainte Thérèse ne peut mo-
dérer ses douleurs.
Que dirai-jc ici , chrétiens? qui me donnera
des paroles, pour vous exprimer dignement la
divine ardeur qui la presse? Mais quand je pour-
rais la représenter aussi forte et aussi fervente
qu'elle est dans le cœur de Thérèse , qui compren-
dra ce que j'ai à dire? et nos esprits attachés à
la terre, enlendront ils ces transports célestes?
Disons néanmoins , comme nous pourrons , ce que
son histoire raconte; disons que l'admirable Thé-
rèse, nuit et jour, sans aucun repos ni trêve,
soupirait après son divin Époux ; disons que, son
amour s'augmentant toujours, elle ne pouvait
plus supporter la vie , qu'elle déchirait sa poitrine
par des cris et par des sanglots , et que cette dou-
leur l'agitait de sorte, qu'il semblait à chaque
moment qu'elle allait rendre les derniers soupirs.
Je vous vois étonnés , fidèles : l'amour aveugle
des biens périssables ne vous permet pas de com-
prendre de quelle sorte ces beaux mouvements
peuvent être formés dans les cœurs. Mais quittez
cet étonuement. Il faut , s'il se peut , vous le faire
entendre, en vous décrivant en un mot quelle est
la force de la charité , en vous le montrant par
les Écritures.
Sachez donc que c'est la charité qui presse
Thérèse, charité toujours vive, toujours agis-
sante , qui pousse sans relâche du côté du ciel
les âmes qu'elle a blessées, et qu'elle ne cesse de
travailler par de saintes inquiétudes , jusqu'à ce
qu'elles y soient établies. C'est pourquoi le grand
Paul en étant rempli , jeûne continuellement; il
pleure, il soupire, il se plaint en lui-même, il est
pressé et violenté, il souffre des douleurs pareilles
à celles de l'enfantement, et son âme ne cherche
qu'à sortir du corps : Infelix ego homo ! quis me
liberabitdecorpore mortis hujus ■?« Malheureux
« homme que je suis! qui me délivrera de ce
■ corps de mort? ■> Quelle est la cause de ces
transports? c'est la charité qui le presse : c'est
ce feu divin et céleste , qui, détenu contre sa na-
ture dans un corps mortel , tâche de s'ouvrir par
force un passage ; et frappant de toutes parts avec
violence , par des désirs ardents et impétueux il
tbranle tous les fondements de la prison qui l'en-
serre. De là ces pleurs , de là ces sanglots, de là ces
douleurs excessives, qui mettraient sans doute
TLérèse au tombeau , si Dieu , par un secret de
' &om. vn, 24.
sa providence, ne la voulait conserver encore
pour la rendre plus digne de son amour.
Et c'est ici qu'il faut vous représenter un nou-
veau genre de martyre que la charité fait souf-
frir à l'incomparable Thérèse. Dieu l'attire , et
Dieu la retient. Il lui ordonne de courir au ciel,
et il veut qu'elle demeure en la terre : d'un côté
il lui découvre d'une même vue toutes les misè-
res de cet exil , tous les charmes et tous les at-
traitsdesa vision bienheureuse, non point dans
l'obscurité des discours humains, mais dans la
lumière claire et pénétrante de sa vérité infinie ;
mais comme elle pense se jeter à lui , charmée de
ses beautés immortelles , aussitôt il lui fait con '
naître qu'il la veut encore retenir au monde.
Qu'est-ce à dire ceci , ô grand Dieu ! est-il digne
de votre bonté , de tourmenter ainsi un cœur qui
vous aime? Si vous inspirez ces désirs, pourquoi
refusez-vous de les satisfaire? Ou ne la tirez pas
avec tant de force , ou permettez-lui de vous sui-
vre. IS'e voyez-vous pas , ô Époux céleste , qu'elle
ne sait à quoi arrêter son choix? Vous l'appelez ,
vous la repoussez : si bien que, pendant qu'elle
court à vous, elle se déchire elle-même; et son
âme ensanglantée par la violence de ces mou-
vements opposés, que vous la forcez de souffrir,
ne trouve plus de consolation. En cet état, où
vous la mettez, n'a-t-elle pas raison de vous
dire : Quare posuisti me contrarium tibi '?
Dans les désirs que vous m'inspirez, c'est vous
qui me rendez contraire à vous-même? Ou qu'une
autre main l'attire , ou qu'une autre main la re-
tienne.
0 merveille des desseins de Dieu ! ô conduite
impénétrable de ses jugements dans l'opération
de sa grâce ! Quis loquetur potentias Domini,
auditas faciet omncs laudes ejus *? Qui nous
expliquera ce mystère? qui nous dira les moyens
secrets par lesquels le Saint-Esprit purifie les
cœurs? Il sait bien que dans ces combats, dans
ces mystérieuses contrariétés, il s'allume un feu
dans les âmes qui les rend tous les jours plus pu-
res. Il fait naître de saints désirs; et il se plaît
de les enflammer, en diiférant de les satisfaire.
Il se plaît à regarder du plus haut des cieux (jue
Thérèse meurt tous les jours, parce qu'elle ne
peut pas mourir une fois : Quotidie morior^^ dit
le saint apôtre; et il reçoit tous les jours mille
sacrifices, en retardant le dernier. Mais je passe
encore plus loin : pourrai-je bien dire ce que je
pense? Il voit que, par un secret merveilleux,
elle se détache d'autant plus du corps, qu'elle a
plus de peine à s'en détacher; et que dans l tf-
' Joh. vu, 20.
» Ps. f.V, 2.
' 1. Cor XV , 31
522
PANEGYRIQUE
fort qu'elle fait pour s'en séparer tout entière , elle
le fuit d'autant plus qu'elle s'y sent plus long-
temps et plusvioiemment retenue. C'est pourquoi
si la violence de ses désirs ne peut rompre les
liens du corps, ils en éteignent tous les senti-
ments , ils en mortifient tous les appétits : elle ne
vit plus pour la chair; et enfin elle devient tous
les jours et plus libre, et plus dégagée par cette
perpétuelle agitation , comme un oiseau qui bat-
tant des ailes secoue l'humidité qui les rend pe-
santes , ou dissipe le froid qui les engourdit : si
bien que , portée par ces saints désirs , elle paraît
détachée du corps pour vivre et converser avec
les anges : Nostra convei'satio in cœlis est.
Heureuses mille et mille fois lésâmes qui dési-
rent ainsi Jésus-Christ ! Mais cependant ses ar-
deurs s'augmentent, et ce feu si vif et si agissant
ne peut plus être retenu sous la cendre d'une
chair mortelle. Cette divine maladie d'amour pre-
nant tous les jours de nouvelles forces, elle ne
peut plus supporter la vie. Chaste Époux qui l'a-
vez blessée , que tardez-vous à la mettre au ciel ,
où elle s'élève par de saints désirs , et où elle
semble déjà transportée par la meilleure partie
d'elle-même? ou , s'il vous plaît qu'elle vive en-
core , quel remède trouverez -vous à ses peines ?
La mort? mais il vous plaît de la différer, pour
élever sa perfection à l'état glorieux et surémi-
nent que votre providence a marqué pour elle.
L'espérance? mais elle la tue; parce qu'en lui
disant qu'elle vous verra, elle lui dit aussi dans
le même temps qu'elle n'est pas encore avec vous.
Que ferez-vous donc , 6 Sauveur, et de quoi sou-
tiendrez-vous votre amante , dont le cœur lan-
guit après vous? Chrétiens, il sait le secret de lui
faire trouver du goût dans la vie. Quel secret?
secret merveilleux. Il lui enverra des afflictions;
il éprouvera son amour par de continuelles souf-
frances : secret étrange, selon le monde; mais
sage, admirable, infaillible, selon les maximes
de l'Evangile. C'est par où je m'en vais conclure.
TBOISIÈME POINT.
La langueur de sainte Thérèse ne peut donc
plus être soutenue que par des souffrances ; et
dans l'ennui qu'elle a de la vie, elle ne trouve
point de consolation que de dire continuellement
à son Dieu : Seigneur, « ou souffrir, ou mourir : »
Aut pati, autmori. Il est digne de votre audience
de comprendre solidement toute la force de cette
parole; et quand je vous en aurai découvert le
sens, vous confesserez avec moi qu'elle renferme
comme eu abrégé toute la doctrine du Fils de
Dieu, et tout l'esprit du christianisme. Mais
observez avant toutes choses la merveilleuse con-
trariété des inclinations naturelles, et de cclh»
que la grâce inspire.
La première inclination que la nature nous
donne, c'est sans doute l'amour de la vie ; |a se-
conde, qui la suit de près ou qui peut-être est
encore plus forte, c'est l'amour des plaisirs du
monde, sans lesquels la vie serait ennuyeuse.
Car, mes frères, il est véritable : quelque amour
que nous ayons pour la vii! , nous ne la pourrions
supporter si elle n'avait des contentements; et
jugez-en par expérience. Combien longues, com-
bien ennuyeuses vous paraissent ces tristes jour-
nées que vous passez sans aucun plaisir de con-
versation ou de jeu , ou de quelque autre diver-
tissement! ne vous semble-t-il pas alors, si je
puis parler de la sorte , que les jours sont durs et
pesants : Pondus lUei; c'est ce qui s'appelle le
poids du jour : c'est pourquoi ils vous sont à
charge , et vous ne pouvez supporter ce poids.
Au contraire est-il rien qui aille plus vite ni qui
s'écoule, s'échappe et vole plus légèrement que
le temps passé parmi les délices? De là vient
que ce roi mourant , auquel Isaïe rendit la santé ,
se plaint qu'on tranche le cours de sa vie lors-
qu'il ne faisait que la commencer : Dum adimc
ordirer, succidit me : de mane usque ad vcspc-
ram finies me « : « Je finis lorsque je commence,
« et ma vie s'est achevée du matin au soir ! » Que
veut dire ce prince malade : il avait près de (jua-
rante ans ; cependant il s'imagine qu'il ne fait
que de naître, et il ne compte encore qu'un jour
de son âge? C'est que sa vie passée dans le luxe,
dans le plaisir du commandement et dans une
abondance royale, ne lui faisait prescpie point
sentir sa durée , tant elle coulait doucement. Je
vous parle ici , chrétiens , dans le sentiment des
hommes du monde , qui ne vivent que pour les
plaisirs ; et c'est afin que vous compreniez quel
étrange renversement des inclinations naturelles
apporte l'esprit du christianisme dans les âmes
qui en sont remplies : et voyez-le par l'exemple
de sainte Thérèse.
Les afflictions , les douleurs aiguës , ce cruel
amas de maux et de peines sous lequel elle pa-
raît accablée , et qui pourrait contraindre les plus
patients à appeler la mort au secours ; c'est ce qui
lui fait désirer de vivre : et au lieu que la vie est
amère aux autres, si elle n'est adoucie par les
voluptés ; elle n'est amère à Thérèse que lorsqu'el le
y jouit de quelque repos. Qui lui donne ces désirs
étranges? d'où lui viennent ces inclinations si
cojitraires à la nature? En voici la raison solide;
c'est qu'il n'est rien de plus opposé que de vivre
selon la nature , et de vivre selon la grâce : c'est ,
I is. \x\vin, li
DE SAINTE THERESE.
523
fomme dit l'apôtre saint Paul ■ , qu'elle n'a pas
reçu l'esprit de ce monde, mais un esprit victo-
rieux du monde ; c'est que , pleine de Jésus-Christ,
elle veut vivre selon Jésus-Christ. Ce Jésus, ce
divin Sauveur, n'a vécu que pour endurer; et il
m'est aisé de vous faire voir, par les Écritures
divines, qu'il n'a voulu étendre sa vie qu'autant
fte temps qu'il fallait souffrir. Entendez donc
rncore cette vérité, par laquelle j'achèverai ce
iscours , et qui en fera tout le fruit.
Je ne métonne pas, chrétiens, que Jésus ait
voulu mourir : il devait ce sacrifice à son Père,
pour apaiser sa juste fureur, et le rendre propice
aux hommes. Mais qu'était-il nécessaire qu'il
passât ses jours , et ensuite qu'il les finît parmi
tant de maux ? C'est pour la raison que j'ai dite.
Étant l'homme de douleurs, comme l'appelait le
prophète', il n"a voulu vivre que pour endurer;
ou , pour le dire plus fortement par un beau mot
de Tertullien, il a voulu se rassasier, avant que
de mourir, par la volupté de la patience: Sagi-
nari voluptate patientiœ discessums volebat^.
^oilàune étrange faconde parler. Nediriez-vous
pas , chrétiens , que , selon le sentiment de ce
Père, toute la vie du Sauveur était un festin,
dont tous les mets étaient des tourments? Festin
étrange, selon le siècle; mais cpie Jésus a jugé
digne de son goût. Sa mort suffisait pour notre
salut; mais sa mort ne suffisait pas à ce mer-
veilleux appétit qu'il avait de souffrir pour nous.
11 a fallu y joindre les fouets , et cette sanglante
couronne qui perce sa tête, et tout ce cruel ap-
pareil de supplices épouvantables : et cela pour
quelle raison? C'est que ne vivant que pour endu-
rer, « il voulait se rassasier, avant que de raou-
« rir, de ia volupté de souffrir pour nous : « Sagi-
nari voluptate patientiœ discessums volebat.
Mais pour vousconvaincreplus clairement de
la vérité que je proche, regardez ce que fait Jésus
à la croix. Ce Dieu avide de souffrir pour Thom-
me , tout épuisé , tout mourant qu'il est , consi-
dère que les prophéties lui promettent encore
un breuvage amer dans sa soif : il le demande
avec un grand cri , et après cette aigreur et cette
amertume dont le Juif impitoyable arrose sa lan-
gue, que fait-il? Il me semble qu'il se tourne du
côté du ciel. Ehbien ! dit-il , ô mon Père,ai-je bu
tout le calice que votre providence m'avait pré-
paré ? ou bien , reste-t-il quelque peine quïl soit
nécessaire que j'endure encore ? Donnez , je suis
prêt, ô mon Dieu! Paratum cor 7neum, Deus,
paratum cor meum *. Je veux boire tout le calice
' I. Cor. n, 12.
' Isai. LUI , 3.
3 /;.-• Palkiit. n° 3.
' Piul.C\ll,-i.
de ma passion , et je n'en veux pas perdre uue
seule goutte. Là, voyant dans ses décrets éternels
qu'il n'y a plus rien à souffrir pour lui : Ah î dit-
; il , c'en e^t fait , " tout est consommé , » Con-
j smnmatum est' : sortons, il n'y a plus rien à
t faire en ce monde ; et aussitôt il rendit son âme
I à son Père. Et par là ne paraît-il pas, chrétiens,
qu'il ne vit que pour endurer, puisque, lorsqu'il
aperçoit la fin des souffrances, il s'écrie : Tout est
achevé, et qu'il ne veut plus prolonger sa vie?
Tel est l'esprit du sauveur Jésus, et c'est lui
qui l'a répandu sur Thérèse sa pudique épouse.
Elle veut aussi souffrir ou mourir; et son amour
ne peut endurer qu'aucune cause retarde sa mort,
sinon celle qui a différé la mort du Sauveur,
chrétiens , échauffons nos cœurs par la vue de ce
grand exemple , et apprenons de sainte Thérèse
qu'il nous faut nécessairement souffrir ou mourir.
Et un chrétien en peut-il douter? Si nous som-
mes de vrais chrétiens , ne devons-nous pas dé-
sirer d'être toujours avec Jésus-Christ? Or, mes
frères, où le trouve- t-on cet aimable Sauveur de
nos âmes? En quel lieu peut-on l'embrasser? On
ne le trouve qu'eu ces deux lieux : dans sa gloire
ou dans ses supplices, sur son trône ou bien sursa
croix. Nous devons donc, pour être avec lui, ou
bien l'embrasser dans son trône, et c'est ce que
nousdonne lamort, ou bien nous uniràsa croix,
et c'est ce que nous avons par les souffrances;
tellement qu'il faut souffrir ou mourir, afin de ne
quitter jamais le Sauveur. Et quand Thérèse fait
cette prière : Que je souffre, ou bien que je
meure , c'est de même que si elle eût dit : A quel-
que prix que ce soit , je veux être avec Jésus-
Christ. S'il ne m'est pas encore permis de l'ac-
compagner dans sa gloire , je le suivrai du moins
parmi ses souffrances , afin que , n'ayant pas le
bonheur de le contempler assis dans son trône,
j'aiedu moins la consolation de l'embrasser pendu
à sa croix.
Souffrons donc, souffrons, chrétiens, ce qu'il
plaît à Dieu de nous envoyer, les afflictions et les
maladies , les misères et la pauvreté, les injures
et les calomnies; tâchons de porter d'un courage
ferme telle partie de sa croix dont il lui plaira
de nous honorer. Quoique tous nos sens y répu-
gnent, il est doux de souffrir avec Jésus-Christ ^
puisque ces souffrances nous font espérer ia
société de sa gloire ; et cette pensée doit fortifier
ceux qui vivent dans la douleur et l'affliction.
Mais pour vous , fortunés du siècle , à qui la
faveur, les richesses, le crédit et l'autorité fait
trouver la vie si commode , et qui , dans cet état
paisible , semblez être exempts des misères qui
affligent les autres hommes , que vous dirai-ja
' Joan. XIX , 30.
52 4
PANÉGYRIQUE
aujourd'hui , et quelle croix vous laisserai-je en
partage? Je pourrais vous représenter que peut-
être ces beaux jours passeront bien vite , que la
fortune n'est pas si constante qu'on ne voie aisé-
ment finir ses faveurs , ni la vie si abondante en
plaisir qu'elle n'en soit bientôt épuisée. Mais
avant ces grands changements, au milieu des
prospérités, que ferez- vous, que souffrirez- vous
pour porter la croix de Jésus? Abandonner les
richesses , macérer le corps? Non, je ne vous dis
pas, chrétiens, que vous abandonniez vos ri-
chesses , ni que vous macériez vos corps par de
longues mortifications : heureux ceux qui le peu-
vent faire dans l'esprit de la pénitence ! mais tout
le monde n'a pas ce courage. Jetez , jetez seule-
ment les yeux sur les pauvres membres de Jésus-
Christ; qui étant accablés de maux ne trouvent
point de consolations. Souffrez en eux , souffrez
avec eux, descendez à leur misère par la compas-
sion, chargez- vous volontairement d'une partie
des maux qu'ils endurent; et leur prêtant vos
mains charitables , aidez-leur à porter la croix,
sous la pesanteur de laquelle vous les voyez suer
et gémir. Prosternez-vous humblement aux pieds
de ce Dieu crucifié ; dites-lui, honteux et confus :
Puisque vous ne m'avez point jugé digne de me
faire part de votre croix , permettez du moins ,
ô Sauveur, que j'emprunte celle des autres, et
que je la puisse porter avec eux : donnez-moi un
cœur tendre, un cœur fraternel, un cœur véri-
tablement chrétien , par lequel je puisse sentir
leurs douleurs , et participer du moins de la sorte
aux bénédictions de ceux qui souffrent.
Madame
Permettez-moi de vous dire , avec le respect
d'un sujet et la liberté d'un prédicateur, que
cette instruction salutaire regarde principalement
Votre Majesté. Nous répandons tous les jours
des vœux pour sa gloire et pour sa grandeur :
nous prions Dieu , avec tout le zèle que notre de-
voir nous peut inspirer, que sa main ne se lasse
pas de verser ses bienfaits sur elle; et afin que
votre joie soit pleine et entière , qu'il fasse que
ce grand roi votre fils , à mesure qu'il s'avance
en âge , devienne tous les jours plus cher à ses
peuples , et plus l'edoutable à ses ennemis. Mais
parmi tant de prospérités , nous ne croyons pas
être criminels , si nous lui souhaitons aussi des
douleurs. J'entends, madame, ces douleurs si
saintes, qui saisissent les cœurs chrétiens à la
vue des afflictions, et leur font sentir les misères
des pauvres membres du Fils de Dieu. Votre Ma-
iesté les ressent, madame; toute la France a vu
des marques de cette bonté qui lui est si naturelle.
Mais , madame, ce u est pas assez ; tâchez d'aug-
menter tous les jours ces pieuses inquiétudes
qui travaillent Votre Majesté en faveur des misé-
rables. Dans ce secret, dans cette retraite où les
heures vous semblent si douces , parce que vous
les passez avec Dieu, affligez-vous devant lui
des longues souffrances de la chrétienté désolée,
et surtout des peuples qui vous sont soumis; et
pendant que vous formez de saintes résolutions
d'y apporter le soulagement que les affaires pour-
ront permettre ; pendant que notre victorieux
monarque avance tous les jours l'ouvrage de la
paix par ses victoires , et par cette vie agissante à
laquelle il s'accoutume dès sa jeunesse : attirez-
la du ciel par vos vœux ; et pour récompense de
ces douleurs que la charité vous inspirera, puis-
siez-vous jamais n'en ressentir d'autres , et après
une longue vie recevoir enfin de la main de Dieu
une couronne plus glorieuse que celle qui envi-
ronne votre front auguste. Faites ainsi , grand
Dieu , à cause de votre bonté et de votre miséri-
corde infinie. Amen.
Sire "
Nous prions Dieu , avec tout le zèle que l'a-
mour et le devoir nous peut inspirer, que, mul-
tipUant ses victoires, il égale votre renommée à
celle des plus fameux conquérants. Mais parmi
toutes ces prospérités , nous ne croyons pas être
criminels si nous lui souhaitons aussi des dou-
leurs : j'entends, sire, ces saintes douleurs qui
saisissent les cœurs chrétiens à la vue des afflic-
tions, et qui leur fait sentir les misères des pau-
vres membres de Jésus-Christ. Sire, ces dou-
leurs sont dignes des rois, et s'ils sont le cœur
des royaumes qu'ils animent par leur influence,
il est juste que, comme le cœur, ils ressentent
aussi les impressions des maux qu'endurent les
autres parties. Votre Majesté les ressent, sire;
elle fait la guerre dans cet esprit : elle étend bien
loin ses conquêtes, elle s'accoutume dès sa jeu-
nesse à cette vie agissante , pour assurer la tran-
quillité publique : elle sent et elle plaint les maux
de ses peuples; elle ne i-espire qu'à les soulager.
Pour récompense de ces douleurs que sa bonté
lui fait pressentir, puisse-t-elle jamais n'en éprou-
ver d'autres , et après une longue vie recevoir en- ■
fin de la main de Dieu une couronne plus glo-
rieuse que celle qui environne son front auguste !.
* Bossuet adressa ce discours nu roi, dans une autre oc-
casion où il préclia ce sermon en sa présence. ( Édit. de De^
J'oris. )
DE SAINTE CATIIKRINE.
PANÉGYRIQUE
63S
SAINTK CATHKRLNK'.
Abus que les hommes font de la science. I^i bonne vie, IV--
dificntion des âmes, le triomphe de la vérilé, lin à laquelle
doit être rapportée toute la science du cluutiauisme.
Dédit un sclenfiam snncforum.
n lui a doDiié /a science des saiuts. Sap. x , 10.
Encore que rennemi de notre salut ne se dé-
si.<*te jamais de la folle et téméraire entreprise de
renverser l'Église de Dieu , toutefois nous voyons
par les Ecritures qu'il n'agit pas toujours par la
force ouverte. Souvent il paraît en tyran, il per-
sécute les fidèles; mais souvent, dit Saint Augus-
tin', il fait le docteur, et il se mêle de les ensei-
gner : de sorte qu'il ne suffit pas que Dieu ait
opposé à ses violences la victorieuse armée des
martyrs , dont le courage invincible a épuisé la
cruauté de tous les supplices; mais il est égale-
ment nécessaire qu'il éclaire aussi des docteurs,
pour combattre les dangereuses maximes par
lesquelles son ennemi tâche de corrompre la
simplicité de la foi , et de détruire la vérité de
son Évangile.
C'est un grand miracle, messieurs, qu'une
fiile de dix-huit ans ait osé marcher sous les éten-
dards de cette armée laborieuse et entrepre-
nante , dont la discipline est si dure , qu'elle ne
doit l'emporter sur SQg ennemis qu'en les lassant
par sa patience : mais je ne crains point d'assurer
que c'est quelque chose encore de plus admira-
ble, qu'elle tienne rang parmi les docteurs; et
que Dieu unissant en elle, si je puis parler de la
sorte , toute la force de son Saint-Esprit , elle ait
été aussi éclairée pour annoncer la vérité, qu'elle
a paru déterminée à mourir pour elle. Un tel
prodige , messieurs , n'est pas proposé en vain à
l'Eglise ; et nous en tirerons de grandes lumières
pour la conduite de notre vie , si Dieu , fléchi
par la sainte Vierge , dont nous implorons le se-
cours, daigne diriger nos pensées, et bénir nos
intentions. Disons donc avant toutes choses, Ave.
Je n'ignore pas , chrétiens , que la science ne
soit un présent du ciel , et qu'elle n'apporte au
monde de grands avantages : je sais qu'elle est
la lumière de l'entendement, la guide de la vo-
' Quoique la Légende de sainte Catherine qu'a suivie Bos-
suet dans ce discours, n'ait point d'authenticité, comme les
cntiques en conviennent , cela ne nuit en rien à la solidité des
instructions que le prédicateur en a tirées. (Édit de f'er-
tatlles. )
' Eivir. in Psal. xxxix , n" i , ?. -7 , »!. 326.
lontc, la nourrice ae ,a venu, l'âme de la vé-
rité, la compagne de la sagesse, la mère des
bons conseils; en un mot, l'âme de l'esprit, et
la maîtresse de la vie humaine. Mais comme il est
naturel à l'homme de corrompre les meilleures
choses, cette science, qui a mérité de si grands
éloges , se gâte le plus souvent en nos mains par
l'usage que nous en faisons. C'est elle qui s'est
élevée contre la science de Dieu : c'est elle qui
promettant de nous éclaireir, nous aveugle plu-
tôt par l'orgueil ; c'est elle qui nous fait adorer
nos propres pensées sous le nom auguste de la
vérité; qui, sous prétexte de nourrir l'esprit,
étouffe les bonnes affections, et enfin qui fait
succéder à la recherche du bien véritable, une
curiosité vague et infinie, source inépuisable
d'erreurs et d'égarements très-pernicieux.
Mais je n'aurais jamais fait, messieurs, si je
voulais raconter les maux que fait naître l'amour
des sciences , et vous dire tous les périls dans
lesquels il engage les enfants d'Adam, qu'uu
aveugle désir de savoir a rendu avec sa race
justement maudite, le jouet de la vanité, aussi
bien que le théâtre de la misère. Un docteur ins-
piré de Dieu , et qui a puisé sa science dans Yo-
raison , en réduit tous les abus à trois chefs. Trois
sortes d'honames, dit saint Bernard', recher-
chent la science désordonnément. «■ Il y en a qui
« veulent savoir, mais seulement pour savoir; et
« c'est une mauvaise curiosité : » Quidam scire
volunt, ut sciant; et turpis curiositas est. « Il
« y en a qui veulent savoir, mais qui se proposent
« pour but de leurs grandes et vastes connais-
« sances , de se faire connaître eux-mêmes , et de
« se rendre célèbres ; et c'est une vanité d'ange-
« reuse: » Quidam scire volunt, utscianturipsi;
et turpis vanitas est. « Enfin il y en a qui veulent
« savoir, mais qui ne désirent avoir de science
- que pour en faire trafic, et pour amasser des
« richesses: et c'est une honteuse avarice : » Qui-
dam scire volunt, utscientiam sûam vendant;
et turpis quœstus est. Il y eo a donc, comme
vous voyez, à qui la science ne sert que d'un
vain spectacle; d'autre à qui elle sert pour la
montre et pour l'appareil ; d'autres à qui elle ne
sert que pour le trafic, si je puis parler de la
sorte. Tous trois corrompent la science, tous
trois sont corrompus par la science. La science
étant regardée en ces trois manières, qu'est-ce
autre chose, mes frères, « qu'une très-mauvaise
« occupation qui travaille les enfants des hom-
« mes, » comme parle l'Ecclésiaste? Pessimam
hanc occupationem dédit Deusjiliis hominum,
utoccuparenturtn ea '.
' lu Cnnt. Serm. xxivi, n" 3, 1 1, col. I40a
■• £ccles.i, Vi.
hIA PANEGYRIQUE
Curieux , qui vous repaissez d'une spéculation
stérile et oisive, saciiez que cette vive lumière,
qui vous charme dans la science , ne lui est pas
donnée seulement pour réjouir votre vue, mais
pour conduire vos pas , et régler vos volontés.
Esprits vains , qui faites trophée de votre doc-
trine avec tant de pompe , pour attirer des louan-
ges , sachez que ce talent glorieux ne vous a pas
été confié pour vous faire valoir vous-mêmes,
mais pour faire triompher la vérité. Ames lâches
et intéressées, qui n'employez la science que
pour gagner les biens de la terre , méditez sé-
rieusement qu'un trésor si divin n'est pas fait
pour cet indigne trafic; et que s'il entre dans le
commerce, c'est d'une manière plus haute, et
pour une fin plus sublime , c'est-à-dire , pour né-
gocier le salut des âmes. C'est ainsi que la glo-
rieuse sainte Catherine , que nous honorons , a usé
de ce don du ciel. Elle a contemplé au dedans la
lumière de la science, non pour contenter son
esprit, mais pour diriger ses affections : elle l'a
répandue au dehors au milieu des philosophes
et des grands du monde, non pour établir sa
réputation , mais pour faire triompher l'Évangile :
enfin elle l'a fait profiter, et l'a mise dans le com-
merce, non pour acquérir des biens temporels,
mais pour gagner des âmes à Jésus-Christ : c'est
par où je me propose de vous faire entendre
qu'elle possède la science des saints et c'est tout
le sujet de ce discours.
PREMIER POINT.
Je ne suis pas fort surpris que les sciences
profanes soient considérées comme un divertis-
sement de l'esprit : elles ont si peu de solidité ,
que l'on peut, sans grande injure, n'en faire
qu'un jeu. Mais que l'on regarde Jésus-Christ
comme un sujet de recherches curieuses , et que
tant d'hommes se persuadent d'être bien savants
dans les mystères de son royaume, quand ils
ont trouvé dtius son Évangile de quoi exercer
leur esprit par des questions délicates, ou de
quoi l'amuser par des méditations agréables;
c'est ce qui ne se peut souffrir à des chrétiens.
Parce que Jésus-Christ est une lumière , ils s'ima-
ginent peut-être qu'il suffit de la contempler et
de se réjouir à sa vue ; mais ils devraient penser
au contraire que cette lumière n'éclaire que ceux
qui la suivent , et non simplement ceux qui la
regardent. « Qui me suit , nous dit-il , et non qui
« me voit , ne marche point dans les ténèbres : »
Qui sequitur me, non ambulat in tenehris^.
Par où il nous fait entendre que qui le voit sans
le suivre , n'en marche pas moins dans la nuit
' Jonn. vm, >2.
et dans les ombres de la mort. Ainsi « celui qui
« se vante de le connaître, et qui ne garde pas
« ses commandements, est un menteur, dit saint
« Jean , et la vérité n'est pas en lui : » Qv dicit
se nosse Deuni, et mandata ejus 7ion cmlodii^
mendaxest, et in hoc veritas non est^. Pour-
quoi ne connaît-il point Jésus-Christ? parce qu'il
ne le connaît point tel qu'il est : je veux dire
qu'il le connaît comme la vérité; mais il ne le
connaît pas comme la voie: et Jésus-Christ,
comme vous savez , est lun et l'autre. « Je suis ,
dit-il , la voie et la vérité Ego sum via et ve-
ritas^ \ vérité qui doit être méditée par une sé-
rieuse contemplation ; mais voie où il faut entrer
par de pieuses pratiques ^.
* Cela paraît par une belle distinction , que nous appre-
nons de l'Évangile. 11 y a le temps de voir : alors l'esprit
sera satisfait dans toutes ses curiosités raisonnables. «Nous
« verrons face à face : » Facle adfaciem. Maintenant ce
n'est pas le temps , « nous ne voyons qu'en énigme : »
Spéculum in enigniate^. Ainsi il ne faut pas penser en
cette vie à repaître la curiosité et le désir de savoir : c'est
pourquoi, « heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils
« verront Dieu : » JBeati mundo corde, quoniam Deum
videbunt^. Videhunt, ils verront. Alors ce sera le temps
de satisfaire l'esprit ; maintenant c'est le temps de purifier
le cœur. Aussi voyons-nous que le Fils de Dieu nous a
donné des lumières, non autant qu'il en faut pour nous
satisfaire , mais autant qu'il en faut pour nous conduire.
Qand au milieu de la nuit on présente une lampe à un
homme, ce n'est pas pour réjouir sa vue par la beauté de
la lumière : le jour est destiné pour cela. Alors on voit le
soleil qui anime toutes les couleurs , et qui réjouit par une
lumière vive et éclatante toute la face de la nature. Celte
petite lumière qu'on vous met en attendant devant les
yeux, n'est destinée que pour vous conduire. Ainsi en a-t-on
fait aux hommes; et ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'É-
criture elle-même qui compare la saine doctrine « à une
« lampe alluméependant la nuit: » Quasi lucernœ lucenli
in caliginoso loco^. Voici le temps de l'obscurité : ténè-
bres de toutes parts. Cependant , de peur que nous ne nous
heurtions, « Dieu allume devant nos yeux un petit lumi-
« naire : » Luminare minus, ut prœcsset nocti^. II y a
le grand luminaire qui préside au jour : c'est la lumière
de gloire que nous verrons. 11 en faut maintenant un moin-
dre pour présider à la nuit; c'est la doctrine de l'Evangile
au milieu des ténèbres qui nous environnent. « Un petit
« rayon de clarté nous trace un sentier étroit par où nous
« pouvons marcher sûrement , jusqu'à ce que le jour ar-
« rive, et que le soleil se lève en nos cœurs : » Lucerna
in caliginoso loco, donec dies illucescat, et luci/er
oriatur in cordibus nostris. Ne vous arrêtez pas à cette
lumière, seulement pour la contempler. Si vous voulc»
jouir pleinement du spectacle de la lumière, attendez le
jour; cependant marcliez et avancez à la faveur de cette
lumière , qui vous est donnée pour vous conduire : Inspice
et fac secundum exemplar quod iibi in monte mon-
sttatuin est T. Le flambeau allumé devant vous, a de la
• I. Joan. II, 4.
2 Ibid. xiv , 6.
3 I. Coi: XMI, 12.
< Mott. V , 8.
s II. Peir. I, 19.
" Celles. I, IC.
■ Exod. XXV, 40.
DE SAINTE CATHERINE.
C'est donc une maxime infaillible, que lascicnce
du christianisme tend à la pratique et l'action , et
quelle n'illumine que pour échauffer la connais-
sance , que pour exciter les affections. Mais nous
l'entendrons beaucoup mieux , si nous réduisons
les choses au premier principe et à la source de
cette science. Cette source, ce premier principe
de la science des saints, c'est la foi , de laquelle
il nous importe aujourd'hui de bien entendre la
nature , afin de connaître aussi son usage , et ce-
lui de toutes les connaissances qui en dépendent.
Pour cela nous remarquerons que toute la vie
chrétienne nous étant représentée dans les Ecri-
tures comme un édifice spirituel , ces mêmes
Écritures nous disent aussi que la foi en est le
fondement. Saint Pierre ne paraît dans l'Evan-
çile comme le fondement de l'Église, qu'à cause
(f u'en reconnaissant Jésus-Christ , il a posé la
première pierre , et établi le fondement de la foi.
I /apôtre enseigne aux Colossiens, que « nous
■' sommes fondés sur la foi, et que c'est la fermeté
« de ce fondement qui nous rend immobiles et
• inébranlables dans lespérance de l'Évangile ; »
/nfidefunilati, et stabileSy et immobiles a spe
Evangclii\ Et ensuite le même saint Paul défi-
nit la foi , « lappui et le fondement des choses
• qu'il faut espérer*. » C'est pourquoi le saint
concile de Trente , suivant les traces de cette doc-
trine, nous décrit aussi la foi en ces termes : Hu-
manœ salutis initium , fundamentum et radix
totius justijîcationis^ : « Le commencement du
lumière; mais il a encore plus d'ardeur. Jésas-Chrisl dit
Af saint Jean , qui a commencé à faire briller la lumière de
l'Évangile et la science du salut, ^ ces paroles importantes :
Jlle erat lucerna ardens et lucens; et voluistis ad ho-
ram exultare in luce ejus ^. Voilà nos curieux qui veu-
lent se réjouir à la lumière. Pourquoi divisent-ils le flam-
beau , en admirant son éclat, et méprisant son ardeur? il
fallait joindre l'un à l'autre , et se laisser plutôt embraser :
car encore que ce flambeau ait de la lumière , il a beau-
coup plus d'ardeur. La lumière est comme cachée , Tfic-
sfitiri scientiœ absconditi ^; l'ardeur de la charité s'y
découvre de toutes parts : Apparuit hiimanifas et be-
nignifas^. Jésus-Christ nous montre quelque étincelle de
la lumière de vérité à travers des nuages et des paraboles :
il n'y a que la charité qui est étalée à découvert. Pour la
\>ren»ière quelques paroles ; pour la seconde tout son sang.
Pouripioi, sinon pour nous faire entendre qu'il veut luire,
mais qu'il veut encore plus échauffer et embraser les cœurs
par son saint amour ?
Bossnet a supprimé ce morceau, en revoyant son discours.
HoQs l'avons laissé en note, parce qu'il v renvoie dans le Pa-
nc'gyrique de saint François de Sales , comme on l'a remarqué
ci-dessus {Edil. de fcrsailles.)
» Col. 1 , 23.
» Heb.xi, I.
* Sess. VI , cap. s
* Luc. 1 , 77.
* Joan. y, 3.1.
* Col.n,3.
' Tit.iw.i.
" salut de l'homme , la racine et le fondement de
" toute la justice chrétienne. »
Celte qualité de fondement ; attribuée à la foi
par le Saint-Esprit , met , ce me semble , dans un
grand jour la vérité que j'annonce ; et il est main-
tenant bien aisé d'entendre que la foi n'est pas
destinée pour attirer des regards curieux , mais
pour fonder une conduite constante et réglée. Car
I qui ne sait, chrétiens, qu'on ne cherche pas la
j curiosité dans le fondement que l'on cache en
I terre, mais la solidité et la consistance? Ainsi la
I foi chrétienne n'est pas un spectacle pour les }'eux ,
, mais un appui pour les mœurs. Ce fondement est
i mis dans l'obscurité ; mais ce fondement est éta-
; bli avec certitude. Telle est la nature de la foi,
laquelle, comme vous voyez , ne pouvant avoir
l'évidence qui satisfait la curiosité, mais seule-
■ ment la fermeté et la certitude capable de soute-
nir la conduite, il est aisé de comprendre qu'elle
déploie toute sa vertu à nous appliquer à l'action
I et non à nous arrêter à la connaissance.
; Sainte Catherine , messieurs , surmontant par
, la grandeur de son génie la faiblesse ordinaire de
; son sexe, avait appris, dès sa tendre enfance, tou -
I tes les sciences curieuses qui peuvent ou égayer
I ou polir, ou enfin illuminer un esprit bien fait.
\ Mais le maître, qui l'enseignait au dedans, avait
i rempli son esprit de connaissances bien plus pé-
! nétrantes : Aussi le chaste amour qu'elle avait
pour elles l'avait tellement touchée , que mépri-
sant tout le reste, elle rappelait de toutes parts
ses autres pensées pour les réduire à la foi , pour
les appuyer sur ce fondement , pour ensuite les
appliquer de toute sa force aux saintes et bien-
heureuses pratiques de la piété chrétienne.
Si je ne me trompe , messieurs , souvent elle
méditait le raisonnement, et je ne me trompe pas ;
car quiconque est rempli de l'esprit de Dieu , s'il
ne le fait pas dans la même forme que j'ai des-
sein de le proposer, il ne laisse pas toutefois d'être
persuadé de son efficace. Voici donc le raisonne-
ment de la sainte que nous honorons, ou plutôt
le raisonnement du vrai chrétien , que chacun de
nous doit faire en soi-même : J'ai cru à la parole
du Fils de Dieu ; j'ai reçu la doctrine de son Évan-
i gile; j'ai posé par ce moyen un bon fondement,
assuré et inébranlable , contre lequel les portes
de l'enfer ne prévaudront pas : c'est le fonde-
ment de la foi, capable de soutenir immuablement
laconduit«de la vie présente, et l'espérance de
la vie future. Mais qui dit fondement , dit le com-
mencement de quelque édifice ; et qui dit fon-
dement, dit le soutien de quelque chose. Que sï
la foi n'est encore qu'un commencement , il faut
donc achever l'ouvrage ; et si la foi doit être un
soutien , c'est une nécessité de bâtir dessus. Ko*
S28
tre sainte voit si clairement dans une lumière cé-
leste cette conséquence importante , qu'elle n'a
point de repos jusqu'à ce qu'elle aitbâti surlafoi,
et réduit sa connaissance en pratique. Mais un
commencement aussi beau qu'est celui de la foi
en Notre-Seigneur, demande pour y répondre ,
un bâtiment magnifique; et un soutien aussi
ferme, aussi solide, attend quelque structure
hardie, et quelque miracle d'architecture, si je
puis parler de la sorte. Remplie de cette pensée ,
elle ne médite plus rien qui soit ordinaire; elle
n'a plus dans l'esprit que des choses qui surpas-
sent toute la nature; le martyre, la virginité :
celui-là capable de nous faire vaincre toute la fu-
reur des démons , de nous élever au-dessus de la
violence des hommes; celle-ci donnée pour nous
égaler à la pureté des esprits célestes.
Et plût à Dieu , chrétiens , que nous eussions
aujourdhui compris, à l'exemple de cette sainte ,
que quelque grande que soit la foi , quelque lumi-
neuse que soit la science qui est appuyée sur ces
principes, tout cela n'est encore qu'un commen-
cement de l'œuvre qui se prépare ! Peut-être que
nous rougirions de nous arrêter dès le premier
pas , et que nous craindrions de nous attirer ce
reproche de l'Évangile : Hic homo cœpit œdiji-
care^ ; voilà cet homme inconsidéré, ce fou, cet
insensé, qui fait un grand amas de matériaux,
et qui ayant posé tous les fondements d'un édi-
fice superbe et royal , tout d'un coup a quitté
l'ouvrage , et laissé tous ses desseins imparfaits.
Quelle légèreté , ou quelle imprudence !
Mais pensons à nous , chrétiens : c'est nous-
mêmes qui sommes cet homme insensé. Nous
avons commencé un grand bâtiment, nous avons
déjà établi la foi qui en est le fondement immua-
ble, qui rend présentes les choses qu'on espère :
Sperandaruni substantia rerum, dit l'apôtre».
Pour poser ce fondement de la foi, quel effort a-
t-il fallu faire? Le fonds destiné pour le bâtiment
était plus mouvant que le sable : car est- il rien de
moins fixe que l'esprit humain , toujours variable
en ses pensées, vague en ses désirs, chancelant
dans ses résolutions? Il a fallu l'affermir : que de
miracles, que de souffrances, que de prophéties,
que d'enseignements , que d'inspirations, que de
grâces ont été nécessaires pour servir d'appui ! Il
y avait d'un côté des hauteurs superbes qui s'é-
levaient contre Dieu , l'opiniâtreté et la présomp-
tion; il a fallu les abattre et les aplanir : de l'autre,
des précipices affreux, l'erreur, l'ignorance, f ir-
résolution qui menaçait de ruine; il a fallu les
combler. Enfin , que n'a-t-il pas fallu entrepren-
t Luc. \\\' . 30.
» liebr. XI, 1
PANÉGYRIQUE
drp , pour poser ce fondement de la foi ? Et aprèa
dé si grands efforts et tant de préparatifs extra-
ordinaires, on abandonne toute l'entreprise, et
on met des fondements sur lesquels on ne bâtit
rien : peut on voir une pareille folie? Insensés,
ne voyons-nous pas que ce fondement attend l'é-
difice, que ce commencement de la foi demande
sa perfection par la bonne vie, et que ces murail-
les à demi élevées, qui se ruinent parce qu'on né-
glige de les achever, rendent hautement témoi-
gnage contre notre folle et téméraire conduite?
Hic homo cœpit œdificare, et non potuit consuni"
in are.
Mais poussons encore plus loin, et par le môme
principe, disons, insistons toujours : Quelles
choses devons-nous bâtir sur ce fondement de la
foi? Quelles autres choses? Messieurs, il est bien
aisé de l'entendre : des choses proportionnées au
fondement même , des œuvres dignes de la foi
que nous professons. Car un architecte avisé, qui
conduit son entreprise avec art, proportionne de
telle sorte le fondement avec l'édifice, qu'on me-
sure et qu'on découvre déjà l'étendue , l'ordre ,
les hauteurs de tout le palais, en voyant la pro-
fondeur, les alignements , la solidité des fonda-
tions. Ne doutez pas qu'il n'en soit de même,
messieurs, de l'édifice dont nous parlons, qui est
la vie chi'étienne et spirituelle. Que cet édifice est
bien entendu ! Que l'architecte est habile, qui en
a posé le fondement ! Mais de peur que vous en
doutiez , écoutez lapôtre saint Paul : « J'ai dit-
« il, établi le fondement, ainsi qu'un sage archi-
« tecte : » Ut sapiens architectus fundamentum
posui^. Mais peut-être s'est-il trompé. A Dieu ne
plaise, messieurs! car il n'agit pas , dit-il, de
lui-même : « il agit selon la grâce qui lui est don-
« née ; » il bâtit suivant les lumières qu'il a reçues :
Secundum gratiam quœ data est miki. Il a donc
gardé toutes les mesures; et il ne pouvait se
tromper, parce qu'il ne faisait que suivre le plan
qui lui avait été envoyé d'en haut. Secundum
gratiam quœ data est mihi. Que s'il a conduit
toute l'entreprise suivant les instructions et les
règles d'une architecture céleste , qui doute qu'il
n'ait gardé toutes les mesures; et ainsi que le bâ-
timent et l'ordre de l'édifice ne doivent répondre
au fondement qu'a posé ce sage entrepreneur?
C'est pour cela , chrétiens , qu'il n'y a rien de
plus grand , ni de plus magnifique que cet édi-
fice , parce qu'il n'y a rien de plus précieux, ni
de plus solide que ce fondement. Car dites-nous,
ô grand Paul, quel fondement avez-vous posé?
N'entendez- vous pas sa réponse? « On ne peui
« point, dit-il, poser d'autre fondement, sicon
' I. Cor. m, I().
DE S AIME CATHERINE.
52d
• celui que j'ai mis, qui est Jésus-Christ? '■ Fun-
damentum aliud nemo potcst ponere prœtcr id
quod positumest, quod est Christus Jésus'. 0
le merveilleux fondement., qui est établi en
nous par la foil et que saint Paul a raison de
nous avertir de prendre garde avec soin à ce que
nous aurons à bâtir dessus ! Unusquisque vident
quomodo superœdijicel^. Certainement, chré-
tiens , sur on fondement si divin , il ne faut rien
élever qui ne soit auguste : si bien que toute la
science des saints consiste à cpnnaftre ce fon-
dement , et toute la pratique de la sainteté à sa-
voir ériger dessus deschoses qui lui conviennent,
des œuvres qui sentent son esprit, des mœurs ti-
rées sur ses exemples, rrae vie toute formée sur
ses préceptes , sur sa doctrine.
Ainsi sainte Catherine ayant établi ce fonde-
ment, plus elle en connaissait la dignité par la
science des saints , plus elle s'étudiait à bâtir des-
sus un édifice proportionné ; et il est aisé de i'en-
tendre. Un Dieu s'est humilié et anéanti; voilà,
messieurs, le fondement. Qu'est-ce que notre
sainte a bâti dessus? Un mépris de son rang et
de sa noblesse , pour se couvrir tout entière des
opprobres de JésBis-€hrist , et de la glorieuse in-
famie de son Évangile. Un Dieu est né d'une
vierge : voilà le fondement du christianisme ; et
Catherine érige dessus, quoi? l'amour immortel
et incorruptible de la pureté virginale. Un Dieu
a comparu , dit le saint apôtre ^ , devant le tribu-
nal de Ponce-PHate , poar y rendre un témoi-
gnage fidèle : voilà le fondement de la foi, et je
vois sainte Catherine, qui , pour bâtir sur ce fon-
dement, marche au trône des empereurs, pour
y rendre un témoignage semblable , et y soutient
invinciblement la vérité de l'Évangile. Si Jésus
est étendu sur la croix, Catherine se présente
aussi pour être étendue sur une roue : si Jésus
donne tout son sang, Catherine lui rend tout le
sien : et enfin , en toute manière, il n'y a rien de
plus convenable que ce fondement et cet édifice.
Chrétiens, il est véritable : le même fondement
est posé en nous par la grâce du saint baptême ,
et par la profession du christianisme. Mais que
l'édifice est différent , que le reste de la structure
est dissemblable ! Est-ce vous , ô divin Jésus ,
qui êtes le fondement de notre foi? Pourquoi
donc ce mélange indigne de nos désirs criminels
vec ce divin fondement ? 0 foi et science des
retiens! ô vie et pratique des chrétiens! Est-il
rien de plus opposé , ni de plus discordant que
vous êtes? Voyez la bizarrerie. Un fondement
d'or et de pierres précieuses : un bâtiment de
I
' I. Cor. ui, II.
' Ihid. 10.
» I. 7"i»w. n, 13.
■OSSIET — TOME lU.
bois et de paille. Je parle avec l'apôtre ' , qui non»
représente par là les péchés , matière vraiment
combustible, et propre à exciter et entretenir le
feu de la vengeance divine. 0 foi , que vous êtes
pure! ô vie, que vous êtes corrompue! Quels
yeux ne seraient pas choqués dune si haute iné-
galité , si on la regardait avec attention? et faut-il
autre chose que la sainteté de ce fondement,
pour convaincre l'extravagance criminelle de
ceux qui ont élevé cet édifice ?
Éveillons-nous donc , chrétiens ; et que ce mé-
lange prodigieux de Jésus-Christ et du monde,
commençant à offenser notre vue , nous presse a
nous accorder avec nos propres connaissances.
C£u- comment nous pouvons-nous supporter nous-
mêmes, en croyant de si grands mystères, et les
déshonorant tout ensemble par un mépris si ou-
trageux? « Ne porterons -nous donc le nom de
it chrétiens , que pour déshonorer Jésus-Christ? '
Dicuniiir christiani ad conlumeliam Christi '.
Quelle crainte vous peut empêcher de bâtir sur
ces fondements? Ce qu'on vous prêche est grand,
je le sais : se haïr soi-même, dompter ses pas-
sions , se contraindre , se mortifier, vaincre ses
plaisirs, naépriser non-seulement ses biens , mais
sa vie , pour la gloire de Jésus-Christ ; j'avoue
que l'entreprise est hardie : mais voyez aussi ,
chrétiens , combien ce fondement est inébranla»
ble. Quoi! vous n'appuyez dessus qu'en trem-
blant, comme s'il était douteux et mal affermi :
vous marchez dessus d'un pas incertain , vous
n'osez y mettre qu'un pied , et tenez l'autre posé
sur la terre, comme si elle était plus ferme! Et
pourquoi chancelez-vous si longtemps entre ié-
sus-Christ et le monde? Que vous sert de connaî-
tre les vérités saintes, si vous n'allez point après
la lumière qu'elles allument devant vos yeux?
0 Jésus , ô di\in Jésus , nous allons changer
aujourd'hui par votre grâce une conduite si dé-
réglée ; nous ne voulons plus de lumières que
pour les réduire en pratique. Nous ne désirons
de croître en science, que pour nous affermir
dans la piété : nous ferons céder au désir de faire,
la curiosité de connaître ; et nous fortifierons no-
tre volonté par la modération de notre esprit.
Ainsi ayant appris saintement à profiter au de-
dans de notre science , nous pourrons la produire
ensuite dans le même esprit que notre sainte ,
pour glorifier la vérité par un témoignage fidèle :
c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
La vérité est un bien commun : quiconque la
possède, la doit à ses frères, selon les occasions
' I. Cor. m, 12.
' Salv. de Cub. Dti, lib. Tm, n* 2.
530
PANÉGYRIQUE
que Dieu lui présente : et « quiconque se veut
' rendre propre ce bien public de la nature rai-
« sonnable , mérite bien de le perdre , et d'être
" réduit, dit saint Augustin, à ce qui est véritable-
•< ment le propre de l'esprit de l'homme , c'est-
« à-dire, le mensonge et l'erreur : » Quisquis
suum vuitesse guod omnium est, a communi
propellitur ad sua, idest, a veritaie ad men-
âacium \
Par ce principe , messieurs , celui que Dieu a
honoré du don de science est obligé d'éclairer les
autres. Mais comme en faisant connaître la vé-
rité , il se fait paraître lui-même , et que ceux qui
sont instruits par son entremise , lui rendent or-
dinairement des louanges , comme une juste re-
connaissance d'un si grand bienfait; il est à
craindre qu'il ne se corrompe par les marques de
la faveur publique , et qu il ne perde sa récom-
pense par un désir empressé de la recevoir.
Que si les têtes les plus fortes sont souvent
émues d'un encens si délicat et si pénétrant, com-
bien plus celle d'une jeune fille, en qui l'opi-
nion de science est d'autant plus applaudie,
qu'elle est plus extraordinaire en son sexe? C'est
ici le miracle de la main de Dieu dans la sainte
que nous honorons ; et quoique ce soit un grand
prodige de voir Catherine savante , c'est encore
quelque chose de plus surprenant de voir Cathe-
rine modeste , et ne se servir de cette science que
pour faire régner Jésus-Christ.
Les dames modestes et chrétiennes voudront
l)ien entendre en ce lieu les vérités de leur sexe.
I^ur plus grand malheur, chrétiens, c'est qu'or-
dinairement le désir de plaire est leur passion do-
minante ; et comme pour le malheur des hommes
elles n'y réussissent que trop facilement , il ne
faut pas s'étonner si leur vanité est souvent ex-
trême , étant nourrie et fortifiée par une complai-
sance presque universelle. Qui ne voit avec quelle
pompe elles étalent cette beauté qui ne fait que
colorer la superficie? Que si elles se sentent dans
l'esprit quelques avantages plus considérables,
combien les voit-on empressées à les faire éclater
dans leurs entretiens? et quel paraît leur triom-
phe, lorsqu'elles s'imaginent charmer tout le
monde ? C'est la raison principale pour laquelle ,
si je ne me trompe , on les exclut des sciences;
parce que quand elles pourraient les acquérir,
elles auraient trop de peine à les porter : de sorte
que si on leur défend cette application , ce n'est
pas tant , à mon avis, dans la crainte d'engager
leur esprit à une entreprise trop haute , que dans
celle d'exposer leur humilité à une épreuve trop
dangereuse.
» Conjess. lib. xn , cap. XXT; 1. 1 , col. n\
Pour guérir en elles cette maladie, rÉgli.se
leur propose sainte Catherine au milieu d'une as-
semblée de philosophes, également victorieus«
de leurs flatteries et de leurs vaines subtilités, et
se démêlant d'une même force des pièges qu'ils
tendent à son esprit , et des embûches qu'ils dres-
sent à sa modestie : A laqueo linguœ iniquœ,
et a labiis operantium mendacium •. C'est
qu'elle sait, chrétiens, que ce beau talent de
science ne lui a pas été confié pour en tirer avan-
tage , et lors même que Dieu nous le donne , qu'il
n'est pas à nous, pour deux raisons. Première-
ment il n'est pas à nous, non plus que les autres
dons de la grâèe, parce qu'il nous est élargi d'en
haut. Mais outre cette raison générale, qui est
que ce don ne vient pas en nous de nous-mêmes,
il a ceci de particulier, qu'il ne nous est pas
donné pour nous-mêmes. Car la théologie n'ignore
pas et je le dirai en passant, que la science n'est
pas de ces grâces qui nous rendent plus agréables
à la divine majesté ; mais de cette autre espèce
de gr(ke qui sont communiquées pour le bien
des autres, tel qu'est, comme chacun sait, le
don des miracles. Comme donc nous ne sommes
pas plus saints ni plus justes pour être éclairés
par la science , je ne crains point de vous dire
que ce n'est pas un avantage particulier : car c'est
une espèce de trésor public, auquel ceux qui le
possèdent peuvent bien prendre leur part pour
leur instruction, comme les autres enfants de
l'Église ; mais dont ils ne peuvent se donner la
gloire, non plus que s'attribuer la propriété,
sans une espèce de vol sacrilège. Car si l'on nous
défend de nous glorifier de ce qui nous est donné
pour nous-mêmes, combien moins le devons-nous
faire de ce qui nous est donn^ pour les autres ,
pour toute l'Église 1
Ainsi la science chrétienne ne se doit jamais
produire au dehors , pour se faire admirer elle-
même. Elle a un plus digne office , dont elle se
doit tenir assez glorieuse , c'est de faire paraître
Jésus-Christ ; et la raison en est évidente. Quand
on présente au miroir quelque beau visage , di-
tes-le-moi , chrétiens , n'est-ce pas pour faire pa-
raître , non la glace , mais le visage? et tout l'hon-
neur du miroir , si je puis parler de la sorte , n'est
que dans une fidèle représentation. La science
du christianisme , qu'est-ce autre chose qu'un mi-
roir fidèle et céleste , dans lequel Jésus-Christ se
représente? Quand Jésus-Christ donne à ses fi-
dèles la science de ses vérités , que fait-il autre
chose en eux , sinon de poser dans leur esprit un
miroir céleste de ses propres perfections? ÎNe
vous persuadez pas , ô vous qui êtes ornés de cette
science , que vous deviez la faire paraître avec
> Eccli. 1.1 , 3.
DE SAINTE catherinf:.
531
wm , maïs seulement Jésus -Christ, dont elle
montre au naturel les perfections. C'est pourquoi,
dit le saint apôtre, irons ne nous prêchons pas
nous-mêmes, mais Jésus- Christ Notre-Seigneur :
nous ne montrons le miroir, que pour faire voir
le visage; nous ne produisons la science, que
pour faire connaître Jésus-Christ. Il est vrai qu'il
a plu à Dieu de répandre sur nous ses lumiè-
res : n le même Dieu qui a commandé que la Ui-
- mière sortît des ténèbres, a fait luire sa clarté
« dans nos cœurs : » Qui dixit de tenebris lu-
men splendescere y ipse illuxitin cprdibus no-
stris \ Mais ce n'est pas pour nous donner un
vain éclat , à nous qui n'étions que ténèbres ; c'est
qu'il a voulu imprimer dans la science qu'il nous
a donnée, comme dans une glace unie, l'image
de son Fils notre Sauveur, afin que tout le monde
adnùrât sa face, et fût ravi de ses beautés immor-
telles : Tpse illuxit in cordibus nestris, ad illu-
minationem scientiœ claritatis Dei in fade
Chrigti Je su.
Catherine, voyant reluire en son âme l'image
de la vérité dans celle de Jésus-Christ, la trouve
si belle et si accomplie, qu'elle veut l'exposer
dans le plus grand jour : elle n'emploie sa science
que pour faire connaître la vérité; mais afin
qu'elle paraisse comme triomphante, elle met à
ses pieds la philosophie , qui est son ennemie ca-
pitale. Pour confondre la philosophie , elle s'était
instruite de tous ses détours ; et afin d'assurer le
triomphe de la vérité sur cette rivale , elle fait
deux choses admirables; elle la désarme et la dé-
pouille. Elle la désarme, comment? Elle détruit
les erreurs qu'elle a établies; c'est ainsi qu'elle
la désarme. Elle la dépouille , en quelle manière?
Elle lui ôte les vérités qu'elle a usurpées; c'est
ainsi qu'elle la dépouille. Voici, messieurs, un
beau combat, et qui mérite vos attentions.
Encore que les philosophes soient les protec-
teurs de l'erreur, toutefois ils ont découvert quel-
ques rayons de la vérité. « Quelquefois , dit Ter-
« tullien , ils ont frappé à sa porte : " Verilatis
fores puisant *. S'ils ne sont pas entrés dans son
sanctuaire, s'ils n'ont pas eu le bonheur de la
voir et de l'adorer dans son temple, ils se sont
quelquefois présentés à ses portiques , et lui ont
rendu de loin quelque hommage. Soit que dans
ce grand débris des connaissances humaines,
Dieu en ait voulu conserver quelque petit reste ,
comme des vestiges de notre première institu-
tion ; soit , comme dit Tertullien , que < cette lon-
•< gue et terrible tempête d'opinions et d'erreurs
« les ait quelquefois jetés au port par aventure et
" par un heureux égarement : " Nonnunguam
» II. Cor. IV , 6.
*-Me lestim. anim. u" i.
et in 2)rocella, confusis vcstigiis cœli et freti,
aliquis portas offenditur, prospéra errore\
soit que la Providence divine ait voulu faire écla-
ter sur eux quelque rayon de lumière pour la
conviction de leurs erreurs : il est assuré, chré-
tiens, qu'au milieu de tant de ténèbres, ils ont
entrevu quelque jour, et reconnu confusément
quelques vérités. Mais le grand Paul leur repro-
che qu'ils les ont injustement détenues captives ' ;
et en voici la raison. C'est qu'ils voyaient le prin-
cipe, et ils ne voulaient pas ouvrir les yeux pour
en reconnaître les conséquences nécessaires. Par
exemple, l'ordre visible du monde leur décou-
vrait manifestement les invisibles perfections de
son Créateur ; et quoique la suite de cette doc-
trine fût de lui rendre l'hommage qu'une telle
majesté exige de nous, ils refusaient de servir
celui qu'ils reconnaissaient pour leur souverain.
Ainsi la vérité gémissait captive sous une telle
contrainte, et souffrait violence en eux, parce
qu'elle n'agissait pas dans toute sa force : de sorte
qu'il la fallait délivrer du pouvoir de ces violents
usurpateurs, et la remettre, comme une vierge
honnête et pudique, entre les mains du christia-
nisme, qui seul la conserve dans sa pureté.
C'est ce que fait aujourd'hui sainte Catherine :
elle fait paraître Jésus-Christ avec tant d'éclat ,
que les erreurs que soutenait la philosophie sont
dissipées par sa présence; et les vérités qu'elle
avait enlevées violemment , viennent se rendre
à lui comme à leur maître , ou plutôt se réunir
en lui comme dans leur centre : ainsi la philoso-
phie est forcée de rendre les armes. Mais quoi-
qu'elle soit vaincue et persuadée , elle a peiné à
déposer son premier orgueil , et elle paraît encore
étonnée d'être devenue chrétienne. Mais enfin
les raisonnements de Catherine l'amènent captive
au pied de la croix : elle ne rougit plus de ses
fers; au contraire elle s'en trouve honorée, et il
semble qu'elle prend plaisir de céder à une sa-
gesse plus haute.
Apprenons d'un si saint exemple à rendre té-
moignage à la vérité , à la faire triompher du
monde , à faire servir toutes no? lumières à un
si juste devoir qu'elle nous impose. 0 sainte vé-
rité ! je vous dois trois sortes de témoignages : je
vous dois le témoignage de ma parole ; je vous
dois le témoignage de ma vie ; je vous dois le té-
moignage de mon sang. Je vous dois le témoi-
gnage de ma parole : ô vérité , vous étiez cachée
dans le sein du Père éternel, et vous avez daigné,
par miséricorde, vous manifester a nos yeux.
Pour honorer cette charitable manifestation , je
vous dois manifester au dehors par le témoignage
• De Anima , n' 2.
' Rom. I, 18.
S4.
;32
PANÉGYRIQUE
de ma parole. Périssent tous mes discours , disait
le prophète ' , et que ma langue soit éternelle-
ment attachée à mon palais , si je t'oublie jamais
ô vérité, et si je ne te rends témoignage !
Mais , chrétiens , il ne suffit pas de lui donner
celui de la voix , qui n'est qu'un son inutile ; et
nôtre zèle est trop languissant, s'il ne consacre
que des paroles à la vérité, qui ne peut être as-
sez honorée que par des effets dignes d'elle. Car
sa solidité immuable n'est pas suffisamment re-
connue par nos discours , qui ne sont que des
ombres de nos pensées ; «t il faut qu'elle soit gra-
vée en nos mœurs par des marques effectives de
notre affection. Ne donner que la parole à la vé-
rité , c'est donner l'ombre pour le corps , et une
image imparfaite pour l'original. Il faut honorer
la vérité par la vérité , en la faisant paraître en
nous-mêmes par des effets dignes d'elle.
Mais outre le témoignage des œuvres , nous
devons encore à la vérité le témoignage du sang.
Car la vérité c'est Dieu même : il lui faut un sa-
crifice complet , pour lui rendre tout le culte qui
lui est dû , et pour honorer dignement l'éternelle
consistance de sa vérité. Nous devons nous pré-
parer tous les jours à nous détruire pour elle , si
jamais elle exige de nous ce sacrifice. Ainsi a fait
Catherine , qui , étant remplie si abondamment
de la science des saints , pour en rendre ses ac-
tions de grâce à la vérité , l'a glorifiée devant
tout le monde par le témoignage de sa parole ,
qu'elle a soutenu par celui de sa vie, et enfin
scellé et confirmé par celui de son sang : de sorte
qu'il ne faut pas s'étonner si une science , si bien
employée au service de la vérité, a fait un si
grand profit dans ce commerce spirituel , et a ga-
gné tant d'âmes à Jésus-Christ; c'est ce qui me
reste à vous expliquer dans la traisième partie.
TROISIÈME POINT.
C'est un indigne spectacle, que de voir les
dons de l'esprit servir aux intérêts temporels. Je
ne vois rien de plus servile que ces âmes basses ,
qui regrettent toutes leurs veilles, qui murmu-
rent contre leur science, et l'appellent stérile et
infructueuse , quand elle ne fait pas leur fortune.
Mais que les sciences humaines s'oublient de leur
dignité , jusqu'à n'avoir plus d'usage que dans
le commerce; ce n'est pas à moi , chrétiens, de
le déplorer dans cette chaire. Faut-il , sainte fille
du ciel, source des conseils désintéressés, auguste
science du christianisme , faut-il que je vous voie
en nos jours si indignement ravilie, que de vous
rendre esclave de l'avarice? Un tel opprobre,
messieurs, que font à Jésus-Christ et à l'Évan-
gile les ouvriers mercenaires , mérite bien , ce me
' Fs CXXXYI, 6.
semble, qut; nous établissions ici des maxittJfS
fortes pour épurer les intentions; et la science
de notre sainte , consacrée uniquement au salut
des âmes , nous en donnera l'ouverture.
Vous croirez aisément , messieurs , que les lu-
mières de son esprit et la vaste étendue de ses
connaissances, soutenue de l'éclat d'une jeunesse
florissante et de l'appui d'une race illustre dont
elle était l'ornement, lui donnaient de grands
avantages pour s'établir dans l« monde. En effet ,
ses historiens nous apprennent que l'empereur
et toute sa cour l'avaient regardée comme la mer-
veille de son siècle. Mais elle n'a garde de rabais-
ser les lumières de l'Esprit de Dieu , jusqu'à les
faire servir à la fortune , surtout dans une coul»
infidèle : elle fait valoir ce talent dans un com-
merce plus haut; elle l'emploie à négocier le sa-
lut des âmes.
Et en effet , chrétiens , ce glorieux talent de
science est destiné sans doute pour quelque com-
merce. Jésus-Christ en le confiant à ses serviteurs :
« Négociez, leur a-t-il dit, jusqu'à ce que je
« vienne : » Negotiamini donec venio^. Mais c'est
un commerce divin, où le monde ne peut avoir
part , et deux raisons invincibles nous le persua-
dent. La première se tire de la dignité de ce ce*
leste dépôt; la seconde, de celui qui nous l'a
commis , et qui s'en est toujours réservé le fonds.
Mettons ces deux raisons dans un plus grand
jour; et premièrement , chrétiens, pour appren-
dre à n'avilirpas le talent de la science chrétienne,
considérons sa valeur et sa dignité.
La matière dont est composée cette céleste
monnaie, c'est l'Évangile et tous ses mystères.
Maisquelleimage admirable y vois-je empreinte?
Cujus est imago hœc ^? Je l'ai déjà dit, chrétiens,
l'image qui est imprimée sur notre science , c'est
l'image de Jésus- Christ, roi des rois. 0 que la
marque d'un si grand prince rehausse le prix de
ce talent, et que sa valeur est inestimable!
Que faites- vous, âmes mercenaires, lorsque
vous n'avez autre but que d'en trafiquer avec le
monde, pour acquérir des biens temporels? Le
commerce se fait par échange; l'échange est
fondé sur l'égalité : quelle égalité trouvez-vous
entre la science de Dieu, qui comprend en elle-
même les trésors célestes, et ces malheureux avan-
tages dont la fortune dispose?
Le premier homme , messieurs , qui a osé met-
tre de l'égalité entre des choses aussi dissembla-
bles que l'argent et les dons de Dieu, c'est cet in-
fâme Simon le Magicien , qui a mérité pour ce
crime la malédiction des apôtres , et ensuite est
devenu l'exécration de tous les siècles suivants.
' Luc. XIX, 13.
î Matt. XXII, 20. ,
DE SAINTK CATliEUINE.
53S
Mais je ne crains point d'assurer que ceux qui ne ,
s'étudient à la science ecclésiastique que pour en- ;
trerdans les bénéfices, ou pour ménager par quel- |
que autre voie leurs intérêts temporels, marchent
sur les pas de ce magicien , et attirent sur eux
comme un coup de foudre , cette imprécation ;
apostolique : Pecunia tecum sit inperditione m ' ! :
« Que ton argent , malheureux, soit avec toi en
« perdition ! »
Dirai-je ici ce que je pense? Ils s'accordent
avec Simon, en égalant les choses divines aux
biens périssables : mais il y a cette différence hon-
teuse pour ceux dont je parle , que dans le mar-
ché de Simon, l'argent est le prix qu'il offre, la
grâce do Saint-Esprit, le bien qu'il veut acquérir ;
et que ceux-ci renversent l'oidre du contrat , pour
le rendre plus profane et plus mercenaire. Ils
prodiguent et prostitue&t le présent du ciel , pour
avoir les biens de la terre. Simon donnait son ar-
gent pour le don de Dieu; et ceux-ci dispensent
le don de Dieu pour mériter de l'argent. Quelle
indignité ! Si bien qu'au lieu que saint Pierre re-
[iroche à Simon, « qu'il avait voulu acquérir le
" don de Dieu par argent : » Donum Dei existi-
muati pecunia possideri'^^ nous pouvons dire de
ceux-ci, qu'ils veulent acquérir de l'argent par
le don de Dieu : en quoi ils seraient sans compa-
raison plus lâches et plus criminels que Simon,
n'était qu'il a joint l'un et l'autre crime, et que
les Pères ont sagement remarqué^ que sans doute
il ne voulait acheter que dans le dessein de vendre.
Certainement, chrétiens, ceux qui profanent
ainsi la science du christianisme n'en connaissent
pas le mérite; autrement ils rougiraient de la ra-
vilir par un usage si bas : aussi voyons-nous or-
dinairement que ces ouvriers mercenaires altè-
rent et falsifient par un mélange étranger cette
divine monnaie. Ils ne débitent point ces maxi-
mes pures qui enseignent à mépriser, et non à
ménager les. biens de la terre. La science qu'ils
étudient n'est pas la science de Dieu , victorieuse
du siècle et de ses convoitises ; mais une science
flatteuse et accommodante , propre aux négoces
du monde , et non au sacré commerce du ciel :
Et in avaritiafctis verbis de vobis negotiabun-
tur ^ : n L'avarice les portera à vous séduire par
« des paroles artificieuses , pour faire de vous une
« espèce de trafic. »
Que sinousméditonssaintement la pure science
du christianisme, mettons-la aussi à son droit
usage, liaisons notre gain du salut des âmes;
prenons un noble intérêt , et tâchons de profiter
» ibid.
» s. Auq. in Ps. CX\I , n° 5, t. IT. col. Utf
♦ U. Petr. it,3.
dans un commerce si honorable. Imitons sainte
Catherine, qui fait valoir de telle sorte ce divin-
talent, que les courtisans et les philosophes, ses
amis et ses ennemis, enfin tous ceux qui l'appro-
chent, et même l'impératrice, sont poussés d'utt
désir ardent de se donner à Jésus-Christ.
C'est ainsi qu'il fallait user de cet admirable
trésor, qui avait été commis à sa foi. Car pour
venir, chrétiens, à la seconde raison que j'ai pro-
mis de vous proposer, et avec laquelle je m'en
vais conclure, la science du christianisme est un
bien qui n'est pas à nous. Jésus-Christ, en le
mettant en nos mains , s'en est réservé le fonds :
nous l'avons de lui par emprunt, ou plutôt il nous
l'a confié , ainsi qu'un dépôt duquel nous devons
un jour lui rendre raison : Neyotiamini dum ve-
nio : T Négociez, je vous le permets; « mais sa-
chez que je viendrai vous demander compte de
toute votre administration, et de l'emploi que
vous aurez fait de mon bien.
S'il est ainsi , chrétiens, ne disposons pas de
ce bien comme si nous en étions les propriétaires.
Il est, ce me semble , assez équitable que si nous
employons le bien d'autrui, ce soit dans quelque
commerce dans lequel le maître puisse prendre
part. Et quelle part donnerez-vous au divin Sau-
veur dans ces terres, dans ces revenus, dans ces
bénéfices que vous accumulez sans mesure? « Ne
" savez-vous pas qu'il est notre Dieu , et qu'il n'a
« pas besoin de nos biens? >» Deus meus es tu y
guoniam bonorum meorum noneges\ Mais s'il
n'a pas besoin de nos biens, j'ose dire qu'il a be-
soin de nos âmes. Cest pour ces âmes chéries
qu'il descendra bientôt du ciel sur la terre : pour
trouver ces âmes perdues et égarées comme des
brebis, il a couru tous les déserts; pour les réunir
au troupeau sacré , il les a portées sur ses épaules,
pour les laver de leurs taches , il a versé tout son
sang ; pour les guérir de leurs nwladies , il a ré-
pandu l'onction de son Saint-Esprit; pour les
nourrir et les fortifier, il leur a donné son propre
corps.
Par conséquent , mes frères , c'est dans ce con»>
merce des âmes qu'il faut faire profiter ses dons
et quand viendra le temjjs de rendre les comptes,
ce grand économe ne rougira pas de partager
avec vous un profit si honorable. Il recevra da
votre main ces âmes que vous lui aurez amenées;
et de sa part, pour reconnaître un si beau tra-
vail : Venez, dira-t-il, serviteur fidèle, qui avez
fait valoir mon dépôt en mon esprit et selon mes
ordres; il est temps qyie vous receviez votre ré-
compense*.
' Ps. XV , 2.
* Ost pour ce ni'gi'Kîe céleste que celte luatsoD est éUr
534
PANEGYRIQUE
Quelle sera la proportion de cette glorieuse ré-
compense? Le prophète Daniel nous le fait en-
tendre : Qui docti fuerint, fulgebunt quasi
splendor ftrinamenti ; et qui adjustiliam eru-
diunt multos, quasi stellœ in perpétuas œterni-
taies* : « Ceux, dit-il, qui auront appris des
« autres la sainte doctrine, brilleront comme la
« splendeur du firmament; et ceux qui l'auront
< enseignée , paraîtront comme des étoiles durant
" toute l'éternité. » Où vous voyez , chrétiens ,
par quelle sage disposition de la justice divine ,
ceux qui ont reçu d'ailleurs leurs instructions,
sont comparés au firmament qui luit seulement
par réflexion de la lumière des astres; mais que
ceux qui ont éclairé l'Église par la doctrine de
vérité, sont eux-mêmes des astres brillants, et
sources d'une lumière vive et immortelle.
Ainsi sainte Catherine réjouit par un double
éclat la céleste Jérusalem. Elle est toute lumi-
neuse pour avoir appris humblement, et fidèle-
ment pratiqué ce qu'on enseigne de plus excel-
lent dans l'école de Jésus-Christ : mais cet éclat i
est relevé au centuple, parce qu'elle a répandu
bien loin les lumières de la science de Dieu , et
qu'elle a fait luire sur plusieurs âmes les vérités
éternelles.
Ne croyez pas, chrétiens, que ceux qui ont
Wie : oa k«r apprend la science, non pour retenlir dans
un barreau > c'est la science ecclésiastique , destinée pour
négocier le salul des âmes. C'est pourquoi on les choisit
dès cet âge tondre , pour prévenir le cours de la corrujv-
tion du siècle , et donner, s'il se peut, aux autels des mi-
nistres innocents. O innocence , que tu aurais de vertu
dans les fonctions sacerdotales ! que de bénédictions et de
{:;ràces ! Mais où le Irouvera-t-on sur la terre ? On travaille
du moins en cette maison à te conserver des vaisseaux sans
tiictic; c'a toujours été l'esprit de l'Église. « On les doil
.< retenir sous la discipline, les instruire par la doctrine
« ecclésiastique, » Ut ecclesiasticis utilitatibus pa-
reanf^. Quelles sont ces utilités ecclésiastiques Ce n'est
pas d'augmenter les fermes , ni d'accroître le revenu de
l'ÉgHse; mais c'est afin de gagner les âmes. C'est dans ce
dessein qu'on les élève comme de jeunes plantes , et qu'on
les fait instruire dans cette maison. Que reste-t-il mainte-
nant , messieurs, sinon que pendant que la science, comme
un soleil, fera mûrir les fruits, vous arrosiez la racine?
I,a science éclaire par en liaut la partie qui i-egarde le ciel;
il reste que vous donniez la nourriture à celte qui esten*
^«gce dans la terre. Cette eau salutaire de vos aumônes ,
en passant par ces plantes que l'on vous cultive, se tour-
nrra en fruits de vie, pour leur profit particulier, pour ce-
lui de toute l'Église au service de laquelle on les destine ,
cl enfin , messieurs, pour le vôtre, en vous amassant dans
le ciel des couronnes d'immortalité, que je vous souhaite.
Amen.
0« voit qu« ce morceau a été ajouté par le prédicateur,
pour appliquer son discours à la circonstance d'un autre
lieu où il devait le prêcher. {Èdit. de Déforis.)
« Dan. TkU , 3.
2 Concil. Aqutsgr. cap. cxxxv; apud Lab., t. vu, col
Ui.u.
reçu dans l'Eglise le ministère d'enseigner te»
auti-es , soient les seuls à prétendie à cette ré-
compense , que môme une fille a pu mériter. Tou»
les fidèles de JésuS'Christ doivent espérer cette
gloire, parce que tous doivent travailler as' édifier
mutuellement par de saintes instmctions. C'est j
pourquoi l'apôtre saintPaul avertiten général les ''
enfants de Dieu , qu'ils doivent assaisonner leur*
discours du sel de la sagesse divine : Sernio ves-
ter se7nper in gratia sale sit conditus, utscia-
tis quomodo oporteat vos unicuique responde-
re' : * Que votre entretien soit toujours édifiant,
« et assaisonné du sel de la sagesse ; en sorte que
" vous sachiez comment vous devez répondre à
'« chaque personne. » 0 que ces conversations sont
remplies de grâce, et que ce sel a de force pour
faire prendre goût à la vérité! Lorsqu'on entend
les prédicateurs , je ne sais quelle accoutumance
malheureuse de recevoir par leur entremise la
parole de l'Évangile, fait qu'on l'écoute de leur
bouche plus nonchalammefit. On s'attend qu'ils
reprendront les mauvaises mœurs , on dit qu'ils
le font d'office; et l'esprit humain indocile y fait
moins de réflexion. Mais quand un homme que
l'on croit du monde , simplement et sans affecta-
tion , propose de bonne foi ce qu'il sent de Diei»
en lui-même ; quand il ferme la bouche à un li-
bertin qui fait vanité «u vice, ou qui raille im-
pudemment des choses sacrées, encore une fois,
chrétiens, qu'une telle conversation, assaisonnée
de ce sel de grâce, a de force pour exciter l'ap-
pétit, et réveiller le goût des biens éternels!
Donc , mes frères , que tout le monde prêche
l'Évangile dans sa famille, parmi ses amis, dans
les conversations et les compagnies ; que chacun
emploie toutes ses lumières pour gagner les âme*
que le monde engage , pour faire régner sur la
terre la sainte vérité de Dieu , que le monde tâche
de bannir par ses illusions. Si l'erreur, si l'im-
piété, si tous les vices ont leurs défenseurs; 6
sainte vérité! serez-vous abandonnée de ceux qui
vous servent? Quoi, ceux mêmes qui font pro-
fessfon d'être vos amis, n'oseront-ils parler pour
votre gloire? Parlons, mes frères, parlons hau-
tement pour une cause si juste; résistons à l'ini-
quité, qui, ne se contentant ptus qu'on la souffre,
ose encore exiger qu'cyi lui applaudisse. Parlons
souvent de nos espérances, de la douce tranquil-
lité d'une âme fidèle, des ennuis dévorants de la
vie présente , de la paix qui nous attend en la vie
future. Ainsi la vérité éternelle, que nous auron.s.
glorifiée par nos discours , nous glorifiera par ses
récompenses , dans la sainte société que je vous
souhaite aux siècles des siècles avec le Père, lo
Fils et le Saint-Esprit. Amen.
' Colcss. IV , 6.
DE SALNT ANDRE, APOTRE
Sti
PANÉGYRIQUE
SAINT ANDRÉ, APOTRE,
PRÊCHÉ AUX CAHMÉUTK DU FAUBOURG
Saist-Jacqces.
Conduite étonnante de Jésus-Christ dans la formaUon de
son Église; combien inconcevable et divine l'entreprise des
iUMVtres. Triste étal de la religion parmi nous; misérables dis-
positions des chrétiens de nos temps.
Venile post me, et faciam vos fieri piscatores hominiim.
Venez ipres mot, et je vous ferai devenir des pécheurs
d'homniiA. Matlh. iv, 19.
PKEilIEIl POINT.
Jésus va commencer ses conquêtes : il a déjà
prêché son Évangile; déjà les troupes se pres-
sent pour écouter sa parole. Personne ne s'est
encore attaché à lui; et parmi tant d'écoutants,
il n'a pas encore gagné un seul disciple : aussi
ne reçoit-il pas indifféremment tous ceux qui se
présentent pour le suivre. Il y en a qu'il rebute,
il y en a qu'il éprouve, il y en a qu'il diffère. Il
a ses temps destinés , il a ses personnes choisies.
II jette ses filets ; il tend ses rets sur cette mer du
siècle, mer immense, mer profonds, mer ora-
geuse et éternellement agitée. Il veut prendre des
hommes dans le monde ; mais quoique cette eau
soit trouble , il n'y pêche pas à l'aveugle : il sait
ceux qui sont à lui ; et il regarde , il considère ,
il choisit. C'est aujourd'hui le choix d'importance ;
car il va prendre ceux par qui il a résolu de pren-
dre les autres; enfla il va choisir ses apôtres.
Les hommes jettent leurs filets de tous côtés ;
ils amassent toutes sortes de poissons , bons et
mauvais, dans les filets de l'Église, selon la pa-
role de l'Évangile. Jésus choisit; mais puisqu'il
a le choix des personnes , peut-être commencera-
t-il ses conquêtes par quelque prince de la sy-
nagogue, par quelque prêtre, par quelque pon-
tife, ou par quelque célèbre docteur de la loi,
pour donner réputation à sa mission et à sa con-
duite. Nullement. Écoutez, mes frères : « Jésus
« marchait le long de la mer de Galilée. Il vit
« deux pêcheurs, Simon et André son frère, et
« il leur dit : Venez après moi , et je vous ferai
« devenir des pêcheurs d'hommes. »
Voilà ceux qui doivent accomplir les prophé-
ties, dispenser la grâce, annoncer la nouvelle
alliance, faire triompher la croix. Est-ce qu'il ne
veut point des grands de la terre , ni des riches,
ni des nobles, ni des puissants, ni même des
doctes, des orateurs et des philosophes ? Il n'en est
pas ainsi. Vovez les âges suivants. Les grands vien-
dront en foule se joindre à l'humble troupeau du
sauveur Jésus. Les empereurs et les rois abais-
seront leur tête superbe , pour porter le joug. On
verra les faisceaux romains abattus devant la
croix de Jésus. Les Juifs feront la loi aux Ro-
mains : ils recevront dans leurs États des lois
étrangères , qui y seront plus fortes que: les leurs
propres : ils verront sans jalousie un empire s'é-
lever au milieu de leur empire, des lois au-des-
sus des leurs ; un empire s'élever au-dessus du
leur, non pour le détruire, mais au contraire pour
l'affermir. Les orateurs viendront, et on leur
verra préférer la simplicité de l'Évangile et ce
langage mystique , à cette magnificence de leurs
discours vainement pompeux. Ces esprits polfe
de Rome et d'Athènes, viendront apprendre à
parler dans les écrits des barbares. Les philoso-
phes se rendront aussi ; et après s'être longtemps
débattus et tourmentés , ils donneront enfin dans
les filets de nos célestes pêcheurs , où étant pris
heureusement, ils quitteront les rets de leurs
vaines et dangereuses subtilités, où ils tâchaient
de prendre les âmes ignorantes et curieuses. Ils
apprendront , non à raisonner, mais à croire , et
à trouver la lumière dans une intelligence cap-
tivée.
Jésus ne rebute donc point les grands, ni les puis-
sants, ni les sages : il ne les rejette pas, « mais
« il les diffère : » Dif/erantur isli superbi, ali-
gna soliditale sanandi sunt '. Les grands veu-
lent que leur puissance donne le branle aux af-
faires ; les sages ,^e leurs raisonnements gagnent
les esprits. Dieu veut déraciner leur orgueil ^
Dieu veut guérir leur enflure. Ils viendront en
leur temps, quand tout sera accompli, quand
l'Église sera établie, quand l'univers aura vu,
et qu'il sera bien constant que l'ouvrage aura été
achevé sans eux; quand ils auront appris à ne
plus partager la gloire de Dieu, à descendre de
cette hauteur, à quitter dans l'Église au pied de
la croix cette primauté qu'ils affectent ; quand
ils se réputeront les derniers de tous; les pre-
miers partout , mais les derniers dans l'Église ;
ceux que leur propre grandeur éloigne le plus
du ciel , ceux que leurs périls et leurs tentations
approchent le plus près de l'abîme. Êtes-vous
ceux, ô grands, ô doctes, que la religion estime
les plus heureux, dont elle estime l'état le meil-
leur? Non; mais, au contraire, ceux pour qui
elle tremble, ceux qu'elle doit d'autant plus hu-
milier pour les guérir et les sauver, que tout
contribue davantage à les élever et à les perdre.
Ainsi votre besoin , et la gloire du Tout-Puissant ,
exigent que vous soyez d'abord rebutés dan*
.4iig. Serm. i.xxxvil, n" 12, t. V, col 468.
536
PANEGYRIQUE.
l'exécution de ses hauts desseins, pour vous ap-
prendre à concevoir de vous-mêmes le juste mé-
pris que vous méritez.
En attendant, venez, ô pécheurs; venez,
saint couple de frères , André et Simon ; vous
n'êtes rien, vous n'avez rien : « Il n'y a rien en
« vous qui mérite d'être recherché , il y a seule-
« ment une vaste capacité à remplir : « Nihil est
quod in te expetatur, sed est quod in te im-
2)leatur\ Vous êtes vides de tout, et vous êtes
principalement vides de vous-mêmes : « venez
" recevoir, venez vous remplir à cette source
« infinie : » Tarn largo jonti vas inane admo-
vendum est. Les autres se réjouissent d'avoir
attiré à leur parti les grands et les doctes 5 Jésus ,
d'y avoir attiré les petits et les simples : Confi-
ieortibi, Pater, Domine cœli et terrœ, quia
ahscondisti hœc a sapientibus et prudentibus ,
et revelasti ea parmlis'. « Je vous bénis, mon
« Père , Seigneur du ciel et de la terre , de ce que
« vous avez caché ces choses aux sages et aux
« prudents , et de ce que vous les avez révélées
«t aux plus simples. »
Et quel a été le motif d'une conduite qui blesse
si fbrt nos idées ? C'est afm que le faste des hom-
mes soit humilié, et que toute langue confesse
que vraiment c'est Bien seul qui a fait l'ouvrage.
Jésus , considérant ce grand dessein de la sagesse
de son Père , tressaillit de joie par un mouvement
du Saint-Esprit : fn ipsa hora exultavit Spi-
rilu sancto^. C'est quelque chose de grand,
qufr ce qui a donné tant de joie au Seigneur Jé-
sus. « Considérez , mes frères, qui sont ceux d'en-
« tre vous qui ont été appelés à la foi; et voyez
" qu'il y en a peu de sages selon la chair, peu
« de puissants et peu de nobles. Mais Dieu a
« choisi ce qu'il y a d'insensé selon le monde ,
<• pour confondre ce qu'il y a de fort. Il a choisi
" ce qu'il y a de vil et de méprisable selon le
« monde , et qui n*est rien , pour détruire ce qui
« est grand , afin que nul homme ne se glorifie
« devant lui^. »
Rien sans doute n'était plus propre à faire écla-
ter la grandeur de Dieu et son indépendance,
qu'un pareir choix. A lui seul il appartient de se
choisir pour ses œuvres des instruments , qui ,
loin d'y paraître propres , semblent n'être capa-
bles que d'en empêcher le succès ; parce que c'est
lui qui leur donne toute la vertu qui peut les ren-
dre efficaces. Il est bon, pour qu'on ne puisse
douter qu'il a fait tout lui seul, qu'il s'associe des
coopérateursqui, en eux-mêmes, soient absolu-
» s. Âug. Serm. ixxxTii, n» 12, t. V, col. 46».
» Matth. XI, 25.
' Luc. x,21
■^ I. Cor. 1,26.
ment ineptes anx grands desseins qu'il veut n<s
complir par leur ministère. Et comme autrefois,
entre les mains des soldats de Gédéon , de faibles
vases d'argile cachaient la lumière qui devait
jeter l'épouvante dans le camp des Madianites •
ici de même ces trésors de sagesse , que Dieu ?
voulu faire éclater dans le monde pour le salut
des uns et la confusion des autres , sont portés
dans des vaisseaux très-fragiles', afin que la
grandeur de la puissance qui est en eux soit recoiv-
nue venir de Dieu , et non de ces faibles instru-
ments, et qu'ainsi tout concoure à démontrer la
vérité de PÉvangile.
Et d'abord admirez , mes frères , les cireoBSn
tances frappantes que Dieu choisit pour former
son Église. Comme il avait différé jusqu'à la der-
nière extrémité l'exécution du commencement
de sa promesse, de même ici il en prolonge le
plein accomplissement ,jusqii'au moment où tout
doit paraître sans ressource. Abraham et Sara
se trouvent stériles , lorsque Dieu leur annonce
qu'ils auront un fils : il attend la vieillesse décré-
pite, devenue stérile par nature, épuisée par
l'âge, pour leur découvrir ses desseins. C'est
alors qu'il envoie son ange, qui les assure de sa
part que dans un certain temps Sara concevra.
Sara se prend à rire , tant elle est merveilleuse-
nj«it surprise de la nouvelle qu'on lui déclare.
Dieu , par cette conduite , veut faire voîi* que
cette race promise est son propre ouvrage. Il a
suivi le même plan dans rétabfissement de sw
Église. Il laisse tout tomber, jusqu'à l'espérance :
Sperabamus ' ; « Nous espérions , » disent ses dis-
ciples depuis sa mort. Quand Dieu veut faire
voir qu'un ouvrage est tout de sa main , il réduit
tout à l'impuissance et au désespoir; puis il agit.
Sperabamus : C'en est fait, notre espérance est
tombée et ensevelie avec lui dans le tombeau.
Après la mort de Jésus.-Christ, ils retournent à
la pêche : jamais ils ne s'y étaient livi*és durant
sa vie ; ils espéraient toujours , Sperabamus. C'est
Pierre qui en fait la proposition : Vadopiscari;
venimus et nos iecum ^ : Retournons aux pois-
sons , laissons les hommes. Voilà le fopdement
qui abandonne l'édifice, le capitaine qui quitte
l'armée : Pierre , le chef des apôtres , va repren-
dre son premier métier, et les filçts, et le bateau
qu'il avait quittés. Évangile, que deviendrez-vous?
Pêche spirituelle, vous ne serez plus. Mais dans,
ce moment Jésus vient : il ranime la foi presque
éteinte de ses disciples abattus; il leur commande
de reprendre le ministère qu'il leur a confié , et
les rappelle au soin de ses brebis dispersées :
i H. Cor. IV, 7.
' Luc. XXIV, 2i.
s Joan. XX, b.
DE SAIIST ANDRÉ, APOTRE.
Pascc oves métis. Cen est assez pour leur ren-
dre la paix et relever leur courage. Rassurés dé-
sormais par sa parole, fortifiés par son esprit,
nen ne les étonnera , rien ne sera capable de les
iroubler : ni le sentiment de leur faiblesse , ni la
vue des obstacles, ni la grandeur du projet, ni
k* définit des ressources humaines, rien ne
saurait les ébranler dans la résolution d'exé-
cuter tout ce que leur maître leur a prescrit. Ar-
més d'une ferme confiance dans le secours qui
I^Hir est promis, loin d'hésiter, ils s'affermissent
par ks oppositions mêmes qu'ils éprouvent; loin
de craindre, ils ressentent une joie indicible au
milieu des menaces et des mauvais traitements,
que la seule idée du dessein qu'ils ont formé leur
attire ; et déjà espérant contre toute espérance ,
ils se regardent comme assurés de la révolution
qu'ils méditent. Quel étrange changement dans
ces esprits grossiers î Quelle folle pi-ésomption ,
ou quelle sublime et céleste inspiration les anime !
En effet , considérez , je vous prie , l'entre-
prise de ces pécheurs. Jamais prince, Jamais em-
pire, jamais république n'a conçu un dessein si
haut. Sans aucune apparence de secours humain,
ils partagent le monde entre eux pour le conqué-
rir. Ils se sont mis dans l'esprit de changer par
tout l'univers les religions établies, et les fausses
et la véritable, et parmi les Gentils , et parmi les
Juifs. Us veulent établir un nouveau culte, un
nouveau sacrifice , une loi nouvelle; parce que,
disent- ils , un homme qu'on a crucifié en Jérusa-
lem l'a enseigné de la sorte. Cet homme est res-
suscité, il est monté aux deux où il est le Tout-
Puissant. Nulle grâce que par ses mains , nul ac-
cès à Dieu qu'en son nom. En sa croix est établie
la gloire de Dieu; en sa mort, le salut et la vie
des hommes.
Mais voyons par quels artifices ils se concilie-
ront les esprits. Venez , disent-ils , servir Jésus-
Christ : quiconque se donne à lui sera heureux
quand il sera mort; en attendant, il faudra souf-
frir les dernières extrémités. Voilà leur doctrine
et voilà leurs preuves; voilà leiwrs fins, voilà leurs
moyens.
Dans une si étrange entreprise , je ne dis pas ,
avoir réussi comme ils ont fait , mais avoir osé
espérer, c'est une marque invincible de la vérité.
Il n'y a que la vérité ou la vraisemblance qui
puisse faire espérer les hommes. Qu'un homme
soit avisé , qu'il soit téméraire , sïl espère, il n'y
a point de milieu : ou la vérité le presse , ou la
vraisemblance le flatte; ou la force de celle-là le
convainc , ou l'apparence de celle-ci le trompe.
Ici tout ce qui se voit, étonne ; tout ce qui se
prévoit , est contraire ; tout ce qui est humain ,
est impossible. Donc , où il n'y a nulle vraisem-
«3T
blance, il faut conclure nécessairement que c'est
la seule vérité qui soutient l'ouvrage. Que le
monde se moque tant qu'il voudra : encore faut-
il que la plus forte persuasion qui ait jamais paru
sur la terre , et dans la chose la plus incroyable ,
et parmi les épreuves les plus difficiles , et dans
les hommes les plus incrédules et les plus timides,
dont le plus hardi a renié lâchement son maître,
ait une cause apparente. La feinte ne va pas si
loin , la surprise ne dure pas si longtemps, la fo-
lie n'est pas si réglée.
Car enfin, poussons à bout le raisonnement des
incrédules et des libertins. Qu'est-ce qu'ils veu-
lent penser de nos saints pêcheui-s? Quoi? qu'ils
avaient inventé une belle fable, qu'ils se plai-
saient d'annoncer au monde? mais ils l'auraient
faite plus vraisemblable. Que c'étaient des in-
sensés et des imbéciles, qui ne s'entendaient pas
eux-mêmes? mais leur vie, mais leurs écrits,
mais leurs lois et la sainte discipline qu'ils ont
établie, et enfin l'événement même prouvent le
contraire. C'est une chose inouïe , ou que la fi-
nesse invente si mal , ou que la folie exécute si
heureusement : ni le projet n'annonce des hommes
rusés ; ni le succès , des hommes dépourvus de
sen^;. Ce ne sont pas ici des hommes prévenus ,
qui meurent pour des sentiments qu'ifs ont sucés
avec le lait. Ce ne sont pas ici des spéculatifs et
des curieux , qui ayant rêvé dans leur cabinet
sur des choses imperceptibles , sur des mystères
éloignés des sens , font leurs idoles de leurs opi-
nions , et les défendent jusqu'à mourir. Ceux-ci
ne nous disent pas : Nous avons pensé, nous
avons médité, nous avons conclu. Leurs pensées
pourraient être fausses , leurs méditations mal
fondées , leurs conséquences mal prises et défec-
tueuses. Ils nous disent : Nous avons vu , nous
avons ouï , nous avons touché de nos mains , et
souvent, et longtemps, et plusieurs ensemble^
ce Jésus-Christ ressuscité des morts. S'ils disent
la vérité, que reste-t-il à répondre? S'ils inven-
tent, que prétendent-ils? Quel avantage, quelle
récompense , quel prix de tous leurs travaux?
S'ils attendaient quelque chose, c'était ou dans
cette vie , ou après leur mort. D'espérer pendant
cette vie, ni la haine, ni la puissance, ni le nom-
bre de leurs ennemis, ni leur propre faiblesse ne
le souffre pas. Les voilà donc réduits aux siècles
futurs; et alors, ou ils attendent de Dieu la féli-
cité de leurs âmes , ou ils attendent des hommes
la gloire et l'imraortahté de leur nom. S'ils atten-
dent la félicité que promet le Dieu véritable, il est
clair qu'ils ne pensent pas à tromper le monde;
et si le monde veut s'imaginer que le désir de se
signaler dans l'histoire, ait été flatter ces esprits
grossiers jusque dans leurs bateaux de pêcheurs^
>3S
PANÉGYRIQUE
je dirai seulement ce mot : Si un Pierre , si un
André, si un Jean, parmi tant d'opprobres et
tant de persécutions , ont pu prévoir de si loin
la gloire du christianisme , et celle que nous leur
donnons, je ne veux rien de plus fort pour con-
vaincre tous les esprits raisonnables que c'étaient
des hommes divins, auxquels et l'Esprit de Dieu,
et la force toujours invincible de la vérité , fai-
saient voir, dans l'extrémité de l'oppression , la
victoire très-assurée de la bonne cause.
Voilà ce que fait voir la vocation des pêcheurs :
elle montre que l'Église est un édifice tiré du
néant, une création , l'œuvre d'une main toute-
puissante. Voyez la structure, rien de plus grand :
le fondement, c'est le néant même : Vocat ea
quœ non sunt '. Si le néant y paraît, c'est donc
une véritable création : on y voit quelques parties
brutes, pour montrer ce quie l'art a opéré. Si
c'est Dieu , bâtissons dessus , ne craignons pas.
Laissons-nous prendre ; et , tant de fois pris par
les vanités , laissons-nous prendre une fois à ces
pêcheurs d'hommes et aux filets de l'Évangile,
« qui ne tuent point ce qu'ils prennent , mais qui
« le conservent; qui font passer à la lumière ceux
« qu'ils tirent du fond de l'abîme , et transpor-
« tent de la terre au ciel ceux qtù s'agitent dans
n cettefange:» Aposiolicainstrumentapiscandi
retiasunt, quœ non captos perimunt, sed re-
servant; et de profundo ad lumen extrahunt,
fluctuantes de infimis ad superna traducunt *.
Laissons-nous tirer de cette mer, dont la face
est toujours changeante , qui cède à tout vent, et
qui est toujours agitée de quelque tempête. Écou-
tez ce grand bruit du monde , ce tumulte , ce
trouble éternel ; voyez ce mouvement, cette agi-
tation, ces flots vainement émus qui crèvent
tout à coup, et ne laissent que de l'écume. Ces
nides impétueuses qui se roulent les unes contre
les autres, qui s'entrechoquent avec grand éclat,
et s'effacent mutuellement, sont une vive image
du monde et des passions , qui causent toutes les
agitations de la vie humaine ; « où les hommes,
«comme des poissons, se dévorent mutuelle-
« ment : » Vbi se invicem homines quasi pisces
dévorant ^. Voyez encore ces grands poissons ,
ces monstres marins , qui fendent les eaux avec
grand tumulte : il ne reste à la fin aucun vestige
de leur passage. Ainsi passent dans le monde ces
grandes puissances, qui font si grand bruit,
qui paraissent avec tant d'ostentation. Ont-elles
passé , il n'y paraît plus , tout est effacé, il n'en
reste aucune apparence.
11 vaut donc beaucoup mieux être enfermé
» Eom. IV , 17.
' S. Ambr. lib. IV, in Luc. n" 72, t. i, roi. l.Tôi.
» Aug. Scrm. ctui, n° 2, t. v , col l'-;'9.
dans ces rets qui nous conduiront au rivage, que
de nager et se perdre, dans une eau si vaste, en
se flattant d'une fausse image de liberté. La pa-
role est le ret qui prend les âmes. Mais on tra-
vaille vîiinement, si Jésus-Christ ne parle pas :
In verbo tuo laxabo rete : « Sur votre parole,
« Seigneur, je jetterai le filet. » C'est ce qui donne
efficace.
Saintes filles , vous êtes renfermées dans ce
filet : la parole qui vous a prises , c'est cet ora-
cle si touchant de la vérité : Quid prodest ho-
mini si mundum universum lucretur^ animœ
vero suœ detrimentum patiatur ■ ? « Que sert à
'< l'homme de gagner le monde entier, s'il perd
" son âme? «Dès lors pénétrées, par l'efficace de
cette parole, du néant et des dangers d'un monde
trompeur, vous avez voulu donner toutes vos af-
fections à ces biens véritables , seuls dignes d'at-
tirer vos cœurs; et pour vous mettre plus en état
de les acquérir, vous vous êtes empressées de vous
séparer de tous les objets qui auraient pu, par des
illusions funestes, égarer vos désirs, et détourner
votre application de cet unique nécessaire. Per-
sévérez dans ces bienheureux filets qui vous ont
mises à couvert des périls de cette mer orageuse ,
et gardez-vous d'imiter ceux qui , par les diffé-
rentes ouvertures qu'ils ont cherché dans leur
inquiétude à faire aux rets salutaires qui les
enserraient, n'ont travaillé qu'à se procurer une
liberté plus déplorable que le plus honteux
esclavage.
SECOND POINT.
Saint André est un des plus illustres de ces
divins pêcheurs , et l'un de ceux à qui Dieu a
donné le plus grand succès dans cette pêche mys-
térieuse. C'est lui qui a pris son frère Simon, le
prince de tous les pêcheurs spirituels : Veni , et
vide *. C'est ce qui donne lieu à Hésychius , prê-
tre de Jérusalem, de lui donner cet éloge ^ :
André , le premier-né des apôtres, la colonne pre-
mièrement établie , Pierre devant Pierre, fonde-
ment du fondement même, qui a appelé avant
qu'on appelât, qui amène des disciples à Jésus
avant que d'y avoir été amené lui-même. « Il
« rend ainsi au Verbe ceux qu'il prend par sa
« parole : » Quosin verbo capit, Verbo reddil '.
Car toute la gloire des conquêtes des apôtres est
due à Jésus-Christ : c'est en s'appuyant sur ses
promesses qu'ils les entreprennent : In verbo tuo
laxabo rete *. '< Aussi ne sommes-nous pas appe«
" lés pétriens , mais chrétiens, » Nonpctrianvsy
Matth. XVI, 26.
Joau. 1 , 46.
nibl. Phot. Cod . 269.
5. Jmhr. in Luc. lib. tv, n»
' Luc. V, 5.
78, t. I, col. 1355.
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE.
scdchrislianos : ■> et ce n'est pas Paul qui a été
• crucifié pour nous : » IS'umquid Paulus cruci-
fi.ius estpro vohis ' ?
Bientôt André, rempli de ces sentiments,
soumettra a son maître , avec un zèle infatigable
fl un courage invincible, l'Épire, i'Achaie, la
Thrace, la Scythie, peuples barbares et presque
scmvages , « libres par leur indocile fierté, par leur
» humeur rustique et farouche, >• omnes illœ
ferocia libères génies. Tous ces succès sont l'ef-
fet de l'ordre que Jésus-Christ leur a donné à
tous : Laxate relia : « Jetez vos filets. » Dès que
les apôtres se sont mis en devoir de l'exécuter, la
foule des peuples et des nations convertis se
trouve prise dans la parole.
Si nous voulons considérer avec attention
toutes les circonstances de la pêche miraculeuse
des apôtres, nous y verrons toute l'histoire de
l'Église, figurée avec lestraits les plus frappants.
Il y entre des esprits inquiets et impatients; ils
ne peuvent se donner de bornes , ni renfermer
leur esprit dans l'obéissance : Rumpebaturautem
rele eorum '. La curiosité les agite , l'inquiétude
les pousse, l'orgueil les emporte; ils rompent
les rets, ils échappent, ils font des schismes et
des hérésies : ils s'égarent dans des questions in-
finies , ils se perdent dans l'abîme des opinions
humaines. Toutes les hérésies , pour mettre la
raison un peu plus au large , se font des ouver-
tures par des interprétations violentes : elles ne
veulent rien qui captive. Dans les mystères , il
faut souvent dire qu'on n'entend pas ; il faut re-
noncer à la raison et au sens. L'esprit libre et
curieux ne peut s'y résoudre; il veut tout enten-
dre , l'Eucharistie , les paroles de l'Évangile. C'est
un filet où l'esprit est arrêté. On force un pas-
sage , on cherche à s'échapper à travers les mau-
vaises défaites que suggère une orgueilleuse
raison. Pour nous, demeurons dans l'Église,
heureusement captivés dans ses liens. 11 y en
demeure des mauvais , mais il n'en sort aucun
des bons.
Mais voici un autre inconvénient. " La multi-
" tude est si grande, que la nacelle surchargée
" est prête à couler à fond : « Impleverunt ambas
naviculas, ita ut pêne mergerenlur^ : figure
bien sensible de ce qui devait se passer dans l'É-
glise , où le grand nombre de ceux qui entraient
dans la nacelle , a tant de fois fait craindre qu'elle
ne fût submergée par son propre poids : Sed mihi
cumulus iste suspectus est, ne plenitudine sui
naiespene mergantur*. Mais ce n'est pas encore
' I. Cor. 1 . 13
» Lue. T. 6.
» Ibid. 1.
* S. Amb. in Luc. lib. iv, n" 77, col. 135*.
539'
tout; et ici le danger n'est pas moins redoutable
que tous les périls déjà courus. « Pierre est agité
« d'une nouvelle sollicitude ; sa proie même , qu'il
« a tirée, à terre avec tant d'efforts, lui devient
« suspecte; et il a besoin d'un sage discernement
« pour n'être pas trompé dans son abondance : ►
Ecce alia sollicitudo Pétri, cuijam sua prœda
suspecta estK Image vive de la conduite que les
pêcheurs spirituels ont dû tenir à l'égard de tous
ces poissons mystérieux qui tombaient dans leurs
filets. Faute de cette sage défiance et de ces pré- *
cautions salutaires , l'Église s'est accrue et la dis-
cipline s'est relâchée; le nombre des fidèles s'est
augmenté, et l'ardeur de la foi s'est ralentie :
ISescio quomodo pugnante contra temetipsam
tua felicitate , quantum tihi auctum estpopu-
lorum, tantum pêne vitiorum; quantum tibi
copiœ accessit, tantum disciplines recessit;
factaque es, Ecclesia , profectu tuce/œcundita-
tis infirmior, et quasi minus valida *. Elle est dé-
chue par son progrès , et abattue par ses propres
forces.
L'Église n'est faite que pour les saints. Aussi
les enfants de Dieu y sont appelés, et y accou-
rent de toutes parts. Tous ceux qui sont du nom-
bre , y sont entrés : « mais combien en est-il en-
« tré par-dessus le nombre ! « Multiplicati sunt
super numerum ^. Combien parmi nous, qui
néanmoins ne sont point des nôtres ! Les enfants
d'iniquité qui l'accablent, la foule des méchants
qui l'opprime, ne sont dans l'Église que pour
l'exercer. Les vices ont pénétré jusque dans le
cœur de l'Église; et ceux qui ne devaient pas
même y être nommés, y paraissent hautement Ir
tète levée : Maledictum , et mendacium, et adul-
terium iWM/tt/ayerwn/^. Les scandales se sont éle-
vés ; et l'iniquité étant entrée comme un torrent,
elle a renversé la discipline. Il n'y a plus de cor-
rection , il n'y a plus de censure. Ou ne peut plus,
dit saint Bernard '" , noter les méchants , tant le
nombre en est immense ; on ne peut plus les éviter,
tant leurs emplois sont nécessaires; on ne peut
plus les réprimer ni les corriger, tant leur crédit
et leur autorité est redoutable.
Dans cette foule, les bons sont cachés; sou-
vent ils habitent dans quelque coin écarté, dans
quelque vallée déserte : Us soupirent en secret y
et se livrent aux saints gémissements de la péni--
tence. Combien de saints pénitents! Helasl •» à
« peine dans un si grand amas de pailles aperçoit-
« on quelques grains de froment : » Vix ibi aj>-
parent g ranaj'rumenti in tam multo numéros
■ s. Amh. tn Lue. lib. rr , n* 78, col. 1366.
» Salvian. adv. Avar. lib. i, p. 218.
* Psal. xx\K , 6.
• O». iv,2.
» In Caiit. SeriH xxxui, u' 16, t. I. col 12».
.uo
PANEGYRIQUE
palearum'. Les uns paraissent, les autres sont
cachés, selon qu'il plaît au Père céleste , ou de
its sanctifier par l'obscurité, ou de les produire
pour le bon exemple. ,
Mais dans cette étrange confusion , et au mi-
lieu de tant de désordres, souvent la foi chan-
celé, les faibles se scandalisent, l'impiété triom-
phe ; et l'on est tenté de croire que la piété n'est
(ju'un nom , et la vertu chrétienne qu'une feinte
(le l'hypocrisie. Rassurez- vous cependant, et ne
wms laissez pas ébranler par la multitude des
mauvais exemples. Voulea-vous trouver des hom-
mes sincèrement vertueux , et vraiment chré-
tiens , qui vous consolent dans ce dérèglement
presque universel , « soyez vous-mêmes ce que
'- vous désireriez voir dans les autres; et vous en
« trouverezsûrement,ou qui vous ressembleront,
« ou qui vous imiteront : » Esiote taies ^ et inve-
itietis taies.
TROISIÈME POINT.
L'Église parle à ses enfants : ils doivent l'é-
couler avec un respect qui prouve leur soumis-
sion , et lui obéir avec une prcHnptitude qui té-
moigne leur lidélité et leur confiance. Dieu parle
aussi, et à sa parole tout se fait dans la nature
comme il l'ordonne. Si les créatures inanimées,
ou sans raison , lui obéissent avec tant de dépen-
dance; nous, qui sommes doués d'intelligence,
lui devons-nous moins de docilité quand il parle?
Et, en effet, la liberté ne nous est pas donnée
pour hésiter, ni pour disputer contre lui : elle
nous donne le volontaire , pour distinguer notre
obéissance de celle des créatures inanimées ou
sans raison; mais quel que soit notre avantage
sur elles , ce n'est pas pour nous dispenser de ren-
dre à Dieu la déférence qui lui est due. Le même
dvoit qu'il a sur les autres êtres , subsiste à notre
égard; et il nous impose la même obligation de
hii obéir ponctuellement et dans l'instant même.
S'il nous laisse notre choix , c'est non pour af-
faiblir son empire , mais pour rendre notre su-
jétion plus honorable.
Ceux qui sont accoutumés au commandement ,
senten-t mieux que les autres combien cette obéis-
sance est juste et légitime , combien elle est douce
et aimable. Que sert donc de la refuser ou de la
contester? Les hommes peuvent bien trouver
moyen de se soustraire à l'empire de leui*s sem-
blables ; mais Dieu a cela par nature , que rien ne
lui résiste. Si la volonté rebelle prétend échapper
à sa domination ; en s'en retirant d'un côté, elle
y retombe d'un autre avec toute l'impétuosité des
efforts qu'elle avait faits pour s'en affranchir.
• s. Aitg. Serm. ccui, n" i. l v, co! loio.
Ainsi tout invile, tout presse l'homme de se soir-
mettre à son Dieu , et de lui obéir sans contradic-
tion et sans délai.
Quand on hésite ou qu'on diffère , il se tient
pour méprisé ou refusé tout à fait. Lorsque la
vocation est claire et certaine, qui est capable
d 'hésiter un moment, est capable de manquer tout
à fait; qui peut retarder un jour, peut passer
toute sa vie : nos passions et nos affaires ne nous
demandent jamais qu'un délai. C'est pour Dieu
une insupportable lenteur que d'aller seulement
dire adieu aux siens, que d'aller rendre à son
propre père les honneurs de la sépulture. Il fau-
dra voir le testament, l'exécuter, le contester :
d'une affaire il en naît une autre, et un moment
de remise attire quelquefois la vie tout entière ;
c'est pourquoi il faut tout quitter en entrant au
service de Dieu ". Puisqu'il faudra nécessairement
couper quelque part, coupez dès l'abord, tran-
chez au commencement, afin d'être plus tôt à
celui à qui vous voulez être pour toujours.
Et combien n'est-on pas dédommagé de ces
sacrifices ! et quelle confiance ne donnent-Ms pas
aux âmes , pour oser tout espérer de la bonté d'un
Dieu si généreux et si magnifique ! Voyez les apô-
tres, ils n'ont quitté qu'un art méprisable : Pierre
en dit-il avec moins de force : < Nous avons tout
quitté, « Reliquimiis omniO'^THes filets : voilà-
le présent qu'ils suspendent à ses autels; voilà les
armes , voilà le trophée qu'ils érigent à sa victoire.
Qu'il y a plaisir de servir celui qui fait justice au
cœur, et qui pèse l'affection ; qui veut à la vérité
nous faire acheter son royaume, mais aussi qui
a la bonté de se contenter de ce que nous avons
entre les mains ! Car il met son royaume à tout
prix , et il le donne pour tout ce que nous pouvons
lui offrir : Tantum valet quantum habes. « Rien
«qui soit à plus vil prix, quand on l'achète; rieiv
« qui soit plus précieux , quand on le possède : >»
Quicl vilius, cum emitur; quid carius, cum
possidetur^l
Mais ce n'est pas assez de tout quitter, parents ,
amis , bien , repos , liberté : il faut encore suivre
Jésus-Christ, porter sa croixaprèsluien marchant
sur ses traces, en imitant ses exemples, et se re-
noncer ainsi soi-même tous les jours de sa vie.
Cependant qu'il est difficile, quand tout est heu-
reux, quand tout nous favorise , de résister à ces
attraits séduisants d'un monde qui nous amollit et
nous corrompt en nous flattant ! A qui persuadera-
t-on de fuir la gloire, de mépriser les honneurs,
de redouter les. richesses, lorsqu'ils semblent se
présenter comme d'eux-mêmes, et venir pour.
' s. Chrysost. inMatth. Homil. \xvii , t. VU, p. 33».
> >/a«A. MX,27.
3 S. Gregor. in Ev. Hom. Y, n" 2 3, t. 1, col. UiJ.
Dt: SAINT ANDRÉ, APOTRE.
541
ftïisî dire nous chorehcr dans notre obscurité?
Qui peut comprendre qu'il faille se mortifier dans
K' sein de Talwndance ; faire violence à ses désirs ,
lorsque tout concourt à les satisfaire; devenir à
soi-même son propre bourreau , si les contradic-
tions du debors ne nous en tiennent lien ; et sa-
voir se livrer à tous les genres de souffrances,
l>our mener une vie vraiment pénitente et cruci-
fiée? Et toutefois y a-t-il une autre manière de se
rendre semblable à Jésus-Christ , et de porter
fidèlement sa croix avec lui?
« O croix aimable , ô croix si ardemment dé-
<■■ sirée, et enfin trouvée si heureusement! puis-
« sé-je ne jamais te quitter , te demeurer tendre-
« ment et constamment attaché , afin que cehii
« qui , en mourant entre tes bras , par toi m'a ra-
" cheté, par toi aussi me reçoive et me possède
« éternellement dans son amour : » Vtper ie me
recipiat, qui perte moriens me redemit! Tels
sont les sentiments dont doivent être animés tous
ceux qui veulent sincèrement appartenir à Jésus-
Christ : point d'autre moyen de se montrer ses
véritables disciples.
Quand est-ce que l'Église a vu des chrétiens
d'ignés de ce nom? c'est lorsqu'elle était persé-
cutée , lorsqu'elle Usait à tous le poteaux des sen-
tences épouvantables contre ses enfants, et qu'elle
les voyait à tous les gibets , et dans toutes les
places publiques , immolés pour la gloire de l'É-
vangile. Durant ce temps, mes sœurs, il y avait
des chrétiens sur la terre ; il y avait de ces hommes
forts, qui , nourris dans les proscriptions et dans
les alarmes continuelles, s'étaient fait une glo-
rieuse habitude de souffrir pour l'amour de Dieu.
Ils croyaient que c'était trop de délicatesse à des
disciples de la croix , que de rechercher le plai-
sir et en ce monde et en l'autre. Comme la terre
leur était un exil , ils n'estimaient rien de meil-
leur pour eux que d'en sortir au plus tôt. Alors
la piété était sincère, parce qu'elle n'était pas en-
core devenue un art : elle n'avait pas encore ap-
pris le secret de s'accommoder au monde , ni de
servir au négoce des ténèbres. Simple et innocente
qu'elle était; elle ne regardait que le ciel , auquel
elle prouvait sa fidélité par une longue patience.
Tels étaient les chrétiens de ces premiers temps :
les voilà dans leur pureté, tels que les engendrait
le sang des martyi-s , tels que les formaient les per-
sécutions.
Maintenant une longue paix a corrompu ces
courages mâles , et on les a vus ramollis depuis
qu'ils n'ont plus été exercés. Le monde est entré
dans l'Église. On a voulu joindre Jésus-Christ
avec Bélial ; et de cet indigne mélange quelle race
enfin nous est née? Une race mêlée et corrom-
pue , des demi-chrétiens , des chrétiens mondains
et séculiers; une piété bâtarde et falsifiée, qui
est toute dans les discours et dans un extérieur
contrefait. 0 piété à la mode , que je me ris de
tes vauteries et des discours étudiés que tu dé-
bites à ton aise pendant que le monde te rit ! viens
que je te mette à l'épreuve. Voici une tempête
qui s'élève; voici une perte de biens, une in-
sulte, une di^âce, une maladie. Quoi! tu te
laisses aller au murmure^ ô vertu contrefaite et
déconcertée! tu ne peux plus te soutenir, piété
sans force et sans fondement! Va, tu n'étais
qu'un vain simulacre de la piété chrétienne; tu
n'étais qu'un faux or qui brille au soleil, mais
qui ne dure pas dans le feu , mais qui s'évanouit
dans le creuset. La piété chrétienne n'est pas faite
de la sorte : le feu l'épure et l'affermit. Ah! s'il
est ainsi , chrétiens , si les souffrances sont néces-
saires pour soutenir l'esprit du christianisme,
Seigneur, rendez-nous les tyrans; rendez-nous
les Domitieu et les Néron.
Mais modérons notre zèle, et ne faisons point
de vœux indiscrets : n'envions pas à nos princes
le bonheur d'être chrétiens , et ne demandons pas
des pei-sécutioHS, que notre lâcheté ne pourrait
souffrir. Sans ramener les roues et les chevalets
sur lest^uels on étendait nos ancêtres, la matière
ne manquH'apasà la patience. La nature a assez
d'infirmités, les affaires assez d'épines , les hom-
mes assez d'injustice, leurs jugements a^ez de
bizarreries, leurs humeurs assez d'importunes
inégalités ; le monde assez d'embarras, ses faveurs
assez d'inconstance, ses engagements les plus
doux assez de captivités. Que si tout nous pros-
père, si tout nous rit, c'est à nous à nous reudre
nous-mêmes nos persécuteurs , à nous contrarier
nous-mêmes.
Pour mener une vie chrétienne, il faut sans
cesse combattre son cœur , craindre ce qui nous
attire , pardonner ce qui nous irrite , rejeter sou-
vent ce qui nous avance , et nous opposer nous-
mêmes aux accroissements de notre fortune. 0
qu'il est difficile , pendant que le monde nous ac-
corde tout, de se refuser quelque chosel Qui, ayant
en sa possession une personne très -accomplie,
qu'il aurait aimée , vivrait avec elle comme avec
sa sœur, s'élèverait au-dessus de tous les senti-
ments de l'humanité? C'est une aussi forte réso-
lution , dit saint Chrysostôme ', de ne pas laisser
corrompre son cœur par les grandeurs et les biens
qu'on possède. Ah! qu'il faut alors de courage
pour renoncer à ses inclinations , et s'empêcher
de goûter et d'aimer ce que la nature trouve si
doux et si aimable ! Sans cesse obligé d'être aux
prises avec soi-même, pour s'aracher de vive fore i
> /« MaU. Hom.XL, n* 4, t. vu, p. ♦«.
PANÉGYRIQUE
&I2
<à des objets auxquels tout le poids du cœur nous
entraîne; combien ne s'y sent-on pas plus forte-
ment incliné , lorsque tout ce qui nous environne
nous invite et nous presse de satisfaire à nos dé-
sirs? C'est dans une si critique situation qu'il faut
vraiment , pour se conserver pur , se rendre en
<juelque sorte cruel à soi-même , en se privant
d'autant plus des vains plaisirs que la chair re-
cherche , qu'on a plus de moyen de se les pro-
curer. Si l'esprit veut alors acquérir une noble
liberté, qu'il tienne les sens dans une sage con-
trainte, de peur d'en être bientôt maîtrisé ; et que
saintement sévère à lui-même, sévère à son corps,
il tende, par une bienheureuse mortification de
tous les retours de l'amour-propre et toutes les
affections charnelles , à se dégager de plus en plus
de tout ce qui t'empêche de retourner à son prin-
cipe. Peu à peu il trouvera dans les austérités
<le la pénitence, dans les humiliations de la
croix, plus de délices et de consolations, que
les amateurs du monde ne sauraient en goûter
dans toutes les folles joies qu'il leur procure , et
dans tous les contentements de leur orgueil. C'est
ainsi que , par les différents progrès du détache-
ment et de la pénitence , nous parvenons à être
réellement martyrs de nous-mêmes, nous deve-
nons des victimes d'autant_ plus propres à être
consommées en Jésus-Christ, qu'elles sont plus
volontaires. Nouveau genre de martyre, où le 1
persécuteur et le patient sont également agréa-
bles ; ou Dieu d'ime même main anime celui qui
souffre, et couronne celui qui persécute.
Saintes filles, vous connaissez ce genre de
martyre, et depuis longtemps vous l'exercez sur
vous-mêmes avec un zèle digne de la foi qui vous
anime. Peu contentes de vous être dépouillées ,
par un généreux renoncement que la grâce vous
a inspiré, de tous les objets capables de vous af-
fadir, vous avez encore voulu déclarer une guerre
continuelle à toutes les affections, à tous les sen-
timents d'une nature toujours ingénieuse à recher-
cher ce qui peut la satisfaire ; et dans la crainte
de céder à ses empressements, vous avez mieux
aimé lui refuser sans danger ce qui pourrait lui
être permis , que de vous exposer à vous laisser
entraîner au delà des bornes , en lui donnant tout
ce que vous pouviez absolument lui accorder.
■ Persévérez , mes sœurs, dans cette glorieuse mi-
lice , qui vous apprendra à mourir chaque jour à
ce que vous avez de plus intime , et qui , vous
détachant de plus en plus de la chair , vous élè-
vera par une sainte mortification de l'esprit, jus-
(lu'à Dieu, pour trouver en lui cette paix que le
monde ne connaît pas , ces délices que les sens ne
sauraient goûter, et ce parfait bonheur réservé aux
unies vraiment chrétiennes, que je vous souhaite.
PANEGYRIQUE
SAINT JEAN, APOTRE.
Tendresse particulière de Jésus pour saint Jean. Trois
présents inestimaMes qu'il lui fait, dans les trois élats divers
par lesquels ce divin Sauveur a passé pendant les Jours di a
mortalité. Comment le disciple bien-akné répond à Fun^ ui
de son divin Maitre pour lui.
Ego dilecto mee, et ad me conversio ejtts .
Je sui.s à mon bieB-aimé , et la pente de son cœur est
tournée vers moi. Cant. vu, 10.
Il est superflu , chrétiens , de faire aujourd'hui
le panégyrique du disciple bien-aimé de notre
Sauveur. C'est assez de dire en un mot qu'il était
le favori de Jésus, et le plus chéri de tous les
apôtres. Saint Augustin dit très-doctement que
« l'ouvrage est parfait lorsqu'il plaît à son ou-
« vrier : » Hoc est ^rfeclum quod arlijici suo
placet^\ et il me semble que nous le connaissons
par expérience. <}uand nous voyons un excellent
peintre qui travaille à faire un tableau ; tant qu'il
tient son pinceau en main, que tantôt il efface
un trait , e* tantôt il en tire un autre , son ouvrage
ne lui plaît pas , il n'a pas rempli toute son idée ,
et le portrait n'est pas achevé : mais sitôt qu'ayant
fini toBS ses traits, et relevé toutes ses couleurs,
il commence à exposer sa peinture en vue , c'est
alors que son esprit est content , et que tout est
ajusté aux règles de l'art; l'ouvrage est parfait
parce qu'il plaît à son ouvrier, et qu'il a fait ce
qu'il voulait faire : Hoc est perfectum quod ar-
tifici suoplacet. Ne doutez donc pas, chrétiens,
de la grande perfection de saint Jean , puisqu'il
plaît si fort à son ouvrier; et croyez que Jésus-
Christ, créateur des cœurs, qui les crée, comme
dit saint Paul% dans les bonnes œuvres, l'a fait
tel qu'il fallait qu'il fût pour être l'objet de ses
complaisances. Ainsi je pourrais conclure ce pa-
négyrique après cette seule parole , si votre ins-
truction, chrétiens, ne désirait de moi un plus
long discours.
Sainte et bienheureuse Marie, impétrez-nous les
lumières de l'Esprit de Dieu pour parler de Jean
votre second fils. Que votre pudeur n'en rougisse
pas; votre virginité n'y est point blessée. C'est
Jésus-Christ qui vous l'a donné , et qui a voulu
vous annoncer lui-même que vous seriez la mère
de son bien-aimé. Qui doute que vous n'ayez cru
à la parole de votre Dieu, vous qui avez été si
humblement soumise à celle qui vous fut portée
par son ange, qui vous salua de sa part, en di-
sant : Ave.
» De Gènes, contra. Mamch. lib. 1, cap. VIII, n" 13, 1. 1,
col. 6.50.
2 Ephcs. Il , 10.
DE SAINT JEAN, APOTUE.
Je remarque dans les saintes Lettres trois états
divers dans lesquels a passé le sauveur Jésus
pendant les jours de sa chair, et le cours de son
pèlerinage. Le premier, a été sa vie; le second,
a été sa mort ; le troisième , a été mêlé de mort
et de vie , où Jésus n'a été ni mort ni vivant : ou
plutôt il y a été tout ensemble et mort et vivant ;
et c'est l'état où il se trouvait dans la célébration
de sa sainte cène , lorsque mangeant avec ses
disciples, il leur montrait qu'il était en vie; et
voulant être mangé par ses disciples, ainsi qu'une
victime immolée , il leur paraissait comme mort.
Consacrant lui-même son corps et son sang, il
faisait voir qu'il était vivant ; et divisant mysti-
quement son corps de son sang , il se couvrait
des signes de mort , et se dévouait à la croix par
une destination particulière. Dans ces trois états,
chrétiens , il m'est aisé de vous faire voir que
Jean a toujours été le fidèle et le bien-aimé du
Sauveur. Tant qu'il vécut avec les hommes , nul
n'eut plus de part en sa confiance ; quand il ren-
dit son âme à son Père , aucun des siens ne re-
çut de lui des marques d'un amour plus tendre;
Tjuand il donna son corps à ses disciples, ils vi-
rent tous la place honorable qu'il lui fit prendre
près de sa personne dans cette sainte cérémonie.
Mais ce qui me fait connaître plus sensible-
ment la forte pente du cœur de Jésus sur le dis-
ciple dont nous parlons , ce sont trois présents
qu'il lui fait dans ces trois états admirables où
nous le voyons dans son Évangile. Je trouve en
effet, chrétiens, qu'en sa vie il lui donne sa
croix ; à sa mort, il lui donne sa mère ; à sa cène,
il lui donne son cœur. Que désire un ami vivant,
sinon de s'unir avec ceux qu'il aime dans la so-
ciété des mêmes emplois? et l'amitié a-t-elle rien
de plus doux que cette aimable association?
L'emploi de Jésus était de souffrir : c'est ce que
son Père lui a prescrit , et la commission qu'il
lui a donnée. C'est pourquoi il unit saint Jean à
sa vie laborieuse et crucifiée , eu lui prédisant de
bonne heure les souffrances qu'il lui destine :
« Vous boirez , dit-il ' , mon calice , et vous serez
<« baptisé de mon baptême. « Voilà le présent qu'il
lui fait pendant le cours de sa vie. Quelle marque
nous peut donner un ami mourant que notre
amitié lui est précieuse, sinon lorsqu'il témoigne
un ardent désir de se conserver notre cœur, même
après sa mort, et de vivre dans notre mémoire?
C'est ce qu'a fait Jésus-Christ en faveur de Jean
d'une manière si avantageuse, qu'il n'est pas pos-
sible d'y rien ajouter; puisqu'il lui donne sa di-
vine mère , c'est-à-dire , ce qu'il a de plus cher au
monde • Fils, dit-il', voilà votre mère. » Mais
» Marc. X, 39.
• Joan. \l\ , 37.
613
ce qui montre le plus son amour, c'est le lieau
présent qu'il lui fait au sacré banquet de l'eucha-
ristie , où son amitié n'étant pas contente de lui
donner comme aux antres sa chair et son sang
pour en faire un même corps avec lui, il le prend
entre ses bras, il l'approche de sa poitrine ; et
comme s'il ne suffisait pas de l'avoir gratifié de
tant de dons , il le met en possession de la source
même de toutes ses libéralités, c'est-à-dire, de
son propre cœur, sur lequel il lui ordonne de se
reposer comme sur une place qui lui est acquise.
0 disciple vraiment heureux, à qui Jésus-Christ
a donné sa croix , pour l'associer à sa vie souf-
frante ; à qui Jésus-Christ a donné sa mère , pour
vivre éternellement dans son souvenir ; à qui Jé-
sus-Clirist a donné son cœur , pour n'être plus
avec lui qu'une même chose! Que reste-t-il, ô
cher favori , sinon que vous acceptiez ces pré-
sents avec le respect qui est dû à l'amour de
votre bon Maître ?
Voyez , chrétiens , comme il les accepte. Il ac-
cepte la croix du Sauveur, lorsque Jésus-Christ
la lui proposant : Pourrez- vous bien, dit-il , boire
ce calice? Je le puis, lui répond saint Jean, et
il l'embrasse de toute son âme : Possumus '. Il
accepte la sainte Vierge avec une joie merveil-
leuse. Il nous rapporte lui-même qu'aussitôt que
Jésus-Christ la lui eut donnée, il la considéra
comme son bien propre : Accepit eam discipu-
liis in sua '. Il accepte surtout le cœur de Jésus
avec une tendresse incroyable ; lorsqu'il se repose
dessus doucement et tranquillement, pour ninr-
quer une jouissance paisible et une possession as-
surée. 0 mystère de charité ! ô présents divins et
sacrés ! Qui me donnera des paroles assez tendres
et affectueuses, pour vous expliquer à ce peu-
ple? C'est néanmoins ce qu'il nous faut faire avec
le secours de la grâce.
PBEMIEB POINT.
Ne vous persuadez pas, chrétiens, que l'ami-
tié de notre Sauveur soit de ces amitiés délicates
qui n'ont que des douceurs et. des complaisances ,
et qui n'ont pas assez de résolution pour voir un
courage fortifié par les maux et exercé par les
souffrances. Celle que le Fils de Dieu a pour nous
est d'une nature bien différente : elle veut nous
durcir aux travaux, et nous accoutumer à la
guerre ; elle est tendre , mais el le n'est pas molle ;
elle est ardente , mais elle n'est pas faible ; elle est
douce , mais elle n'est pas flatteuse. Oui certaine-
ment, chrétiens, quand Jésus entre quelque part ,
il y entre avec sa croix, il y porte avec lui tou-
tes ses épines, et il en fait part à tous ceux qu'il
• Marc. X , 39.
> Joiin. XIX , 27.
14
PANÉGYRÎQUK
•aime. Comme notre apôtre est son bien-aimé, il
lui fuit présent de sa croix; et de cette même
main , dont il a tant de fois serré la tête de Jean
sur sa bienheureuse poitrine avec une tendresse
incroyable , il lui présente ce calice amer, plein
de souffrances et d'afflictions, qu'il lui ordonne
de boire tout plein , et d'en avaler jusqu'à la lie :
Calicem quidem meum bibetis '.
Avouez la mérité, chrétiens, vous n'ambition-
nez guère un tel présent, vous n'en comprenez
pas le prix. Mais s'il reste «ncore en vos âmes
quelque teinture de votre baptême , que les déli-
ces du monde n'aient pas effacée, vous serez
bientôt convaincus de la nécessité de ce don, en
écoutant prêcher Jésus-Ghrist, dont je vous rap-
porterai les paroles sans aucun raisonnement re-
cherché, mais dans la même simplicité dans la-
quelle elles sont sorties de sa sainte et divine
bouche.
Notre-Seigneur Jésus avait deux choses à don-
ner aux hommes , sa croix et son trône, sa ser-
vitude et son ïègne, son obéissance jusqu'à la
mort et son exaltation jusqu'à la gloire. Quand il
est venu sur îa terre, il a proposé l'un et l'autre^
c'était l'abrégé de sa commisaon, c'était tout le
sujet de son ambassade : €omplacuit dare vobis
regnum^ : « Il a plu au Père de vous donner son
« royaume : « Non venipaceni mittetey sed gla-
dium : « Je ne suis pas venu apporter la paix ,
« mais le glaive : » Sicut oves in medio lupo-
rum 3 : « Allez comme des brebis au milieu des
« loups. » Ses disciples , encore grossiers et char-
nels , ne voulaient point comprendre sa croix , et
ils ne l'importunaient que de son royaume; et
lui , désirant les accoutumer aux mystères de son
ÉvangUe , il ne leur dit ordinairement qu'un mot
du royaume , et ri revient toujoure à la croix. C'est
ce qui doit nous montrer qu'il faut partager nos
affections entre sa croix et son trône, ou plutôt,
puisque ces deux choses sont si bien liées , qu'il
faut réunir nos affections dans la poursuite de
l'un et de l'autre.
0 Jean , bien-aimé de Jésus , venez apprendre
de lui cette vérité. Il l'a déjà plusieurs fois prê-
chée à tous les apôtres vos compagnons; mais
vous, qui êtes le favori, approchez-vous avec
^otre frère, et il vous l'enseignera en particulier.
Votre mère lui dit : « Commandez que mes deux
« fils soient assis à votre droite dans votre royau-
« me : » Die ut sedeant ht duofilii mei : « Pou-
« vez-vous, leur répondez- vous , boire le calice
« que je dois boire? » Potestis bibere calicem
■ Matlh XX , 23.
» Luc. XII , 2.1.
» Matth X,34,I0.
quem ego bibiturus sum ' ? Mon Sauveitr, pcr*
mettez-moi de le dire , vous ne répondez pas à
propos. On parle de gloire , vous d'ignominie.
Il répond à propos; mais ils ne demandent pas à
propos : Nescitis qvid peiatis : « Vous ne sa-
« vez ce que vous demandez. » Prenez la croix,
et vous aurez le royaume : il est caché sous cette
amertume. Attends à la croix , tu y vèVras les
titres de ma royauté. « Ce n'est pas à moi à vous
« donner ce que vous demandez : » Non est
meum dare vobis : c'est à vous à le prendre >
selon la part que vous voudrez avoir aux souf-
frances. Cela demeure gravé dans le cœur dé
Jean. Il ne songe plus au royaume , qu'il ne
songe à la croix avant toutes choses ; et c'est ce
qu'il nous représente admirablement dans son
Apocalypse. « Moi Jean, nous dit-il , qui suis vo-
« tre frère , et qui ai part à la tribulation , an
n royaume et à la patience de Jésus-Christ , j'ai
« été dans l'île nommée Patmos pour la parole d«
« Seigneur, et pour le témoignage que j'ai rendu
« à Jésus- Christ; et je fus ravi en esprit : » Ego
Joannes f rater vester, et socius in tribuiatione^
et regno, et patientia , fui in insula quœappet-
latur Patmos, propter verbum Dei, et tesii-
monium Jesu : fui in spiritu *. Pourquoi fait-il
cette observation : J'ai vu en esprit le Fils de
l'homme en son trône , j'ai o«ï le cantique de ses
louanges? pourquoi ? Parce quej 'ai été banni dans
une île :fui in insula. Je croyais autrefois qu'on
ne pouvait voir Jésus-Christ régnant , à moins
que d'être assis à sa droite et revêtu de sa gloire ;
mais il m'a fait connaître qu'f)n ne le voit jamais
mieux que dans les souffrances. L'affliction m'a
dessillé les yeux , le vent de la persécution a
dissipé les nuages de mon esprit , et a ouvert l«
passage à la lumière. Mais voyez encore plus pré-
cisément : Ego Joannes, socius in tribulations
et regno. Il parle du royaume, mais il parle
auparavant de la croix; il mettait autrefois le
royaume devant la croix , maintenant il met la
croix la première : et après avoir nommé le
royaume, il revient incontinent aux souffrances :
et patientia. Il craint de s'arrêter trop à la gloire ,
comme il avait fait autrefois.
Mais voyons quelle a été sa croix. Il semble
que c'est celui de tous les disciples qui a eu la
plus légère. Pour nous détromper, expliquoni
quelle a été sa croix ; et nous verrons qu'en ef-
fet elle a été la plus grande de toutes dans l'in-
térieur. Apprenez le mystère , et considérez les
deux croix de notre Sauveur. L'une se voit au
Calvaire , et elle paraît la plus douloureuse; l'au-
tre est celle qu'il a portée durant tout le cours de
I Matth. XX, 21.
» yépoc. 1,9, 10.
DE SAINT JEAN, APOTRE.
sa vie, oVsl la plus ptiublc. Dès le commence-
ment, il se desline pour être la victime du goore
; humain. 11 devait offrir deux sacrifices. Le der-
; nier s.icrifice s'est opéré à l'autel de la croix :
mais il fallait qu'il accomplît le sacrifice qui était
appelé Juge sacrificium^ dont sou cœur était
l'autel et le temple. 0 cœur toujours mourant,
toujours percé de coups, brûlant d'impatience
de souffrir, qui ne respirait que l'immolation î Ne
croyez donc pas que sa passion soit son sacrifice
I le plus douloureux. Sa passion le console : il a
I une soif ardente qui le brûle et qui le consume,
sa passion le rafraîchira ; et c'est peut-être une
des raisons pour laquelle il l'appelle une coupe
qu'il a à boire, parce qu'elle doit rafraîchir l'ar-
deur de sa soif. En effet, quand il parle de cette
i dernière croix : « C'est à présent, s'écrie-t-il ,
■ que le Fils de l'homme est glorifié : » ISunc
clarificatus est \ C'est ainsi qu'il s'exprime après
la dernière pâque , sitôt que Judas fut sorti du
cénacle. Mais s'agit-il de l'autre croix, c'est aloi-s
qu'il se sent vivement pressé dans l'attente de
l'accomplissement de ce baptême : Baptismo ha-
beo baptizari, et quomodo coarctor^l L'un le
dilate : Nunc clarificatus est; l'autre le presse :
coarctor. Lequel est-ce qui fait sa vraie croix,
celui qui le presse et qui lui fait violence, ou ce-
lui qui relâche la force du mal?
C'est cette première croix, si pressante et si
douloureuse, que Jésus-Christ veut donner à
Jean. Pierre lui demandait : « Seigneur, que des-
" tinez-vous à celui-ci? » Domine, hic autem
guidai Vous m'avez dit quelle sera ma croix,
quelle part y donncrez-vous à celui-ci? Ne vous
en mettez point en peine. La croix que je veux
qu'il porte ne frappera pas les sens : jeme réserve
de la lui imprimer' moi-même : elle sera princi-
palement au fond de son âme ; ce sera moi qui
y mettrai la main , et je saurai bien la rendre
pesante. Et pour le rendre capable de la soute-
nir avec un courage vraiment héroïque , il lui
inspira l'amour des souffrances. Tout homme
que Jésus-Christ aime, il attire tellement son
cœur après lui, qu'il ne souhaite rien avec plus
d'ardeur que de voir abattre son corps , comme
une vieille masure qui le sépare de Jésus-Christ.
Mais quel autre avait plus d'ardeur pour la croix
que Jean , qui avait humé ce désir aux plaies
mêmes de Jésus-Christ; qui avait vu sortir de
son côté l'eau vive de la félicité , mais mêlée avec
le sang des souffrances? II est donc embrasé du
désir du martyre : et cependant, ô Sauveur, quels
Dan. yiir. M, 12, 13.
J>an. XIII, 31.
Lur. XII, .Ml.
Jotên. XXI, 21.
BOtsÀlLT — TOME III.
545
supplices lui donnerez- vous? un exil. 0 cruauté
leute et timide de Domitien ! faut-il que tu ne
sois trop humaiu que pour moi, et que tu n'aies
pas soif de mon sang! Mais peut-être qu'il sera
bientôt répandu. On lui prépare de l'huile bouil-
lante, pour le faire mourir dans ce bain brûlant.
Vous voilà enfin , ô croix de Jésus î que je sou-
haite si vivement. Il s'élnnce dans cet étang
d'huile fumante et bouillante, avec la même
promptitude que, dans les ardeurs de l'été, on
se jette dans le bain pour se rafraîchir. Mais, ô
surprise fâcheuse et cruelle! tout d'un coup elle
se change en rosée. Bien-aimé de mon cœur, est-
ce là l'amour que vous me portez? Si vous ne
voulez pas me donner la mort , pourquoi forcez-
vous la nature de se refuser à mes empresse-
ments? 0 bourreaux, apportez du feu, réchauf-
fez votre huile inopinément refroidie. Mais ces
cris sont inutiles. Jésus-Christ veut prolonger
sa vie, parce qu'il veut encore aggraver sa croix.
Il faut vivre jusqu'à une vieillesse décrépite : il
faut qu'il voie passer devant lui tous ses frères
les saints apôtres, et qu'il survive presque à tous
les enfants qu'il a engendrés à Notre- Seigneur.
De quoi le consolerez-vous , ô Sauveur des
âmes? ne voyez-vous pas qu'il meurt tous les
jours, parce qu'il ne peut mourir une fois? Hé-
las ! il semble qu'il n'a plus qu'un souffle. Ce
vieillard n'est plus que cendre; et sous cette cen-
dre vous voulez cacher un grand feu. Écoutez
comme il crie : « Mes bien-aimés, nous sommes
« dès à présent enfants de Dieu ; mais ce que nous
« serons un jour ne paraît pas encore : >- Dile-
cfissimi, nuncfilii Deisumus, et nondum ap-
paruitquid erimus '. De quoi le consolerez-vous?
sera-ce par les visions dont vous le gratifierez?
Mais c'est ce qui augmente l'ardeur de ses désirs.
Il voit couler ce fleuve qui réjouit la cilé de
Dieu, la Jérusalem céleste. Que sert de lui mon-
trer la fontaine, pour ne lui donner qu'une
goutte à boire? Ce rayon lui fait désirer le grand
jour; et cette goutte que vous laissez tomber
sur lui, lui fait avoir soif de la source. Écoutez
comme il crie dans l'Apocalypse : Et spiritus et
sponsa dicunt, Veni : « L'esprit et l'épouse di-
" sent. Venez. « Que lui répond le divin époux?
«Oui, je viens bientôt : « Etiam venio cito^.
" 0 instant trop long! » O modicum longum^l
Il redouble ses gémissements et ses cris : « Venez,
'< Seigneur Jésus : » Veni, Domine Jesu. 0 divin
Sauveur, quel supplice! votre amour est trop sé-
vère pour lui. Je sais que dans la croix que vous
lui donnez « il y a une douleur qui console , » ipse
' I. Joan. 111,2.
» Apocal. xïll, 17, 20.
» S. Aug. in Joan. Tract, a , n* 6 , t. m , par», ii . ce!. Ti*.
3j
646 PANEGYRIQUE
consolatur dolor^ cl (juc le calice de votre pas-
sion que vous lui faites boire à longs traits , tout
amer qu'il est ù nos sens, a ses douceurs pour
l'esprit, quand une foi vive l'a persuadé des maxi-
mes de l'Évangile. Mais j'ose dire , ô divin Sau-
veur, que cette manière douce et affectueuse
^•tvec laquelle vous avez traité saint Jean votre
bien-aimé disciple, et ces caresses mystérieuses
dont il vous a plu l'honorer, exigeaient en quel-
<{ue sorte de vous quelque marque plus sensible
de la tendresse de votre cœur, et que vous lui de-
viez des consolations qui fussent plus appro-
chantes de cette familiarité bienheureuse que
vous avez voulu lui permettre. C'est aussi ce que
nous verrons au Calvaire dans le beau présent
qu'il lui fait , et dans le dernier adieu qu'il lui dit.
SECOND POINT.
Certahiement, chrétiens, l'amitié ne peut ja-
mais être véritable , qu'elle ne se montre bien-
tôt tout entière ; et elle n'a jamais plus de peine
que lorsqu'elle se voit cachée : toutefois il faut
avouer que , dans le temps qu'il faut dire adieu ,
la douleur que la ticparation lui fait ressentir lui
donne je ne sais quoi de si vif et de si pressant,
pour se faire voir dans son naturel , que jamais
«lie ne se découvre avec plus de force. C'est pour-
quoi les derniers adieux que l'on dit aux person-
nes que l'on a aimées saisissent de pitié les cœurs
les plus durs : chacun tâche , dans ces rencon-
tres, de laisser des marques de son souvenir.
IVous voyons en effet tous les testaments remplis
de clauses de cette nature; comme sil'amour qui
lie se nourrit ordinairement que par la présence,
voyant approcher le moment fatal de la dernière
séparation , et craignant par là sa perte totale en
môme temps qu'il se voit privé de la conversa-
tion et de la vue , ramassait tout ce qui lui reste
de force pour vivre et durer du moins dans le
souvenir.
Ne croyez pas que notre Sauveur ait oublié
son amour en cette occasion. « Ayant aimé les
« siens , il les a aimés jusqu'à la fm ^ ; » et puis-
qu'il ne meurt que par son amour, il n'est jamais
plus puissant qu'à sa mort. C'est aussi sans
doute pour cette raison , qu'il amène au pied de
sa croix les deux personnes qu'il chérit le plus ,
c'est-à-dire, Marie sa divine mère, et Jean son
fidèle et son bon ami , qui , remis de ses premières
terreurs , vient recueillir les derniers soupirs de
son Maître mourant pour notre salut.
Car, je vous demande, mes frères, pourquoi
appeler la très-sainte Vierge à ce spectacle d'in-
humanité? Est-ce pour lui percer le cœur, et lui
• 5. Àiifi. Epist. XXVII , n" I , t. il , col. 42.
'^ Jouit. XIII, l.
déchirer les entrailles? Faut-il que ses yeux ma-
ternels soient frappés de ce triste objet, et qu'elle
voie couler devant elle, par tant de cruelles bles-
sures, un sang qui lui est si cher? Pourquoi le
plus chéri de tous ses disciples est-il le seul té-
moin de ses souffrances? Avec quels yeux verra-
t-il cette poitrine sacrée , sur laquelle il se re-
posait il y a deux jours , pousser les derniers
sanglots parmi des douleurs infinies? Quel plaisir
au Sauveur de contempler ce favori bien-aimé,
saisi par la vue de tant de tourments , et par la
mémoire encore toute fraîche de tant de caresses
récentes , mourir de langueur au pied de sa croix ?
S'il l'aime si chèrement, que ne lui épargne-t-il
cette affliction ; et n'y a-t-il pas de la dureté de
lui refuser cette grâce? chrétiens, ne le croyez
pas , et comprenez le dessein du Sauveur des
âmes. Il faut que Marie et saint Jean assistent
à la mort de Jésus pour y recevoir ensemble,
avec la tendresse du dernier adieu , les présents
qu'il a à leur faire , afin de signaler en expirant
l'excès de son affection.
Mais que leur donnera-t-il , nu, dépouillé
comme il est? Les soldats avares et impitoyables
ont partagé jusqu'à ses habits, et joué sa tunique
mystérieuse : il n'a pas de quoi se faire enterrer.
Son corps même n'est plus à lui : il est la victime
de tous les pécheurs; il n'y a goutte de son sang
qui ne soit due à la justice de Dieu son Père.
Pauvre esclave, qui n'a plus rien en son pouvoir
dont il puisse disposer par son testament ! Il a
perdu jusqu'à son Père, auquel il s'est glorifié
tant de fois d'être si étroitement uni. C'est son
Dieu , ce n'est plus son Père. Au lieu de dire
comme auparavant : « Tout ce qui est à vous est
« à moi, » il ne lui demande plus qu'un regard :
Respice in me; et il ne peut l'obtenir, et il s'en
voit abandonné : Quare me dereliquisti ' ? Ainsi ,
de quelque côté qu'il tourne les yeux , il ne voit
plus rien qui lui appartienne. Je me trompe , il
voit Marie et saint Jean : tout le reste des siens
l'ont abandonné, et ils sont là pour lui dire :
Nous sommes à vous. Voilà tout le bien qui lui
reste, et dont il peut disposer par son testament
Mais c'est à eux qu'il faut donner, et non pas les
donner eux-mêmes. 0 amour ingénieux de mon
maître! Il faut leur donner, il faut les donner.
Il faut donner Marie au disciple, et le disciple à
la divine Marie. Ego dilecto meo, dit-il. Mon
maître , je suis à vous ; usez de moi comme il
vous plaira. Voyez la suite : et ad me conversio
ejus \ « Fils, dit-il , voilà votre mère. « 0 Jean ,
je vous donne Marie ; et je vous donne en même
temps à Marie : Marie est à saint Jean , saint
' Maf th. WMl, 4C.
» Cunt. VII, Kl.
1
DE SAINT JEAN , APOTRE.
Jenn a Marie. Vous devez vous rendre heureux
l'un et l'autre par une mutuelle possession. Ce ne
vous est pas un moindre avantage d'être donnés
que de recevoir; et je ne vous enrichis pas plus
j»ar le don que je vous fais, que par celui que je
fais de vous.
Mais, mes frères, entrons plus profondément
dans cet admirable mystère : recherchons , par
les Écritures , quelle est cette seconde naissance
qui faitsaint Jean le fils de Marie, quelle est cette
nouvelle fécondité qui rend Marie mère de saint
Jean; et développons les secrets d'une belle théo-
logie , qui mettra cette vérité dans son jour Saint
Paul parlant de notre Sauveur après lïnfamie de
sa mort et la gloire de sa résurrection , en a dit
ces belles paroles ' : « Nous ne connaissons plus
« maintenant personne selon la chair ; et si nous
« avons connu autrefois Jésus- Christ selon la
« chair, maintenant qu'il est mort et ressuscité
« nous ne le connaissons plus de la sorte. >- Que
veut dire cette parole , et quel est le sens de l'a-
pôtre? Veut-il dire que le Fils de Dieu s'est dé-
pouillé, en mourant, de sa chair humaine, et
quil ne Ta point reprise en sa glorieuse résurrec-
tion? Non, mes frères, à Dieu ne plaise ! Il faut
trouver un autre sens à cette belle parole du divin
apôtre, qui nous ouvre l'intelligence de ses sen-
timents. Ne le cherchez pas, le voici : il veut
dire que le Fils de Dieu, dans la gloire de sa ré-
surrection, a bien la vérité de la chair, mais quil
n'en a plus les infirmités ; et pour toucher encore
plus le fond de cette excellente doctrine , enten-
dons que l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, a eu deux
naissances et deux vies , qui sont infiniment dif-
férentes.
La première de ces naissances l'a tiré du sein
de Marie , la seconde l'a fait sortir du sein du
tombeau. En la première il est né de l'Esprit de
Dieu, mais par une mère mortelle : et de là il en
a tiré la mortalité. Mais en sa seconde naissance,
nul n'y a part que son Père céleste ; c'est pour-
quoi il n'y a plus rien que de glorieux. Il était
de sa providence d'accommoder ses sentiments
ces deux manières de vie si contrîures : de là
vient que dans la première il n'a pas jugé indi-
gnes de lui les sentiments de faiblesse humame;
mais dans sa bienheureuse résurrection il n'y a
plus rien que de grand, et tous ses sentiments
sont duo Dieu qui répand sur l'humanité qu'il a
prise tout ce ([ue la divinité a de plus auguste.
Jésus, en conversant parmi les mortels, a eu
faim, a eu soif : il a été quelquefois saisi par la
crainte, louché par la douleur : la pitié a serré
In cœur, elle a ému et altéré son sang, elle lui
» II. c
I
» II. Cor.\, IG.
547
a fait répandre des larmes. Je ne m'en étonne
pas, chrétiens : c'étaient les jours de son huml*
liation, qu'il devait passer dans l'infirmité. Mai»
durant les jours de sa gloire et de son immorta-
lité , après sa seconde naissance par laquelle son
Père l'a ressuscité pour le faire asseoir à sa droite,
les infirmités sont bannies ; et la toute-puissance
divine déployant sur lui sa vertu , a dissipé tou-
tes ses faiblesses. Il commence à agir tout à fait
en Dieu : la manière en est incompréhensible ,
et tout ce qu'il est permis aux mortels de dire
d'un mystère si haut, c'est qu'il n'y faut plus rien
concevoir de ce que le sens humain peut imagi-
ner ; si bien qu'il ne nous reste plus que de nous
écrier hardiment avec l'incomparable docteur
des Gentils : que si nous avons connu Jésus-
Christ selon sa naissance mortelle dans les sen-
timents de la chair, nunc jam non novimus :
maintenant qu'il est glorieux et ressuscité , nous
ne le connaissons plus de la sorte, et tout C6
que nous y concevons est divin.
Selon cette doctrine du divin apôtre, je ne
craindrai pas d'assurer que Jésus-Christ ressus-
cité regarde Marie d'une autre manière, que ne
faisait pas Jésus-Christ mortel. Car, mes frères ,
sa mortalité l'a fait naître dans la dépendance
de celle qui lui a donné la vie : « Il lui était sou-
« mis et obéissant , » dit l'évangéliste '. Tout
Dieu qu'était Jésus , l'amour qu'il avait pour sa
sainte mère était mêlé sans doute de cette crainte
filiale et respectueuse que les enfants bien nés ne
perdent jamais. 11 était accompagné de toutes
ces douces émotions , de toutes ces inquiétudes
aimables qu'une affection sincère imprime tou-
jours dans les cœurs des hommes mortels : tout
cela était bienséant durant les jours de faiblesse.
Mais enfin voilà Jésus en la croix : le temps de
mortalité va passer. Il va commencer désormais
à aimer Marie d'une autre manière: son amour ne
sera pas moins ardent ; et tant que Jésus-Christ
sera homme , il n'oubliera jamais cette vierge-
mère. Mais après sa bienheureuse résurrection ,
il faut bien qu'il prenne un amour convenable a
l'état de sa gloire.
Que deviendront donc, chrétiens, ces respects ,
cette déférence, cette complaisance obligeante,
ces soins si particuliers, ces douces inquiétudes
qui accompagnaient son amour? mourront-iis
avec Jésus-Clirist , et Marie en sera-t-elle à jamais
privée? chrétiens, sa bonté ne le permet pas
Puisqu'il va entrer par sa mort en un état glorieux,
ou il ne les peut plus retenir, il les fait passer en
saint Jean, et il entreprend de les faire revivre
dans le cœur de ce bien-aimé. Et n'est-ce pas ca
que veut dire le '^ ulin par ees élo-
• Luc. 11,51.
n
PAINÉGYRKjlj'E
qucntcs paroles ' : Jam scilîcetab humanafra-
(jUitate, qua erat natus ex fœm'ma , percrucis
inortem demigrans in œternitatem Del, ut es-
set in gloria Dei Patris, detegat hominijura
pictutis liumanœ : « Étant prêt de passer, par la
« mort de la croix , de l'infirmité humaine à la
« gloire et à réternité de son Père, il laisse à un
« homme mortel les sentiments de la piété hu-
" mai ne. » Tout ce que son amour avait de ten-
die et de respectueux pour sa sainte mère vivra
maintenant dans le cœur de Jean : c'est lui qui
sera le fds de Marie ; et pour établir entre eux
(•ternellement cette alliance mystérieuse , il leur
parle du haut de sa croix, non point avec une
uclion tremblante comme un patient prêt à ren-
dre l'àme, « mais avec toute la force d'un liomme
« vivant , et toute la fermeté d'un Dieu qui doit
« ressusciter, » plena virtute viventis et con-
stantia rcsurrecturi ^ Lui qui tourne les cœurs
ainsi qu'il lui plaît, et dont la parole est toute-
puissante, opère en eux tout ce qu'il leur dit, et
fait Marie mère de Jean, et Jean fils de Marie.
'Car qui pourrait assez exprimer quelle fut la
force de cette parole sur l'esprit de l'un et de
l'autre? Ils gémissaient au pied de la croix, tou-
tes les plaies de Jésus-Christ déchiraient leurs
âmes, et la vivacité de la douleur les avait pres-
que rendus insensibles. Mais lorsqu'ils entendi-
rent cette voix mourante du dernier adieu de Jé-
sus, leurs sentiments furent réveillés par cette
nouvelle blessure ; toutes les entrailles de Marie
furent renversées , et il n'y eut goutte de sang
tlans le cœur de Jean qui ne fut aussitôt émue.
€étte parole entra donc au fond de leurs âmes ,
ainsi qu'un glaive tranchant ; elles en furent per-
cées et ensanglantées avec une douleur incroya-
ble : mais aussi leur fallait-il faire cette violence,
il fallait de cette sorte entr'ouvrir leur cœur,
afin, si je puis parler de la sorte, d'entrer en
l'un le respect d'un fils , et dans l'autre la ten-
dresse d'une bonne mère.
Voilà donc Marie mère de saint Jean. Quoique
son amour maternel, accoutumé d'embrasser un
Dieu , ait peine à se terminer sur un homme , et
qu'une telle inégalité semble plutôt lui reprocher
son malheur, que la récompenser de sa perte :
toutefois la parole de son Fils la presse; l'amour
que le Sauveur a eu pour saint Jean l'a rendu un
autre lui-même, et fait qu'elle ne croit pas se
tromper quand elle cherche Jésus-Christ en lui.
Grand et incomparable avantage de ce disciple
ohcri ! Car de quels dons l'aura orné le Sauveur,
pour le rendre digne de remplir sa place? Si l'a-
mour qu'il a pour la sainte Vierge l'oblige à lui
• Epixt. i,,!!" 17.
» Zbia.
laisser son portrait en se retirant de sa vue , ne
doit-il pas lui avoir donné une image vive et
naturelle? Quel doit donc être le grand saint
Jean , destiné à demeurer sur la terre pour y être
la représentation du Fils de Dieu après sa mort;
et une représentation si parfaite, qu'elle puisse
charmer la douleur, et tromper, s'il se peut , l'a-
mour de sa sainte mère par la naïveté de la res-
semblance!
D'ailleurs quelle abondance de grâces attirait
sur lui tous les jours l'amour maternel de Marie,
et le désir quelle avait conçu de former en lui
Jésus -Christ! combien s'échauffaient tous les
jours les ardeurs de sa charité , par la chaste
communication de celles qui brûlaient le cœur
de Marie! et à quelle perfection s'avançait sa
chasteté virginale, qui était sans cesse épurée par
les regards modestes de la sainte Vierge , et par
sa conversation angélique !
Apprenons de là, chrétiens , quelle est la force
de la pureté. C'est elle qui mérite à saint Jean la
familiarité du Sauveur; c'est elle qui le rend di-
gne d'hériter de son amour pour Marie, de suc*
céder en sa place , d'être honoré de sa ressem-
blance. C'est elle qui lui fait tomber Marie en
partage, et lui donne une mère vierge : elle fait
quelque chose de plus, elle lui ouvre le cœur de
Jésus, et lui en assure la possession.
TROISIÈME POINT.
Je l'ai déjà dit , chrétiens , 11 ne suffît pas au
Sauveur de répandre ses dons sur saint Jean ; il
veut lui donner jusqu'à la source. Tous les dons
viennent de l'amour ; il lui a donné son amour.
C'est au cœur que l'amour prend son origine ; il
lui donne encore le cœur, et le met en possession
du fonds dont il lui a déjà donné tous les fruits.
Viens , dit-il, ô mon cher disciple, je t'ai choisi
devant tous les temps pour être le docteur de la
charité; viens la boire jusque dans sa source,
viens y prendre ces paroles pleines d'onction par
lesquelles tu attendriras mes fidèles : approche
de ce cœur qui ne respire que l'amour des hom-
mes ; et pour mieux parler de mon amour, viens
sentir de près les ardeurs qui me consument.
Je ne m'étendrai pas à vous raconter les avan-
tages de saint Jean. Mais, Jean, puisque \ ous en
êtes le maître , ouvrez-nous ce cœur de Jésus ,
faites-nous-en remarquer tous les mouvements,
que la seule charité excite. C'est ce qu'il a fait
dans tous ses écrits : tous les écrits de saint Jean
ne tendent qu'à expliquer le cœur de Jésus. En
ce cœur est l'abrégé de tous les mystères du chris-
tianisme : mystères de charité dont l'origine est
au cœur ; un cœur, s'il se peut dire , tout pètii
d'amour : toutes les palpitations, tous les batte-
DE SAINT JEAN, APOTIIE.
£49
monts de ce cœur, c'est la cliarité qui les produit.
Voulez-vous voir saint Jean vous montrer tous
les secrets de ce cœur ; il remonte < jusqu'au
« principe : » In principio'. C'est pour venir à
ce terme : Kl habitavit* , « Il a habite parmi
• nous. » Qui l'a fait ainsi habiter avec nous? l'a-
mour. « C'est ainsi que Dieu a aimé le monde : »
Sic Deus dilexit mundum ^ C'est donc l'amour
qui la fait descendre, pour se revêtir de la na-
ture humaine. Mais quel cœur aura-t-il donné à
cette nature humaine , sinon un cœur tout pétri
d'amour?
C'est Dieu qui fait tous les cœurs, ainsi qu'il
fui plaît. « Le cœur du roi est dans sa main "
comme celui de tous les autres: Cor régis in manu
Dei estK Rcgis, du roi Sauveur. Quel autre cœur
a été plus dans la main de Dieu? C'était le cœur
d'un Dieu , qui réglait de près, dont il conduisait
tous les mouvements. Qu'aura donc fait le Verbe
divin , eu se faisant homme , sinon de se former
un cœur sur lequel il imprimât cette charité in-
finie qui l'obligeait à venir au monde: Donnez-
moi tout ce qu'il y a de tendre, tout ce qu'il y a
de doux et d'humain : il faut faire un Sauveur
qui ne puisse souffrir les misères, sans être saisi
de douleur; qui, voyant les brebis perdues, ne
l)aisse supporter leurs égarements. Il lui faut un
amour qui le fasse courir au péril de sa vie, qui
fui fasse baisser les épaules pour charger dessus
sa brebis perdue ; qui lui fasse crier : « Si quel-
« qu'un a soif, qu'il vienne à moi : » Si quis si-
fil, veniat ad me ^. « Venez à moi, vous tous qui
<< êtes fatigués : » Veniie ad me, otnnes qui la-
boratis ^. Venez pécheurs ; c'est vous que je cher-
che. Enfin, il lui faut un cœur qui lui fasse dire:
« Je donne ma vie parce que je le veux : » Ego
pono eam a meipso '. C'est moi qui ai un cœur
amoureux, qui dévoue mon. corps et mon âme à
toutes sortes de tourments.
Voilà , mes frères, quel est le cœur de. Jésus,
voilà quel est le mystère du christianisme. C'est
pourquoi l'abrégé de la foi est renfermé dans ces
paroles : « Pour nous, nous avons cru à l'amour
« que Dieu a pour nous : » Nos credidimus cha-
ritati quam habet Deus in nobis *. Voilà la pro-
fession de saint Jean. Pourquoi le Juif ne croit-il
pas à notre Evangile? Il reconnaît la puissance ;
mais il ne veut pas croire à l'cunour : il ne peut
se persuader que Dieu nous ait assez aimés, pour
' Jnfin. 1,1.
» IbiiL \,\%.
^ Ihid. III, ir,.
* Prof. x\î , I .
' JfMii. VII, 37.
« V<»///(. XI, 2H.
' JiniH. X, IS.
' l- J-MH. IV, Ift.
nous donner son Fils. Pour moi , je crois » sa
charité ; et c'est tout dire, li s'est fait homme, je
le crois; il est mort pour nous, je le crois; il
aime, et qui aime fait tout : Credidimus chari-
tati ejus.
Mais si nous y croyons , il faut l'imiter. Ce
cœur de Jésus embrasse tous les fidèles : c'est là
où nous sommes tous réunis, » pour être cousom-
« mes dans l'unité : » Ut sint co7isummati in
U7ium\ C'est le cœur qui parlait, lorsqu'il di-
sait : « Mon Père, je veux que là où je suis, mes
« disciples y soient aussi avec moi : » Volo ut
ubi sum ego, et illi sint mecum*. Il ne distrait
personne , il appelle tous ses enfants , et nous
devons nous aimer « dans les entrailles de la cha-
« rite de ce divin Sauveur, " in visceribus Jesth
Christi '. Ayons donc un cœur de Jésus-Christ,
un cœur étendu , qui n'exclue personne de sou
amour. C'est de cet amour réciproque qu'il se
formera une chaîne de charité qui s'étendra du
cœur de Jésus dans tous les autres, pour es lier
et les unir inviolablement: ne la rompons pas;
ne refusons à aucun de nos frères l'entrer dans
cette sainte union de la charité de Jésus- Christ.
Il y a place pour tout le monde. Lsons sans en-
vie des biens qu'elle nous procure : nous ne les
perdons pas en les communiquant aux autres;
mais nous les possédons d'autant plus sûrement :
ils se multiplient pour nous avec d'autant plus
d'abondance , que nous désirons plus généreuse-
ment les partager avec nos frères. Et pourquoi
veux-tu arracher ton frère de ce cœur de Jésus-
Christ? Il ne souffre point de séparation : il te
vomira toi-même. Il supporte-tontes les infirmi-
tés, pourvu que la charité dont nous sommes
animés les couvre. Aimons-nous donc dans le
cœur de Jésus. « Dieu est charité; et qui jiersé-
« vère dans la charité dfmeure en Dieu, et Dieu
« en lui ^. » Ah! qui me donnera des amis que
j'aime véritablement par la charité? Lorsque je
répands en eux mon cœur, je le répands eu Dieu
qui est charité. « Ce n'est pas à un homme que
« je me confie ; mais à celui en qui il demeure,
« pour être tel. Et dans ma juste confiance, je Me
n crains point ces résolutions si changeantes de
" l'inconstance humaine : » JSon homini com-
milio, scd illi in quo manet ut talis sit. Nec in
mea secvrifate crastinum illud humanœ cogi-
tationis incertum omninoformido. C'est ainsi
que s'aiment les bienheureux esprits.
L'amour, qui les unit intimement entre eux,
s'échauffe de plus eu plus dans ces mutuels en*-
^Joitn. \\\\, 23.
' Ibid. 21.
* Philip. 1,8.
* L Joon. L\^tC
&50
PANÉGYRIQUE
brassements de leurs cœurs. Ils s'aiment en Dieu,
qui est le centre de leur union 5 ils s'aiment pour
Dieu, qui est tout leur bien. Ils aiment Dieu dans
chacun de leurs concitoyens, qu'ils savent n'être
grands que par lui; et vivement sensibles au
bonheur de leurs frères , ils se trouvent heureux
de jouir en eux et par eux des avantages qu'ils
n'auraient pas eux-mêmes : ou plutôt, ils ont
tout; la charité leur approprie l'universalité des
dons de tout le corps, parce qu'elle les consomme
dans cette unité sainte qui , les absorbant en
Dieu , les met en possession des biens de toute la
cité céleste.
Voulons-nous donc , mes frères , participer ici-
bas à la béatitude céleste , aimons-nous ; que la
charité fraternelle remplisse nos cœurs : elle nous
fera goûter, dans la douceur de son action , ces
délices inexprimables qui font le bonheur des
saints; elle enrichira notre pauvreté, en nous
rendant tous les biens communs ; et ne formant
de nous tous qu'un cœur et qu'une âme, elle com-
mencera en nous cette unité divine qui doit faire
notre éternel bonheur, et qui sera parfaite en
nous lorsque , l'amour ayant entièrement trans-
formé toutes nos puissances , Dieu sera tout en
tous.
•«)9«««««
PANEGYRIQUE
SAINT THOMAS DE CANTORBERY,
PRONONCÉ DANS L'ÉGLISE DE SAINT THOMAS DU
LOUVRE EN 1668.
Motifs de la résistance de saint Thomas à l'égard de son
prince. Sa conduite toujours sage, toujours respectueuse
au milieu des violentes persécutions qu'il a à souffrir. Suc-
cès de ses combats pour la discipline. Admirable change-
ment que produit sa mort dans ses ennemis; zèle qu'elle
inspire à ses frères. Usage que les ecclésiastiques doivent
faire de leurs privilèges, de leurs biens et de leur autorité,
pour ne pas exposer l'Église aux blasphèmes des libertins.
Jn morte mirabllia operatus est.
W a fait des choses merveilleuses dans sa mort. Eccli.
xLViii, 15.
Les mystères de Jésus-Christ sont une chute
continuelle; et tant qu'il a vu devant soi quelque
nouvelle bassesse, il n'a jamais cessé de descen-
dre. Il se compare lui-même dans son Évangile
à un grain de froment qui tombe ' ; et en effet,
il est allé toujours tombant, premièrement du
ciel en la terre , de son trône dans une crèche :
4e là par plusieurs degrés il est tombé jusqu'à
l'ignominie du supplice, jusqu'à l'obscurité du
tombeau , jusqu'à la profondeur de l'enfer. Mais
comme il ne pouvait tomber plus bas , c'était là
aussi le terme fatal de ses chutes mystérieuses ;
et ce cours d'abaissements étant rempli , c'est de
là qu'il a commencé de se relever couronné d'hon-
neur et de gloire.
Ce que notre chef a fait une fois en sa personne
sacrée, tous les jours il l'accomplit dans ses mem-
bres; et le martyr que nous honorons, nous en
est un illustre exemple. Saint Thomas, archevê-
que de Cantorbéry, s'étant trouvé engagé, pour
les intérêts de l'Église , dans de longs et fâcheux
démêlés avec un grand roi , avec Henri II , roi
d'Angleterre , on l'a vu tomber peu à peu de la
faveur à la disgrâce, de la disgrâce au bannis-
sement, du bannissement à une espèce de pros-
cription, et enfin à une mort violente. Mais la
Providence divine, ayant lâché la main jusqu'à
ce terme, a fait commencer de là son élévation.
Elle a honoré de miracles le tombeau de cet il-
lustre martyr ; elle a mené à ses cendres un roi
pénitent ; elle a conservé les droits de l'Église par
le sang de ce saint évêque, persécuté injustement
pour sa cause, et tirant sa gloire de ses souffran-
ces. Elle m'a donné lieu de dire de lui ce que
l'Ecclésiastique a dit d'Elisée , que « sa mort a
« opéré des miracles : » In morte mirabilia ope-
ratus est. Mais afin de vous découvrir toutes ces
merveilles, demandons l'assistance du Saint-Es-
prit par l'entremise de Marie. Ave.
C'est une loi établie, que l'Église ne peut jouir
d'aucun avantage qui ne lui coûte la mort de ses
enfants; et que , pour affermir ses droits, il faut
qu'elle répande du sang. Son Époux l'a rachetée
par le sang qu'il a versé pour elle, et il veut
qu'elle achète par un prix semblable les grâces
qu'il lui accorde. C'est par le sang des martyrs
qu'elle a étendu ses conquêtes bien loin au delà
de l'empire romain; son sang lui a procuré et la
paix dont elle a joui sous les empereurs chré-
tiens , et la victoire qu'elle a remportée sur les
empereurs infidèles. Il paraît donc qu'elle devait
; dusangà l'affermissement de son autorité, comme
I elle en avait donné à l'établissement de sa doe-
trine ; et ainsi la discipline , aussi bien que la fui
de l'Église, a dû avoir des martyrs.
C'est pour cette cause, messieurs, que votre
glorieux patron a donné sa vie. Nous avons ho-
noré cesderniers jours le premier martyr de la foi ;
aujourd'hui nous célébrons le triomphe du pre-
mier martyr de la discipline : et afin que tout le
monde comprenne combien ce martyre a été sent-
blable à ceux que nous ont fait voir les ancien-
nos persécutions; je m'attacherai à vous montrer
DE SAIXr THOMAS DE CANTORBl- RY.
que la morl de notre saint archevêque a opéré
It^ mêmes merveilles dans la cause de la disci-
pline, que celle des autres martyrs a autrefois
opérées lors([u'il s'agissait de la croyance.
Kn effet , pour ne pas vous laisser longtemps
en suspens , comme les martyrs qui ont combattu
pour la foi, ont affermi, par le témoignage de
leur s<mg, cette foi que les tyrans voulaient abo-
lir; calmé par leur patience la haine publique ,
qu'on voulait exciter contre eux en les traitant
comme des scélérats; confirmé par leur constance
invincible les fidèles, qu'on avait dessein d'ef-
frayer par le terrible spectacle de tant de suppli-
ces; en sorte que profitant des persécutions ils
les ont fait servir, contre leur nature, à l'établis-
sement de leur foi , à la conversion de leurs en-
nemis, à l'instruction et à l'affermissement de
leurs frères : ainsi vous verrez bientôt, chré-
tiens , que des effet» tout semblables ont suivi la
mort du grand archevêque de Cantorbéry ; et la
suite de cet entretien vous fera paraître que le
sang de ce nouveau martyr de la discipline a af-
fermi l'autorité ecclésiastique, qui était violera •
ment opprimée ; que sa mort a converti les cœurs
indociles des ennemis de la discipline de l'Église ;
enfin , qu'elle a échauffe le zèle de ceux qui sont
préposés pour en être les défenseurs. Voilà ce que
j'ai dessein de vous faire entendre dans les trois
parties de ce discours.
PREMIER POINT.
Pour bien entendre le sujet des fameux com-
bats du grand saint Thomas de Cantorbéry pour
l'honneur de l'Égiise et du sacerdoce, il faut
considérer avant toutes choses quelques vérités
importantes, qui regardent l'état de l'Église : ce
qu'elle est, ce qui lui est dîi, et ce qu'elle doit;
quels droits elle a sur la terre, et quels moyens
lui sont donnés pour s'y maintenir. Je sais que
cette matière est fort étendue , et pleine de ques-
tions épineuses : mais comme la décision de ces
doutes dépend d'un ou deux principes , j'espère
qu'en laissant un grand embarras de difficultés
fort enveloppées je pourrai vous dire en peu de
paroles ce qui est essentiel et fondamental, et
absolument nécessaire pour connaître l'état de la
cause pour laquelle saint Thomas a donné sa vie.
I J'avance donc deux, vérités qui expliquent par-
faitement , si je ne me trompe , l'état de l'Église
sur la terre. Je dis qu'elle y est comme une
étrangère; et qu'elle y est toutefois revêtue d'un
caractère royal, par la souveraineté toute divine
et toute spirituelle qu'elle y exerce. Ces deux
vérités éclaircies nous donneront par ordre la ré-
solution des difficultés que j'ai proposées.
Et premièrement, l'Église est dans le monde
I
à5l
comme une étrangère : cette qualité fait sa gloire.
Elle montre sa dignité et son origine céleste,
lorsqu'elle dédaigne d'habiter la terre : elle imb
s'y arrête donc pas, rauis elle y passe; elle ne
s'y habitue pas, mais elle y voyage. Ce qu'elle
appréhende le plus c'est que ses enfants s'y natu-
ralisent , et qu'ils ne fassent leur principal éta-
blissement où ils ne doivent avoir qu'un lieu de
passage. Mais nous comprendrons plus facilement
cette qualité d'étrangère, si nous faisons en un.
mot la comparaison de l'Église de Jésus- Christ
avec la Synagogue ancienne.
Il n'y a personne qui n'ait remarqué que les
livres sacrés de Moise, outre les préceptes de
religion, sont pleins de lois politiques, et qui
regardent le gouvernement d'un État. Ce sage
législateur ordonne du commerce et de la police ,
des successions et des héritages, de la justice et
de la guerre , et enfin de toutes les choses qui'
peuvent maintenir un empire. Mais le prince du
nouveau peuple, le législateur de l'Église, a pris
une conduite opposée. Il laisse faire aux princes
du monde l'établissement des lois politiques; et
toutes celles qu'il nous donne , et qui sont écrites
dans son Évangile , ne regardent que la vie fu-
ture. D'où vient cette différence entre l'ancien et
le nouveau peuple : si ce n'est que la Synagogue
devant avoir sa demeure, et faire son séjour sur
la terre , il fallait lui donner des lois pour y éta--
blirson gouvernement; au lieu que l'Église de
Jésus-Christ voyageant comme une étrangère
parmi tous les peuples du monde , elle n'a point
de lois particulières touchant la société politique;
et il suffit de lui dire généralement ce qu'on dit
aux étrangers et aux voyageurs, qu'en ce qui
regarde le gouvernement, elle suive les lois du
pays où elle fera sou pèlerinage , et qu'elle en
révère les princes et les magistrats : 0»i;uAa»iwa
potestatibus sublimioribus subdita sit \ C'est
le seul commandement politique que le nouveau
Testament nous donne.
Cette vérité étant supposée, si vous me de-
mandez , chrétiens , quels sont les droits de l'É-
glise , qu'attendez- vous que je vous réponde , si-
non qu'elle a sans doute de grands avantages et
des prétentions glorieuses ; mais que, celui dont
elle attend tout , ayant dit que sou royaume n'est
pas de ce monde* , tout le droit qu'elle peut avoir
d'elle-même sur la terre, c'est qu'on lui laisse,
pour ainsi dire, passer son chemin et achever,
son voyage en paix? Tellement que rieti ne lui
convient mieux, à elle et à ses enfants, que ces
mots de Tertullieu : « Toute notre affaire en et
« monde , c'est d'en sortir au plus tôt : =' MJaL
' Rom. \ui, I. "!
• Joan xxuu 3C.
552
PANEGYRIQUE
jiostra rejerl in hoc œvo, nisi de eo quam celé- \
ri ter excedere '.
Mais peut-être que vous penserez que je re- i
présente l'Église comme une étrangère trop fai- i
i)Ie , et que je la laisse sans autorité et sans fonc-
tion sur la terre , enfin trop nue et trop désarmée
au milieu de tant de puissances ennemies de sa
doctrine, ou jalouses de sa grandeur. Non, mes
frères , il n'en est pas ainsi. Elle ne voyage pas
sans sujet dans ce monde : elle y est envoyée par
un ordre suprême, pour y recueillir les enfants
de Dieu , et rassembler ses élus dispersés aux
quatre vents. Elle a charge de les tirer du monde ;
mais il faut qu'elle les vienne chercher dans le
monde : et en attendant, chrétiens, qu'elle les
présente à Dieu , maintenant qu'elle voyage avec
eux et qu'elle les tient sous son aile, n'est-il pas
juste qu'elle les gouverne , qu'elle dirige leure
pas incertains, et qu'elle conduise leur pèleri-
nage? C'est pourquoi elle a sa puissance , elfe a
ses lois et sa police spirituelle, elle a ses minis-
tres et ses magistrats, par lesquels elle exerce,
dit Tertullien , « une divine censure contre tous
« les crimes : » Exhortationes, castiffationes, et
censura divina *. Malheur à ceux qui la trou-
blent, ou qui se mêlent dans cette céleste adnri-
iiistration, ou qui osent en usurper la moindre
partie! C'est une injustice inouie de vouloir pro-
fiter des dépouilles de cette épouse du Roi des
rois, à cause seulement qu'elle est étrangère, et
qu'elle n'est pas armée. Son Dieu prendra en
main sa querelle , et sera un rude vengeur contre
ceux qui oseront porter leurs mains sacrilèges
sur l'arche de son alliance. Mais laissons ces ré-
flexions , et avançons dans notre sujet.
Jusqu'ici l'Église n'a aucun droit qui relève
de la puissance des hommes, elle ne tient rien
que de son Époux. Mais les rois du monde ont
fait leur devoir; et pendant que cette illustre
étrangère voyageait dans leurs États, ils lui ont
accordé de grands privilèges , ils ont signalé leur
zèle envers elle par des présents magnifiques.
Elle n'est pas ingrate de leurs bienfaits, elle s'en
glorifie par toute la terre. Mais elle ne craint point
de leur dire que, parmi leurs plus grandes libé-
ralités, ils reçoivent plus qu'ils ne donnent; et
enfin, pour nous expliquer nettement, qu'il y
a plus de justice que de grâce dans les privilèges
(ju'ils lui accordent. Car, pour ne pas raconter
ici les avantages spirituels que l'Église leur com-
4nunu}ue, pouvaient-ils refuser de lui faire part
de quelques honneurs de leur royaume, qu'elle
prend tant de soin de leur conserver? Ils régnent
sur les corps par la force, et peut-être sur les
' .4}}olog. n* il.
* jàpolog. ; ,9
cœurs par l'inclination ou par les bienfaits. VP:
glise leur a ouvert une place plus sûre et pfus
vénérable : elle leur a fait un trône dans les
consciences , en présence et sous les yeux de Dieu
même : elle a fait un des articles de sa foi de la
sûreté de leurs personnes sacrées, et une partie
de sa religion de l'obéissance qui leur est du«.
Elle va étouffer dans le fond des cœurs, non-sen-
lement les premières penst^es de rébellion, mais
encore les moindres murmures ; et pour ôter tout
prétexte de soulèvement contre les puissances
légitimes, elle a enseigné constamment, et par
sa doctrine et par ses exemples , qu'il en faut tout
souffrir, jusqu'à l'injustice, par laquelle s'exerce
secrètement la justice même de Dieu. Après des
services si importants, si on lui accorde des pri-
vilèges , n'est-ce pas une récompense qui lui est
bien due? et les possédant à ce titre, peut-on
concevoir le dessein de les lui ravir sans une ex-
trême injustice?
Cependant Henri II, roi d'Angleterre, se dé-
clare l'ennemi de l'Église. Il l'attaque au spiri-
tuel et au temporel ; en ce qu'elle tient de Dieu ,
et en ce qu'elle tient des hommes : il usurpe ou-
vertement sa puissance. H met la main dans sou
trésor, qui enferme la subsistance des pauvres.
Il flétrit l'honneur de ses ministres par l'abroga
tion de leurs privilèges , et opprime leur liberté
par des lois qui lui sont contraires. Prince témé-
raire et malavisé, que ne peut-il découvrir de
loin les renversements étranges que fera un jour
dans son État le mépris de l'autorité ecclésiasti-
que, et les excès inouis où les peuples seront
emportés , quand ils auront secoué ce joug né-
cessaire l Mais rien ne peut arrêter ses emporte-
ments. Les mauvais conseils ont prévalu , et c'est
en vain que l'on s'y oppose : il a tout fait lléeliir
à sa volonté, et il n^^ a plus que le saint arche-
vêque de Cantorbéry qu'il n'a pu encore ni cor-
rompre par ses caresses, ni abattre par ses me-
naces.
A la vérité il met sa constance à des épreuves
bien dures. Qu'on le dépouille, qu'on le désho-
nore, qu'on le bannisse, il s'en réjouit : mais
pourquoi ruiner les siens? C'est ce qui lui perce
le cœur. Il n'y a rien de plus insensible ni de
plus sensible tout à la fois que la charité vérita-
ble. Insensible à ses propres maux, et en cela
directement contraire à l'amour-propre, elle a
une extrême sensibilité pour les maux des autres.
Aussi le grand apôtre , très-peu touché de tout
ce qui le regardait, disait aux fidèles : « J'ai
« appris à me contenter de l'état où je me trouve ;
«je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans
« raboudance ; j'ai été instruit en toutes choses
« et en toutes rencontres à être bien traité et ù
DE SAIiM' THOMAS DE CAMORBÉRY.
:>h%
' "i'.jflVir la fiiim , à être dans Tabondance et à
• i tre dans l'indigence : » Scio et humiliari, scio
cl nbuiidare; ubiquc et in omnibus institutus
siim, etsatiarietesurire, etabundare etpcnu-
rioinpati\ Et cependant cet homme tout céleste,
si indifférent, si dur pour lui-même, ressent le
contre-coup de tous les maux, de toutes les peines
(jue peut souffrir le moindre des fidèles. « Qui
.. est faible , s'écrie-t-il , sans que je le sois avec
" lui ? qui est scandalisé sans que je brûle ? » Quis
iiifirmatur, et ego non infirmor? quis scanda-
lizatur, et ego non uror^l Sa tendresse pour ses
Aères est si grande qu'il ne peut les voir dans les
larmes et dans l'affliction , qu'il n'en soit péné-
tré d'une vive douleur : « Que faites- vous de
•< pleurer ainsi , et de me briser le cœur ? " Quid
^acilisjlentes, et affligentes* cor meum? C'est
en vain que vous me fendez le cœur par vos lar-
mes : « car pour moi je suis tout prêt de souffrir
« non-seulement les chaînes , mais la mort même
« pour le nom du Seigneur Jésus : » Ego enim
non solum alUgari, sedet mori paratus sum ^.
Ce cœur de diamant , qui semble défier le ciel ,
et la terre , et l'enfer de l'émouvoir, peut souffrir
la mort et les plus dures extrémités; il ne peut
souffrir les larmes de ses frères. Combien a dû
être touché saint Thomas , de voir les siens affli-
gés et persécutés à son occasion! Il se souvient
de Jésus, qui n'est pas plutôt né, qu'il attire
des pei'sécutions à ses parents, qui sont con-
traints de quitter leur maison pour l'amour de
lui. Il a reçu sa loi d'en haut, et ne peut rien
faire pour les siens, sinon de leur souhaiter
qu'ayant part aux persécutions ils aient part à la
grâce.
Le prophète Zacharie semble avoir voulu nous
représenter l'immuable et éternelle concorde qui
doit être entre l'empire et le sacerdoce. « Celui-
« là, dit-il parlant du prince, sera revêtu de
« gloire , il sera assis et dominera sur son trône ;
• et le pontife sera aussi sur son trône, et il y
« aura un conseil de paix entre ces deux : » Ipse
porlabit gloriam, et sedebil, et dominabitur
super solio suo ; et erit sacerdos super solio suo,
et consilium pacis erit inter illos duos^. Vous
A oyez que la gloire, et l'éclat, et l'autorité do-
minante sont dans le trône royal. Mais quoique
le Fils de Dieu ait enseigné à ses ministres qu'ils
ne doivent pas dominer à la manière du monde,
le sacerdoce néanmoins ne laisse pas d'avoir son
Irôue : car le prophète en établit deux; il recon-
naît deux puissances, qui sont, comme vous
• Phil.n, 12.
' II. Cor. XI , 29.
• firec, foinminiicutes, contercnlcs.
• Jet. XX!, 13.
• iiit'.hur. M, li.
voyez , plutôt unies que subordonnées consiliu/n
pacis inter illos ' ; et le genre humain se repose
à l'ombre de cette concorde.
Saint Thomas a souvent représenté au ro»
d'.\ngleterre, par des lettres pleines d'une force ,
dune douceur et d'une modestie apostolique,
que ces puissances doivent concourir et se prêter
la main mutuellement , et non se regarder avec
jalousie, puist[u'elles ont des fins si diverses,
qu'elles ne peuvent se choquer sans quitter leur
route et sortir de leurs limites. Il soutient ces
charitables avertissements avec toute l'autorité
que pouvait donner non-seulement la sainteté
de son caractère, mais la sainteté de sa vie, qui
était l'exemple et l'admiration de tout l'univers.
ÎN'otre France l'avait connue , puisque , lorsqu'il
fut exilé, elle lui avait ouvert les bras; et le roi
Louis VII, témoin oculaire des vertus apostoli-
ques de ce grand homme, a toujours constam-
ment favorisé et sa personne, et la cause qu'il
défendait , par toutes sortes de bons offices. Ren-
dons ici témoignage à l'incomparable piété de
nos monarques très-chrétiens. Comme ils ont vu
que Jésus-Christ ne règne pas, siijson Église n'est
autorisée, leur propre autorité ne leur a pas été
plus chère que l'autorité de l'Église. Cette puis-
sance royale, qui doit donner le branle dans les
autres choses, n'a jamais jugé indigne d'elle de
ne faire que seconder dans les affaires spirituel-
les; et un roi de France, empereur, u"a pas cru
se rabaisser, lorsque écrivant aux évêques, il les
assure de sa protection dans les fonctions de leur
ministère; afin , dit ce grand roi , que notre puis-
sance royale servant, comme il est convenable,
à ce que demande votre autorité, vous puissiez
exécuter vos décrets : it nostro auxilio .sujfulli,
guod vestra auctoritas exposcit , famulante ^ ut
decet, potestate nostra , perficere valeatis ».
Telles sont les maximes saintes et durables de
la monarchie très-chrétienne; et plût à Dieu que
le roi d'Angleterre eût suivi les sentiments et
imité les exemples de ses augustes voisins! Saint
Thomas ne se verrait pas réduit à la dure ni*ces-
sité de s'opposer à son prince. Mais comme ce
monarque se rend inflexible, l'Église opprimée
est contrainte de recourir aux derniers efforts.
Vous attendez peut-être des foudres et des ana-
thèmes. Mais, quoique Henri les eût mérités,
Thomas, aussi modéré que vigoureux, ne ful-
mine pas aisément contre une tête royale. Voici
ces derniers efforts dont je veux pai'ler : le saint
archevêque offre à Dieu sa vie; et sachant que
l'Eglise n'est jamais plus forte, que lorsqu'elle
parle par la voix du sang, il revient d'un long
' Mal th. x\,25,2C.
' Ludovk: Puis, Cap. ann. 823, cap. IV, 1. I, p. M*.
554
PANEGYRIQUE
exil avec uu esprit de martyr, préparé aux vio-
lences d'un roi implacable et de toute sa cour
irritée.
Saint Ambroise a remarqué ', dès son temps ,
que les hommes apostoliques, qui entreprennent
d'un grand courage les œuvres de piété et la cen-
sure des vices, sont assez souvent traversés par
des raisons politiques. Car comme les pécheurs
ne peuvent souffrir ceux qui viennent les trou-
bler dans leur faux repos; et comme le monde
n'a rien tant à cœur que de voir l'Église sans
force, et la piété sans défense, il se plaît de lui
opposer ce qu'il a de plus redoutable, c'est-à-
dire le nom de César et les intérêts de l'État.
Ainsi quand Néhémias relevait les tours abat-
tues et les murailles désolées de Jérusalem , les
ministres du roi de Perse publiaient partout qu'il
méditait un dessein de rébellion ^ ; et comme le
moindre soupçon d'infidélité attire des difficultés
infinies , ils tâchaient de ralentir l'ardeur de son
zèle par cette vaine terreur. Quoique le saint
archevêque n'élevât ni des tours ni des forte-
resses, et qu'il songeât seulement à réparer les
ruines d'une Jérusalem spirituelle, toutefois il
fut exposé aux mêmes reproches. Henri, déjà
prévenu et irrité par les faux rapports , témoigna ,
avec une aigreur extrême, que la vie de ce pré-
lat lui était à charge. Que de mains furent armées
contre lui par cette parole !
Chétiens , soyez attentifs : s'il y eut jamais un
martyre qui ressembla parfaitement à un sacri-
fice , c'est celui que je dois vous représenter.
Voyez les préparatifs : l'évêque est à l'église avec
son clergé , et ils sont déjà revêtus. Il ne faut
pas chercher bien loin la victime : le saint pon-
tife est préparé, et c'est la victime que Dieu a
choisie. Ainsi, tout est prêt pour le sacrifice, et
je vois entrer dans l'église ceux qui doivent don-
ner le coup. Le saint homme va au-devant d'eux
à l'imitation de Jésus-Christ; et pour imiier en
tout ce divin modèle, il défend à son clergé
toute résistance, et se contente de demander
sûreté pour les siens. « Si c'est moi que vous cher-
« chez, laissez, dit Jésus ^, retirer ceux-ci.»
Ces choses étant accomplies , et l'heure du sacri-
fice étant arrivée, voyez comme saint Thomas
en commence la cérémonie. Victime et pontife
tout ensemble, il présente sa tête, et fait sa
prière. Voici les vœux solennels et les paroles
mystiques de ce sacrifice : Et ego pro Deo mori
paratus sum, et pro assertio7ie justitiœ , et pro
iicclesiœ libertate; dummodo effusione sanyui-
îiis mei pacem et libertatem consequalur : « Je
' Scrm. contra liauxent. n" 30, t. Il , col. 872.
» II. Esdr. VI, 6, 7.
» Jvan. xvm, 8.
« suis prêt à mourir, dit-il , pour la cause de Dieu
« et de son Église, et toute la grâce que je de-
« mande, c'est que mon sang lui rende la paix
« et la liberté qu'on lui veut ravir. » Il se pros-
terne devant Dieu ; et comme dans le sacrifice
solennel nous appelons les saints pour être nos
intercesseurs , il n'omet pas une partie si consi-
dérable de cette cérémonie sacrée : il appelle les
saints martyrs et la sainte Vierge au secours de
l'Église opprimée ; il ne parle que de l'Église ; il
n'a que l'Église dans le cœur et dans la bouche;
et abattu par le coup , sa langue froide et inani-
mée semble encore nommer l'Église.
Mais voici un nouveau spectacle. Après qu'on
a dépouillé le saint martyr, on découvre un autre
martyre non moins admirable , qui est le mar-
tyre de sa pénitence, un cilice affreux tout plein
de vermine... Ah ! ne méprisons point cette pein-
ture, et ne craignons point de remuer ces ordu-
res si précieuses. Ce cilice lui perce la peau , et
il est si attaché à sa peau , qu'il semble qu'il soit
une autre peau autour de son corps. On voit que
ce saint a été martyr durant tout le cours de sa
vie; et on ne s'étonne plus de ce qu'il est mort
avec tant de force, mais de ce qu'il a pu vivre
au milieu de telles souffrances. 0 digne défen-
seur de l'Église! voilà les hommes qui méritent
de parler pour elle, et de combattre pour ses in-
térêts : aussi sa victoire est-elle assurée. Les lois
qui l'oppriment vont être abolies; et ce que le
saint archevêque n'a pas obtenu vivant , il l'ac-
complira par sa mort.
Le ciel se déclare manifestement. Pendant que
les politiques l'affinent et raisonnent à leur mode,
Dieu parle par des miracles si visibles et si fré-
quents, que les rois mêmes et les plus grands rois ,
oui, mes frères, nos rois très-chrétiens passent
les mers pour aller honorer ses saintes reliques.
Louis le Jeune va en personne lui demander la
guerison ae son fils aîné , attaqué d'une maladie
mortelle. Nous devons Phifippe-Auguste au grand
saint Thomas, nous lui devons saint Louis, nous
lui devons tous nos rois et toute la famille royale
qu'il a sauvée dans sa tige. Voyez, mes frères,
quels défenseurs trouve l'Eglise dans sa faiblesse .
et combien elle a raison de dire avec l'apôtre :
Cum injirmor, tune potens sutn \ Ce sont ces
bienheureuses faiblesses qui lui donnent cet in-
vincible secours , et qui arment en sa faveur les
plus valeureux soldats et les plus puissants con-
quérants du monde, je veux dire les saints mar-
tyrs. Quiconque ne ménage pas l'autorité do
l'Église, qu'il craigne ce sang précieux des mar-
tyrs , qui la consacre et qui la protège. Pour avoir
violé ses droits, Henri est mal assuré dans son
' II. Cor. xu, JO.
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY.
555
I
trône; sa couronne est ébranlée sur sa tête, son
sceptre ne tient pas dans ses mains. Dieu pennet
que tous ses voisins se liguent, que tous ses su-
jets se révoltent et oublient leur devoir; que son
propre fils oublie sa naissance, et se mette à la
tète de ses ennemis. Déjà la vengeance du ciel
commence à le presser de toutes parts ; mais c'est
une vengeance miséricordieuse , qui ne l'abat que
pour le rendre humble, et pour faire d'un roi
pécheur un roi pénitent : c'est la seconde mer-
veille qu'a opérée la mort du saint archevêque :
In morte mirabilia operatus est.
SECOND POINT.
Dans ce démêlé célèbre où les intérêts de l'É-
glise ont engagé saint Thomas contre un grand
monarque , je me sens obligé de vous avertir qu'il
ne lui a pas résisté en rebelle et dans un esprit
de faction : il a joint la fermeté avec le respect.
S'il a toujours songé qu'il était évêque , il n'a ja-
mais oublié qu'il était sujet ; et la charité pasto-
rale animait de telle sorte toute sa conduite , qu'il
ne s'est opposé au pécheur que dans le dessein de
sauver le roi.
Il ne doit pas être nouveau aux chrétiens d'a-
voir à se défendre des grands de la terre ; et c'est
une des premières leçons que Jésus-Christ a don-
nées à ses saints apôtres. Mais encore que cette
instruction nous prépare principalement contre
les rois infidèles, plusieurs exemples illustres, et
entre autres celui du grand saint Thomas , nous
fout voir assez clairement , que l'Église a souvent
besoin de rappeler toute sa vigueur au milieu de
sa paix et de son triomphe. Combien ces occasions
sont fortes et dangereuses , vous le comprendrez
aisément , si vous me permettez , chrétiens , de
vous représenter comme en deux tableaux les
deux temps et les deux états du christianisme ;
l'empire ennemi de l'Église , et l'empire réconcilié
avec l'Église.
Durant le temps de l'inimitié, il y avait entre
\'un et l'autre une entière séparation. L'Église
n'avait que le ciel , et l'empire n'avait que la
terre : les charges , les dignités , les magistratu-
res, c'est ce qui, selon le langage de l'Église,
s'appelait le siècle auquel elleobligeait ses enfants
de renoncer. C'était une espèce de désertion que
daspirer aux honneurs du monde ; et les sages ne
pensaient pas qu'un chrétien de la bonne marque
çùt devenir magistrat. Quand cela fut permis à
certaines conditions au premier concile d'Arles,
dans les premières années du grand Constantin,
les termes mêmes de la permission marquaient
toujours quelque répugnance : Ad prœsidatum
produire ' ; par un mot qui voulait dire qu'on
' Cancil. Arelat. I. Can. Tii; Lab. L H, col. 1427.
I
s'égarait hors des bornes, qu'on s'échappait,
qu'on sortait des lignes. Ce n'est pas que les fidè-
les ne sussent que les puissances de l'Etat étaient
légitimes, puisque même saint Paul leur avait
appris qu'elles étaient ordonnées de Dieu '. Mais ,
dans cette première ferveur, l'Église respirait
tellement le ciel , qu'elle ne voulait rien voir dans
les siens qui ne fût céleste ; et elle était encore tel-
lement remplie de la simplicité presque rustique
de ses saints et divins pêcheurs, quelle ne pou-
vait accoutumer ses yeux à la pompe et aux gran-
deurs de la terre.
Il faut vous dire , messieurs , l'opinion qu'on
avait eu ce temps-là des empereurs , sur le sujet
de la religion. On ne considérait pas seulement
qu'ils étaient ennemis de l'Église; mais Tertul-
lien a bien osé dire qu'ils n'étaient pas capables
d'y être reçus : vous allez être étonnés de la li-
berté de cette parole. « Les Césars , dit-il , se-
« raient chrétiens , si le siècle qui nous pereécute
« se pouvait passer des Césars, ou s'ils pouvaient
« être Césars et chrétiens tout ensemble : Cœsa-
res credidissent super Christo, st aut Cœsares
nonessentsœculonecessarii ; autsi et christiani
potuissent esse etCœsares'.\oi\k,direz-\o\is,de
ces excès de Tertullien. Et quoi donc î n'avons-
nous pas vu les Césars obéir enfin à l'Évangile ,
et abaisser leur majesté au pied de la croix? Il est
vrai; mais il faut savoir distinguer les temps.
Durant les temps des combats, qui devaient en-
gendrer les martjTs , les Césars étaient nécessai-
res au siècle , le parti contraire à l'Église les de-
vait avoir à sa tête ; et Tertullien a raison de dire
que le nom d'empereur et de César, qui , selon
les occultes dispositions de la Providence , était
un nom de majesté , était incompatible avec le
nom de chrétien, qui devait être alors un nom
d'opprobre. Les fidèles de ces temps-là, regar-
dant les empereurs de la sorte, n'avaient garde de
corrompre leur simplicité à la cour : il ne fallait
pas craindre que les faveurs des empereurs fussent
capables de les tenter; et leurs mains, qu'ils
voyaient trempées et encore toutes dégouttantes
du sang des martyre , leur rendaient leurs offres
et leurs présents non-seulement suspects, mais
odieux. Pour ce qui regardait leurs menaces, il
fallait à la vérité beaucoup de ligueur pour n'en
être pas ému ; mais ils avaient du moins cet avan-
tage, qu'une guerre si déclarée les déterminait à
la résistance, et qu'il n'y avait pas à délibérer
si on s'opposerait aune puissance qu'on voyait si
ouvertement armée contre l'Évangile.
Mais après la paix de l'Église, après que l'em-
pire s'est uni avec elle , les choses peu à peu ont
' Rom. xni. •■
S56
PAiNÉGYRlQUE
été chauffées. Comme le monde a paru ami , les
fidèles n'ont plus refusé ses présents. Ces chré-
tiens sauvages et durs , qui ne pouvaient s'appri-
voiser avec la cour, ont commencé à la trouver
belle ; et la voyant devenue chrétienne , ils mit
appris à en briguer les faveurs. Ainsi les dou-
ceurs de la paix ont amolli ces courages mâles,
({ue l'exercice de la guerre rendait invincibles;
I ambition , la flatterie , l'amour des grandeurs se
coulant insensiblement dans l'Église ont énervé
peu a peu cette vigueur ancienne , même dans
l'oidre ecclésiastique qui en était le plus ferme
appui ; et , comme dit saint Grégoire •, ou a cher-
ché l'honneur du siècle dans une puissance que
Dieu avait établie pour l'anéantir.
Dans cetétat du christianisme , s'il arrive qu'un
roi chrétien, comme Henri d'Angleterre, entre-
prenne contre l'Église , ne faudra-t-il pas, pour
lui résister, une résolution extraordinaire? Com-
bien a désiré notre saint prélat , puisqu'il plaisait
à Dieu qu'il souffrît persécution pour la justice ,
que Dieu lui envoyât un Néron, ou quelque
monstre semblable pour persécuteur? Il n'eût pas
eu à combattre tant de fortes considérations qui
le retenaient contre un roi , enfant de l'Église ,
son maître , son bienfaiteur, dont il avait été le
premier ministre. De plus , un ennemi déclaré, à
qui le prétexte du nom chrétien n'aurait pas donné
le moyen de tromper les évêques par de belles
apparences , aurait-il pu détacher tous ses frères
les évêques , pour le laisser seul et abandonné
dans la défense de la bonne cause? Voici donc
une nouvelle espèce de persécution, qui s'élève
contre saint Thomas ; persécution formidable , à
qui la puissance royale donne de la force , à qui
la profession du christianisme donne le moyen
d'employer la ruse. N'est-ce pas en de pareilles
rencontres que la justice a besoin d'être soutenue
avec toute la vigueur ecclésiastique : d'autant
plus qu'il ne suffit pas de résister seulement à
ce roi superbe ; mais il faut encore tâcher de
l'abattre, mais de l'abattre pour son salut par
l'humilité de la pénitence?
Notre saint évêque n'ignore pas qu'il n'est rien
de plus utile aux pécheurs, que de trouver des
obstacles à leurs desseins criminels. Il ne cède
donc pas a l'iniquité , sous prétexte qu'elle est ar-
mée et soutenue d'une main royale : au contraire ,
lui voyant prendre son cours d'un lieu éminent ,
d'où elle peut se répandre avec plus de force, il
se croit plus obligé de s'élever contre , comme une
digue que l'on élève à mesure que l'on voit les on-
des enflées. Ainsi le désir de sauver le roi l'oblige
à lui résister de toute sa force. Mais que dis- je,
» rustor [KuL I, o;ip. viii, l. u.
de toute sa force? Est-il donc permis a un sujet
d'avoir de la force contre son prince ; et pensant
en faire un généreux, n'en ferons-nous point un
rebelle? Non, mes frères, ne craignez rien, ni
de la conduite de saint Thomas , ni de la simpli-
cité de mes expressions. Selon le langage ecclé-
siastique , la force a une autre signification que
dans le langage du monde. La force, selon le
monde, s'étend jusqu'à entreprendre; la force,
selon l'Église , ne va pas plus loin que de tout
souffrir : voilà les bornes qui lui sont prescrites.
Écoutez l'apôtre saint Paul : ISondum usque ad
sanguinem restitistis • ; comme s'il disait : Vous
n'avez pas tenu jusqu'au bout, parce que vous
ne vous êtes pas défendus jusqu'au sang. Il ne
dit pas, jusqu'à attaquer, jusqu'à verser le sang
de vos ennemis; mais, jusqu'à répandre le vôtre.
Au reste , saint Thomas n'abuse pas de ces
maximes vigoureuses. Il ne prend pas par fierté
ces armes apostoliques , pour se faire valoir dans
le monde : il s'en sert comme d'un bouclier né-
cessaire dans l'extrême besoin de l'Église. La force
du saint évêque ne dépend donc pas du concours
de ses amis , ni d'une intrigue finement menée, i I
ne sait point étaler au monde sa patience pour
rendre son persécuteur plus odieux, ni faire
jouer de secrets ressorts pour soulever lesesprits.
Il n'a pour lui que les prières des pauvres, les
gémissements des veuves et des orphelins. Voilà
disait saint Ambroise% les défenseurs des évê-
ques; voilà leurs gardes, voilà leur armée. Il est
fort , parce qu'il a un esprit également incapable
et de crainte et de murmure. Il peut dire vérita-
blement à Henri, roi d'Angleterre, ce que disait
Tertullien, aunomde toute l'Église, à un magis-
trat de l'empire, grand persécuteur de l'Église :
No7i te terremus, qui iiec timemus^ . Apprends
à connaître quels nous sommes, et vois quel
homme c'est qu'un chrétien : « Nous ne pensong
« pas à te faire peur, et nous sommes incapables
« de te craindre. « Nous ne sommes ni redoutables
ni lâches : nous ne sommes pas redoutables , parce
que nous ne savons pas cabaler ; et nous ne som-
mes pas lâches, parce que nous savons mourir.
C'est ce que semble dire le grand saint Tho-
mas, et c'est par ce sentiment qu'il unit ensemble
les devoirs de l'épiscopat avec ceux de la sujé-
tion. ISon te terremus; voilà le sujet toujours
soumis et respectueux : qui nec timemus; voilà
l'évêque toujours ferme et inébranlable. ISon te
terremus; je ne médite rien contre l'État : qui
nec timemus; je suis prêt à tout souffrir pour.
l'Église. J'ai donc eu raison de vous dire qu'il
• Heh. xn, 4.
2 Serm. ronlra' Aiixcnt. n" 33, t. U, Col. 873.
- .id Hcuijul. a' i.
ÛK SAINT THOMAS T)E CANTORBÉRV
i557
r«^lsle il'* toute sa force ; mais cette force n'est
point rel)elle , parce que cette force, c'est sa pa-
tk'nce. Encore n'étale- t-il pas au monde cette
patience avec un contenance fière et un air de dé-
dain , pour rendre son persécuteur odieux : au
contraire sa modestie est c«nnue de tous , selon
le précepte de l'apôtre'. C'est par là qu'il espère
convertir le roi : il se propose de l'apaiser, du
moins en lassant sa fureur. II ne désire que de
souffrir, afin que sa vengeance épuisée se tourne
à de meilleurs sentiments. Quoiqu'il voie que ses
biens ravis, sa réputation déchirée, les fatigues
d'un long exil , l'injuste persécution de tous les
siens , n'aient pu assouvir sa colère , il sait ce que
peut le sang d'un martyr; et le sien est tout prêt
à couler, pour amollir le cœur de son prince. II
n'a pas été trompé dans son espérance : le sang
de ce martyr, le sacrifice sanglant de Thomas , a
produit un autre sacrifice , sacrifice d'humilité et
de pénitence ; il a amené à Dieu une autre vic-
time, victime royale et couronnée.
Je vous ai représenté l'appareil du premier sa-
crifice : que celui-ci est digne encore de vos atten-
tions! Là, un évéque à la tête de son clergé ; et
ici, un roi environné de toute sa cour : là, un
«vèque nous a paru revêtu de ses ornements ; ici ,
nous voyons un roi humblement dépouillé des
siens : là vous avez vu des épées tirées , qui sont
les armes de la cruauté ; ici une discipline et une
haire , qui sont les instruments de la pénitence.
Dans le premier sacrifice, si vous avez eu de l'ad-
miration pour le courage , vous avez eu de l'hor-
reur pour le sacrilège : ici, tout est plein de
consolation. La victime est frappée ; mais c'est
la contrition qui perce son cœur : la victime est
abattue; mais c'est l'humilité qui la renverse. Le
sang qui est répandu, ce sont les larmes de la
pénitence : Quidam sanguin animœ * ; l'autel du
sacrifice, c'est le tombeau même du saint martyr.
Le roi se prosterne devant ce tombeau , il fait
une humble réparation aux cendres du grand
saint Thomas, il honore ces cendres, il baise ces
cendres, il arrose ces cendres de larmes, il mêle
ses larmes au sang du martyr, il sanctifie ces
larmes par la société de ce sang ; et ce sang qui
criait vengeance , apaisé par ces larmes d'un roi
pénitent, demande protection pour sa couronne.
fl affermit son trône ébranlé, il relève le courage
de ses serviteurs ; il met le roi d'Ecosse , son plus
grand ennemi , entre ses mains ; il fait rentrer son
fils dans son devoir qu'il avait oublié; enfin, en
lin même jour, il rend la concorde à sa maison ,
la tranquillité à son État, et le repos à sa ccm-
sciencc. Voilà ce qu'a fait la mort de Thomas ,
' Philip. IV, 5.
* 5. Aiiij. St-rm crci-i
", t. V, col. I36fi.
voilà la seconde merveille qu'elle a opérée, la
conversion des persécuteurs : la dernière dépend
en partie de nous; c'est, mes frères, qtie notre
zèle pour la sainte Église soit autant échauffé,
comme il est instruit par l'exemple de ce grand
homme.
TBOISIÈME POINT.
A la mort de Thomas , le clergé d'Angleterre
commença à reprendre cœur : le sang de ce mar-
tyr ranima et réunit tous les esprits, pour soute-
nir, par un saint concours , les intérêts de l'Église.
Apprenons aussi à l'aimer et à être jaloux de sa
gloire. Mais, messieurs, ce n'est pas assez que
nous apprenions du grand saint Thomas à con-
server soigneusement son autorité et ses droits :
il faut qu'il nous montre à en bien user, chacun
selon le degré où Dieu l'a établi dans le minis-
tère ; et vous ne pouvez ignorer quel doit être ce
bon usage que je vous demande , si vous écoutez
un peu la voix de ce sang. Car considérons seu-
lement pour quelle cause il est répandu , et d'où
vient que toute l'Église célèbre avec tant de dé-
votion le martyre de saint Thomas. C'est qu'on
voulait lui ravir ses privilèges , usurper sa puis-
sance , envahir ses biens ; et ce grand archevê-
que y a résisté.
Mais si l'on ne se sert de ces privilèges que pour
s'élever orgueilleusement au-dessus des autres; si
l'on n'use de cette puissance que pour faire les
grands dans le siècle; si l'on n'emploie ces riches-
ses que pour contenter de mauvais désirs , ou
pour se faire considérer par une pompe mon-
daine : est-ce là de quoi faire un martyr? Était-ce
là un digne sujet pour donner du sang, et pour
troubler tout un grand royaume? N'est-ce pas
pour faire dire aux politiques impies, que saint
Thomas a été le martyr de l'avarice ou de l'ambi-
tion du clergé , et que nous consacrons sa mé-
moire , parce qu'il nous a soutenus dans des in-
térêts temporels?
Voilà, direz-vous, un discours d'impie; voilà
un raisonnement digne d'un hérétique ou d'un li-
bertin. Je le confesse , messieurs ; mais répondons
à cet hérétique , fermons la bouche à ce libertin ,
justifions le martvre du grand saint Thomas de
Cantorbéry : il ne sera pas difficile. Nous dirons
que si le clergé a des privilèges , c'est afin que la
religion soit honorée; que s'il possède des biens,
c'est pour l'exercice des saints ministères, pojir
la décoration des autels , et pour la subsistance
des pauvres; que s'il a de l'autorité, c'est afin
qu'elle serve de frein à la licence , de barrière à
l'iniquité, d'appui à la discipline. Nous ajoute-
rons qu'il est peut-être à propos que le clergé ait
quelque force même dans le siècle , quelque éclat
55fi
l'ANEGYRIQUE DE SAINT THOMAS DE CANTORCÉRY.
même temporel quoique modéré, afin de combat-
tre le monde par ses propres armes, pour attirer
ou réprimer les âmes infirmes par les choses qui
ont coutume de les frapper. Cet éclat , ces secours,
ces soutiens externes de l'Église , empêchent peut-
être le monde de l'attaquer, pour ainsi dire, dans
ses propres biens , dans cette divine puissance,
dans le cœur même de la religion; et ce sont, si
vous voulez, comme les dehors de cette sainte
Sion, de cette belle forteresse de David, qu'il ne
faut point laisser prendre ni abandonner, et moins
encore livrer à ses ennemis. D'ailleurs, comme le
monde gagne insensiblement, quand saint Tho-
mas n'aurait fait qu'arrêter un peu son progrès,
le dessein en est toujours glorieux. Voilà une dé-
fense invincible, et sans doute on ne pouvait pas
répandre son sang pour une cause plus juste.
Mais si le monde nous presse encore , s'il con-
vainc un si grand nombre d'ecclésiastiques de
faire servir ces droits à l'orgueil , cette puissance
à la tyrannie, ces richesses à la vanité ou à l'a-
varice; si cette apologie et notre défense n'est
que dans notre bouche et dans nos discours , et
non dans nos mœui's et dans notre vie : ne di-
ra-t-on pas qu'à la vérité notre origine était sainte,
mais que nous nous sommes démentis nous-mê-
mes , que nous avons tourné en mondanité la sim-
plicité de nos pères, et que nous couvrons du
prétexte de la religion nos passions particulières ?
K 'est-ce pas déshonorer le sang du grand saint
Thomas, faire servir son martyre à nos intérêts,
et exposer aux dérisions injustes de nos ennemis
la cause si juste et si glorieuse pour laquelle il ft
immolé sa vie?
Fasse donc ce divin Sauveur, qui a établi le
clergé pour être la lumière du monde, que tous
ceux qui sont appelés aux honneurs ecclésiasti-
ques, en quelque degré du saint ministère qu'ils
aient été établis, emploient si utilement leur au-
torité, qu'on loue à jamais le grand saint Thomas
de l'avoir si bien défendue; qu'ils dispensent si
saintement, si chastement les biens de l'Église,
que l'on voie par expérience la raison qu'il y avait
de les conserver par un sang si pur et si précieux .
Qu'ils maintiennent la dignité de l'ordre sacré
par le mépris des grandeurs du monde, et non
pour la recherche de ses honneurs; par l'exem-
ple de leur modestie, plutôt que par les marques
de la vanité ; par la mortification et la pénitence,
plutôt que par l'abondance et la délicatesse des
enfants du siècle : que leur vie soit l'édification
des peuples; leur parole, l'instruction dessimpltfs;
leur doctrine , la lumière des dévoyés ; leur vi-
gueur et leur fermeté, la confusion des pécheurs;
leur charité, l'asile des pauvres; leur puissance,
le soutien des faibles; leur maison, la retraite
des affligés; leur vigilance, le sàlut de tous.
Ainsi nous réveillerons dans l'esprit de tous les
fidèles cette ancienne vénération pour le sacer-
doce ; nous irons tous ensemble, nous et les peu-
ples que nous enseignons, recevoir avec s<iini
Thomas la couronne d'immortalité qui nous est
promise. Au nom du Père , et du Fiis, et du S«iut
Esprit. Amen.
K!N I»FS PANEOVBJOfES.
^H^l-^'M-^f^^
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE.
LErrRE
t <-ritp aux rplif^pnsffi dp la Visitation de Sainte-Marie de
Meaux « ^n leur adreasaiit c» Méditations sur i'Évang ile ■.
Jt» VOUS adresse, mes filles , ces Méditations sur
l'Kvangile, comme à celles en qui j'espère qu'elles
porteront les fruits les plus abondants. C'est pour
quelques-unes de vous qu'elles ont été commencées-,
H vous les avez reçues avec tant de joie, que ce
m'a été une marque qu'elles étaient pour vous tou-
tes. Recevez-les donc, comme un témoignage de la
sainte affection qui m'unit à vous, comme étant
trhumbles et véritables filles de saint François de
Sales, qui est l'honneur de l'épiscopat et la lumière
de notre siècle.
Je suis, dans le saint amour de Notre-Seigneur,
Mes filles,
Votre très-aft"ectionné serviteur,
+ J. BÉNiG!<fE, évéque de Meaux.
A Meaux, ce G juillet 1695.
AVERTISSEMENT.
De tous les sermons de Jésus-Christ , les plus re-
marquables par la circonstance du temps, sont :
Premièrement , celui qu'il a fait sur la montat^ne
a;i commencement de sa prédication , où sont com-
pris les principaux préceptes de la loi nouvelle et
où Ton voit quel en est l'esprit;
Secondement, ceux qu'il a faits sur la fin de sa
vie, depuis son entrée triomphante en Jérusalem,
jusqu'à sa mort : dont le plus remarquable est en-
core celui qu'il fit au temps de la Cène: et depuis
jusqu'à la nuit de son agonie dans le jardin des Oli-
viers.
Nous allons distribuer par journées la lecture du
sermon deîN'otre-Seigneur sur la montagne, et de
ceux dont nous venons de parler : en sorte qu'à
chaque journée on puisse employer à de pieuses
méditations un quart d'heure le l'natin , et autant
ie soir.
A chaque vérité qui sera proposée, il faut s'arrê-
ter un peu , en faisant un acte de foi : Te crois; cela
est vrai : celui qui le dit est la vérité même.
Ainsi, il faut regarder cette vérité particulière
' L'original de cette lettre est conservé par ces saintes filles
irec l'ouvrage même, comme un dépôt précieux , et comme
tWie preuve honorable de l'affection singulière qu'avait pour
telles leur saint évw|ue , qu'elles regardaient comme leur vrai
kpère, et qu'elles pleurent encore tous les jours, (yole de
VTtéiUoH originale.)
qu'il a révélée , comme une parcelle de la vérité qui
est Jésus-Christ même : c'est-à-dire, qui est Dieu
même; mais Dieu s'approchant de nous, se commu-
niquant et s'unissant à nous. Car voilà ce que c'est
que Jésus-Christ.
Il faut donc considérer cette vérité particulière
qu'il a révélée de sa propre bouche; s'y attacher par
ie cœur; l'aimer : parce qu'elle nous unit à Dieu
par Jésus-Christ , qui nous l'a enseignée , et qui
nous a dit qu'il était la voie, la vérité et la vie'.
••«■■»■■
SERMON
DE NOTBE-SEIGNEUB SUB LA MONTAGNE.
MtMh., cliap. V, VI. vir.
PREMIER JOUR.
Abrégé du sermon. La félicilé étemelle proposée sous diven
noms dans les huit béatitudes. Matlh. y, i 12.
Tout le but de l'homme est d'être heureux. Jé-
sus-Christ n'est venu que pour nous en donner le
moyen. Mettre le bonheur où il faut, c'est la source
de tout bien; et la source de tout mal est de le
mettre où il ne faut pas. Disons donc : Je veux être
heureux. Voyons comment : voyons la fin où con-
siste le bonheur : voyons les moyens d'y parvenir.
La fin est à chacune des huit béatitudes : car
c'est partout la félicité éternelle sous divers noms.
A la première béatitude, comme royaume. A la se-
conde, comme la terre promise. A la troisième ,
comme la véritable et parfaite consolation. A la
quatrième, comme le rassasiement de tous nos dé-
sirs. A ïà cinquième, comme la dernière miséri-
corde qui ôtera tous les maux , et donnera tous
les biens. A la sixième , sous son propre nom , qui
est la vue de Dieu. A la septième , comme la per-
fection de notre adoption. A la huitième, encore
une fois, comme le royaume des cieux. Voilà donc
la fin partout; mais comme il y a plusieurs moyens,
chaque béatitude en propose un; et tous ensem-
ble rendent l'homme heureux.
Si le sermon sur la montagne est l'abrégé de
toute la doctrine chrétienne, les huit béatitudes
sont l'abrégé de tout le sernjon sur la montage.
S: Jésus-Christ nous apprend que notre justice
doit surpasser celle des scribes et des pharisiens ,
cela est compris dans cette parole : Bienheureux
ceux qui ont faim et soif de la justice. Car, s'ils la
' /«MU» XIT, 8r
SCO
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
drsirent comme leur vrrilable nourriture, s'ils en
sont véritablement affamés ; avec quelle abondance
la recevront-ils, puisqu'elle se présentedetouscôtés
pour nous remplir? Alors aussi nous garderons jus-
qu'aux moindres des préceptes, comme des hom-
mes affamés qui ne laissent rien , et pas même, pour
ainsi parler, une miette de leur pain.
Si l'on vous recommande de ne pas maltraiter
votre prochain de parole, c'est un effet de la dou-
ceur, et de cet esprit pacifique à qui est promis le
royaume et la qualité d'enfant de Dieu.
Vous ne regarderez pas une femme avec un mau-
vais désir : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur :
et vous l'aurez parfaitement pur lorsque vous l'au-
rez purifié de tous les désirs sensuels.
Ceux-là sont heureux , qui passent leur vie plu-
tôt dans le deuil et dans une tristesse salutaire,
que dans les plaisirs qui les enivrent.
Ne jurez point ; dites : Cela est , cela n'est pas.
C'est encore un effet de la douceur : qui est doux,
est humble ; il n'est point trop attaché à son sens,
ce qui rend l'homme trop affirmatif : il dit simple-
ment ce qu'il pense , en esprit de sincérité et de
douceur.
On pardonne aiséijient toutes les injures , si l'on
est rempli de cet esprit de miséricorde , qui nous
attire une miséricorde bien plus abondante.
On ne résiste pas à la violence; on se laisse
même engager à plus qu'on n'a promis ; parce qu'on
esit doux et pacifique.
On aime ses amis et ses ennemis , non-seulement
à cause qu'on est doux , miséricordieux , pacifique;
mais encore parce qu'on est affamé de la justice , et
qu'on la veut faire abonder en soi-même plus qu'elle
n'est dans les pharisiens et dans les gentils.
Cette faim qu'on a pour la justice fait aussi qu'on
la veut avoir pour le besoin, et non pour l'osten-
tation.
On aime le jeûne , quand on trouve sa principale
nourriture dans la vérité et dans la justice.
Par le jeûne, on a le cœur pur, et on se purifie
des désirs des sens.
On a le cœur pur, quand on réserve aux yeux
de Dieu ce qu'on fait de bien : qu'on se contente
detre vu de lui ; et qu'on ne fait pas servir la vertu
comme d'un fard pour tromper le monde, et s'atti-
rer les regards et l'amour de la créature.
Quand on a le cœur pur, on a l'œil lumineux, et
l'intention droite.
On évite l'avarice et la recherche des biens, quand
on est vraiment pauvre d'esprit.
On ne juge pas , quand on est doux et pacifique;
parce que cette douceur bannit l'orgueil.
La pureté de cœur fait qu'on se rend digne de
l'Eucharistie, et qu'on ne prend pas comme un
chien ce pain céleste.
On prie, on demande, on frappe, quand on a
faim et soif de la justice : on demande à Dieu les
vrais biens, et on les attend de lui , quand on n'as-
pire qu'à son royaume et à la terre des vivants.
On entre volontiers par la porte étroite , quand
on s'estime heureux dans la pauvreté, dans les
pleurs, dans les afflictions qu'on souffre pour la
justice.
Quand on a faim de la justice, on ne se contente
pas de dire de bouche : Seigneur, Seigneur; et on
se nourrit au dedans de sa vérité.
Alors on bâtit sur le roc, et on trouve le solide
pour affermir dessus tout son édifice.
Les béatitudes sont donc l'abrégé de tout le ser-
mon ; mais un abrégé agréable: parce que la récom»
pense est jointe au précepte; le royaume descieux ,
sous plusieurs noms admirables, à la justice; la féli-
cité, à la pratique.
IF JOUR.
Première béatitude : Élre pauvres d'esprit. Matth. v, 3.
Pour venir au détaif, .Tésus-Christ commence en
cette sorte : Bienheureux sont les pauvres d'esprit,
c'est-à-dire, non-seulement ces pauvres volontaires
qui ont tout quitté pour le suivre , et à qui il a pro-
mis le centuple dans cette vie; et dans la vie fu-
ture , la vie éternelle ; mais encore tous ceux qui
ont l'esprit détaché des biens de la terre ; ceux qui
sont effectivement dans la pauvreté sans murmure
et sans impatience; qui n'ont pas l'esprit des ri-
chesses, le faste, l'orgueil , l'injustice , l'avidité in-
satiable de tout tirer à soi. La félicité éternelle leu»-
appartient sous le titre majestueux de royaume.
Parce que le mal de la pauvreté sur la terre, c'est de
rendre méprisable, faible, impuissant; la félicité
leur est donnée comme un remède à cette bassesse ,
sous le titre le plus auguste, qui est celui de
royaume.
A ce mot : Bienheureux, le cœur se dilate, et se
remplitdejoie.il se resserre à celui de la pauvreté:
mais il se dilate de nouveau à celui de royaume, et
de royaume descieux. Car, que ne voudrait-on pas
souffrir pour un royaume, et encore pour un
royaume dans le ciel , un royaume avec Dieu , et
inséparable du sien, éternel, spirituel, abondant
en tout, d'où tout malheur est banni?
O Seigneur, je vous donne tout, j'abandonne
tout pour avoir part à ce royaume : puis-jeêtre as-
sez dépouillé de tout pour une telle espérance! Je
me dépouille de cœur et en esprit : et quand il
vous plaira de me dépouiller en effet , je m'y sou-
mets.
C'est à quoi sont obligés tous les chrétiens. Mai»
l'humble religieuse se réjouit d'être actuellement
dessaisie, dépouillée, morte aux biens du monde,
incapable de les posséder. Heureux dépouillement,
qui donne Dieu!
IIP JOUR.
Seconde béatitude : Être doux. Matth. v, 4.
Bienheureux ceux qui sont doux. Apprenez de
moi que je suis doux', sans aigreur, sans enflure,
sans dédain, sans prendre avantage sur personne,
sans insulter au malheureux, sans même choquer
le superbe , mais tachant de le gagner par douceur;
» Mntth XI, 29.
MÉDITATIONS SUR I/ÉVA.NGILF.
doux même à ceux qui sont aigres, n'opposant point
riiumeur à l'iiumeur, la violence à la violence; mais
corrigeant les excès d'cutrui par des paroles vraiment
douces.
Il y a de feintes douceurs, des douceurs dédai-
gneuses, pleines d'une fierté cachée : ostentation
et affectation de douceur, plus désobligeante, plus
insultante que l'aigreur déclarée.
Mais considérons la douceur de Jésus-Christ,
dont le Saint-Esprit parle ainsi dans Isaïe : Mon fils,
mon serviteur que J'ai élu, monbien-aimé où j'ai
mis ma complaisance : je mettrai en lui mon es-
pjttj et il annoticera la justice aux nations. Il ne
sera point contentieux ; il ne criera point, et on
n'entendra point sa voix dans les places publiques ;
il ne brisera pas le roseau cassé, et n'éteindra pas
la mèche qui fume encore^. C'est ce qu'Isaïe en a
vu en esprit , c'est ce que saint Matthieu a trouvé
si beau, si remarquable, si dignede Jé^us-Christ,
qu'il prend soin de le relever ».
Il est doux envers les plus faibles : quoiqu'un ro-
seau déjà faible soit rendu encore plus faible en le
brisant, loin de prendre aucun avantage sur cette
faiblesse , il se détournera pour ne pas appuyer le
pied dessus. Faites-en autant à votre prochain in-
firme. Loin de chercher l'occasion de lui nuire,
prenez garde que, par mégarde et comme en pas-
sant, vous ne marchiez sur lui , et n'acheviez de le
rompre. Mais quel est ce prochaiif infirme, si ce
n'est le prochain en colère et le prochain qui s'em-
porte? Il est brisé par sa propre colère , et ce faible
roseau s'est cassé en frappant; n'achevez pas de le
rompre en le foulant encore aux pieds. C'est encore
ce que veut dire la mèche fumante . Elle brûle;
c'est la colère dans le cœur: elle fume; c'est quel-
que injure que le prochain irrité profère contre vous.
Gardez-vous bien de l'éteindre avec violence ; écou-
tez ce que dit saint PauP : .\e vous vengez point,
ne vous défendez point, mes bien-aimés ; mais
donnez lieu à la colère. Laissez-la fumer un peu, et
s'éteindre comme toute seule. Si elle fume, c'est
qu'elle s'éteint : ne l'éteignez pas avec force; mais
laissez cette fumée s'exhaler et se perdre inutile-
ment au milieu de l'air, sans vous blesser ni vous
atteindre.
C'est ce que fait le Sauveur, lorsqu'il souffre
tant d'injures sans s'aigrir, rous êtes possédé du
malin esprit, lui dit-on. Qui est-ce qui songe à vous
faire mourir i? et il répond sans s'émouvoir : Je ne
suis point possédé du malin esprit ; mais je rends
honneur à mon Père, et vous me déshonorez ^ . Et
encore en un autre endroit , lorsqu'on lui fait le
mêmeveproche: Tous vous fâchez contre moi, parce
que j'ai fait îtn miracle le jour du sabbat, pour
guérir un homme^. Vous le voyez; il n'éteint pas
la mèche fumante; mais il la' laisse s'évaporer,
pour voir si ces malheureux , lassés d'accabler d'in-
jures un homme si humble et si doux , ne revien-
dront point eu leur bon sens.
' /*. XUI, I, 2, 3. — » Matth. XM, IR, 19, 20. —^ Rnnuxu
19. — * Joan. vu , 20. — » Ibid. viii , 4» - « Joan. ni , 23. '
SOSSCET. — TOKE ni.
5CI
I Telle a été en général la conduite du Fils de Dieu ;
I en particulier dans sa passion. Quand on le mau-
j dit, il ne maudit pas ; quand on le frappe , il ne se
I plaint pas '.
I Si j'ai mal parlé, dit-il à celui qjf lui donnait un
soafllet * , faites-le-moi connaître; si j'ai bien dit,
pourquoi me frappez-vous? Il lui appartient de dire :
Apprêtiez de moi que Je s^âs doux ^. Il est compara
à un agneau , le plus doux des animaux , qui se laisse
non-seulem'»nt tondre, mais encore mener à la bou-
cherie sans se plaindre *.
On est bien heureux dans sa douceur, et on pos-
sède la terre. La terre sainte promise à Abraham
est appelée une terre coulante de lait et de miel^.
Toute douceur y abonde ; c'est la Ogure du ciel et de
l'Église. Ce qui rend l'esprit aigre , c'est qu'on ré-
pand sur les autres le venin et l'amertume qu'on a
en soi-même. Lorsqu'on a l'esprit tranquille par la
jouissance du vrai bien, et par la joie d'une bonne
conscience , comme on n'a rien d'amer en soi , on
n'a que douceur pour les autres; la vraie marque de
l'innocence, ou conservée, ou recouvrée, c'est la
douceur.
L'homme est si porté à l'aigreur, qu'il s'aigrit très-
souvent contre ceux qui lui font du bien. Un malade,
combien s'aigrit-il contre ceux qui le soulagent ?
Presque tout le monde est malade de cette maîadie-
là : c'est pourquoi on s'aigrit contre ceux qui nous
conseillent pour notre bien , et encore plus contre
ceux qui le font avec autorité, que contre les autres.
Ce fonds d'orgueil qu'on porte en soi en est la cause.
Bienheureux donc ceux qui sont doux: ils possé-
deront la terre où abonde toute douceur , parce
que la joie y est parfaite,
IV* JOUR.
Troisième béatitude : Être dans les pleurs. Matth. r, 5.
Bienheureux ceux qui pleurent ^; soit qu'ils pleu-
rent leurs misères, soit qu'ils pleurent leurs péchés,
ils sont heureux , et ils recevront la consolation vé-
ritable, qui est celle de l'autre vie, oit toute affliction
cesse , oii toutes les larmes sont essuyées 7.
Abraham disait au mauvais riche ^ : Tu as reçu
tes biens en ce monde , et Lazare a reçu ses maux :
c'est pourquoi il est consolé, et tu es dans les tour-
mefits. Il est heureux, car il a souffert avec pa-
tience : son état pénible le forçait souvent à pleurer
des maux extrêmes, et il n'avait point de consolation
du côté des hommes r le riche impitovable ne dai-
gnait pas le regarder. Mais parce qu'il a'souffert avec
patience, il est consolé : Dieu l'a reçu dans le lieu où
il n'y a point de douleur et de peine.
Lf monde se réjouira, et vous serez affligés:
mais votre tristesse sera changée en joie i. Cesl la
promesse du Sauveur à ses disciples, La tristesse et
la joie viennent tour à tour : qui s'est réjoui ser^
affligé; qui s'est affligé sera réjoui : Bienheureux
" I. Petr. n, 23. — » Joan. XTiii, 23. - » Jfatth. xi »
j * /s. un . 7. — » Exod. m,n,et ailleurs. — « Matth. y ^
' ' Jpoc. XXI, 4. — » Luc. XTi, as. — » Joan. xvî, 30 '
;C2
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
donc ceux qui pleurent, car iîs seront consolés.
Mais parmi tous ceux qui pleurent, il n'y en a
point qui soient plus tôt consolés que ceux qui pleu-
rent leurs péchés. Partout ailleurs la douleur, loin
dYître un remède au mal , est un autre mal qui l'aug-
mente; le péché est le seul mal qu'on guérit en le
pleurant. Pleurons sans fin, pécheurs, tous tant
que nous sommes : que nos yeux soient changés en
sources intarissables, dont le cours perpétuel creuse
nos joues, comme parle le psalmiste. La rémission
des péchés est lefruitdeces pieuses larmes. Ah! mille
et mille fois heureux ceux qui pleurent leurs péchés :
car ils seront consolés.
Mais ceux qui pleurent d'amour et de tendresse ,
qu'en dirons-nous .^ Heureux, mille fois heureux!
Leur cœur se fond en eux-mêmes, comme parle l'É-
criture, et semble vouloir s'écouler par leurs yeux.
Qui me dira la cause de ces larmes? qui me la dira?
Ceux qui les ont expérimentées souvent ne la peu-
vent dire, ni expliquer ce qui les touche. C'est tan-
tôt la bonté d'un père : c'est tantôt la condescen-
dance d'un roi : c'est tantôt l'absence d'un époux :
tantôt l'obscurité qu'il laisse dans l'âme lorsqu'il s'é-
loigne, et tantôt sa tendre voix lorsqu'il se rappro-
che, et qu'il appelle sa fidèle épouse : mais le plus
souvent c'est je ne sais quoi qu'on ne peut dire.
y" JOUR.
Quatrième béaUtude : Avoir faim et soif de la Justice.
Mallh.y, G.
Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la jus-
tice, car ils seront rassasiés. Faim et soif, c'est une
ardeur vive, un désir avide et pressant, qui vient
d'un besoin extrême.
Cherche:^ le royaume de Dieu et sa justice '. La
justice règne dans les cieux : elle doit aussi régner
dans l'Église, qui est souvent appelée le royaume
des cieux. Elle règne lorsqu'on rend à Dieu ce qu'on
lui doit : car alors on rend aussi pour l'amour de Dieu
tout ce qu'on doit à la créature qu'on regarde en
lui. On se rend ce qu'on se doit à soi-même : car on
s'est donné tout le bien dont on est capable , quand
on s'est rempli de Dieu. Alors on a accompli toute
justice, comme Jésus-Christ disait à saint Jean.
L'âme alors n'a plus de faim, n'a plus de soif : elle a
sa véritable nourriture : Ma nourriture est de faille
la volonté de mon Père, disait le Sauveur ', et d'ac-
complir son œuvre. C'est aussi là ce que le Sauveur
appelle toute justice, d'accomplir en tout la volonté
toute juste du Père céleste, et d'en faire la règle de
la nôtre. Mais , quand nous faisons la volonté de
Dieu, il fait la nôtre. Le psalmiste a chanté : Ilfeî'a
la volonté de ceux qid le craignent^., et ainsi il
rassasiera tous leurs désirs. Bienheureux ceux qui
désirent la justice avec le même empressement qu'on
désire nanger et boire, lorsqu'on est travaillé de la
faim et de la soif; car alors on sera rassasié. De
quoi sera-t-on ras.-asié, si ce n'tist de la justice?
On le sera dès cette vie : car le juste se rendra plus
' Vatth. VI, 33. —^Joan. iv, 34. - ^ Ps. CXUV, 19.
juste , et le saint se rendra plus saint pour contenter
son avidité. Mais le parfait rassasiement sera dans
le ciel, où la justice éternelle nous sera donnée avec
la plénitude de l'amour de Dieu. Je serai rassasié,
disait le psalmiste ' , lorsque votre gloire m'appa-
raifra.
Doit-on toujours avoir soif delà justice? Puisque
le Sauveur a dit à la Samaritaine » : Celui qui boit
de cette eau, c'est-à-dirç des plaisirs du monde, a
encore soif : inais celui qui boira de l'eau dont je
lui donnerai, n'aura jamais soij ; mais l'eau que
je lui donnerai deviendra en lui une fontaine jail-
lissante pour la vie étermlle : il n aura donc point
de soif? Il n'en aura point en effet, parce qu'il ne dé-
sirera plus d'autie plaisir, d'autre joie, d'autre bien,
que celui qu'il goûte en Jésus-Christ. Il aura pour-
tant toujours soif; car il ne cessera point de désirer
ce bien suprême, et voudra le posséder de plus en
plus. Le voilà donc qui a toujours soif : mais tou-
jours aussi il se désaltère, parce qu'il a en lui la fon-
taine éternellement jaillissante. Il n'aura point cette
soif fatigante et insatiable de ceux qui cherchent les
plaisirs des sens. Il aura toujours soif de la justice;
mais la bouche toujours attachée à la source qu'il
a en lui-même , sa soif ne le fatiguera , ni ne l'affai-
blira jamais : Celui qui croit en moi , dit le Fils de
Dieu ^ , des fleuves d'eau vive couleront éternelle-
ment de ses entrailles : qu'il vienne donc, et qu'il
boive. Venez, âînes saintes, venez à Jésus : désirez,
buvez, engloutissez : ne craignez point que cette
eau céleste vous manque : la fontaine est au-dessus
de votre soif : son abondance est plus grande que
votre besoin : J-'ons vincit sitientem, disait saint
Augustin.
vr JOUR.
Cinquième béatitude : Être miséricordieux. Matth. v, 7.
Bienheureux les miséricordieux , car ils obtien-
dront miséricorde 4. Le plus bel effet de la charité,
c'est d'être touché des maux d'autrui. // est plus
heureux de donner que de recevoir, disait Jésus-
Christ 5. Cette parole n'avait pas été rapportée par
les évangélistes : mais Dieu a voulu donner à saint
Paul la gloire de la recueillir : Souvenez-vous , dit
cet apôtre 6, de cette parole du Seigneur Jésus : Il
est plus heureux de donner que de recevoir. Bien-
heureux donc ceux qui donnent , et qui aiment mieux
donner que de recevoir. Bienheureux, encore un
coup , celui qui appelle à son festin , non point les
riches, qui peuvent lui rendre le festin qu'il leur
aura fait; mais les pauvres, les estropiés, les boiteux
et les aveugles. Mors , dit le Sauveur 7, vous serez
heureux , car ils n'ont rien à vous rendre : et il
vous sera rendu à la résurrection des justes. Bien-
heureux donc les miséricordieux qui donnent sans
espérance de rien recevoir de ceux sur qui ils exer-
cent la miséricorde : car ils obtiendront de Dieu une
miséricorde infinie.
' Ps. XVI, 15. — ' Joan. VI, 13, U. — ' id. vn,37, 38.—
*Maith.yyl.—^Act. xx, 35. — «iô. — 'Xmc. xiv, 12, 13,
U.
MÉDITATIONS SUB L'EVANGILE.
5C2
Ainsi ceux qui sont inflexibles, insensibles, sans
tendresse, sans pitié, sont dignes de trouver sur
eux un ciel d'airain , qui n'ait ni pluie ni rosée. Au
contraire , ceux qui sont tendres à la misère d'autrui
auront part aux grâces de Dieu , et à sa miséricorde;
il leur sera pardonné comme ils auront pardonné
aux autres; il leur sera donné comme ils auront
donné aux autres ; ils recevront selon la mesure
dont ils se seront servis entiers leurs frères ' ; c'est
Jésus-Christ qui le dit; et autant qu'ils auront eu
de compassion, autant Dieu en aura-t-il pour eux-
mêmes.
Il faut exercer la miséricorde envers tous ceux
qu'on voit souffrir; envers les malades, envers les
afflisés : adoucir leurs maux par des paroles de con-
solation, et par de sages conseils, si on ne peut
autrement leur aider à les porter; les partager avec
eux autant qu'on peut. C'est le plus beau de tous
les sacrifices : J'aime mieux la miséricorde que le
sacrifice, comme il l'a dit lui-nîénie '.
VII« JOUR.
Sixième béatitude : Avoir le cœur pur. Matth. v, 8.
Bienheureux ceux qui ont le cœur pur. Qui pour-
rait dire la beauté d'un cœur pur.? Une glace par-
faitement nette, un or parfaitement afBné, un dia-
mant sans aucune tache, une fontaine parfaitement
claire, n'égalent pas la beauté et la netteté d'un
cœur pur. Il faut en ôter toute ordure, et celles
principalement qui viennent des plaisirs des sens :
car une goutte de ces plaisirs trouble cette belle
fontaine. Qu'elle est belle, qu'elle est ravissante
cette fontaine incorruptible d'un cœur pur! Dieu
se plaît à s'y voir lui-même comme dans un beau
miroir : il s'y imprime lui-même dans toute sa
beauté. Ce beau miroir devient un soleil par les
rayons qui le pénètrent : il est tout resplendissant.
La pureté de Dieu se joint à la nôtre, qu'il a lui-
même opérée en nous; et nos regards épurés le ver-
ront briller en nous-mêmes, et y luire d'une éternelle
lumière. Bienheureux donc ceux qui ont le cœur
pur, car ils verront Dieu^.
Aimons la chasteté plus que toutes les autres
vertus : c'est elle qui rend le cœur pur.
A chaque objet qui nous touche, craignons tou-
jours en l'aimant de ternir la pureté de notre cœur,
ou de l'enfoncer davantage dans l'ordure, d'où i!
fallait le retirer.
Bienheureux le cœur pur; il verra Dieu. Il ne
faut que ces deux mots pour nourrir l'âme tout un
jour. Il verra Dieu : il verra toute beauté, toute
bonté, toute perfection, le bien, source de tout
bien, tout le bien uni, comme il disait à Moïse :
Jeté montrerai tout le bieni, lorsqu'il se montra
lui-même. Voir un objet si parfait, et l'aimer, c'est
la même chose. Il verra donc, et il aimera; mais
s'il aime, il sera aimé : i! chantera les louanges de
Dieu, qu'il verra et qu'il aimera sans fin. Il sera
rassasié de l'abondance de sa maison, et enivré du
• Lue. VI , .37, 38. — ' .Vatlh. ix ,13.-3 jUatth
Ex. XXXIII 19.
T,8. —
torrent de ses délices. Heureuse créature! mais
pour cela il faut avoir le cœuf pur. Bienheureux
donc celui qui a le cœur pur. Que celui qui est pur
ne cesse de se purifier davantage. Que celui qui
n'est pas pur se tire de l'ordure où il croupit : qu'il
lave la saleté qui le déshonore et le défigure.
VilF JOUR.
Septième Ix-atilude : Être paciliques. MaUh. v, P.
Bienheureux les pacifiques , car ils seront ap-
pelés enfants de Dieu '. Dieu est appelé le Dieu de
paix » : il fait habiter dans sa maison ceux qui
sont demême esprit et de même cœur : I?fHABiTAEE
FACiT uNius Moais (UNAMMES) IN DOMO, dit le psal-
miste^. .Sa bonté concilie tout. Il a composé cet
univers des natures et des qualités les pius discor-
dantes : il fait concourir ensemble la nuit et le jour,
Ihiver et l'été , le froid et le chaud , et ainsi du reste,
pour la bonne constitution de l'univers, et pour Id
conservation du genre humain. Il reçoit ses ennemis
en sa paix; et il faut, dit Jésus-Christ*, qu'à son
exemple, vous aimiez vos ennemis, et que vous
fassiez du bien à ceux qui vous haïssent. Il faut
que vous le priiez pour ceux qui vous persécutent ,
afin que vous soyez les enfants de votre Père cé-
leste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les
mauvais, et qui pleut sur lesjmiet, et sur les injus-
tes : comme nous verrons dans la suite. Bienheureux
donc les pacifiques, ceux qui aiment la paix , et qui
la procurent : Ils seront appelés enfants de Dieu ,
parce qu'ils porteront le caractère d'un si bo»
père.
Le soleil n'en est pas plus nébuleux dans les
pays où Dieu n'est pas connu : la pluie n'en arrose
pas moins abondamment les champs et les pâtura-
ges, et n'y est pas moins rafraîchissante, ni moins
féconde. Ainsi , comme disait saint Paul s. Dieu ne
se laisse point sans témoignage. Le soleil, quand
il se lève, nous avertit de son immense bonté, puis-
qu'il ne se lève pas plus tard, ni avec des couleurs
moins vives , pour les ennemis de Dieu que pour
ses amis. Adorez donc, quand il se lève, la bonté
de Dieu qui pardonne : et ne témoignez pas à votre
frère un visage chagrin , pendant que le ciel , et Dieu
même, si l'on peut parler de la sorte, lui en montre
un si serein et si doux.
Jésus-Christ , le fils unic/ue du Père céleste , est
le grand pacificateur. Qui a annoncé la paix a
ceux qui étaient de loin , et à ceux qui étaient de
près, faisant mourir en lui-même toutes les inimi-
tiés 6 ; ei pacifiant, par le sang qu'il a répandu sur
la croix , tout ce qui est dans le ciel et dans la
terre 7, comme dit saint Paul.
A l'exemple du Fils unîque, les enfants d'adop-
tion doivent prendre le caractère de leur père, et
se montrer vrais enfants de Dieu par l'amour de
la paix.
Cette grâce d'être enfants de Dieu se consomme
» Malth. V, 9. — » I. Cor. xiv, 33. — ' Ps. lxtii, 7.
— < .VaUh. V, 44, 45. — 5 Jet. XIV, 16. —* Ep.U.l^ 16,
IS, 17. —' Co?. 1,20.
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
56<i
dans la vie future, selon ce que dit le Sauveur :
ils seront vrais enfants de Dieu, parce qu'ils se-
ront des enfants nouvellement engendrés par la
résurrection^.
Soyons donc vraiment pacifiques : ayons toujours
des paroles de réconciliation et de paix , pour adoucir
l'amertume que nos frères témoigneront contre
nous , ou contre les autres : cherchant toujours à
adoucir les mauvais rapports; à prévenir les inimi-
tiés, les froideurs , les indifférences ; enfin à récon-
cilier ceux qui seront divisés. C'est faire Tœuvre de
Dieu, et sp montrer ses enfants, en imitant sa
bonté.
Combien sont éloignés de cet esprit ceux qui se
plaisent à brouiller les uns avec les autres; qui, par
de mauvais rapports, souvent faux dans le tout,
souvent augmentés dans leurs circonstances, en
disant ce qu'il fallait taire, en réveillant le souvenir
de ce qu'il fallait laisser oublier, ou par des paroles
piquantes et dédaigneuses, aigrissent leurs frères
et leurs sœurs déjà émus et infirmes par leur co-
lère!
LX*= JOUR.
Huitième et dernière béatitude : Souffrir pour la justice.
Matlh. V, 10.
Bienheureux ceux qui souffrentpersécutionpour
la justice, parce que le royaume des deux leur
appartient''. Tous ceux qui souffrent pour avoir
bieu fait , pour avoir donné bon exemple , pour avoir
obéi simplement, et avoir confondu par leur exem-
ple ceux qui ne vivent pas assez régulièrement, en
sorte qu'on se prend à eux des reproches qu'on fait
aux autres, souffrent persécution pour la justice.
Ceux qui portent leur croix tous les jours, et per-
sécutent persévéramment en eux-mêmes leurs mau-
vais désirs, souffrentpersécutionpour la justice.
C'est ici la dernière et la plus parfaite de toutes
les béatitudes; parce que c'est elle qui porte le plus
vivement en elle-même l'empreinte et le caractère
du Fils de Dieu.
C'est pourquoi il s'arrête sur celle-ci. Non con-
tent d'en avoir parlé comme des autres, il reprend
encore le discours , en disant : Vous serez heureux,
quand vous serez maudits et persécutés , et qu'on
dira de vous, pour l'amour de moi , toute sorte de
mal. Réjouissez-vous , et soyez remplis^ de joie ,
ravis , transportés; parce qu'ils ont persécidé de la
même sorte les prophètes qui ont été avant vous 3 ;
et non-seulement les prophètes, mais encore le
Messie lui-même.
On revient donc ici au commencement, et au
royaume des cieux, qui avait paru dès la première
béatitude. La pauvreté et la persécution pour L jus-
tice attirent également le royaume des cieux.
X*' JOUR.
Vrai caractère du chrétien dans les huit béatitudes : Avec
tes caractères opposés. Matth. v, 3, 12. Luc. vi, 20, 27.
Que la semaine s'est heureusement écoulée, en
» LhC. W , 36. — ' ^atth. V, 10. — 3 W. V, M , 12.
parcourant sept béatitudes, et revenant au com-
mencement dans la huitième : la belle octave ! où
l'on tâche d'imprimer en soi-même huit caractères
du chrétien , qui enferment un abrégé de la phi-
losophie chrétienne : la pauvreté , la douceur, les
larmes ou le dégoût de la vie présente, la miséri-
corde, l'amour de la justice, la pureté de cœur,
l'amour de la paix , la souffrance pour la justice.
Trois de ces caractères paraissent assez sembla-
bles , la douceur, la miséricorde , l'amour de la paix :
néanmoins ils ont chacun leur propriété. C'est autre
chose d'être pacifique, et de savoir finir toutes les
querelles qu'on nous fait , et qu'on fait aux autres ;
autre chose d'être doux sans jamais offenser ni
aigrir personne : autre chose d'être bienfaisant et
miséricordieux.
Les caractères opposés aux huit qu'on vient de
voir sont : l'esprit de propriété ou de richesses ,
l'aigreur, l'amour du plaisir, l'injustice, la dureté,
la corruption du cœur, l'esprit de querelle et de
brouillerie, l'impatience dans les afflictions, et la
crainte qui fait abandonner la règle de la vérité et
de la justice.
Nous trouverons dans saint Luc ' l'abrégé des
béatitudes réduites à quatre : d'être pauvre, d'être
affamé, de pleurer, d'être haï et persécuté pour l'a-
mour.du Fils de Dieu. A ces quatre béatitudes, Jé-
sus-Christ joint quatre malédictions contre les
hommes du monde» : Malheur à vous, riches!
car vous avez votre consolation. Malheur à vous
qui êtes contents et rassasiés des biens de la terre!
parce que viendra le temps que vous aurez faim ,
et que vous manquerez de tout. Malheur à vous
qui riez, et qui vous laissez emporter aux joies du
siècle! car vos joies seront changées en pleurs.
Malheur à vous, lorsque les hommes vous applau-
dissent! c'est ainsi qu'on faisait aux faux pro-
phètes. Craignons donc d'avoir notre consolation
sur la terre, craignons de la chercher, craignons
de la recevoir, craignons les louanges et les applau-
dissements du monde. Aimons cet enchaînement de
béatitudes, qui de l'amour de la pauvreté nous
pousse jusqu'à celui des souffrances, et par celui
des souffrances nous ramène jusqu'à celui de la pau-
vreté, et nous fait trouver le même royaume des
cieux dans l'un et dans l'autre.
Pour conclusion , la doctrine des béatitudes est
renfermée dans ces trois mots , que je vous laisse à
peser.
Toute la doctrine des mœurs tend uniquement à
nous rendre heureux. Le maître céleste commence
par là. Apprenons donc de lui le chemin du vrai et
éternel bonheur.
XP JOUR.
Quatre caractères du chrétien. Matth. v, 13, 20.
Après cet abrégé du christianisme, que Jésus-
Christ prépare à ses disciples, il nous marque trois
caractères éminents de ses disciples 3 : D'être le sel
• Luc. VI , 20 , 21 , 22 , 23. — ' lUd. 24 , ttc. — ^ Matth. V ,
13 et unir.
MÉDITATIONS SLR L'ÉVANGILE.
£«
de la terre : d'élre la lumière du monde : d'clre
d'une extrême exactitude dans l'observance des
commandements : le goût vif de la piété, l'excniple,
la régularité et l'exactitude. Il en «joute après un
quatrième , qui est l'éminence et la perfection : Si
votre justice n'abonde : et voilà l'idée entière de la
justice chrétienne.
Le sel assaisonne les viandes ; il en relève le goût;
il en empêche la fadeur; il en prévient la corruption.
Ainsi la conversation du vrai chrétien doit ranimer
dans les autres le goût de la piété. C'est ce qui a fait
dire à saint Paul' : Que votre discours soit plein de
grâce , et assaisonné de sel. Et c'est de quoi sont
bien éloignés ceux qui n'ont quede la langueur et de
la mollesse dans toute leur conduite. Il faut dans
les paroles du chrétien une sainte vivacité; il faut
reprendre avec force, et quelquefois piquer jus-
qu'au vif, comme fait un grain de sel. Mais ne mettez
point trop de sel ensemble : au lieu de piquer la
I angue pour réveiller l'appétit, vous mettriez en feu
toute la bouche.
Être la lumière du monde, est un degré encore au-
dessus du précédent ; car il emporte l'exemple qui
édifie et qui éclaire la maison de Dieu. C'est ce que
nous nous devons les uns aux autres. Et au contraire,
si nous nous sommes à scandale les uns aux autres,
cette malédiction du Sauveur tombera sur nous :
Malheur au monde! à cause des scandales qui ar-
riveront. Il est impossible qu'il n'a) ri ce des scan-
dales : 7nais malheur à celui par qui ils ai'rivent !
il vaudrait mieux pour lui qu'on le jetât dans la
mer avec une meule de moidin autour du cou *. Pe-
sez , pesez ces paroles , chrétiens , qui ne craignez
pas de scandaliser les infirmes et les petits de l'É-
glise.
f'ous êtes la lumière du monde : cela s'entend
non-seulement des pasteurs, mais encore de tous
les chrétiens. Saint Paul le dit ainsi ' : fous devez
luire au milieu d'une nation mauvaise et corrom-
pue, comme étant les luviinaires dont le monde
doit être éclairé. Si quelqu'un parle , comme dit
saint Pierre 4 , que ce soit comme des discours de
Dieu : comme si Dieu parlait par sa bouclie. Saint
]Mathias disait, ainsi que le rapporte saint Clément
d'Alexandrie, que lorsque quelqu'un faisait mal
dans le voisinage d'un chrétien, il fallait s'en pren-
dre à ce voisin, qui ne lui dounait pas assez bon
exemple.
Enfin, la vie chrétienne demande une extrême
exactitude. Il faut prendre garde aux moindres pré-
ptes, et n'en mépriser aucun. Le relâchement com-
lence par les petites choses , et de la ou tombe dans
les plus grands maux. Qui méprise les petites cho-
ses , tombe peu à peu^.
Pour établir cette exactitude de la justice chré-
tienne , Jésus-Christ pose un beau principe : que la
parole de Dieu est inviolable, et s'accomplira jus-
qu'au moindre trait.
Il regarde ici en particulier ce qui avait été prédit
de lui dans la loi et dans les prophètes ; et c'est pour-
' Coios. rv, 6. — * .Vatth. xniï. Marc. i\ , 4i. Luc. xvu , I.
'^Pkitipp.u, 15. — * 1. Petr.w, M.—iEccli. xi\, I.
I quoi il dit : Je viens tout accomplir. Dans ce qui a
été prédit dans la loi, il y a les grands traits : la
naissance de Jésus-Christ, sorti d'une vicige, ses
souffrances, sa croix, sa résurrection, la conver-
sion du monde et des gentils, avec la réprobation
et le juste châtiment des Juifs : voilà les grands
traits; mais ce n'est pas tout : il y a ïiota et les
moindres traits , qui doivent aussi s'accomplir. Il
faut qu'on divise ses vêtements : il faut qu'on joue
sa tunique sans couture. Voyez quelle précision
dans une distinction si subtile et si exacte : c'est
Viola, c'est le petit trait. Il sera vendu ; ce peut être
un grand trait : mais ce sera trente deniers ; mais
on achètera le champ d'un potier : c'est Viota , c'est
le petit trait, qui ne doit point échapper non jdus
que les autres. C'est ainsi qu'il faut qu'il ait soif, et
qu'il soit abreuvé de vinaigre. Il souffrira : voila le
grand trait ; mais ce sera hors la porte de la ville :
voilà Viola- Il sera immolé comme l'agneau pascal;
mais ses os ne seront pas brises sur la croix, non
plus que ceux de cet agneau : voiià Viola; et ainsi
du reste. Jésus-Christ veut dire encore plus généra-
lement, que tout ce qui est dit en figure et en ombre
dans la loi, sera accompli en vérité dans l'Évangile,
jusqu'aux moindres circonstances. Tout, jusqu'aux
moindres choses, est significatif dans la loi : tout,
jusqu'aux moindres choses , sera accompli dans l'É-
vangile. Fous ne lierez pas la bouche du bœuf qui
foule le grain '. Saint Paul l'applique aux prédica-
teurs ». Il en est ainsi de ces autres traits : / ou.'! ne,
ferez point cuire l'agneau dans le lait de sa mère.
Quand vous prendrez la mère dans le nid , vous
la laisserez aller en gardaiit ses petits ^. Que vos
habits ne soient point tissus de laine et de lin.
Ayez des bordures et des franges dans vos habits *.
Tous ces petits traits ont de grandes signifii^^tions,
pour inspirer aux chrétiens la douceur, la modéra-
tion, la simplicité, la droiture, et toutes les autres
vertus.
Et ce que Jésus-Christ conclut de là, c'est qu'il
ne faut pas oublier les moindres préceptes : car s?
tout ce que Dieu dit pour son Fils doit être accom-
pli jusqu'au moindre trait, et qu'il n'en doive échap-
per aucun , il faut aussi accomplir tout ce qu'il a dit
pour nous.
Et voyez jusques à q*iel point : Le ciel et la ferrt
passeront; mais mes paroles ne passeront pas =.
Si le soleil tout d'un coup allait disparaître, et que
ce flambeau du monde s'éteignît au milieu du jour;
si le ciel se mettait en pièces, ou se retirait comm.-;
un rouleau qui se renveloppe en lui-même; si la
terre manquait sous nos pieds, et qu'un fondement
si solide fût tout d'un coup réduit en poudre : quel
malheur! tout serait perdu pour nous. Le malheur
est bien plus grand, et tout est perdu bien davan-
tage , si le moindre des commandements de Jésus.
Christ n'est pas observé.
Que si on ne les observe pas , Jésus-Christ, qui
a dit qu'ils seraient inviolablcment observés, sera-
t-il menteur? A Dieu ne plaise! car il y a une coik
' Devt. XXV, 4. — » l.Tim. v, 18.—* Dent. XJT , il
i — « /6. XXII, 6, 7 , 1 1 , 12. — 4 Mutth. W\X, a».
6€6
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
dition , que, si on manque à les observer, on sera
puni. Donc si vous faites la faute, et que vous évi-
tiez le châtiment, Jésus-Christ se sera trompé :
mais si vous ne faites pas la moindre faute dont il
ne soit parlé au jugement, et qu'il y faille rendre
raison', non-seulement des paroles d'injustice et de
médisance , mais encore des inutiles , la vérité de
Jésus-Christ demeure ferme.
La peine rectifie le désordre : qu'on pèche, c'est
un désordre; mais qu'on soit pun' quand on pèche,
c'est la règle. Vous revenez donc par la peine dans
l'ordre, que vous éloigniez par la faute. Mais que
l'on pèche impunément, c'est le comble du désor-
dre : ce serait le désordre, non de l'homme qui pè-
clie, mais de Dieu qui ne punit pas. Ce désordre
r.e sera jamais , parce que Dieu ne peut être déréglé
en rien , lui qui est la règle.
Comme cette règle est parfaite, droite parfaite-
ment, sans la moindre courbure, tout ce qui n'y
convient pas y est brisé, et sentira l'effort de l'in-
vincible et immuable rectitude de la règle.
Mais si les menaces sont accomplies, les promes-
ses le seront aussi. Viens, chrétien, à t-^n crucifix :
regarde-s-y toutes les prédictions accomplies, jus-
qu'aux plus petites. Dis donc en toi-même : Tout
s'accomplira, et le bonheur qui m'est promis ne me
planquera pas. Je verrai Dieu, je l'aimerai, je le loue-
rai durant les siècles des siècles : et tous mes dé-
sirs seront rassasiés , toutes mes espérances , ac-
complies : Amen , amen.
XIP JOUR.
Excellence de la justice chrétienne au-dessus de celle des
païens et des Juifs. Matlli. v, 20 , 47.
Jésus-Christ, qui jusqu'ici a donné plus en géné-
ral la forme et les caractères de la vie chrétienne,
commence ici les préceptes particuliers : et il donne
pour fondement cette belle règle', que Injustice
chrétienne doit sw^asser celle des plus parfaits
d'entre les Juifs, et les docteurs de la loi. Prenons
donc garde ici à bien entendre la perfection de la loi
cvangélique, dont nous avons juré l'observation
dans notre baptême.
Pour nous y obliger, Jésus-Christ a pris som de
nous élever à la perfection de la justice chrétienne
par trois degrés.
Premièrement, il faut s'élever au-dessus des plus
sages des païens. C'est pour cela qu'il a dit : Les
païens ne le font-ils pas " ? Voulant dire , Vous de-
vez donc faire davantage. On vous parle de mépri-
ser les richesses : les sages païens ne l'ont-ils pas
fait? D'être fidèle à vos amis : les païens ne l'ont-ils
pas été? D'éviter les fraudes et les tromperies : les
païens ne les outils pas détestées? De fuir l'adul-
tère : les païens les plus licencieux n'eu ont-ils pas
eu de l'horreur ?
Le second degré est de s'élever au-dessus de la
justice de la loi , et de ceux qui connaissent Dieu.
Et cela encore par trois degrés, en évitant trois dé-
fauts de la justice judaïque. Le premier, c'est qu elle
« Matth. V, 29. — » Matifi. V, 47.
n'était qu^extérieure : P'ous autres pharisiens,
vous êtes soigneux de laver l'extérieur du vaisseau :
et c'est pourquoi il les appelait des sépulcres blati'
chis '. Voyez la justice de ce pharisien dans saint
Luc : Je ne suis pas, disait-il », comme le reste des
hommes. Et en quoi excellez-vous donc ? Je Jeûne
deux fois la semaine : je paye la dime de tout ce
qmj'ai de bien. Il ne vante que l'extérieur : et ceux-
là lui ressemblent , qui ne s'attachent qu'aux obser-
vances extérieures. Dire son bréviaire , aller à l'é-
glise , assister au sacrifice , à matines , à l'oraison ,
prendre de l'eau bénite, se mettre à genoux, sans
prendre l'esprit de tout cela, c'est une justice phari-
saïque qui semble avoir quelque exactitude, mais qui
s'attire de Jésus-Christ ce juste reproche : Ce peu-
ple m'honore des lèvres ; mais son cœur est loin de
moi ^. C'est une fausse justice. Mais que dirons-nous
de ceux qui n'ont pas même cette justice et celte
exactitude extérieure, si ce n'est qu'ils sont pires
que les pharisiens et que les Juifs?
Le second défaut de la justice judaïque, c'est,
comme dit saint Paul 'i, qu'en ignorant la justice
par laquelle Dieu nous fait justes , et cherchant à
établir leur propre justice, se croyant justes par
eux-mêmes, ils ne se sont point sownis à la justice
de Dieu; parce qu'ils ont cru faire le bien par eux-
mêmes , au lieu de reconnaître que c'est Dieu qui
l'opère en eux.
Saint Paul avait eu cette justice : mais voyez
comment il en parle ^ : Ma conduite était sans re-
proche selon la justice de la loi. Remarquez ces
paroles, sajis reproche : on ne pouvait, ce semble,
porter la perfection plus loin ; et cependant il ajoute
aussitôt après : Mais ce qui m'était un gain selon
la loi, Je l'ai estimé une perte à cause de la connais-
sance éminenfe que f avais de Jésus-Christ, pour
qui tout m'a été une perte, et comme du fumier et
de l'ordure; afin de gagner Jésus-Christ , et avoir
en lui, non pas ma propre justicp qui vient de la
loi, mais la justice qui vient de la foi en Jésus-
Christ ; justice qui vient de Dieu par la foi.
Voilà donc le second défaut de la justice judaï
que : c'est qu'on se croyait juste par soi-même :
ce qui fait que cette justice est impure, et n'est
qu'ordure, selon saint Paul, parce qu'elle n'est qu'or-
gueil. Étudions-nous donc à l'éviter, en rapportant
humblement à Dieu le peu de bien que nous fai-
sons.
Mais le troisième défaut de la justice des Juifs,
c'est que les œuvres en étaient fort imparfaites,
en comparaison de la perfection oij l'homme est
élevé par l'Évangile. On y est obligé à une plus
grande perfection que ceux qui faisaient bien. Et
pourquoi ? J cause de la connaissance éminente
qu'on a de Jésus-Christ, disait saint Paul ; et c'est
une des vérités que Jésus-Christ renferme dan»
cette parole : Si votre justice n'est plus abon-
dante que celle des docteurs de la loi et des pha-
risiens, etc^.
. Maith. xxni , 25 , 27. - ^ Luc. xvni , Il , 12. - ' Natth.
XV , 8. - « Rom. X , 3. - » Philipp. ui , C , 7 , 8 , 9. - • m*tk,
Y , 20.
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Voila donc la justice clirétienne élevée de deux
degrés au-dessus de la justice des sages païens,
au-dessus de la justice des Juifs. C'est pourquoi
et les païens et les Juifs s'élèveront contre nous,
'es Niiiivites, la reine de Saba, Sodome et Go-
morrhe, dont nous aurons surpassé ies iniquités,
nous qui devions surpasser la justice des plus sa-
ges. C'est ainsi qu'il se faut former une grande idée
de la justice chrétienne.
Mais voici encore quelque chose de plus excellent;
et c'est le troisième degré et la perfection : c'est
«j«e la justice chrétienne se doit élever au-dessus
d'elle-même. Non, mes frères, disait saint Paul ■ ,
je ne crois pas encore avoir atteint la justice où je
tends, ni que je sois parfait : je poursuis ma course
comme un homme qui ne croit pas avoir obtenu ce
qu'il souhaite. Unum autem; mais tout ce que je
fais , tout mon but , toute ma pensée , c'est qu'ou-
bliant ce qui est derrière moi ( voyez, tout le pro-
grès qu'il a fait ne lui est rien, il ne s'y arrête pas,
il ne s'y repose pas, je m'étends à ce qui est devant.
ïlntendez ce mot, il s'étend : il fait effort) il sort
rn quelque manière de lui-même : il se disloque
hii-iiiême, en quelque sorte, par l'effort qu'il fait
pour 5'avancer.
Voilà donc le vrai chrétien, le vrai juste. Il croit
n'avoir rien fait : car s'il croit être sutïisamment
juste, il ne l'est point du tout. Il taut donc toujours
avancer, etsortir continuellement de son état. Soyez
parfaits comme votre Père céleste ». Ayez-en du
moins la volonté : car c'est renoncer à la justice
que de se reposer dans celle qu'on a, comme si on
était assuré qu'elle fut suffisante; d'autant plus que
si vous n'avancez , vous reculez, f'ous regardez en
arrière, contre le précepte de l'Évangile. Et que
décide le Sauveur? que vous n'êtes pas propre au
royaume de Dieu ^.
Voilà pourquoi il disait , qu'il fallait avoir faim
et soif de la justice. Ce n'est pas un désir ordinaire;
c'est un désir comme celui qui nous porte à nous
nourrir, et à vivre : désir ardent et invincible, que
vous devez sans cesse exciter. En quelque état que
vous soyez, vous devez toujours avoir cette faim
et cette soif : parce que la capacité de votre intérieur
est inOnie, comme Test aussi la justice que vous
cherchez.
Sur ce fondement de la perfection de la justice
chrétiejine , Jésus-Christ bâtit tout l'édifice , •. 'est-
à-dire tous les préceptes de son Évangile, pour nous
élever au-dessus des païens, des Juifs, et de nous-
mêmes. Ce qu'il a compris dans cette parole ; Soyez
parfaits comme votre Père céleste; et ce que son
apôtre a exprimé de la manière que nous avonî vue.
XIIP JOUR.
Haine, colère, parole injurieuse : quelle en est la panition.
Malth. v, 21,22.
Après cette belle préparation, après cette belle
liée de la justice chrétienne, .fésus-Christcommeiice
à régler ce qu'on doit au procliain, et il nous ap-
• PMipp. ni , 12, 13. — ' Matth. y, 48. — » Lvc. ix , 62.
£67
prend jusqu'oii Ton doit éviter de lui nuire. Saint
Jean dit que celui qui hait son frère est un meur-
trier '. Jésus-Christ le répute tel. C'est pourquoi
il dit que ce n'e^t pas seulement en le tuant qu'on
se rend diqnc d'être puni par le jugement; mais
encore si on se fâche contre lui : et que *i on té-
moigne son indignation par quelque parole de co-
lère ou de mépris, on mérite d'être condamné par
le conseil, on est digne d'une plus grande peine-
mais que si on s'emporte jusqu'à f appeler insensé]
on n'évitera pas le feu étemel ».
Il faut ici peser ces trois degrés : se mettre en
colère ; témoigner sa colère par quelque parole d'em-
portement; dire des injures atroces, et traiter son
frère de fou; et les comparer avec les trois peines •
le jugement , le conseil , le feu.
Le jugement emportait la peine capitale , puis-
qu'il est attribué, selon les anciens, au meurtre
que la loi punissait de mort irrémissiblement. Mais
Jésus-Christ, pour faire voir combien la justice
humaine était faible en comparaison de la divine
qu'il venait déclarer aux hommes, met le jugement
c'est-à-dire la peinecapitale des jugements luimains*
pour le plus faible degré, qui est la colère. Il veui
donc dire que la colère contre un frère est par elle-
même un péché digne de mort devant Dieu. Et
ainsi il ne faut pas douter qu'on ne commette un
péché mortel, lorsqu'on demeure volontairement
aliéné de son frère ; ce qui arrive lorsqu'on de-
meure fàcliécontre lui; parce qu'alors la colère s'est
tournée en haine. En cet état, rien n'excuse dépê-
ché mortel, que la résistance qu'on apporte à une
disposition et impression si mauvaise : car lors-
qu'elle domine dans le cœur, la charité s'y éteint
Le second degré de supplice est le conseil ; ce qui
se dit par rapport à la police des Juifs. Au-dessus
du jugement où l'on punissait les crimes particu-
liers jusqu'à la mort, s'il le fallait, il y avait le san-
hédrin, ou le conseil suprême de la nation 3, qnj
était d'autant plus sévère qu'on y jugeait les crimes
publics, qui regardaient l'état du peuple de Dieu
dans la religion et dans le gouvernement, sans au-
cun appel. Pour exprimer le juste supplice de ce-
lui qui s'emporterait au second degré de colère ,
c'est-à-dire jusqu'à témoigner sa haine par quelque
parole de fureur ou de mépris, Jésus-Christ va de
ce degré à ce qu'il y a de plus rigoureux et de plus
inévitable parmi les hommes, qui est la rigueur ex-
trême du souverain conseil de la nation.
Le dernier degré suit après cela, qui est dedirt»
des injures atroces, comme d'appeler son frère fou :
et pour cela, il n'y a plus rien parmi les hommes
par où l'on puisse exprimer la vengeance qui en sera
faite, qu'une vallée auprès de Jérusajem, qu'on re--
puta'rt abominable, et qu'on appelait la Vallée des
cadavres et des cendres , parce que c'était celle où ,
du teuips des idolâtries du peuple de Dieu, les Israé-
lites brillaient leurs enfants en l'honneur de l'infâme
idole de Moloch , et où on jetait leurs cendres et
leurs cadavres à demi brûlés.
• 1. Joan. ui, 15. — » .V/«A. v, 21 , 2-i —^ Joseph. .4Htim.
juddic. XIV, 17.
668
MEDITATIONS SUR L'EV'A^'GILE.
La tradition enseignait encore que les cadavres
dos soldats de Sennachérib y avaient été jetés à
tas; de sorte qu'elle fourmillait de vers qui sortaient
de ces cadavres : les marques du feu étaient dans
les cendres, et dans les cadavres à demi brûlés '.
Cette vallée s'appelait la Vallée du fils d'Ennom,
Ben-Ennom * : en changeant le B en G , Gehen-
iiom , Gehenna , Géhenne. Par où l'on exprima en-
suite l'enfer, le feu dont les damnés y sont dévorés ,
et les vers qui les y rongent, dont le Sauveur dit :
Leur ver ne meurt point, ei leur feu ne s'éteint ja-
tfiais 3 .
C'est donc à cette Vallée des cadavres, qu'on ap-
j)elait aussi la Vallée de la mort, que Jésus-Christ
compare le supplice affreux de ceux qui traitent
leurs frères d'insensés et de fous. Que s'il ordonne
ce supplice pour les injures, combien seront tour-
mentés ceux qui frappent, ceux qui tuent? Le Fils
de Dieu n'en parle pas, comme ne voulant pas sup-
poser que cela puisse arriver parmi le': siens ; et lais-
sant assez entendre combien les actions violentes
seront punies, si les paroles le sont avec une si
terrible rigueur.
Pesons donc toutes nos paroles, puisqu'elles
sont pesées avec une telle rigueur dans le souverain
jugement de Dieu.
XIV« JOUR.
Réconciliation. Matth. v, 23, 26.
C'est encore un beau et grftnd précepte, et par
lequel nous pouvons entendre combien Dieu aime
In paix, de nous ordonner, comme il fait, de nous
réconcilier avec notre frère, avant que d'approcher
de l'autel. Il ne veut point de l'oblation qui lui est
offerte avec un cœur plein de ressentiment, et avec
des mains portées à la vengeance.
On doit encore beaucoup remarquer cette parole :
Si votre frère a quelque chose contre vous 4, et non-
seulement si vous lui en avez donné sujet, mais en-
core s'il l'a pris mal à propos : il faut s'eclaircir cha-
ritablement avec lui , de peur que vous ne veniez à
le haïr, lorsque vous saurez qu'il vous hait. Le pre-
mier présent qu'il faut offrir à Dieu, c'est un cœur
pur de toute froideur, et de toute inimitié avec son
frère.
N'attendez pas même le jour de la communion :
celui de l'oblation, où l'on se trouve ensemble, et
où l'on assiste même seul au saint sacriiice; ce jour
doit être précédé de la réconciliation.
Il faut encore porter plus loin l'amour de la paix ;
et saint Paul dit : Que le soleil ne se couche point
sur votre colère^. Les ténèbres augmenteraient no-
tre chagrin ; notre colère nous reviendrait en nous
éveillant, etdeviendrait pUisaigre. Les passionstris-
tes et sombres , du nombre desquelles sont la haine ,
la vengeance, la jalousie, s'aigrissent pendant la
nuit , ainsi que Icà plaies , les fluxions , les maladies.
Dans les querelles, dans les procès, dans toutes
les dissensions, oa se livre l'un l'autre au juge,
» Joseph. Antiq. Judaic. XV, 8. et xviii, 16. — MV. Reg.
XXIII , 10. 11. Parai, xxvin, 3.-3 Marc, ix , 47. — ♦ Matth.
V,23. — ' Ef. IV, 26.
parce qu'on s'offense mutuellement : on doit donc
craindre la prison, d'où l'onne sort qu'après avoir
tout payé dans la dernière rigueur : et il faut s'ac-
corder volontairement l'un avec l'autre, plutôt que.
d'en venir à un jugement qui augmenterait l'aigreur.
C'est ce qu'il faut bien considérer.
Saint Augustin dit que cet ennemi avec lequel
il se faut réconcilier, pendant qu'on est dans la
voie ', c'est la vérité , qui nous condamne dans cette
vie, et nous livre en l'autre à l'exécuteur, qui nous
oblige à payer jusqu'au dernier sou; c'est-à-dire, à
demeurer éternellement dans cette affreuse prison ,
puisque nous ne pouvons jamais satisfaire pour nos
crimes.
XY« JOUR.
Délicatesse de la chasteté; s'arracher l'œil; se couper la
main : indissolubilité du mariage. Matth. v, 27 , 32.
En ce qui regarde la chasteté, il faut craindre
jusqu'à un regard : c'est par là qu'entre le poison.
Prenez garde, disait Moïse», de ne peint laisser
aller vos yeux et vos pensées, en vous souillant
dans les objets qui vous environnent. Job disait
aussi dans cette vue : J'ai fait un pacte avec mes
7/eux^, que je les tiendrais toujours modestes, ja-
mais vagues ni dissipés. Le voile des vierges sacrées
est la marque et l'instrument de cette retenue; leur
vie est un mystère ; les yeux profanes en sont ban-
nis; elles ne veulent ni voir ni être vues. C'est le
premier enseignement de Jésus-Christ sur cette ma-
tière.
La seconde est de renoncer aux liaisons non-seu-
lement les plus agréables, mais encore les plus né-
cessaires, plutôt que de mettre notre salut en péril.
Le secret est de fuir, d'éviter les occasions prochai-
nes, c'est-à-dire celles où Ton a déjà fait naufrage;
craindre même les plus éloignées, se précautionner
de toutes parts, couper jusqu'à sa main droite et
jusqu'à son pied, arracher jusqu'à ses yeux : tout
doit être violent dans cette matière. Car il faut,
autant qu'il se peut, éviter même d'avoir à com-
battre; parce qu'on n'est pas longtemps courageux,
ni ferme contre soi-même.
Si votre œil,... si votre main droite vous scan-
dalise à, c'est-à-dire si ces personnes qui vous sont
si chères vous sont une occasion de tomber, sépa-
rez-vous-en. Ajoutez , si elles vous font scandaliser
votre frère ; car tout ce qui le fait tomber est aussi
pour vous une chute semblable à celte d'un homme
qu'on jetterait dans la mer mie meule au cou^.
Le troisième enseignement sur cette matière re-
garde le mariage, et son indissolubilité. Mais on
peut encore porter plus loin ses pensées. Car comme
cet indissoluble lien du mariage signifie l'insépara-
ble union de Jésus-Christ avec son Église , les âmes
qui sont entrées dans ce bienheureux contrat doi-
vent garder la foi à Jésus-Christ, et ne faire jamais
divorce avec lui.
Pourcela, il faut éviter jusqu'aux moindres choses
' Matth. V, 25, 26. — » Num. xv, 39, — ' Job. XXiX, I.
— * Matth. V , 29 , 30. — ' M XVIII , 6.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
qui déplaisent à TÉpoux céleste. Ce ne sont pas seu-
lement les ruptures qui sont à craindre dans les ma-
riages , mais encore les moindres froideurs. Tout va
au divorce, si on n'y prend garde; et il faut promp-
tement réparer les moindres négligences : la délica-
tesse de l'Époux en est blessée; l'amour refroidi
s'éteint bientôt.
Veille donc, âme chrétienne, veille sur les moin-
dres choses : rien ne plaît plus à celui qui aime,
que l'attention à le contenter en tout : au contraire ,
il n'y a rien de plus terrible que cette parole célè-
bre du Fils de Dieu' : Je voxulrais que vous fus-
siez froid ou chaud. On vous pourrait tourner au
bien , et vous seriez capable de quelque action ; mais
parce que rous êtes tiède et sans efDcace , on ne peut
rien faire de \o\is,etjevous vomirai de malx}uche.
XVP JOUR.
Me jurer point : simplicité chrélieune. Mtitlh. v, 33 , 37.
Je trouve cet endroit un des plus touchants de la
doctrine chrétienne; parce que le Fils de Dieu y
établit la plus aimable de toutes les vertus, qui est
la sincérité. Le chrétien ne ment jamais : il dit :
Cela est y cela n'est pas* : et cette parole tient lieu
de tout serment. Car, au lieu de jurer ou par le ciel ,
ou par la terre , ou par la saiute cité , ou par sa tète ,
ou en quelque manière que ce soit, on lui ordonne
pour toute réponse : Cela est, cela n'est pas : oui
et non. Le mensonge ne trouve point de place dans
une expression si simple : elle ne souffre point non
plus de déguisement; car sans détour ni embarras,
on répond : Cela est, cela n'est pas : et la sincérité
d'un chrétien doit être si parfaite et si connue , qu'on
s'en tienne à sa simple parole, comme s'il avait fait
mille serments de toutes les sortes.
Cette parole est bien forte : Tout ce qui est au
delà vient du malin^ ou du mal. Tout ce qu'on
dit de plus, que cela est, cela n'est pas, c'est la
dureté des cœurs, c'est la malice et la fourberie,
c'est le démon en un mot qui l'a introduit. Reve-
nons donc à l'origine : rendons-nous si croyables
par notre sincérité, qu'on se fie à nous à cette sim-
ple parole : Cela est, cela n'est pas : oui et non.
Ke soyez pas si décisif, si affirmatif; n'exagérez
pas : !S6 jurez, pas ^ : c'est une partie de cette dou-
ceur dont il est dit : Bienheureux ceux qui sont
doux^. Ce que vous direz de plus fort que la sim-
ple affirmation ou négation , ne serait pas iiéces>aire,
si les cœurs étaient bien disposés. Soyez de votre
côté dans cette disposition : et s'il faut aller au delà,
que ce soit uniquement pour les autres qui ont be-
soin d'être poussés plus fortement.
Renouvelez- vous , quittez le vieux levain^. Le
méchant est menteur, parce qu'il a intérêt de cacher
et de déguiser ce qu'il fait. Revétez-vous de l'homme
nouveau, qui est Jésus-Christ, qui est créé selon
Dieu, en justice, et dans la sainteté de la vérités.
Ainsi , quittant le mensonge, qui ne convient qu'au
mauvais qui veut se cacher : Dites-vous la vérité
' Apoc. m , 15, 16. — » Matth. y, 37. — ' Tbia. — * Ibid.
— 5 Ibid. 4. — « I. Cur. T, 7. — ' Epk. IT, 24.
ftG9
les uns aux autres , parce que rous êtes membres
d'un même corps'. La main ne veut pas tromper la
tête, lorsqu'elle la prend pour guide parmi les té-
nèbres; l'œil ne veut pas tromper les pieds, ni les
pieds cacher leur marche aux yeux et à la tête. Si
ces membres se pouvaient parler et interroger l'un
l'autre, ils se diraient simplement la vérité en tou-
tes choses; oui et non : cela est , cela n'est pas. Vi-
vez ainsi , chrétien : ne faites point le mystérieux
ni l'important. Taisez-vous par modération et par
prudence, et non pas en faisant l'homme sage et
l'homme grave. N'ayez point de dissimulation ; sur-
tout ne faites rien de mal, de douteux, ni de sus-
pect, afin que vous n'ayez rien à déguiser. Si vous
péchez, car qui ne pèche point? et qu'il vous faille
découvrir votre péché à un confesseur, comme la
plaie à son médecin : dites , Cela est , cela n'est pas ,
sans chercher de vaines excuses à votre faute , ni
de longues circonlocutions pour l'envelopper. L'hu-
milité vous fera sincère : vous guérirez infaillible-
ment, pourvu que vous gardiez la sincérité.
On jure par le nom de Dieu , et on le prend à té-
moin, afin que notre parole, faible par elle-même,
devienne ferme et inviolable par l'interposition du
nom de Dieu. Mais si nous sommes remplis de Dieu
et revêtus de Jésus-Christ, la vérité est en nous;
et nos discours étant fermes par le mérite de la
source d'oii ils sont partis, ne demandent pas d'ê-
tre appuyés par la religion du serment.
Il y en avait qui croyaient qu'on ne jurait pas, à
moins d'interposer le nom de Dieu. Ils ne prenaient
pas pour serment de dire : Par le ciel, ou Par la terre,
ou Par la sainte cité; et ainsi du reste. Mais Jésus-
Christ décide qu'il y a dans tout cela quelque chose
qui , ayant rapport à Dieu , doit être regardé avec
une espèce de religion, sans qu'il soit permis à
l'homme de le profaner par ses serments.
Cette parole est remarquable : Xe jurez point par
votre tête; car vous ne pouvez faire blanc ou noir
un de vos clieveux*. De tout ce que vous appelez
vôtre, il n'y a rien dont vous pinssiez disposer; pas
même de la couleur de vos cheveux. Ne dites donc
pas. Je jure par ma tête, c'est-à-dire, je me dévoue,
ou comme on parle , je dévoue ma tête à telle et à
telle peine : car loin d'avoir pouvoir sur votre tête,
vous n'en avez pas même sur vos cheveux pour les
faire venir ou croître, ni pour en changer la cou-
leur. Soyez donc soumis à Dieu , et ne parlez jamais
comme pouvant disposer de la moindre chose.
XVII» JOUR.
Charité fralemeUe : étendae de la perfection chrétienne.
Jtfa«A.V, 38,43.
Jésus-Christ revient encore à l'obligation de la
charité fraternelle, dont il avait déjà dit que, loin
quil fût permis de tuer ou de frapper, il ne fallait
pas même se fâcher contre son frère , ni lui marquejr
de l'aigreur par aucune injure : que si on avait quel-
que démêlé, il fallait être facile à se raccommoder ;
' Eph. IV, 25. —» Matth. V, 36.
570
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
n'employer point de juge, s'il se peut, pour ter-
miner nos différends; ni même de médiateur pour
concilier les esprits aliénés. Nous avons un média-
teur naturel de notre réconciliation mutuelle , qui
est Jésus-Christ, et l'esprit de charité et de grâce
qui nous anime. Il faut donc se rendre traitables,
et chacun s'accommoder de gré à gré avec son
frère. 11 a dit que si nous sentions quelque ai-
greur dans le cœur de notre frère, il fallait le pré-
venir pour le calmer, et préférer la réconciliation
au sacriGce. Maintenant il pousse plus loin l'obliga-
tion ; et il déracine tout à fait l'esprit de vengeance.
OKU pour œil et deM pour dent^. C'est ce qu'on
permettait aux anciens : il paraissait là une es-
pèce de justice : mais Jésus-Christ ne permet pas
au chrétien de se la faire à lui-même, ni de la re-
chercher pour se satisfaire. Si la justice publique
réprime les violences , le chrétien ne l'empêche pas,
et il respecte les ordres publics : mais pour lui ,
loin de se venger de celui qui lui donne un soufflet,
il tendra plutôt l'autre joue : il abandonnera plutôt
son manteau à celui qui lui dispute sa tunique , que
d'entreprendre un procès pour peu de chose, et
entrer dansun esprit de chicane et de ressentiment ».
Il accordera plutôt de son bon gré deux mille pas
à celui qui l'aura forcé à en faire mille , qu'il ne se
fera justice a lui-même , ou qu'il ne songera à se
venger de la violence qu'on lui aura faite. La tran-
quillité de son coeur lui est plus chère que la pos-
session de tout ce qu'on lui peut ravir avec injus-
tice : et s'il faut manquer à la charité pour recouvrer
les biens dont on l'a privé, il n'en veut point à ce
prix. O Évangile, que tu es pur! ô doctrine chré-
tienne, que tu es aimable! Mais, ô chrétiens, que
vous y répondez mal, et que vous êtes peu dignes
d'un si beau nom !
Donnez à qui vous demande. Ne fuyez pas,
comme on fait ordinairement , celui qui vous em-
prunte dans son besoin^. Faites ce que vous pour-
rez pour le soulager : soyez libéral et bienfaisant.
Toutes les richesses de l'univers n'égalent pas le
prix de ces deux vertus, ni la récompense qu'elles
nous attirent.
Voici donc trois degrés de charité envers ses en-
nemis : les aimer, leur faire du bien, prier pour
eux. Le premier est la source du second : si on
aime, on donne. Le dernier est celui qu'on croit
pouvoir faire le plus aisément; mais c'est pourtant
le plus difficile, parce que c'est celui qu'on fait par
rapport à Dieu. Rien ne doit être plus sincère , ni
plus cordial, ni plus véritable, que ce qu'on pré-
sente à celui qui voit tout jusqu'au fond du cœur.
XVI1I« JOUR.
Étendue de la perfection chrétienne. Matth. v, 46 , 47 , 48.
Examinez-vous sur ces trois degrés : aimer, faire
du bien, prier. Qu'est-ce qu'aimer ceux qui nous
aiment? Les puhlicaîns le font bien. Qu'est-ce que
saluer ceux qui vous saluent? Les païens le font
t^ien. Ce n'est pas pour rien qu'on vous propose un
y Esod. XXI , 4. — ' Matih. V , 3'J , et seq. — ^ Ibid. 42.
héritage éternel , et une immuable félicité : ce n'est
pas pour vous laisser demeurer à l'égal , ou même
au-dessous des païens. Dites-vous la même chose,
ô chrétiens, dans tout le reste de votre conduite!
Quelle récompense méritez-vous, femmes chrétien-
nes, si vous méprisez les vaines parures.? Les païen-
nes l'ont bien fait. Quelle sera votre gloire, si vous
méprisez les richesses.? Les philosophes l'ont bien
fait. Dites-vous la même chose sur la chasteté; les
vestales l'ont bien gardée : sur la cordialité;' les
païens , les sages du monde en ont fait gloire. Por-
tez donc plus haut vos pensées , et soyez parfaits '.
Mais comme qui.? Comme les philosophes? comme
les païens.? comme les Juifs, ou comme les phari-
siens et les docteurs de la loi , qui étaient les plus
parfaits d'entre les Juifs.? Non : Jésus-Christ vous
a dit, que vous n'aurez point de part à son
royaume, si votre justice ne surpasse la leur*.
Soyez parfaits comme votre Père céleste est par-
fait^. Et comme vous ne pouvez jamais l'égaler
croissez toujours pour vous approcher de cette
perfection. L'entreprise est grande ; mais le secours
est égal au travail : Dieu , qui vous appelle si haut ,
vous tend la main : son Fils, qui lui est égal, des-
cend à vous pour vous porter. Dites donc avec saint
Paul : Courage, mon âme -.je puis tout avec celui
qui me fortifie^.
O chrétien, qui es si loin de la perfection de ton
état, quand commenceras-tu à surmonter ta non-
chalance.?
Que chacun se dise à soi-même dans le fond du
cœur : Çà, je veux apprendre à être chrétien. Ar-
rêtez-vous partout à ces mots : On a dit aux an-
ciens ; et moi je vous dis. Qui est celui qui nous a
donné cette loi nouvelle.? Jésus-Christ, le Fils de
Dieu en personne, la lumière et la vérité éternelle,
le maître qui nous est envoyé du ciel pour nous
enseigner ; mais en même temps le Sauveur qui nous
aide, et qui, comme on vient de voir, mesure ses
grâces au travail qu'il nous impose. Disons donc
avec saint PauP : Si la loi qui a été donnée aux
anciens Juifs par le ministère des anges, est de-
meurée ferme ; et que toute transgression et dé-
sobéissance contre cette loi ait reçu %m juste châ-
timent ; comment l' éviterons-nous , si nous négli-
geons une doctrine aussi salutaire que celle qui
nous est enseignée par Jésus-Christ, qui, ayant
pris son conunencement par V explication qu'il
en a faite lui-même, nous a été confirmée par ceux
qui l'ont ouïe de sa propre bouche : Dieu y rendant
témoignage par tant de signes, par tant de raira-
cles , par tant de prodiges; et enfin par l'effusion:
manifeste de son Saiyit-Esprii ? Et encore avec le
même saint Paul^ : Si lorsqu'on avait violé la lui
de Moïse, qui n'était que le serviteur, oii périssait,
sans miséricorde , sur la déposition de deux ou de
trois témoins; quel supplice mériteront ceux qui
ont foulé aux pieds le Fils de Dieu; qui ont tenu
pour profane le sang de l'alliance par lequel ils
ont été sanctifiés, et qui auront fait outrage à l'es
' Matth. V, 48. — ^ Ibid. 20. — » Ibid. 48. — * Philipp.
IV, 13. — ^ llchr. II, 2, 3, 4.— .« iû/rf. X, 28, 29, :}«, 31.
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
571
prit de la gràcel Carnom savons combien puis- \
saut est celui qui dit : A moi appartient la ven-
geance, et je la saurai bien/aire. Et encore : Le
Seigneur jugera son peuple. Il est horrible de tom-
ber entre les mains du Dieu vivant.
XIX' JOUR.
Rechutes. L^tc. xi , 21 , 26. S. Paul. Hebr. Ti, 4 , 9. H.
P«fr. 11,20,21,22.
Pour nous affermir contre les rechutes , appuyons
sur ce qui est dit dans saint Luc an fort armé'.
Le fort armé, c'est le démon. Considérez ces
paroles : Ce qu'il possède est en paix. Songez à la
malheureuse paix dont jouissent les pécheurs. La
conscience assoupie, on se voit périr de sang-
froid, et sans s'émouvoir-, les sens nous enchantent,
et le démon règne tranquillement. Jésus-Christ a
chassé ce fort armé , quand il a ébranlé ce cœur
endurci , et qu'on a fait pénitence. Mais ce n'est
dans la boue. Cela fait horreur seulement à enten-
dre, et ces expressions soulèvent le cceur : mais ia
chose est bien plus horrible, et ce qu'on voit faire
à ces animaux est au-dessous de ce qui arrive au
pénitent qui retombe.
XX' JOUR.
Vaine gloire dans les bonnes œuvres. Matlh. ti , 1 , 4.
Après avoir porté la justice chrétienne au degré
de perfection qu'on vient de voir, et jusqu'à nous
donner pour modèle la perfection de Dieu même ,
Jésus-Christ voit que l'homme, enclin à la vanité,
voudrait tirer de la gloire des pratiques extérieu-
res d'une justice si parfaite; et c'est ce qui donne
lieu à ce précepte » : Prenez garde à ne pas faire
votre justice devant les hommes pour en être re-
gardé. Il ne défend pas de pratiquer la justice chré-
tienne en toute rencontre pour édiGer le prochain ;
I au contraire , il a dit : Que votre lumière luise
pas tout , et il ne quitte pas prise : il revient avec i devant les hommes , afin que votre Père céleste
sept démons plus méchants que lui. Pesez tout : ces
esprits immondes souillent de nouveau la maison
soit glorifié dans vos bonnes ccuntcs : mais prenez
garde de ne les pas faire pour être regardés des
que la pénitence a nettoyée, et ils y établissent leur ; hommes, autrement vous perdez votre récom
demeure : Et le dernier état de cet homme est pire
que le premier*. Si toujours à chaque rechute l'état
devient pire , si le joug du démon s'aggrave , si l'on
s'enfonce de plus en plus dans le mal , si les forces i
diminuent sans cesse, où en sera-t-on à la fin, et
comment sortir de cet abîme ? Dieu peut nous enti- ■
rer; je le sais : mais s'il n'y a rien à désespérer, |
tout est à craindre. \
Il est impossible à l'homme, dit saint PauP, se- i
Ion le cours ordinaire des choses humaines; et il n'y '
a que Dieu qui le puisse faire par un effort , pour ,
ainsi parler, de sa toute- puissance : Il est impossi-
ble, dis-je , que ceux qui ont une fois été illuminés
par la gràee du baptême; qui ont goûté le don cé-
leste, et ont été faits participants du Saint-Esprit,
et qui ensuite sont déchus, soient renouvelés. Si
saint Paul parle ainsi de ceax qui ont violé la sain-
teté du baptême : que doivent craindre ceux qui
ont ajouté à cette profanation celle de la pénitence,
si souvent réitérée, et si souvent méprisée.' La
terre qui boit souvent la pluie qui fondée sur elle, et
qui ne produit que des épines et des chardons , est
à la veille d'être maudite, et enfin on y met le
feui.
Il n'y a rien à expliquei^ci : les paroles sont as-
sez claires, et il n'y a qu'à les méditer les unes
après les autres avec attention. Après que ces pa-
roles vous auront rempli de frayeur, relevez votre
espérance par les suivantes; et croyez que toute
l'Eglise vous dit avec saint Paul : Sous espérons
de vous de meilleures choses *.
Après avoir ouï saint Paul , écoutons encore
saint Pierre^ : Il vaudrait mieux n'avoir pas connu
le chemin de la justice, que de retourner en ar-
riére : comme un chien qui ravale ce quil a vomi;
et comme un pourceau qui se vautre de nouveau
' Luc. XI, 21 et seqq. — * fbid. 26 — * Hebr. vi, 4 et
»mv. — ♦ Ibid. 7,8.—* Ibid. 9. — * II. Petr. u , 21 , 22.'
petise ». Deraan<iez-la aux hommes pour qui vous
agissez : mais n'attendez de Dieu que la punition
qu'il a réservée aux hypocrites.
Toutes les fois qu'on vous loue, craignez cette
parole du Sauveur : En vérité , je vous le dis, vous
avez reçu voire récompense^. Parole si importante,
que Jésus- Christ la répète à chaque action qu'il
marque en particulier dans ce chapitre.
Souvenez-vous de ce qu'il a dit du mauvais riche :
Il a reçu ses biens en cette vie. Et ailleurs, dans la
parabole du festin : On vous a rendu ce qu'on a
reçu de vous *.
Heureux donc ceux dont la vie est cachée en Dieu
avec Jéstis-Christ , comme dit saint Paul 5; que le
' monde ne connaît pas ; qui vivent dans le secret de
Dieu ; qui se contentent de ses yeux ! car quelle er-
' reur et quelle folie de ne se pas contenter d'un tel
spectateur! Ils sont comme inconnus, dit le même
saint Paul ^ : car ils ne sont point dans les vains
discours des hommes : Mais ils sont connus : Dieu
les regarde d'autant plus que personne ne songe
à eux, et qu'ils sont comme n'étant pas sur la terre.
i Heureux, heureux! Si je plaisais encore aux hom-
j mes , dit saint Paul i ,jene serais pas serviteur de
'■ Jésus- Christ.
Il faut bien prendre garde ici à une certaine non-
chalance, qui fait négliger les actions du dehors qui
édifient le prochain. On dit : Que m'importe de ce
qu'il pense? Comme qui dirait : Que m'importe de
le scandaliser? A Dieu ne plaise! Dans les actions
du dehors , édifiez le prochain, et que tout soit réglé
en vous jusqu'à un clin d'oeil ; mais que tout cela se
fasse naturellement et simplement; et que la gloire
en retourne à Dieu.
Gardez - vous bien aussi de vous contenter dre
i 8
' .Vj//A. VI, I et seqq. —'^ Ibid. v, 16. — » Ibid.w, a,
— « Luc. XVI , 26 ; XJV , 12. — » Cul. ui , 3. — * II. Cor. ti,
8. — ' GaL 1, 20.
,72
MEDITATIONS SUR LÉVANGILE.
vous régler à l'extérieur : il faut à Dieu son spec-
tacle, c'est-à-dire, dans le secret, un cœur qui le
cherche.
Que votre gauche ne sache pas ce que fait la
droite ' : Cachez votre aumône à vos plus intimes
amis : cachez-la dans le sein du pauvre, dit le Sage » ;
que le pauvre même, s'il se peut, ne vous connaisse
point. Il faudrait, s'il se pouvait, vous pouvoir ca-
cher à vous-même le bien que vous faites : cachez-
en du moins le mérite à vos yeux : croyez toujours
que vous faites peu, que vous ne faites rien , que
vous êtes un serviteur inutile : craignez toujours ,
dans vos bonnes œuvres, que votre intention ne soit
pas assez pure , assez dégagée des vues du monde :
laissez connaître à Dieu seul le mérite de vos ac-
tions : faites bien sans retour sur vous-même , oc-
cupez-vous tellement de la bonne œuvre en elle-
même, que vous ne songiez jamais à ce qui vous en
reviendra : laissez tout au jugement de Dieu ; ainsi
il vous verra seul : vous vous cacherez à vous-même.
Ne sonnez pas de la trompette devant vous 3,
comme ceux qui parlent sans cesse de ce qu'ils font
et de ce qu'ils disent. Ils sont eux-mêmes leur trom-
pette , tant ils craignent de n'être pas vus.
XXP JOUR.
Prière et présence de Dieu dans le secret.
Matlh. VI, 6, 6, 7, 8.
Entrez dans votre cabinet, dans le plus intime
de la maison; mais entrez dans le plus intime de
votre cœur. Soyez dans un parfait recueillement :
Fermez la porte sur vous; fermez tous vos sens :
ne donnez accès à aucune pensée étrangère : Priez
en secret : épanchez votre cœur devant Dieu seul ;
qu'il soit le dépositaire de vos secrètes peines.
Ne parlez pas beaucoup. Il n'est pas ici question
d'apprendre à Dieu par un long discours vos be-
soins secrets : il sait tout avant que vous parliez.
Dites intérieurement ce qui peut vous profiter à
vous-même, vous exciter, vous recueillir en Dieu.
Les prières des païens , qui ne connaissaient pas
Dieu, ne sont qu'une surabondance de paroles in-
considérées. Parlez peu de la bouche, et beaucoup du
cœur. Ne multipliez pas vos pensées : car c'est ainsi
qu'on s'étourdit et qu'on se dissipe soi-même. Ar-
rêtez vos regards sur quelque importante vérité qui
aura saisi votre esprit et votre cœur. Considérez,
pesez, goiitez, ruminez, jouissez. La vérité est le
pain de l'âme. Il ne faut pas engloutir d'abord, pour
ainsi parler, chaque morceau : il ne faut pas sans
cesse passer d'une pensée à une autre, d une vérité
à une autre : tenez-en une : serrez-la jusqu'à vous
l'incorporer : attachez-y votre cœur plutôt que vo-
tre esprit : tirez-en , pour ainsi parler, tout le suc,
à force de la presser par votre attention.
Dieu vous voit dans le secret. Songez qu'il vous
voit jusque dans le fond, infiniment plus que vous
même. Faites un acte de foi simple et vif sur sa pré-
sence. Ame chrétienne, mettez-vous sous ses yeux
tout entière. Il est intime, il est présent : car il
» Vatih. ri, 3, 4. — > Eccl. XXIX , 15. -- ' Klatth. W, S.
donne l'être et le mouvement à tout. Ne vous arrê-
tez pas néanmoins à cette présence dont toutes les
créatures animées et inanimées sont également capa-
bles. Croyez par une foi vive qu'il vous est présent,
comme vous donnant au dedans toutes les bonnes
pensées, comme tenant en sa main la source d'où
elles sortent : et non-seulement les bonnes pensées ,
mais encore les boi; s désirs, les bonnes résolutions
et toutes les bonnes volontés , depuis le premier
principe , qui les fait naître, jusqu'à la dernière per-
fection. Croyez encore qu'il est dans les justes, et
qu'il y fait sa demeure , selon cette parole du Sei-
gneur : Nous viendrons à lui, et nous ferons notre
demeure en lui '. Il y est d'une manière stable et.
permanente : il y établit sa demeure. Souhaitez qu'il
soit en vous de cette sorte : offrez-lui votre intérieur,
afin qu'il y soit et qu'il en fasse son temple. Sortez
quelquefois de vous-même ; et avec la même foi qui
vous le fait voir dans vous-même, regardez-le dans
le ciel, où il se manifeste à ses bien-aimés. C'est là
qu'il vous attend. Courez, volez, rompez vos liens,
rompez toutes ces attaches qui vous lient à la chair
et au sang. G Dieu, quand vous verrai-je.' quand
aurai-je ce cœur pur, qxàfait qu'on vous voit en
soi-même, hors de soi-même, partout.? 0 lumière
qui éclairez tout! ô vie qui animez tout! ô vérité qui
nourrissez tout! ô bien qui rassasiez tout! ô amour
qui unissez tout! Je vous loue, mon Père céleste ,
qui me voyez dans le secret.
XXIF JOUR.
Oraison dominicale : Notre Père. Matth. vi , 9.
Regardez , dans toutes les demandes , un exer-
cice d'amour.
Notre Père. Dès ce premier mot de l'Oraison
dominicale, le cœur se fond en amour. Dieu veut
être notre Père par une adoption particulière. Il
a un Fils unique qui lui est égal , en qui il a mis sa
complaisance : il adopte les pécheurs. Les hommes
n'adoptent des enfants que lorsqu'ils n'en ont point ;
Dieu, qui avait un tel Fils, nous adopte encore. L'a-
doption est un effet de l'amour, car on choisit ceha
qu'on adopte : la nature donne les autres enfants :
l'amour seul fait les adoptifs. Dieu qui aime son Fils
unique de tout son amour, et jusqu'à l'infini, étend
sur nous l'amour qu'il a pour lui. C'est ce que dit
Jésus-Christ dans cette admirable prière qu'il fait
à son Père pour nous : Que l'amour dont vous
m'aimez soit en eux : et moi , je suis en eux *.
Aimons donc un tel Père. Disons mille et mille
fois : Notre Père , notre Père , notre Père , ne vous
aimerons - nous jamais? Ne serons-nous jamais
de vrais enfants pénétrés de vos tendresses pater-
nelles?
Encore une fois , Notre père. Qu'est-ce qui nous
fait dire, Notre Père ? Apprenons-le de saint Paul ^ :
Parce que vous êtes enfants , Dieu envoie en vous
l'esvrit de son Fils , qui crie en vous : Père, Père.
C'est donc le Saint-Esprit qui est en nous : c'est
lui qui forme en nous ce cri intime de notre cœur,
» Joan. XIV, 23. — * Ibid. \\ll,ZG. — » Ga[. iv, ft.
MÉDITATIONS SUR L'KVANGIÎX
573
far lequel nous invoquons Dieu , comme un Père
toujours prêt n nous entendre.
Le même saint Paul dit ailleurs ' : Ceux ^« sont
vïus, qin sont condtrts }Xir l'esprit de Dieu, sont
les enfants de Dieu... et Dieu nous envoie l'esprit
d'adoption, par lequel nous crions : Père, Père.
C'est donc encore une fois le Saint-Esprit qui nous
donne ce cri ûlial, par lequel nous recourons à Dieu
comme à notre Père.
Pourquoi l'appelle-t-il un cri? Un grand besoin
fait crier. Un enfant ne crie que lorsqu'il souffre
ou qu'il a besoin. Mais à qui est-ce qu'il crie dans
son besoin , sinon à son père, à sa mère, à sa nour-
rice, à tous ceux dans qui la nature lui fait sentir
quelque chose de paternel.' Crions donc, car nos
besoins sont extrêmes. Nous défaillons , le péché
nous gagne, le plaisir des sens nousentraîne. Crions,
nous n'en pouvons plus; mais crions à notre Père.
Qu'est-ce qui nous porte à crier? Le Saint-Esprit,
le Dieu-amour, l'amour du Père et du Fils, celui
qui répand l'amour dans nos cœurs » . Crions, crions
donc avec ardeur, et que tous nos os crient : O
Dieu , vods êtes notre Père !
Abraham zX. les autres Pères , dont nous venons
selon la chair, nous ont ignorés ; et Israël ne notis
a pas connus. Mais vous, 6 Dieu , notre vrai Père ,
vous nous connaissez -, et c'est vous qui nous envoyez
du sein intime de votre cœur, et de la source infinie
qui est votre amour, cet esprit qui nous fait crier à
vous comme à notre Père.
Cet esprit , ajoute saint Paul ^ , rend témoignage
à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. O
Dieu , qui entendra ce témoignage du Saint-Esprit,
qui nous dit intérieurement que nous sommes en-
fants de Dieu? Quelle voix, lorsque dans la paix
d'une bonne conscience, et d'un cœur qui n'a rien à
se reprocher qui le sépare de Dieu , je ne sais quoi
nous dit secrètement, et dans l'intime silence de
notre cœur : Dieu est ton Père : tu es son enfant !
Passons : cette voix est trop intime, trop peu de per-
sonnes l'entendent. Passons : une autre fois nous
l'entendrons mieux : il faut être plus affermi, plus
enraciné dans le bien. Le Saint-Esprit ne rend pas
à tous ce témoignage secret. Quant à lui, il voudrait
le rendre à tous ; mais tous n'en sont pas dignes. O
Dieu, faites-nous-en dignes! C'est bien fait de le
demander à Dieu ; car en effet c'est lui qui le donne :
mais il nous repond : Agis avec moi, travaille de
ton côté, ouvre-moi ton cœur, fais taire les créatu-
res, dis-moi souvent dans le secret : ISotre Père,
notre Père.
XXI IP JOUR.
Notre Père , qui êtes aux cieiix. Matth. ti , 9.
Encoreuncoup, .Vo/rcPé/e: mais ajoutons à cette
fois : yotre Père, quiètes dans les deux. \ous êtes
partout; mais vous êtes dans les cieux comme dans
le lieu où vous rassemblez vos enfants , oîi vous vous
montrez à eux, où vous leur manifestez votre gloire,
où vous leur avez assigné leur héritage.
' nim. vm, n , 15. —' Ibid. T, 5. — ' lUd. Tin, 16.
Saint Paul nous disait ' : L'esprit rend lémoignayA
à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.
Mais écoutons ce qu'il ajoute : Que si nous sommet
enfants y nous sommes aussi héritiers. Ce n'est pas
tout : concevons le comble de notre bonheur ; Hé-
ritiers de Dieu, et cohéritiers de Jésus- Christ ,
nous aurons le même hérit;.ge, le même royaume :
nous serons assis dans son trône, nous aurons part
à sa gloire , nous serons heureux en lui , par lui ,
avec lui ; et c'est pourquoi nous crions : Notre Père,
qui êtes dans les cieux, afin de bien concevoir où
il nous appelle.
Aimons celui qui nous fait ses héritiers, et les
cohéritiers de son cher Fils Jésus-Christ. Qui pour-
rait ne l'aimer pas ? qui pourrait ne pas désirer ce
bel héritage? Il n'est donné qu'à ceux qui l'aiment.
Notre héritage , c'est Dieu même : il est notre bien :
il est lui seul notre récompense. Je suis, dit-il », tan
protecteur et ta trop grande récompen-^e. Trop
grande pour tes mérites, mais proportioimée à l'im-
mense bonté de ton Dieu.
XXIV» JOUR.
Votre nom soit sanctilié. Matth. vi , 9 , 10.
Votrenom soit sanctifié ;votre règne arrive; vo-
tre volonté soit faite en la terre commeauciel. C'est
la perpétuelle continuation de l'exercice d'aimer.
Sanctifier le nom de Dieu , c'est le glorifier en tout,
et ne respirer que sa gloire. Désirer son règne, c'est
vouloir lui être soumis de tout son cœur, et vouloir
qu'il règne sur nous, et non-seuiement sur nous,
mais encore sur toutes les créatures. Son règne est
dans le ciel , son règne éclatera sur toute la terre
dans le dernier jugement. Mettons-nous donc en
état de désirer ce glorieux jour : puissions-nous être
de ceux dont Jésus-Christ dit^ : Quand ces choses
commenceront à se faire , quand les signes avant-
coureurs du dernier jugement paraîtront; aux ap-
proches de ce grand jour, pendant que le reste des
hommes séchera de crainte, regardez, et levez la
tête, parce que votre rédeynption approclie.
Jésus-Christ arrive pour chacun de nous, quand
notre vie finit. Alors donc, aux approches de ce
dernier jour, quand Jésus-Christ frappe à la porte
pour nous appeler, il faudrait être en état de le re-
cevoir avec joie, et de lui dire : Que votre règne
arrive ; car je désire que ce qu'il y a en moi de mor-
tel soit englouti par la vie*.
Mais qui de nous désire le règne de Dieu? qui de
! nous dit de bon cœur : Que votre roj/aume nous ar-
! rive? C'est néanmoins où nous préparait cette pa-
role : .\otre Père, qui êtes dans les cieux. C'est là
notre maison ; c'est notre demeure, puisque c'est
là qu'est celle de notre Père.
Nous ne sommes donc pas de bonne foi, quand
I nous disons : Que votre règne arrive, ou ce qui est
i dans le fond la même chose : Que votre royaume
nous arrive. Ce qui étouffe en nous ce désir qui
devrait être si naturel aux chrétiens, c'est que nous
aimons le monde et ses plaisirs; nous aimons cette
» Rom. vin, 18, 17. — * Gf». XT, l.
— «II. Cor. v,4.
' Luc. xsi, 2a
,?4
MÉDITATIONS SUR L'ÉVAISGILE.
vie pleine de toutes sortes de maux, et ce qui est
pis, pleine de péché, qui est le plus grand de tous
les maux.
Rompons ces liens et disons : Votre volonté soit
faite. C'est le vrai et parfait exercice de l'amour, de
conformer sa volonté à celle de Dieu. 0 notre Père
qui êtes dans les ci eux ! on vous y aime, et c'est
pourquoi on y fait son bonheur de votre volonté.
Que ce qui se fait dans 'e ciel se fasse sur la terre !
Que ce qui s'achève là se commence ici !
Cette vie ne doit pas être aimée , mais supportée ,
dit saint Augustin : Non amanda, sedtoleranda :
c'est le lieu de pèlerinage, le lieu d'exil , le lieu de
gémissements et de pleurs.
Donc, ô notre Père céleste, que votre règne ar-
rive , que votre volonté soit faite.
XXV^ JOUR.
Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour.
Matlh. VI, II.
Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque
jour. C'est ici le vrai discours d'un enfant qui de-
mande en confiance à son père tous ses besoins ,
jusqu'aux moindres. G notre Père, vous nous avez
donné un corps mortel : vous ne l'avez pas fait tel
d'abord ; mais nous vous avons désobéi , et la mort
est devenue notre partage. Ce corps inOrme et mor-
tel a besoin tous les jours de nourriture ; ou il tombe
en défaillance, ou il périt. Donnez-la-nous, donnez-
la-nous simple, donnez-la-nous autant qu'elle est
nécessaire. Que nous apprenions, en la demandant,
que c'est vous qui nous la donnez de jour à jour.
Vous donnez à vos enfrnts , à vos serviteurs , à vos
soldats, si on veut qu'ils comL.;ttent sous vos éten-
dards, vous leur donnez chaque jour leur pain. Que
nous le demandions avec confiance! que nous le re-
cevions comme de votre main avec action de grâces !
Mais si vous trouvez à propos de nous le refuser,
ô Dieu notre bon Père ! cela est rare, que ceux qui
vous servent manquent de pain. Vous refusez sou-
vent ce qui nourrit les convoitises et les appétits
déréglés; car ils sont mauvais, et il est plus digne
de vous de les modérer que de les contenter. Mais
pour le nécessaire de la vie , vous ne refusez guère
à ceux qui vous craignent, et qui vous le demandent
avechumilité. Vous avez chargé les riches de la sub-
sistance des pauvres; et vous avez tant attaché de
biens à l'aumône, que la source n'en peut point tarir
dans votre Église. Mais enfin , s'il vous plaît , ô no-
tre Père, que nous manquions de ce pain ou de quel-
que autre chose nécessaire, que dirons-nous .? il
en faudra revenir à la demande précédente : l'otre
volonté soit faite ; car ma vraie viande , disait Jé-
sus-Christ ' , c'est défaire la volonté de celui qui m'a
envoyé.
Une autre version porte : Donnez-nous notre
pain, qui est au-dessus de toute substance; par oti
l'on entend le pain de l'eucharistie. G Dieu ! donnez-
le-nous aujourd'hui , donnez-le-nous tous les jours.
Fussions-nous dignes de communier toutes les fois
• Joan. IV , 34.
que nous assistons à votre sacrifice ! La table est
prête, les convives manquent : mais, ô Jésus ! vous
les appelez. Désirons ce pain de vie, désirons-le avec
ardeur et avidilé! Ceux qui ont faim et soif de la
justice le désirent; c^r toute grâce y abonde; et le
parfait exercice de l'amour, c'est de désirer sans
cesse de recevoir Jésus-Christ.
XXVIe JOUR.
Pardonnez-nous, comme nous pardonnons. Matlh. vi,
12,14, 15.
Pardonnez-nous comme nous pardonnons. C'est
une chose admirable comment Dieu fait dépendre
le pardon que nous attendons de lui, de celui qu'il
nous ordonne d'accorder à ceux qui nous ont offen-
sés. Non content d'avoir partout inculqué cette
obligation, il nous la met à nous-mêmes à la bouche
dans la prière journalière; afin que si nous nnan-
quons à pardonner, il nous dise comme à ce mau-
vais serviteur : Je te juge par ta propre bouc/ie,
mauvais serviteur^. Tu m'as demandé pardon, à
condition de pardonner : tuas prononcé ta sentence
lorsque tu as refusé de pardonner à ton frère. Va-
t'en au lieu malheureux où il n'y a plus ni pardon,
ni miséricorde.
C'est ce que Jésus-Christ appuie en cet endroit ;
et c'est ce qu'il explique encore d'une manière ter-
rible dans la parabole du serviteur rigoureux.
XXVIP JOUR.
Ne nous induisez point en tentation : mais délivrez-nons
du mal. Ihid. vi, 13.
Ne nous induisez point en tentation. On ne prie
pas seulement pour s'empêcher de succomber à la
tentation, mais pour la prévenir, conformément
à cette parole : f'eillez et priez, de peur que vous
n'entriez en tentation '. Non-seulement de peur que
vous n'y succombiez, mais de peur que vous n'y
entriez.
Il faut entendre par ces paroles la nécessité de
prier en tout temps, et quand le besoin presse, et
avant qu'il presse. N'attendez pas la tentation, car
alors le trouble et l'agitation de votre esprit vous
em|)êchera de prier. Priez avant la tentation , et pré'
venez l'ennemi.
Dieu ne tente personne, dit saint Jacques ^. Ainsi
lorsque nous lui disons : Ne nous induisez point en
tentation; visiblement il faut entendre : Ne permet-
tez pas que nous y entrions. C'est aussi comme parle
saint Paul 4 : Dieu est fidèle en ses promesses ; et tl
ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus
vos forces ; mais nos forces consistent principale-
ment dans nos prières.
Délivrez-nous du mol. L'Église explique : délivrez-
nous de tout mal , passé , présent et à venir. I<e mal
passé, mais qui laisse de mauvais restes, c'est le pé-
ché commis; le mal présent, c'est le péciié où nous
sommes encore : le mal à venir est le péché que nous
avons à craindre. Tous les autres maux ne sont rien
» Luc. XIX , 22. — ï Matth. XXVI , 41. — » Jac. 1 , 13. • < I.
Cor. X , 13. .
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
qu'autant qu'ils nous portent au péché par le mur-
mure et l'impatience. C'est principalement en cette
vue que uous demandons d'être délivrés des autres
maux.
Délivrez-nous du mal. Délivrez-nous du péché et
de toutes les suites du péché; par conséquent de la
maladie, de la douleur, de la mort; aQn que nous
soyons parfaitement libres. Alors aussi nous serons
souverainement heureux.
Une autre version porte : DéUcrez-nous du mau-
vais; c'est-à-dire, du démon notre ennemi, et de
tojtes ses tentations.
Quand nous demandons des forces contre la ten-
tation, ce n'est pas seulement contre le démon,
c'est encore contre nous-mêmes , selon ce que dit
saint Jacques : Chacun est tenté par sa propre con-
cupiscence, qui l'attire et qui l'emporte ' : c'est la
crande tentation, et le démon même ne nous peut
prendre que par celle-là. Quelle est donc notre fai-
blesse, puisque nous sommes nous-mêmes nos plus
grands ennemis! Et nous ne craignons pas! et nous
dormons! et nous négligeons notre salut! et nous
ne concevons pas la nécessité de prier!
xxvin'' JOUR.
Du Jeune. .Valth. ti , I6, 17, 18.
Jésus-Christ joint ici la doctrine du jeûne à celle
de l'oraison et de l'aumôme. Ce sont trois sacrifices
qui vont ensemble, selon cette sentence de Tobie » :
L'oraison est bonne avec le jeûne et l'aumône.
Par l'aumône, on sacrifie ses biens : par le jeûne,
on immole son corps : par loraison, on offre à Dieu
les affections , et , pour ainsi dire , le plus pur en-
cens de son esprit.
Ce qui est dit ici du jeûne, est semblable à ce qui
est dit de l'oraison et de l'aumône : qu'il ne faut le
faire que pour Dieu seul , et à ses yeux , sans aucune
vue des hommes. Lors pourtant qu'on a mal édiiié
rÉ^tlise, en négligeant ce qu'on devait observer, il
est bon de l'édifier sans affectation par des observan-
ces plus sévères. Mais cela demande beaucoup de
précaution , et il y faut éviter l'ostentation, comme
la peste des bonnes œuvres.
Parle jeûne, il faut entendre toutes les autres
austérités par où l'on mortifie son corps. Il les faut
soigneusement cacher, et n'avoir pas un air triste
comme les hypocrites : mais oindre sa tête et laver
sa face : témoigner à tout le monde de la douceur
et de la joie : n'être pas comme ceux qui, portant im-
patiemment les austérités , semblent s'en prendre à
tous ceux à qui ils parlent, en les traitant durement,
et leur devenant fâcheux. L'austérité qu'on a pour
soi-même doit rendre plus doux, plus traitable ; cor-
riger, et non exciter la mauvaise humeur. C'est ce
que signifie cette onction de la tête , et ce visage
lavé : c'est la douceur et la joie.
XXL\« JOUR.
Trésor dans le ciel : oeil simple : impossibilité de servir
deux maitres. Jbid. I9 , 20 , 34.
Jésus-Christ déracine l'avarice, et empêche de
' Jac.l, 14. — » Tob. XII, 8.
575
craindre jamais la pauvreté, ^voir son trésor dam
le ciel^t c'est y mettre son affection et son espé-
rance : avoir son trésor dans le ciel , c'est y envoyer
ses richesses par les mains des paurres.
Où est votre trésor, là est votre cœur'. Cette pa-
role est grande. De quoi êtes-vous rempli? Où he
tournent naturellement vos pensées, c'est la votre
trésor : c'est là qu'est votre cœur. Si c'est Dieu,
vous êtes heureux : si c'est quelque chuse de mor-
tel , que la rouille , que la corruption , que la morta •
lité consume sans cesse; votre trésor vous échappe ,
et votre cœur demeure pauvre et épuisé.
Cet œil simple ^, c'est la pureté d'intention. L'œil
est simple, quand l'intention est droite : et l'inten-
tion est droite, quand le cœur ne se partage pas.
C'est ce qu'on appelle simplicité et droiture. L'in-
tention, c'est le regard de l'âme. L'œil ne regarde
Jamais fixement qu'un seul objet; et l'âme ne peut
s'arrêter qu'à un seul bien. Lorsque les regards
sont vagues et dissipés, on voit tout et on ne voit
rien. Ainsi quand Tàrae se dissipe en vagues désirs ,
elle ne sait ce qu'elle veut , et elle tombe dans la
nonchalance. Dieu veut un regard arrêté et fixe.
Cela se confirme par les paroles suivantes : On
ne peut servir deux maîtres *, ni aimer deux cho-
ses à la fois. Quand on ne sait ce qu'on aime , et
qu'on se partage entre Dieu et la créature. Dieu
refuse ce qu'on lui offre, et la éréature a tout. Il
faut donc se déterminer, s'appliquer, agir avec ef-
ficace dans la voie de la piété.
La bonne intention sanctifie toutes les actions de
l'âme, comme le regard arrêté assure et éclaire
tous les pas du corps.
Cest cette bonne intention qu'il faut renouveler
souvent pendant le jour ; et continuellement prier
Dieu de la fortifier. Il faut sans cesse se redresser,
et se réduire tout entier à un regard simple.
f^ous ne pouvez servir Dieu et les richesses ^.
Selon saint Paul , l'avarice est un culte des idoles ^.
Ceux qui aiment la bonne chère ont leur ventre pour
leur dieu 7, selon le même apôtre. Nous nous fai-
sons un dieu de tous les objets de notre amour.
Tout attachement vicieux est une idolâtrie. Qui est-
ce qui voudrait servir une idole, transporter la gloire
de Dieu à une fausse divinité .? Cela fait horreur à
penser. Cest néanmoins ce que font tous ceux qui
aiment quelj5ue chose plus que Dieu. Les pensées,
les affections, le plus pur encens du cœur, toute
son adoration va là. Hélas ! qu'on est misérable ! Eh !
une créature raisonnable se peut-elle donner elle-
même, mais se peut-elle sacrifier à autre qu'à Dieu.'
Déracinez l'avarice, déracinez l'ambition, déra-
cinez l'amour du bien sensible, et tout amour de
la créature : c'est autant d'idoles que vous abattez
dans votre cœur. Que la créature, loin d'avoir tout
le cœur, n'en occupe pas la moindre partie. Donnez
tout à Dieu : fouillez jusqu'au fond, et videz votre
cœur pour Dieu : il saura bien l'occuper, et le rem-
plir.
Se remplir de la créature, c'est se remplir de ces
' JVatiA. TI, 20. — Ibid. 21. — ï Jbid. 22. — * Ibid. 24. —
» Ibid. — « Col. ui, 5. — '• PhiUpp. m, I».
676
MÉDITATIONS SUR L'ÉVAINGILE.
viandes qui chargent, et qui gonflent sans nourrir ;
et qui aussitôt vous affament, parce qu'elles n'ont
aucun suc, et que rien ne s'en tourne en votre subs-
tance, Qu'oii est vide quand on n'est plein que de
cette sorte !
XXX« JOUR.
Ne se point inquiéter pour cette vie : se conlier en la
Providence. Matth. vi, 25, 20 et suiv.
Ne vous inquiétez point. Cela n'exclut pas une
prévoyance modérée, ni un travail réglé : mais seu-
lement l'inquiétude et l'agitation de l'esprit.
La vie est plus que la nourriture , et le corps est
plus que l'habit '. Dieu qui vous a donné la vie, et
qui a formé votre corps avant que vous pussiez en
prendre aucun soin , vous donnera tout le reste. Qui
a fait le plus ne dédaignera pas de faire le moins.
Jiegardez les oiseaux du ciel; ils ne sèment, ni ne
moissonnent , ni ne recueillent...; ils ne travaillent
ni ne filent : et votre Père céleste les nourrit... et les
habille*. Heureux ces petits aiiiaiaux, heureuses les
fleurs, heureuses mille et mille fois toutes ces pe-
tites créatures, si elles pouvaient sentir leur bon-
heur! heureuses des soins paternels que Dieu prend
d'elles ! heureuses de tout recevoir de sa main ! Pour
nous, notre péché nous assujettit à mille travaux :
mais ne les poussons pas jusqu'à l'agitation. Tra-
vaillons : car c'est là la juste peine que Dieu ait im-
posée à notre péché : travaillons en esprit de péni-
tence; mais abandonnons à Dieu le succès de notre
travail.
Gens de petite foi, votre Père sait que vous avez
besoin de ces choses ^. Doutez-vous qu'il ne sache
ce qui vous est nécessaire.^ il vous a faits : doutez-
vous qu'il veuille pourvoir à vos besoins ? il vous l'a
promis. Lui qui vous a prévenus en tout, et qui
vous a donné l'être qu'il ne vous avait pas promis,
vous refusera t-il ce qu'il vous a promis pendant que
vous n'étiez pas, après vous avoir faits .^ Ne vous
inquiétez donc pas.
Voyez comment vous croissez, comment votre
corps se nourrit. Pourriez-vous ajouter une coudée
à votre taille 4? Pendant que vous dormiez, Dieu
vous faisait croître ; et d'enfant il vous a fait homme.
Croyez qu'il fera ainsi tout ce qui convient à votre
corps : reposez-vous sur sa puissance et sur sa bonté,
A ces mots, Ne vous inquiétez pas, que saint
Matthieu a rapportés, saint Luc joint ceux-ci :
Ne soyez point comme suspendus en l'air s, comme
en péril de tomber, et toujours dans l'agitation :
car c'est l'effet de l'inquiétude. Soyez donc non pas
comme suspendus, mais solidement appuyés sur la
divine Providence.
XXXl» JOUR.
Ne ressembler pas les païens. Ihid. 3^.
Les païens recherchent ces choses ^. Voyez tou-
jours comment .Jésus-Christ nous élève au-dessus
des vices des païens , et même au-dessus de leurs
« Matth. VI, 25. — ' Ihid. 26, 23, 30. — » Ibid. 30, 32. —
"Ibid. 27. — » Luc. XII , 2 , 9. — • Matth. vi , 32.
vertus. Les publicains le font bien, les gentils le
pratiquent bien ', nous disait-il tout à l'heure : son-
geons bien en quoi nous les surpassons. Ce n'est
pas sans raison que Jésus-Christ dit que les Nini-
vltes , et tous les païens , s'élèveront contre nous
au jour du jugement ». A quoi nous sert ïe chris-
tianisme, si nous menons une vie païenne? Hélas,
hélac! que de paganisme au milieu des fidèles!
Combien de chrétiens vivent coaime s'ils ne con-
naissaient pas Dieu ! Il n'y a point en effet de Dieu
pour eux. Hélas! où trouverons-nous assez de lar-
mes pour déplorer notre aveuglement.^
XXXIP JOUR,
Chercher Dieu et sa justice, et comment. Matth. vi , 33 , 31.
Cherchez donc le royaume de Dieu , et sa jus-
tice : et le reste vous sera donné par surcroit ^.
Le royaume de Dieu et sa justice : non pas une
justice simplement morale, à la manière des païens :
mais la justice chrétienne, fondée sur l'exemple de
Jésus-Christ, et sur les règles de l'Évangile, que
vous venez de voir : une justice qui vous fasse vi-
vre autrement que ceux qui ne connaissent pas Dieu ;
autrement qu'on ne vivait avant que Jésus-Christ
eût paru : une justice conforme à votre vocation .
à votre état , et aux grâces que vous avez reçues •
car c'est là ce qui s'appelle le royaume de Dieu et
sa ju.stice.
Cherchez : dans tout le reste dont il a parlé , il
n'a point dit ce mot , cherchez : car il suppose que
Dieu par sa bonté nous peut tout donner; et le
fait sans que nous en prenions aucun soin. Cela
arrive souvent à l'égard des biens de la terre :
mais pour le royaume de Dieu , cherchez : Opérez
votre salut avec crainte et tremblement, comme
dit saint PauH, C'est la seule chose qui mérite vos
inquiétudes.
Et toutefois , je l'oserai dire : il faut encore ban-
nir l'agitation et l'inquiétude de cette recherche;
Car, comme ajoute le même saint Paul ^ : Bleu
opère en vous le vouloir et le faire , selon sa
bonne volonté. Tremblez donc en opérant votre sa-
lut : et toutefois ne vous défiez pas trop de vos
forces; car Dieu travaille avec vous : c'est lui-même
qui fait avec vous tout ce que vous faites. Espérez
donc en son secours : abandonnez-vous entre ses
bras. Il est bon : il aura pitié de votre faiblesse : il
opérera en vous, par sa bonne volonté, ce qu'il
faut aussi que vous opériez. Opérez donc votre sa-
lut : travaillez-y avec soin, et même avec tremble*
ment : mais travaillez-y toutefois avec une espèce
de repos, comme celui qui attend tout secours d'ùu
Dieu tout-puissant et tout bon.
Ne vous inquiétez pas du lendemain : le lende-
main sei^a inquiet pour lui-même : à chaque jour
suffit son mal^. Ce précepte, si important pour
tous les soins de la vie, l'est encore plus pour les
affaires du salut. Il y en a qui se tourmentent en
disant : Voilà qui est bien : je me suis confessé , j'ai
' Matth. V . 46 , 47. — * Ihid. XTI , 4. — » Jbid. TI , 53. —
« Philipp. II , 12. —i Ibid. 13. — « Matth. VI, 34.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
677
romnieiic»' à me convertir : mais que de peines
viendront dans la suite, que de tentations, que
ilVnnuis ! Je n'y pourrai résister : la vie est longue :
jH suifomherai sous tant de travaux. Allez, mon
lils; allez, ma Olle; surmontez les diflicultés de ce
jour : ne vous inquiétez pas de celles de demain :
Its unes après les autres, vous les vaincrez toutes.
/ chaque juin- suffit son mai. Celui qui vous a aidés
;iiijourd*lmi ne vous abandonnera pas demain : trop
<le prévoyance et d'inquiétude vous perd.
xxxiir JOUR.
EiKore de l'avarice et des richesses. Ne mettre pas sa con-
tiance en ce qu'on possède. Luc. xii , lô, 16 etsuiv.
Joignons ici ce qui est dit dans saint Lue : Don-
nez-vous de garde de foute avarice'. Déracinez un
si srand mal tout entier, et jusqu'à la moindre fibre :
n'en souffrez pas en vous le plus petit sentiment.
Quelque riche que vous soyez, il vous manque
toujours quelque chose; ou dans les biens, ou dans
la santé, ou dans la fortune, et dans la grandeur,
ftéjouissez-vous de ce manquement; acceptez avec
inie et consolation cette partie de la pauvreté qui
vous est échue. Aimez-la comme un caractère du
i hristianisme , comme uneimitation de Jé^us-Christ.
Aimez votre pauvreté, votre dépouillement. Re-
noncez à tout esprit de propriété, si vous êtes
religieux : réjouissez-vous en >'otre-Seigneur, de ce
que non-seulement vous ne possédez aucun bien;
mais encore de ce que vous êtes par choix et par
état incapable d'en posséder.
/■:n quelque abondance qu'on soif , la vie ne con-
siste pas en ce qu'onpossède » . Vous avez beau dire :
lai de quoi vivre. Vous n'en vivrez pas davantage.
Vous avez beau dire : Je n'ai rien à craindre, j'ai
tout avec abondance. Insensé, vous mourrez cette
tiidf. Mais comment explique-t-on la mort? On
vous redemandera votre âme ^ : elle n'est pas à
vous, vous n'avez la vie que par emprunt. On
vous la redemandera : on vous en demandera
compte. Et quand? Cette nuit. On vous trouvera
demain mort dans votre lit, sans que tout ce grand
bien que vous vantiez vous ait pu procurer le
moindre secours, ni prolonger votre vie d'un mo-
ment.
Que feraije , dit cet homme riche*, dans une
si grande abondance de toutes sortes de biens?
Voilà le premier effet des grandes richesses : l'in-
quiétude. Que ferai-je? où les mettrai je? comment
les garder? Mes greniers n'y suffisent pas : fen
Jerai d'autres , et je dirai à mon âme : Réjouis-toi;
' faisgrand'chère* : ne refuse rien à tes sens : bois,
mange, repose-toi dans ton abondance. Et pendant
(jue tu t'imagines pouvoir te reposer dans tes ri-
cViesses, on t'ôte, non pas ces richesses, mais cette
.'•lîie môme que tu invitais à la jouissance. Et a qui
sera ce grand bien que tu avais acquis « ? Qui est-
ce qui en jouira pour toi quand tu n'y seras plus
pour en jouir?
.4insi est celui qui amasse des trésors sur la
« £uc. XII, \ô. — *lbid. — Ubid.itt.— *P>id. \7.-~^Ibid.
» — « Ùid. 20.
e«>»3i I T. ~ ToWi III.
ten-e, et qui n'est pas rich e en Dieu « , qui ne met
pas en lui toutes ses richesses. Telle est son aven-
ture tel est son état , telle est la fin 'de sa vie :
c'est à cela qu'aboutissent toutes ses richesses.
Apres toutes ces réflexions, revenez encore aux
paroles du Fils de Dieu : relisez-les, savouree-les
encore une fois : vous les trouverez sans comparai -
sou plus fortes par elles-mêmes que tout ce que
nous avons pu dire ou penser, pour vous en faire
sentir la vertu.
XXX IV* JOUR.
Considérer ce que Dieu fait pour le commun des plantet
et des animaux : se regarder comme son troupeau favori.
Luc. XII, 22 , 24 , 29 et suiv.
C'est pour cela que je vous dis : .We soyez point
en inquiétude : considérez les corbeatix *.
Dans saint Matthieu il est dit en général les oi-
seaux du ciel^. Dans saint Luc on lit les corbeaux,
animal des plus voraces; et néanmoins sans gre-
niers , ni provision : qui sans semer, et sans labourer,
trouve de quoi se nourrir. Dieu lui fournit ce qu'il
lui faut, à lui et à ses petits qui l'invoquent, dit
le psalmiste ^. Dieu écoute leurs cris , quoique rudes
et désagréables : et il les nourrit aussi bien que les
rossignols , et les autres , dont la voix est la plus
mélodieuse et la plus douce.
Jésus-Christ nous apprend , dans ce sermon ad-
mirable, à considérer la nature, les fleurs, les
oiseaux, les animaux, notre corps, notre âme,
notre accroissement insensible; afin d'en prendre
occasion de nous élever à Dieu. Il nous fait voir
toute la nature d'une manière plus relevée, d'un
œil plus perçant, comme l'image de Dieu. Le cie!
est son trôné : la terre est l'escabeau de ses pieds :
la capitale du royaume est le siège de son empire :
son soleil se lève , la pluie se répand pour vous assu-
rer de sa bonté. Tout vous en parle : il ne s'est pas
laissé sans témoignage.
Nous avons déjà remarqué que pour signifier
l'inquiétude , Jésus-Christ se sert de ce mot dans
saint Luc : Ne demeurez pas comme suspendus ett
l'air 5, conmie quand on ne sait ni comment ni
sur quoi on est soutenu , et qu'on se croit toujours
prêt à tomber. Ne soyez point dans cette terrible
inquiétude ; mais croyez que Dieu vous soutient.
Mais de toutes les paroles qui sont particulières
à saint Luc dans ce discours du Fils de Dieu, les
plus capables de nous inspirer du courage parmi nos
misères et nos faiblesses sont celles-ci : Ne craignez
point, petit troupeau; parce qu'il a plu à votre
Père céleste de vous donner son royaume^. Dans
tout ce qui précède , on nous apprend à ne pas crain-
dre de manquer de nourriture : car Dieu y pourvoit;
et sa conduite ordinaire est de ne pas laisser man-
quer du nécessaire ceux qui se fient en lui. Mais ici ,
il nous élève plus haut. Car, après tout, quand vous
viendriez à manquer de pain, qu'en serait-il? Vous
auriez encore un royaume. Et quel royaume ? Celui
• /.»/(. XII. 21. •/6<d.22,24.— »ilf«^M. Vl,26. — *P«.
CXI VI 8 - > Lue. XII , 29. — * Ibtd. 37.
31
573
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
de Dieu. Ne craignez pas, petit troupeau, car
Dieu vous donne son royaume. Ce royaume n'est
pas pour les grands du monde : c'est pour les petits ,
c'est pour les humbles , c'est pour ce petit troupeau
que le monde compte pour rien, mais que le Père
regarde : qui en effet semble n'être rien en compa-
raison de la multitude immense, et de Téclat des
impies. Mais c'est pour ce petit troupeau que Dieu
conserve le reste des hommes.
Que craignez-vous donc? De mourir de faim?
Combien de martyrs en sont morts dans les prisons !
•cette mort lesa-t-elle empêchés de recevoir la cou-
ronne du martyre? Au contraire, c'est par elle
•qu'elle a été mise sur leur tête. Ne craignez donc
rien, petit troupeau, f^endez tout, donnez tout aux
pauvres ; et faites-vous un trésor qu'on ne puisse
ni voler, ni diminuer • : c'est celui des bonnes oeu-
v-res.
XXXV^ JOUR.
•"Le même sujet. Se garder de toute avarice. Lnc. xri,
13, 21.
■On ne saurait trop méditer cet admirable dis-
-cours de Notre-Seigneur : Donnez-vous de garde de
toute avarice *. Il y a plusieurs sortes d'avarice. Il y
•len a une triste et sordide , qui amasse sans fin et sans
•jouir ;9Mi n'ose toucher à ses richesses, et qui sem-
•ble, comme dit le sage, ne s'être réservé sur elles
aucun droit , que celui de les regarder, et de dire :
Je les ai *. Mais il y a une autre avarice plus gaie et
plus libérale, qui veut amasser sans fin comme l'au-
tre ; mais pour jouir, pour se satisfaire : et telle était
l'avarice de l'homme qui nous €st dépeint dans cet
évangile.
Un tel avare a beaucoup de dédain pour cette
sorte d'avarice, où l'on se plaint tout à soi-même
au milieu de l'abondance. Il s'imagine être bien plus
sage, parce qu'il jouit : mais cependant Dieu l'ap-
|)elle insensé ^.
L'un est fol par trop d'épargne, et parce qu'il
s'imagine pouvoir être heureux par un bien dont
il ne fait aucun usage : mais l'autre est fol pour
trop jouir, et parce qu'il s'imagine un repos solide
dans un bien qu'il va perdre la nuit suivante. Don-
nez-vous do7ic de garde de toute avarice ; et autant
de celle qui jouit, que de celle qui se refuse tout.
Soyez riche en Dieu : faites de Dieu et de sa bonté
tout votre trésor. C'est ce trésor-là dont on ne peut
trop jouir : c'est ce trésor-là où il n'y a jamais rien
à épargner, parce que plus on l'emploie plus il s'aug-
mente.
XXXVl* JOUR.
Ne point juger. Matth. vu, l , 2 et suiv.
Ne jugez pas Ml y a un juge au-dessus de vous :
un juge qui jugera vos jugements, qui vous en de-
mandera compte; qui , par un juste jugement, vous
punira d'avoir jugé sans pouvoir et sans connais-
sance, qui sont les plus grands défauts d'un juge-
ment.
• Luc. XII , 33. — » Ibid. 15. — ^ Ecd. v, 9, 10. — * Luc.
Xl\ , '20. — » Maith. VU , I.
Sans pouvoir. Qui êtes-vovs pour juger le servi-
teur d' autrui? S'il tombe, ou s'il demeure fermer
cela regarde son maître ' : c'est à lui de le jugef.
Ne jugez donc pas celui dont vous n'êtes pas lô
juge.
Ce que saint Paul ajoute, juge téméraire, vous
ferme encore plus la bouche. Vous prononcez sur
l'état du service d'autrui , et vous dites, ou qu'il
tombe, ou qu'il va tomber. Mais il 7ie tombera pas,
dit saint Paul » :Dieu est assez puissant pour l'af-
fermir. Ne jugez donc pas qu'il va tomber.
Saint Paul continue : Pourquoi jugez-vous votre
frère? ou pourquoi méprisez-vous votre frère ^?
C'est votre frère, c'est votre égal : il ne vous appar-
tient pas de le juger. Vous êtes tous deux justicia-
bles du grand juge devant qui tous les hommes ont
à comparaître . Nous avons tous à comparaître
devant le tribunal de Jésus- Christ Chacun y
rendra compte pour lui-même 4. Ne songez donc
point à juger les autres : songez au compte qu'il
vous faudra rendre de vous-même.
Saint Jacques n'est pas moins fort. Il n'y a, dit-
il 5, qu'un législateur et qu'un juge, quipeutper-
dre un homme, ou le délivrer. D'où il conclut : Qui
êfes-vous donc, vous qui jugez votre frère? Ce
qu'il tire de ce beau principe : Celui qui juge son
frère , ou qui médit de son frère, juge la loi , et mé-
dit de la loi 6. Car la loi vous a interdit ce jugement
que vous usurpez. Mais, poursuit ce grand apôtre?,
si vous jugez la loi, vous ne voulez donc pas vous
en rendre l'observateur, mais le juge. Vous vous
élevez au-dessus de votre règle : la loi retombera
bientôt sur vous de tout son poids, et vous en se-
rez accablé. Voyez , en deux versets de cet apôtre ,
quelle force et quelle lumière de la vérité contre vos
jugements téméraires.
Vous voyez que vous jugez sans pouvoir : mais
vous jugez encore sans connaissance. Vous ne con-
naissez pas celui que vous jugez : vous n'en voyez
pas l'intérieur : vous ne savez pas son mtention ,
qui peut-être le justifie; et si son crime est mani-
feste, vous ne savez pas s'il ne s'en repentira point ,
ou s'il ne s'en est pas déjà repenti , et s'il n'est point
un de ceux dont la conversion réjouira le ciel. Ne
jugez donc pas.
Lm charité n'est point soupçonneuse : elle ne
pense pas le mal : elle est douce : elle est patiente :
elle souffre tout : elle croit tout : elle espère tout :
elle ne se réjouit pas du mal d'autrui; mais elle se
réjouit quand tout le monde fait bien en vérité *.
Ainsi elle ne se plaît pas à juger.
D'autant plus qu'en jugeant les autres, elle se
jugerait et se condamnerait elle-même, f'^ous êtes
inexcusable, ô tout homme qui jugez , parce qu'en
ce que vous jugez les autres , vous vous condamnez
vous-même ; puisque vous faites les mêmes choses
que vous condamnez. Vous vous jugez par votre
propre bouche, mauvais serviteur, et vous-même
vous prononcez votre sentence. En telle forme que
• Kom. XIV , 4 — ' Ibid — ' Ibid. lo. — * Ibid. 10, 12. —
» Jac. IV, 12. — « Ibid. il. — ' Ibid. — » I. Cor. XIII, 4,5,
6,7.-9 /{o„i. 1,^ j.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
5T9
vous jugerez, vous serez jugé : et la mesure que
vous aurez faite aux autres, sera votre règle '.
Quelle joie à un criminel d'entendre de la propre
l.ouclie de son juge : f eus ne serez pas jugeai
Mais pour cela , il faut qu'il ne juge pas.
xxxvir JOUR.
Voir les moindres fautes d'autrui , et ne voir pas en soi les
plus grandes. Maith. tu, 3, 4, &■
Voici une autre raison de ne juger pas, que Jésus-
Christ nous explique : c'est que votre crime est plus
prand que celui que vous condamniez. Pourquoi
voyez-vous un fétu ? Une poutre vous crève les yeux ,
et vous ne la voyez pas ^ .
Hypocrite! La plus mauvaise hypocrisie , c'est de
condamner tout le monde. On fait par là le ver-
tueux, on prétend faire admirer la régularité de ses
mœurs , la sévérité de sa doctrine : c'est un homme
incorruptible, qui ne flatte et qui n'épargne per-
sonne; mais l'hypocrite qu'il est, il ne songe pas
seulement à se corriger. Il épilogue sans cesse sur
les défauts les plus légers des autres ; et il ne songe
pas seulement aux vires énormes qui l'accablent. Il
n'y a point d'hommes plus indulgents pour eux-mê-
mes, que ces impitoyables censeurs de la vie des
autres.
xxxviir JOUR.
La chose sainte : discernement dans la prédicatioo de
l'Évangile. Matih. vu, 6.
La chose sainte, c'est le corps de Jésus-Christ,
il ne le faut pas donner aux chiens ^ , aux impurs,
aux impudents, à ceux qui jappent indifféremment
contre toutle monde; àceuxqui retombentdans leurs
péchés, et que saint Pierre nous a flgurés sous l'i-
mage d'un chien qui retourne à son vomissement ;
et d'un pourceau qui, s'étant lavé , se vautre de
nouveau dans la boue^. Nous en avons parlé dans
les méditations précédentes, à l'occasion d'un pas-
sage de saint Pierre.
En général , la chose sainte signifie tous les mys-
tères que les pasteurs de l'Église sont avertis de
donner avec beaucoup de discernement; et de ne
les pas donner à profaner aux indignes.
Les perles devant les pourceaux , sont les saints
discours devant ceux qui sont incapables de les
goûter; et qui pour cette raison se tournent avec
une espèce de fureur contre ceux qui leur présen-
tent une chose si peu convenable à leur nature.
Considère, chrétien, à quoi tu te réduis par ton
péché ! Dieu qui t'avait fait à son image , et qui avait
mis ton âme, renouvelée par la grâce, au rang de
ses épouses, te met au rang des chiens et des pour-
ceaux. A ie pitié de ton état , et songe à t'en retirer,
ayant recours à la prière, dont il va être encore
parié ci-après.
XXXIX*^ JOUR.
Prier avec foi : demander : cbercber : frapper.
MaUh. vu, 7.
Après avoir fait voir au pécheur l'état déplorable
' Hatth. vu, 2. — ' Ibid. vu, I. — ' Ibid, 3. — • Ihid.
TU, 6. — * W.Petr. 1,21, 22.
et honteux où il tombe, Notre-Seigneur lui montra
dans la prière le moyen d'en sortir.
Demandez : cherchez : frappez « : ce sont troi!»
degrés, et comme trois instances qu'il faut faire
persévéramment, et coup sur coup. .Mais que faut-
il demander à Dieu pour sortir de cet état plus que
bestial où le péché nous avait mis.' Il faut l'apprer»
dre de ces paroles de saint Jacques » : Si quelqu'un
manque de sagesse , qu'il la demande à Dieu, qui
donne abondamment à tous , sans jamais repro'
cher ses bienfaits : mais il la faut demander avec
foi , et rans hésiter.
Cest ce que Notre-Seigneur nous apprend lui-
même : En vérité, je vous le dis : Si vous avez la
foi, et que vous n'hésitiez pas , vous obtiendrez tout y
jusqu'à précipiter les montagnes dans la mer. Et
je vous le dis encore un coup : Tout ce que vous de-
mcmderez dans votre prière, croyez que vous le
recevrez, et il vous arrivera^.
Regardez donc où vous en êtes par votre péché ,
et demandez avec foi votre conversion. Ne dites pas
qu'elle est impossible : quand vos péchés seraient
d'un poids aussi accablant que celui d'une montagne,
priez, et il cédera à la prière : Croyez fermement,
que vous obtiendrez ce que vous demanderez ; et il
vous sera donné. Jésus-Christ se sert exprès de ces
comparaisons si ex-traordinaires, pour montrer que
tout est possible à celui qui prie.
Animez votre courage, chrétien, et ne désespé-
rez jamais de votre safut.
XL'' JOUR.
Persévéraoce et hamilité dans la prière. Maith. th, 7, 8.
Luc. xj,b,6 et suiv.
Frappez : persévérez à frapper, jusqu'à vous ren-
dre importun, s'il se pouvait. Il y a une manière de
forcer Dieu , et de lui arracher ses grâces ; et cette
manière est de demander sans relâche, avec une
ferme foi. D'où il faut conclure avec l'Évangile :
Demandez , et on vous donnera : cherchez, et vous
trouverez : frappez , et il vous sera ouvert ^. Ce
qu'il répète encore une fois , en disant : Car quicon-
que demande, reçoit; et quiconque cherche, trouve;
et on ouvre à quiconque frappe. Il faut donc prier
pendant le jour, prier pendant la nuit, et tout autant
de fois qu'on s'éveille. Et quoique Dieu semble ou
n'écouter pas, ou même nous rebuter, il faut frap-
per toujours; attendre tout de Dieu, et néanmoins
agir aussi. Car il ne faut pas seulement denjander
comme si Dieu devait tout faire lui tout seul ; mais
encore chercher de son côté , et faire agir sa volonté
avec la grâce; car tout se fait parce concours. Mais
il ne faut jamais oublier que c'est toujours Dieu qui
prévient ; car c'est là le fondement de l'humilité.
XLP JOUR.
Prière perpétuelle. Luc. rvui, l , 8.
Il faut prier toujours, et ne cesser jamais^.
Cette prière perpétuelle ne consiste pas en une per-
' MaUh. vu, 7. — » Jac. i, 5, «. — » MatUi. X\t, 21, 7X
Marc. XI, 2-1. 24. — • Luc. u, 9, iO- — » Luc. xm\ , 1.
37.
S-'îO
MÉDITlATIONS SUR L'ÉVANGILE.
I)<^ti!p!le tension de l'esprit, qui ne ferait qu'épuiser
les forces, et do^nt on ne viendrait peut-être |>as à
bout. Cette prière perpétuelle se fait, lorsqu' ayant
prié à ses heures, on recueille de sa prière et de sa
lecture quelque vérité , ou quelque mot, qu'on con-
serve dansson cœur, et qu'on rappelle sans effort de
temps en teraps ; en se tenant le plus qu'on peut dans
un état de dépendance envers Dieu, en lui exposant
son besoin; c'est-à-dire en l'y remettant devant les
yeux saiis rien dire. Alors, comme la terre entr'ou-
verte et dessécliée semble demander la pluie, seule-
ment en exposant au ciel sa sécheresse ; ainsi l'âme ,
en exposant ses besoins à Dieu. Et c'est ce que dit
David : Mon âme, ô Seigneur, est devant vous
comme une terre desséchée^. Seigneur, je n'ai pas
besoin de vous prier; mon besoin vous prie; mon
indigence vous prie; ma nécessité vous prie. Tant
que cette disposition dure, on prie sans prier; tant
qu'on demeure attentif à éviter ce qui nous met en
péril , on prie sans prier; et Dieu entend ce langage.
O Seigneur, devant qui je suis, et à qui ma misère
; paraît tout entière , ayez-en pitié ; et toutes les fois
qu'elle paraîtra à vos yeux , ô Dieu très-bon , qu'elle
sollicite pour moi vos miséricordes! Voilà une des
manières de prier toujours , et peut-être la plus effi-
cace.
XLlIe JOUR.
Iiapertuner Dieu par des cris vif» et redoublés.
-LiK, XVIII, 4, 5,7.
L'importanitédont il faut se servir envers Dieu ,
c'est cette manière pressante dent il a été parlé ci-
' (levant.
Songex à ce cri des élus, qui s'élève nuit et jour
devant Dieu.U faut être persuadé que nos injustices,
nos scandales, tout ce que nous faisons qui édifie
mal les sain t-s, et qui les fait souffrir, crie vengeance
nuit et jour contre nous; et que nous ne pouvons
apaiser ce cri que par un cri continuel de pénitence.
Miséricorde, mon Dieu, miséricorde! C'est ce qu'il
faut crier nuit et jour; c'est ce que notre besoin crie
sans cesse.
Songez au triste état de ce juge qui ne se soucie
ni de Dieu, ni des hommes ». Quand rien ne retient,
il n'y a plus d'espérance. Quand on a quelque frein,
et qu'en ne craignant point Dieu, on est du moins
un peu retenu par la crainte des hommes ; on peut
espérer, et les passions souffrent quelque sorte de
modération.
XLIir JOUR.
Motifs d'espérance dans la prière. Matth. vu, II.
Le fondement assuré de cettefoi que Tésus-Christ
exige pour prier et pour obtenir, c'est de bien com-
prendre que Dieu est un père. Combien plutôt , dit-il,
voire Père céleste sera-t-il libéral envers vous^l
Si vous donnez , rous qui êtes mauvais 4 , combien
plus. Dieu qui est la bonté même.' Si vous donnez
p.e qui vous a été donné, et que vous n'avez que par
emprunt ; combien plutôt Dieu donnera-t-il , lui qui
' P.i. r.\ui, 6. — » Luc. xviu, 4. — ' Malth. vn, II.
- - * Ibid
est la source du bien, et dont la nature est, pour
ainsi parler, de donner?
Si vous qui êtes mourais. Mais est-on mauvais,
même à ses enJanUI Le Fils de Dieu nous veut
faire entendre que l'homme est mauvais , même à ses
enfants. L'expérience ne le fait que trop voir, et
qu'on se regarde soi-même plutôt qu'eux dans les
biens qu'on leur procure. Il n'y a que Dieu qui étant
la bonté même et le bien par essence, ne peut don-
ner que du bien à ceux qui ont recours à lui.
Disons-nous toujours à nous-mêmes : On peut
tout espérer d'un père. Disons encore avec .Tésus-
Christ : Qu'est-ce qu'un corbeau ? Notre Père céleste
le nourrit. Qui nourrit les serviteurs laissera-t-il les
enfants sans secours? Mais qui nourrit les animaux
sera-t-il insensible au besoin de ses enfants.' On peut
donc tout demander; et on doit espérer de tout ob-
tenir dès qu'on demande à un père,
XLÏV JOUR.
Demander par Jésus-Christ : Qualités d'une parfaite plrière,
Joan. XVI, 23, 37.
Il faut apprendre à demander par Jésus-Christ,
Demander par Jésus-Christ, c'est demander ce qu'H
commande; c'est demander sa gloire; c'est interpo-
ser le nom du Sauveur; c'est mettre sa confiance en
ses bontés et aux mérites infinis de son sang. Ce
qu'on demande par le Sauveur doit regarder princi-
palement le salut; et le reste comme un accessoire.
En demandant en un tel nom , auquel le Père ne
peut rien refuser, on est assuré d'obtenir; car Jésus-
Christ l'a promis : et douter, c'est faire Jésus-Christ
menteur. En vérité, en vérité je vous le dis : Si
vous demandez quelque chose à mon Père en mon
nom, il vous le donnera'.
Quand donc on n'obtient pas, il faut tenir pour
assuré qu'on a mal prié, selon ce que dit saint Jac-
ques » : fous demandez, et n'obtenez pas , parce que
vous demandez mal, pour avoir de quoi satisfaire
vos mauvais désirs.
Demander mal , c'est demander sans foi , comme
àh le même saint Jacques ^ : Si vous avez besoin
de la sagesse, demandez-la; mais demandez-la
avecjoi, sans hésiter, sans craindre, en croyant
certainement que vous obtiendrez si vous deman-
dez bien , si vous demandez avec foi , si vous deman-
dez avec .persévérance.
Le Sauveur ne nous donne pas ce que nous deman-
dons contre notre salut. Demandons notre conver-
sion : attachons-nous à cela : nous l'obtiendrons.
Ame religieuse! le fruit de la doctrine de Jésus-
Christ sur la prière doit être principalement d'être
fidèle aux heures qu'on y consacre. Fussiez-vous
distraite au dedans, si vous gémissez de l'être, si
vous souhaitez seulement de ne l'être pas , et que
vous demeuriez fidèle, humble et recueillie au de-
hors; l'obéissance que vous y rendez à Dieu, à l'É-
glise, et à la règle, en conservant les génuflexions,
les inclinations, et tout le reste de l'extérieur de la
piété, conserve l'esprit de prière. On prie alors par
' Joan. XVI, 23. — ' Jac. iv, 3. — ' /6/d I, 5, 6.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
58 ^
dtit , par disposition , par volonté : mais sur\out si
on s'humilie de ses séciieresses et de ses distractions.
O que cette prière est agréable à Dieu! qu'elle mor-
tifie le corps et Fâme! qu'elle obtient de grâces, et
qu'elle expie de péchés!
XLV JOUR.
Abrégé de la morale chrétienne, et à qiioi elle se termine.
Matth. VI, 12,20.
Faites comme vous voulez qu'on vous fasse. Rien
déplus simple que ce principe, rien de plus étendu
dins la pratique : toute la société humaine y est
renfermée. La nature même nous enseigne cette
règle. Mais Jésus-Christ l'élève, en ajoutant. C'est
ici la loi et les prophètes ' . C'en est le précis , et l'a-
brégé de toute justice. La racine en est dans ce
précepte : ^ous aimerez votre prochain comme
vous-même »,
Efforcez-vous^. Le salut ne doit pas être entre-
pris avec mollesse. La porte est étroite par la mor-
tiflcation, la pauvreté, et la pénitence. /^ chemin,
est large dans la licence. Le grand nombre , le petit
nombre : sujet infini de méditer, et inépuisable con-
solation pour les humbles.
Un bon arbre porte de bons fruits ; un mauvais
arbre en porte de mauvais 4. C'est ce qui fait dis-
cerner la bonne pénitence d'^avec la mauvaise.
Étrange état d'une créature raisonnable, qui,
lauîede porter de bons fruits, n'est plus propre que
pour le feu.
f'otts connaîtrez les bons arbres par leurs fruits^,
et non par leurs feuilles: c'est-à-dire par leurs œu-
vres, non par leurs paroles. Le figuier que Jésus-
Christ maudit avait des feuilles : mais parce qu'il
n'avait pas de fruits, Jésus-Christ le rendit sec.
Que jamais fruit ne naisse de toi ^. Par punition
d'être infructueux, il le devient encore davantage.
Si on ne produit des fruits dans le temps, et lors-
que le maître en attend, il vient un temps qu'on
n'en peut produire aucun.
T"n saae confesseur doit demander à son péni-
tent du fruit , et non des feuilles. Il ne faut pas se
contenter de l'apparence d'un bon arbre dans ses
feuilles, ni des fruits commencés dans la fleur. Il
faut de vrais fruits : autrement il a raison de dou-
ter que la pénitence soit sincère.
XLVP JOUR
En qaoi consiste la vraie vertu. Matth. \n, 2i.
Jésus-Clirist vient de parler des arbres qui n'ont
point de fruits : en voici une mauvaise espèce. Cest
le chrétien qui n'a que l'apparence du bien , et qui
effet ne porte rien de bon ; celui qui parle beau-
up et ne fait rien : Seigneur, Seigjteur, A\\.-\\. Il
vaudrait bien mieux ne pas tant répéter qu'il est
te Seigneur, et faire ce qu'il dit.
Il y en a qui ne résistent à rien; tout ce que
vous leur proposez, ils l'entreprennent. Oui ,je le
ferai, je parlerai, je prierai y j'assisterai à tout;
• Matth. TU, 12. — ' Ptid. \\n, 39. — ' Ihid. Yli< 13. | j.
- « Ihid. 17, 18, 19. — * Ibid. ay. — f 76/j/. j^,^ 19, ->o.
! mais quand il faut venirà l'exécution, toutdemetjrt>.
' Les Juifs étaient de ceux qui di.sent beaucoup; et
; Jésus, leur dit : J^s femmes de mauvaise vie et les
I pul)licains fout mieux que vous '. Votre piété,
j tout extérieure , vous entretient dans une fausse
opinion de vertu. Ceux qui .sont manifestement
I mauvais ont honte d'eux-mêmes et se convertiront
I à la fin plutôt que vous.
j Considérez ces deux jeunes hommes delà para-
bole ». L'un a honte de désobéir ouvertement à son
père, en lui disant • Je ne veux pas; et après lui
I avoir dit : Je le veux , il suit pourtant son penchant,
et il ne fait rien. L'autre dit ouvertement, Je n'en
ferai rien: et il a honte de son insolence, et il obéit.
L'un a la présomption de vouloir passer pour ver-
tueux , et il ne lest qu'en paroles ; c'est pourquoi
il tombe. L'autre a horreur de sa témérité, et II
s'en repeiit.
Il ne faut donc ni trop déférer aux discours pré-
somptueux de ceux qui promettent tout, ni déses-
pérer de ceux qui semblent tout refuser. Les grands-
crimes mènent plutôt à la pénitence que la fbde et
inefficace pudeur, qui fait tout promettre sans avoir
un véritable désir de Texécution : ou que la fausse
piété, qui ne consiste qu'en paroles, où l'on croit
avoir tout fait quand on parle bien de la loi et de
la vertu, comme faisaient les Juifs.
Ame fidèle, évertuez- vous. Avez-vous promis
quelque chose? Quelque grande qu'elle soit, faites
plus encore. Avez-vous refusé? Ayez-en honte, et
faites ce que vous aviez dit que vous ne vouliez ou
TOUS ne pouviez pas.
Celui qui écoute et qui fait , en qui la vertu se -
tourne en habitude par la pratique, c'est l'homme
sage qui bâtit sur la pierre 3. Les tentations,
viennent, les maladies accablent, les afflictions,
fondent sur cette âme; elle se soutient. Ceux qui
ne font qu'écouter, qui se délectent de la beauté ou
de la vérité de la sainte parole , sans en venir aux
effets , ou qui n'y viennent qu'imparfaitement, ont
bâti sur le sable : ils tombent à la première occa-
sion , et leur ruine est grande.
XLVIIt JOUR,
Admirables effels , et invirvcible puissance de la doctrine
de Jésus-Christ. Matth. tu, 28, 29.
Considérez, la doctrine de Jésus-Christ : elle est
si belle et si solide, qu'elle cause de l'admiration
à tout le peuple. Car qui n'en admirerait la pureté,
la sublimité, l'efficace? Elle a converti le monde :
elle a peuplé les déserts : elle a fait prodiguer à des
millions de martyrs de toute condition^ detout
âge et de tout sexe , jusqu'à leur sang. EJÎe a rendu
les richesses et les plaisirs Hïéprisabfes : îes hon-
neursdu monde ontperdu tout leuréclal. L'homme,
est devenu un anse ; et il s'est fiorté à se proposer
pournKHlèle Dieu même. Qui ne l'adirtirerait donc
cetie ravissante doctrine? :Mais ce n'pàt pas tout
de Tadmirer, Jésus enseigne comme ayant puis'-
• Matth XX , 31 i 3J. - » Jbid. 28-, », 30.,— ^Itid. WJ. afc.,
2i. •26,21. —*— »-
I
S83
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE.
sance : il faut que tout cède, et que tout orgueil
humain baisse la tête.
Dieu vous préserve d'un docteur timide, qui
n'ose vous dire vos vérités , ou qui vous natte dans
vos défauts , à la manière des scribes et des phari-
siens, qui ne songeaient qu'à s'attacher le peuple,
et non à le corriger! Demandez à Dieu un docteur
qui vous parle avec efficace et avec puissance , sans
vous épargner dans vos vices. C'est à celui-là que
votre conversion est réservée. Amen, amen.
PRÉPARATION
A LA DERNIÈBE SEMAINE DU SAUVEUR.
Les sermons de Notre-Seigneur dans sa dernière
semaine sont des plus dignes d'être médités, par
la circonstance de sa mort prochaine. Pour les lire
avec ordre et avec fruit, il est bon de les partager
par journées, comme on a fait le sermon sur la
montagne.
Avant que d'en venir à celte semaine, si pleine
d'instructions et de mystères, pour en prendre l'es-
prit il faut remonter un peu plus haut. Et c'est à
quoi nous donnerons huit jours.
PREMIER JOUR.
Le mystère de la croix prédit par Jésus Christ, et non com-
pris par les apôtres : combien on craint de suivre Jésus à
la croix. Matth. xx, f?, jusqu'au 29. Marc, x, 32Jusqu'au
46. Luc. XVIII, 31 , jusqu'au 35.
L'heure de Jésus approchant , il va volontaire-
ment à Jérusalem , oij il savait qu'il devait mourir;
et il le déclare à ses apôtres.
Saint Paul disait aux disciples > : Et maintenant
étmit lié par le Saint-Esprit, doucement contraint
par son impulsion particulière, je ))i'en vais à Je-
rusalem, ne sachant ce qui m'y doit arriver. Mais
Jésus va à Jérusalem , sachant très-bien ce qu'il y
doit souffrir, et le dénonçant aux apôtres : Voilà ,
dit-il », que nous allons à Jérusalem; et le Fils de
1^ homme sera livré entre les mains des méchajits.
Je ne sais, disait saint Paul 3, ce qui me doit ar-
rivera Jérusalem, si ce n^est que dans toutes les
villes où je passe, le Saint-Esprit me fait témoi-
gner, par les prophètes qui y sont, que des chaî-
nes et des afflictions m'y sont préparées. IMais , au
Jieu qu'on ne montrait les choses qu'en confu-
sion à saint Paul , Jésus explique tout distincte-
ment à ses apôtres, comme la seule lecture le fera
connaître.
A ces mots , saint Luc observe 4 que les disciples
ne comprirent rien de ce que Jésus leur disait,
quoique Jésus-Christ leur parlât sans aucune am-
biguïté ; que cette parole était cachée, et qu'ils n'en-
tendaient point ce qu'on leur disait. Cet évangéliste
fait voir, par le soin qu'il prend de nous faire ob-
' ^ct. XX, 22.
* Inc. X\m , 34.
■'atlh. XX ,18.-1 ^cl. XX, 33. —
server cette ignorance des apôtres , combien le mys-
tère de la croix a peine à entrer dans les esprits.
Jésus s'étant expliqué ailleurs de ce mystère en
termes moms clairs, le même s.iint Luc fait cette
remarque • : Les apôtres n'entendainit point celle
parole, et elle était comme collée deranteux, en
sorte qu'ils n'en setttaient point la force, et i/s crai-
gnaient de l'interroger sur cette parole. Ils u'eu-
tendaient pas, parce qu'ils ne voulaient pas enten-
dre. Ils virent bien qu'il faudrait suivre leur maî-
tre, et ils ne voulaient pas savoir les souffrances
ou II allait, dans la crainte d'avoir un sort sembla-
ble. C'est pourquoi Jésus leur disait : Mettez bien
ceci dans vos cœurs : que le Fils de l'homme sera
livre entre les mains des hommes » : ce qu'il avait
soin de leur inculquer dans le temps que tout le
monde^ était en admiration des prodiges qu'il fai-
sait : c'est que, flattés par sa gloire, ils avaient le
cœur bouché à ce qu'il leur enseignait sur l'oppro-
bre qu'il avait à souffrir, sans vouloir en entendre
parler. INIais c'était là néanmoins ce que Jésus vou-
lait qu'ils sussent. Car il avait mis notre salut dans
ses souffrances, et dans l'oblig;ition de le suivre,
etde portersa croix après lui. Mettez bien cela dans
vos cœurs, leur disait-il.
Songez ici comme l'homme se trompe lui-même,
comme il fait le sourd quand ou lui veut dire ce
qui choque ses passions et ses sens, comme, quel-
que clair qu'on lui parle, il détourne l'oreille; il ne
fait pas semblant d'entendre, et craint d'approfon-
dir la matière. Quitte ce commerce, renonce à ce
plaisir, renonce à ta propre volonté : il n'entend
pas; il ne veut pas entendre, ni savoir, ni interro-
ger celui qui lui parle. C'est pour la même raison
que saint Marc raconte la même chose en ces ter-
mes 3 : Comme ils montaient à Jérusalem, Jé-
sus marchait devant eux, et ils en étaient étonnés,
et ils craignaient en le suivant; et appelant le.t
douze, il leur dit: Nous allons à Jérusalem, pour
y souffrir tout ce qu'il leur marque.
Le sujet de leur étonnement était qu'ils savaient
que les pharisiens et les docteurs de la loi le cher-
chaient pour le faire mourir; et ils ne pouvaient
comprendre qu'il allât se mettre en leurs mains;
et ils le suivaient en tremblant. On craint de suivre
Jésus à la croix.
Mais pour nous encourager, il va devant; et saint
Luc remarque qu'il affermit son visage pour aller
à Jérusalem 4 , voyant son heure venue. La nature
craignait, comme il parut dans son agonie au jar-
din. Car il a voulu porter nos faiblesses jusqu'à ce
point, afin de nous apprendre à les vaincre. Sui-
vons-le donc, et à son exemple affermissons notre
visage lorsqu'il faut aller à la pénitence, à la mor-
tification et à la croix.
Ce fut en cette occasion que ses disciples lui di-
rent: Maître, il n'y a que peu de temps que les Juifs
vous cherchaient pour vous lapider, et vous allez
vous mettre encore entre leurs mains ^. Ils vou-
laient le détourner de ce voyage ; et il n'y eut que
' Lue. IX, 45. — * Ibid. 44.
< Luc. IX , 51. — ' Joan. xi , 8.
3 Marc. X, 32, 33. —
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
58t
Thomas qui entendit le mystère , lorsqu'il dit gêné- !
reusement : Allons, allons aussi, et tnottrons avec
lui '. Belle parole, si elle eût été suivie de l'effet !
Mais Thomas s'enfuit comme les autres; et il fut
le dernier à croire sa résurrection. Voilà l'homme :
celui qui parle le plus hardiment, le plus souvent, _
est le plus faible lorsque Dieu l'abandonne à lui-
même. Entends, chrétien, combien il est difOcile
ilaller à la croix avec Jésus , et combien on a besoin
de sa grâce. •
II' JOUR. !
i
Demande ambitieuse des enfants de Zébédée; calice et croix
avant la gloire. Matlh. xx, 20 etsuiv. Marc, x, 3b, el
sviv.
La même lecture , et appuyez en particulier sur
la demande de la mère des enfants de Zébédée. Saint
Marc dit distinctement que ce ne fut pas seulement
leur mère , mais les deux frères eux-mêmes , c'est-
si souvent pratiquée dans l'Evangile et dans toute
l'Écriture, où, pour certaines raisons et conve-
nances , des choses diverses sont attribuées au Père-
et au Fils. Mais il faut toujours se souvenir dans le-
fond de cette parole, que le Sauveur adresse à sou
Père : Tout ce qui est a vous est a moi; et tout ce
qui est à moi est à vous '.
Tous les apôtres furent indignés * de la de*
mande des deux frères. Aveugles, qui ne songeaient
pas qu'ils étaient tous dans les sentiments qu'ils re-
prenaient dans les autres, puisque un peu aupara-
vant, et un peu après , Jésus-Christ les surprit pen-
sant en eux-mêmes , et se disputant qui d'entre eux
serait le premier ^. C'est ainsi qu'on ne peut souf-
frir dans les autres le vice qu'on a en soi-même :
éclairé pour reprendre, aveugle à se corriger et à se-
connaître.
Remarquez le changement admirable que les ins-
tructions du Sauveur, et l'effusion du Saint-Esprit
à-dire saint Jacques et saint Jean , qui firent cette | fit dans les apôtres. Ces gens qui ne cessaient de
demande. Ce qui nous montre que leur mère agis-
sait à l'instigation de ses enfants. Peut-être même
que dans la suite ils se joignirent eux-mêmes ouver-
tement à la demande. C'est pourquoi aussi le Sau-
veur leur adresse sa réponse : rous ne savez ce que
vous demandez- ; pouvez-vous boire mon calice^"}
Il n'y a rien qui fasse sentir combien on a de peine
a entendre la parole de la croix. Jésus venait d'en
parler aussi clairement qu'on a vu; et loin de l'en-
tendre, saint Jacques et saint Jean , qui étaient des
premiers entre les apôtres, lui viennent parler de
sa gloire , et de la distinction où ils y voulaient
paraître.
Pesez ces paroles de Jésus : fous ne savez ce
que vous demandez '. Vous parlez de gloire : et
vous ne songez pas ce qu'il faut souffrir pour y
parvenir. Là il leur explique ces souffrances par
deux similitudes, par celle d'un calice amer qu'il
faut avaler, et par celle d'un baptême sangbnt où il
faut être plongé. Avaler toute sorte d'amertume;
être dans les souffrances jusqu'à y avoir tout le
corps plongé , comme on l'a dans le baptême : la
gloire est à ce prix.
Les apôtres ambitieux s'offrirent à tout; mais
Jésus, qui voyait bien qu'ils ne s'offraient à souf-
frir que par ambition , ne voulut pas les satisfaire.
11 accepta leur parole pour la croix; mais pour la
gloire, il les renvoya aux décrets éternels de son
Père , et à ses secrets conseils. Il aurait bien pu
leur dire ce qu'il dit dans la suite à tous les apôtres :
Je dispose de mon royaume en votre faveur, comme
mon Père en a disposé en la mienne ^. Mais des
gens qui ne voulaient souffrir que par ambition»
n'étaient pas dignes encore d'entendre cette pro-
messe : et pour les attacher à la croix , dont ils n'en-
tendaient pas encore la vertu , Jésus-Christ remet
à son Père ce qui regarde la gloire , et ne se réserve
en ce lieu qu'a prédire et à distribuer les afflic-
tions.
Tout cela se faisait piit cette profond' économie
« Joan. XI, 16. — * Matth. XX, 22. Marc, r., 3«.
— • Luc. XXII , 29.
î Ibid.
disputer entre eux de la primauté, la cèdent sans
peine à saint Pierre. Ils lui cèdent la parole partout ;
il préside à tous leurs conciles et à toutes leurs as,-
semblées. Saint Jean , un des deux enfants de Zébé->.
dée , qui venait de demander la première place avecr
son frère saint Jacques, attend saint Pierre au tom-
beau du Sauveur, afin qu'il y entre le premier; et
l'empressement de voir les marques de la résurrec-
tion de son maître, ne l'empêcha pas de rendrt
l'honneur qu'il devait au prince des apôtres.
Appuyez encore sur ces paroles de saint Mat-
thieu *, où il rabat toute ambition par son exemple.
Ne sois point ambitieux , ô chrétien ! et ne désire
point le commandement, ni aucun avantage parmi
les hommes ; puisque tu es le disciple de celui qui
étant le Seigneur de tous, s'en est rendu le servi-
teur, et a mis sa gloire à racheter ses élus par la .
perte de sa vie. Racheté par l'humilité et la croix de -
ton Sauveur, ne songe point à t'élever, ni à enfler
toi-même ton cœur.
Considérons combien nos passions, et surtout
l'ambition, nous aveuglent; et crions, à l'exemple
de-ces deux aveugles, et de Bartimée, lUs de Timée :
O Seigneur, rendez-nous la vue ^ ! faites-nous con-
naître nos défauts.
Que nul reproche des hommes ne nous- empêche
de crier à Jésus pour en implorer le secours de sa
grâce. Quittons nos habits, courons à lui, ouvrons
les yeux , glorifions Dieu , cessons de nous mécon-
naître et de nous glorifier nous-mêmes.
III* JOUR.
Victoire et puissance de Jésus-Christ contre la mort, dans
la résurrection de Lazare. Jcum. xj , l, 46.
Jésus approche de Jérusalem ; il est déjà à Bé-
thanie, bourgade qui ea était à peine à six-vingts
pas, à la racine de la montagne des OlKiers. Sa
mort approche en même temps ; et ce qu'il va faire
à cette approche, etpour nous y préparer, est ad-
mirable.
« Joan. ivii, 10. — ' .Vaith. xx, 24. — ^ Luc. i\. *«,47v
xxn, 2» , 25. — ♦ .Vaith. XX, 25. Marc. X, 42. — » Mattk x.\
30. Marc. \, 16 , âl.Luc. x\iu , 42.
&II4
MÉDITATIONS SUR LKVANGILE.
La première chose, c'est la réstirreclion de La-
zare. Il allait mourir, et il semblait que l'empire de
(a mort allait s'affermir plus que jamais, après qu'il
y aurait été assujetti lui-même. INIais il fait ce grand
miracle de la résurrection de Lazare, afin de nous
faire voir qu'il est le maître de la mort.
Elle paraît ici dans tout ce qu'elle a de plus af-
freux. Lazare est mort, enseveli, enterré, déjà pourri
et puant. On craint de lever la pierre de son tom-
heau , de peur d'infecter le lieu et la personne de
Jésus par cette insupportable odeur. Voilà un spec-
tacle horrible : Jésus en frémit , Jésus en pleure.
Uans la mort de Lazare, son ami, il déplore le
commun supplice de tous les hommes ; il regarde
la nature humaine comme créée dans l'immortalité,
et comme condamnée à mort pour son péché. Il est
l'ami de tout le genre humain; il vient le rétablir;
il commence par en pleurer le désastre, par en fré-
mir, par se troubler lui-même à la vue de son sup-
plice. Ce qui lui paraît si horrible dans la mort ,
c'est principalement qu'elle est causée par le péché;
et c'est plutôt le pédié que la mort qui lui cause
ce frémissement, ce trouble, ces pleurs. Il est saisi
d'un nouveau frémissement à mesure qu'il appro-
che du tombeau. Eu voyant cette affreuse caverne,
où le mort était gisant, on dirait qu'il n'y a point
«le remède à un si grand mal. Celui, dit-on, qui
a édab^ l'aveugle-né , ne pouKait-il pas empêcher
que son ami ne mourût ■ ^ On ne dit pas, Ne le
pourrait-il pas ressusciter? C'est à quoi on ne son-
geait seulement pas. Ou croit que son pouvoir n'al-
lait pas plus loin que de l'empêcher de mourir; mais
le tirf r de la mort , quoiqu'il en eut déjà donné des
exemples, on ne voulait ni s'en souvenir, ni le croire.
On eroit qu'il n'a que des larmes et cette frémis-
sante horreur à donner à un tel mal. Voilà tout le
genre humain dans la mort; il n'y a qu'à pleurer
son sort, on n'y voit aucune ressource. C'est le
comnfiencement de l'histoire, et comme la première
|)artie de ce tableau : tout y est rempli d'horreur.
Riais voici la seconde , et tout y est plein au con-
traire de consolation. Il n'y paraît que puissance
contre la mort, et que victoire remportée sur elle.
Jésus dit : Cette maladie n'est pas pour la morty
mais pour la gloire de Dieu K Lazare en mourut
pourtant : mais le Sauveur voulait dire que la mort
serait vaincue, et le Fils de Dieu glorifié par cette
victoire.
Il poursuit : Lazare dort, mais je vais le réveil-
ler 3 : appelant la mort un sommeil plutôt qu'une
mort ; et montrant qu'il lui est aussi facile de res-
susciter un mort, que de réveiller un endormi.
A mesure qu'il avance, il paraît de plus en plus
le vainqueur de la mort. ^7 vous aviez été ici, mon
frère ne serait pas mort : mais je sais que Dieu
vous accordera tout ce que vous lui demanderez.
Vous avez tout pouvoir, non-seulement pour pré-
venir la mort, mais encore pour lui enlever la proie
(|ii'elle a déjà entre ses mains.
/ ofre frère ressuscitera i. Je le sais, dit ^larthe,
au dernier jour. Klle ne doute pas que Jésus ne
Josn. XI y7. — ' lOld. i. — 5 Ibid 1 1 , Ji — i J'jtJ. Zii.
puisse le ressusciter avant ce temps : mais elle ne se
juge pas digne de cette grâce.
Goûtons ces paroles dti Sauveur, après lesquelles
la mort n'a plus rien d'affreux : Je suis la résur-
rection et la vie; celui qxd croit en moi , quand il
serait mort, il vivra : celui qid vif et rjui croit en
moi, ne mourra point éternellement '. 11 ne mouna
point pour jamais : la mort ne sera pour lui qu'un
passage : il n'y demeurera pas, et il viendra à un
état ou il ne mourra jamais.
La foi de Marthe est grande. Les Juifs disaient
de Jésus : Ne pouvait-il pas faire que Lazare ne
mourût pas? Celle-ci dit, non-seulement qu'il le
pouvait faire, mais qu'il l'aurait fait; et qu'il pou-
vait encore le ressusciter s'il voulait. Elle voit eu
esprit la résuireelion générale, et confesse Jésus-
Christ, comme celui qui, étant au ciel et dans le
sein de son Père, est venu au monde. Jésus, Fifs du
Dieu vivant, est vivant de la même vie que son
Père. Comme le Père, dit-il *, a to vie en soi, ainsi
a-t-il donné au Fils d'avoir la oie en soi. Il a donc
raison de nous dire, qu'il est la résurrection et la
vie ^; et encore : Je suis la vie ; et encore : Comme
le Père ressuscite et vivifie , aiiisi le Fils vivifie qui
il lui plaît ^. Il est une source de vie, il est la vie
même comme le Père. La vie est venue à nous, quand
il s'est fait homme. Nous vous annonçons la vie
éternelle qui était dans le Père , etqtd nous est ap-
parue pour se répandre sur nous, disait saint Jean ^.
Les larmes mêmes de Jésus nous remplissent
d'espérance : si le médecin tout-puissant est touché
de nos maux, s'il les pleure, s'il en frémit, il les
guérira.
Otez la pierre ^ , ouvrez le tombeau ; enlevez la
porte de cette éternelle prison. C'est sans doute pour
en délivrer ceux qui y sont détenus.
Père, je sais que vous m'écoutez toujours 7. INoiis
sommes donc délivrés, puisqu'un tel intercesseur
parle pour nous. Lazare, sortez, parais.sez. J,es
prophètes avaient ressuscité quelques morts; mais
on n'avait point encore traité la mort dline manière
si impérieuse. C'est que le temps devait venir, it
déjà il était venu, disait le Sauveur, que ceujr qui
sont dans le tombeau entendront la voix du Fils de
Dieu; et ceux qui l'entendront , recevront la rie '^.
Ce qui se fait maintenant pour le seul Lazare se fera
un jour pour tous les hommes.
Lazare sortit à l'instant , quoique lié de bande-
lettes, à peu près comme un enfant dans le bei-
ceau, le visage enveloppé d'un linge 9. Un honuuo
vivant ne pourrait se remuer en cet état : cependant
un mort se lève, et paraît : tant il y a d'efficace dans
la parole du Sauveur !
Il importe de bien méditer toutes ces choses, afin
de nous affermir contre la crainte de la mort, (jui
est si extrême dans les hommes, qu'elle est capable-
de leur faire perdre l'esprit, quand on leur annonce
qu'il faut mourir; comme l'expérience le fait voir.
On a grand besoin de se munir contre cette crainte.
« Joaii. XI , 25, 26. — 2 Ibid. X , 26 — ^ Ibid. xi , ». —
♦ Ibid. \\ 21. — il. Jotiv. r, 2. — *» Ibid. xi, 39. — " Ibtd.
42. — « Ibid. V , 2j. — •' Ibid. XI , H.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
585
Ce qui p f;iit pnrui; alement, en méditant les pro- 1 ?lise, pour enfanter de nouveau ce mort tout pourri,
messes de l'Rvangile contre la mort et s'attachant I Le grand cri d
par une vive foi à la vie que nous attendons. On a
besoin d'une grande gràre contre une si vive terreur.
On ne la sent pas, tant qu'on a de la santé et de
l'espérance : mais quand il n'y en a plus, le coup est
terrible. Il est faible pourtant, si nous croyons bien
que Jésus a vaincu la mort.
Il l'a encore vaincue dans une jeune fille de douze
ans, qui ne faisait que d'expirer, et qui était encosp
dans son lit '. Il l'a vaincue dans un jeune liomme
qu'on portait en terre ». Enfin, il Ta vaincue dans
le tombeau, et au milieu de la pourriture, en la
personne du Lazare'. Il restait qu'il empêchât même
la corruption. Il avait vaincu la mort en des person-
nes qui étaient mortes naturellement : il fallait en-
core la vaincre lorsqu'elle serait venue par violence.
Ceux à qui il avait rendu la vie, demeuraient mor-
tels; il restait qu'avec la mort, il vainquît même la
mortalité. C'était eu sa personne qu'il devait faire
voir une victoire si complète. Après qu'on l'eut fait
mourir, il ressuscite pour ne mourir plus, sans
même avoir jamais vu la corruption , comme avait
chanté le psalmiste : fous ne permettrez pas que
rofre Sainte rôle la corruption *. Ce qui s'est fait
dans le chef s'accomplira dans les membres. L'im-
mortalité nous est assurée en Jésus-Christ à meil-
leur titre q'i'elle ne nous avait d'abord été donnée
en Adam. Notre prennière immortalité était de pou-
voir ne mo'irir pas : notre dernière immortalité sera
de ne pouvoir plus mourir.
IV JOUR.
M^me sujet Les trois morls ressuscites par Notre-Seigneur,
ligures des Irois états du pécheur. Joan. xi, I et suiv.
Miitlh. IX, 18, 25. Marc, v, 35, 42. Luc. VII, 12, 15.
La vraie mort de l'homme c'est le péché, parce que
c'est la mort de l'âme.
Dans les trois morts que le Sauveur a ressuscites,
les saints ont considéré le péché vaincu en trois états :
dans son commencement, en la personne de cette
jeune fille : dans son progrès, en la personne de
c«lui qu'on portait en terre : dans sa consommation,
et dans l'état d'endurcissement et d'habitude invé-
térée, en la personne de Lazare.
I>a corruption dans un mort de quatre Jours fait
voir un homme qui croupit, et pourrit, pour ainsi
parler, dans son péché. La mauvaise odeur, c'est le
scandale et la diffamation qui suit cet état. La ca-
verne où le mort est enterré fait voir l'abîme où le
pécheur s'est enfoncé. La pierre sur le tombeau,
c'est la dureté dans le cœur. Les bandes dont le
mort est lié, sont les liens du péché qu'il ne peut
rompre. Il ne paraît plus de ressource; les gens de
Bien même n'espèrent plus rien. Maître, disait Mar-
the ', // sent mauvais, et il y a quatre jours qu'il
est mort. C'est ce qui cause dans Jésus ce frémisse-
ment réitéré par deux fois, avec ces larmes amères;
ee qui signifie l'effort, comme le travail de l'É-
' Matth. I\ , 18, 25. Marr. v, 35, iO, 42. — - Luc. vu, 12»
I», 15. — ^7w/». XI, 41, 42, 43, 44. — ^ P$. W , 10,11. Act.
ll,.'T. — 5 J-'.i!t. XI, :;u.
de Jésus montre encore la même chose.
Ressusciter un tel mort, c'est quelque chose de
plus miraculeux que la résurrection de Lazare.
Ame malheureuse, ne fais point pleuier Jésus;
ne le fais point tant crier, ni tant frémir; em|>cche-
toi de tomber dans ce péché d'habitude. .Mais si tu
y es, ne perds pas toute espérance; il te reste une
ressource infaillible dans les cris et les larmes de
Jésus.
Déliez-le y dit le Sauveur"; ôtez-lui ces bande-
lettes dont il est serré; c'est le ministère des apô-
tres. Mais il faut auparavant que Jésus ait parlé;
que le mort ait ouï sa \oix; qu'il se soit déjà réveillé
de son profond assoupissement, et qu'il commence
à vivre en recevant l'inspiration qui l'appelle à la
pénitence. Les apôtres peuvent alors user du pou-
voir qui leur est donné de délier : mais si le pécheur
n'a déjà reçu aucun principe de vie; en un mot,
s'il n'est déjà sérieusement converti , c'est en vain
qu'on le délierait; il est tout mort au dedans; et les
sacrements ne peuvent rien pour lui. Convertissez-
vous donc, ô pécheurs, et vivez!
\" JOUR.
Amitié de Jésus, modèle de I.t notre. Excellpule maDïère
de prier. Joan. xi, i et ruiv.
Voilà les grands mystères de cet évangile. ^lais à
ne rien regarder que l'histoire, elle est ravissante.
Lazare notre ami, dit Jésus ». Quel bonheur à
des mortels de pouvoir avoir Jésus pour ami! A'o-
tre ami : Lazare aimait et lui et sa compagnie : ses
disciples avaient part à son amitié. Jésus aimait
Marthe, et Marie sa sœur, et Lazare^, qui était
malade. Voilà les amis de Jésus; leur maison était
toujours ouverte à lui et aux siens; ce sont ses hô-
tes et ses amis.
Puisque Jésus n'a pas dédaigné d'avoir des amis
sur la terre, suivons ce modèle dans nos amitiés.
Aimons ceux qui sont charitables, et qui exercent
volontiers l'hospitalité; car, en la personne de leurs
hôtes, c'est Jésus-Qirist qu'ils reçoivent. Aimons
une Marthe si zélée pour servir Jésus, qu'elle passe
jusqu'à un empressement excessif, et jusqu'à une
inquiétude dont elle est reprise. Si nos amis ont des
défauts, que ce soit des défauts fondés sur le bien,
^lais aimons surtout une Marie qui est toujours aux
pieds de Jésus, toujours attentive à sa parole, et
à la bonne part qui ne pouvait lui être ôtée <. Voilà
ceux que Jésus-Christ honorait dune amitié parti-
culière.
Celui que vous aimez est malade *. C'est ce que
mandent à Jésus les sœurs de Lazare. Excellente
manière de prier; sans rien demander, on expose
à celui qui aime le besoin de son ami. Prions ainsi ;
soyons persuadés que .Tésus nous aime; présentons-
nous à lui comme des malades, sans rien dire,
sans rien demander. Prions ainsi pour nous-mêmes :
prions ainsi pour les autres. C'est une manière de
prier des plus excellentes.
ï ibîd. &— *Luc. X, u^.
' Joan. XI, 44.
40, 42. — » 7cKiii
- î Ibia. 1 1.
XI, 3.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
536
Souvent on dit à Jésus dans son Evanpie : Ve-
nez, Seigneur, et guérissez; imposez vos mains,
toucliez le malade : ici on dit simplement : Celui
que vous aimez est malade. Jésus entend la voix
du besoin , d'autant plus que cette manière de le
prier a quelque chose, non-seulement de plus res-
pectueux et de plus soumis, mais encore de plus
tendre. Qu'elle est aimable cette prière! Pratiquons-
ia principalement pour les maladies de l'âme.
Marthe et Marie conservent toujours leur carac-
tère. Marthe est toujours la plus empressée : elle
parle plus; elle agit plus. Marie arrive : d'abord e//e
se prosterne aux pieds de Jésus ' ; elle ne dit qu'un
mot, et c'est assez.
Le Maitre vous demande, lui disait Marthe ». Jé-
sus était content de la foi de Marthe : mais pour
achever d'être touché, il voulait voir les pleurs, la
tendresse intime et la douceur de Marie, toujours
attachée du fond de son cœur à sa parole.
Jésus pleura^. Où sont ces faux sages qui veulent
qu^on soit insensible ? Ce n'est pas là la sagesse de
Jésus. ^ ^
royez comment il l'aimait*. Soyez loué, o Sei-
<^neur Jésus! d'avoir bien voulu qu'on pût remar-
quer la tendresse que vous avez pour vos amis.
Qu'il nous soit permis de l'imiter, et d'aimer à vo-
tre exemple : les cœurs durs et insensibles ne sont
pas ceux qui vous plaisent. Mais réglez nos amitiés,
et sovez-en le modèle. Ne flattons point nos amis,
corrigeons-en , comme vous , les empressements in-
considérés : aimons dans nos amis le bon et le so-
lide comme vous.
O Seigneur! que je sois du nombre de ceux à
qui vous dites : P'ous êtes mes amis s 1 et encore :
Je vous dirai à vous qui êtes mes amis^. O bon et
parfait ami, qui pour exercer envers eux l'amour que
vous avez dit vous-même être le plus grand de tous,
avez donné votre vie pour eux, je ne veux d'ami que
vous ou qu'en vous. O bon ami , ressuscitez-moi , je
suis plus mort que Lazare.
Marthe appelle Marie en secret. Le Maitre, dit-
cUe7, vous demande. Il y a un certain secret entre
Jésus-Christ , et les âmes intérieures qui sont figu-
rées par Marie. Il faut entrer dans ce secret, et ne
le pas troubler en y mêlant le monde. Entends ,
chrétien , ce doux secret , ce secret entre le Verbe
et l'âme détachée des sens , qui l'écoute au dedans ,
et qui ne connaît que sa voix.
A l'instant Marie se lève, et vient à Jésus».
Quand il appelle, on ne peut y apporter trop de
promptitude. Les Juifs les voyant partir si vite,
disaient : Elle va pleurer au tombeau. On connais-
sait son bon naturel et son cœur tendre ; mais Jésus
ovait réglé ses tendresses, dont le principal objet
était sa parole.
Déliez-le, et laissez-le aller 9. On n'a point dit m
pu il alla, ni ce qu'il fit, ni ce qu'il dit, ni ce qu'on
lui dit, ni où il avait été, ni comment il se trou-
vait : toutes questions superflues. Dieu, qui, dès
' Jo,m. XI, 32. — ^ IbUL 2S. - ^ I!>id. 35. — « Ibid. .36.
^' Ibid. XV, 14, 15. —' Luc. XII, 4. — ■ Jo;:n. \ , 'Jb. —
» li,i4.-:t9,Zl. —9 Ibid.i\.
le moment de sa mort , savait ce qu'il en voulait
faire, avait tout réglé; il savait par où nous de-
vaient venir les vérités de l'autre vie. Jésus notre
docteur savait tout , et avait tout vu dans la source.
La simplicité du narré nous apprend ce qu'on doit
considérer dans les grandes choses, et comme il y
faut mépriser les minuties.
Vie JOUR.
Jésus-Chrisl mis en si^ne de coniradiclion : incrédulité
des Juifs après la résurrection de T..izare. Jonii. xi, 46
et suiv.
Ce qui fut dit du Sauveur à sa bienheureuse
Mère, par le saint vieillard Siméon, est bien vrai :
Celui-ci est posé en ruine et en résurrection à plu-
sieurs en Israël, et en signe de contradiction ; afin
que les pensées de leurs cœurs soient découvertes '.
On n'avait point encore vu la profonde malice du
cœur de l'homme, ni jusqu'à quel point il est capa-
ble de résister à Dieu.
Après un si grand miracle, il semble qu'il ne
faut pas s'étonner que plusieurs crussent. La ré-
surrection de Lazare était arrivée en présence de
tout le monde, à la porte de Jérusalem, avec le
concours qu'attire un deuil dans les maisons con-
sidérables : Plusieurs apurent., dit l'évangéliste*.
C'était là l'effet naturel d'un si grand miracle. Mais
d'autres, qui savaient la haine des pontifes et
des pharisiens contre Jésus , et qui y entraient ,
leur allèrent dire ce qu'ils avaient vu. Sur cela,
on assembla le conseil, et la résolution en fut
étrange.
Cet homme fait beaucoup de miracles^. Ils ne
nient point le fait ; il est trop constant. Que ferons-
nous'^ La réponse paraît aisée, Croyez en lui :
mais leur avarice, leur faux zèle, leur hypocrisie,
leur ambition , leur domination tyrannique sur les
consciences, que Jésus découvrait, encore qu'il la
cachassent sous le masque du zèle de la religion ,
les aveuglait. En cet état, ils ne peuvent croire^,
comme nous verrons bientôt ; et ils aiment mieux
résister à Dieu, que de renoncer à leur empire.
Ailleurs ils disent encore : Qite ferons-nous à
ces hommesl car le miracle qu'ils viennent de
faire est public. Tout Jérusalem en est témoin, et
nous ne saurions le nier^. La réponse naturelle
était. Il y faut croire. Mais si nous y croyons,
nous ne serons plus rien : et c'est à quoi ils ne pou-
vaient se résoudre.
Les incrédules s'écrient : Comment tout le monde
n'at-il pas cru , s'il y a eu tant et de si grands mi^
racles? Us n'entendent pas le profond attachement
du cœur humain à ses sens, et aux affaires qui les
flattent; d'où suit une indifférence prodigieuse pour
le salut. Ce qui fait qu'on ne daigne pas s'appliquer
à ce qui se passe qui y a rapport, ni s'en enquérir;
et que ceux qui l'ont vu , s'étourdissent eux-mêmes
pour n'y pas croire; de peur qu'en y croyant ils ne
soient forcés de renoncer à tout ce qu'ils aiment
• /.)/('. II, :n, 35. — » Joan. Xi, 45. — ^ Ihid. 47. — * .^i^
Xll, 37, o8,a9. — " Act. IV, 16.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
et d'embrasser une vie qui leur paraît si insuppor-
table et si triste.
Il faut donc entendre, qu'outre les miracles du
dehors, il en fallait un au dedans, pour y changer
la mauvaise disposition des cœurs; et c'est là l'effet
de la grâce. De là vient que si peu de gens ont cru ;
encore qu'on ait vu tant di prodiges , et qu'ils eus-
sent été écrits dès le commencement avec des cir-
constances si particulières, qu'il n'y avait rien de
plus aisé que d'en découvrir la vérité; comme il
n'y edt rien eu de plus impudent, ni de plus capa-
ble de détromper les plus crédules, que de leur
avancer tant défaits positifs, dont le contraire
eût été si constant. Il n'y a eu que ceux qui ont as-
sez aimé leur salut et la vérité, pour prendre soin
ou de s'enquérir des choses qui se passaient en Ju-
dée à la vue de tout le monde , ou d'y faire , s'ils
Ie5 voyaient, les réflexions nécessaires, aOn de les
voir d'un autre oeil que le vulgaire attaché aux sms
et aux préventions.
Ce qu'il y a ici de plus étonnant, c'est que ceux
qui ne voient pas la volonté de Dieu dans les mi-
racles qui la déclaraient si évidemment, sont les
plus savants du peuple, les pontifes, les pharisiens
et les docteurs de la loi , parce que des hypocrites
comme eux, qui n'employaient le nom de Dieu qu'à
tromper le monde, des avares, des orgueilleux , qui
foisaient servir la religion à leurs intérêts, devaient
être naturellement les plus opposés à la vérité, et
les plus incapables de ses secrets. C'est donc ainsi
que les pensées de plusieurs furent découvertes,
parce qu'on devait voir jusqu'à quel point l'intérêt
devait animer les hommes les plus sages en appa-
rence, comme les plus considérables du peuple,
contre Dieu et la vérité.
Loin de proGter du miracle de la résurrection de
Lazare, ils résolurent, non-seulement de tuer Jé-
sus, qui était l'auteur du miracle, mais encore
Lazare même' , en qui il s'était accompli. Trop de
monde le venait voir, et c'était un témoin trop vi-
vant contre eux. Ils voulurent donc le tuer, croyant
obscurcir par là le miracle de sa résurrection, en
montrant du moins que le Sauveur n'avait pas pu
le faire vivre longtemps. Ils songèrent d(5nc à le
tuer, comme si par cette sorte de mort ils pou-
vaient lier les mains à Dieu. Et il fallait encore qyiQ
la gloire de Jésus-Christ révéldt au monde ce pro-
dige de malignité et de folie.
i87
sensibilité de ceux qui, élevés dans la foi, et au
milieu des lumières, préfèrent encore leurs sens et
les plaisirs qui les enchantent, à la vérité qui luit
dans leur cœur; et ne craignent pas de vivre
connue les impies et les inUdèles.
VI1« JOUR.
Fausse cl aveugle politique dps Juifs dans ia mort de JésuS-
Christ, figure de la politique du siècle. Joan. xi, «8 et
suiv.
Les Romains viendront, et ils détruiront notre
ville , notre temple et toute notre nation ' . C'est le
prétexte dont ils couvraient leur intérêt caché et
leur ambition. Le bien public impose aux hommes ;
et peut-être que les pontifes et les phari.siens en
étaient véritablement touchés ; car la politique mal
entendue est le moyen le plus sûr pour jeter les
hommes dans l'aveuglement , et les faire résister à
Dieu.
On voit ici tous les caractères de la fausse po-
litique, et une imitation de ia bonne, mais à con-
tre-sens.
La véritable politique est prévoyante, et par
là se montre sage. Ceux-ci font aussi les sages et
les prévoyants : Les Romains viendront. Ils vien-
dront, il est vrai , non pas comme vous pensez ,
parce qu'on aura reconnu le Sauveur; mais au con-
traire parce qu'on aura manqué de le reconnaître.
La nation pénra : vous l'avez bien prévu; elle pé-
rira en effet; mais ce sera par les moyensdont vous
prétendiez vous servir pour la sauver : tant est
aveugle votre politique et votre prévoyance!
La politique est habile et capable : ceux-ci font
les capables. V^oyez avec quel air de capacité Caï-
phe disait : rous n'y entendez rien : il n'y enten-
dait rien lui-même. // faut qu'un homme meure
pour le peuple ' : il disait vrai; mais c'était d'une
autre façon qu'il ne l'entendait.
La politique sacrifie le bien particulier au bien
public : et cela est juste jusqu'à un certain point. //
faut qu'un homme meure pour le peuple : il enten-
dait qu'on pouvait condamner un innocent au der-
nier supplice, sous prétexte du bien public : ce qui
n'est jamais permis. Car au contraire le sang in-
nocent crie vengeance contre ceux qui le répandent.
La grande habileté des politiques, c'est de don-
ner de beaux prétextes à leurs niauvais desseins.
Il n'y a point de prétexte plus spécieux que le bien
11 ne faut donc plus s'étonner de l'aveuglement public', que les pontifes et leurs adhérents font sem-
des Juifs. Celui des impies et des hérétiques est
à peu près de même genre : les secrètes dispositions
de tous ces gens-là devaient être découvertes. C'est
que l'effort qu'il faut faire contre ses sens et con-
tre soi-même , pour se donner tout entier à la vé-
rité et à Dieu, est si grand, que plutôt que de le
faire, ils aiment mieux étouffer la grâce et l'inspi-
ration qui les y porte, et s'aveugler eux-mêmes.
ÎS'ous sommes aussi de ceux pour qui Jésus-Christ
est un signe de contradiction; et une de ces pen-
sées du cœur humain, que Jésus-Christ venu au
monde devait découvrir, c'est la prodigieuse in-
' Joan. XI, 50, 53; xu, lo, M.
blant de se proposer. Mais Dieu les confondit; et
leur politique ruina le temple, la ville, la nation
qu'ils faisaient semblant de vouloir sauver. Et Jé-
sus-Christ leur dit à eux-mêmes : L'os tnaisons
seront abandonnées , vous et vos enfants portermit
votre iniquité ^; et tout périra par les Romains qu9
vous faites semblant de vouloir ménager.
Sans être dans les affaires publiques, chacun
peut ici considérer ce que c'est que la fausse pru-
dence, ou la prudence de la chair : ses artifices pour
cacher aux autres, et souvent à elle-même, ses mau-.
' Joan.
Luc. \i\ ,
4.8. — » Ibid.
ii; \XI, iO, Z:
49, 50.
• 5 Malth. XXUI, 38
MEDITATIO.NS StJR L'ÉVANGILE.
588
fais desseins : les vains prétextes dont elle se sert
jiour cola : sa présomption à faire l'habile, pendant
qu'en effet elle est dans la souveraine ignorance : ses
fausses maximes pour décider de ce qu'on appelle
cas de conscience, et l'abus qu'elle fait des bon-
nes : l'abus qu'elle fait aussi de son autorité , lors-
qu'elle en a; et même quelquefois de la grâce de
son ministère, comme iil Caïphe de laprophétie\
en quelque sorte annexée au pontiUcat, comme
saint Jean le remarque. Tout cela peut découvrir à
chacun les fautes qu'il fait dans la conduite de sa
famille , de sa communauté , de soi-même en particu-
lier : comme on s'entête du bien des communau-
tés, à qui souvent on sacrifie des particuliers in-
nocents. Encore croit-on rendre service a Dieu;
comme Jésus-Christ le dit distinctement des pon-
tifes » , et des autres ennemis de la vérité.
Pour venir à quelque chose de plus tendre, unis-
sez-vous en esprit à tous ces enfants de Dieu dis-
persés par tout l'univers, que la mort du Sauveur
devait recueillir^.
Le verset 53 nous fait voir le résultat du conseil ,
et la mort du Fils de Dieu résolue ; ce qui l'obligea
à se cacher jusqu'au temps qu'il avait résolu.
Cependant la pâque approchait, vers le temps
de laquelle il devait mourir. Tout se préparait à
cette pàque, et en même temps à la mort du Sau-
veur, puisque déjà l'ordre était donné à tous ceux
qui sauraient où il était , de le déclarer, alin qu'on
le prit.
Demeurez en attente de ce qui doit arriver à
Jésus. Et en voyant comment on venait plusieurs
jours devant la pâque pour s'y disposer, considérez
la disposition que vous devez apporter à la pâque
véritable, qui est la communion.
VHP JOUR.
Profusion des parfums sur la léte et les pieds de Jésus, eu
différents temps. Joan. XH, i, 12.
Comme le temps approchait, Jésus sort de sa
retraite autour d'Ephrem 4, et revient à Béthanie,
c'est-à-dire, comme on a vu, aux portes de Jéru-
salem, six jours devant Pâques.
Ce qui s'y passa d'abord de plus remarquable
fut un festin, où Lazare était à table avec lui dans
sa maison. Marthe gardait son caractère, et servait,
îdarie, aussi pour garder le sien, se mit, selon sa
couinme , aux pieds de Jésus , qu'elle oignit d'un
parfum exquis, et les essuya de ses cheveux^. Il
est arrivé trois fois au Sauveur d'être oint par de
pieuses femmes. Ce qui paraît non-seulement dans
saint Jean, comme nous venons de le voir, mais
encore dans saint Luc , vu , 37 et suiv. ; dans saint
Matthieu, xxvi, 6 et suiv.; et dans saint Marc,
XIV, 3 et suiv.
En saint Luc la femme n'est pas nommée : et il
paraît seulement que c'était une pécheresse péni-
tente. Ses larmes, dont elle arrosait les pieds de
Jésus, sont le caractère de sa pénitence; et Jésus-
Christ lui ayant donné expressément la rémission
< Joan. XI, 61. — » Ibid. XVI, 2. — ' Ihid. xi, 52 et sefjq.
— ' Ibid. L)i. — s Ibhl. XH, 3,
de ses péchés, confirme ce caractère C'en est aussi
une belle confirmation, d'avoir expliqué comme il a
fait la nature et les devoirs de l'amour pénitent, et
de montrer jusqu'où le porte la reconnaissance.
Ce caractère d'amour pénitent ne se trouve point
dans ce chapitre de saint Jean, où il est dit seule-
ment que Marie répandit son parfum sur les pieds
de Jésus, et les essuya de ses cheveux, mais sans y
parler de larmes, ni des doux et pieux baisers de la
pénitente. Il n'yenarien nonplusen saint Matthieu,
ni en saint Marc. Ces deux évangélistes marquent
le parfum répandu sur la tête, pendant que Jésus
était à table : ce qui était très-facile en ces tem[)s,
où les conviés étaient à table couchés. Il est dit dans
saint Jean , que la maison fat toute remplie de la
bonne odeur du parfum^. Les lieux comme les
tempsdeces onctions sont marqués. La pécheresse
pénitente fit son onction longtemps avant la der-
nière pâque, dans la maison de Simon le pharisien ,
comme le raconte saint Luc. La seconde onction ,
qui est clairement attribuée à !\larie, sœur de La-
zareetde Marthe, se fit à Béthanie, six jours de-
vant Pâques, dans la maison de Lazare et de ses
soeurs, selon saint Jean. Et la troisième encore à
Béthanie, mais chez Simon lépreux, et seulement
deux jours avant Pâques, comme le marqueut saint
j\lattliieu et saint Marc». Dans la première et dans
la troisième onction, la femme n'est pas nommée.
Dans la seconde, il est porté expressément dans •
saint Jean que celle qui la fit fut Marie, soeur de
Lazare. Et soit que les trois différentes onctions
aient été faites par différentes personnes , selon
l'opinion de quelques-uns, ou parla même, selo-n
quelques autres, en divers temps, et avec différen-
tes circonstances, il faut profiter de chaque carac-
tère qui nous y paraît.
Il faut aussi remarquer que ces profusions de
parfums scandalisèrent deux fois les hypocrites, et
même les disciples qui n'en savaient pas le mystère,
et que Jésus aussi prit deux fois la défense de ces
pieuses profusions.
Parfumer Jésus, c'est lui donner des louanges;
parfumer la tête de Jésus , c'est louer et adorer sa
divinité : car la tête de Jésus-Christ, comme parle
saint PauP, c'est Dieu. Parfumer ses pieds, c'est
adorer son humanité et ses faiblesses. Essuyer les
pieds de Jésus avec ses cheveux , c'est mettre à ses
pieds sacrés son ornement, et sa tête même, avec
toutes les vanités et la parure du siècle. Tout est sa-
crifié à Jésus; on ne veut plaire qu'à lui : des che-
veux qui ont touché les pieds de Jésus pourront-
ils jamais servir à la vanité ? C'est ainsi que Jésus
veut être aimé. Il est seul digne d'un tel amour, et
de tels hommages.
On ne répand pas seulement ces riches parfums
sur Jésus : on rompt la boite d'albâtre où ils étaient
renfermés, dit saint Marc^ afin qu'il ait tout. Sa
tête et ses pieds ruisselèrent donc de ces admirables
parfums : et toute la maison en fut embaumée.
1 Joan. xn, 3. — ' Ibid. 4; Matth. XXVI, 8; Marc. V.V, »
— 3 1 Cor. XI , 3. - ♦ Marc. XIV, 3.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
589
1 /exemple de la piété de ces saintes femmes a rem-
pli toute rRglise de sa bonne odeur.
Quand la pécheresse approcha des pieds de Jé-
sus, on disait • : S'il était prophète , il ne se laisse-
rail pas toucher par cette pécheresse. Ici on ne lui
reproche rien contre celles qui le touchent; soit
qu'elles n'eussent jamais été pécheresses ; soit qu'il
y eiU déjà si longtemps que la mémoire en fût effa-
cée par leur pénitence. On leur Gt ici un autre re-
proche, et c'est celui de leur profusion : on pouvait
vendre ces parfums trois cents deniers et plus :
tant ils étaient précieux, tant l'effusion en fut abon-
dante! et les donner aux pauvres '. L'amour des
pauvres fut le prétexte dont on se servit pour con-
damner la piété de ces femmes, qu'on appelait in-
discrète; et pour couvrir l'envie qu'on avait contre
Jésus, et des honneurs qu'on lui faisait : et Judas
se signala parmi ces faux charitables , et ces faux
dévots- Les plus méchants sont les plus sévères
censeurs de la conduite des autres ; soit par le dérè-
glement de leur esprit , soit par leur hypocrisie, ou
par un faux zèle. Judas avait encore une autre rai-
son : c'est qu'il gardait et volait ce qu'on donnait
au Sauveur; et il croyait qu'on ôtait à son avarice
ce qu'on ne mettait pas entre ses mains. Que l'ava-
rice parle haut, quand elle peut se couvrir du pré-
texte de la charité !
Ses insolents discours n'attaquaient pas seule-
niput les femmes dont il accusait la profusion, mais
encore Jésus-Christ qui la souffrait; mais il prit en
main leur défense , en disant qu'elles VavaientfaU
pour l'ensevelir ^ , se considérant comme mort, à
1-ause que l'heure approchait , et qu'il s'était mis
dans l'esprit et dans l'état de victime.
II voulait en même temps nous faire considérer
(!c quel hoimeur était digne ce corps virginal, formé
par le Saint-Esprit, et où la divinité habitait; par
lequel la mort devait être vaincue , et le règne du
péché, aboli. Quels parfumsassez exquis pouvaient
eu marquer assez la pureté.?
41 voulait aussi que les parfums qui servaient à
Is mollesse et au luxe, servissent à cette fois à la
piété, que la vanité fdt sacriflée à la vérité,
f ous aurez toujours des pauvres avec vous;
ei quand vous voudrez, vous leur pouvez faire du
bien •».
Les onctions étaient salutaires au corps : on s'en
servait non-seulement par délicatesse, mais encore
par précaution et par remède. On faisait nager les
corps morts dans le baume et dans les parfums,
pour les conserver et en prévenir la corruption ,
même après la mort : et c'était tout le bien dont le
corps était capable alors. On pouvait toujours faire
ces sortes de biens aux pauvres, disait le Sauveur :
mais pour lui, on n'aurait pas toujours son corps
préserU pour lui faire ce bien. Il fallait donc le lui
faire pendant qu'on l'avait : et quand on ne l'aurait
plus , se consoler en le faisant aux pauvres , dont il
imputait le soulagement et le bien, comme fait à sa
personne. Combien donc les pauvres nous doivent-
• Luc. Tii , 29. — ^ Joan. xn , 5. Varc. XIV , b. — ' Tbid.
fcj» . 8. Joan. XII ,7. — * .Varc. XIV , 7
ils être chers, puisqu'ils nous tiennent la place d«
Jésus-(>hrist! Baisons leurs pieds; prenons part à
leurs humiliations et à leurs faiblesses : versons des
larmes sur leurs pieds; pleurons leur misère; com-
patissons à leurs souffrances : répandons des par-
fums sur leurs pieds, des consolations sur leurs pei-
nes et sur leurs inûrmites, un baume adoucissant
sur leurs douleurs : essuyons- les de nos cheveux ;
donnons-leur notre superQu; et privons-nous des
vains ornements pour les soulager.
En même temps parfumons Jésus ; laissons exha-
ler de nos cœurs de tendres désirs, un amour
chaste , une douce espérance , de continuelles louan-
ges. Et si nous voulons l'aimer et le louer digne-
ment, louons-le par toute notre vie : gardons sa
parole.
Disons-lui dans l'épanchement de nos cœurs ce
que lui disait saint Paul', qu'il nous est justice,
sainteté, sagesse, rédemption, et toutes choses :
comme il est dit aux Corinthiens. Disons-lui tout
ce que dit le même saint Paul aux Colossiens '.
Chantons-lui tous les doux cantiques que lui chante
dans l'Apocalypse tout le peuple racheté : L'Agneau
qui a été immolé pour nous est digne de recevoir
la vertu, la divinité, les richesses, la sagesse, la
force, la gloire , la bénédiction^. C'est ce que lui
doit chanter toute créature : c'est là le parfum que
nous répandons sur lui dans l'épanchement de nos
cœurs.
LA
DERINIÈRE SEMAINE
DU S.AUVEUR.
Huit jours se sont passés à considérer les appro-
ches de Jésus vers Jérusalem. Nous voilà enGn par-
venus à cette dernière semaine, que nous nous
sommes proposé de considérer.
INous en partagerons les discours en deux. Pre-
mièrement, nous lirons ceux qui ont été faits de-
puis le dimanche des Rameaux jusqu'à la Cène.
Secondement, nous lirons ceux que Jésus a faits à
ce jour, qui est le plus remarquable, puisque c'a été
la veille de sa passion.
SERMONS
ou DISCOUBS DE NOTKE-SEIG.NF.rB,
DEPCIS LE DOIANCHE DES RAMEACX JCSQt'A LA CÈ\E.
PREMIER JOUR.
Entrée triomphante de Notre-Seigneur dans Jéras.-itein : il
y est reconnu roi, fils de David, et le Messie. Jwn. xii,
12, -20. Matth. Ml , I, 17. Marc si , I, 17. Luc. XlX , 2», 48.
Toutes ces lectures nous apprendront l'entrée
triomphante de Jésus dans Jérusalem , ce qu'il y flt ,
' I. Cor. I, 30. — » Colois. I, 12, 13; et seqq. — ' Apoc
V, li, 13, Vil, 10, Il , 12.
et ce qu'il y tlil. I-a tradition de Tf^glise met cette
pptrée au premier jour de la semaine, qui est un
dimanche , qu'on appelle pour cette raison le diman-
che des Rameaux : Dominica in ramis Palmarum.
Quoique le premier avènement de Jésus-Christ ,
contre l'attente des Juifs , dût se passer en humilité ,
il ne devait pas être destitué de cette gloire et de
cet éclat que les Juifs attendaient. Cet éclat était
nécessaire pour leur faire voir que tout humble
qu'était le Sauveur, et tout méprisable qu'il parais-
sait selon le monde, il y avait dans ses actions et
dans sa personne de quoi lui attirer la plus grande
gloire que les hommes puissent donner sur la terre,
et jusqu'à le faire roi , si l'ingratitude des Juifs , et
une secrète dispensation de la sagesse de Dieu , ne
l'eût empêché.
C'est donc ce qui parut à cette entrée , la plus
éelatante et la plus belle qui fut jamais, puisqu'on
y voit un homme, qui paraissait le dernier de tous
les hommes en considération et en puissance, rece-
voir tout d'un coup de tout le peuple, dans la ville
royale et dans le temple, des honneurs plus grands
que n'en avaient jamais reçu les plus grands rois.
Voilà donc cet éclat dont nous parlons : mais le
caractère d'himiiliation et d'infirmité, inséparable
de l'état du Fils de Dieu sur la terre, n'y devait pas
être oublié ; et nous l'y verrons aussi , après que
nous aurons auparavant considéré le caractère de
gloire et de grandeur.
Il faut donc savoir que le Fils de Dieu , quoiqu'il
parût à l'extérieur le dernier des hommes, était né
pour être roi de la manière du monde la plus ad-
mirable et la plus auguste, puisque c'était par l'ad-
miration que causaient ses exemples , sa sainte vie,
sa sainte doctrine, ses grands ouvrages, et ses
miracles, sans aucun autre secours. Le Sauveur
avait paru, par ces merveilles, si secourable au
genre liumain , que les troupes oubliaient tout pour
le suivre avec leurs femmes et leurs enfants, jus-
qu'aux déserts les plus éloignés, sans songer à au-
cun besoin : et Jésus en ayant nourri avec cinq
pains d'orge et deux poissons jusqu'à cinq mille ,
sans compter les femmes et les enfants , ils furent
tellement ravis, qu'us voulaient venir en ioule poul-
ie fai7-e roi, et le reconnaître pour le Christ. On eût
donc vu dès lors quelque chose de l'éclat qui a paru
aujourd'hui, si Jésus, qui avait ses temps réglés
pour toutes choses , ne sefât retiré bien avant daiis
le désert pour l'empêcher '.
Mais au jour des Rameaux, il lui plut de laisser
éclater l'admiration que les peuples avaient pour
lui. C'est pourquoi ils accoururent au-devant de lui
avec des palmes à la main, criant hautement qu'il
était leur roi , le vrai fils de David qui devait venir,
et enfin le Messie qu'ils attendaient. I.es enfants se
joignaient à ces cris de joie; et le témoignage sin-
cère de cet âge innocent, faisait voir combien ces
transports étaient véritables. Jamais peuples n'en
avaient tant fait à aucun roi : ils jetaient leurs ha-
rits [)ar terre sur son passage; ils coupaient à l'envi
des rameaux verts pour en couvrir les chemins; et
- Ulutth. xiv, 13, 21. Joan. vi, r», 15.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
tout, jusqu'aux arbres, semblait vouloir s'incliner
et s'abattre devant lui. Les plus riches tapisseries
qu'on ait jamais tendues à l'entrée des rois, n'éga-
lent pas ces ornements simples et naturels. Tous les
arbres ébranchés pour l'usage qu'on vient de voir;
tout un peuple qui se dépouille pour parer en cette
manière le chemin oîi passait son roi , fait un spec-
tacle ravissant. Dans les autres entrées , on ordonne
aux peuples de parer les rues; et la joie , pour ainsi
dire, est commandée. lii tout se fait par le seul
ravissement du peuple. Rien au dehors ne frappait
les yeux : ce roi pauvre et doux était monté sur un
ânon , humble et paisible monture ; ce n'était point
ces chevaux fougueux, attelés à un chariot, dont la
fierté attirait les regards. On ne voyait ni satellites ,
ni gardes, ni l'image des villes vaincues, ni leurs
dépouilles, ou leurs rois captifs. Les palmes qu'on
portait devant lui marquaient d'autres victoires;
tout l'appareil des triomphes ordinaires était banni
de celui-ci. Mais on voyait à la pbce les malades
qu'il avait guéris, et les morts qu'il avait ressusci-
tes. La personne du roi et le souvenir de ses mira-
cles faisaient toute la recommandation de cette fête.
Tout ce que l'art et la flatterie ont inventé pour
honorer les conquérants dans leurs plusbeauxjours,
cède à la simplicité et à la vérité qui paraissent dans
celui-ci. On conduit le Sauveur avec cette pompe
sacrée par le milieu de Jérusalem jusqu'à la mon-
tagne du temple. Il y paraît comme le seigneur et
comme le maître, comme le fils de la maison, le
Fils du Dieu qu'on y sert, ainsi que nous verrons.
Ni Salomon qui en fut le fondateur, ni les pontifes
qui y officiaient a^vec tant d'éclat , n'y avaient jamais
reçu de pareils honneurs.
Arrêtons-nous ici , et donnons le loisir de consi-
dérer le détail de ce grand spectacle.
IP JOUR.
Le règne de Jésus-Christ sur les esprits et sur les cœurs,
par ses miracles, par ses bienfaits et par sa parole. Joan.
XII, 12, 19. Matth. XXI, 1 , 17. Marc, xxi, 1 , 18. Luc. xix,
28 , 48.
Ce qui attira au Sauveur toute cette gloire , ce
fut le bruit de ses miracles , et en particulier celui
de Lazare ressuscité, qui venait d'être fait à la porte
de Jérusalem. Car toute la troupe qui était avec
lui lorsqu'il le fit sortir du tombeau, où il pourris-
sait, lui rendait témoignage : et c'est pour cela que
la troupe de ceux qui étaient venus à Jérusalem
pour y célébrer la fête de Pâques, accourut au-de-
vant de lui, par ce qu'ils avaient appris qu'il avaii
fait ce jniracle '. On célébrait aussi ses autres mi-
racles, dont la réputation avait rempli toute la Ju-
dée. Et pendant qu'il descendait la montagne des
Olives, les troupes de ses disciples , saisies d'une
joie subite, se mirent à louer Dieu de toutes les
guérisons et de toutes les merveilles qu'ils avaient
vues *.
Sa doctrine demeurait aussi confirmée par ses
miracles; car il les avait faits expresséuîent eu lé-
» Joan. xn , 17, 18. — ^ Luc. xix, 37.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
i
moignnsP de sa mission , et de la vérité qu'il annon-
çait! 3/o« Père , avait-il dit en ressuscitant Lazare ,
je sais que vous m' écoutez toujours; mais je parle
ainsi devant tout ce peuple, afin qu'ils croient que
vous ni avez envoyé^. Et dès le commencement de
sa prédication, il avait dit aux docteurs de la loi :
Lequel est le plus facile de dire à un paralytique :
Tes péchés te sont remis, ou de lui dire^ Lève-toi,
prends ton lit sur tes épaules, et marche? Or, afin
que vous sachiez que le Fib de l'homme a le pou-
voir sur la terre de remettre les péchés : Léve-toi ,
vionfils, dit-il au paralytique, et va-t'en en ta mai-
son *. C'est pourquoi il joignait ensemble la prédica-
tion de l'Évangile et la guérison des maladies. //
allait par toute la Galilée, enseignant dans leurs
synagogues , et prêchant l'Évangile du royaume ,
et guérissant toute inaladie et toute infirmité parmi
le peuple^. C'est aussi ce qui lui attirait cette
grande réputation , et amassait tant de monde au-
tour de lui; car, ajoute le même évangéliste, sa
réputation se répandit dans toute la Syrie, et
plusieurs troupes le suivaient de la Galilée , et de
la Décapote, et de Jéi-usalem, et de la Judée, et
dxi pays d'au delà le Jourdain 4. Ce furent donc
ces troupes qui le suivaient qui commencèrent ces
cris de joie , auxquels tout J érusalem et tout le reste
du peuple applaudit.
Sa doctrine ainsi confirmée lui attirait cette ad-
miration, et la réputation d'un grand prophète; et
il y avait aussi dans ce qu'il disait un caractère
d'autorité, et une efficace qu'on n'avait pas encore
vue parmi les hommes. Car il les enseignait comme
ayant autorité et puissance , et non comme leurs
docteurs et les pharisiens 5. Tout le monde l'appe-
lait Seigneur et Rabbi^; c'est-à-dire, maître , quoi-
qu'il n'eût étudié sous aucun docteur de la loi , et
qu'il n'eût fait aucune des choses qui donnaient ce
titre parmi les Juifs. Tout le peuple était suspendu,
et ravi en admiration en V écoutant! : et on ne
pouvait douter qu'il ne fût celui à qui le psalmiste
avait chanté : O le plus beau des enfants des hom-
mes ! la grâce est répandue sur vos lèvres *. On
quittait tout pour l'entendre, tant le charme de sa
parole était puissant , et tant on était non-seulement
touché, mais ravi de l'agrément de ses discours,
et des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ;
car tout le monde lui rendait ce témoignages. Et
ce n'était pas seulement ses disciples qui lui disaient :
Maître, à qui irions-nous? rous avez les paroles
de vie éteimelle'" : mais encore ceux qui venaient
avec ordre , et dans le dessein de le prendre , étaient
pris eux-mêmes par ses discours , et n'osaient met-
tre la main sur lui'^ : en sorte que les pontifes, et
les pharisiens qui les avaient envoyés, leur deman-
dant : Pourquoi ne l'avez-vous pas amené? ils leur
répondirent : Ja7nais homme n'a parlé comme cet
homme ^^ : ce qui fit que les pharisiens étonnés leur
'Joon. XI, 41,42. — » Matth. ix, 5. Marc, u, 9, 10, lî.
Luc. V , 23 , -24. — ' Matlh. IV , 23. — < Ibid. 2i , 25. — * Ibid.
*II. 2^. — « Joan. ui, 2. — ' Luc. xix, 48. — ' Ps. XUV, 3.
— * Imc. IV, 22. — '• Joan.n, 69. — " Ibid. vil, 44. —
''ifti*/. 45,45
.''.91
demandaient : Ne voulez-vous pas aw-w/ vous taiS'
ser séduire comme les autres ' ? îkîais ces docteurs
et ces pharisiens eux-mêmes , qui méprisaient tant
ceux qui croyaient en lui , et ne lui parlaient que
pour le surprendre, ne savaient eux-mêmes que lui
répondre; car il leur fermait la bouche par des ré-
ponses précises et décisives , et ils n'osaient plus
l'interroger'.
Voilà donc ce règne admirable prédit dans le
psaume; et tous les peuples gagnés au Sauveur par
le charme de sa parole, et par la grâce répandue
sur ses lèvres. Le prophète y ajoutait celle de la
vérité qu'il annonçait , de la justice dont il était le
parfait modèle , de la douceur^ et de la bonté avec
laquelle il guérissait tous les malades; ne faisant
servir sa puissance que pour le soulagement des
malheureux et de tout le genre humain.
Qui jamais avait régné de cette sorte ? Mais c'est
ainsi que Jésus régna. Ainsi sa doctrine et ses mi-
racles firent tout l'effet extérieur qu'ils devaient
faire naturellement sur tous les esprits. On le sui-
vait, on l'admirait, on lui applaudissait, on le re-
cevait avec des cris de joie : il n'y avait que ses en-
vieux qui frémissaient , et qui néanmoins n'osaient
parler. Mais d'où vient donc qu'il eut si peu de vé-
ritables disciples.' D'oij vient que les cris qui l'en-
voyaient à la croix : Crucifiez-le, crucifiez-le *l sui-
virent de si près ceux qui le célébraient comme le
fils de David ? et que l'on compte à peine six vingts
hommes parmi les frères , c'est-à-dire parmi les
disciples, qui se renfermèrent dans le cénacle pour
recevoir le Saint-Esprit ? C'est que les disciples de
Jésus-Christ ne sont pas ceux qui l'admirent, qui
le louent, qui le célèbrent, qui le suivent même à
l'extérieur, et jusqu'à un certain point; mais ceux
qui le suivent au dedans et partout, qui observent
tous ses préceptes, qui portent sa croix , qui se re-
noncent eux-mêmes. Et le nombre en est petit : et
il faut, outre les attraits de la parole et des mira-
cles, une parole intérieure que tout le monde ne
veut pas entendre, et un miracle qui change les
cœurs, dont notre orgueil et notre mollesse empê-
chent l'effet.
Soyons donc de vrais disciples de Jésus : Si vous
demeurez dans ma parole , vous serez vraiment,
mes disciples , et vous connaîtrez la vérité, et la
vérité vous affranchira^ . Et encore : Mon Père
sera glorifié, en ce que vous rapporterez beaucoup
de fruit, et que vous serez mes vrais disciples^,
des disciples dignes de ce nom. Et enfin : Celui qui
m'aime, dit-il, est celui qui garde mes comman-
dements!. Les autres peuvent me louer, m'admirer,
me suivre au dehors , et se glorifier d'être mes dis-
ciples : car on se fait toujours beaucoup d'honneur
d'avoir un tel maître; mais ils ne m'aiment pas, et
je ne les connais point, ni je ne les mets au rang
des miens.
' Joan. VII, 47. — ' Matth. xxil , 45. — ' Pu. XLIV, 5,8.—
« Joan. XIX, 6. — » Ibid. vm, 31 , 32. — « Ibid. XV, ». -
'/ôirf. XVI,2I.
i32
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
lir JOUR.
Entrée triomphante de, Nofre-Seigneur. Tout en avait été
prédit jusqu'aux moindres circonstances. Joan. xii, 12,
10. Mutth. XI, I, 17. Marc, xxi, 1 , 18 Luc. xix , 28, 48.
Considérons ce que dit Jésus pour préparer son
«ntrée.
Comme il était en Bethpiiagé , proche de Bétha-
nie , dans le penchant du mont des Olives, presque
à la porte de Jérusalem, comme on a vu, il envoya
deux de ses disciples, avec ordre de lui amener une
finesse et son ânon, qu'ils trouveraient dans un
certain château, qu'il leur montrait vis-à-vis d'eux,
hi le maître y apportait quelque obstacle , il n'y avait
qu'à lui dire : Le Seigneur en a besoin : et aussitôt
«n les devait laisser aller. Tout se fit comme Jésus
l'avait dit. Ils étendirent leurs manteaux sur ces
paisibles animaux : et ils mirent Jésus sur l'ânon,
que personne n'avait jamais monté. Là commencè-
rent tout d'un coup ces cris de joie dont nous avons
parlé. Sex disciples ne savaient pas le mystère de
ce qu'ils faisaient ; mais après que Jésus fut glo-
rifié, ils se ressouvinrent que toutes ces choses
avaient été écrites de lui , et qu'il les avait accom-
plies sans y penser". Car il était écrit dans Zacha-
rie : Ne crains point , fille de Sion : ton Roi , doux
et pauvre, juste et sauveur, vient à toi monté sur
wie ânesse et sur son ânon *.
Jésus avait tout prévu ; et sachant les prophé-
ties, il les accomplissait toutes avec connaissance.
C'est ce qu'il fit jusqu'à la mort; et c'est pourquoi ,
jusque sur la croix, voyant que tout s'accomplis-
sait, et qu'il ne lui restait plus rien à accomplir
durant sa vie que cette prophétie de David ^ : Ils
m'ont donné du fiel à boire ; et , dans ma soif, ils
m'ont abreuvé avec du vinaigre, il dit : J'ai soif.
On lui présenta le breuvage qui lui avait été prédes-
tiné -.il en goûta autant qu'il fallait pour accomplir
la prophétie; après il dit : Tout est accompli; il
n'y a plus qu'à rendre l'a me. A l'instant il baissa
la tête, et se mit volontairement en la posture d'un
homme mourant, et il expira^.
Jésus donc savait ce qu'il voulait, qui était Tac-
complissement des prophéties : mais une vertu ca-
chée exécutait tout le reste. Il se trouva précisément
un vaisseau où il y avait du vinaigre; il se trouva
une éponge dans laquelle on lui pouvait présenter
à la croix le vinaigre oii on la trempa : on l'attacha
au bout d'une lance, et on la lui mit sur la bouche.
La haine implacable de ses ennemis que le démon
animait, mais que Dieu gouvernait secrètement,
fit tout le préparatif nécessaire à l'accomplissement
de la propliétie. Ainsi , dans cette occasion , l'ânesse
et l'ânon se trouvèrent à point nommé près du lieu
où se devait faire la célèbre entrée. Le maître les
laisse aller : on met Jésus dessus, sans savoir ce
qu'on fait : une soudaine joie saisit les peuples : les
cris s'en ensuivent : et Dieu agit secrètement, non
pî,s sur deux ou sur quatre , ce qu'on pourrait at-
tribuer à quelque concert; mais sur toute la mul-
' Joan.wx, 15, IB. — ^ ZtfcA.iX,9. Mdtlh. xxi, 5. —
» Ps. I.XVIH , 22. — • Jonn. xix , 2S, 50.
titude, et jusque sur les enfants, parce qu'il était
encore ainsi prédit. Si les plus petites choses s'ac-
complissent, si tout jusqu'à l'iinon et l'ânesse, et
jusqu'au vinaigre : que crains-tu, chrétien? et
peux-tu douter des magnifiques promesses qui t'ont
été faites.^ Jésus a tout vu, tout prévu, pensé à
tout, tout préparé : marche en confiance, et ne
crains rien.
I^s saints Pères disent que l'ânon , que nul autre
que Jésus n'avait monté, représentait les gentils,
indomptables et indociles animaux que nul autre
avant Jésus n'avait subjugués. Venez, âmes indis-
ciplinées : venez vous soumettre à Jésus : abaissez-
vous, et laissez-vous conduire au lien qu'il vous
met au cou.
Admirez encore une fois le triste et pauvre équi-
page de ce roi : mais aussi était-ce un roi pauvre,
qui n'était riche qu'en grâces. Foici, dit Zacharie,
ton roi patwre, juste et sauveur'. Mais écoute la
suite de la prophétie : avec ce faible équipage , je
mettrai en fuite les chariots d'Éphraïm attelés à
quatre chevaux, et les fiers coursiers de Jérusa-
lem : et tous les arcs tendus pour le combat seront
7'ompus : et il annoncera la paix aux gentils ; et
sa puissance s'étendra d'une nier à l'autre, et de-
puis les fleuves sur lesquels il prêchera, et où il
donnera le nouveau baptême, jusqu'aux extrémités
de la terre. Et vous, ô Sauveur victorieux, vous
avez , avec le sang de votre alliance , tiré vos
prisonniers du lac où il n'y a point d'eau », et du
cachot ténébreux d'une prison. Voilà toutes les na-
tions les plus belliqueuses et les plusfières, vain-
cues, rachetées, délivrées, par ce roi monté sur
un âne.
IV*^ JOUR.
Jérusalem , iigure de l'âme livrée au péché. Notre-Seigneur
prédit ses malheurs.
Suivons Jésus, et apprenons de saint Luc ce
qu'il fit en descendant vers Jérusalem , et appro-
chant de ses portes, et en la regardant. Lisez Luc,
XIX, 29; et appuyez sur le verset 41 et suiv. jus-
qu'au 45.
Dans les malheurs de Jérusalem nous voyons
ceux des âmes qui périssent. Il viendra, dit Jésus ^,
un temps malheureuxpour toi, où tes ennemis t'en-
vironneront de tranchées; ils t'enfermeront , et
te serreront de toutes parts. Ainsi arriva-t-il à
Jérusalem de point en point : on sait les effroyables
travaux que firent les Romains , et cette muraille
qu'ils élevèrent autour de cette ville malheureuse
qui la serrait tous les jours de plus en plus : ce qui
causa l'horrible famine que tout le monde sait, où
les mères mangeaient leurs enfants. Ainsi arrivera
t-il à l'âme pécheresse : serrée de tous côtés par ses
mauvaises habitudes, la grâce ni le pain de vie n'y
pourront plus trouver d'entrée; elle périra de faim;
elle sera accablée de ses péchés ; et il n'y restera plus
pierre sur pierre. Étrange état de cette âme : ren-
versement universel de tout l'édifice intérieur! Plus
déraison ni de partie haute : tout est abruti : tout
' Zach. IX , 9. — ' Ihid. 10, U. — ^^Luc. xlx, 45.
MÉDITATIONS SUR LÉVANGILE.
I
9
est corps : tout est sons : loul est abattu , et entière-
ment 5 terre. Qu'est devenue celte belle architecture
qui marquait la main de Dieu? il n'y a plus rien :
il n'y a plus pierre sur pierre, ni suite ni liaison
dans cette âme : nulle pièce ne tient à une autre ; et
le désordre y est universel Pourquoi ? le principe
en est ùté : Dieu, sa crainte, la conscience , ces
premières impressiœis qui font sentir à ia créature
raisonnable qu'elle a un souverain : ce fondement
renversé que peut-il rester en son entier?
A ce triste spectacle , Jésus ne peut retenir ses
larmes : Si tu savais, è âme! si tu ^savais! Il n'a-
chève pas : les sanglots interrompent son disco4irs,
sa langue ne peut exprimer l'aveuglement de celte
âme : Si tu savais! du moins en ce jour qui t'^st
encore donné, et où Dieu te visite par sa grâce.
Il y a un jour que Dieu sait après lequel il n'y a plus
pour rânîe aucune ressource : parce que, dit Jésus,
tu n'aspas connu le temps oit Dieu te visitait ' . Quand
une lumière intérieure te montre tes crimes ; quand
tu es Invitée à donner gloire à Dieu , et que tout
crie en toi qu'il faudrait se donner à lui; comme en
ce jour de la visite de Jérusalem , tout le monde ,
et jusqu'aux enfants, criaient au Fils de David :
Si tu n'écoutes , le moment se passe ; cette grâce si
vive et si forte ne reviendra plus.
Tout ceci est caché à tes yeux ». Ton cœur est ap-
pesanti ; tes yeux sont fermés et obscurcis : tes pas-
sions l'aveuglent : un voile obscur est sur tes pau-
pières : un affreux assoupissement les appesantit.
O âme! Jésus en pleure, et lu ne te pleures pas
toi-même? Pleure, pleure , ô spirituelle Jérusalem!
pleure ta perte, du moins en ce jour que le Seigneur
te visite d'une manière si admirable :sijusques ici
tu as été insensible à ta propre perte, pleure aujour-
d'hui , et tu vivras. Ke perds aucun moment de
grâce, parce q«e tu ne sais jamais si ce ne sera pas
le dernier qui le sera donné.
V JOUR.
Dernier séjour de Jésus-Christ ea Jérusalem ; plus digae de
remarque. Lisez Matth. xxi, 10, 15. Marc. XJ, n, 18. Luc.
XIX , 45, jusqu'à la fin.
Toute la ville est émue pendant que Jésus la tra-
verse en triomphe : Qui est ctîui-là? Et les peuples
qui accompagnaient le nouveau roi répondaient :
C'est Jésus le prophète, de Nazareth de Galilée ^.
Jésus-Christ avait commencé sa prédication en
Galilée , à Capharnaùm et aux environs , conformé-
ment à la prophétie d'Isaïe, rapportée en saint
Matthieu •>. Nazareth était la demeure de ses pa-
rents et la sienne; mais depuis sa prédication, il
s'établit avec les siens à Capharnaùm. Cette ville
avec les villes et contrées voisines virent la plupart
de ses miracles, et ouïrent la plus grande partie
de ses instructions. C'était même dans la Galilée
qu'il avait choisi ses apôtres : la troupe de ses dis-
ciples était presque toute de ce pays : et en entrant
avec lui dans Jérusalem, ils faisaient honneur ù
leur patrie du nom d'un si grand prophète.
" Luc. xrx, 42. 44. — ' Ihid. 42. — » ^fatth. XXI , 10, II. —
' /s. IX, I, a. Mat:h. IV, 13, 14, 15, 16.
EOSSUET. — TOïE Ul.
«9S
Cependant le nom du Sauveur n'était pas moiii.i
célèbre dans Jérusalem, où le bruit de ses miracles
s'était porté de toutes parts : en <;orte que dans le
temps qu'il prêchait en Gdiilée, une grande troupe
venue de Jérusalem et de la Judée le suivait '.
Il ne manquait point de venir à Pâques, selon
l'ordonnance de la loi , dans cette ville et au tem-
ple ; et il y venait aussi à d'autres solennités prin-
cipales. Il y faisait éclater sa doctrine et ses mira»
des d'une manière admirable, et autant ou plus
qu'en aucun autre endroit de la terre sainte, comme
dans la ville royale, où Dieu avait établi son nom,
et qui était le siège et le chef de la religion. La
résurrection du Lazare avait été faite à la porte de
Jérusalem en Béthanie : la troupe qui l'accompa-
gnait au célèbre jour de son entrée était grossie par
les habitants de Jérusalem, qui avaient vu cette
étonnante résurrection ; comme il est aisé de le
conclure de saint Jean ».
Ce qui obligeait le Sauveur à demeurer ordinai-
rement en Galilée, c'était que les pontifes, et les
autres qui machinaient sa mort, n'avaient pas le
même pouvoir ni les mêmes moyens d'exécuter ce
noir dessein en ce pays-là, que dans Jérusalem et
aux environs. C'est aussi ce qui donna lieu à l'ac-
complissement de la prophétie d'Isaïe qu'on vient
de voir : et tout se faisait convenablement, puisque
Jésus devait passer toute sa vie dans la persécution,
dans les périls, avec des précautions, et, pour
ainsi dire, dans une fuite continuelle, à cause de
la haine des Juifs. Et néanmoins quand il fallait,
et dans les temps les plus solennels, il paraissait
dans Jérusalem, afin que la lumière de l'Évangile
se répand'l de là dans tout le pays , comme du chef
sur les menxbres.
Admirons les douces voies de la sagesse de Dieu ,
qui ne veut point que son Fils fasse tout par mira-
cle et par puissance : premièrement, pour accomplir
les mystères de son humiliation : secondement, pour
apprendre par son exemple, à ses disciples, les
précautions et !a prudence avec laquelle ils doivent
agir en toutes choses.
Suivons Jésus à Jérusalem, où il va paraître
pour la dernière fois , et où aussi il va donner les
instructions, et accomplir les mystères les plus
essentiels. C'est aussi pour cette raison qu'il y entre
à cette fois avec plus d'éclat que jamais ; pour ren-
dre les peuples , et de ce temps , et de tous les siè-
cles, plus attentifs à tout ce qu'il y allait dire et
faire. Voyons donc avant toutes choses ce qu'il fera
dans le temple : car c'est là qu'il va descendre.
VP JOUR.
Caractère d'autorité dans le triomphe de Jésus-Christ. Son
zèle pour la sainteté du temple. Lisez Matth. xxi, lo, 15.
Marc. XI, H, 18. Luc. xix, ib, jusqu'à lajin.
Jésus va descendre au temple , comme les triom-
phateurs le pratiquaient ordinairement, même
parmi les peuples idolâtres. Car il y avait une no-
lion dans tout le genre humain , qu'il fallait rap-
porter à la Divinité toute la gloire : que ce qu'il y
' Matth. IT, 25. — > Joan. XI, 18, 20; et XII, 17, 18.
3S
594^
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
avait de plus élevé parmi les hommes devait s'abais-
ser à ses pieds; et qu'à vrai dire, c'était à Dieu
seul qu'appartenait le triomphe. C'est pourquoi il
est appelé le Triomp/iateur d'Israël '. Allez donc,
ô Sauveur! portez à votre Père dans son temple la
gloire du plus beau triomphe qu'on ait jamais vu
parmi les hommes, et la figure de tous les autres
que vous devez remporter dans le ciel , sur toute la
terre et sur les enfers.
Jésus-Christ devait paraître dans le temple , non-
seulement pour y rendre à Dieu le culte suprême ,
«nais encore comme son fils , convne le fils de la
maison*^ pour y ordonner ce que son Père, qui
l'y envoyait, lui avait prescrit.
Ainsi, d'abord qu'il y entre, il regarde tout et
de- tous côtés, selon la remarque de saint Marc ^.
Comme il était tard, il se retire pour ce jour;
mais il y revient le lendemain. Il en chasse avec
autorité les vendeurs et les acheteurs : il renverse
leurs bureaux, leurs tables, leurs chaises, leurs
marchandises, leur argent : il n'épargne pas les
personnes, qu'il chassa du saint lieu; apparemment
à grands coups de fouet , et avec des cordes ramas-
sées, comme il avait fait autrefois, et en leur di-
sant : Olez tout cela d'ici , et ne faites pas une
maison de trafic de la maison de yyion Père '*. 11
parle donc, et il agit, encore un coup, comme le
lils de la maison , et avec une pleine autorité , sans
que personne le contredise.
En même temps, pour montrer cette autorité,
il fait dans le temple ses guérisons ordinaires : il
y guérit les aveugles et les estropiés qui se pré-
sentèrent 5. 11 confirme ce qu'il avait fait par l'É-
criture : Il est écrit, dit-il. Ma maison est îine
maison de prières ^ : c'est ce que Dieu avait dit
par la bouche d'Isaïe, Il y ajoute le reproche : Et
vous , dit-il , vous en faites une caverne de voleurs :
ainsi que Jérémie l'avait prédit 7.
Alors donc fut accompli cet oracle de David :
Et moi j'ai été établi de Dieu comme roi sur Sio7i
sa sainte montagne, annonçant et prêchant ses
préceptes ». On vit dans son temple le Dominateur
et l'Ange du testament, que Malachie avait prédit9.
Jésus-Christ y exerce de plein droit toute l'autorité
de son père : Une souffrait pas , dit saint Marc"»,
qu'on passât avec un vaisseau par le temple, ni
qu'on fit servir de chemin public un lieu si saint.
L'Évangile ne dit pas qu'il le défendait, mais qu'il
ne le souffrait pas : et c'est-à-dire , à en juger par
le reste de ses actions, qu'il les repoussait et les
chassait; du moins qu'il les reprenait avec menaces.
.S'il n'avait fait qu'ordonner, ce serait un acte d'au-
torité ; mais il agit , il renverse , il frappe : ce qui est
encore un acte de zèle. Ce qui fait aussi que saint
Jean, et tous ses disciples appliquèrent à cette ac-
tion cette parole de David : Le zèle de votre maison
m'a dévoré ".
Le zèle est une ferveur de l'amour de Dieu , trop
I. Reg. XV, 29. — ' Hebr. u\ , 6. — ' Marc, xi , 1 1. — * Joan.
II, 15,18. — i.Vo/M. XXI, li.— ^Is. LVI,7. — ■ Matth. xxi,
13. Jerem. vu, 1 1 .—*/'«. il, C. — » Matacfi. u\, l.—'" Marc.
Kl, 18. — " ^*' LXVIII, 10. Joan. Il, 1".
I
vif pour attendre le secours d'autrui , ni pour s'as-
treindre aux formes ordinaires ; mais agissant par
lui-même, et au-dessus de ses forces, avec une es-
pèce d'excès, par une absolue confiance en la puis-
sance de Dieu : c'est ce qui paraît dans cette action
du Sauveur.
Remarquez ces paroles : Une caverne de voleurs:
qui doit faire trembler tous ceux qui trafiquent;
puisqu'elle leur fait sentir que dans f usage com-
mun, et si l'on n'y prend garde, le trafic n'est
qu'un tissu de mensonge, de tromperie et de vol.
Remarquez aussi , avec tous les interprètes , que
ce qu'on vendait dans le temple était des boeufs,
des brebis, des colombes; toutes choses qui ser-
vaient aux sacrifices : et néanmoins Jésus chas«e
tout : non que ces ventes fussent mauvaises; mais
parce que ce n'était pas le lieu de les faire. Que
ferait-il des discours, des irrévérences, et de tant
de choses infâmes qu'on fait dans le temple?
Remarquez encore qu'il parle en particulier à
ceux qui vendent des colombes. Ce que les saints
ont entendu des simoniaques qui vendent le Saint-
Ksprit et ses grâces; qui entrent par d'indignes
commerces dans les emplois ecclésiastiques et spiri-
tuels; et qui, en quelque façon que ce soit, négo-
cient pour avoir les voix de ceux qui les donnent.
Otez, ôtez tout cela, dit le Sauveur.
Le temple allait périr ; et Jésus qui le va prédire ,
comme nous verrons , ne l'ignorait pas : et cependant
il en défend avec tant de zèle et d'autorité la sainteté ,
pendant qu'il subsiste. C'est donc pour apprendra
aux chrétiens ce qu'ils doivent aux nouveaux temples,
dont fte temple de Jérusalem n'était qu'une faible
et imparfaite figure, et infiniment au-dessous des
mystères des chrétiens , dont Jésus-Christ fait le
fond , et où se trouve son saint corps et son sang
précieux. Tremblons , tremblons à la seule vue et à
l'approche de ce sanctuaire.
Mais nous avons toujours un temple'. Notre
âme en est un , nos corps en sont un : respectons
ce temple si saintement consacré, et inséparable de
nous-mêmes. N'y laissons entrer, ni même passer
rien d'impur ni de profane. Gardons-nous bien de
le faire servir à aucun indigne trafic. Respectons
ce temple, et le Saint-Esprit qui y habite *.
VIP JOUR.
Caractère d'humiliation dans le triomphe même du Sauveur.
Jalousie des pharisiens. Joan. xn, 18 el suiv. Matth. xi,
!5, IG. Lîtc. XIX, 39,40.
Le règne du Sauveur devait être glorieux et
éclatant, quoique d'une autre gloire et d'un autre
éclat que celui que les Juifs charnels s'étaient ima-
giné. Nous avons même vu que Jésus satisfaisait
en quelque façon , même à cette attente grossière
d'une royauté sur la terre , par la pompe de ce jour ; j
et leur montrait que rien ne lui était plus aisé que de |
se faire reconnaître pour roi partons les peuples, et
qu'il y avait à cela des dispositions merveilleuses.
jMais afin de ne point sortir de ce caractère d'humi- 1
» 1. Cor. III, 16, 17. — " Ihi(J- VI, 19.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
595
lialion et de persécution , qui devait le suivre partout
jusqu'au dernier jour, il fallait qu'il y eilt de la con-
tradiction dans son triomphe; et ce caractère y pa-
raît dans la jalousie des pontifes, des pharisiens, et
des docteurs de la loi. Cette jalousie nous est expli-
quée par cette parole de saint Jean : Pendant que
tout le monde allait au-devant du Sauveur, et lui
applaudissait, les pharisiens se disaient les uns aux
autres : Que ferons-nous? tout le monde court
après lui'? C'est ce qu'ils ne pouvaient souffrir; et
c'est ce qui leur Ot dire deux paroles qui sont mar-
quées dans les Évangiles.
La jalousie les dévorait ; et pendant que jusqu'aux
enfants, tout criait qu'il était le fils de David, ils
lui disaient : Maître, réprimez vos disciples. En-
tendez-cous bien ce qu'ils disent? Il leur répondit
deux choses : l'une , N'avez-vous jamais lu ce qui
est êcril : fous avez 4iré la louange la plus par-
faite de la bouche des petits enfants, et de ceux
qui sont à ta mamelle ' ? Vous devez-vous donc
étonner si, dans un âge plus avancé, les enfants
rendent à Dieu en ma personne des louanges et un
1^ témoignage plus éclatant ? Si vous aviez la simplicité
et la sincère disposition d'un âge innocent , vous
loueriez Dieu comme eux; comme eux vous h > .< -
reriez celui qu'il envoie : mais votre envie, votre
fausse gloire , votre hypocrisie et votre fausse poli-
tique vous en empêchent. Dépouillons-nous de tous
ces vices , et revétons-nous de l'innocence et de la
simplicité des enfants, pour chanter sincèrement et
purement les louanges de Jésus-Christ.
L'autre réponse du Sauveur sur ce reproche des
pontifes et des docteurs de la loi : Si ceux-ci se tai-
sent, leur dit-il 5, les pierres mêmes crieront. Dieu
est assez puissant, disait Jean-Baptiste ■« , pour
faire naître même de ces pierres les enfants d'J-
brahara; et des cœurs les plus endurcis , en faire de
vrais fidèles. Letemps|devait venir, et il était venu,
quelagloirede Jésus-Christ retentirait si hautement
par toute la terre, que les gentils s'assembleraient à
oette voix ; et que Dieu serait adoré par un peuple
qui jusqu'alors ne le connaissait pas , et qui dormait
endurci dans son péché. O pierres, ô cœurs endur-
cis, éveillez-vous attendrissez- vous à cette parole
du Sauveur.
VIII' JOUR.
Le même sajet Joan. xn, 18 e( suiv. Mallh. xxi, 15 , 16.
Luc. XIX , 39 , 40.
Pendant que les peuples applaudissaient au Sau-
veur, et en portaient les louanges jusqu'au ciel , ses
ennemis, non contents de faire paraître dans leurs
parolos leur envie qu'ils ne pouvaient retenir, fai-
saient de secrètes menées pour le perdre, et y
étaient même animés par la gloire d'un si beau
jour. Cétait encore un trait de ce caractère de per-
sécution qui le devait suivre, et qui le suivit en effet
jusqu'à la fin.
Contemplons ici les effets de la jalousie : c'est
une des plus grandes plaies de notre nature. Jésus-
' Joan. xn, 19. — » Luc. xix, 39. Matth. xxi, 15, 16. Ps.
▼Ml , 3 —■> Luc. XIX , 40. — ♦ MaUk. m, 9.
»
Christ, qui était venu pour la guérir, en devait
sentir toute la malignité; et les souffrances que
l'envie lui devait causer, devaient servir de r?mède
à son venin. L'envie, c'est le noir et secret effet d'un
orgueil faible , qui se sent ou diminuer ou effacer
par le moindre éclat des autres , et qui ne peut
soutenir la moindre lumière. C'est le plus dangereu.\
venin de l'amour-propre, qui commence par consu-
mer celui qui le vomit sur les autres, et le porte
aux attentats les plus noirs. Car l'orgueil naturel-
lement est entreprenant, et veut é<;later : mais
l'envie se cache sous toutes sortes de prétextes, et
se plaît aux plus secrètes et aux plus noires menées.
Les médisances déguisées, les calomnies, les trahi-
sons, tous les mauvais artifices en .sont l'œuvre et
le partage. Quand par ces tristes et sombres arti-
fices elle a gagné le dessus, elle éclate, et joint en-
semble contre le juste, dont la gloire la confond,
l'insulte et la moquerie, avec toute l'amertume de
la haine , et les derniers excès de la cruauté. O Sau-
veur! ô Juste! ô le Saint des saints ! c'est ce qui de-
vait s'accomplir en votre personne.
Déracinons l'envie : et dans le moindre de ses
effets que nous ressentirons dans notre cœur,
concevons toute la malignité et toute l'horreur d'un
tel poison.
IX* JOUR.
Jésus donne lui-même à son triomplie le caractère dt»a-
miliation el de mort qu'il devait avoir. Effets différents
que fait le triomphe de Jésus-Christ dans les Juifs el
dans les gentils. Joan. xii, 19,27.
Saint Jean nous fait remarquer deux effets bien
différents du triomphe de notre Sauveur. Dans les
pharisiens il excita les sentiments de la jalousie, et
les noirs complots que nous avons vus. Les phari-
siens se disaient les uns aux autres : Que ferons-
nous? tout le monde court après lui ' ? Mais en même
temps , et durant ces criminelles menées des enfants
d'Abraham contre le Christ qui leur était promis;
les gentils, qui n'étaie^nt pas de cette race bénite,
et qui aussi étaient étrangers de cette sainte alliance,
furent touchés d'une sainte admiration pour l'auteur
de tant de merveilles. Quelques gentils, dit saint
Jean», qui connaissaient Dieu, quoiqu'ils ne fus-
sent pas Juifs , puisqu'//5 venaient adorer à la fête,
s'adressèrent a Philippe , un de ses apôtres, et lui
dirent avec respect : Seigneur, nous souhaitons de
voir Jésus. Ce n'était pas simplement le voir : ear
tout le monde l'avait assez vu dans cette journée,
et tout le monde le voyait quand il prêchait; mais
ils le voulaient voir en particulier et jouir de son
entretien , qui est proprement ce qu'on appelle venir
voir un'horame.
A cette approclie des gentils qui voulaient le
voir, Jésus arrête aussitôt sa pensée sur la vocation
des gentils, qui devait être le fruit de sa mort. Ces
grandes prophéties , où les nations lui sont données
comme son héritage et sa possession, lui sont pré-
sentes : dans le petit il voit le grand. Ce que les
' Joan. xn, 19.— » Ihid. 20.
-a».
59G
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Mages avaient commencé dès sa naissance , qui était
la conversion des gentils en leurs personnes , ceux-
ci le continuent, et le figurent encore vers le temps
de sa mort : et le Sauveur voyant concourir dans
les gentils le désir de le voir avec celui de le perdre
dans les Juifs , voit en même temps , dans cet essai ,
commencer le grand mystère de la vocation des
uns, par l'aveuglement et la réprobation des au-
tres. C'est ce qui lui fait dire : L'heure est venue,
que le Fils de l homme va être glorifiée Les gentils
vont venir, et son royaume va s'étendre par toute la
terre.
11 voit plus loin ; et il voit , selon les anciennes
prophéties, que c'était par sa mort qu'il devait
acquérir ce nouveau peuple, et cette nombreuse
postérité qui lui était promise. C'est après avoir
dit : Ils ont percé mes pieds et mes mains , que
David avait ajouté» : Toutes les contrées de la
terre se ressouviendront , et se convertiront au
Seigneur. C'est après qu'il aurait livré son âme à la
mort, qu'Isaïe lui promettait, qu'îï verrait une
longue suite d'enfants ^. Et encore : Qui racon-
tera sa génération? qui pourra compter sa posté-
rité, parce qu'il a été retranché de la terre des
vivants! Je l'ai frappé pour les péchés de mon
peuple^. Et encore : Je lui donnerai la dépouille
des forts., et il en partagera le butin, parce qu'il
a donné son âme à la mort^. Il voyait donc que
c'était à ce prix qu'il devait acheter ce nouveau
peuple : il lui en devait coûter la vie. Plein de cette
vérité, après avoir dit : L'heure est venue, que le
Fils de l'homme va être glorifié; il ajoute : Si le
grain de froment ne tombe et ne meurt, U demeure
seul; mais s'il meurt, U se multiplie^.
C'est ainsi qu« dans les paroles de Jésus , nous
voyons le vrai commentaire et la vraie explication
des prophéties. Mais il nous en doit à notre ma-
nière arriver autant qu'à lui. Nous sommes le grain
de froment, et nous avons un germe de vie caché
en nous-mêmes. C'est par là que, comme Jésus,
nous devons porter beaucoup de fruit, et du fruit
pour la vie éternelle. jMais il faut que tout meure
en nous : il faut que ce germe de vie se dégage et se
débarrasse de tout ce qui l'enveloppe. La fécondité
de ce grain ne paraîtra qu'à ce prix. Tombons : ca-
chons-nous en terre : humilions-nous : laissons pé-
rir tout l'homme extérieur; la vie des sens, la vie
du plaisir, la vie de l'honneur, la vie du corps, la
curiosité , la concupiscence , tout ce qu'il y a de sen-
sible en nous. Ajors cette fécondité intérieure dé-
veloppera toute sa vertu , et nous porterons beau-
coup de fruit.
X^ JOUR.
Jésus-Chnst est le grain de froment Les membres doivent
mourir comme le chef. Joan. xii , 25.
Pour entendre la nécessité qui était imposée à tous
les membres de mourir pour fructilier, il suffisait
d'avoir aperçu cette vérité dans le chef. Mais de peur
' Joan. MI , 23. — ' Ps. XXI, 17, 28. — • h. un, 10. —
« Ibid. 8. — * Ibld. 12. —_^ Joan. xii, 23, 24.
que nous ne vissions pas assez tôt cette conséquenciS,
Jésus-Christ nous la découvre lui-même. Qui aime
son âme, dit-il • , la perd. C'est la perdre que de
l'aimer : c'est la perdre que de chercher à la satis»
faire. U faut qu'elle perde tout, et qu'elle se perde
elle-même, qu'elle se haïsse, qu'elle se refuse tout»
si elle veut se garder pour la vie éternelle. Toutes
les fois que quelque chose de flatteur se présente à
nous , songeons à ces paroles : Qui aime son âme
la perd. Toutes les fois que quelque chose de dur
se présente, songeons aussitôt : Haïr son âme,
c'est la sauver. Périsse donc tout ce qui nous plaît;
qu'il s'en aille en son lieu en pure perte pour nous.
Haïr son âme! Peut-on haïr son âme sans haït
tous ses avantages et tous ses talents naturels , et
peut-on s'en glorifier quand on les hait.? Mais peut^
on ne les pas haïr, quand on considère qu'ils ne
servent qu'à nous perdre dan% l'état d'aveuglement
ou de faiblesse où nous sommes? Gloire, fortune,
réputation, santé, beauté, esprit, savoir, adresse,
habileté, tout nous perd : le goût même de notre
vertu; il nous perd plus que tout le reste.
Il n'y a rien que Jésus ait tant répété , et tant in-
culqué que ce précepte : Qui trouve son âme, la
perd; qui perd son âme, la trouve K C'est ce qu'il
recommande encore en un autre endroit du même
Évangile. Qui cherche à sauver son âme, lape^'dra,
dit-il ailleurs; qui la perdra , lui donnera la vie^.
Il se sert encore ailleurs du mot de haïr : // faut,
dit-il 4, tout haïr, si l'on veut être mon disciple^
père, mère, frères, sœurs, femmes et enfants,
et sa propre âme.
Entendons la force de ce mot, hojir. Si les cho-
ses de la terre et de cette vie n'étaient que viles et
de nul prix , il suffirait de les mépriser; si elles n'é-
taient qu'inutiles , il suffirait de les laisser là ; s'il
suffisait de donner la préférence au Sauveur, il se
serait contenté de dire, comme il fait ailleurs ; ot
'on aime ces choses plies que moi, on n'est pas di-
gne de moi^. Mais, pour nous montrer qu'elles
sont nuisibles, il se sert du mot de haine. De ce
côté-là il faut tout haïr, en tant qu'il peut s'opposer
à notre salut.
Entendons encore le courage que demande le
christianisme. Tout perdre : jeter tout là. Cette vie
est une tempête; il faut soulager le vaisseau quoi
qu'il en coûte : car que sert de tout sauver, si soi-
même il faut périr? Voyez ce marchand qui dispute
s'il jettera dans la mer ces riches ballots. Aveugle,
tu les vas perdre, et te perdre encore toi-mcme
par-dessus.
XI" JOUR.
Suivre Jésus à l'humiliation, à la mort. Joan. xu, 26.
CeM qui me veut servir, qu'il me suive ^-j qu'il
m'imite, qu'il soit avec moi , qu'il passe par les mê-
mes voies : mon Père l'honorera à ce prix , comme
il m'a honoré moi-même. Il a fallu tout perdre,
tout abandonner , tout prodiguer, tout haïr. Marcho
1 Joan. xu, 25. — 2 Matlh. x, 39; xvi, 25. — ' Luc. xvii,
33. — ^ Ibid. XIV, 10. — ' Matth,. X, 37. — « Joan. Xil, 2C
MÉDITATIONS SUR LÉVA'NGILE.
59'
après moi , chrétien , si lu veux arriver cù j'nrrive.
Marchez, Jésus, je vous suis. En aurai-jelecourage?
llélas! vous me dites comme à Pierre : Tu ne peux
pas encore me suivre, mais tu me suivras dans
la suites O Sauveur! je ne dirai pas que je vous
suivrai partout : je n'ose le dire : je sens ma fai-
blesse. J'en ai le désir : aidez ma volonté faible :
inspirez-moi une volonté forte tt courageuse.
Voyez comme Jésus donne lui-même à son entrée
triomphante le caractère de mort. C'était sa cou-
tume : dans la gloire il rappelait toujours la mort.
Ainsi dans leThabor même, où il fut enlevé et trans-
flguré d'une manière si admirable, Moïse et Élie
qui étaient venus l'honorer en cet état, et s'entre-
tenaientavec lui, ne lui parlaient que de la manière
dont il devait sortir de ce monde dans Jérusalem *,
en accomplissant toutes les anciennes prophéties
^L et toutes les flgures de la loi. Et en sortant de cette
f^ gloire , il n'est plein que de sa mort , et il défend à
ses disciples de parler de ce qu'ils avaient vu , jus-
qu'à ce qu'ilfûl ressuscité des morts '. Il fallait donc
mourir : et c'est ce qu'il voulait que l'on comprît
bien , afln qu'on vît le chemin qu'on avait à suivre
après lui , pour arriver à la résurrection et à la
gloire.
Accoutumons-nous, à l'exemple de Jésus, dans
tout C3 qui nous flatte, de rappeler toujours en
notre esprit, le plus vivement que nous pourrons,
la pensée de la mort. Mais accoutumons-nous à
joindre toujours ces deux idées : gloire et plaisir de
la terre , éternelle confusion ; et encore ces deux-
ci : croix et mortification, gloire et félicité étemelle.
C'est à force d'y penser souvent, qu'on joint en-
semble des idées qui paraissent si éloignées l'une
de l'autre : mais plutôt c'est à force d'entrer dans
cette pratique. Il faut faire autant qu'on peut vio-
lence aux sens , de peur qu'ils ne prévalent et ne
nous séduisent.
XII' JOUR.
Caractère d'hamUiation et de mort dans le triomphe de
Jésus. Le trouble de son âme est notre instruction et
notre remède Joan. xu, 27, 23.
Jésus continue à donner à son entrée glorieuse
le caractère d'humiliation et de souffrance : Main-
tenant mon âme est troublée^. Quoi ! troublée de
Totre gloire, dont vous vaiez de dire : L'iieure est
venue ^ que le Fils de l'homme va être glorifié'^?
Pourquoi? sinon parce qu'il voyait, comme on vient
de dire, sa gloire unie à son supplice : supplice si
rigoureux et si plein d'opprobre, qu'il dit lui-même à
son approche : Maintenant mon^âme est troublée.
Voici le commencement de son agonie : de cette
agonie qu'il devait souffrir dans le jardin des Olives :
de ce combat intérieur où il devait combattre contre
son supplice, contre son Père en quelque façon,
et contre lui-même. MonPère, si vous voulez :s'ilse
peut : non ma volonté, mais la vôtre^. Voilà donc
à ce coup une volonté dans le Fils, opposée en quel-
que façon à la volonté de son Père. Elle lui cède,
» Joan. xm, M. —^ Luc. ix, 3}. — ^ Matlh. xvn, 9. —
*^Joan xn, 27. — » Ibid. 23. — « .Vatlh. xs VI, 3».
il est >Tai-, mais elle est : elle se fait sr'ntir au Sau-
veur : elle se déclare jusqu'aux yeux du Père céleste.
O Jésus , mon âme est troublée de votre trouble !
A qui sera notre recours, si vous êtes troublé
vous-même, vous que nous réclamons dans notre
infirmité.' C'est le mystère : il nous porte en soi :
il transporte sur luinnême notre trouble, et le porte-
dans sa sainte âme. IN'otre infirmité est passée à
lui : et c'est ainsi qu'il nous fortifie, premièrement,
par l'exemple qu'il nous donne; secondement, par
la force qu'il nous mérite.
Par l'exemple; car s'il n'avait senti cette répu-
gnance naturelle à la mort, et cette horreur natu-
relle de la douleur et du supplice, nous n'appren-
drions pas de lui à dire dans nos douleurs : rotre
volonté soit /aile, et non la mienne. Cette instruc-
tion nous manquerait.
Par le mérite : s'il ne souffrait pas , il n'offrirait
point de sacrifice; ou le sacrifice ne lui coûterait
rien; et ainsi il ne serait pas un vrai sacrifice.
O mon Sauveur ! par le trouble de votre sainte
âme, guérissez le trouble de la mienne. Votre
troubîe, ni ne venait du péché, ni ne portait au
péché. C'était un trouble volontaire et mystérieux.
Vous portiez en vous le mystère de la puissance
perfectionnée dans l'infirmité^. C'est le grand
mystère de la grâce chrétienne , qui se commencé
dans le chef, et s'accomplit dans les membres.
XIIP JOUR.
Trouble de Jésus. Combat et victoire, notre modèle*.
Joan. III, 27, 2S.
Maintenant mon âme est troublée; et que dirai-
je^ ? Voilà le trouble : l'esprit flotte comme incertain
de lui-même. Et que dirai-jet Voilà, mon Sauveur,
mes incertitudes et mes agitations , que vous por-
tez. Mon Père, sauvez-moi de cette heure! Dirai-
je cela à mon Père? lui demanderai-je absolument
de me délivrer de cette heure , de cette ignominie,
de ces peines si affreuses à la nature? Mais je suis
venu pour cette heure. Voilà l'homme faible qui s'ex-
cite, qui s'encourage lui-même. Je suis venu pour
cette heure. Je suis venu allumer un feu par ma pas-
sion : et que désir é-je,' sinon qu'il prenne bien vite ?
J'ai un baptême où il me faut être plongé : ah ! corn-
! bien suis-je pressé en moi-même jusqu'à ce que je
l'accomplisse ^ ! Voilà ce que dit Jésus dans sa force.
Mais Jésus dans sa faiblesse dit : Que ferai-jet K
quoi me résoudrai -je ? Demanderai-je à Dieu ma
délivrance particulière , ou celle du genre humain?
Écouterai-je la nature infirme par elle-même , ou la
gloire de mon Père dans le salut des hommes per-
dus? Mon Père, votre gloire l'emporte : glorifiez
votre nom : votre nom de Père , glorifiez-le en glo-
rifiant votre Fils, Non via volonté, mais la vôtre* :
non mon repos, mais votre gloire, et la rédemption
du peuple par qui vous voulez être glorifié. Voilà le
combat, voilà la victoire. Jésus a affermi son âme
invincible , ou plutôt, parce qu'elle était absolument
invincible, et n'avait à combattre que pour nous, il
» II. Cor. XII, 9. — ' Joan. xii, 27, 2S. —> Luc. xii, 49, M.
— ♦ J(,id. XXII, 12.
698
MEDITATIOÎS'S SUR L'EVANGILE.
nous H appris à combattre et à vaincre. Et voilà en-
core , dans la victoire de l'âme de Jésus , l'image de
nos combats , et le caractère d'bumiliation qui de-
vait accompagner le Sauveur.
XIV' JOUR.
Voix du ciel rend témoignage à la gloire de Jésus dans son
triomplie. Joan. xii, 28, 30.
Afin que rien ne manque à la gloire du Sauveur
dans son entrée, le ciel se joint avec la terre pour
riionorer ; et à cette parole du Sauveur : Mo7i Père,
f/hrijiez votre nom, une voix aussi éclatante que le
tonnerre, vint du ciel : Je l'ai glorifié , et Je le glo-
rijlerai encore^.
Trois voix sont venues du ciel, et de la part du
Père céleste , pour honorer le Fils de Dieu. Le jour
de son baptêiTW , devant qu'il commençât son minis-
tère, le Père le fit connaître, et lui donna, pour ainsi
parler, sa mission par cette voix : Celui-ci est mon
Fils bien-aimé, dans lequel f ai mis ma complai-
sance * ; ou , comtme le rapporte saint Luc : Fous
êtes mon Fils bien-aimé, j'ai mis ma complai-
sance en vous ^.
Jja même voix fut ouïe encore à la transfiguration ;
et pendant que INtoïse et Élie entraient dans une
nuée lumineuse qui les environna , cette voix sortit
de la nuée : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, clans
lequel j'ai mis ma complaisance ; écoutez-le 4. Cette
parole , écoutez-le, fut ajoutée à ce qui avait été ouï
dans le baptême.
La troisième voix est celle que nous lisons au-
jourd'hui dans saint Jean : Je l'ai glorifié , et je le
glorifi£rai encore ^. J'ai glorifié mon nom de Père ,
en honorant mon Fils unique : je l'ai glorifié dans
l'éternité , je le glorifierai dans le temps. Je l'ai glo-
rifié lorsque j'ai fait éclater tant de merveilles dans
sa naissance, dans son baptême, dans le cours de
son ministère; maintenant même , en inspirant tant
d'admiration pour lui aux Juifs et aux gentils , qui
commencent déjà à le vouloir voir : et je le glori-
fierai encore lorsque je lui donnerai , après sa résur-
rection , la gloire dont il a joui dans mon sein avant
que le monde fut ; et que l'exaltant comme Dieu au-
dessus des cieux, je remplirai toute la terre de son
nom.
La seconde de ces trois voix, à la transfiguration,
n'a été ouïe que de trois disciples choisis ; mais nous
devait être rapportée par eux, après sa résurrection
comme l'a fait en effet l'apôtre saint Pierre*».
Pour les deux autres , elles sont venues dans des
occasions très-importantes. I a première , pour pré-
parer les esprits à la prédication du Sauveur, des le
commencement de son ministère. La seconde, à la
veille de sa nwrt, pour soutenir la foi contre l'i-
gnominie de la croix.
L'Évangile ne marque pas ce qu'opérèrent ces
voix : et pour en juger par l'événement , leur grand
effet ne s'est fait paraître qu'après la résurrection.
Pour celle de ce jour, saint Jean remarque qu'elle
' .7o«».xu, ÎS. — » Matlh. m. 17, -- » Inc. m, 2?. —
* Mallh. XVII, 5. — » Joa«.xn,28. —^Il.Petr. 1, 16, 17, 18 '
causa de la dissension parmi ceux qui l'ouïrent , h
troupe disant : C'est le tonnerre; les autres di-
saient : Un ange lui a parlé '. Il semble qu'ils ne
voulurent point croire que Dieu se fût déclaré par
cette voix. C'est un tonnerre; c'est un bruit confus
qui ne signifie rien. Kt pour ceux qui disaient le
mieux : C'estun anj/e, -disaient-ils , qui lui a parlé :
soit qu'ils ne voulussent pas remonter plus haut,
par un esprit d'incrédulité, soit qu'ils crussent de
bonne foi que Dieu lui avait parlé par un ange;
comme il avait fait aux patriarches , et à tout le peu-
ple sous Moïse. Quoi qu'il en soit, Jésus leur dit.r
Cette voix n'est pas jjour moi, mais pour vous ».
Et il leur en expliqua le mystère. Appliquons-nous
à l'entendre ; et m attendant, puisque Jésus-Christ
nous déclare que cette voix est pour nous , prenons-
la donc pour nous , et glorifions Jésus en nous-mê-
mes. Il est lui-même la voix, ou plutôt le Verbe
qui nous parle. N'écoutons point sa voix comme un
tonnerre , comme un bruit confus; entendons qu'on
nous a parlé très-distinctement de sa gloire et de la
nôtre; et que la vérité nous a été très-clairement
annoncée. Ne disons point qu'un ange a parlé pour
nous au Sauveur, puisque Dieu qui parlait autre-
fois par les anges, parle maintenant par son Fils ^,
Écoutez-le, nous dit-on : réglez vos actions et toute
votre conduite par sa doctrine. Rendons grâces au
Père céleste de ce qu'il a glorifié son saint Fils Jésus,
puisque sa gloire rejaillit sur nous, et qu'il a dit lui-
même : Je leur ai donné la gloire que vous m'avez
rfonne'e'^. Mais entendons toujours en quelle conjonc-
ture on lui promet cette gloire : c'est lorsqu'il va
mourir. Passons donc à la société de sa gloire, pat
celle de ses souffrances et de ses opprobres.
XV» JOUR.
Mystère de la voix céleste : Le monde va être jugé en
jugeant Jésus-Christ. Joan. xii, 3i, 34.
Jésus-Christ nous va expliquer le mystère de cette
voix céleste : C'est maintenant que le monde va être
jugé^. Comment? En exerçant son jugement sur
Jésus-Christ , dont il jugera si mal , que son juge-
ment et ses maximes demeureront à jamais condam-
nés. Qui peut juger avec le monde que les biens de
la terre sont les seuls qu'il faut désirer, et que les
maux de la terre sont les seuls qu'il faut craindre ;
si Jésus , privé de tous les biens, et chargé de tous
les maux de la terre par le jugement du monde ,
demeure toujours la vérité même, et le bienheureux
Fils de Dieu? Qui osera, encore un coup, juger
avec le monde, qu'il faut soutenir ses intérêts, sa
domination, sa gloire propre, au préjudice de tout;
si à la fin Jésus-Christ se trouve condamné par ces
maximes? Le monde est donc jugé par le jugement
qu'il a porté de Jésus-Christ. Le Sauveur a jugé le
monde en se laissant juger par le monde : et l'iniquité
de ce jugement anéantit tous les autres à jamais.
Le inonde, à vrai dire, ne sera jugé qu'à la fin
des siècles. Mais saint Augustin distingue ici deux
' .Toaiy. XII, 28, 29. — ' Ibid. 3o.
' Joan. xrii, 22. — ''Ibid. \u, 3i,
— iHebr. u, a, 3. -
MÉDriAllOiNS SUR L'ÉVANGILE.
59»-
sortes de jugement , celui de condamnation à la fin
des siècles, celui de discernement dans celui-ci. Il
applique au dernier cette parole du psalmiste : Ju-
gez-moi, Seigneur, et discernez ma cause de celle
de la nation qui n'est pas sainte'. Ce discernement
se fait clairement, par bien entendre le jugement
que le monde a porté de Jésus-Christ. Le monde
veut être flatté : le monde ne veut pas qu'on lui dé-
clare ses vices : le monde ne veut pas qu'on condamne
ses maximes : le monde ne veut pas qu'on ne vive
pas comme le monde, parce que par là on le condamne.
Tout cela a fait que le monde a condamné Jésus-
Qirist. Quiconque suit les maximes par lesquelles
on a condamné le Juste , ne se discerne pas du
monde , et il est jugé avec le monde. Sois attentif,
chrétien, et discerne-toi de la nation qui n'est pas
sainte, en condamnant en toi-même de bonne foi
toutes ses maximes.
XVP JOUR.
Vertu de la croix. Jésus tire tout par la croix. Le suivre
jusqu'à la croix Joan. xu, 31 , M.
Le prince de ce monde, le démon qui en est le
maître par l'idolâtrie, va être chassé*, et les faus-
ses divinités abandonnées. Mais ce n'est pas assez
de chasser le démon, il faut rendre l'empire à Dieu
par Jésus-Christ. Et moi, dit-il ^, après que j'aurai
été élevé de terre sur la croix, Je tirerai tout à moi :
j'entraînerai à moi toutes choses. Il y a dans la vertu
de la croix de quoi attirer tous les hommes. Il y
aura des hommes de toutes les sortes, et non-seule-
ment de tout sexe , mais encore de toute nation , de
tout génie, de toute profession, de tout état, qui
seront si puissamment attirés , qu'ils viendront en
foule à Jésus. Et de cette bienheureuse totalité,
que Dieu a unie par son éternelle et miséricordieuse
élection , aucun ne demeurera. L'action du cruci-
fiement semble avoir élevé Jésus pour être l'objet de
tout le monde : il est en butte à toute contradiction
d'un côté -, et de l'autre, il est l'objet de l'espérance
du monde. Il fallait q^i' il fût élevé comme le serpent
dans le désert, afin que tout le monde pût tourner
les yeux vers lui , comme il dit lui-même^. La gué-
rison de l'univers a été le fruit de cette cruelle et
mystérieuse exaltation. Allez au pied de la croix , et
dites-y au Sauveur avec l'Épouse: tirez-moi, nous
courrons après vous *. La miséricorde qui vous fait
subir le supplice de la croix, l'amour qui vous fait
mourir, et qui sort par toutes vos plaies, est le doux
parfum qui s'exhale pour attirer tous les cœurs. Ti-
rez-moi de cette puissante et douce manière dont
vous avez dit, que votre Père tire à vous tous ceux
qui viennent^. Tirez-moi de cette manière toute-
puissante qui ne me permette pas de demeurer en
chemin. Quej'aillejusqu'à vous, jusqu'à votre croix :
que j'y sois uni , percé de vos clous , crucifié avec
vous, en sorte que je ne vive plus pour le monde,
mais pour vous seul. Quand dirai-je avec votre apô-
tre : Je vis; non plus moi, mais Jésus-Christ en
' Pi XLII, I. — î Joan. xu, 31. — » Ibid. 32.
U, 13 — » Cant. I, 3. — <= Joan. vi, 41.
^Ihid. III,
moi . Et encore ; Je vis en lu foi du Fils de Dieu qui
m'a aimé, et s'est livré pour moi'. Et encore : Je
suis attaché àla croix avec Jésus-Christ. Etencore :
La charité de Jésus-Christ nous presse; estimant
ceci, que si un est mort pour tous , tous aussi sont
morts en un seul. Jésus-Christ est mort j)our toits;
afin que ceux qui vivent, ne vivent plus à euX'
mêmes, viais à celui qui est mort et ressuscité pour
eux*. C'est ainsi que Jésus-Christ nous attire. Il'
fallait, comme il vient de dire, que ce grain de fro-
ment tombât à terre pour se multiplier ^. Il fallait
qu'il se sacrifiât lui-même, pour nous faire tous en
lui-même une offrande agréable à Dieu. Le nouveau
peuple devait naître de sa mort.
Le Sauveur avait déjà dit : Il faut que le Fils de
Vhomme soit exalté comme le serpent ■*. 11 avait
dit : Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme^
vous connaîtrez qui je suis^. La connaissance de la
vérité était attachée à la croix.
Je tirerai, j'entraînerai : considérez avec quelle
douceur, mais ensemble avec quelle force, se fait
cette opération. Il nous tire, comme on vient de
voir, par la manifestation de la vérité. Il nous tire
par le charme d'un plaisir céleste ; par ces douceurs
cachées, que personne ne sait que ceux qui les ont
expérimentées. Il nous tire par notre propre vo-
lonté, qu'il opère si doucement en nous-mêmes,
qu'on le suit sans s'apercevoir de la main qui nous
remue, ni de l'impression qu'elle fait en nous. Sui-
vons, suivons; mais suivons jusqu'à la croix. Car
comme c'est delà qu'il tire, c'est jusque-là qu'il le
faut suivre. Il le faut suivre jusqu'à expirer avec lui ,
jusqu'à répandre tout le sang de l'âme, toute sa
vivacité naturelle; et se reposer dans le seul Jésus :
car c'est se reposer dans la vérité , dans la justice ,
dans la sagesse , dans la source du pur et chaste
amour. O Jésus ! que tout est vil à qui vous trouve !
à qui est tiré jusqu'à vous, jusqu'à votre croixîO Jé-
sus! quelle vertu vous avez cachée dans cette croix!
faites-la sentir à mon cœur. Quand je serai élevé de
terre! Je ne veux d'autre élévation que celle-là :
c'est la vôtre : que ce soit la mienne.
Songez que tout ceci se dit à l'occasion de l'en-
trée de Notre-Seigneur, et peut-être le propre jour
ou le lendemain qu'elle se fit. Admirez, encore un
coup , comme il conserve à ce beau triomphe le ca-
ractère de croix et de mort.
XVIP JOUR.
Les incrédules n'ouvrent point les yeux à la lumière : ils
marchent dans les ténèbres. Joan. xu, 34 , 37.
Comment dites-vous qu'il faut que le Fils de
l'homme soit élevé ^ de terre? Il avait parlé si sou-
vent de cette exaltation mystérieuse ; il avait d'ail-
leurs si souvent parlé de la croix et de la nécessité
de porter sa croix pour le suivre, qu'à la fin le peu-
ple s'était accoutumé à l'entendre. C'est ce qui cause
cette parole : Nous avons appris par la loi, que le
Christ demeure éternellement. Et comment donc
dites-vous que le Fils de l'homme doit être élevé,
' Gai. II, 19, 20. — » 11. Cor. T, U, «5. — ^ Joan. xu, 24.
— * Ibid ut, U. — » Ibid. viu, 28. — * Ibid. xa, 34.
600
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
est-5-dire cvuddé? qui estce fils de l'homme'? Il y
a\ ait de la vérité et de l'erreur dans ce discours. Ils
avaient raison de dire, que le Christ devait demeu-
rer et régner éternellement; mais ils ne voulaient
pas entendre par où il lui fallait passer, pour arri-
ver à son règne. Le maître était au milieu d'eux , et
il n'y avait qu'à le consulter, après que Dieu avait at-
testé sa mission par tant de miracles. Et c'est pour-
quoi Jésus leur dit : La lumière est encore au mi-
lieu de vous pour un peu de temps \ Je m'en vais ;
et cette lumière ne sera plus guère avec vous : ser-
vez-vous-en pendant que vous l'avez : Marchez à
la faveur de cette lumière, de peur que les ténè-
bres ne vous environnent, ne vous surprennent,
ne vous enveloppent ; et lorsqu'on est daris les ténè-
bres , on ne sait où l'on va : on se heurte à toutes
les pierres , on tombe dans tous les abîmes ; et non-
seulement le pied manque, mais la tête ne se peut
défendre.
Jésus est la lumière à ceux qui ouvrent les yeux
pour le voir : mais à ceux qui les ferment, il est une
, pierre où l'on se heurte et on se brise. Faute d'avoir
voulu apprendre de lui le mystère de son infirmité,
ils s'y sont heurtés et brisés, et ne le connaissent
pas; et ils demandent : Qui est ce fils de l'homme,
qui doit être crucifié, et par là tirer toutes choses.'
Est-ce vous que nous voyons si faible? Comment ti-
rerez-vous à vous-même tout le monde , dont vous
allez être le rebut par votre croix.' Aveugles, ne
voyez-vous pas , à la majesté de son entrée, qu'il ne
tiendrait qu'à lui d'avoir de la gloire : qu'il ne la perd
donc pas par faiblesse ; mais qu'il en diffère par sa-
gesse le grand éclat.' Il vous dirait cette vérité , si
vous la lui demandiez humblement : mais vous lais-
sez écJïapi)er la lumière ; et celui qui était venu pour
vous éclairer, vous sera à scandale : scandale aux
Juifs, dit saint Paul ^ et folie aux gentils.
Pesons ces paroles : La lumière n'est plus avec
vous que pour un peu de temps i. Concevons un
certain état de l'âme où il semble que la lumière se
retire. A force de la mépriser, on cesse de la sentir :
un nuage épais nous la couvre : nos passions, que
nous toissons croître, nous la vont entièrement dé-
rober : mardîons tant qu'il nous en reste une pe-
tite étincelle. Quelle horreur d'être enveloppé dans
les ténèbres, au milieu de tant de précipices ! C'est
ton état , ô âme , si tu laisses éteindre ce reste de lu-
mière qui te luit encore pour un moment.
Qui marche dans les ténèbres, ne sait où il va^.
Étrange état! on va : car il faut aller; et notre âme
ne peut pas demeurer sans mouvement. On va donc ;
et on n» sait où l'on va : on croit aller à fa gloire ,
aux plaisirs, à la vie , au bonheur , on va à la perdi-
tion et à la mort. On ne sait où l'on va , ni jusqu'à
quel point on s'égare. On s'éloigne jusqu'à Tinlini
de la droite voie , et on ne voit plus la moindre trace
ni la moindre route par où l'on y pui«se être ra-
mené. État trop ordinaire dans la vie des hommes.
Hélas! hélas! c'est tout ce qu'on en peut dire. C'est
car des cris , c'est par des gémissements et par des
" Joan. xu, 34.— » Ibid. 35. — ^ I. Cor. i, 23. — * Joan.
Xii. 35. — » Ibid.
larmes , et non point par des paroles qu'il faut dé-
plorer cet état.
Une sait où il va. Aveugle, où allez-vous? Quelle
malheureuse route enfilez-vous.' Hélas! hélas! reve-
nez pendant que vous voyez encore le chemin. Il
avance : ah ! quel labyrinthe et combien de falla-
cieux et inévitables détours va-t-il rencontrer! Il
est perdu : je ne le vois plus; il ne se connaît plus
lui-même , et ne sait où il est ; il marche pourtant
toujours, entraîné par une espèce de fatalité malheu-
reuse, et poussé par des passions qu'il a rendues in-
domptables. Revenez : il ne peut plus; il faut qu'il
avance. Quel abîme lui est réservé ! quel précipice
l'attend! de quelle bête serat-il la proie? Sans se-
cours, sans guide, que deviendra-t-il ? Hélas! hélas!
XVIII« JOUR.
Ëtat de ceux de qui la lumière se retire. Jésus se cache «Feux.
Merveilles de cette journée de triomphe. Joan. xii, 34, 37. '
Jésus dit ces choses, et il se retira et se cacha
d'eux'. Quel état! quand non-seulement on se re-
lire de la lumière , mais qu'à son tour, par un juste
jugement, la lumière se retire; et non-seulement se
retire, mais se cache ! C'est l'état de ceux dont l'en-
tendetnentest enveloppé et obscurci de ténèbres, par
l'ignorance qui est en eux , à cause de l'aveugle-
ment de leur cœur : qui désespérant de leur retour,
se livrent a toute impureté et à toutes actions im-
pudiques, comme à l'envi, et à qui pis fera. Jhl
ce n'est pas ainsi que Jésus-Christ vous avait en-
seigné: si toutefois vous favez ouï*, si sa voix est
parvenue jusqu'à vous.
Ce versetdesaint Jean semble répondre à celui de
saint Matthieu où il est porté que Jésus, après avoir
répondu aux reproches que les pharisiens lui fai-
saient sur son entrée, les laissa là, et sortit de la
ville pour se retirer en liéthanie^, où il demeu-
rait. C'est ce que saint Jean appelle s'en aller et se
cacher d'eux. Sa retraite était donc à Béthanie :
c'est là qu'il se cachait chez quelques-uns de ses
amis et de ses disciples ; et apparemment dans la
maison de Lazare, de Marie et de Marthe, ou chez
quelque autre. De là on peut conclure que tout ceci
s'est passé au jour de l'entrée du Sauveur : que
c'est à ce jour que le Père fit entendre du ciel cette
voix que nous avons ouïe : que c'est alors que Jésus
développa tout le mystère de son exaltation, et
de la propagation de sa doctrine , et de sa gloire
après sa mort. Que cette journée est magnifique!
Quel concours de merveilles! que de douces conso-
lations! que d'étonnantes menaces! Quel recucil-
fement, quelle frayeur, quel doux/tonnement,
quelle attention, quel mélange de crainte et d'a-
mour ne doit pas inspirer cette journée! Que si
l'on veut différer jusqu'au lendemain une partie
de ces choses, comme il pourrait yen avoir quel-
que raison; c'était toujours une suite du triomphe
de Jésus, puisque ce fut à ce jour qu'il purgea
le temple avec tant d'autorité et de zèle, des vo-
leurs qui en faisaient leur caverne.
O jour admirable! je n'avais pas encore vu toutes
» Joan . xn, ZQ.r--Epfics. iv, 18, I9, 20. — KVaUh. xsi, 17.
MÉDITATIONS SLR L'EVANGILK.
60 f
vos hiniières , ni compris toutes les merveilles dont
vous êtes plein.
X1X« JOUR.
RéniAions sur les merveilles de la première Journée. Il faut
(■oiiUiuxr sans relàclie l'œuvre de Dieu a l'exemple de
Ji'sus-Christ.
Tous. ces passages font voir qu'à cette dernière
semaine, et dès le jour qu'il Qt son entrée, le Sau-
\eiir sortait tous les soirs de Jérusalem, et se
iMchalt à Béthanie , d'où il revenait tous les matins
fure ses fonctions dans le temple , où tout le peu-
ple s'assemblait aussi dès le matin pour l'entendre.
Le jour ses ennemis étaient retenus par la crainte
d'émouvoir le peuple , si on le prenait en plein jour :
Car i7i craignaieiit , dit saint Marc », parce que
tout le peuple qui l écoutait était ravi de sa doctrine.
Ou, comme le rapporte saint Luc » : Ils ne savaient
que lui faire; parce que tout le peuple qui l' écou-
tait, était ravi et hors de soi. Ainsi dans le jour
il demeurait : et dans la nuit, où ses ennemis eus-
sent trouvé plus d'occasions de le perdre, il sortait
de la ville, et se retirait à Béthanie, parmi ses
disciples, aCn d'achever sa semaine, et le temps
qui lui était prescrit pour nous instruire ; continuant
à se servir des voies douces, si naturelles à la sa-
gesse divine, des précautions nécessaires et des
moyens ordinaires de se conserver jusqu'à la nuit
où il devait être pris. Voyons donc , soit qu'il se
ox)nserve, soit qu'il se livre, qu'il fait tout pour
l'amour de nous. Il se conserve pour achever ses
instructions, sans que nous perdions une seule de
ses paroles ; et il se livre pour consommer son sa-
criGce. O Jésus ! je vous adore dans ces deux états ;
et je vous suivrai tous les matins de cette dernière
semaine , pour écouter votre parole , plus touchante
encore en ces derniers temps, que dans tous les
autres.
Ramassons toutes les merveilles que nous avons
vues accomplies en ce sacré jour du triomphe de
Jésus-Christ , toutes les marques de grandeur , d'au-
torité, de puissance, qne le ciel et la terre donnent
à Jésus; et en même temps tous ces caractères d'in-
lirmité, de persécution et de fuite qu'il conserve.
Adorons ce sacré mélange. Si nous sommes ca-
lomniés, maltraités, persécutés par nos ennemis,
jusqu'à être contraints de fuir et de nous cacher
devant eux, ne nous en aftligeons pas : c'est le
caractère de Jésus-Christ, qu'on doit au contraire
être ravi de porter. Continuons toujours , à son
exemple, l'œuvre de Dieu, s'il nous en a commis
quelqu'un , quelque petit qu'il soit , sans nous re-
lâcherjamais; et accomplissons la volonté de Dieu,
X.V JOUR.
Figuier desséché : ligure de l'àrae stérile et sans bonnes
oeuvres. Mrtth. xxi, I8, 24. Marc, xi, 12, 28.
Le lendemain de son entrée, en arrivant de
Béthanie a Jérusalem, du matin, il eut faim:
ayant vu de loin un figuier, il s'en approcha pour
voir s'il y trouverait du fruit ;7nais n'y trouvant
' .Marc. XI, JH. — » Luc. XIX, 48.
que de s feuilles, par ce que ce n'était pas le temps
des fruits, il le maudit ' , comme on sait. C'est une
parabole de choses, semblable à celle de paroles
que l'on trouve en saint Luc, xiii, 6. 11 ne faut
donc point demander ce qu'avait fait ce flguier,
ni ce qu'il avait mérité : car qui nesaitqa'un arbre
ne mérite rien? ni regarder cette malédiction du
Sauveur par rapport au figuier, qui n'était que la
matière de la parabole. 11 faut voir ce qu'il repré-
sentait, c'est-à-dire, la créature raisonnable, qui
doit toujours des fruits à son créateur, en quelque
temps qu'il lui en demande; et lorsqu'il ne trouve
que des feuilles , un dehors apparent et rien de so-
lide, il la maudit.
Que jamais Une sorte de fruit de toi ». Étrange
malédiction sur l'âme dont Dieu se retire : jamais
il n'en sorte de bonnes œuvres. Qu'est-ce qu'un fi-
guier sans fruit , et un homme sans bonnes œuvres ?
Quand on se sent desséché et stérile, qu'on doit
craindre alors que Jésus n'ait lâché le mot fatal!
Dieu a son heure où il attend le fruit désiré : l'heure
passée, si on lui manque, il laisse partir la triste
sentence; et l'arbre, sans être coupé, est desséché
jusqu'à la racine. C'est la damnation avant la mort :
on voit un arbre sur pied ; mais il a la mort dans le
sein, fous avez le nom de vivant, mais vous êtes
mort ^. Soyons donc fidèles et prêts à donner du
fruit à notre Sauveur, toutes les fois qu'il en de-
mandera.
Jésus eut faim. Selon la lettre, il jeûnait beau-
coup : selon le mystère, il avait faim et soif quand
il fallait. Il a toujours faim et soif de notre salut.
Jésus-Christ continua son voyage, et revint à
Béthanie , selon sa coutume; et la matinée d'après,
ses disciples s'arrêtèrent au figuier, qu'ils trouvè-
rent desséché depuis la racine , et Pierre dit au Sau-
veur : Maître, le figuier que vous avez maudit j est
séché*. Jésus-Christ ne voulait pas sortir de ce
monde, sans faire voir des effets sensibles de sa
malédiction, voulant faire sentir ce qu'elle pouvait;
mais, par un effet admirable de sa bonté, il frappe
l'arbre, et épargne l'homme. Ainsi quand il voulut
faire sentir combien les démons étaient malfaisants,
et jusqu'où allait leur puissance, lorsqu'il leur lâ-
chait la main , il le fit paraître sur un troupeau de
pourceaux que les démons précipitèrent dans la
mer ^. Qu'il est bon , et qu'il a de peine à frapper
l'homme ! Ne contraignons pas le Sauveur, contre
son inclination , à étaler sur nous-mêmes l'effet de
sa colère vengeresse.
xxr JOUR.
Le prodige des prodigîs : l'homme révéla de la puissance
de Dieu par la foi et par la prière. .Vatih. xxi, 21 , 22.
Marc. XI, 22,24.
Les apôtres étant étonnés de l'effet soudain de
la parole de Jésus-Christ sur le figuier, le furent
beaucoup davantage losqu'il leur dit qu'ils en pou-
vaient faire autant, et même beaucoup plus, pourvu
qu'ils eussent la foi. Si vous tarez, leur dit-il^,
'Matth. XXI, 18 —^Ibid. 19. — ' Jpoc. m, I. — « Marc.
Xl,21. - *J/«WA. VUl, 32. — « Jbid. XXI, 21.
603
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
vous ne pourrez pas seulement dessécher tin fi-
guier ; mais vous direz à une montagne : Déraci-
nez-vous y et jetez-vous dans la mer, et cela se
fera.
Voici le prodige des prodiges : l'homme revêtu
de la toute-puissance de Dieu.
Allez, disait le Sauveur » , guérissez les malades,
ressuscitez les morts, purifiez les lépreux , chas-
sez les démons. Qui fit jamais un pareil comman-
dement }
Il les envoya prêcher et guérir les malades ».
Qui jamais envoya ses ministres avec de tels ordres ?
Allez , dit-il , entrez dans cette maison , et guéris-
sez tous les malades que vous y trouverez. Tout
est plein de pareils commandements. Mais ici il
pousse la chose encore plus loin : Tout ce que vous
demanderez vous l'obtiendrez ^. Vous pourrez tout
ce que je puis : vous ferez tout ce que vous m'avez
vu faire de plus grand , et vous ferez même de
plus grandes choses. En effet, si on est guéri en
touchant le bord de la robe de Jésus-Christ, pendant
qu'elle était sur lui ; ne se fait-il pas quelque chose
de plus dans saint Paul, lorsque les linges qui
avaient seulement touché son corps, guérissaient
les malades à qui onlesportait^? Et non-seulement
les linges qui avaient touché les apôtres avaient
cette vertu, mais leur ombre même : l'ombre qui
n'est rien, quand elle passait sur les malades, ils
étaient guéris^.
Voici donc le grand miracle de Jésus-Christ. C'est
cpie, non-seulement il est tout-puissant, mais il
rend encore l'homme tout-puissant, et, s'il se peut,
plus puissant que lui, faisant du moins constamment
de plus grands miracles : et tout cela par la foi et
par la prière : Tout ce que vous demanderez , en
croyant sans hésiter qu'il vous sera donné, il vous
arrivera^. La foi donc et la prière sont toutes-
puissantes, et revêtent l'homme de la toute-puis-
sance de Dieu. Si vous pouvez croire, disait le
Sauveur 7 , tout est possible à celui qui croit.
La difficulté n'est donc pas de faire des miracles :
la difficulté est de croire. Si vous pouvez croire :
c'est là le niiracle des miracles, de croire parfaite-
ment et sans hésiter. Je crois, Seigneur, aidez
vion incrédulité^., disait cet homme à qui Jésus
dit : Si vous pouvez croire. Seigneur, augmentez-
nous la foi, disaient les apôtres 9. Nous in'avons
besoin que de la foi, car avec elle nous pouvons
tout. Ohl si vous en aviez, dit le Seigneur ",
comme im grain de sénevé , le plus petit de tous
les grains , vous diriez à ce mûrier : Déracine-toi,
et te plante dans la mer ; et il vous obéirait : et il
trouverait un fond sur les fîots pour y étendre ses
racines.
Ainsi le grand miracle de Jésus-Christ n'est pas
de nous faire des hommes tout-puissants ; c'est de
nous faire de courageux et de fidèles croyants, qui
osent tout espérer de Dieu, quand il s'agit de sa
gloire.
• Matth. X, 8. — * Lvc. ix, 2;x, 3, g. — *Joan. xiv, 12, la.
— * Act. XIX, 12. — » Ibid.\. 15. — « Matth. xxi, 22. Marc, xi,
V4. —'Ibid. IX, 22. — 8 Hid. 23. — ' Luc xvu, 5. — '» Ibid. G.
Il faut donc entendre que cette foi qui peut tout ,
nous est inspirée. Pour oser faire cet acte de foi
qui peut tout, il faut que Dieu nous en donne le
mouvement. Et le fruit de ces préceptes de l'Évan-
gile, que nous lisons aujourd'hui, c'est de nous
abandonner à ce mouvement divin qui nous fait
sentir que Dieu veut de nous quelque chose. Quel-
que grand qu'il soit, il faut oser, et n'hésiter pas
un seul moment.
Lorsqu'il s'agit de demander à Dieu les choses
nécessaires pour le salut, nous n'avons pas besoin
de ce mouvement particulier de Dieu, qui nous
apprend ce qu'il veut que nous obtenions de sa puis-
sance. Nous savons très-clairement par l'Évangile,
que Dieu veut que nous lui demandions notre salut
et notre conversion. Demandons-la donc sans hé-
siter; assurés, si nous le faisons avec la persévé-
rance qu'il faut, que tout nous sera possible. Quand
nos mauvaises habitudes auraient jeté dans nos
âmes de plus profondes racines , que les arbres ne
font sur la terre, nous leur pouvons dire : Déra-
cine-toi. Quand nous serions plus mobiles et plus
inconstants que des flots, nous dirons à un arbre :
Va te planter là; et à notre esprit : Fixe-toi là; et
il y trouvera du fond. Quand notre orgueil s'élève-
rait à l'égal des plus hautes montagnes , nous leur
pourrions ordonner de se jeter dans la mer, et de
s'y abîmer, tellement qu'on ne voie plus aucune
marque de leur première hauteur. Osons donc tout
pour de tels miracles, puisque ce sont ceux que
nous savons très-certainement que Dieu veut que
nous entreprenions. Osons tout : et pour petite que
soit notre foi , ne craignons rien ; car il n'en faut
qu'un petit grain, gros comme du sénevé, pour
tout entreprendre. La grandeur n'y fait rien, dit
le Sauveur, je ne demande que la vérité et la sincé-
rité : car s'il faut que ce petit grain croisse, Dieu
qui l'a donné le fera croître. Agissez donc avec peu,
et il vous sera donné beaucoup : et ce grain de sé-
nevé, cette foi naissante, deviendra une graiide
plajite, et les oiseaux du ciel se reposeront dessus '.
Les plus sublimes vertus n'y viendront pas seule-
ment, mais y feront leur demeure.
XXIP JOUR.
La prière persévérante; elle tient de la plénitude de la foi.
Matth. XXI, 21 , 22. Marc. XI, 22 , 24.
Pesez les qualités de la foi et de la prière. Qu'en
la fasse sans hésiter, pour peu que ce soit avec une
pleine persuasion : c'est ce que saint Paul appelle
plénitude de persuasion ; que la Vulgate a traduit
simplement, bi plenitudine multa : avec une
GRANDE PLÉNITUDE *. Ce quc le même saint Paul
appelle ailleurs : plénitude d'intelligence^ \ et ail-
leurs en termes formels -.plénitude de l'espérance, et
plénitude de la foi 4. C'est donc à dire , qu'il faut
avoir une foi si pleine qu'elle ne se démente par au-
cun endroit, et qu'on n'ait nulle défiance du côté de
Dieu ; comme le même saint Paul le dit d'Abraham ,
qu'il n'hésita point par défiance; mais se fortifia
' Matth. xni, 31 ,32.-2 i. Thess. 1^5. — ^ Coloss. Il, 2
— • Hcbr. VI, II; x, 22.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
60 a
dans fa foi, donnant gloire à Dieu; pleinement
persuadé et convaincu qu'il est puissant pour ac-
complir tout ce qu'il promet*. Voilà donc la foi qui
obtient tout, et la foi qui nous justifie , selon le
même saint Paul dans le même endroit». Telle est
donc la première condition de la prière n)arquée
dans notre évangile , qu'elle se fasse avec une pleine
foi. La seconde y est encore marquée : Qu'on par-
donne sincèrement à son frère , si on a quelque
chose contre lui ^. On obtient donc tout ce qu'on
demande, si on le demande avec un cœur plein de
foi en Dieu, et en paix avec tous les hommes. Voilà
ce que Dieu demande, un cœur sans aigreur et sans
défiance : on a tout de lui à ce prix.
Mais peut-on ne se pas défler, et ne doit-on pas
le faire ? Oui , de soi ; puisqu'on est si faible , et
qu'on ne sait même si on a une foi vive, encore
moins si on y persévérera : mais avec toute cette
incertitude, j'ose dire qu'il ne faut pas s'en inquié-
ter; et sans tant de retour sur soi-même, il faut,
dans le temps que la prière s'allume, oser tout at-
tendre et tout demander ; et être si plein de Dieu ,
qu'on ne songe pfùs à soi-même.
Est-ce là cette téméraire confiance que les héré-
tiques prêchent.' Point du tout. Mais sans éteindre
les réflexions qu'on peut faire sur sa faiblesse , c'est
dans la ferveur de la prière s'oublier tellement soi-
même, qu'on ne demeure occupé que de ce que Dieu
peut, et de l'immense bonté avec laquelle il a tout
promis à la prière persévérante.
XXIIIe JOUR.
Distinction des jours de la dernière semaine du Sauveur.
Matière de ses derniers discours. Marc, xi, II, 33. Maith.
XXI, 23, 32. Luc. XX, I, 8.
En comptant avec saint Marc , c'est ici le qua-
trième jour de la dernière semaine de notre Sauveur.
Le premier est celui de son entrée, qui est le cin-
quième avant Pâques. Le second jour de cette se-
maine fut le lendemain matin lorsque Jésus, venant
de Béthanie à la ville , eut faim , dessécha le Gguier,
et nettoya le temple de voleurs , comme il les ap-
pelle. Le troisième est celui où, repassant sur le
matin devant le figuier, on le vit flétri et séché ; et
c'est celui où nous avons entendu tant de merveil-
les sur la foi. Le quatrième est celui dont saint
Marc dit , après tout ce que nous venons de voir :
Jésus vint encore une autrefois à Jérusalem ■» ; et
c'est celui où il objecta aux Juifs le baptême de
saint Jean, comme on va voir.
Après cela je ne vois plus de distinction de jours.
Nous apprenons seulement de saint Luc, que Jésus-
Christ venait tous les jours au temple pour tj en-
seiqner, et que le peuple l'y venait entendre dès le
viatin 5. En sorte qu'il faut partager ce qui reste de
ses discours entre le mercredi et le jeudi durant le
jour; car il fut pris la nuit, et fut crucifié le lende-
main.
Plus nous approchons de la fin de Jésus, plus
nous devons être attentifs à ses discours. Hier, qui
' Rom. w, 20, 21. — » Ihid. 22. — » Marc. Xl, 2J, 23. —
* Ibid. 27 — » Luc. XXI, 37, 38.
fut le mardi , il nous fit voir dans la foi le fondement
de la prière et de toute la vie chrétienne. Il n'y avait
rien de plus essentiel à la piété. Mais dans la suite
il va établir la foi , et autoriser sa mission d'une
manière admirable : premièrement par le témoi-
gnage de saint Jean-Baptiste, et ensuite par celui de
David , et par beaucoup d'autres choses que nous
allons voir les unes après les autres ; fermant la bou-
che à tous les contr^isants , et laissant ce téuioit
gnage au monde, que sa doctrine était absolumen-
irrépréhensible, puisque ses plus grands ennemis
demeuraient muets devant lui.
Méditons cette vérité : considérons de quelle
sorte Jésus-Christ répond à ceux qui l'interrogeaient
avec un esprit de contradiction; et apprenons com-
ment il faut consulter la vérité éternelle.
XXIV« JOUR.
Jésus refuse de répondre aux questions des Juifs superbes et
incrédules, et répond aux esprits humbles et dociles. Matth.
XXI, 27. Marc, xi, 33. Luc. XXI, 1, 2, 8.
Comme il enseignait dans le temple , les princes
des prêtres et les docteurs de la loi , et les sénateurs
du ])€uple s'assemblèrent, et lui firent cette de-
mande : En quelle puissance faites-vous ces cho-
ses ' ? il paraît que cette demande regardait princi-
palement la puissance qu'il se donnait d'enseigner;
car ils vinrent à lui comme il enseignait. Mais la
demande s'étend aussi à tout le reste que venait
de faire Jésus : et c'est comme si on lui eût demandé :
En quelle puissance êtes-vous entré si solennelle-
ment dans le temple.' en quelle puissance y ensei-
gnez-vous? en quelle puissance en chassez-vous les
vendeurs et les acheteurs, et y exercez-vous tant
d'autorité? Ce serait à nous à vous donner cette
puissance : nous ne vous l'avons point donnée; d'où
vous vient-elle? Voilà une demande faite dans les
formes par l'assemblée et par les personnes qui
semblaient avoir le plus de droit de la faire. Et
néanmoins Jésus ne leur donne sur ce sujet aucune
instruction : Je ne vous dirai pas nonplus, leur dit-
il, enquelle puissance j'agis'. Mais il se contente
de les confondre devant le peuple , de mauvaise foi
et d'hypocrisie, comme l'on va voir.
Jésus se communique si facilement aux esprits
dociles et humbles. La Samaritaine, une pécheresse,
lui parle bonnement du Christ : Je le suis, moi qui
vous parle, lui-dit-il sans circuit^. Croyez- vous
au Fils de Dieu, dit-il à l'aveugle-né? — Qui est-il.
Seigneur, afin que jy croiel — Fous l'avez vu,
et c'est celui qui vous parle. — J'y crois. Seigneur;
et il l'adora ■*. Ainsi en d'autres endroits. Quand
donc il ne répond pas de cette manière simple , si
digne de lui , c'est que les hommes ne sont pas di-
gnes qu'il se manifeste à eux eu cette sorte.
En quelle puissance faites-vous ces choses * ? Il
leur avait déjà répondu sur un cas semblable , ou
plus fort, en présence de tout le peuple. Car ayant
dit à un paralytique qu'on lui présentait pour le
guérir : Homme, tes péchés te sont remis ^ ; ce qui
' Luc. XX, I, 2. — » Ibid. 8. — ' Joan. \V; 26. — » Ibid. «»
3 5 , 36 , 37, 38. — » Maith. XXI, 23. — • Ibid. JX, 2-
604
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
dnns le fond était beaucoup plus grand que tout ce
qu'il avait jamais fait : comme les docteurs de la
loi V; trouvaient étrange, il leur parla en cette
sorte • : Lequel des deux est le plus facile, ou de
dire .• Je vous remets vos péchés; ou de dire à vn
paralytique : Levez-vous, et marchez? Or, afin
que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pou-
voir de remettre les péchés : Homme, c'est à toi
que je parle, lève-toi et marche. Il avait donc clai-
rement établi le pouvoir qu'il avait de remettre les
péchés , qui était le plus grand qui pût être donné
à un homme. Il n'y avait plus à l'interroger sur le
reste; il n'y avait autre chose à faire qu'à se sou-
mettre. Comme ils ne pouvaient s'y résoudre, ils
viennent encore lui demander : De quelle puissance
faites-vous ces choses '? Comme s'ils eussent dit :
De quelle puissance guérissez-vous tous les mala-
des.' de quelle puissance rendez-vous la vue aux
aveugles? de quelle puissance ressuscitez-vous les
morts? Il était trop clair que c'était par la puissance
divine; et ils ne l'interrogeaient sur une chose si
claire que par un mauvais esprit.
Ailleurs on lui demande dans le même esprit :
Jusqu'à quand nous tiendrez-vous en suspens, et
nous arracher ez-vous l'âme? Si vous êtes le Christ,
dites-le-nous franchement^'} A les entendre parler
avec cette force, on dirait qu'ils veulent savoir de
bonne foi la vérité ; mais la réponse de Jésus fait
voir le contraire. Vous demandez que je vous dise
ouvertement qui je suis; je vous le dis, et vous ne
tne croyez pas : cepetidant les œuvres que je fais
au nom de mon Père , parlent assez , et me ren-
dent un assez grand témoignage *. Us avaient donc
deux témoignages; celui de sa parole, et, ce qui
était encore plus fort, celui de ses miracles. S'ils
consultaient après cela, au lieu de croire, un mau-
vais esprit les poussait. La vérité éternelle, qu'ils
consultent mal, n'a rien à leur répondre, et n'a
plus qu'à les confondre devant tout le peuple. Ainsi
nous arrivera-t-il, quand nous la consulterons con-
tre notre propre conscience sur des choses déjà ré-
solues : nous ne cherclwns qu'à tromper le monde,
où à nous tromper nous-mêtiies. Cessons de nous
flatter : ces.«ons de diercher des expédients pour
nous perdre. Rompons ce commerce dangereux et
scandaleux : rendons ce bien mal acquis : soyons
fidèles aux devoirs de notre profession : ne reculons
point en arrière contre le précepte de l'Évangile : ne
cherchons point à nous relâehec et à tout perdre.
XXV* JOUR.
Aveuglement des liommes, plus disposés à croire saint Jean
que Jésus-Christ même. Malth. xxi, 23, 25. Marc, xi, 27.
Luc. S.X, 1 , 8.
De qui est le baptême de Jean ^ ? Est-il possible
que le Sauveur doive tirer son témoignage de saint
Jean-Baptiste, qui n'était que son précurseur, qui
n'était pas l'Époux, mais l'ami de l'Époux , comme
il l'avait dit: qui n'était pas le Christ, mais celui
qui lui devait préparer la voie : qui , pour tout
dire en un mot, n'était pas digne de lui délier les
< Malth. IX, 5, 6. — * Lw. \\, 2. — ' Joan. X, 24. —
• Jbid. 35. — • Malth. \%i, 25.
cordons de ses souliers .=* Voilà ce qu'était Jean-Bap^
liste ; et néanmoins Jésus-Christ se sert de son té-
moignage, pour convaincre ceux qui ne voulaient
pas croire au Christ lui-même. Cependant Jean n'a-
vait fait aucun miracle; et Jésus en avait rempli
toute la .Tudée : Jean parlait comme le serviteur; e*;;;;j
Jésus-Christ comme le Fils disait ce qu'il avait vi
dans le sein du Père. Telle est la faiblesse de nos
yeux, dit saint Augustin : un flambeau nous ac-
commode mieux que le soleil. Nous cherchons te^
soleil avec tin flambeau. Jésus l'entendait bies
ainsi , et il avait dit : J'ai un témoignage plut
grand que celui de Jean ^. Quand donc il se servait
de ce témoignage, c'est qu'il approchait aux yeux
malades une lumière plus proportionnée à leur fai-
blesse, et c'est ce qu'il fait encore en cette occasion.
Profond aveuglement des hommes, plus disposés
à croire saint Jean que Jésus-Christ même! 0
Dieu, qui ne tremblerait? Mais qui ne vous deman-
derait en tremblant : D'où vient dans le cœur des
Juifs une si étrange disposition? Ne se trouvera-t-il
pas quelque chose de semblable en nous ? Nous le
pourrons chercher une autre fois :^ous frapperons
à la porte pour entendre ce secret, et peut-être nous
sera-t-elle ouverte. Cependant continuons notre
lecture.
XXVF JOUR.
Les Juifs incrédules confondus par le témoignage de saint
Jean. Matth. xxi, 23, 25. Marc. Xi, 27. Luc. xx, 1, 8 ; et Joan.
V, 33 , 36.
Si nous disons que le baptême de Jean est du
ciel, il nous dira : Pourquoine l'avez-vous pas
cr« »? Il le leur avait déjà dit, et ils n'avaient su
que répondre : Fous avez envoyé à Jean, et il a
rendu témoignage à la vérité ^. S'ils avaient donc
avoué la mission céleste de saint Jean-Baptiste, il
leur aurait fermé la lx)uehe par son témoignage.
Que dire donc? Que le baptême de Jean ne venait
pas de Dieu? Ils n'osaient le dire devant le peuple
gui le tenait pour un prophète. Nous n'en savons
rien, disent-ils. Et moi, dit-il, je ne vous dis pas
non plus en quelle puissance f agis ^. Gens de mau-
vaise foi, qui n'osez ni avouer ni nier la mission de
saint Jean-Baptiste, vous ne méritez pas que je
vous réponde. Avouez, niez, pensez ce que vous
voudrez : vous êtes confondus ; et il n'y a de parti
pour vous que de vous taire. Il y en aurait un autre;
ce serait de croire en Jésus : mais vous ne pouvez,
pour les raisons et à la manière que nous verrons
en son lieu.
Lisezici le passageentierdesaint.Jean,v. 33: /'oMs
avez envoyé à Jean, et il a rendu témoignage à la
vérité. Pour moi ,je ne reçois pas mon témoignage
de l'homme; 7nais je parle ainsi, ]& vous allègue
Jean à qui vous croyez, afin qiie vous soyez sau-
vés. Jean était un..,flambeau ardent et luisant, et
vous avez voulu vous réjouir pour unpeude temps,
à sa lumière. Pour moi, j'ai un témoignage plus
grand que celui de Jean : les œuvres que mon.
' Joan. y, .63.- ' Matth. xxi, 25. — ' Joan. V, 33. — < Matth.
XXI, 20 , 27.
MÉDITATIONS SUR L*ÉVANG1LE.
C05
Père m'a donné le pouvoir de faire, rendent assez
témoignage que c'est lui qui m'a envoyé '.
C'est ainsi qu'il se servait du témoignage de saint
Jean-Baptiste , afin , dit-il , que cous soyez sauvés,
et pour vous convaincre par vous-mêmes. Voilà
donc l'orgueil et l'hypocrisie de Ces interrogateurs
de mauvaise foi, confondue. Ils ne méritaient pas
que le Sauveur leur dît davantage ce qu'il leur avait
dit cent fois , et que cent fois ils n'avaient pas voulu
rroire.
Que sera-ce au dernier jour, lorsque la vérité ,
manifestée dans toute sa force, nous confondra
éternellement devant tout l'univers? Où irons-
nous ? hélas ! où nous cacherons-nous ? Mais voyons
comme Jésus confond les docteurs et les pontifes.
xxvir JOUR.
Parabole des deux lils désobéissants. Application aux chré-
tiens lâches et tièdes et aux faux dévots. Matth. xxi, 28,
31.
Que vous semble de ceci : Un homme avait deux
fils » , etc. Cette parabole va convaincre les pontifes
et les sénateurs d'une hypocrisie manifeste. Le Fils
de l'ieu nous y marque deux caractères dans ces
deux fils : l'un est celui d'une désobéissance mani-
feste-, l'autre est celui d'une obéissance imparfaite,
et plus apparente que solide : et il se trouve que ce
dernier est le plus mauvais.
Il y a des gens qui promettent tout , ou par fai-
blesse, parce qu'ils n'ont pas la hardiesse de résis-
ter en face, ou par légèreté, ou par tromperie. Ils
n'osent vous dire qu'ils ne veulent pas se corriger ;
et quoique peu résolus à vous obéir, ils vous disent :
Seigneur, je m'en vais.-Eo, Domine. Ils vous
appellent. Seigneur : ils ont un certain respect : ils
sont en apparence prompts à obéir : ils ne disent
pas : J'irai; mais. Je vais : vous diriez qu'il va mar-
cher, et que tout est fait. Cependant il n'obéit pas,
il ne bouge pas de sa place, ou parce qu'il vous veut
tromper, ou, ce qui est pis, parce qu'il se trompe
lui-même , et se croit plus de volonté et plus de cou-
rage qu'il n'en a.
Il paraît que ce caractère est manifestement le
plus mauvais : ces faibles résolutions , et cet exté-
rieur de piété font qu'on s'imagine avoir de la reli-
gion, et on n'a point cette horreur de soi-même et
de son état, qui fait qu'on le change. Mais pour celui
qui tranche le mot: Je ne veux pas : ]N"olo : comme
il résiste à Dieu par une manifeste désobéissance,
et ne peut se flatter d'aucun bien, à la fin il a honte
de soi-même; et réveillé par son propre excès, il
s'enrepent : Pcenitentia motus, abiit : Touché
de repentir, il obéit.
IN'otre-Seigneur fait voir aux pontifes que ce der-
nier caractère est le leur. IN'ourris dans la piété,
ils ne parlent que de Dieu , que de religion , que
de l'obéissance qu'on doit à la loi ; et parce qu'ils en
parlent souvent, ils se croient assez gens de bien,
et ne se corrigent jamais. C'est pourquoi Jésus-
Christ leur parle de cette manière terrible : Les
publicains et les femmes de mauvaise vie arrive-
' yoan. V, 33, 3i, 35,36. — > .Va«A. xxi, 28, 29, 30, 31.
ront plutôt que vous dans le royuame de Dieu •;
I parce que, confus de leurs excès, ils fn ont fait
I pénitence à la voix de Jean : et vous, qui par vos
lumières et la dignité de vos charges deviez donner
l'exemple aux autres, non-seulement vous n'êtes
pas venus les premiers, comme on avait raison de
l'attendre; mais vous n'avez pas même su profiter
de l'exemple des autres. Plus endurcis dans le crime
que les publicains et les femmes de mauvaise vie,
vous les avez vus se convertir sans en être touchés.
Double enfoncement dans le crime : premier; ne
faire pas mieux que de telles gens, et ne leur point
donner l'exemple : second; ne profiter pas même
du leur.
Jean est venu dans la voie de la justice, sans
autre marque de sa mission que sa vie sainte et
austère ; et néanmoins les publicains et les femmes
de mauvaise vie en ont été touchés *. Et vous qui
avez vu Jésus-Christ , qui non-seulement marchait
comme Jean dans la voie de la justice, puisqu'il a
dit, non dans le désert, mais dans le milieu du monde :
Qui me reprendra de péché^? mais qui a fait de
si grands miracles, qu'il y avait de quoi émouvoir
les plus insensibles : vous, dis-je, qui Tavez vu et
qui avez ouï sa voix, vous n'avez pas cru. Quelle
est votre honte et quel sera votre supplice!
Vous, ô prêtres, religieux et religieuses, dont
la vie ne répond pas à votre état; et vous tous, 6
gens de bien en apparence , dévots de profession ,
appliquez-vous cette parabole. IVe vous lasserez-
vous jamais de n'avoir qu'un vain titre de piété, à
l'exemple des pharisiens, des pontifes et des séna-
teurs des Juifs.' Rougissez, rougissez une bonne
fois : humiliez-vous, confessez vos faiblesses, et les
corrigez. C'est à vous que Jésus parle dans ce dis-
cours.
XXVIIP JOUR.
Parabole des vignerons, prise de David et dlsale. Juste
punition des Juifs : leur héritage transféré aux gentils ,
Matth. XXI, 33, 46. Marc. XII, 1, 9. Lnc. xx, 9, :9.
Ecoutez encore cette parabole 4, Dans la précé-
dente parabole, Jésus avait fait sentir aux séna-
teurs, aux docteurs et aux pontifes, leur iniquité :
il leur va faire avouer ici le supplice qu'ils méritent.
Car il les convaincra si puissamment , qu'ils seront
eux-mêmes contraints de prononcer leur sentence.
Écoutez encore cette parabole; c'est à nous qu'il
parle aussi bien qu'aux Juifs : écoutons donc , et
voyons , sous la plus claire et sous la plus simple
figure qui fut jamais, toute l'histoire de l'Église.
Un père de famille a planté une vigne. C'est ce
que David avait chanté : Vous avez transplanté la.
vigne que vous aviez en Egypte; vous avez chassé
les gentils de la terre de Chanaan , et vous l'y avez
plantée. Elle a pris racine, et a rempli la terre :
son ombre a couvert les montagnes , et ses bran-
ches se sont étendues sur les plus hauts cèdres; elle
a provigné jusqu'à la mer et jusqu'à VEuphrate^.
Mais voici quelque chose de plus clair en Isaïe : Une
' Matth. XXI, 31, 32. — > Ihld. 32. — ' Joan. TIII, 4C. —
* Mallh. XXI. .^3. — Ps. j LXXlt, 9, 10, II., 12.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
COG
vigne a été plantée pour mon bien-almé, pour le i
Fils qui a été oint, pour le Christ : il l'a faite du \
meilleur plant : il a élevé une tour au milieu, pour y
loger ceux qui la gardaient : ilabâtiun pressoir '.
Voilà les propres paroles de notre Sauveur.
Il a loué cette vigne à des vignerons * : il en a
^•ommis la culture aux pontifes, enfants d'Aaron,
•et aux docteurs de la loi.
// a envoyé ses serviteurs, pour en recueillir les
fruits '. J'ai envoijé , dit le Seigneur 4 , mes servi-
teurs les prophètes, le soir et te matin, pour aver-
tir et les princes, et les pontifes, et le peuple, qu'ils
■eussent à donner à Dieu le fruit qu'il attendait de
ta culture qu'il avait donnée à sa vigne par la loi et
par les saintes Écritures. Au lieu d'écouter les pro-
phètes, ils les ont persécutés, ils les ont massacrés ^.
Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils point per-
jiccutéflexiTàitsamtÈtienne^. Ils ontmassacréceux
qui nous annonçaient l'arHvée du Juste, dont vous
nvez été les traîtres et les meurtriers. C'est juste-
ment ce que Jésus-Christ leur reproche dans la pa-
rabole. Après tous les prophètes, il a envoyé son
Fils, Jésus-Christ lui-même : Us respecteront mon
Fils. Il avaitde quoi se faire respecter par sa doc-
trine admirable et par ses miracles. Mais cependant
ils l'ont traîné hors de la vigne, hors de Jérusalem,
sur le Calvaire ; et ils l'ont inhumainement tué par
les mains de Ponce Pilate et des gentils. Admirez
combien. vivement Jésus les presse, comme il leur
découvre ce qu'ils machinaient, ce qu'ils allaient ac-
complir dans deux jours. Ne devaient-ils pas être
attendris? D'autant plus que le Sauveur leur mit
leur crime si évidemment devant les yeux , que , leur
ayant demandé ce que le père de famille ferait en
cette occasion, ils avaient été contraints de répondre:
// punira ces méchants selon leur méchanceté, et
il louera sa vigne à d'autres vignerons i ; ou comme
il l'explique après : Le royaume de Dieu vous sera
ôté , et sera donné à un peuple qui en rapportera
les fruits^. C'est ce qui devait arriver bientôt; lors-
que les apôtres leur dirent : Il vous fallait premiè-
rement annoncer la parole de Dieu; mais puisque
vous la rejetez, et que vous vous jugez indignes de
la vieéternellé, nous passons aux gentils : car c'est
ainsi que le Seigneur nous l'a ordonné : Je t'ai
établi pour éclairer les gentils 9.
Voilà donc l'accomplissement de la parabole du
Sauveur : le royaume de Dieu est ôté aux Juifs , et
il est donné à un peuple qui en devait porter les
fruits. Car les gentils entendant la déclaration que
les apôtres firent aux Juifs si hautement , se ré-
jouirent, et glorifiaient la parole de Dieu : et tous
ceux qui étaient préordonnés à la vie éternelle ,
crurent ^°. Ainsi les gentils portèrent les fruits que
Dieu avait attendu des Juifs, comme dit l'apôtre
saint Paul : Le prépuce est imputé à circoncision
aux gentils qui gardent la loi; et il jugera les cir-
concis qui en sont prévaricateurs ".
• /.?. V, 1 , 2. — ' Matth. XX!, 33. — ^ Ibid. 34. — ' Jerem.
XXXV, 15, et XXV, 3, i.—^ Matth. xxill, 34, 37. Luc. xilt, 34.
— * Act. VII, 52. — ' Matt%. XXI, 41. — 8 Ibid. 43. —^Act.
XiR, 46, 4-7. — '" Ibid. 48. — " Rovi. U, 2;'), 2C,27.
Ne trompons point l'attente du Sauveur : et puis-
que nous sommes cette nation qu'il a choisie pour
porter les fruits de sa parole , fructifions en bonnes
œuvres. Ixs fruits de l'esprit sont la charité, la
joie, la paix, la patience, la bénignité, la bonté,
la douceur, la foi, la modestie, la chasteté, la tem-
pérance '. Voilà les fruits qu'il nous faut porter,
et non pas les œuvres de la chair qui fructifient à
la mort : qui sont les impuretés, les impudicités,
les querelles , les jalousies, les ivrogneries , les
débauches, et les autres que saint Paul raconte
dans le même lieu ». Autrement le royaume de Dieu
nous sera ôté comnîe aux Juifs , et un autre recevra
notre couron7ie ^. Car si Dieu n'a pas pardonné
aux Juifs, qui étaient les branches naturelles de
son olivier, il vous pardonnera encore moins <*.
Ce sera là la grande douleur des Juifs , de voir
entre les mains des gentils la couronne qui leur
était destinée; lorsque, comme drt le Sauveur, ils
verront venir les élus d'Orient et d'Occident,
pour s'asseoir avec Abraham, Isaac et Jacob,
dans le royaume des deux, et que les enfants du
royaume seront chassés dans les ténèbres exté-
rieures. Là sera pleur et griticemeiit de dents ^.
Car on verra la place qu'on devait avoir, la couronne
qu'on devait porter sur la tête ; si réelle, qu'on verra
actuellement cette place remplie par d'autres , et
cette couronne sur une autre tête. Alors on pleu-
rera sans fruit, et la rage sera poussée jusqu'esi grin-
cement de dents. Écoute, écoute, chrétien! Lis ta
destinée dans celle des Juifs : mais lis et écoute dans
le cœur ; et ne laisse pas tomber à terre une para-
bole si claire et si clairement expliquée.
O mon Dieu ! vous me destinez cette couronne.
Que je l'arrache promptement de vos mains : elle
ne périra pas; car vous savez à qui la donner : vous
connaissez vos élus, et le nombre en sera complet.
Mettez-moi au nombre 4e ceux qui ne perdent pas
leur couronne.
XXIX« JOUR.
Ce que c'est que rendre des fruits en son temps , et celte pa-
role : L'héritage sera à nous. Matth. xxi, 41. Marc, xii, 7.
Pesons en particulier cette parole : Qui rendront
le fruit dans le temps ^. Autre est le fruit de l'en-
fance, autre est celui de la jeunesse et de l'âge plus
avancé : autre «st le fruit d'un qui commence ; au-
tre le fruit de celui qui est consommé dans la piété :
autre le fruit d'une novice, autre celui d'une reli-
gieuse ; autre le fruit de la cléricature, autre celui du
sacerdoce, autre celui de l'épiscopat. Songez non-
seulement au fruit, mais encore à la maturité qu'il
doit avoir; autrement le père de famille ne le rece-
vra pas.
Pesons encore ceci : L'héritage sera à nous i.
C'est l'indépendance qu'on cherche. Le prodigue
veut qu'on lui donne son partage en pleine posses-
sion : il se lasse d'être en tutelle sous la conduite
d'un bon père. En faisant mourir Jésus-Christ, les
' GaL y, 22. —^Ibid. lO,iO,2\.—*Apoc.ui,\J.— ^l{om.
XI, 21. — ' Matth. vm, II , 12. — 'Ibid. xi, 41. —7 Marc.
xii, 7.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
C07
I
I
]^onirfcs s'imaginèrent qu'ils secoueraient un joug
importun , et se déferaient d'une censure incom-
mode. Qui désormais oserait troubler la domination
qu'ils exerçaient sur les consciences, et les pillages
qu'ils faisaient sur ces prétextes? Mais la prudence
de la chair est confondue même sur la terre , et ils
perdirent, non-seulement les fruits, mais jusqu'au
fonds de l'héritage qu'ils voulaient avoir. Leur puis-
sance leur fut ôtée; leur ville, leur temple furent
renversés : et les voilà l'opprobre éternel des na-
tions.
XXX« JOUR.
Aveuglement des Juifs de méconnaître le Christ , qai est la
pierre de l'angle qu'ils ont rejetée. Luc. xx, 15, 20.
A Dieu ne plaise ! dirent-Ws. Ils avaient en hor-
reur ce qu'ils faisaient. Us étaient ceux qui , après
avoir tué les prophètes , voulaient encore tuer le
fils; et néanmoins quand on leur dit qu'ils le vou-
laient faire , ils s'écrient : J Dieu ne plaise ' ! ne se
connaissant pas eux-mêmes, et ne voulant pas
croire que celui qu'ils feraient mourir pût être lé
Christ, nique sa mort pût attirer la réprobation de
la nation : car ils ne connaissaient pas que la con-
tradiction et la souffrance était un des caractères
duIMessie dans son premier avènement. Mais le Sau-
veur leur ouvrait les yeux par deux prophéties : La
pierre qu'ils ont rejetée en bâtissant, est devenue
la pierre de l'angle » , la pierre principale , le nœud
et le fondement de tout l'édiOce. Cette pierre princi-
pale était sans doute le Christ, Or cette pierre de-
vait être rejetée. Le Christ devait donc être rejeté:
par qui, sinon par ceux à qui il venait.^ Il n'y eut
rien de merveilleux , qu'il ne fût pas écouté ni reçu
de ceux à qui il ne parlait pas, tels qu'étaient les
gentils. Mais les Juifs qui devaient bâtir l'édifice
spirituel , réprouvèrent cette pierre , qui devint par
ce moyen la pierre de l'angle , qui unit dans un seul
bâtiment les Juifs et les gentils. Et c'est ce qui 7ious
a paru merveilleux , et un ouvrage que Dieu seul
pouvait accomplir ^.
Voici encore un passage d'un autre prophète, ou
plutôt deux passages prononcés par le même esprit,
pt pour cela unis en un : Je poserai dans les fon-
dements de Sion une pierre , une pierre choisie et
éprouvée ; unepierre angidaire, précieuse, fondée
sur le fondement^, sur Dieu même. Et cette pierre
si précieuse et si importante pour construire l'édi-
fice n'y sera pas mise sans contradiction. Car pour
vous, ô enfants de Dieu, tirés des gentils selon les
conseils de sa prédestination éternelle, ce vous sera
une pierre de sanctification , semblable à celle sur
laquelle Jacob avait dormi de ce sommeil mysté-
rieux, et qu'îï sacra avec de F huile pour être un
monuinent de la gloire de Dieu ^. Mais ce sera une
pierre contre laquelle on se heurtera -,6/ une pierre
de scandale aux deux maisons d'Israël, et qui
les fera tomber : un piège et une ruine aux habi-
tants de Jérusalem : plusieurs s'y heurteront et
seront brisés, et ils tomberont; et ils seront pris
« Luc. XX, 1«. — * Ps. cxvii, 12. — ' lUd. 2.3. —< It. xxviii,
16. — » Gen. xxvill, II, 17, 18
dans le piège et ils y seront enlacés'. Le Christ de-
vait être cette pierre unique et fondamentale ; et
néanmoins en même temps il devait être un scan-
dale à Jérusalem; scandale aux Juifs, disait saint
Paul*. Cehd qui se heurtera contre cette pierre y
ou qui tombera dessus', sera brisé; et celui sur
qui elle tombera sera écrasé et mis en poudre de
son poids, dit le Sauveur 3.
Jésus-Christ est notre règle et notre juge. On
tombe sur cette pierre , et on se heurte contre cette
règle , quand on pèche ; elle tombe sur nous quand
il nous punit : l'un suit de l'autre. Le pécheur qui
s'est brisé, et a perdu toute sa force en transgressant
la loi de Jésus-Christ , est écrasé par sa juste et
éternelle vengeance. Mais on peut s'unir à cette pierre
d'une manière plus heureuse et plus convenable.
Approchez-vous, dit saint Pierre -» , de cette pierre
vivante, réprouvée des hommes, mais honorée
de Dieu. Établissez -vous sur cette pierre; et entrez
dans la structure de ce bâtiment comme des pierres
vivantes, et devenez la maison de Dieu; étant unis
par la foi et à la pierre fondamentale, qui est Jé-
sus-Christ, et à tout le corps des fidèles, qui sont les
pierres dont est composé ce saint édifice. Prenez
donc garde , continue l'apôtre , que Jésus-Christ
ne vous soit comme aux infidèles , une pierre con-
tre laquelle on se brisera, en se heurtant contre sa
parole.
Si le fondement est solide , bâtisse dessus sans
crainte; mettez-y votre appui; ne craignez pas,
n'hésitez pas : la pierre est ferme : ferme à ceux
qui s'y appuient, pour les soutenir; ferme à ceux
qui se heurtent contre , pour les mettre en pièces.
xxxr JOUR.
Parabole du festin des noces. Les Juifs sont les conviés qui
refusent d'y venir. Matth. xxii, l, 15. Luc. xiv, 16, 2u.
On voit avec quelle convenance la sagesse éter-
nelle arrange les choses. Rien n'était plus conve-
nable, dans le temps qu'on machinait la mort du
Sauveur, que de parler comme il a fait aux chefs
d'une si noire conspiration, en leur faisant voir,
quels en seraient les effets , et combien funestes à
eux-mêmes et à toute la nation. Il était bon aussi
de prévenir le scandale de la croix , et faire voir que
si le Sauveur était rejeté, s'il devenait un scandale
aux Juifs, il n'en serait pas moins, suivant les
anciennes prophéties, la pierre de l'angle, le fonde-
ment de tout l'édifice, et l'espérance du monde. Le
Fils de Dieu enseigne toutes ces vérités deux jours
avant celui de sa mort. Rien n'était plus capable,
ni de corriger la malice de ses ennemis , ni de pré-
venir le scandale de ses disciples. Ce qu'il va encore
ajouter n'est pas moins à propos.
Et Jésus répondant leur dit ^ : ce mot de répon
dre pourrait marquer qu'il continuait son discours.
Le Fils de Dieu , qui voyait le fond des cœurs, ré-
pondait souvent aux pensées secrètes de ceux qui
l'écoutaient , comme il paraît par plusieurs endroits
» Is. vin, 14 , 15. — ' I. Cnr. I, 23. — ^ Luc. XI, 18. — * l
Pelr. n, 4 , b , 6 , 7, 8. — ' Matth. xxn, 1.
(>08
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
de l'Évangile. Après avoir ouï qu'il se choisirait un
autre peuple , il n'y avait rien de plus naturel que
de rechercher en soi-même les causes les plus gé-
nérales qui feraient abandonner les Juifs , et les
moyens qu'il aurait pour remplir sa maison. C'est
ce qu'il explique par la parabole suivante :
Le royaume des cieux est semblable à un roi
gui fait à son fils un festin de noces '. Jésus-Christ
était l'Époux de cette noce : Celui qui a l'épouse est
l'époux, disait saint Jean-Baptiste», en parlant de
\\x\. C'est lui qui était venu pour épouser son Église,
la recueillir par son sang', la doter de son royaume,
la faire entrer en société de sa gloire. Il fait un grand
festin quand il donne sa sainte parole pour être la
nourriture des âmes, et qu'il se donne lui-même à
tout son peuple comme le pain de la vie éternelle.
// envoya ses serviteurs pour appeler aux no-
ces ceux qui y étaient conviés; mais ils refusèrent
d'y venir. Il envoya encore d'autres serviteurs
avec ordre de dire : Tout est prêt, venez aux noces^.
Ceux qui y étaient invités , et qui refusaient de ve-
nir, étaient les Juifs qu'il avertit par lui-même , et
qu'il fit avertir par ses apôtres que l'heure du festin
était venue, qu'ils vinssent promptement, ou qu'il
en appellerait d'autres. Cela regardait les Juifs ;
mais cela nous regarde aussi. Nous sommes à pré-
sent les invités; et nous devons apprendre ce qui
empêche les hommes de venir à ce céleste festin.
La cause la plus générale, c'est l'occupation et,
pour ainsi dire, l'enchantement des affaires du
monde. Jésus ne rapporte pas les affaires extraor-
dinaires qui surviennent dans la vie. C'est le train
commun des affaires qui occupe et qui enchante les
hommes, de manière qu'ils ne se donnent pas le
loisir de penser à leur vocation , ni d'écouter Jésus-
Christ qui les appelle à son festin. Tous négligeaient
sa parole ; l'un allait à sa métairie, l'autre à son
négoce, et personne ne l'écoutait. Quelques-uns
prirent ses serviteurs; et après leur avoir fait toute
sorte de mauvais traitements, ils les tuèrent *. C'est
en effet ce qui arriva au Sauveur. Les unsîont résisté
ouvertement à la prédication de l'Évangile; mais la
cause la plus générale de le rejeter fut la négligence,
neglexerunt, causée par l'occupation des affaires de
la vie. Jésus-Christ avait déjà fait cette parabole en
une autre occasion; et saint Luc, qui nous la rap-
porte , nous rapporte en même temps les vaines
excuses de ceux qui ne venaient pas au festin. Les
uns disaient : J'ai acheté une métairie; les autres :
fai acheté des bœufs pour le labourage ; les autres :
Je me suis marié *. Ceux-là ne méprisaient pas ou-
vertement la parole ; mais , occupés des soins du
monde , ils allaient et venaient, sans songer à rien
qu'à leurs affaires. Ils ne disaient pas : Je n'ai que
faire de vous ni de votre festin; ils s'excusaient avec
une espèce de respect. Je vous prie , disaient-ils,
excusez-moi pour cette fois. C'était plutôt un délai
qu'un refus : telle est la vie. On venait dire aux Juifs,
aux Romains, à tout le monde : Une grande chose
est arrivée à Jérusalem ; la vérité s'y est manifestée,
■1 Mitith. XXII, 2. — » Joan. m, 29. — ^ .Va«A. xxii, 3,4.
* Ibid. 5, C. — ' Luc. XXVI, 16, 18, 13. 20.
et la voie a été ouverte pour le bonheur de la vî^
future. Que m'importe? chacun passait son chemin,
et allait à ses affaires; l'un à la ville, l'autre à la
campagne : chacun avait son plaisir ou son petit
intérêt. Combien plus étaient enchantés ceux qui
n'étaient pas seulement occupés de leur domestique
comme les particuliers, mais qui attachés à ce
qu'on appelle les grandes affaires du monde ne di-
saient pas seulement : J'ai acheté U7ie métairie^
ou J'ai pris une femme; mais, J'ai une province^
j'ai une armée, j'ai une importante négociation,
j'ai l'empire entier à conduire! Qui se souciait en
cet état de ce qu'avait dit Jésus -Christ.? ou qui se
mettait en peine de s'en informer.?
Lien est ainsi arrivé aux jours de]Soé : Ils man
geaient, il buvaient, ils se mariaient^ ou ils ma-
riaient leurs enfants les uns aux autres; et le dé^
luge vint tout à coup , lorsqu'on y pensait le moinp,
et ils y périrent tous. Jinsi aux jours de Loth dans
Sodome, ils maiigeaient, ils buvaient, ils achetaient
ik vendaient, ils plantaient, et ils bâtissaient; et
tout d'un coup un autre déluge, un déluge de soufre
et de feu tomba du ciel, et ils périrent tous. Jinsi en
sera-t-il dans les jours du Fils de l'homme K II ne
dit pas : Ils tuaient, ils pillaient, ils commettaient
des adultères : l'occupation des affaires les plus
innocentes suffit pour nous assourdir, pour nous
aveugler, pour nous enchanter. Il n'allègue pas non
plus les grandes affaires, les grands emplois, les
grandes charges : les soins les plus ordinaires
sufQsent pour nous étourdir, et nous ôter tout le
loisir de penser à nous ; et la mort vient toujours
imprévue : et pendant qu'à la manière de ces oiseaux
niais, nous nous repaissons de ce qu'on présente
pour nous amuser; le lacet vient tout à coup,
nous sommes pris , et il n'y a plus moyen d'échap-
per. 0 pauvre nature humaine! ne faut-il qu'un si
faible appât pour t'amuser.? ne faut-il qu'un charme
si faible pour t'endormir, une si faible occupation
pour t'aveugler, et t'ôter le souvenir de Dieu et de
ses terribles jugements? Aucun de ceux qui sont
invités ne goûtera de mon repas » ; c'est la sentence
du Juge. Si peu de chose les a détournés et déçus!
Où trouverons-nous des larmes pour déplorer notre
aveuglement et notre faiblesse!
Telle est la parabole que Jésus-Christ avait
faite , et qu'il trouva à propos de répéter peu de
jours avant sa mort. Il y ajouta pour les Juifs l'en-
droit qui les regardait, et les noires machinations
qu'ils faisaient entre eux pour le perdre. Quel'
ques-uns firent mourir ses serviteurs qui les ap-
pelaient au festin , et le roi en colère envoya ses
armées , et perdit ces meurtriers , et mit le feu à
leur ville qui fut réduite en cendres^. Encore un
coup, appliquons-nous tout. Qui conspire contre la
justice , en quelque manière que ce soit , conspire
contre Jésus-Christ : qui opprime le pauvre, l'at-
taque : qui n'est pas avec lui , est contre lui : qui
néglige ses commandements et les foule aux pieds ,
le crucifie, et tient son sang pour impur. Lisez :
' Litc.wu, 26, 27,28, 29,30. —''- Ibid.xn,1i. —^ Matth.
XXII, e, 7.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
C06
TOUS en trouverez la sentence , aux Hébreux , vi , 6 -,
x,2y.
XXXII* JOUR.
Les pauvres et les inlirmes sont le-; conviés au festin. For-
cez-les d'entrer. Afatth. xxii ,8,9. Luc. xiv, 21 , 23.
le festin est prêt : mais ceux qui y étaient in-
vités n'en ont pas été jugés dignes. Où trouvera-
t-on des convives? ^Uez dans les coins des rues ,
et amenez-moi tous ceux que vous trouverez ' ; les
bons , les mauvais , les pauvres, les estropiés , les
aveugles et les boiteux ^....Jene suis pas venu ap-
peler les justes, ynais tes pécheurs^. Les pharisiens
et les docteurs de la loi , qui présumaient de leur
justice , ont été exclus : car ils se sont heurtés
contre la pierre, et ils ont trébuché, en venant à
moi, non point par la foi, mais comme par leurs
œuvres^., et par leurs propres mérites : en recher-
chant, non point un médecin qui les guérît, et un
sauveur qui le5 délivrât ; mais un flatteur qui ap-
plaudît à leur fausse vertu. Je n'en veux point : ils
s'en iront vides, ceux qui viennent à moi comme
pleins et comme riches par eux-mêmes : divites,
dimisit inanes, comme chante la sainte Vierge*.
Amenez-moi les premiers venus : s'ils sont vides, je
les remplirai; s'ils sont pauvres, je leur ferai part
de mes richesses ; je les redresserai , s'ils sont boi-
teux; je les éclairerai, s'ils sont aveugles; je leur
ouvrirai l'oreille, s'ils sont sourds : c'est pour cela
que je suis venu. Lisez-le dans saint Matthieu :
Je suis venu, afin que ceux qui ne voient pas soient
éclairés , et que ces superbes clairvoyants qui >'i-
maginent tout voir par eux-mêmes, et sans ma
Iun?ière, soient aveuglés^. Venez, faibles; venez,
pécheurs ; ne rougissez pas d'apporter ici vos pieds
engourdis et vos membres tors : la grâce de Jésus-
Christ vous redressera.
Les pharisiens ne se laissaient approcher que de
ceux qu'ils croyaient justes; ils disaient : Ne me
touchez pas, ne m'approchez pas : Si celui-ci était
un prophète, il saurait que cette femme qui l'ap-
proche, et qui lui bai^e les pieds , est pécheresse i.
Mais il n'en était pas ainsi de Jésus-Christ et des
apôtres : ils amenaient au festin tous ceux qu'ils
trouvaient, bons et mauvais : les bons pour les
conGrmer, les mauvais pour les convertir : et c'est
ainsi qu'ils remplirent la maison de Dieu.
Forcez-les d'entrer ». S'il n'y avait pas dans la grâce
une espèce de violence , Jésus-Christ ne dirait pas :
Personne ne vient à moi que mon Père ne le tire,
et encore : Quand f aurai été enlevé de terre; je
tirerai tout à moi 9.
Les prédicateurs de l'Évangile doivent user au
dehors d'une espèce de force : Pressez, priez,
reprenez , corrigez , non-seulement avec toute pa-
tience et toute doctrine, mais encore avec tout em-
pire : parlez à propos , et hors de propos : ne
smff-ez pas qu'on vous méprise^". Cette force est
salutaire , et la faiblesse humaine en a besoin.
' Matth. xxn, 8, 9. — » Luc. XIV, 21. — ' Matth. IX, 13.
~ ♦ Rom, IX, 32, i3. — »I.w«. 1,53. —* Matth. XI, 5, I5;xv,
30, 31. Luc. rv, IS. Joan. IX, 39. — ' Luc. vu, 39. — • /6id. XIT,
». — » Joan. M , 44 ; xn , 32. — >• 11. Tim. rv, i. TU. U , 15. .
Bo&sen. — TOUS ni.
Les fidèles , grands et petits , se doivent servir du
pouvoir qifils ont, avec prudence toutefois et mo-
dération, pour réprimer les scandales, et abattre
le règne de l'iniquité. Les hommes veulent quelque-
fois être forcés , et une douce violence prépare les
esprits à écouter.
Enfin forcez-vous vous-même : n'agissez point
mollement : employez tout pour dompter votre corps
rebelle, et vous engager dans la voie étroite; en
sorte, s'il se peut, que vous ne puissiez reculer.
xxxiir JOUR.
Robe' nuptiale, le festin est prêt : préparation à la sainte
Eucharistie : noces spirituelles.
Prenez garde, Matth. xxii, aux f. Il , 12, 13,
14. N'y a-t-il donc qu'à entrer dans le festin dès
qu'on y est appelé , et la vocation fait-elle tout.' Gar-
dez-vous bien de le croire. Le Roi va entrer dans la
salle du banquet , et celui qui n'aura pas l'habit nup-
tial sera honteusement chassé. On appelait ancienne-
ment l'habit nuptial une sorte de parure que devaient
avoir ceux qui accompagnaient l'époux et l'épouse,
lorsque celle-ci passait de la maison paternelle en
celle de l'époux. Il fallait , pour honorer la solennité ,
être paré d'une certaine manière : et on portait cet
habit magnifique dans le festin nuptial. De là vient
que le Fils de Dieu , qui prend ses comparaisons
des usages les plus solennels et les plus connus de
la vie humaine, allègue ici l'habit nuptial , pour ex-
pliquer les ornements intérieurs qu'il faut apporter
à son banquet.
Ces ornements sont, premièrement, l'innocence
et la sainteté baptismale. On donnait autrefois l'eu-
charistie incontinent après le baptême. Il fallait tou-
jours en conserver la grâce : et il ne faut point dou-
ter que la sainteté baptismale ne soit la disposition,
et, pour ainsi dire, la parure naturelle qu'il fallait
toujours apporter ;iu festin de l'Époux. Mais la para-
bole du Prodigue tious fait voir que les grands pé-
cheurs , qui ont été assez malheureux pour déchoir
de leur innocence, et souiller cette robe blanche qu'on
leur avait dbnnée dans le baptême, ne laissent pas
détre admis au banquet du père de famille, après
qu'il leur a fait rendre leur première robe ; Ap-
portez , dit-il ' , 5a première robe, et Ten revêtez;
rendez-lui la grâce qu'il a perdue : et mettez-lui wi
anneau au doigt, et des souiiers a ses pieds ; et
amenez le veau gras et le tuez : mangeons et faisons
bonne chère. Venez donc, âmes innocentes; venez
du baptême à la sainte table : venez, vous êtes la-
vées ; le festin nuptial vous est préparé ; et non-seu-
lement le festin , mais encore le lit nuptial : car toute
âme lavée de cette sorte est épouse , et le fils du roi
s'unit à elle. Mais je ne vous bannis pas de ce fes-
tin , ô pécheurs , ô épouses infidèles, qui avez man-
qué à la foi donnée! revenez, revenez, et je vous
recevrai, dit le Seigneur : vous rentrerez au festin;
mais pourvu que vous ayez repris votre premiers
robe , et que vous portiez dans î'aimeau qu'on vous
met au doigt la marque de l'union où le Verbe divin
entre avec vous.
« Luc.TTt aa.is.
Apportons donc riniiocence et la sainteté à la ta-
ble de rÉpoux. C'est riramortelle parur* que nous
demande celui qui est en même temps Tépoux , le
convive et la victime immolée, qu'on nous donne à
manger dans le festin. Autrement nous serions ces
pourceaux devant qui on jetterait des perles et des
pierreries.
Les riches habits sont une marque de joie : et il
est juste de se réjouir à la table du roi , lorsqu'il cé-
lèbre les noces de son fils avec les âmes saintes;
lorsqu'il leur en donne le corps , pour en jouir, et
qu'elles deviennent un même corps et un même es-
prit avec lui par la communion. Car ce qui s'appelle
ici le festin nuptial est aussi en un autre sens la con-
sommation du mariage sacré, où l'Église et toute
âme sainte s'unit à l'Epoux corps à corps , cœur à
cœur, esprit à esprit , et où s'accomplit cette parole :
Qui me mange pivra pour moi^. Venez donc avec
vos habits les plus riches : venez avec toutes les ver-
tus; venez avec une joie digne du festin qu'on vous
fait et de la viande immortelle qu'on vous donne :
Ce pain est le pain du ciel : ce pain est un pain vi-
vant qui donne la vie au monde ^. Fenez, mes
amis, mangez et buvez; enivrez-vous , mes très-
chers, de ce vin^, qui transporte l'âme, et lui fait
goûter par avance les plaisirs des anges.
Si nous étions toujours avec l'Époux, il n'y atnrait
pour nous que de la joie. Mais écoutons ce qu'il dit
lui-même : Les amis de l'Époux ; les enfants des
noces, comme on les appelait dans la langue sainte;
ceux qui sont conviés au banquet nuptial , ne peu-
vent pas jeûner et s'affliger pendant que l'Époux
est avec eux : le temps viendra que l'Époux leur
sera ôté^ îU s'affligeront et ils jeûneront dans ces
Jours*. Nous sommes maintenant dans ces jours.
Nous ne sommes point dans ces jours où l'on enten-
dait sur la terre la voix de l'Époux céleste, qui fai-
«ait dire à saint Jean-Baptiste : L'ami de l'Époux
se réjouit d'une grande joie , à cause de la voix de
l'Époux qu'il entend. Cette joie, poursuit-il, s'ac-
conijD^/ en TOoj *. Nous nesommes plusdans ce temps :
Jésus est retourné à celui qui l'a envoyé, et l'Époux
ne paraît plus parmi 'nous. Nous ne voyons plus ce
jour qu'Abrahpm et tous les prophètes avaient dé-
siré; l'Époux a disparu : la nuée nous l'a enlevé, et
il ne nous reste plus qu'à crier nuit et jour avec l'é-
j)0use : Revenez, revenez, mon bien-aimé^. Nous
devons donc apporter au festin royal une joie mêlée
de tristesse. L'habit nuptial riche et magnifique
par la grâce de la sainteté, ou conservée, ou rendue,
doit tenir quelque chose du deuil. Il faut jeûner, il
faut s'affliger dans le festin nuptial en la forme
où nous avons à le célébrer. Car le festin que nous
célébrons est la commémoration de la mort de l'É-
poux. Revétons-nous donc d'un deuil spirituel à ce
festin : apportons-y le jeûne et la mortification des
sens: c'est ce que nous signifie le jeûne du carême,
par lequel nous nous piéparons au festin pascal.
L'Église jeûnait autrefois toutes les semaines deux
ou trois fois, en mémoire de la douleur que la re-
» Jodn. VI , 68. — » rbid. 32, 33, 41 , 61. — ^ Cant. V, I.
•^*.V(itth. IX, 15. —*/oan. m, 29. — * Can(.ii,\l.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
traite de l'Époux lui avait causée. Le vendredi , qui
était le jour de sa mort; le samedi, qui était le jour
de sa sépulture, étaient de ces jours consacrés au
jeûne. L'abstinence nous en reste, pour marque de
l'abstinence où nous devons vivre durant l'absence
de l'Époux, en renonçant à la joie, et annonçant sa
mort jusqu'à ce qu'il vienne. C'est peut-être une
des raisons qui nous obligent à ne manger pas avant
la communion : c'est une espèce de jeûne que nous
célébrons par ce moyen; il faut entendre par là
qu'il se faut préparer au pain de vie, en nous re-
fusant toute autre nourriture, et en cessant devi-
vre selon les sens. Ainsi la mortification des sens
doit faire une des parties de notre habit nuptial;
et il faut se mortifier pour célébrer la mort du Sau-
veur.
XXXIV JOUR.
Entrer au festin des noces sans l'habit nuptial. Beaucoup
d'appelés et peu d'élus. Petit troupeau chéri de Dieu.
Matth. XXII, Il , 14.
Mon ami, par la vocation, qui devenez mon en-
nemi en la méprisant ; comment êtes-vous entré
ici sans avoir l'habit nuptial? Et il n'eut rien à
répondre ' . Car que répondre au Sauveur qui nous
reproche par la bouche de l'apôtre, de n'avoir pas
su discerner son corps, et de nous en rendre cou-
pables^? Liez-lui les pieds et les mains, dit le roi :
ôtez-lui la liberté dont il a fait un si mauvais usage :
jetez-le dans les ténèbres extérieures ^. Il a voulu
entrer dans l'intérieur de la maison avec des dis-
positions funestes, chassez-le : plus il a voulu en-
trer au dedans, plus il le faut pousser dehors. Mais
qu'y trouvera-t-il, le malheureux? Loin de la maison
de Dieu , où la lumière réside , où la vérité se ma-
nifeste , où Jésus-Christ luit éternellement , où les
saints sont comme des astres, qu'y trouvera-t-il,
sinon les ténèbres d'un éternel cachot ? Voilà ces
ténèbres extérieures dont Jésus-Christ parle si sou-
vent. Là sera pleur et grincement de dents. Au
lieu des chastes délices de la sainte table, il y aura
un pleur éternel. La rage contre soi-même, contre
sa témérité, contre les lâches confesseurs qui nous
auront trop facilement introduits au banquet sa-
cré, sera poussée jusqu'au grincement de dents.
Avoir été appelé et mis au nombre deé amis par 1«
Sauveur fera la partie la plus cruelle et la plus Vive
de notre supplice. La voix de l'Époux et de l'Épouse
cessera ; toute la joie sera bannie de ce triste lieu ;
la désolation sera éternelle.
lly a beaucoup d'appelés et peu d'élus* : Jésus-
Christ nous en a souvent avertis ; et il avait déjà
dit la même parole, Matth. xx, 16.
Cela est vrai , premièrement parmi les Juifs' : Je
suis veau, dit le Sauveur, pour les brebis perdues
de la maison d'Israël ^. Jésus-Christ a prêché, et a
fait éclater ses miracles par toute la Judée : il t»
pas^é en bienfaisant, et guérissant tous les op-
pressés.^. Les apôtres ont aussi rendu témoignage
à sa résurrection devant tout le peuple, comme il
' Mattk. XXII, 12. — ' I. Cor. XI, 27, 29. — 3 Matlk. XXII .
13. — * rbid. XX , 16. — ' Ibid. xv , 24. — « Act. x , 38.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
611
leur avait élé ordonné • ; et néanmoins dans ce
nombre immense des Juifs, il n'y a eu que le résidu,
c'est-à-dire un très-petit reste du peuple, qui ait été
sauvé. Ainsi Israël n'a pas trouvé ce qu'il cher-
chait; c'est-à-dire, le Christ et son royaume; mais
les élits en très-petit nombre Vont trouvé; et les au-
tres, dont la multitude était immense, ont été
aveuglés » pour leurs péchés par un juste jugement
de Dieu : et voilà manifestement la parole de Jé-
vus-Christ vérifiée sur les Juifs.
Mais le Sauveur ne parle pas seulement des Juifs
à l'endroit que nous lisons de la parabole, car c'est
après nous avoir fait voir les gentils appelés , en la
personne de ces aveugles et de ces boiteux qui sont
invités à son festin , qu'il conclut qu'il y a beaucoup
d'appelés et peu d'élus. E/Jorçom-nons donc d'en-
trer par la petite porte qui mène à la vie : car la
voie qui mène à la mort est très-spacieuse , et plu-
sieurs y entrent. Qu'il y en a peu , poursuit le Sau-
veur, qui entrent par la voie étroite ^ ! Il y en a donc
beaucoup d'appelés et peu d'élus. Mais la condition
de ces appelés , qui ne persévèrent pas dans leur vo-
cation, est plus terrible que celle des autres : car
ils sont ces serviteurs qui ont connu la volonté de
leur maître sans la faire, qui seront les plus pu-
nis.... Tvr et Sidon et les Ninivites s'élèveront con-
tre eux, et le jugement de ces villes ingrates sera
léger 4 en comparaison de celui que doivent attendre
les chrétiens infidèles à la grâce qu'ils auront reçue.
O Jésus, ô Jésus] sauvez-moi de l'iniquité du peu-
ple pervers * ; sauvez-moi , car l'iniquité s'est multi-
pliée parmi les enfants des hommes , et on ne voit
point de saint. Tout est plein de ces appelés qui ne
veulent pas seulement penser à leur vocation, ni se
souvenir qu'ils sont chrétiens.
Ne yivons pas comme la plupart; car il y a long-
temps qu'il est écrit : // n'y en a pas un qui fasse
te bien ! il n'y en a pas un seul ^. Ne disons pas : Tels
et tels font ainsi, à qui on le souffre; et ne nous
excusons pas sur la multitude, car la multitude
elle-même est inexcusable. Si Dieu eût craint la
multitude , il n'aurait pas consumé ces villes abomi-
nables par le feu , ni noyé tout l'univers dans le
déluge. N'alléguons point la coutume, car Jésus-
Christ a dit : Je suis la vérité 7 : on ne prescrit pas
contre Dieu. Chacun portera son fardeau* , et on
ne nous jugera pas par les autres. Rangeons-nous
avec ce petit nombre d'élus que le monde ne
connaît pas , mais dont les noms sont écrits dans
le eiel; à qui le Sauveur a dit : Petit troupeau, ne
craignez pas9 : petit en nombre, petit en éclat, et
la balayure du monde, qui est caché avec Jésus-
Christ, mais aussi qui paraîtra avec lui. 0 petit
nombre, quel que tu sois, et en quelque coin de
l'Église que tu te caches, je me joins à toi en es-
prit, et je veux vivre à ton ombre!
' Act. H, 22; IV, 19,33; V, 29, 32. —^ Rom. XI, 3, 4, 7. —
» MaUh. VII , 13, U. — ♦ Luc. \u , 45, 48 , 47 ; x , 13 ; xi , 32. —
' Pi. XI , 2. — ♦ Ibid. xni , 1,2. — ' Joan. XIT , 6. — .» Gai.
Ti,s. — » Luc. X, 30;xn,33.
XXXV' JOUR.
Consultation fraudulpose , et dt-cision plrinit de merveille
cl de vérité ; Rendez à César ce qui e»t à Cé^ar, et a Dieu
ce qui Pit à Dieu. .Vatth. xxii, 15, 22. .Vare. xii, 13, 11.
Luc. XX, 20, 26.
Considérons avant toutes choses le caractère
de ceux qui viennent consulter Je Sauveur. Saint
Luc les appelle des hommes artificieux, propres
à dresser des embûches, insidiatoees, selon le
grec et selon le latin, et il ajoute : qui contrefai-
saient les gens de bien '. Tout homme qui consulte
fait l'homme de bien; car il fait semblant de cher-
cher la vérité; mais sous ce bel extérieur on cache
souvent beaucoup d'arlifice , on tend des pièges aux
autres , comme ici on en tendait au Sauveur^ on en
tend jusqu'à soi-même; et il n'y a rien qui soit plus
mêlé de fraude que les consultations, parce que
chacun veut qu'on lui réponde selon sa passion.
Ceux que saint Luc a désignés par ce caractère
général étaient, selon saint Matthieu et selon saint
Marc, les pharisiens, dont la malice et l'hypocrisie
est bien connue, et les hérodiens. Ces derniers
étaient des politiques, qui faisaient profession d'ho-
norer la mémoire du grand Hérode , ce politique
raffiné qui , pour avoir rebâti le temple avec une
magnificence presque semblable à celle de Salomon,
et pour avoir établi en quelque manière le royaunae
de Judée, fort faible et fort appauvri devant lui,
avait paru si grand aux Juifs, dont il professait la
religion, que quelques-uns voulurent le prendre
pour le Messie. Les politiques et les hypocrites s'en,
tendent fort bien ensemble : et les voilà qui cons^
pirentpour surprendre le Sauveur.
Us commencent par la flatterie : car c'est par là
que l'on commence toujours , lorsqu'on veut trom-
per quelqu'un : Maitre, nous savons que vous ét^s
véritable, et que vous enseignez la voie de Dieu en
toute sincérité, sans vous mettre en peine de qui
que ce soit; car vous ne prenez pas garde à la per-
sonne des hommes ». C'est ainsi qu'on pique d'hon-
neur les hommes vains, pour les faire parler hardi-
ment et sans mesure , et leur faire des ennemis. La
matière était délicate, puisqu'il s'agissait du gouver-
nement : et c'est l'endroit où l'on a toujours tendu le
plus de pièges aux serviteurs de Dieu , qui , parc«
qu'ils sont simples et sans ambition , sont réputés
par les gens du monde avoir moins d'égard pour les
puissances. Mais Jésus-Christ leur fait bien voir
que sans prétendre aux emplois publics, on sait
connaître l'endroit par où il les faut respecter.
Est-il permis de payer le tribut à César ^? Le
peuple juif s'était nourri dans cette pensée, qu'il ne
pouvait pas être assujetti à des infidèles. Les Re-
mains avaient occupé la Judée, et avaient même
réuni à leur empire une grande partie du royaume
qu'ils avaient donné autrefois à Hérode et à sa fa-
mille; Jérusalem était elle-même dans cette sujé-
tion, et il y avait un gouverneur qui commandait au
nom de César, et faisait payer les tributs qu'on loi
devait. Si Jésus eût décidé contre le tribut, t^ le
' Lttc. zx , 90. — * Matth. XXTt., IS. — ' IhUt- 7.
M.
612
MÉDITATIOiNS SUR L'EVANGILE.
livraient aussitôt , comme dit saint I.uc ■ , entre les
mains du gouvernem' ; et s'il disait qu'il fallait
payer, ils le décrieraient parmi le peuple comme un
flatteur des gentils et de l'empire infidèle. Mais il
leur ferme la bouche : premièrement, en leur faisant
voir qu'il connaissait leur malice; secondement,
par une réponse qui ne leur laisse aucune réplique.
Hypocrites ,. pourquoi me tentez-vous *? Hypo-
crites : vous faites paraître un faux zèle pour la
liberté du peuple de Dieu contre l'empire infidèle;
et vous couvrez de ce beau prétexte le dessein de
perdre un inno(!ent : mais donnez-moi la pièce d'ar-
gent dont on paye le tribut ^\ je ne veux que cela
pour vous confondre.
De qui est cette image et celte inscription ? De Ce-
ifar^. Vous voilà donc convaincus de la possession
oii était César de la puissance publique, et de votre
propre acquiescement, et de celui de tout le peu-
ple. Qu'avez-vous donc à répondre ? Si vous recon-
naissez César pour votre prince ; si vous vous ser-
vez de sa monnaie, et que son image intervienne
dans tous vos contrats, en sorte qu'ilsoit constant
que vous faites sous son autorité tout le commerce
de la vie humaine, pouvez-vous vous exempter des
charges publiques , et refuser à César la reconnais-
sance qu'on doit naturellement à la puissance légi-
time pour la protection qu'on en reçoit? /îe/irfe:;
donc à César ce qui est à César ^ . Reconnaissez son
empreinte; payez-lui ce qui lui est dû; payez-le,
dls-je, par cette monnaie à qui lui seul donne cours :
ou renoncez au commerce, et en même temps au
repos public, ou reconnaissez celui par qui vous en
jouissez.
Et à Dieu ce-qui est à Dieu. Par cette parole, il
fait deux choses : la première, c'est qu'il décide que
se soumettre aux ordres publics c'est se soumettre
à Tordre de Dieu, qui établit les empires ; la seconde,
c'est qu'il renferme les ordres publics dans leurs bor-
nes légitimes. J César ce qui est à César : car Dieu
même l'ordonne ainsi pour le bien des choses hu-
maines; mais en même temps, à Dieu, ce qui est à
Dieu : son culte, et l'obéissance à la loi qu'il vous
a donnée. Car voilà ce qu'il se réserve; et il a laissé
tout le reste à la dispensation du gouvernement
public. ri
Il épuise la difficulté par cette réponse; et non-
seulement il répond au cas qu'ils lui proposaient,
par un principe certain dont ils ne pouvaient discon-
venir, mais encore il prévient l'objection secrète
qu'on lui pouvait faire ; si vous ordonnez d'obéir
sans bornes à un prince ennemi de la vérité, que
deviendra la religion? Mais cette difficulté ne sub-
siste plus, puisqu'en rendant à César ce que Dieu a
mis sous son ressort; en même temps il réserve à
Dieu ce que Dieu s'est réservé; c'est-à-dire la reli-
gion et la conscience. Et ils s'en allèrent confus :
et ils admirèrent sa réponse^, oh il réglait tout
ensemble et les peuples et les césars, sans que per-
sonne pût se plaindre.
' I.ur. XX, 20. — » Matth. xxii, 18. —^Ibid. l9. — *Jbid.
20. 21. —iJbiJ. xxii, 21. —6 Ibid. 22.
XXXVIe JOUR.
Injustice des Juifs pri\ers Jésus-Christ. Jf'sns calomnie?, et-
primé par la puissance publique, en maiiitienf l';ailoril^.
Matth. XXII, 15, 22. Marc, xu, 13, 17. Luc. x, 20, 20.
Un peu de réflexion sur l'injustice des hommes.
Ils admirèrent Jésus, et sentirentbien qu'ils ne pou-
vaient l'accuser ni devant le gouverneur, ni devant
le peuple". Mais se convertissent-ils, et cesseut-iis
de le vouloir perdre? Au contraire, plus ils sont
convaincus, et moins ils ont de raison à lui oppo-
ser, plus ils lui opposent de fureur.
En apparence ils fout les zélés pour la liberté du
peuple de Dieu, et contre l'empire infidèle; puis-
qu'ils osent même demander a vis. sur le tribut qu'on
lui doit. AIais<;eux-là même qui font paraître ce faux
zèle, dans trois jours crieront à Pilate : Si vous sau-
vez cet homme, vous n'êtes pas ami de César'.
Bien plus, voici un des chefs de l'accusation : ,\uus
avons trouvé cet homme qui empêchait de payer
le tribut à César ^. C'était précisément tout le
contraire , comme on vient de voir par sa réponse.
Qui peut empêcher la calomnie, si une réponse si
nette ne l'a pu faire? Il ne reste qu'à la souffrir,
si Dieu le permet , et à savoir se contenter de son
innocence.
Maiscavons encore plus avant dans le cœur hu-
main, et apprenons à en bien connaître l'injustice.
Ceux qui font ici les zélés contre l'empire infidèle
y vont avoir recours contre Jésus-Christ , et ils en
useront de même contre ses disciples. S'agit-il de
flatter le peuple. César ne peut rien. S'agit-il de
faire mourir leurs ennemis. César peut tout. Les
hommes ne trouvent juste que leurs passions : tout
est bon pour les satisfaire; et on veut même y faire
servir la puissance publique, qui est établie' pour ;
les réprimer.
Au reste, jamais réponse ne vint plus à propos
que celle de Jésus-Christ; jamais instruction ne ,
fut plus nécessaire au peuple juif dans la conjonc- j
ture et la disposition où il était. Ce peuple s'entre-
tenait dans un esprit de révolte qui éclata bientôt
après, et en causa la ruine. Les pharisiens et les
faux zélés fomentaient secrètement ces mauvaises
dispositions. Mais Jésus-Christ, toujours plein de
vérité et de grâce, ne veut point partir de ce monde
sans les avoir bien instruits sur ce qu'ils devaient
au prince, et sans prévenir la rébellion dans laquelle
toute la nation devait périr.
Il savait aussi que ses fidèles devaient être persé-
cutés par les césars, dont même l'autorité et le nom
devaient dans deux jours intervenir dans le supplice
qu'on lui préparait. Jésus ne l'ignorait pas, puisque
même il l'avait prédit, et qu'une des choses qu'il
avait marquées en prédisant son supplice, c'est qu'il
serait livré aux gentils. Le Elis de l'homme, dit-il,
sei-a livré aux gentils pour en être outragé, Jîa-
gellé* , crucifié. Il savait aussi qu'on ferait le même
traitement à ses apôtres, et que les Juifs les livre-
raient aux gentils aussi bien que lui, les traînant
devant les tribunaux et((evant tous les princes^,
' Luc. XX , 28. — » Joftn. XIX, 12. — 3 Luc. xxin, 2.—
» Matih. XX, 18 , 19. — »/!<■«/. X, 17, 18.
I
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
•tt
»
enliaine de son Évangile. Mais quoiqu'il stlt toutes
ces choses, il fait justice aux princes ses persécu-
teurs : il maintient leur autorité dont il devait être
opprimé, lui et son Église : et il apprend en même
temps à ses disciples de demeurer comme lui sans
aigreur, et en toute soumission envers les Puis-
sances, e«.ve//i;yaH/, à son exemple, comme dit saint
Pierre ' , à celui qui le jugeait uniquement.
Ne nous plaignons donc jamais du gouvernement
ni de la justice, quand même nous croirions en
être opprimés injustement. Mais imitons le Sau-
veur ; et conservant à Dieu ce qui est à lui , c'est-à-
dire , la pureté de nos consciences , rendons de bon
ccenrà tous les hommes, et même aux juges iniques,
si le cas y échoit , et à nos plus grands ennemis ce
qui leur est dd. C'est ce qu'il faudrait faire quand
lis auraient tort, à plus forte raison quand ils ne
l'ont pas, et que notre seule passion excite nos
plaintes.
XXXVII^ JOUR.
B-éflexions sur ces paroles : D« qui est celle image? Le chré-
tien est l'image de Dieu. Il doit vivre de la vie de Dieu.
* Matlh. XXII, 20.
De qui est cette image et cette inscription'?
Quittons la monnaie publique et l'image de César :
chrétien, tourne tes yeux sur toi-même. De qui
es-tu l'image, et de qui portes-tu le nom ? 0 Dieu !
vous nous avez faits à votre image et ressemblance.
^oîts êtes en nous, ô Seigneur I comme dans votre
temple, et votre saint nom a été invoqué sur nous ^.
O Père, Fils, et Saint-Esprit! nous avons été bap-
tises en votre nom , votre empreinte est sur nous,
votre image, que vous aviez mise au dedans de
nous en nous créant, y a été réparée par le baptême.
Ame raisonnable, faite à l'image de Dieu, chrétien
renouvelé par sa grâce, reconnais ton auteur, et
à limage que tu portes, apprends à qui tu es.
Connaître Dieu, aimer Dieu, s'estimer heureux
par là, c'est ce qui s'appelle dans saint Paul u te
de Dieu, dont les gentils étaient éloignés dans leur
ignoranceet l'aveuglement de leur cœur 4. Car c'est
par là que nous entendons que Dieu même est hpu-
reux, parce qu'il se connaît et s'aime lui-même : et
lorsque nous l'imitons, en nous estimant heureux
par sa connaissance et son amour, nous vivons de
t'a vie de Dieu.
Que la connaissance de Dieu ne soit pas en nous
une simple curiosité, ni une sèche méditation de
ses perfections : qu'elle tende à établir en nous son
saint amour : nous vivrons de la vie de Dieu, et
nous rétablirons en nous son image.
Unissons-nous à la vie de Dieu, à la connais-
sance et à l'amour qu'il a pour lui-même : lui seul
se connaît et s'aime dignement. Unissons-nous au-
tant que nous pouvons à rincompreliensible con-
naissance qu'il a de 'ui-même ; et consentons de
tout notre cœur aux louanges dont il est digne,
que lui seul connaît : nous vivrons de sa vie , et
son image sera parfaite en nr.us.
Tout ce que nous connaissons de Dieu,trans-
'^I. Pet. U, 23. — ' .Vatth. XXII, iu. ■ - ^ Jerem. XIV, S.
— •"f./MV, 18.
portons-le en nous. Nous connaissons sa miséricorde,
ce n'est pas assez; imprimons ce trait en nous-
mêmes : ICt soyons miséricordieux comme notre
i Père céleste est miséricordieux'. Nous adnurons
sa perfection : ce n'est pas assez; imitons-la. 5oy?3
^ parfaits, â\t le Sauveur», comme votre père céleste
est par/ait.
Pour se faire connaître à nous d'une manière
sensible et proportionnée à notre nature, Dieu nous
a envoyé son Fils, dont l'exemple est notre règle.
Imitons-le donc : .-/pprenotui de lui qu'il est doux
et qu'il est huml)le^\ rendons-nous semblables à
lui, et nous serons semblables à Dieu, et nous vi-
vrons de sa vie , et son image sera rétablie en nous ;
et nous parviendrons à la vie où nous lui serons
tout à fait semblables, parce que nous le verrons,
tel qu'il est i.
Rendons-nous donc de vrais enfants de Dieu, en
portant l'image, et en faisant les œuvres de notre
Père. Ne faisons donc point les œuvres du diable,
de peur que nous n'entendions la dure sentence que
Jésus-Christ prononça aux Juifs : / ou,s êtes les en-
jants du diable, et vous voidez faire ses oeuvres :
il est malin, envieux, calomniateur, menteur et
père du mensonge, cruel et homicide dès le com-
mencement^. Il inspire la sensualité, il enflamme
la concupiscence, afin de faire servir l'esprit à la-
chair, et effacer en nous l'image de Dieu,
XXX VHP JOUR.
Sur ces paroles, à Dieu ce qui est à Dieu. Malt h. xxii, 2o
J Dieu ce qui est à Dieu^. Si une image pouvait
sentir, s'il lui venait un esprit de vie et d'intelli-
gence, elle ne cesserait de se rapporter elle-même
à son original. Trait à trait, partie à partie , mem-
bre à membre, elle irait sans cesse se réunissant u
lui. Si elle pouvait connaître qu'il lui manquât quel-
que trait, elle irait, pour ainsi parler, continuelle-
ment l'emprunter. S'il s'en effaçait quelqu'un, elle
n'aurait point de repos jusqu'à ce qu'il fut rétabli;,
et si elle y pouvait contribuer, ce serait là toute sort
étude et tout son travail. Nuit et jour elle ne serait
occupée que du désir de lui ressembler : car c'est là
son être. Elle n'aurait point d'autre gloire que celle
de le faire connaître , elle ne pourrait souffrir qu'on
terminât son amour en elle; mais elle ferait tout
passer à son original, surtout si son original était
en même temps son auteur, parce qu'elle lui devrait
l'être en deux manières. EHe le devrait à sa main et
à son art qui l'aurait formée; elle le devrait à sa-
forme primitive et originale, dont toute sa ressem-.
blance serait dérivée , et ne subsisterait que par ce-
double emprunt.
Si les portraits de nos peintres étaient animés,
ils seraient étrangement partagés entre le peintre
qui est leur auteur, et le roi ou quelque autre objet
qui est leur modèle, et qu'ils ont à représenter. Car
à qui aller.' Je suis tout à celui qui m'a fait, et il n'y
a trait que je ne lui doive. Je Suis tout à celui que j«
' Luc. VI, 36. — » .Vatth. Y, 48. — 3 Marc, xi, 2C. —
• I. Joan. m, 2. — * Joan. VIII 44. — « Matlh. XXII», 2A.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
614
représente, et il n'y a trait que je ne lui doive d'une
autre manière. La pauvre image, pour ainsi dire,
se mettrait en pièces, et ne saurait à qui se donner,
étant attirée des deux cotés avec une égale force.
Mais en nous les deux forces concourent ensemble.
Celui qui nous a faits nous a faits à sa ressemblance ,
il est notre original et notre principe. Quel effort
ne devons-nous donc pas faire pour nous réunir
à lui!
Qui peut représenter Dieu , si ce n'est lui-même.?
Lui seul se connaît. C'est lui qui nous a faits, ce
n'est pas un autre; il nous a faits à sa ressemblance,
et nous lui devons doublement tout ce que nous
sommes jusqu'au moindre trait. Nous ne pouvons
donc ni nous reposer ni nous glorifier en nous-
mêmes. A Dieu ce qui est à Dieu. C'est notre gloire ,
c'est notre enseigne, c'est notre vie. Notre étude et
notre travail est de lui ressembler de plus en plus;
de faire tout pour lui , et de lui rapporter sans cesse
tout ce que nous sommes.
Voyez le Fils de Dieu : il est la parfaite image
du Père, son verbe, son intelligence, sa sagesse,
le caractère de sa substance , et le rejaillissement
(le sa gloire '. Mais que fait-il sur la terre ? /iie^i ,
dit-il , que ce qu'il voit/aire à son Père : rien de
lui-même, rien pour lui-même : Il ne fait que ce
que son Père lui découvre : et tout ce que le Père
fait, non-seulement le Fils le fait aussi , mats en-
core il le fait semblablement*, avec la même dignité
et la même perfection que lui, parce qu'il est le
fils unique , Dieu de Dieu , parfait du parfait. Tel
est le devoir ou plutôt telle est la nature de l'i-
mage. Nous, qui ne sommes pas l'image et la res-
semblance même , mais qui sommes faits à l'image
et ressemblance; c'est-à-dire, qui ne sommes pas
Vimage engendrée du sein et de la substance du
père , mais un ouvrage tiré du néant où il a gravé
son image, nous devons à notre manière impar-
faite et faible imiter notre modèle , qui est Jésus-
Christ, et toujours attentifs à son exemple, faire
ce que Dieu nous montrera, ne nous étudier à au-
tre chose qu'à y conformer nos désirs. J Dieu ce
qui est à Dieu, c'est la vérité : venons à la prati-
que,
XXXLV JOUR.
Terrible punition des corrupteurs de l'image de Dieu.
Matth. XXII, 20.
Cette image , qui est notre âme , et toute créa-
ture raisonnable repassera un jour par les mains
et devant les yeux de Jésus-Christ. Il dira encore
une fois en nous regardant : De qui est cette iinage
.•t cette inscription^} Et notre fond lui répondra :
De Dieu. C'est pour lui que nous étions faits : nous
(levions porter son empreinte. Le baptême la devait
avoir réparée, et c'était là son effet et son caractère.
Mais que sont devenus ces divins traits que nous
devions porter? L'image de Dieu devait être dans
lu raison ô âme chrétienne ! toi , tu l'as noyée dans
ie vin. Toi, tu as trouvé cette ivresse indigne et
' Hchr. 1,3.—* Joan. T, 1». et scqq. — » Matth. xxii, 20.
grossière ; mais tu t'es enivrée d'une autre sorte
encore plus dangereuse et plus longue lorsque tu
t'es plongée dans l'amour des plaisirs. Toi , tu l'as
livrée à l'ambition. Toi, tu l'as rendue captive de
l'or : ce qui était une idolâtrie ». Toi , tu l'as sa-
crifiée à ton ventre dont tu as fait ton Dieu »,
j Parlons avec confiance quand nous parlons avec
l'Écriture. Toi , tu lui as fait une idole de la vaine
gloire; au lieu de louer et de bénir Dieu nuit et
jour; nuit et jour elle s'est louée et admirée elle-
même. En vérité, en vérité, dira le Sauveur, je
ne vous connais pas ^ : vous n'êtes pas mon ou-
vrage, et je ne vois plus en vous ce que j'y ai mis.
Vous avez voulu vous faire vous-mêmes à votre
mode : vous êtes l'ouvrage du plaisir et de l'ambi*
tion ; vous êtes Fouvrage du diable , dont vous avez
fait les œuvres, que vous avez fait votre père en
l'imitant. Allez avec celui qui vous connaît , et dont
vous avez suivi les suggestions : Allez au feu éter-
nel qui lui a été préparé ^\ O juste juge! où en serai-
je? Me connaitrai-je moi-même, après que mon
Créateur m'aura méconnu?
XL« JOUR.
Question des sadducéens sur la femme qui a ea sept maris
l'un après l'autre. Jésus-Christ détaciie le ctirétien de
tout le sensible. Lisez Matth. xxn, 23, 24. Marc, xu, 18,
19, et plus particulièrement Lik. xx , 27, Jusqu'au 40 , où
tout est expliqué plus au long.
Voici le jour des interrogations, mais le jour
des résolutions les plus admirables que la sagesse
incarnée ait données aux hommes.
Ce jour-là les saducéens qui nient la résurrec-
tion , le vinrent trouver, et lui proposèrent une
question , en lui disant : Maître , Moïse a ordonné
que si quelqu'un mourait sans enfants, son frère
épousât sa femme, et qu'il suscitât des enfants a
son frère mort. Or il y avait sept frères parmi
nous, dont le premier, ayant épousé une femme,
est mort, et n'ayant point eu d^ enfants, il a laissé
sa femme à son frère. La même chose arriva au
second, et au troisième, à tous les autres jusqu'au
septième, pnfin cette femme est morte au^si api'ès
eux tous. Lors donc que larésurrection arrivera ',
duquel de ces sept sera-t-elle femme, puisqu'ils
l'ont tous eue ^?
Moïse nous a commandé... Voyez comme ceux
?ui errent cherchent toujours à s'appuyer sur les
Icritures , et font semblant de vouloir obéir à la loi.
De qui des sept sera-t-elle femme , car elle l'a
été de tous? Il faut encore ajouter, selon saint Marc
et selon saint Luc , qu'e//e n'a point laissé d'enfants
au septième, non plus qu'aux autres : de sorte qu'il
n'y a rien qui détermine en sa faveur.
De qui sera-t-elle femmel Admirez combien les
hommes sont charnels. Ils ne peuvent comprendre
une vie ni une félicité sans les objets qui flattent
les sens , et sans les choses corporelles auxquelles
ils sont accoutumés. Ainsi ils n'entendent pas com-
1 JîpA. V, 2. — » Philipp. m ,19. - • Matth. xxT, 41. —
4 Ibid. — ' Ibid. xxil , 23 et suiv. Lu^- xx, 27 et sulv.
MEDITATIOINS SUR L'EVANGILE.
ei:>
nient les saints sont heureux. Toute cette vie in-
corporelle leur paraît un songe, une vision des
spéculatifs, une oisiveté impossible à soutenir. Si
on ne va, si on ne vient, comme en cette vie; si
on n'y contente les sens à l'ordmaire, ils ne savent
ce qu'on peut faire, et ne croient pas qu'on puisse
fivre. C'est pourquoi une telle vie ne les touche
pas; et la croyant impossible, ils croient que tout
meurt avec le corps. Tels étaient parmL les païens
les disciples d'Épicure. Tels étaient les sadducéens
dans le peuple de Dieu. Tels sont encore parmi
nous les iinpies et les libertins qui ne connaissent
que la vie des sens. Ils sont pires que les saddu-
céens : car ceux-ci se piquaient d'être zélateurs de
la loi ; et nos impies n'ont aucun principe.
f-'ous vous tixtmpez'. C'est ainsi qu'il faut par-
ler à ces gens qui mesurent tout à leurs sens char-
nels et grossiers : vous vous trompez. Quelle er-
reur plus grande que de suivre toujours les sens,
sans songer qu'il y a en nous un homme intérieur,
et une âme que Dieu a faite à son image .' C'est
pourquoi Jésus-Christ leur dit encore à la fin , selon
saint Marc : f'oiAS vous trompez donc beaucoup*.
Fous vous trompez y faute d'entendre les Écri-
tures et la puissance de Dieu^ . C'est la source de
toutes les erreurs. On ne veut point entendre que
Dieu puisse faire des choses au-dessus du sens et
du raisonnement humain , ni autre chose que ce
qu on voit. C'est pourquoi on n'entend pas les Écri-
tures, parce que, pour ne vouloir pas étendre ses
vues sur l'immensité de la puissance de Dieu , on
abaisse les Écritures à des sens proportionnés à
notre faiblesse. On ne veut croire ni incarnation,
ni eucharistie , ni résurrection , ni rien de ce que
Dieu peut, et de ce qu'il veut bien faire pour l'a-
mour de ses serviteurs. Ainsi les sadducéens ne vou-
laient pas croire, ni qu'il pût conserver l'âme sans
le corps , ni qu'il pût l'y réunir de nouveau , ni qu'il
le lui pût rendre avec de plus nobles qualités qu'en
cette vie , ni enfin donner à l'homme d'autres plai-
sirs que ceux qu'il a coutume de sentiK
Dans ce siècle, tes hommes prennent des fem-
mes, et les femmes prenneiit des maris : mais dans
la résurrection, ou comme il est porté dans saint
Luc 4, parmi ceux qui seront jugés dignes du siècle
à venir et de ressusciter des ynorts ; ni les hommes
ne prendront des femmes , ni les femmes des maris;
et ils seront immortels , égaux aux anges de Dieu
dans te ciel. Ainsi, pour conserver un tel peuple, il
ne faudra ni de génération ni de mariage : et on n'en
aura non plus besoin pour les hommes que pour
les anges. Tout ce qui est établi pour soutenir la
mortalité cessera : l'homme sera renouvelé dans son
corps et dans son âme ; nous serons enfants de Dieu ,
parce que nous serons enfants de résurrection^ :
ce ne sera plus de la chair et du sang que nous naî-
trons comme en cette vie : il n'y aura plus rien de
corruptible. Avec une nouvelle naissance Dieu don-
nera à nos corps de nouvelles qualités, et nous se-
* Matth. xxn, 29. — » Mare. XH, 27. — ' MaUh. »«I, ».
— 4 lue. X.X , 3i, 35. — i Ibid. 3a.
rons, non enfants des hommes, mais enfants de
Dieu, égaux aux anges, parce que nous serons
enfants de résurrection.
Le corps est maintenant conçu et semé dons la
corruption, il re>,stixcitera dans fincofruptibiftlé;
il est conçu dans la dijformité, ii ressuscitera dans
la gloire ; il est conçu dans la faiblesse , il ressusci'
tera dans la force ; il est conçu pour une vi*' ani-
maie , il ressuscitera pour une oie spirituelle '. Ke
vous étonnez donc pas s'il n'y aura point alors de
mariage, comme il n'y aura point de festins. On sera
comme les anges, sans aucune infirmité des sens,
et sans avoir besoin de les satisfaire : Et Dieu sera
tout en tous ». On n'aura besoin que de lui.
Commençons donc dès cette vie ce que nous fe-
rons dans toute l'éternité. Commençons à nous dé-
tacher des sens , et à vivre selon cette partie divine
et immortelle qui est en nous. Nous, qui vivons
dans le célibat ; puisque nous voulons dès à présent
imiter les anges, soyons purs comme eux. Ne vi-
vons que pour Dieu , comme saint Paul l'ordonne :
Car l'homme qui a une femme, et la femme qui a
un mari, a le cœur partagé . Qui est seul ne pense
qu'à Dieu 3. Ceux qui mènent une vie commune
ne laissent pas d'être obligés dans le fond au même
détachement ; et c'est à eux que le même apôtre
adresse cette parole : Au reste, mes frères, te
temps est court : ainsi, que ceux qui ont des fem-
mes soient comme n'en ayant pas et n'y soient
point attachés; que ceux qui pleurent, et qui
sont affligés, soient comme s'ils ne l'étaient pas * ,
et qu'ils conçoivent que leurs larmes seront bientôt
essuyées. Que ceux qui se réjouissent conçoivent
la fragilité et l'illusion de leur joie, et ne s'y aban-
donnent pas : Que ceux qui achètent soient comme
nepossédant point; et qu'ils cessent de s'imaginer
que ce qui tient si peu à eux soit véritablement en
leur puissance : Enfin que ceux qui usent des biens
de ce monde soient comme s'ils n'en usaient point ;
car la figure de ce inonde passe.... Considérons ce
qu'on ne voit pas, et non pas ce qu'on voit, parce
que ce qu'oTi^ voit passe , et ce qu'on ne voit pas est
éternel^. Passons donc, et prenons tout comme
en passant, sans y attacher notre cœur lorsqu'on
le possède, ni se troubler quand on le perd. Car le
temps de jouir des biens de la terre est court : ce
n'est qu'un moment, et ce n'est pas la peine de s'y
arrêter. S'y arrêter c'est renoncer au christianisme
et. à l'espérance du siècle à venir.
Mais si nous sommes chrétiens, pour nous déta-
cher des choses même permises , combien est grand
notre crime si nous demeurons attachés à celles qui
ne doivent pas même être nommées parmi les chré-
tiens ! selon ce que dit saint Paul : Que l'impureté
et l'avarice ne soient jkis même nommées parmi
rotis., ainsi qu'il est convenable parmi les saints.
Et encore : Ce qu'ils font dans le secret, est hon-
teux même à dire ^.
' I. Cor. XV, 42, 43, U. - > Jbid. 28. - 3 Ibid. VU , 32
33, 34. — ♦ Ibid. 29, 30, 31. — » IL «irf. iv, 18. - * Eph, ^
cie
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
XLI« JOUR.
Immortalité de l'âme : résurrection des corps.
Luc. XX , 37, 38.
Or, que les morts ressuscitent, Moïse même vous
l'a dit K II va à la source, et il. leur allègue les pa-
roles du législateur et le fondement de l'alliance.
Je serai ton Dieu, dit Dieu à Abraham » : et c'est
sur cela que l'alliance est fondée. Et depuis il s'est
toujours appelé le Dieu d'Abraham, le Dieu d'I-
saac , le Dieu de Jacob. Et c'est ainsi qu'il se qua-
lifia , quand il apparut à Moïse pour l'envoyer à son
peuple : Je suis le Dieu de ton Père , le Dieu d'A-
braham , le Dieu d'Isaac , le Dieu de Jacob. Et
après : ^a, dit-il , et dis aux enjants d'Israël : Le
Seigneur Dieu de vos pères , le Dieu d'Abraham ,
le Dieu d'Isaac , le Dieu de Jacob : c'est là mon
nom à jamais , et c'est là mon mémorial, et le
éitre sous lequel je veux être connu de génération
en génératio7i '. Or, Dieu n'est pas le Dieu des
morts 4, ni le Dieu de ce qui n'est plus. Les morts,
à les regarder comme morts, dorment dans le sé-
pulcre; le Seigneur ne s'en souvient plus , et ils ne
sont plus sous sa main ^. Mais il n'en est pas ainsi
des âraes saintes, des âmes des amis de Dieu : car
s'ils sont morts à l'égard de l'homme , ils sont vi-
vants pour Dieu. Ils sont vivants sous ses yeux et
devant lui; et encore : Ils sont vivants pour lui ^.
S'ils ont perdu le rapport qu'ils avaient à leurs corps
et aux autres hommes, ils avaient un autre rapport
à Dieu, qui les a faits à son image, et pour en être
loué. Ce rapport ne se perd pas : car si le corps se
dissout et n'est plus animé de l'âme , Dieu, pour qui
l'âme a été faite, et qui porte son empreinte, de-
meure toujours. Ainsi les amis de Dieu subsistent
toujours par le rapport qu'ils ont à Dieu. Et c'est
pourquoi il se dit leur Dieu, non-seulement durant
leur vie, mais encore après leur mort. Car leur vie
a été trop courte pour donner à Dieu une dénomi-
nation éternelle : Or le titre de Dieu d'Abraham ,
d'Isaac, et de Jacob, est éternel. Dieu donc se dit
leur Dieu, parce qu'ils vivent toujours devant lui ,
et qu'il les tient sous sa face; et comme dit l'apôtre
saint Paul 7 : Dieu ne rougit pas de s'appeler leur
Dieu, parce qu'il leur a bâti une ville permanente,
et qui avait des fondements éternels. Autrement,
comment n'aurait-il pas honte de s'appeler leur
Dieu, s'il les avait abandonnés, et ne leur eilt
laissé pour demeure qu'un tombeau? Ils sont donc
vivants devant lui ; et ce qui leur convient convient
à tous les enfants de Dieu, puisque c'est le fonde-
ment de l'alliance , à laquelle par conséquent tout
le monde a part. Car ce même Dieu, qui se dit le
Dieu d'Abraham , se dit en même temps le Dieu
de nos pères, et en disant à Abraham : Je serai
tort Dieu, il a ajouté : Et de ta postérité après toi ^ :
il leur a donc également destiné cette demeure éter-
nelle.
On dira que Jésus ne prouve que l'immortalité
• Luc. XX , 37. — ' Gen. xvil, 7, 8. — * Exod m , 6 . 15. —
• Luc. XX, 38. — * Ps. Lxxxvii , 6. - « Luc. XX , 38. - ' Hebr.
ÏJ,I0,I6. — • Gm.\\u,7.
des âmes , et non pas la résurrection des corps.
Mais la coutume de l'Écriture est de regarder uu».
de ces choses comme la suite de l'autre. Car, si l'on
revient à l'origine, Dieu, avant que de créer l'âme ,
lui a préparé un corps. Il n'a répandu sur nous ce
souffle de vie, c'est-à-dire, l'âme faite à son image,
qu'après qu'il a donné à la boue, qu'il maniait si
artistement avec ses doigts tout-puissants , la forme
du corps humain. Si donc il a fait Tâme pour la
mettre dans un corps , il ne veut pas qu'elle en soit
éternellement séparée. Aussi voulut-il d'abord
qu'elle y fût unie éternellement, puisqu'il avait fait
l'homme immortel, et que c'est par le péché que la
mort a été introduite sur la terre. Mais le péché
ne peut pas détruire à jamais l'œuvre de Dieu : car,
le péché et son règne doit être lui-même détruit.
Alors donc l'homme sera rétabli dans son premier
état : la mort mourra; et l'âme sera réunie à son
corps, pour ne le perdre jamais, car le péché qui
en a causé la désunion ne sera plus. Il a donc prouvé
aux sadducéens plus qu'ils ne voulaient, puisqu'il leur
a prouvé non-seulement la résurrection des corps ,
mais encore la subsistance éternelle des âmes, qui
est la racine et la cause fondamentale de la résur-
rection des corps , puisque l'âme à la fin doit attirer
après elle le corps qu'on lui a donné dès son origine
pour son éternel compagnon.
Que reste-t-il donc après cela, sinon de nous
réjouir avec les pharisiens de ce que Jésus a fermé
la bouche aux sadducéens \ qui ne voulaient croire
ni la résurrection, ni la subsistance des âmes après
la mort? Le Sauveur les a confondus : il est allé
d'abord à la source de l'erreur, en leur prouvant
l'immortalité des âmes. Joignons-nous donc à ces
docteurs de la loi, qui, ravis de ce qu'il venait de
dire, s'écrièrent avec une espèce de transport :
Maître, vous avez bien dit ». Mais ce n'est pas de
vains applaudissements que Jésus cherche. S'il a
bien dit, profitons de sa doctrine. Vivons comme
devant éternellement vivre ; ne vivons pas comme
devant mourir, pour terminer tous nos soins à cette
vie : songeons à cette vie qui nous est réservée
éternellement devant Dieu, et pour Dieu. Commen-
çons donc dès à présent à vivre pour lui , puisque
c'est pour lui que nous devons vivre dans l'éternité.
Vivons pour lui , aimons-le de tout notre cœur :
c'est ce qu'il nous va enseigner dans la lecture sui-
vante.
XLIF JOUR.
Le grand commandement de la loi , l'amour de Dieu et du
prochain. Matth. xxii, 34, 36. Marc, xn, 28, 30. Lue.
Quel est le grand commandement dans lalol^?
On ne sait si c'est encore pour le tenter qu'on lui fit
cette demande, en saint Matthieu et en saint Marc;
ou si c'est de bonne foi , pour être instruit : car
nous voyons en saint Luc, dans une autre occasion ,
qu'un des docteurs de la loi lui fit une demande ap-
prochante ;50Mr le te7iteri\ei qu'après avoit ouï de
I Matth. xxn, 34.— » Luc. xx, 39. - ^ Mattk. xxu, 36.
i Lue. X , 26 , 29.
MÉDITATIONS SIR I/F.VAKGILR.
ei7
la bouche du Sauveur la m^me réponse qu'il fait
aujourd'hui, il continua sod discours, en voulant
te justifier lui-même.
Je ne sais s'il en est de même en celte occasion ;
car le docteur de la loi qui l'avait interrogé paraît
si satisfait de sa réponse, qu'il mérita de recevoir
cet éloge du Sauveur : f^^'ous n'êtes pas loin du
royaume de Dieu '. Par où, s'il lui montrait qu'il
n'y était pas encore arrivé, il lui faisait voir en
même temps qu'il était dans le chemin , comme la
suite le fera peut-être mieux paraître.
Il semble aussi que les pharisiens qui firent faire
cette demande au Fils de Dieu » furent bien aises
qu'il eût confondu les saddncéens; et que, recon-
naissant en lui par ses admirables réponses une
doctrine supérieure à tout ce qu'ils avaient jamais
entendu, ils furent bien aises d'apprendre sa réso-
lution sur la plus importante queetion qu'on pût
faire sur la loi : Quel est le grand commandement
de la loi ^ ? ou, comme saint Marc le rapporte : Quel
est le pronier de tous les commandements ^?
Jésus, qui était la vérité même, allait toujours et
d'abord au premier principe. Il était clair que le
plus grand commandement devait regarder Dieu.
C'est pourquoi il choisit un lieu de la loi qui portait
ainsi : Écoute, Israël : le Seigneur ton Dieu est le
seul Dieu , le seul Seigneur '. Par là la grandeur
de Dieu était établie dans sa parfaite unité. De là il
s'ensuivait encore qu'il lui fallait consacrer celui
de nos sentiments qui le faisait le plus régner dans
nos cœurs, et réunissait davantage en lui toutes
nos affections , qui était l'amour : ce qui montrait
encore que l'amour qu'il fallait donner à un être
si parfait devait aussi être parfait. C'est ce qui fait
choisir au Sauveur l'endroit de toute l'Écriture où
la perfection de l'amour de Dieu, et la parfaite
réunion de tous nos désirs en lui , était expliquée.
Mais de peur que quelque ignorant ne soupçonnât
qu'en réunissant en Dieu tout son amour, il n'en
restât plus pour le prochain, il ajoute au premier
précepte le second qui lui est semblable ^ ; et il porte
l'amour du prochain à sa perfection, en montrant
encore dans la loi qu"i/ faut aimer son prochain
comme soi-même : où il met le mot de prochain,
au lieu de celui d'ami, qui est dans la loi 7; parce
que le nom d'ami eût semblé restreindre l'amour :
à ceux avec qui on avait des liaisons et une con- ;
fiance particulière : au lieu que le mot de prochain, i
plus général, retendait sur tous ceux qui nous j
touchaient par la nature qui nous est commune, i
ainsi que le Fils de Dieu l'avait déjà expliqué *.
Voilà donc toute la loi rappelée à ses deux prin- ;
cipes généraux ; et l'homme est parfaitement îns- \
truit de tous ses devoirs , puisqu'il voit en un clin ;
d'oeil ce qu'il doit à Dieu son créateur, et ce qu'il ;
doit aux hommes ses semblables. Là est compris ;
tout le Décalogue ; puisque dans le précepte d'aimer ;
Dieu, toute la première table est comprise; et dans
celui d'auner le prochain , est renfermée toute la ;
' Marc, xn, 32, 34. — * MaUh. XXII, Si. — » Ibid. 3«.
— * .Van. XII , 38. — * Veut, vi , 4. Marc, xn , M. — * Mattk.
XXU, ». —1 Lev. XU, 18. — • Luc X, 2», 37.
seconde. Et non-scuicment tout le DécaloRue est
compris dans ces deux préceptes , mais encore UnUe
la loi et tous les prophètes ■ , puisque tout aboutit
à être disposé comme il faut envers Dieu et ejivers
les hommes; et que Dieu nous apprend ici non-seu-
lement lea devoirs extérieurs , mais encore le priu-
cipe intime qui nous doit faire agir, qui est l'amour.
Car qui aime ne manque à rien envers ce qu'il aime.
jNous voyons donc la facilité que Jésus-Christ ap-
porte aujourd'hui à notre instruction ; puisque tans
nous obliger à lire et à pénétrer toute la loi , ce
que les faibles et les ignorants ne pourraient pas
faire , il réduit toute la loi à six lignes ; et que , pour
ne point dissiper notre attention, s'il nous fallait
parcourir en particulier tous nos devoirs, il les ren-
ferme tous, et envers Dieu et envers les hommes,
dans le seul principe d'un amour sincère, en disant
qu'iï faut aimer Dieu de tout son cœur, et son
prochain comme soi-même. De ces deux pré-
ceptes, dit-il , dépendent toute la loi et tous les pro-
phètes*.
Adorons la vérité éternelle dans cet admirable
abrégé de toute la loi. Que je vous suis redevable,
ô Seigneur! d'avoir tout ramassé en un; en sorte
que sans avoir toujours à me fatiguer dans une
immense lecture , je tiens en sept ou huit mots toute
la substance de la loi ! Et lorsque pour donner à
mon esprit un exercice convenable , je lirai avec
affection et attention le reste de votre Écriture ,
vous m'avez mis en main, dans ces deux préceptes,
le fil qui me conduira dans toutes les difficultés que
je trouverai dans une lecture si profonde , ou plutôt
la résolution et le dénoûraent de toutes les dif-
ficultés : puisque je suis assuré qu'en entendant ces
deux préceptes, je n'ignore rien de ce qui m'est
nécessaire. O Dieu! je vous loue; ô Jésus! soyex
béni ; ô Jésus ! je vais m'appliquer à méditer cet
admirable abr^é de la doctrine céleste. Je me veux
parler à moi-même sans paroles, de ces paroles si
pleines de lumières : c'est-à-dire, je veux tâcher de
les pénétrer plutôt par l'affection que par le dis-
cours. J'en contemplerai la vérité , afin d'en sentir
la force et de m'en remplir tout entier au dedans
et au dehors. O Jésus! donnez-m'en la grâce: ô
Jésus! répandez dans mon âme votre Saint-Esprit,
qui est l'amour éternel et subsistant de votre Père
et de vous, afin qu'il m'apprenne à vous aimer
tous deux , et à aimer avec vous comme un seul
et même Dieu l'Esprit qui procède de l'un et de
l'autre.
Et personne n'osait plus rinterroger *. Cette
réflexion de saint ]\Iarc fait soupçonner que ceux
qui lui firent faire cette dernière demande, ou du
moins quelques-uns d'eux, ne le consultaient que
pour le tenter. Car s'ils eussent consulté pour s'ins-
truire de bonne foi un maître dont la doctrine était
si remplie de vérité et de grâce , il y avait à l'inter-
roger jusqu'à la fin. Mais comme ils l'interrogeaient
dans le dessein de le surprendre , et pour voir s'il
répondrait mal , ou s'il demeurerait court dans quel-
' Matlh. XXII, 10. — ' Ibid. 3S,3i, M. — ' M^rc. ui,
34.
618
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
que question , ils cessent de le consulter aussitôt 1
qu'ils sentent qu'ils n'ont aucun avantage à tirer '
«entre lui de ses réponses.
Apprenons de ceux qui consultent mal la vérité
éternelle comment il la faut consulter; c'est-à-dire,
non pour la tenter, ou la contredire, ou même pour
satisfaire une vaine curiosité , mais pour se nourrir
de sa substance, y conformer tous nos sentiments,
et vivre de la véritable vie , selon cette réponse du
Sauveur : Faites ceci , et vous vivrez K Faites ceci ,
aimez Dieu de tout votre cœur et votre prochain
comme vous-même. Faites ceci : ne vous contentez
pas de discourir, et de faire une matière de spécu-
lation de ce qui est la règle de votre pratique. Faites
ceci, et vous vivrez : vous vivrez de la véritable
vie, vous vivrez de la vie qui ne meurt jamais. Car
les prophéties s'évanouissent dans le ciel; les énig-
mes se dissipent par la manifestation de la vé-
rité : la foi se change en claire vue, et l'espérance,
eh possession. // n'y a que la charité qui consiste
en ces deux préceptes; il n'y a, dis-je, que la cha-
rité qui ne finit pas et ne se perdra jamais , comme
dit saint Paul». Commençons donc de bon cœur à
entendre et à pratiquer ce que nous pratiquerons
éternellement. Amen! amen!
XLIlIe JOUR.
Réflexion sur le même commandement dans la loi.
Deul. VI , 4,5, 10.
Écoute , Israël : le Seigneur ton Dieu est le seul
Dieu ; le seul Seigneur : Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme,
et de toute ta force^ : c'est ainsi que nous lisons
dans la loi. Et l'Évangile interprète : de fout ton
esprit, de toute ton intelligence , de toute ta pen-
sée, de toute ta puissance ^. 11 ne se faut pas tour-
menter l'esprit à distinguer la vertu de chacune de
ces paroles, ni à distinguer par exemple le cœur
d'avec l'âme , ni l'un ni l'autre d'avec l'esprit et l'in-
telligence, ni tout cela d'avec la force de l'âme, ni
la force d'avec la puissance : encore que tout cela
se trouve expliqué par des paroles expresses et dis-
tinguées. Mais il faut seulement entendre que , le
langage humain étant trop faible pour expliquer
l'obligation d'aimer Dieu , le Saint-Esprit a ramassé
tout ce qu'il y a de plus fort , pour nous faire en-
tendre qu'il ne reste plus rien à l'homme qu'il puisse
se réserver pour lui-même ; mais que tout ce qu'il
a d'amour et de force pour aimer doit se réunir en
Dieu. Pesons donc toutes les paroles dans cet es-
prit , et par le cœur et l'affection , plutôt que par
la méditation et par la pensée. Et lisons encore la
suite de ce précepte divin dans le Deutéronome,
d'oià il est pris. Écoute donc, Israël. Écoute du
cœur; impose silence à toute autre parole, et à
toute autre pensée. Écoute, en un mot, comme il
faut écouter Dieu quand il parle; et epcore quand
il parle de la principale chosequ'il exige de l'homme.
Écoute, ô vrai Israël ; è clurétien, ô juste, ô fidèle!
' Luc. X, 28. — * II. Cor. xiu, 8, 12. — ' Deut. VI. 4, &.
r- ♦ Tdatth. XXII, ."î?. Marc, xii, Luc. x, 27.
le Seigfieur ton Dieu est le seul Seigneur : il n'y a
pas plusieurs dieux en Israël , comme dans les autres
nations. Il n'y a pas aussi plusieurs objets entre
lesquels on puisse partager son cœur : en un mot,
il n'y a pas plusieurs personnes ni plusieurs choses
à aimer. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu , ce Dieu ,
ce Seigneur unique , de tout ton cœur, de toute ton
âme, de toute ta force : uniquement, comme il est
unique, parfaitement, conwne il est parfait; en con-
sacrant à ce premier être , principe et moteur de
tout , ce qui est aussi le principe et le moteur en toi-
même de toutes tes affections. Je le veux , Seigneur ;
et si je le veiix, je le fais : car le vouloir, c'est le
faire; le vouloir imparfaitement, c'est le faire im-
parfaitement; le vouloir parfaitement, c'est le vou-
loir dans la perfection que vous voulez : Rien n'est
plus facile ; rien n'est plus présent à la volonté que
le vouloir : Ce précepte n'est pas au-dessus ds moi ,.
ni loin de moi : il ne faut point monter au ciel,
ni passer les mers pour le trouver. Mais la parole
es/fort proche de toi y dit le Seigneur, dans ta
bouche et dans ton cœur pour l'accomplir^. Dans
ta bouche, c'est encore trop loin; car pour cela il
faut parler ; et la bouche et le cœur sont deux : mais
dans le cœur; le cœur te suffît : rien n'est plus
proche du cœur que le cœur même : et ce précepte
d'aimer, qui est le précepte du cœur, est vraiment
fort proche de nous. Si je veux donner l'aumône,
et exercer les œuvres de miséricorde, il faut sor-
tir. Si je veux me réconcilier avec mon frère, et
réchauffer en lui la charité éteinte, il faut le cher-
cher. Si je veux chanter des psaumes, il faut du
moins ouvrir la bouche. Mais pour aimer, que
faut-il faire, sinon aimer.' O Dieu! que ce pré-
cepte est près de moi! fais-le donc;, accomplis-le
dans ce moment, ô cœur humain! Il est vrai que
pour l'accomplir j'ai besoin de vous, ô Dieu vivant,
qui êtes le seul moteur des cœurs, qui seul y inspi-
rez voire saint amour! Mais, ô Dieu! vous êtes
présent, plus présent à moi-même que moi-même.
O Dieu ! que ce précepte est encore proche de moi
par cet endroit-là! Qu'attends-tu donc, ô mon âme.'
Mo7i âme, bénis le Seigneur : et que tout ce qui est
en moi célèbre son saint nom ».... O Seigneur, gui
êtes ma force, je vous aimerai ^. Mais, ô Seigneur!
pourquoi dire : Je vous aimerai ? Disons, dès à pré-
sent, Je vous aime. O que ce précepte est proche
de moi! Mais, ô Dieu, qu'il est loin de moi d'une
autre manière! et quelle est ma maladie! Mais nous
n'en sommes pas encore là : nous avoiis à lire le
précepte, ainsi qu'il est écrit dans la loi. Lisons,
mais lisons du cœur, et non des yeux-.
XLIV*^ JOUR.
Accomplissement du précepte de l'amour, en lout temps, en
tout lieu. Ihid.
Tu aimeras donc le Seigneur ton Dieu de tout
ton cœury de totde ton âme, de toute ta force.
Et parce que tu l'aimeras de cette sorte, les paroles
qui te le commandent aujourd'hui, les préceptes
• Deut. XXX, II, 12, 13, li. — * Pt. cil, I. — ^ Ibid. xtii,2
MÉDiTATIOISS SUR L'ÉVANGILE.
C19
que je te donne, seroU dans ton cœur : car on
teut toujours accomplir la volonté de celui qu'on
aime. Et tu les raconteras à tes enfants; et tu y
mettras ta pensée, assis dans ta maison, et mar-
chant dans les chemins; te couchant et te levant '.
Car de quoi s'occupe-t-on durant tout le cours de
sa vie, que de la volonté de celui qu'on aime, et du
soin de lui plaire? Pèse donc toutes ces paroles,
(3 vrai Israël! songe à plaire à Dieu, et à lui obéir,
allant et venant , dans ton repos et dans ton travail ,
ent'endormant et en t'éveillant. Tu peux bien chan-
ger tes autres emplois ; mais celui d'aimer Dieu et de
lui plaire , est le soin perpétuel de ta vie. Et comme i
on ne peut lui plaire qu'en obéissant à sa loi , et en |
accomplissant sa volonté, il faut être continuelle-
ment occupé de ce désir, ^ies donc les commande- \
ments de Dieu toujours présents nuit et four. Tu
les tiendras attachés à ta main comme tm mémo-
rial éternel; et ils seront, et ils se mouceront conti-
nuellement devant tes yeux, et tu les écriras sur le
seuil de ta porte , et à l'entrée de ta maison ». Selon
ce que dit le sage : Mon Fils, garde mes comman-
dements, et cache-les en toi-même comme ton tré-
sor ; mon Fils , observe-les , et tu vivras ; garde
ma loi comme la prunelle de ton œil, lie-la à tes
doigts; qu'elle te guide dans tous tes ouvrages , et
écris-la sur les tables de ton cœur^.... Tiens mes
commandements continuellement liés à ton cœur :
mets-les autour de ton cou comme un collier ; quand
tu marcneras, qu'ils marchent avec toi : qu'Us te
gardent quand tu dormiras ; et aussitôt qve tu
seras éveillé, entretiens-toi avec eux; parce que le
commandement est 2in flambeau , et la loi est une
lumière ; et la répréhension qu'elle noiis fait de
nos fautes, est la voie de la vie*.
Voilà donc ce que produit l'amour de Dieu : un
inviolable attachement à sa loi, une application à
la garder, un soin de se la tenir toujours présente,
de la lier à ses mains , et de ne cesser jamais de la
lire, de l'avoir toujours devant les yeux. Qu'elle
n'y soit pas comme une chose morte, mais comme
un objet qui se présente , et se remue continuelle-
ment devant nos yeux , pour exciter notre atten-
tion. Écrivons-en les sentences à l'entrée de notre
maison, afin qu'autant de fois que nous y entrons,
le souvenir s'en réveille. Les Juifs le pratiquaient
ainsi à la lettre , et ils écrivaient en effet des senten-
ces choisies de la loi, non-seulement pour les met-
tre à l'entrée de leurs maisons, mais encore pour
les rouler autour de leur tête , en sorte qu'en se
mouvant continuellement devant leurs yeux , ils
n'en perdissent jamais la mémoire. Mais toi, ô Juif
spirituel! accompUs tout cela en esprit; aies les
préceptes de Dieu toujours présents à ton esprit,
pour les méditer et les accomplir dans tous tes ou-
vrages. Et tout cela, parce que tu aimeras le Sei-
gneur ton Dieu; parce qu'on ne peut l'aimer sans
lui obéir, ni lui obéir sans l'aimer. Ce que leSauveur
explique en disant : Si vous m'aimez, gardez mes
Deut. VI, 5 rt suiv. — j Ibid. 7, », ». — ' Prov. va.
commandements ; et réciproquement : Celui qn*
garde mes commandements est celui qui m'aime ' .
Il ne suffit pas de garder l'extérieur de la loi : l'âme
de la loi , c'est de la garder par amour : l'effet de
l'amour est de garder la loi. N'aimons pas en paro-
les ni de la langue , mais en œuvre et en vérité '.
De belles spéculations , de beaux discours , ce n'est
pas là ce qui s'appelle aimer ; il faut venir à la prati-
que. Des pratiques extérieures, ce n'est pas là ce
qui s'appelle observer la loi : l'âme de la loi est d'ai-
mer et de faire tout par amour; le reste n'est que
l'écorce et l'extérieur de la bonne vie.
XLVe JOUR.
La loi ïDcalqae Tamoar de Dira avec une noareUe force.
Deut. X, 12 et suiv.
Continuons à considérer le commandement de
l'amour de Dieu , comme il est écrit dans la loi *.
Et maintenant, Israël! qu'est-ce que te demande
le Seigneur ton Dieu , si ce n'est que tu le craignes,
et que tu marches dans ses voies , et que tu l'ai-
mes , et que tu le serves de tout ton cœur et de toute
ton âme , et que tu gardes les commandements du
Seigneur, et ses cérémonies que je te commande
aujourd'hui, afin que tout bien l'arrivé et que tu
sois heureux? Regarde : le ciel et les cieux des
deux , ce que le ciel a déplus impénétrable est au
Seigneur ton Dieu , et la terre et tout ce qui y est
contenu; et toutefois le Seigneur s'est attachée te*
pères , et les a aimés ; et il a choisi leur postérité
après eux, c'est-à-dire vous, parmi toutes les na-
tions, comme vous le voyez aujourd'hui. CircoH'
cisez donc votre cœur, et n'endurcissez point contre
Dieu votre col inflexible et indomptable , pour se-
couer le joug de sa loi ; parce que le Seigneur vo-
tre Dieu est le Dieu des dieux , et le Seigneur des
seigneurs; le Dieu grand, puissant, terrible, qui
n'a point d'égard aux personnes , ni ne reçoit les
présents. Il fait justice au pupille et a la veuve ; il
aime l'étranger, et lui donne son vivre et son habil-
lement partout où il va. Fous donc aimez aussi les
étrangers^ parce que vous avez été étrangers dam
la terre d'Egypte. Fous craindrez le Seigneut
votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul; vous
lui serez attachés, et vous jurerez en son nom,
comme au seul nom quiest pour vous éternellement
vénérable et saint. Il est votre gloire et votre Dieu^
qui a fait les choses terribles et merveilleuses que
vous avez vues. Fos pères sont entrés en Egypte au
nombre de septante, elle Seigneur vous a muitk
plies comme les étoiles.
Dieu explique, par ces paroles, non-seulement
l'obligation, mais encore les motifs de l'aimer. Pesez,
ces paroles : Et toutefois le Seigneur s'est attcu:hé
et collé à vos pères, et les a aimés. Rendez-lui donc
amour pour amour, et attachez vous à lui. Pesez ce
mot.
Pesez ensuite, dans les versets 18et suivants, les
perfections de Dieu et ses bontés, que vous devei
J , 2 , S. — * Ibid. VI, 21 , 22, 2?
' Jofan. xrv, 15,
ft seqq.
21. — ' I. Jaan. m, I». — ' IK'ut. x, i
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
020
non-seulement aimer, mais encore imiter. Pesez
encore la grâce de son élection : il vous a choisis
parmi toutes les nations, comme vous voijfz. Qu'a-
viez-vous mérité de lui? Pesez enfin : fous n'êtes
entrés que septante dans la ferre d'Egypte. Il n'en-
tra dans le cénacleenviron que six-vingts hommes'.
Voyez comme Dieu les a multipliés, et comme l'E-
glise s'est étendue par toute la terre, pour vous
recueillir dans son sein , pendant que tant d'autres
nations périssent dans leur ignorance. Mais le Sei-
gneur votre Dieu ne vous a pas choisis pour votre
mérite, ou parce que vous étiez le peuple le plus
nombreux de toute la terre K Car vous étiez en si
petit nombre, lorsqu'il vous a envoyé son Saint-
Esprit! et vous êtes encore environnés de nations
immenses qui ne connaissent pointson nom; mais
ilvous a choisis, parce qu'il vous a aimés, et qu'il
voulait accomplir le serment qu'il avait/ait à vos
pères ^, Abraham, Isaac et Jacob, en leur pro-
mettant que toutes les nations de la terre seraient
bénies en eux et en leur semence, en leurs fils, dans
le Christ qui sortirait d'eux , et afin que vous ap-
preniez que le Seigneur votre Dieu est le Dieu fort,
et fidèle dans sespromesses, qui garde son alliance
et sa miséricorde à ceux qui l'aiment et qui obser-
vent ses commandements, jusqu'à mille généra-
tions ♦. , . . .,
Dieu est parfait, Dieu vous a choisis; il vous
a choisis par pur amour, par pure bonté; il vous
a comblés de biens. Pouvez-vous n'aimer pas
celui qui vous aime avec cette immense tendresse?
Venez au Sauveur, et à la grâce de la nouvelle
alliance. O homme! ô peuple racheté! il ne faut plus
être qu'amour.
XLVI" JOUR.
I
Conclusion. Nécessaire d'aimer Dieu , et de garder ses
préceptes. Deut. xi , 1 , 7 , 18 , 19 , 20. j
Voyez ce que Dieu conclut de toutes ces choses : |
Aime donc le Seigneur ton Dieu, ô chrétien! p I
vrai Israël ! et garde ses commandements , ses cé-
rémonies ses jugements, ses préceptes ^. Songez
à toutes les choses qu'il a faites pour vous dans le
désert, et combien ont été plus grandes celles
qu'il a faites pour les chrétiens : f'os yeux ont vu
les œuvres de Dieu; les grandes œuvres qu'il a
faites, les merveilles de Jésus-Christ et le grand
ouvrage de la rédemption. Mettez donc mes paro-
les dans votre cœur et dans votre esprit, et atta-
chez-les à vos mains : n'en quittez jamais la lectu-
re : mettez-les entre vos yeux, et ne les perdez
jamais de vue : enseignez a vos enfants à les mé-
diter; et soyez-en occupés en marchant, en vous
reposant, en vous couchant et en vous levant :
écrivez-les sur les poteaux et aux portes de votre
maison « : que tous vos sens en soient remplis et
occupés , et que par là ils entrent dans le fond de
votre cœur. Voila les motifs, voilà la nature, voilà
les effets et les fruits de l'amour de Dieu ! En con-
sidérant sa perfection, sa bonté, ses immenses et
. Jet I 15. —' Deut. Vil, 7. — » Jbid. 8.-4 Hid. ».
- i mJ. 11, 1. - •• Ibid. 7, IH, 19, 20.
continuels bienfaits, il faut tellement s'occuper de
lui , que nuit et jour rien ne nous reviennetant dans
la pensée, que le soin de le contenter et de lui
plaire.
XLVII" JOUR.
Second commandement, semblable au premier : l'amour
du prochain. Malth. xxii, 39.
Revenez à la lecture de l'Évangile, et appuyez
sur cette parole : Et voici le second, qui lui est
semblable : P'ous aimerez, votre prochain comme
vous-même'^
Quelle dignité de l'homme! L'obligation d'aimer
son frère est semblable à celle d'aimer Dieu.
Ces deux préceptes vont presque d'égal à la tête
de tous les commandements, ou plutôt les ren-
ferment tous; mais le premier est le modèle de
l'autre.
Comme l'homme est fait à la ressemblance de
Dieu, ainsi le commandement d'aimer l'homme
est fait à la ressemblance du commandement d'ai-
mer Dieu : Le second, qui lui est semblable.
11 faut aimer l'homme, où Dieu a imprimé sa
ressemblance, parce qu'on aime Dieu.
Parce qu'on aime Dieu , il faut aimer l'homme ,
qui est son temple , oiî il habite.
Parce qu'on aime Dieu, il faut aimer l'homme,
qu'il a adopté pour fils, et à qui il veut se com-
muniquer tout entier.
Avec quelle pureté, avec quelle sainteté, avec
quelle perfection, avec quel désintéressement, faut-
il aimer l'homme, puisque l'amour qu'on a pour
1 lui est semblable à celui qu'on a pour Dieu!
Loin de cet amour la chair et le sang; loin de
cet amour, l'esprit d'intérêt et toute corruption.
Il faut aimer tous les hommes, parce que tous
sont chers à Dieu : ils sont ses amis et ses en-
fants. ^
Comme vous-même : en leur souhaitant le même
bien , la même félicité , le même Dieu qu'à soi-même.
Nulle envie, nulle inimitié ne doit troubler cette
union, ni la joie qu'on doit avoir de tous les pro-
grès de son frère.
Lorsque la possession ou la recherche de quel-
que bien particulier nous divise, comme cehii d'une
charge, d'une dignité, d'une terre; il se faut bien
garder d'en aimer moins notre frère. Ce qu'il faut
moins aimer, c'est le bien qui nous fait perdre notre
frère, qui doit nous être cher comme nous-mêmes
à nous-mêmes.
Fous aimerez votre prochain comme vous-
même. Il ne dit pas : Vous aimerez Dieu comme
vous-même ; car il le faut aimer plus que soi-même,
et ne s'aimer soi-même que pour Dieu.
Il ne dit pas aussi : Vous aimerez votre prochain
de tout votre cœur, de toute votre pensée, de toute
votre force : cela est réservé à Dieu. C'est un trans-
port de Pâme qui sort d'elle-même tout entière pour
i s'unir à Dieu ; qui est heureuse de ce que Dieu est,
j et de ce qu'il est heureux; qui ne s'aime que pour
i Ma<tA. XVil, 38.
MKDirAlIONS DE I/ÉVANGILE.
Dieu, comme elle n'aime son prochain que pour
Dieu. C'est s'aimer véritablement , que d'aimer
Dieu de celle sorte.
Aimez comme vous-même : c'est un amour de
société et d'égalilé : c'est ainsi qu'on aime son pro-
chain. L'amour de Dieu est un amour de sujétion
et de dépendance ; mais de dépendance douce , puis-
que c'est dépendre du bien , et s'unir à lui.
I! faut s'aimer soi-même pour Dieu , et non pas
Dieu pour soi. S'il fallait, pour plaire à Dieu , s'a-
néantir, et qu'on sût que ce saciifice lui fdt agréable,
il faudrait le lui offrir sans hésiter.
L'amour est un consentement, et une union à
ce qui est juste et à ce qui est le meilhiur. Il est
meilleur que Dieu soit que nous.
Prenons-y garde. L'omour-propre est le vrai fond
que laisse en nous le péché de notre origine :
nous rapportons tout à nous, et Dieu uiéme, au
lieu de nous rapporter à Dieu , et de nous aimer
pour Dieu.
Qui n'aime pas Dieu n'aime que soi. Pour aimer
son prochain comme soi-même, il faut être aupara-
vant sorti de soi-même , et aimer Dieu plus que
soi-même. L'amour, une fois uni à cette source, se
répand avec égalité sur le prochain. Nous l'aimons
on société comme notre frère, et non pas par do-
mination comme notre inférieur.
L'amitié est la perfection de la charité. C'est une
liaison particulière , pour s'aider à jouir de Dieu.
Toute autre amitié est vaine.
Autre est ramitié de besoin, autre l'amitié de
société : celle-là vient de l'intérêt , celle-ci de la
charité.
Les hommes doivent s'aimer les uns les autres ,
comme les parties d'un même tout, et comme fe-
raient les membres de notre corps, si chacun avait
sa vie particulière. Ils s'aimeraient l'un l'autre en
société, comme soi-même : les deux yeux et les
deux mains auraient toutefois une liaison particu-
lière, à cause de !a ressemblance. C'est le symbole
de l'amitié chrétienne.
Oui, mon frère, que je jouisse de vous en Notre-
Seigneur : faites reposer mes entrailles en Notre-
Seigneur, disait saint Paul'. C'est l'amitié chré-
tienne. Toute cette lettre à Philémon en est pleine.
Conclusion et abrégé. L'ordre est parfait , si on
a'ime Dieu plus que soi-même : soi-même pour
Dieu ; le prochain , non pour soi-même , mais comme
soi-même pour l'amour de Dieu. O que cela est
droit ! que cela est pur ! Toute vertu est là-de-
dans.
XLVIIP JOUR.
Réflexions sur notre amoar pour Dieu et pour le prochain.
Matth. xxii , 39.
Faisons réflexion sur nous-mêmes. Est-ce aimer
Dieu de tout son cœur, que de partager son cœur
entre lui et la créature.' Peut-on aimer deux choses
souverainement? ou peut-on aimer de tout son
cœur, si on n'aime qu'à demi? Ne faut-il pas aimer
> PhtUm. 20-
€91
parfaitement, et du tout le tout parait? Peut-on
avoir (leujc maîtres, et servir Dieu et l'argent ', ou
quelque autre rr^ature que ce soit, contre la parole
exprt'ssedu Fils de Dieu?
Si j'aime Dieu de toute ma pensée, et de toute
mon intelligence, d'où vient que j'y pense si peu?
Peut-on ne pas penser à ce qu'on aime? ce qu'on
aime ne revient-il pas naturellement et continuelle-
ment à l'esprit? Faut-il se tourmenter pour s'en
souvenir? mais du moins peut-il échapper, quand
on se met exprès en sa présence, et pour avoir avec
lui une douce communication? O mon Dieu! com-
ment donc suis-jc si distrait dans la prière? D'oii
vient que j'y ai si peu de goût? que mon cœur m'é-
chappe, et que j'ai tant de peine à le retrouver, afin
de dire avec David : O mon Dieu ! votre serviteur a
trouvé son coeur pour vous faire cette prière? O
mon Dieu! si je ne puis penser à vous, comment
est-ce que je vous aime de toute ma pensée ?
Mais comment e.st-ce que je vous aime de toute
ma force et de toute ma puissance, pendant que
je me trouve si faible et si languissant , si lâche, si
découragé dans ce que je fais pour vous? Pourquoi
ai-je si peu de soin de vous plaire? A votre seul
nom tous mes sens devraient se réveiller, et toutes
les forces de l'âme et du corps se réunir pour faire
votre ouvrage : et si je ne le fais pas , comment
est-ce que je vous aime de toute ma force?
O Seigneur! si je vous aimais de toute ma force,
par la force de cet amour j'aimerais mon prochain
comme moi-même. Mais je suis si insensible à ses
maux, pendant que je suis si sensible au moindre
des miens! je suis si froid à le plaindre, si lent à le
secourir, si faible à le consoler; en un mot, si in-
différent dans ses biens et dans ses maux! Où est
cette ardeur et cette tendresse d'un saint Paul :
Pleurer avec ceux qui pleurent , se réjouir avec
\ ceux qui se réjouissent*, être faible avec les/ai-
' bles^, souffrir comme dans le feu, et être brûlé,
lorsque quelqu'un est scandalisé*? O mon Dieu!
si rien de cela n'est dans mon cœur, ni je n'aime
mon prochain comme moi-même, ni je ne vous
aime de toute ma force et de tout mon cœur.
Encore, si , en connaissant mes faiblesses et mes
distractions, mes langueurs, mon indifférence,
mon insensibilité et mes froideurs, je pouvais
verser à vos pieds un torrent de larmes : je com-
mencerais à aimer, en déplorant la privation et la
perte de l'amour. Mais, ô Dieu! tout est faible en
moi , et même la douleur de n'aimer pas.
Est-ce donc que je ne veux pas aimer? ou est-ce
que je ne le puis pas , et que je n'en ai pas la
force? En effet, n'aime pas qui veut; et on n'aime
pas ce qu'on veut; et il faut être attiré. Mais, ô
Dieu! si je ne pouvais pas aimer, vous ne me diriez
pas : Aime; si je n'avais point de force pour aimer,
vous ne me diriez pas • Aime de toute ta force.
Mais, ô Dieu! si je le pouvais, et si j'en avais la
force, ne le ferais-je pas maintenant, qu'étant de-
vant vous , ou je le veux , ou je tâche de le vouloir
' MaUh. Ti, 24.— » Bom. xn, 15. — 3 1. Cor. u, SS. -
♦n. Cor. XI, 29.
esiâ
MÉDITATIONS SUR L'EVAxNGILE.
sincèrement? Est-ce que je veux et ne veux pas,
tout à ia fois? Est-ce qu'aimer est autre chose qu'un
bon vouloir? O mon Dieu! expliquez-moi ma ma-
ladie, et le besoin que j'ai de vous, pour me servir
■de mes forces , pour vouloir ce que je veux , ou pour
commencer à le vouloir.
Il est vrai, comme je l'ai dit, n'aime pas qui
veut; et on n'aime pas ce qu'on veut ni autant
qu'on veut : il faut être attiré; et surtout on
«'aime pas Dieu, que Dieu n'attire. Personne ne
vient à moi que mon Père ne le tire.... Quand je
^erai élevé de terre, je tirerai tout à moi • . Et de là
vient que l'Épouse disait : Tirez-moi et nous coxtr-
rons^. Et pour dire, Tirez-moi, de tout son cœur,
«t comme il faut, il faut déjà commencer d'être tiré.
O Seigneur! tirez-moi donc; commencez, et faites-
moi suivre : commencez ; et je trouverai mon cœur
<;t mes forces, pour tout employer à vous aimer.
XLIX'^ JOUR.
Suites des mêmes réflexions. Lumière et délectation : attraits
de l'amour de Dieu. Matth. xxii , 39.
Relis, mon âme, ce doux commandement d'ai-
mer : c'est commencer à aimer, que d'aimer à le
relire, et à peser toutes les paroles qu'il contient. O
Dieu! j'ai connu , et j'ai senti que pour vous aimer,
il faut être tiré et attiré. Mais comment m'attirez-
vous ? est-ce seulement en me manifestant vos beau-
tés; c'est-à-'dire, «n me montrant tout le bien,
comme vous disiez à Moïse : Je te montrerai tout
lebien^, en me montrant moi-même à toi? Hâtez-
vous donc, ô Seigneur! montrez-moi en vous
toute vérité, toute perfection et tout bien, afin
que je coure à vous , ravi par l'odeur de vos par-
fums, par la douceur de vos attraits.
Mais, ô Seigneur! est-ce assez que vous éclai-
riez mon intelligence? Ne suis-je qu'un ignorant,
qu'il faut instruire? Ma volonté n'est-elle pas
aussi malade par un secret et invincible attache-
ment au bien sensible, que mon entendement est
malade par une ignorance profonde de vos véri-
tés? Entrez donc au dedans de moi, ô Seigneur!
Saisissez-vous du secret et profond ressort d'où
partent mes résolutions et mes volontés. Remuez ,
excitez , animez tout : et du dedans de mon cœur,
de cette intime partie de moi-même, si je puis
parler de cette sorte; qui ébranle tout le reste,
inspirez-moi cette chaste et puissante délectation
qui fait l'amour, ou qui l'est. Répandez la charité
dans le fond de mon cœur, comme un baume et
comme une huile céleste. Que de là elle aille,
elle pénètre , et qu'elle remplisse tout au dedans
et au dehors. Alors je vous aimerai ; et je serai
vraiment fort , pour vous aimer de toute ma force.
Recommençons la lecture du divin précepte,
ou plutôt lisons-le intérieurement dans ces tables
intérieures, dans ces tables de notre cœur, oiî
vous avez commencé à en écrire toutes les paro-
les. Vous dites : Aimez. Je veux aimer. Vous
• /«in, VI , 4i ; XII , 32. - » Ca»M , 3. — ' Exod xxxiii ,
-W.
dites : De tout votre cœur. C'est de tout mon cœur.
Vous dites : De toute votre pensée. Venez , toutes
mes pensées, tous mes sentiments, tous mes mou-
vements , tous mes désirs : venez , réunissez-vous
pour aimer Dieu. Vous dites : De toutes vos for-
ces; c'est-à-dire, de toutes ces forces que vous
excitez, et que vous m'inspirez vous-même. O Sei-
gneur! je vous suis, je cours de toute ma force,
pour m'unir à vous.
Mais, ô Seigneur! vous fuyez : plus j'approche,
plus je vous vois loin : vous êtes près , et vous êtes
loin : vous êtes en moi, plus que moi-même. Vous
n'y êtes pas seulement comme vous êtes dans toutes
les choses animées et inanimées : vous êtes en moi
comme la lumière et la vérité qui m'éclaire, et
comme le chaste attrait, oii mon cœur se prend. O
Dieu ! vous êtes donc bien proche : mais, 6 Seigneur !
vos lumières vous rendent inaccessible. O vérité!
vous croissez à mesure que je vous approche , et sans
cesse vous vous retirez à ma faible intelligence. Il
faut que je m'aille perdre dans cette nue où vous
vous cachez; dans ce point obscur que je vois de
loin, d'où vous vous faites sentir. Dieu si connu et
si inconnu , je veux vous aimer au delà de mes con-
naissances , comme un être incompréhensible , que
l'on ne connaît qu'en s'élevant au-dessus de toutes
ses connaissances, sans jamais pouvoir s'élever as-
sez, ni comprendre, ni connaître assez combien
vous êtes incompréhensible. O Seigneur! je m'unis
à vous, à vos lumières, à votre amour : vous été»
seul digne de vous connaître et de vous aimer. Je
m'unis autant que je puis à vos lumières et à vos
attraits incompréhensibles; et dans ce silence in-
time de mon âme, je consens à toutes les louanges
que vous vous donnez. O Seigneur ! le silence est
votre louange! David le chantait ainsi dans un de
ses psaumes : Le silence est votre louange '. Il faut
se taire, il faut se perdre, il faut s'abîmer, et recon-
naître qu'on ne peut rien dire de digne de vous ,
ni vous aimer comme il faut. C'est ainsi qu'il faut
aimer le Seigneur son Dieu, non-seulement de toutes
ses forces , mais encore , s'il se pouvait de toutes les
forces de Dieu.
L* JOUR.
Suites des mêmes réflexions. L'amour doit totJi]oart croître.
Matth. xxUfZ9.
Quand j'aimerai de toute ma force, ce ne sert
plus cette vie; la charité sera consommée; la cupi-
dité sera éteinte; la sensualité et l'amour-propre se-
ront arrachés. Mais tant que nous sommes en cette
vie , ce poids qui nous entraine au mal subsiste tou-
jours. La loi de Dieu nous délecte dans l'homme in-
térieur : muis il y a la loi des membres.... Et je ne
fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne
veux pas.... Malheureux homme que je suis! qui
me délivrera de ce corps de mort » ? afin que j'aime
Dieu de toutes mes forces , et que la loi de l'esprit
ne trouve plus en moi de résistance.
' Dans le psaume uiv, où il est porté, selon la VulgatA,
Tedecet hymnus, La louange vous appartint; l'original
porte :Tipi sile.ntium laus. Le silence est votre louange.—
^Rotn.Mi, 19,22,33. 34.
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
C33
I
Eu attendant, ô mon Dieu : la charité doit croî-
tre toujours, et la cupidité toujours décroître. La
forfie augmente en aimant, : l'exercice de l'amour
épure le cœur, en lui apprenant à aimer de plus en
plus. Dieu est en nous quand nous aimons, et c'est
lui qui , du dedans de nos cœurs , y répand et y ins-
pire l'amour. On mérite par l'amour de posséder
Dieu davantage; et en le possédant davantage, d'ai-
mer d'avantage ' . Je n'ai me donc pas de toute la force
queje puis exercer en cette vie , si je n'aime mieux
demain qu'aujourd'hui, et si lejour d'après je n'aug-
mente mon amour, jusqu'à ce que j'arrive à la vie
où le précepte de la charité s'accomplira parfaite-
ment. On ne peut s'y préparer qu'en cette vie : niais
on ne peut l'accomplir parfaitement que dans l'au-
tre. Ce qu'il y a à faire en cette vie, c'est d'aimer
toujours de plus en plus, et en aimant, d'acquérir
de nouvelles forces pour aimer. Excitons-nous nuit
et jour à cette pratique. Faites cela et vous vivrez,
dit le Sauveur.
LP JOUR.
Pratique de la charité dans l'Oraison dominicale.
Notre Père*. Si nous sommes des enfants et non
des esclaves , servons par inclination , et non par
crainte ; par volonté, et non par menaces. Enfants
d'adoption, aimons celui qui nous a choisis, pour
nous unir à son Fils unique.
Qui êtes dans les deux : qui vous y manifestez
à vos élus; qui nous avez donné le ciel pour notre
héritage, notre patrimoine, notre ville, notre
patrie, notre maison. Habitons-y donc en esprit :
tournons la toutes nos pensées, suhsum cobda : le
cœur en haut. Purifions notre cœur, afln de voir
Dieu. Unissons-nous par la foi à ceux qui le voient
déjà face à face ; aux anges et aux âmes saintes. Cher-
chons partout notre Père, car il est partout ; mais
cherchons-le principalement dans le ciel, parce qu'il
y est dans sa gloire. Aimons sa gloire. Aimons son
saint nom, aimons son règne et sa volonté; c'est
ce que la suite nous explique.
rotre nom soit sanctifié. Quel nom , si ce n'est le
nom de Père que nous venons de lui donner ? Sanc-
tifions ce nom ; ne portons pas indignement le nom
de fiis; ne dégénérons pas d'un tel Père et d'une
telle naissance. Quel nom encore? le nom de bon,
en mettant en lui notre confiance ; le nom de juste,
en observant ses justices, c'est-à-dire ses comman-
dements ; le nom de puissant , en ne craignant rien
sous ses ailes ; le nom de saint , en le glorifiant
comme le Saint dlsraël, en lui disant continuelle-
ment : Saint , Saint , Saint : le ciel et ta terre sont
remplis de votre gloire ^ ; en nous sanctifiant nous-
mêmes pour l'amour de lui et pour l'imiter, confor-
mément à cette parole : Soyez saint , comme je s:uis
saint*; enfin , le nom de Dieu, de Créateur et de
Seigneur, en lui obéissant par un chaste et invaria-
ble amour, en traitant avec révérence les choses
saintes, en honorant par notre vie le nom de chrétien,
■ Luc. X, 28. — * Matth. VI , 9. Luc. xi , 2. — ' 1$. ti , 3.
Apoc. IV, 8.-4 LevU. il, 44. I. Petr. i, •.
eu vivant de manière sous ses yeux au dedans et au
dehors , qu'il soit glorifié en nous.
Si on parle, que ce soit des discours de Dieu; ti
on exerce quelque ministère dans l'Église, qu'on
le fasse comme par la vertu que Dieu donne , afin
qu'il soit glorifié en toutes choses par Jésus Christ
Notre -Seigneur , lui à qui appartient la gloire et
l'empire, aux siècles des siècles, Amen'.
Sanctifier le nom de Dieu en cette sorte , c'est l'ai-
mer parfaitement, et tout faire pour lui et sa pro-
pre perfection.
Que votre rè(jne arrive. Ce règne dont il est écrit :
Tout genou fléchira devant moi, et toute langue
confessera le nom de Dieu*... lorsque la plénitude
des nations sera entrée, et que tout Israël sera
saui'é^. O Seigneur ! que ce règne arrive, et que vous
soyez glorifie par toute la terre.
Que voire régne arrive : ce régne que nous atten-
dons, lorsque vous viendrez juger les vivants et les
morts , et que vous manifesterez votre puissance.
Jour terrible et plein de menaces, mais néanmoins
désirable à vos saints . à qui le Sauveur a dit : Quand
ces choses commenceront à se faire , regardez et
levez la tête, parce que votre rédemption approche *•
Quelle conscience faut-il avoir, combien pure, com-
bien innocente, pour désirer ce jour! Lavez-vous,
purifiez-vous *, soyez nets. C'est d'une telle netteté
que sortent la confiance et l'amour.
Que votre règne arrive. Il arrive, ce règne par-
fait pour chacun de nous, lorsque notre âme, réu-
nie à son principe, attend en son temps le corps qui
lui avjit été donné; afin que l'homme entier soit
soumis au règne de Dieu, et s'en ressente.
Je désire d'être séparé de mon corps , pour être
avec Jésus- Christ^.
Je ne désire pas d'être dépouillé, mais d'être
revêtu' par-dessus ; afin que ce qu'il y a de mortel
en moi soit englouti par la vie t.
Je désire m'éloigner du corps et d'être présent au
Seigneur*.
Alors le Seigneur régnera : il n'y aura plus de mau-
vais désirs à combattre ; non-seulement le péché ne
régnera plus, mais il ne sera plus. Commençons à le
détruire : Qu'il ne régne plus du moins dans nos
corps mortels^ : alors nous désirerons le règne par-
fait de Dieu en nous.
Le dernier fruit d'une bonne conscien«|e, et de
l'union de l'âme avec Dieu , est de ne pouvoir plus
souffrir ce corps qui nous en sépare , et de désirer
le sommeil des justes. Un secret dégoût de la vie,
la séquestration de l'âme par la contemplation et le
désir des choses célestes , l'actuelle séparation de-
vient alors notre plus cher objet. O Dieu ! que ce
régne arrive! Quand serai-je dans votre royaume ?
Mon âme désire, mon âme languit, mon âme tombe
dans la défaillance, en soupirant après vos éternels
tabernacles, après cette cité permanente. Tout
passe, tout s'en va : quand verrai-je celui qui ue passe
pas? Quand serai-je fixé en lui, en sorte que je ne
' I. Petr. IT, II. — * /». XLT, 2*. — 3 Xom. XIT, 11, II.
25 , 28. -. ♦ Luc. XXI , 28. — 5 /». 1 , 18. — « Philifp. I , M.
— ' II. Cor. V, 4. — • Ibid. 8. — » Rom. TI , I».
624
MÉDITATIONS sua L'ÉVAiXGILE.
puisse plus le perdre ? Oh ! que je puisse bientôt arri-
ver à ce royaume! En attendant, régnez en moi, ré-
gnez sur tous mes désirs, régnez-y seul. On ne peut
servir deux maitres ' , ni avoir deux rois, deux ob-
jets dominants dans son cœur. Les servir, c'est les
aimer; c'est le Fils de Dieu, la vérité même, qui
l'explique ainsi : Nul ne peut seroir deux maîtres :
car, ajoute-t-il , ou l'homme haïra l'un, et aimera
l'autre : ainsi servir, c'est aimer : servir sans par-
tage , aimer sans partage : ou il supportera l'un , et
méprisera l'autre. II n'y a point de milieu , aimer
ou haïr, supporter ou mépriser. Régnez donc seul.
Que votre volonté soit faite. C'est l'amour pur;
car qu'est-ce qu'aimer, si ce n'est avoir en tout et
partout la même volonté , jusqu'à l'entière extirpa-
tion du moindre désir contraire; et un total assu-
jettissement de son cœur } Que votre volonté soit
/ai7e : qu'elle soit faite partout, et par tous; que
j'aime, que tout le monde aime : car l'effet de cet
amour est de vouloir que tous les autres y soient
entraînés. Que votre volonté soit faite : que toute
justice, que toute raison, que toute vérité soit ac-
complie : car c'est là votre volonté. Qu'elle soit
faite dans la terre comme dans le ciel ; par les honi-
.Ties, comme elle l'est par les anges, ces bieidieu-
reux esprits, qui vous aiment parce qu'ils vous
voient. Qu'elle soit donc faite par amour, par un
a'mour pur, par un amour constant et invariable.
Elle ne se fera jamais de cette sorte que dans le ciel ;
m nous n'aurons autre part que dans le ciel l'ac-
complissement parfait de ce précepte : Tu aimeras;
ni nous n'aurons jamais autre part l'accomplisse-
ment parfait de cette demande : Fotre volonté soit
faite.
Vous arrivez donc par cette demande à la per-
fection et au dernier effet de l'amour divin. Ab-
sorbé dans ce saint et pur amour, vous commencez
à penser à la vie mortelle; non pas comme à un
objet désirable, mais comme à une charge néces-
saire. DonTiez-nous notre pain. Donnez-nous de
quoi sustenter cette vie dont vous nous avez char-
gés , pour accomplir le temps de notre servitude et
de notre pénitence; afin que ce temps étant accom-
pli, nous venions à la liberté parfaite. Donnez-nous
donc ce pain que nous devons manger dans notre
sueur : c'est notre servitude, c'est notre supplice.
Chacun doit travailler à sa manière pour gagner
son pain. Que celui qui ne travaille pas , ne mange
pas y disait saint Paul». Travaillons donc pour
avoir ce pain ; Dieu ne nous le donne pas moins,
parce que lui seul bénit notre travail. Donnez-le-
nous donc : Donnez-le-nous à chaque jour. Sentons
à ce mot notre perpétuelle et irrémédiable indi-
gence. Donnez-le-nous : nous ne le voulons que de
vous, et par les voies que vous prescrivez. Donnez-
nous le pain : sous ce nom nous entendons toutes
les choses que vous nous avez rendues nécessaires.
Donnez-nous les nécessités; ne nous donnez pas
les délices. Nous derîiandons ce à quoi vous nous
avez assujettis , parce que c'est vous qui nous avez
« Jifatth. VI. 24. - ' II. Thess. m , 10.
imposé cette servitude. Donnez-le-nous aujourd'hui,
ce pain nécessaire chaque jour : il ne sera pas moins
nécessaire demain qu'aujourd^hui ; mais je dois être
content , pourvu que je laie aujourd'hui. S* vous me
donnez davantage, à la bonne heure : mais ie suis
content d'aujourd'hui. Â chaquejour siffitsonmal;
ne vous laissez pas troubler ni iiiquiéter pour le
lendemain^.
Donnez-nous le pain de vie : donnez-nous l'eu-
charistie. Donnez à notre âme sa nourriture; nour-
rissez-la de la vérité et de votre volonté sainte. Car
notre nourriture, comme celle de notre Sauveur,
est de l'accomplir ». Nourrissez-nous donc de ce
pain qui n'est pas moins nécessaire à l'âme que l'au-
tre l'est au corps; que nous n'avons pas moins be-
soin de recevoir ournellement de votre main. Don-
nez-le-nous aujourd'hui; donnez-le-nous dans ce
jour qui ne finit point. Que je commence aujour-
d'hui ce jour bienheureux! que je commence à vivre
pour l'éternité!
Il fallait joindre à ces exercices de l'amour, celui
de l'amour pénitent. Et le voici : Pardonnez-nous.
Que je puisse, comme la pécheresse, entendre de
la bouche du Sauveur cette douce et consolante
parole : Plusieurs péchés lui sont remis, parce
qu'elle a beaucoup aimé : celui à qui on remetplus,
aime plus : celui à qui on remet moins , aime
moins^. C'est la vérité éternelle qui Ta ainsi pro-
noncé. Pardonnez-moi donc; et faites que je vous
aime autant que j'ai besoin de votre pardon.
Songeons aux larmes de cette sainte pénitente;
songeons à ces baisers qu'elle ne cessait de donner
aux pieds de Jésus. Le publicain n'osait lever les
yeux au ciel : celle-ci n'ose pas même tenir la tête
levée. Prosternée de tout son corps aux pieds du
Sauveur, elle ne met point de fin à ses regrets,
parce qu'elle n'en mettait point à son amour. Disons
dans le même esprit et avec les mêmes sanglots :
Pardonnez-nous.
Comme nous pardonnons. Afin que rien ne man-
que , voici encore la charité fraternelle. Rien n'em-
pêche notre union avec nos frères, si les offenses
mêmes ne l'empêchent pas. Nous les pardonnons ,
ô Seigneur! comme nous voulons obtenir notre
pardon, avec la même sincérité. Nous ne réservons
rien, comme nous ne voulons pas que vous réser-
viez rien à notre égard. Nous lui rendons notre
amour, comme nous voulons que vous nous rendiez
le vôtre.
Et ne nous induisez pas en tentation. On nous
a donné le remède aux péchés passés , en voici un
pour l'avenir. O Seigneur! ne nous livrez pas entre
les mains du tentateur. 0 Seigneur! vous pour-
riez avec justice lui permettre tout sur nous, par
une juste punition de nos péchés : ne le faites pas,
nous vous en prions , à cause de votre bonté.
Il ne suffit pas de dire, que nous ne succom-
bions pas à la tentation. Prions que nous n'y soyons
jamais induits. Car notre faiblesse est si grande,
que si nous étions tentés, nous succomberions;
» Malth. TI , 34. — ' Joan. iv, 34. — ' Luc. ^n , 43 . 47.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Ml du moins si nous n'étions pas tout à fait vain-
cus, nous recevrions quelque blessure. C'est pour-
quoi le même Sauveur qui a dit : f'eillez et priez,
de peur que vous n'entriez en tentation ', nous fait
«lemander ici, non pas seulement que nous n'y suc-
combions point; mais que nous n'y soyons point
induits , que nous n'y entrions point.
Que nous sommes aveugles, hélas! si pendant
que nous demandons à Dieu qu'il ne nous in-
duise pas en tentation, nous nous y jetons nous-
mêmes : si nous nous jetons dans ces occasions,
où notre chute a toujours été trop certaine! Fuyons,
fuvons; et nous pourrons faire sincèrement celte
demande.
Délicrez-nous du mal : c'est notre parfaite dé-
livrance que nous demandons. Délivrez-nous du
péché, de ses causes, de ses effets, de ses peines.
Ainsi, libres de tout mal, nous serons des enfants
parfaits, et nous pourrons dire véritablement et
parfaitement : Notre Père. En attendant cette
parfaite délivrance, qui n'est autre chose que le
salut éternel, délivrez - nous du péché; qu'il ne
rè^ne point en nous. Déli\Tez-nous des mauvais
désirs; que nous cessions de les combattre et de
les vaincre. Délivrez-nous des peines du péché,
de la mort, des maladies, des autres peines. Dé-
livrez-nous de la crainte et de la servitude où
elles nous jettent. Délivrez-nous de leur mali-
gnité-, et faites qu'elles nous tournent à remède.
Délivrez-nous des maux de cette vie, ou donnez-
nous la grâce qu'ils nous servent à l'autre, où nous
serons parfaitement libres. Hâtez-vous de nous dé-
livrer : nous soupirons après cette bienheureuse
délivrance. L'amour divin est notre liberté : c'est
lui qui nous délivre de l'amour du monde. Régnez
donc, ô amour divin! je vous livre mon coeur :
Délivrez-nous de tout mal.
Ainsi, dans toutes ces demandes, on ne de-
mande et on n'exerce que l'amour divin. Mais re-
marquons bien qu'on ne l'exerce que comme une
chose qu'on demande à Dieu. Car que lui deman-
dons-nous lorsque nous disons : Que votre nom
soit sanctifié ; que cotre régne arrive; que votre
volonté soit faite; délivrez-nous du mal : que lui
demandons-nous sinon , dans un amour chaste , le
saint et parfait usage de notre volonté? Et cela
même doit encore redoubler notre amour, puisque
notre amour étant un don de Dieu, il nous oblige
toujours à une nouvelle reconnaissance; ce qui
enfin le doit multiplier jusqu'à l'infini.
Certainement c'est un don de Dieu , que d'ai-
mer Dieu : Celui qui nous a aimés lorsque nous
ne songions pas à l'aimer, nous a donné la
grâce de l'aimer, dit saint Augustin. Aimons-le
donc de tout notre cœur, sans fin et sans cesse.
On se tourmente à demander, quand est-ce
qu'il faut exercer l'acte d'amour : la réponse est
claire. Il faut l'exercer autant qu'on peut : au-
trement on n'aime pas de tout son cœur. Quand
l'amour est sincère et dans le cœur, il s'exerce
• »atth. xwi, 4r.
BQ8.SIET. — TOME UI.
9ii
assez par lui-même, et il ne faut point d'autre
loi que lui-même pour son exercice. Il faut l'exer-
cer toutes les fois qu'on dit le Pater; puisque
si on l'entend, et qu'on le dise en esprit, on
ne le peut dire sans aimer.
Rien ne manque dans cette divine oraison :
l'amour de Dieu et celui du prochain, où réside
l'accomplissement de la loi, y sont accomplis dans
leur perfection.
On demandera pourquoi Jésus-Christ ne nous y
fait pas parler de lui-même , ni prier en son nom ,
coirmie il l'ordonne si souvent ailleurs. Mais
pouvait-on plus prier par hii, et en son nom,
que de dire la prière qu'il nous dicte par sa pa-
role, et qu'il nous inspire par son esprit.'
Pouvons-nous seulement nommer notre Père,
sans songer au Fils unique, à qui nous sommes
unis par cette nouvelle quaJité?
Je m'en vais, dit-il, à mon Père, et à votre
Père'. Il n'est pas fils comme nous, c'est pour-
quoi il use de cette distinction; à mon Père, et
à votre Père. C'est le premier qui a droit de dire :
Mon Père ; parce qu'il est le fils par nature : c'est
en lui et par lui que nous l'avons, parce que nous
sommes faits en lui enfants d'adoption. C'était donc
aussi à lui à nous apprendre, comme il fait dans
cette admirable oraison, à appel^-r Dieu notre
Père. C'est en envoyant en nous l'esprit de son
Fils, que Dieu même nous fait dire : Jbba :
Père ». Cest donc en toutes façons , et au dedans
et au dehors, qu'il nous forme à parler à Dieu
comme ses enfants. Aimons le Père en Jésus-
Christ son Fils unique, par leur esprit qui est en
nous. Aimons aussi tous ceux qui sont appelés
à la même grâce, et qui peuvent dire comme
nous dans le même esprit : Notre Père. Ainsi
toute la Trinité sera adorée et aimée; la fra-
ternité chrétienne sera exercée : et en disant de
bon cœur dans le Saint-Esprit ce seul mot.
Notre Père, nous accomplirons toute justice.
Lir JOUR.
Jésus-Christ , Médiateur, Dieu, Roi , Pontife. .Va«A.
XXII, 41 , 44.
Quoique ce qui était dd à Jésus-Christ fiit
compris dans le précepte de l'amour de Dieu,
puisqu'il est un même Dieu avec son Père et le
Saint-Esprit : néanmoins il nous fallait encore
expliquer ce qui était dû à Jésus-Christ, en tant
que Christ, médiateur et lien de l'amour de Dieu
envers nous, et de nous envers Dieu; et c'est ce
qu'il fait encore avant que de mourir, de la ma-
nière la plus authentique qu'on pût souhaiter;
puisque c'est en nous expliquant la plus célèbre
prophétie du règne du Christ , publiée par la bou-
che de David qui en devait être le père.
Puiqu'une des qualités par laquelle le Christ de-
vait être le plus connu, était celle de fils de Da-
vid , il était beau que ce fût David qui nous apprit
à le connaître.
Qu'il est beau que le Christ ait été vu de ses pères {
' Joan. \x, 17. — ' Rom viii, 15. Gai. iir,8.
«0
026
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
d'Abraham, qui a vu son jour, et qui s^enestré-
youi^ : de David, qui, ravi de ses grandeurs, quoi-
<^'u"il dilt être son lils, l'avait appelé son Seigneur ».
Coniiiie en Abraham étaient données les promesses
lie la multiplication des fidèles de Jésus-Christ : en
David étaient données celles de son empire éternel.
Puisque Dieu lui avait promis en David, vn trône
qui durerait plus que le soleil et la lune ^ : il était
beau que David, à qui ce trône était promis en
ligure de Jésus-Christ, fi1t le premier à reconnaî-
tre son empire, en l'appelant son Seigneur. Le Sei-
gneur a dit à mon Seigneur 'i. Comme s'il eût dit :
En apparence c'est à moi à qui Dieu promet un
empire qui n'aura point de fin : mais en vérité
c'est à vous, ô mon Fils , qui êtes aussi mon Sei-
gneur, qu'il est donné ; et je viens en esprit le pre-
mier de tous vos sujets, vous rendre honnnage dans
votre trône, à la droite de votre Père, comme à
ïnon souverain Seigneur. C'est pourquoi il ne dit
pas en général : Le Seigneur a dit au Seigneur;
mais , à mon Seigneur.
S'il est le fils de David , comment l'appelle-
t-ilson Seigneur^? Il voulait par là leur faire lever
les 3'eux à une plus haute naissance de Jésus-Christ,
selon laquelle il n'est pas Fils de David, mais Fils
unique de Dieu : et ils n'avaient qu'à continuer le
psaume, pour trouver cette naissance éternelle,
puisque Dieu même parle ai nsi dans la suite : /ë vous
ai engendré de mon sein devant l'aurore, dans les
splendeurs des saints ^.
Devant l'aurore : devant que cette lumière qui
se couche, et qui se lève tous les jours, eût com-
mencé à paraître , il y avait une lumière éternelle
qui fait la félicité des saints : c'est dans cette lu-
mière éternelle que je vous ai engendré.
Je vous adore, ô Jésus, mon Seigneur! dans cette
immense et éternelle lumière. Je vous adore comme
îa lumière qui illumine tout homme venant au
viondei; Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai
Dieu de vrai Dieu.
Quelle joie de voir Jésus-Christ nous expliquant
lui-même les prophéties qui le regardent, et nous
apprenant- par là comme il faut entendre toutes
les autres !
Tout ce que nous devons à Jésus-Christ nous
est montré dans ce psaume. IXous le voyons pre-
mièrement comme Dieu; et nous disons : C'est
ici notre Dieu, et il n'y en a point d'autre. Car s'il
est engendré, il est Fils : s'il est Fils, il est de
même nature que son Père; s'il est de même nature
que son Père, il est Dieu, et un seul Dieu avec son
Père : car rien n'est plus de la nature de Dieu que
son unité.
Il est roi. Je le vois en esprit assis dans un trône.
Où est ce trône? A la droite de Dieu : le pouvait-on
placer en plus haut lieu? Tout relève de ce trône :
tout ce qui relève de Dieu et de l'empire du ciel , y
fst soumis : voilà son empire.
Mais cet empire est sacré : c'est un sacerdoce,
et un sacerdoce établi avec serment; ce qui n'avait
« Joan. vm, 56. — ' Ps. Cix, \.—^Ps. r.xxxvni, 38. — «Ps.
ax , 1. — ' iilalth. xxn, 44. — « Ps. cix , 3. — ' Joan. i , 9.
-jamais été. Dieu voulant par une déclaration plus
particulière de sa volonté, nous marquer la smgu-
larité de ce sacerdoce : Dieu jure , et il ne s'en
repentira jamais. Il n'y aura point de changement
à cette promesse : le sacerdoce de Jésus-Christ est
éternel : Fous êtes pontife à jamais selon l'ordre
de Melchisédech '. Vous n'avez ni commencement
ni fln : ce n'est point un sacerdoce qui vienne de
vos ancêtres, ni qui doive passer à vos descen-
dants. Votre sacerdoce ne passe point en d'autres
mains : il y aura sous vous des sacrificateurs et des
prêtres ; mais qui seront vos vicaires , et non point
vos successeurs. Vous célébrez pour nous un office
et une fête éternellement, à la droite de votre Père.
Vous lui montrez sans cesse les cicatrices des plaies
qui l'apaisent, et nous sauvent. Vous lui offrez nos
prières; vous intercédez pour nos fautes; vous
nous bénissez, vous nous consacrez. Du plus haut
des cieux vous baptisez vos enfants ; vous chan-
gez des dons terrestres en votre corps et en votre
sang; vous remettez les péchés; vous envoyez vo-
tre Saint-Esprit; vous consacrez vos nnnistres;
vous faites tout ce qu'ils font en votre nom. Quand
nous naissons, vous nous lavez d'une eau céleste;
quand nous mourons, vous nous soutenez par une
onction Gonfortative : nos maux deviennent des
remèdes, et notre mort un passage à la véritable vie.
O Dieu! ô Roi! ôPontifeîjC m'unis à vous en toutes
ces augustes qualités; je me soumets à votre divi-
nité, à votre empire, à votre sacerdoce, que j'ho-
norerai humblement et avec foi , dans la personne
de ceux par qui il vous plaît de l'exercer sur la terre.
Toics vos ennemis, ô mon Roi ! doivent être Ces-
cabeau de vos pieds *. Ils seront réduits; ils se-
ront vaincus ; ils seront forcés à baiser vos pas, et
kî poussière où vous aurez marché. Qu'attendons-
nous? Mettons-nous volontairement sous les pieds
d£ ce roi vainqueur, de peur qu'on ne nous y mette
par force; de peur qu'il ne dise du haut de son
trône ? Pour ceux qui n'ont pas voulu que je ré-
gnasse sur eux, qu'on les fasse mourir à mes
yeux^; devant ma vérité, devant ma justice éter-
nelle. Car ce sera leur juste supplice, que la justice
et la vérité les condamneront à jamais; et ce sera
la mort éternelle.
Jsseyez- vous en attendant dans votre trône, ô
Roi de gloire ! jusqu'à ce que le temps vienne de
metti'e tous vos ennemis à vos pieds 4; c'est-à-dire,
demeurez dans le ciel, jusqu'à ce que vous en ve-
niez encore une fois , pour juger les vivants et les
morts. C'est précisément ce que nous disons tous
les jours dans le symbole : // est assis à la droite
de Dieu ; d'oie il viendra juger les vivants et les
morts. Alors donc il en sortira pour les venir juger.
Mais il retournera bientôt prendre sa place avec tons
les prédestinés qui ne feront qu'un avec lui; et il
donnera à Dieu ce royaume entier, tout le peuple
sauvé ; c'est-à-dire le chef et les membres : Et Dieu
sera tout en tous ^.
» Ps. Cix, 4. Hch. V, 6 ; vu , 17.—' IhTH. cix , i. 3. Cor. iv,
25. Heh. I, 13; X, 13. — ' Luc. XIX, 27. — 4 Pa. CiX, S. i. ter.
XV. 25. — * Ibid. 28.
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE.
627
En attendant, il ne laissera pas d'exercer son
«npire sur la terre : il brisera la tête des rois : un
Néron, un Domitien attaqueront son Église; mais
il brisera leur tête superbe. Un Dioclélien, un Maxi-
mien, un Galère, un Maximin tourmenteront les
fidèles : mais il les dégradera , il les perdra , il les
frappera d'une plaie irrémédiable, comme il Gt un
Antiochus. Un Julien l'Apostat lui déclarera la
guerre ; mais il périra d'une main inconnue, peut-
être par celle d'un ange , certainement par un coup
ordonné de Dieu. Tremblez donc, ô rois, ennemis
de son Église! Mais vous, petit troupeau, ne crai-
gnez rien ' : votre Roi mettra à ses pieds tous vos
ennemis, fussent-ils les plus puissants de tous les
rois.
// boira du torrent dans la voie. Il boira le ca-
lice de sa passion; mais ensuite il élèvera la tête*.
Buvons avec lui les afflictions, les humiliations, la
pénitence, la pauvreté, les maladies. Buvons de
ce torrent avec courage : que ce torrent ne nous
entraîne pas, ne nous abatte pas, ne nous abîme
pas, comme le reste des hommes. Alors nous lè-
verons la tête : les têtes orgueilleuses seront bri-
sées ; nous le venons de voir : mais les têtes humi-
liées par un abaissement volontaire seront exaltées
avec Jésus-Christ.
Et personne n'osa l'interroger ^. Aveugles!
parce que la lumière venait trop claire à leurs
yeux, ils n'osaient plus l'interroger. Il fallait l'in-
terroger, non par un esprit superbe et contentieux,
mais pour être instruit. Venez donc; interrogez;
profitez du temps : il ne sera plus guère avec vous.
Jm lumière n'est plus avec vous que pour peu de
temps: Marchez, interrogez, pendant qtie vous
avez la lumière, de peur que Les ténèbres ne vous
environnent : celui qui est dans les ténèbres ne
sait où. il vai.
Mais nous, pour qui Jésus-Christ ne s'en va
pas , ne cessons de l'interroger, et de consulter sa
vérité éternelle, pour le connaître, et pour nous
connaître. Approchons-nous de lui , et soyons il-
luminés^ : fussions- nous dans les ombres de la
mort : écoutons l'apôtre, qui nous dit : O vous
qui dormez parmi les morts! sortez de votre tom-
beau, et Jésus - Christ vous éclairera ^. Amen,
Amen.
LUI^ JOUR.
Chaire de Moïse : Chaire de Jésus-Christ et des Apôtres.
Matth. xxiii, 1,2. 3.
Après avoir confondu les pharisiens et les doc-
teurs de la loi par ses réponses, il commence à
découvrir au peuple leur hypocrisie , pour deux
raisons : la première, afin que le peuple fût pré-
muni contre leurs artifices , puisque ce devait être
là le plus grand obstacle à leur foi; la seconde,
pour l'instruction des maîtres et des docteurs de
l'Église, afin qu'ils évitassent soigneusement cette
hypocrisie pharisaïque, qui avait fait une si grande
• /,»/<•. m 32. — • Pi. CIX, 7. — ' .VaUh. XXII, 45
-VU , 35— » Ps. ixxm, 6. — t» Lphes. v, i*
•* Joan.
opposition à l'Évangile , et avait mis à la fîn le Fils
de Dieu sur la croix. Le Sauveur ne devait pas
sortir de ce monde, sans y laisser une instruction
si essentielle.
Alors donc, après avoir confondu tous les doc-
teurs de la loi et les pharisiens, Jésus s'adressa aux
troupes que ces hypocrites séduisaient, afin de les
détromper; et à ses disciples, de peur qu'ils n'en
suivissent un jour les mauvais exemples; et leur
parla en cette sorte : Les docteurs de la loi et les
pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse ■ :
et le reste; où il fait trois choses : t. il établit leur
autorité ; 2. il en déclare l'abus ; 3. il en prédit le
châtiment.
Arrêtons-nous ici, et préparons-nous seulement
à bien profiter du discours de INotre-Seigneur, en
sorte que nous soyons véritablement purgés du pha-
risaïsme; conformément à cette parole du Sauveur :
Do7inez-vous de garde du levain des pharisiens, qui
est l'hypocrisie ». Hélas ! hélas ! qu'il n'est que trop
passé de ce levain jusqu'à nous ! Nous Talions voir.
Jésus-Christ parle aux troupes et à ses disciples,
au peuple et aux docteurs. Que chacun soit attentif,
et prenne ce qui lui convient dans cette instruction.
La première chose qui est à observer dans le ser-
mon de IVotre-Seigneur, c'est qu'ayant à découvrir
les abus et les corruptions qui étaient en vogue dans
la synagogue et dans ses docteurs, il commence par
établir l'autorité de leur ministère, de la manière
du monde la plus forte. Car autrement, en repre-
nant les abus , on en introduirait un plus grand que
tous les autres ; qui serait de se retirer de la société,
et de mépriser le ministère qui est de Dieu, à cause
des vices de ceux qui l'exercent. Le docteur du genre
humain ne voulait pas sortir du monde sans établir
ce fondement , qui est le remède à tous les schismes
futurs : et on ne peut pas l'établir avec plus de force.
Les docteurs de la loi et les pharisiens sont as-
sis sur la chaire de Moïse ^. Assis pour enseigner :
ils en ont l'autorité. Sur la chaire de Moïse. Il n'y
avait rien de plus grand pour l'ancien peuple , que
d'être assis sur la chaire du législateur ; de celui que
Dieu avait établi alors , pour être le médiateur en-
tre lui et son peuple, comme l'appelle saint Paul 4.
C'est sur cette chaire que sont assis les docteurs de
la loi et les pharisiens : ils représentent ces soixante-
dix sénateurs qui partagèrent l'esprit de Moïse, pour
juger le peuple.
Aprèsavoir établi leur autorité sur celle de Moïse,
il conclut : Gardez donc, et faites tout ce qu'ils vous
diront ^. Il attribue clairement à la synagogue une
vérité infaillible; en sorte qu'il fallait tenir pour
certain tout ce qui avait passé en dogme constant
de la syuagogue. Car il ne donne à personne le droit
de juger au-dessus d'elle; et le partage du peuj.Ie
est l'obéissance : Gardez, et faites.
Songeons donc à l'autorité que doivent avoir ics
docteurs de l'Eglise clirétiemie; ^^uisquils sont
assis , non pas sur la chaire de ^loïse , mais sur celle
> Matth. xsui, 2, 3. — î Ibid. xvi, 6. Luc. xo. t. — •
* Matth. xxui, 2. — * Gai. m, 19. — '* Matth. xxui, 3.
en
MÉDITATIO:SS SUR L'ÉVANGILE.
(le Jésus- Christ , et des apôtres • ; et qu'ils y sont
établis avec une promesse bien plus authentique,
que les docteurs delà synagogue, puisque la syna-
fiogue devait passer, et n'avait que des promesses
temporelles : au lieu qu'il a été dit à l'Eglise : Je
suis avec vous jusqu'à la fin des siècles^.
Gardez donc , et faites ce qu'ils vous diront.
Mais parce que l'assistance qui leur est promise pour
bien enseigner en corps, n'empêche pas la corrup-
tion qui peut être dans les mœurs des particuliers, et
même la plupart , il ajoute : Mais ne.faites pas
selon leurs œuvres : car ils disent et ne font pas ^.
Prenez donc bien garde à vos docteurs. Ils n'o-'
seront vous décider que ce qui a passé en dogme
certain de la synagogue; et, s'ils ne le font, ils se-
ront redressés par l'autorité de la chaire, par toute
l'unité de la synagogue. Mais la discipline pourra
être si corrompue, qu'on ne réprimera pas les mau-
vaises mœurs: l'avarice, l'hypocrisie, les conduites
particulières de ceux qui chercheront leur intérêt,
sous couleur de religion. Ainsi, en faisant ce qu'ils
disent, ne faites pas ce qu'ils font : Et prenez garde,
comme disait saint Augustin, qu'en cueillant la
bonne doctrine comme une fleur parmi les épines,
vous ne vous laissiez écorcher la main par le
mauvais exemple 4.
Voilà l'abrégé de l'instruction du Sauveur. Il s'ex-
pliquera davantage dans la suite. Arrêtons-nous ici
ci considérons la merveilleuse conduite de Dieu, qui
îîouvernera tellement le corps des docteurs, qu'ils
fccutiendront les saintes maximes plus qu'ils ne les
pratiqueront ; et qu'ils ne passeront pas leur corrup-
tion en dogme : le dogme ayant par lui-même une
racine si forte, qu'il se soutient comme de soi.
Jésus-Christ nous prémunit donc contre les scan-
dales qui ne seront jamais plus grands, que lorsqu'on
les verra dans les docteurs et dans les pasteurs. Et
il veut que nous apprenions à honorer le ministère ,
même dans des mains indignes : parce que l'indi-
gnité des ministres est de leur fait particulier, et le
ministère est de Dieu.
LIV JOUR.
L'autorité de la synagogue reconnue et recommandée par
Jésus-Christ dans le temps même qu'elle conjure contre
lui. .V((/^fe. xxni, I, 2,3.
Il y a ici quelque chose d'étonnant : car Jésus-
Christ savait bien que la synagogue l'allait condam-
ner dans trois jours, lorsque le conseil assemblé chez
le souverain pontife, déciderait : // est coupable de
mort, parce qu'il s'était dit le Christ et le Fils de
Dieu^. Et la confession de la vérité lui fut imputée
à blasphème. Et cependant il établit son autorité
avec les paroles les plus fortes qu'on pouvait ima-
giner : tant il est, en tout et partout, juste et vé-
ritable.
Mais ne semblerait-il pas ici qu'il parlerait contre
lui-même , et qu'il induirait le peuple à erreur ? Fai-
tes ce qu'ils vous disent. Rejetez donc le Christ : car
ils vous le diront bientôt.
' Ephes. Il, 26. — * Matth. xxviii, 20.— ^ Ibid. wu' , "<, -
4 Serin. XLVi. in Ezech. n. 22. et. Serm cxxvvn. deverb. Ev.
ifvaii. n. 13. — * Matth. xxvi, 65, 66.
Bien plus : Ils avaient déjà conspiré entre eux ,
que si quelqu'un confessait qu'il fût le Christ, il
fût excommunié, et chassé de la synagogue '. Le
sanguinaire conseil avait déjà été tenu, et il y avait
été décidé qu'il fallait que Jésus mourût. Et il sem-
ble que la synagogue était déjà réprouvée. Comment
donc en parler encore d'une manière si authentique,
et lui donner l'autorité de la vraie Église.' O Sei-
gneur! pourquoi parlez-vous en cette sorte.? Que
ne déclarez-vous plutôt à toute la synagogue qu'elle
était réprouvée? Frappons, cherchons, demandons.
LV" JOUR.
L'autorité de la synagogue cesse a la desiruclion du temple,
et du peuple de Dieu. Immobilité de l'Église chrétienne.
En cherchant donc soigneusement dans l'Écri-
ture, je trouve que la synagogue ne devait être ab-
solument réprouvée, qu'après qu'elle aurait actuel-
lement fait mourir Jésus-Christ. Bien plus, Dieu la
voulait encore attendre, jusqu'à ce qu'elle eût mé-
prisé le grand signe qu'il lui devait envoyer, pour
reconnaître le Christ, qui était celui de sa résur-
rection. Cette race itifidèle cherche un signe, et il
ne lui en sera poiiit donné d'autre, que le signe
de Jonas le prophète; et le reste ».
Ce n'était pas assez que le Christ fût ressuscité ;
il fallait que sa résurrection fût publiée , et que la
pénitence eût été prêchée en son nom , en commen-
çant par Jérusalem : ce qui ne se commença qu'à la
Pentecôte.
Ce n'était pas encore assez : car les apôtres ne se
séparent pas encore de la communion du reste du
peuple ; et quoiqu'ils fissent déjà un corps à part
avec leurs disciples , ils allaient au temple comme les
autres , et ils étaient reçus à y rendre le même culte.
Car encore qu'ils s'assemblassent dans la galerie de
Salomon, et que personne n'osât se joindre à eux;
néanmoins le peuple les glorifiait 3, et on ne les avait
pas publiquement excommuniés.
On peut donc voir maintenant que ce qui est dit
en saint Jean , qu'ils avaient conspiré entre ev^x de
chasser de la sytiagogue ceux qui reconnaîtraient
Jésus pour Christ 4 , était plutôt une conspiration
secrète, qu'un décret public. Il en était de même du
dessein de le faire mourir. Et en effet , tant s'en faut
que les apôtres fussent excommuniés et exclus du
temple; Jésus-Christ lui-même y prêchait, y ordon-
nait, y était reçu, consulté, écouté de tout le monde.
Et tout ce qu'on fit après contre les apôtres par voie
de fait , ne faisait pas qu'ils fussent privés du culte
public, ni qu'eux-mêmes s'en séparassent, comme
on vient de voir. C'était un temps d'attente, où plu-
sieurs gens de bien , qui pouvaient n'avoir pas vu les
miracles de Jésus-Christ, demeuraient comme en
suspens. On venait cepeyidant de toutes les villes à
Jérusalem, pour y apporter les malades aux apô'
très : on les exposait à l'ombre de saint Pierre^ \
et la synagogue, quoique déjà sur le penchant de sa
ruine , n'avait pas encore pris absolument son parti.
' Joan. IX, •27..— ''Matth. XII, 39, W.—lAct. v, 12, \Z,eU.
— ^Joan. IX , 22. — 5 Act. v, 15 , 16.
ftîÉDlTATIONS SUR L'ÉVANGILE.
639
(fcst une chose admirable, comme Dieu la sup
portait en patience, et combien de formalités et de
dénonciations, pour ainsi dire, il pratique, avant
que de répudier entièrement cette épouse inlidcle. il
semble que lorsqu'elle en vint à répandre le sang de
saint Etienne , elle eût rompu tout à fait avec Dieu ,
et Dieu avec elle. Mais non ; car l'infidélité de la ville
de Jérusalem n'empêchait pas que les Juifs de la
dispersion n'écoutassent encore les apôtres. Ils en-
traient dans les synagogues où on leur offrait la pa-
role, comme on faisait à des frères et à de vrais
Juifs. On écoutait paisiblement ce qu'ils disaient
de Jésus, et on les invitait à en parler encore une
autre fois dans l'assemblée suivante. Et le samedi
étant venu, toute la ville accourut pour entendre
la parole de Dieu de leur bouche. Alors les Juifs s'é-
murent , et contraignirent les apôtres à leur décla-
rer qu'ils allaient porter aux gentils la parole qu'ils
refusaient de recevoir : ce qui était une espèce de
rupture, puisque les apôtres s'en allèrent, secouant
contre eux la poussière de leurs pieds. Voilà ce qui
arriva à Antioche de Pisidie '.
Mais la rupture n'était pas encore universelle ;
car ils continuaient à entrer dans les autres syna-
gogues à leur ordinaire , et on leur y offrait encore
Fa parole ». Ils allaient aussi comme les autres à la
prière commune dans l'oratoire destiné à cet usage ^.
Saint Paul parla paisiblement dans la synagogue à
Thessalonique durant trois samedis consécutifs *. Il
était écouté, et parlait aussi à Corinthe tous les sa-
medis *, prêchant toujours le Seigneur Jésus dans
ses discours ; et ne s'en retirait que lorsqu'il voyait
leurs blasphèmes manifestes , leur dénonçant tou-
jours qu'ils allaient aux gentils , qui était comme le
signal de la rupture : saint Paul demeurant pour-
tant toujours auprès de la synagogue , sans doute
Pour la fréquenter à son ordinaire, autant qu'on
y recevrait ^.
Ce qui se passa à Éphèse sent un peu plus la rup-
ture : car saint Paul y ayant prêché trois mois du-
rant dans la synagogue avec une pleine liberté, le
blasphème de quelques-uns qui entraînèrent les au-
tres, lit qu'il sépara ses disciples, et continua ses
discours dans l'école d'un certain , nommé Tyran 7.
Mais ce n'était rien moins encore qu'une rupture
absolue luec la synagogue, puisqu'après tout cela
le même saint Paul, étant arrivé à Jérusalem, parle
conseil de saint Jacques et de tous les prêtres, se
joignit à quatre lidèles qui avaient fait un vœu, et,
se sanctifiant avec eux , entra dans le temple, où ils
offrirent leurs oblations , et accomplirent leur vœu ,
en témoignage de leur communion avec le service
du temple, et le peuple qui le fréquentait*, qui par
■conséquent n'était pas encore n>anifestement ré-
prouvé. Kt pour pousser tout d'un coup la chose
jusqu'à la fin des Actes, les Juifs que saint Paul
trouva à Rome , lui déclarèrent que les frères de
Jitdée , conlents alors de l'avoir chassé du pays, ne
leur avaient rien écrit, ni rien fait dire contre
' Acl. XMI, 5 et suiv. — » Ibiil. 15. — ' Acl. xvi, 13, iC.
— « Act. XVII, 2. — * Act. XVIII, 4. — 6 Ibld. 7. — ' Ibid.
Ui , 8 > 9. — * Ibid. XXI , 23 et suiv.
lui. Ce qui fit qu'ils l'écoutèrent encore un jour
entier, depuis le malin jusqu'au soif.
Pendant ce temps-là les gentils venaient en foule
à l'Kglise, qui se formait tous les jours de plus en
plus. La persécution s'éleva de tous côtés à l'insti-
gation des Juifs qui allaient partout pour animer
les gentils , jusqu'à ce qu'ils excitèrent Néron à cette
première et grande persécution où les deux apôtres
saint Pierre et saint Paul moururent. Ce fut là
comme le terme fatal marqué à la synagogue ; car
elle avait pris alors universellement parti contre les
fidèles. Les apôtres, en allant au supplice, leur dé-
noncèrent le châtiment qui leur allait arriver. Dieu
semblait les avoir attendus jusque-là en patience,
et leur avoir donné tout ce temps-là pour faire pé-
nitence du déicide commis en la personne du Fils de
Dieu. Mais enfin, n'ayant écouté ni lui, ni ceux qu'il
leur envoyait pour les obligera se repentir, il lança
le dernier coup, où l'on sait que la cité sainte fût
mise en feu avec son temple, avec toutes les mar-
ques de la dernière extermination que Daniel avait
prédite. Ce fut alors que le peuple juif cessa abso-
lument d'être peuple, conformément à ce qu'avait
dit le même prophète : Et il ne sera plus le peuple
de Dieu *.
On voit donc l'état de l'Église dans cetintervallci
L'Église chrétienne commençait par la prédication
de la vérité que Jésus-Christ et ses apôtres établirent
par tant de miracles , et surtout par celui de la ré-
surrection de Jésus-Christ : qui était qu'il le fallait
reconnaître pour le vrai Christ. Alors cependant la
synagogue n'était pas encore entièrement répudiée,
ni n'avait pas tout à fait perdu le titre d'Église ,
puisque les apôtres communiquaient encore avec
elle à son temple et à son service. C'était comme un
temps d'attente, durant lequel se faisait la publica-
tion de l'Évangile. Il y en avait alors qui, peut-être,
n'ayant pas vu par eux-mêmes les miracles de Jésus-
Christ et de ses apôtres, et ne sachant encore que
penser, voyant aussi qu'il se remuait dans le monde
quelque chose d'extraordinaire» demeuraient comrae
en suspens, attendant du temps le dernier éclaircis-
sement, et disant comme Gamaliel : Si ce conseU.
n'est pas de Dieu, Use dissipera de lui-même ^ s'il
est de Dieu , vmis ne pouirez pas le dissiper ^. Ceux
qui demeuraient dans cette attente, docilesà rece-
voir la vérité quand elle serait entièrement notifiée,
pouvaient encore être sauvés, comme leurs prédé-
cesseurs, en la foi du Christ à venir; parce que en-
core qu'il fut arrivé , la promulgation de sa venue
n'avait pas encore été faite jusqu'au point que Dieu
avait marqué, et après laquelle il ne voulait plus
tolérer ceux qui n'ajouteraient pas une foi entière
à l'Évangile. En attendant , l'Église judaïque de-,
meurait encore en état. Le Fils de Dieu lui donnait
toujours la même autorité qu'elle avait, pour sou-
tenir et instruire les enfants de Dieu; ne dérogeant
la créance, que dans le point que Dieu avait révélé
par tant de miracles. Car la croyance qu'il donnait
par ces miracles à l'Église chrétienne ne dérogeait
' Act. xxvin, il , 23. — ' Da». \x, 2S. — ' Act. y. 3&^dlU
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
C30
qu'à cet égard à la foi de l'Eglise judaïque. L'Église
chrétienne naissait encore, et se formait dans le
sein de l'Église judaïque, et n'était pas encore en-
t'èriMiient enfantée, ni séparée de ce sein maternel,
-'frétait comme deux parties de la même Église, dont
l'une plus éclairée répandait peu à peu la lumière
sur l'autre. Ceux qui résistaient ouvertement et opi-
niâtrement à la lumière, périssaient dans leur infi-
délité ; ceux qui demeuraient comme en supens , en
attendant le plem jour, disposés à le recevoir aus-
sitôt qu'il leur apparaîtrait, se sauvaient à la fa-
veur de la foi au Christ futur, à la manière qu'on
a vue; la synagogue leur servait encore de mère,
et tenait encore la chaire de Moïse jusqu'à un cer-
tain point. Qu'on demandât : Quel Dieu faut-il
croire.? les docteurs de la loi vous répondaient :
Celui d'Abraham, qui a fait le ciel et la terre. Que
faut-il faire pour son culte, et qu'en ordonne Moïse?
Telle et telle chose. Faut-il attendre un Christ?
Sans doute. Où doit-il naître? en Bethléem ' , tout
d'une voix. De qui doit-il être fils? De David, sans
hésiter ^ iMais ce Christ, est-ce Jésus? Dieu le dé-
clarait ouvertement; et on n'avait pas besoin à cet
égard de l'autorité de la synagogue : car il s'élevait
une autorité au-dessus de la sienne, qu'd n'y avait
pas moyen de méconnaître absolument. Ceux qui
attendaient néanmoins ce que le temps devait faire,
pour la déclarer davantage, et qui se gardaient en
attendant , à l'exemple d'un Gamaliel , de participer
aux complots des Juifs contre Jésus-Christ et ses
apôtres, faisaient ce que disait le Sauveur : Faites
ce qu'ils disent; suivez ce qui a passe en dogme
constant : inais ne faites pas ce qu'ils Jont. INe sa-
crifiez pas le juste à la passion et à rwilerêt de vos
docteurs corrompus. L'autorité naissante de rKglise
chrétienne suffit pour vous en empêcher. La- syna-
gogue elle-même n'a pas encore pris parti en corps,
puisqu'elle écoute tous les jours les apôtres de Je-
sus-Christ, et demeure comme en attente: Dieu le
permettant ainsi , pour ne laisser pas tomber tout
à coup dans la synagogue le titre d'Église, et pour
donner le loisir à l'Église chrétienne de se former
peu à peu. La synagogue s'aveugle à mesure que
la lumière croît : les enfants de Dieu se séparent. La
lumière est-elle venue à son plein, par la destruction
du saint lieu, par l'extermination de l'ancien peuple,
et l'entrée des gentils en foule, avec un manifeste
accomplissement des anciens oracles : la synagogue
a perdu toute son autorité, et n'est plus qu'un peu-
pie manifestement réprouvé. C'est ce qui devait ar-
river selon les conseils de Dieu, dans cet entre-
temps qui se devait écouler entre la naissance de
Jésus-Christ et la réprobation déclarée du peuple
iviais cette diminution et cette déchéance d'auto-
rité ne doit jamais arriver à l'Église chrétienne. On
dit donc absolument à ses enfants : Vos pasteurs
n vos docteurs sont assis , non plus sur la chaire
de Moïse, qui devait tomber; mais sur la chaire de
Jésus-Christ, qui est immobile. Faites donc en tout
• Mulih. H, & ~2/6i(Z. xxn. 41.
et partout ce qu'ils vous tnseigneni. Mais prenez
garde seulement, s'ils sont mauvais , de séparwr les
exemples des particuliers , des préceptes et ensei-
gnements soutenus sur leur ministère.
Admirons donc cette autorité de l'Église chré-
tienne, qui est en vérité le seul soutien des inlir-
mes et des forts. Et admirons aussi comment Dieu
a ôté l'autorité à l'Église judaïque, plutôt par les
choses mêmes , et par la destruction du temple et
du peuple , que par aucun décret passé en dogme
qui lui ait fait perdre créance.
LVP JOUR.
Qiractère des docteurs juifs, sévères, orgueilleux, et
hypocrites. Matlh. xxm ,4,5,6,7.
Ils lient des fardeaux. Le premier abus, c'est que,
pour paraître pieux, ils font les sévères. Ils lient
des fardeaux pesants : ils tiennent les âmes capti-
ves : car voyez jusqu'à quel point : des fardeaux
insupportables; sur les épaules' : bien liés, en
sorte qu'ils ne puissent s'en défaire : et tout cela
pour les tenir dans leur dépendance, sous prétexte
d'exactitude.
C'est aussi un effet de la superstition. La vérita-
ble piété étant fondée sur la confiance en Dieu , di-
late le cœur : mais la superstition qui se veut fonder
sur elle-même, met une chose sur une autre, et se
charge de fardeaux insupportables.
IMais voici le comble du mal. Ces faux docteurs,
quand ils vous ont bien chargés, ne vous aident pas
du bout du doigt; impitoyables en toutes maniè-
res, et parce qu'ils vous chargent, et parce qu'ils ne
songent pas à vous soulager. Voilà leur premier
caractère , rigoureux par ostentation , et en même
temps durs et impitoyables.
Ils tiennent captives des femmeUettes chargées
de péchés ', sous prétexte de leur donner des remè-
des à leurs péchés; et en effet pour les tenir dans
leur dépendance, sous le beau nom de direction.
Mais vous, ô véritables directeurs : si vous êtes
obligés d'ordonner des choses fortes, soyez encore
plus soigneux à soulager ceux à qui vous les impo-
sez. Loin de vouloir vous attacher les âmes infir-
mes , rendez-les libres : et autant que vous pourrez,
mettez-les en état d'avoir moins besoin de vous , el
d'aller comme toutes seules par les principes de cou
duite que vous leur donnez.
y/5 font tout pour être vus des hommes ^. Voilà
la source de tout le mal. La véritable piété ne songe
qu'à contenter Dieu. Ceux-ci n'ont que des vues
humaines; et ils sont sévères, afin qu'on les loue :
ils veulent conduire, ils veulent diriger, pour se
donner un grand crédit; afin qu'on voie qu'ils peu-
vent beaucoup, qu'ils sont de grands directeurs, et
qu'ils ont beaucoup de gens de grande considération
à leurs pieds.
Ils aiment les premières places 4. Les voilà peints :
non que tous ils aient tous ces défauts; les uns ne
se soucient pas tant des premières places; mais ils
• Matlh. xxin, 4. — ^ II. Tim. m , 6. — ' Matth. XXiii , ï.
— *Ihid. G.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
roudront qu'on les craigne, qu'on les visite, qu'on
leur lasse de grandes révérences : sensibles au der-
nier point, si on leur manque en la moindre chose.
Les malheureux! Us ont reçu leur récompense. ^
Mais ce qu'ils veulent sur toutes choses , c'est
mi'on les appelle liahbi ', et qu'on les tienne pour
maîtres; qu'on révère leurs décisions comme des
oracles, et que tout le monde aille à eux comme à
'•"ï règle. ^ j . ,
Que ceux qui sont en place , ou ces devoirs leur
sont rendus naturellement, craignent de s'y plaire.
La tentation est délicate : car on passe souvent de
la fermeté qu'on doit avoir pour maintenir l'autorité
légitime, à une jalousie de grandeur tout humaine
et toute mondaine. Le remède est dans les paroles
suivantes.
LVIP JOUR.
Jésus-Chrisl seul Père, seul maître. Mailh. xxni, 8,9,
10, II.
/ ous nacez qu'un seul niailre ^ Écoutez le maî-
tre intérieur : ne faites rien qu'en le consultant :
faites tout sous ses yeux. Songez ce que vous feriez
si vous aviez à chaque moment à lui rendre compte.
Vous prendriez son esprit, comme vos subalternes
I)rennent le vôtre : vous craindriez de vous rien at-
tribuer au delà des bornes, pour n'être point repris
d'un tel supérieur. Or, encore que vous n'ayez point
à lui rendre compte en présence, à chaque moment,
il viendra un jour que tout se verra ensemble : et en
attendant on observe tout; et celui à qui vous au-
rez à rendre compte , viendra lorsque vous y pen-
serez le moins ^ pour voir si vous n'avez point inso-
lemment abusé du pouvoir qu'il vous a laissé en son
absence.
Fous êtes tous frères 4. Songez-y bien : vous qui
êtes supérieur, vous êtes frère. S'il faut donc pren-
dre l'autorité sur votre frère, que ce soit pour l'a-
■nour de lui, et non pour l'amour de vous; pour
son bien, et non pour vous contenter d'un vain
honneur.
// n'y a qu'un Père : il n'y a qu'un maître ^ Si on
vous appelle Pèz-e, parce que vous en faites la fonc-
tion, elle est déléguée, elle est empruntée. Reve-
nez au fond : vous vous trouverez frère et disciple.
Avez-en donc l'humilité : apprenez d'un moment à
l'autre ce que vous avez à enseigner. Ainsi vous se-
rez un père, vous serez un maître : car saint Paul
a bien dit qu'zV était père, et qu'i/ engendrait des
enfants ^ ; mais la semence de Dieu , c'est sa parole.
Recevez donc continuellement de Dieu. Prêchez-
vous? Écoutez au-dessus le Maître céleste, et ne
prêchez que ce qu'il vous dicte. Conduisez-vous?
conseillez-vous? consolez-vous? Si vous parlez,
que ce soient des discours de Dieu i... Si vous ser-
vez quelqu'un en le conduisant, que ce soit par la
vertu que Dieu vous fournit^ sans cesse.
Un seul maître une seule lumière qui éclaire tout
■ Matth. 7. — ' Ihid. xxui, 8. — * Ihid. xxrv, 45, 50. —
*-Ibid. xxni, 8. — '. Ibid. 9, lO. — « i. Cor. IV. 14, 15. —
' Gai. IV, 19 — »I. Pet. IV, 11.
6.U
homme venant au monde ', qui a parlé an dehors,
et parle encore tous les jours dans son Évangile :
mais qui parle toujours au dedans, dès qu'on lui
prêle l'oreille. Dans quel silence faut-il être, pour
ne perdre pas la moindre de ses paroles!
Le plus grand d'entre vous, c'est votre servi-
teur ». Il ne dit pas qu'il n'y ait pas d'ordre dans son
Église, et que personne n'y soit élevé en autorité
au-dessus des autres : mais il avertit que l'autorité
est une servitude. Je me suis fait serviteur de tous,
disait saint Paul : toid à tous , afin de les saun-r
tous ^. L'exercice de l'autorité ecclésiastique est une
perpétuelle abnégation de soi-même.
XYIll^ JOUR.
Les F<e, ou les inalhinirs prononcés centre tes faux doc
teurs. Mutlh. xxiii, 13, 15, IG.
Écoutons bien ces F ce : Malheur à vous ^. Drs
qu'on se fait maître pour soi-même, et pour être
honoré, malheur à vous ! C'est une malédiction sor-
tie de la bouche de Jésus-Christ : c'est une sentence
prononcée, qui sera suivie d'une autre : Allez,
\ maudits.
\ Comment est-ce que les docteurs ferment le ciel ?
; En débitant de fausses maximes, et mettant l'erreur
I en dogme.
i Us ne voulaient point croire en Jésus-Christ, et
! empêchaient le peuple d'y croire. C'était véritable-
\ ment la porte du ciel , puisque Jésus-Christ est cette
I porte.
1 Un autre moyen de la fermer, c'est de la faire trop
I large, peiidantque Jésus-Christ la fait étroite. Car
j dès là ce n'est plus la porte que Jésus-Christ a ou-
I verte : c'en est une autre que vous ouvrez de vous-
' même; et parce qu'elle est plus aisée, vous faites
; abandonner l'autre qui est la véritable.
î Mais ce ne sont pas seulement les docteurs trop
: relâchés qui ferment la porte : Jésus-Christ attaque
encore plus, dans tout ce sermon, ceux qui aug-
mentent les difficultés, et les fardeaux. Leur du-
reté rend la piété sèche et odieuse, et par là elle
ferme le ciel.
Ces faux docteurs gâtent tout. Il n'y a rien de
meilleur que l'oraison: ils la gâtent, pai-çeque,;;o«/-
dévorer la substance des veuves, ils font semblant
de prier Dieu longtemps pour elles , ou de leur vou:
loir apprendre à prier longtemps. xMais leur juge-
ment sera d'autant plus grand, que la chose dont
ils abusent est plus excellente.
Les maisons des veuves, faibles par leur se.xe,.
maîtresses de leur conduite, et n'ayant plus de niarv
qui saurait bien écarter le directeur intéressé : voilà
un vrai butin pour l'hypocrisie.
La plus parfaite action d'un docteur c'est Affaire
un prosélyte *, de convertir les infidèles. Plus ils
étaient éloignés, plus ils y a de mérite à les rame-
ner. Us gâtent cela : ils le font doublement damner.
Car ils l'attirent, et puis ils l'abandonnent : ils le
' Joan. ». 9. — * Matth. XXIII , II. — ' 1. Car. ix , 19, M.
— '^Miilth. xxui. 13, — 5 Ibld. xxiu, 15.
«83
MÉDITATIOiVS SUR L'EVANGILE.
gagntAit, et puis ils le scandalisent; et ne lui font
que trop sentir qu'ils n'ont travaillé à le convertir,
que pour s'en faijre une matière d'un vain triomphe.
Ces malheureux prosélytes se rebutent de la piété,
et peut-être de la foi : et ils se damnent double-
ment; parce qu'ils deviennent déserteurs de la re-
ligion, et que, sachant la volonté du maître, ils sont
beaucoup plus punis. Il valait mieux les laisser dans
leur ignorance , que de manquer à ce qu'il leur faut
pour profiter de la doctrine de la foi. Ne croyez
donc pas avoir tout fait, quand vous les avez con-
vertis; c'est ici le commencement de vos soins. Au-
trement vous ne serez, comme vous appellent les
hérétiques par mépris, qu'un malheureux conver-
tisseur.
Ne dites pas d'un pécheur, il a commencé : il a
fait sa confession générale; qu'il aille maintenant
tout seul. Vous ne songez pas que le grand coup est
de persévérer. Prenez garde que vous ne vouliez que
la gloire de convertir, et non pas le soin de con-
server.
Le faux zèle est bien marqué dans ces paroles :
Fous courez la mer et la terre, pour Jaire un
seuiprosélijfe ' . Qu'ilest zélé ! tant de peine pour un
seul homme! faux zèle, puisqu'il ne sert qu'à la va-
nité : il se rei)aît de la gloire d'avoir fait un prosé-
lyte. Plus la chose est sainte, plus il est détestable
de la gâter. J'ai fait cette religieuse , j'ai attiré cet
hohime à l'ordre : achevez donc; cultivez cette jeune
plante, ne la déracinez pas par les scandales que
vous lui donnez : qu'elle ne trouve pas la mort , oij
elle a cherché la vie; en un mot, ne la damnez pas
davantage par le mauvais exemple. Le mauvais
exemple du monde lui aurait été moins nuisible ; le
mauvais exemple des serviteurs et des servantes de
Dieu , la perd sans ressource.
Dieu dissipe les os de ceux qui plaisent aux
hommes: ils sont remplis de confusion, parce que
le Seigneur les méprise » comme des hommes vains
qui préfèrent l'apparence au solide et au vrai.
LIX« JOUR.
Docteurs juifs ; conducteurs aveugles et insensés. Matth.
xxiu, IC et suiv.
.Tusqu'ici, il ne les a appelés quliijpocrifes : parce
qu'ils mettaient la piété dans l'extérieur seulement.
A oici une autre qualité qu'il leur donne : conduc-
teurs aveugles; et encore : insensés et aveugles ^.
Marquez la liaison de ces deux paroles : conduc-
tpurs, et aveugles ; guides aveugles, et insensés.
Hélas! en quels abîmes tomberez-vous, et ferez-
vous tomber les autres? Car tous deux tombent dans
l'abîme , et l'aveugle qui mène, et celui qui suit.
L'aveuglement qu'il reprend ici est, lorsque l'in-
térêt fait oublier les maximes les plus claires et les
l'Ius certaines.
Il est bien manifeste que le temple et l'aulel qui
sanctifient les présents 4, sont de plus grande di-
f;iiilé que le don qu'on met dessus pour les sant-ti-
• .1/ i.'/'i. xïiti , !5. - » Ps. LU , G. — 3 Muith. xxin , 16 et
SUlv. —' Ibid. 1». {8. i
fier. Et cependant ces guides aveugles étaient assfï
insensés pour dire que le serment qu'on faisait par
le don, et par l'or qu'on avait consacré dans le tem-
ple et sur l'autel, était plus inviolable que celui
qu'on faisait par le temple et par l'autel même.
Pourquoi.? parce qu'ils voulaient qu'on multipliât
les dons et l'or dont ils profitaient : et c'est pour-
quoi ils en relevaient le prix; et ils poussaient
leur aveuglement jusqu'à préférer le présent au
temple et à l'autel , où on le consacrait.
Lorsqu'il dit que le temple et l'autel sanctifient
le don , il parle pour l'ancienne loi , où en effet
tous les dons et toutes les victimes, qui n'étaient
que choses terrestres, étaient bien au-dessous du
temple et de l'autel, qui étaient le manifeste symbole
de la présence de Dieu. IMais dans la nouvelle al-
liance , il y a un don qui sanctifie le temple et l'au-
tel. Ce don, c'est l'eucharistie, qui n'est rien de
moins , que Jésus-Christ et le Saint des saints : et
ce don est en même temps un temple. Détruisez
ce temple, dit-il : et il parlait du temple de son
corps... ', où la divinité habitait corporellement *.
Il est donc le temple , et plus que le temple : Ce-
lui-ci est plus grand que le temple méme^.
Il est l'autel , en qui et par qui nous offrons des
victimes spirituelles , agi^éabtes par Jésus-Christ,
comme dit saint Pierre •>.
Ceux qui estiment le don plus que le temple et
plus que l'autel , sont encore ceux qui donnant quel-
que chose à Dieu, le font valoir en eux-mêmes;
au lieu de songer qu'on ne peut rien donner à
Dieu, qui ne soit beaucoup au-dessous de la
majesté de son temple , et de la sainteté de son
autel.
Comme il élève l'esprit! du don, à l'autel et
au temple; du temple, au ciel dont il est l'image :
du ciel , à Dieu qui y est assis , qui y règne , qui y
tient l'empire de tout l'univers.
Apportez votre don : apportez-vous vous-même
à l'autel ; et ne faites cas de vous-même qu'à cause
que vous êtes consacré à Dieu. Tirez de là tout
votre prix : attendez de là tout ce que vous espérez
de sainteté.
O le grand don que vous avez à offrir à Dieu !
son corps et son sang que tous les jours vous
pouvez offrir à Dieu en sacrifice : don qui sanctifie
l'autel et le temple, et ceux qui s'offrent dans le
temple.
LX« JOUR.
Guides aveugles attachés aux petites chosos, et méprisant
les grandes. Matth. 23 et 24.
Par quelle erreur de l'esprit humain arrive-t-îl
qu'on observe la loi en partie, et qu'on ne Tob-
serve pas tout entière ; qu'on en observe les petites
choses , comme de payer la dîme des plus vils her-
bages, et qu'on omet les plus grandes, la justice,
la miséricorde, la bonne foi^.? Il y a là une osten-
tation et un air d'exactitude qui s'étend jusqu'aux
' ,1<Mn. Il, lo, 21. — ' Coloss. II, f>. •
- 4 I. Pclr. II, 5. — i Multh. x.Mii, liJ.
3 Matth. \ii, 6.
MÉDIT ATIOiNS SUR L'ÉVANGILE.
moindres observances. Mais il faut encore remar- ^
quer ici quelque chose de plus intime. On observe
volontiers dans la loi ce qui ne coûte rien à la na- i
ture : où les passions ne souffrent point de violence.
' On le sacrifie aisément à Dieu ; on ne veut pas avoir
à se reprocher à soi-même qu'on est sans loi , qu'on
est un impie : on s'acquitte p;ir de petites choses ,
et on se flatte d'avoir satisfait. Mais la lumière
éternelle vous foudroie : Il fallait s'attacher à ces
grandes choses, maissans omettre les moindres'.
Il ne faut pas s'y attacher comme aux principales,
ni les mépriser non plus à cause qu'elles sont pe-
tites.
Vovez ce que Jésus estime , la justice , la misé-
ricorde, la bonne foi.
Guides aveugles , qui coulez le moucheron, et
qui avalez un chameau*. Que le monde est plein
de ces fausses piétés ! Ils ne voudraient pas qu'rl
manquât mw Ave, .1/ar/a , à leur chapelel; ; mais
les rapines, mais les médisances, mais les jalou-
sies, ils les avalent comme de l'eau : scrupuleux
dans les petites obligations; larges sans mesure
dans les autres.
C'est encore la même chose, que ce qui est dit
au i". 5. Ils étendent des parchemins , où ils écri-
vaient des sentences de la loi de Dieu ^. Conformé-
ment au précepte du Deutéronome *. Soit que ce
fiU une espèce d'allégorie, ou une obligation effec-
tive; ils voulaient bien avoir ces sentences roulan-
tes et mouvantes devant les yeux : mais ils ne se
souciaient pas d'en avoir l'amour dans le cœur. Il
était commandé aux Israélites, pour se distinguer
des autres peuples , d'avoir des franges au bord de
leurs robes, qu'ils nouaient avec des rubans vio-
lets*. Ce qui leur était un signal, qu'ils devaient
être attentifs à la loi de Dieu , et ne laisser pas
errer leurs yeux et leurs pensées dans les choses
qu'elle défendait. Les pharisiens se faisaient de
I grandes franges, ou dilataient ces bords de leurs
; robes , comme gens bien attentifs à la loi de Dieu ,
qui dilataient ce qui était destiné à en rappeler la
mémoire. C'est tout ce que Dieu en aura : une vaine
parade , une ostentation , une exactitude apparente
aux petits préceptes aisés, un mépris manifeste
des grands , et un cœur livré aux rapines et à l'ava-
rice.
Prenez garde dans les religions : un voile ; l'ha-
l'it de l'ordre; les jeunes dérègle. Mais que veut
«'ire ce voile ? Pourquoi est-il mis sur la têtej comme
l'enseigne de la pudeur et de la retraite? C'est à
quoi il fallait penser, et ne mépriser pas les peti-
tes choses , qui sont en effet la couverture et la
défense des grandes : mais aussi ne se pas imaginer
que Dieu se paye de cette écorce et de ces gri-
maces.
LXP JOUR.
Saite. Sépulcres blanchis. Matlh. xxiii, 26 et 27.
Aveugle pharisien y continue >'otre-Seigneurfi,
çvj nettoies le dehors d'une coupe, et laisses dans
' Halth. XXVA, 23.— »/&*■</. 23,2i.— ï/6/rf. 5. — «Ofu/.vi,
•- —* Num. iv. 33. Dcul. XXII, vl. — *Malik. xiut.iô, iO.
la saleté le dedans où l'on boit! Nettoie le dedans ,
afin que le dehors soit pur : caria pureté vient du
dedans, et se doit répandre de là sur le dehors.
Autrement, malgré ton hypocrisie, l'infection du
dedans se produira par quelque endroit : ta vie .se
démentira: ton ambition cachée sera découverte;
tu paraîtras de couleurs et de figures différentes ; et
avec l'infamie de ton ambition, celle de ton hypo-
crisie attirera la haine du genre humain.
Quelle affreuse idée d'un hypocrite! C'est un
vieux sépulcre : tout s'y démentait : on l'a reblan-
chi, et ilparaît beau au d^Jiors : il peut même
paraître magnifique. Mais qu'ya-t-il au dedans?
Infection , pourriture , des ossements de morts ' ,
dont l'attouchement était une impureté selon la loi.
Tel est un hypocrite : il a la mort dans le sein :
que sera-ce , et où se cachera-t-il , lorsque Dieu ré-
vélera le secret des cœurs, et qu'où verra ces
choses honteuses qui se passaient dans leseci'et,
et qu'on a honte même de prononcer ' }
LXir JOUR.
Docteurs juif^ persiéculears des propliëtes : Lear paoitioD.
Ibid. -20 36.
Voici le comble de l'hypocrisie : des actions
de piété pour donner couleur au crime; comme de
bâtir les sépulcres des prophètes. Qu'il est aisé de
les honorer après leur mort, pour acquérir la
liberté de les persécuter vivants! Ils ne vous disent
plus mot, et vous pouvez les honorer sans qu'il en
coûte à vos passions. On fait aisément les actes de
piété qui ne leur font point de peine. On parera un
autel ; on y placera les reliques ; tout y sera propre
et orné; on bâtira des Églises et des monastères :
les actions de piété éclatantes, loin de rebuter, on
s'en fait honneur. Venons à la pratique de la piété,
et à la mortification des sens ; on n'y veut pas «»-
tendre.
Les Juifs étaient prêts à faire mourir le pro-
phète par excellence et ses apôtres; et ils disaient :
Si nous eussions été du temps de nos pères , nous
n'eussions pas persécuté les prophètes. / ouséies
leurs vrais enjants^, puisque vous voulez faire
comme eux ; et vous voulez avoir tout ense«ible ,
et la gloire de détester le crime , et le plaisir de vous
satisfaire en le commettant. Mais vous ne trompe-
rez pas Dieu. Au lieu de recevoir les vaines excuses
que vous serablez vouloir faire aux prophètes, ii
vous punira de tous les crimes que vous aurez imi-
tés; à commencer par celui de Caïn, dont vous
avez imité la jalousie sanguinaire *. Le moyen de
désavouer vos pères , est de cesser de les imiter.
Que si vous les imitez, les tombeaux que vous
érigez aux prophètes serviront plutôt de monu-
ment pour conserver la mémoire des crimes de vos
ancêtres, que de moyen de les éviter. C'est pour-
quoi il y a dans saint Luc^ .- En bâtissant leurs sé-
pulcres , pendant que dans votre cœur vous désirez
d'en faire autant aux prophètes que vous avca
' Miitth. XXIII, 27, — ^ Ephes. t, 12. -~*MaUh. lUU,
»y, 31. — ' Ibid. Ca. — » iuc. XI, iS.
6S'i
MÉDITATIONS SUR L'ÉVAISGILE.
parmi vcus, vous montroz bien que cet extérieur r table : ses ailes vous sont encore ouvertes. .ih!
[pourquoi voulez-vous périr, maison d' Israël*}
Fous ne me verrez point , jusqu'à ce que vous
disiez : Bienheureux celui qui vient au nom du^
Seigneur * !
Ces dernières paroles , depuis ces mots : Jérusa-
lem, Jéi^usalem, ont déjà été dites avant l'entrée
du Sauveur 3 : et alors il voulait dire qu'on ne le
reverrait plus jusqu'au jour de cette entrée. Ici
l'entrée était faite; et il veut dire qu'il s'en allait
jusqu'au dernier jugement, qui n'arriverait pas
que les Juifs ne fussent retournés à lui, et ne le
reconnussent pour le Christ.
Le Sauveur a achevé ce qu'il voulait. Il a établi
l'autorité de la chaire de Moïse; il a fait voir les
abus ; il a expliqué le châtiment ; il n'a pas tenu à
sa bonté qu'ils ne l'aient écouté : et ils ont voulu
périr. O quel regret pour ces malheureux ! ù quelle
augmentation de leur supplice!
Apprenons à louer la miséricorde divine dans
les jugements les plus rigoureux; car ils ont tou-
jours été précédés par les plus grandes miséri-
cordes.
Combien de fois ai-je voulu! Ce n'est pas pour
de piété ne tend qu'à couvrir vos noirs des-
seins, et à les exécuter plus sûrement en les ca-
chant.
/(emplissez la mesure de vos pères : et que tout
le sang juste vienne sur vous depuis Jbel'. On mé-
rite le supplice de ceux qu'on imite : Dieu n'impute
pas seulement le péché des pères aux enfants;
mais encore celui de Caïn , quand on en suit la
trace : et il y aura parmi les méchants qui se seront
i-.nités les uns les autres une société de supplices ;
comme parmi les bons qui auront vécu en unité
d'esprit, une société de récompenses.
Il prédit un supplice affreux aux Juifs : et en ef-
fet le monde n'en avait jamais eu de semblable.
Tout viendra fondre sur cette génération * : le
temps approchait, et ceux qui étaient vivants le
pouvaient voir.
Appliquons-nous à nous-mêmes ce que nous
venons de voir. Chacun persécute le juste, lorsqu'on
en médit, lorsqu'on le tourmente en cent façons.
Et on dit en lisant la Vie des Saints, oii l'on voit la
persécution des justes : Je ne ferais pas comme
cela; et on le fait, et on ne s'en aperçoit pas : et
on attire sur soi la peine de ceux qui ont persécuté j une fois que vous m'avez appelé, ô la plus tendre
les gens de bien.
Tout est écrit devant moi ; je ne m'en tairai
pas ; je vous rendrai la juste punition de vos pé-
eliés : je mettrai dans votre sein vos péchés, et
ensemble les péchés de vos pères, et je mettrai
dans leur sein à pleine mesure leur ancien ou-
vrage^.
LXIIIe JOUR.
Liimentalions , pleurs de Jésus sur Jérasalem. Matth. xxin,
27, 29.
Jérusalem , Jérusalem , qui tues les prophètes ,
et qui lapides ceux qui ont été envoyés vers toi,
combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants ,
comme une poule rassemble ses petits sous ses ai-
les, et tu ne l'as pas voulu! Comme il a pleuré
Jérusalem! avec quelle tendresse il a présenté ses
ailes maternelles à ses enfants qui voulaient périr!
Une poule , c'est la plus tendre de toutes les mè-
res. Elle voudrait reprendre ses petits , non pas
sous ses ailes, mais dans son sein , s'il se pouvait :
digne d'être le symbole de la miséricorde divine.
.Te trouve trois lamentations dans notre Sau-
veur, dont celles de Jérémie n'égaleront jamais la
tendresse. A son entrée : Jh! si tu savais au
moins en ce jour qui fest encore donné, ce qui peut
l'apporter la paix 4 ! Ici : Jérusalem , Jérusalem ^ !
etc. Allant au Calvaire : Filles de Jérusalem , pleu-
rez sur vous-mêmes.... Heureuses les stériles;
iieureuses les entrailles qui n'ont point porté d'eii-
fants, elles mamelles qui n'en ont point allaité^ \
O malheureuse Jérusalem ! O âmes appelées et re-
belles ! que vous avez été amèrement pleurées ! Re-
venez donc aux cris empressés de cette mère chari-
' MuHh. XXIII, 35. — » Ihid. 36. — ^ Is. LXV, 6,7.—
« Luc. XIX 4i. — * ^faUh. XXU! , 37. — « Luc. xXiil , 23 , 2!)
de toutes les mères! et je n'ai pas écouté votre
voix.
LXIV^ JOUR.
Vices des docteurs de la loi: ostentation, superstition, cor-
ruption : erreurs marquées par saint Marc et par saint
Luc.
Voyez en saint Marc et en saint Luc, la sul>
stance de tout ce discours de ]\otre-Seigneur4. Us
remarquent tous deux principalement l'affecta-
tion des premières places, et cet artifice de piller
les veuves sous prétexte d'une longue oraison,
comme les choses les plus odieuses, comme les
plus ordinaires dans la conduite des pharisiens,
dont aussi il se faut le plus donner de garde. Dieu
nous en fasse la grâce !
Tout ce que Jésus-Christ blâme se réduit à os-
tentation, superstition, hypocrisie, rapine, ava-
rice, corruption; en un mot, jusqu'à altérer la
saine doctrine ; et en préférant le don du temple et
de l'autel , au temple et à l'autel même.
Mais comment donc vérifier ici ce qu'il a dit :
Faites ce qu'ils vous diront? car ils leur disaieiit
cela qui était mauvais; et ils avaient encore beau-
coup de fausses traditions, que le Fils de Dieu re-
prend ailleurs. Tous ces dogmes particuliers n'a-
vaient pas encore passé en décret public , en
dogmes de la synagogue. Jésus-Christ est venu
dans le moment que tout allait se corrompre. Alais
il était vrai jusqu'alors, que la chaire n'était pas
encore infectée, ni livrée à Terreur, quoiqu'elle fut
sur le penchant. Qui nous dira , s'il n'en arrivera
peut-être pas à peu près autant à la fin des siècles.^
Qui sait où Dieu permettra que la séduction aille
dans les docteurs particuliers.^ Mais avant que ces
I Ezcch. xvin, 31. — » Mtttth. xxiii, 39.
33. — * Marc. XII , 3S , 3t) , 40.
■^Luc. xi'i, 2"
MEDITATIONS SUR L ÉVANGILE.
«SS
• lativais dosnios aiout passé en décret public, le se-
. )n(l avènement se fera. Prenons garde cependant
à ce levain des pharisiens , et ne le faisons pas ré-
gner parmi nons.
O combien disent dans leur cœur : Le temple
n'est rien, lautel nest rien : le don , c'est à quoi
I il faut prendre garde; et non-seulement ne le reti-
[ ver jamais , mais l'augmenter, connue ce qu'il y a
de plus précieux dans la religion!
Prenons un esprit de désintéressement, pour évi-
ter ce levain des pharisiens.
Prenons garde , tout ce que nous sommes de su-
[crieurs, de ne nous réjouir pas de la prélature ;
mais de craindre d'imiter les pharisiens dans ce
point, que saint I\[arc et saint Luc ont observé
comme le plus remarquable.
Nous porterons la peine de tout le sang juste ré-
pandu, de tous les canons méprisés, de tous les
abus autorisés par notre exemple : et tout sera im-
puté à notre ordre depuis le premier relâchement.
La prodigieuse révolte du luthéranisme a été
une punition visible du relâchement du clergé. Et
on peut dire , que Dieu a puni sur nos pères , et
qu'il continue de punir sur nous, tous les relâche-
ments des siècles passés , à commencer par les
premiers temps où l'on a commencé à laisser pré-
valoir les mauvaises coutumes contre la règle.
Nous devons craindre que la main de Dieu ne soit
sur nous , et que la révolte ne dure jusqu'à ce que ,
profitant du châtiment, nous ayons entièrement
banni du milieu de nous tout ce levain pharisaï-
que; cet esprit de domination, d'intérêt, d'os-
tentation ; cet esprit qui fait servir la domination
au gain et à l'intérêt, soit que ce soit celui de
lambition , soit que ce soit celui de l'argent.
Pour mieux entendre notre devoir et notre pé-
ril, considérons le même sermon de Notre-Sei-
gneur, déjà fait dans saint Luc une autre fois et
avant son entrée.
LXV^ JOUR.
Les f'œ, ou les malheurs prononcés par Noire-Seigneur
contre les docteurs de la loi. En saint Luc. xi. 37, 38
el suiv.
L'occasion de ce discours fut l'orgueil de ce pha-
risien qui blâmait le Sauveur, en son cœur, parce
{qu'il ne s'était pas lavé avant le repas. Il com-
mence, à cette occasion , à leur reprocher qu'/&
iavaient le dehors , et négligeaient le dedans '.
La comparaison du sépulcre est tournée ici , au
y. 44, d'une manière différente de saint ^Fatthieu;
car, au lieu que dans saint INIatthieu Jésus-Christ
propose des sépulcres reblanchis : ici on parle de
sépulcres cachés , lorsque les hommes marchent
dessus sans le savoir* : ce qui fait voir des hypo-
crites tout à fait cachés , avec qui on converse sans
les connaître pour ce qu'ils sont, tant leur malice
est profonde. Mais tout cela se révélera au grand
jour : et [)lus leur désordre était caché, plus leur
honte , qui paraîtra tout d'un coup, sera éclatante.
• Luc. î!, :!7, 3.S, 39. — * Mcitlh. xxiif, 27. Luc. XI, 44.
' Un docteur de la loi inteirompt cette pressante
invective contre les pharisiens, et présuma assez de
lui-même pour croire que le Sauveur se tairait,
quand il lui aurait témoigné la part qu'il prenait à
j son discours : Maître , lui dit-il » , voïts nous faite*
I injure a nous-mêmes. Son orgueil lui attira ces
justes reproches : Malheur à vous aussi, docteurs
de la loi »! et le reste.
Ce qui est dit dans saint Matthieu , Je vous en-
voie des propfiétes^ , est expliqué en saint Luc:
La sagesse de Dieu a dit^ : pour montrer que le
Sauveur est la sagesse de Dieu.
Fous avez pris la clef de la science^. On dis-
tingue la clef de la science d'avec celle de l'autorité.
Les docteurs voulaient s'approprier la clef de la
science : que n'ouvraient-ils donc au peuple.' Mais
ils se trompaient eux-mêmes, et trompaient les
autres ; et non contents de se taire, ce qui suffirait
pour.leur perte, ils étaient les premiers à autoriser
les fausses doctrines.
Dés lors les pharisiens et les docteurs de la loi
commencèrent à le presser et à l'accabler de ques-
tions, en lui dressant des pièges pour exciter
contre lui la haine du peuple ^. Ils sont pris dans
les pièges qu'ils tendaient au Sauveur, et ils croient
n'en pouvoir sortir qu'en le perdant. Ainsi périt
le juste pour avoir fait son devoir à reprendre les
orgueilleux et les hypocrites.
LXVP JOUR.
Quel est le vrai prix de l'argent. Veuve donnant de son
indigence. Marc, xn , 41 , 44. Luc. xxi ,1,4.
Jésus-Christ venait de parler des pharisiens, et
de leur artifice à tirer l'argent des veuves : il va
montrer ce qu'il faut estimer dans l'argent, et quel
en est le vrai prix.
Jésus s'assit, et regarde ceux qui mettaimt
dans le tronc ou dans le trésor : Une paurre vewe
donna deux petites pièces d'un liard : Elle a plus
donné que tous 7. Que l'homme est riche! Son ar-
gent vaut tout ce qu'il veut : sa volonté y donne la
prix. Un liard vaut mieux que les plus riches pré-
sents. Manquez-vous d'argent, un verre d'eau
froide vous sera compté; et on ne veut pas même
vous donner la peine de la chauffer. N'avez-vous
pas un verre d'eau à donner; un désir, un soupir,
un mot de douceur, un témoignage de com|)assion :
si tout cela est sincère, il vaut la vie éternelle! 0
que l'homme est riche, et quels trésors il a en
main!
Heureux les chrétiens d'avoir un maître qui sait
si bien faire valoir les bonnes intentions de ses
serviteurs! Aussitôt qu'il voit cette veuve qui n'a
que deux doubles, ravi de sa libéralité, il convoque
ses disciples , comme à un grand et magoifique
spectacle.
Elle a donné plus que tous les autres ; quoique
tous les autres eussent donné largement : Mais
' Luc. XI, 4.5. — » Ibid. 46. — ' Matth. xxni, 34. — • Luc.
XI, 49. — * Ibid. 52. — ^ Ibid. 53, 64. — « Marc, xn, 43,
44. Luc XXI, I, 2, 3. — ■ Marc, xn, 43, 44. Luc. xxi, 4.
036
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
les autres on, donné le superflu, et le reste de
Leur abondance , sans s'apercevoir d'aucune dimi-
nution ; au lieu que celle-ci a donné tout ce qu'elle
avait, et tout son vivre ' : s'abandonnant avec
foi à la divine providence.
Voilà les aumônes que Jésus-Christ loue : celles
où on prend sur soi : car de telles aumônes sont
les seules qui méritent le nom de sacrilice.
LXVII'= JOUR.
Ruine de Jérusalem , et du temple. Matth. xxiv , I 32.
Maix. xui, I, 28. Luc. xxi, 5, 29.
Ce que .lésus-Christ avait prédit de la ruine de
Jérusalem , est ici plus particulièrement expliqué ,
et Jésus-Christ y déclare ce qu'il n'avait pas encore
dit • que le temple ne serait pas excepté d'un mal-
heur si prochain, et périrait comme le reste. Il ne
voulait pas laisser ignorer à ses disciples un évé-
nement si important; et il choisit pour s'en ex-
pliquer les jours prochains de sa mort , dont ii de-
vait être la punition.
Maître , voyez- quelles pierres , et quelle sti'uc-
ture * ! C'est ainsi que parlent les disciples en
montrant le ten)ple au Fils de Dieu : ces deux
paroles en font la peinture : Quelles pierres, de
quelle beauté, de quelle énorme grandeur! Quelle
structure., quelle solidité, quelle ordonnance,
quelle correspondance de toutes ses parties! Saint
Luc ajoute la richesse des dons, dont le temple
était rempli ^. Il n'y avait donc rien de plus so-
lide, ni de plus riche, et néanmoins il périra :
tant de richesses , une si belle structure, tout sera
réduit en cendres.
Foyez-vous tous ces grands bâtiments f En
vérité, je vous le dis : il n'y demeurera pas pierre
sur pierre^. Enorgueillissez-vous de vos édifices,
ô mortels : dites que vous avez fait un immortel
ouvrage, et que votre nom ne périra jamais! Ce
grand politique Hérode croyait s'être immortalisé,
en refaisant tout à neuf un si admirable édifice,
avec une magnificence qui ne cédait en rien, pour
la beauté de l'ouvrage, à celle de Salomon. Si quel-
que chose devait être immortel, c'était un tem-
ple si auguste, si saint, si célèbre : tout semblait
le préserver des injures du temps ; sa structure,
sa solidité. On épargne même dans les villes pri-
ses , ces beaux monuments comme des ornements ,
non des villes, ni des royaumes, mais du monde.
Mais sa sentence est prononcée : 11 faut qu'il tom-
be. En effet Tite avait défendu surtout qu'on ne
touchât point à ce temple : mais un soldat animé
par un instinct céleste, comme Josèphe, historien
juif, qui était présent à ce siège et qui a tout vu ,
le témoigne , y mit le feu ; et on ne le put éteindre *.
Les Juifs avaient voulu le rebâtir sous Julien l'A-
postat : le feu consuma les ouvriers qui y travail-
laient^. Il fallait que tout fût détruit et à jamais;
car Jésus-Christ l'avait dit. Dieu voulait punir les
» Marc xn, 43, 44. Luc. xxi, 4. — ' Marc. \\n, I. —
* Luc. XXI, ï). — * Marc, xiii, 2. — ^ Joseph, lil). de bel.
Jud. cap. IG. — "' .Jm7n. Murcctl. lib. xmu , //;.'/.
Juifs, et en même temps par un excès de miséri-
corde leur montrer qu'ils devaient chercher dans
l'Eglise un autre temple , un autre autel , et un sa-
cnhce plus digne de lui. Ainsi les justices de
Dieu sont toujours accompagnées de miséricorde;
et il mstriut les hommes en les puin"ssant. Il ins-
truit les Juifs en deux manières : il leur fait sen-
tir leur crime en frappant jusqu'à sa maison : en
la détruisant, il les détache des ombres de la loi
et les attache à la vérité. '
Le temple avait accompli, pour ainsi parler
tout ce à quoi il était destiné. Le Christ y avait
paru, selon les oracles d'Aggée et de Malachie •.
Qu'il périsse donc, il est temps : quelque saint
que soit celui-ci pour tant de merveilles, et par le
sacrifice qu'Abraham y voulut faire d'isaac son
fils , il faut qu'il cède aux temples , où l'on of-
frira, selon le même Malachie» un plus excel-
lent sacrifice, depuis k soleil levant jusques au
couchant.
LXVIIle JOUR
La ruine de Jérusalem , et celle du monde :
ensemble? Ibid.
pourquoi prédite»
Dites -nous quand arriveront ces choses, et
quel est le signe de votre avènement et de la fin
des siècles 3. C'est la demande que firent à Jésus
ses principaux apôtres, Pierre, Jacques, Jean et
André, pendant qu'il était assis sur la monla-ne
des Olives 4,
Remarquez que, dans leur demande, ils con-
fondaient tout ensemble la ruine de Jérusalem
et celle de tout l'univers à la fin des siècles. C'est
ce qui donne lieu à .Tésus - Christ de leur parler
ensemble de l'une et de l'autre.
On demandera pourquoi il n'a pas voulu dis-
tinguer des choses si éloignées. C'est , première-
ment, par la liaison qu'il y avait entre elles; l'une-
étant figure de l'autre : la ruine de Jérusalem,
figure de celle du monde, et de la dernière
désolation des ennemis de Dieu. Secondement,
parce qu'en effet plusieurs choses devaient être
communes à tous les deux événements. Troisiè-
mement, parce que, lorsque Dieu découvre les
secrets de l'avenir, il le fait toujours avec quelque
obscurité ; parce qu'il s'en réserve le secret ; parce
qu'il ne veut pas contenter la curiosité, mais
édifier la foi; parce qu'il veut que les hommes
soient toujours surpris par quelque endroit. C'est
pourquoi en les avertissant , pour les obliger à
prendre des précautions, et encore pour leur faire
voir que l'événement qu'il leur prédit est un ou-
vrage de sa main, préparé depuis longtemps, il
ne laisse pas de réserver toujours quelque chose qui
surprenne, et qui inspire une nouvelle terrei'r lors-
que le mal arrive.
Voilà pourquoi la prédiction de la ruine de Jé-
rusalem , est en quelque sorte confondue avec celle
' y^.7.17. n, 8, 10. Malach. iri, I. — ^ Ibid. i. II. —
* Matth. xx!V, 3. Marc, xiii, 4. Ltic. xxi, 7.-4 Matth. et
Marc. Itiid.
MÉD1TAT[0NS SUR L'EVANGILE.
617
du Tïonde. Apprenez, ô hommes! par l'obscurité
qiie Jésus-Christ même veut laisser dans sa pro-
phétie , apprenez à modérer votre curiosité , à ne
vouloir pas plus savoir qu'on ne vous dit , à ne vous
avancer pas au delà des bornes , et à entrer avec
tremblement dans les secrets divins.
Quoique Jésus-Christ confonde ces deux évé-
nements, il ne laisse pas dans la suite, comme
nous verrons , de donner des caractères pour les
dislHiguer.
Voilà de grandes choses , mais encore en con-
fusion. Considérons-les en particulier : et tâchons
de tirer de chacune toute l'instruction que Jésus-
Christ a voulu nous y donner.
LXIX« JOUR.
I>?s marques particulières de la ruine de Jérasalem , et de la
fin du monde. Matlh. xxiv, 1, 32. Marc, xiii, I, 28.
Luc. XXI, 5, 29.
Selon ce que nous venons de dire , il faut qu'il
y ait dans ces deux événements, dans le dernier
jour de Jérusalem, et dans le dernier jour du
monde, quelque chose qui soit propre à chacun,
et quelque chose qui soit commun à l'un et à l'autre.
Ce qui est propre à la désolation de Jérusalem ,
c'est qu'elle sera investie d'une armée : c'est que
l'abomination de la désolation sera dans le lieu
saint. C'est qu'alors on pourra encore prendre la
fuite , et se sauver des maux qui menaceront Jé-
rusalem : c'est que cette ville sera réduite à une
famine prodigieuse, qui fait dire à notre Sauveur:
Malheur aux mères; malheur à celles qui sont
grosses; malheur à celles qui nourrissent des
enfants ' ! Cest que la colère de Dieu sera terrible
sur ce peuple particulier, c'est-à-dire sur le peuple
juif; en sorte qu'il n'y aura jamais eu de désas-
tre pareil au sien. C'est que ce peuple périra par
répée , sera traîné en captivité par toutes les na-
tions, et Jérusalem foulée aux pieds par les gentils.
C'est que la ville et le temple seront détruits , et
qu'il n'y restera pas pierre sur pierre, comme nous
avons déjà vu. C'est que cette génération , celle où
l'on était, ne passera point, que ces choses-ci ne
soient accomplies , et que ceux qui vivent les ver-
ront ».
Ce qui sera particulier au dernier jour de l'u •
nivers , c'est que le soleil sera obscurci , la lune
sans lumière , les étoiles sans consistance , tout
l'univers dérangé . que le signe du Fils de l'homme
paraîtra ; qu'il viendra en sa majesté ; que ses an-
ges rassembleront ses élus des quatre coins de la
terre , et le reste qui est exprimé dans l'Évangile^ :
que. le jour et l'heure en sont inconnus; et que
tout le monde y sera surpris ^.
De là résulte la grande différence entre ces deux
événements, que Jésus-Christ veut qu'on observe.
Pour ce qui regarde Jérusalem , il donne une mar-
que certaine. Quand vous verrez Jérusalem in-
vestie^ : et ce qui est, comme nous verrons, la
• Luc. XXI, Matth. xxiv, Marc, xui — » Marc, xill. —
• Luc. XXI , Matth. xxnr, — Marc. xiii. — ' Matth. rxrv,
», 3fc, 37. — * Luc. SXI, 20.
nif^tne chose : Quand vous verrez rabomirMtion
de la désolation dans le lieu saint, où elle ne doU
j)as être : sachez que sa perte est prochaine ', et
et sauvez-vous. On pouvait donc se sauver dt ce
triste événement. Mais pour l'autre , qui regarde
la fin du monde; comme ce sera, non pas ainsi
que dans la chute de Jérusalem , un mal particu-
lier, mais un renversement universel et inévitable;
il ne dit pas qu'on s'en sauve, mais qu'on s'y pré-
pare. Ce qui sera commun à l'un et à l'autre jour,
sera l'esprit de séduction , et les faux prophètes , la
persécution du peuple de Dieu ; les guerres partout
l'univers, et une commotion universelle dans les
empires , avec une attente terrible de ce qui devra
arriver ».
Considérons toutes ces choses dans un esprit
d'humiliation et d'étonnement. O Dieu , que votre
main est redoutable! Par combien de terribles ef-
fets déployez - vous votre justice contre les hom-
mes! Quelles misères précèdent la dernière et inex-
plicable misère de la damnation éternelle! Qui ne
vous craindrait, ô Seigneur! qui ne glorifiera
votre nom! O Seigneur tout-puissant, vos œu-
vres sont grandes et merveilleuses ! vos voies sont
justes et véritables, ô Roi des siècles! vous seul
êtes saint, et toutes les nations vous adoreront^!
Tout genou se courbera devant vous^; les uns en
éprouvant vos miséricordes; les autres se sentant
soumis à votre implacable et inévitable justice.
LXXe.JOUR.
Les marques de distinction de ces deux événements expli-
qués encore plus en détail en saint Matthieu , en saiot
Marc et en salut Luc Ibid.
En continuant la même lecture, nous avons à
considérer les marques de distinction des deux évé-
nements qui nous sont données dans l'Évangile. La
distinction paraît assez clairement dans saint Luc,
Ce qui regarde en particulier Jérusalem, com-
mence au chapitre xxi, ^. 20, et se continue jus-
qu'au f. 25 ; et ce qui regarde le dernier jour de
l'univers, commence au f. 2-5, et se termine au f.
31. La même chose paraît à peu près en saint Mat-
tliieu, chap. xxiv, ]^. l.S, à ces paroles : Lorsque
vous verrez l'abomination de la désolation, d'où
se continue le récit des maux de Jérusalem jusqu'au
>'-. 27, où l'on commence à parler de l'avènement
du Fils de l'homme : ce qui se continue principale-
ment depuis le :^. 29 , jusqu'au 34. On voit encore
la même chose en saint Marc , chap. xiii , depuis
le f. 14 , où l'abomination nous est montrée où
elle ne doit point être : d'où se continue la ruine de
Jérusalem jusqu'au f. 24 : et là commence la pré-
diction delà dernière catastrophe de l'univers jus-
qu'au f. 30.
11 nous sera maintenant assez aisé d'arranger la
suite des événements , premièrement dans la ruine
de Jérusalem , et ensuite dans celle du monde. L'a-
' Matth. XIIV, 15. Mare, xin, I*. Luc. ibid. — * MaU»
XXIV, 4. Mire, xiu, 5. Luc. xxi, 8 el «eqq. — * jipx:. i?, a,
*. — * Js. xiiV, 24.
638
MEDlTATIOxNS SUR L'ÉVANGILE.
homînatlon de la dcso/ailun dans le lieu saint, se-
lon saint iNlatthieu, et où elle ne doit pas être, dans
gaint IMarc, est visiblement la mcme chose, que
Jérusalem environnée d'une armée, dans saint
Luc, comme la seule suite le fera paraître à un
lecteur attentif. Mais ce qui ne laisse aucun doute,
c'est le rapport de ces mots : Quand vous verrez
l'abomination de la désolation dans le lieu saint;
avec ceux-ci : Quand Jérusalem sera investie d'une
armée. V abomination, selon le langage de l'Écri-
t;iip , signifie des idoles. L'abomination de la déso-
lation, ce sont donc des idoles désolantes, tant à
cause de l'affliction qu'elles causent par leur seul
aspect au peuple de Dieu , qu'à cause de la dernière
désolation dont elles leur étaient un présage. Or on
sait que les armées romaines portaient dans leurs
étendards les idoles de leurs dieux, celles de leurs
empereurs, qui étaient du nombre de leurs dieux,
et des plus grands; l'aigle romaine qui était consa-
crée avec des cérémonies qui la faisaient adorer elle-
même. Ainsi investir Jérusalem d'une armée ro-
maine, et en porter les étendards aux environs de
cette ville, c'était mettre des idoles dans le lieu
saint; aux environs de Jérusalem, qui était appelée
la cité sainte; auprès du temple, qui était appelé
par excellence le lieu saint; dans la Judée, dont la
terre était consacrée à Dieu, sanctifiée par tant
de miracles, et pour cela appelée la terre sainte.
Selon les ordres de Dieu , les idoles n'y devaient
jamais paraître. Et c'est pourquoi ce que saint
TNlatthieu exprime par ces mots : L'abomination ,
c'est-à-dire l'idole, dajis le lieu sai?it, saint Marc
l'exprime par ceux-ci : L'abomination et l'idole oii
elle ne doit pas être : c'est-à-dire dans un lieu et
dans une terre dont la sainteté la devait éternelle-
ment bannir de son enceinte : ce que saint Luc a
expliqué plus parliculièrement, lorsqu'il a marqué.
Une àrméè autour de Jérusalem ; une armée de
gentils, puisque c'était par les gentils que Jérusa-
lem devait être foulée aux pieds • ; par conséquent
une armée re"mplie d'idoles, puisque même elle les
portait dans ses étendards; et en un mot, une ar-
mée romaine.
Ainsi le premier présage de la ruine de Jérusa-
lem , 6' est d'être environnée d'idoles. Car aupara-
vant on voit dans Josèphe, que lorsqu'une armée
romaine traversait la Judée , on obtenait des princes
qu'on n'y passât point avec les étendards, de peur
de souiller d'idoles une terre qui n'en devait jamais
voir aucune. Mais à cette fois l'armée étalait ses
idoles : on n'avait plus de ménagement pour la
terre sainte : c'était là le commencement de la der-
nière hostilité contre Jérusalem, et le prochain
présage de sa chute.
Chrétien , ton corps et ton âme sont la terre
vraiment sainte, oii jamais les idoles ne doivent
paraître. Toute créature mise à la place du Créa-
it ur, c'est une idole abominable, une idole déso-
Jyiite : tout ce que tu aimes plus que Dieu, ou avec
Dieu, ou au préjudice de Dieu , renverse son
» lue. vxt . 50 , i4.
trône, ou le partage : c'est là le premier présage
de ta perte. Toute désobéissance, tout ce qui levé
l'étendard contre Dieu, c'est le commencement tie
ton malheur. De quelle affreuse désolation sera
suivi ce désorde! de quels maux ne sera-t-il pas le
présage !
LXXr JOUH.
Deux sièges île Jérusalem prédits par Notre-Seigneur. Le
premier en saint Mallh. \xiv, 15, 16. .V«rc. xia, Jl. Luc.
XXI, 20. Le second en sailli Luc, XIX, 43, 44.
Ces paroles de saint Matthieu et de saint Marc :
L'idole dans le lieu où elle ne doit pas être; et cel-
les de saint Luc : Jérusalem environnée d'une ar-
mée; ne marquent pas encore le dernier siégo de
Jérusalem sous Tite, où elle périt sans ressource.
Car les évangélistes disent ici : Quand vous verrez
ces idoles , ce siège Juyez dans les montagnes. Or
depuis le siège de Tite, il n'y avait pas moyen de
fuir, ni de sortir de la ville : car elle était tellement
serrée de tranchées , de murailles et de forteresses ,
qu'il n'y avait plus aucune issue. C'est ce siège par
Tite que le Sauveur avait prédit en entrant dans
Jérusalem, lorsqu'il disait avec larmes : Ville in-
fortunée, tes ennemis t'environneront de tran-
chées, et te fermeront de toutes parts ^ Aussi ne
leur parle-t-il pas alors, comme ici, de prendre
la fuite : car il savait bien qu'en cet état il n'y au-
rait plus aucune espérance : mais d'une perte totale
et d'un entier renversement, et pour la ville et
pour ses enfants'. Ici donc il parle d'un autre
siège, qui arriva à Jérusalem quelques années avant
celui de Tite, lorsque Cestius Florus l'investit. Ces
deux sièges sont bien marqués dans Josèphe, et
très-nettement distingués dans l'Évangile. Dans le
premier, dont il est parlé dans les chapitres que
nous méditons^, on ne voit ni tranchées ni forts
mais seulement une armée qui se répand aux envi-
rons : et ce qu'elle avait de plus détestable, c'était
ses idoles. Dans le second, on voit des forts, des
tranchées, et un siège dans toutes les formes. On
pouvait échapper dans la première occasion; car
les troupes n'arrivent pas tout à coup , et la garde
n'est pas si exacte : dans la seconde , il n'y a rien à
attendre qu'à périr.
On voit là deux états de l'âme. Lorsque le péché
commence à l'investir, pour ainsi dire, et à répan-
dre detous côtés, comme des idoles, les mauvais
désirs; cette armée impure ne fait que nous entou-
rer, de manière que nous pouvons encore échap-
per. Les tranchées, les forts, le siège en forme,
c'est le vice fortifié par l'habitude. Fuyons des h
premier abord, d'ès que nous voyons paraître l'é-
tendard du péché : car si nous lui laissons élever
ses forts , et former ses habitudes , il n'y a presque
plus rien à espérer.
LXXII^ JOUR.
Réflexions sur les maux extrêmes de ces deux siépes. llid.
Si à ce premier abord de l'armée romaine, à
« Zttc. SIX, 43. — ' Ihid. 44. — 3 Maith. xxîV, Marc.
xm, Luc. XXI.
MÉDITATIONS SUR L'ÊVA.NGILE.
Mite première apparition de ses étendards et de
ses idoles autour de Jérusalem, on ne prend la
fuite vers les montagnes : si, sans en faire à deux
fois, on n'emporte d'abord tout ce qu'on pourra,
et de la ville et de la compagne : si Ion ne sort
promptement de cette ville réprouvée , ou que ceux
qui sont dehors osent y entrer; on sera ravagé
par l'épée : on sera trainé en captivité imr toute la
terre K La famine sera si horrible, que les mères
malheureuses verront périr leurs enfants entre leurs
bras. C'est en effet ce qui arriva à Jérusalem dans
un si grand excès , que l'univers n'avait jamais vu
rien de semblable.
Jésus-Christ prédit encore la même calamité al-
lant au supplice. Filles de Jérusalem, ne pleurez
pas sur moi, 7)iais pleurez sur vous et sur vos en-
fants : parce qu'il viendra des jours où l'on dira :
Bienheureuses les stériles! bienheureuses les en-
trailles qui n'ont pas engendré, et les mamelles
çiii n'ont pas nourri » ! qui est précisément la
même chose qu'il marque ici par ces mots : Mal-
heureuses les mères ! malheureuses les nourrices^ ï
et, pour montrer l'excès de cette misère, il finit par
ces paroles : .-ilors ils commenceront à dire aux
vwntagnes : Tombez snr nous ; et aux collines :
Couvrez-nous : car si l'on fait ainsi au bois vert,
à la justice, à la sainteté, à Jésus-Christ même,
quefera-t-on au bois sec^, qui n'est plus bon que
pour le feu ; aux pécheurs destitués de tout senti-
ment de piété , qui n'ont plus à attendre que le der-
nier coup?
Méditons ceci en tremblant, pécheurs malheu-
reux ! Pesons les maux qui nous sont prédits. Tout
l'univers renversé sur nous, en sorte que les mon-
tagnes nous écrasent, et que les collines nous en-
terrent, ne sont rien en comparaison. Ce renverse-
ment, qui en lui-même paraît si affreux, devient
désirable, à comparaison des maux qui nous atten-
dent. Tombez sur nous, montagnes; enterrez-
nous, coteaux. Pldt à Dieu que nous en fussions
quittes pour cela ! De plus grands maux nous sont
préparés : Dieu déploiera sa main vengeresse par
des coups plus insupportables. Et en voici la rai-
son : Si Jésus-Christ a tant souffert pour avoir seu-
lement porté la ressemblance du péché; que sera-ce
de nous, en qui il a versé tout son venin, qui en
portons au dedans de nous toutes les horreurs.'
O Seigneur! chantait le psalmiste, vous avez
donné un signe à ceux qui vous craignent, afin
qu'ils pussent éviter l'arc tendu contre eux ^. O
Seigneur! vous avez aiguisé vos flèches, elles ne
respirent que le sang : votre arc est prêt à tirer,
et nos cœurs seront percés de vos coups : mais
avant que de lâcher la main, vous menacez, vous
avertissez, afin qu'on fuie votre colère menaçante :
c'est le signe de salut que vous nous donnez. Mais
vous ne le donnez qu'à ceux qui vous craignent :
Jes autres , endormis dans leurs péchés , ne veulent
pas seulement vous entendre , ni écouter d'autre
»uix que celle qui les porte au plaisir : mais ceux
* Luc. \xi, 24. — » Luc. xxin, 28, 29.
— • < Luc.wiu, îo, 31. — »Ps. ux, 6.
«8»
à qui il reste encore quelque crainte de vos juge-
ments, 0 Dieu! qu'ils tremblent à vos menaces, a6n
qu'ils évitent vos coups.
Serpents, engeance de vipères, qui vous ap-
prendra à fuir la colère qui vous pcmrsuit ' ?
Ost ce que saint Jean disait aux Juifs. Jésus-
Christ leur en dit encore beaucoup davantage ; et
il redouble ses menaces à la veille de sa mort, qui
devait causer tous ces maux à son peuple ingrat. Il
leur avait montré tant d'amour, il avait confirmé
sa mission par tant de miracles; il leur dénonce en
core le terrible châtiment qu'ils avaient à craindre
pourn' avoir pas profité du temps où il les avait
visités »! Il leur prédit ces maux avec larmes, afin
de leur faire voir qu'il n'en faisait pas seulement
unesèche prédiction. Ils sont insensibles : nous nous
en étonnons ; mais notre étourdissement n'est pas
moins grand que le leur : étonnons-nous de nous-
mêmes.
LXXIIP JOUR.
Suite des réflexions sur les mêmes calamités. Ubi supra.
Ce sont ici les jours de vengeance, pour ar-
complir tout ce qui a été écrit : Malheur aux fem-
mes grosses, et a celles qui nourrissent! car il y
aura de grandes nécessités, et une grande colère
se déploiera sur ce peuple : ils passeront par le fil
de l'épée : ils seront emmenés captifs par toutes
les nations : et Jérusalem sera foulée aux picd.i
par les gentils, jusqu'à ce que le temps des gentils
soit accompli 3. Après que cette ville aura été in-
vestie, après qu'elle aura été assiégée régulière-
ment , et environnée de tranchées et de forteresses ,
trois plaies tomberont sur elle : l'épée, la famine,
la captivité.
L'épée : c'est la blessure de l'âme , la division
entre ses parties, nulle continuité, nulle union :
le sang de l'âme s'écoulera par cette ouverture ,
toutes ses forces se dissiperont, elle n'aura plus
de résistance. Ah! quel état! On ne résiste plus
aux tentations, le péché emporte tout. C'est la
faiblesse de l'âme à qui tout échappe, et qui s'é-
chappe à elle-même.
Les chutes sont continuelles et irréparables :
on ne se peut plus relever. Telle est la plaie de l'é-
pée : le cœur est ouvert, et ne retient plus ni la
grâce ni la vérité.
La famine : c'est la soustraction des aliments :
non-seulement quand ils manquent; mais encore,
ce qui est bien pis, quand le principe pour en pro-
fiter manque tout a fait. Tout abonde autour du
malade; les restaurants sont tout prêts : mais on
ne peut les prendre; ou l'estomac contraint par
force à les recevoir, ni ne les digère, ni ne les dis-
tribue, ni n'en profite. Au milieu des sermons , des
bons exemples, des saintes lectures, des observan-
ces d'une vie toute consacrée à Dieu , on périt , on
demeure sans nourriture. La vérité ne fait plus rien
à cette âme : elle ne s'en nourrit pas : elle n'en vit
' .Valih. et Luc. m, 7. — ' Luc. wx, 41 , 4a, 43, «. —
*Luc. XM.22.23,24.
6^0
pas. Ses œuvres, qui sont les enfants qu'elle nour-
rit, tombent en langueur; tout y dépérit visible-
ment : ou elle ne produit rien de bon : ou , si elle
produit, ce bien ne se soutient pas. Hélas! hélas!
Vju'y a-t-il de plus déplorable que cette famine?
La captivité : Jérusalem sera foulée aux pieds
par les gentils : l'âme abattue par tous les vices ,
accablée de fers, qu'elle ne peut porter ni rompre :
elle est traînée en captivité d'objet en objet : tou-
tes les passions la dominent et la t3a'annisent tour
à tour. Elle pense être en repos contre l'amour des
plaisirs : l'ambition la met sous le joug, l'avarice
l'assujettit, et ne lui laisse pas le temps de respi-
rer; tant elle l'accable d'affaires, de soins, de tra-
vaux. Hélas! hélas! où en es-tu, âme raisonnable,
faite à l'image de Dieu? blessée, percée de tous cô-
tés : outre cela affamée : pour comble de maux ,
captive : sans force, sans nourriture pour te réta-
blir, sans liberté : ah ! quel malheur est le tien!
Il faut remarquer ce dernier mot , jusqu'à ce
que les temps des nations soient accomplis '. Il
y a un temps des nations : un temps que les gen-
tils doivent persécuter l'Église : un temps qu'ils y
doivent entrer. Après ce temps, les Juifs que les
nations devaient jusqu'alors fouler aux pieds, re-
viendront ; et après que la plénitude des gentils sera
entrée, tout Israël, tout ce qui en restera , sera
sauvé ». L'aveuglement d'Israël n'a été permis que
pour préparer les voies à l'accomplissement d'un si
grand mystère.
Ame pécheresse! il y a pour toi, malgré tes pé-
chés , une ressource infaillible : l'excès même de ton
malheur peut être , comme à Israël , le commence-
ment de ton retour. Israël fatigué de ses révoltes,
(le ses malheurs, de sa vaine crédulité, et de ses
frivoles espérances ; las de toujours attendre sans
rien voir, de soupirer après un Messie qui ne vient
point, parce qu'il est déjà venu, se réveillera : il com-
mencera à connaître combien il avait tort de se con-
sumer en espérances frivoles, au lieu de jouir de son
Christ, qu'il avait si longtemps méconnu;et déplo-
rant l'excès de son aveuglement, il ouvrira enfin les
yeux à la véritable lumière. Fais ainsi , âme chré-
tienne! Le péché a eu son temps : Le temps que tu
y as consumé te suffit pour contenter des désirs fri-
voles, et nourrir des espérances trompeuses. En un
mot, comme dit saint Pierre 3, le temps passé est
plus que svjfisajit pour accomplir la volonté des
gentils; pour mener une vie païenne, selon les dé-
sirs de la chair, comme si on n'avait point de Dieu,
et qu'on ne connût pas Jésus-Christ. Nous avons
passé assez de temps dans la débauche, dajis la
convoitise, dans le vin,*dans la bonne chère, dans
l'ivresse, dans le culte des idoles : non-seulement
de celles que la gentilité adore, mais encore de cel-
les que nos passions érigent dans notre coeur. Il
est temps de revenir de si grands excès : l'égare-
ment a été assez grand, pour être enfin aperçu : il
faut maintenant revenir à soi , et qu'ow le péché a
abondé, la grâce surabonde ^ à son tour.
MÉDITATIONS SUR L'ËVAKGILE.
LXXIV JOUR.
Luc. xxi, 24. — » Bôm. XI, 25,
Rem. V, 2(J.
26. —M. Pet. IV, 3.
Réflexions sur les circonstances de la fin du monde. U ter-
reur de l'impie. La«onJianoe du fidèle. Matth. vv.„ «.,
31. Luc.
iimpie.
XXI, 25,
XXIV, 27,
Vodà ce qui regardait Jérusalem désolée, et
dans sa désolation , la figure de l'âme livrée au pé-
ché. Ce qui regarde la fin du monde, c'est l'obscu-
rité dans le soleil : celle de la lune : le dérange-
ment dans les étoiles : le signe du Fils de l'homme ,
c'est-adire, comme l'interprètent les saints doc-
teurs, l'apparition de sa croix : sa descente sur les
nuées, en grande puissance et majesté : la trom-
pette de ses anges qui citeront tous les hommes à
son jugement ; le recueillement de ses élus : l'as-
semblée de tous les aigles , c'est-à-dire de tous lès
esprits élevés autour du corps du Sauveur » : le
bruit de la mer et des flots, avec la commotion de
tout l'univers, et des puissances célestes qui sont
préposées à sa conduite : les hommes séchés de
trayeur, dans l'attente de ce qui devait arriver au
monde > après tant de mouvements également vio-
lents et irréguliers. Pesez toutes ces choses. Et
afin de voir combien e^t ferme l'espérance du chré-
tien , et combien il est au-dessus de tous les trou-
bles et de tout le monde; accoisez tous les mouve-
ments de votre intérieur, pour écouter cette parole :
Quand toutes ces choses arriveront; quand toute
la nature, déconcertée par des agitations si impré-
vues, ne nous menacera de rien moins que d'une
perte inévitable, regardez alors : vous qui n'osiez
seulement lever les yeux, levez la tête; comme
pour vous élever au-dessus des flots et des tempê-
tes; parce qu'alors votre rédemption approche '.
A quelle épreuve ne doit pas être la confiance
du chrétien, si la dernière révolution du monde,
loin de le troubler, ne lui inspire que de l'espérance
et du courage ?
LXXV« JOUR.
Le même sujet.
Sans lecture, sans raisonnement étudié, je de-
mande seulement ici que l'on considère, d'un côté,
la main puissante de Dieu, qui pousse à bout toute
la nature, les astres, les terres, les mers, et le
courage de l'homme qu'il fait sécher de frayeur 4 ;
et de l'autre, la même main, qui dans ce renverse-
ment universel relève de telle sorte le courage de
ses enfants , que non-seulement ils ne tombent pas
dans ce choc que souffre le monde , mais ils s'élè-
vent au-dessus de ses ruines. Regardez * : loin de
vous cacher dans cette tempête, comme un autre
Jonas , ouvrez tout , et considérez ce tumulte avee
un regard assuré : loin de vous laisser abattre, le-
vez la tête : et voyez tout au-dessous de vous.
Tel qu'un homme qui lève la tête au milieu des
flots : tel que celui qui demeure ferme au milieu
d'une maison qui tombe : ou celui qui voit d'un oeil
tranquille le chariot où tu es, que des chevaux eni-
' Matth. XXIV, 27, 28, 29, 30, 31. — » Luc. xxr, M, jS»
— ' Ihid. 28. — < Iliid. 25 , 29. — ' Ibid. 28.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
pnrU's, après avoir secoué les rt^nes, et brisé leur
liiors, traînent deçà et delà; tel est le lidele tou-
jours iinniobile et inébranlable, au milieu de la na-
ture troublée, et de ses mouvpments déconcertés;
parce que le Dieu de la nature le tient par la main.
Tu crains, Pierre, au milieu des Ilots, et tu ne
connais pas celui qui te tient! Homme de peu de
foi, pourquoi as-tu douté' ?
Cefui qui se fie en Dieu, est comme la monta-
gne de Sion : celui qui a sa demeure dans Jérusa-
ii'm , ne serq jamais ébranlé. Comme les montagnes
.--(int a l'entour de Jérusalem, ainsi Dieu à l'entour
(te son peuple pour le protéger ». La sainte mon-
tviïue de Sion, inébranlable par la puissance de
J)ieu qui raffermit, communique sou immobilité
et sa tranquillité à ses habitants.
Chantez aussi le psaume cxx , Levavi oculos ;
et apprenez à ne rien craindre sous la main de
Dieu.
LXXVI* JOLTl.
Ces prétliclions certaines : leur accomplissement proche :
leur jour inconnu. Multh. xxiv , 3i , 35 , 36. Marc, xin ,
no, 31, 32.
En vérité, en vérité , je vous le dis : Cette gé-
nération-ci 7ie finira point, jusqu'à ce que toutes
ces choses-ci soitnt accomplies : le ciel et la terre
passeront; mais mes paroles ne passeront point.
Mais pour ce jour et cette heure-là, ni les anges
mCmes qui sont dans le ciel, ni le Fils, ne la sa-
vent pas; ni personne que mon Fére '.
Voilà deux temps bien marqués. Hxc , et illa,
en grec comme en latin , marquent deux temps
opposés , l'un plus proche , l'autre plus éloigné.
Cette génération-ci verra toutes ces choses-ci
accomplies : gexebàtio h ec : omma hjec :
OMMA^ ISTA. : Mais pour ce jour-là, pour cette
/leure-là : De die autem illa et hora. •.per-
sonne ne la sait. Comme s'il disait : Je vous ai
parlé de deux choses : de la ruine de Jérusalem , ,
et de celle de tout l'univers au jugement. Ce qui :
doit arriver dans la génération où nous somm*?s, [
et dont les hommes qui vivent doivent être les
témoins, je vous en marque le temps ; et cette
génération ne passera pas , qu'il ne s'accomplisse.
Voilà pour l'événement auquel nous touchons.
Mais pour ce jour-là, ce jour où je viendrai juger
le monde; personne n'en sait rien, et je ne dois
pas vous le découvrir. Il est donc marqué clai-
rement que la chute de Jérusalem était proche ;
et l'Église le devait savoir. Mais pour ce jour-
là , pour ce dernier jour, où tout l'univers sera
en trouble, et où le Fils de l'homme viendra en
personne, on n'en sait rien : on ne sait, ni s'il
est loin, ni s'il est près : et le secret en est im-
pénétrable, et aux anges qui sont dans le ciel,
et à l'Église même, quoiqu'elle soit enseignée par
le Fils de Dieu.
11 faut donc entendre ici, par les choses que
' Moith. XIV, 31. — » Ps. cxxiv, 1 , 2. — 3 Mattk. XXIV,
M , Jo, 6. Marc. XUI, 30 , 31 , 32.
U>:iWET — T. lu.
le Fils ne sait pas, celles qu'il ne sait pas pour
son Église, ni dans son Église, et qu'il ne doit
point lui révéler, conforuiément à cette parole :
fous êtes mes amis, et je vous ai fait connaUre
tout ce que j'ai oui de mon Père ' ; tout ce que
j'ai ouï pour vous, tout ce qui était compris
dans mon instruction. Ou , comme il dit ici : Jn
vous ai tout prédit » , tout ce que je devais vous
prédire. Le reste, je le sais bien par l'étroite so-.
ciété qui est entre mon Père et moi : mais je ne
le sais pas par rapport à vous, et selon le per-
sonnage que je suis venu faire parmi les hommes.
Adorons l'impénétrable secret de Dieu, et ren-
fermons-nous dans les bornes où il a voulu termi-
ner les lumières de son Église.
Le Fils de Dieu doit venir comme un voleur.
Mille ans de délai, c'est devant lui le délai
d'un jour ^. Ce n'est point en devinant les mo-
ments que vous éviterez la surprise : il viendra de
wj«Y, parmi les ténèbres , et sans bruit, comme
un voleur 4, deux choses qui rendent sa marche
impénétrable. Voulez-vous donc n'être pas surpris,
veillez toujours : ne dormez jamais pour votre
1 salut ; et vivez comme des enfants de lumière,
sans participer aux œuvres infructueuses des
! ténèbres *.
: LXXVIP JOUR.
l« jour du jugement dernier n'a pu- être inconnu au Fih de
Dieu. Marc, xiii , 32.
Sans entrer dans un esprit de curiosité et de
dispute, permettez-moi, ô Jésus! de vous de-
mander d'où vient que vous avez dit que per-
sonne ne connaît l'heure du jugement dernier,
non pas même les anges, ni le Fils. Car vous
n'avez pas ignoré combien on abuserait de cette
parole qui a fait dire aiLX ariens, ennemis de votre
^ divinité, que vous ignoriez quelque chose, n^éme
comme Dieu et comme Verbe : et que vous n'étiez
pas de même science , et par conséquent de même
perfection ni de même nature que votre Père. Et
néanmoins , en nommant ceux qui ne savent pas la
dernière heure , il vous a plu non-seulement de
nommer les anges ; mais encore , votre évangéliste
saint Mathieu n'ayant nommé qu'eux , votre évaji-
géliste saint Marc , instruit par saint Pierre , le
prjnce de vos apôtres et le chef visible de votre
Église, et votre Esprit qui les conduisait, a voulu
que nous sussions que vous avez dit, ni le I-lis, ni
autre que le Père ^.
Pour moi, mon Dieu, je confesse avec votre
apôtre saint Thomas , que vous êtes mon Seigneur
et mon Dieu 7 : avec votre apôtre saint Paul , que
vous êtes égal a Dieu ^ ; et Dieu béni au-dessus de
tout 9 : et avec votre apôtre saint Jean, que vous
êtes le Ferbe qui était au commencement avec
Dieu, et qui était Dieu lui-même '» : et que voui
êtes le vrai Dieu , et la vie éternelle " : et enfin »
' Joan. XT, 15. — ^Marc. xiii, 23. —'II. Pel. HI, 8, 10.
— * I. Thess. y, 2, 4. — 5 Eph. v, 8, II. —* .Varc. \ni, 3î.
— 1 Joan. XX .28. — " P/ii/ip. u.c. — ' Kom. ix .&.— '" ./■• i/.»
i , I — " lùid. V , 2«).
««
e«2
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
avec toute votre K<;Iiso catholique , que vous êtes
[\î Fils unique de Dieu , ooéleruci et consubstantiel
à votre Père. Et loin de croire que comme Verbe
vous ayez pu ignorer quelque chose, et ignorer
en particulier le jour du jugement , je ne veux même
pas croire que vous ayez pu l'ignorer comme
homme, et selon la dispensationde votre chair.
Et premièrement, malheur à ceux qui osent dire
que vous, qui êtes le Verbe, la parole, la raison, l'in-
telligence, la sagesse de votre Père-, cette sagesse çwi
lui assistiez lorsqu'il a créé l'univers, avec laquelle
il disposait et composait toutes choses ', par qui
toutes choses ont été faites *, n'avez pas su de
toute éternité ce qu'il devait faire par vous! Or il
devait faire par vous toutes choses , et plus encore,
s'il se peut, le siècle futur que le siècle présent;
puisque vous êtes celui dont il est écrit : que par
vous il a fait même les siècles^. Car n'est-ce pas
dire clairement que tous les siècles se développent
par votre ordre, et sont disposés dès l'éternité par
votre volonté? Et si c'est par vous que tous les
siècles sont faits, le dernier jour ne sera-t-il pas
aussi votre ouvrage? Et ce jour auquel aboutit
tout votre ouvrage, qui en est la consommation,
qui en est la fln, sera-t-il le seul que vous n'aurez
pas fait? ou l'ayant fait, sera-t-il le seul que vous
n'ayez pas connu? Et ce jour, qui est le terme où
se rapportent tous vos conseils, n'aura-t-il pas
entré dès le commencement dans vos desseins ? Où,
Y aura-t-il quelque chose que Dieu n'ait pas disposé
par sa sagesse, ni ordonné par sa parole? quelque
chose qu'il ait caché à celui qui est sa sagesse et
son conseil? Et le Fils unique qui réside dans le
sein du Père, n'y a-t-il pas vu ce secret? Personne
n'a vu Dieu que lui , et c'est lui-même qui est venu
nous l'annoncer »°. Mais y a-t-il quelque chose dans
le sein de Dieu, qui lui ait été caché? Erreur, im-
piété, blasphème; retirez-vous : rentrez dans l'en-
fer dont vous êtes sortis. Car faudrait-il dire en-
core que le Saint-Esprit, qui sonde, qui pénètre
tout, et même les secrets et les profondeurs de
Dieu^, ce qu'il y a de plus caché dans ses desseins,
n'aura pas vu un secret si important, ni connu le
le dernier jour? ou, que cet Esprit l'aura vu, pen-
dant que le Fils de qui il prend, comme du Père^,
l'aura ignoré? Absurdité par-dessus l'impiété , que
l'Esprit qui annonce l'avenir, et qui distribue
comme il veut les dons et les connaissances 7, n'ait
pas tout dans la perfection qui convient au prin-
cipe et à la source. Car il faudrait l'excepter comme
Fils, s'il fallait prendre à la rigueur ce que vous
avez prononcé : que ni les anges, ni le Fils ne
savent ce jour, ni aucun autre que le Père ».
LXXVIIP JOUR.
Ce dernier jour est connu au Fils de Dieu ; mais non pas
pour nous rapprendre. Marc, xni, 32.
Je continuerai, ô mon Sauveur, à considérer en
' Sap. IX , 4, 9. — » Jortn. I, 3. — 3//C&. I, 2. — 4 Joan. I,
— » I. Cor. Il, 10, II. — • Joan. xvi, 15. — ' I. Cor. X!i,~
18
4. — » Marc. Xin » 3i.
tremblant cette parole que vous avez prononcée
ni le Fils. Où est donc cette autre parole où tous
disiez : Tout ce qu'a mon Père est à moi' ? et celle-
ci : Toutes choses ont été mises entre mes mains
par mon Père : et personne ne connaît le Fils, si
ce n'est le Père : et personne ne connaît le Père, si
ce n'est le Fils, et celui à qui il a plu au Fils de le
révéler »? Tout est commun entre votre Père et vous :
et la connaissance du dernier jour ne vous sera pas
commune! vous qui seul connaissez le Père, et
qui seul le faites connaître à qui il vous plaît , ne
l'aurez pas connu tout entier, ni pénétré tout son
secret! S'il faut excepter quelque chose dans la
connaissance que vous avez de lui, il faudra donc
excepter quelque chose dans celle qu'il a de vous ,
puisqu'en parlant de cette connaissance incom-
municable à tout autre qu'à vous deux, que vous
avez l'un de l'autre, vous dites également : Nul ne
connaît le Père, si ce n'est le Fils : et nul ne connaît
le Fils, si ce yi'est le Père. Tout vous est donné par
le Père : le Père aime le Fils , et lui a tout mis entre
les mains ^ : et vous ne saurez pas tout ce qu'il vous
a mis entre les mains ! Mais comment cela se pour-
rait-il , puis(|ue vous dites encore : Le Père aime
le Fils, et lui montre tout ce qu'il fait ^? Ainsi avec
le même amour qu'il lui donne tout, il lui montre
tout aussi. Est-ce ici le seul endroit où il ait donné
des bornes à son amour? la seule connaissance qu'if
luiaitdéniée? le seul don qu'il ait reçu avec mesure,
lui qui a reçu sans mesure tout le reste ^ , afin qui
nous reçussions tous, et chacun de nous , ce qu'ils
du fond de sa plénitude ^ ?
Mais parmi toutes choses , que votre Père a mises
entre vos mains, ce qu'il y a le plus mis c'est le ju-
gement; puisqu'il s'en est en quelque sorte dépouillé,
lui-même pour vous le donner : d'où vient aussi que
vous avez dit : Le Père ne juge personne ; mais il
a remis au Fils tout le jugement i .Mais en même
temps vous avez dit , que le Fils ne fait que ce qu'il
volt faire à son Père. Ce qui fait aussi que le Père
l'aime, et lui montie tout ce qu'il fait^ , comme
on vient de voir.
Mais si vous devez connaître tout ce que le Père
a ordonné sur lejugement dernier, parce que c'est à
vous qu'il est remis, et que vous êtes vous-même
ce souverain juge, qui paraîtrez en ce jour avec une
majesté et une puissance divine; il s'ensuit que vous
connaissez tout cela, même commehomme, parce
que c'est comme homme que vous devez juger : ce
qu'il vous a plu de nous expliquer en disant que le
Père adonné au Fils la puissance déjuger, parce
qu'il est le Fils de l'homme 9. Vous savez donc tout,
même comme homme : vous savez tout ce qui re-
garde le jugement : vous en savez sans difûculté le
jour et l'heure, puisque vous en savez toute la sa-
gesse, et que la sagesse consiste principalement à
prendre les moments, conformément à cette pa-
role : CJuique chose a son temps •»; et dans le
monde tout est compassé, tout est rangé dans son
• Joan. xvr, 15. — ' Matth. xi, 27. — ' Joan. m, 35. —
4 Ibid V, 20. — ^ Ibid. 34. — ♦^ Ihid. I, 16. — Ulnd. V, 22.
_ « Ibid. 19 , 20. - » Ibid. 27. — '"Ecdis. m , I.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Ci3
lîea ; tout se passe au temps qui lui est marqué
par la sagesse qui règle tout.
Vous êtes notre chef, et nous sommes vos mem-
bres : vous savez toute l'économie de votre corps.
\ ous connaissez toutes vos brebis : vous save* cel-
les qui sont venues , et celles qui sont encore à ame-
ner : vous les connaissez et les nommez distincte-
ment. Vous nommez tous ceux que votre Père vous
a donnés ; et tout vous est connu depuis le premier
jusqu'au dernier de vos élus : et vous marquez
tous les temps, où vous les devez appeler, et les
incorporer à votre corps'. Car c'est vous qui les
(levez recueillir; et en les recueillant vous ne faites
qu'exécuter ce que vous aviez destiné avec votre
Père, dès que vous posâtes les fondements de votre
Église. Vous en avez révélé les persécutions à votre
apôtre saint Jean : il en a vu tout le cours ; il a vu
la dernière comme les autres, et celle qui ne uni-
rait qu'avec la fin du monde , et avec le Jeu de votre
dernier jugement*. Les temps vous sont connus
comme tout le reste : vous savez ce que veulent
dire ces mille ans où vous avez déterminé le règne
de vos saints sur la terre ; et ce que vous avez révélé
en énigme à votre bien-aimé disciple, n'est pas
énigme pour vous. Tout vous est connu , vous êtes
le scrutateur des reins et des cœui's. Vous avez en
votre puissance le livre où sont écrits les secretij de
Dieu, et ses décrets éternels; et les sept sceaux qui
le ferment n'y sont pas pour vous , puisque vous
les ouvrez quand il vous plaît, à qui il vous plaît, et
pour les raisons qu'il vous plaît ^. Et sous le sep-
tîéme sceau étaient enfermés tous les événements
futurs; puisque c'est de là que se développent, et
les trompettes et les Fx^, et tout le reste, qui était
l'histoire de l'Église. C'est pourquoi , lorsque vos
apôtres vous interrogeaient sur le temps où vous
rétabliriez le royaume d'Israël , vous leur répondî-
tes : Ce n'est pas à vous a le savoir^.
O Seigneur, s'il m'est permis de vous interroger
encore, que ne parliez-vous en la même sorte à vos
apôtres; et que ne leur disiez-vous': Ce n'est pas à
vous à le savoir ; au lieu de dire , que le Fils ne le
savaitpas?
Peut-être se faudrait-il taire encore ici; et qu'au
lieu de se fatiguer à examiner ce passage, il faudrait
se dire à soi-même : ce n'est pas à moi à l'entendre ;
ce n'est pas à moi à savoir pourquoi vous avez parlé
en cette sorte. J'acquiesce, ô mon Sauveur! et je
ne recherche ce mystère que pour y trouver quelque
instruction, s'il vous plaît de me la donner. Mais
peut-être qu'elle est déjà toute trouvée : peut être
que cette parole, Ce n'est pas à vous à entendre les
temps et les moments que le Père a mis en sapuis-
sance^., est le dénoûment de celle où vous avez dit :
Pour ce jour et cette heure-là, nul ne la sait que
le Père : et le Fils même ne la sait pas i. Ce que le
Fils ne sait pas en cet endroit , c'est ce qu'il ne nous
appartient pas de savoir. Le Fils comme notre doc-
teur, le Fils comme l'interprète de la volonté de son
' Joan. X.— » Jpoc. \x,7,8, 9, \0.— ^Ihid. u, 2.3; v,
I, 2 , et seqq. — 4 /j jrf. y„i, i et seqq. — » Act. i , 7. —*lbii.
— '.Vurc. \1U, 32.
Père envers les hommes, ne le sait pas. parce quti*
cela n'est pas compris dans ses instructions , ni dans
tout ce qu'il a vu pour nous, ainsi que nous l'avons
dit. Kt le Fils de Dieu parle ainsi pour transporter on
lui-même le mystère de notre ignorance, sans préju-
dice de la science qu'il avait d'ailleurs, et nous ap-
prendre, non-seulement à ignorer, mais encore à
confesser sans peine que nous ignorons; puisque
lui-même qui n'ignorait rien, et surtout qui n'igno-
rait pas cette heure dont il était le dispensateur,
ayant trouvé un côté par où il pouvait dire qu'il
l'ignorait, parce qu'il l'ignorait dans son corps et
qu'il était de son dessein que son Église l'ignorât, il
dit tout court qu'il l'ignore , et nous enseigne à ne
rougir pas de notre ignorance.
J'ignore donc de tout mon cœur, et ce mystère»
et tous les autres que vous voulez me cacher, et que
vous ne savez pas en moi ni pour moi. J'ignore le
jour où vous viendrez , parce que vous m'avez dit
que vous viendriez co?n/?ie un voleur. ÎMais si on ne
sait pas quand le voleur viendra, le voleur n'en sait
pas moins quand il veut venir. Vous savez donc,
voleur mystique! vous savez quand vous viendrez :
et.les enfants de ce siècle ne seront pas plus prudents,
plus avisés dans leurs desseins, plus éclairés dans
l'ordre qu'ils mettront à leur exécution, que vous qui
êtes la lumière, même, la sagesse même. Vous sa-
vez donc, encore un coup, quand vous viendrez à
la dérobée, demander à chacun de nous , et deman-
der à tout le genre humain , le compte que nous
vous devons de notre conduite. Vous le savez : et
c'est pourquoi vous avez dit , que lepère defamiUe
ne sait pas l'heure du voleur, mais non pas que le
voleur l'ignorât lui-même. Et vous avez dit : f cillez
donc, parce que vous ne savez pas à quelle heure le
Seigneur viendra; et non pas que le Seigneur qui
doit venir, l'ignore lui-même. Et vous avez dit, en
continuant la parabole : Soyez prêts, parce que
vous ne savez pas à quelle heure viendra le Fils
de l'homme^.
Vous vous êtes aussi comparé à un père de famille,
qui revenant de son voyage surprend son économe,
en venant aujour que ce méchant serviteur ignore,
et à r heure qu'il n'attend pas*. Mais vous, vous
êtes le Seigneur, vous êtes le père de famille, qui
sait bien quand il doit venir; et si le serviteur est
imprudent, le père de famille n'est pas pour cela
ignorant de ses propres desseins. Vous savez donc,
pour la dernière fois, quand vous voulez venir, et
vous ne voulez pas que nous le sachions. Voilà que
mon âme est prête, quand vous me la redemande-
rez ; mon compte est en état ; recevez-le , et me ju-
gez en vos miséricordes : voilà du moins ce qu'il
faudrait pouvoir dire. O mon Sauveur , quand se-
rai-je en cet état.? quand pourrai-je dire de bonne
foi : Mon cœur est prêt, 6 Dieu ! mon cœur est
prêt^}
• Matth. IXIT, 42 , 43, 44. - » Ibid. 60. — ^ Ps- IVI , H.
tu
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
LXXIX« JOUR.
Tlaitons profondes de notre Sauveur d'user de ces réserves
ui'.'sléricuses pour l'instruction de son lï^jlise : mais non
pour au1x)riser les homm&s à user d'équivoques et de res-
trictions mentalee. Marc, xiii, 32.
Gardons-nous bien de conclure de ces réserves
mystérieuses du langage de notre Sauveur, qu'il
nous soit permis d'user dans nos discours de dissi-
mulation, d'équivoque et de restriction de pensée;
•car il ne nous appartient pas de nous donner à nous-
mêmes divers personnages, selon lesquels nous
-puissions nier en un sens ce que nous avouerons en
l'autre. Il ne nous appartient pas non plus de faire
de nos réserves une instruction, un exemple d'humi-
lité, une es;^èce de parabole dont il faille chercher
le sens, un mystère dont il faille approfondir le
secret. Jésus-Christ a sa science comme Verbe, et
tout y est compris, le présent, le passé, le futur,
le possible, l'existant, tout en un mot ; tout ce qui
est dans la science du Père ; car il est lui-même
cette science, puisqu'il est son Verbe, sa raison,
sa parole extérieure. Il a sa science comme homme,
par rapport à sa perfection , et comme le déposi-
'taire et l'exécuteur de tous les secrets de son Père.
"Tout ce qui regarde le genre humain est compris
dans cette science, puisque toute puissance lui est
donnée dans le ciel et dans la terre'. C'est lui qui
doit tout faire; c'est lui qui doit venir pour juger.
Son Père ne l'avertit pas à chaque moment, de ce
qu'il aura à faire par son ordre; mais il lui donne
tout d'un coup une pleine compréhension de tout i
We dessein dont il a l'exécution en son pouvoir : au-
trement il agirait comme nous, en foi, en obscu- 1
vrité, par morceaux, par pièces, au hasard en un
certam sens, et à l'aveugle, sans entendre le rap-
port de chaque partie avec la fin de l'ouvrage et
avec le tout. 11 a outre cela sa science comme doc-
teur de son Église, comme interprète envers elle
des volontés de son Père; comme faisant avec elle
un même corps. Dans cette science est compris tout
ce qu'il faut que l'Église sache. Il fallait que l'Église
sût ses persécutions pour s'y préparer ; la chute pro-
chaine des Juifs, aûn qu'ils en fussent avertis, et
qu'ils fissent pénitence; et pour ôter aux fidèles la
tentation de croire que le déicide et les autres dé-
loyautés de ce peuple, avec les cruautés qu'il a exer-
cées sur la personne du Sauveur et de ses apôtres,
demeurassent longtemps impunies : Jésus-Christ
a su tout cela pour son Église, et il l'a expliqué.
Il fallait que l'Église sût les signes du jugement à
venir, afin d'être attentive à son approche. Jésus-
Christ a su encore cela pour elle, et il l'a prédit.
Il ne fallait pas qu'elle sût le temps ni l'heure : Jé-
sus-Christ à cet égard ne le sait pas, et n'en dit
rien à ses fidèles. Cette science , qui était en Jésus-
Christ par rapport aux instructions qu'il devait don-
ner à son Église, avait sa perfection et sa totalité,
qu» lui faisait dire : Je vous ai découvert comme à
mes amis tout ce que j'ai oui de mon Père » ; et en-
core : Je vous ai tout prédit^; tout ce qu'il fallait
» Uaith. ixvui. 18. — ' Joan. xv ,15.-3 Marc, xui , 21.
que vous sussiez , tout ce que j'avais appris pour
vous. Si je dis , pour vous renfermer dans ces bor-
nes, que je ne sais pas le reste, j'ai mes raisons de
parler ainsi selon la charge qui m'est imposée, selon
le personnage que je fais : ne soyez pas assez témé-
raires pour vouloir ou critiquer ou imiter ce langage
mystérieux qui ne vous convient pas : c'est à vous
à dire avec sagesse et avec simplicité tout ensemble :
Cela est : cela n'est point ^ : ne mentez pas ; fie
vous trompez pas les uns les autres i parce que vous
êtes mernbres les uns des autres ».
Tâchons ici de nous revêtir de l'esprit de sincé-
rité, à l'exemple de Jésus-Christ, qui, à la réserve
de ces mystères, où il était obligé à nous ménager
la lumière, nous a tout dit comme à ses amis, se-
lon qu'il était convenable , et que nous le pouvions
porter.
LXXX" JOUR.
Ce qui doit être commun à ces deux grands événemeats :
séduction générale. Ihid.
Relisons les commencements de ce discours pro-
phétique de Notre-Seigneur. Nous y trouverons les
choses qui doivent être communes aux deux événe-
ments qu'il prédisait, à la ruine des Juifs, et au
jour du jugement dernier : c'est que l'un et l'autre
devait être précédé de grands mouvements, d'une
grande persécution de l'Eglise, d'une grande séduc-
tion.
Ses disciples lui dirent en secret : Dites-nous
quand ces choses arriveront, et quel sera le signe
de votre avènement, et de la consommation des
siècles ? et Jésus leur répondit : Prenez garde à
n'être pas séduits ^.
Souvenez-vous toujours qu'ils joignaient deux
choses, la chute de Jérusalem, et le dernier jour,
comme devant arriver dans le même temps. Et saiîs
les désabuser d'abord , parce que cela n'était pas
nécessaire, Jésus-Christ leur va expliquer ce qui
devait être commun à ces deux événements.
Prenez garde que personne ne vous séduise.
Ils lui faisaient une demande curieuse : Quand ces
clwses arriveront-elles^ Il leur donne un avis
utile : Prenez garde qu'on ne vous séduise;
comme s'il disait : Il vous importe peu de savoir
quand arriveront ces choses; mais ce qu'il faut que
vous sachiez c'est qu'elles seront précédées d'une
périlleuse et horrible tentation, pour vous séduire.
Car il viendra plusieurs christs; et plusieurs seront
trompés. C'est ce qui arriva devant la ruine de Jé-
rusalem, et aux environs de ces temps-là. C'est ce
qui arrivera encore à la fin des siècles. Je suit
venu au nom de mon Père., et vous ne me recevez
pas : si un autre vient en son nom, vous le rece-
vrez. C'est ce qui est déjà souvent arrivé aux Juifs :
et quelque chose de semblable leur arrivera encore
une fois vers la fin des siècles ; lorsque ce méchant,
cet impie, qui s'assiéra dans le temple de Dieu,
pour s'y montrer comme un Dieu, paraîtra avec
des jyt'odîges trompeurs, et avec toute sorte de se-
• Malth. V, 27.—* Coloss. m, 9. Eph. IV, 23. —^Matih.
XXIV, 3. .Vaic. xui, 4, 5. Luc. xxi, 7, 8.
î^rÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILFT.
éviction; en sorte qu'ils soient livrés à l'esprit de
mensonge, pour ne s'être pas voulu laisser gagner
a l'amour de la vérité'. Ce qui convient parfai-
tement avec la parole qu'on vient d"entendre de la
bouche de Jésus-C.lirist, et semble fait pour mar-
quer d'une façon particulière l'aveuglement volon-
Hire avec l'endurcissement du peuple juif. Quoi
qu'il en soit, le démon développera toute sa mali-
gnité aux approches du dernier jour : et la même
chose arriva aux approches de la ruine de Jérusa-
lem, n'y ayant jamais eu tant de faux christs, ni
t;mt de faux prophètes. Remarquez dans saint Mat-
tliieu les versets 5, 1 1, 23, 24, 25, 26 : et à peu près
la même chose dans saint Marc et dans saint Luc.
foilà que je vous l'ai prédit : Prenez-y garde ».
La séduction sera si puissante, que Jésus-Christ ne
craint point de dire qu'elle ira, s'il se peut, jusqu'à
induire en erreur même les élus ^. S'il se peut fait
voir deux choses : l'une , l'extrême péril ; l'autre ,
le secours présent de la main toute-puissante de
Dieu.
Pesons ces paroles : considérons à quelles épreu-
ves Dieu met notre foi; jusqu'où il veut que nous
hii soyons soumis; ce qu'ont à craindre les esppits
superbes ; les pièges que Dieu permet qui leur soient
tendus; combien ils sont délicats, combien sub-
tils; combien il est dangeraix que les saints mê-
mes' ne s'y prennent : avec quelle frayeur et quel
tremblement ils doivent donc opérer leur salut*.
Cet esprit de séduction qui se développera tout
entier à la fin des siècles , se fait souvent sentir
avant ce temps dans les subtilités des hérétiques :
une apparence de réforme ; un air de piété et de
modestie; des paroles douces, tirées le plus sou-
vent de l'Écriture; une véhémente répréhension
des abus criants , qui semble marquer un^ vrai zèle,
Hne vraie horreur des vices , un vrai amour de la
vertu. La chrétienté s'émeut : les nations se can-
tonnent : les élus, s'il se pouvait, devaient être
pris dans ce piège. Mais ceux qui y ont été pris
doivent songer que nous aurons bien à soutenir
d'autres illusions à la fin des siècles; une hypocrisie
bien plus délicate, bien plus raffinée : lorsque les
prodiges trompeurs se joindront à une doctrine sé-
duisante. O Dieu, je tremble pour ceux qui seront
mis à cette épreuve! Tremblez dès à présent à la
tromperie de vos passions, aux belles couleurs
dont elles parent vos vices secrets , à ces instincts
trompeurs de l'ennemi , à ces illusions secrètes que
vous prenez pour inspirations. Qui a des oreilles
pour oHir, qu'il écmite>; Ah! c'est de quoi sé-
duire, s'il se^peut, jusqu'aux élus. Concloez avec
saint Paul : Opérez^ votre salut avec crainte et
tremblement. Mais ne croyez pas l'opérer de vous-
même. Croyez que c'est Dieu qui opère en vous le
vouloir et le faire^ : opérez, et croyez que Dieu
0{)ère : ne soyez ni lâche ni présomptueux : aban-
donnez-vous à cette grâce qui agit en vous, mais
avec une courageuse et fidèle coopération : c'est ce
^ Jomi.y,iZ.— -U.Thess.n,Z, 4,9,10, U.— ^Matth.
ÏWT, 25. Marc.xm, 2.3. —♦ Maith. xxiv,24. — » Philip. U,
VL — *Matlh. XI, li—'' Philip. M, 12, IX
61S
qui soutient les élus; c'est ce qiH Ie& eaipécheaa
périr.
Ijes élus, s'il se peut, seront induits à erreur*.
S'il se peut. Cela donc ne se peut pas : une main
toute-puissante, contre laquelle rien ne prévaut,
détourne ce coup. O conduite miséricordieuse et
toute-puissante, qui empêchez vos élus de pouvoir
périr, je vous reconnais, je vous adore, je m'aban-
donne à vous! mais dans cet esprit qui, en nous di-
sant : Dieu opère, nous dit en même temps : Opé-
rez, travaillez, agissez avec une infatigable ferveur,
LXXXI" JOUR.
Le même sujet. Guerres, famines, pestes, tremblements da
terre; maui extrêmes. Marc, xni, 32.
Un grand mouvement dans le monde : des guer-
res, des bruits de guerre, des pestes, des famines,
des tremblements de terre *. seront les tristes avant-
coureurs de ces deux événements. Voyez-les en saint
Matth., XXIV, 6, 7 , et la même chose en saint Marc
et en saint Luc. C'est ce qui arriva un peu devant
la guerre de Judée, et dans la dernière année de
Néron : c'est ce qui arrivera encore d'une manière
plus formidable aux approches du dernier jour.
Des guerres, des bruits de guerre : de grandes
guerres en effet; de plus grandes appréhensions de
mouvements nouveaux : il semblera que l'esprit de
guerre, les haines, les jalousies, la nature même
voudra enfanter quelque chose de funeste aux grands
États : on remarquera dans \e monde un esprit d'é-
branlement universel. Au milieu de tout ce tumulte,
prenez garde de n'être pas troublés; car il faut que
cela arrive, et ce n'est pas encore la fin ^.
De quoi donc sera-t-on troublé , si on ne l'est de
telles choses ? de rien du tout. Car le chrétien n'est
troublé de rien que de son péché, et de la colère
de Dieu qui le doit punir. Prenez donc garde de
n'être point troublés. Vous vous enquérez de ce qui
se passe, non-seulement avec curiosité, mais en-
core avec frayeur : que deviendront ces grandes ar-
mées qui sont en présence? Quel ravage, quel em-
brasement , quel carnage , quel déluge de maux , si
une fois la digue est rompue! ah! je m'en meurs!
Vous n'êtes pas chrétien. Le sort des empires est
entre les mains de Dieu : ils meurent enleur temps
comme le reste des choses humaines. Priez pour
votre patrie; humiliez-vous; faites pénitence : mais
ne craignez point; ne vous troublez pas : il faut'
que cela arrive. Il le faut non par une aveugle et
fatale nécessité qui nous mettrait au désespoir :
mais il le faut par une raison , par une sagesse, par
une bonté qui prépare de grands biens par tous ces
maux. Ne craignez point, pent troupeau , puisque
le royaume qu'il a plu à votre Père céleste de vou.i
préparer * est hors d'atteinte. Toutes les puissances
ennemies, visibles et invisibles, n'ont point de prise
dessus , et if ne vous peut être ravi.
C'est ici le commencement des doideurs*, des
douleurs de l'enfantement; de celles qui font jeter
' Marc. XXHI, 22. — » .Varc. xni ,7,8. Luc. XXI, S. I-J.
U. — * Matth. XXIV , C. — ^ Litc. xii, 32. — ' Matth. \\l\, ».
646
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
de plus grands cris; qui s'augmentent de plus en
plus : on croit être à la Gn, ce n'est encore qu'un
commencement.
Quoi! ce mouvement effroyable des royaumes
qui s'entrechoquent, ces famines, ces pestes, ces
tremblements de terre, ne sont que le commence-
ment des douleurs! O Dieu ! que vos derniers coups
sont redoutables, si ceux-là qui sont si terribles,
dont on ne peut seulement entendre les noms sans
être saisi de frayeur, ne sont qu'un prélude! Il est
ainsi, Seigneur, il est ainsi. Par tous ces grands
coups, les corps seuls sont menacés : mais voici ce
qui est terrible, au delà de toutes les terreurs :
Craignez, craignez celui qui, après avoir fait
mourir le corps , enverra l'âme dans la gêne. Oui,
je vous le dis, craignez celui-là^. O Seigneur! si
je sais bien craindre cela, je ne craindrai autre
chose; et je verrai tous les éléments se mêler et la
nature se confondre, sans effroi. Ah! je ne puis
craindre que ce qui tue l'âme : mais je puis ne le
craindre pas, si je commence sérieusement à me
convertir. Je n'ai rien à penser que la pénitence, ni
rien à craindre que de mourir dans mon péché.
]\Iourir ce n'est rien, de quelque douleur que la
mort soit accompagnée; quelque étrange, quelque
imprévue, quelque cruelle et insupportable que la
mort paraisse. Mourir dans le péché, c'est tout le
mal , et le seul qui soit à craindre. Malheureux, in-
grats, pécheurs endurcis : Fite, vite; convertissez-
vous, et vivez ».
LXXXJP JOUR.
Persécution terrible de l'ÉglLse, fraliisons, charité refroidie.
Marc, xui , 32.
Un autre avant-coureur, la persécution. Elle a
ces terribles circonstances : une haine implacable
de tout le genre humain contre l'Église; la fureur
au dehors , la trahison au dedans : on se livrera les
uns les autres; les frères livreront leurs frères, et
le père même son enfant; les enfants se soulèveront
contre leurs pères, et les familles mêmes seront
divisées : les scandales seront horribles , à cause
des chutes fréquentes de ceux qu'on croyait les plus
fermes. Au milieu de tout cela la séduction redou-
blera, et de faux docteurs gagneront ceux que la
violence n'aurait pu abattre : la cruauté et la sé-
duction iront ensemble au dernier degré. C'est ce
qui est arrivé à l'Église naissante, à commencer
vers les dernières années de Néron , un peu avant
la guerre de Judée. C'est ce qui arrivera d'une ma-
nière bien plus terrible à la lin des siècles ^.
Ce n'était pas une chose aisée à prédire, comme
on le pourrait penser d'abord, qu'une telle haine,
et une telle persécution contre l'Eglise : et on n'au-
rait pas pu prévoir que le monde qui laissait en paix
toutes les religions, et jusqu'aux sectes les plus
impies, comme celle des épicuriens, ne pourrait
souffrir le christianisme. ]\Iais Jésus-Christ l'a voulu
» Lur. xu, 5. -- » Ezech. xviil, 32. — ^ Matlh. xxiv, 9 et
■eqq. Marc, xiii, 12. Luc. xxi.
prédire, et avertir ses lidèles d'une chose aussi sin-
gulière, et jusqu'alors autant inouïe que celle-là.
Il joint, selon sa coutume, la consolation aux
maux. Tout le monde vous haïra : mais vous ne
perdrez pas un seul cheveu; vous posséderez vorrc
âm£ par votre patience ' ; non en combattant, mais
en souffrant. Fous serez traînés à tous les tribu-
naux , comme des criminels ; mais cela leur sera en
témoignage^ : vous y paraîtrez comme des témoins
de la vérité, comme les maîtres du genre humain :
Je vous donnerai une bouche que nulle impu-
dence, nulle violence ne pourra fermer; une sa-
gesse, une force contre laquelle il n'y aura point
de résistance ^ : vous n'aurez rien à préméditer :
le Saint-Esprit parlera par votre bouche^ : et le
reste qu'on peut voir dans l'Évangile.
Ce qui sera de plus déplorable, c'est que ta ma-
lice s' augmentant sans fin, la charité se refroidira
dans la multitude ^ : c'est ce qui arriva à saint
Paul , lorsqu'il disait : Toics m'ont quitté : personne
ne m'a assisté dans ma première défense : Démas
même m'a abandonné, attiré par l'amour de ce
siècle : il n'y a que Luc avec moi : qu'Une leur soit
point imputé '^. Mais ce refroidissement de la charité
dans ses frères , ne changeait point envers eux le
cœur de Paul. Ce refroidissement de la charité pa-
raîtra beaucoup davantage dans la lin des siècles :
car, lorsque le Fils de l homme viendra , pensez-
vous qu'il trouve de la foi sur la terre i?
Mais à ce comble de maux , il n'y a qu'un seul
remède : Qui persévérera jusqu'à la. fin sera
sauvé ^. Remarquez ce mot -.jusqu'à la fin. Dix
ans, vingt ans, trente ans, cinquante ans, ce n'est
rien : il faut aller jusqu'à la fin. Ne vous lassez
point de travailler; car la moisson que vous recueil-
lerez , sera éternelle.
Il faut que cet Évangile soit prêché par toute
la terres : de peur qu'on ne pense que la persécu-
tion qu'on vient de voir si déchaînée, en arrête le
cours. Paul était lié : mais la parole de Dieu ne
l'était pas "> : elle courait ■' , dit cet apôtre : le
bruit en retentissait par toute la terre : la foi des
liomains y était annoncée •» : l'Évangile, qui était
venu jusqiC à Colosse, était, etfructifia'it, et crois-
sait en même temps par tout le monde •^. Ainsi la
prédiction du Sauveur s'accomplissait déjà en
quelque façon , avant la dissipation des Juifs : mais
le grand acconiplissement en est réservé à la fin
des siècles , et la prédication aura percé par tout le
monde avant qu'il finisse.
O Dieu ! donnez vigueur à votre parole : bénissez
les prédicateurs apostoliques : envoyez vos ouvriers
dans cette grande moisson , que votre ennemi ra-
vage. O Seigneur ! je me joins en esprit à ces hé-
rauts de votre Évangile, et à ceux qui croiront en
vous parleur parole. Sanctifiez-les en vérité, et que
leur sainteté naissante répare les ravages que fait
' Luc. XXI, 17, 18, 19. — ' Ibid. 12, 13, et Marc, xm, 9
et scqq. — » Luc. xxi ,14,15.—'' Matlh. x, 19, 20. — ^ Ibid.
XXIV, 12. — « II. Tim. IV, 9, 11, 16. — ' i«C. XVHI, 8. —
« Matlh. \\\V, n. —9 Ibid. 14. — '» II. Tim. 11,9. — '- Il
Thcss. i!i, 1. — '-^ rlom. 1,8. — '^ Coloss- I, 6.
MÉDITATIONS SUTl L'ÉVANGILE.
le péché dons voire héritage. Sauvons-nous , sau-
vons-nous de la corruption de cette race mauvaise.
Mon âme , sauve-toi toi-même : ô Dieu ! sauvez-moi ;
je péris.
LXXXÎir JOUR.
Rénexions sur plusieurs circonstances de ces deux événe-
ments. Marc, xiu , 32.
Priez que votre fuite n'arrive point durant
l'hiver ou dans le Jour du sabbat : vous aurez
besoin des plus grands jours, de la saison la moins
embarrassante, de la liberté d*agir la plus entière,
pour précipiter votre fuite dans les déserts et dans
les montagnes, et pourvoir à tant de pressants be-
soins. Jamais il n'y eut, jamais il n'y aura d'af-
fliction semblable : jamais peuple n'aura été ni ne
sera plus impitoyablement livré à la vengeance :
ef si Dieu n'avait abrégé le temps nul homme ne se
sauverait : mais Dieu a abrégé le temps pour la-
mour de ses élus • . Ce Qéau de Dieu sera si terrible ,
et la force en sera si insupportable, qu'il y aurait
de quoi accabler tout le genre humain. Mais il fal-
lait qu'il restât des hommes sur la terre pour en-
fanter les élus et les saints, qu'il y avait encore à
recueillir. Voilà un sens. Dieu fléchi par les prières
de ses élus, a tempéré sa colère : ils sont le sel de
la terre, pour en empêcher la totale corruption : il
faut qu'ils y soient répandus deçà et delà , et de tous
côtés : autrement le genre humain , qui n'est con-
servé que pour eux , périrait en entier : c'est un
autre sens. Le dernier : Dieu a abrégé le temps des
souffrances, de peur que ses élus n'en fussent enfln
accablés : et il n*a pas voulu qu'ils fussent tentés
par-dessus leurs forces.
Pour l'amour des élus qu'il a choisis, dit saint
îMarc ». Ils ne sont pas élus par un autre : c'est par
lui-même : l'amour qui les lui a fait élire, l'oblige
à tout faire pour eux; et il n'épargne la terre qu'à
leur considération.
Respectons les saints qui sont parmi nous; nous
kur devons tout : et Dieu s'apaise en les voyant;
comme un père qui voit ses enfants parmi ses en-
nemis, retient sa main. Après la séparation, que
n'auront pas à souffrir les pécheurs !
Ce qui est vrai en un certain sens, à l'égard des
.luifs , est encore plus véritable à l'égard de tout
l'univers , dans les approches du dernier jour : après
que la patience de ses saints aura été épurée jusqu'au
degré qu'il voulait , il mettra fin au temps des épreu-
ves, pour donner lieu aux récompenses.
S'il y a cinquante justes dans Sodome, s'il y en
a quarante, s'il y en a dix, je pardonnerai pour
l'amour d'eux à toute la vitle^. Dieu aime tant les
siens, que non-seulement il les épargne, mais il
épargne les autres pour l'amour d'eux. Si on n'ai-
mait pas les justes, ni on ne les protégeait pas pour
eux-mêmes, il les faudrait protéger pour le bien
public. Que notre maison soit leur asile : que nos
bras leur soient toujours ouverts : que notre secours
• Vntth. XXJV,20, 21,22.
lvui,-2C, 28 et ^cqc^..
ï Marc, xni, 20. — ^ Gen.
61T
les suive partout. Les prêtres , les religieux les re-
présentent par leur état.
LXXXIV* JOUR.
Réflexions sur d'autres circonstances. Ihid.
Si l'on vous dit : Le voici dans le désert ; le voici
dans les lieux retirés de la maison : ne le croyez
point ^. Ceci regarde les derniers temps , lorsque le«
Juifs fatigués de tant attendre, et d'avoir si sou-
vent été trompés sur le sujet du Messie, s'en di-
ront les uns aux autres des nouvelles comme en se-
cret : // est venu, mais il se cache; il est dans ce
désert; il est dans les lieux secrets de cette mai-
son : ne croyez point tout cela. Ce n'est plus le
temps qu'il doit venir de celte sorte, d'une maison
I particulière, d'une ville obscure, d'un désert; tan-
I tôt caché ,'^tantôt découvert : il paraîtra tout d'un
I coup avec un éclat surprenant; et un éclair ne se
fait pas voir plus rapidement du levant jusqu'au
I couchant, et d'un côté du ciel à l'autre, que le FiAv
I de l'homme paraîtra dans toute la terre ». Voilà
i la première chose qu'il marque de ce grand évé-
1 nement : une apparition soudaine, et un éclat, qui
I en un moment se fera sentir d'une extrémité du
, monde à l'autre. Mais voici la seconde : Où sera le
corps, là s'assembleront les aigles^. Si les aigles
sentent leur proie de si loin, et s'assemblent rapi-
dement de toutes parts autour d'un corps mort :
combien plus s'assembleront les élus où sera le
Fils de l'homme !
Le grec porte , au lieu de corps , un corps mort,
un cadavre : et le Fils de Dieu se compare à un
corps de cette sorte , à cause que les élus seront as-
semblés par le mystère de sa mort ; et que c'est par
là qu'ils auront part à sa résurrection. Tout cela
regarde visiblement l'apparition dernière, et le
dernier jour de Jésus-Christ. Et c'est pourquoi
il ajoute : Mais aussitôt après l'affliction de ces
jours-là, de ces jours où le Fils de l'homme devra
paraître si vite, et rassembler autour de lui tous
les élus : aussitôt après cette affliction; car il a
dit qu'il y en aurait d'étranges vers ces jours-là: le
soleil s'obscw^cira : et le reste *.
Il ne faut donc pas entendre cette affliction ni
ces jours, de l'affliction ou des jours qui seront fâ-
cheux pour les Juifs ; mais de l'affliction de tout l'u-
nivers , vers le jour où le Fils de Dieu devra pa-
raître, qui sont ceux dont il venait de parler. Le
même paraît dans saint Marc : Mais dans ces jours-
la, dans cette affliction-là, le soleil s'obscurcira^:
et le reste. Comme s'il disait : Il arrivera de grands
maux aux Juifs ; mais ce n'est point dans ces maux ,
ou dans ces temps, qu'arriveront ces prodiges du
soleil obscurci , et les autres ; mais dans ces jours
dont je viens de parler, dans ces jours où le Fils de
Ihomme devra paraître ; aux approches de cette
dernière apparition , et peu après les afflictions
dont elle sera précédée, le soleil s'obscurcira; et le
reste.
' Matlh. XMV . C6. — » Ibid. 27. — ' Luc. XMI, 24. MaU^
XiiV , 28. — ^ lltd. XXIV , 2». — i Marc. Xin , 24.
648
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Meltons-nous en esprit dans ce dernier jour,
si heureux pour les uns , si funeste aux autres. Re-
présentons-nous l'étonnement où l'on sera de cette
nouvelle lumière que jettera le Sauveur, de ce pro-
<îigieux éclat qui se fera sentir d'une extrémité du
monde à l'autre avec la rapidité d'un éclair. Con-
templons ces aigles mystiques, les esprits sublimes
à qui le monde n'aura rien été, et qui n'auront pas
été troublés de tant de persécutions, ni de cet
ébranlement universel de la nature éperdue , pren-
dre tout à coup leur vol , et , comme dit saint Paul ,
être enlevés dans tes nuées, au milieu des airs , à
la rencontre de Jésus-Christ , pour être ensuite
toujours avec lui'. Heureux jour! heureux spec-
tacle ! heureux changement î heureux ceux qui ver-
ront ce beau feu , cet éclair nouveau , cette vive et
admirable lumière : qui verront ce corps quela mort
a consacré à notre salut; ces aigles qui voleront
après , et qui seront enlevés avec lui ! Soyons de
ces aigles, par la contemplation en foi et en vérité,
et par une noble élévation au-dessus des choses
mortelles. Faisons notre proie de ce corps , que la
mort a fait nôtre. Nous l'avons dans l'eucharistie,
ce corps mort autrefois , à présent vivant, mais cou-
vert d'un signe de mort : dévorons-le; prenons-en
toute la substance, tout le suc. Vivons de Jésus
et de sa vérité , et de ses souffrances , et de sa mort ,
qui est notre vie : imitons-la; portons-la sur nous :
Portons sur nos corps ta mortification de Jésus;
afin que la mede Jésus 2)araisse en nous *. Si parmi
les ténèbres du monde, et celles qui nous environ-
nent, il lui plaît de faire tout à coup reluire sur
nous comme une espèce d'éclair , une lumière rapide
(|ui se répande en un moment dans toute notre
âme, et qui se fasse sentir de la partie haute jus-
qu'à la plus basse; ô lumière, je vous adore! ô
lumière, je vous veux suivre! Si vous vous retirez
comme un éclair, et que vous laissiez mes yeux
éblouis d'un éclat si vif , je me souviendrai de vous
avoir vue : je me réjouirai de l'espérance de vous
revoir à d'autres moments ; je tâcherai de mettre
à profit tout ce que vous me montrerez dans ces
moments rapides : et j'aspirerai nuit et jour à ce
jour unique de l'éternité, où vous luirez sans vous
retirer, sans être obscurcie; où votre levant sera
sans couchant; où nous jouirons à jamais de vous,
ô Père! ô Fils! ô Saint-Esprit! qui êtes la véritable
et seule lumière.
LXXXV<= JOUR.
nsiructions à recueillir. Se tenir prêt : veiller à toute heure.
L'un pris, l'autre Inissé. A/utl/i. xxiv, 37, 51. . Vrirc. xiil,
33, 37. Luc. xvn, 24.
De tout ce que nous avons vu, il y avait deux
sortes d'instructions particulières à recueillir. Dans
la ruine de Jérusalem il y avait à s'en sauver par
la fuite : Jtors que ceux qui sont dans la Judée
^'enfuient aux montagnes ^. C'est ce que firent les
chrétiens, qui s'enfuirent en effet vers les pays nion-
ic.
' l. TAe*. nr, 16, 17. — 'II. Cor.iv. 10. — 3 .¥a«A. xxi?,
tagnards, à la ville de Pella, comme marquent b-s
histoires : ce qui fut cause qu'on ne voit point qu'ils
aient souffert en Jérusalem , ni qu'il s'y en soit
trouvé aucun durant le siège de Tite. A l'égard des
calamités qui devaient arriver à la fin du monde, il
fallait ne pas songer à s'en sauver, puisqu'elles sont
universelles et inévitables; mais s'y préparer : et
cette préparation nous est expliquée dans le reste
de ce chapitre.
Elle consiste, premièrement, à veiller, à être at-
tentif, à se tenir toujours prêt, en accompagnant
de prières son attention et sa diligence : Prenez
garde, veillez et priez : car vous ne savez pas le
temps, ni site maître viendra sur le soir, ou vers le
jnimdt, ou au clmnt du coq , ou le matin K Feillez
donc y et priez en tout temps, afin d'être rendus
dignes d'éviter ces choses, c'est-à-dire ta rigueur
du dernier jugement, et de comparaître devant le
Fils de thomme'. Il ne faut donc pas seulement
prier , mais prier en tout temps.
Secondement : Il faut songer à l'effet de ce ter-
rible jugement ; de deux qui seront ensemble , l'un
sera pris et l'autre laissé^. Et pour aller où? Oit.
sera le corps , là s'assembleront les aigles. Qui ne
tremblerait , en voyant tout à coup une si terrible
séparation.? L'un enlevé à Jésus -Christ, l'autre
laissé au milieu des maux, d'où il ne sortira que
pour rentrer dans de plus grands, et n'en sortir
jamais!
Troisièmement : il ne faut point reculer ni regar-
der en arrière : Soiivenez-vous de la femme de Lot^,
qui, pour avoir seulement tourné la tête vers So-
dome, reçut uu châtiment si prompt et si rigoureux.
Il ne suffit pas d'éviter les mauvaises compagnies,
ni de fuir le monde qu'on a quitté; il ne faut pas
seulement tourner les yeux de ce cdté-là.
Quatrièmement : il faut faire toutes ses actions
avec une activité et une diligence extraordinaire;
se sauver à quelque prix que ce soit; laisser périr
beaucoup de choses qu'on aimerait, plutôt que de
hasarder son salut : si ton est dans le haut de la
maison, ne se point embarrasser de sauver les meu^
Mes qui sont en bas^ ; se contenter de sauver ce
qui est en haut; emporter et sauver d'abord à la
corruption tout ce qu'on peut; ne pas dire: Je lais-
serai cela, maïs je retournerai demain le quérir;
demain je commencerai à me corriger de ce vice, je
me contenterai pour aujourd'hui de modérer celui-
ci. JNe laissez rien qu'il vous faille aller requérir :
ne laissez rien à faire à une autre fois; car le temps
vous manquera tout à coup , et votre attente sera
vaine.
Cinquièmeiuent : il faut se retirer de tout ce qui
attache trop l'esprit , de tout ce qui appesantit le
cœur; et non-seulement de l'ivrogtierie , où la r.ii-
son est absorbée , mais encore de la bonne chère , et
des soins de cette vie *•. Et sur les soins de la vie,
il faut remarquer ces paroles : Jux jours de JSoêih
buvaient, ils mangeaient, ils se mariaient, ils ma-
» Marc, xiil, 33, 34, 35. — ' Luc. xxi , 30. — ' Matth.xwy,
40, 41. Luc. wil , .34 , .35, r,0, 37. — ' Ihid. XVII, 31 , .32. —
» Ibid. 31. Mntth. \mt, 17, l«. — <= Luc. x\i, 34.
MÉDITATIOiNS SUR L'ÉVANGILE.
riaient leurs enfants : et aux jours de Lot ils bu-
vaient et mangeaient, ils vendaient et ils ache-
taient, ils plantaient et ils bâtissaient : et ils pé-
rirent tout d'un coup dans les eaux du déluge, et
par le feu du ciel '.Car il ne dit pas : Ils tuaient, ils
commettaient des adultères , et le reste : il parle
des occupations les plus ordinaires et les plus inno-
centes de la vie : parce qu elles occupent, elles em-
barrassent, elles accablent, elles enchantent , elles
attachent, elles trompent, en nous menant d'un soin
à un autre et d'une affaire à une autre. Il ne suffît
donc pas d'éviter les actions criminelles ; mais il faut
encore prendre garde à ne se pas laisser jeter par
les autres dans cet esprit d'empressement et d'oc-
cupation, qui fait qu'on n'est jamais à soi.
Sixièmement : on ne saurait assez songer au
grand mal dont nous sommes menacés. Ce sera
comme le déluge, aux temps de Noé; comme le feu
du ciel, aux temps de Lot; comme un lacet où nous
serons pris tout à coup », à la manière des oiseaux ,
par un vain appât, pour être la proie de ceux qui
veulent nous dévorer. Le mauvais serviteur , qui ne
songeait qu'à passer sa vie dans le plaisir, se trou-
vera tout d'un coup séparé de Dieu, de sa grâce,
de tout le bien : et Usera mis avec les hypocrites,
où il y aura un pleur et un grincement de dents^
éternel. Terribles paroles : séparé, mis avec les
hypocrites : pleur et grincement de dents , et dou-
leur jusqu'à la rage! A quoi donc penserons-nous,
si nous ne pensons à ces choses? Ah! périssent
toutes nos pensées , aûn que celles-là vivent seules
dans nos cœurs !
LXXXVI« JOUR.
Le Père de famille : ses serviteurs : la figure du voleur.
Matth. XXIV, 45,46,47. X«c. XII,4I,44.
Conférez le chapitre xxiv de saint Matthieu, de-
puis le f. 45 jusqu'à la fin , avec le chapitre xii de
saint Luc, depuis le x. 35 jusqu'au 49.
Le Fils de Dieu instruit ici, premièrement tous
les chrétiens , sous la figure du père de famille , et
de ses serviteurs : et encore sous la figure du même
père de famille , et d'un voleur. Secondement , il
instruit en particulier les supérieurs ecclésiastiques,
sous la figure du père de famille qui retourne à sa
•naison , et de son économe ou principal domesti-
que qui le doit attendre.
Voici pour les premiers ce que nous trouvons
dans .saint Lue. Premièrement : Les reins ceints* :
c'est-à-dire les passions resserrées, comme une
robe qui se répandrait faute de ceinture. C'est l'état
d'un homme laborieux et toujours prêt à marcher.
Car lorsque l'âme se répand dans les passions, elle
Cîil lâche, sans force, sans ordre, sans bienséance.
Secondement : Des flambeaux allumés à la main.
C'est encore l'état d'un homme prêt à aller au-de-
vant du maître, à quelque heure de la nuit qu'il
vienne, pour l'éclairer.
Des lamj)€s allumées : c'est un esprit attentif,
' I.ih: xvii , 26 , 27 , 28 , 29. — • Ihid. XXI , 35. — ' Malt.'i
IXIV, 51. — ' l.tfc. \U, 35.
et un cœur ardent. On a comme des (lamhenux m
soi-même, dans le fond du raisormement ; mais
ils ne sont allumés que par l'attention. Que sert
d'avoir de l'esprit, du raisonnement, delà foi m«!me,
si tout cela n'est réveillé par l'attention? autant
que nous serviraient des flambeaux bien préparés
dans notre coffre , mais sans amorce, sans feu.
Les lampes allumées à la main , sont aussi le
bon exemple. Ce n'est pas assez de l'attention ; il
en faut venir aux œuvres , à l'application sur nous-
mêmee : autrement le flambeau nous est inutile.
Troisièmement : Semblables à des hommes qui
attendent ' ; par conséquent très-attentifs : et qui
attendent-ils? Leur maître; celui qui les peut pu-
nir, pour peu qu'il les trouve négligents.
Quatrièmement : Quand il viendra, et qu'il
frappera. Il vient à chaque moment : car clia-
que heure nous avance vers la mort. Il frappe
par les maladies : il faut donc être attentif, et se
tenir prêt dès le premier coup. Mais à peine s'é-
veille-t-on au dernier, et lorsque la mort est déjà
presque dans le cœur : et alors il n'y a plus de
flambeaux , plus d'attention , ni de réflexion : tout
est presque éteint.
Cinquièmement : aussitôt ils lui ouvrent.
Comme tout ici est actif! Il faut ouvrir soi-même
au maître qui vient, être bien aise de le rece-
voir : mais ouvrir avec diligence, aussitôt : ou-
vrir par conséquent avec joie; ne pas murmurer,
ne pas se plaindre de la mort qui vient si tôt.
Au reste, il n'a pas besoin qu'on lui ouvre, afin
qu'il prenne notre âme qu'il vient requérir; car
il saura bien la reprendre sans qu'on la lui donne.
Bon gré, mal gré, il faut mourir : et souvent
il frappe si fort, que les portes brisées s'ouvrent
d'elles-mêmes, sans que vous ayez le loisir d'ou-
vrir ni de lui offrir vous-même votre âme qu'il
vous redemande. Il n'a donc que faire de vous
pour la retirer : mais pour l'amour de vous,
afin que vous puissiez lui en faire le sacrifice,
il veut que ce soit vous qui lui ouvriez, et promp-
tement, et avec joie, puisque vous ouvrez, non
pas à la mort, mais à un maître bienfaisant.
Car, sixièmement, s'il- trouve ses serviteurs
vigilants , il se retroussera , et les fera asseoir,
et passera de l'un à l'autre pour les servir '.
Il ne faut pas chercher dans les paraboles à tout
expliquer : il y a des circonstances, comme cel-
les-ci, qui ne servent que pour la peinture. Le
fond est ici, que Jésus-Christ s'est fait serviteur
de ses fidèles. Le fils de l'homme , dit-il , est venu
servir, et ce service est de se donner lui-métne
en rédemption pour plusieurs^. C'est de lui que
nous tenons tout , et en ce monde et en l'autre :
et nul ne demeurera sans récompense; car il pas-
sera de l'un .à l'autre pour les servir tous. H leur
donnera abondamment tous les biens ; car pour
j lui il n'a pas besoin de vos services, ni de rien :
il est heureux , il est dans la gloire. Il vient [)our
vous; et sous la figure de la mort, qui vous parait
Lhc. XI! , 30.
Ihid.
' .Vtf«A. XX,28w
6>0
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
si hideuse, il vous apporte sa grâce, son royaume,
sa félicité éternelle, des richesses inestimables,
des plaisirs sans fin. Ouvrez donc à un si bon
maître; et donnez-lui de bon cœur cette âme,
qu'il ne redemande que pour la rendre bien-
heureuse.
Septièmement : S'il vient à la seconde veille,
et s'il vietit à la troisième '. Remarquez : il ne
parle point qu'il vienne jamais de jour : il sur-
prend toujours. On ne le voit pas, et il se cache
dans les ombres de la nuit; et cependant l'homme
insensé veut le deviner. Je me porte bien, je ne
mourrai pas; on se donne toujours bien des an-
nées; et cependant l'expérience fait voir qu'il sur-
prend toujours : il vient à l'heure qu'on n'attend
pas, et au jour qu'on n'espère jjas *.
Huitièmement : ce père de famille, qui vient
avec tant d'amour, pour nous donner des biens
éternels sous la figure de la mort, prend encore
une autre figure, celle d'un voleur^, c'est-à-dire celle
d'un ennemi, qui vient nous ravir tout ce que
nous possédons et que nous aimons. Première-
ment, les biens temporels et les plaisirs des sens,
dont nous faisions notre bonheur. Tout d'un coup
tout nous sera enlevé : ces biens passeront en
d'autres mains : ces plaisirs se dissiperont comme
une fumée, comme une paille que le vent emporte.
Secondement , il nous ôtera les biens spirituels :
tant de pensées de conversion , tant de désirs
imparfaits qui nous amusaient, qui nous endor-
maient dans la mort. Tout cela nous sera ôté ; et
nous verrons, malgré tous ces faibles commence-
ments de bonne volonté, de bons sentiments ef
de vertus, qui nous faisaient dire : Je suis riche :
nous verrons que nous sommes pauvres , miséra-
bles, aveugles, nus, dignes de pitié; ou plutôt
indignes de pitié, à cause de notre malice; sans
aucun de ces biens qui nous ouvrent la porte
du ciel , ainsi qu'il est écrit dans l'Apocalypse 4.
En neuvième et dernier lieu. Pesons ce mot :
Soyez prêt ^. Que vos comptes soient en état :
que vos dettes soient payées : que vos desseins
soient accomplis : car après ce moment il n'y a
rien à espérer. Quelle a'ngoisse! quelles sueurs à
la vue de ce maître rigoureux qui vous pressera
de rendre compte! Vous payerez par le dernier
et inévitable supplice ce que vous n'aurez pas
volontairement payé par vos bonnes œuvres.
LXXXYIF JOUR.
|>'économe lidèle et prudent: sa récompense. Matlh. xxiv,
45, 46 , 47. Luc. xn, 41, 44.
Pierre lui dit : Seigneur, est-ce pour nous que
vous dites cette parabole, ou pour tout le monde ^ ?
IVous tromperez-vous comme les autres, nous
qui sommes les dispensateurs de vos mystères.''
Nous serez-vous un voleur qui nous surprendra,
ou un maître impitoyable qui arrivera tout d'un
coup pour nous punir? Il lui répond par sa pa-
■ ' Luc. xn , 38. — ^ ^fatth. xxiv , 50. — ' Luc. xxii , 39. — '
* yip'jc. m, 17 — ^ Matth, xxiVj 44. -'^Luc. xn, 41.
rabole de l'économe, ou de l'intendant d'una
maison , à qui le maître a donné la charge de
tout, et en particulier celle de ses conserviteurs.
C'est la figure des supérieurs et supérieures,
chacun selon son degré, et le poste où il est établi.
Le maître a établi cet économe, cet intendant,
ce dispensateur, pour ètr eJidél€;poîirélreprude7it;
pour donner la nourriture à sa famille; pour la
lui donner dans le temps; pour la lui donner avec
mesure '. Te voilà, ô Pierre! Vous voilà, pas-
teurs! Il faut être fidèles: donner fidèlement ce
que le maître a mis en vos mains pour le dis-
tribuer, les instructions, les sacrements. Voilà ce
que c'est qu'être fidèles : ne s'attribuer rien; ne
rien retenir de ce qu'il a voulu que vous donnas-
siez, O économe! ô intendant spirituel! tu n'as
rien à toi, tu n'as rien pour toi, puisque toi-
même tu es tout aux autres : Tout est à vous,
soit Paul, soit Céphas , tout est à vous : et vous
êtes à Jésus-Christ, disait saint Paul ». Tout est
à vous. Il faut donc être fidèle , et se donner
tout entier au peuple de Dieu. Mais outre la fi-
délité, il faut la prudence, pour donner dans le
temps, pour donner avec mesure : prendre les
moments favorables d'une affliction, du ralentisse-
ment d'une passion, d'une maladie, d'une grande
perte; être attentifs à ce moment : voyez, Dieu
vous avertit ; Dieu vous frappe ; Dieu vous réveille.
Voilà le premier effet de la prudence : prendre
le temps : sinon on rendra compte à Dieu du
moment perdu, et de la damnation de son frère :
Le second : donner avec mesure; pas plus qu'on
ne peut porter : ne donner pas le .saint aux chiens,
ni les perles aux pourceaux ^ : ne prêcher pas les
hauts mystères de la communication avec Dieu aux
âmes encore impures, qui ont besoin qu'on les
étonne, qu'on les effraye : ne donner pas l'absolution
ni la communion précipitamment : ne la donner
pas aux chiens et aux pourceaux , aux âmes en-
core impures : aller par degrés : gagner peu à
peu. Mais néanmoins il vient un temps qu'il n'y
a point de temps, qu'il n'y a point de mesure à
garder. Ici on dit : Ne reprenez pas, mais aver-
tissez 4 ; là , il faut reprendre avec modestie ^ :
ailleurs : reprenez durement^ : ailleurs : dans
le temps, hors du temps, à propos, et hors de
propos 7 : autrement tout est perdu. Voilà donc
la fidélité et la prudence d'un bon serviteur.
Deux choses nécessaires à régler, le fond et la
manière. Le fond, il faut donner : soyez fidèle.
La manière : il faut donner à propos, et avec
les proportions, les convenances requises : au-
trement vous n'êtes pas ce serviteur digne que
le maître l'emploie à gouverner sa famille,
parce que vous ne donnez rien par infidélité; ou
lorsque vous donnez , ce que vous donnez tourne
à rien par votre imprudence.
Remarquez ici un faux zèle. Un supérieur, un
pasteur ne prêche pas : il est infidèle. Il prêche ,
' Lur. xn , 42. — - I. Cor. m , 22 , 23.—' Matlh. vu , 6. —
1 « I. nm. V, I.— *II. Tim. n,rà.~^Til. i, 13.— ' Titn. iv,2.
MÉDITATIONS SUR L'EVAÎSGILE.
ast
I
il instruit, mais ruJeinenl, mais hors de pro-
pos : il ne fait rien, parce qu'il est imprudent.
A un tel serviteur, qui dispense bien ce qui lui
est confié, Is maître lui dannera tout ce qu'il pos-
sède ' : et non-seulement son royaume, mais en-
core lui-même. Car si le père de famille, qui
n'est qu'un homme, est si juste, que, trouvant
son serviteur qui a bien usé du pouvoir et des
biens qu'il lui a mis en main pour les dispenser, il
l'élève à de plus hauts emplois, et lui donne un
plus grand pouvoir : combien plus Jésus-Christ,
qui est la justice même, augmentera-t-il les biens
de ses serviteurs, qui auront bien dispensé ceux
qu'il leur a déjà donnés?
Pesez ces mots : // leur donnera tout ce qu'il
possède : c'est un Dieu qui parle : que ne pos-
sède-t-il pas ? Mais tout est a nous dès que nous
ysons bien de ce qu'il nous donne.
LXXXVlir JOUR.
Le serviteur méchant et violent : sa punition. Malth. xiiT,
45, 46 , 47, Luc. XII , 41 ,44.
Nous avons vu le bon serviteur avec ses deux
bonnes qualités, la fidélité et la prudence. Voyons
maintenant la peinture que Jésus-Christ fait du
mauvais dispensateur de ses grâces et de ses mys-
tères.
Ce serviteur dit en son cœur >. Il ne le dit pas en
termes exprès : mais il agit sur ce fondement , et il
le dit. par ses œuvres.
Mon maître tarde. Malheureux qui croit échap-
per ses mains, à cause qu'il ne frappe pas d'abord ;
ou qui s'estime heureux , à cause qu'il retarde son
dernier supplice.
Jfbatle.s serviteurs et les servantes : il abuse de
«on pouvoir; il les maltraite, quelquefois en les
frappant véritablement, ce que saint Paul défend,
en disant que l'évéque ne doit point frapper, ni être
violent ' : à quoi il faut aussi rapporter les injures
et les duretés qu'il leur dit, qui sont une espèce de
plaie à la réputation , et à la vie de l'honneur. Mais
le grand coup que donne ce mauvais économe à ses
conserviteurs , c'est lorsqu'il les scandalise; car alors
il frappe leur conscience faible; en quoi il pèche con-
tre Jésus-Christ; et fait pécher son frère pour qui
Jésus-Christ est mort ^.
Manger, boire, s'enivrer '. Le royaume de Dieu
n'est pas la viande, ni le boire, mais la justice et
ta paix , et la joie dans le Saint-Esprit^. Voilà le
festin du bon économe de Jésus-Christ.
Le serviteur qui connaît la volonté de son mai-
ire 7. Il veut dire , que celui qui est établi dispensa-
teur, sachant mieux que les autres ce que veut le
maître, puisqu'il le doit prêcher aux autres, sera
plus puni : mais celui qui ne le sait pas, ne sera
pas exempt du supplice * : et cette moindre punition
que le m;iîtrede famille lui réserve, ne laissera pas
d'être terrible; car il n'y a rien de faible ni de'mé-
diocre dans le siècle futur.
• Luc. XII, 41. .1/,7///j. \X1V, 47. — » Luc. XJI, 45. — ' I.
Tint. !ii , 3 — • I. Cur. vi;i , 1 1 , 12. > Luc. xn , 45. — « Hom.
Xl\ , 17. — • f.iic. \il, 47. — » Jl'iJ. *H.
Deux règles de la justice éternelle; l'une, de pu-
nir davantage celui qui sait davantage , parce qu'il
pèche contre sa science et par malice ; l'autre, de
redemander plus à celui à qui on a plus donné',
parce qu'il est chargé de plus de choses , et par con-
séquent il a un plus grand compte à rendre. Ne
vante donc pas ta science , qui ne sert qu'à te ren-
dre plus coupable. Ne te glorifie pas de tes dons,
qui ne font que t'obliger à un plus grand coiupie.
Ne t'excuse pas aussi , sous prétexte que tu ne sais
pas; car c'était à toi à l'instruire. Ne te flatte pas,
sous prétexte que le maître ne te menace que de peu ;
car c'est un peu par comparaison , qui ne laisse pas
en soi-même d'être très-grand ; parce que tout est
grand, tout est fort dans le règne de la vérité et de
la justice , où Dieu se veut faire sentir tel qu'il est.
LXXXIX' JOUR.
Vierges sages et folles. Malth. xxr, I, I3.
C'est, sous une autre figure , un autre avertisse-
ment de se tenir prêt. Combien Jésus le répète-t-il?
Et cependant nous sonmies sourds. Il semble n'avoir
destiné les derniers jours de sa vie qu'à nous pré-
parer à la mort, et que ce soit là son unique affaire :
c'est en effet celle d'où tout dépend.
Dix vierges *. C'est un état saint, qui n'est pas
donné à tout le monde : ainsi qu'il le dit ailleurs :
Tous n'entendent pus cette parole , mais ceux a
qui il a été donné ^. Eu voici dix qui ont entendu
c<tte haute parole, à qui ce don excellent a été
donné : et néanmoins i! yen a cinq qui périssent.
Tremblez donc, vous tous qui avez reçu ce don, et
apprenez à le faire valoir.
Cinq étaient folles ^ : sans précaution , sans pré-
voyance.
Ces folles ne prirent pas de l'huile. Elles disent :
Lliuile nous manque, nos lampes s'éteignent. La
charité leur manque : les bonnes œuvres leur man-
quent : la charité, le plus excellent de tous les dons,
1 sans quoi tous les autres, et même celui de la pro-
i phétie, et même celui du martyre, n'est rien ; ni
î par conséquent celui de la virginité.
i Elles sommeillèrent, et elles dormirent ^. Celles
qui ont de l'huile leur provision, peuvent demeurer
tranquilles : mais les autres , elles doivent prolitf r
du temps pour acheter de Ihuile, et amasser de bon-
nes œuvres.
Donnez-nous de votre huile ^. Ainsi parlent ceux
qui, sans se soucier de faire eux-mêmes de bonnes
œuvres, mettent toute leur espérance aux prière»
et aux mérites des saints.
Remarquez : Elles s'éveillent toutes : toutes elles
se lèvent : toutes elles préparent leurs lampes ^ :
j et néanmoins cinq périssent, et sont exclues dq
I festin. Ce ne sont point des personnes vicieuses»
I ni insensibles, ni tout à fait sans bonnes œuvres :
' elles commencent beaucoup, et n'achèvent rien. G
combien périront par ce défaut !
iS'oits n'en avons pas pour nous et pour cous *»
' Luc. XII, 48. — » Ibiil. XXV, I. — î Jbid. xix. Il , 12 ->
* Ibiil. \xv, 3, 8. — » Ibkl. 7. — « Ihid. 8. — ' lltd. X
\ * — l'jtd. \xy , «
I
652
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
Chacun de nous parlera son fardeau au tribunal de
Jésus-Christ. Que chacun s'éprouve soi-même : car
tn cette sorte il aura sa gloire en lui-même, et non
dans les autres » : car encore qu'en un autre sens ,
nous devions par la charité porter les fardeaux les
uns des autres : néanmoins en ce dernier jugement,
chacun sera jugé, non selon les œuvres des autres ,
niais selon les siennes ».
Jllez à ceux qui en vendent ^. Vous à qui l'huile
manque : vous qui ne méritez pas de véritables
louanges, allez à ceux qui les vendent : allez aux
flatteurs , qui , par un bas intérêt, vous feront ac-
croire avec tous vos vices que vous êtes vertueux.
Pendant qu'elles allaient acheter : pendant que
leurs flatteurs les amusaient, par la vaine opinion
qu'ils leurdonnaient de leur sainteté, f Époux vint;
elles viJirent tard ; et kl porte leur fut fermée 4.
Elle est fermée pour ne s'ouvrir plus : et votre
exclusion est sans remède.
Seigneur, Seigneur l ouvrez-nous ^ ! Voyez qu'el-
les ne sont pas de celles qui n'ont point de soin de
bien faire, ou qui négligent entièrement leur salut.
Ce sont des vierges , séparées des sens et des plai-
sirs : il n'est pas dit qu'elles souillent leur chasteté :
elles ont des lampes : elles dorment, à la vérité, et
ne sont pas sans beaucoup de langueur; mais enfin
elles s'éveillent : elles vont avec diligence acheter
de l'huile : elles font imparfaitement quelques bon-
nes œuvres : enfin elles accourent et avancent jus-
qu'à la porte : elles frappent même, et disent : Sei-
gneur, Seigneur ! Mais totcs ceux qui m'appellent.
Seigneur, Seigneur! n'eiitreront point pour cela
dans le royauyne des deux ^. Je n'ai pas trouvé tes
œuvres pleines devant mon Dieu 7.
La pénitence tardive frappe vainement, parce
qu'elle n'est pas pleine , ni sincère. Viendra le temps
qu'encore qu'on frappe, on n'entrera point. C'est
ce que disait saint Jacques : Fous demandez etvous
n'obtenez pas; parce que vous demandez mal *.
Ce qui arrive à ceux qui demandent la prolongation
de leurs jours, non pour faire pénitence, maispowr
les employer à leurs convoitises. Vient enfin le der-
nier moment, et les hommes croient qu'on demande
bien; mais celui qui sonde les cœurs sait le con-
traire, et il nous renvoie, avec les hypocrites et les
infidèles, où il y aura des pleurs et un éternel
grincement de dents 9.
En vérité, je vous le dis : Je ne vous connais pas.
C'est la vérité éternelle qui vous parle, et qui se
prend elle-même à témoin. Vos flatteurs vous pro-
mettent tout ; mais moi je vous tiens un autre lan-
gage. Et quel Xd.ngagt'} je ne vous connais pas. Mal-
gré vos bons désirs , vos volontés imparfaites, vos
commencements de vertu , je ne connais en vous ni
mon image que j'y avais formée, ni le caractère de
chrétien, ni celui d'homme raisonnable , ni rien en-
fin de solide ni de véritable. Allez ,je ne vous con-
nais point: vous n'êtes donc pas de mes brebis;
car je connais mes brebis, et je leur donne la vie
' ' Gai. VF, 2, 4, 5. — ' Matlh. XVI, 27. — 3 Ibid. XXV, 9.
— « ilid. \0. — S Ibid. II. — « Ibid. vii, 21. — ' Apoc. m ,
'i .- » Juc. IV, 3. — ■' Matth. XXIV 51. — '" Ibid. xxv, lî.
étemelle '. Vous n'avez donc rien à prétendre, vou«
que je ne connais pas. O que me serviront tant d'a-
mis, tant de connaissances? Tout le monde, toutou
les cours vous louent, vous connaissent; de gran-
des entrées partout ; mais que vous sert tout cela ,
si Jésus-Christ ne vous connaît pas.!*
Cherchez pourquoi Jésus-Christ ne connaît pas
ceux qui semblent le connaître si bien , et qui l'ap-
pellent deux fois , Seigneur, Seigneur. C'est que ce-
lui qui dit qu'il le connaît, et ne garde pas ses com-
mandements, est un menteur ». Mais il en garde
une partie : Je ne vous connais pas. Soyez parfait ,
comme votre Père céleste est parfait ^ ; autrement
il ne vous connaît pas.
XC^ JOUR.
Parabole des dix talents , et des dix mines. Matth. xxt,
14, 30. Luc. XIX, 12, 27.
La parabole des talents, et celle des mines, sem-
ble avoir été prononcée en confirmation des derniè-
res paroles que nous avons lues de saint Luc : Ce-
lui à qui on donne beaucoup , on lui redemande
beaucoup.
A chacun selon sa vertu 4 : il parle ici des grâces
qui sont données en récompense , ou du moins en
conséquence d'autres grâces; mais il faut toujours
se souvenir qu'il y a les premières grâces qui ne
sont pas données de cette sorte, et qui sont absolu-
ment gratuites , ce qui paraît en d'autres lieux de
l'Évangile. Ici nous avons à considérer la distribu-
tion des grâces qui sont les suites des autres, et l'or-
dre des récompenses. Et ce qu'il y a premièrement
à observer, c'est la proportion et les convenances.
07i donne à chacun selon sa vertu : chacun travaille
et profite à proportion de ses talents: chacun est
récompensé selon son travail. Celui qui a cinq ta-
lents gagne cinq talents. Celui qui en reçoit deux
en gagne deux *. Celui dont la mine en a produit
dix reçoit dix villes : et celui dont la mine en a
produit cinq reçoit cinq villes ^ ; et il ne reste qu'à
admirer l'exactitude de la divine justice , par rapport
à l'exactitude et à la fidélité d'un chacun.
Celui qui enfouit son talent et sa mine, est jeté
lui-même dans le cachot et dans les ténèbres :
et non-seulement il ne reçoit rien, ce qui lui était
dû trop visiblement; mais encore il est puni de
sa négligence.
Outre la récompense particulière que chacun
reçoit à proportion de son travail, tous reçoivent
la commune récompense , d'entrer dans la joie
de leur Seigneur i , et d'être rendus participants
de sa fidélité.
Tout est donc ici dans une entière proportion;
la peine, la récompense. Il y en a une commune
à tous pour la fidélité qui l'est aussi : il y en a
de particulières selon la diversité du travail : et
tout l'ordre de" la justice est accompli. O Dieu!
je chanterai vos louanges sur votre justice, et sur
votre vérité.
' Joan. X, 14, 18. — - 1. Ibid. Il, 4. —3 Matth. V, 48. -«
« Ibid. xxv, 25. — ' Ibid. 2rt, 22. — 6 Luc. SIX, l«, 1».
la.—' Matth. XXV, 21, %
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
cr>s
Il |)ar;ut , par la même raison de proportion et
d'égalité, que si celui qui avait reçu cinq talents
ou deux talents , avait été paresseux , il aurait été
plus puni que celui qui n'en avait reçu qu'un; et il
n'y a plus à chacun qu'à examiner ce qu'il a reçu,
pour voir ce qu'il a à craindre. O mon Dieu!
que vous ai-je rendu pour la foi que vous m'avez
donnée; pour tant de saintes instructions; pour
tanl de lumières; pour tant de crimes pardonnes;
pour tant de temps , et pour votre longue patience?
O Dieu! que vous ai-je rendu? et ne vous ayant
rien rendu, que dois-je craindre?
Entrez dans la joie de votre Seigneur : jetez
ce mauvais serviteur dans les ténèbres extérieu-
res^. T.'un est mis dedans, l'autre dehors : l'un
dans la joie et dans la lumière, l'autre dans la
désespoir et dans les ténèbres. O heureux sort de
l'un! ô cruel partage de l'autre!
Entrez dans la joie de votre Seigneur. « La
» joie entre en nous, lorsqu'elle est médiocre :
• mais nous entrons dans la joie, dit saint Augus-
« tin, quand elle surmonte la capacité de notre
« âme, qu'elle nous inonde, qu'elle regorge, et
« que nous en sommes absorbés : qui est la par-
" faite félicité des saints. »
Ce qui fait le malheur de ces ténèbres, c'est
qu'elles sont extérieures. La seule séparation rend
le malheur des réprouvés extrême et insuppor-
table : de là ce pleur éternel, de là ce grincement
de dents. Si vous n'êtes mis dedans, si vous n'en-
trez dans la joie , toutes sortes de maux tombent
sur vous , et la seule séparation vous les attire.
Chassez le serviteur inutile , et mettez-le où
règne le désespoir. S'il n'avait rien reçu , il n'aurait
pas tant à s'affliger; mais il a eu le talent, il l'a
négligé : c'est pourquoi sou déplaisir n'a point de
mesure.
Pleur et grincement de dents '. Profonde tris-
tesse dans l'un, et rage dans l'autre. Il est en
fureur contre lui-même parce qu'il n'a à imputer
qu'à lui-même le malheur dont il est accablé.
Je sais que vous êtes un homme difficile ;
vous moissonnez où. vous n'avez point semé : vous
ramassez oit vous n'avez point répandu ^. A Dieu
lie plaise que Dieu soit ainsi ! car où n'a-t-il pas
semé, et quels dons n*a-t-il pas répandus? Mais
Jésus-Christ nous veut faire entendre , par cette
espèce d'excès, combien est grande la rigueur de
Dieu dans le compte qu'il redemande. Car il n'y a
rien qu'il n'ait droit d'exiger de sa créature infldèle
et désobéissante, dont le fond étant à lui tout en-
tier, il a droit de punir son ingratitude des plus
extrêmes rigueurs.
Serviteur mauvais et paresseux i. Mauvais,
parce qu'il est paresseux : qui doit tout à la di-
vine justice, seulement pour n'avoir rien mis à
profit pour elle.
lu seras jugé par ta bouche ^. La lumière de la
vérité qui parle en nous , prononcera notre sen-
tence ; chacun avouera son crime , et ordonnera
' Vntth. XXV, 22, 30. - ^ Jbid. 30. — ' Ibid. %t.~*Ibi<i.
S6. — » Luc. XIX , 22.
I son supplice. On aura d'autant moins de consola-
' tion, qu'il ne restera aucune excuse, ni par coij-
I séquent aucune espérance , aucun adoucissement :
; car on prononcera cela même contre soi, qu'H
1 n'y en doit avoir aucun. De là cette profondeur
: et cet abîme de tristesse. O mon Dieu , la seule
! vue m'en fait horreur : que sera-ce du sentiment
I et de l'effet?
I Otez-lui son talent : ôtez-lui sa mine , et doik-
j nez-la à celui qui en a dix'. Comment est-ce
; que les élus profitent des grâces que les réprou-
i vés auront perdues ? Tieiis bien ce que tu as ,
i dit-il, de peur qu'un autre ne reçoive ta cou-
; ronne ». Les justes profitent de tout , et autant
\ de la négligence des autres qui les instruit, que
de leur propre travail.
A celui qui n'a pas, ce qu'il semble avoir lui
sera ôté^. Ce qu^il semble avoir , il n'a rien en
effet, parce qu'il ne garde rien. Un panier, un
I vaisseau percé n'a jamais d'eau, parce que celle
I qu'il reçoit , il la perd dans le même instant. Ame
'■ cassée et brisée , où l'eau de la grâce ne tient pas ,
'■ elle n'a jamais rien de propre : et cependant ce
qu'elle semble avoir lui sera encore ôté. Elle demeu-
j rera sèche, dépouillée, sans bien, sans lumière,
1 sans aucune consolation, même passagère; et il est
; juste : car il fallait lui ôter tout ce qu'elle gardait
; mal. 0 mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! puis-je
: souffrir la vue de ma pauvreté , de ma douleur, de
i mon désespoir en cet état malheureux ? Il faut
donc prévenir ce mal pendant qu'il est temps.
XCl* JOUR.
Jageinent dernier. Malth. xxv , 31 , jusqu'à lajln.
Après avoir préparé ses fidèles au jugement der-
nier avec tant de soin , il est temps qu'il nous fasse
voir ce jugement ; et c'est ce qu'il fait dans le reste
de ce chapitre.
Quand le Fils de l'homme viendra en sa ma-
jesté , et tous ses anges avec lui <. Quelle ma-
jesté! quelle suite! que d'exécuteurs de sa jus-
tice! Mais comment viendra t-il? dans une nuée
éclatante * : du plus haut des cieux ; de la droite
de son Père. Avec ses anges. Il est donc le Sei-
gneur des anges comme des hommes. // s'assiéra
dans le siège de sa majesté : et toutes les na-
tions seront assemblées devant lui ^. Quelle jour-
née! quelle séance! Qui ne tremblera alors? De-
vant ce grand roi assis dans le trône de son
jugement, qui dissipera fout le mal par un coup
d'oeil, qui osera alors se glorifier d'avoir le cœur
pur; et qui osera dire : Je suis innocent t} Qui
pourra paraître devant celui qui a les yeux comme
un flambeau ardent, comme la flamme du feu le
plus pénétrant et le plus vif, qui sonde les cœurs
et les reins , et qui donne à chacun selon ses asu-
vres 8 ? Toutes les consciences seront ouvertes en
un instant, et tout le secret en sera manifesté à
tout l'univers. Où se cacheront ceux qui mettaient
' Luc. xrx, 24 — ' .4poc. m, II. — ' Afatih. xxt, 2». —
* MaUh. xxv, 31. — » Luc. xxi, 27. —• Matth. XIT, ». —
' Prov. XX , 8, 9. — *Jpoc. u , 18,23.
654
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
foute leur conûance à se cacher : dont les actions
étaient honteuses , même à dire et à penser^? et
qui verront tout à coup leur turpitude révélée de-
vant tous les anges , devant tous les hommes , et
ce qui renferme en un mot toute confusion et toute
honte, devant le Fils de l'homme, dont la présence ,
dont la sainteté, dont la vérité convaincra et
confondra tous les pécheurs? Voilà celui que vous
nommiez votre Maître : pourquoi ne gardiez-vous
pas sa parole? Voilà celui que vous appeliez votre
sauveur : quel usage avez-vous fait de ses grâces ?
Voilà celui que vous attendiez comme votre juge :
comment ne treinbliez-vous pas à son approche, et
à la seule pensée de son jugement? Vous croyiez
avoir tout gagné en vous cachant, en détournant
vos yeux, en gagnant du temps. Vous y voilà
maintenant, devant ce tribunal :1a sentence va être
prononcée, sans délai , en dernier ressort; et elle
sera suivie d'une prompte et inévitable exécution.
XCIP JOUR.
Séparation des justes et des impies. Matth.
XXV. 31.
// les séparera les uns des autres , comme un
pasteur sépare les brebis d'avec les boucs. Il dit
ailleurs, que les anges feront cette séparation;
et sépareront les justes d'avec les impies. Les
uns seront à la droite, et les autres à la gau-
che '. Que n'aura point à craindre alors la troupe
des impies? Ce qui est cause que Dieu ne répand
pas sur elle toute sa colère, c'est le mélange des
bons et des mauvais : et il épargne les uns pour
l'amour des autres. Après la séparation, quelle
vengeance! Mais quelle horreur aura-t-on des mau-
vais ? Ils se cachent ici parmi la foule , et se mêlent
avec les bons : là, que toute leur difformité pa-
raîtra , et qu'on les comparera avec les justes plus
resplendissants que le matin 4, et avec le Fils de
l'homme qui est la justice même, qui les pourra
souffrir et qui se pourra souffrir soi-même? O
montagnes! cachez-nous ; ô collines! tombez sur
nous ^. Dans quelle compagnie es-tu , malheu-
reux ? On a honte de se trouver avec un seul scé-
lérat : tu seras avec tous les méchants, et tu en
augmenteras le nombre infâme : chacun portera
sur le front le caractère de son péché. O comment
pourra-t-on soutenir la lumière d'un si grand jour,
et comparaître devant le Fils de l'homme?
Qu'attendons-nous davantage? La séparation est
faite. Hypocrite! qui cachais si bien ton iniquité, et
qui te joignais à la troupe des gens de bien ; te voilà
tout d'un coup à la gauche : avec Caïn , avec Nem-
rod , avec Anliochus , avec Judas, avec Caïphe , avec
tous ceux qui ont crucifié Jésus-Christ et massacré
ses prophètes, ses apôtres, ses martyrs; avec tous
les scélérats , tous les impies , tous les hérétiques ,
tous les infidèles, tous les idolâtres , tous les Juifs,
tois Ws impudiques, tous les voleurs; avec ceux
dont le seul nom fait horreur : pis que tout cela,
' Eph. V, 12. — ' Matth. xxv, 32, 33; xnr, 49. — 3 Prov.
T, 13.--* Lw. XXHI, 30.
I avec les démons, qui ont inspiré et animé tous ces
méchants. C'est avec eux qu'il- faudra vivre; si
c'est là une vie, que de ne vivre que pour son
supplice ou pour sa honte. O néant! je t'invo-
que : c'est en toi que je mets mon espérance :
ô ïiéant ! reprends-moi dans tes abîmes : pour-
quoi en suis-je sorti? par où y rentrerai-je? Il
faut être pour périr toujours. Toi qui disais :
Tout meurt avec moi, mon âme s'en ira comme
un souffle : la voilà toute vivante. Voilà même
ton corps dissipé qui a repris sa forme et sa con-
sistance ^ te voilà tout entier. Mais pourquoi?
pour un opprobre éternel , pour voir toujours • ;
et quoi? son crime, son infamie, son ordure,
celle des autres, les méchants, leur infâme société,
le peuple ennemi , les démons, une implacable jus-
tice contre une méchanceté incorrigible. O mes
tristes yeux ! que verrez-vous donc alors ? Ah ! que
ne peut-on être aveugle, pour ne voir point ces
horreurs ! Mais on verra , mais on sentira tout le
mal possible : tout le mal qui est dans le crime ,
tout le mal qui est dans la peine. Fuyons , fuyons
le péché; puisque si on ne le fuit, on ne pourra
fuir le supplice. Pénitence, pendant qu'il est temps :
fléchissons la face du juge : prévenons-la par la
confession de nos péchés. Pleurons , pleurons de-
vant celui qui nous a faits ' : pleurons , avant que
de retomber dans ces pleurs irrémédiables et inta
rissables ; pleurons avec saint Pierre, de peur
d'aller pleurer éternellement et inutilement avec
Judas et tous les méchants.
XCIIP JOUR.
Venez, bénis : allez, maudits. Ihid.
Alors le roi dira à ceux qui sont à la droite :
Fenez^. aux autres : Allez : à ceux-ci, Fenez;
vous êtes déjà avec les justes : venez avec moi ;
venez à mon trône , dans lequel vous serez assis
avec moi 4 ; car je l'ai promis.
O paroles qu'on ne peut assez méditer ! re7iez :
Allez. Taisons-nous : tais-toi, ma langue : tes ex-
pressions sont trop faibles. Mon âme, pèse ces
mots qui comprennent tout le bonheur et le mai-
heur, et toute l'idée de l'un et de l'autre : re?iez :
Allez: Venez à moi , où est tout le bien. Allez loin
de moi, où est tout le'mal.
Venez les bénis, les bien-aimés de mon Père :
autrefois maudits et haïs des hommes; mais dès
lors bénis de mon Père, dont la bénédiction se
déclare en ce jour : venez posséder le royaume
qui vous était préparé^. Venez , petit troupeau :
ne craignez plus rien , puisqu'il a plu à votre Père
de vous donner son royaume ^. Venez, venez, ve-
nez : entrez dans la joie de votre Seigneur 7 :
jouissez de son royaume éternel. O venez, venez!
Quelle parole! quelle joie! quelle douceur ! quel
transport!
Un royaume : quelle grandeur ! Un royaume
préparé de Dieu, et de Dieu comme Père, et pré-
' Dan. xn, 2. — » Ps. xciv, 6. — s ^fatth. xxv, 41. —
* .4poc.ui, 21.— i .Maitk.x\\,di.—^Luc.\u,32.—'A/ailh.
XXT, .^I , 23.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
paré pour un Fils unique, éternellement bien-
ainié; car c'est le ni^me qui est aussi préparé pour
les élus. Enfants de dilection et d'élection éternelle ;
▼ousavez assez souffert, assez attendu : venez'main-
tenant le posséder. On ne possède que ce qu'on a
pour l'éternité : le reste échappe et se perd.
XCIV» JOUR.
rai ea faim : j'ai eu soif. Nécessité de l'aamtee : son
mérite et sa récompense. Matih. xxt, 31.
J'ai eu faim : j'ai eu soif: j'ai été nu :j'ai été
malade et en prison «, C'est par la même raison
qui lui fait dire : Saul , Saul , pourquoi me per-
sécutes-tu? et. Je suis Jésus que tu persécutes » :
c'est par la société, ou plutôt par l'unité qui est
entre le chef et les membres ; c'est parce qu'il est
le cep , et que nous sommes les branches 3. Mais
il faut ici remarquer que les pauvTcs sont de tous
ses membres, ceux dans lesquels il est le plus.
Tous les Pères relèvent ici l'avantage et le mérite
de l'aumône, que Jésus-Christ vante tant , et qu'il
vante seule dans le siège de sa majesté , dans son
dernier jugement, à qui seule il attribue la vie
étemelle. Ils démontrent aussi par le même endroit
la nécessité de l'aumône, puisque manquer de la
faire est un crime, et le seul crime que le juste
juge allègue pour la cause de la damnation. Et la
raison en est évidente , en ce que ,
Premièrement , si le précepte de la charité est
l'abrégé de la loi et des prophètes , comme il dit
lui-même, il était juste de renfermer dans la charité
toutes les bonnes œuvres, et dans la privation de
la charité toutes les mauvaises'.
Secondement , comme dit saint Jean : Celui qui
n'aime pas son frère qu'il voit, comment aimera-
t-il Dieu qu'il ne voit pas *? Ainsi la même justice
qui l'oblige à punir le monde pour le défaut de la
charité, l'oblige aussi à marquer le défaut de la
charité dans son effet le plus sensible , qui est la
chanté envers les frères.
Troisièmement , les deux préceptes de la charité,
dans lesquels , comme on vient de dire , consistent
la loi et les prophètes, sont renfermés manifeste-
ment dans ces paroles : J'ai eu faim :j'ai eu soif:
et , toutes les fois que vous F avez fait à un de mes
frères, vous me tavez fait à moi-même'^; puis-
qu'il nous montre par là que le motif d'exercer la
charité envers le prochain, est la charité envers
Dieu.
Quatrièmement , tous les péchés sont en quel-
que sorte renfermés dans le défaut de l'aumône ;
parce que dans l'aumône était renfermé le remède
de tous les péchés, conformément à cette parole :
Rachetez vos péchés par l'aumône^. Et encore :
La charité couvre la multitude des péchés '. Et en-
core : Faites [aumône, et tout sera pur pour vous*.
Ainsi tous les hommes étant pécheurs, et parla
exclus en rigueur du royaume des cieux ; ce qui les
• Matth. XXV, 35, 36. — ' Act. IX, 4, 5. — » Joan. XV, I ,
6. — • I. Joan. IV, 20. — * .Vatth. XXV, 35 , 40. — ^ Dan. IV,
ai. — ' I. Pet. IV, 8. —8 Luc. XI, 41.
655
en exclut en dernier lieu , c'est de négliger le re>
inède.
Cinquièmement , la vie éternelle nous étant
donnée à titre de miséricorde et de grâce, la jus-
tice demandait que cftte miséricorde nous fût ac-
cordée au prix de la miséricorde, conformément à
cette parole : Bienheureux les miséricordieux ,
parce qu'ils obtiendront la miséricorde'. Et en-
core : Jugement sans miséricorde à celui qui ne
fera pas miséricorde ».
Sixièmement, comme les miséricordes de Dieu
éclatent au-dessus de toutes ses œuvres^., selon ce
que dit David : ainsi en est-il des miséricordes de
l'homme, et les œuvres de miséricorde devaient
principalement être célébrées au jugement dernier
comme les plus éclatantes de toutes les autres, et
comme celles qui nous rendent le plus semblables
à Dieu , conformément à cette parole : Soyez mi-
séricordieux, comme votre Père célestes est mi-
séricordieux*. Ce qui répond à cette parole :
Sotjez parfaits, comme votre Père céleste est
parfait^ : ainsi que la conférence des deux passa-
ges le fera paraître. Ainsi la perfection où nous de-
vons tendre principalement , et par là nous rendre
semblables , comme le doivent de >Tais enfants , à
notre Père céleste, est celle d'exercer la miséricorde.
Pour ces raisons, tout est renfermé dans les
œuvres de miséricorde : et on en pourrait rapporter
une infinité d'autres que chacun pourra suppléer.
Il reste donc à s'examiner sur l'obligation de l'au-
mône ; et sans écouter les vaines excuses dont se
flatte notre dureté, considérer sérieusement si
nous pouvons apaiser véritablement notre con-
science sur un point si décisif de notre éternité.
XCV JOUR.
J'ai ea faim , J'ai ea soif, transportés en la personne de
Jésuà-Christ Jbid.
Seigneur Jésus , ma vie et mon espérance, je me
mets en votre sainte présence , pour voir et consi-
dérer dans votre lumière , en foi , et en perpétuelle
reconnaissance de vos bontés, comment vous avez
transporté en vous nos misères et nos infirmités ,
jusqu'à pouvoir dire : J'ai eu faim : j'ai eu soif :
j'ai été nu, prisonnier, malade , en la personne
de tous ceux qui ont eu à souffrir des maitx sem-
blables.
Le fondement de ce transport , ô Jésus ! c'est
i l'amour qui vous a porté à prendre notre nature ,
! et à la prendre non point immortelle et saine,
comme vous l'aviez fait dans son origine : car vous
I êtes le rerbe par qui tout a été fait^\ vous êtes
celui à qui le Père a dit : Faisons l'homme ' ; et
vous l'avez fait avec lui et avec votre Saint-Esprit,
qui est avec le Père et avec vous un seul Dieu sou-
verainement parfait. C'est donc vous qui avez fait
la nature humaine; et quand vous l'avez prise, vous
n'avez pris que votre propre ouvrage. Mais vous
ne l'avez pas prise, encore un coup, saine, par-
« itatih. V, 7. — > Jac. U, 13. — ^ Ps. OUV, 9. — < Iak.
»», 3«. — * MatfA. V,48. — * Jba». I,S- — ' Cn». i,2&
S56
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
faite , immortelle, et selon ràinc et selon le corps ,
telle qu'elle était d'abord sortie de vos mains. Vous
l'avez prise telle que le péché et votre justice ven-
geresse l'avait faite, mortelle, infirme , pauvre :
parce que vous vouliez porter notre péché. Vous le
vouliez porter sur la croix, victime innocente :
vous le vouliez porter durant tout le cours de votre
vie, agneau qui ôtez les péchés du monde ' ; mais
qui ne les ôtez qu'en les transportant première-
ment sur vous. Mais vous êtes le Saint des saints ,
oint d'une huile excellente au-dessus de tous ceux
quiprennent avec vous, et en figure de votre per-
sonne , le nom de Christ^ : car cette huile dont vous
êtes oint et sanctifié, c'était la divinité, qui unie à
votre sainte ame, et par elle à votre corps virginal ,
les sanctifiait d'une manière ineffable : en sorte
qu'étant le vrai Christ de Dieu, le juste par excel-
lence, et le Saint des saints, comme vous ne pou-
viez pas transporter sur vous l'iniquité et la tache
de notre péché, vous en avez seulement transporté
sur vous la peine, le juste supplice, c'est-à-dire la
mortalité avec toutes ses suites. Par là donc vous
êtes devenu sensible à nos maux. Pontife compa-
tissant^, qui les avez expérimentés ; car, comme
dit votre apôtre, il/allait que vous vous fissiez en
tout semblable à vos frères , afin que vous devins-
siez unpontife miséricordieux et fidèle, poîir ex-
pier les péchés du monde^. Car qui doute que vous
ne puissiez nous aider dans les choses que vous avez
éprouvées, puisque vous ne les avez éprouvées que
parce qu'il vous a plu , et parce que vous vouliez, en
les souffrant , faire naître en vous la compassion
secourable que vous avez pour ceux qui ont aussi
à les souffrir*?
Soyez donc loué à jamais, ô grand pontife, qui
avez pitié de nos maux : non pas comme les heu-
reux ont pitié des malheureux, mais comme
les malheureux ont pitié les uns des autres, par
le sentiment de leur commune misère : non que
vous vous soyez jamais tenu pour malheureux
parmi les maux que vous avez soufferts, vous qui
n'avez souffert ni la douleur ni la mort, que par-
ce que vous le vouliez; à qui aussi personne n'a
ôtésonâme, mais qui l'avez donnée de vous-même:
mais parce qu'il vous a plu de vous mettre au rang
de ceux que le monde appelle malheureux; qu'on
vous a vu comme un lépreux , comme un homme
chargé de plaies, que Dieu a frappé et humilié;
en un mot , comme un homme de douleurs , et qui
savait par expérience ce que c'est que l'infirmité
et la faiblesse ^. En sorte qu'ayant passé par tou-
tes les misères de notre nature pécheresse , et
ayant tout éprouvé, excepté le péché, voiis res-
sentez tous nos maux, et vous y compatissez 7 ,
comme à des maux qui vous ont été communs avec
nous. Et quoique vous n'ayez point été malade de
ces maladies particulières , dont nous sommes si
souvent exercés : vous avez porté la faim, la soif,
la lassitude, la défaillance, qui sont les maladies
communes de notre nature. Vous avez porté la
• Jnnn. t, 29. — ^ Ps. XUY, 9. — ^ Heb. V, 1 , 2.— * //t'6.
H, 17. — ^ Ibkl. V, 18. —'^Is. un, 2, .3, 4.— ' Heb. IV, ID.
frayeur, la crainte, l'ennui, la détresse, jusqu'à
l'agonie, qui sont d'autres maladies des plus ter-
ribles. Vous avez porté des plaies, qui ont comme
mis en pièces votre saint corps, et vous ont fait
dire, par la bouche de votre prophète, que vous
n'aviez plus de figure humaine ' , et que vous étiez
U7i ver, et non un homme ». Ce qui a fait dire en-
core à un autre de vos prophètes : Nous nous som-
mes approchés de lui, nous l'avons regardé de
près, et nous ne l'avons pas connu : il nous a
paru le dernier des hommes, et un homme abîmé
dans la douleur 3, Vous avez donc ressenti les
plus grandes, les plus terribles et les plus doulou-
reuses infirmités du genre humain malade : et si
vous n'avez pas eu la fièvre, et les maladies de cette
nature, qui pouvaient ne convenir pas à la perfec-
tion de votre tempérament, parce quelles vien-
nent d'un dérèglement des humeurs , que peut-être
vous n'avez pas voulu souffrir en vous; vous les
avez toutes éprouvées dans la mortalité qui en
est la source. C'est pourquoi par cette même sen-
sibilité, qui vous a fait compatir à nos autres
maux, vous avez aussi compati à nos maladies;
et vous n'avez jamais guéri les malades , ou res-
suscité les morts, ou considéré nos maux, que
cette tendre compassion de votre cœur attendri
ne vous ait ému. Ainsi vous pleurâtes avant que
de ressusciter le Lazare. Ainsi vous multipliâtes
les pains, touché de compassion du peuple épuisé
de travail 4. Dans une occasion semblable, vous
dîtes encore : J'ai pitié d'une si grande multitude
d'hommes : et je ne veux pas les renvoyer sans
manger, de peur que les forces ne leur manquent *.
Ces aveugles, qui connaissent combien vous êtes
sensible à nos maux, vous disaient à cris redou-
blés : Ayez pitié de nous, Seigneur, Fils de Da-
vid. Vous écoutâtes leur voix : touché de compas-
sion, vous mîtes votre main miséricordieuse sur
leurs yeux privés de la lumière, et ils reçurent la
vue^. Lorsque vous vîtes ce sourd et ce muet, vous
commençâtes par gémir en levant les yeux au ciel 7.
Vous pleurâtes sur les malheurs prochains de Jéru-
salem *. Ce sentiment de compassion vous suit
toujours , quoiqu'il ne soit pas toujours exprimé.
C'est ce cœur tendre et compatissant , ce cœur ému
de pitié qui sollicitait votre bras tout-puissant en
faveur de ceux dont vous voyiez les souffrances.
Ainsi cette compassion fut la source de vos mira-
cles. Ce qui a fait dire à votre évangéliste, que lors-
que vous guérissiez tous les possédés, et tous ceux
qui se trouvaient mal, cela se faisait pour accom-
plir cette prédiction du prophète : Il a pris nos
infirmités, et il a porté nos maladies 9. Vous les
portiez véritablement par compassion, et vous
soulagiez votre cœur en les guérissant.
O mon Sauveur ! vous avez porté ces sentiments
dans le ciel : et quoique vous n'y ayez pu porter
ces larmes , ces gémissements , ces émotions de
vos entrailles, ces souffrances intérieures, que
' Js. un , 2. — » fs. XXI , 7. — 2 Is. un ,2,3.-4 Matth.
IX , 36. — * Ihid. XV, 32. — « Matth. xx , 30 et seq. — ' Mare.
IX, 2i. — ' Luc. XIX, 41. — » .Vatth. viii, 16, 17. Is. Ull,*.
MEDITATIONS SUR UEVaNGILE.
vous ressentiez à la vue de tant de maux dont
notre nature est accablée , vous y en avez porté le
souvenir, qui vous rend tendre, miséricordieux,
compatissant envers tous vos membres, et envers
tous ceux qui souffrent sur la terre. Car vous êtes
ce charitable Samaritain ' , qui avez pitié de tous
les blessés , de quelque nation qu'ils soient , plus
que les prêtres et les lévites de la loi. Je ressens
donc, mon Sauveur, la vérité d« cette parole :
f ai eu faim ; f ai eu soif ; f aï été infitme , dans
tous ceux que tous ces maux ont affligés. Otez-
moi , ô mon Sauveur , ce cœur de pierre. Que je
sois compatissant comme vous : que je puisse
dire avec votre apôtre : Qui est infirme sans que
je le sois? Qui est troublé et scandalisé, sans qu'un
feu intérieur me consume ' ? Que je me réjouis-
se, selon son précepte, avec ceux qui se réjouis-
sent, ce qui est facile et agréable à la nature : mais
que je pleure sincèrement avec ceux qui pleu-
rent 3. Que je puisse dire avec vous : J'ai faim;
j'ai soif; je suis étranger, sans logement; je
tuis prisonnier, je suis malade en ceux et avec
tous ceux qui le sont. Que ma compassion ne soit
pas vaine, et qu'elle me porte au secours : que
je les soulage efficacement comme cherchant moi-
même à me soulager. Mais que je porte ma vue
plus loin : que je médite sans cesse que vous avez
transporté en vous leurs infirmités ; que vous souf-
frez en eux tous : enfin que vous avez dit , et que
vous répéterez en votre dernier jugement : J'ou-
ies les fois que vous avez donné ce secours à un
de mes frères, et encore des plus petits , afin que
vous ne méprisiez aucune sorte de petitesse ; vous
me l'avez donné à moi-même *. A vous la gloire, à
vous la louange , à vous l'action de grâces de tous
ceux qui souffrent, c'est-à-dire, de tous les hom-
mes , pomr la bonté que vous avez eue de vous ap-
proprier et d'adopter leurs souffrances , et de les
recommander à tous vos enfants , par un précepte
qui est le seul dont vous parliez sur votre trône ,
à la face du ciel et de la terre, en présence des
hommes et des anges. Amen , amen.
XCVP JOUR.
Venez , les béais de mon Père : récompense des Justes Marc.
XXT, 31.
f^enez, les bénis de mon Père : Allez, maudits^.
Venez : parole d'amour et d'union, parole de
l'Époux : Venez, mon épouse, ma bien-aimée^ :
venez dans ma couche nuptiale : venez à la jouis-
sance de mes immortelles beautés. Car tout cela ,
sous une autre figure, c'est le royaume qui vous
a été préparé : c'est un trône, pour signifier la
magnificence et la gloire : c'est la couche nuptia-
le , pour signifier l'abondance de la jore , et l'ac-
complissement du mystère de l'amour divin , en
faisant avec Dieu un même esprit. A ce Venez de
l'Époux céleste, l'épouse de son côté doit dire un
autre Venez : Venez, mon bien-aimé i. C'est ce
» Ikc.x, 33.— » II. Cor. XI, 29. — » Rom. xii, \h.— * Matth.
IXT , 40. — » Ibid. 34 , 41. — • Cant. iv , 8. — : Ibid. TU , 1 1 .
687
•
qu'il faut dire en foi , en espéranc»» , en amom d;ins
l'esprit et avec les sentiments d'une épouse ardente et
fidèle. Et l'esprit et l'épouse disent: Venez: que ce-
lui qui entend dise: Venez • : qu'il appelle à chaque
moment , et du fond du cœur, l'Époux céleste. Que
votre règne arrive ^ Que celui qui a soif vien-
ne : qu'il vienne, celui qui a faim et qui a soif de
la justice, et qu'il reçoive gratuitement l'eau vice *
que je lui prépare gratuitement, par pur amour,
par pure miséricorde : car encore que je récom-
pense les œuvres, c'est dans les œuvres mes dons
que je récompense : c'est, à remontera l'origine,
ma grâce que je couronne. C'est moi qui préviens :
c'est moi qui attire : c'est moi qui donne le pre-
mier. Il faut donc venir, et en venant m'inviter à
venir moi-même, et à dire ce dernier Venez, qui
consomme la félicité et l'œuvre de la rédemption.
Oui, je viens bientôt : Il est ainsi : amen. Je scelle
cette vérité dans les cœurs : Venez, Seigneur Jé-
sus, venez 4 : c'est par où finit l'Écriture. C'est le
dernier avertissement qu'elle nous donne, comme
celui qu'elle veut laisser le plus \ivement empreint
dans nos cœurs.
Venez, tes bénis, les chéris de Dieu. G mon
Sauveur, que j'entende le mystère de cette secrète
bénédiction , par laquelle vous nous avez bénis avant
l'établissement du monde, en nous préparant votre
royaume ! Mais qu'est-ce , ô Seigneur , votre royau-
me? sinon votre justice, votre vérité régnante
sur les esprits, pour en animer tous les mouve-
ments : lorsque Jésus-Christ mettra à vos pieds tout
le peuple racheté , se l'assujettissant totalemaïf
par l'opération de sa toute-puissance : en sorte
qu'il n'y paraisse que lui, et que Dieu soit tout en
tous , et nous avec lui en un même esprit *, par
l'effusion de sa gloire, et la parfaite conformité de
notre volonté avec la sienu». Ainsi ce qui fera
notre règne, c'est le règne de Dieu sur nous. Lors-
que tout lui sera assujetti, tout ira selon le mou-
vement de son esprit. Maintenant il v a en nous
quelque chose de sujet , et aussi quelque chose de
rebelle. Mais alors tout sera sujet : et cette sujé-
tion bienheureuse qui est notre parfaite félicité ,
étant accomplie dans le chef et dans les membres ,
l'œuvre de Jésus-Christ sera parfaite. Venez donc ,
ô bénis de Dieu ! venez à ce bienheureux royaume !
entrez dans la joie de votre Seigneur.
XCVIl* JOUR.
Retirez-Yoos , maudits : allez aa feu éternel : condamnatioM
des impies. Ibid.
Au lieu de ce Venez si ravissant, plein d'une
admirable douceur, qui satisfera le cœur de l'homni'?
sans lui laisser rien à désirer, les méchants, lea
impénitents entendront cet impitoyable ^/&3, lie-
tirezrvous^ : et où iront-ils , les malheureux .' Où, en
s'éloignant du souverain bien, sinon au souverain
mal ? Où, en s'éloignant de la lumière éternelle , si.
' Apoc. XXI! , 16. — » .Vatth. TI. 10. — î Jpoc. X\n, !«.
— « Ibid. 20- — ♦ I. Cor. xv, 24 , 25 et seq. Philip, m, 2i.
I. Cor. VI, 17. — « A/a/M. XXV, 41.
6.W
MÉDITATIOiNS SUR L'ÉVANGILE.
non à ces ténèbres extérieures , ténèbres affreuses ,
plus palpables que celles de J'Égypte ? Où , en per-
dant la joie éternelle, si ce n'est aux pleurs, au
désespoir, à la rage, au grincement de dents, à Té-
ternelle fureur ? Allez : retirez-vous, ouvriers d'i-
niquité. Retirez-vous , je ne vous connais pas. Ma
marque n'est point en vous -.je ne vous ai jamais
C071JIUS «. Vos œuvres ont été trompeuses, défec-
tueuses , passagères en tout cas , et destituées de
persévérance : vous n'êtes point de ceux sur les-
<|uels est ce sceau de Dieu : Le Seigneur connaît
ceux qui sont à lui ». Jttez, maudits. Fous avez
aimé la malédiction et elle viendra sur vous. Elle
vous est attachée comme votre habit, comme la
ceinture qui vous environne; elle a pénétré la
moelle de vos os ^ : Allez au feu, arbre infructueux ,
qui n'êtes plus bon qu'à brûler : allez au feu éter-
nel ^^ : nulle goutte de rosée, nul rafraîcbissement
ne viendra jamais sur vous. Allez à ce feu qui est
préparé au diable : à celui qui dès le commence-
ment n'ayant point voulu demeurer dans la vérité,
est menteur, et père de mensonge , meurtrier *,
calomniateur, tentateur et accusateur des saints ;
d'oii vient toute iniquité : allez en sa détestable
compagnie, imitateurs de son orgueil et de son
impénjtence, participez à ses peines : qu'il soit vo-
tre tyran , votre bourreau. Puisque vous avez voulu
vous mettre dans son esclavage, portez éternel-
lement ce joug de fer, vous qui avez refusé le doux
joug de Notre-Seigneur.
Mais voici le comble des maux : Dieu contre vous
avec toute sa justice et sa puissance. Écoutez , trem-
blez ; c'est lui qui parle : Si vous ne m'écoutezpas,
si vous méprisez mes commandements, je mettrai
ma face contre vous : j'écraserai votre dureté et
votre orgueil :j€ multiplierai vos plaies : comme
vous marchez contre moi , je marcherai contre
rous avec un cœur d'ennemi^. Fous serez frap-
pés tout ensemble dans le corps, de pauvreté, de
peste, de froid, et de chaud : dans l'esprit, de fo-
lie,. d'aveuglement, et de fureur : le ciel sera de
fer sur vos têtes , et la terre d'airain sous dos
pieds : votre rosée sera la poussière 7 : vous ne
porterez jamais de fruit : parce que vous n'aurez
pas voulu servir le Seigneur ,en joie et dans l'a-
bondance de toutes sortes de biens , vous serez mis
dans t esclavage de votre ennemi, dans la faim,
dans la soif, dans la nudité , dans l'indigence de
tout : il niettra su/r vos épaules un joug de fer «.
Outre toutes ces plaies que vous entendez, Dieu
vous en enverra de plus terribles qui ne sontpoiM
écrites dans ce livre, et qui passent tout ce qu'on
peut exprimer par le langage humain : et comme le
Seigneur s'est réjoui en vous faisant du bien , il
prendra plaisir maintenant à vous perdre, à vous
renverser 9. Vous serez à jamais sous cette impi-
toyable verge; sous cette verge veillante, qu'a vue
le prophète '" : car le Seigneur veillera éternelle-
' ^faUh. vu , 23; XXV , 12. — î II. Tim. n , 19. — ^ Ps. cvlil ,
18, 19. — ♦ Matth. XXV, 41. — ' Joan. vui, 44. -— .« Lev.
Jtxvi, 14, 17, 19,21,27,23. — 'DeM*. XXVin, 22, 28,23,24.
— 8 rbid. 47 , 48. — » iitXL él , C3. — '» Jcrem. 1,11,12.
ment sur votre iniquité ' , et ne cessera de voui
briser, de vous mettre en pièces ». Pourquoi criez-
vous inutilement? Fotre plaie est incurable : je
l'ai faite à cause de votre iniquité et votre dure
malice, dit le Seigneur par la bouche de Jérémie ^ :
votre endurcissement a causé le mien : vous m'avez
rendu inexorable, impitoyable, inflexible :^/fca. Et
ils iront au supplice éternel : et tes justes à la vie
éternelle i. C'est par là que Jésus flnit sa prédica-
tion. C'est ce qu'il nous laisse à méditer : et il n'a
rien de plus important à dire au peuple.
Après donc qu'il eut fini tous ces discours s ,
il ne songe plus qu'aux préparatifs de sa mort ; à
la pâque ancienne, à la nouvelle : aux dernières
instructions qu'il voulait laisser à ses apôtres, à la
cène ; et après la cène , à la dernière prière par la-
quelle U commença son sacrifice : finalement, à sa
mort.
XCVIU* JOUR.
Jérémie figure de Jésus-Christ. Prédictions de ce prophète.
Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils point
persécuté ^ ? Un de ceux qu'ils ont le plus persé-
cuté, pour leur avoir dit la vérité, et qui par là
s'est rendu une des plus illustres figures de Jésus-
Christ , continuellement persécuté pour le même
sujet, c'est le prophète Jérémie.
C'a été un des plus saints hommes de l'ancienne
loi. C'est le seul de tous les prophètes dont il est
écrit : Je t'ai connu avant que de t'avoir formé
dans le sein de ta mère ; et avant que tu en sor-
tisses, je t'ai sanctifié 7. Une sainteté avancée dans
ce prophète, a été une des figures les plus excd-
lentes de celle du Saint des saints : mais comme
Dieu voulait donner à Jérémie une grande part à
la sainteté de Jésus-Chfist , il lui en a donné une
très-grande à ses persécutions et à sa croix.
Dieu avait choisi Jérémie pour annoncer à son
peuple deux terribles vérités : l'une, que la cité
sainte et le temple même allaient être détruits et
réduits en cendre par l'armée de Nabuchodonosor :
l'autre, que le seul moyen qui restait au peuple,
aux princes , au roi même , d'éviter le dernier coup ,
était de se soumettre volontairement à ce roi , que
Dieu avait choisi pour son vengeur : en sorte qu'il
ne voulait pas qu'on lui résistât , mais qu'on subit
volontairement le joig que Dieu avait mis entre ses
mains pour l'imposer au roi de Judée, «t à tout
»a peuple.
Jérémie , par ordre de Dieu , annonçait ces vé-
rités : Quoi? je ne visiterai pas les iniquités de
ce peuple, dit le Seigneur? Je ferai de Jérusalem
un monceau de sable, la retraite des serpents; et
les villes de Juda seront désolées, et sa7is habi-
tants 8. Foici ce que dit le Seigneur, s'écrie-t-il en
un autre endroit 9 : J'amènerai sur cette ville des
maux horribles, en sorte que tous ceux qui les
I Dan. IX, 14. — » Deut. xxvni, 48, 61. — ' Jerem. xxx,
15. —* Matth. XXV, 46. —' Ibid. xxvi , i. — « Act. Vil. ^s.
— ' Jerem. I, h.—* Ibid. ix, 9, M. — ^ Ibid. xix, 3, 8, 10.
!I.
MKDI TAXIONS SUR L'EVANGILE.
6Sf
éeottteronl, leurs oreilles lettr tinteront d'étonné-
tnent et de frayeur. Llk sera un sujet d'étonne-
tneni, de dérision , et de syjlement à toute la terre :
et tu briseras en lettr présence un pot de terre >• et
tu diras : Ainsi je briserai mon peuple , et je met-
trai celte ville en pièces, comme ou y met un pot
de terre : ce ne sera pas comme on brise un vais-
seau d'or, ou d'étain, ou de quelque autre métal,
qu'on peut refondre ou ressouder : mais ce sera
comme on casse et on met en pièces un pot de terre ,
qu'on ne peut plus raccommoder : et ils seront en-
sevelis dans TophetfVievi abominable, parce que
toute la ville sera ruinée, et les environs seront rem-
plis de ses ruines ; et il ne resterapour les ensevelir
que cette exécrable vallée , infâme à jamais par les
sacrifices impies qu'y ont offerts les Israélites, en
brûlant leurs tils et leurs Hiles à .Moloch : Ainsi je
ferai à cette ville, et a tous ses Imbitants : elle sera
déserte, et abominable, comme Tophet. Et pour
ce qui regardait le temple : jVe vous fiez point,
disait-il ', en ces parafes de mensonge , en disant:
Le temple du Seigneur, le temple du Seigneur, le
temple du Seigneur : comme si la sainteté de ce tem-
ple était capable de vous sauver seule : car je ferai
à cette maison, en laquelle mon nom a été invoqué,
comme j'ai fait à Silo, ancienne demeure de l'ar-
che, que j'ai détruite e^r^etée. Et le Seigneur dit
encore à Jérémie » : fa- t'en à l'entrée de la maison
du Seigneur : car c'est là que je veux que tu en an-
nonces la ruine : et tu leur diras : Je ferai que
cette maison sera comme Silo, un lieu désert et
abandonné; et je ferai que cette ville sera en ma-
j êédiction à tous les habitants de la terre.
Il n'épargnait pas les rois, f^oici ce que dit le
Seigneur à Joachim , Jtls de Josias, roi de Juda :
On ne pleurera point à sa sépfdiure; et ses sœurs
ne diront pas : Hélas! mon frère; ni elles ne se
plaindront les unes les autres , en disant : hélas !
ma stsur : on ne criera point en pleurant : Hélas!
prince : hélas! seigneur. Il sera enseveli de la sé-
pulture d'un âne ; il est pourri , et on l'a jeté hors
des portes de Jérusalem. Son fils ne sera pas plus
heureux. Quand Jéchonias, fis de Joachim , roi
de Juda , serait comme un anneau dans ma main
droite, je l'en arracherai, dit le Seigneur : je te
livrerai entre les tnains du roi de Babylone ; et je
€ enverrai toi et ta mère qui t'a porté dans ses en-
trailles, dans une terre étrangère, et vous y mour-
rez. Terre, terre, terre, écoute la parole du Sei-
gneur. Foici ce que dit le Seigneur : Écris que cet
homme sera stérile , et n'aura aucune prospérité
durant ses jours : parce qu'encore qu'il doive avoir
des enfants, il n'en aura point qui lui succède, ni
qui soit assis sur le trône de David '.
Il ne prédisait pas à Sédécias une plus heureuse
destinée. Foîci ce qu'a dit le Seigneur au roi qui
est assis sur le trône de David, et à tout le peu-
ple : Je vous enverrai le glaive, et la famine, et la
peste : et vous serez en étonnpment , en sifflement,
et en horreur à tous les peuples du monde *. Sé-
• Ibid. vu, 4, 12, 14.— » Ibid. XXVI, 2, 6. — » Jenm.
IXIl. 18, 19,24,25, 26,29, 30.— < /fcjd. XIIX. IC. 18.
décias, rot de Juda , n'évitera pas les fnains des
ChcUdéens et du roi de Babylone • , et la reste qu'il
prophétisa publiquement, et en présence du roi.
durant que la ville était a.ssiégée *.
Jérémie était devenu odieux aux rois , aux sa-
crificateurs, aux prophètes et à tout le peuple, à
cause qu'il annonçait ces vérités. Et ce qui ies ani-
mait davantage, c'est qu'il leur disait que c'était à
cause de leurs péchés, de leurs idolâtries , de leurs
injustices , de leurs violences , de leurs fraudes , de
leur avarice, de leurs impudicités et de leurs adul.
tères, de leur endurcissement et de leur impéni-
tencc, que tous ces maux leur arriveraient, sans
qu'il y eût pour eux aucune ressource. Foici ce que
dit le Seigneur : Ne vous trompez pas vous-mê-
mes, en disant : Les Chaldéens se retireront; car
ils reviendront bientôt, e/ ne se retireront plus : et
ib prendront et ils brûleront cette ville. Et quand
vous auriez défait toute leur armée , et taillé en
pièces vos ennemis, en sorte qu'il n'y reste qu'un
petit nombre de blessés, ils sortiront de leurs
tentes un à un, et ils brûleront cette ville ^. La
seule ressource qu'il leur annonçait, était de se ren-
dre aux ennemis : 7>< diras à ce peuple : l'oici ce
que dit le Seigneur : Je mets devant vous la voie de
la vie et'la voie de la mort : celui qui demeurera en
cette ville mourra de l'épée , de la famine et de
la peste ; 7nais celui qui en sortira, et se rendra
aux Chaldéens qui vous assiègent, vivra : et son
âme lui sera comme une dépouille qu'il aura sau-
vée des mains des ennemis : car j'ai mis ma face
eontre cette ville en mal, et non pas en bien ; et
il faut qu'elle soit livrée au roi de Babylone, et
qu'il la consume par le feu < : ce qu'il répéta en-
core à Sédécias *.
XCIX' JOUR.
Les souffrances de Jérémie.
Telles étaient les dures vérités que Dieu mettait
en la bouche du prophète Jéréinie; et ce qu'il souffrit
à ce sujet pendant quarante-cinq ans que dura soi»
ministère, est inouï. Il avait à souffrir mille indi-
gnités, qui lui faisaient dire : J'ai été en dérision
à tout mon peuple, le sujet de leurs chansons
tout du long du jour , et l'objet de leur moquerie.
Il m'a rempli d'amertume ; il m'a enivré d'ab-
synthe. Je ne connais plus le repos : j'ai oublié
tous tes biens. On en venait jusqu'aux coups : et il
disait: Le solitaire s'asseyera, et se taira : û
baisera la terre, et mettra sa bouche dans la
poudre , pour voir s'il lui restera quelque espé'
rance d'être écouté dans ses prières. // livrera sa
joue aux coups : il sera rassasié d'opprobres. Ou
voit dans ce dernier trait une image expresse du
fils de Dieu. Et un peu après : O Seigneur, vous
m'avez mis au milieu du peuple comme un arbre
déraciné, comme le mépris de tous les honmies :
Tous mes ennemis ont ouvert impunément la bou-
che contre moi^. Ce fut dans sa patrie, dans la \ illo
• Ibid. XXXn, 4. — ' Ibid. XXXIV, I. 2,4. — 3 Jfre,:t.
XXXVU,8,9. — «/6i<f. XXI,8, 9, lO. — ^Iùid. XXX\ill, .— ,
iSelsuiv. — 6 Lament. \u, 14, 15, 17, 28, 29, 3«, 46, 4a.
43.
660
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
d'Anathotli, ville sainte et sacerdotale, qu'il eut le
plus à souffrir de ses citoyens, et des sacrificateurs
ses compagnons. On y conspira contre sa vie. Et
j'étais, dit-il , comme un agneau intiocent et doux
gxi'on porte au sacrifice: et je ne savais pas ce
g u' ils machinaient contre moi, en disant : Met-
tons dans son pain un ôeis empoisonné ; effaçons-
le du nombre des vivants, et qu'on ne parle plus de
lui sur la terre. Et ils lui disaient : Ne prophétisez
plus ail nom du Seigneur , si vous ne voidez mou-
rir entre nos mains. INIais il fallut obéir à Dieu : et
il prophétisa contre Anathoth , d'une manière terri-
ble : Je visiterai les habitants d' Anathoth : leurs
jeunes gens mourront de l'épée, dit le Seigneur
des armées : leurs jeunes enfants et leurs filles
7n0urr0nt.de faim et de peste; et il ne restera rien
de cette ville; j'amènerai tout le mal sur ylna-
thoth , et l'an de sa visite sera plein d'effroi ••
Ainsi en arriva-t-il à notre Sauveur dans Naza-
reth. Il ne pouvait y faire beaucoup de miracles,
à cause de leur incrédulité : car ils se disaient Ijin
à l'autre : If est-ce pas là ce cluirpentier , fils de
Marie, frère de Jacques et de Jeanl Et n'avons-
nous pas ses sœurs parmi nous? Et ils le mépri-
sèrent^. Il éprouva, comme Jérémie, la vérité de
ce proverbe : Le prophète n'est point reçu dans
sa patrie. Il s'en plaignit. Et ses citoyens remplis
de colère le trahièrent hors de leur ville, au plus
haut de la montagne où, lewr ville était bâtie, pour
le précipiter du haut en bas ^.
Ce n'était pas seulement ses concitoyens qui
machinaient contre lui , à cause de ses prophéties :
tous les peuples s'encourageaient à le perdre, et ils
se disaient les uns aux autres : Venez, entreprenons
■ contre Jérémie: il n'est pas le seul prophète , ni
le seul sacrificateur, ni le seul sage : venez , frap-
pons-le avec la langue, et ne prenons pas garde à
tous ses discoîirs. Fous savez, Seigneur, tout ce
qu'ils ont entrepris cojitre ma vie: ils creusaient
des abîmes sous mes pieds, partout ils me ten-
daient des pièges'*. Ses meilleurs amis, qui sem-
blaient le garder, entraient dans ces pernicieux
conseils : tous ne songeaient qu'à le tromper,
et à se venger de lui * , parce qu'il leur prophéti-
sait des malheurs. Ainsi, à chaque pas du Sauveur,
il trouvait des entreprises contre sa personne. On
l'appelait démoniaque, imposteur : on le chargeait
de toute sorte d'injures, pour animer contre lui la
haine publique : et par deux fois , en très-peu de
jours, on leva des pierres pour le lapider : ses frè-
1 es mêmes ne croyaient pas en lui ^ : et il fut livré
par un de ses disciples.
C JOUR.
Jérémie persécuté par ses disciples. Autorité publique.
Venons à ce que souffrit Jérémie, non plus seu-
lement par de secrets complots , mais par l'autorité
publique. Phassur, sacrificateur, fils d'Emmer,
» J^em. xxr, 19, 21, 22, 23.— * Marc, vi, 3, 4, 5. —
» Luc. IV , 24 , 28 , 29. — * Jerem. xvni , 18, 22 , 23. — ' Jbid.
Kit, JO. — • Joan. viii, &9; X, 31,
qui était prince dans la maison du Seigneur, en-
tendit les discours de Jérémie ; et il frappa ce pro'
phète, comme le prince des prêtres fit frapper le
visage de saint Paul : et il mit Jérémie dans les en-
traves, et il l'en tira le ynafin^ : et le prophète,
qu'il avait injustement maltraité, lai annonça sa
^estinée et celle de tout le peuple. Une autre fois,
comme Jérémie venait de prophétiser la ruine du
temple devant le temple même, les sacrificateurs
et les prophètes , et tout le peuple, se saisirent de
lui: et ils disaient tous ensemble : Il faut qu'il
meure : et ils le déférèrent aux princes de la maison
de Juda, en disant: Cet homme doit être condamné
à iuort, parce qu'il a prophétisé contre cette ville
et contre le temple , et qu'il a dit que le Seigneur
enferaitco7nme de Silo'. Jésus fut accusé du même
crime 3 : on lui imputait d'être le destructeur du
temple : les sacrificateurs étaient à la tête de ses
ennemis; et comme un autre Phassur, Anne et
Caiphe, les souverains sacrificateurs, le persécu-
taient, et prophétisèrent contre lui : Fous ne savez
rien, dit Caïphe, et vous ne pensez pas qu' il faut
qu'un homme meure pour 'tout le peuple, et que
la nation ne périsse pas^ : et les sacrificateurs et
les docteurs de la loi prononcèrent l'un après l'autre ,
comme ils avaient fait autrefois contre Jérémie :
Cet homme est coupable ??e mort^. Mais Dieu ne
voulut pas que Jérémie mourût selon leurs désirs ,
et la sentence des pontifes contre Jésus-Christ fut
exécutée.
Jérémie fut fait prisonnier du temps du roî
Joachim, à cause de ses prophéties : Mais, comme
dit saint Paul , la parole de Dieu n'est point liée^
L'ordre de Dieu vint à ce prophète d'écrire au roi
Joachim ce qu'il avait prophétisé de vive voix : ii
manda Baruch, fils de Nérias , et il lui dicta ce qui
devait arriver au roi et au peuple; puis il lui dit :
Je suis prisonnier, et je 71e puis entrer dans la
maison du Seigneur. Allez-y donc, et lisez au
peuple, au jour déjeune solennel, les paroles de
Dieu que vous venez d'ouïr de ma bouche : et le
discours fut porté au roi , et un secrétaire le mit en
pièces, et le roi le fit briller : et Jérémie dicta de
nouveau tout ce qui était contenu dedans , et ajouta
beaucoup d'autres choses encore plus terribles ^.
Jérémie fut fidèle à Dieu, et continua à annoncer
constamment sa parole.
CV JOUR.
Jérémie dans le cachot ténébreux.
Après que le saint prophète eut été mis en liberté ,
il allait dans la terre de Benjamin pour quelques
affaires, comme Dieu le lui avait ordonné : et
comme il avait prophétisé qu'il n'y avait de salut
que de se rendre au roi de Babylone qui assiégeait
Jérusalem , on le soupçonna de s'y aller rendre lui-
même ; et il répondit: Il n'est pas vrai :je ne vais
pas me livrer aux Chaldéens : car il fallait que cela
' Jerem. xx , I, 2,3. — ' Ihid. XXVI, 2,6,7, 8, 9, H.
— 3 Matth. XXVI, 57, 59, 61. — ♦ Joan. XI, 47, 40, 50. —
5 Ihid. xvui, 13, 14. Matth. XXVI, 60. — « Jerem. XXXVI, 3,
4,5, 6, 8, 15, 21,28, 28, 32.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
6fff
so fit par autorité publique , et que lè roi lui-mé^me
en donnât l'ordre. On ne voulut pas croire le saint
prophète : et les princes , après l'avoir fait battre de
verges, lejetèreiit dansie cachot' noir et profond,
dont le fond était de la boue. Jérémie y fut descendu
avec des cordes, et on l'y laissa longtemps, afln
qu'il y mourût : car il n'y avait plus de pain dans la
V ille : et on le laissait mourir de faim ; et les princes
dirent au roi : yous vous prions que cet homme
meure : car il abat le courage de ce qui reste dans
cette ville de gens courageux, en disant qu'il faut se
rendre ». Le voilà donc accusé de crime d'État par
les seigneurs : et le roi acquiesça à leur sentiment;
mais Dieu lui changea le coeur , et trente hommes
tirèrent Jérémie du lac de boue par son ordre.
Lorsque le prophète fut jeté dans le cachot téné-
breux il fit cette lamentation : Je vois maintenant
toute ma misère , et je sens la verge de la colère
de Dieu dont il me frappe. Il m'a éloigné de la
lumière : il m'a jeté dans les ténèbres Ma peau
s'est desséchée : ma chair est sans suc; mes os
sont rompus. Un épais bâtiment me serre. Je suis
environné de fiel et de travail. Il m a mis dans les
ténèbres , comme les morts qui ne sortiront jamais
de leur cercueil. Je suis resserré de tous côtés
tnes entraves sont appesanties Je suis enfermé
dans un cachot de pierres taillées, et il n'y a point
de sortie On ne me donne que du pain rempli
de pierre. Je ne sui^ nourri que de cendre et de
poussière Je suis enfoncé dans le lac, et on
a mis sur moi une pierre : les eaux d'un lieu si
humide sont tombées sur moi; j'ai dit : Je suis
perdu ^.
Cir JOUR.
Jérémie figure de Jcsns-Christ par sa patience
Telles furent les souffrances de Jérémie, pour
avoir dit la rérité : c'est ainsi qu'il porta les traits
de celles du Sauveur, qui , comme lui , fut accusé
d'être un séducteur, et de soulever le peuple con-
tre l'empereur et contre l'empire : en sorte qu'il
fallait le perdre comme un séditieux, et comme en-
nemi du prince. Jérémie eut part à cet opprobre
du Sauveur. Mais il en est encore plus la digne
figure par sa douceur et sa patience , que par les
cruautés qu'on exerça sur lui injustement. Lorsque
les sacrificateurs et les prophètes , et le peuple , le
voulaient traîner à la mort, et criaient avec fureur
qu'il le fallait faire mourir, il dit aux princes et au
peuple, qui l'allaient juger : Le Seigneur m'a en-
voyé pour prophétiser toutes les choses que j'ai
ziréditesàce temple et à cette ville. Maintenant
amc corrigez-vous , et changez ros mauvaises
inclinations , et écoutez la voix du Seigneur votre
Dieu; et peut-être que le Seigneur se repentira
(hjmal qu'il a prononcé contre vous. Pour moi,
je suis entre vos mains; faites de moi ce qu'il
vous plaira ; mais sachez et apprenez que si vous
me faites mourir, vous livrerez un sang innocent
' Jerem. XXXYM, 4, II, 12, 13, 14, 15. — » Ibid. XXXVIII,
i '->,*. a, 10. -»£«lw»Mii, 1,2,4,5,0, 7,9, 10,5-1,54.
I contre vous-mêmes , et contre cette tille et *"«
I habitants ; car, en vérité, le Seigneur m'a tnroijé
; à vous , afin défaire entendre toutes ces paroles
àvos oreilles*. Dion permit qu'il les apaisât ()ar
j des paroles si douces. On y voit une disposition
admirable, puisque par lui-même, prêt à mourir
comme à vivre, il ne craint dans sa mort que les
châtiments qu'elle attirera sur tout le peuple : et
il dit à Sédécias dans ce même esprit : Que vous ai-
je fait, et qu'aijefait à vos serviteurs, et à tout
le peuple, que vous m'avez jeté dans le cachot? Où
sont vos prophètes qui vous disaient que le roi de
Babylone ne viendrait point! Le voilà à vos por-
tes : et je n'ai fait que vous annoncer ce que Dieu
avait résolu. .Ve me renvoyez donc poiiit dans ce
lac, de peur que je n'y meure * : où il faut sup-
pléer ce qu'il avait dit ailleurs : et que Dieu ne
vous redemande un sang innocent^. Car pour lui
la mort ne le touchait pas, et surtout après la
perte de sa patrie; puisqu'il disait : Ae plaignez
point le mort, et ne versez point de larmes
sur lui ; mais pleurez celui qui sort de son pays ,
parce qu'il ne retournera plus , et ne verra ja-
mais sa terre natale <.
Un prophète, nommé Hananias, prêchait tout
le contraire de ce qu« prêchait Jérémie, et ne don-
nait que deux ans au peuple ; après lesquels on
rapporterait à Jérusalem tous les vaisseaux qui
avaient été enlevés du temple : et Jérémie enten-
dant ces belles promesses, sans contredire davan-
tage le faux prophète, lui dit devant tous les pré-
très et devant le peuple : Ainsi soit-il , Hananias!
Que le Seigneur fasse comme vous dites : puissent
vos paroles être accoinplies plutôt que les mien-
nes : et que nous voyions revenir les vaisseaux sa-
crés, et tous nos frères qui ont été transportés
à Babylone! Mais écoutez ces paroles que je
vous annonce, et à tout le peuple : Les prophètes
qui ont été avant vous et avant moi, n'ont été
reconnus pour tels que quand leur prédiction a
été accomplie : et alors on a vu qui était celui
que le Seigneur avait envoyé en vérité. Et en même ■
temps Hananias ôta du col de Jérémie la chaîne
de bois que ce prophète y avait mis© par ordre de
Dieu , en figure de la captivité future de plusieurs
peuples : et Hananias la mit en pièces; et il dit.'
Ainsi Dieu brisera dans deux ans le joug que
-Xabuchodonosor, roi de Babylone, a imposée
fous lespeuples : et Jérémie , sans rien répliquer,
se retirait tranquillement : mais la parck du
Seigneur lui fut adressée , et il lui fut dit : l'a ,
et tu diras à Hananias.... : Écoute , Hananias :
le Seigneur ne t'a pas envoyé; et tu as donné à ce
peuple une confiance trompeuse. Pour cela, roici
oe que dit le Seigneur : Je Voterai de dessus la
terre : tu mourras dans Fan, parce que tu as
parlé contre le Seigneur. Et le prophète Hananias
mourut dans l'an, au septième mois^. Ainsi Jé-
rémie toujours patient , et par lui-même prêt à
' Jerem. xxvi, ii, 12, 13, 14, 15.— » Ibid. xxxvn, 17, is.
— ' Ibid. XXVI, |(. — ♦ Ibid. XXII, 10. — * ibid. 4XV1B,
I et seq.
663
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE.
rcder à tous ceax qui parlaient au nom du Sei-
gneur, ne disait des choses fortes que lorsque le
Seigneur le faisait parler, et se montrait tout en-
semble le plus doux et le plus ferme de tous les
hommes de son temps, en figure de Jésus-Christ,
qui disait lorsqu'on lui donnait un soufflet : Si j'ai
maldit, co7ivainquez-moi : sij'aibien dit, pourquoi
7ne frappez-vous ' ? et ailleurs : Je ne suis point un
possédé, mais je gkM'ifie mon Père* \ et encore :
fous cherchez à me tuer, moi qui vous ai dit la
vérité : Abraham , dont vous vous vantez d'être
les enfants, n'a pas fait ainsi^. C'est ainsi que,
sans armer sa justice, il leur reprochait leurs san-
guinaires desseins : et encore qu'il eut en main la
vengeance de leur incrédulité, personne n'a été
frappé de mort , comme le fut Hananias pour avoir
contredit Jérémie. Il n'a eu que de la douceur
pour ses ennemis; et pour épargner les hommes,
il n'^a Bwntré la puissance qui lui était donnée pour
punir, que sur cet arbre qui fut desséché à sa voix;
car il fallait que sa bonté éclatât au-dessus de celle
de Jérémie; et nul homme ne devait périr à ses
yeux , ni à sa parole.
Il est vrai qu'il apprend aux Juifs avec indignation
le châtiment inévitable de leur infidélité. Et vous
disait-il'^, accomplissez la mesure de vos pères:
serpents, engeance de vipères , comment évilerez-
rous la damnation de la gêne, c'est-à-dire l'en-
fer? Mais tout cela , qu'était-ce autre chose que
leur prédire leurs malheurs, afin qu'il les évi-
tassent.' Je vous cnuoie, disait-il, des prophètes ,
et des sages, et des docteurs: vous en tuerez et
crucifierez quelques-uns; vous en flagellerez d'au-
tres ^et vous les poursuivrez de ville en ville, afin
que tout le sang innocent tombe sur vous , depuis le
sang d'Abelle juste, jusqu'au sang de Zacharie,
/Us de Bœrachie, que vous avez fait mourir entre
le temple et l'autel^. N'était-ce pas leur faire voir
leur perte future ; et cependant , autant qu'il pou-
vait, épargner leur sang? Ce qui fait même qu'en
leur découvrant la tempête qui les menaçait, il
leur montre le sûr asile qu'ils pouvaient trouver
sous ses ailes. Jérusalem, Jérusalem, qui fais
mourir les prophètes , et qui lapides ceux qui te
«ont envoyés , combien de fois ai-je voulu rassem-
bler tes enfants sous mes ailes, comme la poule
renferme son nid sous les siennes ; et tu n^ as pas
voulu s ! N'impute donc tes malheurs qu'à toi-même :
et si tu veux les éviter, reviens à moi. Il est encore
temps, et je suis prêt à te recevoir.
CII1« JOUR.
Patience de Jérémie dans le cachot.
Mais l'endroit où Jérénaie fit le mieux paraître
l'image de la douceur et de la patience , qui devait
reiuire dans la passion du Sauveur, fut celui oii
on le mit dans le cachot. Car alors ^ sans murmu-
rer, sans se plaindre , au milieu de tant de douleurs
et de tant d'angoisses, il parla en cette sorte : Mon
• Joan. xvni, 23. — » Ibid. viii, 49. — ^ Ibid. 40. —
• MaUh. X\m, 32, 33, — » Ibid. 34, 33. — » Ibid. 37.
âme a dit : Le Seigneur est mon partage : j'atten-
drai ses miséricordes, sans lesquelles nous serions
déjà tous consumés. Le Seigneur est bon à celui
qui espère en lui, et à l'âme qui le cherche : (lest
bon d'attendre en silence le salut que Dieu envoie.
Loin de se plaindre de la longue suite des maux
qu'il avait eu à souffrir : Il est bon à l'homme,
disait-il, de porter le joug, et d'être exercé par
les souffrances cfes sa jeunesse. Le solitaire sas-
seyera et demeurera dans le silence : il ne s'agitera
pas et ne criera pas dans ses douleurs; />arce qu'il
lèvera ce joug salutaire, et le mettra sur lui-même.
Quelque rebuté qu'il se sente par un Dieu qui sem-
ble le frapper sans miséricorde , il baisera la terre,
et, mettant sa bouche dans la poussière, il at-
tendra humblement s'il y a encore quelque chose à
espérer. Loin de s'irriter contre ses persécuteurs ,
ildonnera sa joue à qui le voudra frapper, et se
rassasiera rf'ojoprofrres' .C'est ainsi que ce solitaire,
cet homme accoutumé à se retirer sous les yeux
de Dieu , et à répandre son cœur devant lui , porte
en patience les injustes persécutions que lui fait
son peuple, et ne se laisse aigrir par aucune in-
jure.
Loin de s'arrêter à la main des hommes , qui ,
à ne regarder que l'extérieur, semble seule le frap-
per, il lève les yeux au ciel : Et, dit-il , qui est
celui qui osera dire que les maux puissent arriver
autrement que par l'ordre du Seigneur ? Et qui
dira : Le bien et le mal ne sortent point de la
bouche du Très-Haut ? Oupourquoi l'homme mur-
murera-t-il de ce qui lui est imposé pour ses pé-
chés? Recherchons nos voies dans le fond de nos
consciences, et cherchons le Seigneur, et retour-
nons à lui. Levons nos cœurs et nos mains au ciel
vers le Seigneur, et disons-lui : Nous avons pé-
ché, et nous avons irrité votre colère ; c'est pour
cela que vous êtes inexorable, fous nous avez
couverts de votre fureur : vous nous avez frappés
sa7is miséricorde : et vous avez mis un nuage
entre vous et nous, pour empêcher notre prière
dépasser jusqu'à vous ».
C'est ainsi que ce saint prêtre, à la manière
des sacrificateurs infirmes, qui sont eux-mêmes
revêtus de faiblesse , priait pour ses péchés et pour
ceux du peuple : laissant au vrai sacrificateur, selon
l'ordre de Melchisédcch , la gloire de ne prier et
ne gémir que pour les autres. Et pour imiter le
gémissement qu'il a fait pour nous à la croix avec
U7t grand cri , et beaucoup de larmes^; ce saint
prophète dans ce lac affreux , dans ce cachot plein
de boue, où le jour n'entra jamais : sous cette
pierre qui le couvrait par en haut, et au milieu de
ces tristes et impénétrables murailles , où il avait
à peine la liberté de respirer : dans la faim qui le
pressait , prêt à rendre les derniers soupirs , déplo-
rait les calamités de son peuple plus que les sien-
nes i. Hélas , disait-il , mes t7'istes prophéties nous
so7it deve7iues un lacet et un ravage ijiévitable :
i7ion œil a ouvert des ca7iaux sur mo7i visage, à
« Lament. m, 22, 24, 25,26,27,28, 29,. 30. — ' Ibid.Zt
7, 44. — ' Hco. V, 7. — ' Lament. m, 8, 7 et seq.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
cause de ta ruine de la fille de mon peuple. Mes
yeux affligés nont cessé de pleurer, et n'ont eu de
reposninuit ni jour, jusqu'à cequ'Uplaise à Dieu
de nous regarder en pitié du plus haut descieux.
Mes regards ont livré mon àme en proie à la dou-
leur, pendant que j'ai vu périr toutes les villes
sujettes à Jérusalem ' .
C'est ainsi qu'il pleurait les maux de ce peuple
ingrat; de ce peuple qui avait tant de fois machiné
sa mort, et qui l'avait enfoncé dans le cachot, dans
le dessein de le faire mourir. Ainsi, au milieu de
sa passion , Jésus traîné au Calvaire par le même
peuple, et portant sa croix, se retourna vers celles
qui pleuraient ses douleurs, et leur dit : Filles de
Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur
vous et sur vos enfants*. Lui-même en regardant
la ville où il devait être crucitié dans peu de jours ,
pleura sur elle, en disant : Ha! si tu savais, ville
ingrate et malheureuse , ce qui te pouvait donner
la paix! mais ton malheur est caché à tes yeux :
viendront les jours, et ils sont proches, que tu
seras ruinée de fond en comble, parce que tu n'as
pas connu le jour où je te venais visiter^. Et enfln :
Jérusalem, Jérusalem , qui fais mourir les pro-
phètes, combien défais ai-je voulu rassembler tes
enfants, comme une poule rassemble ses petits ^ !
Et le reste que nous venons de réciter.
C'est ainsi que Jésus pleurait Jérusalem : et il
n'a point de plus parfaite figure de ses douleurs,'
que celles de Jérémie, et ces tristes lamentations,
où il a si amèrement déploré la ruine de sa patrie ,
et pendant qu'il la prédisait, et après qu'il leut vue
accomplir, qu'encore aujourd'hui on ne peut refu-
ser des larmes à des chants si lugubres.
Pleurons à cet exemple sur nous-mêmes : pleu-
rons la perte de notre âme ; et tâchons de la ré|)arer
en la déplorant.
CIV*= JOUR.
JéréfDïe priant avec larmes pour son peuple qui Toutrage ,
figure de Jésus-Christ.
Ces larmes de Jérémie étaient une continuelle
intercession pour son peuple. Que mes yeux de-
viennent une fontaine de larmes, et ne cessent ni
jour ni nuit de verser des pleurs : parce que la file
de mon peuple est affligée d'une très-mauvaise
plaie. Si je vais aux champs, je ne trouve que des
gens passés au fil de Cépée; et si je rentre dans la
ville, je n'y vois que des visages pâles et exténués
par la faim. Est-ce donc, ô Seigneur, que vausf
avez rejeté Juda ? ou que vous avez Sion en abo-
mination? Pourquoi donc les avez-votts frappés ,
en sorte qu'il n'y reste rien de sain? Nous avons
attendu la paix , et il n'y a aucun, bien à espérer;
nous avons cru que le temps de notre guérison al-
lait venir, et il ne nous a paru que trouble. Sei-
gneur, nmis avons connu nos impiétés, et les ini-
quités de nos pères : nous avons Péché contre ^•ol«.
Toutefois ne nous faites pas l'oppi'obre des na-
' Lnmenl. n, 47, 51. — * Luc. ixill, 28. — ' Ibid. Xl\, 41,
M. — • MatUi. xxill, Ï7.
663
tîons , à cause de votre saint nom : et ne renver-
sez pas le trône de votre gloire'... Si nos iniquités
nous répondent, et s'opposent à la miséricorde
que nous vous demandons ; faites-la-nous néan-
moins, non point pour l'amour de nous, et à
cause de nos mérites, mais à cause de votre saint
nom qui a été invoqué sur nous. Car souvenez-vous
de l'alliance que vous avez contractée avec nous,
et ne la rendez pas inutile. Hélas ! ô Seigneur,
trouverons-nous un Dieu seviblable à -vous parmi
les peuples où vous nous dispei'sez? Quelqu'une de
leurs idoles nous donnerat-elle la pluie; ou cette
eau bienfaisante tombera- t-elle du ciel toute seule ,
et sans votre ordre ? JS'êtes-vous pas h Seigneur
notre Dieu, dont nous avons attendu les miséri-
cordes? Cest vous qui avez fait toutes ces choses ».
C'est ainsi que Jérémie priait nuit et jour aveo
larmes et gémissements , pour un peuple qui ne ces-
sait de l'outrager, et de le poursui\Te à mort ; en
figure de Jésus-Christ notre grand pontife, qui
dans les jours de sa chair, de ses faiblesses, de
ses souffrances, de sa vie mortelle ^ offrant des
prières et des supplications à son Père, fut exaucé
selon que le méritait son respect^ : et qui enfin à
la croix, où ce même peuple l'avait attaché, criait
à son Père : Mon Père, pardonnez-leur; car ils
ne savent ce qu'ils font^ .
Dieu lui apprenait à accomplir le précepte, que
Jésus-Christ devait un jour publier : Priez pour
ceux qui vous persécutent^. Car il disait : Rend-on
ainsi le mal pour le bien; puisqu'ils m'' ont creusé
une fosse pour m^y enterrer, moi qui étais sans
cesse occupé du soin de leur bien faire? Souvenez-
vous, 6 Seigneur ! que fêtais toujours devant vous ,
pour vous demander du bien pour eux, et dé-
tourner d'eux votre colère^. A la vérité, ce dis-
cours de Jérémie semble être suivi de terribles im-
précations contre ce peuple; mais on sait que, se-
lon le style des prophètes , cela même sous la figure
d'imprécation , n'est qu'une manière de prédire les
malheurs futurs de ces ingrats. Et c'est pourquoi
nous voyons le même prophète, quand il eut vu
tomber sur eux les maux qu'il leur avait prédits;
loin d'en ressentir de la joie , comme il aurait fait
s'il leur avait souhaité du mal , fondre en larmes à
la vue de leur désastre , et finir ses lamentations
par cette prière : Souvenez-vous , Seigneur, de ce
qid nous est arrivé : regardez-jious : voyez notre
honte Pourquoi nous oubliez-vous à jamais?
l'os délaissements dureront-ils encore longtemps?
Convertissez-nous à vous, et nous serons conver-
tis, et vous nous pardonnerez; rendez-nous les
Jours où nous étions si heureux : rétablissez-nous
en l'état où nous étions au commencement. Mais
vous noîts avez rejetés, et la colère que vous avez
contre nous est extrême":.
' Jerem. xiv, 17, 21. — » Ibid. 7, 21. adjinetn.—^ h'rh.
V, 7. — • Luc. XXIII, 3t. — ^Matth. v, 44. ~* Jerem. iviii,
20. — ' Lament. v , 1 , 2o, 21 , 22.
664
MÉDITATIOiNS SUR LEVA.'VGILE,
Cy« JOUR.
Jéréniie excuse au nioms son peuple, n'osant priet
pour lui.
Il est vrai que Dieu déclarait à ce saint prophète
qu'il ne voulait plus l'écouter : Cesse de prier pour
ce peuple: n'emploie pour eux , ni la prière, ni
ks cantiques de louange ; et ne t'oppose point à
7)ies volontés ; car je ne V écouter ai pas ^. Et il lui
disait encore : Si Moïse et Samuel se mettaient de-
vant ynoiifai ce peuple en exécration. Chasse-le
de devant ma face. Et s'ils te demandent. Où
irons-nous? tu leur répondras : A la mort, celui
qui doit aller à la mort : A l'épée , celui qui doit
être percé par son tranchant : A la captivité, ce-
luvqui doit aller en captivité : et que chacun suive
soQ mauvais sort; je ne veux pas l'en tirer. Car qui
aura pitié de toi, 6 Jérusalem? ou qui s'affligera
iiour toi, ou qui ira prier pour ton repos? Tu as
laissé le Seigneur ton Dieu^î Mais cela même, que
re saint prophète retenait ses gémissements et ses
prières, était une espèce de gémissement et de
prière cachée : et sMl n*osait plaindre les malheurs
de ce peuple justement puni, il en pleurait les pé-
chés. Qui remplira , disait-il , ma tête d'eaux et
qui fera couler de mes yeux une fontaine de lar-
mes, afin que je pleure nuit et jour ceux de mon
peuple qui ont été tués dans leur iniquité? Car qui
pourrait excuser leurs crimes? qui pourrait demeu-
rer davantage parmi eux? qui me fera trouver
dans la solitude une petite cabane, de celles que
(es voyageurs y bâtissent, pour leur y servir de re-
traite? et que je laisse mon peuple , et que je me
l'étiré d'avec eux? Car ce n'est plus qu'une troupe
di'adultères et de prévaricateurs. Leur langue res-
semble à un arc tendit, d'où il ne sort que men-
songe et' calomnie. Ils se fortifient sur la terre,
parce qu'ils vont d'un mal à un autre, et soutien-
nent le crime par un autre crime : ils ne me con-
naissent plus , dit le Seigneur. Ils se moquent les
uns des autres : ils ont appris à leur langue à
ajuster un mensonge : ils se sont beaucoup tour-
mentés; mais à mal faire. Leur demeure est au
milieu de la tromperie^ : et le reste qui n'est pas
moins déplorable. , •
Biais encore qu'il ne pût dissimuler leur malice,
il les excusait le mieux qu'il pouvait : et lorsque Dieu,
touché de leur rébellion, qui les faisait soulever
contre lui malgré toutes ses menaces, lui défendait
de prier pour eux; parce que, disait-il , Je les veux
perdre, et je ne regarderai ni leurs jeû>ies, ni
leurs prières , ni leurs holocaustes^ : il leur disait
en tremblant et en bégayant, comme un homme
qui n'osait parler: A , a, a, Seigneur Dieu : leurs
prophètes les séduisent! f'otis ne verrez, leur
disent-ils, ni la peste, ni lafamim; mais vous
jouirez d'une véritable paix ^. 11 priait, sans oser
prier ; il excusait ces ingrats , et portait leurs ini-
quités devant le Seigneur.
Jésus, comme Jérémie, semblait vouloir s'éloi-
• Jcrcm. vn , 16. — ' Ihid. xv , 1 , 3,5,6. —3 lUd. ix ,
I. 2, 3,5,«. — ♦ thid. XIV, II, 12 — » Ihid. 13,
gner des Juift : Race incrédule et maligne , jusqu'à
quand serai-je avec vous et vous souffrirai-je ' ?
Niais comme lui , et plus que lui sans comparaison ,
il conserve toute sa bonté malgré leur malice, et se
laisse arracher les grâces, comme il paraît dans le
même lieu qu'on vient de voir : Race infidèle,
serai-je encore longtemps parmi vous, et con-
traint de vous supporter? Amenés ici votre fils ^
que je le guérisse !
GVl* JOUR.
Les Juifs mêmes reconnaissent Jérémie pour leur
intercesseur.
Ce peuple ingrat sentit enfin que Jérémie Ii
était donné pour intercesseur; et après la prise d|
Jérusalem, ils dirent au saint prophète : Qul^
l'humble prière que nous faisons à Dieu à voi
jneds , vienne jusqu'à vous .-priez le Seigneur vo-
tre Dieu jyour ces restes de son peuple ;, et qu'il
nous annonce la voie où. il veut que nous.mar'-
chions. Jérémie leur répondit : Je yn'en vais prier
le Seigneur votre Dieu seloii vos paroles :jê votes
déclarerai toutes ses réponses, et ne vous cacherai
rien. Et ils lui promirent d'exécuter de point en
point tout ce que le Seigneur lui ordonnerait pour
eux. Que le Seigneur, dirent-ils, soit un témoin de
vérité et de bonne foi entre vous etnous : nousobéi-
jrons au Seigneur à qui nous vous envoyons, soit
que vous'ayez à nous dire du bien ou du mal de sa
part*. Et Jérémie revint après dix jotcrs : et leur
défendit de la part de Dieu d'aller en Egypte , où il
voyait qu'ils seraient séduits par les idoles de ce
peuple. Foilà, leur dit-il , ce que vous prescrit le
Dieu d'Israël, à qui vous m'avez envoyé pour
porter vos prières à ses pieds : et il les avertit en
toute douceur et patience de se souvenir de leur
parole, et d'obéir au Seigneur à qui ils l'avaient
envoyé, comme ils l'avaient promis. Et après qu'il
leur eut tenu ce pressant discours , Azarias , et
Johanam , et les autres superbes lui dirent : Fous
mentez : le Seigneur ne vous a point envoyé, et ne
nous a poinfdéfendu d'aller en Egypte; mais Ba-
ruch vous irrite contre nous , pour nous livrer
aux Chaldéens, et nous faire périr à Babrjlone^.
Après lui avoir fait cette réponse , ils allèrent tous
ensemble en Egypte; et ils arrivèrent à Taphnis,
et à Memphis , et à Magdalo , et dans toute la terre
de Phaturès : et sans se rebuter de leurs injures et
dfi leur désobéissance, Jérémie les y suivit avec
-«jne patience infatigable , pour les empêcher de pé-
rir dans leur idolâtrie. Us s'obstinèrent à adorer
les faux dieux de cette nation infidèle : et le saint
prophète vit périr encore ces malheureux restes de
Juda , dans le lieu qu'ils avaient choisi pour leur
retraite ; avec Pharaon Épbréequi les y avait reçus*.
CVIP JOUR.
Dieu rejelteÉ'intercessioo de ce. prophète.
Une sainte et véritable réflexion se présente ici :
« Matth. xvn, 16.— * Jerem. XLH, 2,9, etc. — ' Ibid
XLUi, 2 , 3, 4, 5, 6 , 7 et seq. ; xliv, I, 2 , 3 , 4 et seq. — * Ibid.
15, LC, 17, 18 et seq., 29 ^ 30.
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
oes-
.KVëinie était donné pour intercesseur à ce peuple :
if ne cesse de prier pour lui et de détourner, au-
tant qu'il peut , la colère de Dieu de dessus sa tête ;
mais Dieu ne le veut pas écouter : Moïse et Samuel
étaient aussi d'agréables intercesseurs , dont Da-
vid même avait chanté le pouvoir par ces paroles :
Moïse et Aaron sont remarquables parmi ses sa-
crificateurs : et Samuel est renommé entre ceux
qui invoquent son nom : ils invoquaient le Sei-
gneur, et il les écoutait'. Mais en cette occasion
nous avons vu que Dieu ne voulait pas les enten-
dre». Qu'y a-t il de plus saint que Noé , qui est
sauvé du déluge, aGn de réparer le monde perdu ,
et le genre humain anéanti : que Job, dont la
patience a été vantée de Dieu comme un prodige ,
et qui pour cette raison a été nommé de Dieu
comme intercesseur de ses inGdèles amis : Allez,
disait le Seigneur, et priez mon serviteur Job de
prier pour vous : et je recevrai sa face, afin que
votre folie ne vous soit point imputée^ : que Da-
niel, l'homme de désirs, à qui il envoya son ange
pour lui déclarer que ses vœux pour ses frères , et
pour tout son peuple, et pour la sainte montagne,
et, ce qui est bien plus admirable, pour la venue
du Messie, étaient reçus devant Dieu^ ? Et néan-
moins ces trois hommes ne sont pas jugés dignes
d'être écoutés pour le peuple juif : c'est Ezéchiel
qui leur dit* : Si ces trois hommes, Noé, Daniel et
Job , étaient au milieu de ce peuple, ils délivre-
raient leurs âmes dans leur justice, dit le Sei-
gneur des armées : Mais ils ne délivreront ni
leurs fis ni leurs filles : oui , je le dis encore
un coup, «& ne délivreront ni leurs fils ni leurs fil-
les, loin dé pouvoir délivrer les étrangers : mais il^
seront délivrés seuls : non, Noé, Daniel et Job ,
je le dis pour la troisième fois, ne délivreront pas
leurs propres enfants. Afin que nous entendions,
qu'il n'y a qu'un seul saint, et un seul juste; qui
étant juste pour lui et pour les autres, sera écouté
pour tous. Le frère, disait le psalmiste^, ne ra-
chètera pas son frère, l'homme ne rachètera pas
un autre homme, 7ii n'offrira pour lui une digne
j)ropitiation, ou le prix de son rachat et de sa vie.
IVul ne peut offrir ce prix , que le juste par excel-
lence, et le Saint des saints, qui est non-seulement
homme, mais Dieu et homme; qui donnera son
iime pour nous , et expiera nos péchés par son sang.
CVIlIe JOUR.
Regrets de Jérémie de n'être au monde que pour anoonoer
des malheurs.
Un des effets les plus remarquables de la dou-
ceur et de la bonté de Jérémie , c'e^t le regret qu'il
avait de n'avoir à annoncer que des malheurs à ses
citoyens et à ses frères. Ma mère, disait-il, tnal-
heur à moi : pourquoi m'avez-vous enfanté ,
homme de querelles que je suis, homme de discor-
de par toute la terre? Je suis séparé de tout com-
merce -.je ne prête à personne, et personne ne me
' Fs. xcvnr, 6 — » Jerem, xv, l. — * Job. XLn, 8. —
* Uan. IX, 21, 22, 23. - » Ezech. XIV, M, 16, 18, 20. —
• i*». XLTOI, 8, «,10.
f prête : ils me chargent tous de malédiction* î <?t
encore avec le transport d'un cœur outré : Maudit
soit le jour oit je suis né.... Maudit l'homme qui a
annoncé à mon père , Il vous est né un fils, et qui
lui a donné cette joie trompeuse.... Quenem'a-t-il
plutôt donné la mort dans le sein de- ma mère ,
en sorte qu'elle me fût un sépulcre, ou que ne de-
meura-t-elle grosse étemeUement sans enfanter!
Pourquoi suis-je sorti de ses entrailles, pour ne
voir que peine et que douleur, et passer tous mes
jours en confusion » !
Ce qui lui causait ces transports, c'est qu'il
voyait que ses prophéties ne faisaient (ju'accroître
les péchés du peuple. Dieu lui mettait dans la bou-
che'des paroles pressantes , comme si le mal allait
arriver : et après , se ressouvenant de ses miséri-
cordes et de sa longue patience , il attendait de jour
en jour son peuple à résipiscence. Ce peuple ingrat
abusait de ses bontés, et insultait à Jérémie, en
lui disant : Oii est la parole de Dieu, que vous
nous annoncez depuis si longtempsl Qii'elle vienne
donc 3. Le saint prophète s'en plaignait avec amer-
tume : Seigneur, vous m'avez troynpé! Quelle mer^
veille que vous ayez prévalu contre moi! J'ai été
en dérision a ce peuple tout le long du jour. Tous
m'insultent , et se moquent de mes prédictions :
parce que je ne fais que crier iniquité et malheur ,
et inévitoitle ravage : et cependant il n'arrive rien ;
et la parole du Seigneur me tourne en dérision et
en opprobre. Et j'ai dit en moi-même : Je ne veux
plus me souvenir du Seigneur, ni prophétiser en
son nom, ni exposer sa parole à la moquerie, et
aggraver l'iniquité de ce peuple. Mais vous êtes
toujours le plus fort : cette parole que je voulais
retenir dans mon comr, y a été un brasier ardent;
elle s'est renfermée dans mes os ; les forces me
manquent, et je n'en puis plus soutenir le poids* :
il faut qu'elle sorte. Dieu prévaut de nouveau sur
le saint prophète ; et après ces agitations il faut qu'il
cède.
Les âmes prophétiques qiii sont sous la main de
Dieu, reçoivent des impressions d« sa vérité, qui
leur causent des mouvements que le reste des hom-
mes ne connaît pas. Deux vérités se présentent
tour à tour à Jérémie : l'une, qu'il fallait annoncer
au peuple tout ce que Dieu ordonnait, quelque dur
qu'il fût, et quoi qu'il en coûtât, car il est le maî-
tre; et qu'il fallait prendre pour cela un front d'ai-
rain : l'autre, que prophétiser à un peuple qui s»-
moquait de la prophétie, à cause que l'effet n'en
était pas assez prompt ; loin de le convertir, c'était
non- seulement aggraver son crime , et augmenter
son supplice , mais encore exposer la parole de Dieu
à la dérision et au blasphème. Dans les endroits
qu'on vient de voir. Dieu lui imprime cette der-
nière vérités! vive, qu'il ne peut dans ce moment
être occupé d'une autre pensée. Car il imprime
tout ce qu'il lui plaît , principalement dans les âmes
qu'il s'est une fois soumises par des opérations tou-
tes-puissantes. A la vérité, quand il veut, il sait
• Jerem. xv, 10. — » Jbid. xx, 14 , 18. —* Ibid. xvn', 1k
♦ IbH. \x , 7, 8, S».
666
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
bien les rainener à lui , et les tenir sous le joug;
mais dans le temps qu'il les veut pousser d'un côté,
ils paraissent avoir tout oublié, excepté l'objet
dont ils sont pleins. Car Dieu pour certains mo-
ments les laisse à eux-mêmes , et aux grâces ordi-
naires, pour tout autre objet; et pour celui dont
il lui plaît de les remplir, l'impression en est si
forte , le caractère si vif et si enfoncé dans le cœur,
qu'il semble n'y rester plus d'attention ni de mou-
vement pour les autres choses , ni aucune capacité
de s'y appliquer. Par un transport de cette nature, Jé-
rémie , qui se voit contraint à n'être premièrement
qu'un prophète de malheurs à tout son peuple ,
c'est-à-dire au seul objet de son amour et de sa
tendresse sur la terre, et, ce qui lui paraissait en-
core d'une plus insupportable rigueur, à ne faire
plus autre chose, en second lieu, qu'en accroître
en quelque façon l'iniquité et le supplice; ne veut
plus vivre en cet état : il voudrait n'avoir janoais
été, et ne trouve point d'expression assez forte
pour expliquer ce désir. Un troisième objet se pré-
sente à lui : la propliétie méprisée, la parole de
Dieu en dérision , ses prophètes décriés , son nom
blasphémé, et sa justice exposée au mépris des
hommes, à cause de sa bonté dont ils abusent. C'est
le comble de la douleur : et après avoir voulu effa-
cer du nombre des jours, celui de sa nativité ; puis-
qu'il ne peut point s'empêclier d'avoir l'être , il fait
un effort secret, pour ne plus écouter la prophétie
qui se présente à lui avec une force qu'il ne peut
éluder. Il ne faut donc plus s'étonner si sus agita-
tions sont si violentes. C'est Dieu de tous côtés qui
le presse ; qui lui donne , pour ainsi parler, des for-
ces contre lui-même; et à la fin le réduit , après des
tourments inexplicables, à continuer ses funestes
et fatales prédictions.
Il ne convient pas au Sauveur d'être agité de
cette sorte : car son âme est tellement dilatée, et
d'une capacité si étendue , que toutes les impres-
sions divmes y exercent, pour ainsi dire, au large
et tranquillement leur efficace. Mais néanmoins
il a dit : Si je n'étais pas venu, etqu^Je ne leur
eusse pomC^parlé ; si je n'avais pas fait en leur
présence des miracles y qu'aucun attire n'avait
jamais faits, ils seraient sans péché : mais
maintenant ils n'ont plus d'excuse; et ils haïssent
gratuitement et moi et mon Père ' , ainsi que Da-
vid l'avait prédit >, C'est donc lui qui leur ôte toute
excuse : sa parole les jugera , et les condamnera
m dernier jour. Lui qui venait eter le péché du
monde, a donné lieu au plus grand de tous les pé-
chés , qui est celui de mépriser et de poursuivre
jusqu'à la mort de la croix , la vérité qui leur ap-
paraissait en sa personne. Les blasphèmes se sont
nniltipliés, et on lui a insulté jusque sur sa croix
et dans son agonie. Sa passion , sa mort , son sang
répandu, sont la matière de l'ingratitude de ses
disciples, et leur tourne à mort et à péché. Les
crimes s'augmentent par les grâces : c'est la grande
douleur du Sauveur; c'est le calice qu'il voudrait
* Joa». x\, 32 et seq. — » Ps. xxiv, 19.
pouvoir détourner de lui ; c'est ce qui lui pcree
le cœur; c'est enfin ce qui l'abat devant son Père
ce qui lui fait suer du sang, ce qui est le véritable
sujet de cette profonde tristesse qui pénètre son
âme sainte jusqu'à la mort, et enfin de sou agonie.
CIXc JOUR.
Jérémie annonce à son peuple sa délivrance.
Il n'en est pas de Jésus comnae des prophètes ,
a qui Dieu défend de le prier, et à qui il dit, comme
a Jéremie : Je ne vous exaucerai pas ». Car au
contraire il dit à son Père : Je sais que vous m'é-
coûtez toujours >. Et afin de nous donner en la
personne de notre prophète, une figure quoique
imparfaite de l'intercesseur qui est exaucé, ii lui
parle en cette sorte , pendant qu'il était arrêté dans
le vestibule de la prison : Crie maintenant, élève
fa voix; et je t'exaucerai; et je t'apprendrai des
cJwses grandes, et d'une inébranlable fermeté
que tu ne sais pas 3. C'est que la Judée et Jérusa-
lem seraient rétablies ; qu'il y ramènerait son peu-
ple ; qu'il en guérirait les plaies; qu'il les purifierait
de tous leurs péchés 4. H répandit alors un esprU
de prière ^ dans tout son peuple. Réjouissez-vous,
6 Jacob ! hennissez contre les gentils et contre Ba-
bylone, qui en est le chef; et dites : Sauvez Sei-
gneur, les restes de votre peuple; et je vous rap-
pellerai cle la terre, où je vous avais envoyés en
captivité ^. Jérémie annonça au peuple ce glorieux
rétablissement : il leur en marqua le temps, et leur
déclara qu'à la soixante-dixième année de leur ser-
vitude , il ferait éclatoo* ce grand ouvrage. Car je
sais , dit le Seigmur, les pensées que j'ai pour
vous , des pensées de paix et non d'afjliction ;
pour vous donner la fin de vos maux, et la pa-
tience en attendant pour les endurer; et vous
m'invoquerez, et vous irez en votre patrie ; eè
vous me prierez , et je vous exaucerai : et vous me
chercherez, et vous me trouverez, lorsque vous
m'aurez cherché de tout votre cœur 7. Ainsi le
prophète Jérémie n'annonça pas seulement au peu-
ple sa désolation ; mais pour être une parfaite fi-
gure de Jésus-Christ , il leur annonça encore sa
délivrance , qui devait être la figure de celle de soa
Église : et il fut choisi pour la demander à Dieu ,
et pour exciter dans tout le peuple l'esprit de
prière. Et s'il annonça à son peuple sa prise, sa
ruine, sa captivité, ce ne fut pas pour toujours.
Il n'en fut pas ainsi des autres nations , auxquelles
Dieu lui ordonna de prophétiser. Fa, lui dit le
Seigneur des armées : prends de ma main la
coupe de ma colère y et présente-la à tous les peu-
ples auxquels je t'enverrai Et je la pris... et
je la portai à Jérusalem et aux villes de Juda; à
ses rois et à ses princes... et à Pharaon, roi d'É'
gypte, et à ses serviteurs, à ses princes, et à tout
son peuple, et généralement à tous les rois; aux
rois d'Orient, aux rois des PhilisUns,et d' AscaioPi
' Jerem. vil, 16. — ' Joan. xi, 42. — ' Jerem. xxxiii, i, a»
3. — * Jhid. 4 et seq. — ' Zach. xii , 10. — « Jerem. XX» l,
7, 8. — ' Ibid. ixv. II'; xxix, lo, li, 12» 13,
MÉDITATIONS SUR L'EVA;\G1LK.
Cdr
et ite Tusa, et dldumte , et de Moab ; et à tous les
rois de Tijr et de Sidon, et aux rois des lies éloi-
gnées y.... et à tous les rois d'Arabie, et à tous les
rois d'Occident, et aux rois de Perse, et aux rois
de Médie , et à tous les rois du Nord de prés et de
loin.... et le roi de Babylone boira après eux , lui
(jui fait boire ce calice de la colère de Dieu à tous
les autres : Buvez, buvez, leur dira le Seigneur;
tarez, et enivrez vous, et vomissez, et tondiez,
et FOUS ne cous relèverez jatnais ' . f'oilà le tour-
billon du Seigneur; sa colère part, son orage tom-
be; et il se reposera sur la tète de ses enne^
mis ».
Ainsi sont traités les rois et les peuples idolâ-
tres. Le prophète , qui leur dénonce leurs maux ,
ne leur laisse aucune espérance. Sion seule est
frappée en ses miséricordes , comme un enfant que
son père châtie. Le prophète lui montre son re-
tour : il porte ses yeux plus loin , et lui prédit
son libérateur : ce nouveau David dont le règne
sera éternel : cet homme parfait en sagesse , qui
se trouvera environné des entrailles d'une femme,
et renfermé dans son sein : et la nouvelle alliance
que Dieu fera par son entremise avec le peuple rache-
té 5. Élevez la voix, ô Jérémic! prophète sanctifié
dès le ventre de votre mère ; prophète vierge et fi-
gure du grand prophète, vierge aussi , et fils d'une
vierge •* : chantez-nous les miséricordes de notre
Dieu : reprochez-nous nos ingratitudes, faites-nous
rougir de nos crimes : donnez-nous l'exemple d'hu-
milité, de patience, de douceur : entrez encore à
nos yeux dans votre affreux cachot, en figure
de la sépulture de Jésus-Christ : sortez-en aussi
en figure de sa résurrection : exprimez ses per-
sécutions dans les vôtres. Et nous , Seigneur, en
attendant que nous méditions plus à loisir les
mvstères de votre passion , et de votre résurrec-
tion triomphante, nous nous y préparerons en
contemplant avec foi les prophètes qui leur ont
servi de figure.
ex* JOUR.
J«nas dans le ventre de la baleine; aut^figure de Jésus-
Christ ^
Agité d'un de ces transports que nous avons re-
marqués dans les prophètes, et que nous avons
vus dans Jérémie, Jonas ne veut point aller prê-
cher aux Ninivites leur perte prochaine * ; de peur
que si Dieu leur pardonnait , comme son immense
bonté l'y portait toujours , les peuples païens ne
se confirmassent dans leur incrédulité, et ne mé-
prisassent ses menaces, et les fiiscoursdeses pro-
phètes. Et pressé par cet esprit prophétique, qui
le poussait au dedans avec une force invincible à
annoncer la ruine de Ninive, il lui dit: Voilà,
Seigneur, une parole que je ne puis porter -.je sais
que vous êtes un Dieu clément , plein de rniséri-
eorde et de patience, d'une compassion infinie ,
et toujours prêt à pardonner aux hommes leur
malice ^ : vous pardonnerez encore à cette ville
• Jfrem. xx\, 15, 27. — » Ibid. XXX, 23. — ' Ibut. xxxi, 22,
II. — • Ibid. I, 6 ; XVI, 2. — » Jon. i, 2, 3. — ^ Ibid. i\, 2.
infidèle. On ne nous écoutera plus, quand nous par-
lerons en votre nom : nous annoncerons en vain à
Juda et à Israël la rigueur de vos jugements : vo-
tre facilité et votre indulgence ne fera qu'endurcir
les hommes dans le mal. Car il faut suppléer tout
ceci , puisque nous l'avons déjà trouvé dans Jéré-
mie. O Seigneur! ôtez-moi la vie, continuait Jo-
nas" : car il vaut mieux mourir, que d'être trouvé
un prophète menteur, et exposer la prophétie à la
dérision. On voit, en passant, que les âmes tou-
chées de ces impressions divines , sont élevées au-
dessus de tout , et la mort ne leur coûte rien. Dans
cette extrême détresse, non - seulement il tâcha,
comme Jérémie, de ne point écouter la prophétie,
et de s'étourdir lui-même contre cette voix ; mais
pressé par cet esprit prophétique, il s'enfuit de
devant le Seigneur : et s'embarque à Joppé », pour
aller de la terre sainte oîi il était, à l'autre extré-
mité du monde. Car encore qu'on ne sache pas
précisément quelle était la ville de Tharsis , on
convient qu'elle était extrêmement éloignée du côté
de l'Occident.
Il ne faut pas se persuader que le saint prophète
crut que Dieu ne le verrait plus, ou qu'il sortirait
de son empire, lorsqu'il irait dans les terres lointai-
nes. Car nous l'entendrons bientôt dire aux nauton-
niers : Je suis Hébreu, et je révère le Dieu du ciel
qui a fait la mer et la terre ^. De sorte qu'il voyait
bien qu'on ne pouvait échapper à sa puissance, ni
sortir de son domaine. Cette face de Dieu , qu'il
tâche de fuir; celte présence, qu'il veut éviter :
c'est la face que Dieu montrait intérieurement à
ses prophètes : c'est la présence, dont il éclairait
leur esprit , lorsqu'il daignait les inspirer. Cest
cette fac« que Jonas crut pouvoir éviter en s'éloi-
gnant de la terre sainte et du milieu du peuple
d'Israël , où Dieu avait accoutumé de répanâre la
prophétie. Il s'éloigna donc tout ensemble et de la
terre sainte et de Ninive, où il ne crut pas que
Dieu voulût le ramener malgré lui d'un pays si
éloigné. Mais il ne fut pas plutôt embarqué, que
Dieu fit souffler un vent impétueux : et la tem-
pête fut si violente, qu'on craignait à chaque
moment que le vaisseau 7ie s'entr'ounrit. Pen-
dant que chacun invoquait son Dieu avec des
cris effroyables, et qu'on jetait dans la mer
toute la charge du vaisseau; Jonas, sans s'é-.
tonner d'un si grand péril , car nous avons vu
souvent que ces âmes fortes qui sont sous la main
de Dieu ne craignent rien que lui seul, (kscen^
dit au fond du vaisseau , et dormait d'un pr**.
fond sommeil*. C'est quelque trait de Jésus, qu»,
dans une semblable tempête , dort tranquillement
sur un coussin , et laisse remplir de flots le vaisseau
où il était avec ses disciples*. Par un semblable
mystère , et pour montrer qu'on n'a rien à crains
dre quand on a Dieu avec soi , et qu'il n'y a en
tout cas qu'à s'abandonner à sa volonté; Jonat
dormait parmi tant de cris , et tant d'horrible^
' Jon. I, 3. — 5 Ibid. 3. - » Jbid. 1,9.— ' Ibid. i, i. -*
5 .Varc. IV, 37, 38.
MÉDITATIO^JS SUR L'ÉVANÇILE.
668
sifilemeitts des vciits et des flots, jusqu'à ce qu'on
l'éveilla , à peu près de la même manière qu'on fit
le Sauveur, en lui disant? Pourquoi dormez-vous'?
invoquez aussi votre Dieu, afm qu'il se souvienne
de nous, et que nous ne périssions pas '. La main
de Dieu ne quittait pas le saint prophète. II sentit
d'abord que la tempête était envoyée contre lui :
il vit jeter tranquillement le sort, que les passa-
gers jetaient entre eux pour découvrir le sujet de
la tempête : il le vit tomber sur lui sans s'effrayer;
car il avait toujours dans l'esprit que la mort lui
était meilleure , que d'aller prophétiser pour être dé-
dit, et faire blasphémer la prophétie » : et il dit har-
diment aux nautonniers, quils voulaient épargner :
Jetez-moi dans la mer sans hésiter, et la tempête
cessera ; car je sais bien que c'est pour moi qu'elle
est excitée ^. Cependant ils le respectèrent, étonnés
de sa prodigieuse tranquillité, et encore plus de la
grandeur du Dieu qu'il servait. Car comme on lui de-
manda qui il était, il avait répondu qu'il était Hé-
breu, et que le Dieu qu'il craignait était le Dieu du
ciel, et le Créateur de la terre et de la mer : et
ils faisaient les derniers efforts pour arriver à
terre, sans qu'il en coûtât la vie à un si grand
homme. Mdiis ç\\is ils 7'amaient , plus la mer s'en-
flait : en sorte qu'ils furent contraints de jeter
Jonas dans la mer, en prenant Dieu à témoin,
que c'était à regret qu'ils le noyaient, et qu'ils
étaient innocents de sa mort ; et aussitôt l'agitation
de la mer cessa 4. Et voilà déjà, en figure de notre
Sauveur, tout ce peuple sauvé par la mort , comme
l'on croyait , du saint prophète , à laquelle il s'é-
tait lui-même volontairement offert. Mais ce n'est
pas là tout le mystère; et le reste nous est expli-
qué par le Sauveur même, lorsqu'il dit : Cette
mauvaise race demande un signe, et il ne lui
en sera point donné d'autre , que le signt du pro-
priété Jonas : car comme Jotias fut trois jours et
trois nuits dans les entrailles de la baleine, ainsi
le Fils de l'homme sera trois jours et trois nuits
dans le cœur de la terre ^.
L'esprit de prophétie ne quitta point Jonas dans
le ventre de cet énorme poisson : car il y chanta ce
divin cantique^ : J'ai crié du fond de l'abîme, et
vous avez écouté ma voix : les eaux m'ont env'i-
ronné : tous vos gouffres et tous vos flots ont passé
sur moi: et j'ai dit : Je suis rejeté de devant vos
yeux; mais je reverrai encore votre saint temple.
il sent donc qu'il sortira de cet abîme ; et il le re-
commence encore en cette sorte : l£seaux m'ont
pénétré jusqu'au fo7id : l'abîme m'a entouré : la
mer a couvert ma tête : j'ai descendu au fond
de la mer, et jusqu'à la racine des montagnes : je
suis enfermé pour toujours dans les soutiens de la
terre 1. Il n'y a point de ressource, dans la puis-
sance créée. Mais vous, ô Seigneur mon Dieu,
vous vie relèverez d'un si grand mal , et vous me
préserverez de la corruption. Au milieu de mes an-
" goisses ,je nie suis ressouvenu du Seigneur, afin
que ma prière parvint jusqu'à votre saint temple.
' .Ton. I, C. — ' Ibid. IV, 3.—^Ibid. I, 12, 13. — < Ihid. 9,
(3, ir>. — ' Matth. XII, 39, 40. — « Jon. U , 2, 3. — Ibid. 8.
Ceux qui mettent leur confiance dans de fausse»
divinités, abandonnent la miséricorde qu\ lespeut
sauver, et renoncent à la sainteté : mais moi je
vous ai immolé par ma voix un sacrifice de louan-
ge : vous me sauverez, et je rendrai au Seigneur
les vœux que je lui ai faits pour v^a délivrance.
Et le Seigneur commanda ait poisson , et il jeta
Jonas sur la terre ^ , en figure de notre Sauveur,
dont il est écrit; quHlfut Vibre entre les morts' ,
comme Jonas l'avait été dans cet abîme vivant, qui
l'avait englouti; et à qui David a fait dire au milieu
des ombres de la mort : J'avais toujours le Seigneur
en vue , parce qu'il est à ma droite, pour m'empê-
cher d'être ébranlé : c'est pour cela que mon cœur
a tressailli, que ma langue a été remplie de joie,
et que mon corps s'est reposé en paix : parce que
vous ne laisserez pas mon âme dans l'enfer , et
que vous nepermettrez pas que votre saint éprouve
la corruption. Au milieu de la mort, vous m'avez
montré le chemin pour retourner à la vie, et vous
me remplirez de la joie que donne la vue de votre
face^. C'est à peu près et avec la force qui conve-
nait au Sauveur plus qu'à Jonas , accomplir ce qu'a-
vait dit ce prophète : Je reverrai votre saint
temple^.
Il n'appartenait pas à Jonas, qui n'était que la
figure, d'avoir tous les traits de la vérité, ni d'a-
voir parmi les morts cette liberté qui était réservée
au Sauveur , ni de prédire lui-même et sa mort et
sa résurrection. Mais à cela près il n'y avait rien
qui ressemblât mieux à la mort et au tombeau , que
le ventre de ce poisson; ni rien qui représentât plus
vivement une véritable et parfaite résurrection,
que la délivrance de Jonas. Adorons donc celui qui
n'a laissé aucun trait ni aucun iota dans les pro-
phètes, non plus que dans la loi, qu'il n'ait parfai-
tement acconipli : et apprenons à ne perdre jamais
l'espérance dans quelque abîme de maux où nous
soyons plongés; puisque Jonas est sorti du ventre
de la baleine, et Jésus-Christ notre chef du tombeau
et de l'enfer , assurant ses membres , qui sont ses
fidèles , d'une semblable délivrance.
CXI" JOUR.
Piédicajlioa de Jonas à Ninive.
Pour achever l'histoire de Jonas , puisque celte
de notre Sauveur nous y a conduits ; aussitôt que
la baleine l'eut rejeté sur le rivage , le voilà de nou-
veau repris par l'esprit de la prophétie : et le Sei-
gneur lui ordonne d'aller prêcher à Ninive , qu'elle
périrait dans quarante jours 5. Dieu ne voulut point
que Jonas y mît la condition : Si elle ne faisait pé-
nitence. Cette vHle la fit toutefois dans le sac et
dans la cendre : et Dieu voulut faire voir qu'il était
toujours prêt par sa bonté , à- rétracter sa sentence,
sans même l'avoir promis. Écoutons sur ce sujet
la parole de Jésus-Christ : Les gens de Ninive s'é-
lèveront cojitî^e cette race dans le jugement, et
la condamneront; parce qu'ils ont fait pénitence
» Jon. n, 7 et seq. — * Ps. i-xxxvir, 6, — s Ibid xv, 8. ^cfc
n, 15. — ' Jon. Il, 5.— * Ibid. III, I, 5.
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
.-k tafri'dïcation de Jonas : et celui-ci est plus que
Jonas '. faisons donc pénitence, puisque Jésus
même nous y exhorte par son Évangile, par les
pressantes et continuelles impulsions de son Saint-
Ksprit : et n'attendons pas que les Ninivites s'é-
fcvoiit contre nous au dernier jour; car la convic-
tion serait trop forte , la confusion trop inévitable.
Jonas ne résista point à cette fois» : la main de
Dieu le serrait de trop près : mais après la miséri-
corde que Dieu eut exercée envers Ninive, le pro-
phète fut affligé d'une affliction extrême ; et trans-
porté de colère, il pria le Seigneur, et il lui dit :
Je vousprie. Seigneur, n'est-cepas là ce que je di-
sais, pendant que j'étais encore en mon pays :
que vous étiez bon et indulgent jusqu'à l'infini^ :
qu'ainsi vous pardonneriez à Ninive; que les paroles
de vos prophètes seraient méprisées ; et que sans se
soucier de vos menaces , ni rompre le cours de leurs
crimes , les peuples s'attendraient toujours à vous
fléchir par la pénitence , après avoir impunément
accompli leurs mauvais désirs? Seigneur, je vous
prie , faites-moi mourir: la mort me sera plus
douce que la vie. En même temps il se retira de la
ville 4 , et attendait dans le voisinage, quel en serait
le sort : car à peine voulut-il croire que Dieu par-
donnât tant de crimes , et augmentât la licence par
cet exemple d'impunité. Mais Dieu qui le voulait
revêtir de l'esprit de la nouvelle alliance , qui est
une alliance de miséricorde , de réconciliation et de
pardon , et lui ôter cet esprit dur qui devait comme
régner en ce temps-là à cause de la dureté du cœur
•de l'homme, sécha, comme on sait, la branche
verte qu'il avait fait élever sur la tête de Jonas ,
pour le défendre de l'ardeur brûlante du soleil ,
et des vents de ces pays-là, qu'il avait excités ex-
près'. Et comme Jonas s'en affligea jusqu'à dé-
sirer la mort : Tu t'affliges, lui dit le Seigneur s,
de ce rameau vert que tu n'as pas fait, et la nais-
sance duquel ne t'a coûté aucun travail : et tu ne
veux pas que j'aie pitié de l'ouvrage de mes mains,
et de cette ville immense, si digne de compassion ,
quand ce ne serait qu'à cause du nombre infini des
enfants qui ne connaissent pas le bien et le mal, et
de tant d'animaux? Car, ô Seigneur! votre bonté
s'étend jusqu'à eux , conformément à cette parole
du psalmiste : fous sauverez les hommes et les
animaux, parce qu'il vous a plu, ô mon Dieu! de
multiplier totre miséricorde! . Prenons donc l'es-
prit de douceur ; et ne nous laissons point transpor-
ter par ce zèle, qu'on voit paraître même dans les
saints de l'Ancien Testament : car Jésus dit à ses
disciples, qui le voulaient imiter, et à l'exemple
d'Élie* , faire descendre le feu du ciel : Fous ne sa-
vez de quel esprit vous êtes 9.
Ne blâmons donc pas le Eèle de Jonas , qui était
convenable au temps ; et louons Dieu au contraire ,
de lui avoir inspiré la douceur qui devait un jour
paraître en Jésus-Christ , et de l'avoir forcé à prê-
cher sa miséricorde. Ne condamnons pas aisément
' Matth. XH, 41. — » Jon. m, 3—3 Ibid. nr, 2. — ♦ Ibid.
3, 5. — * Ibid. 8, 9. — * Ibid. 10,11. — ' Ps. XXXT, 7,8.— i
• IV. Reg. I, 10. — * Luc. rx, ftô. »
CC9
le saint prophète; parce que ces mouvements dos pro-
phètes, et la communication de Dieu avec eux, sont
un grand mystère qu'il ne nous est pas permis de
pénétrer. Non que je m'attache opiniâtrement à
vouloir excuser de faute ce saint homme : car Dieu
se plaît quelquefois à faire paraître son bras dans
le crime même, et à s'assujettir les âmes les plus
rebelles : mais c'est que ce qui se passe entre Dieu
et ses prophètes, est bien caché; et qu'il leur fait
sentir sa secrète volonté par des voies bien éloi-
gnées des nôtres. Et il ne faut s'étonner , ni de ses
paroles, ni même de sa fuite. Car Dieu pousse ces
âmes qu'il tient sous sa main, et les ramène lui-
même ; et il veut leur faire sentir par des expériences
réelles, la force invincible de cette main souveraine
sous laquelle ils sont. Souvenons -nous du saint
homme Job, que Dieu reprend avec tant de force,
de son ignorance, et des paroles qu'il avait profé-
rées' ; et de qui néanmoins il dit ensuite par deux
et trois fois, qu'il a parlé droitement». Suspen-
dons donc notre jugement dans les violentes agi-
tations de ces âmes prophétiques ; et gardons-nous
bien de tirer à conséquence ce qui se passe en elles ;
soit que ce qui leur arrive soit une simple permis*
sion de Dieu ; soit qu'on n'y puisse trouver, en ap-
profondissant la matière , une réelle influence de sa
main, dans tout ce qui nous y paraît un grand pé-
ché. Si Jonas paraît si troublé des miséricordes de
Dieu, croyons que c'était, selon l'esprit de ces
temps, un zèle pour la justice, et pour la vérité de
sa parole. S'il fuit devant Dieu, entendons qu'il vou-
drait pouvoir se fuir lui-même , plutôt que de four-
nir aux hommes une occasion de mépriser Dieu : et
en quelque sorte qu'il faille juger de cette fuite ,
admirons la main de Dieu qui le soutient; qui lui
envoie parmi la tempête ce sommeil mystérieux qui
témoigne la tranquillité de son âme , et figure celui
de Jésus-Clwist dans la nacelle. Imitons son intrépi-
dité , à la vue de la mort présente ; sa charité , lors-
qu'il veut mourir pour sauver les compagnons de
son voyage ; sa prière et sa prophétie jusque dans le
ventre de la baleine. Prions donc avec lui , et à son
exemple, en quelque état que nous soyons , en quel-
que abîme que nous nous sentions plongés. Admi-
rons aussi l'efficace de sa prédication ; et ne faisons
pasmoinspourJésus-Christ, nous qui sommes chré-
tiens, que les Ninivites, qui n'étaient que des infi-
dèles, éloignés de l'alliance de Dieu* firent pour
Jonas. Enfin en contemplant ces vives figures que
le Saint-Esprit nous a tracées de Jésus-Christ, pré-
parons-nous à entendre la vérité qui a été accom-
plie en sa personne. Amen, amen.
* Job. xxxviu , XXXIX , XL , xLi. — » Ibid. xui , 7, s.
«70
MÉDITATIONS SLR L'ÉVANGILE
LA CÈNE.
CE
PREMIÈRE PARTIE.
QXn S'ïST PASSE DA.NS LE CÉNACLE,
AVANT QUE JÉSUS-CHRIST SORTIT.
ET
PREMIER JOUR.
iLe Cénacle préparé.
Kous contiHUCTons à partager ces Méditations en
journées ; et nous lirons le premier jour dans le cha-
pitre XXVI de saint Matthieu, les versets 17, 18,
19 ; du xiv^ de saint Marc , leverset 1 2 jusqu'au 17 ;
et du xxii' de saint Luc, depuis le verset 7 jus-
qu'au 13.
Ju premier jour des azymes, à la fin duquel il
fallait immoler l'agneau pascal, les disciples vinrent
« Jésus : et comme ils savaient combien il était exact
à toutes les observances de la loi , ils lui deman-
dèrent où il voulait qu'on lui préparât la pâque '.
Ce sont les disciples qui lui en parlent. Les maîtres ,
à l'exemple de Jésus-Christ, doivent accoutumer
tous ceux qui sont à iearchatfçe, à songer d'eux-
fflêmes à ce que requièrent la loi de Dieu et son
service , et à demander sur cela l'ordre du maître.
El Jésus leur dit : Allez à la ville, à un certain
homme ». Les évangélistes ne le nomment pas : et
Jésus même, sans le nommer à ses disciples, leur
donna seulement des marques certaines pour le trou-
ver. JUez, dit-il ^,àla ville. En y entrant, vous y
rencontrerez un Jwmme qui portera une cruche
d'eau : vous le suivrez ; et entrant dans la maison
où il ira , vous direz au maître : Où est-le lieu où
je dois manger Ut, pâque avec mes disciples? et il
vous montrera une grande salle tapissée : prépa-
rez-nous-y tout ce qu'il/audra.
Saint Marc nous apprend qu'il donna cet ordre à
deux de ses disciples; et saint Luc nomme saint
Pierre et saint Jean.
Voici quelque chose de grand qui se prépare et
quelque chose de plus grand que la pâque ordinaire,
puisqu'il envoie les deux plus considérables de ses
apôtres; saint Pierre qu'il avait mis à leur tête , et
gaint Jean qu'il honorait de son amitié particulière.
Les évangélistes ne marquent point que ce fût son
ordinaire d'en user ainsi aux autres pâques , ni aussi
qu'il eût accoutumé de choisir un lieu où il y eût
une grande salle tapissée. Aussi les saints Pères ont-
ils remarqué, que cet appareil regardait l'institution
de l'eucharistie. Jésus-Christ voulait nous faire voir
avec quel soin il fallait que fussent décorés les lieux
consacrés à la célébration de ce mystère. Il n'y a que
dans cette circonstance, où il semble n'avoir pas
voulu paraître pauvre. Les chrétiens ont appris par
cet exemple tout l'appareil qu'on voit paraître, dès
les premiers temps, pourcélébrer avec honneur l'eu-
charistie, selon les facultés des églises. Mais ce qu'ils
doivent apprendre principalement, c'est à se pré-
parer eux-mêmes à la bien recevoir : c' est-a-dire à
lui préparer, comme une grande salle , un cœur di-
laté par l'amour de Dieu, et capable des plus gran-
des choses; avec tous les ornements de la grâce et
des vertus , qui sont représentés par cette tapisserie
dbnt la salle était parée. Préparons tout à Jésus qui
vient à nous : que tout soit digne de le recevoir.
L« signe que donne Jésus de ce porteur d'eau ,
devait faire entendre à ses disciples que les actions
les plus vulgaires sont dirigées spécialement par la
divine providence. Qu'y avait-il de plus ordinaire ,
et qui parût davantage se faire au hasard , que la
rencontre d'un homme qui venait de quérir de l'eau
à quelque fontaine hors de la ville .^ et qu'y avait-il
qui parût dépendre davantage de la pure volonté ,
pour ne pas dire du pur caprice de cet homme , que
de porter sa cruche d'eau dans cette maison , au mo-
ment précis que les deux disciples devaient entrer
dans la ville ? Et néanmoins cela était dirigé secrè-
tement par la sagesse de Dieu ; et les autres actions
semblables le sont aussi à leur manière, et pour d'au-
tres fins que Dieu conduit : de sorte que s'il arrive
si souvent des événements si remarquables i>ar ces
rencontres , qu'on appelle fortuites , il faut croire
que c'est Dieu qui ordonne tout, jusqu'à nos moin-
dres mouvements , sans pourtant intéresser notre
liberté , mais en dirigeant tous les mouvements à ces
tins cachées.
Cet exemple nous fait voir que Jésus avait des
disciples cachés, que ses apôtres ne connaissaient
pas : si ce n'est quand de certaines raisons l'obli-
geaient à les leur déclarer. Ainsi, quand il voulut
faire son entrée dans Jérusalem , il envoya encore
deux de ses disciples à un village qu'il leur désigna ;
et leur ordonna d'en amener une ânesse qu'ils y
trouveraient avec son ânon : les assurant qu'aussi-
tôt qu'ils diraient que le Seigneur en avait araire,
on les laisserait aller'. Il avait donc plusieurs dis-
ciples de cette sorte , et à la ville et à la campagne ,
dont il connaissait la fidélité et l'obéissance : et ce-
pendant il ne les découvrait à ses disciples que dans
le besoin ; leur apprenant par ce moyen la discré-
tion avec laquelle ils devaient ménager ceux qui se
fieraient à eux , quand ce ne serait que pour ne leur
point faire de peine inutile, et ne leur point attirer
de haine sans nécessité. Cette discrétion des disci-
ples leur fait taire encore dans leurs évangiles , et si
longtemps après la mort du Seigneur, le nom de celui
dont il avait ainsi choisi la maison , aussi bien que
de celui où il envoya quérir l'ânon et l'ânesse. Ils ne
taisaient pas de même d'autres noms : et, par
exemple, non-seulement on a remarqué que celui qui
lui aida à porter sa croix, était un nommé Simon
'_ Cyrénéen ; mais on circonstancié encore qu'iY était
I pèj'e d'Alexandre et de Ru/us » , connus parmi les
fidèles. Tout se doit faire avec raison : il y a des per-
sonnes qu'il faut nommer pour mieux circonstancier
les choses; il y en a d'autres qu'une certaine discré-
tion oblige de taire.
I Matth. XXVI, 17. Marc xiv, 12. — ' .Va «/t. XXVI, 18.— ' Matth. xxi, 2, 3. Marc, xi, 2, 3. Luc. XIX, SO, 31.
5 Luc. XXII , 8 , 10 et seq. i » Marc, xv, 2i.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Saint Pierre et saint Jean trouvèrent les choses
convne Notre-Seigneur les leur avait dites. Le por-
teur d'eau ne manqua pas de se trouver à l'endroit
de la ville par où ils entraient , et d'aller à la maison
que Notre-Seigneur avait choisie : comme l'ânon
s'était trouvé à point nommé à l'entrée de ce village ,
lié à une porte entre deux chemins. Il se trouva
aussi là, avec beaucoup d'autres personnes incon-
nues , un homme qui demanda aux deux disciples
ce qu'ils voulaient faire de cet dnon •. Et il sem-
blait que le hasard l'eût fait parler; mais non : car
c'était précisément celui qui devait laisser aller cet
animal au premier mot des disciples, selon la parole
de leur maître. Enfin il se trouva que cet ânon n'a-
vait jamais été monté. Car il le fallait ainsi pour ac-
complir le mystère, et pour montrer que le Sauveur
devait unjourmonter etconduireun peuple indocile,
c'est-à-dire, le peuple gentil, qui jusqu'à lui n'avait
point de loi, ni personne qui l'eûtpu dompter. Tout
est conduit, les petites choses Comme les plus gran-
des; et tout cadre avec les grands desseins de
Dieu.
Voilà donc tout disposé. Le grand cénacle tapissé
est prêt; on y attend le Sauveur. Voyons mainte-
nant les grands spectacles qu'il y va donner à ses
fidèles. Contemplons , croyons, profitons; ouvrons
le coeur plutôt que les yeux.
IV JOUR,
la p&qoe. La xk du cbrélien n'est qtfun passage.
Lisons les paroles de saint Jean , xiii , 1 . De-
vant le jour de Pâques, Jésus sachant qu£ son
heure était venue de passer de ce monde à son
Père; comme il avait aimé les siens, qui étaient
dans le monde, il les aima jusqu'à la fin.
On sait que le mot de pâque signifie passage.
Une des raisons de ce nom , qui est aussi celle que
saint Jean regarde en ce lieu , c'est que la fête de
Pâques fut instituée lorsque Tancien peuple de-
vait sortir dé l'Egypte, pour passer à la terre
promise à leurs pères; ce qui était la figure du
passage, que devait faire le peuple nouveau , de
la terre à la céleste patrie. Toute la vie chrétienne
consiste à bien faire ce passage^ et c'est à quoi
Notre-Seigneur va diriger plus que jamais toute
M conduite, aiasi que saint Jean semble ici nous
en avertir.
La première chose que nous devons remar-
quer, c'est que nous devons faire cette pàque , ou
ce passage, avec Jésus-Christ. Et c'est pourquoi
•et évangéliste commence le récit de cette pàque
de Notre-Seigneur par ces mots : Devant l^jour
de Pâques, Jésus sachant qu'il devait passer de
ce monde à son Père.
G Jésus! je me présente à vous, pour faire ma
pàque en votre compagnie : je veux passer avec
vous du monde à votre Père, que vous avez voulu
qui fût le mien. Le monde passe, dit votre apô-
tre* : la figure de ce monde passe^\ mais je ne
veux point passer avec le monde, je veux passer
• Marc. XI. 4 , 5 , e — » /. Josin. II.I7. — ' I. Cor. \ll, 31.
en
à votre Père. C'est le voyage que j'ai à faire , je \%
veux faire avec vous. Dans l'ancienne pâque, les
Juifs qui devaient sortir de l'Egypte, pour pas-
ser à la terre promise, devaient paraître en habit
de voyageurs , le bâton à la main , une ceinture
sur les reins, afin de relever leurs habits, leurs
souliers mis à leurs pieds, toujours prêts à al-
ler et à partir; et ils devaient se dépécher <te
manger la pâque ' , afin que rien ne les retînt ,
et qu'ils se tinssent prêts à marcher à chaque mo-
ment. C'est la figure de l'état où se doit mettre
le chrétien pour faire sa pâque avec Jésus-Christ,
pour passer à son Père avec lui. O moh Sauveur!
recevez votre voyageur, me voilà prêt, je ne
tiens à rien; je veux passer avec vous de ce
monde à votre Père.
D'où me vient ce regret de passer? Quoi! je
suis encore attaché à cette vie? Quelle erreur me
retient dans ce lieu d'exil? Vous allez passer,
mon Sauveur! et, résolu que j'étais de passer avec
vous, quand on me dit que c'est tout de bon qu'il
faut passer, je me trouble , je ne puis supporter
ni entendre cette parole. Lâche voyageur! que
crains-tu ? Le passage que tu vas faire , est celui
que le Sauveur va faire aussi dans notre évan-
gile : craiodras-tu de passer avec, lui ? Mais écoute :
Jészis sachant que son heure était venue de passer
de ce monde ». Qu'y a-t-il de si aimable dans ce
monde, que tu ne veuilles point le quitter avec le
Sauveur Jésus? Le quitterait-il, s'il était bon d'v
demeurer? Mais écoute, encore un coup, chrétien :
Jésus passe de ce monde pour aller à son Père.
S'il fallait seulement sortir du monde , sans aller à
quelque chose de mieux ; quoique ce monde soit
peu de chose, et qu'on ne perdît pas beaucoup eh
le perdant , on pourrait y avoir regret , parce qu'en-
fin on n'aurait rien de meilleur. Mais, chrétien,
ce n'est pas ainsi que tu dois passer. Jésus passe da
ce monde , mffis pour aller à son Père. Chrétien ,
qui dois aller avec lui, tu passes à un père; le
lieu d'où tu sors est un exil ; tu retournes à la
maison paternelle.
Passons donc de ce monde avec joie; mais n'at-
tendons pas le dernier moment , pour commencer
notre passage. Lorsque les Israélites sortirent
d'Egypte, ils ne devaient pas arriver d'abord à
la terre promise : ils avaient quarante ans à voya-
ger dans le désert; ils célébraient néanmoins leur
pâque , parce qu'ils sortaient de l'Egypte , et qu'il»
allaient commencer leur voyage. Apprenons à
célébrer notre pâque dès le premier pas : que
notre passage soit perpétuel : ne nous arrêtons
jamais; ne demeurons point, mais campons par-
tout à l'exemple des Israélites : que tout nous soit
un désert, ainsi qu'à eux; soyons comme eux
toujours sous des tentes; notre maison est ail-
leurs : marchons , marchons , marchons ; passons
avec Jésus-Christ : mourons au monde, mou-
rons-y tous les jours : disons avec l'apôtre : Je
•meurs tous lesjours^ : je ne suis pas du monde;
je passe, je ne tiens à rien.
' Exoé. xn, H. — » Jean, xni , I. — » I. Cor. XT, 31.
•672
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
nie JOUR.
Lavement des pieds. Puissance de Jésus-Ciuisl ; son
humilité. Juan, xm, I, B.
Comme il avait toujours aimé les sîe)is, il les
aima jusqu'à lafin\ En ce moment de son pas-
sage, lorsqu'il les allait quitter, il les aima plus
que jamais, et leur donna des marques plus sen-
sibles de son amour. C'était la consolation qu'il
leur voulait laisser en les quittant. En effet, tout
ce qu'il leur dit est plus tendre; tout ce qu'il fait,
plus rempli d'amour : témoin l'eucharistie qu'il
leur "va donner. Mais voici par où il commence.
Après le souper, le diable ayant déjà mis dans
te cœur de Judas , fils de Simon Iscariote , le des-
sein de le livrer : Jésus sachant que son Père lui
ax'aittout mis entre les mains, et qu'il était sorti
<le Dieu, et qull y retournait ; il se leva de table,
quitta ses habits , et mit un linge devant lui ;
puis aijarit versé de l'eau dans un bassin, il com-
mença à laver les pieds de ses disciples, et les
essuya avec le linge qu'il avait attaché autour de
lui ». Voilà notre lecture d'aujourd'hui. Qu'elle est
belle! qu'elle est ravissante! Mon Sauveur, vous me
remplissez de consolation par la lecture de votre
Évangile! En quelque endroit que je l'ouvre, j'y
trouve partout ces consolations, et des paroles de
vie éternelle ; mais je ne sais si j'y ai lu rien de
plus touchant que cet endroit. Mon Sauveur, aug-
mentez ma joie dans cette sainte lecture, afin
•que la chaste délectation dont elle me remplit
m'ôte tout le goût des joies du monde. Mais pour
cela il faut peser toutes les paroles.
Après le souper^ : saint Jean va parler d'un
autre souper, où il était couché sur le sein de
Jésus; où Jésus donna à Judas le morceau
trempé <. Voilà donc un autre souper. Il y en eut
deux, dont le dernier se fil après le lavement
des pieds; et ce fut celui où il insti|pa l'eucharis-
tie : souper de cérémonie , qui peut-être fut pré-
cédé du souper de l'agneau pascal. Je n'entre pas
dans ces questions, je ne cherche qu'à m'édifier :
«t il me suffit d'entendre que le festin où l'eucha-
ristie fut instituée fut un festin particulier, qui
fut tout plein de mystère, comme nous le verrons
bientôt. Que le premier donc soit celui où l'on sa-
tisfit au besoin. Voilà Jésus qui se lève, et qui
sort de table; et pour préparer ses disciples au
mystérieux festin qu'il leur préparait , il leur lave
les pieds.
Jésus sachant que son Père lui avait tout
remis entre les mains, et qu'il était sorti de
Dieu et retournait à Dieu^. Arrêtons-nous :
saint Jean est ici tout occupé des grandeurs et de
la puissance de Jésus; et il nous veut remplir de
cette idée, afin que la peinture qu'il nous va
faire de son humilité et de son amour soit plus
vive. Arrêtons-nous donc, encore un coup, et
goûtons cette première parole : Son Père lui a
tout remis entre les mains, selon ce qu'il a dit
« Joan. xm, l. — ' TtiJ. 2, 3, 4, 6. -r^Ibid. 2. — * Ibid.
23 , ac — ' Joan XIII , 3.
lui-même : Tout a été f)ûs •eritre mes mains pat*
mon Père ». Et ailleurs : I.a toute-puissance
m'est donnée dans le ciel et daîis la terre ^. Et
quoique cette puissance lui appartînt naturelle-
ment, parce que dès le commencement il était
Dieu, toujours résidant en Dieu et inséparable
de lui, et qu'il était ce Yerbe-Dieu, par qui Dieu
a tout tiré du néant; le Père par ce moyen ne
pouvant avoir aucune créature qui ne soit la
créature du Fils et ne lui doive le même hom-
mage , conformément à cette parole : 7'out ce qui
est à moi, est à vous; et tout ce qui est à vous ,
est' a moi^ : néanmoins cette puissance lui ve-
nait de son Père , qui , la lui ayant déjà donnée
par son éternelle naissance, la lui donnait au
temps de sa passion d'une façon particulière;
parce que c'était par sa passion qu'il devait tout
acquérir, et avoir à titre d'achat et d'acquisition
ce qu'il avait déjà naturellement et par le droit
de sa naissance. Et celui à qui tout est donné
d'une manière si excellente, c'est celui qui nous
va laver les pieds. Voilà où saint Jean en veut
venir. Humilions-nous donc de notre côté. O Jé-
sus! je me soumets à votre empire; à celui que
vous avez sur moi , comme Créateur, à celui que
vous avez comme Rédempteur : vous êtes mon
souverain Seigneur, mon doux et unique Maître :
F^ous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d'Js"
raél*. Quelle obéissance ne vous dois-je pas,
étant à vous à tant de titres , et par des titres de
cette nature, si authentiques, si immuables, si
aimables, si divins!
IV« JOUR.
Tout remis entre les mains de Jésas-Chrlst , spéclaleraenl
les élus. ibid.
Tout lui a été remis en main par son Père''.
Ce tout, qui lui a été remis en main par son Père ^
est principalement ^;e tout dont il a dit : Tout te
que mon Père me donne, vient à moi^. Et ce tout
c'est son Église ; c'est dans son Église spécialement
les saints, et parmi les saints ceux qui le sont jus-
qu'à la fin, et, en un mot, les élus. Voilà c* tout
bienheureux qui est spécialement remis par le Père
entre les mains de Jésus , et dont il a dit lui-même :
Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés.
Et un peu devant : Fous avez donné puissance sur
toute chair, sur tous les hommes, à votre Fils, afin
qu'il donne la vie éternelle à tout ce que vous lui
avez donnéi. Ajoutons toujours : Et celui à qui le
Père a remis en main tout ce qui lui est de plus
cher, c'est-à-dire ses élus, ses bien-aimés, c'est
celui qui va nous laver les pieds. Mon Sauveur, vous
vous abaissez jusque-là! Il est juste que je m'a-
baisse devant vous. Mon Sauveur, que je sois de
ce ' tout que votre Père vous a donné , afin que
vous lui donniez la vie éternelle! J'en serai, si
je suis fidèle à votre grâce , si je garde vos com-
mandements. Donnez-moi ce que vous me com-
I Matth. XI, 27. — * Ii*id. xxviu, 18. — ' Joan. xvn, 10.
— * rbid. 1 , 49.— » Matth. xi , 27 , — « Joan. y\.. 37- — ' Ibiû.
XVII, 6,2.
MÉDITATIONS SUR L'RVANGILK.
6/3
mandez; afin que je sois de ce troupeau béni,
dont vous avez dit : Mes brebis entendent ma
voix , je les confiais , et elles me suivent ; et je
leur donne la vie éternelle. Ce que mon Père
m'a donné est plus grand que tout; lui-même
gui me Ca donné, est au-dessus de toutes cho-
ses : et l'on ne peut rien ôter de mes mains
non plus que des siennes, parce que mon Père
et moi ne sommes qu'une. Qu'y a-t-il à craindre
après cela? Rien du tout, sinon de manquer à
sa vocation; ii n'y a qu'à s'abandonner à ces
mains toutes-puissantes, et à dire à Jésus : O
Seigneur l j'espère en vous; je me livre à vous,
je ne serai point conjondu ».
¥•= JOUR.
Jésos-Christ , vrai Dieu, et vrai homme. Joan. xin, 3.
La même lecture, et s'arrêter à ces paroles :
Jésus sac/tant que tout lui était remis entre les
mains, et qu'il était sorti de Dieu, et qu'il retour-
nait à Dieu 3. Sorti de Dieu sans altération , sans
succession, sans ordre de temps , avec une inexpli-
cable pureté, comme le rayon sort du soleil sans
s'en séparer, et toujours partant en lui-même toute
la vertu de son principe; ce qui fait que saint Paul
l'appelle, Y éclat et le rejaillissement de la gloire
de son Père^ : sorti néanmoins, non par extension
comme le rayon qui n'est que la lumière étendue,
et portée bien loin au dehors ; mais sorti de Dieu
comme la pensée sort de l'esprit, en y demeurant
toujours : sorti de lui, par conséquent, comme quel-
que chose de vivant, ou plutôt comme la vie même;
ce qui fait dire à saint Jean, que la vie était en
lui^ : c'est-à-dire qu'elle y était comme dans le
Père, qu'elle y était comme dans sa source ; selon
ce qu'il dit lui-même de sa propre bouche : Comme
le Père a la vie en lui-même; ainsi a-t-il donné au
Fils S'avoir la vie en lui-même^. Il est donc sorti
de Dieu de cette manière, vivant de vivant, vie
de la vie; sorti par la parfaite connaissance qu'il a
éternellement de lui-même, comme sa pensée , son
intelligence, sa sagesse; comme sa parole intérieure,
par laquelle il se dit à lui-même tout ce qu'il est;
comme l'expression vive et naturelle de ses perfec-
tions et de tout son être ; comme portant en lui-même
toute sa beauté ; comme étant sa vive et parfaite
image , et Vempreinte de sa substance :. Sorti par
conséquent comme un autre lui-même, comme son
Fils, de même nature que lui; Dieu comme lui;
mais un même Dieu avec lui , un même Dieu que
lui : parce qu'il ne sort pas par l'effusion d'une partie
de sa substance; mais il sort de toute sa substance,
puisque sa substance ne souffre pas de division ni
de partage : de sorte que sa substance, sa vie, sa
divinité lui est communiquée tout entière; lui est
commune avec le Père , à qui il ne reste rien de
propre et de particulier que d'être Père : comme il
ne reste à la source que d'être la source, tout le
' Joan. X, 27, 28, 20, 30. — ^Ps. XXX, I.— ^Joan. xni, .3.
— * Sebr. I, 3 — * Joan. f, 4. — « Ibid. v, 26. — ' Bebr. i , 3.
BOSSCET. — TOME m.
reste, pour ainsi parler, passant tout entier dans
le ruisseau.
Voilà , autant qu'il est permis aux hommes de
bégayer , voilà, d'is-je, ce que c'est que sortir d«i
Dieu. Ce sont les expressions dont se sert l'Écri-
ture sainte, pour aider notre faible intelligence,
pour l'élever au-dessus d'elle-même. Et tout cela
nous est dit en abrégé dans le symbole de Kicée,
lorsqu'il y est dit que le Fils de Dieu est engendré
et sorti de la substance de son Père, Dieu de Dieu,
lumière de lumière, vrai Dieu d'un vrai Dieu, de
même substance que son Père, et un même Dieu
avec lui , parceque le Seigneur notre Dieu est un
seul Dieu, et que tout ce qui est Dieu et vrai Dieu,
ne peut être qu'un; l'unité étant la substance et
l'essence même de la divinité. Mais pourquoi se per-
dre aujourd'hui dans ces sublimes pensées ? si ce
n'est pour considérer avec saint Jean , par une
ferme et vive foi , que vous , mon Sauveur, étant
Dieu, égal à Dieu, un et même Dieu avec votre Père,
d'oij vous êtes sorti en demeurant éternellement
dans son sein; néanmoins vous avez voulu vous
rabaisser jusqu'à laver nos pieds, vous humiliant
de cette sorte devant votre créature pour nous ap-
prendre à nous humilier, non-seulement devant
vous , mais encore devant nos frères , devant nos
égaux , devant des hommes faits comme nous , de-
vaut nos inférieurs, si notre bassesse naturelle nous
permet de mettre quelqu'un en ce rang.
VP JOUR.
Jésns-Christ Dieu de Dieu , sorti de Dieu. Ibtd.
Encore la même lecture , le même mot : Sorti
de Dieu '. Vous êtes, mon Sauveur, sorti de Dieu;
sorti premièrement dans l'éternité , conformément
à cette parole de Michée : 5a sortie est dés les jours
de l'éternité » ; d'une parfaite coexistence avec Dieu,
de qui vous sortez : autrement , vous ne seriez pas
le rayon de ce soleil , vous ne seriez pas l'éclat de
sa gloire, ni l'empreinte de sa substance, puis-
que sa substance c'est l'éternité : vous ne seriez pas
sa pensée, vous ne seriez pas son Fils, le Fils par-
fait d'un Père parfait; d'un Père toujours parfait,
pour produire, pour engendrer, comme pour être.
Vous êtes donc sorti de Dieu dans l'éternité, avant
tous les temps; mais sorti de Dieu dans le temps,
lorsque votre Père qui vous engendre, et vous porte
éternellement dans son sein , unit à votre personne
qui lui est égale et coéternelle , dans le sein de la
bienheureuse Vierge , la nature humaine tout en-
tière, c'est-à-dire une âme unie à un corps humain.
aQn que le même qui est Dieu parfait fût aussi
homme parfait : Fils de Dieu et Fils de Marie, le
même Fils, le même Dieu. En cette sorte, ô Jésus !
vous êtes encore sorti de votre Père éternel , parce
que vous n'avez point eu d'autre Père que lui ; el
que la mère que vous avez eue est demeurée vierge,
n'ayant été rendue féconde qu'à cause que le Saint-
Esprit est survenu en elle, et que la vertu du Tris*
■ Joan. xm, 3. — * Mieh. T, s.
674
MÉDITATIONS SÛR L'ÉVaNGIEiE.
Haut l'a couverte de son ombrer Conçu d'une ma-
nière si pure et si divine , celle dont vous êtes né
ne l'est pas moins : puisque conçu du Saint-Esprit,
vous êtes né de Marie toujours vierge ; et vous sor-
tez en cette sorte pour paraître aux hommes, comme
vous dites vous-même : Je suis sorti de mon Père,
et je suis venu dans lemonde * : non que vous soyez
venu où vous n'étiez pas; mais vous avez paru, où
vous ne paraissiez pas : et voilà votre sortie dans le
temps, lorsqu'étant fait homme mortel , vous avez
paru parmi les mortels.
C'est ainsi que vous êtes venu dans le monde en
qwalité d'homme; mais en même temps vous êtes
demeuré comme Dieu dans le sein de votre Père ,
selon ce que disait saint Jean votre précurseur :
Personne n'a jamais vu Dieu; mais le Fils unique
qui est datis te sein de son Père nous en a raconté
les merveilles^, nous l'a fait connaître. Et , comme
vous dites vous-même, Personne n'est monté au
#iel que celui qui est descendu du ciel, à savoir,
le Fils de l'homme qui est dans le ciel ^ : vous en
êtes descendu , et vous y êtes. Comme Dieu vous
ne quittez jamais le ciel , qui est le lieu de la gloire
de votre Père , et vous ne le pouvez jamais quitter.
Comme homme mortel vous avez quitté cette gloire ,
qui vous était naturelle , et vous nous avez paru
dans la bassesse : et vous vous êtes fait homme,
et vous avez habité au milieu de nous, et nous avons
vu votre gloire , comme la gloire du Fils unique
plein de grâce et de vérité ^.
Mais comment est-ce que saint Jean a dit qu'il
avajt vu votre gloire? Est-ce à cause qu'il vous a
vu ressuscité et montant aux cieux? ou même qu'il
vous a vu transfiguré sur le Thabor ? Tout cela en-
tre dans sa pensée; mais il déclare qu'il vous a vu
dans votre gloire., lorsqu'il vous a \u plein de grâce
et de vérité ; plein de la grâce des miracles, et
guérissant tous les maux de nos corps ; plein de la
grâce qui nous sanctitie , puisque vos apôtres vous
disaient : O Seigiieur, augmentez-nous la foi^\ et
que cet affligé vous criait du fond de son cœur : Je
crois, Seigneur! aidezmo7i incrédulitéT .Cesidonc
ainsi que saint Jean vous a vu plein de grâce, et par
la même raison il vous a vu plein de vétité; parce
que vous annonciez la vérité aux hommes par vos
prédications, et qu'en même temps vous la leur met-
tiez dans le cœur par l'inspiration de votre grâce, les
illuminant tout ensemble et au dedans et au dehors.
Nous avons donc vu votre gloire, même au mi-
lieu de vos bassesses ; parce que nous y avons vu
la vérité et la grâce dont vous étiez plein, et plein
non-seulement pour vous, mais encore pour nous :
puisque noiis avons tout reçu de votre plénitude ,
et grâce pour grâce *, comme le disait saint Jean-
Baptiste votre précurseur.
Nous voyions donc alors votre gloire au milieu
de vos infirmités : et si nous ne la voyions pas tout
entière; si en même temps que nous nous voyions
des yeux de la foi , comme le Fils unique de Dieu,
« Luc. 1 , 35. -- » Joan. xvi ,28.-3 /j>,jf. j, ig. _ 4 Ibid.
m, 13. — »i6»6. I,U. — «lUf. XV1I,5. — ' A/arc. IX , 23. -^
* Joan. I, le.
nous vous voyions des yeux du corps comme le der-
nier des hommes, comme l'homme de douleurs cl
tout rempli d'inGrmités , comme un ver et non pas
comme un homme; c'est que vous cachiez volon-
tairement votre gloire ; vous en suspendiez l'effet :
ce n'était point par force que vous étiez dans l'a-
baissement; c'était par amour et par bonté. Et
néanmoins avec cette gloire dont vous étiez plein ,
et que vous aviez apportée en sortant de Dieu, vous
venez nous laver les pieds ! Quand donc j'aurais de
la gloire, je la voudrais supprimer. Mais je n'en ai
point : je n'ai rien ; je ne suis rien ; et il ne s'agit
que d'abaisser, ou plutôt il ne s'agit que de tenir
bas un pur néant.
Vil» JOUR.
Jésus-Christ sorti de la gloire de Dieu , y devait retourneÉ*.
Joan. XIII, 3.
Les mêmes paroles: Sachant qu'il était sorti de
Dieu, etqu'ily retournait^ Celui qui est sorti de
Dieu de cette manière, ne peut pas qu'il n'y re-
tourne. 11 y avait en lui une grandeur , qui devait
enfin l'emporter. Il ne pouvait s'abaisser que par
condescendance, pour s'approcher de nous; pour
nous apporter ses grâces ; pour nous donner un par-
fait modèle d'humilité, de douceur, de patience, de
toutes les vertus; pour se rendre la victime de
nos péchés. Pour cela il fallait qu'il descendît jus-
qu'au tombeau; mais, comme dit saint Pierre,
il n'y pouvait pas être détenu '. Et il fallait que
la vie qui était en lui, prévalût. Il fallait donc aussi
que s'il quittait sa gloire, il la reprît bientôt; s'il
s'humiliait jusqu'à la mort, et à la mort de la
croix, Z>/eM devait ensuite l'exalter et lui donner
un nom qui fût au-dessus de tout noni^, pour accom-
plir aussi ce qu'il a demandé à son Père : Mon Père,
glorifîez--7noienvous-même decelte gloire que j'ai
eue en vous, avant que le monde fût ^. C'est ce que
veut dire saint Jean par ces paroles : Sachant qu'il
sortait de Dieu, et qu'il y retournait. Car il n'était
pas possible qu'il demeurât toujours séparé d'une
gloire qui lui était si naturelle; et non-seulement
il y devait retourner, mais encore nous y ramener
avec lui : ce qui aussi lui a fait dire : Mon Père , je
veux que là où je suis , ceux que vous m'avez don-
îles y soient aussi avec moi ; afin qu'ils contemplent
ma gloire, que voUsm'avez donjiée, parce que nous
m'avez aimé avant la création du monde^. La con-
templer, c'est en jouir, c'est y participer, selon ce
que dit saint Jean : Nov^ lui serons semblables, par-
ce que nous le verrons comme il est^. Et c'est l'ac-
complissement de ce qu'il a dit : Je leur ai donné la
gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient
U7i, convne nous sommes un; et qîiele monde sa-
che que vous les avez aimés, comme vous m'ave%
aiméi.
Que ceux qui aiment Jésus -Christ goûtent ces
paroles; et qu'ils goûtent encore celles-ci : Je m'en
' Joan. XIII, 3 — » Act. II, 24. — ' Philip. 11, 8, 9. —
* Joan. XVII , B. — 5 Ibid. XV, 12 , 24. — • I. Ibid. m , 2. —
' Ibid. xvu,22, 23.
MÉDITATIONS SUR L ÉVANGILE.
vais vous préparer la place .et quand je m'en serai
allé, et que je vous aurai préparé la place, je re-
viendrai, et je vous retirerai à moi; afin que là
où je suis y vous y soyez aussi «.Voilà donc la ma-
nière dont Jésus-Christ devait retourner à Dieu;
voilh ce que veulont dire ces paroles de saint Jean :
était sorti dv Dieu, et y retournait. Et lorsqu'il
fut sur le point d'accomplir ce glorieux retour, étant
tel, et se sachant tel, comme le remarque saint
Jean , il voulut bien nous laver les pieds. Silence ,
silence encore un coup ; taisez-vous , mes pensées;
laissez-moi contempler Jésus aux pieds de ses apô-
tres, à nos pieds de tous, et aux pieds de tous ses
fidèles, qu'il regardait dans ses apôtres.
VHP JOUR.
Jésos-Christ en vient au lavement des pieds. Joan. xiii, 4.
Lisez f. 4 et 5. Il se leva de fable, et ilpom ses
habits ; les habits d'honneur que portaient les per-
sonnes libres, et ne se laissant que cette sorte d'ha-
bits que ceux qui servaient avaient accoutumé de
garder. Et ayant pris un linge, il se l'attacha de-
vant lui : de mot à mot, il s'en ceignit. Se cein-
dre, en général, était la posture de celui qui allait
servir, selon ce qui est écrit : Que vos reins soient
ceints; et un peu après : Soyez comme les servi-
teurs qui attendeîit leurs maîtres; et un peu après :
Le maître se ceindra lui-même, et fera asseoir à
table sesjidèles serviteurs; il viendra lui-même
les servir >. Voilà en général ce que c'est que se
ceindre; mais se ceindre d'une linge est l'habit
d'un service encore plus vil, qui est celui de laver
les pieds. Et remarquez que Jésus fait tout lui-
même : lui-même il pose ses habits; il se met lui-
même ce linge; il verse l'eau lui-même dans le bas-
sin : de ces mêmes mains qui sont les dispensatrices
de toutes les grâces; de ces mains qui sont les mains
d'un Dieu, qui a tout fait par sa puissance; de ces
mains dont laseule imposition, le seul attouchement
guérissait les malades et ressuscitait les morts; de
ces mêmes mains, il versa de l'eau dans un bassin , il
lava et essuya les pieds de ses disciples. Ce n'est pas
ici une cérémonie; c'est un service effectif qu'il leur
rend à tous , et le service le plus vil , puisqu'il faut
se mettre à leurs pieds pour le leur rendre ; il faut
laveries ordures et la poussière qui s'amassaient au-
tour des pieds en marchant nu -pieds, comme on fai-
sait en ces pays-là. Voilà ce que fait Jésus, sachant
tout ce qu'il était, dès l'éternité, et dans le temps ,
et ce qu'il allait devenir par sa résurrection , et son
ascension triomphante. Pénétrez-moi, ô Jésus! de
votre grandeur naturelle, et de vos bassesses vo-
lontaires; afin que du moins dans ma petitesse
naturelle, je n'aie point de difficulté à me tenir
bas , et à servir mes frères !
IX' JOUR.
Pierre refuse de se laisser lavn les pieds ; pais il obéit.
Jean, xiu, 6, 9.
Que saint Pierre était pénétré de ces grandeurs
> Joan. XIV, 2, 3. — » Luc. xn, 36, 36, 37.
67S
et de ces bassesses de son maître , lorsqu*il s'écrie
tout transporté : Quoi , Seigneur, vous me laveriez
les pieds ' ! Vous? à qui.' à moi : Tu, milii. Vous,
le Fils de Dieu! à moi, un pécheur. Il lui disait
autrefois : Retirez-vous de moi , Seigneur, car je
suis homme pécheur » : un homme, un mortel , un
néant; mais, ce qui est encore pis , un pécheur :
y/A .'retirez-vous de moi; je ne puis souffrir votre
approche. A plus forte raison , niaintenaift , que
vous veniez me laver les pieds, et me rendre un
service si indigne de vous ; un maître à son disci-
ple; un Seigneur, et un tel Seigneur, à son esclave :
Jh! Seigneur! quoi que vous disiez, je ne le souf-
frirai jamais ;jc»ia/5 vous ne me laverez ks pieds ^.
Le caractère de saint Pierre était la ferveur.
Elle n'était pas eucore bien réglée, mais elle était
extrême ; et quoique Jésus lui dît : T'ous ne savez
pas encore ce qtie je veux faire , mais vous le sau-
rez bientôt, et en son temps; comme s'il eût dit :
Laissez-moi faire , je sais pourquoi je le fais; Pierre
s'obstine, pour ainsi parler, et contraint Jésus de
lui dire : Si je ne v,ous lave , vous n'aurez point de
part avec moi. Et en même temps , avec la même
ferveur qui lui faisait dire : Jamais vous ne me
laverez les pieds ; il s'écrie : Âh ! Seigneur! non-
seulement les pieds; mais encore les mains et la
téte^. Il ne savait pas encore ce que c'était d'être
lavé par Jésus , et dans quel baptême il fallait être
plongé à soa exemple : il n'avait pas encore péné-
tré cette parole de son maître : J'ai à être baptisé
d'un baptême^; il faut que je sois baptisé de mon
propre sang, et je réserve ce baptême de souffrance
à mes serviteurs : je leur laverai les pieds , je leur
laverai les mains, je leur laverai la tête par ce bap-
tême. Pierre ne savait pas encore tout ce mys-
tère ; il ne savait pas encore parfaitement combien
nos pensées, combien nos actions étaient impures;
ni combien nous avions besoin que notre tête et nos
mains fussent lavées. Et néanmoins, possédé du dé-
sir d'être avec son maître , et d'avoir part avec lui ,
à l'abandon, il s'écrie : Je vous li\Te tout , les pieds ,
les mains, la tête même; lavez-moi comme vous
voudrez ; je veux être avec vous quoi qu'il en coûte ;
à quelque prix que ce soit, je veux vous avoir ; faites
ce que vous voudrez, non-seulement de mes pieds,
mais encore de mes mains et de ma tête. Vous serez
écouté , Pierre ; vos pieds et vos mains seront la-
vés; vous serez crucifié comme votre maître; votre
tête aura son partage dans votre crucifiement,
et vous serez crucifié la tête en bas. C'est ainsv
que votre maître vous lavera : voilà le bain qu'il
vous prépare : f'ous ne le savez pas encore; mais
on vous le fera savoir en son temps. O Seigneur !
non-seulement les pieds , mais encore les mains et
la tête. Imitons saint Pierre ; abandonnons-nous à
notre Sauveur. Nous ne savons pas encore ce qu'il
veut faire de nous : notre faiblesse ne le pourrait
pas souffrir ; mais , quoi que ce soit , mon cœur
est prêt : mon cœur est prêt, û Dieu ^ ! encore un
coup, je vous livre tout; pieds et mains , tout ce
' Joan. XJI}, 6, 7. — ' Luc v, 8. — * Joan. xm, 6. — ' itaU
7, 8 , 9. — » Luc. XII, 60. — * Pt. LVI , 8.
«a.
676
MEDITATIONS SbR L'ÉVANGILE.
que je suis, la tête même, et l'âme dont elle est le
siège.
X-^ JOUR.
Se laver des moindres taches. Fous êtes purs, mais non
pas tous. Joan. xin , 8 , 10.
En Orient, dans les pays chauds, l'usage du
bain était fort fréquent, et après qu'on s'était lavé
le matin, et pendant le jour, il ne restaft plus sur
le soir que de se laver les pieds pour se nettoyer
des ordures qu'on amassait en allant et venant. C'est
le sens de cette parole de l'Épouse : J'ai lavé mes
pieds : pourquoi voulez-vous que je me lève pour
/ex sa/ir ' .3 Jésus-Christ se sert de cette similitude,
pour faire entendre à ses fldèles qu'après s'être
lavé des grands péchés, il reste encore le soin de
«e purger de ceux que l'on contracte dans l'usage
de la vie humaine, lesquels, bien que plus petits
à comparaison des autres , ne laissent pas en eux-
mêmes d'être toujours grands, parce qu'une âme
qui aime Dieu ne trouve rien de léger dans ce qui
l'offense; et si elle négligeait de se purifler de ces
fautes , elles la mettraient dans un état funeste ,
affaiblissant insensiblement les forces de l'âme : en
sorte qu'il ne lui resterait que très-peu de résistance
contre les grandes tentations; ce qui la ferait suc-
comber trop aisément, parce que ces tentations
violentes ne peuvent être vaincues que par une
très-ardente charité. C'est ce que Jésus-Christ nous
.ipprend par ces paroles : Celui qui a été lavé n'a
plus besoin que de laver ses pieds , et il est pur
danstout-ie reste; et vous, vous êtes purs, mais
non pas tous'. Jésus-Clirist nous apprend donc,
par cette parole, qu'il ne nous est pas permis de
négliger ces moindres péchés; et c'est ce qu'il a
voulu signifier par le lavement des pieds. Et afln
de pénétrer tout le mystère , le soin qu'il prend
de laver les pieds à ses apôtres, au moment qu'il
allait instituer l'eucharistie et les y faire partici-
per, nous apprend que le temps où nous devons
nous appliquer à purger ces fautes vénielles, c'est
celui oii nous nous préparons à la communion, où
il s'agit de s'unir parfaitement avec Jésus-Christ; à
quoi ces péchés apportent un si grand obstacle,
que si on mourait avant que de les avoir expiés , la
vision bienheureuse en serait retardée, et peut-être
durant plusieurs siècles. On doit donc se sentir d'au-
tant plus obligé à puriQer ces péchés avant la com-
munion, que c'est par elle principalement qu'on s'en
doit relever, les autres étant lavés par un autre
sacrement; et la négligence de purger ces fautes
pouvant aller à un excès qui rendrait l'attache à
ces péchés non-seulement dangereuse , comme elle
l'est toujours, mais encore mortelle. Car celui qui
ne se soucie des péchés qu'à cause qu'ils damnent ,
montre que c'est la peine qu'il craint , mais qu'il
n'aime pas véritablement la justice , c'est-à-dire,
qu'il n'aime pas Dieu comme il y est obligé; et il
doit craindre de perdre bientôt, par son extrême
langueur, tout ce qui lui reste de ce feu divin. La-
* Cant. v, 3. ~ * Joan. xiii, 10.
vons donc soigneusement, non-seulement nos mair.s
et notre tête, mais encore nos pieds, avant que
d'approcher de l'eucharistie; autrement l'Épouîc
viendra à nous avec une espèce de dédain : et en-
core que ces péchés journaliers n'empêchent psÈ
qu'il ne nous dise, ainsi qu'aux apôtres : Fous
êtes purs; il nous avertit néanmoins de nous en
purger, quand nous voulons nous approcher de son
corps et de son sang avec toute la pureté requise.
Et il fait bien voir combien est grande cette obliga-
tion , lorsqu'en lavant les pieds à ses apôtres, pouf
leur inspirer le soin de se purifier de ces péchés,
il leur dit : Si je ne vous lave : c'est-à-dire, si je
ne lave ces taches des pieds : vous n'aurez point
de part avec moi ' ; non-seulement à cause qu'el-
les retardent, comme on vient de voir, la vision
bienheureuse, et la parfaite union avec Dieu; mais
encore à cause que la négligence de les nettoyer
peut causer de dangereuses froideurs entre l'âme
et Jésus-Christ, et même dans un certain deoré de-
venir mortelle. Lavez-vous donc, chrétien, lavez-
vous de tous vos péchés, jusqu'aux plus petits
lorsque vous devez approcher de la sainte table!
Lavez vos pieds avec soin , renouvelez-vous tout à
fait, de peur qu'il ne vous arrive de manger indi-
gnement le corps du Sauveur ; puisque vous voyez
si clairement que ce péché, qui peut-être ne serait
que véniel par sa nature, deviendrait mortel par
l'attache que vous y auriez. Et quand même vous ne
seriez pas tout à fait indigne, de cette indignité qui
nous rend coupables du corps et du sang du Sau-
veur, nous pourrions nous rendre indignes des
grandes grâces, sans lesquelles nous ne pouvons
vaincre les grandes faiblesses, ni les grandes tenta-
tions dont la vie est pleine. Nous pourrions nous
rendre indignes de cette parfaite communication
avec l'Époux, et causer entre lui et nous, sinon
la rupture, du moins ces froideurs qui sont des
dispositions à la rupture même.
Seigneur! lavez-moi les pieds, afin que je dise
avec l'Épouse : Je me suis lavé les pieds; puis-je
les salir de nouveau ? La pureté est un attrait pour
conserver la pureté : plus un habit est blanc, plus
les taches qui sont dessus se font remarquer : plus
on est net, plus on doit éviter de se souiller; dans
le désir d'être rangé avec ceux dont il est écrit,
qu'ils sont sans tache devant le trône de Dieu*.
C'est à quoi il faut aspirer, et se souvenir de cette
belle doctrine de saint Augustin : qu'encore qu'on
ne puisse vivre ici sans fJéché, on en peut sortir
sans péché, parce que, comme les .péchés y abon-
dent, les remèdes pour les guérir n'y manquent
pas.
XV JOUR.
Jadas lavé comme les autres. Joan. xni, lo, H.
roîts êtes purs, mais non pas tous : car il savait
qui était celui qui le devait trahir, et c'est pour
cela qu'il dit : Fous êtes purs, mais non pas tous '.
Et cependant, quoiqu'il le connût, et que le diable
■ Joan. ïin, 8. — > Jpoc. xiT, S.— ^Joaa. xi«, 10, Ib
MÉDITATIONS SUR LÉVAXGILE.
fût dijà entré dans son coeur • pour luî inspirer k
dessein de livrer son maître ^ il lui lave les pieds
comme aux autres ; et il l'avertit qu'il voit son
crime, pour le porter à se corriger! Arrêtons-nous
à considérer avec saint Paul » la bonté de Dieu qui
nous attend , disons plus , qui nous invite à la pé-
nitence; pendant qu'acte notre dureté et notre
cœur impénitent; nous nous amassons à nous-mê-
mes des trésors de haine. Telle était la disposition
de Judas.
Que de Judas parmi les chrétiens! Que de mal-
heureux , que mille démonstrations des bontés de
Dieu ne peuvent détourner de la résolution de mal
faire! Ke soyons point de ce nombre. Si nous en
avons été, n'en soyons plus; songeons du moins
quil nous voit , qu'il voit cdui qui le doit trahir :
et cependant il lui lave les pieds; une eau sainte
lui est présentée dans la pénitence ; Jésus est prêt
à le recevoir à son amour et à ses grâces, pourvu
qu'il se lave et se repente.
XII« JOUR.
LaTement des pieds commandé. Bonté et humilité. Joan.
XUI, 12, 16.
y fallait joindre l'instruction delà parole à celle
de l'exemple. Jésus reprit ses habits, et s'étant
reinis à table ; a\anl que de reprendre le souper
qu'il avait interrompu , avant que d'en venir au re-
pas céleste , il y parla en cette sorte : f^ous voyez
C9 que je viens, de faire : vous m'appelez votre
Maitre et votre Seigneur ; et vous avez raison ,
car je lesuis^. Continuez la lecture, jf. 14, 15, 16.
Vous y apprendrez que le Sauveur nous enseigne
à rendre à nos firères le service que nous pouvons ,
même corporel , même sans y être tenus. Celui de
laver les pieds était alors en grand usage , comme
il paraît par ces paroles de saint Paul,OH il compte
parmi les conditions de Ja veuve qu'on devait choisir
pour servir les pauvres : qu'elle ait été hospitalière^
qu'elle ait lavé les pieds des saints*. Choisissons
à cet exemple quelque service de cette nature, qui
revienne à celui-là selon nos mœurs. Par exemple ,
allons servir les malades dans un hôpital; ou plu-
tôt encore quelque malade qui soit sans secours ,
pl qui ait besoin d'un tel service : et toutes les fois
que nous le rendrons à quelqu'un, rendons-le
comme Jésus-Christ, le plus sérieux, le plus effec-
tif, et par conséquent le plus humble qu'il se
pourra; et que ceux qui rendent quelquefois aux
pauvTes de tels services par cérémonie , comme les
princes, les prélats, les supérieurs des communau-
tés, entrent dans l'esprit de cette cérémonie : qu'ils
entrent dans une profonde et sincère humilité ; qu'ils
(Sjmidèrentquedansle fond notre nature est servile,
que nous sommes nés serfs par le péché, et que la
diflcrence des conditions ne peut pas effacer ce titre.
iSe servons pas seulement nos frères avec hu-
milité comme a fait le Sauveur ; mais servons-les
avec amour, en nous souvenant de cette parole :
• Joan.\m,Z.-~ ' Rom. u, 4,5. -'»Jooji. xiu, 13, I3.
•- ♦ 1- Tèm. f, 9, 10.
677
Jésus ayant toujours atmé les siens, il les aima
jusqu'à lajin*. Ce ne fut donc pas seulement pour
pratiquer l'humilité f et nous en donner l'exemple ,
qu'il lava les pieds à ses disciples; mais ce fut par
un tendre amour, par le plaisir qu'il avait à leur
montrer combien il les estimait; pour relever la
dignité de la nature humaine tombée dans la servi-
tude. Servons donc nos frères dans le même esprit,
par estime , par tendresse , et pour honorer Jésus-
Christ en eux.
Dans un sens moral, mais très-véritable et très-
solide, nous nous lavons les pieds les uns aux au-
tres, lorsque nous prenons soin de nous avertir mu-
tuellement de nos fautes, toujours prêts à les ex.,
cuser, ne souffrant pas qu'on déshonore notre
prochain dans les moindres choses, et le purgeant
par ce moyen même des plus petits défauts ; et cela*
non-seulement par humilité, de peur qu'en jugeant
les autres, nous nous attirions à nous-mêmes un
sévère jugement pour nos défauts; mais par une
sincère et véritable tendresse pour tous les chré-
tiens qui sont nos frères, et pour tous les hommes,
qui sont notre chair.
Jésus-Christ, après avoir dit : Faites comme je
vous ai /(ùt', et avoir montré aux hommes le ser-
vice qu'ils doivent rendre à leurs semblables; afin
de leur faire entendre à combien plus forte raison
ils. doivent servir ses ministres, il ajoute : Celui qui
reçoit ceux que j'envoie , me reçoit moi-même; et
celui qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé K
Le bel enchaînement : de remonter des ministres
de Jésus-Christ à lui-même, et de lui-même à Dieu
son Père! Accoutumons-nous à regarder Jésus-
Christ dans nos pasteurs, et dans Jésus-Christ toute
la majesté de son Père.
En tenant ces discours à ses apôtres, Jésus:-
Christ y insère toujours quelque chose du traître
Judas pour les confirmer, non-seulement dans la
foi, en leur faisant sentir qu'il savait tout; mais
encore dans les sentiments de bonté et.d"humilitë :
puisque connaissant, comme il dit, ceux qu'il avait
choisis, et sachant les noirs desseins de ce traître,
il n'avait pas laissé de lui laver les pieds ; et non-
seulement cela , mais encore de le faire mettre à
sa table, de lui servir à manger comme aux autres,
et, ce qui est au-dessus de tout, de lui donner,
comme aux autres, son corps et son sang,
xm* JOUR,
Trooble de Jésus : Un de vous me trahira. Joan. xin, Sf.
Jésus ayant dit ces choses, se troubla en son
esprit, et se déclara, en disant : Un de vous me
trahira. Ce trouble dans l'âme sainte et dans l'es-
prit de Jésus, est digne d'une attention extraor-
dinaire. Ce qui se présente d'abord à notre esprit,
c'est la cause de ce trouble : Un de vous me trahira.
Le crime, la trahison, la perfidie d'un des disci-
ples de Jésus, c'est ce qui lui cause ce trouble inté-
rieur. Ce qui le trouble donc , en général , c'est !•
péché : c'est, en particulier, les péchés de c«nç
' Joan. xiBy I. — * Ibid. l^—' Ihid. «».
678
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
qui lui étaient le plus unis, comme Judas, qu'il
avait mis au noml)re de ses apôtres. Quand il son-
geait que sa passion, par laquelle il venait détruire
le péché, devait introduire dans le monde taivt de
nouveaux crimes, des crimes si énormes, si singu-
liers, si inouis, la trahison d'un Judas, les inhu-
manités des Juifs, leur ingratitude , en un mot, le
déicide ; c'est là ce qui lui causait , plus que tout
le reste, ce trouble intérieur; et on ne se trompera
pas en croyant que c'était là la partie la plus amère
de son calice.
Nous voyons trois endroits principaux, oii il est
parlé du trouble de la sainte Ame de Jésus ; celui-ci ,
au chapitre xii du même évangile, j^. 27 , lorsqu'il
dit : Mon âme est troublée; et dans le chapitre xi,
f. 33, OÙ voyant les larmes des Juifs et de Marie
sœur de Lazare, qui pleuraient sa mort, il /remit
en son esprit , et se troubla lui-même.
Il n'y a nul doute , dans l'endroit oh nous som-
mes , que le sujet de son trouble ne fût le crime de
Judas et de tous ceux qui devaient coopérer à sa
inort, car l'évangéliste le remarque, lorsqu'il dit
qu'eï se troubla et qu'il dit en même temps : Un de
vous me trahira. On doit croire aussi que lorsqu'il
dit, à la veille de sn passion : Mon âme est trou-
blée ^ c'était là principalement ce qui le troublait;
c'était, dis-je, le péché, puisque rien ne méritait
tant de l'émouvoir. Enfin s'il a paru si troublé à la
juort de Lazare et aux larmes qu'elle fit verser, il
ne faut pas croire que la seule mort du corps lui
causât ce frémissement et ce trouble : c'est qu'il
regardait la mort de l'âme dans celle du corps qui
en était la figure; il regardait que c'est le péché qui
a amené la mort dans le monde. Lazare était l'i-
mage du pécheur, et du pécheur dans son état le
plus funeste et le plus affreux, qui est celui où l'on
est par le péché d'endurcissement et d'habitude,
lorsqu'on pourrit dans son crime.
Ainsi , ce trouble que Jésus ressentit ici dans son
esprit, c'est l'horreur dont il fut saisi en considé-
rant le péché : c'est ce qui lui causa ce saisissement
qu'il fit paraître en frémissant. Et s'il nous est per-
mis de pénétrer dans ses sentiments les plus inti-
mes ; ce qui le troubla le plus vivement en cette
occasion, c'est qu'il regarda le niauvais effet que
sa mort et le mérite de son sang répandu , devaient
produire dans les pécheurs , en leur étant une oc-
casion de s'abandonner au péché , par l'espérance
qu'elle leur donnait d'en obtenir le pardon. C'est
là ce qu'il y a de plus horrible dans le péché, d'y
faire servir la bonté de Dieu et la grâce de la rédemp-
tion. Si c'est là ce que le pédié a de plus horrible ,
c'est là aussi, pa/ conséquent, ce qui causait au
Sauveur le plus d'horreur, le plus de saisissement ,
le plus de trouble.
Et, pour venir au troublequ'il ressentit aux ap-
proches (Je sa mort, il n'était pas seulement causé
par les crimes , par les cruautés , par les injusti'*es
et les perfidies qui devaient le mener au dernier
s;pp!ice; mai; encore. I'Hicp qu'il voyait qu'il en
serait en (jneijue façon !';•• o;'sion innocente. Car
encore que bien éloigné de donner lieu à la jalousie
et aux injustices des Juifs il n'ait rien omis pour les
corriger, et que leur malice seule fût la cause de leurs
fureurs : néanmoins il ne laissaitpas d'être véritable
que la sainteté de Jésus , sa doctrine, ses miracles,
ses vives et pressantes répréhensions, qui devaient
opérer leur sa^ut excitèrent cette jalousie, et cette
haine implacable contre Jésus-Christ; et que Judas
prit occasion de s'éloigner de lui, des paroles qu'il j
avait dites en faveur de Marie lorsqu'elle avait '
épanché sur lui tant de parfums précieux.
Il faut ajouter à tout cela, qu'il avait à souffrir
la mort comme la juste punition de tous les péchés
dont il était chargé; et il y allait en quelque façon
comme coupable. Ainsi l'horreur du péché le sai- \
sissait ; il s'en voyait tout environné, tout pénétré.
Il voyait, ô cruel spectacle pour le Sauveur du
genre humain ! il voyait croître le péché par le mau-
vais usage qu'on ferait de sa mort. Elle faisait dire
à plusieurs qu'il n'était pas le Fils de Dieu; que
tous les miracles par lesquels il l'avait prouvé,
n'étaient qu'illusion. Elle était scandale aux Juifs,
et folie aux gentils, et aux fidèles mêmes. Quelle
occasion de vengeance ! puisqu'en général tous ceux
qui ne voudraient pas en profiter, en devenaient
plus coupables, plus punissables, plus damnés.
Combien était touché de leur malheur ce bon Sau-
veur, qui aimait si tendrement tous les hommes,
particulièrement ses fidèles , et qui ne s'était fait
homme que pour les sauver! O Jésus ! c'est ce qui
troublait principalement votre sainte âme : c'est ce
qui lui causa cette émotion , et les autres que nous
verrons dans la suite. Ayons donc horreur du péché ;
et voyons, dans le trouble de Jésus, combien notre
conscience en devrait être troublée.
XIV JOUR.
Qu'est-ce que le trouble de Jésus? Joa». xiri, 2i.
Il me semble , 6 mon Sauveur ! que vous me fai-
tes entendre en quelque façon ce que c'était que ce
trouble , dont il est si souvent parlé dans votre
Évangile. C'est déjà bien certainement un trouble
dans l'intérieur; autrement l'Évangéliste ne dirait
pas : Il se troubla dans son esprit; ni lui-même :
Mon âme est troublée. Mais qu'est-ce donc , dans
son intérieur, que ce trouble, si ce n'est l'horreur
d'un grand mal, d'un mal extrême, du plus grand
de tous les maux , qui est le péché avec toutes les
affreuses circonstances qu'on vient de voir que
Jésus avait en vue : horreur qui , excitée dans son
âme sainte, rejaillissait sur le corps, et y causait
des effets à peu près semblables à ceux que nous
éprouvons à la vue des objets les plus fâcheux ; à
quoi il faut ajouter, au temps de la passion ; ce que
je vais tâcher de pénétrer avec le secours de l'Écri-
ture .^
Le trouble de l'âme consiste principalement dans
la diversité des pensées qui nous montent dans l'es-
prit à l'occasion des objets extraordiaaires. Pour-
quoi âtcs-vous troublés, et pourquoi s'éléve-ttiliani
de différentes pensées dans votre cœur? dit Jé-
sus lui-même à ses disciples • , lorsqu'il les vit si ef*
' Luc. \\l\, 38.
ArÉDlTATlO'NS SUR L'ÉVANGILE.
£7»
frayés de ce qu'il leur apparaissait après sa mort.
Ces pensées, dont l'iliue est distraite et agitée, en
sorte qu'elle ne sait quel parti prendre et à quoi se
déterminer, c'est ce qui la trouble : elle ne se
possède plus, elle n'est plus maîtresse d'elle-même.
Oserons-nous dire qu'il y a eu quelque chose de
semblable dans l'àme sainte de Jésus? Maintenant,
dit-il , mon âme est troublée : et que dirai -je ? Di-
rai-je à mon Père : Von Père , sauvez-moi de cette
heure affreuse où j'aurai tant à souffrir? Mais
c'est pourcette heure-là que je suis venu: mon Père,
glorifiez votre nom'.
Voilà cette diversité de pensées : on voit une
espèce de perplexité dans ces paroles : Çiie dirai- '
/e?une espèce d'irrésolution dans celles-ci, Que
demanderai-je à mon Père ? qu'il me délivre de tant
de maux? Mais tout se termine enfin par s'aban-
donner tout entier à Dieu et n'avoir pour objet
que sa gloire.
Y a-t-il eu une véritable irrésolution dans la
sainte âme de Jésus? A Dieu ne plaise î car l'irré-
solution ne venant que de la faiblesse de la raison,
lorsqu'on ne voit pas assez clair pour se déterminer
à ce qu'il faut faire , une telle disposition pouvait-
elle se trouver dans l'âme du Sauveur, à qui la sa-
gesse éternelle était unie et ne cessait de la diriger
dans tous ses mouvements ? Mais encore qu'il n'y
eût point une véritable irrésolution dans une âme
s\ ferme et si éclairée , il y a eu quelque chose de
semblable; puisqu'il a souffert en lui-même ces
différentes pensées , que causent d'un côté l'horreur
naturelle d'une mort accompagnée de tant de ter-
ribles circonstances, et, de l'autre, une parfaite
détermination à s'y livrer, parce que Dieu le voulait
ainsi.
XV* JOUR.
L'horreur du péché, cause du trouble de Notre-Sdgneur.
Joan, xui,2l.
Pour comprendre combien cet état est fâcheux et
affligeant , il ne faut que se souvenir que ce qui
faisait l'horreur de Jésus-Christ n'était pas seule-
ment la mort douloureuse qu'il avait à souffrir.
Car encore que cette horreur de la mort et de la
douleur soit naturelle au genre humain ," et que
Jésus-Christ l'ait dû prendre avec toute sa vivacité
en prenant notre nature tout entière ; c'était le
péché qu'il regardait comme l'objet qui lui était le
plus opposé , et qui faisait son aversion. Il regardait
la mort, ainsi qu'on l'a vu, comme l'effet, comme
la peine du péché; la sienne était causée par mille
énormes péchés : elle en augmentait la griéveté et
le nombre , à la manière qui a été dite. Ah ! quel ca-
lice! combien grande, combien excessive en est l'a-
mertume!
Un ancien Père raconte la disposition de trois
solitaires dans les injures qu'on leur faisait. L'un
se recueillait en lui-même , et examinait en trem-
blant s'il ne s'était point emporté, s'il n'avait point
manqué de patience. L'autre regardait celui par qui
■ J.oan. xn, 27, 28.
il était outragé comme un homme qui s'attirait à
lui-même de grands maux par les justes jugement»
de Dieu , et il en était attendri jusqu'à en pleurer.
Mais les larmes du dernier étaient bien plus abon-
dantes , et bien plus amères; parce qu'il s'attachait
à considérer que les outrages qu'on lui faisait étaient
autant d'offenses contre Dieu , dont encore il avait
été l'occasion quoique innocente. Laissons la pre-
mière disposition, qui ne peut convenir au Sauveur :
mais les deux autres étaient en lui d'autant plus vi-
ves, qu'il avait plus de tendresse pour les hommes .
une impression beaucoup plus forte des jugements
de Dieu, et une horreur du péché au-dessus de
tout ce qu'on peut penser.
Quand donc il lui plaisait, quand il était conve-
nable, et il l'était principalement dans le temps de
sa passion , de se livrer tout entier à ce sentiment
de compassion pour les pécheurs , et d'horreur pour
le péché même; ce qu'il souffrait est inexplicable ;
et il ne faut pas s'étonner de lui avoir entendu dire :
Mon âme est troublée • ; ni de lui entendre dire bien-
tôt : Mon âme est triste jusqu'à la mort'.
Mon Sauveur ! ce trouble de votre sainte âme
était nécessaire, d'un côté, pour exciter et pour
guérir l'insensibilité de la mienne , qui , loin d'être
troublée de son péché, n'en sent ni le poids ni la
blessure ; et de l'autre , pour expier ce trouble de
mes sens émus par les diverses passions qui me
tyrannisent tour à tour. Seigneur, guérissez-moi
de tant de maux ; que je cesse d'être insensible au
péché; que je cesse d'être si sensible aux plaisirs
et aux douleurs qui viennent du corps, où je me-
trouve plongé par-l'acquisition et la perte des hiea^
périssables.
XVP JOUR.
Ce trouble était volontaire en Notre-Seignear et Décessair*
pour nous. Ibid.
Comment s'accorde ce trouble , cette agitation ,
et , pour tout dire à la fois , cette profonde tristesse
de l'âme de notre Sauveur, avec la parfaite union
du Verbe, et la bienheureuse jouissance qu'elle at-
tirait avec elle? C'est un mystère qu'il ne faut pas
espérer de pénétrer en cette vie. Il nous suffit de
penser que, comme l'union de l'âme avec le corps a
ses règles, qui font que l'âme, selon ses divers
rapports et ses différents objets, a des sentiments,
reçoit des impressions, forme des pensées contrai-
res en quelque façon les unes aux autres , ce qui
donné lieu non-seulement aux philosophes , mais
encore à l'apôtre même, de distinguer Vâme d'avec
Vesprit^, c'est-à-dire de distinguer l'âme comnw
en djeux parties, et la partie animale d'avec la spi-
rituelle et la raisonnable : ce qui souffre encore
plusieurs autres subdivisions, en sorte qu'il semble
quelquefois qu'il y ait plusieurs hommes dans un
seul homme, taut ces sentiments différents sont
véritables et vifs des deux côtés : ainsi l'union du
Verbe avec l'âme, et par l'âme avec le corps, et
encore celle du Verbe fait homme avec les fidel«s
' Joan. xn, M. — » Matlh. xxvi, 38. — i Heb it, y-i.
680
MÉDlTA'nOxNS SUR L'ÉVANGILE.
qui sont ses membres, et avec tout le genre hu-
main qu'il porte en lui-même, ont leurs règles
prescrites par le Verbe même, qui, demeurant
toujours immuable, excite dans l'âme qui lui est
unie et appropriée de cette admirable manière qui
ta fait être véritablement l'âme d'un Dieu, des
sentiments différents, selon les divers rapports
qu'elle a avec lui , avec son corps naturel , avec sou
corps mystique, avec tous ses membres, et en
un mot avec tous les hommes; en sorte qu'il a
dû souffrir par rapport à nous , et, comme par-
lent les Pères, par économie, par dispensation,
par condescendance, ce qui n'edt point convenu
à son état s'il n'eût été qu'une personne ordinaire
et particulière : d'oii aussi il est arrivé que , sans
aucune diminution de la force qui le tenait invin-
ciblement et inviolablement uni à la volonté de
Dieu, et au Verbe qui réglait tous ses mouvements;
par le ministère qu'il exerçait de chef, de victime,
de modèle du genre humain, il a dû souffrir les
délaissements et les faiblesses que demandaient
l'expiation de nos péchés, l'exemple qu'il nous
devait , et les grâces qu'il fallait nous mériter par
ce moyen. C'est pour nous que sans déroger à
la vérité de cette parole : Je ne suis pas seul ,
car mon Père demeure avec moi^ , il n'a pas
laissé de s'écrier : Mon Dieu! mon Dieu! pour-
quoi m'avez-vous délaissé^? C'est pour noiis^que
tout heureux qu'il était dans la haute partie de
l'âme, par la jouissance du Verbe qu'il ne pouvait
pas ne pas posséder, puisqu'il faisait avec lui une
seule et même personne; il a fallu qu'il pût dire
selon la partie inférieure : Je suis triste jusqu'à
la mort; et encore : L'esprit est j)ro77ipt, mais
la chair est infirme^; et le reste que nous trouve-
rons dans la suite. Car ces pehies intérieures fai-
saient partie de ce qu'il devait souffrir pour le
péché : ces faiblesses faisaient partie du remède
qu'il devait apporter aux nôtres , et de l'exemple
qu'il nous devait donner pour les soutenir et pour
les vaincre. Il fallait qu'il y eût en lui des in-
firmités, des détresses , des désolations, des délais-
sements auxquels nous pussions nous unir pour
porter les nôtres. C'est par là qvCil est devenu
ce pontife compatissant, qui sait nous plai7idre
dans nos maux , à cause qu'il les a expérimenté^^ ,
et qu'il apassépar toute sorte d'épreuves ; tenté,
comme dit saint Paul 4 , ainsi^ que nous, en toutes
choses , à la réserve du péché.
C'est pour toutes ces raisons , et sans doute pour
beaucoup d'autres qui ne sont pas encore révélées ,
que l'âme de Jésus-Christ a été livrée par le Verbe
aux horreurs, aux troubles, aux faiblesses, aux
délaissements que nous avons vus; qu'elle s'y est
livrée elle-même volontairement, en s'appliquant
aux objets capables de les exciter, et se mettant
dans des dispositions qui y étaient le plus conve-
nables : ce qui fait dire à saint Jean, qu'iV étnit
troublé à la vérité ; mais aussi qu'27 se troublait
lui-même^, n'y ayant rien de forcé dans le trouble
' Joan. XM, 32. — ' Mallh. xwii, 4G. — * Ibid. xxi, 38,
Jl. — ♦ Ueh. n-, là ; v, 2, 8. — ^.Joan. \\i , 27 ; xi , 33.
qu'il souffrait, et au contraire tout y étant dirigé
et ordonné par le Verbe qui présidait dans celte
personne adorable, et par l'âme qui s'abandonnait
à cette conduite, de toute sa volonté et de toute
sa pensée.
C'est par une intime participation de ces états
du Sauveur, que des âmes saintes, au milieu du
trouble des sens, et parmi des angoisses inexpli-
cables , jouissent dans un certain fond , d'un im-
perturbable repos , où elles sont dans la jouissance
autant qu'on y peut être en cette vie. Elles n'ont
donc qu'à s'unir au trouble, aux infirmités, aux
délaissements de Jésus , pour, par ce moyen , trou-
ver leur soutien dans l'union intime qui le tenait
si inséparablement attaché à la divinité , et aux
ordres de la sagesse incréée.
Ainsi le saint homme Job, poussé en quelque
façon de deux esprits opposés , pendant qu'il dis-
pute avec Dieu, pour soutenir devant lui son in-
nocence; qu'il fulmine , pour ainsi dire, contre
lui , et qu'il lui fait son procès, comme à celui quî
l'a condamné par un jugement inique et par une
espèce d'oppression et de calomnie ' : pénétré en
même temps de sa souveraine justice, il lui demande
pardon avec une humilité admirable, et reconnaît en
tremblant, qu'il n'y a point de sainteté irrépréhen-
sible à ses yeux » : et pendant que les objets affreux
que Dieu lui met dans l'esprit, même durant son som-
meil , sans lui vouloir laisser aucun repos, semblent
lui faire perdre tout courage , jusqu'à dire qu'i/ est
au désespoir, qu'iV en est réduit au cordeau, et à
se défaire lui-même^; dans le fond de sa cons-
cience il jouit du repos des justes , et pousse la con-
fiance jusqu'à dire : Quand il me tuerait, f espére-
rai en lui; et encore : Mon témoin est dans le ciel,
et celui qui me justifie dans les lieux hauts : mes
amis sont des discoureurs : c'est devaiit vous que
mes yeux répandent leurs larmes ^.
XVIP JOUR.
J'ai désiré d'un grand désir de manger celle pâqtif. Jésus-
Christ notre pàque. Luc. xxii, 15.
Pendant que Jésus parlait à ses disciples de oe-i
lui qui le devait trahir, ils continuaient le .souper ;
et le Fils de Dieu voulant établir la nouvelle pâque
par l'institution de l'eucharistie , la commença par
ces paroles : J'ai désiré d'un grand désir de mau-^
ger cette pâque avec vous , devant que de souf-
frir^ : ce qui fut suivi , comme on verra, de l'ins-
titution de l'eucharistie : et cette institution , et ce
grand désir qu'il nous témoigne en ce lieu,
de faire avec nous cette pâque , avant que de souf-
frir, fait partie de l'amour immense dont Jésus,
qui avait toujours aimé les siens, les aima, comme
dit saint Jeanjusqti'à la fin ^.
Pour donc entrer dans son dessein , et dans des
dispositions convenables aux siennes , souvenons-
nous que la pâque, la sainte victime d'où devait
' Job. X, 3; xui, 3; XVI, 18; xvii, 2; xix, 6; xxni .. 3,4,
5 G —^ Ibid. IX, isetseq. — '/i/rf. VII, 14, 15,— «/0/d.
xùi, 15; XVI, 20, 21. - * Luc. xxu , I5. -« Joan. xm, I.
MÉDITATIO.NS SUR L'EVANGILE,
C81
tortir le sang de la délivrance, devait, comme
beaucoup d'autres victimes de l'ancienne alliance ,
non-seulement être immolée , mais encore mangée ,
et que Jésus-Christ voulut se donner ce caractère
de victime, en nous donnant à manger à perpétuité
ce même corps, qui devait être une seule fois of- '
fert pour nous à la mort; c'est pourquoi il disait :
J'aidésiré avec ardeur de manger avec vous cette
pùque avant que de mourir'. Ce n'était pas la pâ-
que légale^ qui allait Onir, que Jésus-Christ dési-
rait avec tant d'ardeur de manger avec sesdisciples :
il l'avait souvent célébrée et mangée avec eux : et
une autre pâque faisait ici l'objet de son désir; et
c'est pourquoi quand il dit : J'ai désiré avec ardeur
démanger avec vous cette pàque,\a pâque de la
nouvelle alliance; c'est de même que s'il disait :
J'ai désiré d'être moi-même votre pâque, d'être
l'agneau immolé pour vous, la victime de votre
délivrance; et par la même raison que j'ai désiré
d'être une victime véritablement immolée, j'ai dé-
siré aussi d'être une victime véritablement mangée :
ce qu'il accomplit par ces paroles : Prenez, man-
gez : ceci est mon corps donné pour vous* : c'est
la pâque d'où doit sortir le sang de votre déli-
vrance. Vous sortirez de l'Egypte, et vous serez
libres aussitôt après que ce sang aura été versé
pour vous : il ne vous restera plus qu'à man-
ger à l'exemple de l'ancien peuple, la victime
d'oii il est sorti. C'est ce que vous accomplirez
dans l'eucharistie que je vous laisse en mou-
rant, pour être éternellement célébrée après ma
mort. Manger les chairs de l'agneau pascal , était
aux Israélites un gage sacré qu'il avait été immolé
pour eux. La manducation de la victime était une
manière d'y participer ; et c'était en cette sorte
qu'on participait aux sacriGces paciGques, ou d'ac-
tion de grâces, comme il est marqué dans la loi 3.
Saint Paul dit aussi que les Israélites qui man-
geaient la victime , par là étaient rendus parti-
cipants de r autel et du sacrifice , et s'unissaient
mâme'à Dieu à qui il était ojjert; de même que
ceux qui mangeaient les victimes offertes aux
démons, entraient en société avec eux^. Si donc
Jésus est notre victime, sti est notre pâque, il doit
avoir ces deux caractères : l'un d'être immolé pour
nous à la croix, l'autre d'être mangé à la sainte
table comme la victime de notre salut. Et c'est ce
qu'il désirait, avec tant d'ardeur, d'accomplir avec
ses disciples. L'un et l'autre caractère devait être
également réalisé en sa personne : comme il devait
être immolé en son propre corps et en sa propre
substance, il fallait qu'il fût mangé de même :
Prenez, mangez: ceci est mon corps livré pour
vous: aussi véritablement mangé qu'il est vérita-
blement livré ; aussi présent à la table où on le
mange qu'à la croix où on le livre à la mort, où
il s'offre épuisé de sang pour l'amour de vous.
Entrons donc, comme dit saint Paul*, dans
les mêmes dispositions où a été le Seigneur Jésus.
S'il a désiré avec tant d'ardeur de célébrer cette
' Imc. xxn, 15. — » Matth. XXVI, 26. — ' Luc. XXU, 19.
" * Levit. m, 7. — 5 I. Cor. x , 18. I», 20, 21.
pâque avec nous, ayons le même désir de faire la
pâque avec lui. Cette pâque est la communion;
Jésus a faim pour nous de cette viande céleste : il
désire d'être mangé, et par ce moyen d'être en
tout point notre victime. Ayons la même ardeur de
participer à son sacrifice, en mangeant ce divin
corps immolé pour nous. S'il est notre victime,
soyons la sienne. Offrons nos corps, comme dit
saint Paul , ainsi qu'une Jwstie vivante , sainte et
agréable \ Mortifions nos mauvais désirs : étei-
gnons en nous toute impureté, toute avarice, tout
orgr«e//»; humilions-nous avec celui qui, se sentant
égal à Dieu , n'a pas laissé de s 'anéantir lui-même^
en se rendant obéissant Jusqu'à la mort, et à la
mort de la croix ^. Prenons des sentiments de mort :
si nous sommes à Jésus-Christ, si nous le man-
geons, crucifions notre chair avec ses vices et
ses convoitises*. C'est là notre pâque : notre pâ-
que, c'est d'être unis avec lui pour passer de
cette vie à une meilleure, des sens à l'esprit, du
monde à Dieu. Cest à ce prix que nous pour-
rons nous rendre dignes de manger avec Jésus-
Christ la pâque qu'il a tant désirée, et de nous
nourrir de la chair de son sacrifice.
XVIII* JOUR.
Jésus-Chrisl mangeja pàque avec nous : nous devons la
manger avec lui.
Lisez les mêmes paroles de saint Luc , xxii ,
15 , 16, et appuyez sur ces mots : avec vous , de-
vant que de souffrir.
Jésus, qui nous a institué un baptême, a voulu
le recevoir lui-même; Jésus, qui nous a institué
l'eucharistie pour être notre pâque , a voulu avant
toutes choses la recevoir avec nous. Il est notre
chef, eomprenons-le bien; car c'est là le grand
mystère de notre salut. Il est notre chef : et ce
qui est fait pour nous, il le prend lui-même. II
commence en sa personne l'usage du baptême : il
commence aussi en sa personne l'usage de l'eucha-
ristie. Quand il est baptisé, nous sommes baptisés
en lui : nous recevons aussi en lui l'eucharistie
qu'il reçoit. Il ne faut donc point douter qu'en
l'instituant il ne la reçoive; il ne faut, dis-je,
point douter qu'il n'ait mangé ce qu'il a présente à
ses disciples. Quoi donc, aura-t-il mangé sa pro-
pre chair? cela fait horreur. Homme charnel! que
craignez-vous, et jamais ne cesserez-vous d'écou-
ter vos sens ? Ignorez-vous le pouvoir de celui qui
vous parle? S'il se donne lui-même à manger aux
siens , d'une manière qui , loin de leur faire horreur,
leur inspire de la confiance, du respect et de l'a-
mour; qui doute qu'il n'ait pu se manger lui-même
en cette sorte? Sans quoi il n'aurait pas dit : Tai
désiré arec ardeur de manger avec vous cette
pàque ^. Or cette pàque, cet agneau pascal, nous
avons vu que c'était son propre corps. Il le mange
donc d'une manière aussi réelle, et tout ensemble
aussi élevée au-dessus des sens, qu'il nous le
donne : et c'est là sa pâque et la nôtre ; c'est son
' Philip, n, 5. — » Rom. XM, I. — » Cot&ss. m, S. ^
• PMlip. U , « , 8. — » Gai. T, 24.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
.C82
passage et le nôtre. Je m'en vais, dit-il, je mon/e
vers mon Père et vers le vôtre , vers mon Dieu
et vers le vôtre'. Je monte vers lui, parce qu'il
est mon Père et mon Dieu : vous y monterez
aussi avec moi, parce qu'il est, quoique d'une
autre manière, votre Père et votre Dieu. Nous
avons donc, vous et moi , à accomplir ce passage,
où nous passons du monde à Dieu.
Mais quand Jésus retourne à Dieu, il retourne
au sein de son Père, au lieu de son origine, à
son lieu natal, pour ainsi parler, où il est tou- 1
jours, et qu'il ne peut jamais quitter : il retourne ,
à son propre bien, à sa propre gloire : il re- \
tourne en quelque façon à lui-même : il vit de j
lui-même. La vie était en lui, comme elle était j
dans le Père : il est lui-même la vie : il est la j
nôtre, il est la sienne : il est la nôtre, et nous
avons besoin de le manger; il est la sienne, et !
il n'a besoin , pour ainsi parler, que de se man- ;
ger lui-même. C'est le mystère qu'il accomplit
par cette pâque, qu'il désirait tant de manger
avec ses disciples. Nous le mangeons, nous vi-
vons de lui : il se mange, il vit de lui-même, et
il retourne à son Père , pour jouir dans son sein
de cette vie; et c'est pourquoi il ajoute : Je vous
dis en vérité que Je ne ynangerai point de cette
pâque si désirée, jusqu'à ce que le mystère evi
soit accompli dans le royaume 'de Dieu ». Dans
ce bienheureux royaume ma pâque sera accom-
plie, parce que j'aurai passé du monde à mon Père.
INIais ma pâque, c'est aussi la vôtre; et parce que je
suis votre chef, et que vous êtes mes membres, il
faut que vous fassiez le même passage. Mangez
donc la victime du passage : mangez mon corps, et
passez à Dieu avec moi ; commencez à y passer en
esprit : vous y passerez un jour en personne et
selon le corps, lorsque vous ressusciterez par la
vertu de mon corps , qui aura sanctifié le vôtre.
Alors la pâque sera accomplie en vous comme elle
le va être en moi; vous passerez à ma gloire :
votre corps y passera comme votre âme, et il sera
revêtu d'immortalité; et tous ensemble, le chef et
les membres, nous jouirons de la gloire et de la
félicité de notre passage, et il n'y aura plus rien à
désirer pour le parfait accomplissement de notre
pâque. Célébrons-en donc, en attendant, le sacré
symbole dans l'eucharistie , et mangeons avec Jésus-
Christ la pâque si désirée.
Mon Sauveur, par combien de prodiges y signa-
lez-vous votre amour envers nous! c'est vous qui
nous donnez ce sacré banquet. Vous êtes la viande
qu'on y mange : vous êtes celui qui la mangez,
puisque ceux qui la mangent sont vos membres,
c'est-à-dire sont d'autres vous-même. Remplissons-
nous donc de Jésus-Christ : on lui est uni dans ce
banquet corps à corps, âme à âme, esprit à esprit.
Qui est digne de cette union (*) [sinon celui qui
peut dire avec l'apôtre : Je vis, non plus moi;
mais Jésus-Christ vit en moi^]^ qui est déjà en
» Luc. xxii , 15. — » Joan. xx , 17. — * Luc. x\u , 16.
(♦) Les mots placés entre deux [] ne sont pas dans l'original.
quelque façon un Jésus-Christ, pour le devenir
encore davantage en s'y unissant.' Qu'il n'y ait
donc plus rien d'humain en nous. Revêtons-nous,
connne dit saint Paul •, de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, de sa bonté , de sa douceur, de son humilité,
de sa patience, de son zèle, de son immense
charité; ne respirons que le ciel, où Jésus-Christ
est assis à la droite de son Père : qu'il n'y ait plus
que notre corps qui soit sur la terre; mais qiie nous
vivions dans le ciel*, comme en étant citoyens.
Soyons affamés de Jésus-Christ, de son royaume,
de sa justice, car il est aussi affamé de nous : il dé-
sire d'un grand désir de ?nanger avec nous cette
pâque; de nous unir à lui , et d'agir sans cesse sur
nous et en nous par son esprit, pour nous rendre
de plus en plus conformes à lui, jusqu'à ce qu'en
nous mettant entièrement avec lui, nous lui
soyons tout-à-fait semblables, e)i le voyant face à
face, et tel qu'il est^. Et c'est là cette pâque,
qu'il accomplira dans le royaume de Dieu, dan^j
le texte que nous méditons. Amen! amen!
X1X« JOUR.
L'eucharistie mémorial de la mort du Sauveur.
Jvant que de souffrir. Ce sont les dernières
paroles du verset 15 du chapitre xxii de saint
Luc. Cherchons avec humilité pourquoi il fallait
que Jésus-Christ instituât et qu'il mangeât cette
pâque avec ses disciples avant que de souffrir,
plutôt qu'après et lorsqu'il fut ressuscité.
Il avait dessein dans ce mystère de nous rendre
sa mort présente; de nous transporter en esprit
au Calvaire, où son sang fut répandu, et coula
à gros bouillons de toutes ses veines. Ceci, dit-il
est mon corps , donné pour vous , rompxi pour
vous, et percé de tant de plaies : Ceci est mon
sang répandu pour vous^. Voilà ce corps, voilà
ce sang, qui nous sont mis devant les yeux,
comme séparés l'un de l'autre. Afin que tout ca-
drât à son dessein , il fallait que ce mystère fiH
institué à la veille de cette mort sanglante, la
nuit même où il devait être livré , comme remar-
que saint Paul 6, lorsque Judas machinait son
noir dessein, et qu'il était prêt à partir pour
l'exécuter. Que dis-je, prêt à partir : Jl part de
la table 7 où lui et les autres disciples mangeaient
pour la dernière fois avec leur maître , où il venait
de leur donner son corps et son sang , et à Judas
comme aux autres : il part à ce moment pour
l'aller livrer : dans deux heures il le mettra entre
les mains de ses ennemis! Jésus est lui-même déjà
tout troublé de sa mort prochaine , du trouble
mystérieux que nous avons vu : c'est en cet état,
c'est parmi ce trouble, et la mort, pour ainsi par-
ler, déjà présente, qu'il institue la nouvelle pâque.
Toutes les fois donc que nous assistons, que
nous communions à son mystère; toutes les fois,
que nous entendons ces paroles : Ceci est mon
corps, ceci est mon sang; nous devons nous sou-
• Gai. M , 20. — ' Rom. xiii ,14.-3 philip. m , lo. — t
« \. Joan. !U, 2.-5 Matth. xxvi , 26, 28. Liic. XXII, 19, «P.
— 6 \. Cor. XI , 23. — ' Joan. xm , 30.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
683
vpnir dans quelles conjonctures , à quelle nuit , au
milieu ie quels discours, elles furent proférées.
Ce fut en disant devant, ce fut en répelant après :
L'n de vous me trahira : la main de celui qui
me trahira, est avec moi à la tablée L'institu-
tion de la cène est faite dans cette conjoncture :
pendant que les apôtres , avertis de la perGdie d'un
de leurs compagnons, se regardaient les uns les
autres, et demandaient avec étonnement et avec
frayeur : Sera-ce moi? que Judas le demandait lui-
même, et que le Sauveur lui dit : Oui, c'est vous,
vous l'avez dit*; ajoutant encore, pour lui faire
sentir qu'il lisait au fond de son cœur ses noires
machinations : Va, achève, malheureux : fais
promptement ce que tu as à faire ^. C'est au
uiilieu de ces actions et de ces paroles; et pendant
qu'il désignait des yeux et de la main, celui qui
allait faire le coup : c'est, dis-je, parmi toutes ces
choses , qu'il institua l'eucharistie.
Ne la mangeons donc jamais, n'assistons jamais
à la célébration de ce mystère , que nous ne nous
transportions en esprit à la triste nuit où il fut éta-
bli, et que nous ne nous laissions pénétrer des pré-
paratifs affreux du sacrifice sanglant de notre Sau-
veur; car c'est pour cette raison que saint Paul , en
racontant cette institution , nous remet devant les
yeux cette nuit affreuse : J'ai, dit-il, appris du
Seigneur ce que je vous ai enseigné : que le Seigneur
Jésus, la nuit où ildevaitêtre livré, prit du pain ;
et le reste <. C'est dans cette nuit; songez-y bien,
et remarquez cette circonstance.
Il pourrait sembler que l'eucharistie étant un
mémorial de cette mort , en devait être précédée.
Mais non : c'est aux hommes , dont les connais-
sances sont incertaines , et la prévoyance trem-
blante, à laisser arriver les choses, avant que d'or-
donner qu'on ^en souvienne. Mais Jésus, bien
assuré de ce qui allait arriver, et du genre de mort
qu'il devait souffrir, sépare par avance son corps et
son sang : Ceci est mon corps , ceci est mon sang,
dit-il' : mon corps livré; mon sang répandu :
sou venez- vous-en : souvenez-vous de mon amour,
de ma mort, de mon sacrifice , et de la manière ad-
mirable dont s'accomplira votre délivrance.
Ainsi quand Dieu institua la pàque, à la veille
de la délivrance du peuple de Dieu; lorsque tout
le monde était en attente de ce qu'il ferait la nuit
suivante, pour accomplir cet ouvrage, il leur dit :
Immolez un agneau, prenez-en le sang, lavez-en
vos portes : je viendrai, je verrai ce sang, et je
passerai; l'ange exterminateur ne vous frappera
pas ; et j'épargnerai à cette marquetés ynaisons
des Israélites , pendant que je remplirai celles des
Égyptiens de carnage et de deuil, en faisant mou-
rir tous leurs premiers-nés : et ce sera la le coup
de votre délivrance. C'est ce que Dieu dit dans
l'Exode^. Mais que dit-il dans le même lieu? rous
renouvellerez tous les ans la même cérémcnie ;
vous immolerez un agneau, vous le mangerez avec
• Vatth. XXVI, 2f. Luc. xxii, 21. — ' Matth. \x\i, 22,
25. — 3 Joan. xni , 27. — • I. Cor. \i , 23. — ^ Matth. x\M ,
:«, :i<. Luc. xxu, 19, 20.— «fzorf. xn, 3,6,7, 12, I3,2X
les mêmes observances ; et quand vos enfants vous
demanderont : Quelle est cette religieuse cérémo-
nie? vous leur répondrez : C'est la victime que nous
célébrons en mémoire du passage du Seigneur, lors-
que, frappant toute l'Egypte , U épargna, il passa
les maisons des Israélites, et nous délivra par ce
moyen de la servitude où nous étions ' .
Dieu donc, qui savait ce qu'il voulait faire, en
institua aussi le mémorial, avant que la chose fût
arrivée; afin qu'en faisant la pâque , non-seulement
ils se souvinssent de leur délivrance, mais qu'ils se
souvinssent encore que ce sacré mémorial avait été
établi à la veille d'un si grand ouvrage, et pendant
que tout le peuple était en attente d'un si grand
événement.
La nouvelle pâqae est instituée dans le même es-
prit : et toutes les fois qu'on la célèbre parmi nous ,
et on la célèbre non pas tous les ans, comme la pâ-
que ancienne , mais tous les jours ; toutes les fois,
dis-je, qu'on la célèbre , et que nos enfants, qui
nous la verront célébrer avec tant de religion et de
respect, nous demanderont: Quelle est cette cérémo-
nie? nous leur dirons : C'est le mystère que Jésus-
Christ institua avant sa mort, mais cette mort déjà
présente, pendant qu'oq tramait le noir complot qui
le devait mettre en croix le lendemain; pour nous
laisser un mémorial de cette mort, et la perpétuer
en quelque sorte parmi nous. Venez, venez, mes
enfants ; préparez- vous à communier avec nous ,
et souvenez-vous de votre Sauveur immolé pour l'a-
mour de vous.
Il fallait donc pour accomplir l'ancienne figure
de la pâque, il fallait que la nouvelle pâque qui
devait être le mémorial éternel de la mort de Jésus-
Christ, fût instituée avant cette mort. J'ai désiré,
dit Jésus, delà manger avec vous avant que de
souffrir ». Et qu'était-ce, en effet, que la pâque an-
cienne, si ce n'était la figure de la véritable déli-
vrance du peuple de Dieu? Immolez un agneau,
prenez-en le sang , lavez-en vos portes , je vous
délivrerai à cette marque 3. Dieu avait-il besoin du
sacrifice d'un agneau, pour accomplir ses ouvrages?
avait-il besoin d'un signal, et de cette marque de
sang, pour connaître les maisons qu'il voulait épar-
gner? Tout cela manifestement se faisait en notre
figure, pour nous apprendre que nous ne serions dé»
livrés que par le sacrifice de Jésus-Christ, l'agneau
sans tache immolé pour le péché du monde , et en
vue du sang de son sacrifice. Et Jésus-Christ éta^
blit le mémorial d'un si grand bienfait comme Dieu
avait établi celui de la délivrance du peuple ancien ,
avant que la chose fût arrivée ; afin que nous con-
nussions que notre Dieu n'est pas comme les hom-
mes, qu'il sait prévoir toutes choses, et les faire
comme il convient à un Dieu.
Accoutumons-nous donc, en assistant au saint
sacrifice, et encore plus en communiant, à nous
remplir la ménioire de la mort de notre Sauveur»
et de la nuit où il fut livré. Regardons l'institu-
tion de l'eucharistie comme un nouvel engagemeni
« Exnd. Sii,^ , 26, 27. — ' Luc. \\u , 15. — ^ Ex0d. W»
3,4,6.
t»t
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
qu'il prenait encore avec nous et avec son Père ,
pour se dévouer à la mort. Et quelle merveille, qu'il
l'ait prévue à la veillequ'elle arriva : puisque non-
seulement il l'avait prévue longtemps auparavant,
comme on le voit en tant de lieux de son Évangile;
mais encore , comme on le voit dans la loi et dans
les prophètes , dès l'origine du monde , par tant de
prédictions, par tant de ligures admirables?
XX* JOUR.
Paroles de Jésus, pour toucher Judas de componction.
Joan. xin, lO, 27.
Rappelons à notre mémoire toutes les paroles de
Jésus-Christ sur le sujet de Judas, dans cette nuit,
dès le lavement des pieds. Fous êtes purs, disait-il ,
mais non pas tou,s. Car il savait qui était celui qui
devait le trahir ; et un peu après : Je ne parle pas
de vous tous; je connais ceux que f ai choisis ;
mais il faut que l' Écriture soit accomplie, où il
est dit : Celui qui mange à ma table lèvera le pied
contre moi ; et je vous le dis avant que la chose ar-
rive , afin que vous connaissiez qui je suis , lors-
qu'elle sera arrivée '.
Ce n'était pas seulement pour l'instruction de
ses fidèles disciples que Jésus-Christ parlait ainsi;
c'était pour la conversion de ce perfide. Car qu'y
a-t-il de plus puissant pour convertir un pécheur,
que de lui dire : Tu es vu; comme Nathan disait à
David : C'est vous qui êtes cet homme * ; vous êtes
cet adultère, cet homicide: vous l'avez fait en se-
cret, et moi je le découvrirai à toute la terre? Et
David, averti de cette sorte, confessa son péché,
et commença sa pénitence. C'est ainsi que le Sau-
veur lui-mêmedit à Judas ^: C'est toi, c'est toi, mal-
heureux! tu caches en vain les noirs desseins; tu vas
en vain chercher les Juifs dans le secret et parmi
les ténèbres de la nuit : tu es vu; on lit dans ton
cœur : perfide, tu veux trahir ton Sauveur. Pour-
quoi nous cachons-nous, malheureux, si nous ne
pouvons éviter les yeux de Jésus-Christ? N'est-ce
pas assez que Dieu nous voie? Le comptons-nous
pour rien, et ses yeux nous sont-ils indifférents?
Il poursuit ; et de peur de n'être pas assez en-
tendu : Un de vous, dit-il, me trahira... Ils se
regardaient les uns les autres, ne sachant de qui
il voulait parler ; et comme ils lui demandaient
chacun en particulier : Est-ce moi. Seigneur? il
leur répondit : Celui qui met la main au plat avec
moi me trahira*. Mais comme plusieurs pouvaient
l'y mettre ensemble, et que ce signal n'était pas
précis, Pierre fit signe à Jean, le disciple bien-aimé
de Jésus , qui reposait dans le repas sur sa poi-
trine, qu'il lui demandât qui c'était : Et c'est celui,
dit Jésus, à qui je donnerai-v^n morceau trempé; et
l'ayant trempé, il le donna à Judas fds de Simon
Iscariote^. Le voilà bien connu et bien désigné par
son nom, par sa famille, par son caractère. 11
s'appelait Judas, son père était Simon, le titre
de sa famille était Iscariote, Y homme de meurtres,
' Joan. XIII, 10, II, 18, 19. — ' II. Reg. xn, 7, 13. —
» Matth. XXVI, 25. — * Joan. xni, 21 , 22. Matth. XXVI, 22,
2a — * Joan. Xlli , 23 , 24 , 56 .
parce qu'il devait tuer le Sauveur, et parce qu'H tTe»
vait enfin se tuer lui-même. Où fuiras-tu, malheu-
reux? tu es vu : ta destinée est marquée. Et nous,
sommes-nous moins vus, quand nous trahissons
notre maître , quand nous allons souvent de l'église ,
souvent de la table même du Sauveur , où? à quel
complot? à quelle entreprise? Dieu le sait! quand
nous nous cachons pour vendre notre maître ; à quel
prix? qui n'en rougirait, et oserons-nous le penser?
Ils furent extrêmement affligés à ces paroles
du Sauveur, de savoir qu'un de leur compagnie,
devait trahir leur maître. Quel scandale pour les
Juifs : C'est un méchant, ses propres disciples le
livrent, et ne le peuvent plus souffrir! Quelle dou-
leur à ceux qui avaient de l'amour pour leur maître,,
de lui voir faire un tel affront! Quand quelqu'un!
offense le Sauveur, ce devrait être une aflliction,
pour tous ses disciples; c'est-à-dire, pour tous les.
chrétiens. Tous furent affligés, et lui deman-
daient : N'est-ce pas moi ' , qui suis ce traître et
ce malheureux? Et Judas, qui devait se confondre
et se convertir en voyant l'horreur et l'af/liction que-
ce discours causait à tous ses frères , loin d'en être
touché, prend avec les autres un air de confiance^
et dit comme eux : Seigneur, est ce moi? et Jésus
lui répondit : f-ous l'avez dit, c'est vous-même *^l
Cependant il n'est point ému; et content de faire-
bonne mine, il persiste dans son dessein. Vous
en êtes étonné! Mais quoi? quand vous machinez
quelque crime, et que vous faites cependant bonne
contenance, Jésus ne vous voit-il |)as? Ignorez-vous
qu'il ne vous dise : C'est voîis-même? N'est-ce pas
pour vous qu'il dit : Le Eils de l'homme s'en va ,
ainsi qu'il a été écrit de lui? Il n'y a pour lui rien
de surprenant, ni de nouveau dans cette entreprise :
mais malheur à celui par qui le Fils de l'homme
sera livré'. Ilvaiidrait mieux pour cet homme qu'il
neût jamais été^. Il ne dit pas .-Il vaudrait mieux
absolument : car par rapport au conseil de Dieu ,
et au bien qui revient au monde de la trahison de
Judas, il faut bien qu'il vaille mieux qu'il ait été :
mais la puissance de Dieu n'empêche ni n'excuse
la malice de l'homme. Le bien qu'il tire de notre
crime ne nous justifie pas. Malheur, malheur à cet
homme, par qui Jésus est offensé! Il vaudrait mieux
pour cet homme qu'il n'eût jamais été, puisqu'il est
né pour son supplice , et que son être ne lui sert de
rien que pour rendre sa misère éternelle.
Disons donc, non plus sur Judas, mais sur tous
les pécheurs endurcis , et sur nous-mêmes : Mal-
heur, malheur à cet homme! Maudit soit le jour
de ma naissance, disait Job, disait Jérémie, en
la personne des méchants et des réprouvés : M%
mère, pourquoi m'avez-vous conçu? Malheureux
celui qui est venu annoncer à mon père : Un fils
vous est né! Pourquoi le sein de ma mère n'a-tU
pas été mon tombeau? Nuit affreuse ^nuit malheu-
reuse, où j'ai été conçu ! Que ce soit une nuit d'ho?'-
reur, de tourbillon et de tempête ! que les étoiles
n'y luisent jamais! que l'aurore n'en dissipe ja?
' Matlh. XXVI, 22. — î nid. 25. —^Ibid. 24-
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
685
mais l'obscurité, puisqu'elle ne m'a pas étouffé en
venant au monde, et n'a pas fait de moi on avor-
ton ! Mais s'il fallait que je naquisse, pourquoi m'a-
(-on nourri? Que ne suis-je mort dans mon en-
fance! Et pourquoi fallait-il prolonger mes jours
pour augmenter mes malheurs avec mes crimes • ?
Il n'y aurait de remède à mes maux que le néant,
et je' ne l'obtiendrai jamais. Je subsisterai malheu-
reux pour honorer la puissance de Dieu par mon
supplice, pour être en butte à ses traits , pour être
un spectacle de sa vengeance*. Éternellement,
éterneliement : ah! malheureux que je suis! mal-
heureux, encore un coup! Disons sans cesse, mal-
heureux! disons-le pendant qu'il est temps : vien-
dra le temps qu'on le dira inutilement , et qu'il ne
servira de rien de connaître son malheur.
Malheur a celui par qui le Fils de l homme sera
trahi; malheur à lui! Jésus le plaint: s'il le plaint,
s'il en a pitié, il veut qu'il se convertisse : ce n'est
pas en vain qu'il dit : // vaudrait mieux pour cet
homme que jamais il ne fût né^. Il est encore temps
de se convertir; mais après le crime consommé , la
miséricorde épuisée, tant de salutaires avertisse-
ments rendus inutiles, il n'y a plus pour lui de mi-
séricorde. Jésus lui parle pour la dernière fois
ivant son crime : Fais vite ce que tuas à faire ^\
de même qu'il dira bientôt : Dormez maintenant ,
tt reposez-vous , le Fils de l'homme va être livré^.
C'était dire : Il serait honteux de dormir en cette
occasion , veillez donc. Le Fais vite dit de ce ton ,
veut donc dire : Se le fais pas , tu es connu , tu es
découvert; reconnais-toi aussi toi-même, ne passe
pas outre : ou bien , Fais vite pour moi , car je suis
pressé de souffrir, et de sauver les hommes : mais
dans le même temps qu'il lui dit : Cest toi' , je te
connais ; ce qui était ta manière de l'avertir la plus
pressante. Judas y fut insensible ; et en même temps
Satan s'empara de lui ». Dès auparavant illui avait
mis dans le cœur de trahir son mattre^. Mais
maintenant, après ce morceau, il entre en lui, il se
met en possession de ce malheureux, et il lai est
entièrement livré. Et voilà un moment après qu'il
sort delà compagnie de Jésus, pour ne plus y reve-
nir que pour le livrer.
Il reçut bien un autre morceau , si on peut l'ap-
peler ainsi, mais qui n'est point marqué en parti-
culier, parce qu'il fut donné à tous; ce fut le corp«
du Sauveur, Car saint Luc marque expressément,
qu'il dit encore après la cène : La main de celui
qui me trahira est avec moi dans cette table*.
Il a mis sa main jusque sur la viande céleste , jus-
que sur la coupe qui est remplie de mon sang : mor-
ceau funeste, breuvage terrible pour Judas! Je ne
puis douter que sa communion impie et sacrilège
ne hâtât sa perte, et ne lui fut une occasion de
scandale contre son maître. Car encore que l'Écri-
ture ne marque point en ce lieu que Judas ait été
scandalisé du mystère de l'eucharistie, il suffit
qu'elle nous le marque en un autre endroit. Judas
fut du nombre de ceux qui murmurèrent à Caphar-
naûm à la première proposition de ce mystère. Ce
fut lui qui donna occasion au Sauveur de demander
à ses apôtres : Et vous, voulez-vous aussi vous en
aller avec les autres qui me quittent.' Car comme
saint Pierre lui eut répondu au nom de tous, ainsi
qu'il avait accoutumé : Seigneur, à qui irions-
nous? fous avez des paroles de vie étemelle; et
nous avons cru et connu que vous êtes le Christ, le
pour toi, que veux-tu faire.' ami Judas, quel est i Fils de Dieu; Jésus lui fit bien connaître qu'il ne
ton dessein? Pourquoi viens-tu? tu trahis le Fils
de l'hvmme avec un baiser^. Ah! tu es encore
mon ami , si tu le veux ; et ce baiser, qui est de ta
part uu baiser de traître, pourrait encore être de
la mienne un baiser dami et de Sauveur, si tu avais
recours à ma clémence 7.
Reviens, reviens, prévaricatrice d'Israël; et
pourquoi voulez-vous périr, maison de Jacob?
Pour moi, je ne veux point la mort du pécheur;
mais qu'Use convertisse , et qu'il vive.
XXP JOUR.
Pacte et trahison de JiiJas. Joan. xiii, 27, 30.
Et après qu'il lui eut donné le morceau trempé,
Satan entra en lui; et Judas l'ayant reçu, ilpar-
tit incontinent* . C'était là le dernier avertissement
qu'il devait recevoir de Jésus-Christ avant qu'il
allât consommer son crime. Ce signal donné à saint
Jean de servir Judas à table , de lui présenter un
morceau qu'il avait trempé pour lui , n'en était pas
moins à ce traître , selon la coutume , une marque
d'honneur et de familiarité. Ce fut apparemment
• Joh. m , 1 , 2 , ? , et seq. Jerem. xv, 10 ; xx , 14 , 15 et seq. —
*Exod. ï\,l6.Rom.ix, 17.— ' .Va«A.xxvi,a*. Afarc. xnr,2l.
• ' Joan. xiu, 27. — * .Vatth. xxvi ,43. — « Ibid. 50. Luc.
XXII , 48. — ' Jerem. m , 12. Ezech. XXXJII, II. — ' Joan. XIU ,
recevait pas sa déclaration pour tous, puisqu'il re-
partit : Ne vous ai-je pas choisi vous douze? et il
y en a un de vous qui est un diable. Et, dit saint
Jean , // entendait Judas , fis de Simon Iscariote,
qui le devait livrer * , encore qu'il fût uu des
douze.
Cette parole nous fait voir que Judas fut un de
ces impies murmurateurs, à qui la promesse de Jé-
sus, die donner son corps à manger, et son sang à
boire, fut un scandale. S'il fut scandalisé de la pro-
messe, on doit croire qu'il ne le fut pas moins de
l'effet. Judas fut précipité de crime en crime. Aveu-
gle premièreiiieiitparson a\3r\ce , qui lui faisait dé-
rober i argent dont son maître tarait fait le gar-
dien^, il s'accoutumait à murmurer contre lui. Il
commença ses murmures à l'occasion de la promesse
de l'eucharistie; il les continua lorsque Marie ré-
pandit tant de précieux parfums sur la tête et sur
les pieds du Sauveur, et il crut qu'elle lui était
tout l'argent qu'elle employait pour cela?. Il partit
incontinent après, pour aller faire son marché
avec les Juifs *.Un esprit corrompu tourne tout en
poison. Le sacré banquet de l'eucharistie acheva de
' .Vatlh. XXVI, 25. —''Joan xin , 27. — »/6t<f. 2. --•
< Luc. XXII. 2\.—^Jnan. VI, CO ,68, «9, 70, 71, 72. — • Ihid.
xn , «5. — : Ibid. 5, 6. — • ;VattA. XXYI, 13, 14. Marc. XTT,
io.
686
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
perdre le traître disciple; et ce fut en sortant de
cette table sacrée qu'il alla premièrement à la tra-
hison , et de là au désespoir et au cordeau.
Jésus , qui fait tout pour notre salut , permit que
Judas reçût le don sacré avec les autres ; afin que
nous vissions les effets funestes d'une communion
indigne. Voyez le bien-aimé disciple à la table du
Sauveur, et y reposant sur sa poitrine ; voilà l'image
de ceux qui communient dignement. Ils se reposent
sur la poitrine de Jésus : à l'exemple de saint Jean ,
ils apprennent à cette source les secrets célestes :
comme lui ils sont honorés de la familiarité et des
caresses de leur maître : et fidèles imitateurs de sa
chasteté , de sa bonté , de sa douceur, qui sont les
vrais caractères de saint Jean , ils sont dignes d'être ,
comme lui , ses disciples bien-aimés. Voyez de l'au-
tre côté un Judas à la communion : la disposition
où il est, celle où il entre : ô Dieu, quelle opposi-
tion! quel effroyable contraste! qui ne tremblerait
à cette vue !
XXIV JOUR.
Institution de l'eutthàtistie.
Lisez les paroles de l'institution de la cène , en
saint Matthieu , xx vi , 26 , 27 , 28 : en ajoutant les
paroles des autres auteurs sacrés , qui sont du même
sujet. Pendant qu'ils soupaient; comme ils man-
geaient encore ( suivant le grec ) , Jésus prit du
pain, le bénit, et, après avoir rendu grâces' , le
rompit, et le donna à ses disciples, en leur disant :
Prenez, mangez; ceci est mon corps, donné pour
vous :fa ites ceci en mémoire de moi » . Et prenant la
coupe après le souper, il rendit grâces , et la donna
à ses disciples, en leur disant : Buvez-en tous;
c'est mon sang; le sang de la nouvelle alliance,
qui est répandu pour plusieurs en rémission de
leurs péchés : foutes les fois que vous le boirez,
faites-le en mémoire de moi^. Voilà tout ce qui
regarde l'institution. Seulement au lieu que saint
Luc fait dire au Sauveur : Ceci est mon corps donné
pour vous; saint Paul lui fait dire : Ceci est mon
corps rompu pour vous 4 : toujours dans le même
sens; il est livré à la mort, il est froissé de coups,
percé de plaies , violemment suspendu à une croix :
en ce sens rompu et brisé : voilà le corps que Jésus
nous donne; le même corps qui allait bientôt souf-
frir ces choses, qui les a maintenant souffertes.
Encore un mot sur le texte. Au lieu que la Vul-
gate traduit : le sang qui sera répandu pour vous;
l'original porte : qui est répandu , qui se répaiid;
en temps présent, dans saint Matthieu et dans saint
Marc : et sur le corps , le même original porte
dans saint Paul : le corps qui est rompu; qui se
rompt, pareillement en temps présent. Et, en
effet , dans saint Luc, la version porte , aussi bien
que l'original : qui est donné, qui se donne : quod
DATUR, et non pas un futur, sera donné^; dans le
même sens que Jésus disait : Pâque sera dans
deux jours, et le Fils de l'homme sera livré^\ est
• I. Cor. XI , 24. — » Luc. XXII, 10. — ' Ibid. 20. I. Cor. XI,
2'.. * Ibid 24, dans le grec. — ^ Luc. xxii, 19. — ' Matth.
Aivi,a.j
livré, selon le grect il te va être; l'ouvrage esf
en train, on tient déjà le conseil pour trouver Je
moyen de le prendre et de le faire mourir' : Et le
Fils de l'homme s'en va , comme il a été écrit ue
lui : mais malheur à celui par qui le Fils de
l'homme sera livré! est livré, selon le grec». Il
parle toujours en temps présent, à cause que sa
perte était résolue, tramée pour le lendemain, et
qu'on allait dans deux heures commencer à procé-
der à l'exécution ; et afin aussi qu'en quelque temps
que nous recevrions son corps et son sang, nous
regardassions sa mort comme présente.
Chrétien, te voilà instruit: tu as vu toutes les
paroles qui regardent l'établissement de ce mystère :
quelle simplicité ! quelle netteté dans ces paroles !
il ne laisse rien à deviner , à gloser : et s'il y faut
quelque glose , c'est seulement en remarquant que ,
selon la force de l'original , il faudrait traduire ;
Ceci est mon corps, mon propre corps ; le même
corps qui est donné pour vous : Ceci est mon sang ,
mon propre sang ; le sang de la nouvelle alliance ;
le sang répandu pour vous en rémission de vospé'
chés. Car c'est aussi pour cette raison que le syrien,
aussi ancien que le grec, et fait du temps des apô-
tres , lit : Ceci est monpropre corps ; et que dans
la liturgie des Grecs il est porté , que ce qu'on nous
donne, ce qu'on fait de ce pain et de ce vin, c'est
le propre corps de Jésus, son propre sang. Voilà
la glose s'il en faut. Quelle simplicité, encore un
coup! quelle netteté! quelle force dans ces paroles!
S'il avait voulu donner un signe, une ressemblance
toute pure , il aurait bien su le dire : il savait bien
que Dieu avait dit, en instituant la circoncision :
Fous circoncirez votre chair : ce sera le signe de
l'alliatice entre vous et moi ^. Quand il a proposé
des similitudes , il a bien su tourner son langage
d'une manière à le faire entendre; en sorte que
personne n'en doutât jamais : Je suis la porte : ce''
lui qui entre par moi, sera sauvé -*. Je su s la vl'
gne, et vous les branches : et comme la branche
ne porte de fruit qu'attachée au cep ; ainsi vous
n'en pouvez porter, si vous ne demeurez en moi ^.
Quand il fait des comparaisons, des similitudes, les
évangélistes ont bien su dire ; Jésus dit cette para'
bole ; il fit cette comparaison. Ici , sans rien pré-
parer , sans rien tempérer, sans rien expliquer, ni
devant, ni après, on nous dit tout court : Jésus dit :
Ceci est mon corps ; ceci est mon sang : mon corps
donné; mon sang répandu: voilà ce que je vous
donne. Et vous, que ferez- vous en le recevant.!* Sou-
venez-vous éternellement du présent que je vous
fais en cette nuit : souvenez-vous que c'est moi qui
vous l'ai laissé, et qui ai fait ce testament; qui
vous ai laissé cette pâque , et qui l'ai mangée avec
vous avant que de souffrir. Si je vous donne mon
corpscommedevantêtre,commeayantété livré pour
vous ; et mon sang comme répandu pour vos péchés;
en un mot, si je vous le donne comme une victime :
mangez-le comme une victime ; et souvenez-vous que
c'est là un gage qu'elle a été immolée pour vous. G mon
» Matth.xxM, 3. — * Jhid. 24. Marc, xiv, 21. Luc. xxH,
32. — » Ce», xvil, II. — 4 Joan. x, 9. — » Ibtd. xv, &■
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
6S7
Sauveur! pour la troisième fois, quelle ncttet»'!
quelle précision ! quelle force ! Mais en même temps
quelle autorité et quelle puissance dans vos paroles!
Femme, tu es guérie ' : elle est guérie à l'instant.
Ceci est mon corps; c'est son corps : Ceci est mon
sang; c'est son sang. Qui peut parler en celte sorte,
sinon celui quia tout en sa main? qui peut se foire
croire, sinon celui à qui faire et parler c'est ta même
chose ?
Mon âme , arrête toi ici , sans discourir : crois
aussi simplement, aussi fortement que ton Sau-
veur a parlé, avec autant de soumission, qu'il fait
paraître d'autorité et de puissance. Encore un coup,
il veut, dans ta foi, la même simplicité qu'il a
mise dans ses paroles. Ceci est mon corps; c'est donc
son corps : Ceci est mon sang; c'est donc son sang.
Dans l'ancienne façon de communier, le prêtre di-
sait : Le corps de Jésus-Christ; et le fidèle répon-
dait : Amen: Il es,\a\ns\ : Le sang de Jésus-Christ ,
et le fidèle répondait : Amen : Il est ainsi. Tout était
fait, tout était dit, tout était expliqué par ces trois
mots. Je me tais, je crois . j'adore : tout est fait,
tout est dit.
xxiir JOUR.
Fruit de l'euchariâtie : vivre de la vie de Jésus-Christ.
Ibid.
Mon âme, tu as établi le fondement; tu as cru
en simplicité, par un simple acte. Épanche-toi main-
tenant, dans la méditation d'un si grand bienfait;
développe-^toi à toi-même tout ce qu'il contient, tout
ce que Jésus t'a donné par ce peu de mots. Vous
êtes donc ma victime, ô mon Sauveur! mais si je
ne faisais que vous voir sur votre autel et sur votre
croLx , je ne saurais pas assez que c'est à moi, que
c'est pour moi que vous vous offrez. IMais aujour-
d'hui que je vous mange , je sais, je sens pour ainsi
parler, que c'est pour moi que vous vous êtes of-
fert. Je suis participant de votre autel, de votre
croix, du sang qui y purifie le ciel et la terre , de la
victoire que vous y avez remportée sur notre ennemi,
sur le démon , sur le monde , victoire qui vous fait
dire ; Le monde vous affligera, mais prenez cou-
rage;/ai vaincu le monde ».
Si vous vous êtes offert pour moi, donc vous
m'aimiez : car pour qui donne-t-on sa vie , si ce
n'est pour ses amis? Je vous niange en union avec
votre sacrifice; par conséquent avec votre amour :
je jouis de votre amour tout entier, de toute son
immensité; je le ressens tel qu'il est : j'en suis pé-
nétré. Vous venez vous-même me mettre ce feu
dans les entrailles, afin que je vous aime d'un amour
semblable au vôtre. aIi! je vois maintenant, et je
connais que vous avez pris pour moi cette chair hu-
maine; que vous en avez porté les infirmités pour
moi; que c'est pour moi que vous l'avez offerte;
qu'elle est à moi. Je n'ai qu'à la prendre , à la man-
ger, à la posséder, à m'unir à elle. En vous incar-
nant dans le sein de la sainte Vierge , vous n'avez
pris qu'une chair individuelle : maintenant vous
• JLme. un , tS. — ' Joan. XVl, 33.
prenez la chair de nous tous, la mienne en partie»
lier : vous vous l'appropriez, elle est à vous : vous
la rendez comme la vôtre par le contact, par l'ap-
plication de la vôtre: premièrement pure, sainte,
sans tache; secondement, immortelle, glorieuse: Je
recevrai le caractère de votre résurrection , pourvu
que jaie le courage de recevoir celui de votre
mort. Venez, venez, chair de mon Sauveur; clia-
bon ardent, purifiez mes lèvres, brillez- moi de
l'amour qui vous livre à la mort. Venez, sang que
l'amour a fait répandre; coulez dans mon sein,
torrent de flamme. O Sauveur! c'est donc ici vo-
tre corps, ce même corps percé de plaies. Je m'unis
à toutes; c'est par là que tout votre sang s'est écoulé
pour moi. Vous languissez , vous mourez, vous pas»
sez; c'est ici votre passage : je passe, j'expire avec
vous. Que m'est le monde, rien du tout. Je suis
crucifié au monde, et le monde à moi. II ne me plaît
pas, et je neveux pas lui plaire. Il ne me goûte pas :
tant mieux pour moi, pourvu que je ne le goûte
pas aussi, La rupture s'est faite de part et d'autre :
ce n'est pas comme quand l'un aime et l'autre hait :
je ne puis souffrir le monde, qui de son côté ne
me peut souffrir : tel qu'est un mort à l'égard d'un
mort, tel est le monde pour moi, et moi pour le
monde. Heureuse rupture! >îais le monde dira ceci
dira cela; le monde dira que je veux encore lui
plaire dans ma séparation : qu'importe qu'il dise?
Je suis attaché à la croix avec Jésus-Christ : Je
vis, non plus moi, mais Jésus Christ en moi :
et ce que j'ai de vie dans la chair, je Vai en la foi
du Fils de Dieu, qui m'a aimé, et s'est livré pour
moi '.
Si je suis encore touché d'un amour humain , je
j vis encore ; si je hais celui qui me hait, je vis èn-
i core; si je ressens les injures, je vis encore; si je
j suis touché du plaisir, je vis encore; si la douleur
me pénètre, je vis encore. Adieu, adieu; je m'en
vais : je ne suis plus de rien; je ne suis plus moi ;
c'est pour Jésus-Christ que je vis , c'est Jésus-
Christ qui vit en moi. C'est ainsi qu'il faudrait être :
c'est le fruit de l'eucharistie : ha! que j'en suis loin!
mais je n'y viendrai que par elle.
XXIV» JOUR.
Par la communion , le fidèle consommé en on avec J^sns-
Christ. Matih. xxn, 2a.
Ceci est mon corps * : c'est donc ici la consom-
mation de notre union avec le Sauveur : son corps
n est pas à lui, nuis à nous; notre corps n'est pas
à nous , mais à Jésus-Christ C'est le mvstère de
la jouissance, le mystère de l'Époux et de "l'Épouse.
Il est écrit: Le corps de l'Époux n'est pas en sa
puissance, mais en celle de l'Époux^. Sainte Église,
chaste Épouse du Sauveur; âme chrétienne, qui l'avez
choisi pour votre Époux dans le baptême, en foi, et
avec des promesses mutuelles : le voyez-vous , ce
corps sacré de votre Époux; le voyez-vous sur la
sainte table où on le vient de consacrer? il n'est
' Cal. u, I», 20; Tl, 14. — > Maah. uti , 26. — » I. Cor.
vil, 4.
C8S
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
pîus en sa puissance , mais en la vôtre : Prenez-le,
dit-il, il est à vous: C'est mon corps lu: ré pour
vous', vous avez sur lui \\n droit réel. Mais aussi
votre corps n'est pas à vous : Jésus le veut possé-
der. Ainsi vous serez unis corps à corps : et vous
serez deux dans une chair; qui est le droit de l'É-
pouse, et l'acconiplissement parfait de ce chaste,
de ce divin mariage.
L'usage passe, mais le droit demeure. On n'est
pas toujours dans ce chaste embrassenient ; mais on
y est de désir, on y est de droit. Ainsi, dit notre
Sauveur, qui me mange demeure en moi , et moi
en lui » : il n'y demeure pas pour un moment; cette
jouissance mutuelle a un effet permanent : Qui
me mange, qui jouit de moi, demeure en moi:
mais l'union est réciproque : demeure en moi, et
moi en lui. Que cette union est réelle! que l'effet
en est permanent! Le corps de Jésus-Christ est en
ma puissance : j'ai reçu ce droit sacré par le bap-
tême; je l'exerce dans l'euchai'istie : mon corps
est donc au Sauveur, comme le corps du Sauveur
est à moi. Il y faut joindre un chaste et parfait
amour. Comme mon Père est vivant, et que je vis
jwtir mon Père; ainsi celui qui me mange vivra
pour moi 3; il ne respirera que mon amour; il
n'aura de vie que celle qu'il recevra de moi.
C'est aussi à quoi nous conduit le souvenir de
la mort de notre Sauveur. Dans ce tendre, dans
ce bienheureux, dans ce cher souvenir, l'amour
de Jésus-Christ nous presse, pendant que notts
pensons que si un seul est mort pour tous, tous
aussi sont morts; et un seul est mort et l'essus-
citépour tous, afiii que ceux qui vivent ne vivent
plus pour eux-mêmes , ynais pour celui qui est
mort et ressuscitépour eux <.
Prenons donc ce corps sacré avec transport ,
avec ce bienheureux excès dont parle saint Paul
dans le même endroit : Si, dit-il s, nous sommes
transportés en notre esprit, et hors de nous-
mêmes, c'est pour Dieu. Oui , à la présence de ce
corps , je suis hors de moi ; je m'oublie moi-même :
je veux jouir de l'Époux, et de lui seul. Quoi! je
prendrais ce qui est uniavec Jésus-Christ , jusqu'à
faire un corps avec lui, pour l'unir à une impu-
dique, et devenir avec elle un même corps !yl Dieu
ne plaise ^\ Mais tout ce qui partage mon cœur,
tout ce qui en ôte à Jésus-Christ la moindre par-
celle , est pour moi cette impudique qui veut m'en-
lever à Jésus-Christ. Que tous les mauvais désirs
se retirent : Mon corps uni au corps de Jésus n'est
pas pour l'impureté , mais pour Jésus-Christ, et
Jésus-Christ aussi est pour mon corps 7. Voici le
parfait accomplissement de cette parole : l'eucha-
ristie nous explique toutes les paroles d'amour,
de correspondance, d'union, qui sont entre Jésus-
Christ et son Église, entre l'Époux et l'Épouse,
entre lui et nous.
Dans le transport de l'amour humain , qui ne
sait qu'on se mange, qu'on se dévore , qu'on vou-
« Luc. XXII, 19 ; 1. Cor vi , 16. — ' Joan. vi , 57. — ' Ihid.
m. —•' Il Cor. y, 14, 16. — »it»d 13. —«I Cor. Yi, 15,
W. — ' ll>Ki. 13.
drait s'incorporer en toutes manières, et,connie
disait ce poète, enlever jusqu'avec les dents ce
qu'on aime, pour le posséder, pour s'en nourrir,
pour s'y unir, pour en vivre.? Ce qui est fureur, ce
qui est impuissance dans l'amour corporel , est vé-
rité, est sagesse dans l'amour de Jésus : Prenez,
mangez, ceci est mon corps : dévorez, engloutissez,
non une partie, non un morceau, mais le tout.
Mais il faut que l'esprit s'y joigne; car qu'est-
ce aussi que s'unir au corps, si on ne s'unit à.l'es-
prit ? Celui qui est uni au Seigneur, qui lui demeure
attaché, est un même esprit avec lui ■ . Il n'a qu'une
même volonté, un même désir, une même félicité,
un même objet , une même vie.
Unissons-nous donc à Jésus, corps à corps,
esprit à esprit. Qu'on ne dise point : L'esprit suf-
fit : le corps est le moyen pour s'unir à l'esprit;
c'est en se faisant chair que le Fils de Dieu est
descendu jusqu'à nous : c'est par sa chair que nous
devons le reprendre pour nous unir à son esprit,
à sa divinité. Nous sommes faits participants,
dit saint Pierre », delà nature divine; parce que
Jésus-Christ a aussi participé à notre nature. Il
faut donc nous unir à la chair que le Verbe a pri-
se, afin que par cette chair nous jouissions de la
divinité de ce Verbe, et que nous devenions des
dieux , en prenant des sentiments divins.
Purifions donc notre corps et notre esprit , puis-
que nous devons être unis à Jésus-Christ, selon
l'un et selon l'autre. Rendons-nous dignes de re-
cevoir ce corps virginal, ce corps conçu d'une
vierge, né d'une vierge. Purifiez- vous, sacrés mi-
nistres, qui nous le donnez. Que votre main, qui
nous le donne , soit plus pure que la lumière; que
votre bouche , qui le consacre, soit plus chaste que
celle des vierges les plus innocentes. 0 quel mys-
tère! avec quelle pureté doit-il être célébré! Le
mariage est saint et honorable entre tous ; et la
couche nuptiale est sans tache ^ : mais elle n'est
pas encore assez sainte pour ceux qui doivent con-
sacrer la chair de l'Agneau. Par cette sainte insti-
tution de la continence, que l'Église a toujours
eue en vue, les doctes le savent, depuis le temps
des apôtres; qu'elle a enfin établie, quand elle a
pu , dès les premiers siècles, partout où elle a pu,
et d'une manière plus particulière dans l'Église
d'Occident, et dans celle de Rome spécialement-
consacrée et fondée par les deux princes des apô-
tres, saint Pierre et saint Paul ; l'Église veut pré-
parer à ce corps vierge , à ce corps formé d'une
vierge, des ministres dignes de lui , et nous donner
une vive idée de la pureté de ce mystère. Prenez,
mangez, ceci est mon corps ; purifiez votre corps ^
qui le doit recevoir; votre bouche oii il doit entrer.
La pureté de la bouche, c'est qu'il n'en sorte que
des paroles de bénédiction ; la pureté de la bouche,
c'est de modérer sa langue, la tenir le plus qu'on
peut dans le silence; la pureté de la bouche, c'es!
de désirer le chaste baiser de l'Époux , et renoncer
à toute autre joie qu'à celle de le posséder. Amen ,
amen !
' 1. Cor. VI , 17. — ' II. Pet. 1 , 4. — ^ Hebr. \m, 3
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
XXV* JOUR.
L'ercharisiie eslle gaRC de la n-misslon des péchés.
/ Matth. XXVI, 27, 28.
Buvez- en fous : ceci est mon sang, le sang de la
nouvelle alliance ; le sang répandu pour vous en
rémission de vos péchés'. C'est ici la partie la
plus étonnante du mystère, et celle aussi, comme
on voit, où Jésus parle avec plus de force. Qu'il
nous donne à manger la chair de son sacrilice, la
chair de la pâque ; c'est la coutume ; c'est le dessein
de ce sacrifice : mais jamais on n'en a bu le sang,
ni celui d'aucune victime, encore qu'on eût man-
gé les chairs. Mo'ise, dit saint Paul , ayant récité
devant tout le peuple toutes les ordonnances de la
loi , prit du sang des victimes avec de l'eau, et en
jeta sur le livre même et sur tout le peuple, en di-
sant : C'est le sang du testament que Dieu a déjà
fait pour vous ». Voilà, ce semble, tout ce qu'on
peut faire du sang des victimes ; en arroser tout
le peuple, mais non pas le lui donner à boire. Jé-
sus-Christ seul va plus avant. Moïse dit, en jetant
le sant' des victimes sur le peuple : Ceci est le
sang de l'alliance; à quoi le Sauveur regarde mani-
festement, lorsqu'il dit : Ceci est mon sang de la
nouvelle alliance. C'est donc du sang en Tune et en
l'autre occasion. Tout le peuple en est touché, mais
différemment ; car il en est touché par aspersion sous
Moïse ; et l'aspersion qu'ordonne Jésus, c'est de le
boire : c'est la bouche, c'est la langue, qui en doit
être arrosée par cette aspersion : Buvezen tous ,
dit-il , car c'est mon sang , le sang de la nowelle
alliance ; le sang répandu en rémission des péchés ^.
Cette différence des deux testaments est pleine de
mvstère. Une des raisons qui étaient données aux
anciens pour ne point manger le sang, c'estàcau^e
qu'il était donné, dit le Seigneur, q^« qu'étant ré-
pandu autour de l'autel, il soit en expiation de nos
âmes et en propitiation pour nos péchés; et pour
cela j'ai commandé aux enjants d'Israël, et aux
étrangers qui demeurent parmi eux , de n'en man-
ger points. On leur défend de manger du sang, a
cause qu'il est répandu pour la rémission des pé-
chés : et au contraire le Fils de Dieu veut qu'on le
boive , à cause qu'il est répandu pour la rémission
des péchés.
C'est par la même raison qu'il était écrit : Toute
victime qu'on immolera pour expier le péché dans
le sanctuaire ne sera pas mangée, mais elle sera
consumée par le feu ^ : et cette observance signifiait
que la rémission des péchés ne pouvant pas s'ac-
complir par les sacrifices de la loi , ceux qui les of-
fraient demeuraient sous l'interdit, et dans une es-
pèce d'excommunication, sans participer à la
victime qui était offerte pour le péché. Mais , par
une raison contraire, Jésus-Christ ayant expié nos
âmes , et ayant parfaitement accompli la rémission
des péchés, par l'oblation de son corps et l'effusion
' M-itlh. xxvi, 28. Marc. Xiv, 24. Lvc. xxii, 20. — » Exod.
ixi Jl h ■. IN , 19 , 20. — * Matth. XXVI , 27. — * LeviL xvii ,
)1 ?2. - 5 Ibid. TI, .10.
es9
de son sang, il noiis ordonne de manger ce corps
tir ré pour nous , et de boire le sang de la nouvelle
alliance, versé pour la rémission des péchés; pour
nous montrer qu'elle était faite, et que nous n'avionx
plus qu'à nous l'appliquer.
Goiltons donc dans l'eucharistie la grâce de la ré-
mission des péchés, en disant avec David : Bien-
heureux ceux à qui leurs iniquités sont remises ^
et dont les péchés sont couverts. Bienheureux celui
à qui le Seigneur n'impute point de péché , et qui
ne s'impose point à lui-même', dans la pensée qu'il
a qu'ils lui sont pardonnes. Et encore : .Mon âme,
bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en moi bé-
nisse son saint nom. Mon âme, bénis le Seigneur y
et n'oublie pas ses bienfaits. C'est lui qui remettous
tes péchés; c'est lui qui guérit toutes tes maladies....
Il ne nous a pas traités selon nos péchés ; il ne fious
a pas rendu ce que méritaient nos fautes... Autant
que le levant est loin du couchaut , autant il a éloi-
gné de 7ious nos iniquités*.
Quel repos a une conscience troublée deson crime,
et alarmée de la justice divine qui la presse , de goû-
ter dans le corps et dans le sang de Jésus la grâce de
la rémission des péchés , et par là même d'en effa-
cer tous les restes !
Apprenons que l'eucharistie est un remède des
péchés. Si nous nous purgeons des grands, elle ef-
facera les petits , et nous donnera de la force pour
éviter et les petits et les grands.
C'est le péché qui met la séparation entre Dieu
et nous. Se purifier des péchés , c'est ôter tout em-
pêchement, et rendre les embrassements entre
l'Époux céleste et son Église plus ardents, plus
purs, plus intimes.
XXW JOUR.
Jésus-Christ notre victime et notre Doorritoie.
Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son
Fils unique, afin que celui qui croit en lui ne pé-
risse point , mais q u il ait la vie étemelle ^.
Qu'est-ce'à dire , qu'il a donné son Fils unique.'
C'est qu'il l'adonné à la mort, ainSi qu'il avait dit
auparavant : comme Moise a élevé le serpent dam
le désert , il faut de même que le Fils de l'hommi
soit élevé* : c'est-à-dire qu'il soit élevé et mis ci
croix. C'est donc ainsi que Dieu a donné son Fil
unique : il l'a donné à la mort , et à la mort de I.
croix.
Mais comment est-ce que Dieu a fait pour don
ner son Fils unique à la mort? Le Fils de Dieu , pi
qui est la vie et qui est lui-même la vie, peut-i
mourir ? Afin qu'il put mourir, Dieu l'a fait homme
l'a fait Fils de l'homme d'une manière admirable
incompréhensible, très-véritable, très-réelle, mair
singulière , qui étonne toute la nature ; et par ce
moyen s'est accompli ce que Dieu voulait , que le
Fils de l'homme, qui est en même temps le Fils d(
Dieu , fût élevé à la croix , et donné à la mort pou^
la vie du monde.
' P«. XXXI, f, 2. — » Ibid. aï, 1,2, 3, 10. II. — *Joon
in, I«. —* Ibid. 14.
co*'.rr. — TOME m.
IW
Mh'DITATIONS SUR L'ÉVANGILE,
Dieu donc a tant aimé le monde, qu'il a donné
son Fils unique. Il l'a premièreinent donné au
monde, quand il s'est fait homme; et il l'a en se-
cond lieu donné au monde , quand il l'a donné pour
en être la victime. La même chair qu'il avait prise,
pour se rendre scmhiable à nous et s'unir à nous,
il nous la donne de nouveau, en la donnant pour
nous en sacrifice.
Voilà deux choses qui devaient être accomplies
dans la chair de notre Sauveur : l'une, que le Fils
de Dieu devait venir en chair, pour s'unir à nous et
nous être semblable , l'autre , que le même Fils de
Dieu devait s'immoler dans la même chair qu'il
avait prise, et l'offrir pour nous en sacrifice. Une
troisième chose se doit accomplir en cette chair
immolée : il faut encore qu'elle soit mangée pour
la consommation de ce sacrifice, en gage certain
que c'est pour nous que le Fils de Dieu l'a prise et
qu'il l'a offerte, et qu'elle est tout à fait à nous.
C'est une troisième merveille qui doit s'accomplir
dans la chair de Jésus-Christ. Comment le fera-t-il ?
Nous faudra-t-il dévorer sa chair, ou vive ou morte,
en sa propre espèce et nature ? Et puisqu'il faut
que son sang nous soit aussi bien donné à boire que
sa chair à manger, afin que, donné ainsi, il nous
soit en gage que c'est pour la rémission de nos
péchés qu'il a été répandu, faudra-t-il avaler ce
sang en sa propre forme ? A Dieu ne plaise ! Dieu a
trouvé le moyen que , sans rien perdre de la subs-
tance de son corps et de son sang, nous les pris-
sions seulement d'une manière différente de celle
dont ils sont naturellement exposés à nos sens.
Par ce moyen, nous avons toute la substance de l'un
et de l'autre ; et Dieu, en nous les donnant dans une
forme étrangère , nous sauve l'horreur de manger
delà chair liumaine, et de boire du sang humain,
'Cn leur propre forme.
■Et comment a-t-il fait cela ? Il a pris du pain , et
Il a dit : Ceci est mon corps, mon vrai corps , mais
«ous la figure du pain; il a pris une coupe pleine
de vifî, et il a dit : Ceci est mon sang , mon vrai
sang , sous la figure de ce vin dont j'ai rempli la
coupe que je vous présente. Comme donc, afin que
son Fils éternel et immortel pût mourir, il l'a fait
Fils de l'homme : ainsi afin qu'on pût manger cette
chair et boire ce sang, il a fait ce corps , pain d'une
certaine manière; puisqu'il a revêtu son corps de
l'espèce et de la forme du pain : il a voulu que son
sahg fût encore versé dans nos bouches, et coulât
en nous sous la forme et la figure du vin. Nous
avons donc toute la substance de l'un et de l'autre;
les figures anciennes s'accomplissent, notre foi est
contente, notre amour a ce qu'il demande : il a
Jésus-Christ tout entier, en sa propre et véritable
substance; et l'Église le mange: l'Église le reçoit :
comme épouse elle jouit de son corps ; elle lui est
unie corps à corps, pour lui être aussi unie cœur
à cœur, esprit à esprit. Gomment tout cela .s'cst-il
pu faire ? Dieu a tant aimé le monde : l'amour peut
tout; l'amour fait, pour ainsi dire, l'impossible
pour se contenter, et pour contenter son cher objet.
Dieu a fait aussi pour «ous l'impossible; je dis
pour nous, car pour lui, il n'y en a point; tout lui
est possible. Mais ce qui était impossible àTIa nature
à faire , et au sens humain à comprendre , il l'a fait :
son Fils est devenu le Fils de l'homm^e; et il s'est
approché de nous : la nature humaine, qu'il a mise
en quelque façon entre lui et nous , n'a point em-
pêché que ce ne soit lui-même en personne qui vînt
à nous, même comme Dieu : au contraire , il y est
venu par l'homme même, et la chair qu'il a prise
a été notre lien avec lui. De même, quand le Fils
de l'homme a été donné à la mort , il a été vrai que
le Fils de Dieu mourait lui-même, dans la nature
qu'il avait prise. S'il faut ensuite manger cette chair
donnée pour nous en sacrifice , son amour en trou-
vera le moyen : Prenez , mangez : ceci est mon
corps: ne vous informez pas de la manière, c'est
la substance qu'il vous faut ; car c'est à la substance
qu'est unie la divinité et la vie. Sous la figure de ce
pain , c'est mon propre corps ; sous la figure de ce
vin , c'est le même sang qui a été répandu pour vous.
Mangez , buvez : tout est à vous : ne songez pas
à ce que vos sens vous présentent ; c'est à votre foi
que je parle ; c'est à elle que je dis : Ceci est mon
corps. Souvenez-vous donc que c'est moi qui vous
le dis. Nul autre que moi, nul autre qu'un Dieu,
nul autre que le Fils de Dieu , par qui tout a été
fait , ne pourrait parler de cette sorte. Souvenez-
vous que, sous la figure de ce pain et de ce vin, c'est
mon corps, c'est mon sang, que je vous donne, ce
corps donné à la mort , ce sang répandu pour vos
péchés.
Et comment tout cela s'est-il fait? Dieu a tant
aimé le monde. Il ne nous reste qu'à croire, et à
dire avec le disciple bien-aimé : Nous avons cru à
l'amour que Dieu a eu pour nous '. La belle pro-
fession de foi! le beau symbole! Que croyez -vous,
chrétien? Je crois l'amour que Dieu a pour moi. Je
crois qu'il m'adonne son Fils; je crois qu'il s'est
fait homme ; je crois qu'il s'est fait ma victime ; je
crois qu'il s'est fait ma nourriture , et qu'il m'a
donné son corps à manger, son sang à boire , aussi
substantiellement qu'il a pris et immolé l'un et
l'autre. Mais comment le croyez-vous? C'est que je
crois à son amour, qui peut pour moi l'impossible ,
qui le veut , qui le fait. Lui demander un autre com-
ment, c'est ne pas croire à son amour et à sa puis-
sance.
Si nous croyons à cet amour, imitons-le. Quand
il s'agit de la gloire de Dieu et de son service , no-
tre zèle ne doit rien trouver d'impossible. Si vous
pouvez croire, dit-il , tout est possible à celui qui
croit ». Remarquez : si vous pouvez croire : toute
la difficulté est de croire ; mais si une fois vous
croyez bien, tout vous est possible. Dieu entre dans
les desseins de votre zèle ; et sa puissance vient à
votre aide. L'obstacle que vous avez à vaincre n'est
pas dans les choses que vous avez à exécuter pour
Dieu : il est en vous-même , il est en votre foi : Si
vous pouvez croire. Mais Dieu nous aide à croire.
Je crois. Seigneur ! Aidez mon incrédulité^.
■ I I. Joan. IV, IC — ' Marc, ix , 22. — 3 Ibid. 23.
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.'
XXVIl' JOUR.
Kotr^-Scigneur aval promis sa cliair et son saog dans
reucharisUe. Joan. vi , :»"2, b'J.
Pour comprendre tout le dessein du Fils de Dieu
dans l'eucharistie , il faut encore écouter ce qu'il
en dit en saint Jean, vi. Nous trouverons qu'il y
fait trois choses. Il y explique premièrement ce qu'il
nous donne ; secondement , le fruit qu'on en doit
tirer; troisièmement, le moyen d'en tirer ce fruit.
Ce qu'il nous donne, c'est lui-même, et c'est sa
chair et son sang : et dès qu'il en parle, les hommes
s'écrient : Comment cet homme nous peut-il donner
sa chair à manger ' ? L'homme raisonne toujours
contre lui-même, et contre les bontés de Dieu. Quand
Jésus , pour nous préparer au mystère qu'il devait
■^ laisser à son Église au jour de la cène, dit qu'il nous
; donnerait sa chair à manger et son sang à boire, les
Juifs tombèrent dans trois erreurs. Ils crurent qu'il
leur parlait delà chair d'un homme pur, du flls de
Joseph, voilà leur première erreur; d'une chair
semblable h celle dont les hommes nourrissent leur
corps, voilà la seconde : d'une chair enQn qu'ils
consumeraient en la mangeant , c'était la troisième.
Contre la première : Je suis, dit-il, le pain vivant
descendu du ciel^. La chair que nous mangeons
n'est donc pas la chair du fils de Joseph ; c'est la
chair du Fils de Dieu, une chair conçue du Saint-
Esprit , et formée du sang d'une vierge. Le Saint-
Esprit surviendra en vous , cl la vertu du Très.
Haut vous couvrira de sonombre; et ta chose sainte
qui naîtra de vous aura le nom de Fils de Dieu ^.
QUOD .\ASCETLR EX TE SANCTUM. SaXCTUM, aU
substantif, pour ceux qui savent un peu la gram-
maire , et qui entendent la force de ce neutre, c'est-
à-dire une chose substantiellement sainte : manière
de parler qui fait voir que la sainteté est substan-
tielle en Jésus-Christ. Pourquoi ? Parce que sa per-
sonne est sainte par elle-même , par la sainteté es-
sentielle et substantielle du Fils de Dieu. Et c'est
pourquoi, continue fange , // sera appelé le Fils
de Dieu. Qu'est-ce à dire, il sera appelé'? est-ce
qu'il ne le sera pas essentiellement, et qu'on lui en
donnera le nom par quelque figure 7 A Dieu ne
plaise ! au contraire , il le sera appelé parexcellence.
Le Père, qui l'engendre dans l'éternité, l'engen-
drera dans le sein de Jlarie : la vertu du Très-Haut
la couvrira de son ombre, s'insinuera dans son
sein; et la chair que prendra le Fils de Dieu dans
le sein de cette vierge sera formée par le Saint-Es-
prit. Ce sera donc une chair sainte, de la sainteté
du Fils de Dieu , qui se l'unit : elle sera pleine de
vie , source de vie : vivante et vivifiante par elle-
niêine. Ainsi la première erreur est détruite.
Pour réfuter la seconde, qui consistait à s'ima-
giner que la vie que Jésus-Christ promettait par
sa chair serait cette vie commune et mortelle,
il répète, il inculque, dans tout son discours,
que c'est la vie éternelle, tant de l'âme que du
corps, qu'il nous veut donner : La volonté de
J(xin.yi,hZ. — 2 Ibid.-n,Z-i, 34,41,42.43— îZuc. r,35.
691
mon Père est que je ne perde aucun de ceux
qu'il m'a donnés, et qwje les ressuscite au der-
nier jour Qui mange de ce pain, do cette
viande céleste , de ma chair, que je donnerai pour
la vie du monde, vivra éternellement '.
Pour détruire la troisième erreur des Juifs
qui s'imaginaient une chair qu'on consumerait
en la mangeant, il leur dit : Cela vous scanda-
lise? Vous serez donc bien plus étonnés quand
vous verrez le Fils de l'homme monter au lieu
d'oii il est venu ». Comme s'il disait : On mangera
ma chair, je l'ai dit; mais je n'en demeurerai
pas moins vivant et moins entier. D'où il conclut :
Ne vous imaginez donc pas que je vous parle
d'une chair humaine à l'ordinaire, ou de la chair
du fils de Joseph; ni que je vous parle d'une
chair qui doive vous être donnée pour entrete-
nir cette vie mortelle, ni par conséquent d'une
chair qui doive être mise en pièces et consumée
en la mangeant : La chair, en ces sens , ne sert de
rien : c'est l'esprit qui vivifie : les paroles que
je vous dis sont esprit et vie^. Quoiqu'il n'ait
parlé, pour ainsi dire, que de sa chair, que de
son sang, que de manger celle-là, que de boire
l'autre; tout ce qu'il a dit est esprit, c'est-à-dire
manifestement que dans sa chair, dans son sang,
tout est esprit, tout est vie, tout est uni à la vie et
à l'esprit ; parce que sa chair et son sang sont la chair
et le sang du Fils de Dieu.
Autant donc que nous désirons la vie , autant
devons-nous désirer cette chair qui nous la donne ,
qui la contient, qui est la vie même. // est sorti
de moi une vertu; je l'ai sentie sortir*. C'était
une vertu pour guérir les corps : combien plus
en sortira-t-il pour vivifier les âmes.' Appro-
chons-nous donc de cette chair, touchons-la, man-
geons-la : il en sortira une vertu qui portera la vie
dans nos âmes, et qui dans son temps la donnera à
nos corps.
Il en est de même du sang de Jésus : ce sang
est plein de vertu pour nous vivifier; car c'est le
sang du Fils de Dieu, le sang du Nouveau Tes-
tament, comme il l'appelle lui-même; et c'est-à-
dire, comme l'interprète saint Paul s, le sang du
Testament éternel, par lequel le grand pasteur des
brebis a été tiré de la mort. Il est donc lui-même
ressuscité des morts par la vertu de son sang;
parce qu'il devait entrer dans sa gloire par ses
souffrances. C'est par ce même sang , par ce sang
du Testament et de l'alliance éternelle, que nous
devons aussi hériter de son royaume, et avoir la vie
éternelle. Mangeons, buvons, vivons, nourris-
sons-nous, unissons-nous à la vie par cette chair,
par ce sang vivifiant. Il les a pris pour s'approcher
de nous. Ce n'est pas aux anges qu'il a voulu
s'unir; c'est la postérité d'Abraham, c'est la
nature humaine , qu'il a voulu prendre. Et par-
ce que les hommes sont composés de chair et d4
sang, il a voulu aussi être composé de tun et (h
' Joan. VI , 39 , 52 el 59. — » Ibid. 62 , 63. — » Ibid M -«
* Luc. vill , 46. — » Hebr. xni , 30.
692
MÉDITATIONS SUR L'EVANGTLE.
('autre ' : c'est par là qu'il s'unit à nous , et c'est
par là qu'il nous sauve. Nous l'avons dit souvent,
et il ne se faut point lasser de le dire : cette chair et
ce sang sont devenus le lien de notre union avec lui,
l'instrument de notre salut, la source de notre
vie; parce qu'il lésa pris pour nous; parce qu'il
les a offerts pour notre salut; parce qu'il nous
les donne encore pour nous vivifier. Allons avec
une sainte avidité à cette viande céleste : tout
y est esprit et vie.
XXVIIP JOUR
La foi donne l'intelligence de ce mystère. Joan. vi, 43, 70.
Ce n'est pas tout de savoir quel don 'nous re-
cevons de Jésus-Christ, il faut encore apprendre
de lui deux choses très-nécessaires; dont l'une
est le fruit que nous en devons retirer, et l'autre
est le moyen de le recevoir. Tout cela nous est ex-
pliqué dans 4e même chapitre vi que nous avons
commencé. Mais «e qu'il y faut d'abord enten-
dre , c'est que Dieu seul nous en peut donner l'in-
telligence; conformément à cette parole : Ne mur-
murez point entre vous : personne ne peut venir à
moi, si mon Père, qui m'a envoyé, ne le tire*.
Afin donc de venir à Jésus , et pénétrer ses pa-
roles , il faut être tiré par le Père. Et qu'est-ce
qu'être tiré par le Père , sinon être enseigné de
Dieu, comme ajoute le Sauveur : Il est écrit dans
les prophètes : Ils seront tous enseignés de Dieu.
Ceux qui ont ouï la voix de mon Père, et qui 07it
appris ce qu'il leur enseigne, viennent à moi^.
Ainsi être tiré de lui, c'est écouter sa voix, et être
enseigné par la douce et toute-puissante insinuation
-et inspiration de la vérité. Quand on est instruit
vde cette sorte , on ne murmure point de ses paroles ;
on les entend , on les goûte : et c'est pourquoi il dit
à la fin : // ?/ en a parmi vous qui ne croient point ;
et c'est pour cela que je vous ai dit que personne
ne peut venir à moi, s'il ne leur est donné par
mon Père 4. Celui-^là donc est tiré à Jésus-Christ,
à qui il est donné de croire. Le Père nous tire à
Jésus-Christ , quand il nous inspire la foi. Je crois ,
Seigneur, je crois ; je ne suis pas de ceux qui veulent
se retirer de vous , à cause de la hauteur de vos pa-
roles :au contraire, je suis de ceux qui vous di-
sent avec saint Pierre : Maître, à qui irions-nous?
vous avez des paroles de vie éternelle : nous
avons cru et connu que vous êtes le Christ , le
Fils de Dieu^. Croyez donc et connaissez : croyez
premièresnent comme vrai enfant de l'Église , docile
et soumis, et vraiment enseigné de Dieu. Après
avoir été enseigné de Dieu , et avoir été doucement
tiré à la foi, vous le serez encore à l'intelligence,
autant qu'il est nécessaire pour confirmer votre
foi; et vous direz en toute occasion , mais particu-
lièrement dans la communion : Nous avons cru
et zonnu que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu^.
' Tleh. II , U , 16. — * Joan. vi , 43 , 44. — ' Ihid. 45. —
Hid, VI, 65, 66. — ^ Ihid. 69, 70. — ^ Ibid. 70.
Ce n'est pas assez; au jour suivant nous iror?
plus loin, s'il plaît à Dieu. Prions le Père de
Jésus-Christ, qui a bien voulu être le nôtre, qu^il
nous tire, qu'il nous enseigne au dedans, qu'il nous
fasse entendre sa voix et pénétrer sa parole.
XXIX* JOUR.
La vie éternelle est le fruit de l'eucharisUe. Joan. vi, 26,
35 , 37.
Le même chapitre. Nous y devons trouver deux
choses : la première est le fruit spirituel que nous
devons tirer de l'eucharistie : la seconde est le
moyen d'en tirer ce fruit. Pour le fruit, il est aisé
de l'entendre : ce fruit est de nous détacher de la
vie, et de nous attacher à Dieu. C'est sur quoi
Jésus-Christ s'explique clairement par ces paroles *.
En vérité , en vérité, je vous le dis : vous me
cherchez , non pas parce que vous avez vu des
miracles ; mais parce que vous avez mangé des
pains que j'ai multipliés dans le désert, et que
vous en avez été nourris. Travaillez , non point à
la nourriture qui périt, mais à celle qui ne périt
pas, que le Fils de l'homme vous donnera : car
c'est celui que le Père céleste vous a désigné, en
imprimant sur lui .son sceau et son caractère ' ,
et en confirmant sa doctrine et sa mission par tant
de miracles. Vous vous expliquez, mon Sauveur!
Votre dessein est de nous détacher de la nourriture
et de la vie périssable, qui fait tous nos soins, à la-
quelle nous travaillons toute l'année ; et transporter
notre diligence et notre travail à la nourriture
et à la vie qui ne périt point. Enseignez-moi,
mon Sauveur : tirez-moi de cette manière admi-
rable , qui fait qu'on va à vous : dégoûtez-moi de
tous les soins qui n'aboutissent qu'à vivre pour
mourir : faites-moi goûter cette vie où l'on ne
meurt jamais.
Quel miracle faites-vous, afin que nous
croyions en vous*? Que faites-vous de si mer-
veilleux? Il est vrai, vous nous avez rassasiés de
pain dans le désert. Mais ce pain est-il comparable
à la manne que Moïse a donnée à nos pères , de
laquelle il est écrit : // leur a donné à maiiger le
pain du ciel. Le pain que vous nous avez donné
était le pain de la terre : et il y a autant de diffé-
rence entre vous et Moïse , qu'il y en a entre la
terre et le ciel.
On voit clairement, par ce discours, qu'ils ne
songeaient qu'aux moyens de sustenter celte vio
mortelle; et que ce n'était pas sans raison que
Jésus-Christ leur avait reproché leurs désirs char
nels. Car ils ne portent point leur pensée plus
loin que la manne, dont leurs corps furent nour-
ris dans le désert; ni ils ne connaissent d'autre
ciel , que les nuées d'où elle leur avait été en-
voyée; sans songer quelle n'avait été appelée le
pa'in du ciel, et le pain des anges, qu'en figure
de Jésus-Christ, qui leur devait apporter la vie
éternelle. Il se sert donc de l'expression dont
• Joan. VI, 2G, 27. — ' Ibid. 30, 31-
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
693
rfirriture se sert pour relever la merveille de la ' ou plutôt de toute la nature intelligente. Elle
manne, à élever les esprits au vrai pain des an-
Kes, à la vérité qui les rend heureux, et qui s'é-
tant incarnée s'est rendue familière et sensible aux
hommes pour les faire vivre.
Il leur dit donc qu'il est descendu du ciel;
que qui vient à lui n'a jamais faim , et que qui
croit en lui n'a jamais soif; qu'il est par consé-
quent le vrai pain ' , la vraie nourriture des âmes
qui viennent à lui par la foi ; qu'il ne faut pour-
tant pas que les hommes espèrent de le pouvoir
atteindre par sa divinité, ni de s'y unir en elle-
même ; que c'est un objet trop haut pour une na-
ture pécheresse, et livrée aux sens corporels; qu'il
s'est fait homme pour s'approcher d'eux; que la
chair qu'il a prise, est le seul moyen qu'il leur
a donné pour s'unir à lui ; et que pour cela il l'a
remplie de la divinité même, par conséquent
d'esprit et de grâce, ou, comme parle saint Jean,
cte grâce et de vérité ; et ailleurs : L'esprit ne
liii est pas donné avec mesure : et nous avo?is
tous reçu de son esprit * ; que de là donc il s'en-
suit que nous avons en lui la vraie vie, la vie
éternelle, la vie de l'âme et du corps : et non pas
précisément en lui comme Fils de Dieu , mais en
lui comme Fils de l'homme : car c'est par là qu'il
commence. Travaillez à vous préparer la nourri-
ture qui vous sera donnée par le Fils de l'homme :
pourvu que vous le croyiez en même temps le
pain descendu du ciel , c'est-à-dire le Fils de Dieu,
et que vous croyiez que sa diair, par laquelle il
veut vous vivifier, est pleine d'esprit et de vie.
Aiflsi la fin où il veut venir est de nous faire
Tfvre ; mais de la vie étemelle , et selon l'âme et
selon le corps : C'est, dit-il, la volonté de mon
Père, que je ne perde rien de ce que mon Père
m'a donné, et que, pour donner la vie au corps
comme l'âme, ^e le ressuscite au dernier jour;
et encore : /os pères ont ynangé la manne, et
sont morts : celui qui mangera de ce pain vi-
vra étern ellem ent^.
C'est donc là le fruit de l'eucharistie ; elle est
faite pour contenter le désir que nous avons de
vivre , et pour cela nous donner la vie étemelle ;
dans l'âme, par h manifestation de la vérité; et
dans le corps , par sa glorieuse résurrection. Sei-
gneur, qu'ai-je à désirer? de vivre; de vivreenvous,
de vi\Te pour vous, de vivre de vous et de votre
éternelle vérité, de vivre tout entier, de vivre dans
Pâme, de vivre même dans le corps ; de ne perdre
jamais la vie, de vivre toujours! j'ai tout cefa dans
l'eucharistie, j'y ai donc tout, et il ne reste qu'à
jouir.
XXX« JOLTl.
Désir insatiable de l'eucharistie. Joan. ti, 34, 40, 47.
Seigneur, donnez-nous toujours ce pain^ : ce
pain dont vous avez dit qu'il donne la vie éter-
nelle. C'est ce que disent les Juifs : et ils expri-
ment par là le désir de toute la nature humaine ,
« Joan. VI, 33, 35, 48. — » Ibid.l, 11, 16; m, U. —
» aid. M y 39, JO , 59. — « Ibid. 34.
veut vivre éternellement : elle veut ne manquer de
rien; en un mot , elle veut être heureuse. C'est en-
core ce qu'exprimait la Samaritaine, lorsque Jésus
lui ayant dit : O femme! celui qui toit de l'eau
que je donne n'a jamais soif : eWe répond aus-
sitôt : Seigneur, donnez-moi cette eau, afin que
je n'aie jamais soif, et que je ne sois pas olAi-
gée à venir ici puiser de l'eau ' dans un puits si
profond, avec tant de peine. Encore un coup, la
nature humaine veut être heureuse; elle ne veut
avoir ni faim ni soif; elle ne veut avoir aucuu
besoin , aucun désir à remplir, aucun travail , au-
cune fatigue : et cela, qu'est-ce autre chose, sinon
être heureuse.^ Voilà ce que veut la nature hu-
maine, voilà son fond. Elle se trompe dans les
moyens ; elle a soif des plaisirs des sens ; elle veut
exceller ; elle a soif des honneurs du monde. Pour
parvenir aux uns et aux autres , elle a soif de ri-
chesses; sa soif est insatiable : elle demande tou-
jours, et ne dit jamais : C'est assez; toujours
plus et toujours plus. Elle est curieuse ; elle a soif
de la vérité ; mais elle ne sait où la prendre, ni quelle
vérité la peut satisfaire : elle en ramasse ce qu'elle
peut par-ci par-là, par de bons, par de mauvais
moyens : et comme toute âme curieuse est légère,
el!e se laisse tromper par tous ceux qui lui pro-
mettent cette vérité qu'elle cherche. Voulez-vous
n'avoir jamais faim, jamais n'avoir soif? venez au
pain qui ne périt point, et au Fils de l'homme qui
vous l'administre; à sa chair, à son sang, où est
tout ensemble et la vérité et la vie; parce que c'est
la chair et le sang, non point du fils de Joseph,
comme disaient les Juifs, mais du Filsde Dieu. O Sei-
gneur, donnez-moi toujours ce pain! Qui n'en
serait affamé? qui ne voudrait être assis à votre
table? qui la pourrait jamais quitter?
Mais, pour nous piquer davantage du désir d'en
approcher, Jésus-Christ nous dit que ce n'est pas
une chose aisée ou commune. Il faut être aimé de
Dieu, touché, tiré, prévenu, choisi. Voyez corn:,
bien de ses auditeurs s'en éloignent, combier»
murmurent, combien se scandalisent! Ses disciples
même se retirent d'avec lui ; il y en a même parmi
ses apôtres qui ne croient pas. Plus ces infidèles
se rebutent , plus les vTais disciples doivent s'ap-
procher. Venez, écoutez; suivez le Père (jui vous
tire, qui vous enseigne au dedans, qui vous fait
sentir vos besoins, et en Jésus-Christ le vrai moyen
de les rassasier. Mangez, buvez, vivez, nourrissez-
vous, contentez-vous, rassasiez- vous. Si vous
êtes insatiables, que ce soLt de lui, de sa vérité,
de son amour : car la Sagesse éternelle dit en par-
lant d'elle-même : Ceux qui me mangent auront
encore faim , et ceux qui me boivent auront en-
core soif '. Hé! nous venons d'entendre de sa bou-
che : Celui qui boit de l'eau que je dcnnerai
n'aura jamais soif^; et encore : Celui qui vient
à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en
moi n'aura jamais soif*. Il n'aura jamais ni faim
» Joan.rt , 10, 1 1 , 13 , 15. — ' Kecli. xxir, ». — 3 joa;^
IV.ll. — ' /6irf. YI,.3â.
694
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
ni soif d'autre chose que de moi; mais il aura
une faim et une soif insatiable de moi : et jamais
il ne cessera de me désirer. En même temps qu'il
sera insatiable, il sera néanmoins rassasié; car
il aura la bouche à la source : Lesjleuves d'eau
vive lui sortiront des entrailles. L'eau que je lui
donnerai deviendra en lui une source d'eau jail-
lissante pour la vie éternelle '. Il aura donc tou-
jours soif de ma vérité; mais aussi il pourra tou-
jours boire, et je le mènerai à la vie où il n'aura
plus même à désirer ; parce que je le réjouirai par
la beauté de ma face, et je remplirai tous ses dé-
sirs. Venez donc, Seigneur Jésus, venez; l'Esprit
dit toujours : Venez : l'Épouse dit toujours : Ve-
nez. Vous tous qui écoutez, dites : Venez : et
que celui qui a soif vienne : vienne qui voudra
recevoir gratuitement l'eau vive *. Venez, on n'ex-
clut personne : venez, il n'en coûte rien, il n'en
coûte que le vouloir. Viendra le temps qu'on ne
dira plus : Venez. Quand cet Époux tant désiré
sera venu, alors on n'aura plus besoin de dire :
Venez. On dira éternellement : Âmen : il est ainsi,
tout est accompli : Alléluia ^ : louons Deiu ; il a bien
fait toutes choses; il a fait tout ce qu'il avait
promis, et il n'y a plus qu'à le louer.
XXXP JOUR.
Nouveaux murmurateurs capharnaïtes. Joan. vu, 64.
Écoutons un peu nos murmurateurs; je ne dis
pas ceux du peuple juif, les Capharnaïtes, et les
autres dont il est parlé dans saint Jean. Écou-
tons les murmurateurs chrétiens, qui font sem-
blant de s'éloigner du sentiment des murmura-
teurs de Capharnaiim, et qui disent : Nous ne
leur ressemblons pas. S'ils avaient compris que
ice manger et ce boire , dont le Sauveur leur par-
lait, était la foi, ils n'auraient pas murmuré, ils
n'auraient pas à la fin abandonné Jésus-Clirist.
lAinsi tout le dénoûment, c'est qu'il faut avoir
la foi , et que tout le reste ne sert de rien , con-
formément, disent-ils, à cette dernière explication
!du Sauveur : C'est Fesprit qui vivifie : la chair
*ne sert de rien : les paroles que je vous dis sont
esprit et vie ^.
Mon Sauveur, je ne suis pas ici recueilli devant
vous pour disputer, ni pour faire une contro-
verse , mais comme vous ne permettez pas en vain
les hérésies , et que vous voulez tirer des contradic-
teurs un plus grand éclaircissement de vos vérités ,
j'écouterai les murmures des hérétiques, pour
mieux entendre, pour mieux goûter votre vérité.
Ils sont. Seigneur, je le crois, ils sont vraiment,
quoi qu'ils disent, de nouveaux Capharnaïtes, qui
viennent étourdir votre Église douce et modeste,
et vos enfants qui ne sont pas disputeurs , ni con-
.tentieux , mais fidèles, du bruit de cette question :
'Comment celui-ci nous peut-il donner sa chair à
manger s? Et ils répondent hardiment : Il ne le
' ' Jonn. vu, 38; iv , 14. — ' Jpoc. xxn, 17 , 20. — ' lUd.
»W, 4. — ' Ihid. VI, Ci. — ' Joan. VI, 53.
peut pas, au pied de la lettre : il faut entendre
spirituellement, c'est-à-dire, selon leur pensée,
il faut entendre figurément tout ce discours. Qu'on
est grossier, continuent-ils, de préparer autre
chose que la foi et que l'esprit pour manger votre
chair et votre sang ! Écoutons donc ces hommes
si spirituels, si élevés, qui regardent avec dédain
votre humble troupeau, parce qu'il croit simple-
ment à votre parole , et ne cherche point à en dé-
tourner le sens ni la force , pour contenter sa rai-
son. Donnez-moi la grâce, ô Seigneur! de décourrir
leurs vaines subtilités, et les pièges qu'ils tendent
aux ignorants, qui en même temps sont superbes.
Car ils passent jusqu'à cet excès de nous prendre
pour de vrais Capharnaïtes, à cause que nous ne
voulons pas croire avec eux, qu'avoir dit que c'est
l'esprit qui vivifie, c'est avoir dit qu'on ne mange
votre chair et qu'on ne boit votre sang que par
la foi. Voici donc leur explication : La chair ne
sert de rien, c'est-à-dire qu'il ne sert de rien de
manger réellement votre chair : Mes paroles sont
esprit et vie, c'est-à-dire, tout ce que j'ai dit de
ma chair et de mon sang n'est qu'une figure. Voilà
Seigneur, ce qu'ils disent; mais je ne vois point
tout cela dans votre Évangile. .le le vais relire.
Seigneur, et en peser de nouveau toutes les paroles:
et j'espère non-seulement croire toujours d'une
ferme foi, comme je le crois, mais encore enten-
dre clairement, si vous le voulez, que ces mur-
murateurs se trompent; qu'ils vous font dire ce
que vous ne dites pas. Mais , Seigneur, je remet-
trai à un autre temps cette humble lecture : au-
jourd'hui j'ai assez gagné de m'être humilié, et
d'avoir soumis mon esprit à la foi de votre Église
catholique.
xxxir JOUR.
Notre • Seigneur nous donne à manger le même corps
qu'il a pris pour nous. Joan. vi,'29, 33, 50 , 55, 59.
L'œuvre de Dieu est que vous croyiez en ce-
lui qu'il a envoyé. Je suis le pain de vie : celui
qui vient à moi n'aura jamais faim; et celui
qui croit en moi n'aura jamais soif : qui croit
en moi a la vie éternelle '. Il est donc constant
que c'est par la foi que nous devons profiter de
cette céleste nourriture, pour en recevoir la vie
éternelle : et il ne s'agit plus que de savoir ce
qu'il nous enseigne aujourd'hui, que nous de-
vons croire pour cela. Or il nous enseigne claire-
ment qu'il faut croire deux choses ; la première,
que le Fils de Dieu est descendu du ciel et qu'il
a pris une chair humaine, en laquelle il est venu
à nous ; la seconde , que pour avoir part h la vie
qu'elle contient, il la faut manger.
La première de ces vérités est clairement ensei-
gnée dans ces paroles si souvent répétées : Je suis
descendu du ciel: ce n'est par Moïse qui vous donne
le vrai pain descendu du ciel, mais c'est mon
Père qui vous donne le vrai pain descendu du ciel;
I Joan. vu, 29, 35, 47.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
car le ixiîn de Dieu est celui qui descend du ciel,
et qui donne la rie au monde • ; et encore : Je suis
descendu du ciel pour/aire la volonté de mon Père,
et ressusciter tout ce qu'il tn'a donné » ; et encore :
C'est ici le pain descendu du ciel ; et encore : Je
suis le pain descendu du ciel; et encore : C'est ici
le pain descendu du ciel ^.
Voilà donc le fondement de toute la doctrine du
Sauveur très-clairement expliqué : qui est qu'il est
descendu du ciel, c'est-à-dire qu'il s'est incamé, q^u'il
a pris chair.
Mais la seconde vérité, qu'il faut manger cette
chair pour avoir part à la vie qu'elle contient , n'est
pas moins expliquée ni moins inculquée dans tout
le discours du Fils de Dieu, à commencer par ces
paroles : Et le pain que je donnerai, c'est ma chair
pour la vie du monde; ou comme porte l'original :
Le pain que je donnerai est ma chair, que je don-
nerai pour la vie du monde ^ : ce qui ayant donné
lieu aux Juifs de dire entre eux : Comment est-ce
guil nous peut donner sa chair à manger s ? le
Fils de Dieu s'explique encore davantage, et insiste
de plus en plus à dire : Si vous ne maïujez ma chair
et ne buvez mon sang , vous n'aurez point la vie en
vous (parce que la vie est pour vous dans cette chair
que j'ai prise) ; et sans discontinuer : Qui mange ma
chair et boit mon sang aura la vie éternelle ". Il ne
se lasse point de le répéter, puisqu'il ajoute aussitôt
après : Car ma chair est vraiment viande, et mon
sang est vraiment breuvage : qui mange ma chair
et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui;
qui me mange vivra pour moi ; qui mange de ce
pain aura la vie éternelle '7.
On voit comme Jésus-Christ enfonce, pour ainsi
dire, toujours et de plus en plus dans la matière : il
introduit le discours de la nourriture céleste à l'oc-
casion du pain matériel qu'il venait de leur donner :
et il en vient jusqu'à dire qu'il faudra manger sa chair
et boire son sang : ce qu'il inculque aussi pressam-
Bient qu'il a fait son incarnation; nous enseignant
clairement par là que nous devons aussi réellement
manger sa chair et boire son sang, qu'il les a pris
l'un et l'autre : et c'est là notre salut, c'est notre
vie; car par ce moyen il ne prend pas seulement en
général une cliair humaine , il prend la chair de cha-
cun de nous, lorsque chacun de nous reçoit la sienne .
Alors il se fait homme pour nous, il nous applique
sou incarnation : et, conune disait saint Hilaire,
il ne porte , il ne prend la chair que de celui qui
prend la sienne : il n'est point notre Sauveur, et
ce n'est ^)oint pour nous qu'il s'est incarné, si nous-
niêraes nous ne prenons la chair qu'il a prise.
Ainsi l'œuvre de notre salut se consomme dans l'eu-
eliaristie, en mangeant lachair du Sauveur. 11 y faut
apporter la foi; car c'est par là qu'il commence : il
Éaut croire en Jésus-Christ qui donne sa chair à
manger, comme il faut croire à Jesus-Christ des-
cendu du ciel, et revêtu de cette diair. Ce a'est pour-
' Joan. V! , 38 , 32 , 33. — » Ibia. 3S , 39. *— Ibid. 50 , 51 ,
69. — « Ibid. 52, — * Uid. 53 , 5i. — ^ lùid. 53. — ■ Uid. 50 ,
67 , hS t 03.
«9i
tant pas la foi qui fait que Jésus-Christ est descendu
du ciel , et a paru en chair; ce n'est non plus la foi
qui faitquecettecliair est donnée à manger. Croyons
ou ne croyons pas, cela est ; croyons ou ne croyons
pas, Jésus-Christ est descendu du ciel en chair hu-
maine; croyons ou ne croyons pas, Jésus-Christ
donne à manger la même chair qu'il a prise; car il
est dit absolument : Ceci est mon corps ' ; et non
pas : Ceci le sera , si vous y croirez ; comme il
est dit absolument. Le Ferbe a été fait chair » ;
le Verbe est descendu du ciel en terre; et non pas :
// est fait chair par votre foi : et il desce*id du
ciel si vous y croyez. O vérité de la chair mangée!
je vous crois, comme je crois la vérité de la chair
prise par le Fils de Dieu , la vérité du Fils de Dieu
descendu du ciel. Mon Sauveur, avec quelle force
vous me confirmez votre incarnation! Ah! celui
qui ne croit pas qu'on reçoit réellement votre propre
chair, en sa propre et véritable substance , ne croit
pas comme il faut que volis ra\'ez prise ; et il n'a
point de part au pain de vie.
XXXIIl» JOUR.
Présence réelle da corps et da sang de Jésas-Chrbt dans
l'eucharistie. Joan. vi, 54, 55, 56, 57. MaMh. xxvi, 26,
27, 2«.
Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme :
Prenez , mangez : ceci est mon corps : Si vous ne
buvez son sang : buvez-en tous : ceci est mon sang.
De dire qu'il n'y ait pas un rapport manifeste dans
ces paroles ; que l'une n'est pas la préparation et la
promesse de l'autre , et que la dernière n'est pas l'ac-
complissement de celle qui a précédé, c'est vouloir
dire que Jésus-Christ, qui est la sagesse éternelle,
parle et agit au hasard. Visiblement il a parlé en
saint Jean , chapitre vi , pour préparer l'institution
de l'eucharistie. Il a dit en saint Jean : Travaillizu
la nourrilure que le Fils de Vhomme vous donnera;
et encore ; Et le pain que je donnerai , c'est ma
chair que je donnerai , pour la vie du monde^. Il
la donnera, dit-il ; c'est visiblement une préparation
et une promesse, avec laquelle il ne faut pas s'éton-
ner que l'institution et l'e-xécution ait un rapport si
manifeste : autrement on pourrait dire de même que
lorsqu'il est descendu dans le Jourdain , et que le
Saint-Esprit y est descendu sur lui visiblement ^, il
ne songeait ni à consacrer l'eau, ni à nous montrer
l'esprit, desquels il a dit que nous renaîtrions. Mais
si la manifestation de la Trinité dans son baptétne
a préparé la déclaration qu'il en voulait mettre dans
le nôtre, lorsqu'il a dit : Allez, baptisez au nom du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit^; et que^on
baptême et le nôtre aieot entre eu.v un rapport si
manifeste , et en aient en même temps un pareil avec
ce qu'il a dit en saint Jean : Si vous ne renais.fez d'eau
et du Saint-Esprit^ : on doit croire qu'il a aussi
préparé l'institution de l'eucharistie, et que ce qu'il
a dit en saint Jean , chapitre vi, est fait pour cela :
et sans tout ce raisonnement la chose parle.
' .Vatih. xxvi, 2û. — • Joan. I, U- — ^ Il>i± Tl, 27, U.
^'/^id. I,3l»34;ui, &. — i.tfaMA.XXTUl, I». — *Jctf«. ui,*.
eoG
MÉDlïATIOiNS SUR L'ÉVANGILE.
rapport des paroles qu'on lit dans saint Jean ,
•elles de l'institution, est visible ' : là manger.
1 c ra
et de celles ,
et ici manger; là boire, et ici boire; la la chair,
et ici la chair; ou , ce qui est la même chose, le
corps : là le sang, ici le sang; là le manger et k
boire, la chair et le sang séparément; et ici la même
chose. Si cela ne fait pas voir précisément que tout
cela n'est qu'un seul et même mystère , une seule
et même vérité, il n'y a plus d'analogie ni de conve-
nance; il n'y a plus de rapport ni de suite dans
notre foi , ni dans les paroles et actions du Sauveur.
INIais, si le manger et le boire de saint Jean est le
manger et le boire de l'institution , donc en saint
Jean", c'est un manger et un boire par la bouche;
puisque dans l'institution visiblement c'en est un
lie celte nature. Si la chair et le sang, dont il est
parlé en saint Jean, n'est pas la chair et le sang en
esprit et eu figure , mais la chair véritable et le sang
véritable, en leur propre et naturelle substance, il
en est de même dans Ttnstitution : et l'on ne peut
non plus interpréter : Ceci est mon corps; ceci est
mon sang, d'un corps en figure, d'un sang en
Ogure, que dans saint Jean : Si vous ne mangez ma
chair, et n vous ne buvez mon sang, de la figure de
l'un et de l'autre. Or qui pourrait seulement songer
que Jésus-Christ ait voulu dire : Si vous ne mangez
via chair en figure, et mon sang de même, il n'y
a point de vie pour vous : et , ma chair en figure j
est vraiment viande, et mon sang en figure est
vraiment breuvage, et ainsi du reste? cela serait
insensé. Il ne l'est donc pas moins de dire, que
ceci est mon corps : ceci est mon sang, ne soit
pas la vérité; mais la figure de l'un et de l'autre.
Vous dites que souvent, dans l'Écriture, manger,
c'est croire; boire, c'est croire; et que c'est là le
manger et le boire dont il est parlé dans saint Jean.
Mais puisque manger et boire à la fois, c'est la même
chose; Jésus-Christ ne se serait pas arrêté jusqu'à
quatre fois réitérées à distinguer le manger d'avec
le boire , ni la viande d'avec le breuvage , s'il n'avait
pas regardé à autre chose. Visiblement donc il a re-
gardé aux paroles de l'institution, oii manger, c'est
prendre par la bouche; où boire, c'est boire dans
une coupe et en avaler la liqueur. Ainsi, quoi qu'il
en soitdes autres passages, où manger et boire, c'est
croire; dans l'endroit que nous méditons, il n'est
plus permis de dire que le manger et le boire soit un
manger et un boire impropre et allégorique, ni autre
chose qu'un manger et un boire véritable et propre-
ment dit, un manger et un boire par la bouche du
corps.
Je le crois ainsi , mon Sauveur ! si vous ne mangez
mm chair, si vous ne buvez mon sang : c'est-à-dire
si vous n'obéissez à cette parole : Prenez, mangez :
ceci est mon corps; buvez, ceci est mon sang : et
il n'y a d'autre différence entre ces paroles sinon
que par l'une vous promettez, dans l'autre vous don-
nez; dans l'une vous préparez, dans l'autre vous
instituez; dans l'une vous vous étendez davantage
«ur le fruit, dans l'autre vous vous attachez plus pré-
• JiiiiUh . \X VI , V!6 , :». Joein. vi, 6i , 5».
cisément à exposer la chose même. Mais partout, c'est
le même corps, le même sang, reçu de la même ma-
nière, et toujours pour la même fin, qui est de s'unir,
substance à substance, à la chair et au sang que
vous avez pris. Encore un coup, voilà, mon Sauveur
ce que je crois. La foi me vivifie; il est certain :
mais cette foi qui me vivifie , c'est de croire que vous
avez pris une chair humaine, un sang humain, et
que vous me les donnez aussi véritablement à manger
et à boire, même par la bouche du corps, que vous
les avez pris dans le sein de votre bienheureuse mère.
XXXIV* JOUR.
Manger et boire le corps de Notrc-Seigneur réellement et
avec foi. Jbid.
Que l'homme est insensé de se servir de la foi
pour en détruire l'objet! Il faut manger votre chair
et boire votre sang; il faut croire qu'on la mange.,
et qu'on le boit : donc manger et boire, c'est croire :
on ne mange point, on ne boit point autrement :
et parce qu'il le faut faire avec foi , ce n'est que par
la foi qu'on le fait. C'est de même que si l'on di-
sait : Jésus-Christ est descendu du ciel , et il a p-is
chair humaine dans le sein d'une vierge : cette
vierge a cru , et ce qu'elle a cru s'est accompli en
elle, conformément à cette parole : Bienheureuse,
qui avez cru : ce qui vous a été dit s'accomplira en
vous'. Vous avez cru que vous concevriez le Fils
de Dieu , et que vous en seriez la mère : vous l'avez
conçu ; vous l'enfanterez ; et tout ce que vous avez
cru Vous arrivera : vous l'avez conçu en quelque
sorte dans votre esprit par la foi , avant que de le
concevoir véritablement dans votre sein : donc cette
conception n'est qu'une conception par la foi, et
vous n'avez pas véritablement conçu le Fils de Dieu
dans vos entrailles; il n'y est pas véritablement
descendu en chair et en os ; et tout cela n'est que
figure et allégorie. C'est ainsi que raisonnent ceux
qui disent : Il faut manger la chair du Sauveur;
il en faut boire le sang; il faut faire l'un et l'autre
avec foi : donc la foi est tout ce manger et tout ce
boire, et il n'y a rien davantage. C'est ainsi que les
hommes disputent contre Dieu et contre eux-mê-
mes : contre Dieu , en ne croyant pas qu'il puisse
faire pour l'amour de nous des choses incompréhensi-
bles; contre eux-mêmes, en refusant leur croyance
à ses bienfaits, à cause qu'ils sont trop grands.
De même, quand le Sauveur a dit : Quel<]u'un
m'a touché: car f ai senti sortir de moi une vei tu^ ,
et qu'il a si vivement distingué cette femme qui le
touchait avec foi , de toute la troupe qui le touchait
simplement en pressant son corps , il a voulu dire
que cette femme ne l'a pas touché véritablement
selon le corps, et qu'elle ne l'a touché que par la
foi et selon l'esprit. C'est ainsi que pensent ceux qui
disent : Manger le corps, boire le sang, par la
bouche simplement, ce n'est rien; et la vertu ne
sort que lorsqu'on mange et qu'on boit avec foi :
donc il ne faut entendre ici que la seule foi; et pour
tirer la vertu qui est dans le corps et dans le sang
' Luc. I, 45. — ' MaLlh. V, 30. Luc. vili, 46.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
697
de Jésus, on n'a pas besoin de joindre ces deux
choses ensemble : c'est à savoir, d'un côté , manççer
et boire selon le corps , et de l'autre , s'y unir avec la
foi. .le me perds, mon Sauveur ! je me perds, encore
un coup : non point dans la hauteur de vos mystè-
res; car je les crois sans les comprendre, et je ne
vous demande pas, à l'exemple des incrédules,
comment vous pouvez les accomplir. INIaisjeme
[.L'rds dans l'éiiarement des hommes et dans la per-
versité de leurs voies; parce que je vois qu'ils ai-
ment mieux raffiner sur vos paroles , pour en éluder
la force, que d'y croire simplement et de vivre.
XXXV JOUR.
Manger 1p corps, pf boire le sang de Jésus-Christ, c'est
y particip«'r véritablement et réellement. Ibid.
Tout ceci, dites-vous, n'est que mystère et al-
légorie : manger et boire, c'est croire; manger la
chair et boire le sang, c'est les regarder coumie
séparés à la croix , et chercher la vie dans les bles-
sures de notre Sauveur. Si cela est, mon Sauveur,
pourquoi ne parlez-vous pas simplement, et pour-
quoi laisser murmurer vos auditeurs jusqu'au scan-
dale et jusqu'à vous abandonner , plutôt que de leur
dire nettement votre pensée?
Quand le Sauveur a proféré des paraboles, quoi-
que beaucoup moins embrouillées que cette longue
allégorie qu'on lui attribue, il en a si clairement
expliqué le sens, qu'il n'y a plus eu à raisonner ni
à questionner après cela ; et si quelquefois il n'a
pas voulu s'expliquer aux Juifs, qui méritaient par
leur orgueil qu'il leur parlât en énigme, il n'a ja-
mais refusé à ses apôtres une explication simple et
naturelle de ses paroles? après laquelle personne ne
s'y est jamais trompé. Ici, plus on murmure contre
lui, plus on se scandalise de si étranges paroles;
plus il appuie, plus il répète, plus il s'enfonce, pour
ainsi parler, dans l'embarras et dans l'énigme. Il n'y
avait qu'un mot à leur dire; il n'y avait qu'à leur
dire : Qu'est-ce qui vous trouble? Manger ma chair,
c'est y croire; boire mon sang, c'est y penser; et
tout cela n'est autre chose que méditer ma mort.
C'était fait ; il n'y restait plus de difficulté, pas une
ombre. Il ne le fait pas néanmoins; il laisse succom-
l)er ses propres disciples à la tentation et au scan-
dale, faute de leur dire un mot. Cela n'est pas de
vous , mon Sauveur ; non , cela assurément n'est pas
de vous, vous ne venez pas troubler les hommes
par de grands mots qui n'aboutissent à rien; ce
serait prendre plaisir à leur débiter des paradoxes
seulement pour les étourdir.
Quand le Sauveur eut prononcé cette sentence :
Ce qui entre clans la boucha n'est pas ce qui souille
riiomrne , mais ce qui en soi't ' : ses apôtres lui
vinrent dire : Savez-vous bien que cette parole a
scandalisé les pharisiens? Laissez-les , dit-il, ce
sont des aveugles et des conducteurs d'aveugles.
Mais pour ses apôtres, il leur expliqua tellement
rallégorie, qu'il n'y eut jamais sur cela le moindre
• ttatth. XT, 1 1 et geq.
embarras, ni dans leur esprit, ni dans l'esprit de
ceux qui les ont suivis.
Prenez garde , leur disait-il , au levain des pha-
risiens et des saducéens : et ils pensaient en eux-
marnes qu'il leur reprochait qu'ils avaient aublié a
porter des pains : mais connaissant leur pensée ,
il leur dit : Gens de petite foi , qui croyez que je
ne songe qu'au pain; ne vous souvenez-vous pas
combien de milliers d'hommes j'ai nourris première-
ment de cinq pains , et ensuite de sept ? Comment
donc n'avez-vous pas entendu que ce n'est pas du
pain que je vous parle ? Ils entendirent alors qu'il
parlait de la doctrine des pharisiens '.
Il les vit embarrassés de cette parole : Encore un
peu de temps , et vous ne me verrez plus ; et encore
un peu de temps , et vous me verrez. Comme il leur
vit l'esprit peiné, et qu'ils se disaient l'un à l'autre :
Que veut-il dire? Nous ne savons ce qu'il veut dire :
il leur répondit : Hé bien! il faut donc maintenant
vous parler sans allégorie, sans proverbe, sans
similitude; et il I^ur parla si clairement, qu'ils lui
dirent enfin eux-mêmes : Maître, cette fois vous
parlez nettement, et il n'y a point de proverbe ni
d'ambiguïté dans vos discours ». N'y a-t-il que cette
occasion où les paroles vous manquent? N'aviez-
vous point de moyen de vous expliquer, ni d'em-
pêcher vos disciples , non pas de s'embarrasser dans
vos discours, mais de s'y perdre, et de vous quitter
tout à fait?
La Samaritaine s'embarrasse, et croit que l'eau
dont vous lui parlez est une eau de la nature de
celle qu'elle venait puiser au puits de Jacob, pour
étancher sa soif; mais vous lui expliquâtes nettement
que l'eau dont vous lui parliez était une eau qui
devenait une source inépuisable et intarissable dans
ceux qui en buvaient, et qui leur donnait la vie
éternelle. Qui depuis a jamais cru, après cela, que
l'eau que vous donniez à boire à vos disciples fût
une eau matérielle? 11 est vrai que cette femme de-
meure encore un peu dans l'embarras, et qu'elle
dit encore au Sauveur : Seigneur, donnez-moi celte
eau, afin que je ne sois plus obligée de venir à ce
puits. Mais Jésus-Christ, qui sentit qu'il s'était assez
expliqué, et que ce reste de doute se dissiperait de
lui-même, changea de discours. La femme entre
dans d'autres matières; et ravie de la doctrine du
Sauveur, sans s'embarrasser davantage de cette
eau , elle laisse sa cruche auprès du puits , pour aller
dire à ses citoyens : tenez voir un homme qui m'a
dit tmit ce que j'ai fait. N'est-ce point le Christ^?
ce qu'elle dit, non pas en doutant; mais pour les
induire à croire aussi ce qu'elle croyait déjà. A-
t-elle quitté le Sauveur, comme font ici ses propres
disciples, sous prétexte de cette eau, qu'elle sem-
blait n'avoir pas encore bien entendue? Point du
tout ; elle sentit bien que ce n'était rien : personne
aussi n'a relevé son doute; et s'il edt pu rester
quelque embarras, il est levé clairement dans un
autre endroit par l'évangéliste, lorsqu'après avoir
raconté ce discours de Notre-Seigneur, semblable
' Matlh. XVI, 6, 7 , s, 9, 12 — ï Joon. xvi , 16, 17, 18, 29. —
' Ibid IV, 10, 11, 13, li, 15, 16,28,21».
698
MÉDITATIOINS SUR L'ÉVANGILE.
à ceux qu'il avait ténus à la Samaritaine : Celui qui
croit en moi , il sortira de ses entrailles des
fleuves d'eau vive : ajoute aussitôt après : Il disait
cela de l'esprit que ses fidèles devaient recevoir ^
Mon Sauveur, vous ne laissez rien sans explica-
tion : tout ce qui pouvait donner de fausses idées
est clairement expliqué dans votre Évangile : per-
sonne ne s'y trompe ; personne n'est tenté de vous
quitter. Je ne vous quitterai pas, à Dieu ne plaise,
pour vous avoir entendu parler de votre chair qu'il
nous faut manger, ni de votre sang qu'il nous faut
boire : je ne chercherai non plus à éluder la force
de cette parole; je la prendrai au pied de la lettre ,
comme vous l'avez prononcée : s'il le fallait prendre
autrement, vous me l'auriez expliqué comme tout
le reste des paraboles, des similitudes, des allégo-
ries.
XXXYP JOUR.
Renaissance spirituelle expliquée par Notre-Seigneur à
Nicodème. Joan. ni , 1 , 2 , 3 et seq.
Venons enfin à Nicodème, et au discours que lui
tint le Fils de Dieu sur le sujet du baptême. Il en-
tendit trop charnellement ce qui lui avait été dit :
qu'il fallait renaître de nouveau: et il poussa l'i-
gnorance jusqu'à demander : Comment est-ce que
l'on peut renaître étant déjà vieux? Faudra-t-il
rentrer dans le ventre de sa mère » , pour en sortir
encore une fois, et redevenir dans sa vieillesse un
♦infant nouvellement né? Jésus-Christ pouvait ici lui
répéter : Oui , je vous le dis , il faut renaître : en-
core un coup , il faut renaître : si on ne renaît, on
n'a point de part à mon royaume : il pouvait, dis-je,
répéter sans cesse son premier discours, et sans
s'expliquer davantage, laisser Nicodème dans ses
grossières idées. Il ne le fait pas : et aussitôt que
ce pharisien lui a fait sentir sa difficulté , il la résout
par ces paroles : Si vous ne renaissez de l'eau et du
Saint-Esprit, vous n'aurez point de part à mon
royaume ^ : ce qui veut dire manifestement : Ce
n'est pas dans le ventre de sa mère, c'est dans l'eau,
qu'il faut entrer : ce n'est pas pour y recevoir une
naissance charnelle , c'est pour y être renouvelés par
le Saint-Esprit. Il n'en fallait pas davantage, et toute
la difficulté était résolue. Mais le Sauveur ne s'en
tient pas là, et pour ôter toute idée d'une naissance
charnelle , il poursuit en cette sorte : Ce qui est né
de la chair est chair : et ce qui est né de l'esprit est
esprit. Ne vous étonnez donc pas si je vous dis qu'é-
tant né selon la chair, il faut encore naître 4 selon
l'esprit. Que pouvait-on désirer de plus sur la diffi-
culté proposée? Être baptisé, c'est-à-dire se plon-
ger dans l'eau pour être purifié, était chose bien
connue des Juifs : et il ne restait qu'à leur expliquer
qu'il y aurait un baptême, où le Saint-Esprit se joi-
gnant à l'eau , renouvellerait l'esprit de l'homme.
Cela est dit clairement; et Nicodème n'en revient
plus à sa naissance charnelle, ni personne ne se
l'est jamais imaginée à son exemple.
8,
Joan. VII 38, 39. — ' Ihkl. iil , 4.— ^ Ibid. 5. — ' Ihid.
Il est vrai qu'il lui restait à entendre l'opéralion
du Saint-Esprit, dont Jésus-Christ lui parla d'une
manière admirable, de laquelle il n'est pas ici ques-
tion. Mais comme sa difficulté sur la naissance
charnelle était résolue sans retour, et qu'il n'était
pas nécessaire de l'instruire davantage sur la ma-
nière dont le Saint-Esprit agissait en nous, et y for-
mait des pensées, dont la fin comme le principe
passaient notre intelligence; Jésus-Christ ne lui par-
le plus que de la foi qu'il faut avoir à ses paroles :
Nous disons ce que nous savons : et nous rendons
témoignage des choses que nous avons vues : et on
ne veut pas le recevoir ' ; et le reste, qu'il serait
aisé d'expliquer, s'il en était question. Quoi qu'il ea
soit, il est bien certain qu'il ne reste aucun doute
à Nicodème : il n'est point tenté de quitter le Fils
de Dieu : et la renaissance du corps n'a fait au-
cune dispute parmi ses disciples. Pourquoi ne parler
pas avec la même netteté à un si grand peuple, qui
croyait en lui, jusqu'à dire qu'il était vraiment ce
prophète qui devait venir '; c'est-à-dire qu'il était
le Christ? Pourquoi ne leur ôter pas cette peine qui
les troublait tant , d'avoir à manger son corps et
boire son sang par la bouche ; et ne leur pas dire
en un mot, que tout cela n'était rien, et qu'il ne
voulait parler que de la représentation et applica-
tion qu'il se fallait faire à soi-même par la foi ,
dans son esprit, de la mort et des blessures du Sau-
veur des âmes?
XXXVIP JOUR.
L'eucharistie est la participation réelle au corps et au sang
de Notre-Seigneur, en mémoire de sa mort soufferte pour
nous. Ihid.
On dira : Mais n'est-il pas vrai qu'il faut se sou-
venir de cette mort, la méditer avec foi, croire en
cette chair percée et en ce sang répandu ; et par ce
moyen avoir la vie? Il est vrai : mais ce n'est pas
là ce qui faisait la difficulté; ce n'est pas ce qui fai-
sait dire ; Comment cet homme nous peut-il donner
sa chair àmangerl et : Cette parole est dure, qid
la peut ouïr ^ ? C'était bien assez pour des hommes ,
de les obliger à croire que le Fils de Dieu avait pris
une chair humaine, et qu'il la devait livrer à la mort ;
sans ajouter à la peine de voir percer cette chair,
et verser inhumainement ce sang, la dureté de la
manger et de le boire. Car c'est là précisément ce
qui les oblige, non pas à dire : Cela est haut, cela
est incroyable , cela, si vous voulez , n'est pas pos-
sible; mais. Cela est dur et insupportable, d'avoir
à prendre par la bouche la chair et le sang d'un
homme. Et si cette difficulté ne se trouvait pas en
effet dans le mystère du Sauveur, on ne pouvait
expliquer trop nettement ni trop tôt un tel disr
cours.
Qu'ainsi ne soit : mon Sauveur, j'écoute sans
peine qu'il faut se souvenir de votre mort ; qu'il
faut contempler par la foi votre chair blessée, et vo-
tre sang répandu ; et que c'est par là que vous m'a-
vez racheté. C'est ce que je fais en effet dans l'eticha'
' Joan. m, II. —''Jbid. vi, IJ. — ^Ibid. &3,ftl.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
ristie, dont le fruit est de m'imprimer votre mort
dans la pensée , d'y mettre mon espérance , de m'y
conformer par la mortification de mes sens. Il n'y
a pas là de difficulté particulière; et si vous vous étiez
expliqué ainsi, on n'aurait pas trouvé dans vos
discours cette dureté dont on se plaint. J'entends
donc que vous voulez dire autre chose; que vous
voulez dire , qu'il faut à la vérité se souvenir de vo-
tre mort; mais qu'il faut encore s'en souvenir
comme d'un sacrifice offert pour nous , dont la chair
doit être mangée, même par la bouche, comme on
mangeait celle de l'ancienne pâque , et celle des au-
tres victimes qui vous figuraient , pour nous être un
gage certain que c'est pour nous que s'est faite cette
immolation , et en imprimer dans nos cœurs un sou-
venir plus vif et plus efficace. Je le crois ainsi , mon
Sauveur! ce souvenir, où les incrédules veulent tout
réduire, est trop humain.
Un homme peut s'immoler pour sa patrie ; je dis
même s'immoler au pied de la lettre, et les exemples
n'en sont pas si rares que les livres sacrés et pro-
fanes n'en soient pleins : il n'est pas difficile aux
hommes , qui s'immoleraient de cette sorte , de re-
commander le souvenir de cette mort, ni d'établir
quelque fête, quelque signal pour en perpétuer la
mémoire. Mais de laisser à perpétuité sa chair à
manger et son sang à boire, afin qu'en se les appro-
priant de cette sorte on se souvienne plus tendrement
qu'ilsont été immolés pour nous; il n'y a qu'un Dieu
qui le puisse faire, et il y a là autant de puissance
que d'amour. Il est vrai, cette parole est dure à son
sens; elle est insupportable, elle est absurde; mais
votre parole est véritable : je croirai cette absur-
dité ; je dévorerai cette dureté ; si vous ne me l'ôtez
en me l'expliquant. Car je sais que ce qui est folie
selon les hommes, est sagesse selon Dieu; et par
la même raison , que ce qui est dur et absurde selon
Dieu est consolation et vérité.
Je le crois, mon Sauveur, je le crois; me voilà
prêt à prendre au pied de la lettre tout ce que vous
dites de plus dur, si vous-même vous ne m'appre-
nez à le prendre d'une autre manière. Mes sens se-
raient soulagés par une interprétation plus humai-
ne ; mais si je cherche à les soulager de cette sorte,
où vais-je, mon Sauveur? où suis-je entraîné ? dans
quelle incrédulité ? dans quel éloignement de vos
mystères? Je veux croire, encore un coup, et non
pas raisonner selon l'homme ; et s'il faut rabattre
quelque chosede la précise vérité de vos paroles, il
faut que vous me l'appreniez vous-même.
XXXVIII« JOUR.
Scandale des disciples. Joan. ti, 60, 61 , 62 el seq.
Jésus dit ces choses à CapharnaUm dans la sy-
nagogue. Plusieurs de ses disciples dirent donc :
Cette parole est dure : qui la peut ouïr? fit Jésus
sachant en lui-même que plusieurs de ses disciples
viwmuraienf , il leur dit : Ceci vous scandalise?
Si donc vous voyiez le Fils de l'homme remonter
' \. Car. r. îi
C09
où il était auparavant? C'est l'esprit qui vivifie :
la chair ne sert de rien. Les paroles que je cous
dis sont esfirit et vie : mais il y en a parmi vous
qui ne croient pas. Car, dés le commencement ,
Jésus .savait qui étaient ceux qui ne croyaient pas,
et qui était celui qui le devait trahir. Et pour cela ,
continuait-il , ye vous ai dit que personne ne peut
venir à moi , s'il ne lui est donné par mon Père '.
V'oilà les paroles où l'on prétend que Jésus tem-
père son discours. Vous croyez que vous me man-
gerez de votre bouche , mais il n'en sera pas ainsi;
car vous me consumeriez, et je ne pourrais pas re-
tourner entier et vivant au ciel , d'où je viens. Vous
vous attachez à ma chair et à mon sang ; vous
croyez, pour avoir la vie, qu'il la faut manger, qu'il
le faut boire, au pied de la lettre; mais c'est l'es-
prit qui vivifie, ce n'est point la chair : au con-
traire, elle ne sert de rien. Les paroles que Je vous
dis sont esprit et vie; ce n'est donc point chair et
sang, comme vous pensez; tout est figure et allé-
gorie dans mon discours : et il n'y a rien à prendre
au pied de la lettre. Ainsi tout est apaisé; le scan-
dale s'évanouit, les murmures cessent. Lisons pour-
tant ce qui suit, et voyons.
Dès lors pltisie^rs de ses disciples se retirèrent
de sa suite, et n'allaient plus avec lui '. Dés lors :
nous avons lu ces paroles jusques au y. 66; et sans
interruption , celles qui suivent dans le t. 67 , con-
tiennent ce qu'on vient d'entendre : Dés lors : de-
puis ces paroles qui levaient, à ce qu'on prétend,
la difficulté, et qui ôtaient le scandale, plusieurs
de ses disciples se retirèrent , et n'allaient plus à
sa suite. Les voilà perdus; qu'est-ce qui les obli-
geait à se retirer? Est-ce à cause qu'il avait dit :
Personne ne peut venir à moi , *'// ne lui est donné
par mon Père ^ ? Mais il l'avait déjà dit , sans que
personne s'en fût allé ; et il remarque lui-même qu'il
ne fait que le répéter. Est-ce à cause qu'il avait dit :
Ilyen a parmi vous qui ne croient pas? ce n'est
pas de quoi s'en aller; et il n'y a rien là de si in-
croyable ni de si rebutant : car il n'en blâmait que
quelques-uns , et ce n'est pas là de quoi rebuter les
autres. Ainsi, ce qui les rebute, c'est précisément
ce qui précède : Que sera-ce si je retourne dans les
cieux^l et : C'est l'esprit qui vivifie. Voilà , dis-je,
ce qui rebute : c'est ce qu'on veut qu'il ait dit pour
prévenir le rebut, c'est cela précisément qui le cause ;
tant Jésus s'est bien expliqué; tant il a levé le scan-
dale. Cela n'est pas, mon Sauveur. Ce n'est pas
vous qui vous expliquez mai ; à Dieu ne plaise! ce
sont nos murmurateurs et nos inc.édules, qui
donnent un mauvais sens à vos paroles.
XXXIX» JOUR.
Quel est le sujet de ce scandale? Joan. vi, 61 , 62, 63.
Cela vous scandalise? Que sera-ce donc, si
je m'en retourne au ciel, doù je viens ^? Vout
vous scandalisez de m'entendre dire que vcis
» Joan. TI, 60 elscq — » Ibid. (û. — ' Ibid. 65, M. -<
* JbiJ. VI , 63 , &I. — * Ibid. 9-i , 63.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
700
mangerez vraiment ma chair, et que vous boirez
vraiment mon sang : que sera-ce donc , si avec cela
je vous dis encore que je retournerai entier et vi-
vant au ciel où je suis? Il n'y a rien de fort mer-
veilleux, que celui dont on ne mange la chair et
tlont on ne boit le sang qu'en croyant en lui et en
niéditant sa mort, s'en retourne au ciel tout en-
tier et tout vivant. L'esprit n'est pas accoutumé de
démembrer sa nourriture , c'est s-dire son objet ;
la foi ne consume pas ce qu'elle s'approprie; c'est
le manger qui fait cet effet; et ce qui étonne les
Capharnaïtes , c'est de leur apprendre qu'il ne le
fait pas à cette fois. Ils ne songent donc pas seu-
lement que le manger et le boire , au pied de la
lettre, soit retranché du discours du Fils de Dieu ;
ni que tout cela soit réduit à méditer et à croire ;
car l'ascension du Sauveur n'y serait pas con-
traire ; et on ne s'avisera jamais qu'un manger et
un boire métaphorique empêchent un homme d'al-
ler où il voudra, ni même au ciel, s'il y peut
parvenir. I\Iais de croire qu'on mange, au pied de
la lettre, la chair de cet homme, et que cependant
après cela il monte au ciel tout entier, c'est ajouter
au discours une nouvelle difficulté qui passe tou-
tes les autres. On peut bien s'iniûginer qu'on dé-
vore un homme et qu'on vive de sa chair; mais
qu'on la mange et qu'on en vive , et qu'elle demeure
entière jusqu'à être avec cela portée dans le ciel ,
c'est dire que cette chair est indivisible et incon-
somptible; qu'on la donne d'une manière spiri-
tuelle, surnaturelle, invisible, incompréhensible,
et tout ensemble réelle et substantielle; car autre-
ment ce ne serait rien , et il ne faudrait pas étour-
dir le monde par cette emphase de mots, ni allé-
guer la réalité de l'ascension, pour expliquer une
métaphore. C'est pourquoi à ces mots ils se reti-
rent. Cette nouvelle difficulté les pousse à bout , et
ils ne peuvent plus porter la hauteur de ce mystère.
Ah! qu'on fait tort au Sauveur, quand on me-
sure ses paroles au sens humain! Tout ce qui est
à moi esta vous : tout ce qui est à vous est à moi ' .
Personne ne connaît le Père , si ce n'est le Fils :
personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père *.
Tout ce que le Père fait , non -seulement /e Fils le
fait; mais encore il le fait semblablement^ . Comme
le Père a la vie en soi , ainsi le Fils a la vie en soi 4.
Qui me voit, voit mon Père. Moi et mon Père ce
n'est qu'un *. Le Fils est Dieu : il est le vrai Dieu,
il est le Dieu béni au-dessus de tout , celui par qui
tout est fait^. Tout cela n'est rien, nous dit-on;
il est Dieu en représentation; Dieu et lui ce n'est
qu'un en affection et en concorde. Et pourquoi donc
ces grands mots, s'il en fallait tant rabattre, et
les réduire enfin à des choses si intelligibles.^ Mon
Sauveur! vous et vos apôtres vous n'êtes pas ve-
nus étourdir le monde par un langage prodigieux :
et parce que vous n'êtes pas venus pour Tétour-
' Joan. xvn ,10. — * Luc. x, 22. — ^ joan. v, 19. — * Ibid.
afl —*ïbid. XIV, 9, 10; x, 30.— */6/d. I, 1,34, \0. Rom. \\,h.
hnn 1, 3. Heb. l, 2, 3, i, 5, 6, 8, 9 , 13. .Ici. Xlll, 33.
dir, ceux qui énervent ainsi vos parolt s sont venus
pour le tromper.
De même, dire avec tant de force : Si vous ne
mangez ma chair, si vous ne buvez mon sang ' :
le répéter quatre et cinq fois, et le répéter d'autaut
plus qu'on le trouve plus étrange; et après l'avoir
tant répété, et avoir rebuté le monde qui ne le vou-
lait pas croire, en venir encore à l'effet, et dire
aussi crûment, aussi durement : Prenez, mangez ;
ceci est mon corps; buvez; ceci est mon sang :
ce même corps donné pour vous , ce même sang
répandu à la croix* : il le faut croire; et croire
encore avec tout cela qu'on ne les consume point
en les mangeant , et que je suis dans le ciel en mon
entier, avec tout ce que j'ai pris de l'homme, et la
nature humaine tout entière : ou cela est vrai, au
pied de la lettre, ou tout cela est inventé pour
mettre le trouble et la division dans le monde. Que
Dieu fasse des choses hautes, incompréhensibles ,.
il n'y a rien là au-dessus de lui ; que le monde en.
soit rebuté et résiste à une si haute révélation,
c'est le naturel de l'homme animal ; mais qu'on
accable les esprits de difficultés qui ne sont que
dans le langage; que tout soit exagération, et
qu'il en faille venir à tout rabaisser à la capacité
du sens humain, cela n'est pas. Que ceux-là le
croient , qui veulent nous ôter la vérité simple
des paroles de Jésus-Christ et réduire à rien son
Évangile.
XL« .TOUR.
Quelle fut l'incrédulité des Capharnaïtes. Joan. vi, 41, 43,
50 . 51 et seq.
C'est l'esprit qui vivifie; donc la chair ne vivi-
fie pas. Si cela est, il ne fallait pas dire : Le pain
que je donnerai, c'est ma chair que je donnerai
pour la vie du monde; ni : Celui qui mange ma
chair, et qui boit mon sang , aura la vie éternelle.
La chair ne sert de rien : si cela veut dire que la.
chair de Jésus-Christ ne sert de rien, il n'en fallait
donc pas parler avec tant d'avantage. Les paroles
que je vous dis sont esprit et vie : si cela veut dire
qu'il ne faut pas s'attacher à la chair et au sang, il
n'était pas besoin d'en parler tant , ni de tant obli-
ger à les manger et à les boire; et si tout cela vou-
lait dire qu'il ne fallait les manger et les boire
qu'en esprit, il ne fallait point tant inculquer dts
paroles qui portaient visiblement à de contraires
idées. Il y a donc ici un autre sens, qui a frappé
les Capharnaïtes. Si la chair de Jésus-Christ donne
la vie, et que l'esprit vivifie aussi , c'est donc que
cette chair est remplie d'un esprit vivifiant ; et
si cela est, quand Jésus-Christ dit que la chai?'
ne sert de rien, ou il ne l'entend pas de sa chair,
ou si c'est de sa chair qu'il veut parler, il veut dire
que sa chair ne sert de rien en la prenant toute
seule; mais qu'il la faudra prendre avec l'esprit
dont elle est pleine. Et, lorsqu'il conclut de là que
ses paroles sont esprit et vie, après avoir tant
' Joan. V, 54 , 55. 58, 57. — * Matth. Xxvi, 20, 27, 28- Luc
XXXi, 19,20.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
parlé de chair et de sang , c'est dire que cette
chair et ce sang sont eux-mêmes esprit et vie,
tout remplis de divinité, de l'esprit de Dieu
et de la vie de la grâce; et de plus, qu'il les
faut manger d'une manière qui passe les sens,
d'une manière divine qui ne les consume ni ne les
altère, mais qui les laisse tout entiers pour le ciel
comme on a vu. EnOn, ne paraissant rien dans
tout ce discours de ce manger en Ogure, de ce
boire en allégorie qu'on y veut trouver, ni rien
1 nr conséquent qui doive obliger à renoncer au
manger et au boire au pied de la lettre; mais seu-
lement à entendre qu'il faut manger cette chair et
boire ce sang, comme pleins d'esprit et de vie,
d'une manière si haute et si divine , il s'ensuit que
le Fils de Dieu n'a point tempéré, mais plutôt
fortiûé ce qui! avait dit : d'où vient aussi qu'à ce
coup les Capharnaïtes l'abandonnent , et ne veulent
plus marcher dans sa compagnie.
Qui ne serait étonné du progrès de leur incré-
dulité, et ne le regarderait avec frayeur.? Quand
Jésus Christ leur dit qu'il était descendu du ciel ,
ils commencent à murmurer, et ils disent : JS'est-
ce pas ici le fils de Joseph ? Et comment donc se
dit-il descendu du ciel'? Quand il enfonce plus
avant, et qu'il dit que la nourriture qu'il leur veut
donner à manger est sa chair qu'il donnera pour
la vie du monde ; ils disputent les uns contre les
autres, en disant : Comment cet homme nous
peut- il donner sa chair a manger » ? ce qui marque
des gens encore irrésolus et plutôt ébranlés que
déterminés à le quitter. Il poursuit et il leur dit
si affirmativement et si souvent qu'il faudra man-
ger et boire son corps et son sang , qu'ils ne voient
aucun moyen de s'en dispenser; ce qui leur fait
dire : Cette parole est dure, gui pourrait l'enten-
dre ' ? Par où ils se précipitent dans un scandale
formel , et dans une incrédulité déclarée» Cepen-
dant ils ne s'en vont pas encore : ils attendent
s'il viendra enfin quelque sorte d'adoucissement.
Mais Jésus-Christ leur ayant dit, pour toute ex-
plication , qu'ils ne se trompaient qu'en ce qu'ils
croyaient manger sa chair et boire son sang d'une
manière qui les consumât, et que d'ailleurs ils
n'entendaient pas de quel esprit elle était pleine,
ni la façon incompréhensible dont il voulait les
leur donner, ils voient tout poussé à bout, et la
dureté qui troublait leur sens et scandalisait leurs
esprits , portée au comble : si bien que , ne pouvant
la porter, ils renoncent tout à fait à la compagnie
de Jésus Christ, et ne veulent plus se ranger au
nombre de ses disciples.
Lui aussi qui avait tout dit de son côté , et qui
avait expliqué tout ce qu'il voulait qu'on sût de
son mystère, s'adresse à ses apôtres, en leur de-
mandant : Et vous, voulez-vous aussi vous en al-
ler i? comme s'il eût dit : Je n'ai rien à augmenter
ni à diminuer à mon discours : je n'y veux rien
ajouter, ni je n'en puis rien rabattre: prenez main-
tenant votre parti : je ne veux point de disciple
' Joan. VI , 42. — ' Ibid. 53 et seq. — ' Jbid. 61. — *Ibid.
«8
701
I qui n'aille jusque-là, et je mets leur foi à ce prix.
! Les Capharnaïtes ont trouvé étrange qu'il se
dît descendu du ciel ; et pour tout adoucissement ,
il leur répète qu'il est descendu du ciel » , parce
que cela est vrai au pied de la lettre : ils commen-
cent à murmurer en demandant comment il pourra
donner sa chair à manger; et ils reçoivent pour
toute réponse qu'il leur donnerait sa chair à man-
ger; et il y ajoute son sang» , aOn qu'il neman({ue
rien à ce qu'il avait à leur dire. Il le répète, il
l'inculque : encore un coup , parce que cela était
vrai au pied de la lettre. Ils disent que cela
est dur et insupportable; et il l'était en effet, de la
manière qu'ils l'entendaient; puisqu'ils croyaient
démembrer son corps et consumer son sang : il
leur ôte ce doute en leur disant qu'avec tout cela
il remonterait au ciel dans toute son intégrité, et
qu'au reste , ce qu'il avait dit de sa chair et de son
sang, et quant au fond et dans ta manière de les
prendre, était chose au-dessus des sens, et pleine
d'esprit et de vie'; sans rien rabattre du littéral,
mais y ajoutant seulement le spirituel et le divin.
A ce coup donc ils s'en vont : leur soumission est
à bout, et ils ne veulent plus d'un maître qui met
leur raison à cette épreuve.
Allez, malheureux; suivez Judas: pour nous,
nous suivrons saint Pierre, et nous dirons: Maî-
tre, où irions-nous? vous avez des paroles dévie
éternelle 'i. Oii irions-nous, Seigneur, où irions-
nous? Quoi! à la chair et au sang.' à la raison.' à
la philosophie? aux sages du monde? aux murmu-
rateurs? aux incrédules? à ceux qui sont encore tous
les jours à nous demander ; Comment nous peut-il
donner sa chair à manger? Comment est-il dans le
ciel , si en même temps on le mange sur la terre ?
Non, Seigneur! nous ne voulons point aller à eux,
ni suivre ceux qui vous quittent : vous seulavezdes
paroles de vie éternelle.
\W JOUR.
Qu'est-ce à dire : La chair ne sert de rien? Joan. ir, M.
Il y a encore une vérité à pénétrer dans ces pa-
roles de notre Sauveur : La chair ne sert de rien :
et il me semble que Jésus, conçu dans les entrailles
bénites de la sainte Vierge , me la va faire entendre.
Cherchons, demandons, frappons, et il nous sera
ouvert : nous entendrons ce qui rend Marie heureuse.
L'ange lui vint annoncer qu'elle serait la mère de
Jésus-Christ. Elle crut, et ce qui lui avait été promis
s'accomplit dans son bienheureux sein. ^lais que lui
dit sur cela sa cousine sainte Elisabeth? Fous êtes
heureuse d'avoir cru : ce qui vous a été dit de ta
part du Seigneur, s'accomplira^. Une partie en
a déjà été accomplie , puisque vous avez conçu ; il
faut encore que cet enfant que vous portez en
votre sein, naisse de vous, et cela s'accomplira en
son temps comme le reste. Voilà ce qui vous rend
heureuse; mais pour entendre tout votre bonheur,
il faut encore savoir que vous avez cru : ce Sauveur
' Joan. TI, 42, 50, 51, 53. — ' /i/rf. 54, 61. — 3i6Mf.e3,«4,
67. — * Ibid. 69. — * Luc. 1 , 4i.
702
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
que vous portez dans votre sein , vous vous y êtes
encore unie par la foi : vous avez cru qu'il serait
non-seulement votre fils, mais encore le Fils de
Dieu : vous avez cru à la descente du Saint-Esprit
sur vous, à l'infusion de la vertu du Très-Haut, à
la manièreadmirable et inouïedont vous concevriez
ce béni fruit de vos entrailles : Fous êtes bénite
par-dessus toutes les femmes; et le fruit de vos
entrailles est béni' : vous êtes bénite par oij vous
êtes heureuse , bénite et heureuse par deux choses :
heureuse, par le grand mystère qui s'est accompli
en vous selon la chair, et heureuse par la foi qui
vous y a unie selon l'esprit.
Cette même vérité nous est encore expliquée en
un autre endroit par Jésus-Christ même. Une femme,
ravie de son discours, s'écria parmi la troupe :
Heureuses les entrailles qui vous ont porté et les
mamelles que vous avez sucées! Et Jésus dit : Mais
plutôt heureux sont ceux qui écoutent la parole de
Dieu , et qui la gardent*. Mais plutôt : est-ce qu'il
veut dire que sa mère n'est pas heureuse de l'avoir
nourri et de l'avoir eu pour fils ? Non sans doute ,
ce n'est pas cela : il ne dédit pas sainte Elisabeth,
qui a dit , par l'instinct du Saint-Esprit : Fous êtes
heureuse : ce qui vous a été dit s'accomplira :
mais il veut qu'on reconnaisse avec elle que la vraie
cause du bonheur de sa sainte mère, c'est d'avoir
cru ; non pour détruire la vérité de ce qui s'est ac-
compli en Marie selon la chair , mais pour y joindre
le fruit intérieur qu'elle a reçu en croyant. Il faut
donc joindre de même à ce qui s'accomplit en nous,
selon la chair, dans l'eucliaristie, ce qui s'y doit
accomplir par la foi et selon l'esprit ; et l'esprit nous
vivifiera, si nous croyons que le bonheur qui nous
est promis nous vient à la véritéde l'un et de l'autre,
mais qu'il nous vient, comme à Marie, plutôt de
l'esprit et de la foi que de la chair et du sang.
De même , quand on lui vient dire : Fotre mère
et vos frères sont là; et qu'il répondit : Ma mère
et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de
Dieu , et qui V accomplissent ^ : ce n'était pas qu'il
renonçât à la liaison du sang oîi il était entré en se
faisant homme, et encore moins pour nier que,
comme les autres hommes, il n'eût été conçu du
sang de sa mère; mais afin que l'on entendit d'où
venait la liaison véritable qu'il voulait qu'on eilt
avec lui ; et que sa mère , qu'on estimait avec raison
bienheureuse , selon la parole de sainte Elisabeth ,
ne l'était pas tant pour l'avoir conçu selon la chair ,
qu'à cause qu'ayant cru à la parole de l'ange, elle l'a-
vait auparavant conçu selon l'esprit, comme parlent
les saints Pères.
Rendons-nous donc heureux à son exemple. Le
Fils de Dieu devait prendre en elle le corps et le
sang, qu'il voulait non-seulement donner pour
nous , mais encore nous donner, aussi véritablement
qu'il les a pris de Marie , et aussi véritablementqu'il
lésa donnés pour nous à la croix , aussi véritablement
devait-il nous les donner : et c'est autant la propre
substance de sa chair et de son sang qui est en nous
' Luc. 1 , 42. — 2 Ibid. XI , 27 , 28 — ' îbid. vui , 20 , 21.
quand il nous les donne à manger et à boire , que
c'en était la propre substance quia été en Marie,
quand elle l'a conçu , et qui était à la croix quand
il y est mort. Croyons donc avec la Vierge ce qui
s'accomplit en nous selon le corps : mais tâchons
avec elle de l'accomplir en même temps selon l'es-
prit. L'esprit nous vivifiera , comme il a vivifié la
saint Vierge : il ne lui eut servi de rien de le conce-
voir selon la chair, si elle ne l'eût conçu selon l'es-
prit :ilne nous servirait derien de lerecevoir comme
elle en notre corps, si en même temps nous ne le
recevions, à son exemple , dans notre esprit par la
foi. C'est par une manière admirable , c'est par une
opération particulière du Saint-Esprit , qu'il a été
conçu dans le sem de Marie : c'est par une manière
admirable et par une opération aussi étonnante du
même Esprit, qu'il est tous les Jours comme coni;u
et enfanté sur l'autel. Le Fils de Dieu n'a pas plus
d'horreur de nos corps qu'il en a eu du sein de Marie.
Marie a cru que celui qu'elle concevait n'était pas
seulement le Fils de l'homme, mais encore le Fils
de Dieu : nous avons la même croyance de ce Dieu,
qui se donne à nous. Sommes-nous grossiers et
charnels en croyant toutes ces choses, comme l'a été
la sainte Vierge?
Pourquoi vous quitter , mon Sauveur ? Marie crut ;
et ce quiluiavaitétéditfutaccompli :nous croyons,
et tout ce que vous nous avez dit s'accomplit tous
les jours: Marie est appelée bienheureuse; nous se-
rons aussi bienheureux , et il n'y a de malheureux que
ceux qui vous quittent.
XLII» JOUR.
Discernement des disciples lidèles et des incrédules.
Joan. VI, 14, 15, 24, 25et seq.
Mon Sauveur, je me tairai devant vous, pour
considérer, en silence et avec tremblement, cette
prodigieuse différence qui se manifeste aujourdhui
entre vos disciples , les uns demeurant avec vous ,
pendant que les autres vous abandonnent. Et qui
sont ceux qui vous abandonnent .!* Ceux qui avaient
dit : Celui-ci est vraiment le Messie; ceux qui vous
cherchaient pour vous enlever et vous faire roi
malgré vous'; ceux qui, après votre retraite au
delà de l'eau, la passent pour vous aller joindre à
Capharnaiira » ; de tels hommes ne semblent-ils pas
être disposés à profiter de votre parole.^ Ce sont
néanmoins ceux-là qui vous quittent, qui murmu-
rent contre vous , qui ne peuvent supporter voti«
doctrine.
Combien y en a-t-il qui paraissent croire au Sair^
veur , et qui au fond n'y croient pas, parce qu'il
n'y croient pas comme il faut, et cherchent .lésus
Christ par intérêt, comme ceux-ci à qui il dit : /Ji
vérité, en vérité, je vous le dis : vous me cherclwi
à cause des pains dont vous avez été rassasiés ^\
A combien d'autres pourrait-il dire : Vous me cher-
chez, afin que je contente votre ambition, votre
avarice: c'est là dans le fond ce que vous me deman-
dez par tant de vœux, par tant de prières que
> Joan. VI , n , 15. — 2 i<jid. 2i, 25. — ^ Ibid. 26.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
TOi
TOUS faites dire. Ce n'est pas ma volonté que vous
cherchez , mais la vôtre ; et vous n'êtes pas con-
tents de moi que je ne vous ôte tout ce qui vous
peine dans l'esprit et dans le corps. Sondez vos
cœurs : voyez vos œuvres , quelles elles sont :
examinez-vous à fond ; vous ne trouverez rien que
de charnel dans vos pensées : Travaillez aune autre
nourritures Remplissez-vous d'autres objets.
Mais, Seigneur, si ceux-ci étaient charnels, vos
apôtres l'étaient encore beaucoup : et néanmoins
ils demeurent avec vous, pendant que ces murmu-
rateurs se scandalisent et vous quittent. Vous me
découvrez ici un terrible secret; car, dès que vous
voyez naître l'esprit de murmure dans ces incrédules ,
vous leur dites : Ne murmurez point : personne ne
peut venir à moi, si mon Père , qui tn'a envoyé,
ne le tire » ; et lorsque vous les vîtes déterminés à
vous quitter, vous répétâtes encore une fois : Il y
en a fxirmi vous qui ne croient point ; et c'est pour
cela que je vous disais : Personne ne vient à moi,
qu'il ne lui soit donné par mon Père 3. Quand donc
saint Pierre vous dit , et les autres fidèles avec lui :
Seigneur , à qui irions-nous ? fous êtes le Christ ,
le Fils de Dieu^, c'est que votre Père les avait tirés
au dedans; c'est qu'il leur avait donné de venir à
vous; et non-seulement d'y venir , mais encore d'y
demeurer; c'est qu'ils étaient de ce bienheureux
nombre dont il est écrit, comme vous-même vous
le rapportez : lU seront tous enseignés de Dieu^ ;
de ce bienheureux tout, dont vous prononcez : Tout
ce que mon Pèi e me donne vient à moi : c'est-à-dire
tout ce qu'il tire de cette manière secrète, qui fait
qu'on vient; tous ceux à qui il donne de venir : voilà
ce tout bienheureux qui vous est donné par votre
Père, tous ceux-là viennent à vous; et comme vous
ajoutez : Fous ne les mettez point dehors ^ : vous
les admettez à votre intime secret, à vos intimes
douceurs. Vous leur dites encore ici secrètement ,
comme vous fîtes autrefois à saint Pierre : f^ous
êtes heureux , Simon fils de Jonas , parce que ce
n'est pas la chair et le sang qui vous l'a révélé,
mais mon Père qui est dans les deux t. Réjouis-
sez-vous , peuple béni ; réjouissez-vous jjse^iY trou-
peau, parce qu'il a plu à votre Père de vous don-
ner son royaume^, de vous révéler son secret, de
vous tirer à son Fils. Et les autres , qu'en faites-
vous.' ô Seigneur, je trémis en le lisant ! vous les
livrez à eux-mêmes par un juste jugement : ils se
cherchent eux-mêmes , et vous les livrez à eux-
mêmes, à leur orgueil, à leur sens charnel , à leur
murmure, à leur scandale : et ils y demeurent vo-
lontairement : ils demeurent dans leur mauvais
choix auquel vous les avez abandonnés par un
jugement caché, mais toujours juste. C'est pour
ce/a, dites-vous, que je vous ai dit que personne
ne peut venir à moi, s'il ne lui est donné par mon
Père 3 : personne ne peut sortir de lui-même , de
ses sens , de son orgueil , que votre Père ne le tire
' Joan. TI, 27. — » Ihid 43, 44. — ' Jbid. 65, 66. — « Ibid.
68 , /O. — ' Ibid. 45. — 6 Ibid. 37. — ' Mait/i. XVI , 17, —
• Luc. XII ,32.-9 Joan. vi , 60.
de là, pour vous le donner. Seigneur, tirez-moi ; je
vous livre tout.
XLIir JOUR.
Saint Pierre et les catholiques s'attachent h Jésus-Chritt
et à l'Ëglise : les Capharnaltes et les hérétiques s'en sé-
parent. Joan. TI, 53.
Seigneur, vous me jetez dans des vues profon-
des : je perce dans les siècles à venir. Dans ceux
qui demeurent avec Jésus-Ghrist, saint Pierre à
leur tête, je vois tous les catholiques immuable-
ment attachés à Jésus-Christ et à son Église; et,
dans ceux qui quittent Jésus , je vois tous les héré-
tiques qui doivent quitter son Église. Dans saint
Pierre et dans les apôtres, je vois tous ceux oîi la
foi prévaut sur le sens humain, c'est-à-dire tous
les fidèles ; et dans ceux qui font bande à part et
cessent de suivre Jésus , je vois tous ceux où le
sens humain l'emporte sur la foi; c'est-à-dire, tous
les incrédules qui abandonnent l'Église ; et surtout
ceux qui l'abandonnent à l'occasion de ce mystère.
Ils se perdent avec ceux qui disent : Comment cet
homme nous peut-il donner sa chair à manger » ?
et ils tournent la vérité en allégorie.
Ma chair est viande , mon sang est breuvage * :
ils le sont vraiment : il les faut manger, il les faut
boire; trois et quatre fois : c'est là une allégorie?
Mais qui en vit jamais une si outrée.' Il ne s'en
trouve aucun exemple. Mais qui en vit jamais une
si peu expliquée, si peu démêlée? Il y en a encore
moins d'exemple : en un mot, il n'y en a point;
nous l'avons considéré, nous l'avons vu , et néan-
moins ils s'obstinent à l'allégorie. Que le sens hu-
main est opiniâtre à demeurer dans ses préjugés !
C'est qu'ils ne peuvent sortir de cette première
peine , qui a été celle des Capharnaïtes , comme elle
est encore la leur : Comment cet homme notes peut'
il donner sa chair à matiger? Ils y succombent ;
ils y périssent avec ces grossiers et superbes mur-
murateurs.
Et cependant, aies écouter, c'est nousqui sommes
ces Capharnaïtes : c'est à votre humble troupeau,
c'est aux petits de votre Église , qui écoutent en
simplicité votre parole, qu'ils reprochent d'être
les grossiers, d'être les charnels et de ne pas
écouter votre parole.
Eh quoi, qu'y a-t-il que nous n'écoutions pas?
Jésus-Christ a dit : Que sera-ce, si vous me voyez
remonter au clel^? Et il a montré par là que sa
chair ne serait point démembrée, mise en pièces,
consumée : croyons-nous qu'elle le soit? Ne
croyons-nous pas que Jésus-Christ est monté au
ciel,etqu'ily vittout entier? Nous le croyons, mou
Sauveur; toute la terre le sait. Si nous croyons
avec cela que nous vous mangeons , et que ce qu'il
vous plaît nous donner à recevoir dans nos corps,
est votre corps et votre sang; si nous le croyons
ainsi, c'est pour ne pas dire avec les murmura*
teurs : Comment cet homme nous peut-il donner sa
• Joan. VI , &3. — ' Ibid. 5C. — ' Ibid. CX
704
MÉD1TATI0^S SUR L'EVANUILE.
chair à mangerf Qui sont donc ceux qui le disent ,
puis^jue visiblement ce n'est pas nous ? Qui sont
ceux qui le disent, sinon ceux qui ne peuvent se
résoudre à croire qu'on puisse manger la chair de
Jésus-Christ sans la consumer, la mettre en pièces;
ni la manger véritablement en sa propre subs-
tance sur la terre, sans la tirer du ciel?
Jésus-Christ a dit : C'est l'Esprit qui vivifie ' :
est-ce nous qui le nions ? Ne croyons-nous pas que
sa chair est toute pleine de l'esprit qui vivifie? S'il
a été conçu en chair, il y a été conçu du Saint-Es-
prit : nous le croyons. Le Saint-Esprit est swvenu
en Marie^ : nous le croyons. S'il a été offert en la
même chair avec laquelle il a été conçu , c'est par
l'Esprit saint qxi' il s'est offert^; ou comme porte
l'original , c'est par l'Esprit éternel : nous le
croyons. Tout ce que Jésus-Christ accomplit en
chair, s'accomplit en même temps en esprit. Ce
n'est pas précisément de la chair, c'est encore prin-
cipalement de l'esprit qui lui est uni, que vient la
vie : nous le croyons. Nous ne disons pas avec les
Capharnaïtes que Jésus soit le Fils de Joseph , ni
simplement le Fils de Thomme; nous disons que le
Fils de l'homme , qui est conçu de Marie , est en
même temps le Fils de Dieu , et doit , comme lui
dit l'ange, être appelé véritablement et proprement
de ce nom. Nous croyons de même que ce Fils de
l'homme, qui a expiré en la croix, n'est pas seule-
ment le Fils de l'homme; et nous disons avec le
centenier : C'était vraiment le Fils de Dieu*. Et
quand on mange sa chair et qu'on boit son sang ,
nous croyons qu'il le faut faire en corps et en
esprit tout ensemble , et que c'est l'Esprit qui vi-
vifie.
Il a dit : La chair ne sert de rien^ : nous le
croyons et nous remarquons premièrement, car
nous pesons avec foi toutes ses paroles , nous re-
marquons, dis-je, qu'il ne dit pas : Ma chair ne
sert de rien : car ce ne serait pas interpréter, comme
vous le prétendez, mais détruire son premier dis-
cours , oii il a dit tant de fois que sa chair nous ser-
vait à avoir la vie. S'il dit donc, que ta chair ne sert
de rien, c'est la chair comme l'entendaient les Ca-
pharnaïtes, la chair du fils de .Joseph : et encore la
chair tellement mangée avec la bouche du corps,
qu'elle soit mise en pièces et consumée, en sorte
qu'elle ne puisse rester pour être transportée au ciel :
car c'est ainsi que l'entendirent ces murmurateurs.
Nous ne l'entendons point de cette sorte : et quand
enfin il faudrait entendre que la chair de Jésus-
Christ , quoique prise , quoique mangée avec la bou-
che du corps , de cette manière admirable que les
incrédules ne peuvent entendre, ne sert de rien;
nous le croyons encore de cette sorte : car en man-
geant cette chair nous savons qu'il la faut manger
comme une victime qui a été immolée, et se souvenir
de lui en la mangeant , s'attendrir dans ce souvenir,
se rendre avec lui une hostie sainte , participer à son
esprit comme à son corps, en un mot , lui être uni
> Joan. VI, 64. — ' Luc. i, 35.
»xvn, &4. — ' Joan. \i, 64.
■^Hcl). IX, H. — * Matth.
de corps et d'esprit comme le fut la sainte Vierge,
lorsqu'elle le conçut dans ses entrailles : autren.ent
cette chair ne sert de rien, quoiqu'on la mange ^
quoiqu'on la reçoive dans son corps. Jésus-Christ
ne dit pas aussi qu'on ne la mange point, qu'on ne
l'a pointen substance ; mais qu'elle ne sert de rien :
comme saint Paul ne dit pas qu'on n'a point le
corps du Sauveur quand on le reçoit indignement;
mais qu'on ne le discerne pas'. Il faut donc,'
non-seulement le recevoir par le corps, mais le
discerner par l'esprit; autrement, loin de servir, il
nous condamne, et nous sommes rendus coupa-
bles du corps et du sang du Seigneur ». La chair
ne sert donc de rien, de quelque façon qu'on l'en-
tende : elle ne sert de rien toute seule, ni par elle-
même : ce n'est point à elle qu'il faut s'arrêter. Et
si l'on veut encore entendre par cette parole , la
chair ne sert de rien, c'est-à-dire le sens charnel
ne sert de rien : nous le croyons encore ; car ce
n'est point la chair ni le sang qui nous a révélé^
ce que nous croyons , ni cette manière incompré-
hensible avec laquelle nous croyons manger la chair
du Sauveur, Ainsi tout ce qu'il a dit de sa chair
mangée et de son sang bu , encore qu'il le faille en-
tendre au pied de la lettre , de sa chair et de son
sang pris en leur propre substance, est esprit et
vie, à cause qu'en toute manière il y faut toujours
joindre l'esprit : nous le croyons : et pour bien en-
tendre toutes les paroles du Sauveur, nous ne
croyons pas que les dernières , où il a parlé de
l'esprit, excluent les autres où il a parlé de la
chair ; mais nous apprennent à unir l'un et l'autre
ensemble, et à chercher l'espritdans la vérité etdans
la propriété de la chair.
Où est donc la foi des catholiques? Elle est dans
les paroles de saint Pierre : Seigneur, à qui irions-
nous; vous avez des paroles de vie éternelle*}
Nous les croyons toutes ; et celles où vous inculquez
avec tant de force qu'on mangera en substance vo-
tre chair; et celles où vous enseignez avec la même
netteté , qu'il faut profiter de votre esprit. Voilà
quelle est notre foi : voilà ce que nous croyons. Et
où est la foi de ceux qui quittent l'Église ? sinon
dans ces paroles des Capharnaïtes : Comment cet
homme nous peut-il donner sa chair à mangerf
Nous la donner pour la consumer, c'est chose ab-
surde et inhumaine; nous la donner sans la consu-
mer, et en sorte qu'en même temps elle demeure
entière dans le ciel , c'est chose impossible.
Seigneur , nous ne sommes point de cette troupe :
on ne peut nous attribuer en aucun sens ce Com-
ment des murmurateurs. Nous nous rallions avec
saint Pierre , nous retournons au cénacle ^jour y
faire la cène avec vous et avec vos disciples. Quelle
simplicité! quel silence! Prenez, mangez, c'est
mon corps : Buvez, c'est mon sang. Il ne dit pas:
Ils seront en vous parla foi; mais ce que je vous
présente, Ceto/'es^. Croyez-y, n'y croyez pas; cela
est : cela est, parce que je le dis, et non pas parce que
• I. Cor. XI, 29. — » rbid. 27. — ^ MaUh. xvi. — « Joan,
MEDITATIONS SDR L'EVANGILE.
705
mus le provfz. Que ceb est étonnant! Et néanmoins
Jésus le dit sans rien expliquer ; les apôtres Técou-
teut sans rien demander : ces ((uestionneurs perpé-
tuels, s'il m'est permis une fois de les appeler ainsi ,
se laisent : ils l'ont ce qu'on leur dit , non-seulement
sans contradiction et sans murmure, mais encore
sans avoir besoin d'antre instruction que de celle
qu'ils avaient reçue. Les murmures avaient été trop
repoussés, les questions trop précisément résolues;
tout est calme , tout est soumis : le Père les a ti-
rés. Et les autres ? Ah ! fidèles , retirez-vous de leur
compagnie : séparez-vous de ces séditieux, de ces
impies qui murmurent, non pas contre Moïse' ,
mais contre Jésus-Christ même : séparez-vous-en ,
pour n'être point enveloppés dans leur péché. Quoi !
que leur va-t-il arriver? La terre se va-t-elle ouvrir
sous leurs pieds, pour Ie5 engloutir tout vivants.'
.Non; c'est quelque chose de pis : ils quittent l'É-
glise; ils sont livres à leur propre sens.
XLIV JOUR.
CoBimunion indigne. I. Cor. xi, 27, 29.
Et ceux fjui, sans quitter l'Église, conservant
la vraie foi du corps et du sang de Jé^us-Christ ,
les reçoivent indignement , sont-ils tirés par le Père
céleste.' les a-t-il donnés à Tésus-Christ? et vien-
nent-ils à lui comme il faut? Non sans doute; puis-
que, bien éloignés de recevoir la vie, saint Paul dit',
qu'i/5 boivent et mangent leur condamnation, par-
ce qu'ils ne dUscernent pas le corps du Seigneur.
Le saint apôtre parle ici d'une manière terrible,
puisqu'après avoir rappelé dans la mémoire des
fidèles que Jésus-Christ avait dit que ce qu'il don-
nait à manger était son corps, le même qui devait
être percé et rompu à la croix; et que la coupe
qu'il leur donnait à boire, était, par le sans versé
qu'elle contenait, l'instrument de l'alliance et du
testament que le Sauveur faisait à leur avantage;
il en conclut ([utceuxqui mangent ce pain, remar-
quez ce pain, c'est-à-dire ce pain fait corps, ainsi
qu'il vient de le raconter ; et boivent la coupe du
Seigneur indignement, sont coupables de son corps
et de son sang ^. Et qu'est-ce qu'en être coupable ?
si ce n'est non-seulement les profaner, mais encore
leur faire un outrage de même nature que celui qui
,eur avait été fait par les Juifs, lorsqu'ils déchirè-
rent l'un , et répandirent l'autre. Et c'est pourquoi
ils boivent et mangent leur condamnation ; parce
que, semblables à ces perGdes, ils n'avaient mis
aucune différence entre le corps de JésuJi-Christ
• t celui àes voleurs qu'ils avaient cruciûésavec lui.
Et remarquez que l'outrage que les Juifs avaient fait
à Jésus-Christ, regardait précisément son corps;
car ce n'est qu'au corps qu'on peut nuire, en le li-
vrant à la mort ; conformément à cette parole :
iVe craignez pas ceux qui ne peuvent que tuer le
corps, et ne peuvent pas étendre plus loinleurpuis-
' Nhv. XVI, 26. — » I. Cor. XI, 29, 30 — ' Ib'4 37.
Bossvrr — t. ui.
sance '. Les Juifs donc outragèrent ce corps en lui-
même, et en sa propre substance, lorsqu'ils le mi-
rent en croix; ils outragèrent ce sang en lui-même
et en sa propre substance, lorsqu'ils le firent cou-
ler sur la terre par un inf;5me supplice, comme si
c'eut été le sang d'un coupable. Vous faites un sem-
blable sacrilège, lorsque vous mangez et buvez in-
dignement ce corps et ce sang ; vous les profanez ,
vous les outragez en eux-mêmes ; et cet outrage
que vous faites au corps du Sauveur est de ne le
pas discerner, de n'en pas connaître la sainteté ni
le prix. Il ne dit pas qu'ils ne le reçoivent point
faute de foi , comme le disent nos hérétiques; mais
qu'ils ne le discernent pas , en supposant qu'ils le
reçoivent : comme on dirait d'une pierre précieuse
que vous jetteriez dans la boue comme une autre
pierre, après l'avoir reçue, non pas que vous ne
l'avez point reçue, mais que vous n'en avez pas fait
le discernement et l'estime qu'il fallait.
Ce n'est pas non plus ce que disent encore ces
hérétiques : Vous êtes coupable de ce corps et de
ce sang, comme on est coupable envers la personne
du prince, lorsqu'on en déchire injurieusement le
tableau. Car il n'est point ici parlé de tableau ni de
figure : l'apôtre fait aller de même rang : Ceci est
7non corps : Coupable du corps : et , ne pas discer-
ner le corps. Il ne faut point diminuer le crime de
ceux contre qui l'apôtre s'élève , ni affaiblir l'hor-
reur qu'on en doit avoir. Il est vrai qu'en traitant
indignement l'image du prince, on l'attaque, on
le déshonore lui-même; mais par une injure bien
inférieure à celle qu'on lui ferait en attentant sur
sa personne sacrée. L'attentat des chrétiens , qui
mangent indignement le corps du Sauveur et boi-
vent indignement son sang, est de ce dernier genre ;
c'est un attentat fait immédiatement sur la per-
sonne : en un mot, il y a deux choses à considé-
rer dans le supplice de Jésus-Christ; le crime des
Juifs et l'obéissance du Sauveur. Ceux qui reçoi-
vent dignement sou corps et son sang, participent
au mérite de son obéissance ; ceux qui les reçoi-
vent indignement, participent au sacrilège de ses
meurtriers et attentent comme eux inNuédiatement
sur sa personne adorable.
Seigneur , tirez-nous à vous, inspirez-nous un
juste discernement du corps que nous recevons :
ne le traitons pas comme une chose immonde, en
le recevant dans un corps impur et souillé. Les cho-
ses saintes sont pour les saints, comme on criait
autrefois au peuple fidèle, lorsqu'on allait distri-
buer le corps de Jésus-Christ. Ne le touchons pas
avec des mains sacrilèges , ne le recevons pas arec
une bouche impure, ne lui donnons pas un baiser
de Judas, un baiser de trattre ; que ce soit un bai-
ser d'épouse, un baiser rempli d'ardeur, et qui soit
le gage d'un chaste et perpétuel amour. Qu'il me
baise du baiser de sa bouche » , d'un baiser d'époux .
que je lui donne aussi le baiser d'épouse; celui que
lui donnent les vierges, des âmes chastes dont il
est aimé. Tirez-nous, Seigneur, à ce cha. te cl
* Luc. xn , 4.
Cant. I, I.
To:
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
doux baiser : tirez-nous, et nous courrons après
vos parfums. Ceitx qui sont droits vous aiment'.
Ce sont ceux-là qui vous donnent ce saint baiser,
ce baiser de paix et d'un amour éternel. Car per-
sonne ne vient à moi que mon Père ne le tire * :
personne ne vient à moi, qu'il ne lui soit donné
par mon Père ; nul ne communie dignement que par
cet attrait.
XLV JOUR.
Qui sont ceux qui communient indignement.
Lisez I. Cor., cbap. x, depuis le verset 16 jus-
qu'au 22. C'est encore une terrible sentence contre
ceux qui comnmnient indignement : Fous ne pou-
vez pas boire du calice du Seigneur, et du calice
des démons : vous ne pouvez pas participer a la
table du Seigneur , et à la table du démon ^.
Boire la coupe des démons , ce n'est pas seule-
ment boire dans la coupe dont on leur fait une ef-
fusion : c'est boire à longs traits les plaisirs du
monde, par lesquels on se livre à eux. Participer
à la table des démons, ce n'est pas seulement man-
ger des viandes qui leur ont été immolées : c'est se
livrer à l'avarice, qui est une idolâtrie; à la gour-
mandise, par laquelle on fait un dieu de son ventre;
à tous les autres vices, par lesquels on livre aux
démons ce qui était dû à Dieu.
Mais un des pécbés que l'eucbaristie souffre le
moins, c'est celui de la dissension et de la haine
contre son frère; car le propre effet de l'eucha-
ristie, c'est de nous unir pour ne faire qu'un
même corps, selon ce que dit saint Paul: Quoi-
que nous soyons plusieurs, nous tie sommes tous
ensemble qu'un même pain et un même corps ^
nous tous qui participons àun même pain*. Qui-
conque donc prend ce pain de vie; qui prend ce
■corps, qui nous est donné sous la forme et sous
l'espèce du pain, pour sustenter notre âme, qui
■étant distribué à plusieurs , demeure toujours le
înême et parfaitement le même , ne souffrant au-
cune division en sa substance ; doit être un avec tous
Jes membres, comme il doit être un avec Jésus-
Christ. Et c'est l'impression que porte en soi le pain
sacré de l'eucharistie. Celui-là donc qui la reçoit
ayant la haine dans le cœur contre son frère, fait
violence au corps du Sauveur : puisqu'il vient pour
nous faire un même corps, et que nous demeurons
dans la division.
Mais qu'arrivera-t-il à ceux qui demeurent ainsi
divisés, pendant que le corps de Jésus-Christ les
vient unir? Ce divin corps ne peut demeurer sans
efficace : ceux qui ne veulent pas se laisser unir ,
1 les brise, il les met en pièces, illes divise contre
«ux-mêmes; leur propre conscience les condamne :
il les arrache de son unité , il les sépare de son corps
mystique. S'ils y demeurent à l'extérieur, ils en sont
«éparés selon l'esprit : ce sont des membres pourris;
des arbres infructueux , doublement morts, déra-
» Cant. 1,3. — ' Joan. VI , 44 , 66. — ^ I. Cor. x , 20 , 21 , —
* ïbid. X, 17.
cinés, comme disait l'apôtre saint Jude'. Ils sem-
blent être encore sur pied et se tenir sur leur ra-
cine ; mais ils ont la mort dans le sein, et leur racine
ne tire plus de nourriture.
Allez donc, et comme le Sauveur vous l'a ordonné
lui-même, allez vous reconcilier avec votre frère » ;
non-seulement vous n'êtes pas digne de participei*
à l'autel , mais encore vous n'êtes pas digne d'y of-
frir votre présent; non-seulement vous n'êtes pas
digne de participer à l'oblation de l'autel, mais vous
n'êtes pas digne d'y assister. Le sang de Jésus-
Christ, qu'on lève au ciel, crie vengeance contre
vous , parce que c'est un sang qui a pUcifté et récon-
cilié toutes choses dans le ciel et dam la terre 3 :
et non-seulement les hommes avec Dieu , mais en-
core les hommes entre eux. Et vous n'écoutez pas
la voix de ce satig qui parle mieux que celui d'A-
bel^. Car il parle pour la paix , et le sang d'Abel
criait vengeance; mais vous le contraignez à crier
vengeance, si vous rejetez la paix fraternelle pour
laquelle il est répandu. Ce sang crie au meurtre, à
la vengeance; vous êtes le meurtrier contre qui il
crie : car celui qui hait son frère est homicide^. Re-
tirez-vous, malheureux, fuyez la voix de ce sang.
XLVr JOUR.
La communion est la préparation à la mort de Jésus-Christ
/. Cor. XI, 26.
Toutes les fois que vous mangerez ce pain de vie
et que vous boirez ce calice , vous annoncerez la
mort du Seigneur , jusqu'à ce qu'il vienne^. Vous
l'annoncerez comme une chose déjà accomplie pour
le salutdu genre humain : vous l'annoncerez comme
une chose qui se doit continuer en quelque façon
jusqu'à la fin des siècles. La mort de Jésus-Christ
est toujours présente dans l'eucharistie, par la sé-
paration mystique de son corps et de son sang :
l'impression de la mort de Jésus-Christ se doit faire
sur tous les fidèles qui, à l'imitationduFils de Dieu,
se doivent rendre eux-mêmes des victimes. Toute
la vertu de la croix est dans ce mystère ; on y an-
nonce par tous ces moyens la mort du Sauveur.
Quelle est la vertu de la croix.' Quand je serai
élevé de terre, je tirerai tout à moii. L'effet a suivi
la parole : tout est venu à Jésus crucifié : telle est
la vertu de sa croix. Cette vertu est toute vivante
dans l'eucharistie : ceux-là y croient, ceux-là en
profitent , et la reçoivent dignement , que le Père
tire à son Fils. Jésus-Christ dit qu'ils vivent pour
lui , comme lui-même il vit par son Père et pour son
Père; ils n'ont d'autre vie que la sienne. Sa chair
est toute pleine de l'esprit qui nous communique
cette vie; tout est esprit, tout est vie dans ce mystère;
toute l'efficace de la croix pour nous tirer à Jésus ,
pour nous faire vivre en lui et de lui , y est renfer-
mée. Quelle violence souffre le Sauveur, quand on
ne répond pas à son amour ; quand on ne se laisse
pas posséder à lui ; quand on résiste à la force avec
' Jud. Ep. 12. — » Matlh. V, 23, 24.— ' Col. i, 26. - •
* Heb , XII , 24. — i I. Joan. m, 15. — * I. Cor. xi , 26, —
' Joan. XII, 32.
MÉDITATIONS SUR LÉVANGILE.
70 r
I.iqnelle il nous tire! Si on lui refuse son cœur pen-
dant que non-seulement il le demande, mais qu'il
fait , pour ainsi parler, de si grands efforts pour se
luuir; c'est un époux méprisé qui entre en fureur
contre son épouse insensible; il n'y a plus pour elle
(|ue la damnation et la mort. Hélas! hélas ! tout est
perdu ; de toute la force dont il nous tirait , il nous
repousse et nous détruit.
XLVIP JOUR.
La persévérance , effet de la communion. Joan. vi, 57.
Qui mange ma chair et boit mon sang demeure
en moi, et moi en lui'. Le grand don après lequel
soupirent les chrétiens, est celui de la persévérance,
qui nous assure la couronne, qui nous unit, qui
nous incorpore à Jésus-Christ, pour nous faire
éternellement un avec lui, sans jamais en pouvoir
être séparés. Voilà le grand don de Dieu; celui qui
est joint à sa prédestination éternelle : et Jésus-
Christ nous apprend qu'il y a dans l'eucharistie une
grâce particulière pour nous l'obtenir. Si donc nous
voulons persévérer dans la vertu , il fautconmiunier
et communier souvent ; car c'est le plus puissant
moyen qui nous soit donné , pour obtenir la persé-
vérance *■: c'est le pain des chrétiens , leur nourri-
ture ordinaire et de tous les jours. G mon Dieu,
que les chrétiens ont le cœur dur, puisqu'ils vien-
nent si rarement à la sainte table! S ils goûtaient
Jésus-Christ crucifié, ils viendraient célébrer souvent
le mystère de cette mort. On est touché le Vendredi
saint, à cause qu'on y célèbre la mémoire de la mort
du Sauveur. Venez, mes enfants, c'est tous les
jours le Vendredi saint; tous les jours on érige le
Calvaire sur le saint autel. Venez, et souvenez-vous
de cette mort qui est notre vie; venez recevoir un
sacrement où l'on apprend à demeurer en Jcsus-
Christ, où l'on reçoit la force, le courage, la
grâce d'y demeurer.
Mais aussi on doit trembler, quand on retombe
dans ses fautes après la communion; puisque Jésus-
Christ ne dit pas .• Celui qui mange ma chair, est
en moi ' ; mais il y demeure attaché : ni Je suis en
lui; mais J'y demeure, et je ne le quitte jamais. Jé-
sus est fidèle; il ne nous quitte jamais le premier.
Il vient bien à nous le premier; mais jamais il n'est
le premier qui quitte : c'est nous qui le quittons,
quand nous tombons dans le péché. Malheureux!
nous devons bien craindre de ne l'avoir pas reçu
comme il faut, car nous serions demeurés en lui ; et,
hélas! nous l'avons quitté. Le recevoir comme il
faut, c'est le recevoir en détestant ses péchés, en
éloignant les occasions de le commettre ; en cher-
chant dans l'eucharistie le soutien de notre fai-
blesse et de notre instabilité.
XLVIIP JOUR.
S'éprouver soi-même. I. Cor. xi , 28.
Que l'homme s'éprouve lui'-mémei : qu'il éprouve
' Joan. VI . 57. — * Ibid. 24 , 27. — ' Ibid. 57. — 4 1. Cor.
XI, 2S.
f premièrement , s'il n'est point indigne de cette lalle
j sacrée; s'il ne vient point au banquet de l'Époux
I sans la robe nuptiale, sans être en état de grâce :
1 car on lui dirait : ^»u* infidèle, ami téméraire, rom-
\ ment avez-vous osé entrer ici sans avoir l'hahit
j nuptial? Et non-seulement il sera jugé indigne du
banquet , mais encore on le jettera pieds et mains
liés dans le séjour des ténèbres, où il y aura pleurs
et grincement de dents '.
Le maître entra dans la salle du festin pour
y voir les conviés, et il y vit tin homme qui n'avait
point l'habit nuptial*. Représentez-vous Jésus qui
vient lui-même examiner ceux qui sont à sa table.
Pour éviter un si terrible examen, que chacun s'exa-
mine soi-même, que chacun s'éprouve soi-même.
Mais il y a encore d'autres épreuves plus délicates.
Le pain de l'eucharistie est appelé par les saints,
le pain des forts : et il y faut user, en le donnant ,
du même discernement dont use un sage médecin ,
en donnant le solide à son malade; c'est-à-dire
qu'il faut songer non-seulement au refus absolu
qu'on en doit faire durant la fièvre , mais encore au
ménagement avec lequel il le faut donner aux con-
valescents.
Outre l'épreuve qu'il faut faire de cette viande
céleste, pour n'y pas manger sa condamnation; il
ya encore une épreuve, une préparation nécessaire
pour la manger avec profit. Cette viande ne nous
est pas seulement donnée pour entretenir ia vie;
mais encore pour nous rendre l'embonpoint Klle
renouvelle, elle engraisse, elle veut détruiredeplusen
plus jusqu'aux moindres restes du mal. Cette viande
ne se digère pas ; mais c'est elle, pour ainsi parler ,
qui nous digère et nous change en elle-même. Il
faut considérer le progrès que nous faisons en la
mangeant , et la prendre avec réserve , jusqu'à tant
que nous soyons rendus propres à recevoir tout son
effet. Sinon elle nous surcharge : et si nous n'avons
pas la mort dans le sein, il s'amasse des humeurs
qui doivent nous faire craindre une recJiute. Il faut
donc craindre le fréquent usage de l'eucharistie, si
on n'en vient à cet embonpoint spirituel et à un
état de force. Il est vrai que c'est en ia recevant
que nous devenons propres à la recevoir : c'est elle-
même qui par sa vertu nous rend propres à elle-
même et à ses effets ; mais il en faut savoir tem-
pérer l'usage. La marque la plus assurée dans les
bonnes âmes pour la recevoir souvent, c'est l'ap-
pétit spirituel qu'elles en ressentent ; mais il faut
savoir ménager cet appétit. Il y a des appétits de
malade : il y en a que la santé donne. L'appétit est
donc équivoque; et il faut le savoir connaître : il
faut savoir le réprimer, il faut savoir le réveiller;
il faut quelquefois exciter l'ardeur par quelque délai,
pour aussi augmenter le goût. Telle âme aura be-
soin qu'on le lui excite par quelque temps de lecture
et par la seule méditation de la parole divine. Goû-
ter la parole de Jésus-Christ, c'est la marque qu'on
le goûte lui-même, et la meilleure préparation à le
goûter. Qui est le sage qui engendra çt gui
' M :ll'i. \\i\ , J2, 13. — > Ibid. U.
7 ors
MEDITATIONS SUR L EVANGILE.
discernera ces choses^? Qui est cet économe fi-
dèle et prudent qui saura donner te froment
dont la distribution lui est confiée, en son temps
et selon sa mesure * ? Remarquez qu'il y a le temps
et la mesure à garder, et que ce dispensateur ne
doit pas seulement être fidèle , mais encore pru-
dent. Ainsi, que l'homme s'éprouve lui-même,
car le temps de l'un n'est pas toujours le temps de
l'autre, et la mesure de l'un n'est pas toujours la
mesure de l'autre. II faut donc s'éprouver soi-
niênie : et quand on dit s'éprouver soi-même, ce
n'est pas à dire s'approcher ou s'éloigner par son
propre jugement, car cette épreuve ne serait ordi-
nairement que la nourriture de l'amour-propre. Une
partie de cette épreuve est de bien connaître qu'on
ne se peut pas juger soi-même, et qu'on doit sa-
voir chercher ce dispensateur prudent qui con-
naisse le temps et la mesure qui nous est propre.
Car ce n'est pas sans raison que le prince des
pûsteurs a donné à ses ministres le pouvoir de lier
et de délier, de retenir et de remettre. Qu'on s'é-
prouve donc soi-même avec ce conseil et selon
l'ordre de l'obéissance. Tout ce qu'on fait dans
cet esprit porte grâce. Tel qui entend dire que
la sécheresse est quelquefois une épreuve et un exer-
cice, prendra sa langueur pour une grâce : tel
aussi s'imaginera être de ces tièdes que Jésus-
Christ vomit de sa bouche, quand il ne sentira
pas son gortt, et que ce goût se sera, pour ainsi
dire, retiré bien avant dans son intérieur. Qui est
lesage, encore un coup, qui discernera ces choses?
Il faut aussi savoir connaître cette viande, qui
sait comme la manne prendre toute sorte de goûts.
Tantôt on nous y doit faire goûter l'humilité, tan-
tôt la mortification; tantôt l'amour fraternel et
celui des ennemis , tantôt la joie qui nous trans-
porte en esprit dans le ciel ; tantôt la sainte tris-
tesse qui nous dégoûte du monde et nous im-
prime des sentiments de pénitence. On nous doit
faire prendre cette viande avec la disposition où le
Saint-Esprit nous met, ou dans celle oij Ton ressent
qu'il veut nous mettre. Il faut, dis-je, vous la don-
ner ou selon votre attrait présent , ou pour vous ins-
pirer celui dont vous avez besoin. Faut-il exciter
«n vous ou y entretenir l'esprit d'ardeur et de
zèle, le charbon pris sur l'autel 3 n'est rien pour
vous purifier, pour vous embraser, à comparaison
de ce corps. Est-ce l'esprit de componction et de
larmes qui vous est nécessaire; ce divin corps en
tirera plus de vos yeux , que la pécheresse n^en
versa aux pieds du Sauveur. Seigneur! donnez
à votre Église de ces prudents dispensateurs, qui
sachent faire l'application de l'eucharistie. Sei-
gneur! donnez à vos fidèles cette humble doci-
lité, et la soumission aux conseils avec lesquels
ils se doivent éprouver eux-mêmes.
XLIX" JOUR.
^ommarrede la doctrine de l'eucharistie.
Nous devons maintenant entendre ce que c'est
• Otée. XIV, 10— * Luc. xil, 42. — 5 Is. VI, 6, 7.
que ce sacrement , en quoi il consiste, quel en e^
le fruit; ce qu'on doit appeler le sacrement et
le signe, ce qu'on en doit appeler le fruit et >a
chose.
Ceux qui ne veulent pas croire, que ce qui nous
est présent est vraiment le corps et le sang de Jé-
sus-Christ, disent que le pain et le vin sont le sa-
crement et le signe; et que la chose c'est la récep-
tion de la chair et du sang de Jésus-Christ : puis-
que c'est là, disent-ils, ce qui est toujours accom-
pagné de la vie, conformément à cette parole : Qui
majige ma chair et boit mon sang, a la vie éter-
nelle : et qui me mange, vit pour moi '. Aveugles,
qui ne veulent pas entendre qu'il y en a qui pren-
nent ce corps sans le discerner; qu'il yen a qui le re-
çoivent en le profanant, et qui s'en rendent coupa-
bles ; et que c'est ce qui doit être reçu avec épreuve ,
pour ne le pas recevoir indignement. Mais parce
que les hommes peuvent recevoir mal un si grand
don , en e.*;t-il moins ce qu'il est ?
La parole de Dieu est par elle- même une lu-
mière qui éclaire l'homme, qui le purifie, qui le
nourrit; en laquelle il a le salut et la vie : cela em-
pêche-t-il qu'il y en ait qu'elle étourdit, qu'elle
aveugle; qu'elle ne soit odeur de vie pour les uns
et odeur de mort pour les autres, et une lettre
qui tue'? Ce que les hommes la font devenir par
leur mauvaise disposition, n'empêche pas ce qu'elle
est par elle-même; ni ne lui ôte la force qu'elle
tire de la bouche de Dieu d'oij elle sort. Ainsi le
corps de Jésus, ainsi le sang de Jésus, n'en sont
pas moins en eux-mêmes esprit et vie, encore
qu'ils ne le soient pas à ceux qui les reçoivent mal.
Ceux qui croiront et seront baptisés, sei'ont sau-
vés 3. Qui en doute, s'ils croient comme il faut;
s'ils persévèrent à croire, s'ils ne mettent point
d'obstacle à la grâce du baptême; s'ils sont soi-
gneux d'en conserver la vertu .? Ainsi, qui mange
la chair, qui boit le sajig, a la vie : oui, qui la
mange et qui le boit dignement , et comme il faut.
I.a chair mangée dans l'eucharistie, est au chrétien
un gage de l'amour de Jésus-Christ, un témoi-
gnage certain que c'est pour lui qu'il s'est incarné
et pour lui qu'il s'est offert. Voilà le gage , voilà le
signe, voilà le témoignage : mais il faut entendre
ce gage; il faut être touché de ce signe; il faut
croire à ce témoignage : autrement, qu'aurez- vous
pris.? Un gage,un signe, un témoignage de l'amour
immense de votre Sauveur ; mais sans en être touché,
sans y prendre part: et ce précieux gage de son amour
sera en témoignage contre vous : et vous serez de
ceux dont il est écrit : // est venu chez soi , et les
siens ne l'ont pas reçu 4. Qu'est-ce que venir chez
soi, si ce n'est venir à ceux qui sont à lui.!* n y
vient donc , et il a été au milieu d'eux : mais ils ne
l'ont pas reçu , parce qu'ils ne l'ont pas connu: ils
ne l'ont pas discerné, ils ne l'ont pas traité comme
le méritaient sa dignité et son amour.
Quel est donc le vrai effet , et la chose , pour
ainsi parler, de ce sacrement.' Être incorporé à
' Joan. Tl, 55, 58. — * II. Cor. n, 16; m, C. — 3 Marc-
XVI, IC. — 4 Joan. 1, II.
MÉDITATIONS SDR L'ÉVANGILE.
J^sus -Christ : lui être parfaitement uni selon le
corps et scion l'esprit : être avec lui une même
chair et un même esprit, par la consommation
de ce chaste mariage • : être de ses os et de sa
chair , comme une épouse Odèle » ; mais être aussi
de son esprit, en sorte qu'il jouisse tout ensemble de
notre corps, de notre esprit, de notre amour, comme
nous jouissons du sien : en un mot, être le corps
dfe Jésus-Christ, lui être uni membre à membre,
comme les membres sont unis entre eux, comme
tous le sont au chef ^ : cl cela pour toujours, sans
jamais être en division , ni en froideur, ni avec lui,
ni avec aucun de ses membres; parce qu'il veut non-
seulement venir en nous, mais y demeurer. Il ne
s'unit qu'à regret et à conlre-cœur à ceux qu'il voit
désunis dans la suite et jusqu'à la fin : il ne les ré-
pute pas siens , de cette manière secrète et per-
manente, dont il veut qu'on soit des siens : au-
trement, son disciple bien-aimé dira : Ils étaient
au milieu de nous : ils en so)it sortis : mais ils
n'étaient point des nôtres : et pourquoi ? Parce que
s'ils avaient été des nôtres, ils seraient demeurés
avec nous*. Qui me mange demeure en moi, et
moi en lui^ : et qui n'y demeure pas , ne me mange
pas comme il faut.
Eh effet, qu'avons-nous dans l'eucharistie, qu'y
avons-nous en substance, si ce n'est celui qui fait
la félicité des bienheureux? C'est la même chose,
la même substance , et il n'y a qu'à ôter le voile.
Seigneur, ôtez ce voile, percez ce nuage : que me res-
tera-t-il entre les mains et devant les yeux , sinon
cet objet qui me fera ma béatitude? N'ai-je pas déjà
cet objet dans votre corps? Dans le corps de Jésus-
Christ n'ai-je pas son âme ? IS'ai-jc pas toute sa per-
sonne, et dans sa personne celui qui y habite corpo-
Tellement, avec une entière plénitude *>, c'est-à-dire
le Verbe divin: et dans ce Verbe, n'ai-je pas son Père?
et n'a-t-il pas dit la vérité, quand il a dit • Qui me
voit, voit ynonFére:? J'ai donc tout. Que me reste-
t-il à désirer, sinon de voir ce que je tiens, de percer le
voile, de voir clairement et par une manifeste vision
ce que je sais bien que j'ai, mais ce que je ne vois pas?
Mais il n'y a qu'à demeurer en lui : car ainsi il demeu-
reraennous. Et il ne demande qu'à être vu, qu'à être
parfaitement possédé, qu'à jouir parfaitement de
nous, en nous donnant tous ses biens et lui-même
pour en jouir ; enfin à être connu comme il connaît * :
c'est-à-dire à être connu clairement, vivement, éter-
nellement , sans obscurité , au-dessus de toute vi-
sion. Voilà le fruit, la vérité , l'entière consomma-
tion du mystère de l'eucharistie.
L"' JOUR.
L'eucharistie est la force de Vàme et du corps.
Mais , dites-vous , qu'était-il besoin d'avoir Jé-
sus - Christ dans son corps ? Dites plutôt : Qu'é-
tait-il besoin d'avoir le corps de Jésus-Christ en
vérité, en substance? d'avoir la chair de ce sacri-
' I. Cor. VI , IC, 17. — ' Ephes. v, 30. - ^ I. Cor. xil, 27.
— 4 l.Joan. n, 19.— ^ Ibid. yi,b7. — ^ Colas. ii,0. — '> Joan.
3UV , 3. — * I. Cor. xui> IZ.
709-
fice? d'avoir dans ce sang le signe crrtain de la con-
sommation de la rémission des péchés? d'être uni
à Jésus-Christ tout entier, comme une chaste épouse
à un époux chéri; et en cette qualité d'avoir pui.*-
sance sur son corps, pour jouir en même temps
de son esprit? Et pour parler du corps en par-
ticulier, n'y a-t-il rien à faire dans notre corps?
]N'est-ce pas la chair qui convoite contre l'esprit?
Qui la peut mieux tempérer, que le corps de Jésus-
Christ appliqué sur elle? iS'y a-t-il pas dans nos
membres une loi qui combat la loi de l'esprit? Qui
la peut mieux affaiblir, et mettre nos membres
mortels sous le joug ? Ne faut-il pas porter dans
nos corps la mortification de Jésus? IMais qui peut
mieux y en imprimer le caractère , et sanctifier les
peines d'un corps aflQigé? Mais ne faut-il pas que
ce corps mortel sorte un jour du tombeau et de la
corruption? Et qui peut mieux nous en tirer que ce
corps qui ne l'a jamais sentie? pour devenir avec
Jésus-Christ un corps spirituel, comme l'appelle
saint Paul ' , qu'y avait-il de plus efficace que son
union avec ce même corps, et l'impression de ses
divines qualités? Mon Sauveur! si vous touchez
mon corps, il en sortira une vertu : et il faudra
qu'il devienne semblable au vôtre. La vertu qui
en sortira ne me donnera pas, comme à cette fem-
me, une santé faible et fragile, mais la véritable
santé qui est l'immortalité. Mais les enfants qui
n'ont pas communié , ne ressusciteront donc pas?
Grossiers et charnels , qui n'entendez pas que ce
corps est donné à toute l'Église, et que ce levain
mystérieux est capable de vivifier toute la masse?
Ces enfants , dont vous parlez : n'ont-iJs pas reçu
avec le baptême un droit sur ce corps? il est a
eux, encore qu'ils ne le reçoivent pas d'abord, se-
lon la coutume présente : mais ce qui est reçu par
quelques-uns , est à tous un même gage d'immor-
talité. Consolez- vous en jSotre-Seigneur, et jouissez
d'une si douce espérance.
LP JOUR.
L'eucharistie est le viatique des mourants.
Considérons icî le corps du Sauveur, comme \o.
doux viatique des mourants. Je me meurs, mes
sens s'éteignent, ma vie s'évanouit : qu'ai -je h
désirer en cet état, que quelque chose qui m'ôtn
la crainte de la mort, et me tire de l'esclavage où
cette appréhension m'a tenu durant tout le temps
de ma vie? Mon Sauveur! on m'apporte votre corps,
ce corps immortel , ce corps spiritualisé : je le re-
çois dans le mien^ : Je ne mourrai pas; Je vivrai '.
Qui mange ma chair, dites-vous^, aura la vie éter-
nelle, et je le ressusciterai au dernier jour. Il res-
tera dans ce corps mort un germe de vie que la
pourriture ne pourra point altérer : il y restera une
impression de vie que rien ne peut effacer. Tous
les jours de ma vie je veux communier dans cette
espérance : je veux me regarder comme mourant ,
et je le suis ; je veux vous recevoir en viatique. .Iv.
ne craindrai point la mort : vous m'affranchissei
' L Cor. IV , ii , t5 , iO. — » Ps. CWII, 17. — ^ Jodtu'M^ ^
710
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
de fa servitude que celte crainte m'iiiiiiosiiit. Pour-
quoi craindre le mal*, si j'en ai toujours l'antidote?
Sans votis la mort est un joug insupportable : avec
vouselleestun remède, et un passage à la vie. Que je
suis heureux ! On m'apporte votre précieux corps :
vous venez chez moi, hôte céleste! C'est à ce coup
que je puis dire : Seigneur, je ne suis pas digne que
îH)us entriez dans ma maison '. Vous y venez
néaiunoins; vous y entrez; vous y êtes; et ce n'est
pas encore assez pour votre amour : la maison o\x
vous voulez entrer, c'est mon corps.
C'est ici le temps de se souvenir de votre mort;
«le cette mort par laquelle la mort a été vaincue;
de cette mort qui nous fait dire avec confiance: O
mort, oii est ton aiguillon? 6 mort, où est ta vic-
toire'^'} de cette mort par laquelle est accomplie
cette parole : Je romprai cotre pacte avec la mort;
et votre alliance avec le tombeau ne subsistera
plus 3. Et encore : La mort sera précipitée à jamais
dans l'abime 4. Faites ceci en mémoire de moi ;
souvenez-vous de ma mort : annoncez-la ^.
O Seigneur! on m'a annoncé la mienne; mais
qu'on m'annonce la vôtre, et je ne craindrai plus
rien. Oui, maintenant je pourrai chanter avec le
Psalmiste : Si je marche au milieu de l'ombre de
la mort, je ne crmndrai rien, parce que vous êtes
avec moi •>. Ah! doux souvenir que celui de votre
mort , qui a effacé mes péchés , qui m'a assuré vo-
tre royaume ! Mon Sauveur, je m'unis à votre agonie :
je dis avec vous mon In manus : Mon Dieu je remets
mon esprit entre vos mainsi. Seigneur Jésus , re-
cevez mon esprit *. Quoi , vous le venez quérir
vous-même pour le présenter à votre Père! C'en
est fait : tout est consommé 9. Je veux mourir
comme vous en disant cette parole : Tout est con-
sommé : je n'ai plus rien sur la terre, et votre
royaume va être mon partage. Tout est consommé;
je vois votre royaume céleste , ce sanctuaire éternel ,
s'ouvrir pour me recevoir par grâce, par nuséri-
corde, eu votre nom , ô .lésus ! A ce coup sera ac-
complie cette parole : Qui me rnange demeure en
moi, et moi en lui '°. Je ne vous quitterai plus.
Maudite soit ma malheureuse et criminelle incons-
tance, qui m'a fait quitter tant de fois un si bon
maître! Et maintenant, mon Sauveur, je serai tou-
jours avec vous : vous m'allez marquer de votre
sceau. Ah ! Seigneur, gardez-moi jusqu'au dernier
soupir , et que je le rende entre vos bras !
Et ce corps , que deviendra-t-il ? Le voilà uni au
vôtre. Par votre corps ressuscité , je ressusciterai
tout nouveau : je ne laisserai à la terre que la mor-
talité. Je vis dans cette espérance; mais j'y meurs.
Je meurs tous les jours, puisque je ne cesse d'avan-
cer au dernier moment. Mes jours se dissip.ent comme
une fumée, s'en vont comme une eau rapide, dont on
ne peut arrêter le cours. Dans un moment on pas-
sera où j'étais, et l'on ne m'y trouvera plus. Voilà sa
chambre, voilà son lit, dira-t-on; et de tout cela,
« Matlh. vui , 8. — * I. Cor. xv, 55. — ^ Is. xxvu!, 10. —
*iiid. XXV, 8. — ^ I. Cor. xi, 24, 25, 26. — «Ps. xxn,4. —
'•. tac xxin , 46 ; Ps. xxx «. — " Act. vu , 58. — ' Joan. X!X ,
m, -^ " Ibid. VI , 67.
il n'en reste plus que mon tombeau : où l'on dira
que je suis; et je n'y serai pas; il n'y aura qu'un
reste de moi-même ; et ce reste , tel quel , diminuera
à chaque moment, et se perdra à la fin.
Que cela est triste; Oui, si je n'avais pas votre
corps pour me redonner la vie. Cette espérance me
soutient. Je veux toujours me regarder en état de
mort; me confesser comme un mourant; commu-
nier connue un mourant; me disposer à chaque fois
comme si j'allais mourir. Je meurs : fermez-moi
les yeux : que je ne voie plus les vanités : envelop-
pez-moi de ce drap : je n'ai plus besoin d'autre chose :
rendez-moi ma pauvreté naturelle : mettez-moi en
terre. C'est là d'où je viens selon le corps, c'est là
où il faut que je retourne; c'est là ma mère qui m'a
engendré pour mourir : elle m'enfantera un jour,
pour ne mourir plus. Ne parlons donc point de mort ;
ce n'est plus qu'un nom : il n'y a de mort que le
péché.
LII« JOUR.
L'eucharistie jointe par Jésus-Chri.sf au iKin'juet ordinaire,
ligure de la joie du lioiuiuet éternel. Ibid.
Une des observations les plus nécessaires dans
l'institution de l'eucharistie, c'est que .fésus-Christ
l'a faite dans un banquet ordinaire, en convers.int
à l'ordinaire avec ses disciples, sans marquer dedis-
tinction entre ce qui regardait le repas commun , et
ce qui regardait ce divin repas où il se devait don-
ner lui-même. Pendant qu'ils soupaient, dit saint
Matthieu, il prit du pain, le rompit, et leur dit :
Prenez et mangez : Ceci est moti corps ». Il conti-
nue : il achève le souper; et après le souper, disent
saint Luc et saint Paul * , il prit le calice, et il dit :
Ce calice , elle breuvage que je vous présente , est
le nouveau Testament par mon sang. Puis il con-r
tinue son discours, et il dit selon saint Luc : La
main de celui qui me trahit est avec moi à la table ^ ;
et selon saint Matthieu : Jene boirai plus de cefruii
de vigne , jusqu'à ce que je te boive nouveau dans
le royaume de mon Père 4 : toutes paroles qui n'ap-
partiennent point à l'institution, et dont aussi saint
Paul ne rapporte rien , encore qu'il se fût proposé
de raconter toute l'institution de ce mystère , comme
la suite de son discours le fait paraître. On ne dira
pas qu'il n'y ait rien de singulier et d'extraordinaire
dans le banquet eucharistique : toutes les paroles de
l'institution marquent le contraire. Mais cet extra-
ordinaire et ce divin qui paraît dans cet endroit ivi
banquet, est joint et continué avec tout le reste;
et il semble que le repas eucharistique ne fassQ
qu'une partie du repas commun , que Jésus fit avec
les siens.
Ce qui se présente d'abord , pour entendre ce mys-
tère, c'est que manger et boire ensemble est parmi
les hommes une marque de société. On entretient
l'amitié par cette douce communication : on partage
ses biens, ses plaisirs, sa vie même avec ses amis :
il semble qu'on leur déclare qu'on ne peut vivre sans
eux, et que la vie n'est pas une vie sans cette société:
« Matlh. xxvi,2G. — ïZ?<c.xxn, 20- ï. Cor Xi,25. — ^ Imc
XXU , 21. — ' Mattk- XXVI, 29.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Mangez, buvez, mes amis : enivrez-vous , c'est-
à-dire, réjouissez-vous, mes tréschers, disait l'K-
poux à ses amis '. Et la sagesse, pour nous inviter
à sa compagnie, n'a rien à nous proposer de plus
attirant, qu'un repas qu'elle nous prépare : Feiiez,
mes amis, mangez mon pain, buvez le vin que je
vous présente '.
(]'était aussi pour cette raison que Dieu ordonnait
à son peuple de venir au lieu que le Seigneur avait
choisi , pour y faire bonne chère devant le Seigneur
avec tout ce qu'on avait de plus cher, avec son fils,
avec sa fille, avec tout son domestique, avec son
serviteur et sa servante , avec ceux qu'on honorait
le plus, avec le Lévite qui demeurait dans son pays^,
sans oublier l'étranger, non plus que la veuve et
l'orphelin ; et, à plus forte raison, sous oublier ses
voisins, ses proches, afin qu'ils fussent rassasiés
des biens que le Seigneur nous avait donnés, et
partageassent notre joie <.
Ces festins et cette joie ont été la cause que la
béatitude céleste nous est représentée comme un ban-
quet, lien viendra d'Orient et d'Occident, dit le
Sauveur : et ils se mettront à table avec Abraham,
avec Isaac et avec Jacob *. Et lui-même , à la fin
des siècles, il fera mettre à table ses bons serviteurs;
passant de table en table, il les servira ^. Et le jour
même de la cène , pour appliquer cette idée au fes-
tin qu'il venait de faire avec ses disciples, il leur
dit : Je vous prépare le royaume que mon Père m'a
préparé , ajîn que vous mangiez et buviez à ma
table dans mon royaume 7.
Il voulait donc que la cène fut un véritable festin ,
pour lier la société entre ses disciples, et leur figu-
rer la joie de ce festin éternel , où ils seront rassasiés
et enivrés de l'abondance de sa tnaison, et abreu-
vés du torrent de sa volupté *. C'est pourquoi il
célébra ce divin banquet sur le soir, à la fin du jour,
en figure de ce souper éternel qu'il nous fera à la
fin des siècles , lorsque toutes choses seront con-
sommées.
C'est encore ce qu'il voulait dire lorsqu'en pre-
nant selon la coutume la coupe de vin , dont tout le
inonde buvait dans les festins en signe de société,
il la présenta à ses disciples, en leur disant : Par-
tagez-la entre vous : pour moi, je ne boirai plus du
fruit de la vigne, jusqu'à ce que le royaume de Dieu
vienne^. Saint Luc marque expressément cette ac-
tion et cette parole avant l'institution de l'eucharis-
tie : et Jésus-Christ répéta la même parole, après
avoir consacré le saint calice, en disant : Je vous te
dis , je ne boirai plus de ce fruit de vigne, dont
j'ai bu avec vous dans tout ce repas, et dont je me
suis ser-i pour en faire mon sang ,jusqu'aujour où
je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de
mon Père'°.
Attendons-nous donc à ce repas éternel, où le pain
des anges nous sera donné à découvert; où nous
serons enivrés et transportes de la volupté du Sei-
■ Cant. V, I.— 2 Prov. ix, 4. — 3 Deul. xii,5, 7, 12, 18.
~* Jbid. XXVI, II, 12, 13. —' Mattk. vni, 1 1.— «Xuc.xii,
r». — ' Ibid. XXII, 29, 3(>. — 'Ps. xxxv, 9. — '■> Luc. xxii, 17,
k«. — '"• MattA, XXVI , ii9.
711
gneur, et des ravissantes délices de son amour. i.e
festin de Notre-.Seigneur en était l'image : et pour
imiter son exemple , c'était aussi dans des festins
que les premiers chrétiens célébraient l'eucharistie:
comme saint Paul le fait bien voir dans la première
Épître aux Corinthiens'. Le festin de l'eucharistie
coi«erva toujours cette forme primitive, jusqu'à
ce que les abus la firent changer : mais elle n'en a
pas moins pour cela la force d'un banquet d'union
et de société entre les frères , et d'espérance pour
le repas éternel de Dieu.
Fréquentons donc ce sacré repas de l'eucharis-
tie , et vivons en union avec nos frères : fréquen-
tons-le , et nourrissons-nous de l'espérance de la
joie céleste : mangeons ce pain qui soutient l'homme :
buvons ce vin qui lui doit réjouir le cœur; et disons
avec un saint transport : Ha! que mon calice eni-
vrant est exquis * !
Jésus-Christ s'est servi de pain et de vin pour
nous donner son corps et son sang, afin de donner
à l'eucharistie le caractère de force et de soutien ,
et le caractère de joie et de transport; et afin aussi
de nous apprendre , par la figure de ces choses qui
font notre aliment ordinaire , que nous devions tous
les jours non-seulement soutenir, mais encore
échauffer notre cœur; non-seulement nous forti-
fier, mais encore nous enivrer avec lui, et boire à
longs traits dès cette vie l'amour qui nous rendra
heureux dans l'éternité.
Lin*' JOUR.
L'eucharistie unie par Jésus-Christ au repas comman , est
plus semblable à raucienne pàque. Ibid.
On peut encore remarquer un autre dessein , qui
a porté Notre-Seigneur à unir ensemble le festin de
l'eucharistie, au repas ordinaire ; qui était de la ren-
dre plus semblable à l'ancienne pâque, qui faisait
aussi partie du repas commun. Il y avait cette dif-
férence, que l'ancienne pâque ne se faisait qu'une
fois l'année; mais maintenant, chaque jour on cé-
lèbre la nouvelle pâque : tous les jours des chrétiens
sont une fête : leur vie est une éternelle solennité :
ils doivent aussi toujours être en joie, comme saint
Paul le leur dit sans cesse : et c'est par là qu'ils
sont initiés à la joie et à la gloire éternelle.
L'année signifiait aux Juifs l'éternité tout en-
tière et l'universalité des siècles. Mais maintenant
chaque jour nous la signifie : nous sommes plus pro-
ches qu'eux de l'éternité , et l'idée nous en doit être
plus présente.
La pâque se célébrait une seule fois; l'entrée du
souverain pontife dans le sanctuaire une seule fois :
tout cela pour figurer qu'en effet il n'y a qu'une
seule pâque, qui est celle de Jésus-Christ. Car ^'il
y a aussi une pâque et un passage pour nous, c'est
en lui ; et il faut qu'il passe dans sa gloire tout com-
plet, c'est-à-dire le corps et les membres. Il n'y a
non plus qu'une seule entrée du même Jésus , sou-
verain pontife, dans le ciel 3; lorsqu'il y entre pour
nous et pour lui, et qu'il nous y va préparer la
' I. Cor. XI, 20, 21 et seq. M. —' Ps. xxn , 5. — » ifctev
' vu 19, 2»; IX, 7, II, 14.
TI2
MÉDITATIONS SUR I/ÉVANGILE.
pl.ice. Il ne passe donc qu'une fois , il n'entre qu'une
l'niç dans le sanctuaire à ne regarder que sa per-
sonne ; mais dans ses membres il passe tous les jours
r.u ciel : tous les jours il entre dans le sanctuaire :
l' l l'eucharistie célébrée tous les jours, tous les jou rs
nous représente ce mystère. Passons donc tous les
jxîN à Dieu : passons en Jésus-Christ de plus en
j.lus; que sa vie paraisse toujours de plus en plus
dans la nôtre , par l'imitation des vertus qu'il a pra-
tiquées. Entrons tous les jours dans son sanctuaire :
cntrons-y par la foi ; courons-y par de saints désirs :
c'est célébrer tous les jours le banquet de Jésus-
Christ, comme le doit un chrétien.
LIV« JOUR.
L'eucharistie jointe au repas commun , apprend à sancti-
fier tout ce qui sert à nourrir le corps. Ibid.
Je dirai tout, Seigneur : je me dirai à moi-
même, et je dirai à tous ceux à qui je destine cet
écrit : et je le destine à tous ceux que vous avez
mis spécialement à ma garde, selon que je les croi-
rai disposés à en profiter, et à tous ceux à qui vous
permettrez qu'il tombe entre les mains : je leur di-
rai, mon Sauveur, tout ce que vous me mettrez dans
l'esprit sur vos saints mystères, dans votre sainte
parole. Je vois encore une autre raison qui vous a
porté à unir l'eucharistie au repas commun : vous
vouliez sanctifier toute notre vie, dans l'action qui
l'entretient et la fait durer : vous vouliez que la
nourriture corporelle fût accompagnée de la spiri-
tuelle, afin que nous apprissions à faire tout en es-
prit, même les choses qui devaient servir à susten-
ter notre corps. Nous ne devons nourrir ce corps ,
que pour être un digne instrument à l'esprit : nous
(levions prendre le manger et le boire dans cet es-
prit. L'eucharistie, prise devant le repas, devait
être un tempérament salutaire au plaisir des sens,
de peur que nous ne nous y laissassions emporter,
et qu'il ne prît le dessus. Mais encore que l'Église, à
qui Jésus-Christ a laissé la dispensation de ses mys-
tères, dans la suite ait séparé, et très-sagement, ce
que Jésus-Christ semblait avoir uni, et qu'elle célè-
bre l'eucharistie hors du repas ordinaire; le dessein
de Jésus-Christ n'est pas anéanti : l'instruction
qu'il nous a donnée subsiste toujours. Quand nous
raisons nos repas, nous devons toujours nous sou-
venir que, selon l'institution primitive de l'eucha-
ristif.elle devait les accompagner; que Jésus-Christ
l'a fait ainsi ; que l'Église l'observait ainsi sous les
.•ipôtres : qu'alors donc on voulait apprendre aux
chrétiens que toutes leurs actions , et même les plus
communes , devaient être faites saintement. Cette
instruction subsiste toujours. En mangeant et en
Imvant, songeons à ce boire et à ce manger spirituel
•le la table de Notre-Seigneur : ayons l'esprit appli-
«jué aux choses célestes : n'en quittons point la pen-
sée durant nos repas. Si nous ne pouvons pas les
-iccompagner de saintes lectures , comme on le fait
dans les maisons spécialement consacrées à Dieu ,
îux'ompagnons-les de saints discours, du moins de
s-uiites pensées. Ne nous livrons pas aux sens, ni à
ce c«rps misérable qu'il serait honteux d'engraisser
et de nourrir, si on ne le nourrissait comme le mi-
mstre et le serviteur de l'esprit. Car autrement nous
nourrir, ce n'est que travailler pour la mort, Uii ?i)
graisser sa proie, et aux vers leur pâture. Nouriis-
sons-nous avec règle, et, comme disait un ancier
mangeons autant qu'il est nécessaire pour nous sus-
tenter; buvons autant qu'il convient à des person-
nes pudiques, qui ne veulent pas irriter les désirs
sensuels. Enfin, quoi que nous fassions; soit que
nous buvions, soit que nous mangions, soit que
nous fassions quelque autre chose par rapport au
coips, Jaisons-le pour la gloire de Dieu, et au
nom de Noire-Seigneur Jésus-Christ, rendant grâ-
ces par lui à Dieu le Père ■ .
Le rorjaume de Dieu n'est pas boire, ni man-
ger; mais justice et paix, et joie dans le Saint-Es-
prit ».
LV^ JOUR.
Pouvoir donné à l'Église de changer ce qui n'est pas de
l'essence de l'instKution divine. La communion sous une
espèce suflisante et parfaite. Ihid.
Que Jésus-Christ a donné un grand pouvoir à son
Église dans la dispensation de ses mystères! Il a
institué l'eucharistie dans un festin, dans un souper,
sur le soir : et cela faisait à son mystère, et à notre
instruction. Et néanmoins il a permis à son Église
de séparer ce qu'il avait mis ensemble, encore que
ses apôtres aussi eussent suivi religieusement cette
institution. Et non-seulement l'Église a cessé de
faire ce que Jésus-Christ avait fait, et les apôtres
suivi : mais encore elle a pris la liberté d'interdire
sévèrement cette pratique. C'est étant à table, et au
milieu d'un repas, et y mangeant d'autres vian-
des, que Jésus-Christ a commandé à ses apôtres
de recevoir Teucharistie; et l'Église a bien osé le
défendre, et faire une loi inviolable de communier
à jeun. L'eucharistie, qui par son institution était
un souper, n'en est plus un : on la prend le matin :
on la prend avant toute autre viande : on la prend
séparément du repas vulgaire; et il n'est plus per«
mis de la prendre comme Jésus-Christ l'a donnée,
comme les apôtres l'ont reçue.
On veut dire que c'est que tout cela n'apparte-
nait pas à l'essence de l'institution du Sauveur.
Mais le Sauveur a-t-il voulu laisser aux hommes à
distinguer par leur propre sens ce qui était de la
substance de son institution , d'avec ce qui n'en
était pas? N'a-t-il pas voulu au contraire leur faire
voir qu'il leur laissait son Église, pour être une
fidèle interprète de ses volontés, et une sûre dis-
pensatrice de ses sacrements?
Quand donc on veut s'imaginer qu'en ne rece-
vant qu'une espèce on ne reçoit qu'une cène et une
communion imparfaite, c'est qu'on n'entend pas
que c'est l'Église qui sait le secret de Jésus-Christ :
qui sait ce qui appartient essentiellement à son
institution, ce qui doit être donné à chacun, ce
qui doit être dispensé diversement, selon les temps
et les conjonctures différentes.
Vous vous étonnez qu'on sépare ce que Jésus-
> 1. Ccr. X. il. Colos». m, 17. — ' Rom. xiv, 17.
MÉDITATIO.NS SUR L'ÉVANGILE.
7ff
Christ a mis ensemble, et qu'on donne le corps à
manger, sans donner en morne temps le sang à
boire. Étonnez-vous donc aussi, de ce que la cène
sacrée est séparée du souper commun. Mais plutôt
ne vous étonnez jamais de ce que l'Église fait. Ins-
truite par le Saint-Esprit et par la tradition de tous
les siècles, elle sait ce que Jésus-Christ a voulu
faire; et que ce qu'il a séparé par une représenta-
tion mystique, ne laisse pas d'être uni non-seule-
ment en vertu, mais encore en substance. Il est
vrai; il a fallu, pour la parfaite représentation
de sa mort, que son corps parut séparé d'avec son
sang, et qu'on les prît chacun à part : maïs elle
sait en même temps que la vertu du corps livré ,
n'est pas autre que la vertu du sang répandu ; et
que non-seulement la vertu , mais encore la sub-
stance même de l'un et de l'autre, après sa résur-
rection , sont inséparables.
Elle laisse donc ce corps et ce sang dans cette sé-
paration mystique. Mais au fond elle sait bien ,
quelque partie que l'on prenne, qu'on reçoit la
vertu du tout. 11 ne faut que voir comment Jésus-
Christ a célébré la cène. Car les évangélistes ont
Mîarqué distinctement, qu'il en a donné les deux
parties avec quelque distance l'une de l'autre, puis-
qu'il a donné le corps pendant le souper, selon saint
Matthieu ■ ; et le calice du sang après le souper,
selon saint Luc et saint Paul ». Et non content
d'avoir comme séparé ces deux actions par ce ca-
ractère, il a voulu montrer que chaque partie de
son action était complète en elle-même; puisqu'il
dit après chacune, comme saint Paul le marque
expressément : Faites ceci en mémoire de moi ^.
Ainsi, quelque partie que je prenne, je célèbre
la mémoire de la mort de Jésus-Christ; je m'en
applique la vertu tout entière; je m'incorpore à
Jésus-Christ. Car ne lui suis-je pas incorporé en
prenant son corps ? N'est-ce pas par là que je suis
fait os de ses os , et chair de sa chair, et une même
ehair avec lui ^, ainsi que nous avons vu.' Que me
faut-il davantage pour accomplir l'œuvre de mon
salut, surtout en mangeant ce corps comme le pain
descendu du ciel , c'est-à-dire comme le corps d'un
Dieu, comme un corps uni à la vie même , et rem-
pli pour moi de l'esprit qui me vivifie .!* N'ai-je pas
en même temps reçu et son corps et son esprit ? Ce
qui reste me peut bien donner une plus entière
expression de la mort de Jésus-Christ; mais j'en ai
toute la vertu dans le corps seul. Et je ne m'étonne
pas si saint Paul a dit que quiconque mange ce
pain ou boit celte coupe indignement , est coupa-
ble du corps et du sang ' : Oui, dit-il, et il le dit
très-distinctement, quiconque reçoit indignement
l'un ou l'autre est coupable de tous les deux : et
par la même raison, qui participe dignement à l'un
^es deux honore tous les deux ensemble , et en re-
çoit le fruit et la sainteté ; parce qu'il n'y a dans
l'un et dans l'autre qu'une seule et même vertu ,
une seule et indivisible sainteté. Ainsi qui reçoit
■ Matlh. XXVI, 26 ; Marc. xiv. 22. — ' Luc. xxu , 20 ; I. Cor.
U ,».--» L Cor. 2i, 25. — « Ephea. v, 30. — > I. Cor. XI ,
l'un , ou qui reçoit l'autre , ou qui reçoit tous les
deux , reçoit toujours également son .salut. La sub-
stance n'en est pas plus dans tous les deux que dans
l'un des deux ; car où est toute la substance de Jé-
sus-Christ, là est aussi , pour ainsi parler, toute la
substance du salut et de la vie. Car, comme dit
l'Église elle-même , dans lesaint concile de Trente ',
le même qui a dit : Si vous ne mangez ma chair j
et ne buvez mon sa7ig, vous n'aurez pas la vie en
vous, a dit aussi : Quiconque mange de ce pain
aura la vie éternelle : et le même qui a dit : Qui
mange ma chair et boit mon sang , aura la vie
éternelle^ a dit aussi : Le pain que je donnerai,
est ma chair pour la vie du monde : et le même
qui a dit : Qui mange ma chair et boit mon sang
demeure en moi, et moi en lui, a dit aussi : Qui
mange ce pain , vivra éternellement : et Qui me
mange, vivra pour moi *.
Sur ce fondement inébranlable l'Église a admi-
nistré la communion en plusieurs manières diffé-
rentes. Elle l'a donnée dans l'Église, elie l'a portée
aux absents; les nialades l'ont eue sous l'une des
espèces, les petits enfants l'ont eue sous l'autre;
les fidèles l'ont emportée dans leur maison , encore
que Jésus-Christ n'eût rien fait ni rien dit de sem-
blable, et l'ont emportée sous la seule espèce du
pain. Les Grecs ont mêlé les deux espèces, et les
ont données au peuple toutes deux ensemble. Tout
est bon, pourvu qu'on ait Jésus-Christ des mains
de l'Église. Car c'est la l'effet véritable que doivent
opérer dans chaque fidèle ces différentes manières
de communier : elles doivent, dis-je, nous appren-
dre que la plus parfaite et la plus nécessaire dispo-
sition qu'il faut apporter à l'eucharistie , c'est d'en
approcher avec un sincère et parfait attachement à
l'Église. Elle est le corps de Jésus-Christ : il faut
être incorporé à l'Église, pour l'être au Sauveur.
G Jésus! je le crois ainsi : malheur à ceux qui
chicanent contre votre Église! C'est chicaner et
disputer contre vous-même. Si l'on écoute ces chi-
canes, on doutera de son baptême. Vous avez dit :
Baptisez, plongez dans l'eau, en signe qu'on est
enseveli avec moi : mais votre Église se contente
de jeter quelques gouttes d'eau sur la tête. Vous avez
dit : Enseignez, et baptisez; et ceux qui croiront et
seront baptisés , seront sauvés^. La foi et l'instruc-
tion sont marquées dans ces paroles comme la pré-
paration au baptême : et au contraire , on nous bap-
tise avant que nous soyons capables d'être instruits
et de croire; et l'instruction n'est plus ce qui nous
prépare au baptême, mais c'est le baptême qui
nous rend dociles pour recevoir l'instruction. On
nous reçoit sur la foid'autrui; d'autres disent en
notre nom : Je crois, je renonce; et votre Église
accepte la réponse, sans qu'il en soit rien écrit dans
votre parole. Quelle sûreté pour nous, si nous n'eu-
tendons que la foi constante de l'Église , que l'inter-
prétation de l'Église, que la pratique inviolable de
l'Église est aussi bien votre parole, que votre |)a-
role même rédigée dans vos Écritures ! Oui , ce que
• Seas. XXI, cap. 1. — * Joan. n, 52, 54, 55, 57^58, 69.
» Murv. ivi,l6.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
714
vous avez écrit dans les cœurs, et que l'Église a
toujours prêché, est la vérité. Je vis en cette foi, et
je m'unis d'esprit et de cœur à votre Église et à sa
doctrine; protestant sincèrement devant vous que
je suis content de vos sacrements, suivant qu'elle
«ne les administre, elle que vous en avez établie la
dispensatrice.
LVP JOUR.
Adoration , exposition , réserve de l'eucharistie.
Mon Sauveur, puisque les chicanes des rebelles
de votre Église me conduisent à une grande intel-
ligence de votre vérité , je veux encore considérer
celles qu'ils lui font sur l'adoration , sur la réserve ,
sur l'exposition de votre adorable sacrement.
On ne voit point, disent-ils, dans les paroles de
l'Évangile, que les apôtres aient adoré le corps et le
sang de Jésus-Christ en les recevant. Et voit-on
qu'ils aient adoré Jésus-Christ, qui bien constam-
ment était assis avec eux en sa forme visible et na-
turelle ? O mon Dieu! ces disputeurs ne verront-ils
jamais que, quoi qu'ils répondent, ils se font à
eux-méme leur procès? Les apôtres adoraient-ils
Jésus-Christ en sa propre et naturelle figure? Mais
ils le croient sans qu'il soit écrit en ce lieu-là. Ne
l'adoraient-ils pas? Et que veulent-ils donc conclure
de ce qu'il n'est pas écrit qu'ils l'aient adoré dans
l'eucharistie?
Mais que ces hommes, qui se croient subtils,
et appellent les autres grossiers , sont grossiers eux-
mêmes ; puisqu'ils n'entendent seulement pas quelle
est la véritable adoration! Car à nous tenir, mot à
mot, à ce qui est écrit dans l'histoire de la cène, et
sans chercher à suppléer un endroit de l'Évangile
par les autres : croire en Jésus-Christ , lorsqu'il dit :
Prenez, mangez; ceci est mon corps • : le croire,
dis-je, sans hésiter et sans disputer, lorsqu'il dit
une chose si étonnante : faire ce qu'il dit, et man-
ger ce pain apparent , avec une foi certaine que c'est
son vrai corps ; en faire autant du sacré calice :
faire un acte de foi si pur et si haut, n'est-ce pas
adorer Jésus-Christ? Mais discerner avec saint
Paul ce corps du Sauveur; le discerner tellement
qu'on entende que c'est le corps, non-sculemcnt
d'un homme , mais d'un Dieu , et le vrai pain des-
cendu du ciel ; y mettre son espérance , y chercher
sa vie . y attacher tout son amour; n'est-ce pas en-
core l'adorer parfaitement? et qu'ajoute à cette foi
la génuflexion, l'inclination du corps, son proster-
nement, en un mot l'adoration extérieure, sinon
un témoignage sensible de ce qu'on a dans le cœur?
Croyez-vous au Fils de Dieu'? dit le Sauveur à
l'aveugle-né qu'il avait guéri : Qui est-il, répon-
dit-il , afin que j'y croie'? C'est celui qui vous parle,
répondit Jésus : et l'aveugle repartit : J'y crois.
Seigneur ; et se prosternant , il l'adora^, (^ue lit-il
en se prosternant devant lui sinon de répéter d'une
autre manière, et par un autre langage, ce Je crois
qu'il venait de prononcer avec la bouche? Et ceux
qui disent : Je crois sans se prosterner devant lui ,
» MaUh. XXVI, 26. — ' Joan. ix, 35, 30, 37-
l'adorent-ils? ou ceux dont on n'a point écrit qu'Ils^
l'aient fait, l'adorent-ils moins que les autres? VA
cette femme qui le toucha pour être guérie', ne
l'avait-elle pas déjà adoré dans son cœur avant que
de se jeter à ses pieds? Et quand les apôtres disent
au Sauveur : Seigneur, augmentez-nous la foi ^ ,
ne connaissent-ils pas tout ce qu'il est, et ne l'a-
dorent-ils pas intérieurement comme un Dieu, en-
core qu'alors ils ne fussent pas à genoux devant lui?
Qui ne voit donc que croire à Jésus , qui dit : Ceci
est mon corps , ceci est mon sang : et les recevoir
dans cette foi, et discerner que ce corps est le
corps d'un Dieu , par lequel la vie nous est donnée;
quand on n'y verrait que cela, et qu'on ne trouve-
rait pas dans le reste de l'Écriture ce qui est dû à
Jésus-Christ, c'est un acte d'adoration de la nature
la plus haute, et que tous les prosternements qu'on
fera à Jésus-Christ n'en seront que l'expression et
le témoignage? C'est donc avec raison qu'on joint
dans l'eucharistie l'adoration intérieure et l'exté-
rieure, c'est-à-dire, le sentiment et le signe, la foi
et lé témoignage. C'est avec raison, comme le rap-
portent les saints, qu'on manifestait au dehors,
par la posture du corps, l'abaissement de l'esprit;
et que nul ne prend cette chair, qu'il ne l'ait pre-
mièrement adorée : ce sont les mots de saint Au-
gustin 3, et le témoignage constant de la pratique
de l'Église. Mais pourquoi chercher ces témoigna-
ges, quand manger, quand boire ce corps et ce
sang, comme le corps et le sang de Dieu, et y
attachant son espérance, c'est une si haute adora-
tion, qu'on voit bien qu'elle doit attirer toutes les
autres ?
Vous me dites : Pourquoi exposer? où cela est-il
écrit? l'ancienne Église l'a-t-elle observé? Grossier
et charnel, lequel est le plus, ou d'exposer dans
l'Église le corps du Sauveur, ou le porter avec soi ,
j et le garder dans sa maison? Et ce dernier est-il
! plus écrit que l'autre? Qui ne voit donc que la
: substance étant écrite et bien entendue par l'Église ;
I tout le reste qui en est la suite a été diversement
pratiqué, selon la sage dispensation de la même
Église, pour l'édification du peuple saint?
Allons de ce pas, ne tardons pas davantage; al-
: Ions adorer Jésus qui repose sur l'autel. Ah! c'est
là qu'on me le garde; c'est de là qu'on me l'ap-
portera un jour en viatique, pour me faire heu-
reusement passer de cette vie à l'autre. Pain des
voyageurs , qui serez un jour le pain des com-
préhenseurs, le pain de ceux qui vivront dans la
céleste patrie , je vous adore ; je crois en vous ; je
vous désire; je vous dévore en esprit : vous êtes
ma nourriture , vous êtes ma vie.
I LVIP JOUR.
i Le sacrilice.
I A Dieu ne plaise que nous oubliions la sainte-
! action du sacrifice, et le mystère de la consécra-
tion! Je vois un autel; on va offrir un sacrifice, le
sacrifice des chrétiens; le sacrifice et l'oblation-
« Luc. viil , 43 , 44 , 47. — = Ihid, xvH , 5. — ' Enar. in F».
xcviU, n. 9.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
i.s
purp, Jont il est écrit, quelle devail être offerte
depuis le soleil levant jusques au couchant '.
Cl* n'est plus ce saorifice qui ne devait être
offert que dans le temple de Jérusalem , et en un
lieu particulier choisi de Dieu : c'est un sacri-
fice qui doit être offert parmi les gentils et dans
toutes les nations de la terre. Où est donc l'ap-
pareil du sacrilice ? où est le feu ? où est le couteau ?
où sont les victimes? Cent taureaux, cent génisses
ne suffiraient pas pour exprimer la grandeur de
notre Dieu. On offrait aux faux dieux mêmes des
hécatombes, c'est-à-dire des bœufs par centaines :
je ne vois rien de tout cela.
Quelle simplicité du sacriGce chrétien! Je ne
vois qu'un pain sur l'autel, quelques pains au plus,
un peu de vin dans le calice. Il n'en faut pas da-
vantage pour faire le sacriOce le plus saint, le plus
auguste, le plus riche qui se puisse jamais com-
prendre. Mais n'y aura-t-il point de chair, n'y aura-
t-il point de sang dans ce sacrifice? Il y aura de la
chair, mais non pas la chair des animaux égorgés;
il y aura du sang, mais le sang de Jésus-Christ : et
cette chair et ce sang seront mystiquement séparés.
Et d'où viendra cette chair, d'où viendra ce sang?
Il se fera de ce pain et de ce vin : une parole toute-
puissante viendra qui de ce pain fera la chair du
Sauveur, et de ce vin fera son sang : tout ce qui
sera proféré par cette parole, sera dans le moment
ainsi qu'il aura été prononcé; car c'est la même
parole qui a fait le ciel et la terre , et qui fait tout
ce qu'elle veut dans le ciel et dans la terre. Cette
parole prononcée originairement par le Fils de Dieu,
a fait de ce pain son corps, et de ce vin son sang. Mais
il a dit à ses apôtres : Faites ceci : et ses apôtres
nous ont enseigné qu'on le ferait jusqu'à ce qu'il
vint : DOXEC VENiAT » ; juSqu'au dernier jugement.
Ainsi la même parole répétée par les ministres de
Jésus-Christ, aura éternellement le même effet. Le
pain et le vin se changent ; le corps et le sang de
Jésus-Christ en prennent la place. O Dieu ! ils sont
sur l'autel ce même corps, ce même sang; ce
corps donné pour nous, ce sang répandu pour
nous. Quelle étonnante merveille! C'est une mer-
veille pour nous; mais ce n'est rien d'étonnant pour
le Fils de Dieu, accoutumé à faire tout par sa pa-
role. Tu es guérie^ : on est guéri : Tu es vivant 4 :
on vit, et la vie qui s'en allait est rappelée. Il dit :
cm est mon corps : ce n'est plus du pain ; c'est
ce qu'il a dit : il a dit : Ceci est mon sang : ce
n'est plus du vin dans le calice, c'est ce que le Sei-
gneur a proféré; c'est là son corps, c'est le
sang; ils sont séparés; oui, séparés; le corps d'un
côté, le sang de l'autre : la parole a été l'épée, le
couteau tranchant qui a fait cette séparation mys-
tique. En vertu delà parole, il n'y aurait là que
le corps, et rien là que le sang : si l'un se trouve
avec l'autre, c'est à cause qu'ils sont inséparables
depuis que Jésus est ressuscité : car depuis ce temps-
là il ne meurt plus. Mais pour imprimer sur ce Jé-
sus , qui ne meurt plus , le caractère de la mort qu'il
• Mnlach. \, II. — » I. Cor. xr, 2i , 25, 20.
Mare. V,
a véritablement soufferte, la parole vient, qui met
le corps d'un côte, le sang de l'autre, et chacun
sous des signes différents : le voila donc revêtu du
caractère de sa mort, ce Jésus autrefois notre
victime par l'effusion de son sang, et encore au-
jourd'hui notre victime d'une manière nouvelle par
la séparation mystique de ce sang d'avec ce corps?
Mais comment ce corps, comment ce sang? Cela
se peut-il? et un corps humain peut-il être sous
cette mince étendue? Qui en doute, si la parole 1«
veut? La parole est toute-puissante : la parole est
l'épée tranchante, qui vaaux dernières divisions; qui
saura bien, si elle le veut, ôter à ce corps ses pro-
priétés les plus intimes, pour ne nous en laisser que
la nue et pure substance : car c'est cela qu'il me faut;
c'est à cette pure substance que le verbe divin est
uni; car son union est substantielle; son union se
fait dans la substance : celle qu'il veut avoir avec
moi , se fera aussi par la substance de son corps et
de sou sang : il l'a dit; et cela est fait dans le
moment.
Mais je ne vois rien de nouveau sur cet autel ! Je
le crois bien; la parole sait ôter au sens tout c»
qu'elle veut, lorsqu'elle veut exercer la foi. Jésus-
Christ, quand il a voulu , s'est rendu invisible au.\
hommes: lia passé au milieu d'eux sans qu'ils le
vissent : deux disciples , à qui il parlait , ne le con-
nurent qu'au moment qu'il le voulut : Marie le
prit pour le jardinier jusqu'à ce qu'il l'eut réveillée,
et lui ei)t ouvert les yeux par sa parole. Il entre,
il sort; et on ne le voit ni entrer ni sortir : il pa-
raît, il disparait comme il lui plaît. Qui doute
donc qu'il ne puisse nou.s rendre invisible ce qui
par lui-même ne le serait pas? La parole, ce glaive
tranchant, est venue , et a séparé de ce corps et de
ce sang, non-seulement tout ce qui pourrait les ren-
dre visibles, mais encore tout ce par où ils pour-
raient frapper nos autres sens.
Mais je vois tout ce que je voyais auparavant;
et si j'en crois mes sens, il n'y a que pain et que
vin sur cette table mystique. Le pain y est-il? le
vin y est-il? Non; tout est consumé. Un feu invi-.
sible est descendu du ciel : la parole est descendue,
a tout pénétré au dedans de ce pain et de ce vin :
elle n'a laissé de substance sur la table sacrée , que
celle qu'elle a nommée ; ce n'est plus que chair et
sang. Et comment? La parole est toute-puissante;
tout lui a cédé, et rien n'est demeuré ici que ce
qu'elle a énoncé : ce feu a tout changé en lui-même :
la parole a tout changé en ce qu'elle a dit.
Mais je vois le même extérieur? Oui, parce que
la parole n'a rien laissé que ce qui lui était néces-
saire pour nous indiquer où il fallait aller prendre
ce corps et ce sang , et tout ensemble pour les cou-
vrir à nos yeux. Les anges ont apparu en forme
humaine : le Saint-Esprit même s'est manifesté
sous la forme d'une colombe : la parole veut qua
le corps de Jésus-Christ nous apparaisse sous les es-
pèces du pain, parce qu'il fallait un signe pour
nous annoncer où il fallait l'aller prendre : ce qu'elle
vent, s'accomplit. Elle a consumé toute la sub-?
s'ar.cc; ce que vous voyez est comme la cendre qii^
ce feu divin a laissée : mais plutôt ce n'est pas la
cendre, puisque la cendre est une substance, et ce
(|iii reste de cet holocauste n'est que l'enveloppe
sacrée du corps et du sang : c'est enfin ce que la
parole a voulu laisser pour nous marquer la pré-
sence occulte, quoique véritable, de ce corps et de
ce sang de Jésus-Christ, qu'elle voulait bien met-
tre là en vérité et en substance, mais qu'elle ne
voulait montrer qu'à notre foi. N'en disons pas da-
vantage? car tout le reste est incompréhensible , et
n>st vu que de celui qui l'a fait.
Voilà le signe que Jésus-Christ nous a laissé,
signe auquel nous reconnaissons qu'il est véritable-
ment présent. Car la parole nous le dit; et il ne
faut pas être en peine de la manière dont elle exé-
cute ce qu'elle prononce : il ne faut songer qu'à ce
qu'elle signifie. Car elle a en elle-même une vertu
l)our faire tout ce que veut celui qui l'envoie. // a,
t!it-il , envoyé sa parole, et elle les a guéris, et elle
les a arrachés des mains de la mort ■ . Sa parole
ne revient point inutile : elle/ait tout ce qu'il a
ordonné^. Entendez donc encore un coup cette
parole : Ceci est mon corps. S'il avait voulu lais-
ser un simple signe, il aurait dit : Ceci est un
signe : s'il avait voulu que le corps fût avec le pain,
il aurait dit : IMon corps est ici. Il ne dit pas : Il
est ici , mais Ceci l'est: par là il nous définit ce que
c'était, et ce que c'est. Quand on vous demandera :
Qu'est-ce que ceci.' il n'y a qu'un mot à répondre :
C'est son corps; la parole a fait cette merveille.
Elle n'en demeure pas là. Sortie de la bouche du
prêtre comme de celle du Fils de Dieu, elle a fait
sur le saint autel ce changement prodigieux : elle
tourne ensuite sa vertu sur nous tous, qui assis-
tons au sacrifice : elle éteint en nous tous nos sens :
nous ne voyons plus; nous ne goûtons plus, par
rapport à ce mystère. Ce qui nous paraît pain,
n'est plus pain : ce qui nous paraît vin , n'est plus
vin : c'est le corps, c'est le sang de Jésus-Christ.
Nous n'en croyons plus lejugement de nos sens; nous
en croyons la parole : elle a tout changé, et nous-
mêmes nous ne sommes plus ce que nous étions,
des hommes assujettis à leurs sens, mais des hom-
mes assujettis à la parole. En cet état nous appro-
chons du saint autel : Venez, le désiré de mon
cœur! suivit in te anima mea : mon âme a
.soif de vous : en combien de minières ma chair
vous dés ire-t- elle ^l Oui, ma chair prend part au
désir de l'âme : car c'est en elle que s'accomplit ce
qui cause à l'âme ces transports. Mon cœur et ma
chair se réjouiront dans le Dieu vivant^ : tous mes
os crieront : Seigneur, qui est semblable à vous^?
Qui vous est semblable en puissance? Mais qui vous
est semblable en bonté et en amour F
LYIir JOUR.
Simplicité et grand(^ur de ce sacrifice.
Que le sacrifice des clirétiens est grand, qu'il
est auguste! mais qu'il est siinpie! qu'il est hum-
MÉDlTATlOiNS SUR L'ÉVANGILE.
iPs.CVI,20. — ^is. I,V, II.
— » Ibid. xwiv, 10.
■ ' Ps. I.X1! , i- — ' Ibid. i.xxxin ,
ble! Un peu de pain , un peu de vin , et quatre pa-
roles le composent! Je reconnais le caractère du
Seigneur Jésus. Qui voyez-vous? un homme : Qui
croyez-vous ? un Dieu. Saint Paul dit : Qui man-
gera ce pain'? il ne parle que de pain, direz-vous.
Il parle de ce qui paraît, et il se plaît à marquer ce
qu'il y a d'humble, de commun, de familier dans
ce sacrifice; mais pénétrez la simplicité de cette
parole; voyez ce qui suit, ce qui précède: vous
entendrez alors quelle force, quelle grandeur il y
a dans cette parole : Qui mange ce pain. Car ce
pain, c'est-à-dire, ce pain fait corps : ce pain en
apparence, mais corps en effet; ce pain par qui un
autre pain , et le vrai pain de vie éternelle , nous est
donné. Voilà ce que veut dire ce pain. Il faut en-
tendre de même le calice du Seigneur. Les cali-
ces qui ont servi à l'eucharistie ont été des matières
les plus précieuses, et cela dès l'origine du christia-
nisme, et même durant le temps des persécutions
et de la pauvreté de l'Église. Je ne m'en étonne
pas : Jésus-Christ nous a fait entendre de quoi soa
corps était digne, quand il a permis et approuvé
qu'on employât tant de parfums exquis , non-seu-
lement à l'honorer pendant sa vie , mais encore à
l'oindre après sa mort.
Mais quoiqu'il approuve ces choses , et que son
Église les imite , elle n'est point attachée à cet ap-
pareil extérieur. La persécution lui peut ôter l'or
et l'argent, dans lesquels elle sert le Fils de Dieu;
peut-elle lui faire perdre la richesse de son sacrifice?
Non : un peu de pain , un peu de vin lui peuvent
fournir de quoi offrir à Dieu le plus auguste sacri-
fice, et de quoi donner à tous les fidèles le plus ma-
gnifique repas. Voilà les vraies richesses de l'Eglise :
les autres non-seulement lui peuvent être otées;
mais elle-même elle s'en est souvent défaite. Elle
a loué ses évêques , qui, pour assister les pauvres,
se réduisaient à porter le corps de Jésus-Christ dans
un panier, et son sang dans un simple verre; ceux
qui employaient les vaisseaux sacrés à racheter les
captifs, à acheter de la place pour enterrer ses
morts. Il faut donc avoir du zèle pour honorer les
mystères, et ni l'or ni les pierreries ne doivent
point être épargnés pour exciter la révérence des
peuples. IMais cependant n'oublions jamais que ce
qu'il y a de vraiment riche dans ce sacrifice , c'est
ce qui est le plus caché , le plus humble. INIais que
fait là .Tésus-Christ ! Je ne vois pas qu'il y fasse
rien qui soit digne de lui. C'est cela même qui est
grand : car c'est par là qu'il fait voir que toute sa
grandeur est en lui-même : c'est en cela qu'il fait
voir que toute sa grandeur, aussi bien que toute
notre félicité , est dans sa mort. Plus il est anéanti ,
plus il est mort, plus il nous transporte sa vie. Di-
gne mémorial d'un Dieu, qui s'est anéanti lui-
même.
LL\" JOUR.
L'Agneau devant le trône de Dieu. Jpoc. v, 6.
Les cieux s'ouvrent : je perce au dedans du \o\lt'.
» I. Cor. XI . 27
WÉDITATIOINS SUR L'ÉVANGILE.
71T
Centre dans le sanctuaire éternel , et j'y vois avec
M'nt Jean , devant le trône, l'.igneau comme tué,
ef autour t'es vingt-quatre vieillards vénérables '.
C'est ce que je vois dans le ciel , c'est ce que je vois
dans la terre. I>à Jésus comme mort, comme tué,
avec les cicatrices de ses plaies , au milieu de ses
saints: ici le mcme Jésus encore comme tué, et
revôtu des signes sacrés de la mort violente qu'il a
soufferte, environné de part et d'autre de l'assem-
blée de ses prêtres. Que nous dit saint Paul , de ce
Jésus considéré dans le ciel ? Qu'il paraît pour nous
devant la face de Dieu . qu'il est dans le ciel tau-
ours vivant , afin d'intercéder pournous » : qu'il
intercède pour nous par sa présence. Et que dirons-
nous, à son exemple, de ce Jésus posé sur le saint
autel , sinon que sa seule présence, et la représen-
tation de sa mort, est une intercession perpétuelle
pour le genre humain?
Accompagnons donc cette action de saintes priè-
res : cliargeons de nos vœux Jésus-Christ présent.
Nous ne prions que par Jésus-Christ : le voilà pré-
sent : prions donc par lui plus que jamais. Agneau
sans tache , Agneau qui ôtez les péchés du monde ,
détournez les yeux de votre Père de dessus mes pé-
chés. Je comparais devant son trône, et j'en vois
sortir des éclairs et des tonnerres^, etdesvoixterri-
bles et fulminantes contre moi , contre mes crimes.
Où me cacherai-je ? je suis perdu, je suis foudrové.
Araisjevous vois entre deux. Agneau sans tache!
Vous arrêtez ces foudres , et le feu de la justice di-
vine s'amortit devant vous : je respire , j'espère , je
vis. Mais cet Agneau doux et paisible me dit de-
vant ce trône : Jllez , et ne péchez plus < : il ne par-
donne qu'à cette condition.
LX' JOUR.
Jcsas notre victime donné à la croix , donné dans l'eacha-
ristie. Luc. xxii, 19, 20.
Que je trouve de douceur à méditer votre parole !
que j'en trouve dans cette parole , par laquelle vous
établissez et continuez ce banquet , qui est en même
temps un sacrifice ! Je ne me lasse point de la mé-
diter : je la considère de tous côtés : je la rumine,
pour ainsi parler, et je la passe et repasse sans
cesse dans ma bouche pour la goûter, pour en tirer
tout le suc: Ceci est mon corps donné ponr vcnis ;
erUemps présent : qui se donne : Ceci est mon sang
répandu pour vous^; dans le même temps : qui
se répand. Saisit Matthieu parle ainsi, saint Marc,
saint Luc, saint Paul : quatre témoins parfaitement
uniformes de votre parole. Tous quatre parlent en
présent ; cela est clair dans l'original , et l'inter-
prète latin qui a traduit au futur : sera livré, sera
répandu , par rapport à la croix, où ce corps al-
lait effectivement être livré , et où ce sang allait
être répandu, a conservé dans saint Luc le temps
présent : Hoc corpus , quod pbo vobis datur :
afin que nous entendissions, non-seulement que Jé-
sus-Christ en disant : Ceci et* mon corps, l'enten-
• .^poc. V, 6. — ' Heb. IX , 24 ; \U , 25. — ' Apoc. iv, 5. —
*Joan. viu, II — '^ Luc. xxu, 19, Mj.
daitdc ce même corps qui allait être livré |)0ur nous;
mais encore qu'il entendait que ce même corps,
qui allait être livré et donne pour nous, i'étaic
déjà par avance dans la consécration mystique , et
le serait à chaque fois qu'on célébrerait ce sacrifice.
Croyons donc, non-seulement que le corps de Jé-
sus-Christ devait être donné pour nous à la croix ,
et l'a été en effet ; mais encore qu'à chaque fois
qu'on prononce cette parole , il est par cette parole
actuellement donné pournous: Hoc corpus, qlod
PRO VOBIS datur.
Il veut donc dire que ce corps non-seulement
nous est donné dans l'eucharistie : Prenez; man-
gez : ceci est mon corps ' : mais encore qu'il y est
donné pour nous, offert pour nous, aussi bieji
qu'il l'a été à la croix : ce qui marque qu'il est en-
core ici notre victime, qu'il y est encore offert,
quoique d'une autre manière. Ainsi ce terme -.donné
pour vous, se dit de Jésus-Christ sur la croix,
et se dit de Jésus-Christ dans l'eucharistie; et
convient à ce double état de notre Seigneur du
corps présent dans l'un et dans l'autre. C'est pour-
quoi le Sauveur non-seulement parle en temps pré-
sent, pour nous montrer qu'il est ici comme en la
croix , se donnant actuellement pour nous ; mais
encore il choisit un terme qui convient à son sacré
corps dans ces deux états. S'il avait dit : Ceci est
mon corps, qui est crucifié, percé de plaies, misa
mort pour vous; on ne pourrait pas dire que cela
lui convient dans l'eucharistie; car il n'y meurt plus :
et il faudrait expliquer nécessairement et unique-
ment : Ceci est ce même corps , qui sera mis eu
croix pour vous, et y rendra le dernier soupir
pour votre salut. Mais il a dit : Ceci est mon corps
donné : cela convient à ces deux états; ce corps est
donné à la croix; ce corps est encore donné dans
l'eucharistie : et , dans l'un et dans l'autre état ,
donné pour vous. Dès-là qu'il est dans l'eucharistie
pour vous y être donné , il est donné pour vous :
avant que de vous le donner à manger, la parole
de Jésus-Christ le rend présent : et cette présence
est encore pour vous. Jésus-Christ estpré^nt pour
vous devant son Père ; il se présente pour vous, il
s'offre pour vous; et sa présence seule est pour
vous une intercession toute-puissante.
Voilà donc ce qu'opère dans l'eucharistie ce pré-
cieux terme : Ceci est mon corps donné.
Mais peut-être que les autres termes, rapportés
par les écrivains sacrés, n'ont pas été prononcés
avec le même choix , et ne conviennent pas égale-
ment aux deux états de la présence de Jésus-Christ.
Voyons, lisons, méditons : Ceci est mon sang ré-
pandu : il est répandu sur la croix ; mais n'est-il
pas encore répandu dans le calice ? IS'y a-t-il pas
dans ce calice de quoi faire à Dieu pour notre salut
la plus salutaire effusion qui fut jamais ? Ce sang
est là pour être répandu sur les fidèles; il est là en
état d'être répandu , et sous la forme d'une liqueur,
dont le propre est de se répandre. Ce sang qui ?. été
répandu à la croix , et qui a coulé de toutes les veii
nés rompues du Sauveur, coule encore dans ce ca^
' .Vatlh. XXVI, 20.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
lice de toutes ses plaies, et principalement de celle
dii sacré coté. C'est pour cela que nous melons ce
caliced'un peu d'eau, en mémoire de l'eau qui
coula du côte ouvert , avec le sang. Seigneur Jésus,
vous êtes la parole, et vos paroles sont prononcées
avec un choix digne de vous. En disant : Ceci est
mon sang répandu pour vous , en temps présent ,
vous me marquez que non-seulement il est répandu
pour moi sur la croix, mais encore qu'il se répand
pour moi , et pour la rémission de mes péchés dans
ce calice; pour m'en assurer, pour me l'appliquer,
pour continuer éternellement l'intercession toute-
puissante que vous faites pour moi par ce sang.
Continuons à ruminer ces saintes paroles : Ceci
est mon corps do7iné pour vous, avons-nous lu dans
saint Luc; mais le mot que saint Paul a mis en la
place est celui-ci : Ceci est mon corps rompupour
vous ' : mais que veut dire ce terme, selon l'usage
de la langue sainte.' Isaîe nous l'a expliqué par ces
paroles : Romps ton pain à celui qui a faim * :
donne-lui ce pain, fais-lui-en part : saint Paul ex-
plique donc bien : Ceci est mon corps donné pour
vous : par : Ceci est mon corps 7'ompu pour vous.
Ce corps est mis en état de nous être donné , de
nous être distribué , de nous être rompu dans l'eu-
charistie; et dès qu'il est mis dans cet état , il est
déjà rompu et donné pour nous, dans la destination,
et par la parole de .lésus-Christ. Mais ce même
terme a aussi son rapport au corps en croix, au
corps froissé de coups et percé de plaies, suspendu
à une croix dans un état si violent, où son sang
ruisselle de tous côtés de ses veines cruellement
rompues. Le mot de rompre convient donc encore
aux deux états, et à celui de.Iésus-Christà la croix,
et à celui de .Tésus-Christ dans l'eucharistie : le
corps est donné dans l'un et l'autre état; il est
rompu dans l'un et l'autre. Il en est de même du
sang. Le corps est partout donné pour nous, il est
partout notre victime: le sang est partout versé
pour nous ; il a coulé pour nous sur la croix , il coule
encore pour nous dans la coupe sacrée.
Mon Sauveur, quel sacrifice ! mon Sauveur, en-
core un coup, que de douceur à méditer votre
parole! J'y trouve toujours de nouveaux goûts,
comme dans la manne : votre corps et votre sang
sont mon oblation, mon sacrifice, ma victime,
et sur la croix et sur la sainte table; et comme
la croix , cette table est un autel. Ah! vrai-
ment, ce que dit saint Paul est bien véritable!
Nous avons wi autel, dont ceux qui demeurent
attaches au tabernacle ancien, et à l'autel de la
loi, n'ont pas pouvoir de manger^. Pour y par-
ticiper, il faut ent.'-er en esprit dans le taberna-
cle, qui n'est pas fait de main d'homme 4.
LXr JOUR.
L'eucharistie est le sang du nouveau Testament. Matih.
XXVI , 28.
Je reviens aux paroles de l'institution avec un
« I. Cor. XI, 24. Grœc. — ' Is. i,viu, 7. — 3 Heb. xui, 10.
— ♦ Ibid. JX, M.
nouveau goût , et j'y trouve ce mot qui me touch? :
Ceci est mon sang du nouveau Testament^, .le
trouve, dans ce mot de Testament, je ne sais quoi
qui me frappe , qui m'attendrit. C'est ici un testa-
ment : c'est l'assurance de mon héritage; mais il
faut qu'il en coûte la mort à celui qui le fait.
J'ouvre encore la divine épître aux Hébreux , et j'y
trouve ces paroles : Partout où il y a un testament,
il faut que la mort du testateur s'y rencontre :
car le testament est confirmé dans la mort; et
il n'a pas sa valeur, tant que le testateur est en vie :
c'est pourquoi l'ancien Testament même n'a pas
été consacré sans sang. Car après que Moïse eut lu
le commandement de la loi à tout le peuple, il
prit du sang de la victime, et le jeta sur le livre
même , et sur tout le peuple, en disant : C'est ici le
sang du Testament que le Seigneur a fait pour
vous ^ Je vois donc l'héritage céleste donné par
testament aux enfants de Dieu. Jésus-Christ est le
testateur : il faut qu'il meure ; le testament n'est
valable et ne reçoit sa dernière force que par la
mort du testateur; jusque-là il est sans effet; on
le peut même changer : ce qui le rend sacré et in-
violable; ce qui lui donne son plein et entier effet ,
et saisit l'héritier de tout le bien qui lui a été laissé
par le testateur, c'est sa mort. Et tout cela s'accom-
plit parfaitement en Jésus-Christ , qui meurt poui
nous assurer notre héritage. C'est pourquoi l'ancien
Testament, qui devait être la figure du nouveau,
n'a pas été consacré sans sang ; tout le peuple, et
le livre même de la loi , où la promesse de l'héritage
était renfermée, est sanctifié par l'aspersion de
ce sang : tout est ensanglanté, et le caractère de
mort paraît partout : et Moïse, en jetant ce sang
sur le livre de l'alliance , lui donne le caractère de
testament, en disant, selon que l'interprète saint
Paul : C'est ici le sang du Testament que fait le
Seigneur à votre avantage ^ : ce que Jésus accom-
plit en disant aussi : Ceci est le sang, non de Vancka
Testament , mais du nouveau.
Ce qui paraît donc en ces paroles, et par le
rapport qu'elles ont avec les anciennes figures,
c'est que le sang de Jésus-Christ versé à la croix ,
et versé d'une manière très-réelle et très-vérita-
ble, quoique différente de celle-là, est le sang
du nouveau Testament; c'est-à-dire, le sang versé
pour lui donner toute sa force. Il y a des testa-
ments dont la loi est qu'ils sont écrits de la main
du testateur; mais la loi du testament de Jésus-
Christ, c'est qu'il devait être confirmé, et comme '
tout écrit de son sang. L'instrument de ce testa-
ment, et l'acte où il est écrit, c'est l'eucharistie.
Les promesses de Jésus-Christ et du nouvel hé-
ritage nous sont faites par la mort de Jésus-
Christ, qui nous tire par là de l'enfer, et nous
assure le ciel ; et l'acte où cette promesse est ré-
digée, l'instrument où la volonté et la disposition
de notre Père est écrite; cet acte, cet instrument
est tout écrit de son sang : son testament, en un
mot, c'est l'eucharistie.
• Mailh.\\\i,18.~' Heb.ix, 16, 17 , etc. — ^ Heb. :j,i».
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Qui doue no serait ému en entendant tous les
jours ces paroles du Sauveur : Ceci est mon sang
du nouveau Testament: ou , connue le tourne saint
I.uc : Ce calice est le nouveau Testament par mon
sang ' , qu'il contient ; parce que telle est la nature
de ce testament, qu'il doit être écrit tout entier du
sang même du testateur. Venez lire, chrétiens;
venez lire ce testament admirable : venez en en-
tendre la publication solermelle dans la célébration
des saints mystères; venez jouir des bontés de
votre Sauveur, de votre Père, de ce divin testateur
qui vous achète par son sang votre héritage, et qui
écrit encore de ce même sang le testament par
lequel il vous le laisse. Venez lire ce testament :
venez posséder; venez jouir : l'hérilnge céleste
est à vous.
LXir JOUR.
Cesl le nouveau Testament par le sang de notre Seigneur.
Ce calice est le nouveau Testament par mon
sang : c'est ainsi que saint Luc et saint Paul »
tournent ce que rapportent saint Matthieu et
saint Marc : Ceci est le sang du nouveau Testa-
ment.
Il n'y a pas lieu de douter que les paroles pronon-
cées par Jésus-Christ en donnant son corps , ne
soient celles-ci : Ceci est mon corps ; puisque tous
ceux qui ont écrit cette institution, saint Matthieu,
saint Marc, Saint Luc et saint Paul, le rapportent
dans ces mêmes termes.
Il n'y a non plus lieu de douter que Jésus-Christ
n'ait consacré son sang avec la même façon de
parler, dont il a consacré son corps, c'est-à-dire,
comme le rapportent saint ^latihieu et saint Marc :
Ceci est fnon sang du nouveau Testament^. Mais
comme il y avait quelque chose de particulier à
considérer dons ce sang du nouveau Testament, et
qu'il y fallait entendre que ce sang versé pour nous
sur la croix, et encore versé pour nous, et trans-
formé en une liqueur dans l'eucharistie , y était la
confirmation et le témoignage certain de la dernière
disposition de notre Père; saint Luc et saint Paul
l'expliquent ainsi : Cette coupe est le nouveau Tes-
tament en mon sang : comme si on disait : De
même que ce papier où est écrite de la main de votre
père sa dernière volonté, est son testament; ainsi
celte coupe sacrée est le testament de Jésus-
Christ par son sang qu'elle renferme, et dont la
dernière disposition devait être écrite.
Il n'y a donc rien de plus simple, que les pa-
roles dont Jésus-Christ a usé : Ceci est mon
corps : ceci est mon sang du nouveau Testa-
înent : il n'y a là aucune figure; et tout y est véri-
table au pied de la lettre. Dans ces paroles de
saint Luc et de saint Paul, ou plutôt dans ces pa-
roles de Jésus-Christ, ainsi que ces deux écrivains
sacrés les ont tournées : Cette coupe est le nouveau
Testament par mon sang , il y a une faron de
parler un peu plus tournée , aisée toutefois et du
discours familier, et semblable à celle qui appelle
' Luc. %xu ,10.—* Luc. 3ixn, 20 ; I. Cor. xr , 25. — ' Matlh.
rxvi, 28; Marc. XTV, »i
?Î9
du nom de testament , l'inrtrument où est déclarce
la dernière volonté du testateur. Mais en même
temps la vérité du sang est marquée avec une force
particulière : car il y est expressément marqué,
que si la coupe qu'on nous présente est le testament
de Jésus-Christ; si elle est l'instrument sacré où
sa dernière disposition est marquée; c'est par le
sang de Jésus-Clirist qu'elle contient; à cause que
ce testament, comme on vient de voir, était de
nature à être écrit, non pas de la propre main,
mais du propre sang du testateur. Et les paroles
de saint Luc marquent ce sens évidemment. Car à
les traduire mot à mot, selon qu'elles se trouvent
dans l'original, il faut rapporter ces mots, répandu
pour vous, non pas au sang, mais à la coupe; et
on les doit traduire ainsi : cette coupe versée pour
vous, est le nouveau Testament par tnon sang :
ce n'est pas seulement le sang qui est versé pour
vous; c'est la coupe, au même seivs qu'on dit
tous les jours, quand une liqueur est répandue,
que le vase où elle était est répandu. Entendons
donc aussi que cette coupe est ici répandue pour
nous; c'est-à-dire, que le sang qu'elle contient
n'est pas seulement répandu pour nous à la croix ;
mais qu'en tant qu'il coule encore dans cette coupe,
et qu'il en découle sur nous, c'est encore une
effusion qui se fait pour notre salut , et une oblation
véritable.
Rendons grâces à Jésus-Qirist , qui nous a
expliqué en tant de sortes, et d'une manière si
expresse , le sacrifice qu'il continue à offrir pour
nous dans l'eucharistie. Voyons-y encore couler
pour nous le sang de la rédemption en vérité comme
sur la croix, quoique sous une forme étrangère. Il
est puissant pour opérer tout ce qu'il a dit : son
sang est ici; cette coupe en est pleine; il s'y répand
tous les jours pour nous; c'est de ce sang qu'est
écrit le testament de notre Père. Et quel est ce tes-
tament, sinon celui dont il est écrit : Cest ici le
testament que Je ferai avec eux :je mettrai ma loi
dans leurs cœurs , et je l'écrirai dans leur esprit ;
et je ne me souviendrai plus de leurs péchés ' ?
Et pourquoi nous léguer par testament la ré-
mission des péchés, si ce n'est pour lever l'ob-
stacle qui nous empêche d'entrer dans le ciel ,
qui est notre véritable héritage.' Et pourquoi faire
cela par un testament, si ce n'est pour nous faire
souvenir que , pour être en droit de nous léguer cet
héritage céleste, il en devait coûter la vie à celui qui
nous le léguait par testament.? Et pourquoi nous
donner le sang du nouveau Testament; ou , comme
le tournent saint Luc et saint Paul, pourquoi nous
donner ce testament scellé , confirmé, écrit avec le
sang du testateur, sinon pour appuyer notre foi et
enllammer notre amour? Qui ne serait attendri,
en voyant un testament écrit de cette sorte.' Que
l'héritage est grand, qui nous est légué par un tes-
tament si auguste, si précieux! Qui aurait le cœur
si endurci, qui, voyant ruisseler encore de cette
coupe sacrée le sang de ce testament , par lequel nos
' J^em. XXXI, 31 , 33, 3» ; Heb. vm, S. et seq. X, 16, l7.
Î5f)
jx'chés sonl lavés , ne les aurait en horreur, et n'en
déracinerait jusqu'aux moindres restes, à la vue et
par la vertu de ce sang?
LXIir JOUR.
La messe esl la conliruialion de la cène de Jésus -Christ.
Ibid.
Reconnaiss.snns donc, chrétiens, que toutes
grâces abondent dans ce sacrifice. Jésus est mort
une fois, et n'a pu être offert qu'une fois en cette
•sorte; autrement il faudrait conclure que la vertu
de cette mort serait imparfaite; mais ce qu'il a fait
line fois de cette manière, qui était de s'offrir ainsi
tout ensanglanté et tout couvert de plaies, et de
rendre son àme avec tout son sang, il le continue
'tous les jours d'une manière nouvelle dans le ciel,
où nous avons vu , par saint Paul, qu'il ne cesse de
se présenter pour nous ; et dans son Église , où
tous les jours il se rend présent sous ces caractères
de mort.
Peuple racheté, assemblez-vous pour célébrer
les miséricordes de votre Père céleste par Jésus-
Christ immolé pour vous. Où est le corps de Jésus,
là est le lieu de votre assemblée : où est ce corps , là
les aigles doivent accourir '. Kt qu'y ferons-nous?
qu'a fait Jésus ? il a pris du pain : il a béni : il a
rendu grâces dessus : il a fait de saintes prières : il
a pris une coupe ^ : il a fait de même dessus. Le
yrétre fait comme lui ; on mange , on boit ce corps
et ce sang: on dit l'hymne, et on se retire. Soyons
attentifs; suivons le prêtre qui agit en notre nom,
qui parle pour nous ; souvenons-nous de la coutume
ancienne d'offrir chacun son pain et son vin, et de
fournir la matière de ce sacrifice céleste. La céré-
monie a changé , l'esprit en demeure; nous offrons
tous avec le prêtre ; nous consentons à tout ce qu'il
fait, à tout ce qu'il dit. PLt que dit- il? Priez, mes
frères , que mon sacrifice et le vôtre soient agréa-
bles au Seigneur noti'e Dieu. Et que répondez-vous?
Que le Seigneur le reçoive de vos mains. Quoi?
notre sacrifice et le vôtre. Et que dit encore le prê-
tre? Souvenez-vous de vos serviteurs, pour qui
nous vous offrons. Est-ce tout? il ajoute : ou qui
vous offrent ce sacrifice. Offrons donc aussi avec
lui ; ofifrons Jésus-Christ, offrons-nous nous-mêmes
avec toute son Église catholique, répandue par
toute la terre.
Le prêtre bénit, il rend grâces sur ce pain et sur
ce vin , qui va être changé au corps et au sang; il
prie pour toute l'Église : bénissez, rendez grâces,
priez. On vient à cette spéciale bénédiction, par
laquelle on consacre ce corps et ce sang : écoutez ,
croyez, consentez. Offrez avec le prêtre ; dites Jmen
sur son invocation, sur sa prière. Le voilà donc;
il est présent; la parole a eu son effet; voilà Jésus
aussi présent qu'il a été sur la croix , où il a paru
pour nous par l'oblation de lui-même ^ ; aussi pré-
sent qu'il est dans le ciel , où il paraît encore pour
nous devant la face de Dieu «. Cette consécration ,
' Matth. XXIV, 28. — ' Ibid.xxyi, 2^,27 , HO; Marc, xiv,
a2,2d, 2C. — 3 Ileb. IX, 26. —4 Ibid.-Ii.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVAiNGILE.
cette sainte cérémonie, ce culte plein de .sang, et
néanmoins non sanglant, où la mort est partout,
et où néanmoins l'hostie est vivante, est le vrai
culte des chrétiens; sensible et spirituel, simple et
auguste , humble et magnifique en même temps.
Quoi! durant un si grand mystère, pas un sou-
pir sur vos péchés, pas un sentiment de componc-
tion! Vous assistez de corps seulement! Eh quoi!
Jésus n'est-il ici que selon le corps ?son esprit n'i-st-
il pas aussi avec nous? Et que veut donc dire le
prêtre, lorsqu'il nous salue, en disant : Dominus
voBiscuM : Le Seigtieur est avec vous : Et avec
votre esprit, répondez-vous. C'est donc à l'esprit
du prêtre, à l'esprit du sacrifice, que vous voulez
vous unir; et votre corps est là comme mort, sans
esprit, sans foi! Quoi donc, vous ne sentez rien!
Vous ne songez pas que ces espèces sacrées sont
l'enveloppe où est renfermé le corps de votre Sau-
veur, et comme le drap mortuaire dont il est cou-
vert! Vous assistez au tombeau, où est votre Père
qui est mort percé de plaies pour vous sauver; et
vous êtes insensibles! Vous vous réveillez à ces
paroles; mais songez-vous bien que ce Jésus ici
présent ne veut pas vous voir avec le moindre res-
sentiinent contre votre frère ; ou, pour parler comme
lui, avec le moindre ressentiment de votre frère
contre vous ' ! Vos autres dérèglements ne lui cau-
sent pas moins d'horreur. Allez, hypocrites , qui
ne m'honorez que des lèvres , et dont le cœur esi
loin de moi » : retirez-vous. Non : revenez : ranimez
vous ; rentrez en vous-mêmes : donnez du moins un
soupir au déplorable état de votre âme. Dites : Je
confesserai à Dieu mon péché, et vous me Cavez
rends ^. Oui; vous le pourrez confesser avec tant
de componction et de si bon cœur, qu'il vous sera
pardonné à l'instant.
LXIV JOUR.
La communion. 11 faut communier au moins en esprit.
Ibid.
On vient à la communion : heure terrible ! heure
désirable! Le prêtre a communié : préparez-vous;
votre tour viendra dans un moment. Communiez
d'abord en esprit; croyez, adorez, désirez. C'est
ma viande, c'est ma vie; je la désire, je la veux.
Vous n'êtes pas préparé à communier ; pleurez , gé-
missez. Hélas! où est le temps où nul n'assistait que
les communiants , où l'on chassait , où l'on repre-
nait, du moins où l'on blâmait ceux qui assistaient
au banquet sacré sans manger ? En effet , y assister
sans manger, n'est-ce pas déshonorer le festin et en
mépriser les viandes ? Quel mépris ! quelle maladie !
quel dégoût! Mais ce n'est plus la coutume. Écou-
tez ce que dit l'Église dans le concile de Trente :
Le saint concile désirerait que tous ceux qui assis-
tent au sacrifice y participassent^. Pourquoi le
saint concile le désire-t-il, si ce n'est que Jésus-
Christ le désire? Car il ne se change en viande que
pour être mangé. L'Église désire donc que vous
communiiez, vous tous qui assistez au sacrifice.
* Matth. V, 23. — » Ihid. xv, 7 , 8. — ' Ps. X.O», ». —
^Scss. XXII, cap 6.
MKDITATiONS SLR L'ÉVANGILE.
7ÎI
Le (^uiicilc toutefois ne dit pas qu'il désire; il dit
qu'il désirerait ; Optaretsanctasynodus. Pourquoi ?
l'Église n'ose former un désir absolu d'un si grand
bien; elle désirerait que tout le monde le fit, que
tout le monde en filt digne. O prêtre, désirez
aussi que tout le monde communie avec vous ! Kt
vous tous qui assistez, répondez à ce désir de l'É-
glise et de son ministre. Si vous ne communiez pas ,
encore un coup, pleurez du moins, gémissez, re-
connaissez en tremblant que le chrétien devrait
vivre de manière qu'il pût communier tous les jours.
Promettez à Dieu de vous préparer à communier
au plus tôt : vous aurez communié du moins en
esprit. Le prêtre comnnmie : le prêtre achève, af-
fligé de communier seul; ce n'est pas sa faute; il
ne faut pas laisser de dresser la table, encore que
tous n'en approchent pas. Telle est la libéralité,
telle est la bonté du grand Père de famille. Enfin
donc le sacrifice est consommé : retirez-vous a\=€C
douleur de n'y avoir pas eu toute la part qui vous
était destinée.
LXV* JOUR
L'action de grâces. Mailh. xxvi, 80.
Et après avoir dit l'hymne^ îh s'en allèrent à la
montagne des Oliviers '. lis y allèrent à la vérité;
mais avant que Jésus-Chrisl partît, il se passa plu-
sieurs choses, que nous verrons dans la suite. Ar-
rêtons-nous un moment sur cet hymne , sur ce can-
tique 3'actton de grâces et d'allégresse , par lequel
Jésus et ses apôtres finirent le saint mystère. Que
pouvaient clianter ceux qui étaient rassasiés de Jé-
îUS-Christ, et enivrés du vin de son calice, sinon
■celui dont ils étaient pleins? L'Agneau qui a été
immolé est vraiment dign^ de recevoir la force, la
divinité, la sagesse y la puissance, l'honneur, la
gloire, la bénédiction. Et j'entendis toule créature
qui est au ciel, sur la terre, sous la terre, sur la
mer et dans (a mer, et tout ce qui est dans ces lieux,
qui criaient en disant : A celui qui est assis sur le
trône et à l'Agneau , bénédiction , honneur, gloire,
et puissance aux siècles des siècles » !
Le monde chante les joies du monde; et nous que
chanterons-nous après avoir reçu le don céleste,
que les joies éternelles.'
Le monde chante ses passions, ses folles et cri-
minelles amours ; et nous que chanterons-nous sinon
celui que nous aimons?
Le monde fait retentir de tous côtés ses joies
dissolues; et qu'entendra-t-on de notre bouche,
après avoir bu ce vin qui germe les vierges ^ , sinon
des cantiques de sobriété et de continence? Rem-
plis de la mort de Jésus-Christ ^ qui vient de nous
être remise devant les yeux, et de la chair de son
sacrifice, que chanterons-nous, sinon : Le monde est
crucifié pour inoi , et moipour le inonde*?
Ne vous en allez pas sans dire cet hymne , sans
réciter le cantique de la rédemption du genre hu-
main. Quoi! Moïse et l'aBcien peuple chantèrent
' Matth. XXVI, 30. —» Jpoc. v, 12 . 13. — ' Zach. ix , 17.
»« • Cal. yi, 14.
B06SEET. — TOME IIL
avec tant de joie le cantiqur de leur délivrante,
après être sortis de l'Egypte et avoir passé la m<T
Rouge! Chantez aussi, peuple délivré, chante2 le
cantique de Moïse et le cantique de l'Agneau, en
disant : Que vos oeuvres sont grandes et admira-
bles, ô Seigneur, Dieu tout-puissant! Que l'os voies
sont justes et véritables, ô Roi des siécks ! Seigneur,
qui ne vous craindrait, et qui ne glorifierait votre
nom? car vous seul êtes saint : toutes les nations
viendront, et adoreront devant votre face : parce
que vos jugements sont manifestes *. rous aveu
détruit par votre mort celui qui avait l'empire de
la mort : c'est-à-dire le diable » : le prince de ce
monde est chassé ^ : et attachant à votre croix la
cédulede notre condamnation, vous avez désarmé
les principautés et les puissances , vous les avez
menées en triomphe hautement , et à la face de
tout l'icnivers , après les avoir vaincues par votre
croix *. Et maintenant, en mémoire d'une si belle
victoire, nous offrons par vous et en vous, à votre
Père céleste , ce sacrifice de louanges et d'actions de
grâces, qui au fond n'est autre chose que vons-
meme, parce que nous n'avons que vous à offrir
pour toutes les grâces que nous avons reçues par
votre moyen.
LXVl* JOUR.
Trahison de Judas découverte. Joan. xiii , 2«, 00.
Après la cène achevée ; après que Jésus eut donné
à Judas le morceau trempé, qui fut un signe à saint
Pierre et à saint Jean pour connaître ce traître, le
malheureux se retira incontinent; et il était nuit^.
Pour l'ordre de l'histoire , on peut observer en
qui a déjà été remarqué dans l'évangile de saint Lur,
qu'après la cène Jésus parla encore à ses disriplps
de celui qui le devait trahir : ce qui redoubla lotir
inquiétude sur l'auteur de la trahison. Ce fut alor-»
que saint Pierre fit signe à saint Jean, Pt que Jésus
leur donna à eux seuls la marque du morrrau
trempé.
Il ne le fit pas connaître à tous les disciplps
comme saint Jean le dit expressément s. Cela au
fait causé parmi eux im trop grand tumulte, et ils
se seraient peut-être portes à quelque violence ; i
laquelle aussi , par sa bonté, il ne voulait pas ex-
poser le traître, ni le divulguer plus qu'il ne fallait.
Mais comme il voulait qu'ils sussent qu'il connais-
sait parfaitement toutes choses, et que cela leu
était utile, il en choisit parmi ses disciples deux,
dont il connaissait mieux la discrétion, pour être,
quand il le faudrait, témoins aux autres qu'il re
savait pas les événements par de vagues connais-
sances, ou des pressentiments confus; mais avec
une lumière claire et distincte.
Il parla donc à saint Jean assez bas, pour n'étr«
entendu que de lui seul , ou tout au plus de saint
Pierre, qui y était attentif: les autres ne connurent
rien à ce signal ; et Judas , après avoir pris ce mor-
ceau, se retira incontinent, selon saint Jean.
' Apoc. XV, 3, 4. — ^ Heb. n, 14. — * Joan. xii,
Coloss. n , 14 , 15. — * Joan. \\n , 30. — • thid. Su.
46
SI «-
7M
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Cette sortie précipitée du traître disciple eût
étonné les autres apôtres , s'ils n'eussent ouï Jésus-
Clirist, qui lui avait dit : Fais vite ce que tu as à
faire' : ce qu'ils avaient entendu de- quelque or-
dre qu'il lui donnait pour la fête ou pour les pau-
vres. Ils connaissaient la tendresse de leur maître
pour ces derniers. Il donnait souvent de pareils or-
dres pour eux; et on jugeait bien qu'il ne les ou-
blierait pas au milieu de ses extrêmes périls. Aimons
donc les pauvres, et prenons-en tant de soin,
qu'on ait sujet de penser que nous songeons tou-
jours à eux.
Quelques-uns ont cru que ce morceau, après le-
quel Satan entra en Judas , fut celui du pain sacré
de l'eucharistie. Mais visiblement ce fut un mor-
ceau que Jésus-Christ trempa dans quelque plat;
ce qui ne convient point à ce pain divin.
Il faut donc entendre que ce morceau fut à saint
Jean le signe qu'il demandait, et à Judas, la der-
nière marque de familiarité et de communication
qu'il aurait avee lui; après quoi ce cœur ingrat,
que rien ne put fléchir, fut livré à Satan.
Quant à ce que dit saint Jean, que Judas sortit
incontinent après, on peut entendre cet incon-
tinent en deux manières. L'une, que ce morceau
trempé fut donné au traître pendant le souper; au-
quel cas, l'incontinent ne voudrait pas dire le
moment immédiatement suivant, puisqu'il y eut
entre deux la consécration du sang qui se fit après
le souper, et à laquelle Judas assista selon saint
Luc, comme il a été dit souvent. L'incontinent,
en ce cas, voudrait dire peu de temps après, et si-
gnifierait seulement qu'il n'y eut point d'autre ac-
tion entre la sortie de table, qui devait arriver un
moment après, et la retraite de Judas. L'autre ma-
nière d'expliquer ce morceau trempé, c'est qu'il
fut donné à Judas après la consécration de la coupe
sacrée. Car, encore que le souper fût achevé, on
voit, par saint Luc, qu'on demeura encore quelque
temps à table, puisque Jésus-Christ y parla encore
du traître. Ce put donc être alors qu'il donna ce
morceau à Judas comme extraordinairement , et
après le souper; peut-être même, pour le mieux
marquer aux deux disciples, à qui il voulut bien le
faire connaître. Au reste, il n'est pas besoin d'être
curieux sur ces circonstances : et lorsqu'on voit quel-
que obscurité dans les évangiles sur de telles cho-
ses, on doit croire qu'elles ne sont pas fort impor-
tantes, ou du moins qu'elles ne le sont pas pour tout
le monde. Quoi qu'il en soit, après la cène. Judas
sortit; et ce n'est pas sans raison que saint Jean
remarque , qu'il était nuit; afin de nous faire en-
tendre que tout ceci, et ce qui suit, arriva peu
d'heures avant que le Sauveur filtlivré. Car il fut livré
la même nuit. Cette circonstance du temps auquel
.7ésus parle, sert à nous rendre attentifs à ses der-
nières paroles, qui contiennent son dernier adieu
et ses dernières instructions; celles par conséquent
qu'il veut laisser le plus profondément gravées dans
le cœur de ses disciples. En voici une très-impor-
tante que nous tirerons de saint Luc.
' Jaan. XIII, 27.
LXVIIe JOUR.
Autorité légitime établie; domination interdite dans
l'Église. Luc. XXII, 24.
Il s'éleva aussi une dispute entre eux, leque,
d'eux tous paraissait être le plus grande Cette dis-
pute , assez fréquente parmi les apôtres , est renou-
velée au temps de la cène. Saint Luc la place in-
continent après qu'il en a fait le récit, et celui de
l'étonnement où se trouvèrent les apôtres, lors-
qu'ils se demandaient les uns aux autres, lequel d'en-
tre eux trahirait leur maître ». Rien ne peut étein-
dre l'ambition dans les hommes. L'exemple de la
douceur et de l'humilité de Jésus-Christ devait faire
mourir ce sentiment. Et cependant ses disciples,
gens grossiers, qu'il avait tirés de la pêche et de la
nacelle, s'y laissent emporter. C'est ce qu'on voit
souvent dans l'histoire de l'Évangile; et Jésus les
avait réprimés par les paroles les plus fortes : sur-
tout lorsque les deux fils de Zébédée lui demandè-
rent les premières places de son royaume ^. Cepen-
dant la même dispute renaît, et dans le plus grand
contre-temps qui fût jamais. Ils venaient de voir
le lavement des pieds : et Jésus, qui leur ordonnait
de suivre cet exemple, pour les y exciter davantage
les avait fait souvenir que lui, qui le leur don-
nait, était leur Seigneur et leur maître. Combien
plus se devaient-ils abaisser, eux qui n'étaient que
les serviteurs !
Ils l'allaient perdre; déjà il ne leur parlait que
de sa mort prochaine , de la trahison qui se tramait
contre lui , et de toutes les suites funestes de ce
complot. Quoiqu'ils ne dussent être occupés que
d'un si triste et si étrange événement , leur ambition
les emporte. Et, encore assis à la table où Jésus leur
avait donné la communion, mystère d'abaissement ,
où le caractère de l'humilité de Jésus jusqu'à la mort
de la croix était imprimé, l'action de grâces étant à
peine achevée, ils se disputent entre eux la pre-
nu'ère place. Connaissons le génie de l'ambition,
qui ne nous quitte jamais au milieu des événements
les plus tristes, et parmi les pensées et les exem-
ples qui nous devraient le plus porter à des senti-
ments contraires.
Jésus-Christ leur dit sur ce sujet ce qu'il leur avait
déjà dit dans les occasions que nous venons de mar-
quer; et il le répète dans un temps dont toutes les
circonstances le devaient encore plus imprimer
dans les esprits , puisque c'était celui de sa mort
I prochaine, et de son dernier adieu.
I Mais il faut encore regarder plus loin. Il venait
établir un nouvel empire, qui aurait son gouverne-
ment, et, pour ainsi parler, ses magistrats; et il
se sert de cette occasion pour montrer quel devait
être le génie de ce nouveau gouvernement.
Ce qu'il a dessein d'établir, c'est la différence des
empires et des gouvernements du monde, d'avec
celui qu'il venait former. Dans ceux-là est le faste,
tout s'y fait avec hauteur et avec empire, souvent
même avec arrogance, avec violence; mais parm»
• Luc x\li , 2i. — ï Ilid. 23. —3 Matlh. XX , 26. Marc. X,
43.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
vous le premier et le plus grand doit devenir le
plus petit, et celui qui gouverne doit être le servi-
teur de tous. De mime que le Fils de l'homme h' est
pas venu se faire servir, mais servir lui-même, et
donner sa vie pour la rédemption de plusieurs.
Car vous voyez que je suis parmi vous comme
celui qui sert ' ; puisque méuie pendant que vous
étiez assis à table, j'en suis sorti pour vous servir,
et pour vous laver les pieds.
Il ne dit donc pas qu'il n'y a point de conducteur,
ni qu'il n'y a point de premier parmi eux; mais il
dit à ces conducteurs, et à celui même qu'il avait
déjà désigné tant de fois pour être le premier, que
leur administration est une servitude : qu'ils doivent,
à son exemple, être la victime de ceux qu'ils ont à
conduire; et qu'ils doivent paraître les derniers de
tous par leur humilité.
C'est ce qu'ont pratique les apôtres. Paul se rend
serviteur de tous , et se fait tout à tous , afin de les
sauver tous' : Pierre, qui était le premier : Je parle
à vous, quiètes prêtre, moi qui suis prêtre comme
vous , et qui suis de plus témoin des souffrances de
Jésus-Christ , et devant participer à sa gloire :
paissez le troupeau de Dieu qui vous est commis ,
veillant sur sa conduite, non par nécessité et par
ûontrainte, ni par intérêt; mais avec une affection
sincère et volontaire; non en dominant sur théri-
tage du Seigneur, 77iais en vous rendant le modèle
de fout le troupeau : et lorsque le prince des pas-
teurs paraîtra, vous recevrez une couronne de
gloire qui ne se flétrira jamais ^.
Voyez comme il se souvient des paroles de Jésus-
Christ. Le maître dit : Les rois des nations les do-
minent; viais il n'en est pas ainsi parmi vous* :
et le disciple. Ne dominant point sur l'héritage
du Seigneur. Il faut donc ôter du milieu de nous
i'esprix de domination , l'esprit de Oerté et de hau-
teur, l'esprit d'orgueil, l'esprit d'intérêt; mais son-
ger à gagner les cœurs par l'humilité, par amour,
et en donnant bon exemple.
Le maître dit : Ceux qui exercent la domination
et la puissance sur eux, sont appelés bienfai-
teurs * : c'était un titre qu'on avait donné à de
grands rois, qu'on appelait Evergètes, bienfaiteurs ;
et on le donnait ordinairement aux grandes puis-
sances de la terre. Elles aimaient à être honorées
de titres qui marquaient bonté, libéralité, magni-
ficence. Les plus grands titres des grands rois sont
ceux qui sont tirés de la douceur : témoin ce titre
de très-clément, qu'on donnait aux empereurs :
et celui de scrénissime, dont on honore encore
les rois et les princes. Mais vous , dit le Sauveur,
ne soyez ^'ml bienfaiteurs en cette sorte, pour
vous faire honneur de ce titre ; mais en vous ren-
dant en effet serviteurs de ceux que vous aurez à
conduire.
Le maître dit : J'ai été parmi vous comme
serviteur : et je suis venu pour donner ma vie
en rédemption pour plusieurs ^. Et saint Paul a
« Va «A. 11,26,27,28. Luc.XXn, 26,27. — *I. Cor. IX,
1», 2>. — 3 I. Ret. v, 1 , 2, 3, 4. — < Luc. %XU, 25, 26. —
» Ibii. 26. — « laalt. XX , 28.
'M
dit aussi , comme on a >-u , non-seulemont : Je
me suis rendu serviteur de tous; mais encore :
S'il faut que jp sois immolé, et tout mon sang
répandu en effusion sur le sacrifice de votre foi,
je m'en réjouis • : et encore : Je vais être immolé,
et l'ejfusion commence déjà ».
Ce n'est pas qu'il ne doive y avoir dans les pas-
teurs de l'Église une autorité; et s'ils ne devaient
pas agir d'une certaine façon avec empire, saint
Paul n'aurait pas écrit à Tite : Parlez avec tout
empire : que personne ne vous méprise ^ : et il
n'aurait pas menacé lui-même de venir avec la
verge , et de châtier toute désobéissance *. Mais
c'est, dit saint Augustin, que ce n'est pas nous,
mais Dieu et sa vérité, que nous voulons faire
craindre dans notre parole.
Voilà donc comme à cette fois, et après l'exem-
ple de la mort de Jésus-Christ, ses apôtres sont
changés. Ils ne songent plus à exercer un empire
hautain : ils gagnent tout par l'humilité et par
la douceur ; ils n'envient plus à Pierre la préémi-
nence. Il prend partout la parole, et personne ne
la lui conteste *. Foyez, dit saint Chrysostôme * ,
comme il se met partout a la tête, et comme il
agit dans cette sainte société, comme en étant
le chef. Personne ne s'y oppose plus; et ce désir
de préséance , dont ils ont été autrefois si animés ,
a entièrement cessé. Pierre, qui agit partout
comme le premier, se laisse reprendre par Paul 7 :
sur quoi les Pères remarquent : Il ne dit pas : Je
suis le premier, et je dois être révéré et obéi par
ceux qui sont après moi; mais il se laisse con-
tredire jusqu'à lui résister en face, et il loue les
lettres de saint Paul «, où il est expressément
porté, qu'il ne marchait pas droit selon la vérité
de r Évangile 9, jusqu'à les mettre au rang des
Écritures inspirées de Dieu.
Changeons donc aussi avec les apôtres. Si la
mort de Jésus-Christ a éteint en eux ces senti-
ments d'une ambition toujours renaissante, fai-
sons-les aussi mourir en nous; et puisque les chefs
du troupeau sont si humbles, songeons à l'humilité
qui convient aux simples brebis.
LXVm* JOUR-
Royaume de Diea , à qui destiné. Luc. xxii, 28 , 2f , 90.
rov^ êtes ceux qui êtes demeurés avec moi dans
mes tentations '° , dans mes peines : comme s'il
disait : Le désir de la gloire vous tourmente; voici
en quoi vous devez mettre votre gloire , c'est de
ne m'avoir point abandonné au milieu de mes
périls et de mes peines. Et moi aussi, je tous
prépare le royaume, comme mon Père me l'a pré-,
paré ", le même qu'il m'a préparé, un royaume
éternel et inébranlable. N'y a-t-il pas là de quoi
contenter votre ambition? au lieu de vous amuser
à vous disputer l'un à l'autre sur des préférences
' Philip, n, 17. — ' II. Tim. IT, 6. — » Tit. n, 15. —
* I. Cor. nr, 21. — * Act. i, 13, 15; n, 14; m, i2; rv, 8; T,
29;x , 6; XI, 4, 17; XT,7, etc. — * In Act. Apost. hom. 3 el
aliki. — ' Gai. n, H , 14. — • II. Pet. m, 16, I«. — • GaL
ibid. — • Liif. \xa , 28. — » Ihid. 2«.
724
MÉDITATIONS SUR UÉVANGILK.
temporelles. Quand vous sei^ez clans ce royaume,
je. cous y ferai asseoir à ma table; vous y mange-
rez et vous y boirez avec moi '. Vous y mangerez
tous sans distinction les mêmes viandes; vous serez
tcus également rassasiés des délices et de l'abon-
dance de ma maison : nul ne portera envie aux
autres, parce que tous ensemble vous serez heu-
reux. On se dispute les avantages de la terre , par-
ce que qui les possède les partage, et ne peut les
laisser aux autres en leur entier : mais à ma table
et dans mon royaume la plénitude du bien y est si
grande , que tout le monde le peut posséder sans
diminution.
"S'ous demandez des trônes et des premières pla-
ces ; voici le trône que je vous prépare : Fous serez
assis sur douze trônes, et vous jugerez avec moi
les douze tribus d'Israël *. Vous les jugerez et avec
moi , vous serez tous mes assesseurs : et vous
songez aux petits honneurs et aux petits avantages
que vous pouvez espérer sur la terre! Levez les
yeux aux grandeurs, à la puissance, aux trônes que
je vous prépare dans ces dernières assises, où tout
l'univers sera jugé par une dernière et irrévocable
sentence.
Quoi ! l'ambition ne mourra pas à ces paroles !
il ne reste plus qu'à songer à qui cette gloire est
promise. C'est à ceux qui persévèrent avec Jésus-
Christ dans ses tentations, qui le suivent à la croix,
qui portent sa croix avec lui tous les jours, qui
ont tout quitté pour lui : Fous, dit-il, qui avez
tout quitté pour me siUvre , vous serez assis sur
douze sièges , jugeant les douze tribus d'Israël^.
LXIX« JOUR.
Pouvoir de Satan.
Et le Seigneur dit: Simon, Simon; je t'appelle
par deux fois : sois attentif. Satan a demandé à
vous cribler tous vous aidres , comme on crible le
froment 4. Quelle puissance de Satan ! Cribler les
hommes , les apôtres mêmes , les agiter, les jeter
en l'air, les précipiter en bas, en faire, en un mot
tout ce qu'il veut. Qui a donné ce droit à Satan ]
sinon le péché? C'est par le péché qu'il a vaincu
l'homme, qui, ensuite de la victoire, lui a été li-
vré comme son esclave. C'est pourquoi il en use
avec un pouvoir tyrannique : néanmoins il ne fait
rien de lui-même; il demande : c'est une puissance
maligne, malfaisante, tyrannique; mais soumise
à la puissance et à la justice suprême de Dieu.
11 a demandé qu'on mit Job en sa puissance^.
Il est appelé l'accusateur de nos frères^. Et Dieu
lui livre qui il lui plaît selon les règles de sa jus-
tice, selon lesquelles le démon a droit de lui de-
mander ceux en qui il trouve du sien , c'est-à-dire
ceux où il trouve le péché. C'est pourquoi Jésus
dira bientôt : Le prince de ce monde avance; il
n'a rien du tout en moi i ; mais pour le reste des
hommes, il n'a que trop en eux. 11 n'avait que
■ ' Luc. XXn, 30. — 'ifeid. — 3 Matth. XIX, 27, 28, 29. —
* Luc. Xïll, 31. —^Job.\, II, 12; n, 3, 5,6, l.—*Apoc,
lU, 10. -' Joan. XIV, 30.
trop sur les apôtres , qui étaient encore posséd<''S
de la vaine gloire, l'un des plus mauvais caractères-
de Satan, qui est devenu Satan par ambition et
par orgueil. Et c'est pourquoi Jésus-Christ prend .
occasion de leur parler de la demande de Satan , j
à l'occasion de la vaine gloire qui venait de paraî- '
tre en eux, et de leur dispute ambitieuse. Vous
vous tourmentez qui aura la première place; vous
avez bien d'autres affaires qui devraient vous occu-
per : Satan entre au milieu de vous par vos dis-
putes ; vous lui avez donné lieu , et lui avez fait
une ouverture bien grande pour vous dissiper, pour J
vous cribler. Tout ce qui est possédé de la vaine J
gloire est léger, et propre au crible de Satan. Au
lieu donc de vous disputer sur des préséances ridi-
cules, et de devenir par là la risée et la proie de
l'enfer, unissez- vous contre une puissance si redou^
table.
LXX« JOUR.
Primauté de saint Pierre. Prédiction de sa chute par son
orgueil. Luc. xxii, 31 ,34.
Satan a demandé de vous crible?- tous; mais,
Pierre, j'ai prié pour toi '. Jésus-Christ nous
apprend que nous n'avons de secours contre Satan
que dans l'intercession et la médiation de Jésus»
Christ même.
Admirons la profondeur de sa sagesse. Parce
qu'en réprimant l'ambition de ses apôtres, il avait
parlé d'une manière qui eût pu donner lieu à ceux
qui n'auraient pas bien pesé ses paroles, de croire
qu'il n'avait laissé aucune primauté dans son
Église , et qu'il avait même affaibli celle qu'il avait
donnée à saint Pierre , il parle ici d'une manière
qui fait bien voir le contraire. Satan, dit-il , a de-
mandé de vous cribler tous ; mais , Pierre, j'ai
prié pour toi , pour toi en particulier, pour toi
avec distinction : non qu'il ait négligé les autres;
mais, comme l'expliquent les saints Pères, parce
qu'en affermissant le chef, il voulait empêcher
par là que les membres ne vacillassent. C'est pour-
quoi il dit : J'ai prié pour loi ; et non pas , J'ai
prié pour vous. Et que l'effet de cette prière qu'il
faisait pour Pierre , regardât les autres apôtres ;
la suite du discours le fait paraître manifestement ,
puisqu'il ajoute aussitôt après : Et toi, quand tu
seras converti, confirme tes frères^.
Quand il dit : J'ai prié pour toi, que ta fol ne
défaille pas : il ne parle pas de cette foi morte
qui peut rester dans les pécheurs , parce que celle-
là n'empêche pas qu'on ne soit criblé par Satan :
c'est cette foi qui opère par la charité, laquelle,
dit-il, j'ai demandé qu'elle ne défaillît point en
toi. Jésus-Christ le demandant ainsi , lui qui dit :
Je sais, mon Père, qiie vous m'éeoutez tou-
jours ^ ; qui peut douter que saint Pierre n'ait reçu
par cette prière une foi constante, invincible, iné-
branlable , et si abondante d'ailleurs , qu'elle fiit
capable d'affermir, non-seulement le commun des
fidèles , mais encore ses frères les apôtres , et les
' Luc. XXII , 31 , 32, — ' Ibid. 32. — ' Joan. xi , 42.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
I
pasteurs du troupeau, tn empêchant Satan de les
cribler?
Et cette parole revient manifestement à celle
où il avait dit : Tu es Pierre, je t'ai changé ton
nom de Sinjon en celui de Pierre , en signe de la
fermeté que je te veux communiquer, non-seule-
ment pour toi, mais encore pour toute mon f^lise;
car je la veux bâtir sur cette pierre. Je veux met-
tre en toi, d'une manière éminente et particulière,
la prédication de la foi, qui en sera le fondement,
et les portes d'enfer ne prévaudront point contre
elle », c'est-à-dire, qu'elle sera affermie contre
tous les efforts de Satan , jusqu'à être inébranla-
ble. Et cela, qu'est-ce autre chose que ce que Jé-
sus-Christ répète ici : Satan a demandé de vous
cribler; mais, Pierre, j'ai prié pour toi, ta foi
ne défaudra pas; et toi, confirme tes frères?
Il est donc de nouveau chargé de toute l'Église :
il est chargé de tous ses frères, puisque Jésus-Christ
lui ordonne de les affermir dans cette foi , qu'il
venait de rendre invincible par sa prière.
Voilà quelque chose de grand pour saint Pierre.
Mais il ne faut pas oublier que , de peur qu'il ne
s'enorgueillît d'une si haute promesse , elle est sui-
vie incontinent de la prédiction de sa chute : car
voici ce qui suit : £t Pierre lui dit : Seigneur, je
suis prêt d'aller avec cous , et dans la prison, et à
la mort même : et Jésus lui répondit : Je te le dis ,
Pierre, \% te le déclare, que le coq ne chantera point
aujourd'hui, que tu n'aies nié trois fois que tu vie
connaisses*.
Quand Dieu fait ou promet de grandes grâces ,
il faut s'humilier, et reconnaître de qui elles vien-
nent. Au lieu de considérer sa faiblesse, Pierre
s'emporta jusqu'à dire avec fierté et arrogance :
.Seigneur, je suis prêt à vous suivi'e partout et
jusqu'à la mort. Mais Jésus - Christ , qui l'avait
élevé si haut, sait bien rabattre son orgueil : Si-
mon, dit-il, fai prié pour toi, ta foi ne défau-
dra point; confirme tes frères. Et un moment
après : Je te le déclare à toi, à qui je viens de
(lire de si grandes choses ; mais à toi , qui pré-
sumes de toi-même, au lieu de t'humilier de mes
àons,je te déclare, dis-je, que tu tomberas ceffe
nuit, dans un moment, et par trois fois, dans une
honteuse et manifeste infidélité; afin que tu sentes
que si tu portais un grand trésor, tu le portais dans
un fragile vaisseau de terre, et que ce qui se fait
en toi de grand, se fait non point par toi-même,
mais par la sublimité de la vertu de Dieu ^.
Et si nous pénétrons toute la suite des paroles
de Jésus-Christ, nous verrons que la chute de saint
Pierre arrive par une permission spéciale en puni-
tion de son orgueil, et pour lui apprendre l'humi-
Irté : car celui qui dit : J'ai prié pour toi, afin que
ta foi ne défaille point , pouvait prier , non-seule-
ment afin qu'elle ne défaillît pas finalement, ni pour
longtemps, comme il est arrivé à Pierre, qui se
réveilla à l'instant , et au premier regard de Jésus-
Christ; mais encore afin qu'elle ne souffrit point
• • Matlh xvr 18. — 'Iiir. XXII. 33, :M. — ^II. Cor. iv,7.
4 A^
pour ainsi parler, cette courte éclipse. Mais il re
le voulut pas ; et il aima mieux permettre que Pierre
fût humilié par sa chute.
Et c'est pourquoi les saints, en considérant
toute la suite de l'Évangile , n'hésitent pas à con-
fesser que saint Pierre fut délaissé, et que la grAce
se retira de lui; non point d'elle-même (car c'est
ce qui ne peut jamais arriver), mais comme nous
le verrons encore plus clairement dans la suite ,
parce qu'il avait présumé, et qu'il est utile aux
présomptueux comme lui de tomber dans un pé-
ché manifeste , pour apprendre à se défier de leurs
forces. Ce qui est encore plus utile à ceux qui ,
comme saint Pierre, devaient être élevés dans
les grandes places de l'Église, et mis bien haut sur
le chandelier. Car comme leur élévation les porte
naturellement à s'enfler, et à exercer leur puis-
sance avec hauteur, Jésus-Christ leur apprend, par
l'exemple de saint Pierre, comme saint Pierre lui-
même l'avait appris par son expérience, à crain-
dre d'autant plus de tomber, que leur péril est plus
grand, et leur chute plus éclatante et plus scanda-
leuse.
Au reste, en élevant saint Pierre si haut, no-
tre Seigneur, si on peut parler ainsi , avait pris ses
précautions, pour prévenir tous les sentiments de
présomption, qui pouvaient entrer dans son cœur.
Car en même temps qu'il lui disait : Ta foi ne
défaudra point, et confirme tes frères : il ajou-
tait : lorsque tu seras converti, lui insinuant sa
chute, et lui faisant voir qu'il devait attribuer le
bien qu'il ferait à la bonté de son maître, qui avait
daigné demander pour lui de si grandes choses.
Mais saint Pierre ne veut point entendre tout cela :
au contraire , piqué , ce semble , de ce mot de con-
version dont Jésus-Christ s'était servi, loin de
songer qu'il pouvait tomber d'autant plus dange-
reusement, qu'il était élevé plus haut; il ne songe
qu'à vanter son courage ; et il oublie la grâce qui
seule le pouvait soutenir.
Les excès où il a poussé sa .présomption se dé-
clareront davantage dans la suite; et ils obligèrent
son maître à retirer sa main pour un moment.
Mais sa chute n'empêcha pas l'effet des promesses
et des desseins de Jésus-Christ. Car encore qu'il
ait renié , et par trois fois , et la dernière fois avec
blasphème et exécration; en sorte que, dans ce
genre de crime ^ il ne pouvait pas tomber plus bas :
Jésus , qui fond les cœurs par ses regards , lui en
réserve un des plus efficaces et des plus tendres;
et cet homme, si entêté de lui-même et de son cou-
rage, se retire fondant en larmes; et celui qui
était tombé , parce que son maître avait détourné
sa face pour un moment , apprend qu'il n'est con-
verti que parce qu'il a daigné jeter sur lui un re-
gard.
C'est donc alors qu'il commença à recevoir cette
force qui lui avait été promise, il fit une grande
chute; mais il fut incontinent relevé. Sa foi ne se
perdit que pour un moment; mais elle ne défaillit
pas pour longtemps. Au contraire, elle revint
pins ferme et plus vigoureu.^e qu'elle n'avait él4
726
MÉDITATIOiNS SUR L'ÉVANGILE.
devant sa chute : Jésus-Christ accomplit en lui ce
qu'il lui avait promis; et il se servit de lui pour
confirmer ses frères. C'est pourquoi il fut le pre-
mier des apôtres, à qui il apparut après sa résur-
rection. // apparut, dit saint Paul', à Céphas ,
et puîs aux onze : et on disait parmi les disci-
ples : // est vraiment ressuscité , et il a apparu
à Simon ». Il avait apparu à ces femmes pieuses ;
mais on ne parlait, parmi les frères, que du témoi-
gnage de Simon qui les devait confirmer. C'est lui
aussi, à qui saint Jean avait réservé l'honneur
d'entrer le premier dans le tombeau , où il n'était
arrivé que le second ^ ; afin qu'il fût le premier
témoin des marques de la résurrection. Dès lors
il est marqué que saint Jean vit ces marques, et
qu'il crut. Mais on ne célèbre avec distinction ,
parmi les disciples, que la foi de Pierre, et non
pas celle de Jean ^.
Lorsqu'ils allèrent à la pêche où Jésus devait
apparaître, pour montrer les effets de la pêche spi-
rituelle, pour laquelle il les avait choisis, ce fut
Pierre qui dit le premier : Je m'en vais pêcher;
et les autres le suivirent, en disant : Nous y al-
lons aussi. Le bien-aimé disciple qui connut Jésus
le premier, l'indiqua à Pierre seul, et il lui dit :
C'est le Seigneur. Ce fut Pierre et non pas Jean ,
qui se jeta dans la mer : ce fut Pierre et non pas
Jean , ni les autres , qui amenèrent au Sauveur les
cent cinquante-trois poissons mystérieux qui ne
rompaient point le filet, et qui figuraient les vrais
fidèles qui devaient demeurer pris heureusement
dans les rets de la prédication évangélique. Pierre,
toujours à la tête de cette pêche mystérieuse, à
qui Jésus avait dit spécialement durant sa vie
mortelle : Mène la nacelle en pleine eau, et
je te ferai pêcheur d'hommes ^ : qui , à la pa-
role de Jésus , avait en effet amené tant de pois-
sons, que deux barques en furent pleines, jusque
presque à couler à tond : ce Pierre lui-même con-
duit cette pêche encore plus belle et plus mysté-
rieuse , que les apôtres firent sous les yeux de Jé-
sus-Christ ressuscité. Et tout cela en figure de la
prédication apostolique , qui , commencée par saint
Pierre le jour de la Pentecôte et les jours suivants,
amena tant de milliers d'âmes à Jésus-Christ, et
forma à Jérusalem le corps de l'Église, qui devait
ensuite se multiplier avec une telle fécondité par
toute la terre.
Voilà ce que figurait cette pêche des apôtres ,
saint Pierre étant à la tête, et les confirmant par
son exemple. C'est pourquoi Jésus-Christ lui dit
encore , et non pas à Jean , ni aux autres , dans
le temps de cette pêche : Pais mes brebis, pais
mes agneaux ^ : pais les mères comme les petits :
«e qui revient au commandement de les affermir
dans la foi, puisque cela même, c'est gouverner le
troupeau. C'est, dis-je, le gouverner, que d'y af-
fermir cet esprit de foi , et le paître par la parole.
Aussi est-ce lui qui, en attendant la descente du
» I. Cor. XV, 5. — » Luc. XXIV, 34. — ' Joan. xx , 4,8.—
* nid. XXI. 3, 7, II.—' Puc.\, 4, II. — « Joan. XXI, 15,
1«, 17'.
Saint-Esprit", fut le conducteur des apôlres dons
cette mémorable action où ils firent le supplément
du collège apostolique; et mirent à la place de Ju-
das , un témoin de la vie et de la résun^ection
de Jésus-Christ ^ ^qu\, recevant avec eux tons le
Saint-Esprit qu'ils attendaient, reçut en même
temps la grâce de porter ce témoignage dans tout
l'univers '. C'est donc par Pierre principalement,
qu'il est rangé parmi les apôtres '. Pierre cal
partout à la tête de la prédication, et mène, pour
ainsi dire, ses frères les apôtres au combat. C'est
lui qui en entreprit la défense devant tout le
peuple, lorsqu'on les accusa d'être ivres de vin,
pendant qu'ils ne l'étaient que de l'esprit de Dieu 4.
Pierre fait le premier miracle qui parut , en con-
firmation de la résurrection de Jésus-Christ *. Ce
fut lui qui fit un exemple d'Ananias et de Saphira ^ :
ce premier coup de foudre, qui inspira aux fidè-
les une salutaire terreur, et qui affermit l'auto-
rité du gouvernement apostolique, partit de sa
bouche. Ce fut lui qui frappa d'anathème Simon
le magicien, et en sa personne tous les hérétiques,
dont cet impie était comme le chef 7 . Ce fut lui
qui visita le premier les Églises persécutées, comme
leur père commun : afin que non-seulement la
prédication, mais encore la visite des églises, qui
est le nerf du gouvernement ecclésiastique, fût
commencée et comme consacrée en sa personne.
Quoique apôtre spécial des Juifs, qui étaient dans
ces commencements la principale portion, et comme
le premier lot de l'héritage de Jésus-Christ, ce fut
lui qui consacra les prémices des Gentils en la
personne de Corneille le Centenier • : les disciples
qui appréhendaient qu'il n'eût excédé, en annon-
çant l'Évangile aux Gentils, apprirent de lui que
le Saint-Esprit leur était commun avec eux; et
furent affermis dans les véritables sentiments par
sa paroles.
Paul , destiné par Jésus-Christ à être le prédica-
teur particulier des Gentils, avant que d'être em-
ployé à ce ministère , et que d'exercer pleinement
son apostolat, va voir Pierre pour le contempler,
dit l'original •", comme le chef du troupeau, comme
la merveille de l'Église , ainsi que l'expliquent les
saints Pères. Saint Jacques y était : mais ce n'est
point saint Jacques que saint Paul allait voir : il
alla, dit-il, voir Pierre: il demeura quinze jours
avec lui; et il autorise sa prédication par ce témoi-
gnage. Ce qui nous fait voir que lorsque , quatorze
ans après, suivant une révélation du Saint-Esprit ,
il vint à Jérusalem conférer avec les apôtres de l'É-
vangile qu'il prêchait aux Gentils" , c'était encore
principalement saint Pierre qu'il venait chercher.
Quand il fallut autoriser dans le concile de Jéru-
salem la liberté des Gentils par un décret qui mé-
rita d'être prononcé au nom du Saint-Esprit , saint
Pierre y paraît le premier comme partout ailleurs :
ce fut lui qui résolut la question pour laquelle on
' Act. 1 , 15 , 22. — » Ibid. 26. — ' Ibid. II , 14. —4 Ibid. 15.
— ^Ibid.in, 6. —* Ibid. v, 3, 5,8, 10. — ' Ibid.\m,9, 18,
20; IX, 32.—» Ibid. X, 9, 19,35. — » Ibid. XI, I, 2, 3, 4,
15, 17. — '" Gal.l, 18, 19,-^" Jbid.U, I, 6, ».
MEWTATIONS SUR L'ÉVANGILE.
était assemblé, et snint Jacques déclare qu'il se
rangeait à son avis. Il* est à la tète de tout, et tout
est confirmé par son sentiment'. Ainsi la chute de
saint Pierre, loin d'avoir anéanti la promesse de
Jésus-Christ, en fait éclater davantage la vérité.
Pierre, instruit d'où venait sa force, agit avec
d'autant plus de confiance , que sa confiance n'a-
vait plus rien d'humain': la modestie et Thumilité
le suivent partout. Autant que son autorité est
ominente dans l'Église, autant est-on édifié par la
douceur de son gouvernement. Nous avons vu les
belles paroles avec lesquelles il bannit de l'Église
l'esprit de domination , et apprend à tous les pas-
teurs, que la force du gouvernement ecclésiastique
est à faire le premier ce qu'on enseigne aux autres :
forma Jacti gregis ex animo : en un mot , à se ren-
dre le modèle du troupeau de tout son cœur*. Pour
apprendre par son exemple à tous les fidèles, à pro-
fiter des corrections où consiste la force de l'Église,
tout chef de l'Église qu'il était , il reçoit la cor-
rection de saint Paul avec une déférence qui ne
sera jamais assez louée ^. Car encore qu'iljie fût pas
seul à tenir envers les Gentils la conduite que saint
Paul blâmait, et que saint Jacques en fût le prin-
cipal auteur, il reconnut que saint Paul avait rai-
son de se prendre à lui de cette faute, comme à ce-
lui qui, étant à la tête, l'autorisait davantage par
son exemple. I! se laisse donc reprendre en face,
devant tout le monde; et, loin de s'offenser de ce
qu'on avait consacré la mémoire d'une si vive ré-
préhension dans une épître, que toutes les Églises
lisaient comme divine, on a vu qu'il la met lui-
même , comme les autres épîtres de saint Paul , au
rang des écritures canoniques 4. Une seule chute
éteignit pour jamais en lui la présomption : il mon-
tra que la primauté consiste principalement à savoir
céder à la vérité plus que les autres. On ne put plus
résister à la conduite que tenait saint Paul , après
que le prince des apôtres eut cédé : et la véritable
manière de traiter avec les Gentils demeura autant
affermie par l'humilité de saint Pierre, que par la
vigueur de saint Paul.
LXXP JOUR.
Constmetion de l'Église. Prière de Notre-Seigneur pour
saint Pierre ; et en sa personne pour les élus. Luc. xxii,
32.
Il faut encore s'élever plus haut , et pour affer-
mir notre foi , contempler dans les paroles de Jésus-
Christ toute la constitution de son Église.
La prière qu'il fait pour saint Pierre n'est pas
particulière à cet apôtre : il est la figure de tous
les élus , pour qui Jésus-Christ prie spécialement ;
et quoiqu'il ne leur déclare pas à tous, comme il
fait à saint Pierre, qu'il prie que leur foi ne défaille
pas, il a pourtant fait pour eux tous cette prière
d'une certaine façon. Et deux choses sont vérita-
bles : l'une , que Jésus-Christ leur a obtenu cette
grâce singulière, que leur foi ne défaillit pas à
' ^ct. rr, 7, 13, li, 19, 20. — ' I. Pet. v, 3. — * Gai. u ,
It, 12, 13, I*. — < II. Pet. III, 15, IC.
71'7
jamais et finalement : ce qui emporte la grâce de la
persévérance finale. L'autre , que nul ne reçoit cette
grâce pour qui Jésus-Christ ne l'ait demandée , et
ne la demande continuellement à son Parc, par
cette perpétuelle intercession qu'il fait pour nous.
Reconnaissons donc l'effet de cette intercession
toute-puissante, dans tout le bien qui est en nous,
en quelque degré qu'il nous soit donné; et recon-
naissons-le principalement, lorsque, remplissant
nos cœurs d'une douce confiance en sa miséricorde ,
il nous fait marcher d'un pas ferme dans ses voies ,
sans nous détourner ni à droite ni à gauche.
Gardons-nous pourtant bien de croire que ce
soit \\ii qui fasse tout sans notre coopération : mais
qu'à l'exemple de saint Pierre, la confiance que
nous aurons en cette puissante intercession de
Jésus-Christ nous rende plus vigilants, plus atten-
tifs à notre salut, et plus fervents à la prière. Re-
gardons saint Pierre qui monte au temple avec
saint Jean à l'heure de la prière de none' : ce qui
marque non-seulement une prière réglée , mais en-
core une prière multipliée dans un même jour. 11
ne dit pas : Je n'ai plus besoin de prier, puisque
Jésus-Christ m'a dit lui-même qu'il avait prié pour
moi : au contraire , Dieu lui fait sentir qu'il faut se
joindre en esprit à cette puissante intercession de
notre grand avocat , de notre puissant médiateur ;
et demander persévéramment en son nom tout r*«
qui nous est nécessaire pour notre salut.
Et saint Pierre n'était pas seulement soigneux
d'aller faire sa prière dans le temple aux heures
marquées pour l'oraison : mais encore dans la mai-
son , il avait ses heures réglées pour la prière : il
monta à l'heure de sexte, c'est-à-dire, vers le midi.
au plus haut de la maison, au lieu le plus retiié,
pour prier*.
Prions donc, à son exemple, en union avec Jésus-
Christ. Prions avec une ferme foi , et une pleine
croyance que si nous persévérons dans la prière,
non-seulement rien ne nous manquera pour notre
salut , mais encore nous recevrons une abondance
de grâce par la continuelle influence de l'esprit de
Jésus-Christ dans nos cœurs. Car il veut notre salut ,
et ne veut la mort de personne , mais plutôt que
nous vivions tous, et que nous soyons sauvés ^. Vi-
vons dans cette espérance et dans cette foi , tout ce
que nous sommes de chrétiens que le baptême a
faits ses membres.
LXXir JOUR.
La foi de saint Pierre est la foi de l'Église de Rome, où
œt le centre de l'unité catholique. Luc. xxii, 32.
Suivons le mystère. Cette parole : Affermis tes
frères , n'est pas un commandement qu'il fasse en
particulier à saint Pierre : c'est un office qu'il érige
et qu'il institue dans son Église à perpétuité. La
forme que Jésus-Christ adonnée aux disciples qu'il
rassemblait autour de lui, est le modèle de l'Église
chrétienne jusqu'à la fin des siècles. Dès le moment
' Act.m, I. — '76Mf.x,9 — 3£=ec. xyiu,32. 1. Tim. ii,
4. U. Pelr.\a,9.
728 ]MKDlTATIOi>S SUR L'EVANGILE
que Simon fut mis à la tête du collège apostolique,
qu'il fut appelé Pierre, et que Jésus-Christ le fit le
fondement de son Eglise par la foi qu'il y devait
annoncer au nom de tous : dès ce moment se fit
l'établissement, ou, si l'on veut, la désignation
d'une primauté dans l'Église en la personne de
saint Pierre. En disant à ses apôtres : Je suis avec
vous jusqu'à la fin des siècks « : il montra que la
forme qu'il avait étaWie parmi eux, passerait à la
postérité. Une éterneire succession fut destinée à
saint Pierre, comme il en fut aussi destiné une de
semblable durée aux autres apôtres. Il y devait
toujours avoir un Pierre dans l'Église, pour con-
firmer ses frères dtms la foi : c'était le moyen le
plus propre pour établir Tunité de sentiments, que
II' Sauveur désirait plus que toutes choses ; et cette
autorité était d'autant plus nécessaire aux succes-
seurs des apôtres, que leur foi était moins affermie
qiie celle de leurs auteurs.
En même temps que Jésus-Christ institua cet
office dans son Église, il lui fallut choisir un siège
fixe pour son exercice. Quel siège lui choisîtes-
vous , ô Seigneur ? Et qui pourrait assez admirer
votre profonde sagesse ? Ce ne pouvait être Jérusa-
lem, parce que le temps était venu, oij , faute d'a-
voir connu le temps de sa visite , elle allait être li-
vrée aux Gentils. L'heure des Gentils était venue :
c'était le temps où ils se devaient ressouvenir du
Seigneur leur Dieu , et entrer en foule dans son
temple; c'est-à-dire, dans son Église. Que fites-
vous donc, ô Seigneur.^ et quel lieu choisîtes-vous
pour y établir la chaire de saint Pierre? Rome, la
maîtresse du monde , la reine des nations , et on
même temps la mère de l'idolâtrie , la persécutrice
des saints; c'est elle que vous choisîtes pour y
placer ce siège d'unité, d'où la foi devait être pré-
cise, coinme d'un lieu plus éminent à toute k
terre.
Qiie vos conseils, ô Seigneur! sont admirables,
et que vos voies sont profondes! Votre Église de-
tj^t être principalement établie parmi les Gentils;
et vous choisîtes aussi la ville de Rome , le chef de
la gentilité, pour y établir le siège principal de la
religion chrétienne. Il y a encore ici un autre se-
cret que vos saints nous ont manifesté. Dans le
dessein que vous aviez de former votre Église, en
la tirant des Gentils, vous aviez préparé de loin
l'empire romain pour la recevoir. Un si vaste em-
pire, qui unissait tant de nations, était destiné à
faciliter la prédication de votre Évangile, et lui
donner un cours plus libre.
Il vous appartient, ô Seigneur! de préparer de
loin les choses, et de disposer pour les accomplir,
des moyens aussi doux , qu'il y a de force dans la
conduite qui vous fait venir à vos fins. A la vérité ,
l'Évangile devait encore aller plus loin que les con-
quêtes romaines : et il devait être porté aux nations
les plus barbares. Mais enfin l'empire romain devait
être son siège principal. O merveille! les Scipion,
les Luculle, les Pompée, les César, en étendant
» .VaUh. xxvm, w.
l'empire de Rome par leurs conquêtes, préparaient
la place au règne de Jésus-Christ; et, selon cet ad-
mirable conseil , Rome devait être le chef de l'em-
pire spirituel de Jésus-Christ, comme elle l'était de
l'empire temporel des Césars.
Rome fut sous ses Césars plus victorieuse et plus
conquérante que jamais : elle contraignit les plus
grands empires à porter le joug; en même temps
eHe ouvrit une large entrée à l'Évangile. Ce qui était
reçu à Rome, et dans l'empire romain, prenait de
là son cours pour passer encore plus loin. Roœe
ruina l'ancien sanctuaire de Jérusalem, et ne laissa
d'espérance à ceux qui voulaient adorer Dieu en es-
prit, que le nouveau sanctuaire que le Seigneur
établissait parmi les Gentils, c'est-à-dire l'Eglise
chrétienne et catholique : et peu à peu Rome de-
venait le chef de ce nouvel empire.
Pour préparer les voies à ce grand ouvrage , ô
Seigneur! vous fîtes dès lors éclater la foi romaine;
et votre apôtre saint Paul écrivit à cette Église, que
sa foi était devenue célèbre par tout l'univers».
Comme c'était dans cette Église que devait prin-
cipalement éclater la vocation des Gentils, vous
inspirâtes à ce même apôtre de lui développer le
mystère de cette vocation : et l'Église romaine
reçut dès lors, dans la divine épître aux Romains,
le précieux dépôt de la révélation d'un si grand mys-
tère, où était compris le secret de la prédestination,
et de la grâce.
Lorsqu'il fallut consommer l'ouvrage, et mettre
Rome à la tête de toutes les Églises chrétiennes :
Seigneur, vous y envoyâtes le grand pêcheur d'hom-
mes , je veux dire Tapôtre saint Pierre ; afin de^
consacrer cette Église par son sang, et d'y établir
le principal siège des chrétiens , où la foi devait être
confirmée.
Ce fut alors qu'il eut besoin de savoir marcher
sur les eaux, de savoir fouler aux pieds les flots
soulevés , comme vous le lui aviez appris , et de ne
pas craindre, lorsqu'il enfoncerait. Car il eut à sur-
monter toutes les tempêtes que les fausses religions,
la fausse sagesse , la violence , et la politique da
monde, excitèrent contre l'Église. Saint Paul était
le maître des Gentils : mais ce n'était pas à lui qu'é-
tait donnée cette chaire principale : c'était à saint
Pierre; et, pour accomplir le dessein de Dieu sur
Rome, il fallait que saint Pierre y fixât son siège.
Paul y vint dans le même temps : la direction par-
ticulière qu'il avait reçue pour les Gentils y expira
avec lui. Ces deux apôtres scellèrent dans Rome de
leur sang le témoignage de Jésus-Christ. En allant
au dernier supplice , ils annoncèrent aux Juifs leur
dernièredésolation, comme un événement qu'on al-
lait voir au premier jour, et confirmèrent par là la vo-
cation des Gentils. Les évêques qui leur succédèrent
dans l'Église romaine, qu'ils venaient d'illustrer à
jamais par leur martyre , et sanctifier par leur tom-
beau, recueillirent leur succession : mais la chaire
qu'ils remplirent s'appela la chaire de saint Pierre, et
non pas la chaire de saint Paul v et ils furent nonj!'
I Rom. i, f.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
■lés successeurs de saint Pierre , et non pas de
saint Paul. .. , ,
Dès là , Seigneur, vous avez tellement disposé les
choses, que les successeurs de saint Pierre , à qiii
on donna par exceUence le nom de papes , c'est-à-
dire celui de pères, ont confirmé leurs frères dans
la foi ; et la chaire de saint Pierre a été la chaire
«Tunité , dans laquelle tous les évéques et tous les
fidèles, tous les pasteurs et tous les troupeaux se
sont unis.
Que vous rendrons-nous, o Seigneur ! pour toutes
tes f,'râces que vous avez faites à votre Eglise par
ce siège? C'est là que la vraie foi a toujours été con-
firmée. îTentrons point dans les disputes qui cau-
sent des dissensions, et non pas l'édification de
vos enfants. Suivons les grands événements et les
grands traits de l'histoire de l'Église. Nous verrons
fautorité de ce grand siège être partout à la tête de
la condamnation et de l'extirpation des hérésies.
La foi romaine a toujours été la foi de l'Église. La
foi de sairit Pierre , c'est-à-dire celle qu'il a prêchée,
et qu'il a laissée en dépôt dans sa chaire et dans son
Église, qui s'y est toujours inviolablement conser-
vée , a toujours été le fondement de l'Église catho-
lique, et jamais elle ne s'est démentie.
Qu'importe qu'il y ait peut-être, dans toute cette
belle suite, deux ou trois endroits fâcheux? la foi
de saint Pierre n'a pas défailli, encore qu'elle ait
souffert quelque éclipse dans le reniement qui lui a
été particulier, et dans l'incrédulité qui lui a été
commune avec ses frères les apôtres. Il en est ainsi
de saint Pierre considéré dans ses successeurs :
tous ses successeurs sont un seul Pierre. Quelque
défaillance qu'on croie remarquer dans quelques-
uns , sans entrer dans ce détail plus curieux que né-
cessaire , il suffit que la vérité de l'Évangile soit de-
meurée dans le total , et qu'aucun dogme erroné
n'ait pris racine, ni fait corps dans la succession et
la chaire de saint Pierre. Si bien que la foi romaine ,
c'est-à-dire la foi que Pierre a prêchée et établie à
Rome, et qu'il y a scellée de son sang, n'a jamais
péri, et ne périra jamais.
Voilà, Seigneur, le grand secret de cette pro-
messe : Simon, j'ai prié pour toi que ta foi ne dé-
faille pas , et toi, confirme tes frères '. Nous tenons
cette explication de vos saints : et toute la suite des
événements la justifie. O Seigneur, qui ne vous
louerait, et qui ne serait ravi en admiration, de
voir tout l'état de votre Église, depuis sa première
origine jusqu'à la consommation des siècles, si
clairement renfermé, expliqué, prédit, et promis ,
dans deux lignes de votre Evangile! Que reste-t-il,
ô Seigneur, sinon que nous vous priions de remplir
la chaire de saint Pierre de dignes sujets; de leur
ouvrir les yeux pour entendre le grand mystère de
Dieu sur le siège qu'ils occupent? Faites, Seigneur,
qu'à travers la pompe ft le faste qui les environ-
nent , ils considèrent le fond qui les soutient ; quils
songent toujours que leur vraie gloire est de succé-
ifer à un pêcheur ; que la nacelle où Us sont portés ,
72»
et dont ils tiennent le gouvernail , serait couvert»^
de fiots, et abîmée par la tempête, sans les promes-
ses faites à Pierre ; et que , devant confirmer leurs
frères dans la foi , ils les doivent aussi affermir dan»
la règle de la discipline.
* lue. XXII, a.4
LXXIIl' JOUR.
Soin de Jésas pour les apôtres. II est mis an rang des soè>
léraLs. Luc. XXU, 35, 36. Marc, xv, a».
Jésus dit à ses apôtres : Quand je vous ai en-
voyéssans sac, sans bourse, sans chaussure , vous
a-t-il manqué quelque chose? Bien, Seigneur
Mais maintenant, que celui qui a un sac ou une
bourse, les prenne : et que celui qui n'en a point,
vende sa robepour acheter une épée ».
Rien ne vous a manqué. Tel a été le soin du Sau-
veur : il n'a pas voulu que ses disciples aient man-
qué de rien. Mais quoi ! n'ont-ils pas été dans le be-
soin ? Qu'était-ce donc , que d'être réduits à rompre
des épis dans leurs mains pour se nourrir ? N'était ce
pas là une assez pressante nécessité? Jésus-Christ
ne dit pas qu'ils n'aient jamais souffert, jamais été
dans le besoin : mais il dit que jamais ils n'ont man-
qué absolument , et qu'ils ont été bientôt secourus :
non que Jésus-Christ ait fait des miracles pour cela :
car nous ne lisons pas qu'il ait multiplié les pains plus
de deux fois en faveur de tout un grand peuple, et la
conduite de sa famille allait par des voies plus natu-
relles. Apprenons donc à nous fier à cette conduite
douce et imperceptible de Jésus-Christ, par laquelle,
au milieu des besoins et des souffrances, il conserve
pourtant aux siens les provisions nécessaires.
La suite du discours fait voir l'attention qu'a-
vait le Sauveur à accomplir les prophéties. C'en
était une bien particulière, que le Christ dût être
mis au rang des scélérats * : et elle devait être par-
faitement accomplie, lorsqu'il fut crucifié entre
deux voleurs. Mais c'était un préparatoire , qu'il pa-
rût comme un voleur se défendre contre les minis-
tres de la justice, fous êtes venus à moi, dit-il,
comme à tin voleur, méprendre avec/orce^. Ou le
représentait donc comme un homme dont la violence
était à craindre , et qu'il fallait attaquer avec armes.
II était du dessein de DieU;, et de l'ordre des pro-
phéties , qu'il parût environné de gens de main , et
qui usassent de l'épée pour le sauver. On sait pour-
tant ce qu'il fit, pour réparer cette violence des siens ;
et il suffit aujourd'hui de considérer, comme il fal-
lait qu'il y eût quelque sorte de fondement à la ca-
lomnie qu'on devait faire contre lui.
Ne nous étonnons donc pas, lorsque, par la se-
crète disposition de la divine Providence, il se
trouve dans notre vie quelque chose qui affaiblisse
notre gloire , et qui donne lieu à la médisance. Dieu
saura en tirer sa gloire , pourvu que nous soyons
sans faute , et que nous subissions avec soumission
ce qu'il ordonne. Il faut, dit-il, que tout s'accom-
plisse : et ce qui est écrit de moi tire a sa fin *.
Ainsi les choses allaient s'accomplissant peu à peu ,
• Luc. XXII, 35, .36. — » .VrtR. XV, 28. - ' Malth. \vn^
♦ fc5. — Luc x.\n, 37, ;i8.
730
MÉDITATIONS SUU L'ÉVANGILE.
et l'une après l'autre. On lui dit qu'il y avait deux
épées dans la compagnie : il le savait bien : mais
il voulait qu'il fût marqué qu'il n'y arrivait rien
par hasard dans sa passion. 11 répondit : C'est as-
sez • ; et après avoir tout accompli , et donné tous
ses ordres, avant que d'aller, selon sa coutume,
dans le jardin des Oliviers, il commença son der-
nier adieu et ses dernières instructions, que nous
allons voir dans saint Jean.
LXXIV' JOUR.
Glorification de Jésus. Joan. xui , 31 , 32.
Maintenant; remarquez la circonstance : main-
tenant que la fin approche; que le perfide disciple
qui a machiné ma mort, est parti pour exécuter
ce complot, qu'il le conclut, et que je vais être
livré à mes ennemis pour souffrir de leur violence
les dernières extrémités : Maintenant le Fils de
riwnime va être glorifié^ : mais ce n'est pas là,
poursuit-il, à quoi je m'arrête : la gloire de Dieu
fait tout mon objet ; et Dieu va être glorifié en lui
par son obéissance, par son sacrifice , le plus par-
fait qui fut jamais, et d'un mérite infini. Sa jus-
tice, sa vérité, sa miséricorde va éclater dans la
rémission des péchés; dans la peine que j'en por-
terai ; dans l'expiation que j'en ferai par mon sang.
Ma doctrine va être confirmée par ma mort : je
tirerai tout à moi; et je retournerai à la gloire
que j'ai eue dès l'éternité auprès de mon Père.
Si Dieu est glorifié en lui, il le glorifiera en
lui-même, et il ne tardera pas à le glorifier 'i;
car ceux en qui Dieu est glorifié par leur obéis-
sance et leurs humiliations, il ne manque pas de
les glorifier, et de les glorifier en lui-même ; et il ne
tardera pas à les glorifier : à plus forte raison glo-
rifiera-t-il son Fils bien-aimé , qui ne respire que
la gloire de son Père , et par là a mérité que son
Père songeât à la sienne , et sans tarder.
Que de gloire ! Mais considérons d'où elle vient,
et dans quelles circonstances Jésus-Christ en parle.
C'est au moment que Judas part pour aller con-
sommer son crime, et livrer son maître au der-
nier supplice. C'est donc du plus grand de tous
les crimes que doit naître cette gloire de Dieu, la
plus grande qui fut jamais : c'est des plus grandes
extrémités où Jésus pût être poussé , que sortira
sa plus grande gloire. Chrétien, ne perds pas
courage , lorsque le crime et les injustices abondent :
Dieu ne permettrait jamais le mal, s'il n'était
puissant pour en tirer le bien, et un plus grand
bien : et lorsque l'iniquité abonde le plus, c'est
alors qu'il trouve moyen d'accroître sa gloire. Ne
perds pas courage non plus, quand tu es livré à tes
ennemis, et aux plus terribles angoisses : c'est en-
core de cette source que doit naître ta grande
gloire, et la grande gloire de Dieu , à laquelle tu
dois être plus sensible qu'à la tienne.
Chrétiens, membres de Jésus, apprenez d'où
vient la gloire a votre chef : c'est ainsi qu'elle
doit aussi se répandre sur les membres. Quand
« Luc. 39. — * Joan. xiii , 31. — ' IhiO. 32.
je suis faible, dit saint Paul', c'est alors que je
suis puissant; quand je suis méprisé, c'est alors
que je dois être glorifié ; et glorifié en Dieu : non
point dans les hommes, ni dans le monde qui n'est
rien ; mais en Dieu où est la gloire , parce qu'en lui
est la vérité.
LXXV JOUR.
Commandement de l'amour. Joan. xiii, i , 33, 34, 35.
Lisez avec attention les fr. 13, 14, l."); et en-
trez dans les sentiments de la tendresse du Sau-
veur.
Mes petits enfants^. Souvenez-vous de cette
parole du Sauveur, jiyant toujours aimé les siens ,
nies aima jusqu'à la fin 3. Et maintenant il va ra-
masser toute sa tendresse , pour leur donner le
précepte de la charité fraternelle. Car pour établir
cette loi d'amour, il voulait faire ressentir à ses
disciples des entrailles toutes pénétrées de ten-
dresse. Mes petits enfants : il ne les avait jamais
appelés de cette sorte, jamais il ne les avait nom-
més ses enfants. Et pour dire quelque chose de
plus tendre : Mes petits enfants, dit-il , comme
s'il eût dit : Voici le temps que je vais vous enfan-
ter : j'ai été toute ma vie dans les douleurs de
l'enfantement : mais voici les derniers efforts et
les derniers cris par lesquels vous allez naître;
Mes petits enfants. Écoutez donc cette parole
paternelle. Je serai encore avec vous un peu de
temps : profitez donc de ce temps pour entendre
mes dernières volontés, f-^ous me chercherez :
viendra le temps que vous rachèteriez de beau-
coup la consolation d'entendre ma parole : et
comme j'ai dit aux Juifs : Fous ne pouvez pas ve-
nir où je vais, je vous le dis aussi présentement :
profitez donc, encore un coup, du temps que j'ai
à être avec vous : car je m'en vais en un lieu où
vous ne pouvez pas venir : ainsi que j'ai dit aux
Juifs. Avec ce préparatif , et cette démonstration
d'une tendresse particulière, où en veut-il enfin
venir .^ Écoutons, profitons, croyons. ,
Je vous donne un commandement nouveau,
de vous aimer les uns les autres, comme je vous
ai ai?nés : vous devez aussi vous entr'aimer les
uns les autres^. Pourquoi est-ce un commande-
ment nouveau ? Parce que l'esprit de la loi nou-
velle, c'est d'agir avec amour, et non pas avec
crainte : parce qu'encore que le précepte de la
charité fraternelle soit dans l'Ancien Testament,
il n'avait jamais été si bien expliqué que dans le
Nouveau ; et sur cela vous pouvez voir le chapi-
tre X de saint Luc, depuis le f. 29 jusqu'au 37,
où .Jésus-Christ explique et décide que tous les
hommes sont notre prochain, et qu'il n'y a plus
d'étranger pour nous. En troisième lieu, ce com-
mandement est nouveau , parce que Jésus-Christ
y ajoute cette circonstance importante, de nous
aimer les uns les autres comme il nous a aimés. Il
nous a prévenus par son amour, lorsque nous ne
' II. Cor. xu , 10. — » Joan. xin, 33 et seqq. — ' IHd. 1.
_ « Ibid. 34,
MÉDlTATIO^îS SUR L'ÉVAKGILE.
731
songions |>as à lui : il est venu à nous le premier :
il ne se rebute point par nos inlidélités, par nos
ingratitudes : il nous aime pour nous rendre saints,
pour nous rendre heureux, sans intérêt; car il n'a
pas besoin de nous, ni de nos services; avec un
amour qui coule de source, et ne s'est jamais re-
buté. Allez donc, et faites de même.
Pourquoi vois-je parmi vous des haines bizar-
res, des oppositions d'humeur à humeur, et de
personne à personne; des inimitiés, des jalousies,
de l'aigreur, de l'emportement, des répugnances
cachées? Est-ce en cette sorte que Jésus-Christ
nous a aimés? Mais pourquoi vois-je d'un autre
côté des flatteries, des complaisances ou exces-
sives ou fausses? Est-ce ainsi que Jésus-Christ
nous a aimés? Et pourquoi vois-je parmi vous des
liaisons particulières, des partis et des cabales
les uns contre les autres? Est-ce ainsi que Jésus-
Christ nous a aimés? Mais pourquoi avancer ou
reculer les personnes selon rinclination que vous
avez pour elles? Est-ce ainsi que Jésus-Christ nous
a aimés?
Il a témoigné plus d'inclination, si l'on ose
parler de cette sorte, pour saint Jean : c'était le
disciple que Jésus aimait. Mais cette inclination
qu'était-ce autre chose , selon la tradition des saints
docteurs , qu'un amour particulier pour la chasteté
virginale qu'il avait trouvée et qu'il conserva en
saint Jean? Et pour venir aux autres qualités de ce
bien-aimé disciple , l'amour qu'il avait pour lui ,
qu'était-ce autre chose que l'amour de la bonté,
de la douceur, de la simplicité, de la candeur, delà
cordialité , de la tendresse , de la contemplation , par
lesquelles il avait une convenance particulière avec
son maître? Aimez donc en cette sorte. Et cet
amour particuher dont il honora saint Jean , lui flt-il
avoir de l'indulgence pour lui , quand il avait tort ?
Et l'empêcha-t-il de lui dire, aussi bien qu'à son
frère saint Jacques: Fous ne savez ce que vous
demandez ' : et dans une autre occasion : Fous
ne savez de quel esprit vous êtes »? Faites donc
de même. Mais sa tendresse lui fit-elle préférer saint
Jean aux autres? N'est-ce pas Pierre qu'il mit à la
tête du collège apostolique et de toute l'Église? A
la fin il confia à saint Jean sa sainte mère. Qui
convenait davantage avec elle comme avec lui par
toutes les qualités que nous avons vues, et en par-
ticulier par la virginité? Il s'agissait de sa famille,
de son domestique ; et il préfère saint Jean, qui, outre
les autres choses que nous avons vues , était encore
son proche parent. Aimez donc de même ; ayez les
égards que le sang demande : mais réglez le fond
de vos affections par la vertu. Et j\isqu'où est-ce
que Jésus a porté son amour ? Jusqu'à donner sa
vie pour ceux qu'il aimait. Ne doutez pas qu'il n'y
ait des occasions ou vous en devez faire autant
pour votre frère. Aimez comme fai aimé : voilà
mon nouveau précepte : le modèle de votre amour,
c'est le mien. Écoutez , mes petits enfants : faites
connne moi.
» XatiA- x\ , 22. — ' Liu. ix , 5i.
Mais voici le dernier mot qui presse plus que
tous les autres : An cela tous connaîtront que vorus
êtes mes disciples , si vous vous aimez mutuelle-
ment\ Voilà le caractère de chrétien et de disciple
de Jésus-Christ. Qui renonce à la charité renonce
à la foi , abjure le christianisme, sort de l'école de
Jésus-Christ, c'est-à-dire de son Église. Tremblez
donc, coeurs endurcis; tremblez, insensibles; trem-
blez, vous tous, dont les aversions sont implaca-
bles, les inimitiés irréconciliables : vous n'êtes plus
disciples de Jésus -Christ; vous n'êtes plus chré-
tiens ; vous renoncez à votre baptême.
Voyez l'Église naissante : Un cœur et une âme :
tout commun : et ils étaient tous unanimement
assemblés dans la galerie de Salomon » : sans
dissension, sans envie, sans intérêt; rendant le
bien pour le mal : et tout le peuple les admirait;
et on disait : Voilà les disciples de Jésus : c'était
là leur caractère particulier. L'envie, l'intérêt, la
haine régnent dans tout le reste des hommes : l'in-
nocent troupeau de Jésus ne connaissait point ces
maux. Mon Sauveur, où sont vos disciples mainte-
nant? où est la charité? où est l'amour fraternel?
Qu'il est rare! Aussi avez-vous dit, que le temps
viendrait; que les scandales , que l'iniquité abon-
deraient; que la charité serait refroidie dans la
multitude 3; et que quand vous viendriez sur la
terre, à peine y trouveriez- vous de la foi <, de
cette foi animée de la charité.
Pleurons , mes frères , pleurons la charité refroi-
die, refroidie dans la multitude, dans la plupart de
ceux qui se disent chrétiens : mais refroidie en nous-
mêmes. Réchauffons-la : venons à Jésus : écoutons
avec tendresse son dernier discours, avec taidresse
ce qu'il dit si tendrement. La charité fraternelle
nous devient recommandable par ces raisons , par la
tendresse avec laquelle Jésus-Christ nous la recom-
mande ; par le temps qu'il choisit pour nous la re-
commander ; par le modèle qu'il nous donne de Is
charité fraternelle en sa personne ; par le carac-
tère de chrétien qu'il attache à cette divine vertu.
Soyons disciples de Jésus-Christ ; soyons chrétiens ;
c'est-à-dire aimons nos frères : et comment ? Comme
Jésus-Christ nous a aimés. A ces mots il se tut,
et nous laissa à goûter ce nouveau commandemeot
de la loi de grâce.
LXXVP JOUR.
Présomption et chute de saint Pierre. Joan. xm, 3 et seqq.
Comme Jésus-Christ se fut tu, saint Pierre,
frappé de cette parole : Fous me chercherez : et
ainsi que fai dit aux Juifs, vous ne pouvez pas
venir où je vas^ : car elle paraissait rude, et il
semblait les avoir rangés avec les Juifs, qui ne
croyaient point à sa parole : firappé donc de ce
discours, il dit au Sauveur : Seigneur, oùallez-vous?
Et Jésus lui dit : Fous ne pouvez maintenant me
suivre où je vas; mais vous me suivrez aprcs^,
I Joan. XIII, 35. — ' Act. IT, 32, v, 12. — » Malt. XU»,
12. - «2,1/c. xviu, 8 —»7oan. XIII, 33.— */ï»m/. 3«.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
732
.Tésu& console ses apôtres en la personne de Pierre,
t't leur donne espérance de le suivre un jour où il
allait. Mais il leur déclare en même temps qu'ils ne
l« pouvaient pas encore. Et Pierre, dont le zèle
n'était pas content de cette explication, lui répon-
dit tout ému : Pourquoi ne puis -je pas voxis suivre
maintenant! W entendit bien que son maître allait
à la mort, et il ajouta : Je donnerai ma vie pour
vous, /^ous donnerez, votre vie pour moi 2Le coq ne
chantera point ^ que vous ne m'ayez renié trois
fois *.
La faute, la grande faute, la cause de son re-
niement, do son crime, et déjà peut-être un terri-
ble commencement de crime, c'est que Jésus-
Christ lui disant : yous ne pouvez pas; au lieu de
reconnaître son impuissance , et de lui dire : Il est
vrai, Seigneur, je ne le puis ; jedevrais bien le sentir,
et me connaître mieux moi-même: mais je veux du
moins vous en croire, m'humilier devant vous et
confesser, non pas ma faiblesse mais mon impuis-
sance : mais vous, qu?étes tout-puissant, aidez-moi ;
donnez-moi la force : au lieu donc de répondre ainsi ,
et de dire , comme il avait dit autrefois avec les au-
tres apôtres : Seigneur, augmentez-moi la foi ' ;
rendez-la forte, rendez-la ardente, rendez-la toute-
puissante : ou avec cet autre : Je crois, aidez mon
incrédulité ^ : en un mot , au lieu de s'humilier et
de prier , il s'élève contre Jésus-Christ : et avec une
témérité pitoyable, mais punissable, il dit qu'il
peut à celui qui sait tout, et qui lui dit qu'il ne
peut pas.
Quand Jésus demande à Pierre par trois fois :
M'aimez-vous, m'aimez-vous , m'aimez-vous plus
que ceux-cif il sut bien lui dire : Seigneur, vous
savez tout; vous savez que je vous aime ^ : il de-
vait donc dire ici : Seigneur, vous savez tout, vous
savez ce que je puis, mieux que moi-même : aidez-
moi donc , afin que je puisse ce que je vous pro-
mets de faire.
Faute d'avoir fait cette réponse , il tombe d'une
manière déplorable; mais plutôt il est déjà tombé
l^ien bas, faute de la faire- > car il est tombé dans
la présomption, faute qui mérite qu'on soit livré
à tous les crimes; et qui, en effet, livra saint Pierre
au reniement par trois fois.
O mon Dieu! qui ne tremblerait, qui ne se dé-
lierait de soi-même ? qui ne reconnaîtrait humble-
ment son impuissance? Avouons.-la : n'attendons
pas que notre Seigneur nous dise : Tu ne peux pas :
prévenons sa face par la confession de notre im-
puissance, de peur qu'il, ne nous la fasse connaître
par notre chute.
Mais encore, qu'est-ce qui trompe saint Pierre?
Qu'est-ce q^ui le trompe? sinon cette aveugle estime
qu'on a de soi-même, qui nous fait croire q^ue
nous pouvons ce que nous ne pouvons pas ?
Mais enfin qu'est-ce qui fait croire à saint Pierre
qu'il pouvait ce qu'il ne pouvait pas ; si ce n'est
qu'il le voulait, et qu'il croyait avoir son pouvoir
dans sa volonté?
• Joan. 37, 38. — » Ltic. xvil, 5. — » Marc, ix, 23. — « Joan.
XXI, 15, l(î, 17.
En effet, en cette occasion qu'était-ce que pou-
voir, sinon vouloir? Il ne s'agissait pas de suivre
Jésus-Christ par les pas du corps, il s'agissait de
le suivre par une ferme résolution de mourir pour
lui : et cette ferme résolution , qu'est-ce autre
chose qu'un vouloir? Ainsi saint Pierre, qui le
voulait, et le voulait sincèrement; car il n'avait
pas dessein de tromper son maître : et le voulait
ardemment, à ce qu'il lui semblait, et en vérité;
car il était en effet tout plein de ferveur, et il
aimait Jésus-Christ jusqu'à vouloir mourir avec
lui, s'il était besoin; et il croyait qu'il le pouvait,
parce qu'il le voulait de cette sorte.
Il ne savait pas ce que c'était que la volonté de
l'homme. Car, en effet , quand il s'agit de prendre
la résolution de marcher après Jésus-Christ, de
l'imiter, de le suivre; pouvoir, c'est vouloir ; mais
c'est vouloir fortement, c'est vouloir invincible-
ment , c'est avoir une volonté à l'épreuve de tous
les périls, et capable d'affronter la mort.
La volonté de saint Pierre n'en était pas encore
à ce degré : et c'est pourquoi Jésus-Christ lui dit
qu'il ne pouvait, parce qu'il ne voulait pas encore
assez : et lui, au lieu de sentir qu'une volonté
faible ne peut rien, et qu'elle cesse, pour ainsi
parler, d'être volonté, dans une tentation qui la
passe , disait hardiment qu'il pouvait tout ce qu'il
sentait qu'il voulait, et qu'il voulait avec force
jusqu'à un certain point , mais non pas jusqu'au
point qu'il fallait pour accomplir sa promesse,
c'est pourquoi Jésus lui disait, non pas simple-
ment : f^ous ne pouvez, pas, mais vous ne pouvez
pas me suivre maintenant; et W ajoutait : Fous
me suivrez un jour ' : qui était lui dire, comme
dit saint Augustin ' : Vous ne le pouvez pas en-
core , parce qye votre volonté est faible ; mais vous
le pourrez , quand vous aurez reçu, une volonté
assez forte.
Saint Pierre était juste; car Jésus-Christ lui
avait dit comme aux autres : Et vous, vous êtes
purs, mais non pas tous ', en n'exceptant que
Judas. Mais sa justice tenait encore beaucoup de
cette justice de la loi , qui croit qu'il n'y a rien
qu'à vouloir, et qu'à faire, sans songer par qui on
veut, et par qui on fait. Saint Pierre voulait; mais
il ne voulait pas assez fortement; et il devait avoir
entendu que ce commencement de bonne volonté
ne lui venait pas de lui-même, mais de Dieu. S'il
l'eût entendu, s'il l'eût cru aussi vivement qu'il
fallait ; il aurait commencé par confesser que le peu
qu'il pouvait , venait de la grâce; et que par consé-
quent pour pouvoir beaucoup, il fallait encore que
la grâce donnât ce pouvoir; c'est-à-dire qu'elle for-
tifiât sa volonté faible, et qu'elle lui en inspirât une
si forte, que toute crainte cédât à sa puissance.
Alors donc il aurait dit, non pas : Je puis^ non
pas : Je voudrai; non pas : J'irai; mais : Seigneur,
aidez ma faiblesse; faites-moi vouloir de cette ma-
nière , à qui rien n'est impossible : je veux déjà en.-
quelque façon; et c'est un effet de votre grâce : à
• Joan. XIII, 36. — ' Tract, in Joan. Lxvi. n. I. — 3 Joan,
XIII, 10.
MfÎDITATIONS SUR LÉVANGILE.
731
vous la gloire de ce faible et tel quel commence-
ment de bonne volonté : mais achevez votre ou-
vnige, mettez-y la dernière main : vous qui avez
fonimencé, achevez. Car vous seul pouvez achever
en nous ce que vous seul vous y pouvez commencer
de bien. Celui qui a commencé en vous la bonne
œuvre, y mettra la perfection '.
Saint Pierre ne connaissait pas encore parfai-
tement cette justice , qui est la justice chrétienne,
qui veut faire (car on n'est pas juste, parce qu'on
ccoute, mais parce qu'on fait), mais qui songe
par qui on fait, et qui a continuellement recours
à la grâce. Cet apôtre était zélé, à la vérité, mais
tioti pas encore selon la science ; parce que voulant
établir sa propre justice, et ne connaissant pas
encore que la véritable justice est celle qui vient
de la grâce, il ne s'était pas assujetti à la justice
àe Dieu ». Voilà ce que dit un autre apôtre , et
c'est ainsi qu'il explique la justice chrétienne. Saint
Pierre ne l'avait pas encore assez entendu. Ainsi
étant juste, mais non encore parfaitement de la
justice qui est en Jésus-Christ, c'est-à-dire de cette
justice qui rapporte entièrement à Dieu tout ce
qu'elle a de bien; zélé à la vérité, mais non pas
encore comme il fallait : que lui sert ce faible com-
mencement de vertu et de justice, sinon à présu-
mer, à l'engager, à l'égarer, à le mener au lieu où
il devait renier, au lieu où sa justice et sa fidélité
fit un si horrible naufrage?
Vraiment le Sage a raison de dire : Bienheu-
reux Chomme qui est toujours en crainte^, qui
se craint toujours lui-même. Si saint Pierre eût
eu cette crainte, il n'aurait pas présumé de ses
forces, il n'aurait pas suivi Jésus-Christ dans la
maison de Caîphe : car personne ne le lui avait
ordonné, et rien ne lui demandait cette action té-
méraire, si ce n'était sa présomption. Il aurait
craint , il aurait prié ; sa foi se serait fortifiée , et
il se serait rendu capable de résister à la crainte
de la mort. Mais il va, croyant tout pouvoir; il
s'expose volontairement à un péril trop grand pour
sa faiblesse : son zèle le trompe, son amour le
trompe. Quoi, un faux zèle, un faux amour! Non,
il n'était pas tout à fait faux , car il était vraiment
juste, ainsi que nous l'avons vu : il aimait donc
véritablement, il aimait même beaucoup; mais
non pas encore assez pour ce qu'il voulait entre-
prendre. Il n'avait donc qu'à se tenir dans ses
bornes , et demander humblement et persévéram-
ment la perfection de cet amour. Mais au lieu de
remercier, au lieu de prier, il présume, il n'en-
tend pas encore la vérité de cette parole que son
maître lui dira bientôt : Sans moi vous ne pouvez
rien 4. Son propre zèle, sa propre vertu tourne en
poison à sa présomption, et lui sert de nourri-
ture : et il lui est si important de se bien connaître,
et d'entendre qu'il ne peut rien de lui-même, que
Jésus-Christ permet qu'il l'apprenne par sa chute.
Hélas! hélas! pauvre cœur humain, qui ne se
connaît pas lui-même, à qui sa propre vertu , je
' PhiUp. I, t. — -Rom. X, », i.—^EccU. XXXIT, 17. —
-Joan. XI, i.
dis même la véritable, devient un piése, l'appât
et la pâture de l'orgueil! Viens t'instruire paf
l'exemple d'un si grand apôtre. Il présume, SI
s'engage, il renie : une servante fait trembler cet
intrépide, qui se vantait de ne rien craindre. Ce
n'est pas assez, pour rompre l'enchantement de
son amour-propre, de renier une fois : il faut qu'il
renie jusqu^à trois, et encore avec jurement , avec
blasphème, avec exécration. Il le faut : qu'est-ce à
dire, il le faut? Esl-ce qu'il est poussé au crime?
A Dieu ne plaise ! il a présumé de lui-même : il est
livré à lui-même. Pour lui ouvrir les yeux, et lui
faire sentir son mal, qu'il ne peut pas voir, il faut
qu'il tombe : et son erreur est si grande, qu'il
n'en peut revenir (jue par là.
Jésus le regarde : il se réveille, îl se retire, il
commence à sentir qu'il ne fallait point aller au
lieu d'où il ne peut se retirer trop tôt. Hélas! s'il
y demeurait, il renierait peut-être encore. Mais
quoi! ne pleure-t-il pas sincèrement son péché?
Sans doute ; mais la partie la plus essentielle de la
pénitence , c'est de sortir du péril , c'est de le fuir :
autrement on tombe encore ; et faute d'avoir profité
de sa chute , on tombe sans ressource : on n'en re^
lève jamais.
Et voyez la faiblesse du cœur humain ! Pierre
pleure : mais voici pour lui une autre épreuve ; le
scandale de la croix. On lui vient dire comme aux
autres que Jésus-Christ était ressuscité : et comme
eux il est incrédule : quoique ceux qui lui venaient
annoncer la résurrection de Jésus-Christ ne fissent
que lui raconter l'accomplissement de ce qu'il avait
dit lui-même à ses disciples, et à Pierre même.
Autre chute déplorable : autre preuve de l'infirmité
humaine. Jésus-Christ nous instruit par ces exem-
ples, et ne craint point d'étaler au monde toute la
faiblesse de ses disciples , et du chef de son Église;
afin de nous apprendre à trembler, à être humbles.
Et après sa résurrection , il parle encore à saint
Pierre, et lui demande : Pierre, m'aimes-tu*}
Comme s'il eût dit : Prends bien garde : sonde
bien ton cœur : tu as cru pouvoir ce que tu ne pou-
vais pas : pense donc bien si tu m'aimes : et à la
troisième fois il le met encore à une plus grande
épreuve : M'aimes-tu plus que ceux-ci : plus que
tous les autres apôtres? Et Pierre lui répondit,
comme on vient de voir : Seigneur, vous savez
tout, vous savez que je vous aime* : et il disait
vrai : car Jésus récompensa son amour, et lui con-
fia ses brebis , et ses agneaux , et les grands et les
petits de son troupeau; et le crut si élevé au-des-
sus de tous ses apôtres , qu'il le mit à leur tête et à
la tête de tout le troupeau, de toute l'Église. Il
semble donc que son amour était alors à la perfec-
tion. Peut-être donc qu'il pouvait alors suivre Jé-
sus-Christ jusqu'à la mort? non : connais ici, chré-
tien , par combien de degrés d'amour il faut par-
venir à ce grand et parfait amour, à cet amour
dont Jésus-Christ nous dira bientôt qu'il n'y en a
point de plus grand, et gui nous fait donner notre
' Joam. XXI , lî. — ' Jlfid. 17.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
734
vkpour nos amis'. Saint Pierre, avec cet amour
qui lui a mérité sur ses frères les apôtres une si
éminente prérogative n'en est pas encore à ce point.
Et qui oserait le dire , si Jésus-Christ ne l'avait dit
le premier? Je vous enverrai, dit-il, le Saint-Es-
prit' : mais vous : vous : à qui parle-t-il.' A ses
apôtres sans doute, parmi lesquels était saint
Pierre : vous donc demeurez dans la ville : ren-
fermez-vous dans le cénacle pour prier, et ne sortez
pas , jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la vertu
d'en Jiaut^. De quoi donc avaient-ils besoin ? de ver-
tu-, de force, de puissance, pour être capables de prê-
cher sans crainte l'Évangile , et de goûter la joie de
souffrir pour Jésus-Chri.st. Voilà de quoi ils avaient
besoin : tous, et saint Pierre comme les autres, avaient
besoin, par -dessus la foi, et par-dessus l'amour
qu'ils avaient déjà, de recevoir une vertu, une puis-
sance d'en haut. Elle vint cette vertu, et le Saint-
Esprit descendit. Les voilà forts : Pierre ne craint
plus : Pierre est Pierre; c'est-à-dire un rocher con-
tre qui se brisent tous les flots : et comment? par
la nouvelle vertu qui lui est venue d'en haut. Mar-
che, Pierre, dis hardiment que tu suivras Jésus-
Christ jusqu'à la mort. Tu le peux, et voici le temps
que le Sauveur avait marqué : Tu ne peux me sui-
vre à présent, mais après tu le pourras 4. Voilà ce
temps arrivé : partez , Pierre : allez à la tête du
troupeau attaquer le monde, subjuguer le monde :
TOUS avez expérimente votre impuissance, vous avez
connu la grâce , vous l'avez reçue ; vous n'avez plus
rien à craindre , vous pouvez tout.
Recueillons-nous un moment sous les yeux de
Dieu : rentrons en nous-mêmes par une profonde
connaissance de notre impuissance : confessons
que nous ne pouvons rien sans Jésus-Christ : ne
nous fions point à notre ardeur, à notre zèle,
à ces agréables transports de piété qui nous pa-
raissent sincères, qui le sont peut-être, mais non
encore assez forts : ne nous exposons pas volon-
tairement aux tentations, aux périls, à ce com-
merce , aux dangereuses compagnies du monde :
ne disons plus : Je ferai, je puis ; car c'est là ce
qui a trompé saint Pierre. Disons : Seigneur, aidez-
moi, soutenez mon impuissance, donnez-moi la
force-, et s'il faut dire : Je puis , que ce soit comme
saint Paul : Je puis tout en celui qui me fortifie^.
LXXVir JOUR.
Préparation à l'intelligence des plus hautes vérités par la
soumission , et par une sainte frayeur.
Lisez le chapitre xiv, vous y trouverez des pro-
fondeurs à faire trembler. Seigneur, j'en suis ef-
frayé : ceux qui ne les sentent pas , n'entendent
pas. Profitez de ce que vous entendez : adorez ce
que vous n'entendez pas : c'est une grande leçon.
Voulez -vous être aidé par quelque pieuse expli-
cation des paroles de Jésus - Christ ; aidez -vous
vous-même, cherchez vous-même, demandez au
grand Père de famille qu'il vous donne votre pain :
» Jo««.xv,i3. — '/iid. xvi,7. — '£mc. XXIV, 49. — * Joan.
xin,3d. — ' Phil'ip. IV, 13.
prenez toujours ce qu'il vous donnera par lui-m5ine,
et soyez disposé à recevoir ce qu'il vous donnera
par ses ministres. Accoutumez-vous à cet exer-
cice : c'est ainsi qu'on vient à entendre. Les difficul-
tés s'aplanissent peu à peu. Quand elles demeure-
raient, que vous importe ? Ce n'est pas la curiosité que
vous voulez satisfaire; vous voulez bien ignorer ce
que Jésus-Christ ne vous veut pas découvrir. Tout
ce que vous trouverez clair, c'est ce qu'il vous dit :
c'est par là qu'il vous parle : et lorsque vous n'en-
tendez pas, il vous parle d'une autre manière, il
vous dit : Crois, adore, humilie-toi, désire, cher-
che : heureux , soit que tu trouves , soit que Dieu
réserve cette grâce à un autre temps ; puisqu'en
attendant tu te soumets, qui est plus que d'avoir
trouvé et d'entendre, puisque c'est le principe pour
entendre , et que c'est déjà entendre ce qu'il y a de
meilleur.
LXXVIII" JOUR.
Confiance en Jésus-Christ notre intercesseur. Ihid.
Que votre cœur ne se trouble pas , qu'il ne crai-
gne rien : ily a plusieurs demeures dans la mai-
son de mon Père : je m'en vais vous préparer la
place ' .
Les temps de trouble arrivaient : c'était l'heure
de la puissance des ténèbres; les apôtres étaient
déjà comme au milieu de ces troubles : Jésus-Christ
leur avait déclaré qu'il allait être trahi et par l'un
d'eux; il avait désigné le traître à quelques-uns , et
ils l'avaient vu partir de la table et de la maison :
il venait de leur dire le dernier adieu : Mes petits
enfants , je m'en vais, et je ne serai plus avec
vous '■ : il leur faisait voir la violence de ses enne-
mis prête à éclater : sa sainte cène ne leur avait
remis devant les yeux que du sang répandu, et un
corps livré; et la tentation était tout ensemble, et
si terrible , et si proche, que Pierre, le plus fer-
vent, le plus hardi, le plus favorisé d'eux tous, y
devait succomber jusqu'à renoncer à son maître,
et cela dans la nuit même oii ils allaient entrer. En
cet état, il n'y avait rien de plus nécessaire que de
les précautionner contre tant de troubles. C'est
aussi à quoi se termine tout ce discours , jusqu'à la
fin de ce chapitre : et après avoir dit dès le commen-
cement : Ne vous troublez pas, ne craignez rien :
il finit encore par les mêmes mots : Je vous donne
ma paix , je vous laisse ma paix ; que votre cœur
ne se trouble pas , ne craignez pas ^; après quoi il
termine ce discours, et se lève pour aller à la mort.
Il faut donc entendre et peser toutes ces paroles.
Par rapport à celle-ci : Ne vous troublez pas : nous
verrons qu'au lieu de trouble , tout inspire la con-
fiance aux apôtres. Ce qui leur causait le plus de
trouble, c'est qu'en leur disant : Je m'en vais, il
semblait ne leur laisser aucune espérance de le sui-
vre : il les avait mis au rang des Juifs, qui sem-
blaient exclus de cette grâce : Je m'en vais; et
comme j*ai dit aux Juifs, vous ne sauriez venir
où je vais 4.
I Joan. XIV, I, 2. — 2 Ihid. XIIT, 33. — ^ Ibid. XIV, 27,
og. _ 4 Ibid. XIII, 33.
"MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
786
11 est vrai qu'il avait dit à saint Pierre : fous
ne poncez encore me suivre, mais vous me sui-
vrez après ' : par oij il leur donnait quelque espé-
rance ; puisque saint Pierre devait le suivre un jour
où il allait, les autres semblaient aussi y être appe-
lés. Mais pour ne leur laisser aucun doute : Il y a,
dit-il , plusieurs demeures dans la maison de mon
Père * : il n'y en a pas seulement pour moi et
pour Pierre; il y en a pour plusieurs, il y en a pour
vous : Je m'en vais, mais c'est pour vov^ préparer
la place; ne vous troublez donc pas; ne craignez
rien. Fous croyez en Dieu; c'est dans son royaume
que votre demeure vous est préparée : Croyez aussi
en moi; car c'est moi qui y vais préparer la place.
-Ve vous troublez donc pas, ne craignez rien. Croyez
en moi comme vous vous croyez en Dieu, et tout
est en sûreté pour vous.
Il y a plusieurs demeures dans la maison de
mon Père ; s'il n'en était pas ainsi, je vous le di-
rais : avec tant de bonté , avec tant d'amour, vous
cacherais-je votre sort? Admirez et ressentez la
tendresse de ces paroles : S'il n'en était pas ainsi, \
je vous le dirais. Ce n'est pas aux seuls apôtres j
qu'elles sont dites, c'est encore à nous. Répétons- j
les encore un coup , et laissons-nous-en pénétrer : |
s'il n'en était pas ainsi, je vous le dirais; je ne ;
vous veux rien cacher, et avant que de partir, je
veux vous apprendre tous les secrets qui vous regar-
dent. Ayant aimé les siens, il les a aimés jusqu'à
iafin^, et en s'en allant, il leur veut ôter tout su-
jet de crainte.
Si je m'en vais, c'est que Je vais vous préparer
iaplace*. Jésus notre avant-coureur est entré pour
nous; et c'est pour cela qu'il est appelé notre pon-
tife selon l'ordre de Melchisédech s. Nous avons un
grand pontife qui a pénétré les cieux^ : il est entré
dans ce sanctuaire éternel , dont l'entrée était inter-
dite aux hommes à cause de leurs péchés. Il a percé
au dedans du voilei : et notre foi, notre espérance
V entre après lui ; car il nous est allé préparer la
place, et c'est pour cela qu'il y entre.
Remettons-nous devant les yeux la structure de
l'ancien temple , où était le lieu très-saint, le Saint
des saints, la partie du sanctuaire la plus intime,
celle où était l'arche, où Dieu même avait établi sa
résidence, lieu inaccessible à tout autre qu'au sou-
verain pontife, qui encore n'y pouvait entrer qu'une
fois l'an. Il était couvert d'un grand voile parsemé
de chérubins, pour nous faire souvenir de ce chéru-
bin qui, avec une épée flamboyante qu'il remuait
d'une manière menaçante , gardait la porte du para-
dis * , pour empêcher nos premiers pères d'y en-
trer, après qu'ils en eurent été chassés. Ce voile sa-
cré et ces chérubins répandus dessus, semblaient
encore nous dire à l'entrée du sanctuaire : N'entrez
pas ; rien d'impur ne doit entrer en ce lieu; c'est la
figure du ciel , où personne ne doit entrer jusqu'à ce
que le souverain pontife en ait ouvert l'entrée.
C'est là ce voile qui nous cachait la gloire de Dieu :
' Joan. 36. — * Ibid. XIV, 1 , 2. — ' Ibid. xni , I. — * Ihid.
i,Y, 3. _ » /itb. Yi , 20. — « Ibid. IV, U. — ' Ibid. VI, 19. —
c'est là ce voile qui nous rendait le sanctuaire inac-
cessible : c'est le voile qui nous marquait que noui
étions interdits, impurs, incapables d'entrer jamais
dans le Saint des saints : c'est ce voile qui fut dé-
chiré de haut en bas par le milieu , et mis en deux
par lS , lorsque Jésus-Christ expira'. La terre trem-
bla en même temps; les tombeaux s'ouvrirent, et
les morts ressuscitèrent , en témoignage que par la
mort et par le sang de Jésus , le sanctuaire était
ouvert, les morts recevaient la vie, l'interdit était
levé, tout était changé pour les hommes.
Le pontife s'ouvrait l'entrée dans le sanctuaire
par le sang des animaux; mais Jésus-Christ y de-
vait entrer par son propre sang, par l'oblation de
lui-même *. Le pontife , avant que d'entrer dans le
sanctuaire, offrait pour ses péchés et pour ceux du
peuple; mais le vrai souverain pontife n'avait pas
besoin d'offf ir pour lui^ ; et en qualité de Fils unique
il entrait dans le ciel par son propre droit naturel.
Et c'est pourquoi n'offrant que pour nos péchés,
c'est à nous qu'il ouvre l'entrée : Je m'en vais
vous préparer la placée.
Son sacerdoce s'exerce principalement dans le
ciel ; car s'il n'eût été sacrificateur que pour la
terre , Une C aurait point été du tout^; puisqu'il
y avait pour la terre un autre sacerdoce et d'autres
victimes. Mais celui-ci , dont le sang est non-seu-
lement innocent et pur, mais encore infiniment pré-
cieux , commence à la vérité l'exercice de son sacer-
doce sur la terre, où il fallait qu'il mourût pour les
pécheurs; mais il le consomme dans le ciel , où
il parait pour nous devant la face de Dieu^, où
assis à la droite de ta majesté de Dieu, il opère
continuellement la rémission des péchés' , en in-
tercédant pour nous * , et nous ouvrant la porte
du ciel par /e sang du Nouveau Testament répandu
pour la rémission de nos péchéss.
Ne soyons donc point troublés , ne craignons
rien. Que peut faire le monde contre nous, que
de nous chasser de notre pays, de notre maison,
de toute la terre et de la vie ? Mais quand nous per-
drons tout cela , il y a plusieurs demeures dans le
ciel : nous y avons notre place et une retraite as-
surée, où le monde et la puissance des ténèbres
ne peut plus rien. Croyons donc en Dieu, qui nous
y reçoit : mais croyons aussi en Jésus-Christ, qui
nous y va préparer la place ; adorons le sang de
l'alliance par lequel il y est entré; adorons ses
plaies, par lesquelles il intercède pour nous et nous
ouvre l'entrée du ciel. Fous croyez en Dieu, croyez
aussi en moi'°: car je suis Dieu, mais un Dieu
homme, un Dieu qui ai été votre victime; un Dieu
qui ai offert pour vous ce que j'ai pris de vous-
mêmes: Croyez en Dieu, croyez en moi: après
cela ne vous troublez pas, ne craignez rien " . Si
vous aviez quelque chose à craindre, et capable de
vous troubler, ce seraient vos péchés qui crient
contre vous, et ne vous permettent pas le repos
• :aatth. xxvn, 51 , 52. Lvc. xxiii, 43. —^Heb. «,7, 12,28b
— 'Zer.Xvi.C, II. Heb.yn, 21. — ^ Joan. XIV, 2. — ^Heb. TllI,
4.— « Ibid. IX, 21. —■ Ibid. I, 3. — • Ibid. vu, 26. — » .VaUÂ
XXYf,2S. — ^'Joan.Xlw, I.— ^^ Ibid. 28.
TS6
^e la conscience; mais ils sont purgés : Jésus-Christ
a levé l'interdit , et il vous tend les bras du haut
du ciel pour vous y recevoir. Quittez donc comme
lui la chair et le sang; sacrifiez vos passions et vos
désirs sensuels : c'est le sang qu'il vous faut ré-
pandre pour vous conformer à Jésus-Christ : ne
«craignez rien, ne vous troublez pas, encore un
coup. Nous avons un souverain pontife qui a pé-
nétré les deux : présentons-nous donc avec une
entière confiance devant le trône de la grâce, pour
en être secourus dans nos besoins : devenons iné-
branlables dans la confession * de son saint nom.
Mais ne soyons pas de ceux gui le confessent de
bouche et 'te tenonciint par leurs œuvres » : si nous
' le renonçons , il nous renoncera ; et si nous lui
■ sommes infidèles , la faute en sera en nous : car
pour lui il est ferme dans ses paroles, et il ne
se peut renoncer lui-même^. Ne cfaignez donc rien,
ne vous laissez troubler de rien : croyez en Dieu,
croyez en Jésos-Christ, par qui vous aoez accès
auprès de Dieu *.
LXXIX« JOUR.
Jésus-Christ est notre assurance et notre repus. Joa-n.
xiy, 3, 4, B, 6.
Après que je m'en serai allé , et que je vous
aurai préparé la place, je reviendrai pour vous
prendre et vous emmener avec moi , afin que vous
soyez où je suis^.
"Voici le dernier degré d'assurance et du repos
que Jésus-Christ pouvait donner à ses fidèles.
Quand 41 reviendra au dernier jour; que tous les
hommes sécheront de frayeur dans l'attente de
ce qui devra arriver à tout l'univers : Alors , dit-
jT, levez la télé, parce que votre rédemption ap-
proche^. Je ne viens point vous juger : je viens
vous quérir et vous emmener avec moi. Le juge-
ment n'est que pour le monde, et pour ceux qui
aiment le monde : Celui qui croit en moi , de cette
foi vive et véritable (\m fructifie en bonnes œu-
vres, n'est pas jugé : il ne vient point en jugement,
parce qu'î7 est déjà passé de la mort à la viei^
Sans attendre ce dernier jour, Jésus-Christ nous
visite tous les jours , lorsqu'il nous appelle à son
repos éternel ; il nous visite par les maladies ; il
est ce grand Père de famille qui frappe à la porte :
alors il vient nous quérir, afin que là où il est,
nous y soyons avec lui.
C'est là donc la grande parole : c'est la parole
de consolation et de tendresse, où Jésus-Christ
nous fait voir qu'il ne veut pas être sans nous,
qu'il ne veut pas que nous soyons longtemps sans
lui. C'est donc alors que, bien loin d'être effrayés ,
nous devons nous mettre en état de lever la t^te,
parce que le moment arrive où nous allons être
où est Jésus-Christ, dans son royaume, dans
son trône. C'est là ce qui fait dire à saint Paul
que ce corps mortel lui est à charge, qu'il désire
' Ilehr. IV, H, 16. — ' TU. 1, 18.— ^II. 7ï»i.U, 12, 13.—
• Hplies. II, 18. — * Joan. xiv, 3. — * Luc. xxi 2C, UH. —
'Jean. III, 18; V, 2i. Colost. l , 10.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
d'en être dégagé, your être avec /«.•nts-CZ/risf;
qu'il désire d'être défait de cette demeure terrestre^
et de quitter ce séjour, où il est éloigné du Sei-
gneur*, pour aller habiter où il est.
Si nous aimons Jésus-Christ, rien ne nous doit
être plus cher que cette parole : Je m'en vais, et je
reviendrai vous quérir, afin que vous soyez oiije
suis. Être loin de Jésus-Christ , c'est être dans b
peine, dans la mort, dans la tentation, dans le péché.
Être avec Jésus-Christ, c'est être dans la gloire,
dans la paix, dans la justice parfaite. Voilà ce qu'il
nous promet : voilà où il appelle les apôtres, en
leur disant le dernier adieu. Cet adieu n'est dono
que pour un peu de temps; Jésus-Christ leur
promet de revenir pour les emmener avec lui î c^est
la dernière marque de son amour, et le plus puissant
motif pour les rassurer.
Et afin de leur ôter toute incertitude, il ajoute î
rous savez où je vais , et vous en savez ta voie K
C'est en quoi est la différence entre eux et les
Juifs. Car les Juifs ne savaient ni où il allait, ni
par où il fallait aller; leur infidélité, leur aveu-
glement les empêchaient de le suivre : mais il dit
au contraire à ses apôtres : rous savez oit je vais ,
et vous savez le chemin par où il y faut aller. Et
ce chemin c'est moi-même : Je suis la voie, la vé-
rité et ta vie 4. Pourquoi donc seriez-vous troublés
démon départ, puisque je vous montre la voie
pour venir où je suis.'
Seigneur, lui avait dit saint Thomas, nous ne
savons où vous allez; et comment en pouvons-noui
savoir la voie^? Je suis la voie, la vérité et la
vie .-je suis celui où il faut aller; car c'est avec moi
qu'il faut être. Je suis la voie par où il faut aller ï
parole haute et impénétrable au sens humain.
Quelle est la fin de tous les désirs , si ce n'est là
vérité et la vie? C'est, dit-il, ce que je suis; et
quand on a trouvé le chemin , que reste-t-il à cher»
cher? Je suis encore ce chemin, je suis la voie.
Comment peut-on être à la fois , et letenne où l'on
va, et le chemin pour y aller? Mon Sauveur unit
l'un et l'autre, et dans ce peu de paroles : Je suis
la voie, la vérité et la vie, il renferme toute sa
doctrine et tout le mystère de la piété. G Seigneur,
faites-moi la grâoe de goûter cette parole, de
vous y trouver, de vous y goûter tout entier!
LXXX« JOUR.
Jésus-Chrisl est la voie, la vérité el la vie. Joan. xiv, 0.
Je suis la vérité et ta vie. Je suis le rerbe qui
était au commencement, la parole du Père éter-
nel, sa conception, sa sagesse, la véritable lu-
mière qui éclaire tous les hommes qui viennent au
monde ^ : la vérité même; par conséquent le sou-
tien, la nourriture et la vie de tout ce qui entend :
celui en qui est la vie, et la même vie qui est dans
le Père. Il faut entrer par la foi dans toutes ces
choses; car si elles n'étaient pas nécessaires pour
notre salut, Jésus-Christ ne nous les aurait pas
révélées.
» Philip. I, 22 , 23. — ' II. Cor. T, 1 , 4 , 6 , 8. — ' ./oaR . XIV,
4. — • Jbïd. 6. — > Jbid. 5. — « Joan. I, ».
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
TS7
Je suis donc, dit-il , la vérité ei la vie, parco que ]
je suis Dieu : mais m même temps je suis homme.
Je suisvejiu enseigner le genre humain, et lui ap-
porter des paroles de vie éternelle : avec la doc-
trine , je hii ai donné l'exemple de hien vivre. Riais
comme tout cela n'était qu'au dehors, il fallait eii-
core apporter la grâce aux hommes , et je me suis
fait leur victime , pour leur mériter cette grâce :
Je suis donc la voie : on ne peut approcher de
Dieu, ni de la vie éternelle que par nfôi. Il y faut
venir par ma doctrine : il y faut venir par mes exem-
ples : il y faut venir par mes mérites , et par la
grâce que j'apporte au monde. La loi à été donnée
par Mcfise,la grâce et la vérité a été donnée par
Jésus- Clirist:^ Et nous avons vu sa gloire comme
celle du Fils unique, plein de grâce et de vérité '.
Entrons par cette voie , et nous trouverons la vé-
rité et la vie.
C'est ce que l'Église nous enseigne tous les jours
par la formule perpétuelle dont elle finit ses orai-
sons. Qu'on adore Dieu, qu'on le loue, qu'on lui
sacrifie, qu'on se consacre soi-même à lui, qu'on
le prie, qu'on lui demande; tout se fait par Jésus-
Christ. Voilà la voie : mais en même temps on
ajoute, qu'étant Dieu , il vit et règne avec le Père
et le Saint-Esprit : il vit de la même vie, il règne
avec la même souveraineté. Voici donc tout le mys-
tère de Jésus-Christ : Nous savons que le Fils de
Dieu est venu, et nous a donné l'intelligence pour
nous faire connaître le vrai Dieu , et être dans
son vrai Fils. C'est lui-même qui est le vrai Dieu
et la vie éternelle ». C'est lui qui est venu pour nous
faire connaître le vrai Dieu : c'est par lui que nous
y allons : il est lui-même le vrai Dieu, la vérité
n«éme, et la vie éternelle. Il est la voie, la vérité
et la vie.
LXXXr JOUR.
Jésus-Christ est noire luaiière. Joan. xiv, C.
Nous nous étonnions tout à l'heure comment on
pouvait être tout ensemble le moyen et la fin , la
vérité et la vie, qui sont le terme, et en même
temps la voie pour y aller. Mais Jésus-Christ nous
explique ce mystère. Qui nous peut mener à la
vérité, si ce n'est la vérité elle-même? Cette vérité
est souveraine , nul ne la force, nul ne l'attire , et
il faut qu'elle se donne elle-même. Mais cela même
c'est la vie ; car on vit quand on possède la vérité ,
c'est-à-dire, quand on la connaît, quand on l'ai-
me, quand on l'embrasse. A Dieu ne plaise que
nous nous imaginions des bras pour la tenir et pour
la serrer! Ou en jouit comme on jouit de la lu-
mière, en la voyant; mais elle gagne tous ceux qui
la voient telle qu'elle est : car elle nous découvre
tout ce qui est beau, et elle est elle-même le plus
beau de tous les objets qu'elle nous décou\Te.
Mais que peut-on entendre entre nos yeux et la
lumière, pour nous la découvrir? Rien du tout; il
n'y a qu'a ouvrir les yeux, et la lumière s'introduit
par elle-même. Il n'y a point d'autre voie pour aller
' Joan. U , 17. — ' /6id. v, 20.
BOSSirr. — TOME lu.
à elle : la vérité est plus lumière que la lumière :
rien ne peut nous amener à la vérité qu'elle-même.
Il faut qu'elle vienne, qu'elle s'approche, qu'elle
s'abaisse, qu'elle se tempère. Et qu'est-ce que
Jésus-Christ, si ce n'est la vérité qui s'iavanoe vers
nous , qui se cache sous une forme accommodée à
notre faiblesse, pour se inontrer autant que nos
yeux infirmes le peuvent porter? Ainsi pour être
la voie , il faut qu'il soit encore la vérité. Que crai-
gnons-nous davantage , que d'être trompés ? Ceux
qui veulent tromper les autres , et sont de ce côté-
là ennemis de la vérité , ne veulent pas qu'on les
trompe; et la vérité ne laisse pas d'être leur plus
cher objet. Venez donc, ô vérité! En vous-même
vous êtes ma vie ; et en vous approchant de moi ,
vous êtes ma voie. Qu'ai-je donc à Craindre , et de
quoi puis-je être troublé ? Ai-je à craindre de ne
pas trouver la voie pour aller à la vérité ? La voie
même, dit saint Augustin, se présente à nous
d'elle-même, la voie elle-même vient à nous. Viens
donc vivre de la vérité, âme raisonnable et intelli-
gente! Quelle lumière dans la doctrine de Jésus!
Cette lumière est d'autant plus belle, qu'elle luit
au milieu des ténèbres. Mais prenons garde d'être
de ceux dont il est écrit : La lumière est venue au
monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres
que la lumière, paire que leurs œuvres étaient
mauvaises '. Que me servira une lumière, qui ne
fera que découvrir ma laideur et ma honte? Lu-
mière, retirez-vous , je ne vous puis souffrir. Sainte
doctrine de l'Évangile , éternelle vérité , miroir trop
fidèle, vous me faites trembler! Changeons-nous
donc : nous ne pouvons pas changer la vérité; et
qui serait le malheureux qui voudrait que la vérité
ne fût pas? nous ne subsistons nous-mêmes que
par un trait de la vérité qui est en nous.
Aimons donc la vérité : aimons Jésus, qui est
la vérité même : changeons -nous nous-mêmes,
pour lui être semblables. Mettons-nous en étal
de n'être point obligés à haïr la vérité. Celui qu'elle
condamne , la hait et la fuit. Qu'il n'y ait rien de
faux dans celui qui est le disciple de la vérité. Vi-
vons de la vérité, nourrissons-nous-en. C'est pour
cela que l'eucharistie ncus est donnée : c'est dans
le corps de Jésus, et dans son humanité sainte,
le pur froment des élus , la pure substance de la
vérité, le pain de vie : c'est donc en même temps
la voie, la vérité et la vie. Si Jésus-Christ est no-
tre voie, ne marchons point dans la voie du siècle;
entrons dans la voie étroite où il a marché. Sur-
tout soyons doux et humbles. Le faux de l'homme ,
c'est la fierté et l'orgueil , parc* qu'en vérité il n'est
rien , et que Dieu est seul. Bien connaître qu'il est
seul , c'est la pure et seule vérité.
LXXXII* JOUR.
Nul ne vient à son Père , que par Jésus-Christ. Ibid.
Nul ne vient à mon Père que par moi ». Il entre
avec ses apôtres dans un secret plus profond ; et
« Jean, ui, 19. — » Ibid. Xiv, 6.
»
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
73a
pour les rendre tout à fait imperturbables, il leur
apprend tout le bien qu'ils trouveront en lui. Ce
bien sera qu'en le trouvant, par lui ils posséde-
ront son Père même , qui devait être tout l'objet
de leurs désirs , comme c'était le terme de tous les
siens.
Nul ne vient 'à mon Père que par moi. Si le
Sauveur est la voie, la vérité et la vie, il ne faut
point qu'il nous mène à autre qu'à lui-même, pour
être heureux. Comment est-ce donc qu'il est la voie
pour nous mener à son Père? Que voulons-nous
davantage que la vérité et la vie , que nous trou-
verons en lui? Il nous explique lui-même ce pro-
fond secret, en disant : Si vous me connaissiez,
vous connaîtriez aussi mon Père : et vous le con-
naîtrez bientôt, et vous l'avez déjà vu '. Ne croyez
pas qu'en vous élevant à la connaissance de mon
Père , je vous mène à quelque chose qui soit hors
de moi : c'est en moi qu'on connaît le Père; et
vous l'avez déjà vu. Quel est ce nouveau mystère?
Comment est-ce qu'on connaît le Père en connais-
sant Jésus-Christ? Quand les apôtres ont-ils vu le
Père? où Font-ils vu? C'est ce qu'il dira dans la
suite; mais auparavant il nous faut entendre ce
que lui dit saint Philippe : Seigneur, montrez-nous
votre Père, et il nous suffit ».
A ces mots, et pour ainsi dire, au seul son de
cette parole, l'âme chrétienne ressent quelque chose
de grand; mais quelque chose de tendre, mais
quelque chose d'intime. Seigneur, montrez-nous
votre Père, et il nous suffit. IVIontrez-le-nous , c'est
par vous que nous le voulons voir : il nous suffit;
vous nous ordonnez de n'avoir ni crainte ni troûhle :
pour cela il ne nous faut qu'une seule chose; t'o/re
Père nous suffit. Comprenons bien cette pleine sa-
tisfaction de notre esprit en voyant Dieu; ce sera
le remède à tous les troubles. Car nous avons trouvé
un bien que rien ne nous peut ôter ; et ce bien nous
suffisant seul , rien ne pourra troubler notre repos.
LXXXIll' JCLB.
DiPU seul nous suffit. Joan. xiv, 8.
Montrez-7WUS votre Père, et il nous suffit 3.
Dieu seul nous suffit; et il ne faut que le voir pour
le posséder, parce qu'en le voyant , on voit tout le
bien^, comme îl l'explique lui-même à Moïse : on
voit donc tout ce qui peut attirer l'amour : on l'ai-
me sans bornes; et tout cela, c'est le posséder.
Disons donc de tout notre cœur avec saint Phi-
lippe : Seigneur, montrez-nous votre Père, et il
nous suffit: lui seul peut remplir tout notre vide,
remplir tous nos besoins, contenter éternellement
tous nos désirs , nous rendre lieureux.
Vidons donc notre cœur de toute autre chose :
car si le Père seul nous suffit , nous n'avons pas
besoin des biens que nos sens goûtent par eux-
mêmes, encore moins des richesses qui .-ont hors
de nous, encore moins des honneurs qui ne con-
sistent qu'en opinion. Nous n'avons pas même be-
soin de cette vie mortelle : encore moins avons-nous
« /«in. XIV, 7. - • Ibid. 8. - 3 Ibid. - * Exod. xxxni, 19.
besoin de tout ce qui est nécessaire pour la con-
server; nous n'avons besoin que de Dieu, il noua
suffit ; en le possédant nous sommes contents.
Que cette parole de saint Philippe est coura-
geuse! Pour la dire en vérité, il faut aussi pou-
voir dire avec les apôtres : Seigneur , nous avons
tout guilté pour vous suivre^. Il faut du moins
tout quitter par affection, par désir, par résolu-
tion; je dis par une invincible résolution de ne
s'attacher à rien, de ne chercher de soutien en
rien qu'en Dieu seul. Alors on peut dire avec saint
Philippe : Montrez-nous le Père, et il nous suffit :
tout est content. Heureux ceux qui poussent à
bout ce désir, qui le poussent jusqu'au dernier,
actuel et parfait renoncement! Mais qu'ils ne se
laissent donc rien; qu'ils ne disent pas : Ce peu à
quoi je m'attache encore, n'est rien, fie connaissez-
vous pas le génie et la nature du cœur humain? pour
peu qu'on lui laisse, il s'y ramasse tout entier, et
y réunit tout son désir. Arrachez tout , rompez tout ,
ne tenez à rien. Heureux, encore un coup, ceux à
qui il est donné de pousser à bout ce désir, de le
pousser jusqu'à l'effet! xMaisil y a obligation pour
tous les chrétiens de le pousser à bout, du moins
dans le cœur, en vérité, sous les yeux de Dieu;
d'avoir du bien comme n'en ayant pas, d'être marié
comme ne l'étant pas, d'user de ce monde comme
n'en usant pas, mais comme n'en étant pas, mais
comme n'y étant pas. C'est à ce vrai bien qu'il
nous faut tendre; et nous ne sommes pas chrétiens,
si nous ne disons sincèrement avec saint Philippe :
Montrez-nous le Père, et il nous suffit.
C'est donc le fond de la foi qui dit cette parole;
c'est en quelque façon le fond même de la nature.
Car il y a un fond dans la nature qui sent qu'elle
a besoin de posséder Dieu ; et que lui seul étant
capable de la rassasier, elle ne peut que s'inquiéter
et se tourmenter elle-même loin de lui. Quand
donc, au milieu des autres biens, nous sentons ce
vide inévitable, et que quelque chose nous dit que
nous sommes malheureux ; c'est le fond de la nature
qui crie en quelque façon : Montrez-nous le Père ,
et il nous suffit. Mais que sert au malade de désirer
la santé, pendantquetous les remèdes lui manquent,
et que souvent même il a la mort dans le sein , sans
le sentir? Tel est l'état de toute la nature humaine.
L'homme abandonné à lui-même ne sait que faire,
ni que devenir. Ses plaisirs l'emportent, et ces
mêmes plaisirs le tuent; il se tue par autant de
coups, que l'attrait des sens lui fait commettre de
pèches; et il ne tue pas seulement son âme par son
intempérance, il donne la mort au corps qu'il
veut flatter : tant il est aveugle, tant il sait peu
ce qu'il lui faut! L'homme, depuis le péché, est
né pour être malheureux. Il est malheureux par
toutes les infirmités du corps, oij il met son bon-
heur. Combien plus est-il mallieureux par un si
grand amas d'erreurs, de dérèglements, d'inclina-
tions vicieuses, qui sont les maladies et la mort
de l'âme ! Quelle malheureuse séduction règne en
' Matth. xtx, 27.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
nous! Nous ne savons pas même désirer, ni deman-
der ce qu'il nous faut. Saint Philippe nous apprend
tout, en disant : Seigneur, montrez-nous votre
Père, et il nous suffit. Car il se réduit à la chose
que .lésus-Christ nous a enseigné être la seule néces-
saire. Seigneur, vous êtes la voie; je viens a vous
pour me retrouver moi-même, et dire enBn avec
votre apôtre : Montrezrnous le Père, et il nous
*uJfU.
LXXXIV*' JOUR.
C est dans le Père qu'on voit le Fils. Joan, xiv. 9.
Comme il ne nous paraît point dans tout l'É-
vangile de demande plus haute que celle de saint
Philippe, il n'y a aussi rieu de plus haut que la
réponse de notre Seigneur. ÎSous avons vu que
saint Philippe avait bien connu deux choses : l'une,
que pour être heureux, c'était assez de voirie Père;
l'autre, que c'était au Fiis à nous le montrer. Le
Fils lui va donc apprendre ce que c'est que voir
le Père, et que c'est dans le Fils même qu'on le
voit.
Remarquez avant toutes choses cette espèce
d'clonueinent, avec lequel le Sauveur parle : Il
tj a si longtemps que je suis avec vous , et vous
ne vie connaissez pas? Philippe qui me voit, voit
mon Père '.Je ne parle pas de celui qui me voit
seulement des yeux du corps : celui-là, en me
voyant , ne me voit poiiit. Car si celui qui regarde
l'homme par ces yeux mortels , n'en voit que le
dehors , et, pour ainsi parler que l'écorce; combien
est-on éloigné de voir le Fils de Dieu, quand on
n'apporte que les yeux du corps à cette vue ! Les
apôtres avaient passé beaucoup au delà , puisqu'ils
avaient cru et confessé par la bouche de saint
Pierre, qu'il était le Christ, le Fils du Dieu vi-
vant » ; et le même apôtre lui avait encore dit au
nom de tous : Nous avons cru, et nous avons connu
que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu ^.
Ils l'avaient donc connu, et ils avaient en même
temps connu son Père, puisqu'ils avaient très-dis-
tinctement et très-véritablement connu de qui il
était Gis.
Cependant ils n'étaient pas encore contents, et
lis avaient raison; parce que, comme ils n'avaient
pas encore connu parfaitement Jésus-Christ, ils
n'avaient pas encore parfaitement connu son Père.
Et c'est pourquoi il leur avait dit : Si 7ious m'aviez
connw*; leur faisant entendre qu'ils ne l'avaient
pas encore parfaitement connu, et que c'était la
raison pourquoi ils ne connaissaient pas encore
[larfaitement son Père ; et c'est pour expliquer à
fond cette vérité, qu'il dit maintenant : Qui me voit,
i.uii mon Père.
Il y a une certaine manière de me voir qui ne laisse
pius rien à désirer, parce que celui qui me voit de
cette sorte , c'est-à-dire celui qui me voit à décou-
vert et tel que je suis , il voit mon Père. Je suis moi-
même par mon fonds et par manaissance, la manifes-
• Joan. XIV, 0. — ' Mah. xvi, rc.
'7min. XVI, 7, 9.
* Joan. VI, 70. —
739
tation de mon Père; parce que je suis son image vi-
vante, l'éclat de sa gloire , l'empreinte , l'expression
de sa substance. Prenez donc garde, Philippe; ne
souhaitez pas de voir mon Père, conime si mon Père
était quelque chose hors de moi : c'est en moi qu'il
le faut voir : c'est en lui aussi qu'on me voit. Ae
croyez-vous jms queje suis dans mon Père, et mon
Père dans moi '? Quand donc on le voit, on me voit
dans mon principe ; et quand on me voit, on le voit
dans son infage, dans son expression, dans son éclat,
dans le rejaillissement de sa gloire : et la vue du
Père et du Fils est inséparcble. Prenez donc garde,
Philippe, que vous n'ayez pas encore entendu ce que
c'est que de voir mon Père : vous l'entendrez par-
faitement , lorsque vous entendrez que qui me voit
le voit aussi, et que qui le voit me voit en même
temps : et à mesure qu'on croit en la connaissance
de lun, on croit aussi en celle de l'autre.
Il venait de dire : Si vous me connaissiez , vous
connaîtriez aussi mon Père : et vous le connaîtrez
bientôt, et vous l'avez vu '. Car il faut toujours re-
venir à cette parole, comme au principe d'où naît
tout ce qui suit, f^ous le connaîtrez : vous ne le
connaissez donc pas encore parfaitement, fous l'a-
vez vu néanmoins : mais vous l'avez vu imparfaite-
ment. Viendra le temps que vous le verrez à décou-
vert ; et ce sera dans ce même temps queje me mani-
festerai moi-même à vous. Celui qui m'aime, diî-
il, // sera aimé de mon Père, et je l'aimerai, et Je
me manifesterai moi-même à lui ^ : je me décou-
vrirai tout entier ; et en me montrant à lui à dé-
couvert, en même temps je lui montrerai njon Père.
Quand sera-ce, ô Seigneur ! que vous m'admettrez
à ce secret , à cette vue intime et parfaite de voire
Père et de vous.' Quand vous verrai-je, ô Père et
Fils! ô Fils et Père? Quand verrai-je votre par-
faite unité, et la manière admirable dont vous de-
meurez l'un dans l'autre , lui en vous , et vous en
lui? Quand vous verrai-je, ô Dieu, qui sortez de
Dieu, et qui demeurez en Dieu! ô Dieu Fils de
Dieu ? Ce n'est pas assez de vous prier de me mon-
trer votre Père , si je n'entends en même temps
que montrer le Fils , c'est montrer le Père : que
montrer le Père, c'est montrer le Fils : qu'on les
doit aimer du même amour, et les voir d'une
même vTie. G Père, je serai heureux, quand je
verrai votre face! Mais votre face, votre manifes-
tation, c'est votre Fi\s, c'est le miroir sans ta-
che de po/re incompréhensible majesté, de votre
beautéimmortelle: l'imagede votre bonté parfaite :
la douce vapeur, l'émanation de votre clarté, et
l'éclat de votre éternelle lumière * : en un mot,
votre pensée, votre conception, la parole substan-
tielle et intérieure par laquelle vous exprimez tout
ce que vous êtes : parfaitement et exactement un
autre vous-même : qui sort sans diminution, sans
interruption , sans retranchement du fond de votre
substance. Je me perds, je crois, j'adore; j'e?père
voir ; je le désire : c'est là ma vie,
• Joon. XVI, M. — » Jbid. 7. — - Ibid. SI. — • Sap.\U.
?40
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
LXXXV JOUR.
Le Père esl dans le Fils, et le Fils dann le Père. Joan.
XIV, 10.
Entrons encore une fois, avec hmnilité et trem-
blement, dans la profondeur des paroles dé Jésus-
Christ. Il nous déclare tout ce qu'il est par ces pa-
roles ; puisque le même qu'on voit des yeux du
corps, et qui par là paraît homme, est le même en
qui on croit, et qu'on voit des yeux de l'esprit , qui
par là est le Fils de Dieu, et Dieu lui-même, le
même Dieu que son Père ; parce que le Seigneur
notre Dieu est un ' : parfaitement un, l'unité même :
mais non pas un autre Dieu que son Père, à Dieu
ne plaise! Son Père et lui sont inséparables : l'un
est dans l'autre, des deux côtés : le Père à sa ma-
nière dans le Fils ; le Fils d'une autre manière dans
le Père : qui voit le Père, voit le Fils; qui voit
le Fils , voit le Père : on ne les sépare point dans
la vue, on ne les doit non plus séparer dans la foi,
conformément à ce qu'il a dit : Fous croyez en Dieu,
croyez aussi en moi *.
Je m'en vais; et vous ne me verrez plus 3. C'est
ce qu'il nous dira bientôt. Vous ne me verrez plus
des veux du corps : mais ne le verrons-nous plus
des yeux de l'esprit? A Dieu ne plaise! où serait
notre foi et notre espérance? Mais s'en va-t-il
tellement qu'il ne demeure plus du tout avec nous?
A Dieu ne plaise, encore un coup! Car où serait
la vérité de cette parole, que nous entendrons
bientôt : Nous viendrons en lui, et nous y ferons
notre demeure^. Il s'en va donc, et il demeure :
comme quand il est descendu du sein de son Père,
il y est demeuré; ainsi quand il y retourne, il ne
demeure pas moins avec nous. De cette sorte,
l'homme qui disparaît est le même que le Dieu
qui demeure; celui qu'on voit est le même que
celui qu'on ne voit pas ; et lui-même est le même
avec son Père , afin que nous entendions que tout
est à nous. Dans celui que nous voyons, et qui
s'est donné à nous en se faisant homme , nous pou-
vons posséder celui qui est éternellement avec le
Père, qui est dans le Père, en qui le Père est, que
nous verrons, que nous aimerons, que nous pos-
séderons dans son Fils. C'est la parfaite explication
de cette parole : Je suis la voie , comme homme :
comme Fils de Dieu , je suis , ainsi que mon Père ,
la vérité et la vie : la même vérité , la même vie.
Voilà le mystère, voilà l'espérance, voilà la foi
des chrétiens : tenir le Fils qui s'est fait visible,
pour s'élever par lui , et trouver en lui l'invisible
vérité de Dieu. Ah! que Dieu est proche de nous!
que Dieu est en nous par Jésus-Christ ! Vraiment
il est notre Emmanuel : Dieu avec nous! Allons à
sa table; mangeons , rassasions-nous; là est notre
nourriture : là est notre vie.
LXXXVP JOUR.
Jésus, le Verbe éternel, nous fait voir le Père. Jbid.
Quoique nous soyons bien éloignés de cette
DeuU Ti, 4. — Voon. xrv, I. — ' Ibid. xvi, IG. — ♦ Ibid.
Ç, 23.
bienheureuse vision, où nous \TeiTOiis clairement
le Père dans le Fils , comme le Fils dans le Père :
le Fils de Dieu va nous apprendre que le Père
commence déjà à se manifester en lui, par deux
moyens admirables : par sa parole, par les œuvres
de sa puissance , qui sont ses miracles.
Ne croyez-vous pas que je suis dans mon Père,
et que mon Père est en moi ? Les paroles que je
vous dis, je ne les dis pas de moi-même '. Si je
ne suis pas de moi-même , je ne parle pas de moi-
même; si je suis la parole, je suis la parole de
quelqu'un ; celui qui me prononce, me donne mon
être , et toutes mes paroles sont de lui , puisque la
parole substantielle d'où naissent toutes les pa-
roles que je profère , est de lui-même.
Les paroles de Jésus-Christ ressentent quelque
chose de divin , par leur simplicité, par leur pro-
fondeur, et par une certaine autorité douce avec
laquelle elles sortent. Jamais homme n'a parlé
comme cet homme ' : parce que jamais homme n'a
été Dieu comme lui , ni n'a eu sur tous les esprits
cette autorité naturelle qui appartient à la vérité ;
qui fait que sans s'efforcer, sans se guinder, pour
ainsi dire, elle y influe si doucement et si intime-
ment, qu'on lui cède sans violence.
Mais la merveille de cette parole, c'est que cet
homme qui parle en Dieu , parle en même temps
comme prenant tout d'un autre : Ce que je dis,
je le dis comme mon Père me l'a dit^\ et comme
il me le dit toujours, parce qu'il me parle toujours,
comme toujours je suis sa parole.
Ma doctrine n'est pas m^a doctrine, mais celle
de mon Père qui m'a envoyé. Et quelle preuve
nous en donne-t-il? Celui qui parle de lui-même,
cherche sa propre gloire : mais celui qui cherche
la gloire de celui qui l'a envoyé, est véritable;
et il n'y a point d'injustice en lui -».
Mon Sauveur, ne parlez-vous point trop comme
une créature? Qu'est-ce qu'une créature, sinon
quelque chose qui n'est pas de soi , qui n'a rien de
soi , qui est toujours à l'emprunt ? La différence
est immense , entre ce qui est produit de toute
éternité, et ce qui est produit dans le temps : ce
qui est produit de toute éternité est toujours ; ce
qui est produit dans le temps n'est pas toujours,
et peut n'être point du tout. Il est donc tiré du
néant, il est néant lui-même. Par conséquent, quelle
différence entre sortir de Dieu comme son ouvrage ,
et sortir de Dieu comme son Fils! L'un est créé,
l'autre engendré; l'un tiré du néant, et néant lui-
même; l'autre tiré de la substance de Dieu, et par
conséquent l'être même. Parmi les hommes mêmes ,
quelle différence entre le fils et l'ouvrage? Tous
deux néanmoins viennent d'un autre. Mais le Fils
est de même nature que son l'ère ; et en cela n'est
rien moins que lui : mais l'ouvrage n'a rien de son
ouvrier, et lui est absolument étranger.
Mon Dieu , oserai-je suivre je ne sais quelle lu-
mière sombre qui me paraît? Dieu est Père, Dieu
est ouvrier : l'honime est père, l'homme est ou-
' Joan. XIV, 10.—' Ibid. VU, 40. —^ Ibid. XII, 50. —
♦/ii/f. VII. 16, 18.
MÉDITATIONS SUR LÉVANGILR.
74t
vrier ; mais avec une immense différence. L'homme
est ouvrier ; mais il trouve sa matière toute faite
par un autre dont il l'emprunte : Dieu n'a besoin
d'aucune matière, et il tire tout du néant.
L'homme est père : est-il un vrai père? Et que
donne-t-il à son Fils? Son Fils, il est vrai , est de
même nature que lui : mais est-ce lui qui lui donne
cette nature? Non, sans doute. Comment donc
vient-il de lui? Combien imparfaitement! La véri-
table paternité est en Dieu , qui , engendrant son
Fils de tout son fond, lui donne toute sa substance,
tout son être, par conséquent toute son éternité;
et le fait être non-seulement son égal , mais encore
tm aveclui^.
Ne dites pas qu'il emprunte : car son Père tou-
jours fécond , en lui communiquant tout ce qu'il
e^t, ne se dessaisit de rieu. Autre chose est prêter,
ou donner par sa volonté ce qu'on peut ne donner
pas : autre chose est être fécond. Il faut enten-
dre dans le Père l'abondance, la plénitude, la fé-
condité, une pleine effusion de soi-même, mais en
soi-même pour engendrer un autre soi-même , qui
reçoit tout en naissant , et qui naît par conséquent
ésàl à celui de qui il reçoit tout , aussi grand , aussi
éternel, aussi parfait que lui. Un Dieu ne vient pas
d'un autre qui le tire du néant : mais un Dieu
vient d'un autre, qui le tire, pour ainsi parler,
de sa propre essence; qui, le produisant en soi-
même, se dégraderait soi-même, s'il le produisait
imparfait. Cest donc un Dieu, qui vient d'un Dieu :
Fils parfait d'un Père parfait, parfaitement un avec
lui , parce qu'il reçoit sa nature , dont l'unité fait
fcssence. Ecoule, Israël : le Seigneur notre Dieu
est un*', le Père est un , le Fils est un : le Père est
Dieu , le Fils est Dieu , et tous deux ne peuvent être
qu'un seul Dieu; autrement, le Fils n'est pas Fils,
et il n'a point la nature de son Père, s'il n'en a point
la parfaite et sou^-eraine unité.
Pourquoi se jeter dans ces abîmes? Pourquoi Jé-
sus-Christ nous les a-t-il découverts? Pourquoi y
revient-il si souvent? Et pouvons^nous ne nous ar-
rêter pas à ces vérités, sans oublier la sublimité
de la doctrine chrétienne? Mais il faut s y arrêter
eu tremblant ; il faut s'y arrêter par la foi : il faut ,
en écoutant Jésus-Christ, et ses paroles toutes divi-
nes, croire que c'est d'un Dieu qu'elles viennent;
et croire aussi en même tpmps que ce Dieu d'où
elles viennent, vient lui-même de Dieu, et qu'il
est Fils; et à chaque parole que nous entendons, il
feut remonter jusqu'à la source , contempler le Père
dans le Fils , et le Fils dans le Père.
Voici donc l'acte de foi que je m'en vais faire :
Le Fils n'^est pas de lui-même : autrement il ne se-
rait pas Fils : il ne parle donc pas de lui-même :
// dit ce que son Père lui dit ^ : son Père lui dit tout
en rengendra»\t; et il le lui dit, non par une autre
parole , mais par la propre parole qu'il engendre :
il rapporte tout à son Père, parce qu'il s'y rapporte
lui-même : il rapporte sa gloire à celui de qui il
tient tout son être; mais cette gloire leur est com-
• Jomm. s, 30. — *Devt. vi , 4. — ' Joan. Wl, 49 , 60; xiv,
mune ' quelque chose manquerait au Père si sou
Fils était moins parfait que lui. Cest cjt que je crois,
car Jésus-Christ me le dit : c'est ce que je verrai au
jour , parce que le même Jésus me l'a promis.
Parlez donc , parlez , ô Jésus ! parlez, vous qui
êtes la parole même. Je vous vois dans vos paroles,
parce qu'elles me font voir et sentir, en quelque fa-
çon , que vous êtes un Dieu : mais j'y vois aussi vo-
tre Père, parce qu'elles me font connaître que vou^
êtes un Dieu sorti d'un Dieu, le f'erbe et le FiU de
Dieu'.
LXXXVII* JOUR.
Jésus-Christ opérant ses miracles , nous fait voir le Père
dans ses œuvres.. Jo&5. xiv, 10.
Le tère qui demeure en moi/ait les œuvres » mi-
raculeuses. C'est la seconde chose par oiJ Jésus-
Christ veut qu'on voie son Père en lui : on le voit
dans ses paroles ; il le faut encore voir dans ses œu-
vres.
Mon Père agit , et moi j'agis aussi : Mon Père ne
cesse d'agir, et je ne cesse d'agir^. Si le monde a
été , c'est que mon Père l'a fait , et moi aussi : si lu
monde continue d'être, c'est que mon Père le con-
serve , et moi aussi. Il a fait , et il fait tout par son
Fils : Le Fils ne fait rien de soi, et il ne fait que
ce qu'il voit faire à son Père^. Est-ce un apprenti
toujours attaché aux mains et au travail de son maî-
tre ? toujours apprenti .jamais maître ? Les apprentis
mêmes ne sont pas ainsi parmi les hommes. Qu'ima-
ginez-vous ici, homme grossier? Quoi ! le Père qui
fait quelque chose, et le Fils qui l'imite , et fait aussi
quelque chose? Quelle folie !-Le Père a-t-il fait un
autre monde que le Fils? Y a-t-il un monde que le
Père ait fait , et un autre monde que le Fils ait
fait, à l'imitation de son Père? A Dieu ne plaise ! Le
Père fait tout ce qu'il fait par son Fils , et le Fils
ne fait rien queca qu'il voit faire; comme il ne dit
rien, que ce qu'il entend dire. Mais comment lui
parle-t-on? En l'engendrant : car au Père éternel,
parler c'est engendrer : prononcer son Verbe, sa
parole, c'est lui donner l'être. De même, lui mon-
trer tout ce qu'il fait, lui découvrir le fond de son
être et de sa puissance, en un mot, lui ouvrir son
sein, c'est l'engendrer : c'est le faire sortir de ce
seinfécond , et en même temps l'y retenir , dans ce
sein où il voit tout , tout le secret de son Père , et
d'où il vient l'apprendre aux hommes , autant qu'il»
peuvent le porter et qu'il leur convient.
Il ne dit donc rien que ce qu'il entend ; il ne fait
rien que ce qu'il voit faire : mais entendre soo
Père, et voir ce qu'il fait et ce qu'il est, c'est naître
de lui. Il a cela par sa naissance: il lui est aussi
naturel d'agir qu'à son Père; et c'est pourquoi il
ajoute : Ce que le Père fait, le Fils le fait sembla-
blement ^. Écoutez : il ne le fait pas seulement,
mais il le fait semblabkment , aussi parfaitement
et avec pareille dignité. Le Père le fait infatigable-
ment, et le Fils de même : le Père tire du néant,
» Joan I, I, U. — ' Ihid. Wf, 10. — » Ihid. V. 17. — ♦ Ibid.
19. — * Ibid. y, 10.
142
MÉDlTATIO?iS SUR L'ÉVANGILE.
et le Fils de inêine : le Père agit sans cesse, et le
Fils aussi. Le Père ressuscite qui il lui plaît, et le
J'ïls resstiscite aussi qui il lui plaît ' , avec une
pareille autorité, parce que son autorité, comme
sa nature, est celle de son Père. Comme le Père
a la vie en soi, ainsi il a donné au Fils d'avoir
la vie en soi^. On la lui donne; et néanmoins il
l'a en soi, parce qu'on lui donne tout sans réserve.
Ainsi la vie est en lui, comme elle est dans son
Père ; et il est comme lui la vie par nature.
^^insi le Père qui demeure en moi , fait les œu-
vres miraculeuses que vous voyez : tout est par-
tait dans les œuvres de Jésus-Christ , tout y res-
sent une autorité et une origine céleste. C'est pour-
quoi saint Jean disait : Nous avons vu sa gloire,
comme la gloire du Fils unique , plein de grâce et
de vérité^. Comment donc ne voyez-vous pas,
dit-il à Philippe, que mon Père est en moi, et moi
en lui 4 ? Voyez-le dans les vérités que je vous an-
nonce, dans les paroles de vie éternelle que je vous
apporte; voyez-le dans les oeuvres que je fais pour
montrer que c'est mon Père qui m'a envoyé. Mon
Père m'écoute toujours ^ : il veut tout ce que je
veux : je veux tout ce qui lui plaît : tout ce qui est
à lui , est à moi; tout ce qui est à moi , est à lui.
Comment donc ne croyez-vous pas que je suis en
mon Père, et mon Père en tnoi? Croyez-le du
inoins, à cause des œuvres que je fais ^. Croyez-le
du moins; comme s'il disait : 11 y a une autre ma-
nière de voir que mon Père est en moi et moi en
lui , qui est de voir la substance de l'un et de l'au-
tre : c'est ce qui fera votre parfaite félicité. Mais
en attendant, voyez-le du moins par les œuvres :
je fais ce que veut mon Père , ce qu'il me montre :
c'est lui qui fait tout en moi. Ne fait-il pas tout
aussi dans les autres, qu'il appelle à travailler à
son ouvrage ? Oui , sans doute ; mais il ne le fait pas
comme étant en eux : c'est-à-dire comme y étant
pleinement , comme y étant réciproquement et dans
une parfaite égalité : parce que nul autre que le
Fils ne peut dire : Qui me voit , voit mon Père,
parce que nio7i Père est en moi, et moi en lui.
0 rapport! ô égalité! ô unité! je vous crois, je
vous adore : je vous rends grâces, mon Sauveur,
de ce que vous m'élevez si haut par la foi : ce
m'est un gage que vous voulez m'élever encore
plus haut par la claire vue. Qu'ai-je donc à crain-
dre? qu'ai-je 5 me troubler? Pour n'être jamais
troublé, je ne désirerais avec saint Philippe que de
voir votre Père. Vous me montrez où je le puis
voir : vous me le montrez dans quelque chose qui
m'est bien proche , puisque c'est un homme ; et qui
est bien proche de vous, puisque c'est un autre
vous-même. Je vois , je verrai : qui peut m'ôter
mon bonheur?
LXXXVIIF JOUR.
Les miracles des apôtres plus grands que ceux de Jésus-
Christ. De quelle manière. Joan. xiv, 12.,
Envérité, envérité, je vous ledis, celui qui croit
i Joan. V, 21. — » Ibkl. 26. — ^ Ibid. i, 14. — * Ibid. XIV,
10. — » Ibid. XI, 41. — « Ibid. XIV, II, lï.
en moi, non-seulement fera les œuvres que je fat s;
mais il en fera encOH de plus grandes : parce
que je m'en vais à mon Père ^ Vous crovez tout
perdre par ma retraite : vous y gagnez; et'la puis-
sance qui vous sera donnée d'en haut viendra à un
tel point, que non-seulement vous ferez les choses
que je fais, mais encore vous en ferez de plus
grandes. Ne vous troublez donc pas ; ne craignez
rien; au contraire, remplissez-vous de foi et de
confiance : de cette sorte , ce qui se fera par vous
après ma retraite est au-dessus de tout ce qui a été
fait.
C'est la merveille de Dieu dans les disciples de
Jésus-Christ. Ils ont fait tout ce qu'il a fait : car ils
ont guéri comme lui tous les malades qu'on leur
présentait : et, comme lui , ils ont été jusqu'à res-
susciter des morts.
Ils ont fait des choses qu'il n'a pas faites : à la'
l)arole de Pierre, Ananias et Saphira sont tom-
bés morts * ; et à celle de Paul , le magicien Kly-
mas a été frappé d'aveuglement ^. Us ont livré à
Satan et à des maux imprévus, ceux qu'il fallait
abattre manifestement pour inspirer de la crainte
aux autres. Voilà des miracles que Jésus n'a pas
faits : mais c'est aussi qu'il ne devait pas les faire,
à cause qu'ils répugnaient au caractère de douceur,
au personnage de Sauveur qu'il venait faire. Ce
n'est que sur un figuier qu'il a déployé la puis-
sance de perdre et de détruire : ce n'est que des
pourceaux qu'il a livrés aux démons. Pour les hom-
mes, il doit être un jour leur juge; mais, dans
son premier avènement, il ne devait faire sentir
que sa qualité de Sauveur.
Nous pouvons dire néanmoins encore que, dans
ces miracles qui viennent d'une puissance bienfai-
sante , les apôtres ont fait plus que Jésus. En tou-
chant les habits qu'il portait actuellement, il sor-
tait de lui une vertu salutaire •^ : mais on n'a point
vu qu'on guérît par Y application des linges qui ra-
valent touché une fois , comme il est arrivé à saint
Paul ^ ; et mèm^ par son ombre , comme il est ar-
rivé à saint Pierre ^.
Mais le grand endroit où il paraît dans les apô-
tres un miracle plus grand que ceux de Jésus, c'est
la conversion du monde. A la première prédication
de saint Pierre , trois mille hommes se convertis-
sent?; à la seconde cinq mille**. Après la mort de
Jésus, ses disciples ne se trouvent qu'environ six
vingts dans le cénacle 9 : il y avait par-ci par-là
quelques disciples cachés; mais saint Jacques dit à
saint Paul : Voyez, mon frère, combien de mil-
liers ont cru '". Et que sera-ce donc si nous consi-
dérons la gentilité convertie, et l'Évangile reçu dans
tout le monde, jusqu'aux peuples les plus barba-
res? Voilà les miracles de la prédication apostoli-
que, plus grands que ceux de la prédication de
Jésus-Christ même.
Ajoutons à ces miracles les secrets révélés par
I Joan. xiv, 12.— - Act. v, 1, 2, el seq. — ^ /6«rf . xiii, 8, 10,
II. —< /,MC. viu,44, 4G. —^ Act. XIX, II, 12. — « Fnd. V, 15,
16. — ' Ibid. H , 41. — » Ibid. ;v, 4. — » Ibid. 1,15—'^ Ihid.
XXI , 20.
MÉDITATIONS SUR L ÉVANGILE.
7 If
les apôtres, que Jésus u'avait pas révélés par lui-
même : en sorte que nous pouvons dire on quel-
que façon, non-seulement qu'ils ont fait déplus
grandes choses que lui , mais encore qu'ils en ont
dit de plus hautes.
Jésus avait bien parlé de la réprobation des
Juifs, et de la conversion des Gentils : mais que la
réprobation des Juifs dût si tôt paraître, et dût
donner lieu à la prochaine conversion des Gentils;
qu'Israël dût revenir, mais à la On seulement, et
quarul les nations seraient pleinement entrées "
dans l'Église, et qu'il plût à Dieu de tout renfermer
dans rinfldélité, afin de montrer que personne n'é-
tait sauvé que par miséricorde; c'est un secret dont
Jésus-Christ avait réservé la révélation à saint
Paul , qui , étant choisi pour être le docteur des
Gentils , devait aussi annoncer aux hommes plus
profondément le mystère incompréhensible de leur
vocation.
C'est ce mystère profond, et ce secret inconnu au
monde dans les siècles et dans les races passées,
que Dieu lui a révélé pour les Gentils; par lequel
aussi Dieu a fait connaître la grande science qu'il
lui avait donnée du mystère de Jésus-Christ. C'est
ce secret-qui a été révélé aux apôtres et aux pro-
phètes de la nouvelle alliance par k Saint-Esprit ,
et particulièrement à lui Paul , prisonnier de Jésus-
Christ pour les Gentils; et qui a été révélé par eux
et par l'Église, non-seulement aux hommes, mais
encore aux anges et aux puissances célestes; afin
de \euT faire admirer les divers conseils de la fé-
conde sagesse de Dieu ». C'est de quoi il se glori-
fie dans le troisième chapitre aux Éphésiens : parce
qu'en effet il lui a été donné, non-seulement d'ex-
pliquer clairement et amplement ce que Jésus-
Christ avait comme enveloppé dans des paraboles ;
mais encore de proposer ce nouveau secret du re-
tour des Juifs , après seulement que les Gentils
auraient rempli l'Église.
O Dieu! soyez loué pour les grâces que vous
faites aux hommes, et pour les lumières admira-
bles que vous avez données à votre Église. Qui n'ad-
mirerait l'honneur que Jésus-Christ veut faire à
ses disciples , de surmonter en quelque façon ses
propres ouvrages?
Il montre pourtant après , que ce que feront ses
disciples de plus grand que lui, c'est lui encore qui
le fait : Si vous demandez quelque chose en mon
nom, je le ferai ^. Et ce que je ferai par vous sera
plus grand , en quelque façon , que ce que je ferai
par moi-même. Pourquoi? écoutons-en la raison,
parce que je m'en vais à mon Père. Si je fais de
si grandes choses en descendant de mon Père, com-
bien en ferai-je de plus grandes, quand je remon-
terai au lieu de sa gloire?
Mon Sauveur, je le reconnais : vous êtes la sa-
gesse éternelle , et vous faites tout à propos et dans
son temps : les hommes ne pouvaient pas porter
d'abord tout le poids de votre secret : vous dispen-
sez tout par ordre. Vous réservez vos plus grands
» Rom. XI, 25, 26, 29, et seq. — ' Ephes. ni, l, 3, 4, 5, 6,
f-.a, 10, M. — 3 joan. XJV, 13.
ouvrages pour le temps où , retourné à votre Père ,
les jours d'humiliation étant écoulés , vous agirez
avec plus d'empire. Vous montrerez votre puis-
sance, en faisant de si grands p'odigjs par vos dis-
ciples. C'est vous qui aniniez tout : vous parais-
sez au haut des cieux à votre premier martyr • , et
vous montrez en lui le secours que vous donnez
à tous les autres. Vous révélez votre vérité aux
Gentils par un saint Paul : mais ce Paul, par qui
vous opérez la conversion de tant de peuples , vous
le convertissez lui-même, en lui parlant du haut
des cieux » , et lui apprenant que c'est en vain
qu'il vous résiste.
Vous faites tout ce qu'il vous plaît par vous-même
et par vos disciples; vous faites tout convenable-
ment, selon que les hommes le peuvent porter, et
selon les divers états où vous devez être.
Ce que vous demanderez a mon Père en mon
nom Je leferai^. Il ne dit pas, Mon Père le fera;
mais, Je le ferai. C'est toujours ce qu'il dit : Mon
Père agit, et j'agis aussi* : ce qu'il fait, c'est moi
qui le fais. Car il fait tout par son Ferbe, et rien
de ce qui se fait ne se fait sans lui *.
Tout ce que vous demanderez en mon nom , je U
ferai. Tout ce que vous me demanderez , je le ferai :
c'est lui par qui on demande; c'est lui qui fait ce
qu'on demande; c'est en son nom qu'on demande :
on lui demande à lui-même, et on obtient tout,
non-seulement par lui, mais de lui. Et, dit-il, Je
le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils <».
H affermit notre foi, en nous faisant voir qu'il nous
fait du bien par l'intérêt de sa gloire. Son intérêt,
c'est le nôtre; sa gloire, c'est notre bonheur. Qu'y
a-t-il donc à craindre pour nous? Considérez , chré-
tiens, quel médiateur vous avez : combien bon, com-
bien puissant. Tout est possible par son entremise :
il ne s'agit que de savoir ce qu'il faut demander et
désirer : c'est ce qu'il va vous apprendre.
LXXXIX» JOUR.
Ce qu'il faut demander et désirer : aimer et garder ses
commandements. Joan. xjt, 15, 21.
Si vous m'aimez , gardez mes commandements.
Et il conclut : Celui qui a reçu mes commande-
ments, et qui les garde , est celui qui m'aime: et
celui qui m'aime, sera aimé de mon Père, et je
l'aimerai, et me manifesterai à ///i7. Tout cela
conclut de plus en plus à ne se laisser troubler de
rien, dans les moyens qu'il nous donne de nous
assurer l'amour de son Père et le sien , comme s'il
disait : Ne vous mettez en peine de rien , que de
garder mes commandements : si vous les gardez ,
tout est sûr , parce que mon Père et moi vous
aimerons d'un amour si cordial, que nous nous
manifesterons à vous , sans vous rien cacher.
Les apôtres désiraient de voir son Père ; et après
leur avoir appris où il faut le voir, c'est-à-dire eu
lui , il vient à la pratique, et leur apprend le moyen
de parvenir à cette vision bienheureuse, où l'on
' Act. Tii, 55. — > Ibid. II , .3 , 4, 5 , 6 , 7. — ^ Joan. xrv, 13,
— 4 Ibid. V, 17. — ' Ibid. 1,3.-6 /j,j. xvf, li — ' Ibid.
IS.2I
744
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
voit le Ois dans le Père, et le Père dans le Ois, qui
est de garder ses commandements.
Je me vianlfesteixii vxoi-même à lui. N'espérez
pas pouvoir me voir , ni voir mon Père de vous-
même. Nul ne me peut voir , que je ne me découvre
moi-même à lui; et je ne me découvre qu'à ceux
qui gardent mes commandements. Je me découvre
à ceux-là de cette manière admirable , qui fait qu'on
voit mon Père en moi, et qu'on me voit dans mon
Père. Ne vous contentez pas de vous attacher aux
sublimes vérités; ne vous repaissez pas de la plus
haute contemplation, encore moins des spéculations
inutiles : venez aux moyens et aux vérités de pratique;
appliquez-vous à l'observance des commandements.
JNe croyez pas qu'il sufiise de parler hautement de
moi , car toute votre hauteur n'est que bassesse à
mes yeux ; ni d'admirer ma grandeur , car je n'ai pas
besoin de vos louanges ; ni d'avoir quelque tendresse
vague et infructueuse pour ma personne, car tout
cela n'est qu'un feu volage, qui se dissipe de lui-
même, et se perd bientôt en l'air. Si vous m'aimez
véritablement, sachez que l'amour n'est pas dans la
spéculation , ni dans le discours. Tous ceux qui me
disent. Seigneur, Seigneur, qui le disent deux fois,
et semblent le dire avec force, n'entreront pas
pour cela dans le royaume des deux; mais celui
gui fait la volonté de mon Père entrera dans le
royaume des cieux^ : car c'est comme j'ai fait moi-
même, et j'ai été obéissant jusqu'à la mort de la
croix''. Comment serait-il utile aux hommes défaire
sur moi de beaux discours , puisque ceux qui auront
prophétisé et fait des miracles en mon nom , sans
venir à la pratique des vertus et à observer mes
préceptes, recevront à la On cette terrible sentence :
Je ne vous connais pas : allez, retirez-vous de moi,
ouvriers d'iniquité^? Combien donc la vie chrétienne
est-elle sérieuse! Combien est-elle ennemie des vains
discours! Elle est toute dans l'obéissance, dans
l'humilité, dans la mortification, dans la croix;
toute à crucifier ses mauvais désirs, et à abattre la
chair qui convoite contre l'esprit.
Prenez garde à l'amusement, j'oserai le dire, à la
séduction des entretiens de piété, qui n'aboutissent
à rien : tournez tout à la pratique.
Ne vous attachez néanmoins pas à une pratique
sèche et sans amour. Si vous m'aimez , gardez mes
commandements 4: commencez à aimer la personne ;
l'amour de la personne vous fera aimer la doctrine ;
et l'amour de la doctrine vous mènera doucement
et fortement tout ensemble à la pratique. Ne négli-
gez pas de connaître Jésus-Christ , et de méditer
ses mystères : c'est ce qui vous inspirera son amour ;
le désir de lui plaire suivra de là , et ce désir fructi-
fiera en bonnes œuvres. La pratique des bonnes
flBuvres, sans l'amour de Dieu et de Jésus-Christ,
n'est qu'une morale purement humaine et philoso-
phique : toutes les vertus chrétiennes sont animées
de l'amour de Jésus-Christ. Ainsi on fait tout en foi ,
on fait tout en espérance, on fait tout en.charité; on
Eime Dieu, on en est aimé; Jésus-Christ nous aime.
' Matt. vu, 21 , 22. — » PMI. II, 8.
Toan. XIV, 15.
'^ Matt. VII, 23.
et il se manifeste lui-même à nous; et en lui, il
nous manifeste son Père : nous voyons, nous vi-
vons, nous sommes heureux, non point en nous,
mais en Dieu.
XC JOUR.
Promesse de l'esprit consolateur; ce que c'est que le monde
Joaii. XIV, 15, 16, 17.
Si vous m'aimez, gardez mes commandements ;
et Je prierai mon Père, et il vous donnera un autre
consolateur, pour demeurer éternellement en vous :
r esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir,
parce qu'il 7ie le voit pas, et ne le connaît pas '. Il
n'oublie rien pour les consoler et les raffermir ; et
après leur avoir parlé de son amour et de celui de son
Père, afin que rien ne leur manque de ce qui est
divin, ou plutôt afin que rien ne leur manque de ce
qui est Dieu , il leur promet le Saint-Esprit.
L'aimable titre que celui de consolateur, que
Jésus-Christ donne au Saint-Esprit! Ce sera donc
cet esprit qui vous consolera de mon absence; ce
sera cet esprit qui vous inspirera le vrai amour, qui
vous fera garder mes commandements. Cet esprit
viendra à la prière de Jésus-Christ : le Père le don.,
nera; et nous verrons aussi que Jésus^Christ le don-,
nera lui-même. C'est cet esprit qui est venu enflam-<
mer l'Eglise à l'amour de Jésus-Christ et à la pra-
tique de ses préceptes.
Uti autre consolateur. Jésus-Christ est un grand
consolateur, puisqu'il dit , Foiezàmoi, vous tous
qui êtes peines^. Le Saint-Esprit insinue cette
douce consolation dans le cœur; il y répand la
douceur céleste , qui fait ressentir, qui fait aimer
les consolations de Jésus-Christ.
Un autre consolateur. 11 avait parlé de son Père ,
il avait parlé de lui-même : il fallait encore parler
de cet autre consolateur, et nous manifester tout ce
qui est Dieu , la Trinité tout entière.
Pour demeurer en vous éternellement. Cet esprit
consolateur ne quitte jamais que ceux qui le chas-
sent; et de lui-même il demeure éternellement.
L'esprit de vérité. Quelle est la consolation de
l'homme parmi les travaux et les erreurs , si ce n'est
la vérité ? L'esprit de vérité est donc notre véritable
consolateur , en mettant la vérité à la place de la
séduction du monde et de l'illusion de nos sens.
Que le monde ne peut recevoir. Le monde est
tout faux. Qu'est-ce que le monde, sinon la con-
cupiscence de la chair, la concupiscence des yeux,
et l'orgueil de la vie ^ ? La concupiscence de la chair
nous livre 5 des plaisirs qui nous aveuglent. La con-
cupiscence des yeux, l'esprit de curiosité nous
mène à des connaissances , à des épreuves inutiles :'
oncherche toujours, et on ne trouve jamais; ou bien
on trouve le mal. L'orgueil de la vie, qui dans les
hommes du monde en fait tout le soutien, nous
impose par de pompeuses vanités. Le faux est par-
tout dans le monde , et l'esprit de vérité n'y peut
entrer. On est pris par la vanité; on ne peut ouvrir
les yeux à la vérité.
« Joan. XIV, 16, 16. 17 - » Ma/i X», 23.-3 I. Joan. Il»
16.
MÉDITATIONS SUR LEVANGILE.
74S
Que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne
le voit pas, et ne te connaît pas; parce qu'il ne veut
ni le voir, ni le connaître; il est li\Té, il est séduit.
Le viande est tout dans la malignité ' , est tout
plongé dans le mal. Le monde pense mal de tout;
il ne veut pas croire qu'il y ait de véritables vertus,
parce qu'il n'en veut point avoir, ni qu'il y ait d'autre
motif des choses humaines que le plaisir et l'intérêt ,
ni qu'il y ait de bien solide que dans les choses cor-
porelles. Jouissons, dit-il, des biens qui sont*]
tout le reste n'est qu'idée, imagination, pâture des
esprits creux : ce qui est, c'est ce qu'on sent, c'est
ce qu'on touche ; tout le reste échappe. Et au con-
traire, ce qu'on sent , ce qu'on touche, c'est ce qui
échappe continuellement des mains qui le serrent.
Plus on serre les choses glissajites, plus elles
échappent. La nature du monde est de glisser , de
passer vite, d'aller en fumée, en néant. Mais le
monde veut s'imaginer que c'est cela qui est. Com-
ment donc pourra-t-il connaître l'esprit de vérité.'
et comment pourra-t-il le recevoir?
Le monde ne peut pas le recevoir. Il y a l'esprit
de vérité et l'esprit d'erreur. Qui est possédé de l'un ,
ne peut pas recevoir l'autre. L'homme sensuel ne
peut entendre ce qui est de l'esprit de Dieu; ce lui
est folie, et il ne peut pas V entendre , parce qu'il
le faut examiner par l'esprit^; et son esprit est
tout plongé dans les sens; il fait quelque effort, et il
ne peut pas , et il retombe toujours dans son sens
charnel.
XCI« JOUR.
La demeare de Jésus-Christ , et sa manifestation dans les
saintes âmes. Joan. iiv, 17.
Mais vous, vous le connaîtrez, parce qu'il de-
meurera en vous , et qu'il sera en vous. Y être
véritablement, c'est y demeurer : il ne veut pas
être dans nous en passant ; où il ne demeure pas ,
si on peut parler de la sorte , il ne croit pas y avoir
été. C'est un esprit fertile , esprit stable , cons-
tant, assuré < ; parce qu'il est véritable; et ce qui
est véritablement , c'est ce qui demeure ; ce qui
passe tient plus du néant que de l'être.
Mais , Seigneur, vous avez dit : L'esprit souffle
où il veut; et personne ne sait d'où il vient, ni
où il va : ain^i en est-il de celui qui est né de
l'esprit ^. Comment donc dites-vous aujourd'hui :
fous le connaUrez,parce qu'il demeurera en vous,
et qu'il y sera?
Dans les premières touches de l'esprit, on ne
sait d'où il vient, ni où il va; il vous inspire de
nouveaux désirs inconnus aux sens ; vous ne savez
où il vous mène; il vous dégoûte de tout, et ne
se fait pas toujours sentir d'abord ; on sent seu-
Jeraent qu'on n'est pas bien, et on désire d'être
mieux. Quand il demeure , il se fait connaître ; mais
après il vous rejette dans de nouvelles profondeurs,
et vous commencez à ne plus connaître ce qu'il
vous demande ; et la vie intérieure et spirituelle
se passe aiusi entre la couuaissance et l'ignorance,
• Joftn. y, 19. —'^Sap. il, 6. — 'I. Cvr. n, H. — *Sap. TII,
2^ _ k Juan, m , 6.
jusqu'à ce que vienne le Jour où ce bienheureux
esprit se manifeste.
Je ne vous laisserai pas orphelins; je viendiai
à vousK 11 venait de les appeler ses petit* en-
fants; il continue à parler en père : Je viendrai
à vous; je vous verrai après ma résurrection.
Mais ce n'est pas là toute ma promesse; car je dis-
paraîtrai trop tôt pour vous satisfaire par cette
courte vision; je viendrai en vous par mon esprit
consolateur. Les orphelins seront consolés,parce que
l'esprit de leur père sera en eux, et qu'il leur ap-
prendra à prononcer comme il faut le nom de père :
Dieu enverra dans leurs cœurs l'esprit de son
Fils, qui les fera crier. Mon Père, mon Père*;
qui leur apprendra à parler, à agir en enfants , et
non en esclaves: en esprit de confiance, de ten-
dresse, d'amour et de liberté.
Encore un peu de temps, et le monde ne me
verra plus; mais vous, vous me verrez, parce
que je vivrai, et vous vivrez^; vous vivrez de
cette vie, dont il est écrit : Le juste vit de la
J'ôi^. Vous vivTez de cette /ot agissante et féconde
en bonnes œuvres , qui opère par l'amour ^. Pour
voir Jésus vivant, il faut vi\Te, et vivre de la
vraie vie. Le monde, qui est mort, ne verra point
Jésus qui est vivant. En ce jow, vous verrez que
je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en
vous ^. En ce jour, lorsque le Saint-Esprit vous
sera donné, et encore plus en ce jour, où vous
verrez à découvert la vérité même, vous verrez
mon union intime, substantielle et naturelle avec
mon Père , et celle que j'ai contractée avec vous
par miséricorde et par grâce. Si vous m'aimez ,
je vous aimerai, al je me manifesterai à vous par
amour. Douce manifestation que l'amour inspire,
que l'amour attire! Je me manifesterai, non point
pour satisfaire des yeux curieux, mais poiur contea»
ter un coeur ardent.
XGU' JOUR.
La prédestination. Le secret en est impénétrable.
Joan. xrv, 22.
Jude lui dit : Seigneur, d'oie vient que vous
vous découvrez à nous , et non pas au monde 7 ?
Cette question devait naître naturellement du dis-
cours qui a précédé; puisqu'on y a \-u que le Sau-
veur avait déclaré qu'il se manifesterait par son
Saint-Esprit à ses amis, et non pas au monde.
C'est donc ici le grand secret de la prédestination
divine : saint Jude va d'abord au grand mystère :
D'où vient? Qu'avons-nous fait, qu'avons-nous mé-
rité plus que les autres? IS''étions-nous pas pé-
cheurs comme eux, charnels comme eux ? Eussions-
nous cru , si vous ne nous aviez donné la foi ? Vou«
eussions-nous choisi , si vous ne nous aviez choisis
le premier? f'ous ne m'avez point choisi, dira-t-il
bientôt; 7?iaw c'est moi qui vous ai choisis'. En cela
parait son amour, que ce n'est pas nous qui l'avons
aimé; 7nais c'est lui qui nous a aimés lejyremier 9.
• Joan. XIT, 18; xn , 33. — * Gai. IT, 6. — ^ Joan. xrv, 19.
— ♦ Rom. I, 17. — * Gai. v, 6. — « Joan. xiv, ». —' Ibid. i^
— » Ibid. XV, 1». — » L Joam. IV, 10.
N6
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Pourquoi , Seigneur, pourquoi? dit saint Jude.
Lui seul pouvait résoudre cette question; mais il
s'en est réservé le secret. Et c'est pourquoi il n'y
répond pas ; et , sans faire même semblant de l'en-
tendre, il répète encore une fois : Si quelqu'u7i
vi'aime , H gardera mon commandement; et mon
Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous
ferons notre demeure en lui •. Comme s'il eût dit :
O Jude, ne demandez pas ce qu'il ne vous est pas
donné de savoir; ne cherchez point la causé de la
préférence; adorez mes conseils : tout ce qui vous
regarde sur ce sujet, c'est qu'il faut garder les
conimandements; tout le reste est le secret de mon
Père; c'est le secret incompréhensible du gouver-
nement que le souverain se réserve.
Il y a des questions que Jésus résout; il y en
a qu'il montre expressément qu'il ne veut pas ré-
soudre , et où il reprend ceux qui les font. Il y
en a, comme celle-ci, où il réprime la curiosité
j)ar son silence; il arrête l'esprit tout court; et
pour le dôsoccuper des recherches dangereuses,
il le tourne à des réflexions nécessaires*. [Saint
Jude entendit bien qu'il ne fallait pas pousser plus
loin la question. Apprenons de ce saint apôtre à
demeurer en repos , non sur l'évidence d'une ré-
ponse précise, mais sur l'impénétrable hauteur
d'une vérité cachée. Et nous,] passons, évitons cet
écueil, où l'orgueil humain ferait naufrage. O pro-
fondeur des trésors de la science et de la sa-
gesse de Dieu ! Que ses jugements sont impéné-
trables, et ses voies incompréhensibles ! Qui lui
a donné quelque chose le premier pour en préten-
dre récompense? Parce que tout est de lui, tout
est par lui, tout est en lui : à lui soit gloire dans
tous les siècles : Amen ». Il n'y a qu'à adorer ses
conseils secrets , et lui donner gloire de ses juge-
ments, sans en connaître la cause. C'est, avec ces
niotsdel'apôtre, expliquer le silence de Jésus-Christ.
Taisez- vous, raison humaine! O Seigneur, que j'ai
de joie de la faire taire devant vous! [C'est assez
de savoir dire comme David , avec joie et recon-
naissance : qu'il n'a pas aiiui traité toutes les
autres nations ; et ii ne leur a pas manifesté ses
Jugements^ ; et encore avec saint Paul : Jésus-Christ
a laissé chaque nation aller dans ses voies ^ ; sans
lui demander pourquoi il l'a fait.] Qui en veut sa-
voir davantage , dit saint Augustin 5, qu'il cher-
che de plus grands docteurs ; mais qu'il craigne
de trouver des présomptueux.
' Joan. XIV, 2. •
* Ces mots [Saint Jude..., Jusqti'à Et nous], et oeux-ci
[C'est assez de savoir jusqu'à il l"a fait], ne sont point dans
le manuscrit original , et ou ne peut soupçonner qu'ils aient
été écrits sur un papier séparé qui se serait perdu ; car il n'y
a aucun signe de renvoi. Nous les avons conservés parce qu'on
les lit dans les éditions précédentes. 11 est permis de conjec-
turer que l'auteur les aura ajoutés à quelque copie de cet
ouvrage. Ou trouve dans la suite deux ou trois passages sem-
blables; nous aurons soin d'en avertir. ( Edit. de Fcrsailles.)
' Rom XI, 34, 36.-3 Pj. cxlvii, io. —
— '' Lib. de Spirit. et IH. cap.Z , n. 00.
Jet. XIV, 15.
XCIIl" JOUR.
Demeure lixe du Père et du Fils dans les ànatê.
Joan. XIV, 23.
Ce qui est certain, ce qu'il faut savoir, ce qu'on
ne saurait assez imprimer dans son esprit; c'est
que la cause prochaine de la préférence est que .]é-
sus-Christ et son Père se manifestent à celui qui
garde les commandements : Nous viendrons à lui,
et nous y établirons notre demeure ' .
Il va toujours les affermissant de plus en plus ,
en les assurant de l'amour de son Père, du sien ]
de la présence et de l'assistance de son saint Esprit;
et afin de ne rien omettre, il leur dit encore : Nous
viendrons en vous, mon Père et moi : nous ne
nous contenterons pas de vous assister au dehors :
nous viendrons à vous : nom y établirons notre
demeure. Nous vous serons intimement unis; et
cela, non point en passant, mais par un établisse-
ment permanent.
Nous viendrons. Quel autre qu'un Dieu peut
parler ainsi? Un simple homme, une simple créa-
ture, quelque parfaite qu'on la fasse, oserait-elle
dire : Nous viendrons, et s'associer avec le Père
éternel, pour demeurer dans le fond des âmes
comme dans son sanctuaire?
Nous viendrons à eux, et nous y établirons no-
tre demeure: et cela, qu'est-ce autre chose, sinon ce
qui est écrit : Fous êtes le temple du Dieu vivant :
comme Dieu dit lui-môme : Je ferai ma demeure
en eux, et je me promèîierai au milieu d'eux, et
je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Sor-
tez du milieu du monde, dit le Seigneur, et sépa-
rez-vous, et ne touchez point aux choses impures;
et je vous recevrai , et je serai votre père, et
vous serez mes fils et mes filles, dit le Seigneur
tout-puissant*.
Qui nous dira quelle est cette secrète partie de
notre âme dont le Père et le Fils font leur temple
et leur sanctuaire? Qui nous dira combien intime-
ment ils y habitent, comme ils la dilatent comme
pour s'y promener; et de ce fond intime de l'âme,
se répandre partout , occuper toutes les puissances ,
animer toutes les actions? Qui nous apprendra ce
secret, pour nous y retirer sans cesse, et y trou-
ver le Père et le Fils ?
Ce n'est pas là cette présence dont saint Paul
dit : Il n'est pas loin de nous, car nous vivons,
nous nous mouvons, et nous sommes en lui et par
lui ^. Car cette présence nous est commune avec
tous les hommes, et même, en un certain sens.,
avec tout ce qui vit et qui respire. Mais l'uniou
que Jésus-Christ nous promet ici est une union
qu'il ne promet qu'à ses amis. Qu'elle est profonde!
qu'elle est intime! qu'elle est éloignée de la régioa
des sens!
Quand Dieu nous a faits à son image , il a créé en
nous, pour ainsi parler, ce secret endroit où il se
plaît d'habiter. Car il entre intimement dans la
créature faite à son image : il s'unit à elle par l'en-
droit qu'il a fait à son image, où il a mis sa ressem-
• Joan. XIV, 28. — » II. Cur. VI, 10, 17, \fi. — ^Act. XTU.
27, as.
MÉDlTATIOiNS SUR L'ÉVANGILE.
141
Mance. L'homme ne lui est pas étranger, puisqu'il
l'a fait , comme lui , intellifient, raisonnable, capa-
ble de !? désirer, de jouir de lui ; et lui aussi il jouit
de l'homme; il entre dans son fond , d'oii il possède
Je reste; il en fait son sanctuaire. O homme, ne
comprendras-tu jamais ce que ton Dieu t'a fait?
Nettoie à Dieu sou temple; car il y veut habiter;
crois seulement, mais d'une foi vive; tu n'auras
besoin pour prier d'autre temple que de toi-même.
Que Dieu t'écoute de près! 11 est en toi, il y de-
meure, il y règne; son Fils y est avec lui. Quand
il t'a fait a son image, il a parlé avec son Fils de
l'ouvTage qu'il allait faire, et il a dit : Faisons
l'homme à noh^e image et ressemblance • : et main-
tenant il vient en toi avec lui : il Teuvoie continuel-
lement de son sein dans le tien ; il y envoie aussi son
Saint-Esprit, sanctificateur invisible de ce temple.
Il faut être juste pour cela, car il ne peut pas habi-
ter dans une. âme souillée. 0 homme, comment peux-
tu souffrir le péché? Temple de Dieu, comment
peux-tu mettre une idole dans ce sanctuaire?
?«on , je me veux retirer en Dieu. Et que faut-
il faire pour cela, sinon se recueillir en soi-même?
Mais l'y sentons-nous, l'y trouvons-nous? Dieu
u"est-il pas en nous d'une manière vive, et qui se
fasse sentir? Jésus-Christ a dit du Saint-Esprit :
fous le connaîtrez , parce qu'il sera en vous , et
qu'il y demeurera ». S'ous devons donc aussi con-
naître et sentir en nous lo Père et le Fils, puisqu'ils
y sont et qu'ils y demeurent. Oui, sans doute, il
est ainsi : Dieu se fait sentir en quelque sorte, lors-
qu'il arrive en nous : c'est ce que saint Paul vient
de nous rapporter : Et je serai leur Dieu , et ils se-
ront mon peuple ^.
Quand je ne sais quoi nous dit dans le cœur que
nous ne voulons que Dieu , et que tout le reste nous
est en horreur, alors Dieu se fait sentir. Mais ne
croyons pas qu'il se fasse toujours sentit bien clai-
rement, ni que dans le cours de cette vie il se fasse
sentir avec certitude. Il nous est plus intime que
nous ne le sommes à nous-mêmes : ainsi il se cache
en nous autant qu'il lui plaît : il s'y découvre à nous-
mêmes autant qu'il lui plaît; et il ne s'y découvrira
pleinement que lorsqu'il assouvira tous nos désirs ,
que sa gloire nous apparaîtra^ et que Dieu sera
tout en tous, comme dit saint Paul •♦.
Ouvrons-lui cependant l'entrée : Jésus-Christ
nous eu donne le moyen : Si quelqu'un m'aime^ il
gardera ma parole; celui qui ne m'aime pas ne
garde pas ma parole *. N'aimez point en discours,
7ii en paroles; aimez par les œuvres et en vérité^.
Il sonde les cœurs, et il voit que celui qui parle , et
qui croit aimer sans agir, n'aime pas. Mais aussi,
celui qui garde extérieurement sa parole, et qui
n'agit point par amour, ne garde pas véritablement
cette parole. Il faut joindre l'exécution de sa parole
avec son amour, parce que sa principale parole et
i'abrégé de sa doctrine, c'est qu'il faut aimer.
< GVn. 1 , 26. — * Joan. xiv, 17. — * IT. Cor. VI , 16. — • 1.
Or. XV, 38. — 5 Joan. 3UV, 23, ?4. — • Ibid. Ul, 18.
xciv joun.
£tat ferme de la vie chrétienne. Joan. xiv, 16, 33
Arrêtons-nous sur ces paroles : .\fon Père vous
donnera le Consolateur, afin qu'il soit en vous éter-
nellement, fous le connaîtrez , parce qu'il demeu-
rera en vous. Nous viendrons à lui, et nous y éta-
blirons notre demeure '. Entendons que la >ia
chrétienne n'est pas un mouvement perpétuel du
bien au mal, et du mal au bien. C'est quelque chose
de stable et de permanent. Celui qui n'a rien de
ferme, et dont la vie est un continuel retour du
péché à la pénitence et de la pénitence au péché, a
juste sujet de craindre que le bien n'ait jamais été
solidement en lui.
Je ne veux pas dire qu'on ne puis.se jamais perdre
la grâce; car pourquoi la pénitence aurait-elle été
établie après le baptême? Je ne veux pas dire que
la chute après la pénitence soit sans remède; car
Jésus-Christ n'a point donné de bornes à la puissance
des chefs : Tout ce que vous remettrez sera remis;
tout ce que vous déÙerez sera délié » : vous pourrez
remettre et délier jusqu'à l'abus de la pénitence. Je
ne veux pas dire non plus que le passage de la grâce
au péché , et du péché à la grâce, ne puisse pas quel-
quefois être fréquent. Saint Pierre était juste quand
Jésus lui dit, comme aux autres : fous êtes purs ^ ; et
il n'excepta que Judas. Il tomba bientôt après,
quand il renia son maître; il se convertit bientôt
après, lorsque Jésus le regarda, et qu'il pleura si
amèrement. Qui osera dire qu'un regret si amer et si
sincère , le fruit d'un regard spécial de Jésus . ne lui
rendit pas la justice? Mais qui osera dire aussi qu'il
ne l'avait pas perdue de nouveau lorsque Jésus lui
reproche comme aux autres son incrédulité et la
dureté de son cœur, pour n'avoir pas voulu croire
ceux qui leur annonçaient qu'il était ressuscité *?
Dieu permet ces chutes fréquentes, lorsqu'il fait sen-
tir à une âme sa propre faiblesse. Mais où en veut-il
venir par ces terribles leçons , sinon à affermir l'âme
dans l'humilité , dans la défiance de soi-même , dans
la confiance en Dieu, et par là dans la vertu? Il en
faut donc venir à un état de fermeté et de consis-
tance. Chrétien , tu as assez appris tes faiblesses
par tes chutes : il n'est pas question de l'expérimen-
ter toujours ; il est temps de profiter de tes expé-
riences : Pierre n'a été vacillant un peu de temps
que pour être conduit par là à une longue et per-
pétuelle persévérance.
XCV JOUR.
Le maître intérieur. Joan. xiv, 25 , 26.
Je vous ai dit ces choses pendant que j'étais
parmi vous ; mais le Saint-Esprit consolateur, que
mon Père vous enverra en mon nom , vous ensei-
gnera toutes choses , et vous inspirera , vous sug-
gérera, mot à mot, selon l'original, vous fera res-
souvenir de toutes les choses que je vous aurai
dites *. Quoi donc ! avions-nous besoin de deux maî*
' Jonn. xiT, 16 . 17, 23. — • Matt. XTI ,!!».•
— • .V*rc. JLTI, U. — ^Joan. XfT, 2i, 26.
■ ' Joan. un, lOt
748
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
très? et Jésus-Christ ne nous sufHsait-il pas pour
nous enseigner ? Soyons ici attentifs à cette école
intérieure, qui se tient dans le fond du cœur. Outre
les enseignements du dehors, il nous fallait un maître
intérieur, qui fît deux choses : l'une, de faire enten-
dre au dedans ce qu'on nous avait enseigné au de-
hors; l'autre, de nous en faire souvenir, et d'em-
pêcher qu'il ne nous échappât jamais.
Remarquons hien néanmoins que Jésus-Christ et
le Saint-Esprit ne nous enseignent pas des choses
différentes. Écoutez bien , fanatiques, qui attribuez
à la doctrine du Saint-Esprit des choses que Jésus-
Christ n'a pas dites. I! enseigne les mêmes choses ;
mais l'un enseigne au dehors, et l'autre au dedans :
et lorsqu'on dit que le Saint-Esprit enseigne au
dedans, il faut entendre que Jésus-Christ même
enseigne aussi au dedans; parce que c'est lui qui
envoie le Saint-Esprit, qui est plein de lui , comme
il l'expliquera bientôt.
Et pourquoi cette doctrine intérieure est- elle at-
tribuée au Saint-Esprit, si ce n'est pour la même
raison que l'infusion de la charité lui est attribuée-^"
la charité, dit-il, est répandue dans nos cœurs
l ar le Saint-Esprit, qui nous a été donné '. Qu'est-
te donc qu'enseigner au Saint-Esprit, si ce n'est
faire aimer la vérité que Jésus-Christ nous a an-
lioncée, jusqu'à pouvoir dire: Qui nous séparera
de la char il é de Jésm- Christ? Sera-ce l'affliction,
ou la persécution, ou lafairyi? Nous sommes vic-
torieux dans toutes ces tentations , à cause de celui
qui nous a aimés, et qui nous a donné son amour ^.
Et qu'est-ce que nous faire ressouvenir de ce que
Jésus-Christ nous aura dit, sinon le tenir toujours
présent à notre esprit par l'attachement que nous
y aurons au fond du cœur? C'est-à-dire que le
Saint-Esprit nous inspire non tant la science que
l'amour, et que c'est par lui véritablement que nous
sommes enseignés de Dieu , comme Jésus-Christ
nous l'a dit 3.
Soyons donc recueillis et intérieurs , puisque c'est
au dedans que nous parle notre docteur. Homme ,
où courez-vous d'affaire en affaire, de distraction
en distraction, de visite en visite, de trouble en
trouble ? Vous vous fuyez vous-même , puisque vous
fuyez votre intérieur ; et vous fuyez en même temps
le Saint-Esprit, qui vous y veut parler.
XCVP JOUR.
Paix intérieure. Joan. xiv, 27.
Je vous laisse ma paix; je vous donne ma paix,
cette paix intérieure, que le monde ne vous peut
donner^, puisqu'au contraire c'est lui qui la trou-
ble. Et qu'est-ce que cette paix? Nous viendrons à
lui, et nous ij ferons notre demeure 5. Dieu en nous
et dans notre fond , c'est notre paix. Car il est écrit
de la cité sainte, qui est la ligure de l'âme fidèle :
Dieu ne sera point ébra7ilé au milieu d'elle^. Que
la tempête vienne, c'est-à-dire les passions, les af-
flictions, la perte des biens temporels : Dieu au
» Honu V, 5. — "^Ib'td. viH, 35, 37. — ^ -Jom. VI, 45. —
*lbid. XIV 27. — » Lbld. S3. —* l'a. XLV, €■
milieu de l'âme ne sera point ébranlé; ni par lv..
séquent le fond où il est , car le Psalmiste poursuit :
Dieu l'aidera dès le matin : Dieu la préviendra de
ses grâces; et c'est là sa paix, pourvu qu'elfe soit
soigneuse de se recueillir en elle-même, car c'est là
qu'elle trouve Dieu, qui est sa force. Si elle se dis-
sipe, si elle court. Dieu sera ébranlé au milieu
d'elle; non en lui-même , mais au milieu d'elle. Com-
mencez-vous à écouter le monde et la tentation ,
Dieu s'ébranle au milieu de vous, il est prêt à vous
quitter. Consommez-vous le péché, il vous quitte.
Demeurez donc uni à vous-même, et à Dieu, qui
est en vous : il ne s'ébranlera pas au milieu de vous ;
par là vous serez en paix , car il est écrit : Le lieu où
il demeure sera en paix ■. Iln^ij a point de paix
pour les méchants, dit le Seigneur ». Encore un
coup : Il n'y a point de paix pour tes méchants :
ils sont comme une mer agitée qui n'a jamais de
repos ^; qui regorge en mauvais désirs; et ses flots y
et 710S écume jetée au bord sei^a foulée aux pieds ^
et ne fer a que de la boue ->.
XCVIP JOUR.
Paix imperturbable. Joan. xiv, 27.
Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix:-
je ne vous donne pas ïine paix comme celle que le
monde donne. Ne sotjez point troublés, ne craignez
rien. C'est ce que le monde ne peut vous donner.
Ce qu'il redouble le nom de la paix , marque l'affec-
tion et la tendresse avec laquelle il fait un si beau
présent. Vous diriez qu'à coups redoublés il veuille
faire pénétrer la paix au fond du cœur. Il la leur
donne pour eux, il la leur donne pour nous. Il leur
donne cette paix qui reposera sur les enfants de la
paix, qui seront dans la maison où ils entreront;
et qui reviendra à eux si personne ne la veut rece-
voir. Recevons donc la paix des apôtres , celle des
ministres de Jésus-Christ, lorsqu'ils entrent dans
nos maisons ; soyons pour eux des enfants de paix ;
ne soyons ni contredisants , ni murmurateurs. Re-
cevons cette paix, non celle du monde, mais celle
que Jésus-Christ sait faire trouver au milieu des hu-
miliations et des travaux.
Ne craignez rien , ne vous troublez pas. C'est ,
comme nous avons dit, la conclusion de tout ce
discours , et le terme où il aboutit. Considérons
toutes les raisons par lesquelles le Fils de Dieu ban-
nit le trouble que devait causer sa mort. Premiè-
rement, s'il s'en va, c'est pour nous p-réparer la.
place dans la maison de son Père. Ses disciples le
peuvent suivre; et en leur disant où il va, il leur
montre aussi le chemin pour y parvenir. Il leur ap-
prend où ils pourront voir le Père , dont la vision
leur suffit, dans la possession duquel ils n'ont plus
rien ni à désirer ni à craindre. Secondement, quoi-
qu'il les quitte, il n'en sera pas moins leur protec-
teur; et ils peuvent tout obtenir en son nom.
Loin que son absence leur nuise, il fera pour eux
• Ps. LXW, 3. — » /s. XLVHI, «2.-'/J/</. LVH, 21. —
« Jbid. 20.
WÉDITATIONS SUH L'ÉVANGILE.
rt par eiix de pins crandos choses qu'il n'avait ja-
mais faites. Troisièmement , en les qnittant, il leur
promet un consolateur invisible, qui adoucira leurs
peines , et leur gravera dans le cœur toute sa doc-
trine. Touchés de l'amour qu'ils auront pour sa
personne, ils garderont sa parole. Enfin, il ne les
quittera pas en les quittant ; il viendra à eux , et il
y viendra avec son Père, et ils établiront leur de-
meure dans leurs âmes : ce qui les fera, jouir dans
le fond du cœur, au milieu des persécutions et
des tentations, d'un imperturbable repos, et de
cette paijc qui surpasse tout sentiment , toute pen-
sée ^ toute intelligence '. Après cela on peut con-
clure : Ne vous troublez pas , ne craignez rien.
Voici néanmoins encore une raison plus touchante
pour ses vrais disciples.
XCVIII' JOUR.
Jésus-Cbrisl rentre en sa gloire , retournant à son Père.
Joan. XIV, 28.
rous avez otâ que je vous ai dit : Je m'en vais,
et je reviens » : je meurs , et je ressuscite , et je re-
viens de nouveau à vous ; je m'en vais encore , je
monte au ciel, et j'en reviendrai à la fin , pour de-
mander compte de mes grâces. Si vous m'aimiez ,
vous seriez bien aises que je m'en allasse. Je vous
ai dit les raisons de vous consoler de mon absence,
par les biens qui vous en reviennent. En voici une,
par rapport à moi, qui vous doit toucher davan-
tage : Si vous m'aimez , vous devez vous réjouir
que je retourne à mon Père, parce que mon Père
est plus grand que moi, et que c'est avec lui que
je trouverai ma véritable grandeur.
C'est son Père qui en est la source, parce qu'il
tient tout de lui : il est toujours dans son sein, et
ne le quitte jamais. Toutefois , en se faisant homme ,
il est sorti en un certain sens du lieu de sa gloire ;
et il s'est fait moindre que son Père , lui qui est
naturellement son égal. Comme homme, il va re-
tourner à ce lieu de gloire ; et en retournant à celui
qui est plus grand que lui , à cet égard , il devient
aussi plus grand lui-même, parce qu'il entre dans
sa gloire ^ , ensuite de ses souffrances , et qu'assis
à la droite de la majesté de Dieu, toute puissance
lui est donnée dans le ciel et dans la terre <. C'est
ce qu'il nous dira bientôt : Mon Père , glorijiez-
moi de la gloire que j'ai eue auprès de vous , avant
que le monde fût *. Répandez cette gloire sur l'hu-
manité que j'ai prise. Telle est la gloire que je vais
recevoir en retournant à mon Père : Si vous m'ai-
miez , vous en auriez de la joie. Réjouissez-vous
donc, vous qui m'aimez; réjouissez -vous de la
gloire où je vais entrer.
C'est ce que font tous les bienheureux esprits ,
en disant : L'Agneau qui a été immolé est digne de
recevoir puissance, divinité , richesses , sagesse ,
force, honneur, gloire, bénédiction, action de grâ-
ces .il est digne de les recevoir avec son Père : à
celui qui est assis sur le trône, et à l'Agneau, bé-
* Philip, nr, 7. — ' Joan. xiv, 28. — ' Luc. xxiy, 26. —
* Xatt. xxvui, i8.—*Joitn. XTU, 5.
740
nédiction , et honneur, et gloire , et puissance ait.v
siècles des siècles • ? Vous le voyez, ils n'ont point
de termes pour expliquer un si' grand transport :
c'est qu'ils aiment Jésus, et se réjouissent de la
gloire qu'il a reçue avec son Père.
C'est pour nous exciter à cette joie qu'il nous
dit : Si vous m'aimiez , vous vous réjouiriez de ce
que je vais à mon Père ». O Seigneur, je m'en ré-
jouis ; je ne me réjouis pas tant de mes avantages
que je me réjouis de votre gloire. Allez à votre Père,
selon ce qu'il est plus grand que vous, afin de jouir
des avantages de votre naturelle grandeur. Gloire,
louange, bénédiction, puissance, honneur, soient
donnés à l'Agneau , qui a été immolé pour nous.
Soyez loué, soyez adoré, soyez servi de toute créa-
ture : je fais ma gloire de votre gloire , ma' gran-
deur de votre grandeur, ma félicité de votre félicilé.
Voilà ce qu'il nous fout dire dans toute l'étendue de
notre cœur, en honneur de cette parole du Sau-
veur : Si vous m'aimiez , vous vous réjouiriez de
ce que je vais à mon Père, parce que mon Père est
plus grand que moi.
Mon Sauveur, que vous êtes grand , puisque vous
avez besoin d'avertir les hommes que votre Père
est plus grand que vous ! Si un autre que vous di-
sait : Dieu est plus grand que moi ; on lui répon-
drait : Qui en doute? quelle comparaison y a-t-il à
faire entre Dieu et vous.^ C'est trop présumer de
vous que de croire qu'on vous puisse mettre en
comparaison avec Dieu. Mais comme il y a en Jé-
sus-Christ une grandeur pareille à celle de Dieu ,
en sorte qu'il ne craint point de ce côté-là de trai-
ter d'égal avec Dieu , et que , dans tout le discours
que nous avons ouï, il montre cette égalité, il a
été nécessaire de nous faire souvenir aussi de l'en-
droit par où le Père est plus grand que lui , de peur
qu'on oubliât qu'étant Dieu , il s'était humilié et
anéanti jusqu'à prendre , non-seulement la forme
d'esclave, mais encore la figure du pécheur.
Que vous êtes grand , mon Sauveur! Que j*ai de
joie de votre grandeur ! Que j'ai de joie de la gloire
que vous avez naturellement dans le sein de votre
Père ! Que j'en ai de celle où vous êtes exalté par
votre humiliation jusqu'à la mort, et à la mort de
la croix !
Seigneur, vous m'avez appris comment il vous
faut aimer : oserai-je voiis dire avec saint Pierre :
Seigneur, vous savez que je vous aime ^ ? Excitez-
vous, chrétien, à cet amour : dites mille et mille
fois à Jésus : Je vous aime ; mais souvenez-vous
qu'il vous a dit : Si vous m' aimez, gardez mes
commandements.
XCLX» JOUR.
Jéeos-Christ prédit toat ce qal loi doit arriver : il y%
volontairement à la mort Joan. xnr, 2».
Je vous ai dit ces choses avant qu'elles arrivas-
sent, afin qtie vous crussiez lorsqu'elles seraient
arrivées *. Que vous crussiez quoi ? deux choses.
' 4POC
- * Ibid.
V, 12, I?.;— > Joan. XIT, 28. — ' Ibib. XXI, IS.
XIT, 39.
rso
MEDITATIONS SUR L'EVAxNGILE.
La première, que je vois tout, que je sais tout,
(ju'on ne me peut caciicr ce qu'on trame contre moi
dans les ténèbres. Je vois le traître disciple qui me
vend , qui me va livrer, qui se met à la tète de mes
ennemis pour me prendre. Je sais tout ce qu'ils
feront, et qu'ils me conduiront à la mort. Je vous
le dis avant qu'il arrive, afin que vous croyiez en
moi : au même sens qu'il venait de dire : Un de
vous, qui mange avec moi : me trahira, et je vous
le dis avant qu'il arrive , afin que lorsqu'il arri-
vera vous a'oyiez que c'est moi qui suis ' le Christ ;
et qu'il avait dit peu de jours auparavant : Notre
ami Lazare est mort :je m'en réjouis pour l'amour
de vous, afin que vous croyiez,, parce que je n'y
étais pas"". La seconde chose, afin que vous
croyiez que le monde ne peut rien sur moi , et que
personne n'aurait puissance de me livrer, si je ne
me livrais moi-même le premier, pour obéir à mon
Père.
C'est ce qu'il confirme par les paroles suivantes :
Je n'ai plus guère de temps pour vous parler : le
prince de ce monde arrive, et il n'a rien en moi^.
W anime les Juifs, et je les vois avancer par son
instinct. Il n'a aucun droit sur moi, parce que je
suis sans péché; ainsi il n'a pas le droit dem'assu-
jettir à sa puissance, ni de me donner la mort : Mais
afin que le monde sache que j'aime mon Père, et
que je fais ce qu'il me coynmande : Levez-vous,
sortons d'ici ^. C'est ainsi que finit son discours.
Afm que le monde sache, car je lui dois cet
exemple, que j'aime mon Père, et que je fais tout
ainsi qu'il me l'ordonne : c'est l'exemple que je veux
donner, non-seulement d'obéir, mais d'obéir par
amour. Je viens de vous dire : Si vous m'aimez-,
gardez mes commandements : celui qui m'aime
garde ma parole : il faut premièrement aimer, et
ensuite obéir, mais par amour. C'est ce que je com-
mande, c'est ce que je fais : j'aime mon Père, et
j'obéis. Je m'avance volontairement pour exécuter
ses ordres : Judas sait le lieu où j'ai accoutumé d'al-
ler prier, et il se sert de cette connaissance pour me
surprendre; mais il ne me surprend pas. Je vois
ses complots; et quelque loin qu'il soit, toutes ses
paroles viennent à mes oreilles s. Combien ai-je
rompu de complots semblables ! Combien ai-je
échappé de fois aux Juifs , qui voulaient me pren-
dre! Je pourrais encore rompre ce coup, en n'al-
lant point au jardin où l'on vient méprendre : mais
il est temps, mon heure est venue , et mon Père me
fait voir que c'est cette fois qu'il faut que je meure.
C'est l'heure de mes ennemis et de la puissance des
ténèbres : Levez-vous , sortons d'ici : allons au-de-
vant de ceux qui me cherchent.
Il répète les mêmes paroles en descendant de
la montagne des Olives, et en sortant de son ago-
nie : Levez-vous , allons ; celui qui me trahit ap-
proche^. Il ne recule pas : il marche à la mort avec
une volonté déterminée, il y mène ses disciples :
Levez-vous , partons. Car encore que leur heure
' Joan. xni , 18. — ' Ihid. XI , H , 14,16.-3 Jhid. xiv, .30.
' Ibid. 31. — ^ Ibid. xvm, 2,3,4. — 'J Matt. x.vvi, 40.
ne soit pas venue , il veut pourtant qu'ils le suivent ,
et il les mène au combat pour les aguerrir. Us fui-
ront à cette fois, mais peu à peu ils s'accoutume-
ront à combattre : Allons donc, suivez-moi, dil'
\\, levez-vous. C'est à nous qu'il parle aussi. Revê-
tons-nous, à son exemple, de résolution et de
courage : ne nous troublons pas ; ne craignons
rien : à quelque hasard qu'il nous faille aller pour
son service, faudrait-ii aller à une mort assurée,
levons-nous , partons ; et quand il sera à la porte ,
lorsqu'il frappera le dernier coup, et qu'on nous
annoncera la mort prochaine, disons avec un air
libre et d'une voix ferme : Levons-nous, sortons
d'ici.
Cela dit, Jésus se leva : il partit du cénacle et
de la maison, pour aller, selon sa coutume, oh
jardin et à la montagne des Oliviers; et ses disci-
ples le suivire7it'.
SECONDE PARTIE.
SUITE DU mSCOUBS DE NOTRE - SEIGNEUR : CE
qu'il DIT DEPUIS SA SORTIE DE LA MAISON,
jusqu'à CE qu'il MONTAT A LA MO>*TAC.NE
DKS OLIVIERS.
PREMIER JOUR.
Jésus est la vigne, et les fidèles les membres. Nécessité,
efficace, influence continuelle de la grâce. Joan. xv, I ,
jusqu'au 7.
Je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigne-
ron, le laboureur^. On croit que sur le chemin de
la montagne des Olives il se trouvait beaucoup de
vignes, qui donnèrent lieu au Sauveur de dire ces
paroles. Nous devons apprendre par cet exemple ,
et par les autres de même nature , à nous servir de
tous les objets qui se présentent pour nous élever à
Dieu, et parce moyen sanctifier, pour ainsi par-
ler, toute la nature.
Nous avons ici à considérer trois choses : la vi-
gne ou la tige, qui est Jésus-Christ; les branches
de la vigne, c'est-à-dire les fidèles ; et le laboureur,
qui est le Père éternel. Les deux premières choses
nous font sentir combien nous sommes unis à Jé-
sus-Christ, et le besoin extrême que nous avons de
cette union.
Notre union avec Jésus-Christ présuppose, pre-
mièrement, une même nature entre lui et nous :
comme les branches de la vigne sont de même na-
ture que la tige. Il fallait donc que Jésus-Christ
fût de même nature que nous : ce qui aussi fait
dire à saint Augustin qu'il a prononcé ces paroles
selon qu'il est homme.
Elles présupposent, secondement, une intime
union entre lui et nous, jusqu'à faire un même
corps avec lui , comme le sarment et les branches
de la vigne font un même corps avec la tige.
Lite. XXII, Î9. — * Joan. n*, I.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
751
Elles présupposent , en troisième lieu , une in-
fluence intérieure de Jésus-Christ sur nous, telle
qu'est celle de la tige sur les branches, qui en ti-
rent tout le suc, dont elles sont nourries.
De là suit une extrême dépendance de tous les fi-
dèles à l'égard de Jésus-Clirist. Comme les branches
sécheraient et périraient sans ressource, et ne se-
raient plus propres que pour le feu, sans le suc
qu'elles tirent continuellement de la tige , il en
serait de même de nous, si nous ne recevions
continuellement de Jésus-Christ la grâce qui nous
fait vivre.
Remarquons donc bien qu'il ne suffit pas que
Jésus-Christ nous enseigne par sa parole et par
ses exemples , mais encore que nous avons besoin
de la continuelle influence de sa grâce, sans la-
quelle nous péririons.
Combien, d'un côté, devons-npus avoir de joie
d'être unis si intimement à Jésus-Christ; et, de
l'autre, quelledoitétre notre humilité dans le besoin
continuel que nous avons de la grâce!
Elle ne pouvait être mieux marquée que par le
besoin que les membres ont de leur chef : ou,
ce qui est de même nature , par celui que les bran-
ches ont de leur tige; car un seul moment d'inter-
ruption d'une influence si nécessaire les ferait
mourir.
Entrons donc dans la pratique de ce comman-
dement du Sauveur : Demexirez en moi, et moi
en vous : comme la branche ne peut porter du
fruit , il en est de même de vous : vous ne pouvez
rien/aire sans moi '.
Fous ne pouvez rien faire : rien du tout : vous
ne pouvez porter le moindre firuit , ni pousser par
conséquent la moindre fleur, parce que la fleyr
n'est que le commencement du fruit. Il avait dit
t^ue le laboureur purgerait le plant qui porte du
fruit, afin qxi'il en portât davantage '. Mais de
peur que nous ne crussions que nous ne devions à
sa grâce que l'abondance des fruits , à cause qu'il
avait dit que la plante serait purgée pour porter
beaucoup, il ajoute : fous ne pouvez porter de
fruit , si vous ne demeurez en moi ; et encore plus
précisément : fous ne pouvez rien sans moi : vous
ne pouvez commencer le bien , loin que vous le
puissiez achever. Personne ne peut rien penser de
soi-même, comme de soi-même^ : personne ne peut
prononcer le nom du Seigneur Jésus que par le
Saint- E.^prit^ : ni avoir le Saint-Esprit que par
Jésus-Christ, qui doit l'envoyer, comme il le dira
dans la suite. Et non-seulement l'envoyer au dehors,
mais encore au dedans : selon ce que dit saint
Paul : que tous les membres unis ensemble reçoi-
vent l'accroissement par toits les vaisseaux , et
par toutes les liaisons qui portent et communi-
quent la nourriture et la vie^ , chacun selon sa
mesure : ce que le même apôtre attribue ailleurs à
la distribution de la grâce du Saint-Esprit , qui
partage ses dons à chacun, selon qu'il lui
plaW^. .
' Joan. XT, 4 , 5. — I Ibid. 2. — * II. Cor. iir, 5. — 4 I.
Cor. an, 3. — » Ephes. iv, IC, — «I. Cor. xu, Il , 13.
Tenons-nous dans une grande dépendance, a
chaque instant, a chaque action.
C'est par la foi qu'on tire le suc de cette divine
racine : tenon'- nous toujours dans la foi.
Jésus-Christ dans l'eucharistie doit être notre
cher objet, et le moyen le plus efficace de s'unir
à lui conune à celui sans lequel on ne peut rien,
de qui on tire tout le bon suc de la grâce, la vraie
nourriture de l'âme.
Mais voici le comble de la joie. C'est que la ra-
cine n'aime pas moins à communiquer sa vie que
les branches à la recevoir. Le chef est fait pour se
communiquer, et Jésus-Christ pour se donner à
nous. C'est pour cela que tous les conduits sont
préparés : Les uns sont apôtres , les autres doc-
teurs ' : mais tout cela est pour les membres , outre
que le chef influe par lui-même.
Jpprochez-vous de lui, et recevez la lumière,
et vos visages ne seront jamais chargés de con-
fusion ».
La confusion est pour ceux qui s'éloignent de
.lésus, parce que, laissés à eux-mêmes, ils sèchent,
ils meurent , ils ne sont que faiblesse et péché.
Si la vigne, si les membres du corps pouvaient
sentir ce qu'ils doivent à la racine et au chef, ils
seraient en continuelles actions de grâces. Ren-
dons grâces au Seigneur notre Dieu. Saint Paul
ne nous prêche que l'action de grâces. La foi , la
prière, l'action de grâces, c'est le principe, c'est
le moyen , c'est le fruit de notre union avec Jésus-
Christ.
ir JOUR.
Le père est le vigneron. Jean, xv, l.
Mon Père est le laboureur, ou le vigneron. Il
faut exclure ici une fausse idée , qui serait de croire
que le Père ,i*agisse qu'au dehors. Ce divin labou-
reur est celui qui envoie la pluie dont la vigne se
nourrit. C'est lui qui opère dans les cœurs : qui
donne l'accroissement , comme dit saint PauP :
qui opère le vouloir et le faire.
Mais ici l'influence intérieure semble être attri-
buée au Fils comme chef, afin d'établir la confiance
des membres, en leur montrant que celui qui agit
en eux leur est intimement uni.
Le Père agit dans le Fils , et le Fils agit en nous :
le Fils n'a rien que de son Père ; et nous n'avons
rien que du Fils : ainsi tout retourne au Père :
Le Père ne ce.<;se d'agir, dit le Fils de Dieu : et
moi f agis aussi*: et notre propre action de l'un et
de l'autre, c'est d'agir dans les cœurs où nous en-
voyons notre Saint-Esprit, agissant par lui sans
discontinuation , et faisant les hommes un même
esprit avec nous. Le Fils donc opère, et le Père
opère : et il n'y a de différence qu'en ce que le
Père est Dieu seulement, et le Fils, Dieu et homme
tout ensemble. Emmanuel : Dieu avec nous : Dieu
uni à nous : Dieu agissant en nous, comme dans
' I. Cor. XII, 28. — » Pi. XXXIII, 6. — » I. Cor. i, t, 7;
P'ilip. II, 13. — *Joan. T, 17.
MÉDITATIONS SUR LÉYANGILE.
y:.2
une partie de lui-même. C'est donc là le fonde-
ment de la confiance.
Quand les ariens disaient : Si l'un est la vigne ,
et l'autre le vigneron et le laboureur, ils ne sont
pas de même es-sence; ils ne songeaient pas que ce
même Jésus, qui est notre chef, notre tige, en
qualité d'homme, et de même nature que nous,
en tant que Dieu est de même nature que son Père,
et laboureur comme lui , qui ne cesse de travailler
à sa vigne élue. C'est là tout le fondement de notre
espérance, de ce que tout est à nous par Jésus-
Christ. Comme holnme il est à nous; l'homme est
Dieu, Dieu donc est à nous en Jésus-Christ. U
Père est dans le Fils, et le Fils est dans le PèreK
Toute la substance de la Divinité étant à nous ,
tous les fruits et tous les dons sont à nous; le
Saint-Esprit , qui est le don substantiel , est à nous ;
et ce don nous est donné avec tous les dons dont
il est plein. Voilà les richesses du chrétien. Peut-il
penser à d^autres biens? Il en a besoin , je le sais ;
mais pour le corps. Qu'il les prenne donc en passant
pour le corps qui passe; mais qu'il cultive, quil
nourrisse , qu'il enrichisse son âme. Travaillez ,
non point à une nourriture qui périt, mais a une
nourriture qui mène à' une vie éternelle, que le
Fils de l'homme vous donnera^; qu'il vous a déjà
donnée en s'incarnant; qu'il vous donne tous les
jours par sa parole; et qu'il vous donnera encore,
en se donnant à vous par l'eucharistie.
Ille JOUR.
Jésus-Christ retranche la branche infructueuse. Joan. xy, 2.
La branche qui ne porte point de fruit en moi ,
ce céleste vigneron la retranchera; et la branche
qui en porter a, il la taillera, afin qu'elle en pm-te
davantage^ Voilà deux opérations : de retran-
cher le bois inutile; et de tailler l'autre pour n y
rien laisser d'impur et de superflu.
La première opération, qui est de retrancher
la branche qui ne porte point de fruit, a un etlet
terrible marqué anf6, où il est porté que cette
branche retranchée séchera, et sera jelee aufm et
Il ne faut qu'écouter le suint Prophète : Fils
de l'homme, que ferez-vous de la branche delà
vlgnel En ferez-vous quelque bel ouvrage'^,
comme on en fait du cèdre, des autres grands
arbres, qu'on n'emploie jamais à de plus beaux
usages, qu'après qu'ils sont coupés? En est-il de
même de la vigne? Point tout. Quand même elle
était sur pied, on voyait bien qu'elle n'était pro-
pre à aucun ouvrage : combien plus, étant arra-
chée , verra-t-on qu'elle n'est bomie que pour le feu ?
Plus 'elle est excellente, lorsqu'elle porte son/rm7
délicieux qui réjouit Dieu et les hommes s ; plus
elle est inutile, quand elle n'en porte plus , et n'a
plus rien à attendre que le feu , dont elle est digne.
Ainsi en est-il du chrétien.
Et remarquez qu'elle en est digne , non a cause
1 Joan. XIV, 10. - > Ibid. VI, 27. -^ lUd- xv, 2. - 4 Ezech.
ÏV, 2, 3, 4, et seq. — ' Jnà. ix, 13.
seulement qu'elle porte du mauvais fruit; ce qui
lui arrive lorsque son fruit dégénère , et que son
raisin se change en mauvais verjus ; mais lorsqu'elle
ne porte pas de bon fruit : ainsi en est-il du chré-
tien : Jetez le sei-viteur inidile dans les ténèbres,
dans les cachots éternels ; là sera pleurs et grince-
ments de dents ^.
IV* JOUR.
Il taille la branche chargée de fruit. Ibîd.
Mais le céleste laboureur ne tranchera-t-il que le
mauvais bois incapable de produire du fruit? Non :
il a une seconde opération sur le bon bois; il le
taille, il le purifie; il coupe dans le vif; et, non con-
tent de retrancher le bois sec , il n'épargne pas le
vert. Ainsi en est-il du chrétien. Que de choses à
retrancher en toi , chrétien ! Veu.vtu porter un fruit
abondant? il faut qu'il t'en coûte; il faut retran-
cher ce bois superflu ; cette fécondité de mauvais
désirs ; cette force qui pousse trop , et se perdrait
elle-même en se dissipant : tu crois qu'il faut tou-
jours agir, toujours pousser au dehors; et tu deviens
tout- extérieur. Non, il faut non-seulement ôtef
les mauvais désirs, mais ôter le trop qui se trouva
souvent dans les bons ; le trop agir ; l'excessive acti-
vité, qui se détruit et se consume elle-même, qui
épuise les forces de l'âme , qui la remplit d'elle-même
et la rend superbe. Ame chrétienne, abandonne-toi
aux mains , au couteau , à l'opération de ce céleste
vigneron: laisse-le trancher jusqu'au vif. Le temps
de tailler est venu : Tempus putationis advenif.
Dans le printemps , lorsque la vigne commence à
pousser, on lui doit ôter même jusqu'à la fleur,
quand elle est excessive. Coupez, céleste ouvrier;
et toi, âme chrétienne, coupe aussi toi-même ; car
Dieu t'en donnera la force , et c'est par toi-même
qu'il te veut taiUer. Coupe non-seulement les mau-
vaises volontés, mais le trop d'activité delà bonne,
qui se repaît d'elle-même ! Ame toute pleine d'A'
dam et du vieux levain , que ne dois-tu pas crain-
dre de tes vices , si tu as tant à craindre de tes ver-
tus mêmes?
Qui nous dira ce que c'est que cette âme, qui
ne cesse point d'agir et de pousser; qui en poussant
néanmoins , ne pousse pas trop, et en agissant n'a-
git pas trop ; qui sait retenir cette force qui se dis-
siperait au dehors, et ne garderait rien pour le de-
dans; qui, à force de se contenter elle-même, en
agissant comme une autre Marthe avec trop d'ac-
tivité et d'inquiétude, même sur un bon objet,
s'ôte le repos , et le veut encore ôter à Marie as-
sise aux pieds de.Iésus, comme sans action, et
mettant son action dans le repos, avec lequel elle
prête son attention tout entière au Sauveur qui parle
au dedans ? C'est ainsi que doit être l'âme chré-
tienne; ni oisive, ni empressée, mais tranquille
aux pieds de Jésus , écoutant Jésus. Oh ! qu'elle
s'est utilement taillée , qu'elle a fait une salutaire
blessure à son trop d'activité ! Quand il faudra agir,
elle trouvera ses forces entières , et son action d'au-
« Matt. XXV, 30. —» Cant. il, 12.
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
7&3
tint plus ferme, qu'elle sera plus paisible; non
plus comme ces terrents qui bouillent, qui cou-
inent, qui se précipitent et se perdent ; mais comme
ces fleuves bénins, qui coulent tranquillement et
toujours. Tel est le fleuve qui rejouit la cité de
Dieu: il a une impétuosité^ , une force, un mou-
vement ferme et durable ; mais en même temps
doux et tranquille : l'âme se remplit d'une céleste
h TÎvacité qui ne sera plus d'elle-même, mais de
Dieu.
Voyez ce cbeval ardent et impétueux, pendant
que son écuyer le conduit et le dompte : que de
mouvements irréguliers! C'est un effet de son ar-
deur; et son ardeur vient de sa force , mais d'une
force mal réglée. Il se compose, il devient plus
obéissant sous l'éperon, sous le frein, sous la
main qui le manie à droite et à gaucbe , le pousse,
le retient comme elle veut. A la fin il est dompté;
il ne fait que ce qu'on lui demande : il sait aller le
pas, il sait courir, non plus avec cette activité
qui répuisait, par laquelle son obéissance était en-
core désobéissante. Son ardeur s'est changée en
force; eu plutôt , puisque cette force était en quel-
que façon dans cette ardeur, elle s'est réglée. Re-
marquez : elle n'est pas détruite, elle se règle;
il ne faut plus d'éperon , presque plus de bride; car
la bride ne fait plus d'effet de dompter l'animal
fougueux. Par un petit mouvement , qui n'est que
l'indication de la volonté de l'écuyer, elle l'avertit
plutôt qu'elle ne le force : et le paisible animal ne
fait plus , pour ainsi dire , qu'écouter. Son action
est tellement unie à celle de celui qui le mène, qu'il
ne s'en fait plus qu'une seule et même action.
Ame chrétienne, écoute l'Époux qui te dit : Je
t'ai comparép. à une belle cavale *, et entièrement
domptée. Et s'il faut t'atteler à un chariot , te faire
agir en concours avec d'autres âmes également
soumises, ce ne sera pas de ces chariots mal as-
sortis, où l'un tire et l'autre demeure sans action;
ce qui épuise et accable ceux qui sont de bonne
volonté, et se donnent de bonne foi à l'ouvrage.
Sous le fouet du conducteur, ou pour mieux dire,
non tant sous le fouet que sous sa voix , et avec la
légère indication d'un coup bénin qui avertit , qui
réveille quelquefois; les deux chevaux sont unis,
parce qu'ils sont tous deux également soumis à la
sage main qui les mène. Ame chrétienne, agis
ainsi , et change ton ardeur, ton activité en gravité,
en douceur, en rè^le. Noble animal fait pour être
conduit de Dieu, et le porter, pour ainsi dire,
c'est la ton courage , c'est là ta noblesse.
Revenons donc à la vigne : il faut non-seulement
retrancher le sec, mais encore tailler dans le vert
et dans le vif.
V JOUR.
CTest ane.opéralion de la grâce que de cûnscrvcr la justice.
Joan. XV, 3, 4.
Fous êtes déjà purs à cause de la parole ( selon
la parole)gttcJg vousai dite:(^rous étespurs, viais
• Ps. XLV, 5. — » Cant. i, 8.
BOS»UET. — TOME lU^
non pas tous.) Demeurez en moi, et moi en vous*.
\ uns n'avez pas seulement besoin de moi pour êtrr
purifiés : mais quand vous êtes purs , vous avez
encore besoin de moi pour demeurer dans vo-
tre pureté. Car l'opération de la grâce n'est pas
seulement à purifier, mais encore plus à conserver
la pureté et la justice une fois données. Le soleil
avance, et dissipe les ténèbres : l'air illuminé con*
servera-t-il de lui-même la lumière? Non, certaine-
ment : on ne doit pas dire, dit saint Augustin, Il
a été une fois illuminé; mais il l'est continuelle-
ment et de nouveau à chaque moment ; autrement
il retomberait dans les ténèbres. La lumière dimi-
nue par tous les obstacles qu'on met entre le corps
illuminant et le corps illuminé. C'est ce qui fait
les ombres et les diverses teintes de lumière, plus
ou moins vives. Combien plus l'dme raisonnable,
pour conserver la justice, dépend-elle de Dieu, qui
réclaire, et du vTai soleil de justice, qui est Jé-
sus-Christ ! Tiens-toi donc toujours exposée à cette
lumière : demeure dans cette lumière , et cette lu-
mière en toi , sans t'en détourner un seul moment.
Il ne suffit pas qu'elle t'ait fait juste u;ie fois; il
faut que continuellement elle te le fasse. Entendez-
vous , âme chrétienne ? Ne vous détournez donc ja-
mais , pour peu que ce soit ; tenez-vous le plus que
vous pouvez sous le coup direct de la lumière; car
c'est par là que vous serez vivement éclairée. Ce n'est
pas qu'il ne vienne de la lumière de côté et d'autre,
et les corps illuminés se la renvoient mutuel-
lement; mais se tenir sous ce coup direct, et de-
meurer toujours en plein soleil , c'est la perfeclioa
de l'âme pour être éclairé*.
On dira : Je suis ébloui ; mais c'est le propre de
la lumière extérieure , qui affaiblit l'organe par le-
quel elle est aperçue. La vérité, quand elle est par-
faite et parfaitement vue, n'éblouit pas; elle fortifie
son organe, c'est-à-dire Tintelligence, et lui donne
à la fin une éternelle force ; c'est ce qui fait notre
bonheur dans la vie future. Il est vrai qu'en cette
vie nos faibles yeux , qui se purifient et ne sont pas
entièrement purs , ne peuvent porter la vérité tout
entière; mais elle s'est tempérée elle-même dans la
foi : tourne-toi donc toujours à elle, âme chré-
tienne, sans craindre qu'elle te blesse. La foi te la
présente, te l'applique de la manière qu'il faut : sa
douce obscurité tient ton esprit en état. S'il sort de
temps en temps quelque rayon de ce doux nuage,
il ne sera jamais trop fort. Dieu , qui l'envoie, sait
ta mesure, et ne porte qu'où il faut. Pour tei , tiens
les yeux ouverts et le cœur soumis : la lumière se
changera en ardeur, et le cœur gagné vivra de Dieu.
vr JOUR.
Parabole de la vigne , tirée d'Isale. Joan. xy, ï.
Isaïe, y, I.
Nous devons avoir entendu la parabole de la
vigne; c'est le mystère de notre union avec Jcstij.-
Christ. Mais pourquoi elle est exprimée sous la li-
gure de la vigne plutôt que sous celle d'uu autrui
, arbre , on l'entendra en remarquant :
• Jiutn. XV, n,4.
7.>4
1 . Cosl l'andenne parabole : Seigneur, roits rous
^tesfaitnnevigne: vous t'avez transplantée cVli-
gijpte dans la terre que vous lui aviez promise : vous
avez exterminé tes anciens habitants de cette terre ,
pour lui faire place : elle s'y est étendue de coteau
en coteau, et s'est élevée au-dessus des hautes
montagnes qu'elle a couvertes. Toute la terre, jus-
qu'au fleuve, jusqu'à la mer, en a été remplie ',
tant le provin en a été fécond et abondant. Que
nai-jepasfait à mavigne? dit le Seigneur. Ne
l'ai-je pas travaillée dans toutes les saisons? J'ai
fossoj é , j'ai taillé , j'ai provigné , je l'ai environnée
d'une haie ou d'une muraille, et je l'ai munie de
tous côtés. C'est ma ?7/g^7ie élue et bien-aimée».
2. Jésus-Cbrist ne fait qu'appliquer la parabole
à son Église. ]\Iais afln que cette nouvelle vigne
paraisse encore plus une vigne élue et chérie, il
nous apprend que cette vigne est une même chose
avec lui. Je suis, dit-il, la vraie vigne, dont l'an-
cienne vigne n'était que la figure : c'est celle-ci qui
doit porter les véritables fruits pour la vie éternelle.
Je suis la vraie vigne, et vous êtes les branches ^ :
c'est moi qui fais toute la beauté et toute la force
du plant ; et mon Père aime d'autant plus cette vi-
gne, que c'est moi qu'il entend et qu'il aime en
elle.
3. La vigne est de tous les plants , celui qui porte
le fruit le plus excellent. C'est de la vigne qu'il a
été dit en figure : Que son vin réjouit le cœur de
f homme , et qu'il réjouit Dieu et les hommes 4.
Dafis le froment est le soutien nécessaire : dans le
vin est le courage, la force , la joie, l'ivresse spiri-
tuelle, le transport de l'âme, dont les effusions
étaient la figure dans les sacrifices; et encore au-
jourd'hui le vin entre dans le sacrifice : avec le vin
nous sacrifions à Dieu la joie sensible, et nous la
changeons dans la sainte joie que nous donne le
sang enivrant et transportant de Tésus-Christ , qui
inspire l'amour qui l'a fait répandre.
4. La vigne ne paraît rien d'elle-même ; elle rampe,
elle est raboteuse , tortueuse, faible , qui ne se peut
élever qu'étant soutenue; sans cela elle tombe.
Mais aussi étant soutenue, où ne s'élève-t-elle pas?
Elle s'entortille autour des grands arbres ; elle a
des bras, des mains, pour les embrasser, et n'en
peut plus être séparée. De ce bois tortu et raboteux ,
qui n'a rien de beau, sortent les pampres dont les
•nontagnes sont couronnées, dont les hommes se
font des festons. De là sort la fleur la plus odorante ,
de là la grappe , de là le raisin, de là le vin , et le
plus délicieux de tous les fruits : ainsi l'écorce du
chrétien n'a rien que de méprisable en apparence,
et tout y paraît sans force : toute la force , toute la
beauté est au dedans; et on peut tout, quand on ne
s'élève qu'étant soutenu.
6. Le bois de la vigne est celui où la destinée
t*\\ chrétien se marque le mieux. Il n'y a pour lui
que de porter du fruit ou d'être jeté dans le feu : ou-
tre que c'e«t, comme on l'a dit, le plus humble et le
plus exquis de tous les bois ; le plus vil en appa
MÉDITATIONS StTR L'ÉVANGILE.
« Ps. LXXIX, », 10, II, 1-2. — » /S. V, 2, 4.
— *Ps. OUI, 1&. Jud. IX, 13.
-S Joan.xy, 1,5.
rence, et le plus précieux en effet. Quoi de plu? fai-
ble? D'où vient i)lu.s abondammont ce qui donne et
du courage et de la force? Trois fruits sont recom-
mandés dans l'Écriture : le froment, qui est la foi,
le soutien de l'âme; l'huile, qui est l'espérance,
qui adoucit les peines d'attendre par la promesse
de voir; le vin, qui est la charité, la plus parfaite
des vertus.
VII' JOUR.
Prière par notre Seigneur Jésus- Christ obtient toat
Joan. XY, 7.
Si vous demeurez en moi , et que mes paroles
demeurent en vous , vous demanderez tout ce que
vous voudrez; etilvous sera accordé '. Après avoir
jeté sur l'humilité et la dépendance les fondements
de la prière, il en explique la vertu. Quiconque veut i
donc prier, il doit commencer par se mettre vérita-
blement et intimement dans le cœur cette parole :
J^ous ne pouvez rien sans moi » : rien , rien encore
une fols , rien du tout. Car c'est pour cela qu'on
prie, qu'on demande, parce qu'on n'a rien; et par
conséquent qu'on ne peut rien, ou pour tout dire ,
en un mot , qu'on n'est rien ; en matière de bien ,
un pur néant. Et c'est pourquoi il a dit qu'on doit '
prier, et qu'on n'est ouï qu'au nom de Jésus-Christ : ;
ce qui montre que de soi-même on n'est qu'un '
néant; mais qu'au nom de Jésus-Christ on peut
tout obtenir.
Or cela enferme deux choses: l'une, que quel-
que prière qu'on fasse , on n'est point écouté pour
soi , mais au nom de Jésus-Christ ; l'autre , qu'on
n€ peut, ni on ne doit prier par son propre esprit ,
nwis par l'esprit de Jésus-Christ : c'est-à-dire,
non-seulement selon que Jésus-Christ l'a enseigné,
en ne demandant que ce qu'il veut qu'on demande ,
mais encore en reconnaissant que c'est lui-même
qui forme en nous notre prière, par son esprit qui
parle et qui crie en nous : autrement il ne serait
pas véritable , et nous n'entendrions pas comme il
faut cette parole, qui est le fondement de la prière
Sans moi vom ne pouvez rien. D'où il s'ensuit que ,
sans lui, nous ne pouvons pas même prier, confor-
mément à cette parole de saint Paul : rous ne sa-
vez ce que vous devez demander par la prière , ni
comment vous devez prier; mais l'esprit prie en
vous avec des gémissements inexplicables 3,
Mais en même temps que pour prier on se met
dans l'esprit bien avant cette première vérité ; Je
ne puis rien : sans moi vous ne pouvez rien ; on
doit encore s'y en mettre une autre : Je puis tout
avec celui qui me fortifie 4 : je ne puis rien sans Jé-
sus-Christ : je puis tout avec Jésus-Christ et en «on
nom. C'est pourquoi on entend toujours dans les
prières de l'Église cette conclusion aussi humble
que consolante, Par Jésus-Christ, notre Seigneur :
humble , parce qu'elle confesse notre impuissance ;
consolante , parce qu'elle nous montre en qui est
notre force. Et cela s'étend si loin , que lorsque
» Joan. XV, 7. — ' Jhid. xv, 5.— 3 Tyom. vni, 26. — * Philip.
ï 4, 13.
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE.
•?55
nous interposons envers Dieu les intercessions et i
les mérites des saints, même ceux de la sainte j
Vierge, nous y ajoutons encore cette nécessaire
conclusion : Par Jésus-Christ , notre Seigneur ; par
où nous confessons qu'il n'y a de mérite, ni de i
prière, ni de dignité dans les saints, à quelque
degré de gloire qu'ils soient élevés, que par Jésus-
Christ , et en son nom.
Et il faut bien prendre garde que nous ne nous
imaginions pas que ce soit assez de dire de bouche
ce Per Dominum nostrum Jesurn Christum. Di-
sons-le en effet , et par le fond du cœur . en demeu-
rant en Jésus-Christ, et Jésus-Christ en nous : c'est-
à-dire , en nous attachant à lui de tout notre cœur,
avec une vive et ferme foi , et lui aussi demeurant
en nous par sa parole qu'il imprime dans notre
cœur, et par son esprit qui nous pousse et nous
anime à la prière.
Il y a donc ici ce que nous faisons , qui est de
demeurer en Jésus-Christ; et ce qu'il fait, qui est
de demeurer en nous; et cela fait l'ouvrage com-
plet. Si nous croyons agir seuls, nous nous trom-
pons, puisque la source de nos actions, c'est que
Jésus-Christ demeure en nous. Car il n'y demeure
pas sans action , selon ce que dit saint Paul , qu'il
est puissant en nous '.
C'est donc alors que nous prions véritablement
au nom de Jésus-Christ , lorsque nous demeurons
en lui , et lui en nous, nous laissant conduire à Jé-
sus-Christ, qui nous meut , et écoutant ce qu'il dit
en nous, afin de pratiquer véritablement et inti-
mement ce qu'il dit : Si vous demeurez en moi , et
que ma parole , non pas seulement cette parole que
je prononce au dehors , mais encore celle que je fais
entendre au fond du cœur, demeure en vous; et
alors nous obtiendrons ce que nous voudrons.
Or, cette parole qui doit demeurer en nous doit
être principalement la parole de la croix , qui est
celle dont il s'agit principalement dans tout ee dis-
cours. Car Jésus-Christ allait à ia croix , et il y me-
nait ses disciples avec lui , comme la suite le fera
encore bien mieux paraître.
Croyons donc que de demeurer en Jésus-Christ,
c'est demeurer dans la parole de la croix , et que
la parole de la croix demeure en nous ; et que de-
mander au nom de Jésus-Christ , c'est demander
par son sang et par ses souffrances, les aimer et y
prendre part.
vni' JOUR.
Force dans la parole de la croix : porter le fruit de la
croix. Jean, xv, 8, 9, 13.
La gloire de mon Père est que vous rapportiez
beaucoup de fruit, et que vous deeeniez mes vrais
disciples ». Jésus-Christ en revient au fruit qu'il
avait prorais à ceux qui demeureraient en lui; et il
nous apprend que nous devons désirer ce fruit peur
la gloire de son Père , et non pas pour la nôtre. Car
à Dieu ne plaise que nous nous glorifiions en autre
qu'en Dieu ! Jésus-Christ ne veut de gloire que pour
• II. Cor. xni, 3. — » Joan. xv, 8.
son Père; et n'a de gloire qu'en lui, ainsi qu'il
l'expliquera dans toute la suite, ^'ous devons donc,
à son exemple, mettre en Dieu toute notre gloire.
Kt que vous soyez mes vrais disciples. Qu'est-ce
à dire, mes vrais disciples? mes vrais imitateurs
dans le chemin de la croix et de la mortification;
car c'est à quoi il nous veut conduire; mais il nous
y conduit par la voie d'amour.
Je vous ai aimés, comme mon Père m'a aimé ' :
non par une fausse tendresse , comme celle des pa-
rents charnels. IMon Père m'a aimé d'un amour
ferme, et il m'a envoyé souffrir : je vous ai aimés
de même ; souffrez et mourez avec moi , et je vi-
vrai en vous.
Il ne parle pourtant point encore de mort ni de
croix ; mais il nous y prépare par l'insinuation de
l'amour de son Père et du sien. Voyez, dit-il,
comme mon Père m'aime ; je vous aime de ce même
amour; et vous verrez bientôt où il me porte. Car
il dira dans un moment : Personne ne peut avoir
un plus grand amour que de donner sa vie pour
ses amis >. Mais avant que de nous faire entref
dans ces courageux desseins, il nous fait entrer dans
la douceur et la pureté de son amour. Laissons-nous
donc conduire par cette douce voie , en quelque
endroit qu'elle nous mène*
IX« JOUR.
Commandement de la croix par l'amour. Joan. xt, 10. *
Si vous gardez mes commandements , vous cfe-
meurerez dans mon amour : comme je garde les
commandements de mon Père, et je demeure dans
son amour ^. Quel commandement gardez-vous, ô
mon Sauveur.' Il l'a dit souvent : J'ai la puissance
de donner mon âme, et j'ai la puissance de la re-
prendre; et c'est la le commandement que j'ai
reçu de mon Père ^. Quoi ! la puissance de la re-
prendre seulement, et non pas celle de la donner.'
L'une et l'autre : et celle-ci est celle par où il faut
commencer. Voyez comme il insinue doucement
le commandement de la croix.
Mais avant que de s'expliquer ouvertement là-
dessus, il enseigne que le véritable amour n'est pas
à dire, à promettre de grandes choses, à les dé-
sirer, à s'en remplir l'esprit ; mais à entrer par là
dans une pratique sérieuse et réelle des commande-
ments. Il faut commencer par aimer Jésus-Christ,
et par-là aimer sa vérité', ses paroles, ses maximes,
ses commandements. Car c'est ainsi qu'il a fait : et
il a commencé par aimer son Père , pour ensuite
aimer ce qu'il commandait , quelque rigoureux qu'il
parût à la nature ; car l'amour de celui qui com-
mande rend doux ce qui est amer et rude. Aimons
donc Jésus-Christ, et tous ses commandements
nous seront faciles. Souviens-toi , chrétien , que ce
n'est rien de garder l'extérieur du commandement ,
si on ne le garde par amour. Tout le commandement
est compris dans l'amour même. Jésus-Christ a
gardé le commandement de son Père, parce qu'il
i&
' Joan. XV, 9. — » Ibid. 13. — » Ibib. 10. — * Ihii. x.
rRtj
raiinait ; et il noas donne'cet exermple , en nous dé-
l'iariuil ijue cot exemple est notre loi,
X"^ JOUR.
Joie pleine et parfaite d'obéir par amour, et non par
cra.TDte. Joan. xv, H. /. Joun. \i, 18.
Je vojis ai dit toutes ces choses, afin que ma
joie demeure en vous , et que votre joie soit oc-
complie ' : qu'elle soit pleine et parfaite. Vous Ter-
rez à quoi il vous prépare par cette abondance de
joie ; et il parle ici convenablement de la joie, après
avoir parlé de l'amour. Car il n'y a que le vrai
amour qui puisse donner de la joie. La terreur a
de la peine * , dit saint Jean. Elle n'a donc point la
joie. D'où vient la joie, si ce n'est d'aimer? Car qui
aime veut plaire, et met là sa joie. Et quand il a
trouvé le secret de plaire , il jouit du fruit princi-
pardc son amour. Vous plaisez quand vous obéissez
nar amour; car c'est là ce qu'aime Jésus-Christ.
T^orsque son Père a déclaré que son Fils lui plai-
sait , et qu'il mettait en lui ses complaisances , c'est
qu'il voyait que, l'aimant, il aimait à lui obéir, et
(jue c'était là sa joie. Aimez donc aussi : Délectez-
vous dans le Seigtieur ^ : aimez , cherchez à lui
plaire , et mettez là votre joie comme votre gloire :
alors votre joie sera accomplie: elle sera parfaite
comme votre amour.
Jfin que ma joie demeure en vous. Quelle est
ma joie? d'obéir, et d'obéir par amour. Ma joie
sera donc en vous quand vous aimerez et que vous
obéirez : Et votre joie sera accomplie. Qui n'ai-
merait un Sauveur qui ne nous promet qu'une
sainte et parfaite joie, par un saint et parfait
amour?
XI-^ JOUR.
Mystère , précepte de la croix; amour du prochain; donner
sa vie pour lui, comme Jésus-Clirist. Joan.w, 12, 13.
Le commatidement que je vous ai donné est
que vous vous aimiez les uns les autres, comme
je vous ai aimés. Personne ne peui avoir un plus
grand amour que de donner sa vie pour ses amis ^.
Voilà la croix qui se déclare ; mais pour lui ôter
toute sa rudesse, elle se déclare par le précepte de
l'amour. Jésus-Christ a aimé, et il a donné sa vie.
.Aimons de même, et Jésus-Christ, et en lui nos
frères, que Pamour qu'il a pour eux nous doit ren-
dre chers.
Quelle misère était la nôtre, lorsqu'il a fallu,
pour nous en tirer, la mort d'un tel ami! Quel
crime était le nôtre, lorsque pour l'expier il a
fallu une telle victime; et pour le laver, un sang
si précieux! De quel amour nous a aimés celui
qui nous a achetés à ce prix !
Pour ses amis : c'est ainsi qu'il nous appelle,
pendant que nous étions ses ennemis; mais il était
ami de son côté, puisqu'il donnait sou sang pour
nous racheter. Écoutons saint Paul , le digne in-
terprète de cette parole du sauveur : Pourquoi est-
' Joan.xy, l\.—^l. Joan. iv, 18. —'R*. xxxvr. 4. — 'Joan.
ST. 13, iU.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
ce que dans le temps que nous étions malades, et
dans le jtéciie, Jésus-Christ est mort pour les im-
pies? A peine trouve-t-on quelqu'un qui veuille
mourir pour les justes; peut-être pourtant qu'il
se trouverait quelqu'un qui le ferait. Mais lui , il
est mort pour les impies, c'est-à-dire , powr nous
tous; et c'est en cela qu'il fait éclater son amour,
en ce qu'il est mort pour des ennemis , pour des
pécheurs '.
Voilà donc quel ami nous avons trouvé en la
personne de Jésus-Christ. C'est un ami de ses en-
nemis, un ami qui nous a aimés, lorsque nous lui
faisions de toutes les forces de notre âme et de notre
corps une guerreperpétuelle. Comprenonsdonc l'im-
mensité de son amour, en ce qu'il nous a aimés
étant ennemis. Mais saint Paul sur ce fondement
pousse plus loin : Si, lorsque nous étions ennemis
de Dieu , nous avons été réconciliés par la mort
de .son Fils ; à plus forte raison étant récoti ciliés ,
nous serons sauvés par sa vie * ! S'il a été notre
ami jusqu'à donner sa vie pour nous , pendant que
nous étions ses ennemis; combien plus le sera-t-il
après que l'amitié étant réconciliée de part et d'au-
tre, on est ami des deux côtés!
Mais que conclut de là le même saint Paul?
Qu'ayant un tel ami , nous n'avons rien à craindre.
Si Dieu est pour nous , qiii sera contre nous? S'il
n'a pas épargné son Fils, que nous pourra- t-il re-
fuser? et comment nous l'ayant donné, ne nous
donnera-f-il pas en lui et par lui toutes choses ?
Qui accusera les élus de Dieu? Cest Dieu qui les
absout et les justifie. Qui les condamnera? C'est
Jésus-Christ qui est mo7't pour eux; qui non-seu-
lement est mort, mais qui est ressuscité, qui est
monté aux ciei/x, et a pris sa place à la droite
de son Père, et qui intercède pour eux '. Il n'y a
rien à ajouter à ce commentaire de saint Paul :
nous y entendons parfaitement tout l'amour que
nous devons à celui qui nous a aimés étant ses en-
nemis, jusqu'à donner sa vie pour être notre Ré-
dempteur, notre Sauveur, notre intercesseur : et
il ne reste qu'à conclure avec le même apôtre que
ni l'affliction, ni la persécution , l'épèe et la vio-
lence, ni la vie, ni la mort, ni les maux présents ,
ni tous ceux que nous avons à craindre , ni le ciel,
quand il serait conjuré contre nous , ni l'enfer,
quand il lâcherait contre nous tous les démons , et
enverrait contre nous toutes ses peines, wi quelque
autre chose que ce soit, ne sera capable de nous
séparer de Jésus- Christ '^.
Voilà le précepte et le mystère de la croix dans
toute son étendue, en le commençant par Jésus-
Christ , et le finissant par nous.
C'est là aussi qu'est renfermé le précepte de la
charité fraternelle, qu'on est obligé de pousser jus-
qu'à mourir pour ses frères, selon ce que dit saint
Jean, autre interprète admirable du précepte de la
charité : Encela nous connaissons l'amour de Dieu,
parce qu'il a donné sa vie pour nous': et nous de-
vons aussi donner notre oie pour nos frères *.
' Iion7. V, fi, 7, 8. — » Ibid. 10. — ^ Ibid. vui, 31, et suiv.
— * lliid. 35. etc., jusqu'à la fin du chap. — ^l.Joan. m, i*.
MÉDITATIONS SUR LTÊVANGltE.
Autrement nous n'ohscnons pas le commandement |
d'aimer comme il a aimé, c'est-à-dire jusqu'à don-
ner sa vie.
Le précepte de la croix est donc encore dans la
cjiarité fraternelle; et quoique l'occasion de donner
sa vie pour son frère soit rare, néanmoins l'amour
fraternel sera dans la croix, si nous pratiquons- ce
que dit saint Paul , de ne nous regarder pas nous-
mêmes f mais ce qui est de l'intérêt des autres '.
Ainsi l'amour fraternel sera un sacrifice continuel ,
non-seulement de son ressentiment , lorsqu'on croit
t*tre offensé; mais même sans avoir aucun sujet de
plainte, de son humeur, de son intérêt, de son
amour-propre; et c'est à quoi nous oblige l'amour
fraternel. Et si nous devons sacriGer ce qui nous
touche le plus, au dedans de nous; combien plus
les biens extérieurs, et, comme les appelle saint
Jean, la substance et les richesses de ce monde*]
Celui qui s'épargne sur cela, quoi qu'il dise, n'est
pas chrétien; et s'il dit qn il aime son frère , c'est
un menteur. Il ferme ses entrailles sur son frère;
et l'amour de Dieu n'est pas en lui ^. aimons donc,
non point en parole , mais en effet et en vérité •»,
selon leprécepte du même apôtre. Et afin que notre
aumône soit un sacrifice, ne jetons pas seulement
un superflu qui ne coûte rien à la nature; mais
prenons quelque chose sur le vif, en sorte que nous
souffrions pour notre frère ; car ce n'est pas beau-
coup faire de souffrir pour lui, puisque nous de-
vons être disposés, selon le précepte du Sauveur,
à donner pour lui jusqu'à notre vie.
Mais, avant que de passer outre sur le précepte
de la charité du prochain, entendons, selon l'ex-
plication de Jésus-Christ dans la parabole du Sa-
maritain ^ , que le prochain est tout homme , et que
le précepte de nous aimer les uns les autres, bien
<ju'il regarde spécialement les fidèles participants de
la même foi , et cohéritiers du même royaume , em-
brasse tout le genre humain , à cause qu'il est appelé
àJa même grâce. Cela posé , continuons.
XIP JOUR.
Motifs de ramoar fraternd : les fidèles , les élus sont amis
de Jésus.
Lisez attentivement les T. «4, 15, 16ei 17. C'est
encore une puissante insinuation du commandement
de l'amour que nous nous devons mutuellement.
Jésus-Christ nous tourne de tous côtés, pour nous
obliger à aimer nos frères, par toute la tendresse
qu'il a eue pour nous
Il nous explique premièrement, qu'en gardan.
ses commandements nous deviendrons non point
seulement ses serviteurs et ses sujets , mais encore
ses amis. Nous sommes naturellement sujets de
Jésus-Clu-ist, qui est le Roi des rois et le Seigneur
des seigneurs, par qui tout a été créé, et rien n'a
reçu Kétre que par lui. Mais outre celte première
dépendance, qui n'a point de bornes, il nous a ac-
quis par son sang; et nous sommes ses esclaves,
• Philip. II , 4. — M. Joan. ui, 17. —^Ibid. nr. 20. — • Ibiil
IU,I7, i8,-»Zi<C. X.
parce qu'il nous a achetés par un si grand prix.
Mais quoique nous soyons tels, sujets, serviteurs,
esclaves, il ne nous traite pas comme tels, mai»
comme amis : et la raison de cette différence, c'est
que le sen iteur et le sujet n'a que la simple exécu-
tion de la volonté de son maître, sans en savoir le
secret ; mais Jésus-Christ nous révèle autant qu'il
nous est convenable la raison de ses conseils , qui
n'est autre que l'amour qu'il a pour nous, jusqu'à
donner sa vie pour notre salut, et pour nous faire
ses cohéritiers : et tout le fruit de cet amour, c'est
que nous nous aimions les uns les autres, et que
nous gardions ce commandement principal de la loi
nouvelle , non par crainte et d'une manière servile ,
mais en amis qui aiment à faire la volonté de celui
qui se déclare leur ami, étant leur maître. C'est la
première raison de notre Sauveur.
La seconde n'est pas moins forte : Ce n'est pax
vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choi-
sis'. Il semble parler ici principalement de ses
apôtres; mais en général, puisque ce n'est pas
seulement les chefs du troupeau, mais le troupeau
tout entier, qu'il oblige au commandement de la
charité fraternelle, l'élection d'où il l'infère doit être
commune : et lorsqu'il dit dans la suite : Je vous
ai choisis du milieu du monde , et je vous en ai sé-
parés, il parle visiblement à tous les fidèles. En
effet, il a dioisi non-seulement les apôtres, mais
tous les fidèles : et c'est là l'effet le plus sensible
de son amour, qu'il nous ait choisis un à un , par
pur amour, par pure bonté; non parce que nous^
avions porté du fruit, mais afin que nous en por-
tassions : en sorte que le fruit que nous portons est
l'effet, et non le motif de son choix. Mais la récom-
pense qu'il nous demande d'un amour si pur et d'une
bonté sLgratuite, c'est que nous aimions nos frères
aussi purement qu'il nous a aimés lui-même, sans
aucua mérite de leur part, et sans attendre qu'ils
nous préviennent, mais en les prévenant en tout
et toujours, pour l'âmour^e Jésus-Christ, qui nous
a prévenus en toutes manières par sa grâc«.
Et il est vrai qu'il a prévenu singulièrement les
apôtres, afin qu'ils allassent par toute la terre y por-
ter son Évangile, et que leur prédication ait non-
seulement un grand fruit par la conversion de tous
les peuples, mais encore que ce fruit demeure tou-
jours, et que l'Église, qu'ils établiront, soit immor-
telle. Mais ces paroles ne laissent pas aussi de re-
garder chaque fidèle; puisque tous doivent aussi,
en allant et conversant sur la terre , porter de grands
fruits qui demeurent pour la vie éternelle. Or, ce
n'est pas nous qui l'avons choisi : car qui est celui
qui lui a donné le premier', et qui s'est attiré sa
grâce en le prévenant? C'est lui qui nous choisit et
nous prévient; c'est lui qui nous a trouvés ennemis,
et nous a faits amis : c'est lui qui nous a aimés,
avant que nous l'aimassions, ou q-js nous pussions
1 amier, puisque c'est lui qui nous a donné l'amour
dont nous l'aimons; ce qu'il ne peut avoir fait que
par amour. 11 n'est donc pas prévenu : il nous pré-
vient, et nous prévient à chaque moment, nouj»
• Joan. XY, 16. — > Mom. xi, 3i,
738
continuant la grâce par laquelle il nous a prévenus
la première fois. Et encore qu'un effet de cette
grâce prévenante soit de nous attirer les grâces qui
suivent ; s'il nous traitait rigoureusement selon nos
mérites, et qu'il voulût punir toutes nos infidélités,
combien de fois serait-il forcé à nous soustraire les
f^râces auxquelles nous ne répondons pas assez ! Et
bien loin d y répondre par une bumble reconnais-
sance, nous nous enorgueillissons de ses dons , que
nous nous approprions à nous-mêmes, comme s'ils
noiis étiaent dus, et eu faisant la pâture de notre
amour-propre. Et qui serait celui qui pourrait dire :
J'ai le cœur pur; je ne suis point ingrat envers Dieu ;
je lui rends l'action de grâces qui lui appartient, et
ne sors jamais de sa dépendance .î* Ce n'est pas là ce
que nous dit notre conscience : elle nous dit que
ni nous ne prions comme il faut, ni ne sommes
assez soigneux de marcber fidèlement dans ses voies.
Qui donc pourrait se plaindre quand il nous reti-
rerait ses dons? Mais il continue à nous prévenir
malgré nos ingratitudes et nos négligences; et s'il
accorde la persévérance à nos prières, il nous ac-
corde premièrament la persévérance à prier, par
laquelle nous obtenons la persévérance à bien faire.
Et la récompense qu'il veut tirer d'un amour si
gratuit, c'est que nous aimions nos frères aussi
purement et aussi gratuitement qu'il nous aime ,
sans que notre amour se ralentisse par leur froi-
deur, par leur négligence ni par leurs injures, puis-
qu'au milieu de tant d'injures qu'il reçoit de nous,
il nous aime.
Et la raison qui l'oblige à réduire toute la pratique
de la vie chrétienne à cet amour mutuel est, pre-
mièrement, que ne pouvant lui faire auctin bien
qu'en la personne de nos frères , qui sont ses mem-
bres , c'est là aussi qu'il veut recevoir le fruit de
Iiotre reconnaissance et celui de son amour, confor-
mément à ce qu'il dit : Toutes les fois que vous faites
(lu bien mtx moindres de ces petits, à celui-ci et à
celui-là, qui sont petits à vos yeux et grands aux
miens, puisqu'ils sont mes membres, c'est à moi
que vous le fa ites ' .
Et la seconde raison, c'est, comme dit l'apôtre
saint Paul, que celui qui aime son frère accom-
plit la loi * qui est renfermée tout entière dans le
précepte de la charité. Car tous ces préceptes :
rous ne tuerez pas : vous ne déroberez pas : vous ne
convoiterez pas la femme d'autrui, ni sa maison,
ni son serviteur, ni sa servante, ni son bien , en
quelque manière que ce soit^ : vous ne corromprez
point dans les autres la chair que Jésus-Christ y a
sanctifiée, ou qu'il a destinée à la sainteté; et vous
ne la sacrifierez point à votre plaisir : tous ces pré-
ceptes sont renfermés dans celui de l'amour fra-
fernel 4; qui ne pouvant être accompli comme il
faut , s'il ne vient de la source de l'amour de Dieu ,
il s'ensuit que tout est compris dans l'amour fra-
ternel : dans lequel par conséquent est tout l'objet
des désirs de Jésus-Christ, puisque c'est là aussi
qu'est tout l'abrégé de la justice chrétienne.
• Matth. \XY, 40 , 45. — » Rom. XHI , 8 , 9. — ^ £xod. X\ ,
17, •».* Rom. xni,9, 10.
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE.
Xlir JOUR.
Ils servent Jésus-Christ comme ses amis, à qui il déconvr*
tous ses secrets. Joan. XY, 16.
Le serviteur ne sait pas ce que fait son mailre.
On lui dit ce qu'il a à faire sans s'expliquer davan-
tage : mais ce bon maître, qui est Jésus-Christ,
non content d'exiger de nous une simple exécution,
nous découvre tout ce qu'il fait; d'où il vient, et
oii il retourne; pourquoi il est venu au monde;
quels biens il y est venu apporter aux hommes; l'é-
troite union qu'il est venu contracter avec eux; la
grâce qu'il leur a voulu faire de se les unir, comme
les membres le sont à la tête, et les branches à la
racine; le divin secret de tout impétrer par l'inter-
position de son nom; les secrets motifs de ses pré-
ceptes : et les autres choses qui lui font dire : Je
vous ai appris ce que fai appris de mon Père \
Car je vous ai découvert, dit-il , les merveilles de sa
bonté prévenante , et la grâce qu'il vous a faite en
vous donnant son Fils unique, de le donner pour
vous à la mort. Et afin que vous fussiez capables
d'entendre les secrets du royaume des cieux , je vous
les ai exposés dans des paraboles et similitudes
tirées des choses humaines, par condescendance,
pour vous les rendre sensibles. Et de peur que ces
paraboles ne fussent pour vous des énigmes plus
capables de vous étourdir que de vous instruire,
ainsi qu'il est arrivé aux Juifs en punition de leur
orgueil, je vous les ai expliquées en ami, avec une
familiarité et une bonté qui ne vous a rien laissé à
désirer. Voilà ce que Jésus-Christ a fait pour nous :
il a voulu quenousgardassionsses commandements,
non en vils esclaves , à qui on dit seulement ce qu'ils
ont à faire , sans leur donner la consolation de sa-
voir pourquoi; mais avec connaissance, afin de les
accomplir d'une manière plus parfaite, plus agréa-
ble, plus proportionnée à la condition de la créature
raisonnable. C'est pourquoi il nous a appris des
conseils de Dieu et des siens, tout ce que nous en
pouvions porter. Entrons donc volontairement et
librement dans les desseins de Jésus-Christ, et
obéissons, non par force, mais avec plaisir, comme
des personnes instruites, et qui savent les raisons
de ce qu'on leur demande : entendons bien que
tout ce qu'on nous demande, c'est la raison même,
parce que c'est une sagesse aussi bien qu'une bonté
infinie , qui a digéré tous les préceptes et tous les
conseils dont on nous propose l'observance. O le
plus aimable de tous les maîtres! ô la plus sainte,
la plus sage, et la meilleure de toutes les lois! Mon -
Dieu, j'aime votre vérité, votre équité, votre droi-
ture ; et en tout cela j'aime Jésus-Christ qui est tout
cela, sagesse, justice, droiture, équité : parce qu'il
est la vérité et la bonté même; Fils très- bon d'un
Père très-bon, et avec lui principe du très-bon Es-
prit, qui nous guide à tout bien.
' Joan. XV. 16.
MEDITATIONS SUR LEVANGILE.
7*f
XIV« JOUR.
Ils doivent rt peuvent tont demander au nom de Jésus-
Chrbt. JoiiH. XV, 18.
Je VOUS ai choisis , ojin que vous rapportiez
du fruit, et que votre fruit demeure, et que mon
Père vous accorde tout ce que vous lui demanderez
en mon nom '. C'est donc là la cause de ce grand
fruit et de sa durée à jamais, que le Père accor-
dera tout ce qu'on lui demandera au nom du Fils.
Dieu disait autrefois. Je le ferai pour F amour de
moi , et pour glorifier mon nom. Ici il n'accorde
plus rien qu'au nom du Fils. Ce n'est pas qu'il
change de langage ; ce que Dieu fait pour l'amour
de sou Fils, il le fait pour l'amour de soi-même;
parce que le Père et le Fils ne sont qu'un : et lors-
qu'on nous avertit tant de fois que nous n'avons
rien à espérer, ni à demander qu'au nom de Jésus-
Christ , on nous avertit du besoin que nous avions
d'un médiateur, pour nous réunir à Dieu, dont
le péché nous avait séparés.
Songeons donc à porter du fruit, et à porter un
fruit qui demeure; mais demandons-en la grâce
au nom du Médiateur , en croyant que c'est par sa
grâce que nous commençons à porter du fruit , et
par la continuation de la même grâce que nous en
portons pcrsévérammenî : parce qu'ainsi qu'il nous
a dit, nous ne pouvons porter du fruit qu'eu lui
seul , et qu'il faut qu il demeure en nous, afin que
nous puissions demeurer eu lui : et c'est en cela
que consiste la médiation de Jésus-Christ, et la
vxaie invocation de Dieu au nom du Sauveur.
XV JOUR.
Jésus et ses disciples haïs du monde : injustice de la haine
du monde. Joan. xv.
Voici la doctrine du verset 16 et des suivants,
jusqu'au 26. Après avoir montré à ses disciples
t;ombien ils doivent s'aimer les uns les autres, et
aimer tout le monde; parce que tout le monde est
des nôtres par la grâce que Dieu fait à tous de les
appeler à notre unité; il leur apprend que s'ils
doivent aimer tout le monde , ce n'est pas dans
l'espérance d'être aimés eux-mêmes, puisqu'au
contraire ils seront haïs de toute la terre : et c'est
la vérité qu'il leur découvre à fond dans tous ces
versets.
Il commence à leur découvrir la source de cette
haine par ces paroles : Si le monde vous hait, sa-
chez qu'il m'a haï le premier'. On ne peut assez
admirer la bonté de notre Sauveur; il n'y a rien de
si fâcheux à de bons cœurs, ni en soi rien de plus
triste à la nature , que d'être haï. On a besoin d'être
prémuni contre un mal qui en soi est si dur, et
dont aussi les effets sont si étranges. Mais c'était
pour les apôtres la plus grande de toutes les conso-
lations, que cette aversion de tout le genre humain
leur fût commune avec Jésus-Christ. Si le monde
vous hait , dit-il , il m'a haï le premier. La cause
de cette haine nous est expliquée par cette parole :
' Joan. XY, 16. — ' lUd. i&.
Celui qui fait mal hait la lumière*. Le monde
me hait parce que je lui découvre ses mauvaises œu-
vres. Les apôtres associés à la prédication du Sau-
veur devaient aussi encourir la haine du monde ,
dont ils reprenaient les crimes et les ignorances.
Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce
qui est a lui *. Ce n'est pas que les hommes du
monde s'aiment les uns les autres ; c'est tout le con-
traire, et tout le monde est rempli de haines et de ja-
lousies; mais c'est que les plaisirs et les intérêts du
monde font des liaisons et des commerces agréa-
bles ; mais les disciples de Jésus-Christ n'ont riea
qui plaise au monde. Le monde veut des flatteurs :
on n'y vit que de complaisances mutuelles, en
s'applaudissant l'un à l'autre. A quoi est bon uu
chrétien? Il est inutile : il n'entre ni dans nos plai-
sirs ni dans nos affaires , qui ne sont que fraudes.
Défaisons-nous-en, disent les impies dans le livre
de la Sagesse : car il nous est inutile^ : sa vie simple
et innocente est une censure de la nôtre : il faut
le faire mourir, puisqu'il ue fait que troubler nos
joies. Chrétiens, innocent troupeau, c'est ce qui
vous fait la haine du monde! Vous ne savez point
vous faire craindre, ni rendre le mal pour le mal;
vous serez bientôt opprimés. Quelque paisibles que
vous soyez, on ne laissera pas de vous reprocher
que vous faites des cabales contre l'État , pour le-
quel vous levez sans cesse les mains au ciel ; et vous
serez les ennemis publics.
Parcequeje vous aichoisi* du milieu du monde,
le monde vous hait •*. Dans votre séparation, on
ne vous croit pas de même espèce que les autres :
on croit que vous voulez vous distinguer; et on
vous accable.
Le serviteur n'est pas jilus grand que son maî-
tre^. Quelle consolation pour un chrétien, pour uu
pasteur, pour un prédicateur, si on ne le croit pas,
si on le méprise , si on le persécute , si on le déchire ,
si on le crucifie , et lui et ses discours ! On en a fait
autant à Jésus-Christ. C'est une suite du mystère
de la croix ; et c'est par de semblables contradictions
que l'ouvrage de la rédemption a pris son cours.
Car, à travers ces contradictions. l'Évangile va où
il doit aller , et les bons exemples des chrétiens ga-
gnent ceux qu'ils doivent gagner ; et la main de Dieu
se fait sentir dans la résistance des liommes.
Il y a un monde dans l'Église même , il y a des
étrangers parmi nous. On déplaît à ceux-là, quand
on vit et quand on prêche chrétiennement. Ce
monde est plus dangereux que serait un monde
manifestement infidèle. Écoutez saint Paul : Ily a
des périls au dedans et au dehors , et du côté des
faux frères ^. Demas m'a laissé , dit le même
apôtre , aimant ce siècle. Tout le monde m'a aban-
donné; Dieu leur pardonne"! . Le mépris qu'on fait
d'un homme qui ne songe qu'aux affaires de Dieu ,
en disant que ce n'est pasuu homme d'affaires, est
une espèce de persécution. Faites, Seigneur, que
je fasse bien vos affaires ; c'est là que je mets toutt
1?
> Joan. m, 19, 20. — » Ibid. xv, i». — ^Sap. ir, 12, U. lé,
20. — •• Joan. xv,. 19. — 5 ibid. 20. — • II. Cor. u , 'A -^
IL Ji/H.IV, 10^ 16.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
700
ma capacité : si on me blâme , si on me méprise , si
on me traverse , si on m'accuse de toutes sortes de
faussetés , je le souffrepour le nom de mon Sauveur :
c'est qu'on ne le connaît, ni lui ni son Père.
Après avoir montré la haine du monde, Jésus-
Christ fait voir qu'elle est injuste dans le f. 24 , et
il la convainc par ses miracles.
Personne n'en avait jamais tant fait, ni de cette
nature : il allait guérissant tous les malades; et ja-
mais il n'a fait de miracles pour punir un seul homme.
Tout était plein de miséricorde et d'indulgence. Ainsi
les hommes sont convaincus; et la bonté de ce Jésus ,
tant haï , paraît non-seulement par la qualité et par
la nature de ses miracles.
Ce n'est pas assez , pour être conforme au Sau-
veur, d'être haï , il faut être haï sans en avoir jamais
donné de sujet. Ils m'ont, dit-il , haï satis sujet '.
Prenez -y garde : donner sujet à la haine n'est
pas seulement faire injure à quelqu'un, mais en-
core être superbe, hautain, dédaigneux, envieux,
intéressé; cela offense tout le monde. Mais Jésus-
Christ si doux, si humble de cœur, si pauvre, si
patient, qui pouvait-il avoir offensé? Il est haï ce-
pendant, et ses apôtres le sont avec lui. Qui ne se
consolerait par cet exemple? Qui n'aimerait mieux
être haï avec Jésus-Christ et pour Jésus-Christ que
d'être aimé comme ceux qu'on a appelés, soit par
vérité, soit par flatterie, les délices du genre hu-
main? Je ne veux point être aimédeshommesquiont
haï Jésus-Christ; j'aime mieux entendre ces cris:
Qu'on tôte, qu'on l'6ie;qiCon le crucifie » : ou ceux-
ci contre saint Paul, d'un peuple en fureur qui jetait
de la poudre en l'air et sa robe à terre : Otez du
vionde cet homme, il n'est pas permis de le Utisser
rivre^\ que ces acclamations qu'on fit à Hérode :
C'est le discours d'un Dieu, et non pas d'unhomme.
Car voyez la suite : L'Ange du Seigneur le frappa ,
parce qu il n'avait pas donné gloire à Dieu : et il
tnourut mangé des vers ^.
C'est ainsi que Dieu brise les os de ceux qui veu-
lent plaire aux hommes^ : et saint Paul disait aux
Galates ; Si je plaisais encore aux hommes, je ne
serais pas serviteur de Jésus-Christ ^.
Tous les hommes, jusqu'aux moindres, veulent
qu'on les flatte, et ne peuvent souffrir qu'on les
reprenne. C'est un vice qui est entré jusque dans
les moelles à toute la nature humaine, à ces paro-
les flatteuses : f^ous serez comme des dieux 7. La
jalousie, naturellement, empêcherait les louanges;
ot on n'en donne guère de bon cœur ; mais on en
donne pour en recevoir; on flatte pour être flatté :
c'est l'esprit du monde; mais l'esprit de Jésus-
Christ , c'est d'aimer mieux être haï que de se faire
aimer de cette sorte.
XVr JOUR.
Le témoignage de l'esprit de vérilé rassure. Joan. xv,
2G, 27.
Après avoir fait voir dans le monde une haine
< Joan. XV, 25. — ^ Ihid. XIX , 15. — ^ Act. \U\ , 22 , 23. —
4 llàd. XII, 21 ,22,23.— » Ps. LU, G. — *= Gal.i, 10. — ' Gen.
si envenimée contre lui, il ajoute pourtant que
Dieu ne le laissera pas sans témoignage, et qu'il en-
verra son Saint-Esprit, qui rendra témoignage de
lui '. C'est là, dit-il, le témoignage que je veux :
car ce n'est point l'esprit de déguisement et de
flatterie , qui est celui qui règne dans le monde ;
ce n'est point l'esprit d'injustice et de partialité;
c'est l'esprit de vérité, spiritum veritatis, qui est
en même temps un esprit de concorde et de dou-
ceur; qui unira tous les cœurs, et n'en fera qu'un
de ceux de tous les fidèles. Voilà celui que mou
Père enverra pour me rendre témoignage : Et vous
aussi, qui avez toujours été avec moi , animés de
cet esprit , vous me rendrez témoignage ». Ce sera
un témoignage irréprochable, rendu par des per-
sonnes qui ont tout vu; un témoignage sincère,
confirmé par l'effusion de votre sang. Voilà , dit-
il , le témoignage que je me suis réservé sur la
terre. Il vous fera haïr; mais votre consolation,
c'est que par là vous prendrez part à la haine qu'on
me porte injustement. Oui, mon Sauveur, nous
y consentons. S'il faut, pour vous glorifier, que
nous soyons haïs et méprisés du monde en lui di-
sant ses vérités, quelque habit que ce monde porte,
fût-ce un habit de piété , puisque la haine se cache
si souvent sous un tel habit, ainsi soit-ii : votre
volonté soit faite. On n'est point votre disciple
qu'on n'ait mérité par quelque bon endroit la haine
du monde.
XVIP JOUR.
Les apôlres persécutés , haïs d'une liaine de religion.
Joan. xvi, 1 , 2, 3, 4, 5.
Dans les versets 1, 2, 3, 4, 5 du chapitre xvi,
il découvre plus ouvertement à ses disciples la na-
ture de la haine qu'on aura contre eux. Car, après
leur avoir appris qu'elle leur est commune avec
lui, et qu'ils se l'attireront en lui rendant témoi-
gnage par le Saint-Esprit, qui viendra en eux, il
croit leur pouvoir tout dire : et il leur apprend en-
fin que le caractère de cette haine qu'ils auront à
porter, c'est que ce sera une haine de religion ;
qu'on les excommuniera, et qu'on les aura telle-
ment en exécration , qu'on croira rendre service à
Dieu de les exterminer. Par où il nous fait entendre
que ces haines pieuses et religieuses , qu'un faux
zèle animera, sont la dernière et parfaite épreuve
qu'il réserve à ses véritables disciples. Car c'est urie
telle haine qu'il a essuyée lui-même, puisque la
sentence que la synagogue a prononcée contre
lui , c'est qu'il avait blasphémé, blasphemavit ^,
contre Dieu, contre la loi, contre le saint lieu; «t
que c'était glorifier Dieu que de livrer ce blos|)lio-
mateur au dernier supplice. Et cette haine était la
même que Jérémie avait portée en figure de Jésus-
Christ, lorsqu'on disait : Cet homme a b\as^hémé
contre le saint lieu et contre la cité sainte^.
Voilà ce qu'il promet à ses disciples; et il les
console en même temps, leur apprenant que cette
' Joint. XV, 26. — ^ Ihid. 27. ■
XWl, G, S; 9, 11, 12.
:JaUh.\\\-i,Qb. — '' Jerenu
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILK.
haine est aveugle et insensée, puisqu'elle vient à
leurs persécuteurs , pour ne pas connaître son Père
ni lui'. Jésus-Christ est la vérité; et quiconque
ignore ou combat quelque partie de la vérité quelle
qu'elle soit, quelque savant qu'il soit d'ailleurs, il
ne connaît pas Jésus-Christ ni son Père par cet en-
droit-là : et si vous entreprenez de le convaincre ,
Use revêtira d'un faux zèle, d'un zèle amer; mais
il en faut essuyer l'aigreur avec foi et humilité, en
se réjouissant de porter ce caractère du Sauveur
et de ses apôtres. C'est alors qu'il faut écouter le
Sauveur, qui dit : Souvenez-vous que je vous aiacer-
tis de ces contradictions. Et il ajoute : Je ne vous
ai pas dit ces choses au commencement ». Il leur
avait pourtant souvent parlé des persécutions et de
la haine qui leur était préparées par toute la terre :
fous serez, dit-il ^, en haine a tout le monde, et
le reste ; où il semble qu'il n'a rien oublié pour
leur mettre devant les yeux la vive peinture des
persécutions qu'il leur avait destinées. Qu'est-ce
donc qu'il dit aujourdbui , qu'il n'avait pas voulu
leur expliquer au commencement? Remarquez,
pieux lecteur, qu'il leur a tout dit, excepté ce seul
endroit, qu'on les excommunierait, et qu'on croi-
rait rendre service à Dieu en les exterminant de
la terre •*. Car c'était aussi l'endroit sensible , et le
véritable caractère de la persécution des disciples de
Jésus-Christ. Ce ne sont pas seulement les Gentils
qui les ont persécutés, comme les ennemis de Dieu :
cette injure serait consolante du côté de ceux de
qui Dieu n'est pas connu; mais ce sera le peuple de
Dieu qui aura en exécration Jésus-Christ et ses dis-
ciples, ce peuple à qui Jésus-Christ était envoyé,
ceux-là mêmes dont il avait dit : Hs sont assis sur
ta chaire de Moïse; croyez donc ce qu'ils vous en-
seignent^. Ce seront ceux-là qui condamneront Jé-
sus-Christ, et ensuite ses apôtres, avant même que
le caractère de réprobation eût paru tout à fait sur
eux , et lorsqu'un saint Paul respectait encore eu
eux le caractère de leur onction , en disant : Mes
frères , je ne savais pas que ce fût le souverain pon-
tife; car il est écrit : Fous ne maudirez point le
prince de votre peuple ^. On voit donc qu'il faut
s'attendre à être persécuté, quand Dieu le veut, par
une autorité sainte. Et l'exemple de saint Chrysos-
tôrae si injustement déposé par un patriarche or-
thodoxe, et même persécuté durant ce temps et
jusqu'après sa mort par des saints , quand il n'y
aurait que celui-là, suffît pour nous faire voir ce
genre de persécution , qui est un des plus délicats
et des plus sensibles aux disciples de Jésus-Christ.
Et il faut ici considérer la modération , la douceur
et l'humilité de ce grand honnne , qui l'a peut-être
égalé aux martyrs : ce qu'un saint martyr qui lui
apparut semble avoir voulu lui indiquer, en lui di-
sant dans un songe : Vous serez demain avec moi.
Quoi qu'il en soit, il faut être préparé à ce genre
de persécution, si Dieu le permet, et ne s'en pas
étonner, mais dire avec saint Cyprien : Qu'il im-
porte peu de quel côté vienne le coup de l'épée qui
> Joan. XVI, 3. — • Ihid. 4,5. — ' ^att. x, 21 , 32. —♦
V<»a«. XVI ,:!.—' M'itl. xs.in . 2 , J. — ^ A et. XMii , i
7CI
tranche notre vie, fût-ce du côté de nos frères ,
pourvu que ce soit en procurant la gloire de Jésus'
Christ ' . Cette persécution n'en est pas moins sui-
vie de la couronne du martyre. Et on verra quel-
quefois dans des maisons saintes, dans de saintes
communautés , des acharnements contre des per-
sonnes saintes dont on ne voit point la cause : on
voit seulement dans ces innocents persécutés, une
vraie humilité avec un vrai zèle pour la gloire de
Dieu. Qu'ils souffrent ce petit martyre sans se
plaindre , et en aimant d'un amour humble et sin-
cère ceux qui les font souffrir; et qu'ils sachent que
c'est un des caractères de Jésus-Christ qu'il leur est
donné de porter. Je ne sais pour qui j'écris ceci , et
je n'ai aucune vue ; mais aOn qu'on ne pense pas
que je me figure des chimères de persécution , je
suis obligé de dire que celle-ci est très-fréquente,
et doit être très-chère à ceux qui la portent, pour
peu que ce soit et pour quelque cause que ce soit.
XVIIl» JOUR.
Tristesse de l'absence de Jésas. Joan. xvi, .3,8.
Depuis le f. 5 jusqu'au ir. 8, il explique la
mission de l'Esprit consolateur qu'il avait promis
à ses disciples , afin de les consoler de son absence.
Il venait encore de leur en parler au i'. 26 du chap.
XV ; mais ici il va en expliquer à fond la mission :
et il faut invoquer le Saint-Esprit, afin qu'il nous
fasse entendre ce qui le regarde dans la suite de ce
discours de notre Seigneur.
Je ne vous ai pas dit ces choses que je viens de
vous exposer touchant le haine qu'on aura pour
vous, parce que j'étais encore avec vous'. Rien
ne me pressait de vous les dire ; et, comme j'étais
avec vous, je vous gardais moi-même^; et je n'a-
vais pas besoin de vous prémunir contre les persé-
cutions qui vous devaient arriver après ma retraite.
Mais maintenant je m'en vais , et il faut vous parler
à fond de toutes choses, autant que vous le pourrez
porter.
Je m'en vais donc : et vous ne me demandez pas
où je vais? Mais parce que je vous déclare que je
me retire, la tristesse remplit votre cœur <. Comme
s'il disait : Vous ne songez point où je vais; en
quel lieu, à quelle gloire, à quelle félicité; mais
sans songer où je vais et ce que je vais y faire ,
vous vous afiligez. En quoi il les reprend secrète-
ment du peu d'attention qu'ils ont à ce qu'il fait,
et du peu d'amour qu'ils ont pour lui , puisqu'ils ne
songent qu'à eux-mêmes et ne s'occupent que de
leur tristesse. Il est néanmoins si bon , que sans les
reprendre davantage, il tourne tout son discours
■ à les consoler, et leur parle du Saint-Esprit qui
! devait venir, leur apprenant qu'il ne lui est pas in-
: férieur, et le prouvant premièrement par les eiïeis
I de sa mission , et à la fin par son origine éternelle ,
! comme la suite le fera paraître.
• Epist. ad Corn. Pap. Edit Baluz. Episi IT.
XVI ,5.-3 Ibid. XVII , Vi.—* Jbid. \V«, b, 6.
* Juau
762
MEDITATIONS SUR L'KVANGILE.
XIX*' JOUR.
Mission du Saint-Esprit pour convaincre d'incrédulité
les Juifs et le monde. Joan. xvi, 8, 9, 10, et suiv.
Et quand il viendra , il convaincra le monde
touchant le péché, et touchant la justice, et tou-
chant le jugement ' : et le reste.
// convaincra le monde sur le péché : sur quel
péché? Jésus-Christ l'explique : c'est de n'avoir
point cru en lui. Entendons le péché des Juifs,
qui est de n'avoir point cru au Christ, qui leur
avait été envoyé; d'avoir par là démenti leurs
prophéties, et Dieu qui confirmait la mission de
Jésus-Christ par tant de miracles; de les avoir at-
tribués au démon. C'était là le péché des Juifs,
le grand péché; le péché contre le Saisit- Esprit,
qui , poussé à un certain degré de malice que Dieu
sait, ne se remet ni en ce siècle , ni en l'autre ^.
C'est sur ce péché et de ce péché que le Saint-
Esprit devait convaincre le monde incrédule.
Jésus-Christ avait convaincu les Juifs de ce péché
en deux manières : l'une en accomplissant les pro-
phéties , qui est la manière la plus efficace de les
expliquer; l'autre en faisant des miracles que per-
sonne n'avait jamais faits; ce qui leur ôtait toute
excuse, en sorte qu'il ne manquait rien à la con-
viction. Et toutefois le Saint-Esprit la pousse en-
core plus loin, lorsqu'il descend sur les disciples
du Sauveur.
La conviction, dis-je, est portée plus loin. Et
premièrement celle des prophéties. Car le Saint-
Esprit inspire à saint Pierre la preuve de la résur-
rection de Jésus-Christ tirée de David, que cet
apôtre, plein des lumières et du feu de ce divin
Esprit, pousse à la dernière évidence; c'est-à-dire
au dernier point de conviction, et avec une vi-
gueur qui ne s'était jamais vue : comme il paraît
aux Actes, ch. ii, f. 25 et suiv.
Secondement : quant à la conviction des mira-
cles , le Saint-Esprit y met la perfection. Car si la
source en était tarie en Jésus-Christ, on aurait pu
croire qu'elle était passagère et trompeuse en Jésus-
Christ même; mais comme elle se continue dans
les apôtres, qui guérissent pnbiiquement et à la
vue de tout le peuple cet impotent , en témoignage
de la résurrection de Jésus-Christ 3 , la conviction
est poussée bien au delà de la suffisance : et le
Saint-Esprit la porte par les apôtres jusqu'à la der-
nière évidence.
Cette continuation de miracles était l'ouvrage du
Saint-Esprit. Jésus-Christ avait dit qu'il chassait
les démons par l'Esprit de Dieu ; et tous les autres
miracles devaient être aussi singulièrement attri-
bués au Saint-Esprit. Le même Esprit de miracles
66 continuant dans les apôtres , on voyait la suite
des desseins de Dieu et l'entière confirmation de la
vérité.
Et afin de le bien entendre , il faut savoir que
les Juifs, quoique convaincus par tant de miracles
de Jésus-Christ, pouvaient dire qu'il avait eu lé
' Joan. \vi, 8, et suiv. - ' Matlh. xir , 24, 31 , 32. Marc, m ,
J8, 2», 30. Luc. XU, 10. — ^ .Ici- 111 , 3 , e , et scq.
sort des faux prophètes que le démon anime et à
qui il donne des signes trompeurs; puisqu'il avait
été condamné et mis à mort par le jugement de
la synagogue, conformément à la loi de Jloïse'.
Si donc Jésus-Christ était demeuré dans la inort.
ou que sa résurrection n'eût pas été confirmée
d'une manière à ne laisser aucune réplique, les Juifs
n'auraient pas été convaincus et confondus dans
ce vain prétexte de leur incrédulité. Mais puisque
le Saint-Esprit, pour donner à Jésus-Christ des
témoins de sa résurrection, descend visiblement sur
ses apôtres, qui étaient les témoins qu'il avait
choisis ; puisqu'il les remplit de courage ; tpie de
faibles qu'ils étaient, il les rend forts; d'idiots et
d'ignorants qu'ils étaient, les rend pleins d'une di-
vine science, et leur donne des paroles qui fer-
maient la bouche à leurs adversaires, qui n'étaient
rien moins que les chefs du peuple; puisqu'au lieu
qu'ils étaient des lâches qui avaient oublié leur
maître tous ensemble en prenant la fuite, et le
premier de leur troupeau en le reniant, il en avait
fait d'intrépides défenseurs de sa doctrine et de sa
résurrection; puisqu'enfin le même Esprit des-
cendu sur eux fait des miracles par leurs mains ,
qui ne cèdent en rien à ceux de Jésus-Christ, et
même qui les surpassent en certaines circonstances,
comme il l'avait prédit lui-même; et, non content
de leur inspirer l'intelligence des prophéties et la
force de les défendre, il les remplit eux-mêmes de
l'esprit de prophétie, et les fait agir et parler comme
des hommes inspirés, comme il parut au jour de
la Pentecôte; saint Pierre le soutenant avec une
assurance étonnante, et une force à laquelle tout
cédait » : tous ces ouvrages admirables du Saint-
Esprit prouvent que Jésus-Christ a dit la vérité, en
assurant que ce même Esprit convaincrait de nou-
veau, et d'une manière encore plus concluante
l'incrédulité du monde.
Voilà donc le témoignage du Saint-Esprit dans
les apôtres , qui , en confirmant la résurrection de
Jésus-Christ, parlent ainsi : Nous sommes témoins
de ces choses, et le Saint-Espi^it que Dieu a donné
a ceux qui lui obéissent ^. C'était le dernier et le
plus clair témoignage que Jésus-Christ leur réser-
vait : et c'est pourquoi, prévoyant que le cœur de
la plupart serait assez dur pour résister encore à
ce témoignage et à cette conviction , il les avertit
d'éviter ce crime comme celui qui à la fin leur at-
tirerait une inévitable punition et deviendrait irré-
missible pour eux; Dieu ayant déterminé de no
le remettre jamais à ceux qui l'auraient porté à de
certains excès qui lui étaient connus. C'est peut-
être ce qui donna lieu à cette sentence du Sau-
veur 4 : Que les blasphèmes contre le Fils seraient
remis; mais que celui qui blasphémerait contre
le Saint-Esprit, en persistant d'attribuer au démon
les miracles de Jésus-Christ et de ses disciples, quoi-
que confirmés après sa mort en témoignage de sa ré-
surrection, nerecfvrait aucun pardon, mais serait
« DeuL XIII, l, 2,3,4,5;xvin, 20, 21 , 22. — -^f/. il,
17, 18. — 3 Ibid. Y, 32. — * Malt. XU, 31, 32. MaK. m,ii>,
20,3a
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
res
cohpat-'.e (fuH éternel péché : à cause, poursuit saint
.Marc, qu'ils acaient dit que Jésus-Christ avait en
lui-même un esprit impur qui faisait par lui des
niiracles; et qu'ils étaient disposés à porter la ré-
volte jusqu'au dernier excès, comme ils firent en
résistant encore aux miracles de ses disciples, et
osant attribuer à l'esprit d'erreur la continuation
ferme et permanente du témoignage du Saint-
Esprit.
Ajoutez à toutes ces choses , la sainteté que le
Saint-Esprit établissait dans l'Église, par des ef-
fets si éclatants, et cette parfaite unité des cœurs
qui était son véritable ouvrage et le caractère sen-
sible de sa présence. Ajoutez la redoutable auto-
rité que Dieu mettait dans l'Église , en sorte que
mentir à Pierre, c'était mentir au Saint-Esprit'.
On voit assez par toutes ces choses l'efficace du
témoignage de ce même Esprit, pour convaincre
l'incrédulité.
Et il faut aussi remarquer que Dieu , qui avait
supporté les Juifs après le crucifiement de son
Fils, résolut enfin de faire éclater sa justice d'une
manière étonnante et jusqu'alors inouïe, après que
ce peuple ingrat eut continué de résister, avec une
opiniâtreté et une dureté sans exemple, au témoi-
gnage des apôtres ; c'est-à-dire , comme on a vu ,
,T celui du Saint-Esprit. Ce qui était la figure du
iiàtiment plus terrible qu'il réservait dans les en-
itTS, à ceux qui avaient péché contre le Saint-
Ksprit, de la manière et avec l'excès qu'il ne vou-
lait point pardonner.
Prenons donc garde de ne point tomber dans un
semblable péché. ÎSous commençons à y tomber,
lorsque abusant de la grâce du Saint-Esprit dans la
rémission des péchés, nous en faisons une occasion
de pécher plus facilement; en quoi nous faisons
injure à Vesprit de rémission et de grâce ». Et à
cause que nous ne savons pas le degré que Dieu
a marqué à cet attentat pour ne le pardonner ja-
mais , nous ne cessons de l'augmenter de jour en
jour, et nous multiplions nos péchés par la facilité
que nous nous imaginons dans le pardon. Mais Dieu,
qui nous voit périr, nous avertit qu'il viendra un
point où il cessera de pardonner, et auquel à la
fin nous tomberons au dernier degré d'endurcisse-
ment et à rimpénitence finale.
Craignons donc de résister au Saint-Esprit, de
peur qu'enfin notre résistance ne soit poussée jus-
qu'à la fin, par la juste soustraction de ces grâces
qui convertissent les coeurs. Craignons, dis-je, de
pousser à bout la bonté et la patience de l'esprit
qui remet les crimes; parce que nous ne savons jus-
(ju'où il veut pousser son indulgence, et que peut-
être le premier péché que nous commettrons sera
l)arvenu à ce degré de malice qui lui est connu ,
et qu'il ne veut point pardonner à ceux qui auront
reçu de certaines grâces. Les Juifs en sont un
exemple ; et ils n'ont plus trouvé de miséricorde ni
(Il ce monde ni en l'autre, à cause qu'ils ont mé-
prisé, jusqu'au point que Dieu ne voulait plus souf-
frir, la conviction du Saint-Esprit.
' Act. V, 3,4,9. — - Ueb. \ , 23.
X.V JOUR.
Mission du Saint-Esprit pour convaincre le inonde d In-
justice. Pécbé contre le S;iint-F>prit Joan. lo.
// convaincra le monde sur la justice. C'est le
second point sur lequel le Saint-Esprit devait con-
vaincre le inonde : tarce que je m'en rais a mon
Père; et que vous ne me verrez plus. Il faut sous-
entendre : Sans que pour cela vous cessiez de croire
en moi, ou que votre foi se ralentisse. Et pour
entendre cette seconde conviction du Saint-Esprit
il faut savoir que la justice chrétienne vieirt de là
foi : selon cette parole du prophète, répétée trois
fois par saint Paul : Le juste vit de la foi «. Mais
la véritable épreuve de la foi , c'est de croire ce
qu'on ne voit pas. Tant que Jésus-Christ a été sur
la terre, sa présence a soutenu la foi de ses dis-
ciples : aussitôt qu'il fut arrêté, leur foi tomba :
et ceux qui auparavant croyaient en lui comme au
rédempteur d'Israël , commencèrent à dire froide-
ment : ^'ous espérions qu'il devait racheter Israehf
comme s'ils disaient : Mais maintenant, après son
supplice, nous avons perdu cette espérance. Voilà
donc la foi des apôtres morte avec Jésus-Christ.
Mais quand le Saint-Esprit l'eut ressuscitée, en
sorte qu'ils furent plus constamment et plus parfai-
tement attachés à la personne et à la doctrine de
leur maître, qu'ils ne l'étaient pendant sa vie : on
vit en eux une véritable foi , et dans cette foi la
véritable justice, qui étant l'ouvTage du Saint-Es-
prit , il s'ensuit qu'il donna au monde luie parfaite
conviction de la justice.
Soyons donc vraiment justes par l'esprit de la
foi; et sans nous attacher à ce que nous vovons,
unissons-nous à Jésus-Christ que nous ne vovons
pas. Croyons fermement avec les apôtres que sa
mort n'a pas été une extinction de sa vie; mais
comme il l'a dit, un passage à son Père; puisque
depuis qu'il nous a qmttés , il a été plus fécond pour
nous en toutes sortes de grâces. Travaillons sans
cesse à la mort des sens; ne jugeons point de notre
bonheur par le jugement; vivons dans l'esprit de
la foi. Fondons tous nos sentiments sur sa vérité,
et écoutons d'autant plus Jésus-Christ qu'il nous
paraît moins, fous avez cru, Thomas, parce que
vous avez vu: bienheureux ceux qui croient et ne
voient pas ^. C'est par une telle foi que nous
sommes justes.
XXP JOUR.
Mission du Saint-Esprit pour convaincre le monde de
l'iniquité de son jugement. Ibid. xvi 8 — 11.
Le Saint-Esprit convaincra le monde touchant
le jugement, parce que le prince de ce monde est
déjà jugé. Jésus-Christ a dit ci-dessus : Cest main-
tenant que le monde va être jugé; c'est maintenant
que le prince de ce siècle va être chassé ^. Comment
est-ce que Jésus- Christ juge le monde dans le temps
de sa passion? C'est en se laissant juger et en iair
' Heb. Il , 4. Rom. i . 17. Gai. Ui , H. lUb. \ , -38. — ' Luc.
MIT, 21. — * JmiH. \X, 2». — • Ibid. XU, 31.
9€4
MÉDITATIONS SLR L'ÉVANGILE.
sant voîr par l'inique jugement du monde sur Jé-
sus-Christ, que tous ses jugements sont nuls.
Le Saint-Esprit qui est descendu confirme ce
jugement contre le monde. Qu'a opéré le jugement
t^u monde sur Jésus-Christ, rien autre chose qu'une
démonstration de son iniquité? La doctrine de Jé-
sus-Christ, qu'on croyait anéantie par sa croix, se
relève plus que jamais : le ciel se déclare pour elle ,
«t au détaut des Juifs les Gentils la vont recevoir
et composer le nouveau peuple. C'est l'ouvrage du
Saint-Esprit qui, descendu en forme de langue,
montre l'efficace de la prédication apostolique.
Toutes les nations l'entendent : de toutes les lan-
gues il ne s'en fait qu'une, pour montrer que l'É-
vangile va tout réunir. Le prince de ce monde est
jugé : tous les peuples vont consentir à sa condam-
nation. Jugeons le monde : condamnons le monde.
L'autorité qu'il se donne de nous tyranniser par
ses maximes et ses coutumes, a donné lieu à con-
damner en la personne de Jésus-Christ la vérité
même. O monde! je te déteste : le Saint-Esprit te
convainc de fausseté. N'adhérons au monde par
aucun endroit ; sa cause est mauvaise en tout. Mes
petits enfants , n'aimez point le monde , ni tout ce
qui est dans le monde : le monde n'est autre chose
que concupiscence de la chair, sensualité, plaisirs
du corps, ou concupiscence des yeux, curiosité,
avarice : et orgueil de la vie , et tout cela, toute
cette concupiscence, ne vient point de Dieu, mais
du monde : et te monde passe avec ses désirs ' , et
il n'y a que Dieu qui demeure.
C'est donc par là que le monde est jugé : la vie
que le Saint-Esprit inspire aux fidèles condamne
toutes ses maximes. Il n'y a plus d'avarice, où cha-
cun apporte ses biens aux pieds des apôtres; il n'y
a plus de divisions, ni de jalousie, où il n'y a qu'un
cœur et qu'une âme; il n'y a plus de plaisirs sen-
suels, où l'on a de la joie d'être flagellés par l'a-
mour de Jésus-Christ; il n'y a plus d'orgueil, où
tout est soumis aux conducteurs de l'Église, qu'on
rend maîtres de tous ses désirs et plus encore de
soi-même que de ses richesses, (-ommenoons donc
cette vie chrétienne et apostolique, et laissons-nous
convaincre par le Saint-F^sprit.
XXII« JOUR
L'esprit de vérité enseigne toute vérité. Joan. xvi ,
12, 13.
Nous apprenons dans les ir. 12 et 13, que le
Saint-Esprit nous apprendra ce que nous n'eussions
pas pu porter sans lui. Mais qu'est-ce qu'il y avait
de si nouveau et de si étrange à nous dire, que
nous ne pussions pas le porter encore? Notre fai-
blesse est donc bien grande, si nous ne pouvons
pas porter ce que Jésus-Christ même aurait à nous
dire? Cela est pourtant, puisqu'il le dit.
Jésus-Christ attribue deux choses au Saint-Es-
prit : l'une de nous suggérer, de rappeler en notre
mémoire, de nous faire entendre ce que Jésus-
Chrisl nous auj'ait dit auparavant^; c'est ce qu'il
' 1. Joan. U, 15, 17. — -Jùid xiv 3<J.
a dit ci-dessus : l'autre, de nous apprendre des
choses nouvelles , que nous n'eussions pas pu por-
ter d'abord ' , encore même que Jésus-Christ nous
les enseignât. Apprenons ici à ménager les âmes.
Avec toute son autorité et avec toute la lumière
dont il est rempli, Jésus-Chrrst même se croit
obligé à ce ménagement des âmes infirmes : à plus
forte raison les autres hommes doivent-ils entrer
dans cette condescendance.
Mais où trouverons-nous des vérités plus fortes
que celles que Jésus-Christ vient d'expliquer à ses
apôtres, en leur disant qu'o« les haïra jusqu'à
croire servir Dieu en les massacrant*] Voici
quelques vérités que Jésus-Christ n'a pas dites,
ou sur lesquelles il n'a pas appuyé : que les apôtres
seraient obligés , non-seulement à subir l'exécration
de la synagogue, mais encore à se séparer d'eux-
mêmes du reste du peuple, comme il paraît dans
les Actes; à relâcher l'obligation de la loi, à la re-
garder comme un fardeau insupportable aux Juifs
mêmes, selon ce qu'ils disent dans les Actes : que
ni nos pères ni nous n'avons pu porter^; à faire
voir, ce qui est bien plus, que non-seulement la loi
n'obligeait point les Gentils, mais encore les ren-
dait coupables, conformément à cette parole : Si
vous vous faites circoncire, Jésus- Christ ne vous
servira de rien ^. Voilà quelque* partie des vérités
que les apôtres n'auraient pu porter, si Jésus-Christ
les leur avait apprises d'abord. Et c'est pourquoi il
les réserve au Saint-Esprit, qui aussi, lorsqu'ils
furent obligés de les expliquer dans le concile de
Jérusalem, leur fait dire : Il a semblé bon au Saint-
Esprit et à nous^.
, Que dirai-je du redoutable secret de la réproba-
tion des Juifs, pour donner lieu aux Gentils ; et du re-
tour futur de ces mêmes Juifs, après que les Gen-
tils seront entrés ? Secret admirable qui donne lieu
à celui de la prédestination, et à ces terribles pa-
roles : Dieu a tout renfermé dans l'incrédulité,
pour montrer que nul n'est sauvé que par sa misé-
séricorde^. C'est un secret dont Jésus-Christ a posé
les fondements, mais dont il laisse l'application et
le fond à développer à saint Paul.
C'est encore un grand secret que ce même apô-
tre apprend aux fidèles : qu'il faut joindre à toutes
les persécutions la mortification volontaire, en
châtiant S071 corps, et le réduisant en servitude^ :
chose que le Fils de Dieu n'avait pas si clairement
expliquée, que le Saint-Esprit l'a fait à cet apôtre.
Ne poussons pas plus avant nos recherches sur ces
vérités que Jésus-Christ semble réserver au Saint-
Esprit. Contentons-nous d'admirer la dispensation
de la doctrine salutaire ; et ne nous ménageons plus
nous-mêmes, puisque Jésus-Christ nous a ménagés
autant qu'il a été nécessaire.
' Joan. XVI , 12. — * Ihid. 2 , 3. — » Act. IV, 15, 18 , 32 , .33;
V, 12, 13, 14; XV, 1, 2, 5, 7, 11), 2fl, 21 , 28, 29. — ' Rom.
III, 10. Gai. II, 10 , 18, 20, 21 ; III, 10, Il , 24, 28; IV, 9, 10»
1 1 ; V, 1 , 2 , etc. — » Act. xv,. 28. — ^ liuiiu M , 32. — ' 1. Cttr>.
lX,27.It. Cor. IV, 10.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
-'•S
L
XXIIl* JOUR.
Saint-Esprit égal au Fils par ses œuvres.
Toules ces fonctions du Saint-Esprit l'égalent
manifestement au Fils de Dieu, dont il accomplit
l'ouvrage. S'il y met la perfection , si Jésus-Christ,
pour ainsi parler, lui en donne toute la gloire ; c'est
que la gloire du Saint-Esprit est celle du Fils de
Dieu; comme la gloire du Fils de Dieu est celle du
Père, et que la gloire de la Trinité est une et in-
divisible.
Si ce qui est réser>é au Saint-Esprit est si grand ,
que les apôtres ne l'auraient pu porter, quoique an-
noncé par Jésus-Christ même, il n'y a donc point
d'inégalité dans les ouvrages de la Trinité, du côte
des trois divines Personnes; mais une dispensation
diversifiée, seulement par rapport à nous : mais
Jésus-Christ nous va encore élever plus haut; et
après avoir égalé le Saint-Esprit au Père et au Fils
par ses œuvres, il va encore montrer sa parfaite
égalité par son origine.
XXIV JOUR j
Le Saint-Esprit égal au Fils par son origine : il annonce les
l.s choses futures et pénètre le secret des cœurs. Joan.
XM, 13. ;
Quand cet Esprit de vérité viendra, il vous ap- \
prendra toute vérité : car il ne parlera pas de lui- '.
même; mais il vous dira ce qu'il a oui, et vous j
annoncera les choses futures ' . ^ I
Il ne dira que ce qu'il a ouï : mais il a tout ouï : |
aussi ensciguera-t-il toute vérité. Il est dans le
conseil où Ton dit tout. Le Père dit tout par son ;
Fils; le Fils dit tout par sa naissance. Si tout se ;
dit par lui , il entend tout : autrement il ne s'en- ;
tendrait pas lui-même. On lui dit tout en le pro-
duisant, puisque le produire, c'est dire. Le Saint- |
Esprit est le troisième dans ce secret : nulle créature .
n'y entre. On ne dit rien à demi dans cette unité : ;
on n'entend rien imparfaitement. C'est pourquoi ,
t Esprit approfondit tout : il entre en tout, même
dans les profondeurs de Dieu ». Et c'est le caractère
que lui donne le Sauveur du monde , en disant quil
nous enseigne toute vérité, et annonce les choses
futures.
Le Saint-Esprit est celui qui parle aux prophè-
tes. Quand il parle eu eux, c'est Dieu qui parle, et
on l'appelle l'esprit prophétique : ce qui l'égale par-
faitement au Père et au Fils; puisque comme eux
il entre dans le grand secret réservé à Dieu, qui est
celui de Pavenir^.
Il entre par la même raison dans cet autre intime
secret , qui est la connaissance du secret des cœurs.
Qui voit le secret de Dieu, que ne voit-il pas? Par
qui est-ce que saint Pierre a vu le secret d'Ananias
et de Saphira, dans la vente de leurs biens ? Aussi
en mentant à Pierre, ils mentirent au Saint-Esprit ■>.
Par qui est-ce que le secret des cœurs était mani-
festé ài^m ces assemblées dont parle saint Paul : ce
' Joan. xs\, 13. — » I. Cor. il , 10. — ' /5. XLvni , 16; ui,
5\- LU, I. Zach. vn, 12. I. Cor.xiv, 32. Apoc. xxii, Q —
♦ 4r.L^, «,4,9.
qui fait dire à tout le monde , que Dieu est au mi-
lien de nous • ? Comment ? sinon par l'esprit de pro-
phétie, qui est dans le même lieu l'ouvrage du
Saint-Esprit, à qui toutes ces grâces sont attri-
buées, conformément à cette parole : Un seul Esprit
opère ces choses, les partageant a chacun selon
qu'il lui plaît '.
XXV JOUR.
Origine du Saint-Esprit Ordre des Personne» dirines.
Joan. XVI, M, 15.
lime glorifiera , parce qu'il prendra du mien ^.
Que Jésus-Christ daigne nous parler de ces com-
munications intérieures des Personnes divines, et
nous faire entrer en quelque façon dans cet ineffa-
ble secret , il y a de quoi s'en étonner. Vraiment
il nous traite en amis, comme il disait lui-même,
en nous apprenant non-seulement ce qu'il fait au
dehors, mais encore ce qu'il produit au dedans. //
prendra du niien : le Fils a tout pris du Père , et il
glorifie le Père : le Saint-Esprit prend du Fils , et il
glorifie le Fils. Il semble que c'est là le but de cette
parole. Mais écoutons de quelle sorte Jésus-Christ
s'explique. 11 ne dit pas : // prendra de moi : mais.
Il prendra du mien. O Sauveur, que voulez-vous
dire? M'est-il permis de le chercher? ou bien m'en
tiendrai-je à ce que vous dites, sans rien dire, ni
rien chercher davantage dans cette parole? Mais
votre Église y a trouvé, que le Saint-Esprit procé-
dait de votre Père et de vous, et que c'était pour
cela que le Saint-Esprit était votre Esprit, comme
il était l'Esprit du Père. Il est appelé l'Esprit de
Jésus-Christ : Spiritus Christi*. Il est à Jésus-Christ.
Jésus-Christ l'envoie : par quelle autorité, si ce n'est
par l'autorité de principe et d'origine? Car il ne
peut y en avoir d'autres entre les Personnes divines.
Voilà la doctrine de l'Église catholique, et la tra-
dition des saints. Je la reçois, j'adore cette vérité.
O Jésus, encore un coup, quelle merveille que vous
daigniez nous parler de ces hauts mystères, à nous
qui ne sommes que terre et cendre! Avec quelle
foi, avec quelle reconnaissance, avec quel amour
devons-nous écouter ces paroles ! Seigneur, ce n'est
pas en vain que vous nous parlez de ces choses : vous
nous en montrez une étincelle durant cette vie,
dans le dessein de nous en montrer à découvert la
pleine lumière au jour de l'éternité, rs'ous verrons ce
que veut dire : Il prendra du mien, et il me glori-
fiera , et il vous l'annoncera. Tout ce qui est a mon
Père, esta moi : et c'est pourquoi je vous ai dit
qu'il prendra du mien : et il vous annoncera ce
qu'il en aura pm^.
Le Saint-Esprit prend du Père dont il procède
primitivement , et en prenant du Père , il prend
ce qui est au Fils, puisque tous est commun entre
le Père et le Fils : excepté sans doute d'être Père :
car c'est cela qui est propre au Père, et non pas
commun au Père et au Fils. Le Fils a donc tout
ce qu'a le Père , excepté d'être Père : il a donc aussi
' 1. Ctir. XIV, 2t , 2.5. — ' Ibi'l. XII , M. — -JotUi. XVI , 14. —
' « I. Piir. 1,1/. — ^ Joan. XVI, M, 15.
?66
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
«rétre principe du Saint-Esprit : car cela n'est pas
être Père : le Fils prend cela du Père; et le Père,
qui, en l'engendrant dans son sein , lui communi-
que tout excepté d'être Père, lui communique par
conséquent d'être le principe productif du Saint-Es-
prit. C'est pourquoi le Saint-Esprit est l'Esprit du
Père comme du Fils, envoyé en unité de l'un et de
l'autre , procédant de l'un et de l'autre , comme d'un
seul et même principe : parce que le Fils a reçu du
Père d'être principe du Saint-Esprit. Et c'est pour-
quoi Jésus-Christ ne dit pas : Il prendra de moi;
parce que ce serait dire en quelque façon, qu'il en
serait le seul principe, et que le Saint-Esprit procè-
de du Fils comme le Fils procède du Père : c'est-à-
dire de lui seul. Mais il n'en est pas ainsi : car le
Saint-Esprit procède du Père radicalement; et s'il
procède du Fils, c'est du Père que le Fils a pris de
le produire : et c'est pourquoi il dit plutôt : Il pren-
dra du mien , que de dire : // prendra de moi.
Parce qu'encore qu'en effet il prenne de lui, il ne
prend de lui que ce que lui-même a pris du Père.
Il procède donc du Père et du Fils : mais il procède
du Père par le Fils; parce que, cela même que le
Saint-Esprit procède du Fils, le Fils l'a reçu du
Père, de qui il a tout reçu.
C'est ce qui explique la raison mystique et pro-
fonde de l'ordre de la Trinité. Si le Fils et le Saint-
Esprit procèdent également du Père, sans aucun
rapport entre eux deux, on pourrait aussitôt dire,
le Père, le Saint-Esprit et le Fils, que, le Père,
le Fils et le Saint-Esprit. Or, ce n'est pas ainsi que
Jésus-Christ parle. L'ordre des Personnes est invio-
lable; parce que si le Fils est nommé après le Père,
parce qu'il en vient; le Saint-Esprit vient aussi du
Fils, après lequel il est nqmmé; et il est l'Esprit du
Fils comme le Fils est le Fils du Père. Cet ordre
ne peut-être renversé : c'est en cet ordre que nous
sommes baptisés, et le Saint-Esprit ne peut non
plus être nommé le second, que le Fils peut être
nommé le premier.
Adorons cet ordre des trois Personnes divines et
les mutuelles relations qui se trouvent entre les
trois, et qui font leur égalité, comme leur distinc-
tion, et leur origine. Le Père s'entend lui-même,
se parle à lui-même; et il engendre son Fils, qui est
sa parole. Il aime cette parole qu'il a produite de
son sein , et qu'il y conserve ; et cette parole qui est
en même temps sa conception, sa pensée, son
image intellectuelle éternellement subsistante, et
dès là son Fils unique l'aime aussi, comme un Fils
parfait aime un Père parfait : mais qu'est-ce que
leur amour, si ce n'est cette troisième personne,
et le Dieu amour, le don commun et réciproque du
Père et du Fils, leur lien, leur nœud, leur mutuelle
union, en qui se termine la fécondité, comme les
opérations de la Trinité .'* Parce que tout est accom-
pli , tout est parfait, quand Dieu est infiniment ex-
primé dans le Fils , et infiniment aimé dans le Saint-
^:sprit; et qu'il se fait du Père, du Fils, et du
Saint-Esprit , une très-simple et très-parfaite unité :
tout y retournant au principe, d'où tout vient ra-
dicalement et primitivement , qui est le Père , avec
un ordre invariable : l'unité féconde se multipliant
en dualité, c'est-à-dire jusqu'au nombre de deux,
pour se terminer en Trinité : en sorte que tout est
un, et que tout revient à un seul et même principe.
C'est la doctrine des saints : c'est la tradition
constante de l'Église catholique. C'est la matière
de foi ; nous le croyons : c'est le sujet de notre es-
pérance ; nous le verrons : c'est l'objet de notre
amour ; car aimer Dieu c'est aimer en unité le Y*ère ,
le Fils, et le Saint-Esprit ; aimer leur égalité et leur
ordre; aimer, et ne point confondre leurs opéra-
tions, leurs éternelles communications, leurs rap-
ports mutuels , et tout ce qui les fait un , en les fai-
sant trois : parce que le Père, qui est un , et prin-
cipe immuable d'unité , se répand , se communique
sans se diviser. Et cette union nous est donnée
comme le modèle de la nôtre : O mon Père, qu'ils
soient un en nous, comme vous, mon Père, êtes
en moi, et moi en vous ; ainsi qu'ils soient un en
nous '. O Dieu, Père, Fils, et Saint-Esprit, je me
reconnais en tout et partout, fait à votre image,
à l'image de la Trinité : conformément à cette parole :
Faisons l'homme à notre image et resse^nblance » :
puisque même l'union que vous voulez établir entre
nous , est l'image imparfaite de votre parfaite unité?
O charité! tu dois croître et te multiplier jusqu'à
l'infini dans les fidèles : puisque le modèle d'union
et de communication qu'on te propose , est un mo-
dèle dont tu ne peux jamais atteindre la perfection :
et tout ce que tu peux faire , c'est de croître tou-
jours en l'imitant, en communiquant de plus en plus
tout ce qu'on a à ses frères, lumière, instruction ,
conseil , correction quand il lefaut; amour , tendresse,
vertu, par l'édification et le bon exemple, support
mutuel ; et à plus forte raison , biens , richesses ,
subsistance , et tout jusqu'au pain que nous man-
geons, que devons partager avec les pauvres.
La mission du Saint-Esprit est expliquée. Nous
en avons vu les effets égaux à ceux qu'a produits
le Fils. Nous en avons vu l'origine dans l'éternelle
communication des trois divines Personnes. Écou-
tons la suite des paroles de notre Sauveur.
XXVP JOUR.
Qu'est-ce à dire : Encore un peu de temps? Joan.
XVI, 16.
Encore un peu de temps, et vous ne me verrez
plus ; encore tin peu de temps , et vous me verrez,
parce que je m'en retouriie à mon Père ^.
Depuis le f. 9 du ch. xiv, jusqu'à la fin, que
Jésus-Christ sort de la maison ; et dans le ch. xv et
dans le xvi% jusqu'à ce verset, Jésus-Christ a
parlé seul sans discontinuation, et sans être inter-
rompu par ses disciples , si ce n'est par ce petit mot
de saint Jude : D'où vient. Seigneur, que vous vous
découvrirez à nous , et non pas au monde •< ? A quoi
i Jésus-Christ ne répond pas, ou n'y répond qu.'in-
I directement, en continuant son discours. Ils Tin^
, terrompent ici plus ouvertement, en se disant les
I
] ' Joan. XVII, 21. — 2 Gen. i, 26, — ^Joan. XVI, 16. — * Ibid.
xiv, 22.
MKDITATIOINS SUR L'ÉVANGILE.
767
uns aux autres : Que veut-il dire: Kncore un peu ,
vtvous ne me verrez pi us? et ils disaient : Que veut
dire ce j)eu de temps ? yous ne savons ce qu'il veut
dire'. Kt Jésus, qui avait prévu cette interruption,
et qui avait comme jeté cette parole pour y donner
lieu, dans le dessein d'en tirer une grande consola-
tion et une grande instruction pour eux , reprend
la parole en cette sorte : / ous vous demandez les
uns aux autres, ce que veut dire ce peu de temps :
Ln vérité ; en vérité, je vous le dis ; vous gémirez ,
et VOUS pleurerez, vous autres, et le monde se ré-
jouira : 7nais votre tristesse sera changée en joie *.
11 y avait quelque sorte d'ambiguité dans ce dis-
cours du Sauveur : Encore un peu, et vous tic me
verrez plus, etc. On pouvait entendre : Dans peu
vous cesserez de me voir ; car je vais mourir : et
dans peu vous me reverrez, car je ressusciterai ; les
ombres de la mort ne me peuvent pas retenir, et il
faut que je retourne à mon Père. Durant le temps
que je serai dans le tombeau , le monde triomphera ,
et il croira être venu à bout de ses desseins, et vous
serez dans la désolation et dans l'oppression comme
un troupeau dispersé. Mais à ma résurrection, qui
suivra de près , la joie vous sera rendue , et la confu-
sion à vos ennemis. C'est ainsi qu'on pouvait enten-
dre ces prompts passages de la privation à la vue,
et de la vue à la privation. Mais la suite nous fait
voir que Jésus-Christ regarde plus loin. Nous ces-
serons de le voir : non précisément à cause qu'il ira à
la mort, mais à cause qu'il montera aux cieux, à la
droite de son Père : et nous le reverrons pour ne le
plus perdre , lorsqu'il viendra des cieux une seconde
fois pour nous y ramener avec lui. Ainsi ce qu'il ap-
pelle un peu de temps, c'est tout le temps de la du-
rée de ce siècle ; tant à cause que ce temps finit bien-
tôt pour chacun de nous, qu'à cause qu'en le
comparant à l'éternité qui doit suivre , c'est moins
qu'un moment.
Apprenons donc que, selon le langage du Sauveur,
qui est celui de la vérité , tout ce qui est temps n'est
qu'un point , et moins que rien ; et que ce qui dure ,
ce qui est véritablement, c'est l'éternité, qui ne passe
jamais. Comptons pour rien tout ce qui passe. Il y
a près de dix-sept cents ans depuis l'ascension de notre
Seigneur : et tout cela devant Jésus-Christ, qin est
le Père du siècle futur ^ , n'est peut-être qu'une très-
petite partie de tout le temps qui se trouvera du jour
de l'ascension à la fin du monde, que Jésus-Christ
a compté pour rien. Les siècles sont donc moins
que rien : mille ans valent moins qu'un jour selon
cette mesure. Que serait-ce donc que les souffrances
de cette vie , si nous avions de la foi ? Nos sens nous
trompent : tout le temps n'est rien : tout ce qui passe
n'est rien : accoutumons-nous à juger du temps par
la foi. Selon cette règle, qu'est-ce que dix ans, qu'est-
ce qu'une année, et un mois, et un jour de peine.?
Et cependant cette heure nous paraît si longue!
Gens de peu de foi, quand serons-nous chrétiens.'
quand jugerons-nous du temps par rapport à l'éter-
i.ité.?
• yoaTi.XTI, 17, 18. — ' Ihld. XVI, 19, 20. — ' Js. ix,6.
xxvir JOUR.
Tristesse changée en Joie. Jtam. xvt, 20.
rotis pleurerez, et le monde se réjouira : mais
votre tristesse sera changée en joie '. Disons ici avec
cet ancien : Je ne veux pas me réjouir avec le monde,
de peur de m'affliger un jour avec lui. Je ne veux pa.s,
pour sa joie courte et trompeuse, m'attirer l'acca-
blement et le poids d'une éternelle douleur. Ne vous
laissez pas tromper aux joies du monde, ni à cette
fleur qui tombe du matin au soir. Ne nous abandon-
nons jamais à la joie; car c'est nous abandonner à
l'illusion. Disons au ris : Tu es un menteur; et à la
joie : Tu nous trompes >. Les saints Pères ne vou-
laient pas qu'un chrétien s'abandonnât à la joie, jus-
qu'à rire avec éclat. Il faut nourrir dans notre cœur
une sainte et salutaire tristesse par le souvenir de
nos péchés , par la crainte du jugement de Dieu , et
par un saint dégoût des biens du monde. Cette tris-
tesse ne sera pas seulement changée en joie dans le
jour de l'éternité ; mais dès le siècle présent, la joie
de Jésus-Christ triomphera dans notre cœur : et
c'est de ce fond de joie que goûtera au dedans un
cœur attaché à Jésus-Christ, que sortira ce dégoût
des plaisirs du monde, qui ne sont qu'illusion, ten-
tation et corruption.
Goûtez , et voyez combien le Seigneur est doux ^l
combien est douce la vérité, la justice, la bonne es-
pérance, le chaste désir de le posséder : et vous gé-
mirez de vous voir au milieu des tromperies et des
erreurs; et vous jetterez un doux et tendre soupir
vers la cité sainte, que Dieu nous a préparée, où
règne la venté , où se trouve la paix éternelle , et
tout le bien avec Dieu.
XXVIIP JOUR.
Souffrir, se faire \1olence. Joan. xvi, 21.
Apprenons du :i^. 21 , à enfanter notre salut avec
peine. Quel effort ne faut-il pas faire, pour faire
mourir ses passions, ses mauvais désirs, et tout ce
que l'Écriture appelle le vieil homme! On croit
mourir en effet, quand il faut s'arracher du cœur
tout ce qui plaît. Quelle vie, dit-on, sera la nôtre,
quand nous aurons retranché ces doux commerces ,
ces jeux, ces plaisirs! tout sera triste, ennuyeux,
insupportable. Songeons que c'est là le temps du
travail, où il faut avec violence enfanter un nouvel
esprit. Tous les cris d'une femme qui accouche sont
oubliés au moment qu'elle a mis un enfant au
monde*. Quelle doit donc être notre joie, quand ce
n'est pas un autre, mais nous-mêmes, que nous fai-
sons naître , pour changer la vie du péché en la vie
de Dieu.
Qu'il me coûte de sacrifier ce ressentiment , de re-
noncer à ce plaisir, de pratiquer cette humilité , de
supporter cette médisance ! Chrétien , quand veux-tu
donc t'enfanter toi-même? Tu ne feras point ton
salut , tu ne rompras point tes fers , tu ne deviendras
point un nouvel homme , sans te faire cette violencn.
» Joan. XVI, 20. — * Ecd. il, 2.-3 Ps. xxxiii, 9. — < Joan,
XVI. a».
76S
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
])c quelle paix, de quelle joie, la verras-tu bientôt
suivie ! Ha! je commence à vivre, depuis que je vis
pour Dieu, et que je me suis ouvert le ciel !
Aimer Dieu , c'est la vie : on ne saurait l'acheter
par trop de travaux , par trop de morts.
XXIX'' JOUR.
Joie qui ne peut être ravie. Joan. xvi, 22.
Personne ne vous ravira votre joie^ . D'où vient
notre joie? De notre bonheur. Quand donc nous
mettrons notre bonheur dans un bien qui ne pourra
nous être ravi, notre joie ne pourra aussi nous être
ôtée. Qu'est-ce qui doit faire notre bonheur.? C'est
que Dieu, que nous aimons, soit heureux et le seul
puissant : beatus et solus potens , comme dit saint
Paul *. Si nous aimons Dieu de tout notre cœur, de
toute notre intelligence, de toutes nos forces; comme
nous ne pouvons rien contribuer à son bonheur, no-
tre partage est de nous en réjouir. Réjouissons-nous
de la gloire de Dieu, de sa perfection , de son bon-
heur, de la naissance éternelle de son Verbe, de l'é-
ternelle procession de son Saint-Esprit, de ce qu'il
se connaît, de ce qu'il s'aime, de ce qu'il est tout ac-
tion, tout intelligence, tout amour, toute vie : si
grand , qu'il ne peut rien acquérir; aussi bienfaisant
que riche, plein de vie , plein d'être , l'être même, la
vérité même, le parfait, le tout. Qui nous peut ôter
ce sujet de joie? Il faudrait pouvoir ôter Dieu : et en
rotant , s'ôter soi-même, et tout être , et ne laisser
que le néant. Tout ce qu'on nous peut ôter, c'est la
joie que nous avons de l'être de Dieu. Mais qui nous
la peut ôter, si ce n'est nous-mêmes par le péché?
Viendra le temps où le péché étant entièrement dé-
truit en nous , nous ne cesserons non plus de mettre
toute notrejoie dans l'éternelle félicité et perfection
de Dieu , que Dieu cessera d'être heureux et parfait.
Alors donc nous serons parfaitement heureux, et
notrejoie ne pourra plus nous être ravie.
Réjouissons-nous en même temps de ce que Jésus-
Christ est entré dans la gloire de son Père : Si vous
m'aimiez, dit-il, vous vous réjouiriez de ce que je
retourne à mon f ère, parce que mon Père étant plus
grand que moi^ , selon la nature que j'ai prise , re-
tourner à mon Père c'est retourner au centre de la
grandeur et de la félicité.
Dieu est une nature heureuse et parfaite, et en
même temps une nature bienfaisante et béatifiante :
l'aimer, c'est vivre , c'est être juste , c'est être véri-
table , c'est être heureux, c'est être parfait, autant
que le peut être ce qui n'est pas Dieu. Mais Dieu
nous apprend qu'il nous fait dieux ; un même esprit
avec lui; participants, associés à la nature divine,
à la sagesse, à la vie, à l'éternité, à la félicité de
Dieu. Lui qui est son bonheur, devient le nôtre :
notre bonheur est par conséquent le bonheur de
Dieu. Dieu se donne à nous tout entier : nous le ver-
rons; nous l'aimerons, assurés de ne cesser jamais
de le voir et de l'aimer. En ce jour-là , dit le Sau-
veur, vous ne m'interrogerez plus de rien; car
tvtus verrez à découvertla vérité même. Vivez donc,
« Joan. XVI, 22. —M. Tim.y\, 16. — 3 Joan- xiv, 28
et réjouissez-vous dans cette espérance. INTois en
attendant, que ferons-nous au milieu de tant de
besoins, de tant d'indigence? Fous n'avez qu'a
demander : tout ce qui vous sera nécessaire, vous
sera donné enmonnom^. Vous n'êtes donc plus in-
digents, puisque vous avez le nom par lequel vous
pouvez tout obtenir.
XXXe JOUR.
Qu'est-ce qu'on doit demander au nom de Jésus-Christ
Joan. XVI, 24.
Jusqu'ici vous n'avez rien demandé en mon
nom\ Eh quoi! lorsqu'ils lui disaient : Seigneur,
apprenez-nous àprier ; et encore : .augmentez-nous
lafoi^ : n'était-ce pas de lui, et par lui , qu'ils es-
péraient cette grâce?
Leurs demandes n'étaient pas encore assez épu-
rées. A l'occasion du royaume de Jésus-Christ, il.s
s'étaient mis dans l'esprit des idées de grandeur et
d'ambition, qui tenaient beaucoup de l'esprit judaï-
que. L'attache sensible qu'ils avaient à sa personne ,
était un obstacle à l'amour spirituel qu'il leur de-
mandait. Lorsque leur foi fut épurée par sa croix ,
par son absence , et par l'opération du Saint-Espi ii ,
ils apprirent ce qu'il fallait demander au nom (i>
Jésus-Christ, qui était de lui être conforme, et d'
marcher après lui dans la route des croix et de jd
mort. Que pouvez-vous demander au nom de Jésu-;-
Christ, sinon les choses que vous voyez en lui !
Prends bien garde , âme chrétienne , ce que c'est que
Jésus-Christ; et par là tu apprendras ce que tu dois
demander en son nom.
C'est ce que les apôtres n'entendaient pas en-
core; et loin de vouloir porter leur croix avec Jé-
sus - Christ , ils ne voulaient pas même entendre
ce qu'il leur disait de la sienne. Ce discours était
caché à leurs yeux ; et ils craignaient de l'interro-
ger sur ce discours^ : parce qu'ils craignaient d'ap-
prendre trop leurs obligations , en découvrant les
dispositions de leur maître. Ainsi comme ils répu-
gnaient beaucoup à la croix, ils ne savaient guère
cequ'il fallait demander au nom de Jésus-Christ cru-
cifié; et c'est pourquoi il leur dit . Jusqu'ici vous
n'avez rien demandé en mon nom ; demandez et
vous recevrez, afin que votre joie s'accomplisse ^.
La joie qu'il leur promet ici n'est pas une joie
sensible : c'est une joie dans la foi, c'est une joie
dans la croix , comme celle de Jésus - Christ, "qui
est monté sur la croix en se proposant une granae
joie 6. Quelle joie, si ce n'était celle de glorifier
son Père, et de contenter son amour, en sauvant
les homnws? Ainsi nous devons apprendre a met-
tre toute notrejoie à le glorifier, ce qui nous fera
réjouir dans nos souffrances; ce qui inspira aux
apôtres cette joie qu'ils ressentirent d'avoir élc
flagellés pour le nom de Jésus-Christ 7. Alors donc
ils avaient appris ce qu'on reçoit et ce qu'on doit
demander en son nom , qui est d'apprendre à se
glorifier, à se réjouir dans ce qu'on gouffre pour lui.
• Joan. XVI, 23. — > Ibid. 24. — 3 Luc. XT, I; XTII, 5
— * Ihid. IV , 44 , 45 ; XVIII , 34. — ' Jmn. xyi ,24 « //,;&
XII, 2. —^ /tel. V, 41. ^
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
i60
La pationcp est le seul moyen de surmonter les
vices , et dVpurcr les vertus. La patience chré-
tienne apprend noii-seulcment à porter sans mur-
mure, mais encore à se réjouir dans les souffran-
ces que Dieu envoie. Se fonder sur la patience , et
s'unir à la croix de Jésus-Christ , c'est le moyen
de prier en son nom , et c'est par là qu'on obtient
tout.
XXX1« JOUR.
Trtul noos vient par Jésos-Chriât Joan. xvi , 25 , — 28.
Je vous ai du ceci en paraboles : je ne me suis pas
encore entièrenient expliqué sur mon départ; je
vous en vais maintenant parler à découvert : vous
.-liiez tout voir en trois mots : Je suis sorti de Dieu,
cl je suis venu au monde : maintenant je quitte le
inonde j et je m'en retourne à mon Père '. Il Gnit
là son discours , comme n'ayant plus rien à leur
expliquer, après leur avoir dit si nettement , d'où
il venait , et l'obligation qu'il avait d'y retourner.
Les apôtres vont entendre plu» que jamais cette
vérité qui leur ôtera toutes leurs erreurs sur le
règne de Jésus-Christ. Ils s'étaient grossièrement
attendus à le voir établir sur la terre avec un éclat
mondain ; mais cette pensée n'a plus de lieu depuis
que Jésus-Christ montait au ciel. Car on voit là,
que son royaume n'est pas de ce monde; que son
trône est à la droite de Dieu , et que c'est de là
qu'il doit mettre tous ses ennemis à ses pieds. C'est
ce que les apôtres entendirent, comme il parait
par la première prédication de saint Pierre , où il
allègue un passage du psaume cix. Alors donc,
quand ils entendirent où Jésus-Christ devait régner,
et d'où il devait vaincre ses ennemis , ils surent
que dorénavaut il fallait tout demander en son nom;
et en voici tout le secret : Je suis sorti de Dieu
pour venir à vous : je vous aimais et je suis venu
vous chercher. Si je vous quitte pour retourner
à mon Père, je porte mon amour, celui que j'ai
pour vous , jusque dans son sein; et je serai plus
que jamais votre avocat, votre intercesseur, et le
parfait médiateur de Dieu et des hommes.
Ainsi demander par Jésus-Christ, c'est croire
qu'il est dans le ciel notre avocat ; et encore qu'il
ajoute : Je ne vous dis pas que je prierai pour
vous ; il ne laisse pas de le faire d'une manière ad-
mirable, en se présentant pour nous à Dieu, comme
il est écrit aux Hébreux ». Mais il veut dire que,
non content de cela, il fait plus, puisqu'il nous con-
cilie tellement le Père , que de lui-même il se porte
à nous aimer, quoique toujours au nom de son Fils ;
puisqu'il dit : Hlon Père vous aime, parce que
vous m'avez aimé , et qiie vous avez cru que je
suis sorti de Dieu ^.
Ainsi demander par Jésus - Christ, c'est, en
croyant qu'il est sorti de Dieu , l'aimer de tout no-
tre cœur , et ne vouloir plus rien que ce qu'il veut ;
puisqu'il n'y a rien à obtenir que par lui. Telle
est la médiation de Jésus-Christ. Nous l'aimons, et
car là son Père nous aime. Nous aimons Jésus-
» Joan. XVI , 28. — » Ileh. n, 2». — ' Joan. XTl , 27.
IM^SVET. — TOME m.
Ciirist , par qui nous lui demandons toutes cho.ses ;
et tout nous revient par Jésus-Christ, au nom du-
quel nous demandons tout.
Entrons dans cette secrète correspondance du
Père , qui nous aime , à cause que nous aimons son
Fils : et croyons que c'est lui-même qui nous ins-
pire cet amour, puisqu'il est vrai que ce n'est pas
nous, mais lui qui a aimé le premier; et son amour
est la source de celui que nous lui rendons.
Mon Sauveur, mon intercesseur, mon média-
teur, mon avocat; je n'ai rien à espérer que par
vous : j'entre dans vos voies, j'obéis à vos précep-
tes. Ainsi se justiOe ce que vous dites : Je suis la
voie '. C'est par vous qu'il faut aller, c'est par vous
qu'il faut demander , c'est par vous qu'il faut rece-
voir. Tant de grandes vérités qu'on vient d'entendre
sont renfermées dans la conclusion des prières de
l'Église : Per Dominum nostrum Jesum Christum.
Toutes les fois qu'elle retentit à nos oreilles, rap-
pelons ces vérités dans notre esprit, et confor-
mons-y notre cœur.
Les vœux montent par Jésus-Christ . les grâces
reviennent par lui; pour t'iavoquer, 3 faut l'iiuiter.
C'est l'abrégé du christianisme.
-WXir JOUR.
Délaissement de Jésas-Ciuriat. Joan. xvi, 29, 30, 31 , S2.
Les disciples ravis d'avoir entendu ce grand
secret de leur maître , lui en témoignent leur joie ,
en lui disant : C'est à cette heure que vous parlez
à découvert; vous avez répondu à nos plus secrè-
tes pensées , vous avez satisfait à nos désirs les plus
profonds : Fous savez tout, et vous n'avez pa.<t
besoin qu'on vous interroge ; c'est pour cela que
nous croyons que vous êtes sorti de Dieu*. Nul au-
tre qu'un Dieu sorti de Dieu ne peut découvrir le se-
cret du cœur humain : nous croyons en vous. Qui
ne croirait, à les entendre parler de cette sorte,
que leur foi aurait autant de persévérance qu'il y
paraissait de sincérité.' Mais Jésus les connaissait
mieux qu'ils ne se connaissaient eux-mêmes, et il
leur dit : fous croyez maintenant. Le temps va
venir, et il est venu , que vous serez dispersés chC'
cun de son côté et que vous me laisserez seul;
7nais je ne suis pas seul, parce que mon Père
est avec moi^.
Qui nous donnera ici d'entendre l'état d'une âme
qui n'a que Dieu, d'une âme destituée de tout appui,
de toute consolation humaine? Quelle détresse d'un
côté! Quelle joie de l'autre, lorsqu'on a d'autant
plus Dieu, qu'on n'a que lui! Cest l'état où va
entrer Jésus-Christ : et il y faut ajouter ce dernier
trait, qui met le comble à un état si désolant;
qu'on a Dieu sans sentir qu'on l'a, puisqu'il sem-
ble s'être retiré, jusqu'à réduire Jésus -Christ à
dire : Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi m'avez-
vous délaissé ■<?
G âmes, qui participez à îette désolation de lé-
susChrist, qui vous enfoncez d'abîme en abîme, si
' Joan. XIV, 6. — » Ibid. XVI , 29 , 30. — » Ibid. .11 , S2. —
• Mallk. XX vu, 4C.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
770'
loin fie Dieu, ce vous semble, et tellement sépa-
rées de lui par ce grand chaos, que votre voix ne
peut parvenir à ses oreilles, comme si vous étiez
dans l'enfer ! je vous remets entre les mains de Jé-
sus-Christ , qui vous donne son (iel à manger, son
vinaigre à boire, sa désolation à porter. 11 est avec
vous ; et s'il ne veut pas se faire sentir, c'est là
votre épreuve. Dites avec lui dans ce creux , dans
cet abîme profond : En espérance contre l'espé-
lance ' : je me meurs , je vais expirer : Mon Père,
je recommande, je remets mon esprit entre vos
mains ' : je vous remets ma vie , mon salut , mon
libre arbitre avec tout son exercice. Après cela ,
taisez-vous, et attendez en silence votre délivrance.
Amen, amen.
XXXIIP JOUR.
Acquiescement à la volonté divine. Joan. xvi, 33.
Je VOUS ai dit ceci ; je vous ai expliqué la désola-
tion où je serai jeté par votre fuite , qui ne laissera
que Dieu avec moi : afin que vous trouviez la paix
en moi seul^ : non pas en vous-mêmes, ni dans
votre foi, que vous voyez si chancelante. Il n'y a
donc point de paix pour vous, que celle que je vous
donne en vous protégeant. Vous m'allez quitter ,
mes enfants, vous m'allez laisser seul, selon le
monde. Si dans cet abandon je ne suis pas seul ; si
mon Père ne me quitte pas un seul moment , quoi-
qu'il semble me délaisser : apprenez de là qu'il n'y
a de paix ni de force qu'en lui seul , et dans l'ac-
quiescement à sa volonté, rous aurez de l'afjlic-
tion dans le inonde; mais prenez courage, j'ai
vaincu le monde 4. Destitué de toute apparence
de secours, et n'ayant pour toute ressource qu'un
Dieu délaissant et irrité, j'ai vaincu le monde; je
l'ai vaincu pour moi et pour vous. Prenez courage,
ayez confiance. Quelque délaissés que vous croyiez
être , et encore que vous vous voyiez sur le bord
du précipice, et déjà comme engloutis par la mort;
le monde que j'ai vaincu ne peut rien sur vous : et
■pourvu que vous sachiez vous commettre à ma foi,
votre paix est inaltérable.
Repassez ici toutes les persécutions de l'Église,
tous les dégâts qu'y ont faits les schismes et les
hérésies , toutes les peines intérieures et extérieu-
res , et tous les délaissements de ses serviteurs.
Voyez de quelle sorte ils en sont sortis, et le bien
qui est arrivé par toutes ces tempêtes; et reposez-
vous comme un Jonas au milieu des vents et des
flots. Dieu est avec vous; et quand il vous faudrait
être jeté dans la mer, et englouti par une baleine, le
sein affreux de ce gouffre vivant sera un temple
pour vous, et c'est là que commencera votre déli-
vrance.
XXXIV* JOUR.
Quatre paroles ou prrères de notre Seigneur adressées
a jsoB Pèfe.
Là finit le dernier discours et comme le derniep
' ."îom. rv, 18. — > Luc. xxni , 46. — » Joan. xvi, 3.3. —
adieu de notre Seigneur à ses apôtres : après leui
avoir parlé, il va maintenant parler pour eux et
pour nous tous à son Père. Car ce n'est pas assez
d'instruire les hommes par la prédication de la vé-
rité, si on ne leur obtient par la prière la grâce de
la connaître et de la pratiquer. C'est ce que Jésus-
Christ va faire dans la prière suivante.
Je trouve que jusqu'ici le fils de Dieu s'est adressé
quatre fois à son Père , et lui a parlé expressément.
La première, lorsqu'il dit : Je vous loue, mon Père,
Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez
caché ces choses aux sages et aux prudents, et
que vous les avez révélées aux petits. Oui, mon
Père, ainsi soit-il, puisque vous l'avez voulu ainsi ' .
C'est une parole de complaisance et d'action de
grâces, qui fait entrer l'âme chrétienne , à l'exem-
ple de Jésus-Christ, dans les secrets desseins de
Dieu, pour s'y soumettre et s'y complaire.
Les autres paroles de notre Seigneur adressées
au Père céleste sont , en second lieu , celles-ci , à
la résurrection du Lazare : Mon Père, je vous rends
grâces de ce que vous m'avez écouté; pour moi, je
savais que vous m'écoutez toujours ; mais je parle
ainsi à cause de ce peuple , afin qu'ils croient que
vous m'avez envoîjé *. C'est encore ici une action
de grâces, mais qui présuppose une invocation,
puisqu'il dit que son Père l'a écouté, et qu'il a
exaucé ses prières.
La troisième parole adressée au Père par Jésus-
Christ est dans saint Jean , encore devant tout le
peuple: Et que dirai je? dirai je : Mon Père , je
vous prie de me sauver de cette heure? qui était
celle de sa passion : mais je suis venu pour cette
heure. Mon Père ,- glorifiez votre nom ^. C'est une
parole de demande et l'abrégé de tous les vœux et
de toutes les demandes comme de toutes les paro-
les, de tous les mystères, de toutes les actions de no-
tre Sauveur. Aussi le Père y répond-il par une parole
venue du ciel à la manière d'un coup de tonnerre ^^
La quatrième et la dernière parole de Jésus-Chris»
à son Père est la prière que nous allons voir, beau-
coup plus longue que toutes les autres , et qui est
la prière même de son sacrifice.
L'âme du sacrifice c'est la prière, qui déclare
pourquoi on l'offre , et qui est l'oblation même ou
l'action d'offrir. C'est ainsi que dans la prière du
canon, où commence l'action du sacrifice, l'Église
déclare à qui, pour qui, et pour quelle cause elle
l'offre. C'est ce que va faire Jésus-Christ prêt à
consommer son sacrifice, et à se consacrer soi-
même : et cette prière, si je l'ose dire, est comme le
canon; ou pour parler plus dignement de Jésus-
Christ, est la prière expresse et solennelle qui de-
vait accompagner son sacrifice. La disposition de
son cœur et les demandes qu'il fait à son Père , le
suivent partout dans le cours de sa passion et jus-
qu'à la mort ; et c'est l'âme de son sacrifice.
Soyons donc attentifs à cette prière, qui com-
prend et renferme en soi toute la vertu du sacrifice
' Matlh.\\,Tr,,1Q.Luc.x,'i\.
XU , 27 , 23. — * Joan. xu , 29.
• ' Joan. XI , 41 ,42. —■ Jlid.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
771
de la croix , et qui renferme surtout la consécration
que Jésus Christ fait de lui-même par la croix.
Combien doit-on imposer silence à tout le créé ,
pour entendre au fond de son cœur les paroles que
Jésus-Christ adresse pour nous à son Père, dans
cette intime et parfaite communication! Taisons-
nous , Jésus-Christ va parler.
XXXV JOUR.
lésus lève les yeux au ciel en commençant sa prièie.
Joan. XTH, I.
Jésus dit ces choses ; et levant les yeux au ciel,
il dit. Mon Père, l'heure est venue '. C'était une
action ordinaire à Jésus-Christ de lever les yeux au
ciel avant la prière. Lorsqu'il multiplia les pains,
il regarda le ciel », et c'était une manière de s'y
adresser pour l'ouvrage qu'il voulait faire. Saint
Luc remarque la même chose. En saint Jean, lors-
qu'il ressuscite Lazare, élevant les yeux en haut,
Udit : Mon Père ^ ; et le reste. Et l'Église a telle-
ment eutendu que cette action était naturelle à Jé-
sus-Christ , qu'elle l'a suppléée dans la bénédiction
de la cène , en disant dans le canon que Jésus leva
les yeux à Dieu son Père tout-puissant , quoique
cela ne soit point marqué dans les écrivains sacrés
qui ont récité cette sainte action.
Levons donc aussi les yeux au ciel avec Jésus-
Christ, en qui seul nous les y pouvons lever. Car
le Publicain, qui était pécheur, n'osait seulement
lever les yeux au ciel ; mais il se frappait la poitrine
en disant. O Dieu! ayez pitié de moi, qui suis un
pécheur i. Et le prodigue disait : Mon Père, j'ai
péché contre le ciel, et à vos yeux 5. Comment donc
regarder le ciel , contre qui on a péché? On ne l'ose
qu'en s'unissant à Jésus-Christ, qui lève pour nous
les veux au ciel, et l'apaise en les y levant.
Mais pourquoi lever les yeux au ciel , si ce n'est
pour adorer Dieu et sa magniflque présence dans sa
gloire , et pour nous y transporter en esprit ? Allez
donc, mes yeux; allez au ciel, et y enlevez mon
cœur. Allez par désir et par espérance où vous êtes
appelés, où vous serez un jour en effet. Allez au
séjour qui vous est montré; et aimez cette céleste
patrie , où Dieu sera tout eu tous.
XXXVl' JOUR.
Gloire da Père et da Fils dans rétablissement de l'Eglise.
Joan. XVII, I , i.
Mon Père, l'heure est venue; glorifiez votre
Fils, afin que votre Fils vous glorifie ^. Le sacriûce
commence par le nom de Père, nom d'autorité,
mais d'une autorité douce , qui marque l'auteur de
la vie , de qui on tient tout, à qui on rapporte tout;
nom de bonté et d'indulgence, autant que d'empire
et de souveraineté. C'est encore par cet endroit que
ïdius commençons notre sacrifice : Te igitub, cle-
UENTissiME Pater. C'est vous, Père très-miséri-
eordieux , que nous invoquons par Jésus-Christ vo-
tre Fils. Mon Père, glorifiez votre Fils; afin que vo-
tre Fils vous glorifie. Il est le médiateur entre vous
et nous, et il faut lui donner la gloire qui retournera
à vous. C'est ce qui arrive, quand nous invoquoni
par Jésus-Christ : la gloire lui est donnée d'abord ;
mais pour être portée à Dieu , à qui elle appartient
toute. Mon Père , glorifiez votre Fils; afin que vo-
tre Fils vous glorifie. La gloire que vous lui donne-
rez ne fait que passer en lui , pour aller à vous :
recevez-en le sacrifice, puisque vous en aimez le
médiateur.
Mon Père , l'heure est venue. Le sacrifice a son
heure : c'est le matin , c'est le soir ; il a son heure
marquée. L'heure marquée pour le sacrifice de Jé-
sus-Christ est venue : iMon Père, la victime est
prête; et il n'y a plus qu'à lâcher le coup.
Je me sens ici élevé à je ne sais quoi d'intime,
que je ne puis pas bien m'expliquer à moi-même. Ct
je ne sais quoi me fait sentir dans le fond de Tâme
qu'il se faut unir à l'intention secrète de Jésus-
Christ dans cette prière , et que c'est là le véritable
moyen de prier en Jésus-Christ et par Jésus-Christ.
Et il me semble que cette intention secrète de Jé-
sus-Christ est celle de former toute son Église , et
de s'offrir lui-même intérieurement et extérieure-
ment en sacrifice pour cela.
Mon Père , l'heure est venue, que se doivent ac-
complir les prophéties de l'effusion de votre Esprit
sur tous les peuples , et de cette grande glorification
qui doit vous être donnée , en ramassant votre peu-
ple de toutes les nations. Glorifiez votre Fils, en le
ressuscitant de la mort , et en répandant sa parole
dans toute la terre; en y formant la société où doi-
vent être renfermés tous vos amis , tous vos élus.
Glorifiez donc votre Fils de cette sorte , en lui don-
nant une Église qui porte son nom , qui soit l'É-
glise chrétienne, et le recueillement intérieur et
extérieur de tous ceux qui se glorifient d'être ses dis-
ciples. C'est la gloire que vous donnerez à votre Fils
et qui en même temps retourne à vous, ô Père,
premier principe des émanations tant extérieures
que divines et intérieures , puisque votre Fils vous
rapporte tout.
Glorifiez donc votre Fils de cette sorte : comme
vous lui avez donné puissance sur tous les hommes ;
avec la même efficace et dans le même dessein que
TOUS lui avez donné cette puissance , glorifiez-le.
Toute puissance m'est donnée dans te ciel et dans
la terre '. Ce qui ne s'entend pas seulement de la
toute-puissance qu'il lui a donnée, en lui communi-
quant sa divine essence; mais d'une sorte de toute-
puissance que le Père donne au Fils en le ressusci-
tant et en le plaçant à sa droite, où il hii donne
comme au Christ et comme au Dieu-Homme, et
même selon son humanité, l'entière dispensation
de toutes ses grâces. Et l'effet de cette puissance ne
peut pas être plus doux et plus agréable aux hom-
mes , puisque cette puissance lui est donnée sur
tous les hommes afin qu'il donne la vie étemelle d
tous ceux que son Père lui a donnés ». Qui n*
' JfKrv.XVil. I. — » -VaWA.xiV, 19.— »Jo(7«.xi,4I.
l^U». i3 —*Jtid. XV, IS. — * Joan. wil, I.
■*Luc.
» Matth, xxvni ,18. - » Joan. xvn, 1.
4Ô.
T7Î
MÉDITATIONS SUR L'EVANGILE.
Sfi soumettrait à cette puissance , dont Prffet est
de nous rendre lieureux, et de nous faire vivre éter-
iielleineiit d'une vie qui n'est autre chose que l'écou-
lement <le la vie de Jésus-Christ en nous, comme
la suite le fera paraître?
IMais dirons-nous que la puissance de Jésus-Christ
ne s'étend que sur les élus, à qui il donne la vie éter-
nelle? A Dieu ne plaise! car ceux qui ne veulent pas
se soumettre à cette salutaire puissance du Fils de
Dieu, il a reçu sur eux une autre puissance, qui
est celle de les juger, selon qu'il dit ailleurs : Comme
le Père a la vie en soi, ainsi il a donné a/u Fils
d'avoir la vie en soi ' : et comme le Père donne la
vie à qui lui plaît , ainsi le Fils donne la vie à qui
il lui plait; et il a reçu la puissance déjuger, parce
qu'il est le Fils de l'hotnme » : et déjuger qui? si ce
n'est ceux qui ne voudront pas recevoir la vie qu'il
a pouvoir de leur donner? Riais il ne parle que du
pouvoir de donner la vie, parce que c'est son pou-
voir primitif, et celui qu'il veut exercer naturelle-
ment. Le pouvoir de juger et de condamner est un
pouvoir dont il n'use qu'en second lieu et à regret ,
désirant que tout le monde reçoive la vie qu'il veut
donner; et s'il condamne les autres, ce n'est que
forcé.
Jéfin qu'il donne la vie éternelle à tous ceux que
vous lui avez donnés. Comment est-ce qu'ils sont
donnés à Jésus-Christ, si ce n'est en devenant ses
membres vivants? Et il faut que le Père les donne
à son Fils , conformément à cette parole : Nul ne
vient à moi, que mon Père ne l'attire^ \ et cela
d'une manière spéciale. Ce qui paraît en ce que Jé-
sus-Christ voyant ceux qui se retiraient de sa com-
pagnie, il leur disait : C'est pour cela que je vous
ai dit, que personne ne peid venir à moi , s'il ne lui
est donné de mon Père 4. Ceux donc à qui le Père
le donne de cette manière particulière sont ceux
dont il dit ici que son Père les lui a donnés ; et tous
ceux qu'il lui a donnés pour lui être inséparalfle-
mentunis et demeurer ses membres vivants et per-
pélnels, il leur donne la vie éternelle; et ceux qui
se retirent de lui, et ne .persévèrent pas, il leur
donne aussi cette vie de son côté, ne les quittant
jamais s'ils ne le quittent.
Mon Sauveur ! je me soumets donc à cette divine
et salutaire puissance que vous avez sur tous les
hommes pour les faire vivre. 0 Père! donnez-nous
a votre Fils de cette manière intime et secrète qui
fait qu'il demeure en nous , et nous en lui , eu sorte
que nous ne nous en séparions jamais.
XXXVU'' JOUR.
La vi^éternelle est de corwiaitre Dieu et JésHS-Christ.
Joan. XVII, 3.
Or, la vie éternelle consiste à vous connaître ,
vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ, que
vous avez envoyé^.
Voilà doncen quoi consiste la formation de l'Église,
dans la glorification de Jésus-Christ par la mani-
^ Joan. y,fi6.—-^Ihid. 21, 27. — ' /6icf. vi , ii. — *Jbid.
te. — * Ibid. XVII , 3.
fpstation de son Évangile à la gloire de Dieu soïi
Père, dont la fin est de donner la vie éternelle à
tous ceux que le Père donnera au Fils , et qu'il at-
tirera à son corps mystique par cette secrète et
particulière vocation dont nous venons de parler.
Ainsi tout le ministère de Jésus-Christ tend à la
vie éternelle. Les promesses temporelles sont finies,
et la vraie terre coulante de lait et de miel que Jé-
sus-Christ promet à ses amis est la cité perma-
nente ' qu'il leur a bâtie dans le ciel pour y vivre
éternellement.
Il ne restait plus qu'à expliquer ce que c'est (jue
cette vie éternelle; et c'est ce qu'il fait dans le f. '4,
que nous venons de transcrire.
La vie éternelle commencée consiste à connaître
par la foi , et la vie éternelle consommée consiste h
voir face à face et à découvert; et Jésus-Christ
nous donne l'une et l'autre, parce qu'il nous la mé-
rite, et qu'il en est le principe dans tous les mem-
bres qu'il anime.
La vie éternelle n'est pas dans les sens, qui sont
trop attachés au corps et à la partie de l'homme
grossière et mortelle, que les bêtes ont comme nous,
et plus parfaite par certains endroits; elle est dans
la partie immortelle et intelligente, où est l'image
de Dieu, dont la principale opération, et la source
de toutes les autres, c'est la connaissance.
On n'aime point ce qu'on ignore , dit saint Au-
gustin ». Mais quand on aime ce qu'on a commencé
à connaître un peu, l'amour j ait qu'on le connaît
plus parfaitement , et ensuite qu'on l'aime davan-
tage.
La connaissance dont parle ici Jésus-Christ est
une connaissance tendre et affectueuse qui porte à
aimer, parce qu'elle fait entendre et sentir «ombien
est aimable celui qu'on connaît si bien. Celui qui
dit qu'il k connaît, et ne garde pas ses comman-
dements, c'est un menteur, et la vérité n'est pas
en lui; mais celui qui garde sa parole , l'amour de
Dieu est vraiment parfait en lui ^. La connaissance
véritable et parfaite est une source d'amour. Il ne
faut point regarder ces deux opérations de l'àme ,
connaître et aimer, comme séparées et indépendan-
tes l'une de l'autre; mais comme s'excitant et per-
fectionnant l'une l'autre. Dieu même dit à Moïse :
Je te connais , et je t'appelle par ton nom <, c'est-
à-dire je t'approuve, je t'aime. Nous connaissons
Dieu véritablement quand nous l'aimons : une con-
naissance spéculative et purement curieuse n'est pas
celle dont Jésus-Christ dit qu'en elle consiste la
vie. Les démons connaissent Dieu de cette sorte;
et leur connaissance fait leur orgueil et leur dam-
nation. Connaissons donc et aimons : c'est ce que
demande Jésus-Christ.
Jésus-Christ s'égale lui-même à son Père par
cette parole. Premièrement, parce qu'il dit que
c'est lui qui donne la vie éternelle à ceux que sou
Père lui a donnés, ce qui ne peut être qu'un ou-
vrage divin. Secondement, en ce que le connaître,
comme connaître le Père , est la vie éternelle,, ce
' Heb. IX, 10 ; xiii, 14. — * Tract, xcvi. In Joan. n. 4. —
' I. Joan. Il, 4,6. — < Ex. xxxiii, 12, 17.
MEDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
773
qui iï8 se dirait pas d'une pure créature, en laquelle
la vie éternelle ne peut jamais être. Et ainsi la vie
i-lernelle étant dans le Fils, comme dans le Père,
saint- Jean a eu raison de dire de lui : Celui-ci est
le rrai Dieu et la rie éternelle • ; parce qu'il avait
dit auparavant : Et voici le témoignage de Dieu
eu nous, que Dieu nous a donné la vie éternelle : et
cvtfe i>ie est dans son Fils ».
Quand donc il dit que le Père est le seul vrai Dieu,
it ne s'exclut pas d'être le vrai et seul Dieu avec lui,
puisqu'avec lui il donne la vie éternelle , et qu'avec
hii il est la vie éternelle.
Quand il dit à son Père qu'il donne la vie éter-
nelle à ceux qu'il lui a donnés, il se fait égal à lui.
I>eqtiel est le plus, ou que le Père les donne au
Fils, ou que le Fils leur donne la vie éternelle?
Riais quand il dit qu'il donne la vie éternelle, exclut-
il le Père? A Dieu ne plaise. Ainsi, quand il dit
que le Père est le seul vrai Dieu, il ne s'exclut pas
tui-nième; mais il fait entendre qu'il est un seul et
vrai Dieu avec son Fils , qui donne avec lui la vie
éternelle, et qui est avec lui la vie éternelle. Et s'il
nonmie le Père le seul vrai Dieu, on voit bien que
c'est sans s'exclure lui-même , puisqu'il s'attribue
à lui-même ce qu'il y a de plus divin, qui est de
donner la vie, et d'être la vie, et, sans exclure le
Saint-Esprit, qui est si souvent appelé ailleurs un
Esprit sanctifiant et vivifiant. Et tout est compris
dans le nom du Père, selon ce langage mystique, où
en nommant le Père , qui est le principe, on nomme
tout ce qui est enfermé en lui, comme dans la source
commune. On no'.nme donc tout ensemble et le Fils.
et le Saint-Esprit : en sorte que lorsqu'il dit que son
Père est le seul vrai Dieu , et que la vie éternelle est
de connaître le Père et le Fils , il insinue que tous
deux ensemble avec le SaÎBfc-Esprit, qui procède deux,
sont un seul et même et vrai Dieu , à l'exclusion des
faux dieux , à qui on donne ce titre incoinmunica-
Lle. Voici donc le sens entier de ce verset : La vie
éternelle est à vous coimaitre, vous qui êtes la vé-
rité même ; et à connaître votre Fils , qui , comme
Dieu, étant avec vous la vérité et la vie, comme
homme est le milieu pour aller à vous.
îS'ous entendons maintenant ce qui fait l'Église.
C'est que le Père donne au Fils ceux qu'il veut faire
ses membres, afin que le Fils, en les recevant dans
l'unité de son corps, leur donne la vie éternelle,
qui consiste à connaître le Père et le Fils de cette
Mianière affectueuse qui fait qu'on les aime.
Il ne faut donc pas exclure la connaissance : à
Dieu ue plaise! Et les mystiques, qui semblent la
vouloir exclure, ne veulent exclure que la connais-
sance curieuse et spéculative qui se repaît d'elle-
même. La connaissance doit, pour ainsi dire, se
fondre tout entière en amour. 11 faut entendre de
même ceux qui excluent les lumières : car ou ils
entendent des lumières sèches et sans onction, ou
en tout (as ils veulent dire que les lumières de cette
• ie ont quelque chose de sombre et de ténébreux,
i^arce que plus on avance à connaître Dieu , plus on
«oit, pour ainsi parler, qu'on n'y connaît rien qui
•■ JfMH. V, 20. — - liid. lU
soit digne de lui : et en s'élcvant au-de sus de tout
ce qu'on eu a jamais pensé, ou qu'on en put.nuil
penser dans toute l'éternité, on le loue dauN *■ >
vérité incompréhensible; et on se perd dans cette
louange, et on tâche de réparer en aimantée qui
manque à la connaissance : quoique tout cela soit
une espèce de connaissance, et une lumière d'autant
plus grande , que son propre effet est d'allumer un
saint et éternel amour.
Celait un flambeau ardent et luisant, dit Jésus-
Christ en parlant de saint Jean-Baptiste; et vous
avez voulu durant quelque temps vous réjouir a
sa lumière^. Ceux qui, comme les Juifs, ne font
que se réjouir à l'aspect de la lumière , ne songent
pas que le flambeau était tout ensemble ardent et
luisant; et ils séparent la lumière d'avec l'ardeur;
et leur joie ne dure qu'un moment. AOn qu'elle soit
durable et véritable, il faut se laisser briller d'^un
éternel amour, qui est le fruit de la connaissance
oiî Jésus-Christ met aujourd'hui la vie éternelle.
XXXVIIl* JOUR.
Gloire infioie du Père et du Fils. Joan. xTii, 4.
Je vous ai glorifié sur la ferre par ma prédication
et par mesmiraides; j'ai achevé l'ouvrage que vous
m'aviez donné à faire* : ce qu'il entend, tant de ce
qu'il avait à faire durant le cours de sa vie mor-
telle , que de ce qui lui restait à faire dans sa pas-
sion, qu'il regarde comme fait, parce que dans un
moment il l'alla'it être , et l'était déjà dans sa pen-
sée. Puis donc qu'il a accompli ce que son Père lui,
avait donné à faire pour sa gloire, que restait-il
autre chose sinon ce qu'il dit : Et maintenant-
glorifiez-moi, vous mon Père, de la gloire que j ai
eue en vous devant que le monde fût ^?
La gloire qu'il donne à son Père , c'est de dé-
clarer son imjuense et naturelle grandeur ; la gloire
qu'il lui demande, c'est que son Père déclare aussi
la grandeur dont il jouissait éternellement dans son.
sein comme son Verbe , qui étant en lui ne ppuvait
rien être de moins que lui , et xjui était par consé-
quent un seul et même Diea.aveç lui. Il le prie
donc de déclarer cette grandeur, en la répandant
sur l'humanité qu'il s'était unie, comme faisant,
avec lui une seule et même personne , et sur les
hommes qu'il s'était unis, comme ses membres vi-
vants. Et c'est tout le fond de sa prière, comme
la suite le fait paraîlre.
Voilà donc l'unité parfaite , et la parfaite égalité
du Père et du Fils. Le Fils glorifie le Père, comme
le Père glorifie le Fils. lisse dtmnent mutuellement
une gloire infinie dans Téternité par leur amour
mutuel, et ils se donnent dans le temps la gloire
qui leur est due , parce que le Père manifeste le
nom du Fils , et le Fils le nom du Père , dont il est
lui-même /a gbire y l'éclat, Cimage invisible, l'em-
preinte de sa substance et te rejaillissement de sa
lumière éternelle^. Et notre gloire est d'avoir part
à celle, que se donnent mutuellement le Père et le
Fils, ainsi que les paroles suivantes le déclarent.
« Joan. V, 35. — ' ma. xvr , 4. — ' Ihid. h — * //<?* ! . î..
77 4
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
XXXIX'^ JOUR.
Jésus sauvp tous ceux que son Père lui a donnés. Joan.
XVII, 6; VI ,37 — 40; X, 27— 30; VI, 43, 05,00.
J'ai fait connaUre votre nom aux hommes que
vous m'avez donnés , en les tirant du monde. Ils
étaient à vous, et vous me les avez donnés, et ils
ont gardé votre jjarole'. Lisez encore le Sr. 7 et le
t. 8, et remarquez bien tout ce qu'il y dit de ceux
que son Père lui a donnés. Lisez aussi ces paroles
du même Sauveur en saint Jean : Tout ce que mon
Père me donne vient à moi ; et je ne chasserai point
celui qui y vient, parce que je suis descendu du
ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire
la volontéde mon Père. Or, la volonté de monPère,
qui m'a envoyé, est que je ne perde rien de tout
ce qu'il via doniié , mais que je le ressuscite au
dernier jour *, de la résurrection des justes, et
pour lui donner la vie éternelle.
Lisez encore ces paroles du chapitre x : Mes
brebis entendent ma voix ; et je les connais , et
elles me stdvent :etje leur donne la vie éternelle,
et elles ne périront point éternellement , et per-
sonne ne les ôtera de ma main. Ce que mon Père
m'a donné est plus grand que tout : ou, comme
porte le grec : Mon Père, qui me les a données,
est plus grand que tout, et personne ne peut rien
Cter de la main de mon Père. Moi et mon Père ne
sommes qu'une même chose '.
Lisez encore ces paroles de Jésus-Christ, en saint
Jean : Ne murmurez point les uns contre les au-
tres : personne ne peut venir à moi , si mon Père,
qui m'a envoyé, ne l'attire; et je le ressusciterai
auderriierjour. Il est écrit dans les Prophètes :
Ils seront fous enseignés de Dieu. Quiconque a été
enseigné de mon Père, et a appris, vient à moi 4.
Et après : Il y en a parmi vous qui ne croient pas;
car il savait dès le commencement qui étaient
ceux qui ne croyaient pas , et qui était celui qui
le trahirait. Et il disait .-C'est pour cela que je
vous ai dit : Personne ne peut venir à ynoi s'il ne lui
est donné par mon Père ^.
Passez quelques heures, quelques jours , h consi-
dérer attentivement et humblement toutes ces pa-
roles dont le rapport est manifeste. En gros, vous
y verrez la secrète et mutuelle communication du
Père et du Fils pour choisir les hommes, pour les
attirer, pour les séparer du monde; et leurs secrets
mais justes jugements pour les laisser à eux-mêmes
lorsqu'ils ne croient point, et qu'ils périssent :
comme on entendra dans la suite du fils de perdi-
tion, qui devait périr ainsi qu'il avait été prédit.
Voilà ce que vous verrez en général. Ne vous dé-
terminez encore à rien ; car peut-être aussi qu'à la
fin il ne faudra se déterminer à autre chose qu'à
çidorer ces profondes et mystérieuses paroles.
Et aussi, comme Jésus-Christ ne les a dites que
pour nous instruire, peut-être y faudra-t-il enten-
dre quelque chose, plus ou moins selon qu'il
plaira à Dieu de les découvrir. Lisez donc et relisez ,
• Joan. XVIT , 6. — » Ibid. VI , 37 . 38 , 39. — ^ Ibid. X . 27 ,
^^.19^30 —*Ihii. VI, 43,44, ii. — * Ibid. C5,60.
considérez, ruminez, recevez toutes les pensées qui
vous viendront naturellement et simplement dans
l'esprit; écoutez tout, pesez tout. Ecoutez princi-
palement ce qui prend le cœur, ce qui l'incline vers
Dieu, vers Jésus-Christ; ce qui l'abaisse, ce qui
l'humilie, ce qui le relève, ce qui le fait trembler,
ce qui le console, et dites en vous-mêmes : Tout
cela est vrai, tout cela est juste; soit que Dieu
veuille que je l'entende ou que je ne l'entende pas,
tout est véritable, tout est juste; j'adore cette vé-
rité, cette justice, aussi content de l'entendre que
de ne l'entendre pas, parce que, quelque intelli-
gence qu'il plaise à Dieu de m'en donner, l'intime
de ce secret sera toujours pour moi impénétrable.
Ou plutôt, sans y rien entendre, je me contenterai
de croire, et je m'unirai de cœur, en toute sim-
plicité et candeur, à toutes les vérités que Jésus-
Christ a voulu ici ou cacher ou découvrir à l'hum-
ble troupeau qui entend sa voix. Taisons-nous ici,
et écoutons en grand silence les impénétrables
vérités de Dieu.
XL" JOUR.
Les élus sont tirés du monde par le Père. Joan. xvu, 6.
La première vérité qui paraît dans les paroles de
Jésus-Christ, c'est que ceux que le Père donne à
son Fils, il lésa tirés du monde : J'ai, dit-il, ma-
nifesté votre nom , vos perfections , vos grandeurs ,
vous-même, votre sagesse, vos conseils ; et encore,
votre notn, ce nom de Père, qui n'avait point
encore été révélé parfaitement :je l'ai manifesté
aux hommes que vous m'avez donnés, en les ti-
rant du mondes Ils y étaient donc; ils en étaient,
de ce monde dont il est écrit : Le inonde ne l'a pas
coiinu"; et encore : N'aimez pas le monde, ni
tout ce qid est dans le monde, parce que tout ce
qui est dans le monde est concupiscence de la
chair, ou concupiscence des yeux , ou orgueilde la
vie^ ; ce qui est ramassé dans ce seul mot de la
même épttre : Tout le monde est gisant, plongé
dans le mal : tout y est mauvais, tout y consiste
en malignité ; Totus mundus in maligivo posi-
Tus EST 4. C'est donc de ce monde, et du milieu de
la corruption et du péché, que Dieu a tiré ceux
qu'il a donnés à son Fils. Ce n'est point pour leurs
mérites, pour leurs bonnes œuvres, qu'il les a
tirés, séparés, démêlés du monde. Voilà une pre-
mière vérité, que tout homme que Dieu a donné à
Jésus-Christ était dans la corruption , dans le mal ,
dans la perdition. Et quand il dit : Ils étaient a
vous 5 , il ne veut pas dire : Ils étaient à vous pa)
leur vertu , ils étaient à vous par leur bonne vo-
lonté; mais ils étaient à vous par la vôtre : non par
leur choix, mais par le vôtre; non parce qu'ils
étaient bons, mais parce que vous l'étiez, vous,
mon Père, qui les choisissiez px)ur me les donner.
Il est vrai qu'il parle ici des apôtres que le Père
a donnés au Fils par cette grâce singulière de l'a
postolat; mais cela est vrai de tous ceux que le
1 Joan. XVII, 6. — » Ibid i, TO. - ^ I- Joan. H , H , iC
« lûid. V, 19. — ' P'iid. XVII, 0.
MÉDITATIONS SUR L ÉVANGILE.
Pore a «lonnôs au Fils en qualité de lidèles pour
être ses membres, ainsi qu'il paraîtra au >''. 24. Le
Père les donne tous à son Fils par la incme grdee
et par la même bonté gratuite avec laquelle il lui
a donné les apôtres. Qu'avaient-ils fait pour être
«loonés au Fils de Dieu , pour être non-seulement
les. membres , mais encore les principaux membres
fie son corps mystique.' Mon Père, vous les avez
tirés du monde : ils étaient vôtres par votre bonté' .
ISe nousgloriGons pas parce que nous étions au Père
et qu'il nous a donnés à son Fils; au contraire hu-
milions-nous, parce que nous n'étions à lui que
par l'amour gratuit qui nous prévenait, confor-
mément à cette parole uion que nous l'ayons aimé,
car c'est lui qui nous a aimés le premier^.
XLV JOUR.
Le Fils instruit ceux qui lui sont donnés par le Père.
Joan. XVII, 6.
Voilà donc par où Dieu commence pour former
l'Église : le Père choisit ceux qu'il donne à son
Fils dans cette secrète communication qui est en-
tre eux; et ceux qu'il choisit ainsi, il les rend
siens par ce choix, et ils sont à lui : mais ils
sont aussi à son Fils, parce qu'il les lui donne, et
le Fils les reçoit de sa main , et il leur fait con-
naître le nom de Dieu, Voilà la prédication de Jé-
sus-Christ, qui est le fondement extérieur de cette
Église qu'il venait former. Et encoreque cette grâce
de la prédication soit pour le peuple , elle regarde
principalement les apôtres qu'il établissait pour
en être les docteurs. Ainsi il les instruit en particu-
lier, et leur apprend le nom de son Père, ce nom
de Père qui envoie son Fils, et l'envoie par un pur
amour, pour être le Sauveur du monde : voilà
donc la prédication de Jésus-Christ.
Mais si sa prédication était purement extérieure,
les apôtres ne lui diraient pas : Seigneur, augmen-
tez-nous lafoi^. Par cette prière ils ne voulaient
pas lui dire : Prêchez-nous , car ils voyaient bien
qu'il le faisait et ne cessait de les instruire. Ils lui
demandaient qu'il leur parlât au dedans pour
leur augmenter la foi ; et quand il lui en deman-
daient l'accroissement, ce n'était pas qu'ils crus-
sent en avoir eu le commencement par eux-mêmes ,
uiais ils demandaient le progrès à celui de qui ils
tenaient le commencement. Et quand cet autre lui
disait : Je crois , Seigneur, aidez mon incrédulité -» ;
il entendait bien que celui qu'il priait d'en éteindre
jusqu'au moindre reste, était celui qui avait com-
mencé de la détruire dans son cœur. Jésus-Christ
était donc connu comme celui qui agissait, qui
parlait au dedans et au dehors; car il était la pa-
role intérieure du Père : et quand il s'était revêtu
de notre nature pour exercer au dehors le minis-
tère de la parole, il n'avait pas perdu pour cela
cette qualité de parole intérieure qui demeurait
dans le sein du Père, mais qui aussi s'insinuait
dans tous les cœurs en illuminant tout homme qui
774
vient au monde', et parlant à qui il lui plaît,
comme il lui plaît, sans que personne puisse en-
tendre la vérité , qu'autant que le Verbe lui parle
de la manière qu'il sait; ni en particulier les vérité»
du salut, qu'autant qu'il lui insinue dans le fond
du cœur ce nom secret de son père, qui veut de-
venir le leur en les donnant à son Fils, qui le»
fait lils et enfants à leur manière , lorsqu'il les unit
à lui et les fait ses membres.
Combien donc dois-je être attentif, et au dedans
et au dehors, à la prédication, à la lecture de l'É-
vangile! et combien dois-je prêter l'oreille du cœur
à cette douce insinuation de la vérité, qui se fait
entendre sans bruit, et sans articuler des paroles
qui se suivent les unes les autres , et n'ont de sens
qu'à la fin; mais tout ensemble et par un seul trait,
autant qu'il lui plaît de parler! G Jésus! j'écoute :
parlez, luisez, éclairez, tonnez; échauffez, fendez
les cœurs.
XLir JOUR.
Comment le Père donne les élus an Fils. thid.
Ils étaient à vous , et vous me tes avez donnés '.
Mais le Fils ne se les a-t-il pas donnés lui-même.'
D'où vient donc qu'il disait dans le chapitre précé-
dent : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi , c'est
moi qui vous ai choisis ^. Et quand le Père les a
choisis, si ce n'est pas par le Fils qu'il a fait ce
choix, saint Paul aurait-il dit que Dieu nous a choi-
sis en lui et par lui i : autrement il ne serait pa».
véritable que nous lui devrions tout, puisque nous
aurions été choisis sans lui. Entendons donc que le
Père inspire à lame sainte de son Fils fait homme,
de choisir ceux qu'il devait choisir; et le Fils, qui
ne fait rien que ce qu'il voit faire à son Père s, les
choisit après lui : et le Père ne veut pas que son
cboix ait son effet, jusqu'à ce que le Fils y soit
entré. Mais le Fils, qui de son côté ne fait rien que
1 selon qu'il voit la volonté de son Père, choisit ceux
, qu'il veut. Ainsi le Père, qui dirigeait, animait et
inspirait la volonté de son Fils, était le premier
qu'il choisissait; et c'est pourquoi le Fils dit : //*
étaient à vous, et vous me les avez donnés.
Et que dirons-nous du Fils comme Dieu.' Ces
bienheureux choisis de Dieu, n'étaient-ils pas à lui
comme au Père.' Oui sans doute, comme il dit
après : Tout ce qui est à vous, est à moi; et tout
ce qui est à moi, est a vous ^. Mais c'est son langage
ordinaire de tout rapporter à son Père, de qui il
tire lui-même son origine : et encore selon ce sens,
ils étaient au Fils dès là qu'ils étaient au Père. Tout
leur est commun; et tout venant du Fils au Père,
tout lui est aussi rapporté. C'est le langage du Fils,
le langage mystérieux et sacré de sa mutuelle com-
munication avec son Père : en un mot , le langage
de la Trinité; que Jésus-Christ n'aurait point parlé
devant les hommes, s'il ne les voulait introduire
dans ce secret par la foi, pour un jour les y in-
troduire par la claire vue. Croyons donc, et nous
verrons.
' Joon. xvn,
Uan. IX , 23-
— ' I. Ihid. IV, 10. — 3 Luc. xyii ,5.-4
' Jean. », 9. — » Ihid. xvn ,6.-3 Ibid.xr, 16.
1,4,5. — « Joan.y, l9. — *Ibid. XTII, IC
&f/it^
776
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE.
XLIir JOUR.
Jésus parle ici des onze apôtres Joaii. xvii, 6,7, 8.
Et ils ont gardé voire parole : ils ont mainteiiant
connu, que tout ce que vous m'avez donné vient de
vous , parce que je leur ai donné les paroles que
vous m'avez données; et ils ont connu véritable-
ment, que je suis sorti de vous : ils ont cru que
vous m'avez envoyé'.
Il parle de ceux qui étaient actuellement avec lui.
Jiidas s'était retiré incontinent après la cène, et
n'avait aucune part au discours qui avait suivi. Ce
traître s'étant retiré pour consommer son crime,
et ensuite aller en son lieu^\ on pouvait dire véri-
tablement de tous ceux qui étaient présents, qu'ils
avaient reçu la parole, et qu'ils avaient connu que
Jésus-Christ était sorti de Dieu ; car ils venaient de
iui dire : Nous croyons qtie vous êtes sorti de Dieu ^,
qui est la même parole que Jésus-Christ répète ici ,
et il semble avoir approuvé comme véritable ce qu'ils
lui disaient alors, en leur répondant : Fous croyez
présentement? Modo ckeditis 4? IMais encore que
cela soit véritable jusqu'ici, et que les apôtres ne
se soient pas encore démentis, il semble que Jésus-
Christ les regarde non-seulement dans l'état où ils
étaient , mais encore et beaucoup plus dans celui où
ils allaient être, incontinent après la descente du
Saint-Esprit. Et de même que, lorsqu'il dit qu'il
a consommer ouvrage que son Père\m a ordonné^ \
il ne parlait point seulement de ce qu'il avait fait
jusqu'alors, et regardait principalement ce qu'il
allait faire, qui était la plus essentielle partie et la
consommation de ce grand ouvrage; ainsi tout ce
qu'il dit à ses apôtres regarde principalement l'a-
venir.
Et en effet, cette parole, qu'il dit ici, ils ont connu
véritablement, semble regarder quelque chose de
plus parfait dans la foi , que l'état douteux et chance-
lant où étaient alors les apôtres, qui dans un moment
allaient tomber non-seulement dans la faiblesse de
l'abandonner, mais encore dans une entière incré-
dulité. C'est aussi ce que Jésus-Christ lui-même
venait de leur répondre , après qu'ils lui eurent dit :
Nous croyons que vous êtes sorti de Dieu. Fous
croyez maintenant? leur avait-il dit : l'heure est
venue que vous allez être dispersés, et que vous
me laisserez seul^; comme s'il eût dit : Vous ap-
pelez cela croire ? est-ce croire , que d'être assez fai-
bles pour me quitter dans un moment? est-ce là
connaître vraiment que je suis venu de Dieu? Une
foi si vacillante méritait-elle cet éloge de la bouche
du Fils de Dieu : Ils ont vraiment connu?
Quoi qu'il en soit, on ne peut douter que Jésus-
Christ ne parle des onze qui l'écoutaient actuelle-
ment; et que ce ne soit, par conséquent, ceux qu'il
regardait comme étant à lui , et comme lui étant
donnés par son Père. Écoutons donc ce qu'il en va
dire : mais , avant que de passer outre, remarquons
que ceux qui sont véritablement à lui, sont ceux
qui demeurent. Les autres sont de ceux dont il est
'.fonu. 6, 7 , 8. — ' -Vf/. 1 , 25. — ' Joan. XVl , 30. — * luid.
t\i.ii. — 'l!j^Jx\n, ■•.— ^ii((/. xvi,ùU,3l, 3::.
écrit : Ils étaient parmi nous, mais ils n'étaient
pas des nôtres; ils n'étaient pas vérilableinenl de
notre troupeau ; car s'ils en avaient été, ils y se-
raient demeurés ' ; mais leur .sortie fait connaître
que tous ceux qui sont parmi nous ne sont pas
pour cela de notre société. Demeurons donc en
Jésus-Christ, et Jésus-Christ en nous, afin d'être
véritablement, c'est-à-dire sincèrement et constanj-
ment, de ceux qui sont en lui.
XLIV^ JOUR.
Jésus prie pour eux el pour les élus . Joan. xvu , 0, 10.
Je prie pour eux :je ne prie pas pour le monde ,
mais pour ceux que vous m'avez donnés, parce
qu'ils sont à vous. Tout ce qui est à moi, est à vous ■
et tout ce qui est à vous, esta moi : et j'ai été gloriji'ê
en eux^. Il parle des onze, et de ceux-là seulement,
dont la foi et l'obéissance l'ont glorifié, selon ce
qu'il avait dit : Ils ont gardé votre parole, et ils o?it
cru, et ils ont connu que vous m'avez envoyé^.
Voilà donc ceux qu'il a en vue, et pour qui il prie
en cet endroit. Et lorsqu'il dit qu'il a été glorifié en
eux, il les regarde principalement dans l'état où ils
seraient mis après sa résurrection et la descente du
Saint-Esprit. Car c'est alors seulement qu'il a été
véritablement glorifié en eux , ne l'ayant été que très-
faiblement jusqu'alors; et au contraire ayant plutôt
été déshonoré par leur fuite et par leur incrédulité.
Mais il prie Dieu de les affermir; et voilà, encore
un coup, ceux pour qui il prie dans ce verset. Car
priant ici principalement pour la formation de son
corps mystique, qui est son Église, il commence
par prier pour ceux qui en devaient être après lui
les fondateurs par la prédication ; et il prie ensuite
pour ceux qui devaient croire par leur parole •♦.
Car c'est ainsi que tout le corps est complet, par
la sainte société de ceux qui enseignent et de ceux
qui sont dociles à apprendre la vérité : et tout cela
est une suite de la prière du Fils de Dieu.
Il semble qu'on voit par là que cette prière de
.lésus-Christ n'enferme pas tout ce dont il a prié
son Père, mais seulement tout ce dont il l'a prié
pour une certaine fin. Car il avait, outre les apô-
tres, beaucoup de disciples qui croyaient en lui sin-
cèrement, comme Nicodème, comme Joseph d'A-
rimathie, comme Lazare et ses sœurs, comme les
Marie , comme beaucoup d'autres; et au-dessus de
tous les autres, comme sa sainte et digne mère :
qui ayant tous part à son sacrifice, out eu aussi
part à sa prière ; quoique celle-ci semble faite pour
une autre fin , et ne les pas regarder : car ils ne sont
point du nombre des apôtres , dont il parle dans ses
versets 9 et 10. Ils ne sont non plus du nombre de
ceux dont il parle au J. 20 , parce que ceux-là sont
ceux qui devaient croire par la parole des apôtres.
Or, ceux qu'on vient de nommer croyaient déjà; et
ce n'était point par la parole des apôtres, mais par
celle de Jésus-Christ : et sa sainte mère avant tout
cela par celle de l'ange. Et dans le temps de sa pjis-
' I. Joan. II, !0. •
« Ihid. -M.
Ibid. xyiu 9. 10. — ^Ibid. 6,7, B.-
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
sioii, ceux qui s'en retournaient frappant leur poi-
lime; et Je centenier qui disait : Vraiment celui-ci
était le Hls de Dieu ' , étaient bien de ceux qui de-
vaient croire , mais non par la parole des apôtres.
Kt quand on voudrait dire que quelques-uns d'eux
eurent besoin d'être confirmés dans la foi par leur
ministère, le peut-on dire de sa sainte mère? et le ,
peut on dire des femmes pieuses qvri persistèrent à \
suivre Jésus à la croix et dans le tombeau, pendant
que les apôtres étaient dans !e trouble et dans l'in-
crédulité; et qui furent aussi les premières à qui il
apprit lui-même sa résurrection? Le bon larron fut
aussi de ceux qui crurent, mais on sait que ce ne
fut point par le ministère des apôtres. L'exemple
de Jésus-Christ le convertit, et sa promesse l'assura
de son salut.
Disons donc que, cette prière regardant princi-
palement la fondation de son Église , Jésus-Christ
n'y a considéré que les moyens ordinaires dont il
se voulait servir pour l'établir; et que pour cela,
il ne parle dans cette prière que des apôtres qui
étaient présents et de ceux qui devaient croire par
leur parole. Il ne faut donc point douter que Jésus-
Christ n'ait recommandé à son Père, publiquement
ou secrètement, d'autres personnes que celles dont
il est fait mention en cet endroit : car qui doute
qu'il n'ait st*crètement recommandé le bon larron i
et qui ne sait la prière qu'il fit hautement à la
croix pour ceux qui l'y avaient mis ? Mais la prière
qu'il fait ici, regardait principalement les apôtres,
pour l'instruction de qui il la fit tout haut; et qu'il
voulait encourager à l'œuvre qu'il leur avait con-
fiée , en leur faisant voir ce qu'il faisait , et ce qu'il
demandait à son Père pour en assurer le succès.
Dans cet esprit , il dit à son Père : Je prie pour
eux : je ne prie pas pour le monde : mais pour
ceux que vous m'avez donnés et que vous avez
tirés du monde pour me les donner ». Conmie
donc ils sont déjà séparés du monde, il n'a pas
à prier son Père de les en tirer. Quand Dieu les
tira du monde pour les lui donner, ce fut sans
doute selon le désir et à la prière de son cher
Fils, par qui il les appelait. Lorsqu'il voulut for-
mer le corps des douze apôtres, il est expressé-
ment marqué qu'auparavant il se retira sur une
montagne et y passa la nuit en prière ^ : ce qui
nous donne à entendre qu'une prière secrète pré-
cédait ses actions; ou plutôt qui peut douter qu'il
ne fdt dans une perpétuelle communication avec
son Père, et qu'il ne lui demandât tout, et n'ac-
complît en tout sa volonté?
On doit donc croire très-certainement qu'il de-
mandait à son Père tous ceux qu'il convertissait,
et qu'il retirait de la corruption du monde. Alors
il priait du moins pour quelque partie du monde ,
mais afin que cette partie cessât d'en être. Et
«jiiaiid il dit à la croix : Mon Père, pardonnez-
kur, parce qu'ils ne savent ce qu'ils font ^ ; ceux
pour qui il priait, étaient encore de ce monde per-
vers. Mais ici ceux pour qui il prie n'en étaient
» Matih. XXVII, h\. Luc. xxiii , 47, 48. — * Joan. XTII, 9. —
i. Luc. VI , li, la. — ' Ibid. XIUI , 31,
111
déjà plus, puisque son Père les en avait tirés pour
les lui donner; ce qui lui fait dire dans la suite : Ils
ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du
monde'. Autre est donc la prière par laquelle le
Sauveur prie pour tirer quelqu'un du monde, autre
celle par laquelle il prie pour obtenir ce qu'il faut
à ceux qui en sont déjà tirés. Et c'est ce dernier
genre de prière qu'il fait ici , lorsqu'il demande pour
ceux dont il parle : qu'ils soient un comme le Père
et le Fils sont un ' , qui est une chose dont le mon-
de, tant qu'il est monde , n'est pas capable.
Il est vrai que cette partie du monde qui devait
croire, comme nous verrons dans la suite, devait
par conséquent venir à cette unité ; mais afin qu'elle
en fût capable , il eût fallu demander pour elle les
dons nécessaires pour l'y préparer par la grâce ,
qui les devait tirer du monde. Mais nous ne voyons
pas que Jésus-Christ le fasse ici; ni enfin qu'il fasse
autre chose que de prier pour ceux qui étaient déjà
tirés du monde, ainsi que nous le venons de voir.
Mon Dieu, n'est-ce point ici un vain travail, et
une recherche trop curieuse de vos paroles? Je ne
le crois pas : car je tâche à les entendre par elles-
mêmes, et par ce qu'elles contiennent; et il n'y a
rien d'inutile dans ce que vous dites. Il n'est donc
pas inutile de le rechercher. Car qui sait le fruit que
vous voudrez qu'on y trouve? Quoi qu'il en soit,
je vous offre mes faibles recherches , mes faibles
pensées. Criblez-les, Seigneur, criblez-les : que le
vent emporte la poussière, le mauvais grain, les
ordures , tout ce qui n'est pas le pur froment; et ne
permettez pas qu'il demeure autre chose dans mon
cœur , que ce qui est propre à le nourrir pour la
vie éternelle.
XLV» JOUR.
Jésus ne prie pas poor le moode. Joan. svii, 9.
Je ne prie pas pour le monde^. Je ne prie pas pour
les hommes vains, amoureux d'eux-mêmes, qui ne
veulent que paraître bons , et se trompent les uns
les autres : car tout cela c'est le monde. Je ne prie
pas pour ce monde plein de haine , de jalousie , de
dissimulation , de tromperie ; pour ce monde dont
les maximes sont toutes contraires à la vérité, à
la piété, à la sincérité, à l'humilité, à la paix. O
monde, la vérité te condamne ici! et Jésus-Christ
t'exclut de sa charité ; mais plutôt tu t'en exclus
toi-même ; et tu te rends incapable du grand fruit
de sa prière, qui est cette parfaite unité qu'il de-
mande pour ses apôtres et pour tous ses autres
fidèles.
Le monde porte corruption et division, parce
qu'il porte concupiscence, intérêt, avarice, or-
gueil; et tout cela ne corrompt pas seulement, mais
encore divise les cœurs. Témoin, dans les liaisuni
qui semblent les plus étroites et les plus vives, ou
selon l'esprit , ou même selon la chair , les dégoûts,
les défiances, les jalousies, les légèretés, les iulidé-
litës , les ruptures. Où trouve-t-on des amis qui ne
• Joan. XVII , le. — ' Jbld. II. — ' Ihid,
:'i
i\JEDlTAT10NS SUR L'ÉVANGILE.
soient en garde l'un contre l'autre , et séparés par
quelque endroit? Et quand on trouverait dans tout
l'univers un ou deux couples d'amis véritables, qui
peut dire que celte union sera durable, et qu'on
n'en viendra jamais au point délicat oii l'on ne se
pourra plus supporter l'un l'autre? Et quel est ce
point délicat? si ce n'est l'amour de son excellence
propre et de la prééminence du mérite , qui fait
qu'il n'y a rien de sincère ni de cordial parmi les
hommes? On se sera mis au-dessus d'un bas inté-
rêt : je le veux , quoique cela soit rare ; mais cet in-
térêt d'excellence, cette jalousie de gloire et de
mérite, qui l'extirpera du fond des cœurs? qui
l'empêchera de régner dans le monde , et d'y porter
la division partout? Non , le monde n'est pas capa-
ble de cette union d'esprit et de cœur, que Jésus-
Christ demande pour ses apôtres, afin qu'ils soient
tin '. Il n'y a que le Saint-Esprit qui puisse mettre
cette unité dans les cœurs. Elle fut dans les fidèles ,
après que cet esprit d'unité fut descendu sur eux :
et ils n'avaient tous qu'un cœur et qu'une âme;
et personne ne croyait avoir rien de propre parmi
eux ». Mais cet esprit, qui porte la paix et l'union
dans les cœurs, notre Sauveur vient de dire que le
monde ne \q peut pas recevoir ^. Et c'est pourquoi
il ne faut pas s'étonner si Jésus-Christ dédaigne
de prier pour le monde. Ce n'est pas en vain qu'il
parle ainsi , lui qui est si bon , si charitable ; ce
n'est pas en vain qu'il nous dit qu'il ne prie pas
pour le monde : il faut que nous entendions com-
bien nous devons haïr le monde et l'esprit du mon-
de, de ce monde dont Jésus-Christ ne veut passe
souvenir lorsqu'il prie pour ses fidèles.
XLVP JOUR.
îl prie pour ceux en qui Dieu est glorifié. Joan. \\i, 9.
Je ne prie pas pour le monde ; mais pour ceux
que vous yn'avez donnés , parce qu'ils sont à vous ,
et j'ai été glorifié en eux^. Jésus-Christ est glori-
fié en nous quand son Père y est glorifié : et son
Père y est glorifié quand non-seulement nous por-
tons beaucoup de fruit ^ , comme Jésus-Christ le dit
lui-même; mais encore , que nous rapportons tout
ce fruit à la louange de la gloire de sa grâce, par
laquelle il nous a rendus agréables à ses yeux , et
nous a élargi ses dons en Jésus- Christ son Fils bien-
aimé ^ : en sorte que nulle chair , nul homme ne
se glorifie en lui-même ; mais que celui qtii se glo-
rifie se glorifie uniquement en notre Seigneur 7.
Soyons donc de ceux dont Jésus-Christ se glorifie
auprès de son Père en lui disant, comme il vient de
faire de ses apôtres : Ils ont gardé votre parole ; et
comme je leur ai donné la parole que vous m'avez
donnée, ils ont été fidèles à la recevoir, comme
une parole qui venait de vous , de qui moi-même
je viens *. Soyons de ceux à qui Jésus-Christ rend
pe témoignage , mais soyons aussi de ceux qui re-
connaissent que tout cela nous vient de Dieu , et
' Joan. XVII, II. — ' Act. iv, 32. — ' Joan. Xiv, 17. —
♦ Joiin. XVII, !», ïO. — ''lbid. XV, 8. — « Ej)hcs. i. 6. — ' l.Cor.
t, 31.— 8 Joaii. xvii, Ç,8,
que notre fidèle coopération à la grâce de Jésus-
Christ est le premier effet de cette grâce, .^men : Il
est ainsi. Et si nous avons en nous-mêmes ce sen-
timent , le témoignage de Dieu sera en nous : nous
serons les vrais disciples de la grâce de Jésus-Christ,
et il sera vraiment glorifié en nous; ne pouvant ja-
mais l'être en ceux qui se glorifient, pour peu que
ce soit, en eux-mêmes, parce qu'il est le vrai et
seul Dieu , 'qui ne donnera pas sa gloire à un au-
tre '. Rentrons donc sérieusement en nous-mêmes;
et toutes les fois que nous y trouverons un secret
appui dans nos œuvres, dans nos lumières, dans no-
tre travail, dans notre mérite, dans nos propres
forces, sortons de nous-mêmes pour nous laisser
aller à l'abandon entre les bras de celui qui nous
soutient, et ne tenons qu'à lui seul.
XLVIP JOUR.
Il demande qu'ils soient un avec son Père el lui. Joan.
xva, 11.
Je ne suis plus dans le monde : toujours selon
cette façon de parier, qui lui fait énoncer comme
déjà accompli ce qui va l'être. Je ne suis donc plus
dans le monde : Je pars, et je viens à vous; mais
pour eux, ils sont dans le monde. Mon Père saint,
conservez en votre nom ceux que votis m'avez don-
nés, afin qu'ils soient U7i comme nous *. Voilà donc
ce que Jésus-Christ demande pour ses apôtres, et
en eux pour tous ses élus , ainsi qu'il l'expliquera plus
clairement dans la suite. S'il demande cela pour
eux, il n'est pas permis de douter qu'il ne l'obtienne ;
car c'est lui-même qui a dit : Je sais, mon Père
que vous tn'écoutez toujours.'^ Il est donc bien assuré
d'être écouté lorsqu'il demande à son Père de les
garder tellement, qu'ils soient un : et ils le seront,
puisque Jésus-Christ a demandé qu'ils le fussent.
Je vous prie, mon Père, qu'ils soient un : que l'es-
prit de dissension, d'envie, de jalousie, de ven-
geance, d'animosité, de soupçon et de défiance ne
soit point en eux : Qu'ils soient un comme nous.
Ce n'est pas assez qu'ils soient un, comme le Père
et le Fils, dans la nature qui leur est commune, de
même que le Père et le Fils sont un dans la nature
qui leur est commune; mais qu'ils aient, comme
eux, une même volonté, une même pensée, un
même amour : qu'ils soient donc un comme nmis.
Ce comme ne fait pas descendre l'unité du Père
et du Fils jusqu'à l'imperfection de la créature,
ainsi que les ariens se l'imaginaient; mais, au con-
traire, il relève l'imperfection de la créature, jus-
qu'à prendre autant qu'elle peut pour son modèle
l'unité parfaite du Père et du Fils. Qu'ils soient un
' comme nous : c'est donc à dire que nous soyons le
modèle de leur union; non qu'ils puissent jamais^
atteindre à la perfection de ce modèle, mais néan-
moins qu'ils y tendent; de même que lorsqu'on nous
dit -.Soyez saints, comme je suis saint, moi le
Seigneur votre Dieu ^ ; et encore : Soyez parfaits ,
soyez miséricordieux , comme votre Père céleste
' Is. XLII , 8
II, 41.
— ï Joan. xvu, U.—'^IUd. xj, il.— ^ Lcv,
MEDITATIONS SUR L'EVANGILK.
773
est par/ait ef miséricordieux ' ; nous entciidi>ns
bien qu'il ne nous appartient pas dctrc saints, d'ê-
tre bons, d'être parfaits dans la transcenJance qui
convient à la nature divine, mais seulement qu'il
nous appartient d'y tendre, et que nous devons
nous proposer ce modèle, pour en approcber de
plus en plus. Ainsi qu'ils soient un comme nous,
c'est-à-dire qu'ils le soient, s'avançant aujourd'bui
et après, et tous les jours de plus, en plus à cette
perfection, et y avançant d'autant plus infatigable-
ment qu'on ne peut jamais atteindre au sommet. Car
plus on avance, plus on connaît la distance; et elle
parait de plus en plus iiiQnie ; et on s'abaisse , et on
s'humilie jusqu'à l'infîni, jusqu'au néant.
Qu'ils soient donc un comme nous , s'unissant
ensemble, en toute cordialité et vérité, non de pa-
roles seulement, mais par oeuvres, et par les effets
d'une charité sincère; qu'ils soient un véritable-
ment; qu'il soient un inséparablement; qu'ils mon-
trent et qu'ils voient en eux-mêmes, dans la perpé-
tuelle persévérance de leur union mutuelle, une
image de cette éternelle et incompréhensible unité
par laquelle le Père et le Fils étant ua , dans une
même et simple nature individuelle, ils n'ont aussi
qu'une seule et simple intelligence, avec un seul et
simple amour , et par tout cela font un seul Dieu :
ainsi qu'ils fassent entre eux un seul corps, une
seule âme , un seul Jésus-Christ. Car s'il est réservé
à Dieu et aux personnes divines d'être un, d'une
parfaite unité , il nous convient d'être un , comme
faits à leur image : et c'est la grâce que Jésus-
Christ demande pour nous.
Il ne dit pas : qu'ils soient un avec nous ; ou que
nous et eux nous ne soyons qu'une seule et même
chose, ce qui serait égaler les hommes à Dieu;
mais qu'ils soient un , comme nous, selon la pro-
portion qui convient à ceux que nous avons faits
à notre image, en disant : Faisons F homme à notre
image et ressemblance ». O image , de qui es-tu
l'image? Du Père, du Fils, et du Saint-Esprit,
qui ont prononcé d'une voix commune : Faisons
t homme à noire image ! Achève donc le portrait ,
et imprime en toi tous les traits de cette divine res-
semblance. Otons de plus en plus ce qui nous divise
de nos frères ; ôtons nos propriétés , nos propres
désirs, nos propres pensées, notre amour-propre :
il ne resterait plus que le bien commun, qui est
Dieu, en qui nous serons une même chose.
XLVIir JOUR.
L'enfant de perdition. Joan. xvii, 12.
Pendant que fêlais avec eux , je les conservais
en votre nom: j'ai gardé ceux que vous m'avez
donnés; et aucun d'eux n'est péri, si ce n'est l'en-
fant de perdition , afin que U Écriture fût accom-
plie^. On entend bien que cet enfant de perdition,
c'est le traître disciple. Il n'est enfant de perdition ,
enfant de la gêne, enfant de l'enfer , que par lui-
même et par sa faute. Car Jésus-Christ l'avait appelé
' Matth. V, 48. Luc. Tl , 38. — » Gen. 1 , 20. — ' Joan. x vu ,
non-seutement à la foi , mais encore à rapustolat :
et s'il se fdt purifié , il aurait été, conmie dit saint
Paul, un vaisseau d'honneur saru-tifié au Seigneur,
au lieu qu'il s'est fait lui-même un vaisseau de rebut
et de mépris «, Ce n'est donc pas Dieu qui l'a préci-
pité dans le crime, pour accomplir les prédictions
de son Écriture : car ces prédictions du péché le
supposent comme devant être , et ne le font pas.
Cela est clair, cela est certain ; et il ne faut rien
écouter contre. Judas n'a pas été poussé au crime,
si ce n'est par le diable et par sa propre malice.
Mais Jésus-Christ le rappelait : pendant le traître
baiser , il l'appelle encore son ami ; il lui dit encore :
Monami, pourquoi es-tu venu ici? Quoi! tu trahis
le Fils de l'homme avec un baiser '\ Et il reçoit
son baiser, et lui-même lui donne le sien. Mais,
parce qu'il s'endurcit au milieu de toutes ses grâces ,
il le laisse à lui-même, et au mauvais esprit, qui le
possédait , et à son propre désespoir. C'est ainsi
qu'?7 est allé en son lieu , comme il est porté dans
les Actes ^ : au lieu qui lui avait été préparé par une
juste punition de son crime, mais qu'il avait lui-
même choisi , et qu'il s'était comme approprié par
sa libre et volontaire dépravation.
Il /allait donc que l'Écriture s'accomplit en lui ,
conmie dit saint Pierre-* : parce que Dieu accomplit
sa volonté juste dans ceux-là mêmes qui s'opposent ,
autant qu'il est en eux, à sa volonté. Car, comme
dit saint Augustin , il fait ce qu'il veut de ceux qui
ne font pas ce qu'il veut^\ et en voulant se sous-
traire à l'empire de sa vérité, ils y retombent en
subissant les lois de sa justice. O justice ! ô justice!
ô justice! il faut adorer tes saintes et inexorables
rigueurs. A force de pardonner , Dieu en vient enfin ,
en quelque façon, à ne pouvoir plus pardonner : et
il faut que sa justice s'accomplisse.
XLIX-^ JOUR.
Qu'est-ce à dire : Jucun n'a péri qv* r enfant de perdi-
tion ? Ibid.
Aucun n'a péri que l'enfant de perdition ^.
Je ne sais que dire de ce perfide. Est-il venu d'abord
à Jésus-Christ avec un esprit trompeur.' Il le
semble, selon ces paroles : Jésus savait, dés le
commencetnent , qui étaient ceux qui ne croyaient
pas, et qui était celui qui le devait trahir i.
Est-ce donc que ce perfide ne croyait pas dès le
commencement.' ou bien est-ce que Jésus-Christ
voyait dès le commencement, qui étaient ceux qui
dans la suite ne croiraient plus.^ Mais il distingue
les temps : il savait ceux qui ne croyaient pas
alors , et dans ce temps-là ; et ensuite dans le futur ,
il savait qui le devait trahir. On pourrait donc
soupçonner que ce malheureux , qui devait trahir
son maître, dès le commencement n'y croyait pas^
et qu'avec toute la confiance qu'il lui avait témoin
gnée , en le recevant au nombre de ses disciples, e|
même en lui confiant la garde de ce qu'il recevait
des peuples pour sa subsistance , il ne faisait
' IL Tim. II, 20, 21. — ' .Vatth. XXVI, 50. Luc. xxii, 48. -r
' Acl. 1 , 25. — 4 Jbid. 1,16. — * EnchiriJ. cap. civ, «. 23 —
* J(m:>i. XVII, 12. — • Ibid- TI, 65.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
7M
que lé tolérer , pour nous donner un exemple de
patience.
Mais , dirons-nous que la vocation de Jésus- j
Christ n'aura eu aucun effet dans ce traître? S'il |
n'avait jamais cru, aurait-il dit dans son désespoir :
J'ai péché en livrant le sang innocent ': et aurait-
il rendu aux Juifs le prix de son iniquité? Il semble
donc qu'il ait cru, du moins durant quelque temps,
de bonne foi ; et qu'un reste de sa première
croyance s'étant réveillé , au lieu d'en profiter pour
son salut , il l'ait fait servir à sa perte. Car s'il eût
bien entendu la parole qu'il disait : J'ai péché en
vous livrant ce sang innocent, ce sang juste ; il au-
rait vu que ce sang étant véritablement, un sang
juste , où le péché n'avait jamais trouvé de place, il
y avait dans la justice et la sainteté de ce sang de
quoi expier le crime de celui qui l'avait vendu. Il ne
l'a pas compris, le malheureux; et sa pénitence
désespérée , avec sa croyance infructueuse , lui tour-
nent à damnation.
Quoi qu'il en soit, j'oserai dire avec assurance
qu'il n'est pas de ceux dont Jésus-Christ a dit ici :
Ils étaient à vous , et vous me les avez donnés *.
Car ceux dont il le dit étaient ceux qui étaient pré-
sents lorsqu'il priait, qui avaient gardé sa parole,
qui croyaient, en la foi desquels il était glorifié, et
le devait être. Que le Père l'ait donné au Fils en un
certain sens, lorsqu'il le lui a donné pour apôtre;
et que le Fils l'ait reçu de lui lorsqu'il l'appela ,
conformément à cette parole : Je vous ai élu
dou:ie ; et un de vous est un diable ^ : on n'en peut
douter. Au même sens qu'il lui a été donné, au
même sens, quel qu'il soit, il était à lui. Mais qu'il
fiU à lui de cette manière singulière dont Jésus-
Christ parle ici, la vérité de ses paroles ne permet
pas de le penser. S'il n'est pas de ceux donc Jésus-
Christ a dit: Ils ont cru à votre parole ; et fai
été glorifié en eux : il n'est donc pas aussi de ceux
dont il a dit : Je les conservais en votre nom :
encore moins de ceux dont il a dit : J'ai gardé ceux
que vous m'avez donnés : encore moins de ceux
dont il a dit : Aucun d'eux n'a péri -*. Et quand
il ajoute : si ce nest l'enfant de perdition : il
semble que c'est au même sens dont il dit ailleurs :
j^ersonne ne sait rien de ce dernier jour , ni les
anges , ni le Fils , si ce n'est le Père ^ : en sous-
ontendant, ni personne, si ce n'est le Père; ou
bien , ni personne, mais le Père seid '' : ou , comme
il est porté dans saint Paul : Personne n'est justifié
2)ar les œuvres de la loi, si ce nest par la foi en
Jésus-Christ^ : c'est-à-dire, ni autrement que par
la foi en Jésus-Christ; ou bien, mais seulement
par celte foi; ou, comme on lit dans l'Apocalypse :
Iiie7i de souillé n'entrera dans la cité sainte , ni
aucun de ceux qui commettent des abominations
et des mensonges, si ce n'est ceux qui sont écrits
au livre de vie de l'Agneau^ : c'est-à-dire, mais
seulement ceux , etc. Ainsi aucun d'eux n'est péri ,
si ce n'est l'enj'ant de perdition .-c'est-à-dire, mais
« Matth. xxvn, 4, 5. — ^Joan. xvii, 6. — ^ Ibid. \f, 71. —
* Ihid. XVM, «, 8, 10, 1-2. — '' Mail, x.xrv, 3(5. — * Marc.
MU , Ji. — ■ Cul. u , IG. — * Jpoc. XXI , 27.
seulement cet enfant de perdition qui s'est perdu luK
même en me quittant.
* [ Jésus-Cbrist s'est servi lui-même de cette fa-
çon de parler en deux versets consécutifs : Iltj avait,
dit-il , plusieurs veuves en Israël du temps d'Élie :
et ce prophète n'a été envoyé chez aucime d'elles,
mais chez une femme veuve de Sarepte, dans le pays
des Sidoniens. Il y avait de même plusieurs lé-
preux en Israël du temps d'Elisée, et il n'a été en-
voyée aucun d'eux, mais seulement à Naaman,
Syrien '. Ainsi, dit-il, nidn'apériySi ce n'est l'en-
fant de perdition : c'est-à-dire qu'il a péri seul , se-
lon ce que dit l'apôtre. ]
Qu'on prenne garde, que je ne dis pas que .Tudas
n'ait été en aucune sorte donné à Jésus-Christ;
mais qu'il y a une certaine manière particulière se-
lon laquelle nul n'est au Père, et nul n'est donné
au Fils, que ceux qui gardent sa parole , et en qui il
est glorifié éternellement; et que c'est de cette ma-
nière secrète et particulière que Jésus-Christ parle
ici. Piions-Ie donc, que nous soyons à lui de cette
manière. Unissons-nous à sa prière avec un coeur
rempli de confiance. Seigneur, que je sois de ceux
qui conservent votre parole jusqu'à la fin , afin que
je sois de ceux en qui vous serez glorifié éternel-
lement.
L"' JOUR.
Jésus-Christ garde les lidèles dans le corps comme dani
l'àme. Joan. xvii, I2.
J'ai gai'dé ceux que vous m'avez donnés ^. Je les
ai gardés, même selon le corps, conformément à
l'explication que saint Jean nous donne lui-même :
Laissez, dit le Sauveur ^, aller ceux-ci; afin que
la parole qu'il avait jjrononcée fui accomplie ; Je
n'ai perdu aucun de ceux que vous m'avez donnés;
pour nous montrer que Jésus-Christ a soin et de
notre corps et de notre âme , et que nous ne per-
dons rien de ce qu'il veut garder. C'est encore ce
qui détermine à dire que cette parole ne se doit en-
tendre que de ceux qui étaient présents. Laissez,
dit-il , aller ceux-ci : en montrant les onze apôtres
qui restaient auprès de lui. Car pour Judas, qui
l'avait quitté, il n'avait rien à craindre des Juifs,
à qui il s'était donné, et il devait périr d'une autre
sorte. Songeons donc à ne rien craindre , mémo
pour nos corps. Car Jésus-Christ les garde tant
qu'il lui plaît : et un seul cheveu ne tombe pas de
notre tête sans notre Père céleste 4, Dans les per-
sécutions , dans les travaux , dans les maladies , Je-,
sus-Christ prend soin de nos corps autant qu'il faut ;
et on ne peut rien contre nons , comme on n'a rien
pu contre lui , que lorsque l'heure a été venue.
Mais songeons qu'il garde nos corps au prix du
sien. C'est en se livrant à ses ennemis qu'il leur
dit : Laissez aller ceux-ci. Sa mort délivre nos
corps comme nos âmes : et c'est la marque qu'un
jour ils les tirera entièrement de la mort.
* Cet alinéa entier [] ne se trouve pas dans le manuscril ori-
ginal. { Eclit. de Fersaillcs. )
* Luc. IV, 25 , 2(3, 27. — ^ Joan. xv;», 12. — •• Ibid. xvilt
S, 9. — ' Luc. XXI, 18.
MÉDITATIONS SUR LGVAÎSGILE.
81
Apprenons lïe cette explication de saint Jean que
les paroles de l'Écriture, et celles du Fils de Dieu
niême, peuvent avoir un double sens. Il est clair
que celles-ci de Jésus-Christ : Juam de ceux que
vousjn'avez donnés , ne périra ^ : s'entendent de
rame; et toute la suite, qui regarde l'âme , le fera
paraître : mais il est clair par saint Jean, que cette
parole s'entend aussi du corps. Méditons donc à fond
l'Écriture, et tournons-la de tous côtés pour en ti-
rer tout le sens et tout le suc. Car tout y est es-
prit, tout y est vie : et Jésus-Christ a des paroles
de vie éternelle.
LP JOUR.
Joie de Jésas. Goûter sa parole , source de toute Joie
Joan. xvn, 13, 14, 15.
Et maintenant je viens à vous : et je dis ces cho-
ses, étant encore dans te monde; afin qu'ils les en-
tendent, et qu'ils aient ma joie accomplie en eux '.
Quelle est cette joie de Jésus, si ce n'est celle de
leur assurer leur bonheur sur les bontés de son
Père? Et comment est-elle accomplie dans ses
apôtres , si ce n'est en espérance , et par la certitude
de ses promesses? De même que s'il disait : Mon
Père, dans la joie que j'ai en vous les recommandant
avec tant d'amour, faites-leur sentir qu'ils n'ont rien
à craindre , et qu'il ne leur reste qu'à se réjouir de
vos bontés et des miennes. Ce qu'il explique plus
clairement dans les deux versets suivants : Je leur ai
donné votre parole, et le monde les a haïs y parce
qu'ih ne sont pas du monde; et je ne suis pas du
monde. Je ne vous prie pas de les ôter du monde;
mais de les garder du mal ^.
Voulant dire qu'ils ne sont pas du monde, il com-
mence par dire : Je leur ai donné votre parole.
■C'est cette parole qui les a tirés du monde. Qu'elle
fasse donc encore cet effet! Toutes les fois que
nous entendons ou que nous lisons la parole de Jésus-
Christ, c'est cette parole qui, venant de Dieu, nous
ramène au lieu d'où elle est venue. C'est cette parole
qui ne nous permet pas de goûter le monde , parce
qu'elle nous fait goûter la vérité, que le monde ne
connaît pas, ni ne veut connaître ; parce que la vé-
rité le juge. Le monde est faux en tout, trompeur en
tout, et la parole de Jésus-Christ nous ouvre les
yeux pour voir cette illusion, ce faux du monde.
Cette parole fait les chastes délices des âmes désa-
busées et dégoûtées du monde. Goûtons donc cette
parole, aQn que le monde ne nous trompe et ne
nous surprenne pas. Récitons le psaume cxviii,
pour nous accoutumer à la goûter. David la tourne
de tous côtés dans ce psaume, pour en découvrir
toutes les beautés , pour en goûter toutes les dou-
ceurs. Il l'admire sous tous ses noms : c'est la pa-
role, la loi, le témoignage, le commandement,
l'ordonnance, le conseil, la justice du Seigneur. Il
ne se contente pas d'en regarder la surface : il la pé-
nètre, il en sonde les profondeurs; il la cache dans son
cœur; il ne cesse de la prononcer dans sa bouche,
tille ie fait trembler, en même temps elle le dilate :
• Joan. XVII , 12. — » jUd. 13. — ' Ibid. U, 16.
elle est sa con.solation durant son p\il, son conseil,
.sa lumière , son amuur, son espérance. Kn niênk«
temps qu'il l'entend, il demande de l'entendre, el
reconnaît que l'entendre c'est un don de Dieu. Il
s'y attache par le fond de l'âme. £llc brûle, elle
consume le cœur : elle l'attendrit, elle le fond, et
fait couler des torrents de larmes; les joues en sont
cavées, et deviennent comme un canal par où cou-
lent les ruisseaux de pleurs.
Si la parole de l'Ancien Testament faisait tous
ces beaux effets , celle de Jésus-Christ , qu'il a re-
çue de son Père , qu'il a puisée dans son sein |)our
nous la donner, que fera-t-elle? C'est donc cette
parole qui, dans un grand auditoire, ira choisir
quelquefois une âme mêlée dans la foule, mais que
Dieu connaît et discerne, et lui laissera un aiguil-
lon dans le cœur. Elle ne sait d'où lui viennent ces
nouveaux désirs qui vont peu à peu la détachant
du monde, en sorte qu'elle n'en est plus, et qu'elle
est à Dieu : pour accomplir cette parole de no-
tre Sauveur : Je leur ai donné votre parole , et Us
ne sont pas du monde , comme je ne suis pas du
inonde; et le monde les hait, parce qu'ils ne sont
pas des siens ' : mais ils méprisent sa haine injuste
et impuissante : injuste, puisqu'elle s'est première-
ment attachée à Jésus-Christ : impuissante , puis-
qu'elle n'a pu empêcher sa gloire, ni l'accomplisse^
ment de la volonté de Dieu.
Ainsi les enfants de Dieu, que le monde hait, à
cause que l'esprit desiinpiicité, de droiture et de jus-
tice est en eux, méprisent la haine du monde, et
se trouvent trop honorés de goûter cette partie
des opprobres de leur cher Sauveur. Qu'attendez-
Tous du monde après cela? Voulez-vous qu'il vous
estime, lui dont vous devez plutôt désirer la haine?
Quant à ce qui vous regarde, ayez la paix avec tout
le monde; mais si le monde ne veut point avoir la
paix avec vous , ni vous laisser en repos, que vous
importe? Vous n'êtes pas du monde, et votre repos
est ailleurs
LIl* JOUR.
Qu'est-ce à dire : Garder du mal? Joan. xvii, 15.
Je ne vous prie pas de les tirer du monde, mais
de les garder du mal*. Après ce que Jésus-Christ
vient de dire de ses apôtres, il pourrait sembler
qu'il les voulût retirer du monde, et qu'ils ne de-
vaient plus y être après que lui-même il l'aurait
quitté. Mais il fallait qu'ils y fissent leur temps,
comme lui-même l'y avait fait. Ils devaient luire
comme de grands luminaires dans le monde; et Jé-
sus-Christ, qui avait dit de lui-même : Je suis la
lumière du monde ^ , avait daigné en dire autant de
ses apôtres, f^ous êtes la lumière du monde, et des
flambeaux qu" il ne/autpas mettre sous le boisseau,,
inais sur le chandelier, pour éclairer toute la ttiai'
son i. Et c'est pourquoi il dit à son Père : Je m
vous rfw pas que vous les tiriez du monde , mais
que vous les délieriez du uia.ldonth monde abonde,
• Joan. XTII , M , 16. — * Ibid. 15. — 3 Jbid. \ut , 12. —
* Matih. V, H, 15, IG.
782
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
tout le monde étant dans le mal : disait saint Jean ' .
Ainsi , en les laissant dans le monde, je vous prie de
les garder du mal : que le inonde ne les gagne pas
par ses attraits ; qu'il ne les épouvante pas par ses
menaces : Mon Père, gardez-les du mal, et qu'ils
soient dans le monde, sans en être.
C'est la grande merveille de la grâce de Dieu, et
c'est cette grâce que Jésus-Christ demande pour
eux. Il nous apprend aussi à la demander, lors-
qu'il nous enseigne à dire : Délivrez-nous du
vial^. Mais nous le demanderions en vain, s'il ne
{"avait auparavant demandé pour nous. Mon Père,
gardez-les du mal. Si le Seigneur ne garde tine
ville , ses sentinelles veillent en vain sur ses mu-
railles : si le Seigneur ne garde une ville, ceux
gid l'ont bâtie avec tant de soin, ont travaillé
inutilement ^.
Mon Père, gardez-les du mal. Je m'unis, mon
Sauveur, à votre prière; et c'est en vous et avec
vous que je veux dire, comme vous l'avez com-
mandé : Délivrez-nous du mal.
Llir JOUR.
Qu'est-ce que le monde? Joun. xvu, 16.
Ils ne sont pas du monde : et moi je ne suis
pas du monde 4. Jésus-Christ ne se lasse point de
répéter cette parole , parce qu'il veut que nous la
goûtions. Goûtons-la donc : repassons-la nuit et
jour dans notre cœur.
Mes bien-aimés, disait saint Jean, n'aimez pas
le monde ^. Ce n'est pas assez de ne l'aimer pas
en général; il s'explique : ni tout ce qui est dans
le monde : car que trouverez-vous dans le monde ,
si ce n'est la concupiscence de la chair, et l'amour
des plaisirs des sens, où le cœur s'aveugle , s'épais-
sit, se corrompt, se perd : et la concupiscence des
yeux, les beaux meubles, l'or et l'argent, les pier-
reries, tout ce qui contente les yeux : quoique après
tout, que leur en revient-il? possèdent-ils véritable-
ment tout ce qu'ils voient? Il ne font que l'effleurer
par leurs regards ; tout est hors d'eux , et aussi tout
leur échappe. Fuyez donc aussi la concupiscence dos
veux, la vanité, la curiosité, les vaines sciences :
car encore que tout cela semble être en vous et
vous repaître pour un moment, dans le fond tout
est hors de vous , et se peut tellement effacer dans
votre esprit, qu'il ne vous restera pas même le sou-
venir de les avoir eus. Voilà pourtant tout ce qu'il
y a de plus beau dans le monde.
Mais il y a encore V orgueil de la vie : l'ambition :
les charges, les grands commandements qui sem-
blent rendre la vie, pour ainsi dire, plus vivante,
parce qu'on devient un honune public; on vit dans
l'esprit de tout le monde , qui vous recherche, qui
s'empresse autour de vous; et vous croyez plus
vivre que les autres, et vous vous trompez. Car
tout cela n'est qu'orgueil, c'est-à-dire une vaine en-
llure : on croit être plein, on n'est qu'enflé : il n'y
a que du vent au dedans , et tout ce dont vous vous
repaissez n'est que fumée.
' t. Jonn. V, 19. — 2 Matlh. TI, 1-3. — ^ Ps. CXXVI, I. —
« jeun, xvu, IG. — 5 I. Jvan. a, 15, 15.
Goûtons ces vérités, nourrissons-nous-en : Ma
petits enfants, n'aimez donc pas le monde , parce
que voilà ce que c'est que ce monde que vous aimez.
Ces désirs, ces concupiscences ne sont pas de
Dieu, et par conséquent n'ont rien de solide.
Car le monde passe , et ses convoitises passent ' :
ce sont comme des torrents qui passent avec grand
bruit, mais qui passent; qui se jettent les uns dans
les autres, mais qui passent, et autant celui qui re-
çoit que celui qui vient de s'y perdre. Le inonde
passe donc et ses convoitises : et il n'y a rien qui
demeure, que celui qid fait la volonté du Sei-
gneur » : parce que la parole de Dieu , qui ne passe
pas, demeure eii eux. Et c'est pourquoi il disait :
Je leur ai donné votre parole, et ils ne sont pas du
monde.
LTV JOUR.
Jésus n'est pas du monde, ni ses vrais disciples. Joan.
XVH, H, 16.
Qui pourra dire de bonne foi avec Jésus-Christ :
Je ne suis pas du monde'^ Nous nous retirons
dans nos cabinets. : le monde nous suit, Nous
fuyons dans le désert : le monde nous suit. Nous
fermons cent portes sur nous, nous mettons sur
nous cent serrures , cent grilles, si vous le voulez ,
cent murailles closes; la clôture est impénétrable :
le monde nous suit. Nous nous recueillons en nous-
mêmes, le monde nous suit, et nous nous donnons
à nous-mêmes tout l'honneur que nous voulons,
même celui que le monde nous refuse. Que ferai-je
donc pour quitter le monde qui me suit, qui vit
en moi au dedans , et qui tient à mes entrailles ? Et
néanmoins il faut pouvoir dire avec Jésus-Christ :
Je ne sids pas du monde; puisqu'il a dit : // ne
sont pas du monde, comyne je ne suis pas du
monde. O Jésus ! je le pourrai dire , quand vous au-
rez dit pour moi : Je ne vous prie pas de les tirer
du monde , mais de les garder du mal, c'est-à-
dire de leur ôter l'esprit du monde.
LV JOUR.
Être sanctilié eu vérité, qui est sa parole. Joan. xvu,
17, 18.
Sanctifiez-les en vérité. Fotre parole, que je
leur ai donnée, est la vérité. Comme vous m'avez
envoyé dans le monde , ainsi je les envoie dans le
monde ,\)our y être, non pour en être; et je me
sanctifie moi-même pour eux, je m'offre, je me
consacre, je me sacrifie, et je me rends leur vic-
time, afin qu'ils soient sanctifiés en vérité, d'une
véritable et parfaite sanctification, ou qu'ils soient
sanctifiés dans la vérité^; dans moi qui suis la
vérité même , ce qui revient dans le fond à la même
chose.
Ces paroles sont hautes : Sanctifiez-les en vérité.
Non-seulement elles nous élèvent au-dessus des
sanctifications et purifications de la loi, qui n'é-
taient que des figures et des ombres; au lieu que
les chrétiens sont sanctifiés dans la vérité, qui est
• 1. Joan. II, 17. — ' Ihid. — ^ Ibid. xvu, 17, IS.
MEDITATIONS SUR L'EVANGILE
Jésus-Christ ; maïs encore elles nous apprennent
(Tune façon plus particulière, quelle est la propre
I pas jugés ». Elle nous apprend que h mtséricoiiU
est exaUée au-dessus du Jugement, et que le j-
sanctification des chrétiens. Être sanctifié, c'est être i gement sans miséricorde ne sera que pour ceux
séparé. Pour être sanctilié dans la vérité , et à fond ,
à pueile séparation ne faut-il pas être venu d'avec
toute créature et d'avec soi-même ! O Dieu ! je suis
effrayé, quand je le considère. Être sanctiûe dans
la vérité , en sorte qu'il ne reste en nous que cette
vérité qui nous sanctiûe , et que tout le faux, tout
rimpur soit ôté et déraciné , c'est quelque chose de
si pur et de si parfait, qu'on ne peut pas y atteindre
en cette vie. Mais seulement qu'il y faille tendre en
vérité , sous les yeux de Dieu , c'est de quoi cruciGer
l'homme tout entier.
Fotre parole est la vérité. Cette parole est la vé-
rité qui nous jugera un jour, selon ce que disait le
Sauveur : Celui qui me méprise, et ne reçoit pas
mes paroles y a un juge qui le jugera ; la parole que
j'ai prononcée le jugera au dernierjour, parce que
je n'ai point parlé de moi-même , et que mon Père,
qui m'a envoyé , m'a prescrit tout ce que j'avais
adiré '.
Ce jugement se commence dès cette rie , confor-
mément à cette sentence de saint Paul : La parole
de Dieu est vive et ejficace, et plus pénétrante
qu'un couteau à deux tranchants : elle perce jus-
qu'aux plus secrets replis de l'àme et de V esprit,
divisant l'homme animai d'avec l'homme spirituel ,
et discernant ce qui vient de l'un ou de l'autre;
«/He entre jusque dans les jointures et les moelles » :
elle découvre la liaison secrète de nos pensées et de
DOS désirs, jusqu'aux moindres fibres, et voit jus-
que dans nos os , c'est-à-dire ce qu'il y a de plus ca-
ché, de plus intime, aussi bien que ce qu'il y a de
plus délicat et de plus subtil dans nos pensées ; eile
discerne les mouvements et les intentions du cœur ;
et rien ne lui est caché : tout est à nu ei à décou-
vert devant elle ' : comme on ouvre les entrailles
d'une victime à qui on a coupé la goi^e, ainsi tout
est ouvert à cette parole dont nous parlons.
Si l'apôtre tait ici comme une personne de la pa-
role de Dieu, c'est Jésus-Christ qui a commencé,
lorsqu'il a dit : Je ne vous jugerai pas ; la parole
que j'ai prononcée sera votre juge *. Cette parole
prononcée par Jésus-Christ est l'image de la parole
éternelle et subtantielle, qui est Jésus-Christ même:
et elle en fait en quelque façon les fonctions dans
les cœurs. Elle nous juge donc, parce que c'est par
elle, et selon elle, que nous serons jugés. Elle fait
la séparation de toutes nos pensées , de tous nos dé-
sirs , de toutes nos intentions; de celles qui viennent
de l'amour de Dieu et de celles qui viennent de no-
tre amour-propre. Cette parole est un flambeau al-
lumé dans notre cœur, et la lumière en pénètre par-
tout, pour tout distinguer. Elle discerne où le bien
et le mal se séparent , et l'endroit secret où ils se
mêlent. Qui pourrait soutenir la rigueur de ce juge-
ment? Mais cette même parole nous apprend que
si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons
» Joan. XII, 48 , 49. — ^Heb. rr , 12. — » Ibid. 1$. — *Joam
XU .ta
qui n'auront point fait miséricorde '. Ainsi celte
parole nous munit contre sa propre sévérité : et
nous serons sanctifiés en vérité, selon cette parole,
si nous confessons en vérité nos ùiutes et nos fai-
blesses.
O que la vue en est affligeante! ô qu'on aime à
discourir de ses vertus, de ses lumières, de ses
grâces! mais qu'on fuit de voir ses faiblesses, ses
fautes! EUesse présentent malgré qu'on en ait; mais
on détourne les yeux. On parlera tant qu'on voudra
de ses faiblesses en général, de son néant; mais
quand on fait mettre le doigt dessus, l'on ne veut
plus, l'on ne peut plus voir. Pour être sanctifié en
vérité, il faut voir la vérité de ses fautes en parti-
culier. Car c'est là ce qui rend l'humilité véritable :
toute autre humilité, celle qui se dit un néant , sans
vouloir voir en quoi elle l'est, n'est qu'un oi^ueil
d^isé. Il vaut mieux voir ses fautes, dit saint
Augustin, que de voir toutes les merveilles de tu-
nivers.
LV1« JOUR.
Jésus se sanctifie loi-méme. Joan. xvu, I8, 19.
Comme nous m'avez envoyé dans le monde,
iùnsije les ai envoyés dans le monde : et je me
sttHct^ moi-même pour eux, afin qu'ils soient
OMssi sanctifiés en vérité^.
On voit ici la raison profonde , pourquoi il fal-
lait que les apôtres fussent sanctifiés en vérité. C'est
que le Fils les envoyait dans le monde, comme son
Père Favait envoyé dans le monde : mais, en l'en-
Toyant dans le monde, il l'avait sanctifié pour y
aller, conformément à cette parole du Sauveur :
Celui que le Père a sanctifié, et qu'il a envoyé dan*
le monde : vous dites qu'il blasphème, parce qu'il
s'appelle lui-même le Fils de Dieu *.
Disons donc qu'est-ce qu'a fait le Père céleste
pour sanctifier son Fils.' d'abord, le sanctifier,
c'est le déclarer saint : ce que le Père céleste a fait
par tant de miracles, que les démons mêmes furent
contraints de s'écrier : Je sais qui vous êtes :
vous êtes le saint de Dieu *, le saint qui êtes saint de
la sainteté de Dieu; le saint que Dieu a promis par
tous les prophètes, et qu'il a oint pour être le Saint
des saints *. Mais il faut entendre uon-seulement
la manière dont Jésus-Christ est déclaré saint, mais
encore celle dont il l'est et dont il l'a été fait.
Il est saint par sa naissance étemelle : et encore
qu'il reçoive cette sainteté de son Père, comme il
en reçoit son essence, il n'a non plus été fait saint,
qu'il a été fait Dieu. Ainsi il ne convient à Jésus-
Christ d'avoir été sanctifié, que selon sa nature
humaine; et ce grand ouvrage fut accompli et ma-
nifesté au milieu des temps, lorsque le Saint-Esprit
étant descendu sur la sainte Vierge , et la vertu du
Très- Haut l'ayant couverte, la chose sainte, qui
naqidt de cette bienheureuse Vierge, fut appelée
• I. Car. XI, 31. — * Jœ. ii ,13.-3 joan. xvil , IS , It. —
«i*/«f.x,36. — * £.«■. IV, «. — « Ain. xi,si.
MÉDITATIONS SUR L'ËVANGILE.
Hr lils de Dieu '. C'est donc ainsi que Jésus-Christ
a été sanctifie pour être envoyé au monde, ou
plutôt lorsqu'il y fut envoyé.
Et ce qui rend cette sanctification plus glorieuse,
et plus abondante; c'est qu'outre la sainteté per-
sonnelle de Jésus-Christ, il fut oint, consacré, sanc-
tifié par sa charge de médiateur et de pontife,
ayant été revêtu de ce divin sacerdoce qui lui avait
été prédestiné, selon l'ordre de Melchisédech. Ce qui
était -encore une suite de sa filiation, selon ce que
dit saint Paul : qu'Une s'est pas ingéré de lui-même
dans le sacerdoce, mais qu'il y a été appelé et
nommé par celui qui lui a dit : Fous êtes mon Fils, je
vous ai engendré aujourd'hui ».
Cette sanctification de Jésus-Christ en qualité
de pontifie, en induit une autre du même Jésus en
qualité de victime. Car ce divin sacrificateur ne
devait pas, comme le grand-prêtre de la loi, offrir
une victime étrangère, ni un autre sang que le
sien : mais il devait paraître une fois pour abolir
le péché en s'offi-ant lui-même 3. Il était donc saint,
et consacré à Dieu, non-seulement eu qualité de
pontife, mais encore en qualité de victime. Et c'est
pourquoi il dit à Dieu en entrant au monde : Fous
avez rejeté les holocaustes et les sacrifices pour
le péché : alors j'ai dit : Je viendrai moi-même 4 ,
pour tenir la place de toutes les hosties.
C'est pour cela qu'il se sanctifie, qu'il s'offre,
qu'il se consacre, comme une chose dédiée et sainte,
au Seigneur. Mais il ajoute : Je me sanctifie pour
eux, en parlant de ses apôtres ; afin que participant
par leur ministère à la grâce de son sacerdoce, ils
entrent aussi en même temps dans son état de vic-
time ; et que n'ayant point par eux-mêmes la sain-
teté qu'il fallait pour être les envoyés et les minis-
tres de Jésus-Christ, ils la trouvassent en lui.
Ce ne sont pas seulement les apôtres, mais en-
core tous les chrétiens, qui ont part à ce sacri-
fice* [et au sacerdoce de Jésus-Christ. Saint Paul
nous apprend à offrir nos corps comme une hostie
vioante, sainte, agréable à Dieu^. Celui qui a
une hostie à offrir participe au sacerdoce : et c'est
ce qui fait dire à saint Pierre , que tant que nous
sommes de chrétiens , 7ious sommes un saint sa-
cerdoce offrant à Dieu des victimes spirituelles,
qui sont acceptées par Jésus-Christ ^ ; et à saint
Jean dans l'Apocalypse : que Jésus-Christ nous a
faits rois et sacrificateurs à notre DiewJ . Ce ne sont
pas seulement les apôtres qui sont sanctifiés par
la part qu'ils ont au sacerdoce de Jésus-Christ ;
nous y avons tous notre part à cette manière.
Tout ce qu'a fait Jésus-Christ nous appartient
comme à eux.] Car les apôtres mêmes ne sont pas
apôtres pour eux , mais pour les autres , comme
disait l'apôtre saint Paul : Tout est à vous , soit
Paul, soit Céphas, soit ApoUo : tout est à vous :
et vous êtes à Jésus- Christ, et Jésus-Christ est à
' Litr.i, 35. — » Heh. V, 5, 6, 10. — ' Ibid. IX, 25 , 2G.
— 4 Ps. xxxix , 7 , 8. H<:b. X , 5, 6 , 7 , etc.
' I,<'.s mots 'jiii .sont enlri; deux croclict.s [] ni; se trouvent
poiii! (I.iiis it; jiiaiiu.scrit orij^iinl. ; /idit. de f ersailUsA
* Hom. XII , I. — 6 1. Pel n, 5. — ' dpoc. V, 10.
Dieu '. Et encore : Dieu a mis en nous le minis-
tère de réconciliation : parce que Dieu était en
( hrisf, se réconciliant le mondi , ne leur imputant
point leurs péchés : et il a mis en nous la parole
de réconciliation ».
Voilà donc la mission des apôtres fondée sur celle
de Jésus-Christ, et l'accomph'ssement de cette pa-
role du Sauveur : Comme vous m'avez envoyé ,
ainsi je les envoie 3. Vous m'avez envoyé pour ré-
concilier le monde; et je les envoie avec la parole
et le ministère de la réconciliation, pour acconoplir
mon ouvrage. Et je me sanctifie pour eux , et poin-
tons ceux à qui je les envoie , afin qu'ils soient
saints en vérité, par l'effet de mon sacerdoce, el
par la perfectien de mon sacrifice.
Voici donc les mots solennels du sacrifice de Jé-
sus-Christ, par lesquels il s'offre lui-même pour
nous : Sanctifiez-les en vérité : Je me sanctifie ,
je me consacre moi-même pour eux, afin qu'ils
soient sanctifiés en vérité'^. Il fallait que nous eus-
sions un tel pontife, saint, innocent , juste ,
parfaitement séparé des pécheurs , et exempt de
toute souillure, qui n'eût pas besoin d'offrir pour
lui-même^ \ mais qui s'offrît lui-même pour le
peuple. Lid, qui ne connut jatnais le péché, a été
fait péché pour nous , c'est-à-dire, victime pour le
péché , afin que nous fussions justice de Dieu en
lui^. Il s'est revêtu de notre péché, pour nous re-
vêtir de sa justice. C'est l'effet de cette parole : Je
me sanctijie pour eux.
Entrons donc avec Jésus-Christ dans cet esprit
de victime. S'il se sanctifie, s'il s'offre pour nous,
il faut que nous nous offrions avec lui. Ainsi nous
serons sanctifiés en vérité , et Jésus-Christ nous sera
donnédeDieu pourêtre notre sagesse, notre justice,
notre sanctification et notre rédemption. Et l'effet
d'un si grand mystère, c'est Que celui qui se glo-
rifie ne se glorifie pas en lui-même i ; mais seule-
ment en Jésus-Christ, en qui il a tout. C'est donc
ce que Jésus-Christ demandait pour nous en di-
sant : Je me sanctifie pour eux, afin qu'ils soient
sanctifiés en vérité. Et il ne faut rien ajouter à ce
commentaire de saint Paul, qu'une profonde atten-
tion à un si grand mystère.
LVIIe JOUR.
Jésus prie pour tous les élus, qa'ils soient un. Joan.
xvn, 20.
Je ne prie pas seulement pour eux : mais pour
ceux qui croiront en moi par leur parole*. Heu-
reux chrétiens! Jésus-Christ vous a tous en vue
dans cette prière. En priant pour les apôtres qu'il
envoyait au monde, il priait aussi pour ceux à qui
il les envoyait. Mais pour confirmer notre foi, et
nous déclarer davantage ses intentions , il a daigné
s'expliquer en notre faveur, d'une manière plus ex-
presse , par les paroles qu'on vient de voir. Et afin
de nous faire entendre qu'il nous associe à ses aptî-
tres , il demande pour nous la même grâce qu'il a
« I. Cor. m, 2-2, 23. — 'II. Cor. v, 18, I». —^Joan. x^^^,
jK. _ « Ibid. 10. — i lUh. vil , 2(î, 27. — « II. Cor. V, 21. —
' 1 i Cor. I, 30, 3i. — ' Joun, XVU, 20.
MÉDITATIONS SUB L'EVANGILE.
U&
d«mandé« pour eux. Je ty)as prie, disait-il , qu'ils
ioient un comme nous. Voilà ce quUI demandait
pour ses apôtres. Et que dèinande-t-ii maintenant
pour nous, qui devions croire par leur parole? Je
vous prie, dit-il encore, que tous ils soient un;
tomme vous, mon Père, êtes en moi, et moi en
vous : ainsi qu'ils soient un en nous ».
Qu'ils soient un comme nous, qu'ils soient un
en nous. Il e.\plique plus distinctement ce qu'il avait
dit de notre unité. Qu'ils soient un comme nous :
c' était-à-dire avec la proportion qui doit être entre
l'original toujours parfait, et d'imparfaites images.
Mais lorsqu'il dit : Qu'ils soient un en nous , il
explique plus distinctement que l'unité est en Dieu
commedanslasource, comme dans lecentre, comme
dans le premier principe , par qui et en qui nous
sommes unis. Qu'ils soient un en nous : que nous
soyons non-seulement le modèle , mais encore le
lien de leur unité : qu'ils aient par nous, et par
grSce, ce que nous avons par nature et de nous-
mêmes; qu'ils soient des ruisseaux qui se réunis-
sent en nous, comme dans la source d'oià ils tirent
tout. Ainsi ils vivront tous d'une même vie, et ils
ne seront qu'un cœur et qu'une âme.
Si les chrétiens sont un de cette sorte , ils sont
heureux : car qu'y a-t-il de plus heureux que d'être
un dans le Père et dans le Fils, que d'être un
véritablement, persévéramment, sans que rien nous
puisse séparer.' C'est ce qui nous sera donné dans
la perfection au siècle futur : mais c'est ce qu'il
faut commencer ici par la sincérité de notre con-
corde.
Repassons souvent ces paroles : Ils n'étaient
qu'un cœur et qu'une âme *. C'est par où a com-
mencé le christianisme. Mais si nous tenions quel-
que chose d'une si belle origine, la charité serait-
elle si resserrée, la concorde si rare, les aumônes
si peu abondantes?
Le cœur de l'homme est si ennemi de la concorde
et de la paix, qu'au milieu de cette union primi-
tive , qui ne faisait des premiers fidèles qu'un cœur
et qu'une âme , il s'éleva un principe de dissension
entre les Grecs et les Hébreux, comme si les veu-
ves des uns étaient plus négligées que celles des
autres^. Les apôtres remédièrent bientôt à ce dé-
sordre : et ce fut ce qui donna lieu à la première
promotion des diacres. O Dieu, réveillez dans votre
Kglise cet esprit de charité apostolique qui répare
les dissensions qu'on voit répandues dans tous les
ordres de l'Église! Au lieu de cette première unité,
on ne voit que jalousie, que mépris, que froideur
entre tous les ordres, entre tous les particuliers.
ODieu, donnez-nous des Étiennes qui ne respirent
que la charité, et qui entretiennent la concorde! 0
Dieu, mettez fin aux schismes, aux hérésies, aux
guerres, aux jalousies des chrétiens! Gardez du
moins , pacifiez et unissez votre Église par toute
là terre! Qu'il n'y ait qu'un même esprit, et un
même cœur, comme il n'y a qu'une même foi * !
' Joan. 11,20,21. — '^Act. iv, 32. — ^ Att. Tl, I. —*Ephes.
IV, 5.
BOSSCST. — TOMS m.
LVin* JOUR.
UDité et égalité parfaite du Père et du Fils. Joan. XTit,
21.
Comme vous, mon Père, êtes en moi, et moi
en vous'. Ces façons de parler réciproques, dont
la propriété et la lorce est de marquer une parfaite
égalité, sont familières à notre Seigneur. Ici il ne
se contente pas de dire à son Père : P'ous êtes en
moi, s'il ne dit eu même temps : Je suis en vous.
Un peu au-dessus : Tout ce qui est à moi, est a
roM5; et incontinent après : Tout ce qui est à vous ,
est à moi ». En un autre endroit : Personne ne con-
naît le Père , si ce n'est le Fils; et réciproquement :
Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père ^.
Toutes manières de parler naturelles an Fils de
Dieu, pour marquer son unité parfaite avec son
Père, et traiter en toutes manières d'égal avec lui :
en sorte que, s'il semble recevoir de son Père quel-
que avantage, en disant : rous êtes en moi; il le
lui rend en disant ; et moi en vous. Ce sont paroles
de société, d'égalité, d'unité parfaite; c'est un lan-
gage qui n'a lieu qu'entre le Père et le Fils, entre
le Fils et le Père. Qui osera dire : P^ous êtes en
moi, et je suis en vous, que celui qui ne reconnaît
de différence entre son Père et lui, que dans le
rapport mutuel de Père et de Fils? De même qui
osera dire : Tout ce qui est à vous, est à moi; et
réciproquement : Tout ce qui est a moi, esta vous,
sinon celui qui est un avec son Père? C'est déjà
quelque chose de divin de pouvoir dire : Tout ce
qui est à vous, est à moi : mais d'ajouter : Tovt
ce qui est à moi, est à vous, c'est montrer que
l'avantage est égal : au Fils, d'avoir tout ce qu'a
le Père; et au Père, d'avoir tout ce qu'a le Fils.
Par ces divines façons de parler, tout est égal :
dans les personnes, ^ous êtes en moi, et moi en
vous : dans les biens, Tout ce qui est a moi, est à
vous : tout ce qui est à vous, est à moi : dans la con-
naissance : Personne ne connaît le Fils, si ce n'est
le Père; et personne ne connaît le Père, si ce n'est
le Fils. L'avantage est égal des deux côtés , en tout
et partout. La gloire de recevoir n'est pas moindre
que celle de donner. Celui qui donne reçoit, parce
qu'il reçoitdans son sein ce Fiisuniyueà qui il donne :
et s'il lui était inégal , il recevrait en lui-même quel-
que chose qui, lui étant inférieur, ne serait pas
digne de lui. Tout fils est égal à son père par la na-
ture : et c'est là le propre d'un fils. Que s'il y a
quelque inégalité entre ces noms de Père et de Fils
parmi les hommes, c'est que le fils n'est d'abord
qu'un homme imparfait et commencé.
Il faut ôter tout cela en Dieu, où il n'y a rien
d'imparfait. Et si même parmi les hommes le dé-
sir du père est que son fils lui devienne égal en
tout, en croissant; combien plus le désir de Dieu
doit-il être, pour ainsi parier, non que son Fils lui
devienne égal , mais qu'il le soit en naissant ! Oir,
par ce moven, il ne dégénère du Père en aucun ins-
tant , étant d'abord tout parfait. Il faut ôter sem-
' Joan. XTH.ai. — ' /Wd. 10. — * Matth. XI, 27.
786
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
blaltlement dans la nature divine, que le Père pré-
cède le Fils : car cela n'a point de lieu , où le temps
ne se trouve pas, et où tout est mesuré par l'éter-
nité. Qui ne voudrait être père d'abord, puisque être
père c'est l'effusion de la fécondité, et la démons-
tration de la plénitude? On voudrait donc être père
d'abord , et n'attendre pas cela du temps : c'est le
désir de la nature. Or, tout le bien qu'on désire
p.inni les hommes, est naturel en Dieu sans le dé-
sirer. Et d'ailleurs quel avantage est-ce parmi nous
à un père , d'être devant son fils , si ce n'est d'avoir
vieilli ? Or, comme Dieu ni ne change , ni ne vieillit ;
ni le Père n'a la prééminence de l'âge, ni le Fils
n'a l'avantage de la jeunesse. Car, après tout , ce
qu'on appelle la prééminence de l'âge n'est qu'un
défaut de la nature, qui, en vieillissant, tend à sa
iîn.
Tout cela est donc exclu en Dieu. Ni le Père
n'est plus vieux, ni le Fils n'est plus jeune : car en
cela il excellerait au-dessus du Père. Dans le Père
qui est Dieu, et le Fils qui est Dieu aussi, l'anti-
quité est toujours également vénérable , comme la
jeunesse est toujours également dans la fleur; par-
ce que l'éternité, qui est toujours ancienne et tou-
jours nouvelle, égale tout. Et c'est pourquoi le Fils
dit : Tout ce qui est à moi, est à vous; et tout ce
qui est à vous, est à moi; par conséquent l'éternité
même : et de toute éternité je suis en vous, comme
de toute éternité vous êtes en moi. Ainsi la gloire
est égale : car s'il y a de la gloire pour le Fils d'a-
voir un tel Père, il n'y en a pas moins au Père
d'avoir un tel Fils. Et si même parmi les hommes,
où le fils nécessairement est moins que son père ,
et dégénère de lui , du moins en naissant si petit
et si imparfait, on ne laisse pas de dire : Un sage
Jils est la gloire de son père : combien plus le dira-
Von du Fils de Dieu! Si c'est la gloire d'un père
d'avoir un fils qui n'est sage qu'à cause qu'il l'est
devenu , quelle gloire , pour le Père éternel , d'avoir
un Fils qui est, en naissant et d'abord, la sagesse
même !
Il est si beau d'avoir un tel Fils, que le Père en
l'engendrant le conserve en soi. Parmi nous, avoir
un fils, c'est le mettre hors de soi-même : en Dieu,
avoir un fils, c'est le produire et le conserver éter-
nellement dans son sein, comme quelque chose
d'égal et aussi parfait que soi-même. C'est pourquoi
il est unique, et il ne peut y en avoir deux : Le
Fils unique qui esldayis le sein duFère^. Il est
unique, parce qu'il est parfait : il est unique, par-
ce qu'il tire tout et épuise si parfaitement la fécon-
dité , qu'un autre n'ajouterait rien à la gloire d'être
Père. C'est pourquoi il demeure dans le sein du
Père, parce qu'il est digne par sa perfection d'y
être toujours; et tout immense qu'est ce sein du
Père; il n'y a point de place pour un autre fils :
parce qu'on ne peut en avoir qu'un, quand on l'a
parfait.
Croyons donc la vérité de cette parole : fous
êtes en moi, et moi en i-ous. Et adorons également
ie Fils dans le Père, et le Père dans le Fils, parce
■ Joan. I, 18.
que ôtant du nom de Père et de Fils tout ce qui
marque imperfection, commencement, inégalité,
il ne reste qu'une nature parfaite et parfaitement
commune. En sorte que si, du côté de l'origine,
on met le Père devant le Fils; du côté de la perfec-
tion , on les met naturellement tous deux ensemble;
et qu'on pourrait aussi hien dire , le Fils et le Père ,
qu'on dit, le Père et ].<i Fils, selon aussi que l'ont
dit quelques anciens, pour montrer, qu'entre le
Père et le Fils , être le premier ou le second, n'em-
porte point d'inégalité , mais seulement une origine
sans imperfection.
Pourquoi osons-nous parler de telles choses? Ne
faudrait-il pas trembler, et adorer en silence un si
grand mystère? Mais puisque Jésus-Christ a dai-
gné nous en parler, nous pouvons en parler aussi;
pourvu que ce soit avec lui, après lui et selon lui.
Ajoutons , que ce soit encore pour la fin qu'il s'est
proposée. Et quelle e^t-elle? Elle est admirable :
Comme vous, mon Père, êtes en moi, et que je
suis en vous ; ainsi qu'ils soient un en nous : qu'il
y ait entre eux, comme entre nous, une parfaite
égalité, depuis le premier d'entre eux jusqu'au,
dernier : qu'il y ait une parfaite unité et commu-
nauté; que chacun puisse dire en quelque façon à
son frère : Tout ce qui est à moi, est à vous; et
tout ce qui est à vous, esta moi. C'est ce qui a été
en effet , il le faut souvent répéter, dans la naissance
de l'Église : Et ils n'avaient qu'un cœur et qu'une
âme. Et aucun d'eux ne disait qu'il eût quelque
chose à soi; mais tout était commun entre eux'.
Cela a été effectif au commencement de l'Église;
pour montrer que la disposition en devait être dans
le fond de tous les cœurs. Et c'est pourquoi Ana-
nias et Saphira , ces deux disciples qui violèrent la
loi de cette communauté de l'Église , périrent dans
leur malheureuse propriété. Pierre, qui était le
chef de l'unité, les frappa, et le Saint-Esprit, à
qui ces malheureux avaient menti , fit un foudre d«
la parole de ce saint apôtre, pour les faire mou-
rir à l'instant*. Ainsi fut vengé le violement de
J'unité des fidèles.
Portons donc cette disposition dans le fond du
cœur : communiquons : donnons : ne resserrons
point nos entrailles : qu'aucun de nous ne regarde
son frère avec mépris. Dans le fond tout est égal
entre nous : la distinction superficielle qui nous
élève les uns au-dessus des autres , regarde l'ordre
du monde, mais ne change rien dans le fond. Nous
sommes tous formés d'une même boue : nous por-
tons tous également l'image de Dieu dans notre
âme. L'homme n'a que la nature : le chrétien n'a
que la foi. Que la charité égale tout; selon ce que
dit saint Paul : qu'il faut établir l'égalité. La con-
solation et l'affliction, le bien et le mal, tout doit
être égal entre les frères. Et pour cela , celui qui
est riche doit suppléer à ce qui manque au pau-
vre : afin, répète l'apôtre, que tout soit réduit à
l'égalité : selon ce qui est écrit de la manne : que
celui qui e)i recueillait plus, n'en avait pas plus;
' Jet. IV, 32. — ' Ilid. T, 1, 2 et seq.
MEDITATIONS SUR LÉVANGILE.
787
et celuîiful en recneillait moins , n'en avait pas
moins » . Dieu Tfut donc de réjialité entre les frères :
c'est-à-dire, que personne ne soit dans l'indigence,
mais que le besoin de tout le monde soit soulagé,
et l'inégalité compensée.
Le riche , qui fait meilleure dière , qui est mieux
têtu , mieux logé , n'en est pas plus grand pour cela :
au contraire, dans le fond il est plus pauvre, parce
qu'il s'est fait des besoins de ce que la nature ne
demandait pas. Il seraitet plus riche et plus heureux,
s'il ne lui fallait que ce qui contente le pauvre. Qu'il
regarde donc son abondance comme une preuve de
sa pauvreté et de son infirmité; qu'il s'en humilie;
qu'il en ait honte : ainsi il se mettra en égalité avec
le pauvre; et faisant de ses biens un supplément des
besoins de l'indigent , il participe a la grâce de la
pauvreté.
Quand dirons-nous de tout notre cœur à notre
frère qui souffre : Tout ce qui est à moi, est à vous :
et à notre frère qui est dans l'abondance : Tout ce qui
est à vous , est à moi.' Hélas ! on ne verra jamais sur
la terre un si grand bien dans sa perfection. C'est
pourtant ce que veut Jésus , lorsqu'il dit : Comme
vous, mon Père, êtes en moi, et que Je suis en vous :
et que tout ce qui est a moi, est à vous ; et tout ce
qui est a vous, est à moi : ainsi qu'ils soient un
en nous ». Tendons à cette unité divine. Mon Dieu ,
j'étends de grands bras à tous mes firères : je leur
ouvre mon sein : je dilate sur eux mes entrailles ;
afin de leur être tout , père , mère , frère , sœur ,
ami , défenseur, et tout ce dont ils ont besoin
pour être contents.
LIX* JOUR.
La fol pteioe et entière est l'effet de l'anite des fidèles.
Joan. XVII, 21.
Jjin que le monde croie que vous m'arez en-
voyé^. Quand le monde croira ainsi , le monde sera
converti : cette partie du monde qui le croira
cessera d'être du monde : et Jésus-Christ attribue
la conversion de l'univers, qui devait venir, à cette
unité de ses fidèles. Il avait dit, chapitre xiv, 31 :
^Jin que te monde sache que j'aime mon Père ,
et que je fais ce quil m'ordonne, levons-nous,
atlons à la mort. Il avait dit en parlant de la cha-
rité fraternelle : On connaîtra que vous êtes mes
disciples, si vous vous aimez les uns les autres ■».
Et il dit encore ici plus précisément : yijîn que le
inonde croie que vous m'avez envoyé. C'est la foi
pleine et entière , et c'est l'effet de l'unité des fidè-
les. Il persiste : Je suis en eux, et vous en moi;
afin que le monde connaisse que vous m'avez en-
voyé^. La meilleure manière de prêcher, c'est de
prêcher par l'exemple. Si vous voulez convertir le
monde , vivez dans cette unité parfaite dont je vous
ai montré le parfait modèle dans celle qui est en-
tre mon Père et moi. Imitez cette unité; et le monde,
qui en verra l'image en vous, s'élèvera à l'original :
et il verra que mon Père et moi sommes en vous ,
'. Cor. vni, U, 15. — *Joa«. xni, 10, il, 21, 23.—
î/fc.'/. 21. — * Ibid. XIII, 35 — 'i6»rf. 23.
y imprimant le caractère de charité et de concorde :
et il croira que je suis vraiment l'envoyé de Dieu ;
en ce qu'unissant les hommes d'une manière si cor-
diale . je fais un ouvrage qui marque la dignité de
mon envoi et la puissance de ma grâce.
LX' JOUR.
Jésos fait part de sa gloire à ses élus. Joan. xvn, 3S.
Je leur ai donné la gloire que vous m'avez don-
née : afin qu'ils soient un comme nous sommes un'.
U la compte comme donnée, parcequ'il voulait nous
la donner , et qu'elle sera le fruit du sacrifice qu'il
allait offrir pour nous.
U commence ici à nous découvrir une nouvelle
vérité, qui est qu'après avoir été un dans la cha-
rité sur la terre , nous serons un dans la gloire ; et
que la gloire qui nous sera donnée, sera celle de
Jésus-Christ. Il parle ici de la gloire qui devait
être donnée à Jésus-Clirist selon sa nature hu-
maine, en le ressuscitant. Cette gloire nous sera
donnée , puisque nous aurons part à la gloire de sa
résurrection. Bien plus, il a daigné dire dans l'A-
pocalypse : Je donnerai à celui qui aura remporté
la victoire, d'être assis dans mon trône; comme
j'ai remporté la victoire, et que je me suis assis
avec mon Père dans son trône ».
Toute la sainte cité , toute la société des saints ,
n'est qu'un seul trône de Dieu, qui a dit : Je serai
eneux^.M sera comme un roi, qui, après avoir
abattu le règne du péché et de la mort, établira son
empire dans tous ses sujets , en les rendant éternel-
lement et parfaitement heureux. Ce qui leur ar-
rivera, parce que Dieu sera tout en tous*. Alors
donc nous serons unis dans la gloire , comme sur la
terre nous aurons été unis dans la charité et dans la
grâce. Notre gloire sera celle de Jésus-Christ notre
chef, qui se répandra sur tous ses membres : et la
gloire de Jésus-Christ sera celle de son Père ; la-
quelle se trouvant en lui par sa naissance étemelle,
rejaillira sur l'humanité que le Fi!s de Dieu' s'est
uni. Voilà donc tout réduit en un par la gloire et la
félicité éternelle; et pour être reçus dans cette gloire,
il faut être un par la charité : car Dieu veut faire
de ses fidèles un corps parfaitement un eu Jésus-
Christ : un corps dont l'unité aille croissant, jus-
qu'à ce qu'elle se consomme , et re<joive sa dernière
perfection dans le ciel.
Pour donc répondre au dessein de Dieu , nous ne
pouvons nous unir assez avec nos frères , ni assez
bannir tout ce qui peut faire entre nous la moindre
division. Mon Dieu, plus que jamais je m'en vais
rechercher en moi tout ce qui me divise de mes frères
par quelque endroit que ce soit, les défiances, les
jalousies, l'orgueil qui en est la source. L'orgueil
i tire tout à soi , veut tout pour soi : et c'est là le
principe de la division. Nous vivrions sans partage
si nous vivions sans orgueil.
O vie sainte! 6 vie heureuse que celle qui est
sans orgueil ! c'est le vrai commencement de la
» Joan. XTII, 5i. — ' ylpoc. m , 21. — ' Lgv. xxn , II. —
* II. Cor. Ti, I«. jipoc. XXI , 3. — » I. Cor. xt, ».
se.
78S
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Tje éternelle. Commençons donc cette vie; et
puisque Jésus-Christ ne cesse de nous inculquer
cette unité , tournons toutes nos pensées , tous nos
désirs, tous nos soins à l'établir dans notre cœur.
Ayons toujours dans la pensée, toujours à la bou-
che ce précepte de saint Paul : Que chacun ne re-
garde pas ce qui lui convient, mais ce qui con-
vient aux autres '. C'est là cette parfaite abnégation
de soi-même tant commandée par Jésus-Christ.
Soyons un de notre côté, même avec ceux qui ne
veulent pas être un avec nous : n'ayons rien à nous :
que tout notre déplaisir soit de ne pouvoir pas com-
muniquer assez tout ce que nous avons et tout ce
que nous sommes. Cherchons les moyens de deve-
nir autant que nous pourrons, un bien commun à
tous , en nous faisant tout à tous , avec saint Paul ».
Ocharité! ô amour ! ô compassion! ô condescen-
dance! ô support! Aumône, libéralité, consola-
tion , entrailles de miséricorde , paix entre les frères
en Dieu notre Père et en Jésus-Christ Notre-Sei-
gneur; vous êtes l'objet de mes vœux : je ne veux
plus penser autre chose. Amen , amen.
LXr JOUR.
Les élus consommés en Un. Joan. xvii , 23.
Je suis en eux, et vous en moi; afin qu'ils soient
consommés , réduits en un : et que le mojide con-
naisse que vous m'avez eiivoyé, et que vous les
avez aimés comme vous m'avez aimé^. Il revient
toujours à cette sainte unité : elle fait les délices de
son cœur; et il ne peut quitter un sujet qui lui plalt
si fort. Il va toujours approfondissant de plus en plus
cette matière ; et il nous apprend ici que la source de
cette unité, c'est qu'il est eu nous comme son Père
est en lui.
Les saints Pères ont interprété ces paroles en
cette sorte : je suis en eux , par mon esprit ; Je
suis en eux par ma chair que je leur donne dans
l'eucharistie. Je leur rends par ce moyen tout ce que
j'ai pris d'eux : je leur donne en même temps tout
ce que j'ai reçu de vous : ma divinité est à eux aussi
bleu que mon humanité. Dans l'humanité, qui est
à eux et en eux , ils trouvent la divinité qui lui est
unie : et ils en peuvent jouir comme de leur bien.
C'est donc ainsi que./e suis en eux : et vous, ?non
Père , vous êtes en moi. Tout est donc en eux , tout
est à eux. Que leur faut-il davantage pour être par-
faitement consommés en un.^ Et néannoins voici en-
core quelque chose de plus touchant. C'est , mon
Père, que vous les aimez comme vous m'avez aimé.
Ils ne sont enfants que par adoption et par grâw;
ot moi , qui suis Fils par la nature , j'ai trouvé cet
admirable moyen de me les unir comme mes mem-
bres , afin que cet amour paternel , que vous avez
pour moi , s'étendît sur eux : afin, continue-t-il , que
/'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, comme
Je suis aussi eii eux 4.
G homme, regarde donc combien tu es chéri de
Dieu ! Quoi ! le monde te plaît encore ! Quoi ! tu peux
' Philip, u, 4.-2 I. Cor. IX, 22, — ' Joan. xvn, 23. —
« llid. 26.
penser autre chose que Dieu même? Il en faudraf»
mourir de regret et de honte. Il faut se taire ici dans
une profonde admiration et action de grâces, en
considérant , en goûtant ce que nous sommes à Dieu
par Jésus-Christ. C'est un mystère ineffable et iné-
narrable. Oh, si le monde le pouvait connaître, il
connaîtrait en même temps que Jésus-Christ est
vraiment envoyé de Dieu ; et qu'un Dieu envoyé au
monde ne pouvait rien enseigner ni opérer de plus
grand.
LXIF JOUR.
Gloire de Jésus : il veut que les élus y soient avec hiî.
Joan. xvn, 24.
Mon Père, Je veux que là où Je suis, ceux que
vous m'avez donnés ij soient aussi avec moi : afin
qu'ils voient la gloire que vous m'avez donnée;
parce que vous m'avez aimé avant l'étaMissemeiit
du monde ^.
Mon père, Je veux. Jusqu'ici il avait dit ; Je prie :
il change de langage, et il dit plus absolument : Je
veux. En parlant aux hommes , il pouvait dire , Je
veux, à même titre qu'il leur dit : Je vous com-
mande. Car il est leur maître et leur Seigneur : toute
puissance lui est donnée sur eux. 11 pouvait aussi,
même en parlant à son Père, parler ou en inférieur,
ou en égal; et étant Dieu comme son Père, et
étant la parole même de son Père, il pouvait dire
comme lui et avec lui : Je veux. Mais pourquoi il ne
l'a fait qu'ici , et pourquoi dans une prière ; et pour-
quoi, ayant accoutumé partout ailleurs, lorsqu'il
parle de volonté absolue, de ne nommer que celle de
son Père , à laquelle la sienne était attachée avec une
parfaite soumission, il parle ici seulement d'une
manière si déterminée et si absolue : mon Sauveur!
est-il permis de vous le demander .?
Commençons par adorer, quelle qu'elle soit, la
vérité enseignée dans cette parole, Je veux. Oui, le
Verbe , qui est la sagesse même, a eu sa raison pour
l'inspirer à l'âme de Jésus-Christ, qui lui est unie
de cette manière ineffable : et cette âme sainte a
pu dire, en conformité de la volonté suprême du
Père et de son Verbe : Je veux. Et c'est une chose
admirable , que ce soit en faisant pour nous la de-
mande la plus importante, que Jésus-Christ ait
parlé de celte sorte : Je veux, mon Père, que la
oùjesuis, dans votre gloire éternelle, ceux que vous
m'avez donnés; les apôtres, dont il a dit : Ils
étaient à vous, et vous me les avez donnés : et ceux
qui devaient croire par leurs paroles^, qui n'au-
raient pas cru , si son Père ne les lui avait aussi
donnés : Je veux, dis-je, que tous ceux-là soient là
ail Je suis. Il semble qu'après avoir dit , qu'ils soient
où Je suis, il ne servait de rien d'ajouter : qic'ils y
soient avec moi : mais on ne pouvait trop exprimer
ce qui fait toute la douceur de celte demande : puis-
que être avec Jésus-Christ c'est ce qui satisfait le
cœur de l'homme. Être avec Jésus-Christ, c'est être
avec la vérité et la vie : y être dans le ciel, et dans
la gloire éternelle , ce n'est plus être avec lui comme
' Joan. xvn, 24. — 2 Ihid. C, 20.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
a\'ec celui qui est la voie, mais comme avec celui
qui est le terme de notre course, et en quf nous
trouvons la vie éternelle dans la consommation de
notre amour. C'est pour nous obtenir un si grand
bien , que Jésus-Christ dit, Je veux, d'une manière
si déterminée.
Mais écoutons la suite : Je veux que là où je suis,
ils y soient aussi avec ynoi; afin qu'ils voient ma
gloire. Il semble qu'il y manquerait quelque chose,
qu'elle ne serait pas complète, si ses amis ne la
voyaient. Mais est-ce assez de la voir? Jésus-Christ
ne veut-il pour nous que cet avantage, et ne veut-
il pas que nous y ayons part : comme il l'a dit tant
de fois? La voir, c'est y avoir part : la voir, c'est
en jouir. Qui voit la gloire de Jésus-Christ dans le
sein de son Père, il est heureux. Heureux, pre-
mièrement, du bonheur de la gloire de Jésus-
Christ, qui fait la leur : et heureux ensuite en eux-
mêmes, parce que cette bienheureuse vision de la
gloire de Jésus-Christ nous transforme en 'elle-
même; et que qui le voit lui est semblable, confor-
mément a cette parole : Nous lui serons semblables,
parce que nous le verrons teLqiùil est'.
Commençons donc dès cette vie à contempler par
la foi la gloire de Jésus-Christ, et à lui devenir
semblables en l'imitant. Un jour nous lui serons
semblables par l'effusion de sa gloire; et n'aimant
en nous que le bonheur de lui ressembler, nous se-
rons enivrés de son amour. Ce sera là la dernière et
parfaite consommation de l'œuvre pour lequel Jé-
sus-Christ est venu; et c'est peut-être pourquoi il
en demande l'accomplissement par ce Je veux si
déterminé , si absolu , si aimable, et si doux à. enten-
dre aux hommes.
Parce que vous m'avez aimé avant têtablisse-
nient du monde. Il semble qu'il parle ici de l'amour
qu'il a de toute éternité pour son Fils, qui lui est
coéternel. C'est proprement cet amour qu il a pour
lui avant la constitution du monde. Car encore que
le Père éternel ait un amour éternel pour ses créa-
tures, par la volonté de les créer et par celle de les
rendre heureuses; si c'était d'un amour semblable
qu'il voulût parler, il ne se distinguerait pas assez,
ni des hommes, ni des anges bienheureux qu'il a
aimés d'un semblable amour, quoique dans un
degré fort inégal.
Entendons donc que le Père a aimé son fils
avaîit l'établissement du monde; parce qu'il était
ce Fils unique avant cet établissement , et qu'il était
par conséquent aimé de son Père. Que faisait Dieu ,
s'il est permis de le demander, avant qu'il eût fait
le monde? Il aimait son Fils, il le produisait dans
son sein, il l'embrassait, il se l'unissait, ou plutôt
il était un avec lui. Et pourquoi nous rappeler tou-
jours à un si sublime mystère ? Parce que c'est toute
la source de notre bonheur. La source de notre
bonheur, c'est que ce Fils que Dieu aime, et qu'il
porte dans son sein avant que le monde fût et de
toute éternité , se soit fait homme; eu sorte que ne
faisant qu'une seule et même personne avec l'homme
qui lui est uni, il aime ce tout comme son Fils;
' 1. Joan. III , 2.
783
d'où il s'ensuit que répandant sur les hommes, qui
sont ses membres, le même amour qu'il a pour
lui; il s'ensuit, dis-je, que l'amour qu'il a pour
nous est une extension et une effusion de celui qu'il
porte dans l'éternité à son Fils unique. C'est la
source de notre bonheur. C'est pourquoi Jésus-Christ
nous y rappelle ; et il veut que nous entendions par
ces dernières paroles combien est grande, combien
est immense la gloire que nous verrons , et à laquelle
nous aurons part en la voyant.
Que l'élévation de l'homme est un grand mystère!
Tout le mystère de Dieu , et toute cette éternelle et
intime communication du Père et du Fils y est dé-
clarée; et c'est ainsi que Dieu est tout à tous ^seiou.
l'expression de saint Paul '.
Chrétien , es-tu chrétien , si après cela tu languis
encore dans l'amour des choses de la terre? Quand
entendrons-nous que nous ne pouvons assez épurer
nos pensées, nos affections, notre esprit et notre
cœur ? Seigneur Jésus , achevez ; et après nous avoir
montré de si sublimes vérités, élevez-nous-y, et
faites-les-nous aimer d'un pur et éternel amoiîr.
LXII1« JOUR.
Justice de Dieu inconnue au inonde. Joan. xvii, 25.
Mon Père juste, le monde ne vous a pas connu ».
Jésus-Christ ne donne dans cette oraison que deux
qualités à son Père : Mon Père saint, et mon Père
juste.
Mon Père saint, sanctifiez-les en vérité .je me
sanctifie pour eux, afin qu'ils soient saints en vé-
rité ^\ par la communication de votre sainteté, qui
est aussi la mienne. On pourrait entendre de même,
mon Père juste, parce que, comme dit saint Paul •»,
Dieu est juste, et jvstyiant celui qui croit en Jé-
sus-Christ^
ÎMais la suite semble demander quelque chose de
plus : Mon Père, vous êtes juste, et le monde ne
vous connaît pas. Non-seulement il est corrompu
et ne connaît pas votre justice; mais c'est encore
par votre justice que l'abandonnant à sa corruption,
dont il ne veut pas sortir et ne le peut de soi-même,
vous le laissez priv« de votre connaissance : Le monde
donc ne vous connaît pas , et moi je vous connais:
et ceux-ci ont connu que vous m'avez envoîjé K
C'est ainsi qu'ils vous connaissent. Ils méritaient,
comme les autres, de ne vous connaître jamais;
mais moi, qui vous connais seul, et qui seul suis
digne de vous connaître, je vous ai fait connaître à
eux , en me faisant connaître moi-même ; parce qu'ils
sont ces petits et ces humbles dont je vous ai dit
ailleurs : Je vous loue, mon Père, Seigneur du
ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces
choses aux sages et aux prudents de la terre, et
vous les avez révélées aux petits : ainsi_soit-il , mon
Père, parce que vous Favez voulu. Toutes choses
me sont données par mon Père, et personne ne
connaît le Fils , si ce n'est le Père; et personne ne
connaît le Père, si ce n'est le Fils, et ceux à qui b
' ». Cor. X v , 28. — = Joan. ivii , -2i. — 3 llid. 1 1 , 17, 1», —
♦ Rom. ui, 2C — 5 Joaw. XVII, 26.
790
Fil* te voudra faire connaître '. C'est pourquoi il
dit ici : Le monde ne vous connaît pas; par la même
vérité qui lui fait dire : Fous avez caché ce secret
awa;sag'esrfi<»îaw€?e, qui, enflésde leur vainescienee,
n'ont pas voulu se soumettre à la justice de Dieu :
Mon Père juste , ceux-là ne vous connaissent pas ,
et moi je vous connais, et je vous ai fait connaître
à ceux-ci, qui ont su chercher la vérité dans la pe-
titesse et dans l'humble abaissement de leur esprit.
IMon Père juste! faites-leur adorer en tremblant le
juste et terrible jugement que vous exercez sur le
monde , qui est privé de votre connaissance , et la
merveilleuse miséricorde avec laquelle vous avez
daigné vous faire connaître à ceux que vous avez
séparés de la corruption.
Chrétien, rendez-vous petit, si vous voulez con-
naître Dieu , et en Dieu Jésus-Christ , de la manière
qu'il le faut connaître pour être saint.
LXIV JOUR.
JuiUce de Dieu inconnue aux présomptueux. Joan, xvn, 25.
Mon Père juste, le monde ne vous connaît pas.
Quoi! les Juifs ne vous connaissent-ils pas, eux qui
ont votre loi ? Et n'êtes-vous pas celui dont il est
écrit, qite ses beautés invisibles et son éternelle
vertu et divinité sont manifestées aux Gentils par
tes ouvrages de votre puissance , en sorte qu'ils sont
inexcusables ^? Entendons donc de quelle manière
Dieu n'est point connu du monde.
Il n'est point connu du monde, il n'est point
connu de ceux qui présument d'eux-mêmes ; et c'est
pourquoi saint Paul ajoute sur ces Gentils qui ont
connu Dieu , que se disant sages , ils sont devenus
fous ^.
En ce sens les Juifs mêmes ne l'ont pas connu ;
puisqu'ils ont le zèle de Dieu; mais non pas selon
la science ; et qu'ignorant la justice que Dieu donne
et cherchant leur propre justice , celle qu'on croit
avoir de soi-même, ils n'ont pas été soumis à la
justice de Dieu ■*.
Ainsi , pour connaître Dieu de cette manière se-
crète dont il assure que le monde ne le connaît pas ,
il faut bannir toute présomption de notre propre
justice, et reconnaître que Dieu a tout renfermé
dans l'incrédulité, afin d'avoir pitié de tous. O
profondeur des richesses de la sagesse et de la
science de Dieu! que ses jugements sont incompré-
hensibles, et que ses voies sont impénétrables'. Car
qui a connu les desseins de Dieu, ou qui est entré
dans ses conseils? ou qui est-ce qui lui a donné le
premier quelque chose, pour ensuite en recevoir la
rétribution? Parce que de lui, et par lui, et en lui
sont toutes choses : la gloire lui en soit rendue dans
tous les siècles. Amen^.
LXV* JOUR.
Les élus aimés de Dieu en Jésus-Christ, comme ses mem-
bres et ses images. Joan. xvn, 25, 26.
Cetix-ci , les apôtres qui étaient présents , et en
• 3fatth. IX, 25, 26, 27. — » Rom. I, 20. —^Ibicl. 22. -
liid x.ft.a -~» Ibid 71,32,33,31,35,36.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
leur personne toute la société des enfants de Dieu
qu'ils représentaient, ont connu que vous m'avez
envoyé, et je leur ai fait connaître votre nom ,
comme il a été déjà expliqué , vos grandeurs , vos
conseils, ce nom de Père, et je leur ferai eticore
connaître davantage, afin que l'amour que vous
avez pour moi soit en eux , et moi aussi en eux '.
Voilà, dans la conclusion de la prière de notre
Seigneur, le dessein de tout le reste, et en parti-
culier le dénouement de ce que nous avons vu au
f. 24. C'est ce qu'il nous faut considérer avec at-
tention et avec respect, comme la chose du monde
qui nous doit le plus donner de consolation. Car
c'est ici la dernière marque de la tendresse de Jé-
sus-Christ.
Je suis en eux ». Ils sont mes membres vivants :
ce sont d'autres Jésus-Christ, d'autres moi-même.
Ils ont en eux son esprit , qui fait que la doctrine
de Jésus-Christ reluit dans leur vie , qui les rend
semblables à lui , qui les rend doux , humbles , pa-
tients, tranquilles dans le bien et dans le mal , soit
que le monde les estime ou les méprise , soit qu'il
leur fasse part de s«s honneurs ou de ses rebuts ,
soit qu'il les invite, pour ainsi dire, à ses festins,
comme il y a invité Jésus-Christ, ou qu'il les atta-
che à la croix, comme à la fin il y a mis le même
Jésus. En tout cela , l'esprit de Jésus qui est en eux,
comme dans ses membres vivants, les rend sembla-
bles à lui et leur fait suivre ses exemples ; en sorte
qu'on voit en eux la vie et la mort de Jésus-Christ :
la vie , parce qu'ils marchent sur ses pas ; la mort ,
parce qu'ils portent l'empreinte de sa croix, et
comme parle saint Paul , la mortification de /é-
sus 3. Ainsi le Père éternel ne voit en eux que Jé-
sus-Christ : c'est pourquoi il les aime par l'effusion
et l'extension du même amour qu'il a pour Jésus-
Christ même ; et cet amour , en les embrassant
comme les images, cpmme les membres de son Fils,
répand sur eux la même gloire que Jésus-Christ a
reçue, en conséquence de ce qui était dû à sa gran-
deur naturelle en tant que Dieu , et à ses souffran-
ces en tant qu'homme. Qu'y a-t-il à désirer davan-
tage? Jésus-Christ même n'a rien de plus à nous
donner. C'est pourquoi, après avoir prononcé avec
une tendresse infinie ce grand et bienheureux mot,
il met fin à sa prière , et il ne lui reste plus qu'à
partir pour la consommer par son sacrifice.
On peut donc voir maintenant tout le dessein et
toute la suite de cette prière : il commence par de-
mander que son Père le glorifie, et cette glorifica-
tion se termine à nous en faire part; en sorte que
la perfection de la glorification de Jésus-Christ soit
dans la nôtre ; ce qui nous unit tellement à lui ,
que le Père même ne nous en sépare point dans son
amour. Après quoi il faut se taire avec le Sauveur, et
demeurant dans l'étonnement de tant de grandeurs
où nous sommes appelés en Jésus-Christ , n'avoir
plus d'autre désir que de nous en rendre dignes
avec sa grâce.
» Joan. XVII, 25, 28 — ^ Bid.«6. — • II. Cor. i?, l%
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
791
LXV1« JOUR.
Père saint. Joan. XTU, II.
Mon Père saint, mon Père juste : ce sont les
deux seuls noms que le Fils de Dieu donne à son
Père, les deux seules qualités qu'il lui attribue; ce
qu'elles renferment est inexpliquable.
Il est parlé dans cette divine oraison de deux
sortes de personnes, dont les unes sont sanctifiées
par la connaissance de Jésus-Christ; les autres
n'ont point cette connaissance et sont privées de
l'effet de sa sainte prière , conformément à cette
parole : Mon Père juste, le monde ne vous connaît
pas '. Nous avons vu que c'est par rapport aux pre-
miers que Jésus appelle son Père saint, parce qu'il
est saint et sanctifiant , et auteur dans les âmes
saintes de toute leur sainteté. Et nous avons dit
aussi que c'est par rapport aux seconds que le Père
est appelé Juste i parce que c'est par un juste et
impénétrable jugement qu'ils sont privés de la
sainteté que Jésus-Christ leur aurait donnée s'ils
l'avaient reçu.
On voit donc qu'il n'y avait rien de plus conve-
nable que d'honorer ces deux attributs dans une
prière dont ils contiennent tout l'effet. Mais si je
viens maintenant à la contemplation particulière de
ces deux divines perfections, je m'y perds.
Je vois que ce qu'on loue , ce qu'on célèbre prin-
cipalement en Dieu dans le ciel , c'est sa sainteté.
Les séraphins, c'est-à-dire, les premiers et les plus
sublimes de tous les esprits célestes , adorant Dieu
dans son trône , n'en peuvent dire autre chose, si-
non qu'il est saint; encore une fois qu'il est saint;
pour la troisième fois qu'il est saint » : c'est-à-dire ,
t^'il est inViniment saint : saint dans sa parfaite
unité : saint dans la Trinité de ses personnes : la
première , comme le principe de la sainteté : et les
deux autres , comme sorties par de saintes opéra-
tions du sein même et du fond de la sainteté. Crions
donc aussi : Saint, saint, saint! et adorons la
samteté de Dieu.
La sainteté dans les hommes est une qualité
morale qui leur donne toutes les vertus , et les
éloigna de tous les péchés. Rien n'est plus excellent
dans les hommes que la sainteté : rien ne les rend
si admirables , si vénérables. La sainteté les fait
regarder comme quelque chose de divin , comme
des dieux sur la terre : J'ai dit: Fous êtes des dieux;
et vous êtes les enfants du Très-Haut ^. Quelle ado-
ration ne doit donc pas attirer à Dieu sa sainteté in-
finie? La sainteté est en nous comme quelque chose
d'accidentel , quoi, peut acquérir, qu'on peut per-
dre : Dieu est saint par son essence ; son essence
est la sainteté : le fond en est saint, il est sacré;
tout y est sacré , tout y est saint. Profane , n'appro-
chez pas , ne touchez pas : tout est saint : tout est la
sainteté même. Dieu est lumière, et il n'y a point
de ténèbres en lui ^. Dieu est celui qui est ^ : et par
son être il est infiniment éloigné du néant. Il est
saint , et par sa sainteté il est encore plus infini-
^ Joan. XVII, H. — » /j. VI,3.— *i*«.LXXXl,6 — «I. Joan.
UB. — *£'j<?rf. 111,14.
ment , si on peut parler ainsi , éloigné d'un autre
néant plus vil et plus haïssable, qui est celui du
péché. Sa volonté est sa règle, et celle de toute
chose. Qu'y aura-t-il d'irrégulier dans la règle
même? Il n'est pas le saint par grâce, il est le saint
par nature. Il n'est pas le saint sanctifié ; il est le saint
sanctifiant : toutes ses œuvres sont saintes , parce
qu'elles partent du fond de la sainteté, et de sa
volonté qui est toujours sainte, toujours droite,
puisqu'elle est la droiture même , la règle même de
toute droiture-
David se lève le matin , et il vient contempler
la sainteté de Dieu : Le matin je me présenterai
devant vous, et je verrai que vous êtes Dieu, qui
ne voulez point l'iniquité ' ; qui ne pouvez la
vouloir; qui êtes toujours saint, dont toutes les
œuvres sont inséparables de la sainteté.
Demeurons avec David en silence devant la très-
auguste sainteté de Dieu. On se perd en la contem-
plant, parce qu'on ne la peut jamais comprendre;
non plus que la pureté avec laquelle il faut s'en ap-
procher.
Isoïe voit de loin le trône de Dieu , ce trône de-
vant lequel sa sainteté est célébrée par les séra-
phins. J'ai vu , dit-il, /e Seigneur sur un trône haut
et élevé : et tout était à ses pieds ; et tout tremblait
devant lui : et je vis les bienheureux esprits qui
approchent le plus près du trône; et je n'entendis
autre chose de leur bouche que cette voix : Saint j
saint, saint. Et je fus saisi de frayeur. Et je dis :
Malheur à moi ! parce que j'ai les lèvres souillées,
et que je demeure au milieu d'un peuple dont les
lèvres sont souillées aussi : et j'ai vu de mes yeux
le Roi dominateur des années », de toute l'armée
du ciel , de toutes celles de la terre. La sainteté de
Dieu le fait trembler. Saisi à sa vue d'une sainte et
religieuse frayeur, il s'en retire. Je ne m'en étonne
pas. Il voit les séraphins mêmes dans l'étonnement.
S'ils ont des ailes pour voler, ce qui montre la
sublimité de leurs connaissances, ils en ont pour
se couvrir les yeux éblouis de la lumière et de la
sainteté de Dieu. Tout embrasés qu'ilssont du di-
vin amour, ils sentent que leur amour est borné,
comme tout ce qui est créé : et par conséquent qu'il
y a en eux, pour ainsi parler, plus de non amour,
que d'amour : comme il y a aussi toujours plus de
non être, que d'être. Et c'est pourquoi ils se cachent,
et ils voilent de leurs ailes leur face et leurs pieds ; et
se trouvent comme indignes de paraître avec une
sainteté finie devant l'infinie sainteté de Dieu. Et le
cri qu'ils font pour se dire l'un à l'autre Saint ,
saint, saint! fait voir l'effort dont ils ont besoin
pour entendre et pour célébrer la sainteté de Dieu ,
laquelle demeure au-dessus de tous leurs efforts:
en sorte qu'il n'y a que lui qui se puisse louer lui-
même , et que c'est en lui qu'il faut trouver et con-
naître sa digne louange.
Combien plus devons-nous trembler devant l'au-
guste et redoutable sainteté de Dieu avec nos pé-
chés ! Mais si un charbon de l'autel est appliqué à
mes lèvre.s , si un de ces séraphins prend l'ordrt
• Ps. V, 5. — ' ?«. TI, 1,2, 3, i, 6, 6, 7-
792
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
êo Dieu pour me toucher, comme Isaïe , de ce feu
céleste; alors je louerai Dieu avec des lèvres pures,
parce que je l'aimerai d'un pur amour.
Ne croyons pas néanmoins que les séraphins,
ni que les ministres de Dieu, quels qu'ils soient,
fussent-ils élevés à leur degré par la perfection de
leur amour, puissent nous purifier. Ils peuvent
bien nous toucher les lèvres de ce feu divin par
l'inspiration de quelques bonnes pensées; mais
pour pénétrer dans le fond , pour nous embraser
de l'amour qui nous sanctifie , c'est le coup ré-
servé à Dieu, qui , plus intime dans nos cœurs que
le-plus intime, allume et cache dans notre inté-
rieur, et dans la moelle de nos os, cette flamme
sanctifiante et purifiante. Et c'est ainsi que s'ac-
complit cette divine prière : Mo7i père saint,
sanctifiez-les en vérité : je me sanctifie pour
Séparons-nous donc des pécheurs et de toute
iniquité, en contemplant la sainteté de Dieu notre
Père céleste. Car c'est ainsi que David, après avoir
vu et contemplé dès le matin que Dieu est saint ,
et ne veut point l'iniquité, c'est-a-dire ne la
veut jamais, ni par quelque endroit que ce puisse
être; ajoute aussitôt après : Elle viéchant n'habi-
tera point auprès de vous : et les injustes, les pé-
cheurs ne subsisteront point devant vos yeux '.
Encore un coup, séparons-nous donc des pécheurs :
séparons-nous-en, non-seulement par une vie op-
posée à la leur; mais encore, autant qu'il se peut,
en nous retirant de leur odieuse et dangereuse
compagnie, de peur d'être corrompus par leurs
discours et par leurs exemples , et de respirer un
air inffecté.
LXVIF JOUR.
Père Juste. Joan. xvii, ii.
Après avair dit par Jésus-Christ et en Jésus-
Christ, mon Père saint, nous pouvons dire aussi
en lui et avec lui, mon Père juste.
Après avoir conçu la grâce par laquelle il nous
sanctifie, et avoir admiré le bonheur de ceux qui
l'ont reçue, nous viendrons à considérer ceux qui
en sont justement privés ; et nous adorerons les
jugements d'un Dieu juste , après avoir admiré les
sanctifications d'un Dieu saint.
La vue de ces sanctifications n'a rien que de con-
solant. Mais quand il faut venir à considérer cette
parole : Le monde ne vous connaît pas ^ : et celle-
fii : Je ne prie pas pour le monde ^ : c'est là que
l'on tremble : l'esprit est confondu , le cœur s'a-
bat , et il ne reste qu'à dire : Mon Père juste : vous
êtes juste. Seigneur, et tous vos jugements sont
droits ^.
Gardez-vous bien de vous jeter dans ces profon-
deurs. Tant de nations qui ne connaissent pas Dieu,
et qu'il laisse , comme dit l'apôtre , aller dans
leurs voîes^, a qui Jésus-Christ n'a pas seulement
été nommé: tant d'hérétiques, tant de schismati-
» Joan. xvn.II, 17, 19. — » Ps. V, C —^ Joan. \\ii,2i. -
* ibid 9. — * Pi- CXVHI, t37 — « Act. XIV, 16.
ques , à qui on ôte dès leur enfance la connais,
sance de la vraie Église : parmi les vrais chrétiens .
tant d'ingrats, tant d'esprits bouchés, tant de
cœurs durs, tant d'oreilles sourdes! O Dieu, je
m'y perds! Que dirai-je. Mon Père juste, c'est par
votre juste et impénétrable jugement qu'ils sont
endurcis. Qu'y a-t-il de plus juste que de laisser
à eux-mêmes ceux qui se cherchent.' Quelle puni-
tion plus convenable que celle qui punit l'homme
par sa propre faute ? Seigneur, m'élèverai-je con-
tre vous? Et parce que je vois périr dans un hôpi-
tal, où m'a réduit ma misère, une infinité de ma-
lades, me rebellerai-je contre le médecin, qui
daigne m'apporter un remède qui me guérit? Lui
dirai-je : Je n'en veux point que je ne voie tout
le monde guéri de même? Non , mon frère, prends
le remède. Pourquoi te troubler de ceux qui péris-
sent, à qui tu vois quelquefois rejeter avec cha-
grin et aveuglement le secours qti'on leur présente?
Ce n'est pas là ce que le céleste médecin demande
de toi. Reçois humblement le remède, et laisse à
la divine Providence ceux que tu en vois privés.
Crois seulement que nul ne périt que par sa faute :
que dans ce grand hôpital de Dieu , dans le monde ,
où tout est malade, il n'y a point de mal qui n'ait
son remède; et que tous les secours qui se don-
nent dans l'univers, dans quelque lieu que ce soit ,
à qui que ce soit, dans quelque degré que ce soit,
se dispensent avec équité et avec bonté, sans que
personne se puisse plaindre.
Quand donc nous entendons ces paroles : Le
monde ne vous connaît pas : ne demandons point ,
comme fit saint Jude : Seigtieur, d'où vient qtie
vous vous ferez connaître à nous et nonpas au
ynonde'? Car Jésus-Christ ne répond pas à cette
demande, et il répond seulement : Celui qui m'aime
gardera ma parole. C'est-à-dire , ne soyez point
curieux de savoir pourquoi Jésus-Christ est caché
au monde : ce n'est pas là votre affaire : votre af-
faire est de profiter de la lumière qui vous est don-
née. Pour vous, et pour tous ceux qui sont
sanctifiés, adorez Dieu qui est saint. Pour les au-
tres, qui sont justement privés de la grâce, qui
vous sanctifie, adorez Dieu qui est juste.- C'est à
ces deux points qu'aboutit toute la prière de notre
Seigneur.
En passant, où sont ceux qui veulent que ce
soit déroger à la perfection de la contemplation ,
que de s'attacher aux attributs divins , auxquels
il faut, disent-ils, préférer la contemplation de
son essence? en savent-ils plus que Jésus-Christ,
qui, dans la plus haute oraison qu'il ait daigné
nous manifester, dit : Mon Père saint, mon Père
juste? Qui sait ce que c'est que l'essence de Dieu?
Mais qui ne sait, ou ne doit savoir, que c'est son
essence qu'on adore sous le nom de sainteté et de
justice ? Célébrons donc sans fin ces deux divins
attributs. Disons avec David : O Seigneur, je vous
chanterai miséricorde et jugement* : parce que
c'est dire avec Jésus-Christ et en Jésus-Christ :
IMon Père saint, mon Père juste.
' Joan. XIV, 22 , Î3. — » P*. C , /.
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
LXVIIl' JOUR. ' LXIX« JOUR.
703
U prière de Jésus-Christ après la cène esl l'abrégé du
sermon qui la précède.
En repassant sur la prière de Jésus-Christ, on
verra qu'il y ramasse toute la substance du sermon
de la cène. S'il dit dans sa prière, que ses apôtres
ne soiU pas du niotulc, c'est ce qu'il avait dit aupa-
ravant. S'il dit qu'il quitte le monde : il avait dit :
Je suis sorti de Dieu, pour venir au monde : et
maintenant je quitte le monde, pour retourner
à Dieu. Comme il avait donné l'amour et l'union
de ses disciples comme la marque de son école, il
inculque la même chose dans sa prière». Ces pa-
roles : fous connaîtrez en ce jour-la, que je suis
dans mon Père, et vous en moi, et moi en vous », re-
..viennentà celles-ci : Je suis en eux : et vous en moi;
et à celles-ci : Jfin que Camour que vous avez
pour moi soit en eux, comme je suis en eux '. Ce
qu'il promet par ces paroles : Là où je suis, celui
qui me sert y sera aussi*, il le demande à son Père
par celle-ci : Là où je suis Je veux , mon Père , que
ceux que vous m'avez donnés, y soient aussi avec
mol^. Cela nous montre deux vérités. L'une, que
ce qu'on enseigne aux hommes doit être aussi la
matière de ce qu'on traite avec Dieu dans la prière.
La seconde, que la même chose qui fait la matière
du commandement , et celle de la promesse , fait en
même temps la matière de la prière : parce qu'on
doit demander à Dieu l'observation des comman-
dements , et l'accomplissement de ses promesses :
Ce qu'il promet , dit samt Paul^, il est puissant
pour le faire : Et saint Augustin disait aussi, en
parlant des commandements : Accordez-moi ce
que vous me commandez. Il ne dit pas : Accordez-
moi ce que vous me promettez; ce qui serait natu-
rel : mais , Accordez-moi ce que vous me com-
mandez ; qui est la même chose que s'il disait :
Accordez-moi ce que je dois faire; c'est-à-dire.
Faites en moi mon action propre. Cequi est conforme
à la parole de Jésus-Christ, qui , après avoir com-
mandé la charité fraternelle , et l'union de ses fidè-
les , demande à Dieu qu'il la fasse eu eux , et qu'ils
soient consommés en un.
Unissons-nous à la prière sainte de Jésus-Christ :
rappelons en notre mémoire, et méditons devant
Dieu, les vérités qu'il nous enseigne, et surtout raé-
ditons-v ce qu'il nous promet , et ce qu'il com-
mande", pour obtenir en Jésus-Christ et par Jésus-
Christ l'accomplissement de l'un et de l'autre, et
autant de ce qui dépend de nous , que de ce qui dé-
pend de Dieu.
Apprenons la liaison sainte de la promesse, du
commandement et de la prière. Le commandement
nous avertit de ce que nous avons à faire; la pro-
messe nous avertit de ce que nous avons à espérer :
et l'une et l'autre nous avertissent de ce que nous
avons à demander à celui sans lequel nous ne pou-
vons rien espérer, ni rien faire.
tcLiifi foi eo Jésus vrai Messie. Joan- xfn, K, 8.
Ils ont connu que vous m'avez envoyé ' : ils Pont
connu avec une ferme foi et une persuasion ausif
forte , que celle qu'on a des choses dont on est W
plus assuré : lû l'ont connu véritablement ',
comme il l'a dit : tout est là dedans : et cela posé,
tout s'ensuit, lleureux ceux à qui Jésus-Christ rend
ce témoignage! Examinons-nous nous-mêmes sur
cette importante disposition de notre cœur. Écou-
tons saint Paul , qui nous dit : Examinez-vous
vous-mêmes, si vous êtes dans la foi: éprouvez-
vous vous-mêmes ^. Voyez combien il presse , com-
bien il inculque : Ejtaminez-vous , éprouvez-vous .
Croyez-vous avec une pleine certitude que Jésus-
Christ soit véritablement envoyé de Dieu? Quelle
raison pourriez-vous avoir de ne le pas croire? >"a-
t-on pas vu en lui toutes les marques que les pro-
phètes et les patriarches avaient données du Christ
qui devait venir ? î^a-t-il pas fait tous les miracles
qu'il fallait faire, et dans toutes les circonstances
qu'il les fallait faire, en témoignage certain qu'il
était celui qu'on devait attendre , et le véritable en-
voyé de Dieu?
I Quel autre que lui a donné aux hommes une mo-
I raie si sainte, si pure , si parfaite? et qui a pu dire
j comme lui : Je suis la lumière du monde ^? Où
trouverons-nous plus de charité envers les hom-
mes; de plus saints exemples, un plus beau modèle
de perfection; une autorité plus douce, plus insi-
nuante, plus ferme; une plus grande condescen-
dance pour les faibles, pour les pécheurs, jusqu'à
s'en rendre l'avocat, l'intercesseur, la victime?
C'est ce qu'il explique lui-même par ses aimables
paroles : Prenez a moi, vous tous qui êtes oppres-
sés et affligés, et je vous soulagerai : appro-
chez, et apprenez de moi que je suis doux et
humble de cœur; et vous trouverez le repos de vos
âmes : car mon joug est doux, et mon fardeau est
léger *. Il faut à l'homme un joug , une loi , une
autorité, un commandement : autrement, emporté
par ses passions , il s'échapperait à lui-même. Tout
ce qu'il y avait à désirer, c'est de trouver un maî-
tre comme Jésus-Christ, qui sût adoucir la con-
trainte , et rendre le fardeau léger. Où trouverons-
nous la consolation , l'encouragement , et les pa-
roles de vie éternelle, si nous ne les trouvons pas
dans sa~bouche? Croyez-vous bien tout cela? C'est
la première partie de cet examen.
Mais quand nous aurons dit : Oui, je le crois, je
le reconnais avec cette plénitude de la foi *, dont
parle saint Paul; avec une pleine et entière persua-
siom : saint Jean viendra nous dire, a^ec sa divme
et incomparable douceur : Cest en cela que noits
savons qtie nous le connaissons, si nous gardons
sa parole. Celui qui ditqu'ille connaît, et ne garde
pas sa parole, c'est un menteur, et la vérité n'est
pas en lui. Et un peu après : Celui qui dit qu'il de-
• /oon. xvu,I6; xv,l8, I9;xvi,33; xvii, ll;xvr,28,
ÏT . 12 , 17 ; XIII . 34, 35. - » Ibid: XIT, 20. - » /î"d. V. 23, 26.
^ ' Ibid. XII , 26, — ^ Ihid XVI- , U. — * Rom. nr, 21.
» Joan. xvn, 25. — ' md. s. — ' II. Cor. xiii, 5. — • /w» .
i tiii,!!. — ».Va«A xi,2S,23,30.-«fffft.X,22.— M The» t,h.
7^*
MEDITATIONS SUR L'ÉVAINGILE.
meure en lui, doit marcher comme il a marché' ,
et suivre ses exemples. Bien certainement, il y en a
qui le confessent de bouche , et qui le renoncent par
leurs œuvres ». Saint Paul l'a dit : et saint Jean a
dit : Mes petits enfants, aimons, non de bouche,
et de la langue, mais en œuvre et en vérité^. Som-
mes-nous ou n'en sommes-nous pas, de ceux-là?
Qu'avons -nous à nous répondre à nous-mêmes l-à-
dessus. C'est la seconde partie , encore plus essen-
tielle que la première , de l'examen que nous faisons.
Et la troisième, la plus importante de toutes : Si
notre cœur ne nous reprend pas , et que nous mar-
chions devant Dieu avec confiance 4 : si nous tâchons
de vivre, de sorte que nous soyons les enfants de la
vérité, du moins que nous travaillions à le devenir,
et que nous en puissions persîiader notre cœur en
la présence de Dieu : croyons-nous biea que c'est
là un don de Dieu, conformément à cette parole :
La paix soit donnée aux. frères y et la charité avec
la foi par Dieu le Père, et par Jésus-Christ notre
Seigneur ^ , en sorte que nous n^evons point à nous
en glorifier, mais plutôt à nous humilier jusqu'aux
enfers; parce que nous n'y avons apporté du nôtre,
à ce tel quel commencement de bonnes œuvres, que
misère , pauvreté et corruption ; et que si c'est se
perdre que de s'écarter de la vertu, c'est se perdre
encore beaucoup plus d'en présumer?
Après cela , il ne reste plus qu'à confesser nos pé-
chés ; non avec découragement et désespoir, mais
avec une douce espérance : parce que le même saint
Jean a dit çî/c si nous confessons nos péchés, il est
fidèle et juste pour nous pardonner nos péchés, et
pour -nous purifier de toute iniquité^. Remarquez,
fidèle et juste : non qu'il nous doiv« rien; mais à
cause qu'il a tout promis en Jésus-Ghrist. En sorte
que pour pouvoir espérer de lui notre rémission et
notre grâce, il suflit de croire qu'il a envoyé Jésus-
Ghrist, parce que, bien constamment, il n'est en-
voyé que pour être par son sang la propitiation de
710S fautes T.
LXX« JOUR.
Diea Père et Fils. Joan. xvn. 3, B, 10, 2! , 25.
On ne peut quitter celte divine prière de notre
Seigneur, ni le discours qui la précède , et qui en a ,
comme on a vu , fourni la matière. On lit et on relit
ce discours, ce dernier adieu, cette prière de Jésus-
Ghrist , et, pour ainsi dire , ses derniers vœux , tou-
jours avec un nouveau goût , et une nouvelle conso-
lation. Tous les secrets du ciel y sont révélés , et de
la manière du monde la plus insinuante et la plus
touchante.
Quel est le grand secret du ciel , si ce n'est cette
éternelle et impénétrable communication entre le
Père , le Fils, et le Saint-Esprit? C'est là , dis-je, le
secret du ciel , qui rend heureux ceux qui le voient,
et qui n'avait point encore été parfaitement révélé ;
mais Jésus-Ghrist nous le révèle ici d'une manière
admirable.
» L Joan. Il , 3 , 4 , 6.— * TH. i , 16. — 3 I. Joan. m , 18. —
*Ibid. 21 , 29. — ' Ephes. VI , 26. — « I. Joan. 1,9.—' Ibid.
Qui dit un Père , dit un Fils ; et qui dit un Fils ,
dit un égal dans la nature , et qui dit un égal dans une
nature aussi parfaite que celle de Dieu , dit un égal
en toute perfection : en sorte qu'il n'y puisse avoir
de premier et de second , que par une sainte , par-
faite et éternelle origine.
C'est ce que Jésus-Christ nous fait entendre , lors-
qu'il demande à son Père la claire manifestation de
la gloire qu'il avait en lui ' : Apud te : Chez vous
et dans votre sein, devant que le monde fût fait*.
Cette gloire qu'il avait dans le sein de Dieu ne pou-
vait être que celle de Dieu même : laquelle, et cette
gloire du Fils, étant toujours, et précédant tout ce
qui a été fait , par conséquent n'a point été faite ; par
conséquent elle est incréée, et la même que celle du
Père. Gela est ainsi , et ne peut pas être autrement.
Le Fils égal à son Père est pourtant en même
temps son envoyé, à cause qii'il sort de lui^. Il en
est sorti , pour venir au monde : voilà comme il est
envoyé. Il quitte le monde , pour y retourner : voilà
le terme de la mission; voilà tout ce qu'est Jésus-
Christ en sa personne , parfaitement égal à Dieu qui
l'envoie; puisqu'il est son propre Fils, Dieu ne vou-
drait point avoir un Fils qui serait moindre que lui ,
et qui ne le valût pas. Pardonnez , Seigneur, ces
expressions ; ce sont des hommes qui parlent. Quand
on dit : Dieu ne voudrait pas, c'est-à-dire, que ce
serait une chose indi;j;ne de lui , et qui par consé-
quent ne peut pas être. C'est pourquoi, en tout et
partout, il traite d'égal avec son Père : Tout ce qui
est' à vous est à moi : tout ce qui est à moi est à
vous* : cela ressent une égalité parfaite et des deux
côtés : c'est plus que si l'on disait qu'on est son égal :
car c'est plus de traiter d'égal avec lui, que d'énoncer
simplement cette égalité.
Mais voyons ce qu'est Jésus-Christ par rapport
à nous. Il est, comme son Père, notre bonheur :
Connaître son Père et lui, c'est pour nous la vie
étemelle. C'est pourquoi il dit : Celui qui m'aime
sera aimé de mon Père, et je F aimerai, et je me ma-
nifesterai à lui^. C'est là le grand effet de mon.
amour : c'est par là que je rends les hommes éter-
nellement heureux. Et il ajoute : Celui quim'aime ,
gardera maparole, et mon Père V aimera : et 7ious
viendrons à lui, et nous y ferons notre demeure^.
Nous viendrons, en société, mon Père et moi. Qui
jamais a pu ainsi s'égaler à Dieu ? Nous viendrons :
car nous ne pouvons venir l'un sans l'autre : Nous
viendrons : car ce n'est pas tout d'avoir le Père; il
faut m'avoir aussi : Nous viendrons. Qui peut venir
au dedans de l'homme, pour le remplir et le sanc-
tifier intérieurement, que Dieu même? Nous vien*
drons en eux, et nous y demeurerons : ils seront
notre commun temple , notre commun sanctuaire :
nous serons leur commune sanctification , leur com-
mune félicité, leur commune vie. Que peut-il dire
déplus clair, pour se mcttreen égalité avec son Père ?
La meilleure manière de le dire , c'est de le montrer
par les effets. O homme : que désirez-vous? d'avoir
Dieu en vous. Et aûq que vous l'ayez pleinement ,
I Joan. 1,1. — ' Ibid. xvil , 5. — ^ Ibid. xvi , 28 ; xvu , 8.
— < Ibid. xvn, 10. — * Ibid. xvu, 3; xiv,2l. -''Ibid. xiT,2^,
MP'DITATIO.NS SUR LÉVA>GILE.
79S
mon Père et moi nous viendrons dans cet intérieur :
si vous désirez de in'avoir en vous , en désirant d'y
avoir Dieu : je suis donc Dieu.
C'est ainsi que les Cdèles seront un : parce que
tous ils auront en eux le Père et le Fils, et qu'ils en
seront le temple : lU seront un , dit Jésus-Christ ;
mais ils seront un en nous^. ^'ous serons le lien
commun de leur unité : parce qu'étant mon Père et
moi parfaitement un, toute unité doit venir de nous,
et nous en sommes le lien comme le principe.
Cest la première partie du secret divin : l'unité
parfaite du Père et du Fils , aujourd'hui parfaite-
ment révélée aux hommes : pour leur faire entendre
combien leur union doit être sincère et parfaite à sa
manière : puisqu'elle a pour modèle, et pour lien,
l'unité absolument paràiite du Père et du Fils, et
leur éternelle et inaltérable paix.
LXXl* JOUR.
Dieu Saint-Esprit Jooji. xiv, 16, 17, M.
Venons maintenant au Saint-Esprit : Je prierai
mon Père, et il vous donnera un autre consolateur ^
pour demeurer éteiiiellenient avec vous ». Un autre
consolateur! un consolateur à la place de Jésus-
Christ, s'il est de moindre vertu et de moindre di-
gnité, afllige plutôt qu'il ne console. Ainsi un con-
solateur à la place de Jésus-Christ, ce n'est rien
moins qu'un Dieu pour un Dieu. Et c'est pourquoi
si le Fils vient en nous, et y demeure comme le Père,
le Saint-Esprit y demeure aussi, et y est^ comme
le Père et le Fils. Il habite avec eux dans notre in-
térieur; comme eux il le vivifie. >'ous sommes son
temple , comme nous le sommes du Père et du Fils.
Ne sarez-vous pas , dit saint Paul , que vous êtes le
temple de Dieu , et que son Esprit habite en vous 4 .'
Ne savez-vous pas que vos membres sont le temple
da Saint-Esprit , qui habite en vous, et que vous
n'êtes pas à vous-mêmes » ? Car un temple n'est pas
à lui-même, mais au Dieu qui y habite. Celui-là donc
qui demeure en nous et qui y est , selon l'expression
de Jésus-Christ , comme le Père et le Fils , est Dieu
comme eux : et , si j'ose parler ainsi , il fait en nous
acte de Dieu, quand il y habite et qu'il nous pos-
sède.
// vous enseignera toute chose : et il vous fera
ressouvenir de ce que je vous aurai dit^ : Paraîtra-
t-il aux yeux? parlera-t-il aux oreilles? >^on; c'est
au dedans qu'il tient son école : il se fait entendre
dans le fond. C'est aussi ce même fond où le Père
parle, et où l'on apprend de lui à venir au Fils. Qui
peut parler à ce fond, sinon celui qui le remplit,
et qu! y agit , pour le tourner où il veut , e'est-à-
dire. Dieu? Le Saint-Esprit est donc Dieu : et c'est
encore un acte de Dieu que de parler et se faire en-
tendre au dedans le plus intime de l'homme.
J'ai beaucoup de choses à vous dire : mais vous
ne les pouvez pas encore porter : mais l'esprit de
vérité viendra, qui vous enseignera tout:. Cest
• Joan.x\U,2l. — ' Ihid.xiv, 19. — iJbid. I7. — M. Cor.
PI . 16. — 5 Ibid. m , 19. — * Joan. xit, m. — î Ibid. xvî , I2,
à lui que sont réservées les vérités les plus haute»
et les plus cachées : et il lui est réservé en même
temps d'augmenter vos forces , pour T0uS*en ren
dre capables. Qui le peut, si ce n'est un Dieu? Il est
donc Dieu.
Et il vous annoncera les choses futures ». Il veut
dire que c'est cet Esprit qui fait les prophètes; qui
les inspire au dedans, qui leur découvre l'avenir;
car il sait tout, et ce qui est même le plus réservé à
Dieu. Il est vrai, dit le Fils de Dieu, qu'iV ne dit
rien que ce qu'il a oui » : mais il n'a pas oui autre-
ment que le Fils de Dieu : il a ouï ce qu'il a reçu
par son éternelle procession , comme le Fils a ouï
ce qu'il a reçu par son éternelle naissance.
Car il faut entendre que cet Esprit procède du
Père, d'une manière aussi parfaite que le Fils. Le
Fils procède par génération; et le Saint-Esprit,
comment? Qui le pourra dire ? Nul homme vivant :
et je ne sais si les anges mêmes le peuvent. Ce
que je sais, ce qui est certain par l'expression de
Jésus-Christ, c'est que s'il n'est pas engendré
comme le Fils , il est , par manière de parler, encore
moins créé comme nous. // prendra du mien ^ , dit
le Fils. Les créatures viennent de Dieu, mais elles
ne prennent pas de Dieu : elles sont tirées du
néant : mais le Saint-Esprit prend de Dieu comme le
Fils , et il est également tiré de sa substance. C'est
pourquoi on ne dit pas qu'il soit créé : à Dieu ne
plaise : il y a un terme consacré pour lui ; c'est
qu'il procède du Père. Il est vrai que le Fils en pro-
cède aussi : et si sa procession a un caractère mar-
qué, qui est c^lui de génération; c'est assez pour
lui égaler le Saint-Esprit, d'exclure tout terme qui
marque création, et d'en chosir un pour lui, qui
lui puisse être commun avec le Fils.
Si le Fils est engendré, pourquoi le Saint-Esprit
ne l'est-il pas ? IS'e recherchons point les raisons de
cette incompréhensible différence. Disons seule-
ment : S'il y avait plusieurs fils , plusieurs généra-
tions , le Fils serait imparfait , la génération le se-
rait aussi. Tout ce qui est infini , tout ce qui est
parfait , est unique : et le Fils de Dieu est unique ,
à cause aussi qu'il est parfait. Sa génération épuise ,
si on peut ainsi parler de l'infini , toute la fécondité
paternelle. Que reste-t-il donc au Saint-Esprit ?quel-
que chose d'aussi parfait , quoique moins distinc-
tement connu. Il n'en est pas moins parfait , pour
être moins distinctement connu : puisqu'au con-
traire ce Caractère ne sert qu'a mettre sa proces-
sion parmi les choses inconnues de Dieu, qui ne
sont pas les moins parfaites. C'est assez de savoir
qu'il est unique , comme le fils est unique : unique
comme Saint-Esprit, de même que le Fils est uni-
que comme Fils , et procédant aussi noblement , et
aussi divinement que lui ; puisqu'il procède , pour
être mis en égalité avec lui-même.
C'est pourquoi, quand il paraît, on lui attribue
un ouvrage égal à celui du Fils. C'est ce qu'on a
remarqué sur ces paroles du Sauveur : Quand Usera
tenu, il convaincra le rnonde sur le péché, sur ta
' Joan. XJi, — - Ibtd. 13 — • Ibid. H.
îl>G
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGlLË.
jiisfire et sur le jugement^ : ce qui n'est rien d'in-
féïTEUr aux œuvres du Fils.
Si notre sommes soigneux de recueillir toutes les
expressions du Fils de Dieu, nous y trouverons un
langrige qui emporte également entre ces divines
personnes distinction et unité , origine et indépen-
dance. Le Fils est au Père, le Père est au Fils;
chaciin à différent titre , mais à titre égal. Le Saint-
Ksprit est au Fils , il est au Père par un titre pareil ,
et sans déroger à la perfection. Le Père l'envoie,
1p Fils l'envoie, il vient. C'est ce langage mystique
de la Trinité, qui ne s'entend pleinement qu'en con-
ciliant l'unité et la distinction dans une perfection
égale. C'est par là que les expressions de Jésus-Christ,
que nous avons vues, conviennent toutes: et c'est
aussi pour les rassembler qu'il a dit en abrégé :
Baptisez au nom du Père , et du Fils , et du Saint-
Espi'it ». Tout ce qu'il dit dans un long discours
se rapporte là. Ce qu'il dit là, réunit tout ce qu'il
a dit dans son long discours.
Et pourquoi nous parie-t-il de ces hauts mystè-
res, si ce n'est parce qu'il veut un jour nous les dé-
couvrir à nu ? Avant que d'enseigner pleinement
la vérité, les maîtres commencent par dire eu gros
à leurs disciples ce qu'ils apprendront dans leur
école. Jésus-Christ commence aussi par nous dire
confusément ce qu'il nous montrera un jour très-
elairement dans sa gloire. Croyons donc, et nous
verrons. Ne nous étonnons pas des difficultés, nous
sommes encore dans les préludes de notre science :
ne souhaitons pas de demeurer dans ces premiers
éléments : désirons de voir; et, en attendant , con-
tentons-nous de croire.
LXXIl*^ JOUR.
Effet secret de la prière de Notre-Seigneur : Jésas-Oirist
toujours exaucé : Prédestination des saints.
C'est encore un autre mystère profond, que l'ef-
fet secret de la prière de Notre-Seigneur.
Voici un premier principe , que Jésus-Clirist nous
apprend en ressuscitant Lazare : Mo}i Père, Je voiis
rends grâces de ce que tous m'airez exaucé. Je
suis pour moi, que vous m'exaucez toujours^.
Quoi qu'il puisse demander à Dieu, fut-ce la ré-
surrection d'un mort dequatrejours, et déjà pourri,
il est assuré de l'obtenir. Et pour montrer l'efficace
de sa prière, il commence en remerciant d'avoir
été écouté.
Il est vrai , qœ dans le jardin des Oliviers il fit
eette prière v Mon Père , si vous le voidez,, si cela
se peut, éloignez de moi ce calice : toutejois que
votre volonté s'accomplisse, et non la mienne^.
Mais ces paroles font voir que sa demande n'était
que conditionnelle : et pour montrer que s'il eût
voulu la faire absolue, il eût été exaucé, il ne faut
qu'entendre ce qu'il dit lui-même à saint Pierre ,
lorsqu'il entreprit de le défendre avec l'épée, et qu'il
frappa un de ceux qui le venaient prendre : Nepuis-
je pas , dit-il alors , prier mon Père ; et il ni'en-
« Joan. XVI, 8. — * MaUh. xxvin, 19. — ' Joan. xi, 41,
43. — • Matth. XXVI, 39. Luc. xxii, 42.
verrait plus de douze légions d'anges • ? H savait
donc bien que s'il l'avait demandé, il l'eût obtenu;
et que son Père aurait fait ce qu'il eût voulu. Il est
donc toujours exaucé, quoi qu'il demande; fût-ce
douze légions d'anges, pour l'arracher des mains
de ses ennemis ; fût-ce, comme on vient de dire,
la résurrection d'un mort dont le cadavre commen-
cerait à sentir mauvais.
Croyons-nous qu'il soit moins puissant, et moins
écouté, lorsqu'il demande à son Père ce qui dépend
de notre libre arbitre? Il ne le demanderait pas,
s'il ne savait que cela même est au pouvoir de son
Père , et qu'il n'en sera non plus refusé , que de tout
le reste. Et c'est pourquoi lorsqu'il dit : Simon ,
Simon, j'ai prié pour vous, afin que votre foi ne
défaille pas » ; personne ne doute que sa prière n'ait
eu son effet en son temps. Qui doutera donc qu'elle
ne l'ait dans tous les autres apôtres , pour qui il a
dit : ye vous prie qu'il soit un en nous ^ : et encore :
Je ne vous prie pas de les tirer du monde, mais de
les préserver de tout mal •i : et en général , dans
tous ceux pour qui il a dit avec une volonté si dé-
terminée : Mon Père , je veux que ceux que vous
m'avez donnés soient avec moi , et qu'ils voicmt ma
gloire ^ ? Dira-t-on qu'aucun de ceux pour qui il a
fait cette prière, dût périr, ou n'être pas avec lui,
et ne voir pas sa gloire.^ On pourrait diredemême,
que , malgré toute la prière qu'il avait faite pour
saint Pierre , on pouvait douter si sa foi ne défau-
drait pas. Mais à Dieu ne plaise qu'un tel doute en-
tre dans un cœur chrétien ! Tous ceux pour qui il a
demandé de certains effets, les auront : ils auront,
dis-je, la foi, la persévérance dans le bien, et la
parfaite délivrance du mal , si Jésus-Christ le de-
mande. S'il avait prié d'une certaine façon pour le
monde, pour lequel il dit qu'il ne prie pas ^-^ le
monde ne serait plus monde, et il se sanctifierait.
Tous ceux donc pour qui il a dit : Sanclifez-les en
vérité' , seront sanctifiés en vérité.
Je ne nie pas la bonté dont il est touché pour
tous les hommes , ni les moyens qu'il leur prépare
pour leur salut éternel, dans sa providence générale.
Car il ne veut point que personne périsse, et il at-
tend tous les pécheurs à repentance «. Mais quel-
que grandes que soient les vues qu'il a sur tout le
monde : il y a un certain regard particulier et de
préférence sur un nombre qui lui est connu. Tous
ceux qu'il regarde ainsi pleurent leurs péchés, et
sont convertis dans leurs temps. C'est pourquoi
lorsqu'il eut jeté sur saint Pierre ce favorable re-
gard , il fondit en larmes : et ce fut l'effet de la-
prière que .Tésus-Christ avait faite pour la stabilité
de sa foi. Car il fallait premièrement la faire revi-
vre, et dans son temps l'affermir pour durer jusqu'à
la fin. Il en est de même de tous ceux que son Père
lui a donnés d'une certaine façon; et c'est de ceux-
là qu'il a dit : Tout ce que mon Père me donne,
vient, à moi; et je ne rejette pas celui qui y vient :
parce quejesids venu au monde, non pour fairo
■ Matth. XXVI, 33. — ' Luc. XXII, 31, 32. — ' Joan. xvi,,
II, 2:î. — < Ibid. 15. — 5 Ibid. 24. — « Ibid. 9 — ' 4 Ibid. \T.
— 'II. /'««.Ul^».
MÉDITATIONS SLR LEVANGILK.
797
ma volonté, mais pottr Jnîre la volonté de mon
Père : et ta volonté de mon Fère est que je ne
perde aucun de ceux qu'il m'a donnés, mais que
je les ressuscite au dernier Jour '.
ït pourquoi nous fait-il entrer dans ces sublimes
vérités ? est-ce pour nous troubler, pour nous alar-
mer, pour nous jeter dans le désespoir, et faire que
l'on s'agite soi-même , en disant : Suis-je des élus ,
ou n'eu suis-je pas? Loin de nous une si funeste
pensée , qui nous ferait pénétrer dans les secrets
conseils de Dieu, fouiller, pour ainsi parler, jusque
dans son sein, et sonder l'abîme profond de ses dé-
crets éternels. Le dessein de notre Sauveur est, que
contemplant ce regard secret qu'il jette sur ceux
qu'il sait, et que scfn Père lui a donnés par un cer-
tî»in choix, et reconnaissant qu'il les sait conduire
à leur salut éternel par des moyens qui ne man-
dent pas, nous apprenions, preraièremenl , à les
demander, à nous unir à sa prière , à dire avec lui :
Préservez-nous de tout mal * : ou , comme* parle
l'Église : Ne permettez pas que nous soyons sépa-
rés de vous : si notre volonté veut échapper, ne le
permettez pas : tenez-la sous votre main, chan-
gez-la, et la ramenez à vous.
C'est donc la première chose que Jésus-Christ
nous veut apprendre. Ce n'est point à nous à nous
enquérir , ou à nous troubler du secret de la pré-
destination , mais à prier. Et afin de le faire comme
il faut, une seconde chose qu'il nous veut apprea-
dre , c'est de nous abandonner à sa bonté : non
qu'il ne faille agir et travailler; ou qu'il soit permis
^e se livrer , contre les ordres de Dieu , à la noncha-
lance , ou à des pensées téméraires : mais c'est
qu'en agissant de tout notre cœur, il faut au des-
sus de tout nous abandonner à Dieu seul pour le
temps et pour Téternité.
Mon Sauveur! je m'y abandonne : je vous prie de
me regarder de ce regard spécial , et que je ne sois
pas du malheureux nombre de ceux que vous haï-
rez , et qui vous haïront. Cela est horrible à pronon-
cer. Mon Dieu , délivrez-moi d'un si grand mal :
je vous remets entre les mains ma liberté malade
et chancelante, et ne veux mettre ma confiance
qu'en vous.
L'homme superbe craint de rendre son salut trop
incertain, s'il ne le tient en sa main; mais il se
trompe. Puis-je m'assurer sur moi-même? Mon
Dieu , je sens que ma volonté m'échappe à chaque
moment : et si vous vouliez me rendre le seul maî-
tre de mon sort , je refuserais un pouvoir si dange-
reux à ma faiblesse. Qu'on ne me dise donc pas ,
que cette doctrine de grâce et de préférence met
les bonnes âmes au désespoir. Quoi ! on pense me
rassurer davantage , en me renvoyant à moi-même ,
et en me livrant à mon inconstance ? Non , mon
Dîeu , je n'y consens pas. Je ne puis trouver d'as-
surance qu'en m'abandonnant à vous. Et j'y en
trouve d'autant plus, que ceux à qui vous donnez
cette confiance , de s'abandonner tout à fait à vous ,
reçoivent dans ce doux instinct la meilleure marque
qu'on puisse avoir sur la terre de votre bonté. Aug-
' )oan. n, 37, 38, 39. — ' VaUh. yi, IX
mentez donc en mol ce désir; et faites entrer, par
ce moyen , dans mon cœur cette bienheureuse espé-
rance de me trouver à la fin parmi ce nombre choisi.
Ce ne sont, dit David, dit Salomon, ce ne sont
ni de bonnes armes, ni un bon cheval : ce n'est ni
notre arc, wi notre épée, ni notre cuirasse , ni no-
tre valeur, ni notre adresse , ni la force de nos
mains, qui nous sauvent en un Jour de bataille;
7nais ta protection du Très- Haut'. Quand j'aurai
préparé mon cœur, il faut qu'il dirige mes pas ».
Je ne suis pas plus puissant que les rois, dont le
cœur est entre ses mains , et il les tourne où il veut *.
Qu'il se rende le maître du mien! qu'il m'aide de ce
secours qui me fait dire : Aidez-moi, et Je serai
sauvé 4 : et encore : Guérissez-moi, et Je serai gué-
ri 5 : et encore : Convertissez-moi, et Je serai con-
verti! Car depuis que vous m'avez converti, J'ai
fait pénitence ; et depuis que vous m'avez toucfié ,
Je me suis frappé le genou ^, en signe de componc-
tion et de regret.
LXXIIP JOUR.
S^anir à Jésas-Christ.
A la fin de ces réflexions, je prie tous ceux que
j'ai tâché d'aider par tout ce discours , de s'élever
au-dessus , je ne dirai pas seulement de mes pen-
sées , qui ne sont rien , mais de tout ce qui leur
peut être présenté par le ministère de l'homme : et
en écoutant uniquement ce que Dieu leur dira dans
le cœur sur cette prière, de s'y unir avec foi. Car
c'est là véritablement ce qui s'appelle prier par
Jésus-Christ et en Jésus-Clwiçt, que de s'unir en
esprit avec Jésus-Christ priant, et s'unir autant
qu'on peut à tout l'effet de cette prière. Or, l'effet
de cette prière, c'est qu'étant unis à Jésus-Christ
Dieu et homme , et par lui à Dieu son Père , nous
nous unissions en eux avec tous les fidèles , et avec
tous les hommes , pour n'être plus , autant qu'il est
en nous, qu'une même âme et un même cœur. Pour
accomplir cet ouvrage d'unité, nous ne devons plus
nous regarder qu'en Jésus-Christ : et nous devons
croire qu'il ne tombe pas sur nous la moindre lu-
mière de la foi , la moindre étincelle de l'amour de
Dieu , qu'elle ne soit tirée de l'amour immense que
le Père éternel a pour son Fils ; à cause que ce même
Fils notre Sauveur étant en nous , l'amour dont le
Père l'aime s'étend aussi sur nous par une effusion
de sa bonté : car c'est à quoi aboutit toute la prière
de Jésus-Christ.
C'est en cet esprit que nous pouvons et devons
conclure toutes les nôtres avec TÉglise : Par Jé-
sus-Christ notre Seigneur : Peb Dominum nos-
TBUM Jeslm Christum. Car n'ayant à demander
à Dieu que les effets de son amour, nous les de-
mandons véritablement par Jésus-Christ , si nou«
croyons , avec une ferme et vive foi , que nous sona-
mes aimés de lui par une effusion de l'amour qu'il
a pour son Fils. Et c'est là tout le fondement de
« fa. xxxn, 16, 17, IS, 19. Ihii. aavi, lo, n. Prov. ixi,
31. — î Prov. XVI, 9. — * Ibid xxi, 1. — 4 Ps. CWIU, 117.-'
» Jerem. XVII, H. — ' H>id. XXI, 18, It-
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
71)8
•la piété et de la confiance clirétienne. C'en est , dis-
je , tout le fondement , de croire que l'amour im-
mense que le Père éternel a pour son Fils en tant
que Dieu, lui fait aimer l'unie sainte qui lui est
si étroitement et si substantiellement unie , aussi
bien que le corps sacré et béni qu'elle anime , c'est-
à-dire , son humanité tout entière : et l'amour qu'il
a pour toute cette personne , qui est Jésus-Christ
Dieu et homme, fait qu'il aime aussi tous les mem-
bres qui vivent en lui et de son Esprit vivifiant.
Croyons donc que comme Jésus-Christ est aimé
par un amour gratuit, par un amour prévenant,
l'âme sainte qui est unie au Verbe de Dieu , n'ayant
rien fait qui lui attirât cette union admirable , mais
cette union l'ayant prévenue; nous sommes aimés
de même par un amour prévenant et gratuit. En
un mot , comme dit saint Augustin : La même grâce
qui a fait Jésus-Christ notre chef, a fait tous ses
membres ^ .
Nous sommes faits chrétiens par une suite de la
même grâce qui a fait le Christ. Toutes les fois donc
que nous disons : Per Domintjm Nostrum Jesum
Chhistum : Par Notre Seigneur Jésus-Christ ; et
nous le devons dire , toutes les fois que nous prions ,
ou en effet, ou en intention , n'y ayant point d'autre
nom par lequel nous devions être exaucés » : tou-
tes les fois donc que nous le disons , nous devons
croire et connaître que nous sommes sauvés par
grâce , uniquement par Jésus-Christ et par ses mé-
rites : non que nous soyons sans mérite , mais à
cause que tous nos mérites sont ses dons , et que
celui de Jésus-Christ en fait tout le prix , parce que
c'est le mérite d'un Dieu , et par conséquent infini.
C'est ainsi qu'il faut prierjaar Jésus-Christ notre
Seigneur : et l'Église , qui le fait toujours , s'unit
par là à tout l'effet de la divine prière que nous ve-
nons d'écouter. Si elle célèbre la grâce et la gloire
des saints apôtres , qui sont les chefs du troupeau ,
elle reconnaît l'effet de la prière que Jésus-Christ a
» i;<rrw;i«/.5anc/. a. 31, lom. x.col.sio. — *^c<.iv, 12. » Zw.xxn,43; xxm, 4«.
faite distinctement pour eux. ]\Iais les saints , qtrf
sont consommés dans la gloire , n'ont pas moins
été compris dans la vue et dans l'intention de Jé-
sus-Christ, encore qu'il ne les ait pas exprimés.
Qui doute qu'il ne vît tous ceux que son Père lui
avait donnés dans toute la suite des siècles , et pour
lesquels il s'allait immoler avec un amour particu-
lier?
Entrons donc avec Jésus-Christ, et en Jésus-
Christ, dans la construction de tout le corps de
l'Église ; et rendant grâces avec eWe par Jésus-Christ
pour tous ceux qui sont consommés , demandons
l'accomplissement de tout le corps de Jésus-Christ ,
de toute la société des saints. Demandons en mémo
temps, avec confiance, que nous nous trouvions
rangés dans ce nombre bienheureux ; ne doutant
point que cette grâce ne nous soit donnée , si nous
persévérons à la demander par miséricorde et par
grâce , c'est-à-dire , par le mérite du sang qui a été
versé pour nous , et dont nous avons le sacre gage
dans l'eucharistie.
Après cette prière, allons avec Jésus-Christ au
sacrifice : et avançons-nous avec lui aux deux mon-
tagnes, à celle des Oliviers , et à celle du Calvaire.
Allons, dis-je, à ces deux montagnes, et passons
de l'une à l'autre : de celle des Oliviers , qui est celle
de l'agonie, à celle du Calvaire , qui est celle de la
mort : de celle des Oliviers , qui est celle où l'on
combat , à celle du Calvaire , où l'on triomphe avec
Jésus-Christ en expirant : de celle des Oliviers, qui
est Va montagne de la résignation , à celle du Cal-
vaire , qui est la montagne du sacrifice actuel : enfin
de celle où l'on dit : Non ma volonté, mais la vô-
tre; à celle où l'on dit : Jeremets mon esprit entre
vos ntaiîis'; et, pour tout dire en un mot, de
celle où l'on se prépare à tout, à celle où l'on
meurt à tout avec Jésus-Christ , à qui soit rendu
tout honneur et gloire, avec le Père, et le Saint*
Esprit, aux siècles des siècles. Amen.
VIN DU TOMB TBOIflitISrS.
TABLE DES MATIÈRES
CONTEINUES DANS CE VOLUME.
Pages.
SUITES DES SERMONS.
* SERMON POUR tK JOUR de la 'peîitecote. —
Ctombien, depuis le péché, nous somnies naturelle-
ment portés an mal , et combien la vertu nous est
difficile. Impuissance de la loi pour nous soulager
Aans nos infirmités; comment n'est-elle propre
qu'à augmenter le crime et qu'à nous donner la
mort. De quelle manière elle nous fait sentir notre
impuissance et le besoin que nous avons de la
^âce. Chaste délectation, esprit vivifiant, carac-
tère distinctif de la nouvelle alliance. Pourquoi la
crainte ne peut-elle changer les cœurs ? Amour que
nous devons à Dieu; excès de notre ingratitude.
Autre exoroe et fragments du même sermon.
ir SERMON POCR LE jour de la PFy?ECOTE. —
Quel est l'esprit du dmstianisme ? Mépriser les
présents du monde, sa liaine et sa fureur : trois
maximes de la générosité chrétienne. Avec quel
courage les apôtres et les premiers chrétiens mépri-
sent les présents du monde, attaquent sa haine,
triomphent de ses menaces. Merveilleuse union
que le Saint-Esprit fait de leurs cœnrs. Pourquoi
ne devons-nous pas -nous regarder en nous-mêmes,
mais dans l'unité de tout le corps dont nous som-
mes membres. L'envie et la dureté exterminées par
la fraternité chrétienne.
m* SERMON POUR LE JOUR DE LA PESTECOTE , prêché
devant la reine. — Caractère des hommes spirituels
que le Saint-Esprit forme aujourd'hui. Esprit de
fermeté et de vigueur, nécessaire pour se soutenir
dans la vie chrétienne. Combien notre extrême dé-
licatesse est opposée à la fermeté et au courage
des premiers chrétiens. Persécution du monde :
quelles sont ses maximes et les armes qu'il emploie
pour abattre ceux qui lui résistent. D'où vient no-
tre insensibilité pour les maux des autres. Envie
et esprit d'intérêt, deux péchés principaux que le
Saint-Esprit reprend : leurs funestes suites : iemè-
des à ces deux défauts.
Abrégé d'un sermon pour le même jour, prêché
dans la cathédrale de Meaux. — Profondeur de la
malice du cœur humain : combien nous avons be-
soin que l'Esprit saint crée en nous un cœur pur.
SERMON SUR LE MYSTÈRE DE LA TRÉS-SAtNTE TRINI-
TÉ. — Excellente image que nous portons en nous-
mêmes de ce mystère ineffable. Autre image de ce
grand mystère dans l'unité de l'Église. Pourquoi
faut-il que le Père engendre en lui-même le Verbe ;
celte génération du Verbe , représentée dans la
bienheureuse fécondité de l'Église. Comment le
Fils et le Saint-Esprit reçoivent du Père continuel-
13
22
28
lement en eux-mêmes la vie et l'intelligence. Ton»
les fidèles unis dans la vie de l'intelligence. Quel-
les doivent être les lois de leur charité mutuelle :
combien ils y sont infidèles.
SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE APRÈS LA PEK-
TECOTE. — Grandeur de la charité des saints anges
pour les hommes. Pourquoi se réjouissent-ils si
fort dans la conversion des pécheurs. Trois effets
de la miséricorde divine à l'égard de l'âme péche-
resse. Double unité dans l'Église : l'une extérieure,
qui est liée par les sacrements ; l'autre invisible
et spirituelle , formée par la charité. Comment les
pécheurs séparés de cette unité commencent leur
enfer même sur la terre. Quels sont les dignes
fruits de pénitence. De quelle manière le pécheur,
sincèrement touché, s'accuse, se coodanuie et se
punit.
SERMON POUR LE V« DIMANCHE APRÈS LA PE.VrEC0TE,
sur la réconciliation. — Motifs pressants que Jé-
sus-Christ emploie pour nous portera une affection
mutuelle. Le sacrifice d'oraison, incapable de plaire
à Dieu, s'il n'est offert par la charité fraternelle.
Obligation de prier avec tous nos frères et pour
tous nos frères : pourquoi ne pouvons-nous nous
en acquiter si nous les haïssons. Combien aveugles
et injustes les aversions que nous concevons
contre eux. Condition que Dieu nous impose pour
obtenir le pardon de nos fautes.
SERMON POUR LE IX» DIMANCHE APRÈS LA PEJnCOOTC.
^ Doctrine extravagante des nnrcionites sur la
Divinité. Combien la tendre compassion du Sau-
veur pour les hommes a été vive et efficace pendant
les jours de sa vie mortelle , et est encore agissante
dans la félicité de la gloire. Confiance qu'elle
doit nous inspirer : comment nous devons l'imiter.
Deux manières dont il peut régner sur les hommes ;
l'une pleine de douceur, l'autre toute de rigueur.
Exemple qu'il nous en donne dans sa conduite sur
le peuple juif. Leçon que nous devons tirer de la
terrible vengeance qu'il exerce sur cette nation
iufidèle.
Abrégé d'un sermon pour le XX* dimanche après
LA PENTECOTE.
I" SERMON POUR LA FÊTE DE L'EXALTATION DE LA
SAINTE CRorx. Sur la vertu de la Croix de J. C.
— Combien grande est l'entreprise de rendre la
Croix vénérable. Puissance absolue et miséricorde
infinies, deux choses dans lesquelles consiste la
gloire de Dieu : comment éclatent-elles mieux dans
la Croix du Sauveur. Changements admirables
qu'elle a produits dans le monde : raisons que noua
avons de mettre en elle toute notre gloire. Senti-
30
36
4S
50
Cl
mo
TABLE DES MATIERES.
Pages.
menls et actions qui prouvent que la Croix est pour
nous un sujet de scandale. 62
%il* SERMON POUR l'exaltation de la sauste
Croix, prôcliéaux nouveaux catholiques, sur les
souffrances. — La miséricorde et la justice conci-
liées en la personne de Jésus-Christ, fondement
de son exaltation à la Croix. Deux manières diffé-
rentes dont nous pouvons participer à la Croix. Le
trouble qu'on nous apporte dans les choses que
nous aimons , cause générale de toutes nos peines.
Trois différentes façons dont notre âme peut y être
troublée. Trois sources de grâces que nous trou-
vons dans ces trois sources d'afflictions. La Croix,
•un instrument de vengeance à l'égard des impé-
nitents. Terrible état d'une âme qui so^lTre sans
se convertir. Éloge de la foi des nouveaux catholi-
ques : motifs pressants pour les fidèles de les
soulager dans leurs besoins. 72
Précis d'un sermon sur le même sujet. — Tous les
mystères et tous les attraits de la grâce renfermés
dans la Croix. 78
Exhortation faite aux nouvelles cataouques ,
pour exciter la charité des fidèles en leur faveur.
— Pauvreté et abondance , deux genres d'épreuve.
Patience et charité , deux voies uniques pour arri-
ver au royaume céleste. Qu'est-ce que la foi : mi-
Tacîos et martyres , deux moyens par lesquels elle
a été établie etsoutentie. Combien Vhommagr que
nous devons à la vérité exige que nous soyons
résolus à souffrir pour elle : grande utilité que
nous retirons de ces souffrances. Quelle est l'é-
preuve des riches : que doivent-ils faire pour y être
fidèles. Obligation qu'ils ont d'imiler, à l'égard
des pauvres, la libéralité d» Sauveur envers
nous. 79
Fragment dVn discours sur la vie chrétienne. —
Dieu , la vie de nos âmes par l'union qu'il a avec
«lies. Obligation du chrétien de mourir au péché,
pour recevoir et conserver cette vie divine. D'où
vient que Dieu laisse Ici-bas dans les saints l'attrait
au mal. Comment déUuit-il en eux le péché,
ménïe dès cette vie. 85
SFRMON SUR LES OBLIGATIONS DE l*ÉTAT REU6IEUX ,
prêclié devant les religieuses de Saint-Cyr. —
Fragilité et giande misère du monde; puissance
et funestes effets de sa séduction. Motifs pressants
pour porter les chrétiens à s'en séparer entière-
ment. Origine des communautés religieuses. En
quoi consiste la pauvreté dont on y fait j)rore.ssinn.
Infidélités sans nombre qu'on commet journelle-
ment dans les monastères contre celte vertu.
Avantages de la virginité : jusqu'bù elle doit sé-
tendre. A qui se rapporte l'obéissance que l'on
rend aux supérieurs. Dans quel esprit il faut se
soumettre à ceux qui abusent de leur autorité.
Avec quel soin les religieuses doivent éviter le
fommerce du monde, les sentiments de la vanité
et les amusements de l'esprit. 89
I'» EXHORTATION A l'ouverture d'une visite
faite en la communauté de Sainte -Ursule de
Meaux, le 9 avril 1685. — Quelle est la fin et
quels doivent être les fruits de la visite du prélat.
Pajft's
Dispositions nécessaires aux Teligieuses pour en
profiter. Effets admirables que produit la grâce
dans une âme qui en est remplie. Crucifiement qui
constitue toute la perfection religieuse. Les restes
de l'amour du monde, combien pernicieux. Obli-
gation imposée aux personnes religieuses de priei
pour les besoins de l'Église et de gémir sur le
tiiste état des pécheurs. Tendres invitations du
prélat pour porter toutes les sœurs à lui ouvrir leur
cœur sans déguisement. loi
IP EXHORTATION faite dans le chœur , a La
conclusion de la visite. — Silence et recueillemenl
nécessaires pour écouter l'Esprit de Jésus-Christ
au dedans de soi-même. Funestes suites de la dis»
sipation, et de l'attache aux choses sensibles.
Obligation d'écouter Dieu dans ses supérieurs.
Soumission et respect qui leur sont dus, ainsi
qu'aux confesseurs et directeurs. Maux que cause
dans les communautés le peu de respect pour le
silence. De quelle manière on doit y parler de ses
mécontentements. Partialités qu'il (aiit en bannir. 105
Ordonnances pour les religieuses de Sainte-Ur-
sule DE Meaux. 1 09
Iir EXHORTATION sur la retraite faite chez les
RELIGIEUSES URSULINES DE MEAUX , à tOUteS ICS pro-
fesses du noviciat, le mercredi saint 18 avril 1685.
— Avantages de la retraite. Maux que cause la dis-
sipation. Comment les religieuses doivent l'éviter,
et travailler à se séparer des créatures pour se re-
cueillir en Dieu. ji { |
IV' EXHORTATION faut; aux religieuses crsdlinÈs
DE Meaux, le 4 mai 1685. — Avec quelle vigilance,
quelle religion il faut qu'elles travaillent à l'éduca-
tion des enfants qui leur sont confiés. Soin qu'elles
doivent avoir de se renouveler dans l'esprit de
leur profession. Combien il est nécessaire qu'elles
soient en garde contre l'ennemi de leur salut. Obli-
gations renfermées dans le vœu de pauvreté. Im»
portance et utilité de l'obéissance. Devoir des re-
ligieuses de tendre sans cesse à la perfection.
Charité , zèle et tendresse du prélat pour elles. ! 16
CONFÉRENCE faite devant les religieuses ursc-
LINB6 DE Meaux. — Terrible compte qu'elles auront
à rendre des grâces qu'elles ont reçues. Perfection
qu'exigent d'elles les vœux qu'elles ont feits dans
leur piolession. Tendresse et sollicitude pastorale
du prélat i>our ses filles. Motifs qui l'obligent d'exi-
ger d'elles une obéissance entière. Étroite union
qu'il désire voir régner entre elles. 1 jo
INSTRUCTION faite aux religietoes ursulines de
Meaux. Sur le silence Trois sortes de silence.
Avec quelle exactitude Jésus-Christ les a gardés.
Motifs qui ont porté les instituteurs d'ordre à le
prescrire dans leurs règles. En quoi consiste le si-
lence de prudence, et comment il faut le pratiquer,
à l'exemple de Jésus-Christ. Qualités que doit
avoir le silence de patience dans les souffrances et
les contradictions : combien il est salutaire et con-
tribue à la perfection des âmes. tH
PRÉCIS d'un discours fait aux religieuse» de la
VISITATION de Mealtc, daus une visite. 132
TABLE DES MATIÈRES.
Pag«»
DISCOURS son t'imiOM de Jéscs-CaRiST avec son
ÉPOC8E. — Conunait Jésus-Christ est-il l'époux des
Âmes dans l'oraison ? 1 33
ï»» SERMON pom la rtrz de la coyctmoy de la
SAINTE Vierge, précl>é la veille de celte fôte. —
Privilèges de Marie, ses prérogatives; l'amour
étemel de son fils pour elle, sa victoire sur le pé-
ché en la personne de sa mère. Question de l'im-
maculée conception , non décidée. Extrémité de la
^blesse de l'homme; son impuissance sans la
grâce de Jésus Christ, seul vrai médecin. 138
n* SERMON POUR LA FÊTE DE LA CONCEPTION DE LA
SAiTFE Vierge. — Marie prévenue , séparée par
amour, par grâce et miséricorde. Ce qui la distin-
gue du reste des hommes : son alliance particu-
lière avec Jésus<:hrist : droits qu'elle lui donne
sur ses bienfaits. Excès de l'amour qui nous a
prévenus et qui nous prévient sans cesse : com-
ment nous devons y répondre. 146
nr SERMON POIR LA FÊTE DE LA CONCEPTION DE LA
SAINTE Vierge, prêché à la cour. — Fondements de
la dévotion à la Vierge , sa coopération à la sanc-
tification des âmes. Règles qui doivent diriger
l'esercice de cette dévotion. Dieu , principe et fin
du culte que nous rendons à la Vierge et aux
saints : les imiter pour leur plaire et se les rendre
propices. Fausses dévotions qui déshonorent le
christianisme; illusions de la plupart des chré-
tiens. 154
I** SERMON POCR LE jotnt de la VAirmé de la ikHh
TE Vierge. — Sur les grandeurs de Marie. Marie,
an Jésus-Christ commencé, par une expression
vive et naturelle de ses perfections infinies. Raisons
qui doivent nous convaincre que Jésus-Christ a
fait Marie uinocente dès le premier jour de sa vie :
qu'est-ce qui la distingue de Jésus. L'union très-
étroite de Marie avec Jésus , principe des grâces
dont elle est remplie. Cette union commence en
elle par l'esprit et dans le c«ur. La charité de Ma-
rie, un instrument général des opérations de la
grâce. Avec quelle efficace elle parle pour nous au
cœur de Jésus. Charité dont nous devons être ani-
més , pour réclamer son intercession. 1 64
II* SERMON POUR LA FÊTE DE LA NATIVITÉ DE LA
8AIRTB Vierge. — En quoi consiste la grandeur de
Marie : combien Jésus a le cœur pénétré d'amour
pour elle. L'alliance de ce divin fils avec Marie ,
comnaencée dès la naissance de cette >ierge mère.
De quelle manière nous pouvons participer à la
dignité de mère de Dieu. En Marie une double fé-
condité. Tous les fidèles donnés à Marie pour en-
fants : extrême affection qu'elle leur porte : quels
sont ses véritables enfants. Dans quelles disposi-
tions il faut implorer son secours. 172
III* SERMON POUR LA Ftrre de la nativité de la
SAiKTE Vierge Marie , combien heureuse d'être
mère de son sauveur. Amour dont elle a été trans-
portée pour lui. A quel degré de gloire elle doit
être élevée dans le ciel. Quels étaient les senti-
ments d'aflection de Jésus pour elle. Liaison étroite
quelle a avec nous par sa qualité de Mère des fidè-
les. Erreur de la plupart de ceox qui se c?3ient
Bossnr. — TOVE ui.
•01
PAge«.
ses dévots. Qui sont ceux qu'elle admet au nombre
de ses enfants. |.j
PRÉCIS d'un sermon pour le ntême jour Avantages
qui discernent U naissance de Marie : biens qu'elle
nous apporte. ^g^
PRÉCIS d'un serhon pour le jour de la Présenta-
tion de la sainte Vierge. |gg
K SERMON POUR la fête de L'ANNONCIAnO». —
Grandeur du mystère de l'incarnation. Ordre me^
▼eilleux qui y est gardé. Méthode dont Dieu sa
sert pour guérir notre on^ueil. Sentiments dans
lequels nous devons entrer à la vue des abaisse-
ments du Verbe incamé. Combien son appauvris-
sem^t est étonnant : de quelle manière il relève
la bassesse de notre nature. ig^
II* SERMON POUR LA fête de l'annonciation , prê-
ché à la cour. — Combien il est digne d'un Diea
de se faire aimer de sa créature , de n'exiger d'elle
que l'amour et de le prévenir. Effets sensibles da
son amour pour elle , dans les abaissements d«
son incarnation : son dessein de conquérir les
coMirs, Modèle qu'il nous fournit de l'amour qu«
nous devons avoir pour Dieu. Quel besoin l'homme *
avait d'un médiateur, pour rendre à son Dieu un
culte digne de sa majesté. Toutes les qualités né-
cessaires à ce médiateur rassemblées en Jésus-
Christ. Pressant motif de nous unir à lui pour
aimer en lui , par lui et comme lui. 193
ni* SERMON POUR LA fête de l'annonoation. —
Combien admirables et extraordinaires les abais-
sements du Dieu- Homme. Pourquoi les moyens
les plus efficaces que Dieu a d'établir sa gloire,
se trouvent nécessairement joints avec la bassesse.
Amour que Dieu a pour Ihumilité; quelle part
elle a dans le mystère de notre réparation. Anti-
quité de la promesse de notre salut. Rapports admi-
rables de Marie avec Ère. 204
rV» SERMON POUR LA fête de l'annonciatkw. —
La promesse de notre salut presque aussi ancienne
que la sentence de notre mort. La réparation du
genre humain figurée même dans les auteurs de sa
raine. Miséricordieuse émulation du Rédempteur
de notre nature. De quelle manière Dieu fait ser-
vir à notre salut ce que le démon avait employé
à notre ruine. Rapports admirables entre Eve et
Marie : par quelle fécondité celle-ci est rendue
mère de tous les fidèles. 200
Autre exorde pour le même jour.
I*' SERMON POUR LA fête de la tisitatios de la
sainte Vierge. — Pourquoi Jésus tient-il sa vertu
cachée dans ce mystère. La sainte société que le
Fils de Dieu contracte avec nous, on des pins
grands mystères du christianisme. Trois mocve-
ments qu'il imprime dans le cœur de ceux qu'il
visite. L'abaissement d'une âme qui se juge Indigne
des faveurs de son Dieu , représenté dans ÉKsa-
beth : le transport de ceDe qui le cherche, figiiré
en saint Jean , et la p&ix de celle qui le possède ,
marqué dans les dispositions de Marie. 214
Troisièjie point du hêhe sewion, prêché devant
la reine d'Angleterre. — Caractère d'une véritable
paix : quel en est le principe. Maniàre b\ea difRh
802
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
rente dont les enfants du monde et les enfants de
Dieu la considèrent. Discours à la reine d'Angleterre. 223
II» SERMON POUR LA FÊTE DE L\ VISITATION* DE LA
SAINTE ViEUOE, prêclié devant une congrégation
de prêtres. — Union de l'Évangile avec la loi. La
Synagogue figurée dans Elisabeth, et l'Église
en Marie. Caractère de l'une et de l'autre. Esprit
de ferveur, dont les prêtres doivent être animés :
pureté qui leur est nécessaire. Sainteté inviolable
desnavstères qu'ils traitent. Condescendance qu'ils
doivent avoir pour les faibles. Quel est le vrai sa-
crifice de la nouvelle loi. 227
DISCOURS Acx R0-IGIEUSES DE Sainte-Marie le
jodr de la fête de la visitation de la sainte
Vierge. 232
\*' SERMON POUR le jolr de la purification de la
SAINTE Vierge , prêché devant le Roi. — Esprit de
sacrifice et d'immolation avec lequel Jésus-Christ
s'offre à son Père : obligation de nous immoler
avec lui : trois genres de sacrifices que nous im*
posent son exemple et celui des personnes qui con-
courent au mystère de ce jour. 236
11* SERMON POUR LE JOCR DE LA PURIFICATION DE LA
SAINTE Vierge, prêché à la cour. — Nécessité des
lois : soumission qui leur est due. Dépendance
dans laquelle nous devons vivre à l'égard de Dieu
et des ordres de sa providence. 2'i3
Autre conclusion du même sermon. 252
ïll* SERMON POUR LE JOUR de la purification de la
SAINTE Vierge. — Explication des trois cérémonies
de la purification. Modestie incomparable de Ma-
rie. Sentiments de Jésus dans son obiation. Dis-
positions pour une sainte communion , ses fruits et
ses effets désirables. 253
1" SERMON POUR LA FÊTE DE L'ASSOMPTION DE LA
SAINTE Vierge. — Les vertus de Marie , le plus bel
ornement de son triomphe. L'amoui divin , prin-
cipe de sa mort. Nature et transport de son amour :
de quelle sorte cet amour lui a donné le coup de
la mort. Désirs que nous devons avoir de nous
réunir à Jésus-Christ. Merveilles que la sainte vir-
ginité opère en Marie : effets de cette vertu dans
les vierges chrétiennes. Comment l'humilit^ cliré-
tienne semble-t-elle avoir dépouillé Marie de tous
ses avantages, et les lui rend-elle tous éminem-
ment. Prière à Marie pour nous obtenir celte vertu
, essentielle. 259
II* SERMON POUR LA fête de l' Assomption de la
SAINTE Vierge, prêché devant la reine. — Effets
de l'amour divin en Marie. Pourquoi l'amour n'est-
il dû qu'à Dieu seul. D'où est né l'amour de la
sainte Vierge , cet amour capable de lui donner la
mort.à chaque instant. Quel soutien cherchait son
ainour languissant. Marie laissée au monde pour
consoler l'Église. Point d'autre cause de la mort
de. Marie que son aincur. Quel est le principe de
sop triomphe, et quels en sont les caractères. 2G7
/^BR^cÉ d'un sermon PRÊCHÉ LE MÊME joi'R. — Avan-
tage, que nous relirons de l'exaltation de Marie. Le
culte que nous lui rendons, nécessairement rap-
porté à Dieu. Moyens que nous devons prendre
pour nous unir à lui , en honorant Marie. 273
Page».
SERiMON POUR LA FÊTE DU ROSAIRE établie en l'hon-
neur de la sainte Vierge. —Marie associée à la dou-
ble fécondité du Père, pour devenir mère de Jé-
sus-Christ et de tous ses membres. Les pécheurs
enfantés par celle mère charitable, au milieu des
tourments et des cris : pourquoi. Circonstances
remarquables dans lesquelles Jésus-Christ lui com-
munique sa fécondité bienheureuse. Souvenir que
nous devons avoir desgémissementsde notre mère.
Les fidèles consacrés à la pénitence , par la manière
dont Jésus et Marie les engendrent. 274
^ERMON SUR l'unité de l'Église. — Quam pulchra
tabemacula tua , Jacob , et lentoria tua , Israël !
Que vos tentes sont belles , ô enfants de Jacob!
que vos pavillons, 6 Israélites, sont merveil-
leux! C'est ce que dit Balaam, inspiré de Dieu,
à la vue du camp d'Israël dans le désert. Au livre
des Nombres , xxiv ,1,2,3,5. 28 1
SERMONS POUR les vêtures et professions reli-
gieuses. 301
SERMON prêché aux carmélites, le 8 septembre
1660, A la VÊTUREDE MADEMOISELLE DE BoUILLON ,
DE Chateau-Thierrt — Trois vices de notre nais-
sance : leurs funestes effets. Servitudedanslaquelle
tombent les pécheurs , en contentant leurs pas-
sions criminelles. Dans quel péril se jettent cenx
qui s'abandonnent sans réserve à toutes les choses
qui leur sont permises. Lois et contraintes auxquel-
les se soumet la vie religieuse, pour réprimer la
liberté de péclier : sagesse des précautions qu'elle
prend. Combien la chasteté est délicate , et l'hu-
milité, timide. Amour que les vierges chrétiennes
doivent avoir pour la retraite, le silence et la vie
cachée. Mépris qu'elles sont obligées de faire de la
gloire. ib.
SERMON POUR UNE véture, prêché aux nouvelles
catholiques — De quelle manière l'homme peut se
revêtir de Jésus-Christ. Combien étonnant l'anéan-
tissement du Verbe : précieux avantages que nous
en recueillons. D'où vient que les hommes ont tant
de peine à modérer leurs désirs. Résistance qu'ils
opposent aux leçons que Jésus-Christ leur a don-
nées , pour les réformer : son exemple infiniment
propre à confondre leur liberté licencieuse. Ca-
ractères de la vraie liberté. Comment la voie étroite
est-elle une voie large. Utilité des contraintes de la
vie religieuse. Épreuve nécessaire pour ne pas s'y
engager témérairement. Ver tus dont doit être ornée
une véritable religieuse. 308
SERxMON POUR LA véture d'une postulante ber-
nardine. — Trois espèces de captivités qui existent
dans le monde : l'une par le péché , la seconde par
les passions , la troisième par l'empressement des
affaires. Moyens efficaces que la vie religieuse four-
nit dans sa discipline , ses austérités ; son éloigne-
ment du monde, pour délivrer les âmes de cette
triple servitude. 314
SERMON PRÊCHÉ A LA véture d'une postulante ber-
nardine Comment l'homme, par son péché, est-il
devenu l'esclave de toutes les créatures. Trois lois
qui captivent dans le monde ses amateurs. Avec
quelle justice l'homme est abandonné à l'iUusioD
TABLE DES MATIÈRES.
ftS
Pages.
<!os biens apparents. Combien fausse et chimé»
riqne la liberté dont se vantent les pécheurs. En quoi
consiste la liberté véritable. Toute la conduite et
tous les exercices de la vie religieuse, destinés à
la procurer ou à la maintenir. 323
SER.MON POIR UNK VÊTIRE, PRÊCHÉ LE JOVR DE LA
NATiTiTÉ DE L\ SAINTE ViERCE. — Combien les
inclinations des hommes sont diverses et les
noceurs dissemblables. Superfluitc de tant de soins
et vanité de la multitude de nos desseins. L'empres-
sement et le trouble , principes de nos maladies.
D'où vient en nous l'amour de la dissipation. Pour-
quoi ne pouvons nous trouver la santé de nos Âmes
et le repos en nous répandant dans la multitude
des objets sensibles : l'un et l'autre attachés à la
▼le intérieure et recueillie , et à la recherche de
l'unique nécessaire. 328
SERMON PRÊCHÉ A LA VÊTCRB D'ONE NOCTELLE CA-
THOLIQUE, le jour de la Purification. — Grandeur de
la miséricorde que Dieu avait fait éclater sur elle.
La multitude des Églises , cette Église unique et
première que les apôtres avaient fondée. Combien
il est nécessaire de demeurer dans son unité : son
éternelle durée , justifiée contre les sentiments des
protestants. Erreurs monstrueuses et absmdités
qui résultent du système de cette Église cachée
qu'ils ont voulu supposer. La perfection de l'Église
dans l'unité. 334
SERMON POCR LA PROFESSION D'CSK DEMOISELLE QUE
LA REINE MÈRE AVAIT TE>DREME-Vr AIMÉE. — OppO-
sition de la gloire du monde à Jésus-Christ et à son
Évangile. Pourquoi ne peut-il être goûté des su-
perbes. Toutes les vertus corrompues par la gloire.
Comment les vertus du monde ne sont-elles que
des vices colorés. Dispositions dans lesquelles doit
être un chrétien à l'égard de la gloire. Grand sujet
de craindre de se plaire en soi-même , après s'être
élevé au-dessus de l'estime des hommes : d'où
\ient celte gloire cachée et intérieure ; .est-elle la
plus dangereuse. Quelle est la science la plus né-
cessaire à la vie humaine. Discours à la reine
d'Angleterre, et sur la reine mère défunte. 340
SERMON POCR OE PROFESSIO.N , PRÊCHÉ LE JOUR DE
l'épiphame. — Noces spirituelles qu'une religieuse
célèbre avec Jésus-Christ, au jour de sa profession.
Qualités de ce divin Époux. D'où vient qu'il est
obligé de se faire pauvre, pour acquérir ce titre de
Roi. La pauvreté, l'unique dot qu'il exige de son
épouse : pourquoi. Combien grand l'amour qu'il a
eu pour elle. Moyens qu'elle doit prendre pour con-
server une affection si inconcevable. Précieux ef-
fets de la virginité : transports que le Sauveur a
toujours pour elle. Jalousie miséricordieuse qu'il a
témoignée à son Épouse : avec quelle vigilance il
observe toutes ses démarches. Soin qu'elle doit
avoir de se garantir des effets d'une jalousie si dé-
licate. - 347
SERMON pona twe profession , prêché le ;ocr de
l'exaltation DE LA SAi>-TE Croix. — Combien il
en a coûté à Jésus-Clurist pour le contrat de son
mariage avec l'Église. Trois qualités de cet Époux
ies Yiei^es chrétiennes. Dans quel dessein a-t-il
acquis les hommes. Pourquoi ne devons-nous re-
chercher dans ce nouveau Roi aucune marque ex-
térieure de grandeur royale. Conditions qu'il exigr
de celles qui prend pour ses épouses. Prérogative
des vierges chrétiennes : pur»>té q.ii leur est néces-
saire. Extrême jalousie de leur É^joux : ccNnment
elles doivent se conduire, pour ne {>as offenser ses
regards. 3 ,7
SERMON pocB csE profession. Sur l* vircimtk.
— Sainte séparation et chaste union , deux choses
dans lesquelles consiste la sainte virginité ; combien
elle est mâle et généreuse. De quelle manière, en
établissant son siège dans l'âme, rejaillit-elle sur
le corps. Avec quel soin les vierçes doivent garder
tous leurs sens. D'où vient que la sainte virginité
a tant d'attraits pour le Sauveur. Saint ravisse-
ment des vierges et leurs privilèges. Précaution»
qui leur sont nécessaires, pour être saintement
unies à leur Époux. Son amour et sa jalousie .
ses doux regards sur elles. Qu'est-ce qui cause sa
retraite. Funestes effets de l'orgueil: avantages de
l'humilité. 304
SERMON PotR iNE PROFESSION. — Quel est le monde
auquel il nous faut renoncer. Combien ce renonce-
ment doit être étendu dans une religieuse. Avec
quel soin elle doit persévérer dans la guerre qu'elle
déclare au monde, et éviter les moindres relâche-
ments. Obligation que sa vocation lui impose, d'a-
vancer toujours et de tendre sans cesse à la per-
fection. 37 1
NOTICE SCR LA DUCHESSE DE LA VaLUÈRE.
ilSERMON POUR LA PROFESSION DE HADAME DE L* VaL-
LIÈRE , DUCHESSE DE VaCJOUR, PRÊCHÉ DEVANT L.A
REINE, LE 4 JUIN 1675. — Spectaclc admirable
que Dieu nous présente dans le renouvellement des
cœurs. Deux amours opposés, qui font tout dan?
les hommes. Attentat et chute funeste de l'âmej.
qui a voulu , comme Dieu , être à elle-même sa fé-
licité. De quelle manière , touchée de Dieu , elle
commence à revenir sur ses pas et abandonne peu
à peu tout ce qu'elle aimait , pour ne se réserver
plus que Dieu seul. Cette vie pénitente et détadiée,
montrée très-possible par l'exemple de madanie de
la Vallière. Réponse que Dieu fait aux raisons que
les mondains allèguent pour se dispenser de l'em-
brasser. 37J
PANÉGYRIQUE de saist Solpice, prêché nzyun
LA REINE MÈRE. — Trois grâccs daus l'Église , pour
surmonter le monde et ses vanités : ces trois grâces
réunis en saint Sulpice. Innocence de sa vie à I»
cour : ses vertus dans l'épiscopat : sa retraite avant
sa mort, pour régler ses comptes avec la justice
divine. Excellentes leçons qu'il fournit, ùans ces -
diiférents états, aux ecclésiastiques et à tous les
chrétiens. 3S7
PANÉGYRIQUE de Saint François de Sales. — La
science de saint François de Sales, lumineuse, mais
beaucoup plus aidante. Avec quel fruit il a tra-
vaillé à l'édificatiun de l'Église. Son éloignement
pour tous les objets de l'ambition : bel exemple de
sa niodération. Douceur extrême qu'il témoignait
aux âmes qu'il conduisait. Cette douceur altsclck-
S04
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
ment nécessaire au directeur : trois vertus princi-
pales qu'elle produit. Combien ie saint prélat les
' possédait éminemment. 395
PANÉGYRIQUE de saint Pierre Nolasque. — Avec
quel zèle saint Pierre Nolasque, pour imiter et ho-
norer la charité du divin Sauveur, a consacré au
soulagement et à la délivrance de ses frères cap-
tifs , ses soins , sa personne et ses disciples. 4Û2
PANÉGYRIQUE de saint Joseph, prêché devant ia
REINE MÈRE , EN 1 660 , DANS l'ÉGLISE DES RÉVÉRENDS
FÈRES FEUILLANTS Trois dépôts coufiés à saint
Joseph par la Providence divine, la virginilé de
M»rie , la personne de Jésus-Christ , le secret du
Père éternel dans l'incarnation de son Fils. Pureté
. angélique, fidélité persévérante de ses soins, amour
de la vie cachée, trois vertus en saint Joseph qui
fépondent aux trois dépôts qui lui sont commis,
et qui les lui font garder inviolablement. 4 1 0
II* PANÉGYRIQUE de saint Joseph, prêché devant
LA reine. — La simplicité , le détachement , l'a-
mour de la vie cachée, trois vertus qui forment le
caractère de l'homme de bien et qui rendent saint
Joseph digne de louange. 420
PANÉGYRIQUE de saint Benoît. — Trois états et
comme trois heux où nous avons coutume de nous
arrêter dans le voyage de cette vie, et qui nous
empêchent d'arriver à notre patrie. Saint Benoit
attentif, dès sa jeunesse , à écouter la voix qui
lui criait de sortir des sens. Sa vie admirable dans
le désert. Que devons-nous faire, à son imitation,
lorsque le plaisir des sens commence à se réveil-
ler en nous? Fin et avantages de la loi de l'obéis-
sance, prescrite pai' saint Benoit : de quelle ma-
nière ce saint l'a pratiquée. Obligation du chrétien
de toujours avancer. Attention qu'à eu saint Be-
noit de tenir sans cesse ses disciples en haleine.
Motifs qui doivent porter, môme les plus parfaits ,
à opérer leur «alut avec crainte et tremblement. 429
PANÉGY'RIQUE de l' apôtre saint Pierre. — Di-
vers états de son amour pour Jésus-Christ. Quelle
a été la cause de sa chute, et par quels degrés son
amour est parvenu au comble de la perfection. 456
PANÉGYRIQUE de l'apotre saint Paul. — Com-
ment le grand apôtre , dans ses prédications, dans
ses combats , dans le gou vernemeat ecclésiastique ,
est-il toujours faible , et triomphe-t-il de tous les
obstacles par ses faiblesses mêmes. 460
PRÉCIS D'UN PANÉGYRIQUE du même apôtre.
— Son amour pour la vérité, pour les souffrances
et pour l'Église. 469
PANÉGYRIQUE de saint Victor, prononcé a Paris,
dans l'arbaye de ce nom, en 1657. — - Mépris de»
idoles , conversion de ses propres gardes , effusion
de son sang ; trois manières dont saint Victor fait
triompher Jésus-Christ. Comment nous devons l'i-
miter. 470
PRÉCIS D'UN PANÉGYRIQUE pour la fête de
saint Jacqces. -rr Désir ambitieux des deux frères,
ligature de leur erreur : comment Jésus-Christ ]%
corrige et leur accorde l'effet de leur demande.
Avec quelle fidélité nous devons boire son calice. 480
PANÉGYRIQUE DE saint Bernard — La vie chré-
Pages.
tienne et la vie apostolique de saint Bernard , fon
dées l'une et l'autre sur la vie de Jésus-Christ cru-
cifié. 481
PANÉGYRIQUE de saint Gorcon. — Générosité du
saint martyr dans l'échange qu'il fait des grandeurs
humaines dont il pouvait jouir, pour le mépris et les
, humiliations attachés au nom chrétien. Son courage
invincible au milieu des plus cruels supplices. Sen-
timents dont il était animé. Comment nous devons
imiter sa foi. 493
PRÉCIS d'cn autre panégyrique du même saint. —
L'heure du sacrifice , le temps le plus propre pour
célébrer les louanges d'un martyr. Avec quelle
constance saint Gorgon a surmonté les caresses et
les menaces du monde. Vains efforts du tyran
contre lui.: grands biens qu'il lui a procurés. 499
PANÉGYRIQUE de saint François d'assise. —Folie
sublime et céleste de saint François , qui lui fait
établir ses richesses dans la pauvreté , ses délices
dans les souffrances , et sa gloire dans la bassesse. 503
AUTRE EXORDE sur le même sujet. 5 i 4
PANÉGYRIQUE de sainte Thérèse, prêché devant
LA REINE MÈRE EN 1658 TroisactioHS de la cha-
rité, l'espérance, les désirs ardents, les souffran-
ces , par lesquelles sainte Thérèse enflammée de
l'amour de son Dieu s'efforce de s'unir à lui , en
rompant tous ses liens. 516
PANÉGYRIQUE de sainte Catherine. — Abus que
les hommes font de la science. La bonne vie , l'é-
dification des âmes, le triomphe de la vérité, tin
à laquelle doit être rapportée toute la science du
christianisme. S2i
PANÉGYRIQUE de saint André, apôtre, prêché
aux carmélites du faubourg Saint'-Jacques.
Conduite étonnante de Jésus-Christ dans la forma-
tion de son Église ; combien inconcevable et di-
vine l'entreprise des apôtres. Triste état de la reli-
gion parmi nous; misérables dispositions des chré-
tiens de nos temps. 535
PANÉGYRIQUE de saint Jean, apôtre.— Tendresse
particulière de Jésus pour saint Jean. Trois pré-
sents inestimables qu'il lui fait , dans les trois états
divers par lesquels ce divin Sauveur a passé pen-
dant les jours de sa mortalité. Comment le dis-
ciple bien-aimé répond à l'amour de son divin
maître pour lui. <|42
PANÉGYRIQUE de saint Thomas de Caniorbért,
PRONONCÉ DANS l'ÉGLISE DE SAINT-ThOMAS-DU-LOUVRB
en 1668.— Motifs de la résistance de saint Thomas
à l'égard de son prince. Sa conduite toujours sage,
toujours respectueuse au milieu des violentes per-
sécutions qu'il a à souffrir. Succès de ces combats
pour la discipline. Admirable changement que pro-
duit sa mort dans ses ennemis; zèle qu'elle ins-
pire à ses frères. Usage que les ecclésiastiques
doivent faire de leurs privilèges, de leurs biens et
de leur autorité, pour ne pas exposer l'Église aux
blasphèmes des libertins. 650
MÉDITATIONS SUR L'ÉVANGILE.
Lettre écrite aux religieuses de la Visitation m
TABLE DES MATIÈRES.
soi
Sainte-Marie de Meaux , en leur adressant ces Mé-
ditalious sur l'Évangile. ^-^^
A«SKTISSC]IE.>T. •'*•
SERMON
PK NOTRE-SEICNEfR StR LX MO.VfACXE.
!« JOCB. Abrégé du sermon. La félicité éternelle pro-
posée, «MIS divers noms, dans les huit béatitudes.
Il« JOCB. Premier* béatitude : Être pauvres d'esprit
III' KWR. Seconde béatitude : Être doux.
IV» JotR. Troisième béatitude : Être dans le* plenrs.
V« iOLR. Quatrième béatitude : Avoir faim et soif
de la justice.
VI* JOUR. Cinquième béatitude : Être miséricordieux.
VII« JOCR. Sixième béatitude : Avoir le cœur pur.
VIII* JOCR. Septième béatitude : Etre pacifiques.
IX" JOCR. Huitième et dernière béatitude : Souffrir
pour la justice.
X* JOCR. Vrai caractère du chrétien dans les huit béa-
titudes : Avec les caractères opposés.
XI* JOCR. Quatre caractères du chrétien.
XII' JOCR. Excellence de la justice chrétienne au-des-
sus de celle des païens et des Juifs.
XIII' JOCR. Haine, colère , parole injurieuse : qu'elle
en est la punition.
XIV* JOCR. Réconciliation.
XV' JOCR. Délicatesse de la chasteté; s'arracher l'œil;
se couper la main : indissolubilité du mariage.
XVI' JOCR. Se jurer point : simplicité chrétienne.
XVII' JOCR. Charité fraternelle : étendue de la per-
fection chrétienne.
XVIU* JOCR. Étendue delà perfection chrétienne.
XIX* JOCR. Rechutes.
XX' JOCR. Vaine gloire dans les bonnes œuvres.
XXI* JOCR. Prière et présence de Dieu dans le secret.
XXir JOOR. Oraison dominicale : Notre Père.
XXIII' JOCR. Notre Père, qui êtes aux cieux.
XXIV* JOCR. Votre nom soit sanctifié.
XXV* JOCR. Donner-nous aujourd'hui notre pain de
chaque jour.
XXVI' JOCR. Pardonnez-nous, comme nous pardon-
XXVII' JOCR. Ne nous induisez point en tentation :
mais délivrez-nous du mal.
XXMIl' JOCR. Du jeûne.
XXIX* JOCR. Trésor dans le ciel : œil simple : impossi-
bilité de servir deux maîtres.
XXX* JOCR. Ne se point inquiéter pour cette vie : se
confier en la Providence.
XXXI* JoiR. Ne ressembler pas les païens.
XXXlI'jocTi. Chercher Dieu et sa justice, et comment.
XXXIH'JOCR. Encore de l'avarice et des richesses.
Ne mettre pas sa confiance en ce qu'on possède.
XXXIV JOCR. Considérer ce que Dieu fait pour le
commun des plantes et des animaux : se regarder
comme son troupeau favori.
XXXV* JOCR. Le même sujet. Se garder de toute
avarice.
XXXM'JOCR. Ne point juger.
XXXVII' JOCR. Voir les moindres fautes d'autrui,
et ne voir pas en «oi les plus grandes.
Jb.
6C0
Ib.
5Ci
5C2
Ib.
563
Ib.
564
Ib.
Jb.
566
567
568
Ib.
5«9
Ib.
570
571
Ib.
572
Ib.
573
Ib.
Ib.
Ib.
Ib.
576
Ib.
676
Ib.
Jb
577
Ib.
578
Ib.
579
TAge*.
XX.WIlI'jocR. La chose sainte : discernement dans
la prédication de l'Évangile. S7i
X.XXIX* JOCR. Prier avec foi, demander, cberciier,
frapper. /ft.
XL* JOCR. Persévérance et humilité dans la prière. Ib.
XLI* JOCR. Prière perpétuelle. /ft.
XLII* JOCR. Importuner Dieu par des cris vifs et re-
doublés. ^f^^^
XLI 11* JOCR. Motifs d'espérance dans la prière. ib.
XLIV joiR. Demander par Jésus-Christ. Qualités
d'une parfaite prière. //y,
XLV* JOCR. Abrégé de la morale clu^tienne , et a quoi
elle se termine. ^|
XLVl* JOCR. En quoi consiste la vraie vertu. ib.
XLVII* JOCR. Admirables effets et invincible puis-
sance de la doctrine de Jésus-Christ. it.
PRÉIWRATION A L\ DF.RMKRE SEMAINE DC SiCTEOR. 582
I" JotR. Le mystère de la croix prédit par Jésus-
Christ , et non compris par les apôtres : combien
on craint de suivre Jésus à la croix. /&.
II* JOCR. Demande ambitieuse des enfants de Zébé-
dce; calice et croix avant la gloire. 583
III* JOCR. Victoire et puis.sance de Jésus-Christ contre
la mort , dans la résurrection de Lazare. Ib.
IV* JOCR. Même sujet. Les trois morts ressuscites par
Notre-Seigneur , figures des trois états du pécheur. 585
V* JOCR. Amitié de Jésus, modèle de la nôtre. Excel-
lente manière de prier. yft.
vr JOCR. Jésus-Christ mis en signe de contradiction :
incrédulité des Juifs après la résurrection de La-
zare. à86
VII* JOCR. Fausse et aveugle politique des Juifs dans
la mort de Jésus-Christ , ligure de la politique du
siècle. 587
VIII* JOCR. Profusion des parfums sur la tète et les
pieds de Jésus , en différents temps. S88
LA DERMÈRE SEMAINE DC SaCTECR.
SERMONS OU DISCOURS DE NOTR E- SEIGNEUR ,
DETCIS LE DIMAKCHE DES RAMEACX JCSQI}*A LA CiSE.
P'jocR. Entrée triomphante de Notre-Seigneur dans
Jérusalem : il y est reconnu roi, fils de David et
le Messie. 5«9
II* JOCR. Le règne de Jésus-Christ sur les e^MÏts et
sur les cœurs , par ses miracles , par ses bienfaits
et par sa parole. 590
ni' JOCR. Entrée triomphante de Notre-Seigneur.
Tout en avait été prédit jusqu'aux moindres cir-
constances. 59|
IV' JOCR. Jérusalem , figure de l'âme livrée au pé-
ché. Notre-Seigneur prédit ses malheurs. /&,
V* JOCR. Dernier séjour de Jésus-Christ en Jérusa-
lem ; plus digne de remarque. 593
VI* JOCR. Caractère d'autorité dans le triomphe de
Jésus-Christ. Son aèle pour la sainteté du temple. Ih,
VII* JOCR. Caractère d'humiliation dans le triomplie
même du Sauveur. Jalousie des pharisiens. 59^
VIII* JOCR. Le même sujet. 59^
IX* JOCR. Jésus donne lui-même k son triomphe le
caractère d'humiliation et de mort qu'il devait
avoir. Effets différents que fait le triomplie de 1er.
sus- Christ dans les Juifs et dans les gentils. ifr.
bOG
TABLE DES MATIÈRES.
Pngos.
X* JODR. Jesus-Chiist est le grain de fiomnnt. Les
membres doivent mourir comme le chef. 59G
XI' JOUR. Suivre Jésus à l'Iiumilialion , à la morl. Ib.
XII* JOUR. Caractère d'humiliation et de morl dans
le triomphe de Jésus. Le trouble de son âme est
notre instruction et notre remède. 597
X m* JOUR. Trouble de Jésus. Combat et victoire,
notre modèle, Ib.
XiV JOUR. Voix du ciel rend témoignage à la gloire
de Jésus dans son triomphe. 598
XV" JOUR. Mystère de la voix céleste : Le monde va
être jugé en jugeant Jésus-Christ. 598
XVI* JOUR. Vertu de la croix. Jésus lire tout par la
croix. Le suivre jusqu'à la croix. 599
XVII* JOUR. Les incrédules n'ouvrent point les yeux
à la lumière : ils marchent dans les ténèbres. Ih.
XVIIl* JOUR. Étal de ceux de qui la lumière se re-
tire. Jésusse cache d'eux. Merveilles de cette jour-
née de triomphe. 600
XIX* JOUR. Réflexions sur les merveilles de la pre-
mière journée. Il faut continuer sans relâche l'œu-
vre de Dieu à l'exemple de Jésus-Christ. 601
XX" JOUR. Figuier desséché : figure de l'âme stérile
et sans bonnes œuvres. Ib.
XXI* JOUR. Le prodige des prodiges : l'homme re-
vêtu de la puissance de Dieu par la foi et par la
prière. Jb.
XXir JOUR. La prière persévérante; elle tient de la
plénitude de la foi. 602
XXIII* JOUR. Distinction des jours delà dernière se-
maineduSauveur. Matière de ses derniers discours. 603
XXI V* JOUR. Jésus refuse de répondre aux questions
des Juifs superbes et incrédules , et répond aux
esprits humbles et dociles. Ib.
XXV« JOUR. Aveuglement des hommes, plus dispo-
sés à croire saint Jean que Jésus-Christ même. 604
XXVI* JOUR. Les Juifs incrédules confondus parle
témoignage de saint Jean. Ib.
XXVII* JOUR. Parabole des deux fds désobéissants.
.\j>plicatiou aux chrétiens lâches et tièdes, et aux
faux dévots. 605
XXVIII*jouR. Parabole des vignerons, prise de David
et d'Isaïe. Juste punition des Juifs : leur héritage
transféré aux gentils. Ib.
XXIX» JOUR. Ce que c'est que rendre des fruits en
son temps, et cette parole : L'héritage sera à
nous. 606
XXX* JOUR. Avcusloment des Juifs de méconnaître
le Christ, qui est la pierre de l'angle qu'ils ont re-
jetée. 607
XXXI* JOUR. Parabole du festin des noces. Les Juifs
sont les conviés qui refusent d'y venir. Ib.
XXXIP JOUR. Les pauvres et les infirmes sont les
conviés au festin. Forcez-les d'entrer. 609
XXXIII^ JOUR. Robe nuptiale, le festin est prêt : pié-
paration à la sainte Eucharistie : noces spirituel-
■ les. Ib.
XXXIV* JOUR. Entrer au festin des noces sans l'ha-
bit nuptial. Beaucoup d'appelés et peu d'élus. Pe-
tit troupeau chéri de Dieu. 610
JiXXV* joi:k. Consultation (rauduleuse, et décision
jileine de merveille et de vérité : Rendez à César
P.igec.
ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.
XXXVI» JOUR. Injustice des Juifs envers Jésus-
Christ. Jésus calomnié, opprimé par la puissance
publique, en maintient l'autorité.
XXXVir JOUR. Réflexions sur ces paroles : De qui
est cette image? Le chrétien est l'imige de
Dieu. Il doit vivre de la vie de Dieu.
XXXVIIl*jouR. Sur ces paroles, à Dieuce qui esta
Dieu. ' •
XXXIX* JOUR. Terrible punition des corrupteurs de
l'image de Dieu.
XL» JOUR. Question des sadduriens sur la femme
qui a eu sept marisl'un après l'autre. Jésus-Christ
détache le chrétien de tout le sensible.
XLI" JOUR. Immortalité de l'âme : résurrection des
corps.
XLII* JOUR. Le grand commandement de la loi,
l'amour de Dieu et du prochain.
XLIIl' JOUR. Réflexions sur le même commandement
dans la loi.
XLIV'JOUR. Accomplissement du préceptede l'amour,
en tout temps , en tout lieu.
XLV* JOUR. La loi inculque l'amour de Dieu avec une
nouvelle force.
XL VI* JOUR. Conclusion. Nécessaire d'aimer Dieu,
et de garder ses préceptes.
XLVII*JOUR. Second commandement, semblable au
premier : l'amour du prochain.
XLVIir JOUR. Réflexions sur notre amour pour Dieu
et pour le prochain.
XLIX* JOUR. Suites des mêmes réflexions. Lumière
et délectation : attraits de l'amour de Dieu.
L* JOUR. Suite des mêmes réflexions. L'amour doit
toujours croître.
LI* JOUR. Pratique de la charité dans l'Oraison domi-
nicale.
LU* JOUR. Jésus-Christ , Médiateur, Dieu , Roi , Pon-
tife.
LUI* JOUR. Chaire de Moïse : Chaire de Jésus-Christ
et des Apôtres.
LIV* JOUR. L'autorité de la synagogue reconnue et re-
commandée par Jésus-Christ dans le temps même
qu'elle conjure contre lui.
LV*J0UR. L'autorité de la synagogue cesse à la des-
truction du temple et du peuple de Dieu. Immobi-
lité de l'Église chrétienne.
LVr JOUR. Caractère des docteurs juifs, sévères,
orgueilleux et hypocrites.
LVirjouR. Jésus-Christ seul Père, seul maître.
LVIII* JOUR. Les Vœ, ou les malheurs prononcés
contre les faux docteurs.
LIX* JOUR. Docteurs juifs; conducteurs aveugles et
insensés.
LX* JOUR. Guides aveugles attachés aux petites cho-
ses , et méprisant les grandes.
LXI* JOUR. Suite. Sépulcres blanchis,
LXII* JOUR. Docteurs juifs persécuteurs des prophè-
tes : Leur punition.
LXIIl* JOL'R. Lamentations , pleurs de Jésus sur Jéru-
salem.
LXIV* JOUR. Vices des c|»cteurs de la loi : osteutalioD,,
etl
612
613
Ib,
614
Ib.
n.
6t6
Ib.
618
li).
610
620
Ib.
62r
622
Ib.
623
625
«27
628
Ib.
630
631
Jb.
632
Ib.
633
Ib.
('7À
TABLE DES MATIERES.
•07
PagrJ. I
ia|w>r8tiUon , coriiiptioii : orreurs marquées par |
fetint Marcel par saiiit Luc. C34 \
LXV* JOUR. Les Vcp, ou les mallioiirs prononcés par }
Kolrc-Seigneur c*)ntre les doclcurs de la loi. 635 ■
LXVl* jotR. Quel est le vrai prix de l'argent. YeuTC j
donnant de son indigence. Ib.
LXVir iOCR. Ruine de Jérusalem et du temple. 636
LXVIIl' JOLR. La ruine de Jérusalem et celle du
monde : pourquoi prédites ensemble? Ib.
LXJX* JOCR. Les marques particulières de la ruine de
Jérusalem et de la fin du monde. 637
LXX'JOCB. Les marques de distinction de ces deux
événements expliqués encore plus en détail en saint
Matthieu , en salut Marc et en saint Luc. Ib.
LXXl* loiR. Deux sièges de Jérusalem prédits par
Notre-Seigneur. Le premier en saint Matth. 638
LX.Xir JOCR. Réflexions sur les maux extrêmes de
ces deux sièges. Ib.
LXXiir JOCR. Suite des réflexions sur les mêmes ca-
lamités. 639
LXXIV* JOUR. Réfle\i(His sur les circonstances de la
fin du monde. La terreur de l'impie. La confiance
du fidèle. 640
LXXV« JOUR. Le même sujet. Ib.
LXX VL» JOCR. Ces prédictions certaines : leur accom-
plissement proche : leur jour inconnu. 64 1
LXXVII'jom. Le jour du jugement dernier n'a pu
être inconnu au Fils de Dieu. Ib.
LXXVIII* JOCR. Ce dernier jour est connu au Fils de
Dieu ; mais non pas pour nous l'apprendre. 642
LXXIX* JOUR. Raisons profondes de notre Sauveur d'o»
serde ces réserves mystérieuses pour l'instruction
de son Église ; mais non pour autoriser les hom-
mes à user d'équivoques et de restrictions men-
tales. 644
LXXX' JOCR. Ce qui doit être commun à ces deux
grands événements : séduction générale. Ib.
LXXXI* JOUR. Le même sujet. Guerres, famines,
pestes, tremblements de terre; maux extrêmes. 645
LXXXII' JOUR. Persécution terrible de l'Église , tra-
hisons, charité refroidie. 646
LXXXIII' JOUR. Réflexions sur plusieurs circons-
tances de ces deux événements. 647
LXXXIV'JOCR. Réflexions sur d'autres circonstan-
ces. Ib.
LXXXV'jocH. Instructions à recueillir. Se tenir prêt:
veiller à toute heure. L'un pris , l'autre laissé. 648
LXXXVI' JOUR. Le Père de famille : ses serviteurs :
la figure du voleur. 649
LXXXVIl' JOUR. L'économe fidèle et prudent : sa ré-
compense. 650
LXXXVIII» JOUR. Le serviteur méchant et violent : sa
punition. 651
LXXXIX* JOUR. Vierges sages et folles. Ib.
XC* JOUR. Parabole des dix talents , et des dix mines. 652
XCI' JOUR. Jugementdemier. 653
XCirjocR. Séparation des justes et des impies. 654
XCIIl' JOUR. Venez , bénis : allez , maudits. Ib.
XCIV'JOUR. J'ai eu faim : j'ai eu soif. Nécessité de
l'aumône : son mérite et sa récompense. 655
XCV» JOUR. J'ai eu faim, j'ai eu soif, transportés en
\a personne de Jésus Clu-ist. Jb.
P«6«
XCVI*iocH. Venez, les liénisde moo Père : récon»-
pense des justes. 657
XCVlPjouR. Retirez-vous, maudits : allez au feu
étemel : condamnation des impies. Ib.
XCVIll* JOUR. Jérémie figure de Jésus-Christ. Pré-
dictions de ce prophète. 658
XCIX' JOUR. Les souffrances de Jérémie. 659
C* JOUR. Jérémie persécuté par ses disciples. Auto*
rite publique. 660
CI* JOUR. Jérémie dans le cachot ténébreux. Ib.
eu* JOUR. Jérémie figure de Jésus-Christ par sa pa-
tience. 661
cm* JOUR. Patience de Jérémie dans le cacliot. 6Cl
CIV* JOUR. Jérémie priant avec larmes pour son peu-
ple qui l'outrage , figure de Jésus-Christ. 063
CV* JOUR. Jérémie excuse au moins son peuple,
n'osant prier pour lui. 664
CVl* JOUR. Les Juifs mêmes reconnaissent Jérémie
pour leur mtercesseur. ib.
CVII* JOUR. Dieu rejette l'intercession de ce pro-
phète. Ib.
CVIll* JOUR. Regrets de Jérémie de n'être au monde
que pour annoncer des maliieurs. 665
CIX* JOUR. Jérémie annonce à son peuple sa déli-
Trance. CC6
CX' JODR. Jonas dans le Tenlre de la baleine; autre
figure deJésus- Christ. 667
CXI* JOUR. Prédication de Jouas à Ninive. 668
LA CÈNE.
DEUXIÈME PARTIE.
CE QUI s'est passé dans LE CÉNACLE, ET
AVAXT QUE JESUS-CHBIST SOBTIT.
l**" jouTi. Le Cénacle préparé. 670
II* JOUR. La pâque. La vie du chrétien n'est qu'un
passage. 67 f
ni* JOUR. Lavement des pieds. Puissance de Jésus-
Christ ; son humilité. 672
IV* JOUR. Tout remis entre les mains de Jésus-Clu-ist,
spécialement les élus. Ib.
V* JOUR. Jésus-Christ , vrai Dieu et vrai homme. 673
VI* JOUR. Jésus-Christ Dieu de Dieu , sorti de Dieu. /*.
Vir JOUR. Jésus-Christ sorti de la gloire de Dieu, y
devait retourner. 674
VIII* JOUR. Jésus-Christ en vient an lavement des
pieds. 67i
IX* JOUR. Pierre refuse de se laisser laver les pieds ;
puis il obéit. Ib.
X* JOUR. Se laver des moindres taches. T oiM êtes
purs, mais non pas tous. 676
XI* JOUR. Judas lavé comn;e les antres. Ib.
XII* JOUR. Lavement des pieds commandé. Bonté et
humilité. 677
XII P JOUR. Trouble de Jésus : Un de vous me tra-
hira. Ib.
XIV* JOUR. Qu'est-ce que le trouble de Jésus ? 678
XV* JOUR. L'horreur du péché, cause du trouble de
Notre-Seigneur. C79
è08
TABLE DES MATIÈRES.
PagM.
XV^ rotm. Ce trouble était volontaire en NotreSei-
gneur et nécessaire pour nous. 679
XVII» JOUR. J^ai désiré dun grand désir de man-
ger cette pdque. Jésus-Christ notre pâque. 680
XVIir JODR, Jésus-Christ mange iapAque avec nous :
nous devons la manger avec lui. 681
XIX'joDR. L'eucharistie, mémorial de la mort du
Sauveur. 682
XX* JOUR. Paroles de Jésus, pour toucher Judas de
componction. 684
XXI» JOUR. Pacte et trahison de Judas. 685
XXII* JOUR. Institution de l'eucharistie. 686
XXIII» JODR. Fruit de l'eucharistie : vivre de la vie
de Jésus'Christ. 687
XXIV JOUR» Par la communion , le fidèle consommé
en nn avec Jésus-Christ. jb.
XXV JOUR. L'eucharistie est le gage de la rémission
des péchés. 689
XXVI'JOCR. Jésus-Christ notre victime et notre nour-
riture, ib.
XXVir JOUR . Notre-Seigneur avait promis sa chair
et son sang dans l'eucharistie. C91
XXVIII* JOUR. La foi donne l'intelligence de ce mys-
tère. 692
XXIX* JOUR. La vie éternelle est le fniit de l'eucha-
ristie, ib.
XXX* JOUR. Désir insatiable de l'eucharistie. 693
XXXI* JOUR. Nouveaux murmurateurs capharnaïtes. 694
XXXII* JOUR, Notre-Seigneur nous donne à manger
le même corps qu'il a pris pour nous. Jb.
XXXIir JOUR. Présence réelle du corps et du sang
de Jésus-Christ dans l'eucharistie. 695
XXXIV" JOURv Mangeret boire le corps de Noire-Sei-
gneur réellement et avec foi. 696
XXXV JOUR. Manger le corps, et boire le sang de
Jésus-Christ, c'est y participer véritablement et
réellement. 697
XXXVI» JOUR. Renaissance spirituelle expliquée par
Notre-Seigneur à Nicodème. 698
XXXVII» JOUR. L'eucharistie est la participation réelle
au corps et au sang de Notre-Seigneur, en mémoire
de sa mort soufferte pour nous. ib.
XXXVIIl* JOUR. Scandale des disciples. 699
XXXJX» JOUR. Quel est le sujet de ce scandale? Ib.
XL* JOUR. Quelle fut l'incrédulité des Capharnaïtes. 700
XLI* JOUR. Qu'est-ce à dire : La chair ne sert de rien .' 70 1
XLU» JOUR. Discernement des disciples fidèles et des
incrédules. 702
XLIII* JOUR. SaintPierre etles catholiques s'attachent
à Jésus-Christ et à l'Église : les Capharnaïtes et les
hérétiques s'en séparent. 703
XLIV» JOUR. Communion indigne. 705
XLV* JOUR. Qui sont ceux qui communient indigne- 706
ment.
XLVl* JOUR. La communion est la préparation à la
mort de Jésus-Christ. Ib.
XL VII* JOUR. La persévérance, effet de la commu-
nion. 707
XLVIir JOUR. S'éprouver soi-même. Ib.
XLIX» JOUR. Sommaire de la doctrine de l'eucha-
ristie. 708
L' JOUR . L'eucharistie est la force de l'âme et du corps. 709
Lr JOUR. L'eucharistie est le viatique dos mourants
LU» JOUR. L'eucharishe jointe par Jésus-Christ au
banquet ordinaire, figure de la joie du banquet
éternel. ^
LUI» JOUR. L'eucharistie unie par Jésus-Christ au
repas commun, est plus semblable à l'ancienne
pâque.
LIV» JOUR. L'eucharistie jointe au repas commun,
apprend à sanctifier tout ce qui sert à nourrir le
corps.
LVjour. Pouvoir donné à l'Église de changer ce qui
.rest pas de l'essence de l'institution divine. La
communion sous une espèce suffisante et parfaite.
LVI» JOUR. Adoration, exposition, réserve de l'eu-
charistie.
LVII» JOUR. Le sacrifice.
LVIII» JOUR. Simplicité et grandeur de ce sacrifice.
LIX» JOUR. L'Agneau devant le trône de Dieu.
LX* JOUR. Jésus notre victime donné à la croix ,
donné dans l'eucharistie.
LXI* JOUR. L'eucharistie est le sang du nouveau Tes-
tament.
LXII» JOUR. C'est le nouveau Testament par le sang
de notre Seigneur.
LXIII» JOUR. La messe est la continuation de la cène
de Jésus-Christ.
LXIV» JOUR, La communion. Il faut communier au
ntoins en esprit.
LXV» JOUR. L'action de grâces.
LXVI« JOUR. Trahison de Judas découverte.
LXVII" JOUR. Autorité légitime établie; domination
interdite dans l'Église.
LXVIII* JOUR. Royaume de Dieu , à qui destiné.
LXIX* JOUR. Pouvoir de Satan.
LXX* JOUR. Primauté de saint Pierre. Prédiction de
sa chute par son orgueil.
LXXI* JOUR. Construction de l'Église. Prière de Notre-
Seigneur pour saint Pierre , et en sa personne pour
les élus.
LXXII* JOUR. La foi de saint Pierre est la foi de l'Église
de Rome, où est le centre de l'unité catholique.
LXXIII» JOUR. Soin de Jésus pour les apôtres. Il est
mis au rang des scélérats.
LXXIV JOUR. Glorification de Jésus.
LXXV* JOUR. Commandement de l'amour.
LXXVI* JOUR. Présomption et chute de saint Pierre.
LXXVII» JOUR. Préparation à l'intelligence des plus
l'autes vérités par la soumission, et par une saint«
frayeur.
LXXVIII* JOUR. Confiance en Jésus-Christ notre in-
tercesseur.
LXXIX* JOUR. Jésus-Christ est notre assurance et
notre repos.
LXXX* JOUR. Jésus-Christ est la voie, la vérité et la
709
710
711
711
Ib.
714
/ft.
716
Ib.
717
718
719
720
Ib,
731
Ib.
72J
723
724
Ib.
727
Ib.
72»
730
Ib.
731
734
Ib.
vie.
LXXXI* JOUR. Jésus-Christ est notre lumière.
LXXXIP JOUR. Nul ne vient à son Père , que par Jé-
sus-Christ.
LXXXÏII» JOUR. Dieu seul nous suffit.
LXXXIV* JOUR. C'est dans le Père qu'on voit le Fili.
736
Ib.
737
/*.
733
739
TABLE DES MATIERES.
809
* Page
UXXY* JOCB. Le Père est dans le Fils, elle Fils dans
le Père. 740
LXXXVl* Jésus, le Verbe étemel, nous (dit voir le
Père. Jb.
LXXXVir iocR. Jésus-Clirist opérant ses miracles,
nous fait voir le Père dans ses œuvres. 741
LXXXVni'JOtR. Les miracles des apôtres plus grands
que ceux de Jésus-Christ. De quelle manière. 742
LX3CXIX* iOVR. Ce qu'il faut demander et désirer :
aimer et garder ses commandements. 743
XC* JOCR. Promesse de l'esprit consolateur : ce que
c'est que le monde. 744
XCI* JOCR. La demeure de Jésus-Christ et sa manifes-
tation dans les saintes âmes. 74à
XCir JOCR. La prédestination. Le secret en est im-
pénétrable, ib.
XCIH* JOCR. Demeure fixe du Père et du Fils dans
les âmes. 746
XCn'« JOCR. État ferme de la Tie chrétienae.. 747
XCV* JOCR. Le maître intérieur. |&.
XCVT JOCR. Paix intérieure. 748
XCVII* JOCR. Paix imperturbable. Ib.
XCNTII* JOCR. Jésus-Christ rentre en sa gloire, re-
tournant à son Père. 749
XCIX* JOCR. Jesus-Cbrist prédit tout ce qui lai doit
arriver : il va volontairement à la mort. Jb.
SECONDE PARTIE.
Suite ne discocrs de notre-seioecr : ce qu'il iht
DEPCIS S\ sortie de LA MAISON, JUSQU'A CE QO'iL
MONTAT A LA MONTAGNE DES OLIVIERS.
I*' JOCR. Jésus est la vigne, et les fidèles les membres.
Nécessité, eflicace, influence continuelle de la grâce. 750
U' JOCR. Le père est le vigneron. 751
m* JOCR. Jésus-Christ retranche la branche infruc-
tueuse. 752 I
r\'* JOCR. n taille la branche chaînée de fruits. Jb.
\^ JOCR. C'est une opération de la grâce que de con-
server la justice. 753
VI* JOCR. Parabole de la vigne , tirée dlsaïe. Jb.
VII* JOCR. Prière par notre Seigneur Jésus-Christ ob-
tient tout. 754
VIIP^ JOCR. Force dans la parole de la croix; porter
le fruit de la croix. 755
IX* JOCR. Commandement de la croLx p» l'amour. Jb.
X' JOCR. Joie pleine et parfaite d'obéir par amour,
et non par crainte. 756
xr JOCR. Mystère, précepte de la croix; amour du
procitain ; dramer sa vie pour lui , comme Jésus-
ChrisL Jb.
XII* JOCR. Motifs de l'amour fraternel : les fidèles,
les élus sont amis de Jésus. 757
Xlir JOCR. Ils servent Jésus-Christ conome ses amis
à qui il découvre tous ses secrets. 758
Xrv* JOCR. Ils doivent et peuvent tout demanda- au
nom de Jésus.Christ. 759
XY* JOCR. Jésus et ses disciples bais du monde : in-
justice de la haine du monde. Jb.
XVI* JOCR. Le témoignage de l'esprit de vérité rassure. 70C
XVII* JOUR. Les apôtres persécutés, haïs d'une
haine de religion. Ib.
XVIll' JOCB. Tristesse de l'absence de Jésus. 7ci
ijoj»scl~t. — ui.
PafM.
XIX* JOCR. .Mission du Saint-Esprit pour nxiTtincie
d'incrédulité les Juifs et le monde. 7S2
XX* JOCR. Mission du Saint-Esprit pour convaincre
le monde d'injustice. PécJ»é contre le Saint-Esprit. 763
XXI* JOCR. Mission du Saint-Esprit pour convaincre
le monde de l'iniquité de son jugement. Jb.
XXII* JOCR. L'esprit de vérité enseigne toute vérité. 764
XXIII* JOCR. Le Saint-Esprit égal au Fils par ses œu-
vres. 765
XXTV* JOCR. Le Saint-Esprit égal au Fils par son ori-
gine : il annonce les choses futures et pénètre le
secret des cœu rs. /ft .
XXV* JOCR. Origine du Saint-Esprit Ordre des per-
sonn&i divines. jb.
XX VP JOTR. Qu'est-ce à dire : Encore un peu de
temps? 766
XXVII* joi-R. Tristesse changée en joie. 767
XXVIII" JOCR. Souffrir, se faire violence. Ib.
XXIX* JOCR. Joie qui ne peut être ravie. 768
XXX* jocH. Qu'est-ce qu'on doit demander au nom
de JésusChrist. Jb,
XXXI* JoiTi. Tout nous vient par Jésos-ChrisL 769
XXXn* JOUR. Délaissement de Jésus<;hrist. Jb,
XXXm* JOCR. Acquiescement à la volonté divine. 770
XXXIN'* JOCR. Quatre paroles ou prières de Notre'
Seigneur adressées à son Père. Ib.
XXXV JOCR. Jésus lèT» les yeux au ciel en conunen-
çant sa prière. 771
XXXVI* JOCR. Gloire du Père et do Fils dans l'éU-
blissement de l'Église. Jb.
XXXMI* JOCR. La vie étemelle est de connaître
Dieu et Jésus-Christ. 772
XXX>1ir JOCR. Gloire infinie du Père et dn Fils. 773
XXXIX' JOCR. Jésus sauve tous ceux que son Père
lui a donnés. 774
XL* JOUR. Les élus sont tirés du monde par le Père. Jb.
XLI* JOCR. Le Fils instruit cenx qui lui sont donnés
par le Père. 775
XLIl* JOCR. Comment le Pèredonne les élus au Fils. Ib.
XLUI* JOCR. Jésus parle ici des onze apôtres. 776
XLTN'* JOUR. Jésus prie pour eux et pour les élus. Jb.
XLV* JOCR. Jésus ne prie pas pour le monde. 777
XLVr JOCR. Il prie pour ceux an qui Dieu est glo-
rifié. 778
XLVII* JOUR. Il demande qu'ils soient un avec son
Pèieetlui. Ib.
XLVIII* JOUR. L'enfant de perdition. 77S
XLIX» JOCR. Qu'est-ce à dire : Aucun n'a péri que
Fenfant de perdition. Ib.
L* JotR. Jésus-Christ garde les fidèles dans le corps
comme dans l'âme. 780
LI* JOCR. Joie de Jésus. Goûter sa parole, source de
toute joie. 781
Ln* JOCR. Qu'est-ce à dire : Garder du mal? Jt.
LIII* JOCR. Qu'est-ce que le monde.» 783
Lr\'* JOUR. Jésus n'est pas du monde, ni ses vrais
disciples. Jb.
LV*. JOCR. Être sanctifié en vérité , qui est sa parole. Jb.
LVI* JOCR. Jésus se sanctifie lui-même. 7^?
LVII* JOCR. Jésus prie pour tous les élus , qu'ils
soient un. ■ 7 ,»< »
8io
TABLES DES MATIÈRES.
LVIII»JOCB. Unité et égalité parfaite du t»ère et (lu Fils. ^85
LIX" JOUR. La M pleine et entière et l'efletâe l'unité
des fidèles. 787
LX.' JODR. Jésus fait part de sa gloire à ses élus. Ib. ■
LXI' JODR. Les élus consommés en Un. 788
LXII* JOUR. Gloire de Jésus : il veut que les élus y
soient avec lui. ib.
LXIII* JODR. Justice de Dieu inconnue au monde. 789
LXIV* JODR. Justice de Dieu inconnue aux présomp-
tueux. 790
LXV* JOUR. Les élus''aimés de Dieu en Jésus-Cbrist,
cooune ses membres et ses images . ' ^ ■
LXVP JOUR. Père saint.
LXVIF JOUR. Père juste.
LXVIII» JOUR. La prière de Jésus-Christ après la
cène est l'abrégé du sermon qui la précède.
LXIX» JOUR. Ferme foi en Jésus vrai Messie.
LXX" JOUR. Dieu Père et Fils.
LXXI* JOUR. Dieu Saint-Esprit.
LXXIP JOUR. Effet secret de la prière de Notre-Sei-
gneur : Jésus-Christ toujours exaucé; Prédesthia-
tion des saints.
LXXIII" JOUR. S'unira Jésus-Christ.
Pages.
791
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"793
Ib.
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/9<
797
FIM DE lA TABLE DU TOMB TROISIEME.
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/- 1
PQ Bossuet, Jacques Bénigne
1725 Oeuvres
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1877
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