Full text of "Oeuvres"
MICHEL BAKOUNINE
CE U V R E S
TOME VI
A LA MÊME LIBRAIRIE
ŒUVRES
D E
MICHEL BAKOUNINE
Tome I. — Fédéralisme, socialisme et antithéologisme
(1868). — Lettres sur le patriotisme (1869). — Dieu et
l'Etat (187 1), — Un fort volume in- 18 3 5o
Tome II. — Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Péters-
bourg (1870). — Lettres à un Français sur la crise
actuelle (1870). — L'Kmpire knouto-germanique et la
Révolution sociale (i 871). — Avec notice biographique,
avant-propos et notes par James Guillaume. — Un
fort volume in-i8. 3 5o
Tome III. — L'Empire knouto-germanique et la Révo-
lution sociale, 2» livraison (1871). — Appendice : Con-
sidérations philosophiques sur le Fantôme divin, sur
le Monde réel et sur l'Homme (1870). — Avec avant-
propos, avertissements et notes par James Guillaume.
— Un fort volume in-i8. ... 3 5o
Tome IV. — Lettres à un Français, suite (1870). — Manu-
scrit de 114 pages, écrit à Marseille (1870). — Lettre
à Esquiros (1870). — Préambule pour la seconde
livraison de l'Empire knouto-germanique (1871). —
Avertissement pour l'Empire knouto-germanique
(1871). — Lettre à la Liberté de Bruxelles {iSL^. —
Fragment formant une suite de l'Empire knouto-
germanique (1872). — Avec une préface, des avant-
propos et des notes par James Guillaume. — Un fort
volume in-i8 3 60
Tome V. — Articles écrits pour le journal l'Egalité
(1868-1869). — Lettre adressée aux citoyens rédac-
teurs du Réveil (1869). — Trois conférences faites
aux ouvriers du Val de Saint-Imier (mai 1871). — Avec
une préface, des avant-propos et des notes par James
Guillaume.— Un fort volume in-i8 3 5o
E. GRiiVIX — l.Ml'KhMLUli: Ut LACiNY
BIBLIOTHEQUE SOCIOLOGIQUE — N« 47
^MICHEL BAKOUNINE)
OE U V R E s
Tome TTI
PROTESTATION DE L'ALLIANCE (Juillet 187 1).
RÉPONSE D'UN INTERNATIONAL A MAZZINI
(Juillet 1871)
(Appendice : L'INTERNATIONALE ET MAZZINI,
par Saterio Fuiscia.)
LETTRE A LA SECTION
DE L'ALLIANCE DE GENÈVE (Août 1871),
RAPPORT SUR L'ALLIANCE (Juillet- Août 1871;.
RÉPONSE A UUNITA ITALIANA (Sept.-Oct. 1871).
CIRCULAIRE A MES AMIS D'ITALIE
A L'OCCASION DU CONGRÈS DE ROME (Oct. 1871).
Appendice : UN FEUILLET RETROUVÉ, etc. (i809).
Avec une Préface, des Avant-propos et des Notes,
par James Guillaume.
PARIS — I--
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
155, RUE SAINT-HONORÉ, 155
DEVANT LE THEATRE-FRANÇAIS
1 9 i :;
fi2RR8R
PREFACE
Ce tome VI n'a pas besoin d'une introduction
explicative. Un coup d'œil jeté sur la table des
matières suffit au lecteur pour s'orienter.
Les écrits que comprend le volume — tous rédigés
dans l'été ou l'automne de 187 1 — sont de deux caté-
gories bien distinctes.
Deux d'entre eux, publiés pour la première fois
dans leur intégralité, li Protestation de T Alliance et
le Rapport sur l'Alliance (avec la lettre qui y est
jointe), appartiennent à la polémique contre Marx :
ils ont été rédigés au moment où se préparait la
Conférence de Londres, destinée à consolider la
dictature personnelle que l'illustre communiste alle-
mand prétendait exercer dans l'Internationale.
Les autres sont dirigés contre Mazzini, qui avait
VI PRÉFACE
attaqué la Commune de Paris etrinternationale. Ils
constituent les premiers faits d'armes de cette cam-
pagne célèbre de Bakounine dont le résultat fut de
soustraire la jeunesse révolutionnaire italienne, et
plus tard, avec elle, la majeure partie du prolétariat
d'Italie, à la domination morale exercée jusqu'alors
par Mazzini sur un si grand nombre de ses compa-
triotes. Le premier en date parut, en traduction ita-
lienne, dans le Ga^:^ettino Rosa, de Milan, et en
français dans la Liberté, de Bruxelles. Le second
parut en traduction italienne, dans le Ga^:{ettino
Rosa ; le troisième, après avoir circulé manuscrit
dans les rangs des militants italiens, ne vit le jour,
également en traduction italienne, qu'en 1886; l'un
et l'autre sont publiés en français pour la première
fois.
J. G.
Nota. — Dans ce volume, comme dans les précédents, les
chiftres inférieurs placés, dans le texte, à côté d'une barre
verticale, indiquent les feuillets du manuscrit de Bakounine.
ERRATA ET ADDENDA
Pour le tome IL
Page XX, ligne 3. — Wm lieu de : Ce fut là qu'il publia en allemand sa
brochure, lire : Ce fut là qu'il écrivit sa brochure, publiée à Leipzig,...
Page XL, note. — A la première ligne, au lieu de : neuf cents, lire :
douze cents. — Ligne 6, au lieu de : Netchaïef écrivit à l'éditeur, lire ■■
Netchaïaf écrivit à Lioubavine, représentant de l'éditeur. — Ligne lo,
après le mot : réclamerait, suii'i d'un point, intercaler cette phrase :
Cette lettre fat reçue par Lioubavine le 3 mars 1870, et envoyée par
Lioubavine à Marx là la demande de celui-ci) le 8/20 août i>72. ^4 la
suite de cette phrase, au lieu de : Quand Bakounine apprit, lire:
Quand Bakounine eut appris. — Ligne 11, après le mot : Netchaïef,
intercaler ces mots, entre parenthèses: (par une lettre insultante que lui
écrivit aussitôt Lioubavine)...
Page îiv, ligne i. — Après : Netchaïef, supprimer le mot : k, et le
remplacer par ceux-ci : au représentant de.
-Même page, ligne 3 — A la Un de la ligne, placer un appel de note: (1),
et au bas de la page ajouter une note ainsi conçue :
(1) A la Haye, \\a.y7i savait pertinemment, par une lettre que lui avnit
écrite Lioubavine lui-même le V20 août 1872 (lettre qu'Edouard Bern-
stein a publiée en 1908 dans la revue russe Minouvchié Gody), en lui
envoyant la lettre de Netchaïef arrivée le 3 mars 1870, que Bakounine
était complètement étranger à l'atfaire au moyen de laquelle lui, Marx,
voulait tenter de le déshonorer. Lioubavine le prévenait que la lettre de
Netchaïef ne constituait pas une preuve contre Bakounine ;\\ l'éclai-
rait, par de^ explications détaillées, sur la véritable sigi ification de ce
document, et le mettait en garde contre la faussa interprétation que lui,
Marx, paraissait disposé à en donner. Rt néanmoins Marx, quoique
dûment averti par son correspondant, présenta à la commission d'en-
quête de la Haye la lettre de Netchaïef comme une preuve que Bakou-
nine avait commis un acte d'escroquerie et de chantage! Il a donc
sciemment trompé cette Commission.
Même page, ligne 6 d'en bas. — Changer l'appel de note : (i) en {2).
Faire le même changement en tête de la note placée au bas de la
page.
Page LV, ligne 6. — Au lieu de : Zayzef, lire : Zaytsef.
Page 106, note. — A la première ligne, au lieu de : Continuation, 11,
lire : Continuation, m.
Page 277, dernière ligne du texte. — Au lieu de : Le 18 mars, lire :
Le 19 mars.
Page 282, ligne 24 — Au lieu de : du 23 avril, lire : du 28 avril.
VIII ERRATA ET ADDENDA
Pour le tome V,
Page Tii£ (Eriata). — Supprimer les deux lignes relatires à la page 8;
elles sont le résultat d'un quiproquo.
Même pagî, ligne i8. — Au lieu de : ligne 19, lire .-ligne 9.
Même page, ligne 19. — Au l eu de : sentir, lire : sortir.
Même page, ligne 23. — Au lieu de : Page 116, lire : Page 106.
Page 19, ligne 24. — Au lieu de : en un sentiment, lire : ou un senti-
ment.
Page 37, note, ligne 3. — Au lieu de : 1867, lire : 186S.
Page 5 1, ligne Q. — Après : problème social, intercaler : sortir.
Page 8).. ligne 6. — Au lieu de ; société, lire : sainte.
Page 104, ligne ij- — Au lieu de : adhèrent, lire : adhéreront.
Page 143, lij;ne 3 d'en bis. — Ap-s : d'héritage, supprimer le point
d'interrogation, et meltre à la place une virgule et un tiret (, — ).
Page i53, ligne 12 —Au lieu de : 14 août, lire : 7 a ;ût.
Page 176, ligne iS. —Au lieu de: le juste exposé, /zre : la juste expres-
sion.
Page 224, ligne 2 3. — Cette ligne doit se lire ainsi : faire copier ces
37 pagei (i), et envoya cette copie, revue et corrigée de sa main, à
Paris,...
Page 233, note, dernière ligne. — Au lieu de : p. 144, lire : p. 244.
Page 327, ligne 5. —Au U:u de: et volonté, lire : et de volonté
Pour le tome VI.
Page 22. dernière ligne de la note 2. —Au lieu de ; page 22i5, note,
lire : page 21 5, note 2.
Pa^e 9S, lignes 8-q. — Au lieu de : friquentant, lire : lr.:quentent.
Page [48, ligne iS. — /l/>rès .• cette lettre, intercaler .datée du 6 août,...
Page 1S9, ligne 2!. —A la fin de cette ligne ajouter l'appel de
note : (2).
Page 219, ligne i3. — Supprimer la virgule après : à'\ni\.\\\cii, et placer
une virgule après : révolutionnaires.
Page 234, ligne 22. — Supprimer la virgule après .•tailleurs.
Page 262, notes ligne 7 d'eu bas. — Après : 1879. au lieu d'une paren-
thèse, mettre une virgule.
Page 3o6, ligne 3. — Supprimer les mots : contre Mazzini.
Page 322, ligne 22. — Au lieu de : fonction, lire : fiction.
Page 344, ligue 19. — Au lieu de : politique, lire : politicien.
Page 410 nota i, ligne 14. — Au lieu de : une, lire : una.
Page4i5, ligne 14.— Au lieu de : en vous-mêmes, lire : de vous-
mêmes.
Page 427, ligne 21. — Au lieu de : Gosoudarsvennost, lire : Gosou-
d irstvennost.
PROTESTATION DE L'ALLIANCE
AVANT-PROPOS
Les pages qui vont suivre furent écrites à Locarno, en
juillet 1871, à l'occasion de la campagne déloyale
menée à Genève contre Bakonnine et ses amis par des
intrigants qui avaient réussi, alors, à s'emparer de la
direction des sections de l'Internationale de cette ville.
Dans la Notice biographique placée en tête du tome II
des Œuvres, on trouve (pages xxxi-xu et xlviii)
des détails sur la scission dans la Fédération romande,
dont le prétexte fut, de la part des intrigants genevois,
l'admission dans cette Fédération de la section dite
l'Alliance, fondée par Bakounine. On aurait pu penser
que les tragiques événements de 1870-1871, la guerre,
le siège de Paris, la Commune, feraient oublier ces
discordes et rétabliraient la paix au sein de la classe
ouvrière de Genève. Il n'en fut rien. Marx et Engels,
qui, de Londres, dirigeaient la campagne menée à
Genève contre Bakounine par leur agent russe Outine,
voulaient absolument se débarrasser de la Section de
l'Alliance. Dès l'été de 1870 (i 5 août), ils avaient réussi,
4 AVANT-PROPOS
par de louches manœuvres, à faire prononcer l'expulsion
de Bakounine, Perron, Joukovsky et Henry Sutherland
de la Section centrale de Genève : ils furent expulsés
sur la proposition d'Outine, sans avoir été entendus,
comme coupables du crime irrémissible d'être, en même
temps que membres de la Section centrale, membres
aussi de la Section de l'Alliance, admise dans la Fédéra-
tion romande au Congrès de la Chaux-de-Fonds (avril
1870) contrela volonté des délégués de Genève. Au prin-
temps de 1871 ils recommencèrent leurs manoeuvres :
une émissaire stylée par eux, M""" Elise Dmitrieflf,
s'étant rendue à Genève en mars 1871, y annonça, en
leur nom, qu'il n'était pas vrai que la Section de V Al-
liance eût été admise dans r Inlernalionale par le Conseil
général en i86c). Or, deux lettres officielles attestaient
cette admission : une lettre du 28 juillet 1869, du secré-
taire général du Conseil général, Eccarius, annonçant à
la Section de l'Alliance, à Genève^, que « le Conseil
général avait accepté son adhésion comme section à
l'unanimité »; et une lettre du 25 août 1869, du secré-
taire correspondant pour la Suisse, Hermann Jung,
accusant réception des cotisations envoyées à Londres
par la Section de l'Alliance. Ces lettres furent produites
publiquement par le secrétaire de la Section de l'Al-
liance, Joukovsky, La réplique semblait écrasante :mais
Outine et ses acolytes payèrent d'audace, et affirmèrent
que ces lettres devaient être des faux. Devant un pareil
aplomb dans le mensonge, il fallut sommer le Conseil
général de s'expliquer. Un socialiste français, Paul
Robin, qui, réfugié à Londres à la suite d'un mouvement
insurrectionnel tenté à Brest en octobre 1870, faisait
partie du Conseil général (sur la présentation de Marx
AVANT-PROPOS 5
lui-même), et qui, en 1869, avait été membre de la Sec-
tion de l'Alliance à Genève, fut prié par moi d'inter-
venir. Robin réclama une copie des deux lettres incri-
minées de faux ; cette copie lui fut envoyée de Genève
dans les derniers jours de juin, et il se chargea d'obte-
nir du Conseil général une déclaration attestant l'authen-
ticité des lettres. Cette manière de mettre directement
les menteurs au pied du mur ennuya beaucoup Marx et
Engels; ils tergiversèrent tant qu'ils purent, mais Robin
tint bon, et, dans la séance du Conseil général du
25 juillet 1871, il obtint l'attestation réclamée : les copies
furent contresignées par le secrétaire et revêtues du
sceau du Conseil.
J'avais mis, à la fin de juin, Bakounine au courant de
ce qui se passait. Cette nouvelle l'émut. Il était occupé
à la rédaction de l'écrit que nous avons imprimé au
tome IV des Œuvres sous le titre d'Avertissement pour
l'empire knouto-germanique; il abandonna immédiate-
ment ce travail, qui est resté inachevé, et commença,
le 4 juillet, un manuscrit où il se proposait de faire l'his-
toire du conflit genevois. Il était à supposer que le Con-
grès général de l'Internationale, qui n'avait pu avoir lieu
en 1870 à cause de la guerre, se réunirait, conformé-
ment aux statuts, en septembre 1 87 1 ; et Bakounine, pen-
sant que la question de la scission de la Fédération
romande, et celle de la Section de l'Alliance qui avait
été le prétexte de cette scission, seraient portées devant
ce Congrès, voulait préparer ainsi des matériaux aux
délégués des sectionsjurassiennes, qui auraient à s'y faire
les défenseurs de l'Alliance, les défenseurs du collecti-
visme révolutionnaire, à l'encontre des politiciens de la
coterie genevoise.
6 AVANT-PROPOS
Le journal de Bakounine porte ce qui suit au sujet
de ce manuscrit, qu'il intitule, le 4 juillet, Protestation,
et, le 25 juillet, Appel:
« Juillet, 4. Commencé Protestation de l'Alliance. —
5. Pour TAlliance. — [Même indication les 6, 7
et 8.] — 9. Pour l'Alliance. Paquet (Pour l'Alliance,
pages 41 incl.) avec lettre à James envoyés. — 10. Pour
l'Alliarjce. — [Même indication du 11 au 15.] — 16.
Pour l'Alliance. Envoyé à James, avec lettre. Protes-
tation (*) (pp. 42-91). — 17. Pour l'Alliance. — [Môme
indication du 1 8 au 24.] — 25. Grand paquet de l'Appel
(pp. 92-141) avec lettre à Guillaume, envoyés. Com-
mencé la Réponse à Mazzini. »
Je devais, après avoir lu le manuscrit de Bakounine,
destiné aux internationaux des sections du Jura, en
envoyer à Genève, au fur et à mesure, les parties succes-
sives, afin qu'elles fussent revisées et au besoin com-
plétées par ceux des membres de la Section de l'Alliance,
tels que Joukovsky et Perron, qui étaient en état de
le faire. En conséquence, j'expédiai à Genève, quelques
jours après l'arrivée du deuxième envoi de Locarno,
la portion du manuscrit déjà lue par moi, c'est-à-dire
les 62 premiers feuillets.
Le 25 juillet, comme on vient de le voir, Bakounine
s'interrompit pour écrire une Réponse à Ma^:{ini : celui-
ci avait attaqué l'Internationale et la Commune de
(i) Dans son journal, Bakounine a écrit ici, par un lapsus
évident, Piéa77ibule au lieu de a Protestation ». Ce lapsus
s'explique par le tait que, dans le courant de juin, il avait tra-
vaillé à un manuscrit dont le titre commençait par ce mot, le
Préambule pour la seconde livraison de l'Empire k.njUto-ger-
MANiQUE : voir t. IV, p. 242. Les feuillets 42-91, qui me furent
expédiés le 16 juillet, fo;it suite aux 41 feuillets expédiés le 9.
AVANT-PROPOS 7
Paris dans sa revue hebdomadaire, LaRoma delPopolo.
La rédaction de cette Réponse prit à Bakounine quatre
jours, du 25 au 28 juillet; aussitôt ce travail terminé,
il revint à l'Alliance. Mais ce ne fut pas pour continuer
la rédaction de \a P roi eslalion {ou Appel), dont 141 pages
étaient déjà rédigées; il entreprit, sur le même sujet, un
nouveau travail, qui devait être un Mémoire justificatif,
adressé au Comité fédéral de Saint-Imier : les premiers
feuillets de ce nouveau manuscrit me furent expédiés le
5 août. (On trouvera également ce Mémoire justificatif,
ou Rapport sur r Alliance, dans leprésentvolume, p. 143.)
La rédaction du manuscrit Protestation de l'Alliance
n'ayant pas été continuée, je conservai entre mes mains
les feuillets 63-141, et ce fut fort heureux, car ces feuil-
lets ont été ainsi préservés de la destruction, sauf le
feuillet 123 (voir plus loin, p. 78); tandis que les 62 feuil-
lets dont je m'étais dessaisi ne m'ont jamais été rendus,
et doivent être considérés comme perdus, à moins qu'un
hasard heureux, mais improbable, ne les fasse retrouver
un jour chez quelque habitant de Genève.
Ce travail de Bakounine n'a pas été utilisé, à l'excep-
tion d'un fragment comprenant les feuillets 123-139,
qui fut imprimé à la fin de 1871, avec le consentement
de l'auteur, dans notre Almanach du Peuple pour i6'j2,
sous ce titre: Organisation de l'Internationale. En outre,
quelques passages ont été soit utilisés dans le Mémoire
de la Fédération jurassienne (1872- 1873), soit cités au
tome I" de L'Internationale, Documents et Souvenirs
(1905).
Que contenaient les 62 feuillets perdus? Ma mémoire
ne me fournit rien de bien précis à cet éga^d : mais
l'examen de la suite du manuscrit fait voir que le com-
» AVANT-PROPOS
mencement devait parler au lecteur de l'organisation
des sections de l'Internationale à Genève, expliquer ce
que c'était que les sections de la Fabrique (horlogerie et
bijouterie) et les sections du Bâliment, et montrer com-
ment les comités des sections avaient fini par imposer
leur autorité aux groupements corporatifs, qui prirent
l'habitude de se laisser diriger par eux.
Pour suppléer en quelque mesure à ces pages de
début qui sont perdues, et faciliter l'intelligence du
reste, je crois utile de reproduire deux passages du
Mémoire de la Fédération jurassienne relatifs à l'organi-
sation de l'Internationale à Genève; le contenu de ces
passages est identique pour le fond, je puis l'affirmer,
aux indications et aux considérations que Bakounine
avait développées avec plus d'ampleur dans les feuillets
qui nous manquent. Voici cet extrait :
« Les ouvriers genevois se divisent en deux grandes
branches : ceux qui sont occupés à la fabrication de
l'horlogerie, de la bijouterie et des pièces à musique
(monteurs déboîtes, graveurs etguillocheurs, faiseurs de
secrets, faiseurs de ressorts, repasseurs et remonteurs,
faiseurs d'échappements, bijoutiers, etc.), et qu'on
désignait sous le nom général d'oupriers de la Fabrique,
non point qu'ils travaillent dans une fabrique comme les
ouvriers des filatures anglaises, par exemple, mais parce
que, dans le langage genevois, l'ensemble de l'indu-
strie horlogère, patrons et ouvriers, s'appelle en un seul
mot la Fabrique; et en second lieu les ouvriers qui
n'appartiennent pas à la Fabrique et qui sont occupés à
ce qu'on appelle les gros métiers (menuisiers, charpen-
tiers, serruriers, ferblantiers, tailleurs de pierres, maçons,
plâtriers-peintres, couvreurs, etc.,) : ceux-là sont dési-
AVANT-PROPOS 9
gnés par le terme générique d'ouvriers du bâtiment.
« Les ouvriers de la Fabrique sont presque tous
citoyens genevois et domiciliés à Genève d'une façon
stable; leur salaire est à peu près double de celui des
ouvriers du bâtiment; ils ont plus d'instruction que ces
derniers; ils exercent des droits politiques, et sont en
conséquence traités avec beaucoup de ménagements par
les chefs de parti bourgeois; en un mot, ils forment une
sorte d'aristocratie ouvrière. Les ouvriers du Bâliment,
par contre, sont généralement des étrangers, Français,
Savoisiens, Italiens, Allemands, et forment une popula-
tion flottante qui change continuellement ; leur salaire est
minime et leur travail beaucoup plus fatigant que celui
des horlogers; ils n'ont guère de loisirs à donner à leur
instruction ; et, en leur qualité d'étrangers, ils n'exer-
cent aucun droit politique, en sorte qu'ils sont exempts
du patriotisme étroit et vaniteux qui caractérise trop
souvent l'ouvrier genevois proprement dit; en un mot,
les ouvriers du bâtiment forment le véritable prolétariat
de Genève.
« Les ouvriers des corps de métiers du bâtiment
avaient été les premiers à adhérer à l'Internationale
(en i86ô et 1867), tandis que ceux de la Fabrique, bien
que déjà groupés dans des sociétés professionnelles, se
tenaient pour la plupart encore dans une prudente
expectative ou dans une dédaigneuse indifférence; quel-
ques-uns même se montrèrent absolument hostiles. »
[Mémoire, pages 22-23.)
« Nous avons indiqué les tendances radicalement
opposées des deux grands groupes ouvriers genevois :
la Fabrique, formée entièrement de patriotes genevois
aux tendances bourgeoises et étroites ; et le Bâtiment,
1.
10 AVANT-PROPOS
composé surtout de prolétaires étrangers, ne recevant
qu'un salaire minime, indifférents aux petites préoccu-
pations de politique locale, et acceptant d'instinct le
socialisme révolutionnaire.
« Une habitude fâcheuse des ouvriers de Genève, et
qui ouvrait trop la porte à l'esprit d'intrigue et à l'esprit
de domination, était celle de concentrer presque entiè-
rement l'activité des divers corps de métier dans les
séances de leurs comités. Les assemblées de sections
étaient rares, et les comités formaient autant de gouver-
nements au petit pied, qui agissaient et parlaient au nom
de leurs sections sans les consulter. L'habitude de l'auto-
rité produisant toujours une influence corruptrice sur
ceux qui l'exercent, les comités des ouvriers en bâti-
ment avaient des tendances presque aussi réactionnaires
que ceux de la Fabrique, et faisaient généralement cause
commune avec eux.
« L'influence des comités était contrebalancée par
l'assemblée générale de toutes les sections de Genève,
qui se convoquait dans les circonstances graves. Là, les
petites manœuvres des meneurs étaient noyées dans le
flot populaire, et toujours les assemblées générales se
prononcèrent dans le sens révolutionnaire, et résistè-
rent à la pression que les intrigants des comités cher-
chaient à exercer dans le sens de la réaction.
« Telle était donc la situation qui se présentait à
Genève aux propagateurs des principes collectivistes.
D'une part les comités, — comités de section, et Comité
cantonal ou central (on appelait ainsi le Conseil de la
fédération locale genevoise) composé de deux délégués
de chaque section, — aux tendances bourgeoises et
réactionnaires, aimant les manœuvres occultes, et déli-
AVANT-PROPOS II
bérant dans le mystère comme de véritables gouverne-
ments : de ce côté les collectivistes ne pouvaient ren-
contrer que de l'hostilité. D'autre part le peuple des
sections : ce peuple était réactionnaire, ou indifférent,
indécis, dans les sections de la Fabrique ; il était révo-
lutionnaire dans les sections du bâtiment ; et comme ces
dernières formaient la majorité dans les assemblées
générales, c'était là seulement que le principe collecti-
viste pouvait triompher.
« Il y avait quelques corps de métier intermédiaires
entre la Fabrique et le bâtiment : typographes, tailleurs,
cordonniers, etc.; là aussi, les comités étaient réaction-
naires, et le peuple subissait trop souvent leur in-
fluence. » {Mémoire, pages 65-66.)
Ces quelques passages meparaissent former une intro-
duction qui se relie assez bien à ce qu'on trouvera au
début de la partie conservée du manuscrit.
J. G.
PROTESTATION
DE
L'ALLIANCE
Inédit en grande partie.
^^
Du 4 au 24 Juillet 18 y r
PROTESTATION DE L'ALLIANCE
. . [ce qu'ils (*)] | 53 pensent et ce qu'ils veulent
est pensé et vculu par leurs sections, en sorte qu'ils
n'ont pas même besoin de les consulter pour savoir
ce qu'ils doivent décider et faire en leur nom.
Cette illusion, cette fiction est fâcheuse sous tous
les rapports. Elle est très fâcheuse d'abord sous le
rapport de la moralité sociale des chefs eux-mêmes,
en ce qu'elle les habitue à se considérer comme des
maîtres absolus d'une certaine masse d'hommes,
comme des chefs permanents dont le pouvoir est
légitimé tant par les services qu'ils ont rendus que
parle temps même que ce pouvoir a duré. Les meil-
leurs hommes sont facilement corruptibles, surtout
quand le milieu lui-même provoque la corruption
des individus par l'absence de contrôle sérieux et
(i) Les deux mots entre crochets sont ajoutés pour compléter
le sens de la phrase. A cet endroit, Bakounine parlait évi-
demment des comités et de leurs habitudes gouvernementales;
il expliquait comment, tout naturellement, les comités en
étaient venus à substituer leur volonté et leurs pensées à celles
de leurs administrés.
l6 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
d'opposition permanente. Dans l'Internationale il
ne peut être question de la corruption ve'nale, parce
que l'association est encore trop pauvre pour donner
des revenus ou même de justes re'tributions à aucun
de ses cliefs. Contrairement à ce qui se passedansle
monde bourgeois, les calculs intéressés et les mal-
versations y sont donc fort rares et n'y apparaissent
qu'à titre d'exception. Mais il existe un autre genre
de corruption auquel malheureusement l'Associa-
tion internationale n'est point étrangère : c'est celle
de la vanité et de l'ambition.
Il est dans tous les hommes un instinct naturel
du commandement qui prend sa source première
dans cette loi fondamentale de la vie, qu'aucun
individu ne peut assurer son existence ni faire valoir
ses droits qu'au moyen de la lutte. Cette lutte entre
les I 64 hommes a commencé par l'anthropophagie ;
puis, continuant àtraversles siècles sous différentes
bannières religieuses, elle a passé successivement —
s'humanisant très lentement, peu à peu, et semblant
même retomber quelquefois dans sa barbarie primi-
tive — par toutes les formes de l'esclavage et du ser-
vage. Aujourd'hui elle se produit sous le double
aspect de l'exploitation du travail salarié par le
capital, et de l'oppression politique, juridique,
civile, militaire, policière de l'Etat et des Eglises
officielles des Etats, continuant de susciter toujours
PROTESTATION DE l'aLLIANCE I7
dans tous les individus qui naissent dans la société
Je désir, le besoin, parfois la nécessité de commander
aux autres et de les exploiter.
On voit que l'instinct du commandement, dans
son essence primitive, est un instinct Carnivore tout
bestial, tout sauvage. Sous l'influence du dévelop-
pement intellectuel des hommes, il s'idéalise en
quelque sorte, et ennoblit ses formes, se présentant
comme l'organe de l'intelligence et comme le servi-
teur dévoué de cette abstraction ou de cette fiction
politique qu'on appelle le bien public ; mais au fond
il reste tout aussi malfaisant, il le devient même
davantage, à mesure qu'à l'aide des applications de
la science il étend davantage et rend plus puissante
son action. S'il est un diable dans toute l'histoire
humaine, c'est ce principe du commandement. Lui
seul, avec la stupidité et l'ignorance des masses, sur
lesquelles d'ailleurs il se fonde toujours et sans les-
quelles il ne saurait exister, lui seul a produit tous
les malheurs, tous les crimes et toutes les hontes de
l'histoire.
Et fatalement ce principe maudit se retrouve
comme instinct naturel en tout homme, sans en
excepter les meilleurs. Chacun en porte le germe en
soi, et tout germe, on le sait, par une loi fondamen-
tale de la vie, doit nécessairement i gg se développer
et grandir, pour peu qu'il trouve dans son milieu
des conditions favorables à son développement. Ces
conditions, dans la société humaine, sont la stupi-
dité, l'ignorance, l'indifférence apathique et leshabi-
l8 PROTESTATION DE L ALLIANCE
tudes serviles dans les masses ; de sorte qu'on peut
dire à bon droit que ce sont les masses elles-mêmes
qui produisent ces exploiteurs, ces oppresseurs, ces
despotes, ces bourreaux de l'humanité dont elles
sont les victimes. Lorsqu'elles sont endormies et
lorsqu'elles supportent patiemment leur abjection
et leur esclavage, les meilleurs hommes qui naissent
dans leur sein, les plus intelligents, les plus éner-
giques, ceux mêmes qui dans un milieu différent
pourraient rendre d'immenses services à l'humanité,
deviennent forcément des despotes. Ils le deviennent
souvent en se faisant illusion sur eux-mêmes et en
croyant travailler pour le bien de ceux qu'ils oppri-
ment. Par contre, dans une société intelligente,
éveillée, jalouse de sa liberté et disposée à défendre
ses droits, les individus les plus égoïstes, les plus
malveillants, deviennent nécessairement bons. Telle
est la puissance de la société, mille fois plus grande
que celle des individus les plus forts.
Ainsi donc il est clair que l'absence d'opposition
et de contrôle continus devient inévitablement une
source de dépravation pour tous les individus qui
se trouvent investis d'un pouvoir social quelconque ;
et que ceux d'entre eux qui ont à cœur de sauver
leur moralité personnelle devraient avoir soin de
ne point garder trop longtemps ce pouvoir, d'abord,
et ensuite, aussi longtemps qu'ils le gardent, de pro-
voquer, ) gg contre eux-mêmes, cette opposition et
ce contrôle salutaire.
PROTESTATION DE L ALLIANCE I9
C'est ce que les membres des comite's de Genève,
sans doute par ignorance des dangers qu'ils cou-
raient au point de vue de leur moralité sociale, ont
ge'néralement négligé de faire. A force de se sacrifier
et de se dévouer, ils se sont fait du commandement
une douce habitude, et, par une sorte d'hallucina-
tion naturelle et presque inévitable chez tous les
gens qui gardent trop longtemps en leurs mains le
pouvoir, ils ont fini par s'imaginer qu'ils étaient des
hommes indispensables. C'est ainsi qu'imperceptible-
ment s'est formée, au sein même des sections si fran-
chement populaires des ouvriers en bâtiment, une
sorte d'aristocratie gouvernementale. Nous allons
montrer tout à l'heure quelles en furent les consé-
quences désastreuses pour l'organisation de l'Asso-
ciation Internationale à Genève.
Est-il besoin de dire combien cet état de choses
est fâcheux pour les sections elles-mêmes ? Il les
réduit de plus en plus au néant ou à l'état d'êtres
purement fictifs et qui n'ont plus d'existence que
sur le papier. Avec l'autorité croissante des comités
se sont naturellement développées l'indifférence et
l'ignorance des sections dans toutes les questions
autres que celles des grèves et du paiement des coti-
sations, paiement qui d'ailleurs s'effectue avec des
difficultés toujours plus grandes et d'une manière
très peu régulière. C'est une conséquence naturelle
de l'apathie intellectuelle et morale des sections, et
cette apathie à son tour est le résultat tout aussi
nécessaire de la subordination automatique à
20 PROTESTATION DE L ALLIANCE
laquelle l'autoritarisme des comite's [ gy a re'duit les
sections.
Les questions de grèves et de cotisations excepte'es,
sur tous les autres points les sections des ouvriers
en bâtiment ont renoncé proprement à tout juge-
ment, à toute délibération, à toute intervention;
elles s'en rapportent simplement aux décisions de
leurs comités. « Nous avons élu notre comité, c'est
à lui à décider. » Voilà ce que les ouvriers en bâti-
ment répondent souvent à ceux qui s'efforcent de
connaître leur opinion sur une question quelconque.
Ils en sont arrivés à n'en avoir plus aucune, sem-
blables à des feuilles blanches sur lesquelles leurs
comités peuvent écrire tout ce qu'ils veulent. Pourvu
que leurs comités ne leur demandent pas trop d'ar-
gent et ne les pressent pas trop de payer ce qu'ils
doivent, ceux-ci peuvent, sans les consulter, décider
et faire impunément en leur nom tout ce qui leur
paraît bon.
C'est très commode pour les comités, mais ce
n'est nullement favorable pour le développement
social, intellectuel et moral des sections, ni pour le
développement réel de la puissance collective de
l'Association Internationale. Car de cette manière
1 n'y reste plus à la fin de réel que les comités,
qui, par une sorte de fiction propre à tous les gou-
vernements, donnent leur propre volonté et leur
propre pensée | gg pour celles de leurs sections res-
pectives, tandis qu'en réalité ces dernières n'ont
plus, dans la plupart des questions débattues, ni
PROTESTATION DE L ALLIANCE 21
volonté ni pensée. Mais les comités, ne représen-
tant plus qu'eux-mêmes, et n'ayant derrière eux que
des masses ignorantes et indifférentes, ne sont plus
capables de former qu'une puissance fictive, non
une puissance véritable. Cette puissance fictive, con-
séquence détestable et inévitable de l'autoritarisme
une fois introduit dans l'organisation des sections
de l'Internationale, est excessivement favorable au
développement de toute sorte d'intrigues, de vanités,
d'ambitions et d'intérêts personnels; elle est même
excellente pour inspirer un contentement puéril de
soi-même et une sécurité aussi ridicule que fatale
au prolétariat ;* excellente aussi pour effrayer l'ima-
gination des bourgeois. Mais elle ne servira de rien
dans la lutte à mort que le prolétariat de tous les
pays de l'Europe doit soutenir maintenant contre
la puissance encore trop réelle du monde bour-
geois.
Cette indifférence pour les questions générales
qui se manifeste de plus en plus chez les ouvriers
en bâtiment ; cette paresse d'esprit qui les porte à
s'en reposer pour toutes les questions sur les déci-
sions de leurs comités, et l'habitude de subordina-
tion automatique et aveugle qui en est la consé-
quence naturelle, font qu'au sein | gg même des
comités la majorité des membres qui en font partie
finissent par devenir les instruments irréfléchis de
la pensée et de la volonté de trois ou de deux, quel-
quefois même d'un seul de leurs camarades, plus
intelligent, plus énergique, plus persévérant et plus
22 PROTESTATION DE L ALLIANCE
actif que les autres. De sorte que la plupart des sec-
tions ne présentent plus que des masses gouvernées
à bien plaire soit par des oligarchies, soit même par
des dictatures tout individuelles et qui masquent
leur pouvoir absolu sous les formes les plus démo-
cratiques du monde.
Dans cet état de choses, pour s'emparer de la
direction de toute l'Association Internationale de
Genève, et notamment du groupe des ouvriers en
bâtiment, il n'y avait qu'une chose à faire : c'était
de gagner par tous les moyens possibles les quel-
ques chefs les plus influents des sections, une ving-
taine ou une trentaine d'individus tout au plus. Une
fois ceux-là gagnés et dûment inféodés, on avait
toutes les sections du bâtiment en ses mains. Tel est
précisément le moyen dont se sont servis avec beau-
coup de succès les habiles meneurs de la Fabrique
de Genève.
Le point culminant de l'organisation proprement
genevoise, c'est le Comité central de Genève {*).
Chaque section y envoie deux délégués, de sorte
qu'il devrait [yg réunir dans ses séances, maintenant
que le chiffre des sections de l'Internationale à
Genève est monté à ('-), en comptant deux délé-
(i) Aussi appelé Comité cantonal.
(2) Bakounine, ici et à la ligne suivante, a laissé le nombre
en blanc; et il a écrit en marge la remarque ci-après, destinée
aux amis de Genève qui devaient lire son manuscrit : « Les
amis genevois doivent mettre les chiffres actuels, que j'ignore.
Dans tous les cas il y a plus le trente sections, et par consé-
quent plus de soixante délégués au Comité central. » — Voir
page 22 ib, note.
PROTESTATION DE L ALLIANCE 23
gués pour chacune, membres. Il est très rare
que le nombre des de'légue's effectivement re'unis
dans les se'ances régulières du Comité central at-
teigne le tiers.
Le Comité central est l'autorité incontestable-
ment supérieure dans l'Internationale de Genève.
Grâce aux pouvoirs dont il est investi, et grâce à ses
rapports directs avec toutes les sections, dont il est
censé être d'ailleurs l'expression immédiate, la repré-
sentation constitutionnelle et en quelque sorte le
Parlement permanent, le Comité central est cer-
tainement plus puissant à Genève que le Comité
fédéral (i) lui-même. Ce dernier est le représentant
exclusif et suprême des intérêts, des aspirations, des
pensées et des volontés collectives de toutes les sec-
tions de la Suisse romande, tant vis-à-vis du Conseil
général de l'Association Internationale des Travail-
leurs que des organisations nationales de cette Asso-
ciation dans tous les autres pays. Sous ce rapport,
il n'est subordonné, d'abord, qu'au Conseil général,
— contre les décisions duquel, d'ailleurs, il peut faire
toujours appel aux Congrès généraux, — et ensuite
et plus immédiatement encore aux Congrès fédéraux
des sections de la Suisse romande, qui n'ont pas
seulement le droit de le contrôler et de lui imposer
leurs résolutions définitives, mais encore de le cas-
(i) Le Comité fédéral romand était le représentant de la
Fédération romande, dont l'organisation genevoise ne formait
qu'une partie. Ce Comité fédéral romand, élu pour un an par
le Congrès de la Fédération romande, avait aussi son siège à
Genève pour l'année 1869.
24 PROTESTATION DE L ALLIANCE
ser et de le remplacer par un autre Comité fédéral.
Le Comité fédéral a en outre la direction | yj su-
prême du journal. La rédaction en est, il est vrai,
nommée par le Congrès romand ; mais le Comité
fédéral en a la haute surveillance, et possède le droit
incontestable de lui imposer son esprit. Pour peu
qu'il sache user de cet instrument, celui-ci lui assure
une grande puissance, car le journal, s'adressant
directement à tous les membres de l'Internationale,
peut contribuer fortement à leur imprimer la même
direction collective.
Telles sont les prérogatives principales du Comité
fédéral. Il faut y ajouter le droit et le devoir très
sérieux de prendre en main la direction des grèves,
du moment que ces dernières, dépassant les limites
d'une localité, font appel à la coopération active ou
même à l'assistance matérielle et morale de toutes
les sections de la Fédération romande, aussi bien
que des sections des autres pays.
En dehors de ces droits, d'ailleurs si considéra-
bles, il ne lui en reste pas d'autres que ceux de sur-
veillance, d'arbitrage, de contrôle, et au besoin de
rappel aux principes fondamentaux et constitutifs
de l'Association Internationale, tels qu'ils ont été
formulés par les Congrès généraux, ni d'autre
devoir que celui d'intermédiaire régulier entre le
Conseil général et les organisations locales. Dans les
lieux où il existe un Comité central (i), c'est-à-dire
(i) Ce « Comité central » eût été plus correctement appelé
« Comité local ».
PROTESTATION DE L ALLIANCE 2^
un parlement local des sections, le Comité fe'de'ral
n'a pas le droit de s'adresser directement à ces der-
nières; il ne peut le faire que par l'interme'diaire du
Comité' central, qui est le gardien naturel | ^^ de la
liberté et de l'autonomie locale contre les empiéte-
ments du pouvoir. Le Comité fédéral ne peut par
conséquent exercer d'influence directe et d'action
immédiate sur les sections : ce pouvoir est exclusi-
vement réservé au Comité central, auquel il assure
une puissance locale bien supérieure à celle du
Comité fédéral.
Le pouvoir du Comité central, subordonné sans
doute à la surveillance plutôt formelle que réelle du
Comité fédéral, et plus sérieusement encore à la cri-
tique du journal, — si seulement le Comité fédéral
veut avoir le courage de s'en servir au besoin contre
lui, — n'a d'autres limites véritables, dans l'admi-
nistration des affaires intérieures de la localité, que
celles qu'il peut rencontrer dans l'autonomie des
sections et dans les assemblées générales, sortes de
Congrès locaux, non représentatifs mais vraiment
populaires, en ce sens que tous les membres présents
de l'Internationale en font partie, et qui, conformé-
ment aux statuts arrêtés par le premier Congrès
romand tenu en janvier 1869 à Genève, ont le droit
de casser toutes les résolutions du Comité central et
même de lui imposer ses volontés, sauf appel du
Comité central au Comité fédéral et au Congrès
romand, appel qui ne peut être fait d'ailleurs que
dans les cas où les résolutions prises par une assem-
2
26 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
blée générale seraient contraires aux principes fon-
damentaux de l'Association Internationale.
Les limites posées par l'autonomie des sections
à l'arbitraire du Comité central sont très sérieuses
là I 73 où l'autonomie des sections existe réellement.
Aussi le Comité central de Genève s'est-il toujours
respectueusement incliné devant le droit des sections
de la Fabrique, dont la solide organisation, comme
nous l'avons déjà observé (i), n'est pas seulement
antérieure à l'existence de l'Association Internatio-
nale, mais même, sous beaucoup de rapports, étran-
gère, pour ne point dire toute contraire, à l'esprit et
aux principes les plus positifs de cette Association.
Il n'en est point ainsi pour les sections des
ouvriers en bâtiment, dont l'organisation, très impar-
faite et souvent même, comme nous l'avons déjà vu,
concentrée exclusivement dans leurs comités, n'im-
pose pas le même respect au Comité central. Il suf-
fisait à ce dernier de faire partager son avis au
comité de la section résistante pour rompre cette
résistance, dont d'ailleurs il n'y a presque jamais eu
d'exemple.
Donc il ne restait, pour la défense de l'indépen-
dance et des droits des ouvriers en bâtiment, qu'un
seul moyen : c'étaient les assemblées générales.
Aussi, faut-il le dire, rien ne fut plus antipathique
au Comité central que ces assemblées vraiment
populaires, auxquelles il a toujours tâché de substi-
(i) Dans la partie du manuscrit qui a été perdue.
PROTESTATION DE L ALLIANCE 27
tuer les asseynblées des comités de toutes les sections,
c'est-à-dire celles de l'aristocratie gouvernementale.
Nous reviendrons sur ce point important. Main-
tenant, nous devons expliquer | 74 l'inte'rêt que le
Comité central — qui, en apparence, est le repré-
sentant non d'une coterie, mais de toutes les sec-
tions — pouvait avoir à remplacer les assemblées
populaires par ces assemblées gouvernementales.
Le Comité central n'est-il pas lui-même une sorte
de Parlement populaire issu du suffrage universel de
toutes les sections? Oui, en droit, non dans le fait.
Fictivement, il représente tout le monde, mais en
réalité, après une lutte de quelques mois, il a fini
par ne représenter plus que la domination genevoise.
Nous allons donc indiquer maintenant, aussi briè-
vement qu'il nous sera possible, les phases princi-
pales de cette lutte, qui nous feront voir comment
le Comité central, après avoir été une institution
purement populaire et démocratique, est devenu
peu à peu une institution gouvernementale, gene-
voise, et aristocratique.
Dans l'Association Internationale de Genève, le
nombre des sections des ouvriers en bâtiment, joint
à celui des sections intermédiaires (typographes,
tailleurs, cordonniers, etc.), étant supérieur au
nombre des sections de la Fabrique, et chaque sec-
tion, quel que fût le chiffre de ses adhérents, n'étant
représentée au Comité central que par deux délé-
28 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
gués, il eût dû en re'sulter que dans ce Comité les
membres non-genevois auraient été en majorité et
les Genevois en minorité. Il n'en a pourtant pas été
toujours ainsi, par ceite simple raison que plusieurs
sections intermédiaires, et même des sections d'ou-
vriers en bâtiment, quoique en majeure partie compo-
sées d'étrangers, | -5 avaient pris dès l'abord l'habi-
tude d'envoyer comme délégués au Comité central
des camarades genevois, lesquels, obéissant à leurs
inspirations patriotiques, votent presque toujours
avec la Fabrique.
Mais, alors même qu'ils constituaient au sein du
Comité central une minorité numérique, les délé-
gués proprement genevois y eurent dès l'abord une
voix prédominante, et cela pour beaucoup de rai-
sons. La première, c'est que les ouvriers genevois,
pris en masse, sont beaucoup plus instruits, ont
beaucoup plus d'expérience politique, et manient
infiniment mieux la parole que les ouvriers en bâti-
ment. La seconde, c'est que les sections de la
Fabrique ont toujours délégué au Comité central
leurs membres les plus intelligents et les plus dis-
tingués, souvent même leurs chefs principaux, en
qui elles avaient pleine confiance, et qui, conformé-
ment au devoir imposé par les statuts à tous les
délégués vis-à-vis de leurs sections respectives»
venaient rendre régulièrement compte à leurs com-
mettants de tout ce qu'ils avaient proposé et voté
dans le Comité central et leur demander des instruc-
tions pour leur conduite ultérieure, de sorte que les
PROTESTATION DE L ALLIANCE 29
sections de la Fabrique pouvaient et peuvent se dire
réellement représentées dans le Comité central ;
tandis que, la plupart du temps, la représentation
des sections des ouvriers en bâtiment dans le Comité
central n'est qu'une pure | ^g fiction.
La force des ouvriers en bâtiment, avons-nous
dit déjà, n'est point dans le développement scienti-
fique ni politique de leur intelligence, mais dans la
justesse et dans la profondeur de leur instinct, aussi
bien que dans leur bon sens naturel qui leur fait
presque toujours deviner le droit chemin, lorsqu'ils
ne se laissent pas entraîner par les sophismes de
quelque rhéteur et par les mensonges de quelques
méchants intrigants, ce qui malheureusement leur
arrive trop souvent. Ils comptent dans leur sein peu
d'hommes instruits, habitués à discuter en public et
qui aient l'expérience de l'organisation et de l'admi-
nistration. Ils réservent les plus habiles camarades
pour leurs comités de sections, et ils envoient sou-
vent les moins habiles et les moins zélés comme
délégués au Comité central. Ces délégués, compre-
nant peu ou point l'importance de leur mission,
manquent souvent les séances de ce comité, et
n'ont presque pas l'habitude de venir au sein de
leurs sections rendre compte des résolutions et des
votes, auxquels, lors même qu'ils sont présents, ils
ne prennent le plus souvent qu'une part automa-
tique et passive.
On conçoit que vis-à-vis d'une telle majorité,
lors même qu'il y a majorité, la minorité propre-
9
30 PROTESTATION DE L ALLIANCE
ment genevoise doive exercer une grande prépon-
dérance. Eh bien, cette prépondérance, d'ailleurs
toujours croissante, a été contenue pendant quelque
temps par un seul homme, par ie compagnon
Brosset, serrurier.
I 77 Nous n'avons pas besoin de dire quel homme
est Brosset (i). Alliant une réelle bienveillance et
une grande simplicité de manières à un caractère
énergique, ardent et fier; intelligent, plein de talent
et d'esprit, et devinant par l'esprit les choses qu'il
n'a pas eu le loisir ni les moyens de reconnaître et
de s'approprier par la voie delà science ; passionné-
ment dévoué à la cause du prolétariat, et Jaloux à
l'excès des droits populaires; comme tel, ennemi
acharné de toutes les prétentions et tendances auto-
ritaires, c'est un vrai tribun du peuple. Excessive-
ment estimé et aimé par tous les ouvriers en bâti-
ment, il en devint en quelque sorte le chef naturel,
et, à ce titre, lui seul ou presque seul, tant dans le
Comité central et dans les assemblées gouvernemen-
(i) Bakounine parle ainsi parce qu'en 1871 chacun connais-
sait, dans les sections de rinternationale de la Suisse romande,
cet ouvrier serrurier, de nationalité savoyarde, qui, pendant
un temps, sembla incarnera Genève les aspirations et le tem-
pérament révolutionnaire des ouvriers du bâtiment. Lors de
la grande grève d'avril 1868, François Brosset fut le principal
« meneur ». En janvier 1869, à la fondation de la Fédé-
ration romande, il fut élu président du Comité fédéral romand,
et garda ses fonctions pendant sept mois. Plus tard, dégoûté
par les attaques dont il était l'objet de la part des chefs de la
Fabrique, et frappé au cœur par la mort de sa vaillante
femme, il se retira de la lutte. — On trouvera, p. zbo, un
autre portrait de Brosset.
PROTESTATION DE l'ALLIANCE 3I
taies des comite's, que dans les assemble'es popu-
laires, il tint tête à la Fabrique.
Pendant plusieurs mois, et notamment depuis
l'expiration de la grande grève d'avril 1868 jusqu'à
son élection comme pre'sident du Comité fédéral de
la Suisse romande par le premier Congrès romand
en janvier 1869 (i), il resta sur la brèche. Ce fut là
la période héroïque de son activité dans l'Interna-
tionale. Dans le Comité central aussi bien que dans
les assemblées des comités, il fut réellement seul à
combattre, et, fort souvent, malgré la puissante
coalition genevoise, soutenue par tous les éléments
réactionnaires de ces comités, il remporta la vic-
toire. On peut s'imaginer s'il fut détesté | yg par les
meneurs de la Fabrique (2).
L'objet principal de la discussion était celui-ci :
L'Association Internationale à Genève s'organisera-
t-elle selon les principes vrais et largement interna-
tionaux de cette institution, ou bien, tout en gardant
son grand nom d'Internationale, deviendra-t-elle
une institution exclusivement, étroitement gene-
voise? — but vers lequel tendent naturellement de
tous leurs efforts les ouvriers proprement genevois,
la masse sans doute sans s'en rendre compte à elle-
(1) Ce ne fut pas le Congrès qui désigna Brosset pour les
fonctions de président : c'est le Comité fédéral qui choisit lui-
même, pour exercer la présidence, un de ses membres.
(2) Cet alinéa a été cité, un peu resserré, au tome le^- de
L'Internationale, Documents et Souvenirs, p. 63.
J2 PROTESTATION DE L ALLIANCE
même, mais les chefs avec pleine connaissance de
cause, sachant fort bien que, dans ce dernier cas,
l'Internationale ne manquerait pas de devenir
bientôt, en leurs mains, un moyen très puissant
d'intervention triomphante dans la politique locale
du canton de Genève, au profit non du socialisme,
mais du parti radical.
Ce fut là le commencement, dans l'Internationale
de Genève, du de'bat e'ternel entre le radicalisme
bourgeois et le socialisme révolutionnaire du pro-
le'tariat; débat qui, n'étant alors qu'à sa naissance,
était naturellement encore enveloppé d'incertitude,
conduit par les deux parties opposées sousl'influence
plutôt d'aspirations instinctives qu'avec une con-
naissance raisonnée de leurs buts, et qui ne fut mis
en pleine clarté que plus tard, en 1869, sous l'in-
fluence réunie du journal VEgalité et de la propa-
gande de la Section de l'Alliance.
Ce n'est pas à vous, compagnons (i), que nous
aurons besoin d'expliquer combien | 79 ceux qui
défendaient le parti du socialisme révolutionnaire
étaient dans le vrai, et combien ceux qui voulaient
faire de l'Internationale un instrument du radica-
lisme bourgeois étaient dans le faux, combien par
là même ces derniers travaillaient, sans le savoir et
sans le vouloir sans doute, à la ruine totale de l'es-
prit, de la consistance et de l'avenir même de l'As-
sociation Internationale.
(i) Comme on le verra plus loin (p. 45), c'est aux ouvriers
des Montagnes jurassiennes que Bakounjne ici s'adresse.
PROTHSTATION DE l'aLLIANCE 33
Vous savez bien que ce même de'bat s'est repro-
duit au dernier Congrès général de l'Association,
tenu à Bâle en septembre 1869, et que, quoiqu'en
disent nos politiques adversaires, le parti du radica-
lisme bourgeois, ou plutôt celui de la conciliation
équivoque du socialisme ouvrier avec la politique
des bourgeois radicaux, fut tacitement réprouvé par
la majorité de ce Congrès. Ce fut en vain que la
majorité des délégués de la Suisse allemande, joints
aux deux délégués de la Fabrique de Genève (i) et
unis à la presque totalité des délégués allemands,
voulut que ce Congrès mît en discussion la fameuse
question du référendum ou de la législation directe
par le peuple. Reléguée comme dernière question,
elle fut éliminée faute de temps, et parce qu'il était
évident que la majorité du Congrès était contre.
Pour vous comme pour nous, il est clair que la
portion révolutionnaire socialiste du prolétariat ne
saurait s'allier à aucune fraction, même la plus
avancée, de la politique bourgeoise sans devenir
aussitôt, contre soi-même, l'instrument de cette
I 8Q politique ; et que le programme du Parti de la
démocratie socialiste en Allemagne, voté par le
Congrès de ce parti au mois d'août 1869, — pro-
gramme que, fort heureusement, la force même des
choses lui impose la nécessité de modifier radicale-
(i) C'est Henri Perret et Grosselin que Bakounine désigne
ainsi. En réalité, Henri Perret seul était délégué par les sec-
tions de la Fabrique; Grosselin avait été élu délégué, ainsi
que Brosset et Heng, par le vote de l'ensemble des sections de
Genève. (Voir p. 234.)
34 PROTESTATION DE l'aI.LIANCE
ment aujourd'hui, et qui, ayant déclaré que la
conquête des droits politiques était la condition
préalable de V émancipation du prolétariat, se met-
tait par là même en contradiction flagrante avec le
principe fondamental de l'Association Internatio-
nale, en faisant de la politique bourgeoise la base
du socialisme (car toute politique préalable, c'est-à-
dire qui devance le socialisme et qui se fait par con-
séquent en dehors de lui, ce qui veut dire contre lui,
ne peut être qu'exclusivement bourgeoise), — que
ce programme, disons-nous, ne pouvait aboutir qu'à
mettre le mouvement socialiste du prolétariat à la
remorque du radicalisme bourgeois.
Pour vous comme pour nous il est évident que le
radicalisme politique ou bourgeois, quelque rouge
et quelque révolutionnaire qu'il se dise ou qu'il
soit en effet, ne peut et ne pourra jamais vouloir la
pleine émancipation économique du prolétariat,
car il est contre la nature des choses qu'un être réel
quelconque, individu ou corps collectif, puisse
vouloir la destruction des bases mêmes de son exi-
stence; que, par conséquent, le radicalisme bour-
geois, nolens volens (i), sciemment ou inconsciem-
ment, trompera toujours les ouvriers qui auront la
sottise de se fier en la sincérité de ses aspirations ou
intentions socialistes. | gj Les radicaux ne demande-
ront pas mieux que de se servir encore une fois
du bras ou du vote puissant du prolétariat pour
(i) C'est-à-dire « qu'il le veuille ou non ».
PROTESTATION DE L ALLIANCE 3 5
atteindre leurs buts exclusivement politiques, mais
jamais ils ne voudront ni ne pourront servir à ce
dernier d'instruments pour la conquête de ses droits
économiques et sociaux.
Nous sommes également convaincus, n'est-ce pas?
qu'il y aurait une double duperie de la part du pro-
létariat à s'allier au radicalisme bourgeois. D'abord
parce que ce dernier tend à des buts qui n'ont rien
de commun avec le but du prolétariat et qui lui sont
même diamétralement opposés. Et ensuite parce
que le radicalisme bourgeois ne constitue plus
même une puissance. Il est évidemment épuisé, et
son épuisement total se manifeste d'une inanière
par trop flagrante dans tous les pays de l'Europe
aujourd'hui pour qu'il soit possible de s'y tromper.
Il n'a plus de foi dans ses propres principes, il doute
même de sa propre existence, et il a mille fois rai-
son d'en douter, parce que réellement il n'a plus
aucune raison d'être. Il ne reste plus aujourd'hui
que deux êtres réels : le parti du passé et de la réac-
tion, comprenant toutes les classes possédantes et
privilégiées, et s'abritant aujourd'hui avec plus ou
moins de franchise sous le drapeau de la dictature
militaire ou de l'autorité de l'Etat; et le parti de
l'avenir et de la complète émancipation | g^ humaine,
celui du socialisme révolutionnaire, le parti du pro-
létariat.
Au milieu, il y a les platoniques, les pâles fan-
tômes du républicanisme libéral et radical. Ce sont
des ombres lamentables, errantes, qui voudraient
36 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
s'accrocher à quelque chose de réel, de vivant, pour
se donner une raison d'être quelconque. Rejete's par
la réaction dans le parti du peuple, ils voudraient
s'emparer de sa direction, et ils le paralysent,
faussent et empêchent son développement, sans lui
apporter en retour l'ombre d'une puissance maté-
rielle ni même d'une idée féconde.
Les démocrates socialistes de l'Allemagne en ont
bien fait l'expérience. Que n'ont-ils pas fait de-
puis 1867 pour contracter une alliance patriotique,
pangermanique, offensive et défensive, avec le
fameux parti démocratique, républicain, radical et
foncièrement bourgeois qui s'appelait le Parti du
peuple [Volkscartei), l'un des créateurs et des sou-
tiensprincipaux de la non moins fameuse Ligue de la
Paix et de la Liberté, — parti qui, s'étant formé dans
le midi de l'Allemagne, en opposition à la politique
prusso-germanique de Bismarck, avait son centre
principal dans la capitale de ces bons Souabes, à
Stuttgart. Ne comprenant pas que ce parti n'était
rien qu'un fantôme impuissant, les démocrates
socialistes de l'Allemagne lui ont fait toutes les
concessions possibles et même impossibles, ils
s'étaient réellement châtrés pour se mettre | 33 à son
niveau et pour se rendre capables de rester alliés
avec lui. Nous voyons maintenant combien toutes
ces concessions étaient inutile et nuisibles : le Parti
du peuple, dissipé comme une vaine fumée par les
triomphes et la brutalité prusso-germanique de
l'empereur Guillaume, n'existe plus, et le Parti de
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 37
la démocratie socialiste, qui ne peut être dissipé
ni détruit, parce qu'il est le parti non de la bour-
geoisie, mais du prolétariat allemand, doit aujour-
d'hui refaire et élargir son programme, pour se
donner une idée, une âme ou un but équivalents à
la puissance de son corps.
Parce que nous avons repoussé avec énergie toute
connivence et alliance avec la politique bourgeoise
même la plus radicale, on a prétendu sottement ou
calomnieusementque, ne considérant seulementque
le côté économique ou matériel de la question
sociale, nous étions indifférents pour la grande ques-
tion de la liberté, et que par là même nous nous
mettions dans les rangs de la réaction. Un délégué
allemand avait même osé déclarer, au Congrès de
Bâle, que quiconque ne reconnaissait point, avec le
programme de la démocratie socialiste germanique,
« que la conquête des droits politiques était la con-
dition préalable de Témancipation sociale », — ou,
autrement exprimé : que pour délivrer le prolétariat
de la tyrannie capitaliste ou bourgeoise, il fallait
d'abord s'allier à cette tyrannie pour faire soit une
réforme soit une révolution politique, — était sciem-
ment ou inconsciemment un allié des Césars.
Ces messieurs se trompent beaucoup — et,
1 84 « sciemment ou inconsciemment », ils s'ef-
forcent de tromper le public — sur notre compte.
Nous aimons la liberté beaucoup plus qu'ils ne
l'aiment; nous l'aimons au point de la vouloir
complète et entière ; nous en voulons la réalité et
3
58 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
non la fiction ; et c'est à cause de cela même que
nous repoussons absolument toute alliance bour-
geoise, étant convaincus que toute liberté conquise
à l'aide de la politique bourgeoise, par les moyens
et les armes de la bourgeoisie, ou par une alliance
de dupes avec elle, pourra être très réelle et très
profitable pour Messieurs les bourgeois, mais pour
le peuple ne sera jamais rien qu'une fiction.
Messieurs les bourgeois, de tous les partis et
même des partis les plus avancés, tout cosmopolites
qu'ils sont, lorsqu'il s'agit de gagner de l'argent par
l'exploitation de plus pn plus large du travail popur
laire, en politique sont également tous de fervents
et fanatiques patriotes de l'Etat, le patriotisme
n'étant en réalité, comme vient de le dire fort bien
l'illustre assassin du prolétariat de Paris et le sau-f
veur actuel de la France, M. Thiers, rien que la
passion et le culte de l'Etat national. Mais qui dit
Etat dit domination, et qui dit domination dit
exploitation, ce qui prouve que ce mot d'Etat popu-.
laire {Volksstaat), devenu et restant malheureuse-;
ment encore aujourd'hui le mot d'ordre du Parti de
la démocratie socialiste de l'Allemagne, est une
contradiction ridicule, une fiction, un mensonge,
sans doute inconscient de la part de ceux qui le
I gg préconisent, et pour le prolétariat un piège très
dangereux. L'Etat, quelque populaire qu'on le fasse
dans ses formes, sera toujours une institution de
domination et d'exploitation, et par conséquent
pour les masses populaires une source permanente
PROTESTATION DE L ALLIANCE :59
d'esclavage et de misère. Donc il n'y a pas d'autre
moyen d'émanciper les peuples économiquement et
politiquement, de leur donner à la fois le bien-être
et la liberté, que d'abolir 1 Etat, tous les Etats, et de
tuer par là même, une fois pour toutes, ce qu'on a
appelé jusqu'ici lapolitigue; la politique n'étant pré-
cisément autre chose que le fonctionnement, la
manifestation tant intérieure qu'extérieure de l'ac-
tion de l'Etat, c'est-à-dire la pratique, l'art et la
science de dominer et d'exploiter les masses en
faveur des classes privilégiées.
11 n'est donc pas vrai de dire que nous fassions
abstraction de la politique. Nous n'en faisons pas
abstraction, puisque nous voulons positivement la
tuer. Et voilà le point essentiel sur lequel nous nous
séparons d'une manière absolue des politiques et
des socialistes bourgeois radicaux. Leur politique
consiste dans l'utilisation, la réforme et la trans-
formation de la politique et de l'Etat ; tandis que
notre politique à nous, la seule que nous admet-
tions, c'est Vabolition totale de l'Etat, et de la poli-
tique qui en est la manifestation nécessaire.
I gg Et c'est seulement parce que nous voulons
franchement cette abolition, que nous croyons avoir
le droit de nous dire des internationaux et des socia-
listes révolutionnaires; car qui veut faire de la poli-
tique autrement que nous, qui ne veut pas avec nous
l'abolition de la politique, àcna. faire nécessaire-
ment de la politique de l'Etat, patriotique et bour-
geoise^ c'est-à-dire renier dans le fait, au nom de
40 PROTESTATION DE L ALLIANCE
son grand ou petit Etat national, la solidarité
humaine des peuples à l'exte'rieur, aussi bien que
l'émancipation économique et sociale des masses à
l'intérieur.
Quant à la négation de la solidarité humaine au
nom de l'égoïsme et de la vanité patriotiques, ou,
pour parler plus poliment, au nom de la grandeur
et de la gloire nationale, nous en avons vu un triste
exemple précisément dans le Parti — ou plutôt
dans le programme et dans la politique des chefs du
Parti — de la démocratie socialiste en Allemagne.
Avant la dernière guerre, ce Parti semblait avoir
complètement adopté le programme pangermanique
du parti bourgeois radical et soi-disant populaire,
ou de la Volkspartei. Comme les meneurs de ce parti
d'ombres non chinoises, mais allemandes, les chefs
du Parti de la démocratie socialiste s'en étaient allés,
eux aussi, à Vienne pour nationaliser et pangerma-
niser davantage le prolétariat [ 37 selon eux par trop
cosmopolite de l'Autriche, par trop humainement
large dans ses aspirations socialistes, et pour lui
inspirer des idées et des tendances plus étroitement
politiques et patriotiques, enfin pour le discipliner
et pour le transformer en un grand parti national,
exclusivement germanique. La logique de cette
fausse position et de cette trahison évidente, poli-
tique et patriotique, envers le principe du socialisme
international, les avait même poussés à tenter un
rapprochement avec ce qu'on appelle en Autriche
le parti allemand, parti semi-libéral et semi-radical.
^ PROTESTATION DE L ALLIANCE 4I
mais éminemment ofliciel et bourgeois; parti qui
veut pre'cisément l'asservissement de tous les peu-
ples non allemands de l'Autriche, et des Slaves sur-
tout, sous la domination exclusive de la minorité'
germanique, au moyen de l'Etat. Et tandis qu'ils
reprochaient, avec beaucoup de raison, paraît-il, à
M. de Schweitzer de faire une cour illicite au pan-
germanisme knouto-prussien de M. de Bismarck,
eux-mêmes faisaient une cour indirecte au panger-
manisme des ministres quasi-libe'raux de l'Autriche.
Aussi, grand fut leur étonnement et très comique
leur colère, lorsqu'ils virent ces libéraux, ces radi-
caux et ces patriotes officiels de l'Autriche sévir
contre les associations ouvrières. Et pourtant la
logique était du côté des ministres, non du leur. Les
ministres, en tant que serviteurs intelligents et
fidèles I gg de l'Etat, avaient mille fois raison de
sévir contre les ouvriers socialistes, et s'il y a eu
quelque chose d'extraordinaire dans tout cela,
c'était la naïveté des chefs du Parti de la démocratie
socialiste, qui ignoraient les conditions d'existence
d'un Etat, de tout Etat, au point de pouvoir s'indi-
gner contre ces persécutions nécessaires et de s'en
étonner.
Ce que nous racontons là est d'ailleurs de l'his-
toire passée, bien passée. Les événements immenses
et terribles qui se sont déroulés depuis, tant en Alle-
magne qu'au dehors, et qui ont changé la l'ace de
l'Europe, ont guéri, il faut l'espérer, à tout jamais
les démocrates socialistes de l'Allemagne et de leur
42 PROTESTATION DE l'aLLIANCE •
naïveté traditionnelle et de leurs velléités nationales,
politiques et patriotiques. Leur conduite vraiment
admirable pendant et après la guerre, leur protesta-
lion énergique contre les crimes de l'Allemagne
officielle et contre les lâchetés de l'Allemagne bour-
geoise, les radicaux de la Volkspartei y compris,
l'hommage qu'ils ont eu le courage vraiment
héroïque de rendre à la révolution et à la mort
sublime de la Commune de Paris, tout cela prouve
que le Parti de la démocratie socialiste, comprenant
aujourd'hui l'immense majorité du prolétariat de
l'Allemagne, vient enfin de briser toutes les antiques
attaches qui l'avaient enchaîné jusque-là à la poli-
tique bourgeoisement patriotique j gg de l'Etat, pour
ne suivre exclusivement désormais que la grande
voie de l'émancipation internationale, la seule qui
puisse conduire le prolétariat à la liberté et au bien-
être.
Voilà ce que les soi-disant socialistes de la
Fabrique à Genève ne sont pas encore parvenus à
comprendre. Dès l'abord ils ont voulu faire de la
politique genevoise dans l'Internationale, et trans-
former celle-ci en un instrument de cette politiqlie.
Cela avait dans l'Internationale de Genève encore
moins de sens que dans le Parti de la démocratie
socialiste de l'Allemagne, puisqu'en Allemagne au
moins — nous ne parlons pas de l'Autriche — tous
les ouvriers sont allemands, tandis que dans l'In-
ternationale genevoise la majorité des membres, à
cette époque, était étrangère, ce qui donnait à l'or-
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 43
ganisation un caractère doublement international,
puisqu'elle était non seulement internationale d'in-
tention et par son programme, mais internationale
encore de position et de fait, la plus grande partie
de ses membres étant condamnés, par leurs natioria-
lités différentes, à rester complètement en dehors
de la politique et de tous les intérêts locaux de
Genève. Faire servir cette Internationale d'instru-
ment à la politique genevoise, n'était-ce pas forcer
une masse d'ouvriers français, italietis, savoyards,
ou m.ême suisses des autres cantons (*), à jouer le
rôle ridicule de soldats, de rnànœuvres | ggdans une
cause qui leur était parfaitement étrangère, au profit
exclusif et sous le commandement immédiat des
meneurs plus ou moins ambitieux des sections des
ouvriers-citoyens de Genève?
Ce flit précisément l'argument décisif qu'on leur
opposa. On leur dit : « Puisque vous êtes des ci-
toyens genevois, faites autant qu'il vous plaira de la
politique genevoise en dehors de l'Internationale :
c'est votre droit, c'est peut-être même votre devoir;
dans tous les cas cela ne nous regarde pas. Mais
nous ne vous reconnaissons pas le droit de trans-
porter vos préoccupations, vos luttes et vos intri-
gues locales au sein de notre Association Interna-
tionale, qui, comme son nom seul l'indique, doit
(*) Les internationaux allemands et suisses-allemands à
Genève s'étaient donné dès l'abord une organisation et une
administration complètement séparée, indépendante même du
Comité central genevois et du Comité fédéral de la Suisse
tomande. {Note de Bakounine.)
44 PROTESTATION DE L'ALLIANCE
poursuivre un but bien autrement inte'ressant et
grandiose que toutes ces patriotiques exhibitions
des ambitions personnelles du radicalisme bour-
geois. »
D'ailleurs, il faut le dire, à cette époque, c'est-à-
dire dans la seconde moitié' de l'anne'e 1868, après
que la grande grève des ouvriers en bâtiment eut
montré aux bourgeois politiciens de Genève que
l'Internationale pouvait et devait devenir unegrande
puissance, le parti radical n'était pas encore parvenu
à jeter le grappin sur elle. Au contraire, les ouvriers-
citoyens de Genève, devenus membres de l'Interna-
tionale, s'étaient laissé entraîner par les compa-'
gnons Ph. Becker, Serno-Soloviévitch, Charles
Perron, à former un nouveau parti démocrate so-
cialiste, sous I g, la présidence de M. Adolphe Ca-
talan, jeune homme assez ambitieux pour changer
facilement de programme selon les besoins du
moment, et qui, répudié par le parti radical, avait
espéré un instant que la puissance naissante de l'In-
ternationale, dont il n'était pas même membre et
qu'il avait à peine cessé de combattre, pourrait lui
servir de marchepied. Il manifesta à cette occasion
autant de largeur et de flexibilité de conscience que
de légèreté dans ses calculs, qui furent naturelle-
ment déjoués par les faits. Le jeune parti de la dé-
mocratie socialiste de Genève, dont le programme
contenait d'ailleurs des choses excellentes, mais
d'une réalisation impossible tant que la domination
bourgeoise continuera d'exister, c'est-à-dire tant
PROTESTATION DE L ALLIANCE 45
qu'il y aura des Etats, ne se montra pas viable;
enfant âgé à peine de deux ou trois mois, il mourut,
étouffé et enterré par l'opposition ou plutôt par
l'indifférence à peu près unanime des électeurs du
canton de Genève (^*). 11 rendit pourtant un grand
service au parti conservateur modéré, autrement
dit « indépendant », en prolongeant son règne de
deux ans. Depuis lors les ouvriers-citoyens de l'In-
ternationale genevoise, après une hésitation de quel-
ques mois, commencèrent à s'enrégimenter sous le
drapeau du parti radical; quant à M. Catalan, il
chercha pour sa jeune ambition une voie nouvelle,
en tâchant de créer un parti conservateur-socialiste
du genre de celui dans lequel s'est noyé chez
vous (2) le trop fameux citoyen Coullery.
I 92 Un autre point qui divisa les deux partis dans
l'Internationale de Genève fut la question du travail
coopératif. Vous savez qu'il y a deux genres de
coopération : la coopération bourgeoise, qui tend à
créer une classe privilégiée, une sorte de bourgeoisie
collective nouvelle, organisée en société en com-
mandite; et la coopération réellement socialiste,
(1) L'histoire de la campagne électorale faite dans l'automne
de 186S, à Genève, par le parti de la démocratie socialiste
auquel le )(jurnal de Catalan, la L iberté, servait d'organe, est
racontée au tome l"-^ de IMnternationale, Documents et Sou-
venirs.
(2) Dans le Jura neuchâtelois.
3.
46 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
celle de l'avenir et qui, par cette raison même, est à
peu près irre'alisable dans le pre'sent. Vous devinez
que les principaux orateurs des sections proprement
genevoises dépendirent avec passion la première.
Enfin il y eut une troisième question, très im-
portante au point de vue de l'organisation pratique
de l'Internationale et de la lutte du prolétariat contre
l'arbitraire des patrons et des capitalistes : ce sont
les caisses de résistance. Comment devaient-elles
être organise'es? Chaque section devait-elle garder
sa caisse séparée, sauf à fédérer entre elles toutes les
caisses? Ou bien ne devait-il exister, pour toutes
les sections de la Suisse romande, « qu'une seule
caisse de résistance commune, une et indissoluble »
au point « qu'aucun membre ni aucune section qui
voudraient se détacher plus tard de l'Association
Internationale ne pourraient jamais réclamer le
remboursement de leurs cotisations »?
Nous venons de citer les propres termes du
« Projet de statuts de la Caisse de la Résistance,
élaboré par la commission nommée par la Section
centrale », projet préparé principalement, on peut
même dire exclusivement, par les compagnons
Serno-Soloviévitch, | 93 Brosset et Perron (*), tous
les trois ayant été à cette époque les trois princi-
paux combattants, les trois principaux défenseurs
des vrais principes et des vrais intérêts de l'Asso-
(*) II me semble. (Sote marginale de Bakounine.)— Charles
Perron étant mort en 1909, je n'ai pu vérifier s'il a été éffëc-
tivement membre de cette commission. — J. G.
PROTESTATION DE L ALLIANCE 47
ciation Internationale contre le particularisme et
l'exclusivisme par trop patriotiques des citoyens
genevois.
Ce projet était très simple et en même temps très
pratique, très se'rieux. Si on avait voulu l'accepter
dans le temps où il fut propose', on aurait cre'é en
peu de mois une « Caisse de la Résistance » très
respectable et très solide. Chaque membre de l'As-
sociation Internationale, à Genève, devait verser à
cette caisse commune, une et indissoluble, par l'in-
termédiaire du comité de sa section, une cotisation
mensuelle de vingt-cinq centimes, c'est-à-dire une
somme de trois francs chaque année, ce qui, en
évaluant seulement à quatre mille le nombre des
internationaux dans le canton de Genève, aurait
produit dans le cours d'une seule année la somme
considérable de douze mille francs. Cette caisse eût
été administrée par un comité dans lequel chaque
section se serait fait représenter par un délégué, et
par un bureau que ce comité aurait élu lui-même
dans son sein, comité et bureau toujours révocables
et soumis au contrôle incessant d'un conseil de sur-
veillance, et surtout à celui des assemblées géné-
rales; le projet appuyait principalement sur les
droits souverains de ces dernières.
En l'étudiant de plus près, oh y découvre deux
intentions principales, d'ailleurs inséparables l'une
de l'autre. La première, c'était de soustraire l'Asso-
ciation Internationale de Genève aux deux | g^ dan-
gers dont elle était le plus meriacée : prfwid, au poison
48 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
dissolvant et violent de la politique genevoise, et,
secimdo, au poison soporifique de la coopération
bourgeoise, en replaçantrinternationale sur sa base
véritable : l'organisation de la lutte économique
contre l'exploitation des patrons et des capitalistes,
genevois ou non-genevois. La seconde, qui devenait
une conséquence nécessaire de la première, c'était
de remplacer le Comité central, qui avait déjà pris
tout le caractère autoritaire et occulte d'un gouver-
nement oligarchique, par le comité de la Caisse de
la Résistance, forcé par sa constitution à une trans-
parence parfaite et soumis complètement à la
volonté du peuple souverain, réuni en assemblée
générale. C'était une attaque directe contre l'oli-
garchie genevoise, qui, s'emparant un à un de tous
les comités des sections, était en train de fonder sa
domination dans l'Association Internationale de
Genève. On comprend pourquoi ce projet, après
avoir été imprimé, n'eut pas même l'honneur d'une
discussion sérieuse.
Ce qui est remarquable dans les débats auxquels
donna lieu cette question des caisses de résistance,
c'est que d'abord les sections de la Fabrique furent
pour le système des caisses séparées, tandis que les
représentants de l'idée et de la pratique de l'Inter-
nationale prises au sérieux défendirent contre ces
sections celui de la caisse unique. Mais plus tard,
et notamment aux mois de juillet et d'août 1869,
lorsque cette question, conformément au programme
proposé par le Conseil | gg général de Londres pour
PROTESTATION DE L ALLIANCE 49
le Congrès de Bâle, fut de nouveau remise à l'e'tude,
il se trouva qu'au contraire c'étaient les repre'sen-
tants sérieux de la cause internationale qui étaient
devenus les partisans d'une fédération libre des
caisses séparées de toutes les sections, tandis que
les principaux meneurs des ouvriers de la Fabrique
soutenaient contre eux l'organisation d'une caisse
unique. Que s'était-il donc passé pour amener un si
complet changement d'opinion dans chacun des
deux partis? Il s'était passé ceci, que les partisans
de l'autonomie et de l'égalité réelle de toutes les
sections de l'Internationale, voyant que la coterie
genevoise, malgré leurs efforts, était parvenue à
s'emparer de tout le gouvernement de l'Association,
avaient fini par comprendre que si on allait créer
une caisse centralisée et unique, la direction su-
prême de cette caisse, le maniement exclusif de cet
unique instrument de guerre dont les ouvriers
associés peuvent se servir pour combattre leurs
patrons, et par conséquent toute la puissance de
l'Internationale, tomberait nécessairement entre les
mains de cette coterie, de cette oligarchie gouver-
nementale déjà par trop triomphante. Cette même
raison faisait naturellement désirer aux chefs des
sections proprement genevoises la création d'une
caisse unique.
Nous nous empressons d'ajouter qu'il n'entrait
dans ce désir aucune arrière-pensée cupide. Au
contraire, nous constatons avec | gg bonheur que les
ouvriers de la Fabrique ne se sont jamais montrés
§0 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
avares, et qu'ils ont toujours soutenu de grand
cœur, largement, de leur bourse toutes les associa-
tions ouvrières, tant genevoises et suisses qu'étran-
gères, qui, forcées de faire grève, ont fait appel à
leurs concours matériel et moral. Ce que nous leur
reprochons, ce n'est donc pas l'avarice, c'est l'étroi-
tesse et souvent même la brutalité de leur vanité
genevoise, c'est leur tendance à une domination
exclusive; nous leur reprochons d'être entrés dans
l'Internationale non pour y noyer leur particularisme
patriotique dans une large solidarité humaine, mais
pour lui imprimer au contraire un caractère exclu-
sivement genevois; pour subordonner cette grande
masse d'ouvriers étrangers qui en font partie, et qui
en furent même les premiers fondateurs à Genève,
à la direction absolue de leurs chefs et, par l'inter-
médiaire de ceux-ci, à celle de leur bourgeoisie
radicale, dont ils ne sont eux-mêmes, plus ou moins,
que les instruments aveugles, les dupes.
Toutes ces questions furent discutées, avec le
secret qui convient aux délibérations gouvernemen-
tales, au sein du Comité central de Genève, et le
menu peuple, la masse de l'Association Internatio-
nale, ne fut jamais que très imparfaitement informé
des luttes qui se produisirent dans cette Haute
Chambre des sénateurs. Pourtant elles se reprodui-
sirent, non sans doute | 97 dans leur franche pléni-
PROTESTATION DE L ALLIANCE <y l
tude, mais incidemment et plus ou moins masquées,
tant dans les assemblées générales que dans les
se'ancés mensuelles de la Section centrale (*). Dans
les unes comme dans l'autre, le de'fenseur ardent
des vrais principes de l'Internationale, de l'inde'pen-
dance et de la dignité' des ouvriers en bâtiment et
des droits souverains de la « canaille populaire «
évidemment menacés par l'ambition croissante et
par les empiétements de pouvoir de messieurs les
sénateurs des comités, le compagnon Brosset, fut
puissamment soutenu par les compagnons Serno-
Soloviévitch, Perron, Ph.Becker, Guétat, Monchal,
Lindegger, et quelques autres encore, parmi les-
quels il ne faut pas oublier M. Henri Perret, le
perpétuel secrétaire général de l'Internationale de
Genève, qui, avec le tact propre aux hommes
d'Etat, dans toutes les discussions publiques, quelles
que soient d'ailleurs ses opinions privées, s'arrange
toujours de manière à sembler partager l'avis de la
majorité (*),
(ij « Outre les sections de métier, il existait à Genève une sec-
tion dite Section centrale, qui avait été la section mère de l'Inter-
nationale, et dans laquelle les ouvriers du bâtiment avaient
été d'abord en grande majorité. Plus tard, quand se formèrent
de nouvelles sections de métier, les ouvriers du bâtiment se
retirèrent de la Section centrale, qui devint alors un petit
cénacle dans lequel régnaient en maîtresses la réaction et
l'intrigue de la Fabrique. » [Mémoire de la Fédération juras-
sienne, p. 67.)
(2) « L'attitude équivoque et indécise des ouvriers de la
Fabrique, demi-bourgeois électrisés un moment par la lutte
(la grande grève d'avril 1868), mais qui tendaient à se rap-
procher delà bourgeoisie, était représentée à merveille par le
secrétaire du Comité central genevois (devenu en 1869 secré-
52 PROTESTATION DE L ALLIANCE
Dans les grandes assemblées publiques, ce furent
naturellement les ide'es les plus larges, les opinions
ge'néreuses qui l'emportèrent toujours. La plupart
du temps, lorsque l'esprit des masses n'a pas e'té
depuis longtemps faussé par une propagation inté-
ressée et habile de calomnies et de mensonges, il
s'établit dans les réunions populaires une sorte
d'instinct collectif qui les pousse irrésistiblement
vers le juste, vers le vrai, et qui est si puissant que
même les individus les plus récalcitrants se laissent
entraîner par lui. Les intrigants, les habiles, tout-
puissants dans les conciliabules plus ou moins
occultes des | gg comités, perdent ordinairement une
grande partie de leur assurance devant ces grandes
assemblées où le bon sens populaire, appuyé par cet
instinct, fait justice de leurs sophismes. Il s'y mani-
feste généralement une telle contagion de justice et
de vérité, qu'il est arrivé fort souvent que dans les
assemblées générales de toutes les sections, même
une grande quantité d'ouvriers de la Fabrique, —
taire du Comité fédéral romand), Henri Perret, ouvrier gra-
veur, qui subit d'abord l'influence de Brosset, de Perron,
de Bakounine, et se montra un révolutionnaire à tous crins
aussi longtemps que le courant populaire lui sembla aller de
ce côté; et qui plus tard, lorsque décidément les meneurs de
la Fabrique eurent pris le dessus et donnèrent le ton à Genève,
changea subitement de langage, renia ses anciens amis et les
principes qu'il avait africhés si haut, et se fit l'instrument com-
plaisant de la réaction et de l'intrigue marxiste. » {Mémoire
de la Fedérjtion jurassienne, p. 47.) Henri Perret devint plus
tard secrétaire de l'As-oci^ition politique ouvrière genevoise,
et enfin, en 1877, ^" récompense des services rendus, il fut
nommé secrétaire de commissaire de police avec 2,400 francs
de traitement.
PROTESTATION DE L ALLIANCE 5 3
le menu peuple des sections proprement genevoises,
— entraînés par l'enthousiasme commun, votèrent
des résolutions contraires aux idées et aux mesures
proposées par leurs chefs.
Aussi, comme nous l'avons d'ailleurs déjà fait
observer, ces assemblées générales ne furent jamais
favorisées par ces derniers, qui leur préférèrent tou-
jours les assemblées des comités de toutes les sec-
tions. Assemblées gouvernementales et occultes s'il
en fut, presque toujours tenues à huis-clos, celles-là
sont inaccessibles au peuple de l'Internationale.
Seuls les membres, plus ou moins permanents et
invariables, des comités des sections ont droit d'y
prendre part. Réunis en assemblée privée et fermée,
ils constituent ensemble la véritable aristocratie
gouvernementale de l'Association. C'est une vérité
nombre de fois constatée, qu'il suffit à un homme,
même le plus libéral et le plus largement populaire,
de faire partie d'un gouvernement quelconque,
pour qu'il change de nature; à moins qu'il ne se
retrempe très souvent dans l'élément populaire, à
moins qu'il ne soit astreint à une transparence et à
une I 99 publicité permanentes, à moins qu'il
ne soit soumis au régime salutaire, continu, du
contrôle et de la critique populaire qui doit lui
rappeler toujours qu'il n'est point le maître, ni
même le tuteur des masses, mais seulement leur
mandataire ou leur fonctionnaire élu et à tout
instant révocable, il court inévitablement le risque
de se gâter dans le commerce exclusif d'aristocrates
^4 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
comme lui, et de devenir un sot pre'tentieux et
vaniteux, tout bouffi du sentiment de sa ridicule
importance.
Voilà le sort auquel s'étaient condamnés les
membres des comités de l'Internationale de Genève,
en refusant au peuple l'accès de leurs réunions.
L'esprit qui présidait à ces réunions devait être
nécessairement opposé à celui qui régnait dans les
assemblées populaires : autant ce dernier était géné-
reux et large, autant le premier devait être étroit.
Ce ne pouvait plus être l'instinct des grandes idées
et des grandes choses, c'était nécessairement celui
d'une fausse sagesse, de misérables calculs et de
mesquines habiletés. C'était en un mot un esprit
autoritaire et gouvernemental : non celui des prin-
paux représentants de la grande masse de l'Interna-
tionale, mais celui des meneurs de la Fabrique
genevoise.
On comprend que ces Messieurs aiment beaucoup
ces assemblées des comités. C'est lin terrain tout
favorable pour le plein déploiement de leurs habi-
letés genevoises; ils y régnent en maîtres, et ils en
ont ] 400 largement fait usage pour endoctriner,
pour discipliner dans leur sens et, s'il nous était
permis de nous exprimer ainsi, pour « engene-
voiser » tous les membres principaux des comités
des sections étrangères, pour faire passer peu à peu
dans leur esprit et dans leurs cœurs les instincts
gouvernementaux et bourgeois dont eux-mêmes ils
sont toujours animés. En effet, ces assemblées des
PROTESTATION DE l'alLIANCE 5 5
comités des sections leur offraient l'avantage de
pouvoir connaître personnellement les membres les
plus marquants et les plus influents de ces sections,
et il leur suffisait de convertir ces membres à leur
politique pour devenir les maîtres absolus de toutes
les sections.
Aussi avons-nous vu qu'avant janvier 1869,
époque à laquelle les nouveaux statuts votés par le
premier Congrès romand entrèrent en vigueur, ce
furent non les assemblées générales, mais les
assemblées des comités qui furent considérées, par
le parti de la réaction genevoise, comme la suprême
instance légale de l'Internationale de Genève. Les
assemblées générales, d'ailleurs, n'étaient ni régu-
lières ni fréquentes. On ne les convoquait que pour
des cas extraordinaires, et alors leur ordre du jour,
déterminé d'avance, était toujours si bien rempli
qu'il n'y restait que bien peu de temps pour la dis-
cussion des questions de principes.
Mais il y avait un autre terrain sur lequel ces ques-
tions pouvaient être débattues avec beaucoup plus de
liberté : c'étaient les assemblées mensuelles et quel-
quefois même extraordinaires de la Section centrale.
La Section centrale, avons-nous dit, avait été le
germe, le premier corps constitué de l'Association
Internationale à Genève; elle en aurait dû rester
l'âme, l'inspiratrice et la propagandiste permanente.
C'est dans ce sens, sans doute, qu'on l'a appelée
souvent la « Section de l'initiative ». Elle avait créé
l'Internationale à Genève, elle devait en conservet*
56 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
et en développer l'esprit. Toutes les autres sections
étant des sections corporatives, les ouvriers s'y
trouvent réunis et organisés non par l'idée, mais par
le fait et par les nécessités mêmes de leur travail
identique. Ce fait économique, celui d'une indus-
trie spéciale et des conditions particulières de
l'exploitation de cette industrie par le capital, la
solidarité intime et toute particulière d'intérêts, de
besoins, de souffrances, de situation et d'aspirations
qui existe entre tous les ouvriers qui font partie de
la même section corporative, tout cela forme la base
réelle de leur association. L'idée vient après, comme
l'explication ou comme l'expression équivalente du
développement et de la conscience collective et
réfléchie de ce fait.
Un ouvrier n'a besoin d'aucune grande prépara-
tion intellectuelle pour devenir membre de la sec-
tion corporative qui représente son métier. Il en est
déjà membre | jqs avant même qu'il ne le sache,
tout naturellement. Ce qu'il lui faut savoir, c'est
d'abord qu'il s'échine et s'épuise en travaillant, et
que ce travail qui le tue, suffisant à peine pour
nourrir sa famille et pour renouveler pauvrement
ses forces déperdues, enrichit son patron, et que
par conséquent ce dernier est son exploiteur impi-
toyable, son oppresseur infatigable, son ennemi,
son maître, auquel il ne doit autre chose que la
haine et la révolte de l'esclave, sauf à lui accorder
plus tard, une fois qu'il l'aura vaincu, la justice et
la fraternité de l'homme libre.
PROTESTATION DE L ALLIANCE 57
Il doit savoir aussi, chose qui n'est pas difficile à
comprendre, que seul il est impuissant contre son
maître, et que, pour ne point se laisser e'craser par
lui, il doit s'associer tout d'abord avec ses cama-
rades d'atelier, leur être fidèle quand même dans
toutes les luttes qui s'élèvent dans l'atelier contre
ce maître.
Il doit encore savoir que l'union des ouvriers d'un
même atelier ne suffit pas, qu'il faut que tous les
ouvriers du même me'tier, travaillant dans la même
localité, soient unis. Une fois qu'il sait cela, — et,
à moins qu'il ne soit excessivement bête, l'expé-
rience journalière doit le lui apprendre bientôt, —
il devient consciemment un membre dévoué de sa
section corporative. Cette dernière est déjà consti-
tuée comme fait, mais elle n'a pas encore la con-
science internationale, elle n'est encore qu'un
fait 1 JQ3 tout local. La même expérience, cette fois
collective, ne tarde pas à briser dans l'esprit de l'ou-
vrier le moins intelligent les étroitesses de cette
solidarité exclusivement locale. Survient une crise,
une grève. Les ouvriers du même métier, dans un
endroit quelconque, font cause commune, exigent
de leurs patrons soit une augmentation de salaire,
soit une diminution d'heures de travail. Les patrons
ne veulent pas les accorder; et comme ils ne peu-
vent se passer d'ouvriers, ils en font venir soit des
autres localités ou provinces du même pays, soit
même des pays étrangers. Mais dans ces pays, les
ouvriers travaillent davantage pour un moindre
58 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
salaire; les patrons peuvent donc vendre leurs pro-
duits à meilleur marche', et par là même, faisant
concurrence aux produits du pays où les ouvriers
gagnent davantage avec moins de peine, ils forcent
les patrons de ce pays à re'duire le salaire et à
augmenter le travail de leurs ouvriers; d'où il
résulte qu'à la longue la situation relativement
supportable des ouvriers dans un pays ne peut se
maintenir qu'à la condition qu'elle soit e'galement
supportable dans tous les autres pays. Tous ces
phénomènes se répètent trop souvent pour qu'ils
puissent échapper à l'observation des ouvriers les
plus simples. Alors ils finissent par comprendre
que pour se garantir contre l'oppression exploiteuse
et toujours croissante des patrons, il ne leur suffit
pas d'organiser une solidarité locale, qu'il faut faire
entrer dans cette solidarité tous les ouvriers du
même métier, travaillant non seulement dans la
même province ou dans le même pays, mais dans
tous les pays, et surtout dans ceux qui sont plus
particulièrement liés par des rapports de commerce
et d'industrie entre eux. Alors se constitue l'organi-
sation non locale, ni même seulement nationale,
mais réellement internationale, du même corps de
métier.
Mais ce n'est pas encore l'organisation des travail-
leurs en général, ce n'est encore que l'organisation
internationale d'un seul | ^Q^ corps de métier. Pour
qiie l'ouvrier non instruit reconnaisse la solidarité
réelle qui existe nécessairement entre tous ces corps
PROTESTATION DE l'aLLIANCE ÇÇ
de métier, dans tous les pays du monde, il faut que
d'autres ouvriers, dont l'intelligence est plus déve-!
loppe'e et qui possèdent quelques notions de la
science économique, viennent à son aide. Non que
l'expérience journalière lui manque sur ce point,
mais parce que les phénomènes économiques par
lesquels se manifeste cette indubitable solidarité
sont infiniment plus compliqués, de sorte que leur
sens véritable peut échapper et échappe en effet fort
souvent aux ouvriers moins instruits.
En supposant que la solidarité internationale soit
parfaitement établie dans un seul corps de métier,
et qu'elle ne le soit pas dans les autres, il en résul-
tera nécessairement ceci, que dans cette industrie
le salaire des ouvriers sera plus élevé et les heure?
de travail seront moindres que dans toutes les autres
industries. Et comme il a été prouvé que, en consé^
quence de la concurrence que les capitalistes et les
patrons se font entre eux, le véritable profit des uns
comme des autres n'a d'autre source que la modicité
relative des salaires et le nombre aussi grand que posr
sible des heures de travail, il est clair que, dans l'in-
dustrie dont les ouvriers seront internationalement
solidaires, les capitalistes et les patrons gagneront
moins que dans toutes les autres; par suite de quoi,
peu à peu, les capitalistes transporteront leurs capi?
taux et les patrons leurs crédits et leur activité
exploitante | ^Q^ dans les industries moins ou pas
du tout organisées. Mais cela aura pour consé-
quence nécessaire de diminuer dans l'industrie
6o PROTESTATION DE l'aLLIANCE
internationalement organisée la demande des tra-
vailleurs, et cela empirera naturellement la situation
de ces travailleurs, qui seront forcés, pour ne point
mourir de faim, de travailler davantage et de se
contenter d'un moindre salaire. D'où il résulte que
les conditions du travail ne peuvent ni empirer ni
s'améliorer dans aucune industrie sans que lès tra-
vailleurs de toutes les autres industries ne s'en res-
sentent bientôt (i), et que tous les corps de métier
dans tous les pays du monde sont réellement et
indissolublement solidaires.
Cette solidarité se démontre par la science autant
que par l'expérience, la science n'éiant d'ailleurs
rien que l'expérience universelle mise en relief,
comparée, systématisée et duement expliquée. Mais
elle se manifeste encore au monde ouvrier par la
sympathie mutuelle, profonde et passionnée, qui, à
mesure que les faits économiques se développent et
que leurs conséquences politiques et sociales, tou-
jours de plus en plus amères pour les travailleurs de
tous les métiers, se font sentir davantage, croît et
devient plus intense dans le cœur du prolétariat
tout entier. Les ouvriers de chaque métier et de
chaque pays, avertis, d'un côté, par le concours
matériel et moral que, dans les époques de luttes, ils
trouvent dans les ouvriers de tous les autres métiers
et de tous les autres pays, et, de j loe l'autre, par la
(i) Le passage qui suit, à partir d'ici jusqu'à la ligne i5 de
la p. 63, a été cité au tome II de L'Internationale, Documents
et Souvenirs, p. 164.
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 6i
réprobation et par l'opposition systématique et hai-
neuse qu'ils rencontrent, non seulement de la part
de leurs propres patrons, mais aussi des patrons des
industries les plus éloignées de la leur, de la part de
la bourgeoisie tout entière, arrivent à la connais-
sance parfaite de leur situation et des conditions
premières de leur délivrance. Ils voient que le
monde social est réellement partagé en trois catégo-
ries principales : i° les innombrables millions de
prolétaires exploités; 2° quelques centaines de mil-
liers d'exploiteurs du second et-même du troisième
ordre ; et 3° quelques milliers, ou tout au plus quel-
ques dizaines de milliers, de gros hommes de proie
ou capitalistes bien engraissés qui, en exploitant
directement la seconde catégorie et indirectement,
au moyen de celle-ci, la première, font entrer dans
leurs poches immenses au moins la moitié des béné-
fices du travail collectif de l'humanité tout entière.
Du moment qu'un ouvrier est parvenu à s'aperce-
voir de ce fait spécial et constant, quelque peu déve-
loppée que soit son intelligence, il ne peut manquer
de comprendre bientôt que, s'il existe pour lui un
moyen de salut, ce moyen ne peut être que l'éta-
blissement et l'organisation de la plus étroite soli-
darité pratique entre les prolétaires du monde
entier, sans différence d'industries et de pays, dans
la lutte contre la bourgeoisie exploitante.
I 10- Voila donc la base de la grande Association
Internationale des Travailleurs toute trouvée. Elle
nous a été donnée non par une théorie issue de la
6? PROTESTATION DE l'aLLIANCE
tête d'un ou de quelques penseurs profonds, mais
bien par le développement re'el des faits économi-
ques, par les épreuves si dures que ces faits font
subir aux masses ouvrières, et par les réflexions, les
pensées qu'ils font tout naturellement surgir dans
leur sein. Pour que l'Association ait pu être fondée,
11 avait fallu que tous ces éléments nécessaires qui
la constituent : faits économiques, expériences,
•aspirations et pensées du prolétariat, se fussent déjà
développés à un degré assez intense pour lui former
une base solide. Il avait fallu qu'au sein même du
prolétariat il se trouvât déjà, parsemés dans tous
les pays, des groupes ou associations d'ouvriers
assez avancés pour pouvoir prendre l'initiative de
ce grand mouvement de la délivrance du prolétariat.
Après quoi vient sans doute l'initiative personnelle
de quelques individus intelligents et dévoués à la
cause populaire.
Nous saisissons cette occasion pour rendre hom-
mage aux illustres chefs du parti des commu-
nistes allemands, aux citoyens Marx et Engels sur-
tout, aussi bien qu'au citoyen Ph. Becker, notre
ci-devant ami, maintenant notre adversaire impla-
cable (i), qui furent, autant qu'il est donné à des
individus de créer quelque chose, les véritables
créateurs de l'Association Internationale. Nous le
faisons avec d'autant plus de plaisir, que j ms nous
nous verrons forcés de les combattre bientôt. Notre
(i) Voir plus loin, pages 182, 203 (note), 278, 280.
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 63
estime pour eux est sincère et profonde, mais elle
ne va pas jusqu'à l'idolâtrie et ne nous entraînera
jamais à prendre vis-à-vis d'eux le rôle d'esclaves.
Et, tout en continuant à rendre pleine justice aux
immenses services qu'ils ont rendus et qu'ils rendent
même encore aujourd'hui à l'Association Interna-
tionale, nous combattrons à outrance leurs fausses
théories autoritaires, leurs velléite's dictatoriales, et
cette manie d'intrigues souterraines, de rancunes
vaniteuses, de misérables animosités personnelles,
de sales injures et d'infâmes calomnies, qui carac-
térise d'ailleurs les luttes politiques de presque
tous les Allemands, et qu'ils ont malheureusement
apportées avec eux dans l'Association Interna-
tionale (i).
Il ne suffit pas que la masse des ouvriers soit
arrivée à comprendre que, s'il existe un moyen de
délivrance pour elle, ce moyen ne peut être que la
solidarité internationale du prolétariat ; il faut
encore qu'elle ait foi dans l'efficacité réelle, imman-
quable de ce moyen de salut, qu'elle ait foi dans la
possibilité de sa prochaine délivrance. Cette foi est
une affaire de tempérament, et de disposition de
cœur et d'esprit collective. Le tempérament est
donné aux différents peuples par la nature, mais il
se développe par leur histoire. La disposition col-
(i) Ici finit le passage cité dans U Internationale, Documents et
Souvenirs. — La correspondance de Marx, d'Engels et deBecker
avec Sorge, publiée en 1906, justifie pleinement cette apprécia-
tion de Bakounine.
64 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
lective du prolétariat est toujours le double produit
de tous les e'vénements ante'rieurs, d'abord, | 109 et
ensuite et surtout de sa situation e'conomique et
sociale pre'sente.
Dans les années i863 et 1864, époque de la fon-
dation de l'Internationale, il s'est produit dans
presque tous les pays de l'Europe, et surtout dans
ceux où l'industrie moderne se trouve le plus déve-
loppée, en Angleterre, en France, en Belgique, en
Allemagne et en Suisse, deux faits qui en ont facilité
et presque rendu nécessaire la création. Le premier,
ce fut le réveil simultané de l'esprit, du courage, du
tempérament ouvriers dans tous ces pays, après
douze ou même quinze ans d'un affaissement qui
avait été le résultat de la terrible débâcle de i85i et
de 1848. Le second fait fut celui du développement
merveilleux de la richesse bourgeoise et, comme
son accompagnement obligé, de la misère ouvrière
dans tous ces pays. Ce fut l'aiguillon, et le tempéra-
ment, l'esprit renaissant donna la foi.
Mais, comme il arrive souvent, cette confiance
renaissante ne se manifesta pas d'un seul coup dans
la masse tout entière du prolétariat. Parmi tous les
pays de l'Europe, il n'y en eut d'abord que deux,
puis trois et quatre, puis cinq, où elle se fit jour;
dans ces pays privilégiés même, ce ne fut pas sans
doute toute la masse, mais un petit nombre seule-
ment de petites associations ouvrières excessivement
clairsemées qui sentirent renaître en elles une con-
fiance suffisante pour recommencer la lutte ; et dans
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 65
ces associations mêmes ce furent d'abord quelques
rares individus, les plus intelligents, | no les plus
énergiques, les plus dévoue's, et, en grande partie,
de'jà éprouvés et développés par les luttes précé-
dentes, qui, pleins d'espérance et de foi, et se dé-
vouant de nouveau, eurent le courage de prendre
rinitiative du nouveau mouvement.
Ces individus, incidemment réunis à Londres en
1864, pour une question politique du plus haut
intérêt, la question polonaise, mais absolument
étrangère à celle de la solidarité internationale du
travail et des travailleurs, formèrent, sous l'influence
immédiate des premiers fondateurs de l'Interna-
tionale, le premier noyau de cette grande associa-
tion. Puis, retournés chez eux, en France, en Bel-
gique, en Allemagne et en Suisse, ils constituèrent,
chacun dans leurs pays respectifs, des noyaux cor-
respondants (^). Ce fut ainsi que furent créées dans
tous ces pays les premières Sections ceittrales.
Les Sections centrales ne représentent spéciale-
ment aucune industrie, puisque les ouvriers les plus
avancés de toutes les industries possibles s'y trou-
vent réunis. Que représentent-elles donc? L'idée
(1) Bakouninefait ici une erreur. Au meeting de Saint Mar-
tin's Hall, le 28 septembre 1864, il n'y avait pas eu de représen-
tants de la Belgique, de l'Allemagne et de la Suisse qui fussent
ensuite « retournés chez eux " pour y fonder des sections. Les
Allemands et les Suisses présents, comme Eccarius, Lessner,
Jung (il n'y avait pas de Belges, croyons-nous), étaient domi-
ciliés à I ondres. Seuls, les ouvriers parisiens avaient envoyé
à ce meeting des délégués, qui turent le ciseleur Tolain, le
monteur en bronze Perrachon, le passementier A. Limousin.
4.
66 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
même de l'Internationale. Quelle est leur mission?
Le développement et la propagande de cette idée.
Et cette ide'e, quelle est-elle? C'est l'e'mancipation
non seulement des travailleurs de telle industrie ou
de tel pays, mais de toutes les industries possibles
et de tous les pays du monde, c'est l'émancipation
générale de tous ceux, dans le monde, qui, gagnant
péniblement leur misérable existence quotidienne
par un travail productif quelconque, sont économi-
quement I 111 exploités et politiquement opprimés
par le capital ou plutôt par les propriétaires et par
les intermédiaires privilégiés du capital. Telle est la
force négative, belliqueuse ou révolutionnaire de
l'idée. Et la force positive? C'est la fondation d'un
monde social nouveau, assis uniquement sur le
travail émancipé, et se créant de lui-même, sur les
ruines du monde ancien, par l'organisation et par
par la fédération libre des associations ouvrières,
délivrées du joug, tant économique que politique,
des classes privilégiées.
Ces deux côtés de la même question, l'un négatif
et l'autre positif, sont inséparables. Nul ne peut
vouloir détruire sans avoir au moins une imagina-
tion lointaine, vraie ou fausse, de l'ordre de choses
qui devrait selon lui succéder à celui qui existe pré-
sentement; et plus cette imagination est vivante en
lui, plus sa force destructive devient puissante; et
plus elle s'approche de la vérité, c'est-à-dire plus
elle est conforme au développement nécessaire du
monde social actuel, plus les effets de son action
PROTESTATION DE L'aLLIaNCE 67
destructive deviennent salutaires et utiles. Car l'ac-
tion destructive est toujours détermine'e, non seule-
ment dans son essence et dans le degré de son
intensité, mais encore dans ses modes, dans ses
voies et dans les moyens qu'elle emploie, par l'idéal
positif qui constitue son inspiration première, son
âme.
Ce qui est excessivement remarquable, et ce qui
d'ailleurs a été beaucoup de fois observé et con-
staté par un grand nombre d'écrivains de tendances
très diverses, c'est | 112 qu'aujourd'hui, seul le pro-
létariat possède un idéal positif vers lequel il tend
avec toute la passion, à peu près vierge encore, de
son être; il voit devant lui une étoile, un soleil qui
l'éclairé, qui le réchaufife déjà, au moins dans son
imagination, dans sa foi, et qui lui montre avec une
clarté certaine la voie qu'il doit suivre, tandis que
toutes les classes privilégiées et soi-disant éclairées
se trouvent plongées en même temps dans une obs-
curité désolante, effrayante. Elles ne voient plus
rien devant elles, ne croient et n'aspirent plus à
rien, et ne veulent rien que la conservation éter-
nelle du statu quo, tout en reconnaissant que lestatti
quo ne vaut rien. Rien ne prouve mieux que ces
classes sont condamnées à mourir et que l'avenir
appartient au prolétariat. Ce sont les a 'barbares »
(les prolétaires) qui représentent aujourd'hui la foi
dans les destinées humaines et l'avenir de la civi-
lisation, tandis que les « civilisés » ne trouvent
plus leur salut que dans la barbarie : massacre des
68 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
communards et retour au pape. Tels sont les deux
derniers mots de la civilisation privilégiée.
Les sections centrales sont les centres actifs et
vivants où se conserve, se développe et s'explique
la foi nouvelle. Aucun n'y entre comme ouvrier
spécial de tel ou tel métier, en vue de l'organisa-
lion particulière de ce métier; tous n'y entrent que
comme des travailleurs en général, en vue de l'éman-
cipation et de l'organisation générale du travail et
du monde social nouveau fondé sur le travail, dans
tous les pays. Les ouvriers qui en | 113 font partie,
déposant sur le seuil leur caractère d'ouvriers spé-
ciaux ou « réels », dans le sens de la spécialité, s'y
présentent comme des travailleurs « en général ».
Travailleurs de quoi.? Travailleurs de l'idée, de la
propagande et de l'organisation de la puissance
tant économique que militante de l'Internationale :
travailleurs de la Révolution sociale.
On voit que les sections centrales présentent un
caractère tout à fait différent de celui des sections
de métier, et même diamétralement opposé. Tandis
que ces dernières, suivant la voie du développement
naturel, commencent par le fait pour arriver à
l'idée, les sections centrales, suivant au contraire
celle du développement idéal ou abstrait, commen-
cent par l'idée pour arriver au fait. Il est évident
qu'en opposition à la méthode si complètement
réaliste ou positive des sections de métier, la mé-
thode des sections centrales se présente comme
artificielle et abstraite. Cette manière de procéder
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 6q
de ridée au fait est pre'cisément celle dont se sont
e'ternellement servis les ide'alistes de toutes les
e'coles, théologiens et métaphysiciens, et dont l'im-
puissance finale a été constatée par l'histoire. Le
secret de cette impuissance réside dans l'impossibi-
lité absolue qu'il y a, en partant de l'idée abstraite,
d'arriver au fait réel et concret.
S'il n'y avait eu dans l'Association Internationale
des Travailleurs que des sections centrales, il n'y a
pas de doute qu'elle n'aurait | m pas atteint même
la centième partie de la puissance si sérieuse dont
elle se glorifie maintenant. Les sections centrales
auraient été autant d'académies ouvrières où se
seraient éternellement débattues toutes les questions
sociales, y compris naturellement celle de l'organi-
sation du travail, mais sans la moindre tentative
sérieuse ni même sans aucune possibilité de réalisa-
tion; et cela par cette raison très simple que le tra-
vail « en général » n'est qu'une idée abstraite qui ne
trouve sa « réalité » que dans une diversité immense
d'industries spéciales, dont chacune a sa nature
propre, ses conditions propres, qui ne peuvent être
devinées et encore moins déterminées par la pensée
abstraite, mais qui, ne se manifestant que par le fait
de leur développement réel, peuvent seules déter-
miner leur équilibre particulier, leurs rapports et
leur place dans l'organisation générale du travail,
— organisation qui, comme toutes les choses géné-
rales, doit être la résultante toujours reproduite de
nouveau par la combinaison vivante et réelle de
70 PROTESTATION DE L ALLIANCE
toutes les industries particulières, et non leur prin-
cipe abstrait, violemment etdoctrinairement imposé,
comme le voudraient les communistes allemands,
partisans de VEtat populaire.
S'il n'y avait eu dans l'Internationale que des sec-
tions centrales, elles auraient probablement réussi
encore à former des conspirations populaires pour
le renversement de l'ordre de choses actuel, des
conspirations | 115 d'intention, mais trop impuis-
santes pour atteindre leur but, parce qu'elles n'au-
raient jamais pu entraîner et recevoir dans leur sein
qu'un très petit nombre d'ouvriers, les plus intelli-
gents, les plus énergiques, les plus convaincus et
les plus dévoués. L'immense majorité, les millions
de prolétaires, serait restée en dehors, et, pour
renverser et détruire l'ordre politique et social qui
nous écrase aujourd'hui, il faut le concours de ces
millions.
Seuls les individus, et seulement un très petit nom-
bre d'individus, se laissent déterminer par l'a idée »
abstraite et pure. Les millions, les masses^ non pas
seulement dans le prolétariat, mais aussi dans les
classes éclairées et privilégiées, ne se laissent jamais
entraîner que par la puissance et par la logique des
« faits », ne comprenant et n'envisageant la plupart
du temps que leurs intérêts immédiats ou leurs pas-
sions du moment, toujours plus ou moins aveugles.
Donc, pour intéresser et pour entraîner tout le prolé-
tariat dans l'œuvre de l'Internationale, il fallait et il
faut s'approcher de lui non avec des idées générales
PROTESTATION DE L ALLIANCE 71
et abstraites, mais avec la compréhension réelle et
vivante de ses maux réels; et ses maux de chaque
jour, bien que présentant pour le penseur un carac-»
tère général, et bien qu'étant en réalité des effets
particuliers de causes générales et permanentes,
sont infiniment divers, prennent une multitude
d'aspects différents, produits par une multitude de
causes passagères et partielles. Telle est la réalité
quotidienne de ces maux. Mais la masse du prolé-
tariat, I 116 qui est forcée de vivre au jour le jour,
et qui trouve à peine un moment de loisir pour
penser au lendemain, saisit les maux dont elle
souffre, et dont elle est éternellement la victime,
précisément et exclusivement dans cette réalité, et
jamais ou presque jamais dans leur généralité.
Donc, pour toucher le cœur et pour conquérir la
confiance, l'assentiment, l'adhésion., le concours du
prolétaire non instruit, — et l'immense majorité du
prolétariat est malheureusement encore de ce
nombre, — il faut commencer par lui parler, non
des maux généraux du prolétariat international tout
entier, ni des causes générales qui leur donnent nais-
sance, mais de ses maux particuliers, quotidiens, tout
privés. 11 faut lui parler de son propre métier et des
conditions de son travail précisément dans la localité
qu'il habite ; de la dureté et de la trop grande Ion*
gueur de son travail quotidien, de l'insuffisance de
son salaire, de la méchanceté de son patron, de la
cherté des vivres et de l'impossibilité qu'il y a pour
lui de nourrir et d'élever convenablement sa famille;
72 PROTESTATION DE L ALLIANCE
Et en lui proposant des moyens pour combattre ses
maux et pour améliorer sa position, il ne faut point
lui parler d'abord de ces moyens géne'raux et révo-
lutionnaires qui constituent maintenant le pro-
gramme d'action de l'Association Internationale des
Travailleurs, tels que l'abolition de la propriété
individuelle héréditaire et l'institution de la pro-
priété collective; l'abolition du droit juridique et
de l'Etat, et leur remplacement par l'organisation
et par la fédération libre des associations produc-
tives; I 117 il ne comprendrait probablement rien
à tous ces moyens, et même il se pourrait que,
se trouvant sous l'influence d'idées religieuses, poli-
tiques et sociales que les gouvernements et les
prêtres ont tâché de lui inculquer, il repoussât avec
défiance et colère le propagandiste imprudent qui
voudrait le convertir avec de tels arguments. Non, il
ne faut lui proposer d'abord que des moyens tels que
son bon sens naturel et son expérience quotidienne
ne puissent en méconnaître l'utilité, ni les repousser.
Ces premiers moyens sont, nous l'avons déjà dit,
l'établissement d'une solidarité complète de défense
et de résistance, avec tous ses camarades d'atelier,
contre leur patron ou leur maître commun; et,
ensuite, l'extension de cette solidarité à tous les
ouvriers contre tous les patrons du même métier,
dans la même localité, c'est-à-dire son entrée for-
melle comme membre solidaire et actif dans la sec-
tion de son corps de métier, section aftiliée à l'As-
sociation Internationale des Travailleurs.
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 73
Une fois entré dans la section, l'ouvrier néophyte
y apprend beaucoup de choses. On lui explique que
la même solidarité qui existe entre tous les membres
de la même section est également établie entre
toutes les différentes sections ou entre tous les corps
de métier de la même localité ; que l'organisation de
cette solidarité plus large, et embrassant indifférem-
ment les ouvriers de tous les métiers, est devenue
nécessaire parce que | us les patrons de tous les
métiers s'entendent entre eux pour réduire à des
condiiiofts- de plus en plus misérables tous les
hommes forcés de gagner leur vie par leur travail.
On lui explique ensuite que cette double solidarité
des ouvriers du même métier d'abord, puis des
ouvriers de tous les métiers ou bien de tous les corps
de métier organisés en sections différentes, ne se
limite pas seulement à la localité, mais, s'étendant
bien loin, au delà de toutes les frontières, englobe
tout le monde des travailleurs, le prolétariat de tous
les pays, puissamment organisé pour la défense, pour
la guerre contre l'exploitation des bourgeois.
Du moment qu'il est devenu membre d'une sec-
tion de l'Internationale, mieux que par les expli-
cations verbales qu'il y reçoit de ses camarades, il
reconnaît bientôt toutes ces choses par sa propre
expérience personnelle désormais inséparable et
solidaire de celle de tous les autres membres de la
section. Son corps de métier, poussé à bout par la
cupidité el par la dureté des patrons, fait une grève.
Mais chaque grève, pour des ouvriers qui ne vivent
5
74 PROTESTATION DE L ALLIANCE
que de leurs salaires, est une épreuve excessivement
douloureuse. Us ne gagnent rien, mais leur famille,
leurs enfants et leurs propres estomacs continuent
de réclamer leur pain quotidien, et ils n'ont rien en
réserve. La caisse de résistance qu'ils ont à grand
peine réussi à former ne suffit pas à l'entretien de
tout le monde, pendant une suite de jours et quel-
quefois même de semaines. Ils mourraient de faim
ou bien ils seraient forcés de se soumettre aux plus
dures conditions que voudraient leur imposer
I 119 l'avidité et l'insolence de leurs patrons, s'il ne
leur venait un secours du dehors. Mais ce secours,
qui le leur offrira? Ce ne sont pas sans doute les
bourgeois, qui sont tous ligués contre les ouvriers ;
ce ne peuvent être que les ouvriers des autres métiers
et des autres pays. Et en effet, voilà que ces secours
arrivent, apportés ou envoyés par les autres sections
de l'Internationale, tant de la localité que des pays
étrangers. Une telle expérience, se renouvelant
beaucoup de fois, démontre, mieux que toutes les
paroles, la puissance bienfaisante de la solidarité
internationale du monde ouvrier.
A l'ouvrier qui, pour avoir part aux avantages de
cette solidarité, entre dans une section, on ne
demande pas quels sont ses principes politiques ou
religieux. On ne lui demande qu'une chose : Veut-
il, avec les bienfaits de l'association, en accepter
pour sa part toutes les conséquences, pénibles par-
fois, et tous les devoirs? Veut-il rester quand même
fidèle à la section dans toutes les péripéties de cette
PROTESTATION DE L ALLIANCE 75
lutte d'abord exclusivement économique, et con-
former désormais tous ses actes aux résolutions de
la majorité, en tant que ces résolutions auront un
rapport soit direct, soit indirect à cette même lutte
contre les patrons? En un mot, la seule solidarité
qu'on lui offre comme un bénéfice et qu'on lui
impose en même temps comme un devair, c'est, dans
la plus large extension | 120 de ce mot, la solidarité
économique. Mais une fois cette solidarité sérieuse-
ment acceptée et bien établie, elle produit tout le
reste, — tous les principes les plus sublimes et les
plus subversifs de l'Internationale, les plus destruc-
tifs de la religion, du droit juridique et de l'Etat, de
l'autorité tant divine qu'humaine, les plus révolu-
tionnaires en un mot, au point de vue socialiste,
n'étant rien que les développements naturels, néces-
saires, de cette solidarité économique. Et l'immense
avantage pratique des sections de métier sur les
sections centrales consiste précisément en ceci, que
ces développements, ces principes se démontrent
aux ouvriers non par des raisonnements théoriques,
mais par l'expérience vivante et tragique d'une lutte
qui devient chaque jour plus large, plus profonde,
plus terrible : de sorte que l'ouvrier le moins in-
struit, le moins préparé, le plus doux, entraîné tou-
jours plus avant par les conséquences mêmes de
cette lutte, finit par se reconnaître révolutionnaire,
anarchiste et athée, sans savoir souvent lui-même
comment il l'est devenu.
Il est clair que les sections de métier seules peu-
76 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
vent donner cette éducation pratique à leurs mem-
bres, et que seules par conse'quent elles peuvent
entraîner dans l'organisation de Tlnternationale la
masse du prole'tariat, cette masse, avons-nous dit,
sans le concours puissant de laquelle le triomphe de
la re'volution sociale ne sera jamais possible.
S'il n'y avait eu dans l'Internationale que des
sections centrales, ce ne seraient | 121 donc que des
âmes sans corps, des rêves magnifiques mais sans
réalisation possible.
Heureusement, les sections centrales, émanations
du foyer principal qui s'était formé à Londres,
avaient été fondées non par des bourgeois, non par
des savants de profession, ni par des hommes poli-
tiques, mais par des ouvriers socialistes. Les
ouvriers, et c'est là leur immense avantage sur les
bourgeois, grâce à leur situation économique, grâce
aussi à ce que l'éducation doctrinaire, classique,
idéaliste et métaphysique, qui empoisonne la jeu-
nesse bourgeoise, les a épargnés jusqu'ici, ont l'es-
prit éminemment pratique et positif. Ils ne se
contentent pas des idées, il leur faut des faits, et ils
ne croient aux idées qu'en tant qu'elles s'appuient
sur des faits. Cette heureuse disposition leur a
permis d'éviter les deux écueils contre lesquels
échouent toutes les tentatives révolutionnaires des
bourgeois : l'académie, et la conspiration platonique.
D'ailleurs le programme de l'Association Interna-
tionale des Travailleurs, rédigé à Londres et défini-
tivement accepté par le Congrès de Genève (1866),
PROTESTATION DE L ALLIANCE ']']
en proclamant que Vémancipation économique des
classes ouvrières est le grand but auquel tout mou-
vement politique doit être subordonné comme un
simple moyen (i), et que tous les efforts faits jus-
qu'ici ont échoué faute de solidarité entre les
ouvriers des diverses professions dans chaque pays
et d'' une union fraternelle entre les travailleurs des
diverses contrées, leur indiquait clairement la seule
voie qu'ils pouvaient, qu'ils devaient suivre.
Avant tout, ils devaient s'adresser aux masses
I 12-2 au nom de leur émancipation e'conomique, non
de la re'volution politique ; au nom de leurs intérêts
matériels d'abord, pour arriver plus tard à leurs
intérêts moraux, les seconds, en tant qu'intérêts col-
lectifs, n'étant toujours que l'expression et la consé-
quence logique des premiers. Ils ne pouvaient pas
attendre que les masses vinssent les trouver, ils
devaient donc aller les chercher là où elles se trou-
(i) Bakounine cite ce considé.-ant des statuts généraux, non
d'après le texte de la version française tel qu'il fut publié
dès i865 et adopté ensuite au Congrès de Genève en 1866, mais
d'après un texte rectifié imprimé à Paris en mars 1870 par les
soins de Paul Robin et de Paul Lafargue. Au momentoù Robin
revoyait les épreuves de cette nouvelle édition française,
Lafargue lui signala des différences entre le texte français
de i865-i866et le texte anglais , et ce fut sur l'observation de
Lafargue que furent intercalés dans ce considérant les quatre
mots comme un simple moyen, traduction des mots anglaisas
a means. Dans le texte français de i865-i866, ce considérant
est ainsi libellé : « L'émancipation économique des irav;iilleurs
est le grand but auquel doit ê re subordonné tout mouvement
politique ». Comme on le voit, Bakounine n'attachait alors
aucune importance à la différence entre les deux textes, et pro-
bablement il ne l'avait même pas remarquée.
78 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
vent, dans leur réalité quotidienne, et cette réalité
c'est le travail quotidien, spécialisé et divisé en corps
de métiers. Ils devaient donc s'adresser aux diffé-
rents corps de métier, déjà organisés plus ou moins
par les nécessités du travail collectif dans chaque
industrie particulière, pour les faire adhérer au but
économique, à l'action commune de la grande
Association des travailleurs de tous les pays, pour
les affilier, en un mot, à [l'organisation générale
de (i)] l'Internationale, tout en leur laissant leur
autonomie et leur organisation particulières. Ce qui
revient à dire que la première chose qu'ils devaient
faire et qu'ils firent en effet, ce fut d'organiser,
autour de chaque section centrale, autant de sections
de métier qu'il y avait d'industries différentes.
Ce fut ainsi que les sections centrales, qui, dans
chaque pays, représentent l'âme ou l'esprit de l'In-
ternationale, se donnèrent un corps, devinrent des
organisations réelles et puissantes. Beaucoup sont
d'avis qu'une fois cette mission remplie, les sections
centrales devaient se dissoudre, ne laissant plus
exister que les sections de métiers. Selon nous, c'est
une grande erreur. Car si les sections centrales
seules, non entourées de | 123-.. (2).
(i) Les quatre mots « Torgniiisation générale de » ont été
ajoutés par Bakounine après coup, en surcharge: il résulte de
cette addition que l'expression en un mot, exacte quand la
phrase se lisait : « pour les affilier, en un mot, à l'Interna-
tionale », a perdu son exactitude.
(2) Le feuillet i23 du manuscrit n'existe plus. Il a été perdu
à l'imprimerie vers la tin de 1871, après que le contenu des
feuillets laS-iSg eut été composé pour être inséré dans VAl-
PROTESTATION DE L ALLIANCE 79
La tâche immense que s'est impose'e l'Associa-
tion Internationale des Travailleurs, celle de l'e'man-
cipation définitive et complète des travailleurs et
du travail populaire du joug de tous les exploiteurs
de ce travail, des patrons, des de'tenteurs des matières
premières et des instruments de production, en un
mot de tous les représentants du capital, n'est pas
seulement une œuvre économique ou simplement
matérielle, c'est en même temps et au même degré
une œuvre sociale, philosophique et morale; c'est
aussi, si l'on veut, une œuvre éminemment poli-
tique, mais seulement dans le sens de la destruction
de toute politique, par l'abolition des Etats.
Nous ne croyons pas avoir besoin de démontrer
que dans l'organisation actuelle, politique, juri-
dique, religieuse et sociale des pays les plus civi-
lisés, l'émancipation économique des travailleurs
est impossible, et que, par conséquent, pour l'at-
teindre et pour la réaliser pleinement, il faudra
détruire toutes les institutions actuelles : Etat,
Eglise, Forum juridique, Banque, Université, Admi-
mauach du Peuple pour i8j2 sous le titre de : Organisation
de l'Internationale. Mais la presque totalité du texte de ce
feuillet nous a été néanmoins conservée : en effet, les vingt-
cinq premières lignes de l'article Organisation de l'Interna-
tionale, lignes commençant par ces mots: « La lâche immense
que s'est imposée l'Association Internationale des Travail-
leurs... », se trouvaient sur le feuillet en question; nous les
reproduisons d'après VAlmanach. Il ne manque donc que trois
ou quatre lignes, celles qui formaient la fin de la phrase dont
le commencement se trouve au bas du feuillet 122.
8o PROTESTATION DE l'aLLIANCE
nistration, Armée et Police, qui ne sont en effet autre
chose qu'autant de forteresses élevées par le privi-
lège contre le prolétariat; et il ne suffît pas de les
renverser dans un seul pays, il faut les renverser
] 124 dans tous les pays, parce que, depuis la forma-
tion des Etats modernes au dix-septième et au dix-hui-
tième siècle, il existe entre toutes ces institutions, à
travers les frontières de tous les pays, une solidarité
croissante et une très forte alliance internationale.
La tâche que l'Association Internationale des Tra-
vailleurs s'est imposée n'est donc pas moindre que
celle de la liquidation complète du monde poli-
tique, religieux, juridique et social actuellement
existant, et son remplacement par un monde écono-
mique, philosophique et social nouveau. Mais une
entreprise aussi gigantesque ne pourrait jamais se
réaliser, si elle n'avait à son service deux leviers
également puissants, également gigantesques, et
dont l'un complète l'autre : le premier, c'est l'inten-
sité toujours croissante des besoins, des souffrances
et des revendications économiques des masses; le
second, c'est la philosophie sociale nouvelle, philo-
sophie éminemment réaliste et populaire, ne s'in-
spirant théoriquement que de la science réelle, c'est-
à-dire expérimentale et rationnelle à la fois, et n'ad-
mettant d'autres bases que les principes humains,
expression des instincts éternels des masses, ceux de
l'égalité, de la liberté et de l'universelle solidarité.
Poussé par ses besoins, c'est au nom de ces prin-
cipes que le peuple doit vaincre. Ces principes ne
PROTESTATION DE L ALLIANCE 0 1
lui sont pas étrangers ni même nouveaux, dans ce
sens que, comme nous venons de le dire, il les a de
tout temps porte's instinctivement en son sein. Il a
toujours aspire' à son e'mancipation de tous les jougs
qui l'ont | 125 asservi, et comme il est — lui, le tra-
vailleur, le nourricier de la société, le créateur de la
civilisation et de toutes les richesses — le dernier
esclave, le plus esclave de tous les esclaves; et
comme il ne peut s'émanciper sans émanciper tout
le monde avec lui, il a toujours aspiré à l'émanci-
pation de tout le monde, c'est-à-dire à l'universelle
liberté. Il a toujours passionnément aimé l'égalité,
qui est la condition suprême de sa liberté; et mal-
heureux, éternellement écrasé dans l'existence indi-
viduelle de chacun de ses enfants, il a toujours
cherché son salut dans la solidarité. Jusqu'à pré-
sent, le bonheur solidaire ayant été inconnu ou au
moins peu connu, et vivre heureux ayant signifié
vivre égoïstement aux dépens d'autrui, par l'exploi-
tation et par l'asservissement des autres, seuls les
malheureux, et par conséquent plus qu'aucuns les
masses populaires, ont senti et réalisé la fraternité.
Donc la science sociale, en tant que doctrine
morale, ne fait autre chose que développer et for-
muler les instincts populaires. Mais entre ces in-
stincts et cette science, il y a cependant un abîme
qu'il s'agit de combler. Car si les instincts justes
avaient suffi à la délivrance des peuples, il y a long-
temps qu'ils eussent été délivrés. Ces instincts n'ont
pas empêché les masses d'accepter, dans le cours si
82 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
mélancolique, si tragique de leur histoire, toutes les
absurdités religieuses, politiques, [ 126 économiques,
sociales dont elles ont été éternellement les victimes.
Il est vrai que les expériences cruelles par les-
quelles elles ont été condamnées à passer n'ont pas
été toutes perdues pour les masses. Ces expériences
ont créé dans leur sein une sorte de conscience his-
torique et de science traditionnelle et pratique, qui
leur tient lieu très souvent de science théorique.
Par exemple, on peut être certain aujourd'hui
qu'aucun peuple de l'Occident de l'Europe ne se
laissera plus entraîner ni par un charlatan religieux
ou messianique nouveau ni par aucun fourbe poli-
tique. On peut dire aussi que le besoin d'une révo-
lution économique et sociale se fait vivement sentir
aujourd'hui dans les masses populaires de l'Europe,
même les moins civilisées, et c'est là précisément
ce qui nous donne foi dans le triomphe prochain
de la Révolution sociale; car si l'instinct collectif
des masses ne s'était pas si clairement, si profondé-
ment, si résolument prononcé dans ce sens, il n'est
pas de socialistes au monde, fussent-ils même des
hommes du plus grand génie, qui eussent été ca-
pables de les soulever.
Les peuples sont prêts, ils souffrent beaucoup, et,
qui plus est, ils commencent à comprendre qu'ils
ne sont pas du tout obligés de souffrir, et, fatigués
de tourner sottement leurs aspirations vers le ciel,
ils ne sont plus disposés à montrer beaucoup | 12- de
patience sur la terre. Les masses, en un mot, indé-
PROTESTATION DE L ALLIANCE 0]
pendamment même de toute propagande, sont
devenues consciemment socialistes. La sympathie
universelle et profonde que la Commune de Paris
a rencontre'e dans le prolétariat de tous les pays en
est une preuve.
Mais les masses, c'est la force, c'est au moins
l'élément essentiel de toute force; que leur manque-
t-il donc pour renverser un ordre de choses qu'elles
détestent? Il leur manque deux choses : l'organisa-
tion et la science, les deux choses précisément qui
constituent aujourd'hui et qui ont toujours con-
stitué la puissance de tous les gouvernements.
Donc, l'organisation, d'abord, qui d'ailleurs ne
peut jamais s'établir sans le concours de la science.
Grâce à l'organisation militaire, un bataillon, mille
hommes armés peuvent tenir et tiennent effective-
ment en respect un million de peuple armé aussi,
mais désorganisé. Grâce à l'organisation bureaucra-
tique, l'Etat, avec quelques centaines de mille em-
ployés, enchaîne des pays immenses. Donc, pour
créer une force populaire capable d'écraser la force
militaire et civile de l'Etat, il faut organiser le pro-
létariat.
C'est ce que fait précisément l'Association Inter-
nationale des Travailleurs, et, le jour | 128 où elle
aura reçu et organisé dans son sein la moitié, le
tiers, le quart, ou seulement la dixième partie du
prolétariat de l'Europe, l'Etat, les Etats auront
cessé d'exister. L'organisation de l'Internationale,
ayant pour but non la création d'Etats ou de des-
84 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
potismes nouveaux, mais la destruction radicale de
toutes les dominations particulières, doit avoir un
caractère essentiellement différent de l'organisation
des Etats. Autant cette dernière est autoritaire, arti-
ficielle et violente, étrangère et hostile aux dévelop-
pements naturels des intérêts et des instincts popu-
laires, autant l'organisation de l'Internationale doit
être libre, naturelle et conforme en tous points à
ces intérêts et à ces instincts. Mais quelle est l'orga-
nisation naturelle des masses? C'est celle qui est
fondée sur les déterminations différentes de leur vie
réelle, quotidienne, par les différentes espèces de
travail, c'est l'organisation par corps de métiers, ou
par sections de métier. Du moment que toutes les
industries seront représentées dans l'Internationale,
y compris les différentes exploitations de la terre,
son organisation, l'organisation des masses popu-
laires, sera achevée.
Car il suffit en effet qu'un ouvrier sur dix fasse
sérieuseynent et avec pleine connaissance de cause
partie de l'Association, pour que les neuf dixièmes
restant en dehors de son organisation subissent
néanmoins son influence invisible, et dans les mo-
ments critiques, sans s'en douter eux-mêmes, obéis-
sent I 129 à sa direction, autant que cela est néces-
saire pour le salut du prolétariat (').
On pourrait nous objecter que cette manière d'or-
ganiser l'influence de l'Internationale sur les masses
(ij Cet alinéa a été laissé de côté dans V Alniaiiach du
Peuple.
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 8^
populaires semble vouloir établir, sur les ruines
des anciennes autorite's et des gouvernements exis-
tants, un système d'autorité' et un gouvernement
nouveaux. Mais ce serait là une profonde erreur. Le
gouvernement de l'Internationale, si gouvernement
il y a, ou plutôt son action organise'e sur les masses,
se distinguera toujours de tous les gouvernements
et de l'action de tous les Etats par cette propriété'
essentielle, de n'être Jamais que l'organisation de
l'action — non officielle et non revêtue d'une auto-
rité ou d'une force politique quelconque, mais tout à
fait naturelle — d'un groupe plus ou moins nom-
breux d'individus inspirés par la même pensée et
tendant vers le même but, d'abord sur l'opinion des
masses, et seulement ensuite, par l'intermédiaire de
cette opinion plus ou moins modifiée par la propa-
gande de l'Internationale, sur leur volonté, sur leurs
actes. Tandis que les gouvernements, armés d'une
autorité, d'un pouvoir et d'une force matérielle,
que les uns disent tenir de Dieu, les autres de leur
intelligence supérieure, d'autres enfin de la volonté
populaire elle-même, exprimée et constatée au
moyen de ce tour de passe-passe qu'on appelle le
suffrage universel, s'imposent violemment aux
masses, les forcent à leur obéir, à exécuter leurs
décrets, sans se donner même la plupart du temps
I 130 l'apparence de consulter leurs sentiments, leurs
besoins et leur volonté (*). Il y a entre la puissance
(i) Le passage qui finit ici, et qui commence vingt-cinq lignes
plus haut, après les mots « une profonde erreur », a été omis
86 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
de l'Etat et celle de l'Internationale la même diffé-
rence qui existe entre l'action officielle de l'Etat et
l'action naturelle d'un club. L'Internationale n'a et
n'aura Jamais qu'une grande puissance d'opinion,
et ne sera jamais que l'organisation de l'action na-
turelle des individus sur les masses, tandis que
l'Etat et toutes les institutions de l'Etat : l'Eglise,
l'université, le forum juridique, la bureaucratie,
les finances, la police et l'armée, sans négliger sans
doute de corrompre autant qu'elles le peuvent l'opi-
nion et la volonté des sujets de l'Etat, en dehors
même de cette opinion et de cette volonté, et le
plus souvent contre elles, réclament leur obéissance
passive, sans doute dans la mesure, toujours très
élastique, reconnue et déterminée par les lois.
L'Etat, c'est l'autorité, la domination et la puis-
sance organisées des classes possédantes et soi-
disant éclairées sur les masses; l'Internationale,
c'est la délivrance des masses. L'Etat, ne voulant
jamais et ne pouvant jamais vouloir rien que l'as-
servissement des masses, fait appel à leur soumis-
sion. L'Internationale, ne voulant autre chose que
leur complète liberté, fait appel à leur révolte.
Mais afin de rendre cette révolte puissante à son
dans VAlmanach du Peuple. Il y a été remplacé par celui-ci,
qui en est un résumé : « Mais ce serait là une profonde erreur.
L'action organisée de l'Internationale sur les masses se dis-
tinguera toujours de tous les gouvernements et de l'action de
tous les Etats, par cette propriété essentielle de n'être que
l'action naturelle, non officielle, d'une simple opinion, en de-
hors de toute autorité. »
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 87
tour et capable de renverser la domination de l'Etat
et des classes privilégiées, uniquement représentées
par l'Etat, l'Internationale dut s'organiser. Pour
atteindre ce but, elle emploie seulement deux
moyens, qui, alors même qu'ils ne seraient | 131 point
toujours légaux, — la légalité n'étant la plupart du
temps, dans tous les pays, autre chose que la con-
sécration juridique du privilège, c'est-à-dire de
l'injustice, — sont, au point de vue du droit humain,
aussi légitimes l'un que l'autre. Ces deux moyens,
nous l'avons dit, c'est d'abord la propagande de ses
idées; c'est ensuite l'organisation de l'action na-
turelle de ses membres sur les masses.
A quiconque prétendrait qu'une action ainsi orga-
nisée est encore un attentat à la liberté des masses,
une tentative de créer une nouvelle puissance auto-
ritaire, nous répondons qu'il n'est ou bien qu'un
sophiste ou bien qu'un sot. Tant pis pour ceux qui
ignorent la loi naturelle et sociale de la solidarité
humaine, au point de s'imaginer que l'indépen-
dance mutuelle absolue des individus et des masses
soit une chose possible, ou même désirable. La
désirer, c'est vouloir l'anéantissement même de la
société, car toute la vie sociale n'est autre chose que
cette dépendance mutuelle incessante des indivi-
dus et des masses. Tous les individus, même les
plus intelligents, les plus forts, et surtout les intel-
ligents et les forts, sont, à chaque instant de leur
vie, à la fois les producteurs et les produits des
volontés et de l'action des masses. La liberté même
88 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
de chaque individu est la re'sultante, toujours de
nouveau reproduite, de cette quantité d'influences
matérielles, intellectuelles et morales que tous les
individus qui l'entourent, que la société au milieu
de laquelle il naît, se développe, et meurt, exercent
sur lui. Vouloir échapper à cette influence, ] 132 au
nom d'une liberté transcendante, divine, absolument
égoïste et se suffisant à elle-même, c'est se con-
damner au non-être; vouloir renoncer à l'exercer
sur autrui, c'est renoncer à toute action sociale, à
l'expression même de sa pensée et de ses sentiments,
c'est encore aboutir au non-être; cette indépendance
tant prônée par les idéalistes et les métaphysiciens,
et la liberté individuelle conçue dans ce sens, c'est
donc le néant.
Dans la nature comme dans la société humaine,
qui n'est encore autre chose que cette même nature,
tout ce qui vit ne vit qu'à cette condition suprême
d'intervenir de la manière la plus positive, et aussi
puissamment que le comporte sa nature, dans la vie
d'autrui. L'abolition de cette influence mutuelle
serait donc la mort. Et quand nous revendiquons
la liberté des masses, nous ne prétendons nulle-
ment abolir aucune des influences naturelles d'au-
cun individu ni d'aucun groupe d'individus qui
exercent leur action sur elles. Ce que nous voulons,
c'est l'abolition des influences artificielles, privilé-
giées, légales, officielles. Si l'Eglise et l'Etat pou-
vaient être des institutions privées, nous en serions
les adversaires sans doute, mais nous ne proteste-
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 89
rions pas contre leur droit d'exister. Mais nous pro-
testons contre eux parce que, tout en e'tant sans
doute des institutions prive'es dans ce sens qu'elles
n'existent en effet que pour l'inte'rêt particulier des
classes privilégiées, elles ne se servent pas moins
de la force collective des masses organisées dans ce
but, pour s'imposer | 133 autoritairement, officielle-
ment, violemment aux masses. Si l'Internationale
pouvait s'organiser en Etat, nous en deviendrions,
nous ses partisans convaincus et passionnés, les
ennemis les plus acharnés.
Mais c'est que précisément elle ne peut pas s'or-
ganiser en Etat ; elle ne le peut pas, d'abord, parce
que, comme son nom l'indique assez, elle abolit
toutes les frontières ; et il n'est point d'Etat sans
frontières, la réalisation de l'Etat universel, rêvé
par les peuples conquérants et par les plus grands
despotes du monde, s'étant historiquement démon-
trée impossible. Qui dit Etat, dit donc nécessaire-
ment plusieurs Etats, — oppresseurs et exploiteurs
au dedans, conquérants ou du moins réciproque-
ment hostiles au dehors, — dit négation de l'huma-
nité. L'Etat universel, ou bien l'Etat populaire dont
parlent les communistes allemands, ne peut donc
signifier qu'une chose : Yabolition de l'Etat.
L'Association Internationale des Travailleurs
n'aurait point de sens si elle ne tendait pas invinci-
blement à l'abolition de l'Etat. Elle n'organise les
masses populaires qu'en vue de cette destruction.
Et comment les or^anise-t-elle? Non de haut en
90 PROTESTATION D?: L ALLIANCE
bas, en imposant à la diversité sociale produite par
la diversité du travail dans les masses, ou en impo-
sant à la vie naturelle des masses, une unité ou un
ordre factices, comme le font les Etats; mais de bas
en haut, au contraire, en prenant pour | 134 point
de départ l'existence sociale des masses, leurs aspi-
rations réelles, et en les provoquant à se grouper, à
s'harmoniser et à s'équilibrer conformément à cette
diversité naturelle d'occupations et de situations, et
en les y aidant. Tel est le but propre de l'organisa-
tion des sections de métier.
Nous avons dit que pour organiser les masses,
pour établir d'une manière solide l'action bienfai-
sance de l'Association Internationale des Travail-
leurs sur elles, il suffirait à la rigueur qu'un seul
ouvrier sur dix du même métier fît partie de la Sec-
tion respective. Cela se conçoit aisément. Dans les
moments de grandes crises politiques ou économi-
ques, où l'instinct des masses, chauffé jusqu'aurouge,
s'ouvre à toutes les inspirations heureuses, où ces
troupeaux d'hommes esclaves, ployés, écrasés, mais
jamais résignés, se révoltent enfin contre leur joug,
mais se sentent désorientés et impuissants parce
qu'ils sont complètement désorganisés, dix, vingt
ou trente hommes bien entendus et bien organisés
entre eux, et qui savent où ils vont et ce qu'ils veu-
lent, en entraîneront facilement cent, deux cents,
trois cents ou même davantage. Nous l'avons vu
récemment dans la Commune de Paris. L'organisa-
tion sérieuse, à peine commencée pendant le siège,
PROTESTATION DE L ALLIANCE 9I
n'y a pas été bien parfaite ni bien forte; et pour-
tant elle a suffi pour créer une puissance de résis-
tance formidable {'■).
Que sera-ce donc quand l'Association Internatio-
nale sera mieux organisée; quand elle comptera
dans son sein un nombre beaucoup plus grand de
sections, surtout beaucoup de sections | 135 agri-
coles, et, dans chaque section, le double et le triple
du nombre des membres qu'elles renferment pré-
sentement? Que sera-ce surtout quand chacun de
ses membres saura, mieux qu'il ne le sait à présent,
le but final et les vrais principes de l'Internationale,
aussi bien que les moyens de réaliser son triomphe?
L'Internationale deviendra une puissance irrésis-
tible.
Mais pour que l'Internationale puisse acquérir
réellement cette puissance, pour que la dixième
partie du prolétariat, organisée par cette Associa-
tion, puisse entraîner les neuf autres dixièmes, il
faut que chaque membre {^), dans chaque sec-
tion, soit beaucoup mieux pénétré des principes
de l'Internationale qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce
n'est qu'à cette condition que dans les temps de
paix et de calme il pourra remplir efficacement la
mission de propagandiste et d'apôtre, et dans les
(i) Cet alinéa et le suivant ont été laissés de côté dans VAl-
maiiacli du Peuple.
(2) Le commencement de cet alinéa a pris, dans VAlmanach
du Peuple, la forme suivante : « Mais pour que l'Internatio-
nale, ainsi organisée de bas en haut, devienne une force réelle,
une puissance sérieuse, il faut que cha'que membre... »
92 PROTESTATION DE l'aLLIANCE
temps de lutte celle d'un chef révolutionnaire (').
En parlant des principes de l'Internationale, nous
n'en entendons pas d'autres que ceux qui sont con-
tenus dans les considérants de nos statuts généraux
votés par le Congrès de Genève (1866). Ils sont si
peu nombreux, que nous demandons la permission
de les récapituler ici :
1° V émancipation du travail doit être Vœuvre des
travailleurs eux-mêmes ;
2° Les efforts des travailleurs pour conquérir
leur émancipation ne doivent pas tendre à consti-
tuer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous
[les hommes vivant sur la terre] des droits et des
devoirs égaux et à anéantir toute domination de
classe ;
3» L'assujettissement éconojnique du travailleur à
Vaccapareur des matières premières et des instru-
ments de travail est la source de la servitude dans
toutes ses formes : misère sociale, dégradation men-
tale, soumission politique;
4° "Pour cette raison, Vémancipation éconoynique
des classes ouvrières est le grand but auquel tout
mouvement politique doit être subordonné comme un
simple moyen ;
5° Vémancipation des travailleurs n'est pas un
problème simplement local ou national; au con-
(i) Aux mots : « celle d'un chef révolutionnaire», j'avais
substitué, dans VAlmanach, ceux-ci : « celle d'un vrai révolu-
tionnaire ».
PROTESTATION DE L ALLIANCE 93
traire, ce problème intéresse toutes les nations civi-
lisées, sa solution étant nécessairement subordonnée
à leur concours théorique et pratique;
6° L'Association aussi bien que tous ses membres
reconnaissent que la Vérité, la Justice, la Morale
doivent être la base de leur conduite envers tous les
hommes, sans distinction de couleur, de croyance ou
de nationalité ;
7» Enfin elle considère comme un devoir de
réclamer les droits de l'homme et du citoyen non
seulement pour les membres de V Association, mais
encore pour quiconque accomplit ses devoirs :
« Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans
devoirs {*) ».
Nous savons maintenant tous que ce programme
si simple, si juste, et qui exprime d'une manière si
peu pre'tentieuse et si peu offensive les réclamations
les plus légitimes | 137 et les plus humaines du pro-
létariat, précisément parce qu'il est un programme
exclusivement humain, contient en lui tous les
germes d'une immense révolution sociale : le ren-
versement de tout ce qui est et]]a création d'un
monde nouveau.
Voilà ce qui doit être maintenant expliqué et rendu
tout à fait sensible et clair à tous les membres de
l'Internationale. Ce programme apporte avec lui
(i) Ce texte n'est pas la reproduction littérale des considé-
rants des statuts : c'est un résumé, fait d'après la version
française imprinaée à Paris en 1870.
94 PROTESTATION DE L ALLIANCE
une science nouvelle, une nouvelle philosophie
sociale, qui doit remplacer toutes les anciennes
religions, et une politique toute nouvelle, la poli-
tique internationale, et qui comme telle, nous nous
empressons de le dire, ne peut avoir d'autre but que
la destruction de tous les Etats. Pour que tous les
membres de l'Internationale puissent remplir de
façon consciente leur double devoir de propagan-
distes et de chefs naturels des masses dans la Révo-
lution (^), il faut que chacun d'eux soit pdne'tré
lui-même, autant que possible, de cette science, de
cette philosophie et de cette politique. Il ne leur
suffit pas de savoir et de dire qu'ils veulent l'éman-
cipation économique des travailleurs, la jouissance
intégrale de son produit pour chacun, l'abolition
des classes et de l'assujettissement politique, la réali-
sation de la plénitude des droits humains, et l'équi-
valence parfaite des devoirs et des droits pour
chacun, — l'accomplissement de l'humaine frater-
nité, en un mot. Tout cela est sans doute fort beau
et fort juste, mais, si les ouvriers de l'Internationale
s'arrêtent à ces grandes vérités, sans en approfondir
les conditions, les conséquences et l'esprit, et s'ils
se contentent de les répéter toujours et toujours
dans cette forme générale, ils courent j 138 bien le
risque d'en faire bientôt des paroles creuses et sté-
riles, des lieux communs incompris.
(i) Cette phrase a été modifiée dans VAlmanach de la ma-
nière suivante: « Leur double devoir de propagandistes et de
révolutionnaires ».
PROTESTATION DE l'aLLIANCE 95
Mais, dira-t-on, tous les ouvriers, alors même
qu'il sont des membres de l'Internationale, ne peu-
vent pas devenir des savants ; et ne suffit-il pas qu'au
sein de Cette association il se trouve un groupe
d'hommes qui possèdent, aussi complètement que
cela se peut de nos jours, la science, la philosophie
et la politique du socialisme, pour que la majorité',
pour que le peuple de l'Internationale, en obéissant
avec foi à leur direction et à leur commandement
fraternel (style de M. Gambetta, le jacobin-dictateur
par excellence), puisse être certain de ne pas dévier
de la voie qui doit le conduire à l'émancipation
détinitive du prolétariat?
Voilà un raisonnement que nous avons assez sou-
vent entendu, non ouvertement émettre, — on n'est
ni assez sincère ni assez courageux pour cela, —
mais développer sous main, avec toute sorte de
réticences plus ou moins habiles et de compliments
démagogiques adressés à la suprême sagesse et à
l'omnipotence du peuple souverain, par le parti
autoritaire, aujourd'hui triomphant, dans l'Interna-
tionale de Genève ('). Nous l'avons toujours passion-
nément combattu, parce que nous sommes con-
vaincus— et vous l'êtes sans doute avec nous, com-
pagnons (2) — que, du moment que l'Association
Internationale se partagerait en deux groupes : l'un
(i) L'AlmanacJi z modifié ainsi c:;tte fin de phrase: a Par
le parti autoritaire dans l'Internationale».
(2} L'AlmanacIi a supprimé les mots placés ici entre deux
tirets.
ÇÔ PROTESTATION DE l'aLLIANCE
comprenant l'immense majorité et compose' de
membres qui n'auraient pour toute science qu'une
foi aveugle dans la sagesse théorique et pratique de
leurs chefs, et l'autre composé seulement de quel-
ques dizaines d'individus directeurs, cette institu-
tion qui doit émanciper l'humanité se transforme-
rait I 139 elle-même en une sone d'Etat oligarchique,
le pire de tous les Etats; et qui plus est, que cette
minorité clairvoyante, savante, et habile, qui assu-
merait, avec toutes les responsabilités, tous les droits
d'un gouvernement d'autant plus absolu que son
despotisme se cache soigneusement sous les appa-
rences d'un respect obséquieux pour la volonté et
pour les résolutions du peuple souverain, résolu-
tions toujours inspirées par ce gouvernement lui-
même à cette soi-disant volonté populaire ; que
cette minorité, disons-nous, obéissant aux néces-
sités et aux conditions de sa position privilégiée et
subissant le sort de tous les gouvernements, devien-
drait bientôt et de plus en plus despotique, mal-
faisante et réactionnaire. C'est ce qui est précisé-
ment arrivé aujourd'hui dans l'Internationale de
Genève (^).
L'Association Internationale ne pourra devenir
un instrument d'émancipation pour l'humanité que
lorsqu'elle sera d'abord émancipée elle-même, et
elle ne ne le sera que lorsque, cessant d'être divisée
en deux groupes, la majorité des instruments
(i] Cette dernière phrase a été supprimée dans VAlmanach.
PROTESTATION DE L ALLIANCE 97
aveugles et la minorité des machinistes savants, elle
aura fait pe'ne'trer dans la conscience réfle'chie de
chacun de ses membres la science, la philosophie
et la politique du socialisme (').
La science sociale n'est qu'une tranche de la
science unique, de la science totale, comme la
socie'te' humaine elle-même n'est que le dernier
développement connu de cet ensemble indéfini de
choses réelles que nous appelons la nature. La
science sociale, qui a pour objet | no les lois géné-
rales du développement historique des sociétés
humaines, — développement aussi fatal que celui
de toutes les autres choses dans la nature, — est
donc le vrai couronnement de la science naturelle.
Par conséquent, elle suppose la connaissance préa-
lable de toutes les autres sciences positives, ce qui
paraît d'abord devoir la rendre absolument inacces-
sible à l'intelligence non cultivée du prolétariat.
Ou bien faudra-t-il attendre le Jour où les gou-
vernements, se prenant tout d'un coup de passion
pour les masses exploitées, établiront des écoles
scientifiques sérieuses pour les enfants du peuple,
des écoles dans lesquelles, au lieu de la superstition
si favorable aux intérêts des classes privilégiées et à
la domination de l'Etat, régnera la raison, émanci-
patrice des peuples, et dans lesquelles le catéchisme
quotidien sera remplacé parles sciences naturelles ?
Ce serait se condamner à une attente trop longue.
(i) Là se termine la partie du manuscrit qui a été insérée
dans VAlmanaca du Peuple pour 1872.
ÇO PROTESTATION DE L ALLIANCE
Et alors même que des écoles vraiment dignes de ce
nom s'ouvriraient pour le peuple, il ne pourrait pas
y faire étudier ses enfants pendant tout le temps
qui est réclamé pour un enseignement scientifique
sérieux. Où prendrait-il assez de moyens pour les y
entretenir pendent dix, huit^ ou seulement six ans?
Dans les pays les plus démocratiques, c'est à peine
si la grande majorité des enfants du peuple fré-
quentant l'école pendant deux ans ou tout au plus
pendant trois ans ; après quoi, ils doivent gagner
leur vie, et Ton sait ce que signifient ces paroles :
gagner leur | i4i vie, pour les enfants du peuple 1
Une fois entré dans les conditions du travail salarié,
le prolétaire doit forcément renoncer à la science.
Et pourtant dans les grands centres de population,
en Angleterre, en France, en Belgique, en Alle-
magne, des amis éclairés et sincères de la classe
ouvrière ont ouvert des écoles du soir pour le
peuple, où une foule de travailleurs, oubliant leur
fatigue du jour, accourent avec empressement pour
recevoir les premières notions des sciences positives.
Cet enseignement est précieux, non par la quantité
de connaissances qu'il peut leur donner, mais par
la vraie méthode scientifique à laquelle il initie peu
à peu ces esprits vierges, honteux de leur ignorance
et avides de savoir. La méthode scientifique ou
positive, qui n'admet jamais aucune synthèse qui
ne soit préalablemet constatée par l'expérience et
par l'analyse scrupuleuse des faits, une fois que
l'ouvrier intelligent se l'est appropriée, devient
PROTESTATION DE L ALLIANCE ÇQ
entre ses mains un instrument d'investigation ter-
rible qui fait bien vite justice de tous les sophismes
religieux, métaphysiques, juridiques et politiques
dont on a eu bien soin d'empoisonner son esprit,
son imagination et son cœur dès sa plus tendre
enfance.
Mais cet enseignement est à peine suffisant pour
lui donner une connaissance approximative de quel-
ques faits principaux d'un très petit nombre de
sciences. Une connaissance si imparfaite des
sciences naturelles ne peut servir de base à la science
sociale, qu'il reste par conséquent toujours forcé
d'ignorer,...
[Le manuscrit est resté inachevé.)
REPONSE
D'UN INTERNATIONAL A MA2ZINI
AVANT-PROPOS
En février 1871, Mazzini avait fondé une revue heb-
domaire, paraissant à Lugano, La Roma del Popolo,
dans laquelle il exposait ses idées politiques et reli-
gieuses. De mars à juin, il y combattit à plusieurs
reprises la Commune de Paris, le fédéralisme et le
socialisme. Dans le numéro du 1 3 juillet, il attaqua for-
mellement l'Internationale, qu'il dénonça aux ouvriers
italiens comme une institution dangereuse. Cet article (^)
tomba le 24 juillet sous les yeux de Bakounine. Celui-ci
rédigeait à ce moment la Protestation de C Alliance (voir
ci-dessus p. 6) : il s'interrompit aussitôt, — ce qui fit
que le manuscrit de la Protestation resta inachevé, — et
commença dès le 25 une réponse à l'attaque dirigée par
le vieux révolutionnaire italien contre la grande Asso-
ciation des travailleurs. La réponse fut écrite en quatre
(i) L'article de Mazzini fut aussi tiré à part, en feuille
volante (2 pages in-folio à trois colonnes), sous ce titre : La
Roma del Popolo agit opérai (signé G. Mazzini^. Supplemento
al N. 20; 16 Luglio iSyi.
104 AVANT-PROPOS
jours (25-28 juillet). Emilio Bellerio, le jeune ami de
Bakounine, la traduisit en italien, et la porta, le 4 août,
à la rédaction du Ga:^^etlino Rosa, de Milan, qui la pu-
blia en une brochure formant supplément à son numéro
du 14 août, sous ce titre : Risposia d'un Internationale
a Giuseppe Mai\ini, per M. Bakounine, membro deW
Associa:{ione Interna:{ionale dei Lavoralori. (Supplemento
al N. 227 del giornale il Ga7^\eltino Rosa. Milano, presso
l'amministrazione del GaweUino Rosa, Via S. Pietro
air Orto, 23 ; 1871 ; 32 pages petit in-iô.) Les huit der-
nières pages de cette brochure sont occupées par un
autre écrit intitulé L''Interna:{ionale e Ma^^ini : c'est un
article extrait du journal VEguaglian^a de Girgenti, que
dirigeait Saverio Friscia.
Le texte français de la Réponse d'un international à
Ma:^^ini fut envoyé par Bakounine, le 6 août, au journal
socialiste la Liberté, de Bruxelles, qui le publia dans ses
numéros des 18 et 19 août.
L'impression produite en Italie fut considérable.
Mazzini n'essaya pas de répliquer ; mais Aurelio Saffi
répondit en septembre dans La Roma del Popolo, et le
journal mazzinienl'Z/ni/à j7a//a/ia, de Milan, publia quel-
ques articles contre Bakounine en août et septembre.
Voici les notes qu'on trouve dans le carnet de Bakou-
nine relativement à sa première réponse (l'auteur en
annonçait d'autres, qui suivraient la première) aux
attaques de Mazzini contre le socialisme, la Commune
et l'Internationale :
« Juillet 24. Article de Mazzini contre l'Internatio-
nale (*). — 25. Grand paquet de l'Appel (pp. 92-141)
(Ij Cette note nous apprend à quelle date exacte Bakounine
lut l'article de Mazzini du i3 juillet.
AVANT-PROPOS 10^
avec lettre à Guillaume envoyés. Commencé la Réponse
à Mazzini. — 26. Réponse à Mazzini. — 27. Réponse
à Mazzini. Emilio prend pour traduire. — 28. Fini pre-
mier article contre Mazzini. Mémoire sur l'Alliance. —
3 1 . Emilio vient me lire le commencement de la traduc-
tion de ma réponse à Mazzini.
« Août 4. Copie de la Réponse à Mazzini ('). Emile
parti pour la rédaction [du Ga:{:{ettino Rosa]. — 5. Ter-
miné copie de Réponse à Mazzini. Lettre à Emilio et
Stampa. — 6. Lettre aux rédacteurs de la Liberté avec
article sur Mazzini. — 11. Arrivés Emilio, Fanelli. —
20. Lettre de Stampa et 25 exemplaires Opuscule
[Risposia d'un Iniernaiionale]. Opuscule à Zamperini,
Ogaref et [Adolphe] Vogt. — 23. Réponse à Mazzini, à
Barcelone, à Zaytsef, à Ross. — 29. Envoyé article
contre Mazzini (-) à Ozerof, Saigne, Lindegger, — à
Ross, — à Adhémar, Guillaume, Camet, Spichiger. »
Le 28 juillet, aussitôt après avoir fini sa Réponse à
Mazzini, Bakounine avait commencé la rédaction d'un
nouvel écrit apologétique sur les querelles dans l'Interna-
tionale de Genève, qu'il intitula Mémoire pour l'Alliance.
Il y travailla jusque vers la fin d'août. Mais, tout en
rédigeant ce Mémoire, il songeait à continuer sa polé-
mique italienne.
Le 21 août, le carnet note : « Article contre Maz-
zini »; le 25 : « 2® article contre Mazzini, avec article
sur l'Alliance et lettre à Guillaume » ; le 28 et le 29 :
« 2^ article Mazzini »; et en septembre, cette mention
revient presque chaque jour. Cette nouvelle réponse
(i) Il s'agit de la copie du texte français, destinée à la
Liberté de Bruxelles.
(2) Il s'agit cette fois de l'article paru dans la Liberté les
18 et 19 août.
106 AVANT-PROPOS
allait prendre des proportions plus considérables que la
première, et devenir un livre, ou plutôt le commence-
ment d'un livre qui, de même que L'Empire knouio-
germanique^ ne fut jamais achevé. La première partie de
ce livre parut en décembre 1871 sous ce titre : La
Théologie Politique de Ma\-{ini et C Internationale; on la
trouvera au tome VII.
Nous reproduisons la Réponse d'un international à
Ma:{lini telle qu'elle parut dans la Liberté (cette Réponse
fut plus tard placée par Bakounine en tète de sa Théo-
logie Politique de Ma^:{ini, en guise d'Introduction).
Nous la faisons suivre de la traduction de l'article
Vlniernaiionale e Manini, de Saverio Friscia, publié
dans l'Eguaglian^a et reproduit à la suite de la Risposta
dans le supplément du Ga^:{eltino Rosa du 14 août 1871.
11 est intéressant de faire entendre le langage du vieux
et loyal conspirateur sicilien ('j à côté de celui de son
ami le grand révolutionnaire russe.
J. G.
(1) Né à Sciacca (Sicile) en 181 3, Saverio Friscia e'tudia la
médecine à l'université de Palerme. Il conspira contre les
Bourbons, fut élu représentant du peuple en 1848, et empri-
sonné en 1849; puis, banni, il se retira à Paris. Gravement ma-
lade au moment de l'expédition des Mille (mai 1860), il courut,
à peine convalescent, rejoindre Garibaldi en Sicile. Elu député
de Sciacca en 1 861, et resté membre du Parlement italien jusqu'à
sa mort, ilfut — commeson amiOiuseppe Fanelli — un singulier
parlementaire, qui ne prit jamais la Chambre au sérieux, et vota
constamment contre tous les ministères. En 1864, il entra dans
la Fraternité internationale fondée par Bakounine, et fit infa-
tigablement, par la presse et la parole, la propagande du socia-
lisme révolutionnaire. 11 est mort en 1886, dix ans après
Bakounine, neuf ans après Fanelli; il était l'aîné de l'un et de
l'autre. Giovanni Domanico, dans le premier volume de son
ouvrage L'Internationale {Florence, 191 1), a publié un beau
portrait de Friscia.
RÉPONSE
D'UN INTERNATIONAL
A
MAZZINI
(Publié en traduction italienne dans un Supplément
du Ga^^etlino Rosa, de Milan, le 14 août 1871 ;
En français dans la Liberté de Bruxelles, les 18 et
19 août 1871 ;
Réimprimé comme Introduction en tête du volume :
La Théologie Politique de Ma^^ini et C Internationale,
décembre 1871.)
APPENDICE
L'Internationale et Mazzini
(Traduction d'un article de Saverio Friscia, extrait
de VEo^uaglian^a de Girgenti et réimprimé dans le
môme Supplément du Ga^^ettino Rosa.)
RÉPONSE
D'UN INTERNATIONAL A MAZZINl
S'il est un homme universellement respecté en
Europe et qui, par quarante ans d'activité, unique-
ment voués au service d'une grande cause, a réelle-
ment mérité ce respect, c'est Mazzini. Il est incon-
testablement l'une des plus nobles et des plus pures
individualités de notre siècle, je dirais même la plus
grande, si la grandeur était compatible avec le culte
obstiné de l'erreur.
Malheureusement, au fond même du programme
révolutionnaire du patriote italien il y a eu, dès
l'abord, un principe essentiellement faux et qui,
après avoir paralysé et frappé de stérilité ses efforts
les plus héroïques et ses combinaisons les plus ingé-
nieuses, devait l'entraîner tôt ou tard dans les rangs
de la réaction. C'est le principe d'un idéalisme à la
fois métaphysique et mystique, enté sur l'ambition
patriotique de l'homme d'Etat. C'est le culte de
Dieu, le culte de l'autorité divine et humaine, c'est
la foi dans la prédestination messianique de l'Italie,
7
IIO REPONSE D UN INTERNATIONAL
reine des nations, avec Rome, capitale du monde ;
c'est la passion politique de la grandeur et de la
gloire de l'Etat, fonde'es ne'cessairement sur la mi-
sère des peuples. C'est enfin cette religion de tous
les esprits dog-matiques et absolus, la passion de
l'uniformité qu'ils appellent l'unité' et qui est le tom-
beau de la liberté.
Mazzini est le dernier grand-prêtre de l'idéalisme
religieux, métaphysique et politique, qui s'en va.
Mazzini nous reproche de ne pas croire en Dieu.
Nous luireprochonspar contre d'y croire, ou plutôt,
nous ne le lui reprochons même pas, nous déplo-
rons seulement qu'il y croie. Nous regrettons infi-
niment que par cette intrusion des sentiments et des
idées mystiques dans sa conscience, dans son acti-
vité, dans sa vie, il ait été forcé de se ranger contre
nous avec tous les ennemis de l'émancipation des
masses populaires.
Car enfin, on ne peut plus s'y tromper. Sous la
bannière de Dieu qui se trouve maintenant? Depuis
Napoléon IIIjusqu'àBismarck; depuis l'impératrice
Eugénie jusqu'à la reine Isabelle, et entre elles le
pape avec sa rose mystique que galamment il pré-
sente, tour à tour, à l'une et à l'autre. Ce sont tous
les empereurs, tous les rois, tout le monde officiel,
officieux, nobiliaire et autrement privilégié de l'Eu-
rope, soigneusement nomenclature dans l'almanach
de Gotha; ce sont toutes les grosses sangsues de
l'industrie, du commerce, de la banque ; les profes-
seurs patentés et tous les fonctionnaires des Etats :
la haute et la basse police, les gendarmes, les geô-
liers, les bourreaux, sans oublier les prêtres consti-
tuant aujourd'hui la police noire des âmes au profit
des Etats; ce sont les généraux, ces humains défen-
seurs de l'ordre public, et les rédacteurs de la presse
vendue, représentants si purs de toutes les vertus
officielles. Voilà l'armée de Dieu.
Voilà la bannière sous laquelle se range aujour-
d'hui Mazzini, bien malgré lui sans doute, entraîné
par la logique de ses convictions idéales qui le for-
cent, sinon à bénir tout ce qu'ils bénissent, au moins
à maudire ce qu'ils maudissent.
Et dans le camp opposé, qu'y a-t-il? C'est la ré-
volution, ce sont les négateurs audacieux de Dieu,
de l'ordre divin et du principe d'autorité, mais par
contre et pour cela même les croyants en l'huma-
nité, les affirmateurs d'un ordre humain et de l'hu-
maine liberté.
Mazzini, dans sa jeunesse, partagé entre deux
courants opposés, était à la fois prêtre et révolution-
naire. Mais, à la longue, les inspirations du prêtre,
comme on devait s'y attendre, finirent par étouffer
en lui les instincts du révolutionnaire; et aujour-
d'hui tout ce qu'il pense, tout ce qu'il dit, tout ce
qu'il fait, respire la réaction la plus pure. A la suite
de quoi, grande joie dans le camp de nos ennemis
et deuil dans le nôtre.
Mais nous avons autre chose à faire qu'à nous
lamenter; tout notre temps^appartient au combat.
Mazzini vient de nous jeter son gant, il est de notre
112 RÉPONSE d'un INTERNATIONAL
devoir de le relever, pour qu'il ne soit pas dit que
par véne'ration pour les grands services passe's d'un
homme, nous avons incline' notre tête devant le
mensonge.
Ce n'est pas de gaieté de cœur qu'on peut se déci-
der à attaquer un homme comme Mazzini, un
homme qu'on est forcé de révérer et d'aimer même
en le combattant, car s'il est une chose que personne
n'oserait mettre en doute, c'est le haut désintéresse-
ment, l'immense sincérité et la non moins immense
passion pour le bien de cet homme, dont la pureté
incomparable brille de tout son éclat au milieu de
la corruption du siècle. Mais la piété, si légitime
qu'elle soit, ne doit jamais tourner en idolâtrie ; et il
est une chose plus sacrée que le plus grand homme
du monde, c'est la vérité, c'est la justice, c'est le
devoir de défendre la sainte cause de l'humanité.
Ce n'est pas la première fois que Mazzini lance
ses accusations et ses condamnations, pour ne point
dire ses injures et ses calomnies, contre nous. L'an
passé, dans une lettre adressée à son ami, idéaliste et
prêtre (i ) comme lui, l'illustre Quinet, il avait amè-
rement censuré les tendances matérialistes et athées
de la jeunesse moderne. C'était son droit, consé-
quence logique du malheur qu'il a eu d'avoir ratta-
ché toujours ses aspirations les plus nobles à l'exis-
(i) « Prêtre » est, dans toute cette Réponse, une simple
figure de rhétorique; il n'est peut-être pas inutile de le dire,
pour les lecteurs qui ne connaîtraient ni Mazzini ni Edgar
Quinet.
A MAZZINI I 13
tence fictive d'un Etre absolu impossible, fantôme
maltaisant et absurde, créé par l'imagination enfan-
tine des peuples sortant de l'animalité, et qui, après
avoir été successivement revu, corrigé et enrichi par
la fantaisie créatrice des poètes et plus tard grave-
ment défini et systématisé par les spéculations abs-
traites des théologiens et des métaphysiciens, se
dissipe aujourd'hui, comme un vrai fantôme qu'il
est, sous le souffle puissant de la conscience popu-
laire, mûrie par l'expérience historique, et sous l'a-
nalyse plus impitoyable encore de la science réelle.
Et puisque l'illustre patriote italien, dès le commen-
cement de sa longue carrière, a eu le malheur de
mettre toutes ses pensées et ses actes les plus révo-
lutionnaires sous la protection de cet Etre fictif et
d'y enchaîner toute sa vie, au point de lui sacrifier
môme l'émancipation réelle de sa chère Italie,
peut-on s'étonner qu'il s'indigne maintenant contre
la génération nouvelle qui, s'inspirant d'un autre
esprit, d'une autre morale et d'un autre amour que
le sien, tourne le dos à son Dieu ?
L'amertume et la colère de Mazzini sont natu-
relles. Avoir été pendant plus de trente ans à la tête
du mouvement révolutionnaire de l'Europe et sentir
maintenant que cette direction lui échappe; voir ce
mouvement prendre une voie où ses convictions
pétrifiées ne lui permettent pas non seulement de le
diriger, mais de le suivre ; rester seul, abandonné,
incompris et désormais incapable de comprendre
lui-même rien de ce qui se passe sous ses yeux ! Pour
114 RÉPONSE d'un international
une grande âme, pour une tière intelligence, pour
une ambition grandiose, comme celle de Mazzini,
au bout d'une carrière voue'e tout entière au service
de l'humanité, c'est une position tragique et cruelle.
Aussi, lorsque le saint vieillard, du haut de son
isolement ide'al, nous a lancé ses premières foudres,
nous n'avons rien ou presque rien répondu. Nous
avons respecté cette impuissante, mais douloureuse
colère. Et pourtant ce ne sont pas les arguments
qui nous auraient manqué, non seulement pour re-
pousser ses reproches, mais encore pour les retour-
ner contre lui.
Il dit que nous sommes des matérialistes, des
athées. A cela nous n'avons rien à répondre, car
nous le sommes en effet, et, autant qu'un sentiment
de fierté est permis à de pauvres individus qui, pa-
reils à des vagues, s'élèvent pour disparaître bientôt
dans l'immense océan de la vie collective de l'hu-
maine société, nous nous glorifions de l'être, parce
que l'athéisme et le matérialisme, c'est la vérité ou
plutôt, c'est la base réelle de toute vérité, et parce
que, sans nous soucier des conséquences pratiques,
nous voulons la vérité avant tout et rien que la vé-
rité. De plus, nous avons cette foi, que, malgré
toutes les apparences du contraire, malgré toutes les
craintives suggestions d'une prudence politique et
sceptique, la vérité seule peut créer le bien pratique
des hommes.
Tel est donc le premier article de notre foi; et
nous vous forcerons bien d'avouer que nous en
A MAZZINI 115
avons une aussi, illustre maître. Seulement, elle ne
regarde jamais en arrière, mais toujours en avant.
Vous ne vous contentez pas toutefois de constater
notre athéisme et notre matérialisme, vous concluez
que nous ne pouvons avoir ni amour pour les
hommes, ni respect pour leur dignité ; que toutes
les grandes choses qui de tout temps ont fait battre
les cœurs les plus nobles : liberté, justice, huma-
nité, beauté, vérité, doivent nous être complètement
étrangères, et que, traînant au hasard notre exis-
tence misérable, rampant plutôt que marchant sur
la terre, nous ne pouvons connaître d'autres soucis
que de satisfaire nos appétits sensuels et grossiers.
Si un autre que vous le disait, nous l'appellerions
un calomniateur éhonté. A vous, maître respecté et
injuste, nous dirons que c'est là de votre part une
erreur déplorable. Voulez-vous savoir à quel point
nous aimons tous ces grandes et belles choses dont
vous nous refusez la connaissance et l'amour? Sa-
chez donc que nous les aimons à ce point que nous
sommes fatigués et dégoûtés de les voir éternelle-
ment suspendues à votre ciel, qui les a dérobées à la
terre, comme autant de symboles et de promesses à
jamais irréalisables! Nous ne nous contentons plus
de la fiction de ces choses, nous en voulons la réalité.
Et voilà le second article de notre foi, illustre
maître. Nous croyons en la possibilité, en la néces-
sité de cette réalisation sur la terre; en même temps,
nous sommes convaincus que toutes ces choses que
vous adorez comme des espérances célestes, en de-
Il6 RÉPONSE d'un international
venant des réalite's humaines et terrestres perdront
nécessairement leur caractère mystique et divin.
En nous appelant des mate'rialistes, vous croyez
avoir tout dit. Il vous semble que vous nous ayez
définitivement condamnés, écrasés. Et savez-vous
d'où vous vient cette erreur? C'est que ce que nous
appelons matière, vous et nous, sont deux choses,
deux conceptions absolument différentes. Votre
matière à vous est un Etre fictif, comme votre Dieu,
comme votre Satan, comme votre âme immortelle.
Votre matière, c'est l'infime grossièreté, l'inerte bru-
talité, un être impossible, comme est impossible
l'esprit pur, immatériel, absolu, et qui, comme lui,
n'a jamais existé que dans la fantaisie spéculative
des théologiens et des métaphysiciens, ces uniques
créateurs de l'une et de l'autre. L'histoire de la phi-
losophie nous a dévoilé maintenant le procédé,
d'ailleurs très simple, de cette création inconsciente,
la genèse de cette fatale illusion historique, qui,
pendant une longue série de siècles, a pesé comme
un cauchemar horrible sur l'esprit écrasé des géné-
rations humaines.
Les premiers penseurs, qui furent nécessairement
des théologiens et des métaphysiciens, parce que
l'esprit humain est ainsi fait qu'il commence tou-
jours par beaucoup de sottises, par le mensonge,
par l'erreur, pour arriver à une parcelle de vérité, ce
qui ne recommande pas beaucoup les saintes tradi-
tions du -passé; les premiers penseurs, dis-je, ont
pris à l'ensemble des êtres réels dont ils eurent con-
A MAZZINI I 17
naissance, y compris sans doute eux-mêmes, tout ce
qui leur parut en constituer la force, le mouve-
ment, la vie, l'intelligence, et ils appelèrent cela du
nom géne'rique d'esprit ; puis ils donnèrent au reste,
au re'sidu informe et inerte qu'ils supposèrent devoir
rester après cette opération abstractive, exécutée
inconsciemment sur le monde réel par leur propre
esprit, le nom de matière. Après quoi ils s'étonnè-
rent que cette matière qui, de même que cet esprit,
n'exista jamais que dans leur imagination, leur
apparût si inerte, si stupide, en présence de leur
Dieu esprit pur.
Quant à nous, nous l'avouons franchement, nous
ne connaissons pas votre Dieu, mais nous ne con-
naissons pas non plus votre m.atière ; ou plutôt
nous savons que l'un et l'autre sont également des
Non-Etres créés à priori par la fantaisie spéculative
des naïfs penseurs des siècles passés. Par ces mots
matériel et matière, nous entendons, nous, la totalité,
toute Téchelle des êtres réels, connus et inconnus,
depuis les corps organiques les plus simples jusqu'à
la constitution et au fonctionnement du cerveau du
plus grand génie : les plus beaux sentiments, les
plus grandes pensées, les faits héroïques, les actes de
dévouement, les devoirs comme les droits, le sacri-
fice comme l'égoïsme, tout, jusqu'aux aberrations
transcendantes et mystiques de Mazzini, de même
que les manifestations de la vie organique, les pro-
priétés et actions chimiques, l'électricité, la lu-
mière, la chaleur, l'attraction naturelle des corps,
7.
Il8 RÉPONSE d'un international
constituent à nos yeux autant d'e'volutions sans
doute différentes, mais non moins e'troitement soli-
daires, de cette totalité' d'êtres re'els que nous appe-
lons la matière.
Et remarquez bien que nous ne conside'rons pas
cette totalité comme une sorte de substance absolue
et éternellement créatrice, ainsi que le font les pan-
théistes, mais comme une résultante éternelle, pro-
duite et reproduite toujours de nouveau par le con-
cours d'une infinité d'actions et de réactions de
toutes sortes ou par l'incessante transformation des
êtres réels qui naissent et meurent en son sein.
Pour ne point prolonger cette dissertation méta-
physique, je dirai, en me résumant, que nous appe-
lons matériel tout ce qui est, tout ce qui se produit
dans le monde réel, dans l'homme aussi bien qu'en
dehors de l'homme, et que nous appliquons le nom
d'idéal exclusivement aux produits de l'action céré-
brale de l'homme ; mais comme notre cerveau est
une organisation tout à fait matérielle et que par
conséquent tous les fonctionnements en sont aussi
matériels que peut l'être l'action de toutes les autres
choses réunies, il en résulte que ce que nous appe-
lons la matière ou le monde matériel n'exclut aucu-
nement, mais, au contraire, embrasse infaillible-
ment l'idéal.
Il est un fait qui serait digne d'être bien médité
par nos platoniques adversaires : Comment se fait-il
que généralement les théoriciens matérialistes se
montrent bien plus largement idéalistes en pratique
A MAZZINI 119
qu'eux-mêmes? Au fond, rien de plus logique ni de
plus naturel que ce fait. Tout développement, n'est-
ce pas, implique en quelque sorte la négation du
point de départ ; eh bien, les théoriciens matéria-
listes partent de la conception de la matière pour
arriver à quoi? à l'idée; tandis que les idéalistes,
partant de l'idée pure, absolue, et répétant toujours
de nouveau l'antique mythe du péché originel, qui
n'est que l'expression symbolique de leur mélanco-
lique destinée, retombent éternellement, tant en
théorie qu'en pratique, dans la matière dont ils ne
parviennent jamais à se dépêtrer, et dans quelle
matière ! brutale, ignoble, stupide, créée par leur
propre imagination, comme ïalter Ego ou comme
le reflet de leur Moi idéal.
De même, les matérialistes, conformant toujours
leurs théories sociales aux réels développements de
l'histoire, considèrent la bestialité, l'anthropopha-
gie, l'esclavage, comme les premiers points de dé-
part du mouvement progressif de la société ; mais
que cherchent-ils, que veulent-ils? L'émancipation
et l'humanisation complète de la société ; tandis que
les idéalistes, qui prennent pour bases de leurs spé-
culations l'âme immortelle et le libre arbitre, abou-
tissent fatalement au culte de l'ordre public comme
Thiers et à celui de l'autorité comme Mazzini, c'est-
à-dire à la consécration et à l'organisation d'un
éternel esclavage. D'où il résulte, d'une manière
évidente, que le matérialisme théorique a pour con-
séquence nécessaire l'idéalisme pratique, et qu'au
120 RÉPONSE d'un INTERNATIONAL
contraire les théories idéales ne trouvent leur réali-
sation possible que dans le plus crasse matérialisme
pratique.
Hier, sous nos yeux, où se sont trouvés les maté-
rialistes, les athées ? Dans la Commune de Paris. Et
les idéalistes, les croyeurs en Dieu? Dans l'Assem-
blée nationale de Versailles. Qu'ont voulu les
hommes de Paris? Par l'émancipation du travail,
l'émancipation définitive de l'humanité. Et que veut
maintenant l'Assemblée triomphante de Versailles?
Sa dégradation finale sous le double joug du pou-
voir spirituel et temporel. Les matérialistes, pleins
de foi et méprisant les souffrances, les dangers et
la mort, veulent marcher en avant, parce qu'ils
voient briller devant eux le triomphe de l'huma-
nité ; et les idéalistes, hors d'haleine, ne voyant plus
rien que des spectres rouges, veulent à toute force
la repousser dans la fange d'où elle a tant de peine
à sortir. Qu'on compare et qu'on juge !
Mazzini prétend et assure, avec ce ton doctrinaire
et impératif qui est propre à tous les fondateurs de
religions nouvelles, que les matérialistes sont inca-
pables d'aimer et de vouer leur existence au service
des grandes choses. En disant cela, il prouve seu-
lement que, idéaliste conséquent et contempteur de
l'humanité, au nom de son Dieu, dont il se croit très
sérieusement le prophète, il n'a jamais rien compris
à la nature humaine, ni aux développements histo-
riques de la société, et que, s'il n'ignore point l'his-
toire, il la mésentend d'une manière singulière.
Son raisonnement est celui de tous les théolo-
giens. S'il n'y avait point de Dieu créateur, dit-il, le
monde avec ses lois admirables n'aurait pu exis-
ter, ou bien ne présenterait rien qu'un horrible
chaos, où toutes choses seraient réglées, non par
une pensée providentielle et divine, mais par l'af-
freux hasard et la concurrence anarchique des
forces aveugles. Il n'y aurait aucun but dans la vie;
tout n'y serait que matériel, brutal et fortuit. Car
sans Dieu point de coordination dans le monde
physique, et point de loi mo?-ale dans l'humaine so-
ciété ; et sans loi morale, point de devoir, point de
droit, point de sacrifice, point d'amour, point d'hu-
manité, point de patrie, point de Rome et point
d'Italie; car si l'Italie existe comme nation, ce n'est
que parce qu'elle a une mission providentielle et
mondiale à remplir, et elle n'a pu être chargée de
cette mission que par Dieu, dont la sollicitude pa-
ternelle pour cette reine des nations est allée jusqu'à
^racer, de son propre doigt divin, ses frontières,
devinées et décrites par le génie prophétique de
Dante.
Dans des articles qui suivront celui-ci (i), je
tâcherai de prouver contre Mazzini :
1° Que s'il y avait un Dieu créateur, le monde
n'aurait jamais pu exister ;
2° Que si Dieu avait été le législateur du monde
(i) Dans V Introduction de La Théologie Politique de Ma^^ini
et l'lnternatioy\ale, cette phrase a été remplacée par celle-ci :
c Dans la suite de ce travail,... »
122 RÉPONSE d'un INTERNATIONAL
naturel, — qui dans notre idée comprend tout le
monde proprement dit, tant le monde physique que
le monde humain ou social, — ce que nous appelons
les lois naturelles, tant physiques que sociales, n'au-
rait également jamais pu exister. Comme tous les
Etats politiques subordonnés et dominés de haut
en bas par des législateurs arbitraires, le monde
présenterait alors le spectacle de la plus révoltante
anarchie. Il ne pourrait exister;
3° Que la loi morale dont nous autres, matéria-
listes et athées, reconnaissons l'existence plus réel-
lement que ne peuvent le faire les idéalistes de
quelque école que ce soit, mazziniens et non-maz-
ziniens, n'est une loi vraiment morale, une loi qui
doit triompher des conspirations de tous les idéa-
listes du monde, que parce qu'elle émane de la na-
ture même de l'humaine société, nature dont il faut
chercher les bases réelles non dans Dieu, mais dans
l'animalité ;
4° Que l'idée d'un Dieu, loin d'être nécessaire à
l'établissement de cette loi, n'en a jamais été que la
perturbation et la dépravation;
5'' Que tous les Dieux passés et présents ont dû
leur première existence à la fantaisie humaine, à
peine dégagée des langes de sa bestialité primitive;
que la foi dans un monde surnaturel ou divin con-
stitue une aberration historiquement inévitable dans
les développements passés de notre esprit; et que,
pour me servir d'une expression de Proudhon, les
hommes, trompés par une sorte d'illusion d'op-
A MAZZINI 123
tique, n'ont jamais adoré dans leurs Dieux que leur
propre image renversée et monstrueusement exa-
gérée ;
6° Que la divinité, une fois établie sur son trône
céleste, est devenue le fléau de l'humanité, l'alliée
de tous les tyrans, de tous les charlatans, de tous les
tourmenteurs et exploiteurs des masses populaires ;
7" Qu'enfin la disparition (i) des fantômes divins,
condition nécessaire du triomphe de l'humanité,
sera l'une des conséquences inévitables de l'éman-
cipation du prolétariat.
Tant que Mazzini s'est contenté d'outrager la jeu-
nesse des écoles, la seule qui, dans le milieu si pro-
fondément corrompu et déchu de la bourgeoisie
actuelle, montre encore un peu d'enthousiasme pour
les grandes choses, pour la vérité, pour la justice ;
tant qu'il a limité ses attaques aux professeurs alle-
mands, aux Moleschott, aux Schiff et autres qui
commettent le délit horrible d'enseigner la vraie
science dans les universités italiennes, et tant qu'il
s'est amusé à les dénoncer au gouvernement ita-
lien comme des propagateurs d'idées subversives
dans la patrie de Galilée et de Giordano Bruno, le
silence, commandé par la piété et par la pitié, nous
était possible. La jeunesse est assez énergique et
les professeurs sont assez savants pour se défendre
eux-mêmes.
(i) La Liberté avait imprimé « dispersion ».
124 RÉPONSE d'un INTERNATIONAL
Mais aujourd'hui Mazzini vient d'outrepasser la
mesure. Toujours de bonne foi et toujours inspiré
par un ide'alisme aussi fanatique que sincère, il a
commis deux crimes qui, à nos yeux, aux yeux de
toute la démocratie socialiste de l'Europe, sont
impardonnables.
Au moment même où la population héroïque de
Paris, plus sublime que jamais, se faisait massacrer
par dizaines de milliers, avec femmes et enfants, en
défendant la cause la plus humaine, la plus juste, la
plus grandiose qui se soit jamais produite dans
l'histoire, la cause de V émancipation des travailleurs
du monde entier ; au moment où l'affreuse coalition
de toutes les réactions immondes qui célèbrent au-
jourd'hui leur orgie triomphante à Versailles, non
contente de massacrer et d'emprisonner en masse
nos frères et nos sœurs de la Commune de Paris,
déverse sur eux toutes les calomnies qu'une turpi-
tude sans bornes peut seule imaginer, Mazzini, le
grand, le pur démocrate Mazzini, tournant le dos à
la cause du prolétariat et ne se rappelant que sa
mission de prophète et de prêtre, lance également
contre eux ses injures! Il ose renier non-seulement
la justice de leur cause, mais encore leur dévoue-
ment héroïque et sublime, les représentant, eux qui
se sontsacrifiés pour la délivrance de tout le monde,
comme un tas d'êtres grossiers, ignorants de toute
loi morale et n'obéissant qu'à des impulsions
égoïstes et sauvages.
Ce n'est pas la première fois que Mazzini injurie
A MAZZINI 125
et calomnie le peuple de Paris. En 1848, après les
me'morables Journées de Juin qui avaient inaugure'
l'ère des revendications du prolétariat et du mou-
vement proprement socialiste en Europe, Mazzini
avait lancé un manifeste plein de colère, maudissant
les ouvriers de Paris et le socialisme à la fois.
Contre les ouvriers de 1848, dévoués, héroïques,
sublimes comme leurs enfants de 1871, et, comme
eux, massacrés, emprisonnés et transportés en
masse par la République bourgeoise, Mazzini avait
répété toutes les calomnies dont Ledru-RoUin et
ses autres amis, républicains soi-disant rouges de
France, se servaient pour pallier aux yeux du
monde et à leurs propres yeux, peut-être, leur ridi-
cule et honteuse impuissance.
Mazzini maudit le socialisme : comme prêtre ou
comme délégué messianique du maître d'en haut, il
doit le maudire, puisque le socialisme, considéré au
point de vue moral, c'est l'avènement du respect
humain remplaçant les dégradations volontaires du
culte divin ; et considéré au point de vue scienti-
fique pratique, c'est la proclamation de ce grand
principe qui, entré désormais dans la conscience des
peuples, est devenu l'unique point de départ, tant
des recherches et des développements de la science
positive, que des mouvements révolutionnaires du
prolétariat.
Ce principe, résumé dans toute sa simplicité, le
voici :
« De même que dans le monde proprement
126 RÉPONSE d'un INTERNATIONAL
appelé matériel, la matière inorganique (mécanique,
physique, chimique) est la base déterminante de la
matière organique (végétale, animale, intelligente
ou cérébrale), — de même dans le monde social, qui
ne peut être considéré d'ailleurs que comme le der-
nier degré connu du monde matériel, le développe-
ment des questions économiques a toujours été et
continue d'être encore la base déterminante de tous
les développements religieux, philosophiques, poli-
tiques et sociaux. »
On voit que ce principe n'apporte rien de moins
avec lui que le renversement le plus audacieux de
toutes les théories, tant scientifiques que morales,
de toutes les idées religieuses, métaphysiques, po-
litiques et Juridiques, dont l'ensemble constitue la
croyance de tous les idéalistes passés et présents.
C'est une révolution mille fois plus formidable que
celle qui, à partir de la Renaissance et du dix-sep-
tième siècle surtout, avait renversé les doctrines
scolastiques, ces remparts de l'Eglise, de la monar-
chie absolue et de la noblesse féodale, pour les rem-
placer par le dogmatisme métaphysique de la rai-
son soi-disant pure, si favorable à la domination de
la dernière classe privilégiée, c'est-à-dire de la
bourgeoisie.
Si le renversement de la barbarie scolastique avait
causé un bien terrible émoi dans son temps, on
doit comprendre quels bouleversements doit cau-
ser, de nos Jours, le renversement de l'idéalisme
doctrinaire, de ce dernier refuge de tous les op-
A MAZZINI 127
presseurs et exploiteurs privile'giés de l'humanité'.
Les exploiteurs des croyances idéales se sentent
menacés dans leurs intérêts les plus chers, et les
partisans désintéressés, fanatiques et sincères de
l'idéalisme mourant, comme Mazzini, voient dé-
truire d'un seul coup toute la religion, toute l'illu-
sion de leur vie.
Depuis qu'il a commencé à agir, Mazzini n'a cessé
de répéter au prolétariat de l'Italie et de l'Europe
ces paroles qui résument son catéchisme religieux
et politique : « Moralisez-vous, adorez Dieu, accep-
tez la loi morale que je vous apporte en son nom,
aidez-moi à établir une république fondée sur le
mariage (impossible) de la raison et de la foi, de
l'autorité divine et de la liberté humaine, et vous
aurez la gloire, la puissance, et, de plus, vous aurez
la prospérité, la liberté et l'égalité ».
Le socialisme leur dit, au contraire, par la bouche
de l'Internationale :
« Que l'assujettissement économique du travail-
« leur à l'accapareur des matières premières et des
« instruments de travail est la source de la servi-
ce tude dans toutes ses formes : misère sociale, dé-
« gradation mentale, soumission politique ; — et
« Que, pour cette raison, l'émancipation écono-
« mique des classes ouvrières est le grand but
« auquel tout mouvement politique doit être subor-
« donné comme un simple moyen. »
Telle est dans sa simplicité la pensée fondamentale
de V Association Internationale des Travailleurs.
128 RÉPONSE d'un INTERNATIONAL A MAZZINI
On comprend que Mazzini ait dû la maudire ; et
c'est le second crime que nous lui reprochons,
tout en reconnaissant, d'ailleurs, qu'en la maudis-
sant il a obe'i à sa conscience de prophète et de
prêtre.
Mais tout en rendant Justice à sa sincérité incon-
testable, nous devons constater qu'en joignant ses
invectives à celles de tous les réactionnaires de
l'Europe contre nos malheureux frères, les hé-
roïques défenseurs et martyrs de la Commune de
Paris, et ses excommunications à celles de l'As-
semblée nationale et du pape contre les revendica-
tions légitimes et contre l'organisation internatio-
nale des travailleurs du monde entier, Mazzini a
définitivement rompu avec la révolution, et a pris
place dans l'internationale réaction.
Dans les articles suivants (i), en examinant un à
un ses griefs contre notre admirable Association, je
m'efforcerai de mettre à nu toute l'inanité des doc-
trines religieuses et politiques du prophète.
(i) Dans l'Introduction de La Théologie Politique de Ma:^:çim
et V Internationale, cette phrase a été remplacée par celle-ci ;
« Dans la suite de ce travail,... »
APPENDICE
L^NTERNATIONALE ET MAZZINI
par Saverio Friscia (i)
Aux éloquentes paroles de Bakounine, nous joi-
gnons de grand cœur le superbe article suivant
qu'il nous a été donné de lire dans le journal
/'Eguaglianza de Girgenti, intitulé{2) :
L'Internationale et Mazzini.
Mazzini ! Me lèverai-je pour combattre l'homme
(i) Comme il a été dit dans l' Avant-propos, le Ga^^ettino
Rosa, pour achever de remplir les trente-deux pages du sup-
plément dans lequel il fit paraître la Risposta de Bakounine,
joignit à cette réponse l'article suivant, emprunté à VEgua-
glia'ii^a de Girgenti. Nous avons traduit cet article pour le re-
produire ici en appendice à l'écrit de Bakounine; il nous a
paru que puisqu'ils avaient été joints l'un à l'autre en 1871,
il convenait de les réunir aussi dans la présente édition.
C'est à l'obligeance de notre ami Luigi Molinari, de Milan,
que nous devons la communication du texte italien de cet
article, qu'il a bien voulu copier pour nous sur l'exemplaire
conservé à la Bibliothèque nationale de Florence.
(2) Ces quatre lignes émanent de la rédaction du Ga^:{ettino
Rosa.
1^0 APPENDICE
au front duquel resplendit la divine étincelle du
génie ; qui, en quarante années de douleurs inexpri-
mables, de constance indomptée, d'actions magna-
nimes, avec la fascination incomparable de sa pa-
role, avec la merveilleuse puissance de son esprit, a
entraîné, a conquis tous ceux qui, dans le monde,
palpitent pour la liberté et la Justice? Affronterai-je
celui dont le nom a été, en notre siècle, une espé-
rance de résurrection pour les peuples, une menace
de ruine suprême pour les rois, et qui, en rappelant
l'Italie à la vie, a resserré entre les nations cette
inébranlable communion de sentiments qui assure
le triomphe définitif de la plus grande des révolu-
tions ? Citoyen, oserai-je me dresser contre l'homme
qui le premier m'a appris à prononcer avec émotion
le saint nom de l'Italie ; révolutionnaire, me pro-
noncerai-je pour des idées qui ne sont pas celles
du vénérable concitoyen de Balilla (i), sous la
bannière duquel, avec l'enthousiasme du premier
âge, j'ai conspiré et combattu toutes les formes du
despotisme; homme, oserai-Je discuter le Titan dont
les bras puissants ont cherché à enserrer l'humanité
pour en faire une seule famille ?
C'est la première fois qu'en moi le cœur com-
prime les idées, que la main n'obéit qu'à regret aux
inspirations de la pensée. A ceux qui traitent les
(i) Balilla était un gamin qui, ayant lancé une pierre aux
Autrichiens, maîtres de Gènes, fut l'occasion d'une insurrec-
tion à la suite de laquelle les Autrichiens furent chassés de
cette ville, en 1746.
L INTERNATIONALE ET MAZZINI IJI
socialistes d'impies, de spoliateurs, d'incendiaires,
d'ennemis de la proprie'té et de la famille, un homme
de cœur pourrait re'pondre par le me'pris ; à Mazzini
qui, dans un sentiment sincère et profond, de'plore
un mal qui n'est pas, signale un péril qui n'existe
pas, profère un anathème quand de ses lèvres de-
vraient sortir les bénédictions, je dois répondre que
nos ennemis sourient en voyant nos divisions, que
la cause des vaincus ne pouvait pas s'attendre à se
voir, pour la première fois, abandonnée de celui
qui n'a jamais été du côté des vainqueurs.
Je ne suivrai pas Mazzini lorsqu'il affirme que
« le Conseil général de l'Internationale, composé
d'hommes appartenant à des pays différents et dans
lesquels il y a diverses manières de voir sur les maux
existants et sur les remèdes possibles, doit inévita-
blement aboutir à de simples négations » ; que « un
groupe d'individus qui assume le rôle de gouverner
directement une vaste multitude d'hommes diffé-
rents par la nationalité, les tendances, les conditions
politiques, les intérêts économiques, et les moyens
d'action, finira toujours par ne pas agir ou devra
agir tyranniquement » ; que « l'Internationale est
condamnée à mourir ». Je ne le suivrai pas, parce
que, si ce qu'il affirme était seulement possible, je
ne comprendrais pas l'organisation secrète de
VAlleam^a repubblicana universale, ni les manifestes
révolutionnaires signés de Pierre Leroux, Louis
Blanc, Kossuth, Klapka, Ledru-Rollin, Karl Blind,
et Giuseppe Mazzini. Je ne le suivrai pas, parce qu'il
132 APPENDICE
n'est personne au monde qui ne sache de'sormais
que, pour les the'ories de l'Internationale, le tsarisme
russe et la de'mocratie américaine se valent ; que la
Pologne morcelée est l'égale de la France constituée
en un bloc unitaire, que le catholique de Rome est
l'égal du musulman de Constantinople, le blond fils
d'Arminius l'égal de l'Arabe du désert. Qu'importent
les différences de climats, de constitutions politiques,
de tendances, quand la lutte n'est pas engagée contre
les degrés de latitude, mais contre la misère ; quand
la lutte n'est pas engagée contre la couleur de la
peau et la plus ou moins grande excitabilité des
nerfs, mais contre l'ignorance ; quand la lutte n'est
pas engagée contre les rois, mais contre le privilège!
Pourquoi les hommes du Conseil général reste-
raient-ils inertes ou seraient-ils des tyrans, si
toutes les sections de l'Association, autonomes dans
leurs pays, se réunissent seulement sur le terrain
international, entraînées par l'admirable identité
des aspirations et des intérêts? — L'Internationale
est condamnée à mourir ? Et c'est là la destinée
qu'on entrevoit pour elle, tandis qu'un effort sans
précédent met dans ses bras puissants tous les ou-
vriers du monde ? L'idée qui a eu des martyrs
comme Babeuf, des philosophes comme Proudhon,
des apôtres comme Marx et Lassalle, maintenant
qu'elle a soufflé une âme dans les masses immenses
des déshérités et qu'elle s'est annoncée au monde
avec l'immense audace de la révolution de Paris,
est-il possible qu'elle soit proche des râles de l'ago-
L INTERNATIONALE ET MAZZINI 1^3
nie? Les ruraux de Versailles peuvent de'truire la
plus grande des cités, ils peuvent assassiner les pri-
sonniers, les blesse's, les femmes, mais non les prin-
cipes; et l'Internationale est un principe qui orga-
nise ses phalanges pour combattre les batailles
suprêmes du droit.
Quelles sont les causes de dissolution entrevues
dans l'Internationale par Tillustre apôtre de la
liberté? — « La négation de Dieu, — dit-il aux ou-
vriers italiens, — c'est-à-dire de l'unique base solide,
éternelle, inébranlable de vos devoirs et de vos
droits, des devoirs d'autrui envers votre classe, de la
certitude que vous êtes appelés à vaincre et que vous
vaincrez. »
Dieu, base unique, solide, inébranlable, éternelle,
de la loi morale! Et qui en est l'interprète ? Mazzini
dit ailleurs : Dieu est Dieu et l'humanité est son
prophète. Mais qui réussira jamais à comprendre
cette formule de musulman? Il croit donc que les
lois universelles et immuables qui dirigent avec
une précision mathématique le monde physique,
n'existent pas par elles-mêmes, indépendantes de
toute volonté, dans l'organisme parfait du monde
moral ? Comment Mazzini pourrait-il concilier
l'idée de loi avec l'idée de Dieu ? Qu'il laisse à Dieu
la prédestination et la grâce, et dans l'ordre social
nous aurons le privilège ; qu'il lui laisse l'omnipo-
tence, et nous aurons le despotisme. Le supranatu-
ralisme ne peut donner des lois à la vie sociale, qui
est la liberté. L'Internationale nie ce qui n'est pas
8
1^4 APPENDICE
affirmé par les sciences positives ; mais de là à ré-
pudier ce qu'il y a de beau, ce qu'il y a de bon, ce
qu'il y a de juste dans le monde; de là à répudier
toute base de nos droits et de nos devoirs, il y a un
abîme que le génie puissant de Mazzini ne comblera
jamais. Il regarde son Dieu, — nous regardons
l'Humanité.
L'Internationale — continue Mazzini écrivant aux
ouvriers italiens — est c< la négation de la patrie, de
la nation, c'est-à-dire du point d'appui pour le levier
au moyen duquel vous pouvez travailler en faveur
de vous-mêmes et de l'humanité; et c'est comme si
on vous demandait de travailler en vous refusant
toute division du travail, ou en fermant devant vous
les portes de l'atelier, La patrie vous a été donnée
par Dieu pour que, dans un groupe de vingt-cinq
millions de frères liés plus étroitement à vous par le
nom, la langue, la foi, les aspirations communes et
un long et glorieux développement de traditions, de
culte, de sépultures de chers disparus, de souvenirs
solennels de martyrs tombés pour affirmer la na-
tion, vous trouvassiez un appui robuste pour le plus
facile accomplissement d'une mission, pour la part
de travail que vous assignent votre position géogra-
phique et vos aptitudes spéciales. Qui la supprime-
rait, supprimerait toute l'immense quantité de forces
créées par la communauté des moyens et par l'acti-
vité de ces millions, et vous fermerait toute voie
pour la croissance et le progrès. A la nation l'Inter-
nationale substitue la commune, la commune indé-
L INTERNATIONALE ET MAZZINI H 5
pendante appele'e à se gouverner elle-même. « Vous
» sortez de la commune », dit-elle ; « c'est dans son
» sein que s'est faite l'éducation de votre vie » ; et
cela est vrai : mais rétrograderiez-vous vers la vie
de l'enfance, lui donneriez-vous la préponde'rance
sur la vie de l'âge viril, sous le prétexte qu'avant
d'être hommes vous avez été enfants ? »
En transcrivant ces lignes de l'illustre proscrit,
ma pensée se reporte à ces doux souvenirs du pre-
mier âge, qui rendent sainte aux âmes sensibles la
terre où s'est passée notre enfance : les tendres ca-
resses maternelles, le sourire de l'amour, les douces
études ; puis les premières aspirations de liberté,
les entretiens à voix basse, les ententes secrètes, les
missives mystérieuses de Mazzini qui, avec le ma-
gique nom de Patrie, nous mettaient la fièvre dans
le sang; les persécutions, les prisons, les batailles I
— Est-il possible que l'Internationale demande à
l'Italien, pour être citoyen du monde, d'oublier
l'azur de son ciel, la verdure de ses campagnes, la
magnificence de ses cités, les œuvres admirables de
ses ancêtres ? alors, elle devrait donc demander à
l'homme qu'avant de s'appeler humanitaire, il redes-
cendît au niveau de la brute ? — Non, non, Maître !
l'Internationale ne demande pas à ses adhérents de
ne pas voir ce qu'ils ont tous les jours sous les
yeux, d'oublier ce qui est constamment dans leur
pensée, de ne pas sentir ce qui est gravé dans leur
cœur. Votre patrie est esclave ? que ses fils s'in-
surgent, et l'Internationale prêchera une croisade
l36 APPENDICE
par-dessus les Alpes pour les aider. L'Internatio-
nale croit à la liberté, et combat l'autorité de
quelque nom qu'elle s'appelle, sous quelque forme
qu'elle s'enveloppe ; elle croit à la fraternité, et elle
inculque à ses prosélytes la destruction des fron-
tières. Qu'est-ce donc que la nation, sinon le des-
potisme et la guerre? Pourquoi aurions-nous le
percepteur et le gendarme, si nous n'avions pas à
Rome un gouvernement, qui, républicain ou mo-
narchique, concentre dans ses mains la puissance et
la volonté des multitudes ; pourquoi aurions-nous
une armée de douaniers et de soldats, si les Alpes
ne mettaient pas une barrière entre des hommes
destinés à s'aider réciproquement et à s'aimer?
Peut-on s'imaginer une nation sans une capitale
qui s'impose aux villes et aux communes, sans un
gouvernement autoritaire qui s'impose aux indivi-
dus et aux groupes, sans une frontière qui enlève
au travail des millions de bras pour en faire un
obstacle aux échanges et d'épouvantables instru-
ments de ruine et de carnage? Est-il possible de
concilier l'idée de nation avec celle de fraternité et
de liberté?
L'Internationale, dit Mazzini, substitue à la nation
la commune, la commune indépendante appelée à
se gouverner elle-même. Non, non ; l'Internatio-
nale substitue à la nation quelque chose de plus
rationnel, quelque chose de plus important que la
commune : l'individu, qui s'unissant librement à
d'autres individus, constitue la commune, pour
l'internationale et mazzini i37
continuer par la fédération des communes situées
dans une même région, et arriver à la fédération de
l'humanité. Est-ce là rétrograder? Est-ce faire pré-
valoir l'enfance sur l'âge viril, seulement parce
qu'avant d'être homme on a été enfant, — ou ne
faut-il pas considérer un semblable programme
comme l'expression du but final des plus saintes
aspirations de l'homme? La solidarité de la famille
humaine serait-elle, au dix-neuvième siècle, un
rêve de malade?
L'Internationale — continue encore Mazzini —
est « la négation de toute propriété individuelle,
c'est-à-dire de tout stimulant à la production, en
dehors de celui de la nécessité de vivre. La pro-
priété, quand elle est la conséquence du travail, re-
présente l'activité du corps, de l'organisme, comme
la pensée représente celle de l'âme : c'est le signe
visible de notre participation dans la transformation
du monde matériel, comme nos idées, nos droits de
liberté et d'inviolabilité de la conscience sont le
signe de la part que nous prenons à la transforma-
tion du monde moral. Qui travaille et produit a
droit aux fruits de son travail : c^est en cela que
réside le droit de propriété 1
« Et si la plus ou moins grande activité dans le
travail — c'est toujours Mazzini qui parle — est une
source d'inégalité, cette inégalité matérielle est un
gage d'égalité morale, conséquence du principe que
tout homme doit être rétribué à proportion de son
œuvre : recevoir autant qu'il l'a mérité. Il faut
l38 APPENDICE
tendre à la cre'ation d'un ordre de choses dans
lequel la propriété ne puisse pas devenir un mono-
pole et ne provienne d l'avenir que du travail, d'un
ordre dans lequel, quant à pre'sent, les lois tendront
à diminuer graduellement sa concentration perma-
nente en un petit nombre de mains et se serviront
de tous les moyens équitables pour en faciliter la
transmission et la répartition. »
Depuis que l'homme cherche les éléments de la
justice dans les institutions sociales, la question du
tien et du mien a été une de celles qui ont le plus
ardemment passionné l'esprit humain. De Moïse à
Napoléon, de Philippe de Macédoine à Thiers, de
Platon à Troplong, une armée innombrable d'in-
telligences a livré la plus obstinée des batailles sur le
terrain ensanglanté de la propriété. D'une part le
droit et la morale, de l'autre l'opportunité et la
force ; d'une part la rapine, de l'autre le sophisme.
Pour qui sera la victoire ?
Le socialisme n'a pas dit encore son dernier mot,
mais ni le socialisme ni l'Internationale ne nient,
comme le prétend Mazzini, toute propriété indivi-
duelle. Et comment pourraient-ils le faire, puisque
ceux qui combattent le plus vivement la propriété
individuelle du sol trouvent l'argument le plus fort
à l'appui de leurs théories dans la nécessité indis-
cutable que tout individu ait un droit absolu de
propriété sur les choses qu'il a produites ? Comment
le pourraient-ils, si ce qui est un des axiomes de
Mazzini, à savoir que « qui travaille et produit a
L INTERNATIONALE ET MAZZINI 139
droit aux fruits de son travail », constitue un des
pivots fondamentaux de leurs théories sociales?
L'accusation lance'e contre les socialistes, d'être
les ennemis de la proprie'te', n'est pas nouvelle ;
mais il serait temps, enfin, qu'avant de la faire sif-
fler à nos oreilles comme une malédiction et une
menace, on nous dît une bonne fois si, à notre
époque, la justice est la base et l'esprit des rapports
sociaux ; qu'on nous dît si, pour nous combattre et
pour éveiller contre nous les ressentiments d'un
préjugé imbécile, il faut que nos ennemis aient tou-
jours recours aux arguments de la déloyauté et du
mensonge.
Par ces paroles, je ne fais pas allusion à Mazzini.
L'affection et le respect que nul plus que moi n'a
ressentis pour cet homme extraordinaire ne me per-
mettraient certainement pas un autre langage que
celui du respect et de l'affection. Et puis comment
pourrais-je le combattre, comment pourrais-je faire
sortir de mes lèvres d'autres paroles que des paroles
amicales, puisque, sur la question de la propriété,
au lieu de combattre, en effet, le socialisme et l'In-
ternationale, il les a devancés ?
« Qui travaille et produit — écrit Mazzini aux
ouvriers italiens — a droit aux fruits de son tra-
vail ; c'est en cela que réside le droit de propriété. »
— « Tout homme doit être rétribué à proportion de
son œuvre. » — « Il faut tendre à la création d'un
ordre de choses dans lequel la propriété ne puisse
pas devenir un monopole et ne provienne à l'avenir
140 APPENDICE
que du travail, d'un ordre dans lequel, quant à pré-
sent, les lois tendront à diminuer graduellement sa
concentration permanente en un petit nombre de
mains et se serviront de tous les moyens équitables
pour en faciliter la transmission et la répartition. »
— « Suppression de tout impôt direct ou indirect
sur les choses nécessaires à la vie; liberté du travail,
et secours, si le travail fait défaut, ou si l'âge et les
maladies empêchent de s'y livrer; puis faveur et
appui accordés, par le crédit, à vos tentatives pour
substituer peu à peu au système actuel du salaire
le système de l'association volontaire fondée sur la
réunion du travail et du capital dans les mêmes
mains. » — Mais n'est-ce pas là du pur socialisme?
Que voulaient Pierre Leroux et Proudhon, que
veulent Marx et Bakounine, sinon que la propriété
soit le fruit du travail ? Et le principe que tout
homme doit être rétribué à proportion de ses œuvres
ne répond-il pas à cette inégalité d'aptitudes et de
forces où le socialisme voit la base de l'égalité et de
la solidarité humaines? Et vouloir, comme Mazzini
le veut, proclamer, comme il le proclame, que la
propriété ne doit pas être un monopole, qu'aucun
impôt ne doit frapper les choses nécessaires à la
vie, qu'au système du salariat doit être substitué
celui de l'association volontaire fondée sur la réu-
nion du travail et du capital dans les mêmes mains,
— n'est-ce pas affirmer toutes les théories du socia-
lisme; n'est-ce pas défendre énergiquenient, avec
cette puissance d'intelligence qui distingue Mazzini,
L INTERNATIONALE ET MAZZINI I4I
les principes professe's par rinternationale ? Di-
rai-je à l'homme que le monde aime et honore à n
bon droit : Comment le monopole pourrait-il être
ôte' de la proprie'té, puisque le monopole est le cor-
rélatif nécessaire de la concurrence? ou me met-
trai-je à lui démontrer que tant que dureront les
institutions qui régissent actuellement la société,
les impôts pèseront toujours sur ce qui est néces-
saire à la vie? que tant que les théories de l'Inter-
nationale ne seront pas la base fondamentale de
toute l'existence civile, la substitution du système
de l'association volontaire au système du salariat
sera toujours une impossibilité absolue ?
Maître! pourquoi, après quarante années de dou-
leurs indicibles, d'actions magnanimes, de con-
stance indomptée, vous enrôlez-vous parmi les
ennemis de ceux qui ont appris de vous à aimer la
patrie et l'humanité; parmi les ennemis de ceux qui
ont bravé intrépidement, à votre appel, le canon et
la potence? Pourquoi, après quarante années d'un
apostolat sans exemple, entre la vie et la perspec-
tive d'une gloire qui durera tant que l'homme sen-
tira battre son cœur pour les entreprises magna-
nimes, cherchez-vous à vous démentir vous-
même (^), et faites-vous que votre bannière tombe,
{') Voici comment G. Mazzini enseignait en i852 les théo-
ries du socialisme :
« La grande pensée sociale qui bouillonne aujourd'hui en
Europe peut se définir ainsi : abolition du prolétariat; éman-
cipation des travailleurs de la tyrannie du capital concentré
entre les mains d'un petit nombre d'individus; repartition
142 APPENDICE
sans combattre, entre les mains de vos ennemis? —
La jeunesse italienne est avec vous, les ouvriers du
monde entier vous aiment et vous admirent, mais
ne leur donnez pas l'indicible douleur de devoir
combattre les dernières batailles pour la re'demption
de la plèbe sans la direction et sans l'appui du vieux
porte-étendard de la liberté.
des produits, ou de la valeur qu'ils représentent, à proportion
du travail accompli; éducation morale et intellectuelle des
ouvriers, association volontaire entre les ouvriers substituée
pacifiquement, progressivement, autant qu'il est possible, au
travail individuel salarié selon la volonté arbitraire du capita-
liste. Voilà le résumé de toutes les aspirations raisonnables
actuelles. Il ne s'agit pas de détruire, d'abolir, de transférer
violemment la ricliesse d'une classe à une autre; il s'agit
d'élargir le cercle de la consommation, d'augmenter par consé-
quent les produits, de faire la part plus large, dans la réparti-
tion, à ceux qui produisent; d'ouvrir une large voie au tra-
vailleur; pour qu'il puisse acquérir richesse et propriété, de
faire que tout homme qui donnera des garanties de volonté,
de capacité, de moralité, trouve des capitaux et le moyen de
travailler librement. Ces idées-là sont justes, et peu à peu
elles triompheront. Historiquement, les temps sont mûrs pour
leur triomphe. A l'émancipation de l'esclave succéda celle du
serf, et celle du prolétariat doit venir ensuite. Le progrès de
l'esprit humain a renversé, au moyen du patriciat, le despo-
tisme de la monarchie; au moyen de la bourgeoisie, de l'aris-
tocratie financière, il a renversé le privilège de la noblesse du
sang ; et il renversera, au moyen du peuple, de la masse qui
travaille, le privilège de la bourgeoisie propriétaire et capita-
liste, jusqu'au jour où la science, fondée sur le travail, ne
reconnaîtra plus d'autre privilège que celui de l'mtelligence
vertueuse, appelée à diriger, parle choix du peuple que l'édu-
cation aura éclairé, le développt;ment des facultés et des forces
sociales. « {Note de l'original.)
RAPPORT SUR L'ALLIANCE
AVANT-PROPOS
Bakounine, on Fa vu, après m'avoir expédié, le
25 juillet 187 1, les feuillets 92-141 du manuscrit Proles-
tation de l'Alliance ou Appel de P Alliance, commença le
jour même la rédaction d'une Réponse à Ma^:{ini. Cette
Réponse fut achevée le 28; et aussitôt, sans perdre un
jour, il revint à l'Alliance. Il venait de recevoir une lettre
de moi, lui communiquant des nouvelles de Londres : je
lui apprenais qu'au lieu d'un Congrès général de l'Inter-
nationale, sur la convocation duquel nous avions compté,
le Conseil général avait décidé la réunion à Londres
d'une Conférence privée, à l'ordre du jour de laquelle
figurerait, entre autres questions, celle de la scission de
la Fédération romande et de la situation de la Section de
l'Alliance de Genève par rapport à cette Fédération et
à l'Internationale tout entière.
Bien que le manuscrit dont la rédaction avait été com-
mencée le 4 juillet et suspendue le 25 soit désigné, dans
le journal de Bakounine, sous le nom de Protestation de
y
146 AVANT-PROPOS
r Alliance et dC Appel de r Alliance, l'auteur n'y avait parlé
que de l'organisation de l'Internationale en général et de
celle des Sections genevoises en particulier : il n'y avait
pas encore abordé la question de l'Alliance, Or, c'était
là le point essentiel sur lequel porterait certainement le
débat à la Conférence de Londres ; c'est pourquoi,
renonçant à poursuivre l'exécution du plan beaucoup
trop vaste d'après lequel il avait travaillé du 4 au 25,
Bakounine se mit aussitôt à écrire un Mémoire limité
strictement à ce qui concernait l'histoire de la Section
de l'Alliance de Genève. Son journal du 28 juillet porte :
« Mémoire sur l'Alliance»; le 5 août, il y écrit : « Lettre
à Guillaume avec paquet première moitié Mémoire sur
l'Alliance ». Cette « première moitié » se composait de
28 feuillets; mais ce n'était pas la « moitié», c'était
le quart seulement de ce que Bakounine écrivit réelle-
ment.
Le lendemain du jour où il m'avait expédié ce paquet
de manuscrit, il recevait une autre lettre de moi, lui
communiquant des nouvelles du Conseil général venues
par l'intermédiaire de Robin. Celui-ci me racontait com-
ment il était parvenu à faire reconnaître au Conseil l'au-
thenticité des lettres d'Eccarius et de Jung (voir ci-des-
sus p. 5); il avait en conséquence reçu, en double
exemplaire, une déclaration signée du secrétaire du
Conseil, attestant que les lettres étaient authentiques, et
qu'il n'existait aucune décision du Conseil qui, depuis,
eût suspendu la Section de l'Alliance; et il m'envoyait,
pour Genève, un de ces exemplaires. J'avais fait aussitôt
parvenir à la Section de l'Alliance de Genève le docu-
ment qui lui était destiné; et en transmettant à Jou-
kovsky, avec ce document, la lettre de Robin, je l'avais
AVANT-PROPOS 147
engagé à examiner si, maintenant qu'elle avait obtenu du
Conseil général la reconnaissance de la régularité de sa
situation, la Section de l'Alliance, prenant en considéra-
tion l'intérêt supérieur de l'Internationale, n'agirait pas
plus sagement en renonçant d'elle-même à prolonger
davantage une existence qui, depuis longtemps, n'avait
plus aucune utilité. J'avais pu constater que les réfugiés
de la Commune avaient beaucoup de peine à se rendre
compte de la véritable situation. Nos adversaires cher-
chaient à leur persuader que la scission n'avait nulle-
ment été le résultat d'une divergence sérieuse de prin-
cipes, qu'elle était due simplement à des querelles de
personnes, et en particulier à l'obstination ridicule d'une
poignée d'hommes qui prétendaient absolument impo-
ser à la Fédération genevoise l'obligation de recevoir
dans son sein une section dont elle ne voulait pas. Il
était chimérique d'espérer que ceux de ces réfugiés qui
habitaient Genève se décideraient à devenir membres de
l'Alliance : celle-ci allait donc voir son isolement devenir
plus grand encore; tandis qu'une fois sa dissolution pro-
noncée par elle-même, les membres qui avaient fait
partie de la section n'auraient plus rien qui les empêchât
d'établir entre eux et les proscrits français des liens
sérieux de solidarité en vue d'une action commune. Par
la dissolution de la Section de l'Alliance, ajoutais-je,
on enlèverait du même coup à la coterie marxiste le
prétexte qu'elle croyait déjà tenir pour prendre contre
nous et faire approuver par la future Conférence des
mesures funestes, qui pourraient entraver la libre orga-
nisation de nos sections. En terminant, je priais Jou-
kovsky de communiquer immédiatement à Bakounine
la lettre de Robin.
I4B AVANT-PROPOS
Dans ma lettre à Bakounine, j'exposai les mêmes
considérations, en faisant valoir l'avantage que nous don-
nerait, devant la Conférence de Londres, le terrain
nouveau sur lequel nous nous serions placés, terrain qui
se trouverait déblayé et aplani par la dissolution volon-
taire de la Section de l'Alliance. Mais Bakounine ne
goûta pas mes raisons. Il fallait, pensait-il, accepter
la lutte sur le terrain où nous étions; et si la Section de
l"" Alliance devait se dissoudre un jour, ce ne pourrait être
qu'après avoir triomphé de ses ennemis. Il m'écrivit le
jour même, 6 août, pour m'exposer son point de vue,
une longue lettre, que je ne possède plus (toute ma cor-
respondance avec Bakounine, excepté celle de 1869 et
deux lettres de 1871, a été détruite). Il écrivit égale-
ment une lettre aux membres de la Section de l'Alliance,
à Genève, pour leur dire son avis sur le conseil que je
leur avais donné, et pour leur proposer un plan de cam-
pagne tout différent du mien. Cette lettre, qu'il m'en-
voya et que je transmis de sa part à la Section de l'Al-
liance, a été retrouvée dans les papiers de Joukovsky
par Max Nettlau, qui l'a publiée dans sa Biographie de
Bakounine. J'en ai reproduit le texte, d'après lui, au
tome II de Vlnlernalionale, Documents et Souvenirs,
p. 178; et je donne également ce texte ici (p. 161), en
manière d'introduction au Rapport sur F Alliance.
Les 28 premiers feuillets du Mémoire de Bakounine
m'étaient parvenus le 8 août : je les envoyai à Genève
le lendemain, pour que, selon l'intention de l'auteur.
Perron les revît, les complétât ou les abrégeât.
La lettre du 6 août, à la Section de l'Alliance, me
parvint le 9, et, après l'avoir lue, je la transmis à Perron
AVANT-PROPOS I49
le même jour. Dans cette lettre, Bakounine, après avoir
cherché à démontrer que la dissolution de la Section de
l'Alliance avant Isl Conférence serait une maladresse, un
sacrifice inutile, « une lâcheté gratuite mais nullement
obligatoire », proposait qu'un Mémoire justificatif fût
adressé par la Section de l'Alliance au Comité fédéral de
Saint-Imier, et, à cette occasion, il parlait en ces termes
du manuscrit dont il m'avait envoyé le commencement :
« J'ai déjà envoyé la première partie d'un projet de
mémoire à James, je lui en enverrai dans ces jours la fin.
Il est trop long, mais il contient tous les éléments de
notre défense, et il sera très facile soit à Jouk, soit à
Perron, soit à James, d'en faire un mémoire très court...
« Je propose donc que le Comité fédéral de Saint-
Imier, après avoir reçu votre mémoire, rédige un
mémoire pour son compte, où, en racontant tous les faits
qui se sont passés au Congrès de la Chaux-de-Fonds et
depuis, il démontrera victorieusement le droit de la
Fédération des Montagnes. »
Il ajoutait qu'à son avis les Sections des Montagnes
devaient absolument envoyer un délégué à la Conférence
de Londres; et ce délégué, disait-il, « ne doit être autre
que James Guillaume. Je suis convaincu qu'il remportera
et fera remporter à notre organisation des Montagnes,
aussi bien qu'à l'Alliance, une victoire éclatante (i). »
Mais le jour même où Bakounine écrivait cette lettre,
la Section de l'Alliance de Genève, sans l'avoir prévenu
( I ^ Après mûr examen, les Sections des Montagnes décidèrent
qu'elles n'avaient pas à envoyer de délégué à une Conférence
à laquelle elles n'avaient pas été convoquées.
l50 AVANT-PROPOS
de rien, avait tenu à la précipitée une réunion dans
laquelle, se conformant à mon avis, ainsi qu'aux conseils
de quelques réfugiés de la Commune, elle prononçait
sa dissolution. Joukovsky m'annonça cet acte par un
billet que je reçus le lo août. Je lui répondis sur-le-
champ :
« ... 11 me semble que vous êtes allés un peu vite.
J'avais insisté pour que Michel fût consulté et pour
qu'on lui envoyât la lettre de Robin. Or, d'après une
lettre de Michel que j'ai reçue hier ('), et que j'ai en-
voyée immédiatement à Perron pour qu'il la communique
aux amis, il semble que Michel n'a rien reçu de vous, et
qu'il n'a été instruit du projet de dissoudre l'Alliance (^)
que par moi. Tu verras, d'après sa lettre, qu'il différait
d'opinion avec nous, et qu'il eût voulu conserver le slalu
quo jusqu'au Congrès ; j'aurais aimé que vous attendiez sa
lettre avant de prendre une décision, afin que son opi-
nion pût être comptée et discutée.
« Et maintenant que faites-vous? J'espère qu'au moins
pour cette affaire si grave, vous allez agir régulièrement.
Il y a deux choses à faire tout d'abord :
a i" Ecrire au Comité fédéral romand à Saint-Imier
que [la Section de] l'Alliance est dissoute, et lui en
exposer les motifs ;
« 2"^ Ecrire au Conseil général à Londres, d'abord
pour lui accuser réception de sa lettre (^), — Robin
l'exige absolument, — puis en même temps pour lui
annoncer votre dissolution.
(i) Celle du 6 août.
(2) C'est-à-dire la Section de l'Alliance de Genève.
(3) C'est-à-dire de la déclaration du 25 juillet 1871, trans-
mise par Robin.
AVANT-PROPOS l<jl
« Je crois que le mémoire préparé par Michel, dont
je vous ai envoyé hier la première partie, a toujours sa
raison d'être. Tout en cessant d'exister, l'Alliance peut
et doit réfuter les calomnies sans nombre dont elle a été
l'objet. Il faudrait donc vous réunir encore pour examiner
ce mémoire, y faire les changements que vous trouverez
convenables, et ensuite le faire publier de manière qu'il
puisse être mis entre les mains de chacun des délégués
de la Conférence de Londres, qui aura lieu — je le sais
maintenant — le troisième dimanche de septembre. »
Le lendemain ii, je recevais de Joukovsky : i** la
copie d'une lettre à Hermann Jung, par laquelle il lui
accusait réception de la déclaration du 25 juillet 1871
transmise par l'intermédiaire de Robin, et le chargeait
de faire part au Conseil général de la dissolution de la
Section de FAlliance ; 2° un projet de lettre (trois
feuillets) à la Conférence de Londres. Je m'empressai
de lui adresser la réponse suivante :
« Je reçois à l'instant le projet de lettre à la Confé-
rence de Londres. D'autre part, Charles (i) a dû te
communiquer le mémoire de Michel que je lui ai envoyé
avant-hier. Lequel choisir? L'affaire est de savoir s'il
faut un mémoire étendu, complet, avec preuves à l'appui,
ou bien une déclaration courte et catégorique sans autres
développements. Si on s'arrête à cette dernière idée, il
me paraît que ton projet est excellent. Mais un mémoire
plus étendu me semble pourtant nécessaire. En effet,
les simples affirmations ne prouvent rien : elles laissent
la porte ouverte aux démentis, — et tu sais avec quelle
(i) Perron.
152 AVANT-PROPOS
impudence nos ennemis savent mentir. Il faut arriver
devant la Conférence les mains pleines de preuves; il
faut déchirer tous les voiles. Eh bien, le mémoire de
Michel me paraît excellent pour arriver à ce but: il est
écrit avec modération, et avec une sobriété de langage
qui n'est pas toujours son propre.
« Je vote donc, pour ma part : 1° Pour l'envoi au
Conseil général de la déclaration de la dissolution de
l'Alliance, telle qu'elle est contenue dans ta lettre ;
2° Pour l'envoi à la Conférence du mémoire de Michel,
préférablement à cette déclaration en trois feuillets que
tu m'as envoyée.
« Nous avons le temps d'attendre que Michel ait fini
son travail, puisque la Conférence a lieu le troisième
dimanche de septembre. Cependant, il faut qu'il se
dépêche. Ecris-lui dans ce sens; je lui ai déjà écrit hier.
« ... Ainsi, mon cher, je te prie de répondre à cette
lettre et à celle d'hier, courrier par courrier, afin que je
sache si le mémoire de Michel est goûté à Genève, et si
vous voulez l'accepter. »
Par la regrettable négligence de nos amis de Genève,
les 28 feuillets envoyés à Perron furent perdus, comme
le furent les 62 premiers feuillets de la Protestation de
V Alliance. Si le reste du manuscrit (feuillets 29-111)
existe encore, c'est qu'il n'est heureusement pas sorti
de mes mains.
Ces 28 premiers feuillets racontaient la fondation, au
second Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté,
à Berne, de l'Alliance Internationale de la Démocratie
socialiste (25 octobre 1868); son adhésion à l'Associa-
tion Internationale des Travailleurs; la formation à
AVANT-PROPOS 1^3
Genève d'une Section de cette Alliance (28 octobre),
Section qui compta dès le premier jour près d'une cen-
taine de membres; et l'accueil qui fut fait à ce nouveau
groupement par les ouvriers des sections du bâtiment
et par ceux des sections de la Fabrique.
Le 13 août (d'après le calendrier-journal), Bakounine
— informé de la dissolution de la Section de l'Alliance
le 12 seulement, non point par une communication du
secrétaire de la Section, mais par une lettre privée
d'Ozerof — m'écrivit une longue lettre, achevée seule-
ment le 16, dans laquelle il se plaignait vivement que la
Section de l'Alliance eût prononcé sa dissolution sans
qu'il eût été informé, en temps utile, de la mise à l'ordre
du jour de cette question; il m'annonçait qu'il envoyait
à l'adresse d'un ami de Genève une protestation contre
ce procédé et contre la décision prise.
Le 14, Joukovsky m'apprenait que les anciens
membres de la Section de l'Alliance, unis à un certain
nombre de proscrits français, voulaient constituer à
Genève une nouvelle section de l'Internationale sous le
nom de Section de propagande et d'action révolutionnaire
socialiste. Je répondis par la lettre suivante :
« Merci de ta lettre. Deux mots d'observation.
« Tu ne me dis rien quant à Michel : l'a-t-on con-
sulté, oui ou non, sur la dissolution de l'Alliance?
« Maintenant, pourquoi diable former cette Section de
propagande? Voilà que vous gâtez par là tout le bon
effet de la dissolution de l'Alliance. L'essentiel est qu'il
soit bien constaté que vous êtes dissous, désorganisés,
renonçant à toute idée de groupement spécial, et deman-
dant seulement à vous joindre à la Section centrale. La
9.
154 AVANT-PROPOS
Section centrale vous refusera, c'est à prévoir : alors vous
aurez le droit de créer une nouvelle Section, — ou
plutôt, non, même alors je voudrais vous voir rester à
l'état d'individualités sans section, et réclamant auprès
du Conseil général contre l'exclusivisme de la coterie
genevoise qui vous ferme ses portes.
« Ne vois-tu pas que de cette façon nous les battrons,
nous les mettrons au pied du mur, — au lieu qu'en
recréant une section, vous donnerez lieu à la remarque
parfaitement juste que c'est l'Alliance sous un autre
nom? »
Après avoir reçu la nouvelle lettre de Bakounine
des 13-16 août, j'écrivis à Joukovsky ce qui suit,
le 20 août :
« Mon cher Jouk, quelques questions auxquelles tu
voudras bien répondre à lettre vue :
« 1° As-tu vu la protestation de Michel contre la disso-
lution de l'Alliance? Si non, demande-la à Pinier, je
crois que c'est à lui qu'il l'a adressée. Je trouve que
Michel a parfaitement raison de se plaindre de vos pro-
cédés à son égard : on ne l'a pas averti ni consulté, on
ne lui a pas envoyé la lettre de Robin que je t'avais
expressément prié de lui communiquer.
« Ah ! mon cher, vous faites les choses en artistes :
vous n'êtes pas assez bourgeois, assez positifs, assez
hommes d'affaires, vous n'avez pas assez de régularité,
de ponctualité, enfin toutes ces qualités fort ridicules, si
tu veux, mais essentielles dans toute organisation ; vous
êtes paresseux, volages, étourdis, capricieux comme
des artistes. Et je vois, hélas! qu'il n'y a rien à faire
pour vous convertir à des idées moins fantaisistes : un
AVANT-PROPOS I5 5
Maurs changerait-il sa peau et un léopard ses taches?
« 2° Persistez-vous à créer une nouvelle section? Je
te répète qu'à mes yeux c'est une très grande faute, que
cela détruit tout le bien qu'aurait fait la dissolution de
l'Alliance...
« J'ai modifié mes idées à l'égard de la suppression
du Conseil général. Il me semble que si nous pouvions
faire la paix avec lui, cela vaudrait encore mieux, pour
le moment, que d'amener une guerre générale...
« Et, à propos de Michel, as-tu vu dans la Liberté
d'hier sa réponse à Mazzini ? Je suis enchanté que la
Liberté l'ait insérée. Il y aura encore, je l'espère, moyen
de s'entendre avec les Belges... »
Joukovsky répondit sur un ton piqué à la semonce
relative à sa négligence. Mais sa réponse, écrite le
lundi 21, mit une semaine à me parvenir, parce qu'il
avait oublié de la jeter à la poste. Je la reçus le sa-
medi 26 au soir, et le lendemain je lui écrivais (27 août) :
« Mon cher Jouk, vraiment tu me fais rire. Tu te
fâches parce que je t'appelle artiste, que je me plains de
ton manque de régularité dans la correspondance, que
je constate que tu n'as pas les qualités d'un bourgeois
ponctuel et méticuleux, tandis que tu as celles — fort
appréciées par moi d'ailleurs — d'une imagination riche
et féconde, mais capricieuse ; tu te fâches, dis-je, et
voilà que tu as soin, en même temps, de justifier de point
en point mon jugement.
« En effet, tu prétends me répondre à lettre vue : aussi
m'écris-tu lundi soir, à minuit! heure un peu indue. Seu-
lement tu oublies la lettre dans ta poche, et tu ne la mets
à la poste que le samedi matin, comme le constate le
156 AVANT-PROPOS
timbre de Genève, — en sorte qu'elle m'arrive le samedi
soir.
« Puis, dans cette réponse à leilre vue qui a mis une
semaine à me parvenir, tu ne me parles que d'une seule
chose, et tu persistes à garder un silence incompré-
hensible sur les points les plus essentiels.
« Ainsi, je n'ai jamais pu obtenir de toi une réponse à
l'égard des comptes de la Solidarité...
« Je persiste à croire que vous aviez le temps de pré-
venir Michel de ma proposition concernant l'Alliance.
Il ne s'agit pas ici de l'autorité d'un homme, de dicta-
ture, etc. ; il s'agit d'égards dus à un ami. Vous pouviez
très bien fixer à huit jours la séance dans laquelle on
discuteraitla question, et dans l'intervalle écrire à Michel.
Enfin, c'est fait, n'en parlons plus... n
A partir de ce moment, je m'abstins de toute récrimi-
nation au sujet du fait accompli. Mais Bakounine, lui,
avait été blessé de l'inconvenance du procédé de Jou-
kovsky et de Perron; et le froissement qu'il en avait res-
senti explique le ton sur lequel il parle de ces anciens
amis dans les derniers feuillets de son Mémoire, écrits
postérieurement à la dissolution de la Section de l'Al-
liance.
Un nouvel envoi de manuscrit (feuillets 29-68) me fut
fait le 21 aoAt. Au bas du feuillet 68 Bakounine avait
écrit cette annotation : « Je ne sais pas l'usage que vous
trouverez bon de faire de ce manuscrit. Ce qui est cer-
tain, c'est que je ne ferai pas d'autre rapport que celui-
ci, qui ne peut pas être imprimé dans sa forme présente,
mais qui contient des détails suffisants pour éclaircir
tous les points et pour vous fournir tous les matériaux
AVANT-PROPOS 157
nécessaires pour un mémoire plus serré et plus court. »'
Le 23, Bakounine m'envoya les feuillets 69-77, et
le 24 les feuillets 78-98. Le 25, le calendrier-journal
nous le montre commençant un second article contre
Mazzini, qu'il interrompt le soir pour reprendre le
manuscrit de ce qu'il appelle maintenant son « Rapport»;
il en continue la rédaction le 26, et le lendemain m'en-
voie les feuillets 99-1 1 1 ; au verso du feuillet 1 1 1 il écri-
vait ; « Presque fin de mon Rapport sur l'Alliance. J'ai
vraiment très peu de choses à y ajouter. » Il avait con-
servé par devers lui le feuillet 112, sur lequel il avait
tracé seulement quelques lignes; mais il n'acheva pas de
le remplir (ce feuillet s'est retrouvé dans ses papiers) :
c'est qu'il se consacrait maintenant tout entier à sa
seconde Réponse à Mazzini, qui allait devenir un livre.
Aucun usage ne fut fait à ce moment-là du « Rapport »
de Bakounine, parce que sa proposition, présentée aux
membres de la Section de l'Alliance par la lettre du
6 août, « d'adresser un mémoire justificatif au Comité
fédéral de Saint-Imier », n'avait pas été adoptée, non
plus que celle d'envoyer au Conseil général de Londres
et aux principales Fédérations de l'Internationale un
mémoire dans lequel ce Comité fédéral raconterait les
faits qui s'étaient passés au Congrès de la Chaux-de-
Fonds et depuis. D'ailleurs il eût été difficile d'utiliser
ce manuscrit sans en retrancher précisément les parties
les plus intéressantes — disons le mot, les plus amu-
santes : Bakounine s'y était abandonné à sa verve, il y
avait tracé des portraits, magistralement crayonnés,
d'Outine et de Henri Perret ; il y faisait même rire aux
dépens de Charles Perron et de Paul Robin, en racon-
tant leurs maladresses. Lorsque j'eus à rédiger, en 1872,
158 AVANT-PROPOS
le Mémoire de la Fédération jurassienne, j'y insérai
deux passages du manuscrit de Bakounine : le pre-
mier (feuillets 38-56) dans les Pièces justificatives,
pages 45-58; le second, feuillets 58-78 (avec beaucoup
de suppressions et d'atténuations), aux pages 68 (ligne 3)-
77 (ligne II) du texte.
Quelques passages des chapitres « Campagne désas-
treuse de Perron et de Robin » et « Outine, le Mac-
chabée et le Rothschild de l'Internationale de Genève »
ont été publiés dans Vlnlernaiionale, Documents et
Souvenirs, tome I", pages 226-229.
Ce n'est qu'aujourd'hui que la publication intégrale
du manuscrit est devenue possible.
J. G.
RAPPORT
SUR
L'ALLIANCE
Inédit en grande partie.
Du 28 Juillet au 2 y Août iS-ji,
Précédé d'une Lziirz a la Section de V Alliance de
Genève^ 6 août 1871.
LETTRE DE BAKOUNINE
A LA SECTION
DE L'ALLIANCE DE GENÈVE
Le 6 août 1871. Locarno.
Aux amis de la Section de V Alliance de Genève.
Amis et Frères,
Notre ami James vient de m'e'crire qu'il vous a
envoyé une lettre de Robin (lettre que je vous prie
de m'envoyer au plus vite, comme il vous l'a
recommandé, Je pense) qui lui annonce qu'un orage
formidable, longuement préparé par nos sales enne-
mis de Genève, de concert avec les autoritaires
communistes de l'Allemagne, menace de fondre
non seulement sur l'Alliance, mais sur toute la
Fédération des Montagnes, et qu'il ne s'agit de rien
de moins que d'exclure cette Fédération, la seule
qui représente le vrai esprit de l'Internationale en
Suisse, de la communion internationale des tra-
vailleurs.
102 LETTRE DE BAKOUNINE
Justement inquie'te' par cette nouvelle, l'ami
James, qui vous a envoyé' en même temps l'acte du
Conseil général qui reconnaît la légitimité de notre
Section, vous a donné le conseil de profiter de cette
nouvelle déclaration du Conseil général pour faire
ce qu'il appelle un coup de maître, et qui ne serait
à mes yeux qu'un acte de détaillance malhabile. Il
vous conseille de déclarer volontairement votre
dissolution, et de demander comme conséquence
de ce suicide généreux votre rentrée dans la Section
centrale.
Il s'imagine sans doute que ce qui vous sépare de
vos ennemis de Genève n'est qu'une question d'or-
ganisation, tandis que tous les principes et toutes
les organisations ne sont pour eux rien que des pré-
textes qui leur servent à masquer leurs haines
féroces, leurs ambitions, leurs intérêts et leurs
vanités personnelles. Votre acte de dissolution noti-
fié par vous au Comité fédéral de Genève serait
accepté par eux sans doute avec joie comme un aveu
public de votre faute supposée et comme un désa-
veu de notre principe ('), et votre demande de ren-
(i) Ma thèse était, au contraire, que la dissolution volon-
taire de la Section de l'Alliance, bien loin de constituer un
« aveu » ou un « désaveu », pouvait être prononcée sans que
personney vît une défaite ou une reculade, puisque le Conseil
général avait été contraint de reconnaître publiquement la
régularité de la situation de cette Section. Le désaveu était
pour Marx, Engels et leurs agents, qui avaient osé prétendre,
en mars 1871, que jamais la Section de l'Alliance n'avait été
admise par le Conseil général ; et une fois ce désaveu-là bien
acquis et dûment enregistré, la Section de l'Alliance n'avait
plus rien à faire qu'à disparaître, son rôle à Genève étant fini
A LA SECTION DE l'aLLIANCE DE GENÈVE lôj
trée aurait pour conséquence infaillible, je vous le
jure sur ma tête, la re'ponse suivante : « Nous con-
sentons généreusement à recevoir dans le bercail
tous nos frères égarés et repentants de l'Alliance,
moins Perron, Jouk, Bakounine et Sutherland, qui
ont été expulsés de la Section centrale pour diffé-
rents délits, par un jugement en règle (i). » Au be-
soin, ce que je ne pense pas, ils pourraient consentir
à nous accorder une amnistie, — ils ne nous l'ac-
corderont pas, j'en suis sûr, leurs haines sont trop
vivaces et ils nous craignent trop pour cela, — mais
en supposant même qu'ils nous l'accordent, je vous
déclare, pour mon compte, que moi au moins je ne
l'accepterai pas. Leurs intrigues et leurs calomnies
contre nous, ce jugement odieux, ridicule, et l'ex-
pulsion prononcée contre nous, ont été autant
d'infamies, et je ne consentirai jamais à me mettre
dans la position de recevoir un pardon lorsque c'est
moi qui dois pardonner.
Qu'on ne dise pas que je dois faire un sacrifice
depuis longtemps. Mon opinion sur l'inutilité de cette Section
de l'Alliance était bien connue de Bakounine, de Perron et de
Joukovsky. Dans une lettre à ce dernier, du 4 juin 1870,
j'avais écrit : « Que font donc Joukovsky, Perron, Brosset ?
nous demande-t-on de toutes parts. Pas un signe de vie ; plus
un mot de l'Alliance (Tant mieux!). » Ce Tant mieux — cri du
cœur qui m'était échappé — fut certainement répété par la
plupart des Jurassiens, lorsqu'ils apprirent, en août 1871, que
la Section de l'Alliance, satisfaite d'avoir vu Marx « pris en
flagrant délit de mensonge, et son acte authenliquement con-
staté » (Robin), se retirait du champ de bataille, et que désor-
mais on n'entendrait plus parler d'elle,
(i) Voir ci-dessus, p. 4.
104 LETTRE DE BAKOUNINE
pour la paix, pour le bien de l'Internationale.
Jamais aucun bien ne pourra être obtenu par une
lâcheté' ('). Nous n'avons pas le droit de nous
abaisser devant eux, parce qu'en nous abaissant
nous abaisserions notre cause et notre principe,
et pour sauver l'apparence, le mensonge de l'In-
ternationale, nous en sacrifierions la vérité et la
réalité.
Je pense en général que ce n'est pas par une poli-
tique de lâclies concessions et de chrétienne humi-
lité, mais seulement par le ferme et franc maintien
de notre droit, que nous pourrons triompher de nos
ennemis, pour le bien même de l'Internationale.
Notre droit n'est-il pas assez clair ? N'avons-nous
pas souffert depuis plus d'un an toutes les atta-
ques, toutes les calomnies, toutes les intrigues,
sans nous défendre et sans même répondre? Notre
silence a été une grande faute (2), notre dissolution
serait un suicide honteux.
Voici le plan que je vous propose en opposition à
celui de Guillaume :
i" Adressons un Mémoire justificatif am Comité
(i) Il ne s'agissait aucunement àQ sacrifice, et encore moins
de idchetc. La déclaration du Conseil général du 25 juillet 1871
avait donné entière satisfaction à Bakounine et à ses amis en
ce qui concernait la situation de la Section de l'Alliance dans
l'Internationale; et on pouvait penser que la Section centrale
de Genève, dont l'esprit, croyais-je, était en train de se modi-
fier par suite de l'arrivéedes réfugiés de iaCommune, révoque-
rait spontanément son vote inique du i3 août 1870.
(2) Notre silence avait été la conséquence forcée de la guerre
et de la Commune, non le résultat de notre volonté.
A LA SECTION DE l'aLLIANCE DE GENÈVE I65
fédéral de Saint-Imier, le seul que nous puissions
reconnaître (*j; — j'ai déjà envoyé la première par-
tie d'un projet de mémoire à James, je lui en enverrai
dans ces jours larin ; ilest trop long, mais il contient
tous les éléments de notre défense, et il sera facile
soit à Jouk, soit à Perron, soit à James, d'en faire
un mémoire très court ; — et, après y avoir établi
par des faits la justice de notre cause, notre droit,
déclarez, si vous le trouvez bon et le décidez à l'una-
nimité (quoique vraiment je n'en voie aucune
nécessité), déclarez que pour le bien de l'Interna-
tionale (ce qui serait toujours un aveu implicite que
vous avez été le mal) vous voulez bien vous dis-
soudre, mais pas avant qu'on ait publiquement
reconnu, soit dans un Congrès, soit dans cette
Conférence de Londres, votre droit, l'injustice
des attaques qu'on a soulevées contre vous, et
la généreuse grandeur de votre dissolution volon-
taire.
2° La Fédération des Montagnes peut-elle, doit-
elle faire le même sacrifice ? doit-elle aussi se
dissoudre pour se soumettre à la despotique direc-
tion du Comité fédéral de Genève, baisser pavillon
devant Outine, Perret, Becker et compagnie (^) ? Il
(i) Le Comité fédéral des sections des Montagnes, qui s'était
trouvé placé à la Chaux-de-F'onds pendant la première année,
avait été transféré à Saint-Imier en mai 1871.
(2) Il n'a jamais été question de semblable chose ; Bakou-
nine formule ici une hypothèse absurde, pour se donner
l'avantage d'une réfutation facile, réfutation au moyen de
l66 LETTRE DE BAKOUNINE
me paraît que poser cette question, c'est la résoudre.
C'est comme si Ton demandait : Faut-il, sous le
pre'texte de faire une unité' apparente dans l'In-
ternationale de la Suisse romande, sacrifier son
esprit, et tuer le seul corps qui soit constitue' selon
son esprit?
Je vous re'pète ce que j'ai écrit à Guillaume. Un
tel sacrifice serait une lâcheté gratuite, mais nulle-
ment obligatoire.
Enfin, mes chers amis, croyez-vous vraiment que
l'Internationale soit arrivée à ce point en Europe qu'on
nepuisse plus vivre, respirer, agir dans son sein que
par une série d'actes humiliants mais diplomatiques,
que par la lâcheté, que par l'intrigue? S'il en était
ainsi, l'Internationale ne vaudrait plus un sou, il
faudrait vite la dissoudre comme une institution
bourgeoise ou dépravée par l'esprit bourgeois. Mais
ne lui faisons pas cette injure. Ce n'est pas elle qui
est devenue mauvaise, c'est nous qui sommes deve-
nus lâches et faibles. Nous renfermant dans le sen-
timent de notre droit, nous nous sommes tus comme
de prudents martyrs, tandis que nous devions traî-
ner nos calomniateurs au grand jour et leur rendre
coup pour coup (^). Nous ne l'avons pas fait parce
qu'intérieurement nous étions divisés, et que dans
laquelle il sera censé avoir démontré que la Section de
l'Alliance ne doit pas être dissoute. C'est un artifice de rhéto-
rique, qui lui permettra d'ailleurs de dire des choses fort élo-
quentes.
(i) Bakounine, ici, ne parle que de ce qui s'est passé à
A LA SECTION DE l'aLLIANCE DE GENÈVE 167
le moment critique chacun sembla vouloir tirer son
épingle du jeu, boudant sous sa tente comme
Achille. Je ne fais pas de personnalite's, je fais de
l'histoire. Et les ennemis n'ont que trop bien profite'
de nos divisions et de notre silence. Il en a été de
même de la Fédération des Montagnes, non qu'elle
ait été divisée, — par bonheur elle fut et reste unie
comme une famille de frères, — mais parce qu'elle
a eu le malheur d'adopter la politique de Notre
Seigneur Jésus-Christ, politique de patience, d'hu-
milité volontaire et de pardon des injures ('). Est-ce
que cela a touché nos ennemis ? Point du tout, ils
n'en ont profité que pour la mieux calomnier et
salir. N'est-ce pas une preuve qu'il faut mettre tin à
cette politique de chrétiens, de crétins ! Que faut-il
donc faire ? Une seule chose, renouveler notre com-
bat au grand jour. Ne craignez pas de tuer par là
l'Internationale. Si quelque chose peut la tuer, c'est
précisément la diplomatie et l'intrigue, c'est la pra-
tique souterraine, celle qui constitue maintenant
tout le jeu de nos ennemis non seulement de Genève,
mais de Londres aussi. La lutte au grand jour ren-
Genèvcj et de l'attitude, en effet très singulière, des membres
de l'Alliance comme Brosset, Perron, Joukovsky, qui se tinrent
cois au lendemain de la scission de 1870, sans que rien pût
les tirer de leur apathie.
(i) Il existe une lettre de Bakounine à Joukovsky, du
28 juillet 1870, où il loue la réponse faite par la Solidarité du
23 juillet à* la résolution du Conseil général condamnant la
Fédération des Montagnes (Nettlau, Biographie, II, 4 «3). A ce
moment, il ne voyait pas en nous des chrétiens humbles et
patients.
l68 LETTRE DE BAKOUNINE
dra à l'Internationale la vie et la force, d'autant
plus qu'au grand jour ce ne pourra être une lutte
de personnes, cela deviendra nécessairement une
grande lutte de deux principes; celui du commu-
nisme autoritaire et celui du socialisme révolution-
naire.
Je propose donc que le Comité fédéral de Saint-
Imier, après avoir reçu votre mémoire, rédige un
mémoire pour son compte, où, en racontant tous
les faits qui se sont passés au Congrès de la Chaux-
de-Fonds et depuis, il démontrera victorieusement
le droit de la Fédération des Montagnes.
a) Le mémoire doit être adressé à Londres, et une
copie doit en être envoyée en Belgique, en Italie, en
Espagne, en France, — ou plutôt à Témigration
française, — et en Allemagne aussi ;
b) Le Comité fédéral de Saint-Imier doit s'adres-
ser à l'Internationale belge et la prier de prendre
sur elle le rôle d'arbitre dans ce débat;
c) Enfin, puisqu'une Conférence sournoise, une
sorte de Congrès anonyme et au petit pied, doit se
réunir à Londres, il faut que les Montagnes y en-
voient absolument un délégué, et ce délégué, selon
moi, ne doit être autre que James Guillaume (*}.
(i) « Je refusai catégoriquement d'accepter une semblable
mission. Je pressentais qu'a Londres je me serais trouvé en
présence d'une majorité prévenue, parfaitement résolue à fer-
mer l'oreille à tout plaidoyer; ma situation, comme représen-
tant des Sections des Montagnes, aurait été celle d'un accusé
comparaissant devant des juges dont il reconnaît la compé-
tence et dont il accepte la sentence ; ne valait-il pas mieux,
A LA SECTION DE l'aLLIANCE DE GENÈVE I69
Combien cela peut-il coûter? Quatre cents francs ?
Eh bien, je tâcherai d'en trouver au moins deux
cents. J'en ai de'jà e'crit à nos amis italiens et russes.
Vous trouverez bien le moyen de réunir aussi
quelque chose. Mais il me paraît absolument néces-
saire que Guillaume parte. Il passerait par Bruxelles
où il s'entretiendrait préalablement avec les Belges.
Eh bien, chers amis, je suis convaincu, moi, que
si Guillaume se présente à Londres, il remportera
et fera remporter à notre organisation des Mon-
tagnes, aussi bien qu'à l'Alliance, une victoire
éclatante. Nos ennemis seront littéralement écra-
sés, car la justice est de notre côté et leurs intri-
gues ne sont malfaisantes que dans la nuit, non au
grand jour.
Enfin, mon dernier mot : cessons d'avoir honte
de nous-mêmes, de notre droit, de notre principe ;
n'ayons pas l'air de demander pardon d'exister; ne
faisons plus de lâcheté sous le prétexte de sauver
l'union dans l'Internationale; ne tuons pas l'âme de
cette dernière sous le prétexte de faire vivre son
corps. Ne cherchons pas notre force dans l'habileté
et dans la diplomatie, où nous serons toujours les
plus faibles parce que nous ne sommes pas des
puisque nous étions condamnés d'avance, qu'on ne pût pas
se prévaloir de ce qu'un avocat de notre cause aurait es-
quissé le simulacre d'une vaine défense, et qu'il fût, au con-
traire, bien constaté qu'on nous condamnait sans nous avoir
entendus ? » {h'Inter)iationale, Documents et Souvenirs, t. Il,
p. 1.^8.)
10
lyO LETTRE DE BAKOUNINE
coquins. Luttons et triomphons au nom de notre
principe.
Votre ami et frère,
M. BAKOUNINE.
RAPPORT SUR L'ALLIANCE
I 29 La première cause fut celle-ci (*) : les mem-
bres les plus influents, les meneurs ou les chefs des
Sections de la Fabrique considérèrent notre propa-
gande et notre organisation nouvelle, les uns avec
indifférence, les autres même avec un certain degré
de bienveillance, tant qu'ils crurent que l'Alliance
ne devait être qu'une sorte d'académie où devaient
se débattre théoriquement de pures questions théo-
riques. Mais lorsqu'ils s'aperçurent que le groupe
de l'Alliance, peu soucieux de faire de la théorie en
pure perte, s'était donné pour but principal l'étude
des principes et de l'organisation de l'Internationale,
dans laquelle se résumait pour elle toute la pratique
(i) 11 s'agit, comme la suite le fera voir, des causes qui pro-
voquèrent l'hostilité de la Fabrique et des meneurs des
comités à l'égard de la Section de l'Alliance. Le contenu des
feuillets 29-36 a été publié, par extraits et sous une forme un
peu condensée, au tome l"' de L'Internationale, Documents et
Souvenirs, pages i83-i86. Il y a donc quelques légères diffé-
rences entre le texte donné ici, qui est de Bakounine sans
retouches, et celui qui a été imprimé dans L'Internationale.
172 RAPPORT SUR L ALLIANCE
du socialisme; et surtout lorsqu'ils virent que
l'Alliance, exerçant une attraction toute particulière
sur les ouvriers en bâtiment, tendait à leur donner
l'idée d'une organisation collective, qu'ils n'avaient
point eue jusque-là, une organisation toute fondée
sur les principes de l'Internationale, inspirée uni-
quement de son esprit, et qui aurait eu pour consé-
quence nécessaire de les rendre plus clairvoyants
et plus indépendants, d'abord vis-à-vis de leurs
comités qui se fourvoyaient de plus en plus dans
une voie excessivement autoritaire, et en dernier lieu
vis-à-vis des meneurs de la Fabrique, qui, non con-
tents d'avoir formé au sein de cette dernière une
sorte de coterie gouvernementale, s'efforçaient
ostensiblement d'étendre leur domination sur les
sections des ouvriers en bâtiment, au moyen des
comités de celles-ci, | 30 alors ils commencèrent à
suspecter l'action si légitime et d'ailleurs complète-
ment ouverte et publique du groupe de l'Alliance.
Toute cette action de l'Alliance se réduisait à
ceci : elle donnait à la grande masse des ouvriers en
bâtiment le moyen de définir leurs instincts, de les
traduire en pensée et d'exprimer cette pensée. Au
sein du Cercle (') et dans les assemblées générales
de l'Internationale, cela était devenu impossible,
grâce à la prédominance organisée des ouvriers de
(1) Le Cercle international, siège comnaun des Sections de
l'Iiiiernationale à Genève. Son local se trouvait, en 1868, à la
brasserie des Quatre-Saisons, aux Grottes (rive droite); il fut
transféré en mars 1869 au Temple-Unique, l'ancien Temple
maçonnique (rive gauche).
RAPPORT SUR L ALLIANCE I73
la Fabrique. Le Cercle e'tait devenu peu à peu une
institution exclusivement genevoise, gouvernée et
administrée par les Genevois seulement, et où les
ouvriers en bâtiment, pour la plupart étrangers,
étaient considérés et finirent par se considérer
eux-mêmes comme tels. Souvent, trop souvent,
les citoyens genevois de la Fabrique leur firent
entendre ces mots : « Ici, nous sommes chez nous,
vous n'êtes que nos hôtes ». L'esprit genevois,
esprit bourgeois radical, excessivement étroit comme
on sait, finit par y dominer tout à fait; il n'y avait
plus de place ni pour la pensée de l'Internationale,
ni pour la fraternité internationale. Il en résulta
ceci, que peu à peu les ouvriers en bâtiment, fatigués
de cette position subordonnée, finirent par ne plus
aller au Cercle, qui aujourd'hui est devenu en effet
une institution exclusivement genevoise.
Dans les assemblées générales, une discussion
approfondie et sérieuse des questions de l'Interna-
tionale était I 31 impossible. D'abord, à cette époque,
elles étaient assez rares, et ne se réunissaient que
pour discuter des questions spéciales, principale-
ment celle des grèves. Les deux tendances opposées
qui se partageaient alors l'Internationale de Genève,
celle du socialisme bourgeois et du radicalisme,
représentée par la Fabrique, et celle du socialisme
révolutionnaire, soutenue par le juste instinct des
ouvriers en bâtiment, se représentèrent et se com-
battirent sans doute dans chaque assemblée générale,
et le plus souvent, il faut bien le constater, ce fut
10.
174 RAPPORT SUR L ALLIANCE
cette dernière tendance qui l'emporta grâce à la
majorité des ouvriers en bâtiment, soutenue par
une petite minorité de la Fabrique. Aussi les
• meneurs de la Fabrique eurent-ils toujours fort peu
de goût pour les assemblées générales, qui déjouèrent
quelquefois en une ou deux heures les intrigues
qu'ils avaient ourdies pendant des semaines. Ils
tendirent donc toujours à remplacer les assem-
blées générales, populaires, publiques, par les
assemblées secrètes des comités, sur lesquels ils
étaient parvenus à établir leur domination complète.
Dans les assemblées générales, la masse des
ouvriers se taisait. C'étaient toujours les mêmes
orateurs des deux partis opposés qui montaient à la
tribune et qui répétaient leurs discours plus ou
moins stéréotypés. On effleurait toutes les questions,
on en relevait avec plus ou moins de bonheur le
côté sentimental, dramatique, laissant toujours
intact leur sens profond et réel. C'étaient des feux
d'artifice qui illuminaient quelquefois, mais | 32 qui
ne réchauffaient ni n'éclairaient personne, toujours
replongeant au contraire le public dans une nuit
plus profonde.
Restaient les séances de la Section centrale,
section immense d'abord, dans laquelle les ouvriers
en bâtiment, qui furent les premiers fondateurs de
cette section, se trouvaient en égalité, sinon en
majorité, et qui était une sorte d'assemblée popu-
laire organisée en Section de propagande. Cette
section aurait dû devenir en effet ce que la Section
RAPPORT SUR l'alliance ÏJ<j
de l'Alliance se proposa d'être, et, si elle avait
réellement rempli sa mission, la Section de l'Alliance
n'aurait eu sans doute aucune raison d'être.
Vous savez que la Section centrale fut la première
et d'abord l'unique section, la section fondatrice de
l'Internationale à Genève. Elle fut constituée en
majeure partie par les ouvriers en bâtiment,
sans différence de métiers ; un très petit nombre
d'ouvriers de la Fabrique y avaient adhéré, indivi-
duellement; de sorte que pendant bien longtemps
ce fut le franc socialisme instinctif des ouvriers en
bâtiment qui y domina. C'était une section bien
unie; la fraternité n'y était pas encore devenue un
vain mot, c'était une réalité. La Section, étrangère
aux préoccupations et aux luttes politiques des
citoyens radicaux et conservateurs de Genève, était
animée d'un esprit réellement international.
Après la grande grève des ouvriers en bâtiment,
au printemps de 1868, grève qui se termina par un
succès éclatant grâce au généreux et énergique
concours | 33 des ouvriers de la Fabrique, citoyens
de Genève, ces derniers entrèrent en masse dans la
Section centrale et y apportèrent naturellement leur
esprit bourgeois radical, politique, genevois. Dès
lors la Section centrale se partagea en deux camps,
en deux partis, les mêmes qui se trouvaient en
présence dans les assemblées générales.
Les Genevois se trouvèrent d'abord en minorité
dans la Section centrale; mais ils étaient organisés,
tandis que les ouvriers en bâtiment étaient complè-
176 RAPPORT SUR l'alliance
ment inorganisés. En outre, les ouvriers genevois
avaient pour eux l'habitude de la parole en public
et l'expérience des luttes politiques, habitude et
expérience auxquelles les ouvriers en bâtiment ne
purent opposer que la profonde vérité de leurs
instints socialistes et révolutionnaires. Ces derniers
étaient, de plus, paralysés dans la lutte par la recon-
naissance qu'ils devaient aux ouvriers citoyens de la
Fabrique de Genève pour le concours décisif que ces
derniers leur avaient apporté dans leur grève.
Somme toute, dans les séances de la Section cen-
trale, qui n'avaient lieu d'ailleurs qu'une fois par
mois, les deux partis, comme dans les assemblées
générales, se contrebalancèrent pendant quelque
temps. Puis, à mesure que se formèrent les sections
de métier, les ouvriers en bâtiment, trop pauvres
pour payer une double cotisation, celle de leur
section de métier et celle de la Section centrale, se
retirèrent peu à peu, et la Section centrale tendit
visiblement à devenir ce qu'elle est devenue com-
plètement I 34 aujourd'hui : la Section des métiers
réunis de la Fabrique, une section exclusivement
composée de citoyens genevois. On ne le voit que
trop bien à l'esprit qui l'anime à cette heure.
Il ne restait donc pour la propagande sérieuse des
principes de l'Internationale et pour la connaissance
mutuelle et le groupement si nécessaire des carac-
tères et des sérieuses et honnêtes volontés, pour les
ouvriers en bâtiment, que leurs sections de métier.
Mais celles-ci ne se réunissaient également qu'une
RAPPORT SUR L ALLIANCE I77
fois par mois, et elles ne se re'unissaient jamais que
pour liquider leurs comptes mensuels ou pour l'élec-
tion de leurs comités. Dans ces réunions il ne peut
y avoir de place pour la discussion des principes ;
et ce qui est pis, peu à peu les sections de métier
s'habituèrent à borner leur rôle, leur action, au
simple contrôle des dépenses, laissant tout le reste
aux soins de leurs comités, qui devinrent en quelque
sorte permanents et omnipotents ; ce qui eut pour
résultat naturel d'annuler les sections au profit de
ces comités.
Les comités, presque toujours composés des
mêmes personnes, finirent par se considérer comme
autant de dictatures collectives de l'Internationale,
décidant sur toutes les questions, moins celles
d'argent, sans se donner même la peine d'interroger
leurs sections ; et comme ils tenaient toutes leurs
séances à huis-clos, ils finirent, en se coalisant
entre eux sous l'influence dominante des comités de
la Fabrique, par former le gouvernement invisible,
occulte, et à peu près irresponsable, de toute l'Inter-
nationale de Genève.
1 35 Ce gouvernement, dirigé par la pensée gene-
voise, ne pouvait qu'être contraire au but même et
à tous les principes de Tlnternationale.
Le groupe de l'Alliance s'était proposé de com-
battre cet état de choses, qui devait aboutir,
nous ne le voyons que trop maintenant, à faire de
l'Internationale un instrument politique du radica-
lisme bourgeois à Genève. Pour arriver à ce but, le
170 RAPPORT SUR L ALLIANCE
groupe de l'Alliance n'eut jamais recours à l'intrigue,
comme les intrigants genevois ont osé l'en accuser
depuis. Toute son intrigue a consisté dans la plus
grande publicité et dans la discussion publique des
principes de l'Internationale. Se réunissant une fois
par semaine, le groupe appelait tout le monde à ces
discussions, s'efforçant de faire parler précisément
ceux qui dans les assemblées générales et dans
les séances de la Section centrale se taisaient tou-
jours. Il fut posé comme loi qu'on ne prononcerait
pas de discours à ces séances, mais qu'on y causerait.
Tous, membres ou non du groupe, pouvaient y
prendre la parole. Ces habitudes égalitaires déplu-
rent à la majorité des ouvriers de la Fabrique, de
sorte qu'après y être accourus en grand nombre
d'abord, ils s'en éloignèrent peu à peu; si bien
que, de fait, la Section de l'Alliance devint celle
des ouvriers en bâtiment de tous les métiers. Elle
leur donna le moyen, au grand déplaisir de la
Fabrique sans doute, de formuler leur pensée et de
dire leur mot. Elle fît plus, elle leur donna le
moyen de se connaître, de sorte qu'en peu de temps
la Section de l'Alliance présenta | 36 un petit groupe
d'ouvriers convaincus et réellement unis entre eux.
La seconde raison de la rancune d'abord, et plus
tard de l'antipathie prononcée, des meneurs de la
Fabrique contre la Section de l'Alliance fut celle-ci.
L'Alliance, par son programme aussi bien que par
tous les développements donnés plus tard à ce pro-
gramme, s'était résolument prononcée contre tout
RAPPORT SUR L ALLIANCE I 79
mariage adultère du socialisme révolutionnaire du
prole'tariat avec le radicalisme bourgeois. Elle avait
pris pour principe fondamental l'abolition de
l'Etat avec toutes ses conse'quences politiques et
juridiques. Cela ne faisait pas du tout le compte de
Messieurs les bourgeois radicaux de Genève, qui,
aussitôt après le fiasco qu'ils avaient essuyé aux
élections de novembre 1868, avaient commencé à
songer à se faire de l'Internationale un instrument
de lutte et de triomphe ; ni celui non plus de cer-
tains meneurs de la Fabrique de Genève, qui n'aspi-
raient à rien de moins qu'à monter au pouvoir à
l'aide de l'Internationale.
Telles ont été les deux raisons principales de la
haine vouée par les chefs de la Fabrique genevoise
à la Section de l'Alliance ('). Mais ces deux raisons,
aussi bien que la haine qui en fut le produit, ne se
manifestèrent dans toute leur intensité que plus
tard, à partir du mois de juin i86g.
Pour reprendre mon récit de plus haut, je veux
récapituler les services que le groupe de l'Alliance
a rendus à la cause du socialisme j 3-pendant l'hiver
de 1868-1869, ^^^^ ^ Genève que dans les autres
pays.
Commençons par les autres pays. Ce furent des
membres de l'Alliance qui fondèrent les premières
sections de l'Internationale dans deux grands pays
où cette Association avait été complètement in-
(i) Ici s'arrête le passage dont le contenu a été publié par
extraits au tome I" de L'Internationale.
l8o RAPPORT SUR l'aLLIANCE
connue Jusqae-là : Gambuzzi à Naples et tout autour
de Naples, Friscia en Sicile, — Fanelli à Madrid et
à Barcelone. Le programme de l'Alliance a e'te'
accepté à Lyon, à Marseille, à Paris. Et remarquez-
le bien, tous ces compagnons, loin de vouloir orga-
niser des sections à part, hostiles ou seulement étran-
gères à l'Internationale, ont strictement obéi aux
statuts de l'Internationale, et, dans l'intérêt de l'or-
ganisation des forces ouvrières, ils ont recommandé
partout, plus même que ne l'exigeaient ces statuts,
la plus sévère subordination des sections nouvelles
à la direction centrale du Conseil général siégeant à
Londres.
C'est sous l'influence directe des principes de
l'Alliance qu'a été formulée la première parole
franchement socialiste révolutionnaire qui se soit
élevée du sein de Genève. Je veux parler de l'Adresse
du Comité central de Genève aux travailleurs de
l'Espagne, Adresse rédigée par Perron et signée par
Brosset, président, et H. Perret, secrétaire du Comité
central (i).
C'est sous l'influence des mêmes principes et des
mêmes tendances que, malgré l'intrigue ostensible-
ment organisée par les meneurs de la Fabrique
genevoise, Brosset, le tribun des ouvriers en bâti-
ment et la bête noire de la Fabrique, fut élu prési-
(i) Cet alinéa a été cité au tome I" de L'Internationale, Do-
cuments et Souvenirs, p. 92. L'Adresse en question, datée du
21 octobre 1868, rédigée par Perron, avait été retouchée par
Bakounine.
RAPPORT SUR L ALLIANCE I«I
dent du Comité fédéral institué par le Congrès
romand tenu à Genève en janvier 1869, et que la
majorité de ce Comité fut composée d'ouvriers non
genevois.
Ce fut également sous la même influence que
furent consacrés et institués le nom, le programme
et la rédaction du journal ÏEgalité, le premier
organe du franc socialisme révolutionnaire dans la
Suisse romande, et que plus tard se modifia aussi le
programme du journal le Progrès, du Locle.
En un mot, on peut dire, sans exagération aucune,
que ce fut l'action immédiate de l'Alliance qui posa
pour la première fois le programme franchement
socialiste révolutionnaire, et qui creusa un abîme
entre le prolétariat et la bourgeoisie à Genève, abîme
que tous les intrigants de l'Internationale ne par-
viendront plus jamais à combler.
Il faut que je dise maintenant quelques mots sur
l'existence officielle du groupe de l'Alliance (').
(-) Ce groupe, qui déjà, au mois de novembre 1 868,
comptait dans son sein bien plus de cent membres,
ne pouvait se constituer définitivement avant d'avoir
été accepté comme branche ou comme section de
l'Internationale par le Conseil général | 39 de cette
(i) C'est-à-dire sur la reconnaissance officielle de ce groupe,
comme section de l'Internationale, par le Conseil général de
Londres.
(2) Le passage qui commence ici (cinq dernières lignes du
feuillet 38) et qui va jusqu'au bas du feuillet 56, a été im-
primé dans les Pièces justificatives (n° vin, pages 45-58) du
Mémoire de la Fédération jurassienne..
11
l82 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
association. Il appartenait naturellement au Bureau
central de l'Alliance (*) de demander cette admis-
sion. Le citoyen J. -Philippe Becker, membre de ce
Bureau, et ami personnel et plus ou moins influent
des membres du Conseil géne'ral, fut chargé unani-
mement par les autres membres du Bureau (Brosset,
Bakounine, Perron, Guétat, Duval, et le secrétaire
Zagorski) d'écrire à Londres. Il accepta cette mis-
sion, certain, disait-il, du succès de sa démarche, et
ajoutant que le Conseil général, qui n'avait pas le
droit de nous refuser, comprendrait nécessaire-
ment, après les explications qu'il allait lui donner,
l'immense utilité de l'Alliance.
Nous nous reposâmes donc tous complètement
sur la promesse et sur l'assurance de Ph. Becker,
confiants dans la parole d'un homme que nous con-
sidérions tous commel'undesvétérans du socialisme.
Nous ne le connaissions alors que fort peu, moi pas
du tout. L'expérience ne nous avait pas encore
appris que cet homme, diplomate avant tout, unis-
sait à une grande énergie de parole une non moins
grande versatilité de caractère; qu'il est toujours
(i) Le « Bureau central » provisoire de l'Alliance de la Dé-
mocratie socialiste devait servir de lien entre les groupes de
cette organisation internationale, et correspondre avec les
Bureaux nationaux à constituer dans les divers pays. Les
membres fondateurs de l'Alliance avaient décidé que ce Bureau
central serait placé à Genève et composé de sept membres, qui
furent désignés par eux et dont on va trouver les noms dans
le texte. Ces sept membres étaient tous, en même temps,
membres de l'Internationale, et se répartissaient ainsi quant à
la nationalité : trois Français, un Genevois, un Allemand, un
Polonais, et un Russe.
RAPPORT SUR l'alliance 183
très content quand ses amis se compromettent, mais
qu'il prend bien garde de se compromettre jamais^
et qu'en poussant les autres en avant il se réserve
toujours une retraite. Le fait est que, contrairement
àtoutes ses promesses, il n'avaitrien écrit à Londres,
ou qu'il avait écrit tout autre chose que ce qu'il
nous disait à nous (*).
En même temps que ces pourparlers avaient lieu
ou étaient censés avoir lieu avec Londres, — car
aucun de nous n'eut jamais connaissance de la cor-
respondance de Becker (^), — d'autres membres de
(i) Bakounine se trompe probablement dans sa supposition
que Becker n'avait rien écrit à Londres, ou avait écrit tout
autre chose que ce qu'il disait au Bureau central de l'Alliance.
Il semble que Becker, pendant un moment, se soit véritable-
ment a emballé » pour l'Alliance; Marx, dans lai' Confidentielle
Mittheilung- qu'\l adressa en mars 1870 a ses amis d'Allemagne
(et que Bakounine n'a jamais connue), lui en fait un reproche,
et le montre comme ayant été, au début, la dupe de Bakounine ;
il dit, en parlant des premiers pas de l'Alliance à Genève :
« J.-Ph. Becker, à qui le ^èle propagandiste fait quelquefois
perdre la tête, fut mis en avant ». D'ailleurs, si Becker n'eût pas
été de bonne foi à ce moment, on ne comprendrait pas que le
refus du Conseil général d'accueillir l'Alliance l'ait fait entrer
dans une si violente colère, ainsi qu'il sera raconté plus loin.
(2) Bakounine lui-même était intervenu aussi dans les pour-
parlers avec Londres. Marx, après avoir pris connaissance du
programme de l'Alliance, avait écrit à ce sujet, dans la seconde
moitié de décembre, au jeune socialiste russe Alexandre
Serno-Soloviévitch, à Genève, en relevant l'expression incor-
recte d'égalisation des classes, qui figurait dans ce programme.
Serno communiqua la lettre de Marx à Bakounine, et celui-ci,
aussitôt, adressa à Marx la lettre suivante (en français), qui a
été publiée par la iSeue Zeit du 6 octobre igoo :
(.( Genève, 22 décembre 1868.
« Mon vieil ami, Serno m'a fait part de cette partie de ta
lettre qui me regardait. Tu lui demandes si je continue à être
ton ami. Oui, plus que jamais, cher Marx, parce que mieux
184 RAPPORT SUR lVlLIANCE
ce groupe, et notamment Ch. Perron et notre grand
ennemi actuel Henri Perret, s'étaient chargés de
demander au Comité central de Genève notre entrée
comme section dans la fédération | ^q genevoise.
N'ayant pas sous la main tous mes papiers, je ne
puis dire au juste dans quel mois cette première
demande fut présentée au Comité central, si ce fut
en novembre ou en décembre. Le jour où elle fut
présentée, le Comité central n'était pas en nombre,
que jamais je suis arrivé à comprendre combien tu avais raison
en suivant et en nous invitant tous à marcher sur la grande
route de la révoluiion économique, et en dénigrant ceux
d'entre nous qui allaient se perdre dans les sentiers des entre-
prises soit nationales, soit exclusivement politiques. Je fais
maintenant ce que tu as commencé à faire, toi, il y a plus de
vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j'ai
adressés aux bourgeois du Congrès de Berne, je ne connais
plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travail-
leurs. Ma patrie, maintenant, c'est l'Internationale, dont tu es
l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que
je suis ton disciple, et je suis fier de l'être. Voilà tout ce qui
était nécessaire pour l'expliquer mes rapports et mes senti-
ments personnels. »
[Bakounine s'explique ensuite au sujet de l'expression éga-
lisation des classes et des individus ; il annonce l'envoi des dis-
cours qu'il a prononcés à Berne, et parle de sa séparation
d'avec Herzen, qui date de i863. Puis il continue ainsi :]
« Je t'envoie aussi le programme de l'Alliance que nous
avons fondée avec Becker et beaucoup d'amis italiens, polo-
nais et français. Sur ce sujet nous aurons beaucoup à nous
dire. Je t'enverrai bientôt la copie d'une grande lettre que
j'écris là-dessus à l'ami César De Paepe...
«Salue de ma part Engels, s'il n'est pis mort une seconde
fois — tu sais qu'on l'avait une fois enterré. Je te prie de lui
donner un exemplaire de mes discours, aussi bien qu'à
MM. Eccarius et Jung.
« Ton dévoué,
(( M. Bakounine.
(L Rappelle-m i, e te prie, au souvenir de M™e Marx. »
RAPPORT SUR L ALLIANCE IO5
au moins les deux tiers de ses membres e'taient
absents. On ne décida rien, ou plutôt on de'cida
qu'il fallait remettre cette décision jusqu'après le
Congrès des Sections romandes qui devait se réunir
à Genève aux premiers jours de janvier pour con-
stituer définittivement la Fédération des Sections
romandes.
Et en effet, le groupe genevois de l'Alliance avait
renouvelé en janvier sa demande, et il attendait la
décision du Comité central, lorsque le Bureau
central de l'Alliance reçut, d'abord de ses amis
d'Italie, et ensuite directement, l'acte suivant (i)
contenant les résolutions du Conseil général de
Londres par rapport à l'Alliance (Pièce justifica-
tive n" 5) :
(i) La pièce dont il s'agit n'est pas intercalée dans le ma-
nuscrit de Bakounine : le renvoi entre parenthèses, Pièce jus-
tificative w 5, en tient la place. (Les mots « n°5 » nous indiquent
que dans les premiers feuillets du manuscrit, perdus, il y avait
déjà des renvois à quatre autres pièces justificatives.) Le docu-
ment a été imprimé dans le Mémoire., et il a été aussi inséré
par Marx dans la brochure Les prétendues scissions dans V In-
ternationale, circulaire privée du Conseil général (3 mars 1S72).
Nous le reproduisons dans le texte. — Ces résolutions furent
« communiquées confidentiellement aux Conseils centraux
[de rinternationale] des différents pays » (lettre de Marx à
Hermann Jung, du 28 décembre 1868). C'est ;iinsi qu'il arriva
qu'une copie des résolutions fut envoyée à Naples, à Cirlo
Gambuzzi, à la date du 20 janvier 186g, par Eugène Dupont,
membre du Conseil général de Londres, qui avait représenté
au Congrès de Bruxelles de 1868 les x\ssociations ouvrières
de Naples. C'est cette copi.* qui fut communiquée de Naples à
Bakounine, et qui lui parvint avant que la décision du Conseil
général eût été officiellement notifiée au Bureau central de
l'Alliance; elle a été retrouvée par Max Nettlau, qui l'a insérée
dans sa Biographie de Bakounine.
l86 RAPPORT SUR l'alliance
« Le Conseil général de V Association Internationale
des Travailleurs à V Alliance Internationale de la
Démocratie socialiste.
a II y a un mois environ qu'un certain nombre de
citoyens s'est constitué à Genève comme Comité
central initiateur d'une nouvelle Société interna-
tionale dite V Alliance Internationale de la Démo-
cratie socialiste « se donnant pour mission spéciale
« d'étudier les questions politiques et philoso-
« phiques sur la base même de ce grand principe
« de l'égalité », etc.
« Le programme et le règlement imprimés de ce
Comité initiateur n'ont été communiqués au Con-
seil général de l'Association Internationale des Tra-
vailleurs que le i5 décembre 1868. D'après ces
documents, ladite Alliance est « fondue entièrement
« dans l'Internationale » en même temps qu'elle est
fondée entièrement en dehors de cette association.
A côté du Conseil général de l'Internationale élu par
les Congrès successifs de Genève, Lausanne et
Bruxelles, il y aura, d'après le règlement initiateur,
un autre Conseil général à Genève qui s'est nommé
lui-même. A côté des groupes locaux de l'Interna-
tionale, il y aura les groupes locaux de l'Alliance
qui, par l'intermédiaire de leurs bureaux nationaux,
fonctionnant en dehors des bureaux nationaux de
l'Internationale, « demanderont au Bureau central
« del'AUiance leur admission dans l'Internationale»,
RAPPORT SUR l'alliance 187
le Comité central de l'Alliance s'arrogeant ainsi le
droit d'admission dans l'Internationale. En dernier
lieu, le Congrès géne'ral de l'Association Internatio-
nale des Travailleurs trouvera encore sa doublure
dans le Congrès général de l'Alliance, car, dit le
règlement initiateur, au Congrès annuel des travail-
leurs la délégation de l'Alliance internationale de la
Démocratie socialiste, comme branche de l'Asso-
ciation internationale des travailleurs, « tiendra ses
« séances publiques dans un local séparé ».
« Considérant :
« Que la présence d'un deuxième corps interna-
tional fonctionnant en dedans et en dehors de l'As-
sociation Internationale des Travailleurs serait le
moyen le plus infaillible de la désorganiser;
« Que tout autre groupe d'individus résidant dans
une localité quelconque aurait le droit d'imiter le
groupe initiateur de Genève et, sous des prétextes
plus ou moins ostensibles (^), d'enter sur l'Asso-
ciation Internationale des Travailleurs d'autres
Associations internationales avec d'autres missions
spéciales ;
« Que, de cette manière, l'Association Internatio-
nale des Travailleurs deviendrait bientôt le jouet
des intrigants de toute nationalité et de tout parti;
« Que d'ailleurs les statuts de l'Association Inter-
nationale des Travailleurs n'admettent dans son
cadre que des branches locales et des branches
(1) « Ostensibles » signifie sans doute ici « spécieux ».
l88 RAPPORT SUR I. ALLIANCE
nationales (voir l'article I" et l'article VI des
statuts) ;
« Que défense est faite aux sections de l'Associa-
tion Internationale des Travailleurs de se donner
des statuts et des règlements administratifs con-
traires aux statuts ge'ne'raux et aux règlements
administratifs de l'Association Internationale des
Travailleurs (voir l'article 12 des règlements admi-
nistratifs);
« Que les statuts et les règlements administratifs
de l'Association Internationale des Travailleurs ne
peuvent être revisés que par un Congrès général où
deux tiers des délégués présents voteraient en faveur
d'une telle revision (voir l'article i3 des règlements
administratifs);
« Que la question a été préjugée par les résolu-
tions contre la Ligue de la Paix, adoptées unani-
mement au Congrès général de Bruxelles (*);
(t) Ces résolutions — d'ailleurs parfaitement logiques —
n'avaient pas été adoptées unanimement : trois délégués, César
De Paepe, Charles Perron et Adolphe Catalan, avaient voté
contre; et d'autres délégués, absents au moment du vote,
étaient loin de penser, à ce moment, que l'existence de la
Ligue de la Paix fût inutile, entre autres Cha ries Longuet qui,
l'année suivante, en 1869, continuait à faire partie de la Ligue
et se rendit au Congrès tenu par elle à Lausanne cette année-
là. En outre, les membres de la seconde Commission pari-
sienne de l'Internationale, détenus à Sainte-Pélagie à la suite
de leurcondamnation à trois mois de prison, avaient cru devoir
protester contre « l'invitation de se dissoudre adressée à la
Ligue de la Paix par les membres du Congrès de Bruxelles »,
et avaient envoyé aux membres du Congrès de Berne une
adresse contenant leur protestation ; cette adresse porte les
signatures de Combault, MoUin, Granjon, Malon, Varlin,
Humbert et Landrin.
RAPPORT SUR l'alliance iSç
« Que dans ces résolutions le Congrès de'clare que
la Ligue de la Paix n'avait aucune raison d'être,
puisque, d'après ses re'centes de'clarations, son but
et ses principes e'taient identiques à ceux de l'Asso-
ciation Internationale des Travailleurs;
« Que plusieurs membres du groupe initiateur de
l'Alliance, en leur qualité de délégués au Congrès
de Bruxelles, ont voté ces résolutions (');
a Le Conseil général de l'Association Internatio-
nale des Travailleurs, dans sa séance du 22 dé-
cembre 1868, a unanimement résolu :
a I. Tous les articles du règlement de l'Alliance
Internationale de la Démocratie socialiste statuant
sur ses relations avec l'Association Internationale
des Travailleurs sont déclarés nuls et de nul effet;
« 2. L'Alliance Internationale de la Démocratie
socialiste n'est pas admise comme branche de l'As-
sociation Internationale des Travailleurs.
« V. Shaw, g. Odger,
« secrétaire général. président de la séance.
« Londres, 22 décembre 1868. »
(i) A ma connaissance, un seul de ceux qui figurèrent
ensuite parmi les membres de ce « groupe initiateur » avait
voté les résolutions de Bruxelles : c'était J.-Ph. Becker. Mais
après que la minorité des délégués du Congrès de Berne fut
sonie de la Ligue pour fonder l'Alliance, Becker avait trouvé
que cette nouvelle organisation, adhérente à l'Internationale,
avait sa raison d'être.
(2] D'après une indication conienue dans la lettre de Perron
qu'on trouvera plus loin, la lettre d'envoi par laquelle ces
résolutions furent transmises de Londres au Bureau central
de l'Alliance aurait porté la date du 28 décembre; mais pour
il.
IÇO RAPPORT SUR L ALLIANCE
Après avoir pris connaissance de cet acte, nous
fûmes naturellement obligés de retirer notre de-
mande au Comité central de Genève. Frappés
d'excommunication par le Conseil généra], nous
devions d'abord tâcher de nous faire accepter par lui.
Lorsque lecture fut faite de cet acte au sein du
Bureau de l'Alliance, personne ne s'éleva avec tant
de véhémence contre lui que le fougueux vieillard
J. -Philippe Becker. Il | 41 nous déclara tout
d'abord que ces résolutions étaient parfaitement
illégales, contraires à l'esprit et à la lettre des statuts
de l'Internationale, ajoutant que nous avions le droit
et le devoir de passer outre, et traitant le Conseil
général de tas d'imbéciles qui, ne sachant rien faire
eux-mêmes, voulaient seulement empêcher les autres
de faire quelque chose.
Les deux membres qui maintinrent le plus opi-
niâtrement contre lui la nécessité de s'entendre avec
une raison que nous ignorons, cette lettre ne fut expédiée à
Genève qu'au moins un mois plus tard. — Dans sa célèbre
Confidentielle Mittheilung (Communication confidentielle),
du 28 mars 1870, adressée à ses amis d'Allemagne par l'inter-
médiaire de son affilié le D" Kugelmann, Marx s'exprime ainsi
au sujet des résolutions du 22 décembre 1868 : « 11 s'en suivit
[de l'envoi au Conseil général des statuts et du programme
de l'Alliance] une décision motivée et développée, — tout à
fait judiciaire et objective dans sa teneur, mais dont les con-
sidérants étaient pleins d'ironie, — qui concluait ainsi :
1° Le Conseil général n'admet pas l'Alliance comme branche
de l'Internationale; 2» tous les articles du règlement de l'Al-
liance statuant sur ses relations avec l'Internationale sont
déclarés nuls et de nul effet. Les considérants démontraient
de manière claire et frappante que l'Alliance n'était rien
qu'une machine destinée à désorganiser l'Internationale. »
RAPPORT SUR L ALLIANCE I9I
le Conseil géne'ral furent Perron et Bakounine. Ils
reconnurent tous les deux que les protestations du
Conseil général contre le règlement de l'Alliance
étaient parfaitement justes, puisque, d'après ce
règlement, l'Alliance devait former au sein de l'As-
sociation Internationale des Travailleurs une asso-
ciation internationale nouvelle, indépendante de la
première (*). Remarquez que, dans ces résolutions,
les seules que le Conseil général jusqu'ici ait prises et
publiées contre l'Alliance, ce qui est attaqué c'est
le seul règlement. Il n'y est nullement question du
programme, qui du reste a été pleinement repro-
(i) Déjà, lorsque les membres de la minorité du Congrès
de Berne se séparèrent de la Ligue de la Paix, Bakounine avait
émis cette même opinion : « Les Français et les Italiens... vou-
laient que l'Alliance s'organisât tout à fait indépendamment
de l'Association Internationale des Travailleurs, se contentant
que ses membres fussent individuellement membres de cette
Association. Bakounine s'y opposa, pour cette raison que
cette nouvelle organisation internationale se trouverait en
quelque sorte en une rivalité nullement désirable vis-à-vis de
l'organisation des travailleurs. Ces discussions eurent pour
résultat qu'il fut décidé de fonder une association publique
sous le nom d'Alliance Internationale de la Démocratie socia-
liste et de la déclarer partie intégrante de l'Internationale,
dont le programme fut reconnu obligatoire pour tout membre
de l'Alliance. » (Istoritcheskoé ra^vitié Internat sionala, chapitre
«L'Alliance internationale des révolutionnaires socialistes».)
Le Conseil général de l'Internationale ayant trouvé, néanmoins,
que, telle qu'elle s'était constituée, avec un bureau central
spécial et une organisation internationale particulière, l'Al-
liance ne pourrait pas faire partie de l'Association Internatio-
nale des Travailleurs, il n'y a rien d'étonnant à voir Bakou-
nine, conformément à son désir d'éviter tout ce qui pourrait
donner à l'Alliance l'apparence « d'une rivalité nullement
désirable vis-à-vis de l'organisation des travailleurs », déclarer
qu'il fallait modifier le règlement de l'Alliance conformément
aux observations du Conseil général.
192 RAPPORT SUR l'alliance
duit plus tard par les statuts de la Section de l'Al-
liance, approuve's à l'unanimité' par le Conseil
géne'ral.
Après un long débat, il fut unanimement de'cidé
que Perron, au j 42 nom de tous, se mettrait en cor-
respondance avec le Conseil général de Londres.
A la suite de cette décision, le compagnon Ch. Per-
ron écrivit soit au citoyen Eccarius, soit au citoyen
Jung, une lettre dans laquelle, après lui avoir fran-
chement exposé la situation et le véritable but de
l'Alliance et après avoir raconté ce que des membres
de l'Alliance avaient déjà fait pour la cause ouvrière
en Italie, en France, en Espagne, aussi bien qu'à
Genève, il le priait de faire, au nom du Bureau
central de l'Alliance, au Conseil général de Londres
la proposition suivante : L'Alliance se dissoudra
comme organisation internationale, son Bureau
central, représentant de cette internationalité, ces-
sera d'exister : le Conseil général voudra-t-il recon-
naître alors les sections fondées par les membres de
l'Alliance en Suisse, en Espagne, en Italie et en
France, avec le programme de r Alliance, comme
des sections régulières de l'Internationale, ne con-
servant désormais d'autre lien commun que le pro-
gramme, mais renonçant à toute autre solidarité
et organisation internationale que celles qu'elles
trouveront dans la grande Association des travail-
leurs ? A ces conditions-là, le Bureau promettait de
n'épargner aucun effort pour persuader les sections
de l'Alliance déjà établies dans différents pays à
RAPPORT SUR L ALLIANCE I93
renoncer à tout ce qui, dans leur constitution, était
contraire aux statuts de l'Internationale (*).
(i) Le brouillon de la lettre de Perron a été retrouvé à
Genève par Max Nettlau, qui l'a inséré dans sa Biographie de
Bakounine. Le voici :
«Genève, le 26 février 1869.
( Le Bureau central de l'Alliance Internationale de la Démo-
cratie socialiste au Conseil général de l'Association interna-
tionale des Travailleurs,
a Citoyens,
a Nous avons reçu en son temps la lettre que vous nous
avez adressée le 28 décembre 1868.
« Nous n'examinerons pas l'interprétation que vous avez cru
devoir donner à notre règlement, interprétation qui — invo-
lontairement, nous aimons à le croire — est erronée sur bien
des points. Nous irons droit au fait.
« Si nous n'avons pas répondu plus tôt, c'est que nous avons
dû consulter nos comités nationaux. Voici maintenant notre
réponse :
« Nous ne proposerons à toutes nos sections la dissolution
de notre organisation que lorsque vous nous aurez fait con-
naître :
« 10 Si les principes énoncés dans le programme ci-joint sont,
oui ou non, contraires aux principes que peut admettre l'As-
sociation Internationale des Travailleurs ?
(f 2« Si les différents groupes qui propagent ces principes
peuvent, oui ou no», être affiliés à l'Association Internationale
des Travailleurs, étant entendu que ces groupes déclarent
séparément accepter les règlements et statuts de ladite Asso-
ciation ?
((3° Si, en conséquence, les groupes formés parles soins de
l'Alliance seraient, ouiou non, reconnus comme sections de l'As-
sociation Internationale des Travailleurs dans le cas où, après
avoir pris l'avis de nos comités nationaux et de toutes les
sections de notre Alliance Internationale de la Démocratie
socialiste, nous prononcerions sa dissolution r
« Sur la première question, si votre réponse est non,
«Sur la deuxième et la troisième, si votre réponse est oui,
« Nous vous déclarons:
« Que, pour éviter une division des forces ouvrières, nous
ferons tous nos efforts pour obtenir des intéressés qu'ils con-
sentent à la dissolution de notre Alliance, qui, cependant, a
194 RAPPORT SUR L ALLIANCE
I 43 Et en effet, sans perdre de temps, le Bureau
central e'crivit dans ce sens à toutes les sections de
l'Alliance en leur conseillant de reconnaître la jus-
tesse des résolutions du Conseil général.
Je remarquerai en passant que cette proposition
du Bureau central rencontra la plus forte opposition
dans le groupe genevois et principalement parmi les
membres qui nous combattent et nous calomnient
déjà porté d'excellents fruits en Suisse et particulièrement en
France, en Espagne et en Italie, où l'Association Internationale
des Travailleurs n'a pas encore pu prendre pied d'une manière
sérieuse, et où un programme radical comme le nôtre nous
paraît de nature à rallier la grande masse des travailleurs. Et
nous ajoutons que nous avons l'espoir de voir les démarches
que nous ferions dans ce sens aboutir au résultat désiré.
« Mais nous devons vous déclarer également que si, contre
notre attente, vous deviez répondre affirmativement à notre
première question et négativement aux deux autres, nous
déclinons la responsabilité de la division que votre résolution
du 22 décembre dernier tend infailliblement à produire et
nous maintiendrons notre Alliance Internationale de la Démo-
cratie socialiste. Ne pouvant faire le sacrifice de notre pro-
gramme, c'est-à-dire de nos convictions, nous aurons la
satisfaction d'avoir rempli notre devoir en proposant le sacri-
fice de notre organisation pour sceller de nouveau l'union
des travailleurs, à quelque opinion qu'ils puissent appar-
tenir.
« C'est donc à vous, citoyens, que nous laisserons le soin de
décider de noire existence, en déclarant si à votre avis l'Asso-
ciation Internationale des Travailleurs peut admettre dans son
sein des groupes qui professent et propagent les idées con-
tenues dans notre programme. Vu la gravité de cette affaire,
nous espérons, citoyens, que vous ne tarderez pas à nous
répondre, et que cette réponse sera conforme à l'esprit de
raison qui a dicté cette lettre.
« Recevez, citoyens, notre salut fraternel.
« Au nom du Bureau central de l'Alliance de la Démocratie
socialiste,
« Le secrétaire général:
« Ch. Perron. »
RAPPORT SUR l'alliance IÇJ
avec tant d'acharnement aujourd'hui : Becker,
Gue'tat, Duval, H. Perret et bien d'autres encore,
dont je me rappelle bien les ligures, pas les noms.
Becker fat le plus grand récalcitrant. Il déclara à
maintes reprises différentes que seul le groupe de
l'Alliance représentait la véritable Internationale à
Genève, et que le Conseil général, en nous refusant,
manquait à tous ses devoirs, transgressait ses droits
et ne prouvait qu'une chose, son incurable stupidité-
Après Becker, Guétat et Duval, qui ont toujours
leur petit discours stéréotypé sur la révolution dans
leur poche, furent les plus violents. M. H. Perret
se montra plus prudent, — mais il partagea leur
avis. Enfin, il fut décidé aussi par le groupe de
Genève qu'on attendrait la réponse définitive du
Conseil général.
Je ne puis pas dire au juste combien de temps se
passa entre la lettre de Perron et la réponse de
Londres. Un mois à peu près. Pendant ce temps, le
Bureau central, continuant provisoirement son rôle
de représentant de l'internationalité de l'Alliance,
se réunit | 44 régulièrement, une fois par semaine,
chez Bakounine. Comme il avait été élu provisoire-
ment, pour un an, par les membres fondateurs de
l'Alliance internationale, non par le groupe gene-
vois, il n'avait aucun compte à rendre à ce dernier,
et il ne lui communiquait, de sa correspondance
avec les groupes de l'Alliance des autres pays, que
ce qui pouvait être livré au public sans compro-
mettre personne. Cette prudence était nécessaire
IÇÔ RAPPORT SUR l'alliance
surtout par rapport à l'Italie et à la France, où l'on
était loin de jouir de la liberté et de la sécurité per-
sonnelle auxquelles on était habitué à Genève.
C'est probablement ce demi-secret qui fit accroire
à MM. Duval et Guétat qu'ils avaient été membres
d'une société secrète (*). Ils se trompèrent. C'étaient
des réunions discrètes, mais non secrètes. La discré-
tion nous était commandée par égard pour des
hommes qui, en faisant une propagande subver-
sive, couraient le risque d'être emprisonnés tant
en Italie qu'en France ; mais il n'y avait nulle autre
organisation que celle qui avait été établie par le
règlement de l'Alliance, règlement si peu secret que
nous l'avions publié nous-mêmes.
Qu'il me soit permis déposer ici un dilemme. Ou
bien MM. Guétat et Duval, qui nous ont calomniés
(i) Au Congrès romandde la Chaux-de-Fonds, le 4avril 1870,
Guétat s'exprima ainsi : « Guétat déclare qu'il s'est retiré de
l'Alliance, parce qu'il existait dans son sein des comités
occultes dont les membres ne tendent à rien de moins qu'à la
dictature. 11 a fait partie lui-même de ces comités occultes,
ainsi que Henri Perret, Duval et d'autres membres du Comité
fédéral : mais ensuite il en est sorti, et ses collègues avec lui...
11 dit que les dames admises dans FAlliance n'ont jamais fait
partie des comités occultes, parce que le comité supérieur ne
l'a pas voulu, et que lorsque cette question a été traitée, Bakou-
nineet consorts se sont servis d'épithètes grossières qu'il ne
veut pas reproduire. 11 prend Duval à témoin de ses paroles. »
Henri Perret et Duval parlèrent aussi de comité occulte :
« Henri Perret raconte divers détails sur l'ancien comité
occulte de l'Alliance... Duval dit qu'il fait toujours partie de
l'Alliance ; il reconnaît que les femmes n'ont pas été admises
à faire partie des comités ; mais il contredit les autres affir-
mations de Guétat, de Perret, etc. » {Solidarité, n° i,
II avril 1870.)
RAPPORT SUR L ALLIANCE I97
si fort au Congrès de la Chaux-de-Fonds, avaient eu
réellement la sottise de croire qu'ils avaient fait
partie d'une société' secrète, ou bien ils ne l'ont
affirmé en | 4g plein Congrès que pour nous nuire,
sans y croire. Dans ce dernier cas, ils ont été des
calomniateurs ; mais dans le premier, quoi ? des
traîtres. On n'entre dans aucune société secrète sans
promettre solennellement le secret. Et celui qui
trahit un secret juré ou promis sur l'honneur ne
s'appelle-t-il pas un traître ?
Nous étions si peu une société secrète qu'on n'a
demandé à personne ni serment religieux, ni ser-
ment d'honneur. Mais il était entendu entre nous
tous qu'on n'irait pas divulguer des correspondances
étrangères qui pourraient compromettre des amis
faisant de la propagande dans les pays étran-
gers (i).
C'est dans une de ces réunions du Bureau cen-
tral chez Bakounine qu'on traita une fois la question
de l'admission des femmes dans le Bureau. Cette
proposition avait été faite par quelques amis,
membres fondateurs et très dévoués de l'Alliance,
mais qui, sans s'en douter, en faisant cette proposi-
tion, agissaient comme des instruments inconscients
de l'intrigue outinienne {^). Quiconque connaît la
manière d'agir de ce petit Juif sait qu'un de ses
moyens d'action principaux sont les femmes. Par
les femmes il se faufile partout, même aujourd'hui
(i) Cet alinéa a élé omis dans le AJémoire.
[z) Sur Outine, voir pages 265 et suivantes.
IÇO RAPPORT SUR L ALLIANCE
dans le Conseil ge'néral de Londres, dit-on. Par
l'intermédiaire des femmes il avait espéré pouvoir
■planter son petit drapeau sans programme, son petit
moi intrigant, au sein de l'Alliance.
I 46 Ce fut une des raisons pour lesquelles je
m'étais absolument opposé àTadmission des femmes
dans notre Bureau. Mais je m'y opposai aussi par
principe. Je suis autant que tout autre le partisan
de l'émancipation complète des femmes et de leur
égalisation sociale avec les hommes ; mais il ne s'en
suit pas qu'il faille fourrer cette question des femmes
partout, là même où il n'en est pas question. Ce
qu'il y a de plus drôle, c'est que, lorsque je fis part
de cette proposition à Guétat,il se récria, tout étonné
et tout révolté, disant qu'il sortirait aussitôt d'un
Bureau où il y aurait des femmes ; et après cela il
alla raconter au Congrès de la Chaux-de-Fonds,
devant Duval qui avait été présent à cette conversa-
tion, que Becker et moi nous avions tenu au sujet
de l'admission des femmes dans le Bureau des pro-
pos tellement indécents que sa pudeur en avait été
offensée (i).
Mais laissons toutes ces misères et revenons à
notre histoire (-).
(i) Voir la note de la p. igG.
(2) Dans le Mémoire de la fédération jurassienne, les deux
alinéas du manuscrit de Bakounine qui suivent immédiate-
ment celui-ci ont été supprimés, et remplacés par ces lignes :
«Je n'ai pu retrouver dans mes papiers la copie de la réponse
faite par Londres à la demande de Genève. Heureusement que
cette réponse, datée du 20 mars 1869, se trouve imprimée
tout au long dans la Circulaire privée [du b mars 1872] de Mes-
RAPPORT SUR L ALLIANCE IQ9
Je suis vraiment fâché de n'avoir pas encore pu
retrouver dans mes papiers la réponse de Londres
à Perron ; de sorte que je ne puis en préciser la date,
ni dire avec certitude si cette lettre a été écrite par
le citoyen Eccarius ou par le citoyen Jung. Proba-
blement par le premier : autant que je puis me le
rappeler, c'était au citoyen Eccarius que Perron
s'était adressé. Voici en termes généraux le sens de
cette réponse :
« Le Conseil général, ayant pris | 47 connais-
sance de la lettre de Perron, adressée à l'un de ses
membres, au nom du Bureau central de l'Alliance,
déclare qu'il ne s'était prononcé contre l'Alliance
qu'à cause de son règlement qui en prétendait faire,
au sein de l'Internationale, une organisation indé-
pendante de l'Internationale, mais non à cause de
son programme, sur lequel il était parfaitement
d'accord, sauf un seul point, V égalisation des classes,
tandis que l'Internationale veut l'abolition des
classes; en ajoutant d'ailleurs que ce point même, à
en juger d'après l'esprit de tout le programme, ne
pouvait être qu'une faute d'expression, non une
faute de principes; et qu'enfin, aussitôt que
l'Alliance en tant qu'organisation internationale et
sieurs les marxistes; c'est là que j'en prends le texte, dont l'au-
thenticité, de cette façon, ne pourra pas être contestée. » [Suit
le texte de la décision du Conseil général du 9 mars 1869, texte
•qui fut transmis à Genève par une lettre d'envoi datée du
20 mars.]
Après les lignes reproduites ci-dessus, le texte imprimé
dans le Mémoire continue par l'alinéa : « Aussitôt que le
Bureau central de l'Alliance.. »
200 RAPPORT SUR L ALLIANCE
Je Bureau international central avec elle se seront
dissous, le Conseil générai reconnaîtra toutes les
sections de l'Alliance, avec le programme de
l'Alliance, comme des sections régulières de l'Inter-
nationale ('). »
(i) Le texte de la décision prise par le Conseil général, dans
sa séance du g mars 1869, en réponse à la lettre de Perron,
a été inséré dans la brochure (œuvre de Marx) Les prétendues
scissions dans l'Internationale, circulaire privée du Conseil
général (du 5 mars 1872). Voici ce texte :
« Le Conseil général au Comité central de l'Alliance
Internationale de la Démocratie socaliste.
« D'après l'article premier de nos statuts, l'Association
admet toutes les sociétés ouvrières aspirant au même but,
savoir : le concours mutuel, le progrès et l'émancipation com-
plète de la classe ouvrière.
« Les sections de la classe ouvrière dans les divers pays se
trouvant placées dans des conditions diverses de développe-
ment, il s'ensuit nécessairement que leurs opinions théo-
riques, qui reflètent le mouvement réel, sont aussi divergentes.
« Cependant, la communauté d'action établie par l'Asso-
ciation Internationale des Travailleurs, l'échange des idées
facilité par la publicité faite par les organes des différentes
sections nationales, enfin les discussions directes aux Congrès
généraux, ne manqueront pas d'engendrer graduellement un
programme théorique commun.
«Ainsi, il est en dehors des fonctions du Conseil général de
faire l'examen critique du pi ogramme de l'Alli-ince. Nous
n'avons pas à rechercher, si, oui ou non, c'est une expression
adéquate du mouvement prolétaire. Pour nous, il s'agit seule-
ment de savoir s'il ne contient rien de contraire à la tendance
générale de notre Association, c'est-à-dire V émancipation
complète de la classe ouvrière. Il y a une phrase dans votre
programme qui de ce point de vue fait défaut. Dans l'article 2
on lit :
« Elle (l'Alliance) veut avant tout Végalisation politique,
économique et sociale des classes. »
L'égalisation des classes, interprétée littéralement, aboutit à
['harmonie du capital et du travail, si importunément prêchée
par les socialistes bourgeois. Ce n'est pas Végalisation des
RAPPORT SUR L ALLIANCE 201
Aussitôt que le Bureau central de l'Alliance eut
reçu cette réponse, ayant reçu d'ailleurs pour cet
objet des pleins-pouvoirs confirmatifs des sections
des autres pays, ainsi que du groupe de Genève, ce
Bureau prononça sa propre dissolution, et en fit
aussitôt part à toutes les sections de l'Alliance, en
les invitant à se constituer en sections re'gulières de
classes, — contre-sens logique, impossible à réaliser, — mais
au contraire l'abolition des classes, ce véritable secret du
mouvement prolétaire, qui forme le grand but de l'Asso-
ciation Internationale des Travailleurs. Cependant, considérant
le contexte dans lequel cette phrase égjilisaiion des classes se
trouve, elle semble s'y être glissée comme une simple erreur
de plume. Le Conseil général ne doute pas que vous voudrez
bien éliminer de votre programme une phrase prêtant à des
malentendus si dangereux. A la réserve des cas où la tendance
générale de notre Association serait contredite, il correspond
à ses principes de laisser chaque section formuler librement
son programme théorique.
« Il n'existe donc pas d'obstacle pour la conversion des
sections de l'Alliance en sections de l'Association Internatio-
nale des Travailleurs.
« Si la dissolution de l'Alliance et Ventrée des sections dans
l'Internationale étaient définitivement décidées, il deviendrait
nécessaire, d'après nos règlements, d'informer le Conseil du
lieu et de la force numérique de chaque nouvelle section.
u (Séance du Conseil général du 9 mars 1869.) »
Le fac-similé du brouillon de cette décision du Conseil
général, rédigé en français, de la main de Marx, a été public
dans l'ouvrage de Gustav Jaeckh, Die Internationale, en
appendice ^Leipzig, 1904). 11 y a quelques légères différences
entre le le texte du brouillon et le texte définitif : c'est sans
doute parce que Jung, le secrétaire pour la Suisse, aura
cherché à franciser — sans y réussir d'ailleurs — le style du
Maître. Ainsi, le texte revu par Jung contient encore cette
tournure ultra-germanique : « Il y a une phrase dans votre
programme qui de ce point de vue fait défaut », qu'il faut tra-
duire probablement par les mots : qui, à ce point de vue, est
Jautive.
202 RAPPORT SUR L'ALLIANCE
l'Internationale, tout en gardant leur programme,
et à se faire reconnaître comme telles par le Conseil
géne'ral de Londres.
I 48 Et ce fut ainsi que MM. Gue'tat et Duval
cessèrent de faire partie de cette terrible société'
secrète qui avait agi d'une manière si funeste sur
leur pauvre imagination. La société secrète n'avait
existé que dans leur cerveau, mais le Bureau central
discret avait réellement existé jusque-là, et il cessa
d'exister à partir de ce jour (').
Le Bureau central de l'Alliance ayant cessé
d'exister, nos rapports officiels, réguliers, avec les
sections établies par l'Alliance dans différents pays
furent interrompus, de sorte que je ne puis vous
dire que d'une manière très générale ce qui advint
de ces sections après cet acte de dissolution. La
Section de l'Alliance de Naples, après une existence
de quelques mois, fut dissoute, et la plupart de ses
membres entrèrent individuellement dans l'Interna-
tionale- La Section de Madrid se transforma en
section de l'Internationale, tout en conservant le
programme de l'Alliance. Il en fut de même des
sections de l'Alliance à Paris et à Lyon.
C'est ainsi que mourut d'une mort volontaire
(i) Cette dernière phrase, depuis les mots « La société'
secrète n'avait existé... », a été omise dans le Mémoire delà
Fédération jurassienne.
RAPPORT SUR l'alliance 203
r Alliance Internationale de la Démocratie socialiste.
Voulant avant tout le triomphe de la grande cause
du prole'tariat, et conside'rant l'Association Inter-
nationale des Travailleurs comme l'unique moyen
pour atteindre son but, elle s'immola, non par
esprit de concession, mais par esprit de fraternité,
et I 49 parce qu'elle s'était convaincue de la parfaite
justice des résolutions que le Conseil général de
Londres, en décembre 1868, avait publiées (') contre
elle (2).
L'Alliance dont je parlerai désormais est une tout
autre Alliance : ce n'est plus une organisation inter-
nationale, c'est la Section isolée, toute locale, de
V Alliance de la Démocratie socialiste de Genève,
(i) Le mot publiées est inexact, car il ne fut pas donné de
publicité aux résolutions du 22 décembre 1868.
(2) Cet alinéa et le précédent, séparés, dans le manuscrit,
par des filets de ce qui précède et de ce qui suit, ont été omis
dans le Mémoire. Mais le contenu du premier de ces deux
alinéas a été placé dans le texte même du Mémoire, p. 55; et
la phrase : « La Section de Madrid se transforma en section
de l'Internationale, tout en conservant le programme de
l'Alliance », a donné lieu, à la p. 244, à une rectification ainsi
conçue : « Lorsque nous écrivions ces mots, nous ne savions
pas exactement de quelle manière certains internationaux
espagnols avaient appartenu à l'Alliance, si c'était à titre de
membres de sections existant en Espagne ou de membres de
la section de Genève. Nous sommes aujourd'hui fixes sur ce
point : tous les internationaux espagnols qui appartinrent à
l'Alliance de la Démocratie socialiste, société publique affiliée
à l'Internationale, furent simples membres de la section de
Genève. II n'y a jamais eu, à Madrid, une section de l'Alliance '■,
la section de l'Internationale y fut créée directement, lors du
voyage de Fanelli. »
204 RAPPORT SUR L ALLIANCE
reconnue, au mois de juillet 1869, comme section
re'gulière de l'Internationale par le Conseil ge'ne'ral.
Sur la proposition collective de Perron, de
Bakounine, de Becker, soutenus par quelques
autres membres du groupe genevois de l'Alliance, ce
dernier finit par se soumettre aussi à la de'cision du
Conseil ge'ne'ral de Londres. Il décida à l'unanimité
sa transformation en section régulière de l'Interna-
tionale. La première chose qu'il devait faire pour
cela, ce fut de se donner des statuts conformes en
tous points aux statuts de l'Association Internatio-
nale des Travailleurs. Le citoyen Bakounine fut
chargé de les rédiger. Il fut entendu que le pro-
gramme serait maintenu dans son intégrité, sauf à
remplacer, dans l'article second, cette phrase mala-
droite : « Elle (l'Alliance) veut avant tout Végalisa-
tion politique, économique et sociale des classes et
des individus », par cette autre plus claire : « Elle
veut avant tout l'abolition définitive des classes et
l'égalisation politique, économique et sociale des
individus ». Mais le règlement devait être complète-
ment refondu, fait à neuf.
La Section de l'Alliance, se réunissant une fois par
semaine et toujours en très grand nombre, débattit
consciencieusement, longuement, pendant | 50 deux
mois à peu près, chaque point du nouveau règle-
ment proposé par Bakounine (*). Ce ne fut pas
(i) Les extraits des procès- verbaux de la Section de l'Alliance
de Genève donnés par Max Nettlau dans la Biographie de
Bakounine montrent qu'il ne faut pas prendre à la lettre les
RAPPORT SUR l'alliance 20$
seulement une discussion entre quelques individus
liabitue's à parler, tous y prirent part ; et ceux qui se
taisaient d'abord furent invités par les autres à dire
leur opinion. Cette longue et consciencieuse dis-
cussion contribua beaucoup à éclaircir les ide'es et à
de'terminer les instincts de tous les membres de la
section. Enfin, après ce débat prolongé, les nouveaux
statuts furent adoptés à l'unanimité dans la seconde
moitié de juin 1869 (').
Qu'il me soit permis de citer ici les premiers
articles du nouveau règlement. Ce sera la meilleure
réponse à nos calomniateurs, qui ont osé dire que
nous voulions la dissolution de l'Association Inter-
nationale des Travailleurs :
« RÈGLEMENT
de la Section de l'Alliance de la Démocratie
socialiste à Genève.
« Article premier. — Le groupe genevois de
expressions employées ici par Bakounine. En effet, la dis-
cussion sur le nouveau règlement de la Section de l'Alliance
commença le 17 avril et fut terminée le 24 avril. Toutefois, en
mai et juin, il y eut encore à diverses reprises des débats sur
tel ou tel point particulier du programme; et ce fut seulement
le 26 juin que la Section se constitua définitivement.
(i) Le contenu de la suite du feuillet 5o, du feuillet 5i et
des 23 premières lignes du feuillet 02 a été remplacé, dans le
Mémoire, par ces simples mots : a Je n'insisterai pas sur les
détails de ce règlement; je veux seulement citer le texte de
l'article 7 » [suit la reproduction de l'article 7]. Après quoi le
Mémoire reprend à l'alinéa qui commence par les mots « Qu'on
juge... » (ci-après p. 208).
12
206 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
l'Alliance de la Démocratie socialiste, voulant appar-
tenir exclusivement à la grande Association Inter-
nationale des Travailleurs, constitue une section de
l'Internationale sous le nom de l'Alliance de la
Démocratie socialiste^ mais sans autre organisation,
bureau, comités et congrès que ceux de l'Associa-
tion Internationale des Travailleurs.
« Art. 2. — Cette section se donne pour mission
spéciale le développement des principes contenus
dans son programme, l'étude des moyens propres à
accélérer l'émancipation définitive du travail et des
travailleurs, et la propagande.
I 51 « Art. 3. — On ne peut en devenir membre
sans en avoir sincèrement et complètement accepté
tous les principes. Les membres anciens sont tenus,
et les membres entrants doivent promettre, d'en
faire autour d'eux, dans la mesure de leurs forces,
la propagande la plus active, tant par leur exemple
que par leur parole.
« Art. 4. — Chaque membre est tenu de con-
naître les statuts généraux de l'Association Inter-
nationale des Travailleurs et les résolutions des
Congrès, qui doivent être considérés comme obli-
gatoires pour tous.
« Art. 5. — V exercice persévérant et réel de la
solidarité pratique entre les ouvriers de tous les
métiers, y compris naturellement les cultivateurs de
la terre^ est le gage principal de leur prochaine
délivrance. L observation de cette solidarité dans
les faits privés et publics de la vie ouvrière et de la
RAPPORT SUR L ALLIANCE 207
lutte des travailleurs contre le capital bourgeois doit
être considérée comme le devoir suprême de chaque
membre de la Section de V Alliance de la Démocratie
socialiste. Tout membre qui aura manqué à ce devoir
en sera immédiatement exclu (*).
« Art. 6. — En dehors des grandes questions de
l'émancipation définitive et complète des travailleurs
par l'abolition du droit d'héritage, des Etats poli-
tiques, et par l'organisation de la production et de
la propriété collectives, aussi bien que par les autres
voies qui seront ultérieurement indiquées par les
Congrès, la Section de l'Alliance mettra aussi à
l'étude et tâchera d'appliquer tous les moyens pro-
visoires ou palliatifs qui pourront alléger, ne fût-ce
que partiellement, la situation actuelle | 52 des
travailleurs.
« Art. 7. — La forte organisation de l'Association
Internationale des Travailleurs, une et indivisible à
travers toutes les frontières des Etats et sans diffé-
rence aucune de nationalités, comme sans considéra-
tion pour le patriotisme, pour les intérêts et pour
la politique des Etats, est le gage le plus certain et
Vunique moyen pour faire triompher solidairement
dans tous les pays la cause du travail et des travail-
leurs. Convaincus de cette vérité, tous les membres
de r Alliance s'engagent solennellement à contribuer
(*) L'article 24 n'admet que trois motifs d'exclusion : i" Pour
un acte lâche ou indigne; 2» Pour violation flagrante du pro-
gramme et des articles fondamentaux du règlement; 3° Pour
trahison de la solidarité ouvrière. {Note de Bakounirie.)
208 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
de tous lews efforts à l'accroissement de la puis-
sance et de la solidarité de cette organisation. En
conséquence de quoi, ils s'engagent à soutenir, dans
tous les corps de métier dont ils font partie ou dans
lesquels ils exercent une influence quelconque, les
résolutions des Congrès et le pouvoir du
Conseil général d'abord, aussi bien que celui du
Conseil fédéral [de la Suisse romande] et du
Comité central de Genève.^ en tant que ce pouvoir
est établi, déterminé et légitimé par les
statuts (*). »
Qu'on juge maintenant combien les accusations
de nos ennemis e'taient ridicules et odieuses (^)!
Le lendemain même de l'acceptation unanime des
nouveaux statuts par la Section de l'Alliance de
Genève, Perron, secre'taire de cette section, s'em-
pressa d'envoyer ces nouveaux statuts au Conseil
général de Londres (^), en lui annonçant en même
(i) On voit se manifester dans ces mots l'esprit qui allait
engager Bakounine et une partie des délégués « collectivistes »
au Congrès de Bàle, à réclamer l'accroissement des pouvoirs
du Conseil général.
(2} Cet alinéa, dans le Mémoire, a reçu cette forme : « Qu'on
juge d'après cela combien les accusations de nos ennemis, qui
prétendaient que l'Alliance cherchait à entraver et à détruire
l'action du Conseil général, étaient odieuses et injustes! »
(3) 11 ne faut pas chercher dans les indications de Bakou-
nine une chronologie rigoureusement exacte. 11 écrivait deux
ans après les événements, n'ayant pas à sa disposition les
procès-verbaux de la Section de l'Alliance. La lettre de Perron
est du 22 juin; l'assemblée dans laquelle la Section de l'Al-
liance de Genève se constitua définitivement est du 26 juin;
RAPPORT SUR L ALLIANCE 209
temps la dissolution définitive | 53.25 (*) de l'ancienne
organisation internationale et du Bureau central de
l'Alliance, et en le priant de bien vouloir recon-
naître la nouvelle section de Genève comme section
.re'gulière de l'Internationale. Voici sa lettre :
Genève, le 22 juin 1869.
La Section de V Alliance de la Démocratie socialiste
de Genève au Conseil général de Londres.
Citoyens,
Conformément à ce qui a été convenu entre votre
Conseil et le Comité central de l'Alliance de la Dé-
mocratie socialiste, nous avons soumis aux diflé-
rents groupes de l'Alliance la question de sa disso-
lution comme organisation distincte de celle de
l'Association Internationale des Travailleurs, en
leur communiquant la correspondance échangée
entre le Conseil général de l'Internationale et le
Comité central de l'Alliance.
Nous avons le plaisir de vous annoncer que la
et déjà, dans une séance delà section du 12 juin, Bakounine
avait annoncé que le règlement serait envoyé à Londres pour
le 19 juin, afin de demander l'admission de la Section dans
l'Internationale (extraits de procès-verbaux publiés par Max
Nettlau).
(i) Les feuillets 53, 54, 55 et 56 du manuL-crit ont disparu,
probablement pour avoir été confiés en original aux compo-
siteurs de l'imprimerie du Mcmoire de la FéJéruliun juras-
sienne. Mais le contenu de ces quatre feuillets existe —
peut-être un peu resserré dans la forme, avec celui des trois
documents qui y étaient soit intercalés, soit annexés —
imprimé aux pages 55-58 des Pièces justificatives (n" vm) du
Méiiiolre. C'est là que nous le prenons pour le reproduire ici.
12.
210 RAPPORT SUR L ALLIANCE
grande majorité des groupes a partagé l'avis du Co-
mité central tendant à prononcer la dissolution de
l'Alliance Internationalede la Démocratie socialiste.
Aujourd'hui cette dissolution est prononcée.
En notifiant cette décision aux différents groupes
de l'Alliance, nous les avons invités à se constituer,
à notre exemple, en sections de l'Association Inter-
nationale et à se faire reconnaître comme telles par
vous ou par le Conseil fédéral de cette Association
dans leurs pays respectifs.
Comme confirmation de la lettre que vous avez
adressée à l'ex-Comité central de l'Alliance, nous
venons aujourd'hui, en vous soumettant les statuts
de notre section, vous prier de la reconnaître offi-
ciellement comme branche de l'Association Inter-
nationale des Travailleurs.
Comptant que vous voudrez bien nous faire une
prompte réponse, nous vous adressons nos saluta-
tions toutes fraternelles.
Au nom de la Section de V Alliance,
Le secrétaire provisoire,
Ch. Perron {').
(i| Pourquoi cette lettre fut-elle écrite par Perron r Evidem-
ment parce que celui-ci avait fonctionné précédemment comme
secrétaire du Bureau central de l'Alliance. Il n'était pas secré-
taire de la Section de l'Alliance de Genève, car il avait refusé
de se laisser élire membre du Comité de cette Section, et c'était
Fritz Heng qui, le i" mai, îivait été nommé secrétaire. Mais,
comme tout était encore « provisoire », sans doute les membres
de l'Alliance trouvèrent-ils qu'il valait mieux que ce t'ùl Perron
qui continuât, à titre provisoire, à correspondre avec le Conseil
général. Dans cette lettre, d'ailleurs, il y a des phrases où Per-
ron parle en qualité d'ancien secrétaire du Bureau central,—
celles où il dit : « Nous avons soumis aux ditférents groupes
de l'Alliance la question de sa dissolution... » — a Kn noti-
fiant cette décision aux différents groupes de l'Alliance, nous
les avons invités... », etc.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 211
A la fin de juillet, Perron reçut de Londres la ré-
ponse suivante :
Conseil général de V Association Internationale
des Travailleurs.
256, High Holborn, Londres W. C, le 28 juillet 1869.
A la Section de V Alliance de la Démocratie socialiste,
à Genève.
Citoyens,
J'ai l'honneur de vous annoncer que vos lettres
ou déclarations aussi bien que le Programme (*) et
Règlement ont été reçus, et que le Conseil général
a accepté votre adhésion comme section à Vunani-
mité.
Au nom du Conseil général.
Le secrétaire général,
J.-G. ECCARIUS.
Aussitôt après la réception de cette lettre, la Sec-
tion de l'Alliance se constitua définitivement. Elle
nomma son comité, qui envoya immédiatement la
cotisation annuelle de la section à Londres (*).
(*) Remarquez qu'au seul changement près indiqué plus
haut (concernant les mots égalisation des classes], c'est le Pro-
gramme entier de l'ancienne Alliance, et que l'article i" de
ce Programme commence par ces mots : L'Alliance se déclare
athée. {^Note de Bakounine.)
(i) Il y a là, de nouveau, plusieurs erreurs de chronologie.
La Section de l'Alliance était définitivement constituée depuis
le 26 juin. Elle avait nommé son comité dès le i"' mai. Ce
fut dans la séance du comité du 17 juillet que le comité décida
d'envoyer la cotisation à Londres (10 fr. 40 pour 104 membres).
Et c'est seulement dans la séance de la section du 3i juillet
que fut lue la lettre d'Eccarius.
212 RAPPORT SUR L ALLIANCE
Voici une autre lettre de Londres qui en accuse
réception :
Au citoyen Heng, secrétaire de la Section
de r Alliance de la Démocratie socialiste, à Genève.
Citoyen,
J'ai bien reçu votre lettre (') avec la somme de
10 fr. 40 c, repre'sentant la cotisation de 104 mem-
bres pour l'anne'e 68-69. Pour éviter à l'avenir les
longs retards qu'a subis cette lettre, vous ferez
mieux d'adresser vos correspondances à mon
adresse... Dans l'espoir que vous pratiquerez acti-
vement les principes de notre Association, recevez,
cher citoyen Heng, de même que tous les amis,
mes salutations fraternelles.
H. Jung,
secrétaire pour la Suisse auprès du
Conseil général.
25 août i86g.
Voilà des preuves suffisantes, j'espère, pour dé-
montrer à nos adversaires les plus obstinés, pourvu
qu'ils soient consciencieux, que la Section de l'Al-
liance de la Démocratie socialiste de Genève, avec
son programme anti-politique, anti-juridique et
athée, a été une section tout à fait régulière de l'As-
sociation Internationale des Travailleurs, et re-
(i) Cette fois, comme on le voit, ce n'est plus Perron, l'or-
ganisation internationale de TAlliance ayant été définitive-
ment dissoute, mais bien le secrétaire de la Section de l'Al-
liance de Genève, Fritz Heng, qui a correspondu avec le
Conseil général.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 21 J
connue comme telle non seulement par le Conseil
général, mais encore par le Congrès de Baie, auquel,
conformément à son droit, elle avait envoyé comme
délégué le citoyen Gaspar Sentinon, médecin, dé-
légué de la Section de l'Alliance de Genève et du
Centre fédéral des sociétés ouvrières de Barcelone (^).
Il fallait donc toute la cynique mauvaise foi de
MM. Outine, Perret, Becker, Duval, Guétat et C'
pour contester à notre section le titre et les droits
d'une section régulière de l'Internationale. En lais-
sant de côté le petit Juif, menteur et intrigant par
nature, j'ajouterai qu'aucun de ces messieurs ne peut
avoir la possibilité même de simuler l'ignorance sur
ce point, puisqu'il peut être constaté, par les procès-
verbaux de l'Alliance et par je ne sais combien de
dizaine de témoins, que Becker et Duval ont pris
connaissance des lettres d'Eccarius et de Jung; que
ces lettres ont été produites, au mois d'août 1869,
au Comité cantonal de Genève, et en septembre.
(i) En passant par Genùve pour se rendre à Bâle, Sentinon
se fit admettre comme membre de la Section de l'Alliance de
Genève. Le procès-verbal de la séance du Comité du 28 août 1869
dit : « Le citoyen Sentinon est présenté par Bakounine et Ro-
bin. Ce citoyen est accepté à l'unanimité des membres pré-
sents. On décide ensuite de convoquer une assemblée générale
extraordinaire pour le dimanche 29 août, à dix heures du
matin, pour l'élection d'un délégué au Congrès de Bâle. » Le
lendemain, l'assemblée générale extraordinaire confirme l'ad-
mission de Sentinon comme membre de la Section; elle rédige
un mandat pour le délégué au Congrès de Bâle, lui prescrivant
de voter pour « la collectivité, l'abolition du droit d'héritage,
les caisses de résistance par corps de métiers et fédéralisées »;
ensuite elle nomme à l'unanimité Sentinon délégué au Con-
grès.
214 RAPPORT SUR L ALLIANCE
après le Congrès de Bâle, au Comité fe'de'ral de la
Suisse romande, dont Perret et Guétat e'taient
membres; que ces deux honorables citoyens étaient
présents lorsque Duval et Fritz Heng, deux autres
membres de ce Conseil, et en même temps membres
de la Section de l'Alliance, présentèrent ces lettres
au Comité fédéral.
Que dire après cela de l'honnêteté de ces gens,
qui ont osé dire, dans leur avant-dernier Congrès
fédéral à Genève, et reproduire dans leur Egalité
cette assertion formidable : « Qu'ils n'ont jamais
entendu dire que la Section de l'Alliance ait été
reconnue par le Conseil général, qu'ils l'ignoraient
encore jusqu'à présent, et qu'ils viennent d'écrire au
Conseil général pour s'en assurer » l
Une fois qu'elle se vit acceptée et régulièrement
reconnue comme section régulière de l'Interna-
tionale par le Conseil général de Londres, la Sec-
tion de l'Alliance chargea son comité de demander
au Comité central (cantonal) de Genève son admis-
sion dans la fédération genevoise (^), se réservant
de demander, aussitôt après, son admission dans la
Fédération romande au Comité fédéral.
(i) Cette décision est antérieure à l'arrivée de la lettre d'Ec-
carius. Dès le 17 juillet il est question, dans le procès-verbal
du comité de la Section de l'Alliance, de faire une demande
au Comité cantonal des sections genevoises pour l'entrée de la
Section de l'Alliance dans la fédération cantonale; et, le 3o juil-
let, Bakounine lit au comité de la Section de l'Alliance un pro-
jet de lettre au Comité cantonal, qui est adopté.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 2 1 1?
Cette fois le Comité cantonal, déjà complètement
subjugué et dominé parles meneurs de la Fabrique,
répondit par un refus net, dans une séance (*) à
laquelle, comme de coutume, n'avaient assisté à
peine qu'une douzaine de membres, tandis que ce
comité était composé, déjà alors, de plus de soixante
membres (^).
Nous nous étions attendus à ce refus, et nous
n'avions fait cette demande que pour la forme, afin
qu'il ne fût point dit que nous nous refusions à la
solidarité des sections genevoises; nous nous y
étions attendus, parce que nous n'ignorions pas les
intrigues et les calomnies misérables que soulevè-
rent déjà alors contre nous certaines gens qui depuis
jetèrent complètement le masque (^).
1 57 (*) en bâtiment, ce qui lui attira néces-
(i) Le i6 août £869.
(2) Ce chiffre de soixante membres, qui correspondrait à
l'existence de trente sections, est exagéré. Au moment du Con-
grès général de Bruxelles, en septembre 1868, il y avait dans
le canton de Genève vingt-quatre sections (rapport du délégué
Graglia) ; au moment de la fondation de la Fédération romande,
en janvier 1869, le nombre des sections genevoises était de
vingt-trois (rapport du Comité fédéral romand au Congrès de
la Chaux-de-Fonds, avril 1870, dans V Egalité du 3o avril 1870);
il était de vingt-six en octobre 1869 [L' Internationale, Docu-
ments et Souvenirs, t. le', p. 23o). Enfin, d'après un passage de
V Egalité du 28 avril 1870, les sections de Genève, à l'époque
du Congrès de la Chaux-de-Fonds, auraient été au nombre de
vingt-huit.
(3) Ici s'arrêtent les extraits, formant le n» vin des Pièces
justificatives du Mémoire de la Fédération jurassienne, em-
pruntés aux feuillets 53-56 du manuscrit de Bakounine.
(4) II y a une lacune entre la fin du n» vni des Pièces justi-
2l6 RAPPORT SUR l'aLLIANCË
sairement les Jalousies et les haines des chefs de la
Fabrique genevoise, qui, après l'avoir expulse' du
Cercle, tendaient tous leurs efforts à l'expulser de
l'Internationale. Serno-Solovie'vitch, dont ces mes-
sieurs parlent aujourd'hui les larmes de crocodile
aux yeux, et qui fut certainement l'un des membres
les plus dévoue's de l'Internationale de Genève, avait
été publiquement traité par eux d'espion russe.
Enfin Perron, par l'exaltation désintéressée de ses
principes, d'ailleurs encore assez peu déterminés à
cette époque, et surtout par sa profonde amitié pour
Serno-Soloviévitch, dont il prit toujours noble-
ment la défense, s'attira également les haines de ses
co-citoyens genevois.
Mais c'est surtout à la fin de 1868, après le Con-
grès de Bruxelles, alors qu'il devint le fondateur et
le principal rédacteur du journal VEgalité, qu'il
devint le bouc émissaire de la bonne société gene-
voise. Il eut le malheur, sans le vouloir sans doute,
de léser les intérêts et de blesser la vanité d'un ty-
pographe féroce, M. Crosset, et d'attirer sur lui sa
haine formidable. M, Crosset devint le centre d'un
ficatives du Mémoire et la premier", ligne du feuillet Sj du
manuscrit. Bakounine, ayant achevé ce qu'il avait à dire sur
l'admission de la Section de l'Alliance par le Conseil général,
a fait un retour en arrière, et il revient maintenant au conflit
de tendances et de principes qui s'était produit, dés i86S, entre
les ouvriers du bâtiment et les meneurs des sections de la
Fabrique. C'est de ce conflit qu'il est question dans le présent
alinéa, dont le commencement se trouvait sur le feuillet 56. Le
personnage dont parle la phrase tronquée qui s'achève aux
quatre premières lignes du feuillet Sy est Brosset.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 1\'J
groupe en partie avoué, mais en plus grande partie
anonyme (M. Henri Perret et beaucoup d'autres
chefs de la Fabrique en étaient), qui déversa ses
calomnies contre Perron. Je gagnai mes premiers
ennemis dans l'Internationale en | gg prenant hau-
tement la défense de Perron, avec lequel j'étais alors
lié d'amitié.
En dehors de toutes ces questions personnelles, le
nom seul du journal V Egalité nous valut de grandes
batailles. (*) Qu'on se rappelle que ce fut au lende-
main du Congrès de Bruxelles, qui pour la première
fois avait posé carrément la question socialiste et
révolutionnaire. La proclamation de la propriété
collective, la condamnation du socialisme bourgeois,
et la rupture évidente avec le radicalisme bourgeois,
manifestée par le refus des avances faites par la
Ligue de la Paix et de la Liberté, tout cela avait for-
tement indisposé, inquiété les meneurs de la Fabrique
genevoise. Ils craignirent de voir l'Internationale
de Genève prendre une direction par trop socialiste,
par trop révolutionnaire, de la voir s'embarquer sur
le grand océan où ils se sentaient incapables de la
suivre. Attachés bourgeoisement, patriotiquement,
aux bords fleuris du Léman, ils voulaient une Inter-
nationale non mondiale, mais agréablement gene-
voise, un socialisme anodin et philanthropique,
(i) A partir d'ici, le contenu des feuillets 58-78 du manu-
scrit a été utilisé dans \q. Mémoire de la Fédéraiion jurassienne,
pages 68-77, mais avec beaucoup de suppressions et d'atté-
nuations.
13
2IO RAPPORT SUR L ALLIANCE
menant droit à une conciliation de dupes avec le ra-
dicalisme bourgeois de leur cité. Tous ces rêves
patriotiques, toutes ces ambitieuses espérances qui
étaient d'autant plus vivaces qu'elles n'osaient
s'avouer, se sentirent renversés, effarouchés par ce
terrible mot d'Egalité.
Alors il y eut des explications charmantes : tous
ces grands citoyens de Genève comprenaient, ado-
raient l'égalité, et, s'il n'eût | gg tenu qu'à eux seuls,
ils auraient voté des deux mains pour un titre comme
celui-là. Mais ce mot ne serait pas compris par la
foule, par la canaille de l'Internationale; il pourrait
blesser les susceptibilités aristocratiques des ou-
vriers en bâtiment! C'est ce que disait au moins le
porte-voix de la coterie, le pauvre tailleur Wœhry,
Parisien, ci-devant communiste icarien, un homme
plein de dévouement, mais aussi plein de fiel et de
vanité rentrée, et qui eut toujours le malheur, tout
en professant théoriquement les principes les plus
avancés, de voter en pratique pour les résolutions
les plus réactionnaires. Aussi fut-il, tant qu'il vécut,
le Benjamin et le prophète de la Fabrique gene-
voise.
Nous emportâmes toutefois de haute lutte le nom
d'Egalité^ et nous parvînmes plus tard à créer un
Comité de rédaction dont la grande majorité du
moins se montra franchement dévouée aux prin-
cipes contenus dans ce seul nom. Ces luttes, et plus
encore l'apparition successive des numéros de
VEgalité, qui devenait de semaine en semaine plus
RAPPORT SUR L ALLIANCE 2IQ
socialiste et plus révolutionnaire, contribuèrei^t
immensément à déterminer les rapports peu ami-
caux des deux partis qui se partagèrent désormais
l'Internationale de Genève.
D'un côté, la phalange serrée et parfaitement or-
ganisée de la Fabrique, avec son radicalisme bour-
geois, avec ses rêves platoniques d'une coopération
étroite et privilégiée, avec ses chefs aspirant au
Conseil d'Etat dans le secret de leur cœur (i), avec
leur patriotisme genevois mesquin, | gQ vaniteux et
bruyant, tendant ostensiblement à transformer l'In-
ternationale en une association genevoise, en un
piédestal pour des ambitions genevoises. De l'autre,
la masse passablement désorganisée des ouvriers en
bâtiment, riches d'instincts, révolutionnaires et so-
cialistes autant par position que par tendance natu-
relle, et soutenant de leurs votes toujours ou presque
toujours les vrais principes du socialisme révolu-
tionnaire.
A cette époque, les citoyens Becker, Guétat, Duval
votaient encore avec nous ; ils n'avaient pas encore
goûté du fruit savoureux de l'intrigue réactionnaire.
Mais nous avions contre nous les citoyens Grosse-
lin, Weyermann, Waehry, Crosset, et bien d'autres
représentants de la Fabrique, ou d'ouvriers des
autres métiers gagnés par la Fabrique. M. Henri
Perret tâchait de se maintenir toujours au milieu,
votant toujours avec la majorité, — comme le bon
(i) A Genève, les membres du Conseil d'Etat, c'est-à-dire du
gouvernement cantonal, sont élus directement par le peuple.
220 RAPPORT SUR L ALLIANCE
Dieu du grand Frédéric, il est toujours du côté des
gros bataillons. En général, il faut observer que la
majorité des membres tant des comités des sections
de métiers, même des bâtiments, que du Comité
central ou cantonal, votaient avec la réaction, ce
qui était naturel, puisqu'ils faisaient partie de cette
oligarchie dominante et de ce gouvernement occulte
qui tendait évidemment à museler le peuple de l'In-
ternationale.
Notre tendance à nous c'était, d'ailleurs en pleine
conformité avec les statuts de la Fédération ro-
mande, de briser cette autorité, ce despotisme nais-
sant des comités, en les soumettant autant que
possible à l'expression de la volonté populaire dans
les assemblées générales. On conçoit que les
membres les plus ambitieux de ces comités ne
nous en surent aucun gré. Plusieurs fois ils osèrent
I ei même soutenir que l'assemblée des comités
devait primer l'assemblée populaire. 11 ne nous fut
pas difficile, les statuts de la Fédération romande à
la main, de leur prouver leur erreur, et le peuple de
l'Internationale nous donna raison contre eux.
Pendant ce temps la Section de l'Alliance, fidèle
à sa mission, poursuivait ardemment Tœuvre de la
propagande. Elle tenait régulièrement ses séances
chaque samedi. Tous les cent quatre membres
qu'elle comptait dans son sein lors de sa constitu-
tion définitive n'assistèrent sans doute pas régulière-
ment à chaque séance, mais il y avait toujours une
vingtaine, une trentaine de membres qui s'y ren-
RAPPORT SUR L ALLIANCE 221
daient régulièrement, et qui formèrent le ve'ritable
noyau de l'Alliance. A mon regret, je dois dire que
Perron n'en e'tait pas. Fantasque, ine'gal, capri-
cieux, il avait pris je ne sais pourquoi l'Alliance en
grippe, et n'y faisait que de très courtes apparitions.
Ses instincts plus ou moins genevois l'entraînaient
toujours dans la Section centrale, qui, de section
largement internationale qu'elle avait été d'abord,
était devenue une section presque exclusivement
genevoise. Brosset nous négligeait aussi. Président
du Comité fédéral, il ne crut pas sans doute poli-
tique de se montrer ouvertement le partisan d'une
section qui était devenue la bête noire d'une frac-
tion puissante de l'Internationale, avec laquelle,
comme un homme politique qu'il était, il se trou-
vait alors dans des rapports de coquetterie mutuelle.
Guétat enfin, le recommandé, la faute de Perron,
I 62 nous avait également abandonnés. Depuis qu'il
était devenu membre et vice-président du Comité
fédéral, les fumées des honneurs avaient tourné sa
pauvre tête. Plein de sotte importance, il était
devenu d'un ridicule achevé. Il avait fini par faire
rentrer en lui-même son discours stéréotypé habi-
tuel sur la révolution, et dans les assemblées géné-
rales, aussi bien qu'au sein du Comité fédéral, il ne
votait plus qu'avec la réaction.
Par contre, ma faute à moi, le blagueur Duval, et
notre faute commune à Perron et à moi, le versatile
patriarche Becker, étaient des membres assidus de
l'Alliance. Duval, qui était également membre du
222 RAPPORT SUR L ALLIANCE
Comité fédéral, venait nous répéter tous les propos
des frères Perret, qu'il faisait mine de détester, et
de Guétat, qu'il se donnait les airs de mépriser.
C'est par lui, et aussi par un autre membre de l'Al-
liance, Fritz Heng, que nous sûmes tout ce qui fut
dit à propos de notre section dans le Comité fédéral.
Becker ne jurait plus que par l'Alliance; il répéta
maintes fois, presque à chacune de nos séances, que
rinternationale véritable n'était plus au Temple-
Unique, mais dans la petite Section de l'Alliance.
M. Henri Perret ne se montrait plus parmi nous ; et
comme il n'avait pas été présent le jour de la con-
stitution définitive de la section (*), et comme il
n'avait pas répondu à deux ou trois appels qu'on lui
fit, il fut effacé de la liste.
L'Alliance était devenue une véritable section
d'amis, et, ce qui n'existait pas au Temple-Unique,
on I g3 s'y parlait en toute franchise, avec une pleine
confiance mutuelle. On y parla souvent, au grand
scandale de Brosset, de la situation réelle de l'Inter-
nationale de Genève, de l'esprit réactionnaire et de
l'excellente organisation de la Fabrique, de l'excel-
lent esprit et de la détestable organisation des ou-
vriers en bâtiment. Brosset, comme président du
Comité fédéral et comme diplomate, ne voulait pas
qu'on touchât à ces questions brûlantes, à ces choses
officielles et sacrées. Tout au plus, selon lui, était-il
permis d'en parler entre quatre-z-yeux, et à voix
(i) Le 26 juin 1869.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 22?
basse, car il ne fallait pas manquer au de'corum, à
la fiction majestueuse de l'Internationale.
C'est ainsi que raisonnent, et pour cause, tous les
gouvernements et tous les hommes de gouverne-
ment. C'est ainsi que raisonnent aussi tous les par-
tisans des institutions caduques qu'ils proclament
sacrées, qu'ils adorent en fiction, sans permettre
jamais qu'on les approche et qu'on les considère de
trop près, parce qu'ils craignent avec beaucoup de
raison qu'un regard indiscret ou qu'une parole
téme'raire ne découvrent et ne manifestent leur
inanité.
C'est l'esprit général qui règne dans l'Interna-
tionale de Genève. Lorsqu'on en parle, on ment.
Tout le monde ou presque tout le monde dit des
choses qu'il sait ne pas être vraies. II règne une sorte
de cérémonie chinoise qui y domine tous les rap-
ports tant collectifs qu'individuels. On est censé
être, on n'est | g^ pas ; on est censé croire, on ne
croit pas ; on est censé vouloir, on ne veut pas. La
fiction, l'officialité, le mensonge ont tué l'esprit de
l'Internationale à Genève. Toute cette institution
est devenue à la fin un mensonge. C'est pour cela
que les Perret, les Dupleix, les Guétat, les Duval
et les Outine ont pu s'en emparer avec tant de faci-
lité.
L'Internationale n'est point une institution bour-
geoise et caduque ne se soutenant plus que par des
moyens artificiels. Elle est toute jeune et pleine
d'avenir, elle doit donc pouvoir supporter la cri-
224 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
tique. Seules la vérité, la franchise, la hardiesse des
paroles et des actes, et un contrôle permanent exercé
par elle-même sur elle-même, peuvent la faire pros-
pérer. Comme ce n'est pas une association qui doive
être organisée de haut en bas par voie autoritaire et
par le despotisme de ses comités, comme elle ne
peut s'organiser que de bas en haut par la voie po-
pulaire, par le mouvement spontané et libre des
masses, il faut que les masses sachent tout, qu'il n'y
ait point pour elles de secret gouvernemental,
qu'elles ne prennent jamais des fictions ou des
apparences pour des réalités, qu'elles aient la con-
science de la méthode et du but de leur marche, et
qu'avant tout elles aient toujours le sentiment de
leur situation réelle. Pour cela, toutes les questions
de l'Internationale doivent être traitées hardiment
au grand jour, et ses institutions, l'état réel de ses
organisations ne doivent pas être des secrets de
gouvernement, mais des objets constants d'une
franche et publique discussion.
N'est-il pas vraiment singulier que nos | 55 adver-
saires, qui ont réellement établi dans l'Internationale
de Genève une sorte d'oligarchie dominante et se-
crète, un gouvernement occulte, si favorable à toutes
les ambitions et à toutes les intrigues personnelles,
aient osé nous accuser de. menées secrètes, nous
dont toute la politique a toujours consisté à les
forcer de venir poser toutes les questions dans les
assemblées générales, dont les résolutions, selon
nous et conformément aux statuts de la Fédération
RAPPORT SUR L ALLIANCE 225
romande, devaient être obligatoires pour tous les
comite's de l'Internationale de Genève?
Notre grand moyen contre eux a e'te' toujours de
les appeler dans cette lutte publique, dans laquelle,
en de'daignant les personnalite's et toutes les in-
trigues personnelles, nous les combattions et nous
les terrassions presque toujours, par l'unique puis-
sance des principes. Par contre, comme il convient
à une coterie gouvernementale, ils nous faisaient
une guerre souterraine toute remplie d'intrigues et
de calomnies personnelles.
Ces discussions de la Section de l'Alliance, aux-
quelles venaient assister et prendre part presque
toujours beaucoup d'ouvriers en bâtiment, non
membres eux-mêmes, mais amene's par des amis
membres de la section, exercèrent une grande in-
fluence sur l'esprit des ouvriers en bâtiment, au
grand de'pit des chefs de la coterie re'actionnaire de
l'Internationale de Genève.
L'abîme qui s'ouvrait de jour en jour plus large
entre le parti de la Révolution et celui | gg de la
Réaction, devint plus sensible encore à partir du
milieu du mois de juin 1869, lorsque Perron, obligé
pour quelque temps par ses affaires d'abandonner
la direction du journal ÏEgalité, la remit aux
mains de Bakounine. Ce dernier en profita pour
développer largement, franchement, dans toute leur
vérité et avec toutes leurs conséquences logiques et
leurs applications pratiques, les principes de l'In-
ternationale. Il commença sa rédaction par une
13.
226 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
attaque ouverte contre le jésuitisme du Je'sus-Christ
de la Chaux-de-Fonds, CouUery, qui, diffe'rent en
cela des réactionnaires internationaux de Genève,
voulait convertir l'Internationale en un piédestal
pour la réaction aristocratique et mômière, tandis
que ses alliés, défenseurs et amis, à Genève, les Per-
ret, les Grosselin et compagnie, se contentaient d'en
faire seulement un instrument à l'usage du radica-
lisme bourgeois. Bakounine combattit et démasqua
les uns et les autres, et il s'efforça de découvrir aux
yeux du prolétariat l'abîme infranchissable qui
sépare désormais sa cause de celle de la bourgeoisie
de toutes les couleurs.
La question ainsi posée ne faisait pas du tout le
compte des chefs ambitieux de la Fabrique de
Genève. C'était précisément l'époque où le parti
radical genevois fit d'incroyables efforts pour se
rapprocher de l'Internationale et pour s'en emparer.
Beaucoup d'anciens membres, agents reconnus du
parti radical, et qui, comme tels, s'étaient séparés
de l'Internationale, y rentrèrent alors. Cette intrigue
se faisait pour ainsi dire au grand jour, tellement
les citoyens radicaux de l'Internationale étaient sûrs
du succès. I gy Nous les combattions ouvertement,
tant dans le journal que dans les séances de
l'Alliance, ainsi que dans les assemblées'générales.
Tout cela a dû nécessairement accroître la haine
des meneurs de la Fabrique contre nous. D'un autre
côté, les principes franchement socialistes et révo-
lutionnaires que VEgalité exposait sans aucune
RAPPORT SUR L ALLIANCE 227
cérémonie ne pouvaient point les servir, étaient dia-
métralement opposés à leur but; l'abolition des
Etats, des frontières patriotiques et politiques, l'abo-
lition du droit d'héritage, l'organisation de la pro-
priété et du travail collectifs de bas en haut, par la
liberté, — tout cela ne pouvait servir de pont pour
unir en un seul parti les bourgeois radicaux avec les
internationaux bourgeois de Genève. Tout le parti
radical de cette ville, les Fazy, les Vautier, les Gar-
leret, les Gambessédès étaient donc acharnés contre
nous, et, comme ils exerçaient dès lors une influence
directe sur les meneurs de la Fabrique dans l'Inter-
nationale, sur les Grosselin, les Weyermann, les
Perret, et tant d'autres, ils contribuèrent beaucoup
à fomenter, à grossir et à organiser leur haine et
leurs persécutions contre nous.
Les comités des sections de la Fabrique vinrent
protester, au nom deleurs sections, devant le Comité
fédéral, contre la rédaction de VEgalité, le plus
souvent sans que leurs sections en sussent rien.
Tant que Brosset resta président du Gomité fédé-
ral, ces intrigues n'aboutirent pas. Mais, par un
système de taquineries combinées, auxquelles, tou-
jours I Qg par trop susceptible, il eut le tort de ne
point répondre par le mépris, on le força à aban-
donner la place ('). Guétat devint président à sa place»
et alors le Gomité fédéral se rangea définitivement
du côté de la réaction. Heureusement, le Gomité de
(i) Ce fut en août 1869 que Brosset, écœuré, donna sa
dénîission de président du Comité fédéral romand.
228 RAPPORT SUR l'aLLIANCB
rédaction était sauvegardé par un article des statuts
de la Fédération romande, qui le rendait en quelque
sorte indépendant de l'arbitraire du Comité fédéral (*).
L'Internationale de Genève était donc en pleine
guerre : d'un côté, il y avait la Fabrique, savamment
disciplinée, aveuglée et menée par ses chefs ; de
l'autre, la masse des ouvriers en bâtiment éclairés
par le journal VEgalité, et s'organisant peu à peu
sous l'influence de l'Alliance. Au milieu, il y avait
les sections des métiers intermédiaires : les cordon-
niers, les tailleurs, les typographes, etc., dont les
comités appartenaient, il est vrai, en très grande
partie à la réaction, mais dont le peuple avait plus
de sympathie pour la Révolution.
Une bataille décisive était devenue inévitable.
Elle se livra dans la seconde moitié du mois d'août,
à l'occasion de l'élection des délégués pour le Con-
grès de Bâle (').
(i)Cet article (art. Sa) disait : « Le Congrès [romand] arrê-
tera chaque année le programme et le prix du journal ». Mais
un autre article (art. 42), relatif aux attributions du Comité
fédéral, portait : « Il aura la surveillance morale du journal de
l'Association ».
(2) Au bas du feuillet 68, Bakounine a écrit ces lignes,
adressées à ceux qui devaient lire son manuscrit : « Fin
immédiatement. — Je ne sais pas l'usage que vous trouverez
bon de faire de ce manuscrit. Ce qui est certain, c'est que je
ne ferai pas d'autre rapport que celui-ci, qui ne peut pas être
imprimé dans sa/orme présente, mais qui contient des détails
suffisants pour éclaircir tous les points et pour vous fournir
tous les matériaux nécessaires pour un mémoire plus serré et
plus court. — Je vous prie instamment, chers amis, de ne point
égarer ce manuscrit, et de me le renvoyer tout entier, après
en avoir tiré le parti que vous voudrez. »
RAPPORT SUR L ALLIANCE 229
I 69 LUTTE ÉLECTORALE
Ce fut une bataille mémorable et qui devrait être
décrite par un historien plus éloquent que moi. Je
me contenterai d'en raconter les phases principales.
Parmi les cinq questions que le Conseil général
avait mises dans le programme du Congrès qui
devait se réunir en septembre 1869 à Bâle, il yen
avait deux surtout qui entraient dans le fond même
de la question sociale : celle de l'abolition de l'héri-
tage et celle de l'organisation de la propriété collec-
tive, deux questions qui de tout temps eurent le don
de mettre en fort mauvaise humeur les coryphées,
les meneurs de la Fabrique de Genève. Ils s'étaient
déjà montrés excessivement mécontents qu'on eût
discuté la dernière de ces deux questions au Con-
grès de Bruxelles : « Ce sont des utopies, disaient-
ils ; nous devons nous occuper de questions pra-
tiques ».
Ils s'étaient donc bien promis, cette fois, d'élimi-
ner ces deux questions du programme du Congrès
de Bâle. C'était pour eux non seulement une néces-
sité de cœur et d'esprit, mais une nécessité de posi-
tion politique. Ils s'étaient définitivement entendus
et alliés avec la bourgeoisie radicale de Genève. On
travaillait activement toutes les sections proprement
genevoises, c'est-à-dire les ouvriers-citoyens de la
fabrique, pour les grouper autour du drapeau radi-
cal dans les prochaines élections, qui devaient avoir
230 RAPPORT SUR L ALLIANCE
lieu en novembre. | ^q et 74 (^) Mais pour que
l'alliance entre la bourgeoisie et les ouvriers-
citoyens fût possible, il fallait que ces derniers
éliminassent de leur programme tout ce qui pouvait
contredire les principes fondamentaux et choquer la
délicatesse de leurs nouveaux alliés les bourgeois
radicaux de Genève. Parmi ces choses réprouvées,
détestées, brillaient naturellement plus que toutes
les autres ces deux propositions subversives de tout
ordre social : l'abolition du droit d'héritage et l'or-
ganisation de la propriété collective.
La tactique de la coterie genevoise qui inspirait
et dirigeait à volonté tous les actes du Comité cen-
tral (cantonal), et qui, par son intermédiaire, déter-
minait les programmes de chaque assemblée géné-
rale, — cette tactique fut très simple. Ils firent nom-
mer par les assemblées générales des commissions
pour préparer et proposer des rapports sur toutes
les autres questions, et ils oublièrent, négligèrent
d'en faire nommerpour les deux questions brûlantes.
Si on les avait laissés faire, voici ce qui se serait
passé : on serait arrivé à la veille du Congrès sans
avoir nommé de commissions pour elles, il n'y
aurait pas eu de rapports, et par conséquent ces deux
questions auraient été éliminées de fait.
Nous déjouâmes ce calcul, en rappelant, dans
Tune de ces assemblées populaires, qu'il y avait en-
core deux questions que le Comité central paraissait
(x) Bakounine a donné à ce feuillet ce double numéro
« 70 et 71 )> : il n'y a pas de lacune dans le manuscrit.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 2^1
avoir oubliées, et qu'il était urgent de nommer
immédiatement deux commissions pour les étudier
et pour présenter leurs rapports à temps. Alors
l'orage | 73 éclata ; tous les grands orateurs de la
Fabrique et leurs alliés réactionnaires : Grosselin en
tête ; Weyermann ; Crosset; Waehry ; Patru ; des
typographes du parti de Crosset ; Dupleix ; le père
Reymond (raveugle, le saint-simonien, le Jésus-
Christ de l'Internationale de Genève); un maçon
genevois, esprit fort et grand ergoteur, Paillard,
l'ennemi intime de Robin ; Guétat, et bien d'autres
encore vinrent tour à tour à la tribune dire que
c'était un scandale, une inutile perte de temps, une
action subversive, que de venir proposer dépareilles
questions à des ouvriers; qu'il fallait s'occuper de
questions pratiques et réalisables, par exemple de la
coopération bourgeoise, etc., etc. Nous leur répon-
dîmes. Ils furent battus. L'assemblée générale (le
Temple-Unique était plein, et les ouvriers en bâti-
ment, convoqués avec soin dès la veille par nos
« alliés », s'y trouvaient en masse) décida à une
immense majorité qu'on nommerait sur-le-champ
des commissions pour les deux questions déplai-
santes : Bakounine fut élu pour la commission sur
la question d'héritage, Robin pour celle de la pro-
priété collective.
Dans l'assemblée générale qui suivit celle-ci on
devait décider une autre question. D'après les sta-
tuts généraux, chaque section avait le droit d'en-
voyer un délégué au Congrès. Mais l'Internationale
2^2 RAPPORT SUR L ALLIANCE
de Genève aurait pu en envoyer plus de trente (1),
Cela aurait été par trop dispendieux ; pour cette
raison, déjà l'année précédente toutes les sections
de l'Internationale de Genève s'étaient réunies
pour envoyer collectivement et à frais communs à
Bruxelles quatre délégués. | 73 Cette fois, comme le
nombre des sections s'était considérablement accru,
on voulait en envoyer cinq. Les envoyer collective-
ment était évidemment dans les intérêts des sections
des bâtiments, ces sections étant beaucoup moins
riches que les sections de la Fabrique. Les ouvriers
de la Fabrique, naturellement inspirés et dirigés par
leurs chefs, profitèrent de cette circonstance pour
faire un coup. Leurs orateurs vinrent déclarer à la
tribune, au nom de tous leurs camarades, que les
sections de la Fabrique ne consentiraient à l'envoi
collectif des délégués que si on leur accordait l'éli-
mination des deux questions de l'héritage et de la
propriété. Ce fut le signal d'un second orage.
Nous montâmes à la tribune pour expliquer aux
ouvriers en bâtiment qu'en leur faisant une telle
proposition on les insultait, on attentait à la liberté
de leur conscience, à leur droit ; que mieux valait
pour eux n'envoyer qu'un seul délégué, ou même
ne pas en envoyer du tout, que d'en envoyer cinq ou
davantage à des conditions qui leur seraient impo-
(i) Comme il a été dit plus haut, Bakounine exagère le
nombre des sections qui existaient alors à Genève : voir la
note 2 de la page 21 5. Voir aussi, plus haut, la note 2 de la
page 22.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 233
sées au nom des sections de la Fabrique et qu'ils ne
sauraient accepter. Alors les orateurs de la réaction
revinrent à la tribune pour chanter l'e'ternel refrain
de l'union, si nécessaire pour constituer la force de
la classe ouvrière ; ils rappelèrent aux ouvriers en
bâtiment la reconnaissance éternelle qu'ils devaient
aux citoyens genevois de la Fabrique pour le con-
cours qu'ils leur avaient prêté dans la grande grève
du printemps. Ils les prémunirent surtout contre
certains « étrangers » qui venaient semer la division
dans l'Internationale genevoise. A cela les « étran-
gers )) — Brosset, Robin, Bakounine et d'autres —
I 74 répondirent qu'il ne pouvait y avoir d'étran-
gers dans l'Internationale; que la reconnaissance et
l'union étaient sans doute de fort belles choses, mais
qu'elles ne devaient pas aboutir à l'asservissement, et
que mieux valait se séparer que de devenir esclaves.
Cette fois la victoire fut encore à nous. Les ques-
tions et leurs commissions furent maintenues à une
immense majorité.
Deux ou trois jours plus tard, il y eut assemblée
particulière de toutes les sections de la Fabrique au
Temple-Unique. M. Grosselin, n"y trouvant pas
d'opposants, s'y surpassa en éloquence. Il prononça
un discours fulminant contre Brosset, contre
Robin, contre Bakounine, désignés de façon trans-
parente, les stigmatisant comme les perturbateurs
de la paix, de l'union, de l'ordre public dans l'In-
ternationale de Genève. « Qu'ont-ils à faire parmi
nous, ces étrangers ! » disait-il, s'exaltant au point
234 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
d'oublier qu'il parlait non dans une réunion de ci-
toyens genevois, mais au milieu d'ouvriers genevois
membres de l'Internationale, et que l'Internatio-
nale ne connaît point les étroitesses civiques de la
patrie. Crosset et Waehry vinrent ajouter, l'un, ses
gros mots, l'autre son fiel à l'éloquence du puissant
Grosselin, le futur homme d'Etat de Genève.
Enfin les sections de la Fabrique réunies déci-
dèrent la séparation et nommèrent un seul délégué,
M. Henri Perret, secrétaire du Comité fédéral, avec
le mandat impératif de s'abstenir de voter sur les
deux questions répudiées par la Fabrique (i). Elles
n'avaient point nommé comme second délégué
Grosselin, d'abord par économie, et, en second lieu,
I75 dans l'espoir que les ouvriers du bâtiment le
nommeraient. Les alliés, les amis de la Fabrique,
les Crosset, les Wasbry, les deux frères Paillard,
Guétat, Rossetti, Patru, avaient travaillé de longue
main les ouvriers en bâtiment dans ce but.
La séparation était donc devenue un fait accompli,
La Fabrique n'envoyait qu'un seul délégué. Les
ouvriers en bâtiment, réunis aux tailleurs, et aux
cordonniers, décidèrent d'en envoyer trois : furent
nommés Heng, Brosset, et Grosselin {^).
(') Les sections de la Fabrique, qui choisirent Henri Perret
pour leur délégué, étaient au nombre de sept : monteurs de
boîtes, bijoutiers, gaîniers, guilloclieurs, graveurs, faiseurs de
ressorts, faiseurs de pièces à musique (Rapport de Henri Per-
ret, dans le Compte-rendu du 4" Congrès international, tenu à
Baie, p. 49).
(2) Bakounine se trompe en disant que ces trois élus étaient
les délégués des ouvriers du bâtiment réunis aux tailleurs
RAPPORT SUR L ALLIANCE 235
Sur ces entrefaites, Robin et Bakounine avaient
fait leurs rapports, l'un sur l'organisation de la
propriété' collective, l'autre sur Fabolition du droit
d'héritage, naturellement dans le sens le plus affir-
maiif pour l'une et pour l'autre. Leurs conclusions
furent acclamées et votées à la presque unanimité.
La commission chargée de faire un rapport sur
la question de l'instruction intégrale avait égale-
ment fait son rapport. Ici se passa une chose fort
étrange. Ce n'était pas la commission qui avait fait
ce rapport, c'était M. Cambessédès, l'un des cory-
phées du parti radical bourgeois, un homme d'Etat,
non membre de l'Internationale, et qui remplissait
et aux cordonniers : ils furent les délégués de toute la fédé-
ration genevoise. Après que les sections de la Fabrique eurent
décidé de se faire représenter par un délégué spécial, qui
fut Henri Perret, l'assemblée générale, réunie le 17 août,
décida qu'il y aurait une délégation collective composée de
trois membres élus par toutes les sections. L'Egalité du
21 août contient à ce sujet l'article suivant :
« II y a eu mardi 17 août une assemblée générale de toutes
les sections de Genève. Il y a été décidé que trois délégués
seraient envoyés à Bâle au nom de toutes les sections gene-
voises de langue française. Tout membre ou tout groupe peut
proposer des candidats qui seront immédiatement inscrits sur
un tableau. Le vote aura lieu au scrutin secret, chaque
membre mettant sur sa liste trois noms. Pour être admis au
vote, il faut prouver par la présentation de son livret que
l'on est en règle avec sa section. Le scrutin sera ouvert :
« Samedi 21 août, de 8 heures du soir à 10 heures du soir ;
« Dimanche 22 août, de 8 heures du matin à 4 heures du
soir;
« Lundi 23 août, de 8 heures du soir à 10 heures du soir. »
Au Congrès de Bâle, Heng, Brosset et Grosselin furent admis
comme « délégués des Sections internationales de Genève »,
Henri Perret comme « délégué des sections de la Fabrique
d'horlogerie, bijouterie et pièces à musique de Genève».
236 RAPPORT SUR l'alliance
à cette époque les fonctions d'inspecteur supérieur
de toutes les écoles de Genève (si je ne me trompe
pas). Naturellement son rapport fut fait dans un
esprit éminemment bourgeois. Il maintenait la sépa-
ration des écoles pour les deux classes, sous ce pré-
texte touchant et charmant que les bourgeois ne
consentiraient jamais jyg à envoyer leurs enfants
dans des écoles fréquentées par les enfants du
peuple. Tout le reste était à l'avenant, de sorte que
notre ami Fritz Heng, membre de cette commis-
sion, et qui s'était chargé de donner lecture de ce
rapport, dont il n'avait pas pris connaissance aupa-
ravant, s'arrêta au milieu de sa lecture et déclara
naïvement que le rapport ne valait rien et ne pou-
vait convenir à l'Internationale.
Comment se fit-il qu'un bourgeois radical de
Genève eût fait accepter son travail par une com-
mission de l'Internationale? C'est un secret que la
Fabrique et M. Crosset, l'allié des meneurs de la
Fabrique et membre de cette commission, auraient
pu seuls expliquer.
Lorsque la nomination de Grosselin comme troi-
sième délégué nommé par les ouvriers en bâti-
ment {') fut proclamée, ces derniers déclarèrent et
(') La contradiction qui existe entre l'assertion de Bakou-
nine, que Grosselin et ses deux collègues étaient des délégués
des ouvriers du bâtiment, et le fait attesté par YEgalité, que
les trois délégués furent élus pour représenter « toutes les
sections de Genève de langue française » (car il y avait aussi
à Genève des sections allemandes, qui furent représentées au
Congrès de Bâle par Becker), peut être résolue ainsi : l'assem-
blée générale avait bien décidé que toutes les sections de langue
RAPPORT SUR L ALLIANCE 237
votèrent à l'unanimité qu'il ne pourrait être ciiargé
de la mission de les représenter au Congrès de
Baie que s'il promettait d'y voter pour l'organisa-
tion de la propriété collective et pour l'abolition du
droit d'héritage.
Cela le mit dans une singulière position. Il avait
été le principal promoteur de la proposition d'éli-
miner ces deux questions comme utopiques, intem-
pestives et funestes, et de la séparation qui en était
résultée; et maintenant il devait s'engager à voter
affirmativement sur l'une et sur l'autre au Congrès
de Bâle!
Dans la dernière assemblée générale I77 qui eut
lieu avant le Congrès, il essaya de sortir de cette
situation ridicule par un moyen singulier : il posa
une question personnelle, en faisant appel aux sen-
timents personnels : « Je vous aime et vous m'aimez,
vous savez que j'ai été toujours votre ami ; pourquoi
donc vous méfiez-vous de moi, et m'imposez-vous
maintenant des conditions que ma dignité et ma
conscience ne me permettent pas d'accepter? h 11 ne
nous fut pas difficile de lui répondre qu'il ne s'agis-
sait pas ici du tout de questions personnelles, ni de
sympathie ni de défiance personnelles ; qu'on l'ai-
française seraient invitées à participer à l'élection des trois dé-
légués collectifs; mais les sept sections de la Fabrique, ayant
déjà nommé un délégué particulier, s'abstinrent; seules par-
ticipèrent au vote des 21, 22 et 23 août les sections du bâtiment
et quelques sections intermédiaires (tailleurs, cordonniers,
typographes), en sorte que, de fait, — si cette explication est
exacte, comme je le crois, — Grosselin se trouva, lui monteu
de boîtes, avoir été élu par les ouvriers du bâtiment.
238 RAPPORT SUP l'alliance
niait et qu'on l'estimait beaucoup, mais qu'on ne
pouvait lui sacrifier le droit collectif et les prin-
cipes. L'assemblée géne'rale s'étant prononce'e pres-
que à l'unanimité pour la propriété collective et
pour l'abolition du droit d'héritage, il devait ré-
pondre catégoriquement à cette question : Voulait-
il et pouvait-il parler et voter en conscience pour
l'une et pour l'autre ?
Sur notre proposition, l'assemblée décida de nou-
veau que ce vote était absolument obligatoire pour
ses délégués et leur était imposé par un mandat
impératif.
Alors Grosselin fut forcé de donner sa démission
en pleine assemblée. Mais voici ce qui arriva. La
veille ou le jour même du départ des délégués pour
Baie, le Comité central (cantonal) se réunit, et, s'ar-
rogeant un droit qu'il n'avait pas, puisque les sta-
tuts de la Fédération romande subordonnaient for-
mellement toutes ses décisions à celles de l'assem-
blée générale, le Comité, j^g — qui dans cette
occasion avait d'autant moins de droit qu'il s'agis-
sait d'un délégué non de toutes les sections de l'In-
ternationale, mais seulement des sections du bâti-
ment, qui le payaient de leur poche ('), — le Comité
central (cantonal), dis-je, cette fois presque exclu-
sivement composé de membres de la Fabrique qui
s'étaient rendus tous à cette séance, tandis que la
(•) Ceci confirme ce qui a été dit dans la note de la page 236.
Les sections de la Fabrique, ayant en Henri Perret leur délégué
particulier, ne versèrent pas d'argent pour la délégation col-
lective des sections de Genève.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 2?9
majorité des représentants des autres sections en
étaient absents, décida que Grosselin devait passer
outre et qu'il devait se rendre à Baie comme délé-
gué des sections du bâtiment, libéré du mandat
impératif que lui avaient imposé les sections réunies
des bâtiments.
Et il s'y rendit en effet, et, compagnon inséparable
de M. Perret, le délégué de la Fabrique, il vota dans
toutes les questions comme lui (^).
Ici s'arrête proprement mon récit historique. On
comprend maintenant la haine terrible qu'ont dû
nous vouer, à Perron (*), Brosset, Robin et moi,
(') Au Congrès de Bâle, ce fut Grosselin qui présenta le
rapport administratif des sections de Genève. Après en avoir
achevé la lecture, il ajouta une observation personnelle rela-
tive à son mandat : « Il termine — dit le Compte-rendu du
Congrès — en disant que le Comité central lui a donné toute
latitude pour traiter les questions de propriété et d'héritage,
contrairement à ce qui a été fait pour ses collègues ». Mais
Brosset protesta aussitôt : il dit que Grosselin avait reçu, tout
comme Heng et comme lui-même, mandat impératif de voter
en faveur de la propriété collective et de l'abolition de l'héri-
tage, et que dix-sept sections les avaient investis de ce man-
dat {Compte-rendu, ^. 60). Evidemment, les dix-sept sections
sont celles qui avaient participé au scrutin des 21, 22, et
23 août. Si à ces dix-sept sections on ajoute les sept sections
de la Fabrique, qui avaient délégué Henri Perret, on obtient
un total de vingt-quatre : il faut observer, toutefois, que la
société des faiseurs de pièces à musique ne faisait pas partie
« du groupe des sections de Genève et de la Fédération ro-
mande » (Rapport de Henri Perret, Cumpte-rendu, p. 5o).
(•) J'ai oublié de dire que Perron, cette fois, ne fit pas acte
d'absence, qu'il nous soutint énergiquement dans les assem-
240 RAPPORT SUR l'alliance
tous les meneurs principaux de la Fabrique, et une
grande partie de leur peuple que, par toute sorte de
vilaines calomnies, ils étaient parvenus à passion-
ner contre nous. Pendant que nous étions au Con-
grès de Bâle, ils avaient même monté un coup
contre nous à Genève. Ils avaient convoqué une
assemblée extraordinaire des comités, et là on nous
l^g mit tous les trois en état d'accusation, Perron,
Brosset et Bakounine, n'exigeant rien de moins,
d'abord, que notre expulsion immédiate, puis,
s'adoucissant un peu, un vote de blâme formelle-
ment prononcé contre nous, et déclarant que si on
ne leur accordait pas cette satisfaction, toutes les
sections de la Fabrique sortiraient de l'Internatio-
nale. La proposition fut rejetée, — et les sections de
la Fabrique ne sortirent pas de l'Internationale.
Depuis cette époque, Je ne me suis plus mêlé en
aucune manière des affaires de l'Internationale.
Mes affaires m'appelant à Locarno, je m'étais même
démis de mes fonctions de rédacteur du journal
VEgalité. Après mon retour de Bâle, je restai bien
encore trois ou quatre semaines à Genève ('), mais
je n'allai presque plus, ou fort rarement, aux
blées générales; qu'il fut éloquent, logique, entraînant, et
qu'il contribua beaucoup à nous faire triompher. {Note de
B.ikounine.)
(') Bakounine y resta du i3 ou 14 septembre au 3o octobre.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 24I
séances de l'Internationale, et Je n'y parlai qu'une
seule fois, la veille de mon de'part (^).
Quant à la Section de l'Alliance, je n'y pris part,
après mon retour de Bâle à Genève, qu'à une seule
délibe'ration : celle qui avait pour objet de de-
mander au Comité fédéral l'entrée dans la Fédéra-
tion romande (^).
(i) Dans l'assemblée générale du 27 octobre.
(2) Dès le 6 août (procès-verbal du comité de la Section de
l'Alliance), il avait été décidé, « après une longue discussion
sur notre entrée dans la fédération cantonale, que, si nous rie
sommes pas acceptés, nous ferons notre demande au Comité
fédéral [romand] ». Le Comité central (ou cantonal) ayant re
poussé, le 16 août, la demande d'admission dans la fédération
cantonale, il ne restait qu'à mettre à exécution la décision du
6 août, ce qui fut fait dans la séance du comité de l'Alliance
du 28 août : « On discute, dit le procès-verbal, la question de
notre acceptation dans la Fédération romande ; tous les
membres présents sont d'accord que le Comité fédéral n'a pas
le droit de nous refuser, attendu que notre programme et
règlement est parfaitement conforme aux statuts généraux ».
Une lettre, rédigée par Bakounine dans les derniers jours
d'août, fut envoyée au Comité fédéral, mais seulement après
le Congrès de Bâle; le Comité fédéral devait se prononcer sur
cette lettre dans sa séance du mercredi 22 septembre. Dans la
séance du comité de l'Alliance du vendredi 17 septembre, on
se demande ce qui va se passer. L'attitude de Guétat étant de-
venue nettement hostile, Bakounine dit qu'il faudrait le rayer
de la liste des membres de l'Alliance ; mais Duval propose
qu'on attende la séance du Comité fédérai du mercredi 22 pour
voir quelle sera sa conduite. -Duval demande en outre « ce que
nous devrons faire si le Comité fédéral nous refuse ; après une
discussion sur ce sujet, on décide que dans ce cas nous ferons
appel à toutes les Sections romandes par une circulaire j.
Max Nettlau a retrouvé, et publié dans la Biographie de Ba-
kounine (p. 378), un projet de lettre du comité de la Section
de l'Alliance au Comité fédéral romand, rédigé par Bakounine.
Ce projet-là est-il identique à la lettre qui fut réellement en-
voyée ? on ne peut l'affirmer avec certitude, mais cela me pa-
raît probable. Le voici ;
14
242 RAPPORT SUR L ALLIANCE
Cette demande fut présentée le 22 septembre 1869
par Fritz Heng, qui était en même temps secrétaire
de la Section de l'Alliance et membre du Comité
fédéral, aussi bien que Duval, qui alors, encore
« Association internationale.
« Au Comité fédéral de la Suisse romande,
« Le Comité de la Section de l'Alliance de la Démocratie
socialiste.
(I Citoyens,
« Vous n'ignorez pas tous les malentendus auxquels a donné
lieu la création de la Section de l'Alliance de la Démocratie
socialiste.
« Nous sommes entrés à ce sujet en correspondance avec le
Conseil général de Londres, qui, après avoir examiné notre pro-
gramme et notre règlement particuliers, lésa déclarés conformes
aux statuts généraux, en conséquence de quoi il nousa reconnus,
à l'unanimité de ses voix, pour une section régulière de l'Asso-
ciation Internationale des Travailleurs.
« A ce titre, nous avons demandé au Comité cantonal notre
acceptation dans la fédération des sections de Genève. Par une
décision prise le 16 de ce mois, se fondant sur des prétextes
spécieux et qui sont tous contraires aux principes si libéraux
et si larges de l'Association Internationale, le Comité cantonal
nous a refusés.
« Nous protestons devant vous contre cette décision, et nous
sommes convaincus, citoyens, que plus pénétrés que ne le pa-
raît être le Comité cantonal de ces grands principes qui doivent
émanciper le monde, vous voudrez bien reconnaître notre
droit incontestable de faire partie de la Fédération des sections
de la Suisse romande.
« Nous avons l'honneur de vous présenter nos statuts, et
nous avons cette conviction qu'après les avoir examinés, vous
reconnaîtrez que, tout à fait conformes aussi bien aux statuts
généraux qu'à ceux de la Suisse romande, ils prouvent la vo-
lonté sérieuse de notre section de coopérer de tous ses efforts
au grand but de l'internationale, à l'émancipation définitive et
complète de la classe ouvrière.
« Au nom de la Section de l'Alliance de la Démocratie socia-
liste.
« Le président, Bakounine.
« Le secrétaire, Heng. »
RAPPORT SUR L ALLIANCE 243
fidèle à l'Alliance, appuya la proposition. Le Comité
fédéral ne nous refusa pas positivement, | gg mais
il suspendit sa décision jusqu'à des jours plus favo-
rables , c'est-à-dire il la renvoya aux calendes
grecques.
Cette décision fut immédiatement rapportée en
pleine assemblée de la Section de l'Alliance (*), par
Duval et par Heng, qui nous donnèrent des détails
assez intéressants sur la manière dont elle fut prise.
Le Comité fédéral était composé de sept membres,
qui étaient alors : Guétat, président; Henri Perret,
secrétaire correspondant; son frère Napoléon Perret,
secrétaire pour l'intérieur; Martin, Chénaz, Duval
et Heng. Lorsque la demande fut présentée par ce
dernier, il y eut sur tous les visages l'expression
d'une grande incertitude, pour ne point dire confu-
sion. Tous commencèrent par dire qu'ils étaient
eux-mêmes des membres de l'Alliance, excepté Mar-
tin. Personne ne mit en doute la régularité de l'Al-
liance comme section de l'Internationale, ce qui
d'ailleurs eût été impossible en présence des deux
lettres originales d'Eccarius et de Jung, écrites au
(i) Le mot « immédiatement » est de trop. La première
assemblée de la Section de l'Alliance qui suivit la réunion du
Comité fédéral eut lieu le lundi 27 septembre; Bakounine
présidait; il fut rendu compte de l'ajournement prononcé par
le Comité fédéral; la Section de l'Alliance, dont le Comité
avait, le 17 septembre, décidé qu'en cas de refus du Comité
fédéral on en appellerait à toutes les Sections romandes par
une circulaire, prit la résolution de ne rien faire pour le mo-
ment, et d'attendre jusqu'à la réunion du Congrès romand,
qui devait avoir lieu en avril 1870.
244 RAPPORT SUR L ALLIANCE
nom du Conseil général, et que Fritz Heng leur
avait présentées, et après ce fait également décisif et
connu d'eux tous, que la Section de TAlliance avait
envoyé son délégué à Baie, qui avait été admis
comme tel par le Congrès. Le devoir du Comité fé-
déral de recevoir la Section de l'Alliance dans la
Fédération romande était donc évident, crevait les
yeux, comme disait alors notre ci-devant ami Phi-
lippe Becker, Mais, d'un autre côté, le Comité fédé-
ral ne pouvait accomplir cet acte de justice sans
provoquer un grand | g, déplaisir chez tous les
chefs de la coterie réactionnaire ou genevoise, qui
avait fini par comprendre que cette petite section
avait pourtant contribué au fiasco mémorable qu'elle
avait éprouvé dans la question du programme et des
délégués au Congrès, Comment sortir de ce di-
lemme?
Ce fut M. Henri Perret, le grand diplomate de
l'Internationale de Genève, qui prit le premier la
parole. Il commença par reconnaître que l'Alliance
était une section régulière, et reconnue comme telle
tant par le Conseil général que par le Congrès de
Bâle ; qu'elle était en plus une section très bien
inspirée, très utile, puisqu'il en faisait lui-même
partie (il le croyait, mais il n'en faisait plus par-
tie en réalité (*)); que sa demande enfin était parfai-
tement légitime, mais que le Comité fédéral, selon
lui, devait remettre sa réception à une époque plus
(i) Il avait été rayé de la liste des membres : voir plus
haut p. 222.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 245
éloignée, alors que les passions soulevées par les
luttes qui venaient d'avoir lieu se seraient cal-
mées, etc., etc. Quant à M. Guétat, il déclara ron-
dement qu'il aurait accepté l'Alliance pour son
compte, s'il n'y avait pas eu dans cette section des
personnes qui lui déplaisaient. Martin se prononça
ouvertement contre. Chénaz dormait. On décida de
remettre l'acceptation à un jour indéterminé.
La Section de l'Alliance, après avoir entendu ce
rapport fait par Heng et accompagné des commen-
taires de Duval, décida qu'elle ferait appel de cette
décision — ou plutôt de cette indécision — du
Comité fédéral au prochain Congrès des sections
de la Suisse romande.
A la fin d'octobre je quittai Genève, où je ne re-
vins qu'à la fin de mars 1870, et je priai, en par-
tant, mes amis Perron et Robin de s'occuper un
peu de l'Alliance. Ils me le promirent.
Ils ne tinrent pas leur promesse ; ils ne pouvaient
pas la tenir et j'avais eu tort de la leur demander,
sachant que l'un et l'autre étaient par système oppo-
sés à l'existence de cette section. Aussi contri-
buèrent-ils tous les deux beaucoup à la démora-
liser, à la discréditer parmi les amis des Montagnes,
et à préparer sa ruine, leurs natures et leurs convic-
tions prenant naturellement le dessus sur la pro-
messe formelle qu'ils m'avaient faite.
Leur système (ceci ne soit dit que pour les amis
intimes) était diamétralement opposé à celui de
l'Alliance. L'Alliance avait toujours préféré aux
14.
246 RAPPORT SUR l'alliance
assemblées générales nombreuses les petites réu-
nions de vingt à trente, tout au plus de quarante
personnes, prenant ses membres dans toutes les sec-
tions et choisissant autant que possible les membres
les plus sincèrement dévoués à la cause et aux prin-
cipes de l'Internationale. Elle ne se contentait pas
seulement de développer les principes, elle cher-
chait à provoquer le développement des caractères,
l'entente, l'action solidaire et la confiance mutuelle
des volontés sérieuses ; elle voulait en un mot
former des propagandistes, des apôtres, et en dernier
lieu des organisateurs. Aux intrigues de la coterie
réactionnaire de Genève, elle voulait opposer une
solidarité révolutionnaire. Elle ne faisait aucune-
ment fi des assemblées générales ; | §3 elle les consi-
dérait au contraire comme fort utiles, nécessaires
dans les grandes occasions, lorsqu'il fallait frapper
un grand coup, emporter une position d'emblée ;
mais même pour atteindre ce but, pour s'assurer ce
triomphe, elle pensait qu'une préparation indivi-
duelle antérieure dans les petites réunions était ab-
solument nécessaire, afin de faire bien pénétrer dans
l'esprit de la majorité, par l'intermédiaire des indi-
vidus ainsi prévenus, le vrai sens, la portée et le but
qui se cachaient sous les questions proposées aux
décisions des assemblées générales. L'Alliance pen-
sait, avec beaucoup de raison, que cette préparation
individuelle si urgente, que cette consolidation des
pensées et des convictions dans les individus, ne
pouvaient être faites dans les grandes assemblées
RAPPORT SUR L ALLIANCE 247
populaires, dans lesquelles beaucoup de choses très
importantes, très décisives, ne pouvaient point être
dites, et qui laissent aux orateurs à peine le temps
ne'cessaire pour effleurer les questions principales.
Enfin, dans les assemblées générales, il est impos-
sible de reconnaître les meilleurs individus, les ca-
ractères, les volontés sérieuses, ceux qui dans les
ateliers exercent une influence légitime sur leurs
camarades. Ce ne sont pas ordinairement ceux-là
qui parlent; retenus par une mauvaise honte et par
un culte superstitieux pour l'art oratoire, ils se
taisent modestement et laissent parler les autres; de
sorte qu'ordinairement, des deux côtés, ce sont les
mêmes orateurs qui viennent répéter plus ou moins
les mêmes discours stéréotypés. Tout cela est
excellent pour un feu | g^ d'artifice de paroles, mais
ne vaut rien, au moins n'est pas suffisant, pour le
triomphe des principes révolutionnaires et pour
l'organisation sérieuse de l'Internationale.
Perron et Robin, amants du parlementarisme
quand même, amants platoniques de la publicité,
s'imaginaient au contraire qu'il fallait tout faire au
grand jour et devant un immense public : par le
journal, dans les assemblées et par les assemblées
générales. Tout ce qui pouvait se faire en dehors de
ce système de transparence générale et absolue leur
paraissait de l'intrigue ; et ils n'étaient pas fort éloi-
gnés d'accuser la Section de l'Alliance sinon d'in-
trigues, comme le faisait cette chère Fabrique, au
moins de mesquin esprit de coterie et d'exclusivisme
248 RAPPORT SUR l'alliance
étroit. Je ne sais pas même s'ils ne l'ont pas plus ou
moins accusée d'intrigue, ce qui était injuste et faux
au dernier point.
Ce furent les meneurs de la coterie genevoise qui,
surtout après leur défaite éclatante de la fin du mois
d'août, intriguèrent d'une manière dégoûtante. Ils
propagèrent systématiquement, au moyen de leurs
agents qu'ils envoyèrent dans les ateliers et chan-
tiers des ouvriers en bâtiment, et au moyen des
comités de section, dont l'immense majorité leur
était dévouée, les calomnies les plus infâmes contre
Brosset, Bakounine, Perron, Robin. Toute l'in-
trigue de l'Alliance, au contraire, consista dans le
développement de plus en plus énergique des prin-
cipes et du but révolutionnaire de l'Internationale,
et dans la dénonciation des théories et des buts
réactionnaires aussi bien que des sales [... (i)j | ggde
la coterie genevoise.
Tant que ce travail s'était fait avec persistance,
l'Alliance, malgré son petit nombre, était une puis-
sance; elle était puissante surtout par l'intimité
réelle, par la confiance mutuelle qui régnait en son
sein. On s'y sentait en famille. Perron et Robin y
apportèrent un tout autre esprit. Robin a dans toute
son apparence quelque chose de nerveux, de taquin,
qui, contrairement à ses meilleures intentions, agit
comme un dissolvant dans les associations ou-
vrières. Perron, avec son air froid, une certaine
(i) Ici un mot a été omis par Bakounine au bas du feuillet :
probablement « manœuvres » ou « calomnies ».
RAPPORT SUR L ALLIANCE 249
apparence de sécheresse genevoise, à la fois de'dai-
gneuse et timide, et qui exprime si mal la sensibi-
lité et la chaleur cachées de son cœur, repousse
plutôt qu'il n'attire, — il repousse surtout les ou-
vriers en bâtiment, dont il semble, au moins, dédai-
gner l'ignorance et la grossièreté (*). La première
chose qu'ils apportèrenttousles deuxdans l'Alliance,
ce fut donc beaucoup d'incertitude et de froid. Ils y
apportèrent en outre la condamnation que dans le
fond de leurs cœurs et de leur pensée ils avaient
déjà portée contre l'Alliance ; de sorte que sous leur
souffle sceptique et glacial toute la flamme vive,
toute la confiance mutuelle et la foi de l'Alliance en
elle-même diminuèrent à vue d'œil et finirent par
s'évanouir tout à fait. Enfin ils finirent par assom-
mer la section en lui proposant pour secrétaire un
gamin qui sait à peine penser et écrire, le petit
Sutherland, après quoi ils cessèrent tous les deux
d'assister à ses séances.
(*) C'est en grande partie leur faute si Duval nous a lâchés;
|86 ils avaient trouvé tous les deux que Duval était un sot, un
blagueur, et ils le traitèrent comme tel. Ils eurent tort. Je
connaissais, moi aussi, toutes les faiblesses de Duval, mais
tant que je restai là il nous fut complètement dévoué, et sou-
vent fort utile. Si j'étais resté à Genève, il ne nous eût jamais
abandonnés, car j'avais pour habitude de ne dédaigner etde ne
jamais délaisser aucun de nos alliés. Je ne me contentais pas
de nos jours de séance ; je tâchais de les rencontrer chaque
soir au Cercle, tâchant d'entretenir en eux toujours les bonnes
dispositions. C'est un travail quelquefois assez ennuyeux,
mais nécessaire; faute de ce travail, Robin et Perron se sont
trouvés au jour de la crise sans appui, sans amis ; et la déser-
tion de Duval, très influent dans la section des menuisiers,
nous a causé un grand mal. — (Note de Bakoiinine.)
250 RAPPORT SUR L ALLIANCE
I se Ils eurent grand tort, car l'Alliance e'tait le
seul point où ils eussent pu donner rendez-vous et
rencontrer les ouvriers en bâtiment les plus in-
fluents et les plus dévoués, converser avec eux libre-
ment, leur expliquer à fond le sens et le but des
questions qui se débattaient dans l'Internationale
et s'assurer par ce moyen du concours de la masse
des ouvriers en bâtiment. Dans le Cercle, cette
franche explication était impossible, caria Fabrique
y avait introduit un système d'espionnage qui para-
lysait toutes les conversations libres. 11 ne restait
donc, en dehors de l'Alliance, qu'un seul moyen de
rencontrer les ouvriers en bâtiment : c'était d'aller
les chercher dans leurs ateliers ; mais, outre que ce
moyen était trop difficile et eût nécessité une
immense perte de temps, il était encore dangereux
àcepoini de vue, qu'ils auraient pu rencontrer dans
les ateliers des agents gagnés par la Fabrique et
eussent été | 37 accusés plus que jamais d'intrigues.
Robin et Perron avaient donc préféré de s'en
reposer, pour tout ce qui avait rapport à la propa-
gande individuelle parmi les ouvriers en bâtiment,
sur Brosset. Mais Perron, au moins, aurait dû con-
naître Brosset. C'est un homme qui, malgré ses
instincts et son apparence et son éloquence de tri-
bun populaire, est l'homme le plus vaniteusement
personnel, le plus changeant et le plus défiant qu'il
y ait au monde. Il peut devenir un instrument
magnifique pour un moment et dans des circon-
stances données, mais il est impossible de se reposer
RAPPORT SUR L ALLIANCE 25I
sur lui pour une action continue. Encore tant que
sa femme vivait, cela allait. Ce'tait un cœur fort,
une amie constante ; elle e'tait son bon génie inspi-
rateur. Mais après la mort de sa femme, Brosset a
perdu la moitié de sa valeur sociale. (Tout cela est
pour les amis intimes, et j'espère que ceux qui liront
ces lignes — même M. Perron que je n'ai plus
l'honneur de compter parmi mes amis, s'il les lit —
n'iront pas le raconter à Brosset.)
Enfin l'action et la propagande individuelle de
Robin et de Perron, infatués exclusivement de leur
chère publicité et de leur propagande à grands
coups de tambours et à petites médailles ('), étaient
nulles, et à cause de cela même leur propagande
publique, tant par le journal que dans les assem-
blées populaires, était condamnée d'avance à un
fiasco complet (-).
I gg CAMPAGNE DÉSASTREUSE DE PERRON ET DE ROBIN
Automne et hiver i86g-i87o.
{Pour les très intimes amis.)
Chaque maître d'armes un peu célèbre possède le
secret de quelque botte mortelle, qu'il a bien garde
de révéler à personne et à l'aide de laquelle il est à
peu près sûr de coucher son adversaire.
Depuis longtemps j'avais acquis la certitude que
Perron croyait être en possession d'une botte
(i) Voir la note i de la p«ge 256.
(2) Au bas de ce feuillet, Bakounine a écrit : « Fin demain »,
252 RAPPORT SUR L ALLIANCE
pareille, capable de coucher bas l'intrigue réaction-
naire et de le rendre maître du terrain politique
dans l'Internationale de Genève. Déjà à la fin du
printemps de i86g, il m'avait dit : « Veux-tu me
laisser la direction exclusive, absolue, de notre pro-
pagande et de notre action dans l'Internationale de
Genève? et je te réponds que d'ici à peu de temps
nous aurons triomphé de tous nos adversaires, nous
serons les maîtres ». A cela je lui avais répondu que
je ne demandais pas mieux que de me rendre à ses
conseils, de suivre même sa direction aussitôt que
je serais convaincu qu'elle était la bonne ; mais que,
pour cela, il était nécessaire qu'il m'exposât d'abord
son plan d'action, de défense et d'attaque, et qu'il
me persuadât de la bonté de ce plan. « Non, me
me répondit-il, laisse-moi faire, ne te mêle de rien ;
à cette seule condition je prends la responsabilité du
succès. » C'est-à-dire qu'il ne | gg demandait rien de
moins qu'une dictature absolue pour lui-même, et
de ma part une soumission aveugle, plus que cela,
une annihilation complète. C'était trop demander,
n'est-ce pas ? Trop de la part de Perron surtout, qui,
bien que doué de qualités estimables, n'avait encore
prouvé par aucun acte qu'il eût la capacité et la
volonté, la puissance et la clarté d'esprit nécessaires
pour mener dictatorialement quelque affaire sérieuse
que ce fût; trop vis-à-vis de moi, qu'il n'avait point
le droit de considérer comme un premier venu
pourtant.
J'avais alors beaucoup, beaucoup d'amitié pour
RAPPORT SUR L ALLIANCE 253
Perron et beaucoup de confiance, confiance qui à
cette époque commençait de'jà à s'ébranler toutefois,
tant ses incertitudes, ses caprices, ses changements
d'un jour à l'autre, ses négligences, ses oublis, ses
élans d'exaltation passionnée suivis presque tou-
jours d'incroyables abattements de cœur et d'esprit
et d'une indifférence évidente, me paraissaient sin-
guliers. Ce n'était évidemment pas la nature d'un
homme de pensée fixe et d'action persévérante,
c'était plutôt celle d'un homme sentimental, d'un
poète. Il n'avait pas la trempe d'un dictateur, et s'il
se croyait, à ce moment, capable de remplir ce rôle,
il était évident qu'il se faisait illusion sur lui-même.
Sans me fâcher, je lui rappelai tout doucement
qu'il ne pouvait être question de dictature entre
nous, que notre loi c'était l'action collective. (Et
maintenant que les amis des Montagnes me con-
naissent un peu, je fais appel à leur jugement.
I90 Ont-ils trouvé en moi l'ombre de tendances dic-
tatoriales ? Vivement et profondément convaincu,
quand je suis parmi les amis je leur expose et au
besoin je défends vivement mes convictions. Mais
est-ce que j'ai jamais voulu les imposer, et, lorsque
la majorité avait décidé autrement, ne me suis-je
pas toujours soumis à son vote ? Mes amis des Mon-
tagnes se sont convaincus, j'espère, que chez moi la
foi, je dirai presque exclusive, fanatique, dans la
pensée, dans la volonté et dans l'action collectives
est très sérieuse.) A toutes mes remontrances Per-
ron répondit : « Ou bien, tu me laisseras faire tout
15
254 RAPPORT SUR l'alLIANCE
seul, ou bien Je ne ferai rien du tout». Je ne pus
naturellement consentir à un tel pacte ; et réellement
depuis, à l'exception de quelques très rares mo-
ments, où il vint nous donner un très utile coup
d'épaule, il ne fit presque rien.
A la veille de mon départ pour Locarno, il était
rayonnant ; il était visiblement satisfait. Il allait
pouvoir enfin essayer, sans aucun empêchement
de ma part, sa botte savante et mortelle. Il avait
adopté comme compagnon, comme conseiller et
comme aide, comme aller ego, Robin, avec lequel
il paraissait s'entendre tout à fait.
J'avais abandonné la rédaction du journal V Ega-
lité l'avant-veille de mon départ pour le Congrès de
Baie. J'avais formellement déposé ma démission
dans le comité de rédaction, me proposant de partir
pour le Tessin immédiatement après le Congrès,
sauf à rester seulement | gj quelques jours à Genève.
Je restai beaucoup plus longtemps que je ne me
l'étais proposé; mais, occupé de tout autres affaires,
je ne me mêlai plus du tout ni du journal, ni des
séances de l'Internationale de Genève.
A mon retour de Bâle, Perron m'avait demandé :
« As-tu encore quelque chose à dire dans le jour-
nal ? Si tu le veux, fais-le pour achever ton œuvre. »
Je lui répondis que, pour mon compte, à présent,
je n'avais rien à ajouter aux idées que j'avais déve-
loppées dans le journal, et que je n'écrirais rien.
« C'est bien, me répondit-il; tu as rempli ta mis-
sion, maintenant la nôtre commence. Tu as déve-
RAPPORT SUR L ALLIANCE 2^5
loppé les principales idées, maintenant il s'agit de
les faire entrer dans la conviction de tout le monde,
de les faire aimer, les faire accepter par tout le
monde. Pour arriver à ce but, Robin et moi, nous
avons décidé de changer de système. 11 faut mainte-
nant apaiser, calmer les passions. Pour cela il faut
baisser de ton, prendre un langage plus conciliateur,
et dans le journal, aussi bien que dans les assem-
blées de l'Internationale, faire la paix avec tout le
monde. »
Je lui répondis que je ne croyais pas beaucoup à
cette paix, mais que peut-être ils avaient raison, et
que, dans tous les cas, sans beaucoup espérer, je
leur désirais sincèrement à tous les deux le plus
grand succès.
I92 Puisqu'ils voulaient faire la paix, et qu'il n'y
avait eu de guerre qu'avec la Fabrique, il était évi-
dent que Perron et Robin espéraient pouvoir se
réconcilier avec la Fabrique, sans pourtant lui faire
aucune concession de principe, chose dont ni Per-
ron ni Robin n'eussent été capables. La fameuse
botte de Perron consistait donc en ceci : Rendre la
propriété collective, l'abolition de l'Etat et du droit
juridique, choses si amères pour la conscience des
bourgeois, — les rendre si douces, si sucrées, si
agréables au goût, que la Fabrique, malgré qu'elle
soit bourgeoise de la tête aux pieds, pût les avaler et
s'y convertir sans s'en douter.
Perron et Robin s'étaient donc imaginé que ce
qui nous séparait de la Fabrique n'était qu'une dif-
256 RAPPORT SUR l'alliance
férence de théories, et ils ne s'apercevaient pas de
l'abîme qui nous séparait en pratique. Ils ne tenaient
aucun compte de l'ambition ni des intérêts des me-
neurs de la coterie genevoise, ni de l'alliance étroite
qui s'était déjà établie entre les bourgeois radicaux
et les ouvriers-bourgeois de Genève, ni enfin de
l'antique et puissante organisation des sections de la
Fabrique fondues complètement dans le moule
étroit du patriotisme et de la vanité genevoise.
Infatués de publicité, comme je l'ai déjà dit plus
haut, dédaignant la propagande individuelle qui
répugnait peut-être à leur intelligence doctrinaire
et légèrement dédaigneuse, comme uniques instru-
ments d'action ils employèrent le journal et les
assemblées générales qui devaient se réunir une fois
par semaine au Temple-Unique. J'allais oublier les
médailles et les feuilles volantes (').
I93 Ces armes en mains, ils ouvrirent leur nou-
velle campagne, qui s'annonça d'abord sous des
auspices extrêmement favorables. La Fabrique, heu-
reuse de s'être défaite de moi, leur sourit. A un
a change banal » (-), festin de réconciliation frater-
nelle, les deux partis opposés s'étaient rencontrés.
(') Robin avait imaginé de faire fabriquer des médailles de
propagande dites « de l'Internationale », qui, frappées en alu-
minium, pourraient être vendues à un prix infime; il avait
fait aussi imprimer des petites proclamations, gommées au
verso, «papillons» de propagande destinés à être collés partout.
(') On appelait «change banal », à Genève, une agape dans
laquelle on buvait et mangeait en commun. Le cliange banal
dont parle Bakounine eut lieu au Temple-Unique le 27 no-
vembre 1869.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 257
Brosset, Robin, Perron y furent invités et fêtés. Ou-
tine, encore innocent et aimable, indécis sur le
parti qu'il devait embrasser, pour s'en faire un petit
piédestal, commençait à percer. Grosselin but à la
santé du comité de rédaction de V Egalité^ déclarant
que ce journal était devenu maintenant le digne or-
gane de l'Internationale. Le baiser Lamourette était
donné. Outine attendri prononça je ne sais quel
discours. Perron et Robin l'avaient accepté entiers,
comme une sorte d'aide précieux, tant dans le jour-
nal que dans les assemblées générales. Nouveau
Messie monté sur leurs épaules, il faisait son entrée
triomphante dans la nouvelle Jérusalem de Genève.
Et pourtant, à la veille et le jour même de mon
départ, j'avais supplié Perron et Robin de se bien
garder de ce petit Juif intrigant. Moi qui le connais-
sais, je savais ce qu'il voulait. Perron me répondit
que « j'étais toujours comme cela, m'occupant tou-
jours des personnes au lieu des principes ». Je
haussai les épaules et me tus. Je ne fus pas le seul à
les prévenir contre Outine. Jouk m'a dit que lui
aussi il avait, à beaucoup de reprises différentes,
conseillé jg^ à Perron de ne point se fier à ce mon-
sieur, mais que Perron l'avait rebuté comme il
m'avait rebuté. Je voudrais savoir ce que Perron
en pense maintenant : qui de nous avait raison, lui
ou nous?
Les assemblées générales, sur lesquelles Perron
et Robin avaient compté surtout, trompèrent leur
attente. Elles réunissaient rarement plus de cin-
258 RAPPORT SUR l'alliance
quante personnes, dont la moitié au moins ne venait
que par hasard, non pour l'assemblée, mais par
habitude, pour la chopine, pour le Cercle. Quant à
la trentaine d'auditeurs attentifs, c'étaient toujours
les mêmes. On débattait toute sorte de questions
plus ou moins historiques ou lointaines, excepté
celles qui touchaient réellement à la situation et à
l'organisation de l'Internationale de Genève :
celles-là étaient des questions brûlantes, délicates,
réservées au huis-clos gouvernemental des comités
et de l'oligarchie genevoise. Le reste intéressait fort
peu l'auditoire, de sorte que le nombre des audi-
teurs diminuait d'une manière sensible. Du reste,
ces assemblées avaient leur utilité : Outine, pro-
tégé par Perron et Robin, s'y formait à l'art ora-
toire, et préparait sa petite place dans l'Internatio-
nale.
Les médailles et les feuilles volantes eussent été
un moyen très utile à côté d'autres moyens plus
efficaces, plus sérieux. Mais seules, elles restèrent
ce qu'elles étaient, une occupation innocente.
Restait le journal. Les premiers numéros furent
Igg assez innocents. C'était commandé par la pru-
dence. Il fallait changer de front sans que cela pa-
rût. Mais à moins de s'anéantir et de trahir sa mis-
sion, le journal ne pouvait persister longtemps
dans cet état d'innocence. Et voilà que ces choses
terribles : la propriété collective, l'abolition de
l'Etat et du droit juridique, l'irréligion, l'athéisme,
l'abîme social séparant la bourgeoisie du proléta-
RAPPORT SUR l'alliance 259
riat, la guerre de'claréeà toute politique bourgeoise,
recommencèrent à y montrer leurs oreilles ; et à
mesure qu'elles reparaissaient, se souleva aussi
l'orage que ces questions doivent produire infailli-
blement et toujours dans les consciences bour-
geoises. Washry et Paillard, les deux représentants
de la re'action dans la re'daction du journal, soute-
nus par la Fabrique, recommencèrent toujours plus
haut leurs protestations e'ioquentes ; et comme
Robin est excessivement nerveux et peu endurant,
la guerre recommença de plus belle, — et la fa-
meuse botte se montra impuissante à terrasser l'en-
nemi.
Perron, dans toute cette campagne, se montra un
fort mauvais calculateur. Il avait de'daigné la pro-
pagande et l'organisation des ouvriers en bâtiment,
et il s'e'tait propose' comme but principal de conver-
tir la Fabrique, comme si la Fabrique de Genève
était si facile à convertir. Je ne dis pas qu'elle soit
absolument inconvertissable. Les ouvriers des
Montagnes sont également des ouvriers horlogers.
Ils gagnent autant que les ouvriers de Genève, ce
qui ne les a pourtant pas empêchés d'adopter nos
principes, tous nos principes, d'esprit et de cœur,
avec beaucoup de passion. Il est vrai que les ou-
vriers des Montagnes n'ont pas été organisés de
longue main dans un f^ esprit de patriotisme étroit
et de civisme vaniteux comme le sont les ouvriers
de Genève. Tout de même j'admets qu'à force de
propagande individuelle persévérante on pouvait et
26o RAPPORT SUR l'aLLIANCE
on peut, assez lentement il est vrai modifier l'esprit
et les sentiments de la Fabrique. Pour cela il aurait
fallu commencer par chercher dans toutes les sec-
tions de la Fabrique les esprits et les cœurs les plus
avancés, et, après les avoir trouvés, il aurait fallu
les cultiver spécialement, se lier avec eux, les ren-
contrer souvent et ne point les abandonner jusqu'à
ce qu'on les eût réellement amenés à partager aussi
ces principes. Mais c'est un travail lent, difficile,
exigeant beaucoup de persévérance et de patience,
— qualités qui font malheureusement défaut à Per^
ton aussi bien qu'à Robin ; de sorte qu'on peut
dire qu'ils n'ont fait avancer d'aucun pas les convic-
tions socialistes et révolutionnaires de la Fabrique.
Ils avaient dédaigné et délaissé les ouvriers en
bâtiment, et ils n'avaient point gagné ceux de la Fa-
brique, de sorte qu'alors qu'ils s'imaginaient avoir
pour eux presque toute l'Internationale de Genève,
bâtiments et Fabrique, ils n'avaient en réalité per-
sonne, pas même Outine, leur protégé et en quelque
sorte leur fils adoptif. Ils s'imaginaient avoir un
terrain si solide sous leurs pieds qu'ils se crurent
assez forts tous les deux pour commencer une
guerre contre Londres. Vous rappelez-vous cette
fameuse protestation contre la ligne de conduite et
contre les préoccupations exclusivement anglaises
du Conseil général, qui avai|: été rédigée par Robin
et I 97 par Perron et qu'ils avaient envoyée à l'accep-
tation des Montagnes, de l'Italie, de l'Espagne? Elle
me fut également envoyée. Y trouvant leur nom et
RAPPORT SUR l'alliance 201
le nom de Guillaume, je la signai pour ne point me
séparer de mes amis, et pour ne point décliner la
solidarité qui me liait à eux; mais, tout en la si-
gnant, j'écrivis à Guillaume tout ce que j'en pen-
sais. C'était, selon moi, une protestation injuste
d'un côté, et de l'autre impolitique et absurde. Ce
fut' bien heureux pour nous que cette protestation,
déjà signée par les Espagnols et les Italiens, ait été
enterrée. Car si elle avait vu le jour, ce serait alors
qu'on aurait crié contre nous et qu'on nous aurait
accusés d'intrigues (*).
(1) On me permettra, pour faciliter l'intelligence de cet ali-
néa, de reproduire un passage de L'Internationale, Documents
et Souvenirs (tome !«•■, p. 269}, où j'ai parlé de l'incident que
rappelle ici Bakounine :
« Au moment où le Conseil général adressait aux divers
comités, le 16 janvier 1870, sa Communication privée dn !•■■ jan-
vier, Robin et Perron, de leur côté, dans leur zèle intempes-
tif, prenaient l'initiative d'une démarche encore plus mala-
droite que ne l'avaient été les articles de VEgalité [articles où
Robin avait taquiné le Conseil général]. Ils rédigèrent — ou
plutôt Robin rédigea, car je crois qu'il fut seul à tenir la
plume — une sorte de pétition au Conseil général, qu'ils
eurent l'idée de faire signer à un certain nombre de membres
de l'Internationale, délégués au Congrès de Bâle, pour l'en-
voyer ensuite à Londres. Je ne me rappelle pas dans quels
termes cette pièce était conçue. Tout ce que je puis dire, c'est
qu'ils me la communiquèrent en me demandant ma signa-
ture, que j'eus la faiblesse de leur donner. Us la communi-
quèrent également, entre autres, à Sentinon à Barcelone et à
Bakounine à Locarno. Bakounine et Sentinon signèrent, et ce
dernier envoya ensuite le document à Varlin, à Paris. On lit à
ce sujet ce qui suit, dans l'acte d'accusation contre les trente-
huit membres de l'Internationale parisienne inculpés d'avoir
fait partie d'une société secrète (audience du 2i juin 1870 de
la 6« Chambre du tribunal correctionnel de Paris) : « Senti-
ce non, de Barcelone (Espagne), l'un des délégués au Congrès
« de Bâle, transmet à Varlin, le !•■■ février, une pièce qu'il a
i5.
262 RAPPORT SUR l'alliance
Une autre preuve de Taveuglement dans lequel
Perron et Robin se trouvaient par rapport à leur
propre situation, à leur force réelle, ce fut la ma-
nière dont ils déclarèrent la guerre à Waehry^ Chose
encore inusitée dans l'Internationale, ils posèrent
une question personnelle : « Ou lui ou nous ; ou
bien il sortira de la rédaction, ou nous n'y resterons
plus » ('). Ils s'étaient trompés sur deux points.
« reçue de Genève, et qu'il prie ce dernier de renvoyer, après
« qu'elle aura été signée par les membres de l'Internationale
« à Paris, à Richard, qui la fera lui-même parvenir à Genève.
« C'est une pétition au Conseil général pour obtenir qu'il res-
te serre ses liens avec l'Association par des communications
« fréquentes et régulières -a [Troisième procès de l'Internatio-
nale à Paris, p. 42). Dans la lettre qu'il écrivait à Varlin, en
lui envoyant ce document, Sentinou disait : « A vous, qui
« suivez sans nul doute le mouvement actuel de la France,
« ferons-nous encore remarquer que les événements les plus
<i graves peuvent surgir d'un jour à Tautre, et qu'il est extrê-
« mement funeste que le Conseil général ne soit pas depuis
« longtemps en correspondance active avec ceux qui se trou-
« veront à la tête du mouvement révolutionnaire? » (IbiJ.,
p. 43). Je crois me souvenir que Varlin adressa — comme
Bakounine m'en avait adressé à moi-même — des observations
à Robin sur l'inopportunité de la démarche proposée, obser-
vations à la suite desquelles les auteurs de la pétition renon-
cèrent à la faire parvenir à Londres. »
On voit, par la façon dont Bakounine s'exprime (a Ce
fut bien heureux pour nous que cette protestation ait été
enterrée, car, si elle avait vu le jour, c'est alors qu'on aurait
crié contre nous »), qu'il ignorait, à ce moment, que la « pé-
tition >» avait été envoyée à Paris par Sentinon, que la lettre
de Sentinon à Varlin avait été lue au procès de juin 1870)
puis publiée dans le volume édité par Le Chevalier, et que
par conséquent Marx avait pu avoir connaissance de la dé-
marche tentée par Robin et Perron.
(i) Voici comment Robin a raconté lui-même (dans un
Mémoire justificatif véà'igé en 1872) cet incident Waehry, qui
eut pour résultat de faire tomber V Egalité entre les mains
RAPPORT SUR l'alliance 263
D'abord ils avaient pensé qu'eux sortant de la ré-
daction, il ne se trouverait personne pour faire le
journal; ils avaient compté sans la vanité de Washry
et sans l'intrigue d'Outine. Wgehry, soutenu par la
sottise de la Fabrique, fut heureux d'imprimer toutes
ses tartines, ordinairement repoussées par les deux
premières rédactions. Et Outine, le petit serpent
réchauffé dans leur sein, n'aspirait qu'au moment
où, armé de sa blague formidable, de son front d'ai-
rain, et de ses quinze mille francs de rente, il pour-
rait recueillir leur | 93 héritage. Ils s'étaient ima-
giné, d'un autre côté, que l'immense majorité de
l'Internationale de Genève était pour eux, — et il
ne se trouva personne pour les appuyer. De sorte
d'Outine: « La guerre éclata à propos d'une note sur la biblio-
thèque tenue fermée depuis trois mois et demi sous prétexte
de réparations qu'on n'y faisait pas. Un pauvre homme
(Washry), aigri par une maladie cruelle, qui faisait à la fois
partie de la commission de la bibliothèque et du Conseil de
rédaction, vint à ce dernier nous insulter de façon que nous
dûmes le mettre en demeure de donner sa démission sousm.enace
de donner la nôtre en masse. Il refusa, nous nous retirâmes. »
Sept membres du Comité de rédaction de VEgalité, sur neuf,
donnèrent leur démission par une lettre du 3 janvier 1870. Le
Comité fédéral romand, enchanté, accepta la démission et
annonça aux Sections romandes (circulaire du 5 janvier 1870)
qu'il avait « pris les mesures nécessaires pour aider dans leur
tâche les membres restants de la rédaction, afin que notre
journal ne subisse aucune interruption jusqu'au Congrès
romand du mois d'avril ». Les membres restants étaient Waehry
et F, Paillard; le Comité fédéral leur adjoignit Outine et
J.-Ph. Becker ; ce dernier, la veille encore chaud ami de Robin
et de Perron, se transforma du jour au lendemain en leur
adversaire acharné : il avait reçu des instructions de Londres.
On trouve tous les détails de cette histoire à la fois lamentable
et risible dans L'Internationale, Documents et Souvenirs, t. !«',
pages 248-252, 269-271.
264 RAPPORT SUR l'alliance
que lorsque, réalisant leurs menaces, ils partirent,
personne ne les retint et personne ne pleura.
Enfin, leur dernier fiasco fut celui de leur plan
combiné avec l'ami James pour le transfert du
Comité fédéral, et de la rédaction du journal surtout,
dans les Montagnes. Ce projet fut si bien tenu
secret, que le lendemain même il fut ébruité à Ge-
nève (*); et ce fut là la première et la principale
(i) Il semblerait, à lire ce passage de Bakounine, qu'entre
Robin, Perron et moi, et d'autres amis encore, un plan eût été
formé, qui eût dû rester un secret, mais qui aurait été mala-
droitement ébruité par une indiscrétion. En réalité, il n'y eut
absolument aucun mystère dans notre projet de soustraire
VEgalité aux mains d'Outine, qui s'était emparé de la rédac-
tion par un escamotage; nous annonçâmes publiquement que
nous demanderions au Congrès des Sections romandes de dé-
cider que le journal ne resterait pas à Genève. Voici ce qu'on
lit à ce sujet dans le Mémoire de la Fédération jurassienne,
p. 98 : « Dès ce moment [janvier 1870], l'idée tut mise en dis-
cussion, dans les sections des Montagnes, de proposer au Con-
grès romand, qui devait avoir lieu en avril, de transférer le
journal dans une autre ville que Genève, afin de le soustraire
à la pernicieuse influence d'un milieu réactionnaire. Le Con-
grès devait aussi élire le nouveau Comité fédéral romand ; nul
parmi nous, dès avant ces événements, n'avait songé à le laisser
deux ans de suite à Genève, étant décidés par principe à le
transporter chaque année dans une localité différente : toute
la question était de savoir quelle ville, après Genève, se trou-
verait la mieux placée pour devenir, pendant l'année 1870-1 871,
le siège du Comité fédéral ; et l'on hésitait entre le Locle et la
Chaux-de-Fonds. Ces pourparlers au sujet ds propositions à
faire au Congrès romand, parfaitement légitimes et dont per-
sonne n'avait songea faire un mystère, furent représentés plus
tard parles dissidents genevois comme une conspiration; ils
nous reprochèrent comme un crime d'avoir osé nourrir la
pensée de transférer, ainsi que le voulait l'esprit des statuts,
le journal et le Comité fédéral dans une autre ville. » — Bakou-
nine, qui se trouvait à Locarno depuis novembre 1869, ne fut
que très imparfaitement renseigné sur ce qui se passa à
RAPPORT SUR l'alliance 265
cause de l'immense orage qui devait éclater plus
tard à la Chaux-de-Fonds. Après quoi Robin partit
pour Paris (*), et Perron, le fameux tacticien, avec
sa botte secrète et son dictatoriat avorté, se retira
boudeur sous sa tente.
Outine remplit tout seul le grand vide que leur
retraite simultanée avait produit dans l'Interna-
tionale de Genève.
Il est maintenant nécessaire que je dise quelques
mots sur M. Outine. C'est un trop grand person-
nage pour que je puisse le passer sous silence.
I 99 OUTINE, LE MACCHABÉE ET LE ROTHSCHILD
DE l'internationale de GENÈVE
Ce soir, je veux m'amuser. Je remets donc à de-
main la continuation de mon second article contre
Mazzini (^), et je m'en vais tâcher de peindre le por-
trait de M. Nicolas Outine.
Fils d'un très riche monopoleur du commerce
d'eau-de-vie, — le commerce le plus sale et le plus
Genève et aux Montagnes après son départ; et, sans s'en douter,
il se fait ici l'écho du langage tenu par nos adversaires, la
coterie du Temple-Unique.
(i) Au commencement de février 1870.
(2) Le 24 août, Bakounine m'avait expédié les feuillets 79-98
du Rapport sur VAlllance. Le lendemain 25, son calendrier-
journal nous le montre commençant à écrire un « second article
contre Mazzini », puis interrompant le soir ce nouveau travail
pour se remettre à la rédaction du Rapport. L'idée d'avoir à
tracer le portrait d'Outine le mettait en verve; c'est pourquoi
il débute par cette phrase : « Ce soir, je veux m'amuser ».
206 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
lucratif en Russie, — Outine, est-il besoin de le
dire, est Juif de naissance, et, qui pis est, Juif russe.
Il en a la figure, le tempe'rament, le caractère, les
manières, toute la nature nerveuse à la fois inso-
lente et lâche, vaniteuse et mercantile. Outre les
douze mille francs par an (*) que lui donne aujour-
d'hui son père, il a encore hérité de lui et de son
vilain commerce — auquel dans son enfance, jus-
qu'à l'âge de l'adolescence, il avait pris une part
active — le génie et la tradition des sales tripotages,
de l'astuce, de l'intrigue. Il a un front d'airain ; pour
lui, mentir ne coûte rien. Il est foncièrement faux,
et, quand il croit avoir besoin de quelqu'un soit
pour sa vanité, soit pour sa cupidité, il se fait
aimable, cajoleur, flatteur; les gens qui ne s'y con-
naissent pas diraient le meilleur enfant du monde.
On ne peut pas dire qu'il soit bête; il a, au con-
traire, avec la passion du mensonge, l'esprit de la
ruse, toute la fourberie des exploiteurs des fai-
blesses et de la sottise du monde. Mais lui aussi est
un sot infatué de lui-même. Voilà sa faiblesse prin-
cipale, son talon d'Achille, l'écueil contre lequel il
se brisera toujours. Il crève d'une vanité qui dé-
borde I iQo st qui finit toujours par trahir sa véritable
nature à tout le monde. Sa capacité intellectuelle
est fort petite. J'ai rencontré peu d'hommes dont
l'esprit soit frappé de stérilité, d'impuissance,
comme le sien. Travailleur très assidu, il lit tous
(i) Bakounine a dit plus haut « quinze mil!e » ; plus loin il
dira « douze à quinze mille ».
RAPPORT SUR l'alliance 267
les livres possibles, mais il n'en a compris réelle-
ment aucun. Il est réellement incapable de concevoir
une idée. Sa mémoire, à force de travail opiniâtre,
a retenu une masse de faits ; mais ces faits ne lui
disent absolument rien, ils l'écrasent, et ne font que
manifester davantage sa sottise : car il les cite à tort
et à travers, et en tire pour la plupart du temps des
conséquences saugrenues. Mais s'il n'a point la
réelle conception des idées, il en a toute la phrase.
Il vit, il respire, il se noie dans la phrase. Et le der-
nier but, le dernier mot de cette phrase, c'est lui. Il
est en éternelle adoration devant lui-même. Toutes
ses idées et toutes ses convictions, qu'il change à
volonté selon les besoins du moment, ne sont qu'un
piédestal pour rehausser sa peiite personne.
On se demande comment un si insignifiant per-
sonnage a pu s'élever au rôle de dictateur qu'il joue
maintenant dans l'Internationale de Genève? Cette
question se résout simplement. D'abord et avant
tout, au milieu de la misère générale, il est le pos-
sesseur heureux de douze à quinze mille livres de
rente; ajoutez à cela une ambition aussi vaniteuse
que passionnée ; un front d'airain, une conscience
sans scrupule, l'indifférence la plus absolue pour
tous les principes, et un esprit d'intrigue des plus
I lui remarquables. C'est une vraie nature de déma-
gogue, moins le courage et l'esprit.
Grâce à la puissance de son père, il a pu sauter
par-dessus les examens du gymnase, et s'est trouvé
dans les années i86o-i863 étudiant de l'université
268 RAPPORT SUR l'aLLIANCE
de Saint-Pétersbourg. C'était l'époque des grandes
agitations politiques et socialistes en Russie. Les
étudiants des universités de Saint-Pétersbourg, de
Moscou, de Kazan s'agitaient beaucoup. Il y avait
dans ces agitations juvéniles un fond sérieux, mais
aussi beaucoup de vanité bruyante. C'était sérieux
en tant que cela donnait la main au mouvement
populaire, à celui des paysans surtout, qui se trou-
vaient dans une telle effervescence sur toute l'éten-
due de l'empire que tout le monde, en Russie,
même le monde officiel, croyait à une révolution
prochaine.
Le mouvement de la jeunesse de l'université de
Kazan se trouvait en rapport positif avec le mouve-
ment des paysans. Quant aux étudiants de l'univer-
sité de Moscou, et de celle de Saint-Pétersbourg
surtout, ils firent de l'agitation et du bruit en
artistes, pour s'amuser et pour satisfaire leur vanité
à bon marché. C'était la mode des conspirations, et
on conspirait alors sans danger. Le gouvernement,
frappé de stupeur, laissait faire ; et les jeunes gens
conspiraient en pleine rue, criant tout haut leurs
plans révolutionnaires.
On peut s'imaginer si M. Outine a dû s'en donner.
C'était son règne, le règne de la phrase et de
l'héroïsme à bon marché. Il se dit le disciple, l'ami
de Tchernychevsky. | 102 Sous ce rapport je ne puis
rien dire de positif, car, excepté Outine lui-même,
personne ne m'a jamais rien pu dire sur la nature
des rapports qui avaient pu exister entre Tcherny-
RAPPORT SUR l'alliance 269
chevsky et lui. Mais je suis sûr qu'il ment. Tcherny-
chevsky était un homme trop intelligent, trop
sérieux, trop sincère, pour avoir pu supporter un
gamin faussement exalté, phraseur sans vergogne,
et infatué de lui-même, comme Outine. Il en sera,
sans doute, de ses rapports avec Tchernychevsky
comme de ses prétendus rapports amicaux avec
Serno-Soloviévitch. Vous avez lu ou vous avez
entendu parler du discours qu'il a prononcé à
l'inauguration du monument élevé sur la tombe de
Serno (^) : dans ce discours, Outine parla de leur
amitié, de leur sympathie mutuelle, disant que
Serno avait encouragé sa propagande russe. Le fait
est que Serno avait un dégoût profond pour Outine ;
il ne parlait jamais de lui qu'avec mépris. « Si
quelqu'un m'a fait prendre le mot de révolution en
horreur, me disait-il une fois, c'est Outine. » Il est
fort probable qu'il en fut de même avec Tcherny-
chevsky.
Outine émigra en i863, en été. Les persécutions
avaient commencé, et ce n'était pas un homme à
affronter les dangers. Il ne les aime qu'en idée et de
loin. Je le rencontrai à Londres, dans la société
d'Ogaref, à mon retour de Stockholm. Il ne me plut
pas du tout. Il me parut très vaniteux, très phraseur,
voilà tout.
Depuis je ne le vis plus pendant quatre | 103 ans
(i) L'inauguration de ce monument, au cimetière de Plain»
palais (Genève), eut lieu le 26 décembre 1869. L'Egalité en a
rendu compte dans son numéro du i" janvier 1870.
270 RAPPORT SUR L'ALLIANCE
que je passai en Italie. Je le rencontrai de nouveau
en 1867, à Genève, où je m'e'tais rendu pour
prendre part au Congrès de la Paix. Je l'avais si peu
remarqué à Londres que, lorsqu'il se présenta à
moi, je ne le reconnus pas. Mais depuis lors il
s'attacha aux pans de mon habit. Dans ce Congrès
j'avais acquis une certaine popularité: cela suffit à
Outine pour qu'il voulût à toute force devenir mon
ami. Il me déplut alors encore plus qu'à Londres.
Il détestait Herzen, qui, malgré ce qu'en pense
Marx, n'a jamais été mon ami (^), et Outine me
répéta à plusieurs reprises : « Je dis à tous ceux qui
me demandent mon opinion : Je suis le partisan de
Bakounine, non de Herzen ». Et, en effet, beaucoup
de mes amis français, Rey, Elle Reclus, Naquet et
d'autres me demandèrent : « Qu'est-ce que c'est
donc que ce petit monsieur qui nous répète toujours
qu'il est votre partisan et non celui de Herzen ? »
Après cela je le perdis de vue de nouveau. Mais
depuis janvier jusqu'en octobre 1868 j'eus l'avantage
de le voir chaque jour, et j'ai pu l'étudier. Nous for-
mions ensemble, près de Vevey, une sorte de petite
commune russe : il y avait Joukovsky et sa femme ;
M™° Levachof, sœur de M""'' Joukovsky; la prin-
cesse Obolensky, Mrouk (^), Zagôrski. Outine et sa
femme vinrent compléter la société.
(i) Bakounine veut dire que Herzen n'a jamais été son ami
« politique », conspirant avec lui.
(2) Le major polonais Valérien Mroczkowski, connu plus
tard sous le nom d'Ostroaa.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 27I
Huit à neuf mois passés ensemble, il n'en fallait
pas tant pour connaître à fond ce monsieur. Le
re'sultat de cette mutuelle connaissance fut de ma
part un de'goût profond, et de la sienne une haine
inextinguible.
I loi Jouk m'avait alors proposé de fonder un
journal russe. Le mari de M™* Levachof avait
donné pour cet objet mille roubles à Jouk. Mais
]yjme Levachof, qui s'était prise d'une passion fu-
rieuse pour Outine, voulut absolument que celui-
ci prît part à cette rédaction. Il y avait incompatibi-
lité absolue, non d'idées, car à proprement par-
ler Outine n'en avait aucune, et il disait que nous
devions accepter les principes que la jeunesse russe
trouverait bon de nous infuser, — il y avait incom-
patibilité absolue d'humeur, de tempérament, de
but. Nous voulions la chose, Outine ne cherchait
que lui-même. Je m'opposai donc longtemps à toute
alliance avec Outine. De guerre lasse, je cédai; et,
après une courte épreuve, comme l'argent était pro-
prement à M""* Levachof, j'abandonnai à Outine
le journal avec son titre (^). — Je ne finirais jamais
si je devais raconter toutes les misérables et sales
intrigues d'Outine.
Avant d'être entré dans l'Association Interna-
tionale, j'étais international. Outine, au contraire,
se posait comme un patriote exclusivement national,
(i) Ce journal s'appelait Narodnoé Diélo (La Cause du
Peuple). Bakounine n'a collaboré qu'au premier numéro,
paru le i" septembre 1868.
272 RAPPORT SUR L ALLIANCE
disant que rinternationalitéétait une trahison envers
la patrie. Par cette raison il ne voulait pas aller au
Congrès de Berne. Il y alla pourtant, et il y joua le
rôle le plus ridicule.
Lorsque mes amis et moi, de'cide's à sortir de la
Ligue de la Paix et de la Liberté, nous nous réu-
nîmes pour tenir conseil sur la ligne que nous de-
vions suivre, Outine, sans être invité, se présenta
parmi nous. Je le priai de se retirer en lui disant que
nous voulions | 105 rester seuls. Vous pouvez vous
imaginer sa fureur. Ce soir même nous fondâmes
l'Alliance, et vous concevez qu'il devait devenir
l'ennemi acharné de l'Alliance.
Après le Congrès de Berne, je me transportai à
Genève, et depuis octobre 1868 jusqu'en sep-
tembre 1869 je ne le rencontrai fortuitement que
trois ou quatre fois. En été 1869, dans deux procla-
mations russes, l'une signée de mon nom, traduite
et publiée dans la Liberté (*), l'autre anonyme,
j'attaquai les idées ou plutôt les phrases ridicules de
son journal russe, ce qui naturellement n'augmenta
pas son amitié pour moi. Je suis certain qu'il n'a
jamais détesté un homme plus qu'il ne m'a détesté.
Cela ne l'empêcha pas, pourtant, lorsque nous
nous rencontrâmes au Congrès de Baie, où, entouré
de ses femmes, il était venu jouer le rôle de public,
(i) Il s'agit de l'écrit Qiielques paroles à mes jeunes frères en
Russie, publié en traduction française à Genève (en une bro-
chure, mai 1869), et ensuite dans la Liberté, de Bruxelles, du
5 septembre 186g.
RAPPORT SUR L ALLIANCE 273
de se dire publiquement encore une fois mon ami.
Il me voyait assez influent, et cela lui imposait sans
doute. Il prit part au banquet qui eut lieu après le
Congrès, et là il prononça son discours habituel sur
les femmes en général et sur les femmes russes en
particulier. Et il faut le dire, il doit un fameux
cierge aux dames russes. Ce petit Juif semble avoir
un attrait particulier pour ces dames, elles se collent
à lui comme des mouches à un morceau de sucre, et
il se démène et s'égosille glorieusement au milieu
d'elles comme un coq dans son poulailler. Elles
sont à genoux devant lui, admirent son dévouement
passionné, son héroïsme juif et ses phrases. Et il
faut lui rendre cette justice, il sait tirer parti de ces
dames. | loe H les a transformées en autant de pro-
pagandistes et d'intrigantes pour son compte. Elles
chantent partout ses vertus, et, sans vergogne
comme lui, elles calomnient tous ceux qui osent lui
déplaire. Je suis devenu naturellement leur bête
noire. Au Congrès de Bâle, ces dames, dirigées par
le grand tacticien, s'étaient partagé les rôles. Les
délégués anglais surtout, qui leur parurent pro-
bablement les plus sots, et qui avaient aux yeux
d'Outine le mérite d'être plus ou moins les amis de
Marx, et en même temps des membres du Conseil
général, devinrent spécialement les objets des pré-
venances et des coquetteries de ces dames.
Donc, dans ce discours prononcé en faveur de
« nos sœurs », Outine, en parlant de moi, se servit
de cette expression : « M. Bakounine, mon compa-
274 RAPPORT SUR L ALLIANCE
triote et ami » ; après quoi il accourut vers moi et
me dit : « Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, de
ce que je vous ai nommé mon ami? » — « Pas le
moins du monde », lui répondis-je. Après quoi nous
nous se'parâmes, et nous ne nous vîmes plus qu'à
Genève, deux ou trois fois. A la veille de mon dé-
part, étant venu prendre congé de l'Internationale,
j'eus l'occasion de relever seulement quelques sot-
tises qu'il avait dites du haut de la tribune (^). Nous
ne nous sommes plus jamais rencontrés depuis.
I 107 Outine était arrivé à Genève avec deux pen-
sées fixes, l'une inspirée par la haine féroce qu'il
m'avait vouée, l'autre par son ambition vaniteuse :
c'était de me détruire, et de devenir le grand homme
de l'Internationale de Genève. Grâce à l'habileté, à
la tactique savante et à l'activité énergique de nos
amis, il a pu réaliser l'une et l'autre.
Tandis que nos deux amis Perron et Robin,
infatués de l'efficacité infaillible de leurs plans stra-
tégiques, spirituellement certains de leur triomphe
qui leur paraissait inévitable, suivaient, en vrais
théoriciens abstraits qu'ils étaient tous les deux, la
(i) Dans l'assemblée générale du 27 octobre 1869, dont le
compte-rendu se trouve dans l'Egalité du 3o octobre, Outine
avait fait un long éloge des Trade Unions, qu'il avait pro-
posées comme « des modèles de solidarité et de bonne organi-
sation de la résistance ». Bakounine fît observer que « les
Trade Unions avaient un but beaucoup moins radical que
l'Internationale, les premières ne cherchant qu'à améliorer la
situation de l'ouvrier dans le milieu existant^ la seconde pour-
suivant la transformation sociale complète, la suppression du
patronat et du salariat ».
RAPPORT SUR L ALLIANCE 275
voie qu'ils s'étaient tracée, ne voyant rien et ne se
donnant pas même la peine d'observer ce qui se fai-
sait autour d'eux, Outine, en homme pratique, com-
mença sa double intrigue.
La première chose qu'il fit, naturellement, fut de
répandre contre moi dans l'Internationale de Genève
les calomnies les plus infâmes. A mon retour à
Genève, vingt personnes au moins, parmi lesquelles
je citerai Brosset, Lindegger, Dégrange, Deshusses,
Pinier, Sutherland, Jouk, Perron lui-même, un cor-
donnier et bien d'autres encore dont j'ai oublié le
nom, vinrent me répéter les choses horribles qu'il
avait débitées contre moi : j'étais un voleur, un intri-
gant, un homme sale et malhonnête dans mes rap-
ports individuels, etc., etc. Cette haine et cette per-
sistance furieuse de calomnie contre moi avait été
le premier point de réunion entre lui et les me-
neurs I io8 de la Fabrique. Leurs efforts unis furent
couronnés d'un plein succès. Lorsque j'avais quitté
Genève en octobre 1869, tous les ouvriers du bâti-
ment, à très peu d'exceptions près, — à l'exception
de quelques individus des comités, surtout, gagnés
par la coterie genevoise, et votant avec elle, —
étaient mes amis, à un tel point qu'ils vinrent me
dire, en me disant adieu : « Ces messieurs de la
Fabrique croient nous insulter en nous appelant des
bakouninistes ; mais nous leur avons répondu que
nous aimons mieux être appelés des bakouninistes
que des réactionnaires ». Mais lorsque je revins à
Genève à la fin de mars 1870, je les retrouvai sinon
276 RAPPORT SUR l'alliance
tous hostiles, du moins tous prévenus et de'fiants,
sans que j'aie pu en aucune manière avoir contribué
à ce changement, puisque pendant ces cinq mois
d'absence je n'exerçai pas la moindre action, et
n'eus même aucuns rapports ni directs, ni même
indirects, avec l'Internationale de Genève. Ce
changement fut donc évidemment l'œuvre de mes
ennemis.
Et que firent mes amis pour me défendre? Rien.
Ignoraient-ils les infâmes calomnies qu'on répan-
dait contre moi ? Ils ne pouvaient pas les ignorer,
puisqu'elles furent répétées devant eux. Mais ils
craignirent de se compromettre, sans doute, et de
compromettre leur fameux plan stratégique en pre-
nant ma défense contre des attaques injustes, ridi-
cules, et infâmes. Je ne réponds même pas que
Perron n'ait ressenti un certain plaisir en me voyant
dénigré. Je lui donnais sur les nerfs, et, sans vou-
loir se l'avouer | 109 à lui-même, il me détestait déjà,
comme un reproche pour la plupart du temps muet,
mais néanmoins sensible pour lui, de ses imagina-
tions et de ses faiblesses. Sans doute il n'en avait
pas trop conscience lui-même, — on n'aime pas à
s'avouer de pareils sentiments, — mais il excusait sa
non-intervention et sa neutralité dans ce cas par un
principe que je lui ai entendu énoncer fort souvent,
et que j'ai toujours considéré comme foncièrement
faux : « Qu'il ne faut pas s'occuper des personnes,
mais seulement des principes ». Quant à moi, qui
n'ai jamais pu concevoir que les principes puissent
RAPPORT SUR L ALLIANCE 277
marcher sans l'intervention de personnes qui leur
sont dévouées et qui sont solidairement unies en
leur nom, j'ai toujours attaché un grand prix aux
personnes tant qu'elles restaient fidèles aux prin-
cipes, et, par instinct aussi bien que par conviction
réfléchie, j'ai toujours pratiqué ce précepte si na-
turel et si simple, d'être Vami des amis et Vennemi
des ennemis de mes alliés et amis, auxquels je reste
fidèle jusqu'à la mort, ou jusqu'à ce qu'ils aient
trahi eux-mêmes le pacte de solidarité. Il est vrai
que Perron fait une exception à sa règle d'indiffé-
rence absolue pour les questions de personnes. Il
reste calme quand on attaque ses amis, mais il de-
vient furieux lorsqu'on l'attaque lui-même. Par
exemple, Jouk c'est autre chose : il pardonne les
injures même personnelles. Ne l'ai-je pas vu rester
l'admirateur passionné de M""^ Levachof, la nymphe
Egérie de Numa-Outine? — pourtant j no elle ne
lui a épargné ni les injures, ni les mépris.
En un mot, ni Robin ni Perron ne firent rien
pour me défendre contre les calomnies d'Outine.
Mieux que cela : sachant qu'il me calomniait, moi
qui étais encore censé être leur allié, leur ami, ils le
prirent en tiers dans leur journal et dans leur pro-
pagande ; Robin, en quittant Genève, lui avait
remis tous les papiers concernant cette dernière.
Outine leur resta fidèle pendant quelque temps.
Ils représentaient tous les deux la révolution contre
la réaction, et lui, qui s'était toujours donné, crié,
comme un révolutionnaire à outrance, ne pouvait
16
278 RAPPORT SUR L ALLIANCE
décemment embrasser d'un seul coup le parti de la
réaction. Au commencement de la lutte de Perron
et Robin contre Washry, il s'enthousiasma même au
point d'appeler espion ce pauvre Wœhry, en pleine
assemblée de la Section centrale. Mais lorsque nos
deux amis firent ce fameux coup qui, selon leurs
calculs, devait être mortel pour leurs adversaires;
lorsque le journal, abandonné par eux, resta sans
rédaction; lorsque, à la suite d'une intrigue prépa-
rée de longue main par Becker et Outine, la Fabrique
vint proposer elle-même à ce dernier la rédaction
du journal, alors Outine crut le moment favorable
pour se déclarer ouvertement l'allié de la Fabrique.
Et le pauvre Perron, avec toute sa stratégie si habile
et sa fameuse botte secrète, resta capot.
C'est ainsi que fut inauguré le règne d'Outine.
LE TRIUMVIRAT
d'oUTINE, de becker et de HENRI PERRET
Nous connaissons maintenant Outine. Il faut à
présent se rendre compte du caractère des deux au-
tres membres de ce triumvirat.
Henri Perret.
Ce portrait n'est pas difficile à faire. C'est le Tal-
leyrand en miniature de la coterie réactionnaire
dans riniernationale de Genève. Très sale dans sa
vie privée, méprisable et méprisé par ses conci-
toyens mêmes, il se maintient dans leur milieu par
RAPPORT SUR L ALLIANCE 279
une élasticité remarquable et par des complaisances
sans bornes. Comme Outine, il n'a aucune idée,
aucune conviction qui lui soient sacrées et propres;
il les conforme toujours à l'esprit des gens au milieu
desquels il se trouve, vote toujours avec la majorité,
et ne poursuit qu'un but, celui de maintenir sa pe-
tite barque sur les flots. Avec nous il était collecti-
viste, anarchiste et athée. Lorsque la Fabrique se fut
soulevée contre nous, voyant qu'il n'y avait plus
moyen de se partager, il se tourna contre nous. Son
ambition éternelle, c'est de rester toujours secrétaire
général avec dix-huit cents francs ou au moins
douze cents francs, et de se trouver à la tête de la
direction et de l'administration financière du jour-
nal. Malheureusement pour lui, il a su gagner et
conserver les titres, mais non l'argent. Au moins
jusqu'à présent, (i)
j 112 (2) D'ailleurs vaniteux, vantard et bavard
comme une pie, et faux comme un jeton; souriant
à tout le monde et trahissant tout le monde. C'était
(i) Les feuillets gg-iii me furent envoyés le 27 août; au
verso du feuillet 1 11, Bakounine a écrit : « Presque fin démon
rapport sur l'Alliance, pages 99-1 11. — J'ai vraiment très peu
de choses à y ajouter : Portrait de Philippe Becker ; leurs ex-
ploits triumviriques pendant l'hiver 1869-1870, jusqu'au con-
grès de la Chaux-de-Fonds. Tout le reste vous est aussi bien
connu qu'à moi-même. »
(2) Bakounine avait gardé entre ses mains le feuillet 112,
sur lequel il avait achevé le portrait de Henri Perret et écrit
les trois premières lignes de celui de Becker. Mais il ne poussa
pas plus loin sa rédaction. — Max Nettlau, ayant retrouvé ce
feuillet dans les manuscrits de Bakounine, en a publié le con-
tenu dans la note lySS de la Biographie.
28o RAPPORT SUR l'aLLIANCE
un allié naturel d'Outine, dont la faconde, l'esprit
d'intrigue, le front d'airain, le mensonge sans ver-
gogne, et surtout les quinze mille livres de rente,
doivent beaucoup le toucher.
Philippe Becker.
Ce portrait est beaucoup plus difficile à dessiner;
car, à côté de traits vilains, mesquins, misérables,
il présente des traits incontestablement respectables.
Commençons par ces derniers.
[Le reste du feuillet est blanc.)
REPONSE
VUNITA ITALIANA
i6.
AVANT-PROPOS
Aussitôt après Tapparition de la Risposta d'un Inter-
nationale a Ma:{iini dans le Ga^i-ttino Rosa du
14 août 1871, un mazzinien, probablement Brusco
Onnis, se chargea de répondre à l'audacieux étranger
qui venait de dire son fait avec tant de franchise à l'in-
sulteur de la Commune et de l'Internationale, et qui
osait annoncer qu'il se proposait de prouver, contre lui,
la non-existence de Dieu. La première partie de cette
réplique, intitulée Un maestro délia Rossia, parut dans
le n" 219 (26 août) de YUnità Italiana, journal mazzi-
nien hebdomadaire publié à Milan. Il ne m'a pas été
possible de me procurer ce journal ; mais un passage
de la Réponse à l'Unità italiana (voir plus loin pages
301-302), de même que le passage suivant d'une lettre
écrite par Bakounine, le 29 août, aux rédacteurs de
la Liberté de Bruxelles, nous font connaître un des
points de l'article du journaliste milanais :
... Et maintenant une grande prière, chers com-
pagnons... L'Unilà Italiana, dans son n° 219 du 26 août
(que je vous envoie également), a ouvert contre moi,
comme je devais m'y attendre, son feu. Elle nie que
Mazzini ait jamais maudit et calomnié les ouvriers
insurgés de Juin, et me défie de prouver qu'il l'ait fait.
Maintenant moi je suis sur de mon fait, mais comme je
n'ai pas les œuvres ni toutes les proclamations de Maz-
zini sous la main, je me trouve dans l'impossibilité de
répondre, et comme je me trouve ici dans un désert, je
ne puis consulter personne. Vous ne vivez pas dans un
284 AVANT-PROPOS
désert, vous avez de grandes bibliothèques à votre dis-
position. D'ailleurs notre ami Robin m'a dit qu'il y
avait parmi vous des hommes qui savent tout et qui
se rappellent tout. Rendez-moi donc un grand service.
Dans un des prochains numéros de votre journal,
répondez à ce défi que m'ont jeté les rédacteurs de
VUnità lialiana; répondez les faits à la main et en citant
les propres paroles de Mazzini. Si enfin vous ne pou-
viez les retrouver autour de vous, demandez-les à
Marx, pas en mon nom, mais au vôtre ; la haine de
Marx a toujours bonne mémoire et certainement il se
rappelle tout ce qui peut desservir Mazzini... Toute
cette affaire est beaucoup plus importante que vous ne
pourriez le penser peut-être ; car bien que Mazzini ait
cessé d'être une puissance politique, il jouit encore
dans l'opinion, dans les habitudes d'esprit delà jeunesse
italienne, d'un prestige immense, et, pour le combattre
avec succès, il faut avoir toujours les faits à la
main (*),
La suite et la fin de la réplique du journaliste mazzi-
nien parurent dans deux autres numéros de VUnità lia-
liana, le n° 222 (lô septembre) et le n° 225 (6 octobre).
Dès que Bakounine eut reçu le dernier de ces trois
articles, il envoya au Ga^^ettino Rosa une Risposta aW
Unità Italiana, sans doute commencée déjà le mois
précédent. Son calendrier-journal porte, à la date du
6 octobre : « Envoyé à Sirico (^) lettre et Risposta
air Unità Italiana ». La traduction de la Réponse de
Bakounine avait été faite probablement par Emilio
Bellerio, comme l'avait été celle de la Réponse d'un
International.
(i) Cité par Max Nettlau dans sa Biographie de Bakounine,
note 2844. J'ignore si la Liberté publia quelque chose à ce
sujet.
(2) Je ne sais pas quel est l'ami italien désigné par ce pseu-
donyme.
AVANT-PROPOS 285
Cette nouvelle Risposta parut comme supplément aux
numéros du Ga^:{ettino Rosa des i o, 1 1 et 1 2 octobre 1 87 1 .
J'ai obtenu de l'obligeance du citoyen Luigi Molinari
qu'il voulût bien en faire faire une copie à la bibliothèque
de Brera, à Milan; et c'est sur cette copie que j'ai
retraduit de l'italien en français le texte de Bakounine,
dont l'original français n'existe plus (*).
On verra que la réponse de Bakounine renseigne le
lecteur d'une façon suffisante sur le contenu des
articles de VUniîà Italiana.
J. G.
(i) Max Nettlau a retrouvé quelques feuillets d'un brouillon
de la Réponse à l'Unità Italiana; il diffère assez sensiblement,
en plusieurs parties, du textedétinitivement adopté par l'auteur,
tandis qu'en d'autres parties la rédaction en est identique à
celle qui a été imprimée par le Ga:^:{ettino Rosa. Ce premier
jet, que j'ai eu sous les yeux en traduisant en français la ver-
sion italienne, m"a permis de retrouver en plus d'un endroit
les expressions originales de Bakounine, et de donner ainsi à
ma traduction plus de fidélité. Mais il ne m'a pas paru qu'il
valût la peine d'imprimer ici ce brouillon, qui ferait double
emploi avec le texte définitif.
REPONSE
L'«DHITÀ ITALIAHA
Traduction française inédite
{faite sur la version italienne)
Ecrit en Septembre- Octobre iSji.
Publié en traduction italienne dans le Gazzettino
RosA des 10, II et 12 Octobre iS-ji.
--— =::*y^MS3iifcS=^
RÉPONSE
A
VUNITÀ ITALIANA^'^
UUnità Italiana (n°' 219, 222, 225), qui, ainsi
que je devais m'y attendre, s'est dressée furieuse
pour la défense des doctrines de son maître, vient
de faire une grande découverte.
Elle prétend que la doctrine matérialiste et athée,
dont j'ai le grand tort de me déclarer partisan, exclut
l'utilité, la possibilité, et entin l'idée même de l'édu-
cation. Pour être conséquente avec elle-même,
YUnità Italiana aurait dû ajouter que cette doctrine
profane exclut également l'idée et la possibilité de
la croissance et du développement des choses natu-
relles, et que, sans l'intervention perpétuelle de
Dieu, les animaux, par exemple, ne pourraient pas
croître, se multiplier, développer les facultés spé-
(i) Retraduit sur la version italienne.
17
290 RÉPONSE A L'Unità Italiana
ciales à leur organisme; que les semences végétales
ne pourraient jamais se transformer en une plante,
ni la plante porter des feuilles, des fleurs et des
fruits, et que le monde en général, privé d'organisa-
tion, d'ordre, de lois, ne pourrait exister. Et pourtant
la science positive enseigne que le développement
naturel du monde organique, végétal et animal, con-
stitue l'éducation naturelle de ce monde, comme
l'histoire, c'est-à-dire le développement naturel et
fatal delà société humaine, constitue l'éducation des
hommes tant collectivement qu'individuellement;
et que tous les systèmes d'éducation individuelle,
connus et non connus, ne sont et ne peuvent être
que des reflets, des conséquences et des applications
diverses de cette ample éducation collective qui
s'appelle l'histoire.
Ce que nous nions, ce n'est donc pas l'éducation
du genre humain; car au contraire c'est sur elle que
nous fondons toutes nos espérances.
Elle nous donne la certitude du triomphe, préci-
sément parce qu'elle ne consiste pas dans l'œuvre de
quelques individus plus ou moins inspirés, hommes
de génie, couronnés de vertu, et qui croient avoir
reçu leur mission d'en haut, mais qu'elle s'accomplit
par la logique fatale des faits, par le développement
naturel et nécessaire de la société, développement
dont les individus qui sont inspirés, non de haut en
bas, mais de bas en haut, ne sont rien que les instru-
ments plus ou moins conscients, plus ou moins
pensants.
RÉPONSE A l'Unità Ilaliana 291
Ce que nous nions, c'est l'intervention de Dieu
dans cette éducation, tout comme nous nions cette
intervention dans les mouvements et dans le déve-
loppement naturel des mondes. Toute la question
se réduit toujours à cela. Nos adversaires prétendent
que sans un Dieu, il ne pourrait y avoir ni éduca-
tion, ni développement, ni monde, tandis que nous
affirmons, au contraire, que tout cela ne pourrait
exister avec Dieu. Voilà ce que je me suis engagé (i)
à démontrer.
UUnità Italiana et beaucoup de personnes, à ce
qu'on m'écrit d'Italie, ont été surprises de la témé-
rité avec laquelle j'ai énoncé publiquement de tels
principes. Il me sera permis d'exprimer à mon tour
la surprise que j'éprouve à voir que la franche expo-
sition de principes si vrais, si simples, si salu-
taires, ait pu produire un tel effet. Croit-on vrai-
ment qu'il soit si difficile de les prouver? S'il y a
une difficulté, elle ne peut être que la suivante :
On éprouve évidemment un certain embarras à
démontrer aux hommes que 2 et 2 font quatre, et à
leur faire entendre que dans la plupart de leurs
raisonnements 2 et 2 font cinq. Je doute presque que
VUnità Italiana le comprenne jamais. L'habitude
est un terrible despote, et VUnità Italiana s'est tel-
lement absorbée dans l'arithmétique et dans la logi-
que de la théologie, que l'absurde lui paraît natu-
■ (1) Dans la Risposta d'un In:ernajionale : voir ci-dessus,
pages 121-123
292 RÉPONSE A L'Unità llaliana
rel, et le naturel absurde. Son mal est presque
incurable.
Si donc Je tiens ma parole, en démontrant du
mieux que je pourrai que l'existence d'un Dieu est
incompatible avec l'existence de la vraie morale et
de la liberté (ce que j'essaierai de faire dans la suite
de ces articles), ce ne sera pas dans l'espoir de gué-
rir ÏUnità Italiana. Mes articles ne seront de quel-
que utilité qu'à ceux dont l'épiderme seul est attaqué
de cette horrible maladie théologique, malédiction
traditionnelle historique des hommes, et qui sont
beaucoup moins religieux qu'ils ne le pensent eux-
mêmes. Ceux-là, loin d'aimer les hommes pour
Vamour de Dieu, ne s'accrochent à l'auteur divin
que pour cette seule raison, qu'ils regardent son
existence comme nécessaire au salut des hommes.
En résumé, mes articles ne seront utiles qu'à ceux
pour qui la religion n'est pas une doctrine domi-
nante, une dépravation systématique de l'esprit,
mais seulement l'aberration d'un cœur aimant, qui
cherche et veut le triomphe de la justice, de la
liberté et de l'humanité.
Beaucoup de mes amis m'ont conseille' de laisser
de côté toutes les autres questions et de consacrer ce
second article exclusivement aux démonstrations
anti-divines, afin, disent-ils, de prouver au public
que j'ai pris ma tâche au sérieux et que je suis réel-
lement disposé à tenir ma promesse. UUnità Ita-
liana elle-même, après avoir cité, avec une horreur
bien sincère, la thèse anti-théologique que j'ai osé
affirmer, s'est écriée avec indignation : « Mais où
sont ses preuves? Qu'il nous montre donc le critère
de ses déductions! » Eh, Messieurs, un peu de
patience. 11 est impossible d'énoncer une thèse et de
la démontrer tout ensemble. Je ne manquerai pas,
soyez-en bien persuadés, de vous communiquer
bientôt mon critère et mes preuves. Mais, de grâce,
laissez-moi la liberté de développer mes idées de la
manière qui me semblera la plus conforme au but.
Contrairement à l'opinion de mes amis, je consi-
dère comme beaucoup plus urgent de répondre avant
294 RÉPONSE A hUnità Ilaliana
tout aux attaques de Mazzini contre l'Internationale.
Cette association, e'tant un être re'el et vivant, doit
avoir la priorité, tandis que le Bon Dieu, n'étant
qu'une chose imaginaire, un être fictif, peut attendre.
D'autre part, comme l'Internationale exclut par sa
nature l'idéalisme, tant métaphysique et religieux
que politique, en même temps qu'elle affirme la
science positive, la philosophie de l'humanité et la
révolution populaire et sociale, en parlant d'elle
j'arriverai naturellement à démontrer mes principes
matérialistes et athées_, qui ont si fort offensé ÏUnitd
Italiana.
Mais qu'elle se rassure. Je n'ai jamais eu la ridi-
cule prétention d'avoir inventé ces principes. Ils
ont été élaborés par les siècles, et recueillis de nos
jours par une main puissante. Ils ont pénétré dans
les masses, dont ils formulent fidèlement les in-
stincts, en sorte qu'on peut bien dire qu'aujourd'hui
ils constituent le patrimoine universel. Tout mon
mérite, si mériie il y a, est d'avoir osé exprimer à
haute voix, en appelant les choses par leur nom, des
sentiments et des pensées que tous se disent à
l'oreille. Dans le camp de la démocratie, nous ne
connaissons ni révélateurs, ni initiateurs, ni dicta-
teurs, ni tuteurs, ni maîtres. Nous croyons sincère-
ment à l'instinct moral de chacun, nous cherchons
à le deviner, à y puiser nos inspirations et à les for-
muler.
Je ne revendique pour moi qu'un seul mérite,
celui d'être profondément convaincu de la justesse
RÉPONSE A VUniià Italiana 295
des principes que j'ai eu l'audace d'opposer aux
croyances religieuses de Mazzini.
Je le répète encore, ce n'est pas de gaîté de cœur
que je me suis engagé dans cette polémique avec le
grand agitateur italien.
J'ai obéi, en m'y décidant, à un sentiment de
devoir; mais, du moment que je m'y suis décidé, je
ne reculerai pas d'un pas, et je ne m'arrêterai pas
avant d'avoir fait tout mon possible pour démolir
jusqu'au bout ces théories qui, selon ma conviction
intime, sont aussi fausses au point de vue de la logi-
que et de la science positive, que funestes dans leur
application pratique.
Il n'est pas probable que je trouve nécessaire ou
utile de m'entretenir une seconde fois avec VUnità
Italiana. Je préfère m'adresser directement au
Maître. Non pas que je n'estime beaucoup ce res-
pectable journal. J'en reconnais le caractère dévoué,
honnête, constant et fidèle jusqu'à l'absurde. Mais
que répondre à sa rédaction, si au lieu de produire
des raisons, elle agite les bras, roule les yeux, les
lève au ciel, pousse des cris de surprise, de douleur,
de colère, d'indignation? Un tel système peut être
très dramatique, mais il n'est certainement pas rai-
sonnable. Son premierargument contre moi, c'est que
je suis Russe! — C'est un fait que je peux déplorer
beaucoup, mais qu'y faire? Impossible de changer
ma nationalité.
Dans cette disgrâce involontaire et irréparable,
une réflexion me console.
296 RÉPONSE A aUnità Italiana
Supposons que je fusse un Italien de la religion
de Mazzini et, en cette qualité', un rédacteur attitré
de VUnitd Italiana : serais-je pour cela plus vrai,
plus raisonnable, plus juste, plus sympathique à la
jeunesse italienne, et plus profondément dévoué à
la sainte cause de l'émancipation ree//e du peuple?
11 me semble que non; mais alors je préfère rester
ce que je suis, et ne pas risquer un changement qui
pourrait me faire du tort.
J'espère que la jeunesse italienne, moins humani-
taire peut-être, mais certainement plus humaine que
l'école mazzinienne, laquelle semble avoir inventé
le dogme de Vhiimanité [verbe de Dieu, comme on
sait) seulement pour en faire un piédestal non pour
la nation vivante, mais pour un Etat-Eglise italien,
c'est-à-dire mazzinien, — j'espère que cette jeunesse,
en lisant mes écrits, ne demandera pas si mes
pensées sont allemandes, françaises, turques, russes,
chinoises, japonaises ou italiennes, mais si elles sont
justes, oui ou non. C'est là tout ce qu'il lui importe
de savoir. Autrement elle ne serait plus la jeunesse,
mais la vieillesse, non l'intelligence qui conquiert
l'avenir, mais la réflexion routinière qui s'ensevelit
dans le passé. Incapable de comprendre et de dire
des paroles vivantes, elle radoterait alors comme
VUnitd Italiana.
Pauvre Unitàl Elle a été tellement épouvantée par
ce simple exposé de principes qui aujourd'hui
courent le monde, que, croyant sans doute voir
apparaître le Diable, elle s'est mise à réciter, en guise
RÉPONSE A L'Unilà Italiana 297
d'exorcisme, le symbole non du Concile de Nicée,
mais de la nouvelle Eglise mazzinienne :
« Nous croyons en Dieu Père, Intelligence et
Amour, Créateur et Educateur de l'Humanité';
« En une loi providentielle donnée par Lui à la
vie, loi de progrès indéfini, fondé et mesuré sur nos
œuvres;
« En l'Humanité, seule interprète de la loi de
Dieu sur la terre;
« En Tunité de la vie, entrevue selon nous par la
philosophie (*) des deux derniers siècles;
« En l'unité de la loi pour les manifestations tant
collectives qu'individuelles de la vie ;
« En l'immortalité du Moi, qui n'est rien autre
que l'application de la loi du progrès, révélée incon-
testablement désormais par la tradition historique,
par la science et par les aspirations de l'âme à la vie
manifestée dans l'individu ;
« En la liberté, sans laquelle ne peuvent exister ni
responsabilité, ni conscience, ni mérite de progrès ;
« En l'unité du genre humain et en légalité
morale de tous les fils de Dieu, sans distinction de
sexe, de couleur, de condition, et qui ne peut être
interrompue que par la faute ;
« Et en conséquence :
« En l'idée sainte et dominatrice du Devoir,
unique règle de la vie : Devoir qui embrasse pour
(*) Trop rationnelle pour être croyante. {No:e de Bakou-
nine.
17.
298 RÉPONSE A L'Unità Italiana
chacun, selon la sphère dans laquelle il se trouve et
les moyens qu'il possède, la Famille, la Patrie,
l'Humanité : la Famille, autel delà Patrie ; la Patrie,
sanctuaire de l'Humanité ; l'Humanité, portion de
l'Univers et temple érigé à Dieu qui le créepour qu'il
gravite vers Lui ; Devoir qui commande de favoriser
le progrès d'autrui, pour pouvoir opérer son propre
progrès, et son propre progrès pour aider celui d'au-
trui ; Devoir sans lequel il n'existe pas de Droit et
qui crée la vertu du sacrifice, seule preuve réelle-
ment etficace et sacrée, la plus splendide qui cou-
ronne, en la sanctifiant, l'âme humaine.
« Et finalement nous croyons non au dogme
actuel, mais à une manifestation religieuse fondée
sur les principes ci-dessus indiqués, qui sortii'a, à
son heure, de l'initiative d'un peuple vraiment libre
et croyant, peut-être de Rome, si Rome comprend
sa propre mission, et qui, recueillant la portion de
vérité déjà conquise par les religions antérieures, en
révélera une autre portion, et, étouffant dans leur
germe tout privilège, toute intolérance de caste, ou-
vrira la voie au Progrès futur. »
Ouf ! Quel coup de massue I Contre un semblable
exorcisme il n'est diable qui résiste, et je confesse
que les cheveux me dressent sur la tête chaque fois
que j'entends réciter cette si logique enfilade d'absur-
dités colossales. Et dire qu'en plein dix-neuvième
siècle une grande intelligence comme celle de Maz-
zini a pu inventer ça et se contenter de ça! c'est à
désespérer de l'humanité, n'est-il pas vrai?
III
Contre la monomanie religieuse il n'y a que deux
remèdes efficaces, l'un the'orique, l'auire pratique :
le premier est la science posiiive, avec sa me'thode
se'vère et qui n'admet pas d' utres synthèses que
celles qui sont fondées sur 1 analyse, l'observation
et l'expérience; le second, tout à tait pratique, est
d'exercer le plus souvent possible l'esprit et le cœur
à se modeler sur l'esprit et sur l'iniérêt réel des
masses. Il y a encore un troisième remède encore
plus eiticace que le premier : c'est la révoiuti m.
Il paraît bien que VUnità Italiana n'a jamais dû
faire usage d'aucun de ces trois moyens. Aussi peut-
elle répéter avec fierté ces paroles de TertuUien :
Credo quia absurdum, « Je le crois parce que c'est
absurde » ; et elle pourrait encore ajouter : « Plus
une chose est absurde et plus j'y crois! » C'est là en
effet la base principale, la condition pratique, néces-
saire, de toute théologie sincère et ardente La pas-
sion théologique, c'est le culte, l'adoration, la fré-
nésie de l'absurde. Faut-il s'étonner, après cela,
qu'il suffise d'un seul rayon de vérité pure, de la
?oo RÉPONSE A hUnità Italiana
simple répétition de cet axiome arithmétique que
2 et 2 font quatre, pour mettre en fureur tous les
théologiens sincères?
Je ne doute pas de la sincérité de VUnità Italiana^
et je lui pardonne de bon cœur ses injures et sa
colère; ses transports contre ce qu'elle appelle mon
« tsarisme philosophique », en le comparant aux
hésitations modestes et aux réticences plus prudentes
que sincères de l'illustre Littré, représentant actuel
de la philosophie positive d'Auguste Comte.
Je ne ferai pas à VUnità Italiana l'injure de sup-
poser qu'elle prend au sérieux ces réticences du
savant disciple de Comte. Pour peu que les rédac-
teurs de ce journal honnête, mais atteint de cécité,
aient lu avec quelque attention les écrits de Littré,
ils ont dû se convaincre que l'illustre académicien
est un matérialiste, un athée profondément et scien-
tifiquement convaincu. Pourquoi donc ces déclara-
tions à double sens et ces échappatoires selon moi
indignes d'une intelligence consacrée au culte de la
vérité, et qui évidemment n'ont d'autre but que de
laisser dans l'incertitude les personnes de peu de
pénétration qui les lisent? C'est que M. Littré peut
être considéré comme le chef d'une école éminem-
ment aristocratique. Les positivistes français, fidèles
en cela aux préceptes d'Auguste Comte, leur maître,
tendent évidemment à former une autre aristocratie,
qui, selon moi, serait la plus détestable, la plus in-
solente, la plus nuisible de toutes : l'aristocratie de
l'intelligence et de la science, la caste scientifique,
RÉPONSE A L'Unità Italiana 3oi
qui, s'organisant en un pouvoir spirituel, préten-
drait gouverner, de concert avec les banquiers,
représentants et directeurs du pouvoir temporel, les
masses théologisées. On conçoit qu'avec dépareilles
prétentions, les positivistes doivent nécessairement
penser que toutes les vérités ne sont pas bonnes à
dire au peuple.
Pour moi, socialiste révolutionnaire, ennemi
juré de toutes les aristocraties, de toutes les tutelles,
de tous les tuteurs, je pense au contraire qu'il faut
tout dire au peuple, parce que c'est le seul moyen de
provoquer son émancipation prompte et complète.
Encore un mot pour terminer cette conversation,
probablement la dernière, avec VUnità Italiana.
Qu'elle se fâche contre mon tsarisme philosophique
et contre ma nationalité tartare et cosaque, je trouve
cela, de son point de vue théologiquement humani-
taire, parfaitement naturel et licite. Mais pourquoi
m'attribuer des paroles qui jamais ne sont sorties
ni de ma bouche, ni de ma plume? Oià a-t-elle vu
que j'aie accusé Mazzini d'avoir calomnié et maudit
le peuple français ?
J'aurais bien pu constater dans tous les écrits de
Mazzini une répugnance très marquée contre la
nation française en général, à laquelle il semble ne
pas pouvoir pardonner d'avoir usurpé pour quelque
temps une initiative qui, selon sa profonde convic-
tion, appuyée sur une prophétie de Dante, doit
appartenir exclusivement à l'Italie, non populaire,
mais mazzinienne, c'est-à-dire à l'Etat-Eglise de
302 RÉPONSE A L'UriUà Italiana
Mazzini. 11 est très probable que je reviendrai en-
core une fois sur ce point, mais dans mon premier
article [du 14 août] je n'en ai pas dit un seul mot. J'ai
parle' de la colère de Mazzini non contre le peuple
français en général, mais contre les ouvriers de Paris
qui se sont insurgés en juin 1848 et qui, par cette
insurrection mémorable et féconde, bien que vain-
cue, ont inauguré l'ère des révolutions sociales; et
j'ai dit que Mazzini avait maudit ce mouvement et
avait calomnié les ouvriers qui en furent tout à la
fois les héros et les martyrs, tout comme aujourd'hui
il a calomnié et maudit le mouvement, les héros et
les nobles martyrs de la Commune de Paris.
VUnità Italiana m'a défié de lui citer une seule
preuve. Eh bien, j'accepie le défi ! Je citerai non pas
un seul document, mais plusieurs, à l'appui de cette
affirmation positive. Seulement, comme je n'ai
actuellement sous la main qu'une très petite partie
des écrits de Mazzini, je prie YUnità italiana de
m'accorder un peu de temps, et je puis l'assurer
qu'elle ne perdra rien pour avoir attendu.
Après cette réponse que j'ai cru devoir faire à
l'austère et pieux journal mazzinien, je prends
respectueusement congé. Je continuerai à le lire,
mais je ne lui répliquerai que lorsqu'il aura rem-
placé ses sarcasmes plus colériques que méchants et
ses exclamations dramatiques par une argumenta-
tion sérieuse et appuyée sur des faits.
CIRCULAIRE
A MES AMIS D'ITALIE
A
L'OCCASION DU CONGRÈS OUVRIER
CONVOQUÉ A ROME
POUR LE I" NOVEMBRE 1871
PAR LE PARTI MAZZINIEN
AVANT-PROPOS
Dans le même numéro de La Roma del Popolo où il
avait attaqué l'Internationale et la Commune de Paris
(13 juillet 1871), Mazzini avait lancé l'idée de la réunion
à Rome d'un Congrès ouvrier italien. Ce Congrès fut
effectivement convoqué pour le i" novembre suivant,
par une Commission siégeant à Gênes (circulaire de
convocation datée du 14 août).
Dans La Roma del Popolo du 12 octobre, Mazzini
publia une lettre ouverte adressée « aux représentants
des artisans dans le Congrès de Rome », Airappresen-
tanti gli artigiani nel Congresso di Roma.
A ce moment, Bakounine travaillait à la rédaction du
livre qui devait faire suite à sa Risposta d'un Interna-
:(ionale a Ma^^ini, et qui porta ce titre : La Théologie
Polilique de Ma^:{ini et r Internationale ; il m'avait déjà
envoyé, pour les imprimer, les premiers feuillets de ce
nouveau manuscrit jusqu'au feuillet 49 inclusivement
(17 octobre). Mais dès qu'il eut lu, dans La Roma del
Popolo, la lettre de Mazzini aux représentants des ou-
vriers italiens, il interrompit sa besognepour commencer,
le 19 octobre au soir, une « circulaire en réponse à la
306 AVANT-PROPOS
circulaire de Mazzini ». Son calendrier-journal nous le
montre occupé à la rédaction de cette circulaire jus-
qu'au 28 octobre; voici le texte des notes qui y sont
relatives, et qui nous font voir le brusque abandon du
livre doctrinal en préparation contre Mazzini (qu'il
appelle « 2® brochure mazzinienne » ou « brochure 2
Mazzini ») pour l'improvisation hâtive de cet appel à
ses jeunes amis italiens (i), destiné à les mettre en
garde contre la manœuvre de Mazzini et à les pousser
à une action immédiate :
« Oclobre 18. Brochure Mazzini 2. — 19. Bro-
chure 2 Mazzini. (Soir] Circulaire en réponse à la cir-
culaire de Mazzini. — 20. Circulaire contre Maz-
zini fini, demain considérants, — 21. Circulaire dicté à
Emile [Bellerio]. — 22. Circulaire dicté à Emile;
envoyé première moitié circulaire à Paolo [un ami à
Milan]. — 23. Ecrit matin et soir, continuation de la
circulaire. — 24. Envoyéà Milanencore quatre feuilles (2)
delà circulaire; écrit matin et soir. — 25. Envoyéà
Milan quatre feuilles, jusqu'à la treizième inclusive-
ment. — 26. Presque fin de la circulaire, matin et soir.
— 27. Toujours épître aux amis contre Mazzini. —
28. Lettre de Burbero [Vincenzo Pezza, à Milan] ;
fin de l'épître, en tout vingt-cinq feuilles, près de
cent pages, envoyées à Burbero. »
Le Congrès « ouvrier » convoqué par la Commission
(i) Il avait reçu, le 16 septembre, une lettre, la première,
de Carmelo Palladino, de Naples, ami de Cafiero et de Mala-
testa; le i5 octobre, Vincenzo Pezza, de Milan, était venu le
voir à Locarno, et une « entente complète » s'était établie
entre eux.
(2) Ce sont, comme on le verra, des feuilles contenant
quatre pages.
AVANT-PROPOS 3O7
de Gênes s'ouvrit à Rome le i*"" novembre. Tous les
délégués acceptèrent le programme mazzinien, à l'excep-
tion de trois opposants : Carlo Cafiero, qui représentait
la Section de l'Internationale de Girgenti (Sicile),
Alberto Tucci, qui représentait la section de l'Interna-
tionale de Naples, nouvellement reconstituée, et un
délégué de Livourne, De Montel. Après avoir signé,
le 3 novembre, une déclaration disant qu'ils regardaient
les principes acceptés par le Congrès « comme con-
traires aux vrais intérêts de la classe ouvrière et au
progrès de l'humanité », les trois opposants se reti-
rèrent. Les délégués votèrent un Patio di Fralellania^
comme base d'une organisation à laquelle adhérèrent
135 sociétés ouvrières, et qui eut pour journal YEman-
cipa:{ione, rédigée à Rome par Maurizio Quadrio,
Le Congrès de Rome fit grand bruit en Italie ; il sou-
leva les protestations des ouvriers socialistes et de la
jeunesse révolutionnaire; Garibaldi, pressé de s'expli-
quer au sujet des attaques dirigées par les mazziniens
contre l'Internationale, répondit par sa fameuse lettre
à Giorgio Pallavicini-Trivulzio, où il disait : « L'Inter-
nationale est le soleil de l'avenir » {L'Interna:{ionale è
il sole deWavvenire).
Au moment même du Congrès avait paru une bro-
chure de 15 pages, intitulée A^/i Opérai delegati
al Congresso di Roma, et signée Un gruppo dlnterna-
^ionali : elle avait été imprimée à Naples, et fut distri-
buée aux délégués. Dans La Roma del Popolo du
16 novembre, Mazzini, sans nommer Bakounine, le
désigna comme l'auteur de cette brochure ; et, en effet,
le contenu en avait été tiré du manuscrit expédié par
Bakounine à Milan du 22 au 28 octobre. N'ayant pu me
308 AVANT-PROPOS
procurer ce document, qui est fort rare, je ne puis
indiquer d'une façon précise quel en était le contenu ;
mais, puisqu'il fut distribué entre le i" et le 3 novembre,
il est certain que seuls les premiers feuillets du manu-
scrit de Bakounine, ceux qui furent envoyés le 22 oc-
tobre, et peut-être aussi, en partie, ceux qui furent
expédiés le 24 et le 25, purent être utilisés par le tra-
ducteur. D'après un renseignement recueilli par Max
Nettlau, ce serait Palladino qui aurait traduit, et pro-
bablement adapté et abrégé, les parties du manuscrit
publiées dans ces 15 pages d'impression.
Quatorze ans plus tard, en 18B5, il a paru une tra-
duction italienne complète du manuscrit d'octobre 1871,
dans le Piccone, bulletin communiste anarchiste, à
Naples, et, presque simultanément, dans le Paria,
à Ancône, sous ce titre : Circolare. Ai miei amici
cTllalia in occasione del Con^resso operaio convocaio a
Roma pel i. Novembre 1S71 dal Partito Ma^^iniano;
en i886, cette traduction a été réimprimée en une
brochure de 103 pages petit in-i6, à Ancône, intitulée :
Il Socialismo e Ma^ini^ Leilera agii amici d'Italia (i).
Une autre édition fut faite à Imola en igoi. En 1905,
Fortunato Serantoni fit paraître à Florence une autre
édition de la même traduction, précédée de la note
suivante :
« Cet opuscule fut publié pour la première fois [en
brochure] en 1887 (sic) à Milan (2). Il a été réimprimé
(i) Nettlau, Biographie, p. 627.
(2) Il est possible qu'il y ait eu en etfet une première édi-
tion publiée à Milan : mais la date de « 1887 » ne peut pas
être exacte, puisque l'édition de Milan, si elle a existé, doit
avoir été antérieure à l'édition d'Ancône de 1886.
AVANT-PROPOS 309
ensuite en éditions successives à Ancône en 1886 et à
Imola en 1901, sans avoir jamais été poursuivi. C'est
donc à titre de document historique... que nous pré-
sentons au public cette nouvelle édition. »
Une édition plus récente (qui s'intitule elle-même
Cinquième édiiion) a été publiée à Rome en 1910, à
la Libreria Editrice Sociologica (précédemment Casa
Editrice Libraria « // Pensiero »). C'est sur cette édi-
tion de 1910 que nous avons fait notre traduction.
J. G.
CIRCULAIRE
A MES AMIS D'ITALIE
A
L'OCCASION DU CONGRÈS OUVRIER
CONVOQUÉ A ROME
POUR LE 1'=^ NOVEMBRE 1871
PAR LE PARTI MAZZINIEN
Traduction française inédite
[faite sur la version italienne)
Ecrit du ig au 28 Octobre i8ji.
Publié en traduction italienne à plusieurs reprises,
à pariir de i885.
'x::^^;:^!^:^^::^!^^-
CIRCULAIRE
A MES AMIS D^TALIE
A
L'OCCASION DU CONGRÈS OUVRIER
CONVOQUÉ A ROME
POUR LE I" NOVEMBRE 1871
PAR LE PARTI MAZZINIEN (0
Mes chers amis,
Quiconque a lu la lettre véritablement perfide que
Mazzini vient d'adresser aux représentants des ou-
vriers au Congrès de Rome {^) doit avoir compris
désormais, s'il avait pu en douter jusqu'ici, que ce
Congrès a été convoqué à Rome, à l'instigation de
Mazzini, pour accomplir une surprise, un coup
d'Etat, non révolutionnaire contre le système qui
gouverne aujourd'hui l'Italie, mais réactionnaire
contre les nouvelles idées et les nouvelles aspira-
tions qui, depuis la glorieuse et féconde insurrec-
tion de la Commune de Paris, ont commencé à agi-
ter d'une manière visible le prolétariat et la jeunesse
de l'Italie.
(i) Retraduit sur la version italienne.
(2) Lettre publiée par La Roma del Popolo du 12 octobre 1871
et le Dover e d\x i5 octobre 1871.
18
314 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
Ai-je besoin de vous expliquer comment et pour-
quoi ces idées sont de'teste'es de Mazzini? Il l'a dit
suffisamment lui-même dans tous les articles qu'il a
publiés dans la Ronia del Popolo, où il a calomnié
sciemment la Commune de Paris, et notre belle et
grande Association Internationale des Travailleurs,
dont les principes et les actes, expression spontanée
des aspirations populaires des multitudes d'Europe
et d'Amérique, sont naturellement contraires à l'éta-
blissement en Italie de sa République ihéocratique,
autoritaire et centralisée.
Mazzini s'est évidemment effrayé du nouveau
mouvement qui se produit aujourd'hui en Italie.
C'est en vain qu'il l'a combattu dans ses articles
avec cette passion injuste et furieuse que vous savez,
et qui a surpris et affligé jusqu'à ses partisans et à
ses amis les plus intimes, dépassant dans ses injures
et ses calomnies les journaux officiels de Versailles
eux-mêmes.
Il avait espéré un moment que la grande autorité
de son nom suffirait pour arrêter ce mouvement
salutaire et fatal qui entraîne aujourd'hui tout ce
qu'il y a de vivant en Italie, c'est-à-dire le proléta-
riat et la partie la plus intelligente et la plus géné-
reuse de la jeunesse, à unir ses efforts à ceux de
l'unique organisation qui, ne se proposant pas
d'autre but que l'émancipation réelle et complète
des masses, représente seule le mouvement révolu-
tionnaire de l'Europe et de l'Amérique, — je veux
dire de l'Association Internationale des Travail-
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 315
leurs, dans laquelle se confondent fraternellement
les socialistes révolutionnaires de tous les pays, et
dont les membres se comptent aujourd'hui par
millions.
Elle est aujourd'hui combattue par tous les gou-
vernements, par tous les repre'sentants religieux et
profanes des intérêts réactionnaires politiques et
économiques en Europe. Et elle est combattue avec
non moins d'acharnement par Mazzini, parce que
Texistence et la croissance formidable de l'Interna-
tionale détruisent et dissipent tous ses rêves ; parce
qu'il voit l'Italie messianique et classique envahie
par la barbarie étrangère ; parce qu'il veut élever
autour d'elle une muraille, non de Chine, mais
théologique, pour l'isoler du monde afin de pouvoir
lui donner une « éducation nationale », fondée
exclusivement sur les principes de sa nouvelle reli-
gion, et qui seule pourra la rendre capable d'accom-
plir, pour la troisième fois dans son histoire, la
mission religieuse et mondiale qu'il a plu au Bon
Dieu de lui infliger.
Mais laissons la plaisanterie, car la chose est très
sérieuse.
Voyant que ses articles ne suffisaient pas pour
arrêter le formidable courant, Mazzini s'est avisé
d'un autre moyen ; et sur un mot d'ordre parti de
Rome, plusieurs régions de l'Italie ont envoyé au
Prophète et au Maître des adresses d'adhésion, con-
damnant Paris et la Commune comme l'avait fait
Mazzini.
3l6 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
Ce fut là un fait grave et un scandale affligeant :
des ouvriers italiens qui reniaient la fraternité inter-
nationale de leurs compagnons de misère, d'escla-
vage et de souffrance dans le monde entier, et qui
calomniaient les nobles lutteurs, les martyrs de la
Commune de Paris qui avaient fait leur révolution
pour l'émancipation de tous; et cela au moment
même où les bourreaux de Versailles les mitrail-
laient et les fusillaient par centaines, les emprison-
naient, les insultaient et les torturaient par milliers,
sans épargner les femmes et les enfants. Si ces
adresses avaient été la fidèle expression des senti-
ments du prolétariat italien, c'eût été une infamie
dont le prolétariat italien n'aurait jamais pu se
laver, et qui aurait fait désespérer de l'avenir de ce
pays. Heureusement il n'en était rien, car tout le
monde sait de quelle façon ces adresses furent
fabriquées.
Ce ne fut que la répétition d'un fait arrivé en
Russie en i863 au temps de la dernière insurrection
polonaise. Les Journaux dits patriotes de Saint-
Pétersbourg et de Moscou maudissaient le soulève-
ment polonais, comme les journaux mazziniens ont
maudit le soulèvement de la Commune de Paris.
Ils dénonçaient l'alliance de tous les révolution-
naires d'Europe qui soutenaient la Pologne, comme
les journaux mazziniens dénoncent aujourd'hui
l'Internationale qui a soutenu la Commune de
Paris, et qui, même lorsque celle-ci fut assassinée
par les théologiens de Versailles, a eu le courage
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 317
sublime de proclamer dans les pays les moins libres,
comme en Allemagne sous le gouvernement mili-
taire et triomphant de Bismarck, ses ardentes sym-
pathies pour les principes et pour les he'ros de la
Commune.
Seul le prole'tariat italien se tut; ou s'il a parlé,
ce fut contre la Commune et contre l'Internationale.
Mais ce n'est pas lui qui a parle' : c'est le monde
officiel mazzinien qui a ose' injurier et calomnier
en son nom.
Comme en Russie, en 1863, des adresses rédigées
en haut lieu et remplies d'invectives contre les mal-
heureux mais toujours héroïques Polonais, et de
bénédictions pour le tsar, partirent de Saint-Péters-
bourg pour toutes les communes, villes et villages,
avec recommandation aux autorités et aux prêtres
de les faire, tant bien que mal, signer par le peu-
ple ; de même en 1871, Rome, devenue le centre
d'un double jésuitisme, — celui du pape et celui de
Mazzini, — a recommandé à tout le personnel offi-
ciel mazzinien épars dans toutes les villes d'Italie,
de suggérer et de dicter à toutes les associations
ouvrières des adresses pleines d'invectives contre la
Commune et contre l'Internationale, et de béné-
dictions pour Mazzini. Quelques associations ont
signé ces adresses sans savoir ce qu'elles faisaient.
Mais ces adresses, isolées et en très petit nombre,
neproduisirent aucun effet. Elles restèrent sans écho,
enterrées dans les journaux mazziniens, que les
partisans mêmes de Mazzini lisent plutôt par devoir
3l8 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
que par plaisir. Alors Mazzini médita un grand
coup, qui, s'il réussit, assurera sans doute, pour
quelque temps au moins, à lui et à ses idées rétro-
grades et liberticides, une espèce de pouvoir dicta-
torial en Italie.
Son plan est le suivant :
Il s'agit de réunir à Rome, — future capitale du
monde, — le i" novembre, un Congrès de repré-
sentants des ouvriers de toute l'Italie. Grâce aux in-
trigues des mazziniens, — intrigues qui sont impuis-
santes désormais à soulever l'Italie, mais qui sont
très capables encore de favoriser partout la réac-
tion, — répandus, et plus ou moins influents, dans
toutes les villes d'Italie, on fera, on fait déjà, des
efforts inouïs afin que les délégués envoyés à
Rome par les associations ouvrières soient dispo-
sés à accepter la dictature de Mazzini. De cette façon
on espère constituer un Congrès mazzinien, qui, au
nom de douze millions de travailleurs italiens,
devra prononcer l'anathème contre la Commune de
Paris et contre l'Internationale, proclamer « Pensée
nationale » le programme de Mazzini, et nommer
une « Commission directrice », une espèce de gou-
vernement du prolétariat italien composé des mazzi-
niens les plus aveuglément dévoués et soumis à la
dictature absolue de Mazzini. Alors le prophète et
son parti, forts de cette solennelle confirmation
populaire, intimeront, non au gouvernement italien
en présence duquel ils seront plus désarmés et im-
puissants que jamais, mais à la jeunesse italienne,
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 3I9
aux rebelles de la libre-pensée, aux vrais révolu-
tionnaires, aux athées, aux socialistes italiens, de
courber la tête devant cette « Pensée nationale »,
sous peine d'être déclarés rebelles à la volonté du
peuple, et traîtres à la patrie. Voilà le péril dont
vous êtes menacés. Je sais bien qu'il n'est pas aussi
grand pour vous que Mazzini se l'imagine. Je sais
qu'il s'illusionne trop, comme toujours, sur les con-
séquences de ce Congrès, même à supposer que le
résultat lui soit complètement favorable.
C'est qu'en vérité, en admettant que tout se passe
comme il le désire, tout ce qui sera fait à Rome ne
sera que fiction, et la réalité italienne, demeurant
ce qu'elle est, continuera à être tout opposée aux
rêves mazziniens.
Il est probable, au contraire, qu'après ce Con-
grès, par une sorte de réaction naturelle, le mouve-
ment socialiste révolutionnaire devienne encore
plus puissant en Italie,
Mais ce n'est pas là une bonne raison pour nous
faire nous résigner philosophiquement au triomphe,
même momentané, de Mazzini. D'abord, ce triom-
phe pourrait durer trop longtemps; et puis, en
règle générale, « il ne faut jamais permettre à ses
ennemis de triompher, quand on a le pouvoir de les
en empêcher ou au moins de diminuer leur
triomphe ». Combattre son adversaire à outrance,
et sans lui laisser jamais ni paix ni trêve, est une
preuve d'énergie, de vitalité et de moralité, que tout
parti vivant se doit à lui-même non moins qu'à tous
520 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
ses amis. Un parti n'est digne de vivre, n'est capable
de vaincre qu'à cette condition. Enfin, il y a une
autre conside'ration bien plus importante, et qui
doit engager tous nos amis les plus ardents et les
plus sincères à aller à Rome pour combattre Maz-
zini, ses calomnies et ses pernicieuses doctrines :
c'est l'effet déplorable, funeste, que l'attitude de ce
Congrès du prole'tariat italien, si elle devait être
conforme aux de'sirs de Mazzini,ne manquerait pas
de produire en dehors de l'Italie, sur le prole'tariat
re'volutionnaire du monde entier.
L'Italie, repre'sentée cette fois non par son gou-
vernement ni par ses classes officielles et privilé-
giées, mais par des ouvriers délégués du peuple, se
déshonorerait en prenant publiquement parti pour
la réaction contre la révolution.
Imaginez quelles impressions devront éprouver
les révolutionnaires socialistes de tous les pays,
quand ils apprendront que ce Congrès populaire a
injurié et maudit la Commune et l'Internationale,
et que, en condamnant l'Italie à réaliser les idées de
Mazzini, il a décidé de faire d'elle une nouvelle
Chine théologique en Europe!
Voilà ce qu'il faut empêcher, ce que vous devez
empêcher. Je vous dirai plus tard comment vous
pourrez et devrez le faire ; pour le moment j'ana-
lyserai la circulaire de Mazzini.
Je n'ai jamais lu un écrit plus insinuant et plus
perfidement jésuitique que celui-là. Il commence
par faire des protestations de respect envers
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 32 I
la volonté et la pensée spontanée du peuple :
Je ne m arroge pas — dit Mazzini — le droit de
vous diriger et de me constituer votre interprète
(mensonge ! tout cet écrit tend vers ce seul but) ;
trop d'hommes parlent aujourd'hui en votre nom et
répètent la phrase impérieuse russe : « // faut ensei-
gner à l'ouvrier ce qu'il doit vouloir. » (Calomnie!
aucun socialiste russe n'a jamais dit cela, aucun
socialiste révolutionnaire n'a pu le dire. C'est Maz-
zini, et non pas nous, qui enseigne les « devoirs »,
c'est-à-dire ce qu'on doit vouloir.) Mais il me
semble — continue-t-il (écoutez ceci !) — que je
puis vous dire ce que la partie bonne et sincèrement
italienne de la nation attend de vous (i).
Que vous en semble? Peut-on être plus jésuite,
plus fourbe? Mazzini ne veut pas diriger les ou-
vriers; mais en même temps il leur déclare ce que
les Italiens bons et sincères attendent d'eux.
N'est-ce pas là déclarer d'avance que, si les réso-
lutions du Congrès sont contraires à ce que s'en pro-
mettent ces « bons », ou en sont seulement diffé-
rentes, elles seront mauvaises et anti-italiennes ?
Mais qu'entend-il donc par h diriger » ?
Et quelle est donc cette partie « bonne et sincère-
ment italienne » au nom de laquelle il se sent en
droit de parler ?
(i) « Non mi arrogo dirigervi e costituirmi interprète vos-
tro ; troppi uomini parlano oggi in vostro nome e ripetonola
trase imperiosa russa : hisogna iusegnare ail' operaio ciô clie
Db VE volei e. Ma mi pare di potervi dire ciô che la parte
buona e sinceramente italiana aspetta da vol. »
322 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
Ce ne peut être certainement le prolétariat italien,
attendu que les ouvriers de'le'gués au Congrès doi-
vent en connaître les aspirations et les de'sirs beau-
coup mieux que Mazzini. Donc ce doit être la bour-
geoisie italienne, à moins que ce ne soit le parti
exclusivement mazzinien, c'est-à-dire Mazzini lui-
même. Ecoutons donc les conseils de Mazzini :
// s'agit pour vous — dit-il — de ratifier de nou-
veau votre pacte, et de constituer, pour le repré-
senter, une autorité qui ait la condition d'une vie
vraie, forte et durable. Et c'est la chose la plus
importante que vous puissie:^ faire. (Je le crois bien.
Une autorité destructrice de toute liberté ! voilà au
moins du mazzinianisme pur !) Du jour oii vous
Vaureifait, commencera la vie collective des ouvriers
italiens {*).
Donc la vie collective n'est pas dans la multitude
populaire; cette multitude, selon Mazzini, n'étant
qu'un agrégat tout à fait mécanique d'individus, la
collectivité n'existe que dans l'autorité, et ne peut
être représentée que par elle. Nous en sommes tou-
jours à cette maudite fonction de l'Etat, qui absorbe
et concentre, en la détruisant, la collectivité natu-
relle du peuple, et qui probablement à cause de cela
même est réputé la représenter, comme Saturne
représentait ses fils à mesure qu'il les dévorait.
(i) « Si tratta per voi di ratificare nuovaraente il vostro
patto, e di costituire a rappresentarlo un' Autorità, che abbia
condizione di vera, forte e perenne vita. Ed c la cosa più
importante che possiate fare. Dal giorno in cui l'avrete fatto
comincierà la vita coUettiva degli opérai italiani.»
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 323
Vous aurez ainsi — continue Mazzini — constitué
r instrument pour marcher d'accord. (C'est-à-dire
que vous vous serez donné un maître auquel appar-
tiendra exclusivement toute initiative, et sans la per-
mission duquel vous ne vous permettrez de'sormais
aucun mouvement. Vous aurez transformé la tota-
lité des ouvriers italiens en un instrument passif et
aveugle aux mains du Prophète.) Et finalement vous
pourrez alors (mais seulement alors, et pour cause)
former avec vos frères des autres nations des liens
d'alliance, que tous nous désirons et voulons (qui
tous? les mazziniens, selon le système ridicule, parce
qu'impuissant, éxabW "paivV Allean^a Repubblicana de
Mazzini), mais du haut du concept national reconnu
(c'est-à-dire conclu et accepté exclusivement par
l'autorité centrale contre toute la masse ouvrière),
et ?2on en vous submergeant, individus, ou petits
noyaux, dans de vastes sociétés étrangères mal
organisées (c'est l'Internationale qui est visée), qui
commencent à vous parler de liberté pour conclure
inévitablement à Vanarchie et au despotisme d'un
centre et de la ville dans laquelle ce centre est
placé (^). {L'anarchie, c'est nous, les partisans de
l'abolition de l'Etat dans l'Internationale; le des-
(i) « Avrete cosi costituito lo strumento per progredire con-
cordi. E tlnalmente potrete allora stringere coi vostri fratelli
délie altre nazioni vincoli d'alleanza, che tutti intendiamo e
vogliamo, ma dall'alto del conc^tto Nazionale riconosciuto,
non sommergcndovi, individui, o piccoli nuclei, in vaste maie
ordinale società straniere, che cominciano a parlarvi di lib^rtà
per conchiudere inevitabilmente neU'anarchiac n.l di^-poiismo
d'un centre e délia città, nella quale quel centro è poste. »
324 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
potisme, ce sont les internationaux allemands et le
Conseil général de Londres, partisans de la centra-
lisation, de l'Etat populaire.)
Mazzini aime le despotisme, il est trop prophète,
trop prêtre, pour ne pas l'adorer ; seulement, par
une concession à l'esprit moderne, il l'appelle
« liberté ». Mazzini veut le despotisme de Rome,
mais non celui de Londres ; mais nous, qui ne
sommes ni prêtres, ni prophètes, nous repoussons
également celui de Londres et celui de Rome.
Tout ce paragraphe vise évidemment à rendre
impossible l'établissement de l'Internationale en
Italie. Il interdit positivement, tant aux individus
qu'aux associations ouvrières locales, de s'affilier à
LInternationale et de fraterniser directement avec
elle : il n'accorde ce droit qu'à l'autorité directrice
et centrale — que le bon Dieu la bénisse et que le
diable l'emporte ! — qui sera instituée à Rome ; ce
qui réduit nécessairement à rien l'autonomie, l'ini-
tiative, la vie spontanée, la pensée et l'action, en
un mot la liberté, de toutes les associations locales
et de tous les ouvriers italiens pris individuelle-
ment.
Quant à l'alliance avec l'Internationale, il n'y
a pas de danger qu'une « Commission Centrale »,
inspirée et dirigée par Mazzini, fraternise avec cette
association étrangère, qui professe des principes
diamétralement opposés à ceux du Prophète italien.
Il en résultera nécessairement l'isolement absolu
du prolétariat italien, tenu en dehors de l'immense
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 325
mouvement solidaire du prolétariat de l'Europe et
de l'Amérique.
Et c'est précisément là ce que veut Mazzini. Ce
sera la mort de l'Italie, mais en même temps ce sera
le triomphe du Dieu mazzinien.
Craignant évidemment que quelque élément anti-
mazzinien, que quelque pensée socialiste ou athée,
ne pénètre dans le Congrès, Mazzini prend ses pré-
cautions. Il conseille de réJiger un ordre du jour
progressiste, — ce mot « progressiste », à cetie
place, est véritablement ridicule, et il n'est évi-
demment employé que pour jeter de la poudre aux
yeux des ouvrier?, et pour répéter une fois de plus
une des expressions favorites de la sacro-sainte
théologie mazzinienne, — donc, un ordre du jour
progressiste, qui aura pour objet d'exclure des
discussions du Congrès toutes les questions reli-
gieuses, politiques et sociales : attendu que Mazzini
croit n'avoir pas encore magnétisé suffisamment les
ouvriers italiens et, par conséquent, craint de les
voir n'obéir qu'à leurs instincts naturels et prendre
parti pour la liberté contre le mensonge de la théo-
logie mazzinienne.
Que quelques-uns d^enire vous — dit-il — for'
mulent un ordre du jour progressiste, qui exclura,
jusqu'à ce que le but (c'est-à-dire l'institution de
la dictature mazzinienne) ait été atteint, toute dis-
cussion relative à des doctrines religieuses, politiques
et sociales^ sur lesquelles un Congrès, aujourdlnti,
ne peut décider que par des déclarations incunsi-
19
326 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
dérées et ridicules par leur impuissance. Une fois
le but atteint^ une fois achevée V organisation interne
de votre classe (la subordination absolue des ouvriers
italiens à la dictature de Mazzini), vous discuterez,
si vous en ave\ le temps, ce que vous voudre^.
Ce « si vous en avez le temps » est délicieux.
Encore un tour de passe-passe vraiment stupe'fiant I
Et toute la tactique de Mazzini n'est pas autre chose,
comme je le démontrerai dans la série d'écrits que
j'ai entreprise contre lui, qu'un jeu continuel d'es-
camotage, tendant à faire triompher, grâce au suf-
frage universel et à la puissance du bras populaire,
un système théocratique autoritaire, absolument
opposé aux instincts, aux besoins, à toutes les aspi-
rations du peuple, et à créer, au nom du peuple et
à ses dépens, un instrument d'oppression contre lui-
même.
Si vous ?i^en ave^ pas le temps, vous laisserez à
V Autorité centrale le soin d^ étudier les questions
qui vous paraîtront importantes (^).
Est-ce assez clair ? Toutes les questions de prin-
cipe seront résolues par la Commission Centrale,
premier essai de l'Etat-Eglise mazzinien. La masse
populaire, c'est-à-dire les associations locales, ne
(i)(( Alcuni fra voi formolino un ordine del giorno progres-
sive, elle escluda, finchè il fine non sia raggiunto, ogni discus-
sione intorno a dottrine religiose^ politiche e sociali, che un
Congresso oggi non puù decidere se non con dichiarazioni
avventate e ridicole per impotenza. Raggiunto il fine, compito
l'ordinamento interno délia vostra classe, discuterete, se avrete
tempo, ciô che vorrete. Dove no, commetterete allô studio
dell'Autorità centrale le questioni che vi parranno importanii. »
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 327
doit ni raisonner ni discuter : elle doit obéir et croire.
C'est la vie de tous absorbe'e et faussée au centre,
paralysée et morte sur toute la périphérie ; ainsi le
veut le Dieu de Mazzini, qui éteint et dévore l'Italie.
Le pays (lisez : la bourgeoisie) vous regarde,
— continue Mazzini, — inquiet, attentifs sévère (je
le crois bien, que cette bourgeoisie a l'air sévère,
puisqu'elle a pour représentants et anges gardiens
les gendarmes) ; s'il trouve dans votre Congrès,
comme dans les autres Congrès tenus hors de
ritalie, une tempête d'opinions divergentes (c'est-
à-dire la vie, l'énergie, la passion de la pensée et
de la volonté vivantes, ce que l'Italie avait à un si
haut degré à l'époque de sa plus grande prospé-
rité, au moyen âge, quand elle était vivante), la
témérité effrénée des longs discours (mensonge !
dans les Congrès de l'Internationale, personne n'a
le droit de parler plus d'un quart d'heure et plus de
deux fois sur le même sujet) inutiles et sur des ques-
tions superficiellement traitées (autre mensonge !
Toutes les questions qui se traitent dans nos Con-
grès sont annoncées toujours trois mois avant le
Congrès par le Conseil général, après que celui-ci
a pris l'avis de toutes les nations ; puis les associa-
tions locales de tous les pays étudient et discutent
ces questions pendant trois mois de suite, de façon
que leurs délégués viennent presque toujours au
Congrès avec des mandats impératifs. Défendre aux
associations locales et aux Congrès populaires de
discuter les questions les plus importantes et les
320 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
plus vitales, c'est déclarer — chose d'ailleurs con-
forme au programme de Mazzini — que le peuple
est incapable de les comprendre, et qu'il doit s'en
remettre avec une foi aveugle aux de'cisions de la
sacro-sainte autorité), le pays (c'est-à-dire la bour-
geoisie, la tourbe des lâches privilégiés qui
dépouillent et oppriment le peuple), vous tenant
pour tout à fait inexpérimentés et malavisés, jugera
prématurée (c'est-à-dire très dangereuse pour ses
privilèges) l'entrée en ligne de voire élément i^).
Mais ce qui suit est vraiment magnifique et nous
donne la mesure du jésuitisme de Mazzini. Après
avoir interdit au Congrès de discuter les questions
religieuses, politiques et sociales, et tout cela dans
le dessein évident d'empêcher les anti-mazziniens
d'exposer leurs idées, voilà qu'il recommande aux
délégués du Congrès de faire deux « petites décla-
rations », qui doivent d'un seul coup résoudre ces
questions dans un sens exclusivement mazzinien.
C'est là un vrai tour de force d'habileté politique et
théologique ! Ecoutez :
Deux seules déclarations me semblent, comme
préambule d'ordre et instruction générale donnée à
Vautorité que vous deve:{ élire (et qui est choisie
depuis beau temps déjà dans la pensée du Comité
(ï) « II paese guarda a voi trepido, attento, severo ; se troverà
nel vostro, come m altri congressi tenuti tuori d'italia, tem-
pesia di pareri divers!, avventatezza sfrenata di lunghe parole
inutili e su question! superficialmente trattate, giudicherà il
paese, per vo! tutti inespert! e malavveduti, è prematuro il
sorgere del vostro elemento. »
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 329
secret mazzinien. Quel Je'suitisme ! Une instruction
générale que l'autorité mazzinienne a faite elle-
même par le moyen d'un Congrès mazzinien !
Peut-on se moquer avec plus de fourberie et d'im-
pudence de la bonne foi populaire? Despotisme
politique doublé d'hypocrisie religieuse — une vraie
tactique de Tartufe!), exigées par les circonstaïices
insolites dans lesquelles se trouve une grayidepartie
de V Europe. {W s'agit donc d'opposer l'Italie comme
digue réactionnaire au mouvement révolutionnaire
de l'Europe. Mais alors tous les souverains d'Europe
s'empresseront de commander le portrait de Maz-
zini, et après sa mort la sainte Eglise catholique
l'adorera comme un saint.)
// ne faut }:as se faire d'illusions : le pays (la
bourgeoisie, la Consorteria), qui commençait à re-
garder avec faveur vos progrès (où et quand la
bourgeoisie a-t-elle jamais montré cette faveur?
Peut-être quand la Consorteria et le gouvernement
ont introduit leurs affidés, ou leurs créatures, —
préfets, policiers, canaille titrée officielle ou offi-
cieuse, — comme membres honoraires, dans toutes
les associations ouvrières d'Italie ? En dehors de
cette corruption systématique des associations ou-
vrières, quelle autre faveur leur a-t-on jamais témoi-
gnée? Aucune, et Mazzini ne le sait que trop. Pour-
quoi donc ment-il ?), et à soumettre à un examen
attentif ce qui s'écrivait^ par nous et par d'autres^
en faveur de votre juste et inévitable élévation 'voilà
encore un mensonge impudent, une odieuse effron-
3 30 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
terie. Tout le monde en Italie ne sait-il pas que les
personnag-es officiels, et la bourgeoisie italienne, et
Mazzini lui-même avec eux, n'ont commencé à se
préoccuper de la question sociale que depuis l'in-
surrection de la Commune de Paris, et seulement
grâce à la terreur salutaire que l'expansion toujours
croissante de l'Internationale inspire à tous les pri-
vilégiés ? S'il n'y avait pas eu d'autres rtianifesta-
tions socialistes que les pauvres écrits de Mazzini,
anti-socialistes au suprême degré, remplis d'illu-
soires promesses et de tromperies pour le peuple et
de réelles consolations pour les riches bourgeois,
personne ne se soucierait du mouvement du prolé-
tariat, comme personne ne s'en était soucié aupara-
vant. Et Mazzini ose réclamer pour lui et pour les
siens l'honneur d'un fait qui est dû uniquement à
l'action de cette Commune et de cette Internatio-
nale qu'il combat! Quelle nature de théologien 1),
depuis les derniers événements de France (les seuls
qui aient éveillé non l'intérêt moral, mais l'attention
terrifiée du « pays » sur la question prolétaire), est
en voie de reculer ej^'rayé et disposé à appuyer la
sotte et immorale théorie de la résistance^ plus ou
moins adoptée, à votre dommage, par tous les gou-
vernements {*■).
(i) a Due sole dichiarazioni mi sembrano, quasi preambolo
d'ordinamento e istruzione générale data ail' autorità che
dovete eleggere, volute dalle insolite circostanze nelle quali
versa gran parte di Europa. Non giova illudersi, il Paese,
che cominciava a guardare con favore ai vostri progressi e
sottoporre ad attente esame ciô che da noi e da altri si scrive
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 33I
On voit maintenant clairement que c'est la classe
privilégie'e que Mazzini appelle le « pays », puisqu'il
confesse que ce « pays » commence lâchement à se
mettre du côté de la réaction gouvernementale. Et
c'est donc de ce «pays » officiel que Mazzini ose dire :
« Le pays vous regarde inquiet, attentif»? et c'est
pour conjurer la terrible sévérité gendarmesque de
cette vile canaille qui pour Mazzini constitue le
« pays », et de laquelle il se constitue aujourd'hui
lui-même le représentant, que le prolétariat d'Italie
devra renier ses frères de la Commune de Paris et
de l'Internationale, dont l'héroïsme et la puissance
ont enfin réussi à secouer l'indifférence méprisante
des bourgeois? Et pour faire quoi? Pour rendre
aux bourgeois, par l'adoption du socialisme mazzi-
nien, toute la sécurité qu'ils ont perdue, et qui leur
est nécessaire pour jouir en paix de leurs privilèges.
Mais véritablement l'odieux le dispute au ridicule
dans ces paroles de Mazzini !
Une sauvage irruption je ne dirai pas de doc-
trines, mais d'arbitraires et irrationnelles négations
de démagogues russes, allemands, français, est venue
annoncer que pour être heureuse VHumanité doit
vivre sans Dieu, sans Patrie, sans propriété indivi-
duelle, et, pour les plus logiques et les plus hardis,
sans la sainteté collective de la famille à Vombre de
per voi a pro del vostro giusto ed ineviubile sorgere, è dagli
ultimi eventi di Francia in poi, sulla via di retrocedere
impaurito e tendente ad appoggiare la stolta immorale teoria
di resistenza, più o meno adottata a danno vostro da tutti i
governi. »
332 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
la maison municipale de chaque commune ; et ces
négatiojis ont trouvé, soit par un désir insensé de
nouveauté, soit pa?' la fascination qu'a exercée la
force déployée par les sectaires de 'Paris, un écho
dans une minorité de notre jeunesse (^).
Voilà une dénonciation formelle, devant le pro-
le'tariat, contre l'élite de la jeunesse italienne. L'in-
tention en est évidente. Du moment que cette jeu-
nesse ne veut plus servir d'organe à la propagande
des idées mazziniennes, Mazzini s'ingénie à la dis-
créditer en la dépeignant comme athée, anti-patriote,
ennemie de la propriété individuelle, de la famille,
etc., sans s'apercevoir, sans même soupçonner, que
ces idées couvent déjà depuis un certain temps dans
les masses prolétaires, et qu'elles ne manqueront
pas de s'y développer toujours plus. Et tout cela
pour empêcher l'unique chose qui pourra sauver
l'Italie, l'union de cette jeunesse avec le peuple.
V Humanité regarde et passe {qneWe belle phrase !
Qui est donc cette Humanité, s'il vous plaît? Maz-
zini, Petroni, Saffi, Brusco, etc. ; seulement ils ne
« passent »pas, mais s'arrêtent pour nous injurier et
nous calomnier), mais la tiède, hésitante, îrem-
(i) « Una selvaggia irruzione non dirô di dottrine, ma d'ar-
bitrarie irrazionali negazioni di demagoghi russi, tedeschi,
francesi, è venuta per annunziare che per essere felice l'Uma-
nità deve vivere senza Dio, senza Patria, senza proprietà indi-
viduale, e pei piu logici e arditi senza santità collettiva di
famiglia ail' ombra délia Casa Municipale di ogni Comune ; e
quelle negazioni hanno trovato, tra per insana va^hezza di
novità, tra pel fascino esercitalo dalla forza spiegata da quei
settari di Parigi, un eco in una minoranza dei nostri giovani. »
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 333
hlante, crédule génération bourgeoise de nos jours
(le « Pays » !) s'effraie du moindre fantôme. La
portion possédante (ah! ah!: du Pays, depuis le
grand propriétaire jusqu'au propriétaire d'une
boutique, commence à suspecter dans tout mouvement
ouvrier une menace aux capitaux (et elle a raison
de le suspecter, parce qu'il n'y a pas d'émancipation
possible du prole'tariat sans un changement radical
dans les rapports du capital et du ixa.\a.i\), provenant
p.irfois de l'héritage, plus souvent du travail (men-
songe ! à moins que ce travail n'ait consisté à exploi-
ter le travail du prolétariat ; mais dans ce cas les
banquiers, les voleurs et les brigands travaillent eux
aussi, et travaillent assidûment, et les députés au
parlement sont aussi de zélés travailleurs), et elle a
droit à être rassurée (*).
Mazzini s'est évidemment chargé de cette tâche,
et il l'accomplit très bien ; si bien que, tant que les
masses se laisseront diriger par lui, la bourgeoisie
pourra dormir tranquillement sur les deux oreilles.
Mais par contre, et en raison de cela même, le pro-
létaire restera un misérable esclave, sans autre sou-
lagement que les lettres de change sur le ciel que
lui donnera Mazzini.
(i) (f L'Umanità guarda e passa; ma la liepida, tentennante,
tremante, credula generazione borghese dei nostri giorni
impaurisce d'ogni fant&sma. La parte abbiente del Paese, dal
gran proprietario al proprietario d'una boitega, comincia a
sospettare che in ogni moto operaio havvi una minaccia ai
capital! raccohi talora per crédita, più s; esso dal lavoro, e
ha diritto di essere rassicurata. n
19.
3 34 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
Mais je sais — continue-t-il — que ces théories
insensées ne sont pas les vôtres (il sait tout, ce bon
saint 1), et c'est pourquoi je vous dis : Il importe au
progrès de votre mouvement ascendant (vers l'absur-
dité mazzinienne) et au T^ays (la tiède, he'sitante et
tremblante bourgeoisie !) que vous le déclarie:{, il
importe que tous sachent que vous vous sépare^ des
hommes qui les prêchent (c'est-à-dire de la Commune
de Paris, de l'Internationale, et de cette partie intel-
ligente et généreuse de la jeunesse italienne qui seule,
sans arrière-pensée,- s'est vouée à la cause du peuple;
et que le peuple se jette aveuglément, stupidement,
réactionnairement, par un espèce de suicide mons-
trueux, en se condamnant lui-même, et ses fils avec
lui, à une misère et à un esclavage perpétuels,
dans les bras saintement réactionnaires de Mazzini),
qu^au sommet de votre foi se lit le mot sacré de
« Devoir » (c'est-à-dire toute la théologie mazzi-
nienne avec son socialisme mensonger), que vous
vise^ d préparer V avenir ^ et non à bouleverser le
présent par la violence (la violence n'est permise
que pour renverser le gouvernement actuel afin de
le remplacer par un gouvernement mazzinien).
Et une seconde déclaration, impliquée déjà dans
votre pacte de fraternité^ devrait, me semble-t-il,
réaffirmer que vous ne sépare^ pas le problème éco-
nomique du problème moral (l'Internationale sépare
si peu ces deux problèmes, qu'elle proclame le
second une conséquence inséparable et immédiate
du premier), que vous vous sente\ avant tout des
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 3)5
hommes italiens (il aurait fallu dire qu'étant des Ita-
liens, ce que personne ne pourrait nier, vous vous
sentez et vous voulez être avant tout des hommes);
que, bien qu'appelés par vos circonstances à vous
occuper plus spécialement d'une amélioration de
conditions pour votre classe (voilà tout le socialisme
de Mazzini !), vous ne pouve^ ni ne voule^ rester
étrangers et indifférents à toutes les grandes ques-
tions qui embrassent l'universalité de vos frères
(bourgeois) et le progrès collectif de V Italie (i).
C'est pour cela, probablement, que Mazzini
interdit au Congrès ouvrier de discuter les grandes
questions religieuses et politiques. Au premier
aspect, cette seconde déclaration proposée par
Mazzini ne semble rien présenter de déraisonnable ;
mais en y regardant de plus près, on y découvre un
nouveau piège. Quelles sont les grandes questions
qu'il place en dehors de la question économique,
(i) « Ma so che quelle insensate teorie non sono vostre, e
perd vi dico : Importa al progresse del vostromoto ascendente
ed al Paese che lo dichiarate, importa che sappiano tutti che
voi vi separate dagli uomini che le predicono, che in cima alla
vostra fede sta la sacrosanta parola a Dovere », che voi mirate
a iniziare l'avvenire, non a sconvolgere con violenza il pré-
sente.
i( E una seconda dichiarazione, implicitagia nel vostro patto
di fratellanza, dovrebbe, parmi, riafFermare che voi non sepa-
rate il problema economico dal problema morale ; che vi sen-
tite anzitutto uomini italiani ;comunque chiamali dalle vostre
circostanze a occuparvi più specialmente di un miglioramento
di condizione per la classe vostra, non potete nù voleté rimarre
estranei e indifferenti a tutte le grandi questioni che abbrac-
ciano l'universalità dei vostri fratelli e il progresse collettivo
di Italia. »
336 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
comme si elles lui e'taient parfaitement étrangères,
et comme si elles devaient inte'resser les autres
classes plus que les masses ouvrières?
Ce sont la question religieuse et la question poli-
tique ; mais, re'solues en dehors de la question
économique, ces deux questions ne peuvent être
résolues que contre le prolétariat, comme cela est
toujours arrivé en réalité Jusqu'à présent.
L'Internationale, elle, traite ces questions, et
Mazzini ne peut lui pardonner tant d'audace ; mais
elle les traite comme des questions inséparables de
la question économique, et il en résulte qu'elle les
résout en faveur du prolétariat.
L'Internationale ne repousse pas la politique
d'une façon générale ; elle sera bien forcée de s'en
mêler tant qu'elle sera contrainte de lutter contre la
classe bourgeoise. Elle repousse seulement la poli-
tique bourgeoise et la religion bourgeoise, parce
que l'une établit la domination spoliatrice de la
bourgeoisie et que l'autre la sanctifie et la consacre.
La bourgeoisie est sacrée. Ce que veut Mazzini,
c'est atteler le prolétariat au char de la politique
bourgeoise, et c'est ce que nous ne voulons pas du
tout.
Mais, — continue Mazzini, — une fois confirmé
de nouveau le pacte de fraternité, et faites ces deux
déclarations, dont Vune vous sépare du mal (de la
Commune, de l'Internationale, de la révolution
mondiale), et Vautre rattache vos destinées à celles
de V Italie (à la politique autoritaire, théologique et
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 337
bourgeoise), l'organisation intérieure, je l'espère,
aura toute votre sollicitude.
Constitue^ à Rome une Commission Directrice
Centrale (le gouvernement, l'Etat-Eglise du prole'-
tariat) de cinq ouvriers pris parmi les meilleurs
d'entre vous.
Elise^ un Conseil composé de trente membres ou
plus, choisis parmi les délégués des diverses loca-
lités représentées au Congrès et adhérentes au pacte,
et auxquels sera confié le soin de veiller, chacun
de la ville où il habite, sur les actes de la Commis-
sion Directrice (i).
Voilà une très sérieuse vigilance, ne trouvez-vous
pas? Une Commission Centrale munie de pleins
pouvoirs pour re'soudre toutes les que^^tions, même
celles de principe, une quasi-dictature, re'sidant à
Rome ; et pour la surveiller, un Conseil composé
de quelques dizaines d'ouvriers dispersés dans
toutes les villes d'Italie, et privés par conséquent de
tout moyen de s'entendre. Il est vrai que pour les
questions les plus importantes la Commission Cen-
trale a le devoir de les convoquer; mais comme les
(1) « Ma riconfermato il patto di fratellanza, compile queste
due dichiarazioni, l'una délie quali vi sépara dal maie, l'altra
inanella i vostri ai fati d'Italia, l'ordinamento interne, spero,
avrà tutte le vostre cure.
a Costituite a Roma una Commissione Direttiva Centrale
di cinque opérai fra i migliori di voi.
« Eleggete un Consiglio composto di trenta o più individui
scelti fra i delegati délie diverse località rappresentate nel
Congresso e aderenti al patto, ai quali sia commesso l'uthcio
d'invigilare, ciascuno dalla città in cui vive, sugli atti délia
Commissione Direttiva. »
338 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
convocations coûteront cher, et que les ouvriers en
général et les ouvriers italiens en particulier ne sont
point riches, il est certain que le Conseil ne sera
jamais convoqué. Mazzini abandonne, pour les
affaires courantes, au Conseil le droit de faire des
propositions, pourvu toutefois que l'initiative en
soit prise par un nombre déterminé de conseillers :
ce qui suppose entre eux une correspondance con-
tinuelle et impossible pour des ouvriers. Evidem-
ment tout ce que Mazzini propose pour limiter et
surveiller le pouvoir dictatorial de la Commission
Centrale est dérisoire, et la dictature subsiste dans
son intégrité.
Mazzini propose, en outre, la création d'une
publication hebdomadaire dirigée par la Commis-
sion, et organe officiel des travaux et des vœux de
la classe ouvrière (c'est-à-dire la fondation d'un
journal au moyen duquel, au nom des ouvriers
d'Italie, Mazzini imposera dorénavant à toute la
démocratie italienne sa politique théologique comme
la pensée nationale).
Telle me parait, pour aujourd'hui^ — conclut
Mazzini, — devoir être votre tâche. La mienne, si
vous élise:{ la Commission, sera de déposer entre ses
mains (et pourquoi pas entre celles du Congrès?)
le compte-rendu de la souscription ouverte par moi
pour vous, et de lui présenter les suggestions que le
cœur et V esprit ni inspireront (i).
(i) « Questo parmi in oggi il cdmpito vostro. Il mio, se
eleggete la Gommissione, sarà quello di deporre nelle sue
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 339
Voilà le dernier mot : Mazzini dictateur, et dans
ses mains toute la classe ouvrière de l'Italie due-
ment emmaillottée, paralyse'e, annihilée au profit
de la Commission Directrice, dirige'e elle-même par
Mazzini et devenue un instrument de réaction théo-
cratique républicaine.
Viennent enfin les phrases consacrées sur le sub-
stantif Amour et le verbe Aimer, déclinés et conju-
gués de toutes les manières, et le tour de passe-passe
est accompli.
Mais entendons-nous bien, chers amis. J'ai accusé
et j'accuse encore Mazzini de fourberie ; mais ce
n'est pas en tant qu'individu, c'est en tant que poli-
tique et théologien. Comme individu, Mazzini reste
toujours l'homme le plus pur, l'homme sans tache,
incapable de faire la plus petite chose, non seule-
ment injuste et vile, mais même généralement per-
mise pour la satisfaction soit de ses intérêts pro-
pres, soit de sa vanité, soit de son ambition
personnelle. Mais comme homme politique et
comme théologien, c'est un fourbe au degré super-
latif, peut-être parce que la politique et la théologie
ne peuvent pas exister sans fourberie. Il croit donc
devoir faire ce sacrifice pour le triomphe de son
Dieu.
Résumons en quelques mots les propositions
qu'il fait aux ouvriers de l'Italie :
mani il rendiconto délia sottoscrizione dame iniziata per voi,
e di porgere ad essa via via i suggerimenti che il cuore e
l'intelletto m'ispireranno ».
340 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
i" Il leur propose de se de'shonorer et de s'isoler
du monde entier, de se séparer de la révolution, en
prononçant solennellement l'anathème contre la
Commune de Paris et contre l'Internationale. En
compensation, remarquez-le, il ne leur permet
même pas de se prononcer pour la République, et
leur impose cette phrase ambiguë : « qu'ils ne
prennent pas parti dans toutes les grandes questions
politiques et morales qui agitent le pays » ;
2° Il propose aux ouvriers de l'Italie de s'anéantir
eux-mêmes en renonçant à leurs pensées, à leur vie,
au profit d'une Commission Centrale qui sera diri-
gée exclusivement par Mazzini.
Conséquences :
a) Le Congrès de Rome déshonorera l'Italie et la
jettera dans le parti de la réaction contre la révo-
lution ;
b) Il creusera un abîme entre la jeunesse avancée
et révolutionnaire et le prolétariat de l'Italie, au
grand détriment de l'un et de l'autre ;
c) Il paralysera tout mouvement de pensée et
d'action, toute manifestation de vie spontanée au
sein des masses ouvrières, attendu que le mouve-
ment et la vie ne sont possibles que là où existe la
pleine autonomie des associations locales; et l'or-
ganisation intérieure proposée par Mazzini n'a évi-v
demment pas d'autre but que de détruire cette auto-
nomie, et de créer un monstrueux pouvoir dictatorial
concentré à Rjome entre ses mains. Une association
locale ne pourra donc, dorénavant, ni entreprendre,
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 34I
ni discuter, ni vouloir, ni penser, sans la permis-
sion de cette néfaste autorité centrale. Elle n'aura
pas même le droit de faire une proposition au centre,
puisque ce droit appartient exclusivement aux
trente membres du Conseil de vigilance. Elle aura
encore bien moins le droit, je ne dis pas de se
mettre en relation immédiate et directe avec des
associations ouvrières d'autres pays, mais même de
leur exprimer sa sympathie, attendu que ce droit
n'appartient qu'à la Commission executive, et que
l'Internationale aura été frappée d'anathème par le
Congrès de Rome. Que restera-t-il donc aux asso-
ciations locales ? L'insignifiance, la nullité, la cor-
ruption, la mort. Elles pourront bien, comme par
le passé, se divertir par la pratique d'un peu de
secours mutuels, et de tentatives de coopération de
production et de consommation qui finiront par les
dégoûter de toute association ;
d) Mais en compensation il donnera une grande
puissance, au moins momentanée, à Mazzini, puis-
que le Congrès a pour but principal de transformer
toute la masse ouvrière de l'Italie en un instrument
passif et aveugle entre les mains du parti mazzinien
pour chasser de la jeunesse italienne la libre-pensée
et l'action révolutionnaire. C'est le dernier mot de
ce Congrès.
Et maintenant je me demande : La jeunesse ita-
lienne laissera-t-elle faire ?
Non ; elle ne pourrait pas laisser faire sans être
traîtresse, stupide, lâche ; sans se condamner elle-
342 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
même à la plus honteuse et ridicule impuissance,
sans se rendre complice, à tout le moins, d'un délit
de lèse-patrie et de lèse-humanite'.
Jusqu'à présent la jeunesse italienne s'est laissé
paralyser par le respect, certainement légitime, que
lui inspire la grande personnalité de Mazzini. Depuis
longtemps déjà elle a repoussé les théories reli-
gieuses du Prophète ; mais elle a cru pouvoir sépa-
rer la religion de Mazzini de sa politique. Elle
s'était dit : « Je repousserai ses fantasmagories
mystiques ; mais je n'en obéirai pas moins à sa
direction politique », sans comprendre que toute la
politique du Patriote n'a jamais été et ne sera jamais
autre chose que la traduction de la pensée religieuse
du Prophète sur le terrain des faits.
Dans le fond, il n'y a rien de commun entre le
programme de la jeunesse et du prolétariat, et le
programme mazzinien. Le premier cherche natu-
rellement la liberté et le développement de la pros-
périté dans la fédération ; le second cherche la
grandeur et la puissance de l'Etat dans la centra-
lisation ; le premier est socialiste, le second est
théologien et bourgeois. Les buts étant si diffé-
rents, comment les méthodes et les moyens d'action
pourraient-ils jamais être identiques ?
Mazzini est avant tout l'homme de l'autorité.
Il veut, sans doute, que « les multitudes soient
heureuses », et il exige de l'autorité qu'elle s'occupe
sérieusement non seulement de leur éducation au
point de vue de l'idéal éternel, mais encore, autant
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 343
que possible, de leur prospérité matérielle ; mais il
veut aussi que cette prospérité matérielle descende
du haut en bas, de l'initiative de l'autorité sur les
masses. Il n'accorde pas à celles-ci d'autre capacité,
d'autre droit, que de choisir soit directement, soit
indirectement, l'autorité qui doit les g-ouverner, le
droit de se donner un maître, parce qu'il ne com-
prend pas et ne comprendra jamais que les masses
puissent vivre sans maître.
Cela répugne à tous ses instincts religieux et poli-
tiques, qui sont bourgeois. Dans son système, je le
sais bien, le maître ne sera pas individuel, mais
collectif; et les membres de cette collectivité gou-
vernante pourront être changés et remplacés par
des membres nouveaux. Tout cela peut avoir un
très grand intérêt pour les personnes et pour les
classes qui pourront raisonnablement aspirer à être
tôt ou tard appelées à faire partie du gouvernement;
mais pour le peuple, pour les masses populaires, ces
changements n'auront jamais une importance réelle.
On pourra bien changer les personnes qui consti-
tueront ou représenteront l'autorité collective de la
république ; mais l'autorité, le maître, resteront
toujours. C'est lui, le maître, que le peuple déteste
instinctivement, et qu'il a raison de détester : parce
que qui dit a Maître » dit domination, et qui dit
domination dit exploitation. La nature de l'homme
est ainsi faite que si on lui donne la possibilité
de faire le mal, c'est-à-dire d'alimenter sa vanité,
son ambition, sa cupidité aux dépens d'autrui, il
344 CIRCUI-A.IRE A MES AMIS d'iTALIE
le fera. Nous sommes certainement des socialistes
et des révolutionnaires sincères : eh bien, si on
nous donnait le pouvoir et que nous le conservas-
sions quelques mois seulement, nous ne serions
plus ce que nous sommes maintenant. Comme
socialistes, nous sommes convaincus, vous et moi,
que le milieu social, la position, les conditions
d'existence sont plus puissants que l'intelligence et
la volonté de l'individu le plus fort et le plus éner-
gique, et c'est pour cette raison, précisément, que
nous demandons l'égaliténon naturelle, mais sociale,
des individus, comme condition de la justice et
comme base de la moralité ; et c'est pour cela encore
que nous détestons le pouvoir, tout pouvoir, comme
le peuple le déteste.
Mazzini adore le pouvoir, l'idée du pouvoir, parce
qu'il est bourgeois et théologien. Comme théolo-
gien, il ne comprend pas d'ordre qui ne soit ordonné
et établi d'en haut ; comme politique ou bourgeois,
il n'admet pas que l'ordre puisse être maintenu dans
la société sans l'intervention active, sans le gouver-
nement, d'une classe dominante, de la bourgeoisie.
Il veut l'Etat; donc il veut la bourgeoisie. 11 doit la
vouloir, et, si la bourgeoisie actuelle cessait d'exis-
ter, il devrait en créer une nouvelle. Son inconsé-
quence consiste à vouloir maintenir la bourgeoisie,
et à vouloir en même temps que cette bourgeoisie
n'opprime et n'exploite pas le peuple ; et il s'obsiine
à ne pas comprendre que la bourgeoisie n'est la
classe dominante et exclusivement intelligente que
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 34)
parce qu'elle exploite et affame le peuple ; et que du
moment où le peuple serait riche et instruit comme
elle, elle ne pourrait plus dominer, et il n'y aurait
plus de possibilité de gouvernement politique, parce
que ce gouvernement se transformerait alors en une
simple administration des affaires communes.
Mazzini ne comprend rien de tout cela, parce
qu'il est ide'aliste, et l'ide'alisme consiste justement
à ne jamais comprendre la nature et les conditions
réelles des classes, mais à les fausser toujours en y
introduisant une idée favorite quelconque. L'idéa-
lisme est le despote de la pensée, comme la poli-
tique est le despote de la volonté. Seuls le socia-
lisme et la science positive savent respecter la
nature et la liberté des hommes et des choses.
Mazzini est donc anti-révolutionnaire par toute
sa nature et par toute la tendance de ses sentiments
et de ses idées ; et il a bien raison de reprocher à la
jeunesse de l'accuser injustement en prétendant
qu'il a changé, qu'il se met aujourd'hui en contra-
diction avec ses doctrines révolutionnaires. Non, il
n'a pas changé, car il n'a jamais été révolutionnaire.
Tant pis pour la jeunesse, si, — perdue dans les
minuties de la conspiration mazzinienne éternelle-
ment avortée, et se payant du mot « République »,
qui peut signifier aussi bien esclavage que liberté du
peuple, et qui dans le système mazzinien est tout à
fait le contraire de la liberté, — elle ne s'est jamais
donné la peine jusqu'à présent d'étudier plus sérieu-
sement les écrits de Mazzini. Si elle l'eût fait, elle
346 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
se serait convaincue que dès le début de sa propa-
gande, Mazzini a été un ardent théologien, c'est-à-
dire un adversaire absolu de l'émancipation réelle
des masses populaires, un anti-révolutionnaire
absolu.
Pour cette raison, dans tous les mouvements
qu'il a je ne dirai pas accomplis, — parce qu'il n'en
a véritablement accompli aucun, et pour cause, —
mais seulement entrepris, Mazzini a toujours soi-
gneusement évité de faire directement appel aux
masses populaires. Il aurait consenti à subir le joug
des Autrichiens et des Bourbons, et même du pape,
plutôt que de faire appel contre eux aux passions du
prolétariat. Et c'est là, selon ma ferme conviction,
la cause principale de toutes ses douloureuses
défaites. 11 est grandement temps de le constater : à
l'exception du magnifique soulèvement de l'Italie
en 1848, dont le commencement si glorieux et la fin
si déplorable furent dus bien plus au sentiment
national, d'abord, et ensuite à la défaite de la révo-
lution en France, qu'à la conspiration mazzinienne,
et à l'exception encore de la guerre victorieuse de
Garibaldi en Sicile et à Naples en 1860, guerre au
succès de laquelle Cavour, comme vous le savez, ne
fut pas étranger, aucun des soulèvements, aucune
des expéditions et des prises d'armes dont l'initiative
ait appartenu en propre à Mazzini n'a jamais
réussi.
Son immense mérite est d'avoir maintenu vivant
dans la jeunesse italienne le feu sacré pendant
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 347
quarante ans ; de l'avoir formée, non pour la
révolution, mais pour la lutte héroïque, et toujours
inégale, contre les oppresseurs politiques de l'Ita-
lie, indigènes et étrangers, — contre les ennemis de
son unité encore plus que de sa liberté. Sous ce rap-
port, mes chers amis, vous êtes tous ses fils, ou plu-
tôt ses petits-fils, puisque la génération de ses fils
est presque disparue, — les uns étant morts, les
autres vivants mais corrompus, et très pe>u étant
restés intacts, — et personne mieux que moi ne
comprend le sentiment profond de reconnaissance
et de piété que vous éprouvez tous pour Mazzini.
Seulement je vous prie de remarquer qu'il vous a
élevés et formés à sa propre image : c'est déjà beau-
coup, en effet, que vous commenciez aujourd'hui,
non sans peine, à devenir révolutionnaires contre
lui, et la majeure partie d'entre vous hésite encore.
Il vous a élevés à combattre pour l'Italie, et à
mépriser le peuple d'Italie ; non pas le peuple théo-
logique et fictif, dont il parle toujours, mais les
multitudes vivantes et réelles, si misérables et si
ignorantes, et « pourtant si intelligentes dans leur
misère et leur ignorance ».
Vous avez beau être jeunes et ardents, le système
politique et soi-disant révolutionnaire qu'il vous a
inoculé demeure encore comme un mal héréditaire
dans la moelle de vos os, et pour l'en expulser il vous
faudra beaucoup de bains dans la vie populaire. Ce
système se résume en deux mots : « Tout pour le
peuple; rien par le peuple ». Dans ce système, la
340 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
révolte contre l'ordre de choses e'tabli, et la conspi-
ration pour organiser cette révolte, doivent être faites
— et le sont réellement— par la Jeunesse bourgeoise,
avec la participation très faible de quelques centaines
d'ouvriers des villes. La masse du prolétariat, et
spécialement le peuple des campagnes, doit en être
exclue, parce qu'elle apporterait dans ce système
idéal la barbarie de ces passions rudes et réelles qui
pourraient déconcerter les petites idées d'une jeu-
nesse généreuse, mais bourgeoise de la tête aux
pieds. Du moment qu'on projette une révolution
anodine, ayant pour but bien déterminé de substi-
tuer à l'autorité existante une nouvelle autorité, il
est nécessaire de conserver à tout prix la passivité
des masses, qui ne doivent pas perdre la précieuse
habitude d'obéir, et la bonne humeur et la sécurité
des bourgeois, qui ne doivent pas cesser de com-
mander et de dominer. Par conséquent il faut éviter
à tout prix la question économique et sociale.
Et en effet qu'avons-nous vu? Les mouvements
spontanés des multitudes populaires — et des mou-
vements très sérieux, comme ceux de Palerme
en 1 866, et celui encore plus formidable des paysans
de beaucoup de provinces contre la loi inique du
macinalo (i) — n'ont trouvé aucune sympathie, ou
bien peu, dans cette jeunesse révolutionnaire d'Ita-
lie. Si ce dernier mouvement eût été bien organisé
et dirigé par des hommes intelligents, il aurait pu
(i) L'impôt sur la mouture.
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 349
produire une formidable révolution. Faute d'orga-
nisation et de chefs, il n'a abouti à rien.
Mais un an plus tard, la jeunesseitalienne, inspirée
et dirigée par Mazzini, a pris sa revanche. Par le
nombre des hommes engagés et par les sommes
dépensées, ce fut peut-être une des plus formidables
conspirations que Mazzini ait préparées. Eh bien,
elle a misérablement échoué. Sur divers points du
pays se sont levées des bandes de centaines de jei^nes
audacieux, et ces bandes se sont dissoutes non
devant les troupes royales, mais devant l'indiffé-
rence profonde du peuple des campagnes et des
villes. Cette issue fatale, mais naturelle, aurait dû
ouvrir les yeux, non de Mazzini, qui ne les ouvrira
jamais, mais de la jeunesse italienne qui, étant
jeune, peut les ouvrir encore.
Ce n'est pas toutefois sur ce terrain de la pratique
qu'elle a commencé à se séparer de Mazzini, mais
sur celui de la théorie, grâce au développement de
la libre-pensée. Je ne vous dirai pas ce que vous
savez bien, à savoir comment sur tous les points de
l'Italie se sont formés spontanément des groupes de
libre-penseurs bourgeois. Mais, chose étrange en
vérité, bien qu'ils se fussent émancipés intellectuel-
lement du joug du Maître et du Prophète, la majeure
partie d'entre eux continua et continue encore à
subir le joug politique de Mazzini.
« Qu'il nous laisse notre libre-pensée, disent-ils
encore aujourd'hui, et nous ne demandonspas mieux
que de nous laisser diriger par son génie patrio-
20
^5© CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
tique et révolutiontîaire, par son expérience, dans la
conspiration et dans les luttes pour la république. »
Et ils ne comprennent pas qu'il est impossible
d'être réellement « libre-penseur » sans être en
même temps largement socialiste ; qu'il est ridicule
de parler de « libre-pensée » et de vouloir en même
temps la république unitaire, autoritaire et bour-
geoise de Mazzini.
Dans cette occasion aussi, Mazzini se montre
logique, et beaucoup plus logique que la jeunesse
qui s'appelle matérialiste et athée. Il a compris
d'emblée que cette jeunesse-là ne pouvait pas et ne
devait pas vouloir sa république à lui. Dans l'ar-
ticle « Tolérance et Indifférence », qu'il vient de
publier dans le numéro 34 de La Roma del Popolo,
il nous a dit clairement qu'il consentirait à passer la
question sociale sous silence. Cela prouve qu'il a
assez de perspicacité pour comprendre qu'on ne peut
être matérialiste et athée sans être en même temps
largement socialiste.
Ce n'est pas la logique de son propre développe-
ment qui a commencé à faire ouvrir les yeux à la
jeunesse italienne : c'est l'insurrection et la révolu-
tion de la Commune de Paris d'abord, et ensuite la
malédiction et la persécution unanime et furieuse
de tous les gouvernements et de toutes les réactions
de l'Europe, sans excepter Mazzini et le parti mazzi-
nien, contre l'Internationale.
Sous ce rapport Mazzini nous a rendu un service
immense. Il a démontré que du moment qu'elle
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 35 I
s'était séparée de lui par la pensée, la jeunesse
devait s'en séparer également dans l'action ; il l'a
excommuniée, et il a eu mille fois raison. Il a été,
cette fois, beaucoup plus franc et plus loyal envers
elle qu'elle n'a osé, qu'elle n'ose encore l'être en-
vers elle-même ; et il la provoque à se montrer
sérieuse et virile.
Oui, cette jeunesse doit avoir aujourd'hui le cou-
rage de reconnaître et de proclamer sa pleine et
définitive séparation de la politique, de la conspira-
tion et des entreprises républicaines de Mazzini,
sous peine de se voir annihilée et de se condamner
à l'inertie et aune honteuse impuissance. Elle doit
inaugurer sa politique à elle !
Quelle peut être cette politique ? En dehors du
système mazzinien, qui est celui de la République-
Etat, il n'y en a qu'une seule, celle de la Répu-
blique-Commune, de la République-Fédération, de
la République socialiste et franchement populaire,
celle de I'Anarchie. C'est là la politique de la révo-
lution sociale, qui veut l'abolition de I'Etat, et
l'organisation économique et pleinement libre du
peuple, organisation de bas en haut par la voie de
la fédération.
Voilà son but, le seul possible pour elle, si elle
en a, si elle veut en avoir un. Si elle n'en a pas, ni
ne veut en avoir aucun, tant pis pour elle, parce
qu'alors elle serait mille fois plus inconséquente
que le parti mazzinien : alors elle ne serait qu'une
espèce de protestation impuissante contre la dérai-
3 52 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
son, sur le terrain même de la déraison et de l'im-
puissance. La déraison mazzinienne a au moins pour
elle l'énergie de la fièvre et de la folie ; elle bat la
campagne et profère ses absurdités avec cette puis-
sance de conviction qui finit toujours par entraîner
les faibles; tandis que la protestation rationnelle de
la jeunesse athée, trop intelligente pour croire aux
absurdités, mais trop peu énergique, trop peu con-
vaincue et passionnée pour avoir le courage desavoir
s'en détacher, serait quelque chose d'absolument
négatif, c'est-à-dire l'impuissance absolue. Mais y
a-t-il quelque chose au monde de plus vil, de plus
dégoûtant et de plus honteux qu'une jeunesse
impuissante, une jeunesse qui n'ose pas oser, qui
ne sait plus se rebiffer?
Donc, pour son honneur, pour son propre salut
et pour le salut du peuple italien qui a besoin de
ses services, la jeunesse matérialiste et athée,
mettant sa volonté et ses actes d'accord avec sa
libre-pensée> « doit vouloir » et inaugurer aujour-
d'hui la politique de la Révolution sociale.
J'ai déjà dit ce que c'est que cette politique, con-
sidérée au point de vue de la nouvelle organisation
de la société après la victoire. Mais avant de créer,
ou, pour mieux dire, avant d'aider le peuple à créer
cette nouvelle organisation, il faut obtenir la
victoire. Il faut renverser ce qui est, pour pouvoir
établir ce qui doit être. Quoi qu'on en dise, le
système actuellement dominant est fort, non par
son idée et sa force morale intrinsèque, qui sont
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE :? 5 ^
nulles, mais par toute l'organisation mécanique,
bureaucratique, militaire et policière de l'Etat, par
la science et la richesse des classes qui ont inte'rêt à
le soutenir. Et l'une des perpétuelles illusions de
Mazzini, et des plus ridicules, c'était justement
celle d'imaginer qu'on pouvait abattre cette puis-
sance avec quelques poignées de jeunes gens mal
armés. Il conserve toutefois cette illusion, et doit la"
conserver, parce que, son système lui interdisant
d'avoir recours à la révolution des masses, il ne lui
reste comme moyen d'action que ces poignées de
jeunes gens.
Maintenant, s'étant certainement aperçu que cette
force est par trop insuffisante, il cherche à s'en créer
une nouvelle dans les multitudes ouvrières. Il ose
à la fin affronter la question sociale, et il espère
pouvoir s'en servir, à son tour, comme moyen
d'action. D'ailleurs il s'est décidé à faire ce pas, si
périlleux pour lui, non de propos délibéré, mais
parce qu'il y a été poussé par les événements. La
révolution delà Commune de Paris n'a pas réveillé
seulement la jeunesse, elle a réveillé aussi le prolé-
tariat d'Italie. Ensuite est venue la propagande de
l'Internationale : Mazzini s'est senti déconcerté, il
a été affligé, et il a commencé alors ses attaques
furieuses contre la Commune et contre l'Interna-
tionale.
C'est alors qu'il a conçu l'idée du Congrès
de Rome, — dans lequel on doit prochainement
traiter, ou plutôt « maltraiter » la question sociale,
20.
354 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
— et qu'il a adressé aux ouvriers italiens les paroles
qui suivent (i) :
Vous, parce que vous Vave\ mérité par le sacri-
fice (!), parce que vous n'ave:{pas cherché à substituer
voire classe aux autres^ mais à vous élever avec
tous (c'est-à-dire d'arriver à la bourgeoisie), parce
que vous invoque!^ une condition économique diffé-
rente, non par Végoïsme des jouissances matérielles
(phrase répugnante et horriblement calomniatrice
lancée contre nos pauvres martyrs de la Commune
et de l'Internationale), mais pour pouvoir vous amé-
liorer moralement et intellectuellement (la première
chose que réclame l'Internationale est l'instruction
intégrale égale pour tous ; la première chose à la-
quelle ait pensé la Commune de Paris, au milieu de
la lutte terrible que vous savez, a été l'institution
d'excellentes écoles primaires pour les garçons et
les filles, mais rationnelles, dirigées humainement,
et sans prêtres), vous ave^ droit aujourd'hui d une
Patrie de citoyens libres et égaux (Mazzini parle
ici comme on parle aux enfants : « Mes chers petits,
puisque vous avez été bien sages, nous vos papas,
nous les bourgeois, nous vous donnerons un bon-
bon » ; et il oublie de dire aux ouvriers italiens
qu'en fait de bonbons, de confitures et de pralines,
la bourgeoisie n'a jamais donné au peuple que du
plomb et de la mitraille — et qu'ils n'auront jamais
rien que ce qu'ils auront revendiqué comme un
(i) G. Mazzini, AgU opérai italiani {Unità Italiana du
23 juillet 1871).
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 355
droit, et non reçu comme un cadeau), dans laquelle
vous aiire\ en commun avec tous vos frères (les
bourgeois) l'Education. (Mazzini ne dit pas ïln-
struction, qu'il distingue bien de l'Educaiion, — voir
son livre Doveri delV Uomo, — et dont il n'entend
pas le moins du monde accorder au peuple la jouis-
sance égale. Quant à cette e'ducation commune dont
il parle tant, c'est là encore un mensonge. S'il
entend par là l'enseignement officiel d'une morale
commune, la chose se faisait depuis longtemps
déjà dans l'Eglise catholique. Une éducation com-
mune, non fictive, mais réelle, ne pourra exister
que dans une société vraiment égalitaire. Mazzini
ne pense certainement pas à détruire l'éducation
dans la famille ; et, puisque l'éducation est donnée
bien plus par la vie et par l'influence du milieu
social, que par l'enseignement de tous les profes-
seurs patentés du « devoir », du sacrifice, et de
toutes les vertus, comment l'éducation pourra-t-elle
jamais être commune dans une société où la situation
sociale tant des individus que des familles est si
diverse et si inégale}), en commun le suffiage pour
contribuer à l'avancement progressif du pays (pour
vous donner un maître), en commun les ar-mes
pour en défendre la grandeur et Vhonneur (qui
vous écrasent sous leur poids, et dont vous serez éter-
nellement le piédestal muet ou passif, et qui, ajoute-
rons-nous, fournissent un prétexte pour porter la
guerre, l'extermination, la misère chez des peuples
frères, et pour affermir le joug et la domination
356 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
bourgeoise sur les multitudes), exemptes de tout
impôt direct ou indirect les choses nécessaires à la
vie (Mazzini, par cette promesse, — toujours répétée,
et jamais tenue, par tous les compétiteurs qui se
disputent le pouvoir, — veut s'assurer l'adhésion
des ouvriers. Mais il promet plus qu'il ne pourrait
donner s'il arrivait au pouvoir, car la grandeur et
la puissance de l'Etat coûtent cher), liberté du
travail (elle existe déjà, et tout le système bourgeois
est fondé sur cette liberté), et secours, si le travail
fait défaut, ou si Vâge et les maladies empêchent de
s'y livrer (promesse également inexécutable dans le
système économique actuel), ;7z/fs /avewr (ah I nous
y voilà : faveurs ! grâces ! — pitié ! miséricorde 1 —
accordées par la bourgeoisie, qui ne les accordera
jamais parce qu'elle les accorderait contre elle-
même) et appui accordés, par le crédit^ à vos ten-
tatives pour substituer peu à peu (avec le système
mazzinien, comme je le prouverai dans mes écrits,
dans mille ans pour le moins) au système actuel du
salariat le système de l'association volontaire fondée
sur la réunion du travail et du capital dans les
mêmes mains (*).
(i) « Voi, perché mertaste col sacrificio, perché non cercaste
di scstituire aile altre la vostra classe, ma d'innalzarsi con
tutti; perché invocate una diversa condizione economica, non
per egoismo digodimenti materiali, ma per poter migliorarvi
moralmente e intellettualmente, avete oggi il diritto ad una
Patria di liberi e d'eguali, nella quale abbiate comune con
tutti i vostri fratelli l'Educazione, comune il voto per contri-
buire ail' avviamento proj^ressivo del Paese, comuni Parmi
per difenderne la grandezza e l'onore, esente da ogni tributo
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE ^57
Il est clair que ce ne seront certainement pas les
bourgeois qui accorderont aux ouvriers une sem-
blable faveur, qui, si elle était concédée réellement,
aboutirait à la ruine complète, à l'abolition de la
classe bourgeoise, dont l'existence est fondée tout
entière et exclusivement sur l'exploitation du travail
du prolétariat au profit du capital concentré dans
ses mains. Du moment où le crédit placerait large-
ment le capital à la disposition de toutes les associa-
tions de production qui le demanderaient, les
ouvriers n'auraient plus besoin d'aller féconder, en
salariés exploités, le capital bourgeois ! Ce capital
alors ne rapporterait plus ni bénéfices, ni intérêts.
Les bourgeois les plus riches auraient bientôt fait
de manger leurs fortunes, et ils descendraient très
rapidement, et en moins de temps qu'on ne pense,
au niveau du prolétariat.
N'est-il pas évident que la « classe possédante»,
la bourgeoisie, doit s'opposer de toutes ses forces à
toute concession sérieuse de crédit aux associations
de production formées par le prolétariat? Qui donc
leur accordera ce crédit ? L'Etat républicain de
Mazzini? Alors, de deux choses l'une : ou le crédit
sera tellement dérisoire et mesquin, que, laissant
subsister les choses comme elles sont, il ne servira
diretto o indiretto il necessario alla vita, libertà di lavoro, e
aiuti, ove manchi, o dove lo vietino gii anni e le malattie,
poi favore e agevolezza di credito nei vostri tentativi per sos-
tituire a poco a poco al sistema attuale de! salariato il sistema
dell' associazione voluntaria fundata nell' unione del lavoro e
dei capitale nelle stesse mani. »
35o CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
qu'à tromper l'impatience des ouvriers, à les repaître
d'illusions, jusqu'au moment où, las d'être trompés,
ils se révolteront et, ou bien renverseront cet Etat,
ou bien seront mis à la raison par la « mitraille
patriotique » de la bourgeoisie mazzinienne ; ou,
au contraire, ce crédit sera sérieux, capable réelle-
ment d'émanciper toute la masse ouvrière, et alors,
menacée d'une ruine imminente, la bourgeoisie s'in-
surgera et renversera cet Etat sincèrement populaire
de Mazzini, à moins qu'elle ne soit elle-même
écrasée et détruite par lui.
Mais dans ce cas que resterait-il ? Il resterait
l'Etat capitaliste et commanditaire de tout le travail
national, c'est-à-dire précisément l'Etat communiste,
centralisé, omnipotent, destructeur de toute liberté
et de toute autonomie tant des individus que des
communes, tel que le rêvent aujourd'hui les socia-
listes allemands de l'école de Marx, et que nous
anarchistes combattons plus que ne le combat
Mazzini, bien qu'à un tout autre point de vue.
Ne vous écarte^ pas de ce programme, — continue
Mazzini, — ne vous éloigne^ pas de ceux, parmi vos
frères, qui vous reconnaîtront ces droits (seulement
ces droits-là? c'est bien peu de chose, et tout se
réduit à autant de mensonges. Mais qui sont donc
ces « frères » si généreux ? En connaissez- vous beau-
coup dans la classe bourgeoise ? Non. Il y a quelques
dizaines de philanthropes inconséquents, ridicules
et impuissants, rhéteurs sentimentaux des congrès
bourgeois. Il y a la petite Eglise mazzinienne, qui,
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 3^9
impuissante par elle-même, n'aura d'autre force que
celle que consentira à lui donner l'aveuglement du
prolétariat, ce qui veut dire que Mazzini supplie le
prolétariat de s'anéantir, afin qu'il puisse, lui, au
nom du prolétariat, consoler et rassurer les bour-
geois), et qui s'emploieront à aplanir (avec la force
de nous tous, dont ils se proposent de paralyser, de
faire dévier et d'absorber la puissance) les voies à des
institutions qui puissent les reconnaître ou les pro-
téger. Quiconque vous a appelés à autre chose ne veut
pas votre bien... Et prene^-y garde, la question
réduite aux termes de la force pure reste doit"
teuse (*). »
Mais si la force ne fait pas obtenir justice au pro-
létariat, qui la lui fera obtenir? Un miracle? Nous
ne croyons pas aux miracles, et celui qui en parle
au prolétariat est un menteur, un empoisonneur.
La propagande morale ? La conversion morale de la
bourgeoisie sous l'influence de la parole de Maz-
zini ? Mais le seul fait d'en parler, de bercer le pro-
létariat d'une illusion ridicule, est de la part de
Mazzini, qui doit bien connaître l'histoire, une
mauvaise action. Y a-t-il jamais eu, à n'importe
quelle époque, dans n'importe quel pays, un seul
exemple d'une classe privilégiée et dominante qui
(i) « Non vi sviate da quel programma, non vi allontanate
da quel tra i vostri fratelli che riconosceranno questi vostri
diritli e si adopreranno a spianare le vie a istituzioni che
possano riconoscerli o tutelarli. Chi vi chiamô ad ^Itro non
puô giovarvi... E badate, la questione ridotta nei terrain!
délia pura forza pende dubbiosa. »
360 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
ait fait des concessions librement, spontane'ment, et
sans y être contrainte par la force ou par la peur ?
La conscience de la justice de sa propre cause est
sans doute nécessaire au prole'tariat pour s'organiser
en puissance capable de vaincre. Eh bien, cette
conscience aujourd'hui ne lui manque pas; et là où
elle lui fait encore défaut, notre devoir est de la sus-
citer dans son sein: cette justice est devenue incontes-
table aux yeux mêmes de nos adversaires. Mais la
seule conscience de la justice ne suffit pas : il est
nécessaire que le prolétariat y joigne l'organisation
de sa force, puisque — n'en déplaise à Mazzini —
le temps est passé où les murailles de .léricho
s'écroulaient au seul son de la trompette ; aujour-
d'hui, pour vaincre et repousser la force, il n'y a
que la force. Mazzini d'ailleurs le sait très bien,
puisque, quand il s'agit de substituer son Etat à
l'Etat monarchique, lui-même fait appel à la force.
Voici ses propres paroles dans Doveri deiV Uomo :
a II s'agit de renverser, par la force, la force bru-
tale (c'est-à-dire l'Etat monarchique) qui s'oppose
aujourd'hui à toute tentative d'amélioration ».
Donc lui aussi invoque la force contre ce qu'il
veut sérieusement abattre. Mais comme il n'a pas le
moins du monde l'intention d'abattre la domination
de la bourgeoisie, ni d'abolir ses privilèges écono-
miques, privilèges qui sont l'unique base de l'exis-
tence de cette classe, il cherche à persuader aux
ouvriers qu'il n'est pas nécessaire et qu'il n'est pas
permis d'employer contre elle d'autres armes que
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 361
la trompette de Jéricho, c'est-à-dire les moyens
moraux, anodins, innocents de la propagande mazzi-
nienne. Peut-on supposer qu'il s'illusionne lui-
même à un tel point? Il y a déjà quarante ans qu'il
prêche sa « loi de la vie », la nouvelle révélation.
A-t-il persuadé et moralisé la bourgeoisie italienne?
Tout au contraire, nous avons vu et nous voyons
une foule de ses disciples et de ses apôtres d'autre-
fois, qui se sont laissé convertir et gagner aux
croyances bourgeoises. La portion officielle et offi-
cieuse de l'Italie en est pleine. Qui, parmi la canaille
gouvernementale et consortesca qui malmène au-
jourd'hui la malheureuse Italie, n'a pas été dans sa
jeunesse plus ou moins mazzinien ? Combien reste-
t-il aujourd'hui de mazziniens purs, comme Saffi,
Petroni, Brusco, qui suivent et croient comprendre
les dogmes de la théologie mazzinienne ? Deux,
trois, au maximum cinq douzaines. Et n'est-ce pas
là une preuve de stérilité et d'impuissance lamen-
tables contre la doctrine etlapropagande de Mazzini ?
Et après avoir eu — et l'avoir déploré certainement
avec amertume — cette preuve de l'inconsistance da»
ses doctrines, Mazzini ose venir dire aux ouvriers,
à des millions d'esclaves opprimés : « Ne comptez
pas sur votre droit humain, ni sur votre force, qui
est grande assurément, mais qui me déplaît beau-
coup parce qu'elle implique la négation de mon
Dieu et qu'elle épouvante trop mes bons bourgeois,
vos frères aînés, comme dit Gambetta. Confiez-
vous uniquement dans les effets miraculeux de ma
21
362 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
propagande. » Voilà l'élixir de vie, remède assuré
pour tous les maux, en fioles à double entente 1
Nous, au contraire, nous disons aux ouvriers :
La justice de votre cause est certaine ; seule la
canaille peut la nier; ce qui vous manque, c'est
l'organisation de votre force : organisez-la, et en-
suite renversez tout ce qui s'oppose à la re'alisation
de votre justice. Commencez par abattre et jeter par
terre tous ceux qui vous oppriment. Puis, après
vous être bien assurés de la victoire, et avoir détruit
ce qui faisait la force de vos ennemis, cédez à un
mouvement d'humanité et relevez ces pauvres
diables abattus et désormais inoffensifs et désarmés,
reconnaissez-les pour vos frères et invitez-les à vivre
et à travailler avec vous et comme vous, sur le ter-
rain inébranlable de l'égalité.
Les soutiens de Vordre actuel — dit plus loin
Mazzini — ont une organisation consacrée par les
siècles, puissante par une discipline et des ressources
dont nulle Association Internationale, combattue
sans relâche et forcée d'agir en secret, ne pourra
jamais disposer (*).
Pauvre Internationale ! il n'y a pas d'artifice de
langage ni d'argument auquel Mazzini n'ait eu
recours pour la perdre dans l'opinion des ouvriers
italiens.
(i)« I sostenitori dell' ordine attuàle hanno ordinamento
vecchio di secoli, potente di disciplina e di mezzi che nessuna
Società Internazionale, combattuta d'ora in ora e costretta
d'operare nel segreto, potrà raggiungere mai. »
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 363
Le croirait-on? Lui, le vieux conspirateur, qui
pendant quarante ans n'a jamais fait autre chose que
de fonder en Italie société secrète sur société
secrète, accuse maintenant Tlnternationale, préci-
sément, d'être une société secrète I II la dénonce
comme telle au gouvernement italien, et, se frottant
les mains comme un homme qui a la conscience
d'avoir fait une bonne action et qui est content de
lui, il dit ensuite à lui-même et aux ouvriers italiens
qui l'écoutent : « Ne parlons plus de l'Interna-
tionale : persécutée par tous les gouvernements et
par moi, elle est réduite à se cacher; elle n'est plus
qu'une société secrète, donc elle ne peut plus rien,
elle est perdue. »
Monsieur Mazzini, dites-vous la même chose à
vos conspirateurs? Et aie supposer même, serait-
ce la vérité? Mais vous ne pouvez ignorer que ce
que vous dites est un mensonge, ou mieux, l'expres-
sion d'une espérance, d'un désir et non d'une réa-
lité. Il y eut un moment où les gouvernements
crurent, comme vous, que l'Internationale pouvait
être supprimée ; mais aujourd'hui ils ne le croient
plus; et si vous êtes resté seul à le croire, parmi vos
nouveaux amis de la réaction, tant pis pour votre
perspicacité.
Non seulement l'Internationale n'a pas été sup-
primée, mais, depuis la défaite de la Commune, elle
s'est développée en Europe et en Amérique, plus
solide, plus vaste, plus puissante que jamais. Elle
existe, elle s'agite et se propage publiquement en
364 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
Amérique, en Angleterre, en Belgique, en Suisse,
en Espagne, en Allemagne, en Autriche, en Italie,
en Danemark et dans les Pays-Bas. C'est en France
seulement qu'elle est aujourd'hui forcée d'agir en
secret, grâce aux républicains vos amis, et ennemis
de la Commune. Mais ne vous imaginez pas que
pour cela elle soit devenue moins puissante. Rap-
pelez-vous que vous-même, quand vous étiez per-
sécuté et que vous n'étiez pas encore devenu un
persécuteur, vous avez répété mille fois à vos amis
et disciples : « La persécution centuple la passion
et par conséquent la puissance des persécutés ».
Soyez-en certain, la même chose arrivera en Italie
quand le gouvernement, cédant à sa frayeur et à vos
suggestions, se mettra, comme il le fait déjà, à
suivre l'exemple du gouvernement français.
Maintenant voulez-vous savoir quelle est la cause
principale de la puissance sans cesse croissante de
l'Internationale ? Je vous expliquerai ce secret ; car
votre intelligence, magnifique sans doute, mais
aveuglée par un système d'absurdités que vous
appelez « votre foi », est devenue incapable de le
deviner.
L'Internationale est puissante parce qu'elle n'im-
pose au peuple aucun dogme absolu, aucune doc-
trine infaillible ; parce que son programme ne for-
mule pas autre chose que les instincts propres, les
aspirations réelles du peuple. Elle est puissante
parce qu'elle ne cherche pas du tout, comme vous
avez toujours fait, à former une puissance infaillible
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 36^
en dehors du peuple ; et qu'elle ne fait autre chose
que d'organiser la puissance du peuple. Et elle peut
le faire ; parce que, comme elle n'a pas la prétention
d'imposer au peuple un programme reçu d'en haut,
et par là même étranger et contraire aux instincts
populaires, elle ne peut rien craindre de l'orga-
nisation de cette puissance spontanée de la force
numérique des masses. Vous, par la raison con-
traire, vous ne pouvez et ne devez pas le faire,
sachant bien que la première manifestation de cette
force sera la destruction de tout votre système.
Aujourd'hui — poursuit Mazzini — votre mouve-
ment est saint parce qu'il s'appuie précisément sur la
loi morale qui est niée, sur le progrès historique
révélé par la tradition de l'humanité^ sur un concept
d'éducation, d'association, d'unité de la Jamille
humaine préfixé par Dieu à la vie (*).
En lisant tout cela, on est forcé de s'écrier : Est-
ce du charlatanisme, est-ce de la poésie, ou bien de
la folie ? De quel mouvement des ouvriers italiens
parle Mazzini en le déclarant saint? Peut-être de
celui des sociétés de secours mutuels, qui jusqu'à
présent n'a absolument rien produit ? Et s'imagine-
t-il vraiment qu'un seul parmi les ouvriers italiens
comprendra jamais rien aux phrases sophistiques^
ampoulées, amphibologiques et à l'enfilade de
(i) a Oggi il vostro moto c santo perché si appoggia appunto
sulla legge morale negata, suUa progressione storica revelata
dalla Tradizione délia Umanità, sopra un concetto di educa-
zione, di associazione, di unità délia famiglia umana pretisso
da Dio alla vita. »
366 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
paroles creuses transcrites tout à l'heure? Pour com-
prendre cela il faut des esprits profonds comme
MM. Saffi et Brusco ; le pauvre ouvrier italien serait
bien étonné si on lui disait que c'est de lui qu'il
s'agit dans ces grands mots. Le fait est que le mou-
vement des ouvriers italiens, grâce aux narcotiques
que Mazzini leur administre, a été nul jusqu'à pré-
sent. Ils ont dormi, et durant leur sommeil lourd et
douloureux seuls Mazzini et les mazziniens se sont
agités; et comme il arrive souvent à des personnes
qui ont peu de critique, ceux-ci ont pris leur propre
mouvement pour le mouvement de ceux qui les
entouraient. Mais voici que le peuple cesse de dor-
mir ; il s'éveille et paraît vouloir se mettre en mou-
vement ; et Mazzini, effrayé de ce réveil et de ce
mouvement qu'il n'a ni commandé ni prévu, cherche
tous les moyens et se donne toutes les peines pos-
sibles pour rendormir le peuple, afin de pouvoir
de nouveau s'agiter lui seul au nom de celui-ci.
Il crie aux ouvriers italiens ;
Votre loi est une croisade ! (Certainement il vaut
mieux dormir que de s'entendre dire de pareilles sot-
tises, qui sont capables de faire perdre la tête aux plus
malins et aux plus éveillés). Si vous la convertisse^
en rébellion {ohl mais vous ne le voulez pasl), en
menaces d'intérêts contre d^aulres intérêts [qui, d'in-
térêts justes, qui représentent le droit de tous, contre
des intérêts injustes qui en représentent la négation
inique ; menaces de la liberté contre le despotisme,
de l'égalité contre le privilège, du travail contre les
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 367
voleurs du travail, de la vérité contre le mensonge,
de l'Humanité contre Dieu), vous ne pourrez plus
compter que sur vos seules forces {^).
Et si les ouvriers écoutent Mazzini, leur appor-
tera-t-ii, en récompense, des forces nouvelles ? Et
lesquelles? Serait-ce par hasard celles du parti maz-
zinien, qui a donné de lui-même une si pauvre
idée dans toutes les entreprises de Mazzini ? ou bien
leur promet-il sérieusement le concours des forces
bourgeoises? Ces forces, qui furent autrefois réelle-
ment formidables, sont aujourd'hui devenues chan-
celantes et nulles, si nulles que, menacées aujour-
d'hui par le prolétariat, qui leur fait terriblement
peur, nous les voyons dans tous les pays d'Europe
se réfugier à l'ombre et sous la protection de la
dictature militaire.
L'efifrayante progression de cette décadence intel-
lectuelle et morale de la classe bourgeoise peut
s'étudier jusque dans la jeunesse. Sur cent jeunes
gens pris dans cette classe, ce sera beaucoup si vous
en rencontrez cinq qui ne soient pas des jeunes
« vieux ;) ! Les autres, étrangers à toutes les grandes
choses qui se passent autour d'eux, perdus dans la
banalité de leurs petits plaisirs, de leurs petits
calculs intéressés ou de leurs vanités et de leurs mes-
quines ambitions, ne sentent rien, ne comprennent
rien et ne veulent rien. Quand la jeunesse d'une
(i) « La vostra legge è crociata ! Convertitela in ribellione,
in minaccia d'interessi contro interessi, voi non potrete più
far calcolo che su forze vostre. »
^68 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
classe en est arrivée là, c'est une preuve e'vidente que
cette classe estdéjàmorte, et il ne reste plus qu'à l'en-
terrer. Les plus vivants, dans cette classe, se sentent
déconcerte's et perdus, le terrain leur manque sous les
pieds ; et pourtant ils ne savent pas se décider à
abandonner cette société qui croule de toutes parts,
mais se sentent entraînés avec elle vers l'abîme.
Maintenant, mes amis, il n'y a — pour votre intel-
ligence, pour votre conscience, pour voire dignité,
pour votre virilité et pour l'utilité de votre exis-
tence — d'autre salut que de tourner résolument le
dos à cette classe bourgeoise à laquelle vous appar-
tenez par la naissance, mais que votre intelligence
et votre conscience condamnent à mort, et de vous
jeter tête baissée dans le peuple, dans la révolution
populaire et sociale, dans laquelle vous trouverez
la vie, la force, le terrain et le but qui aujourd'hui
vous manquent. Ainsi vous serez des hommes ;
autrement, avec vos bourgeois radicaux, avec Maz-
zini et les mazziniens, vous deviendrez bien vite des
momies comme eux. Désormais la force, la vie,
l'intelligence, l'humanité, tout l'avenir est dans le
prolétariat. Donnez-lui toute votre pensée, et il vous
donnera sa vie et sa force, et, unis, vous ferez la
révolution qui sauvera l'Italie et le monde.
Mais voilà qu'appuyé sur ses béquilles théolo-
giques, et suivi de pauvres malades de l'esprit et du
cœur, — les Saffi, les Petroni, les Brusco, les Cam-
panella, les Mosto, etc., — le vieux Mazzini s'appro-
che de ce jeune géant, le seul fort et vivant de ce
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 369
siècle, le prole'tariat, et lui dit : « Je t'apporte la
force et la vie. La vie me vient du Bon Dieu ; la
force ? la bourgeoisie voudra bien me la prêter. Je
t'en apporte le concours, à condition que tu sois
sage, et que, te contentant de mes petits palliatifs
pour adoucir tes souffrances, tu consentes comme
par le passé à servir cette pauvre et décrépite bour-
geoisie qui ne demande qu'à t'aimer, à te protéger,
et — .en même temps — à te dépouiller un peu ! »
Le ridicule le dispute à l'odieux.
Donc : « si vous convertissez la loi morale en rébel-
lion, en menace d'intérêts contre d'autres intérêts, vous
ne pourrez plus compter que sur vos seules forces ».
Eh bien, cela n'est pas vrai. Mazzini oublie l'In-
ternationale, qu'il avait cru enterrer, mais qui pour
cela n'est pas morte le moins du monde. L'Interna-
tionale, c'est-à-dire la puissance organisée du prolé-
tariat d'Europe et d'Amérique, c'est quelque chose
de plus consolant et de plus rassurant, et évidem-
ment de plus moral aussi, que l'alliance du proléta-
riat italien avec la bourgeoisie italienne, et par l'in-
médiaire de celle-ci avec la bourgeoisie d'Europe et
d'Amérique, avec la réaction contre la révolution et
contre le prolétariat du monde entier.
« Etes-vous bien sûrs qu'elles suffisent, vos for-
ces? » demande Mazzini. Certainement, elles suffi-
sent! le prolétariat en a plus qu'il n'en laut pour
faire crouler le monde bourgeois avec toutes ses
Eglises et tous ses Etats. Mais le Prophète s'écrie :
« Et quand même elles seraient suffisantes, est-ce
2i.
370 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
que vous n'auriez pas souillé votre victoire du sang
de vos frères, versé dans de longues et terribles ba-
tailles civiles ? » Ah ! voilà donc la question ! Maz-
zini, oubliant que tous les grands triomphes de
l'humanité — mais tous, absolument tous — ont été
obtenus par de grandes batailles, propose aux
ouvriers d'expérimenter encore une fois les effets
prodigieux de sa flûte enchantée ou de sa trompette
de Jéricho. Mais il est, pour le moins, ridicule; et
s'il n'est pas ridicule, je prouverai qu'il est odieux :
car tant d'humanité apparente cache un sous-
entendu de réaction et de trahison envers le proléta-
riat. L'homme d'Etat se fait sirène pour endormir la
vigilance du peuple et pour triompher de sa légi-
time détiance.
Mazzini est-il vraiment un si grand ennemi des
batailles ? Dans son appel à la jeunesse, il appelle —
très ridiculement, il est vrai — Spartacus, l'esclave
rebelle, le « premier saint de la religion républi-
caine ». Et qu'a donc fait Spartacus? Il a soulevé
ses frères d'esclavage, et, autant qu'il l'a pu, il a
exterminé sans cérémonies les patriciens de Rome.
Il les a contraints à se battre entre eux comme des
gladiateurs. Tels ont été les faits et gestes d'un des
saints de Mazzini.
Mazzini, comme Dante, s'agenouille devant Tan-
cienne grandeur de la Rome républicaine. Mais s'il
y a eu une grandeur fondée dans des batailles san-
glantes et interminables, ce fut certainement celle de
l'ancienne République romaine.
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 57I
Voyons maintenant la seconde grandeur qu'il
impose à notre adoration, non dans le pre'sent cer-
tainement, — parce qu'il en a une autre à vous pro-
poser pour aujourd'hui, — mais dans le passé : la
grandeur de la Rome des papes ! Ne s'est-elle pas,
elle aussi, baignée dans le sang, n'est-ce pas dans le
sang que, comme la précédente, elle a fondé sa
puissance?
Je ne vous parlerai pas des batailles de la Réforme,
ni de celles de la Révolution, parce que Mazzini les
déteste également l'une et l'autre. Mais les trois
exemples ci-dessus suffisent, je pense, à vous mon-
trer qu'il ne déteste pas les batailles, mais qu'il les
adore quand elles visent à la fondation d'une
grande puissance. Ce qu'il déteste, c'est la révolte,
et c'est certainement par une méprise que Spartacus
a pris place parmi les saints de son paradis.
Ce que Mazzini redoute, c'est la guerre civile, qui
détruit l'unité nationale :
Négation de la Patrie, de la Nation! s'exclame-
t-il avec désespoir. La Patrie vous a été donnée par
Dieu, pour que, dans un groupe de vingt-cinq mil-
lions de Frères liés plus étroitement à vous par le
nom, la langue, la foi (?), les aspirations communes
(mensonges sur mensonges!), et un long et glorieux
développement de traditions, de culte des sépultures
de chers disparus (écho du mysticisme païen clas-
sique), de souvenirs solennels de martyrs tombés
pour affirmer la Nation, vous trouvie:{ un appui
robuste pour le plus facile accomplissement d'une
372 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
MISSION, pour la part de travail que vous assignent
votre position géographique et vos aptitudes spé-
ciales. Qui la supprimerait, supprimerait toute V im-
mense quantité de forces créées par la communauté
des moyens et par Vactivité de ces millions^ et vous
fermerait toute voie pour la croissance et le progrès.
A la Nation V Internationale substitue la Commune,
la Commune indépendante appelée à se gouverner
elle-même (i).
Cette longue tirade renferme autant de mensonges
que de mots. Il est par conséquent absolument
nécessaire que j'en fasse la critique.
Ainsi, Mazzini dit : « Négation de la Patrie, de la
Nation ». Non, mais négation de l'Etat national et
patriotique, et cela parce que l'Etat patriotique
signifie l'exploitation du peuple d'un pays à l'avan-
tage exclusif d'une classe privilégiée de ce pays ; la
richesse, la liberté, la culture de cette classe fondées
sur la misère, la servitude et la barbarie forcées de
ce peuple.
(i) « Negazione délia Patria, délia Nazione! La Patria vi fu
data da Dio, perché in un gruppo di venticinque millioni di
Fratelli affini più strettamente a voi per nome, lingua, fede,
aspirazioni comuni, e lungo glorioso sviluppo di tradizioni
e culio di sepolture di cari spariti e ricordi solenni di martiri
caduti per afFermare la Nazione, trovaste più facile e valido
aiuto al compimento d'una missione, alla parte di lavoro che
la posizione geografica e le attitudini speciali vi assegnano.
Chi la sopprimesse, sopprimerebbe tutta quanta l'immensa
somma di forze creata dalla comunionc di mezzi e dall' attività
di quel millioni e vi chiuderebbe ogni via ail' incremento e al
progresso. Alla Nazione l'Internazionale sostituisce il Comune,
il Comune indipendente chiamato a governarsi da se. >
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 373
Mazzini prétend que les vingt-cinq millions qui
forment la nation italienne sont des « frères » qui
ont la même foi et des aspirations communes.
Est-il ne'cessaire que je prouve que c'est là un
mensonge effronté ou stupide? En Italie, il y a au
moins cinq nations :
1° Tout le clergé, du pape jusqu'à la dernière bé-
guine;
2° La Consorteria, ou la haute bourgeoisie, y
compris la noblesse ;
3° La moyenne et la petite bourgeoisie ;
4° Les ouvriers des fabriques et des villes ;
5° Les paysans.
Or, je vous demande comment on peut prétendre
que ces cinq nations — et au besoin j'en énumé-
rerais encore davantage, par exemple : a) la cour;
b) la caste militaire ; c) la caste bureaucratique —
aient la même foi et une communauté d'aspirations ?
Considérons-les l'une après l'autre.
1° Le clergé ne constitue pas, à proprement parler,
une classe héréditaire, mais il n'en est pas moins
une classe permanente. Formée au sommet par les
princes de l'Eglise, qui se recrutent pour la plus
grande partie dans la haute aristocratie nobiliaire,
assise dans sa base sur le peuple des campagnes qui
lui fournit la masse des prêtres subalternes, renou-
velée artificiellement par les séminaires, et obéissant
aujourd'hui comme une armée bien disciplinée à la
Compagnie de Jésus, c'est une caste qui a son his-
toire et ses traditions tout italiennes et aussi une
374 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
espèce de patriotisme italien. Et c'est là une des
raisons pour lesquelles Mazzini, malgré toutes les
divergences théoriques et politiques, nourrit une
tendresse secrète et comme involontaire pour cette
caste. Une autre raison, c'est que c'est la caste des
prêtres ; et bien que le Prophète soit tout à fait dis-
posé à substituer aux prêtres de la vieille Eglise
catholique ceux de sa nouvelle Eglise mazzinienne,
il n'en respecte pas moins d'instinct, et aussi con-
sciemment, leur caractère sacerdotal, et il fulmine
contre ceux qui les attaquent : contre la Commune
de Paris, contre l'Internationale, contre les libres-
penseurs etGaribaldi. Le patriotisme particulier du
clergé italien consiste toujours dans la tendance à
subordonner le clergé des autres pays au clergé de
l'Italie, et à faire dominer la pensée religieuse ita-
lienne, l'ultramontanisme, dans les conciles œcumé-
niques, à commencer par le concile de Trente jus-
qu'au concile le plus récent, celui du Vatican.
Ai-je besoin de vous démontrer, à vous Italiens,
que cette caste, quoique parfaitement italienne par
les coutumes, par la langue, par la culture même de
son esprit, a toujours été et est tout à fait étrangère
et hostile à toutes les aspirations de la grande
nation italienne? Du reste, malgré son patriotisme
spécial, par sa position et ses dogmes cette caste est
internationale.
2° Voyons la Consorteria. C'est une classe nou-
velle, créée par l'unification de l'Italie; elle com-
prend dans son sein toute la bourgeoisie riche, et
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 375
toute cette partie de la noblesse plus ou moins
riche qui n'est pas infe'odée à la caste cle'ricale. La
puissance de cette classe se résume dans la grande
propriété et dans les grandes transactions indus-
trielles, commerciales, financières, et surtout dans
la Banque. C'est à ses fils qu'appartiennent tous
les plus hauts et les plus lucratifs emplois de l'Etat;
c'est par excellence la caste de l'Etat; je n'ai qu'à
ouvrir vos journaux pour savoir ce qu'elle est et ce
qu'elle fait. Ce n'est donc pas autre chose qu'une
vaste association d'(( honnêtes gens » pour mettre sys-
tématiquement au pillage la pauvre Italie. C'est elle
qui représente particulièrement l'unité et la puis-
sante centralisation de l'Etat, parce que centralisa-
tion signifie grandes affaires, grandes spéculations,
vols colossaux. C'est une classe qui n'a aucune foi,
mais qui serait prête à se réconcilier et à s'allier
avec la caste cléricale, parce qu'elle se persuade
toujours davantage que le peuple ne saurait se
passer de religion.
Rappelez-vous bien, en 1866 ou 1867, l'affaire
Ricasoli, et le fameux projet financier-clérical de
Cambray-Digny pour le rachat des biens de
l'Eglise. C'était l'alliance de la Banque avec la
sacristie.
La Consorteria, d'ailleurs, n'est point hautaine
et exclusive; comme l'aristocratie anglaise, et beau-
coup plus facilement encore que celle-ci, elle
admet volontiers dans son sein toutes les intelli-
gences qui, si elles restaient en dehors, d'elle, pour-
376 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
raient lui devenir dangereuses, tandis qu'admises
dans son sein elles lui apportent de nouvelles forces
contre le pays qu'il s'agit d'exploiter, celui-ci étant
assez riche pour nourrir quelques centaines de
fripons privilégie's de plus.
Je n'ai pas besoin de vous dire que cette classe
n'est nullement patriote; elle l'est moins que la
caste cléricale, et elle est plus cosmopolite que
celle-ci. Créée par la civilisation moderne, elle ne
reconnaît pas d'autre patrie que la spéculation mon-
diale, et chacun de ses membres exploiterait et pille-
rait volontiers tout autre pays que sa chère Italie.
Cette classe n'a d'autre aspiration que d'enfler ses
poches au détriment de la prospérité nationale.
3° Passons à la troisième caste, à celle de la
moyenne et petite bourgeoisie. C'est elle qui par la
culture, la liberté et le progrès a formé toute l'his-
toire passée de l'Italie : arts, sciences, littérature,
langues, industrie, commerce, institutions munici-
pales, elle a tout créé. C'est elle enfin qui, dans un
effort suprême, le dernier, a conquis l'unité poli-
tique de l'Italie. Elle fut donc la classe patriotique
par excellence, et c'est dans son sein que Mazzini
et Garibaldi, et bien avant eux les Pepe, les Balbo,
les Santa Rosa, ont recruté les soldats, les martyrs,
les héros de la révolution italienne. Vous voyez
donc, chers amis, que je rends pleine justice à cette
classe, et que je m'incline respectueusement et sin-
cèrement devant son passé. Mais ce même esprit de
justice me fait reconnaître qu'elle est aujourd'hui
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 377
complètement e'puisée, ste'rile et desse'chée, comme
un citron dont une si longue et si mémorable
histoire a exprimé tout le suc; qu'aujourd'hui elle
est morte et que nul miracle, pas même l'héroïsme
dictatorial du général Garibaldi, ni les prestidigita-
tions théologiques de Mazzini, ne pourra la ressus-
citer. Elle est morte, et devient chaque jour plus
impuissante, plus vile, plus immorale, plus bes-
tiale. C'est un corps immense qui se désagrège par
la putréfaction. Vous pouvez en juger par l'immense
majorité de sa jeunesse, et par le Parlement italien,
qui sort presque exclusivement de son sein.
Labourgeoisie moyenne — dans laquelle jeplacerai
aussi la classe des propriétaires ruraux, nobles ou
non nobles, qui, sans être très riches, vivent dans
l'aisance — subit aujourd'hui économiquement, et
par conséquent politiquement aussi, le joug de la
Consorteria, qui la domine également par la vanité,
passion peut-être la plus puissante de toutes dans
cette portion delà bourgeoisie italienne, en tout cas
aussi puissante que la soif du gain. Cette classe est
doublement inféodée à l'ordre de choses existant,
qui, tout en la tenant enchaînée, la ruine insensi-
blement. Pour toutes ses entreprises industrielles
et commerciales, elle a besoin du crédit, et le crédit
est entre les mains de la Banque, c'est-à-dire de la
fraction la plus huppée de la Consorteria. Aucune
affaire, si peu considérable qu'elle soit, ne peut
aujourd'hui être conclue sans le consentement de
la Consorteria, — exemple, l'affaire toute récente
378 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
des eaux de Naples, — et la Consorteria n'accorde
son crédit et sa haute protection qu'à qui vote pour
elle. L'autre lien qui l'unit étroitement à l'Etat est
celui-ci : les fils de cette classe occupent tous les
les emplois bureaucratiques, judiciaires, policiers,
militaires de l'Etat; leur avancement dépend de la
bonne conduite de leurs parents, c'est-à-dire de
leur soumission politique. Or, quel père serait
assez dénaturé pour voter contre la a carrière » de
son propre fils?
L'Etat italien est ruineux et ruiné. 11 ne se sou-
tient à grand peine qu'en écrasant le pays d'impôts,
et tout ce qui reste encore de richesse à celui-ci sert
de pâture à la Consorteria^ en sorte qu'il n'y a plus
pour la bourgeoisie moyenne que des miettes : et la
vie se fait de jour en jour plus chère, et le luxe plus
raffiné, et avec le luxe se raffine aussi la vanité bour-
geoise. Cette vanité, jointe à l'étroitesse de ses res-
sources, la fait vivre dans des embarras continuels,
qui l'abattent, la démoralisent, lui troublent le
cœur et lui enlèvent le peu de dignité et d'esprit
qui lui restent.
Et je le répète : cette classe, qui fut un temps si
puissante, si intelligente et si prospère, et qui
aujourd'hui s'achemine lentement, mais fatalement,
vers sa ruine, est déjà morte intellectuellement et
moralement. Elle n'a plus ni foi, ni pensée, ni aspi-
rations d'aucune espèce. Elle ne veut ni ne peut
revenir en arrière, mais elle n'ose néanmoins pas
regarder en avant ; de sorte qu'elle végète au jour
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 379
le jour, dans les angoisses de la de'tresse financière
et de la vanité sociale, qui désormais se disputent
son cœur.
De cette classe sortent encore, mais en nombre
toujours plus restreint, les derniers partisans de
Mazzini et de Garibaldi, pauvres jeunes gens pleins
d'aspirations généreuses et idéales, mais excessive-
ment ignorants, désorientés, et perdus au milieu de
de la réalité desséchée, servile et corrompue qui
constitue aujourd'hui la vie de la société bour-
geoise de l'Italie.
Rendons-leur justice. De toutes les jeunesses
bourgeoises de l'Europe occidentale, la jeunesse
italienne est peut-être celle qui produit le plus de
héros. Sa dernière expédition en France, sous la
conduite du magnanime Garibaldi, l'a prouvé en-
core une fois, et de la façon la plus manifeste. Mais
tout en lui rendant cette justice, reconnaissons en
même temps que la majeure partie de cette jeunesse
héroïque souffre d'une grande maladie qui, si elle
ne s'en guérit pas, la tuera, et commencera par
rendre tout son héroïsme ridicule et stérile. Cette
maladie peut être définie : absence de toute pensée
vivante et sérieuse; absence absolue de tout senti-
ment de la réalité au milieu de laquelle elle veut
agir et elle se meut.
J'ai dit qu'elle est excessivement ignorante ; mais
ce n'est pas sa faute. Les universités et les écoles de
l'Italie, qui furent jadis les premières de l'Europe,
sont restées en arrière d'un siècle, même si on les
jSo CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
compare à celles de la France. Depuis une dizaine
d'années à peine, et grâce à quelques professeurs
venus de Suisse et d'Allemagne, comme les Mo-
leschott, les Schiff et d'autres, tant injuriés par
Mazzini, quelques lueurs de la science positive
moderne ont un peu rayonné sur des auditoires
destinés jusqu'alors à la respectable pénombre des
études rétrospectives, mystiques, classiques, méta-
physiques, juridiques, dantesques et romaines, et
ont apporté un souffle d'air frais à ces jeunes poi-
trines qui étouffaient dans cette atmosphère étroi-
tement et stupidement historique. Une autre cause
d'ignorance, c'étaient les conspirations perma-
nentes et les continuels soulèvements de cette jeu-
nesse, plus encore pour l'unité politique que pour
la liberté de la patrie, toujours pour l'Etat et jamais
pour le peuple.
S'étant habituée à ne pas chercher sa pensée
ailleurs que dans la pensée de Mazzini, et à ne cher-
cher sa volonté que dans l'initiative héroïque de
Garibaldi, elle est devenue une jeunesse pleine de
cœur et d'héroïsme, mais privée tout à fait de
volonté propre et presque sans cervelle.
Le pis est qu'elle s'est accoutumée à ne consi-
dérer les multitudes populaires qu'avec mépris, et
sans s'occuper d'elles le moins du monde. Le
patriotisme abstrait dont elle s'est nourrie pendant
tant d'années à l'école de ses deux grands chefs,
Mazzini et Garibaldi, et qui tend uniquement et
quasi-exclusivement à l'établissement de l'indépen-
CIECULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 381
dance, de la grandeur, de la puissance, de la gloire,
de l'honneur, et, si vous voulez, de la liberté poli-
tique de l'Etat unitaire, en même temps qu'il lui
inspirait le plus géne'reux et le plus héroïque
sacrifice d'elle-même et de ses propres intérêts, lui
a fait considérer le peuple comme une espèce de
matière plastique à la disposition de l'Etat, comme
une masse passive, plus ou moins inintelligente et
brutale, qui devait s'estimer très honorée et très
heureuse de servir d'instrument plus ou moins
aveugle, et de se sacrifier — à quoi? à la grandeur
et à ce que, dans le jargon garibaldino-mazzinien,
on appelle la « liberté » de l'Italie.
La jeunesse mazziniano-garibaldienne ne s'était
jamais posé cette question : Que représente effecti-
vement cet Etat italien pour le peuple? Pourquoi
doit-il l'aimer et tout lui sacrifier? Quand on
posait cette question à Mazzini, — et on ne la lui
posait que bien rarement, tant elle semblait simple
et facile, — il répondait par des grands mots :
« Patrie donnée par Dieu! Sainte mission histo-
rique ! Culte des tombeaux ! Souvenirs solennels des
martyrs! Long et glorieux développement de tradi-
tions I Rome ancienne! Rome des papes! Gré-
goire VII! Dante! Savonarole! Rome du peuple! » Et
c'était si nébuleux, si beau, et en même temps si
absurde, que cela suffisait pour éblouir et étourdir des
jeunes esprits plus faits d'ailleurs pour l'enthou-
siasme et la foi que pour la raison et la critique. Et
la jeunesse italienne, en se faisant tuer pour cette
^02 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
patrie abstraite, maudissait la brutalité' et le mate'-
rialisme des masses, des paysans en particulier, qui
ne se sont jamais montre's disposés à se sacrifier
pour la grandeur non plus que pour l'inde'pendance
de cette Patrie politique, de l'Etat.
Si la jeunesse avait pris la peine de re'fléchir, elle
aurait compris peut-être depuis longtemps que cette
indifférence bien décidée des masses populaires
pour les destinées de l'Etat italien, non seulement
n'est point un déshonneur pour elles, mais prouve
tout au contraire leur intelligence instinctive, qui
leur fait deviner que cet Etat unitaire et centralisé
leur est, par sa nature même, non seulement étran-
ger, mais hostile, et qu'il est profitable seulement
aux classes privilégiées, dont il garantit, à leur détri-
ment, la domination et la richesse. La prospérité de
l'Etat, c'est la misère de la nation réelle, du peuple ;
la grandeur et la puissance de l'Etat sont l'esclavage
du peuple. Le peuple est l'ennemi naturel et légi-
time de l'Etat; et bien qu'il se soumette — trop sou-
vent, hélas! — aux autorités, toute autorité lui est
odieuse. L'Etat n 'est pas la Patrie; c'estl'abstraction,
la fiction métaphysique, mystique, politique, juri-
dique de la Patrie. Les masses populaires de tous
les pays aiment profondément leur patrie; mais
c'est un amour naturel, réel; le patriotisme du
peuple n'est pas une idée, mais un fait; et le pa-
triotisme politique, l'amour de l'Etat, n'est pas
l'expression juste de ce fait, mais une expression
dénaturée au moyen d'une abstraction mensongère,
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 38?
et toujours au profit d'une minorité exploitante. La
Patrie, la nationalité, comme l'individualité, est un
fait naturel et social, physiologique et historique en
même temps; ce n'est pas un principe. On ne peut
appeler un principe humain que ce qui est univer-
sel, commun à tous les hommes ; mais la nationalité
les sépare : elle n'est donc pas un principe. Mais ce
qui est un principe, c'est le respect que chacun doit
avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or,
la nationalité, comme l'individualité, est un de ces
faits. Nous devons donc la respecter. La violer est
un méfait, et, pour parler le langage de Mazzini,
elle devient un principe sacré chaque fois qu'elle est
menacée et violée. Et c'est pour cela que je me sens
franchement et toujours le patrio-te de toutes les
patries opprimées.
La Patrie représente le droit incontestable et sacré
de tout homme, de tout groupe d'hommes, asso-
ciations, communes, régions, nations, de vivre, de
sentir, de penser, de vouloir et d'agir à leur manière,
et cette manière est toujours le résultat incontes-
table d'un long développement historique.
Nous nous inclinons donc devant la tradition,
devant l'histoire; ou plutôt nous les reconnaissons,
non parce qu'elles se présentent à nous comme des
barrières abstraites, élevées métaphysiquement, juri-
diquement et politiquement par de savants inter-
prètes et professeurs du passé, mais seulement parce
qu'elles ont réellement passé dans le sang et la chair,
dans les pensées réelles et la volonté des populations
384 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
actuelles. On nous dit : Tel pays — le canton du
Tessin, par exemple — appartient évidemment à la
famille italienne : langue, mœurs, il a tout en com-
mun avec les populations lombardes, donc il doit
faire partie de la grande unité italienne. Et nous
répondons que c'est là une conclusion complète-
ment fausse. Si réellement il existe entre le Tessin
et la Lombardie une identité sérieuse, il n'est pas
douteux que le Tessin s'unira spontanément à la
Lombardie, S'il ne le fait pas, s'il n'en ressent pas
le moindre désir, cela prouve seulement que l'his-
toire réelle, qui s'est continuée de génération en
génération dans la vie réelle du peuple tessinois, et
qui l'a fait ce qu'il est, est différente de l'histoire
écrite dans les livres.
D'autre part, il faut remarquer que l'histoire
réelle des individus, comme des peuples, ne procède
pas seulement par le développement positif, mais
très souvent par la négation du passé et par la révolte
contre lui; et c'est là le droit de la vie, le droit ina-
liénable des générations présentes, la garantie de
leur liberté. Des provinces qui ont été unies pendant
longtemps ont toujours le droit de se séparer les
unes des autres; et elles peuvent y être poussées
par diverses raisons, religieuses, politiques, écono-
miques. L'Etat prétend au contraire les tenir réunies
de force, et en cela il a grand tort. L'Etat, c'est le
mariage forcé, et nous levons contre lui la bannière
de l'union libre.
De même que nous sommes convaincus qu'en
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 385
abolissant le mariage religieux, le mariage civil et
juridique, nous rendons la vie, la réalité, la mora-
lité au mariage naturel fondé uniquement sur le
respect humain et sur la liberté des deux personnes,
homme et femme, qui s'aiment; qu'en reconnais-
sant à chacun d'eux la liberté de se séparer de l'autre
quand il voudra, et sans avoir besoin d'en demander
la permission à qui que ce soit; qu'en niant égale-
ment la nécessité d'une permission pour s'unir, et
repoussant d'une façon générale toute intervention
de n'importe quelle autorité dans leur union, nous
les rendrons plus étroitement unis, beaucoup plus
fidèles et loyaux l'un envers l'autre ; de même nous
sommes également convaincus que lorsqu'il n'y
aura plus la maudite puissance de l'Etat pour con-
traindre les individus, les associations, les com-
munes, les provinces, les régions, à vivre ensemble,
elles seront beaucoup plus étroitement liées, et
constitueront une unité beaucoup plus vivante, plus
réelle, plus puissante que celle qu'elles sont forcées
de former aujourd'hui, sous la pression pour tous
également écrasante de l'Etat.
Mazzini et tous les unitaires se mettent en contra-
diction avec eux-mêmes lorsque d'un côté ils vous
parlent de la fraternité profonde, intime, qui existe
dans ce groupe de vingt-cinq millions d'Italiens
unis par la langue, les traditions, les mœurs, la foi,
et la communauté d'aspirations, et que de l'autre côté
ils veulent maintenir, que dis-je? exagérer la puis-
sance de l'Etat, nécessaire — disent-ils — au main-
22
386 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
tien de l'unité. Mais s'ils sont effectivement si
indissolublement liés, les forcer à l'union est un
luxe, un non-sens ; si au contraire vous croyez néces-
saire de les contraindre, cela veut dire que vous êtes
convaincus qu'ils ne sont pas bien liés, et que vous
mentez, que vous voulez les induire en erreur sur
eux-mêmes, quand vous leur parlez de leur union.
L'union sociale, résultat réel de la combinaison des
traditions, des habitudes, des coutumes, des idées,
des intérêts présents et des communes aspirations,
est l'unité vivante, féconde, réelle. L'unité politique^
l'Etat, est la fiction, l'abstraction de l'unité; et non
seulement elle recèle la discorde, mais elle la produit
encore artificiellement là où, sans cette intervention
de l'Etat, l'unité vivante ne manquerait pas d'exister.
Voilà pourquoi le socialisme est fédéraliste, et
pourquoi toute l'Internationale a salué avec enthou-
siasme le programme de la Commune de Paris.
D'autre part, la Commune a proclamé explicitement
dans ses manifestes que ce qu'elle voulait n'était
nullement la dissolution de l'unité nationale de la
France, mais sa résurrection, sa consolidation, sa
vivification, et la pleine et réelle liberté populaire.
Elle voulait l'unité de la nation, du peuple, de la
société française, non celle de l'Etat.
Mazzini a poussé sa haine de la Commune jusqu'à
l'imbécillité. Il prétend que le système proclamé par
la dernière révolution de Paris nous ramènerait au
moyen âge, c'est-à-dire à la division de tout le monde
civilisé en une quantité de petits centres étrangers
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 387
les uns aux autres, et s'ignorant les uns les autres. Il
ne comprend pas, le pauvre homme, qu'entre la
Commune du moyen âge et la Commune moderne,
il y a toute la différence qu'a produite non seulement
dans les livres, mais dans les mœurs, dans les aspi-
rations, dans les idées, dans les intérêts et dans les
besoins des populations, une histoire de cinq siècles.
Les Communes d'Italie, à leur origine, furent réel-
lement isolées, centres d'autant d'existences poli-
tiques et sociales tout à fait indépendantes, non
solidaires, et qui devaient forcément se suffire à
elles-mêmes.
Quelle différence aujourd'hui ! Les intérêts ma-
tériels, intellectuels, moraux, ont créé entre tous
les membres d'une même nation, que dis-je, entre
les diâ"érentes nations elles-mêmes, une unité sociale
tellement puissante et réelle, que tout ce que les
Etats font aujourd'hui pour la paralyser et la dé-
truire reste impuissant. L'unité résiste à tout, et elle
survivra aux Etats.
Quand les Etats auront disparu, l'unité vivante,
féconde, bienfaitrice tant des régions que des na-
tions, et de rinternationalité de tout le monde civi-
lisé d'abord, puis de tous les peuples de la terre,
par la voie de la libre fédération et de l'organisation
de bas en haut, se développera dans toute sa majesté,
non divine, mais humaine.
Le mouvement patriotique de la jeunesse italienne
sous la direction de Garibaldi et de Mazzini fut
légitime, utile et glorieux ; non parce qu'il a créé
:}88 CIRCULAIRE A MES AMIS D'iTALIE
l'unité politique, l'Etat unitaire italien, — ce fut au
contraire sa faute, parce qu'il ne put cre'er cette
unité sans sacrifier la liberté et la prospérité du
peuple, — mais parce qu'il a détruit les différentes
dominations politiques, les différents Etats qui
avaient artificiellement et violemment empêché
l'unification sociale populaire de l'Italie.
Après avoir accompli cette œuvre glorieuse, la
jeunesse italienne est appelée à en accomplir une
autre encore plus glorieuse. Elle doit aider le peuple
italien à détruire l'Etat unitaire italien qu'elle a
fondé de ses propres mains. Elle doit opposer à la
bannière unitaire de Mazzini la bannière fédérale
de la nation italienne, du peuple italien.
Mais il convient de distinguer fédéralisme et fédé-
ralisme.
II existe en Italie la tradition d'un fédéralisme
régional, qui est devenu aujourd'hui un mensonge
politique et historique. Disons-le une fois pour
toutes : le passé ne revit jamais ; et ce serait un
grand malheur qu'il pût revivre. Le fédéralisme
régional ne pourrait être qu'une institution aristo-
cratico-consortesque, parce que, par rapport aux
communes et aux associations ouvrières, indus-
trielles et agricoles, ce serait encore une organisa-
tion politique de haut en bas. L'organisation vrai-
ment populaire commence au contraire par un fait
d'en bas, par l'association et par la commune.
Organisant ainsi de bas en haut, le fédéralisme
devient alors l'institution politique du socialisme,
CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE 389
l'organisation libre et spontane'e de la vie popu-
laire.
J'ai dit plus haut que ce fut d'abord grâce à la
libre-pense'e que la partie la plus intelligente de la
Jeunesse re'publicaine commença à se se'parer de
Mazzini. Mais la libre-pensée, en l'arrachant à ses
pre'occupations et à ses préjugés, raviva en son sein
deux nouveaux instincts: celui de la liberté réelle,
pratique, et celui de la réalité vivante. Ces deux
instincts lui avaient déjà fait faire un pas en avant:
bien avant 1870 et 1871, dès 1866 et 1867 elle avait
commencé à devenir et à se sentir fédéraliste, sans
toutefois le dire tout haut de peur de déplaire à
Garibaldi et surtout à Mazzini. D'autre part, son
fédéralisme n'avait pas encore trouvé sa base, le
socialisme, et, sans cette base, iJ ne pouvait être
formulé d'une manière claire sans qu'on tombât en
d'insolubles contradictions.
Le soulèvement de la Commune de Paris, son
programme en même temps socialiste et fédéraliste,
sa lutte et sa fin héroïque, ont produit une salutaire
révolution dans la conscience et dans les sentiments
de cette élite de la jeunesse italienne. Devenue socia-
liste, elle a trouvé la base qui manquait à son fédé-
ralisme.
Oui, elle est devenue socialiste, et le devient tou-
jours plus, et grâce lui en soit rendue. Elle est deve-
nue socialiste: ce qui signifie qu'elle a ouvert son
cœur généreux — mais jusqu'alors dévoyé par les
aberrations théologiques, métaphysiques et poli-
22.
Î9Q CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
tiques de Mazzini, et endurci par le culte monstrueu-
sement ambitieuxde l'Etat — à la vie, aux souffrances
et aux aspirations réelles du peuple. Maintenant, elle
ne le méprise plus: elle l'aime, et elle est devenue
capable de servir sa grande et sainte cause. Et main-
tenant qu'elle a cessé d'être suspendue, la tête
en bas, entre le ciel et la terre, comme le sont
encore les fidèles mazziniens, maintenant qu'elle
a trouvé et se sent sous les pieds un terrain so-
lide, — intelligente, ardente, héroïque et dé-
vouée jusqu'à la mort, comme elle l'est, on peut
être certain qu'elle fera de grandes choses. Quant à
la jeunesse qui reste mazzinienne, après de vains
efforts et de stériles agitations elle périra avec la
bourgeoisie, à laquelle Mazzini la force aujourd'hui
à rendre des services de gendarme.
Je reviens à l'examen des classes et des nations
différentes qui constituent l'Italie moderne. J'ai peu
à dire sur la petite bourgeoisie. Elle diffère peu du
prolétariat, étant presque aussi malheureuse que
lui. Ce n'est pas elle qui commencera la révolution
sociale, mais elle s'y jettera la tête baissée.
Le prolétariat des villes et les paysans sont le vrai
peuple. Le premier est naturellement plus avancé
que les seconds.
4° Le prolétariat des villes a un passé patriotique
qui, dans quelques villes d'Italie, remonte jusqu'au
moyen âge. Tel est celui de Florence, par exemple,
qui se distingue aujourd'hui entre tous par une cer-
taine apathie et une absence très prononcée d'éner-
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 39I
giques et fortes passions. On dirait que sa grande
tâche historique l'a épuisé, au moins partiellement,
comme elle a épuisé complètement la bourgeoisie
florentine, dont la sceptique indifférence s'exprime
d'une façon si pittoresque par son Che! Che! Le
prolétariat des villes d'Italie, essentiellement, exclu-
sivement municipal, séparé profondément, dans
toute l'histoire de l'Italie, de la grande masse des
paysans, forme une classe certainement très malheu-
reuse, très opprimée, mais une classe tout de même,
héréditaire et bien caractérisée. Comme classe, il
est soumis à la loi historique et fatale qui détermine
la carrière et la durée de chacune d'après ce qu'elle
a fait et la façon dont elle a vécu dans le passé.
Individualités collectives, toutes les classes finissent
par s'épuiser, comme les individus. La même chose
peut se dire des peuples considérés dans leur en-
semble, avec cette différence que chaque peuple,
embrassant toutes les classes et les masses mêmes
qui ne sont pas encore parvenues à se constituer en
classes, est infiniment plus ample, a considérable-
ment plus de matières et par conséquent une course
plus longue à fournir que toutes les classes qui se
sont formées dans son sein. C'est l'individualité col-
lective la plus puissante et la plus riche ; mais à la
longue elle finit, elle aussi, par s'épuiser
Et, précisément, cet épuisement physiologique,
historique et fatal, explique la nécessité historique
du double mouvement qui, aujourd'hui, pousse d'un
392 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
masses populaires, et de l'autre amène les peuples
et les nations à se créer une vie nouvelle, plus
fe'conde et plus large dans Tlnternationale. L'avenir,
un long avenir, appartient en première ligne à la
constitution de l'Internationalité européo-améri-
caine. Plus tard, mais beaucoup plus tard, cette
grande Nation européo-américaine se confondra
organiquement avec l'agglomération asiatique et
africaine ('). Mais ceci est d'un avenir trop lointain
pour que nous puissions en parler maintenant
d'une façon quelque peu positive et précise. Je
reviens donc au prolétariat italien.
Plus votre prolétariat a pris une part politique
dans votre passé historique, et moins il a d'avenir
comme classe séparée de la masse de vos paysans.
J'ai montré que la participation du prolétariat flo-
rentin au développement et aux luttes municipales du
moyen âge l'a pour longtemps assoupi. Depuis le
commencement du dix-neuvième siècle, après un
sommeil forcé de trois siècles au moins, le proléta-
riat lombard, vénitien, génois, et de toute l'Italie
moyenne particulièrement, a pris une part plus ou
moins active aux soulèvements, aux conspirations
et aux expéditions patriotiques, dont sont pleines
les annales de la jeunesse bourgeoise des soixante-
dix dernières années ; et, comme résultat, il s'est
formé dans son sein un parti, une minorité mazzi-
(i) En 1871, les Etats australiens n'entraient pas encore,
comme on le voit, dans les préoccupations des socialistes d'Eu-
rope.
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 393
niano-garibaldienne très prononcée qui s'est com-
plètement inféodée à la politique de la République
unitaire bourgeoise. Si tout le prolétariat italien
avait suivi cet exemple, c'en serait fait de lui, et il
faudrait chercher ailleurs l'avenir de l'Italie, c'est-
à-dire dans la masse seule des paysans, masse
informe et brute, mais intacte et riche d'éléments
qui n'ont pas été exploités par l'histoire.
Heureusement, le prolétariat des villes, sans en
excepter celui qui jure par les noms de Mazzini et
de Garibaldi, n'a jamais pu se mazziniser et se gari-
baldiser d'une façon complète et sérieuse ; et il ne
l'a pas pu par la simple raison qu'il est le prolé-
tariat, c'est-à-dire la masse opprimée, spoliée, mal-
traitée, misérable, affamée, qui, contrainte par la
faim à travailler, a nécessairement la moralité et
la logique du travail.
Les ouvriers mazziniens et garibaldiens auront
beau accepter les programmes de Mazzini et de Ga-
ribaldi ; dans leur ventre, dans la lividité décharnée
de leurs enfants et de leurs compagnes de misère
et de souffrances, dans leur esclavage réel de tous les
jours, il y aura toujours quelque chose qui appelle
la révolution sociale! Ils sont tous des socialistes
malgré eux, excepté seulement quelques individus
— peut- être un sur mille — qui à force d'habileté, de
chance et de fourberie, sont arrivés ou ont l'espoir
d'arriver à entrer dans les rangs de la bourgeoisie.
Tous les autres, je veux dire la masse des ouvriers
mazziniens et garibaldiens, ne sont tels que par
3Q4 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
imagination, ou encore par habitude, mais en réa-
lité ils ne peuvent être que des révolutionnaires
socialistes.
Et c'est aujourd'hui votre devoir, chers amis, que
d'organiser une propagande intelligente, honnête,
sympathique, et surtout persévérante, pour le leur
faire comprendre. Pour cela, vous n'aurez pas
besoin de faire autre chose que de leur expliquer le
programme de l'Internationale, en leur faisant tou-
cher du doigt ce qu'il dit. Et si, pour cela, vous
vous organisez dans toute l'Italie, et que vous le
fassiez de bonne harmonie, fraternellement, sans
reconnaître d'autre chef que votre jeune collectivité
elle-même, je vous jure qu'au bout d'une année il
n'y aura plus d'ouvriers mazziniens ni garibaldiens;
que tous seront devenus socialistes révolutionnaires,
patriotes sans doute, mais dans le sens le plus
humain de ce mot, c'est-à-dire patriotes et interna-
tionaux en même temps. Vous aurez ainsi créé la
base inébranlable d'une prochaine révolution sociale
qui sauvera l'Italie et lui rendra la vie, l'intelligence,
et toute l'initiative qui lui appartient parmi les
nations les plus humainement progressistes de l'Eu-
rope.
Et quand vous aurez accompli ce grand acte, les
ouvriers qui auparavant étaient mazziniens et gari-
baldiens deviendront eux-mêmes des apôtres très
précieux de « notre religion » sans Dieu, puis-
que, et par leur nature, et par leur intelligence
développée, quoique aujourd'hui déviée, et par
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 595
l'expérience qu'ils ont acquise dans les luttes pas-
sées, sous les bannières de Mazzini et de Garibaldi,
ils sont certainement les plus énergiques, les plus
dévoués et les plus capables de tout le prolétariat
d'Italie. Ils ont l'habitude de la conspiration et de
l'organisation, et cette habitude vous rendra de pré-
cieux services.
Organisés, non individuellement, mais collective-
ment par groupes intimes, ils deviendront alors les
chefs de la grande masse du prolétariat, tant des
villes que des campagnes. Cette grande masse, que
les programmes politiques de Mazzini et de Gari-
baldi n'ont jamais pu enthousiasmer, ne saura pas
et ne pourra pas résister à la propagande de notre
programme, qui est l'expression la plus simple de
ses instincts les plus profonds et les plus intimes,
et qui peut se résumer ainsi en peu de mots :
Paix, émancipation et bonheur à tous les oppri-
més 1
Guerre à tous les oppresseurs et spoliateurs !
Restitution complète aux travailleurs : les capi-
taux, les fabriques, tous les instruments de travail
elles matières premières aux associations; la terre
à ceux qui la cultivent de leurs bras.
Liberté, justice, fraternité à tous les êtres humains
qui naissent sur la terre.
Egalité pour tous.
Pour tous indistinctement, tous les moyens de
développement, d'éducation et d'instruction, et pos-
sibilité égale de vivre en travaillant.
396 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
Organisation de la société par la libre fédération,
de bas en haut, des associations ouvrières tant
industrielles qu'agricoles, tant scientifiques qu'ar-
tistiques et littéraires, dans la commune d'abord ;
fédération des communes dans les régions, des
régions dans les nations, et des nations dans l'In-
ternationalité fraternelle.
Quant au mode d'organisation de la vie sociale,
du travail et de la propriété collective, le programme
de l'Internationale n'impose rien d'absolu. L'Inter-
nationale n'a ni dogmes, ni théories uniformes.
Sous ce rapport, comme dans toute société vivante
et libre, beaucoup de théories différentes s'agitent
dans son sein. Mais elle accepte comme base fonda-
mentale de son organisation le développement et
l'organisation spontanée de toutes les associations
et de toutes les communes en complète autonomie,
à la condition toutefois que les associations et les
communes prennent pour base de leur organisation
les principes généraux tout à l'heure exposés, prin-
cipes qui sont obligatoires pour tous ceux qui veu-
lent faire partie de l'Internationale. Quant au reste,
l'Internationale compte sur l'action salutaire de la
propagande libre des idées et sur l'identité et l'équi-
libre naturel des intérêts.
5° Les paysans, c'est l'immense majorité de la
population italienne demeurée presque complète-
ment vierge, parce qu'elle n'a pas eu encore d'his-
toire d'aucune espèce, toute l'histoire de votre pays,
comme je l'ai déjà fait observer et comme vous le
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 397
savez mieux que moi, s'étant jusqu'à présent con-
centre'e uniquement et exclusivement dans les villes
bien plus encore que cela n'est arrive' dans aucun
autre pays d'Europe. Vos paysans n'ont pas pris
part à cette histoire, et ne la connaissent pas autre-
ment que par les coups qu'ils en ont reçus à chaque
nouvelle phase de son développement, par la misère,
l'esclavage et les souffrances sans nombre qu'elle
leur a imposés. Tous ces malheurs leur étant venus
des villes, les paysans, naturellement, n'aiment pas
les villes ni leurs habitants, y compris les ouvriers
eux-mêmes, ceux-ci les ayant toujours traités avec
un certain dédain, que les paysans leur ont rendu
en défiance. C'est cette relation historiquement
négative à l'égard de la politique des villes, et non
la religion des paysans italiens, qui constitue la
puissance des prêtres dans les campagnes. Vos
paysans sont superstitieux, mais ils ne sont pas du
tout religieux; ils aiment l'Eglise parce qu'elle est
excessivement dramatique et qu'elle interrompt,
par ses cérémonies théâtrales et musicales, la mono-
tonie de la vie campagnarde. L'Eglise est pour eux
comme un rayon de soleil dans une vie d'efforts et
de travail homicide, de douleurs et de misère.
Les paysans ne détestent pas les prêtres, dont la
majorité d'ailleurs — et précisément ceux qui
vivent dans les campagnes — sont sortis de leur sein.
Il n'est presque pas de paysan qui n'ait dans l'Eglise
un parent plus ou moins rapproché, ou pour le
moins un cousin éloigné. Les prêtres, tout en les
23
398 CIRCULAIRR A MES AMIS d'iTALIE
exploitant en douceur, et en faisant des enfants à
leurs femmes et à leurs filles, partagent leur vie et
en partie aussi leur misère. Ils n'ont pas pour les
paysans ce superbe de'dain que leur témoignent les
bourgeois, mais vivent familièrement avec eux en
bons diables, et souvent en jouant le rôle d'amu-
seurs. Le paysan, souvent, se moque d'eux, mais il
ne les déteste pas, car ils lui sont familiers comme
les insectes qui pullulent innombrables sur sa tête,
parmi ses cheveux.
D'autre part, il est bien certain que dès que la
révolution sociale éclatera, beaucoup de ces prêtres
s'y jetteront tête baissée. Ils l'ont déjà fait en Sicile
et dans le Napolitain pour la révolution politique.
Et que se passera-t-il pour la révolution sociale ?
La révolution politique étant une révolution abs-
traite, métaphysique, illusoire et trompeuse pour
les masses populaires, le prêtre de campagne, qui
est peuple par toute sa nature, et par la plus grande
partie des conditions de son existence, ne peut y
trouver des attraits et des satisfactions qui lui con-
viennent. Mais la révolution sociale, qui est la
révolution de la vie, l'entraînera invinciblement
comme elle entraînera tout le peuple des cam-
pagnes.
Ce n'est pas la propagande de la libre-pensée,
mais la révolution sociale seule qui pourra tuer la
religion dans le peuple. La propagande de la libre-
pensée est certainement très utile ; elle est indispen-
sable, comme un moyen excellent pour convertir
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 399
les individus déjà avancés ; mais elle ne fera pas
brèche dans le peuple, parce que la religion n'est
pas seulement une aberration, une déviation de la
pensée, mais encore et spécialement une protesta-
tion du naturel vivant, puissant, des masses contre
les étroitesses et les misères de la vie réelle. Le
peuple va à l'église comme il va au cabaret, pour
s'étourdir, pour oublier sa misère, pour se voir en
imagination, pour quelques instants au moins, libre
et heureux à l'égal de tous les autres. Donnez-lui
une existence humaine, et il n'ira plus ni au cabaret,
ni à l'église. Eh bien, cette existence humaine, la
révolution sociale devra et pourra seule la lui
donner.
Le paysan, dans la plus grande partie de l'Italie,
est misérable, plus misérable encore que l'ouvrier
des villes. Il n'est pas propriétaire comme en France,
et c'est un grand bonheur certainement au point de
vue de la révolution ; et il ne jouit d'une existence
supportable, comme métayer, que dans peu de
régions. Donc la masse des paysans italiens constitue
déjà une armée immense et toute-puissante pour
votre révolution sociale. Dirigée par le prolétariat
des villes, et organisée par la jeunesse socialiste
révolutionnaire, cette armée sera invincible.
Par conséquent, chers amis, ce à quoi vous devez
vous appliquer, en même temps qu'à l'organisation
des ouvriers des villes, c'est aux moyens à employer
pour rompre la glace qui sépare le prolétariat des
villes du peuple des campagnes, pour unir et orga-
400 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
niser ces deux peuples en un seul. C'est de là que
de'pend le salut de l'Italie. Toutes les autres classes
doivent disparaître de son sol, non comme indivi-
dus, mais comme classes. Le socialisme n'est pas
cruel, il est mille fois plus humain que le jacobi-
nisme, je veux dire que la révolution politique. Il
n'en veut nullement aux personnes, même les plus
scéle'rates, sachant très bien que tous les individus,
bons ou mauvais, ne sont que le produit fatal de la
position sociale que l'histoire et la société leur ont
créée. Les socialistes, il est vrai, ne pourront cer-
tainement pas empêcher que dans le premier élan
de sa fureur le peuple ne fasse disparaître quelques
centaines d'individus parmi les plus odieux, les plus
acharnés et les plus dangereux ; mais une fois cet
ouragan passé, ils s'opposeront de toute leur énergie
à la boucherie hypocrite, politique et juridique,
organisée de sang-froid.
Le socialisme fera une guerre inexorable aux
« positions sociales », non aux hommes ; et une fois
ces positions détruites et brisées, les hommes qui
les avaient occupées, désarmés et privés de tous les
moyens d'action, seront devenus inoffensifs et beau-
coup moins puissants, je vous l'assure, que le plus
ignorant ouvrier ; car leur puissance actuelle ne
réside pas en eux-mêmes, dans leur valeur intrin-
sèque, mais dans leur richesse et dans l'appui de
l'Etat.
La révolution sociale, donc, non seulement les
épargnera, mais, après les avoir abattus et privés de
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 40I
leurs armes, les relèvera et leur dira : « Et mainte-
nant, chers compagnons, que vous êtes devenus nos
égaux, mettez-vous bravement à travailler avec
nous. Dans le travail, comme en toute chose, le
premier pas est difficile, et nous vous aiderons fra-
ternellement à le franchir. » Ceux, alors, qui, ro-
bustes et valides, ne voudront pas gagner leur vie
par le travail, auront le droit de mourir de faim, à
moins de se re'signer à subsister humblement et
misérablement de la charité publique, qui ne leur
refusera certainement pas le strict nécessaire.
Quant à leurs enfants, il ne faut nullement douter
qu'ils deviendront de vaillants travailleurs et des
hommes égaux et libres. Dans la société, il y aura
certainement moins de luxe, mais incontestablement
beaucoup plus de richesse; et, de plus, il y aura un
luxe aujourd'hui ignoré de tous, le luxe de l'huma-
nité, la félicité du plein développement et de la
pleine liberté de chacun dans l'égalité de tous.
Tel est notre idéal.
Donc, toutes les classes que j'ai énumérées doivent
disparaître dans la révolution sociale, excepté les
deux masses, le prolétariat des villes et celui des
campagnes, devenus propriétaires, probablement
collectifs, — sous des formes et des conditions di-
verses, qui seront déterminées dans chaque localité,
dans chaque région et dans chaque commune par le
degré de civilisation et par la volonté des popula-
tions, — l'un des capitaux et des instruments de
travail, l'autre de la terre qu'il cultive de ses bras ;
402 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
et qui s'organiseront en s'e'quilibrant mutuellement,
naturellement, nécessairement, poussés par leurs
besoins et leurs intérêts réciproques, d'une manière
homogène et en même temps parfaitement libre.
La science, qui n'aura d'autre autorité que celle de
la raison et de la démonstration rationnelle, ni
d'autre moyen d'action que la libre propagande, la
science, qui fait des pédants à cette heure, sera
devenue libre et les aidera dans ce travail.
Voilà donc, en Italie comme partout, ce qui est
la nation vivante, le peuple de l'avenir, le proléta-
riat des villes et des campagnes. Tout le reste est
mourant, ou déjà mort, desséché ou corrompu.
Voulez-vous être vivants? Etes-vous fatigués de
tourner inutilement dans un cercle vicieux? De
penser sans rien inventer ? De crier aux quatre vents
en répétant toujours la même chose à un public qui
ne vous écoute plus ? De vous agiter incessamment
sans rien faire ? Voulez-vous échapper à la condam-
nation qui est suspendue sur le monde où vous êtes
nés ? Voulez- vous enfin vivre, penser, inventer, agir,
créer, être hommes ? Renoncez définitivement au
monde bourgeois, à ses préjugés, à ses sentiments,
à ses vanités, et mettez-vous à la tête du prolétariat.
Embrassez sa cause, dévouez-vous à cette cause,
donnez-lui votre pensée, et lui vous donnera la force
et la vie.
Au nom du socialisme révolutionnaire, organisez
le prolétariat des villes, et, en faisant cela, unissez-
le dans une même organisation préparatoire avec le
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 403
peuple des campagnes. Le soulèvement du prolé-
tariat des villes ne suffit plus ; avec lui nous n'au-
rions qu'une re'volution politique, qui aurait ne'ces-
sairement contre elle la re'action naturelle, le'gitime
du peuple des campagnes, et cette réaction, ou seu-
lement l'indifférence des paysans, étoufferait la
révolution des villes, comme il est arrivé dernière-
ment en France. Seule la révolution universelle
est assez forte pour renverser et briser la puissance
organisée de l'Etat, soutenue par toutes les res-
sources des classes riches. Mais la révolution uni-
verselle, c'est la révolution sociale, c'est la révo-
lution simultanée du peuple des campagnes et de
celui des villes. C'est là ce qu'il faut organiser, —
parce que sans une organisation préparatoire, les
éléments les plus puissants sont impuissants et nuls.
Nous parlerons de cette organisation une autre
fois.
L'Internationale vous en donne les bases ; élar-
gissez-la à toute l'Italie, et le reste viendra de soi.
L'Internationale ne détruit pas les nationalités,
les nations ; elle les embrasse toutes, sans en sup-
primer aucune. Elle ne peut faire autrement, parce
que son principe fondamental est la plus vaste
liberté. L'Internationale ne fait pas la guerre aux
patries naturelles ; elle la fait seulement aux patries
politiques, aux Etats; et elle doit faire cette guerre:
parce que, voulant sérieusement l'émancipation
pleine et définitive du prolétariat, elle doit tendre
nécessairement à l'abolition de toutes les classes,
404 CIRCULAIRE A. MES AMIS d'iTAHE
c'est-à-dire de tous les privilèges économiques, et
les Etats ne sont que l'organisation et la garantie
des privilèges économiques et de la domination poli-
tique des classes. Faisant la guerre aux classes, elle
doit la faire aux Etats. Mazzini veut non seulement
la conservation, mais encore l'agrandissement de
l'Etat italien : donc il doit vouloir et il veut la
conservation de la classe bourgeoise ; donc il doit
craindre et détester l'Internationale, et il la craint et
la déteste. Il la calomnie et cherche à la perdre ; il
voudrait la tuer dans l'opinion du prolétariat ita-
lien. Ses malédictions, ses lamentations de jérémie
épouvanté et indigné le prouvent suffisamment. En
fin de compte il se montre ce qu'il est, un républi-
cain bourgeois, fanatiquement politique et religieu-
sement exalté. Voici comment il termine son appel
aux ouvriers contre l'Internationale :
Eduque\-vous, instruise:{-vous du mieux que vous
pourrez ( mais spécialement aux bonnes sources, et
gardez-vous de prêter l'oreille aux sirènes étran-
gères) ; ne sépare^ jamais vos destinées de celles de
la patrie (à cela les ouvriers devraient répondre :
« Nous ne pouvons pas nous séparer de notre patrie,
parce que désormais la patrie c'est nous, la collec-
tivité des travailleurs italiens, en dehors desquels,
dans notre pays, nous ne reconnaissons que des
ennemis de la patrie. Nous sommes Italiens, c'est
là un fait ; mais ce fait ne nous sépare nullement des
travailleurs des pays étrangers : ils sont nos frères,
tandis que les bourgeois de notre pays sont nos
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 405
ennemis. Voilà dans quel sens nous voulons faire
partie de l'Internationale, qui constitue la patrie
universelle des travailleurs contre la patrie univer-
selle des spoliateurs et des oppresseurs du travail »),
mais associe:(-vous fraternellement d toute entre-
prise qui vise à la faire libre et grande. (Il y a li-
berté' et liberté'. Il y a la liberté populaire, qui ne
peut être conquise que par la révolution sociale et
la suppression de TEtat ; mais il y a aussi la liberté
bourgeoise, fondée sur l'esclavage du prolétariat,
et qui tend nécessairement à cette grandeur de
l'Etat dont parle Mazzini. Il invite donc le proléta-
riat à fraterniser avec la politique bourgeoise, qui a
pour but principal et constant de le rendre esclave.)
QMultiplie-{ vos associations, et unisse:^ dans leur
sein, là où c'est possible, l'ouvrier de l'industrie et
l'ouvrier du sol, la ville et la campagne. (C'est la
première fois, je crois, que Mazzini donne de
semblables conseils aux ouvriers des villes et,
en général, qu'il daigne s'occuper des paysans. Je
me rappelle du moins qu'à Londres, quand je vou-
lais lui faire observer que je croyais nécessaire de
révolutionner les paysans italiens, il me répondait
toujours : « Pour le moment, il n'y a rien à faire dans
les campagnes ; la révolution devra se faire d'abord
exclusivement dans les villes ; puis quand nous
l'aurons faite, nous nous occuperons des campa-
gnes. » Alors je ne comprenais pas ce que j'appelais
l'aveuglement de Mazzini ; mais maintenant je me
rends très bien compte de sa façon de penser. Il
23.
406 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
n'était point aveugle du tout, il voyait au contraire
parfaitement clair. Ne voulant qu'une révolution
politique, non point la destruction de l'Etat, mais
son remplacement par une autre domination ou un
autre Etat, il a mille raisons pour ne pas vouloir la
révolution des paysans, puisque cette révolution
ne peut être que sociale, comme l'ont prouvé les
soulèvements récents contre la loi du macinato.
Mazzini le sait, et c'est pour cela qu'il s'adressait
exclusivement au prolétariat des villes, qu'il espère
« embourgeoiser », tandis qu' « embourgeoiser » les
paysans lui paraissait impossible. Maintenant, il
semble espérer pouvoir agir sur les paysans aussi,
non pas directement, mais au moyen des associa-
tions des villes, qui lui seront dévouées. Etrange
illusion !) Applique^-voiis à créer en plus grand
nombre des sociétés coopératives et de consommation.
(Il a été prouvé par la science économique, et par
de nombreuses expériences faites depuis 1848 en
France, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne,
en Suisse, et dernièrement en Italie et en Espagne,
que les sociétés de consommation organisées sur
une petite échelle peuvent bien apporter une légère
amélioration à la situation si pénible des ouvriers;
mais aussitôt qu'elles se développent, et qu'elles
réussissent à faire diminuer le prix des denrées de
première nécessité d'une manière sensible et con-
stante, il en résulte nécessairement et toujours une
baisse des salaires. Ce fait généralement constaté
s'explique d'ailleurs facilement. La masse des ou-
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 407
vriers, obligée de vendre son travail pour se garantir
de la faim, s'accroît dans une proportion toujours
plus grande que les capitaux qui servent à la sala-
rier. Les ouvriers se font donc mutuellement con-
currence dans l'offre du travail, qui dépasse presque
toujours la demande, ce qui les force à vendre leur
travail au plus bas prix possible. Mais ils ne peuvent
pas exiger moins de ce qui est absolument nécessaire
pour leur subsistance. D'où il résulte que lorsque
le prix des denrées monte, ils doivent demander
davantage ; si au contraire il s'abaisse, ils peuvent
consentir à demander moins, et ils sont toujours
forcés d'y consentir par la concurrence qu'ils se font
entre eux. On comprend donc que lorsque les so-
ciétés de consommation se sont assez développées
pour faire diminuer d'une manière constante, géné-
rale et sensible le prix des denrées de première
nécessité, les salaires doivent s'abaisser. Ce fait a
été établi par l'expérience, et démontré en théorie
parles économistes les plus distingués de l'Angle-
terre, de l'Allemagne, de la Belgique et de la
France, Lassalle, l'illustre socialiste révolutionnaire
allemand, le fondateur de V Allgemeiner deuîscher
Arbeiterverein, association communiste, a fondé
principalement sur ce fait sa polémique victorieuse
et écrasante contre Schultze-Delitzsch, le socialiste
bourgeois, premier et principal fondateur des so-
ciétés coopératives en Allemagne. Voilà donc à quoi
se réduit tout le socialisme de Mazzini : à une grande
illusion pour les ouvriers et à une grande tranquil-
408 CIRCULAIRE A MES AMIS d'iTALIE
lité pour les bourgeois. Après quoi il dit au prolé-
tariat italien : Confiei-vous en Vavenir (c'est-à-dire
en moi, qui serai le général dont vous serez les
soldats); unisse:{-vous compacts, serrés, à la façon
d'une armée ('),
Aujourd'hui vous n'existe^ pas. (Bravo! aux seuls
qui existent, il déclare qu'ils n'existent pas! Le fan-
tôme vient dire à la réalité : « Tu n'es rien !» Il faut
bien être un incorrigible bourgeois pour oser dire
pareille chose au prolétariat, et pour le dire avec
conviction, comme le fait certainement Mazzini.)
Vos sociétés sont moralement reliées par les ten^
dances communes (et ces tendances réelles, instinc-
tives, et ayant pour base non la théorie de Mazzini,
mais la position sociale des ouvriers d'Italie, sont
l'opposé de ce que Mazzini désire et espère), mais
nul n'a mandat de parler sinon en son nom person-
nel, nul ne peut faire entendre devant le pays la voix
de toute la classe des artisans, pour exprimer des
besoins et des vœux, nul ne peut dire avec autorité :
Voilà ce que veulent, voilà ce que repoussent les ou-
vriers d'Italie. (C'est ce droit-là que Mazzini espère
conquérir au Congrès de Rome. Et une fois qu'il
lui sera accordé, malheur à la jeunesse athée, socia-
(i) a Educatevi, istruitevi corne meglio potete ; non dividete
mai i vostri dai fati délia vostra patria, aft'ratellatevi con ogn
impresa che miri a farla libéra e grande. Moltiplicate le vostre
associazioni, e inanellate in esse, dovunque è possibile, l'ope-
raio delP industria con quello del suolo, cittàe contado. Ado-
peratevi a creare più frequenti le società coopérative e di con-
sumo. E fidate nell'avvenire. Ma unitevi compatti, serrati, a
modo di esercito. »
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 409
liste et révolutionnaire d'Italie. Arnié de ce droit
fictif, mais qui ne manquera pas d'exercer une
grande puissance sur l'imagination superstitieuse des
ouvriers eux-mêmes, il l'écrasera au nom de la fic-
tion du prolétariat. 11 lui dira : « Fils des bourgeois,
soumettez-vous au peuple d'Italie! ») Sans un pacte
de fraternité (d'esclavage), sans un centre directeur,
vous ne pouve^ acquérir ni faire acquérir aux autres
la conscience de la force qui est en vous. (C'est
toujours la même négation de la force collective
réelle au profit de l'autorité I Mazzini dit par là aux
ouvriers : « Mes enfants, prêtez-moi, je vous prie,
votre force. J'en ai besoin pour vous enchaîner, sans
quoi vous pourriez devenir dangereux pour l'exis-
tence de mes bons bourgeois. » C'est là ce qui s'ap-
pelle : Pacte National.)
Ro?ne, la cité mère, est aujourd'hui à nous ; mais
elle n'est à nous qu'à moitié, elle ne l'est que maté-
riellement, et il nous incombe à tous de verser en
elle l'âme de la Pairie (bourgeoise), et de recevoir
d'elle (par l'intermédiaire du Prophète, du Pape de
la nouvelle religion) la consécration de la voie que
nous devons suivre (toujours selon la nouvelle reli-
gion mazzinienne) pour que s'accomplissent nos
destinées, et qu'une manifestation puissante de la
vie italienne fasse sainte et féconde l' Union [Allé-
luial). Pourquoi ne pjs vous empresser d'accourir à
Rome au Congrès, pour y recevoir le nouveau bap-
tême de votre Fraternité? Peut-être, outre l'im-
mense avantage qui en résultera pour vous, vous
410 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
rappellerez à Vltalie, par l'exemple et en quelque
sorte comme initiateurs (ah! ah !), que de Rome doit
sortir un autre et plus large Pacte, le Pacte Natio-
nal, définition de votre vie à venir (lit de Procuste
préparé parle dogmatisme de Mazzini pour y enfer-
mer tout l'avenir de la malheureuse Italie), sans
lequel Rome et l'Italie ne sont que de vains 7ioms (^).
Voilà qui est clair : si on n'accepte pas le pro-
gramme mazzinien, Rome et l'Italie ne sont plus
dignes de vivre, elles ne sont rien.
J'en ai fini avec les citations de Mazzini. Ce que
j'ai cité suffit pour vous révéler son but. Il veut deve-
nir véritablement le nouveau Pape, et il convoque à
Rome les ouvriers d'Italie afin qu'ils élèvent le
trône pontifical du haut duquel, pour manifester sa
(i) « Oggi non siete. Le vostre società sono moralmente col-
legate dalle comuni tendenze : ma nessuno ha mandate per
parlare se non nel proprio nome, nessuno puô far suûnare
davanti al paese la voce di tutta la classe artigiana ad espri-
mere bisogni e voti, nessuno puô dire autorevolmente : Questo
vogliono, questo respingono gli opérai d'Italia. Senza un
patto di fratellanza, senza un centro direttivo, voi non potete
acquistare ne infondere in altri coscienza délia forza che è in
voi.
« Roma, la città madré, è oggi nostra; ma nostra a mezzo,
nostra materialmente soltanto, e incombe a noi tutti di ver-
sare in essa l'anima délia Patria et da essa ricevere la conse-
crazione alla via che dobbiamo correre perche si compiano i
nostri fati, e une manifcstazione potente délia vita italiana
faccia santa e féconda l'Unione.
«Perché non vi affretiate a raccogliervi in Roma a Congresso,
e aitingervi nuovo batiesimo alla vostra Fratellanza? Forse
oitre air immenso vantaggio per voi, ricorderete coll' esempio
e quasi iniziatori ail' Italia che da Roma deve uscire un altro
e piii largo Patto, il Patto Nazionale, definizione délia vostra
vita avvenire, senza il quale Roma e l'Italia sono vôti nomi. «
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 4I I
nouvelle puissance, il fulminera ex cathedra, au
nom de tout le prole'tariat italien, l'excommunica-
tion majeure contre la Commune de Paris, contre
l'Internationale, contre la jeunesse athée, et contre
moi, « pauvre barbare », qui ai eu l'audace de
prendre la de'fense de l'Humanité', de la vérité et de
la justice contre lui, représentant de Dieu sur la
terre.
Votre tâche, votre devoir, mes chers amis, me
semblent bien tracés. Mazzini lui-même a pris la
peinedevouslesindiquer, et vous a forcés, pour ainsi
dire, à vous déclarer ouvertement pour l'Interna-
tionale. Observez, d'autre part, l'accord singulier
qui aujourd'hui se manifeste entre les jésuites, la
Consorteria et Mazzini. Les jésuites disent et
publient dans tous leurs écrits : « Ou le jésuitisme
ou l'Internationale, il n'y a pas de moyen terme ».
La Consorteria répète la même phrase et le même
argument d'une autre façon : « Si vous ne maintenez
pas et ne renforcez pas le gouvernement entre nos
mains, vous êtes perdus. Entre le pouvoir et le
triomphe de l'Internationale, il n'y apas de milieu. »
Enfin Mazzini dit aux ouvriers d'Italie : « L'Inter-
nationale est le Mal ; je suis le Bien; choisissez ».
Tous donc, les jésuites, la Consorteria ex yiâzzini,
s'unissent pour dire, chacun de leur côté, que l'In-
ternationale est leur absolu contraire. Or, comme
vous ne voulez être ni des jésuites, ni des consorti, et
comme, vu vos croyances anti-religieuses, vous ne
pouvez plus être des apôtres de la théologie poli-
412 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
tique de Mazzini, il vous faut donc, si vous voulez
être quelque chose, devenir des travailleurs de l'In-
ternationale.
Mazzini vous y pousse de toutes ses forces, avec
toute son ardente éloquence. Beaucoup d'entre
vous, par amour du repos et par crainte du scan-
dale, mais surtout à cause de l'affection légitime et
si bien méritée que vous avez pour Mazzini, préfé-
reraient rester, à son égard, dans la position équi-
voque dans laquelle vous avez vécu dans ces der-
nières années, c'est-à-dire mazziniens non en
théorie, mais mazziniens en pratique. Mais plus
logique et plus énergique que vous, il vous a
maintenant prouvé jusqu'à l'évidence que désor-
mais cela est devenu impossible, et il vous contraint
à choisir entre ces deux partis : ou bien le complet
suicide, l'anéantissement intellectuel, moral, poli-
tique et social; ou bien la révolte ouverte contre
lui.
Si vous choisissez le premier de ces deux partis,
vous deviendrez les collaborateurs responsables de
la ruine, de l'avilissement, du déshonneur et de l'es-
clavage de votre patrie ; si vous choisissez le second,
vous deviendrez les promoteurs de sa libération.
Pouvez-vous donc hésiter?
Une des causes, et, je crois, la principale, de votre
hésitation, c'est la crainte de l'immense responsa-
bilité que vous assumerez certainement en rompant
publiquement et définitivement non seulement avec
les théories, mais encore avec l'action politique de
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 4I 3
Mazzini, vous mettant ainsi en opposition avec
toute la démocratie, ou plutôt avec tout le parti ré-
publicain de votre pays, accoutumé à ne plus penser,
à ne plus sentir, à ne plus vouloir par lui-même, et
à suivre aveuglément la direction que lui impriment
ses deux grands chefs, Mazzini et Garibaldi. Ce
parti, pris dans son ensemble, sera naturellement
stupéfait, et éprouvera une horreur superstitieuse,
en voyant de jeunes « inconnus » — c'est le grand
argument de tous les sots, vous le savez — oser se
révolter contre leurs vénérables chefs, et prendre
l'audacieuse initiative d'une nouvelle politique, in-
dépendante de l'un et de l'autre. Au premier mo-
ment, ils s'éloigneront peut-être de vous, comme
d'une poignée de malfaiteurs, de traîtres, de pesti-
férés. On' vous combattra avec tout le perfide et
stupide acharnement dont les mazziniens ont donné
tant de preuves dans leurs luttes, et qui révèle leur
nature de théologiens et de prêtres. On cherchera à
faire le vide autour de vous, et on fera sûrement tout
ce qu'on pourra pour éloigner de vous les masses
ouvrières. En un mot, vous aurez à passer un mau-
vais quart d'heure, et pour en sortir avec honneur
il vous faudra mettre en jeu toute votre intelligence,
tout votre cœur, toute votre foi et toute votre action
la plus persévérante et la plus énergique.
C'est une entreprise et une épreuve qui exigent
un héroïsme d'une bien autre trempe que celui qui
est nécessaire pour batailler sous l'étendard de Gari-
baldi. Là, il suffit d'un peu de tempérament, d'un
414 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
peu de courage physique, et de la capacité de sup-
porter des privations et des fatigues pendant
quelques semaines, pendant quelques mois tout au
plus; ici, au contraire, on prend un engagement
pour toute la vie, et, comme vient de le faire notre
ami Fortunio dans son Gai^^ettino Rosa (i), on jure
de la vouer entièrement au grand combat, à la lutte
suprême pour l'émancipation du prolétariat. Un
semblable engagement est des plus sérieux, car il
entraîne avec lui, comme conséquence inévitable, la
rupture définitive et complète avec tout le passé,
avec tout le monde bourgeois, avec tous les amis
du passé, et l'alliance à la vie et à la mort avec le
prolétariat.
Aurez-vous le courage de consommer, avec toute
la logique que demande une si grande œuvre, et
avec toute l'énergie nécessaire pour la mener à
terme, cette rupture et cette alliance?
Si j'interroge la position que vous vous êtes faite
vous-mêmes en vous déclarant matérialistes, athées,
partisans de la Commune et de l'Internationale,
socialistes et révolutionnaires en un mot, il me
semble que vous ne pouvez plus hésiter, sous peine
de vous annihiler; vous devez aller de l'avant, et,
acceptant' non seulement en théorie, mais encore
(i) Fortunio était le pseudonyme d'Achille Bizzoni, rédacteur
en chef et propriétaire du Gaijj^ettino Rosa, qui, bien qu'il n'ait
jamais appartenu à l'organisation intime des amis de Bakou-
nine, avait, sous l'influence de Vincenzo Pezza, consenti à
mettre son journal à la disposition des internationalistes ita-
liens.
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 415
en pratique, toutes les conséquences de cette nou-
velle profession de foi, vous unir à nous contre
Mazzini.
Quand j'interroge la profonde since'rité de vos
convictions, de votre pensée et de vos sentiments,
il me paraît encore plus évident que vous devez
prendre ce parti, qui seul vous reste, sous peine de
vous condamner vous-mêmes au mépris.
Qu'est-ce qui pourrait encore vous faire hésiter?
La modestie? Mais la modestie devient une grande
sottise, une folie, un crime, quand il s'agit d'accom-
plir un grand devoir. Il n'y a qu'une seule chose qui
pourrait encore vous faire reculer : ce serait la
défiance que vous auriez en vous-mêmes.
Voici, en efifet, le raisonnement que vous seriez
peut-être tentés de faire :
« Rompre d'un coup avec le passé et avec tous les
anciens amis est chose facile, et il n'est pas moins
facile d'annoncer que nous voulons inaugurer une
politique nouvelle. Mais où trouverions-nous les
moyens et les forces pour accomplir une semblable
promesse? Nous sommes pauvres, peu nombreux,
et presque inconnus. Le public, nos anciens amis,
les ouvriers eux-mêmes pour qui nous aurons fait
ce sacrifice, surmonté ce pas difficile, tenté ce saut
périlleux, nous railleront. Nous sommes seuls,
impuissants, et incapables de tenir nos promesses ;
nous serons ridicules, et le ridicule nous tuera. »
C'est ainsi que vous raisonnerez si votre pas-
sion pour la justice et pour Thumanité n'est pas
4l6 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
suffisamment forte, si elle n'est qu'une passion ima-
ginaire, ide'ale, et non une de ces passions suprêmes
qui embrassent toute la vie. La passion réelle et
sérieuse ne raisonne jamais de la sorte, elle va tou-
jours de l'avant, elle agit toujours sans calculer ses
moyens ni compter les obstacles, créant les uns et
détruisant les autres, poussée par une force invin-
cible, qui justement fait d'elle une passion.
Je trouve que le raisonnement de chacune de ces
deux passions différentes est exact en son genre. La
première a raison de se défier d'elle-même : parce
que, d'abord, elle n'est jamais constante ni de longue
durée; elle est stérile et ne peut rien créer, ni
moyens, ni amis, et s'abat le plus souvent devant
le premier obstacle; elle est impuissante, et ne
pourrait, sans folie, avoir foi en elle-même. Mais la
seconde, au contraire, a très souvent raison d'avoir
foi en sa propre puissance, puisqu'elle crée tous les
moyens dont elle a besoin pour atteindre son but,
et entraîne et attire invinciblement à elle les amis,
à la condition qu'elle soit une passion sociale et
non égoïste.
Je suppose, je dois croire que telle est votre pas-
sion, et c'est en partant de cette base que je raison-
nerai avec vous. Vous dites que vous êtes pauvres,
inconnus, peu nombreux, et vous demandez quels
sont les moyens dont vous pourriez disposer pour
imprimer à l'opinion publique de votre pays la
seule direction qui vous semble bonne et juste? Pour
répondre à cette question, il faut avant tout déter-
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITAI JE 4I7
miner de quelle opinion publique il s'agit. Si vous
voulez parler de l'opinion publique bourgeoise,
oh ! alors je serai le premier à vous dire : « Renoncez
à une illusion si ridicule ; laissez-la à Mazzini, et
qu'il s'amuse à convertir la bourgeoisie ». Car ce
que vous dites est bien vrai, qu'elle ne pourra être
progressivement convertie que par le fait de l'orga-
nisation progressive, et de plus en plus menaçante,
de la puissance du prole'tariat, et qu'elle ne pourra
l'être définitivement que par la révolution sociale,
qui, pour la guérir tout-à-fait, lui fera prendre des
bains d'égalité économique et sociale.
Mais vous avez un autre public, immense, qui
est le prolétariat, qui est votre peuple. Celui-là a
tous les instincts de vos idées, et par conséquent il
vous comprendra et vous suivra nécessairement.
Mais le peuple, direz-vous, ne lit pas : pour qui donc
écririons-nous? Je vous dirai une autre fois pour
qui ; en ce moment, je vous dirai seulement que si le
peuple ne lit pas, il faut aller le trouver pour lui
lire vos articles. Et puis, dans toutes les villes il y a
dans le peuple des hommes qui savent lire, et qui
pourront les comprendre et les expliquer à leurs
compagnons illettrés. Mais vous n'écrirez pas vos
articles pour le peuple seulement.
Dans la bourgeoisie même, vous trouverez des
lecteurs sympathiques, hommes et femmes : car
tous ne sont pas également corrompus et stérilisés,
mais tous sont entravés et paralysés par les condi-
tions de la société dans laquelle ils vivent. Au
4IO CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
moyen de vos journaux, donc, vous attirerez à vous
tout ce qui est vivant dans cette classe, et vous
pourrez organiser ces e'iéments parallèlement à l'or-
ganisation des masses populaires, comme d'utiles
alliés, soit du côté des moyens pécuniaires, soit du
côté de la propagande. Naturellement vous n'en
trouverez pas des milliers ; il n'y en a pas assez
pour qu'on puisse les organiser en une puissance;
mais le nombre en est suffisant pour vous donner
un secours précieux dans la grande œuvre d'organi-
sation de la puissance populaire.
Votre seule armée est le peuple, le peuple entier,
tant des villes que des campagnes. Mais comment
arriver à ce peuple ? A la ville vous serez entravés
par le gouvernement, par la Consorteria^ et par les
mazziniens. A la campagne, vous rencontrerez les
prêtres. Et néanmoins, chers amis, il existe une
puissance capable de vaincre tout cela. C'est la col-
lectivité. Si vous étiez isolés, si chacun de vous n'en
voulait faire qu'à sa tête, vous seriez certainement
impuissants; mais unis, et organisant vos forces —
quelque minimes qu'elles puissent être au début —
pour une seule action collective, inspirée de la même
pensée, de la même position, allant au même but,
vous serez invincibles.
Trois hommes seulement, unis de la sorte, for-^
ment déjà, selon moi, un sérieux commencement
de puissance. Que sera-ce quand vous serez arrivés
à vous organiser dans votre pays au nombre de
quelques centaines ? Et il se trouvera certainement en
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 419
Italie quelques centaines déjeunes gens intelligents,
énergiques, dévoue's, capables de se convertir à vos
idées, et d'aimer et de vouloir avec une sérieuse
passion ce que vous aimez et voulez, Et ne voyez-
vous pas qu'ils commencent déjà à se montrer sur
presque tous les points de votre pays? Et c'est pour
les éveiller en plus grand nombre, pour les créer en
quelque sorte en éclairant leur pensée, pour les
chercher et pour les trouver, que vous écrivez vos
journaux, n'est-il pas vrai? Eh bien, je vous le jure,
et vous le savez bien vous-mêmes, vous finirez par
en trouver des centaines en Italie, naturellement
avec des degrés divers d'intelligence, de dévoue-
ment, de conviction, d'énergie et de capacité d'ac-
tion. Quelques centaines de jeunes gens de bonne
volonté ne suffisent certainement pas pour consti-
tuer une puissance révolutionnaire en dehors du
peuple : c'est là encore une illusion qu'il faut laisser
à Mazzini; et Mazzini semble lui-même s'en aper-
cevoir aujourd'hui, puisqu'il s'adresse directement
aux masses ouvrières. Mais ces quelques centaines
suffiront pour organiser la puissance révolution-
naire du peuple.
Le temps des grandes individualités politiques est
passé. Tant qu'il s'était agi de faire des révolutions
politiques, elles étaient à leur place. La politique a
pour objet la fondation et la conservation des Etats ;
mais qui dit « Etat », dit domination d'un côté et
assujettissement de l'autre. Les grandes individua-
lités dominantes sont donc absolument nécessaires
420 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
dans la révolution politique ; dans la révolution
sociale, elles ne sont pas seulement inutiles, elles
sont positivement nuisibles, et incompatibles avec
le but même que cette révolution se propose, c'est-
à-dire l'émancipation des masses.
Aujourd'hui, dans l'action révolutionnaire comme
dans le travail, la collectivité doit remplacer les indi-
vidualités. Sachez qu'en vous organisant, vous serez
plus forts que tous les Mazzini et tous les Garibaldi
du monde; et qu'en vous inspirant mutuellement et
en appuyant toutes vos pensées, d'une part sur la
science positive, sur l'observation réelle et sans
Dieu, et d'autre part sur la vie populaire dans toute
sa profondeur, dont vous ne ferez que formuler les
instincts, vous aurez plus d'esprit et plus de génie
que ces deux grands hommes du passé. Vous pen-
serez, vous vivrez, vous agirez collectivement, ce
qui d'ailleurs n'empêchera nullement le plein déve-
loppement des facultés intellectuelles et morales
de chacun. Chacun des vôtres vous apportera son
trésor, et en vous unissant vous centuplerez votre
valeur. Telle est la loi de l'action collective. Deux
seules choses seront absolument interdites parmi
vous : le développement de la vanité et celui de
l'ambition personnelle, et par conséquent de l'in-
trigue, qui en est toujours l'inévitable résultat.
Premièrement, en vous donnant la main pour cette
action commune, vous vous promettrez une frater-
nité mutuelle : ce qui sera, pour débuter, un enga-
gement, une sorte de libre contrat entre des hommes
CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE 42I
sérieux, également dévoués, également convaincus.
Procédant ensuite collectivement à l'action, vous
commencerez nécessairement par pratiquer cette
fraternité entre vous, et, après quelques mois de
pratique incessante, cette fraternité, qui n'était
d'abord qu'une promesse, un contrat, deviendra une
réalité, votre nature collective : et alors votre union
sera réellement indissoluble.
Divisés en groupes régionaux, vous commencerez,
au moyen des organisations régionales et locales,
à étendre avec toujours plus d'ampleur vos rangs
dans le peuple. Vous vous heurterez à vos ennemis,
aux agents des préfets, aux prêtres, aux mazziniens :
mais vous sachant unis, sachant que vos compa-
gnons, épars non seulement en Italie mais dans
toute l'Europe, font la même chose que vous faites,
qu'ils vous regardent, vous applaudissent, vous
appuient, vous aiment, vous trouverez en vous-
mêmes des forces que vous n'auriez jamais imagi-
nées, si chacun de vous avait agi individuellement, à
sa tête, et non ensuite d'une résolution unanime
préalablement discutée et acceptée. Et croyez-moi,
vous triompherez de tous vos adversaires d'autant
plus facilement, que vous porterez au peuple, non
des paroles tombées d'en haut au nom soit d'une
révélation, soit d'une politique doctrinaire, mais
des idées qui n'exprimeront autre chose que ses pro-
pres instincts, ses propres aspirations, ses propres
besoins.
Et aujourd'hui même, au Congrès de Rome, s'il
24
422 CIRCULAIRE A MES AMIS D ITALIE
est possible et s'il en est encore temps, vous devriez
livrer la première bataille. Aux propositions de
Mazzini vous devez opposer hardiment vos contre-
propositions. Vous serez probablement en mino-
rité; mais que cela ne vous effraie pas, pourvu que
cette minorité soit bien convaincue, compacte, et
par là même respectable. Vous ne trouverez certai-
nement pas de meilleure occasion pour annoncer
votre programme à l'Italie et à l'Europe.
Et maintenant, chers amis, j'ai terminé. Excusez-
moi si je vous ai ennuyés : je voulais être bref, mais
je n'ai pas su l'être. Le sujet lui-même m'a entraîné.
Mais en compensation vous avez ma pensée tout
entière. Analysez-la, prenez-en ce qui vous con-
viendra, laissez ce qui ne vous conviendra pas, et
dites-moi, avec la même franchise avec laquelle je
vous ai parlé, ce que vous en pensez, vos adhé-
sions ou vos objections.
C'est de cette manière seulement que nous arri-
verons à nous entendre et à former entre nous une
libre Union.
Michel Bakounine.
APPENDICE
UN FEUILLET RETROUVÉ
DE LA MISE AU NET
DE
V ÉTUDE
SUR LES JUIFS ALLEMANDS
ENVOYÉE A PARIS LE l8 OCTOBRE 1869
AVANT-PROPOS
A la page 237 du tome V, j'ai dit que le manuscrit du
premier chapitre (intitulé Etude sur les Juifs allemands)
de la Profession de foi d'un démocrate socialiste russe,
chapitre envoyé à Paris le 18 octobre 1869 et rentré en
la possession de Fauteur au mois de décembre suivant,
ne s'est pas retrouvé dans les papiers de Bakounine.
Mais un heureux hasard a mis entre mes mains un
feuillet de ce manuscrit.
Il y a quelques années, me trouvant au Locle, j'eus
l'occasion d'y causer avec un fils d'Alfred Andrié. L'ou-
vrier monteur de boîtes Alfred Andrié, qui, après avoir
habité Sonvillier jusque vers 1873, émigra ensuite à
Saint-Aubin (canton de Neuchàtel), où il mourut au
bout de quelques années, était resté en relations avec
Ross (Michel Sajine). Celui-ci lui avait confié en 1874
le matériel de l'imprimerie russe, ainsi qu'un certain
nombre de papiers. Le matériel d'imprimerie fut, après
l'arrestation de Ross à la frontière russe en 1 876, envoyé
420 AVANT-PROPOS
à Genève : mais les papiers restèrent entre les mains
d'Andrié. Je n'en avais plus entendu parler depuis. Je
demandai au fils d'Andrié s'il savait ce qu'ils étaient
devenus. Il me répondit que sa mère s'était servi, pen-
dant plusieurs années, pour allumer le feu, de papiers
empilés dans un galetas, et qu'il croyait qu'il n'en restait
plus. Sur mes instances, il me promit de faire une
recherche pour s'assurer si réellement tout avait été
détruit, et, au cas où il resterait quelque chose, de me
l'envoyer. Quelques jours après, je reçus un mince
paquet, contenant quelques feuillets ayant appartenu à
divers manuscrits, mais dont aucun ne formait un tout.
Je plaçai ces feuillets dans un carton, et n'y pensai plus.
Mais au cours de l'impression de ce tome VI, comme
je feuilletais un jour ce petit dossier, je fus frappé par
quelques phrases lues sur un feuillet isolé, phrases que
je reconnus immédiatement pour appartenir à cette
Lettre adressée aux citoyens rédacteurs du Réveil, à
Paris, dont j'avais corrigé les épreuves l'année précé-
dente. Ce feuillet, écrit des deux côtés, et portant,
comme pagination, les chiffres 27 au recto et 28 au
verso, est de l'écriture d'un copiste qui paraît avoir été
peu familier avec la langue française, — peut-être une
dame russe, — et il porte en trois endroits des correc-
tions de la main de Bakounine. Un examen plus attentif
me permit de constater que le contenu de ce feuillet est
la reproduction littérale — sauf d'insignifiantes erreurs
du copiste — d'un texte qui se retrouve aux pages 278-
281 du tome V des Œuvres : ce contenu commence par
les mots : « la Démocratie socialiste à Genève », de la
ligne 19 de la page 278, et se termine par les mots
« sous les titres suivants », de la ligne 21 delà page 281.
AVANT-PROPOS 427
On lira aux pages 429-432 le contenu de ce feuillet,
qui apporte une confirmation inattendue à l'hypothèse
émise dans TAvant-propos placé en tête de la Lettre
adressée aux citojrens rédacteurs du Réveil. J'avais dit
que la minute d'après laquelle le texte de cette Lettre a
été imprimé dans le tome V était la première version de
ce qui s'appela, quelques jours plus tard, l'Etude sur les
Juifs allemands; et que cette première version ne diffé-
rait probablement que fort peu — peut-être pas du tout
— de la mise au net envoyée à Paris. Cette mise au
net, dont le feuillet si miraculeusement préservé et
retrouvé nous a conservé un fragment, ne diffère en
effet — comme le montre ce spécimen — du texte de la
première version que par quelques retouches au moyen
desquelles Bakounine a voulu préciser sa pensée.
Comment le manuscrit en question, renvoyé à Bakou-
nine par Herzen en décembre 1869, s'est-il trouvé
entre les mains de Ross en 1874? L'explication me
paraît très simple. Ross avait imprimé en 1873, en un
volume, la première partie (la seule qui ait paru) de
Gosoudarsvennosi i Anarkhia. En juin 1874, il se ren-
dit à Locarno, pour essayer d'obtenir de Bakounine le
manuscrit de la seconde partie de l'ouvrage. Son vieil
ami, tout absorbé depuis huit mois par lestravaux d'amé-
nagement de la Baronata, n'avait plus rien écrit ; mais il
dut, je le suppose, lui remettre à ce moment, pour que
Ross en tirât le parti qu'il pourrait, plusieurs manuscrits
plus anciens, entre autres celui de cette Profession de
foi d'un démocrate socialiste russe à laquelle Bakounine
avait travaillé d'octobre 1869 à janvier 1870. Après les
événements d'août 1874, et la rupture momentanée
entre Bakounine et Ross en septembre, ce dernier fit
428 AVANT-PROPOS
un voyage en Russie, puis en décembre se rendit à
Londres. L'année suivante il partit pour la Hertségo-
vine. Il est naturel qu'avant de quitter la Suisse, Ross
ait voulu mettre en sûreté ses papiers chez Andrié.
Son arrestation en 1876, sa condamnation en 1878 l'em-
pêchèrent d'aller les reprendre.
J. G.
UN FEUILLET RETROUVE
DE LA MISE AU NET
de V Etude sur les Juifs allemands
ENVOYÉE A PARIS LE l8 OCTOBRE 1860 (M
(2)... [Dans le Règlement de la Section de l'Al-
liance de] I 27 la Démocratie socialiste à Genève,
règlement dont également j'ai été Tunique rédac-
teur (5), vous trouverez l'article suivant :
Art. 7.— La forte organisation del'Association Inter-
nationale des travailleurs, une et indivisible à travers
toutes les frontières des Etats et sans différence aucune
des nationalités, comme sans considération pour aucun
patriotisme, pour les intérêts et pour la politique des
Etats, est le gage le plus certain et l'unique moyen
(i) Le texte est de la main d'un copiste. Les corrections
faites de la main de Bakounine sont indiquées dans les notes.
(2) Voir tome V, p. 278, ligne 19.
(3) Bakounine a corrigé la phrase entre les deux virgules de
la façon suivante : après a dont », il a intercalé « j'ai été ■;
après a également », il a biffé les six derniers mots, et les a
remplacés par : « le rédacteur », en sorte que la phrase doit
se lire : « règlement dont j'ai été également le rédacteur ».
43° APPENDICE
pour faire triompher solidairement dans tous les pays la
cause du travail et des travailleurs.
Convaincus de cette vérité, tous les membres de la
Section de l'Alliance s'engagent solennellement à con-
tribuer de tous leurs efforts à l'accroissement delà puis-
sance et de la solidité de cette organisation. En consé-
quence de quoi, ils s'engagent à ( i ) soutenir dans tous les
corps de métier dont ils font partie ou dans lesquels
ils exercent une influence quelconque, les résolu-
tions des Congrès et le pouvoir du Conseil général
d'abord, aussi bien que celui du Conseil fédéral de la
Suisse romande et du Comité central de Genève, en
tant que ce pouvoir est établi, déterminé et légitimé par
les statuts.
Sont-ce là des tentatives contre l'organisation de
l'Internationale ? En m'accusant de ces tentatives,
M. Maurice Hess, comme toujours, a menti, et,
ce {sic) qui plus est, il a menti sciemment, car il ne
peut ignorer, lui qui se vante d'avoir été l'un des
membres du bureau au {sic) Congrès de Bâle, que
la proposition unanimement adoptée et qui a eu
pour but de renforcer l'organisation internationale
de l'Association des travailleurs, au détriment de
toutes les étroitesses, prétentions et vanités patrio-
tiques ou nationales, a été faite par moi. Il m'a
entendu défendre cette ' thèse, que l'Association
Internationale étant aujourd'hui pour les travailleurs
de tous les pays l'unique moyen d'émancipation et
(i) Bakounine a bifte «s'engagent à », et a écrit au-dessus
a doivent ».
APPENDICE 431
de salut, leur véritable patrie, devait | gg survivre à
tous les Etats politiques actuellement existants et
fonder sur leurs ruines le monde du travail et de
l'humanité.
M. Maurice Hess a entendu tout cela, donc il
ment sciemment, méchamment, en m'accusant du
contraire; et il y ajoute un autre mensonge ridicule
au sujet des tentatives que, selon lui, j'aurais faites
pour transférer le Conseil général de Londres à
Genève. Personne ne le lui a dit, personne n'a pu
le lui dire, parce que j'aurais été le premier à com-
battre avec toute l'énergie possible une telle mesure
si on l'avait proposée, tant elle me paraîtrait fatale
pour l'avenir de l'Internationale.
Les sections genevoises ont fait, il est vrai, en
très peu de temps, d'immenses progrès. Mais il reste
encore à Genève un esprit trop étroit, trop spéciale-
ment genevois, pour que le Conseil général de l'As-
sociation Internationale des Travailleurs puisse yêtre
placé. D'ailleurs il est évident que tant que durera
l'organisation politique actuelle de l'Europe,
Londres restera la seule résidence convenable pour
lui, et il faudrait être fou ou ennemi de l'Interna-
tionale vraiment, pour tenter de le transférer
autre part.
Passons maintenant à la question des principes.
M. Maurice Hess m'accuse d'avoir voulu chan-
ger les principes de l'Internationale. Mais comment
et en quoi ? Il se garde bien de le dire, parce qu'il
serait fort embarrassé de le faire.
432 APPENDICE
Pendant deux mois de suite, juillet et août der
niers, j'ai été l'unique rédacteur de VEgalité d
Genève. J'en ai naturellement profité pour déve
lopper ma pensée, et je tâchai d'exposer les prin
cipes de l'Internationale tels que je les concevais
dans une série d'articles qui apparurent {sic) dans c
journal sous les titres suivants (i) :...
(i) Par de nombreuses ratures, Bakounine a modifié a
alinéa et lui a donné la rédaction suivante :
« Ayant été, pendant deux mois de suite, juillet et aoî
derniers, presque l'unique rédacteur de l'Egalité de Genèv(
j'y ai développé les principes de l'Internationale dans un
série d'articles portant les titres suivants :... »
TABLE DES iMATlERES
Préface v
Errata et Addenda vu
I. Protestation de l'Alliance i
Avant-propos 3
Protestation de l'Alliance, 4-24 juillet 1871 (inédit en
grande partie) ^3
II. RÉPONSE d'ln international a Mazzini lOI
Avant-propos io3
Réponse d'un international à Ma^^i):i, 25-28 juillet 1871
(publié le 14 août en traduction italienne, les 18 et
19 août en français) 107
Appendice : L'Internationale et Mazzini, par Saverio
Friscia. 129
III. Rapport sur l'Alliance 143
Avant-propos 146
Rapport sur l'Alliance, 28 juillet-27 août 1S71 (inédit
en grande partie) iSg
Lettre de Bakounine à la section de l'Alliance de Ge-
nève, 6 août 1871 i6t
25
434 TABLE DES MATIERES
IV. RÉPONSE A l'Unità Itallana 281
Avant-propos 283
Réponse à /'Unita Italiana, septembre-octobre 1871
(publié les 10, 11 et 12 octobre en traduction ita-
lienne; traduction française inédite, faite sur la version
italienne) 287
V. Circulaire. A mes amis d'Italie 3o3
Avant-propos 3o5
Circulaire. A mes amis d'Italie, à Voccasion du Congrès
ouvrier convoqué à Rome pour le /«"■ novembre i8ji par
le parti ma^:çinien, 19-28 octobre 1871 (publié en tra-
duction italienne à plusieurs reprises à partir de 1885;
traduction française inédite, faite sur la version ita-
lienne) 3ii
VI. Appendice. Un feuillet retrouvé 423
Avant-propos 420
Un feuillet retrouvé de la mise au net de /'Etude sur les
Juifs allemands envoyée à Paris le 1 8 octobre iSGg. 4^9
IMPRIMERIE DE LAGNY
vO
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eu
•H G)
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O r-i
Oniversifyof Toronto
Library
DONOT
REMOVE
THE
CARD
FROM
THIS
POCKET
Âcme Library Gard Pocket
LOWE-MARTIN CO. LIMITED