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Full text of "Oeuvres"

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MICHEL  BAKOUNINE 


CE  U  V  R  E  S 


TOME  VI 


A    LA    MÊME    LIBRAIRIE 


ŒUVRES 

D  E 

MICHEL    BAKOUNINE 


Tome  I.  —  Fédéralisme,  socialisme  et  antithéologisme 
(1868).  —  Lettres  sur  le  patriotisme  (1869).  —  Dieu  et 

l'Etat  (187 1),  —  Un  fort  volume  in- 18 3  5o 

Tome  II.  —  Les  Ours  de  Berne  et  l'Ours  de  Saint-Péters- 
bourg (1870).  —  Lettres  à  un  Français  sur  la  crise 
actuelle  (1870).  —  L'Kmpire  knouto-germanique  et  la 
Révolution  sociale  (i 871).  — Avec  notice  biographique, 
avant-propos  et  notes  par  James  Guillaume.  —   Un 

fort  volume  in-i8. 3  5o 

Tome  III.  —  L'Empire  knouto-germanique  et  la  Révo- 
lution sociale,  2»  livraison  (1871).  —  Appendice  :  Con- 
sidérations philosophiques  sur  le  Fantôme  divin,  sur 
le  Monde  réel  et  sur  l'Homme  (1870).  —  Avec  avant- 
propos,  avertissements  et  notes  par  James  Guillaume. 

—  Un  fort  volume  in-i8.  ...       3  5o 

Tome  IV.  —  Lettres  à  un  Français,  suite  (1870).  —  Manu- 
scrit de  114  pages,  écrit  à  Marseille  (1870).  —  Lettre 
à  Esquiros  (1870).  —  Préambule  pour  la  seconde 
livraison  de  l'Empire  knouto-germanique  (1871).  — 
Avertissement  pour  l'Empire  knouto-germanique 
(1871).  —  Lettre  à  la  Liberté  de  Bruxelles  {iSL^.  — 
Fragment  formant  une  suite  de  l'Empire  knouto- 
germanique  (1872).  —  Avec  une  préface,  des  avant- 
propos  et  des  notes  par  James  Guillaume.  —  Un  fort 

volume  in-i8 3  60 

Tome  V.  —  Articles  écrits  pour  le  journal  l'Egalité 
(1868-1869).  —  Lettre  adressée  aux  citoyens  rédac- 
teurs du  Réveil  (1869).  —  Trois  conférences  faites 
aux  ouvriers  du  Val  de  Saint-Imier  (mai  1871).  — Avec 
une  préface,  des  avant-propos  et  des  notes  par  James 
Guillaume.—  Un  fort  volume  in-i8 3  5o 

E.    GRiiVIX    —    l.Ml'KhMLUli:    Ut    LACiNY 


BIBLIOTHEQUE    SOCIOLOGIQUE  —  N«   47 

^MICHEL  BAKOUNINE) 

OE  U  V  R  E  s 

Tome      TTI 

PROTESTATION  DE  L'ALLIANCE  (Juillet  187 1). 

RÉPONSE    D'UN    INTERNATIONAL   A   MAZZINI 

(Juillet   1871) 

(Appendice  :  L'INTERNATIONALE    ET  MAZZINI, 

par  Saterio  Fuiscia.) 


LETTRE  A  LA  SECTION 

DE    L'ALLIANCE    DE    GENÈVE    (Août    1871), 

RAPPORT  SUR  L'ALLIANCE  (Juillet- Août  1871;. 

RÉPONSE  A  UUNITA  ITALIANA  (Sept.-Oct.  1871). 

CIRCULAIRE  A  MES  AMIS  D'ITALIE 
A  L'OCCASION  DU  CONGRÈS  DE  ROME  (Oct.  1871). 

Appendice  :  UN   FEUILLET   RETROUVÉ,  etc.  (i809). 

Avec  une  Préface,  des  Avant-propos  et  des  Notes, 
par  James  Guillaume. 

PARIS  —  I-- 
P.-V.    STOCK,    ÉDITEUR 

155,    RUE   SAINT-HONORÉ,    155 
DEVANT    LE    THEATRE-FRANÇAIS 

1 9  i  :; 


fi2RR8R 


PREFACE 


Ce  tome  VI  n'a  pas  besoin  d'une  introduction 
explicative.  Un  coup  d'œil  jeté  sur  la  table  des 
matières  suffit  au  lecteur  pour  s'orienter. 

Les  écrits  que  comprend  le  volume  —  tous  rédigés 
dans  l'été  ou  l'automne  de  187 1  —  sont  de  deux  caté- 
gories bien  distinctes. 

Deux  d'entre  eux,  publiés  pour  la  première  fois 
dans  leur  intégralité,  li  Protestation  de  T Alliance  et 
le  Rapport  sur  l'Alliance  (avec  la  lettre  qui  y  est 
jointe),  appartiennent  à  la  polémique  contre  Marx  : 
ils  ont  été  rédigés  au  moment  où  se  préparait  la 
Conférence  de  Londres,  destinée  à  consolider  la 
dictature  personnelle  que  l'illustre  communiste  alle- 
mand prétendait  exercer  dans  l'Internationale. 

Les  autres  sont  dirigés  contre  Mazzini,  qui  avait 


VI  PRÉFACE 

attaqué  la  Commune  de  Paris etrinternationale.  Ils 
constituent  les  premiers  faits  d'armes  de  cette  cam- 
pagne célèbre  de  Bakounine  dont  le  résultat  fut  de 
soustraire  la  jeunesse  révolutionnaire  italienne,  et 
plus  tard,  avec  elle,  la  majeure  partie  du  prolétariat 
d'Italie,  à  la  domination  morale  exercée  jusqu'alors 
par  Mazzini  sur  un  si  grand  nombre  de  ses  compa- 
triotes. Le  premier  en  date  parut,  en  traduction  ita- 
lienne, dans  le  Ga^:^ettino  Rosa,  de  Milan,  et  en 
français  dans  la  Liberté,  de  Bruxelles.  Le  second 
parut  en  traduction  italienne,  dans  le  Ga^:{ettino 
Rosa  ;  le  troisième,  après  avoir  circulé  manuscrit 
dans  les  rangs  des  militants  italiens,  ne  vit  le  jour, 
également  en  traduction  italienne,  qu'en  1886;  l'un 
et  l'autre  sont  publiés  en  français  pour  la  première 
fois. 

J.  G. 


Nota.  —  Dans  ce  volume,  comme  dans  les  précédents,  les 
chiftres  inférieurs  placés,  dans  le  texte,  à  côté  d'une  barre 
verticale,  indiquent  les  feuillets  du  manuscrit  de  Bakounine. 


ERRATA  ET  ADDENDA 


Pour  le  tome  IL 

Page  XX,  ligne  3.  —  Wm  lieu  de  :  Ce  fut  là  qu'il  publia  en  allemand  sa 
brochure,  lire  :  Ce  fut  là  qu'il  écrivit  sa  brochure,  publiée  à  Leipzig,... 
Page  XL,  note.  —  A  la  première  ligne,  au  lieu  de  :  neuf  cents,  lire  : 
douze  cents.  —  Ligne  6,  au  lieu  de  :  Netchaïef  écrivit  à  l'éditeur,  lire  ■■ 
Netchaïaf  écrivit  à  Lioubavine,  représentant  de  l'éditeur.  —  Ligne  lo, 
après  le  mot  :  réclamerait,  suii'i  d'un  point,  intercaler  cette  phrase  : 
Cette  lettre  fat  reçue  par  Lioubavine  le  3  mars  1870,  et  envoyée  par 
Lioubavine  à  Marx  là  la  demande  de  celui-ci)  le  8/20  août  i>72.  ^4  la 
suite  de  cette  phrase,  au  lieu  de  :  Quand  Bakounine  apprit,  lire: 
Quand  Bakounine  eut  appris.  —  Ligne  11,  après  le  mot  :  Netchaïef, 
intercaler  ces  mots, entre  parenthèses:  (par  une  lettre  insultante  que  lui 
écrivit  aussitôt  Lioubavine)... 

Page  îiv,  ligne  i.  —  Après  :  Netchaïef,  supprimer  le  mot  :  k,  et  le 
remplacer  par  ceux-ci  :  au  représentant  de. 

-Même  page,  ligne  3 —  A  la  Un  de  la  ligne,  placer  un  appel  de  note:  (1), 
et  au  bas  de  la  page  ajouter  une  note  ainsi  conçue  : 
(1)  A  la  Haye,  \\a.y7i  savait  pertinemment,  par  une  lettre  que  lui  avnit 
écrite  Lioubavine  lui-même  le  V20  août  1872  (lettre  qu'Edouard  Bern- 
stein  a  publiée  en  1908  dans  la  revue  russe  Minouvchié  Gody),  en  lui 
envoyant  la  lettre  de  Netchaïef  arrivée  le  3  mars  1870,  que  Bakounine 
était  complètement  étranger  à  l'atfaire  au  moyen  de  laquelle  lui,  Marx, 
voulait  tenter  de  le  déshonorer.  Lioubavine  le  prévenait  que  la  lettre  de 
Netchaïef  ne  constituait  pas  une  preuve  contre  Bakounine ;\\  l'éclai- 
rait,  par  de^  explications  détaillées,  sur  la  véritable  sigi  ification  de  ce 
document,  et  le  mettait  en  garde  contre  la  faussa  interprétation  que  lui, 
Marx,  paraissait  disposé  à  en  donner.  Rt  néanmoins  Marx,  quoique 
dûment  averti  par  son  correspondant,  présenta  à  la  commission  d'en- 
quête de  la  Haye  la  lettre  de  Netchaïef  comme  une  preuve  que  Bakou- 
nine  avait  commis  un  acte  d'escroquerie  et  de  chantage!  Il  a  donc 
sciemment  trompé  cette  Commission. 

Même  page,  ligne  6  d'en  bas.  —  Changer  l'appel  de  note  :  (i)  en  {2). 
Faire  le  même  changement  en  tête  de  la  note  placée  au  bas  de  la 
page. 

Page  LV,  ligne  6.  —  Au  lieu  de  :  Zayzef,  lire  :  Zaytsef. 

Page  106,  note.  —  A  la  première  ligne,  au  lieu  de  :  Continuation,  11, 
lire  :  Continuation,  m. 

Page  277,  dernière  ligne  du  texte.  —  Au  lieu  de  :  Le  18  mars,  lire  : 
Le  19  mars. 

Page  282,  ligne  24    —  Au  lieu  de  :  du  23  avril,  lire  :  du  28  avril. 


VIII  ERRATA    ET    ADDENDA 

Pour  le  tome  V, 

Page  Tii£  (Eriata).  —  Supprimer  les  deux  lignes  relatires  à  la  page  8; 
elles  sont  le  résultat  d'un  quiproquo. 

Même  pagî,  ligne  i8.  —  Au  lieu  de  :  ligne   19,  lire  .-ligne  9. 

Même  page,  ligne  19.  —  Au  l  eu  de  :  sentir,  lire  :  sortir. 

Même  page,  ligne  23.  —  Au  lieu  de  :  Page  116,  lire  :  Page  106. 

Page  19,  ligne  24.  —  Au  lieu  de  :  en  un  sentiment,  lire  :  ou  un  senti- 
ment. 

Page  37,  note,  ligne  3.  —  Au  lieu  de  :  1867,  lire  :  186S. 

Page  5 1,  ligne  Q.  —  Après  :  problème  social,  intercaler  :  sortir. 

Page  8)..  ligne  6.  —  Au  lieu  de  ;  société,  lire  :  sainte. 

Page  104,  ligne  ij-  —  Au  lieu  de  :  adhèrent,  lire  :  adhéreront. 

Page  143,  lij;ne  3  d'en  bis.  —  Ap-s  :  d'héritage,  supprimer  le  point 
d'interrogation,  et  meltre  à  la  place   une  virgule  et  un  tiret  (,  — ). 

Page  i53,  ligne  12    —Au  lieu  de  :  14  août,  lire  :  7  a  ;ût. 

Page  176,  ligne  iS.  —Au  lieu  de:  le  juste  exposé,  /zre  :  la  juste  expres- 
sion. 

Page  224,  ligne  2  3.  —  Cette  ligne  doit  se  lire  ainsi  :  faire  copier  ces 
37  pagei  (i),  et  envoya  cette  copie,  revue  et  corrigée  de  sa  main,  à 
Paris,... 

Page  233,  note,  dernière  ligne.  —  Au  lieu  de  :  p.  144,  lire  :  p.  244. 

Page  327,  ligne  5.  —Au  U:u  de:  et  volonté,  lire  :  et  de  volonté 

Pour  le  tome  VI. 

Page  22.  dernière  ligne  de  la  note  2.  —Au  lieu  de  ;  page  22i5,  note, 
lire  :  page  21 5,  note  2. 

Pa^e  9S,  lignes  8-q.  —  Au  lieu  de  :  friquentant,  lire  :  lr.:quentent. 

Page  [48,  ligne  iS.  —  /l/>rès  .•  cette  lettre,  intercaler  .datée  du  6  août,... 

Page  1S9,  ligne  2!.  —A  la  fin  de  cette  ligne  ajouter  l'appel  de 
note  :  (2). 

Page  219,  ligne  i3.  —  Supprimer  la  virgule  après  :  à'\ni\.\\\cii,  et  placer 
une  virgule  après  :  révolutionnaires. 

Page  234,  ligne  22.  —  Supprimer  la  virgule  après  .•tailleurs. 

Page  262,  notes  ligne  7  d'eu  bas.  —  Après  :  1879.  au  lieu  d'une  paren- 
thèse, mettre  une  virgule. 

Page  3o6,  ligne  3.  —  Supprimer  les  mots  :  contre  Mazzini. 

Page  322,  ligne  22.  —  Au  lieu  de  :  fonction,  lire  :  fiction. 

Page  344,  ligue  19.  —  Au  lieu  de  :  politique,  lire  :  politicien. 

Page  410    nota  i,  ligne  14.  —  Au  lieu  de  :  une,  lire  :  una. 

Page4i5,  ligne  14.—  Au  lieu  de  :  en  vous-mêmes,  lire  :  de  vous- 
mêmes. 

Page  427,  ligne  21.  —  Au  lieu  de  :  Gosoudarsvennost,  lire  :  Gosou- 
d  irstvennost. 


PROTESTATION    DE    L'ALLIANCE 


AVANT-PROPOS 


Les  pages  qui  vont  suivre  furent  écrites  à  Locarno,  en 
juillet  1871,  à  l'occasion  de  la  campagne  déloyale 
menée  à  Genève  contre  Bakonnine  et  ses  amis  par  des 
intrigants  qui  avaient  réussi,  alors,  à  s'emparer  de  la 
direction  des  sections  de  l'Internationale  de  cette  ville. 
Dans  la  Notice  biographique  placée  en  tête  du  tome  II 
des  Œuvres,  on  trouve  (pages  xxxi-xu  et  xlviii) 
des  détails  sur  la  scission  dans  la  Fédération  romande, 
dont  le  prétexte  fut,  de  la  part  des  intrigants  genevois, 
l'admission  dans  cette  Fédération  de  la  section  dite 
l'Alliance,  fondée  par  Bakounine.  On  aurait  pu  penser 
que  les  tragiques  événements  de  1870-1871,  la  guerre, 
le  siège  de  Paris,  la  Commune,  feraient  oublier  ces 
discordes  et  rétabliraient  la  paix  au  sein  de  la  classe 
ouvrière  de  Genève.  Il  n'en  fut  rien.  Marx  et  Engels, 
qui,  de  Londres,  dirigeaient  la  campagne  menée  à 
Genève  contre  Bakounine  par  leur  agent  russe  Outine, 
voulaient  absolument  se  débarrasser  de  la  Section  de 
l'Alliance.  Dès  l'été  de  1870  (i  5  août),  ils  avaient  réussi, 


4  AVANT-PROPOS 

par  de  louches  manœuvres,  à  faire  prononcer  l'expulsion 
de  Bakounine,  Perron,  Joukovsky  et  Henry  Sutherland 
de  la  Section  centrale  de  Genève  :  ils  furent  expulsés 
sur  la  proposition  d'Outine,  sans  avoir  été  entendus, 
comme  coupables  du  crime  irrémissible  d'être,  en  même 
temps  que  membres  de  la  Section  centrale,  membres 
aussi  de  la  Section  de  l'Alliance,  admise  dans  la  Fédéra- 
tion romande  au  Congrès  de  la  Chaux-de-Fonds  (avril 
1870)  contrela  volonté  des  délégués  de  Genève.  Au  prin- 
temps de  1871  ils  recommencèrent  leurs  manoeuvres  : 
une  émissaire  stylée  par  eux,  M"""  Elise  Dmitrieflf, 
s'étant  rendue  à  Genève  en  mars  1871,  y  annonça,  en 
leur  nom,  qu'il  n'était  pas  vrai  que  la  Section  de  V Al- 
liance eût  été  admise  dans  r Inlernalionale  par  le  Conseil 
général  en  i86c).  Or,  deux  lettres  officielles  attestaient 
cette  admission  :  une  lettre  du  28  juillet  1869,  du  secré- 
taire général  du  Conseil  général,  Eccarius,  annonçant  à 
la  Section  de  l'Alliance,  à  Genève^,  que  «  le  Conseil 
général  avait  accepté  son  adhésion  comme  section  à 
l'unanimité  »;  et  une  lettre  du  25  août  1869,  du  secré- 
taire correspondant  pour  la  Suisse,  Hermann  Jung, 
accusant  réception  des  cotisations  envoyées  à  Londres 
par  la  Section  de  l'Alliance.  Ces  lettres  furent  produites 
publiquement  par  le  secrétaire  de  la  Section  de  l'Al- 
liance, Joukovsky,  La  réplique  semblait  écrasante  :mais 
Outine  et  ses  acolytes  payèrent  d'audace,  et  affirmèrent 
que  ces  lettres  devaient  être  des  faux.  Devant  un  pareil 
aplomb  dans  le  mensonge,  il  fallut  sommer  le  Conseil 
général  de  s'expliquer.  Un  socialiste  français,  Paul 
Robin,  qui,  réfugié  à  Londres  à  la  suite  d'un  mouvement 
insurrectionnel  tenté  à  Brest  en  octobre  1870,  faisait 
partie  du  Conseil  général  (sur  la  présentation  de  Marx 


AVANT-PROPOS  5 

lui-même),  et  qui,  en  1869,  avait  été  membre  de  la  Sec- 
tion de  l'Alliance  à  Genève,  fut  prié  par  moi  d'inter- 
venir. Robin  réclama  une  copie  des  deux  lettres  incri- 
minées de  faux  ;  cette  copie  lui  fut  envoyée  de  Genève 
dans  les  derniers  jours  de  juin,  et  il  se  chargea  d'obte- 
nir du  Conseil  général  une  déclaration  attestant  l'authen- 
ticité des  lettres.  Cette  manière  de  mettre  directement 
les  menteurs  au  pied  du  mur  ennuya  beaucoup  Marx  et 
Engels;  ils  tergiversèrent  tant  qu'ils  purent,  mais  Robin 
tint  bon,  et,  dans  la  séance  du  Conseil  général  du 
25  juillet  1871,  il  obtint  l'attestation  réclamée  :  les  copies 
furent  contresignées  par  le  secrétaire  et  revêtues  du 
sceau  du  Conseil. 

J'avais  mis,  à  la  fin  de  juin,  Bakounine  au  courant  de 
ce  qui  se  passait.  Cette  nouvelle  l'émut.  Il  était  occupé 
à  la  rédaction  de  l'écrit  que  nous  avons  imprimé  au 
tome  IV  des  Œuvres  sous  le  titre  d'Avertissement  pour 
l'empire  knouto-germanique;  il  abandonna  immédiate- 
ment ce  travail,  qui  est  resté  inachevé,  et  commença, 
le  4  juillet,  un  manuscrit  où  il  se  proposait  de  faire  l'his- 
toire du  conflit  genevois.  Il  était  à  supposer  que  le  Con- 
grès général  de  l'Internationale,  qui  n'avait  pu  avoir  lieu 
en  1870  à  cause  de  la  guerre,  se  réunirait,  conformé- 
ment aux  statuts,  en  septembre  1 87 1  ;  et  Bakounine,  pen- 
sant que  la  question  de  la  scission  de  la  Fédération 
romande,  et  celle  de  la  Section  de  l'Alliance  qui  avait 
été  le  prétexte  de  cette  scission,  seraient  portées  devant 
ce  Congrès,  voulait  préparer  ainsi  des  matériaux  aux 
délégués  des  sectionsjurassiennes,  qui  auraient  à  s'y  faire 
les  défenseurs  de  l'Alliance,  les  défenseurs  du  collecti- 
visme révolutionnaire,  à  l'encontre  des  politiciens  de  la 
coterie  genevoise. 


6  AVANT-PROPOS 

Le  journal  de  Bakounine  porte  ce  qui  suit  au  sujet 
de  ce  manuscrit,  qu'il  intitule,  le  4  juillet,  Protestation, 
et,  le  25  juillet,  Appel: 

«  Juillet,  4.  Commencé  Protestation  de  l'Alliance.  — 
5.  Pour  TAlliance.  —  [Même  indication  les  6,  7 
et  8.]  —  9.  Pour  l'Alliance.  Paquet  (Pour  l'Alliance, 
pages  41  incl.)  avec  lettre  à  James  envoyés.  —  10.  Pour 
l'Alliarjce.  —  [Même  indication  du  11  au  15.]  —  16. 
Pour  l'Alliance.  Envoyé  à  James,  avec  lettre.  Protes- 
tation (*)  (pp.  42-91).  —  17.  Pour  l'Alliance.  —  [Môme 
indication  du  1 8  au  24.]  —  25.  Grand  paquet  de  l'Appel 
(pp.  92-141)  avec  lettre  à  Guillaume,  envoyés.  Com- 
mencé la  Réponse  à  Mazzini.  » 

Je  devais,  après  avoir  lu  le  manuscrit  de  Bakounine, 
destiné  aux  internationaux  des  sections  du  Jura,  en 
envoyer  à  Genève,  au  fur  et  à  mesure,  les  parties  succes- 
sives, afin  qu'elles  fussent  revisées  et  au  besoin  com- 
plétées par  ceux  des  membres  de  la  Section  de  l'Alliance, 
tels  que  Joukovsky  et  Perron,  qui  étaient  en  état  de 
le  faire.  En  conséquence,  j'expédiai  à  Genève,  quelques 
jours  après  l'arrivée  du  deuxième  envoi  de  Locarno, 
la  portion  du  manuscrit  déjà  lue  par  moi,  c'est-à-dire 
les  62  premiers  feuillets. 

Le  25  juillet,  comme  on  vient  de  le  voir,  Bakounine 
s'interrompit  pour  écrire  une  Réponse  à  Ma^:{ini  :  celui- 
ci    avait   attaqué  l'Internationale   et  la    Commune  de 

(i)  Dans  son  journal,  Bakounine  a  écrit  ici,  par  un  lapsus 
évident,  Piéa77ibule  au  lieu  de  a  Protestation  ».  Ce  lapsus 
s'explique  par  le  tait  que,  dans  le  courant  de  juin,  il  avait  tra- 
vaillé à  un  manuscrit  dont  le  titre  commençait  par  ce  mot,  le 
Préambule  pour  la  seconde  livraison  de  l'Empire  k.njUto-ger- 
MANiQUE  :  voir  t.  IV,  p.  242.  Les  feuillets  42-91,  qui  me  furent 
expédiés  le  16  juillet,  fo;it  suite  aux  41  feuillets  expédiés  le  9. 


AVANT-PROPOS  7 

Paris  dans  sa  revue  hebdomadaire,  LaRoma  delPopolo. 
La  rédaction  de  cette  Réponse  prit  à  Bakounine  quatre 
jours,  du  25  au  28  juillet;  aussitôt  ce  travail  terminé, 
il  revint  à  l'Alliance.  Mais  ce  ne  fut  pas  pour  continuer 
la  rédaction  de  \a  P roi eslalion  {ou  Appel),  dont  141  pages 
étaient  déjà  rédigées;  il  entreprit,  sur  le  même  sujet,  un 
nouveau  travail,  qui  devait  être  un  Mémoire  justificatif, 
adressé  au  Comité  fédéral  de  Saint-Imier  :  les  premiers 
feuillets  de  ce  nouveau  manuscrit  me  furent  expédiés  le 
5  août.  (On  trouvera  également  ce  Mémoire  justificatif, 
ou  Rapport  sur  r Alliance,  dans  leprésentvolume,  p.  143.) 

La  rédaction  du  manuscrit  Protestation  de  l'Alliance 
n'ayant  pas  été  continuée,  je  conservai  entre  mes  mains 
les  feuillets  63-141,  et  ce  fut  fort  heureux,  car  ces  feuil- 
lets ont  été  ainsi  préservés  de  la  destruction,  sauf  le 
feuillet  123  (voir  plus  loin,  p.  78);  tandis  que  les  62  feuil- 
lets dont  je  m'étais  dessaisi  ne  m'ont  jamais  été  rendus, 
et  doivent  être  considérés  comme  perdus,  à  moins  qu'un 
hasard  heureux,  mais  improbable,  ne  les  fasse  retrouver 
un  jour  chez  quelque  habitant  de  Genève. 

Ce  travail  de  Bakounine  n'a  pas  été  utilisé,  à  l'excep- 
tion d'un  fragment  comprenant  les  feuillets  123-139, 
qui  fut  imprimé  à  la  fin  de  1871,  avec  le  consentement 
de  l'auteur,  dans  notre  Almanach  du  Peuple  pour  i6'j2, 
sous  ce  titre:  Organisation  de  l'Internationale.  En  outre, 
quelques  passages  ont  été  soit  utilisés  dans  le  Mémoire 
de  la  Fédération  jurassienne  (1872- 1873),  soit  cités  au 
tome  I"  de  L'Internationale,  Documents  et  Souvenirs 
(1905). 

Que  contenaient  les  62  feuillets  perdus?  Ma  mémoire 
ne  me  fournit  rien  de  bien  précis  à  cet  éga^d  :  mais 
l'examen  de  la  suite  du  manuscrit  fait  voir  que  le  com- 


»  AVANT-PROPOS 

mencement  devait  parler  au  lecteur  de  l'organisation 
des  sections  de  l'Internationale  à  Genève,  expliquer  ce 
que  c'était  que  les  sections  de  la  Fabrique  (horlogerie  et 
bijouterie)  et  les  sections  du  Bâliment,  et  montrer  com- 
ment les  comités  des  sections  avaient  fini  par  imposer 
leur  autorité  aux  groupements  corporatifs,  qui  prirent 
l'habitude  de  se  laisser  diriger  par  eux. 

Pour  suppléer  en  quelque  mesure  à  ces  pages  de 
début  qui  sont  perdues,  et  faciliter  l'intelligence  du 
reste,  je  crois  utile  de  reproduire  deux  passages  du 
Mémoire  de  la  Fédération  jurassienne  relatifs  à  l'organi- 
sation de  l'Internationale  à  Genève;  le  contenu  de  ces 
passages  est  identique  pour  le  fond,  je  puis  l'affirmer, 
aux  indications  et  aux  considérations  que  Bakounine 
avait  développées  avec  plus  d'ampleur  dans  les  feuillets 
qui  nous  manquent.   Voici  cet  extrait  : 

«  Les  ouvriers  genevois  se  divisent  en  deux  grandes 
branches  :  ceux  qui  sont  occupés  à  la  fabrication  de 
l'horlogerie,  de  la  bijouterie  et  des  pièces  à  musique 
(monteurs  déboîtes,  graveurs  etguillocheurs,  faiseurs  de 
secrets,  faiseurs  de  ressorts,  repasseurs  et  remonteurs, 
faiseurs  d'échappements,  bijoutiers,  etc.),  et  qu'on 
désignait  sous  le  nom  général  d'oupriers  de  la  Fabrique, 
non  point  qu'ils  travaillent  dans  une  fabrique  comme  les 
ouvriers  des  filatures  anglaises,  par  exemple,  mais  parce 
que,  dans  le  langage  genevois,  l'ensemble  de  l'indu- 
strie horlogère,  patrons  et  ouvriers,  s'appelle  en  un  seul 
mot  la  Fabrique;  et  en  second  lieu  les  ouvriers  qui 
n'appartiennent  pas  à  la  Fabrique  et  qui  sont  occupés  à 
ce  qu'on  appelle  les  gros  métiers  (menuisiers,  charpen- 
tiers, serruriers,  ferblantiers,  tailleurs  de  pierres,  maçons, 
plâtriers-peintres,  couvreurs,  etc.,)  :  ceux-là  sont  dési- 


AVANT-PROPOS  9 

gnés  par  le  terme  générique  d'ouvriers  du  bâtiment. 
«  Les  ouvriers  de  la  Fabrique  sont  presque  tous 
citoyens  genevois  et  domiciliés  à  Genève  d'une  façon 
stable;  leur  salaire  est  à  peu  près  double  de  celui  des 
ouvriers  du  bâtiment;  ils  ont  plus  d'instruction  que  ces 
derniers;  ils  exercent  des  droits  politiques,  et  sont  en 
conséquence  traités  avec  beaucoup  de  ménagements  par 
les  chefs  de  parti  bourgeois;  en  un  mot,  ils  forment  une 
sorte  d'aristocratie  ouvrière.  Les  ouvriers  du  Bâliment, 
par  contre,  sont  généralement  des  étrangers,  Français, 
Savoisiens,  Italiens,  Allemands,  et  forment  une  popula- 
tion flottante  qui  change  continuellement  ;  leur  salaire  est 
minime  et  leur  travail  beaucoup  plus  fatigant  que  celui 
des  horlogers;  ils  n'ont  guère  de  loisirs  à  donner  à  leur 
instruction  ;  et,  en  leur  qualité  d'étrangers,  ils  n'exer- 
cent aucun  droit  politique,  en  sorte  qu'ils  sont  exempts 
du  patriotisme  étroit  et  vaniteux  qui  caractérise  trop 
souvent  l'ouvrier  genevois  proprement  dit;  en  un  mot, 
les  ouvriers  du  bâtiment  forment  le  véritable  prolétariat 
de  Genève. 

«  Les  ouvriers  des  corps  de  métiers  du  bâtiment 
avaient  été  les  premiers  à  adhérer  à  l'Internationale 
(en  i86ô  et  1867),  tandis  que  ceux  de  la  Fabrique,  bien 
que  déjà  groupés  dans  des  sociétés  professionnelles,  se 
tenaient  pour  la  plupart  encore  dans  une  prudente 
expectative  ou  dans  une  dédaigneuse  indifférence;  quel- 
ques-uns même  se  montrèrent  absolument  hostiles.  » 
[Mémoire,  pages  22-23.) 

«  Nous  avons  indiqué  les  tendances  radicalement 
opposées  des  deux  grands  groupes  ouvriers  genevois  : 
la  Fabrique,  formée  entièrement  de  patriotes  genevois 
aux  tendances  bourgeoises  et  étroites  ;  et  le  Bâtiment, 

1. 


10  AVANT-PROPOS 

composé  surtout  de  prolétaires  étrangers,  ne  recevant 
qu'un  salaire  minime,  indifférents  aux  petites  préoccu- 
pations de  politique  locale,  et  acceptant  d'instinct  le 
socialisme  révolutionnaire. 

«  Une  habitude  fâcheuse  des  ouvriers  de  Genève,  et 
qui  ouvrait  trop  la  porte  à  l'esprit  d'intrigue  et  à  l'esprit 
de  domination,  était  celle  de  concentrer  presque  entiè- 
rement l'activité  des  divers  corps  de  métier  dans  les 
séances  de  leurs  comités.  Les  assemblées  de  sections 
étaient  rares,  et  les  comités  formaient  autant  de  gouver- 
nements au  petit  pied,  qui  agissaient  et  parlaient  au  nom 
de  leurs  sections  sans  les  consulter.  L'habitude  de  l'auto- 
rité produisant  toujours  une  influence  corruptrice  sur 
ceux  qui  l'exercent,  les  comités  des  ouvriers  en  bâti- 
ment avaient  des  tendances  presque  aussi  réactionnaires 
que  ceux  de  la  Fabrique,  et  faisaient  généralement  cause 
commune  avec  eux. 

«  L'influence  des  comités  était  contrebalancée  par 
l'assemblée  générale  de  toutes  les  sections  de  Genève, 
qui  se  convoquait  dans  les  circonstances  graves.  Là,  les 
petites  manœuvres  des  meneurs  étaient  noyées  dans  le 
flot  populaire,  et  toujours  les  assemblées  générales  se 
prononcèrent  dans  le  sens  révolutionnaire,  et  résistè- 
rent à  la  pression  que  les  intrigants  des  comités  cher- 
chaient à  exercer  dans  le  sens  de  la  réaction. 

«  Telle  était  donc  la  situation  qui  se  présentait  à 
Genève  aux  propagateurs  des  principes  collectivistes. 
D'une  part  les  comités,  —  comités  de  section,  et  Comité 
cantonal  ou  central  (on  appelait  ainsi  le  Conseil  de  la 
fédération  locale  genevoise)  composé  de  deux  délégués 
de  chaque  section,  —  aux  tendances  bourgeoises  et 
réactionnaires,  aimant  les  manœuvres  occultes,  et  déli- 


AVANT-PROPOS  II 

bérant  dans  le  mystère  comme  de  véritables  gouverne- 
ments :  de  ce  côté  les  collectivistes  ne  pouvaient  ren- 
contrer que  de  l'hostilité.  D'autre  part  le  peuple  des 
sections  :  ce  peuple  était  réactionnaire,  ou  indifférent, 
indécis,  dans  les  sections  de  la  Fabrique  ;  il  était  révo- 
lutionnaire dans  les  sections  du  bâtiment  ;  et  comme  ces 
dernières  formaient  la  majorité  dans  les  assemblées 
générales,  c'était  là  seulement  que  le  principe  collecti- 
viste pouvait  triompher. 

«  Il  y  avait  quelques  corps  de  métier  intermédiaires 
entre  la  Fabrique  et  le  bâtiment  :  typographes,  tailleurs, 
cordonniers,  etc.;  là  aussi,  les  comités  étaient  réaction- 
naires, et  le  peuple  subissait  trop  souvent  leur  in- 
fluence. »  {Mémoire,  pages  65-66.) 

Ces  quelques  passages  meparaissent  former  une  intro- 
duction qui  se  relie  assez  bien  à  ce  qu'on  trouvera  au 
début  de  la  partie  conservée  du  manuscrit. 

J.  G. 


PROTESTATION 


DE 


L'ALLIANCE 


Inédit  en  grande  partie. 


^^ 


Du  4  au  24  Juillet  18 y  r 


PROTESTATION   DE   L'ALLIANCE 


.  .  [ce  qu'ils  (*)]  |  53  pensent  et  ce  qu'ils  veulent 
est  pensé  et  vculu  par  leurs  sections,  en  sorte  qu'ils 
n'ont  pas  même  besoin  de  les  consulter  pour  savoir 
ce  qu'ils  doivent  décider  et  faire  en  leur  nom. 

Cette  illusion,  cette  fiction  est  fâcheuse  sous  tous 
les  rapports.  Elle  est  très  fâcheuse  d'abord  sous  le 
rapport  de  la  moralité  sociale  des  chefs  eux-mêmes, 
en  ce  qu'elle  les  habitue  à  se  considérer  comme  des 
maîtres  absolus  d'une  certaine  masse  d'hommes, 
comme  des  chefs  permanents  dont  le  pouvoir  est 
légitimé  tant  par  les  services  qu'ils  ont  rendus  que 
parle  temps  même  que  ce  pouvoir  a  duré.  Les  meil- 
leurs hommes  sont  facilement  corruptibles,  surtout 
quand  le  milieu  lui-même  provoque  la  corruption 
des  individus  par  l'absence  de  contrôle   sérieux  et 

(i)  Les  deux  mots  entre  crochets  sont  ajoutés  pour  compléter 
le  sens  de  la  phrase.  A  cet  endroit,  Bakounine  parlait  évi- 
demment des  comités  et  de  leurs  habitudes  gouvernementales; 
il  expliquait  comment,  tout  naturellement,  les  comités  en 
étaient  venus  à  substituer  leur  volonté  et  leurs  pensées  à  celles 
de  leurs  administrés. 


l6  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

d'opposition  permanente.  Dans  l'Internationale  il 
ne  peut  être  question  de  la  corruption  ve'nale,  parce 
que  l'association  est  encore  trop  pauvre  pour  donner 
des  revenus  ou  même  de  justes  re'tributions  à  aucun 
de  ses  cliefs.  Contrairement  à  ce  qui  se  passedansle 
monde  bourgeois,  les  calculs  intéressés  et  les  mal- 
versations y  sont  donc  fort  rares  et  n'y  apparaissent 
qu'à  titre  d'exception.  Mais  il  existe  un  autre  genre 
de  corruption  auquel  malheureusement  l'Associa- 
tion internationale  n'est  point  étrangère  :  c'est  celle 
de  la  vanité  et  de  l'ambition. 


Il  est  dans  tous  les  hommes  un  instinct  naturel 
du  commandement  qui  prend  sa  source  première 
dans  cette  loi  fondamentale  de  la  vie,  qu'aucun 
individu  ne  peut  assurer  son  existence  ni  faire  valoir 
ses  droits  qu'au  moyen  de  la  lutte.  Cette  lutte  entre 
les  I  64  hommes  a  commencé  par  l'anthropophagie  ; 
puis,  continuant  àtraversles  siècles  sous  différentes 
bannières  religieuses,  elle  a  passé  successivement  — 
s'humanisant  très  lentement,  peu  à  peu,  et  semblant 
même  retomber  quelquefois  dans  sa  barbarie  primi- 
tive —  par  toutes  les  formes  de  l'esclavage  et  du  ser- 
vage. Aujourd'hui  elle  se  produit  sous  le  double 
aspect  de  l'exploitation  du  travail  salarié  par  le 
capital,  et  de  l'oppression  politique,  juridique, 
civile,  militaire,  policière  de  l'Etat  et  des  Eglises 
officielles  des  Etats,  continuant  de  susciter  toujours 


PROTESTATION    DE   l'aLLIANCE  I7 

dans  tous  les  individus  qui  naissent  dans  la  société 
Je  désir,  le  besoin,  parfois  la  nécessité  de  commander 
aux  autres  et  de  les  exploiter. 

On  voit  que  l'instinct  du  commandement,  dans 
son  essence  primitive,  est  un  instinct  Carnivore  tout 
bestial,  tout  sauvage.  Sous  l'influence  du  dévelop- 
pement intellectuel  des  hommes,  il  s'idéalise  en 
quelque  sorte,  et  ennoblit  ses  formes,  se  présentant 
comme  l'organe  de  l'intelligence  et  comme  le  servi- 
teur dévoué  de  cette  abstraction  ou  de  cette  fiction 
politique  qu'on  appelle  le  bien  public  ;  mais  au  fond 
il  reste  tout  aussi  malfaisant,  il  le  devient  même 
davantage,  à  mesure  qu'à  l'aide  des  applications  de 
la  science  il  étend  davantage  et  rend  plus  puissante 
son  action.  S'il  est  un  diable  dans  toute  l'histoire 
humaine,  c'est  ce  principe  du  commandement.  Lui 
seul,  avec  la  stupidité  et  l'ignorance  des  masses,  sur 
lesquelles  d'ailleurs  il  se  fonde  toujours  et  sans  les- 
quelles il  ne  saurait  exister,  lui  seul  a  produit  tous 
les  malheurs,  tous  les  crimes  et  toutes  les  hontes  de 
l'histoire. 

Et  fatalement  ce  principe  maudit  se  retrouve 
comme  instinct  naturel  en  tout  homme,  sans  en 
excepter  les  meilleurs.  Chacun  en  porte  le  germe  en 
soi,  et  tout  germe,  on  le  sait,  par  une  loi  fondamen- 
tale de  la  vie,  doit  nécessairement  i  gg  se  développer 
et  grandir,  pour  peu  qu'il  trouve  dans  son  milieu 
des  conditions  favorables  à  son  développement.  Ces 
conditions,  dans  la  société  humaine,  sont  la  stupi- 
dité, l'ignorance,  l'indifférence  apathique  et  leshabi- 


l8  PROTESTATION   DE   L  ALLIANCE 

tudes  serviles  dans  les  masses  ;  de  sorte  qu'on  peut 
dire  à  bon  droit  que  ce  sont  les  masses  elles-mêmes 
qui  produisent  ces  exploiteurs,  ces  oppresseurs,  ces 
despotes,  ces  bourreaux  de  l'humanité  dont  elles 
sont  les  victimes.  Lorsqu'elles  sont  endormies  et 
lorsqu'elles  supportent  patiemment  leur  abjection 
et  leur  esclavage,  les  meilleurs  hommes  qui  naissent 
dans  leur  sein,  les  plus  intelligents,  les  plus  éner- 
giques, ceux  mêmes  qui  dans  un  milieu  différent 
pourraient  rendre  d'immenses  services  à  l'humanité, 
deviennent  forcément  des  despotes.  Ils  le  deviennent 
souvent  en  se  faisant  illusion  sur  eux-mêmes  et  en 
croyant  travailler  pour  le  bien  de  ceux  qu'ils  oppri- 
ment. Par  contre,  dans  une  société  intelligente, 
éveillée,  jalouse  de  sa  liberté  et  disposée  à  défendre 
ses  droits,  les  individus  les  plus  égoïstes,  les  plus 
malveillants,  deviennent  nécessairement  bons.  Telle 
est  la  puissance  de  la  société,  mille  fois  plus  grande 
que  celle  des  individus  les  plus  forts. 

Ainsi  donc  il  est  clair  que  l'absence  d'opposition 
et  de  contrôle  continus  devient  inévitablement  une 
source  de  dépravation  pour  tous  les  individus  qui 
se  trouvent  investis  d'un  pouvoir  social  quelconque  ; 
et  que  ceux  d'entre  eux  qui  ont  à  cœur  de  sauver 
leur  moralité  personnelle  devraient  avoir  soin  de 
ne  point  garder  trop  longtemps  ce  pouvoir,  d'abord, 
et  ensuite,  aussi  longtemps  qu'ils  le  gardent,  de  pro- 
voquer, )  gg  contre  eux-mêmes,  cette  opposition  et 
ce  contrôle  salutaire. 


PROTESTATION    DE   L  ALLIANCE  I9 

C'est  ce  que  les  membres  des  comite's  de  Genève, 
sans  doute  par  ignorance  des  dangers  qu'ils  cou- 
raient au  point  de  vue  de  leur  moralité  sociale,  ont 
ge'néralement  négligé  de  faire.  A  force  de  se  sacrifier 
et  de  se  dévouer,  ils  se  sont  fait  du  commandement 
une  douce  habitude,  et,  par  une  sorte  d'hallucina- 
tion naturelle  et  presque  inévitable  chez  tous  les 
gens  qui  gardent  trop  longtemps  en  leurs  mains  le 
pouvoir,  ils  ont  fini  par  s'imaginer  qu'ils  étaient  des 
hommes  indispensables.  C'est  ainsi  qu'imperceptible- 
ment s'est  formée,  au  sein  même  des  sections  si  fran- 
chement populaires  des  ouvriers  en  bâtiment,  une 
sorte  d'aristocratie  gouvernementale.  Nous  allons 
montrer  tout  à  l'heure  quelles  en  furent  les  consé- 
quences désastreuses  pour  l'organisation  de  l'Asso- 
ciation Internationale  à  Genève. 

Est-il  besoin  de  dire  combien  cet  état  de  choses 
est  fâcheux  pour  les  sections  elles-mêmes  ?  Il  les 
réduit  de  plus  en  plus  au  néant  ou  à  l'état  d'êtres 
purement  fictifs  et  qui  n'ont  plus  d'existence  que 
sur  le  papier.  Avec  l'autorité  croissante  des  comités 
se  sont  naturellement  développées  l'indifférence  et 
l'ignorance  des  sections  dans  toutes  les  questions 
autres  que  celles  des  grèves  et  du  paiement  des  coti- 
sations, paiement  qui  d'ailleurs  s'effectue  avec  des 
difficultés  toujours  plus  grandes  et  d'une  manière 
très  peu  régulière.  C'est  une  conséquence  naturelle 
de  l'apathie  intellectuelle  et  morale  des  sections,  et 
cette  apathie  à  son  tour  est  le  résultat  tout  aussi 
nécessaire    de    la    subordination    automatique    à 


20  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

laquelle  l'autoritarisme  des  comite's  [  gy  a  re'duit  les 
sections. 

Les  questions  de  grèves  et  de  cotisations  excepte'es, 
sur  tous  les  autres  points  les  sections  des  ouvriers 
en  bâtiment  ont  renoncé  proprement  à  tout  juge- 
ment, à  toute  délibération,  à  toute  intervention; 
elles  s'en  rapportent  simplement  aux  décisions  de 
leurs  comités.  «  Nous  avons  élu  notre  comité,  c'est 
à  lui  à  décider.  »  Voilà  ce  que  les  ouvriers  en  bâti- 
ment répondent  souvent  à  ceux  qui  s'efforcent  de 
connaître  leur  opinion  sur  une  question  quelconque. 
Ils  en  sont  arrivés  à  n'en  avoir  plus  aucune,  sem- 
blables à  des  feuilles  blanches  sur  lesquelles  leurs 
comités  peuvent  écrire  tout  ce  qu'ils  veulent.  Pourvu 
que  leurs  comités  ne  leur  demandent  pas  trop  d'ar- 
gent et  ne  les  pressent  pas  trop  de  payer  ce  qu'ils 
doivent,  ceux-ci  peuvent,  sans  les  consulter,  décider 
et  faire  impunément  en  leur  nom  tout  ce  qui  leur 
paraît  bon. 

C'est  très  commode  pour  les  comités,  mais  ce 
n'est  nullement  favorable  pour  le  développement 
social,  intellectuel  et  moral  des  sections,  ni  pour  le 
développement  réel  de  la  puissance  collective  de 
l'Association  Internationale.  Car  de  cette  manière 
1  n'y  reste  plus  à  la  fin  de  réel  que  les  comités, 
qui,  par  une  sorte  de  fiction  propre  à  tous  les  gou- 
vernements, donnent  leur  propre  volonté  et  leur 
propre  pensée  |  gg  pour  celles  de  leurs  sections  res- 
pectives, tandis  qu'en  réalité  ces  dernières  n'ont 
plus,  dans  la  plupart  des  questions  débattues,  ni 


PROTESTATION  DE   L  ALLIANCE  21 

volonté  ni  pensée.  Mais  les  comités,  ne  représen- 
tant plus  qu'eux-mêmes,  et  n'ayant  derrière  eux  que 
des  masses  ignorantes  et  indifférentes,  ne  sont  plus 
capables  de  former  qu'une  puissance  fictive,  non 
une  puissance  véritable.  Cette  puissance  fictive,  con- 
séquence détestable  et  inévitable  de  l'autoritarisme 
une  fois  introduit  dans  l'organisation  des  sections 
de  l'Internationale,  est  excessivement  favorable  au 
développement  de  toute  sorte  d'intrigues,  de  vanités, 
d'ambitions  et  d'intérêts  personnels;  elle  est  même 
excellente  pour  inspirer  un  contentement  puéril  de 
soi-même  et  une  sécurité  aussi  ridicule  que  fatale 
au  prolétariat  ;*  excellente  aussi  pour  effrayer  l'ima- 
gination des  bourgeois.  Mais  elle  ne  servira  de  rien 
dans  la  lutte  à  mort  que  le  prolétariat  de  tous  les 
pays  de  l'Europe  doit  soutenir  maintenant  contre 
la  puissance  encore  trop  réelle  du  monde  bour- 
geois. 

Cette  indifférence  pour  les  questions  générales 
qui  se  manifeste  de  plus  en  plus  chez  les  ouvriers 
en  bâtiment  ;  cette  paresse  d'esprit  qui  les  porte  à 
s'en  reposer  pour  toutes  les  questions  sur  les  déci- 
sions de  leurs  comités,  et  l'habitude  de  subordina- 
tion automatique  et  aveugle  qui  en  est  la  consé- 
quence naturelle,  font  qu'au  sein  |  gg  même  des 
comités  la  majorité  des  membres  qui  en  font  partie 
finissent  par  devenir  les  instruments  irréfléchis  de 
la  pensée  et  de  la  volonté  de  trois  ou  de  deux,  quel- 
quefois même  d'un  seul  de  leurs  camarades,  plus 
intelligent,  plus  énergique,  plus  persévérant  et  plus 


22  PROTESTATION   DE    L  ALLIANCE 

actif  que  les  autres.  De  sorte  que  la  plupart  des  sec- 
tions ne  présentent  plus  que  des  masses  gouvernées 
à  bien  plaire  soit  par  des  oligarchies,  soit  même  par 
des  dictatures  tout  individuelles  et  qui  masquent 
leur  pouvoir  absolu  sous  les  formes  les  plus  démo- 
cratiques du  monde. 

Dans  cet  état  de  choses,  pour  s'emparer  de  la 
direction  de  toute  l'Association  Internationale  de 
Genève,  et  notamment  du  groupe  des  ouvriers  en 
bâtiment,  il  n'y  avait  qu'une  chose  à  faire  :  c'était 
de  gagner  par  tous  les  moyens  possibles  les  quel- 
ques chefs  les  plus  influents  des  sections,  une  ving- 
taine ou  une  trentaine  d'individus  tout  au  plus.  Une 
fois  ceux-là  gagnés  et  dûment  inféodés,  on  avait 
toutes  les  sections  du  bâtiment  en  ses  mains.  Tel  est 
précisément  le  moyen  dont  se  sont  servis  avec  beau- 
coup de  succès  les  habiles  meneurs  de  la  Fabrique 
de  Genève. 

Le  point  culminant  de  l'organisation  proprement 
genevoise,  c'est  le  Comité  central  de  Genève  {*). 
Chaque  section  y  envoie  deux  délégués,  de  sorte 
qu'il  devrait  [yg  réunir  dans  ses  séances,  maintenant 
que  le  chiffre  des  sections  de  l'Internationale  à 
Genève  est  monté  à ('-),  en  comptant  deux  délé- 

(i)  Aussi  appelé  Comité  cantonal. 

(2)  Bakounine,  ici  et  à  la  ligne  suivante,  a  laissé  le  nombre 
en  blanc;  et  il  a  écrit  en  marge  la  remarque  ci-après,  destinée 
aux  amis  de  Genève  qui  devaient  lire  son  manuscrit  :  «  Les 
amis  genevois  doivent  mettre  les  chiffres  actuels,  que  j'ignore. 
Dans  tous  les  cas  il  y  a  plus  le  trente  sections,  et  par  consé- 
quent plus  de  soixante  délégués  au  Comité  central.  »  —  Voir 
page  22 ib,  note. 


PROTESTATION    DE   L  ALLIANCE  23 

gués  pour  chacune, membres.  Il  est  très  rare 

que  le  nombre  des  de'légue's  effectivement  re'unis 
dans  les  se'ances  régulières  du  Comité  central  at- 
teigne le  tiers. 

Le  Comité  central  est  l'autorité  incontestable- 
ment supérieure  dans  l'Internationale  de  Genève. 
Grâce  aux  pouvoirs  dont  il  est  investi,  et  grâce  à  ses 
rapports  directs  avec  toutes  les  sections,  dont  il  est 
censé  être  d'ailleurs  l'expression  immédiate,  la  repré- 
sentation constitutionnelle  et  en  quelque  sorte  le 
Parlement  permanent,  le  Comité  central  est  cer- 
tainement plus  puissant  à  Genève  que  le  Comité 
fédéral  (i)  lui-même.  Ce  dernier  est  le  représentant 
exclusif  et  suprême  des  intérêts,  des  aspirations,  des 
pensées  et  des  volontés  collectives  de  toutes  les  sec- 
tions de  la  Suisse  romande,  tant  vis-à-vis  du  Conseil 
général  de  l'Association  Internationale  des  Travail- 
leurs que  des  organisations  nationales  de  cette  Asso- 
ciation dans  tous  les  autres  pays.  Sous  ce  rapport, 
il  n'est  subordonné,  d'abord,  qu'au  Conseil  général, 
—  contre  les  décisions  duquel,  d'ailleurs,  il  peut  faire 
toujours  appel  aux  Congrès  généraux,  —  et  ensuite 
et  plus  immédiatement  encore  aux  Congrès  fédéraux 
des  sections  de  la  Suisse  romande,  qui  n'ont  pas 
seulement  le  droit  de  le  contrôler  et  de  lui  imposer 
leurs  résolutions  définitives,  mais  encore  de  le  cas- 

(i)  Le  Comité  fédéral  romand  était  le  représentant  de  la 
Fédération  romande,  dont  l'organisation  genevoise  ne  formait 
qu'une  partie.  Ce  Comité  fédéral  romand,  élu  pour  un  an  par 
le  Congrès  de  la  Fédération  romande,  avait  aussi  son  siège  à 
Genève  pour  l'année  1869. 


24  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

ser  et  de  le  remplacer  par  un  autre  Comité  fédéral. 

Le  Comité  fédéral  a  en  outre  la  direction  |  yj  su- 
prême du  journal.  La  rédaction  en  est,  il  est  vrai, 
nommée  par  le  Congrès  romand  ;  mais  le  Comité 
fédéral  en  a  la  haute  surveillance,  et  possède  le  droit 
incontestable  de  lui  imposer  son  esprit.  Pour  peu 
qu'il  sache  user  de  cet  instrument,  celui-ci  lui  assure 
une  grande  puissance,  car  le  journal,  s'adressant 
directement  à  tous  les  membres  de  l'Internationale, 
peut  contribuer  fortement  à  leur  imprimer  la  même 
direction  collective. 

Telles  sont  les  prérogatives  principales  du  Comité 
fédéral.  Il  faut  y  ajouter  le  droit  et  le  devoir  très 
sérieux  de  prendre  en  main  la  direction  des  grèves, 
du  moment  que  ces  dernières,  dépassant  les  limites 
d'une  localité,  font  appel  à  la  coopération  active  ou 
même  à  l'assistance  matérielle  et  morale  de  toutes 
les  sections  de  la  Fédération  romande,  aussi  bien 
que  des  sections  des  autres  pays. 

En  dehors  de  ces  droits,  d'ailleurs  si  considéra- 
bles, il  ne  lui  en  reste  pas  d'autres  que  ceux  de  sur- 
veillance, d'arbitrage,  de  contrôle,  et  au  besoin  de 
rappel  aux  principes  fondamentaux  et  constitutifs 
de  l'Association  Internationale,  tels  qu'ils  ont  été 
formulés  par  les  Congrès  généraux,  ni  d'autre 
devoir  que  celui  d'intermédiaire  régulier  entre  le 
Conseil  général  et  les  organisations  locales.  Dans  les 
lieux  où  il  existe  un  Comité  central  (i),  c'est-à-dire 

(i)  Ce  «  Comité  central  »  eût  été  plus  correctement  appelé 
«  Comité  local  ». 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  2^ 

un  parlement  local  des  sections,  le  Comité  fe'de'ral 
n'a  pas  le  droit  de  s'adresser  directement  à  ces  der- 
nières; il  ne  peut  le  faire  que  par  l'interme'diaire  du 
Comité'  central,  qui  est  le  gardien  naturel  |  ^^  de  la 
liberté  et  de  l'autonomie  locale  contre  les  empiéte- 
ments du  pouvoir.  Le  Comité  fédéral  ne  peut  par 
conséquent  exercer  d'influence  directe  et  d'action 
immédiate  sur  les  sections  :  ce  pouvoir  est  exclusi- 
vement réservé  au  Comité  central,  auquel  il  assure 
une  puissance  locale  bien  supérieure  à  celle  du 
Comité  fédéral. 

Le  pouvoir  du  Comité  central,  subordonné  sans 
doute  à  la  surveillance  plutôt  formelle  que  réelle  du 
Comité  fédéral,  et  plus  sérieusement  encore  à  la  cri- 
tique du  journal,  —  si  seulement  le  Comité  fédéral 
veut  avoir  le  courage  de  s'en  servir  au  besoin  contre 
lui,  —  n'a  d'autres  limites  véritables,  dans  l'admi- 
nistration des  affaires  intérieures  de  la  localité,  que 
celles  qu'il  peut  rencontrer  dans  l'autonomie  des 
sections  et  dans  les  assemblées  générales,  sortes  de 
Congrès  locaux,  non  représentatifs  mais  vraiment 
populaires,  en  ce  sens  que  tous  les  membres  présents 
de  l'Internationale  en  font  partie,  et  qui,  conformé- 
ment aux  statuts  arrêtés  par  le  premier  Congrès 
romand  tenu  en  janvier  1869  à  Genève,  ont  le  droit 
de  casser  toutes  les  résolutions  du  Comité  central  et 
même  de  lui  imposer  ses  volontés,  sauf  appel  du 
Comité  central  au  Comité  fédéral  et  au  Congrès 
romand,  appel  qui  ne  peut  être  fait  d'ailleurs  que 
dans  les  cas  où  les  résolutions  prises  par  une  assem- 

2 


26  PROTESTATION    DE   l'aLLIANCE 

blée  générale  seraient  contraires  aux  principes  fon- 
damentaux de  l'Association  Internationale. 

Les  limites  posées  par  l'autonomie  des  sections 
à  l'arbitraire  du  Comité  central  sont  très  sérieuses 
là  I  73  où  l'autonomie  des  sections  existe  réellement. 
Aussi  le  Comité  central  de  Genève  s'est-il  toujours 
respectueusement  incliné  devant  le  droit  des  sections 
de  la  Fabrique,  dont  la  solide  organisation,  comme 
nous  l'avons  déjà  observé  (i),  n'est  pas  seulement 
antérieure  à  l'existence  de  l'Association  Internatio- 
nale, mais  même,  sous  beaucoup  de  rapports,  étran- 
gère, pour  ne  point  dire  toute  contraire,  à  l'esprit  et 
aux  principes  les  plus  positifs  de  cette  Association. 

Il  n'en  est  point  ainsi  pour  les  sections  des 
ouvriers  en  bâtiment,  dont  l'organisation,  très  impar- 
faite et  souvent  même,  comme  nous  l'avons  déjà  vu, 
concentrée  exclusivement  dans  leurs  comités,  n'im- 
pose pas  le  même  respect  au  Comité  central.  Il  suf- 
fisait à  ce  dernier  de  faire  partager  son  avis  au 
comité  de  la  section  résistante  pour  rompre  cette 
résistance,  dont  d'ailleurs  il  n'y  a  presque  jamais  eu 
d'exemple. 

Donc  il  ne  restait,  pour  la  défense  de  l'indépen- 
dance et  des  droits  des  ouvriers  en  bâtiment,  qu'un 
seul  moyen  :  c'étaient  les  assemblées  générales. 
Aussi,  faut-il  le  dire,  rien  ne  fut  plus  antipathique 
au  Comité  central  que  ces  assemblées  vraiment 
populaires,  auxquelles  il  a  toujours  tâché  de  substi- 

(i)  Dans  la  partie  du  manuscrit  qui  a  été  perdue. 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  27 

tuer  les  asseynblées  des  comités  de  toutes  les  sections, 
c'est-à-dire  celles  de  l'aristocratie  gouvernementale. 
Nous  reviendrons  sur  ce  point  important.  Main- 
tenant, nous  devons  expliquer  |  74  l'inte'rêt  que  le 
Comité  central  —  qui,  en  apparence,  est  le  repré- 
sentant non  d'une  coterie,  mais  de  toutes  les  sec- 
tions —  pouvait  avoir  à  remplacer  les  assemblées 
populaires  par  ces  assemblées  gouvernementales. 
Le  Comité  central  n'est-il  pas  lui-même  une  sorte 
de  Parlement  populaire  issu  du  suffrage  universel  de 
toutes  les  sections?  Oui,  en  droit,  non  dans  le  fait. 
Fictivement,  il  représente  tout  le  monde,  mais  en 
réalité,  après  une  lutte  de  quelques  mois,  il  a  fini 
par  ne  représenter  plus  que  la  domination  genevoise. 


Nous  allons  donc  indiquer  maintenant,  aussi  briè- 
vement qu'il  nous  sera  possible,  les  phases  princi- 
pales de  cette  lutte,  qui  nous  feront  voir  comment 
le  Comité  central,  après  avoir  été  une  institution 
purement  populaire  et  démocratique,  est  devenu 
peu  à  peu  une  institution  gouvernementale,  gene- 
voise, et  aristocratique. 

Dans  l'Association  Internationale  de  Genève,  le 
nombre  des  sections  des  ouvriers  en  bâtiment,  joint 
à  celui  des  sections  intermédiaires  (typographes, 
tailleurs,  cordonniers,  etc.),  étant  supérieur  au 
nombre  des  sections  de  la  Fabrique,  et  chaque  sec- 
tion, quel  que  fût  le  chiffre  de  ses  adhérents,  n'étant 
représentée  au  Comité  central  que  par  deux  délé- 


28  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

gués,  il  eût  dû  en  re'sulter  que  dans  ce  Comité  les 
membres  non-genevois  auraient  été  en  majorité  et 
les  Genevois  en  minorité.  Il  n'en  a  pourtant  pas  été 
toujours  ainsi,  par  ceite  simple  raison  que  plusieurs 
sections  intermédiaires,  et  même  des  sections  d'ou- 
vriers en  bâtiment,  quoique  en  majeure  partie  compo- 
sées d'étrangers,  |  -5  avaient  pris  dès  l'abord  l'habi- 
tude d'envoyer  comme  délégués  au  Comité  central 
des  camarades  genevois,  lesquels,  obéissant  à  leurs 
inspirations  patriotiques,  votent  presque  toujours 
avec  la  Fabrique. 

Mais,  alors  même  qu'ils  constituaient  au  sein  du 
Comité  central  une  minorité  numérique,  les  délé- 
gués proprement  genevois  y  eurent  dès  l'abord  une 
voix  prédominante,  et  cela  pour  beaucoup  de  rai- 
sons. La  première,  c'est  que  les  ouvriers  genevois, 
pris  en  masse,  sont  beaucoup  plus  instruits,  ont 
beaucoup  plus  d'expérience  politique,  et  manient 
infiniment  mieux  la  parole  que  les  ouvriers  en  bâti- 
ment. La  seconde,  c'est  que  les  sections  de  la 
Fabrique  ont  toujours  délégué  au  Comité  central 
leurs  membres  les  plus  intelligents  et  les  plus  dis- 
tingués, souvent  même  leurs  chefs  principaux,  en 
qui  elles  avaient  pleine  confiance,  et  qui,  conformé- 
ment au  devoir  imposé  par  les  statuts  à  tous  les 
délégués  vis-à-vis  de  leurs  sections  respectives» 
venaient  rendre  régulièrement  compte  à  leurs  com- 
mettants de  tout  ce  qu'ils  avaient  proposé  et  voté 
dans  le  Comité  central  et  leur  demander  des  instruc- 
tions pour  leur  conduite  ultérieure,  de  sorte  que  les 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  29 

sections  de  la  Fabrique  pouvaient  et  peuvent  se  dire 
réellement  représentées  dans  le  Comité  central  ; 
tandis  que,  la  plupart  du  temps,  la  représentation 
des  sections  des  ouvriers  en  bâtiment  dans  le  Comité 
central  n'est  qu'une  pure  |  ^g  fiction. 

La  force  des  ouvriers  en  bâtiment,  avons-nous 
dit  déjà,  n'est  point  dans  le  développement  scienti- 
fique ni  politique  de  leur  intelligence,  mais  dans  la 
justesse  et  dans  la  profondeur  de  leur  instinct,  aussi 
bien  que  dans  leur  bon  sens  naturel  qui  leur  fait 
presque  toujours  deviner  le  droit  chemin,  lorsqu'ils 
ne  se  laissent  pas  entraîner  par  les  sophismes  de 
quelque  rhéteur  et  par  les  mensonges  de  quelques 
méchants  intrigants,  ce  qui  malheureusement  leur 
arrive  trop  souvent.  Ils  comptent  dans  leur  sein  peu 
d'hommes  instruits,  habitués  à  discuter  en  public  et 
qui  aient  l'expérience  de  l'organisation  et  de  l'admi- 
nistration. Ils  réservent  les  plus  habiles  camarades 
pour  leurs  comités  de  sections,  et  ils  envoient  sou- 
vent les  moins  habiles  et  les  moins  zélés  comme 
délégués  au  Comité  central.  Ces  délégués,  compre- 
nant peu  ou  point  l'importance  de  leur  mission, 
manquent  souvent  les  séances  de  ce  comité,  et 
n'ont  presque  pas  l'habitude  de  venir  au  sein  de 
leurs  sections  rendre  compte  des  résolutions  et  des 
votes,  auxquels,  lors  même  qu'ils  sont  présents,  ils 
ne  prennent  le  plus  souvent  qu'une  part  automa- 
tique et  passive. 

On  conçoit  que  vis-à-vis  d'une  telle  majorité, 
lors  même  qu'il  y  a  majorité,  la  minorité  propre- 

9 


30  PROTESTATION    DE   L  ALLIANCE 

ment  genevoise  doive  exercer  une  grande  prépon- 
dérance. Eh  bien,  cette  prépondérance,  d'ailleurs 
toujours  croissante,  a  été  contenue  pendant  quelque 
temps  par  un  seul  homme,  par  ie  compagnon 
Brosset,  serrurier. 

I  77  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  quel  homme 
est  Brosset  (i).  Alliant  une  réelle  bienveillance  et 
une  grande  simplicité  de  manières  à  un  caractère 
énergique,  ardent  et  fier;  intelligent,  plein  de  talent 
et  d'esprit,  et  devinant  par  l'esprit  les  choses  qu'il 
n'a  pas  eu  le  loisir  ni  les  moyens  de  reconnaître  et 
de  s'approprier  par  la  voie  delà  science  ;  passionné- 
ment dévoué  à  la  cause  du  prolétariat,  et  Jaloux  à 
l'excès  des  droits  populaires;  comme  tel,  ennemi 
acharné  de  toutes  les  prétentions  et  tendances  auto- 
ritaires, c'est  un  vrai  tribun  du  peuple.  Excessive- 
ment estimé  et  aimé  par  tous  les  ouvriers  en  bâti- 
ment, il  en  devint  en  quelque  sorte  le  chef  naturel, 
et,  à  ce  titre,  lui  seul  ou  presque  seul,  tant  dans  le 
Comité  central  et  dans  les  assemblées  gouvernemen- 


(i)  Bakounine  parle  ainsi  parce  qu'en  1871  chacun  connais- 
sait, dans  les  sections  de  rinternationale  de  la  Suisse  romande, 
cet  ouvrier  serrurier,  de  nationalité  savoyarde,  qui,  pendant 
un  temps,  sembla  incarnera  Genève  les  aspirations  et  le  tem- 
pérament révolutionnaire  des  ouvriers  du  bâtiment.  Lors  de 
la  grande  grève  d'avril  1868,  François  Brosset  fut  le  principal 
«  meneur  ».  En  janvier  1869,  à  la  fondation  de  la  Fédé- 
ration romande,  il  fut  élu  président  du  Comité  fédéral  romand, 
et  garda  ses  fonctions  pendant  sept  mois.  Plus  tard,  dégoûté 
par  les  attaques  dont  il  était  l'objet  de  la  part  des  chefs  de  la 
Fabrique,  et  frappé  au  cœur  par  la  mort  de  sa  vaillante 
femme,  il  se  retira  de  la  lutte.  —  On  trouvera,  p.  zbo,  un 
autre  portrait  de  Brosset. 


PROTESTATION    DE   l'ALLIANCE  3I 

taies  des  comite's,  que  dans   les  assemble'es  popu- 
laires, il  tint  tête  à  la  Fabrique. 

Pendant  plusieurs  mois,  et  notamment  depuis 
l'expiration  de  la  grande  grève  d'avril  1868  jusqu'à 
son  élection  comme  pre'sident  du  Comité  fédéral  de 
la  Suisse  romande  par  le  premier  Congrès  romand 
en  janvier  1869  (i),  il  resta  sur  la  brèche.  Ce  fut  là 
la  période  héroïque  de  son  activité  dans  l'Interna- 
tionale. Dans  le  Comité  central  aussi  bien  que  dans 
les  assemblées  des  comités,  il  fut  réellement  seul  à 
combattre,  et,  fort  souvent,  malgré  la  puissante 
coalition  genevoise,  soutenue  par  tous  les  éléments 
réactionnaires  de  ces  comités,  il  remporta  la  vic- 
toire. On  peut  s'imaginer  s'il  fut  détesté  |  yg  par  les 
meneurs  de  la  Fabrique  (2). 


L'objet  principal  de  la  discussion  était  celui-ci  : 
L'Association  Internationale  à  Genève  s'organisera- 
t-elle  selon  les  principes  vrais  et  largement  interna- 
tionaux de  cette  institution,  ou  bien,  tout  en  gardant 
son  grand  nom  d'Internationale,  deviendra-t-elle 
une  institution  exclusivement,  étroitement  gene- 
voise? —  but  vers  lequel  tendent  naturellement  de 
tous  leurs  efforts  les  ouvriers  proprement  genevois, 
la  masse  sans  doute  sans  s'en  rendre  compte  à  elle- 

(1)  Ce  ne  fut  pas  le  Congrès  qui  désigna  Brosset  pour  les 
fonctions  de  président  :  c'est  le  Comité  fédéral  qui  choisit  lui- 
même,  pour  exercer  la  présidence,  un  de  ses  membres. 

(2)  Cet  alinéa  a  été  cité,  un  peu  resserré,  au  tome  le^-  de 
L'Internationale,  Documents  et  Souvenirs,  p.  63. 


J2  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

même,  mais  les  chefs  avec  pleine  connaissance  de 
cause,  sachant  fort  bien  que,  dans  ce  dernier  cas, 
l'Internationale  ne  manquerait  pas  de  devenir 
bientôt,  en  leurs  mains,  un  moyen  très  puissant 
d'intervention  triomphante  dans  la  politique  locale 
du  canton  de  Genève,  au  profit  non  du  socialisme, 
mais  du  parti  radical. 

Ce  fut  là  le  commencement,  dans  l'Internationale 
de  Genève,  du  de'bat  e'ternel  entre  le  radicalisme 
bourgeois  et  le  socialisme  révolutionnaire  du  pro- 
le'tariat;  débat  qui,  n'étant  alors  qu'à  sa  naissance, 
était  naturellement  encore  enveloppé  d'incertitude, 
conduit  par  les  deux  parties  opposées  sousl'influence 
plutôt  d'aspirations  instinctives  qu'avec  une  con- 
naissance raisonnée  de  leurs  buts,  et  qui  ne  fut  mis 
en  pleine  clarté  que  plus  tard,  en  1869,  sous  l'in- 
fluence réunie  du  journal  VEgalité  et  de  la  propa- 
gande de  la  Section  de  l'Alliance. 

Ce  n'est  pas  à  vous,  compagnons  (i),  que  nous 
aurons  besoin  d'expliquer  combien  |  79  ceux  qui 
défendaient  le  parti  du  socialisme  révolutionnaire 
étaient  dans  le  vrai,  et  combien  ceux  qui  voulaient 
faire  de  l'Internationale  un  instrument  du  radica- 
lisme bourgeois  étaient  dans  le  faux,  combien  par 
là  même  ces  derniers  travaillaient,  sans  le  savoir  et 
sans  le  vouloir  sans  doute,  à  la  ruine  totale  de  l'es- 
prit, de  la  consistance  et  de  l'avenir  même  de  l'As- 
sociation Internationale. 

(i)  Comme  on  le  verra  plus  loin  (p.  45),  c'est  aux  ouvriers 
des  Montagnes  jurassiennes  que  Bakounjne  ici  s'adresse. 


PROTHSTATION    DE   l'aLLIANCE  33 

Vous  savez  bien  que  ce  même  de'bat  s'est  repro- 
duit au  dernier  Congrès  général  de  l'Association, 
tenu  à  Bâle  en  septembre  1869,  et  que,  quoiqu'en 
disent  nos  politiques  adversaires,  le  parti  du  radica- 
lisme bourgeois,  ou  plutôt  celui  de  la  conciliation 
équivoque  du  socialisme  ouvrier  avec  la  politique 
des  bourgeois  radicaux,  fut  tacitement  réprouvé  par 
la  majorité  de  ce  Congrès.  Ce  fut  en  vain  que  la 
majorité  des  délégués  de  la  Suisse  allemande,  joints 
aux  deux  délégués  de  la  Fabrique  de  Genève  (i)  et 
unis  à  la  presque  totalité  des  délégués  allemands, 
voulut  que  ce  Congrès  mît  en  discussion  la  fameuse 
question  du  référendum  ou  de  la  législation  directe 
par  le  peuple.  Reléguée  comme  dernière  question, 
elle  fut  éliminée  faute  de  temps,  et  parce  qu'il  était 
évident  que  la  majorité  du  Congrès  était  contre. 

Pour  vous  comme  pour  nous,  il  est  clair  que  la 
portion  révolutionnaire  socialiste  du  prolétariat  ne 
saurait  s'allier  à  aucune  fraction,  même  la  plus 
avancée,  de  la  politique  bourgeoise  sans  devenir 
aussitôt,  contre  soi-même,  l'instrument  de  cette 
I  8Q  politique  ;  et  que  le  programme  du  Parti  de  la 
démocratie  socialiste  en  Allemagne,  voté  par  le 
Congrès  de  ce  parti  au  mois  d'août  1869,  —  pro- 
gramme que,  fort  heureusement,  la  force  même  des 
choses  lui  impose  la  nécessité  de  modifier  radicale- 

(i)  C'est  Henri  Perret  et  Grosselin  que  Bakounine  désigne 
ainsi.  En  réalité,  Henri  Perret  seul  était  délégué  par  les  sec- 
tions de  la  Fabrique;  Grosselin  avait  été  élu  délégué,  ainsi 
que  Brosset  et  Heng,  par  le  vote  de  l'ensemble  des  sections  de 
Genève.  (Voir  p.  234.) 


34  PROTESTATION    DE    l'aI.LIANCE 

ment  aujourd'hui,  et  qui,  ayant  déclaré  que  la 
conquête  des  droits  politiques  était  la  condition 
préalable  de  V émancipation  du  prolétariat,  se  met- 
tait par  là  même  en  contradiction  flagrante  avec  le 
principe  fondamental  de  l'Association  Internatio- 
nale, en  faisant  de  la  politique  bourgeoise  la  base 
du  socialisme  (car  toute  politique  préalable,  c'est-à- 
dire  qui  devance  le  socialisme  et  qui  se  fait  par  con- 
séquent en  dehors  de  lui,  ce  qui  veut  dire  contre  lui, 
ne  peut  être  qu'exclusivement  bourgeoise),  —  que 
ce  programme,  disons-nous,  ne  pouvait  aboutir  qu'à 
mettre  le  mouvement  socialiste  du  prolétariat  à  la 
remorque  du  radicalisme  bourgeois. 

Pour  vous  comme  pour  nous  il  est  évident  que  le 
radicalisme  politique  ou  bourgeois,  quelque  rouge 
et  quelque  révolutionnaire  qu'il  se  dise  ou  qu'il 
soit  en  effet,  ne  peut  et  ne  pourra  jamais  vouloir  la 
pleine  émancipation  économique  du  prolétariat, 
car  il  est  contre  la  nature  des  choses  qu'un  être  réel 
quelconque,  individu  ou  corps  collectif,  puisse 
vouloir  la  destruction  des  bases  mêmes  de  son  exi- 
stence; que,  par  conséquent,  le  radicalisme  bour- 
geois, nolens  volens  (i),  sciemment  ou  inconsciem- 
ment, trompera  toujours  les  ouvriers  qui  auront  la 
sottise  de  se  fier  en  la  sincérité  de  ses  aspirations  ou 
intentions  socialistes.  |  gj  Les  radicaux  ne  demande- 
ront pas  mieux  que  de  se  servir  encore  une  fois 
du   bras   ou  du   vote  puissant  du   prolétariat  pour 

(i)  C'est-à-dire  «  qu'il  le  veuille  ou  non  ». 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  3  5 

atteindre  leurs  buts  exclusivement  politiques,  mais 
jamais  ils  ne  voudront  ni  ne  pourront  servir  à  ce 
dernier  d'instruments  pour  la  conquête  de  ses  droits 
économiques  et  sociaux. 

Nous  sommes  également  convaincus,  n'est-ce  pas? 
qu'il  y  aurait  une  double  duperie  de  la  part  du  pro- 
létariat à  s'allier  au  radicalisme  bourgeois.  D'abord 
parce  que  ce  dernier  tend  à  des  buts  qui  n'ont  rien 
de  commun  avec  le  but  du  prolétariat  et  qui  lui  sont 
même  diamétralement  opposés.  Et  ensuite  parce 
que  le  radicalisme  bourgeois  ne  constitue  plus 
même  une  puissance.  Il  est  évidemment  épuisé,  et 
son  épuisement  total  se  manifeste  d'une  inanière 
par  trop  flagrante  dans  tous  les  pays  de  l'Europe 
aujourd'hui  pour  qu'il  soit  possible  de  s'y  tromper. 
Il  n'a  plus  de  foi  dans  ses  propres  principes,  il  doute 
même  de  sa  propre  existence,  et  il  a  mille  fois  rai- 
son d'en  douter,  parce  que  réellement  il  n'a  plus 
aucune  raison  d'être.  Il  ne  reste  plus  aujourd'hui 
que  deux  êtres  réels  :  le  parti  du  passé  et  de  la  réac- 
tion, comprenant  toutes  les  classes  possédantes  et 
privilégiées,  et  s'abritant  aujourd'hui  avec  plus  ou 
moins  de  franchise  sous  le  drapeau  de  la  dictature 
militaire  ou  de  l'autorité  de  l'Etat;  et  le  parti  de 
l'avenir  et  de  la  complète  émancipation  |  g^ humaine, 
celui  du  socialisme  révolutionnaire,  le  parti  du  pro- 
létariat. 

Au  milieu,  il  y  a  les  platoniques,  les  pâles  fan- 
tômes du  républicanisme  libéral  et  radical.  Ce  sont 
des  ombres  lamentables,  errantes,  qui  voudraient 


36  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

s'accrocher  à  quelque  chose  de  réel,  de  vivant,  pour 
se  donner  une  raison  d'être  quelconque.  Rejete's  par 
la  réaction  dans  le  parti  du  peuple,  ils  voudraient 
s'emparer  de  sa  direction,  et  ils  le  paralysent, 
faussent  et  empêchent  son  développement,  sans  lui 
apporter  en  retour  l'ombre  d'une  puissance  maté- 
rielle ni  même  d'une  idée  féconde. 

Les  démocrates  socialistes  de  l'Allemagne  en  ont 
bien  fait  l'expérience.  Que  n'ont-ils  pas  fait  de- 
puis 1867  pour  contracter  une  alliance  patriotique, 
pangermanique,  offensive  et  défensive,  avec  le 
fameux  parti  démocratique,  républicain,  radical  et 
foncièrement  bourgeois  qui  s'appelait  le  Parti  du 
peuple  [Volkscartei),  l'un  des  créateurs  et  des  sou- 
tiensprincipaux  de  la  non  moins  fameuse  Ligue  de  la 
Paix  et  de  la  Liberté,  —  parti  qui,  s'étant  formé  dans 
le  midi  de  l'Allemagne,  en  opposition  à  la  politique 
prusso-germanique  de  Bismarck,  avait  son  centre 
principal  dans  la  capitale  de  ces  bons  Souabes,  à 
Stuttgart.  Ne  comprenant  pas  que  ce  parti  n'était 
rien  qu'un  fantôme  impuissant,  les  démocrates 
socialistes  de  l'Allemagne  lui  ont  fait  toutes  les 
concessions  possibles  et  même  impossibles,  ils 
s'étaient  réellement  châtrés  pour  se  mettre  |  33  à  son 
niveau  et  pour  se  rendre  capables  de  rester  alliés 
avec  lui.  Nous  voyons  maintenant  combien  toutes 
ces  concessions  étaient  inutile  et  nuisibles  :  le  Parti 
du  peuple,  dissipé  comme  une  vaine  fumée  par  les 
triomphes  et  la  brutalité  prusso-germanique  de 
l'empereur  Guillaume,  n'existe  plus,  et  le  Parti  de 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  37 

la  démocratie  socialiste,  qui  ne  peut  être  dissipé 
ni  détruit,  parce  qu'il  est  le  parti  non  de  la  bour- 
geoisie, mais  du  prolétariat  allemand,  doit  aujour- 
d'hui refaire  et  élargir  son  programme,  pour  se 
donner  une  idée,  une  âme  ou  un  but  équivalents  à 
la  puissance  de  son  corps. 

Parce  que  nous  avons  repoussé  avec  énergie  toute 
connivence  et  alliance  avec  la  politique  bourgeoise 
même  la  plus  radicale,  on  a  prétendu  sottement  ou 
calomnieusementque,  ne  considérant  seulementque 
le  côté  économique  ou  matériel  de  la  question 
sociale,  nous  étions  indifférents  pour  la  grande  ques- 
tion de  la  liberté,  et  que  par  là  même  nous  nous 
mettions  dans  les  rangs  de  la  réaction.  Un  délégué 
allemand  avait  même  osé  déclarer,  au  Congrès  de 
Bâle,  que  quiconque  ne  reconnaissait  point,  avec  le 
programme  de  la  démocratie  socialiste  germanique, 
«  que  la  conquête  des  droits  politiques  était  la  con- 
dition préalable  de  Témancipation  sociale  »,  —  ou, 
autrement  exprimé  :  que  pour  délivrer  le  prolétariat 
de  la  tyrannie  capitaliste  ou  bourgeoise,  il  fallait 
d'abord  s'allier  à  cette  tyrannie  pour  faire  soit  une 
réforme  soit  une  révolution  politique,  —  était  sciem- 
ment ou  inconsciemment  un  allié  des  Césars. 

Ces  messieurs  se  trompent  beaucoup  —  et, 
1  84  «  sciemment  ou  inconsciemment  »,  ils  s'ef- 
forcent de  tromper  le  public  —  sur  notre  compte. 
Nous  aimons  la  liberté  beaucoup  plus  qu'ils  ne 
l'aiment;  nous  l'aimons  au  point  de  la  vouloir 
complète  et  entière  ;  nous  en  voulons  la  réalité  et 

3 


58  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

non  la  fiction  ;  et  c'est  à  cause  de  cela  même  que 
nous  repoussons  absolument  toute  alliance  bour- 
geoise, étant  convaincus  que  toute  liberté  conquise 
à  l'aide  de  la  politique  bourgeoise,  par  les  moyens 
et  les  armes  de  la  bourgeoisie,  ou  par  une  alliance 
de  dupes  avec  elle,  pourra  être  très  réelle  et  très 
profitable  pour  Messieurs  les  bourgeois,  mais  pour 
le  peuple  ne  sera  jamais  rien  qu'une  fiction. 

Messieurs  les  bourgeois,  de  tous  les  partis  et 
même  des  partis  les  plus  avancés,  tout  cosmopolites 
qu'ils  sont,  lorsqu'il  s'agit  de  gagner  de  l'argent  par 
l'exploitation  de  plus  pn  plus  large  du  travail  popur 
laire,  en  politique  sont  également  tous  de  fervents 
et  fanatiques  patriotes  de  l'Etat,  le  patriotisme 
n'étant  en  réalité,  comme  vient  de  le  dire  fort  bien 
l'illustre  assassin  du  prolétariat  de  Paris  et  le  sau-f 
veur  actuel  de  la  France,  M.  Thiers,  rien  que  la 
passion  et  le  culte  de  l'Etat  national.  Mais  qui  dit 
Etat  dit  domination,  et  qui  dit  domination  dit 
exploitation,  ce  qui  prouve  que  ce  mot  d'Etat  popu-. 
laire  {Volksstaat),  devenu  et  restant  malheureuse-; 
ment  encore  aujourd'hui  le  mot  d'ordre  du  Parti  de 
la  démocratie  socialiste  de  l'Allemagne,  est  une 
contradiction  ridicule,  une  fiction,  un  mensonge, 
sans  doute  inconscient  de  la  part  de  ceux  qui  le 
I  gg  préconisent,  et  pour  le  prolétariat  un  piège  très 
dangereux.  L'Etat,  quelque  populaire  qu'on  le  fasse 
dans  ses  formes,  sera  toujours  une  institution  de 
domination  et  d'exploitation,  et  par  conséquent 
pour  les  masses  populaires  une  source  permanente 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  :59 

d'esclavage  et  de  misère.  Donc  il  n'y  a  pas  d'autre 
moyen  d'émanciper  les  peuples  économiquement  et 
politiquement,  de  leur  donner  à  la  fois  le  bien-être 
et  la  liberté,  que  d'abolir  1  Etat,  tous  les  Etats,  et  de 
tuer  par  là  même,  une  fois  pour  toutes,  ce  qu'on  a 
appelé  jusqu'ici  lapolitigue;  la  politique  n'étant  pré- 
cisément autre  chose  que  le  fonctionnement,  la 
manifestation  tant  intérieure  qu'extérieure  de  l'ac- 
tion de  l'Etat,  c'est-à-dire  la  pratique,  l'art  et  la 
science  de  dominer  et  d'exploiter  les  masses  en 
faveur  des  classes  privilégiées. 

11  n'est  donc  pas  vrai  de  dire  que  nous  fassions 
abstraction  de  la  politique.  Nous  n'en  faisons  pas 
abstraction,  puisque  nous  voulons  positivement  la 
tuer.  Et  voilà  le  point  essentiel  sur  lequel  nous  nous 
séparons  d'une  manière  absolue  des  politiques  et 
des  socialistes  bourgeois  radicaux.  Leur  politique 
consiste  dans  l'utilisation,  la  réforme  et  la  trans- 
formation de  la  politique  et  de  l'Etat  ;  tandis  que 
notre  politique  à  nous,  la  seule  que  nous  admet- 
tions, c'est  Vabolition  totale  de  l'Etat,  et  de  la  poli- 
tique qui  en  est  la  manifestation  nécessaire. 

I  gg  Et  c'est  seulement  parce  que  nous  voulons 
franchement  cette  abolition,  que  nous  croyons  avoir 
le  droit  de  nous  dire  des  internationaux  et  des  socia- 
listes révolutionnaires;  car  qui  veut  faire  de  la  poli- 
tique autrement  que  nous,  qui  ne  veut  pas  avec  nous 
l'abolition  de  la  politique,  àcna.  faire  nécessaire- 
ment de  la  politique  de  l'Etat,  patriotique  et  bour- 
geoise^  c'est-à-dire  renier  dans  le  fait,  au  nom  de 


40  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

son  grand  ou  petit  Etat  national,  la  solidarité 
humaine  des  peuples  à  l'exte'rieur,  aussi  bien  que 
l'émancipation  économique  et  sociale  des  masses  à 
l'intérieur. 

Quant  à  la  négation  de  la  solidarité  humaine  au 
nom  de  l'égoïsme  et  de  la  vanité  patriotiques,  ou, 
pour  parler  plus  poliment,  au  nom  de  la  grandeur 
et  de  la  gloire  nationale,  nous  en  avons  vu  un  triste 
exemple  précisément  dans  le  Parti  —  ou  plutôt 
dans  le  programme  et  dans  la  politique  des  chefs  du 
Parti  —  de  la  démocratie  socialiste  en  Allemagne. 
Avant  la  dernière  guerre,  ce  Parti  semblait  avoir 
complètement  adopté  le  programme  pangermanique 
du  parti  bourgeois  radical  et  soi-disant  populaire, 
ou  de  la  Volkspartei.  Comme  les  meneurs  de  ce  parti 
d'ombres  non  chinoises,  mais  allemandes,  les  chefs 
du  Parti  de  la  démocratie  socialiste  s'en  étaient  allés, 
eux  aussi,  à  Vienne  pour  nationaliser  et  pangerma- 
niser  davantage  le  prolétariat  [  37  selon  eux  par  trop 
cosmopolite  de  l'Autriche,  par  trop  humainement 
large  dans  ses  aspirations  socialistes,  et  pour  lui 
inspirer  des  idées  et  des  tendances  plus  étroitement 
politiques  et  patriotiques,  enfin  pour  le  discipliner 
et  pour  le  transformer  en  un  grand  parti  national, 
exclusivement  germanique.  La  logique  de  cette 
fausse  position  et  de  cette  trahison  évidente,  poli- 
tique et  patriotique,  envers  le  principe  du  socialisme 
international,  les  avait  même  poussés  à  tenter  un 
rapprochement  avec  ce  qu'on  appelle  en  Autriche 
le  parti  allemand,  parti  semi-libéral  et  semi-radical. 


^   PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  4I 

mais  éminemment  ofliciel  et  bourgeois;  parti  qui 
veut  pre'cisément  l'asservissement  de  tous  les  peu- 
ples non  allemands  de  l'Autriche,  et  des  Slaves  sur- 
tout, sous  la  domination  exclusive  de  la  minorité' 
germanique,  au  moyen  de  l'Etat.  Et  tandis  qu'ils 
reprochaient,  avec  beaucoup  de  raison,  paraît-il,  à 
M.  de  Schweitzer  de  faire  une  cour  illicite  au  pan- 
germanisme knouto-prussien  de  M.  de  Bismarck, 
eux-mêmes  faisaient  une  cour  indirecte  au  panger- 
manisme des  ministres  quasi-libe'raux  de  l'Autriche. 
Aussi,  grand  fut  leur  étonnement  et  très  comique 
leur  colère,  lorsqu'ils  virent  ces  libéraux,  ces  radi- 
caux et  ces  patriotes  officiels  de  l'Autriche  sévir 
contre  les  associations  ouvrières.  Et  pourtant  la 
logique  était  du  côté  des  ministres,  non  du  leur.  Les 
ministres,  en  tant  que  serviteurs  intelligents  et 
fidèles  I  gg  de  l'Etat,  avaient  mille  fois  raison  de 
sévir  contre  les  ouvriers  socialistes,  et  s'il  y  a  eu 
quelque  chose  d'extraordinaire  dans  tout  cela, 
c'était  la  naïveté  des  chefs  du  Parti  de  la  démocratie 
socialiste,  qui  ignoraient  les  conditions  d'existence 
d'un  Etat,  de  tout  Etat,  au  point  de  pouvoir  s'indi- 
gner contre  ces  persécutions  nécessaires  et  de  s'en 
étonner. 

Ce  que  nous  racontons  là  est  d'ailleurs  de  l'his- 
toire passée,  bien  passée.  Les  événements  immenses 
et  terribles  qui  se  sont  déroulés  depuis,  tant  en  Alle- 
magne qu'au  dehors,  et  qui  ont  changé  la  l'ace  de 
l'Europe,  ont  guéri,  il  faut  l'espérer,  à  tout  jamais 
les  démocrates  socialistes  de  l'Allemagne  et  de  leur 


42  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE    • 

naïveté  traditionnelle  et  de  leurs  velléités  nationales, 
politiques  et  patriotiques.  Leur  conduite  vraiment 
admirable  pendant  et  après  la  guerre,  leur  protesta- 
lion  énergique  contre  les  crimes  de  l'Allemagne 
officielle  et  contre  les  lâchetés  de  l'Allemagne  bour- 
geoise, les  radicaux  de  la  Volkspartei  y  compris, 
l'hommage  qu'ils  ont  eu  le  courage  vraiment 
héroïque  de  rendre  à  la  révolution  et  à  la  mort 
sublime  de  la  Commune  de  Paris,  tout  cela  prouve 
que  le  Parti  de  la  démocratie  socialiste,  comprenant 
aujourd'hui  l'immense  majorité  du  prolétariat  de 
l'Allemagne,  vient  enfin  de  briser  toutes  les  antiques 
attaches  qui  l'avaient  enchaîné  jusque-là  à  la  poli- 
tique bourgeoisement  patriotique  j  gg  de  l'Etat,  pour 
ne  suivre  exclusivement  désormais  que  la  grande 
voie  de  l'émancipation  internationale,  la  seule  qui 
puisse  conduire  le  prolétariat  à  la  liberté  et  au  bien- 
être. 

Voilà  ce  que  les  soi-disant  socialistes  de  la 
Fabrique  à  Genève  ne  sont  pas  encore  parvenus  à 
comprendre.  Dès  l'abord  ils  ont  voulu  faire  de  la 
politique  genevoise  dans  l'Internationale,  et  trans- 
former celle-ci  en  un  instrument  de  cette  politiqlie. 
Cela  avait  dans  l'Internationale  de  Genève  encore 
moins  de  sens  que  dans  le  Parti  de  la  démocratie 
socialiste  de  l'Allemagne,  puisqu'en  Allemagne  au 
moins  —  nous  ne  parlons  pas  de  l'Autriche  —  tous 
les  ouvriers  sont  allemands,  tandis  que  dans  l'In- 
ternationale genevoise  la  majorité  des  membres,  à 
cette  époque,  était  étrangère,  ce  qui  donnait  à  l'or- 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  43 

ganisation  un  caractère  doublement  international, 
puisqu'elle  était  non  seulement  internationale  d'in- 
tention et  par  son  programme,  mais  internationale 
encore  de  position  et  de  fait,  la  plus  grande  partie 
de  ses  membres  étant  condamnés,  par  leurs  natioria- 
lités  différentes,  à  rester  complètement  en  dehors 
de  la  politique  et  de  tous  les  intérêts  locaux  de 
Genève.  Faire  servir  cette  Internationale  d'instru- 
ment à  la  politique  genevoise,  n'était-ce  pas  forcer 
une  masse  d'ouvriers  français,  italietis,  savoyards, 
ou  m.ême  suisses  des  autres  cantons  (*),  à  jouer  le 
rôle  ridicule  de  soldats,  de  rnànœuvres  |  ggdans  une 
cause  qui  leur  était  parfaitement  étrangère,  au  profit 
exclusif  et  sous  le  commandement  immédiat  des 
meneurs  plus  ou  moins  ambitieux  des  sections  des 
ouvriers-citoyens  de  Genève? 

Ce  flit  précisément  l'argument  décisif  qu'on  leur 
opposa.  On  leur  dit  :  «  Puisque  vous  êtes  des  ci- 
toyens genevois,  faites  autant  qu'il  vous  plaira  de  la 
politique  genevoise  en  dehors  de  l'Internationale  : 
c'est  votre  droit,  c'est  peut-être  même  votre  devoir; 
dans  tous  les  cas  cela  ne  nous  regarde  pas.  Mais 
nous  ne  vous  reconnaissons  pas  le  droit  de  trans- 
porter vos  préoccupations,  vos  luttes  et  vos  intri- 
gues locales  au  sein  de  notre  Association  Interna- 
tionale, qui,  comme  son  nom  seul  l'indique,  doit 

(*)  Les  internationaux  allemands  et  suisses-allemands  à 
Genève  s'étaient  donné  dès  l'abord  une  organisation  et  une 
administration  complètement  séparée,  indépendante  même  du 
Comité  central  genevois  et  du  Comité  fédéral  de  la  Suisse 
tomande.  {Note  de  Bakounine.) 


44  PROTESTATION    DE    L'ALLIANCE 

poursuivre  un  but  bien  autrement  inte'ressant  et 
grandiose  que  toutes  ces  patriotiques  exhibitions 
des  ambitions  personnelles  du  radicalisme  bour- 
geois. » 

D'ailleurs,  il  faut  le  dire,  à  cette  époque,  c'est-à- 
dire  dans  la  seconde  moitié'  de  l'anne'e  1868,  après 
que  la  grande  grève  des  ouvriers  en  bâtiment  eut 
montré  aux  bourgeois  politiciens  de  Genève  que 
l'Internationale  pouvait  et  devait  devenir  unegrande 
puissance,  le  parti  radical  n'était  pas  encore  parvenu 
à  jeter  le  grappin  sur  elle.  Au  contraire,  les  ouvriers- 
citoyens  de  Genève,  devenus  membres  de  l'Interna- 
tionale, s'étaient  laissé  entraîner  par  les  compa-' 
gnons  Ph.  Becker,  Serno-Soloviévitch,  Charles 
Perron,  à  former  un  nouveau  parti  démocrate  so- 
cialiste, sous  I  g,  la  présidence  de  M.  Adolphe  Ca- 
talan, jeune  homme  assez  ambitieux  pour  changer 
facilement  de  programme  selon  les  besoins  du 
moment,  et  qui,  répudié  par  le  parti  radical,  avait 
espéré  un  instant  que  la  puissance  naissante  de  l'In- 
ternationale, dont  il  n'était  pas  même  membre  et 
qu'il  avait  à  peine  cessé  de  combattre,  pourrait  lui 
servir  de  marchepied.  Il  manifesta  à  cette  occasion 
autant  de  largeur  et  de  flexibilité  de  conscience  que 
de  légèreté  dans  ses  calculs,  qui  furent  naturelle- 
ment déjoués  par  les  faits.  Le  jeune  parti  de  la  dé- 
mocratie socialiste  de  Genève,  dont  le  programme 
contenait  d'ailleurs  des  choses  excellentes,  mais 
d'une  réalisation  impossible  tant  que  la  domination 
bourgeoise    continuera    d'exister,    c'est-à-dire  tant 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  45 

qu'il  y  aura  des  Etats,  ne  se  montra  pas  viable; 
enfant  âgé  à  peine  de  deux  ou  trois  mois,  il  mourut, 
étouffé  et  enterré  par  l'opposition  ou  plutôt  par 
l'indifférence  à  peu  près  unanime  des  électeurs  du 
canton  de  Genève  (^*).  11  rendit  pourtant  un  grand 
service  au  parti  conservateur  modéré,  autrement 
dit  «  indépendant  »,  en  prolongeant  son  règne  de 
deux  ans.  Depuis  lors  les  ouvriers-citoyens  de  l'In- 
ternationale genevoise,  après  une  hésitation  de  quel- 
ques mois,  commencèrent  à  s'enrégimenter  sous  le 
drapeau  du  parti  radical;  quant  à  M.  Catalan,  il 
chercha  pour  sa  jeune  ambition  une  voie  nouvelle, 
en  tâchant  de  créer  un  parti  conservateur-socialiste 
du  genre  de  celui  dans  lequel  s'est  noyé  chez 
vous  (2)  le  trop  fameux  citoyen  Coullery. 


I  92  Un  autre  point  qui  divisa  les  deux  partis  dans 
l'Internationale  de  Genève  fut  la  question  du  travail 
coopératif.  Vous  savez  qu'il  y  a  deux  genres  de 
coopération  :  la  coopération  bourgeoise,  qui  tend  à 
créer  une  classe  privilégiée,  une  sorte  de  bourgeoisie 
collective  nouvelle,  organisée  en  société  en  com- 
mandite; et   la   coopération    réellement   socialiste, 

(1)  L'histoire  de  la  campagne  électorale  faite  dans  l'automne 
de  186S,  à  Genève,  par  le  parti  de  la  démocratie  socialiste 
auquel  le  )(jurnal  de  Catalan,  la  L  iberté,  servait  d'organe,  est 
racontée  au  tome  l"-^  de  IMnternationale,  Documents  et  Sou- 
venirs. 

(2)  Dans  le  Jura  neuchâtelois. 

3. 


46  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

celle  de  l'avenir  et  qui,  par  cette  raison  même,  est  à 
peu  près  irre'alisable  dans  le  pre'sent.  Vous  devinez 
que  les  principaux  orateurs  des  sections  proprement 
genevoises  dépendirent  avec  passion  la  première. 

Enfin  il  y  eut  une  troisième  question,  très  im- 
portante au  point  de  vue  de  l'organisation  pratique 
de  l'Internationale  et  de  la  lutte  du  prolétariat  contre 
l'arbitraire  des  patrons  et  des  capitalistes  :  ce  sont 
les  caisses  de  résistance.  Comment  devaient-elles 
être  organise'es?  Chaque  section  devait-elle  garder 
sa  caisse  séparée,  sauf  à  fédérer  entre  elles  toutes  les 
caisses?  Ou  bien  ne  devait-il  exister,  pour  toutes 
les  sections  de  la  Suisse  romande,  «  qu'une  seule 
caisse  de  résistance  commune,  une  et  indissoluble  » 
au  point  «  qu'aucun  membre  ni  aucune  section  qui 
voudraient  se  détacher  plus  tard  de  l'Association 
Internationale  ne  pourraient  jamais  réclamer  le 
remboursement  de  leurs  cotisations  »? 

Nous  venons  de  citer  les  propres  termes  du 
«  Projet  de  statuts  de  la  Caisse  de  la  Résistance, 
élaboré  par  la  commission  nommée  par  la  Section 
centrale  »,  projet  préparé  principalement,  on  peut 
même  dire  exclusivement,  par  les  compagnons 
Serno-Soloviévitch,  |  93  Brosset  et  Perron  (*),  tous 
les  trois  ayant  été  à  cette  époque  les  trois  princi- 
paux combattants,  les  trois  principaux  défenseurs 
des  vrais  principes  et  des  vrais  intérêts  de  l'Asso- 


(*)  II  me  semble.  (Sote  marginale  de  Bakounine.)—  Charles 
Perron  étant  mort  en  1909,  je  n'ai  pu  vérifier  s'il  a  été  éffëc- 
tivement  membre  de  cette  commission.  —  J.  G. 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  47 

ciation  Internationale  contre  le  particularisme  et 
l'exclusivisme  par  trop  patriotiques  des  citoyens 
genevois. 

Ce  projet  était  très  simple  et  en  même  temps  très 
pratique,  très  se'rieux.  Si  on  avait  voulu  l'accepter 
dans  le  temps  où  il  fut  propose',  on  aurait  cre'é  en 
peu  de  mois  une  «  Caisse  de  la  Résistance  »  très 
respectable  et  très  solide.  Chaque  membre  de  l'As- 
sociation Internationale,  à  Genève,  devait  verser  à 
cette  caisse  commune,  une  et  indissoluble,  par  l'in- 
termédiaire du  comité  de  sa  section,  une  cotisation 
mensuelle  de  vingt-cinq  centimes,  c'est-à-dire  une 
somme  de  trois  francs  chaque  année,  ce  qui,  en 
évaluant  seulement  à  quatre  mille  le  nombre  des 
internationaux  dans  le  canton  de  Genève,  aurait 
produit  dans  le  cours  d'une  seule  année  la  somme 
considérable  de  douze  mille  francs.  Cette  caisse  eût 
été  administrée  par  un  comité  dans  lequel  chaque 
section  se  serait  fait  représenter  par  un  délégué,  et 
par  un  bureau  que  ce  comité  aurait  élu  lui-même 
dans  son  sein,  comité  et  bureau  toujours  révocables 
et  soumis  au  contrôle  incessant  d'un  conseil  de  sur- 
veillance, et  surtout  à  celui  des  assemblées  géné- 
rales; le  projet  appuyait  principalement  sur  les 
droits  souverains  de  ces  dernières. 

En  l'étudiant  de  plus  près,  oh  y  découvre  deux 
intentions  principales,  d'ailleurs  inséparables  l'une 
de  l'autre.  La  première,  c'était  de  soustraire  l'Asso- 
ciation Internationale  de  Genève  aux  deux  |  g^  dan- 
gers dont  elle  était  le  plus  meriacée  :  prfwid,  au  poison 


48  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

dissolvant  et  violent  de  la  politique  genevoise,  et, 
secimdo,  au  poison  soporifique  de  la  coopération 
bourgeoise,  en  replaçantrinternationale  sur  sa  base 
véritable  :  l'organisation  de  la  lutte  économique 
contre  l'exploitation  des  patrons  et  des  capitalistes, 
genevois  ou  non-genevois.  La  seconde,  qui  devenait 
une  conséquence  nécessaire  de  la  première,  c'était 
de  remplacer  le  Comité  central,  qui  avait  déjà  pris 
tout  le  caractère  autoritaire  et  occulte  d'un  gouver- 
nement oligarchique,  par  le  comité  de  la  Caisse  de 
la  Résistance,  forcé  par  sa  constitution  à  une  trans- 
parence parfaite  et  soumis  complètement  à  la 
volonté  du  peuple  souverain,  réuni  en  assemblée 
générale.  C'était  une  attaque  directe  contre  l'oli- 
garchie genevoise,  qui,  s'emparant  un  à  un  de  tous 
les  comités  des  sections,  était  en  train  de  fonder  sa 
domination  dans  l'Association  Internationale  de 
Genève.  On  comprend  pourquoi  ce  projet,  après 
avoir  été  imprimé,  n'eut  pas  même  l'honneur  d'une 
discussion  sérieuse. 

Ce  qui  est  remarquable  dans  les  débats  auxquels 
donna  lieu  cette  question  des  caisses  de  résistance, 
c'est  que  d'abord  les  sections  de  la  Fabrique  furent 
pour  le  système  des  caisses  séparées,  tandis  que  les 
représentants  de  l'idée  et  de  la  pratique  de  l'Inter- 
nationale prises  au  sérieux  défendirent  contre  ces 
sections  celui  de  la  caisse  unique.  Mais  plus  tard, 
et  notamment  aux  mois  de  juillet  et  d'août  1869, 
lorsque  cette  question,  conformément  au  programme 
proposé  par  le  Conseil  |  gg  général  de  Londres  pour 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  49 

le  Congrès  de  Bâle,  fut  de  nouveau  remise  à  l'e'tude, 
il  se  trouva  qu'au  contraire  c'étaient  les  repre'sen- 
tants  sérieux  de  la  cause  internationale  qui  étaient 
devenus  les  partisans  d'une  fédération  libre  des 
caisses  séparées  de  toutes  les  sections,  tandis  que 
les  principaux  meneurs  des  ouvriers  de  la  Fabrique 
soutenaient  contre  eux  l'organisation  d'une  caisse 
unique.  Que  s'était-il  donc  passé  pour  amener  un  si 
complet  changement  d'opinion  dans  chacun  des 
deux  partis?  Il  s'était  passé  ceci,  que  les  partisans 
de  l'autonomie  et  de  l'égalité  réelle  de  toutes  les 
sections  de  l'Internationale,  voyant  que  la  coterie 
genevoise,  malgré  leurs  efforts,  était  parvenue  à 
s'emparer  de  tout  le  gouvernement  de  l'Association, 
avaient  fini  par  comprendre  que  si  on  allait  créer 
une  caisse  centralisée  et  unique,  la  direction  su- 
prême de  cette  caisse,  le  maniement  exclusif  de  cet 
unique  instrument  de  guerre  dont  les  ouvriers 
associés  peuvent  se  servir  pour  combattre  leurs 
patrons,  et  par  conséquent  toute  la  puissance  de 
l'Internationale,  tomberait  nécessairement  entre  les 
mains  de  cette  coterie,  de  cette  oligarchie  gouver- 
nementale déjà  par  trop  triomphante.  Cette  même 
raison  faisait  naturellement  désirer  aux  chefs  des 
sections  proprement  genevoises  la  création  d'une 
caisse  unique. 

Nous  nous  empressons  d'ajouter  qu'il  n'entrait 
dans  ce  désir  aucune  arrière-pensée  cupide.  Au 
contraire,  nous  constatons  avec  |  gg  bonheur  que  les 
ouvriers  de  la  Fabrique  ne  se  sont  jamais  montrés 


§0  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

avares,  et  qu'ils  ont  toujours  soutenu  de  grand 
cœur,  largement,  de  leur  bourse  toutes  les  associa- 
tions ouvrières,  tant  genevoises  et  suisses  qu'étran- 
gères, qui,  forcées  de  faire  grève,  ont  fait  appel  à 
leurs  concours  matériel  et  moral.  Ce  que  nous  leur 
reprochons,  ce  n'est  donc  pas  l'avarice,  c'est  l'étroi- 
tesse  et  souvent  même  la  brutalité  de  leur  vanité 
genevoise,  c'est  leur  tendance  à  une  domination 
exclusive;  nous  leur  reprochons  d'être  entrés  dans 
l'Internationale  non  pour  y  noyer  leur  particularisme 
patriotique  dans  une  large  solidarité  humaine,  mais 
pour  lui  imprimer  au  contraire  un  caractère  exclu- 
sivement genevois;  pour  subordonner  cette  grande 
masse  d'ouvriers  étrangers  qui  en  font  partie,  et  qui 
en  furent  même  les  premiers  fondateurs  à  Genève, 
à  la  direction  absolue  de  leurs  chefs  et,  par  l'inter- 
médiaire de  ceux-ci,  à  celle  de  leur  bourgeoisie 
radicale,  dont  ils  ne  sont  eux-mêmes,  plus  ou  moins, 
que  les  instruments  aveugles,  les  dupes. 


Toutes  ces  questions  furent  discutées,  avec  le 
secret  qui  convient  aux  délibérations  gouvernemen- 
tales, au  sein  du  Comité  central  de  Genève,  et  le 
menu  peuple,  la  masse  de  l'Association  Internatio- 
nale, ne  fut  jamais  que  très  imparfaitement  informé 
des  luttes  qui  se  produisirent  dans  cette  Haute 
Chambre  des  sénateurs.  Pourtant  elles  se  reprodui- 
sirent, non  sans  doute    |  97  dans  leur  franche  pléni- 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  <y  l 

tude,  mais  incidemment  et  plus  ou  moins  masquées, 
tant  dans  les  assemblées  générales  que  dans  les 
se'ancés  mensuelles  de  la  Section  centrale  (*).  Dans 
les  unes  comme  dans  l'autre,  le  de'fenseur  ardent 
des  vrais  principes  de  l'Internationale,  de  l'inde'pen- 
dance  et  de  la  dignité'  des  ouvriers  en  bâtiment  et 
des  droits  souverains  de  la  «  canaille  populaire  « 
évidemment  menacés  par  l'ambition  croissante  et 
par  les  empiétements  de  pouvoir  de  messieurs  les 
sénateurs  des  comités,  le  compagnon  Brosset,  fut 
puissamment  soutenu  par  les  compagnons  Serno- 
Soloviévitch,  Perron,  Ph.Becker,  Guétat,  Monchal, 
Lindegger,  et  quelques  autres  encore,  parmi  les- 
quels il  ne  faut  pas  oublier  M.  Henri  Perret,  le 
perpétuel  secrétaire  général  de  l'Internationale  de 
Genève,  qui,  avec  le  tact  propre  aux  hommes 
d'Etat,  dans  toutes  les  discussions  publiques,  quelles 
que  soient  d'ailleurs  ses  opinions  privées,  s'arrange 
toujours  de  manière  à  sembler  partager  l'avis  de  la 
majorité  (*), 

(ij  «  Outre  les  sections  de  métier,  il  existait  à  Genève  une  sec- 
tion dite  Section  centrale,  qui  avait  été  la  section  mère  de  l'Inter- 
nationale, et  dans  laquelle  les  ouvriers  du  bâtiment  avaient 
été  d'abord  en  grande  majorité.  Plus  tard,  quand  se  formèrent 
de  nouvelles  sections  de  métier,  les  ouvriers  du  bâtiment  se 
retirèrent  de  la  Section  centrale,  qui  devint  alors  un  petit 
cénacle  dans  lequel  régnaient  en  maîtresses  la  réaction  et 
l'intrigue  de  la  Fabrique.  »  [Mémoire  de  la  Fédération  juras- 
sienne, p.  67.) 

(2)  «  L'attitude  équivoque  et  indécise  des  ouvriers  de  la 
Fabrique,  demi-bourgeois  électrisés  un  moment  par  la  lutte 
(la  grande  grève  d'avril  1868),  mais  qui  tendaient  à  se  rap- 
procher delà  bourgeoisie,  était  représentée  à  merveille  par  le 
secrétaire  du  Comité  central  genevois  (devenu  en  1869  secré- 


52  PROTESTATION    DE   L  ALLIANCE 

Dans  les  grandes  assemblées  publiques,  ce  furent 
naturellement  les  ide'es  les  plus  larges,  les  opinions 
ge'néreuses  qui  l'emportèrent  toujours.  La  plupart 
du  temps,  lorsque  l'esprit  des  masses  n'a  pas  e'té 
depuis  longtemps  faussé  par  une  propagation  inté- 
ressée et  habile  de  calomnies  et  de  mensonges,  il 
s'établit  dans  les  réunions  populaires  une  sorte 
d'instinct  collectif  qui  les  pousse  irrésistiblement 
vers  le  juste,  vers  le  vrai,  et  qui  est  si  puissant  que 
même  les  individus  les  plus  récalcitrants  se  laissent 
entraîner  par  lui.  Les  intrigants,  les  habiles,  tout- 
puissants  dans  les  conciliabules  plus  ou  moins 
occultes  des  |  gg  comités,  perdent  ordinairement  une 
grande  partie  de  leur  assurance  devant  ces  grandes 
assemblées  où  le  bon  sens  populaire,  appuyé  par  cet 
instinct,  fait  justice  de  leurs  sophismes.  Il  s'y  mani- 
feste généralement  une  telle  contagion  de  justice  et 
de  vérité,  qu'il  est  arrivé  fort  souvent  que  dans  les 
assemblées  générales  de  toutes  les  sections,  même 
une  grande  quantité  d'ouvriers  de  la  Fabrique,  — 

taire  du  Comité  fédéral  romand),  Henri  Perret,  ouvrier  gra- 
veur, qui  subit  d'abord  l'influence  de  Brosset,  de  Perron, 
de  Bakounine,  et  se  montra  un  révolutionnaire  à  tous  crins 
aussi  longtemps  que  le  courant  populaire  lui  sembla  aller  de 
ce  côté;  et  qui  plus  tard,  lorsque  décidément  les  meneurs  de 
la  Fabrique  eurent  pris  le  dessus  et  donnèrent  le  ton  à  Genève, 
changea  subitement  de  langage,  renia  ses  anciens  amis  et  les 
principes  qu'il  avait  africhés  si  haut,  et  se  fit  l'instrument  com- 
plaisant de  la  réaction  et  de  l'intrigue  marxiste.  »  {Mémoire 
de  la  Fedérjtion  jurassienne,  p.  47.)  Henri  Perret  devint  plus 
tard  secrétaire  de  l'As-oci^ition  politique  ouvrière  genevoise, 
et  enfin,  en  1877,  ^"  récompense  des  services  rendus,  il  fut 
nommé  secrétaire  de  commissaire  de  police  avec  2,400  francs 
de  traitement. 


PROTESTATION   DE    L  ALLIANCE  5  3 

le  menu  peuple  des  sections  proprement  genevoises, 
—  entraînés  par  l'enthousiasme  commun,  votèrent 
des  résolutions  contraires  aux  idées  et  aux  mesures 
proposées  par  leurs  chefs. 

Aussi,  comme  nous  l'avons  d'ailleurs  déjà  fait 
observer,  ces  assemblées  générales  ne  furent  jamais 
favorisées  par  ces  derniers,  qui  leur  préférèrent  tou- 
jours les  assemblées  des  comités  de  toutes  les  sec- 
tions. Assemblées  gouvernementales  et  occultes  s'il 
en  fut,  presque  toujours  tenues  à  huis-clos,  celles-là 
sont  inaccessibles  au  peuple  de  l'Internationale. 
Seuls  les  membres,  plus  ou  moins  permanents  et 
invariables,  des  comités  des  sections  ont  droit  d'y 
prendre  part.  Réunis  en  assemblée  privée  et  fermée, 
ils  constituent  ensemble  la  véritable  aristocratie 
gouvernementale  de  l'Association.  C'est  une  vérité 
nombre  de  fois  constatée,  qu'il  suffit  à  un  homme, 
même  le  plus  libéral  et  le  plus  largement  populaire, 
de  faire  partie  d'un  gouvernement  quelconque, 
pour  qu'il  change  de  nature;  à  moins  qu'il  ne  se 
retrempe  très  souvent  dans  l'élément  populaire,  à 
moins  qu'il  ne  soit  astreint  à  une  transparence  et  à 
une  I  99  publicité  permanentes,  à  moins  qu'il 
ne  soit  soumis  au  régime  salutaire,  continu,  du 
contrôle  et  de  la  critique  populaire  qui  doit  lui 
rappeler  toujours  qu'il  n'est  point  le  maître,  ni 
même  le  tuteur  des  masses,  mais  seulement  leur 
mandataire  ou  leur  fonctionnaire  élu  et  à  tout 
instant  révocable,  il  court  inévitablement  le  risque 
de  se  gâter  dans  le  commerce  exclusif  d'aristocrates 


^4  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

comme  lui,  et  de  devenir  un  sot  pre'tentieux  et 
vaniteux,  tout  bouffi  du  sentiment  de  sa  ridicule 
importance. 

Voilà  le  sort  auquel  s'étaient  condamnés  les 
membres  des  comités  de  l'Internationale  de  Genève, 
en  refusant  au  peuple  l'accès  de  leurs  réunions. 
L'esprit  qui  présidait  à  ces  réunions  devait  être 
nécessairement  opposé  à  celui  qui  régnait  dans  les 
assemblées  populaires  :  autant  ce  dernier  était  géné- 
reux et  large,  autant  le  premier  devait  être  étroit. 
Ce  ne  pouvait  plus  être  l'instinct  des  grandes  idées 
et  des  grandes  choses,  c'était  nécessairement  celui 
d'une  fausse  sagesse,  de  misérables  calculs  et  de 
mesquines  habiletés.  C'était  en  un  mot  un  esprit 
autoritaire  et  gouvernemental  :  non  celui  des  prin- 
paux  représentants  de  la  grande  masse  de  l'Interna- 
tionale, mais  celui  des  meneurs  de  la  Fabrique 
genevoise. 

On  comprend  que  ces  Messieurs  aiment  beaucoup 
ces  assemblées  des  comités.  C'est  lin  terrain  tout 
favorable  pour  le  plein  déploiement  de  leurs  habi- 
letés genevoises;  ils  y  régnent  en  maîtres,  et  ils  en 
ont  ]  400  largement  fait  usage  pour  endoctriner, 
pour  discipliner  dans  leur  sens  et,  s'il  nous  était 
permis  de  nous  exprimer  ainsi,  pour  «  engene- 
voiser  »  tous  les  membres  principaux  des  comités 
des  sections  étrangères,  pour  faire  passer  peu  à  peu 
dans  leur  esprit  et  dans  leurs  cœurs  les  instincts 
gouvernementaux  et  bourgeois  dont  eux-mêmes  ils 
sont  toujours  animés.  En  effet,  ces  assemblées  des 


PROTESTATION    DE    l'alLIANCE  5  5 

comités  des  sections  leur  offraient  l'avantage  de 
pouvoir  connaître  personnellement  les  membres  les 
plus  marquants  et  les  plus  influents  de  ces  sections, 
et  il  leur  suffisait  de  convertir  ces  membres  à  leur 
politique  pour  devenir  les  maîtres  absolus  de  toutes 
les  sections. 

Aussi  avons-nous  vu  qu'avant  janvier  1869, 
époque  à  laquelle  les  nouveaux  statuts  votés  par  le 
premier  Congrès  romand  entrèrent  en  vigueur,  ce 
furent  non  les  assemblées  générales,  mais  les 
assemblées  des  comités  qui  furent  considérées,  par 
le  parti  de  la  réaction  genevoise,  comme  la  suprême 
instance  légale  de  l'Internationale  de  Genève.  Les 
assemblées  générales,  d'ailleurs,  n'étaient  ni  régu- 
lières ni  fréquentes.  On  ne  les  convoquait  que  pour 
des  cas  extraordinaires,  et  alors  leur  ordre  du  jour, 
déterminé  d'avance,  était  toujours  si  bien  rempli 
qu'il  n'y  restait  que  bien  peu  de  temps  pour  la  dis- 
cussion des  questions  de  principes. 

Mais  il  y  avait  un  autre  terrain  sur  lequel  ces  ques- 
tions pouvaient  être  débattues  avec  beaucoup  plus  de 
liberté  :  c'étaient  les  assemblées  mensuelles  et  quel- 
quefois même  extraordinaires  de  la  Section  centrale. 

La  Section  centrale,  avons-nous  dit,  avait  été  le 
germe,  le  premier  corps  constitué  de  l'Association 
Internationale  à  Genève;  elle  en  aurait  dû  rester 
l'âme,  l'inspiratrice  et  la  propagandiste  permanente. 
C'est  dans  ce  sens,  sans  doute,  qu'on  l'a  appelée 
souvent  la  «  Section  de  l'initiative  ».  Elle  avait  créé 
l'Internationale  à  Genève,  elle  devait  en  conservet* 


56  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

et  en  développer  l'esprit.  Toutes  les  autres  sections 
étant  des  sections  corporatives,  les  ouvriers  s'y 
trouvent  réunis  et  organisés  non  par  l'idée,  mais  par 
le  fait  et  par  les  nécessités  mêmes  de  leur  travail 
identique.  Ce  fait  économique,  celui  d'une  indus- 
trie spéciale  et  des  conditions  particulières  de 
l'exploitation  de  cette  industrie  par  le  capital,  la 
solidarité  intime  et  toute  particulière  d'intérêts,  de 
besoins,  de  souffrances,  de  situation  et  d'aspirations 
qui  existe  entre  tous  les  ouvriers  qui  font  partie  de 
la  même  section  corporative,  tout  cela  forme  la  base 
réelle  de  leur  association.  L'idée  vient  après,  comme 
l'explication  ou  comme  l'expression  équivalente  du 
développement  et  de  la  conscience  collective  et 
réfléchie  de  ce  fait. 

Un  ouvrier  n'a  besoin  d'aucune  grande  prépara- 
tion intellectuelle  pour  devenir  membre  de  la  sec- 
tion corporative  qui  représente  son  métier.  Il  en  est 
déjà  membre  |  jqs  avant  même  qu'il  ne  le  sache, 
tout  naturellement.  Ce  qu'il  lui  faut  savoir,  c'est 
d'abord  qu'il  s'échine  et  s'épuise  en  travaillant,  et 
que  ce  travail  qui  le  tue,  suffisant  à  peine  pour 
nourrir  sa  famille  et  pour  renouveler  pauvrement 
ses  forces  déperdues,  enrichit  son  patron,  et  que 
par  conséquent  ce  dernier  est  son  exploiteur  impi- 
toyable, son  oppresseur  infatigable,  son  ennemi, 
son  maître,  auquel  il  ne  doit  autre  chose  que  la 
haine  et  la  révolte  de  l'esclave,  sauf  à  lui  accorder 
plus  tard,  une  fois  qu'il  l'aura  vaincu,  la  justice  et 
la  fraternité  de  l'homme  libre. 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  57 

Il  doit  savoir  aussi,  chose  qui  n'est  pas  difficile  à 
comprendre,  que  seul  il  est  impuissant  contre  son 
maître,  et  que,  pour  ne  point  se  laisser  e'craser  par 
lui,  il  doit  s'associer  tout  d'abord  avec  ses  cama- 
rades d'atelier,  leur  être  fidèle  quand  même  dans 
toutes  les  luttes  qui  s'élèvent  dans  l'atelier  contre 
ce  maître. 

Il  doit  encore  savoir  que  l'union  des  ouvriers  d'un 
même  atelier  ne  suffit  pas,  qu'il  faut  que  tous  les 
ouvriers  du  même  me'tier,  travaillant  dans  la  même 
localité,  soient  unis.  Une  fois  qu'il  sait  cela,  —  et, 
à  moins  qu'il  ne  soit  excessivement  bête,  l'expé- 
rience journalière  doit  le  lui  apprendre  bientôt,  — 
il  devient  consciemment  un  membre  dévoué  de  sa 
section  corporative.  Cette  dernière  est  déjà  consti- 
tuée comme  fait,  mais  elle  n'a  pas  encore  la  con- 
science internationale,  elle  n'est  encore  qu'un 
fait  1  JQ3  tout  local.  La  même  expérience,  cette  fois 
collective,  ne  tarde  pas  à  briser  dans  l'esprit  de  l'ou- 
vrier le  moins  intelligent  les  étroitesses  de  cette 
solidarité  exclusivement  locale.  Survient  une  crise, 
une  grève.  Les  ouvriers  du  même  métier,  dans  un 
endroit  quelconque,  font  cause  commune,  exigent 
de  leurs  patrons  soit  une  augmentation  de  salaire, 
soit  une  diminution  d'heures  de  travail.  Les  patrons 
ne  veulent  pas  les  accorder;  et  comme  ils  ne  peu- 
vent se  passer  d'ouvriers,  ils  en  font  venir  soit  des 
autres  localités  ou  provinces  du  même  pays,  soit 
même  des  pays  étrangers.  Mais  dans  ces  pays,  les 
ouvriers  travaillent  davantage    pour   un    moindre 


58  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

salaire;  les  patrons  peuvent  donc  vendre  leurs  pro- 
duits à  meilleur  marche',  et  par  là  même,  faisant 
concurrence  aux  produits  du  pays  où  les  ouvriers 
gagnent  davantage  avec  moins  de  peine,  ils  forcent 
les  patrons  de  ce  pays  à  re'duire  le  salaire  et  à 
augmenter  le  travail  de  leurs  ouvriers;  d'où  il 
résulte  qu'à  la  longue  la  situation  relativement 
supportable  des  ouvriers  dans  un  pays  ne  peut  se 
maintenir  qu'à  la  condition  qu'elle  soit  e'galement 
supportable  dans  tous  les  autres  pays.  Tous  ces 
phénomènes  se  répètent  trop  souvent  pour  qu'ils 
puissent  échapper  à  l'observation  des  ouvriers  les 
plus  simples.  Alors  ils  finissent  par  comprendre 
que  pour  se  garantir  contre  l'oppression  exploiteuse 
et  toujours  croissante  des  patrons,  il  ne  leur  suffit 
pas  d'organiser  une  solidarité  locale,  qu'il  faut  faire 
entrer  dans  cette  solidarité  tous  les  ouvriers  du 
même  métier,  travaillant  non  seulement  dans  la 
même  province  ou  dans  le  même  pays,  mais  dans 
tous  les  pays,  et  surtout  dans  ceux  qui  sont  plus 
particulièrement  liés  par  des  rapports  de  commerce 
et  d'industrie  entre  eux.  Alors  se  constitue  l'organi- 
sation non  locale,  ni  même  seulement  nationale, 
mais  réellement  internationale,  du  même  corps  de 
métier. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  l'organisation  des  travail- 
leurs en  général,  ce  n'est  encore  que  l'organisation 
internationale  d'un  seul  |  ^Q^  corps  de  métier.  Pour 
qiie  l'ouvrier  non  instruit  reconnaisse  la  solidarité 
réelle  qui  existe  nécessairement  entre  tous  ces  corps 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  ÇÇ 

de  métier,  dans  tous  les  pays  du  monde,  il  faut  que 
d'autres  ouvriers,  dont  l'intelligence  est  plus  déve-! 
loppe'e  et  qui  possèdent  quelques  notions  de  la 
science  économique,  viennent  à  son  aide.  Non  que 
l'expérience  journalière  lui  manque  sur  ce  point, 
mais  parce  que  les  phénomènes  économiques  par 
lesquels  se  manifeste  cette  indubitable  solidarité 
sont  infiniment  plus  compliqués,  de  sorte  que  leur 
sens  véritable  peut  échapper  et  échappe  en  effet  fort 
souvent  aux  ouvriers  moins  instruits. 

En  supposant  que  la  solidarité  internationale  soit 
parfaitement  établie  dans  un  seul  corps  de  métier, 
et  qu'elle  ne  le  soit  pas  dans  les  autres,  il  en  résul- 
tera nécessairement  ceci,  que  dans  cette  industrie 
le  salaire  des  ouvriers  sera  plus  élevé  et  les  heure? 
de  travail  seront  moindres  que  dans  toutes  les  autres 
industries.  Et  comme  il  a  été  prouvé  que,  en  consé^ 
quence  de  la  concurrence  que  les  capitalistes  et  les 
patrons  se  font  entre  eux,  le  véritable  profit  des  uns 
comme  des  autres  n'a  d'autre  source  que  la  modicité 
relative  des  salaires  et  le  nombre  aussi  grand  que  posr 
sible  des  heures  de  travail,  il  est  clair  que,  dans  l'in- 
dustrie dont  les  ouvriers  seront  internationalement 
solidaires,  les  capitalistes  et  les  patrons  gagneront 
moins  que  dans  toutes  les  autres;  par  suite  de  quoi, 
peu  à  peu,  les  capitalistes  transporteront  leurs  capi? 
taux  et  les  patrons  leurs  crédits  et  leur  activité 
exploitante  |  ^Q^  dans  les  industries  moins  ou  pas 
du  tout  organisées.  Mais  cela  aura  pour  consé- 
quence   nécessaire    de  diminuer    dans    l'industrie 


6o  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

internationalement  organisée  la  demande  des  tra- 
vailleurs, et  cela  empirera  naturellement  la  situation 
de  ces  travailleurs,  qui  seront  forcés,  pour  ne  point 
mourir  de  faim,  de  travailler  davantage  et  de  se 
contenter  d'un  moindre  salaire.  D'où  il  résulte  que 
les  conditions  du  travail  ne  peuvent  ni  empirer  ni 
s'améliorer  dans  aucune  industrie  sans  que  lès  tra- 
vailleurs de  toutes  les  autres  industries  ne  s'en  res- 
sentent bientôt  (i),  et  que  tous  les  corps  de  métier 
dans  tous  les  pays  du  monde  sont  réellement  et 
indissolublement  solidaires. 

Cette  solidarité  se  démontre  par  la  science  autant 
que  par  l'expérience,  la  science  n'éiant  d'ailleurs 
rien  que  l'expérience  universelle  mise  en  relief, 
comparée,  systématisée  et  duement  expliquée.  Mais 
elle  se  manifeste  encore  au  monde  ouvrier  par  la 
sympathie  mutuelle,  profonde  et  passionnée,  qui,  à 
mesure  que  les  faits  économiques  se  développent  et 
que  leurs  conséquences  politiques  et  sociales,  tou- 
jours de  plus  en  plus  amères  pour  les  travailleurs  de 
tous  les  métiers,  se  font  sentir  davantage,  croît  et 
devient  plus  intense  dans  le  cœur  du  prolétariat 
tout  entier.  Les  ouvriers  de  chaque  métier  et  de 
chaque  pays,  avertis,  d'un  côté,  par  le  concours 
matériel  et  moral  que,  dans  les  époques  de  luttes,  ils 
trouvent  dans  les  ouvriers  de  tous  les  autres  métiers 
et  de  tous  les  autres  pays,  et,  de    j  loe  l'autre,  par  la 


(i)  Le  passage  qui  suit,  à  partir  d'ici  jusqu'à  la  ligne  i5  de 
la  p.  63,  a  été  cité  au  tome  II  de  L'Internationale,  Documents 
et  Souvenirs,  p.  164. 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  6i 

réprobation  et  par  l'opposition  systématique  et  hai- 
neuse qu'ils  rencontrent,  non  seulement  de  la  part 
de  leurs  propres  patrons,  mais  aussi  des  patrons  des 
industries  les  plus  éloignées  de  la  leur,  de  la  part  de 
la  bourgeoisie  tout  entière,  arrivent  à  la   connais- 
sance parfaite  de   leur  situation  et  des  conditions 
premières   de  leur  délivrance.    Ils    voient   que    le 
monde  social  est  réellement  partagé  en  trois  catégo- 
ries principales  :  i°  les  innombrables  millions  de 
prolétaires  exploités;  2°  quelques  centaines  de  mil- 
liers d'exploiteurs  du  second  et-même  du  troisième 
ordre  ;  et  3°  quelques  milliers,  ou  tout  au  plus  quel- 
ques dizaines  de  milliers,  de  gros  hommes  de  proie 
ou  capitalistes  bien   engraissés  qui,   en  exploitant 
directement  la  seconde  catégorie  et  indirectement, 
au  moyen  de  celle-ci,  la  première,  font  entrer  dans 
leurs  poches  immenses  au  moins  la  moitié  des  béné- 
fices du  travail  collectif  de  l'humanité  tout  entière. 
Du  moment  qu'un  ouvrier  est  parvenu  à  s'aperce- 
voir de  ce  fait  spécial  et  constant,  quelque  peu  déve- 
loppée que  soit  son  intelligence,  il  ne  peut  manquer 
de  comprendre  bientôt  que,  s'il  existe  pour  lui  un 
moyen  de  salut,  ce  moyen  ne  peut  être  que  l'éta- 
blissement et  l'organisation  de  la  plus  étroite  soli- 
darité   pratique    entre   les   prolétaires   du    monde 
entier,  sans  différence  d'industries  et  de  pays,  dans 
la  lutte  contre  la  bourgeoisie  exploitante. 

I  10-  Voila  donc  la  base  de  la  grande  Association 
Internationale  des  Travailleurs  toute  trouvée.  Elle 
nous  a  été  donnée  non  par  une  théorie  issue  de  la 


6?  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

tête  d'un  ou  de  quelques  penseurs  profonds,  mais 
bien  par  le  développement  re'el  des  faits  économi- 
ques, par  les  épreuves  si  dures  que  ces  faits  font 
subir  aux  masses  ouvrières,  et  par  les  réflexions,  les 
pensées  qu'ils  font  tout  naturellement  surgir  dans 
leur  sein.  Pour  que  l'Association  ait  pu  être  fondée, 
11  avait  fallu  que  tous  ces  éléments  nécessaires  qui 
la  constituent  :  faits  économiques,  expériences, 
•aspirations  et  pensées  du  prolétariat,  se  fussent  déjà 
développés  à  un  degré  assez  intense  pour  lui  former 
une  base  solide.  Il  avait  fallu  qu'au  sein  même  du 
prolétariat  il  se  trouvât  déjà,  parsemés  dans  tous 
les  pays,  des  groupes  ou  associations  d'ouvriers 
assez  avancés  pour  pouvoir  prendre  l'initiative  de 
ce  grand  mouvement  de  la  délivrance  du  prolétariat. 
Après  quoi  vient  sans  doute  l'initiative  personnelle 
de  quelques  individus  intelligents  et  dévoués  à  la 
cause  populaire. 

Nous  saisissons  cette  occasion  pour  rendre  hom- 
mage aux  illustres  chefs  du  parti  des  commu- 
nistes allemands,  aux  citoyens  Marx  et  Engels  sur- 
tout, aussi  bien  qu'au  citoyen  Ph.  Becker,  notre 
ci-devant  ami,  maintenant  notre  adversaire  impla- 
cable (i),  qui  furent,  autant  qu'il  est  donné  à  des 
individus  de  créer  quelque  chose,  les  véritables 
créateurs  de  l'Association  Internationale.  Nous  le 
faisons  avec  d'autant  plus  de  plaisir,  que  j  ms  nous 
nous  verrons  forcés  de  les  combattre  bientôt.  Notre 

(i)  Voir  plus  loin,  pages  182,  203  (note),  278,  280. 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  63 

estime  pour  eux  est  sincère  et  profonde,  mais  elle 
ne  va  pas  jusqu'à  l'idolâtrie  et  ne  nous  entraînera 
jamais  à  prendre  vis-à-vis  d'eux  le  rôle  d'esclaves. 
Et,  tout  en  continuant  à  rendre  pleine  justice  aux 
immenses  services  qu'ils  ont  rendus  et  qu'ils  rendent 
même  encore  aujourd'hui  à  l'Association  Interna- 
tionale, nous  combattrons  à  outrance  leurs  fausses 
théories  autoritaires,  leurs  velléite's  dictatoriales,  et 
cette  manie  d'intrigues  souterraines,  de  rancunes 
vaniteuses,  de  misérables  animosités  personnelles, 
de  sales  injures  et  d'infâmes  calomnies,  qui  carac- 
térise d'ailleurs  les  luttes  politiques  de  presque 
tous  les  Allemands,  et  qu'ils  ont  malheureusement 
apportées  avec  eux  dans  l'Association  Interna- 
tionale (i). 

Il  ne  suffit  pas  que  la  masse  des  ouvriers  soit 
arrivée  à  comprendre  que,  s'il  existe  un  moyen  de 
délivrance  pour  elle,  ce  moyen  ne  peut  être  que  la 
solidarité  internationale  du  prolétariat  ;  il  faut 
encore  qu'elle  ait  foi  dans  l'efficacité  réelle,  imman- 
quable de  ce  moyen  de  salut,  qu'elle  ait  foi  dans  la 
possibilité  de  sa  prochaine  délivrance.  Cette  foi  est 
une  affaire  de  tempérament,  et  de  disposition  de 
cœur  et  d'esprit  collective.  Le  tempérament  est 
donné  aux  différents  peuples  par  la  nature,  mais  il 
se  développe  par  leur  histoire.   La  disposition   col- 


(i)  Ici  finit  le  passage  cité  dans  U Internationale,  Documents  et 
Souvenirs.  —  La  correspondance  de  Marx,  d'Engels  et  deBecker 
avec  Sorge,  publiée  en  1906,  justifie  pleinement  cette  apprécia- 
tion de  Bakounine. 


64  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

lective  du  prolétariat  est  toujours  le  double  produit 
de  tous  les  e'vénements  ante'rieurs,  d'abord,  |  109  et 
ensuite  et  surtout  de  sa  situation  e'conomique  et 
sociale  pre'sente. 

Dans  les  années  i863  et  1864,  époque  de  la  fon- 
dation de  l'Internationale,  il  s'est  produit  dans 
presque  tous  les  pays  de  l'Europe,  et  surtout  dans 
ceux  où  l'industrie  moderne  se  trouve  le  plus  déve- 
loppée, en  Angleterre,  en  France,  en  Belgique,  en 
Allemagne  et  en  Suisse,  deux  faits  qui  en  ont  facilité 
et  presque  rendu  nécessaire  la  création.  Le  premier, 
ce  fut  le  réveil  simultané  de  l'esprit,  du  courage,  du 
tempérament  ouvriers  dans  tous  ces  pays,  après 
douze  ou  même  quinze  ans  d'un  affaissement  qui 
avait  été  le  résultat  de  la  terrible  débâcle  de  i85i  et 
de  1848.  Le  second  fait  fut  celui  du  développement 
merveilleux  de  la  richesse  bourgeoise  et,  comme 
son  accompagnement  obligé,  de  la  misère  ouvrière 
dans  tous  ces  pays.  Ce  fut  l'aiguillon,  et  le  tempéra- 
ment, l'esprit  renaissant  donna  la  foi. 

Mais,  comme  il  arrive  souvent,  cette  confiance 
renaissante  ne  se  manifesta  pas  d'un  seul  coup  dans 
la  masse  tout  entière  du  prolétariat.  Parmi  tous  les 
pays  de  l'Europe,  il  n'y  en  eut  d'abord  que  deux, 
puis  trois  et  quatre,  puis  cinq,  où  elle  se  fit  jour; 
dans  ces  pays  privilégiés  même,  ce  ne  fut  pas  sans 
doute  toute  la  masse,  mais  un  petit  nombre  seule- 
ment de  petites  associations  ouvrières  excessivement 
clairsemées  qui  sentirent  renaître  en  elles  une  con- 
fiance suffisante  pour  recommencer  la  lutte  ;  et  dans 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  65 

ces  associations  mêmes  ce  furent  d'abord  quelques 
rares  individus,  les  plus  intelligents,  |  no  les  plus 
énergiques,  les  plus  dévoue's,  et,  en  grande  partie, 
de'jà  éprouvés  et  développés  par  les  luttes  précé- 
dentes, qui,  pleins  d'espérance  et  de  foi,  et  se  dé- 
vouant de  nouveau,  eurent  le  courage  de  prendre 
rinitiative  du  nouveau  mouvement. 

Ces  individus,  incidemment  réunis  à  Londres  en 
1864,  pour  une  question  politique  du  plus  haut 
intérêt,  la  question  polonaise,  mais  absolument 
étrangère  à  celle  de  la  solidarité  internationale  du 
travail  et  des  travailleurs,  formèrent,  sous  l'influence 
immédiate  des  premiers  fondateurs  de  l'Interna- 
tionale, le  premier  noyau  de  cette  grande  associa- 
tion. Puis,  retournés  chez  eux,  en  France,  en  Bel- 
gique, en  Allemagne  et  en  Suisse,  ils  constituèrent, 
chacun  dans  leurs  pays  respectifs,  des  noyaux  cor- 
respondants (^).  Ce  fut  ainsi  que  furent  créées  dans 
tous  ces  pays  les  premières  Sections  ceittrales. 

Les  Sections  centrales  ne  représentent  spéciale- 
ment aucune  industrie,  puisque  les  ouvriers  les  plus 
avancés  de  toutes  les  industries  possibles  s'y  trou- 
vent réunis.   Que  représentent-elles    donc?   L'idée 


(1)  Bakouninefait  ici  une  erreur.  Au  meeting  de  Saint  Mar- 
tin's  Hall,  le  28  septembre  1864,  il  n'y  avait  pas  eu  de  représen- 
tants de  la  Belgique,  de  l'Allemagne  et  de  la  Suisse  qui  fussent 
ensuite  «  retournés  chez  eux  "  pour  y  fonder  des  sections.  Les 
Allemands  et  les  Suisses  présents,  comme  Eccarius,  Lessner, 
Jung  (il  n'y  avait  pas  de  Belges,  croyons-nous),  étaient  domi- 
ciliés à  I  ondres.  Seuls,  les  ouvriers  parisiens  avaient  envoyé 
à  ce  meeting  des  délégués,  qui  turent  le  ciseleur  Tolain,  le 
monteur  en  bronze  Perrachon,  le  passementier  A.  Limousin. 


4. 


66  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

même  de  l'Internationale.  Quelle  est  leur  mission? 
Le  développement  et  la  propagande  de  cette  idée. 
Et  cette  ide'e,  quelle  est-elle?  C'est  l'e'mancipation 
non  seulement  des  travailleurs  de  telle  industrie  ou 
de  tel  pays,  mais  de  toutes  les  industries  possibles 
et  de  tous  les  pays  du  monde,  c'est  l'émancipation 
générale  de  tous  ceux,  dans  le  monde,  qui,  gagnant 
péniblement  leur  misérable  existence  quotidienne 
par  un  travail  productif  quelconque,  sont  économi- 
quement I  111  exploités  et  politiquement  opprimés 
par  le  capital  ou  plutôt  par  les  propriétaires  et  par 
les  intermédiaires  privilégiés  du  capital.  Telle  est  la 
force  négative,  belliqueuse  ou  révolutionnaire  de 
l'idée.  Et  la  force  positive?  C'est  la  fondation  d'un 
monde  social  nouveau,  assis  uniquement  sur  le 
travail  émancipé,  et  se  créant  de  lui-même,  sur  les 
ruines  du  monde  ancien,  par  l'organisation  et  par 
par  la  fédération  libre  des  associations  ouvrières, 
délivrées  du  joug,  tant  économique  que  politique, 
des  classes  privilégiées. 

Ces  deux  côtés  de  la  même  question,  l'un  négatif 
et  l'autre  positif,  sont  inséparables.  Nul  ne  peut 
vouloir  détruire  sans  avoir  au  moins  une  imagina- 
tion lointaine,  vraie  ou  fausse,  de  l'ordre  de  choses 
qui  devrait  selon  lui  succéder  à  celui  qui  existe  pré- 
sentement; et  plus  cette  imagination  est  vivante  en 
lui,  plus  sa  force  destructive  devient  puissante;  et 
plus  elle  s'approche  de  la  vérité,  c'est-à-dire  plus 
elle  est  conforme  au  développement  nécessaire  du 
monde  social  actuel,  plus  les  effets  de  son  action 


PROTESTATION    DE    L'aLLIaNCE  67 

destructive  deviennent  salutaires  et  utiles.  Car  l'ac- 
tion destructive  est  toujours  détermine'e,  non  seule- 
ment dans  son  essence  et  dans  le  degré  de  son 
intensité,  mais  encore  dans  ses  modes,  dans  ses 
voies  et  dans  les  moyens  qu'elle  emploie,  par  l'idéal 
positif  qui  constitue  son  inspiration  première,  son 
âme. 

Ce  qui  est  excessivement  remarquable,  et  ce  qui 
d'ailleurs  a  été  beaucoup  de  fois  observé  et  con- 
staté par  un  grand  nombre  d'écrivains  de  tendances 
très  diverses,  c'est  |  112  qu'aujourd'hui,  seul  le  pro- 
létariat possède  un  idéal  positif  vers  lequel  il  tend 
avec  toute  la  passion,  à  peu  près  vierge  encore,  de 
son  être;  il  voit  devant  lui  une  étoile,  un  soleil  qui 
l'éclairé,  qui  le  réchaufife  déjà,  au  moins  dans  son 
imagination,  dans  sa  foi,  et  qui  lui  montre  avec  une 
clarté  certaine  la  voie  qu'il  doit  suivre,  tandis  que 
toutes  les  classes  privilégiées  et  soi-disant  éclairées 
se  trouvent  plongées  en  même  temps  dans  une  obs- 
curité désolante,  effrayante.  Elles  ne  voient  plus 
rien  devant  elles,  ne  croient  et  n'aspirent  plus  à 
rien,  et  ne  veulent  rien  que  la  conservation  éter- 
nelle du  statu  quo,  tout  en  reconnaissant  que  lestatti 
quo  ne  vaut  rien.  Rien  ne  prouve  mieux  que  ces 
classes  sont  condamnées  à  mourir  et  que  l'avenir 
appartient  au  prolétariat.  Ce  sont  les  a 'barbares  » 
(les  prolétaires)  qui  représentent  aujourd'hui  la  foi 
dans  les  destinées  humaines  et  l'avenir  de  la  civi- 
lisation, tandis  que  les  «  civilisés  »  ne  trouvent 
plus  leur  salut  que  dans  la  barbarie  :  massacre  des 


68  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

communards  et  retour  au  pape.  Tels  sont  les  deux 
derniers  mots  de  la  civilisation  privilégiée. 

Les  sections  centrales  sont  les  centres  actifs  et 
vivants  où  se  conserve,  se  développe  et  s'explique 
la  foi  nouvelle.  Aucun  n'y  entre  comme  ouvrier 
spécial  de  tel  ou  tel  métier,  en  vue  de  l'organisa- 
lion  particulière  de  ce  métier;  tous  n'y  entrent  que 
comme  des  travailleurs  en  général,  en  vue  de  l'éman- 
cipation et  de  l'organisation  générale  du  travail  et 
du  monde  social  nouveau  fondé  sur  le  travail,  dans 
tous  les  pays.  Les  ouvriers  qui  en  |  113  font  partie, 
déposant  sur  le  seuil  leur  caractère  d'ouvriers  spé- 
ciaux ou  «  réels  »,  dans  le  sens  de  la  spécialité,  s'y 
présentent  comme  des  travailleurs  «  en  général  ». 
Travailleurs  de  quoi.?  Travailleurs  de  l'idée,  de  la 
propagande  et  de  l'organisation  de  la  puissance 
tant  économique  que  militante  de  l'Internationale  : 
travailleurs  de  la  Révolution  sociale. 

On  voit  que  les  sections  centrales  présentent  un 
caractère  tout  à  fait  différent  de  celui  des  sections 
de  métier,  et  même  diamétralement  opposé.  Tandis 
que  ces  dernières,  suivant  la  voie  du  développement 
naturel,  commencent  par  le  fait  pour  arriver  à 
l'idée,  les  sections  centrales,  suivant  au  contraire 
celle  du  développement  idéal  ou  abstrait,  commen- 
cent par  l'idée  pour  arriver  au  fait.  Il  est  évident 
qu'en  opposition  à  la  méthode  si  complètement 
réaliste  ou  positive  des  sections  de  métier,  la  mé- 
thode des  sections  centrales  se  présente  comme 
artificielle  et  abstraite.   Cette  manière  de  procéder 


PROTESTATION    DE   l'aLLIANCE  6q 

de  ridée  au  fait  est  pre'cisément  celle  dont  se  sont 
e'ternellement  servis  les  ide'alistes  de  toutes  les 
e'coles,  théologiens  et  métaphysiciens,  et  dont  l'im- 
puissance finale  a  été  constatée  par  l'histoire.  Le 
secret  de  cette  impuissance  réside  dans  l'impossibi- 
lité absolue  qu'il  y  a,  en  partant  de  l'idée  abstraite, 
d'arriver  au  fait  réel  et  concret. 

S'il  n'y  avait  eu  dans  l'Association  Internationale 
des  Travailleurs  que  des  sections  centrales,  il  n'y  a 
pas  de  doute  qu'elle  n'aurait    |  m  pas  atteint  même 
la  centième  partie  de  la  puissance  si  sérieuse  dont 
elle  se  glorifie  maintenant.  Les  sections   centrales 
auraient   été   autant    d'académies    ouvrières  où  se 
seraient  éternellement  débattues  toutes  les  questions 
sociales,  y  compris  naturellement  celle  de  l'organi- 
sation du  travail,  mais   sans  la  moindre  tentative 
sérieuse  ni  même  sans  aucune  possibilité  de  réalisa- 
tion; et  cela  par  cette  raison  très  simple  que  le  tra- 
vail «  en  général  »  n'est  qu'une  idée  abstraite  qui  ne 
trouve  sa  «  réalité  »  que  dans  une  diversité  immense 
d'industries    spéciales,    dont   chacune  a  sa  nature 
propre,  ses  conditions  propres,  qui  ne  peuvent  être 
devinées  et  encore  moins  déterminées  par  la  pensée 
abstraite,  mais  qui,  ne  se  manifestant  que  par  le  fait 
de  leur  développement  réel,  peuvent  seules  déter- 
miner leur  équilibre  particulier,   leurs  rapports  et 
leur  place  dans  l'organisation  générale  du  travail, 
—  organisation  qui,  comme  toutes  les  choses  géné- 
rales, doit  être  la  résultante  toujours  reproduite  de 
nouveau  par  la  combinaison    vivante  et  réelle   de 


70  PROTESTATION    DE   L  ALLIANCE 

toutes  les  industries  particulières,  et  non  leur  prin- 
cipe abstrait,  violemment  etdoctrinairement  imposé, 
comme  le  voudraient  les  communistes  allemands, 
partisans  de  VEtat  populaire. 

S'il  n'y  avait  eu  dans  l'Internationale  que  des  sec- 
tions centrales,  elles  auraient  probablement  réussi 
encore  à  former  des  conspirations  populaires  pour 
le  renversement  de  l'ordre  de  choses  actuel,  des 
conspirations  |  115  d'intention,  mais  trop  impuis- 
santes pour  atteindre  leur  but,  parce  qu'elles  n'au- 
raient jamais  pu  entraîner  et  recevoir  dans  leur  sein 
qu'un  très  petit  nombre  d'ouvriers,  les  plus  intelli- 
gents, les  plus  énergiques,  les  plus  convaincus  et 
les  plus  dévoués.  L'immense  majorité,  les  millions 
de  prolétaires,  serait  restée  en  dehors,  et,  pour 
renverser  et  détruire  l'ordre  politique  et  social  qui 
nous  écrase  aujourd'hui,  il  faut  le  concours  de  ces 
millions. 

Seuls  les  individus,  et  seulement  un  très  petit  nom- 
bre d'individus,  se  laissent  déterminer  par  l'a  idée  » 
abstraite  et  pure.  Les  millions,  les  masses^  non  pas 
seulement  dans  le  prolétariat,  mais  aussi  dans  les 
classes  éclairées  et  privilégiées,  ne  se  laissent  jamais 
entraîner  que  par  la  puissance  et  par  la  logique  des 
«  faits  »,  ne  comprenant  et  n'envisageant  la  plupart 
du  temps  que  leurs  intérêts  immédiats  ou  leurs  pas- 
sions du  moment,  toujours  plus  ou  moins  aveugles. 
Donc,  pour  intéresser  et  pour  entraîner  tout  le  prolé- 
tariat dans  l'œuvre  de  l'Internationale,  il  fallait  et  il 
faut  s'approcher  de  lui  non  avec  des  idées  générales 


PROTESTATION    DE   L  ALLIANCE  71 

et  abstraites,  mais  avec  la  compréhension  réelle  et 
vivante  de  ses  maux  réels;  et  ses  maux  de  chaque 
jour,  bien  que  présentant  pour  le  penseur  un  carac-» 
tère  général,  et  bien  qu'étant  en  réalité  des  effets 
particuliers  de  causes  générales  et  permanentes, 
sont  infiniment  divers,  prennent  une  multitude 
d'aspects  différents,  produits  par  une  multitude  de 
causes  passagères  et  partielles.  Telle  est  la  réalité 
quotidienne  de  ces  maux.  Mais  la  masse  du  prolé- 
tariat, I  116  qui  est  forcée  de  vivre  au  jour  le  jour, 
et  qui  trouve  à  peine  un  moment  de  loisir  pour 
penser  au  lendemain,  saisit  les  maux  dont  elle 
souffre,  et  dont  elle  est  éternellement  la  victime, 
précisément  et  exclusivement  dans  cette  réalité,  et 
jamais  ou  presque  jamais  dans  leur  généralité. 

Donc,  pour  toucher  le  cœur  et  pour  conquérir  la 
confiance,  l'assentiment,  l'adhésion.,  le  concours  du 
prolétaire  non  instruit,  —  et  l'immense  majorité  du 
prolétariat    est     malheureusement    encore    de    ce 
nombre,  —  il  faut  commencer  par  lui  parler,  non 
des  maux  généraux  du  prolétariat  international  tout 
entier,  ni  des  causes  générales  qui  leur  donnent  nais- 
sance, mais  de  ses  maux  particuliers,  quotidiens,  tout 
privés.  11  faut  lui  parler  de  son  propre  métier  et  des 
conditions  de  son  travail  précisément  dans  la  localité 
qu'il  habite  ;  de  la  dureté  et  de  la  trop  grande  Ion* 
gueur  de  son  travail  quotidien,  de  l'insuffisance  de 
son  salaire,  de  la  méchanceté  de  son  patron,  de  la 
cherté  des  vivres  et  de  l'impossibilité  qu'il  y  a  pour 
lui  de  nourrir  et  d'élever  convenablement  sa  famille; 


72  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

Et  en  lui  proposant  des  moyens  pour  combattre  ses 
maux  et  pour  améliorer  sa  position,  il  ne  faut  point 
lui  parler  d'abord  de  ces  moyens  géne'raux  et  révo- 
lutionnaires   qui    constituent    maintenant    le  pro- 
gramme d'action  de  l'Association  Internationale  des 
Travailleurs,  tels    que   l'abolition    de  la  propriété 
individuelle   héréditaire  et  l'institution   de  la  pro- 
priété collective;    l'abolition  du  droit  juridique  et 
de  l'Etat,  et  leur  remplacement  par  l'organisation 
et  par  la  fédération  libre  des  associations  produc- 
tives;   I  117  il  ne  comprendrait   probablement  rien 
à  tous  ces  moyens,  et  même    il   se  pourrait  que, 
se  trouvant  sous  l'influence  d'idées  religieuses,  poli- 
tiques   et    sociales    que   les  gouvernements   et  les 
prêtres  ont  tâché  de  lui  inculquer,  il  repoussât  avec 
défiance  et  colère  le  propagandiste   imprudent  qui 
voudrait  le  convertir  avec  de  tels  arguments.  Non,  il 
ne  faut  lui  proposer  d'abord  que  des  moyens  tels  que 
son  bon  sens  naturel  et  son  expérience  quotidienne 
ne  puissent  en  méconnaître  l'utilité,  ni  les  repousser. 
Ces  premiers  moyens  sont,  nous  l'avons  déjà  dit, 
l'établissement  d'une  solidarité  complète  de  défense 
et  de  résistance,  avec  tous  ses  camarades  d'atelier, 
contre  leur  patron  ou  leur    maître  commun;    et, 
ensuite,  l'extension  de  cette  solidarité   à  tous  les 
ouvriers  contre  tous  les  patrons  du  même  métier, 
dans  la  même  localité,   c'est-à-dire  son  entrée  for- 
melle comme  membre  solidaire  et  actif  dans  la  sec- 
tion de  son  corps  de  métier,  section  aftiliée  à  l'As- 
sociation Internationale  des  Travailleurs. 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  73 

Une  fois  entré  dans  la  section,  l'ouvrier  néophyte 
y  apprend  beaucoup  de  choses.  On  lui  explique  que 
la  même  solidarité  qui  existe  entre  tous  les  membres 
de  la  même  section  est  également  établie  entre 
toutes  les  différentes  sections  ou  entre  tous  les  corps 
de  métier  de  la  même  localité  ;  que  l'organisation  de 
cette  solidarité  plus  large,  et  embrassant  indifférem- 
ment les  ouvriers  de  tous  les  métiers,  est  devenue 
nécessaire  parce  que  |  us  les  patrons  de  tous  les 
métiers  s'entendent  entre  eux  pour  réduire  à  des 
condiiiofts-  de  plus  en  plus  misérables  tous  les 
hommes  forcés  de  gagner  leur  vie  par  leur  travail. 
On  lui  explique  ensuite  que  cette  double  solidarité 
des  ouvriers  du  même  métier  d'abord,  puis  des 
ouvriers  de  tous  les  métiers  ou  bien  de  tous  les  corps 
de  métier  organisés  en  sections  différentes,  ne  se 
limite  pas  seulement  à  la  localité,  mais,  s'étendant 
bien  loin,  au  delà  de  toutes  les  frontières,  englobe 
tout  le  monde  des  travailleurs,  le  prolétariat  de  tous 
les  pays,  puissamment  organisé  pour  la  défense,  pour 
la  guerre  contre  l'exploitation  des  bourgeois. 

Du  moment  qu'il  est  devenu  membre  d'une  sec- 
tion de  l'Internationale,  mieux  que  par  les  expli- 
cations verbales  qu'il  y  reçoit  de  ses  camarades,  il 
reconnaît  bientôt  toutes  ces  choses  par  sa  propre 
expérience  personnelle  désormais  inséparable  et 
solidaire  de  celle  de  tous  les  autres  membres  de  la 
section.  Son  corps  de  métier,  poussé  à  bout  par  la 
cupidité  el  par  la  dureté  des  patrons,  fait  une  grève. 
Mais  chaque  grève,  pour  des  ouvriers  qui  ne  vivent 

5 


74  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

que  de  leurs  salaires,  est  une  épreuve  excessivement 
douloureuse.  Us  ne  gagnent  rien,  mais  leur  famille, 
leurs  enfants  et  leurs  propres  estomacs  continuent 
de  réclamer  leur  pain  quotidien,  et  ils  n'ont  rien  en 
réserve.  La  caisse  de  résistance  qu'ils  ont  à  grand 
peine  réussi  à  former  ne  suffit  pas  à  l'entretien  de 
tout  le  monde,  pendant  une  suite  de  jours  et  quel- 
quefois même  de  semaines.  Ils  mourraient  de  faim 
ou  bien  ils  seraient  forcés  de  se  soumettre  aux  plus 
dures  conditions  que  voudraient  leur  imposer 
I  119  l'avidité  et  l'insolence  de  leurs  patrons,  s'il  ne 
leur  venait  un  secours  du  dehors.  Mais  ce  secours, 
qui  le  leur  offrira?  Ce  ne  sont  pas  sans  doute  les 
bourgeois,  qui  sont  tous  ligués  contre  les  ouvriers  ; 
ce  ne  peuvent  être  que  les  ouvriers  des  autres  métiers 
et  des  autres  pays.  Et  en  effet,  voilà  que  ces  secours 
arrivent,  apportés  ou  envoyés  par  les  autres  sections 
de  l'Internationale,  tant  de  la  localité  que  des  pays 
étrangers.  Une  telle  expérience,  se  renouvelant 
beaucoup  de  fois,  démontre,  mieux  que  toutes  les 
paroles,  la  puissance  bienfaisante  de  la  solidarité 
internationale  du  monde  ouvrier. 

A  l'ouvrier  qui,  pour  avoir  part  aux  avantages  de 
cette  solidarité,  entre  dans  une  section,  on  ne 
demande  pas  quels  sont  ses  principes  politiques  ou 
religieux.  On  ne  lui  demande  qu'une  chose  :  Veut- 
il,  avec  les  bienfaits  de  l'association,  en  accepter 
pour  sa  part  toutes  les  conséquences,  pénibles  par- 
fois, et  tous  les  devoirs?  Veut-il  rester  quand  même 
fidèle  à  la  section  dans  toutes  les  péripéties  de  cette 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  75 

lutte  d'abord  exclusivement  économique,  et  con- 
former désormais  tous  ses  actes  aux  résolutions  de 
la  majorité,  en  tant  que  ces  résolutions  auront  un 
rapport  soit  direct,  soit  indirect  à  cette  même  lutte 
contre  les  patrons?  En  un  mot,  la  seule  solidarité 
qu'on  lui  offre  comme  un  bénéfice  et  qu'on  lui 
impose  en  même  temps  comme  un  devair,  c'est,  dans 
la  plus  large  extension  |  120  de  ce  mot,  la  solidarité 
économique.  Mais  une  fois  cette  solidarité  sérieuse- 
ment acceptée  et  bien  établie,  elle  produit  tout  le 
reste,  —  tous  les  principes  les  plus  sublimes  et  les 
plus  subversifs  de  l'Internationale,  les  plus  destruc- 
tifs de  la  religion,  du  droit  juridique  et  de  l'Etat,  de 
l'autorité  tant  divine  qu'humaine,  les  plus  révolu- 
tionnaires en  un  mot,  au  point  de  vue  socialiste, 
n'étant  rien  que  les  développements  naturels,  néces- 
saires, de  cette  solidarité  économique.  Et  l'immense 
avantage  pratique  des  sections  de  métier  sur  les 
sections  centrales  consiste  précisément  en  ceci,  que 
ces  développements,  ces  principes  se  démontrent 
aux  ouvriers  non  par  des  raisonnements  théoriques, 
mais  par  l'expérience  vivante  et  tragique  d'une  lutte 
qui  devient  chaque  jour  plus  large,  plus  profonde, 
plus  terrible  :  de  sorte  que  l'ouvrier  le  moins  in- 
struit, le  moins  préparé,  le  plus  doux,  entraîné  tou- 
jours plus  avant  par  les  conséquences  mêmes  de 
cette  lutte,  finit  par  se  reconnaître  révolutionnaire, 
anarchiste  et  athée,  sans  savoir  souvent  lui-même 
comment  il  l'est  devenu. 

Il  est  clair  que  les  sections  de  métier  seules  peu- 


76  PROTESTATION   DE    l'aLLIANCE 

vent  donner  cette  éducation  pratique  à  leurs  mem- 
bres, et  que  seules  par  conse'quent  elles  peuvent 
entraîner  dans  l'organisation  de  Tlnternationale  la 
masse  du  prole'tariat,  cette  masse,  avons-nous  dit, 
sans  le  concours  puissant  de  laquelle  le  triomphe  de 
la  re'volution  sociale  ne  sera  jamais  possible. 

S'il  n'y  avait  eu  dans  l'Internationale  que  des 
sections  centrales,  ce  ne  seraient  |  121  donc  que  des 
âmes  sans  corps,  des  rêves  magnifiques  mais  sans 
réalisation  possible. 

Heureusement,  les  sections  centrales,  émanations 
du  foyer  principal  qui  s'était  formé  à  Londres, 
avaient  été  fondées  non  par  des  bourgeois,  non  par 
des  savants  de  profession,  ni  par  des  hommes  poli- 
tiques, mais  par  des  ouvriers  socialistes.  Les 
ouvriers,  et  c'est  là  leur  immense  avantage  sur  les 
bourgeois,  grâce  à  leur  situation  économique,  grâce 
aussi  à  ce  que  l'éducation  doctrinaire,  classique, 
idéaliste  et  métaphysique,  qui  empoisonne  la  jeu- 
nesse bourgeoise,  les  a  épargnés  jusqu'ici,  ont  l'es- 
prit éminemment  pratique  et  positif.  Ils  ne  se 
contentent  pas  des  idées,  il  leur  faut  des  faits,  et  ils 
ne  croient  aux  idées  qu'en  tant  qu'elles  s'appuient 
sur  des  faits.  Cette  heureuse  disposition  leur  a 
permis  d'éviter  les  deux  écueils  contre  lesquels 
échouent  toutes  les  tentatives  révolutionnaires  des 
bourgeois  :  l'académie,  et  la  conspiration  platonique. 
D'ailleurs  le  programme  de  l'Association  Interna- 
tionale des  Travailleurs,  rédigé  à  Londres  et  défini- 
tivement accepté  par  le  Congrès  de  Genève  (1866), 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  ']'] 

en  proclamant  que  Vémancipation  économique  des 
classes  ouvrières  est  le  grand  but  auquel  tout  mou- 
vement politique  doit  être  subordonné  comme  un 
simple  moyen  (i),  et  que  tous  les  efforts  faits  jus- 
qu'ici ont  échoué  faute  de  solidarité  entre  les 
ouvriers  des  diverses  professions  dans  chaque  pays 
et  d'' une  union  fraternelle  entre  les  travailleurs  des 
diverses  contrées,  leur  indiquait  clairement  la  seule 
voie  qu'ils  pouvaient,  qu'ils  devaient  suivre. 

Avant  tout,  ils  devaient  s'adresser  aux  masses 
I  12-2  au  nom  de  leur  émancipation  e'conomique,  non 
de  la  re'volution  politique  ;  au  nom  de  leurs  intérêts 
matériels  d'abord,  pour  arriver  plus  tard  à  leurs 
intérêts  moraux,  les  seconds,  en  tant  qu'intérêts  col- 
lectifs, n'étant  toujours  que  l'expression  et  la  consé- 
quence logique  des  premiers.  Ils  ne  pouvaient  pas 
attendre  que  les  masses  vinssent  les  trouver,  ils 
devaient  donc  aller  les  chercher  là  où  elles  se  trou- 


(i)  Bakounine  cite  ce  considé.-ant  des  statuts  généraux,  non 
d'après  le  texte  de  la  version  française  tel  qu'il  fut  publié 
dès  i865  et  adopté  ensuite  au  Congrès  de  Genève  en  1866,  mais 
d'après  un  texte  rectifié  imprimé  à  Paris  en  mars  1870  par  les 
soins  de  Paul  Robin  et  de  Paul  Lafargue.  Au  momentoù  Robin 
revoyait  les  épreuves  de  cette  nouvelle  édition  française, 
Lafargue  lui  signala  des  différences  entre  le  texte  français 
de  i865-i866et  le  texte  anglais ,  et  ce  fut  sur  l'observation  de 
Lafargue  que  furent  intercalés  dans  ce  considérant  les  quatre 
mots  comme  un  simple  moyen,  traduction  des  mots  anglaisas 
a  means.  Dans  le  texte  français  de  i865-i866,  ce  considérant 
est  ainsi  libellé  :  «  L'émancipation  économique  des  irav;iilleurs 
est  le  grand  but  auquel  doit  ê  re  subordonné  tout  mouvement 
politique  ».  Comme  on  le  voit,  Bakounine  n'attachait  alors 
aucune  importance  à  la  différence  entre  les  deux  textes,  et  pro- 
bablement il  ne  l'avait  même  pas  remarquée. 


78  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

vent,  dans  leur  réalité  quotidienne,  et  cette  réalité 
c'est  le  travail  quotidien,  spécialisé  et  divisé  en  corps 
de  métiers.  Ils  devaient  donc  s'adresser  aux  diffé- 
rents corps  de  métier,  déjà  organisés  plus  ou  moins 
par  les  nécessités  du  travail  collectif  dans  chaque 
industrie  particulière,  pour  les  faire  adhérer  au  but 
économique,  à  l'action  commune  de  la  grande 
Association  des  travailleurs  de  tous  les  pays,  pour 
les  affilier,  en  un  mot,  à  [l'organisation  générale 
de  (i)]  l'Internationale,  tout  en  leur  laissant  leur 
autonomie  et  leur  organisation  particulières.  Ce  qui 
revient  à  dire  que  la  première  chose  qu'ils  devaient 
faire  et  qu'ils  firent  en  effet,  ce  fut  d'organiser, 
autour  de  chaque  section  centrale,  autant  de  sections 
de  métier  qu'il  y  avait  d'industries  différentes. 

Ce  fut  ainsi  que  les  sections  centrales,  qui,  dans 
chaque  pays,  représentent  l'âme  ou  l'esprit  de  l'In- 
ternationale, se  donnèrent  un  corps,  devinrent  des 
organisations  réelles  et  puissantes.  Beaucoup  sont 
d'avis  qu'une  fois  cette  mission  remplie,  les  sections 
centrales  devaient  se  dissoudre,  ne  laissant  plus 
exister  que  les  sections  de  métiers.  Selon  nous,  c'est 
une  grande  erreur.  Car  si  les  sections  centrales 
seules,  non  entourées  de    |  123-..  (2). 

(i)  Les  quatre  mots  «  Torgniiisation  générale  de  »  ont  été 
ajoutés  par  Bakounine  après  coup,  en  surcharge:  il  résulte  de 
cette  addition  que  l'expression  en  un  mot,  exacte  quand  la 
phrase  se  lisait  :  «  pour  les  affilier,  en  un  mot,  à  l'Interna- 
tionale »,  a  perdu  son  exactitude. 

(2)  Le  feuillet  i23  du  manuscrit  n'existe  plus.  Il  a  été  perdu 
à  l'imprimerie  vers  la  tin  de  1871,  après  que  le  contenu  des 
feuillets  laS-iSg  eut  été  composé  pour  être  inséré  dans  VAl- 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  79 

La  tâche  immense  que  s'est  impose'e  l'Associa- 
tion Internationale  des  Travailleurs,  celle  de  l'e'man- 
cipation  définitive  et  complète  des  travailleurs  et 
du  travail  populaire  du  joug  de  tous  les  exploiteurs 
de  ce  travail,  des  patrons,  des  de'tenteurs  des  matières 
premières  et  des  instruments  de  production,  en  un 
mot  de  tous  les  représentants  du  capital,  n'est  pas 
seulement  une  œuvre  économique  ou  simplement 
matérielle,  c'est  en  même  temps  et  au  même  degré 
une  œuvre  sociale,  philosophique  et  morale;  c'est 
aussi,  si  l'on  veut,  une  œuvre  éminemment  poli- 
tique, mais  seulement  dans  le  sens  de  la  destruction 
de  toute  politique,  par  l'abolition  des  Etats. 

Nous  ne  croyons  pas  avoir  besoin  de  démontrer 
que  dans  l'organisation  actuelle,  politique,  juri- 
dique, religieuse  et  sociale  des  pays  les  plus  civi- 
lisés, l'émancipation  économique  des  travailleurs 
est  impossible,  et  que,  par  conséquent,  pour  l'at- 
teindre et  pour  la  réaliser  pleinement,  il  faudra 
détruire  toutes  les  institutions  actuelles  :  Etat, 
Eglise,  Forum  juridique,  Banque,  Université,  Admi- 


mauach  du  Peuple  pour  i8j2  sous  le  titre  de  :  Organisation 
de  l'Internationale.  Mais  la  presque  totalité  du  texte  de  ce 
feuillet  nous  a  été  néanmoins  conservée  :  en  effet,  les  vingt- 
cinq  premières  lignes  de  l'article  Organisation  de  l'Interna- 
tionale, lignes  commençant  par  ces  mots:  «  La  lâche  immense 
que  s'est  imposée  l'Association  Internationale  des  Travail- 
leurs... »,  se  trouvaient  sur  le  feuillet  en  question;  nous  les 
reproduisons  d'après  VAlmanach.  Il  ne  manque  donc  que  trois 
ou  quatre  lignes,  celles  qui  formaient  la  fin  de  la  phrase  dont 
le  commencement  se  trouve  au  bas  du  feuillet  122. 


8o  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

nistration,  Armée  et  Police,  qui  ne  sont  en  effet  autre 
chose  qu'autant  de  forteresses  élevées  par  le  privi- 
lège contre  le  prolétariat;  et  il  ne  suffît  pas  de  les 
renverser  dans  un  seul  pays,  il  faut  les  renverser 
]  124  dans  tous  les  pays,  parce  que,  depuis  la  forma- 
tion des  Etats  modernes  au  dix-septième  et  au  dix-hui- 
tième siècle,  il  existe  entre  toutes  ces  institutions,  à 
travers  les  frontières  de  tous  les  pays,  une  solidarité 
croissante  et  une  très  forte  alliance  internationale. 

La  tâche  que  l'Association  Internationale  des  Tra- 
vailleurs s'est  imposée  n'est  donc  pas  moindre  que 
celle  de  la  liquidation  complète  du  monde  poli- 
tique, religieux,  juridique  et  social  actuellement 
existant,  et  son  remplacement  par  un  monde  écono- 
mique, philosophique  et  social  nouveau.  Mais  une 
entreprise  aussi  gigantesque  ne  pourrait  jamais  se 
réaliser,  si  elle  n'avait  à  son  service  deux  leviers 
également  puissants,  également  gigantesques,  et 
dont  l'un  complète  l'autre  :  le  premier,  c'est  l'inten- 
sité toujours  croissante  des  besoins,  des  souffrances 
et  des  revendications  économiques  des  masses;  le 
second,  c'est  la  philosophie  sociale  nouvelle,  philo- 
sophie éminemment  réaliste  et  populaire,  ne  s'in- 
spirant  théoriquement  que  de  la  science  réelle,  c'est- 
à-dire  expérimentale  et  rationnelle  à  la  fois,  et  n'ad- 
mettant d'autres  bases  que  les  principes  humains, 
expression  des  instincts  éternels  des  masses,  ceux  de 
l'égalité,  de  la  liberté  et  de  l'universelle  solidarité. 

Poussé  par  ses  besoins,  c'est  au  nom  de  ces  prin- 
cipes que  le  peuple  doit  vaincre.  Ces  principes  ne 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  0  1 

lui  sont  pas  étrangers  ni  même  nouveaux,  dans  ce 
sens  que,  comme  nous  venons  de  le  dire,  il  les  a  de 
tout  temps  porte's  instinctivement  en  son  sein.  Il  a 
toujours  aspire'  à  son  e'mancipation  de  tous  les  jougs 
qui  l'ont  |  125  asservi,  et  comme  il  est  —  lui,  le  tra- 
vailleur, le  nourricier  de  la  société,  le  créateur  de  la 
civilisation  et  de  toutes  les  richesses  —  le  dernier 
esclave,  le  plus  esclave  de  tous  les  esclaves;  et 
comme  il  ne  peut  s'émanciper  sans  émanciper  tout 
le  monde  avec  lui,  il  a  toujours  aspiré  à  l'émanci- 
pation de  tout  le  monde,  c'est-à-dire  à  l'universelle 
liberté.  Il  a  toujours  passionnément  aimé  l'égalité, 
qui  est  la  condition  suprême  de  sa  liberté;  et  mal- 
heureux, éternellement  écrasé  dans  l'existence  indi- 
viduelle de  chacun  de  ses  enfants,  il  a  toujours 
cherché  son  salut  dans  la  solidarité.  Jusqu'à  pré- 
sent, le  bonheur  solidaire  ayant  été  inconnu  ou  au 
moins  peu  connu,  et  vivre  heureux  ayant  signifié 
vivre  égoïstement  aux  dépens  d'autrui,  par  l'exploi- 
tation et  par  l'asservissement  des  autres,  seuls  les 
malheureux,  et  par  conséquent  plus  qu'aucuns  les 
masses  populaires,  ont  senti  et  réalisé  la  fraternité. 
Donc  la  science  sociale,  en  tant  que  doctrine 
morale,  ne  fait  autre  chose  que  développer  et  for- 
muler les  instincts  populaires.  Mais  entre  ces  in- 
stincts et  cette  science,  il  y  a  cependant  un  abîme 
qu'il  s'agit  de  combler.  Car  si  les  instincts  justes 
avaient  suffi  à  la  délivrance  des  peuples,  il  y  a  long- 
temps qu'ils  eussent  été  délivrés.  Ces  instincts  n'ont 
pas  empêché  les  masses  d'accepter,  dans  le  cours  si 


82  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

mélancolique,  si  tragique  de  leur  histoire,  toutes  les 
absurdités  religieuses,  politiques,  [  126  économiques, 
sociales  dont  elles  ont  été  éternellement  les  victimes. 

Il  est  vrai  que  les  expériences  cruelles  par  les- 
quelles elles  ont  été  condamnées  à  passer  n'ont  pas 
été  toutes  perdues  pour  les  masses.  Ces  expériences 
ont  créé  dans  leur  sein  une  sorte  de  conscience  his- 
torique et  de  science  traditionnelle  et  pratique,  qui 
leur  tient  lieu  très  souvent  de  science  théorique. 
Par  exemple,  on  peut  être  certain  aujourd'hui 
qu'aucun  peuple  de  l'Occident  de  l'Europe  ne  se 
laissera  plus  entraîner  ni  par  un  charlatan  religieux 
ou  messianique  nouveau  ni  par  aucun  fourbe  poli- 
tique. On  peut  dire  aussi  que  le  besoin  d'une  révo- 
lution économique  et  sociale  se  fait  vivement  sentir 
aujourd'hui  dans  les  masses  populaires  de  l'Europe, 
même  les  moins  civilisées,  et  c'est  là  précisément 
ce  qui  nous  donne  foi  dans  le  triomphe  prochain 
de  la  Révolution  sociale;  car  si  l'instinct  collectif 
des  masses  ne  s'était  pas  si  clairement,  si  profondé- 
ment, si  résolument  prononcé  dans  ce  sens,  il  n'est 
pas  de  socialistes  au  monde,  fussent-ils  même  des 
hommes  du  plus  grand  génie,  qui  eussent  été  ca- 
pables de  les  soulever. 

Les  peuples  sont  prêts,  ils  souffrent  beaucoup,  et, 
qui  plus  est,  ils  commencent  à  comprendre  qu'ils 
ne  sont  pas  du  tout  obligés  de  souffrir,  et,  fatigués 
de  tourner  sottement  leurs  aspirations  vers  le  ciel, 
ils  ne  sont  plus  disposés  à  montrer  beaucoup  |  12-  de 
patience  sur  la  terre.  Les  masses,  en  un  mot,  indé- 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  0] 

pendamment  même  de  toute  propagande,  sont 
devenues  consciemment  socialistes.  La  sympathie 
universelle  et  profonde  que  la  Commune  de  Paris 
a  rencontre'e  dans  le  prolétariat  de  tous  les  pays  en 
est  une  preuve. 

Mais  les  masses,  c'est  la  force,  c'est  au  moins 
l'élément  essentiel  de  toute  force;  que  leur  manque- 
t-il  donc  pour  renverser  un  ordre  de  choses  qu'elles 
détestent?  Il  leur  manque  deux  choses  :  l'organisa- 
tion et  la  science,  les  deux  choses  précisément  qui 
constituent  aujourd'hui  et  qui  ont  toujours  con- 
stitué la  puissance  de  tous  les  gouvernements. 

Donc,  l'organisation,  d'abord,  qui  d'ailleurs  ne 
peut  jamais  s'établir  sans  le  concours  de  la  science. 
Grâce  à  l'organisation  militaire,  un  bataillon,  mille 
hommes  armés  peuvent  tenir  et  tiennent  effective- 
ment en  respect  un  million  de  peuple  armé  aussi, 
mais  désorganisé.  Grâce  à  l'organisation  bureaucra- 
tique, l'Etat,  avec  quelques  centaines  de  mille  em- 
ployés, enchaîne  des  pays  immenses.  Donc,  pour 
créer  une  force  populaire  capable  d'écraser  la  force 
militaire  et  civile  de  l'Etat,  il  faut  organiser  le  pro- 
létariat. 

C'est  ce  que  fait  précisément  l'Association  Inter- 
nationale des  Travailleurs,  et,  le  jour  |  128  où  elle 
aura  reçu  et  organisé  dans  son  sein  la  moitié,  le 
tiers,  le  quart,  ou  seulement  la  dixième  partie  du 
prolétariat  de  l'Europe,  l'Etat,  les  Etats  auront 
cessé  d'exister.  L'organisation  de  l'Internationale, 
ayant  pour  but  non  la  création  d'Etats  ou  de  des- 


84  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

potismes  nouveaux,  mais  la  destruction  radicale  de 
toutes  les  dominations  particulières,  doit  avoir  un 
caractère  essentiellement  différent  de  l'organisation 
des  Etats.  Autant  cette  dernière  est  autoritaire,  arti- 
ficielle et  violente,  étrangère  et  hostile  aux  dévelop- 
pements naturels  des  intérêts  et  des  instincts  popu- 
laires, autant  l'organisation  de  l'Internationale  doit 
être  libre,  naturelle  et  conforme  en  tous  points  à 
ces  intérêts  et  à  ces  instincts.  Mais  quelle  est  l'orga- 
nisation naturelle  des  masses?  C'est  celle  qui  est 
fondée  sur  les  déterminations  différentes  de  leur  vie 
réelle,  quotidienne,  par  les  différentes  espèces  de 
travail,  c'est  l'organisation  par  corps  de  métiers,  ou 
par  sections  de  métier.  Du  moment  que  toutes  les 
industries  seront  représentées  dans  l'Internationale, 
y  compris  les  différentes  exploitations  de  la  terre, 
son  organisation,  l'organisation  des  masses  popu- 
laires, sera  achevée. 

Car  il  suffit  en  effet  qu'un  ouvrier  sur  dix  fasse 
sérieuseynent  et  avec  pleine  connaissance  de  cause 
partie  de  l'Association,  pour  que  les  neuf  dixièmes 
restant  en  dehors  de  son  organisation  subissent 
néanmoins  son  influence  invisible,  et  dans  les  mo- 
ments critiques,  sans  s'en  douter  eux-mêmes,  obéis- 
sent I  129  à  sa  direction,  autant  que  cela  est  néces- 
saire pour  le  salut  du  prolétariat  ('). 

On  pourrait  nous  objecter  que  cette  manière  d'or- 
ganiser l'influence  de  l'Internationale  sur  les  masses 

(ij  Cet  alinéa  a  été  laissé  de  côté  dans  V Alniaiiach  du 
Peuple. 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  8^ 

populaires  semble  vouloir  établir,  sur  les  ruines 
des  anciennes  autorite's  et  des  gouvernements  exis- 
tants, un  système  d'autorité'  et  un  gouvernement 
nouveaux.  Mais  ce  serait  là  une  profonde  erreur.  Le 
gouvernement  de  l'Internationale,  si  gouvernement 
il  y  a,  ou  plutôt  son  action  organise'e  sur  les  masses, 
se  distinguera  toujours  de  tous  les  gouvernements 
et  de  l'action  de  tous  les  Etats  par  cette  propriété' 
essentielle,  de  n'être  Jamais  que  l'organisation  de 
l'action  —  non  officielle  et  non  revêtue  d'une  auto- 
rité ou  d'une  force  politique  quelconque,  mais  tout  à 
fait  naturelle  —  d'un  groupe  plus  ou  moins  nom- 
breux d'individus  inspirés  par  la  même  pensée  et 
tendant  vers  le  même  but,  d'abord  sur  l'opinion  des 
masses,  et  seulement  ensuite,  par  l'intermédiaire  de 
cette  opinion  plus  ou  moins  modifiée  par  la  propa- 
gande de  l'Internationale,  sur  leur  volonté,  sur  leurs 
actes.  Tandis  que  les  gouvernements,  armés  d'une 
autorité,  d'un  pouvoir  et  d'une  force  matérielle, 
que  les  uns  disent  tenir  de  Dieu,  les  autres  de  leur 
intelligence  supérieure,  d'autres  enfin  de  la  volonté 
populaire  elle-même,  exprimée  et  constatée  au 
moyen  de  ce  tour  de  passe-passe  qu'on  appelle  le 
suffrage  universel,  s'imposent  violemment  aux 
masses,  les  forcent  à  leur  obéir,  à  exécuter  leurs 
décrets,  sans  se  donner  même  la  plupart  du  temps 
I  130  l'apparence  de  consulter  leurs  sentiments,  leurs 
besoins  et  leur  volonté  (*).  Il  y  a  entre  la  puissance 

(i)  Le  passage  qui  finit  ici,  et  qui  commence  vingt-cinq  lignes 
plus  haut,  après  les  mots  «  une  profonde  erreur  »,  a  été  omis 


86  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

de  l'Etat  et  celle  de  l'Internationale  la  même  diffé- 
rence qui  existe  entre  l'action  officielle  de  l'Etat  et 
l'action  naturelle  d'un  club.  L'Internationale  n'a  et 
n'aura  Jamais  qu'une  grande  puissance  d'opinion, 
et  ne  sera  jamais  que  l'organisation  de  l'action  na- 
turelle des  individus  sur  les  masses,  tandis  que 
l'Etat  et  toutes  les  institutions  de  l'Etat  :  l'Eglise, 
l'université,  le  forum  juridique,  la  bureaucratie, 
les  finances,  la  police  et  l'armée,  sans  négliger  sans 
doute  de  corrompre  autant  qu'elles  le  peuvent  l'opi- 
nion et  la  volonté  des  sujets  de  l'Etat,  en  dehors 
même  de  cette  opinion  et  de  cette  volonté,  et  le 
plus  souvent  contre  elles,  réclament  leur  obéissance 
passive,  sans  doute  dans  la  mesure,  toujours  très 
élastique,  reconnue  et  déterminée  par  les  lois. 

L'Etat,  c'est  l'autorité,  la  domination  et  la  puis- 
sance organisées  des  classes  possédantes  et  soi- 
disant  éclairées  sur  les  masses;  l'Internationale, 
c'est  la  délivrance  des  masses.  L'Etat,  ne  voulant 
jamais  et  ne  pouvant  jamais  vouloir  rien  que  l'as- 
servissement des  masses,  fait  appel  à  leur  soumis- 
sion. L'Internationale,  ne  voulant  autre  chose  que 
leur  complète  liberté,  fait  appel  à  leur  révolte. 
Mais  afin  de  rendre    cette  révolte  puissante  à  son 


dans  VAlmanach  du  Peuple.  Il  y  a  été  remplacé  par  celui-ci, 
qui  en  est  un  résumé  :  «  Mais  ce  serait  là  une  profonde  erreur. 
L'action  organisée  de  l'Internationale  sur  les  masses  se  dis- 
tinguera toujours  de  tous  les  gouvernements  et  de  l'action  de 
tous  les  Etats,  par  cette  propriété  essentielle  de  n'être  que 
l'action  naturelle,  non  officielle,  d'une  simple  opinion,  en  de- 
hors de  toute  autorité.  » 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  87 

tour  et  capable  de  renverser  la  domination  de  l'Etat 
et  des  classes  privilégiées,  uniquement  représentées 
par  l'Etat,  l'Internationale  dut  s'organiser.  Pour 
atteindre  ce  but,  elle  emploie  seulement  deux 
moyens,  qui,  alors  même  qu'ils  ne  seraient  |  131  point 
toujours  légaux,  —  la  légalité  n'étant  la  plupart  du 
temps,  dans  tous  les  pays,  autre  chose  que  la  con- 
sécration juridique  du  privilège,  c'est-à-dire  de 
l'injustice,  —  sont,  au  point  de  vue  du  droit  humain, 
aussi  légitimes  l'un  que  l'autre.  Ces  deux  moyens, 
nous  l'avons  dit,  c'est  d'abord  la  propagande  de  ses 
idées;  c'est  ensuite  l'organisation  de  l'action  na- 
turelle de  ses  membres  sur  les  masses. 

A  quiconque  prétendrait  qu'une  action  ainsi  orga- 
nisée est  encore  un  attentat  à  la  liberté  des  masses, 
une  tentative  de  créer  une  nouvelle  puissance  auto- 
ritaire, nous  répondons  qu'il  n'est  ou  bien  qu'un 
sophiste  ou  bien  qu'un  sot.  Tant  pis  pour  ceux  qui 
ignorent  la  loi  naturelle  et  sociale  de  la  solidarité 
humaine,  au  point  de  s'imaginer  que  l'indépen- 
dance mutuelle  absolue  des  individus  et  des  masses 
soit  une  chose  possible,  ou  même  désirable.  La 
désirer,  c'est  vouloir  l'anéantissement  même  de  la 
société,  car  toute  la  vie  sociale  n'est  autre  chose  que 
cette  dépendance  mutuelle  incessante  des  indivi- 
dus et  des  masses.  Tous  les  individus,  même  les 
plus  intelligents,  les  plus  forts,  et  surtout  les  intel- 
ligents et  les  forts,  sont,  à  chaque  instant  de  leur 
vie,  à  la  fois  les  producteurs  et  les  produits  des 
volontés  et  de  l'action  des  masses.  La  liberté  même 


88  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

de  chaque  individu  est  la  re'sultante,  toujours  de 
nouveau  reproduite,  de  cette  quantité  d'influences 
matérielles,  intellectuelles  et  morales  que  tous  les 
individus  qui  l'entourent,  que  la  société  au  milieu 
de  laquelle  il  naît,  se  développe,  et  meurt,  exercent 
sur  lui.  Vouloir  échapper  à  cette  influence,  ]  132  au 
nom  d'une  liberté  transcendante,  divine,  absolument 
égoïste  et  se  suffisant  à  elle-même,  c'est  se  con- 
damner au  non-être;  vouloir  renoncer  à  l'exercer 
sur  autrui,  c'est  renoncer  à  toute  action  sociale,  à 
l'expression  même  de  sa  pensée  et  de  ses  sentiments, 
c'est  encore  aboutir  au  non-être;  cette  indépendance 
tant  prônée  par  les  idéalistes  et  les  métaphysiciens, 
et  la  liberté  individuelle  conçue  dans  ce  sens,  c'est 
donc  le  néant. 

Dans  la  nature  comme  dans  la  société  humaine, 
qui  n'est  encore  autre  chose  que  cette  même  nature, 
tout  ce  qui  vit  ne  vit  qu'à  cette  condition  suprême 
d'intervenir  de  la  manière  la  plus  positive,  et  aussi 
puissamment  que  le  comporte  sa  nature,  dans  la  vie 
d'autrui.  L'abolition  de  cette  influence  mutuelle 
serait  donc  la  mort.  Et  quand  nous  revendiquons 
la  liberté  des  masses,  nous  ne  prétendons  nulle- 
ment abolir  aucune  des  influences  naturelles  d'au- 
cun individu  ni  d'aucun  groupe  d'individus  qui 
exercent  leur  action  sur  elles.  Ce  que  nous  voulons, 
c'est  l'abolition  des  influences  artificielles,  privilé- 
giées, légales,  officielles.  Si  l'Eglise  et  l'Etat  pou- 
vaient être  des  institutions  privées,  nous  en  serions 
les  adversaires  sans  doute,  mais  nous  ne  proteste- 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  89 

rions  pas  contre  leur  droit  d'exister.  Mais  nous  pro- 
testons contre  eux  parce  que,  tout  en  e'tant  sans 
doute  des  institutions  prive'es  dans  ce  sens  qu'elles 
n'existent  en  effet  que  pour  l'inte'rêt  particulier  des 
classes  privilégiées,  elles  ne  se  servent  pas  moins 
de  la  force  collective  des  masses  organisées  dans  ce 
but,  pour  s'imposer  |  133  autoritairement,  officielle- 
ment, violemment  aux  masses.  Si  l'Internationale 
pouvait  s'organiser  en  Etat,  nous  en  deviendrions, 
nous  ses  partisans  convaincus  et  passionnés,  les 
ennemis  les  plus  acharnés. 

Mais  c'est  que  précisément  elle  ne  peut  pas  s'or- 
ganiser en  Etat  ;  elle  ne  le  peut  pas,  d'abord,  parce 
que,  comme  son  nom  l'indique  assez,  elle  abolit 
toutes  les  frontières  ;  et  il  n'est  point  d'Etat  sans 
frontières,  la  réalisation  de  l'Etat  universel,  rêvé 
par  les  peuples  conquérants  et  par  les  plus  grands 
despotes  du  monde,  s'étant  historiquement  démon- 
trée impossible.  Qui  dit  Etat,  dit  donc  nécessaire- 
ment plusieurs  Etats,  —  oppresseurs  et  exploiteurs 
au  dedans,  conquérants  ou  du  moins  réciproque- 
ment hostiles  au  dehors,  —  dit  négation  de  l'huma- 
nité. L'Etat  universel,  ou  bien  l'Etat  populaire  dont 
parlent  les  communistes  allemands,  ne  peut  donc 
signifier  qu'une  chose  :  Yabolition  de  l'Etat. 

L'Association  Internationale  des  Travailleurs 
n'aurait  point  de  sens  si  elle  ne  tendait  pas  invinci- 
blement à  l'abolition  de  l'Etat.  Elle  n'organise  les 
masses  populaires  qu'en  vue  de  cette  destruction. 
Et    comment  les   or^anise-t-elle?  Non  de  haut  en 


90  PROTESTATION    D?:    L  ALLIANCE 

bas,  en  imposant  à  la  diversité  sociale  produite  par 
la  diversité  du  travail  dans  les  masses,  ou  en  impo- 
sant à  la  vie  naturelle  des  masses,  une  unité  ou  un 
ordre  factices,  comme  le  font  les  Etats;  mais  de  bas 
en  haut,  au  contraire,  en  prenant  pour  |  134  point 
de  départ  l'existence  sociale  des  masses,  leurs  aspi- 
rations réelles,  et  en  les  provoquant  à  se  grouper,  à 
s'harmoniser  et  à  s'équilibrer  conformément  à  cette 
diversité  naturelle  d'occupations  et  de  situations,  et 
en  les  y  aidant.  Tel  est  le  but  propre  de  l'organisa- 
tion des  sections  de  métier. 

Nous  avons  dit  que  pour  organiser  les  masses, 
pour  établir  d'une  manière  solide  l'action  bienfai- 
sance de  l'Association  Internationale  des  Travail- 
leurs sur  elles,  il  suffirait  à  la  rigueur  qu'un  seul 
ouvrier  sur  dix  du  même  métier  fît  partie  de  la  Sec- 
tion respective.  Cela  se  conçoit  aisément.  Dans  les 
moments  de  grandes  crises  politiques  ou  économi- 
ques, où  l'instinct  des  masses,  chauffé  jusqu'aurouge, 
s'ouvre  à  toutes  les  inspirations  heureuses,  où  ces 
troupeaux  d'hommes  esclaves,  ployés,  écrasés,  mais 
jamais  résignés,  se  révoltent  enfin  contre  leur  joug, 
mais  se  sentent  désorientés  et  impuissants  parce 
qu'ils  sont  complètement  désorganisés,  dix,  vingt 
ou  trente  hommes  bien  entendus  et  bien  organisés 
entre  eux,  et  qui  savent  où  ils  vont  et  ce  qu'ils  veu- 
lent, en  entraîneront  facilement  cent,  deux  cents, 
trois  cents  ou  même  davantage.  Nous  l'avons  vu 
récemment  dans  la  Commune  de  Paris.  L'organisa- 
tion sérieuse,  à  peine  commencée  pendant  le  siège, 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  9I 

n'y  a  pas  été  bien  parfaite  ni  bien  forte;  et  pour- 
tant elle  a  suffi  pour  créer  une  puissance  de  résis- 
tance formidable  {'■). 

Que  sera-ce  donc  quand  l'Association  Internatio- 
nale sera  mieux  organisée;  quand  elle  comptera 
dans  son  sein  un  nombre  beaucoup  plus  grand  de 
sections,  surtout  beaucoup  de  sections  |  135  agri- 
coles, et,  dans  chaque  section,  le  double  et  le  triple 
du  nombre  des  membres  qu'elles  renferment  pré- 
sentement? Que  sera-ce  surtout  quand  chacun  de 
ses  membres  saura,  mieux  qu'il  ne  le  sait  à  présent, 
le  but  final  et  les  vrais  principes  de  l'Internationale, 
aussi  bien  que  les  moyens  de  réaliser  son  triomphe? 
L'Internationale  deviendra  une  puissance  irrésis- 
tible. 

Mais  pour  que  l'Internationale  puisse  acquérir 
réellement  cette  puissance,  pour  que  la  dixième 
partie  du  prolétariat,  organisée  par  cette  Associa- 
tion, puisse  entraîner  les  neuf  autres  dixièmes,  il 
faut  que  chaque  membre  {^),  dans  chaque  sec- 
tion, soit  beaucoup  mieux  pénétré  des  principes 
de  l'Internationale  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui.  Ce 
n'est  qu'à  cette  condition  que  dans  les  temps  de 
paix  et  de  calme  il  pourra  remplir  efficacement  la 
mission  de  propagandiste  et  d'apôtre,  et  dans  les 

(i)  Cet  alinéa  et  le  suivant  ont  été  laissés  de  côté  dans  VAl- 
maiiacli  du  Peuple. 

(2)  Le  commencement  de  cet  alinéa  a  pris,  dans  VAlmanach 
du  Peuple,  la  forme  suivante  :  «  Mais  pour  que  l'Internatio- 
nale, ainsi  organisée  de  bas  en  haut,  devienne  une  force  réelle, 
une  puissance  sérieuse,  il  faut  que  cha'que  membre...  » 


92  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

temps  de  lutte  celle  d'un  chef  révolutionnaire  ('). 
En  parlant  des  principes  de  l'Internationale,  nous 
n'en  entendons  pas  d'autres  que  ceux  qui  sont  con- 
tenus dans  les  considérants  de  nos  statuts  généraux 
votés  par  le  Congrès  de  Genève  (1866).  Ils  sont  si 
peu  nombreux,  que  nous  demandons  la  permission 
de  les  récapituler  ici  : 

1°  V émancipation  du  travail  doit  être  Vœuvre  des 
travailleurs  eux-mêmes  ; 

2°  Les  efforts  des  travailleurs  pour  conquérir 
leur  émancipation  ne  doivent  pas  tendre  à  consti- 
tuer de  nouveaux  privilèges,  mais  à  établir  pour  tous 
[les  hommes  vivant  sur  la  terre]  des  droits  et  des 
devoirs  égaux  et  à  anéantir  toute  domination  de 
classe  ; 

3»  L'assujettissement  éconojnique  du  travailleur  à 
Vaccapareur  des  matières  premières  et  des  instru- 
ments de  travail  est  la  source  de  la  servitude  dans 
toutes  ses  formes  :  misère  sociale,  dégradation  men- 
tale, soumission  politique; 

4°  "Pour  cette  raison,  Vémancipation  éconoynique 
des  classes  ouvrières  est  le  grand  but  auquel  tout 
mouvement  politique  doit  être  subordonné  comme  un 
simple  moyen  ; 

5°  Vémancipation  des  travailleurs  n'est  pas  un 
problème   simplement  local   ou  national;    au   con- 

(i)  Aux  mots  :  «  celle  d'un  chef  révolutionnaire»,  j'avais 
substitué,  dans  VAlmanach,  ceux-ci  :  «  celle  d'un  vrai  révolu- 
tionnaire ». 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  93 

traire,  ce  problème  intéresse  toutes  les  nations  civi- 
lisées, sa  solution  étant  nécessairement  subordonnée 
à  leur  concours  théorique  et  pratique; 

6°  L'Association  aussi  bien  que  tous  ses  membres 
reconnaissent  que  la  Vérité,  la  Justice,  la  Morale 
doivent  être  la  base  de  leur  conduite  envers  tous  les 
hommes,  sans  distinction  de  couleur,  de  croyance  ou 
de  nationalité  ; 

7»  Enfin  elle  considère  comme  un  devoir  de 
réclamer  les  droits  de  l'homme  et  du  citoyen  non 
seulement  pour  les  membres  de  V Association,  mais 
encore  pour  quiconque  accomplit  ses  devoirs  : 
«  Pas  de  devoirs  sans  droits,  pas  de  droits  sans 
devoirs  {*)  ». 

Nous  savons  maintenant  tous  que  ce  programme 
si  simple,  si  juste,  et  qui  exprime  d'une  manière  si 
peu  pre'tentieuse  et  si  peu  offensive  les  réclamations 
les  plus  légitimes  |  137  et  les  plus  humaines  du  pro- 
létariat, précisément  parce  qu'il  est  un  programme 
exclusivement  humain,  contient  en  lui  tous  les 
germes  d'une  immense  révolution  sociale  :  le  ren- 
versement de  tout  ce  qui  est  et]]a  création  d'un 
monde  nouveau. 

Voilà  ce  qui  doit  être  maintenant  expliqué  et  rendu 
tout  à  fait  sensible  et  clair  à  tous  les  membres  de 
l'Internationale.    Ce  programme  apporte   avec    lui 


(i)  Ce  texte  n'est  pas  la  reproduction  littérale  des  considé- 
rants des  statuts  :  c'est  un  résumé,  fait  d'après  la  version 
française  imprinaée  à  Paris  en  1870. 


94  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

une  science  nouvelle,  une  nouvelle  philosophie 
sociale,  qui  doit  remplacer  toutes  les  anciennes 
religions,  et  une  politique  toute  nouvelle,  la  poli- 
tique internationale,  et  qui  comme  telle,  nous  nous 
empressons  de  le  dire,  ne  peut  avoir  d'autre  but  que 
la  destruction  de  tous  les  Etats.  Pour  que  tous  les 
membres  de  l'Internationale  puissent  remplir  de 
façon  consciente  leur  double  devoir  de  propagan- 
distes et  de  chefs  naturels  des  masses  dans  la  Révo- 
lution (^),  il  faut  que  chacun  d'eux  soit  pdne'tré 
lui-même,  autant  que  possible,  de  cette  science,  de 
cette  philosophie  et  de  cette  politique.  Il  ne  leur 
suffit  pas  de  savoir  et  de  dire  qu'ils  veulent  l'éman- 
cipation économique  des  travailleurs,  la  jouissance 
intégrale  de  son  produit  pour  chacun,  l'abolition 
des  classes  et  de  l'assujettissement  politique,  la  réali- 
sation de  la  plénitude  des  droits  humains,  et  l'équi- 
valence parfaite  des  devoirs  et  des  droits  pour 
chacun,  —  l'accomplissement  de  l'humaine  frater- 
nité, en  un  mot.  Tout  cela  est  sans  doute  fort  beau 
et  fort  juste,  mais,  si  les  ouvriers  de  l'Internationale 
s'arrêtent  à  ces  grandes  vérités,  sans  en  approfondir 
les  conditions,  les  conséquences  et  l'esprit,  et  s'ils 
se  contentent  de  les  répéter  toujours  et  toujours 
dans  cette  forme  générale,  ils  courent  j  138  bien  le 
risque  d'en  faire  bientôt  des  paroles  creuses  et  sté- 
riles, des  lieux  communs  incompris. 


(i)  Cette  phrase  a  été  modifiée  dans  VAlmanach  de  la  ma- 
nière suivante:  «  Leur  double  devoir  de  propagandistes  et  de 
révolutionnaires  ». 


PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE  95 

Mais,  dira-t-on,  tous  les  ouvriers,  alors  même 
qu'il  sont  des  membres  de  l'Internationale,  ne  peu- 
vent pas  devenir  des  savants  ;  et  ne  suffit-il  pas  qu'au 
sein  de  Cette  association  il  se  trouve  un  groupe 
d'hommes  qui  possèdent,  aussi  complètement  que 
cela  se  peut  de  nos  jours,  la  science,  la  philosophie 
et  la  politique  du  socialisme,  pour  que  la  majorité', 
pour  que  le  peuple  de  l'Internationale,  en  obéissant 
avec  foi  à  leur  direction  et  à  leur  commandement 
fraternel  (style  de  M.  Gambetta,  le  jacobin-dictateur 
par  excellence),  puisse  être  certain  de  ne  pas  dévier 
de  la  voie  qui  doit  le  conduire  à  l'émancipation 
détinitive  du  prolétariat? 

Voilà  un  raisonnement  que  nous  avons  assez  sou- 
vent entendu,  non  ouvertement  émettre,  —  on  n'est 
ni  assez  sincère  ni  assez  courageux  pour  cela,  — 
mais  développer  sous  main,  avec  toute  sorte  de 
réticences  plus  ou  moins  habiles  et  de  compliments 
démagogiques  adressés  à  la  suprême  sagesse  et  à 
l'omnipotence  du  peuple  souverain,  par  le  parti 
autoritaire,  aujourd'hui  triomphant,  dans  l'Interna- 
tionale de  Genève  (').  Nous  l'avons  toujours  passion- 
nément combattu,  parce  que  nous  sommes  con- 
vaincus—  et  vous  l'êtes  sans  doute  avec  nous,  com- 
pagnons (2)  —  que,  du  moment  que  l'Association 
Internationale  se  partagerait  en  deux  groupes  :  l'un 


(i)  L'AlmanacJi  z  modifié  ainsi  c:;tte  fin  de  phrase:  a  Par 
le  parti  autoritaire  dans  l'Internationale». 

(2}  L'AlmanacIi  a  supprimé  les  mots  placés  ici  entre  deux 
tirets. 


ÇÔ  PROTESTATION    DE    l'aLLIANCE 

comprenant  l'immense  majorité  et  compose'  de 
membres  qui  n'auraient  pour  toute  science  qu'une 
foi  aveugle  dans  la  sagesse  théorique  et  pratique  de 
leurs  chefs,  et  l'autre  composé  seulement  de  quel- 
ques dizaines  d'individus  directeurs,  cette  institu- 
tion qui  doit  émanciper  l'humanité  se  transforme- 
rait I  139  elle-même  en  une  sone  d'Etat  oligarchique, 
le  pire  de  tous  les  Etats;  et  qui  plus  est,  que  cette 
minorité  clairvoyante,  savante,  et  habile,  qui  assu- 
merait, avec  toutes  les  responsabilités,  tous  les  droits 
d'un  gouvernement  d'autant  plus  absolu  que  son 
despotisme  se  cache  soigneusement  sous  les  appa- 
rences d'un  respect  obséquieux  pour  la  volonté  et 
pour  les  résolutions  du  peuple  souverain,  résolu- 
tions toujours  inspirées  par  ce  gouvernement  lui- 
même  à  cette  soi-disant  volonté  populaire  ;  que 
cette  minorité,  disons-nous,  obéissant  aux  néces- 
sités et  aux  conditions  de  sa  position  privilégiée  et 
subissant  le  sort  de  tous  les  gouvernements,  devien- 
drait bientôt  et  de  plus  en  plus  despotique,  mal- 
faisante et  réactionnaire.  C'est  ce  qui  est  précisé- 
ment arrivé  aujourd'hui  dans  l'Internationale  de 
Genève  (^). 

L'Association  Internationale  ne  pourra  devenir 
un  instrument  d'émancipation  pour  l'humanité  que 
lorsqu'elle  sera  d'abord  émancipée  elle-même,  et 
elle  ne  ne  le  sera  que  lorsque,  cessant  d'être  divisée 
en    deux    groupes,    la    majorité    des    instruments 

(i]  Cette  dernière  phrase  a  été  supprimée  dans  VAlmanach. 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  97 

aveugles  et  la  minorité  des  machinistes  savants,  elle 
aura  fait  pe'ne'trer  dans  la  conscience  réfle'chie  de 
chacun  de  ses  membres  la  science,  la  philosophie 
et  la  politique  du  socialisme  ('). 

La  science  sociale  n'est  qu'une  tranche  de  la 
science  unique,  de  la  science  totale,  comme  la 
socie'te'  humaine  elle-même  n'est  que  le  dernier 
développement  connu  de  cet  ensemble  indéfini  de 
choses  réelles  que  nous  appelons  la  nature.  La 
science  sociale,  qui  a  pour  objet  |  no  les  lois  géné- 
rales du  développement  historique  des  sociétés 
humaines,  —  développement  aussi  fatal  que  celui 
de  toutes  les  autres  choses  dans  la  nature,  —  est 
donc  le  vrai  couronnement  de  la  science  naturelle. 
Par  conséquent,  elle  suppose  la  connaissance  préa- 
lable de  toutes  les  autres  sciences  positives,  ce  qui 
paraît  d'abord  devoir  la  rendre  absolument  inacces- 
sible à  l'intelligence  non  cultivée  du  prolétariat. 

Ou  bien  faudra-t-il  attendre  le  Jour  où  les  gou- 
vernements, se  prenant  tout  d'un  coup  de  passion 
pour  les  masses  exploitées,  établiront  des  écoles 
scientifiques  sérieuses  pour  les  enfants  du  peuple, 
des  écoles  dans  lesquelles,  au  lieu  de  la  superstition 
si  favorable  aux  intérêts  des  classes  privilégiées  et  à 
la  domination  de  l'Etat,  régnera  la  raison,  émanci- 
patrice  des  peuples,  et  dans  lesquelles  le  catéchisme 
quotidien  sera  remplacé  parles  sciences  naturelles  ? 
Ce  serait  se  condamner  à  une  attente  trop  longue. 

(i)  Là  se  termine  la  partie  du  manuscrit  qui  a  été  insérée 
dans  VAlmanaca  du  Peuple  pour  1872. 


ÇO  PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE 

Et  alors  même  que  des  écoles  vraiment  dignes  de  ce 
nom  s'ouvriraient  pour  le  peuple,  il  ne  pourrait  pas 
y  faire  étudier  ses  enfants  pendant  tout  le  temps 
qui  est  réclamé  pour  un  enseignement  scientifique 
sérieux.  Où  prendrait-il  assez  de  moyens  pour  les  y 
entretenir  pendent  dix,  huit^  ou  seulement  six  ans? 
Dans  les  pays  les  plus  démocratiques,  c'est  à  peine 
si  la  grande  majorité  des  enfants  du  peuple  fré- 
quentant l'école  pendant  deux  ans  ou  tout  au  plus 
pendant  trois  ans  ;  après  quoi,  ils  doivent  gagner 
leur  vie,  et  Ton  sait  ce  que  signifient  ces  paroles  : 
gagner  leur  |  i4i  vie,  pour  les  enfants  du  peuple  1 
Une  fois  entré  dans  les  conditions  du  travail  salarié, 
le  prolétaire  doit  forcément  renoncer  à  la  science. 
Et  pourtant  dans  les  grands  centres  de  population, 
en  Angleterre,  en  France,  en  Belgique,  en  Alle- 
magne, des  amis  éclairés  et  sincères  de  la  classe 
ouvrière  ont  ouvert  des  écoles  du  soir  pour  le 
peuple,  où  une  foule  de  travailleurs,  oubliant  leur 
fatigue  du  jour,  accourent  avec  empressement  pour 
recevoir  les  premières  notions  des  sciences  positives. 
Cet  enseignement  est  précieux,  non  par  la  quantité 
de  connaissances  qu'il  peut  leur  donner,  mais  par 
la  vraie  méthode  scientifique  à  laquelle  il  initie  peu 
à  peu  ces  esprits  vierges,  honteux  de  leur  ignorance 
et  avides  de  savoir.  La  méthode  scientifique  ou 
positive,  qui  n'admet  jamais  aucune  synthèse  qui 
ne  soit  préalablemet  constatée  par  l'expérience  et 
par  l'analyse  scrupuleuse  des  faits,  une  fois  que 
l'ouvrier    intelligent    se   l'est    appropriée,   devient 


PROTESTATION    DE    L  ALLIANCE  ÇQ 

entre  ses  mains  un  instrument  d'investigation  ter- 
rible qui  fait  bien  vite  justice  de  tous  les  sophismes 
religieux,  métaphysiques,  juridiques  et  politiques 
dont  on  a  eu  bien  soin  d'empoisonner  son  esprit, 
son  imagination  et  son  cœur  dès  sa  plus  tendre 
enfance. 

Mais  cet  enseignement  est  à  peine  suffisant  pour 
lui  donner  une  connaissance  approximative  de  quel- 
ques faits  principaux  d'un  très  petit  nombre  de 
sciences.  Une  connaissance  si  imparfaite  des 
sciences  naturelles  ne  peut  servir  de  base  à  la  science 
sociale,  qu'il  reste  par  conséquent  toujours  forcé 
d'ignorer,... 


[Le  manuscrit  est  resté  inachevé.) 


REPONSE 

D'UN  INTERNATIONAL  A  MA2ZINI 


AVANT-PROPOS 


En  février  1871,  Mazzini  avait  fondé  une  revue  heb- 
domaire,  paraissant  à  Lugano,  La  Roma  del  Popolo, 
dans  laquelle  il  exposait  ses  idées  politiques  et  reli- 
gieuses. De  mars  à  juin,  il  y  combattit  à  plusieurs 
reprises  la  Commune  de  Paris,  le  fédéralisme  et  le 
socialisme.  Dans  le  numéro  du  1 3  juillet,  il  attaqua  for- 
mellement l'Internationale,  qu'il  dénonça  aux  ouvriers 
italiens  comme  une  institution  dangereuse.  Cet  article  (^) 
tomba  le  24  juillet  sous  les  yeux  de  Bakounine.  Celui-ci 
rédigeait  à  ce  moment  la  Protestation  de  C Alliance  (voir 
ci-dessus  p.  6)  :  il  s'interrompit  aussitôt,  —  ce  qui  fit 
que  le  manuscrit  de  la  Protestation  resta  inachevé,  —  et 
commença  dès  le  25  une  réponse  à  l'attaque  dirigée  par 
le  vieux  révolutionnaire  italien  contre  la  grande  Asso- 
ciation des  travailleurs.  La  réponse  fut  écrite  en  quatre 

(i)  L'article  de  Mazzini  fut  aussi  tiré  à  part,  en  feuille 
volante  (2  pages  in-folio  à  trois  colonnes),  sous  ce  titre  :  La 
Roma  del  Popolo  agit  opérai  (signé  G.  Mazzini^.  Supplemento 
al  N.  20;  16  Luglio  iSyi. 


104  AVANT-PROPOS 

jours  (25-28  juillet).  Emilio  Bellerio,  le  jeune  ami  de 
Bakounine,  la  traduisit  en  italien,  et  la  porta,  le  4  août, 
à  la  rédaction  du  Ga:^^etlino  Rosa,  de  Milan,  qui  la  pu- 
blia en  une  brochure  formant  supplément  à  son  numéro 
du  14  août,  sous  ce  titre  :  Risposia  d'un  Internationale 
a  Giuseppe  Mai\ini,  per  M.  Bakounine,  membro  deW 
Associa:{ione  Interna:{ionale  dei  Lavoralori.  (Supplemento 
al  N.  227  del  giornale  il  Ga7^\eltino  Rosa.  Milano,  presso 
l'amministrazione  del  GaweUino  Rosa,  Via  S.  Pietro 
air  Orto,  23  ;  1871  ;  32  pages  petit  in-iô.)  Les  huit  der- 
nières pages  de  cette  brochure  sont  occupées  par  un 
autre  écrit  intitulé  L''Interna:{ionale  e  Ma^^ini  :  c'est  un 
article  extrait  du  journal  VEguaglian^a  de  Girgenti,  que 
dirigeait  Saverio  Friscia. 

Le  texte  français  de  la  Réponse  d'un  international  à 
Ma:^^ini  fut  envoyé  par  Bakounine,  le  6  août,  au  journal 
socialiste  la  Liberté,  de  Bruxelles,  qui  le  publia  dans  ses 
numéros  des  18  et  19  août. 

L'impression  produite  en  Italie  fut  considérable. 
Mazzini  n'essaya  pas  de  répliquer  ;  mais  Aurelio  Saffi 
répondit  en  septembre  dans  La  Roma  del  Popolo,  et  le 
journal  mazzinienl'Z/ni/à  j7a//a/ia,  de  Milan,  publia  quel- 
ques articles  contre  Bakounine    en  août  et  septembre. 

Voici  les  notes  qu'on  trouve  dans  le  carnet  de  Bakou- 
nine relativement  à  sa  première  réponse  (l'auteur  en 
annonçait  d'autres,  qui  suivraient  la  première)  aux 
attaques  de  Mazzini  contre  le  socialisme,  la  Commune 
et  l'Internationale  : 

«  Juillet  24.  Article  de  Mazzini  contre  l'Internatio- 
nale (*).  —  25.  Grand  paquet  de  l'Appel  (pp.  92-141) 


(Ij  Cette  note  nous  apprend  à  quelle  date  exacte  Bakounine 
lut  l'article  de  Mazzini  du  i3  juillet. 


AVANT-PROPOS  10^ 

avec  lettre  à  Guillaume  envoyés.  Commencé  la  Réponse 
à  Mazzini.  —  26.  Réponse  à  Mazzini.  —  27.  Réponse 
à  Mazzini.  Emilio  prend  pour  traduire.  —  28.  Fini  pre- 
mier article  contre  Mazzini.  Mémoire  sur  l'Alliance.  — 
3 1 .  Emilio  vient  me  lire  le  commencement  de  la  traduc- 
tion de  ma  réponse  à  Mazzini. 

«  Août  4.  Copie  de  la  Réponse  à  Mazzini  (').  Emile 
parti  pour  la  rédaction  [du  Ga:{:{ettino  Rosa].  —  5.  Ter- 
miné copie  de  Réponse  à  Mazzini.  Lettre  à  Emilio  et 
Stampa.  —  6.  Lettre  aux  rédacteurs  de  la  Liberté  avec 
article  sur  Mazzini.  —  11.  Arrivés  Emilio,  Fanelli.  — 
20.  Lettre  de  Stampa  et  25  exemplaires  Opuscule 
[Risposia  d'un  Iniernaiionale].  Opuscule  à  Zamperini, 
Ogaref  et  [Adolphe]  Vogt.  —  23.  Réponse  à  Mazzini,  à 
Barcelone,  à  Zaytsef,  à  Ross.  —  29.  Envoyé  article 
contre  Mazzini  (-)  à  Ozerof,  Saigne,  Lindegger,  —  à 
Ross,  —  à  Adhémar,  Guillaume,  Camet,  Spichiger.  » 

Le  28  juillet,  aussitôt  après  avoir  fini  sa  Réponse  à 
Mazzini,  Bakounine  avait  commencé  la  rédaction  d'un 
nouvel  écrit  apologétique  sur  les  querelles  dans  l'Interna- 
tionale de  Genève,  qu'il  intitula  Mémoire  pour  l'Alliance. 
Il  y  travailla  jusque  vers  la  fin  d'août.  Mais,  tout  en 
rédigeant  ce  Mémoire,  il  songeait  à  continuer  sa  polé- 
mique italienne. 

Le  21  août,  le  carnet  note  :  «  Article  contre  Maz- 
zini »;  le  25  :  «  2®  article  contre  Mazzini,  avec  article 
sur  l'Alliance  et  lettre  à  Guillaume  »  ;  le  28  et  le  29  : 
«  2^  article  Mazzini  »;  et  en  septembre,  cette  mention 
revient  presque  chaque  jour.   Cette  nouvelle  réponse 

(i)  Il  s'agit  de  la  copie  du  texte  français,  destinée  à  la 
Liberté  de  Bruxelles. 

(2)  Il  s'agit  cette  fois  de  l'article  paru  dans  la  Liberté  les 
18  et  19  août. 


106  AVANT-PROPOS 

allait  prendre  des  proportions  plus  considérables  que  la 
première,  et  devenir  un  livre,  ou  plutôt  le  commence- 
ment d'un  livre  qui,  de  même  que  L'Empire  knouio- 
germanique^  ne  fut  jamais  achevé.  La  première  partie  de 
ce  livre  parut  en  décembre  1871  sous  ce  titre  :  La 
Théologie  Politique  de  Ma\-{ini  et  C Internationale;  on  la 
trouvera  au  tome  VII. 

Nous  reproduisons  la  Réponse  d'un  international  à 
Ma:{lini  telle  qu'elle  parut  dans  la  Liberté  (cette  Réponse 
fut  plus  tard  placée  par  Bakounine  en  tète  de  sa  Théo- 
logie Politique  de  Ma^:{ini,  en  guise  d'Introduction). 

Nous  la  faisons  suivre  de  la  traduction  de  l'article 
Vlniernaiionale  e  Manini,  de  Saverio  Friscia,  publié 
dans  l'Eguaglian^a  et  reproduit  à  la  suite  de  la  Risposta 
dans  le  supplément  du  Ga^:{eltino  Rosa  du  14  août  1871. 
11  est  intéressant  de  faire  entendre  le  langage  du  vieux 
et  loyal  conspirateur  sicilien  ('j  à  côté  de  celui  de  son 
ami  le  grand  révolutionnaire  russe. 

J.  G. 

(1)  Né  à  Sciacca  (Sicile)  en  181 3,  Saverio  Friscia  e'tudia  la 
médecine  à  l'université  de  Palerme.  Il  conspira  contre  les 
Bourbons,  fut  élu  représentant  du  peuple  en  1848,  et  empri- 
sonné en  1849;  puis,  banni,  il  se  retira  à  Paris.  Gravement  ma- 
lade au  moment  de  l'expédition  des  Mille  (mai  1860),  il  courut, 
à  peine  convalescent,  rejoindre  Garibaldi  en  Sicile.  Elu  député 
de  Sciacca  en  1 861,  et  resté  membre  du  Parlement  italien  jusqu'à 
sa  mort,  ilfut  — commeson  amiOiuseppe  Fanelli  — un  singulier 
parlementaire,  qui  ne  prit  jamais  la  Chambre  au  sérieux,  et  vota 
constamment  contre  tous  les  ministères.  En  1864,  il  entra  dans 
la  Fraternité  internationale  fondée  par  Bakounine,  et  fit  infa- 
tigablement, par  la  presse  et  la  parole,  la  propagande  du  socia- 
lisme révolutionnaire.  11  est  mort  en  1886,  dix  ans  après 
Bakounine,  neuf  ans  après  Fanelli;  il  était  l'aîné  de  l'un  et  de 
l'autre.  Giovanni  Domanico,  dans  le  premier  volume  de  son 
ouvrage  L'Internationale  {Florence,  191 1),  a  publié  un  beau 
portrait  de  Friscia. 


RÉPONSE 

D'UN   INTERNATIONAL 

A 

MAZZINI 


(Publié  en  traduction  italienne  dans  un  Supplément 
du  Ga^^etlino  Rosa,  de  Milan,  le  14  août  1871  ; 

En  français  dans  la  Liberté  de  Bruxelles,  les  18  et 
19  août  1871  ; 

Réimprimé  comme  Introduction  en  tête  du  volume  : 
La  Théologie  Politique  de  Ma^^ini  et  C Internationale, 
décembre  1871.) 


APPENDICE 
L'Internationale  et  Mazzini 

(Traduction  d'un  article  de  Saverio  Friscia,  extrait 
de  VEo^uaglian^a  de  Girgenti  et  réimprimé  dans  le 
môme  Supplément  du  Ga^^ettino  Rosa.) 


RÉPONSE 

D'UN  INTERNATIONAL  A  MAZZINl 


S'il  est  un  homme  universellement  respecté  en 
Europe  et  qui,  par  quarante  ans  d'activité,  unique- 
ment voués  au  service  d'une  grande  cause,  a  réelle- 
ment mérité  ce  respect,  c'est  Mazzini.  Il  est  incon- 
testablement l'une  des  plus  nobles  et  des  plus  pures 
individualités  de  notre  siècle,  je  dirais  même  la  plus 
grande,  si  la  grandeur  était  compatible  avec  le  culte 
obstiné  de  l'erreur. 

Malheureusement,  au  fond  même  du  programme 
révolutionnaire  du  patriote  italien  il  y  a  eu,  dès 
l'abord,  un  principe  essentiellement  faux  et  qui, 
après  avoir  paralysé  et  frappé  de  stérilité  ses  efforts 
les  plus  héroïques  et  ses  combinaisons  les  plus  ingé- 
nieuses, devait  l'entraîner  tôt  ou  tard  dans  les  rangs 
de  la  réaction.  C'est  le  principe  d'un  idéalisme  à  la 
fois  métaphysique  et  mystique,  enté  sur  l'ambition 
patriotique  de  l'homme  d'Etat.  C'est  le  culte  de 
Dieu,  le  culte  de  l'autorité  divine  et  humaine,  c'est 
la  foi  dans  la  prédestination  messianique  de  l'Italie, 

7 


IIO  REPONSE    D  UN    INTERNATIONAL 

reine  des  nations,  avec  Rome,  capitale  du  monde  ; 
c'est  la  passion  politique  de  la  grandeur  et  de  la 
gloire  de  l'Etat,  fonde'es  ne'cessairement  sur  la  mi- 
sère des  peuples.  C'est  enfin  cette  religion  de  tous 
les  esprits  dog-matiques  et  absolus,  la  passion  de 
l'uniformité  qu'ils  appellent  l'unité'  et  qui  est  le  tom- 
beau de  la  liberté. 

Mazzini  est  le  dernier  grand-prêtre  de  l'idéalisme 
religieux,  métaphysique  et  politique,  qui  s'en  va. 

Mazzini  nous  reproche  de  ne  pas  croire  en  Dieu. 
Nous  luireprochonspar  contre  d'y  croire,  ou  plutôt, 
nous  ne  le  lui  reprochons  même  pas,  nous  déplo- 
rons seulement  qu'il  y  croie.  Nous  regrettons  infi- 
niment que  par  cette  intrusion  des  sentiments  et  des 
idées  mystiques  dans  sa  conscience,  dans  son  acti- 
vité, dans  sa  vie,  il  ait  été  forcé  de  se  ranger  contre 
nous  avec  tous  les  ennemis  de  l'émancipation  des 
masses  populaires. 

Car  enfin,  on  ne  peut  plus  s'y  tromper.  Sous  la 
bannière  de  Dieu  qui  se  trouve  maintenant?  Depuis 
Napoléon  IIIjusqu'àBismarck;  depuis  l'impératrice 
Eugénie  jusqu'à  la  reine  Isabelle,  et  entre  elles  le 
pape  avec  sa  rose  mystique  que  galamment  il  pré- 
sente, tour  à  tour,  à  l'une  et  à  l'autre.  Ce  sont  tous 
les  empereurs,  tous  les  rois,  tout  le  monde  officiel, 
officieux,  nobiliaire  et  autrement  privilégié  de  l'Eu- 
rope, soigneusement  nomenclature  dans  l'almanach 
de  Gotha;  ce  sont  toutes  les  grosses  sangsues  de 
l'industrie,  du  commerce,  de  la  banque  ;  les  profes- 
seurs patentés  et  tous  les  fonctionnaires  des  Etats  : 


la  haute  et  la  basse  police,  les  gendarmes,  les  geô- 
liers, les  bourreaux,  sans  oublier  les  prêtres  consti- 
tuant aujourd'hui  la  police  noire  des  âmes  au  profit 
des  Etats;  ce  sont  les  généraux,  ces  humains  défen- 
seurs de  l'ordre  public,  et  les  rédacteurs  de  la  presse 
vendue,  représentants  si  purs  de  toutes  les  vertus 
officielles.  Voilà  l'armée  de  Dieu. 

Voilà  la  bannière  sous  laquelle  se  range  aujour- 
d'hui Mazzini,  bien  malgré  lui  sans  doute,  entraîné 
par  la  logique  de  ses  convictions  idéales  qui  le  for- 
cent, sinon  à  bénir  tout  ce  qu'ils  bénissent,  au  moins 
à  maudire  ce  qu'ils  maudissent. 

Et  dans  le  camp  opposé,  qu'y  a-t-il?  C'est  la  ré- 
volution, ce  sont  les  négateurs  audacieux  de  Dieu, 
de  l'ordre  divin  et  du  principe  d'autorité,  mais  par 
contre  et  pour  cela  même  les  croyants  en  l'huma- 
nité, les  affirmateurs  d'un  ordre  humain  et  de  l'hu- 
maine liberté. 

Mazzini,  dans  sa  jeunesse,  partagé  entre  deux 
courants  opposés,  était  à  la  fois  prêtre  et  révolution- 
naire. Mais,  à  la  longue,  les  inspirations  du  prêtre, 
comme  on  devait  s'y  attendre,  finirent  par  étouffer 
en  lui  les  instincts  du  révolutionnaire;  et  aujour- 
d'hui tout  ce  qu'il  pense,  tout  ce  qu'il  dit,  tout  ce 
qu'il  fait,  respire  la  réaction  la  plus  pure.  A  la  suite 
de  quoi,  grande  joie  dans  le  camp  de  nos  ennemis 
et  deuil  dans  le  nôtre. 

Mais  nous  avons  autre  chose  à  faire  qu'à  nous 
lamenter;  tout  notre  temps^appartient  au  combat. 
Mazzini  vient  de  nous  jeter  son  gant,  il  est  de  notre 


112  RÉPONSE    d'un    INTERNATIONAL 

devoir  de  le  relever,  pour  qu'il  ne  soit  pas  dit  que 
par  véne'ration  pour  les  grands  services  passe's  d'un 
homme,  nous  avons  incline'  notre  tête  devant  le 
mensonge. 

Ce  n'est  pas  de  gaieté  de  cœur  qu'on  peut  se  déci- 
der à  attaquer  un  homme  comme  Mazzini,  un 
homme  qu'on  est  forcé  de  révérer  et  d'aimer  même 
en  le  combattant,  car  s'il  est  une  chose  que  personne 
n'oserait  mettre  en  doute,  c'est  le  haut  désintéresse- 
ment, l'immense  sincérité  et  la  non  moins  immense 
passion  pour  le  bien  de  cet  homme,  dont  la  pureté 
incomparable  brille  de  tout  son  éclat  au  milieu  de 
la  corruption  du  siècle.  Mais  la  piété,  si  légitime 
qu'elle  soit,  ne  doit  jamais  tourner  en  idolâtrie  ;  et  il 
est  une  chose  plus  sacrée  que  le  plus  grand  homme 
du  monde,  c'est  la  vérité,  c'est  la  justice,  c'est  le 
devoir  de  défendre  la  sainte  cause  de  l'humanité. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  Mazzini  lance 
ses  accusations  et  ses  condamnations,  pour  ne  point 
dire  ses  injures  et  ses  calomnies,  contre  nous.  L'an 
passé,  dans  une  lettre  adressée  à  son  ami,  idéaliste  et 
prêtre  (i  )  comme  lui,  l'illustre  Quinet,  il  avait  amè- 
rement censuré  les  tendances  matérialistes  et  athées 
de  la  jeunesse  moderne.  C'était  son  droit,  consé- 
quence logique  du  malheur  qu'il  a  eu  d'avoir  ratta- 
ché toujours  ses  aspirations  les  plus  nobles  à  l'exis- 

(i)  «  Prêtre  »  est,  dans  toute  cette  Réponse,  une  simple 
figure  de  rhétorique;  il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  le  dire, 
pour  les  lecteurs  qui  ne  connaîtraient  ni  Mazzini  ni  Edgar 
Quinet. 


A    MAZZINI  I  13 

tence  fictive  d'un  Etre  absolu  impossible,  fantôme 
maltaisant  et  absurde,  créé  par  l'imagination  enfan- 
tine des  peuples  sortant  de  l'animalité,  et  qui,  après 
avoir  été  successivement  revu,  corrigé  et  enrichi  par 
la  fantaisie  créatrice  des  poètes  et  plus  tard  grave- 
ment défini  et  systématisé  par  les  spéculations  abs- 
traites des  théologiens  et  des  métaphysiciens,  se 
dissipe  aujourd'hui,  comme  un  vrai  fantôme  qu'il 
est,  sous  le  souffle  puissant  de  la  conscience  popu- 
laire, mûrie  par  l'expérience  historique,  et  sous  l'a- 
nalyse plus  impitoyable  encore  de  la  science  réelle. 
Et  puisque  l'illustre  patriote  italien,  dès  le  commen- 
cement de  sa  longue  carrière,  a  eu  le  malheur  de 
mettre  toutes  ses  pensées  et  ses  actes  les  plus  révo- 
lutionnaires sous  la  protection  de  cet  Etre  fictif  et 
d'y  enchaîner  toute  sa  vie,  au  point  de  lui  sacrifier 
môme  l'émancipation  réelle  de  sa  chère  Italie, 
peut-on  s'étonner  qu'il  s'indigne  maintenant  contre 
la  génération  nouvelle  qui,  s'inspirant  d'un  autre 
esprit,  d'une  autre  morale  et  d'un  autre  amour  que 
le  sien,  tourne  le  dos  à  son  Dieu  ? 

L'amertume  et  la  colère  de  Mazzini  sont  natu- 
relles. Avoir  été  pendant  plus  de  trente  ans  à  la  tête 
du  mouvement  révolutionnaire  de  l'Europe  et  sentir 
maintenant  que  cette  direction  lui  échappe;  voir  ce 
mouvement  prendre  une  voie  où  ses  convictions 
pétrifiées  ne  lui  permettent  pas  non  seulement  de  le 
diriger,  mais  de  le  suivre  ;  rester  seul,  abandonné, 
incompris  et  désormais  incapable  de  comprendre 
lui-même  rien  de  ce  qui  se  passe  sous  ses  yeux  !  Pour 


114  RÉPONSE   d'un    international 

une  grande  âme,  pour  une  tière  intelligence,  pour 
une  ambition  grandiose,  comme  celle  de  Mazzini, 
au  bout  d'une  carrière  voue'e  tout  entière  au  service 
de  l'humanité,  c'est  une  position  tragique  et  cruelle. 

Aussi,  lorsque  le  saint  vieillard,  du  haut  de  son 
isolement  ide'al,  nous  a  lancé  ses  premières  foudres, 
nous  n'avons  rien  ou  presque  rien  répondu.  Nous 
avons  respecté  cette  impuissante,  mais  douloureuse 
colère.  Et  pourtant  ce  ne  sont  pas  les  arguments 
qui  nous  auraient  manqué,  non  seulement  pour  re- 
pousser ses  reproches,  mais  encore  pour  les  retour- 
ner contre  lui. 

Il  dit  que  nous  sommes  des  matérialistes,  des 
athées.  A  cela  nous  n'avons  rien  à  répondre,  car 
nous  le  sommes  en  effet,  et,  autant  qu'un  sentiment 
de  fierté  est  permis  à  de  pauvres  individus  qui,  pa- 
reils à  des  vagues,  s'élèvent  pour  disparaître  bientôt 
dans  l'immense  océan  de  la  vie  collective  de  l'hu- 
maine société,  nous  nous  glorifions  de  l'être,  parce 
que  l'athéisme  et  le  matérialisme,  c'est  la  vérité  ou 
plutôt,  c'est  la  base  réelle  de  toute  vérité,  et  parce 
que,  sans  nous  soucier  des  conséquences  pratiques, 
nous  voulons  la  vérité  avant  tout  et  rien  que  la  vé- 
rité. De  plus,  nous  avons  cette  foi,  que,  malgré 
toutes  les  apparences  du  contraire,  malgré  toutes  les 
craintives  suggestions  d'une  prudence  politique  et 
sceptique,  la  vérité  seule  peut  créer  le  bien  pratique 
des  hommes. 

Tel  est  donc  le  premier  article  de  notre  foi;  et 
nous   vous    forcerons   bien  d'avouer  que  nous    en 


A    MAZZINI  115 

avons  une  aussi,  illustre  maître.  Seulement,  elle  ne 
regarde  jamais  en  arrière,  mais  toujours  en  avant. 

Vous  ne  vous  contentez  pas  toutefois  de  constater 
notre  athéisme  et  notre  matérialisme,  vous  concluez 
que  nous  ne  pouvons  avoir  ni  amour  pour  les 
hommes,  ni  respect  pour  leur  dignité  ;  que  toutes 
les  grandes  choses  qui  de  tout  temps  ont  fait  battre 
les  cœurs  les  plus  nobles  :  liberté,  justice,  huma- 
nité, beauté,  vérité,  doivent  nous  être  complètement 
étrangères,  et  que,  traînant  au  hasard  notre  exis- 
tence misérable,  rampant  plutôt  que  marchant  sur 
la  terre,  nous  ne  pouvons  connaître  d'autres  soucis 
que  de  satisfaire  nos  appétits  sensuels   et  grossiers. 

Si  un  autre  que  vous  le  disait,  nous  l'appellerions 
un  calomniateur  éhonté.  A  vous,  maître  respecté  et 
injuste,  nous  dirons  que  c'est  là  de  votre  part  une 
erreur  déplorable.  Voulez-vous  savoir  à  quel  point 
nous  aimons  tous  ces  grandes  et  belles  choses  dont 
vous  nous  refusez  la  connaissance  et  l'amour?  Sa- 
chez donc  que  nous  les  aimons  à  ce  point  que  nous 
sommes  fatigués  et  dégoûtés  de  les  voir  éternelle- 
ment suspendues  à  votre  ciel,  qui  les  a  dérobées  à  la 
terre,  comme  autant  de  symboles  et  de  promesses  à 
jamais  irréalisables!  Nous  ne  nous  contentons  plus 
de  la  fiction  de  ces  choses,  nous  en  voulons  la  réalité. 

Et  voilà  le  second  article  de  notre  foi,  illustre 
maître.  Nous  croyons  en  la  possibilité,  en  la  néces- 
sité de  cette  réalisation  sur  la  terre;  en  même  temps, 
nous  sommes  convaincus  que  toutes  ces  choses  que 
vous  adorez  comme  des  espérances  célestes,  en  de- 


Il6  RÉPONSE    d'un    international 

venant  des  réalite's  humaines  et  terrestres  perdront 
nécessairement    leur    caractère   mystique   et   divin. 

En  nous  appelant  des  mate'rialistes,  vous  croyez 
avoir  tout  dit.  Il  vous  semble  que  vous  nous  ayez 
définitivement  condamnés,  écrasés.  Et  savez-vous 
d'où  vous  vient  cette  erreur?  C'est  que  ce  que  nous 
appelons  matière,  vous  et  nous,  sont  deux  choses, 
deux  conceptions  absolument  différentes.  Votre 
matière  à  vous  est  un  Etre  fictif,  comme  votre  Dieu, 
comme  votre  Satan,  comme  votre  âme  immortelle. 
Votre  matière,  c'est  l'infime  grossièreté,  l'inerte  bru- 
talité, un  être  impossible,  comme  est  impossible 
l'esprit  pur,  immatériel,  absolu,  et  qui,  comme  lui, 
n'a  jamais  existé  que  dans  la  fantaisie  spéculative 
des  théologiens  et  des  métaphysiciens,  ces  uniques 
créateurs  de  l'une  et  de  l'autre.  L'histoire  de  la  phi- 
losophie nous  a  dévoilé  maintenant  le  procédé, 
d'ailleurs  très  simple,  de  cette  création  inconsciente, 
la  genèse  de  cette  fatale  illusion  historique,  qui, 
pendant  une  longue  série  de  siècles,  a  pesé  comme 
un  cauchemar  horrible  sur  l'esprit  écrasé  des  géné- 
rations humaines. 

Les  premiers  penseurs,  qui  furent  nécessairement 
des  théologiens  et  des  métaphysiciens,  parce  que 
l'esprit  humain  est  ainsi  fait  qu'il  commence  tou- 
jours par  beaucoup  de  sottises,  par  le  mensonge, 
par  l'erreur,  pour  arriver  à  une  parcelle  de  vérité,  ce 
qui  ne  recommande  pas  beaucoup  les  saintes  tradi- 
tions du  -passé;  les  premiers  penseurs,  dis-je,  ont 
pris  à  l'ensemble  des  êtres  réels  dont  ils  eurent  con- 


A    MAZZINI  I  17 

naissance,  y  compris  sans  doute  eux-mêmes,  tout  ce 
qui  leur  parut  en  constituer  la  force,  le  mouve- 
ment, la  vie,  l'intelligence,  et  ils  appelèrent  cela  du 
nom  géne'rique  d'esprit  ;  puis  ils  donnèrent  au  reste, 
au  re'sidu  informe  et  inerte  qu'ils  supposèrent  devoir 
rester  après  cette  opération  abstractive,  exécutée 
inconsciemment  sur  le  monde  réel  par  leur  propre 
esprit,  le  nom  de  matière.  Après  quoi  ils  s'étonnè- 
rent que  cette  matière  qui,  de  même  que  cet  esprit, 
n'exista  jamais  que  dans  leur  imagination,  leur 
apparût  si  inerte,  si  stupide,  en  présence  de  leur 
Dieu  esprit  pur. 

Quant  à  nous,  nous  l'avouons  franchement,  nous 
ne  connaissons  pas  votre  Dieu,  mais  nous  ne  con- 
naissons pas  non  plus  votre  m.atière  ;  ou  plutôt 
nous  savons  que  l'un  et  l'autre  sont  également  des 
Non-Etres  créés  à  priori  par  la  fantaisie  spéculative 
des  naïfs  penseurs  des  siècles  passés.  Par  ces  mots 
matériel  et  matière,  nous  entendons,  nous,  la  totalité, 
toute  Téchelle  des  êtres  réels,  connus  et  inconnus, 
depuis  les  corps  organiques  les  plus  simples  jusqu'à 
la  constitution  et  au  fonctionnement  du  cerveau  du 
plus  grand  génie  :  les  plus  beaux  sentiments,  les 
plus  grandes  pensées,  les  faits  héroïques,  les  actes  de 
dévouement,  les  devoirs  comme  les  droits,  le  sacri- 
fice comme  l'égoïsme,  tout,  jusqu'aux  aberrations 
transcendantes  et  mystiques  de  Mazzini,  de  même 
que  les  manifestations  de  la  vie  organique,  les  pro- 
priétés et  actions  chimiques,  l'électricité,  la  lu- 
mière, la  chaleur,  l'attraction  naturelle  des  corps, 

7. 


Il8  RÉPONSE    d'un    international 

constituent  à  nos  yeux  autant  d'e'volutions  sans 
doute  différentes,  mais  non  moins  e'troitement  soli- 
daires, de  cette  totalité'  d'êtres  re'els  que  nous  appe- 
lons la  matière. 

Et  remarquez  bien  que  nous  ne  conside'rons  pas 
cette  totalité  comme  une  sorte  de  substance  absolue 
et  éternellement  créatrice,  ainsi  que  le  font  les  pan- 
théistes, mais  comme  une  résultante  éternelle,  pro- 
duite et  reproduite  toujours  de  nouveau  par  le  con- 
cours d'une  infinité  d'actions  et  de  réactions  de 
toutes  sortes  ou  par  l'incessante  transformation  des 
êtres  réels  qui  naissent  et  meurent  en  son  sein. 

Pour  ne  point  prolonger  cette  dissertation  méta- 
physique, je  dirai,  en  me  résumant,  que  nous  appe- 
lons matériel  tout  ce  qui  est,  tout  ce  qui  se  produit 
dans  le  monde  réel,  dans  l'homme  aussi  bien  qu'en 
dehors  de  l'homme,  et  que  nous  appliquons  le  nom 
d'idéal  exclusivement  aux  produits  de  l'action  céré- 
brale de  l'homme  ;  mais  comme  notre  cerveau  est 
une  organisation  tout  à  fait  matérielle  et  que  par 
conséquent  tous  les  fonctionnements  en  sont  aussi 
matériels  que  peut  l'être  l'action  de  toutes  les  autres 
choses  réunies,  il  en  résulte  que  ce  que  nous  appe- 
lons la  matière  ou  le  monde  matériel  n'exclut  aucu- 
nement, mais,  au  contraire,  embrasse  infaillible- 
ment l'idéal. 

Il  est  un  fait  qui  serait  digne  d'être  bien  médité 
par  nos  platoniques  adversaires  :  Comment  se  fait-il 
que  généralement  les  théoriciens  matérialistes  se 
montrent  bien  plus  largement  idéalistes  en  pratique 


A    MAZZINI  119 

qu'eux-mêmes?  Au  fond,  rien  de  plus  logique  ni  de 
plus  naturel  que  ce  fait.  Tout  développement,  n'est- 
ce  pas,  implique  en  quelque  sorte  la  négation  du 
point  de  départ  ;  eh  bien,  les  théoriciens  matéria- 
listes partent  de  la  conception  de  la  matière  pour 
arriver  à  quoi?  à  l'idée;  tandis  que  les  idéalistes, 
partant  de  l'idée  pure,  absolue,  et  répétant  toujours 
de  nouveau  l'antique  mythe  du  péché  originel,  qui 
n'est  que  l'expression  symbolique  de  leur  mélanco- 
lique destinée,  retombent  éternellement,  tant  en 
théorie  qu'en  pratique,  dans  la  matière  dont  ils  ne 
parviennent  jamais  à  se  dépêtrer,  et  dans  quelle 
matière  !  brutale,  ignoble,  stupide,  créée  par  leur 
propre  imagination,  comme  ïalter  Ego  ou  comme 
le  reflet  de  leur  Moi  idéal. 

De  même,  les  matérialistes,  conformant  toujours 
leurs  théories  sociales  aux  réels  développements  de 
l'histoire,  considèrent  la  bestialité,  l'anthropopha- 
gie, l'esclavage,  comme  les  premiers  points  de  dé- 
part du  mouvement  progressif  de  la  société  ;  mais 
que  cherchent-ils,  que  veulent-ils?  L'émancipation 
et  l'humanisation  complète  de  la  société  ;  tandis  que 
les  idéalistes,  qui  prennent  pour  bases  de  leurs  spé- 
culations l'âme  immortelle  et  le  libre  arbitre,  abou- 
tissent fatalement  au  culte  de  l'ordre  public  comme 
Thiers  et  à  celui  de  l'autorité  comme  Mazzini,  c'est- 
à-dire  à  la  consécration  et  à  l'organisation  d'un 
éternel  esclavage.  D'où  il  résulte,  d'une  manière 
évidente,  que  le  matérialisme  théorique  a  pour  con- 
séquence nécessaire  l'idéalisme  pratique,  et  qu'au 


120  RÉPONSE   d'un    INTERNATIONAL 

contraire  les  théories  idéales  ne  trouvent  leur  réali- 
sation possible  que  dans  le  plus  crasse  matérialisme 
pratique. 

Hier,  sous  nos  yeux,  où  se  sont  trouvés  les  maté- 
rialistes, les  athées  ?  Dans  la  Commune  de  Paris.  Et 
les  idéalistes,  les  croyeurs  en  Dieu?  Dans  l'Assem- 
blée nationale  de  Versailles.  Qu'ont  voulu  les 
hommes  de  Paris?  Par  l'émancipation  du  travail, 
l'émancipation  définitive  de  l'humanité.  Et  que  veut 
maintenant  l'Assemblée  triomphante  de  Versailles? 
Sa  dégradation  finale  sous  le  double  joug  du  pou- 
voir spirituel  et  temporel.  Les  matérialistes,  pleins 
de  foi  et  méprisant  les  souffrances,  les  dangers  et 
la  mort,  veulent  marcher  en  avant,  parce  qu'ils 
voient  briller  devant  eux  le  triomphe  de  l'huma- 
nité ;  et  les  idéalistes,  hors  d'haleine,  ne  voyant  plus 
rien  que  des  spectres  rouges,  veulent  à  toute  force 
la  repousser  dans  la  fange  d'où  elle  a  tant  de  peine 
à  sortir.  Qu'on  compare  et  qu'on  juge  ! 

Mazzini  prétend  et  assure,  avec  ce  ton  doctrinaire 
et  impératif  qui  est  propre  à  tous  les  fondateurs  de 
religions  nouvelles,  que  les  matérialistes  sont  inca- 
pables d'aimer  et  de  vouer  leur  existence  au  service 
des  grandes  choses.  En  disant  cela,  il  prouve  seu- 
lement que,  idéaliste  conséquent  et  contempteur  de 
l'humanité,  au  nom  de  son  Dieu,  dont  il  se  croit  très 
sérieusement  le  prophète,  il  n'a  jamais  rien  compris 
à  la  nature  humaine,  ni  aux  développements  histo- 
riques de  la  société,  et  que,  s'il  n'ignore  point  l'his- 
toire, il  la  mésentend  d'une  manière  singulière. 


Son  raisonnement  est  celui  de  tous  les  théolo- 
giens. S'il  n'y  avait  point  de  Dieu  créateur,  dit-il,  le 
monde  avec  ses  lois  admirables  n'aurait  pu  exis- 
ter, ou  bien  ne  présenterait  rien  qu'un  horrible 
chaos,  où  toutes  choses  seraient  réglées,  non  par 
une  pensée  providentielle  et  divine,  mais  par  l'af- 
freux hasard  et  la  concurrence  anarchique  des 
forces  aveugles.  Il  n'y  aurait  aucun  but  dans  la  vie; 
tout  n'y  serait  que  matériel,  brutal  et  fortuit.  Car 
sans  Dieu  point  de  coordination  dans  le  monde 
physique,  et  point  de  loi  mo?-ale  dans  l'humaine  so- 
ciété ;  et  sans  loi  morale,  point  de  devoir,  point  de 
droit,  point  de  sacrifice,  point  d'amour,  point  d'hu- 
manité, point  de  patrie,  point  de  Rome  et  point 
d'Italie;  car  si  l'Italie  existe  comme  nation,  ce  n'est 
que  parce  qu'elle  a  une  mission  providentielle  et 
mondiale  à  remplir,  et  elle  n'a  pu  être  chargée  de 
cette  mission  que  par  Dieu,  dont  la  sollicitude  pa- 
ternelle pour  cette  reine  des  nations  est  allée  jusqu'à 
^racer,  de  son  propre  doigt  divin,  ses  frontières, 
devinées  et  décrites  par  le  génie  prophétique  de 
Dante. 

Dans  des  articles  qui  suivront  celui-ci  (i),  je 
tâcherai  de  prouver  contre  Mazzini  : 

1°  Que  s'il  y  avait  un  Dieu  créateur,  le  monde 
n'aurait  jamais  pu  exister  ; 

2°  Que  si  Dieu  avait  été  le  législateur  du  monde 

(i)  Dans  V Introduction  de  La  Théologie  Politique  de  Ma^^ini 
et  l'lnternatioy\ale,  cette  phrase  a  été  remplacée  par  celle-ci  : 
c  Dans  la  suite  de  ce  travail,...  » 


122  RÉPONSE    d'un   INTERNATIONAL 

naturel,  —  qui  dans  notre  idée  comprend  tout  le 
monde  proprement  dit,  tant  le  monde  physique  que 
le  monde  humain  ou  social,  —  ce  que  nous  appelons 
les  lois  naturelles,  tant  physiques  que  sociales,  n'au- 
rait également  jamais  pu  exister.  Comme  tous  les 
Etats  politiques  subordonnés  et  dominés  de  haut 
en  bas  par  des  législateurs  arbitraires,  le  monde 
présenterait  alors  le  spectacle  de  la  plus  révoltante 
anarchie.  Il  ne  pourrait  exister; 

3°  Que  la  loi  morale  dont  nous  autres,  matéria- 
listes et  athées,  reconnaissons  l'existence  plus  réel- 
lement que  ne  peuvent  le  faire  les  idéalistes  de 
quelque  école  que  ce  soit,  mazziniens  et  non-maz- 
ziniens,  n'est  une  loi  vraiment  morale,  une  loi  qui 
doit  triompher  des  conspirations  de  tous  les  idéa- 
listes du  monde,  que  parce  qu'elle  émane  de  la  na- 
ture même  de  l'humaine  société,  nature  dont  il  faut 
chercher  les  bases  réelles  non  dans  Dieu,  mais  dans 
l'animalité  ; 

4°  Que  l'idée  d'un  Dieu,  loin  d'être  nécessaire  à 
l'établissement  de  cette  loi,  n'en  a  jamais  été  que  la 
perturbation  et  la  dépravation; 

5''  Que  tous  les  Dieux  passés  et  présents  ont  dû 
leur  première  existence  à  la  fantaisie  humaine,  à 
peine  dégagée  des  langes  de  sa  bestialité  primitive; 
que  la  foi  dans  un  monde  surnaturel  ou  divin  con- 
stitue une  aberration  historiquement  inévitable  dans 
les  développements  passés  de  notre  esprit;  et  que, 
pour  me  servir  d'une  expression  de  Proudhon,  les 
hommes,   trompés  par   une  sorte  d'illusion   d'op- 


A    MAZZINI  123 

tique,  n'ont  jamais  adoré  dans  leurs  Dieux  que  leur 
propre  image  renversée  et  monstrueusement  exa- 
gérée ; 

6°  Que  la  divinité,  une  fois  établie  sur  son  trône 
céleste,  est  devenue  le  fléau  de  l'humanité,  l'alliée 
de  tous  les  tyrans,  de  tous  les  charlatans,  de  tous  les 
tourmenteurs  et  exploiteurs  des  masses  populaires  ; 

7"  Qu'enfin  la  disparition  (i)  des  fantômes  divins, 
condition  nécessaire  du  triomphe  de  l'humanité, 
sera  l'une  des  conséquences  inévitables  de  l'éman- 
cipation du  prolétariat. 

Tant  que  Mazzini  s'est  contenté  d'outrager  la  jeu- 
nesse des  écoles,  la  seule  qui,  dans  le  milieu  si  pro- 
fondément corrompu  et  déchu  de  la  bourgeoisie 
actuelle,  montre  encore  un  peu  d'enthousiasme  pour 
les  grandes  choses,  pour  la  vérité,  pour  la  justice  ; 
tant  qu'il  a  limité  ses  attaques  aux  professeurs  alle- 
mands, aux  Moleschott,  aux  Schiff  et  autres  qui 
commettent  le  délit  horrible  d'enseigner  la  vraie 
science  dans  les  universités  italiennes,  et  tant  qu'il 
s'est  amusé  à  les  dénoncer  au  gouvernement  ita- 
lien comme  des  propagateurs  d'idées  subversives 
dans  la  patrie  de  Galilée  et  de  Giordano  Bruno,  le 
silence,  commandé  par  la  piété  et  par  la  pitié,  nous 
était  possible.  La  jeunesse  est  assez  énergique  et 
les  professeurs  sont  assez  savants  pour  se  défendre 
eux-mêmes. 

(i)  La  Liberté  avait  imprimé  «  dispersion  ». 


124  RÉPONSE    d'un    INTERNATIONAL 

Mais  aujourd'hui  Mazzini  vient  d'outrepasser  la 
mesure.  Toujours  de  bonne  foi  et  toujours  inspiré 
par  un  ide'alisme  aussi  fanatique  que  sincère,  il  a 
commis  deux  crimes  qui,  à  nos  yeux,  aux  yeux  de 
toute  la  démocratie  socialiste  de  l'Europe,  sont 
impardonnables. 

Au  moment  même  où  la  population  héroïque  de 
Paris,  plus  sublime  que  jamais,  se  faisait  massacrer 
par  dizaines  de  milliers,  avec  femmes  et  enfants,  en 
défendant  la  cause  la  plus  humaine,  la  plus  juste,  la 
plus  grandiose  qui  se  soit  jamais  produite  dans 
l'histoire,  la  cause  de  V émancipation  des  travailleurs 
du  monde  entier  ;  au  moment  où  l'affreuse  coalition 
de  toutes  les  réactions  immondes  qui  célèbrent  au- 
jourd'hui leur  orgie  triomphante  à  Versailles,  non 
contente  de  massacrer  et  d'emprisonner  en  masse 
nos  frères  et  nos  sœurs  de  la  Commune  de  Paris, 
déverse  sur  eux  toutes  les  calomnies  qu'une  turpi- 
tude sans  bornes  peut  seule  imaginer,  Mazzini,  le 
grand,  le  pur  démocrate  Mazzini,  tournant  le  dos  à 
la  cause  du  prolétariat  et  ne  se  rappelant  que  sa 
mission  de  prophète  et  de  prêtre,  lance  également 
contre  eux  ses  injures!  Il  ose  renier  non-seulement 
la  justice  de  leur  cause,  mais  encore  leur  dévoue- 
ment héroïque  et  sublime,  les  représentant,  eux  qui 
se  sontsacrifiés  pour  la  délivrance  de  tout  le  monde, 
comme  un  tas  d'êtres  grossiers,  ignorants  de  toute 
loi  morale  et  n'obéissant  qu'à  des  impulsions 
égoïstes  et  sauvages. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  Mazzini  injurie 


A    MAZZINI  125 

et  calomnie  le  peuple  de  Paris.  En  1848,  après  les 
me'morables  Journées  de  Juin  qui  avaient  inaugure' 
l'ère  des  revendications  du  prolétariat  et  du  mou- 
vement proprement  socialiste  en  Europe,  Mazzini 
avait  lancé  un  manifeste  plein  de  colère,  maudissant 
les  ouvriers  de  Paris  et  le  socialisme  à  la  fois. 
Contre  les  ouvriers  de  1848,  dévoués,  héroïques, 
sublimes  comme  leurs  enfants  de  1871,  et,  comme 
eux,  massacrés,  emprisonnés  et  transportés  en 
masse  par  la  République  bourgeoise,  Mazzini  avait 
répété  toutes  les  calomnies  dont  Ledru-RoUin  et 
ses  autres  amis,  républicains  soi-disant  rouges  de 
France,  se  servaient  pour  pallier  aux  yeux  du 
monde  et  à  leurs  propres  yeux,  peut-être,  leur  ridi- 
cule et  honteuse  impuissance. 

Mazzini  maudit  le  socialisme  :  comme  prêtre  ou 
comme  délégué  messianique  du  maître  d'en  haut,  il 
doit  le  maudire,  puisque  le  socialisme,  considéré  au 
point  de  vue  moral,  c'est  l'avènement  du  respect 
humain  remplaçant  les  dégradations  volontaires  du 
culte  divin  ;  et  considéré  au  point  de  vue  scienti- 
fique pratique,  c'est  la  proclamation  de  ce  grand 
principe  qui,  entré  désormais  dans  la  conscience  des 
peuples,  est  devenu  l'unique  point  de  départ,  tant 
des  recherches  et  des  développements  de  la  science 
positive,  que  des  mouvements  révolutionnaires  du 
prolétariat. 

Ce  principe,  résumé  dans  toute  sa  simplicité,  le 
voici  : 

«   De    même    que    dans    le    monde    proprement 


126  RÉPONSE   d'un   INTERNATIONAL 

appelé  matériel,  la  matière  inorganique  (mécanique, 
physique,  chimique)  est  la  base  déterminante  de  la 
matière  organique  (végétale,  animale,  intelligente 
ou  cérébrale),  —  de  même  dans  le  monde  social,  qui 
ne  peut  être  considéré  d'ailleurs  que  comme  le  der- 
nier degré  connu  du  monde  matériel,  le  développe- 
ment des  questions  économiques  a  toujours  été  et 
continue  d'être  encore  la  base  déterminante  de  tous 
les  développements  religieux,  philosophiques,  poli- 
tiques et  sociaux.  » 

On  voit  que  ce  principe  n'apporte  rien  de  moins 
avec  lui  que  le  renversement  le  plus  audacieux  de 
toutes  les  théories,  tant  scientifiques  que  morales, 
de  toutes  les  idées  religieuses,  métaphysiques,  po- 
litiques et  Juridiques,  dont  l'ensemble  constitue  la 
croyance  de  tous  les  idéalistes  passés  et  présents. 
C'est  une  révolution  mille  fois  plus  formidable  que 
celle  qui,  à  partir  de  la  Renaissance  et  du  dix-sep- 
tième siècle  surtout,  avait  renversé  les  doctrines 
scolastiques,  ces  remparts  de  l'Eglise,  de  la  monar- 
chie absolue  et  de  la  noblesse  féodale,  pour  les  rem- 
placer par  le  dogmatisme  métaphysique  de  la  rai- 
son soi-disant  pure,  si  favorable  à  la  domination  de 
la  dernière  classe  privilégiée,  c'est-à-dire  de  la 
bourgeoisie. 

Si  le  renversement  de  la  barbarie  scolastique  avait 
causé  un  bien  terrible  émoi  dans  son  temps,  on 
doit  comprendre  quels  bouleversements  doit  cau- 
ser, de  nos  Jours,  le  renversement  de  l'idéalisme 
doctrinaire,   de  ce  dernier  refuge  de  tous  les  op- 


A   MAZZINI  127 

presseurs  et  exploiteurs  privile'giés  de  l'humanité'. 

Les  exploiteurs  des  croyances  idéales  se  sentent 
menacés  dans  leurs  intérêts  les  plus  chers,  et  les 
partisans  désintéressés,  fanatiques  et  sincères  de 
l'idéalisme  mourant,  comme  Mazzini,  voient  dé- 
truire d'un  seul  coup  toute  la  religion,  toute  l'illu- 
sion de  leur  vie. 

Depuis  qu'il  a  commencé  à  agir,  Mazzini  n'a  cessé 
de  répéter  au  prolétariat  de  l'Italie  et  de  l'Europe 
ces  paroles  qui  résument  son  catéchisme  religieux 
et  politique  :  «  Moralisez-vous,  adorez  Dieu,  accep- 
tez la  loi  morale  que  je  vous  apporte  en  son  nom, 
aidez-moi  à  établir  une  république  fondée  sur  le 
mariage  (impossible)  de  la  raison  et  de  la  foi,  de 
l'autorité  divine  et  de  la  liberté  humaine,  et  vous 
aurez  la  gloire,  la  puissance,  et,  de  plus,  vous  aurez 
la  prospérité,  la  liberté  et  l'égalité  ». 

Le  socialisme  leur  dit,  au  contraire,  par  la  bouche 
de  l'Internationale  : 

«  Que  l'assujettissement  économique  du  travail- 
«  leur  à  l'accapareur  des  matières  premières  et  des 
«  instruments  de  travail  est  la  source  de  la  servi- 
ce tude  dans  toutes  ses  formes  :  misère  sociale,  dé- 
«  gradation  mentale,  soumission  politique  ;  —  et 

«  Que,  pour  cette  raison,  l'émancipation  écono- 
«  mique  des  classes  ouvrières  est  le  grand  but 
«  auquel  tout  mouvement  politique  doit  être  subor- 
«  donné  comme  un  simple  moyen.  » 

Telle  est  dans  sa  simplicité  la  pensée  fondamentale 
de  V Association  Internationale  des  Travailleurs. 


128  RÉPONSE    d'un    INTERNATIONAL    A    MAZZINI 

On  comprend  que  Mazzini  ait  dû  la  maudire  ;  et 
c'est  le  second  crime  que  nous  lui  reprochons, 
tout  en  reconnaissant,  d'ailleurs,  qu'en  la  maudis- 
sant il  a  obe'i  à  sa  conscience  de  prophète  et  de 
prêtre. 

Mais  tout  en  rendant  Justice  à  sa  sincérité  incon- 
testable, nous  devons  constater  qu'en  joignant  ses 
invectives  à  celles  de  tous  les  réactionnaires  de 
l'Europe  contre  nos  malheureux  frères,  les  hé- 
roïques défenseurs  et  martyrs  de  la  Commune  de 
Paris,  et  ses  excommunications  à  celles  de  l'As- 
semblée nationale  et  du  pape  contre  les  revendica- 
tions légitimes  et  contre  l'organisation  internatio- 
nale des  travailleurs  du  monde  entier,  Mazzini  a 
définitivement  rompu  avec  la  révolution,  et  a  pris 
place  dans  l'internationale  réaction. 

Dans  les  articles  suivants  (i),  en  examinant  un  à 
un  ses  griefs  contre  notre  admirable  Association,  je 
m'efforcerai  de  mettre  à  nu  toute  l'inanité  des  doc- 
trines religieuses  et  politiques  du  prophète. 

(i)  Dans  l'Introduction  de  La  Théologie  Politique  de  Ma:^:çim 
et  V Internationale,  cette  phrase  a  été  remplacée  par  celle-ci  ; 
«  Dans  la  suite  de  ce  travail,...  » 


APPENDICE 


L^NTERNATIONALE    ET    MAZZINI 

par  Saverio   Friscia  (i) 


Aux  éloquentes  paroles  de  Bakounine,  nous  joi- 
gnons de  grand  cœur  le  superbe  article  suivant 
qu'il  nous  a  été  donné  de  lire  dans  le  journal 
/'Eguaglianza  de  Girgenti,  intitulé{2)  : 

L'Internationale  et  Mazzini. 

Mazzini  !  Me  lèverai-je  pour  combattre  l'homme 

(i)  Comme  il  a  été  dit  dans  l' Avant-propos,  le  Ga^^ettino 
Rosa,  pour  achever  de  remplir  les  trente-deux  pages  du  sup- 
plément dans  lequel  il  fit  paraître  la  Risposta  de  Bakounine, 
joignit  à  cette  réponse  l'article  suivant,  emprunté  à  VEgua- 
glia'ii^a  de  Girgenti.  Nous  avons  traduit  cet  article  pour  le  re- 
produire ici  en  appendice  à  l'écrit  de  Bakounine;  il  nous  a 
paru  que  puisqu'ils  avaient  été  joints  l'un  à  l'autre  en  1871, 
il  convenait  de  les  réunir  aussi  dans  la  présente  édition. 

C'est  à  l'obligeance  de  notre  ami  Luigi  Molinari,  de  Milan, 
que  nous  devons  la  communication  du  texte  italien  de  cet 
article,  qu'il  a  bien  voulu  copier  pour  nous  sur  l'exemplaire 
conservé  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Florence. 

(2)  Ces  quatre  lignes  émanent  de  la  rédaction  du  Ga^:{ettino 
Rosa. 


1^0  APPENDICE 

au  front  duquel  resplendit  la  divine  étincelle  du 
génie  ;  qui,  en  quarante  années  de  douleurs  inexpri- 
mables, de  constance  indomptée,  d'actions  magna- 
nimes, avec  la  fascination  incomparable  de  sa  pa- 
role, avec  la  merveilleuse  puissance  de  son  esprit,  a 
entraîné,  a  conquis  tous  ceux  qui,  dans  le  monde, 
palpitent  pour  la  liberté  et  la  Justice?  Affronterai-je 
celui  dont  le  nom  a  été,  en  notre  siècle,  une  espé- 
rance de  résurrection  pour  les  peuples,  une  menace 
de  ruine  suprême  pour  les  rois,  et  qui,  en  rappelant 
l'Italie  à  la  vie,  a  resserré  entre  les  nations  cette 
inébranlable  communion  de  sentiments  qui  assure 
le  triomphe  définitif  de  la  plus  grande  des  révolu- 
tions ?  Citoyen,  oserai-je  me  dresser  contre  l'homme 
qui  le  premier  m'a  appris  à  prononcer  avec  émotion 
le  saint  nom  de  l'Italie  ;  révolutionnaire,  me  pro- 
noncerai-je  pour  des  idées  qui  ne  sont  pas  celles 
du  vénérable  concitoyen  de  Balilla  (i),  sous  la 
bannière  duquel,  avec  l'enthousiasme  du  premier 
âge,  j'ai  conspiré  et  combattu  toutes  les  formes  du 
despotisme;  homme,  oserai-Je  discuter  le  Titan  dont 
les  bras  puissants  ont  cherché  à  enserrer  l'humanité 
pour  en  faire  une  seule  famille  ? 

C'est  la  première  fois  qu'en  moi  le  cœur  com- 
prime les  idées,  que  la  main  n'obéit  qu'à  regret  aux 
inspirations  de  la  pensée.   A  ceux  qui  traitent  les 


(i)  Balilla  était  un  gamin  qui,  ayant  lancé  une  pierre  aux 
Autrichiens,  maîtres  de  Gènes,  fut  l'occasion  d'une  insurrec- 
tion à  la  suite  de  laquelle  les  Autrichiens  furent  chassés  de 
cette  ville,  en  1746. 


L  INTERNATIONALE    ET    MAZZINI  IJI 

socialistes  d'impies,  de  spoliateurs,  d'incendiaires, 
d'ennemis  de  la  proprie'té  et  de  la  famille,  un  homme 
de  cœur  pourrait  re'pondre  par  le  me'pris  ;  à  Mazzini 
qui,  dans  un  sentiment  sincère  et  profond,  de'plore 
un  mal  qui  n'est  pas,  signale  un  péril  qui  n'existe 
pas,  profère  un  anathème  quand  de  ses  lèvres  de- 
vraient sortir  les  bénédictions,  je  dois  répondre  que 
nos  ennemis  sourient  en  voyant  nos  divisions,  que 
la  cause  des  vaincus  ne  pouvait  pas  s'attendre  à  se 
voir,  pour  la  première  fois,  abandonnée  de  celui 
qui  n'a  jamais  été  du  côté  des  vainqueurs. 

Je  ne  suivrai  pas  Mazzini  lorsqu'il  affirme  que 
«  le  Conseil  général  de  l'Internationale,  composé 
d'hommes  appartenant  à  des  pays  différents  et  dans 
lesquels  il  y  a  diverses  manières  de  voir  sur  les  maux 
existants  et  sur  les  remèdes  possibles,  doit  inévita- 
blement aboutir  à  de  simples  négations  »  ;  que  «  un 
groupe  d'individus  qui  assume  le  rôle  de  gouverner 
directement  une  vaste  multitude  d'hommes  diffé- 
rents par  la  nationalité,  les  tendances,  les  conditions 
politiques,  les  intérêts  économiques,  et  les  moyens 
d'action,  finira  toujours  par  ne  pas  agir  ou  devra 
agir  tyranniquement  »  ;  que  «  l'Internationale  est 
condamnée  à  mourir  ».  Je  ne  le  suivrai  pas,  parce 
que,  si  ce  qu'il  affirme  était  seulement  possible,  je 
ne  comprendrais  pas  l'organisation  secrète  de 
VAlleam^a  repubblicana  universale,  ni  les  manifestes 
révolutionnaires  signés  de  Pierre  Leroux,  Louis 
Blanc,  Kossuth,  Klapka,  Ledru-Rollin,  Karl  Blind, 
et  Giuseppe  Mazzini.  Je  ne  le  suivrai  pas,  parce  qu'il 


132  APPENDICE 

n'est  personne  au  monde  qui  ne  sache  de'sormais 
que,  pour  les  the'ories  de  l'Internationale,  le  tsarisme 
russe  et  la  de'mocratie  américaine  se  valent  ;  que  la 
Pologne  morcelée  est  l'égale  de  la  France  constituée 
en  un  bloc  unitaire,  que  le  catholique  de  Rome  est 
l'égal  du  musulman  de  Constantinople,  le  blond  fils 
d'Arminius  l'égal  de  l'Arabe  du  désert.  Qu'importent 
les  différences  de  climats,  de  constitutions  politiques, 
de  tendances,  quand  la  lutte  n'est  pas  engagée  contre 
les  degrés  de  latitude,  mais  contre  la  misère  ;  quand 
la  lutte  n'est  pas  engagée  contre  la  couleur  de  la 
peau  et  la  plus  ou  moins  grande  excitabilité  des 
nerfs,  mais  contre  l'ignorance  ;  quand  la  lutte  n'est 
pas  engagée  contre  les  rois,  mais  contre  le  privilège! 
Pourquoi  les  hommes  du  Conseil  général  reste- 
raient-ils inertes  ou  seraient-ils  des  tyrans,  si 
toutes  les  sections  de  l'Association,  autonomes  dans 
leurs  pays,  se  réunissent  seulement  sur  le  terrain 
international,  entraînées  par  l'admirable  identité 
des  aspirations  et  des  intérêts?  —  L'Internationale 
est  condamnée  à  mourir  ?  Et  c'est  là  la  destinée 
qu'on  entrevoit  pour  elle,  tandis  qu'un  effort  sans 
précédent  met  dans  ses  bras  puissants  tous  les  ou- 
vriers du  monde  ?  L'idée  qui  a  eu  des  martyrs 
comme  Babeuf,  des  philosophes  comme  Proudhon, 
des  apôtres  comme  Marx  et  Lassalle,  maintenant 
qu'elle  a  soufflé  une  âme  dans  les  masses  immenses 
des  déshérités  et  qu'elle  s'est  annoncée  au  monde 
avec  l'immense  audace  de  la  révolution  de  Paris, 
est-il  possible  qu'elle  soit  proche  des  râles  de  l'ago- 


L  INTERNATIONALE    ET    MAZZINI  1^3 

nie?  Les  ruraux  de  Versailles  peuvent  de'truire  la 
plus  grande  des  cités,  ils  peuvent  assassiner  les  pri- 
sonniers, les  blesse's,  les  femmes,  mais  non  les  prin- 
cipes; et  l'Internationale  est  un  principe  qui  orga- 
nise ses  phalanges  pour  combattre  les  batailles 
suprêmes  du  droit. 

Quelles  sont  les  causes  de  dissolution  entrevues 
dans  l'Internationale  par  Tillustre  apôtre  de  la 
liberté?  —  «  La  négation  de  Dieu,  —  dit-il  aux  ou- 
vriers italiens,  —  c'est-à-dire  de  l'unique  base  solide, 
éternelle,  inébranlable  de  vos  devoirs  et  de  vos 
droits,  des  devoirs  d'autrui  envers  votre  classe,  de  la 
certitude  que  vous  êtes  appelés  à  vaincre  et  que  vous 
vaincrez.  » 

Dieu,  base  unique,  solide,  inébranlable,  éternelle, 
de  la  loi  morale!  Et  qui  en  est  l'interprète  ?  Mazzini 
dit  ailleurs  :  Dieu  est  Dieu  et  l'humanité  est  son 
prophète.  Mais  qui  réussira  jamais  à  comprendre 
cette  formule  de  musulman?  Il  croit  donc  que  les 
lois  universelles  et  immuables  qui  dirigent  avec 
une  précision  mathématique  le  monde  physique, 
n'existent  pas  par  elles-mêmes,  indépendantes  de 
toute  volonté,  dans  l'organisme  parfait  du  monde 
moral  ?  Comment  Mazzini  pourrait-il  concilier 
l'idée  de  loi  avec  l'idée  de  Dieu  ?  Qu'il  laisse  à  Dieu 
la  prédestination  et  la  grâce,  et  dans  l'ordre  social 
nous  aurons  le  privilège  ;  qu'il  lui  laisse  l'omnipo- 
tence, et  nous  aurons  le  despotisme.  Le  supranatu- 
ralisme  ne  peut  donner  des  lois  à  la  vie  sociale,  qui 
est  la  liberté.  L'Internationale  nie  ce  qui  n'est  pas 

8 


1^4  APPENDICE 

affirmé  par  les  sciences  positives  ;  mais  de  là  à  ré- 
pudier ce  qu'il  y  a  de  beau,  ce  qu'il  y  a  de  bon,  ce 
qu'il  y  a  de  juste  dans  le  monde;  de  là  à  répudier 
toute  base  de  nos  droits  et  de  nos  devoirs,  il  y  a  un 
abîme  que  le  génie  puissant  de  Mazzini  ne  comblera 
jamais.  Il  regarde  son  Dieu,  —  nous  regardons 
l'Humanité. 

L'Internationale  —  continue  Mazzini  écrivant  aux 
ouvriers  italiens  —  est  c<  la  négation  de  la  patrie,  de 
la  nation,  c'est-à-dire  du  point  d'appui  pour  le  levier 
au  moyen  duquel  vous  pouvez  travailler  en  faveur 
de  vous-mêmes  et  de  l'humanité;  et  c'est  comme  si 
on  vous  demandait  de  travailler  en  vous  refusant 
toute  division  du  travail,  ou  en  fermant  devant  vous 
les  portes  de  l'atelier,  La  patrie  vous  a  été  donnée 
par  Dieu  pour  que,  dans  un  groupe  de  vingt-cinq 
millions  de  frères  liés  plus  étroitement  à  vous  par  le 
nom,  la  langue,  la  foi,  les  aspirations  communes  et 
un  long  et  glorieux  développement  de  traditions,  de 
culte,  de  sépultures  de  chers  disparus,  de  souvenirs 
solennels  de  martyrs  tombés  pour  affirmer  la  na- 
tion, vous  trouvassiez  un  appui  robuste  pour  le  plus 
facile  accomplissement  d'une  mission,  pour  la  part 
de  travail  que  vous  assignent  votre  position  géogra- 
phique et  vos  aptitudes  spéciales.  Qui  la  supprime- 
rait, supprimerait  toute  l'immense  quantité  de  forces 
créées  par  la  communauté  des  moyens  et  par  l'acti- 
vité de  ces  millions,  et  vous  fermerait  toute  voie 
pour  la  croissance  et  le  progrès.  A  la  nation  l'Inter- 
nationale substitue  la  commune,  la  commune  indé- 


L  INTERNATIONALE    ET   MAZZINI  H  5 

pendante  appele'e  à  se  gouverner  elle-même.  «  Vous 
»  sortez  de  la  commune  »,  dit-elle  ;  «  c'est  dans  son 
»  sein  que  s'est  faite  l'éducation  de  votre  vie  »  ;  et 
cela  est  vrai  :  mais  rétrograderiez-vous  vers  la  vie 
de  l'enfance,  lui  donneriez-vous  la  préponde'rance 
sur  la  vie  de  l'âge  viril,  sous  le  prétexte  qu'avant 
d'être  hommes  vous  avez  été  enfants  ?  » 

En  transcrivant  ces  lignes  de  l'illustre  proscrit, 
ma  pensée  se  reporte  à  ces  doux  souvenirs  du  pre- 
mier âge,  qui  rendent  sainte  aux  âmes  sensibles  la 
terre  où  s'est  passée  notre  enfance  :  les  tendres  ca- 
resses maternelles,  le  sourire  de  l'amour,  les  douces 
études  ;  puis  les  premières  aspirations  de  liberté, 
les  entretiens  à  voix  basse,  les  ententes  secrètes,  les 
missives  mystérieuses  de  Mazzini  qui,  avec  le  ma- 
gique nom  de  Patrie,  nous  mettaient  la  fièvre  dans 
le  sang;  les  persécutions,  les  prisons,  les  batailles  I 
—  Est-il  possible  que  l'Internationale  demande  à 
l'Italien,  pour  être  citoyen  du  monde,  d'oublier 
l'azur  de  son  ciel,  la  verdure  de  ses  campagnes,  la 
magnificence  de  ses  cités,  les  œuvres  admirables  de 
ses  ancêtres  ?  alors,  elle  devrait  donc  demander  à 
l'homme  qu'avant  de  s'appeler  humanitaire,  il  redes- 
cendît au  niveau  de  la  brute  ?  —  Non,  non,  Maître  ! 
l'Internationale  ne  demande  pas  à  ses  adhérents  de 
ne  pas  voir  ce  qu'ils  ont  tous  les  jours  sous  les 
yeux,  d'oublier  ce  qui  est  constamment  dans  leur 
pensée,  de  ne  pas  sentir  ce  qui  est  gravé  dans  leur 
cœur.  Votre  patrie  est  esclave  ?  que  ses  fils  s'in- 
surgent, et  l'Internationale  prêchera  une  croisade 


l36  APPENDICE 

par-dessus  les  Alpes  pour  les  aider.  L'Internatio- 
nale croit  à  la  liberté,  et  combat  l'autorité  de 
quelque  nom  qu'elle  s'appelle,  sous  quelque  forme 
qu'elle  s'enveloppe  ;  elle  croit  à  la  fraternité,  et  elle 
inculque  à  ses  prosélytes  la  destruction  des  fron- 
tières. Qu'est-ce  donc  que  la  nation,  sinon  le  des- 
potisme et  la  guerre?  Pourquoi  aurions-nous  le 
percepteur  et  le  gendarme,  si  nous  n'avions  pas  à 
Rome  un  gouvernement,  qui,  républicain  ou  mo- 
narchique, concentre  dans  ses  mains  la  puissance  et 
la  volonté  des  multitudes  ;  pourquoi  aurions-nous 
une  armée  de  douaniers  et  de  soldats,  si  les  Alpes 
ne  mettaient  pas  une  barrière  entre  des  hommes 
destinés  à  s'aider  réciproquement  et  à  s'aimer? 
Peut-on  s'imaginer  une  nation  sans  une  capitale 
qui  s'impose  aux  villes  et  aux  communes,  sans  un 
gouvernement  autoritaire  qui  s'impose  aux  indivi- 
dus et  aux  groupes,  sans  une  frontière  qui  enlève 
au  travail  des  millions  de  bras  pour  en  faire  un 
obstacle  aux  échanges  et  d'épouvantables  instru- 
ments de  ruine  et  de  carnage?  Est-il  possible  de 
concilier  l'idée  de  nation  avec  celle  de  fraternité  et 
de  liberté? 

L'Internationale,  dit  Mazzini,  substitue  à  la  nation 
la  commune,  la  commune  indépendante  appelée  à 
se  gouverner  elle-même.  Non,  non  ;  l'Internatio- 
nale substitue  à  la  nation  quelque  chose  de  plus 
rationnel,  quelque  chose  de  plus  important  que  la 
commune  :  l'individu,  qui  s'unissant  librement  à 
d'autres    individus,    constitue   la    commune,   pour 


l'internationale  et  mazzini  i37 

continuer  par  la  fédération  des  communes  situées 
dans  une  même  région,  et  arriver  à  la  fédération  de 
l'humanité.  Est-ce  là  rétrograder?  Est-ce  faire  pré- 
valoir l'enfance  sur  l'âge  viril,  seulement  parce 
qu'avant  d'être  homme  on  a  été  enfant,  —  ou  ne 
faut-il  pas  considérer  un  semblable  programme 
comme  l'expression  du  but  final  des  plus  saintes 
aspirations  de  l'homme?  La  solidarité  de  la  famille 
humaine  serait-elle,  au  dix-neuvième  siècle,  un 
rêve  de  malade? 

L'Internationale  —  continue  encore  Mazzini  — 
est  «  la  négation  de  toute  propriété  individuelle, 
c'est-à-dire  de  tout  stimulant  à  la  production,  en 
dehors  de  celui  de  la  nécessité  de  vivre.  La  pro- 
priété, quand  elle  est  la  conséquence  du  travail,  re- 
présente l'activité  du  corps,  de  l'organisme,  comme 
la  pensée  représente  celle  de  l'âme  :  c'est  le  signe 
visible  de  notre  participation  dans  la  transformation 
du  monde  matériel,  comme  nos  idées,  nos  droits  de 
liberté  et  d'inviolabilité  de  la  conscience  sont  le 
signe  de  la  part  que  nous  prenons  à  la  transforma- 
tion du  monde  moral.  Qui  travaille  et  produit  a 
droit  aux  fruits  de  son  travail  :  c^est  en  cela  que 
réside  le  droit  de  propriété  1 

«  Et  si  la  plus  ou  moins  grande  activité  dans  le 
travail  —  c'est  toujours  Mazzini  qui  parle  —  est  une 
source  d'inégalité,  cette  inégalité  matérielle  est  un 
gage  d'égalité  morale,  conséquence  du  principe  que 
tout  homme  doit  être  rétribué  à  proportion  de  son 
œuvre   :   recevoir    autant   qu'il   l'a  mérité.    Il  faut 


l38  APPENDICE 

tendre  à  la  cre'ation  d'un  ordre  de  choses  dans 
lequel  la  propriété  ne  puisse  pas  devenir  un  mono- 
pole et  ne  provienne  d  l'avenir  que  du  travail,  d'un 
ordre  dans  lequel,  quant  à  pre'sent,  les  lois  tendront 
à  diminuer  graduellement  sa  concentration  perma- 
nente en  un  petit  nombre  de  mains  et  se  serviront 
de  tous  les  moyens  équitables  pour  en  faciliter  la 
transmission  et  la  répartition.  » 

Depuis  que  l'homme  cherche  les  éléments  de  la 
justice  dans  les  institutions  sociales,  la  question  du 
tien  et  du  mien  a  été  une  de  celles  qui  ont  le  plus 
ardemment  passionné  l'esprit  humain.  De  Moïse  à 
Napoléon,  de  Philippe  de  Macédoine  à  Thiers,  de 
Platon  à  Troplong,  une  armée  innombrable  d'in- 
telligences a  livré  la  plus  obstinée  des  batailles  sur  le 
terrain  ensanglanté  de  la  propriété.  D'une  part  le 
droit  et  la  morale,  de  l'autre  l'opportunité  et  la 
force  ;  d'une  part  la  rapine,  de  l'autre  le  sophisme. 
Pour  qui  sera  la  victoire  ? 

Le  socialisme  n'a  pas  dit  encore  son  dernier  mot, 
mais  ni  le  socialisme  ni  l'Internationale  ne  nient, 
comme  le  prétend  Mazzini,  toute  propriété  indivi- 
duelle. Et  comment  pourraient-ils  le  faire,  puisque 
ceux  qui  combattent  le  plus  vivement  la  propriété 
individuelle  du  sol  trouvent  l'argument  le  plus  fort 
à  l'appui  de  leurs  théories  dans  la  nécessité  indis- 
cutable que  tout  individu  ait  un  droit  absolu  de 
propriété  sur  les  choses  qu'il  a  produites  ?  Comment 
le  pourraient-ils,  si  ce  qui  est  un  des  axiomes  de 
Mazzini,  à  savoir  que  «  qui  travaille  et  produit  a 


L  INTERNATIONALE    ET    MAZZINI  139 

droit  aux  fruits  de  son  travail  »,  constitue  un  des 
pivots  fondamentaux  de  leurs  théories  sociales? 

L'accusation  lance'e  contre  les  socialistes,  d'être 
les  ennemis  de  la  proprie'te',  n'est  pas  nouvelle  ; 
mais  il  serait  temps,  enfin,  qu'avant  de  la  faire  sif- 
fler à  nos  oreilles  comme  une  malédiction  et  une 
menace,  on  nous  dît  une  bonne  fois  si,  à  notre 
époque,  la  justice  est  la  base  et  l'esprit  des  rapports 
sociaux  ;  qu'on  nous  dît  si,  pour  nous  combattre  et 
pour  éveiller  contre  nous  les  ressentiments  d'un 
préjugé  imbécile,  il  faut  que  nos  ennemis  aient  tou- 
jours recours  aux  arguments  de  la  déloyauté  et  du 
mensonge. 

Par  ces  paroles,  je  ne  fais  pas  allusion  à  Mazzini. 
L'affection  et  le  respect  que  nul  plus  que  moi  n'a 
ressentis  pour  cet  homme  extraordinaire  ne  me  per- 
mettraient certainement  pas  un  autre  langage  que 
celui  du  respect  et  de  l'affection.  Et  puis  comment 
pourrais-je  le  combattre,  comment  pourrais-je  faire 
sortir  de  mes  lèvres  d'autres  paroles  que  des  paroles 
amicales,  puisque,  sur  la  question  de  la  propriété, 
au  lieu  de  combattre,  en  effet,  le  socialisme  et  l'In- 
ternationale, il  les  a  devancés  ? 

«  Qui  travaille  et  produit  —  écrit  Mazzini  aux 
ouvriers  italiens  —  a  droit  aux  fruits  de  son  tra- 
vail ;  c'est  en  cela  que  réside  le  droit  de  propriété.  » 
—  «  Tout  homme  doit  être  rétribué  à  proportion  de 
son  œuvre.  »  —  «  Il  faut  tendre  à  la  création  d'un 
ordre  de  choses  dans  lequel  la  propriété  ne  puisse 
pas  devenir  un  monopole  et  ne  provienne  à  l'avenir 


140  APPENDICE 

que  du  travail,  d'un  ordre  dans  lequel,  quant  à  pré- 
sent, les  lois  tendront  à  diminuer  graduellement  sa 
concentration  permanente  en  un  petit  nombre  de 
mains  et  se  serviront  de  tous  les  moyens  équitables 
pour  en  faciliter  la  transmission  et  la  répartition.  » 

—  «  Suppression  de  tout  impôt  direct  ou  indirect 
sur  les  choses  nécessaires  à  la  vie;  liberté  du  travail, 
et  secours,  si  le  travail  fait  défaut,  ou  si  l'âge  et  les 
maladies  empêchent  de  s'y  livrer;  puis  faveur  et 
appui  accordés,  par  le  crédit,  à  vos  tentatives  pour 
substituer  peu  à  peu  au  système  actuel  du  salaire 
le  système  de  l'association  volontaire  fondée  sur  la 
réunion  du  travail  et  du  capital  dans  les  mêmes 
mains.  »  —  Mais  n'est-ce  pas  là  du  pur  socialisme? 
Que  voulaient  Pierre  Leroux  et  Proudhon,  que 
veulent  Marx  et  Bakounine,  sinon  que  la  propriété 
soit  le  fruit  du  travail  ?  Et  le  principe  que  tout 
homme  doit  être  rétribué  à  proportion  de  ses  œuvres 
ne  répond-il  pas  à  cette  inégalité  d'aptitudes  et  de 
forces  où  le  socialisme  voit  la  base  de  l'égalité  et  de 
la  solidarité  humaines?  Et  vouloir,  comme  Mazzini 
le  veut,  proclamer,  comme  il  le  proclame,  que  la 
propriété  ne  doit  pas  être  un  monopole,  qu'aucun 
impôt  ne  doit  frapper  les  choses  nécessaires  à  la 
vie,  qu'au  système  du  salariat  doit  être  substitué 
celui  de  l'association  volontaire  fondée  sur  la  réu- 
nion du  travail  et  du  capital  dans  les  mêmes  mains, 

—  n'est-ce  pas  affirmer  toutes  les  théories  du  socia- 
lisme; n'est-ce  pas  défendre  énergiquenient,  avec 
cette  puissance  d'intelligence  qui  distingue  Mazzini, 


L  INTERNATIONALE    ET    MAZZINI  I4I 

les  principes  professe's  par  rinternationale  ?  Di- 
rai-je  à  l'homme  que  le  monde  aime  et  honore  à  n 
bon  droit  :  Comment  le  monopole  pourrait-il  être 
ôte'  de  la  proprie'té,  puisque  le  monopole  est  le  cor- 
rélatif nécessaire  de  la  concurrence?  ou  me  met- 
trai-je  à  lui  démontrer  que  tant  que  dureront  les 
institutions  qui  régissent  actuellement  la  société, 
les  impôts  pèseront  toujours  sur  ce  qui  est  néces- 
saire à  la  vie?  que  tant  que  les  théories  de  l'Inter- 
nationale ne  seront  pas  la  base  fondamentale  de 
toute  l'existence  civile,  la  substitution  du  système 
de  l'association  volontaire  au  système  du  salariat 
sera  toujours  une  impossibilité  absolue  ? 

Maître!  pourquoi,  après  quarante  années  de  dou- 
leurs indicibles,  d'actions  magnanimes,  de  con- 
stance indomptée,  vous  enrôlez-vous  parmi  les 
ennemis  de  ceux  qui  ont  appris  de  vous  à  aimer  la 
patrie  et  l'humanité;  parmi  les  ennemis  de  ceux  qui 
ont  bravé  intrépidement,  à  votre  appel,  le  canon  et 
la  potence?  Pourquoi,  après  quarante  années  d'un 
apostolat  sans  exemple,  entre  la  vie  et  la  perspec- 
tive d'une  gloire  qui  durera  tant  que  l'homme  sen- 
tira battre  son  cœur  pour  les  entreprises  magna- 
nimes, cherchez-vous  à  vous  démentir  vous- 
même  (^),  et  faites-vous  que  votre  bannière  tombe, 

{')  Voici  comment  G.  Mazzini  enseignait  en  i852  les  théo- 
ries du  socialisme  : 

«  La  grande  pensée  sociale  qui  bouillonne  aujourd'hui  en 
Europe  peut  se  définir  ainsi  :  abolition  du  prolétariat;  éman- 
cipation des  travailleurs  de  la  tyrannie  du  capital  concentré 
entre   les   mains   d'un    petit  nombre   d'individus;    repartition 


142  APPENDICE 

sans  combattre,  entre  les  mains  de  vos  ennemis?  — 
La  jeunesse  italienne  est  avec  vous,  les  ouvriers  du 
monde  entier  vous  aiment  et  vous  admirent,  mais 
ne  leur  donnez  pas  l'indicible  douleur  de  devoir 
combattre  les  dernières  batailles  pour  la  re'demption 
de  la  plèbe  sans  la  direction  et  sans  l'appui  du  vieux 
porte-étendard  de  la  liberté. 

des  produits,  ou  de  la  valeur  qu'ils  représentent,  à  proportion 
du  travail  accompli;  éducation  morale  et  intellectuelle  des 
ouvriers,  association  volontaire  entre  les  ouvriers  substituée 
pacifiquement,  progressivement,  autant  qu'il  est  possible,  au 
travail  individuel  salarié  selon  la  volonté  arbitraire  du  capita- 
liste. Voilà  le  résumé  de  toutes  les  aspirations  raisonnables 
actuelles.  Il  ne  s'agit  pas  de  détruire,  d'abolir,  de  transférer 
violemment  la  ricliesse  d'une  classe  à  une  autre;  il  s'agit 
d'élargir  le  cercle  de  la  consommation,  d'augmenter  par  consé- 
quent les  produits,  de  faire  la  part  plus  large,  dans  la  réparti- 
tion, à  ceux  qui  produisent;  d'ouvrir  une  large  voie  au  tra- 
vailleur; pour  qu'il  puisse  acquérir  richesse  et  propriété,  de 
faire  que  tout  homme  qui  donnera  des  garanties  de  volonté, 
de  capacité,  de  moralité,  trouve  des  capitaux  et  le  moyen  de 
travailler  librement.  Ces  idées-là  sont  justes,  et  peu  à  peu 
elles  triompheront.  Historiquement,  les  temps  sont  mûrs  pour 
leur  triomphe.  A  l'émancipation  de  l'esclave  succéda  celle  du 
serf,  et  celle  du  prolétariat  doit  venir  ensuite.  Le  progrès  de 
l'esprit  humain  a  renversé,  au  moyen  du  patriciat,  le  despo- 
tisme de  la  monarchie;  au  moyen  de  la  bourgeoisie,  de  l'aris- 
tocratie financière,  il  a  renversé  le  privilège  de  la  noblesse  du 
sang  ;  et  il  renversera,  au  moyen  du  peuple,  de  la  masse  qui 
travaille,  le  privilège  de  la  bourgeoisie  propriétaire  et  capita- 
liste, jusqu'au  jour  où  la  science,  fondée  sur  le  travail,  ne 
reconnaîtra  plus  d'autre  privilège  que  celui  de  l'mtelligence 
vertueuse,  appelée  à  diriger,  parle  choix  du  peuple  que  l'édu- 
cation aura  éclairé,  le  développt;ment  des  facultés  et  des  forces 
sociales.  «  {Note  de  l'original.) 


RAPPORT  SUR  L'ALLIANCE 


AVANT-PROPOS 


Bakounine,  on  Fa  vu,  après  m'avoir  expédié,  le 
25  juillet  187 1,  les  feuillets  92-141  du  manuscrit  Proles- 
tation  de  l'Alliance  ou  Appel  de  P Alliance,  commença  le 
jour  même  la  rédaction  d'une  Réponse  à  Ma^:{ini.  Cette 
Réponse  fut  achevée  le  28;  et  aussitôt,  sans  perdre  un 
jour,  il  revint  à  l'Alliance.  Il  venait  de  recevoir  une  lettre 
de  moi,  lui  communiquant  des  nouvelles  de  Londres  :  je 
lui  apprenais  qu'au  lieu  d'un  Congrès  général  de  l'Inter- 
nationale, sur  la  convocation  duquel  nous  avions  compté, 
le  Conseil  général  avait  décidé  la  réunion  à  Londres 
d'une  Conférence  privée,  à  l'ordre  du  jour  de  laquelle 
figurerait,  entre  autres  questions,  celle  de  la  scission  de 
la  Fédération  romande  et  de  la  situation  de  la  Section  de 
l'Alliance  de  Genève  par  rapport  à  cette  Fédération  et 
à  l'Internationale  tout  entière. 

Bien  que  le  manuscrit  dont  la  rédaction  avait  été  com- 
mencée le  4  juillet  et  suspendue  le  25  soit  désigné,  dans 
le  journal  de  Bakounine,  sous  le  nom  de  Protestation  de 

y 


146  AVANT-PROPOS 

r Alliance  et  dC Appel  de  r Alliance,  l'auteur  n'y  avait  parlé 
que  de  l'organisation  de  l'Internationale  en  général  et  de 
celle  des  Sections  genevoises  en  particulier  :  il  n'y  avait 
pas  encore  abordé  la  question  de  l'Alliance,  Or,  c'était 
là  le  point  essentiel  sur  lequel  porterait  certainement  le 
débat  à  la  Conférence  de  Londres  ;  c'est  pourquoi, 
renonçant  à  poursuivre  l'exécution  du  plan  beaucoup 
trop  vaste  d'après  lequel  il  avait  travaillé  du  4  au  25, 
Bakounine  se  mit  aussitôt  à  écrire  un  Mémoire  limité 
strictement  à  ce  qui  concernait  l'histoire  de  la  Section 
de  l'Alliance  de  Genève.  Son  journal  du  28  juillet  porte  : 
«  Mémoire  sur  l'Alliance»;  le  5  août,  il  y  écrit  :  «  Lettre 
à  Guillaume  avec  paquet  première  moitié  Mémoire  sur 
l'Alliance  ».  Cette  «  première  moitié  »  se  composait  de 
28  feuillets;  mais  ce  n'était  pas  la  «  moitié»,  c'était 
le  quart  seulement  de  ce  que  Bakounine  écrivit  réelle- 
ment. 

Le  lendemain  du  jour  où  il  m'avait  expédié  ce  paquet 
de  manuscrit,  il  recevait  une  autre  lettre  de  moi,  lui 
communiquant  des  nouvelles  du  Conseil  général  venues 
par  l'intermédiaire  de  Robin.  Celui-ci  me  racontait  com- 
ment il  était  parvenu  à  faire  reconnaître  au  Conseil  l'au- 
thenticité des  lettres  d'Eccarius  et  de  Jung  (voir  ci-des- 
sus p.  5);  il  avait  en  conséquence  reçu,  en  double 
exemplaire,  une  déclaration  signée  du  secrétaire  du 
Conseil,  attestant  que  les  lettres  étaient  authentiques,  et 
qu'il  n'existait  aucune  décision  du  Conseil  qui,  depuis, 
eût  suspendu  la  Section  de  l'Alliance;  et  il  m'envoyait, 
pour  Genève,  un  de  ces  exemplaires.  J'avais  fait  aussitôt 
parvenir  à  la  Section  de  l'Alliance  de  Genève  le  docu- 
ment qui  lui  était  destiné;  et  en  transmettant  à  Jou- 
kovsky,  avec  ce  document,  la  lettre  de  Robin,  je  l'avais 


AVANT-PROPOS  147 

engagé  à  examiner  si,  maintenant  qu'elle  avait  obtenu  du 
Conseil  général  la  reconnaissance  de  la  régularité  de  sa 
situation,  la  Section  de  l'Alliance,  prenant  en  considéra- 
tion l'intérêt  supérieur  de  l'Internationale,  n'agirait  pas 
plus  sagement  en  renonçant  d'elle-même  à  prolonger 
davantage  une  existence  qui,  depuis  longtemps,  n'avait 
plus  aucune  utilité.  J'avais  pu  constater  que  les  réfugiés 
de  la  Commune  avaient  beaucoup  de  peine  à  se  rendre 
compte  de  la  véritable  situation.  Nos  adversaires  cher- 
chaient à  leur  persuader  que  la  scission  n'avait  nulle- 
ment été  le  résultat  d'une  divergence  sérieuse  de  prin- 
cipes, qu'elle  était  due  simplement  à  des  querelles  de 
personnes,  et  en  particulier  à  l'obstination  ridicule  d'une 
poignée  d'hommes  qui  prétendaient  absolument  impo- 
ser à  la  Fédération  genevoise  l'obligation  de  recevoir 
dans  son  sein  une  section  dont  elle  ne  voulait  pas.  Il 
était  chimérique  d'espérer  que  ceux  de  ces  réfugiés  qui 
habitaient  Genève  se  décideraient  à  devenir  membres  de 
l'Alliance  :  celle-ci  allait  donc  voir  son  isolement  devenir 
plus  grand  encore;  tandis  qu'une  fois  sa  dissolution  pro- 
noncée par  elle-même,  les  membres  qui  avaient  fait 
partie  de  la  section  n'auraient  plus  rien  qui  les  empêchât 
d'établir  entre  eux  et  les  proscrits  français  des  liens 
sérieux  de  solidarité  en  vue  d'une  action  commune.  Par 
la  dissolution  de  la  Section  de  l'Alliance,  ajoutais-je, 
on  enlèverait  du  même  coup  à  la  coterie  marxiste  le 
prétexte  qu'elle  croyait  déjà  tenir  pour  prendre  contre 
nous  et  faire  approuver  par  la  future  Conférence  des 
mesures  funestes,  qui  pourraient  entraver  la  libre  orga- 
nisation de  nos  sections.  En  terminant,  je  priais  Jou- 
kovsky  de  communiquer  immédiatement  à  Bakounine 
la  lettre  de  Robin. 


I4B  AVANT-PROPOS 

Dans  ma  lettre  à  Bakounine,  j'exposai  les  mêmes 
considérations,  en  faisant  valoir  l'avantage  que  nous  don- 
nerait, devant  la  Conférence  de  Londres,  le  terrain 
nouveau  sur  lequel  nous  nous  serions  placés,  terrain  qui 
se  trouverait  déblayé  et  aplani  par  la  dissolution  volon- 
taire de  la  Section  de  l'Alliance.  Mais  Bakounine  ne 
goûta  pas  mes  raisons.  Il  fallait,  pensait-il,  accepter 
la  lutte  sur  le  terrain  où  nous  étions;  et  si  la  Section  de 
l"" Alliance  devait  se  dissoudre  un  jour,  ce  ne  pourrait  être 
qu'après  avoir  triomphé  de  ses  ennemis.  Il  m'écrivit  le 
jour  même,  6  août,  pour  m'exposer  son  point  de  vue, 
une  longue  lettre,  que  je  ne  possède  plus  (toute  ma  cor- 
respondance avec  Bakounine,  excepté  celle  de  1869  et 
deux  lettres  de  1871,  a  été  détruite).  Il  écrivit  égale- 
ment une  lettre  aux  membres  de  la  Section  de  l'Alliance, 
à  Genève,  pour  leur  dire  son  avis  sur  le  conseil  que  je 
leur  avais  donné,  et  pour  leur  proposer  un  plan  de  cam- 
pagne tout  différent  du  mien.  Cette  lettre,  qu'il  m'en- 
voya et  que  je  transmis  de  sa  part  à  la  Section  de  l'Al- 
liance, a  été  retrouvée  dans  les  papiers  de  Joukovsky 
par  Max  Nettlau,  qui  l'a  publiée  dans  sa  Biographie  de 
Bakounine.  J'en  ai  reproduit  le  texte,  d'après  lui,  au 
tome  II  de  Vlnlernalionale,  Documents  et  Souvenirs, 
p.  178;  et  je  donne  également  ce  texte  ici  (p.  161),  en 
manière  d'introduction  au  Rapport  sur  F  Alliance. 

Les  28  premiers  feuillets  du  Mémoire  de  Bakounine 
m'étaient  parvenus  le  8  août  :  je  les  envoyai  à  Genève 
le  lendemain,  pour  que,  selon  l'intention  de  l'auteur. 
Perron  les  revît,  les  complétât  ou  les  abrégeât. 

La  lettre  du  6  août,  à  la  Section  de  l'Alliance,  me 
parvint  le  9,  et,  après  l'avoir  lue,  je  la  transmis  à  Perron 


AVANT-PROPOS  I49 

le  même  jour.  Dans  cette  lettre,  Bakounine,  après  avoir 
cherché  à  démontrer  que  la  dissolution  de  la  Section  de 
l'Alliance  avant  Isl  Conférence  serait  une  maladresse,  un 
sacrifice  inutile,  «  une  lâcheté  gratuite  mais  nullement 
obligatoire  »,  proposait  qu'un  Mémoire  justificatif  fût 
adressé  par  la  Section  de  l'Alliance  au  Comité  fédéral  de 
Saint-Imier,  et,  à  cette  occasion,  il  parlait  en  ces  termes 
du  manuscrit  dont  il  m'avait  envoyé  le  commencement  : 

«  J'ai  déjà  envoyé  la  première  partie  d'un  projet  de 
mémoire  à  James,  je  lui  en  enverrai  dans  ces  jours  la  fin. 
Il  est  trop  long,  mais  il  contient  tous  les  éléments  de 
notre  défense,  et  il  sera  très  facile  soit  à  Jouk,  soit  à 
Perron,  soit  à  James,  d'en  faire  un  mémoire  très  court... 

«  Je  propose  donc  que  le  Comité  fédéral  de  Saint- 
Imier,  après  avoir  reçu  votre  mémoire,  rédige  un 
mémoire  pour  son  compte,  où,  en  racontant  tous  les  faits 
qui  se  sont  passés  au  Congrès  de  la  Chaux-de-Fonds  et 
depuis,  il  démontrera  victorieusement  le  droit  de  la 
Fédération  des  Montagnes.  » 

Il  ajoutait  qu'à  son  avis  les  Sections  des  Montagnes 
devaient  absolument  envoyer  un  délégué  à  la  Conférence 
de  Londres;  et  ce  délégué,  disait-il,  «  ne  doit  être  autre 
que  James  Guillaume.  Je  suis  convaincu  qu'il  remportera 
et  fera  remporter  à  notre  organisation  des  Montagnes, 
aussi  bien  qu'à  l'Alliance,  une  victoire  éclatante  (i).  » 

Mais  le  jour  même  où  Bakounine  écrivait  cette  lettre, 
la  Section  de  l'Alliance  de  Genève,  sans  l'avoir  prévenu 


(  I  ^  Après  mûr  examen,  les  Sections  des  Montagnes  décidèrent 
qu'elles  n'avaient  pas  à  envoyer  de  délégué  à  une  Conférence 
à  laquelle  elles  n'avaient  pas  été  convoquées. 


l50  AVANT-PROPOS 

de  rien,  avait  tenu  à  la  précipitée  une  réunion  dans 
laquelle,  se  conformant  à  mon  avis,  ainsi  qu'aux  conseils 
de  quelques  réfugiés  de  la  Commune,  elle  prononçait 
sa  dissolution.  Joukovsky  m'annonça  cet  acte  par  un 
billet  que  je  reçus  le  lo  août.  Je  lui  répondis  sur-le- 
champ  : 

«  ...  11  me  semble  que  vous  êtes  allés  un  peu  vite. 
J'avais  insisté  pour  que  Michel  fût  consulté  et  pour 
qu'on  lui  envoyât  la  lettre  de  Robin.  Or,  d'après  une 
lettre  de  Michel  que  j'ai  reçue  hier  ('),  et  que  j'ai  en- 
voyée immédiatement  à  Perron  pour  qu'il  la  communique 
aux  amis,  il  semble  que  Michel  n'a  rien  reçu  de  vous,  et 
qu'il  n'a  été  instruit  du  projet  de  dissoudre  l'Alliance  (^) 
que  par  moi.  Tu  verras,  d'après  sa  lettre,  qu'il  différait 
d'opinion  avec  nous,  et  qu'il  eût  voulu  conserver  le  slalu 
quo  jusqu'au  Congrès  ;  j'aurais  aimé  que  vous  attendiez  sa 
lettre  avant  de  prendre  une  décision,  afin  que  son  opi- 
nion pût  être  comptée  et  discutée. 

«  Et  maintenant  que  faites-vous?  J'espère  qu'au  moins 
pour  cette  affaire  si  grave,  vous  allez  agir  régulièrement. 
Il  y  a  deux  choses  à  faire  tout  d'abord  : 

a  i"  Ecrire  au  Comité  fédéral  romand  à  Saint-Imier 
que  [la  Section  de]  l'Alliance  est  dissoute,  et  lui  en 
exposer  les  motifs  ; 

«  2"^  Ecrire  au  Conseil  général  à  Londres,  d'abord 
pour  lui  accuser  réception  de  sa  lettre  (^),  —  Robin 
l'exige  absolument,  —  puis  en  même  temps  pour  lui 
annoncer  votre  dissolution. 


(i)  Celle  du  6  août. 

(2)  C'est-à-dire  la  Section  de  l'Alliance  de  Genève. 

(3)  C'est-à-dire  de  la  déclaration   du  25  juillet  1871,  trans- 
mise par  Robin. 


AVANT-PROPOS  l<jl 

«  Je  crois  que  le  mémoire  préparé  par  Michel,  dont 
je  vous  ai  envoyé  hier  la  première  partie,  a  toujours  sa 
raison  d'être.  Tout  en  cessant  d'exister,  l'Alliance  peut 
et  doit  réfuter  les  calomnies  sans  nombre  dont  elle  a  été 
l'objet.  Il  faudrait  donc  vous  réunir  encore  pour  examiner 
ce  mémoire,  y  faire  les  changements  que  vous  trouverez 
convenables,  et  ensuite  le  faire  publier  de  manière  qu'il 
puisse  être  mis  entre  les  mains  de  chacun  des  délégués 
de  la  Conférence  de  Londres,  qui  aura  lieu  —  je  le  sais 
maintenant  —  le  troisième  dimanche  de  septembre.  » 

Le  lendemain  ii,  je  recevais  de  Joukovsky  :  i**  la 
copie  d'une  lettre  à  Hermann  Jung,  par  laquelle  il  lui 
accusait  réception  de  la  déclaration  du  25  juillet  1871 
transmise  par  l'intermédiaire  de  Robin,  et  le  chargeait 
de  faire  part  au  Conseil  général  de  la  dissolution  de  la 
Section  de  FAlliance  ;  2°  un  projet  de  lettre  (trois 
feuillets)  à  la  Conférence  de  Londres.  Je  m'empressai 
de  lui  adresser  la  réponse  suivante  : 

«  Je  reçois  à  l'instant  le  projet  de  lettre  à  la  Confé- 
rence de  Londres.  D'autre  part,  Charles  (i)  a  dû  te 
communiquer  le  mémoire  de  Michel  que  je  lui  ai  envoyé 
avant-hier.  Lequel  choisir?  L'affaire  est  de  savoir  s'il 
faut  un  mémoire  étendu,  complet,  avec  preuves  à  l'appui, 
ou  bien  une  déclaration  courte  et  catégorique  sans  autres 
développements.  Si  on  s'arrête  à  cette  dernière  idée,  il 
me  paraît  que  ton  projet  est  excellent.  Mais  un  mémoire 
plus  étendu  me  semble  pourtant  nécessaire.  En  effet, 
les  simples  affirmations  ne  prouvent  rien  :  elles  laissent 
la  porte  ouverte  aux  démentis,  —  et  tu  sais  avec  quelle 

(i)  Perron. 


152  AVANT-PROPOS 

impudence  nos  ennemis  savent  mentir.  Il  faut  arriver 
devant  la  Conférence  les  mains  pleines  de  preuves;  il 
faut  déchirer  tous  les  voiles.  Eh  bien,  le  mémoire  de 
Michel  me  paraît  excellent  pour  arriver  à  ce  but:  il  est 
écrit  avec  modération,  et  avec  une  sobriété  de  langage 
qui  n'est  pas  toujours  son  propre. 

«  Je  vote  donc,  pour  ma  part  :  1°  Pour  l'envoi  au 
Conseil  général  de  la  déclaration  de  la  dissolution  de 
l'Alliance,  telle  qu'elle  est  contenue  dans  ta  lettre  ; 
2°  Pour  l'envoi  à  la  Conférence  du  mémoire  de  Michel, 
préférablement  à  cette  déclaration  en  trois  feuillets  que 
tu  m'as  envoyée. 

«  Nous  avons  le  temps  d'attendre  que  Michel  ait  fini 
son  travail,  puisque  la  Conférence  a  lieu  le  troisième 
dimanche  de  septembre.  Cependant,  il  faut  qu'il  se 
dépêche.  Ecris-lui  dans  ce  sens;  je  lui  ai  déjà  écrit  hier. 

«  ...  Ainsi,  mon  cher,  je  te  prie  de  répondre  à  cette 
lettre  et  à  celle  d'hier,  courrier  par  courrier,  afin  que  je 
sache  si  le  mémoire  de  Michel  est  goûté  à  Genève,  et  si 
vous  voulez  l'accepter.  » 

Par  la  regrettable  négligence  de  nos  amis  de  Genève, 
les  28  feuillets  envoyés  à  Perron  furent  perdus,  comme 
le  furent  les  62  premiers  feuillets  de  la  Protestation  de 
V Alliance.  Si  le  reste  du  manuscrit  (feuillets  29-111) 
existe  encore,  c'est  qu'il  n'est  heureusement  pas  sorti 
de  mes  mains. 

Ces  28  premiers  feuillets  racontaient  la  fondation,  au 
second  Congrès  de  la  Ligue  de  la  Paix  et  de  la  Liberté, 
à  Berne,  de  l'Alliance  Internationale  de  la  Démocratie 
socialiste  (25  octobre  1868);  son  adhésion  à  l'Associa- 
tion Internationale   des   Travailleurs;    la   formation    à 


AVANT-PROPOS  1^3 

Genève  d'une  Section  de  cette  Alliance  (28  octobre), 
Section  qui  compta  dès  le  premier  jour  près  d'une  cen- 
taine de  membres;  et  l'accueil  qui  fut  fait  à  ce  nouveau 
groupement  par  les  ouvriers  des  sections  du  bâtiment 
et  par  ceux  des  sections  de  la  Fabrique. 

Le  13  août  (d'après  le  calendrier-journal),  Bakounine 
—  informé  de  la  dissolution  de  la  Section  de  l'Alliance 
le  12  seulement,  non  point  par  une  communication  du 
secrétaire  de  la  Section,  mais  par  une  lettre  privée 
d'Ozerof  —  m'écrivit  une  longue  lettre,  achevée  seule- 
ment le  16,  dans  laquelle  il  se  plaignait  vivement  que  la 
Section  de  l'Alliance  eût  prononcé  sa  dissolution  sans 
qu'il  eût  été  informé,  en  temps  utile,  de  la  mise  à  l'ordre 
du  jour  de  cette  question;  il  m'annonçait  qu'il  envoyait 
à  l'adresse  d'un  ami  de  Genève  une  protestation  contre 
ce  procédé  et  contre  la  décision  prise. 

Le  14,  Joukovsky  m'apprenait  que  les  anciens 
membres  de  la  Section  de  l'Alliance,  unis  à  un  certain 
nombre  de  proscrits  français,  voulaient  constituer  à 
Genève  une  nouvelle  section  de  l'Internationale  sous  le 
nom  de  Section  de  propagande  et  d'action  révolutionnaire 
socialiste.  Je  répondis  par  la  lettre  suivante  : 

«  Merci  de  ta  lettre.  Deux  mots  d'observation. 

«  Tu  ne  me  dis  rien  quant  à  Michel  :  l'a-t-on  con- 
sulté, oui  ou  non,  sur  la  dissolution  de  l'Alliance? 

«  Maintenant,  pourquoi  diable  former  cette  Section  de 
propagande?  Voilà  que  vous  gâtez  par  là  tout  le  bon 
effet  de  la  dissolution  de  l'Alliance.  L'essentiel  est  qu'il 
soit  bien  constaté  que  vous  êtes  dissous,  désorganisés, 
renonçant  à  toute  idée  de  groupement  spécial,  et  deman- 
dant seulement  à  vous  joindre  à  la  Section  centrale.  La 

9. 


154  AVANT-PROPOS 

Section  centrale  vous  refusera,  c'est  à  prévoir  :  alors  vous 
aurez  le  droit  de  créer  une  nouvelle  Section,  —  ou 
plutôt,  non,  même  alors  je  voudrais  vous  voir  rester  à 
l'état  d'individualités  sans  section,  et  réclamant  auprès 
du  Conseil  général  contre  l'exclusivisme  de  la  coterie 
genevoise  qui  vous  ferme  ses  portes. 

«  Ne  vois-tu  pas  que  de  cette  façon  nous  les  battrons, 
nous  les  mettrons  au  pied  du  mur,  —  au  lieu  qu'en 
recréant  une  section,  vous  donnerez  lieu  à  la  remarque 
parfaitement  juste  que  c'est  l'Alliance  sous  un  autre 
nom?  » 

Après  avoir  reçu  la  nouvelle  lettre  de  Bakounine 
des  13-16  août,  j'écrivis  à  Joukovsky  ce  qui  suit, 
le  20  août  : 

«  Mon  cher  Jouk,  quelques  questions  auxquelles  tu 
voudras  bien  répondre  à  lettre  vue  : 

«  1°  As-tu  vu  la  protestation  de  Michel  contre  la  disso- 
lution de  l'Alliance?  Si  non,  demande-la  à  Pinier,  je 
crois  que  c'est  à  lui  qu'il  l'a  adressée.  Je  trouve  que 
Michel  a  parfaitement  raison  de  se  plaindre  de  vos  pro- 
cédés à  son  égard  :  on  ne  l'a  pas  averti  ni  consulté,  on 
ne  lui  a  pas  envoyé  la  lettre  de  Robin  que  je  t'avais 
expressément  prié  de  lui  communiquer. 

«  Ah  !  mon  cher,  vous  faites  les  choses  en  artistes  : 
vous  n'êtes  pas  assez  bourgeois,  assez  positifs,  assez 
hommes  d'affaires,  vous  n'avez  pas  assez  de  régularité, 
de  ponctualité,  enfin  toutes  ces  qualités  fort  ridicules,  si 
tu  veux,  mais  essentielles  dans  toute  organisation  ;  vous 
êtes  paresseux,  volages,  étourdis,  capricieux  comme 
des  artistes.  Et  je  vois,  hélas!  qu'il  n'y  a  rien  à  faire 
pour  vous  convertir  à  des  idées  moins  fantaisistes  :  un 


AVANT-PROPOS  I5  5 

Maurs  changerait-il   sa  peau  et  un  léopard  ses  taches? 

«  2°  Persistez-vous  à  créer  une  nouvelle  section?  Je 
te  répète  qu'à  mes  yeux  c'est  une  très  grande  faute,  que 
cela  détruit  tout  le  bien  qu'aurait  fait  la  dissolution  de 
l'Alliance... 

«  J'ai  modifié  mes  idées  à  l'égard  de  la  suppression 
du  Conseil  général.  Il  me  semble  que  si  nous  pouvions 
faire  la  paix  avec  lui,  cela  vaudrait  encore  mieux,  pour 
le  moment,  que  d'amener  une  guerre  générale... 

«  Et,  à  propos  de  Michel,  as-tu  vu  dans  la  Liberté 
d'hier  sa  réponse  à  Mazzini  ?  Je  suis  enchanté  que  la 
Liberté  l'ait  insérée.  Il  y  aura  encore,  je  l'espère,  moyen 
de  s'entendre  avec  les  Belges...  » 

Joukovsky  répondit  sur  un  ton  piqué  à  la  semonce 
relative  à  sa  négligence.  Mais  sa  réponse,  écrite  le 
lundi  21,  mit  une  semaine  à  me  parvenir,  parce  qu'il 
avait  oublié  de  la  jeter  à  la  poste.  Je  la  reçus  le  sa- 
medi 26  au  soir,  et  le  lendemain  je  lui  écrivais  (27  août)  : 

«  Mon  cher  Jouk,  vraiment  tu  me  fais  rire.  Tu  te 
fâches  parce  que  je  t'appelle  artiste,  que  je  me  plains  de 
ton  manque  de  régularité  dans  la  correspondance,  que 
je  constate  que  tu  n'as  pas  les  qualités  d'un  bourgeois 
ponctuel  et  méticuleux,  tandis  que  tu  as  celles  —  fort 
appréciées  par  moi  d'ailleurs  —  d'une  imagination  riche 
et  féconde,  mais  capricieuse  ;  tu  te  fâches,  dis-je,  et 
voilà  que  tu  as  soin,  en  même  temps,  de  justifier  de  point 
en  point  mon  jugement. 

«  En  effet,  tu  prétends  me  répondre  à  lettre  vue  :  aussi 
m'écris-tu  lundi  soir,  à  minuit!  heure  un  peu  indue.  Seu- 
lement tu  oublies  la  lettre  dans  ta  poche,  et  tu  ne  la  mets 
à  la  poste  que  le  samedi  matin,  comme  le  constate  le 


156  AVANT-PROPOS 

timbre  de  Genève,  —  en  sorte  qu'elle  m'arrive  le  samedi 
soir. 

«  Puis,  dans  cette  réponse  à  leilre  vue  qui  a  mis  une 
semaine  à  me  parvenir,  tu  ne  me  parles  que  d'une  seule 
chose,  et  tu  persistes  à  garder  un  silence  incompré- 
hensible sur  les  points  les  plus  essentiels. 

«  Ainsi,  je  n'ai  jamais  pu  obtenir  de  toi  une  réponse  à 
l'égard  des  comptes  de  la  Solidarité... 

«  Je  persiste  à  croire  que  vous  aviez  le  temps  de  pré- 
venir Michel  de  ma  proposition  concernant  l'Alliance. 
Il  ne  s'agit  pas  ici  de  l'autorité  d'un  homme,  de  dicta- 
ture, etc.  ;  il  s'agit  d'égards  dus  à  un  ami.  Vous  pouviez 
très  bien  fixer  à  huit  jours  la  séance  dans  laquelle  on 
discuteraitla  question,  et  dans  l'intervalle  écrire  à  Michel. 
Enfin,  c'est  fait,  n'en  parlons  plus...  n 

A  partir  de  ce  moment,  je  m'abstins  de  toute  récrimi- 
nation au  sujet  du  fait  accompli.  Mais  Bakounine,  lui, 
avait  été  blessé  de  l'inconvenance  du  procédé  de  Jou- 
kovsky  et  de  Perron;  et  le  froissement  qu'il  en  avait  res- 
senti explique  le  ton  sur  lequel  il  parle  de  ces  anciens 
amis  dans  les  derniers  feuillets  de  son  Mémoire,  écrits 
postérieurement  à  la  dissolution  de  la  Section  de  l'Al- 
liance. 

Un  nouvel  envoi  de  manuscrit  (feuillets  29-68)  me  fut 
fait  le  21  aoAt.  Au  bas  du  feuillet  68  Bakounine  avait 
écrit  cette  annotation  :  «  Je  ne  sais  pas  l'usage  que  vous 
trouverez  bon  de  faire  de  ce  manuscrit.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  je  ne  ferai  pas  d'autre  rapport  que  celui- 
ci,  qui  ne  peut  pas  être  imprimé  dans  sa  forme  présente, 
mais  qui  contient  des  détails  suffisants  pour  éclaircir 
tous  les  points  et  pour  vous  fournir  tous  les  matériaux 


AVANT-PROPOS  157 

nécessaires  pour  un  mémoire  plus  serré  et  plus  court.  »' 
Le  23,  Bakounine  m'envoya  les  feuillets  69-77,  et 
le  24  les  feuillets  78-98.  Le  25,  le  calendrier-journal 
nous  le  montre  commençant  un  second  article  contre 
Mazzini,  qu'il  interrompt  le  soir  pour  reprendre  le 
manuscrit  de  ce  qu'il  appelle  maintenant  son  «  Rapport»; 
il  en  continue  la  rédaction  le  26,  et  le  lendemain  m'en- 
voie les  feuillets  99-1 1 1  ;  au  verso  du  feuillet  1 1 1  il  écri- 
vait ;  «  Presque  fin  de  mon  Rapport  sur  l'Alliance.  J'ai 
vraiment  très  peu  de  choses  à  y  ajouter.  »  Il  avait  con- 
servé par  devers  lui  le  feuillet  112,  sur  lequel  il  avait 
tracé  seulement  quelques  lignes;  mais  il  n'acheva  pas  de 
le  remplir  (ce  feuillet  s'est  retrouvé  dans  ses  papiers)  : 
c'est  qu'il  se  consacrait  maintenant  tout  entier  à  sa 
seconde  Réponse  à  Mazzini,  qui  allait  devenir  un  livre. 
Aucun  usage  ne  fut  fait  à  ce  moment-là  du  «  Rapport  » 
de  Bakounine,  parce  que  sa  proposition,  présentée  aux 
membres  de  la  Section  de  l'Alliance  par  la  lettre  du 
6  août,  «  d'adresser  un  mémoire  justificatif  au  Comité 
fédéral  de  Saint-Imier  »,  n'avait  pas  été  adoptée,  non 
plus  que  celle  d'envoyer  au  Conseil  général  de  Londres 
et  aux  principales  Fédérations  de  l'Internationale  un 
mémoire  dans  lequel  ce  Comité  fédéral  raconterait  les 
faits  qui  s'étaient  passés  au  Congrès  de  la  Chaux-de- 
Fonds  et  depuis.  D'ailleurs  il  eût  été  difficile  d'utiliser 
ce  manuscrit  sans  en  retrancher  précisément  les  parties 
les  plus  intéressantes  —  disons  le  mot,  les  plus  amu- 
santes :  Bakounine  s'y  était  abandonné  à  sa  verve,  il  y 
avait  tracé  des  portraits,  magistralement  crayonnés, 
d'Outine  et  de  Henri  Perret  ;  il  y  faisait  même  rire  aux 
dépens  de  Charles  Perron  et  de  Paul  Robin,  en  racon- 
tant leurs  maladresses.  Lorsque  j'eus  à  rédiger,  en  1872, 


158  AVANT-PROPOS 

le  Mémoire  de  la  Fédération  jurassienne,  j'y  insérai 
deux  passages  du  manuscrit  de  Bakounine  :  le  pre- 
mier (feuillets  38-56)  dans  les  Pièces  justificatives, 
pages  45-58;  le  second,  feuillets  58-78  (avec  beaucoup 
de  suppressions  et  d'atténuations),  aux  pages  68  (ligne  3)- 
77  (ligne  II)  du  texte. 

Quelques  passages  des  chapitres  «  Campagne  désas- 
treuse de  Perron  et  de  Robin  »  et  «  Outine,  le  Mac- 
chabée et  le  Rothschild  de  l'Internationale  de  Genève  » 
ont  été  publiés  dans  Vlnlernaiionale,  Documents  et 
Souvenirs,  tome  I",  pages  226-229. 

Ce  n'est  qu'aujourd'hui  que  la  publication  intégrale 
du  manuscrit  est  devenue  possible. 

J.  G. 


RAPPORT 


SUR 


L'ALLIANCE 


Inédit  en  grande  partie. 


Du  28  Juillet  au  2 y  Août  iS-ji, 


Précédé  d'une  Lziirz  a  la  Section  de  V Alliance   de 
Genève^  6  août  1871. 


LETTRE  DE  BAKOUNINE 

A  LA  SECTION 
DE  L'ALLIANCE  DE  GENÈVE 


Le  6  août  1871.  Locarno. 
Aux  amis  de  la  Section  de  V Alliance  de  Genève. 

Amis  et  Frères, 

Notre  ami  James  vient  de  m'e'crire  qu'il  vous  a 
envoyé  une  lettre  de  Robin  (lettre  que  je  vous  prie 
de  m'envoyer  au  plus  vite,  comme  il  vous  l'a 
recommandé,  Je  pense)  qui  lui  annonce  qu'un  orage 
formidable,  longuement  préparé  par  nos  sales  enne- 
mis de  Genève,  de  concert  avec  les  autoritaires 
communistes  de  l'Allemagne,  menace  de  fondre 
non  seulement  sur  l'Alliance,  mais  sur  toute  la 
Fédération  des  Montagnes,  et  qu'il  ne  s'agit  de  rien 
de  moins  que  d'exclure  cette  Fédération,  la  seule 
qui  représente  le  vrai  esprit  de  l'Internationale  en 
Suisse,  de  la  communion  internationale  des  tra- 
vailleurs. 


102  LETTRE    DE    BAKOUNINE 

Justement  inquie'te'  par  cette  nouvelle,  l'ami 
James,  qui  vous  a  envoyé'  en  même  temps  l'acte  du 
Conseil  général  qui  reconnaît  la  légitimité  de  notre 
Section,  vous  a  donné  le  conseil  de  profiter  de  cette 
nouvelle  déclaration  du  Conseil  général  pour  faire 
ce  qu'il  appelle  un  coup  de  maître,  et  qui  ne  serait 
à  mes  yeux  qu'un  acte  de  détaillance  malhabile.  Il 
vous  conseille  de  déclarer  volontairement  votre 
dissolution,  et  de  demander  comme  conséquence 
de  ce  suicide  généreux  votre  rentrée  dans  la  Section 
centrale. 

Il  s'imagine  sans  doute  que  ce  qui  vous  sépare  de 
vos  ennemis  de  Genève  n'est  qu'une  question  d'or- 
ganisation, tandis  que  tous  les  principes  et  toutes 
les  organisations  ne  sont  pour  eux  rien  que  des  pré- 
textes qui  leur  servent  à  masquer  leurs  haines 
féroces,  leurs  ambitions,  leurs  intérêts  et  leurs 
vanités  personnelles.  Votre  acte  de  dissolution  noti- 
fié par  vous  au  Comité  fédéral  de  Genève  serait 
accepté  par  eux  sans  doute  avec  joie  comme  un  aveu 
public  de  votre  faute  supposée  et  comme  un  désa- 
veu de  notre  principe  ('),  et  votre  demande  de  ren- 

(i)  Ma  thèse  était,  au  contraire,  que  la  dissolution  volon- 
taire de  la  Section  de  l'Alliance,  bien  loin  de  constituer  un 
«  aveu  »  ou  un  «  désaveu  »,  pouvait  être  prononcée  sans  que 
personney  vît  une  défaite  ou  une  reculade,  puisque  le  Conseil 
général  avait  été  contraint  de  reconnaître  publiquement  la 
régularité  de  la  situation  de  cette  Section.  Le  désaveu  était 
pour  Marx,  Engels  et  leurs  agents,  qui  avaient  osé  prétendre, 
en  mars  1871,  que  jamais  la  Section  de  l'Alliance  n'avait  été 
admise  par  le  Conseil  général  ;  et  une  fois  ce  désaveu-là  bien 
acquis  et  dûment  enregistré,  la  Section  de  l'Alliance  n'avait 
plus  rien  à  faire  qu'à  disparaître,  son  rôle  à  Genève  étant  fini 


A    LA    SECTION    DE    l'aLLIANCE    DE    GENÈVE  lôj 

trée  aurait  pour  conséquence  infaillible,  je  vous  le 
jure  sur  ma  tête,  la  re'ponse  suivante  :  «  Nous  con- 
sentons généreusement  à  recevoir  dans  le  bercail 
tous  nos  frères  égarés  et  repentants  de  l'Alliance, 
moins  Perron,  Jouk,  Bakounine  et  Sutherland,  qui 
ont  été  expulsés  de  la  Section  centrale  pour  diffé- 
rents délits,  par  un  jugement  en  règle  (i).  »  Au  be- 
soin, ce  que  je  ne  pense  pas,  ils  pourraient  consentir 
à  nous  accorder  une  amnistie,  —  ils  ne  nous  l'ac- 
corderont pas,  j'en  suis  sûr,  leurs  haines  sont  trop 
vivaces  et  ils  nous  craignent  trop  pour  cela,  —  mais 
en  supposant  même  qu'ils  nous  l'accordent,  je  vous 
déclare,  pour  mon  compte,  que  moi  au  moins  je  ne 
l'accepterai  pas.  Leurs  intrigues  et  leurs  calomnies 
contre  nous,  ce  jugement  odieux,  ridicule,  et  l'ex- 
pulsion prononcée  contre  nous,  ont  été  autant 
d'infamies,  et  je  ne  consentirai  jamais  à  me  mettre 
dans  la  position  de  recevoir  un  pardon  lorsque  c'est 
moi  qui  dois  pardonner. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  je  dois  faire  un  sacrifice 


depuis  longtemps.  Mon  opinion  sur  l'inutilité  de  cette  Section 
de  l'Alliance  était  bien  connue  de  Bakounine,  de  Perron  et  de 
Joukovsky.  Dans  une  lettre  à  ce  dernier,  du  4  juin  1870, 
j'avais  écrit  :  «  Que  font  donc  Joukovsky,  Perron,  Brosset  ? 
nous  demande-t-on  de  toutes  parts.  Pas  un  signe  de  vie  ;  plus 
un  mot  de  l'Alliance  (Tant  mieux!).  »  Ce  Tant  mieux  —  cri  du 
cœur  qui  m'était  échappé  —  fut  certainement  répété  par  la 
plupart  des  Jurassiens,  lorsqu'ils  apprirent,  en  août  1871,  que 
la  Section  de  l'Alliance,  satisfaite  d'avoir  vu  Marx  «  pris  en 
flagrant  délit  de  mensonge,  et  son  acte  authenliquement  con- 
staté »  (Robin),  se  retirait  du  champ  de  bataille,  et  que  désor- 
mais on  n'entendrait  plus  parler  d'elle, 
(i)  Voir  ci-dessus,  p.  4. 


104  LETTRE    DE    BAKOUNINE 

pour  la  paix,  pour  le  bien  de  l'Internationale. 
Jamais  aucun  bien  ne  pourra  être  obtenu  par  une 
lâcheté'  (').  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous 
abaisser  devant  eux,  parce  qu'en  nous  abaissant 
nous  abaisserions  notre  cause  et  notre  principe, 
et  pour  sauver  l'apparence,  le  mensonge  de  l'In- 
ternationale, nous  en  sacrifierions  la  vérité  et  la 
réalité. 

Je  pense  en  général  que  ce  n'est  pas  par  une  poli- 
tique de  lâclies  concessions  et  de  chrétienne  humi- 
lité, mais  seulement  par  le  ferme  et  franc  maintien 
de  notre  droit,  que  nous  pourrons  triompher  de  nos 
ennemis,  pour  le  bien  même  de  l'Internationale. 
Notre  droit  n'est-il  pas  assez  clair  ?  N'avons-nous 
pas  souffert  depuis  plus  d'un  an  toutes  les  atta- 
ques, toutes  les  calomnies,  toutes  les  intrigues, 
sans  nous  défendre  et  sans  même  répondre?  Notre 
silence  a  été  une  grande  faute  (2),  notre  dissolution 
serait  un  suicide  honteux. 

Voici  le  plan  que  je  vous  propose  en  opposition  à 
celui  de  Guillaume  : 

i"  Adressons  un  Mémoire  justificatif  am  Comité 


(i)  Il  ne  s'agissait  aucunement  àQ  sacrifice,  et  encore  moins 
de  idchetc.  La  déclaration  du  Conseil  général  du  25  juillet  1871 
avait  donné  entière  satisfaction  à  Bakounine  et  à  ses  amis  en 
ce  qui  concernait  la  situation  de  la  Section  de  l'Alliance  dans 
l'Internationale;  et  on  pouvait  penser  que  la  Section  centrale 
de  Genève,  dont  l'esprit,  croyais-je,  était  en  train  de  se  modi- 
fier par  suite  de  l'arrivéedes  réfugiés  de  iaCommune,  révoque- 
rait spontanément  son  vote  inique  du  i3  août  1870. 

(2)  Notre  silence  avait  été  la  conséquence  forcée  de  la  guerre 
et  de  la  Commune,  non  le  résultat  de  notre  volonté. 


A    LA    SECTION    DE    l'aLLIANCE    DE    GENÈVE  I65 

fédéral  de  Saint-Imier,  le  seul  que  nous  puissions 
reconnaître  (*j;  —  j'ai  déjà  envoyé  la  première  par- 
tie d'un  projet  de  mémoire  à  James,  je  lui  en  enverrai 
dans  ces  jours  larin  ;  ilest  trop  long,  mais  il  contient 
tous  les  éléments  de  notre  défense,  et  il  sera  facile 
soit  à  Jouk,  soit  à  Perron,  soit  à  James,  d'en  faire 
un  mémoire  très  court  ;  —  et,  après  y  avoir  établi 
par  des  faits  la  justice  de  notre  cause,  notre  droit, 
déclarez,  si  vous  le  trouvez  bon  et  le  décidez  à  l'una- 
nimité (quoique  vraiment  je  n'en  voie  aucune 
nécessité),  déclarez  que  pour  le  bien  de  l'Interna- 
tionale (ce  qui  serait  toujours  un  aveu  implicite  que 
vous  avez  été  le  mal)  vous  voulez  bien  vous  dis- 
soudre, mais  pas  avant  qu'on  ait  publiquement 
reconnu,  soit  dans  un  Congrès,  soit  dans  cette 
Conférence  de  Londres,  votre  droit,  l'injustice 
des  attaques  qu'on  a  soulevées  contre  vous,  et 
la  généreuse  grandeur  de  votre  dissolution  volon- 
taire. 

2°  La  Fédération  des  Montagnes  peut-elle,  doit- 
elle  faire  le  même  sacrifice  ?  doit-elle  aussi  se 
dissoudre  pour  se  soumettre  à  la  despotique  direc- 
tion du  Comité  fédéral  de  Genève,  baisser  pavillon 
devant  Outine,   Perret,  Becker  et  compagnie  (^)  ?  Il 


(i)  Le  Comité  fédéral  des  sections  des  Montagnes,  qui  s'était 
trouvé  placé  à  la  Chaux-de-F'onds  pendant  la  première  année, 
avait  été  transféré  à  Saint-Imier  en  mai  1871. 

(2)  Il  n'a  jamais  été  question  de  semblable  chose  ;  Bakou- 
nine  formule  ici  une  hypothèse  absurde,  pour  se  donner 
l'avantage    d'une  réfutation  facile,    réfutation    au    moyen    de 


l66  LETTRE    DE    BAKOUNINE 

me  paraît  que  poser  cette  question,  c'est  la  résoudre. 
C'est  comme  si  Ton  demandait  :  Faut-il,  sous  le 
pre'texte  de  faire  une  unité'  apparente  dans  l'In- 
ternationale de  la  Suisse  romande,  sacrifier  son 
esprit,  et  tuer  le  seul  corps  qui  soit  constitue'  selon 
son  esprit? 

Je  vous  re'pète  ce  que  j'ai  écrit  à  Guillaume.  Un 
tel  sacrifice  serait  une  lâcheté  gratuite,  mais  nulle- 
ment obligatoire. 

Enfin,  mes  chers  amis,  croyez-vous  vraiment  que 
l'Internationale  soit  arrivée  à  ce  point  en  Europe  qu'on 
nepuisse  plus  vivre,  respirer,  agir  dans  son  sein  que 
par  une  série  d'actes  humiliants  mais  diplomatiques, 
que  par  la  lâcheté,  que  par  l'intrigue?  S'il  en  était 
ainsi,  l'Internationale  ne  vaudrait  plus  un  sou,  il 
faudrait  vite  la  dissoudre  comme  une  institution 
bourgeoise  ou  dépravée  par  l'esprit  bourgeois.  Mais 
ne  lui  faisons  pas  cette  injure.  Ce  n'est  pas  elle  qui 
est  devenue  mauvaise,  c'est  nous  qui  sommes  deve- 
nus lâches  et  faibles.  Nous  renfermant  dans  le  sen- 
timent de  notre  droit,  nous  nous  sommes  tus  comme 
de  prudents  martyrs,  tandis  que  nous  devions  traî- 
ner nos  calomniateurs  au  grand  jour  et  leur  rendre 
coup  pour  coup  (^).  Nous  ne  l'avons  pas  fait  parce 
qu'intérieurement  nous  étions  divisés,  et  que  dans 


laquelle  il  sera  censé  avoir  démontré  que  la  Section  de 
l'Alliance  ne  doit  pas  être  dissoute.  C'est  un  artifice  de  rhéto- 
rique, qui  lui  permettra  d'ailleurs  de  dire  des  choses  fort  élo- 
quentes. 

(i)    Bakounine,  ici,   ne  parle  que  de   ce    qui  s'est   passé  à 


A    LA    SECTION   DE   l'aLLIANCE   DE    GENÈVE  167 

le  moment  critique  chacun  sembla  vouloir  tirer  son 
épingle  du  jeu,  boudant  sous  sa  tente  comme 
Achille.  Je  ne  fais  pas  de  personnalite's,  je  fais  de 
l'histoire.  Et  les  ennemis  n'ont  que  trop  bien  profite' 
de  nos  divisions  et  de  notre  silence.  Il  en  a  été  de 
même  de  la  Fédération  des  Montagnes,  non  qu'elle 
ait  été  divisée,  —  par  bonheur  elle  fut  et  reste  unie 
comme  une  famille  de  frères,  —  mais  parce  qu'elle 
a  eu  le  malheur  d'adopter  la  politique  de  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ,  politique  de  patience,  d'hu- 
milité volontaire  et  de  pardon  des  injures  (').  Est-ce 
que  cela  a  touché  nos  ennemis  ?  Point  du  tout,  ils 
n'en  ont  profité  que  pour  la  mieux  calomnier  et 
salir.  N'est-ce  pas  une  preuve  qu'il  faut  mettre  tin  à 
cette  politique  de  chrétiens,  de  crétins  !  Que  faut-il 
donc  faire  ?  Une  seule  chose,  renouveler  notre  com- 
bat au  grand  jour.  Ne  craignez  pas  de  tuer  par  là 
l'Internationale.  Si  quelque  chose  peut  la  tuer,  c'est 
précisément  la  diplomatie  et  l'intrigue,  c'est  la  pra- 
tique souterraine,  celle  qui  constitue  maintenant 
tout  le  jeu  de  nos  ennemis  non  seulement  de  Genève, 
mais  de  Londres  aussi.  La  lutte  au  grand  jour  ren- 


Genèvcj  et  de  l'attitude,  en  effet  très  singulière,  des  membres 
de  l'Alliance  comme  Brosset,  Perron,  Joukovsky,  qui  se  tinrent 
cois  au  lendemain  de  la  scission  de  1870,  sans  que  rien  pût 
les  tirer  de  leur  apathie. 

(i)  Il  existe  une  lettre  de  Bakounine  à  Joukovsky,  du 
28  juillet  1870,  où  il  loue  la  réponse  faite  par  la  Solidarité  du 
23  juillet  à*  la  résolution  du  Conseil  général  condamnant  la 
Fédération  des  Montagnes  (Nettlau,  Biographie,  II,  4 «3).  A  ce 
moment,  il  ne  voyait  pas  en  nous  des  chrétiens  humbles  et 
patients. 


l68  LETTRE    DE    BAKOUNINE 

dra  à  l'Internationale  la  vie  et  la  force,  d'autant 
plus  qu'au  grand  jour  ce  ne  pourra  être  une  lutte 
de  personnes,  cela  deviendra  nécessairement  une 
grande  lutte  de  deux  principes;  celui  du  commu- 
nisme autoritaire  et  celui  du  socialisme  révolution- 
naire. 

Je  propose  donc  que  le  Comité  fédéral  de  Saint- 
Imier,  après  avoir  reçu  votre  mémoire,  rédige  un 
mémoire  pour  son  compte,  où,  en  racontant  tous 
les  faits  qui  se  sont  passés  au  Congrès  de  la  Chaux- 
de-Fonds  et  depuis,  il  démontrera  victorieusement 
le  droit  de  la  Fédération  des  Montagnes. 

a)  Le  mémoire  doit  être  adressé  à  Londres,  et  une 
copie  doit  en  être  envoyée  en  Belgique,  en  Italie,  en 
Espagne,  en  France,  —  ou  plutôt  à  Témigration 
française,  —  et  en  Allemagne  aussi  ; 

b)  Le  Comité  fédéral  de  Saint-Imier  doit  s'adres- 
ser à  l'Internationale  belge  et  la  prier  de  prendre 
sur  elle  le  rôle  d'arbitre  dans  ce  débat; 

c)  Enfin,  puisqu'une  Conférence  sournoise,  une 
sorte  de  Congrès  anonyme  et  au  petit  pied,  doit  se 
réunir  à  Londres,  il  faut  que  les  Montagnes  y  en- 
voient absolument  un  délégué,  et  ce  délégué,  selon 
moi,  ne  doit  être  autre  que  James    Guillaume (*}. 


(i)  «  Je  refusai  catégoriquement  d'accepter  une  semblable 
mission.  Je  pressentais  qu'a  Londres  je  me  serais  trouvé  en 
présence  d'une  majorité  prévenue,  parfaitement  résolue  à  fer- 
mer l'oreille  à  tout  plaidoyer;  ma  situation,  comme  représen- 
tant des  Sections  des  Montagnes,  aurait  été  celle  d'un  accusé 
comparaissant  devant  des  juges  dont  il  reconnaît  la  compé- 
tence et  dont  il  accepte   la   sentence  ;  ne  valait-il  pas  mieux, 


A    LA    SECTION    DE   l'aLLIANCE  DE    GENÈVE  I69 

Combien  cela  peut-il  coûter?  Quatre  cents  francs  ? 
Eh  bien,  je  tâcherai  d'en  trouver  au  moins  deux 
cents.  J'en  ai  de'jà  e'crit  à  nos  amis  italiens  et  russes. 
Vous  trouverez  bien  le  moyen  de  réunir  aussi 
quelque  chose.  Mais  il  me  paraît  absolument  néces- 
saire que  Guillaume  parte.  Il  passerait  par  Bruxelles 
où  il  s'entretiendrait  préalablement  avec  les  Belges. 
Eh  bien,  chers  amis,  je  suis  convaincu,  moi,  que 
si  Guillaume  se  présente  à  Londres,  il  remportera 
et  fera  remporter  à  notre  organisation  des  Mon- 
tagnes, aussi  bien  qu'à  l'Alliance,  une  victoire 
éclatante.  Nos  ennemis  seront  littéralement  écra- 
sés, car  la  justice  est  de  notre  côté  et  leurs  intri- 
gues ne  sont  malfaisantes  que  dans  la  nuit,  non  au 
grand  jour. 

Enfin,  mon  dernier  mot  :  cessons  d'avoir  honte 
de  nous-mêmes,  de  notre  droit,  de  notre  principe  ; 
n'ayons  pas  l'air  de  demander  pardon  d'exister;  ne 
faisons  plus  de  lâcheté  sous  le  prétexte  de  sauver 
l'union  dans  l'Internationale;  ne  tuons  pas  l'âme  de 
cette  dernière  sous  le  prétexte  de  faire  vivre  son 
corps.  Ne  cherchons  pas  notre  force  dans  l'habileté 
et  dans  la  diplomatie,  où  nous  serons  toujours  les 
plus  faibles  parce   que  nous  ne  sommes    pas  des 


puisque  nous  étions  condamnés  d'avance,  qu'on  ne  pût  pas 
se  prévaloir  de  ce  qu'un  avocat  de  notre  cause  aurait  es- 
quissé le  simulacre  d'une  vaine  défense,  et  qu'il  fût,  au  con- 
traire, bien  constaté  qu'on  nous  condamnait  sans  nous  avoir 
entendus  ?  »  {h'Inter)iationale,  Documents  et  Souvenirs,  t.  Il, 
p.  1.^8.) 

10 


lyO  LETTRE    DE   BAKOUNINE 

coquins.  Luttons  et  triomphons  au  nom  de  notre 
principe. 

Votre  ami  et  frère, 

M.    BAKOUNINE. 


RAPPORT  SUR  L'ALLIANCE 


I  29  La  première  cause  fut  celle-ci  (*)  :  les  mem- 
bres les  plus  influents,  les  meneurs  ou  les  chefs  des 
Sections  de  la  Fabrique  considérèrent  notre  propa- 
gande et  notre  organisation  nouvelle,  les  uns  avec 
indifférence,  les  autres  même  avec  un  certain  degré 
de  bienveillance,  tant  qu'ils  crurent  que  l'Alliance 
ne  devait  être  qu'une  sorte  d'académie  où  devaient 
se  débattre  théoriquement  de  pures  questions  théo- 
riques. Mais  lorsqu'ils  s'aperçurent  que  le  groupe 
de  l'Alliance,  peu  soucieux  de  faire  de  la  théorie  en 
pure  perte,  s'était  donné  pour  but  principal  l'étude 
des  principes  et  de  l'organisation  de  l'Internationale, 
dans  laquelle  se  résumait  pour  elle  toute  la  pratique 

(i)  11  s'agit,  comme  la  suite  le  fera  voir,  des  causes  qui  pro- 
voquèrent l'hostilité  de  la  Fabrique  et  des  meneurs  des 
comités  à  l'égard  de  la  Section  de  l'Alliance.  Le  contenu  des 
feuillets  29-36  a  été  publié,  par  extraits  et  sous  une  forme  un 
peu  condensée,  au  tome  l"'  de  L'Internationale,  Documents  et 
Souvenirs,  pages  i83-i86.  Il  y  a  donc  quelques  légères  diffé- 
rences entre  le  texte  donné  ici,  qui  est  de  Bakounine  sans 
retouches,  et  celui  qui  a  été  imprimé  dans  L'Internationale. 


172  RAPPORT   SUR    L  ALLIANCE 

du  socialisme;  et  surtout  lorsqu'ils  virent  que 
l'Alliance,  exerçant  une  attraction  toute  particulière 
sur  les  ouvriers  en  bâtiment,  tendait  à  leur  donner 
l'idée  d'une  organisation  collective,  qu'ils  n'avaient 
point  eue  jusque-là,  une  organisation  toute  fondée 
sur  les  principes  de  l'Internationale,  inspirée  uni- 
quement de  son  esprit,  et  qui  aurait  eu  pour  consé- 
quence nécessaire  de  les  rendre  plus  clairvoyants 
et  plus  indépendants,  d'abord  vis-à-vis  de  leurs 
comités  qui  se  fourvoyaient  de  plus  en  plus  dans 
une  voie  excessivement  autoritaire,  et  en  dernier  lieu 
vis-à-vis  des  meneurs  de  la  Fabrique,  qui,  non  con- 
tents d'avoir  formé  au  sein  de  cette  dernière  une 
sorte  de  coterie  gouvernementale,  s'efforçaient 
ostensiblement  d'étendre  leur  domination  sur  les 
sections  des  ouvriers  en  bâtiment,  au  moyen  des 
comités  de  celles-ci,  |  30  alors  ils  commencèrent  à 
suspecter  l'action  si  légitime  et  d'ailleurs  complète- 
ment ouverte  et  publique  du  groupe  de  l'Alliance. 
Toute  cette  action  de  l'Alliance  se  réduisait  à 
ceci  :  elle  donnait  à  la  grande  masse  des  ouvriers  en 
bâtiment  le  moyen  de  définir  leurs  instincts,  de  les 
traduire  en  pensée  et  d'exprimer  cette  pensée.  Au 
sein  du  Cercle  (')  et  dans  les  assemblées  générales 
de  l'Internationale,  cela  était  devenu  impossible, 
grâce  à  la  prédominance  organisée  des  ouvriers  de 

(1)  Le  Cercle  international,  siège  comnaun  des  Sections  de 
l'Iiiiernationale  à  Genève.  Son  local  se  trouvait,  en  1868,  à  la 
brasserie  des  Quatre-Saisons,  aux  Grottes  (rive  droite);  il  fut 
transféré  en  mars  1869  au  Temple-Unique,  l'ancien  Temple 
maçonnique  (rive  gauche). 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  I73 

la  Fabrique.  Le  Cercle  e'tait  devenu  peu  à  peu  une 
institution  exclusivement  genevoise,  gouvernée  et 
administrée  par  les  Genevois  seulement,  et  où  les 
ouvriers  en  bâtiment,  pour  la  plupart  étrangers, 
étaient  considérés  et  finirent  par  se  considérer 
eux-mêmes  comme  tels.  Souvent,  trop  souvent, 
les  citoyens  genevois  de  la  Fabrique  leur  firent 
entendre  ces  mots  :  «  Ici,  nous  sommes  chez  nous, 
vous  n'êtes  que  nos  hôtes  ».  L'esprit  genevois, 
esprit  bourgeois  radical,  excessivement  étroit  comme 
on  sait,  finit  par  y  dominer  tout  à  fait;  il  n'y  avait 
plus  de  place  ni  pour  la  pensée  de  l'Internationale, 
ni  pour  la  fraternité  internationale.  Il  en  résulta 
ceci,  que  peu  à  peu  les  ouvriers  en  bâtiment,  fatigués 
de  cette  position  subordonnée,  finirent  par  ne  plus 
aller  au  Cercle,  qui  aujourd'hui  est  devenu  en  effet 
une  institution  exclusivement  genevoise. 

Dans  les  assemblées  générales,  une  discussion 
approfondie  et  sérieuse  des  questions  de  l'Interna- 
tionale était  I  31  impossible.  D'abord,  à  cette  époque, 
elles  étaient  assez  rares,  et  ne  se  réunissaient  que 
pour  discuter  des  questions  spéciales,  principale- 
ment celle  des  grèves.  Les  deux  tendances  opposées 
qui  se  partageaient  alors  l'Internationale  de  Genève, 
celle  du  socialisme  bourgeois  et  du  radicalisme, 
représentée  par  la  Fabrique,  et  celle  du  socialisme 
révolutionnaire,  soutenue  par  le  juste  instinct  des 
ouvriers  en  bâtiment,  se  représentèrent  et  se  com- 
battirent sans  doute  dans  chaque  assemblée  générale, 
et  le  plus  souvent,  il  faut  bien  le  constater,  ce  fut 

10. 


174  RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE 

cette  dernière  tendance  qui  l'emporta  grâce  à  la 
majorité  des  ouvriers  en  bâtiment,  soutenue  par 
une  petite  minorité  de  la  Fabrique.  Aussi  les 
•  meneurs  de  la  Fabrique  eurent-ils  toujours  fort  peu 
de  goût  pour  les  assemblées  générales,  qui  déjouèrent 
quelquefois  en  une  ou  deux  heures  les  intrigues 
qu'ils  avaient  ourdies  pendant  des  semaines.  Ils 
tendirent  donc  toujours  à  remplacer  les  assem- 
blées générales,  populaires,  publiques,  par  les 
assemblées  secrètes  des  comités,  sur  lesquels  ils 
étaient  parvenus  à  établir  leur  domination  complète. 

Dans  les  assemblées  générales,  la  masse  des 
ouvriers  se  taisait.  C'étaient  toujours  les  mêmes 
orateurs  des  deux  partis  opposés  qui  montaient  à  la 
tribune  et  qui  répétaient  leurs  discours  plus  ou 
moins  stéréotypés.  On  effleurait  toutes  les  questions, 
on  en  relevait  avec  plus  ou  moins  de  bonheur  le 
côté  sentimental,  dramatique,  laissant  toujours 
intact  leur  sens  profond  et  réel.  C'étaient  des  feux 
d'artifice  qui  illuminaient  quelquefois,  mais  |  32  qui 
ne  réchauffaient  ni  n'éclairaient  personne,  toujours 
replongeant  au  contraire  le  public  dans  une  nuit 
plus  profonde. 

Restaient  les  séances  de  la  Section  centrale, 
section  immense  d'abord,  dans  laquelle  les  ouvriers 
en  bâtiment,  qui  furent  les  premiers  fondateurs  de 
cette  section,  se  trouvaient  en  égalité,  sinon  en 
majorité,  et  qui  était  une  sorte  d'assemblée  popu- 
laire organisée  en  Section  de  propagande.  Cette 
section  aurait  dû  devenir  en  effet  ce  que  la  Section 


RAPPORT    SUR    l'alliance  ÏJ<j 

de  l'Alliance  se  proposa  d'être,  et,  si  elle  avait 
réellement  rempli  sa  mission,  la  Section  de  l'Alliance 
n'aurait  eu  sans  doute  aucune  raison  d'être. 

Vous  savez  que  la  Section  centrale  fut  la  première 
et  d'abord  l'unique  section,  la  section  fondatrice  de 
l'Internationale  à  Genève.  Elle  fut  constituée  en 
majeure  partie  par  les  ouvriers  en  bâtiment, 
sans  différence  de  métiers  ;  un  très  petit  nombre 
d'ouvriers  de  la  Fabrique  y  avaient  adhéré,  indivi- 
duellement; de  sorte  que  pendant  bien  longtemps 
ce  fut  le  franc  socialisme  instinctif  des  ouvriers  en 
bâtiment  qui  y  domina.  C'était  une  section  bien 
unie;  la  fraternité  n'y  était  pas  encore  devenue  un 
vain  mot,  c'était  une  réalité.  La  Section,  étrangère 
aux  préoccupations  et  aux  luttes  politiques  des 
citoyens  radicaux  et  conservateurs  de  Genève,  était 
animée  d'un  esprit  réellement  international. 

Après  la  grande  grève  des  ouvriers  en  bâtiment, 
au  printemps  de  1868,  grève  qui  se  termina  par  un 
succès  éclatant  grâce  au  généreux  et  énergique 
concours  |  33  des  ouvriers  de  la  Fabrique,  citoyens 
de  Genève,  ces  derniers  entrèrent  en  masse  dans  la 
Section  centrale  et  y  apportèrent  naturellement  leur 
esprit  bourgeois  radical,  politique,  genevois.  Dès 
lors  la  Section  centrale  se  partagea  en  deux  camps, 
en  deux  partis,  les  mêmes  qui  se  trouvaient  en 
présence  dans  les  assemblées  générales. 

Les  Genevois  se  trouvèrent  d'abord  en  minorité 
dans  la  Section  centrale;  mais  ils  étaient  organisés, 
tandis  que  les  ouvriers  en  bâtiment  étaient  complè- 


176  RAPPORT  SUR   l'alliance 

ment  inorganisés.  En  outre,  les  ouvriers  genevois 
avaient  pour  eux  l'habitude  de  la  parole  en  public 
et  l'expérience  des  luttes  politiques,  habitude  et 
expérience  auxquelles  les  ouvriers  en  bâtiment  ne 
purent  opposer  que  la  profonde  vérité  de  leurs 
instints  socialistes  et  révolutionnaires.  Ces  derniers 
étaient,  de  plus,  paralysés  dans  la  lutte  par  la  recon- 
naissance qu'ils  devaient  aux  ouvriers  citoyens  de  la 
Fabrique  de  Genève  pour  le  concours  décisif  que  ces 
derniers  leur  avaient  apporté  dans  leur  grève. 

Somme  toute,  dans  les  séances  de  la  Section  cen- 
trale, qui  n'avaient  lieu  d'ailleurs  qu'une  fois  par 
mois,  les  deux  partis,  comme  dans  les  assemblées 
générales,  se  contrebalancèrent  pendant  quelque 
temps.  Puis,  à  mesure  que  se  formèrent  les  sections 
de  métier,  les  ouvriers  en  bâtiment,  trop  pauvres 
pour  payer  une  double  cotisation,  celle  de  leur 
section  de  métier  et  celle  de  la  Section  centrale,  se 
retirèrent  peu  à  peu,  et  la  Section  centrale  tendit 
visiblement  à  devenir  ce  qu'elle  est  devenue  com- 
plètement I  34  aujourd'hui  :  la  Section  des  métiers 
réunis  de  la  Fabrique,  une  section  exclusivement 
composée  de  citoyens  genevois.  On  ne  le  voit  que 
trop  bien  à  l'esprit  qui  l'anime  à  cette  heure. 

Il  ne  restait  donc  pour  la  propagande  sérieuse  des 
principes  de  l'Internationale  et  pour  la  connaissance 
mutuelle  et  le  groupement  si  nécessaire  des  carac- 
tères et  des  sérieuses  et  honnêtes  volontés,  pour  les 
ouvriers  en  bâtiment,  que  leurs  sections  de  métier. 
Mais  celles-ci  ne  se  réunissaient  également  qu'une 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  I77 

fois  par  mois,  et  elles  ne  se  re'unissaient  jamais  que 
pour  liquider  leurs  comptes  mensuels  ou  pour  l'élec- 
tion de  leurs  comités.  Dans  ces  réunions  il  ne  peut 
y  avoir  de  place  pour  la  discussion  des  principes  ; 
et  ce  qui  est  pis,  peu  à  peu  les  sections  de  métier 
s'habituèrent  à  borner  leur  rôle,  leur  action,  au 
simple  contrôle  des  dépenses,  laissant  tout  le  reste 
aux  soins  de  leurs  comités,  qui  devinrent  en  quelque 
sorte  permanents  et  omnipotents  ;  ce  qui  eut  pour 
résultat  naturel  d'annuler  les  sections  au  profit  de 
ces  comités. 

Les  comités,  presque  toujours  composés  des 
mêmes  personnes,  finirent  par  se  considérer  comme 
autant  de  dictatures  collectives  de  l'Internationale, 
décidant  sur  toutes  les  questions,  moins  celles 
d'argent,  sans  se  donner  même  la  peine  d'interroger 
leurs  sections  ;  et  comme  ils  tenaient  toutes  leurs 
séances  à  huis-clos,  ils  finirent,  en  se  coalisant 
entre  eux  sous  l'influence  dominante  des  comités  de 
la  Fabrique,  par  former  le  gouvernement  invisible, 
occulte,  et  à  peu  près  irresponsable,  de  toute  l'Inter- 
nationale de  Genève. 

1  35  Ce  gouvernement,  dirigé  par  la  pensée  gene- 
voise, ne  pouvait  qu'être  contraire  au  but  même  et 
à  tous  les  principes  de  Tlnternationale. 

Le  groupe  de  l'Alliance  s'était  proposé  de  com- 
battre cet  état  de  choses,  qui  devait  aboutir, 
nous  ne  le  voyons  que  trop  maintenant,  à  faire  de 
l'Internationale  un  instrument  politique  du  radica- 
lisme bourgeois  à  Genève.  Pour  arriver  à  ce  but,  le 


170  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

groupe  de  l'Alliance  n'eut  jamais  recours  à  l'intrigue, 
comme  les  intrigants  genevois  ont  osé  l'en  accuser 
depuis.  Toute  son  intrigue  a  consisté  dans  la  plus 
grande  publicité  et  dans  la  discussion  publique  des 
principes  de  l'Internationale.  Se  réunissant  une  fois 
par  semaine,  le  groupe  appelait  tout  le  monde  à  ces 
discussions,  s'efforçant  de  faire  parler  précisément 
ceux  qui  dans  les  assemblées  générales  et  dans 
les  séances  de  la  Section  centrale  se  taisaient  tou- 
jours. Il  fut  posé  comme  loi  qu'on  ne  prononcerait 
pas  de  discours  à  ces  séances,  mais  qu'on  y  causerait. 
Tous,  membres  ou  non  du  groupe,  pouvaient  y 
prendre  la  parole.  Ces  habitudes  égalitaires  déplu- 
rent à  la  majorité  des  ouvriers  de  la  Fabrique,  de 
sorte  qu'après  y  être  accourus  en  grand  nombre 
d'abord,  ils  s'en  éloignèrent  peu  à  peu;  si  bien 
que,  de  fait,  la  Section  de  l'Alliance  devint  celle 
des  ouvriers  en  bâtiment  de  tous  les  métiers.  Elle 
leur  donna  le  moyen,  au  grand  déplaisir  de  la 
Fabrique  sans  doute,  de  formuler  leur  pensée  et  de 
dire  leur  mot.  Elle  fît  plus,  elle  leur  donna  le 
moyen  de  se  connaître,  de  sorte  qu'en  peu  de  temps 
la  Section  de  l'Alliance  présenta  |  36  un  petit  groupe 
d'ouvriers  convaincus  et  réellement  unis  entre  eux. 
La  seconde  raison  de  la  rancune  d'abord,  et  plus 
tard  de  l'antipathie  prononcée,  des  meneurs  de  la 
Fabrique  contre  la  Section  de  l'Alliance  fut  celle-ci. 
L'Alliance,  par  son  programme  aussi  bien  que  par 
tous  les  développements  donnés  plus  tard  à  ce  pro- 
gramme, s'était  résolument  prononcée  contre  tout 


RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE  I  79 

mariage  adultère  du  socialisme  révolutionnaire  du 
prole'tariat  avec  le  radicalisme  bourgeois.  Elle  avait 
pris  pour  principe  fondamental  l'abolition  de 
l'Etat  avec  toutes  ses  conse'quences  politiques  et 
juridiques.  Cela  ne  faisait  pas  du  tout  le  compte  de 
Messieurs  les  bourgeois  radicaux  de  Genève,  qui, 
aussitôt  après  le  fiasco  qu'ils  avaient  essuyé  aux 
élections  de  novembre  1868,  avaient  commencé  à 
songer  à  se  faire  de  l'Internationale  un  instrument 
de  lutte  et  de  triomphe  ;  ni  celui  non  plus  de  cer- 
tains meneurs  de  la  Fabrique  de  Genève,  qui  n'aspi- 
raient à  rien  de  moins  qu'à  monter  au  pouvoir  à 
l'aide  de  l'Internationale. 

Telles  ont  été  les  deux  raisons  principales  de  la 
haine  vouée  par  les  chefs  de  la  Fabrique  genevoise 
à  la  Section  de  l'Alliance  (').  Mais  ces  deux  raisons, 
aussi  bien  que  la  haine  qui  en  fut  le  produit,  ne  se 
manifestèrent  dans  toute  leur  intensité  que  plus 
tard,  à  partir  du  mois  de  juin  i86g. 

Pour  reprendre  mon  récit  de  plus  haut,  je  veux 
récapituler  les  services  que  le  groupe  de  l'Alliance 
a  rendus  à  la  cause  du  socialisme  j  3-pendant  l'hiver 
de  1868-1869,  ^^^^  ^  Genève  que  dans  les  autres 
pays. 

Commençons  par  les  autres  pays.  Ce  furent  des 
membres  de  l'Alliance  qui  fondèrent  les  premières 
sections  de  l'Internationale  dans  deux  grands  pays 
où   cette   Association    avait  été  complètement    in- 

(i)  Ici  s'arrête  le  passage  dont  le  contenu  a  été  publié  par 
extraits  au  tome  I"  de  L'Internationale. 


l8o  RAPPORT    SUR    l'aLLIANCE 

connue  Jusqae-là  :  Gambuzzi  à  Naples  et  tout  autour 
de  Naples,  Friscia  en  Sicile,  —  Fanelli  à  Madrid  et 
à  Barcelone.  Le  programme  de  l'Alliance  a  e'te' 
accepté  à  Lyon,  à  Marseille,  à  Paris.  Et  remarquez- 
le  bien,  tous  ces  compagnons,  loin  de  vouloir  orga- 
niser des  sections  à  part,  hostiles  ou  seulement  étran- 
gères à  l'Internationale,  ont  strictement  obéi  aux 
statuts  de  l'Internationale,  et,  dans  l'intérêt  de  l'or- 
ganisation des  forces  ouvrières,  ils  ont  recommandé 
partout,  plus  même  que  ne  l'exigeaient  ces  statuts, 
la  plus  sévère  subordination  des  sections  nouvelles 
à  la  direction  centrale  du  Conseil  général  siégeant  à 
Londres. 

C'est  sous  l'influence  directe  des  principes  de 
l'Alliance  qu'a  été  formulée  la  première  parole 
franchement  socialiste  révolutionnaire  qui  se  soit 
élevée  du  sein  de  Genève.  Je  veux  parler  de  l'Adresse 
du  Comité  central  de  Genève  aux  travailleurs  de 
l'Espagne,  Adresse  rédigée  par  Perron  et  signée  par 
Brosset,  président,  et  H.  Perret,  secrétaire  du  Comité 
central  (i). 

C'est  sous  l'influence  des  mêmes  principes  et  des 
mêmes  tendances  que,  malgré  l'intrigue  ostensible- 
ment organisée  par  les  meneurs  de  la  Fabrique 
genevoise,  Brosset,  le  tribun  des  ouvriers  en  bâti- 
ment et  la  bête  noire  de  la  Fabrique,  fut  élu  prési- 


(i)  Cet  alinéa  a  été  cité  au  tome  I"  de  L'Internationale,  Do- 
cuments et  Souvenirs,  p.  92.  L'Adresse  en  question,  datée  du 
21  octobre  1868,  rédigée  par  Perron,  avait  été  retouchée  par 
Bakounine. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  I«I 

dent  du  Comité  fédéral  institué  par  le  Congrès 
romand  tenu  à  Genève  en  janvier  1869,  et  que  la 
majorité  de  ce  Comité  fut  composée  d'ouvriers  non 
genevois. 

Ce  fut  également  sous  la  même  influence  que 
furent  consacrés  et  institués  le  nom,  le  programme 
et  la  rédaction  du  journal  ÏEgalité,  le  premier 
organe  du  franc  socialisme  révolutionnaire  dans  la 
Suisse  romande,  et  que  plus  tard  se  modifia  aussi  le 
programme  du  journal  le  Progrès,  du  Locle. 

En  un  mot,  on  peut  dire,  sans  exagération  aucune, 
que  ce  fut  l'action  immédiate  de  l'Alliance  qui  posa 
pour  la  première  fois  le  programme  franchement 
socialiste  révolutionnaire,  et  qui  creusa  un  abîme 
entre  le  prolétariat  et  la  bourgeoisie  à  Genève,  abîme 
que  tous  les  intrigants  de  l'Internationale  ne  par- 
viendront plus  jamais  à  combler. 

Il  faut  que  je  dise  maintenant  quelques  mots  sur 
l'existence  officielle  du  groupe  de  l'Alliance  ('). 

(-)  Ce  groupe,  qui  déjà,  au  mois  de  novembre  1 868, 
comptait  dans  son  sein  bien  plus  de  cent  membres, 
ne  pouvait  se  constituer  définitivement  avant  d'avoir 
été  accepté  comme  branche  ou  comme  section  de 
l'Internationale  par  le  Conseil  général    |  39  de  cette 


(i)  C'est-à-dire  sur  la  reconnaissance  officielle  de  ce  groupe, 
comme  section  de  l'Internationale,  par  le  Conseil  général  de 
Londres. 

(2)  Le  passage  qui  commence  ici  (cinq  dernières  lignes  du 
feuillet  38)  et  qui  va  jusqu'au  bas  du  feuillet  56,  a  été  im- 
primé dans  les  Pièces  justificatives  (n°  vin,  pages  45-58)  du 
Mémoire  de  la  Fédération  jurassienne.. 

11 


l82  RAPPORT   SUR    l'aLLIANCE 

association.  Il  appartenait  naturellement  au  Bureau 
central  de  l'Alliance  (*)  de  demander  cette  admis- 
sion. Le  citoyen  J. -Philippe  Becker,  membre  de  ce 
Bureau,  et  ami  personnel  et  plus  ou  moins  influent 
des  membres  du  Conseil  géne'ral,  fut  chargé  unani- 
mement par  les  autres  membres  du  Bureau  (Brosset, 
Bakounine,  Perron,  Guétat,  Duval,  et  le  secrétaire 
Zagorski)  d'écrire  à  Londres.  Il  accepta  cette  mis- 
sion, certain,  disait-il,  du  succès  de  sa  démarche,  et 
ajoutant  que  le  Conseil  général,  qui  n'avait  pas  le 
droit  de  nous  refuser,  comprendrait  nécessaire- 
ment, après  les  explications  qu'il  allait  lui  donner, 
l'immense  utilité  de  l'Alliance. 

Nous  nous  reposâmes  donc  tous  complètement 
sur  la  promesse  et  sur  l'assurance  de  Ph.  Becker, 
confiants  dans  la  parole  d'un  homme  que  nous  con- 
sidérions tous  commel'undesvétérans  du  socialisme. 
Nous  ne  le  connaissions  alors  que  fort  peu,  moi  pas 
du  tout.  L'expérience  ne  nous  avait  pas  encore 
appris  que  cet  homme,  diplomate  avant  tout,  unis- 
sait à  une  grande  énergie  de  parole  une  non  moins 
grande  versatilité  de  caractère;  qu'il    est    toujours 

(i)  Le  «  Bureau  central  »  provisoire  de  l'Alliance  de  la  Dé- 
mocratie socialiste  devait  servir  de  lien  entre  les  groupes  de 
cette  organisation  internationale,  et  correspondre  avec  les 
Bureaux  nationaux  à  constituer  dans  les  divers  pays.  Les 
membres  fondateurs  de  l'Alliance  avaient  décidé  que  ce  Bureau 
central  serait  placé  à  Genève  et  composé  de  sept  membres,  qui 
furent  désignés  par  eux  et  dont  on  va  trouver  les  noms  dans 
le  texte.  Ces  sept  membres  étaient  tous,  en  même  temps, 
membres  de  l'Internationale,  et  se  répartissaient  ainsi  quant  à 
la  nationalité  :  trois  Français,  un  Genevois,  un  Allemand,  un 
Polonais,  et  un  Russe. 


RAPPORT    SUR    l'alliance  183 

très  content  quand  ses  amis  se  compromettent,  mais 
qu'il  prend  bien  garde  de  se  compromettre  jamais^ 
et  qu'en  poussant  les  autres  en  avant  il  se  réserve 
toujours  une  retraite.  Le  fait  est  que,  contrairement 
àtoutes  ses  promesses,  il  n'avaitrien  écrit  à  Londres, 
ou  qu'il  avait  écrit  tout  autre  chose  que  ce  qu'il 
nous  disait  à  nous  (*). 

En  même  temps  que  ces  pourparlers  avaient  lieu 
ou  étaient  censés  avoir  lieu  avec  Londres,  —  car 
aucun  de  nous  n'eut  jamais  connaissance  de  la  cor- 
respondance de  Becker  (^),  —  d'autres  membres  de 

(i)  Bakounine  se  trompe  probablement  dans  sa  supposition 
que  Becker  n'avait  rien  écrit  à  Londres,  ou  avait  écrit  tout 
autre  chose  que  ce  qu'il  disait  au  Bureau  central  de  l'Alliance. 
Il  semble  que  Becker,  pendant  un  moment,  se  soit  véritable- 
ment a  emballé  »  pour  l'Alliance;  Marx,  dans  lai' Confidentielle 
Mittheilung- qu'\l  adressa  en  mars  1870  a  ses  amis  d'Allemagne 
(et  que  Bakounine  n'a  jamais  connue),  lui  en  fait  un  reproche, 
et  le  montre  comme  ayant  été,  au  début,  la  dupe  de  Bakounine  ; 
il  dit,  en  parlant  des  premiers  pas  de  l'Alliance  à  Genève  : 
«  J.-Ph.  Becker,  à  qui  le  ^èle  propagandiste  fait  quelquefois 
perdre  la  tête,  fut  mis  en  avant  ».  D'ailleurs,  si  Becker  n'eût  pas 
été  de  bonne  foi  à  ce  moment,  on  ne  comprendrait  pas  que  le 
refus  du  Conseil  général  d'accueillir  l'Alliance  l'ait  fait  entrer 
dans  une  si  violente  colère,   ainsi  qu'il  sera  raconté  plus  loin. 

(2)  Bakounine  lui-même  était  intervenu  aussi  dans  les  pour- 
parlers avec  Londres.  Marx,  après  avoir  pris  connaissance  du 
programme  de  l'Alliance,  avait  écrit  à  ce  sujet,  dans  la  seconde 
moitié  de  décembre,  au  jeune  socialiste  russe  Alexandre 
Serno-Soloviévitch,  à  Genève,  en  relevant  l'expression  incor- 
recte d'égalisation  des  classes,  qui  figurait  dans  ce  programme. 
Serno  communiqua  la  lettre  de  Marx  à  Bakounine,  et  celui-ci, 
aussitôt,  adressa  à  Marx  la  lettre  suivante  (en  français),  qui  a 
été  publiée  par  la  iSeue  Zeit  du  6  octobre  igoo  : 

(.(  Genève,  22  décembre  1868. 
«  Mon  vieil  ami,  Serno  m'a  fait  part  de  cette   partie  de  ta 
lettre  qui  me  regardait.  Tu  lui  demandes  si  je  continue  à  être 
ton  ami.  Oui,   plus  que  jamais,  cher  Marx,  parce  que  mieux 


184  RAPPORT   SUR   lVlLIANCE 

ce  groupe,  et  notamment  Ch.  Perron  et  notre  grand 
ennemi  actuel  Henri  Perret,  s'étaient  chargés  de 
demander  au  Comité  central  de  Genève  notre  entrée 
comme  section  dans  la  fédération  |  ^q  genevoise. 
N'ayant  pas  sous  la  main  tous  mes  papiers,  je  ne 
puis  dire  au  juste  dans  quel  mois  cette  première 
demande  fut  présentée  au  Comité  central,  si  ce  fut 
en  novembre  ou  en  décembre.  Le  jour  où  elle  fut 
présentée,  le  Comité  central  n'était  pas  en  nombre, 

que  jamais  je  suis  arrivé  à  comprendre  combien  tu  avais  raison 
en  suivant  et  en  nous  invitant  tous  à  marcher  sur  la  grande 
route  de  la  révoluiion  économique,  et  en  dénigrant  ceux 
d'entre  nous  qui  allaient  se  perdre  dans  les  sentiers  des  entre- 
prises soit  nationales,  soit  exclusivement  politiques.  Je  fais 
maintenant  ce  que  tu  as  commencé  à  faire,  toi,  il  y  a  plus  de 
vingt  ans.  Depuis  les  adieux  solennels  et  publics  que  j'ai 
adressés  aux  bourgeois  du  Congrès  de  Berne,  je  ne  connais 
plus  d'autre  société,  d'autre  milieu  que  le  monde  des  travail- 
leurs. Ma  patrie,  maintenant,  c'est  l'Internationale,  dont  tu  es 
l'un  des  principaux  fondateurs.  Tu  vois  donc,  cher  ami,  que 
je  suis  ton  disciple,  et  je  suis  fier  de  l'être.  Voilà  tout  ce  qui 
était  nécessaire  pour  l'expliquer  mes  rapports  et  mes  senti- 
ments personnels.  » 

[Bakounine  s'explique  ensuite  au  sujet  de  l'expression  éga- 
lisation des  classes  et  des  individus  ;  il  annonce  l'envoi  des  dis- 
cours qu'il  a  prononcés  à  Berne,  et  parle  de  sa  séparation 
d'avec  Herzen,  qui  date  de  i863.  Puis  il  continue  ainsi  :] 

«  Je  t'envoie  aussi  le  programme  de  l'Alliance  que  nous 
avons  fondée  avec  Becker  et  beaucoup  d'amis  italiens,  polo- 
nais et  français.  Sur  ce  sujet  nous  aurons  beaucoup  à  nous 
dire.  Je  t'enverrai  bientôt  la  copie  d'une  grande  lettre  que 
j'écris  là-dessus  à  l'ami  César  De  Paepe... 

«Salue  de  ma  part  Engels,  s'il  n'est  pis  mort  une  seconde 
fois  —  tu  sais  qu'on  l'avait  une  fois  enterré.  Je  te  prie  de  lui 
donner  un  exemplaire  de  mes  discours,  aussi  bien  qu'à 
MM.  Eccarius  et  Jung. 

«  Ton  dévoué, 

((  M.  Bakounine. 

(L  Rappelle-m  i,    e  te  prie,  au  souvenir  de  M™e  Marx.  » 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  IO5 

au  moins  les  deux  tiers  de  ses  membres  e'taient 
absents.  On  ne  décida  rien,  ou  plutôt  on  de'cida 
qu'il  fallait  remettre  cette  décision  jusqu'après  le 
Congrès  des  Sections  romandes  qui  devait  se  réunir 
à  Genève  aux  premiers  jours  de  janvier  pour  con- 
stituer définittivement  la  Fédération  des  Sections 
romandes. 

Et  en  effet,  le  groupe  genevois  de  l'Alliance  avait 
renouvelé  en  janvier  sa  demande,  et  il  attendait  la 
décision  du  Comité  central,  lorsque  le  Bureau 
central  de  l'Alliance  reçut,  d'abord  de  ses  amis 
d'Italie,  et  ensuite  directement,  l'acte  suivant  (i) 
contenant  les  résolutions  du  Conseil  général  de 
Londres  par  rapport  à  l'Alliance  (Pièce  justifica- 
tive n"  5)  : 


(i)  La  pièce  dont  il  s'agit  n'est  pas  intercalée  dans  le  ma- 
nuscrit de  Bakounine  :  le  renvoi  entre  parenthèses,  Pièce  jus- 
tificative w  5,  en  tient  la  place.  (Les  mots  «  n°5  »  nous  indiquent 
que  dans  les  premiers  feuillets  du  manuscrit,  perdus,  il  y  avait 
déjà  des  renvois  à  quatre  autres  pièces  justificatives.)  Le  docu- 
ment a  été  imprimé  dans  le  Mémoire.,  et  il  a  été  aussi  inséré 
par  Marx  dans  la  brochure  Les  prétendues  scissions  dans  V In- 
ternationale, circulaire  privée  du  Conseil  général  (3  mars  1S72). 
Nous  le  reproduisons  dans  le  texte.  —  Ces  résolutions  furent 
«  communiquées  confidentiellement  aux  Conseils  centraux 
[de  rinternationale]  des  différents  pays  »  (lettre  de  Marx  à 
Hermann  Jung,  du  28  décembre  1868).  C'est  ;iinsi  qu'il  arriva 
qu'une  copie  des  résolutions  fut  envoyée  à  Naples,  à  Cirlo 
Gambuzzi,  à  la  date  du  20  janvier  186g,  par  Eugène  Dupont, 
membre  du  Conseil  général  de  Londres,  qui  avait  représenté 
au  Congrès  de  Bruxelles  de  1868  les  x\ssociations  ouvrières 
de  Naples.  C'est  cette  copi.*  qui  fut  communiquée  de  Naples  à 
Bakounine,  et  qui  lui  parvint  avant  que  la  décision  du  Conseil 
général  eût  été  officiellement  notifiée  au  Bureau  central  de 
l'Alliance;  elle  a  été  retrouvée  par  Max  Nettlau,  qui  l'a  insérée 
dans  sa  Biographie  de  Bakounine. 


l86  RAPPORT    SUR    l'alliance 

«  Le  Conseil  général  de  V  Association  Internationale 
des  Travailleurs  à  V Alliance  Internationale  de  la 
Démocratie  socialiste. 

a  II  y  a  un  mois  environ  qu'un  certain  nombre  de 
citoyens  s'est  constitué  à  Genève  comme  Comité 
central  initiateur  d'une  nouvelle  Société  interna- 
tionale dite  V Alliance  Internationale  de  la  Démo- 
cratie socialiste  «  se  donnant  pour  mission  spéciale 
«  d'étudier  les  questions  politiques  et  philoso- 
«  phiques  sur  la  base  même  de  ce  grand  principe 
«  de  l'égalité  »,  etc. 

«  Le  programme  et  le  règlement  imprimés  de  ce 
Comité  initiateur  n'ont  été  communiqués  au  Con- 
seil général  de  l'Association  Internationale  des  Tra- 
vailleurs que  le  i5  décembre  1868.  D'après  ces 
documents,  ladite  Alliance  est  «  fondue  entièrement 
«  dans  l'Internationale  »  en  même  temps  qu'elle  est 
fondée  entièrement  en  dehors  de  cette  association. 
A  côté  du  Conseil  général  de  l'Internationale  élu  par 
les  Congrès  successifs  de  Genève,  Lausanne  et 
Bruxelles,  il  y  aura,  d'après  le  règlement  initiateur, 
un  autre  Conseil  général  à  Genève  qui  s'est  nommé 
lui-même.  A  côté  des  groupes  locaux  de  l'Interna- 
tionale, il  y  aura  les  groupes  locaux  de  l'Alliance 
qui,  par  l'intermédiaire  de  leurs  bureaux  nationaux, 
fonctionnant  en  dehors  des  bureaux  nationaux  de 
l'Internationale,  «  demanderont  au  Bureau  central 
«  del'AUiance  leur  admission  dans  l'Internationale», 


RAPPORT   SUR   l'alliance  187 

le  Comité  central  de  l'Alliance  s'arrogeant  ainsi  le 
droit  d'admission  dans  l'Internationale.  En  dernier 
lieu,  le  Congrès  géne'ral  de  l'Association  Internatio- 
nale des  Travailleurs  trouvera  encore  sa  doublure 
dans  le  Congrès  général  de  l'Alliance,  car,  dit  le 
règlement  initiateur,  au  Congrès  annuel  des  travail- 
leurs la  délégation  de  l'Alliance  internationale  de  la 
Démocratie  socialiste,  comme  branche  de  l'Asso- 
ciation internationale  des  travailleurs,  «  tiendra  ses 
«  séances  publiques  dans  un  local  séparé  ». 

«  Considérant  : 

«  Que  la  présence  d'un  deuxième  corps  interna- 
tional fonctionnant  en  dedans  et  en  dehors  de  l'As- 
sociation Internationale  des  Travailleurs  serait  le 
moyen  le  plus  infaillible  de  la  désorganiser; 

«  Que  tout  autre  groupe  d'individus  résidant  dans 
une  localité  quelconque  aurait  le  droit  d'imiter  le 
groupe  initiateur  de  Genève  et,  sous  des  prétextes 
plus  ou  moins  ostensibles  (^),  d'enter  sur  l'Asso- 
ciation Internationale  des  Travailleurs  d'autres 
Associations  internationales  avec  d'autres  missions 
spéciales  ; 

«  Que,  de  cette  manière,  l'Association  Internatio- 
nale des  Travailleurs  deviendrait  bientôt  le  jouet 
des  intrigants  de  toute  nationalité  et  de  tout  parti; 

«  Que  d'ailleurs  les  statuts  de  l'Association  Inter- 
nationale des  Travailleurs  n'admettent  dans  son 
cadre   que   des   branches    locales  et   des    branches 

(1)  «  Ostensibles   »   signifie  sans  doute  ici  «  spécieux  ». 


l88  RAPPORT   SUR    I.  ALLIANCE 

nationales  (voir  l'article  I"  et  l'article  VI  des 
statuts)  ; 

«  Que  défense  est  faite  aux  sections  de  l'Associa- 
tion Internationale  des  Travailleurs  de  se  donner 
des  statuts  et  des  règlements  administratifs  con- 
traires aux  statuts  ge'ne'raux  et  aux  règlements 
administratifs  de  l'Association  Internationale  des 
Travailleurs  (voir  l'article  12  des  règlements  admi- 
nistratifs); 

«  Que  les  statuts  et  les  règlements  administratifs 
de  l'Association  Internationale  des  Travailleurs  ne 
peuvent  être  revisés  que  par  un  Congrès  général  où 
deux  tiers  des  délégués  présents  voteraient  en  faveur 
d'une  telle  revision  (voir  l'article  i3  des  règlements 
administratifs); 

«  Que  la  question  a  été  préjugée  par  les  résolu- 
tions contre  la  Ligue  de  la  Paix,  adoptées  unani- 
mement au  Congrès  général  de  Bruxelles  (*); 

(t)  Ces  résolutions  —  d'ailleurs  parfaitement  logiques  — 
n'avaient  pas  été  adoptées  unanimement  :  trois  délégués,  César 
De  Paepe,  Charles  Perron  et  Adolphe  Catalan,  avaient  voté 
contre;  et  d'autres  délégués,  absents  au  moment  du  vote, 
étaient  loin  de  penser,  à  ce  moment,  que  l'existence  de  la 
Ligue  de  la  Paix  fût  inutile,  entre  autres  Cha  ries  Longuet  qui, 
l'année  suivante,  en  1869,  continuait  à  faire  partie  de  la  Ligue 
et  se  rendit  au  Congrès  tenu  par  elle  à  Lausanne  cette  année- 
là.  En  outre,  les  membres  de  la  seconde  Commission  pari- 
sienne de  l'Internationale,  détenus  à  Sainte-Pélagie  à  la  suite 
de  leurcondamnation  à  trois  mois  de  prison,  avaient  cru  devoir 
protester  contre  «  l'invitation  de  se  dissoudre  adressée  à  la 
Ligue  de  la  Paix  par  les  membres  du  Congrès  de  Bruxelles  », 
et  avaient  envoyé  aux  membres  du  Congrès  de  Berne  une 
adresse  contenant  leur  protestation  ;  cette  adresse  porte  les 
signatures  de  Combault,  MoUin,  Granjon,  Malon,  Varlin, 
Humbert  et  Landrin. 


RAPPORT    SUR    l'alliance  iSç 

«  Que  dans  ces  résolutions  le  Congrès  de'clare  que 
la  Ligue  de  la  Paix  n'avait  aucune  raison  d'être, 
puisque,  d'après  ses  re'centes  de'clarations,  son  but 
et  ses  principes  e'taient  identiques  à  ceux  de  l'Asso- 
ciation Internationale  des  Travailleurs; 

«  Que  plusieurs  membres  du  groupe  initiateur  de 
l'Alliance,  en  leur  qualité  de  délégués  au  Congrès 
de  Bruxelles,  ont  voté  ces  résolutions  ('); 

a  Le  Conseil  général  de  l'Association  Internatio- 
nale des  Travailleurs,  dans  sa  séance  du  22  dé- 
cembre 1868,  a  unanimement  résolu  : 

a  I.  Tous  les  articles  du  règlement  de  l'Alliance 
Internationale  de  la  Démocratie  socialiste  statuant 
sur  ses  relations  avec  l'Association  Internationale 
des  Travailleurs  sont  déclarés  nuls  et  de  nul  effet; 

«  2.  L'Alliance  Internationale  de  la  Démocratie 
socialiste  n'est  pas  admise  comme  branche  de  l'As- 
sociation Internationale  des  Travailleurs. 

«  V.  Shaw,  g.  Odger, 

«  secrétaire  général.         président  de  la  séance. 
«  Londres,  22  décembre  1868.  » 

(i)  A  ma  connaissance,  un  seul  de  ceux  qui  figurèrent 
ensuite  parmi  les  membres  de  ce  «  groupe  initiateur  »  avait 
voté  les  résolutions  de  Bruxelles  :  c'était  J.-Ph.  Becker.  Mais 
après  que  la  minorité  des  délégués  du  Congrès  de  Berne  fut 
sonie  de  la  Ligue  pour  fonder  l'Alliance,  Becker  avait  trouvé 
que  cette  nouvelle  organisation,  adhérente  à  l'Internationale, 
avait  sa  raison  d'être. 

(2]  D'après  une  indication  conienue  dans  la  lettre  de  Perron 
qu'on  trouvera  plus  loin,  la  lettre  d'envoi  par  laquelle  ces 
résolutions  furent  transmises  de  Londres  au  Bureau  central 
de  l'Alliance  aurait  porté  la  date  du  28  décembre;  mais  pour 

il. 


IÇO  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

Après  avoir  pris  connaissance  de  cet  acte,  nous 
fûmes  naturellement  obligés  de  retirer  notre  de- 
mande au  Comité  central  de  Genève.  Frappés 
d'excommunication  par  le  Conseil  généra],  nous 
devions  d'abord  tâcher  de  nous  faire  accepter  par  lui. 

Lorsque  lecture  fut  faite  de  cet  acte  au  sein  du 
Bureau  de  l'Alliance,  personne  ne  s'éleva  avec  tant 
de  véhémence  contre  lui  que  le  fougueux  vieillard 
J. -Philippe  Becker.  Il  |  41  nous  déclara  tout 
d'abord  que  ces  résolutions  étaient  parfaitement 
illégales,  contraires  à  l'esprit  et  à  la  lettre  des  statuts 
de  l'Internationale,  ajoutant  que  nous  avions  le  droit 
et  le  devoir  de  passer  outre,  et  traitant  le  Conseil 
général  de  tas  d'imbéciles  qui,  ne  sachant  rien  faire 
eux-mêmes,  voulaient  seulement  empêcher  les  autres 
de  faire  quelque  chose. 

Les  deux  membres  qui  maintinrent  le  plus  opi- 
niâtrement contre  lui  la  nécessité  de  s'entendre  avec 


une  raison  que  nous  ignorons,  cette  lettre  ne  fut  expédiée  à 
Genève  qu'au  moins  un  mois  plus  tard.  —  Dans  sa  célèbre 
Confidentielle  Mittheilung  (Communication  confidentielle), 
du  28  mars  1870,  adressée  à  ses  amis  d'Allemagne  par  l'inter- 
médiaire de  son  affilié  le  D"  Kugelmann,  Marx  s'exprime  ainsi 
au  sujet  des  résolutions  du  22  décembre  1868  :  «  11  s'en  suivit 
[de  l'envoi  au  Conseil  général  des  statuts  et  du  programme 
de  l'Alliance]  une  décision  motivée  et  développée,  —  tout  à 
fait  judiciaire  et  objective  dans  sa  teneur,  mais  dont  les  con- 
sidérants étaient  pleins  d'ironie,  —  qui  concluait  ainsi  : 
1°  Le  Conseil  général  n'admet  pas  l'Alliance  comme  branche 
de  l'Internationale;  2»  tous  les  articles  du  règlement  de  l'Al- 
liance statuant  sur  ses  relations  avec  l'Internationale  sont 
déclarés  nuls  et  de  nul  effet.  Les  considérants  démontraient 
de  manière  claire  et  frappante  que  l'Alliance  n'était  rien 
qu'une  machine  destinée    à   désorganiser    l'Internationale.    » 


RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE  I9I 

le  Conseil  géne'ral  furent  Perron  et  Bakounine.  Ils 
reconnurent  tous  les  deux  que  les  protestations  du 
Conseil  général  contre  le  règlement  de  l'Alliance 
étaient  parfaitement  justes,  puisque,  d'après  ce 
règlement,  l'Alliance  devait  former  au  sein  de  l'As- 
sociation Internationale  des  Travailleurs  une  asso- 
ciation internationale  nouvelle,  indépendante  de  la 
première  (*).  Remarquez  que,  dans  ces  résolutions, 
les  seules  que  le  Conseil  général  jusqu'ici  ait  prises  et 
publiées  contre  l'Alliance,  ce  qui  est  attaqué  c'est 
le  seul  règlement.  Il  n'y  est  nullement  question  du 
programme,   qui  du  reste  a  été  pleinement  repro- 

(i)  Déjà,  lorsque  les  membres  de  la  minorité  du  Congrès 
de  Berne  se  séparèrent  de  la  Ligue  de  la  Paix,  Bakounine  avait 
émis  cette  même  opinion  :  «  Les  Français  et  les  Italiens...  vou- 
laient que  l'Alliance  s'organisât  tout  à  fait  indépendamment 
de  l'Association  Internationale  des  Travailleurs,  se  contentant 
que  ses  membres  fussent  individuellement  membres  de  cette 
Association.  Bakounine  s'y  opposa,  pour  cette  raison  que 
cette  nouvelle  organisation  internationale  se  trouverait  en 
quelque  sorte  en  une  rivalité  nullement  désirable  vis-à-vis  de 
l'organisation  des  travailleurs.  Ces  discussions  eurent  pour 
résultat  qu'il  fut  décidé  de  fonder  une  association  publique 
sous  le  nom  d'Alliance  Internationale  de  la  Démocratie  socia- 
liste et  de  la  déclarer  partie  intégrante  de  l'Internationale, 
dont  le  programme  fut  reconnu  obligatoire  pour  tout  membre 
de  l'Alliance.  »  (Istoritcheskoé  ra^vitié  Internat sionala,  chapitre 
«L'Alliance  internationale  des  révolutionnaires  socialistes».) 
Le  Conseil  général  de  l'Internationale  ayant  trouvé,  néanmoins, 
que,  telle  qu'elle  s'était  constituée,  avec  un  bureau  central 
spécial  et  une  organisation  internationale  particulière,  l'Al- 
liance ne  pourrait  pas  faire  partie  de  l'Association  Internatio- 
nale des  Travailleurs,  il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  voir  Bakou- 
nine, conformément  à  son  désir  d'éviter  tout  ce  qui  pourrait 
donner  à  l'Alliance  l'apparence  «  d'une  rivalité  nullement 
désirable  vis-à-vis  de  l'organisation  des  travailleurs  »,  déclarer 
qu'il  fallait  modifier  le  règlement  de  l'Alliance  conformément 
aux  observations  du  Conseil  général. 


192  RAPPORT   SUR    l'alliance 

duit  plus  tard  par  les  statuts  de  la  Section  de  l'Al- 
liance, approuve's  à  l'unanimité'  par  le  Conseil 
géne'ral. 

Après  un  long  débat,  il  fut  unanimement  de'cidé 
que  Perron,  au  j  42  nom  de  tous,  se  mettrait  en  cor- 
respondance avec  le  Conseil  général  de  Londres. 

A  la  suite  de  cette  décision,  le  compagnon  Ch.  Per- 
ron écrivit  soit  au  citoyen  Eccarius,  soit  au  citoyen 
Jung,  une  lettre  dans  laquelle,  après  lui  avoir  fran- 
chement exposé  la  situation  et  le  véritable  but  de 
l'Alliance  et  après  avoir  raconté  ce  que  des  membres 
de  l'Alliance  avaient  déjà  fait  pour  la  cause  ouvrière 
en  Italie,  en  France,  en  Espagne,  aussi  bien  qu'à 
Genève,  il  le  priait  de  faire,  au  nom  du  Bureau 
central  de  l'Alliance,  au  Conseil  général  de  Londres 
la  proposition  suivante  :  L'Alliance  se  dissoudra 
comme  organisation  internationale,  son  Bureau 
central,  représentant  de  cette  internationalité,  ces- 
sera d'exister  :  le  Conseil  général  voudra-t-il  recon- 
naître alors  les  sections  fondées  par  les  membres  de 
l'Alliance  en  Suisse,  en  Espagne,  en  Italie  et  en 
France,  avec  le  programme  de  r Alliance,  comme 
des  sections  régulières  de  l'Internationale,  ne  con- 
servant désormais  d'autre  lien  commun  que  le  pro- 
gramme, mais  renonçant  à  toute  autre  solidarité 
et  organisation  internationale  que  celles  qu'elles 
trouveront  dans  la  grande  Association  des  travail- 
leurs ?  A  ces  conditions-là,  le  Bureau  promettait  de 
n'épargner  aucun  effort  pour  persuader  les  sections 
de   l'Alliance  déjà  établies  dans   différents  pays  à 


RAPPORT  SUR   L  ALLIANCE  I93 

renoncer  à  tout  ce  qui,  dans  leur  constitution,  était 
contraire  aux  statuts  de  l'Internationale  (*). 

(i)  Le  brouillon  de  la  lettre  de  Perron  a  été  retrouvé  à 
Genève  par  Max  Nettlau,  qui  l'a  inséré  dans  sa  Biographie  de 
Bakounine.  Le  voici  : 

«Genève,  le  26  février  1869. 

(  Le  Bureau  central  de  l'Alliance  Internationale  de  la  Démo- 
cratie  socialiste  au  Conseil  général  de  l'Association  interna- 
tionale des  Travailleurs, 
a  Citoyens, 

a  Nous  avons  reçu  en  son  temps  la  lettre  que  vous  nous 
avez  adressée  le  28  décembre  1868. 

«  Nous  n'examinerons  pas  l'interprétation  que  vous  avez  cru 
devoir  donner  à  notre  règlement,  interprétation  qui  —  invo- 
lontairement, nous  aimons  à  le  croire  —  est  erronée  sur  bien 
des  points.  Nous  irons  droit  au  fait. 

«  Si  nous  n'avons  pas  répondu  plus  tôt,  c'est  que  nous  avons 
dû  consulter  nos  comités  nationaux.  Voici  maintenant  notre 
réponse  : 

«  Nous  ne  proposerons  à  toutes  nos  sections  la  dissolution 
de  notre  organisation  que  lorsque  vous  nous  aurez  fait  con- 
naître : 

«  10  Si  les  principes  énoncés  dans  le  programme  ci-joint  sont, 
oui  ou  non,  contraires  aux  principes  que  peut  admettre  l'As- 
sociation Internationale  des  Travailleurs  ? 

(f  2«  Si  les  différents  groupes  qui  propagent  ces  principes 
peuvent,  oui  ou  no»,  être  affiliés  à  l'Association  Internationale 
des  Travailleurs,  étant  entendu  que  ces  groupes  déclarent 
séparément  accepter  les  règlements  et  statuts  de  ladite  Asso- 
ciation ? 

((3°  Si,  en  conséquence,  les  groupes  formés  parles  soins  de 
l'Alliance  seraient,  ouiou  non,  reconnus  comme  sections  de  l'As- 
sociation Internationale  des  Travailleurs  dans  le  cas  où,  après 
avoir  pris  l'avis  de  nos  comités  nationaux  et  de  toutes  les 
sections  de  notre  Alliance  Internationale  de  la  Démocratie 
socialiste,  nous  prononcerions  sa  dissolution  r 

«  Sur  la  première  question,  si  votre  réponse  est  non, 

«Sur  la  deuxième  et  la  troisième,  si  votre  réponse  est  oui, 

«  Nous  vous  déclarons: 

«  Que,  pour  éviter  une  division  des  forces  ouvrières,  nous 
ferons  tous  nos  efforts  pour  obtenir  des  intéressés  qu'ils  con- 
sentent à  la  dissolution  de  notre  Alliance,  qui,  cependant,  a 


194  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

I  43  Et  en  effet,  sans  perdre  de  temps,  le  Bureau 
central  e'crivit  dans  ce  sens  à  toutes  les  sections  de 
l'Alliance  en  leur  conseillant  de  reconnaître  la  jus- 
tesse des  résolutions  du  Conseil  général. 

Je  remarquerai  en  passant  que  cette  proposition 
du  Bureau  central  rencontra  la  plus  forte  opposition 
dans  le  groupe  genevois  et  principalement  parmi  les 
membres  qui  nous  combattent  et  nous  calomnient 

déjà  porté  d'excellents  fruits  en  Suisse  et  particulièrement  en 
France,  en  Espagne  et  en  Italie,  où  l'Association  Internationale 
des  Travailleurs  n'a  pas  encore  pu  prendre  pied  d'une  manière 
sérieuse,  et  où  un  programme  radical  comme  le  nôtre  nous 
paraît  de  nature  à  rallier  la  grande  masse  des  travailleurs.  Et 
nous  ajoutons  que  nous  avons  l'espoir  de  voir  les  démarches 
que  nous  ferions  dans  ce  sens  aboutir  au  résultat  désiré. 

«  Mais  nous  devons  vous  déclarer  également  que  si,  contre 
notre  attente,  vous  deviez  répondre  affirmativement  à  notre 
première  question  et  négativement  aux  deux  autres,  nous 
déclinons  la  responsabilité  de  la  division  que  votre  résolution 
du  22  décembre  dernier  tend  infailliblement  à  produire  et 
nous  maintiendrons  notre  Alliance  Internationale  de  la  Démo- 
cratie socialiste.  Ne  pouvant  faire  le  sacrifice  de  notre  pro- 
gramme, c'est-à-dire  de  nos  convictions,  nous  aurons  la 
satisfaction  d'avoir  rempli  notre  devoir  en  proposant  le  sacri- 
fice de  notre  organisation  pour  sceller  de  nouveau  l'union 
des  travailleurs,  à  quelque  opinion  qu'ils  puissent  appar- 
tenir. 

«  C'est  donc  à  vous,  citoyens,  que  nous  laisserons  le  soin  de 
décider  de  noire  existence,  en  déclarant  si  à  votre  avis  l'Asso- 
ciation Internationale  des  Travailleurs  peut  admettre  dans  son 
sein  des  groupes  qui  professent  et  propagent  les  idées  con- 
tenues dans  notre  programme.  Vu  la  gravité  de  cette  affaire, 
nous  espérons,  citoyens,  que  vous  ne  tarderez  pas  à  nous 
répondre,  et  que  cette  réponse  sera  conforme  à  l'esprit  de 
raison  qui  a  dicté  cette  lettre. 

«  Recevez,  citoyens,  notre  salut  fraternel. 

«  Au  nom  du  Bureau  central  de  l'Alliance  de  la  Démocratie 
socialiste, 

«  Le  secrétaire  général: 
«  Ch.    Perron.  » 


RAPPORT    SUR    l'alliance  IÇJ 

avec  tant  d'acharnement  aujourd'hui  :  Becker, 
Gue'tat,  Duval,  H.  Perret  et  bien  d'autres  encore, 
dont  je  me  rappelle  bien  les  ligures,  pas  les  noms. 
Becker  fat  le  plus  grand  récalcitrant.  Il  déclara  à 
maintes  reprises  différentes  que  seul  le  groupe  de 
l'Alliance  représentait  la  véritable  Internationale  à 
Genève,  et  que  le  Conseil  général,  en  nous  refusant, 
manquait  à  tous  ses  devoirs,  transgressait  ses  droits 
et  ne  prouvait  qu'une  chose,  son  incurable  stupidité- 
Après  Becker,  Guétat  et  Duval,  qui  ont  toujours 
leur  petit  discours  stéréotypé  sur  la  révolution  dans 
leur  poche,  furent  les  plus  violents.  M.  H.  Perret 
se  montra  plus  prudent,  —  mais  il  partagea  leur 
avis.  Enfin,  il  fut  décidé  aussi  par  le  groupe  de 
Genève  qu'on  attendrait  la  réponse  définitive  du 
Conseil  général. 

Je  ne  puis  pas  dire  au  juste  combien  de  temps  se 
passa  entre  la  lettre  de  Perron  et  la  réponse  de 
Londres.  Un  mois  à  peu  près.  Pendant  ce  temps,  le 
Bureau  central,  continuant  provisoirement  son  rôle 
de  représentant  de  l'internationalité  de  l'Alliance, 
se  réunit  |  44  régulièrement,  une  fois  par  semaine, 
chez  Bakounine.  Comme  il  avait  été  élu  provisoire- 
ment, pour  un  an,  par  les  membres  fondateurs  de 
l'Alliance  internationale,  non  par  le  groupe  gene- 
vois, il  n'avait  aucun  compte  à  rendre  à  ce  dernier, 
et  il  ne  lui  communiquait,  de  sa  correspondance 
avec  les  groupes  de  l'Alliance  des  autres  pays,  que 
ce  qui  pouvait  être  livré  au  public  sans  compro- 
mettre personne.   Cette  prudence  était    nécessaire 


IÇÔ  RAPPORT    SUR    l'alliance 

surtout  par  rapport  à  l'Italie  et  à  la  France,  où  l'on 
était  loin  de  jouir  de  la  liberté  et  de  la  sécurité  per- 
sonnelle auxquelles  on  était  habitué  à  Genève. 

C'est  probablement  ce  demi-secret  qui  fit  accroire 
à  MM.  Duval  et  Guétat  qu'ils  avaient  été  membres 
d'une  société  secrète  (*).  Ils  se  trompèrent.  C'étaient 
des  réunions  discrètes,  mais  non  secrètes.  La  discré- 
tion nous  était  commandée  par  égard  pour  des 
hommes  qui,  en  faisant  une  propagande  subver- 
sive, couraient  le  risque  d'être  emprisonnés  tant 
en  Italie  qu'en  France  ;  mais  il  n'y  avait  nulle  autre 
organisation  que  celle  qui  avait  été  établie  par  le 
règlement  de  l'Alliance,  règlement  si  peu  secret  que 
nous  l'avions  publié  nous-mêmes. 

Qu'il  me  soit  permis  déposer  ici  un  dilemme.  Ou 
bien  MM.  Guétat  et  Duval,  qui  nous  ont  calomniés 


(i)  Au  Congrès  romandde  la  Chaux-de-Fonds,  le  4avril  1870, 
Guétat  s'exprima  ainsi  :  «  Guétat  déclare  qu'il  s'est  retiré  de 
l'Alliance,  parce  qu'il  existait  dans  son  sein  des  comités 
occultes  dont  les  membres  ne  tendent  à  rien  de  moins  qu'à  la 
dictature.  11  a  fait  partie  lui-même  de  ces  comités  occultes, 
ainsi  que  Henri  Perret,  Duval  et  d'autres  membres  du  Comité 
fédéral  :  mais  ensuite  il  en  est  sorti,  et  ses  collègues  avec  lui... 
11  dit  que  les  dames  admises  dans  FAlliance  n'ont  jamais  fait 
partie  des  comités  occultes,  parce  que  le  comité  supérieur  ne 
l'a  pas  voulu,  et  que  lorsque  cette  question  a  été  traitée,  Bakou- 
nineet  consorts  se  sont  servis  d'épithètes  grossières  qu'il  ne 
veut  pas  reproduire.  11  prend  Duval  à  témoin  de  ses  paroles.  » 
Henri  Perret  et  Duval  parlèrent  aussi  de  comité  occulte  : 
«  Henri  Perret  raconte  divers  détails  sur  l'ancien  comité 
occulte  de  l'Alliance...  Duval  dit  qu'il  fait  toujours  partie  de 
l'Alliance  ;  il  reconnaît  que  les  femmes  n'ont  pas  été  admises 
à  faire  partie  des  comités  ;  mais  il  contredit  les  autres  affir- 
mations de  Guétat,  de  Perret,  etc.  »  {Solidarité,  n°  i, 
II    avril    1870.) 


RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE  I97 

si  fort  au  Congrès  de  la  Chaux-de-Fonds,  avaient  eu 
réellement  la  sottise  de  croire  qu'ils  avaient  fait 
partie  d'une  société'  secrète,  ou  bien  ils  ne  l'ont 
affirmé  en  |  4g  plein  Congrès  que  pour  nous  nuire, 
sans  y  croire.  Dans  ce  dernier  cas,  ils  ont  été  des 
calomniateurs  ;  mais  dans  le  premier,  quoi  ?  des 
traîtres.  On  n'entre  dans  aucune  société  secrète  sans 
promettre  solennellement  le  secret.  Et  celui  qui 
trahit  un  secret  juré  ou  promis  sur  l'honneur  ne 
s'appelle-t-il  pas  un  traître  ? 

Nous  étions  si  peu  une  société  secrète  qu'on  n'a 
demandé  à  personne  ni  serment  religieux,  ni  ser- 
ment d'honneur.  Mais  il  était  entendu  entre  nous 
tous  qu'on  n'irait  pas  divulguer  des  correspondances 
étrangères  qui  pourraient  compromettre  des  amis 
faisant  de  la  propagande  dans  les  pays  étran- 
gers (i). 

C'est  dans  une  de  ces  réunions  du  Bureau  cen- 
tral chez  Bakounine  qu'on  traita  une  fois  la  question 
de  l'admission  des  femmes  dans  le  Bureau.  Cette 
proposition  avait  été  faite  par  quelques  amis, 
membres  fondateurs  et  très  dévoués  de  l'Alliance, 
mais  qui,  sans  s'en  douter,  en  faisant  cette  proposi- 
tion, agissaient  comme  des  instruments  inconscients 
de  l'intrigue  outinienne  {^).  Quiconque  connaît  la 
manière  d'agir  de  ce  petit  Juif  sait  qu'un  de  ses 
moyens  d'action  principaux  sont  les  femmes.  Par 
les  femmes  il  se  faufile  partout,  même  aujourd'hui 

(i)  Cet  alinéa  a  élé  omis  dans  le  AJémoire. 
[z)  Sur  Outine,  voir  pages  265  et  suivantes. 


IÇO  RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE 

dans  le  Conseil  ge'néral  de  Londres,  dit-on.  Par 
l'intermédiaire  des  femmes  il  avait  espéré  pouvoir 
■planter  son  petit  drapeau  sans  programme,  son  petit 
moi  intrigant,  au  sein  de  l'Alliance. 

I  46  Ce  fut  une  des  raisons  pour  lesquelles  je 
m'étais  absolument  opposé àTadmission  des  femmes 
dans  notre  Bureau.  Mais  je  m'y  opposai  aussi  par 
principe.  Je  suis  autant  que  tout  autre  le  partisan 
de  l'émancipation  complète  des  femmes  et  de  leur 
égalisation  sociale  avec  les  hommes  ;  mais  il  ne  s'en 
suit  pas  qu'il  faille  fourrer  cette  question  des  femmes 
partout,  là  même  où  il  n'en  est  pas  question.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  drôle,  c'est  que,  lorsque  je  fis  part 
de  cette  proposition  à  Guétat,il  se  récria,  tout  étonné 
et  tout  révolté,  disant  qu'il  sortirait  aussitôt  d'un 
Bureau  où  il  y  aurait  des  femmes  ;  et  après  cela  il 
alla  raconter  au  Congrès  de  la  Chaux-de-Fonds, 
devant  Duval  qui  avait  été  présent  à  cette  conversa- 
tion, que  Becker  et  moi  nous  avions  tenu  au  sujet 
de  l'admission  des  femmes  dans  le  Bureau  des  pro- 
pos tellement  indécents  que  sa  pudeur  en  avait  été 
offensée  (i). 

Mais  laissons  toutes  ces  misères  et  revenons  à 
notre  histoire  (-). 

(i)  Voir  la  note  de  la  p.  igG. 

(2)  Dans  le  Mémoire  de  la  fédération  jurassienne,  les  deux 
alinéas  du  manuscrit  de  Bakounine  qui  suivent  immédiate- 
ment celui-ci  ont  été  supprimés,  et  remplacés  par  ces  lignes  : 

«Je  n'ai  pu  retrouver  dans  mes  papiers  la  copie  de  la  réponse 
faite  par  Londres  à  la  demande  de  Genève.  Heureusement  que 
cette  réponse,  datée  du  20  mars  1869,  se  trouve  imprimée 
tout  au  long  dans  la  Circulaire  privée  [du  b  mars  1872]  de  Mes- 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  IQ9 

Je  suis  vraiment  fâché  de  n'avoir  pas  encore  pu 
retrouver  dans  mes  papiers  la  réponse  de  Londres 
à  Perron  ;  de  sorte  que  je  ne  puis  en  préciser  la  date, 
ni  dire  avec  certitude  si  cette  lettre  a  été  écrite  par 
le  citoyen  Eccarius  ou  par  le  citoyen  Jung.  Proba- 
blement par  le  premier  :  autant  que  je  puis  me  le 
rappeler,  c'était  au  citoyen  Eccarius  que  Perron 
s'était  adressé.  Voici  en  termes  généraux  le  sens  de 
cette  réponse  : 

«  Le  Conseil  général,  ayant  pris  |  47  connais- 
sance de  la  lettre  de  Perron,  adressée  à  l'un  de  ses 
membres,  au  nom  du  Bureau  central  de  l'Alliance, 
déclare  qu'il  ne  s'était  prononcé  contre  l'Alliance 
qu'à  cause  de  son  règlement  qui  en  prétendait  faire, 
au  sein  de  l'Internationale,  une  organisation  indé- 
pendante de  l'Internationale,  mais  non  à  cause  de 
son  programme,  sur  lequel  il  était  parfaitement 
d'accord,  sauf  un  seul  point,  V  égalisation  des  classes, 
tandis  que  l'Internationale  veut  l'abolition  des 
classes;  en  ajoutant  d'ailleurs  que  ce  point  même,  à 
en  juger  d'après  l'esprit  de  tout  le  programme,  ne 
pouvait  être  qu'une  faute  d'expression,  non  une 
faute  de  principes;  et  qu'enfin,  aussitôt  que 
l'Alliance  en  tant  qu'organisation  internationale  et 

sieurs  les  marxistes;  c'est  là  que  j'en  prends  le  texte,  dont  l'au- 
thenticité, de  cette  façon,  ne  pourra  pas  être  contestée.  »  [Suit 
le  texte  de  la  décision  du  Conseil  général  du  9  mars  1869,  texte 
•qui  fut  transmis  à  Genève  par  une  lettre  d'envoi  datée  du 
20  mars.] 

Après  les  lignes  reproduites  ci-dessus,  le  texte  imprimé 
dans  le  Mémoire  continue  par  l'alinéa  :  «  Aussitôt  que  le 
Bureau  central  de  l'Alliance..  » 


200  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

Je  Bureau  international  central  avec  elle  se  seront 
dissous,  le  Conseil  générai  reconnaîtra  toutes  les 
sections  de  l'Alliance,  avec  le  programme  de 
l'Alliance,  comme  des  sections  régulières  de  l'Inter- 
nationale (').  » 

(i)  Le  texte  de  la  décision  prise  par  le  Conseil  général,  dans 
sa  séance  du  g  mars  1869,  en  réponse  à  la  lettre  de  Perron, 
a  été  inséré  dans  la  brochure  (œuvre  de  Marx)  Les  prétendues 
scissions  dans  l'Internationale,  circulaire  privée  du  Conseil 
général  (du  5  mars  1872).  Voici  ce  texte  : 

«  Le  Conseil  général  au  Comité  central  de  l'Alliance 
Internationale  de  la  Démocratie  socaliste. 

«  D'après  l'article  premier  de  nos  statuts,  l'Association 
admet  toutes  les  sociétés  ouvrières  aspirant  au  même  but, 
savoir  :  le  concours  mutuel,  le  progrès  et  l'émancipation  com- 
plète de  la  classe  ouvrière. 

«  Les  sections  de  la  classe  ouvrière  dans  les  divers  pays  se 
trouvant  placées  dans  des  conditions  diverses  de  développe- 
ment, il  s'ensuit  nécessairement  que  leurs  opinions  théo- 
riques, qui  reflètent  le  mouvement  réel,  sont  aussi  divergentes. 

«  Cependant,  la  communauté  d'action  établie  par  l'Asso- 
ciation Internationale  des  Travailleurs,  l'échange  des  idées 
facilité  par  la  publicité  faite  par  les  organes  des  différentes 
sections  nationales,  enfin  les  discussions  directes  aux  Congrès 
généraux,  ne  manqueront  pas  d'engendrer  graduellement  un 
programme  théorique  commun. 

«Ainsi,  il  est  en  dehors  des  fonctions  du  Conseil  général  de 
faire  l'examen  critique  du  pi  ogramme  de  l'Alli-ince.  Nous 
n'avons  pas  à  rechercher,  si,  oui  ou  non,  c'est  une  expression 
adéquate  du  mouvement  prolétaire.  Pour  nous,  il  s'agit  seule- 
ment de  savoir  s'il  ne  contient  rien  de  contraire  à  la  tendance 
générale  de  notre  Association,  c'est-à-dire  V émancipation 
complète  de  la  classe  ouvrière.  Il  y  a  une  phrase  dans  votre 
programme  qui  de  ce  point  de  vue  fait  défaut.  Dans  l'article  2 
on  lit  : 

«  Elle  (l'Alliance)  veut  avant  tout  Végalisation  politique, 
économique  et  sociale  des  classes.  » 

L'égalisation  des  classes,  interprétée  littéralement,  aboutit  à 
['harmonie  du  capital  et  du  travail,  si  importunément  prêchée 
par  les  socialistes  bourgeois.  Ce  n'est    pas    Végalisation   des 


RAPPORT  SUR   L  ALLIANCE  201 

Aussitôt  que  le  Bureau  central  de  l'Alliance  eut 
reçu  cette  réponse,  ayant  reçu  d'ailleurs  pour  cet 
objet  des  pleins-pouvoirs  confirmatifs  des  sections 
des  autres  pays,  ainsi  que  du  groupe  de  Genève,  ce 
Bureau  prononça  sa  propre  dissolution,  et  en  fit 
aussitôt  part  à  toutes  les  sections  de  l'Alliance,  en 
les  invitant  à  se  constituer  en  sections  re'gulières  de 

classes,  — contre-sens  logique,  impossible  à  réaliser,  —  mais 
au  contraire  l'abolition  des  classes,  ce  véritable  secret  du 
mouvement  prolétaire,  qui  forme  le  grand  but  de  l'Asso- 
ciation Internationale  des  Travailleurs.  Cependant,  considérant 
le  contexte  dans  lequel  cette  phrase  égjilisaiion  des  classes  se 
trouve,  elle  semble  s'y  être  glissée  comme  une  simple  erreur 
de  plume.  Le  Conseil  général  ne  doute  pas  que  vous  voudrez 
bien  éliminer  de  votre  programme  une  phrase  prêtant  à  des 
malentendus  si  dangereux.  A  la  réserve  des  cas  où  la  tendance 
générale  de  notre  Association  serait  contredite,  il  correspond 
à  ses  principes  de  laisser  chaque  section  formuler  librement 
son  programme  théorique. 

«  Il  n'existe  donc  pas  d'obstacle  pour  la  conversion  des 
sections  de  l'Alliance  en  sections  de  l'Association  Internatio- 
nale des  Travailleurs. 

«  Si  la  dissolution  de  l'Alliance  et  Ventrée  des  sections  dans 
l'Internationale  étaient  définitivement  décidées,  il  deviendrait 
nécessaire,  d'après  nos  règlements,  d'informer  le  Conseil  du 
lieu  et  de  la  force  numérique  de  chaque  nouvelle  section. 

u  (Séance  du  Conseil  général  du  9  mars  1869.)  » 

Le  fac-similé  du  brouillon  de  cette  décision  du  Conseil 
général,  rédigé  en  français,  de  la  main  de  Marx,  a  été  public 
dans  l'ouvrage  de  Gustav  Jaeckh,  Die  Internationale,  en 
appendice  ^Leipzig,  1904).  11  y  a  quelques  légères  différences 
entre  le  le  texte  du  brouillon  et  le  texte  définitif  :  c'est  sans 
doute  parce  que  Jung,  le  secrétaire  pour  la  Suisse,  aura 
cherché  à  franciser  —  sans  y  réussir  d'ailleurs  —  le  style  du 
Maître.  Ainsi,  le  texte  revu  par  Jung  contient  encore  cette 
tournure  ultra-germanique  :  «  Il  y  a  une  phrase  dans  votre 
programme  qui  de  ce  point  de  vue  fait  défaut  »,  qu'il  faut  tra- 
duire probablement  par  les  mots  :  qui,  à  ce  point  de  vue,  est 
Jautive. 


202  RAPPORT    SUR    L'ALLIANCE 

l'Internationale,  tout  en  gardant  leur  programme, 
et  à  se  faire  reconnaître  comme  telles  par  le  Conseil 
géne'ral  de  Londres. 

I  48  Et  ce  fut  ainsi  que  MM.  Gue'tat  et  Duval 
cessèrent  de  faire  partie  de  cette  terrible  société' 
secrète  qui  avait  agi  d'une  manière  si  funeste  sur 
leur  pauvre  imagination.  La  société  secrète  n'avait 
existé  que  dans  leur  cerveau,  mais  le  Bureau  central 
discret  avait  réellement  existé  jusque-là,  et  il  cessa 
d'exister  à  partir  de  ce  jour  ('). 


Le  Bureau  central  de  l'Alliance  ayant  cessé 
d'exister,  nos  rapports  officiels,  réguliers,  avec  les 
sections  établies  par  l'Alliance  dans  différents  pays 
furent  interrompus,  de  sorte  que  je  ne  puis  vous 
dire  que  d'une  manière  très  générale  ce  qui  advint 
de  ces  sections  après  cet  acte  de  dissolution.  La 
Section  de  l'Alliance  de  Naples,  après  une  existence 
de  quelques  mois,  fut  dissoute,  et  la  plupart  de  ses 
membres  entrèrent  individuellement  dans  l'Interna- 
tionale- La  Section  de  Madrid  se  transforma  en 
section  de  l'Internationale,  tout  en  conservant  le 
programme  de  l'Alliance.  Il  en  fut  de  même  des 
sections  de  l'Alliance  à  Paris  et  à  Lyon. 

C'est  ainsi   que    mourut   d'une    mort  volontaire 

(i)  Cette  dernière  phrase,  depuis  les  mots  «  La  société' 
secrète  n'avait  existé...  »,  a  été  omise  dans  le  Mémoire  delà 
Fédération  jurassienne. 


RAPPORT    SUR    l'alliance  203 

r  Alliance  Internationale  de  la  Démocratie  socialiste. 
Voulant  avant  tout  le  triomphe  de  la  grande  cause 
du  prole'tariat,  et  conside'rant  l'Association  Inter- 
nationale des  Travailleurs  comme  l'unique  moyen 
pour  atteindre  son  but,  elle  s'immola,  non  par 
esprit  de  concession,  mais  par  esprit  de  fraternité, 
et  I  49  parce  qu'elle  s'était  convaincue  de  la  parfaite 
justice  des  résolutions  que  le  Conseil  général  de 
Londres,  en  décembre  1868,  avait  publiées  (')  contre 
elle  (2). 


L'Alliance  dont  je  parlerai  désormais  est  une  tout 
autre  Alliance  :  ce  n'est  plus  une  organisation  inter- 
nationale, c'est  la  Section  isolée,  toute  locale,  de 
V Alliance  de  la  Démocratie  socialiste  de  Genève, 

(i)  Le  mot  publiées  est  inexact,  car  il  ne  fut  pas  donné  de 
publicité  aux  résolutions  du  22  décembre  1868. 

(2)  Cet  alinéa  et  le  précédent,  séparés,  dans  le  manuscrit, 
par  des  filets  de  ce  qui  précède  et  de  ce  qui  suit,  ont  été  omis 
dans  le  Mémoire.  Mais  le  contenu  du  premier  de  ces  deux 
alinéas  a  été  placé  dans  le  texte  même  du  Mémoire,  p.  55;  et 
la  phrase  :  «  La  Section  de  Madrid  se  transforma  en  section 
de  l'Internationale,  tout  en  conservant  le  programme  de 
l'Alliance  »,  a  donné  lieu,  à  la  p.  244,  à  une  rectification  ainsi 
conçue  :  «  Lorsque  nous  écrivions  ces  mots,  nous  ne  savions 
pas  exactement  de  quelle  manière  certains  internationaux 
espagnols  avaient  appartenu  à  l'Alliance,  si  c'était  à  titre  de 
membres  de  sections  existant  en  Espagne  ou  de  membres  de 
la  section  de  Genève.  Nous  sommes  aujourd'hui  fixes  sur  ce 
point  :  tous  les  internationaux  espagnols  qui  appartinrent  à 
l'Alliance  de  la  Démocratie  socialiste,  société  publique  affiliée 
à  l'Internationale,  furent  simples  membres  de  la  section  de 
Genève.  II  n'y  a  jamais  eu,  à  Madrid,  une  section  de  l'Alliance  '■, 
la  section  de  l'Internationale  y  fut  créée  directement,  lors  du 
voyage  de  Fanelli.  » 


204  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

reconnue,  au  mois  de  juillet  1869,  comme  section 
re'gulière  de  l'Internationale  par  le  Conseil  ge'ne'ral. 

Sur  la  proposition  collective  de  Perron,  de 
Bakounine,  de  Becker,  soutenus  par  quelques 
autres  membres  du  groupe  genevois  de  l'Alliance,  ce 
dernier  finit  par  se  soumettre  aussi  à  la  de'cision  du 
Conseil  ge'ne'ral  de  Londres.  Il  décida  à  l'unanimité 
sa  transformation  en  section  régulière  de  l'Interna- 
tionale. La  première  chose  qu'il  devait  faire  pour 
cela,  ce  fut  de  se  donner  des  statuts  conformes  en 
tous  points  aux  statuts  de  l'Association  Internatio- 
nale des  Travailleurs.  Le  citoyen  Bakounine  fut 
chargé  de  les  rédiger.  Il  fut  entendu  que  le  pro- 
gramme serait  maintenu  dans  son  intégrité,  sauf  à 
remplacer,  dans  l'article  second,  cette  phrase  mala- 
droite :  «  Elle  (l'Alliance)  veut  avant  tout  Végalisa- 
tion  politique,  économique  et  sociale  des  classes  et 
des  individus  »,  par  cette  autre  plus  claire  :  «  Elle 
veut  avant  tout  l'abolition  définitive  des  classes  et 
l'égalisation  politique,  économique  et  sociale  des 
individus  ».  Mais  le  règlement  devait  être  complète- 
ment refondu,  fait  à  neuf. 

La  Section  de  l'Alliance,  se  réunissant  une  fois  par 
semaine  et  toujours  en  très  grand  nombre,  débattit 
consciencieusement,  longuement,  pendant  |  50  deux 
mois  à  peu  près,  chaque  point  du  nouveau  règle- 
ment  proposé  par  Bakounine   (*).   Ce   ne  fut  pas 


(i)  Les  extraits  des  procès- verbaux  de  la  Section  de  l'Alliance 
de  Genève  donnés  par  Max  Nettlau  dans  la  Biographie  de 
Bakounine  montrent  qu'il   ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  les 


RAPPORT    SUR   l'alliance  20$ 

seulement  une  discussion  entre  quelques  individus 
liabitue's  à  parler,  tous  y  prirent  part  ;  et  ceux  qui  se 
taisaient  d'abord  furent  invités  par  les  autres  à  dire 
leur  opinion.  Cette  longue  et  consciencieuse  dis- 
cussion contribua  beaucoup  à  éclaircir  les  ide'es  et  à 
de'terminer  les  instincts  de  tous  les  membres  de  la 
section.  Enfin,  après  ce  débat  prolongé,  les  nouveaux 
statuts  furent  adoptés  à  l'unanimité  dans  la  seconde 
moitié  de  juin  1869  ('). 

Qu'il  me  soit  permis  de  citer  ici  les  premiers 
articles  du  nouveau  règlement.  Ce  sera  la  meilleure 
réponse  à  nos  calomniateurs,  qui  ont  osé  dire  que 
nous  voulions  la  dissolution  de  l'Association  Inter- 
nationale des  Travailleurs  : 

«    RÈGLEMENT 

de  la  Section  de  l'Alliance  de  la  Démocratie 
socialiste  à  Genève. 

«  Article    premier.    —    Le  groupe   genevois  de 

expressions  employées  ici  par  Bakounine.  En  effet,  la  dis- 
cussion sur  le  nouveau  règlement  de  la  Section  de  l'Alliance 
commença  le  17  avril  et  fut  terminée  le  24  avril.  Toutefois,  en 
mai  et  juin,  il  y  eut  encore  à  diverses  reprises  des  débats  sur 
tel  ou  tel  point  particulier  du  programme;  et  ce  fut  seulement 
le  26  juin  que  la  Section  se  constitua  définitivement. 

(i)  Le  contenu  de  la  suite  du  feuillet  5o,  du  feuillet  5i  et 
des  23  premières  lignes  du  feuillet  02  a  été  remplacé,  dans  le 
Mémoire,  par  ces  simples  mots  :  a  Je  n'insisterai  pas  sur  les 
détails  de  ce  règlement;  je  veux  seulement  citer  le  texte  de 
l'article  7  »  [suit  la  reproduction  de  l'article  7].  Après  quoi  le 
Mémoire  reprend  à  l'alinéa  qui  commence  par  les  mots  «  Qu'on 
juge...  »  (ci-après  p.  208). 

12 


206  RAPPORT    SUR   l'aLLIANCE 

l'Alliance  de  la  Démocratie  socialiste,  voulant  appar- 
tenir exclusivement  à  la  grande  Association  Inter- 
nationale des  Travailleurs,  constitue  une  section  de 
l'Internationale  sous  le  nom  de  l'Alliance  de  la 
Démocratie  socialiste^  mais  sans  autre  organisation, 
bureau,  comités  et  congrès  que  ceux  de  l'Associa- 
tion Internationale  des  Travailleurs. 

«  Art.  2.  —  Cette  section  se  donne  pour  mission 
spéciale  le  développement  des  principes  contenus 
dans  son  programme,  l'étude  des  moyens  propres  à 
accélérer  l'émancipation  définitive  du  travail  et  des 
travailleurs,  et  la  propagande. 

I  51  «  Art.  3.  —  On  ne  peut  en  devenir  membre 
sans  en  avoir  sincèrement  et  complètement  accepté 
tous  les  principes.  Les  membres  anciens  sont  tenus, 
et  les  membres  entrants  doivent  promettre,  d'en 
faire  autour  d'eux,  dans  la  mesure  de  leurs  forces, 
la  propagande  la  plus  active,  tant  par  leur  exemple 
que  par  leur  parole. 

«  Art.  4.  —  Chaque  membre  est  tenu  de  con- 
naître les  statuts  généraux  de  l'Association  Inter- 
nationale des  Travailleurs  et  les  résolutions  des 
Congrès,  qui  doivent  être  considérés  comme  obli- 
gatoires pour  tous. 

«  Art.  5.  —  V exercice  persévérant  et  réel  de  la 
solidarité  pratique  entre  les  ouvriers  de  tous  les 
métiers,  y  compris  naturellement  les  cultivateurs  de 
la  terre^  est  le  gage  principal  de  leur  prochaine 
délivrance.  L observation  de  cette  solidarité  dans 
les  faits  privés  et  publics  de  la  vie  ouvrière  et  de  la 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  207 

lutte  des  travailleurs  contre  le  capital  bourgeois  doit 
être  considérée  comme  le  devoir  suprême  de  chaque 
membre  de  la  Section  de  V Alliance  de  la  Démocratie 
socialiste.  Tout  membre  qui  aura  manqué  à  ce  devoir 
en  sera  immédiatement  exclu  (*). 

«  Art.  6.  —  En  dehors  des  grandes  questions  de 
l'émancipation  définitive  et  complète  des  travailleurs 
par  l'abolition  du  droit  d'héritage,  des  Etats  poli- 
tiques, et  par  l'organisation  de  la  production  et  de 
la  propriété  collectives,  aussi  bien  que  par  les  autres 
voies  qui  seront  ultérieurement  indiquées  par  les 
Congrès,  la  Section  de  l'Alliance  mettra  aussi  à 
l'étude  et  tâchera  d'appliquer  tous  les  moyens  pro- 
visoires ou  palliatifs  qui  pourront  alléger,  ne  fût-ce 
que  partiellement,  la  situation  actuelle  |  52  des 
travailleurs. 

«  Art.  7.  — La  forte  organisation  de  l'Association 
Internationale  des  Travailleurs,  une  et  indivisible  à 
travers  toutes  les  frontières  des  Etats  et  sans  diffé- 
rence aucune  de  nationalités,  comme  sans  considéra- 
tion pour  le  patriotisme,  pour  les  intérêts  et  pour 
la  politique  des  Etats,  est  le  gage  le  plus  certain  et 
Vunique  moyen  pour  faire  triompher  solidairement 
dans  tous  les  pays  la  cause  du  travail  et  des  travail- 
leurs. Convaincus  de  cette  vérité,  tous  les  membres 
de  r Alliance  s'engagent  solennellement  à  contribuer 


(*)  L'article  24  n'admet  que  trois  motifs  d'exclusion  :  i"  Pour 
un  acte  lâche  ou  indigne;  2»  Pour  violation  flagrante  du  pro- 
gramme et  des  articles  fondamentaux  du  règlement;  3°  Pour 
trahison  de  la  solidarité  ouvrière.  {Note  de  Bakounirie.) 


208  RAPPORT   SUR    l'aLLIANCE 

de  tous  lews  efforts  à  l'accroissement  de  la  puis- 
sance et  de  la  solidarité  de  cette  organisation.  En 
conséquence  de  quoi,  ils  s'engagent  à  soutenir,  dans 
tous  les  corps  de  métier  dont  ils  font  partie  ou  dans 
lesquels  ils  exercent  une  influence  quelconque,  les 
résolutions  des  Congrès  et  le  pouvoir  du 
Conseil  général  d'abord,  aussi  bien  que  celui  du 
Conseil  fédéral  [de  la  Suisse  romande]  et  du 
Comité  central  de  Genève.^  en  tant  que  ce  pouvoir 
est  établi,  déterminé  et  légitimé  par  les 
statuts  (*).  » 


Qu'on  juge  maintenant  combien  les  accusations 
de  nos  ennemis  e'taient  ridicules  et  odieuses  (^)! 

Le  lendemain  même  de  l'acceptation  unanime  des 
nouveaux  statuts  par  la  Section  de  l'Alliance  de 
Genève,  Perron,  secre'taire  de  cette  section,  s'em- 
pressa d'envoyer  ces  nouveaux  statuts  au  Conseil 
général  de  Londres  (^),  en   lui  annonçant  en  même 

(i)  On  voit  se  manifester  dans  ces  mots  l'esprit  qui  allait 
engager  Bakounine  et  une  partie  des  délégués  «  collectivistes  » 
au  Congrès  de  Bàle,  à  réclamer  l'accroissement  des  pouvoirs 
du  Conseil  général. 

(2}  Cet  alinéa,  dans  le  Mémoire,  a  reçu  cette  forme  :  «  Qu'on 
juge  d'après  cela  combien  les  accusations  de  nos  ennemis,  qui 
prétendaient  que  l'Alliance  cherchait  à  entraver  et  à  détruire 
l'action  du  Conseil  général,  étaient  odieuses  et  injustes!  » 

(3)  11  ne  faut  pas  chercher  dans  les  indications  de  Bakou- 
nine une  chronologie  rigoureusement  exacte.  11  écrivait  deux 
ans  après  les  événements,  n'ayant  pas  à  sa  disposition  les 
procès-verbaux  de  la  Section  de  l'Alliance.  La  lettre  de  Perron 
est  du  22  juin;  l'assemblée  dans  laquelle  la  Section  de  l'Al- 
liance de  Genève  se  constitua  définitivement  est  du  26  juin; 


RAPPORT   SUR    L  ALLIANCE  209 

temps  la  dissolution  définitive  |  53.25  (*)  de  l'ancienne 
organisation  internationale  et  du  Bureau  central  de 
l'Alliance,  et  en  le  priant  de  bien  vouloir  recon- 
naître la  nouvelle  section  de  Genève  comme  section 
.re'gulière  de  l'Internationale.  Voici  sa  lettre  : 

Genève,  le  22  juin  1869. 

La  Section  de  V Alliance  de  la  Démocratie  socialiste 
de  Genève  au  Conseil  général  de  Londres. 

Citoyens, 

Conformément  à  ce  qui  a  été  convenu  entre  votre 
Conseil  et  le  Comité  central  de  l'Alliance  de  la  Dé- 
mocratie socialiste,  nous  avons  soumis  aux  diflé- 
rents  groupes  de  l'Alliance  la  question  de  sa  disso- 
lution comme  organisation  distincte  de  celle  de 
l'Association  Internationale  des  Travailleurs,  en 
leur  communiquant  la  correspondance  échangée 
entre  le  Conseil  général  de  l'Internationale  et  le 
Comité  central  de  l'Alliance. 

Nous  avons  le  plaisir  de  vous  annoncer  que  la 

et  déjà,  dans  une  séance  delà  section  du  12  juin,  Bakounine 
avait  annoncé  que  le  règlement  serait  envoyé  à  Londres  pour 
le  19  juin,  afin  de  demander  l'admission  de  la  Section  dans 
l'Internationale  (extraits  de  procès-verbaux  publiés  par  Max 
Nettlau). 

(i)  Les  feuillets  53,  54,  55  et  56  du  manuL-crit  ont  disparu, 
probablement  pour  avoir  été  confiés  en  original  aux  compo- 
siteurs de  l'imprimerie  du  Mcmoire  de  la  FéJéruliun  juras- 
sienne. Mais  le  contenu  de  ces  quatre  feuillets  existe  — 
peut-être  un  peu  resserré  dans  la  forme,  avec  celui  des  trois 
documents  qui  y  étaient  soit  intercalés,  soit  annexés  — 
imprimé  aux  pages  55-58  des  Pièces  justificatives  (n"  vm)  du 
Méiiiolre.  C'est  là  que  nous  le  prenons  pour  le  reproduire  ici. 

12. 


210  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

grande  majorité  des  groupes  a  partagé  l'avis  du  Co- 
mité central  tendant  à  prononcer  la  dissolution  de 
l'Alliance  Internationalede  la  Démocratie  socialiste. 

Aujourd'hui  cette  dissolution  est  prononcée. 

En  notifiant  cette  décision  aux  différents  groupes 
de  l'Alliance,  nous  les  avons  invités  à  se  constituer, 
à  notre  exemple,  en  sections  de  l'Association  Inter- 
nationale et  à  se  faire  reconnaître  comme  telles  par 
vous  ou  par  le  Conseil  fédéral  de  cette  Association 
dans  leurs  pays  respectifs. 

Comme  confirmation  de  la  lettre  que  vous  avez 
adressée  à  l'ex-Comité  central  de  l'Alliance,  nous 
venons  aujourd'hui,  en  vous  soumettant  les  statuts 
de  notre  section,  vous  prier  de  la  reconnaître  offi- 
ciellement comme  branche  de  l'Association  Inter- 
nationale des  Travailleurs. 

Comptant  que  vous  voudrez  bien  nous  faire  une 
prompte  réponse,  nous  vous  adressons  nos  saluta- 
tions toutes  fraternelles. 

Au  nom  de  la  Section  de  V Alliance, 
Le  secrétaire  provisoire, 
Ch.  Perron  {'). 

(i|  Pourquoi  cette  lettre  fut-elle  écrite  par  Perron  r  Evidem- 
ment parce  que  celui-ci  avait  fonctionné  précédemment  comme 
secrétaire  du  Bureau  central  de  l'Alliance.  Il  n'était  pas  secré- 
taire de  la  Section  de  l'Alliance  de  Genève,  car  il  avait  refusé 
de  se  laisser  élire  membre  du  Comité  de  cette  Section,  et  c'était 
Fritz  Heng  qui,  le  i"  mai,  îivait  été  nommé  secrétaire.  Mais, 
comme  tout  était  encore  «  provisoire  »,  sans  doute  les  membres 
de  l'Alliance  trouvèrent-ils  qu'il  valait  mieux  que  ce  t'ùl  Perron 
qui  continuât,  à  titre  provisoire,  à  correspondre  avec  le  Conseil 
général.  Dans  cette  lettre,  d'ailleurs,  il  y  a  des  phrases  où  Per- 
ron parle  en  qualité  d'ancien  secrétaire  du  Bureau  central,— 
celles  où  il  dit  :  «  Nous  avons  soumis  aux  ditférents  groupes 
de  l'Alliance  la  question  de  sa  dissolution...  »  —  a  Kn  noti- 
fiant cette  décision  aux  différents  groupes  de  l'Alliance,  nous 
les  avons  invités...  »,  etc. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  211 

A  la  fin  de  juillet,  Perron  reçut  de  Londres  la  ré- 
ponse suivante  : 

Conseil  général  de  V Association  Internationale 
des  Travailleurs. 

256,  High  Holborn,  Londres  W.  C,  le  28  juillet  1869. 

A  la  Section  de  V  Alliance  de  la  Démocratie  socialiste, 
à  Genève. 

Citoyens, 

J'ai  l'honneur  de  vous  annoncer  que  vos  lettres 
ou  déclarations  aussi  bien  que  le  Programme  (*)  et 
Règlement  ont  été  reçus,  et  que  le  Conseil  général 
a  accepté  votre  adhésion  comme  section  à  Vunani- 
mité. 

Au  nom  du  Conseil  général. 
Le  secrétaire  général, 

J.-G.  ECCARIUS. 

Aussitôt  après  la  réception  de  cette  lettre,  la  Sec- 
tion de  l'Alliance  se  constitua  définitivement.  Elle 
nomma  son  comité,  qui  envoya  immédiatement  la 
cotisation  annuelle  de  la  section  à  Londres  (*). 

(*)  Remarquez  qu'au  seul  changement  près  indiqué  plus 
haut  (concernant  les  mots  égalisation  des  classes],  c'est  le  Pro- 
gramme entier  de  l'ancienne  Alliance,  et  que  l'article  i"  de 
ce  Programme  commence  par  ces  mots  :  L'Alliance  se  déclare 
athée.  {^Note  de  Bakounine.) 

(i)  Il  y  a  là,  de  nouveau,  plusieurs  erreurs  de  chronologie. 
La  Section  de  l'Alliance  était  définitivement  constituée  depuis 
le  26  juin.  Elle  avait  nommé  son  comité  dès  le  i"'  mai.  Ce 
fut  dans  la  séance  du  comité  du  17  juillet  que  le  comité  décida 
d'envoyer  la  cotisation  à  Londres  (10  fr.  40  pour  104  membres). 
Et  c'est  seulement  dans  la  séance  de  la  section  du  3i  juillet 
que  fut  lue  la  lettre  d'Eccarius. 


212  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

Voici  une  autre  lettre  de  Londres  qui  en  accuse 
réception  : 

Au  citoyen  Heng,  secrétaire  de  la  Section 
de  r Alliance  de  la  Démocratie  socialiste,  à  Genève. 

Citoyen, 

J'ai  bien  reçu  votre  lettre  (')  avec  la  somme  de 
10  fr.  40  c,  repre'sentant  la  cotisation  de  104  mem- 
bres pour  l'anne'e  68-69.  Pour  éviter  à  l'avenir  les 
longs  retards  qu'a  subis  cette  lettre,  vous  ferez 
mieux  d'adresser  vos  correspondances  à  mon 
adresse...  Dans  l'espoir  que  vous  pratiquerez  acti- 
vement les  principes  de  notre  Association,  recevez, 
cher  citoyen  Heng,  de  même  que  tous  les  amis, 
mes  salutations  fraternelles. 

H.  Jung, 

secrétaire  pour  la  Suisse  auprès  du 

Conseil  général. 

25  août  i86g. 

Voilà  des  preuves  suffisantes,  j'espère,  pour  dé- 
montrer à  nos  adversaires  les  plus  obstinés,  pourvu 
qu'ils  soient  consciencieux,  que  la  Section  de  l'Al- 
liance de  la  Démocratie  socialiste  de  Genève,  avec 
son  programme  anti-politique,  anti-juridique  et 
athée,  a  été  une  section  tout  à  fait  régulière  de  l'As- 
sociation  Internationale   des    Travailleurs,    et    re- 

(i)  Cette  fois,  comme  on  le  voit,  ce  n'est  plus  Perron,  l'or- 
ganisation internationale  de  TAlliance  ayant  été  définitive- 
ment dissoute,  mais  bien  le  secrétaire  de  la  Section  de  l'Al- 
liance de  Genève,  Fritz  Heng,  qui  a  correspondu  avec  le 
Conseil  général. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  21  J 

connue  comme  telle  non  seulement  par  le  Conseil 
général,  mais  encore  par  le  Congrès  de  Baie,  auquel, 
conformément  à  son  droit,  elle  avait  envoyé  comme 
délégué  le  citoyen  Gaspar  Sentinon,  médecin,  dé- 
légué de  la  Section  de  l'Alliance  de  Genève  et  du 
Centre  fédéral  des  sociétés  ouvrières  de  Barcelone  (^). 
Il  fallait  donc  toute  la  cynique  mauvaise  foi  de 
MM.  Outine,  Perret,  Becker,  Duval,  Guétat  et  C' 
pour  contester  à  notre  section  le  titre  et  les  droits 
d'une  section  régulière  de  l'Internationale.  En  lais- 
sant de  côté  le  petit  Juif,  menteur  et  intrigant  par 
nature,  j'ajouterai  qu'aucun  de  ces  messieurs  ne  peut 
avoir  la  possibilité  même  de  simuler  l'ignorance  sur 
ce  point,  puisqu'il  peut  être  constaté,  par  les  procès- 
verbaux  de  l'Alliance  et  par  je  ne  sais  combien  de 
dizaine  de  témoins,  que  Becker  et  Duval  ont  pris 
connaissance  des  lettres  d'Eccarius  et  de  Jung;  que 
ces  lettres  ont  été  produites,  au  mois  d'août  1869, 
au  Comité  cantonal  de  Genève,  et  en  septembre. 


(i)  En  passant  par  Genùve  pour  se  rendre  à  Bâle,  Sentinon 
se  fit  admettre  comme  membre  de  la  Section  de  l'Alliance  de 
Genève.  Le  procès-verbal  de  la  séance  du  Comité  du  28  août  1869 
dit  :  «  Le  citoyen  Sentinon  est  présenté  par  Bakounine  et  Ro- 
bin. Ce  citoyen  est  accepté  à  l'unanimité  des  membres  pré- 
sents. On  décide  ensuite  de  convoquer  une  assemblée  générale 
extraordinaire  pour  le  dimanche  29  août,  à  dix  heures  du 
matin,  pour  l'élection  d'un  délégué  au  Congrès  de  Bâle.  »  Le 
lendemain,  l'assemblée  générale  extraordinaire  confirme  l'ad- 
mission de  Sentinon  comme  membre  de  la  Section;  elle  rédige 
un  mandat  pour  le  délégué  au  Congrès  de  Bâle,  lui  prescrivant 
de  voter  pour  «  la  collectivité,  l'abolition  du  droit  d'héritage, 
les  caisses  de  résistance  par  corps  de  métiers  et  fédéralisées  »; 
ensuite  elle  nomme  à  l'unanimité  Sentinon  délégué  au  Con- 
grès. 


214  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

après  le  Congrès  de  Bâle,  au  Comité  fe'de'ral  de  la 
Suisse  romande,  dont  Perret  et  Guétat  e'taient 
membres;  que  ces  deux  honorables  citoyens  étaient 
présents  lorsque  Duval  et  Fritz  Heng,  deux  autres 
membres  de  ce  Conseil,  et  en  même  temps  membres 
de  la  Section  de  l'Alliance,  présentèrent  ces  lettres 
au  Comité  fédéral. 

Que  dire  après  cela  de  l'honnêteté  de  ces  gens, 
qui  ont  osé  dire,  dans  leur  avant-dernier  Congrès 
fédéral  à  Genève,  et  reproduire  dans  leur  Egalité 
cette  assertion  formidable  :  «  Qu'ils  n'ont  jamais 
entendu  dire  que  la  Section  de  l'Alliance  ait  été 
reconnue  par  le  Conseil  général,  qu'ils  l'ignoraient 
encore  jusqu'à  présent,  et  qu'ils  viennent  d'écrire  au 
Conseil  général  pour  s'en  assurer  »  l 

Une  fois  qu'elle  se  vit  acceptée  et  régulièrement 
reconnue  comme  section  régulière  de  l'Interna- 
tionale par  le  Conseil  général  de  Londres,  la  Sec- 
tion de  l'Alliance  chargea  son  comité  de  demander 
au  Comité  central  (cantonal)  de  Genève  son  admis- 
sion dans  la  fédération  genevoise  (^),  se  réservant 
de  demander,  aussitôt  après,  son  admission  dans  la 
Fédération  romande  au  Comité  fédéral. 


(i)  Cette  décision  est  antérieure  à  l'arrivée  de  la  lettre  d'Ec- 
carius.  Dès  le  17  juillet  il  est  question,  dans  le  procès-verbal 
du  comité  de  la  Section  de  l'Alliance,  de  faire  une  demande 
au  Comité  cantonal  des  sections  genevoises  pour  l'entrée  de  la 
Section  de  l'Alliance  dans  la  fédération  cantonale;  et,  le  3o  juil- 
let, Bakounine  lit  au  comité  de  la  Section  de  l'Alliance  un  pro- 
jet de  lettre  au  Comité  cantonal,  qui  est  adopté. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  2  1 1? 

Cette  fois  le  Comité  cantonal,  déjà  complètement 
subjugué  et  dominé  parles  meneurs  de  la  Fabrique, 
répondit  par  un  refus  net,  dans  une  séance  (*)  à 
laquelle,  comme  de  coutume,  n'avaient  assisté  à 
peine  qu'une  douzaine  de  membres,  tandis  que  ce 
comité  était  composé,  déjà  alors,  de  plus  de  soixante 
membres  (^). 

Nous  nous  étions  attendus  à  ce  refus,  et  nous 
n'avions  fait  cette  demande  que  pour  la  forme,  afin 
qu'il  ne  fût  point  dit  que  nous  nous  refusions  à  la 
solidarité  des  sections  genevoises;  nous  nous  y 
étions  attendus,  parce  que  nous  n'ignorions  pas  les 
intrigues  et  les  calomnies  misérables  que  soulevè- 
rent déjà  alors  contre  nous  certaines  gens  qui  depuis 
jetèrent  complètement  le  masque  (^). 


1  57  (*)  en   bâtiment,  ce   qui  lui  attira   néces- 


(i)  Le  i6  août  £869. 

(2)  Ce  chiffre  de  soixante  membres,  qui  correspondrait  à 
l'existence  de  trente  sections,  est  exagéré.  Au  moment  du  Con- 
grès général  de  Bruxelles,  en  septembre  1868,  il  y  avait  dans 
le  canton  de  Genève  vingt-quatre  sections  (rapport  du  délégué 
Graglia)  ;  au  moment  de  la  fondation  de  la  Fédération  romande, 
en  janvier  1869,  le  nombre  des  sections  genevoises  était  de 
vingt-trois  (rapport  du  Comité  fédéral  romand  au  Congrès  de 
la  Chaux-de-Fonds,  avril  1870,  dans  V Egalité  du  3o  avril  1870); 
il  était  de  vingt-six  en  octobre  1869  [L' Internationale,  Docu- 
ments et  Souvenirs,  t.  le',  p.  23o).  Enfin,  d'après  un  passage  de 
V Egalité  du  28  avril  1870,  les  sections  de  Genève,  à  l'époque 
du  Congrès  de  la  Chaux-de-Fonds,  auraient  été  au  nombre  de 
vingt-huit. 

(3)  Ici  s'arrêtent  les  extraits,  formant  le  n»  vin  des  Pièces 
justificatives  du  Mémoire  de  la  Fédération  jurassienne,  em- 
pruntés aux  feuillets  53-56  du  manuscrit  de  Bakounine. 

(4)  II  y  a  une  lacune  entre  la  fin  du  n»  vni  des  Pièces  justi- 


2l6  RAPPORT    SUR    l'aLLIANCË 

sairement  les  Jalousies  et  les  haines  des  chefs  de  la 
Fabrique  genevoise,  qui,  après  l'avoir  expulse'  du 
Cercle,  tendaient  tous  leurs  efforts  à  l'expulser  de 
l'Internationale.  Serno-Solovie'vitch,  dont  ces  mes- 
sieurs parlent  aujourd'hui  les  larmes  de  crocodile 
aux  yeux,  et  qui  fut  certainement  l'un  des  membres 
les  plus  dévoue's  de  l'Internationale  de  Genève,  avait 
été  publiquement  traité  par  eux  d'espion  russe. 
Enfin  Perron,  par  l'exaltation  désintéressée  de  ses 
principes,  d'ailleurs  encore  assez  peu  déterminés  à 
cette  époque,  et  surtout  par  sa  profonde  amitié  pour 
Serno-Soloviévitch,  dont  il  prit  toujours  noble- 
ment la  défense,  s'attira  également  les  haines  de  ses 
co-citoyens  genevois. 

Mais  c'est  surtout  à  la  fin  de  1868,  après  le  Con- 
grès de  Bruxelles,  alors  qu'il  devint  le  fondateur  et 
le  principal  rédacteur  du  journal  VEgalité,  qu'il 
devint  le  bouc  émissaire  de  la  bonne  société  gene- 
voise. Il  eut  le  malheur,  sans  le  vouloir  sans  doute, 
de  léser  les  intérêts  et  de  blesser  la  vanité  d'un  ty- 
pographe féroce,  M.  Crosset,  et  d'attirer  sur  lui  sa 
haine  formidable.  M,  Crosset  devint  le  centre  d'un 


ficatives  du  Mémoire  et  la  premier",  ligne  du  feuillet  Sj  du 
manuscrit.  Bakounine,  ayant  achevé  ce  qu'il  avait  à  dire  sur 
l'admission  de  la  Section  de  l'Alliance  par  le  Conseil  général, 
a  fait  un  retour  en  arrière,  et  il  revient  maintenant  au  conflit 
de  tendances  et  de  principes  qui  s'était  produit,  dés  i86S,  entre 
les  ouvriers  du  bâtiment  et  les  meneurs  des  sections  de  la 
Fabrique.  C'est  de  ce  conflit  qu'il  est  question  dans  le  présent 
alinéa,  dont  le  commencement  se  trouvait  sur  le  feuillet  56.  Le 
personnage  dont  parle  la  phrase  tronquée  qui  s'achève  aux 
quatre    premières    lignes   du    feuillet    Sy    est    Brosset. 


RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE  1\'J 

groupe  en  partie  avoué,  mais  en  plus  grande  partie 
anonyme  (M.  Henri  Perret  et  beaucoup  d'autres 
chefs  de  la  Fabrique  en  étaient),  qui  déversa  ses 
calomnies  contre  Perron.  Je  gagnai  mes  premiers 
ennemis  dans  l'Internationale  en  |  gg  prenant  hau- 
tement la  défense  de  Perron,  avec  lequel  j'étais  alors 
lié  d'amitié. 

En  dehors  de  toutes  ces  questions  personnelles,  le 
nom  seul  du  journal  V Egalité  nous  valut  de  grandes 
batailles.  (*)  Qu'on  se  rappelle  que  ce  fut  au  lende- 
main du  Congrès  de  Bruxelles,  qui  pour  la  première 
fois  avait  posé  carrément  la  question  socialiste  et 
révolutionnaire.  La  proclamation  de  la  propriété 
collective,  la  condamnation  du  socialisme  bourgeois, 
et  la  rupture  évidente  avec  le  radicalisme  bourgeois, 
manifestée  par  le  refus  des  avances  faites  par  la 
Ligue  de  la  Paix  et  de  la  Liberté,  tout  cela  avait  for- 
tement indisposé,  inquiété  les  meneurs  de  la  Fabrique 
genevoise.  Ils  craignirent  de  voir  l'Internationale 
de  Genève  prendre  une  direction  par  trop  socialiste, 
par  trop  révolutionnaire,  de  la  voir  s'embarquer  sur 
le  grand  océan  où  ils  se  sentaient  incapables  de  la 
suivre.  Attachés  bourgeoisement,  patriotiquement, 
aux  bords  fleuris  du  Léman,  ils  voulaient  une  Inter- 
nationale non  mondiale,  mais  agréablement  gene- 
voise,   un   socialisme    anodin  et    philanthropique, 


(i)  A  partir  d'ici,  le  contenu  des  feuillets  58-78  du  manu- 
scrit a  été  utilisé  dans  \q.  Mémoire  de  la  Fédéraiion  jurassienne, 
pages  68-77,  mais  avec  beaucoup  de  suppressions  et  d'atté- 
nuations. 

13 


2IO  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

menant  droit  à  une  conciliation  de  dupes  avec  le  ra- 
dicalisme bourgeois  de  leur  cité.  Tous  ces  rêves 
patriotiques,  toutes  ces  ambitieuses  espérances  qui 
étaient  d'autant  plus  vivaces  qu'elles  n'osaient 
s'avouer,  se  sentirent  renversés,  effarouchés  par  ce 
terrible  mot  d'Egalité. 

Alors  il  y  eut  des  explications  charmantes  :  tous 
ces  grands  citoyens  de  Genève  comprenaient,  ado- 
raient l'égalité,  et,  s'il  n'eût  |  gg  tenu  qu'à  eux  seuls, 
ils  auraient  voté  des  deux  mains  pour  un  titre  comme 
celui-là.  Mais  ce  mot  ne  serait  pas  compris  par  la 
foule,  par  la  canaille  de  l'Internationale;  il  pourrait 
blesser  les  susceptibilités  aristocratiques  des  ou- 
vriers en  bâtiment!  C'est  ce  que  disait  au  moins  le 
porte-voix  de  la  coterie,  le  pauvre  tailleur  Wœhry, 
Parisien,  ci-devant  communiste  icarien,  un  homme 
plein  de  dévouement,  mais  aussi  plein  de  fiel  et  de 
vanité  rentrée,  et  qui  eut  toujours  le  malheur,  tout 
en  professant  théoriquement  les  principes  les  plus 
avancés,  de  voter  en  pratique  pour  les  résolutions 
les  plus  réactionnaires.  Aussi  fut-il,  tant  qu'il  vécut, 
le  Benjamin  et  le  prophète  de  la  Fabrique  gene- 
voise. 

Nous  emportâmes  toutefois  de  haute  lutte  le  nom 
d'Egalité^  et  nous  parvînmes  plus  tard  à  créer  un 
Comité  de  rédaction  dont  la  grande  majorité  du 
moins  se  montra  franchement  dévouée  aux  prin- 
cipes contenus  dans  ce  seul  nom.  Ces  luttes,  et  plus 
encore  l'apparition  successive  des  numéros  de 
VEgalité,  qui  devenait  de  semaine  en  semaine  plus 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  2IQ 

socialiste  et  plus  révolutionnaire,  contribuèrei^t 
immensément  à  déterminer  les  rapports  peu  ami- 
caux des  deux  partis  qui  se  partagèrent  désormais 
l'Internationale  de  Genève. 

D'un  côté,  la  phalange  serrée  et  parfaitement  or- 
ganisée de  la  Fabrique,  avec  son  radicalisme  bour- 
geois, avec  ses  rêves  platoniques  d'une  coopération 
étroite  et  privilégiée,  avec  ses  chefs  aspirant  au 
Conseil  d'Etat  dans  le  secret  de  leur  cœur  (i),  avec 
leur  patriotisme  genevois  mesquin,  |  gQ  vaniteux  et 
bruyant,  tendant  ostensiblement  à  transformer  l'In- 
ternationale en  une  association  genevoise,  en  un 
piédestal  pour  des  ambitions  genevoises.  De  l'autre, 
la  masse  passablement  désorganisée  des  ouvriers  en 
bâtiment,  riches  d'instincts,  révolutionnaires  et  so- 
cialistes autant  par  position  que  par  tendance  natu- 
relle, et  soutenant  de  leurs  votes  toujours  ou  presque 
toujours  les  vrais  principes  du  socialisme  révolu- 
tionnaire. 

A  cette  époque,  les  citoyens  Becker,  Guétat,  Duval 
votaient  encore  avec  nous  ;  ils  n'avaient  pas  encore 
goûté  du  fruit  savoureux  de  l'intrigue  réactionnaire. 
Mais  nous  avions  contre  nous  les  citoyens  Grosse- 
lin,  Weyermann,  Waehry,  Crosset,  et  bien  d'autres 
représentants  de  la  Fabrique,  ou  d'ouvriers  des 
autres  métiers  gagnés  par  la  Fabrique.  M.  Henri 
Perret  tâchait  de  se  maintenir  toujours  au  milieu, 
votant  toujours  avec  la  majorité,  —  comme  le  bon 

(i)  A  Genève,  les  membres  du  Conseil  d'Etat,  c'est-à-dire  du 
gouvernement  cantonal,  sont  élus  directement  par  le  peuple. 


220  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

Dieu  du  grand  Frédéric,  il  est  toujours  du  côté  des 
gros  bataillons.  En  général,  il  faut  observer  que  la 
majorité  des  membres  tant  des  comités  des  sections 
de  métiers,  même  des  bâtiments,  que  du  Comité 
central  ou  cantonal,  votaient  avec  la  réaction,  ce 
qui  était  naturel,  puisqu'ils  faisaient  partie  de  cette 
oligarchie  dominante  et  de  ce  gouvernement  occulte 
qui  tendait  évidemment  à  museler  le  peuple  de  l'In- 
ternationale. 

Notre  tendance  à  nous  c'était,  d'ailleurs  en  pleine 
conformité  avec  les  statuts  de  la  Fédération  ro- 
mande, de  briser  cette  autorité,  ce  despotisme  nais- 
sant des  comités,  en  les  soumettant  autant  que 
possible  à  l'expression  de  la  volonté  populaire  dans 
les  assemblées  générales.  On  conçoit  que  les 
membres  les  plus  ambitieux  de  ces  comités  ne 
nous  en  surent  aucun  gré.  Plusieurs  fois  ils  osèrent 
I  ei  même  soutenir  que  l'assemblée  des  comités 
devait  primer  l'assemblée  populaire.  11  ne  nous  fut 
pas  difficile,  les  statuts  de  la  Fédération  romande  à 
la  main,  de  leur  prouver  leur  erreur,  et  le  peuple  de 
l'Internationale  nous  donna  raison  contre  eux. 

Pendant  ce  temps  la  Section  de  l'Alliance,  fidèle 
à  sa  mission,  poursuivait  ardemment  Tœuvre  de  la 
propagande.  Elle  tenait  régulièrement  ses  séances 
chaque  samedi.  Tous  les  cent  quatre  membres 
qu'elle  comptait  dans  son  sein  lors  de  sa  constitu- 
tion définitive  n'assistèrent  sans  doute  pas  régulière- 
ment à  chaque  séance,  mais  il  y  avait  toujours  une 
vingtaine,  une  trentaine  de  membres  qui  s'y  ren- 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  221 

daient  régulièrement,  et  qui  formèrent  le  ve'ritable 
noyau  de  l'Alliance.  A  mon  regret,  je  dois  dire  que 
Perron  n'en  e'tait   pas.    Fantasque,    ine'gal,    capri- 
cieux, il  avait  pris  je  ne  sais  pourquoi  l'Alliance  en 
grippe,  et  n'y  faisait  que  de  très  courtes  apparitions. 
Ses  instincts  plus  ou  moins  genevois  l'entraînaient 
toujours  dans  la  Section  centrale,  qui,  de  section 
largement  internationale  qu'elle  avait  été  d'abord, 
était   devenue  une  section   presque   exclusivement 
genevoise.  Brosset  nous  négligeait  aussi.  Président 
du  Comité  fédéral,  il  ne  crut  pas  sans  doute  poli- 
tique de  se  montrer  ouvertement  le  partisan  d'une 
section  qui  était  devenue  la  bête   noire  d'une  frac- 
tion  puissante   de   l'Internationale,  avec  laquelle, 
comme  un  homme  politique  qu'il  était,  il  se  trou- 
vait alors  dans  des  rapports  de  coquetterie  mutuelle. 
Guétat  enfin,  le  recommandé,  la  faute  de  Perron, 
I  62  nous  avait  également  abandonnés.  Depuis  qu'il 
était  devenu  membre  et  vice-président  du  Comité 
fédéral,  les  fumées  des  honneurs  avaient  tourné  sa 
pauvre    tête.    Plein   de   sotte    importance,   il   était 
devenu  d'un  ridicule  achevé.   Il  avait  fini  par  faire 
rentrer  en  lui-même  son  discours  stéréotypé  habi- 
tuel sur  la  révolution,  et  dans  les  assemblées  géné- 
rales, aussi  bien  qu'au  sein  du  Comité  fédéral,  il  ne 
votait  plus  qu'avec  la  réaction. 

Par  contre,  ma  faute  à  moi,  le  blagueur  Duval,  et 
notre  faute  commune  à  Perron  et  à  moi,  le  versatile 
patriarche  Becker,  étaient  des  membres  assidus  de 
l'Alliance.  Duval,  qui  était  également  membre  du 


222  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

Comité  fédéral,  venait  nous  répéter  tous  les  propos 
des  frères  Perret,  qu'il  faisait  mine  de  détester,  et 
de  Guétat,  qu'il  se  donnait  les  airs  de  mépriser. 
C'est  par  lui,  et  aussi  par  un  autre  membre  de  l'Al- 
liance, Fritz  Heng,  que  nous  sûmes  tout  ce  qui  fut 
dit  à  propos  de  notre  section  dans  le  Comité  fédéral. 
Becker  ne  jurait  plus  que  par  l'Alliance;  il  répéta 
maintes  fois,  presque  à  chacune  de  nos  séances,  que 
rinternationale  véritable  n'était  plus  au  Temple- 
Unique,  mais  dans  la  petite  Section  de  l'Alliance. 
M.  Henri  Perret  ne  se  montrait  plus  parmi  nous  ;  et 
comme  il  n'avait  pas  été  présent  le  jour  de  la  con- 
stitution définitive  de  la  section  (*),  et  comme  il 
n'avait  pas  répondu  à  deux  ou  trois  appels  qu'on  lui 
fit,  il  fut  effacé  de  la  liste. 

L'Alliance  était  devenue  une  véritable  section 
d'amis,  et,  ce  qui  n'existait  pas  au  Temple-Unique, 
on  I  g3  s'y  parlait  en  toute  franchise,  avec  une  pleine 
confiance  mutuelle.  On  y  parla  souvent,  au  grand 
scandale  de  Brosset,  de  la  situation  réelle  de  l'Inter- 
nationale de  Genève,  de  l'esprit  réactionnaire  et  de 
l'excellente  organisation  de  la  Fabrique,  de  l'excel- 
lent esprit  et  de  la  détestable  organisation  des  ou- 
vriers en  bâtiment.  Brosset,  comme  président  du 
Comité  fédéral  et  comme  diplomate,  ne  voulait  pas 
qu'on  touchât  à  ces  questions  brûlantes,  à  ces  choses 
officielles  et  sacrées.  Tout  au  plus,  selon  lui,  était-il 
permis  d'en  parler   entre  quatre-z-yeux,   et  à  voix 

(i)  Le  26  juin  1869. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  22? 

basse,  car  il  ne  fallait  pas  manquer  au  de'corum,  à 
la  fiction  majestueuse  de  l'Internationale. 

C'est  ainsi  que  raisonnent,  et  pour  cause,  tous  les 
gouvernements  et  tous  les  hommes  de  gouverne- 
ment. C'est  ainsi  que  raisonnent  aussi  tous  les  par- 
tisans des  institutions  caduques  qu'ils  proclament 
sacrées,  qu'ils  adorent  en  fiction,  sans  permettre 
jamais  qu'on  les  approche  et  qu'on  les  considère  de 
trop  près,  parce  qu'ils  craignent  avec  beaucoup  de 
raison  qu'un  regard  indiscret  ou  qu'une  parole 
téme'raire  ne  découvrent  et  ne  manifestent  leur 
inanité. 

C'est  l'esprit  général  qui  règne  dans  l'Interna- 
tionale de  Genève.  Lorsqu'on  en  parle,  on  ment. 
Tout  le  monde  ou  presque  tout  le  monde  dit  des 
choses  qu'il  sait  ne  pas  être  vraies.  II  règne  une  sorte 
de  cérémonie  chinoise  qui  y  domine  tous  les  rap- 
ports tant  collectifs  qu'individuels.  On  est  censé 
être,  on  n'est  |  g^  pas  ;  on  est  censé  croire,  on  ne 
croit  pas  ;  on  est  censé  vouloir,  on  ne  veut  pas.  La 
fiction,  l'officialité,  le  mensonge  ont  tué  l'esprit  de 
l'Internationale  à  Genève.  Toute  cette  institution 
est  devenue  à  la  fin  un  mensonge.  C'est  pour  cela 
que  les  Perret,  les  Dupleix,  les  Guétat,  les  Duval 
et  les  Outine  ont  pu  s'en  emparer  avec  tant  de  faci- 
lité. 

L'Internationale  n'est  point  une  institution  bour- 
geoise et  caduque  ne  se  soutenant  plus  que  par  des 
moyens  artificiels.  Elle  est  toute  jeune  et  pleine 
d'avenir,   elle  doit  donc  pouvoir  supporter  la  cri- 


224  RAPPORT   SUR   l'aLLIANCE 

tique.  Seules  la  vérité,  la  franchise,  la  hardiesse  des 
paroles  et  des  actes,  et  un  contrôle  permanent  exercé 
par  elle-même  sur  elle-même,  peuvent  la  faire  pros- 
pérer. Comme  ce  n'est  pas  une  association  qui  doive 
être  organisée  de  haut  en  bas  par  voie  autoritaire  et 
par  le  despotisme  de  ses  comités,  comme  elle  ne 
peut  s'organiser  que  de  bas  en  haut  par  la  voie  po- 
pulaire, par  le  mouvement  spontané  et  libre  des 
masses,  il  faut  que  les  masses  sachent  tout,  qu'il  n'y 
ait  point  pour  elles  de  secret  gouvernemental, 
qu'elles  ne  prennent  jamais  des  fictions  ou  des 
apparences  pour  des  réalités,  qu'elles  aient  la  con- 
science de  la  méthode  et  du  but  de  leur  marche,  et 
qu'avant  tout  elles  aient  toujours  le  sentiment  de 
leur  situation  réelle.  Pour  cela,  toutes  les  questions 
de  l'Internationale  doivent  être  traitées  hardiment 
au  grand  jour,  et  ses  institutions,  l'état  réel  de  ses 
organisations  ne  doivent  pas  être  des  secrets  de 
gouvernement,  mais  des  objets  constants  d'une 
franche  et  publique  discussion. 

N'est-il  pas  vraiment  singulier  que  nos  |  55  adver- 
saires, qui  ont  réellement  établi  dans  l'Internationale 
de  Genève  une  sorte  d'oligarchie  dominante  et  se- 
crète, un  gouvernement  occulte,  si  favorable  à  toutes 
les  ambitions  et  à  toutes  les  intrigues  personnelles, 
aient  osé  nous  accuser  de.  menées  secrètes,  nous 
dont  toute  la  politique  a  toujours  consisté  à  les 
forcer  de  venir  poser  toutes  les  questions  dans  les 
assemblées  générales,  dont  les  résolutions,  selon 
nous  et  conformément  aux  statuts  de  la  Fédération 


RAPPORT    SUR   L  ALLIANCE  225 

romande,  devaient  être  obligatoires  pour  tous  les 
comite's  de  l'Internationale  de  Genève? 

Notre  grand  moyen  contre  eux  a  e'te'  toujours  de 
les  appeler  dans  cette  lutte  publique,  dans  laquelle, 
en  de'daignant  les  personnalite's  et  toutes  les  in- 
trigues personnelles,  nous  les  combattions  et  nous 
les  terrassions  presque  toujours,  par  l'unique  puis- 
sance des  principes.  Par  contre,  comme  il  convient 
à  une  coterie  gouvernementale,  ils  nous  faisaient 
une  guerre  souterraine  toute  remplie  d'intrigues  et 
de  calomnies  personnelles. 

Ces  discussions  de  la  Section  de  l'Alliance,  aux- 
quelles venaient  assister  et  prendre  part  presque 
toujours  beaucoup  d'ouvriers  en  bâtiment,  non 
membres  eux-mêmes,  mais  amene's  par  des  amis 
membres  de  la  section,  exercèrent  une  grande  in- 
fluence sur  l'esprit  des  ouvriers  en  bâtiment,  au 
grand  de'pit  des  chefs  de  la  coterie  re'actionnaire  de 
l'Internationale  de  Genève. 

L'abîme  qui  s'ouvrait  de  jour  en  jour  plus  large 
entre  le  parti  de  la  Révolution  et  celui  |  gg  de  la 
Réaction,  devint  plus  sensible  encore  à  partir  du 
milieu  du  mois  de  juin  1869,  lorsque  Perron,  obligé 
pour  quelque  temps  par  ses  affaires  d'abandonner 
la  direction  du  journal  ÏEgalité,  la  remit  aux 
mains  de  Bakounine.  Ce  dernier  en  profita  pour 
développer  largement,  franchement,  dans  toute  leur 
vérité  et  avec  toutes  leurs  conséquences  logiques  et 
leurs  applications  pratiques,  les  principes  de  l'In- 
ternationale.  Il   commença  sa    rédaction  par  une 

13. 


226  RAPPORT   SUR    l'aLLIANCE 

attaque  ouverte  contre  le  jésuitisme  du  Je'sus-Christ 
de  la  Chaux-de-Fonds,  CouUery,  qui,  diffe'rent  en 
cela  des  réactionnaires  internationaux  de  Genève, 
voulait  convertir  l'Internationale  en  un  piédestal 
pour  la  réaction  aristocratique  et  mômière,  tandis 
que  ses  alliés,  défenseurs  et  amis,  à  Genève,  les  Per- 
ret, les  Grosselin  et  compagnie,  se  contentaient  d'en 
faire  seulement  un  instrument  à  l'usage  du  radica- 
lisme bourgeois.  Bakounine  combattit  et  démasqua 
les  uns  et  les  autres,  et  il  s'efforça  de  découvrir  aux 
yeux  du  prolétariat  l'abîme  infranchissable  qui 
sépare  désormais  sa  cause  de  celle  de  la  bourgeoisie 
de  toutes  les  couleurs. 

La  question  ainsi  posée  ne  faisait  pas  du  tout  le 
compte  des  chefs  ambitieux  de  la  Fabrique  de 
Genève.  C'était  précisément  l'époque  où  le  parti 
radical  genevois  fit  d'incroyables  efforts  pour  se 
rapprocher  de  l'Internationale  et  pour  s'en  emparer. 
Beaucoup  d'anciens  membres,  agents  reconnus  du 
parti  radical,  et  qui,  comme  tels,  s'étaient  séparés 
de  l'Internationale,  y  rentrèrent  alors.  Cette  intrigue 
se  faisait  pour  ainsi  dire  au  grand  jour,  tellement 
les  citoyens  radicaux  de  l'Internationale  étaient  sûrs 
du  succès.  I  gy  Nous  les  combattions  ouvertement, 
tant  dans  le  journal  que  dans  les  séances  de 
l'Alliance,  ainsi  que  dans  les  assemblées'générales. 

Tout  cela  a  dû  nécessairement  accroître  la  haine 
des  meneurs  de  la  Fabrique  contre  nous.  D'un  autre 
côté,  les  principes  franchement  socialistes  et  révo- 
lutionnaires que    VEgalité  exposait  sans   aucune 


RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE  227 

cérémonie  ne  pouvaient  point  les  servir,  étaient  dia- 
métralement opposés  à  leur  but;  l'abolition  des 
Etats,  des  frontières  patriotiques  et  politiques,  l'abo- 
lition du  droit  d'héritage,  l'organisation  de  la  pro- 
priété et  du  travail  collectifs  de  bas  en  haut,  par  la 
liberté,  —  tout  cela  ne  pouvait  servir  de  pont  pour 
unir  en  un  seul  parti  les  bourgeois  radicaux  avec  les 
internationaux  bourgeois  de  Genève.  Tout  le  parti 
radical  de  cette  ville,  les  Fazy,  les  Vautier,  les  Gar- 
leret,  les  Gambessédès  étaient  donc  acharnés  contre 
nous,  et,  comme  ils  exerçaient  dès  lors  une  influence 
directe  sur  les  meneurs  de  la  Fabrique  dans  l'Inter- 
nationale, sur  les  Grosselin,  les  Weyermann,  les 
Perret,  et  tant  d'autres,  ils  contribuèrent  beaucoup 
à  fomenter,  à  grossir  et  à  organiser  leur  haine  et 
leurs  persécutions  contre  nous. 

Les  comités  des  sections  de  la  Fabrique  vinrent 
protester,  au  nom  deleurs  sections,  devant  le  Comité 
fédéral,  contre  la  rédaction  de  VEgalité,  le  plus 
souvent  sans  que  leurs  sections  en  sussent  rien. 
Tant  que  Brosset  resta  président  du  Gomité  fédé- 
ral, ces  intrigues  n'aboutirent  pas.  Mais,  par  un 
système  de  taquineries  combinées,  auxquelles,  tou- 
jours I  Qg  par  trop  susceptible,  il  eut  le  tort  de  ne 
point  répondre  par  le  mépris,  on  le  força  à  aban- 
donner la  place  (').  Guétat  devint  président  à  sa  place» 
et  alors  le  Gomité  fédéral  se  rangea  définitivement 
du  côté  de  la  réaction.  Heureusement,  le  Gomité  de 

(i)  Ce  fut  en  août  1869  que  Brosset,  écœuré,  donna  sa 
dénîission  de  président  du  Comité  fédéral  romand. 


228  RAPPORT   SUR    l'aLLIANCB 

rédaction  était  sauvegardé  par  un  article  des  statuts 
de  la  Fédération  romande,  qui  le  rendait  en  quelque 
sorte  indépendant  de  l'arbitraire  du  Comité  fédéral  (*). 

L'Internationale  de  Genève  était  donc  en  pleine 
guerre  :  d'un  côté,  il  y  avait  la  Fabrique,  savamment 
disciplinée,  aveuglée  et  menée  par  ses  chefs  ;  de 
l'autre,  la  masse  des  ouvriers  en  bâtiment  éclairés 
par  le  journal  VEgalité,  et  s'organisant  peu  à  peu 
sous  l'influence  de  l'Alliance.  Au  milieu,  il  y  avait 
les  sections  des  métiers  intermédiaires  :  les  cordon- 
niers, les  tailleurs,  les  typographes,  etc.,  dont  les 
comités  appartenaient,  il  est  vrai,  en  très  grande 
partie  à  la  réaction,  mais  dont  le  peuple  avait  plus 
de  sympathie  pour  la  Révolution. 

Une  bataille  décisive  était  devenue  inévitable. 
Elle  se  livra  dans  la  seconde  moitié  du  mois  d'août, 
à  l'occasion  de  l'élection  des  délégués  pour  le  Con- 
grès de  Bâle  ('). 

(i)Cet  article  (art.  Sa)  disait  :  «  Le  Congrès  [romand]  arrê- 
tera chaque  année  le  programme  et  le  prix  du  journal  ».  Mais 
un  autre  article  (art.  42),  relatif  aux  attributions  du  Comité 
fédéral,  portait  :  «  Il  aura  la  surveillance  morale  du  journal  de 
l'Association  ». 

(2)  Au  bas  du  feuillet  68,  Bakounine  a  écrit  ces  lignes, 
adressées  à  ceux  qui  devaient  lire  son  manuscrit  :  «  Fin 
immédiatement.  —  Je  ne  sais  pas  l'usage  que  vous  trouverez 
bon  de  faire  de  ce  manuscrit.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  je 
ne  ferai  pas  d'autre  rapport  que  celui-ci,  qui  ne  peut  pas  être 
imprimé  dans  sa/orme  présente,  mais  qui  contient  des  détails 
suffisants  pour  éclaircir  tous  les  points  et  pour  vous  fournir 
tous  les  matériaux  nécessaires  pour  un  mémoire  plus  serré  et 
plus  court.  — Je  vous  prie  instamment,  chers  amis,  de  ne  point 
égarer  ce  manuscrit,  et  de  me  le  renvoyer  tout  entier,  après 
en  avoir  tiré  le  parti  que  vous  voudrez.  » 


RAPPORT    SUR   L  ALLIANCE  229 

I  69    LUTTE  ÉLECTORALE 

Ce  fut  une  bataille  mémorable  et  qui  devrait  être 
décrite  par  un  historien  plus  éloquent  que  moi.  Je 
me  contenterai  d'en  raconter  les  phases  principales. 

Parmi  les  cinq  questions  que  le  Conseil  général 
avait  mises  dans  le  programme  du  Congrès  qui 
devait  se  réunir  en  septembre  1869  à  Bâle,  il  yen 
avait  deux  surtout  qui  entraient  dans  le  fond  même 
de  la  question  sociale  :  celle  de  l'abolition  de  l'héri- 
tage et  celle  de  l'organisation  de  la  propriété  collec- 
tive, deux  questions  qui  de  tout  temps  eurent  le  don 
de  mettre  en  fort  mauvaise  humeur  les  coryphées, 
les  meneurs  de  la  Fabrique  de  Genève.  Ils  s'étaient 
déjà  montrés  excessivement  mécontents  qu'on  eût 
discuté  la  dernière  de  ces  deux  questions  au  Con- 
grès de  Bruxelles  :  «  Ce  sont  des  utopies,  disaient- 
ils  ;  nous  devons  nous  occuper  de  questions  pra- 
tiques ». 

Ils  s'étaient  donc  bien  promis,  cette  fois,  d'élimi- 
ner ces  deux  questions  du  programme  du  Congrès 
de  Bâle.  C'était  pour  eux  non  seulement  une  néces- 
sité de  cœur  et  d'esprit,  mais  une  nécessité  de  posi- 
tion politique.  Ils  s'étaient  définitivement  entendus 
et  alliés  avec  la  bourgeoisie  radicale  de  Genève.  On 
travaillait  activement  toutes  les  sections  proprement 
genevoises,  c'est-à-dire  les  ouvriers-citoyens  de  la 
fabrique,  pour  les  grouper  autour  du  drapeau  radi- 
cal dans  les  prochaines  élections,  qui  devaient  avoir 


230  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

lieu  en  novembre.  |  ^q  et  74  (^)  Mais  pour  que 
l'alliance  entre  la  bourgeoisie  et  les  ouvriers- 
citoyens  fût  possible,  il  fallait  que  ces  derniers 
éliminassent  de  leur  programme  tout  ce  qui  pouvait 
contredire  les  principes  fondamentaux  et  choquer  la 
délicatesse  de  leurs  nouveaux  alliés  les  bourgeois 
radicaux  de  Genève.  Parmi  ces  choses  réprouvées, 
détestées,  brillaient  naturellement  plus  que  toutes 
les  autres  ces  deux  propositions  subversives  de  tout 
ordre  social  :  l'abolition  du  droit  d'héritage  et  l'or- 
ganisation de  la  propriété  collective. 

La  tactique  de  la  coterie  genevoise  qui  inspirait 
et  dirigeait  à  volonté  tous  les  actes  du  Comité  cen- 
tral (cantonal),  et  qui,  par  son  intermédiaire,  déter- 
minait les  programmes  de  chaque  assemblée  géné- 
rale, —  cette  tactique  fut  très  simple.  Ils  firent  nom- 
mer par  les  assemblées  générales  des  commissions 
pour  préparer  et  proposer  des  rapports  sur  toutes 
les  autres  questions,  et  ils  oublièrent,  négligèrent 
d'en  faire  nommerpour  les  deux  questions  brûlantes. 
Si  on  les  avait  laissés  faire,  voici  ce  qui  se  serait 
passé  :  on  serait  arrivé  à  la  veille  du  Congrès  sans 
avoir  nommé  de  commissions  pour  elles,  il  n'y 
aurait  pas  eu  de  rapports,  et  par  conséquent  ces  deux 
questions  auraient  été  éliminées  de  fait. 

Nous  déjouâmes  ce  calcul,  en  rappelant,  dans 
Tune  de  ces  assemblées  populaires,  qu'il  y  avait  en- 
core deux  questions  que  le  Comité  central  paraissait 

(x)  Bakounine  a  donné  à  ce  feuillet  ce  double  numéro 
«  70  et  71  )>  :  il  n'y  a  pas  de  lacune  dans  le  manuscrit. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  2^1 

avoir  oubliées,  et  qu'il  était  urgent  de  nommer 
immédiatement  deux  commissions  pour  les  étudier 
et  pour  présenter  leurs  rapports  à  temps.  Alors 
l'orage  |  73  éclata  ;  tous  les  grands  orateurs  de  la 
Fabrique  et  leurs  alliés  réactionnaires  :  Grosselin  en 
tête  ;  Weyermann  ;  Crosset;  Waehry  ;  Patru  ;  des 
typographes  du  parti  de  Crosset  ;  Dupleix  ;  le  père 
Reymond  (raveugle,  le  saint-simonien,  le  Jésus- 
Christ  de  l'Internationale  de  Genève);  un  maçon 
genevois,  esprit  fort  et  grand  ergoteur,  Paillard, 
l'ennemi  intime  de  Robin  ;  Guétat,  et  bien  d'autres 
encore  vinrent  tour  à  tour  à  la  tribune  dire  que 
c'était  un  scandale,  une  inutile  perte  de  temps,  une 
action  subversive,  que  de  venir  proposer  dépareilles 
questions  à  des  ouvriers;  qu'il  fallait  s'occuper  de 
questions  pratiques  et  réalisables,  par  exemple  de  la 
coopération  bourgeoise,  etc.,  etc.  Nous  leur  répon- 
dîmes. Ils  furent  battus.  L'assemblée  générale  (le 
Temple-Unique  était  plein,  et  les  ouvriers  en  bâti- 
ment, convoqués  avec  soin  dès  la  veille  par  nos 
«  alliés  »,  s'y  trouvaient  en  masse)  décida  à  une 
immense  majorité  qu'on  nommerait  sur-le-champ 
des  commissions  pour  les  deux  questions  déplai- 
santes :  Bakounine  fut  élu  pour  la  commission  sur 
la  question  d'héritage,  Robin  pour  celle  de  la  pro- 
priété collective. 

Dans  l'assemblée  générale  qui  suivit  celle-ci  on 
devait  décider  une  autre  question.  D'après  les  sta- 
tuts généraux,  chaque  section  avait  le  droit  d'en- 
voyer un  délégué  au  Congrès.  Mais  l'Internationale 


2^2  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

de  Genève  aurait  pu  en  envoyer  plus  de  trente  (1), 
Cela  aurait  été  par  trop  dispendieux  ;  pour  cette 
raison,  déjà  l'année  précédente  toutes  les  sections 
de  l'Internationale  de  Genève  s'étaient  réunies 
pour  envoyer  collectivement  et  à  frais  communs  à 
Bruxelles  quatre  délégués.  |  73  Cette  fois,  comme  le 
nombre  des  sections  s'était  considérablement  accru, 
on  voulait  en  envoyer  cinq.  Les  envoyer  collective- 
ment était  évidemment  dans  les  intérêts  des  sections 
des  bâtiments,  ces  sections  étant  beaucoup  moins 
riches  que  les  sections  de  la  Fabrique.  Les  ouvriers 
de  la  Fabrique,  naturellement  inspirés  et  dirigés  par 
leurs  chefs,  profitèrent  de  cette  circonstance  pour 
faire  un  coup.  Leurs  orateurs  vinrent  déclarer  à  la 
tribune,  au  nom  de  tous  leurs  camarades,  que  les 
sections  de  la  Fabrique  ne  consentiraient  à  l'envoi 
collectif  des  délégués  que  si  on  leur  accordait  l'éli- 
mination des  deux  questions  de  l'héritage  et  de  la 
propriété.  Ce  fut  le  signal  d'un  second  orage. 

Nous  montâmes  à  la  tribune  pour  expliquer  aux 
ouvriers  en  bâtiment  qu'en  leur  faisant  une  telle 
proposition  on  les  insultait,  on  attentait  à  la  liberté 
de  leur  conscience,  à  leur  droit  ;  que  mieux  valait 
pour  eux  n'envoyer  qu'un  seul  délégué,  ou  même 
ne  pas  en  envoyer  du  tout,  que  d'en  envoyer  cinq  ou 
davantage  à   des  conditions  qui  leur  seraient  impo- 


(i)  Comme  il  a  été  dit  plus  haut,  Bakounine  exagère  le 
nombre  des  sections  qui  existaient  alors  à  Genève  :  voir  la 
note  2  de  la  page  21 5.  Voir  aussi,   plus  haut,  la  note  2  de  la 

page  22. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  233 

sées  au  nom  des  sections  de  la  Fabrique  et  qu'ils  ne 
sauraient  accepter.  Alors  les  orateurs  de  la  réaction 
revinrent  à  la  tribune  pour  chanter  l'e'ternel  refrain 
de  l'union,  si  nécessaire  pour  constituer  la  force  de 
la  classe  ouvrière  ;  ils  rappelèrent  aux  ouvriers  en 
bâtiment  la  reconnaissance  éternelle  qu'ils  devaient 
aux  citoyens  genevois  de  la  Fabrique  pour  le  con- 
cours qu'ils  leur  avaient  prêté  dans  la  grande  grève 
du  printemps.  Ils  les  prémunirent  surtout  contre 
certains  «  étrangers  »  qui  venaient  semer  la  division 
dans  l'Internationale  genevoise.  A  cela  les  «  étran- 
gers ))  —  Brosset,  Robin,  Bakounine  et  d'autres  — 
I  74  répondirent  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  d'étran- 
gers dans  l'Internationale;  que  la  reconnaissance  et 
l'union  étaient  sans  doute  de  fort  belles  choses,  mais 
qu'elles  ne  devaient  pas  aboutir  à  l'asservissement,  et 
que  mieux  valait  se  séparer  que  de  devenir  esclaves. 
Cette  fois  la  victoire  fut  encore  à  nous.  Les  ques- 
tions et  leurs  commissions  furent  maintenues  à  une 
immense  majorité. 

Deux  ou  trois  jours  plus  tard,  il  y  eut  assemblée 
particulière  de  toutes  les  sections  de  la  Fabrique  au 
Temple-Unique.  M.  Grosselin,  n"y  trouvant  pas 
d'opposants,  s'y  surpassa  en  éloquence.  Il  prononça 
un  discours  fulminant  contre  Brosset,  contre 
Robin,  contre  Bakounine,  désignés  de  façon  trans- 
parente, les  stigmatisant  comme  les  perturbateurs 
de  la  paix,  de  l'union,  de  l'ordre  public  dans  l'In- 
ternationale de  Genève.  «  Qu'ont-ils  à  faire  parmi 
nous,  ces  étrangers  !   »  disait-il,  s'exaltant  au  point 


234  RAPPORT    SUR    l'aLLIANCE 

d'oublier  qu'il  parlait  non  dans  une  réunion  de  ci- 
toyens genevois,  mais  au  milieu  d'ouvriers  genevois 
membres  de  l'Internationale,  et  que  l'Internatio- 
nale ne  connaît  point  les  étroitesses  civiques  de  la 
patrie.  Crosset  et  Waehry  vinrent  ajouter,  l'un,  ses 
gros  mots,  l'autre  son  fiel  à  l'éloquence  du  puissant 
Grosselin,  le  futur  homme  d'Etat  de  Genève. 

Enfin  les  sections  de  la  Fabrique  réunies  déci- 
dèrent la  séparation  et  nommèrent  un  seul  délégué, 
M.  Henri  Perret,  secrétaire  du  Comité  fédéral,  avec 
le  mandat  impératif  de  s'abstenir  de  voter  sur  les 
deux  questions  répudiées  par  la  Fabrique  (i).  Elles 
n'avaient  point  nommé  comme  second  délégué 
Grosselin,  d'abord  par  économie,  et,  en  second  lieu, 
I75  dans  l'espoir  que  les  ouvriers  du  bâtiment  le 
nommeraient.  Les  alliés,  les  amis  de  la  Fabrique, 
les  Crosset,  les  Wasbry,  les  deux  frères  Paillard, 
Guétat,  Rossetti,  Patru,  avaient  travaillé  de  longue 
main  les  ouvriers  en  bâtiment  dans  ce  but. 

La  séparation  était  donc  devenue  un  fait  accompli, 
La  Fabrique  n'envoyait  qu'un  seul  délégué.  Les 
ouvriers  en  bâtiment,  réunis  aux  tailleurs,  et  aux 
cordonniers,  décidèrent  d'en  envoyer  trois  :  furent 
nommés  Heng,  Brosset,  et  Grosselin  {^). 

(')  Les  sections  de  la  Fabrique,  qui  choisirent  Henri  Perret 
pour  leur  délégué,  étaient  au  nombre  de  sept  :  monteurs  de 
boîtes,  bijoutiers,  gaîniers,  guilloclieurs,  graveurs,  faiseurs  de 
ressorts,  faiseurs  de  pièces  à  musique  (Rapport  de  Henri  Per- 
ret, dans  le  Compte-rendu  du  4"  Congrès  international,  tenu  à 
Baie,  p.  49). 

(2)  Bakounine  se  trompe  en  disant  que  ces  trois  élus  étaient 
les  délégués  des  ouvriers    du   bâtiment  réunis   aux   tailleurs 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  235 

Sur  ces  entrefaites,  Robin  et  Bakounine  avaient 
fait  leurs  rapports,  l'un  sur  l'organisation  de  la 
propriété'  collective,  l'autre  sur  Fabolition  du  droit 
d'héritage,  naturellement  dans  le  sens  le  plus  affir- 
maiif  pour  l'une  et  pour  l'autre.  Leurs  conclusions 
furent  acclamées  et  votées  à  la  presque  unanimité. 

La  commission  chargée  de  faire  un  rapport  sur 
la  question  de  l'instruction  intégrale  avait  égale- 
ment fait  son  rapport.  Ici  se  passa  une  chose  fort 
étrange.  Ce  n'était  pas  la  commission  qui  avait  fait 
ce  rapport,  c'était  M.  Cambessédès,  l'un  des  cory- 
phées du  parti  radical  bourgeois,  un  homme  d'Etat, 
non  membre  de  l'Internationale,  et  qui  remplissait 


et  aux  cordonniers  :  ils  furent  les  délégués  de  toute  la  fédé- 
ration genevoise.  Après  que  les  sections  de  la  Fabrique  eurent 
décidé  de  se  faire  représenter  par  un  délégué  spécial,  qui 
fut  Henri  Perret,  l'assemblée  générale,  réunie  le  17  août, 
décida  qu'il  y  aurait  une  délégation  collective  composée  de 
trois  membres  élus  par  toutes  les  sections.  L'Egalité  du 
21  août  contient  à  ce  sujet  l'article  suivant  : 

«  II  y  a  eu  mardi  17  août  une  assemblée  générale  de  toutes 
les  sections  de  Genève.  Il  y  a  été  décidé  que  trois  délégués 
seraient  envoyés  à  Bâle  au  nom  de  toutes  les  sections  gene- 
voises de  langue  française.  Tout  membre  ou  tout  groupe  peut 
proposer  des  candidats  qui  seront  immédiatement  inscrits  sur 
un  tableau.  Le  vote  aura  lieu  au  scrutin  secret,  chaque 
membre  mettant  sur  sa  liste  trois  noms.  Pour  être  admis  au 
vote,  il  faut  prouver  par  la  présentation  de  son  livret  que 
l'on  est  en  règle  avec  sa  section.  Le  scrutin  sera  ouvert  : 

«  Samedi  21  août,  de  8  heures  du  soir  à  10  heures  du  soir  ; 

«  Dimanche  22  août,  de  8  heures  du  matin  à  4  heures  du 
soir; 

«  Lundi  23  août,  de  8  heures  du  soir  à  10  heures  du  soir.  » 

Au  Congrès  de  Bâle,  Heng,  Brosset  et  Grosselin  furent  admis 
comme  «  délégués  des  Sections  internationales  de  Genève  », 
Henri  Perret  comme  «  délégué  des  sections  de  la  Fabrique 
d'horlogerie,    bijouterie   et  pièces  à    musique   de  Genève». 


236  RAPPORT    SUR    l'alliance 

à  cette  époque  les  fonctions  d'inspecteur  supérieur 
de  toutes  les  écoles  de  Genève  (si  je  ne  me  trompe 
pas).  Naturellement  son  rapport  fut  fait  dans  un 
esprit  éminemment  bourgeois.  Il  maintenait  la  sépa- 
ration des  écoles  pour  les  deux  classes,  sous  ce  pré- 
texte touchant  et  charmant  que  les  bourgeois  ne 
consentiraient  jamais  jyg  à  envoyer  leurs  enfants 
dans  des  écoles  fréquentées  par  les  enfants  du 
peuple.  Tout  le  reste  était  à  l'avenant,  de  sorte  que 
notre  ami  Fritz  Heng,  membre  de  cette  commis- 
sion, et  qui  s'était  chargé  de  donner  lecture  de  ce 
rapport,  dont  il  n'avait  pas  pris  connaissance  aupa- 
ravant, s'arrêta  au  milieu  de  sa  lecture  et  déclara 
naïvement  que  le  rapport  ne  valait  rien  et  ne  pou- 
vait convenir  à  l'Internationale. 

Comment  se  fit-il  qu'un  bourgeois  radical  de 
Genève  eût  fait  accepter  son  travail  par  une  com- 
mission de  l'Internationale?  C'est  un  secret  que  la 
Fabrique  et  M.  Crosset,  l'allié  des  meneurs  de  la 
Fabrique  et  membre  de  cette  commission,  auraient 
pu  seuls  expliquer. 

Lorsque  la  nomination  de  Grosselin  comme  troi- 
sième délégué  nommé  par  les  ouvriers  en  bâti- 
ment {')  fut  proclamée,  ces  derniers  déclarèrent  et 

(')  La  contradiction  qui  existe  entre  l'assertion  de  Bakou- 
nine,  que  Grosselin  et  ses  deux  collègues  étaient  des  délégués 
des  ouvriers  du  bâtiment,  et  le  fait  attesté  par  YEgalité,  que 
les  trois  délégués  furent  élus  pour  représenter  «  toutes  les 
sections  de  Genève  de  langue  française  »  (car  il  y  avait  aussi 
à  Genève  des  sections  allemandes,  qui  furent  représentées  au 
Congrès  de  Bâle  par  Becker),  peut  être  résolue  ainsi  :  l'assem- 
blée générale  avait  bien  décidé  que  toutes  les  sections  de  langue 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  237 

votèrent  à  l'unanimité  qu'il  ne  pourrait  être  ciiargé 
de  la  mission  de  les  représenter  au  Congrès  de 
Baie  que  s'il  promettait  d'y  voter  pour  l'organisa- 
tion de  la  propriété  collective  et  pour  l'abolition  du 
droit  d'héritage. 

Cela  le  mit  dans  une  singulière  position.  Il  avait 
été  le  principal  promoteur  de  la  proposition  d'éli- 
miner ces  deux  questions  comme  utopiques,  intem- 
pestives et  funestes,  et  de  la  séparation  qui  en  était 
résultée;  et  maintenant  il  devait  s'engager  à  voter 
affirmativement  sur  l'une  et  sur  l'autre  au  Congrès 
de  Bâle! 

Dans  la  dernière  assemblée  générale  I77  qui  eut 
lieu  avant  le  Congrès,  il  essaya  de  sortir  de  cette 
situation  ridicule  par  un  moyen  singulier  :  il  posa 
une  question  personnelle,  en  faisant  appel  aux  sen- 
timents personnels  :  «  Je  vous  aime  et  vous  m'aimez, 
vous  savez  que  j'ai  été  toujours  votre  ami  ;  pourquoi 
donc  vous  méfiez-vous  de  moi,  et  m'imposez-vous 
maintenant  des  conditions  que  ma  dignité  et  ma 
conscience  ne  me  permettent  pas  d'accepter?  h  11  ne 
nous  fut  pas  difficile  de  lui  répondre  qu'il  ne  s'agis- 
sait pas  ici  du  tout  de  questions  personnelles,  ni  de 
sympathie  ni  de  défiance  personnelles  ;  qu'on  l'ai- 

française  seraient  invitées  à  participer  à  l'élection  des  trois  dé- 
légués collectifs;  mais  les  sept  sections  de  la  Fabrique,  ayant 
déjà  nommé  un  délégué  particulier,  s'abstinrent;  seules  par- 
ticipèrent au  vote  des  21,  22  et  23  août  les  sections  du  bâtiment 
et  quelques  sections  intermédiaires  (tailleurs,  cordonniers, 
typographes),  en  sorte  que,  de  fait,  —  si  cette  explication  est 
exacte,  comme  je  le  crois,  —  Grosselin  se  trouva,  lui  monteu 
de  boîtes,  avoir  été  élu  par  les  ouvriers  du  bâtiment. 


238  RAPPORT    SUP   l'alliance 

niait  et  qu'on  l'estimait  beaucoup,  mais  qu'on  ne 
pouvait  lui  sacrifier  le  droit  collectif  et  les  prin- 
cipes. L'assemblée  géne'rale  s'étant  prononce'e  pres- 
que à  l'unanimité  pour  la  propriété  collective  et 
pour  l'abolition  du  droit  d'héritage,  il  devait  ré- 
pondre catégoriquement  à  cette  question  :  Voulait- 
il  et  pouvait-il  parler  et  voter  en  conscience  pour 
l'une  et  pour  l'autre  ? 

Sur  notre  proposition,  l'assemblée  décida  de  nou- 
veau que  ce  vote  était  absolument  obligatoire  pour 
ses  délégués  et  leur  était  imposé  par  un  mandat 
impératif. 

Alors  Grosselin  fut  forcé  de  donner  sa  démission 
en  pleine  assemblée.  Mais  voici  ce  qui  arriva.  La 
veille  ou  le  jour  même  du  départ  des  délégués  pour 
Baie,  le  Comité  central  (cantonal)  se  réunit,  et,  s'ar- 
rogeant  un  droit  qu'il  n'avait  pas,  puisque  les  sta- 
tuts de  la  Fédération  romande  subordonnaient  for- 
mellement toutes  ses  décisions  à  celles  de  l'assem- 
blée générale,  le  Comité,  j^g  —  qui  dans  cette 
occasion  avait  d'autant  moins  de  droit  qu'il  s'agis- 
sait d'un  délégué  non  de  toutes  les  sections  de  l'In- 
ternationale, mais  seulement  des  sections  du  bâti- 
ment, qui  le  payaient  de  leur  poche  ('),  —  le  Comité 
central  (cantonal),  dis-je,  cette  fois  presque  exclu- 
sivement composé  de  membres  de  la  Fabrique  qui 
s'étaient  rendus  tous  à  cette  séance,   tandis  que  la 

(•)  Ceci  confirme  ce  qui  a  été  dit  dans  la  note  de  la  page  236. 
Les  sections  de  la  Fabrique,  ayant  en  Henri  Perret  leur  délégué 
particulier,  ne  versèrent  pas  d'argent  pour  la  délégation  col- 
lective des  sections  de  Genève. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  2?9 

majorité  des  représentants  des  autres  sections  en 
étaient  absents,  décida  que  Grosselin  devait  passer 
outre  et  qu'il  devait  se  rendre  à  Baie  comme  délé- 
gué des  sections  du  bâtiment,  libéré  du  mandat 
impératif  que  lui  avaient  imposé  les  sections  réunies 
des  bâtiments. 

Et  il  s'y  rendit  en  effet,  et,  compagnon  inséparable 
de  M.  Perret,  le  délégué  de  la  Fabrique,  il  vota  dans 
toutes  les  questions  comme  lui  (^). 


Ici  s'arrête  proprement  mon  récit  historique.  On 
comprend  maintenant  la  haine  terrible  qu'ont  dû 
nous  vouer,  à  Perron  (*),   Brosset,  Robin  et  moi, 

(')  Au  Congrès  de  Bâle,  ce  fut  Grosselin  qui  présenta  le 
rapport  administratif  des  sections  de  Genève.  Après  en  avoir 
achevé  la  lecture,  il  ajouta  une  observation  personnelle  rela- 
tive à  son  mandat  :  «  Il  termine  —  dit  le  Compte-rendu  du 
Congrès  —  en  disant  que  le  Comité  central  lui  a  donné  toute 
latitude  pour  traiter  les  questions  de  propriété  et  d'héritage, 
contrairement  à  ce  qui  a  été  fait  pour  ses  collègues  ».  Mais 
Brosset  protesta  aussitôt  :  il  dit  que  Grosselin  avait  reçu,  tout 
comme  Heng  et  comme  lui-même,  mandat  impératif  de  voter 
en  faveur  de  la  propriété  collective  et  de  l'abolition  de  l'héri- 
tage, et  que  dix-sept  sections  les  avaient  investis  de  ce  man- 
dat {Compte-rendu,  ^.  60).  Evidemment,  les  dix-sept  sections 
sont  celles  qui  avaient  participé  au  scrutin  des  21,  22,  et 
23  août.  Si  à  ces  dix-sept  sections  on  ajoute  les  sept  sections 
de  la  Fabrique,  qui  avaient  délégué  Henri  Perret,  on  obtient 
un  total  de  vingt-quatre  :  il  faut  observer,  toutefois,  que  la 
société  des  faiseurs  de  pièces  à  musique  ne  faisait  pas  partie 
«  du  groupe  des  sections  de  Genève  et  de  la  Fédération  ro- 
mande »  (Rapport    de    Henri    Perret,    Cumpte-rendu,    p.    5o). 

(•)  J'ai  oublié  de  dire  que  Perron,  cette  fois,  ne  fit  pas  acte 
d'absence,  qu'il  nous  soutint  énergiquement  dans  les  assem- 


240  RAPPORT   SUR    l'alliance 

tous  les  meneurs  principaux  de  la  Fabrique,  et  une 
grande  partie  de  leur  peuple  que,  par  toute  sorte  de 
vilaines  calomnies,  ils  étaient  parvenus  à  passion- 
ner contre  nous.  Pendant  que  nous  étions  au  Con- 
grès de  Bâle,  ils  avaient  même  monté  un  coup 
contre  nous  à  Genève.  Ils  avaient  convoqué  une 
assemblée  extraordinaire  des  comités,  et  là  on  nous 
l^g  mit  tous  les  trois  en  état  d'accusation,  Perron, 
Brosset  et  Bakounine,  n'exigeant  rien  de  moins, 
d'abord,  que  notre  expulsion  immédiate,  puis, 
s'adoucissant  un  peu,  un  vote  de  blâme  formelle- 
ment prononcé  contre  nous,  et  déclarant  que  si  on 
ne  leur  accordait  pas  cette  satisfaction,  toutes  les 
sections  de  la  Fabrique  sortiraient  de  l'Internatio- 
nale. La  proposition  fut  rejetée,  —  et  les  sections  de 
la  Fabrique  ne  sortirent  pas  de  l'Internationale. 


Depuis  cette  époque,  Je  ne  me  suis  plus  mêlé  en 
aucune  manière  des  affaires  de  l'Internationale. 
Mes  affaires  m'appelant  à  Locarno,  je  m'étais  même 
démis  de  mes  fonctions  de  rédacteur  du  journal 
VEgalité.  Après  mon  retour  de  Bâle,  je  restai  bien 
encore  trois  ou  quatre  semaines  à  Genève  ('),  mais 
je    n'allai    presque  plus,    ou   fort    rarement,    aux 

blées   générales;  qu'il   fut    éloquent,    logique,  entraînant,    et 
qu'il  contribua  beaucoup  à   nous  faire   triompher.  {Note  de 
B.ikounine.) 
(')  Bakounine  y  resta  du  i3  ou  14  septembre  au  3o  octobre. 


RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE  24I 

séances  de  l'Internationale,  et  Je  n'y  parlai  qu'une 
seule  fois,  la  veille  de  mon  de'part  (^). 

Quant  à  la  Section  de  l'Alliance,  je  n'y  pris  part, 
après  mon  retour  de  Bâle  à  Genève,  qu'à  une  seule 
délibe'ration  :  celle  qui  avait  pour  objet  de  de- 
mander au  Comité  fédéral  l'entrée  dans  la  Fédéra- 
tion romande  (^). 


(i)  Dans  l'assemblée  générale  du  27  octobre. 

(2)  Dès  le  6  août  (procès-verbal  du  comité  de  la  Section  de 
l'Alliance),  il  avait  été  décidé,  «  après  une  longue  discussion 
sur  notre  entrée  dans  la  fédération  cantonale,  que,  si  nous  rie 
sommes  pas  acceptés,  nous  ferons  notre  demande  au  Comité 
fédéral  [romand]  ».  Le  Comité  central  (ou  cantonal)  ayant  re 
poussé,  le  16  août,  la  demande  d'admission  dans  la  fédération 
cantonale,  il  ne  restait  qu'à  mettre  à  exécution  la  décision  du 
6  août,  ce  qui  fut  fait  dans  la  séance  du  comité  de  l'Alliance 
du  28  août  :  «  On  discute,  dit  le  procès-verbal,  la  question  de 
notre  acceptation  dans  la  Fédération  romande  ;  tous  les 
membres  présents  sont  d'accord  que  le  Comité  fédéral  n'a  pas 
le  droit  de  nous  refuser,  attendu  que  notre  programme  et 
règlement  est  parfaitement  conforme  aux  statuts  généraux  ». 
Une  lettre,  rédigée  par  Bakounine  dans  les  derniers  jours 
d'août,  fut  envoyée  au  Comité  fédéral,  mais  seulement  après 
le  Congrès  de  Bâle;  le  Comité  fédéral  devait  se  prononcer  sur 
cette  lettre  dans  sa  séance  du  mercredi  22  septembre.  Dans  la 
séance  du  comité  de  l'Alliance  du  vendredi  17  septembre,  on 
se  demande  ce  qui  va  se  passer.  L'attitude  de  Guétat  étant  de- 
venue nettement  hostile,  Bakounine  dit  qu'il  faudrait  le  rayer 
de  la  liste  des  membres  de  l'Alliance  ;  mais  Duval  propose 
qu'on  attende  la  séance  du  Comité  fédérai  du  mercredi  22  pour 
voir  quelle  sera  sa  conduite.  -Duval  demande  en  outre  «  ce  que 
nous  devrons  faire  si  le  Comité  fédéral  nous  refuse  ;  après  une 
discussion  sur  ce  sujet,  on  décide  que  dans  ce  cas  nous  ferons 
appel  à  toutes  les  Sections  romandes  par  une  circulaire  j. 

Max  Nettlau  a  retrouvé,  et  publié  dans  la  Biographie  de  Ba- 
kounine (p.  378),  un  projet  de  lettre  du  comité  de  la  Section 
de  l'Alliance  au  Comité  fédéral  romand,  rédigé  par  Bakounine. 
Ce  projet-là  est-il  identique  à  la  lettre  qui  fut  réellement  en- 
voyée ?  on  ne  peut  l'affirmer  avec  certitude,  mais  cela  me  pa- 
raît probable.  Le  voici  ; 

14 


242  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

Cette  demande  fut  présentée  le  22  septembre  1869 
par  Fritz  Heng,  qui  était  en  même  temps  secrétaire 
de  la  Section  de  l'Alliance  et  membre  du  Comité 
fédéral,   aussi  bien    que    Duval,   qui  alors,   encore 

«  Association  internationale. 
«  Au  Comité  fédéral  de  la  Suisse  romande, 

«  Le  Comité  de  la  Section  de  l'Alliance  de  la  Démocratie 
socialiste. 
(I  Citoyens, 

«  Vous  n'ignorez  pas  tous  les  malentendus  auxquels  a  donné 
lieu  la  création  de  la  Section  de  l'Alliance  de  la  Démocratie 
socialiste. 

«  Nous  sommes  entrés  à  ce  sujet  en  correspondance  avec  le 
Conseil  général  de  Londres,  qui,  après  avoir  examiné  notre  pro- 
gramme et  notre  règlement  particuliers,  lésa  déclarés  conformes 
aux  statuts  généraux,  en  conséquence  de  quoi  il  nousa  reconnus, 
à  l'unanimité  de  ses  voix,  pour  une  section  régulière  de  l'Asso- 
ciation Internationale  des  Travailleurs. 

«  A  ce  titre,  nous  avons  demandé  au  Comité  cantonal  notre 
acceptation  dans  la  fédération  des  sections  de  Genève.  Par  une 
décision  prise  le  16  de  ce  mois,  se  fondant  sur  des  prétextes 
spécieux  et  qui  sont  tous  contraires  aux  principes  si  libéraux 
et  si  larges  de  l'Association  Internationale,  le  Comité  cantonal 
nous  a  refusés. 

«  Nous  protestons  devant  vous  contre  cette  décision,  et  nous 
sommes  convaincus,  citoyens,  que  plus  pénétrés  que  ne  le  pa- 
raît être  le  Comité  cantonal  de  ces  grands  principes  qui  doivent 
émanciper  le  monde,  vous  voudrez  bien  reconnaître  notre 
droit  incontestable  de  faire  partie  de  la  Fédération  des  sections 
de  la  Suisse  romande. 

«  Nous  avons  l'honneur  de  vous  présenter  nos  statuts,  et 
nous  avons  cette  conviction  qu'après  les  avoir  examinés,  vous 
reconnaîtrez  que,  tout  à  fait  conformes  aussi  bien  aux  statuts 
généraux  qu'à  ceux  de  la  Suisse  romande,  ils  prouvent  la  vo- 
lonté sérieuse  de  notre  section  de  coopérer  de  tous  ses  efforts 
au  grand  but  de  l'internationale,  à  l'émancipation  définitive  et 
complète  de  la  classe  ouvrière. 

«  Au  nom  de  la  Section  de  l'Alliance  de  la  Démocratie  socia- 
liste. 

«  Le  président,  Bakounine. 
«  Le  secrétaire,  Heng.  » 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  243 

fidèle  à  l'Alliance,  appuya  la  proposition.  Le  Comité 
fédéral  ne  nous  refusa  pas  positivement,  |  gg  mais 
il  suspendit  sa  décision  jusqu'à  des  jours  plus  favo- 
rables ,  c'est-à-dire  il  la  renvoya  aux  calendes 
grecques. 

Cette  décision  fut  immédiatement  rapportée  en 
pleine  assemblée  de  la  Section  de  l'Alliance  (*),  par 
Duval  et  par  Heng,  qui  nous  donnèrent  des  détails 
assez  intéressants  sur  la  manière  dont  elle  fut  prise. 
Le  Comité  fédéral  était  composé  de  sept  membres, 
qui  étaient  alors  :  Guétat,  président;  Henri  Perret, 
secrétaire  correspondant;  son  frère  Napoléon  Perret, 
secrétaire  pour  l'intérieur;  Martin,  Chénaz,  Duval 
et  Heng.  Lorsque  la  demande  fut  présentée  par  ce 
dernier,  il  y  eut  sur  tous  les  visages  l'expression 
d'une  grande  incertitude,  pour  ne  point  dire  confu- 
sion. Tous  commencèrent  par  dire  qu'ils  étaient 
eux-mêmes  des  membres  de  l'Alliance,  excepté  Mar- 
tin. Personne  ne  mit  en  doute  la  régularité  de  l'Al- 
liance comme  section  de  l'Internationale,  ce  qui 
d'ailleurs  eût  été  impossible  en  présence  des  deux 
lettres  originales  d'Eccarius  et  de  Jung,  écrites  au 


(i)  Le  mot  «  immédiatement  »  est  de  trop.  La  première 
assemblée  de  la  Section  de  l'Alliance  qui  suivit  la  réunion  du 
Comité  fédéral  eut  lieu  le  lundi  27  septembre;  Bakounine 
présidait;  il  fut  rendu  compte  de  l'ajournement  prononcé  par 
le  Comité  fédéral;  la  Section  de  l'Alliance,  dont  le  Comité 
avait,  le  17  septembre,  décidé  qu'en  cas  de  refus  du  Comité 
fédéral  on  en  appellerait  à  toutes  les  Sections  romandes  par 
une  circulaire,  prit  la  résolution  de  ne  rien  faire  pour  le  mo- 
ment, et  d'attendre  jusqu'à  la  réunion  du  Congrès  romand, 
qui  devait  avoir  lieu  en  avril  1870. 


244  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

nom  du  Conseil  général,  et  que  Fritz  Heng  leur 
avait  présentées,  et  après  ce  fait  également  décisif  et 
connu  d'eux  tous,  que  la  Section  de  TAlliance  avait 
envoyé  son  délégué  à  Baie,  qui  avait  été  admis 
comme  tel  par  le  Congrès.  Le  devoir  du  Comité  fé- 
déral de  recevoir  la  Section  de  l'Alliance  dans  la 
Fédération  romande  était  donc  évident,  crevait  les 
yeux,  comme  disait  alors  notre  ci-devant  ami  Phi- 
lippe Becker,  Mais,  d'un  autre  côté,  le  Comité  fédé- 
ral ne  pouvait  accomplir  cet  acte  de  justice  sans 
provoquer  un  grand  |  g,  déplaisir  chez  tous  les 
chefs  de  la  coterie  réactionnaire  ou  genevoise,  qui 
avait  fini  par  comprendre  que  cette  petite  section 
avait  pourtant  contribué  au  fiasco  mémorable  qu'elle 
avait  éprouvé  dans  la  question  du  programme  et  des 
délégués  au  Congrès,  Comment  sortir  de  ce  di- 
lemme? 

Ce  fut  M.  Henri  Perret,  le  grand  diplomate  de 
l'Internationale  de  Genève,  qui  prit  le  premier  la 
parole.  Il  commença  par  reconnaître  que  l'Alliance 
était  une  section  régulière,  et  reconnue  comme  telle 
tant  par  le  Conseil  général  que  par  le  Congrès  de 
Bâle  ;  qu'elle  était  en  plus  une  section  très  bien 
inspirée,  très  utile,  puisqu'il  en  faisait  lui-même 
partie  (il  le  croyait,  mais  il  n'en  faisait  plus  par- 
tie en  réalité  (*));  que  sa  demande  enfin  était  parfai- 
tement légitime,  mais  que  le  Comité  fédéral,  selon 
lui,  devait  remettre  sa  réception  à  une  époque  plus 

(i)  Il  avait  été  rayé  de  la  liste  des  membres  :  voir  plus 
haut  p.  222. 


RAPPORT   SUR    L  ALLIANCE  245 

éloignée,  alors  que  les  passions  soulevées  par  les 
luttes  qui  venaient  d'avoir  lieu  se  seraient  cal- 
mées, etc.,  etc.  Quant  à  M.  Guétat,  il  déclara  ron- 
dement qu'il  aurait  accepté  l'Alliance  pour  son 
compte,  s'il  n'y  avait  pas  eu  dans  cette  section  des 
personnes  qui  lui  déplaisaient.  Martin  se  prononça 
ouvertement  contre.  Chénaz  dormait.  On  décida  de 
remettre  l'acceptation  à  un  jour  indéterminé. 

La  Section  de  l'Alliance,  après  avoir  entendu  ce 
rapport  fait  par  Heng  et  accompagné  des  commen- 
taires de  Duval,  décida  qu'elle  ferait  appel  de  cette 
décision  —  ou  plutôt  de  cette  indécision  —  du 
Comité  fédéral  au  prochain  Congrès  des  sections 
de  la  Suisse  romande. 

A  la  fin  d'octobre  je  quittai  Genève,  où  je  ne  re- 
vins qu'à  la  fin  de  mars  1870,  et  je  priai,  en  par- 
tant, mes  amis  Perron  et  Robin  de  s'occuper  un 
peu  de  l'Alliance.  Ils  me  le  promirent. 

Ils  ne  tinrent  pas  leur  promesse  ;  ils  ne  pouvaient 
pas  la  tenir  et  j'avais  eu  tort  de  la  leur  demander, 
sachant  que  l'un  et  l'autre  étaient  par  système  oppo- 
sés à  l'existence  de  cette  section.  Aussi  contri- 
buèrent-ils tous  les  deux  beaucoup  à  la  démora- 
liser, à  la  discréditer  parmi  les  amis  des  Montagnes, 
et  à  préparer  sa  ruine,  leurs  natures  et  leurs  convic- 
tions prenant  naturellement  le  dessus  sur  la  pro- 
messe formelle  qu'ils  m'avaient  faite. 

Leur  système  (ceci  ne  soit  dit  que  pour  les  amis 
intimes)  était  diamétralement  opposé  à  celui  de 
l'Alliance.    L'Alliance    avait  toujours    préféré   aux 

14. 


246  RAPPORT   SUR    l'alliance 

assemblées  générales  nombreuses  les  petites  réu- 
nions de  vingt  à  trente,  tout  au  plus  de  quarante 
personnes,  prenant  ses  membres  dans  toutes  les  sec- 
tions et  choisissant  autant  que  possible  les  membres 
les  plus  sincèrement  dévoués  à  la  cause  et  aux  prin- 
cipes de  l'Internationale.  Elle  ne  se  contentait  pas 
seulement  de  développer  les  principes,  elle  cher- 
chait à  provoquer  le  développement  des  caractères, 
l'entente,  l'action  solidaire  et  la  confiance  mutuelle 
des  volontés  sérieuses  ;  elle  voulait  en  un  mot 
former  des  propagandistes,  des  apôtres,  et  en  dernier 
lieu  des  organisateurs.  Aux  intrigues  de  la  coterie 
réactionnaire  de  Genève,  elle  voulait  opposer  une 
solidarité  révolutionnaire.  Elle  ne  faisait  aucune- 
ment fi  des  assemblées  générales  ;  |  §3  elle  les  consi- 
dérait au  contraire  comme  fort  utiles,  nécessaires 
dans  les  grandes  occasions,  lorsqu'il  fallait  frapper 
un  grand  coup,  emporter  une  position  d'emblée  ; 
mais  même  pour  atteindre  ce  but,  pour  s'assurer  ce 
triomphe,  elle  pensait  qu'une  préparation  indivi- 
duelle antérieure  dans  les  petites  réunions  était  ab- 
solument nécessaire,  afin  de  faire  bien  pénétrer  dans 
l'esprit  de  la  majorité,  par  l'intermédiaire  des  indi- 
vidus ainsi  prévenus,  le  vrai  sens,  la  portée  et  le  but 
qui  se  cachaient  sous  les  questions  proposées  aux 
décisions  des  assemblées  générales.  L'Alliance  pen- 
sait, avec  beaucoup  de  raison,  que  cette  préparation 
individuelle  si  urgente,  que  cette  consolidation  des 
pensées  et  des  convictions  dans  les  individus,  ne 
pouvaient  être  faites  dans  les  grandes  assemblées 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  247 

populaires,  dans  lesquelles  beaucoup  de  choses  très 
importantes,  très  décisives,  ne  pouvaient  point  être 
dites,  et  qui  laissent  aux  orateurs  à  peine  le  temps 
ne'cessaire  pour  effleurer  les  questions  principales. 
Enfin,  dans  les  assemblées  générales,  il  est  impos- 
sible de  reconnaître  les  meilleurs  individus,  les  ca- 
ractères, les  volontés  sérieuses,  ceux  qui  dans  les 
ateliers  exercent  une  influence  légitime  sur  leurs 
camarades.  Ce  ne  sont  pas  ordinairement  ceux-là 
qui  parlent;  retenus  par  une  mauvaise  honte  et  par 
un  culte  superstitieux  pour  l'art  oratoire,  ils  se 
taisent  modestement  et  laissent  parler  les  autres;  de 
sorte  qu'ordinairement,  des  deux  côtés,  ce  sont  les 
mêmes  orateurs  qui  viennent  répéter  plus  ou  moins 
les  mêmes  discours  stéréotypés.  Tout  cela  est 
excellent  pour  un  feu  |  g^  d'artifice  de  paroles,  mais 
ne  vaut  rien,  au  moins  n'est  pas  suffisant,  pour  le 
triomphe  des  principes  révolutionnaires  et  pour 
l'organisation  sérieuse  de  l'Internationale. 

Perron  et  Robin,  amants  du  parlementarisme 
quand  même,  amants  platoniques  de  la  publicité, 
s'imaginaient  au  contraire  qu'il  fallait  tout  faire  au 
grand  jour  et  devant  un  immense  public  :  par  le 
journal,  dans  les  assemblées  et  par  les  assemblées 
générales.  Tout  ce  qui  pouvait  se  faire  en  dehors  de 
ce  système  de  transparence  générale  et  absolue  leur 
paraissait  de  l'intrigue  ;  et  ils  n'étaient  pas  fort  éloi- 
gnés d'accuser  la  Section  de  l'Alliance  sinon  d'in- 
trigues, comme  le  faisait  cette  chère  Fabrique,  au 
moins  de  mesquin  esprit  de  coterie  et  d'exclusivisme 


248  RAPPORT   SUR    l'alliance 

étroit.  Je  ne  sais  pas  même  s'ils  ne  l'ont  pas  plus  ou 
moins  accusée  d'intrigue,  ce  qui  était  injuste  et  faux 
au  dernier  point. 

Ce  furent  les  meneurs  de  la  coterie  genevoise  qui, 
surtout  après  leur  défaite  éclatante  de  la  fin  du  mois 
d'août,  intriguèrent  d'une  manière  dégoûtante.  Ils 
propagèrent  systématiquement,  au  moyen  de  leurs 
agents  qu'ils  envoyèrent  dans  les  ateliers  et  chan- 
tiers des  ouvriers  en  bâtiment,  et  au  moyen  des 
comités  de  section,  dont  l'immense  majorité  leur 
était  dévouée,  les  calomnies  les  plus  infâmes  contre 
Brosset,  Bakounine,  Perron,  Robin.  Toute  l'in- 
trigue de  l'Alliance,  au  contraire,  consista  dans  le 
développement  de  plus  en  plus  énergique  des  prin- 
cipes et  du  but  révolutionnaire  de  l'Internationale, 
et  dans  la  dénonciation  des  théories  et  des  buts 
réactionnaires  aussi  bien  que  des  sales  [...  (i)j  |  ggde 
la  coterie  genevoise. 

Tant  que  ce  travail  s'était  fait  avec  persistance, 
l'Alliance,  malgré  son  petit  nombre,  était  une  puis- 
sance; elle  était  puissante  surtout  par  l'intimité 
réelle,  par  la  confiance  mutuelle  qui  régnait  en  son 
sein.  On  s'y  sentait  en  famille.  Perron  et  Robin  y 
apportèrent  un  tout  autre  esprit.  Robin  a  dans  toute 
son  apparence  quelque  chose  de  nerveux,  de  taquin, 
qui,  contrairement  à  ses  meilleures  intentions,  agit 
comme  un  dissolvant  dans  les  associations  ou- 
vrières.   Perron,   avec  son  air  froid,  une  certaine 

(i)  Ici  un  mot  a  été  omis  par  Bakounine  au  bas  du  feuillet  : 
probablement  «  manœuvres  »  ou  «  calomnies  ». 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  249 

apparence  de  sécheresse  genevoise,  à  la  fois  de'dai- 
gneuse  et  timide,  et  qui  exprime  si  mal  la  sensibi- 
lité et  la  chaleur  cachées  de  son  cœur,  repousse 
plutôt  qu'il  n'attire,  —  il  repousse  surtout  les  ou- 
vriers en  bâtiment,  dont  il  semble,  au  moins,  dédai- 
gner l'ignorance  et  la  grossièreté  (*).  La  première 
chose  qu'ils  apportèrenttousles  deuxdans l'Alliance, 
ce  fut  donc  beaucoup  d'incertitude  et  de  froid.  Ils  y 
apportèrent  en  outre  la  condamnation  que  dans  le 
fond  de  leurs  cœurs  et  de  leur  pensée  ils  avaient 
déjà  portée  contre  l'Alliance  ;  de  sorte  que  sous  leur 
souffle  sceptique  et  glacial  toute  la  flamme  vive, 
toute  la  confiance  mutuelle  et  la  foi  de  l'Alliance  en 
elle-même  diminuèrent  à  vue  d'œil  et  finirent  par 
s'évanouir  tout  à  fait.  Enfin  ils  finirent  par  assom- 
mer la  section  en  lui  proposant  pour  secrétaire  un 
gamin  qui  sait  à  peine  penser  et  écrire,  le  petit 
Sutherland,  après  quoi  ils  cessèrent  tous  les  deux 
d'assister  à  ses  séances. 


(*)  C'est  en  grande  partie  leur  faute  si  Duval  nous  a  lâchés; 
|86  ils  avaient  trouvé  tous  les  deux  que  Duval  était  un  sot,  un 
blagueur,  et  ils  le  traitèrent  comme  tel.  Ils  eurent  tort.  Je 
connaissais,  moi  aussi,  toutes  les  faiblesses  de  Duval,  mais 
tant  que  je  restai  là  il  nous  fut  complètement  dévoué,  et  sou- 
vent fort  utile.  Si  j'étais  resté  à  Genève,  il  ne  nous  eût  jamais 
abandonnés,  car  j'avais  pour  habitude  de  ne  dédaigner  etde  ne 
jamais  délaisser  aucun  de  nos  alliés.  Je  ne  me  contentais  pas 
de  nos  jours  de  séance  ;  je  tâchais  de  les  rencontrer  chaque 
soir  au  Cercle,  tâchant  d'entretenir  en  eux  toujours  les  bonnes 
dispositions.  C'est  un  travail  quelquefois  assez  ennuyeux, 
mais  nécessaire;  faute  de  ce  travail,  Robin  et  Perron  se  sont 
trouvés  au  jour  de  la  crise  sans  appui,  sans  amis  ;  et  la  déser- 
tion de  Duval,  très  influent  dans  la  section  des  menuisiers, 
nous  a  causé  un  grand  mal.  —  (Note  de  Bakoiinine.) 


250  RAPPORT    SUR   L  ALLIANCE 

I  se  Ils  eurent  grand  tort,  car  l'Alliance  e'tait  le 
seul  point  où  ils  eussent  pu  donner  rendez-vous  et 
rencontrer  les  ouvriers  en  bâtiment  les  plus  in- 
fluents et  les  plus  dévoués,  converser  avec  eux  libre- 
ment, leur  expliquer  à  fond  le  sens  et  le  but  des 
questions  qui  se  débattaient  dans  l'Internationale 
et  s'assurer  par  ce  moyen  du  concours  de  la  masse 
des  ouvriers  en  bâtiment.  Dans  le  Cercle,  cette 
franche  explication  était  impossible,  caria  Fabrique 
y  avait  introduit  un  système  d'espionnage  qui  para- 
lysait toutes  les  conversations  libres.  11  ne  restait 
donc,  en  dehors  de  l'Alliance,  qu'un  seul  moyen  de 
rencontrer  les  ouvriers  en  bâtiment  :  c'était  d'aller 
les  chercher  dans  leurs  ateliers  ;  mais,  outre  que  ce 
moyen  était  trop  difficile  et  eût  nécessité  une 
immense  perte  de  temps,  il  était  encore  dangereux 
àcepoini  de  vue,  qu'ils  auraient  pu  rencontrer  dans 
les  ateliers  des  agents  gagnés  par  la  Fabrique  et 
eussent  été  |  37  accusés  plus  que  jamais  d'intrigues. 
Robin  et  Perron  avaient  donc  préféré  de  s'en 
reposer,  pour  tout  ce  qui  avait  rapport  à  la  propa- 
gande individuelle  parmi  les  ouvriers  en  bâtiment, 
sur  Brosset.  Mais  Perron,  au  moins,  aurait  dû  con- 
naître Brosset.  C'est  un  homme  qui,  malgré  ses 
instincts  et  son  apparence  et  son  éloquence  de  tri- 
bun populaire,  est  l'homme  le  plus  vaniteusement 
personnel,  le  plus  changeant  et  le  plus  défiant  qu'il 
y  ait  au  monde.  Il  peut  devenir  un  instrument 
magnifique  pour  un  moment  et  dans  des  circon- 
stances données,  mais  il  est  impossible  de  se  reposer 


RAPPORT   SUR    L  ALLIANCE  25I 

sur  lui  pour  une  action  continue.  Encore  tant  que 
sa  femme  vivait,  cela  allait.  Ce'tait  un  cœur  fort, 
une  amie  constante  ;  elle  e'tait  son  bon  génie  inspi- 
rateur. Mais  après  la  mort  de  sa  femme,  Brosset  a 
perdu  la  moitié  de  sa  valeur  sociale.  (Tout  cela  est 
pour  les  amis  intimes,  et  j'espère  que  ceux  qui  liront 
ces  lignes  —  même  M.  Perron  que  je  n'ai  plus 
l'honneur  de  compter  parmi  mes  amis,  s'il  les  lit  — 
n'iront  pas  le  raconter  à  Brosset.) 

Enfin  l'action  et  la  propagande  individuelle  de 
Robin  et  de  Perron,  infatués  exclusivement  de  leur 
chère  publicité  et  de  leur  propagande  à  grands 
coups  de  tambours  et  à  petites  médailles  ('),  étaient 
nulles,  et  à  cause  de  cela  même  leur  propagande 
publique,  tant  par  le  journal  que  dans  les  assem- 
blées populaires,  était  condamnée  d'avance  à  un 
fiasco  complet  (-). 

I  gg    CAMPAGNE    DÉSASTREUSE     DE    PERRON    ET   DE    ROBIN 

Automne  et  hiver  i86g-i87o. 
{Pour  les  très  intimes  amis.) 

Chaque  maître  d'armes  un  peu  célèbre  possède  le 
secret  de  quelque  botte  mortelle,  qu'il  a  bien  garde 
de  révéler  à  personne  et  à  l'aide  de  laquelle  il  est  à 
peu  près  sûr  de  coucher  son  adversaire. 

Depuis  longtemps  j'avais  acquis  la  certitude  que 
Perron    croyait    être     en    possession    d'une    botte 

(i)  Voir  la  note  i  de  la  p«ge  256. 

(2)  Au  bas  de  ce  feuillet,  Bakounine  a  écrit  :  «  Fin  demain  », 


252  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

pareille,  capable  de  coucher  bas  l'intrigue  réaction- 
naire et  de  le  rendre  maître  du  terrain  politique 
dans  l'Internationale  de  Genève.  Déjà  à  la  fin  du 
printemps  de  i86g,  il  m'avait  dit  :  «  Veux-tu  me 
laisser  la  direction  exclusive,  absolue,  de  notre  pro- 
pagande et  de  notre  action  dans  l'Internationale  de 
Genève?  et  je  te  réponds  que  d'ici  à  peu  de  temps 
nous  aurons  triomphé  de  tous  nos  adversaires,  nous 
serons  les  maîtres  ».  A  cela  je  lui  avais  répondu  que 
je  ne  demandais  pas  mieux  que  de  me  rendre  à  ses 
conseils,  de  suivre  même  sa  direction  aussitôt  que 
je  serais  convaincu  qu'elle  était  la  bonne  ;  mais  que, 
pour  cela,  il  était  nécessaire  qu'il  m'exposât  d'abord 
son  plan  d'action,  de  défense  et  d'attaque,  et  qu'il 
me  persuadât  de  la  bonté  de  ce  plan.  «  Non,  me 
me  répondit-il,  laisse-moi  faire,  ne  te  mêle  de  rien  ; 
à  cette  seule  condition  je  prends  la  responsabilité  du 
succès.  »  C'est-à-dire  qu'il  ne  |  gg  demandait  rien  de 
moins  qu'une  dictature  absolue  pour  lui-même,  et 
de  ma  part  une  soumission  aveugle,  plus  que  cela, 
une  annihilation  complète.  C'était  trop  demander, 
n'est-ce  pas  ?  Trop  de  la  part  de  Perron  surtout,  qui, 
bien  que  doué  de  qualités  estimables,  n'avait  encore 
prouvé  par  aucun  acte  qu'il  eût  la  capacité  et  la 
volonté,  la  puissance  et  la  clarté  d'esprit  nécessaires 
pour  mener  dictatorialement  quelque  affaire  sérieuse 
que  ce  fût;  trop  vis-à-vis  de  moi,  qu'il  n'avait  point 
le  droit  de  considérer  comme  un  premier  venu 
pourtant. 
J'avais  alors  beaucoup,  beaucoup  d'amitié  pour 


RAPPORT    SUR   L  ALLIANCE  253 

Perron  et  beaucoup  de  confiance,  confiance  qui  à 
cette  époque  commençait  de'jà  à  s'ébranler  toutefois, 
tant  ses  incertitudes,  ses  caprices,  ses  changements 
d'un  jour  à  l'autre,  ses  négligences,  ses  oublis,  ses 
élans  d'exaltation    passionnée  suivis  presque  tou- 
jours d'incroyables  abattements  de  cœur  et  d'esprit 
et  d'une  indifférence  évidente,  me  paraissaient  sin- 
guliers. Ce  n'était  évidemment  pas  la  nature  d'un 
homme   de   pensée   fixe   et  d'action    persévérante, 
c'était  plutôt  celle  d'un  homme  sentimental,  d'un 
poète.  Il  n'avait  pas  la  trempe  d'un  dictateur,  et  s'il 
se  croyait,  à  ce  moment,  capable  de  remplir  ce  rôle, 
il  était  évident  qu'il  se  faisait  illusion  sur  lui-même. 
Sans  me  fâcher,  je  lui  rappelai  tout  doucement 
qu'il  ne  pouvait  être  question  de  dictature   entre 
nous,   que  notre  loi  c'était  l'action  collective.  (Et 
maintenant  que  les  amis  des  Montagnes  me  con- 
naissent  un  peu,   je   fais   appel   à  leur   jugement. 
I90  Ont-ils  trouvé  en  moi  l'ombre  de  tendances  dic- 
tatoriales ?  Vivement  et  profondément   convaincu, 
quand  je  suis  parmi  les  amis  je  leur  expose  et   au 
besoin  je  défends  vivement  mes  convictions.  Mais 
est-ce  que  j'ai  jamais  voulu  les  imposer,  et,  lorsque 
la  majorité   avait  décidé  autrement,  ne  me  suis-je 
pas  toujours  soumis  à  son  vote  ?  Mes  amis  des  Mon- 
tagnes se  sont  convaincus,  j'espère,  que  chez  moi  la 
foi,   je  dirai  presque  exclusive,  fanatique,   dans  la 
pensée,  dans  la  volonté  et  dans  l'action  collectives 
est  très  sérieuse.)  A  toutes  mes  remontrances  Per- 
ron répondit  :  «  Ou  bien,  tu  me  laisseras  faire  tout 

15 


254  RAPPORT    SUR    l'alLIANCE 

seul,  ou  bien  Je  ne  ferai  rien  du  tout».  Je  ne  pus 
naturellement  consentir  à  un  tel  pacte  ;  et  réellement 
depuis,  à  l'exception  de  quelques  très  rares  mo- 
ments, où  il  vint  nous  donner  un  très  utile  coup 
d'épaule,  il  ne  fit  presque  rien. 

A  la  veille  de  mon  départ  pour  Locarno,  il  était 
rayonnant  ;  il  était  visiblement  satisfait.  Il  allait 
pouvoir  enfin  essayer,  sans  aucun  empêchement 
de  ma  part,  sa  botte  savante  et  mortelle.  Il  avait 
adopté  comme  compagnon,  comme  conseiller  et 
comme  aide,  comme  aller  ego,  Robin,  avec  lequel 
il  paraissait  s'entendre  tout  à  fait. 

J'avais  abandonné  la  rédaction  du  journal  V Ega- 
lité l'avant-veille  de  mon  départ  pour  le  Congrès  de 
Baie.  J'avais  formellement  déposé  ma  démission 
dans  le  comité  de  rédaction,  me  proposant  de  partir 
pour  le  Tessin  immédiatement  après  le  Congrès, 
sauf  à  rester  seulement  |  gj  quelques  jours  à  Genève. 
Je  restai  beaucoup  plus  longtemps  que  je  ne  me 
l'étais  proposé;  mais,  occupé  de  tout  autres  affaires, 
je  ne  me  mêlai  plus  du  tout  ni  du  journal,  ni  des 
séances  de  l'Internationale  de  Genève. 

A  mon  retour  de  Bâle,  Perron  m'avait  demandé  : 
«  As-tu  encore  quelque  chose  à  dire  dans  le  jour- 
nal ?  Si  tu  le  veux,  fais-le  pour  achever  ton  œuvre.  » 
Je  lui  répondis  que,  pour  mon  compte,  à  présent, 
je  n'avais  rien  à  ajouter  aux  idées  que  j'avais  déve- 
loppées dans  le  journal,  et  que  je  n'écrirais  rien. 
«  C'est  bien,  me  répondit-il;  tu  as  rempli  ta  mis- 
sion, maintenant  la  nôtre  commence.  Tu  as  déve- 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  2^5 

loppé  les  principales  idées,  maintenant  il  s'agit  de 
les  faire  entrer  dans  la  conviction  de  tout  le  monde, 
de  les  faire  aimer,  les  faire  accepter  par  tout  le 
monde.  Pour  arriver  à  ce  but,  Robin  et  moi,  nous 
avons  décidé  de  changer  de  système.  11  faut  mainte- 
nant apaiser,  calmer  les  passions.  Pour  cela  il  faut 
baisser  de  ton,  prendre  un  langage  plus  conciliateur, 
et  dans  le  journal,  aussi  bien  que  dans  les  assem- 
blées de  l'Internationale,  faire  la  paix  avec  tout  le 
monde.  » 

Je  lui  répondis  que  je  ne  croyais  pas  beaucoup  à 
cette  paix,  mais  que  peut-être  ils  avaient  raison,  et 
que,  dans  tous  les  cas,  sans  beaucoup  espérer,  je 
leur  désirais  sincèrement  à  tous  les  deux  le  plus 
grand  succès. 

I92  Puisqu'ils  voulaient  faire  la  paix,  et  qu'il  n'y 
avait  eu  de  guerre  qu'avec  la  Fabrique,  il  était  évi- 
dent que  Perron  et  Robin  espéraient  pouvoir  se 
réconcilier  avec  la  Fabrique,  sans  pourtant  lui  faire 
aucune  concession  de  principe,  chose  dont  ni  Per- 
ron ni  Robin  n'eussent  été  capables.  La  fameuse 
botte  de  Perron  consistait  donc  en  ceci  :  Rendre  la 
propriété  collective,  l'abolition  de  l'Etat  et  du  droit 
juridique,  choses  si  amères  pour  la  conscience  des 
bourgeois,  —  les  rendre  si  douces,  si  sucrées,  si 
agréables  au  goût,  que  la  Fabrique,  malgré  qu'elle 
soit  bourgeoise  de  la  tête  aux  pieds,  pût  les  avaler  et 
s'y  convertir  sans  s'en  douter. 

Perron  et  Robin  s'étaient  donc  imaginé  que  ce 
qui  nous  séparait  de  la  Fabrique  n'était  qu'une  dif- 


256  RAPPORT    SUR    l'alliance 

férence  de  théories,  et  ils  ne  s'apercevaient  pas  de 
l'abîme  qui  nous  séparait  en  pratique.  Ils  ne  tenaient 
aucun  compte  de  l'ambition  ni  des  intérêts  des  me- 
neurs de  la  coterie  genevoise,  ni  de  l'alliance  étroite 
qui  s'était  déjà  établie  entre  les  bourgeois  radicaux 
et  les  ouvriers-bourgeois  de  Genève,  ni  enfin  de 
l'antique  et  puissante  organisation  des  sections  de  la 
Fabrique  fondues  complètement  dans  le  moule 
étroit  du  patriotisme  et  de  la  vanité  genevoise. 

Infatués  de  publicité,  comme  je  l'ai  déjà  dit  plus 
haut,  dédaignant  la  propagande  individuelle  qui 
répugnait  peut-être  à  leur  intelligence  doctrinaire 
et  légèrement  dédaigneuse,  comme  uniques  instru- 
ments d'action  ils  employèrent  le  journal  et  les 
assemblées  générales  qui  devaient  se  réunir  une  fois 
par  semaine  au  Temple-Unique.  J'allais  oublier  les 
médailles  et  les  feuilles  volantes  ('). 

I93  Ces  armes  en  mains,  ils  ouvrirent  leur  nou- 
velle campagne,  qui  s'annonça  d'abord  sous  des 
auspices  extrêmement  favorables.  La  Fabrique,  heu- 
reuse de  s'être  défaite  de  moi,  leur  sourit.  A  un 
a  change  banal  »  (-),  festin  de  réconciliation  frater- 
nelle, les  deux  partis  opposés  s'étaient  rencontrés. 

(')  Robin  avait  imaginé  de  faire  fabriquer  des  médailles  de 
propagande  dites  «  de  l'Internationale  »,  qui,  frappées  en  alu- 
minium, pourraient  être  vendues  à  un  prix  infime;  il  avait 
fait  aussi  imprimer  des  petites  proclamations,  gommées  au 
verso,  «papillons» de  propagande  destinés  à  être  collés  partout. 

(')  On  appelait  «change  banal  »,  à  Genève,  une  agape  dans 
laquelle  on  buvait  et  mangeait  en  commun.  Le  cliange  banal 
dont  parle  Bakounine  eut  lieu  au  Temple-Unique  le  27  no- 
vembre 1869. 


RAPPORT   SUR    L  ALLIANCE  257 

Brosset,  Robin,  Perron  y  furent  invités  et  fêtés.  Ou- 
tine,  encore  innocent  et  aimable,  indécis  sur  le 
parti  qu'il  devait  embrasser,  pour  s'en  faire  un  petit 
piédestal,  commençait  à  percer.  Grosselin  but  à  la 
santé  du  comité  de  rédaction  de  V Egalité^  déclarant 
que  ce  journal  était  devenu  maintenant  le  digne  or- 
gane de  l'Internationale.  Le  baiser  Lamourette  était 
donné.  Outine  attendri  prononça  je  ne  sais  quel 
discours.  Perron  et  Robin  l'avaient  accepté  entiers, 
comme  une  sorte  d'aide  précieux,  tant  dans  le  jour- 
nal que  dans  les  assemblées  générales.  Nouveau 
Messie  monté  sur  leurs  épaules,  il  faisait  son  entrée 
triomphante  dans  la  nouvelle  Jérusalem  de  Genève. 

Et  pourtant,  à  la  veille  et  le  jour  même  de  mon 
départ,  j'avais  supplié  Perron  et  Robin  de  se  bien 
garder  de  ce  petit  Juif  intrigant.  Moi  qui  le  connais- 
sais, je  savais  ce  qu'il  voulait.  Perron  me  répondit 
que  «  j'étais  toujours  comme  cela,  m'occupant  tou- 
jours des  personnes  au  lieu  des  principes  ».  Je 
haussai  les  épaules  et  me  tus.  Je  ne  fus  pas  le  seul  à 
les  prévenir  contre  Outine.  Jouk  m'a  dit  que  lui 
aussi  il  avait,  à  beaucoup  de  reprises  différentes, 
conseillé  jg^  à  Perron  de  ne  point  se  fier  à  ce  mon- 
sieur, mais  que  Perron  l'avait  rebuté  comme  il 
m'avait  rebuté.  Je  voudrais  savoir  ce  que  Perron 
en  pense  maintenant  :  qui  de  nous  avait  raison,  lui 
ou  nous? 

Les  assemblées  générales,  sur  lesquelles  Perron 
et  Robin  avaient  compté  surtout,  trompèrent  leur 
attente.  Elles  réunissaient  rarement  plus  de  cin- 


258  RAPPORT    SUR    l'alliance 

quante  personnes,  dont  la  moitié  au  moins  ne  venait 
que  par  hasard,  non  pour  l'assemblée,  mais  par 
habitude,  pour  la  chopine,  pour  le  Cercle.  Quant  à 
la  trentaine  d'auditeurs  attentifs,  c'étaient  toujours 
les  mêmes.  On  débattait  toute  sorte  de  questions 
plus  ou  moins  historiques  ou  lointaines,  excepté 
celles  qui  touchaient  réellement  à  la  situation  et  à 
l'organisation  de  l'Internationale  de  Genève  : 
celles-là  étaient  des  questions  brûlantes,  délicates, 
réservées  au  huis-clos  gouvernemental  des  comités 
et  de  l'oligarchie  genevoise.  Le  reste  intéressait  fort 
peu  l'auditoire,  de  sorte  que  le  nombre  des  audi- 
teurs diminuait  d'une  manière  sensible.  Du  reste, 
ces  assemblées  avaient  leur  utilité  :  Outine,  pro- 
tégé par  Perron  et  Robin,  s'y  formait  à  l'art  ora- 
toire, et  préparait  sa  petite  place  dans  l'Internatio- 
nale. 

Les  médailles  et  les  feuilles  volantes  eussent  été 
un  moyen  très  utile  à  côté  d'autres  moyens  plus 
efficaces,  plus  sérieux.  Mais  seules,  elles  restèrent 
ce  qu'elles  étaient,  une  occupation  innocente. 

Restait  le  journal.  Les  premiers  numéros  furent 
Igg  assez  innocents.  C'était  commandé  par  la  pru- 
dence. Il  fallait  changer  de  front  sans  que  cela  pa- 
rût. Mais  à  moins  de  s'anéantir  et  de  trahir  sa  mis- 
sion, le  journal  ne  pouvait  persister  longtemps 
dans  cet  état  d'innocence.  Et  voilà  que  ces  choses 
terribles  :  la  propriété  collective,  l'abolition  de 
l'Etat  et  du  droit  juridique,  l'irréligion,  l'athéisme, 
l'abîme  social  séparant  la  bourgeoisie  du  proléta- 


RAPPORT   SUR   l'alliance  259 

riat,  la  guerre  de'claréeà  toute  politique  bourgeoise, 
recommencèrent  à  y  montrer  leurs  oreilles  ;  et  à 
mesure  qu'elles  reparaissaient,  se  souleva  aussi 
l'orage  que  ces  questions  doivent  produire  infailli- 
blement et  toujours  dans  les  consciences  bour- 
geoises. Washry  et  Paillard,  les  deux  représentants 
de  la  re'action  dans  la  re'daction  du  journal,  soute- 
nus par  la  Fabrique,  recommencèrent  toujours  plus 
haut  leurs  protestations  e'ioquentes  ;  et  comme 
Robin  est  excessivement  nerveux  et  peu  endurant, 
la  guerre  recommença  de  plus  belle,  —  et  la  fa- 
meuse botte  se  montra  impuissante  à  terrasser  l'en- 
nemi. 

Perron,  dans  toute  cette  campagne,  se  montra  un 
fort  mauvais  calculateur.  Il  avait  de'daigné  la  pro- 
pagande et  l'organisation  des  ouvriers  en  bâtiment, 
et  il  s'e'tait  propose'  comme  but  principal  de  conver- 
tir la  Fabrique,  comme  si  la  Fabrique  de  Genève 
était  si  facile  à  convertir.  Je  ne  dis  pas  qu'elle  soit 
absolument  inconvertissable.  Les  ouvriers  des 
Montagnes  sont  également  des  ouvriers  horlogers. 
Ils  gagnent  autant  que  les  ouvriers  de  Genève,  ce 
qui  ne  les  a  pourtant  pas  empêchés  d'adopter  nos 
principes,  tous  nos  principes,  d'esprit  et  de  cœur, 
avec  beaucoup  de  passion.  Il  est  vrai  que  les  ou- 
vriers des  Montagnes  n'ont  pas  été  organisés  de 
longue  main  dans  un  f^  esprit  de  patriotisme  étroit 
et  de  civisme  vaniteux  comme  le  sont  les  ouvriers 
de  Genève.  Tout  de  même  j'admets  qu'à  force  de 
propagande  individuelle  persévérante  on  pouvait  et 


26o  RAPPORT    SUR    l'aLLIANCE 

on  peut,  assez  lentement  il  est  vrai  modifier  l'esprit 
et  les  sentiments  de  la  Fabrique.  Pour  cela  il  aurait 
fallu  commencer  par  chercher  dans  toutes  les  sec- 
tions de  la  Fabrique  les  esprits  et  les  cœurs  les  plus 
avancés,  et,  après  les  avoir  trouvés,  il  aurait  fallu 
les  cultiver  spécialement,  se  lier  avec  eux,  les  ren- 
contrer souvent  et  ne  point  les  abandonner  jusqu'à 
ce  qu'on  les  eût  réellement  amenés  à  partager  aussi 
ces  principes.  Mais  c'est  un  travail  lent,  difficile, 
exigeant  beaucoup  de  persévérance  et  de  patience, 
—  qualités  qui  font  malheureusement  défaut  à  Per^ 
ton  aussi  bien  qu'à  Robin  ;  de  sorte  qu'on  peut 
dire  qu'ils  n'ont  fait  avancer  d'aucun  pas  les  convic- 
tions socialistes  et  révolutionnaires  de  la  Fabrique. 
Ils  avaient  dédaigné  et  délaissé  les  ouvriers  en 
bâtiment,  et  ils  n'avaient  point  gagné  ceux  de  la  Fa- 
brique, de  sorte  qu'alors  qu'ils  s'imaginaient  avoir 
pour  eux  presque  toute  l'Internationale  de  Genève, 
bâtiments  et  Fabrique,  ils  n'avaient  en  réalité  per- 
sonne, pas  même  Outine,  leur  protégé  et  en  quelque 
sorte  leur  fils  adoptif.  Ils  s'imaginaient  avoir  un 
terrain  si  solide  sous  leurs  pieds  qu'ils  se  crurent 
assez  forts  tous  les  deux  pour  commencer  une 
guerre  contre  Londres.  Vous  rappelez-vous  cette 
fameuse  protestation  contre  la  ligne  de  conduite  et 
contre  les  préoccupations  exclusivement  anglaises 
du  Conseil  général,  qui  avai|:  été  rédigée  par  Robin 
et  I  97  par  Perron  et  qu'ils  avaient  envoyée  à  l'accep- 
tation des  Montagnes,  de  l'Italie,  de  l'Espagne?  Elle 
me  fut  également  envoyée.  Y  trouvant  leur  nom  et 


RAPPORT    SUR    l'alliance  201 

le  nom  de  Guillaume,  je  la  signai  pour  ne  point  me 
séparer  de  mes  amis,  et  pour  ne  point  décliner  la 
solidarité  qui  me  liait  à  eux;  mais,  tout  en  la  si- 
gnant, j'écrivis  à  Guillaume  tout  ce  que  j'en  pen- 
sais. C'était,  selon  moi,  une  protestation  injuste 
d'un  côté,  et  de  l'autre  impolitique  et  absurde.  Ce 
fut' bien  heureux  pour  nous  que  cette  protestation, 
déjà  signée  par  les  Espagnols  et  les  Italiens,  ait  été 
enterrée.  Car  si  elle  avait  vu  le  jour,  ce  serait  alors 
qu'on  aurait  crié  contre  nous  et  qu'on  nous  aurait 
accusés  d'intrigues  (*). 


(1)  On  me  permettra,  pour  faciliter  l'intelligence  de  cet  ali- 
néa, de  reproduire  un  passage  de  L'Internationale,  Documents 
et  Souvenirs  (tome  !«•■,  p.  269},  où  j'ai  parlé  de  l'incident  que 
rappelle  ici  Bakounine  : 

«  Au  moment  où  le  Conseil  général  adressait  aux  divers 
comités,  le  16  janvier  1870,  sa  Communication  privée  dn  !•■■  jan- 
vier, Robin  et  Perron,  de  leur  côté,  dans  leur  zèle  intempes- 
tif, prenaient  l'initiative  d'une  démarche  encore  plus  mala- 
droite que  ne  l'avaient  été  les  articles  de  VEgalité  [articles  où 
Robin  avait  taquiné  le  Conseil  général].  Ils  rédigèrent  —  ou 
plutôt  Robin  rédigea,  car  je  crois  qu'il  fut  seul  à  tenir  la 
plume  —  une  sorte  de  pétition  au  Conseil  général,  qu'ils 
eurent  l'idée  de  faire  signer  à  un  certain  nombre  de  membres 
de  l'Internationale,  délégués  au  Congrès  de  Bâle,  pour  l'en- 
voyer ensuite  à  Londres.  Je  ne  me  rappelle  pas  dans  quels 
termes  cette  pièce  était  conçue.  Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est 
qu'ils  me  la  communiquèrent  en  me  demandant  ma  signa- 
ture, que  j'eus  la  faiblesse  de  leur  donner.  Us  la  communi- 
quèrent également,  entre  autres,  à  Sentinon  à  Barcelone  et  à 
Bakounine  à  Locarno.  Bakounine  et  Sentinon  signèrent,  et  ce 
dernier  envoya  ensuite  le  document  à  Varlin,  à  Paris.  On  lit  à 
ce  sujet  ce  qui  suit,  dans  l'acte  d'accusation  contre  les  trente- 
huit  membres  de  l'Internationale  parisienne  inculpés  d'avoir 
fait  partie  d'une  société  secrète  (audience  du  2i  juin  1870  de 
la  6«  Chambre  du  tribunal  correctionnel  de  Paris)  :  «  Senti- 
ce  non,  de  Barcelone  (Espagne),  l'un  des  délégués  au  Congrès 
«  de  Bâle,  transmet  à  Varlin,  le   !•■■  février,  une  pièce  qu'il  a 

i5. 


262  RAPPORT    SUR    l'alliance 

Une  autre  preuve  de  Taveuglement  dans  lequel 
Perron  et  Robin  se  trouvaient  par  rapport  à  leur 
propre  situation,  à  leur  force  réelle,  ce  fut  la  ma- 
nière dont  ils  déclarèrent  la  guerre  à  Waehry^  Chose 
encore  inusitée  dans  l'Internationale,  ils  posèrent 
une  question  personnelle  :  «  Ou  lui  ou  nous  ;  ou 
bien  il  sortira  de  la  rédaction,  ou  nous  n'y  resterons 
plus  »  (').   Ils  s'étaient  trompés  sur  deux  points. 


«  reçue  de  Genève,  et  qu'il  prie  ce  dernier  de  renvoyer,  après 
«  qu'elle  aura  été  signée  par  les  membres  de  l'Internationale 
«  à  Paris,  à  Richard,  qui  la  fera  lui-même  parvenir  à  Genève. 
«  C'est  une  pétition  au  Conseil  général  pour  obtenir  qu'il  res- 
te serre  ses  liens  avec  l'Association  par  des  communications 
«  fréquentes  et  régulières  -a  [Troisième  procès  de  l'Internatio- 
nale à  Paris,  p.  42).  Dans  la  lettre  qu'il  écrivait  à  Varlin,  en 
lui  envoyant  ce  document,  Sentinou  disait  :  «  A  vous,  qui 
«  suivez  sans  nul  doute  le  mouvement  actuel  de  la  France, 
«  ferons-nous  encore  remarquer  que  les  événements  les  plus 
<i  graves  peuvent  surgir  d'un  jour  à  Tautre,  et  qu'il  est  extrê- 
«  mement  funeste  que  le  Conseil  général  ne  soit  pas  depuis 
«  longtemps  en  correspondance  active  avec  ceux  qui  se  trou- 
«  veront  à  la  tête  du  mouvement  révolutionnaire?  »  (IbiJ., 
p.  43).  Je  crois  me  souvenir  que  Varlin  adressa  —  comme 
Bakounine  m'en  avait  adressé  à  moi-même  —  des  observations 
à  Robin  sur  l'inopportunité  de  la  démarche  proposée,  obser- 
vations à  la  suite  desquelles  les  auteurs  de  la  pétition  renon- 
cèrent à  la  faire  parvenir  à  Londres.  » 

On  voit,  par  la  façon  dont  Bakounine  s'exprime  (a  Ce 
fut  bien  heureux  pour  nous  que  cette  protestation  ait  été 
enterrée,  car,  si  elle  avait  vu  le  jour,  c'est  alors  qu'on  aurait 
crié  contre  nous  »),  qu'il  ignorait,  à  ce  moment,  que  la  «  pé- 
tition >»  avait  été  envoyée  à  Paris  par  Sentinon,  que  la  lettre 
de  Sentinon  à  Varlin  avait  été  lue  au  procès  de  juin  1870) 
puis  publiée  dans  le  volume  édité  par  Le  Chevalier,  et  que 
par  conséquent  Marx  avait  pu  avoir  connaissance  de  la  dé- 
marche tentée    par  Robin  et  Perron. 

(i)  Voici  comment  Robin  a  raconté  lui-même  (dans  un 
Mémoire  justificatif  véà'igé  en  1872)  cet  incident  Waehry,  qui 
eut  pour  résultat  de  faire  tomber  V Egalité  entre   les  mains 


RAPPORT   SUR   l'alliance  263 

D'abord  ils  avaient  pensé  qu'eux  sortant  de  la  ré- 
daction, il  ne  se  trouverait  personne  pour  faire  le 
journal;  ils  avaient  compté  sans  la  vanité  de  Washry 
et  sans  l'intrigue  d'Outine.  Wgehry,  soutenu  par  la 
sottise  de  la  Fabrique,  fut  heureux  d'imprimer  toutes 
ses  tartines,  ordinairement  repoussées  par  les  deux 
premières  rédactions.  Et  Outine,  le  petit  serpent 
réchauffé  dans  leur  sein,  n'aspirait  qu'au  moment 
où,  armé  de  sa  blague  formidable,  de  son  front  d'ai- 
rain, et  de  ses  quinze  mille  francs  de  rente,  il  pour- 
rait recueillir  leur  |  93  héritage.  Ils  s'étaient  ima- 
giné, d'un  autre  côté,  que  l'immense  majorité  de 
l'Internationale  de  Genève  était  pour  eux,  —  et  il 
ne  se  trouva  personne  pour  les  appuyer.  De  sorte 

d'Outine:  «  La  guerre  éclata  à  propos  d'une  note  sur  la  biblio- 
thèque tenue  fermée  depuis  trois  mois  et  demi  sous  prétexte 
de  réparations  qu'on  n'y  faisait  pas.  Un  pauvre  homme 
(Washry),  aigri  par  une  maladie  cruelle,  qui  faisait  à  la  fois 
partie  de  la  commission  de  la  bibliothèque  et  du  Conseil  de 
rédaction,  vint  à  ce  dernier  nous  insulter  de  façon  que  nous 
dûmes  le  mettre  en  demeure  de  donner  sa  démission  sousm.enace 
de  donner  la  nôtre  en  masse.  Il  refusa,  nous  nous  retirâmes.  » 
Sept  membres  du  Comité  de  rédaction  de  VEgalité,  sur  neuf, 
donnèrent  leur  démission  par  une  lettre  du  3  janvier  1870.  Le 
Comité  fédéral  romand,  enchanté,  accepta  la  démission  et 
annonça  aux  Sections  romandes  (circulaire  du  5  janvier  1870) 
qu'il  avait  «  pris  les  mesures  nécessaires  pour  aider  dans  leur 
tâche  les  membres  restants  de  la  rédaction,  afin  que  notre 
journal  ne  subisse  aucune  interruption  jusqu'au  Congrès 
romand  du  mois  d'avril  ».  Les  membres  restants  étaient  Waehry 
et  F,  Paillard;  le  Comité  fédéral  leur  adjoignit  Outine  et 
J.-Ph.  Becker  ;  ce  dernier,  la  veille  encore  chaud  ami  de  Robin 
et  de  Perron,  se  transforma  du  jour  au  lendemain  en  leur 
adversaire  acharné  :  il  avait  reçu  des  instructions  de  Londres. 
On  trouve  tous  les  détails  de  cette  histoire  à  la  fois  lamentable 
et  risible  dans  L'Internationale,  Documents  et  Souvenirs,  t.  !«', 
pages  248-252,  269-271. 


264  RAPPORT    SUR    l'alliance 

que  lorsque,  réalisant  leurs  menaces,  ils  partirent, 
personne  ne  les  retint  et  personne  ne  pleura. 

Enfin,  leur  dernier  fiasco  fut  celui  de  leur  plan 
combiné  avec  l'ami  James  pour  le  transfert  du 
Comité  fédéral,  et  de  la  rédaction  du  journal  surtout, 
dans  les  Montagnes.  Ce  projet  fut  si  bien  tenu 
secret,  que  le  lendemain  même  il  fut  ébruité  à  Ge- 
nève (*);    et  ce  fut  là  la  première  et  la  principale 


(i)  Il  semblerait,  à  lire  ce  passage  de  Bakounine,  qu'entre 
Robin,  Perron  et  moi,  et  d'autres  amis  encore,  un  plan  eût  été 
formé,  qui  eût  dû  rester  un  secret,  mais  qui  aurait  été  mala- 
droitement ébruité  par  une  indiscrétion.  En  réalité,  il  n'y  eut 
absolument  aucun  mystère  dans  notre  projet  de  soustraire 
VEgalité  aux  mains  d'Outine,  qui  s'était  emparé  de  la  rédac- 
tion par  un  escamotage;  nous  annonçâmes  publiquement  que 
nous  demanderions  au  Congrès  des  Sections  romandes  de  dé- 
cider que  le  journal  ne  resterait  pas  à  Genève.  Voici  ce  qu'on 
lit  à  ce  sujet  dans  le  Mémoire  de  la  Fédération  jurassienne, 
p.  98  :  «  Dès  ce  moment  [janvier  1870],  l'idée  tut  mise  en  dis- 
cussion, dans  les  sections  des  Montagnes,  de  proposer  au  Con- 
grès romand,  qui  devait  avoir  lieu  en  avril,  de  transférer  le 
journal  dans  une  autre  ville  que  Genève,  afin  de  le  soustraire 
à  la  pernicieuse  influence  d'un  milieu  réactionnaire.  Le  Con- 
grès devait  aussi  élire  le  nouveau  Comité  fédéral  romand  ;  nul 
parmi  nous,  dès  avant  ces  événements,  n'avait  songé  à  le  laisser 
deux  ans  de  suite  à  Genève,  étant  décidés  par  principe  à  le 
transporter  chaque  année  dans  une  localité  différente  :  toute 
la  question  était  de  savoir  quelle  ville,  après  Genève,  se  trou- 
verait la  mieux  placée  pour  devenir,  pendant  l'année  1870-1 871, 
le  siège  du  Comité  fédéral  ;  et  l'on  hésitait  entre  le  Locle  et  la 
Chaux-de-Fonds.  Ces  pourparlers  au  sujet  ds  propositions  à 
faire  au  Congrès  romand,  parfaitement  légitimes  et  dont  per- 
sonne n'avait  songea  faire  un  mystère,  furent  représentés  plus 
tard  parles  dissidents  genevois  comme  une  conspiration;  ils 
nous  reprochèrent  comme  un  crime  d'avoir  osé  nourrir  la 
pensée  de  transférer,  ainsi  que  le  voulait  l'esprit  des  statuts, 
le  journal  et  le  Comité  fédéral  dans  une  autre  ville.  » —  Bakou- 
nine, qui  se  trouvait  à  Locarno  depuis  novembre  1869,  ne  fut 
que    très    imparfaitement   renseigné    sur   ce    qui    se    passa  à 


RAPPORT    SUR    l'alliance  265 

cause  de  l'immense  orage  qui  devait  éclater  plus 
tard  à  la  Chaux-de-Fonds.  Après  quoi  Robin  partit 
pour  Paris  (*),  et  Perron,  le  fameux  tacticien,  avec 
sa  botte  secrète  et  son  dictatoriat  avorté,  se  retira 
boudeur  sous  sa  tente. 

Outine  remplit  tout  seul  le  grand  vide  que  leur 
retraite  simultanée  avait  produit  dans  l'Interna- 
tionale de  Genève. 


Il  est  maintenant  nécessaire  que  je  dise  quelques 
mots  sur  M.  Outine.  C'est  un  trop  grand  person- 
nage pour  que  je  puisse  le  passer  sous  silence. 

I  99    OUTINE,    LE    MACCHABÉE    ET    LE    ROTHSCHILD 
DE    l'internationale    de    GENÈVE 

Ce  soir,  je  veux  m'amuser.  Je  remets  donc  à  de- 
main la  continuation  de  mon  second  article  contre 
Mazzini  (^),  et  je  m'en  vais  tâcher  de  peindre  le  por- 
trait de  M.  Nicolas  Outine. 

Fils  d'un  très  riche  monopoleur  du  commerce 
d'eau-de-vie,  —  le  commerce  le  plus  sale  et  le  plus 

Genève  et  aux  Montagnes  après  son  départ;  et,  sans  s'en  douter, 
il  se  fait  ici  l'écho  du  langage  tenu  par  nos  adversaires,  la 
coterie  du  Temple-Unique. 

(i)  Au  commencement  de  février  1870. 

(2)  Le  24  août,  Bakounine  m'avait  expédié  les  feuillets  79-98 
du  Rapport  sur  VAlllance.  Le  lendemain  25,  son  calendrier- 
journal  nous  le  montre  commençant  à  écrire  un  «  second  article 
contre  Mazzini  »,  puis  interrompant  le  soir  ce  nouveau  travail 
pour  se  remettre  à  la  rédaction  du  Rapport.  L'idée  d'avoir  à 
tracer  le  portrait  d'Outine  le  mettait  en  verve;  c'est  pourquoi 
il  débute  par  cette  phrase  :  «  Ce  soir,  je  veux  m'amuser  ». 


206  RAPPORT    SUR    l'aLLIANCE 

lucratif  en  Russie,  —  Outine,  est-il  besoin  de  le 
dire,  est  Juif  de  naissance,  et,  qui  pis  est,  Juif  russe. 
Il  en  a  la  figure,  le  tempe'rament,  le  caractère,  les 
manières,  toute  la  nature  nerveuse  à  la  fois  inso- 
lente et  lâche,  vaniteuse  et  mercantile.  Outre  les 
douze  mille  francs  par  an  (*)  que  lui  donne  aujour- 
d'hui son  père,  il  a  encore  hérité  de  lui  et  de  son 
vilain  commerce  —  auquel  dans  son  enfance,  jus- 
qu'à l'âge  de  l'adolescence,  il  avait  pris  une  part 
active  —  le  génie  et  la  tradition  des  sales  tripotages, 
de  l'astuce,  de  l'intrigue.  Il  a  un  front  d'airain  ;  pour 
lui,  mentir  ne  coûte  rien.  Il  est  foncièrement  faux, 
et,  quand  il  croit  avoir  besoin  de  quelqu'un  soit 
pour  sa  vanité,  soit  pour  sa  cupidité,  il  se  fait 
aimable,  cajoleur,  flatteur;  les  gens  qui  ne  s'y  con- 
naissent pas  diraient  le  meilleur  enfant  du  monde. 
On  ne  peut  pas  dire  qu'il  soit  bête;  il  a,  au  con- 
traire, avec  la  passion  du  mensonge,  l'esprit  de  la 
ruse,  toute  la  fourberie  des  exploiteurs  des  fai- 
blesses et  de  la  sottise  du  monde.  Mais  lui  aussi  est 
un  sot  infatué  de  lui-même.  Voilà  sa  faiblesse  prin- 
cipale, son  talon  d'Achille,  l'écueil  contre  lequel  il 
se  brisera  toujours.  Il  crève  d'une  vanité  qui  dé- 
borde I  iQo  st  qui  finit  toujours  par  trahir  sa  véritable 
nature  à  tout  le  monde.  Sa  capacité  intellectuelle 
est  fort  petite.  J'ai  rencontré  peu  d'hommes  dont 
l'esprit  soit  frappé  de  stérilité,  d'impuissance, 
comme  le   sien.  Travailleur  très  assidu,  il  lit  tous 

(i)  Bakounine  a  dit  plus  haut  «  quinze  mil!e  »  ;  plus  loin  il 
dira  «  douze  à  quinze  mille  ». 


RAPPORT   SUR    l'alliance  267 

les  livres  possibles,  mais  il  n'en  a  compris  réelle- 
ment aucun.  Il  est  réellement  incapable  de  concevoir 
une  idée.  Sa  mémoire,  à  force  de  travail  opiniâtre, 
a  retenu  une  masse  de  faits  ;  mais  ces  faits  ne  lui 
disent  absolument  rien,  ils  l'écrasent,  et  ne  font  que 
manifester  davantage  sa  sottise  :  car  il  les  cite  à  tort 
et  à  travers,  et  en  tire  pour  la  plupart  du  temps  des 
conséquences  saugrenues.  Mais  s'il  n'a  point  la 
réelle  conception  des  idées,  il  en  a  toute  la  phrase. 
Il  vit,  il  respire,  il  se  noie  dans  la  phrase.  Et  le  der- 
nier but,  le  dernier  mot  de  cette  phrase,  c'est  lui.  Il 
est  en  éternelle  adoration  devant  lui-même.  Toutes 
ses  idées  et  toutes  ses  convictions,  qu'il  change  à 
volonté  selon  les  besoins  du  moment,  ne  sont  qu'un 
piédestal  pour  rehausser  sa  peiite  personne. 

On  se  demande  comment  un  si  insignifiant  per- 
sonnage a  pu  s'élever  au  rôle  de  dictateur  qu'il  joue 
maintenant  dans  l'Internationale  de  Genève?  Cette 
question  se  résout  simplement.  D'abord  et  avant 
tout,  au  milieu  de  la  misère  générale,  il  est  le  pos- 
sesseur heureux  de  douze  à  quinze  mille  livres  de 
rente;  ajoutez  à  cela  une  ambition  aussi  vaniteuse 
que  passionnée  ;  un  front  d'airain,  une  conscience 
sans  scrupule,  l'indifférence  la  plus  absolue  pour 
tous  les  principes,  et  un  esprit  d'intrigue  des  plus 
I  lui  remarquables.  C'est  une  vraie  nature  de  déma- 
gogue, moins  le  courage  et  l'esprit. 

Grâce  à  la  puissance  de  son  père,  il  a  pu  sauter 
par-dessus  les  examens  du  gymnase,  et  s'est  trouvé 
dans  les  années  i86o-i863  étudiant  de  l'université 


268  RAPPORT    SUR    l'aLLIANCE 

de  Saint-Pétersbourg.  C'était  l'époque  des  grandes 
agitations  politiques  et  socialistes  en  Russie.  Les 
étudiants  des  universités  de  Saint-Pétersbourg,  de 
Moscou,  de  Kazan  s'agitaient  beaucoup.  Il  y  avait 
dans  ces  agitations  juvéniles  un  fond  sérieux,  mais 
aussi  beaucoup  de  vanité  bruyante.  C'était  sérieux 
en  tant  que  cela  donnait  la  main  au  mouvement 
populaire,  à  celui  des  paysans  surtout,  qui  se  trou- 
vaient dans  une  telle  effervescence  sur  toute  l'éten- 
due de  l'empire  que  tout  le  monde,  en  Russie, 
même  le  monde  officiel,  croyait  à  une  révolution 
prochaine. 

Le  mouvement  de  la  jeunesse  de  l'université  de 
Kazan  se  trouvait  en  rapport  positif  avec  le  mouve- 
ment des  paysans.  Quant  aux  étudiants  de  l'univer- 
sité de  Moscou,  et  de  celle  de  Saint-Pétersbourg 
surtout,  ils  firent  de  l'agitation  et  du  bruit  en 
artistes,  pour  s'amuser  et  pour  satisfaire  leur  vanité 
à  bon  marché.  C'était  la  mode  des  conspirations,  et 
on  conspirait  alors  sans  danger.  Le  gouvernement, 
frappé  de  stupeur,  laissait  faire  ;  et  les  jeunes  gens 
conspiraient  en  pleine  rue,  criant  tout  haut  leurs 
plans  révolutionnaires. 

On  peut  s'imaginer  si  M.  Outine  a  dû  s'en  donner. 
C'était  son  règne,  le  règne  de  la  phrase  et  de 
l'héroïsme  à  bon  marché.  Il  se  dit  le  disciple,  l'ami 
de  Tchernychevsky.  |  102  Sous  ce  rapport  je  ne  puis 
rien  dire  de  positif,  car,  excepté  Outine  lui-même, 
personne  ne  m'a  jamais  rien  pu  dire  sur  la  nature 
des  rapports  qui  avaient  pu  exister  entre  Tcherny- 


RAPPORT    SUR    l'alliance  269 

chevsky  et  lui.  Mais  je  suis  sûr  qu'il  ment.  Tcherny- 
chevsky  était  un  homme  trop  intelligent,  trop 
sérieux,  trop  sincère,  pour  avoir  pu  supporter  un 
gamin  faussement  exalté,  phraseur  sans  vergogne, 
et  infatué  de  lui-même,  comme  Outine.  Il  en  sera, 
sans  doute,  de  ses  rapports  avec  Tchernychevsky 
comme  de  ses  prétendus  rapports  amicaux  avec 
Serno-Soloviévitch.  Vous  avez  lu  ou  vous  avez 
entendu  parler  du  discours  qu'il  a  prononcé  à 
l'inauguration  du  monument  élevé  sur  la  tombe  de 
Serno  (^)  :  dans  ce  discours,  Outine  parla  de  leur 
amitié,  de  leur  sympathie  mutuelle,  disant  que 
Serno  avait  encouragé  sa  propagande  russe.  Le  fait 
est  que  Serno  avait  un  dégoût  profond  pour  Outine  ; 
il  ne  parlait  jamais  de  lui  qu'avec  mépris.  «  Si 
quelqu'un  m'a  fait  prendre  le  mot  de  révolution  en 
horreur,  me  disait-il  une  fois,  c'est  Outine.  »  Il  est 
fort  probable  qu'il  en  fut  de  même  avec  Tcherny- 
chevsky. 

Outine  émigra  en  i863,  en  été.  Les  persécutions 
avaient  commencé,  et  ce  n'était  pas  un  homme  à 
affronter  les  dangers.  Il  ne  les  aime  qu'en  idée  et  de 
loin.  Je  le  rencontrai  à  Londres,  dans  la  société 
d'Ogaref,  à  mon  retour  de  Stockholm.  Il  ne  me  plut 
pas  du  tout.  Il  me  parut  très  vaniteux,  très  phraseur, 
voilà  tout. 

Depuis  je  ne  le  vis  plus  pendant  quatre  |  103  ans 

(i)  L'inauguration  de  ce  monument,  au  cimetière  de  Plain» 
palais  (Genève),  eut  lieu  le  26  décembre  1869.  L'Egalité  en  a 
rendu  compte  dans  son  numéro  du  i"  janvier  1870. 


270  RAPPORT    SUR    L'ALLIANCE 

que  je  passai  en  Italie.  Je  le  rencontrai  de  nouveau 
en  1867,  à  Genève,  où  je  m'e'tais  rendu  pour 
prendre  part  au  Congrès  de  la  Paix.  Je  l'avais  si  peu 
remarqué  à  Londres  que,  lorsqu'il  se  présenta  à 
moi,  je  ne  le  reconnus  pas.  Mais  depuis  lors  il 
s'attacha  aux  pans  de  mon  habit.  Dans  ce  Congrès 
j'avais  acquis  une  certaine  popularité:  cela  suffit  à 
Outine  pour  qu'il  voulût  à  toute  force  devenir  mon 
ami.  Il  me  déplut  alors  encore  plus  qu'à  Londres. 
Il  détestait  Herzen,  qui,  malgré  ce  qu'en  pense 
Marx,  n'a  jamais  été  mon  ami  (^),  et  Outine  me 
répéta  à  plusieurs  reprises  :  «  Je  dis  à  tous  ceux  qui 
me  demandent  mon  opinion  :  Je  suis  le  partisan  de 
Bakounine,  non  de  Herzen  ».  Et,  en  effet,  beaucoup 
de  mes  amis  français,  Rey,  Elle  Reclus,  Naquet  et 
d'autres  me  demandèrent  :  «  Qu'est-ce  que  c'est 
donc  que  ce  petit  monsieur  qui  nous  répète  toujours 
qu'il  est  votre  partisan  et  non  celui  de  Herzen  ?  » 

Après  cela  je  le  perdis  de  vue  de  nouveau.  Mais 
depuis  janvier  jusqu'en  octobre  1868  j'eus  l'avantage 
de  le  voir  chaque  jour,  et  j'ai  pu  l'étudier.  Nous  for- 
mions ensemble,  près  de  Vevey,  une  sorte  de  petite 
commune  russe  :  il  y  avait  Joukovsky  et  sa  femme  ; 
M™°  Levachof,  sœur  de  M""''  Joukovsky;  la  prin- 
cesse Obolensky,  Mrouk  (^),  Zagôrski.  Outine  et  sa 
femme  vinrent  compléter  la  société. 


(i)  Bakounine  veut  dire  que  Herzen  n'a  jamais  été  son  ami 
«  politique  »,  conspirant  avec  lui. 

(2)  Le  major  polonais  Valérien  Mroczkowski,  connu  plus 
tard  sous  le  nom  d'Ostroaa. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  27I 

Huit  à  neuf  mois  passés  ensemble,  il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  connaître  à  fond  ce  monsieur.  Le 
re'sultat  de  cette  mutuelle  connaissance  fut  de  ma 
part  un  de'goût  profond,  et  de  la  sienne  une  haine 
inextinguible. 

I  loi  Jouk  m'avait  alors  proposé  de  fonder  un 
journal  russe.  Le  mari  de  M™*  Levachof  avait 
donné  pour  cet  objet  mille  roubles  à  Jouk.  Mais 
]yjme  Levachof,  qui  s'était  prise  d'une  passion  fu- 
rieuse pour  Outine,  voulut  absolument  que  celui- 
ci  prît  part  à  cette  rédaction.  Il  y  avait  incompatibi- 
lité absolue,  non  d'idées,  car  à  proprement  par- 
ler Outine  n'en  avait  aucune,  et  il  disait  que  nous 
devions  accepter  les  principes  que  la  jeunesse  russe 
trouverait  bon  de  nous  infuser,  —  il  y  avait  incom- 
patibilité absolue  d'humeur,  de  tempérament,  de 
but.  Nous  voulions  la  chose,  Outine  ne  cherchait 
que  lui-même.  Je  m'opposai  donc  longtemps  à  toute 
alliance  avec  Outine.  De  guerre  lasse,  je  cédai;  et, 
après  une  courte  épreuve,  comme  l'argent  était  pro- 
prement à  M""*  Levachof,  j'abandonnai  à  Outine 
le  journal  avec  son  titre  (^).  —  Je  ne  finirais  jamais 
si  je  devais  raconter  toutes  les  misérables  et  sales 
intrigues  d'Outine. 

Avant  d'être  entré  dans  l'Association  Interna- 
tionale, j'étais  international.  Outine,  au  contraire, 
se  posait  comme  un  patriote  exclusivement  national, 

(i)  Ce  journal  s'appelait  Narodnoé  Diélo  (La  Cause  du 
Peuple).  Bakounine  n'a  collaboré  qu'au  premier  numéro, 
paru  le  i"  septembre  1868. 


272  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

disant  que  rinternationalitéétait  une  trahison  envers 
la  patrie.  Par  cette  raison  il  ne  voulait  pas  aller  au 
Congrès  de  Berne.  Il  y  alla  pourtant,  et  il  y  joua  le 
rôle  le  plus  ridicule. 

Lorsque  mes  amis  et  moi,  de'cide's  à  sortir  de  la 
Ligue  de  la  Paix  et  de  la  Liberté,  nous  nous  réu- 
nîmes pour  tenir  conseil  sur  la  ligne  que  nous  de- 
vions suivre,  Outine,  sans  être  invité,  se  présenta 
parmi  nous.  Je  le  priai  de  se  retirer  en  lui  disant  que 
nous  voulions  |  105  rester  seuls.  Vous  pouvez  vous 
imaginer  sa  fureur.  Ce  soir  même  nous  fondâmes 
l'Alliance,  et  vous  concevez  qu'il  devait  devenir 
l'ennemi  acharné  de  l'Alliance. 

Après  le  Congrès  de  Berne,  je  me  transportai  à 
Genève,  et  depuis  octobre  1868  jusqu'en  sep- 
tembre 1869  je  ne  le  rencontrai  fortuitement  que 
trois  ou  quatre  fois.  En  été  1869,  dans  deux  procla- 
mations russes,  l'une  signée  de  mon  nom,  traduite 
et  publiée  dans  la  Liberté  (*),  l'autre  anonyme, 
j'attaquai  les  idées  ou  plutôt  les  phrases  ridicules  de 
son  journal  russe,  ce  qui  naturellement  n'augmenta 
pas  son  amitié  pour  moi.  Je  suis  certain  qu'il  n'a 
jamais  détesté  un  homme  plus  qu'il  ne  m'a  détesté. 

Cela  ne  l'empêcha  pas,  pourtant,  lorsque  nous 
nous  rencontrâmes  au  Congrès  de  Baie,  où,  entouré 
de  ses  femmes,  il  était  venu  jouer  le  rôle  de  public, 


(i)  Il  s'agit  de  l'écrit  Qiielques  paroles  à  mes  jeunes  frères  en 
Russie,  publié  en  traduction  française  à  Genève  (en  une  bro- 
chure, mai  1869),  et  ensuite  dans  la  Liberté,  de  Bruxelles,  du 
5  septembre  186g. 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  273 

de  se  dire  publiquement  encore  une  fois  mon  ami. 
Il  me  voyait  assez  influent,  et  cela  lui  imposait  sans 
doute.  Il  prit  part  au  banquet  qui  eut  lieu  après  le 
Congrès,  et  là  il  prononça  son  discours  habituel  sur 
les  femmes  en  général  et  sur  les  femmes  russes  en 
particulier.  Et  il  faut  le  dire,  il  doit  un  fameux 
cierge  aux  dames  russes.  Ce  petit  Juif  semble  avoir 
un  attrait  particulier  pour  ces  dames,  elles  se  collent 
à  lui  comme  des  mouches  à  un  morceau  de  sucre,  et 
il  se  démène  et  s'égosille  glorieusement  au  milieu 
d'elles  comme  un  coq  dans  son  poulailler.  Elles 
sont  à  genoux  devant  lui,  admirent  son  dévouement 
passionné,  son  héroïsme  juif  et  ses  phrases.  Et  il 
faut  lui  rendre  cette  justice,  il  sait  tirer  parti  de  ces 
dames.  |  loe  H  les  a  transformées  en  autant  de  pro- 
pagandistes et  d'intrigantes  pour  son  compte.  Elles 
chantent  partout  ses  vertus,  et,  sans  vergogne 
comme  lui,  elles  calomnient  tous  ceux  qui  osent  lui 
déplaire.  Je  suis  devenu  naturellement  leur  bête 
noire.  Au  Congrès  de  Bâle,  ces  dames,  dirigées  par 
le  grand  tacticien,  s'étaient  partagé  les  rôles.  Les 
délégués  anglais  surtout,  qui  leur  parurent  pro- 
bablement les  plus  sots,  et  qui  avaient  aux  yeux 
d'Outine  le  mérite  d'être  plus  ou  moins  les  amis  de 
Marx,  et  en  même  temps  des  membres  du  Conseil 
général,  devinrent  spécialement  les  objets  des  pré- 
venances et  des  coquetteries  de  ces  dames. 

Donc,  dans  ce  discours  prononcé  en  faveur  de 
«  nos  sœurs  »,  Outine,  en  parlant  de  moi,  se  servit 
de  cette  expression  :  «  M.  Bakounine,  mon  compa- 


274  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

triote  et  ami  »  ;  après  quoi  il  accourut  vers  moi  et 
me  dit  :  «  Vous  ne  m'en  voulez  pas,  n'est-ce  pas,  de 
ce  que  je  vous  ai  nommé  mon  ami?  »  —  «  Pas  le 
moins  du  monde  »,  lui  répondis-je.  Après  quoi  nous 
nous  se'parâmes,  et  nous  ne  nous  vîmes  plus  qu'à 
Genève,  deux  ou  trois  fois.  A  la  veille  de  mon  dé- 
part, étant  venu  prendre  congé  de  l'Internationale, 
j'eus  l'occasion  de  relever  seulement  quelques  sot- 
tises qu'il  avait  dites  du  haut  de  la  tribune  (^).  Nous 
ne  nous  sommes  plus  jamais  rencontrés  depuis. 

I  107  Outine  était  arrivé  à  Genève  avec  deux  pen- 
sées fixes,  l'une  inspirée  par  la  haine  féroce  qu'il 
m'avait  vouée,  l'autre  par  son  ambition  vaniteuse  : 
c'était  de  me  détruire,  et  de  devenir  le  grand  homme 
de  l'Internationale  de  Genève.  Grâce  à  l'habileté,  à 
la  tactique  savante  et  à  l'activité  énergique  de  nos 
amis,  il  a  pu  réaliser  l'une  et  l'autre. 

Tandis  que  nos  deux  amis  Perron  et  Robin, 
infatués  de  l'efficacité  infaillible  de  leurs  plans  stra- 
tégiques, spirituellement  certains  de  leur  triomphe 
qui  leur  paraissait  inévitable,  suivaient,  en  vrais 
théoriciens  abstraits  qu'ils  étaient  tous  les  deux,  la 


(i)  Dans  l'assemblée  générale  du  27  octobre  1869,  dont  le 
compte-rendu  se  trouve  dans  l'Egalité  du  3o  octobre,  Outine 
avait  fait  un  long  éloge  des  Trade  Unions,  qu'il  avait  pro- 
posées comme  «  des  modèles  de  solidarité  et  de  bonne  organi- 
sation de  la  résistance  ».  Bakounine  fît  observer  que  «  les 
Trade  Unions  avaient  un  but  beaucoup  moins  radical  que 
l'Internationale,  les  premières  ne  cherchant  qu'à  améliorer  la 
situation  de  l'ouvrier  dans  le  milieu  existant^  la  seconde  pour- 
suivant la  transformation  sociale  complète,  la  suppression  du 
patronat  et  du  salariat  ». 


RAPPORT   SUR   L  ALLIANCE  275 

voie  qu'ils  s'étaient  tracée,  ne  voyant  rien  et  ne  se 
donnant  pas  même  la  peine  d'observer  ce  qui  se  fai- 
sait autour  d'eux,  Outine,  en  homme  pratique,  com- 
mença sa  double  intrigue. 

La  première  chose  qu'il  fit,  naturellement,  fut  de 
répandre  contre  moi  dans  l'Internationale  de  Genève 
les  calomnies  les  plus  infâmes.  A  mon  retour  à 
Genève,  vingt  personnes  au  moins,  parmi  lesquelles 
je  citerai  Brosset,  Lindegger,  Dégrange,  Deshusses, 
Pinier,  Sutherland,  Jouk,  Perron  lui-même,  un  cor- 
donnier et  bien  d'autres  encore  dont  j'ai  oublié  le 
nom,  vinrent  me  répéter  les  choses  horribles  qu'il 
avait  débitées  contre  moi  :  j'étais  un  voleur,  un  intri- 
gant, un  homme  sale  et  malhonnête  dans  mes  rap- 
ports individuels,  etc.,  etc.  Cette  haine  et  cette  per- 
sistance furieuse  de  calomnie  contre  moi  avait  été 
le  premier  point  de  réunion  entre  lui  et  les  me- 
neurs I  io8  de  la  Fabrique.  Leurs  efforts  unis  furent 
couronnés  d'un  plein  succès.  Lorsque  j'avais  quitté 
Genève  en  octobre  1869,  tous  les  ouvriers  du  bâti- 
ment, à  très  peu  d'exceptions  près,  —  à  l'exception 
de  quelques  individus  des  comités,  surtout,  gagnés 
par  la  coterie  genevoise,  et  votant  avec  elle,  — 
étaient  mes  amis,  à  un  tel  point  qu'ils  vinrent  me 
dire,  en  me  disant  adieu  :  «  Ces  messieurs  de  la 
Fabrique  croient  nous  insulter  en  nous  appelant  des 
bakouninistes  ;  mais  nous  leur  avons  répondu  que 
nous  aimons  mieux  être  appelés  des  bakouninistes 
que  des  réactionnaires  ».  Mais  lorsque  je  revins  à 
Genève  à  la  fin  de  mars  1870,  je  les  retrouvai  sinon 


276  RAPPORT    SUR    l'alliance 

tous  hostiles,  du  moins  tous  prévenus  et  de'fiants, 
sans  que  j'aie  pu  en  aucune  manière  avoir  contribué 
à  ce  changement,  puisque  pendant  ces  cinq  mois 
d'absence  je  n'exerçai  pas  la  moindre  action,  et 
n'eus  même  aucuns  rapports  ni  directs,  ni  même 
indirects,  avec  l'Internationale  de  Genève.  Ce 
changement  fut  donc  évidemment  l'œuvre  de  mes 
ennemis. 

Et  que  firent  mes  amis  pour  me  défendre?  Rien. 
Ignoraient-ils  les  infâmes  calomnies  qu'on  répan- 
dait contre  moi  ?  Ils  ne  pouvaient  pas  les  ignorer, 
puisqu'elles  furent  répétées  devant  eux.  Mais  ils 
craignirent  de  se  compromettre,  sans  doute,  et  de 
compromettre  leur  fameux  plan  stratégique  en  pre- 
nant ma  défense  contre  des  attaques  injustes,  ridi- 
cules, et  infâmes.  Je  ne  réponds  même  pas  que 
Perron  n'ait  ressenti  un  certain  plaisir  en  me  voyant 
dénigré.  Je  lui  donnais  sur  les  nerfs,  et,  sans  vou- 
loir se  l'avouer  |  109  à  lui-même,  il  me  détestait  déjà, 
comme  un  reproche  pour  la  plupart  du  temps  muet, 
mais  néanmoins  sensible  pour  lui,  de  ses  imagina- 
tions et  de  ses  faiblesses.  Sans  doute  il  n'en  avait 
pas  trop  conscience  lui-même,  —  on  n'aime  pas  à 
s'avouer  de  pareils  sentiments,  —  mais  il  excusait  sa 
non-intervention  et  sa  neutralité  dans  ce  cas  par  un 
principe  que  je  lui  ai  entendu  énoncer  fort  souvent, 
et  que  j'ai  toujours  considéré  comme  foncièrement 
faux  :  «  Qu'il  ne  faut  pas  s'occuper  des  personnes, 
mais  seulement  des  principes  ».  Quant  à  moi,  qui 
n'ai  jamais  pu  concevoir  que  les  principes  puissent 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  277 

marcher  sans  l'intervention  de  personnes  qui  leur 
sont  dévouées  et  qui  sont  solidairement  unies  en 
leur  nom,  j'ai  toujours  attaché  un  grand  prix  aux 
personnes  tant  qu'elles  restaient  fidèles  aux  prin- 
cipes, et,  par  instinct  aussi  bien  que  par  conviction 
réfléchie,  j'ai  toujours  pratiqué  ce  précepte  si  na- 
turel et  si  simple,  d'être  Vami  des  amis  et  Vennemi 
des  ennemis  de  mes  alliés  et  amis,  auxquels  je  reste 
fidèle  jusqu'à  la  mort,  ou  jusqu'à  ce  qu'ils  aient 
trahi  eux-mêmes  le  pacte  de  solidarité.  Il  est  vrai 
que  Perron  fait  une  exception  à  sa  règle  d'indiffé- 
rence absolue  pour  les  questions  de  personnes.  Il 
reste  calme  quand  on  attaque  ses  amis,  mais  il  de- 
vient furieux  lorsqu'on  l'attaque  lui-même.  Par 
exemple,  Jouk  c'est  autre  chose  :  il  pardonne  les 
injures  même  personnelles.  Ne  l'ai-je  pas  vu  rester 
l'admirateur  passionné  de  M""^  Levachof,  la  nymphe 
Egérie  de  Numa-Outine?  —  pourtant  j  no  elle  ne 
lui  a   épargné  ni  les  injures,  ni  les  mépris. 

En  un  mot,  ni  Robin  ni  Perron  ne  firent  rien 
pour  me  défendre  contre  les  calomnies  d'Outine. 
Mieux  que  cela  :  sachant  qu'il  me  calomniait,  moi 
qui  étais  encore  censé  être  leur  allié,  leur  ami,  ils  le 
prirent  en  tiers  dans  leur  journal  et  dans  leur  pro- 
pagande ;  Robin,  en  quittant  Genève,  lui  avait 
remis  tous  les  papiers  concernant  cette  dernière. 

Outine  leur  resta  fidèle  pendant  quelque  temps. 
Ils  représentaient  tous  les  deux  la  révolution  contre 
la  réaction,  et  lui,  qui  s'était  toujours  donné,  crié, 
comme  un  révolutionnaire  à  outrance,  ne  pouvait 

16 


278  RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE 

décemment  embrasser  d'un  seul  coup  le  parti  de  la 
réaction.  Au  commencement  de  la  lutte  de  Perron 
et  Robin  contre  Washry,  il  s'enthousiasma  même  au 
point  d'appeler  espion  ce  pauvre  Wœhry,  en  pleine 
assemblée  de  la  Section  centrale.  Mais  lorsque  nos 
deux  amis  firent  ce  fameux  coup  qui,  selon  leurs 
calculs,  devait  être  mortel  pour  leurs  adversaires; 
lorsque  le  journal,  abandonné  par  eux,  resta  sans 
rédaction;  lorsque,  à  la  suite  d'une  intrigue  prépa- 
rée de  longue  main  par  Becker  et  Outine,  la  Fabrique 
vint  proposer  elle-même  à  ce  dernier  la  rédaction 
du  journal,  alors  Outine  crut  le  moment  favorable 
pour  se  déclarer  ouvertement  l'allié  de  la  Fabrique. 
Et  le  pauvre  Perron,  avec  toute  sa  stratégie  si  habile 
et  sa  fameuse  botte  secrète,  resta  capot. 

C'est  ainsi  que  fut  inauguré  le  règne  d'Outine. 

LE   TRIUMVIRAT 
d'oUTINE,    de    becker    et    de    HENRI  PERRET 

Nous  connaissons  maintenant  Outine.  Il  faut  à 
présent  se  rendre  compte  du  caractère  des  deux  au- 
tres membres  de  ce  triumvirat. 

Henri  Perret. 

Ce  portrait  n'est  pas  difficile  à  faire.  C'est  le  Tal- 
leyrand  en  miniature  de  la  coterie  réactionnaire 
dans  riniernationale  de  Genève.  Très  sale  dans  sa 
vie  privée,  méprisable  et  méprisé  par  ses  conci- 
toyens mêmes,  il  se  maintient  dans  leur  milieu  par 


RAPPORT    SUR    L  ALLIANCE  279 

une  élasticité  remarquable  et  par  des  complaisances 
sans  bornes.  Comme  Outine,  il  n'a  aucune  idée, 
aucune  conviction  qui  lui  soient  sacrées  et  propres; 
il  les  conforme  toujours  à  l'esprit  des  gens  au  milieu 
desquels  il  se  trouve,  vote  toujours  avec  la  majorité, 
et  ne  poursuit  qu'un  but,  celui  de  maintenir  sa  pe- 
tite barque  sur  les  flots.  Avec  nous  il  était  collecti- 
viste, anarchiste  et  athée.  Lorsque  la  Fabrique  se  fut 
soulevée  contre  nous,  voyant  qu'il  n'y  avait  plus 
moyen  de  se  partager,  il  se  tourna  contre  nous.  Son 
ambition  éternelle,  c'est  de  rester  toujours  secrétaire 
général  avec  dix-huit  cents  francs  ou  au  moins 
douze  cents  francs,  et  de  se  trouver  à  la  tête  de  la 
direction  et  de  l'administration  financière  du  jour- 
nal. Malheureusement  pour  lui,  il  a  su  gagner  et 
conserver  les  titres,  mais  non  l'argent.  Au  moins 
jusqu'à  présent,  (i) 

j  112  (2)  D'ailleurs  vaniteux,  vantard  et  bavard 
comme  une  pie,  et  faux  comme  un  jeton;  souriant 
à  tout  le  monde  et  trahissant  tout  le  monde.  C'était 


(i)  Les  feuillets  gg-iii  me  furent  envoyés  le  27  août;  au 
verso  du  feuillet  1 11,  Bakounine  a  écrit  :  «  Presque  fin  démon 
rapport  sur  l'Alliance,  pages  99-1 11.  —  J'ai  vraiment  très  peu 
de  choses  à  y  ajouter  :  Portrait  de  Philippe  Becker  ;  leurs  ex- 
ploits triumviriques  pendant  l'hiver  1869-1870,  jusqu'au  con- 
grès de  la  Chaux-de-Fonds.  Tout  le  reste  vous  est  aussi  bien 
connu  qu'à  moi-même.  » 

(2)  Bakounine  avait  gardé  entre  ses  mains  le  feuillet  112, 
sur  lequel  il  avait  achevé  le  portrait  de  Henri  Perret  et  écrit 
les  trois  premières  lignes  de  celui  de  Becker.  Mais  il  ne  poussa 
pas  plus  loin  sa  rédaction.  —  Max  Nettlau,  ayant  retrouvé  ce 
feuillet  dans  les  manuscrits  de  Bakounine,  en  a  publié  le  con- 
tenu dans  la  note  lySS  de  la  Biographie. 


28o  RAPPORT   SUR    l'aLLIANCE 

un  allié  naturel  d'Outine,  dont  la  faconde,  l'esprit 
d'intrigue,  le  front  d'airain,  le  mensonge  sans  ver- 
gogne, et  surtout  les  quinze  mille  livres  de  rente, 
doivent  beaucoup  le  toucher. 

Philippe  Becker. 

Ce  portrait  est  beaucoup  plus  difficile  à  dessiner; 
car,  à  côté  de  traits  vilains,  mesquins,  misérables, 
il  présente  des  traits  incontestablement  respectables. 
Commençons  par  ces  derniers. 


[Le  reste  du  feuillet  est  blanc.) 


REPONSE 


VUNITA   ITALIANA 


i6. 


AVANT-PROPOS 


Aussitôt  après  Tapparition  de  la  Risposta  d'un  Inter- 
nationale a  Ma:{iini  dans  le  Ga^i-ttino  Rosa  du 
14  août  1871,  un  mazzinien,  probablement  Brusco 
Onnis,  se  chargea  de  répondre  à  l'audacieux  étranger 
qui  venait  de  dire  son  fait  avec  tant  de  franchise  à  l'in- 
sulteur  de  la  Commune  et  de  l'Internationale,  et  qui 
osait  annoncer  qu'il  se  proposait  de  prouver,  contre  lui, 
la  non-existence  de  Dieu.  La  première  partie  de  cette 
réplique,  intitulée  Un  maestro  délia  Rossia,  parut  dans 
le  n"  219  (26  août)  de  YUnità  Italiana,  journal  mazzi- 
nien hebdomadaire  publié  à  Milan.  Il  ne  m'a  pas  été 
possible  de  me  procurer  ce  journal  ;  mais  un  passage 
de  la  Réponse  à  l'Unità  italiana  (voir  plus  loin  pages 
301-302),  de  même  que  le  passage  suivant  d'une  lettre 
écrite  par  Bakounine,  le  29  août,  aux  rédacteurs  de 
la  Liberté  de  Bruxelles,  nous  font  connaître  un  des 
points  de  l'article  du  journaliste  milanais  : 

...  Et  maintenant  une  grande  prière,  chers  com- 
pagnons... L'Unilà  Italiana,  dans  son  n°  219  du  26  août 
(que  je  vous  envoie  également),  a  ouvert  contre  moi, 
comme  je  devais  m'y  attendre,  son  feu.  Elle  nie  que 
Mazzini  ait  jamais  maudit  et  calomnié  les  ouvriers 
insurgés  de  Juin,  et  me  défie  de  prouver  qu'il  l'ait  fait. 
Maintenant  moi  je  suis  sur  de  mon  fait,  mais  comme  je 
n'ai  pas  les  œuvres  ni  toutes  les  proclamations  de  Maz- 
zini sous  la  main,  je  me  trouve  dans  l'impossibilité  de 
répondre,  et  comme  je  me  trouve  ici  dans  un  désert,  je 
ne  puis  consulter  personne.  Vous  ne  vivez  pas  dans  un 


284  AVANT-PROPOS 

désert,  vous  avez  de  grandes  bibliothèques  à  votre  dis- 
position. D'ailleurs  notre  ami  Robin  m'a  dit  qu'il  y 
avait  parmi  vous  des  hommes  qui  savent  tout  et  qui 
se  rappellent  tout.  Rendez-moi  donc  un  grand  service. 
Dans  un  des  prochains  numéros  de  votre  journal, 
répondez  à  ce  défi  que  m'ont  jeté  les  rédacteurs  de 
VUnità  lialiana;  répondez  les  faits  à  la  main  et  en  citant 
les  propres  paroles  de  Mazzini.  Si  enfin  vous  ne  pou- 
viez les  retrouver  autour  de  vous,  demandez-les  à 
Marx,  pas  en  mon  nom,  mais  au  vôtre  ;  la  haine  de 
Marx  a  toujours  bonne  mémoire  et  certainement  il  se 
rappelle  tout  ce  qui  peut  desservir  Mazzini...  Toute 
cette  affaire  est  beaucoup  plus  importante  que  vous  ne 
pourriez  le  penser  peut-être  ;  car  bien  que  Mazzini  ait 
cessé  d'être  une  puissance  politique,  il  jouit  encore 
dans  l'opinion,  dans  les  habitudes  d'esprit  delà  jeunesse 
italienne,  d'un  prestige  immense,  et,  pour  le  combattre 
avec  succès,  il  faut  avoir  toujours  les  faits  à  la 
main  (*), 

La  suite  et  la  fin  de  la  réplique  du  journaliste  mazzi- 
nien  parurent  dans  deux  autres  numéros  de  VUnità  lia- 
liana, le  n°  222  (lô  septembre)  et  le  n°  225  (6  octobre). 
Dès  que  Bakounine  eut  reçu  le  dernier  de  ces  trois 
articles,  il  envoya  au  Ga^^ettino  Rosa  une  Risposta  aW 
Unità  Italiana,  sans  doute  commencée  déjà  le  mois 
précédent.  Son  calendrier-journal  porte,  à  la  date  du 
6  octobre  :  «  Envoyé  à  Sirico  (^)  lettre  et  Risposta 
air  Unità  Italiana  ».  La  traduction  de  la  Réponse  de 
Bakounine  avait  été  faite  probablement  par  Emilio 
Bellerio,  comme  l'avait  été  celle  de  la  Réponse  d'un 
International. 

(i)  Cité  par  Max  Nettlau  dans  sa  Biographie  de  Bakounine, 
note  2844.  J'ignore  si  la  Liberté  publia  quelque  chose  à  ce 
sujet. 

(2)  Je  ne  sais  pas  quel  est  l'ami  italien  désigné  par  ce  pseu- 
donyme. 


AVANT-PROPOS  285 

Cette  nouvelle  Risposta  parut  comme  supplément  aux 
numéros  du  Ga^:{ettino  Rosa  des  i o,  1 1  et  1 2  octobre  1 87 1 . 
J'ai  obtenu  de  l'obligeance  du  citoyen  Luigi  Molinari 
qu'il  voulût  bien  en  faire  faire  une  copie  à  la  bibliothèque 
de  Brera,  à  Milan;  et  c'est  sur  cette  copie  que  j'ai 
retraduit  de  l'italien  en  français  le  texte  de  Bakounine, 
dont  l'original  français  n'existe  plus  (*). 

On  verra  que  la  réponse  de  Bakounine  renseigne  le 
lecteur  d'une  façon  suffisante  sur  le  contenu  des 
articles  de  VUniîà  Italiana. 

J.  G. 


(i)  Max  Nettlau  a  retrouvé  quelques  feuillets  d'un  brouillon 
de  la  Réponse  à  l'Unità  Italiana;  il  diffère  assez  sensiblement, 
en  plusieurs  parties,  du  textedétinitivement  adopté  par  l'auteur, 
tandis  qu'en  d'autres  parties  la  rédaction  en  est  identique  à 
celle  qui  a  été  imprimée  par  le  Ga:^:{ettino  Rosa.  Ce  premier 
jet,  que  j'ai  eu  sous  les  yeux  en  traduisant  en  français  la  ver- 
sion italienne,  m"a  permis  de  retrouver  en  plus  d'un  endroit 
les  expressions  originales  de  Bakounine,  et  de  donner  ainsi  à 
ma  traduction  plus  de  fidélité.  Mais  il  ne  m'a  pas  paru  qu'il 
valût  la  peine  d'imprimer  ici  ce  brouillon,  qui  ferait  double 
emploi  avec  le  texte  définitif. 


REPONSE 


L'«DHITÀ  ITALIAHA 


Traduction  française  inédite 

{faite  sur  la  version  italienne) 


Ecrit  en  Septembre- Octobre  iSji. 

Publié  en  traduction  italienne  dans  le  Gazzettino 

RosA  des  10,  II  et  12   Octobre  iS-ji. 


--— =::*y^MS3iifcS=^ 


RÉPONSE 

A 

VUNITÀ  ITALIANA^'^ 


UUnità  Italiana  (n°'  219,  222,  225),  qui,  ainsi 
que  je  devais  m'y  attendre,  s'est  dressée  furieuse 
pour  la  défense  des  doctrines  de  son  maître,  vient 
de  faire  une  grande  découverte. 

Elle  prétend  que  la  doctrine  matérialiste  et  athée, 
dont  j'ai  le  grand  tort  de  me  déclarer  partisan,  exclut 
l'utilité,  la  possibilité,  et  entin  l'idée  même  de  l'édu- 
cation. Pour  être  conséquente  avec  elle-même, 
YUnità  Italiana  aurait  dû  ajouter  que  cette  doctrine 
profane  exclut  également  l'idée  et  la  possibilité  de 
la  croissance  et  du  développement  des  choses  natu- 
relles, et  que,  sans  l'intervention  perpétuelle  de 
Dieu,  les  animaux,  par  exemple,  ne  pourraient  pas 
croître,  se  multiplier,  développer  les  facultés  spé- 

(i)  Retraduit  sur  la  version  italienne. 

17 


290  RÉPONSE  A  L'Unità  Italiana 

ciales  à  leur  organisme;  que  les  semences  végétales 
ne  pourraient  jamais  se  transformer  en  une  plante, 
ni  la  plante  porter  des  feuilles,  des  fleurs  et  des 
fruits,  et  que  le  monde  en  général,  privé  d'organisa- 
tion, d'ordre,  de  lois,  ne  pourrait  exister.  Et  pourtant 
la  science  positive  enseigne  que  le  développement 
naturel  du  monde  organique,  végétal  et  animal,  con- 
stitue l'éducation  naturelle  de  ce  monde,  comme 
l'histoire,  c'est-à-dire  le  développement  naturel  et 
fatal  delà  société  humaine,  constitue  l'éducation  des 
hommes  tant  collectivement  qu'individuellement; 
et  que  tous  les  systèmes  d'éducation  individuelle, 
connus  et  non  connus,  ne  sont  et  ne  peuvent  être 
que  des  reflets,  des  conséquences  et  des  applications 
diverses  de  cette  ample  éducation  collective  qui 
s'appelle  l'histoire. 

Ce  que  nous  nions,  ce  n'est  donc  pas  l'éducation 
du  genre  humain;  car  au  contraire  c'est  sur  elle  que 
nous  fondons  toutes  nos  espérances. 

Elle  nous  donne  la  certitude  du  triomphe,  préci- 
sément parce  qu'elle  ne  consiste  pas  dans  l'œuvre  de 
quelques  individus  plus  ou  moins  inspirés,  hommes 
de  génie,  couronnés  de  vertu,  et  qui  croient  avoir 
reçu  leur  mission  d'en  haut,  mais  qu'elle  s'accomplit 
par  la  logique  fatale  des  faits,  par  le  développement 
naturel  et  nécessaire  de  la  société,  développement 
dont  les  individus  qui  sont  inspirés,  non  de  haut  en 
bas,  mais  de  bas  en  haut,  ne  sont  rien  que  les  instru- 
ments plus  ou  moins  conscients,  plus  ou  moins 
pensants. 


RÉPONSE  A  l'Unità  Ilaliana  291 

Ce  que  nous  nions,  c'est  l'intervention  de  Dieu 
dans  cette  éducation,  tout  comme  nous  nions  cette 
intervention  dans  les  mouvements  et  dans  le  déve- 
loppement naturel  des  mondes.  Toute  la  question 
se  réduit  toujours  à  cela.  Nos  adversaires  prétendent 
que  sans  un  Dieu,  il  ne  pourrait  y  avoir  ni  éduca- 
tion, ni  développement,  ni  monde,  tandis  que  nous 
affirmons,  au  contraire,  que  tout  cela  ne  pourrait 
exister  avec  Dieu.  Voilà  ce  que  je  me  suis  engagé  (i) 
à  démontrer. 

UUnità  Italiana  et  beaucoup  de  personnes,  à  ce 
qu'on  m'écrit  d'Italie,  ont  été  surprises  de  la  témé- 
rité avec  laquelle  j'ai  énoncé  publiquement  de  tels 
principes.  Il  me  sera  permis  d'exprimer  à  mon  tour 
la  surprise  que  j'éprouve  à  voir  que  la  franche  expo- 
sition de  principes  si  vrais,  si  simples,  si  salu- 
taires, ait  pu  produire  un  tel  effet.  Croit-on  vrai- 
ment qu'il  soit  si  difficile  de  les  prouver?  S'il  y  a 
une  difficulté,  elle  ne  peut  être  que  la  suivante  : 

On  éprouve  évidemment  un  certain  embarras  à 
démontrer  aux  hommes  que  2  et  2  font  quatre,  et  à 
leur  faire  entendre  que  dans  la  plupart  de  leurs 
raisonnements  2  et  2  font  cinq.  Je  doute  presque  que 
VUnità  Italiana  le  comprenne  jamais.  L'habitude 
est  un  terrible  despote,  et  VUnità  Italiana  s'est  tel- 
lement absorbée  dans  l'arithmétique  et  dans  la  logi- 
que de  la  théologie,  que  l'absurde  lui  paraît  natu- 


■  (1)   Dans   la   Risposta   d'un  In:ernajionale  :   voir  ci-dessus, 
pages  121-123 


292  RÉPONSE  A  L'Unità  llaliana 

rel,   et  le   naturel   absurde.    Son  mal  est  presque 
incurable. 

Si  donc  Je  tiens  ma  parole,  en  démontrant  du 
mieux  que  je  pourrai  que  l'existence  d'un  Dieu  est 
incompatible  avec  l'existence  de  la  vraie  morale  et 
de  la  liberté  (ce  que  j'essaierai  de  faire  dans  la  suite 
de  ces  articles),  ce  ne  sera  pas  dans  l'espoir  de  gué- 
rir ÏUnità  Italiana.  Mes  articles  ne  seront  de  quel- 
que utilité  qu'à  ceux  dont  l'épiderme  seul  est  attaqué 
de  cette  horrible  maladie  théologique,  malédiction 
traditionnelle  historique  des  hommes,  et  qui  sont 
beaucoup  moins  religieux  qu'ils  ne  le  pensent  eux- 
mêmes.  Ceux-là,  loin  d'aimer  les  hommes  pour 
Vamour  de  Dieu,  ne  s'accrochent  à  l'auteur  divin 
que  pour  cette  seule  raison,  qu'ils  regardent  son 
existence  comme  nécessaire  au  salut  des  hommes. 
En  résumé,  mes  articles  ne  seront  utiles  qu'à  ceux 
pour  qui  la  religion  n'est  pas  une  doctrine  domi- 
nante, une  dépravation  systématique  de  l'esprit, 
mais  seulement  l'aberration  d'un  cœur  aimant,  qui 
cherche  et  veut  le  triomphe  de  la  justice,  de  la 
liberté  et  de  l'humanité. 


Beaucoup  de  mes  amis  m'ont  conseille'  de  laisser 
de  côté  toutes  les  autres  questions  et  de  consacrer  ce 
second  article  exclusivement  aux  démonstrations 
anti-divines,  afin,  disent-ils,  de  prouver  au  public 
que  j'ai  pris  ma  tâche  au  sérieux  et  que  je  suis  réel- 
lement disposé  à  tenir  ma  promesse.  UUnità  Ita- 
liana  elle-même,  après  avoir  cité,  avec  une  horreur 
bien  sincère,  la  thèse  anti-théologique  que  j'ai  osé 
affirmer,  s'est  écriée  avec  indignation  :  «  Mais  où 
sont  ses  preuves?  Qu'il  nous  montre  donc  le  critère 
de  ses  déductions!  »  Eh,  Messieurs,  un  peu  de 
patience.  11  est  impossible  d'énoncer  une  thèse  et  de 
la  démontrer  tout  ensemble.  Je  ne  manquerai  pas, 
soyez-en  bien  persuadés,  de  vous  communiquer 
bientôt  mon  critère  et  mes  preuves.  Mais,  de  grâce, 
laissez-moi  la  liberté  de  développer  mes  idées  de  la 
manière  qui  me  semblera  la  plus  conforme  au  but. 

Contrairement  à  l'opinion  de  mes  amis,  je  consi- 
dère comme  beaucoup  plus  urgent  de  répondre  avant 


294  RÉPONSE  A  hUnità  Ilaliana 

tout  aux  attaques  de  Mazzini  contre  l'Internationale. 
Cette  association,  e'tant  un  être  re'el  et  vivant,  doit 
avoir  la  priorité,  tandis  que  le  Bon  Dieu,  n'étant 
qu'une  chose  imaginaire,  un  être  fictif,  peut  attendre. 
D'autre  part,  comme  l'Internationale  exclut  par  sa 
nature  l'idéalisme,  tant  métaphysique  et  religieux 
que  politique,  en  même  temps  qu'elle  affirme  la 
science  positive,  la  philosophie  de  l'humanité  et  la 
révolution  populaire  et  sociale,  en  parlant  d'elle 
j'arriverai  naturellement  à  démontrer  mes  principes 
matérialistes  et  athées_,  qui  ont  si  fort  offensé  ÏUnitd 
Italiana. 

Mais  qu'elle  se  rassure.  Je  n'ai  jamais  eu  la  ridi- 
cule prétention  d'avoir  inventé  ces  principes.  Ils 
ont  été  élaborés  par  les  siècles,  et  recueillis  de  nos 
jours  par  une  main  puissante.  Ils  ont  pénétré  dans 
les  masses,  dont  ils  formulent  fidèlement  les  in- 
stincts, en  sorte  qu'on  peut  bien  dire  qu'aujourd'hui 
ils  constituent  le  patrimoine  universel.  Tout  mon 
mérite,  si  mériie  il  y  a,  est  d'avoir  osé  exprimer  à 
haute  voix,  en  appelant  les  choses  par  leur  nom,  des 
sentiments  et  des  pensées  que  tous  se  disent  à 
l'oreille.  Dans  le  camp  de  la  démocratie,  nous  ne 
connaissons  ni  révélateurs,  ni  initiateurs,  ni  dicta- 
teurs, ni  tuteurs,  ni  maîtres.  Nous  croyons  sincère- 
ment à  l'instinct  moral  de  chacun,  nous  cherchons 
à  le  deviner,  à  y  puiser  nos  inspirations  et  à  les  for- 
muler. 

Je  ne  revendique  pour  moi  qu'un  seul  mérite, 
celui  d'être  profondément  convaincu  de  la  justesse 


RÉPONSE  A  VUniià  Italiana  295 

des   principes  que  j'ai  eu    l'audace    d'opposer   aux 
croyances  religieuses  de  Mazzini. 

Je  le  répète  encore,  ce  n'est  pas  de  gaîté  de  cœur 
que  je  me  suis  engagé  dans  cette  polémique  avec  le 
grand  agitateur  italien. 

J'ai  obéi,  en  m'y  décidant,  à  un  sentiment  de 
devoir;  mais,  du  moment  que  je  m'y  suis  décidé,  je 
ne  reculerai  pas  d'un  pas,  et  je  ne  m'arrêterai  pas 
avant  d'avoir  fait  tout  mon  possible  pour  démolir 
jusqu'au  bout  ces  théories  qui,  selon  ma  conviction 
intime,  sont  aussi  fausses  au  point  de  vue  de  la  logi- 
que et  de  la  science  positive,  que  funestes  dans  leur 
application  pratique. 

Il  n'est  pas  probable  que  je  trouve  nécessaire  ou 
utile  de  m'entretenir  une  seconde  fois  avec  VUnità 
Italiana.  Je  préfère  m'adresser  directement  au 
Maître.  Non  pas  que  je  n'estime  beaucoup  ce  res- 
pectable journal.  J'en  reconnais  le  caractère  dévoué, 
honnête,  constant  et  fidèle  jusqu'à  l'absurde.  Mais 
que  répondre  à  sa  rédaction,  si  au  lieu  de  produire 
des  raisons,  elle  agite  les  bras,  roule  les  yeux,  les 
lève  au  ciel,  pousse  des  cris  de  surprise,  de  douleur, 
de  colère,  d'indignation?  Un  tel  système  peut  être 
très  dramatique,  mais  il  n'est  certainement  pas  rai- 
sonnable. Son  premierargument  contre  moi,  c'est  que 
je  suis  Russe!  —  C'est  un  fait  que  je  peux  déplorer 
beaucoup,  mais  qu'y  faire?  Impossible  de  changer 
ma  nationalité. 

Dans  cette  disgrâce  involontaire  et  irréparable, 
une  réflexion  me  console. 


296  RÉPONSE  A  aUnità  Italiana 

Supposons  que  je  fusse  un  Italien  de  la  religion 
de  Mazzini  et,  en  cette  qualité',  un  rédacteur  attitré 
de  VUnitd  Italiana  :  serais-je  pour  cela  plus  vrai, 
plus  raisonnable,  plus  juste,  plus  sympathique  à  la 
jeunesse  italienne,  et  plus  profondément  dévoué  à 
la  sainte  cause  de  l'émancipation  ree//e  du  peuple? 
11  me  semble  que  non;  mais  alors  je  préfère  rester 
ce  que  je  suis,  et  ne  pas  risquer  un  changement  qui 
pourrait  me  faire  du  tort. 

J'espère  que  la  jeunesse  italienne,  moins  humani- 
taire peut-être,  mais  certainement  plus  humaine  que 
l'école  mazzinienne,  laquelle  semble  avoir  inventé 
le  dogme  de  Vhiimanité  [verbe  de  Dieu,  comme  on 
sait)  seulement  pour  en  faire  un  piédestal  non  pour 
la  nation  vivante,  mais  pour  un  Etat-Eglise  italien, 
c'est-à-dire  mazzinien,  —  j'espère  que  cette  jeunesse, 
en  lisant  mes  écrits,  ne  demandera  pas  si  mes 
pensées  sont  allemandes,  françaises,  turques,  russes, 
chinoises,  japonaises  ou  italiennes,  mais  si  elles  sont 
justes,  oui  ou  non.  C'est  là  tout  ce  qu'il  lui  importe 
de  savoir.  Autrement  elle  ne  serait  plus  la  jeunesse, 
mais  la  vieillesse,  non  l'intelligence  qui  conquiert 
l'avenir,  mais  la  réflexion  routinière  qui  s'ensevelit 
dans  le  passé.  Incapable  de  comprendre  et  de  dire 
des  paroles  vivantes,  elle  radoterait  alors  comme 
VUnitd  Italiana. 

Pauvre  Unitàl  Elle  a  été  tellement  épouvantée  par 
ce  simple  exposé  de  principes  qui  aujourd'hui 
courent  le  monde,  que,  croyant  sans  doute  voir 
apparaître  le  Diable,  elle  s'est  mise  à  réciter,  en  guise 


RÉPONSE  A  L'Unilà  Italiana  297 

d'exorcisme,  le  symbole  non  du  Concile  de  Nicée, 
mais  de  la  nouvelle  Eglise  mazzinienne  : 

«  Nous  croyons  en  Dieu  Père,  Intelligence  et 
Amour,  Créateur  et  Educateur  de  l'Humanité'; 

«  En  une  loi  providentielle  donnée  par  Lui  à  la 
vie,  loi  de  progrès  indéfini,  fondé  et  mesuré  sur  nos 
œuvres; 

«  En  l'Humanité,  seule  interprète  de  la  loi  de 
Dieu  sur  la  terre; 

«  En  Tunité  de  la  vie,  entrevue  selon  nous  par  la 
philosophie  (*)  des  deux  derniers  siècles; 

«  En  l'unité  de  la  loi  pour  les  manifestations  tant 
collectives  qu'individuelles  de  la  vie  ; 

«  En  l'immortalité  du  Moi,  qui  n'est  rien  autre 
que  l'application  de  la  loi  du  progrès,  révélée  incon- 
testablement désormais  par  la  tradition  historique, 
par  la  science  et  par  les  aspirations  de  l'âme  à  la  vie 
manifestée  dans  l'individu  ; 

«  En  la  liberté,  sans  laquelle  ne  peuvent  exister  ni 
responsabilité,  ni  conscience,  ni  mérite  de  progrès  ; 

«  En  l'unité  du  genre  humain  et  en  légalité 
morale  de  tous  les  fils  de  Dieu,  sans  distinction  de 
sexe,  de  couleur,  de  condition,  et  qui  ne  peut  être 
interrompue  que  par  la  faute  ; 

«  Et  en  conséquence  : 

«  En  l'idée  sainte  et  dominatrice  du  Devoir, 
unique  règle  de  la  vie  :   Devoir  qui  embrasse  pour 

(*)  Trop  rationnelle  pour  être  croyante.  {No:e  de  Bakou- 
nine. 

17. 


298  RÉPONSE  A  L'Unità  Italiana 

chacun,  selon  la  sphère  dans  laquelle  il  se  trouve  et 
les  moyens  qu'il  possède,  la  Famille,  la  Patrie, 
l'Humanité  :  la  Famille,  autel  delà  Patrie  ;  la  Patrie, 
sanctuaire  de  l'Humanité  ;  l'Humanité,  portion  de 
l'Univers  et  temple  érigé  à  Dieu  qui  le  créepour  qu'il 
gravite  vers  Lui  ;  Devoir  qui  commande  de  favoriser 
le  progrès  d'autrui,  pour  pouvoir  opérer  son  propre 
progrès,  et  son  propre  progrès  pour  aider  celui  d'au- 
trui ;  Devoir  sans  lequel  il  n'existe  pas  de  Droit  et 
qui  crée  la  vertu  du  sacrifice,  seule  preuve  réelle- 
ment etficace  et  sacrée,  la  plus  splendide  qui  cou- 
ronne, en  la  sanctifiant,  l'âme  humaine. 

«  Et  finalement  nous  croyons  non  au  dogme 
actuel,  mais  à  une  manifestation  religieuse  fondée 
sur  les  principes  ci-dessus  indiqués,  qui  sortii'a,  à 
son  heure,  de  l'initiative  d'un  peuple  vraiment  libre 
et  croyant,  peut-être  de  Rome,  si  Rome  comprend 
sa  propre  mission,  et  qui,  recueillant  la  portion  de 
vérité  déjà  conquise  par  les  religions  antérieures,  en 
révélera  une  autre  portion,  et,  étouffant  dans  leur 
germe  tout  privilège,  toute  intolérance  de  caste,  ou- 
vrira la  voie  au  Progrès  futur.  » 

Ouf  !  Quel  coup  de  massue  I  Contre  un  semblable 
exorcisme  il  n'est  diable  qui  résiste,  et  je  confesse 
que  les  cheveux  me  dressent  sur  la  tête  chaque  fois 
que  j'entends  réciter  cette  si  logique  enfilade  d'absur- 
dités colossales.  Et  dire  qu'en  plein  dix-neuvième 
siècle  une  grande  intelligence  comme  celle  de  Maz- 
zini  a  pu  inventer  ça  et  se  contenter  de  ça!  c'est  à 
désespérer  de  l'humanité,  n'est-il  pas  vrai? 


III 


Contre  la  monomanie  religieuse  il  n'y  a  que  deux 
remèdes  efficaces,  l'un  the'orique,  l'auire  pratique  : 
le  premier  est  la  science  posiiive,  avec  sa  me'thode 
se'vère  et  qui  n'admet  pas  d'  utres  synthèses  que 
celles  qui  sont  fondées  sur  1  analyse,  l'observation 
et  l'expérience;  le  second,  tout  à  tait  pratique,  est 
d'exercer  le  plus  souvent  possible  l'esprit  et  le  cœur 
à  se  modeler  sur  l'esprit  et  sur  l'iniérêt  réel  des 
masses.  Il  y  a  encore  un  troisième  remède  encore 
plus  eiticace  que  le  premier  :  c'est  la  révoiuti  m. 

Il  paraît  bien  que  VUnità  Italiana  n'a  jamais  dû 
faire  usage  d'aucun  de  ces  trois  moyens.  Aussi  peut- 
elle  répéter  avec  fierté  ces  paroles  de  TertuUien  : 
Credo  quia  absurdum,  «  Je  le  crois  parce  que  c'est 
absurde  »  ;  et  elle  pourrait  encore  ajouter  :  «  Plus 
une  chose  est  absurde  et  plus  j'y  crois!  »  C'est  là  en 
effet  la  base  principale,  la  condition  pratique,  néces- 
saire, de  toute  théologie  sincère  et  ardente  La  pas- 
sion théologique,  c'est  le  culte,  l'adoration,  la  fré- 
nésie de  l'absurde.  Faut-il  s'étonner,  après  cela, 
qu'il  suffise  d'un  seul  rayon  de  vérité  pure,  de  la 


?oo  RÉPONSE  A  hUnità  Italiana 

simple  répétition  de  cet  axiome  arithmétique  que 
2  et  2  font  quatre,  pour  mettre  en  fureur  tous  les 
théologiens  sincères? 

Je  ne  doute  pas  de  la  sincérité  de  VUnità  Italiana^ 
et  je  lui  pardonne  de  bon  cœur  ses  injures  et  sa 
colère;  ses  transports  contre  ce  qu'elle  appelle  mon 
«  tsarisme  philosophique  »,  en  le  comparant  aux 
hésitations  modestes  et  aux  réticences  plus  prudentes 
que  sincères  de  l'illustre  Littré,  représentant  actuel 
de  la  philosophie  positive  d'Auguste  Comte. 

Je  ne  ferai  pas  à  VUnità  Italiana  l'injure  de  sup- 
poser qu'elle  prend  au  sérieux  ces  réticences  du 
savant  disciple  de  Comte.  Pour  peu  que  les  rédac- 
teurs de  ce  journal  honnête,  mais  atteint  de  cécité, 
aient  lu  avec  quelque  attention  les  écrits  de  Littré, 
ils  ont  dû  se  convaincre  que  l'illustre  académicien 
est  un  matérialiste,  un  athée  profondément  et  scien- 
tifiquement convaincu.  Pourquoi  donc  ces  déclara- 
tions à  double  sens  et  ces  échappatoires  selon  moi 
indignes  d'une  intelligence  consacrée  au  culte  de  la 
vérité,  et  qui  évidemment  n'ont  d'autre  but  que  de 
laisser  dans  l'incertitude  les  personnes  de  peu  de 
pénétration  qui  les  lisent?  C'est  que  M.  Littré  peut 
être  considéré  comme  le  chef  d'une  école  éminem- 
ment aristocratique.  Les  positivistes  français,  fidèles 
en  cela  aux  préceptes  d'Auguste  Comte,  leur  maître, 
tendent  évidemment  à  former  une  autre  aristocratie, 
qui,  selon  moi,  serait  la  plus  détestable,  la  plus  in- 
solente, la  plus  nuisible  de  toutes  :  l'aristocratie  de 
l'intelligence  et  de  la  science,  la  caste  scientifique, 


RÉPONSE  A  L'Unità  Italiana  3oi 

qui,  s'organisant  en  un  pouvoir  spirituel,  préten- 
drait gouverner,  de  concert  avec  les  banquiers, 
représentants  et  directeurs  du  pouvoir  temporel,  les 
masses  théologisées.  On  conçoit  qu'avec  dépareilles 
prétentions,  les  positivistes  doivent  nécessairement 
penser  que  toutes  les  vérités  ne  sont  pas  bonnes  à 
dire  au  peuple. 

Pour  moi,  socialiste  révolutionnaire,  ennemi 
juré  de  toutes  les  aristocraties,  de  toutes  les  tutelles, 
de  tous  les  tuteurs,  je  pense  au  contraire  qu'il  faut 
tout  dire  au  peuple,  parce  que  c'est  le  seul  moyen  de 
provoquer  son  émancipation  prompte  et  complète. 

Encore  un  mot  pour  terminer  cette  conversation, 
probablement  la  dernière,  avec  VUnità  Italiana. 
Qu'elle  se  fâche  contre  mon  tsarisme  philosophique 
et  contre  ma  nationalité  tartare  et  cosaque,  je  trouve 
cela,  de  son  point  de  vue  théologiquement  humani- 
taire, parfaitement  naturel  et  licite.  Mais  pourquoi 
m'attribuer  des  paroles  qui  jamais  ne  sont  sorties 
ni  de  ma  bouche,  ni  de  ma  plume?  Oià  a-t-elle  vu 
que  j'aie  accusé  Mazzini  d'avoir  calomnié  et  maudit 
le  peuple  français  ? 

J'aurais  bien  pu  constater  dans  tous  les  écrits  de 
Mazzini  une  répugnance  très  marquée  contre  la 
nation  française  en  général,  à  laquelle  il  semble  ne 
pas  pouvoir  pardonner  d'avoir  usurpé  pour  quelque 
temps  une  initiative  qui,  selon  sa  profonde  convic- 
tion, appuyée  sur  une  prophétie  de  Dante,  doit 
appartenir  exclusivement  à  l'Italie,  non  populaire, 
mais  mazzinienne,   c'est-à-dire  à   l'Etat-Eglise    de 


302  RÉPONSE  A  L'UriUà  Italiana 

Mazzini.  11  est  très  probable  que  je  reviendrai  en- 
core une  fois  sur  ce  point,  mais  dans  mon  premier 
article  [du  14  août]  je  n'en  ai  pas  dit  un  seul  mot.  J'ai 
parle'  de  la  colère  de  Mazzini  non  contre  le  peuple 
français  en  général,  mais  contre  les  ouvriers  de  Paris 
qui  se  sont  insurgés  en  juin  1848  et  qui,  par  cette 
insurrection  mémorable  et  féconde,  bien  que  vain- 
cue, ont  inauguré  l'ère  des  révolutions  sociales;  et 
j'ai  dit  que  Mazzini  avait  maudit  ce  mouvement  et 
avait  calomnié  les  ouvriers  qui  en  furent  tout  à  la 
fois  les  héros  et  les  martyrs,  tout  comme  aujourd'hui 
il  a  calomnié  et  maudit  le  mouvement,  les  héros  et 
les  nobles  martyrs  de  la  Commune  de  Paris. 

VUnità  Italiana  m'a  défié  de  lui  citer  une  seule 
preuve.  Eh  bien,  j'accepie  le  défi  !  Je  citerai  non  pas 
un  seul  document,  mais  plusieurs,  à  l'appui  de  cette 
affirmation  positive.  Seulement,  comme  je  n'ai 
actuellement  sous  la  main  qu'une  très  petite  partie 
des  écrits  de  Mazzini,  je  prie  YUnità  italiana  de 
m'accorder  un  peu  de  temps,  et  je  puis  l'assurer 
qu'elle  ne  perdra  rien  pour  avoir  attendu. 

Après  cette  réponse  que  j'ai  cru  devoir  faire  à 
l'austère  et  pieux  journal  mazzinien,  je  prends 
respectueusement  congé.  Je  continuerai  à  le  lire, 
mais  je  ne  lui  répliquerai  que  lorsqu'il  aura  rem- 
placé ses  sarcasmes  plus  colériques  que  méchants  et 
ses  exclamations  dramatiques  par  une  argumenta- 
tion sérieuse  et  appuyée  sur  des  faits. 


CIRCULAIRE 

A   MES   AMIS    D'ITALIE 

A 

L'OCCASION  DU  CONGRÈS  OUVRIER 

CONVOQUÉ  A  ROME 
POUR  LE  I"  NOVEMBRE  1871 

PAR  LE  PARTI  MAZZINIEN 


AVANT-PROPOS 


Dans  le  même  numéro  de  La  Roma  del  Popolo  où  il 
avait  attaqué  l'Internationale  et  la  Commune  de  Paris 
(13  juillet  1871),  Mazzini  avait  lancé  l'idée  de  la  réunion 
à  Rome  d'un  Congrès  ouvrier  italien.  Ce  Congrès  fut 
effectivement  convoqué  pour  le  i"  novembre  suivant, 
par  une  Commission  siégeant  à  Gênes  (circulaire  de 
convocation  datée  du  14  août). 

Dans  La  Roma  del  Popolo  du  12  octobre,  Mazzini 
publia  une  lettre  ouverte  adressée  «  aux  représentants 
des  artisans  dans  le  Congrès  de  Rome  »,  Airappresen- 
tanti  gli  artigiani  nel  Congresso  di  Roma. 

A  ce  moment,  Bakounine  travaillait  à  la  rédaction  du 
livre  qui  devait  faire  suite  à  sa  Risposta  d'un  Interna- 
:(ionale  a  Ma^^ini,  et  qui  porta  ce  titre  :  La  Théologie 
Polilique  de  Ma^:{ini  et  r Internationale  ;  il  m'avait  déjà 
envoyé,  pour  les  imprimer,  les  premiers  feuillets  de  ce 
nouveau  manuscrit  jusqu'au  feuillet  49  inclusivement 
(17  octobre).  Mais  dès  qu'il  eut  lu,  dans  La  Roma  del 
Popolo,  la  lettre  de  Mazzini  aux  représentants  des  ou- 
vriers italiens,  il  interrompit  sa besognepour  commencer, 
le  19  octobre  au  soir,  une  «  circulaire  en  réponse  à  la 


306  AVANT-PROPOS 

circulaire  de  Mazzini  ».  Son  calendrier-journal  nous  le 
montre  occupé  à  la  rédaction  de  cette  circulaire  jus- 
qu'au 28  octobre;  voici  le  texte  des  notes  qui  y  sont 
relatives,  et  qui  nous  font  voir  le  brusque  abandon  du 
livre  doctrinal  en  préparation  contre  Mazzini  (qu'il 
appelle  «  2®  brochure  mazzinienne  »  ou  «  brochure  2 
Mazzini  »)  pour  l'improvisation  hâtive  de  cet  appel  à 
ses  jeunes  amis  italiens  (i),  destiné  à  les  mettre  en 
garde  contre  la  manœuvre  de  Mazzini  et  à  les  pousser 
à  une  action  immédiate  : 

«  Oclobre  18.  Brochure  Mazzini  2.  —  19.  Bro- 
chure 2  Mazzini.  (Soir]  Circulaire  en  réponse  à  la  cir- 
culaire de  Mazzini.  —  20.  Circulaire  contre  Maz- 
zini fini,  demain  considérants,  —  21.  Circulaire  dicté  à 
Emile  [Bellerio].  —  22.  Circulaire  dicté  à  Emile; 
envoyé  première  moitié  circulaire  à  Paolo  [un  ami  à 
Milan].  —  23.  Ecrit  matin  et  soir,  continuation  de  la 
circulaire.  —  24.  Envoyéà  Milanencore  quatre  feuilles  (2) 
delà  circulaire;  écrit  matin  et  soir.  —  25.  Envoyéà 
Milan  quatre  feuilles,  jusqu'à  la  treizième  inclusive- 
ment. —  26.  Presque  fin  de  la  circulaire,  matin  et  soir. 
—  27.  Toujours  épître  aux  amis  contre  Mazzini.  — 
28.  Lettre  de  Burbero  [Vincenzo  Pezza,  à  Milan]  ; 
fin  de  l'épître,  en  tout  vingt-cinq  feuilles,  près  de 
cent  pages,  envoyées  à  Burbero.  » 

Le  Congrès  «  ouvrier  »  convoqué  par  la  Commission 

(i)  Il  avait  reçu,  le  16  septembre,  une  lettre,  la  première, 
de  Carmelo  Palladino,  de  Naples,  ami  de  Cafiero  et  de  Mala- 
testa;  le  i5  octobre,  Vincenzo  Pezza,  de  Milan,  était  venu  le 
voir  à  Locarno,  et  une  «  entente  complète  »  s'était  établie 
entre  eux. 

(2)  Ce  sont,  comme  on  le  verra,  des  feuilles  contenant 
quatre  pages. 


AVANT-PROPOS  3O7 

de  Gênes  s'ouvrit  à  Rome  le  i*""  novembre.  Tous  les 
délégués  acceptèrent  le  programme  mazzinien,  à  l'excep- 
tion de  trois  opposants  :  Carlo  Cafiero,  qui  représentait 
la  Section  de  l'Internationale  de  Girgenti  (Sicile), 
Alberto  Tucci,  qui  représentait  la  section  de  l'Interna- 
tionale de  Naples,  nouvellement  reconstituée,  et  un 
délégué  de  Livourne,  De  Montel.  Après  avoir  signé, 
le  3  novembre,  une  déclaration  disant  qu'ils  regardaient 
les  principes  acceptés  par  le  Congrès  «  comme  con- 
traires aux  vrais  intérêts  de  la  classe  ouvrière  et  au 
progrès  de  l'humanité  »,  les  trois  opposants  se  reti- 
rèrent. Les  délégués  votèrent  un  Patio  di  Fralellania^ 
comme  base  d'une  organisation  à  laquelle  adhérèrent 
135  sociétés  ouvrières,  et  qui  eut  pour  journal  YEman- 
cipa:{ione,  rédigée  à  Rome  par  Maurizio  Quadrio, 

Le  Congrès  de  Rome  fit  grand  bruit  en  Italie  ;  il  sou- 
leva les  protestations  des  ouvriers  socialistes  et  de  la 
jeunesse  révolutionnaire;  Garibaldi,  pressé  de  s'expli- 
quer au  sujet  des  attaques  dirigées  par  les  mazziniens 
contre  l'Internationale,  répondit  par  sa  fameuse  lettre 
à  Giorgio  Pallavicini-Trivulzio,  où  il  disait  :  «  L'Inter- 
nationale est  le  soleil  de  l'avenir  »  {L'Interna:{ionale  è 
il  sole  deWavvenire). 

Au  moment  même  du  Congrès  avait  paru  une  bro- 
chure de  15  pages,  intitulée  A^/i  Opérai  delegati 
al  Congresso  di  Roma,  et  signée  Un  gruppo  dlnterna- 
^ionali  :  elle  avait  été  imprimée  à  Naples,  et  fut  distri- 
buée aux  délégués.  Dans  La  Roma  del  Popolo  du 
16  novembre,  Mazzini,  sans  nommer  Bakounine,  le 
désigna  comme  l'auteur  de  cette  brochure  ;  et,  en  effet, 
le  contenu  en  avait  été  tiré  du  manuscrit  expédié  par 
Bakounine  à  Milan  du  22  au  28  octobre.  N'ayant  pu  me 


308  AVANT-PROPOS 

procurer  ce  document,  qui  est  fort  rare,  je  ne  puis 
indiquer  d'une  façon  précise  quel  en  était  le  contenu  ; 
mais,  puisqu'il  fut  distribué  entre  le  i"  et  le  3  novembre, 
il  est  certain  que  seuls  les  premiers  feuillets  du  manu- 
scrit de  Bakounine,  ceux  qui  furent  envoyés  le  22  oc- 
tobre, et  peut-être  aussi,  en  partie,  ceux  qui  furent 
expédiés  le  24  et  le  25,  purent  être  utilisés  par  le  tra- 
ducteur. D'après  un  renseignement  recueilli  par  Max 
Nettlau,  ce  serait  Palladino  qui  aurait  traduit,  et  pro- 
bablement adapté  et  abrégé,  les  parties  du  manuscrit 
publiées  dans  ces  15  pages  d'impression. 

Quatorze  ans  plus  tard,  en  18B5,  il  a  paru  une  tra- 
duction italienne  complète  du  manuscrit  d'octobre  1871, 
dans  le  Piccone,  bulletin  communiste  anarchiste,  à 
Naples,  et,  presque  simultanément,  dans  le  Paria, 
à  Ancône,  sous  ce  titre  :  Circolare.  Ai  miei  amici 
cTllalia  in  occasione  del  Con^resso  operaio  convocaio  a 
Roma  pel  i.  Novembre  1S71  dal  Partito  Ma^^iniano; 
en  i886,  cette  traduction  a  été  réimprimée  en  une 
brochure  de  103  pages  petit  in-i6,  à  Ancône,  intitulée  : 
Il  Socialismo  e  Ma^ini^  Leilera  agii  amici  d'Italia  (i). 
Une  autre  édition  fut  faite  à  Imola  en  igoi.  En  1905, 
Fortunato  Serantoni  fit  paraître  à  Florence  une  autre 
édition  de  la  même  traduction,  précédée  de  la  note 
suivante  : 

«  Cet  opuscule  fut  publié  pour  la  première  fois  [en 
brochure]  en  1887  (sic)  à  Milan  (2).  Il  a  été  réimprimé 


(i)  Nettlau,  Biographie,  p.  627. 

(2)  Il  est  possible  qu'il  y  ait  eu  en  etfet  une  première  édi- 
tion publiée  à  Milan  :  mais  la  date  de  «  1887  »  ne  peut  pas 
être  exacte,  puisque  l'édition  de  Milan,  si  elle  a  existé,  doit 
avoir  été  antérieure  à  l'édition  d'Ancône  de  1886. 


AVANT-PROPOS  309 

ensuite  en  éditions  successives  à  Ancône  en  1886  et  à 
Imola  en  1901,  sans  avoir  jamais  été  poursuivi.  C'est 
donc  à  titre  de  document  historique...  que  nous  pré- 
sentons au  public  cette  nouvelle  édition.  » 

Une  édition  plus  récente  (qui  s'intitule  elle-même 
Cinquième  édiiion)  a  été  publiée  à  Rome  en  1910,  à 
la  Libreria  Editrice  Sociologica  (précédemment  Casa 
Editrice  Libraria  «  //  Pensiero  »).  C'est  sur  cette  édi- 
tion de  1910  que  nous  avons  fait  notre  traduction. 

J.  G. 


CIRCULAIRE 

A  MES  AMIS  D'ITALIE 

A 

L'OCCASION  DU  CONGRÈS   OUVRIER 

CONVOQUÉ  A  ROME 
POUR  LE  1'=^  NOVEMBRE  1871 

PAR  LE   PARTI  MAZZINIEN 


Traduction  française  inédite 

[faite  sur  la  version  italienne) 


Ecrit  du  ig  au  28  Octobre  i8ji. 

Publié  en  traduction  italienne  à  plusieurs  reprises, 

à  pariir  de   i885. 


'x::^^;:^!^:^^::^!^^- 


CIRCULAIRE 
A  MES  AMIS  D^TALIE 

A 

L'OCCASION  DU  CONGRÈS  OUVRIER 

CONVOQUÉ  A  ROME 
POUR  LE  I"  NOVEMBRE  1871 

PAR  LE   PARTI   MAZZINIEN  (0 


Mes  chers  amis, 

Quiconque  a  lu  la  lettre  véritablement  perfide  que 
Mazzini  vient  d'adresser  aux  représentants  des  ou- 
vriers au  Congrès  de  Rome  {^)  doit  avoir  compris 
désormais,  s'il  avait  pu  en  douter  jusqu'ici,  que  ce 
Congrès  a  été  convoqué  à  Rome,  à  l'instigation  de 
Mazzini,  pour  accomplir  une  surprise,  un  coup 
d'Etat,  non  révolutionnaire  contre  le  système  qui 
gouverne  aujourd'hui  l'Italie,  mais  réactionnaire 
contre  les  nouvelles  idées  et  les  nouvelles  aspira- 
tions qui,  depuis  la  glorieuse  et  féconde  insurrec- 
tion de  la  Commune  de  Paris,  ont  commencé  à  agi- 
ter d'une  manière  visible  le  prolétariat  et  la  jeunesse 
de  l'Italie. 

(i)  Retraduit  sur  la  version  italienne. 

(2)  Lettre  publiée  par  La  Roma  del  Popolo  du  12  octobre  1871 
et  le  Dover e  d\x  i5  octobre  1871. 

18 


314  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

Ai-je  besoin  de  vous  expliquer  comment  et  pour- 
quoi ces  idées  sont  de'teste'es  de  Mazzini?  Il  l'a  dit 
suffisamment  lui-même  dans  tous  les  articles  qu'il  a 
publiés  dans  la  Ronia  del  Popolo,  où  il  a  calomnié 
sciemment  la  Commune  de  Paris,  et  notre  belle  et 
grande  Association  Internationale  des  Travailleurs, 
dont  les  principes  et  les  actes,  expression  spontanée 
des  aspirations  populaires  des  multitudes  d'Europe 
et  d'Amérique,  sont  naturellement  contraires  à  l'éta- 
blissement en  Italie  de  sa  République  ihéocratique, 
autoritaire  et  centralisée. 

Mazzini  s'est  évidemment  effrayé  du  nouveau 
mouvement  qui  se  produit  aujourd'hui  en  Italie. 
C'est  en  vain  qu'il  l'a  combattu  dans  ses  articles 
avec  cette  passion  injuste  et  furieuse  que  vous  savez, 
et  qui  a  surpris  et  affligé  jusqu'à  ses  partisans  et  à 
ses  amis  les  plus  intimes,  dépassant  dans  ses  injures 
et  ses  calomnies  les  journaux  officiels  de  Versailles 
eux-mêmes. 

Il  avait  espéré  un  moment  que  la  grande  autorité 
de  son  nom  suffirait  pour  arrêter  ce  mouvement 
salutaire  et  fatal  qui  entraîne  aujourd'hui  tout  ce 
qu'il  y  a  de  vivant  en  Italie,  c'est-à-dire  le  proléta- 
riat et  la  partie  la  plus  intelligente  et  la  plus  géné- 
reuse de  la  jeunesse,  à  unir  ses  efforts  à  ceux  de 
l'unique  organisation  qui,  ne  se  proposant  pas 
d'autre  but  que  l'émancipation  réelle  et  complète 
des  masses,  représente  seule  le  mouvement  révolu- 
tionnaire de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  —  je  veux 
dire  de   l'Association   Internationale    des   Travail- 


CIRCULAIRE    A    MES   AMIS    D  ITALIE  315 

leurs,  dans  laquelle  se  confondent  fraternellement 
les  socialistes  révolutionnaires  de  tous  les  pays,  et 
dont  les  membres  se  comptent  aujourd'hui  par 
millions. 

Elle  est  aujourd'hui  combattue  par  tous  les  gou- 
vernements, par  tous  les  repre'sentants  religieux  et 
profanes  des  intérêts  réactionnaires  politiques  et 
économiques  en  Europe.  Et  elle  est  combattue  avec 
non  moins  d'acharnement  par  Mazzini,  parce  que 
Texistence  et  la  croissance  formidable  de  l'Interna- 
tionale détruisent  et  dissipent  tous  ses  rêves  ;  parce 
qu'il  voit  l'Italie  messianique  et  classique  envahie 
par  la  barbarie  étrangère  ;  parce  qu'il  veut  élever 
autour  d'elle  une  muraille,  non  de  Chine,  mais 
théologique,  pour  l'isoler  du  monde  afin  de  pouvoir 
lui  donner  une  «  éducation  nationale  »,  fondée 
exclusivement  sur  les  principes  de  sa  nouvelle  reli- 
gion, et  qui  seule  pourra  la  rendre  capable  d'accom- 
plir, pour  la  troisième  fois  dans  son  histoire,  la 
mission  religieuse  et  mondiale  qu'il  a  plu  au  Bon 
Dieu  de  lui  infliger. 

Mais  laissons  la  plaisanterie,  car  la  chose  est  très 
sérieuse. 

Voyant  que  ses  articles  ne  suffisaient  pas  pour 
arrêter  le  formidable  courant,  Mazzini  s'est  avisé 
d'un  autre  moyen  ;  et  sur  un  mot  d'ordre  parti  de 
Rome,  plusieurs  régions  de  l'Italie  ont  envoyé  au 
Prophète  et  au  Maître  des  adresses  d'adhésion,  con- 
damnant Paris  et  la  Commune  comme  l'avait  fait 
Mazzini. 


3l6  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    d'iTALIE 

Ce  fut  là  un  fait  grave  et  un  scandale  affligeant  : 
des  ouvriers  italiens  qui  reniaient  la  fraternité  inter- 
nationale de  leurs  compagnons  de  misère,  d'escla- 
vage et  de  souffrance  dans  le  monde  entier,  et  qui 
calomniaient  les  nobles  lutteurs,  les  martyrs  de  la 
Commune  de  Paris  qui  avaient  fait  leur  révolution 
pour  l'émancipation  de  tous;  et  cela  au  moment 
même  où  les  bourreaux  de  Versailles  les  mitrail- 
laient et  les  fusillaient  par  centaines,  les  emprison- 
naient, les  insultaient  et  les  torturaient  par  milliers, 
sans  épargner  les  femmes  et  les  enfants.  Si  ces 
adresses  avaient  été  la  fidèle  expression  des  senti- 
ments du  prolétariat  italien,  c'eût  été  une  infamie 
dont  le  prolétariat  italien  n'aurait  jamais  pu  se 
laver,  et  qui  aurait  fait  désespérer  de  l'avenir  de  ce 
pays.  Heureusement  il  n'en  était  rien,  car  tout  le 
monde  sait  de  quelle  façon  ces  adresses  furent 
fabriquées. 

Ce  ne  fut  que  la  répétition  d'un  fait  arrivé  en 
Russie  en  i863  au  temps  de  la  dernière  insurrection 
polonaise.  Les  Journaux  dits  patriotes  de  Saint- 
Pétersbourg  et  de  Moscou  maudissaient  le  soulève- 
ment polonais,  comme  les  journaux  mazziniens  ont 
maudit  le  soulèvement  de  la  Commune  de  Paris. 
Ils  dénonçaient  l'alliance  de  tous  les  révolution- 
naires d'Europe  qui  soutenaient  la  Pologne,  comme 
les  journaux  mazziniens  dénoncent  aujourd'hui 
l'Internationale  qui  a  soutenu  la  Commune  de 
Paris,  et  qui,  même  lorsque  celle-ci  fut  assassinée 
par  les  théologiens  de  Versailles,  a  eu  le  courage 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  317 

sublime  de  proclamer  dans  les  pays  les  moins  libres, 
comme  en  Allemagne  sous  le  gouvernement  mili- 
taire et  triomphant  de  Bismarck,  ses  ardentes  sym- 
pathies pour  les  principes  et  pour  les  he'ros  de  la 
Commune. 

Seul  le  prole'tariat  italien  se  tut;  ou  s'il  a  parlé, 
ce  fut  contre  la  Commune  et  contre  l'Internationale. 
Mais  ce  n'est  pas  lui  qui  a  parle'  :  c'est  le  monde 
officiel  mazzinien  qui  a  ose'  injurier  et  calomnier 
en  son  nom. 

Comme  en  Russie,  en  1863,  des  adresses  rédigées 
en  haut  lieu  et  remplies  d'invectives  contre  les  mal- 
heureux mais  toujours  héroïques  Polonais,  et  de 
bénédictions  pour  le  tsar,  partirent  de  Saint-Péters- 
bourg pour  toutes  les  communes,  villes  et  villages, 
avec  recommandation  aux  autorités  et  aux  prêtres 
de  les  faire,  tant  bien  que  mal,  signer  par  le  peu- 
ple ;  de  même  en  1871,  Rome,  devenue  le  centre 
d'un  double  jésuitisme,  —  celui  du  pape  et  celui  de 
Mazzini,  —  a  recommandé  à  tout  le  personnel  offi- 
ciel mazzinien  épars  dans  toutes  les  villes  d'Italie, 
de  suggérer  et  de  dicter  à  toutes  les  associations 
ouvrières  des  adresses  pleines  d'invectives  contre  la 
Commune  et  contre  l'Internationale,  et  de  béné- 
dictions pour  Mazzini.  Quelques  associations  ont 
signé  ces  adresses  sans  savoir  ce  qu'elles  faisaient. 

Mais  ces  adresses,  isolées  et  en  très  petit  nombre, 
neproduisirent  aucun  effet.  Elles  restèrent  sans  écho, 
enterrées  dans  les  journaux  mazziniens,  que  les 
partisans  mêmes  de  Mazzini  lisent  plutôt  par  devoir 


3l8  CIRCULAIRE    A    MES  AMIS    d'iTALIE 

que  par  plaisir.  Alors  Mazzini  médita  un  grand 
coup,  qui,  s'il  réussit,  assurera  sans  doute,  pour 
quelque  temps  au  moins,  à  lui  et  à  ses  idées  rétro- 
grades et  liberticides,  une  espèce  de  pouvoir  dicta- 
torial en  Italie. 

Son  plan  est  le  suivant  : 

Il  s'agit  de  réunir  à  Rome,  —  future  capitale  du 
monde,  —  le  i"  novembre,  un  Congrès  de  repré- 
sentants des  ouvriers  de  toute  l'Italie.  Grâce  aux  in- 
trigues des  mazziniens,  —  intrigues  qui  sont  impuis- 
santes désormais  à  soulever  l'Italie,  mais  qui  sont 
très  capables  encore  de  favoriser  partout  la  réac- 
tion, —  répandus,  et  plus  ou  moins  influents,  dans 
toutes  les  villes  d'Italie,  on  fera,  on  fait  déjà,  des 
efforts  inouïs  afin  que  les  délégués  envoyés  à 
Rome  par  les  associations  ouvrières  soient  dispo- 
sés à  accepter  la  dictature  de  Mazzini.  De  cette  façon 
on  espère  constituer  un  Congrès  mazzinien,  qui,  au 
nom  de  douze  millions  de  travailleurs  italiens, 
devra  prononcer  l'anathème  contre  la  Commune  de 
Paris  et  contre  l'Internationale,  proclamer  «  Pensée 
nationale  »  le  programme  de  Mazzini,  et  nommer 
une  «  Commission  directrice  »,  une  espèce  de  gou- 
vernement du  prolétariat  italien  composé  des  mazzi- 
niens les  plus  aveuglément  dévoués  et  soumis  à  la 
dictature  absolue  de  Mazzini.  Alors  le  prophète  et 
son  parti,  forts  de  cette  solennelle  confirmation 
populaire,  intimeront,  non  au  gouvernement  italien 
en  présence  duquel  ils  seront  plus  désarmés  et  im- 
puissants que  jamais,  mais  à  la  jeunesse  italienne, 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  3I9 

aux  rebelles  de  la  libre-pensée,  aux  vrais  révolu- 
tionnaires, aux  athées,  aux  socialistes  italiens,  de 
courber  la  tête  devant  cette  «  Pensée  nationale  », 
sous  peine  d'être  déclarés  rebelles  à  la  volonté  du 
peuple,  et  traîtres  à  la  patrie.  Voilà  le  péril  dont 
vous  êtes  menacés.  Je  sais  bien  qu'il  n'est  pas  aussi 
grand  pour  vous  que  Mazzini  se  l'imagine.  Je  sais 
qu'il  s'illusionne  trop,  comme  toujours,  sur  les  con- 
séquences de  ce  Congrès,  même  à  supposer  que  le 
résultat  lui  soit  complètement  favorable. 

C'est  qu'en  vérité,  en  admettant  que  tout  se  passe 
comme  il  le  désire,  tout  ce  qui  sera  fait  à  Rome  ne 
sera  que  fiction,  et  la  réalité  italienne,  demeurant 
ce  qu'elle  est,  continuera  à  être  tout  opposée  aux 
rêves  mazziniens. 

Il  est  probable,  au  contraire,  qu'après  ce  Con- 
grès, par  une  sorte  de  réaction  naturelle,  le  mouve- 
ment socialiste  révolutionnaire  devienne  encore 
plus  puissant  en  Italie, 

Mais  ce  n'est  pas  là  une  bonne  raison  pour  nous 
faire  nous  résigner  philosophiquement  au  triomphe, 
même  momentané,  de  Mazzini.  D'abord,  ce  triom- 
phe pourrait  durer  trop  longtemps;  et  puis,  en 
règle  générale,  «  il  ne  faut  jamais  permettre  à  ses 
ennemis  de  triompher,  quand  on  a  le  pouvoir  de  les 
en  empêcher  ou  au  moins  de  diminuer  leur 
triomphe  ».  Combattre  son  adversaire  à  outrance, 
et  sans  lui  laisser  jamais  ni  paix  ni  trêve,  est  une 
preuve  d'énergie,  de  vitalité  et  de  moralité,  que  tout 
parti  vivant  se  doit  à  lui-même  non  moins  qu'à  tous 


520  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   D  ITALIE 

ses  amis.  Un  parti  n'est  digne  de  vivre,  n'est  capable 
de  vaincre  qu'à  cette  condition.  Enfin,  il  y  a  une 
autre  conside'ration  bien  plus  importante,  et  qui 
doit  engager  tous  nos  amis  les  plus  ardents  et  les 
plus  sincères  à  aller  à  Rome  pour  combattre  Maz- 
zini,  ses  calomnies  et  ses  pernicieuses  doctrines  : 
c'est  l'effet  déplorable,  funeste,  que  l'attitude  de  ce 
Congrès  du  prole'tariat  italien,  si  elle  devait  être 
conforme  aux  de'sirs  de  Mazzini,ne  manquerait  pas 
de  produire  en  dehors  de  l'Italie,  sur  le  prole'tariat 
re'volutionnaire  du  monde  entier. 

L'Italie,  repre'sentée  cette  fois  non  par  son  gou- 
vernement ni  par  ses  classes  officielles  et  privilé- 
giées, mais  par  des  ouvriers  délégués  du  peuple,  se 
déshonorerait  en  prenant  publiquement  parti  pour 
la  réaction  contre  la  révolution. 

Imaginez  quelles  impressions  devront  éprouver 
les  révolutionnaires  socialistes  de  tous  les  pays, 
quand  ils  apprendront  que  ce  Congrès  populaire  a 
injurié  et  maudit  la  Commune  et  l'Internationale, 
et  que,  en  condamnant  l'Italie  à  réaliser  les  idées  de 
Mazzini,  il  a  décidé  de  faire  d'elle  une  nouvelle 
Chine  théologique  en  Europe! 

Voilà  ce  qu'il  faut  empêcher,  ce  que  vous  devez 
empêcher.  Je  vous  dirai  plus  tard  comment  vous 
pourrez  et  devrez  le  faire  ;  pour  le  moment  j'ana- 
lyserai la  circulaire  de  Mazzini. 

Je  n'ai  jamais  lu  un  écrit  plus  insinuant  et  plus 
perfidement  jésuitique  que  celui-là.  Il  commence 
par    faire    des    protestations    de    respect     envers 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   D  ITALIE  32  I 

la    volonté    et   la   pensée  spontanée    du    peuple  : 

Je  ne  m  arroge  pas  —  dit  Mazzini  —  le  droit  de 
vous  diriger  et  de  me  constituer  votre  interprète 
(mensonge  !  tout  cet  écrit  tend  vers  ce  seul  but)  ; 
trop  d'hommes  parlent  aujourd'hui  en  votre  nom  et 
répètent  la  phrase  impérieuse  russe  :  «  //  faut  ensei- 
gner à  l'ouvrier  ce  qu'il  doit  vouloir.  »  (Calomnie! 
aucun  socialiste  russe  n'a  jamais  dit  cela,  aucun 
socialiste  révolutionnaire  n'a  pu  le  dire.  C'est  Maz- 
zini, et  non  pas  nous,  qui  enseigne  les  «  devoirs  », 
c'est-à-dire  ce  qu'on  doit  vouloir.)  Mais  il  me 
semble  —  continue-t-il  (écoutez  ceci  !)  —  que  je 
puis  vous  dire  ce  que  la  partie  bonne  et  sincèrement 
italienne  de  la  nation  attend  de  vous  (i). 

Que  vous  en  semble?  Peut-on  être  plus  jésuite, 
plus  fourbe?  Mazzini  ne  veut  pas  diriger  les  ou- 
vriers; mais  en  même  temps  il  leur  déclare  ce  que 
les  Italiens  bons  et  sincères  attendent  d'eux. 

N'est-ce  pas  là  déclarer  d'avance  que,  si  les  réso- 
lutions du  Congrès  sont  contraires  à  ce  que  s'en  pro- 
mettent ces  «  bons  »,  ou  en  sont  seulement  diffé- 
rentes, elles  seront  mauvaises  et  anti-italiennes  ? 
Mais  qu'entend-il  donc  par  h  diriger  »  ? 

Et  quelle  est  donc  cette  partie  «  bonne  et  sincère- 
ment italienne  »  au  nom  de  laquelle  il  se  sent  en 
droit  de  parler  ? 

(i)  «  Non  mi  arrogo  dirigervi  e  costituirmi  interprète  vos- 
tro  ;  troppi  uomini  parlano  oggi  in  vostro  nome  e  ripetonola 
trase  imperiosa  russa  :  hisogna  iusegnare  ail'  operaio  ciô  clie 
Db  VE  volei  e.  Ma  mi  pare  di  potervi  dire  ciô  che  la  parte 
buona  e  sinceramente  italiana  aspetta  da  vol.  » 


322  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

Ce  ne  peut  être  certainement  le  prolétariat  italien, 
attendu  que  les  ouvriers  de'le'gués  au  Congrès  doi- 
vent en  connaître  les  aspirations  et  les  de'sirs  beau- 
coup mieux  que  Mazzini.  Donc  ce  doit  être  la  bour- 
geoisie italienne,  à  moins  que  ce  ne  soit  le  parti 
exclusivement  mazzinien,  c'est-à-dire  Mazzini  lui- 
même.  Ecoutons  donc  les  conseils  de  Mazzini  : 

//  s'agit  pour  vous  —  dit-il  —  de  ratifier  de  nou- 
veau votre  pacte,  et  de  constituer,  pour  le  repré- 
senter,  une  autorité  qui  ait  la  condition  d'une  vie 
vraie,  forte  et  durable.  Et  c'est  la  chose  la  plus 
importante  que  vous  puissie:^  faire.  (Je  le  crois  bien. 
Une  autorité  destructrice  de  toute  liberté  !  voilà  au 
moins  du  mazzinianisme  pur  !)  Du  jour  oii  vous 
Vaureifait,  commencera  la  vie  collective  des  ouvriers 
italiens  {*). 

Donc  la  vie  collective  n'est  pas  dans  la  multitude 
populaire;  cette  multitude,  selon  Mazzini,  n'étant 
qu'un  agrégat  tout  à  fait  mécanique  d'individus,  la 
collectivité  n'existe  que  dans  l'autorité,  et  ne  peut 
être  représentée  que  par  elle.  Nous  en  sommes  tou- 
jours à  cette  maudite  fonction  de  l'Etat,  qui  absorbe 
et  concentre,  en  la  détruisant,  la  collectivité  natu- 
relle du  peuple,  et  qui  probablement  à  cause  de  cela 
même  est  réputé  la  représenter,  comme  Saturne 
représentait  ses  fils  à  mesure  qu'il  les  dévorait. 

(i)  «  Si  tratta  per  voi  di  ratificare  nuovaraente  il  vostro 
patto,  e  di  costituire  a  rappresentarlo  un'  Autorità,  che  abbia 
condizione  di  vera,  forte  e  perenne  vita.  Ed  c  la  cosa  più 
importante  che  possiate  fare.  Dal  giorno  in  cui  l'avrete  fatto 
comincierà  la  vita  coUettiva  degli  opérai  italiani.» 


CIRCULAIRE   A   MES    AMIS    D  ITALIE  323 

Vous  aurez  ainsi —  continue  Mazzini  —  constitué 
r instrument  pour  marcher  d'accord.  (C'est-à-dire 
que  vous  vous  serez  donné  un  maître  auquel  appar- 
tiendra exclusivement  toute  initiative,  et  sans  la  per- 
mission duquel  vous  ne  vous  permettrez  de'sormais 
aucun  mouvement.  Vous  aurez  transformé  la  tota- 
lité des  ouvriers  italiens  en  un  instrument  passif  et 
aveugle  aux  mains  du  Prophète.)  Et  finalement  vous 
pourrez  alors  (mais  seulement  alors,  et  pour  cause) 
former  avec  vos  frères  des  autres  nations  des  liens 
d'alliance,  que  tous  nous  désirons  et  voulons  (qui 
tous?  les  mazziniens,  selon  le  système  ridicule,  parce 
qu'impuissant,  éxabW  "paivV Allean^a Repubblicana  de 
Mazzini),  mais  du  haut  du  concept  national  reconnu 
(c'est-à-dire  conclu  et  accepté  exclusivement  par 
l'autorité  centrale  contre  toute  la  masse  ouvrière), 
et  ?2on  en  vous  submergeant,  individus,  ou  petits 
noyaux,  dans  de  vastes  sociétés  étrangères  mal 
organisées  (c'est  l'Internationale  qui  est  visée),  qui 
commencent  à  vous  parler  de  liberté  pour  conclure 
inévitablement  à  Vanarchie  et  au  despotisme  d'un 
centre  et  de  la  ville  dans  laquelle  ce  centre  est 
placé  (^).  {L'anarchie,  c'est  nous,  les  partisans  de 
l'abolition  de  l'Etat  dans  l'Internationale;   le  des- 

(i)  «  Avrete  cosi  costituito  lo  strumento  per  progredire  con- 
cordi.  E  tlnalmente  potrete  allora  stringere  coi  vostri  fratelli 
délie  altre  nazioni  vincoli  d'alleanza,  che  tutti  intendiamo  e 
vogliamo,  ma  dall'alto  del  conc^tto  Nazionale  riconosciuto, 
non  sommergcndovi,  individui,  o  piccoli  nuclei,  in  vaste  maie 
ordinale  società  straniere,  che  cominciano  a  parlarvi  di  lib^rtà 
per  conchiudere  inevitabilmente  neU'anarchiac  n.l  di^-poiismo 
d'un  centre  e  délia  città,  nella  quale  quel  centro  è  poste.  » 


324  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    d'iTALIE 

potisme,  ce  sont  les  internationaux  allemands  et  le 
Conseil  général  de  Londres,  partisans  de  la  centra- 
lisation, de  l'Etat  populaire.) 

Mazzini  aime  le  despotisme,  il  est  trop  prophète, 
trop  prêtre,  pour  ne  pas  l'adorer  ;  seulement,  par 
une  concession  à  l'esprit  moderne,  il  l'appelle 
«  liberté  ».  Mazzini  veut  le  despotisme  de  Rome, 
mais  non  celui  de  Londres  ;  mais  nous,  qui  ne 
sommes  ni  prêtres,  ni  prophètes,  nous  repoussons 
également  celui  de  Londres  et  celui  de  Rome. 

Tout  ce  paragraphe  vise  évidemment  à  rendre 
impossible  l'établissement  de  l'Internationale  en 
Italie.  Il  interdit  positivement,  tant  aux  individus 
qu'aux  associations  ouvrières  locales,  de  s'affilier  à 
LInternationale  et  de  fraterniser  directement  avec 
elle  :  il  n'accorde  ce  droit  qu'à  l'autorité  directrice 
et  centrale  —  que  le  bon  Dieu  la  bénisse  et  que  le 
diable  l'emporte  !  —  qui  sera  instituée  à  Rome  ;  ce 
qui  réduit  nécessairement  à  rien  l'autonomie,  l'ini- 
tiative, la  vie  spontanée,  la  pensée  et  l'action,  en 
un  mot  la  liberté,  de  toutes  les  associations  locales 
et  de  tous  les  ouvriers  italiens  pris  individuelle- 
ment. 

Quant  à  l'alliance  avec  l'Internationale,  il  n'y 
a  pas  de  danger  qu'une  «  Commission  Centrale  », 
inspirée  et  dirigée  par  Mazzini,  fraternise  avec  cette 
association  étrangère,  qui  professe  des  principes 
diamétralement  opposés  à  ceux  du  Prophète  italien. 
Il  en  résultera  nécessairement  l'isolement  absolu 
du  prolétariat  italien,  tenu  en  dehors  de  l'immense 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  325 

mouvement  solidaire  du  prolétariat  de  l'Europe  et 
de  l'Amérique. 

Et  c'est  précisément  là  ce  que  veut  Mazzini.  Ce 
sera  la  mort  de  l'Italie,  mais  en  même  temps  ce  sera 
le  triomphe  du  Dieu  mazzinien. 

Craignant  évidemment  que  quelque  élément  anti- 
mazzinien,  que  quelque  pensée  socialiste  ou  athée, 
ne  pénètre  dans  le  Congrès,  Mazzini  prend  ses  pré- 
cautions. Il  conseille  de  réJiger  un  ordre  du  jour 
progressiste,  —  ce  mot  «  progressiste  »,  à  cetie 
place,  est  véritablement  ridicule,  et  il  n'est  évi- 
demment employé  que  pour  jeter  de  la  poudre  aux 
yeux  des  ouvrier?,  et  pour  répéter  une  fois  de  plus 
une  des  expressions  favorites  de  la  sacro-sainte 
théologie  mazzinienne,  —  donc,  un  ordre  du  jour 
progressiste,  qui  aura  pour  objet  d'exclure  des 
discussions  du  Congrès  toutes  les  questions  reli- 
gieuses, politiques  et  sociales  :  attendu  que  Mazzini 
croit  n'avoir  pas  encore  magnétisé  suffisamment  les 
ouvriers  italiens  et,  par  conséquent,  craint  de  les 
voir  n'obéir  qu'à  leurs  instincts  naturels  et  prendre 
parti  pour  la  liberté  contre  le  mensonge  de  la  théo- 
logie mazzinienne. 

Que  quelques-uns  d^enire  vous  —  dit-il  —  for' 
mulent  un  ordre  du  jour  progressiste,  qui  exclura, 
jusqu'à  ce  que  le  but  (c'est-à-dire  l'institution  de 
la  dictature  mazzinienne)  ait  été  atteint,  toute  dis- 
cussion relative  à  des  doctrines  religieuses,  politiques 
et  sociales^  sur  lesquelles  un  Congrès,  aujourdlnti, 
ne  peut  décider  que  par  des  déclarations  incunsi- 

19 


326  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

dérées  et  ridicules  par  leur  impuissance.  Une  fois 
le  but  atteint^  une  fois  achevée  V organisation  interne 
de  votre  classe  (la  subordination  absolue  des  ouvriers 
italiens  à  la  dictature  de  Mazzini),  vous  discuterez, 
si  vous  en  ave\  le  temps,  ce  que  vous  voudre^. 

Ce  «  si  vous  en  avez  le  temps  »  est  délicieux. 
Encore  un  tour  de  passe-passe  vraiment  stupe'fiant  I 
Et  toute  la  tactique  de  Mazzini  n'est  pas  autre  chose, 
comme  je  le  démontrerai  dans  la  série  d'écrits  que 
j'ai  entreprise  contre  lui,  qu'un  jeu  continuel  d'es- 
camotage, tendant  à  faire  triompher,  grâce  au  suf- 
frage universel  et  à  la  puissance  du  bras  populaire, 
un  système  théocratique  autoritaire,  absolument 
opposé  aux  instincts,  aux  besoins,  à  toutes  les  aspi- 
rations du  peuple,  et  à  créer,  au  nom  du  peuple  et 
à  ses  dépens,  un  instrument  d'oppression  contre  lui- 
même. 

Si  vous  ?i^en  ave^  pas  le  temps,  vous  laisserez  à 
V Autorité  centrale  le  soin  d^ étudier  les  questions 
qui  vous  paraîtront  importantes  (^). 

Est-ce  assez  clair  ?  Toutes  les  questions  de  prin- 
cipe seront  résolues  par  la  Commission  Centrale, 
premier  essai  de  l'Etat-Eglise  mazzinien.  La  masse 
populaire,   c'est-à-dire  les  associations  locales,  ne 

(i)((  Alcuni  fra  voi  formolino  un  ordine  del  giorno  progres- 
sive, elle  escluda,  finchè  il  fine  non  sia  raggiunto,  ogni  discus- 
sione  intorno  a  dottrine  religiose^  politiche  e  sociali,  che  un 
Congresso  oggi  non  puù  decidere  se  non  con  dichiarazioni 
avventate  e  ridicole  per  impotenza.  Raggiunto  il  fine,  compito 
l'ordinamento  interno  délia  vostra  classe,  discuterete,  se  avrete 
tempo,  ciô  che  vorrete.  Dove  no,  commetterete  allô  studio 
dell'Autorità  centrale  le  questioni  che  vi  parranno  importanii.  » 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  327 

doit  ni  raisonner  ni  discuter  :  elle  doit  obéir  et  croire. 
C'est  la  vie  de  tous  absorbe'e  et  faussée  au  centre, 
paralysée  et  morte  sur  toute  la  périphérie  ;  ainsi  le 
veut  le  Dieu  de  Mazzini,  qui  éteint  et  dévore  l'Italie. 
Le  pays  (lisez  :  la  bourgeoisie)  vous  regarde, 
—  continue  Mazzini,  —  inquiet,  attentifs  sévère  (je 
le  crois  bien,  que  cette  bourgeoisie  a  l'air  sévère, 
puisqu'elle  a  pour  représentants  et  anges  gardiens 
les  gendarmes)  ;  s'il  trouve  dans  votre  Congrès, 
comme  dans  les  autres  Congrès  tenus  hors  de 
ritalie,  une  tempête  d'opinions  divergentes  (c'est- 
à-dire  la  vie,  l'énergie,  la  passion  de  la  pensée  et 
de  la  volonté  vivantes,  ce  que  l'Italie  avait  à  un  si 
haut  degré  à  l'époque  de  sa  plus  grande  prospé- 
rité, au  moyen  âge,  quand  elle  était  vivante),  la 
témérité  effrénée  des  longs  discours  (mensonge  ! 
dans  les  Congrès  de  l'Internationale,  personne  n'a 
le  droit  de  parler  plus  d'un  quart  d'heure  et  plus  de 
deux  fois  sur  le  même  sujet)  inutiles  et  sur  des  ques- 
tions superficiellement  traitées  (autre  mensonge  ! 
Toutes  les  questions  qui  se  traitent  dans  nos  Con- 
grès sont  annoncées  toujours  trois  mois  avant  le 
Congrès  par  le  Conseil  général,  après  que  celui-ci 
a  pris  l'avis  de  toutes  les  nations  ;  puis  les  associa- 
tions locales  de  tous  les  pays  étudient  et  discutent 
ces  questions  pendant  trois  mois  de  suite,  de  façon 
que  leurs  délégués  viennent  presque  toujours  au 
Congrès  avec  des  mandats  impératifs.  Défendre  aux 
associations  locales  et  aux  Congrès  populaires  de 
discuter  les  questions  les  plus  importantes   et  les 


320  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

plus  vitales,  c'est  déclarer  —  chose  d'ailleurs  con- 
forme au  programme  de  Mazzini  —  que  le  peuple 
est  incapable  de  les  comprendre,  et  qu'il  doit  s'en 
remettre  avec  une  foi  aveugle  aux  de'cisions  de  la 
sacro-sainte  autorité),  le  pays  (c'est-à-dire  la  bour- 
geoisie, la  tourbe  des  lâches  privilégiés  qui 
dépouillent  et  oppriment  le  peuple),  vous  tenant 
pour  tout  à  fait  inexpérimentés  et  malavisés,  jugera 
prématurée  (c'est-à-dire  très  dangereuse  pour  ses 
privilèges)  l'entrée  en  ligne  de  voire  élément  i^). 

Mais  ce  qui  suit  est  vraiment  magnifique  et  nous 
donne  la  mesure  du  jésuitisme  de  Mazzini.  Après 
avoir  interdit  au  Congrès  de  discuter  les  questions 
religieuses,  politiques  et  sociales,  et  tout  cela  dans 
le  dessein  évident  d'empêcher  les  anti-mazziniens 
d'exposer  leurs  idées,  voilà  qu'il  recommande  aux 
délégués  du  Congrès  de  faire  deux  «  petites  décla- 
rations »,  qui  doivent  d'un  seul  coup  résoudre  ces 
questions  dans  un  sens  exclusivement  mazzinien. 
C'est  là  un  vrai  tour  de  force  d'habileté  politique  et 
théologique  !  Ecoutez  : 

Deux  seules  déclarations  me  semblent,  comme 
préambule  d'ordre  et  instruction  générale  donnée  à 
Vautorité  que  vous  deve:{  élire  (et  qui  est  choisie 
depuis  beau  temps  déjà  dans  la  pensée  du  Comité 

(ï)  «  II  paese  guarda  a  voi  trepido,  attento,  severo  ;  se  troverà 
nel  vostro,  come  m  altri  congressi  tenuti  tuori  d'italia,  tem- 
pesia  di  pareri  divers!,  avventatezza  sfrenata  di  lunghe  parole 
inutili  e  su  question!  superficialmente  trattate,  giudicherà  il 
paese,  per  vo!  tutti  inespert!  e  malavveduti,  è  prematuro  il 
sorgere  del  vostro  elemento.  » 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  329 

secret  mazzinien.  Quel  Je'suitisme  !  Une  instruction 
générale  que  l'autorité  mazzinienne  a  faite  elle- 
même  par  le  moyen  d'un  Congrès  mazzinien  ! 
Peut-on  se  moquer  avec  plus  de  fourberie  et  d'im- 
pudence de  la  bonne  foi  populaire?  Despotisme 
politique  doublé  d'hypocrisie  religieuse  —  une  vraie 
tactique  de  Tartufe!),  exigées  par  les  circonstaïices 
insolites  dans  lesquelles  se  trouve  une  grayidepartie 
de  V Europe.  {W  s'agit  donc  d'opposer  l'Italie  comme 
digue  réactionnaire  au  mouvement  révolutionnaire 
de  l'Europe.  Mais  alors  tous  les  souverains  d'Europe 
s'empresseront  de  commander  le  portrait  de  Maz- 
zini,  et  après  sa  mort  la  sainte  Eglise  catholique 
l'adorera  comme  un  saint.) 

//  ne  faut  }:as  se  faire  d'illusions  :  le  pays  (la 
bourgeoisie,  la  Consorteria),  qui  commençait  à  re- 
garder avec  faveur  vos  progrès  (où  et  quand  la 
bourgeoisie  a-t-elle  jamais  montré  cette  faveur? 
Peut-être  quand  la  Consorteria  et  le  gouvernement 
ont  introduit  leurs  affidés,  ou  leurs  créatures,  — 
préfets,  policiers,  canaille  titrée  officielle  ou  offi- 
cieuse, —  comme  membres  honoraires,  dans  toutes 
les  associations  ouvrières  d'Italie  ?  En  dehors  de 
cette  corruption  systématique  des  associations  ou- 
vrières, quelle  autre  faveur  leur  a-t-on  jamais  témoi- 
gnée? Aucune,  et  Mazzini  ne  le  sait  que  trop.  Pour- 
quoi donc  ment-il  ?),  et  à  soumettre  à  un  examen 
attentif  ce  qui  s'écrivait^  par  nous  et  par  d'autres^ 
en  faveur  de  votre  juste  et  inévitable  élévation  'voilà 
encore  un  mensonge  impudent,  une  odieuse  effron- 


3  30  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   D  ITALIE 

terie.  Tout  le  monde  en  Italie  ne  sait-il  pas  que  les 
personnag-es  officiels,  et  la  bourgeoisie  italienne,  et 
Mazzini  lui-même  avec  eux,  n'ont  commencé  à  se 
préoccuper  de  la  question  sociale  que  depuis  l'in- 
surrection de  la  Commune  de  Paris,  et  seulement 
grâce  à  la  terreur  salutaire  que  l'expansion  toujours 
croissante  de  l'Internationale  inspire  à  tous  les  pri- 
vilégiés ?  S'il  n'y  avait  pas  eu  d'autres  rtianifesta- 
tions  socialistes  que  les  pauvres  écrits  de  Mazzini, 
anti-socialistes  au  suprême  degré,  remplis  d'illu- 
soires promesses  et  de  tromperies  pour  le  peuple  et 
de  réelles  consolations  pour  les  riches  bourgeois, 
personne  ne  se  soucierait  du  mouvement  du  prolé- 
tariat, comme  personne  ne  s'en  était  soucié  aupara- 
vant. Et  Mazzini  ose  réclamer  pour  lui  et  pour  les 
siens  l'honneur  d'un  fait  qui  est  dû  uniquement  à 
l'action  de  cette  Commune  et  de  cette  Internatio- 
nale qu'il  combat!  Quelle  nature  de  théologien  1), 
depuis  les  derniers  événements  de  France  (les  seuls 
qui  aient  éveillé  non  l'intérêt  moral,  mais  l'attention 
terrifiée  du  «  pays  »  sur  la  question  prolétaire),  est 
en  voie  de  reculer  ej^'rayé  et  disposé  à  appuyer  la 
sotte  et  immorale  théorie  de  la  résistance^  plus  ou 
moins  adoptée,  à  votre  dommage,  par  tous  les  gou- 
vernements  {*■). 

(i)  a  Due  sole  dichiarazioni  mi  sembrano,  quasi  preambolo 
d'ordinamento  e  istruzione  générale  data  ail'  autorità  che 
dovete  eleggere,  volute  dalle  insolite  circostanze  nelle  quali 
versa  gran  parte  di  Europa.  Non  giova  illudersi,  il  Paese, 
che  cominciava  a  guardare  con  favore  ai  vostri  progressi  e 
sottoporre  ad  attente  esame  ciô  che  da  noi  e  da  altri  si  scrive 


CIRCULAIRE   A   MES    AMIS   D  ITALIE  33I 

On  voit  maintenant  clairement  que  c'est  la  classe 
privilégie'e  que  Mazzini  appelle  le  «  pays  »,  puisqu'il 
confesse  que  ce  «  pays  »  commence  lâchement  à  se 
mettre  du  côté  de  la  réaction  gouvernementale.  Et 
c'est  donc  de  ce  «pays  »  officiel  que  Mazzini  ose  dire  : 
«  Le  pays  vous  regarde  inquiet,  attentif»?  et  c'est 
pour  conjurer  la  terrible  sévérité  gendarmesque  de 
cette  vile  canaille  qui  pour  Mazzini  constitue  le 
«  pays  »,  et  de  laquelle  il  se  constitue  aujourd'hui 
lui-même  le  représentant,  que  le  prolétariat  d'Italie 
devra  renier  ses  frères  de  la  Commune  de  Paris  et 
de  l'Internationale,  dont  l'héroïsme  et  la  puissance 
ont  enfin  réussi  à  secouer  l'indifférence  méprisante 
des  bourgeois?  Et  pour  faire  quoi?  Pour  rendre 
aux  bourgeois,  par  l'adoption  du  socialisme  mazzi- 
nien,  toute  la  sécurité  qu'ils  ont  perdue,  et  qui  leur 
est  nécessaire  pour  jouir  en  paix  de  leurs  privilèges. 
Mais  véritablement  l'odieux  le  dispute  au  ridicule 
dans  ces  paroles  de  Mazzini  ! 

Une  sauvage  irruption  je  ne  dirai  pas  de  doc- 
trines, mais  d'arbitraires  et  irrationnelles  négations 
de  démagogues  russes,  allemands,  français,  est  venue 
annoncer  que  pour  être  heureuse  VHumanité  doit 
vivre  sans  Dieu,  sans  Patrie,  sans  propriété  indivi- 
duelle, et,  pour  les  plus  logiques  et  les  plus  hardis, 
sans  la  sainteté  collective  de  la  famille  à  Vombre  de 

per  voi  a  pro  del  vostro  giusto  ed  ineviubile  sorgere,  è  dagli 
ultimi  eventi  di  Francia  in  poi,  sulla  via  di  retrocedere 
impaurito  e  tendente  ad  appoggiare  la  stolta  immorale  teoria 
di  resistenza,  più  o  meno  adottata  a  danno  vostro  da  tutti  i 
governi.  » 


332  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

la  maison  municipale  de  chaque  commune  ;  et  ces 
négatiojis  ont  trouvé,  soit  par  un  désir  insensé  de 
nouveauté,  soit  pa?'  la  fascination  qu'a  exercée  la 
force  déployée  par  les  sectaires  de  'Paris,  un  écho 
dans  une  minorité  de  notre  jeunesse  (^). 

Voilà  une  dénonciation  formelle,  devant  le  pro- 
le'tariat,  contre  l'élite  de  la  jeunesse  italienne.  L'in- 
tention en  est  évidente.  Du  moment  que  cette  jeu- 
nesse ne  veut  plus  servir  d'organe  à  la  propagande 
des  idées  mazziniennes,  Mazzini  s'ingénie  à  la  dis- 
créditer en  la  dépeignant  comme  athée,  anti-patriote, 
ennemie  de  la  propriété  individuelle,  de  la  famille, 
etc.,  sans  s'apercevoir,  sans  même  soupçonner,  que 
ces  idées  couvent  déjà  depuis  un  certain  temps  dans 
les  masses  prolétaires,  et  qu'elles  ne  manqueront 
pas  de  s'y  développer  toujours  plus.  Et  tout  cela 
pour  empêcher  l'unique  chose  qui  pourra  sauver 
l'Italie,  l'union  de  cette  jeunesse  avec  le  peuple. 

V Humanité  regarde  et  passe  {qneWe  belle  phrase  ! 
Qui  est  donc  cette  Humanité,  s'il  vous  plaît?  Maz- 
zini, Petroni,  Saffi,  Brusco,  etc.  ;  seulement  ils  ne 
«  passent  »pas,  mais  s'arrêtent  pour  nous  injurier  et 
nous  calomnier),    mais   la   tiède,    hésitante,    îrem- 


(i)  «  Una  selvaggia  irruzione  non  dirô  di  dottrine,  ma  d'ar- 
bitrarie  irrazionali  negazioni  di  demagoghi  russi,  tedeschi, 
francesi,  è  venuta  per  annunziare  che  per  essere  felice  l'Uma- 
nità  deve  vivere  senza  Dio,  senza  Patria,  senza  proprietà  indi- 
viduale,  e  pei  piu  logici  e  arditi  senza  santità  collettiva  di 
famiglia  ail' ombra  délia  Casa  Municipale  di  ogni  Comune  ;  e 
quelle  negazioni  hanno  trovato,  tra  per  insana  va^hezza  di 
novità,  tra  pel  fascino  esercitalo  dalla  forza  spiegata  da  quei 
settari  di  Parigi,  un  eco  in  una  minoranza  dei  nostri  giovani.  » 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  333 

hlante,  crédule  génération  bourgeoise  de  nos  jours 
(le  «  Pays  »  !)  s'effraie  du  moindre  fantôme.  La 
portion  possédante  (ah!  ah!:  du  Pays,  depuis  le 
grand  propriétaire  jusqu'au  propriétaire  d'une 
boutique,  commence  à  suspecter  dans  tout  mouvement 
ouvrier  une  menace  aux  capitaux  (et  elle  a  raison 
de  le  suspecter,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'émancipation 
possible  du  prole'tariat  sans  un  changement  radical 
dans  les  rapports  du  capital  et  du  ixa.\a.i\),  provenant 
p.irfois  de  l'héritage,  plus  souvent  du  travail  (men- 
songe !  à  moins  que  ce  travail  n'ait  consisté  à  exploi- 
ter le  travail  du  prolétariat  ;  mais  dans  ce  cas  les 
banquiers,  les  voleurs  et  les  brigands  travaillent  eux 
aussi,  et  travaillent  assidûment,  et  les  députés  au 
parlement  sont  aussi  de  zélés  travailleurs),  et  elle  a 
droit  à  être  rassurée  (*). 

Mazzini  s'est  évidemment  chargé  de  cette  tâche, 
et  il  l'accomplit  très  bien  ;  si  bien  que,  tant  que  les 
masses  se  laisseront  diriger  par  lui,  la  bourgeoisie 
pourra  dormir  tranquillement  sur  les  deux  oreilles. 
Mais  par  contre,  et  en  raison  de  cela  même,  le  pro- 
létaire restera  un  misérable  esclave,  sans  autre  sou- 
lagement que  les  lettres  de  change  sur  le  ciel  que 
lui  donnera  Mazzini. 


(i)  (f  L'Umanità  guarda  e  passa;  ma  la  liepida,  tentennante, 
tremante,  credula  generazione  borghese  dei  nostri  giorni 
impaurisce  d'ogni  fant&sma.  La  parte  abbiente  del  Paese,  dal 
gran  proprietario  al  proprietario  d'una  boitega,  comincia  a 
sospettare  che  in  ogni  moto  operaio  havvi  una  minaccia  ai 
capital!  raccohi  talora  per  crédita,  più  s;  esso  dal  lavoro,  e 
ha  diritto  di  essere  rassicurata.  n 


19. 


3  34  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

Mais  je  sais  —  continue-t-il  —  que  ces  théories 
insensées  ne  sont  pas  les  vôtres  (il  sait  tout,  ce  bon 
saint  1),  et  c'est  pourquoi  je  vous  dis  :  Il  importe  au 
progrès  de  votre  mouvement  ascendant  (vers  l'absur- 
dité mazzinienne)  et  au  T^ays  (la  tiède,  he'sitante  et 
tremblante  bourgeoisie  !)  que  vous  le  déclarie:{,  il 
importe  que  tous  sachent  que  vous  vous  sépare^  des 
hommes  qui  les  prêchent  (c'est-à-dire  de  la  Commune 
de  Paris,  de  l'Internationale,  et  de  cette  partie  intel- 
ligente et  généreuse  de  la  jeunesse  italienne  qui  seule, 
sans  arrière-pensée,- s'est  vouée  à  la  cause  du  peuple; 
et  que  le  peuple  se  jette  aveuglément,  stupidement, 
réactionnairement,  par  un  espèce  de  suicide  mons- 
trueux, en  se  condamnant  lui-même,  et  ses  fils  avec 
lui,  à  une  misère  et  à  un  esclavage  perpétuels, 
dans  les  bras  saintement  réactionnaires  de  Mazzini), 
qu^au  sommet  de  votre  foi  se  lit  le  mot  sacré  de 
«  Devoir  »  (c'est-à-dire  toute  la  théologie  mazzi- 
nienne avec  son  socialisme  mensonger),  que  vous 
vise^  d  préparer  V avenir ^  et  non  à  bouleverser  le 
présent  par  la  violence  (la  violence  n'est  permise 
que  pour  renverser  le  gouvernement  actuel  afin  de 
le  remplacer  par  un  gouvernement  mazzinien). 

Et  une  seconde  déclaration,  impliquée  déjà  dans 
votre  pacte  de  fraternité^  devrait,  me  semble-t-il, 
réaffirmer  que  vous  ne  sépare^  pas  le  problème  éco- 
nomique du  problème  moral  (l'Internationale  sépare 
si  peu  ces  deux  problèmes,  qu'elle  proclame  le 
second  une  conséquence  inséparable  et  immédiate 
du  premier),   que   vous  vous  sente\  avant  tout  des 


CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    D  ITALIE  3)5 

hommes  italiens  (il  aurait  fallu  dire  qu'étant  des  Ita- 
liens, ce  que  personne  ne  pourrait  nier,  vous  vous 
sentez  et  vous  voulez  être  avant  tout  des  hommes); 
que,  bien  qu'appelés  par  vos  circonstances  à  vous 
occuper  plus  spécialement  d'une  amélioration  de 
conditions  pour  votre  classe  (voilà  tout  le  socialisme 
de  Mazzini  !),  vous  ne  pouve^  ni  ne  voule^  rester 
étrangers  et  indifférents  à  toutes  les  grandes  ques- 
tions qui  embrassent  l'universalité  de  vos  frères 
(bourgeois)  et  le  progrès  collectif  de  V Italie  (i). 

C'est  pour  cela,  probablement,  que  Mazzini 
interdit  au  Congrès  ouvrier  de  discuter  les  grandes 
questions  religieuses  et  politiques.  Au  premier 
aspect,  cette  seconde  déclaration  proposée  par 
Mazzini  ne  semble  rien  présenter  de  déraisonnable  ; 
mais  en  y  regardant  de  plus  près,  on  y  découvre  un 
nouveau  piège.  Quelles  sont  les  grandes  questions 
qu'il  place  en  dehors  de  la  question  économique, 


(i)  «  Ma  so  che  quelle  insensate  teorie  non  sono  vostre,  e 
perd  vi  dico  :  Importa  al  progresse  del  vostromoto  ascendente 
ed  al  Paese  che  lo  dichiarate,  importa  che  sappiano  tutti  che 
voi  vi  separate  dagli  uomini  che  le  predicono,  che  in  cima  alla 
vostra  fede  sta  la  sacrosanta  parola  a  Dovere  »,  che  voi  mirate 
a  iniziare  l'avvenire,  non  a  sconvolgere  con  violenza  il  pré- 
sente. 

i(  E  una  seconda  dichiarazione,  implicitagia  nel  vostro  patto 
di  fratellanza,  dovrebbe,  parmi,  riafFermare  che  voi  non  sepa- 
rate il  problema  economico  dal  problema  morale  ;  che  vi  sen- 
tite  anzitutto  uomini  italiani  ;comunque  chiamali  dalle  vostre 
circostanze  a  occuparvi  più  specialmente  di  un  miglioramento 
di  condizione  per  la  classe  vostra,  non  potete  nù  voleté  rimarre 
estranei  e  indifferenti  a  tutte  le  grandi  questioni  che  abbrac- 
ciano  l'universalità  dei  vostri  fratelli  e  il  progresse  collettivo 
di  Italia.  » 


336  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

comme  si  elles  lui  e'taient  parfaitement  étrangères, 
et  comme  si  elles  devaient  inte'resser  les  autres 
classes  plus  que  les  masses  ouvrières? 

Ce  sont  la  question  religieuse  et  la  question  poli- 
tique ;  mais,  re'solues  en  dehors  de  la  question 
économique,  ces  deux  questions  ne  peuvent  être 
résolues  que  contre  le  prolétariat,  comme  cela  est 
toujours  arrivé  en  réalité  Jusqu'à  présent. 

L'Internationale,  elle,  traite  ces  questions,  et 
Mazzini  ne  peut  lui  pardonner  tant  d'audace  ;  mais 
elle  les  traite  comme  des  questions  inséparables  de 
la  question  économique,  et  il  en  résulte  qu'elle  les 
résout  en  faveur  du  prolétariat. 

L'Internationale  ne  repousse  pas  la  politique 
d'une  façon  générale  ;  elle  sera  bien  forcée  de  s'en 
mêler  tant  qu'elle  sera  contrainte  de  lutter  contre  la 
classe  bourgeoise.  Elle  repousse  seulement  la  poli- 
tique bourgeoise  et  la  religion  bourgeoise,  parce 
que  l'une  établit  la  domination  spoliatrice  de  la 
bourgeoisie  et  que  l'autre  la  sanctifie  et  la  consacre. 
La  bourgeoisie  est  sacrée.  Ce  que  veut  Mazzini, 
c'est  atteler  le  prolétariat  au  char  de  la  politique 
bourgeoise,  et  c'est  ce  que  nous  ne  voulons  pas  du 
tout. 

Mais,  —  continue  Mazzini,  —  une  fois  confirmé 
de  nouveau  le  pacte  de  fraternité,  et  faites  ces  deux 
déclarations,  dont  Vune  vous  sépare  du  mal  (de  la 
Commune,  de  l'Internationale,  de  la  révolution 
mondiale),  et  Vautre  rattache  vos  destinées  à  celles 
de  V Italie  (à  la  politique  autoritaire,  théologique  et 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  337 

bourgeoise),  l'organisation  intérieure,  je  l'espère, 
aura  toute  votre  sollicitude. 

Constitue^  à  Rome  une  Commission  Directrice 
Centrale  (le  gouvernement,  l'Etat-Eglise  du  prole'- 
tariat)  de  cinq  ouvriers  pris  parmi  les  meilleurs 
d'entre  vous. 

Elise^  un  Conseil  composé  de  trente  membres  ou 
plus,  choisis  parmi  les  délégués  des  diverses  loca- 
lités  représentées  au  Congrès  et  adhérentes  au  pacte, 
et  auxquels  sera  confié  le  soin  de  veiller,  chacun 
de  la  ville  où  il  habite,  sur  les  actes  de  la  Commis- 
sion Directrice  (i). 

Voilà  une  très  sérieuse  vigilance,  ne  trouvez-vous 
pas?  Une  Commission  Centrale  munie  de  pleins 
pouvoirs  pour  re'soudre  toutes  les  que^^tions,  même 
celles  de  principe,  une  quasi-dictature,  re'sidant  à 
Rome  ;  et  pour  la  surveiller,  un  Conseil  composé 
de  quelques  dizaines  d'ouvriers  dispersés  dans 
toutes  les  villes  d'Italie,  et  privés  par  conséquent  de 
tout  moyen  de  s'entendre.  Il  est  vrai  que  pour  les 
questions  les  plus  importantes  la  Commission  Cen- 
trale a  le  devoir  de  les  convoquer;  mais  comme  les 

(1)  «  Ma  riconfermato  il  patto  di  fratellanza,  compile  queste 
due  dichiarazioni,  l'una  délie  quali  vi  sépara  dal  maie,  l'altra 
inanella  i  vostri  ai  fati  d'Italia,  l'ordinamento  interne,  spero, 
avrà  tutte  le  vostre  cure. 

a  Costituite  a  Roma  una  Commissione  Direttiva  Centrale 
di  cinque  opérai  fra  i  migliori  di  voi. 

«  Eleggete  un  Consiglio  composto  di  trenta  o  più  individui 
scelti  fra  i  delegati  délie  diverse  località  rappresentate  nel 
Congresso  e  aderenti  al  patto,  ai  quali  sia  commesso  l'uthcio 
d'invigilare,  ciascuno  dalla  città  in  cui  vive,  sugli  atti  délia 
Commissione  Direttiva.  » 


338  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   d'iTALIE 

convocations  coûteront  cher,  et  que  les  ouvriers  en 
général  et  les  ouvriers  italiens  en  particulier  ne  sont 
point  riches,  il  est  certain  que  le  Conseil  ne  sera 
jamais  convoqué.  Mazzini  abandonne,  pour  les 
affaires  courantes,  au  Conseil  le  droit  de  faire  des 
propositions,  pourvu  toutefois  que  l'initiative  en 
soit  prise  par  un  nombre  déterminé  de  conseillers  : 
ce  qui  suppose  entre  eux  une  correspondance  con- 
tinuelle et  impossible  pour  des  ouvriers.  Evidem- 
ment tout  ce  que  Mazzini  propose  pour  limiter  et 
surveiller  le  pouvoir  dictatorial  de  la  Commission 
Centrale  est  dérisoire,  et  la  dictature  subsiste  dans 
son  intégrité. 

Mazzini  propose,  en  outre,  la  création  d'une 
publication  hebdomadaire  dirigée  par  la  Commis- 
sion, et  organe  officiel  des  travaux  et  des  vœux  de 
la  classe  ouvrière  (c'est-à-dire  la  fondation  d'un 
journal  au  moyen  duquel,  au  nom  des  ouvriers 
d'Italie,  Mazzini  imposera  dorénavant  à  toute  la 
démocratie  italienne  sa  politique  théologique  comme 
la  pensée  nationale). 

Telle  me  parait,  pour  aujourd'hui^  —  conclut 
Mazzini,  —  devoir  être  votre  tâche.  La  mienne,  si 
vous  élise:{  la  Commission,  sera  de  déposer  entre  ses 
mains  (et  pourquoi  pas  entre  celles  du  Congrès?) 
le  compte-rendu  de  la  souscription  ouverte  par  moi 
pour  vous,  et  de  lui  présenter  les  suggestions  que  le 
cœur  et  V esprit  ni  inspireront  (i). 

(i)  «  Questo  parmi  in  oggi  il  cdmpito  vostro.  Il  mio,  se 
eleggete    la  Gommissione,  sarà   quello  di  deporre  nelle  sue 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  339 

Voilà  le  dernier  mot  :  Mazzini  dictateur,  et  dans 
ses  mains  toute  la  classe  ouvrière  de  l'Italie  due- 
ment  emmaillottée,  paralyse'e,  annihilée  au  profit 
de  la  Commission  Directrice,  dirige'e  elle-même  par 
Mazzini  et  devenue  un  instrument  de  réaction  théo- 
cratique  républicaine. 

Viennent  enfin  les  phrases  consacrées  sur  le  sub- 
stantif Amour  et  le  verbe  Aimer,  déclinés  et  conju- 
gués de  toutes  les  manières,  et  le  tour  de  passe-passe 
est  accompli. 

Mais  entendons-nous  bien,  chers  amis.  J'ai  accusé 
et  j'accuse  encore  Mazzini  de  fourberie  ;  mais  ce 
n'est  pas  en  tant  qu'individu,  c'est  en  tant  que  poli- 
tique et  théologien.  Comme  individu,  Mazzini  reste 
toujours  l'homme  le  plus  pur,  l'homme  sans  tache, 
incapable  de  faire  la  plus  petite  chose,  non  seule- 
ment injuste  et  vile,  mais  même  généralement  per- 
mise pour  la  satisfaction  soit  de  ses  intérêts  pro- 
pres, soit  de  sa  vanité,  soit  de  son  ambition 
personnelle.  Mais  comme  homme  politique  et 
comme  théologien,  c'est  un  fourbe  au  degré  super- 
latif, peut-être  parce  que  la  politique  et  la  théologie 
ne  peuvent  pas  exister  sans  fourberie.  Il  croit  donc 
devoir  faire  ce  sacrifice  pour  le  triomphe  de  son 
Dieu. 

Résumons  en  quelques  mots  les  propositions 
qu'il  fait  aux  ouvriers  de  l'Italie  : 


mani  il  rendiconto  délia  sottoscrizione  dame  iniziata  per  voi, 
e  di  porgere  ad  essa  via  via  i  suggerimenti  che  il  cuore  e 
l'intelletto  m'ispireranno  ». 


340  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

i"  Il  leur  propose  de  se  de'shonorer  et  de  s'isoler 
du  monde  entier,  de  se  séparer  de  la  révolution,  en 
prononçant  solennellement  l'anathème  contre  la 
Commune  de  Paris  et  contre  l'Internationale.  En 
compensation,  remarquez-le,  il  ne  leur  permet 
même  pas  de  se  prononcer  pour  la  République,  et 
leur  impose  cette  phrase  ambiguë  :  «  qu'ils  ne 
prennent  pas  parti  dans  toutes  les  grandes  questions 
politiques  et  morales  qui  agitent  le  pays  »  ; 

2°  Il  propose  aux  ouvriers  de  l'Italie  de  s'anéantir 
eux-mêmes  en  renonçant  à  leurs  pensées,  à  leur  vie, 
au  profit  d'une  Commission  Centrale  qui  sera  diri- 
gée exclusivement  par  Mazzini. 

Conséquences  : 

a)  Le  Congrès  de  Rome  déshonorera  l'Italie  et  la 
jettera  dans  le  parti  de  la  réaction  contre  la  révo- 
lution ; 

b)  Il  creusera  un  abîme  entre  la  jeunesse  avancée 
et  révolutionnaire  et  le  prolétariat  de  l'Italie,  au 
grand  détriment  de  l'un  et  de  l'autre  ; 

c)  Il  paralysera  tout  mouvement  de  pensée  et 
d'action,  toute  manifestation  de  vie  spontanée  au 
sein  des  masses  ouvrières,  attendu  que  le  mouve- 
ment et  la  vie  ne  sont  possibles  que  là  où  existe  la 
pleine  autonomie  des  associations  locales;  et  l'or- 
ganisation intérieure  proposée  par  Mazzini  n'a  évi-v 
demment  pas  d'autre  but  que  de  détruire  cette  auto- 
nomie, et  de  créer  un  monstrueux  pouvoir  dictatorial 
concentré  à  Rjome  entre  ses  mains.  Une  association 
locale  ne  pourra  donc,  dorénavant,  ni  entreprendre, 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  34I 

ni  discuter,  ni  vouloir,  ni  penser,  sans  la  permis- 
sion de  cette  néfaste  autorité  centrale.  Elle  n'aura 
pas  même  le  droit  de  faire  une  proposition  au  centre, 
puisque  ce  droit  appartient  exclusivement  aux 
trente  membres  du  Conseil  de  vigilance.  Elle  aura 
encore  bien  moins  le  droit,  je  ne  dis  pas  de  se 
mettre  en  relation  immédiate  et  directe  avec  des 
associations  ouvrières  d'autres  pays,  mais  même  de 
leur  exprimer  sa  sympathie,  attendu  que  ce  droit 
n'appartient  qu'à  la  Commission  executive,  et  que 
l'Internationale  aura  été  frappée  d'anathème  par  le 
Congrès  de  Rome.  Que  restera-t-il  donc  aux  asso- 
ciations locales  ?  L'insignifiance,  la  nullité,  la  cor- 
ruption, la  mort.  Elles  pourront  bien,  comme  par 
le  passé,  se  divertir  par  la  pratique  d'un  peu  de 
secours  mutuels,  et  de  tentatives  de  coopération  de 
production  et  de  consommation  qui  finiront  par  les 
dégoûter  de  toute  association  ; 

d)  Mais  en  compensation  il  donnera  une  grande 
puissance,  au  moins  momentanée,  à  Mazzini,  puis- 
que le  Congrès  a  pour  but  principal  de  transformer 
toute  la  masse  ouvrière  de  l'Italie  en  un  instrument 
passif  et  aveugle  entre  les  mains  du  parti  mazzinien 
pour  chasser  de  la  jeunesse  italienne  la  libre-pensée 
et  l'action  révolutionnaire.  C'est  le  dernier  mot  de 
ce  Congrès. 

Et  maintenant  je  me  demande  :  La  jeunesse  ita- 
lienne laissera-t-elle  faire  ? 

Non  ;  elle  ne  pourrait  pas  laisser  faire  sans  être 
traîtresse,  stupide,  lâche  ;  sans  se  condamner  elle- 


342  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS  D  ITALIE 

même  à  la  plus  honteuse  et  ridicule  impuissance, 
sans  se  rendre  complice,  à  tout  le  moins,  d'un  délit 
de  lèse-patrie  et  de  lèse-humanite'. 

Jusqu'à  présent  la  jeunesse  italienne  s'est  laissé 
paralyser  par  le  respect,  certainement  légitime,  que 
lui  inspire  la  grande  personnalité  de  Mazzini.  Depuis 
longtemps  déjà  elle  a  repoussé  les  théories  reli- 
gieuses du  Prophète  ;  mais  elle  a  cru  pouvoir  sépa- 
rer la  religion  de  Mazzini  de  sa  politique.  Elle 
s'était  dit  :  «  Je  repousserai  ses  fantasmagories 
mystiques  ;  mais  je  n'en  obéirai  pas  moins  à  sa 
direction  politique  »,  sans  comprendre  que  toute  la 
politique  du  Patriote  n'a  jamais  été  et  ne  sera  jamais 
autre  chose  que  la  traduction  de  la  pensée  religieuse 
du  Prophète  sur  le  terrain  des  faits. 

Dans  le  fond,  il  n'y  a  rien  de  commun  entre  le 
programme  de  la  jeunesse  et  du  prolétariat,  et  le 
programme  mazzinien.  Le  premier  cherche  natu- 
rellement la  liberté  et  le  développement  de  la  pros- 
périté dans  la  fédération  ;  le  second  cherche  la 
grandeur  et  la  puissance  de  l'Etat  dans  la  centra- 
lisation ;  le  premier  est  socialiste,  le  second  est 
théologien  et  bourgeois.  Les  buts  étant  si  diffé- 
rents, comment  les  méthodes  et  les  moyens  d'action 
pourraient-ils  jamais  être  identiques  ? 

Mazzini  est  avant  tout  l'homme  de  l'autorité. 

Il  veut,  sans  doute,  que  «  les  multitudes  soient 
heureuses  »,  et  il  exige  de  l'autorité  qu'elle  s'occupe 
sérieusement  non  seulement  de  leur  éducation  au 
point  de  vue  de  l'idéal  éternel,  mais  encore,  autant 


CIRCULAIRE    A    MES   AMIS    D  ITALIE  343 

que  possible,  de  leur  prospérité  matérielle  ;  mais  il 
veut  aussi  que  cette  prospérité  matérielle  descende 
du  haut  en  bas,  de  l'initiative  de  l'autorité  sur  les 
masses.  Il  n'accorde  pas  à  celles-ci  d'autre  capacité, 
d'autre  droit,  que  de  choisir  soit  directement,  soit 
indirectement,  l'autorité  qui  doit  les  g-ouverner,  le 
droit  de  se  donner  un  maître,  parce  qu'il  ne  com- 
prend pas  et  ne  comprendra  jamais  que  les  masses 
puissent  vivre  sans  maître. 

Cela  répugne  à  tous  ses  instincts  religieux  et  poli- 
tiques, qui  sont  bourgeois.  Dans  son  système,  je  le 
sais  bien,  le  maître  ne  sera  pas  individuel,  mais 
collectif;  et  les  membres  de  cette  collectivité  gou- 
vernante pourront  être  changés  et  remplacés  par 
des  membres  nouveaux.  Tout  cela  peut  avoir  un 
très  grand  intérêt  pour  les  personnes  et  pour  les 
classes  qui  pourront  raisonnablement  aspirer  à  être 
tôt  ou  tard  appelées  à  faire  partie  du  gouvernement; 
mais  pour  le  peuple,  pour  les  masses  populaires,  ces 
changements  n'auront  jamais  une  importance  réelle. 
On  pourra  bien  changer  les  personnes  qui  consti- 
tueront ou  représenteront  l'autorité  collective  de  la 
république  ;  mais  l'autorité,  le  maître,  resteront 
toujours.  C'est  lui,  le  maître,  que  le  peuple  déteste 
instinctivement,  et  qu'il  a  raison  de  détester  :  parce 
que  qui  dit  a  Maître  »  dit  domination,  et  qui  dit 
domination  dit  exploitation.  La  nature  de  l'homme 
est  ainsi  faite  que  si  on  lui  donne  la  possibilité 
de  faire  le  mal,  c'est-à-dire  d'alimenter  sa  vanité, 
son  ambition,   sa   cupidité  aux  dépens  d'autrui,  il 


344  CIRCUI-A.IRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

le  fera.  Nous  sommes  certainement  des  socialistes 
et  des  révolutionnaires  sincères  :  eh  bien,  si  on 
nous  donnait  le  pouvoir  et  que  nous  le  conservas- 
sions quelques  mois  seulement,  nous  ne  serions 
plus  ce  que  nous  sommes  maintenant.  Comme 
socialistes,  nous  sommes  convaincus,  vous  et  moi, 
que  le  milieu  social,  la  position,  les  conditions 
d'existence  sont  plus  puissants  que  l'intelligence  et 
la  volonté  de  l'individu  le  plus  fort  et  le  plus  éner- 
gique, et  c'est  pour  cette  raison,  précisément,  que 
nous  demandons  l'égaliténon  naturelle,  mais  sociale, 
des  individus,  comme  condition  de  la  justice  et 
comme  base  de  la  moralité  ;  et  c'est  pour  cela  encore 
que  nous  détestons  le  pouvoir,  tout  pouvoir,  comme 
le  peuple  le  déteste. 

Mazzini  adore  le  pouvoir,  l'idée  du  pouvoir,  parce 
qu'il  est  bourgeois  et  théologien.  Comme  théolo- 
gien, il  ne  comprend  pas  d'ordre  qui  ne  soit  ordonné 
et  établi  d'en  haut  ;  comme  politique  ou  bourgeois, 
il  n'admet  pas  que  l'ordre  puisse  être  maintenu  dans 
la  société  sans  l'intervention  active,  sans  le  gouver- 
nement, d'une  classe  dominante,  de  la  bourgeoisie. 
Il  veut  l'Etat;  donc  il  veut  la  bourgeoisie.  11  doit  la 
vouloir,  et,  si  la  bourgeoisie  actuelle  cessait  d'exis- 
ter, il  devrait  en  créer  une  nouvelle.  Son  inconsé- 
quence consiste  à  vouloir  maintenir  la  bourgeoisie, 
et  à  vouloir  en  même  temps  que  cette  bourgeoisie 
n'opprime  et  n'exploite  pas  le  peuple  ;  et  il  s'obsiine 
à  ne  pas  comprendre  que  la  bourgeoisie  n'est  la 
classe  dominante  et  exclusivement  intelligente  que 


CIRCULAIRE    A    MES   AMIS    D  ITALIE  34) 

parce  qu'elle  exploite  et  affame  le  peuple  ;  et  que  du 
moment  où  le  peuple  serait  riche  et  instruit  comme 
elle,  elle  ne  pourrait  plus  dominer,  et  il  n'y  aurait 
plus  de  possibilité  de  gouvernement  politique,  parce 
que  ce  gouvernement  se  transformerait  alors  en  une 
simple  administration  des  affaires  communes. 

Mazzini  ne  comprend  rien  de  tout  cela,  parce 
qu'il  est  ide'aliste,  et  l'ide'alisme  consiste  justement 
à  ne  jamais  comprendre  la  nature  et  les  conditions 
réelles  des  classes,  mais  à  les  fausser  toujours  en  y 
introduisant  une  idée  favorite  quelconque.  L'idéa- 
lisme est  le  despote  de  la  pensée,  comme  la  poli- 
tique est  le  despote  de  la  volonté.  Seuls  le  socia- 
lisme et  la  science  positive  savent  respecter  la 
nature  et  la  liberté  des  hommes  et  des  choses. 

Mazzini  est  donc  anti-révolutionnaire  par  toute 
sa  nature  et  par  toute  la  tendance  de  ses  sentiments 
et  de  ses  idées  ;  et  il  a  bien  raison  de  reprocher  à  la 
jeunesse  de  l'accuser  injustement  en  prétendant 
qu'il  a  changé,  qu'il  se  met  aujourd'hui  en  contra- 
diction avec  ses  doctrines  révolutionnaires.  Non,  il 
n'a  pas  changé,  car  il  n'a  jamais  été  révolutionnaire. 
Tant  pis  pour  la  jeunesse,  si,  —  perdue  dans  les 
minuties  de  la  conspiration  mazzinienne  éternelle- 
ment avortée,  et  se  payant  du  mot  «  République  », 
qui  peut  signifier  aussi  bien  esclavage  que  liberté  du 
peuple,  et  qui  dans  le  système  mazzinien  est  tout  à 
fait  le  contraire  de  la  liberté,  —  elle  ne  s'est  jamais 
donné  la  peine  jusqu'à  présent  d'étudier  plus  sérieu- 
sement les  écrits  de  Mazzini.  Si  elle  l'eût  fait,  elle 


346  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS   D  ITALIE 

se  serait  convaincue  que  dès  le  début  de  sa  propa- 
gande, Mazzini  a  été  un  ardent  théologien,  c'est-à- 
dire  un  adversaire  absolu  de  l'émancipation  réelle 
des  masses  populaires,  un  anti-révolutionnaire 
absolu. 

Pour  cette  raison,  dans  tous  les  mouvements 
qu'il  a  je  ne  dirai  pas  accomplis,  —  parce  qu'il  n'en 
a  véritablement  accompli  aucun,  et  pour  cause,  — 
mais  seulement  entrepris,  Mazzini  a  toujours  soi- 
gneusement évité  de  faire  directement  appel  aux 
masses  populaires.  Il  aurait  consenti  à  subir  le  joug 
des  Autrichiens  et  des  Bourbons,  et  même  du  pape, 
plutôt  que  de  faire  appel  contre  eux  aux  passions  du 
prolétariat.  Et  c'est  là,  selon  ma  ferme  conviction, 
la  cause  principale  de  toutes  ses  douloureuses 
défaites.  11  est  grandement  temps  de  le  constater  :  à 
l'exception  du  magnifique  soulèvement  de  l'Italie 
en  1848,  dont  le  commencement  si  glorieux  et  la  fin 
si  déplorable  furent  dus  bien  plus  au  sentiment 
national,  d'abord,  et  ensuite  à  la  défaite  de  la  révo- 
lution en  France,  qu'à  la  conspiration  mazzinienne, 
et  à  l'exception  encore  de  la  guerre  victorieuse  de 
Garibaldi  en  Sicile  et  à  Naples  en  1860,  guerre  au 
succès  de  laquelle  Cavour,  comme  vous  le  savez,  ne 
fut  pas  étranger,  aucun  des  soulèvements,  aucune 
des  expéditions  et  des  prises  d'armes  dont  l'initiative 
ait  appartenu  en  propre  à  Mazzini  n'a  jamais 
réussi. 

Son  immense  mérite  est  d'avoir  maintenu  vivant 
dans  la    jeunesse   italienne    le  feu   sacré   pendant 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  347 

quarante  ans  ;  de  l'avoir  formée,  non  pour  la 
révolution,  mais  pour  la  lutte  héroïque,  et  toujours 
inégale,  contre  les  oppresseurs  politiques  de  l'Ita- 
lie, indigènes  et  étrangers,  —  contre  les  ennemis  de 
son  unité  encore  plus  que  de  sa  liberté.  Sous  ce  rap- 
port, mes  chers  amis,  vous  êtes  tous  ses  fils,  ou  plu- 
tôt ses  petits-fils,  puisque  la  génération  de  ses  fils 
est  presque  disparue,  —  les  uns  étant  morts,  les 
autres  vivants  mais  corrompus,  et  très  pe>u  étant 
restés  intacts,  —  et  personne  mieux  que  moi  ne 
comprend  le  sentiment  profond  de  reconnaissance 
et  de  piété  que  vous  éprouvez  tous  pour  Mazzini. 

Seulement  je  vous  prie  de  remarquer  qu'il  vous  a 
élevés  et  formés  à  sa  propre  image  :  c'est  déjà  beau- 
coup, en  effet,  que  vous  commenciez  aujourd'hui, 
non  sans  peine,  à  devenir  révolutionnaires  contre 
lui,  et  la  majeure  partie  d'entre  vous  hésite  encore. 
Il  vous  a  élevés  à  combattre  pour  l'Italie,  et  à 
mépriser  le  peuple  d'Italie  ;  non  pas  le  peuple  théo- 
logique et  fictif,  dont  il  parle  toujours,  mais  les 
multitudes  vivantes  et  réelles,  si  misérables  et  si 
ignorantes,  et  «  pourtant  si  intelligentes  dans  leur 
misère  et  leur  ignorance  ». 

Vous  avez  beau  être  jeunes  et  ardents,  le  système 
politique  et  soi-disant  révolutionnaire  qu'il  vous  a 
inoculé  demeure  encore  comme  un  mal  héréditaire 
dans  la  moelle  de  vos  os,  et  pour  l'en  expulser  il  vous 
faudra  beaucoup  de  bains  dans  la  vie  populaire.  Ce 
système  se  résume  en  deux  mots  :  «  Tout  pour  le 
peuple;  rien  par  le  peuple  ».  Dans  ce  système,  la 


340  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

révolte  contre  l'ordre  de  choses  e'tabli,  et  la  conspi- 
ration pour  organiser  cette  révolte,  doivent  être  faites 
—  et  le  sont  réellement—  par  la  Jeunesse  bourgeoise, 
avec  la  participation  très  faible  de  quelques  centaines 
d'ouvriers  des  villes.  La  masse  du  prolétariat,  et 
spécialement  le  peuple  des  campagnes,  doit  en  être 
exclue,  parce  qu'elle  apporterait  dans  ce  système 
idéal  la  barbarie  de  ces  passions  rudes  et  réelles  qui 
pourraient  déconcerter  les  petites  idées  d'une  jeu- 
nesse généreuse,  mais  bourgeoise  de  la  tête  aux 
pieds.  Du  moment  qu'on  projette  une  révolution 
anodine,  ayant  pour  but  bien  déterminé  de  substi- 
tuer à  l'autorité  existante  une  nouvelle  autorité,  il 
est  nécessaire  de  conserver  à  tout  prix  la  passivité 
des  masses,  qui  ne  doivent  pas  perdre  la  précieuse 
habitude  d'obéir,  et  la  bonne  humeur  et  la  sécurité 
des  bourgeois,  qui  ne  doivent  pas  cesser  de  com- 
mander et  de  dominer.  Par  conséquent  il  faut  éviter 
à  tout  prix  la  question  économique  et  sociale. 

Et  en  effet  qu'avons-nous  vu?  Les  mouvements 
spontanés  des  multitudes  populaires  —  et  des  mou- 
vements très  sérieux,  comme  ceux  de  Palerme 
en  1 866,  et  celui  encore  plus  formidable  des  paysans 
de  beaucoup  de  provinces  contre  la  loi  inique  du 
macinalo  (i)  —  n'ont  trouvé  aucune  sympathie,  ou 
bien  peu,  dans  cette  jeunesse  révolutionnaire  d'Ita- 
lie. Si  ce  dernier  mouvement  eût  été  bien  organisé 
et  dirigé  par  des  hommes  intelligents,  il  aurait  pu 

(i)  L'impôt  sur  la  mouture. 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  349 

produire  une  formidable  révolution.  Faute  d'orga- 
nisation et  de  chefs,  il  n'a  abouti  à  rien. 

Mais  un  an  plus  tard,  la  jeunesseitalienne,  inspirée 
et  dirigée  par  Mazzini,  a  pris  sa  revanche.  Par  le 
nombre  des  hommes  engagés  et  par  les  sommes 
dépensées,  ce  fut  peut-être  une  des  plus  formidables 
conspirations  que  Mazzini  ait  préparées.  Eh  bien, 
elle  a  misérablement  échoué.  Sur  divers  points  du 
pays  se  sont  levées  des  bandes  de  centaines  de  jei^nes 
audacieux,  et  ces  bandes  se  sont  dissoutes  non 
devant  les  troupes  royales,  mais  devant  l'indiffé- 
rence profonde  du  peuple  des  campagnes  et  des 
villes.  Cette  issue  fatale,  mais  naturelle,  aurait  dû 
ouvrir  les  yeux,  non  de  Mazzini,  qui  ne  les  ouvrira 
jamais,  mais  de  la  jeunesse  italienne  qui,  étant 
jeune,  peut  les  ouvrir  encore. 

Ce  n'est  pas  toutefois  sur  ce  terrain  de  la  pratique 
qu'elle  a  commencé  à  se  séparer  de  Mazzini,  mais 
sur  celui  de  la  théorie,  grâce  au  développement  de 
la  libre-pensée.  Je  ne  vous  dirai  pas  ce  que  vous 
savez  bien,  à  savoir  comment  sur  tous  les  points  de 
l'Italie  se  sont  formés  spontanément  des  groupes  de 
libre-penseurs  bourgeois.  Mais,  chose  étrange  en 
vérité,  bien  qu'ils  se  fussent  émancipés  intellectuel- 
lement du  joug  du  Maître  et  du  Prophète,  la  majeure 
partie  d'entre  eux  continua  et  continue  encore  à 
subir  le  joug  politique  de  Mazzini. 

«  Qu'il  nous  laisse  notre  libre-pensée,  disent-ils 
encore  aujourd'hui,  et  nous  ne  demandonspas  mieux 
que  de  nous  laisser  diriger  par  son  génie  patrio- 

20 


^5©  CIRCULAIRE    A    MES   AMIS   D  ITALIE 

tique  et  révolutiontîaire,  par  son  expérience,  dans  la 
conspiration  et  dans  les  luttes  pour  la  république.  » 

Et  ils  ne  comprennent  pas  qu'il  est  impossible 
d'être  réellement  «  libre-penseur  »  sans  être  en 
même  temps  largement  socialiste  ;  qu'il  est  ridicule 
de  parler  de  «  libre-pensée  »  et  de  vouloir  en  même 
temps  la  république  unitaire,  autoritaire  et  bour- 
geoise de  Mazzini. 

Dans  cette  occasion  aussi,  Mazzini  se  montre 
logique,  et  beaucoup  plus  logique  que  la  jeunesse 
qui  s'appelle  matérialiste  et  athée.  Il  a  compris 
d'emblée  que  cette  jeunesse-là  ne  pouvait  pas  et  ne 
devait  pas  vouloir  sa  république  à  lui.  Dans  l'ar- 
ticle «  Tolérance  et  Indifférence  »,  qu'il  vient  de 
publier  dans  le  numéro  34  de  La  Roma  del  Popolo, 
il  nous  a  dit  clairement  qu'il  consentirait  à  passer  la 
question  sociale  sous  silence.  Cela  prouve  qu'il  a 
assez  de  perspicacité  pour  comprendre  qu'on  ne  peut 
être  matérialiste  et  athée  sans  être  en  même  temps 
largement  socialiste. 

Ce  n'est  pas  la  logique  de  son  propre  développe- 
ment qui  a  commencé  à  faire  ouvrir  les  yeux  à  la 
jeunesse  italienne  :  c'est  l'insurrection  et  la  révolu- 
tion de  la  Commune  de  Paris  d'abord,  et  ensuite  la 
malédiction  et  la  persécution  unanime  et  furieuse 
de  tous  les  gouvernements  et  de  toutes  les  réactions 
de  l'Europe,  sans  excepter  Mazzini  et  le  parti  mazzi- 
nien,  contre  l'Internationale. 

Sous  ce  rapport  Mazzini  nous  a  rendu  un  service 
immense.    Il  a   démontré  que  du  moment  qu'elle 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  35  I 

s'était  séparée  de  lui  par  la  pensée,  la  jeunesse 
devait  s'en  séparer  également  dans  l'action  ;  il  l'a 
excommuniée,  et  il  a  eu  mille  fois  raison.  Il  a  été, 
cette  fois,  beaucoup  plus  franc  et  plus  loyal  envers 
elle  qu'elle  n'a  osé,  qu'elle  n'ose  encore  l'être  en- 
vers elle-même  ;  et  il  la  provoque  à  se  montrer 
sérieuse  et  virile. 

Oui,  cette  jeunesse  doit  avoir  aujourd'hui  le  cou- 
rage de  reconnaître  et  de  proclamer  sa  pleine  et 
définitive  séparation  de  la  politique,  de  la  conspira- 
tion et  des  entreprises  républicaines  de  Mazzini, 
sous  peine  de  se  voir  annihilée  et  de  se  condamner 
à  l'inertie  et  aune  honteuse  impuissance.  Elle  doit 
inaugurer  sa  politique  à  elle  ! 

Quelle  peut  être  cette  politique  ?  En  dehors  du 
système  mazzinien,  qui  est  celui  de  la  République- 
Etat,  il  n'y  en  a  qu'une  seule,  celle  de  la  Répu- 
blique-Commune, de  la  République-Fédération,  de 
la  République  socialiste  et  franchement  populaire, 
celle  de  I'Anarchie.  C'est  là  la  politique  de  la  révo- 
lution sociale,  qui  veut  l'abolition  de  I'Etat,  et 
l'organisation  économique  et  pleinement  libre  du 
peuple,  organisation  de  bas  en  haut  par  la  voie  de 
la  fédération. 

Voilà  son  but,  le  seul  possible  pour  elle,  si  elle 
en  a,  si  elle  veut  en  avoir  un.  Si  elle  n'en  a  pas,  ni 
ne  veut  en  avoir  aucun,  tant  pis  pour  elle,  parce 
qu'alors  elle  serait  mille  fois  plus  inconséquente 
que  le  parti  mazzinien  :  alors  elle  ne  serait  qu'une 
espèce  de  protestation  impuissante  contre  la  dérai- 


3  52  CIRCULAIRE    A   MES   AMIS   D  ITALIE 

son,  sur  le  terrain  même  de  la  déraison  et  de  l'im- 
puissance. La  déraison  mazzinienne  a  au  moins  pour 
elle  l'énergie  de  la  fièvre  et  de  la  folie  ;  elle  bat  la 
campagne  et  profère  ses  absurdités  avec  cette  puis- 
sance de  conviction  qui  finit  toujours  par  entraîner 
les  faibles;  tandis  que  la  protestation  rationnelle  de 
la  jeunesse  athée,  trop  intelligente  pour  croire  aux 
absurdités,  mais  trop  peu  énergique,  trop  peu  con- 
vaincue et  passionnée  pour  avoir  le  courage  desavoir 
s'en  détacher,  serait  quelque  chose  d'absolument 
négatif,  c'est-à-dire  l'impuissance  absolue.  Mais  y 
a-t-il  quelque  chose  au  monde  de  plus  vil,  de  plus 
dégoûtant  et  de  plus  honteux  qu'une  jeunesse 
impuissante,  une  jeunesse  qui  n'ose  pas  oser,  qui 
ne  sait  plus  se  rebiffer? 

Donc,  pour  son  honneur,  pour  son  propre  salut 
et  pour  le  salut  du  peuple  italien  qui  a  besoin  de 
ses  services,  la  jeunesse  matérialiste  et  athée, 
mettant  sa  volonté  et  ses  actes  d'accord  avec  sa 
libre-pensée>  «  doit  vouloir  »  et  inaugurer  aujour- 
d'hui la  politique  de  la  Révolution  sociale. 

J'ai  déjà  dit  ce  que  c'est  que  cette  politique,  con- 
sidérée au  point  de  vue  de  la  nouvelle  organisation 
de  la  société  après  la  victoire.  Mais  avant  de  créer, 
ou,  pour  mieux  dire,  avant  d'aider  le  peuple  à  créer 
cette  nouvelle  organisation,  il  faut  obtenir  la 
victoire.  Il  faut  renverser  ce  qui  est,  pour  pouvoir 
établir  ce  qui  doit  être.  Quoi  qu'on  en  dise,  le 
système  actuellement  dominant  est  fort,  non  par 
son    idée   et   sa  force  morale  intrinsèque,  qui  sont 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  :?  5  ^ 

nulles,  mais  par  toute  l'organisation  mécanique, 
bureaucratique,  militaire  et  policière  de  l'Etat,  par 
la  science  et  la  richesse  des  classes  qui  ont  inte'rêt  à 
le  soutenir.  Et  l'une  des  perpétuelles  illusions  de 
Mazzini,  et  des  plus  ridicules,  c'était  justement 
celle  d'imaginer  qu'on  pouvait  abattre  cette  puis- 
sance avec  quelques  poignées  de  jeunes  gens  mal 
armés.  Il  conserve  toutefois  cette  illusion,  et  doit  la" 
conserver,  parce  que,  son  système  lui  interdisant 
d'avoir  recours  à  la  révolution  des  masses,  il  ne  lui 
reste  comme  moyen  d'action  que  ces  poignées  de 
jeunes  gens. 

Maintenant,  s'étant  certainement  aperçu  que  cette 
force  est  par  trop  insuffisante,  il  cherche  à  s'en  créer 
une  nouvelle  dans  les  multitudes  ouvrières.  Il  ose 
à  la  fin  affronter  la  question  sociale,  et  il  espère 
pouvoir  s'en  servir,  à  son  tour,  comme  moyen 
d'action.  D'ailleurs  il  s'est  décidé  à  faire  ce  pas,  si 
périlleux  pour  lui,  non  de  propos  délibéré,  mais 
parce  qu'il  y  a  été  poussé  par  les  événements.  La 
révolution  delà  Commune  de  Paris  n'a  pas  réveillé 
seulement  la  jeunesse,  elle  a  réveillé  aussi  le  prolé- 
tariat d'Italie.  Ensuite  est  venue  la  propagande  de 
l'Internationale  :  Mazzini  s'est  senti  déconcerté,  il 
a  été  affligé,  et  il  a  commencé  alors  ses  attaques 
furieuses  contre  la  Commune  et  contre  l'Interna- 
tionale. 

C'est  alors  qu'il  a  conçu  l'idée  du  Congrès 
de  Rome,  —  dans  lequel  on  doit  prochainement 
traiter,  ou  plutôt  «  maltraiter  »  la  question  sociale, 

20. 


354  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    D  ITALIE 

—  et  qu'il  a  adressé  aux  ouvriers  italiens  les  paroles 
qui  suivent  (i)  : 

Vous,  parce  que  vous  Vave\  mérité  par  le  sacri- 
fice (!),  parce  que  vous  n'ave:{pas  cherché  à  substituer 
voire  classe  aux  autres^  mais  à  vous  élever  avec 
tous  (c'est-à-dire  d'arriver  à  la  bourgeoisie),  parce 
que  vous  invoque!^  une  condition  économique  diffé- 
rente, non  par  Végoïsme  des  jouissances  matérielles 
(phrase  répugnante  et  horriblement  calomniatrice 
lancée  contre  nos  pauvres  martyrs  de  la  Commune 
et  de  l'Internationale),  mais  pour  pouvoir  vous  amé- 
liorer moralement  et  intellectuellement  (la  première 
chose  que  réclame  l'Internationale  est  l'instruction 
intégrale  égale  pour  tous  ;  la  première  chose  à  la- 
quelle ait  pensé  la  Commune  de  Paris,  au  milieu  de 
la  lutte  terrible  que  vous  savez,  a  été  l'institution 
d'excellentes  écoles  primaires  pour  les  garçons  et 
les  filles,  mais  rationnelles,  dirigées  humainement, 
et  sans  prêtres),  vous  ave^  droit  aujourd'hui  d  une 
Patrie  de  citoyens  libres  et  égaux  (Mazzini  parle 
ici  comme  on  parle  aux  enfants  :  «  Mes  chers  petits, 
puisque  vous  avez  été  bien  sages,  nous  vos  papas, 
nous  les  bourgeois,  nous  vous  donnerons  un  bon- 
bon »  ;  et  il  oublie  de  dire  aux  ouvriers  italiens 
qu'en  fait  de  bonbons,  de  confitures  et  de  pralines, 
la  bourgeoisie  n'a  jamais  donné  au  peuple  que  du 
plomb  et  de  la  mitraille  —  et  qu'ils  n'auront  jamais 
rien   que   ce    qu'ils    auront  revendiqué  comme  un 

(i)    G.    Mazzini,   AgU    opérai  italiani   {Unità    Italiana    du 
23  juillet  1871). 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  355 

droit,  et  non  reçu  comme  un  cadeau),  dans  laquelle 
vous  aiire\  en  commun  avec  tous  vos  frères  (les 
bourgeois)  l'Education.  (Mazzini  ne  dit  pas  ïln- 
struction,  qu'il  distingue  bien  de  l'Educaiion,  —  voir 
son  livre  Doveri  delV  Uomo,  —  et  dont  il  n'entend 
pas  le  moins  du  monde  accorder  au  peuple  la  jouis- 
sance égale.  Quant  à  cette  e'ducation  commune  dont 
il  parle  tant,  c'est  là  encore  un  mensonge.  S'il 
entend  par  là  l'enseignement  officiel  d'une  morale 
commune,  la  chose  se  faisait  depuis  longtemps 
déjà  dans  l'Eglise  catholique.  Une  éducation  com- 
mune, non  fictive,  mais  réelle,  ne  pourra  exister 
que  dans  une  société  vraiment  égalitaire.  Mazzini 
ne  pense  certainement  pas  à  détruire  l'éducation 
dans  la  famille  ;  et,  puisque  l'éducation  est  donnée 
bien  plus  par  la  vie  et  par  l'influence  du  milieu 
social,  que  par  l'enseignement  de  tous  les  profes- 
seurs patentés  du  «  devoir  »,  du  sacrifice,  et  de 
toutes  les  vertus,  comment  l'éducation  pourra-t-elle 
jamais  être  commune  dans  une  société  où  la  situation 
sociale  tant  des  individus  que  des  familles  est  si 
diverse  et  si  inégale}),  en  commun  le  suffiage pour 
contribuer  à  l'avancement  progressif  du  pays  (pour 
vous  donner  un  maître),  en  commun  les  ar-mes 
pour  en  défendre  la  grandeur  et  Vhonneur  (qui 
vous  écrasent  sous  leur  poids,  et  dont  vous  serez  éter- 
nellement le  piédestal  muet  ou  passif,  et  qui,  ajoute- 
rons-nous, fournissent  un  prétexte  pour  porter  la 
guerre,  l'extermination,  la  misère  chez  des  peuples 
frères,  et  pour  affermir  le  joug  et  la  domination 


356  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   d'iTALIE 

bourgeoise  sur  les  multitudes),  exemptes  de  tout 
impôt  direct  ou  indirect  les  choses  nécessaires  à  la 
vie  (Mazzini,  par  cette  promesse,  —  toujours  répétée, 
et  jamais  tenue,  par  tous  les  compétiteurs  qui  se 
disputent  le  pouvoir,  —  veut  s'assurer  l'adhésion 
des  ouvriers.  Mais  il  promet  plus  qu'il  ne  pourrait 
donner  s'il  arrivait  au  pouvoir,  car  la  grandeur  et 
la  puissance  de  l'Etat  coûtent  cher),  liberté  du 
travail  (elle  existe  déjà,  et  tout  le  système  bourgeois 
est  fondé  sur  cette  liberté),  et  secours,  si  le  travail 
fait  défaut,  ou  si  Vâge  et  les  maladies  empêchent  de 
s'y  livrer  (promesse  également  inexécutable  dans  le 
système  économique  actuel),  ;7z/fs /avewr  (ah  I  nous 
y  voilà  :  faveurs  !  grâces  !  —  pitié  !  miséricorde  1  — 
accordées  par  la  bourgeoisie,  qui  ne  les  accordera 
jamais  parce  qu'elle  les  accorderait  contre  elle- 
même)  et  appui  accordés,  par  le  crédit^  à  vos  ten- 
tatives pour  substituer  peu  à  peu  (avec  le  système 
mazzinien,  comme  je  le  prouverai  dans  mes  écrits, 
dans  mille  ans  pour  le  moins)  au  système  actuel  du 
salariat  le  système  de  l'association  volontaire  fondée 
sur  la  réunion  du  travail  et  du  capital  dans  les 
mêmes  mains  (*). 

(i)  «  Voi,  perché  mertaste  col  sacrificio,  perché  non  cercaste 
di  scstituire  aile  altre  la  vostra  classe,  ma  d'innalzarsi  con 
tutti;  perché  invocate  una  diversa  condizione  economica,  non 
per  egoismo  digodimenti  materiali,  ma  per  poter  migliorarvi 
moralmente  e  intellettualmente,  avete  oggi  il  diritto  ad  una 
Patria  di  liberi  e  d'eguali,  nella  quale  abbiate  comune  con 
tutti  i  vostri  fratelli  l'Educazione,  comune  il  voto  per  contri- 
buire  ail'  avviamento  proj^ressivo  del  Paese,  comuni  Parmi 
per  difenderne   la  grandezza  e  l'onore,  esente  da  ogni  tributo 


CIRCULAIRE   A    MES    AMIS   d'iTALIE  ^57 

Il  est  clair  que  ce  ne  seront  certainement  pas  les 
bourgeois  qui  accorderont  aux  ouvriers  une  sem- 
blable faveur,  qui,  si  elle  était  concédée  réellement, 
aboutirait  à  la  ruine  complète,  à  l'abolition  de  la 
classe  bourgeoise,  dont  l'existence  est  fondée  tout 
entière  et  exclusivement  sur  l'exploitation  du  travail 
du  prolétariat  au  profit  du  capital  concentré  dans 
ses  mains.  Du  moment  où  le  crédit  placerait  large- 
ment le  capital  à  la  disposition  de  toutes  les  associa- 
tions de  production  qui  le  demanderaient,  les 
ouvriers  n'auraient  plus  besoin  d'aller  féconder,  en 
salariés  exploités,  le  capital  bourgeois  !  Ce  capital 
alors  ne  rapporterait  plus  ni  bénéfices,  ni  intérêts. 
Les  bourgeois  les  plus  riches  auraient  bientôt  fait 
de  manger  leurs  fortunes,  et  ils  descendraient  très 
rapidement,  et  en  moins  de  temps  qu'on  ne  pense, 
au  niveau  du  prolétariat. 

N'est-il  pas  évident  que  la  «  classe  possédante», 
la  bourgeoisie,  doit  s'opposer  de  toutes  ses  forces  à 
toute  concession  sérieuse  de  crédit  aux  associations 
de  production  formées  par  le  prolétariat?  Qui  donc 
leur  accordera  ce  crédit  ?  L'Etat  républicain  de 
Mazzini?  Alors,  de  deux  choses  l'une  :  ou  le  crédit 
sera  tellement  dérisoire  et  mesquin,  que,  laissant 
subsister  les  choses  comme  elles  sont,  il  ne  servira 


diretto  o  indiretto  il  necessario  alla  vita,  libertà  di  lavoro,  e 
aiuti,  ove  manchi,  o  dove  lo  vietino  gii  anni  e  le  malattie, 
poi  favore  e  agevolezza  di  credito  nei  vostri  tentativi  per  sos- 
tituire  a  poco  a  poco  al  sistema  attuale  de!  salariato  il  sistema 
dell' associazione  voluntaria  fundata  nell'  unione  del  lavoro  e 
dei  capitale  nelle  stesse  mani.  » 


35o  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

qu'à  tromper  l'impatience  des  ouvriers,  à  les  repaître 
d'illusions,  jusqu'au  moment  où,  las  d'être  trompés, 
ils  se  révolteront  et,  ou  bien  renverseront  cet  Etat, 
ou  bien  seront  mis  à  la  raison  par  la  «  mitraille 
patriotique  »  de  la  bourgeoisie  mazzinienne  ;  ou, 
au  contraire,  ce  crédit  sera  sérieux,  capable  réelle- 
ment d'émanciper  toute  la  masse  ouvrière,  et  alors, 
menacée  d'une  ruine  imminente,  la  bourgeoisie  s'in- 
surgera et  renversera  cet  Etat  sincèrement  populaire 
de  Mazzini,  à  moins  qu'elle  ne  soit  elle-même 
écrasée  et  détruite  par  lui. 

Mais  dans  ce  cas  que  resterait-il  ?  Il  resterait 
l'Etat  capitaliste  et  commanditaire  de  tout  le  travail 
national,  c'est-à-dire  précisément  l'Etat  communiste, 
centralisé,  omnipotent,  destructeur  de  toute  liberté 
et  de  toute  autonomie  tant  des  individus  que  des 
communes,  tel  que  le  rêvent  aujourd'hui  les  socia- 
listes allemands  de  l'école  de  Marx,  et  que  nous 
anarchistes  combattons  plus  que  ne  le  combat 
Mazzini,  bien  qu'à  un  tout  autre  point  de  vue. 

Ne  vous  écarte^  pas  de  ce  programme,  —  continue 
Mazzini,  —  ne  vous  éloigne^  pas  de  ceux,  parmi  vos 
frères,  qui  vous  reconnaîtront  ces  droits  (seulement 
ces  droits-là?  c'est  bien  peu  de  chose,  et  tout  se 
réduit  à  autant  de  mensonges.  Mais  qui  sont  donc 
ces  «  frères  »  si  généreux  ?  En  connaissez- vous  beau- 
coup dans  la  classe  bourgeoise  ?  Non.  Il  y  a  quelques 
dizaines  de  philanthropes  inconséquents,  ridicules 
et  impuissants,  rhéteurs  sentimentaux  des  congrès 
bourgeois.  Il  y  a  la  petite  Eglise  mazzinienne,  qui, 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  3^9 

impuissante  par  elle-même,  n'aura  d'autre  force  que 
celle  que  consentira  à  lui  donner  l'aveuglement  du 
prolétariat,  ce  qui  veut  dire  que  Mazzini  supplie  le 
prolétariat  de  s'anéantir,  afin  qu'il  puisse,  lui,  au 
nom  du  prolétariat,  consoler  et  rassurer  les  bour- 
geois), et  qui  s'emploieront  à  aplanir  (avec  la  force 
de  nous  tous,  dont  ils  se  proposent  de  paralyser,  de 
faire  dévier  et  d'absorber  la  puissance)  les  voies  à  des 
institutions  qui  puissent  les  reconnaître  ou  les  pro- 
téger. Quiconque  vous  a  appelés  à  autre  chose  ne  veut 
pas  votre  bien...  Et  prene^-y  garde,  la  question 
réduite  aux  termes  de  la  force  pure  reste  doit" 
teuse  (*).  » 

Mais  si  la  force  ne  fait  pas  obtenir  justice  au  pro- 
létariat, qui  la  lui  fera  obtenir?  Un  miracle?  Nous 
ne  croyons  pas  aux  miracles,  et  celui  qui  en  parle 
au  prolétariat  est  un  menteur,  un  empoisonneur. 
La  propagande  morale  ?  La  conversion  morale  de  la 
bourgeoisie  sous  l'influence  de  la  parole  de  Maz- 
zini ?  Mais  le  seul  fait  d'en  parler,  de  bercer  le  pro- 
létariat d'une  illusion  ridicule,  est  de  la  part  de 
Mazzini,  qui  doit  bien  connaître  l'histoire,  une 
mauvaise  action.  Y  a-t-il  jamais  eu,  à  n'importe 
quelle  époque,  dans  n'importe  quel  pays,  un  seul 
exemple  d'une  classe  privilégiée  et  dominante  qui 

(i)  «  Non  vi  sviate  da  quel  programma,  non  vi  allontanate 
da  quel  tra  i  vostri  fratelli  che  riconosceranno  questi  vostri 
diritli  e  si  adopreranno  a  spianare  le  vie  a  istituzioni  che 
possano  riconoscerli  o  tutelarli.  Chi  vi  chiamô  ad  ^Itro  non 
puô  giovarvi...  E  badate,  la  questione  ridotta  nei  terrain! 
délia  pura  forza  pende  dubbiosa.  » 


360  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

ait  fait  des  concessions  librement,  spontane'ment,  et 
sans  y  être  contrainte  par  la  force  ou  par  la  peur  ? 
La  conscience  de  la  justice  de  sa  propre  cause  est 
sans  doute  nécessaire  au  prole'tariat  pour  s'organiser 
en  puissance  capable  de  vaincre.  Eh  bien,  cette 
conscience  aujourd'hui  ne  lui  manque  pas;  et  là  où 
elle  lui  fait  encore  défaut,  notre  devoir  est  de  la  sus- 
citer dans  son  sein:  cette  justice  est  devenue  incontes- 
table aux  yeux  mêmes  de  nos  adversaires.  Mais  la 
seule  conscience  de  la  justice  ne  suffit  pas  :  il  est 
nécessaire  que  le  prolétariat  y  joigne  l'organisation 
de  sa  force,  puisque  —  n'en  déplaise  à  Mazzini  — 
le  temps  est  passé  où  les  murailles  de  .léricho 
s'écroulaient  au  seul  son  de  la  trompette  ;  aujour- 
d'hui, pour  vaincre  et  repousser  la  force,  il  n'y  a 
que  la  force.  Mazzini  d'ailleurs  le  sait  très  bien, 
puisque,  quand  il  s'agit  de  substituer  son  Etat  à 
l'Etat  monarchique,  lui-même  fait  appel  à  la  force. 

Voici  ses  propres  paroles  dans  Doveri  deiV  Uomo  : 
a  II  s'agit  de  renverser,  par  la  force,  la  force  bru- 
tale (c'est-à-dire  l'Etat  monarchique)  qui  s'oppose 
aujourd'hui  à  toute  tentative  d'amélioration  ». 

Donc  lui  aussi  invoque  la  force  contre  ce  qu'il 
veut  sérieusement  abattre.  Mais  comme  il  n'a  pas  le 
moins  du  monde  l'intention  d'abattre  la  domination 
de  la  bourgeoisie,  ni  d'abolir  ses  privilèges  écono- 
miques, privilèges  qui  sont  l'unique  base  de  l'exis- 
tence de  cette  classe,  il  cherche  à  persuader  aux 
ouvriers  qu'il  n'est  pas  nécessaire  et  qu'il  n'est  pas 
permis  d'employer  contre  elle  d'autres  armes   que 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  361 

la  trompette  de    Jéricho,    c'est-à-dire  les   moyens 
moraux,  anodins,  innocents  de  la  propagande  mazzi- 
nienne.    Peut-on   supposer    qu'il  s'illusionne   lui- 
même  à  un  tel  point?  Il  y  a  déjà  quarante  ans  qu'il 
prêche  sa  «  loi  de  la  vie  »,  la  nouvelle  révélation. 
A-t-il  persuadé  et  moralisé  la  bourgeoisie  italienne? 
Tout  au  contraire,  nous  avons  vu  et  nous  voyons 
une  foule  de  ses  disciples  et  de  ses  apôtres  d'autre- 
fois,   qui  se   sont    laissé   convertir  et  gagner   aux 
croyances  bourgeoises.  La  portion  officielle  et  offi- 
cieuse de  l'Italie  en  est  pleine.  Qui,  parmi  la  canaille 
gouvernementale  et  consortesca  qui  malmène  au- 
jourd'hui la  malheureuse  Italie,  n'a  pas  été  dans  sa 
jeunesse  plus  ou  moins  mazzinien  ?  Combien  reste- 
t-il  aujourd'hui  de  mazziniens  purs,  comme  Saffi, 
Petroni,  Brusco,  qui  suivent  et  croient  comprendre 
les  dogmes  de    la  théologie    mazzinienne  ?   Deux, 
trois,  au  maximum  cinq  douzaines.  Et  n'est-ce  pas 
là  une  preuve  de  stérilité  et  d'impuissance  lamen- 
tables contre  la  doctrine  etlapropagande  de  Mazzini  ? 
Et  après  avoir  eu  —  et  l'avoir  déploré  certainement 
avec  amertume  —  cette  preuve  de  l'inconsistance  da» 
ses  doctrines,   Mazzini  ose  venir  dire  aux  ouvriers, 
à  des  millions  d'esclaves  opprimés  :  «  Ne  comptez 
pas  sur  votre  droit  humain,  ni  sur  votre  force,  qui 
est  grande  assurément,  mais  qui  me  déplaît  beau- 
coup parce    qu'elle  implique   la   négation  de    mon 
Dieu  et  qu'elle  épouvante  trop  mes  bons  bourgeois, 
vos   frères  aînés,    comme    dit  Gambetta.   Confiez- 
vous  uniquement  dans  les  effets  miraculeux  de  ma 

21 


362  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

propagande.  »  Voilà  l'élixir  de  vie,  remède  assuré 
pour  tous  les  maux,  en  fioles  à  double  entente  1 

Nous,  au  contraire,  nous  disons  aux  ouvriers  : 
La  justice  de  votre  cause  est  certaine  ;  seule  la 
canaille  peut  la  nier;  ce  qui  vous  manque,  c'est 
l'organisation  de  votre  force  :  organisez-la,  et  en- 
suite renversez  tout  ce  qui  s'oppose  à  la  re'alisation 
de  votre  justice.  Commencez  par  abattre  et  jeter  par 
terre  tous  ceux  qui  vous  oppriment.  Puis,  après 
vous  être  bien  assurés  de  la  victoire,  et  avoir  détruit 
ce  qui  faisait  la  force  de  vos  ennemis,  cédez  à  un 
mouvement  d'humanité  et  relevez  ces  pauvres 
diables  abattus  et  désormais  inoffensifs  et  désarmés, 
reconnaissez-les  pour  vos  frères  et  invitez-les  à  vivre 
et  à  travailler  avec  vous  et  comme  vous,  sur  le  ter- 
rain inébranlable  de  l'égalité. 

Les  soutiens  de  Vordre  actuel  —  dit  plus  loin 
Mazzini  —  ont  une  organisation  consacrée  par  les 
siècles, puissante  par  une  discipline  et  des  ressources 
dont  nulle  Association  Internationale,  combattue 
sans  relâche  et  forcée  d'agir  en  secret,  ne  pourra 
jamais  disposer  (*). 

Pauvre  Internationale  !  il  n'y  a  pas  d'artifice  de 
langage  ni  d'argument  auquel  Mazzini  n'ait  eu 
recours  pour  la  perdre  dans  l'opinion  des  ouvriers 
italiens. 


(i)«  I  sostenitori  dell'  ordine  attuàle  hanno  ordinamento 
vecchio  di  secoli,  potente  di  disciplina  e  di  mezzi  che  nessuna 
Società  Internazionale,  combattuta  d'ora  in  ora  e  costretta 
d'operare  nel  segreto,  potrà  raggiungere  mai.  » 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  363 

Le  croirait-on?  Lui,  le  vieux  conspirateur,  qui 
pendant  quarante  ans  n'a  jamais  fait  autre  chose  que 
de  fonder  en  Italie  société  secrète  sur  société 
secrète,  accuse  maintenant  Tlnternationale,  préci- 
sément, d'être  une  société  secrète  I  II  la  dénonce 
comme  telle  au  gouvernement  italien,  et,  se  frottant 
les  mains  comme  un  homme  qui  a  la  conscience 
d'avoir  fait  une  bonne  action  et  qui  est  content  de 
lui,  il  dit  ensuite  à  lui-même  et  aux  ouvriers  italiens 
qui  l'écoutent  :  «  Ne  parlons  plus  de  l'Interna- 
tionale :  persécutée  par  tous  les  gouvernements  et 
par  moi,  elle  est  réduite  à  se  cacher;  elle  n'est  plus 
qu'une  société  secrète,  donc  elle  ne  peut  plus  rien, 
elle  est  perdue.  » 

Monsieur  Mazzini,  dites-vous  la  même  chose  à 
vos  conspirateurs?  Et  aie  supposer  même,  serait- 
ce  la  vérité?  Mais  vous  ne  pouvez  ignorer  que  ce 
que  vous  dites  est  un  mensonge,  ou  mieux,  l'expres- 
sion d'une  espérance,  d'un  désir  et  non  d'une  réa- 
lité. Il  y  eut  un  moment  où  les  gouvernements 
crurent,  comme  vous,  que  l'Internationale  pouvait 
être  supprimée  ;  mais  aujourd'hui  ils  ne  le  croient 
plus;  et  si  vous  êtes  resté  seul  à  le  croire,  parmi  vos 
nouveaux  amis  de  la  réaction,  tant  pis  pour  votre 
perspicacité. 

Non  seulement  l'Internationale  n'a  pas  été  sup- 
primée, mais,  depuis  la  défaite  de  la  Commune,  elle 
s'est  développée  en  Europe  et  en  Amérique,  plus 
solide,  plus  vaste,  plus  puissante  que  jamais.  Elle 
existe,   elle  s'agite  et  se  propage  publiquement  en 


364  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

Amérique,  en  Angleterre,  en  Belgique,  en  Suisse, 
en  Espagne,  en  Allemagne,  en  Autriche,  en  Italie, 
en  Danemark  et  dans  les  Pays-Bas.  C'est  en  France 
seulement  qu'elle  est  aujourd'hui  forcée  d'agir  en 
secret,  grâce  aux  républicains  vos  amis,  et  ennemis 
de  la  Commune.  Mais  ne  vous  imaginez  pas  que 
pour  cela  elle  soit  devenue  moins  puissante.  Rap- 
pelez-vous que  vous-même,  quand  vous  étiez  per- 
sécuté et  que  vous  n'étiez  pas  encore  devenu  un 
persécuteur,  vous  avez  répété  mille  fois  à  vos  amis 
et  disciples  :  «  La  persécution  centuple  la  passion 
et  par  conséquent  la  puissance  des  persécutés  ». 
Soyez-en  certain,  la  même  chose  arrivera  en  Italie 
quand  le  gouvernement,  cédant  à  sa  frayeur  et  à  vos 
suggestions,  se  mettra,  comme  il  le  fait  déjà,  à 
suivre  l'exemple  du  gouvernement  français. 

Maintenant  voulez-vous  savoir  quelle  est  la  cause 
principale  de  la  puissance  sans  cesse  croissante  de 
l'Internationale  ?  Je  vous  expliquerai  ce  secret  ;  car 
votre  intelligence,  magnifique  sans  doute,  mais 
aveuglée  par  un  système  d'absurdités  que  vous 
appelez  «  votre  foi  »,  est  devenue  incapable  de  le 
deviner. 

L'Internationale  est  puissante  parce  qu'elle  n'im- 
pose au  peuple  aucun  dogme  absolu,  aucune  doc- 
trine infaillible  ;  parce  que  son  programme  ne  for- 
mule pas  autre  chose  que  les  instincts  propres,  les 
aspirations  réelles  du  peuple.  Elle  est  puissante 
parce  qu'elle  ne  cherche  pas  du  tout,  comme  vous 
avez  toujours  fait,  à  former  une  puissance  infaillible 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  36^ 

en  dehors  du  peuple  ;  et  qu'elle  ne  fait  autre  chose 
que  d'organiser  la  puissance  du  peuple.  Et  elle  peut 
le  faire  ;  parce  que,  comme  elle  n'a  pas  la  prétention 
d'imposer  au  peuple  un  programme  reçu  d'en  haut, 
et  par  là  même  étranger  et  contraire  aux  instincts 
populaires,  elle  ne  peut  rien  craindre  de  l'orga- 
nisation de  cette  puissance  spontanée  de  la  force 
numérique  des  masses.  Vous,  par  la  raison  con- 
traire, vous  ne  pouvez  et  ne  devez  pas  le  faire, 
sachant  bien  que  la  première  manifestation  de  cette 
force  sera  la  destruction  de  tout  votre  système. 

Aujourd'hui  —  poursuit  Mazzini  —  votre  mouve- 
ment est  saint  parce  qu'il  s'appuie  précisément  sur  la 
loi  morale  qui  est  niée,  sur  le  progrès  historique 
révélé  par  la  tradition  de  l'humanité^  sur  un  concept 
d'éducation,  d'association,  d'unité  de  la  Jamille 
humaine  préfixé  par  Dieu  à  la  vie  (*). 

En  lisant  tout  cela,  on  est  forcé  de  s'écrier  :  Est- 
ce  du  charlatanisme,  est-ce  de  la  poésie,  ou  bien  de 
la  folie  ?  De  quel  mouvement  des  ouvriers  italiens 
parle  Mazzini  en  le  déclarant  saint?  Peut-être  de 
celui  des  sociétés  de  secours  mutuels,  qui  jusqu'à 
présent  n'a  absolument  rien  produit  ?  Et  s'imagine- 
t-il  vraiment  qu'un  seul  parmi  les  ouvriers  italiens 
comprendra  jamais  rien  aux  phrases  sophistiques^ 
ampoulées,    amphibologiques    et    à    l'enfilade    de 

(i)  a  Oggi  il  vostro  moto  c  santo  perché  si  appoggia  appunto 
sulla  legge  morale  negata,  suUa  progressione  storica  revelata 
dalla  Tradizione  délia  Umanità,  sopra  un  concetto  di  educa- 
zione,  di  associazione,  di  unità  délia  famiglia  umana  pretisso 
da  Dio  alla  vita.  » 


366  CIRCULAIRE   A   MES    AMIS    d'iTALIE 

paroles  creuses  transcrites  tout  à  l'heure?  Pour  com- 
prendre cela  il  faut  des  esprits  profonds  comme 
MM.  Saffi  et  Brusco  ;  le  pauvre  ouvrier  italien  serait 
bien  étonné  si  on  lui  disait  que  c'est  de  lui  qu'il 
s'agit  dans  ces  grands  mots.  Le  fait  est  que  le  mou- 
vement des  ouvriers  italiens,  grâce  aux  narcotiques 
que  Mazzini  leur  administre,  a  été  nul  jusqu'à  pré- 
sent. Ils  ont  dormi,  et  durant  leur  sommeil  lourd  et 
douloureux  seuls  Mazzini  et  les  mazziniens  se  sont 
agités;  et  comme  il  arrive  souvent  à  des  personnes 
qui  ont  peu  de  critique,  ceux-ci  ont  pris  leur  propre 
mouvement  pour  le  mouvement  de  ceux  qui  les 
entouraient.  Mais  voici  que  le  peuple  cesse  de  dor- 
mir ;  il  s'éveille  et  paraît  vouloir  se  mettre  en  mou- 
vement ;  et  Mazzini,  effrayé  de  ce  réveil  et  de  ce 
mouvement  qu'il  n'a  ni  commandé  ni  prévu,  cherche 
tous  les  moyens  et  se  donne  toutes  les  peines  pos- 
sibles pour  rendormir  le  peuple,  afin  de  pouvoir 
de  nouveau  s'agiter  lui  seul  au  nom  de  celui-ci. 

Il  crie  aux  ouvriers  italiens  ; 

Votre  loi  est  une  croisade  !  (Certainement  il  vaut 
mieux  dormir  que  de  s'entendre  dire  de  pareilles  sot- 
tises, qui  sont  capables  de  faire  perdre  la  tête  aux  plus 
malins  et  aux  plus  éveillés).  Si  vous  la  convertisse^ 
en  rébellion  {ohl  mais  vous  ne  le  voulez  pasl),  en 
menaces  d'intérêts  contre  d^aulres  intérêts  [qui,  d'in- 
térêts justes,  qui  représentent  le  droit  de  tous,  contre 
des  intérêts  injustes  qui  en  représentent  la  négation 
inique  ;  menaces  de  la  liberté  contre  le  despotisme, 
de  l'égalité  contre  le  privilège,  du  travail  contre  les 


CIRCULAIRE    A    MES   AMIS   d'iTALIE  367 

voleurs  du  travail,  de  la  vérité  contre  le  mensonge, 
de  l'Humanité  contre  Dieu),  vous  ne  pourrez  plus 
compter  que  sur  vos  seules  forces  {^). 

Et  si  les  ouvriers  écoutent  Mazzini,  leur  appor- 
tera-t-ii,  en  récompense,  des  forces  nouvelles  ?  Et 
lesquelles?  Serait-ce  par  hasard  celles  du  parti  maz- 
zinien,  qui  a  donné  de  lui-même  une  si  pauvre 
idée  dans  toutes  les  entreprises  de  Mazzini  ?  ou  bien 
leur  promet-il  sérieusement  le  concours  des  forces 
bourgeoises?  Ces  forces,  qui  furent  autrefois  réelle- 
ment formidables,  sont  aujourd'hui  devenues  chan- 
celantes et  nulles,  si  nulles  que,  menacées  aujour- 
d'hui par  le  prolétariat,  qui  leur  fait  terriblement 
peur,  nous  les  voyons  dans  tous  les  pays  d'Europe 
se  réfugier  à  l'ombre  et  sous  la  protection  de  la 
dictature  militaire. 

L'efifrayante  progression  de  cette  décadence  intel- 
lectuelle et  morale  de  la  classe  bourgeoise  peut 
s'étudier  jusque  dans  la  jeunesse.  Sur  cent  jeunes 
gens  pris  dans  cette  classe,  ce  sera  beaucoup  si  vous 
en  rencontrez  cinq  qui  ne  soient  pas  des  jeunes 
«  vieux  ;)  !  Les  autres,  étrangers  à  toutes  les  grandes 
choses  qui  se  passent  autour  d'eux,  perdus  dans  la 
banalité  de  leurs  petits  plaisirs,  de  leurs  petits 
calculs  intéressés  ou  de  leurs  vanités  et  de  leurs  mes- 
quines ambitions,  ne  sentent  rien,  ne  comprennent 
rien  et  ne   veulent   rien.  Quand  la   jeunesse  d'une 


(i)  «  La  vostra  legge  è  crociata  !  Convertitela  in  ribellione, 
in  minaccia  d'interessi  contro  interessi,  voi  non  potrete  più 
far  calcolo  che  su  forze  vostre.  » 


^68  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

classe  en  est  arrivée  là,  c'est  une  preuve  e'vidente  que 
cette  classe estdéjàmorte,  et  il  ne  reste  plus  qu'à  l'en- 
terrer. Les  plus  vivants,  dans  cette  classe,  se  sentent 
déconcerte's  et  perdus,  le  terrain  leur  manque  sous  les 
pieds  ;  et  pourtant  ils  ne  savent  pas  se  décider  à 
abandonner  cette  société  qui  croule  de  toutes  parts, 
mais  se  sentent  entraînés  avec  elle  vers  l'abîme. 
Maintenant,  mes  amis,  il  n'y  a  —  pour  votre  intel- 
ligence, pour  votre  conscience,  pour  voire  dignité, 
pour  votre  virilité  et  pour  l'utilité  de  votre  exis- 
tence —  d'autre  salut  que  de  tourner  résolument  le 
dos  à  cette  classe  bourgeoise  à  laquelle  vous  appar- 
tenez par  la  naissance,  mais  que  votre  intelligence 
et  votre  conscience  condamnent  à  mort,  et  de  vous 
jeter  tête  baissée  dans  le  peuple,  dans  la  révolution 
populaire  et  sociale,  dans  laquelle  vous  trouverez 
la  vie,  la  force,  le  terrain  et  le  but  qui  aujourd'hui 
vous  manquent.  Ainsi  vous  serez  des  hommes  ; 
autrement,  avec  vos  bourgeois  radicaux,  avec  Maz- 
zini  et  les  mazziniens,  vous  deviendrez  bien  vite  des 
momies  comme  eux.  Désormais  la  force,  la  vie, 
l'intelligence,  l'humanité,  tout  l'avenir  est  dans  le 
prolétariat.  Donnez-lui  toute  votre  pensée,  et  il  vous 
donnera  sa  vie  et  sa  force,  et,  unis,  vous  ferez  la 
révolution  qui  sauvera  l'Italie  et  le  monde. 

Mais  voilà  qu'appuyé  sur  ses  béquilles  théolo- 
giques, et  suivi  de  pauvres  malades  de  l'esprit  et  du 
cœur,  —  les  Saffi,  les  Petroni,  les  Brusco,  les  Cam- 
panella,  les  Mosto,  etc.,  —  le  vieux  Mazzini  s'appro- 
che de  ce  jeune  géant,  le  seul  fort  et  vivant  de  ce 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  369 

siècle,  le  prole'tariat,  et  lui  dit  :  «  Je  t'apporte  la 
force  et  la  vie.  La  vie  me  vient  du  Bon  Dieu  ;  la 
force  ?  la  bourgeoisie  voudra  bien  me  la  prêter.  Je 
t'en  apporte  le  concours,  à  condition  que  tu  sois 
sage,  et  que,  te  contentant  de  mes  petits  palliatifs 
pour  adoucir  tes  souffrances,  tu  consentes  comme 
par  le  passé  à  servir  cette  pauvre  et  décrépite  bour- 
geoisie qui  ne  demande  qu'à  t'aimer,  à  te  protéger, 
et  — .en  même  temps  —  à  te  dépouiller  un  peu  !  » 
Le  ridicule  le  dispute  à  l'odieux. 
Donc  :  «  si  vous  convertissez  la  loi  morale  en  rébel- 
lion, en  menace  d'intérêts  contre  d'autres  intérêts,  vous 
ne  pourrez  plus  compter  que  sur  vos  seules  forces  ». 
Eh  bien,  cela  n'est  pas  vrai.  Mazzini  oublie  l'In- 
ternationale, qu'il  avait  cru  enterrer,  mais  qui  pour 
cela  n'est  pas  morte  le  moins  du  monde.  L'Interna- 
tionale, c'est-à-dire  la  puissance  organisée  du  prolé- 
tariat d'Europe  et  d'Amérique,  c'est  quelque  chose 
de  plus  consolant  et  de  plus  rassurant,  et  évidem- 
ment de  plus  moral  aussi,  que  l'alliance  du  proléta- 
riat italien  avec  la  bourgeoisie  italienne,  et  par  l'in- 
médiaire  de  celle-ci  avec  la  bourgeoisie  d'Europe  et 
d'Amérique,  avec  la  réaction  contre  la  révolution  et 
contre  le  prolétariat  du  monde  entier. 

«  Etes-vous  bien  sûrs  qu'elles  suffisent,  vos  for- 
ces? »  demande  Mazzini.  Certainement,  elles  suffi- 
sent! le  prolétariat  en  a  plus  qu'il  n'en  laut  pour 
faire  crouler  le  monde  bourgeois  avec  toutes  ses 
Eglises  et  tous  ses  Etats.  Mais  le  Prophète  s'écrie  : 
«  Et  quand  même  elles  seraient  suffisantes,  est-ce 

2i. 


370  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

que  vous  n'auriez  pas  souillé  votre  victoire  du  sang 
de  vos  frères,  versé  dans  de  longues  et  terribles  ba- 
tailles civiles  ?  »  Ah  !  voilà  donc  la  question  !  Maz- 
zini,  oubliant  que  tous  les  grands  triomphes  de 
l'humanité  —  mais  tous,  absolument  tous  —  ont  été 
obtenus  par  de  grandes  batailles,  propose  aux 
ouvriers  d'expérimenter  encore  une  fois  les  effets 
prodigieux  de  sa  flûte  enchantée  ou  de  sa  trompette 
de  Jéricho.  Mais  il  est,  pour  le  moins,  ridicule;  et 
s'il  n'est  pas  ridicule,  je  prouverai  qu'il  est  odieux  : 
car  tant  d'humanité  apparente  cache  un  sous- 
entendu  de  réaction  et  de  trahison  envers  le  proléta- 
riat. L'homme  d'Etat  se  fait  sirène  pour  endormir  la 
vigilance  du  peuple  et  pour  triompher  de  sa  légi- 
time détiance. 

Mazzini  est-il  vraiment  un  si  grand  ennemi  des 
batailles  ?  Dans  son  appel  à  la  jeunesse,  il  appelle  — 
très  ridiculement,  il  est  vrai  —  Spartacus,  l'esclave 
rebelle,  le  «  premier  saint  de  la  religion  républi- 
caine ».  Et  qu'a  donc  fait  Spartacus?  Il  a  soulevé 
ses  frères  d'esclavage,  et,  autant  qu'il  l'a  pu,  il  a 
exterminé  sans  cérémonies  les  patriciens  de  Rome. 
Il  les  a  contraints  à  se  battre  entre  eux  comme  des 
gladiateurs.  Tels  ont  été  les  faits  et  gestes  d'un  des 
saints  de  Mazzini. 

Mazzini,  comme  Dante,  s'agenouille  devant  Tan- 
cienne  grandeur  de  la  Rome  républicaine.  Mais  s'il 
y  a  eu  une  grandeur  fondée  dans  des  batailles  san- 
glantes et  interminables,  ce  fut  certainement  celle  de 
l'ancienne  République  romaine. 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  57I 

Voyons  maintenant  la  seconde  grandeur  qu'il 
impose  à  notre  adoration,  non  dans  le  pre'sent  cer- 
tainement, —  parce  qu'il  en  a  une  autre  à  vous  pro- 
poser pour  aujourd'hui,  —  mais  dans  le  passé  :  la 
grandeur  de  la  Rome  des  papes  !  Ne  s'est-elle  pas, 
elle  aussi,  baignée  dans  le  sang,  n'est-ce  pas  dans  le 
sang  que,  comme  la  précédente,  elle  a  fondé  sa 
puissance? 

Je  ne  vous  parlerai  pas  des  batailles  de  la  Réforme, 
ni  de  celles  de  la  Révolution,  parce  que  Mazzini  les 
déteste  également  l'une  et  l'autre.  Mais  les  trois 
exemples  ci-dessus  suffisent,  je  pense,  à  vous  mon- 
trer qu'il  ne  déteste  pas  les  batailles,  mais  qu'il  les 
adore  quand  elles  visent  à  la  fondation  d'une 
grande  puissance.  Ce  qu'il  déteste,  c'est  la  révolte, 
et  c'est  certainement  par  une  méprise  que  Spartacus 
a  pris  place  parmi  les  saints  de  son  paradis. 

Ce  que  Mazzini  redoute,  c'est  la  guerre  civile,  qui 
détruit  l'unité  nationale  : 

Négation  de  la  Patrie,  de  la  Nation!  s'exclame- 
t-il  avec  désespoir.  La  Patrie  vous  a  été  donnée  par 
Dieu,  pour  que,  dans  un  groupe  de  vingt-cinq  mil- 
lions de  Frères  liés  plus  étroitement  à  vous  par  le 
nom,  la  langue,  la  foi  (?),  les  aspirations  communes 
(mensonges  sur  mensonges!),  et  un  long  et  glorieux 
développement  de  traditions,  de  culte  des  sépultures 
de  chers  disparus  (écho  du  mysticisme  païen  clas- 
sique), de  souvenirs  solennels  de  martyrs  tombés 
pour  affirmer  la  Nation,  vous  trouvie:{  un  appui 
robuste  pour  le  plus  facile  accomplissement  d'une 


372  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

MISSION,  pour  la  part  de  travail  que  vous  assignent 
votre  position  géographique  et  vos  aptitudes  spé- 
ciales. Qui  la  supprimerait,  supprimerait  toute  V im- 
mense quantité  de  forces  créées  par  la  communauté 
des  moyens  et  par  Vactivité  de  ces  millions^  et  vous 
fermerait  toute  voie  pour  la  croissance  et  le  progrès. 
A  la  Nation  V Internationale  substitue  la  Commune, 
la  Commune  indépendante  appelée  à  se  gouverner 
elle-même  (i). 

Cette  longue  tirade  renferme  autant  de  mensonges 
que  de  mots.  Il  est  par  conséquent  absolument 
nécessaire  que  j'en  fasse  la  critique. 

Ainsi,  Mazzini  dit  :  «  Négation  de  la  Patrie,  de  la 
Nation  ».  Non,  mais  négation  de  l'Etat  national  et 
patriotique,  et  cela  parce  que  l'Etat  patriotique 
signifie  l'exploitation  du  peuple  d'un  pays  à  l'avan- 
tage exclusif  d'une  classe  privilégiée  de  ce  pays  ;  la 
richesse,  la  liberté,  la  culture  de  cette  classe  fondées 
sur  la  misère,  la  servitude  et  la  barbarie  forcées  de 
ce  peuple. 


(i)  «  Negazione  délia  Patria,  délia  Nazione!  La  Patria  vi  fu 
data  da  Dio,  perché  in  un  gruppo  di  venticinque  millioni  di 
Fratelli  affini  più  strettamente  a  voi  per  nome,  lingua,  fede, 
aspirazioni  comuni,  e  lungo  glorioso  sviluppo  di  tradizioni 
e  culio  di  sepolture  di  cari  spariti  e  ricordi  solenni  di  martiri 
caduti  per  afFermare  la  Nazione,  trovaste  più  facile  e  valido 
aiuto  al  compimento  d'una  missione,  alla  parte  di  lavoro  che 
la  posizione  geografica  e  le  attitudini  speciali  vi  assegnano. 
Chi  la  sopprimesse,  sopprimerebbe  tutta  quanta  l'immensa 
somma  di  forze  creata  dalla  comunionc  di  mezzi  e  dall'  attività 
di  quel  millioni  e  vi  chiuderebbe  ogni  via  ail'  incremento  e  al 
progresso.  Alla  Nazione  l'Internazionale  sostituisce  il  Comune, 
il  Comune  indipendente  chiamato  a  governarsi  da  se.  > 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  373 

Mazzini  prétend  que  les  vingt-cinq  millions  qui 
forment  la  nation  italienne  sont  des  «  frères  »  qui 
ont  la  même  foi  et  des  aspirations  communes. 

Est-il  ne'cessaire  que  je  prouve  que  c'est  là  un 
mensonge  effronté  ou  stupide?  En  Italie,  il  y  a  au 
moins  cinq  nations  : 

1°  Tout  le  clergé,  du  pape  jusqu'à  la  dernière  bé- 
guine; 

2°  La  Consorteria,  ou  la  haute  bourgeoisie,  y 
compris  la  noblesse  ; 

3°  La  moyenne  et  la  petite  bourgeoisie  ; 
4°  Les  ouvriers  des  fabriques  et  des  villes  ; 
5°  Les  paysans. 

Or,  je  vous  demande  comment  on  peut  prétendre 
que  ces  cinq  nations  —  et  au  besoin  j'en  énumé- 
rerais  encore  davantage,  par  exemple  :  a)  la  cour; 
b)  la  caste  militaire  ;  c)  la  caste  bureaucratique  — 
aient  la  même  foi  et  une  communauté  d'aspirations  ? 
Considérons-les  l'une  après  l'autre. 
1°  Le  clergé  ne  constitue  pas,  à  proprement  parler, 
une  classe  héréditaire,  mais  il  n'en  est  pas  moins 
une  classe  permanente.  Formée  au  sommet  par  les 
princes  de  l'Eglise,  qui  se  recrutent  pour  la  plus 
grande  partie  dans  la  haute  aristocratie  nobiliaire, 
assise  dans  sa  base  sur  le  peuple  des  campagnes  qui 
lui  fournit  la  masse  des  prêtres  subalternes,  renou- 
velée artificiellement  par  les  séminaires,  et  obéissant 
aujourd'hui  comme  une  armée  bien  disciplinée  à  la 
Compagnie  de  Jésus,  c'est  une  caste  qui  a  son  his- 
toire et  ses  traditions  tout  italiennes  et  aussi  une 


374  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

espèce  de  patriotisme  italien.  Et  c'est  là  une  des 
raisons  pour  lesquelles  Mazzini,  malgré  toutes  les 
divergences  théoriques  et  politiques,  nourrit  une 
tendresse  secrète  et  comme  involontaire  pour  cette 
caste.  Une  autre  raison,  c'est  que  c'est  la  caste  des 
prêtres  ;  et  bien  que  le  Prophète  soit  tout  à  fait  dis- 
posé à  substituer  aux  prêtres  de  la  vieille  Eglise 
catholique  ceux  de  sa  nouvelle  Eglise  mazzinienne, 
il  n'en  respecte  pas  moins  d'instinct,  et  aussi  con- 
sciemment, leur  caractère  sacerdotal,  et  il  fulmine 
contre  ceux  qui  les  attaquent  :  contre  la  Commune 
de  Paris,  contre  l'Internationale,  contre  les  libres- 
penseurs  etGaribaldi.  Le  patriotisme  particulier  du 
clergé  italien  consiste  toujours  dans  la  tendance  à 
subordonner  le  clergé  des  autres  pays  au  clergé  de 
l'Italie,  et  à  faire  dominer  la  pensée  religieuse  ita- 
lienne, l'ultramontanisme,  dans  les  conciles  œcumé- 
niques, à  commencer  par  le  concile  de  Trente  jus- 
qu'au concile  le  plus  récent,  celui  du  Vatican. 

Ai-je  besoin  de  vous  démontrer,  à  vous  Italiens, 
que  cette  caste,  quoique  parfaitement  italienne  par 
les  coutumes,  par  la  langue,  par  la  culture  même  de 
son  esprit,  a  toujours  été  et  est  tout  à  fait  étrangère 
et  hostile  à  toutes  les  aspirations  de  la  grande 
nation  italienne?  Du  reste,  malgré  son  patriotisme 
spécial,  par  sa  position  et  ses  dogmes  cette  caste  est 
internationale. 

2°  Voyons  la  Consorteria.  C'est  une  classe  nou- 
velle, créée  par  l'unification  de  l'Italie;  elle  com- 
prend dans  son  sein  toute  la  bourgeoisie  riche,  et 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  375 

toute  cette  partie  de  la  noblesse  plus  ou  moins 
riche  qui  n'est  pas  infe'odée  à  la  caste  cle'ricale.  La 
puissance  de  cette  classe  se  résume  dans  la  grande 
propriété  et  dans  les  grandes  transactions  indus- 
trielles, commerciales,  financières,  et  surtout  dans 
la  Banque.  C'est  à  ses  fils  qu'appartiennent  tous 
les  plus  hauts  et  les  plus  lucratifs  emplois  de  l'Etat; 
c'est  par  excellence  la  caste  de  l'Etat;  je  n'ai  qu'à 
ouvrir  vos  journaux  pour  savoir  ce  qu'elle  est  et  ce 
qu'elle  fait.  Ce  n'est  donc  pas  autre  chose  qu'une 
vaste  association  d'((  honnêtes  gens  »  pour  mettre  sys- 
tématiquement au  pillage  la  pauvre  Italie.  C'est  elle 
qui  représente  particulièrement  l'unité  et  la  puis- 
sante centralisation  de  l'Etat,  parce  que  centralisa- 
tion signifie  grandes  affaires,  grandes  spéculations, 
vols  colossaux.  C'est  une  classe  qui  n'a  aucune  foi, 
mais  qui  serait  prête  à  se  réconcilier  et  à  s'allier 
avec  la  caste  cléricale,  parce  qu'elle  se  persuade 
toujours  davantage  que  le  peuple  ne  saurait  se 
passer  de  religion. 

Rappelez-vous  bien,  en  1866  ou  1867,  l'affaire 
Ricasoli,  et  le  fameux  projet  financier-clérical  de 
Cambray-Digny  pour  le  rachat  des  biens  de 
l'Eglise.  C'était  l'alliance  de  la  Banque  avec  la 
sacristie. 

La  Consorteria,  d'ailleurs,  n'est  point  hautaine 
et  exclusive;  comme  l'aristocratie  anglaise,  et  beau- 
coup plus  facilement  encore  que  celle-ci,  elle 
admet  volontiers  dans  son  sein  toutes  les  intelli- 
gences qui,  si  elles  restaient  en  dehors,  d'elle,  pour- 


376  CIRCULAIRE  A    MES    AMIS    d'iTALIE 

raient  lui  devenir  dangereuses,  tandis  qu'admises 
dans  son  sein  elles  lui  apportent  de  nouvelles  forces 
contre  le  pays  qu'il  s'agit  d'exploiter,  celui-ci  étant 
assez  riche  pour  nourrir  quelques  centaines  de 
fripons  privilégie's  de  plus. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  cette  classe 
n'est  nullement  patriote;  elle  l'est  moins  que  la 
caste  cléricale,  et  elle  est  plus  cosmopolite  que 
celle-ci.  Créée  par  la  civilisation  moderne,  elle  ne 
reconnaît  pas  d'autre  patrie  que  la  spéculation  mon- 
diale, et  chacun  de  ses  membres  exploiterait  et  pille- 
rait volontiers  tout  autre  pays  que  sa  chère  Italie. 
Cette  classe  n'a  d'autre  aspiration  que  d'enfler  ses 
poches  au  détriment  de  la  prospérité  nationale. 

3°  Passons  à  la  troisième  caste,  à  celle  de  la 
moyenne  et  petite  bourgeoisie.  C'est  elle  qui  par  la 
culture,  la  liberté  et  le  progrès  a  formé  toute  l'his- 
toire passée  de  l'Italie  :  arts,  sciences,  littérature, 
langues,  industrie,  commerce,  institutions  munici- 
pales, elle  a  tout  créé.  C'est  elle  enfin  qui,  dans  un 
effort  suprême,  le  dernier,  a  conquis  l'unité  poli- 
tique de  l'Italie.  Elle  fut  donc  la  classe  patriotique 
par  excellence,  et  c'est  dans  son  sein  que  Mazzini 
et  Garibaldi,  et  bien  avant  eux  les  Pepe,  les  Balbo, 
les  Santa  Rosa,  ont  recruté  les  soldats,  les  martyrs, 
les  héros  de  la  révolution  italienne.  Vous  voyez 
donc,  chers  amis,  que  je  rends  pleine  justice  à  cette 
classe,  et  que  je  m'incline  respectueusement  et  sin- 
cèrement devant  son  passé.  Mais  ce  même  esprit  de 
justice  me  fait  reconnaître  qu'elle  est  aujourd'hui 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  377 

complètement  e'puisée,  ste'rile  et  desse'chée,  comme 
un  citron  dont  une  si  longue  et  si  mémorable 
histoire  a  exprimé  tout  le  suc;  qu'aujourd'hui  elle 
est  morte  et  que  nul  miracle,  pas  même  l'héroïsme 
dictatorial  du  général  Garibaldi,  ni  les  prestidigita- 
tions théologiques  de  Mazzini,  ne  pourra  la  ressus- 
citer. Elle  est  morte,  et  devient  chaque  jour  plus 
impuissante,  plus  vile,  plus  immorale,  plus  bes- 
tiale. C'est  un  corps  immense  qui  se  désagrège  par 
la  putréfaction.  Vous  pouvez  en  juger  par  l'immense 
majorité  de  sa  jeunesse,  et  par  le  Parlement  italien, 
qui  sort  presque  exclusivement  de  son  sein. 

Labourgeoisie  moyenne  —  dans  laquelle  jeplacerai 
aussi  la  classe  des  propriétaires  ruraux,  nobles  ou 
non  nobles,  qui,  sans  être  très  riches,  vivent  dans 
l'aisance  —  subit  aujourd'hui  économiquement,  et 
par  conséquent  politiquement  aussi,  le  joug  de  la 
Consorteria,  qui  la  domine  également  par  la  vanité, 
passion  peut-être  la  plus  puissante  de  toutes  dans 
cette  portion  delà  bourgeoisie  italienne,  en  tout  cas 
aussi  puissante  que  la  soif  du  gain.  Cette  classe  est 
doublement  inféodée  à  l'ordre  de  choses  existant, 
qui,  tout  en  la  tenant  enchaînée,  la  ruine  insensi- 
blement. Pour  toutes  ses  entreprises  industrielles 
et  commerciales,  elle  a  besoin  du  crédit,  et  le  crédit 
est  entre  les  mains  de  la  Banque,  c'est-à-dire  de  la 
fraction  la  plus  huppée  de  la  Consorteria.  Aucune 
affaire,  si  peu  considérable  qu'elle  soit,  ne  peut 
aujourd'hui  être  conclue  sans  le  consentement  de 
la  Consorteria,  —  exemple,  l'affaire  toute  récente 


378  CIRCULAIRE   A    MES   AMIS   d'iTALIE 

des  eaux  de  Naples,  —  et  la  Consorteria  n'accorde 
son  crédit  et  sa  haute  protection  qu'à  qui  vote  pour 
elle.  L'autre  lien  qui  l'unit  étroitement  à  l'Etat  est 
celui-ci  :  les  fils  de  cette  classe  occupent  tous  les 
les  emplois  bureaucratiques,  judiciaires,  policiers, 
militaires  de  l'Etat;  leur  avancement  dépend  de  la 
bonne  conduite  de  leurs  parents,  c'est-à-dire  de 
leur  soumission  politique.  Or,  quel  père  serait 
assez  dénaturé  pour  voter  contre  la  a  carrière  »  de 
son  propre  fils? 

L'Etat  italien  est  ruineux  et  ruiné.  11  ne  se  sou- 
tient à  grand  peine  qu'en  écrasant  le  pays  d'impôts, 
et  tout  ce  qui  reste  encore  de  richesse  à  celui-ci  sert 
de  pâture  à  la  Consorteria^  en  sorte  qu'il  n'y  a  plus 
pour  la  bourgeoisie  moyenne  que  des  miettes  :  et  la 
vie  se  fait  de  jour  en  jour  plus  chère,  et  le  luxe  plus 
raffiné,  et  avec  le  luxe  se  raffine  aussi  la  vanité  bour- 
geoise. Cette  vanité,  jointe  à  l'étroitesse  de  ses  res- 
sources, la  fait  vivre  dans  des  embarras  continuels, 
qui  l'abattent,  la  démoralisent,  lui  troublent  le 
cœur  et  lui  enlèvent  le  peu  de  dignité  et  d'esprit 
qui  lui  restent. 

Et  je  le  répète  :  cette  classe,  qui  fut  un  temps  si 
puissante,  si  intelligente  et  si  prospère,  et  qui 
aujourd'hui  s'achemine  lentement,  mais  fatalement, 
vers  sa  ruine,  est  déjà  morte  intellectuellement  et 
moralement.  Elle  n'a  plus  ni  foi,  ni  pensée,  ni  aspi- 
rations d'aucune  espèce.  Elle  ne  veut  ni  ne  peut 
revenir  en  arrière,  mais  elle  n'ose  néanmoins  pas 
regarder  en  avant  ;  de  sorte  qu'elle  végète  au  jour 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   D  ITALIE  379 

le  jour,  dans  les  angoisses  de  la  de'tresse  financière 
et  de  la  vanité  sociale,  qui  désormais  se  disputent 
son  cœur. 

De  cette  classe  sortent  encore,  mais  en  nombre 
toujours  plus  restreint,  les  derniers  partisans  de 
Mazzini  et  de  Garibaldi,  pauvres  jeunes  gens  pleins 
d'aspirations  généreuses  et  idéales,  mais  excessive- 
ment ignorants,  désorientés,  et  perdus  au  milieu  de 
de  la  réalité  desséchée,  servile  et  corrompue  qui 
constitue  aujourd'hui  la  vie  de  la  société  bour- 
geoise de  l'Italie. 

Rendons-leur  justice.  De  toutes  les  jeunesses 
bourgeoises  de  l'Europe  occidentale,  la  jeunesse 
italienne  est  peut-être  celle  qui  produit  le  plus  de 
héros.  Sa  dernière  expédition  en  France,  sous  la 
conduite  du  magnanime  Garibaldi,  l'a  prouvé  en- 
core une  fois,  et  de  la  façon  la  plus  manifeste.  Mais 
tout  en  lui  rendant  cette  justice,  reconnaissons  en 
même  temps  que  la  majeure  partie  de  cette  jeunesse 
héroïque  souffre  d'une  grande  maladie  qui,  si  elle 
ne  s'en  guérit  pas,  la  tuera,  et  commencera  par 
rendre  tout  son  héroïsme  ridicule  et  stérile.  Cette 
maladie  peut  être  définie  :  absence  de  toute  pensée 
vivante  et  sérieuse;  absence  absolue  de  tout  senti- 
ment de  la  réalité  au  milieu  de  laquelle  elle  veut 
agir  et  elle  se  meut. 

J'ai  dit  qu'elle  est  excessivement  ignorante  ;  mais 
ce  n'est  pas  sa  faute.  Les  universités  et  les  écoles  de 
l'Italie,  qui  furent  jadis  les  premières  de  l'Europe, 
sont  restées  en  arrière  d'un  siècle,  même  si  on  les 


jSo  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

compare  à  celles  de  la  France.  Depuis  une  dizaine 
d'années  à  peine,  et  grâce  à  quelques  professeurs 
venus  de  Suisse  et  d'Allemagne,  comme  les  Mo- 
leschott,  les  Schiff  et  d'autres,  tant  injuriés  par 
Mazzini,  quelques  lueurs  de  la  science  positive 
moderne  ont  un  peu  rayonné  sur  des  auditoires 
destinés  jusqu'alors  à  la  respectable  pénombre  des 
études  rétrospectives,  mystiques,  classiques,  méta- 
physiques, juridiques,  dantesques  et  romaines,  et 
ont  apporté  un  souffle  d'air  frais  à  ces  jeunes  poi- 
trines qui  étouffaient  dans  cette  atmosphère  étroi- 
tement et  stupidement  historique.  Une  autre  cause 
d'ignorance,  c'étaient  les  conspirations  perma- 
nentes et  les  continuels  soulèvements  de  cette  jeu- 
nesse, plus  encore  pour  l'unité  politique  que  pour 
la  liberté  de  la  patrie,  toujours  pour  l'Etat  et  jamais 
pour  le  peuple. 

S'étant  habituée  à  ne  pas  chercher  sa  pensée 
ailleurs  que  dans  la  pensée  de  Mazzini,  et  à  ne  cher- 
cher sa  volonté  que  dans  l'initiative  héroïque  de 
Garibaldi,  elle  est  devenue  une  jeunesse  pleine  de 
cœur  et  d'héroïsme,  mais  privée  tout  à  fait  de 
volonté  propre  et  presque  sans  cervelle. 

Le  pis  est  qu'elle  s'est  accoutumée  à  ne  consi- 
dérer les  multitudes  populaires  qu'avec  mépris,  et 
sans  s'occuper  d'elles  le  moins  du  monde.  Le 
patriotisme  abstrait  dont  elle  s'est  nourrie  pendant 
tant  d'années  à  l'école  de  ses  deux  grands  chefs, 
Mazzini  et  Garibaldi,  et  qui  tend  uniquement  et 
quasi-exclusivement  à  l'établissement  de  l'indépen- 


CIECULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  381 

dance,  de  la  grandeur,  de  la  puissance,  de  la  gloire, 
de  l'honneur,  et,  si  vous  voulez,  de  la  liberté  poli- 
tique de  l'Etat  unitaire,  en  même  temps  qu'il  lui 
inspirait  le  plus  géne'reux  et  le  plus  héroïque 
sacrifice  d'elle-même  et  de  ses  propres  intérêts,  lui 
a  fait  considérer  le  peuple  comme  une  espèce  de 
matière  plastique  à  la  disposition  de  l'Etat,  comme 
une  masse  passive,  plus  ou  moins  inintelligente  et 
brutale,  qui  devait  s'estimer  très  honorée  et  très 
heureuse  de  servir  d'instrument  plus  ou  moins 
aveugle,  et  de  se  sacrifier  —  à  quoi?  à  la  grandeur 
et  à  ce  que,  dans  le  jargon  garibaldino-mazzinien, 
on  appelle  la  «  liberté  »  de  l'Italie. 

La  jeunesse  mazziniano-garibaldienne  ne  s'était 
jamais  posé  cette  question  :  Que  représente  effecti- 
vement cet  Etat  italien  pour  le  peuple?  Pourquoi 
doit-il  l'aimer  et  tout  lui  sacrifier?  Quand  on 
posait  cette  question  à  Mazzini,  —  et  on  ne  la  lui 
posait  que  bien  rarement,  tant  elle  semblait  simple 
et  facile,  —  il  répondait  par  des  grands  mots  : 
«  Patrie  donnée  par  Dieu!  Sainte  mission  histo- 
rique !  Culte  des  tombeaux  !  Souvenirs  solennels  des 
martyrs!  Long  et  glorieux  développement  de  tradi- 
tions I  Rome  ancienne!  Rome  des  papes!  Gré- 
goire VII!  Dante!  Savonarole!  Rome  du  peuple!  »  Et 
c'était  si  nébuleux,  si  beau,  et  en  même  temps  si 
absurde,  que  cela  suffisait  pour  éblouir  et  étourdir  des 
jeunes  esprits  plus  faits  d'ailleurs  pour  l'enthou- 
siasme et  la  foi  que  pour  la  raison  et  la  critique.  Et 
la  jeunesse  italienne,  en  se  faisant  tuer  pour  cette 


^02  CIRCULAIRE    A   MES    AMIS    D  ITALIE 

patrie  abstraite,  maudissait  la  brutalité'  et  le  mate'- 
rialisme  des  masses,  des  paysans  en  particulier,  qui 
ne  se  sont  jamais  montre's  disposés  à  se  sacrifier 
pour  la  grandeur  non  plus  que  pour  l'inde'pendance 
de  cette  Patrie  politique,  de  l'Etat. 

Si  la  jeunesse  avait  pris  la  peine  de  re'fléchir,  elle 
aurait  compris  peut-être  depuis  longtemps  que  cette 
indifférence  bien  décidée  des  masses  populaires 
pour  les  destinées  de  l'Etat  italien,  non  seulement 
n'est  point  un  déshonneur  pour  elles,  mais  prouve 
tout  au  contraire  leur  intelligence  instinctive,  qui 
leur  fait  deviner  que  cet  Etat  unitaire  et  centralisé 
leur  est,  par  sa  nature  même,  non  seulement  étran- 
ger, mais  hostile,  et  qu'il  est  profitable  seulement 
aux  classes  privilégiées,  dont  il  garantit,  à  leur  détri- 
ment, la  domination  et  la  richesse.  La  prospérité  de 
l'Etat,  c'est  la  misère  de  la  nation  réelle,  du  peuple  ; 
la  grandeur  et  la  puissance  de  l'Etat  sont  l'esclavage 
du  peuple.  Le  peuple  est  l'ennemi  naturel  et  légi- 
time de  l'Etat;  et  bien  qu'il  se  soumette  —  trop  sou- 
vent, hélas!  —  aux  autorités,  toute  autorité  lui  est 
odieuse.  L'Etat  n  'est  pas  la  Patrie;  c'estl'abstraction, 
la  fiction  métaphysique,  mystique,  politique,  juri- 
dique de  la  Patrie.  Les  masses  populaires  de  tous 
les  pays  aiment  profondément  leur  patrie;  mais 
c'est  un  amour  naturel,  réel;  le  patriotisme  du 
peuple  n'est  pas  une  idée,  mais  un  fait;  et  le  pa- 
triotisme politique,  l'amour  de  l'Etat,  n'est  pas 
l'expression  juste  de  ce  fait,  mais  une  expression 
dénaturée  au  moyen  d'une  abstraction  mensongère, 


CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    d'iTALIE  38? 

et  toujours  au  profit  d'une  minorité  exploitante.  La 
Patrie,  la  nationalité,  comme  l'individualité,  est  un 
fait  naturel  et  social,  physiologique  et  historique  en 
même  temps;  ce  n'est  pas  un  principe.  On  ne  peut 
appeler  un  principe  humain  que  ce  qui  est  univer- 
sel, commun  à  tous  les  hommes  ;  mais  la  nationalité 
les  sépare  :  elle  n'est  donc  pas  un  principe.  Mais  ce 
qui  est  un  principe,  c'est  le  respect  que  chacun  doit 
avoir  pour  les  faits  naturels,  réels  ou  sociaux.  Or, 
la  nationalité,  comme  l'individualité,  est  un  de  ces 
faits.  Nous  devons  donc  la  respecter.  La  violer  est 
un  méfait,  et,  pour  parler  le  langage  de  Mazzini, 
elle  devient  un  principe  sacré  chaque  fois  qu'elle  est 
menacée  et  violée.  Et  c'est  pour  cela  que  je  me  sens 
franchement  et  toujours  le  patrio-te  de  toutes  les 
patries  opprimées. 

La  Patrie  représente  le  droit  incontestable  et  sacré 
de  tout  homme,  de  tout  groupe  d'hommes,  asso- 
ciations, communes,  régions,  nations,  de  vivre,  de 
sentir,  de  penser,  de  vouloir  et  d'agir  à  leur  manière, 
et  cette  manière  est  toujours  le  résultat  incontes- 
table d'un  long  développement  historique. 

Nous  nous  inclinons  donc  devant  la  tradition, 
devant  l'histoire;  ou  plutôt  nous  les  reconnaissons, 
non  parce  qu'elles  se  présentent  à  nous  comme  des 
barrières  abstraites,  élevées  métaphysiquement,  juri- 
diquement et  politiquement  par  de  savants  inter- 
prètes et  professeurs  du  passé,  mais  seulement  parce 
qu'elles  ont  réellement  passé  dans  le  sang  et  la  chair, 
dans  les  pensées  réelles  et  la  volonté  des  populations 


384  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

actuelles.  On  nous  dit  :  Tel  pays  —  le  canton  du 
Tessin,  par  exemple  —  appartient  évidemment  à  la 
famille  italienne  :  langue,  mœurs,  il  a  tout  en  com- 
mun avec  les  populations  lombardes,  donc  il  doit 
faire  partie  de  la  grande  unité  italienne.  Et  nous 
répondons  que  c'est  là  une  conclusion  complète- 
ment fausse.  Si  réellement  il  existe  entre  le  Tessin 
et  la  Lombardie  une  identité  sérieuse,  il  n'est  pas 
douteux  que  le  Tessin  s'unira  spontanément  à  la 
Lombardie,  S'il  ne  le  fait  pas,  s'il  n'en  ressent  pas 
le  moindre  désir,  cela  prouve  seulement  que  l'his- 
toire réelle,  qui  s'est  continuée  de  génération  en 
génération  dans  la  vie  réelle  du  peuple  tessinois,  et 
qui  l'a  fait  ce  qu'il  est,  est  différente  de  l'histoire 
écrite  dans  les  livres. 

D'autre  part,  il  faut  remarquer  que  l'histoire 
réelle  des  individus,  comme  des  peuples,  ne  procède 
pas  seulement  par  le  développement  positif,  mais 
très  souvent  par  la  négation  du  passé  et  par  la  révolte 
contre  lui;  et  c'est  là  le  droit  de  la  vie,  le  droit  ina- 
liénable des  générations  présentes,  la  garantie  de 
leur  liberté.  Des  provinces  qui  ont  été  unies  pendant 
longtemps  ont  toujours  le  droit  de  se  séparer  les 
unes  des  autres;  et  elles  peuvent  y  être  poussées 
par  diverses  raisons,  religieuses,  politiques,  écono- 
miques. L'Etat  prétend  au  contraire  les  tenir  réunies 
de  force,  et  en  cela  il  a  grand  tort.  L'Etat,  c'est  le 
mariage  forcé,  et  nous  levons  contre  lui  la  bannière 
de  l'union  libre. 

De  même   que  nous   sommes  convaincus    qu'en 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  385 

abolissant  le  mariage  religieux,  le  mariage  civil  et 
juridique,  nous  rendons  la  vie,  la  réalité,  la  mora- 
lité au  mariage  naturel  fondé  uniquement  sur  le 
respect  humain  et  sur  la  liberté  des  deux  personnes, 
homme  et  femme,  qui  s'aiment;  qu'en  reconnais- 
sant à  chacun  d'eux  la  liberté  de  se  séparer  de  l'autre 
quand  il  voudra,  et  sans  avoir  besoin  d'en  demander 
la  permission  à  qui  que  ce  soit;  qu'en  niant  égale- 
ment la  nécessité  d'une  permission  pour  s'unir,  et 
repoussant  d'une  façon  générale  toute  intervention 
de  n'importe  quelle  autorité  dans  leur  union,  nous 
les  rendrons  plus  étroitement  unis,  beaucoup  plus 
fidèles  et  loyaux  l'un  envers  l'autre  ;  de  même  nous 
sommes  également  convaincus  que  lorsqu'il  n'y 
aura  plus  la  maudite  puissance  de  l'Etat  pour  con- 
traindre les  individus,  les  associations,  les  com- 
munes, les  provinces,  les  régions,  à  vivre  ensemble, 
elles  seront  beaucoup  plus  étroitement  liées,  et 
constitueront  une  unité  beaucoup  plus  vivante,  plus 
réelle,  plus  puissante  que  celle  qu'elles  sont  forcées 
de  former  aujourd'hui,  sous  la  pression  pour  tous 
également  écrasante  de  l'Etat. 

Mazzini  et  tous  les  unitaires  se  mettent  en  contra- 
diction avec  eux-mêmes  lorsque  d'un  côté  ils  vous 
parlent  de  la  fraternité  profonde,  intime,  qui  existe 
dans  ce  groupe  de  vingt-cinq  millions  d'Italiens 
unis  par  la  langue,  les  traditions,  les  mœurs,  la  foi, 
et  la  communauté  d'aspirations,  et  que  de  l'autre  côté 
ils  veulent  maintenir,  que  dis-je?  exagérer  la  puis- 
sance de  l'Etat,  nécessaire  —  disent-ils  —  au  main- 

22 


386  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   d'iTALIE 

tien  de  l'unité.  Mais  s'ils  sont  effectivement  si 
indissolublement  liés,  les  forcer  à  l'union  est  un 
luxe,  un  non-sens  ;  si  au  contraire  vous  croyez  néces- 
saire de  les  contraindre,  cela  veut  dire  que  vous  êtes 
convaincus  qu'ils  ne  sont  pas  bien  liés,  et  que  vous 
mentez,  que  vous  voulez  les  induire  en  erreur  sur 
eux-mêmes,  quand  vous  leur  parlez  de  leur  union. 
L'union  sociale,  résultat  réel  de  la  combinaison  des 
traditions,  des  habitudes,  des  coutumes,  des  idées, 
des  intérêts  présents  et  des  communes  aspirations, 
est  l'unité  vivante,  féconde,  réelle.  L'unité  politique^ 
l'Etat,  est  la  fiction,  l'abstraction  de  l'unité;  et  non 
seulement  elle  recèle  la  discorde,  mais  elle  la  produit 
encore  artificiellement  là  où,  sans  cette  intervention 
de  l'Etat,  l'unité  vivante  ne  manquerait  pas  d'exister. 

Voilà  pourquoi  le  socialisme  est  fédéraliste,  et 
pourquoi  toute  l'Internationale  a  salué  avec  enthou- 
siasme le  programme  de  la  Commune  de  Paris. 
D'autre  part,  la  Commune  a  proclamé  explicitement 
dans  ses  manifestes  que  ce  qu'elle  voulait  n'était 
nullement  la  dissolution  de  l'unité  nationale  de  la 
France,  mais  sa  résurrection,  sa  consolidation,  sa 
vivification,  et  la  pleine  et  réelle  liberté  populaire. 
Elle  voulait  l'unité  de  la  nation,  du  peuple,  de  la 
société  française,  non  celle  de  l'Etat. 

Mazzini  a  poussé  sa  haine  de  la  Commune  jusqu'à 
l'imbécillité.  Il  prétend  que  le  système  proclamé  par 
la  dernière  révolution  de  Paris  nous  ramènerait  au 
moyen  âge,  c'est-à-dire  à  la  division  de  tout  le  monde 
civilisé  en  une  quantité  de  petits  centres  étrangers 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE  387 

les  uns  aux  autres,  et  s'ignorant  les  uns  les  autres.  Il 
ne  comprend  pas,  le  pauvre  homme,  qu'entre  la 
Commune  du  moyen  âge  et  la  Commune  moderne, 
il  y  a  toute  la  différence  qu'a  produite  non  seulement 
dans  les  livres,  mais  dans  les  mœurs,  dans  les  aspi- 
rations, dans  les  idées,  dans  les  intérêts  et  dans  les 
besoins  des  populations,  une  histoire  de  cinq  siècles. 
Les  Communes  d'Italie,  à  leur  origine,  furent  réel- 
lement isolées,  centres  d'autant  d'existences  poli- 
tiques et  sociales  tout  à  fait  indépendantes,  non 
solidaires,  et  qui  devaient  forcément  se  suffire  à 
elles-mêmes. 

Quelle  différence  aujourd'hui  !  Les  intérêts  ma- 
tériels, intellectuels,  moraux,  ont  créé  entre  tous 
les  membres  d'une  même  nation,  que  dis-je,  entre 
les  diâ"érentes  nations  elles-mêmes,  une  unité  sociale 
tellement  puissante  et  réelle,  que  tout  ce  que  les 
Etats  font  aujourd'hui  pour  la  paralyser  et  la  dé- 
truire reste  impuissant.  L'unité  résiste  à  tout,  et  elle 
survivra  aux  Etats. 

Quand  les  Etats  auront  disparu,  l'unité  vivante, 
féconde,  bienfaitrice  tant  des  régions  que  des  na- 
tions, et  de  rinternationalité  de  tout  le  monde  civi- 
lisé d'abord,  puis  de  tous  les  peuples  de  la  terre, 
par  la  voie  de  la  libre  fédération  et  de  l'organisation 
de  bas  en  haut,  se  développera  dans  toute  sa  majesté, 
non  divine,  mais  humaine. 

Le  mouvement  patriotique  de  la  jeunesse  italienne 
sous  la  direction  de  Garibaldi  et  de  Mazzini  fut 
légitime,  utile  et  glorieux  ;  non  parce  qu'il  a  créé 


:}88  CIRCULAIRE    A   MES   AMIS   D'iTALIE 

l'unité  politique,  l'Etat  unitaire  italien,  —  ce  fut  au 
contraire  sa  faute,  parce  qu'il  ne  put  cre'er  cette 
unité  sans  sacrifier  la  liberté  et  la  prospérité  du 
peuple,  —  mais  parce  qu'il  a  détruit  les  différentes 
dominations  politiques,  les  différents  Etats  qui 
avaient  artificiellement  et  violemment  empêché 
l'unification  sociale  populaire  de  l'Italie. 

Après  avoir  accompli  cette  œuvre  glorieuse,  la 
jeunesse  italienne  est  appelée  à  en  accomplir  une 
autre  encore  plus  glorieuse.  Elle  doit  aider  le  peuple 
italien  à  détruire  l'Etat  unitaire  italien  qu'elle  a 
fondé  de  ses  propres  mains.  Elle  doit  opposer  à  la 
bannière  unitaire  de  Mazzini  la  bannière  fédérale 
de  la  nation  italienne,  du  peuple  italien. 

Mais  il  convient  de  distinguer  fédéralisme  et  fédé- 
ralisme. 

II  existe  en  Italie  la  tradition  d'un  fédéralisme 
régional,  qui  est  devenu  aujourd'hui  un  mensonge 
politique  et  historique.  Disons-le  une  fois  pour 
toutes  :  le  passé  ne  revit  jamais  ;  et  ce  serait  un 
grand  malheur  qu'il  pût  revivre.  Le  fédéralisme 
régional  ne  pourrait  être  qu'une  institution  aristo- 
cratico-consortesque,  parce  que,  par  rapport  aux 
communes  et  aux  associations  ouvrières,  indus- 
trielles et  agricoles,  ce  serait  encore  une  organisa- 
tion politique  de  haut  en  bas.  L'organisation  vrai- 
ment populaire  commence  au  contraire  par  un  fait 
d'en  bas,  par  l'association  et  par  la  commune. 
Organisant  ainsi  de  bas  en  haut,  le  fédéralisme 
devient  alors  l'institution  politique  du  socialisme, 


CIRCULAIRE    A   MES   AMIS   d'iTALIE  389 

l'organisation  libre  et  spontane'e  de  la  vie  popu- 
laire. 

J'ai  dit  plus  haut  que  ce  fut  d'abord  grâce  à  la 
libre-pense'e  que  la  partie  la  plus  intelligente  de  la 
Jeunesse  re'publicaine  commença  à  se  se'parer  de 
Mazzini.  Mais  la  libre-pensée,  en  l'arrachant  à  ses 
pre'occupations  et  à  ses  préjugés,  raviva  en  son  sein 
deux  nouveaux  instincts:  celui  de  la  liberté  réelle, 
pratique,  et  celui  de  la  réalité  vivante.  Ces  deux 
instincts  lui  avaient  déjà  fait  faire  un  pas  en  avant: 
bien  avant  1870  et  1871,  dès  1866  et  1867  elle  avait 
commencé  à  devenir  et  à  se  sentir  fédéraliste,  sans 
toutefois  le  dire  tout  haut  de  peur  de  déplaire  à 
Garibaldi  et  surtout  à  Mazzini.  D'autre  part,  son 
fédéralisme  n'avait  pas  encore  trouvé  sa  base,  le 
socialisme,  et,  sans  cette  base,  iJ  ne  pouvait  être 
formulé  d'une  manière  claire  sans  qu'on  tombât  en 
d'insolubles  contradictions. 

Le  soulèvement  de  la  Commune  de  Paris,  son 
programme  en  même  temps  socialiste  et  fédéraliste, 
sa  lutte  et  sa  fin  héroïque,  ont  produit  une  salutaire 
révolution  dans  la  conscience  et  dans  les  sentiments 
de  cette  élite  de  la  jeunesse  italienne.  Devenue  socia- 
liste, elle  a  trouvé  la  base  qui  manquait  à  son  fédé- 
ralisme. 

Oui,  elle  est  devenue  socialiste,  et  le  devient  tou- 
jours plus,  et  grâce  lui  en  soit  rendue.  Elle  est  deve- 
nue socialiste:  ce  qui  signifie  qu'elle  a  ouvert  son 
cœur  généreux  —  mais  jusqu'alors  dévoyé  par  les 
aberrations   théologiques,   métaphysiques   et  poli- 

22. 


Î9Q  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    D  ITALIE 

tiques  de  Mazzini,  et  endurci  par  le  culte  monstrueu- 
sement ambitieuxde  l'Etat  — à  la  vie,  aux  souffrances 
et  aux  aspirations  réelles  du  peuple.  Maintenant,  elle 
ne  le  méprise  plus:  elle  l'aime,  et  elle  est  devenue 
capable  de  servir  sa  grande  et  sainte  cause.  Et  main- 
tenant qu'elle  a  cessé  d'être  suspendue,  la  tête 
en  bas,  entre  le  ciel  et  la  terre,  comme  le  sont 
encore  les  fidèles  mazziniens,  maintenant  qu'elle 
a  trouvé  et  se  sent  sous  les  pieds  un  terrain  so- 
lide, —  intelligente,  ardente,  héroïque  et  dé- 
vouée jusqu'à  la  mort,  comme  elle  l'est,  on  peut 
être  certain  qu'elle  fera  de  grandes  choses.  Quant  à 
la  jeunesse  qui  reste  mazzinienne,  après  de  vains 
efforts  et  de  stériles  agitations  elle  périra  avec  la 
bourgeoisie,  à  laquelle  Mazzini  la  force  aujourd'hui 
à  rendre  des  services  de  gendarme. 

Je  reviens  à  l'examen  des  classes  et  des  nations 
différentes  qui  constituent  l'Italie  moderne.  J'ai  peu 
à  dire  sur  la  petite  bourgeoisie.  Elle  diffère  peu  du 
prolétariat,  étant  presque  aussi  malheureuse  que 
lui.  Ce  n'est  pas  elle  qui  commencera  la  révolution 
sociale,  mais  elle  s'y  jettera  la  tête  baissée. 

Le  prolétariat  des  villes  et  les  paysans  sont  le  vrai 
peuple.  Le  premier  est  naturellement  plus  avancé 
que  les  seconds. 

4°  Le  prolétariat  des  villes  a  un  passé  patriotique 
qui,  dans  quelques  villes  d'Italie,  remonte  jusqu'au 
moyen  âge.  Tel  est  celui  de  Florence,  par  exemple, 
qui  se  distingue  aujourd'hui  entre  tous  par  une  cer- 
taine apathie  et  une  absence  très  prononcée  d'éner- 


CIRCULAIRE    A    MES   AMIS    D  ITALIE  39I 

giques  et  fortes  passions.  On  dirait  que  sa  grande 
tâche  historique  l'a  épuisé,  au  moins  partiellement, 
comme  elle  a  épuisé  complètement  la  bourgeoisie 
florentine,  dont  la  sceptique  indifférence  s'exprime 
d'une  façon  si  pittoresque  par  son  Che!  Che!  Le 
prolétariat  des  villes  d'Italie,  essentiellement,  exclu- 
sivement municipal,  séparé  profondément,  dans 
toute  l'histoire  de  l'Italie,  de  la  grande  masse  des 
paysans,  forme  une  classe  certainement  très  malheu- 
reuse, très  opprimée,  mais  une  classe  tout  de  même, 
héréditaire  et  bien  caractérisée.  Comme  classe,  il 
est  soumis  à  la  loi  historique  et  fatale  qui  détermine 
la  carrière  et  la  durée  de  chacune  d'après  ce  qu'elle 
a  fait  et  la  façon  dont  elle  a  vécu  dans  le  passé. 
Individualités  collectives,  toutes  les  classes  finissent 
par  s'épuiser,  comme  les  individus.  La  même  chose 
peut  se  dire  des  peuples  considérés  dans  leur  en- 
semble, avec  cette  différence  que  chaque  peuple, 
embrassant  toutes  les  classes  et  les  masses  mêmes 
qui  ne  sont  pas  encore  parvenues  à  se  constituer  en 
classes,  est  infiniment  plus  ample,  a  considérable- 
ment plus  de  matières  et  par  conséquent  une  course 
plus  longue  à  fournir  que  toutes  les  classes  qui  se 
sont  formées  dans  son  sein.  C'est  l'individualité  col- 
lective la  plus  puissante  et  la  plus  riche  ;  mais  à  la 
longue  elle  finit,  elle  aussi,  par  s'épuiser 

Et,  précisément,  cet  épuisement  physiologique, 
historique  et  fatal,  explique  la  nécessité  historique 
du  double  mouvement  qui,  aujourd'hui,  pousse  d'un 


392  CIRCULAIRE   A    MES   AMIS   d'iTALIE 

masses  populaires,  et  de  l'autre  amène  les  peuples 
et  les  nations  à  se  créer  une  vie  nouvelle,  plus 
fe'conde  et  plus  large  dans  Tlnternationale.  L'avenir, 
un  long  avenir,  appartient  en  première  ligne  à  la 
constitution  de  l'Internationalité  européo-améri- 
caine.  Plus  tard,  mais  beaucoup  plus  tard,  cette 
grande  Nation  européo-américaine  se  confondra 
organiquement  avec  l'agglomération  asiatique  et 
africaine  (').  Mais  ceci  est  d'un  avenir  trop  lointain 
pour  que  nous  puissions  en  parler  maintenant 
d'une  façon  quelque  peu  positive  et  précise.  Je 
reviens  donc  au  prolétariat  italien. 

Plus  votre  prolétariat  a  pris  une  part  politique 
dans  votre  passé  historique,  et  moins  il  a  d'avenir 
comme  classe  séparée  de  la  masse  de  vos  paysans. 
J'ai  montré  que  la  participation  du  prolétariat  flo- 
rentin au  développement  et  aux  luttes  municipales  du 
moyen  âge  l'a  pour  longtemps  assoupi.  Depuis  le 
commencement  du  dix-neuvième  siècle,  après  un 
sommeil  forcé  de  trois  siècles  au  moins,  le  proléta- 
riat lombard,  vénitien,  génois,  et  de  toute  l'Italie 
moyenne  particulièrement,  a  pris  une  part  plus  ou 
moins  active  aux  soulèvements,  aux  conspirations 
et  aux  expéditions  patriotiques,  dont  sont  pleines 
les  annales  de  la  jeunesse  bourgeoise  des  soixante- 
dix  dernières  années  ;  et,  comme  résultat,  il  s'est 
formé  dans  son  sein  un  parti,  une  minorité  mazzi- 

(i)  En  1871,  les  Etats  australiens  n'entraient  pas  encore, 
comme  on  le  voit,  dans  les  préoccupations  des  socialistes  d'Eu- 
rope. 


CIRCULAIRE    A   MES    AMIS   D  ITALIE  393 

niano-garibaldienne  très  prononcée  qui  s'est  com- 
plètement inféodée  à  la  politique  de  la  République 
unitaire  bourgeoise.  Si  tout  le  prolétariat  italien 
avait  suivi  cet  exemple,  c'en  serait  fait  de  lui,  et  il 
faudrait  chercher  ailleurs  l'avenir  de  l'Italie,  c'est- 
à-dire  dans  la  masse  seule  des  paysans,  masse 
informe  et  brute,  mais  intacte  et  riche  d'éléments 
qui  n'ont  pas  été  exploités  par  l'histoire. 

Heureusement,  le  prolétariat  des  villes,  sans  en 
excepter  celui  qui  jure  par  les  noms  de  Mazzini  et 
de  Garibaldi,  n'a  jamais  pu  se  mazziniser  et  se  gari- 
baldiser  d'une  façon  complète  et  sérieuse  ;  et  il  ne 
l'a  pas  pu  par  la  simple  raison  qu'il  est  le  prolé- 
tariat, c'est-à-dire  la  masse  opprimée,  spoliée,  mal- 
traitée, misérable,  affamée,  qui,  contrainte  par  la 
faim  à  travailler,  a  nécessairement  la  moralité  et 
la  logique  du  travail. 

Les  ouvriers  mazziniens  et  garibaldiens  auront 
beau  accepter  les  programmes  de  Mazzini  et  de  Ga- 
ribaldi ;  dans  leur  ventre,  dans  la  lividité  décharnée 
de  leurs  enfants  et  de  leurs  compagnes  de  misère 
et  de  souffrances,  dans  leur  esclavage  réel  de  tous  les 
jours,  il  y  aura  toujours  quelque  chose  qui  appelle 
la  révolution  sociale!  Ils  sont  tous  des  socialistes 
malgré  eux,  excepté  seulement  quelques  individus 
—  peut-  être  un  sur  mille  —  qui  à  force  d'habileté,  de 
chance  et  de  fourberie,  sont  arrivés  ou  ont  l'espoir 
d'arriver  à  entrer  dans  les  rangs  de  la  bourgeoisie. 
Tous  les  autres,  je  veux  dire  la  masse  des  ouvriers 
mazziniens  et  garibaldiens,  ne   sont   tels  que  par 


3Q4  CIRCULAIRE    A    MES   AMIS    D  ITALIE 

imagination,  ou  encore  par  habitude,  mais  en  réa- 
lité ils  ne  peuvent  être  que  des  révolutionnaires 
socialistes. 

Et  c'est  aujourd'hui  votre  devoir,  chers  amis,  que 
d'organiser  une  propagande  intelligente,  honnête, 
sympathique,  et  surtout  persévérante,  pour  le  leur 
faire  comprendre.  Pour  cela,  vous  n'aurez  pas 
besoin  de  faire  autre  chose  que  de  leur  expliquer  le 
programme  de  l'Internationale,  en  leur  faisant  tou- 
cher du  doigt  ce  qu'il  dit.  Et  si,  pour  cela,  vous 
vous  organisez  dans  toute  l'Italie,  et  que  vous  le 
fassiez  de  bonne  harmonie,  fraternellement,  sans 
reconnaître  d'autre  chef  que  votre  jeune  collectivité 
elle-même,  je  vous  jure  qu'au  bout  d'une  année  il 
n'y  aura  plus  d'ouvriers  mazziniens  ni  garibaldiens; 
que  tous  seront  devenus  socialistes  révolutionnaires, 
patriotes  sans  doute,  mais  dans  le  sens  le  plus 
humain  de  ce  mot,  c'est-à-dire  patriotes  et  interna- 
tionaux en  même  temps.  Vous  aurez  ainsi  créé  la 
base  inébranlable  d'une  prochaine  révolution  sociale 
qui  sauvera  l'Italie  et  lui  rendra  la  vie,  l'intelligence, 
et  toute  l'initiative  qui  lui  appartient  parmi  les 
nations  les  plus  humainement  progressistes  de  l'Eu- 
rope. 

Et  quand  vous  aurez  accompli  ce  grand  acte,  les 
ouvriers  qui  auparavant  étaient  mazziniens  et  gari- 
baldiens deviendront  eux-mêmes  des  apôtres  très 
précieux  de  «  notre  religion  »  sans  Dieu,  puis- 
que, et  par  leur  nature,  et  par  leur  intelligence 
développée,    quoique  aujourd'hui    déviée,    et    par 


CIRCULAIRE    A    MES   AMIS   D  ITALIE  595 

l'expérience  qu'ils  ont  acquise  dans  les  luttes  pas- 
sées, sous  les  bannières  de  Mazzini  et  de  Garibaldi, 
ils  sont  certainement  les  plus  énergiques,  les  plus 
dévoués  et  les  plus  capables  de  tout  le  prolétariat 
d'Italie.  Ils  ont  l'habitude  de  la  conspiration  et  de 
l'organisation,  et  cette  habitude  vous  rendra  de  pré- 
cieux services. 

Organisés,  non  individuellement,  mais  collective- 
ment par  groupes  intimes,  ils  deviendront  alors  les 
chefs  de  la  grande  masse  du  prolétariat,  tant  des 
villes  que  des  campagnes.  Cette  grande  masse,  que 
les  programmes  politiques  de  Mazzini  et  de  Gari- 
baldi n'ont  jamais  pu  enthousiasmer,  ne  saura  pas 
et  ne  pourra  pas  résister  à  la  propagande  de  notre 
programme,  qui  est  l'expression  la  plus  simple  de 
ses  instincts  les  plus  profonds  et  les  plus  intimes, 
et  qui  peut  se  résumer  ainsi  en  peu  de  mots  : 

Paix,  émancipation  et  bonheur  à  tous  les  oppri- 
més 1 

Guerre  à  tous  les  oppresseurs  et  spoliateurs  ! 

Restitution  complète  aux  travailleurs  :  les  capi- 
taux, les  fabriques,  tous  les  instruments  de  travail 
elles  matières  premières  aux  associations;  la  terre 
à  ceux  qui  la  cultivent  de  leurs  bras. 

Liberté,  justice,  fraternité  à  tous  les  êtres  humains 
qui  naissent  sur  la  terre. 

Egalité  pour  tous. 

Pour  tous  indistinctement,  tous  les  moyens  de 
développement,  d'éducation  et  d'instruction,  et  pos- 
sibilité égale  de  vivre  en  travaillant. 


396  CIRCULAIRE   A    MES   AMIS   d'iTALIE 

Organisation  de  la  société  par  la  libre  fédération, 
de  bas  en  haut,  des  associations  ouvrières  tant 
industrielles  qu'agricoles,  tant  scientifiques  qu'ar- 
tistiques et  littéraires,  dans  la  commune  d'abord  ; 
fédération  des  communes  dans  les  régions,  des 
régions  dans  les  nations,  et  des  nations  dans  l'In- 
ternationalité fraternelle. 

Quant  au  mode  d'organisation  de  la  vie  sociale, 
du  travail  et  de  la  propriété  collective,  le  programme 
de  l'Internationale  n'impose  rien  d'absolu.  L'Inter- 
nationale n'a  ni  dogmes,  ni  théories  uniformes. 
Sous  ce  rapport,  comme  dans  toute  société  vivante 
et  libre,  beaucoup  de  théories  différentes  s'agitent 
dans  son  sein.  Mais  elle  accepte  comme  base  fonda- 
mentale de  son  organisation  le  développement  et 
l'organisation  spontanée  de  toutes  les  associations 
et  de  toutes  les  communes  en  complète  autonomie, 
à  la  condition  toutefois  que  les  associations  et  les 
communes  prennent  pour  base  de  leur  organisation 
les  principes  généraux  tout  à  l'heure  exposés,  prin- 
cipes qui  sont  obligatoires  pour  tous  ceux  qui  veu- 
lent faire  partie  de  l'Internationale.  Quant  au  reste, 
l'Internationale  compte  sur  l'action  salutaire  de  la 
propagande  libre  des  idées  et  sur  l'identité  et  l'équi- 
libre naturel  des  intérêts. 

5°  Les  paysans,  c'est  l'immense  majorité  de  la 
population  italienne  demeurée  presque  complète- 
ment vierge,  parce  qu'elle  n'a  pas  eu  encore  d'his- 
toire d'aucune  espèce,  toute  l'histoire  de  votre  pays, 
comme  je  l'ai  déjà  fait  observer  et  comme  vous  le 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  397 

savez  mieux  que  moi,  s'étant  jusqu'à  présent  con- 
centre'e  uniquement  et  exclusivement  dans  les  villes 
bien  plus  encore  que  cela  n'est  arrive'  dans  aucun 
autre  pays  d'Europe.  Vos  paysans  n'ont  pas  pris 
part  à  cette  histoire,  et  ne  la  connaissent  pas  autre- 
ment que  par  les  coups  qu'ils  en  ont  reçus  à  chaque 
nouvelle  phase  de  son  développement,  par  la  misère, 
l'esclavage  et  les  souffrances  sans  nombre  qu'elle 
leur  a  imposés.  Tous  ces  malheurs  leur  étant  venus 
des  villes,  les  paysans,  naturellement,  n'aiment  pas 
les  villes  ni  leurs  habitants,  y  compris  les  ouvriers 
eux-mêmes,  ceux-ci  les  ayant  toujours  traités  avec 
un  certain  dédain,  que  les  paysans  leur  ont  rendu 
en  défiance.  C'est  cette  relation  historiquement 
négative  à  l'égard  de  la  politique  des  villes,  et  non 
la  religion  des  paysans  italiens,  qui  constitue  la 
puissance  des  prêtres  dans  les  campagnes.  Vos 
paysans  sont  superstitieux,  mais  ils  ne  sont  pas  du 
tout  religieux;  ils  aiment  l'Eglise  parce  qu'elle  est 
excessivement  dramatique  et  qu'elle  interrompt, 
par  ses  cérémonies  théâtrales  et  musicales,  la  mono- 
tonie de  la  vie  campagnarde.  L'Eglise  est  pour  eux 
comme  un  rayon  de  soleil  dans  une  vie  d'efforts  et 
de  travail  homicide,  de  douleurs  et  de  misère. 

Les  paysans  ne  détestent  pas  les  prêtres,  dont  la 
majorité  d'ailleurs  —  et  précisément  ceux  qui 
vivent  dans  les  campagnes  —  sont  sortis  de  leur  sein. 
Il  n'est  presque  pas  de  paysan  qui  n'ait  dans  l'Eglise 
un  parent  plus  ou  moins  rapproché,  ou  pour  le 
moins  un  cousin  éloigné.  Les  prêtres,  tout  en  les 

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398  CIRCULAIRR    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

exploitant  en  douceur,  et  en  faisant  des  enfants  à 
leurs  femmes  et  à  leurs  filles,  partagent  leur  vie  et 
en  partie  aussi  leur  misère.  Ils  n'ont  pas  pour  les 
paysans  ce  superbe  de'dain  que  leur  témoignent  les 
bourgeois,  mais  vivent  familièrement  avec  eux  en 
bons  diables,  et  souvent  en  jouant  le  rôle  d'amu- 
seurs. Le  paysan,  souvent,  se  moque  d'eux,  mais  il 
ne  les  déteste  pas,  car  ils  lui  sont  familiers  comme 
les  insectes  qui  pullulent  innombrables  sur  sa  tête, 
parmi  ses  cheveux. 

D'autre  part,  il  est  bien  certain  que  dès  que  la 
révolution  sociale  éclatera,  beaucoup  de  ces  prêtres 
s'y  jetteront  tête  baissée.  Ils  l'ont  déjà  fait  en  Sicile 
et  dans  le  Napolitain  pour  la  révolution  politique. 
Et  que  se  passera-t-il  pour  la  révolution  sociale  ? 
La  révolution  politique  étant  une  révolution  abs- 
traite, métaphysique,  illusoire  et  trompeuse  pour 
les  masses  populaires,  le  prêtre  de  campagne,  qui 
est  peuple  par  toute  sa  nature,  et  par  la  plus  grande 
partie  des  conditions  de  son  existence,  ne  peut  y 
trouver  des  attraits  et  des  satisfactions  qui  lui  con- 
viennent. Mais  la  révolution  sociale,  qui  est  la 
révolution  de  la  vie,  l'entraînera  invinciblement 
comme  elle  entraînera  tout  le  peuple  des  cam- 
pagnes. 

Ce  n'est  pas  la  propagande  de  la  libre-pensée, 
mais  la  révolution  sociale  seule  qui  pourra  tuer  la 
religion  dans  le  peuple.  La  propagande  de  la  libre- 
pensée  est  certainement  très  utile  ;  elle  est  indispen- 
sable, comme  un  moyen  excellent  pour  convertir 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  399 

les  individus  déjà  avancés  ;  mais  elle  ne  fera  pas 
brèche  dans  le  peuple,  parce  que  la  religion  n'est 
pas  seulement  une  aberration,  une  déviation  de  la 
pensée,  mais  encore  et  spécialement  une  protesta- 
tion du  naturel  vivant,  puissant,  des  masses  contre 
les  étroitesses  et  les  misères  de  la  vie  réelle.  Le 
peuple  va  à  l'église  comme  il  va  au  cabaret,  pour 
s'étourdir,  pour  oublier  sa  misère,  pour  se  voir  en 
imagination,  pour  quelques  instants  au  moins,  libre 
et  heureux  à  l'égal  de  tous  les  autres.  Donnez-lui 
une  existence  humaine,  et  il  n'ira  plus  ni  au  cabaret, 
ni  à  l'église.  Eh  bien,  cette  existence  humaine,  la 
révolution  sociale  devra  et  pourra  seule  la  lui 
donner. 

Le  paysan,  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Italie, 
est  misérable,  plus  misérable  encore  que  l'ouvrier 
des  villes.  Il  n'est  pas  propriétaire  comme  en  France, 
et  c'est  un  grand  bonheur  certainement  au  point  de 
vue  de  la  révolution  ;  et  il  ne  jouit  d'une  existence 
supportable,  comme  métayer,  que  dans  peu  de 
régions.  Donc  la  masse  des  paysans  italiens  constitue 
déjà  une  armée  immense  et  toute-puissante  pour 
votre  révolution  sociale.  Dirigée  par  le  prolétariat 
des  villes,  et  organisée  par  la  jeunesse  socialiste 
révolutionnaire,  cette  armée  sera  invincible. 

Par  conséquent,  chers  amis,  ce  à  quoi  vous  devez 
vous  appliquer,  en  même  temps  qu'à  l'organisation 
des  ouvriers  des  villes,  c'est  aux  moyens  à  employer 
pour  rompre  la  glace  qui  sépare  le  prolétariat  des 
villes  du  peuple  des  campagnes,  pour  unir  et  orga- 


400  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

niser  ces  deux  peuples  en  un  seul.  C'est  de  là  que 
de'pend  le  salut  de  l'Italie.  Toutes  les  autres  classes 
doivent  disparaître  de  son  sol,  non  comme  indivi- 
dus, mais  comme  classes.  Le  socialisme  n'est  pas 
cruel,  il  est  mille  fois  plus  humain  que  le  jacobi- 
nisme, je  veux  dire  que  la  révolution  politique.  Il 
n'en  veut  nullement  aux  personnes,  même  les  plus 
scéle'rates,  sachant  très  bien  que  tous  les  individus, 
bons  ou  mauvais,  ne  sont  que  le  produit  fatal  de  la 
position  sociale  que  l'histoire  et  la  société  leur  ont 
créée.  Les  socialistes,  il  est  vrai,  ne  pourront  cer- 
tainement pas  empêcher  que  dans  le  premier  élan 
de  sa  fureur  le  peuple  ne  fasse  disparaître  quelques 
centaines  d'individus  parmi  les  plus  odieux,  les  plus 
acharnés  et  les  plus  dangereux  ;  mais  une  fois  cet 
ouragan  passé,  ils  s'opposeront  de  toute  leur  énergie 
à  la  boucherie  hypocrite,  politique  et  juridique, 
organisée  de  sang-froid. 

Le  socialisme  fera  une  guerre  inexorable  aux 
«  positions  sociales  »,  non  aux  hommes  ;  et  une  fois 
ces  positions  détruites  et  brisées,  les  hommes  qui 
les  avaient  occupées,  désarmés  et  privés  de  tous  les 
moyens  d'action,  seront  devenus  inoffensifs  et  beau- 
coup moins  puissants,  je  vous  l'assure,  que  le  plus 
ignorant  ouvrier  ;  car  leur  puissance  actuelle  ne 
réside  pas  en  eux-mêmes,  dans  leur  valeur  intrin- 
sèque, mais  dans  leur  richesse  et  dans  l'appui  de 
l'Etat. 

La  révolution  sociale,  donc,  non  seulement  les 
épargnera,  mais,  après  les  avoir  abattus  et  privés  de 


CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    D  ITALIE  40I 

leurs  armes,  les  relèvera  et  leur  dira  :  «  Et  mainte- 
nant, chers  compagnons,  que  vous  êtes  devenus  nos 
égaux,  mettez-vous  bravement  à  travailler  avec 
nous.  Dans  le  travail,  comme  en  toute  chose,  le 
premier  pas  est  difficile,  et  nous  vous  aiderons  fra- 
ternellement à  le  franchir.  »  Ceux,  alors,  qui,  ro- 
bustes et  valides,  ne  voudront  pas  gagner  leur  vie 
par  le  travail,  auront  le  droit  de  mourir  de  faim,  à 
moins  de  se  re'signer  à  subsister  humblement  et 
misérablement  de  la  charité  publique,  qui  ne  leur 
refusera  certainement  pas  le  strict  nécessaire. 

Quant  à  leurs  enfants,  il  ne  faut  nullement  douter 
qu'ils  deviendront  de  vaillants  travailleurs  et  des 
hommes  égaux  et  libres.  Dans  la  société,  il  y  aura 
certainement  moins  de  luxe,  mais  incontestablement 
beaucoup  plus  de  richesse;  et,  de  plus,  il  y  aura  un 
luxe  aujourd'hui  ignoré  de  tous,  le  luxe  de  l'huma- 
nité, la  félicité  du  plein  développement  et  de  la 
pleine  liberté  de  chacun  dans  l'égalité  de  tous. 

Tel  est  notre  idéal. 

Donc,  toutes  les  classes  que  j'ai  énumérées  doivent 
disparaître  dans  la  révolution  sociale,  excepté  les 
deux  masses,  le  prolétariat  des  villes  et  celui  des 
campagnes,  devenus  propriétaires,  probablement 
collectifs,  —  sous  des  formes  et  des  conditions  di- 
verses, qui  seront  déterminées  dans  chaque  localité, 
dans  chaque  région  et  dans  chaque  commune  par  le 
degré  de  civilisation  et  par  la  volonté  des  popula- 
tions, —  l'un  des  capitaux  et  des  instruments  de 
travail,  l'autre  de  la  terre  qu'il  cultive  de  ses  bras  ; 


402  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

et  qui  s'organiseront  en  s'e'quilibrant  mutuellement, 
naturellement,  nécessairement,  poussés  par  leurs 
besoins  et  leurs  intérêts  réciproques,  d'une  manière 
homogène  et  en  même  temps  parfaitement  libre. 

La  science,  qui  n'aura  d'autre  autorité  que  celle  de 
la  raison  et  de  la  démonstration  rationnelle,  ni 
d'autre  moyen  d'action  que  la  libre  propagande,  la 
science,  qui  fait  des  pédants  à  cette  heure,  sera 
devenue  libre  et  les  aidera  dans  ce  travail. 

Voilà  donc,  en  Italie  comme  partout,  ce  qui  est 
la  nation  vivante,  le  peuple  de  l'avenir,  le  proléta- 
riat des  villes  et  des  campagnes.  Tout  le  reste  est 
mourant,  ou  déjà  mort,  desséché  ou  corrompu. 

Voulez-vous  être  vivants?  Etes-vous  fatigués  de 
tourner  inutilement  dans  un  cercle  vicieux?  De 
penser  sans  rien  inventer  ?  De  crier  aux  quatre  vents 
en  répétant  toujours  la  même  chose  à  un  public  qui 
ne  vous  écoute  plus  ?  De  vous  agiter  incessamment 
sans  rien  faire  ?  Voulez-vous  échapper  à  la  condam- 
nation qui  est  suspendue  sur  le  monde  où  vous  êtes 
nés  ?  Voulez- vous  enfin  vivre,  penser,  inventer,  agir, 
créer,  être  hommes  ?  Renoncez  définitivement  au 
monde  bourgeois,  à  ses  préjugés,  à  ses  sentiments, 
à  ses  vanités,  et  mettez-vous  à  la  tête  du  prolétariat. 
Embrassez  sa  cause,  dévouez-vous  à  cette  cause, 
donnez-lui  votre  pensée,  et  lui  vous  donnera  la  force 
et  la  vie. 

Au  nom  du  socialisme  révolutionnaire,  organisez 
le  prolétariat  des  villes,  et,  en  faisant  cela,  unissez- 
le  dans  une  même  organisation  préparatoire  avec  le 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   D  ITALIE  403 

peuple  des  campagnes.  Le  soulèvement  du  prolé- 
tariat des  villes  ne  suffit  plus  ;  avec  lui  nous  n'au- 
rions qu'une  re'volution  politique,  qui  aurait  ne'ces- 
sairement  contre  elle  la  re'action  naturelle,  le'gitime 
du  peuple  des  campagnes,  et  cette  réaction,  ou  seu- 
lement l'indifférence  des  paysans,  étoufferait  la 
révolution  des  villes,  comme  il  est  arrivé  dernière- 
ment en  France.  Seule  la  révolution  universelle 
est  assez  forte  pour  renverser  et  briser  la  puissance 
organisée  de  l'Etat,  soutenue  par  toutes  les  res- 
sources des  classes  riches.  Mais  la  révolution  uni- 
verselle, c'est  la  révolution  sociale,  c'est  la  révo- 
lution simultanée  du  peuple  des  campagnes  et  de 
celui  des  villes.  C'est  là  ce  qu'il  faut  organiser,  — 
parce  que  sans  une  organisation  préparatoire,  les 
éléments  les  plus  puissants  sont  impuissants  et  nuls. 
Nous  parlerons  de  cette  organisation  une  autre 
fois. 

L'Internationale  vous  en  donne  les  bases  ;  élar- 
gissez-la à  toute  l'Italie,  et  le  reste  viendra  de  soi. 
L'Internationale  ne  détruit  pas  les  nationalités, 
les  nations  ;  elle  les  embrasse  toutes,  sans  en  sup- 
primer aucune.  Elle  ne  peut  faire  autrement,  parce 
que  son  principe  fondamental  est  la  plus  vaste 
liberté.  L'Internationale  ne  fait  pas  la  guerre  aux 
patries  naturelles  ;  elle  la  fait  seulement  aux  patries 
politiques,  aux  Etats;  et  elle  doit  faire  cette  guerre: 
parce  que,  voulant  sérieusement  l'émancipation 
pleine  et  définitive  du  prolétariat,  elle  doit  tendre 
nécessairement  à  l'abolition  de  toutes  les  classes, 


404  CIRCULAIRE    A.    MES    AMIS    d'iTAHE 

c'est-à-dire  de  tous  les  privilèges  économiques,  et 
les  Etats  ne  sont  que  l'organisation  et  la  garantie 
des  privilèges  économiques  et  de  la  domination  poli- 
tique des  classes.  Faisant  la  guerre  aux  classes,  elle 
doit  la  faire  aux  Etats.  Mazzini  veut  non  seulement 
la  conservation,  mais  encore  l'agrandissement  de 
l'Etat  italien  :  donc  il  doit  vouloir  et  il  veut  la 
conservation  de  la  classe  bourgeoise  ;  donc  il  doit 
craindre  et  détester  l'Internationale,  et  il  la  craint  et 
la  déteste.  Il  la  calomnie  et  cherche  à  la  perdre  ;  il 
voudrait  la  tuer  dans  l'opinion  du  prolétariat  ita- 
lien. Ses  malédictions,  ses  lamentations  de  jérémie 
épouvanté  et  indigné  le  prouvent  suffisamment.  En 
fin  de  compte  il  se  montre  ce  qu'il  est,  un  républi- 
cain bourgeois,  fanatiquement  politique  et  religieu- 
sement exalté.  Voici  comment  il  termine  son  appel 
aux  ouvriers  contre  l'Internationale  : 

Eduque\-vous,  instruise:{-vous  du  mieux  que  vous 
pourrez  (  mais  spécialement  aux  bonnes  sources,  et 
gardez-vous  de  prêter  l'oreille  aux  sirènes  étran- 
gères) ;  ne  sépare^  jamais  vos  destinées  de  celles  de 
la  patrie  (à  cela  les  ouvriers  devraient  répondre  : 
«  Nous  ne  pouvons  pas  nous  séparer  de  notre  patrie, 
parce  que  désormais  la  patrie  c'est  nous,  la  collec- 
tivité des  travailleurs  italiens,  en  dehors  desquels, 
dans  notre  pays,  nous  ne  reconnaissons  que  des 
ennemis  de  la  patrie.  Nous  sommes  Italiens,  c'est 
là  un  fait  ;  mais  ce  fait  ne  nous  sépare  nullement  des 
travailleurs  des  pays  étrangers  :  ils  sont  nos  frères, 
tandis   que  les    bourgeois  de  notre  pays  sont  nos 


CIRCULAIRE   A   MES    AMIS    D  ITALIE  405 

ennemis.  Voilà  dans  quel  sens  nous  voulons  faire 
partie  de  l'Internationale,  qui  constitue  la  patrie 
universelle  des  travailleurs  contre  la  patrie  univer- 
selle des  spoliateurs  et  des  oppresseurs  du  travail  »), 
mais  associe:(-vous  fraternellement  d  toute  entre- 
prise qui  vise  à  la  faire  libre  et  grande.  (Il  y  a  li- 
berté' et  liberté'.  Il  y  a  la  liberté  populaire,  qui  ne 
peut  être  conquise  que  par  la  révolution  sociale  et 
la  suppression  de  TEtat  ;  mais  il  y  a  aussi  la  liberté 
bourgeoise,  fondée  sur  l'esclavage  du  prolétariat, 
et  qui  tend  nécessairement  à  cette  grandeur  de 
l'Etat  dont  parle  Mazzini.  Il  invite  donc  le  proléta- 
riat à  fraterniser  avec  la  politique  bourgeoise,  qui  a 
pour  but  principal  et  constant  de  le  rendre  esclave.) 
QMultiplie-{  vos  associations,  et  unisse:^  dans  leur 
sein,  là  où  c'est  possible,  l'ouvrier  de  l'industrie  et 
l'ouvrier  du  sol,  la  ville  et  la  campagne.  (C'est  la 
première  fois,  je  crois,  que  Mazzini  donne  de 
semblables  conseils  aux  ouvriers  des  villes  et, 
en  général,  qu'il  daigne  s'occuper  des  paysans.  Je 
me  rappelle  du  moins  qu'à  Londres,  quand  je  vou- 
lais lui  faire  observer  que  je  croyais  nécessaire  de 
révolutionner  les  paysans  italiens,  il  me  répondait 
toujours  :  «  Pour  le  moment,  il  n'y  a  rien  à  faire  dans 
les  campagnes  ;  la  révolution  devra  se  faire  d'abord 
exclusivement  dans  les  villes  ;  puis  quand  nous 
l'aurons  faite,  nous  nous  occuperons  des  campa- 
gnes. »  Alors  je  ne  comprenais  pas  ce  que  j'appelais 
l'aveuglement  de  Mazzini  ;  mais  maintenant  je  me 
rends  très  bien  compte  de  sa  façon  de  penser.   Il 

23. 


406  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

n'était  point  aveugle  du  tout,  il  voyait  au  contraire 
parfaitement  clair.  Ne  voulant  qu'une  révolution 
politique,  non  point  la  destruction  de  l'Etat,  mais 
son  remplacement  par  une  autre  domination  ou  un 
autre  Etat,  il  a  mille  raisons  pour  ne  pas  vouloir  la 
révolution  des  paysans,  puisque  cette  révolution 
ne  peut  être  que  sociale,  comme  l'ont  prouvé  les 
soulèvements  récents  contre  la  loi  du  macinato. 
Mazzini  le  sait,  et  c'est  pour  cela  qu'il  s'adressait 
exclusivement  au  prolétariat  des  villes,  qu'il  espère 
«  embourgeoiser  »,  tandis  qu'  «  embourgeoiser  »  les 
paysans  lui  paraissait  impossible.  Maintenant,  il 
semble  espérer  pouvoir  agir  sur  les  paysans  aussi, 
non  pas  directement,  mais  au  moyen  des  associa- 
tions des  villes,  qui  lui  seront  dévouées.  Etrange 
illusion  !)  Applique^-voiis  à  créer  en  plus  grand 
nombre  des  sociétés  coopératives  et  de  consommation. 
(Il  a  été  prouvé  par  la  science  économique,  et  par 
de  nombreuses  expériences  faites  depuis  1848  en 
France,  en  Angleterre,  en  Belgique,  en  Allemagne, 
en  Suisse,  et  dernièrement  en  Italie  et  en  Espagne, 
que  les  sociétés  de  consommation  organisées  sur 
une  petite  échelle  peuvent  bien  apporter  une  légère 
amélioration  à  la  situation  si  pénible  des  ouvriers; 
mais  aussitôt  qu'elles  se  développent,  et  qu'elles 
réussissent  à  faire  diminuer  le  prix  des  denrées  de 
première  nécessité  d'une  manière  sensible  et  con- 
stante, il  en  résulte  nécessairement  et  toujours  une 
baisse  des  salaires.  Ce  fait  généralement  constaté 
s'explique  d'ailleurs  facilement.  La  masse  des  ou- 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  407 

vriers,  obligée  de  vendre  son  travail  pour  se  garantir 
de  la  faim,  s'accroît  dans  une  proportion  toujours 
plus  grande  que  les  capitaux  qui  servent  à  la  sala- 
rier. Les  ouvriers  se  font  donc  mutuellement  con- 
currence dans  l'offre  du  travail,  qui  dépasse  presque 
toujours  la  demande,  ce  qui  les  force  à  vendre  leur 
travail  au  plus  bas  prix  possible.  Mais  ils  ne  peuvent 
pas  exiger  moins  de  ce  qui  est  absolument  nécessaire 
pour  leur  subsistance.  D'où  il  résulte  que  lorsque 
le  prix  des  denrées  monte,  ils  doivent  demander 
davantage  ;  si  au  contraire  il  s'abaisse,  ils  peuvent 
consentir  à  demander  moins,  et  ils  sont  toujours 
forcés  d'y  consentir  par  la  concurrence  qu'ils  se  font 
entre  eux.  On  comprend  donc  que  lorsque  les  so- 
ciétés de  consommation  se  sont  assez  développées 
pour  faire  diminuer  d'une  manière  constante,  géné- 
rale et  sensible  le  prix  des  denrées  de  première 
nécessité,  les  salaires  doivent  s'abaisser.  Ce  fait  a 
été  établi  par  l'expérience,  et  démontré  en  théorie 
parles  économistes  les  plus  distingués  de  l'Angle- 
terre, de  l'Allemagne,  de  la  Belgique  et  de  la 
France,  Lassalle,  l'illustre  socialiste  révolutionnaire 
allemand,  le  fondateur  de  V Allgemeiner  deuîscher 
Arbeiterverein,  association  communiste,  a  fondé 
principalement  sur  ce  fait  sa  polémique  victorieuse 
et  écrasante  contre  Schultze-Delitzsch,  le  socialiste 
bourgeois,  premier  et  principal  fondateur  des  so- 
ciétés coopératives  en  Allemagne.  Voilà  donc  à  quoi 
se  réduit  tout  le  socialisme  de  Mazzini  :  à  une  grande 
illusion  pour  les  ouvriers  et  à  une  grande  tranquil- 


408  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    d'iTALIE 

lité  pour  les  bourgeois.  Après  quoi  il  dit  au  prolé- 
tariat italien  :  Confiei-vous  en  Vavenir  (c'est-à-dire 
en  moi,  qui  serai  le  général  dont  vous  serez  les 
soldats);  unisse:{-vous  compacts,  serrés,  à  la  façon 
d'une  armée  ('), 

Aujourd'hui  vous  n'existe^  pas.  (Bravo!  aux  seuls 
qui  existent,  il  déclare  qu'ils  n'existent  pas!  Le  fan- 
tôme vient  dire  à  la  réalité  :  «  Tu  n'es  rien  !»  Il  faut 
bien  être  un  incorrigible  bourgeois  pour  oser  dire 
pareille  chose  au  prolétariat,  et  pour  le  dire  avec 
conviction,  comme  le  fait  certainement  Mazzini.) 
Vos  sociétés  sont  moralement  reliées  par  les  ten^ 
dances  communes  (et  ces  tendances  réelles,  instinc- 
tives, et  ayant  pour  base  non  la  théorie  de  Mazzini, 
mais  la  position  sociale  des  ouvriers  d'Italie,  sont 
l'opposé  de  ce  que  Mazzini  désire  et  espère),  mais 
nul  n'a  mandat  de  parler  sinon  en  son  nom  person- 
nel, nul  ne  peut  faire  entendre  devant  le  pays  la  voix 
de  toute  la  classe  des  artisans,  pour  exprimer  des 
besoins  et  des  vœux,  nul  ne  peut  dire  avec  autorité  : 
Voilà  ce  que  veulent,  voilà  ce  que  repoussent  les  ou- 
vriers d'Italie.  (C'est  ce  droit-là  que  Mazzini  espère 
conquérir  au  Congrès  de  Rome.  Et  une  fois  qu'il 
lui  sera  accordé,  malheur  à  la  jeunesse  athée,  socia- 

(i)  a  Educatevi,  istruitevi  corne  meglio  potete  ;  non  dividete 
mai  i  vostri  dai  fati  délia  vostra  patria,  aft'ratellatevi  con  ogn 
impresa  che  miri  a  farla  libéra  e  grande.  Moltiplicate  le  vostre 
associazioni,  e  inanellate  in  esse,  dovunque  è  possibile,  l'ope- 
raio  delP  industria  con  quello  del  suolo,  cittàe  contado.  Ado- 
peratevi  a  creare  più  frequenti  le  società  coopérative  e  di  con- 
sumo.  E  fidate  nell'avvenire.  Ma  unitevi  compatti,  serrati,  a 
modo  di  esercito.  » 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  409 

liste  et  révolutionnaire  d'Italie.  Arnié  de  ce  droit 
fictif,  mais  qui  ne  manquera  pas  d'exercer  une 
grande  puissance  sur  l'imagination  superstitieuse  des 
ouvriers  eux-mêmes,  il  l'écrasera  au  nom  de  la  fic- 
tion du  prolétariat.  11  lui  dira  :  «  Fils  des  bourgeois, 
soumettez-vous  au  peuple  d'Italie!  »)  Sans  un  pacte 
de  fraternité  (d'esclavage),  sans  un  centre  directeur, 
vous  ne  pouve^  acquérir  ni  faire  acquérir  aux  autres 
la  conscience  de  la  force  qui  est  en  vous.  (C'est 
toujours  la  même  négation  de  la  force  collective 
réelle  au  profit  de  l'autorité  I  Mazzini  dit  par  là  aux 
ouvriers  :  «  Mes  enfants,  prêtez-moi,  je  vous  prie, 
votre  force.  J'en  ai  besoin  pour  vous  enchaîner,  sans 
quoi  vous  pourriez  devenir  dangereux  pour  l'exis- 
tence de  mes  bons  bourgeois.  »  C'est  là  ce  qui  s'ap- 
pelle :  Pacte  National.) 

Ro?ne,  la  cité  mère,  est  aujourd'hui  à  nous  ;  mais 
elle  n'est  à  nous  qu'à  moitié,  elle  ne  l'est  que  maté- 
riellement, et  il  nous  incombe  à  tous  de  verser  en 
elle  l'âme  de  la  Pairie  (bourgeoise),  et  de  recevoir 
d'elle  (par  l'intermédiaire  du  Prophète,  du  Pape  de 
la  nouvelle  religion)  la  consécration  de  la  voie  que 
nous  devons  suivre  (toujours  selon  la  nouvelle  reli- 
gion mazzinienne)  pour  que  s'accomplissent  nos 
destinées,  et  qu'une  manifestation  puissante  de  la 
vie  italienne  fasse  sainte  et  féconde  l' Union  [Allé- 
luial).  Pourquoi  ne  pjs  vous  empresser  d'accourir  à 
Rome  au  Congrès,  pour  y  recevoir  le  nouveau  bap- 
tême de  votre  Fraternité?  Peut-être,  outre  l'im- 
mense avantage   qui  en  résultera  pour  vous,    vous 


410  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS   D  ITALIE 

rappellerez  à  Vltalie,  par  l'exemple  et  en  quelque 
sorte  comme  initiateurs  (ah!  ah  !),  que  de  Rome  doit 
sortir  un  autre  et  plus  large  Pacte,  le  Pacte  Natio- 
nal, définition  de  votre  vie  à  venir  (lit  de  Procuste 
préparé  parle  dogmatisme  de  Mazzini  pour  y  enfer- 
mer tout  l'avenir  de  la  malheureuse  Italie),  sans 
lequel  Rome  et  l'Italie  ne  sont  que  de  vains  7ioms  (^). 

Voilà  qui  est  clair  :  si  on  n'accepte  pas  le  pro- 
gramme mazzinien,  Rome  et  l'Italie  ne  sont  plus 
dignes  de  vivre,  elles  ne  sont  rien. 

J'en  ai  fini  avec  les  citations  de  Mazzini.  Ce  que 
j'ai  cité  suffit  pour  vous  révéler  son  but.  Il  veut  deve- 
nir véritablement  le  nouveau  Pape,  et  il  convoque  à 
Rome  les  ouvriers  d'Italie  afin  qu'ils  élèvent  le 
trône  pontifical  du  haut  duquel,  pour  manifester  sa 


(i)  «  Oggi  non  siete.  Le  vostre  società  sono  moralmente  col- 
legate  dalle  comuni  tendenze  :  ma  nessuno  ha  mandate  per 
parlare  se  non  nel  proprio  nome,  nessuno  puô  far  suûnare 
davanti  al  paese  la  voce  di  tutta  la  classe  artigiana  ad  espri- 
mere  bisogni  e  voti,  nessuno  puô  dire  autorevolmente  :  Questo 
vogliono,  questo  respingono  gli  opérai  d'Italia.  Senza  un 
patto  di  fratellanza,  senza  un  centro  direttivo,  voi  non  potete 
acquistare  ne  infondere  in  altri  coscienza  délia  forza  che  è  in 
voi. 

«  Roma,  la  città  madré,  è  oggi  nostra;  ma  nostra  a  mezzo, 
nostra  materialmente  soltanto,  e  incombe  a  noi  tutti  di  ver- 
sare  in  essa  l'anima  délia  Patria  et  da  essa  ricevere  la  conse- 
crazione  alla  via  che  dobbiamo  correre  perche  si  compiano  i 
nostri  fati,  e  une  manifcstazione  potente  délia  vita  italiana 
faccia  santa  e  féconda  l'Unione. 

«Perché  non  vi  affretiate  a  raccogliervi  in  Roma  a  Congresso, 
e  aitingervi  nuovo  batiesimo  alla  vostra  Fratellanza?  Forse 
oitre  air  immenso  vantaggio  per  voi,  ricorderete  coll'  esempio 
e  quasi  iniziatori  ail'  Italia  che  da  Roma  deve  uscire  un  altro 
e  piii  largo  Patto,  il  Patto  Nazionale,  definizione  délia  vostra 
vita  avvenire,  senza  il  quale  Roma  e  l'Italia  sono  vôti  nomi.  « 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  4I  I 

nouvelle  puissance,  il  fulminera  ex  cathedra,  au 
nom  de  tout  le  prole'tariat  italien,  l'excommunica- 
tion majeure  contre  la  Commune  de  Paris,  contre 
l'Internationale,  contre  la  jeunesse  athée,  et  contre 
moi,  «  pauvre  barbare  »,  qui  ai  eu  l'audace  de 
prendre  la  de'fense  de  l'Humanité',  de  la  vérité  et  de 
la  justice  contre  lui,  représentant  de  Dieu  sur  la 
terre. 

Votre  tâche,  votre  devoir,  mes  chers  amis,  me 
semblent  bien  tracés.  Mazzini  lui-même  a  pris  la 
peinedevouslesindiquer,  et  vous  a  forcés,  pour  ainsi 
dire,  à  vous  déclarer  ouvertement  pour  l'Interna- 
tionale. Observez,  d'autre  part,  l'accord  singulier 
qui  aujourd'hui  se  manifeste  entre  les  jésuites,  la 
Consorteria  et  Mazzini.  Les  jésuites  disent  et 
publient  dans  tous  leurs  écrits  :  «  Ou  le  jésuitisme 
ou  l'Internationale,  il  n'y  a  pas  de  moyen  terme  ». 
La  Consorteria  répète  la  même  phrase  et  le  même 
argument  d'une  autre  façon  :  «  Si  vous  ne  maintenez 
pas  et  ne  renforcez  pas  le  gouvernement  entre  nos 
mains,  vous  êtes  perdus.  Entre  le  pouvoir  et  le 
triomphe  de  l'Internationale,  il  n'y  apas  de  milieu.  » 
Enfin  Mazzini  dit  aux  ouvriers  d'Italie  :  «  L'Inter- 
nationale est  le  Mal  ;  je  suis  le  Bien;  choisissez  ». 

Tous  donc,  les  jésuites,  la  Consorteria  ex  yiâzzini, 
s'unissent  pour  dire,  chacun  de  leur  côté,  que  l'In- 
ternationale est  leur  absolu  contraire.  Or,  comme 
vous  ne  voulez  être  ni  des  jésuites,  ni  des  consorti,  et 
comme,  vu  vos  croyances  anti-religieuses,  vous  ne 
pouvez  plus  être  des  apôtres  de  la  théologie  poli- 


412  CIRCULAIRE    A  MES    AMIS    D  ITALIE 

tique  de  Mazzini,  il  vous  faut  donc,  si  vous  voulez 
être  quelque  chose,  devenir  des  travailleurs  de  l'In- 
ternationale. 

Mazzini  vous  y  pousse  de  toutes  ses  forces,  avec 
toute  son  ardente  éloquence.  Beaucoup  d'entre 
vous,  par  amour  du  repos  et  par  crainte  du  scan- 
dale, mais  surtout  à  cause  de  l'affection  légitime  et 
si  bien  méritée  que  vous  avez  pour  Mazzini,  préfé- 
reraient rester,  à  son  égard,  dans  la  position  équi- 
voque dans  laquelle  vous  avez  vécu  dans  ces  der- 
nières années,  c'est-à-dire  mazziniens  non  en 
théorie,  mais  mazziniens  en  pratique.  Mais  plus 
logique  et  plus  énergique  que  vous,  il  vous  a 
maintenant  prouvé  jusqu'à  l'évidence  que  désor- 
mais cela  est  devenu  impossible,  et  il  vous  contraint 
à  choisir  entre  ces  deux  partis  :  ou  bien  le  complet 
suicide,  l'anéantissement  intellectuel,  moral,  poli- 
tique et  social;  ou  bien  la  révolte  ouverte  contre 
lui. 

Si  vous  choisissez  le  premier  de  ces  deux  partis, 
vous  deviendrez  les  collaborateurs  responsables  de 
la  ruine,  de  l'avilissement,  du  déshonneur  et  de  l'es- 
clavage de  votre  patrie  ;  si  vous  choisissez  le  second, 
vous  deviendrez  les  promoteurs  de  sa  libération. 

Pouvez-vous  donc  hésiter? 

Une  des  causes,  et,  je  crois,  la  principale,  de  votre 
hésitation,  c'est  la  crainte  de  l'immense  responsa- 
bilité que  vous  assumerez  certainement  en  rompant 
publiquement  et  définitivement  non  seulement  avec 
les  théories,  mais  encore  avec  l'action  politique  de 


CIRCULAIRE  A    MES    AMIS   D  ITALIE  4I  3 

Mazzini,  vous  mettant  ainsi  en  opposition  avec 
toute  la  démocratie,  ou  plutôt  avec  tout  le  parti  ré- 
publicain de  votre  pays,  accoutumé  à  ne  plus  penser, 
à  ne  plus  sentir,  à  ne  plus  vouloir  par  lui-même,  et 
à  suivre  aveuglément  la  direction  que  lui  impriment 
ses  deux  grands  chefs,  Mazzini  et  Garibaldi.  Ce 
parti,  pris  dans  son  ensemble,  sera  naturellement 
stupéfait,  et  éprouvera  une  horreur  superstitieuse, 
en  voyant  de  jeunes  «  inconnus  »  —  c'est  le  grand 
argument  de  tous  les  sots,  vous  le  savez  —  oser  se 
révolter  contre  leurs  vénérables  chefs,  et  prendre 
l'audacieuse  initiative  d'une  nouvelle  politique,  in- 
dépendante de  l'un  et  de  l'autre.  Au  premier  mo- 
ment, ils  s'éloigneront  peut-être  de  vous,  comme 
d'une  poignée  de  malfaiteurs,  de  traîtres,  de  pesti- 
férés. On' vous  combattra  avec  tout  le  perfide  et 
stupide  acharnement  dont  les  mazziniens  ont  donné 
tant  de  preuves  dans  leurs  luttes,  et  qui  révèle  leur 
nature  de  théologiens  et  de  prêtres.  On  cherchera  à 
faire  le  vide  autour  de  vous,  et  on  fera  sûrement  tout 
ce  qu'on  pourra  pour  éloigner  de  vous  les  masses 
ouvrières.  En  un  mot,  vous  aurez  à  passer  un  mau- 
vais quart  d'heure,  et  pour  en  sortir  avec  honneur 
il  vous  faudra  mettre  en  jeu  toute  votre  intelligence, 
tout  votre  cœur,  toute  votre  foi  et  toute  votre  action 
la  plus  persévérante  et  la  plus  énergique. 

C'est  une  entreprise  et  une  épreuve  qui  exigent 
un  héroïsme  d'une  bien  autre  trempe  que  celui  qui 
est  nécessaire  pour  batailler  sous  l'étendard  de  Gari- 
baldi. Là,  il  suffit  d'un  peu  de  tempérament,  d'un 


414  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS  D  ITALIE 

peu  de  courage  physique,  et  de  la  capacité  de  sup- 
porter des  privations  et  des  fatigues  pendant 
quelques  semaines,  pendant  quelques  mois  tout  au 
plus;  ici,  au  contraire,  on  prend  un  engagement 
pour  toute  la  vie,  et,  comme  vient  de  le  faire  notre 
ami  Fortunio  dans  son  Gai^^ettino  Rosa  (i),  on  jure 
de  la  vouer  entièrement  au  grand  combat,  à  la  lutte 
suprême  pour  l'émancipation  du  prolétariat.  Un 
semblable  engagement  est  des  plus  sérieux,  car  il 
entraîne  avec  lui,  comme  conséquence  inévitable,  la 
rupture  définitive  et  complète  avec  tout  le  passé, 
avec  tout  le  monde  bourgeois,  avec  tous  les  amis 
du  passé,  et  l'alliance  à  la  vie  et  à  la  mort  avec  le 
prolétariat. 

Aurez-vous  le  courage  de  consommer,  avec  toute 
la  logique  que  demande  une  si  grande  œuvre,  et 
avec  toute  l'énergie  nécessaire  pour  la  mener  à 
terme,  cette  rupture  et  cette  alliance? 

Si  j'interroge  la  position  que  vous  vous  êtes  faite 
vous-mêmes  en  vous  déclarant  matérialistes,  athées, 
partisans  de  la  Commune  et  de  l'Internationale, 
socialistes  et  révolutionnaires  en  un  mot,  il  me 
semble  que  vous  ne  pouvez  plus  hésiter,  sous  peine 
de  vous  annihiler;  vous  devez  aller  de  l'avant,  et, 
acceptant'  non  seulement   en  théorie,  mais  encore 

(i)  Fortunio  était  le  pseudonyme  d'Achille  Bizzoni,  rédacteur 
en  chef  et  propriétaire  du  Gaijj^ettino  Rosa,  qui,  bien  qu'il  n'ait 
jamais  appartenu  à  l'organisation  intime  des  amis  de  Bakou- 
nine,  avait,  sous  l'influence  de  Vincenzo  Pezza,  consenti  à 
mettre  son  journal  à  la  disposition  des  internationalistes  ita- 
liens. 


CIRCULAIRE   A    MES    AMIS   D  ITALIE  415 

en  pratique,  toutes  les  conséquences  de  cette  nou- 
velle profession  de  foi,  vous  unir  à  nous  contre 
Mazzini. 

Quand  j'interroge  la  profonde  since'rité  de  vos 
convictions,  de  votre  pensée  et  de  vos  sentiments, 
il  me  paraît  encore  plus  évident  que  vous  devez 
prendre  ce  parti,  qui  seul  vous  reste,  sous  peine  de 
vous  condamner  vous-mêmes  au  mépris. 

Qu'est-ce  qui  pourrait  encore  vous  faire  hésiter? 
La  modestie?  Mais  la  modestie  devient  une  grande 
sottise,  une  folie,  un  crime,  quand  il  s'agit  d'accom- 
plir un  grand  devoir.  Il  n'y  a  qu'une  seule  chose  qui 
pourrait  encore  vous  faire  reculer  :  ce  serait  la 
défiance  que  vous  auriez  en  vous-mêmes. 

Voici,  en  efifet,  le  raisonnement  que  vous  seriez 
peut-être  tentés  de  faire  : 

«  Rompre  d'un  coup  avec  le  passé  et  avec  tous  les 
anciens  amis  est  chose  facile,  et  il  n'est  pas  moins 
facile  d'annoncer  que  nous  voulons  inaugurer  une 
politique  nouvelle.  Mais  où  trouverions-nous  les 
moyens  et  les  forces  pour  accomplir  une  semblable 
promesse?  Nous  sommes  pauvres,  peu  nombreux, 
et  presque  inconnus.  Le  public,  nos  anciens  amis, 
les  ouvriers  eux-mêmes  pour  qui  nous  aurons  fait 
ce  sacrifice,  surmonté  ce  pas  difficile,  tenté  ce  saut 
périlleux,  nous  railleront.  Nous  sommes  seuls, 
impuissants,  et  incapables  de  tenir  nos  promesses  ; 
nous  serons  ridicules,  et  le  ridicule  nous  tuera.  » 

C'est  ainsi  que  vous  raisonnerez  si  votre  pas- 
sion pour  la    justice  et  pour  Thumanité  n'est  pas 


4l6  CIRCULAIRE   A    MES    AMIS    D  ITALIE 

suffisamment  forte,  si  elle  n'est  qu'une  passion  ima- 
ginaire, ide'ale,  et  non  une  de  ces  passions  suprêmes 
qui  embrassent  toute  la  vie.  La  passion  réelle  et 
sérieuse  ne  raisonne  jamais  de  la  sorte,  elle  va  tou- 
jours de  l'avant,  elle  agit  toujours  sans  calculer  ses 
moyens  ni  compter  les  obstacles,  créant  les  uns  et 
détruisant  les  autres,  poussée  par  une  force  invin- 
cible, qui  justement  fait  d'elle  une  passion. 

Je  trouve  que  le  raisonnement  de  chacune  de  ces 
deux  passions  différentes  est  exact  en  son  genre.  La 
première  a  raison  de  se  défier  d'elle-même  :  parce 
que,  d'abord,  elle  n'est  jamais  constante  ni  de  longue 
durée;  elle  est  stérile  et  ne  peut  rien  créer,  ni 
moyens,  ni  amis,  et  s'abat  le  plus  souvent  devant 
le  premier  obstacle;  elle  est  impuissante,  et  ne 
pourrait,  sans  folie,  avoir  foi  en  elle-même.  Mais  la 
seconde,  au  contraire,  a  très  souvent  raison  d'avoir 
foi  en  sa  propre  puissance,  puisqu'elle  crée  tous  les 
moyens  dont  elle  a  besoin  pour  atteindre  son  but, 
et  entraîne  et  attire  invinciblement  à  elle  les  amis, 
à  la  condition  qu'elle  soit  une  passion  sociale  et 
non  égoïste. 

Je  suppose,  je  dois  croire  que  telle  est  votre  pas- 
sion, et  c'est  en  partant  de  cette  base  que  je  raison- 
nerai avec  vous.  Vous  dites  que  vous  êtes  pauvres, 
inconnus,  peu  nombreux,  et  vous  demandez  quels 
sont  les  moyens  dont  vous  pourriez  disposer  pour 
imprimer  à  l'opinion  publique  de  votre  pays  la 
seule  direction  qui  vous  semble  bonne  et  juste?  Pour 
répondre  à  cette  question,  il  faut  avant  tout  déter- 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITAI  JE  4I7 

miner  de  quelle  opinion  publique  il  s'agit.  Si  vous 
voulez  parler  de  l'opinion  publique  bourgeoise, 
oh  !  alors  je  serai  le  premier  à  vous  dire  :  «  Renoncez 
à  une  illusion  si  ridicule  ;  laissez-la  à  Mazzini,  et 
qu'il  s'amuse  à  convertir  la  bourgeoisie  ».  Car  ce 
que  vous  dites  est  bien  vrai,  qu'elle  ne  pourra  être 
progressivement  convertie  que  par  le  fait  de  l'orga- 
nisation progressive,  et  de  plus  en  plus  menaçante, 
de  la  puissance  du  prole'tariat,  et  qu'elle  ne  pourra 
l'être  définitivement  que  par  la  révolution  sociale, 
qui,  pour  la  guérir  tout-à-fait,  lui  fera  prendre  des 
bains  d'égalité  économique  et  sociale. 

Mais  vous  avez  un  autre  public,  immense,  qui 
est  le  prolétariat,  qui  est  votre  peuple.  Celui-là  a 
tous  les  instincts  de  vos  idées,  et  par  conséquent  il 
vous  comprendra  et  vous  suivra  nécessairement. 
Mais  le  peuple,  direz-vous,  ne  lit  pas  :  pour  qui  donc 
écririons-nous?  Je  vous  dirai  une  autre  fois  pour 
qui  ;  en  ce  moment,  je  vous  dirai  seulement  que  si  le 
peuple  ne  lit  pas,  il  faut  aller  le  trouver  pour  lui 
lire  vos  articles.  Et  puis,  dans  toutes  les  villes  il  y  a 
dans  le  peuple  des  hommes  qui  savent  lire,  et  qui 
pourront  les  comprendre  et  les  expliquer  à  leurs 
compagnons  illettrés.  Mais  vous  n'écrirez  pas  vos 
articles  pour  le  peuple  seulement. 

Dans  la  bourgeoisie  même,  vous  trouverez  des 
lecteurs  sympathiques,  hommes  et  femmes  :  car 
tous  ne  sont  pas  également  corrompus  et  stérilisés, 
mais  tous  sont  entravés  et  paralysés  par  les  condi- 
tions  de   la    société  dans    laquelle   ils  vivent.  Au 


4IO  CIRCULAIRE    A    MES   AMIS   D  ITALIE 

moyen  de  vos  journaux,  donc,  vous  attirerez  à  vous 
tout  ce  qui  est  vivant  dans  cette  classe,  et  vous 
pourrez  organiser  ces  e'iéments  parallèlement  à  l'or- 
ganisation des  masses  populaires,  comme  d'utiles 
alliés,  soit  du  côté  des  moyens  pécuniaires,  soit  du 
côté  de  la  propagande.  Naturellement  vous  n'en 
trouverez  pas  des  milliers  ;  il  n'y  en  a  pas  assez 
pour  qu'on  puisse  les  organiser  en  une  puissance; 
mais  le  nombre  en  est  suffisant  pour  vous  donner 
un  secours  précieux  dans  la  grande  œuvre  d'organi- 
sation de  la  puissance  populaire. 

Votre  seule  armée  est  le  peuple,  le  peuple  entier, 
tant  des  villes  que  des  campagnes.  Mais  comment 
arriver  à  ce  peuple  ?  A  la  ville  vous  serez  entravés 
par  le  gouvernement,  par  la  Consorteria^  et  par  les 
mazziniens.  A  la  campagne,  vous  rencontrerez  les 
prêtres.  Et  néanmoins,  chers  amis,  il  existe  une 
puissance  capable  de  vaincre  tout  cela.  C'est  la  col- 
lectivité. Si  vous  étiez  isolés,  si  chacun  de  vous  n'en 
voulait  faire  qu'à  sa  tête,  vous  seriez  certainement 
impuissants;  mais  unis,  et  organisant  vos  forces  — 
quelque  minimes  qu'elles  puissent  être  au  début  — 
pour  une  seule  action  collective,  inspirée  de  la  même 
pensée,  de  la  même  position,  allant  au  même  but, 
vous  serez  invincibles. 

Trois  hommes  seulement,  unis  de  la  sorte,  for-^ 
ment  déjà,  selon  moi,  un  sérieux  commencement 
de  puissance.  Que  sera-ce  quand  vous  serez  arrivés 
à  vous  organiser  dans  votre  pays  au  nombre  de 
quelques  centaines  ?  Et  il  se  trouvera  certainement  en 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  419 

Italie  quelques  centaines  déjeunes  gens  intelligents, 
énergiques,  dévoue's,  capables  de  se  convertir  à  vos 
idées,  et  d'aimer  et  de  vouloir  avec  une  sérieuse 
passion  ce  que  vous  aimez  et  voulez,  Et  ne  voyez- 
vous  pas  qu'ils  commencent  déjà  à  se  montrer  sur 
presque  tous  les  points  de  votre  pays?  Et  c'est  pour 
les  éveiller  en  plus  grand  nombre,  pour  les  créer  en 
quelque  sorte  en  éclairant  leur  pensée,  pour  les 
chercher  et  pour  les  trouver,  que  vous  écrivez  vos 
journaux,  n'est-il  pas  vrai?  Eh  bien,  je  vous  le  jure, 
et  vous  le  savez  bien  vous-mêmes,  vous  finirez  par 
en  trouver  des  centaines  en  Italie,  naturellement 
avec  des  degrés  divers  d'intelligence,  de  dévoue- 
ment, de  conviction,  d'énergie  et  de  capacité  d'ac- 
tion. Quelques  centaines  de  jeunes  gens  de  bonne 
volonté  ne  suffisent  certainement  pas  pour  consti- 
tuer une  puissance  révolutionnaire  en  dehors  du 
peuple  :  c'est  là  encore  une  illusion  qu'il  faut  laisser 
à  Mazzini;  et  Mazzini  semble  lui-même  s'en  aper- 
cevoir aujourd'hui,  puisqu'il  s'adresse  directement 
aux  masses  ouvrières.  Mais  ces  quelques  centaines 
suffiront  pour  organiser  la  puissance  révolution- 
naire du  peuple. 

Le  temps  des  grandes  individualités  politiques  est 
passé.  Tant  qu'il  s'était  agi  de  faire  des  révolutions 
politiques,  elles  étaient  à  leur  place.  La  politique  a 
pour  objet  la  fondation  et  la  conservation  des  Etats  ; 
mais  qui  dit  «  Etat  »,  dit  domination  d'un  côté  et 
assujettissement  de  l'autre.  Les  grandes  individua- 
lités dominantes  sont  donc  absolument  nécessaires 


420  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

dans  la  révolution  politique  ;  dans  la  révolution 
sociale,  elles  ne  sont  pas  seulement  inutiles,  elles 
sont  positivement  nuisibles,  et  incompatibles  avec 
le  but  même  que  cette  révolution  se  propose,  c'est- 
à-dire  l'émancipation  des  masses. 

Aujourd'hui,  dans  l'action  révolutionnaire  comme 
dans  le  travail,  la  collectivité  doit  remplacer  les  indi- 
vidualités. Sachez  qu'en  vous  organisant,  vous  serez 
plus  forts  que  tous  les  Mazzini  et  tous  les  Garibaldi 
du  monde;  et  qu'en  vous  inspirant  mutuellement  et 
en  appuyant  toutes  vos  pensées,  d'une  part  sur  la 
science  positive,  sur  l'observation  réelle  et  sans 
Dieu,  et  d'autre  part  sur  la  vie  populaire  dans  toute 
sa  profondeur,  dont  vous  ne  ferez  que  formuler  les 
instincts,  vous  aurez  plus  d'esprit  et  plus  de  génie 
que  ces  deux  grands  hommes  du  passé.  Vous  pen- 
serez, vous  vivrez,  vous  agirez  collectivement,  ce 
qui  d'ailleurs  n'empêchera  nullement  le  plein  déve- 
loppement des  facultés  intellectuelles  et  morales 
de  chacun.  Chacun  des  vôtres  vous  apportera  son 
trésor,  et  en  vous  unissant  vous  centuplerez  votre 
valeur.  Telle  est  la  loi  de  l'action  collective.  Deux 
seules  choses  seront  absolument  interdites  parmi 
vous  :  le  développement  de  la  vanité  et  celui  de 
l'ambition  personnelle,  et  par  conséquent  de  l'in- 
trigue, qui  en  est  toujours  l'inévitable  résultat. 
Premièrement,  en  vous  donnant  la  main  pour  cette 
action  commune,  vous  vous  promettrez  une  frater- 
nité mutuelle  :  ce  qui  sera,  pour  débuter,  un  enga- 
gement, une  sorte  de  libre  contrat  entre  des  hommes 


CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE  42I 

sérieux,  également  dévoués,  également  convaincus. 
Procédant  ensuite  collectivement  à  l'action,  vous 
commencerez  nécessairement  par  pratiquer  cette 
fraternité  entre  vous,  et,  après  quelques  mois  de 
pratique  incessante,  cette  fraternité,  qui  n'était 
d'abord  qu'une  promesse,  un  contrat,  deviendra  une 
réalité,  votre  nature  collective  :  et  alors  votre  union 
sera  réellement  indissoluble. 

Divisés  en  groupes  régionaux,  vous  commencerez, 
au  moyen  des  organisations  régionales  et  locales, 
à  étendre  avec  toujours  plus  d'ampleur  vos  rangs 
dans  le  peuple.  Vous  vous  heurterez  à  vos  ennemis, 
aux  agents  des  préfets,  aux  prêtres,  aux  mazziniens  : 
mais  vous  sachant  unis,  sachant  que  vos  compa- 
gnons, épars  non  seulement  en  Italie  mais  dans 
toute  l'Europe,  font  la  même  chose  que  vous  faites, 
qu'ils  vous  regardent,  vous  applaudissent,  vous 
appuient,  vous  aiment,  vous  trouverez  en  vous- 
mêmes  des  forces  que  vous  n'auriez  jamais  imagi- 
nées, si  chacun  de  vous  avait  agi  individuellement,  à 
sa  tête,  et  non  ensuite  d'une  résolution  unanime 
préalablement  discutée  et  acceptée.  Et  croyez-moi, 
vous  triompherez  de  tous  vos  adversaires  d'autant 
plus  facilement,  que  vous  porterez  au  peuple,  non 
des  paroles  tombées  d'en  haut  au  nom  soit  d'une 
révélation,  soit  d'une  politique  doctrinaire,  mais 
des  idées  qui  n'exprimeront  autre  chose  que  ses  pro- 
pres instincts,  ses  propres  aspirations,  ses  propres 
besoins. 

Et  aujourd'hui  même,  au  Congrès  de  Rome,  s'il 

24 


422  CIRCULAIRE    A    MES    AMIS    D  ITALIE 

est  possible  et  s'il  en  est  encore  temps,  vous  devriez 
livrer  la  première  bataille.  Aux  propositions  de 
Mazzini  vous  devez  opposer  hardiment  vos  contre- 
propositions.  Vous  serez  probablement  en  mino- 
rité; mais  que  cela  ne  vous  effraie  pas,  pourvu  que 
cette  minorité  soit  bien  convaincue,  compacte,  et 
par  là  même  respectable.  Vous  ne  trouverez  certai- 
nement pas  de  meilleure  occasion  pour  annoncer 
votre  programme  à  l'Italie  et  à  l'Europe. 

Et  maintenant,  chers  amis,  j'ai  terminé.  Excusez- 
moi  si  je  vous  ai  ennuyés  :  je  voulais  être  bref,  mais 
je  n'ai  pas  su  l'être.  Le  sujet  lui-même  m'a  entraîné. 
Mais  en  compensation  vous  avez  ma  pensée  tout 
entière.  Analysez-la,  prenez-en  ce  qui  vous  con- 
viendra, laissez  ce  qui  ne  vous  conviendra  pas,  et 
dites-moi,  avec  la  même  franchise  avec  laquelle  je 
vous  ai  parlé,  ce  que  vous  en  pensez,  vos  adhé- 
sions ou  vos  objections. 

C'est  de  cette  manière  seulement  que  nous  arri- 
verons à  nous  entendre  et  à  former  entre  nous  une 
libre  Union. 

Michel  Bakounine. 


APPENDICE 


UN   FEUILLET  RETROUVÉ 

DE    LA  MISE   AU    NET 

DE 

V  ÉTUDE 
SUR  LES  JUIFS  ALLEMANDS 

ENVOYÉE  A  PARIS  LE  l8  OCTOBRE  1869 


AVANT-PROPOS 


A  la  page  237  du  tome  V,  j'ai  dit  que  le  manuscrit  du 
premier  chapitre  (intitulé  Etude  sur  les  Juifs  allemands) 
de  la  Profession  de  foi  d'un  démocrate  socialiste  russe, 
chapitre  envoyé  à  Paris  le  18  octobre  1869  et  rentré  en 
la  possession  de  Fauteur  au  mois  de  décembre  suivant, 
ne  s'est  pas  retrouvé  dans  les  papiers  de  Bakounine. 

Mais  un  heureux  hasard  a  mis  entre  mes  mains  un 
feuillet  de  ce  manuscrit. 

Il  y  a  quelques  années,  me  trouvant  au  Locle,  j'eus 
l'occasion  d'y  causer  avec  un  fils  d'Alfred  Andrié.  L'ou- 
vrier monteur  de  boîtes  Alfred  Andrié,  qui,  après  avoir 
habité  Sonvillier  jusque  vers  1873,  émigra  ensuite  à 
Saint-Aubin  (canton  de  Neuchàtel),  où  il  mourut  au 
bout  de  quelques  années,  était  resté  en  relations  avec 
Ross  (Michel  Sajine).  Celui-ci  lui  avait  confié  en  1874 
le  matériel  de  l'imprimerie  russe,  ainsi  qu'un  certain 
nombre  de  papiers.  Le  matériel  d'imprimerie  fut,  après 
l'arrestation  de  Ross  à  la  frontière  russe  en  1 876,  envoyé 


420  AVANT-PROPOS 

à  Genève  :  mais  les  papiers  restèrent  entre  les  mains 
d'Andrié.  Je  n'en  avais  plus  entendu  parler  depuis.  Je 
demandai  au  fils  d'Andrié  s'il  savait  ce  qu'ils  étaient 
devenus.  Il  me  répondit  que  sa  mère  s'était  servi,  pen- 
dant plusieurs  années,  pour  allumer  le  feu,  de  papiers 
empilés  dans  un  galetas,  et  qu'il  croyait  qu'il  n'en  restait 
plus.  Sur  mes  instances,  il  me  promit  de  faire  une 
recherche  pour  s'assurer  si  réellement  tout  avait  été 
détruit,  et,  au  cas  où  il  resterait  quelque  chose,  de  me 
l'envoyer.  Quelques  jours  après,  je  reçus  un  mince 
paquet,  contenant  quelques  feuillets  ayant  appartenu  à 
divers  manuscrits,  mais  dont  aucun  ne  formait  un  tout. 
Je  plaçai  ces  feuillets  dans  un  carton,  et  n'y  pensai  plus. 
Mais  au  cours  de  l'impression  de  ce  tome  VI,  comme 
je  feuilletais  un  jour  ce  petit  dossier,  je  fus  frappé  par 
quelques  phrases  lues  sur  un  feuillet  isolé,  phrases  que 
je  reconnus  immédiatement  pour  appartenir  à  cette 
Lettre  adressée  aux  citoyens  rédacteurs  du  Réveil,  à 
Paris,  dont  j'avais  corrigé  les  épreuves  l'année  précé- 
dente. Ce  feuillet,  écrit  des  deux  côtés,  et  portant, 
comme  pagination,  les  chiffres  27  au  recto  et  28  au 
verso,  est  de  l'écriture  d'un  copiste  qui  paraît  avoir  été 
peu  familier  avec  la  langue  française,  —  peut-être  une 
dame  russe,  —  et  il  porte  en  trois  endroits  des  correc- 
tions de  la  main  de  Bakounine.  Un  examen  plus  attentif 
me  permit  de  constater  que  le  contenu  de  ce  feuillet  est 
la  reproduction  littérale  —  sauf  d'insignifiantes  erreurs 
du  copiste  —  d'un  texte  qui  se  retrouve  aux  pages  278- 
281  du  tome  V  des  Œuvres  :  ce  contenu  commence  par 
les  mots  :  «  la  Démocratie  socialiste  à  Genève  »,  de  la 
ligne  19  de  la  page  278,  et  se  termine  par  les  mots 
«  sous  les  titres  suivants  »,  de  la  ligne  21  delà  page  281. 


AVANT-PROPOS  427 

On  lira  aux  pages  429-432  le  contenu  de  ce  feuillet, 
qui  apporte  une  confirmation  inattendue  à  l'hypothèse 
émise  dans  TAvant-propos  placé  en  tête  de  la  Lettre 
adressée  aux  citojrens  rédacteurs  du  Réveil.  J'avais  dit 
que  la  minute  d'après  laquelle  le  texte  de  cette  Lettre  a 
été  imprimé  dans  le  tome  V  était  la  première  version  de 
ce  qui  s'appela,  quelques  jours  plus  tard,  l'Etude  sur  les 
Juifs  allemands;  et  que  cette  première  version  ne  diffé- 
rait probablement  que  fort  peu  —  peut-être  pas  du  tout 
—  de  la  mise  au  net  envoyée  à  Paris.  Cette  mise  au 
net,  dont  le  feuillet  si  miraculeusement  préservé  et 
retrouvé  nous  a  conservé  un  fragment,  ne  diffère  en 
effet  —  comme  le  montre  ce  spécimen  —  du  texte  de  la 
première  version  que  par  quelques  retouches  au  moyen 
desquelles  Bakounine  a  voulu  préciser  sa  pensée. 

Comment  le  manuscrit  en  question,  renvoyé  à  Bakou- 
nine par  Herzen  en  décembre  1869,  s'est-il  trouvé 
entre  les  mains  de  Ross  en  1874?  L'explication  me 
paraît  très  simple.  Ross  avait  imprimé  en  1873,  en  un 
volume,  la  première  partie  (la  seule  qui  ait  paru)  de 
Gosoudarsvennosi  i  Anarkhia.  En  juin  1874,  il  se  ren- 
dit à  Locarno,  pour  essayer  d'obtenir  de  Bakounine  le 
manuscrit  de  la  seconde  partie  de  l'ouvrage.  Son  vieil 
ami,  tout  absorbé  depuis  huit  mois  par  lestravaux  d'amé- 
nagement de  la  Baronata,  n'avait  plus  rien  écrit  ;  mais  il 
dut,  je  le  suppose,  lui  remettre  à  ce  moment,  pour  que 
Ross  en  tirât  le  parti  qu'il  pourrait,  plusieurs  manuscrits 
plus  anciens,  entre  autres  celui  de  cette  Profession  de 
foi  d'un  démocrate  socialiste  russe  à  laquelle  Bakounine 
avait  travaillé  d'octobre  1869  à  janvier  1870.  Après  les 
événements  d'août  1874,  et  la  rupture  momentanée 
entre  Bakounine  et    Ross  en  septembre,  ce  dernier  fit 


428  AVANT-PROPOS 

un  voyage  en  Russie,  puis  en  décembre  se  rendit  à 
Londres.  L'année  suivante  il  partit  pour  la  Hertségo- 
vine.  Il  est  naturel  qu'avant  de  quitter  la  Suisse,  Ross 
ait  voulu  mettre  en  sûreté  ses  papiers  chez  Andrié. 
Son  arrestation  en  1876,  sa  condamnation  en  1878  l'em- 
pêchèrent d'aller  les  reprendre. 

J.  G. 


UN  FEUILLET  RETROUVE 

DE   LA  MISE  AU  NET 

de  V Etude  sur  les  Juifs  allemands 

ENVOYÉE  A  PARIS  LE  l8  OCTOBRE  1860  (M 


(2)...  [Dans  le  Règlement  de  la  Section  de  l'Al- 
liance de]  I  27  la  Démocratie  socialiste  à  Genève, 
règlement  dont  également  j'ai  été  Tunique  rédac- 
teur (5),  vous  trouverez  l'article  suivant  : 

Art.  7.— La  forte  organisation  del'Association  Inter- 
nationale des  travailleurs,  une  et  indivisible  à  travers 
toutes  les  frontières  des  Etats  et  sans  différence  aucune 
des  nationalités,  comme  sans  considération  pour  aucun 
patriotisme,  pour  les  intérêts  et  pour  la  politique  des 
Etats,  est  le  gage   le  plus  certain  et  l'unique  moyen 

(i)  Le  texte  est  de  la  main  d'un  copiste.  Les  corrections 
faites  de  la  main  de  Bakounine  sont  indiquées  dans  les  notes. 

(2)  Voir  tome  V,  p.  278,  ligne  19. 

(3)  Bakounine  a  corrigé  la  phrase  entre  les  deux  virgules  de 
la  façon  suivante  :  après  a  dont  »,  il  a  intercalé  «  j'ai  été  ■; 
après  a  également  »,  il  a  biffé  les  six  derniers  mots,  et  les  a 
remplacés  par  :  «  le  rédacteur  »,  en  sorte  que  la  phrase  doit 
se  lire  :  «  règlement  dont  j'ai  été  également  le  rédacteur  ». 


43°  APPENDICE 

pour  faire  triompher  solidairement  dans  tous  les  pays  la 
cause  du  travail  et  des  travailleurs. 

Convaincus  de  cette  vérité,  tous  les  membres  de  la 
Section  de  l'Alliance  s'engagent  solennellement  à  con- 
tribuer de  tous  leurs  efforts  à  l'accroissement  delà  puis- 
sance et  de  la  solidité  de  cette  organisation.  En  consé- 
quence de  quoi,  ils  s'engagent  à  (  i  )  soutenir  dans  tous  les 
corps  de  métier  dont  ils  font  partie  ou  dans  lesquels 
ils  exercent  une  influence  quelconque,  les  résolu- 
tions des  Congrès  et  le  pouvoir  du  Conseil  général 
d'abord,  aussi  bien  que  celui  du  Conseil  fédéral  de  la 
Suisse  romande  et  du  Comité  central  de  Genève,  en 
tant  que  ce  pouvoir  est  établi,  déterminé  et  légitimé  par 
les  statuts. 

Sont-ce  là  des  tentatives  contre  l'organisation  de 
l'Internationale  ?  En  m'accusant  de  ces  tentatives, 
M.  Maurice  Hess,  comme  toujours,  a  menti,  et, 
ce  {sic)  qui  plus  est,  il  a  menti  sciemment,  car  il  ne 
peut  ignorer,  lui  qui  se  vante  d'avoir  été  l'un  des 
membres  du  bureau  au  {sic)  Congrès  de  Bâle,  que 
la  proposition  unanimement  adoptée  et  qui  a  eu 
pour  but  de  renforcer  l'organisation  internationale 
de  l'Association  des  travailleurs,  au  détriment  de 
toutes  les  étroitesses,  prétentions  et  vanités  patrio- 
tiques ou  nationales,  a  été  faite  par  moi.  Il  m'a 
entendu  défendre  cette  '  thèse,  que  l'Association 
Internationale  étant  aujourd'hui  pour  les  travailleurs 
de  tous  les  pays  l'unique  moyen  d'émancipation  et 


(i)  Bakounine  a  bifte  «s'engagent  à  »,  et  a  écrit  au-dessus 
a  doivent  ». 


APPENDICE  431 

de  salut,  leur  véritable  patrie,  devait  |  gg  survivre  à 
tous  les  Etats  politiques  actuellement  existants  et 
fonder  sur  leurs  ruines  le  monde  du  travail  et  de 
l'humanité. 

M.  Maurice  Hess  a  entendu  tout  cela,  donc  il 
ment  sciemment,  méchamment,  en  m'accusant  du 
contraire;  et  il  y  ajoute  un  autre  mensonge  ridicule 
au  sujet  des  tentatives  que,  selon  lui,  j'aurais  faites 
pour  transférer  le  Conseil  général  de  Londres  à 
Genève.  Personne  ne  le  lui  a  dit,  personne  n'a  pu 
le  lui  dire,  parce  que  j'aurais  été  le  premier  à  com- 
battre avec  toute  l'énergie  possible  une  telle  mesure 
si  on  l'avait  proposée,  tant  elle  me  paraîtrait  fatale 
pour  l'avenir  de  l'Internationale. 

Les  sections  genevoises  ont  fait,  il  est  vrai,  en 
très  peu  de  temps,  d'immenses  progrès.  Mais  il  reste 
encore  à  Genève  un  esprit  trop  étroit,  trop  spéciale- 
ment genevois,  pour  que  le  Conseil  général  de  l'As- 
sociation Internationale  des  Travailleurs  puisse  yêtre 
placé.  D'ailleurs  il  est  évident  que  tant  que  durera 
l'organisation  politique  actuelle  de  l'Europe, 
Londres  restera  la  seule  résidence  convenable  pour 
lui,  et  il  faudrait  être  fou  ou  ennemi  de  l'Interna- 
tionale vraiment,  pour  tenter  de  le  transférer 
autre  part. 

Passons  maintenant  à  la  question  des  principes. 
M.  Maurice  Hess  m'accuse  d'avoir  voulu  chan- 
ger les  principes  de  l'Internationale.  Mais  comment 
et  en  quoi  ?  Il  se  garde  bien  de  le  dire,  parce  qu'il 
serait  fort  embarrassé  de  le  faire. 


432  APPENDICE 

Pendant  deux  mois  de  suite,  juillet  et  août  der 
niers,  j'ai  été  l'unique  rédacteur  de  VEgalité  d 
Genève.  J'en  ai  naturellement  profité  pour  déve 
lopper  ma  pensée,  et  je  tâchai  d'exposer  les  prin 
cipes  de  l'Internationale  tels  que  je  les  concevais 
dans  une  série  d'articles  qui  apparurent  {sic)  dans  c 
journal  sous  les  titres  suivants  (i)  :... 


(i)  Par  de  nombreuses  ratures,  Bakounine  a  modifié  a 
alinéa  et  lui  a  donné  la  rédaction  suivante  : 

«  Ayant  été,  pendant  deux  mois  de  suite,  juillet  et  aoî 
derniers,  presque  l'unique  rédacteur  de  l'Egalité  de  Genèv( 
j'y  ai  développé  les  principes  de  l'Internationale  dans  un 
série  d'articles  portant  les  titres  suivants  :...  » 


TABLE     DES    iMATlERES 


Préface v 

Errata  et  Addenda vu 

I.  Protestation  de  l'Alliance i 

Avant-propos 3 

Protestation  de   l'Alliance,   4-24    juillet   1871   (inédit  en 

grande  partie) ^3 

II.  RÉPONSE  d'ln  international  a  Mazzini lOI 

Avant-propos io3 

Réponse  d'un  international  à  Ma^^i):i,  25-28  juillet  1871 
(publié  le  14  août  en  traduction  italienne,  les  18  et 
19  août  en  français) 107 

Appendice  :  L'Internationale  et  Mazzini,  par  Saverio 
Friscia. 129 

III.  Rapport  sur  l'Alliance 143 

Avant-propos 146 

Rapport  sur  l'Alliance,  28  juillet-27  août  1S71  (inédit 
en  grande  partie) iSg 

Lettre  de  Bakounine  à  la  section  de  l'Alliance  de  Ge- 
nève, 6  août  1871 i6t 

25 


434  TABLE    DES    MATIERES 

IV.  RÉPONSE  A  l'Unità  Itallana 281 

Avant-propos 283 

Réponse  à  /'Unita  Italiana,  septembre-octobre  1871 
(publié  les  10,  11  et  12  octobre  en  traduction  ita- 
lienne; traduction  française  inédite,  faite  sur  la  version 
italienne) 287 

V.  Circulaire.  A  mes  amis  d'Italie 3o3 

Avant-propos 3o5 

Circulaire.  A  mes  amis  d'Italie,  à  Voccasion  du  Congrès 
ouvrier  convoqué  à  Rome  pour  le  /«"■  novembre  i8ji  par 
le  parti  ma^:çinien,  19-28  octobre  1871  (publié  en  tra- 
duction italienne  à  plusieurs  reprises  à  partir  de  1885; 
traduction  française  inédite,  faite  sur  la  version  ita- 
lienne)  3ii 

VI.  Appendice.  Un  feuillet  retrouvé 423 

Avant-propos 420 

Un  feuillet  retrouvé  de  la  mise  au  net  de  /'Etude  sur  les 
Juifs  allemands  envoyée  à  Paris  le  1 8  octobre  iSGg.    4^9 


IMPRIMERIE    DE    LAGNY 


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