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Full text of "Oeuvres choises de Desportes, Bertaut"

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Book 


CLASSIQUES 

FRANÇAIS, 

ÉDITION    TRÈS-CORRECTE, 

Imprimée  par  iimirt  JUibot  Jrcrr*. 


PARIS  f 
CHEZ   VICTOR   MASSON, 

rue  de  l'école  de  médecine,  k°  4. 


Classiques  étrangers. 


Nepos.    .    .  . . 

js.  ..... 

ar  of  Wakefield. 


Lettersof  Montagne.     .     ,  i 

The  Sentimental  Journey.  i 

Fables  by  Guy  and  Moore.  i 

An  hua  di  "Tasso.     .     .     .  i 

G»  »  usalemme  îiberata.     .  i 


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LIBRAU 
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OEUVRES   CHOISIES 

DE 

DESPORTES,  BERTAUT, 
ET  REGNIER. 


OEUVRES  CHOISIES 


DE 


DESPORTES,  BERTAUT, 

ET  REGNIER, 

Précédées  de  Notices  historiques  et  critiques  sur  ces 
poètes,  et  suivies  d'un  Vocabulaire, 

Par  M.  PELLISSIER. 

A» 


ÉDITION    STÉRÉOTYPE. 


A  PARIS, 

DE  L'IMPRIMERIE  DE  FIRMIN  DIDOT 

IMPRIMEUR  DU  ROI  ,   ET  DE  i/ltf  STITUT  , 
RUE    JACOB,  N°   24. 


l823 


3C4Ô92 
29 


NOTICE 

SUR  DESPORTES, 


Philippe  Desportes,  né  à  Chartres  en  1040, 
embrassa  de  bonne  heure  l'état  ecclésiastique.  S'étant 
attaché  à  un  évêque  ,  il  le  suivit  cà  Rome ,  où  il  étudia 
avec  soin  la  langue  et  la  littérature  italienne.  De  retour 
à  Paris ,  il  se  livra  tout  entier  à  la  poésie  française  , 
et  il  réussit  principalement  à  la  débarrasser  des  or- 
nements étrangers  qui  la  déparoient.  La  confusion  e$ 
le  désordre  étoient  alors  dans  les  lettres  ;  on  de- 
passoit  sans  cesse  le  but  dans  tous  les  genres,  parce 
qu'on  ignoroit  que  le  vrai  mérite  consiste  seulement  à 
l'atteindre.  La  plupart  des  écrivains  de  cette  époque, 
loin  de  chercher  à  fixer  la  langue  ,  sembloient  au 
contraire  vouloir  en  retarder  les  progrès  par  des  ten- 
tatives hasardées.  Les  uns  appliquoient  à  la  poésie  les 
formes  métriques  des  anciens  ;  les  autres  s'étudioient  a 
introduire  dans  les  vers  toutes  sortes  de  mots  arecs  et 
latins,  croyant  que  pour  les  faire  adopter,  il  suffisait 
de  leur  donner  une  terminaison  française.  Les  succès 
de  Ronsard  et  de  ses  imitateurs  eussent  facilement 
égaré  le  jeune  Desportes,  s'il  n'avoit  su  se  défier  de 

i 


NOTICE 


leurs  exemples  et  se  frayer  lui-même  une  route  nou- 
velle. Sans  doute  ,  Desportes  n'eut  pas  toujours  un 
goût  sûr  ,  qualité  qui  ne  peut  s'obtenir  qu'avec  le  se- 
cours du  temps  et  de  l'expérience;  il  manquoit  quel- 
quefois de  verve  et  d'imagination  ;  il  sacrifia  trop 
souvent  aux  idées  recherchées  de  son  siècle;  mais  il 
eut  le  mérite  de  simplifier  le  mécanisme  de  notre  ver- 
sification ,  et  de  préparer  des  réformes  utiles  en  se 
permettant  peu  l'usage  des  hiatus  et  des  enj  ambements . 
Admirateur  passionné  des  anciens  ,  il  eut  souvent  l'art 
de  cacher  son  érudition  sous  des  traits  faciles  et  gra- 
cieux. Il  embellit  son  style  d'imitations  empruntées 
aux  figures  brillantes  des  poètes  italiens;  il  donna 
plus  de  pureté  et  de  douceur  au  langage ,  plus  de  clarté 
à  l'expression;  en  un  mot,  il  apprit  aux  muses  de  la 
France  à  parler  français. 

La  poésie  fut  pour  Desportes  une  source  de  faveurs 
et  de  richesses.  Accueilli  avec  distinction  à  la  cour,  il 
eut  bientôt  des  protecteurs  puissants  et  nombreux. 
Charles  IX ,  à  qui  il  dédia  une  pièce  assez  médiocre , 
imitée  en  partie  de  l'Arioste ,  lui  donna ,  en  cette  oc- 
casion, huit  cents  écus  d'or  et  le  combla  de  bienfaits. 
Aussi  Balzac ,  comparant  le  sort  de  quelques  écrivains 
de  cette  époque  avec  celui  de  Desportes ,  se  plaint-il 
hautement  de  la  misère  et  de  l'abandon  dans  lesquels  ils 
furent  laissés.  Il  ajoute  avec  l'accent  d'une  noble  in- 
dignation: «Dans  cette  même  cour,  où  l'on  exerçoit 
«  de  ces  libéralités ,  Torquato  Tasso  a  eu  besoin  d'uu 
«  écu,  et  l'a  demandé  par  aumône  à  une  dame  de  &a 
«  connoissance*  » 


SUR     DESPORTES.  3 

Desportes  fut  également  honoré  de  la  protection  et 
de  l'amitié  du  duc  d'Anjou,  qui,  ayant  été  élu  roi  de 
Pologne  en  i5l3,  emmena  le  jeune  poète  et  l'associa 
à  ses  ennuis  jusqu'à  l'année  suivante  où  ce  prince  ,  par 
la  mort  de  son  frère,  fut  appelé  au  trône  de  France 
qu'il  occupa  sous  le  nom  de  Henri  III.  Dès -lors  la 
faveur  de  Desportes  n'eut  plus  de  bornes.  Le  nou- 
veau roi  le  nomma  lecteur  de  son  cabinet  ;  il  l'appelait 
souvent  dans  son  conseil  privé.  Il  lui  donna  trente 
mille  livres  (plus  de  cent  mille  francs  de  notre  mon- 
noie)pour  faire  imprimer  ses  poésies.  Les  bénéfices 
ecclésiastiques  qu'il  reçut  de  lui  s'élevaient  à  dix  mille 
écus  de  rente ,  sans  y  comprendre  les  libéralités  de 
plusieurs  seigneurs ,  et  notamment  du  duc  de  Joyeuse  , 
qui  lui  fit  avoir  une  abbaye  considérable  pour  un  seul 
sonnet. 

Il  faut  le  dire  toutefois ,  Desportes  faisoit  le  plus 
bel  usage  de  ses  richesses.  Sa  maison  et  sa  bourse 
étoient  ouvertes  à  tous  ceux  qui  cultivoient  les  lettres  ; 
ils  trouvoient  en  lui  un  protecteur  généreux  et  un  ami 
dévoué.  Il  employoit  une  partie  de  son  revenu  à 
acheter  des  livres,  et  sa  bibliothèque  étoit  à  la  dispo- 
sition de  tous  ceux  qui  vouloient  la  consulter.  Sa  mo- 
destie fut  quelquefois  assez  grande  pour  mettre  elle- 
même  des  bornes  à  la  munificence  du  souverain  ;  il 
refusa  l'archevêché  «de  Bordeaux.  Tant  de  qualités 
louables  furent  un  moment  altérées  par  sa  conduite 
politique.  Après  la  mort  tragique  de  Henri  III,  Des- 
portes s'étoit  retiré  dans  son  abbaye  de  Bon-Port,  en 
Normandie  ;  là ,  son  attachement  et  sa  reconnoissanee 


4  IOTICE 

pour  le.  duc  de  Joyeuse  l'entraînèrent  dans  le  parti  de 
la  ligue.  Plus  tard  il  changea  de  sentiment,  et  en  i5g4 
il  contribua  à  ramener  cette  province  sous  l'obéissance 
de  Henri  IV. 

Les  heureuses  réformes  que  Desportes  introduisit 
dans  la  poésie  française  lui  suscitèrent  autant  d'enne- 
mis que  sa  fortune  rapide  et  sa  célébrité  lui  firent  de 
jaloux.  Ses  ouvrages  devinrent  l'objet  de  critiques 
souvent  minutieuses  ou  injustes,  et  l'envie  trouva 
dans  l'infidélité  passagère  du  citoyen  une  occasion 
favorable  d'attaquer  le  poète  avec  les  traits  enve- 
nimés de  la  calomnie.  Desportes  reconnut  ses  erreurs 
et  les  fit  oublier  à  Henri  IV  lui-même  par  un  repentir 
sincère  et  par  un  dévouement  utile.  Il  opposa  toujours 
aux  reproches  outrés  de  ses  critiques  une  modération 
ou  une  docilité  qui  fait  également  l'éloge  de  son  es- 
prit et  de  son  cœur.  On  publia  contre  lui  un  ouvrage 
intitulé  la  Rencontre  des  Muses,  contenant  quarante- 
huit  sonnets  qu'il  avait  imités  ou  traduits  de  l'italien  ; 
et  pour  mieux  dénoncer  les  prétendus  larcins  du 
poète  français,  l'auteur  fit  imprimer  le  texte  original 
en  regard  de  ces  diverses  imitations.  Desportes  prit  la 
chose  gaiement,  et  blâma  son  ennemi  de  ne  l'avoir 
pas  consulté  :  «  J'aurois  pu,  disoit-il,  lui  fournir  des 
«  mémoires  pour  grossir  son  livre.  » 

Les  OEuvres  de  Desportes  se  composent  de  poésies 
amoureuses  et  de  poésies  chrétiennes.  Il  a  traduit 
tous  les  psaumes  en  vers  français  ;  mais  ce  dernier 
ouvrage,  qu'en  a  comparé  aux  foibles  soupirs  dune 
muse  expirante ,  se  ressent  beaucoup  trop  de  la  vieil- 


SUR     DESPORTES.  5 

lesse  de  l'auteur.  Le  poète  religieux  fut  moins  bien 
inspiré  que  le  poète  galant.  Néanmoins  cette  traduction 
du  psautier  est  quelquefois  remarquable  par  une  grande 
fidélité ,  seul  mérite  que  le  traducteur  ambitionna 
sans  doute,  lorsqu'à  la  fin  de  sa  vie  il  crut  par  ce 
travail  expier  les  compositions  un  peu  mondaines  de 
sa  jeunesse.  Desportes,  en  effet,  avoit  choisi  l'état 
ecclésiastique,  et  n'écrivit  avec  succès  que  sur  la  ga- 
lanterie. Il  célébra  particulièrement  trois  de  ses  maî- 
tresses dans  des  vers  qu'il  a  publiés  sous  le  titre  des 
Amours  de  Diane,  d'Hippolite  et  de  Cléonice,  Un  de 
ses  sonnets  ,  en  forme  d'épitaphe  ,  peut  faire  pré- 
sumer que  la  première  étoit  cette  infortunée  Diane 
de  Cossé-Brissac  ,  comtesse  de  Mansfeld,  que  son  mari 
surprit  avec  le  comte  de  Maure,  son  amant,  et  qu'il 
immola  dans  un  accès  de  jalousie.  Il  est  permis  de 
croire  également  que  sous  le  titre  des  Amours  d'Hip- 
v otite ,  il  a  chanté  Hélène  de  Surgères,  fille  d'honneur 
de  Catherine  de  Médicis,  et  à  laquelle  Ronsard,  déjà 
vieux ,  avoit  adressé  plusieurs  pièces  amoureuses. 
Enfin  Héliette  de  Vivonne  de  la  Châtaigneraye  *  lui 
fournit  le  sujet  de  Cléonice. 

Outre  ces  poésies  galantes ,  Desportes  en  a  publié 
d'autres  sous  le  titre  de  Diverses  Amours.  Il  a  composé 
aussi  deux  livres  d'élégies  qui  lui  firent  donner  le  nom 
de  Tibulle  français.  Mais  la  postérité  n'a  point  con* 
firme  à  cet  égard  le  jugement  de  ses  contemporains. 
Les  élégies  de  Desportes  manquent  en  général  de  na- 
turel et  de  vérité  ;  on  n'y  trouve  pas  cette  simplicité 
touchante  à  laquelle  on  reconjioit  le  sentiment  qui 

I. 


f>  NOTICE 

inspire  le  vrai  langage  de  la  souffrance  ou  celui  de  la 
passion.  Chez  Desportes ,  l'esprit  de  l'auteur  étouffe 
presque  toujours  les  plaintes  de  l'amant  sous  des  an- 
tithèses  ou  des  proverbes  rimes  qu'il  entasse  froide- 
ment sans  goût  et  sans  choix.  Ses  lamentations  fati- 
guent et  ne  touchent  pas,  sa  douleur  est  sans  intérêt, 
ses  grâces  même  ont  perdu  leurs  charmes.  J'aurois 
moins  insisté  sur  ces  défauts  si,  dans  plusieurs  ou- 
vrages modernes,  trés-recommandables  d'ailleurs,  on 
n'avoit,  sans  examen,  conservé  à  ce  poète  un  titre 
trop  flatteur,  et  qu'il  n'a  jamais  mérité.  J'ajouterai  que 
ces  défauts  étonnent  d'autant  plus,  que  Desportes  a 
vraiment  réussi  dans  la  chanson  anacréontique ,  genre 
qui  se  rapproche  souvent  de  l'élégie. 

Ses  œuvres  contiennent  aussi  deux  pièces  intitulées 
Eurylas  ou  Avejiture  première  y  et  Cléophon  ou  Aventure 
seconde.  Dans  l'une,  sous  le  nom  d'Eurylas,  le  poète 
célèbre  les  amours  de  Henri III,  alors  duc  d'Anjou,  pour 
Marie  de  Crèves ,  princesse  de  Condé ,  qu'il  désigne 
sous  le  nom  à? Olympe.  Le  sujet  de  la  seconde  pièce 
est  le  fameux  duel  de  Quélus ,  Livarot  et  Maugiron 
contre  Ribérac ,  Schomberg  et  le  jeune  Antragues.  Ces 
deux  pièces  offrent  quelques  bons  vers ,  mais  qu'il  est 
difficile  de  détacher,  parce  qu'ils  tiennent  à  la  narra- 
tion. Je  citerai  toutefois  le  morceau  suivant  extrait  de 
l' Aventure  première.  L'auteur  suppose  que  Vénus  ap- 
paraît en  songe  à  la  belle  Olympe ,  et  qu'elle  lui  pro- 
met les  plus  douces  faveurs  : 

Vénus,  ce  lui  sembloit,  à  ces  mots  l'a  baisée  ; 
Laissant  d'un  chaud  désir  sa  poitrine  embrasée , 


SUR     DESFORTES.  ..  J 

Puis  disparut  légère.  Ainsi  qu'elle  partoit, 
Le  Ciel  tout  réjoui  ses  louanges  chantoit, 
Les  vents  à  son  regard  tenoient  leurs  bouches  closes, 
Et  les  petits  Amours  faisoient  pleuvoir  des  roses. 
Phébus  aux  cheveux  d'or  sur  les  monts  paroissoit, 
Et  la  nuit  devant  lui  son  grand  voile  abaissoit; 
Les  fleurs  s'ouvroient  au  j  our  ,  et  la  gaie  Arondelle 
Saluoit  en  chantant  la  lumière  nouvelle  : 
Quand,  avec  un  penser  plaisant  et  soucieux, 
Olvmpe  se  réveille  entrouvrant  ses  beaux  yeux; 
Doucement  tout  autour  la  vue  elle  a  tournée  , 
Puis  se  tint  sans  mouvoir  comme  toute  étonnée. 

>7e  croiroit-on  pas  lire  la  description  d'un  tableau 
de  TAlbane? 

Parmi  les  pièces  en  divers  genres  que  leur  inégalité 
n'a  pas  permis  de  choisir  ou  d'extraire  ,  on  trouve 
souvent  des  vers  dignes  d'être  retenus.  Si  je  suis 
malheureux,  dit-il,  en  s'adressant  à  sa  maîtresse  : 

J'en  accuse  le  Ciel  plutôt  que  vous  blâmer, 
La  faute  en  est  à  lui  qui  vous  forma  si  belle. 

Il  est  inutile  de  remarquer  que  ce  dernier  vers  a  été 
copié  depuis,  et  qu'il  est  devenu  proverbe. 
Cet  autre  vers  n'est  pas  moins  beau  . 

Et  crois  qu'en  l'adorant  je  fais  honneur  aux  Dieux. 

Quelquefois  Desportes  joint  la  délicatesse  du  senti- 
ment à  une  pensée  bien  exprimée  : 

Ceux  qui  sont  altérés  d'honneurs  ou  de  richesse  ,  ' 


8  NOTICE 

Importuns  feront  presse  à  la  suite  du  roi  ; 

Les  Liens  et  la  grandeur  que  je  brigue  pour  moi, 

C'est  de  finir  ma  vie  en  servant  ma  maîtresse. 

Ailleurs  il  adresse  les  ouvrages  de  Pétrarque  à  la 
beauté  qu'il  aime  ,  et  il  lui  dit  que  si  l'amant  de  Laure 
le  surpassa  comme  écrivain ,  il  a  bien  plus  d'amour 
que  le  poète  de  Vaucluse , 

Car  sa  Laure  mourut ,  il  demeura  vivant  ; 
Si  ma  dame  mouroit,  je  mourrois  avec  elle. 

Les  détails  de  ses  narrations  ont  de  la  facilité  et  du 
pxquant  : 

Un  autre  jour  plus  gai  je  m'en  vais  à  la  chasse  ; 
Je  cherche  un  lièvre  au  gîte  ou  le  suis  à  la  trace  ; 
Je  prends  la  simple  caille  ,  entr'imitant  son  chant  : 
Quelquefois  je  retourne  avec  le  chien  couchant 
Lui  dresser  autre  embûche  ,  et  le  soir  je  devise, 
Quand  elle  est  dans  le  plat,  comme  je  l'ai  surprise. 

On  y  trouve  de  belles  images  empreintes  des  cou- 
leurs de  la  philosophie  : 

Les  grands  palais  sont  plus  battus  des  vents, 
Et  les  hauts  monts  vers  le  ciel  s'élevants 
Presque  toujours  sont  frappés  de  l'orage. 

Il  s'exprime  ainsi  en  parlant  de  l'aigle  : 

L'aigle  ,  courrier  du  foudre  ,  et  ministre  fidelle 
Du  tonnant  Jupiter,  roi  des  oiseaux  s'appelle, 
Pour  ce  que ^  sans  fléchir,  il  soutient  de  ses  yeu^ 


SUR     DESPORTES.  9 

Les  traits  éblouissants  du  soleil  radieux  ; 

Et  que  d'une  aile  prompte  au  travail  continue  , 

S'élevant  sur  tout  autre,  il  se  perd  dans  ia  nue. 

Veut -il  caractériser  un  jaloux? 

Tout  ce  qu'on  dit  d'Argus  de  lui  se  peut  bien  dire  , 
Jamais  le  doux  sommeil  ne  lui  ferme  les  yeux; 
Et  quand  un  papillon  vole  autour  de  la  belle  , 
Il  crie  ,  et  veut  savoir  s'il  est  mâle  ou  femelle. 

Ailleurs  il  fait  cette  réflexion  sur  l'amour  : 

Si  l'Amour  est  un  dieu,  c'est  un  dieu  d'injustice  , 
Qui  porte  au  lieu  de  sceptre  un  flambeau  dans  la  main 
Dont  il  brûle  les  cœurs  de  flammes  éternelles, 
Et  tourmente  plus  fort  ceux  qui  sont  plus  fidelles, 

Il  réussit  également  dans  les  comparaisons:  . 

Je  fais  comme  la  biche  alors  qu'elle  est  blessée , 

Elle  fuit  le  chasseur,  mais  elle  ne  fuit  pas 

La  flèche  et  la  douleur  qui  causent  son  trépas. 

On  a  déjà  pu  remarquer  dans  ces  vers  quelques 
imitations  heureuses  des  poètes  anciens.  Desportes, 
nourri  de  la  lecture  de  leurs  ouvrages ,  en  sentait  vive- 
ment les  beautés,  et  il  s'attacha  moins  à  les  copier 
servilement,  qu'à  s'approprier,  pour  ainsi  dire,  l'art 
qui  les  avait  produites.  Il  a  été  souvent  imité  lui- 
même  après  sa  mort.  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple  , 
je  me  bornerai  à  indiquer,  dans  ce  recueil,  le  sonnet 
de  la  page  65.  Ce  sonnet  a  évidemment  fourni  l'idée 


I O  NOTICE     SUR     DESPORTES. 

de  celui  qui  fit  la  réputation  de  Desbarreaux,  et  qui 
commence  par  ce  vers  : 

Grand  Dieu,  tes  jugements  sont  remplis  d'équité,  etc. 

En  comparant  les  deux  sonnets ,  il  est  facile  de  se 
convaincre  que  cet  auteur  eut  seulement  la  gloire  de 
perfectionner  une  pièce  médiocre  de  son  devancier. 

Desportes  mourut  dans  son  abbaye  de  Bon -Port, 
le  5  octobre  1606  ,  année  remarquable  parla  naissance 
du  grand  Corneille. 

P. 


OEUVRES  CHOISIES 

DE 

DESPORTES. 

AMOURS  DE  DIANE. 

SONNET. 

_/x3iouR,trie  et  choisis  les  plus  beaux  de  ces  vers, 
Et  raye  à  ton  plaisir  ceux  de  moindre  mérite  : 
Qu'à  ce  fâcheux  labeur  ta  louange  t'excite  ; 
C'est  dessous  ton  beau  nom  qu'Us  vont  par  l'uni- 
vers. 

Ils  sont  nés  de  ta  flamme  et  des  tourments  divers 
Dont  tu  me  fis  présent ,  quand  je  vins  à  ta  suite  : 
Ma  prise  et  ta  victoire  au  vrai  s'y  voit  décrite, 
C'est  le  papier  journal  des  maux  que  j'ai  soufferts. 

Ceux  qui  ne  t'ont  connu  sinon  par  ouï-dire  3 

Ne  doivent ,  curieux,  s'arrêter  aies  lire  : 

Aux  seuls  vrais  amoureux  ce  livre  est  réservé  ; 

Les  autres  ne  croiroient  tant  d'étranges  alarmes, 
Las  !  si  n'ai-je  rien  dit  que  jen'aye  éprouvé  , 
Et  chacun  de  ces  vers  me  coûte  mille  larmes. 


12  PHILIPPE     DESPORTES. 

CHANT  D'AMOUR. 

Puis  que  je  suis  épris  d'une  beauté  divine  J 
Puis  qu'un  amour  céleste  est  roi  de  ma  poitrine, 
Puisque  rien  de  mortel  je  ne  veux  plus  sonner  , 
Il  faut  à  ma  Diane  ériger  ce  trophée  , 
Et  faut  qu'à  ce  grand  dieu,quiin'ai'ame  échauffée, 
Je  consacre  les  vers  que  je  veux  entonner. 

C'est  un  grand  dieu  qu'Amour ,  il  n'a  point  de 

semblable , 
De  lui-même  parfait ,  à  lui-même  admirable  , 
Sage,  bon,  connoissant,  et  le  premier  des  dieux  ; 
Sa  puissance  invincible  en  tous  lieux  est  connue  : 
Son  feu  prompt  et  subtil,  qui  transperce  la  nue, 
Brûle  enfer,  la  marine,  et  la  terre  et  les  cieux. 

Durant  le  grand  débat  de  la  masse  première, 
Que  l'air,  la  mer,  la  terre,  et  la  belle  lumière 
Mêlés  confusément  faisoient  un  pesant  corps  : 
Amour  qui  fut  marri  de  leur  longue  querelle, 
De  la  matière  lourde  en  bâtit  une  belle, 
Rangeant  les  éléments  en  paisibles  accords. 

C'est  donc ,  Amour  ,  par  toi  que  les  bois  rever- 
dissent , 
C'estpar  toi  que  les  blés  es  campagnes  jaunissent, 
C'est  par  toi  que  les  prés  se  bigarrent  de  fleurs  ; 
Par  toi  le  doux  printemps  suivi  de  la  jeunesse  , 
De  Flore  et  de  Zéphire  ,  étale  sa  richesse  , 


AMOURS     DE     DIAIE.  IJ 

Peinte  diversement  de  cent  mille  couleurs. 

Tout  rit  par  où  tu  passe,  et  ta  vue  amoureuse 
Qui  brûle  doucement,  rend  toute  chose  heureuse: 
La  Grâce  quand  tu  marche  est  toujours  au  devant, 
La  Volupté  mignarde  en  chantant  t'environne  , 
Et  le  Soin  dévorant  qui  les  hommes  talonne  , 
Quand  il  te  sent  venir  s'enfuit  comme  le  vent. 

Par  toi  le  laboureur  en  sa  loge  champêtre , 
Par  toi  le  pastoureau  menant  ses  brebis  paître, 
Se  plaît  en  sa  fortune  et  bénit  ton  pouvoir  : 
Et  d'une  vilanelle  en  chantant  il  essaie 
D'amollir  Galatée  ,  et  de  guérir  sa  plaie  , 
Modérant  la  chaleur  qui  le  fait  émouvoir. 

Les  rois  par  ta  douceur  tout  remplis  d'allégresse, 
Donnent  quelquefois  trêve  au  souci  qui  les  presse: 
Des  graves  magistrats  les  pensers  tu  défais  ; 
Tu  te  prends,  courageux,  aux  plus  rudes  gen- 
darmes , 
Et  souvent  au  milieu  des  combats  et  des  armes 
Tu  chasses  la  querelle  et  nous  donnes  la  paix. 

Tu  délectes  les  bons  ,  tu  contentes  les  sages  , 
Tu  bannis  les  frayeurs  des  plus  lâches  courages  : 
Rendant  l'homme  craintif,  hautain  et  généreux, 
Tu  es  le  seul  auteur  de  toute  courtoisie  ; 
Et  sans  toi  ne  peut  rien  la  douce  poésie , 
Car  un  parfait  poëte  est  toujours  amoureux. 

2 


l  f\  r  in  I,  J  P  P  R     DES  PORTES. 

SO  NN  ET. 

I J  in ■  jour  l'aveugle  Amour, ©iane  et  m;»  maîtresse, 
Ne  pouvam  s'accorder  de  leur  dextérité  , 
S'essayèrent  de  l'arc  vers  mi  but  Limité, 
Et  mire  ni  pour  le  prix  leur  plus  belle  richesse. 

Amour  gagea  son  arc  ,  et  la  chaste  déesse 

Qui  commande  aux  forêts,  sa  divine  beauté: 

IVhi  maîtresse  gagea  sa  père  pruauté 

Qui  me  fait  consommer  éa  mortelle  tristesse. 

Las!  ma  dame  gagna ,  remportant  pourguerdon 
La  beauté  de  Diane  et  L  arc  de  Cùpidon  , 

El  la  dure  impitié  dont  son  aine  es!  couve  rie. 
Pour  essayer  ses  traits  elle  a  percé  mon  CGÇUr, 

Sa  beauté  m,  éblouit  ,  je  meurs  par  sa  rigueur; 
Ainsi  sur  moi  chétif  tombe  toute  la  perte. 

CHANSON, 

C  K  i)  \  qUÎ  peignent  Amour  sans  yeux 
N'ont  pas  bien  sa  force  connue  : 
.1 1  voit  plus  clair  (pf aucun  des  Dieux  , 
Las!  j  ai  trop  essayé  sa  vue. 

Hélas  !  a-i-il  mauvais  regard  ? 

[De  cent  mille  traits  qu'il  m'adresse, 

Il  ne  me  Trappe  en  nulle  part 

Qu'au  cœur  ,  où  toujours  il  me  blesse 


AMOURS     DE     T)IAJÎ(E.  Il} 

II  a  donc  des  yeux  et  voit  bien  , 
A  quelque  but  qu'il  veuille  atteindre  ; 
Mais  il  est  sourd  et  n'entend  rien  ; 
On  a  beau  soupirer  et  plaindre. 

Que  me  faut -il  donc  espérer , 
Suivant  ce  Dieu  plein  de  furie  ? 
Il  voit  bien  pour  me  martyrer , 
Et  n'entend  rien  ,  quand  je  le  prie. 

SONNET. 

Elle  pleuroit ,  toute  pâle  de  crainte , 
Lorsque  la  mort  sa  moitié  menaçoit , 
Et  tellement  l'air  de  cris  remplissoit , 
Que  la  mort  même  à  pleurer  eut  contrainte. 

Hélas  ,  mon  Dieu  ,  que  sa  grâce  étoit  sainte  ! 
Que  beau  son  teint  qui  les  lis  elïaçoit! 
Le  trait  d  amour  cependant  me  blessoit, 
Et  dans  mon  ame  engravoit  sa  complainte. 

L'Air  en  pleurant  sa  douleur  témoigna , 

L.e  beau  Soleil  de  pitié  s'éloigna , 

Les  Vents  émus  retenoient  leurs  haleines  ; 

Et  sur  la  terre  où  tombèrent  les  pleurs 
De  ses  beaux  yeux,  amoureuses  fontaines  y 
;Tout  s'émailla  de  verdure  et  de  fleurs. 


lf>  PHILIPPE     DESPORTES. 

PLAINTE. 

Quand  je  pense  aux  plaisirs  qu'on  reçoit  en  ai- 
mant ,     ' 
Et  que  le  feu  d'amour  est  une  vive  flamme 
Qui  fait  mouvoir  l'esprit  et  qui  réveille  l'ame  , 
Rien  ne  me  plait  si  fort  que  l'état  d'un  amant. 

Mais  quand  je  vois  qu'Amour  ses  sujets  tyrannise, 

Qu'il  les  tient  prisonniers,  qu'il  les  paît  de  dou- 
leurs , 

Quand  j'ois  tant  de  regrets,  quand  je  vois  tant  de 
pleurs , 

J'estime  bienheureux  qui  garde  sa  franchise 

Si  est-ce  un  grand  plaisir  après  un  long  tourment 
D'adoucir  à  la  fin  la  rigueur  de  sa  dame  7 
Baiser  son  front,  sa  bouche,  et  ses  yeux  pleins  de 

flamme  ; 
Non ,  il  n'est  rien  si  doux  que  l'état  d'un  amant. 

Mais  si  durant  le  temps  qu'elle  nous  favorise 
Un  rigoureux  départ  nous  force  à  la  laisser  , 
Quelle  extrême  douleur  peut  la  nôtre  passer  ? 
Il  est  donc  bienheureux  qui  garde  sa  franchise. 

Encore  on  se  contente  en  cet  éloignement , 
Car  l'esprit  s'entretient  de  douces  souvenances; 
On  pense  à  la  revoir ,  on  se  paît  d  espérances  : 
Il  n'est  donc  rien  si  doux  que  l'état  d'un  amant. 

Mais  après  le  retour  trouver  sa  place  prise  , 


AMOURS     DE     DIANE.  1^ 


Lui  voir  le  cœur  changé ,  n  être  plus  reconnu , 
Et  se  voir  délaissé  pour  un  nouveau  venu  , 
Est-il  pas  plus  heureux  qui  garde  sa  franchise  ? 

Vous  qui  goûtez  d'amour  le  doux  contentement 
Chantez  qu'il  n  est  rien  tel  que  l'état  d'un  amant  : 
Vous  qui  la  Liberté  pour  déesse  avez  prise  , 
Chantez  qu'il  n'est  rien  tel  que  garder  sa  fran- 
chise. 

SONNET. 

Mari  jaloux ,  qui  me  défends  la  vue 
De  la  beauté  si  bien  peinte  en  mon  cœur, 
De  tes  fureurs  mon  désir  prend  vigueur, 
Et  mon  amour  plus  forte  continue. 

Plus  une  place  est  chèrement  tenue  , 
Plus  elle  acquiert  de  louange  au  vainqueur  ; 
Plus  tu  seras  vers  moi  plein  de  rigueur  , 
Plus  je  rendrai  ma  constance  connue. 
Quand  on  ne  peut  un  cœur  froid  allumer , 
Il  faut  sans  plus  lui  défendre  d'aimer: 
Tout  aussitôt  le  voilà  plein  de  flamme. 

Donc ,  si  tu  veux  vivre  bien  assuré  , 
Ferme  les  yeux,  ne  garde  point  ta  femme  ; 
Le  bien  permis  est  le  moins  désiré. 

CHANSON. 
Amour,  grand  vainqueur  des  vainqueurs, 
Et  la  beauté  reine  des  cœurs  , 

2. 


PHILIPPE     DESPORTES. 

Jadis  firent  un  vœu  notable  : 
Et  pour  n'y  manquer  nullement, 
Chacun  jura  maint  grand  serment , 
Qu'il  le  tien  droit  irrévocable. 

Premier  cet  enfant  passager 
Jura  de  jamais  ne  loger 
En  esprit  ou  en  fantaisie 
Autant  d'un  mortel  que  d'un  Dieu  , 
Qu'il  n'y  retînt  toujours  an  lieu 
Près  de  soi  pour  la  jalousie. 

Beauté  jurant  après  Amour, 
Promit  de  ne  faire  séjour 
Ni  d'arrêter  jamais  en  place  , 
Sans  y  loger  aussi  soudain 
L'orgueil  fantastique  et  hautain  , 
L'aigreur ,  le  mépris  et  l'audace. 

Serments  cruels  et  rigoureux , 
C'est  par  vous  que  les  amoureux 
Sont  pressés  d'angoisses  mortelles: 
L'un  rend  leur  esprit  transporté  , 
L'autre  fait  que  la  cruauté 
A  tant  de  force  au  cœur  des  belles. 

De  ces  vœux  trop  bien  observés 
Nous  avons  été  réservés  , 
O  ma  belle  et  chère  déesse  ! 
Vos  douces  beautés  et  ma  foi 


AMOURS     DE     DIANE.  I9 

Sont  du  tout  exempts  de  la  loi , 
Et  ne  sentent  point  sa  rudesse. 

Puissions-nous  vivre  ainsi  toujours  , 
Maîtresse  ,  heureux  en  nos  amours  , 
A  qui  nulle  autre  ne  ressemble  : 
Et  s'il  faut  sentir  du  malheur, 
Que  ce  soit  la  seule  douleur 
De  n'être  pas  toujours  ensemble. 

DE    LA   JALOUSIE. 

Amour  est  bien  cruel ,  sa  pointure  est  mortelle  , 
Mais  l'âpre  jalousie  est  beaucoup  plus  cruelle  ; 
Tout  autre  mal  n'est  rien  au  prix  de  ce  tourment, 
Amour  aucunefois  se  lasse  de  nos  peines , 
Et  soulage  nos  maux  par  des  liesses  vaines , 
Mais  cette  autre  fureur  nous  presse  incessam- 
ment. 

Je  ne  saurois  aimer  rien  que  ma  dame  touche , 
Je  hais  l'air  qu'elle  tire  et  qui  sort  de  sa  bouche , 
Je  suis  jaloux  de  l'eau  qui  lui  lave  les  mains  ? 
Je  n'aime  point  sa  chambre ,  et  j'aime  moins  en- 
core 
L'heureux  miroir  qui  voit  les  beautés  que  j'adore; 
Et  si  n'endure  pas  mes  tourments  inhumains. 

Je  n'aime  point  ce  vent  qui  folâtre  se  joue 
Parmi  ses  beaux  cheveux,  et  lui  baise  la  joue  \ 
Si  grande  privauté  ne  me  peut  contenter. 


SO  PHILIPPE     DESPORTES. 

Je  couve  au  fond  du  cœur  une  ardeur  ennemie 
Contre  ce  fâcheux  lit ,  qui  la  tient  endormie , 
Pour  la  voir  toute  nue  et  pour  la  supporter. 

Si  quelqu'un  est  pensif,  soudain  je  crois  qu'il 

pense 
En  ce  bel  œil  guerrier,  qui  comme  moi  l'offense  : 
Si  je  le  vois  joyeux ,  je  crains  qu'il  soit  content , 
Et  souhaite  en  pleurant  que  mes  yeux  me  dé- 
çoivent: 
Bref  tous  ceux  que  je  vois,  j'estime  qu'ils  reçoi- 
vent 
Plus  de  faveurs  que  moi,  bien  qu'ds  n'aiment  pas 
tant. 

SONNET. 

Lettres  ,  le  seul  repos  de  mon  ame  agitée, 
Hélas  !  il  le  faut  donc  me  séparer  de  vous  ; 
Et  que  par  la  rigueur  d'un  injuste  courroux , 
Ma  plus  belle  richesse  ainsi  me  soit  ôtée. 

Ha  !  je  mourrai  plutôt,  et  ma  dextre  indomptée 
Fléchira  par  mon  sang  le  Ciel  traître  et  jaloux , 
Que  j  e  m'aille  privant  d'un  bien  qui  m'est  si  doux: 
Non,  je  n'en  ferai  rien,  la  chance  en  est  jetée. 

Il  le  faut  toutefois,  elle  les  veut  ravoir, 
Et  de  lui  résister  je  n'ai  cœur  ni  pouvoir  ; 
Atout  ce  qu'elle  veut  mon  ame  est  trop  contrainte. 

0  beauté  sans  arrêt  !  mais  trop  ferme  en  rigueur, 


AMOURS     DE     DIAJffE.  21 

Tiens,  reprends  tes  papiers  et  ton  amitié  feinte, 
Et  me  rends  mon  repos  ma  franchise  et  mon  cœur, 

CHANSON. 

La  terre  n'aguères  glacée 
Est  ores  de  verd  tapissée  : 
Son  sein  est  embelli  de  fleurs  ; 
L'air  est  encore  amoureux  d'elle  ; 
Le  ciel  rit  de  la  voir  si  belle  , 
Et  moi  j'en  augmente  mes  pleurs. 

Des  oiseaux  la  troupe  légère  , 
Cbantant  d'une  voix  ramagère  , 
Donne  l'ame  aux  bois  et  aux  champs  ; 
Leur  doux  bruif  réveille  ma  peine  , 
Et  les  plaintes  de  Pliilomène 
-rie  sont  au  cœur  glaives  tranchants. 

Quand  je  vois  tout  le  monde  rire 
C'est  lors  qu'à  part  je  me  retire  , 
Tout  morne,  en  quelque  lieu  caché  ; 
Comme  la  chaste  tourterelle  , 
Perdant  sa  compagne  fîdelle  , 
Se  branche  sur  un  tronc  séché. 

Le  soleil  jamais  ne  m'éclaire  , 
Toujours  une  nuit  solitaire 
Couvre  mes  yeux  de  son  bandeau  : 
Je  ne  vois  rien  que  des  ténèbres , 


2  2  PHILIPPE     DESPORTES. 

Je  n'entends  que  des  cris  funèbres , 
Je  n'aime  rien  que  le  tombeau. 

Las ,  qu'Amour  me  rend  misérable  î 
Las  ?  que  la  joie  est  peu  durable  ! 
Las  ,  que  constante  est  la  douleur  ! 
Que  du  sort  la  roue  est  légère  ! 
Que  l'espérance  est  mensongère  ! 
Que  l'homme  est  sujet  au  malheur  ! 

La  Parque  aux  traits  inévitables  ? 

Seule  est  propre  aux  maux  incurables 

Viens  donc ,  ô  pâle  déité  î 

Tu  n'as  autel  ni  sacrifices  : 

Mais  si  tes  dards  me  sont  propices , 

Mourant,  je  louerai  ta  bonté. 

PLAINTE. 

E  nr  quel  désert ,  quel  bois  ou  quel  rivage  \ 
Cruel  Amour ,  me  pourrai -je  sauver  ? 
Pour  t' empêcher  de  me  venir  trouver  ; 
Et  m'affranchir  de  ton  cruel  servage  ? 

Las  !  je  pensois  en  m'éloignant  de  celle 
Qui  tient  mon  cceur  en  ses  yeux  arrêté  ? 
Me  retirer  hors  de  captivité , 
Et  voir  la  fin  de  ma  douleur  cruelle. 

Rien  ne  s'égale  à  ma  dure  souffrance  7 
Belle  Diane ,  et  j'atteste  vos  yeux 


A  31  OURS     DE     DIANE.  Si 

Que  mon  trépas  me  plairoit  beaucoup  mieux 
Auprès  de  vous  ,  que  vivre  en  votre  absence, 

PRIÈRE    AU   SOMMEIL. 

S o:\i3iE  ,  doux  repos  de  nos  yeux  , 
L'aimé  des  hommes  et  des  Dieux  , 
Fils  de  la  nuit  et  du  silence  , 
Qui  peux  les  esprits  délier, 
Qui  fais  les  soucis  oublier  , 
Endormant  toute  violence  ! 

Approche ,  ô  Sommeil  désiré  ! 

Las  !  c'est  trop  long-- temps  demeuré  ; 

La  nuit  est  à  demi-passée , 

Et  je  suis  encore  attendant 

Que  tu  chasses  le  Soin  mordant . 

Hôte  importun  de  ma  pensée. 

Si  tu  peux  nous  représenter 
Le  bien  qui  nous  peut  contenter  , 
Séparé  de  longue  distance , 
O  Somme  doux  et  gracieux  , 
Représente  encore  à  mes  yeux 
Celle  dont  je  pleure  l'absence  ! 

Mais  las  !  je  te  vais  appelant, 
Tandis  la  Nuit  en  s' envolant 
Fait  place  k  l'Aurore  vermeille: 
Amour,  ô  tyran  de  mon  cœur, 
C'est  toi  seul  qui ,  par  ta  rigueur, 
Empêches  que  je  ne  sommeille  ! 


l/\  PHILIPPE     DESPOllTES, 

SONNET. 

Si  je  me  sieds  à'I'ombre,  aussi  soudainement 
Amour,  laissant  son  arc,  s'assied  et  se  repose  ; 
Si  je  pense  à  des  vers  ,  je  le  vois  qui  compose  ; 
Si  je  plains  mes  douleurs,  il  se  plaint  hautement. 

Si  je  me  plais  au  mal,  il  accroît  mon  tourment  ; 
Si  je  répands  des  pleurs,  son  visage  il  arrose  ; 
Si  je  montre  la  plaie  en  ma  poitrine  enclose , 
Il  défait  son  bandeau,  l'essuyant  doucement. 

Si  je  vais  par  les  bois,  aux  bois  il  m'aecompagne: 
Si  je  me  suis  cruel,  dans  mon  sang  il  se  bagne  ; 
Si  je  vais  à  la  guerre,  il  devient  mon  soudai  t  ; 

Si  je  passe  la  mer,  il  conduit  ma  nacelle  : 
Bref,  jamais  l'inhumain  de  moi  ne  se  départ , 
Pour  rendre  mon  amour  et  ma  peine  éternelle. 

SONGE. 

Celle  que  j'aime  tant,  Lasse  d'être  cruelle  , 
Est  venue,  en  songeant,  la  nuit  me  consoler  : 
Ses  yeux  étoient  riants,  doux  étoit  son  parler, 
Et  mille  et  mille  amours  voloient  alentour  d'elle. 

O  douce  illusion  !  ô  plaisante  merveille  ! 
Mais  combien  peu  durable  est  l'heur  d'un  amou- 
reux ! 
Voulant  baiser  ses  yeux,  hélas,  moi  malheureux  î 
Pcu-à-peu  doucement  je  sens  que  je  m'éveille. 


AMOTJRS.DE     DIANE,.  .2$ 

Encor  long-temps  depuis  d'une  ruse  agréable 
Je  tins  les  yeux  fermés,  et  feignois  sommeiller  : 
Mais  le  songe  passé,  je  trouve  au  réveiller 
Que  ma  joie  étoit  fausse,  et  mon  mal  véritable. 

RIMES    TIERCES. 

Si  jamais  plus  ma  liberté  j'engage 
Au  faux  Amour,  jadis  roi  de  mon  cœur, 
Que  je  languisse  en  éternel  servage. 
Si  jamais  plus  son  feu  brûle  mon  ame , 
Que  je  n'éprouve  en  aimant  que  rigueur, 
Et  que  mes  pleurs  fassent  croître  ma  flamme, 

Si  jamais  plus  une  beauté  mortelle 
Tient  mon  esprit  en  la  terre  arrêté  , 
Que  mon  mal  serve  à  la  rendre  plus  belle. 
Si  jamais  plus  pour  ses  yeux  je  soupire, 
Que  mes  soupirs  croissent  sa  cruauté , 
Et  de  mes  cris  ne  se  fasse  que  rire. 

Que  les  cheveux,  dont  mon  ame  fut  prise  , 
Laissent  son  chef,  après  avoir  changé 
Leur  couleur  d'or  en  une  couleur  grise. 

Que  de  ses  mains  son  miroir  elle  rompe 
Voyant  sa  face  ,  et  que  je  sois  vengé 
De  ce  cristal  qui  maintenant  la  trompe. 

Qu'elle  ait  regret  a  sa  jeunesse  folle  , 
Et  qu'elle  apprenne  hélas  !  trop  chèrement^ 
Que  la  beauté  comme  le  vent  s'envole. 

3 


26  PHILIPPE     DESPORTES. 

Lors  sans  danger,  sans  douleur  et  sans  crainte 
-Je  me  rirai  d'avoir  si  longuement 
A  la  servir  ma  liberté  contrainte. 

Puis  je  prendrai  la  vaine  repentance  , 
Et  ses  soupirs  pour  heureux  payement 
De  mes  douleurs  et  de  son  arrogance. 

CONTRE    AMOUR. 

Je  connois  mon  erreur,  je  commis  la  folie 
Qui  profonde  a  tenu  mon  aine  ensevelie, 
Je  connois  les  flambeaux  dont  je  fus  embrasé , 
Je  connois  le  venin  qui  troubla  ma  pensée  , 
Et  regrette  en  pleurant  ma  jeunesse  passée  , 
Maudissant  le  pipeur  qui  m'a  tant  abusé. 

Que  mon  cœur ,  que  ma  voix ,  que  mon  esprit  se 

change , 
Au  lieu  de  tant  d'écrits  sacrés  à  sa  louange , 
Cependant  qu'un  chaud  mal  me  rendoit  insensé  : 
Que  mon  vers  désormais  déteste  sa  puissance , 
Afin  que  pour  le  moins  chacun  ait  cônnoissance 
Que  je  n  ai  pas  grand  peur  qu'il  en  soit  offensé. 

Celui  qui  veut  conter  les  douloureuses  peines , 
Les  regrets,  les  soucis,  les  fureurs  inhumaines  , 
Les  remords  ,  les  frayeurs  qu'on  supporte  en  ai- 
mant , 
Qu'il  conte  du  printemps  la  richesse  amassée, 


AMOURS     DE     DIANE.  27 

Les  vagues  de  la  mer  quand  elle  est  courroucée, 
Et  par  les  longues  nuits  les  yeux  du  firmament. 

Le  forçat  enchaîné  quelquefois  se  repose , 
Le  pauvre  prisonnier  dedans  sa  prison  close 
Clôt  quelquefois  les  yeux  et  soulage  ses  maux  ; 
Au  soir  le  laboureur  met  ses  bœufs  en  Fétable  , 
Et  doucement  forcé  d'un  sommeil  agréable, 
Remet  jusques  au  jour  sa  peine  et  ses  travaux. 

Seulement  le  cliétif  qui  porte  en  la  pensée 
Le  poignant  aiguillon  d'une  rage  insensée  , 
Ne  sent  point  de  relâche  entre  tant  de  malheurs  : 
Si  le  jour  le  fàchoit ,  la  frayeur  solitaire 
Et  le  silence  coi  rentament  sa  misère  , 
Renveniment  sa  plaie  et  rouvrent  ses  douleurs. 

Est-il  dedans  le  lit?  les  pensers  qui  l'assaillent, 
Mutins  et  furieux  sans  repos  le  travaillent  : 
L  un  cà ,  l'autre  delà ,  chacun  à  qui  mieux  mieux. 
De  ses  cuisants  regrets  le  Ciel  il  importune , 
Il  rêve,  il  se  dépite ,  il  maudit  sa  fortune , 
Noyant  toute  espérance  au  torrent  de  ses  yeux. 

S'il  s'endort  quelquefois  ,  aggravé  de  tristesse  , 
Hélas  !  par  le  dormir  sa  douleur  ne  prend  cesse  3 
Mais  plus  fort  que  devant  il  se  sent  travailler  ; 
Car  au  premier  sommeilles  songes  l'épouvantent, 
Et  mille  visions  à  ses  yeux  se  présentent 
Qui  le  font  en  sursaut  rudement  éveiller, 


20  VUlï-lVPEL     DESPORTIÏS., 

Le  jour  est-il  Venu  f  sa  douleur  recommence \ 
Il  déteste  le  bruit ,  il  cherche  le  silence , 
La  clarté  lui  déplaît ,  et  la  voûte  des  cieùx  ,-, 
Le  murmure  des  eaux,  la  fraîcheur  des  ombrages, 
Herbes  ,  rives  et  fleurs  ,  forêts  ,  prés  et  bocages  , 
Et  ne  sauroit  rien  voir  qui  contente  ses  yeux  A 

SUR   LA   MORT    DE    DIANE. 
SONNET. 

Vawte-toi  maintenant,  outrageuse  déesse, 
D'avoir  fait  tout  l'effort  de  ta  plus  grand  rigueur^ 
Privant  Amour  de  traits,  d'allégresse  mon  cœur, 
La  terre  d'ornement,  de  gloire  et  de  richesse. 

On  ne  sait  plus  que  c'est  de  vertu  ni  d'adresse, 
L'honneur  triste  languit  sans  force  et  sans  vi- 
gueur ; 
Bref,  de  cent  déités  ton  bras  s'est  fait  vainqueur  ; 
Morte  gît  la  beauté  ,  la  grâce  et  la  jeunesse  : 

L'air,  la  terre  et  les  eaux  cet  ouvrage  ont  pleuré, 
Le  monde  en  la  perdant  sans  lustre  est  demeuré, 
Comme  un  pré  sans  couleurs  ,  un  bois  sans  robe 
verte  : 

Tandis  qu'il  en  jouit ,  il  ne  la  connut  pas  , 
Moi  seul  je  la  connus ,  qui  la  pleure  ici  -  bas  , 
Cependant  que  le  Ciel  s'enrichit  de  ma  perte. 


AMOURS   D'HIPPOLITE. 

CHANSON, 

JLJouce  Liberté  désirée, 
Déesse  ,  où  t'es -tu  retirée  , 
Me  laissant  en  captivité  ? 
Hélas  ,  de  moi  ne  te  détourne  l 
Retourne,  ô  Liberté,  retourne, 
Retourne ,  ô  douce  Liberté  ! 

Ton  départ  m'a  trop  fait  connoître 
Le  bonheur  où  je  soulois  être, 
Quand  douce  tu  m'allois  guidant  : 
Et  que  sans  languir  davantage 
Je  devois ,  si  j'eusse  été  sage , 
Perdre  la  vie  en  te  perdant, 

D'autre  sujet  je  ne  compose, 
Ma  main  n'écrit  plus  d'autre  chose  ; 
Là  tout  mon  service  est  rendu  ; 
Je  ne  puis  suivre  une  autre  voie , 
Et  le  peu  de  temps  que  j'emploie 
Ailleurs  ,  je  l'estime  perdu. 

Quel  charme,  ou  quel  Dieu  plein  d'envie? 
A  changé  ma  première  vie , 
La  comblant  d'infélicité  ? 

3. 


3®  PHILIPPE     DESPORTES» 

Et  toi ,  Liberté  désirée  , 
Déesse ,  où/ t'es  -  tu  retirée  ? 
Retourne ,  ô  douce  Liberté  ! 

Las  !  donc  sans  profit  je  t'appelle  , 
Liberté  précieuse  et  belle  ! 
Mon  cœur  est  trop  fort  arrêté  : 
En  vain  après  toi  je  soupire, 
Et  crois  que  je  te  puis  bien  dire  , 
Pour  jamais ,  adieu  Liberté. 

CHANSON. 

Savez -vous  ce  que  je  désire 
Pour  loyer  de  ma  fermeté  ? 
Que  vous  puissiez  voir  mon  martyre  ,, 
Comme  ie  vois  votre  beauté. 

Le  Ciel  ornant  votre  jeunesse 
De  ses  dons  les  plus  précieux  , 
Pour  mieux  me  montrer  sa  richesse 
M'éclaira  l'esprit  et  les  yeux  : 
Toujours  depuis  je  vous  admire 
D'un  œil  tout  en  vous  arrêté  : 
Mais  vous  ne  voyez  mon  martyre  7 
Comme  je  vois  votre  beauté. 

L'aveugle  enfant  qui  me  commande ,. 
Qu'on  nomme  à  tort  Dieu  d'amitié, 
Les  deux  yeux ,  comme  à  lui ,  vous  bande T 


amours    d'hippolite.  3i 

Afin  que  soyez  sans  pitié. 
Il  le  faut  :  car  j'ose  bien  dire 
Que  n'auriez  tant  de  cruauté  , 
Si  vouspouviez  voir  mon  martyre 
Comme  je  vois  votre  beauté. 

SONNET. 

Icare  chût  ici ,  le  j eune  audacieux , 
Qui  pour  voler  au  ciel  eut  assez  de  courage  ! 
Ici  tomba  son  corps  dégarni  de  plumage , 
Laissant  tous  braves  cœurs  de  sa  chute  envieux, 

O  bienheureux  travail  d'un  esprit  glorieux  , 
Qui  tire  un  si  grand  gain  d'un  si  petit  dommage  ! 
O  bienheureux  malheur,  plein  de  tan  t  d'avantage; 
Qu'il  rende  le  vaincu  des  ans  victorieux  ! 

Un  chemin  si  nouveau  n'étonna  sa  jeunesse  , 
Le  pouvoir  lui  faillit  ,  et  non  la  hardiesse  ; 
Il  eut,  pour  le  brûler,  des  astres  le  plus  beau. 

Il  mourut  poursuivant  une  haute  aventure , 
Le  ciel  fut  son  désir,  la  mer  sa  sépulture. 
Est-il  plus  beau  dessein,  ou  plus  riche  tombeau? 

CHANSON. 

Pour  faire  qu'une  affection 
Ne  soit  sujette  à  l'inconstance , 
Il  faut  beaucoup  de  connoissanee 
Et  beaucoup  de  discrétion» 


3a  PHILIPPE     DESPORTES. 

Je  suis  bien  d'avis  qu'une  daine 
Ne  doive  aisément  s'assurer 
Qu'un  jeune  amant  garde  sa  flamme , 
Pour  le  voir  craindre  et  soupirer  : 
Car  presqu' aussitôt  qu'il  commence  9 
Le  refus  ou  la  jouissance 
Eteignent  ses  feux  si  cuisants  , 
Et  n'y  peut  avoir  d'assurance 
Qu'il  n'ait  passé  deux  fois  douze  ans. 

J'estime  aussi  peu  recevable, 
Au  moins  pour  durer  longuement  5 
"  Cette  ardeur  qu'on  croit  véritable , 
Du  premier  regard  s' allumant. 
L'amour  est  foible  à  sa  naissance, 
Mais  le  temps  lui  donne  accroissance  ? 
Et  le  guide  à  perfection  ; 
Il  faut  donc  de  la  connoissance 
Pour  fonder  une  affection. 

Mais  sur-tout  qui  veut  vivre  heureuse , 

La  grandeur  ne  doit  estimer  ; 

L'amour  des  grands  est  dangereuse , 

Et  ne  se  peut  assez  blâmer  ; 

Sujette  au  bruit  et  à  l'envie  , 

De  mille  ennuis  elle  est  suivie. 

Colle  qui  s'y  veut  hasarder, 

Se  trouve  à  la  fin  asservie 

Au  lieu  qu'elle  doit  commander. 


amours    d'hippolite.  33 

Suivez  le  conseil  des  déesses  , 

Qui  n'ont  aimé  si  hautement  : 

Et  puisque  vous  êtes  maîtresses  , 

Retenez  le  commandement. 

Fuyez  aussi  toute  accointance 

De  ces  muguets  pleins  d'apparence  T 

Qui  se  paissent  de  vanité, 

Et  qui  fondent  leur  récompense 

Plus  au  bruit  qu'en  la  vérité. 

Celui  qui,  discret  et  fîdelle  , 
Sans  gémir  s'est  laissé  brûler., 
Et  à  qui  la  peine  cruelle 
N'a  jamais  rien  fait  déceler  : 
Qui  cache  au  dedans  son  martyre  , 
Que  la  peur  d'aimer  ne  retire , 
Et  trouve  au  mal  contentement , 
Tel  serviteur  se  peut  élire 
Sans  avoir  peur  du  changement, 

SONNET. 

A  moue',  à  qui  j'ai  fait  tant  de  fois  sacrifice 
De  mon  cœur  tout  sanglant  réduit  sous  ton  pou- 
voir, 
Si  la  voix  d'un  mortel  peut  les  Dieux  émouvoir , 
Tends  l'oreille  à  la  mienne,  et  te  montre  propice  l 

Je  ne  demande  pas  que  mon  mal  s'adoucisse, 
Que  tu  blesses  madame,  ou  changes  mon  vouloir» 


3.|  PHILIPPE     D  ESP  OU  TE  S. 

Je  sais  qu'un  si  grand  licur  je  ne  puis  recevoir, 
Et  que  jusqu'à  ma  mort  il  faut  que  je  languisse. 

Pour  fruit  de  mes  labeurs  donne-moi  seulement, 

Que  son  nom  glorieux  vive  éternellement, 

Et  que  mes  vers  plaintifs,  courriers  de  son  mérite, 

Fassent  qu'après  mille  ans  les  François  étonnés 
Gardent  le  souvenir  d'une  belle  Hippolite  , 
Plaignants  les  passions  que  ses  yeux  m'ont  don- 
nés. 

CHANSON. 

L'  hiver  n'a  point  tant  de  glaçons  , 
L'été  tant  de  jaunes  moissons  , 
L'Afrique  de  ebaudes  arènes  , 
Le  ciel  de  feux  étincelants  , 
Et  la  nuit  de  songes  volants  , 
Que  pous  vous  j'endure  de  peines. 

Toute  douleur  qui  nous  survient  , 

Peu-à-peu  moins  forte  devient, 

Le  temps  comme  un  songe  l'emporte  : 

Mais  il  ne  faut  pas  espérer 

Que  le  temps  puisse  modérer 

Le  mal  que  votre  œil  nous  apporte. 

Le  traître  ennemi  de  ma  paix 
Me  voyant  tomber  sous  le  faix , 
A  peur  que  trop  tôt  je  finisse  : 


AMOURS     D    HIPPOLITE.  JJ 

Et  fait  comme  un  bourreau  cruel 
Qui  donne  à  boire  au  criminel 
Pour  le  réserver  au  supplice. 

ÉLÉGIE. 

J  y  M  aïs  foible  vaisseau  ,  deçà  delà  porté 
Par  les  fiers  aquilons  ,  ne  fut  tant  agité  , 
L'hiver  en  pleine  mer,  que  ma  vague  pensée 
Est  des  flots  amoureux  haut  et  bas  élancée. 
J'erre  égaré  d'esprit,  furieux,  inconstant, 
Et  ce  qui  plus  me  plait  me  déplaît  à  l'instant  : 
J'ai  froid,  je  suis  en  feu,  je  m'assure  et  défie  : 
Sans  yeux  jevois  ma  perte,  et  sans  langue  je  crie  : 
Je  demande  secours,  et  m'élance  au  trépas  : 
Or  je  suis  plein  d'amour,  et  or  je  n'aime  pas, 
Et  couve  en  mon  esprit  un  discord  tant  extrême 
Qu'aimant  je  me  veux  mal  de  ce  que  je  vous  aime. 
Mais  si  je  perds  mon  temps  sous  l'amoureuse  loi , 
Quel  autre  des  humain  s  l'emploie  mieux  que  moi? 
L'un,  à  c|ui  le  Dieu  Mars  auralame  enflammée  , 
Accourcissant  sa  vie,  accroît  sa  renommée  : 
L'autre  moins  courageux,  d'avarice  incité, 
Cherche  aux  ondes  sa  mort ,  fuyant  la  pauvreté  : 
L'autre  en  la  cour  des  rois,  brûlé  de  convoitise , 
Pour  un  espoir  venteux  engage  sa  franchise  : 
L'autre  fend  ses  guerets  par  les  coutres  tran- 
chants , 


3G  PHILIPPE      DESI'ORTES. 

Et  n'étend  ses  désirs  plus  avant  que  ses  champs  : 
Bref,  chacun  se  travaille,  et  notre  vie  humaine 
N'est  que  l'ombre  d'un  songe  et  qu'une  la  Me 

vaine. 
Ah,  qu'amour  m'a  fait  tort  de  m' avoir  tant  celé 
L'heur  où  le  ciel  m'avoit  en  naissant  appelé  ! 
Amants  désespérés  ,  qui  l'avez  tant  servie , 
Chargés  de  mille  ennuis,  que  je  vous  porte  envie! 
Mais  je  me  plains  à  tort:  mon  bonheur  a  souffert 
Que  j'aye  aimé  devant  pour  être  plus  expert , 
Et  savoir  mieux  couvrir  mon  amoureuse  flamme, 
Quand  les  yeux  d'Hippolite  auroient  forcé  mon 

ame: 
L'expérience  apprend.  En  ce  commencement 
J'apprenois  à  aimer  pour  l'aimer  fermement. 
Je  sais  comme  l'amant  en  l'amante  se  change, 
Et  comme  au  gré  d'autrui  en  soi-même  on  s'é- 

trange, 
Comme  on  se  plaît  au  mal ,  comme  on  veille  en 

dormant , 
Comme  on  change  d'état  cent  fois  en  un  moment: 
Je  sais  comme  Amour  vole^  errant  de  place  en 

place , 
Comme  il  frappe  les  cœurs  avant  qu'il  les  menace, 
Comme  il  se  paît  de  pleurs  et  de  soupirs  ardents  : 
Enfant  doux  dévisage  ,  et  cruel  au  dedans  , 
Qui  de  traits  venimeux  et  de  flammes  se  joue, 
Et  comme  instablcment  il  fait  tourner  .sa  roue» 


AMOURS     d'hIFPOLITE.  $J 

Je  sais  des  amoureux  les  regrets  et  les  pleurs 
Et  leurs  trop  courts  plaisirs  pour  si  longues  dou- 
leurs. 

CHANSON. 

Blessé  d'une  plaie  inhumaine, 
Loin  de  tout  espoir  de  secours, 
Je  m'avance  à  ma  mort  prochaine  , 
Plus  chargé  d'ennuis  que  de  jours. 

Las  !  que  ne  puis  -je  me  distraire  , 
Connoissant  mon  mal ,  de  la  voir  ? 
O  ciel  rigoureux  et  contraire  , 
C'est  toi  qui  contrains  mon  vouloir  ! 

Ainsi  qu'au  clair  d'une  chandelle 
Le  gai  papillon  voletant , 
Va  grillant  le  bout  de  son  aile  , 
Et  perd  la  vie  en  s'éhattant. 

Ainsi  le  désir  qui  m'affole, 

Trompé  d'un  rayon  gracieux  , 

Fait  hélas  !  qu'aveuglé  j  e  vole 

Au  feu  meurtrier  (i)  de  vos  beaux  yeux. 

(  i  )  Corneille  a  su  diviser  en  deux  syllabes  ce  qui  n'en 
faisoit  qu'une  trop  dure  à  prononcer.  L'Académie  Fran- 
çoise ,  dans  ses  Observations  sur  le  Cid,  condamna  ce 
vers: 

Il  est  juste  ,  grand  roi,  qu'un  meur-tri-er  périsse. 
Le  Cid,  act.  Iï.  se.  IX. 

4 


CLEONICE, 

DERNIÈRES    AMOURS 


CHANSON. 

ZXïviour  oy an t  tant  renommer 
La  Vénus  qui  me  fait  aimer , 
Entreprit  yers  elle  un  voyage  , 
Tant  il  est  désireux  du  beau  ! 
Et  se  fit  ôter  son  bandeau  , 
Pour  mieux  voir  si  parfait  ouvrage. 

Alors  ravi  de  tant  d'attraits , 
Et  navré  de  ses  propres  traits: 
Sus,  sus,  dit-il,  qu'on  me  rebande  , 
Aussi  bien  revolant  aux  cieux , 
Il  ne  faut  pas  que  je  m'attende 
De  voir  rien  d'égal  à  ses  yeux. 

ÉPIGRAMME. 

Vous  m'avez  fait  jeter  au  plus  vif  de  la  flamme 
Un  sonnet  que  du  cœur  l'Amour  m'a  fait  sortir  : 
Si  c'est  pour  appaiser  les  courroux  de  votre  ame, 
La  vengeance  est  petite,  il  n'en  peut  rien  sentir. 
Ah  !  non,  vous  l'avez  fait  pour  sauver  votregloire, 


PHILIPPE     DE  S  PORTES.  3(_) 

Qui  couroit  grand  péril  sans  cet  embrasement  : 
Car  en  brûlant  mes  vers,  je  brûle  aussi  l'histoire 
De  votre  tyrannie  et  de  mon  long  tourment. 

STANCES. 

Enfin  les  dieux  bénins  ont  exaucé  mes  cris  , 
La  beauté  qui  me  blesse ,  et  qui  tient  mes  esprits 

En  langueur  continue , 
Languit  dedans  un  lit  d'un  mal  plein  de  rigueur, 
Son  beau  teint  devient  pâle  ,  et  sa  jeune  vigueur 

Peu  à  peu  diminue. 

Pour  le  moins  tant  de  jours  qu'au  lit  elle  sera 
Nonchalante  de  soi ,  ma  frayeur  cessera  : 

Car  ceux  qui  me  font  crainte , 
D'approcher  de  son  lit  n  auront  pas  le  pouvoir 
Et  peut-être  le  temps  qu'ils  seront  sans  lavoir 

Rendra  leur  flamme  éteinte. 

Sitôt  que  son  beau  corps  sera  froid  et  transi , 
Sur  le  point  de  sa  mort  je  veux  mourir  aussi , 

La  sentence  est  donnée  : 
Car  ma  vie  à  l'instant  de  regret  finira  , 
Ou  par  glaive  ou  poison  du  corps  se  bannira 

Mon  ame  infortunée. 

Avec  ce  dernier  acte  à  tous  je  ferai  voir 
Que  moi  seul  en  vivant  meritois  de  l'avoir 
Pour  mon  amour  fidelle  : 


4o  PHILIPPE     DESPORTES. 

Car  de  tant  de  muguets  qui  l'aiment  feintement, 
Je  suis  sûr  que  pas  un ,  fors  que  moi  seulement 
Ne  se  t uera  pour  elle. 

O  Dieux!  qui  d'ici-bas  les  destins  gouvernez, 
Et  qui  des  suppliants  les  malheurs  détournez , 

Oyez  ce  que  je  prie  ! 
Rendez  saine  ma  dame  avec  un  prompt  secours  , 
Et  s'il  en  est  besoin ,  retranchez  de  mes  jours 

'Pour  allonger  sa  vie. 

ODE. 

De  mes  ans  la  fleur  se  déteint , 
J'ai  l'œil  cave ,  et  pâle  le  teint , 
Ma  prunelle  est  toute  éblouie  : 
De  gris-blanc  ma  tête  se  peint , 
Et  n'ai  plus  si  bonne  l'ouïe. 

Ma  vigueur  peu-à-peu  se  fond  , 

Maint  sillon  replisse  mon  front, 

Le  sang  ne  bout  plus  dans  mes  veines  ; 

Comme  un  trait  mes  beaux  jours  s'en  vont 

Me  laissant  foible  entre  les  peines. 

Adieu  chansons  ,  adieu  discours  , 
Adieu  nuits  que  j'appelois  jours  , 
En  tant  de  liesses  passées  , 
Mon  cœur  où  logeoientles  amours 
N'est  ouvert  qu'aux  tristes  pensées. 


CLEOTîICE  ,    DEKN  IÈRE5    AMOURS.  41 

Le  printemps  les  roses  produit, 
L'été  plus  chaud  mûrit  le  fruit, 
Des  saisons  divers  est  l'empire  : 
Aux  amours  la  jeunesse  duit  ; 
L'autre  âge  autre  chose  désire. 

Connoissant  donc  ce  que  je  doi , 
Faut- ii  pas  suivre  une  autre  loi 
Propre  à  mon  âge  et  ma  tristesse  ? 
Dois -je  pas  bannir  loin  de  moi 
Tous  noms  d'amour  et  de  maîtresse  ? 


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POESIES    DIVERSES 


CHANSON. 

yj  bienheureux  qui  peut  passer  sa  vie 
Entre  les  siens  ,  franc  de  haine  et  d'envie  , 
Parmi  les  champs  ,  les  forets  et  les  hois  , 
Loin  du  tumulte  et  du  bruit  populaire  : 
Et  qui  ne  vend  sa  liberté  pour  plaire 
Aux  fous  désirs  des  princes  et  des  rois  ! 

Il  ne  frémit ,  quand  la  mer  courroucée 
Enfle  ses  flots ,  contrairement  poussée 
Des  vents  émus  soufflants  horriblement: 
Et  quand  la  nuit  à  son  aise  il  sommeille , 
Une  trompette  en  sursaut  ne  f  éveille 
Pour  l'envoyer  du  lit  au  monument. 

L'ambition  son  courage  n'attise  ; 
D'un  fard  trompeur  son  ame  il  ne  déguise  ; 
Il  ne  se  plaît  à  violer  sa  foi  ; 
Les  grands  seigneurs  sans  cesse  il  n'impor- 
tune , 
Mais  en  vivant  content  de  sa  fortune , 
Il  est  sa  cour,  sa  faveur  et  son  roi. 

Dedans  mes  champs  ma  pensée  est  enclose  , 
Si  mon  corps  dort  mon  esprit  se  repose, 


PHILIPPE     DESPORTES.  43 

Un  soin  cruel  ne  le  va  dévorant  : 
Au  plus  matin ,  la  fraîcheur  me  soulage  ; 
S'il  fait  trop  chaud ,  je  me  mets  à  l'ombrage  , 
Et  s'il  fait  froid ,  je  m'échauffe  en  courant. 

Dans  les  palais  enflés  de  vaine  pompe , 
L'ambition,  la  faveur  qui  nous  trompe, 
Et  les  soucis  logent  communément: 
Dedans  nos  champs  se  retirent  les  fées 
Reines  des  bois,  à  tresses  décoiffées , 
Les  Jeux ,  l'Amour,  et  le  Contentement. 

Que  de  plaisir  de  voir  deux  colombelles  , 
Bec  contre  bec,  en  trémoussant  des  ailes, 
Mille  baisers  se  donner  tour-à-tour  ! 
Puis  tout  ravi  de  leur  grâce  naïve  , 
Dormir  au  frais  d'une  source  d'eau  vive 
Dont  le  doux  bruit  semble  parler  d'amour  ! 

Que  de  plaisir  de  voir  sous  la  nuit  brune  , 
Quand  le  soleil  a  fait  place  à  la  lune  , 
Au  fond  des  bois  les  nymphes  s'assembler,. 
Montrer  au  vent  leur  gorge  découverte  , 
Danser,  sauter,  se  donner  cotte-verte  , 
Et  sous  leurs  pas  tout  l'herbage  trembler  ! 

Ainsi  la  nuit  je  contente  mon  ame  : 
Puis  quand  Phcebus    de  ses  rais  nous  en- 
flamme , 
J'essaie  encor  mille  autres  jeux  nouveaux  : 


44  PHILIPPE     DESPORTES, 

Diversement  mes  plaisirs  j'entrelace  ; 
Ores  je  pêche,  or  je  vais  à  la  chasse, 
Et  or  je  dresse  embuscade  aux  oiseaux. 

Je  fais  l'amour  ,  mais  c'est  de  telle  sorte 
Que  seulement  du  plaisir  j'en  rapporte , 
N'engageant  point  ma  chère  liberté  : 
Et  quelques  lacs  que  ce  Dieu  puisse  faire 
Pour  m  attraper,quand  je  m'en  veux  distraire, 
J'ai  le  pouvoir,  comme  la  volonté. 

Douces  brebis ,  mes  fidelles  compagnes  , 
Hayes,  buissons  ,  forêts ,  prés  et  montagnes, 
Soyez  témoins  de  mon  contentement  z\ 
Et  vous,  ô  Dieux  !  faites,  je  vous  supplie, 
Que  cependant  que  durera  ma  vie , 
Je  ne  connoisse  un  autre  changement. 

ADIEU   A   LA   POLOGNE. 

Adieu,  Pologne,  adieu ,  plaines  désertes , 
f  Toujours  de  neige  ou  de  glaces  couvertes , 
Adieu ,  pays  d'un  éternel  adieu  : 
Ton  air,  tes  mœurs  m'ont  si  fort  su  déplaire, 
Qu'il  faudra  bien  que  tout  me  soit  contraire, 
Si  jamais  plus  je  retourne  en  ce  lieu. 

Adieu,  maisons  d'agréable  structure, 
Poêles ,  adieu  ,  qui  dans  votre  clôture 
Mille  animaux  pêle-mêle  entassez , 


POÉSIES     DIVERSES.  '    45 

Filles,  garçons,  veaux  et  bœufs  tout  ensemble* 
Un  tel  ménage  à  l'âge  d'or  ressemble , 
Tant  regretté  par  les  siècles  passés. 

Barbare  peuple,  arrogant  et  volage, 
Vanteur,  causeur,  n'ayant  rien  que  langage; 
Qui  jour  et  nuit  dans  un  poêle  enfermé 
Pour  tout  plaisir  se  joue  avec  un  verre  , 
Ronfle  à  la  table ,  ou  s'endort  sur  la  terre , 
Puis  comme  un  Mars  veut  être  renommé. 

Ce  ne  sont  pas  vos  grands  lances  creusées , 
Vos  peaux  de  loup  ,  vos  armes  déguisées 
Où  maint  plumage  et  mainte  aile  s'étend , 
Vos  bras  charnus,  ni  vos  traits  redoutables , 
Lourds  Polonois,  qui  vous  font  indomptables: 
La  pauvreté  seulement  vous  défend. 

Si  votre  terre  étoit  mieux  cultivée , 
Que  l'air  fût  doux ,  qu'elle  fût  abreuvée 
De  clairs  ruisseaux ,  riche  en  bonnes  cités , 
En  marchandise ,  en  profondes  rivières , 
Qu'  elle  eût  des  vins,  des  ports  et  des  minières, 
Vous  ne  seriez  si  long- temps  indomptés. 

Neuf  mois  entiers,  pour  complaire  à  mon  maî- 
tre, 
Le  grand  Henri ,  que  le  ciel  a  fait  naître 
Comme  un  bel  astre  aux  humains  flamboyant, 
Pour  ce  désert  j'ai  la  France  laissée , 


4^  PHILIPPE     DESPORTES. 

Y  consumant  ma  pauvre  arae  blessée  , 
Sans  nul  confort,  sinon  qu'en  le  voyant. 

ÉPIGRAMME. 

Je  voulus  baiser  ma  rebelle , 
Riant  elle  m'a  refusé  : 
Puis  soudain ,  sans  penser  à  elle, 
Toute  en  pleurs  elle  m'a  baisé. 
De  son  deuil  vint  ma  jouissance  , 
Son  ris  me  rendit  malheureux. 
Voilà  que  c'est  !  un  amoureux 
A  du  bien  ,  quand  moins  il  y  pense. 

STANCES    DU    MARIAGE. 

D  e  toutes  les  fureurs  dont  nous  sommes  pressés, 
De  tout  ce  que  les  cieux  ardemment  courroucés 
Peuvent  darder  sur  nous  de  tonnerre  et  d'orage, 
D'angoisseuses  langueurs  ,  de  meurtre  ensan- 
glanté , 
De  soucis ,  de  travaux  ,  de  faim ,  de  pauvreté  , 
Rien  n'approche  en  rigueur  la  loi  du  mariage. 

On  dit  que  Jupiter  ayant  pour  son  péché 
Sur  le  dos  d'un  rocher  Pr  orné  thé  e  attaché , 
Qui  servoit  de  pâture  à  l'aigle  insatiable , 
Ne  se  contenta  pas  de  tant  de  cruauté , 
Mais  voulut ,  pour  montrer  qu'il  étoit  dépité  , 
Rendre  le  genre  humain  de  tout  point  misérable. 


POESIES     DIVERSES.  4j 

Il -envoya  la  femme  aux  mortels  ici  -bas  , 
Ayant  dedans  ses  yeux  mille  amoureux  appas , 
Et  portant  en  la  main  une  boîte  féconde 
Des  semences  du  mal ,  les  procès  ,  le  discord, 
Le  souci ,  la  douleur ,  la  vieillesse  et  la  mort  ; 
Bref,  pour  douaire  elle  avoit  tout  le  malheur  du 
monde. 

Vénus  dessus  son  front  mille  beaute's  sema , 
Pithon  d'autant  d'attraits  sa  parole  anima  , 
Vulcain  forgea  son  cœur,  Mars  lui  donna  l'audace: 
Bref,  le  Ciel  rigoureux  si  bien  la  déguisa  , 
Que  l'homme  épris  de  flamme  aussitôt  l'épousa, 
Plongeant  en  son  malheur  toute  l'humaine  race. 

De  là  le  mariage  eut  son  commencement , 
Tyran  injurieux ,  plein  de  commandement , 
Que  la  liberté  fuit  comme  son  adversaire  : 
Plaisant  à  l'abordée,  à  l'œil  doux  et  riant  ; 
Mais  qui  sous  beau  semblant,  traître,  nous  va  lian  t 
D'un  lien  que  la  mort  seulement  peut  défaire. 

Il  tient  dessous  ses  pieds  le  repos  abattu  ; 
De  cordage  et  de  fers  son  corps  est  revêtu  : 
Le  soin  est  à  côté  ,  le  travail  le  regarde  ; 
La  peur ,  la  jalousie  ,  et  le  mal  inconnu  , 
Mal  par  opinion ,  qui  rend  l'homme  cornu  : 
Puis  vient  le  repentir  chef  de  l'arrière -garde. 

On  parle  des  enfers  où  les  maux  sont  punis  , 


£8  PHILIPPE     DESPORTES.. 

Trop  cruel  magasin  de  tourments  infinis , 

Du  chien  toujours  béant ,  des  sœurs  pleines  de 

rage, 
Des  douleurs  de  Titye  et  des  autres  esprits  : 
Mais  je  ne  puis  penser  que  ce  soit  rien  au  prix , 
Ni  qu'il  y  ait  enfer  si  grand  que  mariage. 

Languir  toute  sa  vie  en  obscure  prison  , 
Passer  mille  travaux ,  nourrir  en  sa  maison 
Une  femme  bien  laide,  et  coucher  auprès  d'elle  : 
En  avoir  une  belle  ,  et  en  être  jaloux  , 
Craindre  tout ,  l'épier  ,  se  gêner  de  courroux  , 
Y  a  - 1  -  il  quelque  peine  en  enfer  plus  cruelle  ? 

Ecoutez  ma  parole ,  ô  mortels  égarés , 
Qui  dans  la  servitude  aveuglément  courez , 
Et  voyez  quelle  femme  au  moins  vous  devez  pren- 
dre! 
Si  vous  l'épousez  riche ,  il  se  faut  préparer 
De  servir,  de  souffrir,  de  n'oser  murmurer, 
Aveugle  en  tous  ses  faits,  et  sourd  pour  ne  l'en- 
tendre. 

Si  vous  la  prenez  pauvre ,  avec  la  pauvreté 
Vous  épousez  aussi  mainte  incommodité: 
La  charge  des  enfants  ,  la  peine  et  l'infortune  ; 
Le  mépris  d'un  chacun  vous  fait  baisser  les  yeux; 
Le  soin  rend  vos  esprits  chagrins  et  soucieux  : 
Avec  la  pauvreté  toute  chose  importune. 


POÉSIES     DIVERSES.  49 

Si  vous  l'épousez  belle ,  assurez-vous  aussi 
De  n'être  jamais  franc  de  crainte  et  de  souci  : 
L'œil  de  votre  voisin ,  comme  vous ,  la  regarde  ,- 
Un  chacun  la  désire  ;  et  vouloir  l'empêcher, 
C'est  égaler  Sisyphe  et  monter  son  rocher  : 
Une  beauté  parfaite  est  de  mauvaise  garde. 

Si  vous  la  prenez  laide,  adieu  toute  amitié  : 
L'esprit  tenant  du  corps  est  plein  de  mauvaistié, 
Vous  aurez  la  maison  pour  prison  ténébreuse  , 
Le  soleil  désormais  à  vos  yeux  ne  luira  : 
Bref,  on  peut  bien  penser  s'elle  vous  déplaira, 
Puisqu'une  femme  belle  en  trois  jours  est  fâ- 
cheuse. 

Celui  n'avoit  jamais  les  noces  éprouvé 

Qui  dit  qu'aucun  secours  contre  amour  n'est 

trouvé , 
Depuis  qu'en  nos  esprits  il  a  fait  sa  racine  ; 
Car  quand  quelque  beauté  vient  nos  cœurs  em- 
braser, 
La  voulons -nous  haïr  ?  il  la  faut  épouser  : 
Qui  veut  guérir  l'amour,  c'en  est  la  médecine. 

CHANSON. 

Ah  !  dieu ,  que  la  flamme  est  cruelle , 
Dont  Amour  me  fait  consumer  !' 
Je  sers  une  dame  infidelle , 
Et  ne  puis  cesser  de  l'aimer. 

5 


5o  PHILIPPE     DESPORTES. 

La  marine  est  plus  arrêtée , 
Et  du  Ciel  les  hauts  mouvements  ; 
Bref,  tout  ce  qu'on  lit  de  Protée 
Ne  s'égale  à  ses  changements. 

Las  !  ce  qui  plus  me  désespère 
C'est  qu'avec  tout  ce  que  j'en  voi , 
Mon  esprit  ne  s'en  peut  distraire, 
Et  l'adore  en  dépit  de  moi. 

Si  jaloux  je  franchis  sa  porte , 
Jurant  de  n'y  plus  retourner  , 
Mon  pied  malgré  moi  m'y  rapporte, 
Et  ne  saurois  l'en  détourner. 

C'est  toujours  accord  ou  querelle  : 
O  misérable  que  je  suis  ! 
Je  ne  saurois  vivre  avec  elle , 
Et  sans  elle  aussi  je  ne  puis. 

ELEGIE. 

Que  serviroit  nier  chose  si  reconnue? 
Je  l'avoue  ,  il  est  vrai ,  mon  amour  diminue  , 
Non  pour  objet  nouveau  qui  me  donne  la  loi , 
Mais  c'est  que  vos  façons  sont  trop  froides  pour 

moi . 
Toute  chose  vous  trouble  et  vous  rend  éperdue  ; 
Une  vaine  rumeur  sans  sujet  épandue  , 
Le  regard  d'un  passant ,  le  caquet  d'un  voisin  , 


POÉSIES     DIVERSES.  5l 

Quelque  parent  de  loin,  un  beau- frère,  un  cousin, 
De  mille  étonnements  laissent  votre  ame  atteinte. 
Vos  femmes  seulement  vous  font  pâlir  de  crainte  ; 
Et  quand  de  mes  travaux  j'attends  quelque  loyer, 
Le  temps  en  ces  frayeurs  se  voit  tout  employer. 
D'une  flèche  trop  mousse  Amour  vous  a  blessée  , 
Il  faut  à  mes  fureurs  quelque  amante  insensée , 
Qui,  mourant  chacun  jour,  me  livre  cent  trépas  ; 
Qui  m'ôte  la  raison  ,  le  sommeil ,  le  repas  ; 
Qui  m'occupe  du  tout,  que  tout  je  la  retienne, 
Et  qu'un  même  penser  notre  esprit  entretienne: 
Voila  les  passe- temps  que  je  cherche  en  aimant. 
J'aime  mieux  n'aimer  point  que  d'aimer  tiède- 
ment. 
L'extrémité  me  plaît.  Desirez-vous  que  j'aime? 
Soyez  en  vos  ardeurs,  comme  en  beautés,  extrême, 
Perdez  tous  ces  respects  qui  nous  ont  abusés  ; 
Aveuglons  les  jaloux ,  trompons  les  plus  rusés. 
Cette  mère  d'Amour  que  tout  être  révère  , 
Apprend  la  simple  tille  à  tromper  une  mère , 
Une  tante ,  une  garde,  et  doucement  la  nuit 
Se  couler  d'auprès  d'elle,  aller  sans  faire  bruit 
A  tâtons  à  la  porte  ,  et  sous  l'obscur  silence 
Ouvrir  à  son  amant  qui  bout  d'impatience  : 
Aux  gestes  et  aux  yeux  elle  apprend  à  parler, 
Et  par  chiffre  inconnu  son  secret  déceler  : 
Elle  fait  que  la  femme  et  jeune  et  peu  rusée 
Le  soin  d'un  vieil  époux  convertit  en  risée  ; 


52  PHILIPPE     DESPORTES. 

Et  que  le  cœur  loyal,  d'amour  bien  embrasé, 
Ne  trouve  jamais  rien  qui  lui  soit  malaisé. 
Toujours  cette  déesse  à  mon  secours  se  montre  ; 
Les  batteurs  de  pavé  qu'aux  détours  je  rencontre, 
Ne  m'ôtent  point  ma  cape,  et  leur  fer  rigoureux 
Ne  se  trempe  jamais  dans  mon  sang-  amoureux  : 
Le  froid  des  nuits  d'hiver  ne  me  porte  nuisance, 
Ni  le  serein,  ni  l'eau  qui  tombe  en  abondance  : 
Je  ne  me  sens  de  rien,  tout  aide  à  ma  santé 
Pourvu  qu'à  la  parfin  ayant  bien  écouté  , 
Lasse  de  mes  travaux,  celle  qui  m'est  si  belle , 
Entr'ouvrantla  fenêtre,  à  basse  voix  m'appelle. 
O  toi,  quiconque  sois,  qui  te  vas  retirant 
Si  tard  en  ton  logis,  ne  sois  trop  enquérant, 
Prends  ton  chemin  plus  haut,  porte  basse  la  vue, 
Ne  pense  à  remarquer  ni  l'endroit,  ni  la  rue  ; 
Fais  hâter  ton  flambeau,  toi-même  avance-toi , 
Et  ne  t'enquiers  jamais  de  mon  nom ,  ni  de  moi. 
Toutefois  quand  la  langue  indiscrète  et  mauvaise 
D'un  sot  entreprendroit  de  corrompre  notre  aise, 
Il  s'en  faudroit moquer  :  car ,  maîtresse,  aussibien 
Votre  mari  l'oyant  n'en  croiroit  jamais  rien  ; 
J'y  ai  mis  trop  bon  ordre  :  une  de  ces  sorcières , 
Qui  commande  aux  esprits,  hôtes  des  cimetières, 
Fort  savante  en  son  art,  experte  à  conjurer, 
Qui  pourroit  des  enfers  Proserpine  tirer , 
Qui  sait  tous  les  secrets  de  Circe  et  de  Médée , 
Et  quelle  heure,  ou  quelle  herbe  est  plus  recom- 
mandée, 


POESIES     DIVERSES.  53 

Avec  de  puissants  mots  par  trois  fois  rechantés 
A  pour  moi  tous  les  yeux  des  maris  enchantés  : 
Si  le  vôtre  en  mes  hras  vous  vovoit  toute  nue  , 
Il  ne  croiroit  jamais  la  chose  être  advenue. 
Mais  sachez  que  ce  charme  est  pour  moi  seule- 


ment , 


Et  ne  vous  serviroit  pour  aucun  autre  amant  ; 
Car  si  vous  présumiez  tant  soit  peu  lui  complaire, 
Mari ,  frères  ,  voisins  sauroient  toute  l'affaire. 
Cette  bonne  devine  ,  avec  son  grand  savoir , 
Fait  serment  qu'elle  peut  les  courages  mouvoir, 
Soit  des  prisons  d'Amour  ouvrant  toutes  les  por- 
tes , 
Soit  les  plus  libres  cœurs  chargeant  de  chaînes 

fortes. 
Moi-même  en  ai  fait  preuve,  il  le  faut  confesser  ; 
Elle  m'a  fait  trois  nuits  à  la  lune  passer  , 
M  a  fait  plonger  trois  fois  la  tète  en  la  rivière  ; 
J  ai  fait  maint  sacrifice  avec  mainte  prière  , 
Tandis  que  de  parfums  mon  corps  elle  purgeoit, 
Et  de  noires  liqueurs  son  bras  nudm'aspergeoit. 
Il  est  vrai  qu'en  mes  vœux,  ô  seul  but  de  ma  vie, 
D'échapper  de  vos  mains  je  n'avois  point  d'envie- 
Jepriois  seulement,  d'amour  tout  enflammé, 
Qu'en  vous  aimant  bien  fort,  j  e  fusse  bien  aimé , 
Que  j  amaîs  notre  ardeur  ne  se  pût  voir  éteinte, 
Et  que  plus  désormais  vous  n'eussiez  tant  de 
crainte. 

5. 


54  PHILIPPE     DESPORTES. 

VILLANELLE. 

Je  m'assurois,  plein  d'amoureuse  flamme  , 
Sur  des  serments  qui  souvent  m'ont  déçu  : 
Mais  quel  serment  peut  jurer  une  femme? 
Hélas  trop  tard  pour  mon  bien  je  l'ai  su  ! 
O  que  mon  cœur  est  pressé  de  furie  ! 
Il  est  aisé  de  tromper  qui  se  fie. 

Jamais  ton  nom  en  mes  vers  ne  se  lise , 
Afin  qu'au  moins  on  ne  puisse  avérer 
Qui  fut  l'esprit  si  rempli  de  feintise  : 
Je  t'aimois  trop  pour  te  déshonorer. 
En  ma  douleur  il  suffit  que  je  die  : 
Il  est  aisé  de  tromper  qui  se  fie. 

Rends-moi  mon  cœur,  déloyale  maîtresse , 
Ce  n'est  raison  que  tu  l'ayes  à  toi  : 
Pour  sa  bonté  trop  grande  est  ta  finesse , 
Il  est  fidelle ,  et  tu  n'as  point  de  foi  ; 
Assez  as-tu  sa  franchise  asservie  ! 
Il  est  aisé  de  tromper  qui  se  fie. 

Heureux  amant ,  goûtant  la  jouissance . 
Du  fruit  que  j'ai  tant  de  fois  savouré  , 
Serments ,  soupirs  ,  faveurs  en  abondance  , 
De  son  amour  ne  te  rende  assuré. 
A  tels  appas  elle  arrêta  ma  vie  : 
J'en  fus  trompé  ,  jamais  je  ne  m'y  fie. 


POÉSIES     DIVERSES.  5j 

ÉPIGRAMME. 

Je  t'apporte,  6  Sommeil,  du  vin  de  quatre  années , 
Du  lait,  des  pavots  noirs  aux  têtes  couronnées  ; 
Veuille  tes  ailerons  en  ce  lieu  déployer, 
Tant  qu'Alizonla  vieille  accroupie  au  foyer, 
(  Qui  d'un  pouce  retors,  et  d'une  dent  mouillée, 
Sa  quenouille  chargée  a  quasi  dépouillée) 
Laisse  cheoir  le  fuseau  ,  cesse  de  babiller , 
Et  de  toute  la  nuit  ne  se  puisse  éveiller  : 
Afin  qu'à  mon  plaisir  j'embrasse  ma  rebelle  , 
L'amoureuse  Isabeau,  qui  soupire  auprès  d'elle. 

CONTRE  UNE  NUIT  TROP  CLAIRE. 

O  nuit,  jalouse  nuit ,  contre  moi  conjurée  , 
Qui  renflammes  le  ciel  de  nouvelle  clarté  , 
T'ai-je  donc  aujourd'hui  tant  de  fois  désirée  , 
Pour  être  si  contraire  à  ma  félicité  ? 

Pauvre  moi!  je  pensois  qu'à  ta  brune  rencontre, 
Les  cieux  d'un  noir  bandeau  dussent  être  voilés  : 
Mais  comme  un  jour  d'été,  claire  tu  fais  ta  montre, 
Semant  parmi  le  ciel  mille  feux  étoiles 

Et  toi,  sœur  d'Apollon,  vagabonde  courrière  , 
Qui,  pour  me  découvrir,  flambes  si  clairement, 
Allumes-tu  la  nuit  d'aussi  grande  lumière  , 
Quand  sans  bruit  tu  descends  pour  baiser  ton 
amant  ? 


£>(>  PHILIPPE      I)  I    <>  I'OKTKS. 

Ali  !  la  fable  a  ment  •  ;  les  amoureuses  flammes 
N'échauffèrcnl  jamais  ta  froide  humidité; 
Mais  Pan  <jm  te  connut  du  naturel  des  femmes'* 
T'offrant  une  toison  ,  y&inquil  ta  chasteté. 

Que  de  fâcheuses  gens!  mon  Dieu, quelle  coutume 

J)e  demeurer  si  tard  en  la  rue  à  causer  ! 

Otez-vous  du  serein,  craignez- VOUS   point  le 

rhume? 
La  nuit  s'en  va  passée  ;  allez  vous  reposer. 

.le  fais,  je  viens,  je  fuis,  j  écoule  el  nie  promène, 
Tournant  tOUJOUrS  mes  yeux  vers  le  lieu  désiré  : 
JVdais  je  n  avance  rien,  loulc  la  rue  esl  pleine 
De  jaloux  impôt  I  uns  dont  je  suis  éclairé. 

Jevoudroîsélreroi,  pour  faire  une  ordonna  me 

Oui-  chacun  dût  la  nuit  au  logis  se  tenir: 

Sans  plus  les  amoureux  auroienl  huile  licence  ; 

Si  quelque  autre  y  failloEt,  je  le  ferois  punir. 
Je  m'en  vais  pour  entrer,  que  rien  ne  me  retarde; 

Je  veux  de  mon  manteau  mon  visage  houclier  : 

JVInis  las  !  je  m'aperçois  que  chacun  me  regarde  ; 

Sans  cire  découvert  je  ne  puis  mapproclier. 

»1<*  ne  crains  pas  pour  moi ,  j'ouvrirois  mu'  armée 
Pour  entrer  au  séjour  qui  recèle  mon  bien  : 
Mais  je  cçains  (pie  ma  dame  en  pûtétre  blâmée  ; 

Son  repOS  m'est  plus  cher  mille  lois  (pie  le  mien. 


POÉSIES     DÏVIiKSES.  5j 

CHANSON. 

Las!  que  nous  sommes  misérables 
D'être  serves  dessous  les  lois 
Des  hommes  légers  et  muables 
Plus  que  le  feuillage  des  bois  ! 

Les  pensers  des  hommes  ressemblent 
A  l'air ,  aux  vents  ,  et  aux  saisons  , 
Et  aux  girouettes  qui  tremblent 
Au  gré  du  vent  sur  les  maisons. 

Leur  amour  est  ferme  et  constante 
Comme  la  mer  grosse  de  flots  , 
Qui  bruit,  qui  court,  qui  se  tourmente, 
Et  jamais  n'arrête  en  repos. 

Hélas  !  qui  ne  seroit  éprise 
Quand  on  ne  sait  leurs  fictions , 
Lorsqu'avec  si  grande  feintise 
Ils  soupirent  leurs  passions  ? 

Mais  cet  ardent  feu  qui  les  tue 
Et  rend  leur  esprit  consumé  , 
C'est  un  feu  de  paille  menue , 
Aussitôt  éteint  qu'allumé. 

Ainsi  l'oiseleur  au  bocage 
Prend  les  oiseaux  par  ses  chansons  : 
Et  le  pécheur  sur  le  rivage 
Tend  ses  filets  pour  les  poissons. 


58  PHILIPPE     DE  S  l'Oit  TE  S. 

Sommes -nous  donc  pas  misérables 
D'être  serves  dessous  les  lois 
Des  hommes  légers  et  muables 
Plus  que  le  feuillage  des  bois  ? 

ÉLÉGIE. 

Je  ne  refuse  point  qu'en  si  belle  jeunesse 

De  mille  et  mille  amants  vous  soyez  la  maîtresse  , 

Que  vous  n'aimiez  partout,  et  que  sans  perdre 

temps 
Des  plus  douces  faveurs  ne  les  rendiez  contents  ; 
La  beauté  florissante  est  trop  soudain  sécbée 
Pour  s'en  ôter  l'usage ,  et  la  tenir  cachée  : 
Mais  je  crève  de  rage  ,  et  supporte  au  dedans 
Des  glaçons  trop  serrés  et  des  feux  trop  ardents  , 
Quand  en  dépit  de  moi  vous  faites  que  je  sache 
Le  mal  qui  n'est  point  mal  lorsque  bien  on  le 

cache. 
M'est-ce  pas  grand  regret,  quand,  sans  le  recher- 
cher , 
Fuyantpour  n'en  rien  voir,  on  me  le  fait  toucher  ? 
On  me  le  dit  par  force ,  et ,  ce  qui  plus  me  tue , 
On  le  crie  à  la  cour,  au  palais,  en  la  rue  : 
J'en  entends  le  succès  dès  qu  il  est  advenu. 
Si  vous  faites  un  pas ,  votre  coche  est  connu  , 
Vos  pages ,  vos  laquais  ,  et  ces  lieux  ordinaires 
Qui  vous  servent  de  temple  aux  amoureux  mystè- 
res. 


POÉSIES     DIVERSES.  5û, 

Pour  n'en  connoître  rien  ,  fusse -je  aveugle  et 

sourd  ! 
Ou  bien,  las!  que  plutôtle  commun  bruit  qui  court 
Ne  vient-il  a  moi  seul ,  sans  que  la  renommée  , 
L'éventant  ça  et  là ,  vous  rende  diffamée  ? 
Si  seul  je  le  savois  ,  que  je  serois  content  ! 
Le  mal  qu'on  dit  de  vous  ne  m'iroit  dépitant , 
Et  lisant  de  mes  yeux  votre  faute  notoire 
Pour  me  réconforter  je  n'en  voudrois  rien  croire. 
Je  dirois  que  les  sens  se  peuvent  abuser, 
Et  sentirois  mon  cœur  d'beure  en  heure  embraser, 
Voyant  votre  beauté  de  chacun  poursuivie  ; 
Car  j'aime  fort  un  bien  dont  plusieurs  ont  envie. 
Mais  le  bruit  que  de  vous  le  commun  va  semant , 
Fait  qu'un  homme  de  cœur  se  hait  en  vous  aimant, 
Et  dresse  à  meilleur  but  le  trait  de  son  attente. 
Car  notre  opinion  seule  ne  nous  contente, 
Et  ce  qui  rend  plus  fort  un  esprit  embrasé, 
C'est  de  voir  que  son  choix  de  chacun  est  prisé. 
Pour  Dieu  !  prenez-y  garde,  et  devenez  discrète  ; 
Ne  soyez  pas  plus  chaste,  ains  soyez  plus  secrète , 
Faites  les  mêmes  tours  ,  et  plus  si  vous  pouvez , 
Joignez  d'autres  amants  à  ceux  que  vous  avez , 
Et  donnez,  non  ingrate,  à  tous  la  récompense  ; 
Mais  qu'est-il  de  besoin  qu'on  en  ait  connois- 

sance  ? 
Prenez  -  en  le  plaisir ,  fuyez  -  en  le  renom  : 
Celle  ne  pèche  point  qui  peut  dire  que  non. 


60  PHILIPPE     DESPORTES. 

ÉPIGRAMME. 

Si  dessus  vos  lèvres  de  roses 
Je  vois  mes  liesses  décloses , 
Mon  esprit ,  ma  vie ,  et  mon  bien  , 
Vous  ne  pouvez  me  les  défendre  : 
Il  faut  que  chacun  ait  le  sien , 
Partout  le  mien  je  puis  reprendre. 

CHANSON. 

Que  m  a  servi  de  vous  avoir  servie 
Sept  ans  entiers  ,  à  mon  mal  conjuré  , 
Le  plus  souvent  de  vos  yeux  séparé  , 
Non  de  vos  yeux ,  mais  de  ma  propre  vie  ? 

Que  m'a  servi  la  peine  que  j'ai  prise 
A  gouverner  un  mari  mal  -  plaisant  ; 
Et  tant  de  jours  avec  lui  m'amusant 
Perdre  à  l'ouïr  le  peu  de  ma  franchise  ? 

Que  m'ont  servi  ces  mépris  ordinaires  , 
Qui  Fempêchoient  de  devenir  j  aloux  : 
Ces  libertés ,  et  ces  feintes  colères  , 
Dont  quelquefois  vous  entriez  en  courroux  ? 

Hélas  de  rien  !  Tout  me  porte  nuisance , 
Et  mes  respects  vous  rendent  sans  pitié  : 
Car  vous  croyez  qu'en  telle  patience 
J'ai  peu  de  mal  et  fort  peu  d'amitié. 


POESIES    DIVERSES.  fil 

Si  j'aimois  bien  ,  je  ne  pourrois  connoître'< 
Tant  de  dangers  que  je  vais  évitant  : 
Un  fort  désir  tout  conseil  va  domptant  ; 
Avec  l'amour  la  raison  ne  peut  être. 

De  tels  propos  ,  tyrans  de  mon  courage  , 
Vous  me  blâmez  au  lieu  de  m'estimer. 
Qui  voit  si  clair  et  qui  demeure  sage , 
Ce  dites-vous ,  ne  sauroit  bien  aimer. 

Ah  !  j  e  l'avoue  ,  et  tiens  pour  véritable 
Que  loin  d'Amour  la  sagesse  s'enfuit  : 
J'en  sers  de  preuve  ,  aimant  ce  qui  me  nuit , 
Et  bannissant  ce  qui  m'est  profitable. 

Si  toutefois  vous  croyez  le  contraire  , 
Et  que  je  pense ,  en  faisant  autrement , 
Vous  assurer  d'aimer  plus  ardemment, 
Bien  ,  je  suivrai  la  coutume  ordinaire. 

Aucun  respect  de  mari  ni  de  frère 

Ne  me  pourra  désormais  abuser  ; 

A  tous  propos  ,  sans  peur  de  leur  déplaire 

Devant  leurs  yeux  je  viendrai  vous  baiser. 

V  alets  fâcheux ,  qui ,  par  votre  présence , 
De  voir  mon  bien  m'avez  tant  su  garder , 
Ne  pensez  plus  me  pouvoir  retarder  ; 
Bien  peu  me  chault  qu'en  ayezconnoissance. 

M'advienne  après  ce  qu'il  faut  que  j  attende 

X  6 


62  PHILIPPE     DESPORTES. 

De  ces  hasards  ,  je  veux  tout  endurer  : 
Au  moins  ma  mort  pourra  vous  assurer 
Que  non  la  peur,  mais  l'amour  me  commande. 

BAISER. 

Fais  que  j  e  vive ,  ô  ma  seule  déesse , 
Fais  que  je  vive  ,  et  change  ma  tristesse 

En  plaisir  gracieux  : 
Change  ma  mort  en  immortelle  vie, 
Et  fais  ,  mon  cœur ,  que  mon  ame  ravie 

S'envole  entre  les  Dieux. 

Fais  que  je  vive  ,  et  fais  qu'à  la  même  heure, 
Baissant  les  yeux  ,  entre  tes  hras  je  meure  9 

Languissant  doucement  : 
Puis  ,  qu'aussitôt  doucement  je  revive, 
Pour  amortir  la  flamme  ardente  et  vive 

Qui  me  va  consumant. 

Ne  me  défens  ni  le  sein  ni  la  houche  , 
Permets,mon  cœur,qu  à  mon  gré  j  e  les  toucher 

Et  baise  incessamment , 
Et  ces  beaux  yeux  où  l'Amour  se  retire  : 
Car  tu  n'as  rien  qui  tien  se  puisse  dire , 

Ni  moi  pareillement, 

Embrasse-moi  d'une  longue  embrassée  ; 
Ma  bouche  soit  de  la  tienne  pressée  , 
Suçant  également 


POÉSIES     DIVERSES.  63 

De  nos  amonrs  les  faveurs  plus  mignardes  , 
Et  qu'en  ces  jeux  nos  langues  frétilla *?des 
S'étreignent  mollement. 

Au  paradis  de  tes  lèvres  décloses , 

Je  vais  cueillant  de  mille  et  mille  roses 

Le  miel  délicieux; 
Mon  cœur  s'y  paît ,  sans  qu'il  se  rassasie , 
De  la  douceur  d'une  sainte  ambroisie , 

Passant  celle  des  Cieux. 

Ce  ne  sont  point  des  baisers ,  ma  mignonne , 
Ce  ne  sont  point  des  baisers  que  tu  donne , 

C'est  un  miel  savoureux , 
C'est  un  doux  air  embaumé  de  fleurettes , 
Ou,  comme  oiseaux  ,  volent  les  amourettes , 

Les  plaisirs  et  les  jeux. 

Parmi  les  fleurs  de  ta  bouche  vermeille , 
Amour  oiseau ,  vole  comme  une  abeille , 

Amour  plein  de  rigueur  ; 
Il  est  jaloux  des  douceurs  de  ta  bouche: 
Car  aussitôt  qu'à  tes  lèvres  je  touche  , 

Il  me  perce  le  cœur. 

VILLANELLi;. 

Rosette  ,  pour  un  peu  d'absence 
Votre  cœur  vous  avez  changé , 
Et  moi  sachant  cette  inconstance , 


64  PHILIPPE     DESPOItTES. 

Le  mien  autre  part  j 'ai  rangé  : 
Jamais  plus  beauté  si  légère 
Sur  moi  tant  de  pouvoir  n'aura. 
Nous  verrons  ,  volage  bergère  , 
Qui  premier  s'en  repentira. 

Tandis  qu'en  pleurs  j  e  me  consume 

Maudissant  cet  éloignement , 

Vous  ,  qui  n'aimez  que  par  coutume  , 

Caressiez  un  nouvel  amant. 

Jamais  légère  girouette 

Au  vent  sitôt  ne  se  vira  : 

Nous  verrons  ,  bergère  Rosette  , 

Qui  premier  s'en  repentira. 

Où  sont  tant  de  promesses  saintes, 
Tant  de  pleurs  versés  en  partant? 
Est-il  vrai  que  ces  tristes  plaintes 
Sortissent  d'un  cœur  inconstant? 
Dieux  que  vous  êtes  mensongère  ! 
Maudit  soit  qui  plus  vous  croira  ! 
Nous  verrons  ,  volage  bergère , 
Qui  premier  s'en  repentira. 

Celui  qui  a  gagné  ma  place 
Ne  vous  peut  tant  aimer  que  moi  : 
Et  celle  que  j 'aime  vous  passe 
De  beauté ,  d'amour  et  de  foi. 
Gardez  bien  votre  amitié  neuve , 


POÉSIES     DIVERSES.  65 

La  mienne  plus  ne  variera; 

Et  puis  nous  verrons  à  l'épreuve 

Qui  premier  s'en  repentira. 

SONNET    SPIRITUEL. 

Hélas!  si  tu  prends  garde  aux  erreurs  que  j'ai 

faites , 
Je  l'avoue ,  ô  Seigneur ,  mon  martyre  est  bien 

doux: 
Maïs  si  le  sang  de  Christ  a  satisfait  pour  nous  , 
Tu  décoches  sur  nous  trop  d'ardentes  sagettes. 

Que  me  demandes-tu  ?  mes  œuvres  imparfaites , 
Au  lieu  de  t' adoucir  ,  aigriront  ton  courroux  : 
Sois-moî  donc  pitoyable ,  ô  Dieu,  père  de  tous  ; 
Car  où  pourrai-j e  aller,  si  plus  tu  me  rejettes  ? 

D'esprit  triste  et  confus  ,  de  misère  accablé, 
En  horreur  à  moi-même,  angoisseux  et  troublé 
Je  me  jette  à  tes  pieds,  sois-moi  doux  et  propice. 

Ne  tourne  point  les  yeux  sur  mes  actes  pervers  , 
Ou  si  tu  les  veux  voir,  vois-les  teints  et  couverts 
Du  beau  sang  de  ton  fils ,  ma  grâce  et  ma  justice. 

ODE    SACRÉE. 

Arrière,  6  fureur  insensée, 
Jadis  si  forte  en  ma  pensée, 
Quand  d'amour  j'étois  allumé! 

6. 


0 ()  r  h  i  L  i  p  v  R    i»  i:  si'o  h  r  R  s . 

Rempli  d  une  flamme  plus  sainte  . 
Je  sens  maintenant  toute  éteinte 
L  ardeur  qui  m'a  tant  consumé. 

Seigneur,  change  et  monte  ma  lyre , 

Afin  qu'au  lieu  du  vain  mai  lyre 
Qui  se  paît  des  cœurs  oci  eux  , 
Elle  ravisse  les  oreilles  , 
Résonnant  les  hautes  merveilles  , 
Quand  de  rien  tu  formas  les  cieux. 

Fais -moi  voir  ton  œil  pitoyable  , 
Kt  bien  que  je  sois  misérable  , 
Mont ce-u>i  gracieux  et  doux, 
Ne  nie  châtie  en  ta  colère: 
Car  hélas  !  si  tu  le  veux  faire  , 
Qui  pourra  porter  ton  courroux  ? 

C'est  toi  qui  d'une  main  puissant*' 
Dardes  la  foudre  punissante, 
Kt  qui  d'un  clin  dœil  seulement 
Fais  tourner  cette  masse  ronde  ; 
La  flamme,  l'air,  la  terre  et  l 'onde 
Sont  serfs  de  ton  commandement. 

C'est  toi  qui  n'as  point  de  naissance  , 
Triple  personne  en  une  essence  , 
Tout  saint ,  tout  bon  ,  tout  droiturier  ; 
Ton  doigt  ce  grand  univers  range: 


POÉSIES     DIVERSES.  Gj 

Et  bien  que  tonte  chose  change  , 
Tu  demeures  sans  varier. 

Ta  parole  est  seule  assurée  , 
Et  quand  plus  n'aura  de  durée 
Du  ciel  l'assidu  mouvement , 
VAUt  encor  demeurera  ferme , 
Comme  n'ayant  ni  fin  ni  terme  , 
Non  plus  que  de  commencement. 

Fondé  sur  chose  si  certaine 
Aurois-je  une  espérance  vaine? 
N'aurois-je  ce  qu'ai  désiré? 
Mon  attente  est  en  ta  clémence, 
Ta  parole  est  mon  assurance , 
Saurois-je  mieux  être  assuré  ? 

Continue  ,  6  Dieu  ,  continue , 
Afin  que  ta  force  connue 
Soit  toujours  mon  seul  argument , 
Délaissant  les  fausses  louanges 
De  mille  et  mille  dieux  étranges 
Que  j'ai  chantés  trop  follement. 

Je  m'en  repents  ,  rouge  de  honte  , 
Quand  j e  mets  quelquefois  en  compte 
Tant  de  propos  que  j'ai  perdus  , 
1  ant  de  nuits  vainement  passées  , 


68  PHILIPPE     DESPORTES. 

Tant  et  tant  cl  errantes  pensées 
Et  de  cris  si  mal  entendus. 

Vois  mon  cœur  plein  de  repentance  r 
J'en  veux  perdre  la  souvenance , 
Et  l'avoir  toujours  en  horreur  : 
O  Seigneur,  à  qui  je  m'adresse , 
Ne  souffre ,  hélas  !  que  ma  j  eunesse 
Retombe  plus  en  cette  erreur. 

Fais  que  mon  luth  toujours  te  sonne  ; 
Fais  que  mon  doigt  rien  ne  fredonne 
Que  tes  œuvres  grands  et  parfaits  : 
Que  ma  bouche  se  tienne  close  , 
Si  je  veux  parler  d'autre  chose 
Que  de  ta  gloire  et  de  tes  faits. 


FIN    DES    OEUVRES    CHOISIES    DE    DESPORTES. 


OEUVRES  CHOISIES 

DE 

BERTAUT. 


NOTICE 

SUR    BERTAUT 


Jexn  Bertaut  naquit  à  Caen,  d'une  famille  an- 
cienne, dans  l'année  i552.  Il  embrassa  l'état  ecclé- 
siastique, et  cultiva  la  poésie  avec  succès.  Ses  talents 
lui  méritèrent  les  faveurs  de  Henri  III,  qui  le  choisit 
pour  secrétaire  de  son  cabinet ,  et  lui  donna  une 
charge  de  conseiller  au  parlement  de  Grenoble.  On 
croit  qu'après  la  mort  de  ce  prince ,  il  devint  premier 
aumônier  de  la  reine  Marie  de  Médicis  :  il  fut  nommé 
par  Henri  IV  à  l'évêché  de  Séez ,  où  il  mourut  en  161 1  , 
âgé  de  cinqnante- neuf  ans. 

Bertaut  nous  apprend  lui-même  que  dès  sa  première 
jeunesse  il  fut  entraîné  vers  la  poésie  parla  lecture 
des  ouvrages  de  Ronsard,  qu'il  chercha  d'abord  à 
imiter.  Bientôt ,  prenant  Desportes  pour  guide  et 
pour  modèle  ,  il  sut  profiter  des  réformes  heureuses 
que  ce  dernier  avait  introduites  dans  la  versification , 
et  il  en  bannit  totalement  les  hiatus. 

Une  femme  d'esprit  qui ,  dans  le  dix-septième  siècle  , 
mérita  d'obtenir  la  palme  académique,  mademoiselle 
Scudéry ,  en  accordant  à  Bertaut  une  douceur  char- 
mante ,  une  élévation  naturelle  et  une  graûde  politesse 
de  style  ,  remarque  avec  raison  qu'il  eut  beaucoup  plus 


y 2  KOTICE 

de  retenue  et  de  décence  que  la  plupart  des  écrivains 
de  son  temps ,  et  que  ses  poésies  donnent  une  haute 
et  belle  idée  des  dames  qu'il  courtisa. 

Le  style  de  Bertaut  en  effet  a  de  la  grâce ,  de  la 
facilité  et  de  l'harmonie;  il  est  souvent  correct,  mais 
on  n'y  trouve  pas  encore  l'art  des  transitions ,  et  il 
manque  en  général  de  variété  et  de  mouvement.  En 
un  mot,  cet  écrivain  évite  soigneusement  les  écarts, 
mais  il  a  peu  de  ces  élans  qui  annoncent  les  efforts 
heureux  du  génie.  Dans  un  siècle  où  tout  étoit  à  former, 
il  eut  toutefois  le  mérite  de  concourirpuissamment,  par 
la  sagesse  de  son  esprit,  à  préparer  la  révolution  heu- 
reuse que  Malherbe  opéra  enfin  dans  la  poésie  française. 
C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  Boileau,  en  parlant  de  Ron- 
sard : 

Ce  poète  orgueilleux,  trébuché  de  si  haut, 

Rendit  plus  retenus  Desportes  et  Bertaut. 

Art  Poét. 

Les  OEuvres  de  Bertaut  se  composent  de  poésies 
amoureuses ,  de  quelques  poésies  chrétiennes ,  d'une 
traduction  en  vers  du  second  livre  de  l'Enéide  et  de 
diverses  pièces  historiques.  Il  a  également  laissé,  mais 
imparfaits  ,  des  traités  de  controverse  ,  et  une  traduc- 
tion du  livre  des  devoirs  des  vierges  de  Saint-Ambroise. 

Comme  la  plupart  des  ecclésiastiques  de  son  temps 
qui  s'exercèrent  à  la  poésie  ,  Bertaut  fit  beaucoup 
de  vers  sur  des  sujets  de  galanterie ,  mais  il  ne  réussit 
principalement  que  dans  la  chanson;  quelques-unes 
de  ses  compositions  en  ce  genre  sont  remarquables  par 
une  grande  délicatesse  et  par  une  naïveté  gracieuse. 
Voltaire  ,  dans  son  Dictionnaire  Philosophique  ,  au  mot 


SUR     BERTAUT.  7  3 

Esprit,  section  II,  cite  comme  un  modèle  d'esprit  et 
de  sentiment  cette  stance  : 

Quand  je  revis  ce  que  j'ai  tant  aimé  , 
Peu  s'en  fallut  que  mon  feu  rallumé 
N'en  fît  l'amour  en  mon  ame  renaître  ; 
Et  que  mon  cœur  autrefois  son  captif, 
Ne  ressemblât  l'esclave  fugitif 
A  qui  le  sort  fait  rencontrer  son  maître. 

Dans  sa  traduction  ,  un  peu  paraphrasée  ,  du  second 
livre  de  l'Enéide  ,  Lertaut.  réussit  parfois  à  rendre  assez 
bien  certains  traits  de  ce  magnifique  tableau  de  la 
dernière  catastrophe  de  Troie  ;  et  à  travers  la  foiblesse 
de  sa  copie  ,  on  aperçoit  quelques  légères  lueurs  des 
beautés  étincelantes  de  l'original.  Il  avoit  senti  l'har- 
monie imitative  de  ces  vers  fameux  : 

Stetit  Ma  tremens ,  utero  que  recusso 
ïnsonuere  cavœ  gemitumque  dedere  cavernœ , 

Le  dard  tremblant  s'y  fiche  ,  et  du  grand  coup  reçu 
Ses  coupables  cotés  au  dedans  retentissent, 
Et  de  son  vaste  sein  les  cavernes  gémissent. 

Peut -on  mieux  rendre  la  circonstance  des  deux  ser- 
pents élancés  de  Ténédos  ? : 

Pariterque  ad  lit  tara  tendant. 

Et  d'une  égale  ardeur  tendent  vers  le  rivage. 

Je  citerai  un  fragment  de  l'apparition  d'Hector  à 
îWe  : 

L'ennemi  tient  nos  murs;  les  superbes  sommets 


74  NOTICE 

Du  fameux  Ilion  vont  tomber  pour  jamais  ;  _ 
La  patrie  a  reçu  ce  qu'on  lui  devoit  rendre . 
Si  les  remparts  troyens  eussent  pu  se  défendre 
Par  le  tranchant  du  fer  ou  par  un  bras  humain , 
Les  cieux  les  eussent  vus  défendus  par  ma  main. 
Troie  ici  te  commet  ses  plus  saintes  reliques , 
Ses  mystères  sacrés  et  ses  dieux  domestiques  : 
Prends-les  pour  compagnons  de  tes  destins  futurs^ 
Et  va  sous  leur  faveur  chercher  de  nouveaux  murs. 

Ces  vers  reproduisent  assez  bien  : 

Hostis  habet  muros 

Sat  patriœ  datum 

Sacra  suosqne  tibi  commendat  Troja  Pénates  ■ 
Hos  cape  fatorum  comités  ;  his  mœnia  quœre,  etc. 

On  observera  que  Bertaut  ajoute  un  trait  heureux  à 
Virgile  ,  dans  ce  vers  : 

Et  va  sous  leur  faveur  chercher  de  nouveaux  murs. 

Il  en  est  de  même  dans  la  comparaison  suivante  : 

Sœvitque  tridenti 
Spumeusque  atque  imo  Nereus  ciet  œquora  fundo. 

Et  Nérée  irritant 
D'un  trident  écumeux  tout  l'empire  flottant , 
Agite  jusqu'au  bas  des  mers  les  plus  profondes 
Le  tempêteux  orgueil  de  ses  mobiles  ondes. 

Bertaut  a  composé  plusieurs  pièces  fort  longues  sur 
divers  événements  de  son  temps.  Il  a  déploré  la  mort 
de  Catherine  de  Médicis ,  l'assassinat  de  Henri  IIÏ  ,  et 
celui  de  Henri -le -Grand,  à  la  conversion  duquel  il 


SUR     BERTAUT.  j5 

avoit  contribué.  Il  a  aussi  consacré  des  vers  à  la  mé- 
moire de  Ronsard  ,  dans  lesquels  il  prodigue  à  ce  poète 
les  éloges  outrés  d'un  panégyriste  et  d'un  ami. 

On  trouve  le  morceau  suivant  dans  la  pièce  adressée 
au  roi  allant  en  Picardie ,  pour  combattre  les  Espa- 
gnols. L'auteur  suppose  que  le  peuple  se  plaint  de 
voir  Henri  IV  affronter  témérairement  en  personne  les 
dangers  des  batailles: 

Ne  se  souvient-il  point 
Que  le  bien  de  l'Europe  à  sa  vie  est  conjoint? 
Il  est  roi,  non  soldat  :  chef,  non  main  de  Farmée  : 
Il  siéroit  mal  aux  rois  d'avoir  l'ame  affamée 
D'une  gloire  vulgaire ,  et  du  même  laurier 
Qui  peut  ceindre  le  front  d'un  simple  aventurier. 
Quel  droit  ou  quelle  loi  permet  à  sa  vaillance 
D'exposer  aux  dangers  le  salut  de  la  France  ? 
Ignore-il  que  souvent  la  cruauté  du  sort 
Fait  qu'en  cherchant  la  gloire  on  rencontre  la  mort  ? 
Sa  chair  en  l'eau  de  Styx  n'a  pas  été  trempée 
Pour  être  inviolable  au  tranchant  de  l'épée , 
Et  de  son  vif  esprit  la  bouillante  vigueur 
N'a  pas  le  corps  d'Achille  aussi  bien  que  le  cœur. 

Dans  un  long  discours  ,  intitulé  Hymne  à  Saint- 
Louis,  où  il  retrace  les  hauts  faits  et  les  vertus  de  ce 
roi ,  Bertaut  témoigne  aussi  sa  reconnoissance  au  duc 
de  Montpensier  dont  il  avoit  reçu  des  bienfaits.  Parmi 
ses  pièces  historiques,  la  plus  remarquable  est  celle 
qu'il  composa  pour  le  baptême  du  dauphin ,  depuis  le 
roi  Louis  XIII.  Je  terminerai  cette  notice  par  l'analyse 
succincte  de  ce  petit  poème  intitulé  Pannarelte ,  c'est- 
à-dire  réunion  de  toutes  les  vertus ,  auxquelles  l'auteur 


76  NOTICE 

donne  différents  noms  aIïêgoriquès~7teîs  que  Andrie  , 
Phronèse ,'  Eusebie,  Dicée  ,  Euménie,  Everg-esije,  etc. , 
qui  ^désignent  la.  Valeur,  la  Prudence  ,  la  Piété, 
la  Justice,  la  Clémence,  la  Libéralité,  etc. 

Le  poète  suppose  que  Dieu  commande  à  plusieurs 
anges  de  rassembler  les  Vertus  répandues  sur  la  terre  , 
pour  que  celle  qui  sera  jugée  le  plus  digne  de  diriger 
l'enfant  royal,  lui  départe  son  nom.  Les  messagers  di- 
vins obéissent.  L'un  amène  la  Valeur  dont  l'armure 
précieuse  fournit  au  poète  une  brillante  description. 
Sur  le  riche  fourreau  de  son  épée  on  y  admiroit  entre 
autres  ciselures,  les  bords  du  Granique.  Là , 

Alexandre  forçoit  la  Victoire  elle-même 
D'asservir  tout  le  monde  à  son  seul  diadème. 
Là,  le  vaillant  César  foudroyant  de  sa  main 
La  puissance  et  du  peuple  et  du  sénat  romain , 
Et  soumettant  leurs  lois  aux  lois  de  son  épée , 
Terrassoit  sous  ses  pieds  les  lauriers  de  Pompée  , 
Qui  tout  pâle  ,  et  saisi  d'effroi  non  attendu , 
Quittoit  et  la  Pharsale  et  son  camp  éperdu. 

La  déesse  tient  à  l'ange  un  long  discours  dans  lequel 
elle  blâme  la  fureur  des  duels ,  où  le  vainqueur ,  dit- 
elle  ,  n'a  qu'à  rougir  du  triomphe  : 

Outre  que  la  victoire  en  est  digne  de  larmes , 
C'est  prophaner  l'épée  et  la  gloire  des  armes. 

Et  l'ange  lui  répond  : 

Il  est  plus  mal  aisé  que  peut-être  il  ne  semble 
D'être  jeune  et  François  et  sage  tout  ensemble. 


SUR     BERTAUT.  77 

Enfin  ils  se  rendent  au  lieu  de  la  réunion  ;  les 
autres  Vertus  y  étoient  déjà  arrivées ,  excepté  la  Justice 
et  la  Piété,  qui  échappent  long -temps  à  toutes  les 
recherches.  La  Piété, 

Car  une  vive  idole  erre  ici  parmi  nous , 
,De  qui  le  simple  habit,  le  parler  humble  et^doux  , 
Le  regard  jeté  bas,  et  le  geste  hypocrite  , 
Se  forme  à  son  modèle ,  et  de  si  près  l'imite  , 
Avec  son  même  feint,  et  ses  gestes  rusés  , 
Que  les  plus  clair-voyants  s'y  trouvent  abusés. 
Vous  diriez  que  son  cœur  n'a  que  Dieu  pour  délices  : 
Que  jeûner  et  prier  sont  ses  seuls  exercices  : 
Cependant  l'hypocrite  en  ses  désirs  cachés, 
N'imagine  qu'honneurs ,  ne  songe  qu'évêchés  ; 
Brûle  après  le  désir  de  vivre  en  une  histoire  : 
Suit  la  gloire  ,  et  la  cherche  es  mépris  de  la  gloire, 

La  Justice  également  ne  se  trouvoit  nulle  part , 
Fange  voulut  en  connoitre  la  cause  : 

Il  prit  un  corps  visible  ,  et  se  chargeant  les  mains 
D'un  sac  gros  de  papiers  et  de  vieux  titres  feints , 

il  entre  dans  la  grand -salle  du  palais, 

Une  suite  de  bancs  l'un  à  l'autre  enfilés, 
Portants  de  divers  noms  leurs  fronts  intitulés , 
En  bordoient  les  parois  du  long  âge  enfumées , 
Perches  de  maints  oiseaux  aux  griffes  emplumées , 
Et  dont  la  plume  agile  est  apprise  à  voler 
Pour  ce  riche  métal  qui  fait  taire  et  parler. 
Nul  ordre  n'y  régnoit  :  une  bruyante  presse 
Roulante  en  tourbillons  ,  s'y  démenoit  sans  cesse  ; 
L'un  crioit  sans  respect,  l'autre  se  courrouçoit: 

7- 


^3  IOTIGE 

L'un  courtisoit  son  juge  ,  et  l'autre  le  press'oif: 
Qui  parloit  d'un  défaut,  qui  d'une  garantie  : 
Celui-ci  querellant  menaçoit  sa  partie  : 
Celui-là  démentoit  le  rapport  d'un  témoin  : 
Huissiers  alloient,venoient,  leurs  baguettes  aupoing. 
Un  essaim  d'avocats  fourmilloit  par  la  place  , 
Dont  les  moins  occupés  en  mesuroient  l'espace. 

L'ange  s'adresse  enfin  à  un  vieillard  qui  lui  dit 
que  la  Justice  est  remontée  aux  cieux;  il  ajoute  : 

La  cruelle  Âdicie  (i)  en  sa  place  est  assise  : 
La  haine  ,  la  faveur,  la  fraude  et  la  feintise  , 
Chassant  les  jugements,  l'honneur  et  la  vertu, 
Font  du  tortu  le  droit,  et  du  droit  le  tortu. 
L'art  et  la  tromperie  y  tiennent  leurs  écoles: 
Les  lois  et  la  raison  ne  sont  plus  que  paroles , 
Car  on  n'y  pèse  plus  la  raison  ni  les  lois 
Qu'en  des  balances  d'or  où  l'or  seul  est  de  poids. 

Mais  bientôt  ayant  reconnu  dans  ce  vieillard  un 
plaideur  récemment  condamné ,  l'ange  ,.  qui  sait  d'ail  " 
leurs 

Que  l'œil  des  passions  voit  mal  la  vérité  , 

interroge  un  second  personnage,  et  apprend  de  lui 
que  la  déesse  s'est  réfugiée  dans  le  conseil  du  roi  de 
France.  Aussitôt  le  messager  divin  s'échappe 

Et  rend  à  l'air  le  corps  qu'il  avoit  pris  de  l'air.' 


Ci)  L'Injustice, 


SUR     BBRTAUT.  JQ 

Toutes  les  Vertus  étant  enfin  réunies  ,v  un  ange  leur 
explique  les  volontés  du  Très -Haut,  et  les  engage 
à  convenir  d'abord  qui  d'entre  elles  donneroit  son 
nom  au  jeune  prince.  Toutes  y  prétendent  à -la -fois, 
et  chacune  appuie  ses  droits  des  services  qu'elle  peut 
rendre  au  trône.  C'est  à  moi ,  s'écrie  la  Valeur  ,  qu'ap- 
partient une  telle  gloire  ,  à  moi  qui  plutôt  que  nulle 
de  vous , 

Engendre  les  états ,  les  conquiers  et  les  fonde  , 
Et  plante  dans  le  sang  les  empires  du  monde..,. 
Vous  ornez  les  états  et  moi  je  les  conquiers, 
"V  ous  savez  les  régir ,  moi  je  les  sais  défendre, 

Tout  beau ,  lui  répond  la  Prudence , 

On  peut  bien  se  vanter 
Sans  blâmer  ses  égaux,  et  d'un  superbe  échange 
Convertir  leur  mépris  en  sa  propre  louange. 
Ton  mérite  est  bien  grand ,  mais  la  gloire  du  mien 
Ou  le  surpasse  encore ,  ou  ne  lui  cède  rien. 

Après  une  longue  énumération  de  ses  titres ,  elle 
finit  en  proposant  entre  elles  une  alliance  dont  le  cœur 
du  grand  Henri  offre  un  parfait  modèle.  La  Valeur 
alloit  répliquer ,  lorsque  la  Piété , 

Enflant  tout-à-la-fois 
Le  zèle  de  son  ame  ,  et  le  ton  de  sa  voix  : 
Voilà,  voilà,  dit-elle,  avec  quelle  insolence 
Les  humains  ,  admirant  ou  leur  folle  prudence  , 
Ou  leur  foible  valeur ,  se  vantent  tous  les  jours 
Que  ce  n'est  point  le  bras  du  céleste  secours, 
Mais  le  leur  qui  les  sauve  ,  ou  leur  seule  conduite 
Qui  met  sans  coup  frapper  leurs  ennemis  en  fuite. 


8o  NOTICE 

A- 

Ainsi  le  simple  enfant  à  qui  quelque  écrivain 
Pendant  qu'il  forme  un  trait  conduit  la  foible  main 
Croit  l'avoir  fait  lui-même,  et  s'en  plaît,  ets'en  vante, 
Et  trouve  qu'en  ses  doigts  l'ignorance  est  savante. 

Elle  finit  en  disant  qu'elle  surpasse  d'aussi  loin  toutes 
les  autres  vertus 

Que  la  grandeur  de  Dieu  passe  celle  des  hommes,  i 

La  Justice ,  à  son  tour ,  prend  la  parole ,  et  adresse 
à  chacune  des  prétendantes  les  reproches  les  plus  sé- 
vères. Elle  dit  à  la  Valeur: 

L'effroyable  théâtre  où  s'exercent  tes  jeux 

Coûte  trop  au  public  ;  tes  palmes  sont  trop  chères  ^ 

Et  ta  gloire  chemine  entre  trop  de  misères. 

Enfin  le  débat  se  termine  à  l'arrivée  d'un  ange ,  an- 
nonçant que  l'Eternel  leur  accorde  à  toutes  la  gloire 
de  concourir  à  former  le  nom  du  jeune  prince,  et 
qu'  ainsi  il  s'appellera  Paknarette.  Elles  se  rendent 
soudain  à  Fontainebleau  où,  invisibles,  elles  doteat 
tour- à- tour  l'enfant  royal  auquel  le  poète  adresse 
ensuite  des  vœux  et  des  conseils.  Il  l'engage  sur  toute 
chose  à  ne  jamais  ambitionner  ces  noms  glorieux: 

Qui  tout  nobles  qu'ils  sont  rendent  plutôt  les  princes 
Craints  de  leurs  ennemis  qu'aimés  de  leurs  provinces. 

Ailleurs  en  lui  recomandant  d'être  pieux,  il  ajoute  : 

Mais  que  ce  soit  en  prince  et  non  pas  en  hermite. 
On  pouvoit  bien  jadis  ,  vivant  l'antique  loi, 


SUR     BERTAUT.  8l 

Demeurer  tout  ensemble  et  grand  prêtre  et  grand  rci, 
Car  rien  n'empêclioit  lors  qu'une  puissance  même 
Ne  mariât  la  mitre  avec  le  diadème  : 
Mais  ici  leurs  devoirs  se  trouvent  divisés  ; 
Les  moines -rois  enfin  deviennent  méprisés, 
Ets'égalant  sous  eux  les  serviteurs  aux  maîtres, 
Les  sujets  font  les  rois  quand  les  rois  font  les  prêtres. 

Cette  pièce ,  dont  le  cadre  est  assez  ingénieux , 
contient  pins  de  huit  cents  vers ,  parmi  lesquels  on 
trouve  des  morceaux  remarquables  et  une  censure , 
souvent  heureuse,  des  usages  et  des  vices  du  temps. 
Ce  dernier  mérite  annonçoit  dans  Bertaut  un  esprit 
juste  et  observateur,  et  explique  l'admiration  qu'il 
inspiroit  au  poète  Régnier  qui  lui  a  adressé  sa  cin- 
quième satire. 

F. 


OEUVRES  CHOISIES 

DE 

BERTAUT. 


POÉSIES    DIVERSES. 

STANCES. 

^us,  sus,  résolvons -nous  d'étouffer  notre  ennui  ; 
Tuons  ce  qui  nous  tue,  armons-nous  de  constance  ; 
Et  ce  que  nous  cherchons  en  la  pitié  d' autrui , 
Tâchons  de  le  trouver  en  notre  résistance. 

Mais  pourquoi  me  voudrois-je  essayer  de  guérir , 
Sachant  bien  que  mon  mal  ressemble  à  ces  ulcères 
Qu'on  ne  sauroit  fermer  sans  se  faire  mourir, 
Et  de  qui  les  douleurs  sont  des  maux  nécessaires  ? 

Non ,  non ,  ne  tuons  point  un  si  plaisant  souci  : 
Rien  n'est  doux  sans  amour  en  cette  vie  humaine  ; 
Ceux  qui  cessent  d  aimer,  cessent  de  vivre  aussi , 
Ou  vivent  sans  plaisir  comme  ils  vivent  sans 
peine. 


84  JEAN     BERTAUT. 

Tous  les  soucis  humains  sont  pure  vanité  : 
D'ignorance  et  d'erreur  toute  la  terre  abonde  : 
Et  constamment  aimer  une  rare  beauté  , 
C'est  la  plus  douce  erreur  des  vanités  du  monde. 

Aimons  donc  et  portons  j  usques  dans  le  cercue  1 
Le  joug  qui  n  asservit  que  les  nobles  courages  : 
Et  souffrants  sans  gémir  les  rigueurs  d'un  bel  œil, 
Soyons  au  moins  constants ,  si  nous  ne  sommes 
sages. 

DIALOGUE. 

DAMON,  PANOPÉE. 
DaMOIî. 

De  quoi  vous  sert  tant  de  fierté  ? 
Belle  et  cruelle  Panopée  ? 

PANOPEE. 

De  conserver  ma  liberté , 

Et  m' empêcher  d'être  trompée. 

DAMON. 

Quoi  !  craindriez-vous  de  voir  changer 
L'amour  dont  mon  cœur  vous  révère  ? 

PANOPEE. 

Ne  m'en  mettant  point  en  danger, 
La  peur  ne  m'en  travaille  guère. 

DAMON. 

\'  ous  feriez  grand  tort  à  ma  foi 


POESIES     DIVERSES.  85 

D  estimer  mon  ame  infidelle. 

PANOPÉE. 

Je  m'en  ferois  bien  plus  à  moi 
De  vous  aimer  la  croyant  telle. 

DAMOI. 

Il  n'en  faut  point  avoir  de  peur  , 
J'aime  trop  le  nœud  qui  m'engage. 

PANOPÉE. 

Il  ne  fut  jamais  de  trompeur 
Qui  ne  tînt  le  même  langage. 

DAMOI. 

Donc  ne  dois-je  rien  espérer , 

Fors  toujours  pleurer  triste  et  blême  ? 

PANOPÉE. 

J'aime  mieux  vous  faire  pleurer  ? 
Que  me  faire  pleurer  moi-même. 

DAMON. 

Pourquoi  vous  déplaît  mon  bonheur  , 
Dont  vous  servir  sont  les  délices  ? 

PANOPÉE. 

Pour  ce  qu'aux  dépens  de  l'honneur 
Vous  faites  payer  vos  services. 

DaM  ON, 
Las  !  au  moins  voyez  mon  tourment , 
Puisque  c'est  de  vous  qu'il  procède. 

S 


JEAN  BERTAUT. 

PAIOPÉE. 

J'en  verrais  le  mal  vainement , 
N'y  pouvant  donner  nul  remède. 

DAMON. 

Mais  vous  en  avez  le  pouvoir  , 
Si  ma  peine  en  est  susceptible. 

r  ANOPÉE. 

Ce  que  me  défend  mon  devoir , 
Je  me  le  répute  impossible. 

DAMON. 

Ah  !  fière  et  cruelle  beauté  , 
Qu'inhumaine  est  votre  rudesse  î 

p  ANOPÉE. 

Ce  que  vous  nommez  cruauté , 
D'autres  l'appelleront  sagesse. 

D  AMON. 

Est-on  sage  pour  maltraiter 
L'amour  d'un  fîdelle  courage? 

PASOPÉE. 

Est-on  cruel  pour  éviter 

Le  péril  de  faire  un  naufrage. 

DAMON. 

Votre  beauté  vous  garantit 
Du  sort  d'Ariane  abusée. 

P  ANOPEE. 

Votre  jeunesse  m'avertit 
De  l'inconstance  de  Thésée* 


POÉSIES     DIVERSES*  87 

CHANSON. 

Celui  seul  qui  méprise 
Les  appas  amoureux , 
Et  garde  sa  franchise , 
Est  sage  et  bienheureux  : 

Et  tout  ainsi 
Que  d'amour  il  n'espère 
Ni  grâce  ni  salaire , 
Il  n'en  craint  rien  aussi. 

Il  se  moque  des  larmes 
Des  amants  insensés  ; 
Il  se  rit  des  alarmes 
Dont  ils  sont  traversés  : 

Et  dans  la  mer  , 
Sous  l'effort  de  l'orage , 
Il  les  voit  du  rivage 
Eux-mêmes  s'abymer. 

Le  désir  n'est  que  peine  , 
L'attente  que  tourment  : 
La  jouissance  est  pleine 
De  peur  d'un  changement. 

Pensez  quel  heur 
Suit  la  vie  amoureuse  , 
Puisque  la  plus  heureuse 
Est  fertile  en  douleur. 


8$  JEA-N     BERTAUT. 

Non  ,  jamais  plus  ,  j*en  jure , 
Mon  cœur  n'aura  de  feu  : 
Bienheureux  si  je  dure 
En  F  effet  de  ce  vœu. 

Mais ,  malheureux , 
De  bien  loin  je  menace, 
Et  crains  que  je  ne  fasse 
Un  serment  d'amoureux  ! 

DÉFENSE    DE    L'AMOUR. 

Oiînese  souvient  que  du  mai , 
L'ingratitude  règne  au  monde  : 
L'injure  se  grave  en  métal , 
Et  le  bienfait  s'écrit  en  l'onde. 

Amour  en  sert  de  preuve  aux  siens 
Lui  qui  joint  la  peine  aux  délices  : 
Ceux  que  plus  il  comble  de  biens  , 
N'en  célèbrent  que  les  malices. 

Il  prête  à  notre  entendement , 
Pour  voler  au  ciel ,  ses  deux  ailes  : 
Nous  les  engluons  follement 
Dedans  les  vanités  mortelles. 

Ainsi  du  plumage  qu'il  eut 
Icare  pervertit  l'usage  : 
Il  le  reçut  pour  son  salut , 
Il  s  en  servit  à  son  dommage. 


POÉSIES     DIVERSES.  89 

STANCES. 

jE.veùx  mal  au  destin  de  m'être  favorable  : 
'Je  me  plains  des  plaisirs  qu'Amour  me  fait  goûter: 
Et  prierois  volontiers  ce  doux  impitoyable 
De  ne  me  donner  point  ce  qu'il  me  veut  ôter* 

Ainsi  de  verds  festons  et  de  fleurs  couronnée , 
Au  milieu  des  hautbois  accompagnant  ses  pas  , 
La  victime  païenne  étoit  jadis  menée 
Aux  lieux  qu'elle  rendoit  sanglants  par  son  trépas .. 

Impitoyable  auteur  du  feu  qui  me  consume  , 
Tyran  plutôt  que  roi  de  l'empire  amoureux  ? 
Si  même  tes  plaisirs  sont  mêlés  d'amertume , 
Combien  sont  tes  tourments  cruels  et  douloureux! 

SONNET. 

Sur  les  figures  de  marbre  et  de  bronze  qui  sont  au 
petit  jardin  de  Fontainebleau. 

Toi ,  qui  vis  affamé  de  voir  un  bel  ouvrage  , 
Assouvis  maintenant  ta  généreuse  faim  ; 
Voici  les  plus  beaux  traits  dont  le  ciseau  romain 
Ou  la  fonte  grégeoise  ait  orné  le  vieil  âge. 

Là  7  de  Laocoon  la  douloureuse  rage 
Fait  plaindre  le  métal  ,  par  un  art  plus  qu'hu- 
main : 

8. 


QO  JEAN     BERTAUT. 

Ici ,  gît  Cléopatre  :  oh  !  qu'une  docte  main 
A  vivement  portrait  la  mort  en  son  visage  ! 

Là  ,  Diane  chemine  :  ici ,  le  Tibre  ondeux 
Verse  les  flots  de  bronze,  arrêtant  auprès  d'eux 
Le  passant  transformé  de  merveille  en  statue. 

Aussi  raviroient-ils  l'esprit  le  plus  brutal  ; 

Et  qui  n'est  point  ému  d'une  si  rare  vue  , 

Il  est  certes  comme  eux  de  marbre  ou  de  métal. 

STANCES. 

Hèlas  !  que  me  sert-il  d'aimer  si  l'on  ne  m'aime; 
Pipé  du  vain  espoir  qui  m'a  presque  charmé  , 
Je  ressemble  au  flambeau  sur  la  table  allumé 
Qui,  pour  servir  autrui ,  se  consume  soi-même. 

Pourquoi  ,    rare   beauté ,.   sous    ces  appas    ai- 
mables , 
Cachez-vous  les  tourmens  dont  l'esprit  est  gêné  ? 
Faut-il  que  ,  ressemblant  au  sucre  empoisonné 
Votre  propre  douceur  vous  rende  redoutable. 

Vainement  ma  raison  à  ma  flamme  s'oppose  : 
Mon  amour  est  céleste  ,  il  ne  sauroit  périr  : 
Au  moins  il  ne  sauroit  qu'avecque  moi  mourir  ; 
Car  vivre  et  vous  aimer ,  en  moi  c'est  même  chose-. 


POESIES     DIVERSES.  g 

CHANSON. 

Las  !  je  meurs  d'un  secret  martyre 
Et  d'une  muette  douleur. 
Heureux  qui  librement  soupire  : 
S'oser  plaindre  est  l'heur  d'un  malheur, 

Ainsi  meurt  l'agneau  qu'on  présente 
A  l'autel  pour  sacrifier  , 
Et  dedans  sa  gorge  innocente 
Reçoit  le  couteau  sans  crier. 

Cependant  heureux  on  me  nomme  , 
Et  j'use  ma  vie  en  langueur  , 
Ressemblant  à  la  belle  pomme 
Qu'un  ver  ronge  dedans  le  cœur. 

O  respect ,  ô  crainte  discrette  , 
Que  tyrannique  est  votre  loi  ! 
Mais  envain  ma  bouche  est  muette  : 
Mes  yeux  parlent  assez  pour  moi. 

Mes  yeux  ,  il  est  bien  raisonnable 
Que  vous  témoigniez  mes  douleurs  i 
Par  vous  je  languis  misérable  : 
C'est  pour  avoir  vu  que  je  meurs  ! 


gi  JEAN     BERTAUT. 

SONNET. 

AU   ROI   HENRI   IV. 

Sur  la  réduction  de  Paris  en  son  obéissance. 

Voir  Alexandre  assis  sur  le  trône  de  Cyre  , 
Ne  fut  oncques  si  doux  à  la  grecque  valeur  , 
Qu'il  nous  est  de  vous  voir,  après  tant  de  dou- 
leur, 
Assis  dedans  le  vôtre  au  cœur  de  cet  empire. 

On  croyoit  ,  et  le  Ciel  nous  le  sembloit  prédire  , 
Que  vous  y  monteriez  ,  triomphant  du  malheur  , 
Par  des  degrés  sanglans  et  peints  de  la  couleur 
Dont  un  prince  offensé  teint  les  traits  de  son  ire. 

Mais  Dieu  vous  a  fait  prendre  un  chemin  plus 
heureux  , 

Montrant  par  votre  exemple  aux  princes  géné- 
reux , 

Qu'un  Roi  de  qui  sa  main  soutient  le  diadème  , 

Détruit  par  sa  valeur  ses  plus  fiers  ennemis  : 
Et  puis ,  quand  il  les  voit  à  son  pouvoir  soumis  ,. 
Détruit  par  sa  douceur  leur  inimitié  même. 

CHANSON. 

Les  cieux  inexorables 
Me  sont  si  rigoureux , 


POÉSIES     DIVERSES.  g3 

Que  les  plus  misérables  , 
Se  comparant  à  moi ,  se  trouveroient  heureux. 

Mon  lit  est  de  mes  larmes 
Trempé  toutes  les  nuits  ; 
Et  ne  peuvent  ses  charmes  , 
Lors  même  que  je  dors,  endormir  mes  ennuis. 

Si  je  fais  quelque  songe  , 
J'en  suis  épouvanté  ; 
Car  même  son  mensonge 
Exprime  de  mes  maux  la  triste  vérité. 

L'ingratitude  paye 
Ma  fidelle  amitié  : 
La  calomnie  essaye 
À  rendre  mes  tourments  indignes  de  pitié, 

.Bref  ,  il  n'est  sur  la  terre 
Espèce  de  malheur 
Qui  ?  me  faisant  la  guerre , 
N'expérimente  en  moi  ce  que  peut  la  douleur. 

Et  ce  qui  rend  plus  dure 
La  misère  où  je  vi  T 
C'est ,  es  maux  que  j'endure  , 
La  mémoire  de  l'heur  que  le  Ciel  m'a  ravi. 

.  Félicité  passée 
Qui  ne  peux  revenir  y 


g4  JEAN     BERTAUT. 

Tourment  de  ma  pensée  , 
Que  n'ai-je  en  te  perdant  perdu  le  souvenir  ! 

Hélas  !   il  ne  me  reste 
De  mes  contentements 
Qu'un  souvenir  funeste  , 
Qui  me  les  convertit  à  toute  heure  en  tourments. 

Le  sort  plein  d'injustice 
M'ayant  enfin  rendu 
Ce  reste  un  pur  supplice  , 
Je  serois  plus  heurenx,  si  j'avois  plus  perdu. 

BOURGUEIL  (i) 
A  MONSEIGNEUR  LE  CARDINAL  DE  BOURBON 

Tandis  que  la  fureur  du  plus  cruel  orage 
Qui  menaça  jamais  un  état  de  naufrage  , 
Tempête  en  ce  Royaume  ,  ainsi  qu'en  une  mer 
Qu'un  vent  d'ambition  fait  partout  écumer  , 
Moi  cependant ,  couvert  de  la  main  secourable 
Dont  un  généreux  Prince  aux  Muses  favorable 
Me  retirant  des  flots  ,  soigneux  ,  m'a  garanti 
D'être  ,  par  la  tourmente,  es  vagues  englouti  : 
Maintenant  en  repos  je  passe  ici  ma  vie  : 


(i)  C'est  le  nom  d'une  abbaye  dont  le  cardinal  de 
Bourbon  étoit  abbé. 


POESIES     DIVERSES.  g5 

Et  malgré  les  malheurs  dont  elle  est  poursuivie  , 
D'ici ,r  comme  du  fait  de  quelque  grand  rocher 
D'où  les  flots  de  la  guerre  ont  crainte  d'appro- 
cher , 
Je  regarde  à  l'entour  forcener  la  tempête  , 
Retiré  sous  l'abri  que  sa  bonté  me  prête. 
Ici  pendent  muets  ,  donnant  repos  à  l'air  , 
Ces  meurtriers  instruments  que  le  feu  fait  parler  ; 
Sinon  lorsque  leur  sein,  gros  de  plomb  et  de 

poudre  , 
Vomit  en  éclatant  la  fureur  de  sa  foudre  , 
Ou  sur  les  animaux  habitant  aux  forêts  , 
Ou  sur  les  passagers  volant  par  les  marais  , 
Oiseaux  demi-poissons  ,  de  qui  l'humide  chasse 
Fait  cueillir  du  plaisir  même  au  cœur  de  la  glace. 
Ici  le  bruit  tonnant  dont  on  oit  nos  tambours 
Changer  le  guet  des  nuits  à  la  garde  des  jours 
Ne  rompt  point  en  sursaut  l'enchantement  du 

somme 
Qui,   si   doux*~  au  '  matin  ,  charme   l'esprit    de 

l'homme  : 
Ains  un  muet  silence  y  nourrit  le  sommeil 
De  son  jus  de  pavots  sous  les  voiles  de  l'œil , 
Depuis  l'heure  du  soir  où  les  terres  se  taisent  , 
Jusqu'à  tant  que  la  voix  des  pigeons  qui  se  baisent 
Faitentr'ouvrir  les  yeux  et  voir  sur  l'horison 
Le  soleil  visiter  sa  dixième  maison. 
,Ah  !   combien  il  s'en  faut  que  cet  heur  n'accom- 
pagne 


$6  ÏEAÏÎ     BERTAUT. 

Le  sort  de  nos  voisins  ,  habitant  la^campagne  , 
Qui  manquent  de^upport  pet  n'onf~pas"çonime 

nous 
Un  bouclier  qui  les  couvre  et  sauve  de  tels  coups  î 
Las  !  ces  pauvres  chétifs  gémissent  et  lamentent 
Sous  le  pesant  fardeau  des  maux  qui  les  tour- 
mentent : 
Leurs  biens  sont  tous  les  jours  au  pillage  exposés  ; 
Leurs  champs  rendus  déserts  ?  leurs  logis  em- 
brasés ; 
Ces  loups  pleins  de  fureur  ,    vêtus  d  humaines 

formes  , 
Exerçant  de  froid  sang  des  cruautés  énormes 
Partout  où  quelque  armée  a  ses  flots  débordé  , 
Ont  si  barbarement  tous  les  champs  brigandé  ? 
Qu'on  les  peut  comparer  aux  tristes  champs  de 

Troye  , 
Fumans  encor  du  feu  dont  ils  furent  la  proie  : 
Et  ne  peut  maintenant,    d'un  misérable  pain  , 
Le  soldat  qui  les  passe  y  repaître  sa  faim  ; 
S' étant  enfin  rendus  ,  au  bout  de  tant  de  pertes  , 
Les  bourgs  deshabités  et  les  plaines  désertes  : 
Car  le  renom  des  maux  qu'exerce  leur  fureur 
À  semé  tant  de  crainte  au  sein  du  laboureur  , 
Qu'aussitôt  que  le  bruit  annonçant  leur  venue 
Entre  en  quelque  bourgade  où  leur  rage  est  con- 
nue , 
On  voit  ,   avec  le  bien  qui  peut  être  emporté  ? 


POESIES     DIVERSES.  97 

Fuir  de  toutes  parts  le  peuple  épouvanté  , 
Criant  et  gémissant  ,  et  pour  toute  allégeance  , 
Appelant  à  longs  cris  la  céleste  vengeance. 
Maudite  ambition  ,    cause  de  ces  douleurs  , 
Que  ta  triste  semence  est  féconde  en  malheurs  ! 
L'infortuné   qui  tombe  en  leurs  mains  impla- 
cable , 
Autant  qu'il  a  de  bien  ,   autant  il  est  coupable. 
Il  a  contre  leur  chef  son  poignard  aiguisé  , 
Si  du  mal  d'être  riche  il  se  trouve  accusé  : 
Ses  malheureux  moyens  lui  tenant  lieu  d'offense, 
Et  sa  seule  rançon  étant  son  innocence. 

CHANSON. 

Pour  être  plus  jeune  et  plus  beau  ^ 
Et  me  passer  en  bonne  grâce  , 
O  Phylis  f  un  amant  nouveau 
Ne  devoit  point  prendre  ma  place, 
Ceux  qui  ,    de  votre  affection  , 
Sauront  la  nouvelle  accointance  3 
S'ils  prisent  votre  élection  , 
ils  blâmeront  votre  inconstance. 

N'alléguez  point  que  sa  beauté 
Vous  a  contrainte  de  vous  rendre  : 
On  est  aisément  surmonté  , 
Quand  on  ne  veut  point  se  défendre, 
S  il  a  vaincu  ,   ce  n'est  point  tant 

9 


q8  •  JEAN     BERTAUT. 


Pour  force  que  sa  grâce  ait  eue  , 
Que  pour  ce  qu'en  lui  résistant  , 
Vous  desiriez  d'être  vaincue. 

Or  ,  qu'il  jouisse  en  bonne  paix 

Du  bien  qu'il  a  conquis  sans  armes  : 

Quant  à  la  perte  que  je  fais  , 

J'en  j  etterai  fort  peu  de  larmes  ; 

Car  ,  puisque  les  lois  du  destin 

Vous  ont  fait  naître  si  volage  , 

Vous  gagner  n'est  pas  grand  butin  , 

Ni  vous  perdre  aussi  ?  grand  dommage, 

CHANSON. 

L'ennui  qui  tourmente  ma  vie  7 
Et  qui  me  fait  perdre  l'envie 
De  rien  plus  aimer  désormais  , 
Vient  d'avoir  tenu  dans  mon  ame 
Pour  déesse  une  ingrate  femme  , 
La  plus  femme  qu'on  vit  jamais. 

J'estimais  sa  foi  ferme  et  stable 
Etre  un  diamant  véritable 
En  or  fermement  enchâssé  ; 
Mais  ce  n'étoit  qu'un  peu  de  verre 
Qui  s'est  brisé  ,  tombant  à  terre  , 
Au  premier  vent  qui  l'a  poussé. 

O  toi  !  qui  que  tu  puisses  être  , 


POESIES     DIVERSES.  <  )  <j 

Qui  t'en  es  sitôt  rendu  maitre  , 
N'en  brave  point  si  fièrement  ; 
Le  bonheur  de  cette  accointance  , 
Tu  le  dois  à  son  inconstance  , 
Et  non  pas  à  son  jugement. 

Mais  que  pouvois-je  moins  attendre 
D'une  ame  si  facile  à  prendre 
Aux  appas  de  la  nouveauté , 
Qui  croit  qu'en  l'amoureuse  vie  , 
De  peu  d'amans  être  servie  , 
C'est  preuve  de  peu  de  beauté  ? 

Quelque  jour  )   peut-être  ,   toi-même  , 
De  cet  heur  qui  te  semble  extrême  , 
Tu  te  verras  déposséder  ; 
Car  la  femme  est  comme  une  ville  ;. 
Quand  la  prise  en  est  si  facile , 
Elle  est  difficile  à  garder. 

CHANSON. 

Quand  j'idolâtrois  vos  beaux  yeux  , 
Je  vous  jugeois  égale  aux  Dieux  : 
Vos  propos  m'étoient  des  oracles  ; 
Les  moindres  de  vos  actions 
Me  sembloient  des  perfections  ," 
Vos  perfections  ,   des  miracles. 

Voyant  donc  en  vous  chacun  jour 


iOO  JEAN     BERTAUT. 

Ou  naître  ou  mourir  quelque  amour  y 
Et  le  change  être  vos  délices  , 
J'allai  soudainement  juger 
Que  l'humeur  de  souvent  changer 
Est  mise  à  tort  entre  les  vices. 

Lors  ,  résolu  d'en  faire  autant , 
Et  de  me  rendre  moins  constant 
Que  la  girouette  d'un  temple  , 
Je  rompis  soudain  ma  prison  , 
Estimant  faire  par  raison 
Ce  quejefaisois  par  exemple. 

Ainsi  votre  légèreté 

Débaucha  ma  fidélité  , 

Ce  qu'elle  est ,  m'apprenant  à  1  être  s 

Tant  qu'enfin  je  vous  ai  fait  voir 

Qu'en  pratiquant  ce  doux  savoir  7 

L'écolier  a  passé  le  maître. 

L'honneur  de  ma  première  foi 
Se  verra  refleurir  en  moi  7 
Quand  vous  ne  serez  plus  légère  ? 
Faisant  du  même  lieu  sortir 
L'exemple  de  me  repentir  , 
D'où  me  vint  celui  de  mal  faire. 

CHANSON. 

Enfin  ,  ce  tyran  de  nos  âmes  , 
Que  tout  reconnoît  pour  vainqueur  , 


POESIES     DIVERSES.  IOI 

Desarmé  de  traits  et  de  flammes  , 
A  cessé  d'assiéger  mon  cœur. 

Pour  moi  sa  flamme  est  étouffée  , 
Et  l'arc  dont  il  m'avoit  dompté , 
Pare  maintenant  le  trophée 
Que  j'en  dresse  à  la  liberté. 

Libre ,  je  me  moque  à  cette  heure 
Du  mal  pour  Amour  enduré  : 
Sinon  quand  quelque  fois  je  pleure 
De  regret  d'en  avoir  pleuré. 

J'ai  rendu  ses  armes  sujettes  : 
Il  en  voit  l'arrogance  à  bas  , 
Et  reçoit  autant  de  défaites 
Comme  il  me  livre  de  combats. 

Aussi  ,  quoique  la  terre  vante 
Les  vains  miracles  de  ses  coups  ? 
Les  traits  dont  il  nous  épouvante  , 
Sans  nous  ^  ne  peuvent  rien  sur  nous, 

STANCES. 

Ah  !   qui  ne  sent  point  les  traverses 
Du  soin  et  des  peines  diverses 
Dont  vivant  nous  nous  travaillons  ! 
Et  qui  ,  franc  de  crainte  et  d'envie  , 
Cueille  les  roses  de  la  vie  , 
Sans  se  piquer  aux  aiguillons  ? 


ÏO-X  JF.AI     Il  E  II  T  A  U  T. 

Les  plaisirs  de  la  vie  humaine 
Sont  tous  mêlés  de  quelque  peine  , 
Et  Je  bien  suivi  du  malheur  : 
M  ci  ne  L'Amour  jamais  n'envoie 
Ni  le  déplaisir  sans  la  j.oie  y 
Ni  le  plaisir  sans  la  douleur. 

CANTIQUE. 

Bienheureux  est  celui  qui  ?  parmi  les  délices 
Dont  le  monde  a  sucré  le  poison  de  ses  vices  ? 
Et  parmi  tant  d'appas  à  mal  faire  alléchants  , 
Régit  si  prudemment  les  désirs  dé  son  ame  , 
Que  nul  secret  remords  son  courage  n'entame  , 
Pour  avoir  augmenté  lé  nombre  des  méchants  ! 

Qui  ,  1  isant  jour  et  nuit  7  des  yeux  de  la  pensée  , 
1 1&  Joi  du  Tout-Puissant  en  son  ame  tracée  , 
Coneoii.de  beaux  désirs,  produit  de  beaux  effets; 
Jm.  de  qui  le  courage  abhorrant  la  vengeance  , 
D'un  volontaire  oubli ,  noyé  en  sa  souvenance 
Les  torts  qu'il  a  reçus  et  les  biens  qu'il  a  faits. 

Cet  homme-là  ressemble  à  ces  belles  olives 
Qui,  du  fameux  Jourdain  ,  bordent  les  vertes 

rives  , 
Et  de  qui  uni  hiver  la  beauté  ne  détruit  : 
Les    ruisselets   d'eau    vive   autour   d'elles   ga- 
zouillent ; 


POESIES     DIVERSES.  lo3 

Jamais  leurs  rameaux  verts  leur  printemps  ne 

dépouillent  , 
Et  toujours  il  s'y  trouve  ou  des  fleurs  ou  du  fruit. 

Nul  effroi ,  nulle  peur  en  sursaut  ne  l'éveille  : 
Endormi  ,  Dieu  le  garde  ;  éveillé  ,  le  conseille  ; 
Conduit  tous  ses  desseins  au  port  de  son  désir  ; 
Puis  fait  qu  en  terminant  son  heureuse  vieillesse, 
Ce  qu  il  semoit  en  terre  avec  peine  et  tristesse  , 
Il  le  recueille  au  Ciel  en  repos  et  plaisir. 

Il  n'en  va  pas  ainsi  de  celui  qui  méprise 
Et  la  loi  du  Seigneur  ,  et  la  voix  de  l'Eglise  , 
Soi-même  étant  son  Dieu  ,  son  Eglise  et  sa  loi  : 
Sa  plus  parfaite  joie  en  douleurs  est  féconde  , 
Et  bien  qu'il  semble  avoir  son  Paradis  au  monde , 
Si  porte-il  malheureux  son  enfer  quant  et  soi. 

Ni  pompe,   ni  grandeur  ,    ni  gloire  ,    ni  puis- 
sance 
Ne  sauroient  détourner  le  glaive  de  vengeance 
Pendant  dessus  son  chef  des  mains  de  l'Éternel, 
De  qui  l'inévitable  et  sévère  justice 
Fait  qu'il  est  à  toute  heure  ,   en  un  même  sup- 
plice , 
Témoin,    juge  et   bourreau,    non    moins  que 
criminel. 

Non  ,    les  fiers  aquilons  ,  de  leur  venteuse  ha*» 
leine  , 


Ï04  J  T'A  IV      It  EUT  ATT  T. 

Ne   promènent    pas    mieux  ,    sur  Je  dos  d'un* 

plaine  , 
La  paille  rencontrée  au  champ  <lu  laboureur  , 

Que  Dieu  le  poursuivra  sur  Le  Iront  de  la  lerre  , 

Si  jamais  son  pouvoir  ,  Jui  déclarant  Ja  guerre  , 
Change  sa  patience  en  ardente  fureur* 

Puis  quand yiendra  le  jour  ,  le  jour  épouvan- 
table 

Où  les  peuples  jugés  par  sa  bouche  équitable  , 

Seront  de  leurs  forfaits  eux-mêmes  décéleurs  z 
Alors  Je  misérable  ,  envoyé  pour  pâture 
Au  feu  « 1 1 1 ■  sert  là-bas  aux  âmes  de  torture  , 
Paiera  ses  courts  plaisirs  d  éternelles  douleurs. 

Car  le  Seigneur  est  juste  autant  que  débonnaire. 

Kl  sa  saiiile  équité  paye  à  tous  le  salaire 

Que    méritent    leurs    laits  ,     soit   connus  7    soit 

cachés  : 

En  COI  que    inoins    enclin    aux    peines    qu  à    Ja 

grâce  , 

Tous  les  jours  sa  bonté  nos  inéi  îles  surpasse  ? 
El   jamais  sa  rigueur  n'égale  nos  péchés. 

I>  Ali  AIMI  RASE 

du    PSEAUME  <:x  LVII. 

Heureux  hôtes  (\u  Ciel  ,  saintes  légions  d'anges, 
Guerriers  qui  triomphez  du  vice  surmonté  7 


POESIES     DIVERSES.  I()5 

Célébrez  à  jamais  du  Seigneur  les  louanges  , 
Et  d'un  hymne  éternel  honorez  sa  honte. 

Soleil  ,   dont  la  chaleur  rend  la  terre  féconde  , 
Lune  ,   qui  de  ses  rais  empruntes  ta  splendeur  , 
Lumière  ,   l'ornement  et  la  beauté  du  monde  , 
Louez  ,  bien  que  muets  ,  sa  gloire  et  sa  gran- 
deur. 

Chantez-la  donc  aussi ,  vous  enfants  delà  terre 
Qui ,  composés  de  cendre,  en  cendre  retournez  , 
Soit  vous  que  l'océan  dans  ses  vagues  enserre , 
Soit  vous  qui  librement  par  l'air  vous  pro- 
menez. 

Faites  la  dire  aux  bois  dont  vos  fronts  se  cou- 
ronnent , 

Grands  monts  ,  qui  ,  comme  Rois  ,  les  plaines 
maîtrisez  ; 

Et  vous  ,  humbles  coteaux  ,  où  les  pampres 
foisonnent  , 

Et  vous  ,  ombreux  vallons  ,   de  sources  arrosés. 

Féconds  arbres  fruitiers  ,   l'ornement  des   col- 
lines , 
Cèdres ,  qu'on  peut  nommer  géans  entre  les  bois, 
Sapins  ,  dont  le  sommet  fuit  loin  de  ses  racines  , 
Chantez-la  sur  les  vents  qui  vous  servent  de  voix. 

Animaux  ,  qui  paissez  la  plaine  verdoyante  , 


ÏOi>       -  JEAN     B  EUT  A  UT. 

Et  vous  que  l'air  supporte  ,  et  vous  qui  serpen- 
tant 
Vous  traînez  après  vous  d'une  échine  ondoyante, 
Naissez ,  vivez  ,  mourez  3  sa  louange  exaltant. 

Vous ,  que  la  fleur  de  l'âge  aux  voluptés  convie , 
Vous  qui  ,   chassés  du  monde  ,  et  jà  prêts  d'en 

sortir  , 
Touchez  d'un  pied  tremblant  les  bornes  de  la 

vie  , 
Faites  son  nom  sans  cesse  en  vos  chants  retentir. 

PARAPHRASE 
DU    PSEAUME    CXXXVI. 

Assis  aux  tristes  bords  des  eaux  de  Babyione  , 
Où  le  courroux  vengeur  qui  renversa  le  trône 
Des  grands  Rois  de  S  ion  ,  nous  avoit  exilés  ? 
Nous  pleurions  jour  et  nuit  Jérusalem  détruite 
Que  la  flamme  barbare  en  cendre  avoit  réduite  , 
Rendant  nos  plus  saints  lieux  déserts  et  désolés. 

Nos  cantiques  de  joie  où  Dieu  daignoit  se  plaire, 
Entre  tant  de  douleurs  ,   condamnés  à  se  taire 
Par  le  mortel  ennui  régnant  en  notre  cœur  , 
Et  nos  luths  qui  pendoient  aux  saules  d.e  la  rive  y 
Pleuroient ,  en  se  taisant ,  sa  liberté  captive 
Et  soupirante  aux  pieds  d'un  superbe  vainqueur» 


POESIES     DIVERSES.  IO7 

Chantez-nous  ,   clisoient-ils  ,   quelqu'un  de  ces 

cantiques 
Qui  faisoient  retentir  les  resonnans  portiques 
De  votre  fameux  temple  ,    en  glorieux  accents  , 
Lorsque  quelque  victoire  ,  à  S  ion  advenue  , 
Poussoit  vos  cris  de  joie  au-dessus  de  la  nue  , 
Et  cliargeoit  vos  autels  d'offrandes  et  d'encens. 

Non  ,  jà  ne  plaise  au  Ciel  que  la  barbare  audace 
Nous  fasse  prophaner  ,  par  prière  ou  menace  , 
Les  saints  vers  qu'Israël  chantoit  en  son  bon» 

heur  ; 
Plutôt  soient,  par  la   mort,   nos  douleurs  as- 
soupies , 
Que  nous  fassions  entendre  à  ces  terres  impies 
Les  hymnes  consacrés  au  seul  nom  du  Seigneur. 

FI]V    DES    OEUVRES    CHOISIES    DE    BERTAUT. 


OEUVRES  CHOISIES 

DE 

REGNIER. 


ÎO 


NOTICE 

SUR     REGNIER. 


i\l  at  hurin  Régnier,  fils  aîné  de  Jacques  Régnier, 
bourgeois  notable  de  Chartres  et  de  Simonne  Des- 
portes, sœur  du  poète  de  ce  nom,  naquit  à  Chartres, 
le  2t  décembre  i57'3.  Il  fut  destiné  de  bonne  heure 
à  l'état  ecclésiastique ,  et  reçut  la  tonsure  avant  l'âge 
de  neuf  ans.  Ses  talents  précoces  lui  méritèrent  d'abord 
la  protection  du  cardinal  François  de  Joyeuse  ,  arche- 
vêque de  Toulouse,  qui  l'emmena  à  Rome  en  i5g3. 
Mais  il  parait,  d'après  la  satire  II,  que  ce  prélat  ne  fit 
rien  dans  la  suite  pour  la  fortune  du  jeune  Régnier.  Il 
fit  une  seconde  fois  ce  voyage ,  en  1601 ,  avec  l'am- 
bassadeur Philippe  de  Béthune  ,  c'est  à  lui  qu'il  a 
adressé  sa  sixième  satire  ,  composée  pendant  son  séjour 
à  Rome.  Peu  de  temps  après  son  retour,  il  obtint  par 
dévolu  un  canonicat  dans  l'église  de  Notre-Dame  a. 
Chartres.  On  raconte  à  ce  sujet  que  le  résignataire  de 
ce  bénéfice,  pour  avoir  le  temps  de  faire  admettre  sa 
résignation  en  cour  de  Rome  ,  avoit  fait  placer  dans  le 
lit  du  dernier  titulaire  une  bûche  qui  fut  enterrée  à  la 
place  du  défunt,  qu'on  avoit  secrètement  enseveli 
quinze  jours  avant.  Régnier  prouva  le  stratagème,  et 
fut  mis  en  possession  du  canonicat  le  3o  juillet  1604  = 


112  KOTICE 

A  la  mort  de  l'abbé  Desportes  ,  son  oncle ,  qui  étoit 
revêtu  de  l'abbaye  de  Vaux-de-Cernay ,  le  roi  Henri  IV 
lui  accorda,  sur  cette  abbaye,  une  pension  de  deux 
mille  livres,  qui  ne  lui  fut  pas  toujours  exactement 
payée ,  s'il  faut  s'en  rapporter  à  ce  qu'il  dit  dans  son 
épître  III. 

Régnier  annonça  dès  sa  plus  grande  jeunesse  son 
inclination  pour  la  satire;  cependant  la  malignité  de 
l'esprit  n'avoit  point  exclu  chez  lui  la  bonté  du  cœur. 
Il  a  eu  le  soin  de  le  rappeler  lui-même, 

Et  le  surnom  de  bon  me  va-t-on  reprochant , 
D'autant  que  je  n'ai  pas  l'esprit  d'être  méchant. 

En  effet,  on  disoit  de  son  temps,  et  l'on  a  dit  en- 
core après ,  le  bon  Régnier. 

Malherbes  faisoit  le  plus  grand  cas  de  son  talent; 
ils  se  brouillèrent  à  l'occasion  de  l'aventure  suivante  , 
rapportée  dans  une  vie  de  Malherbes,  attribuée  àRacan. 
Régnier  et  le  poète  lyrique  étoient  allés  dîner  ensemble 
chez  Desportes;  ils  trouvèrent  qu'on  avoit  servi.  Des- 
portes se  leva  de  table ,  reçut  Malherbes  avec  beaucoup 
de  civilité ,  et  s'empressa  de  vouloir  lui  offrir  un  exem- 
plaire de  ses  pseaumes;  mais  celui-ci  le  retint  en  lui 
disant  que  son  potage  waloit  mieux  que  ses  pseaumes, 
Cette  boutade  déplut  à  Desportes ,  qui  ne  dit  pas  un 
mot  pendant  tout  le  repas ,  et  qui  ne  le  revit  plus  de- 
puis. Régnier  se  tint  aussi  pour  offensé  de  cette  brus- 
querie un  peu  dure  envers  son  oncle ,  et  il  composa  sa 
neuvième  satire  où  ,  à  son  tour ,  il  devint  injuste  envers 
Fauteur  célèbre  qui,  selon  l'expression  de  Boileau, 

Aux  auteurs  de  ce  temps  sert  encor  de  modèle. 


SUR     REGNIER.  Ili 

Du  reste ,  la  postérité  a  confirmé  les  nombreux  suf- 
frages que  Régnier  avoit  obtenus  de  ses  contemporains. 
Boileau  a  consacré  plusieurs  fois  des  vers  à  la  louange 
de  son  devancier;  il  en  parle  avec  éloge  dans  son 
discours  sur  la  satire  ,  ainsi  que  dans  sa  lettre  à  Perrault. 
Il  dit  dans  son  épitre  X  : 

J'allai  d'un  pas  hardi ,  par  moi-même  guidé  , 
Et  de  mon  seul  génie  en  marchant  secondé, 
Studieux  amateur  et  de  Perse  et  d'Horace  , 
Assez  près  de  Reguier  m'asseoir  sur  le  Parnasse. 

Dans  la  cinquième  réflexion  critique  sur  Longin  ,  il 
l'appelle  «le  célèbre  Régnier,  c'est-à-dire  le  poète 
«  français  qui ,  du  consentement  de  tout  le  monde ,  a 
«  le  mieux  connu ,  avant  Molière ,  les  mœurs  et  le  ca- 
«  ractère  des  hommes.  » 

J.  B.  Rousseau  écrivoit  à  Brossette ,  dans  le  temps 
que  ce  commentateur  préparoit  les  notes  de  son  édi- 
tion in-4.  de  Régnier,  publiée  à  Londres  en  1729. 

«  Vous  rendrez,  lui  disoit-il ,  un  grand  service  à 
«  notre  langue ,  dont  ce  poète  est  un  ornement  très- 
«  considérable.  Aucun  n'a  mieux  pris  que  lui  le  véri- 
«  table  tour  des  anciens,  et  je  suis  persuadé  que 
«  M.  Despreaux  ne  l'a  pas  moins  étudié  que  Perse  et 
«  Horace.  »  Il  ajoute  :  «Régnier  a  des  vers  si  heureux 
«  et  si  originaux ,  des  expressions  si  propres  et  si  vives , 
«  que  je  crois  que ,  malgré  ses  défauts,  il  tiendra  tou- 
jours un  des  premiers  rangs  parmi  le  petit  nombre 
«  d'excellents  auteurs  que  nous  connoissons.  » 
.     Enfin  on  sait  les  vers  que  Boileau  lui  a  consacrés 

10, 


Il4  NOTICE 

dans  son  Art  Poétique  où,  après  avoir  caractérisé  les 
satiriques  latins,  il  dit; 

De  ces  maîtres  savants ,  disciple  ingénieux , 
Régnier  seul ,  parmi  nous ,  formé  sur  leurs  modèles  , 
Dans  son  vieux  style  encore  a  des  grâces  nouvelles  : 
Heureux ,  si  ses  discours ,  craints  du  chaste  lecteur , 
Ne  se  seutoient  des  lieux  où  fréquentoit  l'auteur , 
Et  si  du  son  hardi  de  ses  rimes  cyniques 
Il  n'allarmoit  souvent  les  oreilles  pudiques. 

Boileau,  en  adressant  ce  juste  reproche  à  Régnier, 
fait  principalement  allusion  à  la  satire  onzième  ,  où  ce 
poète ,  sans  égard  pour  les  bienséances  et  sans  ména- 
gement pour  ses  lecteurs ,  les  conduit  dans  des  lieux 
de  débauches.  Toutefois  il  est  aussi  vrai  de  dire  que  si 
Régnier  n'a  point  cherché  à  voiler  ses  tableaux  par 
l'artifice  des  couleurs ,  il  faut  en  attribuer  la  principale 
cause  à  l'esprit  et  au  ton  de  son  siècle;  il  semblait  alors , 
comme  le  remarque  M.  de  Valincour,  dans  son  éloge 
de  Despréaux,  que  l'obscénité  fût  un  sel  absolument 
nécessaire  à  la  satire.  On  ne  connoissoit  point  encore 
l'art  d'être  piquant  sans  grossièreté ,  ou  d'avoir  de  la 
gaieté  sans  bouffonnerie;  Boileau  a  sans  doute  plus  de 
finesse ,  d'esprit  et  de  grâce  ;  ses  railleries  sont  plus 
délicates ,  ses  tours  plus  variés,  mais  Régnier  est  plein 
de  sens  et  d'énergie ,  il  a  de  l'originalité  et  du  naturel , 
et  quoiqu'il  ait  un  peu  vieilli,  c'est  encore,  dans  son 
genre  ,  un  des  meilleurs  modèles  que  puissent  étudier 
les  littérateurs  dont  le  goût  est  formé.  Son  styte ,  riche 
d'expressions  heureuses ,  est  souvent  poétique  ;  il  joint 
quelquefois  la  force  de  Juvénal  à  l'enjouement  d'Horace^ 


SUR     REGNIER.  Il5 

et  Boileau  ne  put  guère  y  ajouter  que  de  la  correction 
et  de  l'élégance. 

Régnier  a  écrit  aussi  dans  le  genre  de  Tibulle  et 
d'Ovide.  Ses  élégies  offrent  des  imitations  faciles  de 
ces  auteurs.  On  y  trouve  des  tours  gracieux  et  quelque- 
fois de  la  passion. 

Ses  poésies  spirituelles,  dont  la  première  a  été  com- 
posée dix  ans  avant  sa  mort,  portent  l'empreinte  d'un 
véritable  repentir  des  excès  de  sa  jeunesse.  Le  dérè- 
glement de  sa  vie  en  abrégea  le  terme.  Il  mourut  à 
Rouen,  le  22  octobre  i6x3,  dans  sa  quarantième 
année.  Le  père  Garacht ,  jésuite ,  dans  sa  Recherche 
des  Recherches,  page  648,  dit  que  Régnier  <«  se  bâtit 
«  jadis  cette  épitaphe  à  soi-même,  en  sa  jeunesse  dé- 
«  bauchée  ,  ayant  désespéré  de  sa  santé ,  et  étant , 
«  comme  il  pensoit,  sur  le  point  de  rendre  l'ame  :  » 

J'ai  vécu  sans  nul  pensement, 
Me  laissant  aller  doucement 
À  la  bonne  loi  naturelle  ; 
Et  si  m'étonne  fort  pourquoi 
La  mort  osa  songer  à  moi, 
Qui  ne  songeai  jamais  en  elle. 

P. 


OEUVRES.  CHOISIES 

DE 

REGNIER. 

DISCOURS    AU    ROI. 


SATIRE    I. 

JT  uissant  roi  des  François,  astre  vivant  de 

Mars(t), 
Dont  le  juste  labeur,  surmontant  les  hasards  , 
Fait  voir  par  sa  vertu  que  la  grandeur  de  France 
Ne  pouvoit  succomber  sous  une  autre  vaillance  : 
Vrai  fils  de  la  valeur  de  tes  pères,  qui  sont 
Ombragés  des  lauriers  qui  couronnent  leur  front, 
Et  qui,  depuis  mille  ans  indomptables  en  guerre, 
Furent  transmis  du  ciel  pour  gouverner  la  terre  ; 
Pu  isses-tu,comme  Auguste,  admirable  en  tes  faits, 
Rouler  tes  jours  heureux  en  une  heureuse  paix  ! 

(i)  Ce  discours  fut  compost',  et  adressé  à  Henri  IV, 
après  l'entière  extinction  de  la  ligue. 


i  i  8  m  atiiii  H  i  M     »'•  ,r<-  N  •  i'  Ri 

<  )res  que  la  justice  ici-bas  descendue 

Aux  petits  comme  aux  grands  par  tes  mains  est 

rendue  j 
Que,  sans  peur  <'««  lai  ion,  trafique  le  marchand , 
(Juc  l'innocent  ne  tombe  aux  aguets  du  méchant. 
Aujourd  hui  que  ton  ûls(i),  imitant  ton  courage, 
Nous  rend  de  sa  valeur  un  si  grand  témoignage , 
Que ,  jeune ,  do  ses  mains  la  rage  il  déconfil  7 
Étouffanl  le  s  serpents  ainsi  qu  Hercule  ut; 
Ki  T  domptaul  la  Discorde  à  la  gueule  sanglante, 
D'impiété,  d  horreur ,  encore  frémissante, 

Il  lui  (rousse  les  bras  de  ineui  1res  cnlaclies  , 
De  ce  ni  cl  la  nies  d'an  ci  sur  le  dos  al  lai  lies; 
Sous  des  monceaux  de  1er  dans  ses  armes  l'enterre, 
Kl  renne  pour  jamais  Je  temple  de  la  guerre  , 
l'ai  sa  ni  voîrclaircnienl,  par  ses  lails  I  riompliaiils, 
(Juc  les  rois  et  'es  dieux  ne  sonl  jamais  enlanls  : 

Si  bien  ques'élevant  sous  ta  grandeur  prospère, 
Généreux  héritier  d  un  si  généreux  père, 
Comblanl  les  lions  d'amour  et  les  méchants  d'ef- 
froi , 

Il  se  ic\n\  au  herceau  dejadi^nede  toi. 

IMais  c  èsl  mal  contenter  mon  humeur  frénétique, 

Passer  de  la  satire  (2)  en  un  panégyrique, 


,(  i  )  Lr©  dauphin,,  qui  fut  depuis  le  roi  Louis  XIII. 
(•>.)  Ce  vers  prouve  «pie  Régnier  avob  composé  <1< 
satires  avant  ce  discours, 


SATIRES.  IIO, 

Où  mollement  disert ,  sous  un  sujet  si  grand  , 
Dès  le  premier  essai  mon  courage  se  rend. 
Et  quand  j'égalcrois  ma  muse  à  ton  mérite , 
Toute  extrême  louange  est  pour  toi  trop  petite  ; 
Où  tout  le  monde  entier  ne  bruit  que  tes  projets; 
Où  ta  bonté  discourt  au  bien  de  tes  sujets  ; 
Où  notre  aise  ,  et  la  paix  ,  ta  vaillance  publie; 
Où  le  discord  éteint,  et  la  loi  rétablie  , 
Annoncent  ta  justice;  où  le  vice  abattu 
Semble ,  en  ses  pleurs ,  ebanter  un  hymne  à  ta 

vertu. 
De  tout  bois  ,  comme  on  dit ,  Mercure  on  ne  fa- 
çonne. 
Et  toute  médecine  à  tout  mal  n'est  pas  bonne. 
De  même  le  laurier ,  et  la  palme  des  rois  , 
N'est  un  arbre  où  chacun  puisse  mettre  les  doigts; 
Joint  que  ta  vertu  passe,  en  louange  féconde  , 
Tous  les  rois  qui  seront,  et  qui  lurent  au  monde. 

Il  se  faut  reconnoître  ,  il  se  faut  essayer, 
Se  sonder ,  s'exercer ,  avant  que  s'employer  , 
Comme  fait  un  luiteur  entrant  dedans  l'arène  , 
Qui ,  se  tordant  les  bras  ,  tout  en  soi  se  démène  , 
S'alonge,  s'accourcit,  ses  muscles  étendant, 
Et ,  ferme  sur  ses  pieds  ,  s'exerce  en  attendant 
Que  son  ennemi  vienne ,  estimant  que  la  gloire 
Jà  riante  en  son  cœur  lui  don'ra  la  victoire. 
Il  faut  faire  de  même  un  œuvre  entreprenant , 
Juger  comme  au  sujet  l'esprit  est  convenant; 


1  Jt  O  M  V  T  11  U  R  I  N     R  E  G  NIEIl. 

Et  quand  on  se  sent  ferme ,  et  d'une  aile  assez 

forte, 
Laisser  aller  Ja  plume  où  la  verve  l'emporte. 
J'imite  les  Romains  encore  jeunes  d'ans, 
A  qui  l'on  permettait  d'accuser,  impudents  , 
Les  plus  vieux  de  l'état ,  de  reprendre ,  et  de  dire 
Ce  qu'ils  pensoient  servir  pour  le  bien  de  l'em- 
pire* 
Et  comme  la  jeunesse  est  vive  et  sans  repos  , 
Sans  peur  ,  sans  fiction,  et  libre  en  ses  propos  , 
Il  semble  qu'on  lui  doit  permettre  davantage  : 
Aussi  que  les  vertus  fleurissent  en  cet  âge  , 
Qu'on  doit  laisser  mûrir  sans  beaucoup  de  ri- 
gueur , 
Afin  que  tout  à  Taise  elles  prennent  vigueur. 
C'est  ce  qui  m'a  contraint  de  librement  écrire  , 
Et  sans  piquer  au  vil  me  mettre  à  la  satire; 
Où,  poussé  du  caprice,  ainsi  que  d'un  grand  vent, 
J  e  vais  haut  dedans  l'air  quelquefois  m'élevant  ; 
Et  quelquefois  aussi,  quand  la  fougue  me  quitte, 
Du  plus  haut  au  plus  bas  mon  vers  se  précipite  , 
Selon  que  ,  du  sujet  touché  diversement , 
Les  vers  à  mon  discours  s'offrent  facilement. 

Or,  grand  roi ,  dont  la  gloire  en  la  terre  épandue 
Dans  un  dessein  si  haut  rend  ma  muse  éperdue, 
Ainsi  que  l'œil  humain  le  soleil  ne  peut  voir , 
L'éclat  de  tes  vertus  offusque  tout  savoir; 
Si  bien  que  je  ne  sais  qui  me  rend  plus  coupable , 


I 

SATIRES.  121 

Ou  de  dire  si  peu  d'un  sujet  si  capable, 
Ou  Ja  bonté  que  j'ai  d'être  si  mal  appris  , 
Ou  la  témérité  de  l'avoir  entrepris. 
Mais  quoi  !  par  ta  bonté,  qui  toute  autre  surpasse, 
T'espère  du  pardon  ,  avecque  cette  grâce  , 
Que  tu  liras  ces  vers,  où  jeune  je  m'ébats 
Pour  égayer  ma  force  ;  ainsi  qu'en  ces  combats 
De  fleurets  on  s'exerce  ,  et,  dans  une  barrière , 
Aux  pages  l'on  réveille  une  adresse  guerrière 
Follement  courageuse,  afin  qu'en  passe-temps 
Un  labeur  vertueux  anime  leur  printemps  ; 
Que  leur  corps  se  dénoue,  et  se  désangourdisse , 
Pour  être  plus  adroit  à  te  faire  service. 
Aussi  je  fais  de  même  en  ces  caprices  fous  : 
Je  sonde  ma  portée  ,  et  me  ta  te  le  pouls  , 
Afin  que  s'il  advient,  comme  un  jour  je  l'espère, 
Que  Parnasse  m'adopte,  et  se  dise  mon  père  , 
Emporté  de  ta  gloire  et  de  tes  faits  guerriers , 
Je  plante  mon  lierre  au  pied  de  tes  lauriers. 


122  MATHURIN     REGNIER. 


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A   M.    LE   COMTEDE   GARAMAIN. 


SATIRE    IL 

LES    POETES. 

V>  gmte,  de  qui  l'esprit  pénètre  l'univers  , 
Soigneux  de  ma  fortune  ,  et  facile  à  mes  vers  ; 
Cher  souci  de  la  muse ,  et  sa  gloire  future , 
Dont  l'aimable  génie  ,  et  la  douce  nature 
Fait  voir  ,  inaccessible  aux  efforts  médisants 
Que  vertu  n'est  pas  morte  en  tous  les  courtisans 
Bien  que  foible  et  débile,  et  que  mal  reconnue 
Son  habit  décousu  la  montre  à  demi-nue  ; 
Qu'elle  ait  sèche  la  chair,  le  corps  amenuisé  , 
Et  serve  à  contre-cœur  le  vice  autorise  ; 
Le  vice  qui ,  pompeux,  tout  mérite  repousse  , 
Et  va,  comme  un  banquier,  en  carrosse  et  en 
housse. 
Mais  c'est  trop  sermonné  de  vice  et  de  vertu  ; 
il  faut  suivre  un  sentier  qui  soit  moins  rebattu  , 
Et,  conduit  d'Apollon  ,  reconnoître  la  trace 
Du  libre  Juvénal  :  trop  discret  est  Horace 
Pour  un  homme  piqué  ,  joint  que  la  passion  , 
Comme  sans  jugement,  est  sans  discrétion. 
Cependant  il  vaut  mieux  sucrer  notre  moutarde; 


SATIRES.  123 

L'homme,  pour  un  caprice,  est  sot  qui  se  hasarde. 

Ignorez  donc  l'auteur  de  ces  vers  incertains  , 

Et ,  comme  enfants  trouvés ,  qu'ils  soient  fils  de 

putains , 
Exposés  en  la  rue ,  à  qui  même  la  mère  , 
Pour  ne  se  découvrir ,  fait  plus  mauvaise  chère. 
Ce  n'est  pas  que  j  e  croie,  en  ces  temps  effrontés, 
Que  mes  vers  soient  sans  père,  et  ne  soient  adop- 
tes , 
Et  que  ces  ri  masseurs  ,  pour  feindre  une  abon- 
dance , 
N'approuvent,  impuissants,  une  fausse  semence, 
Comme  nos  citoyens  de  race  désireux 
Qui  bercent  les  enfants  qui  ne  sont  pas  à  eux  : 
Ainsi ,  tirant  profit  d'une  fausse  doctrine  , 
S'ils  en  sont  accusés  ,  ils  feront  bonne  mine  , 
Et  voudront,  le  niant,  qu'on  lise  sur  leur  front, 
S'il  se  fait  un  bon  vers,  que  c'est  eux  qui  le  font, 
Jaloux  d'un  sot  honneur,  d'une  bâtarde  gloire , 
Comme  gens  entendus  s'en  veulent  faire  accroire; 
A  faux  titre  insolents  ,  et  sans  fruit  hasardeux  , 
Pissent  au  bénitier  afin  qu'on  parle  d'eux. 
Or  avec  tout  ceci  le  point  qui  me  console , 
C'est  que  la  pauvreté  comme  moi  les  affole , 
Et  que ,  la  grâce  à  Dieu ,  Phébus  et  son  troupeau , 
Nous  n'eûmes  sur  le  dos  jamais  un  bon  manteau. 
Aussi ,  lorsque  l'on  voit  un  homme  par  la  rue , 
Dont  le  rabat  est  sale  ,  et  la  chausse  rompue  > 


1  24  M  A  T  II  UIIIM     REGNIER. 

Ses  grègues  aux  genoux, au  coude  son  pourpoint, 
Qui  soit  de  pauvre  mine,  et  qui  soit  mal  en  point  ; 
Sans  demander  son  nom,  on  le  peutreconnoilro  ; 
Car  si  ce  n'est  un  poète  (i)  ,  au  moins  il  le  veut 

être. 
Pour  moi ,  si  mon  habit,  partout  cicatrisé , 
Ne  me  rendoit  du  peuple  et  des  grands  méprisé  , 
Je  prendrois  patience  ,  et  parmi  la  misère , 
Je  trouverois  du  goût  ;  mais  ce  qui  doit  déplaire 
A  l'homme  de  courage ,  et  d'esprit  relevé , 
C'est  qu'un  chacun  le  fuit  ainsi  qu'un  réprouvé. 
Car,  en  quelque  façon,  les  malheurs  sont  propices. 
Puis  les  gueux, en  gueusant,  trouvent  maintes  dé- 
lices , 
Un  repos  qui  s'égaie  en  quelque  oisiveté  : 
Mais  je  ne  puis  pâtir  de  me  voir  rejeté. 
C'est  donc  pourquoi,  si  jeune  abandonnant  la 

France , 
J'allai,  vif  de  courage,  et  tout  chaud  d'espérance, 
En  la  cour  d'un  prélat  (2)  qu'avec  mille  dangers 
J'ai  suivi ,  courtisan  ,  aux  pays  étrangers. 
J'ai  changé  mon  humeur ,  altéré  ma  nature. 

(1)  Régnier  fait  presque  toujours  ce  mot  de  deux 
syllabes.  C'étoiteucore  l'usage  du  temps  de  Corneille , 
qui  dit  aussi  daus  sa  comédie  de  la  Galerie  du  Palais  : 

Un  bon  poète  ue  vient  que  d'un  amant  parfait. 

(2)  François  de  Joyeuse. 


SATIRES  I^S 

J'ai  bu  chaud,  mangé  froid, j'ai  couché  sur  la  dure, 
Je  l'ai,  sans  le  quitter,  à  toute  heure  suivi. 
Donnant  ma  liberté  je  me  suis  asservi, 
En  public,  à  l'église,  à  la  chambre,  a  la  table  , 
Et  pense  avoir  été  mainte  fois  agréable. 
Mais  instruit  par  le  temps ,  à  la  fin  j'ai  connu 
Que  la  fidélité  n'est  pas  grand  revenu  , 
Et  qu'à  mon  temps  perdu,  sans  nulle  autre  espé- 
rance , 
L'honneur  d'être  sujet  tient  lieu  de  récompense  : 
N'ayant  autre  intérêt  de  dix  ans  jà  passes  , 
Sinon  que  sans  regret  je  les  ai  dépensés. 
C'est  pourquoi  sans  me  plaindre  en  ma  déconve- 
nue, 
Le  malheur  qui  me  suit  ma  foi  ne  diminue  : 
Et  rebuté  du  sort,  je  m'asservis  pourtant, 
Et  sans  être  avancé  je  demeure  content  : 
Sachant  bien  que  Fortune  est  ainsi  qu'une  louve  , 
Qui  sans  choix  s'abandonne  au  plus  laid  qu'elle 

trouve  ; 
Qui  relève  un  pédant  de  nouveau  baptisé  , 
Et  qui  par  ses  larcins  se  rend  autorisé; 
Qui  le  vice  annoblit ,  et  qui ,  tout  au  contraire, 
Ka  valant  la  vertu,  la  confine  en  misère. 
Et  puis  jem'irai  plaindre  après  ces  gens  ici? 
Non,  l'exemple  du  temps  n'augmente  mon  souci. 
Et  bien  qu'elle  ne  m'ait  sa  faveur  départie  , 
Je  n'entends ,  quant  à  moi,  de  la  prendre  à  partie, 

11. 


126  MATHURIJ*     REGNIER. 

Puisque,  selon  mon  goût,  son  infidélité 

Ne  donne  et  n'ôte  tien  à  la  félicité. 

Mais  que  veux -tu  qu'on  fasse  en  cette  humeur 

austère  ? 
Il  m'est,  comme  aux  putains,  mal-aisé  de  me  taire: 
Il  m'en  faut  discourir  de  tort  et  de  travers. 
La  colère  souvent  engendre  de  bons  vers. 
Mais ,  comte ,  que  sait-on  ?  elle  peut  être  sage , 
Voire,  avecque  raison,  inconstante  et  volage  ; 
Et,  déesse  avisée  aux  biens  qu'elle  départ, 
Les  adjuge  au  mérite,  et  non  point  au  hasard. 
Puis  l'on  voit  de  son  œil, l'on  juge  de  sa  tête  , 
Et  chacun  en  son  dire  a  droit  en  sa  requête  : 
Car  l'amour  de  soi-même ,  et  notre  affection  , 
Ajoute  avec  usure  à  la  perfection. 
Toujours  le  fond  du  sac  ne  vient  en  évidence  , 
Et  bien  souvent  l'effet  contredit  l'apparence. 
Il  n'est  à  décider  rien  de  si  mal-aisé , 
Que  sous  un  saint  habit  le  vice  déguisé. 
Par  ainsi  j'ai  donc  tort,  et  ne  dois  pas  me  plaindre, 
Ne  pouvant  par  mérite  autrement  la  contraindre 
A  me  faire  du  bien  ni  de  me  départir 
Autre  chose  à  la  fin,  sinon  qu'un  repentir. 
Mais  quoi!  qu'y  feroit-on,  puisqu'on  ne  s'ose 

pendre  ? 
Encor  faut-il  avoir  quelque  chose  où  se  prendre , 
Qui  flatte,  en  discourant,  le  mal  que  nous  sentons. 
Or  j  laissant  tout  ceci ,  retourne  à  nos  moutons  , 


SATIRES.  I27 

Muse ,  et  sans  varier  dis-nous  quelques  sornettes 
De  ces  enfants  bâtards ,  ces  tiercelets  de  poètes  , 
Qui  par  les  carrefours  vont  leurs  vers  grimaçants, 
Qui  par  leurs  actions  font  rire  les  passants  ;' 
Et  quand  la  faim  les  point,  se  prenant  sur  le  vôtre, 
Comme  les  étourneaux  ils  s'affament  l'un  l'autre. 
Cependant  sans  souliers ,  ceinture ,  ni  cordon , 
L'œil  farouche  et  troublé,  l'esprit  à  l'abandon  , 
Vous  viennent  accoster  comme  personnes  ivres , 
Et  disent  pour  bon  jour:  Monsieur,  je  fais  des 

livres  : 
On  les  vend  au  Palais  ;  et  les  doctes  du  temps , 
A  les  lire  amusés,  n'ont  autre  passe-temps. 
De  là,  sans  vous  laisser,  importuns  ils  vous  sui- 
vent, 
Vous  alourdent  de  vers,  d'allégresse  vous  privent, 
Vous  parlent  de  fortune,  et  qu'il  faut  acquérir 
Du  crédit,  de  l'honneur,  avant  que  de  mourir; 
Mais  que,  pour  leur  respect,  l'ingrat  siècle  où 

nous  sommes 
Au  prix  de  la  vertu  n'estime  point  les  hommes  ; 
Que  Ronsard ,  du  Bellay,  vivants  ont  eu  du  bien  ; 
Et  que  c'est  honte  au  roi  de  ne  leur  donner  rien . 
Puis  sans  qu'on  les  convie ,  ainsi  que  vénérables  , 
S'asseyent  en  prélats  les  premiers  à  vos  tables, 
Où  le  caquet  leur  manque,  et,  des  dents  discou- 
rant , 
Semblent  avoir  des  yeux  regret  au  demeurant. 
Or  la  table  levée ,  ils  curent  la  mâchoire. 


Ï2&  MATHURIH     REGNIER. 

Après  grâces  Dieu  bu ,  ils  demandent  à  boire  y 
Vous  font  un  sot  discours  ;  puis ,  au  partir  de  là 
Vous  disent:  Mais,  Monsieur,  me  donnez- vous 

cela? 
Uii  autre ,  renfrogné ,  rêveur, mélancolique  , 
Grimaçant  son  discours ,  semble  avoir  la  colique, 
Suant,  crachant,  toussant,  pensant  venir  au  point, 
Parle  si  finement  que  l'on  ne  l'entend  point. 
Un  autre,  ambitieux ,  pour  les  vers  qu'il  compose 
Quelque  bon  bénéfice  en  l'esprit  se  propose  ; 
Et  dessus  un  cheval,  comme  un  singe,  attaché, 
Méditant  un  sonnet,  médite  un  évéché. 
Si  quelqu'un  ,  comme  moi ,  leurs  ouvrages  n'es- 
time , 
Il  est  lourd ,  ignorant,  il  n'aime  point  la  rime  ; 
Difficile,  hargneux,  de  leur  vertu  jaloux  , 
Contraire  en  jugement  au  commun  bruit  de  tous  ; 
Que  leur  gloire  il  dérobe  avec  ses  artifices  r 
Les  dames  cependant  se  fondent  en  délices 
Lisant  leurs  beaux  écrits  ;  et  de  jour,  et  de  nuit, 
Les  ont  au  cabinet  sous  le  chevet  du  lit  ; 
Que  portés  à  l'église  ils  valent  des  matines  , 
Tant,  selon  leurs  discours,  leurs  œuvres  sont  di- 
vines. 
Honsard,  fais-m'en  raison  ;  et  vous  autres  esprits 
Que  ,  pour  êt,re  vivants ,  en  mes  vers  je  n'écris  , 
Pouvez-vous  endurer  que  ces  rauques  cigales 
Egallent  leurs  chansons  à  vos  œuvres  royales  T 
Ayant  Votre  beau  nom  lâchement  démenti  ? 


SATIRES.  I29 

Ha!  c'est  que  notre  siècle  est  en  tout  perverti. 
Mais  pourtant  quel  esprit,  entre  tant  d'insolence, 
Sait  trier  le  savoir  d'avecque  l'ignorance , 
Le  naturel  de  l'art,  et,  d'un  œil  avisé  , 
Voit  qui  de  Calliope  est  plus  favorisé  ? 
Juste  postérité,  à  témoin  je  t'appelle  , 
Toi  qui  sans  passion  maintiens  l'œuvre  immor- 
telle , 
Et  qui ,  selon  l'esprit,  la  grâce  et  le  savoir , 
De  race  en  race  au  peuple  un  ouvrage  fais  voir  ; 
Venge  cette  querelle,  et  justement  sépare 
Du  cygne  d'Apollon  la  corneille  barbare  , 
Qui ,  croassant  partout  d'un  orgueil  effronté , 
Ne  couche  de  rien  moins  que  l'immortalité. 
Quel  plaisir  penses-tu  que  dans  l'ame  je  sente , 
Quand  l'un  de  cette  troupe ,  en  audace  insolente , 
Vient  à  Vanves  à  pied ,  pour  grimper  au  coupeau 
Du  Parnasse  françois ,  et  boire  de  son  eau  ; 
Que  froidement  reçu ,  on  l'écoute  à  grand'  peine  ; 
Que  la  muse,  en  grognant,  lui  défend  sa  fontaine; 
Et ,  se  bouchant  l'oreille  au  récit  de  ses  vers  , 
Tourne  les  yeux  à  gauche ,  et  les  lit  de  travers  ; 
Etpour  fruit  de  sa  peine  aux  grands  vents  disper- 
sée , 
Tous  ses  papiers  servir  à  la  chaise  percée  ? 
Mais  comme  eux  je  suis  poète ,  et  sans  discrétion 
Je  deviens  importun  avec  présouqnion. 
IJ  faut  que  la  raison  retienne  le  caprice , 
Et  que  mon  vers  ne  soit  qu'ainsi  qu'un  exercice , 


I  30  M  A  T  II  U  H  I  N      R  6  G  N  I  E  R . 

Qui  par  le  jugement  doil  être  limité  , 
Selon  que  le  requiert  ou  l'âge, OU  la  santé. 
Je  ne  sais  quel  démon  m'a  fait  devenir  poète  ; 
Je  n'ai,  comme  ce  Grec  (ï),des  dieux  grand  in- 
terprète , 
Dormi  sur  Hélicon,  où  ces  doctes  mignons 
Naissent  en  une  nuit,  comme?  les  champignon  s  t 
Si  ce  n'est  que  ces  jours  ,  allant  à  l'aventure  , 
Rêvant  comme  un  oison  allant  à  la  pâture,'  , 
A  Vanves  j'arrivai,  où  suivant  maint  discours 
On  me  fil  au  jardin  faire  cinq  ou  six  tours  , 
Et  comme?  un  conclavistc  entre?  dans  le>  exniclave, 
Le  sommeiller  me  prit,  et  m'enferme?  en  la  ca  ve> , 
OÙ,  buvant  et  mangeant,  je>  lis  mon  coup  d'essai, 
Et  OÙ,  Si  je  sais  rien  (2),  j'appris  ce  que  je»  sais. 
Voilà  ce  qui  m'a  fait  et  poète  et  satirique , 
Réglant  la  médisance  à  la  façon  antique. 
Mais,  à  ce  que  je  vois,  syrnpati  saut  :  d'humeur  , 
J'ai  peur  que  tout-à-fait  je  eleviendrai  rimeur. 
J'entre  sur  ma  louange? ,  et ,  bouffi  d'arrogance , 
Si  je  nen  ai  l'esprit,  j'en  aurai  l'insolence. 
Mais  retournems  à  nous,  et,  sages  devenus, 
Soyons  à  leurs  dépens  un  peu  plus  retenus. 


(1)  Hésiode. 

(2)  Rien  y  <Jn  latin  Res,  signifie'  quelque  chose ,  lors, 
eju'il  n'est  pas  joint  à  une  négation.. 


SATIRES.  l3l 


A  M.   LE   MARQUIS   DE   C OEUVRES  (i). 
SATIRE    III. 

LA    VIE    DE    LA    COUR. 

IVAarquis,  que  dois-j e  faire  en  cette  incertitude? 
Dois-je,las  de  courir, me  remettre  à  l'étude, 
Lire  Homère ,  Aristote ,  et ,  disciple  nouveau , 
Glaner  ce  que  les  Grecs  ont  de  riche  et  de  bea  u  ; 
Reste  de  ces  moissons  que  Ronsard  et  Desportes 
Ont  remporté  du  champ  sur  leurs  épaules  fortes  ; 
Qu'ils  ont  comme  leur  propre  en  leur  grange  en- 
tassé , 
Égalant  leurs  honneurs  aux  honneurs  du  passé  ? 
Ou  si ,  continuant  à  courtiser  mon  maître , 
Je  me  dois  jusqu'au  hout  d'espérance  repaître  ? 
Nous  vivons  à  tâtons ,  et  dans  ce  inonde  ici 
Souvent  avec  travail  on  poursuit  du  souci  : 
Car  les  dieux ,  courroucés  contre  la  race  humaine, 
Ont  mis  avec  les  hiens  la  sueur  et  la  peine. 
Le  monde  est  un  hrelan  où  tout  est  confondu. 
Tel  pense  avoir  gagné,  qui  souvent  a  perdu  , 

(i)  François -Annihal,  frère  de  Gabrielle  d'Estrée§. 


l32         _  MATHURIN     REGIIER. 

Ainsi  qu'en  une  banque  où  par  hasard  on  tire  ; 
Et  qui  voudroit  choisir  souvent  prendroit  le  pire. 
Tout  dépend  du  destin  ,  qui ,  sans  avoir  égard , 
Les  faveurs  et  les  biens  en  ce  inonde  départ. 
Mais  puisqu'il  est  ainsi  que  le  sort  nous  emporte 
Qui  voudroit  se  bander  contre  une  loi  si  forte  ? 
Suivons  donc  sa  conduite  en  cet  aveuglement. 
Qui  pèche  avec  le  ciel,  pèche  honorablement. 
Car  penser  s'affranchir ,  c'est  une  rêverie. 
La  liberté  par  songe  en  la  terre  est  chérie. 
Rien  n'est  libre  en  ce  monde;  et  chaque  homme 

dépend 
Comtes,  princes ,  sultans ,  de  quelque  autre  plus 

grand. 
Tous  les  hommes  vivants  sont  ici-bas  esclaves  ; 
Mais  suivant  ce  qu'ils  sont,  ils  diffèrent  d'entra- 
ves ; 
Les  uns  les  portent  d'or ,  et  les  autres  de  1er  : 
Mais,  n'en  déplaise  aux  vieux,  ni  leur  philoso- 
pher , 
Ni  tant  de  beaux  écrits  qu'on  lit  en  leurs  écoles , 
Pour  s'affranchir  l'esprit  ne  sont  que  des  paroles. 

Puis ,  que  peut-il  servir  aux  mortels  ici-bas  ? 
Marquis ,  d'être  savants ,  ou  de  ne  l'être  pas , 
Si  la  science,  pauvre,  affreuse  et  méprisée , 
Sert  au  peuple  de  fable ,  aux  plus  grands  de  risée, 
Si  les  gens  de  latin  des  sots  sont  dénigrés  , 
Et  si  l'on  n'est  docteur  sans  prendre  ses  degrés  ? 


SATIRES.  l33 

Du  siècle  les  mignons ,  fils  de  la  poule  blanche , 
Ils  tiennent  à  leur  gré  la  fortune  en  la  manche  ; 
En  crédit  élevés  ils  disposent  de  tout, 
Et  n'entreprennent  rien  qu'ils  n'en  viennent  à 

bout. 
Mais  quoi  !  me  diras-tu ,  il  l'en  faut  autant  faire. 
Qui  ose  a  peu  souvent  la  fortune  contraire. 
Importune  le  Louvre  et  de  jour  et  de  nuit  : 
Perds  pour  t' assujettir  et  la  table  et  le  lit  : 
Sois  entrant ,  effronté ,  et  sans  cesse  importune  : 
En  ce  temps  l'impudence  élève  la  fortune. 
Il  est  vrai  ;  mais  pourtant  je  ne  suis  point  d'avis 
De  dégager  mes  j ours  pour  1  es  r en dr e  asservis  ; 
Car  pour  dire  le  vrai ,  c'est  un  pays  étrange , 
Où  comme  un  vrai  Protée  à  toute  heure  en  se 

change , 
Où  les  lois ,  par  respect  sages  humainement , 
Confondent  le  loyer  avec  le  châtiment  ; 
Et  pour  un  même  fait,  de  même  intelligence  7 
L'un  est  justicié,  l'autre  aura  récompense. 
Car  selon  l'intérêt,  le  crédit  ou  l'appui , 
Le  crime  se  condamne  et  s'absout  aujourd'hui. 
Or,  quant  à  ton  conseil  qu'à  la  eour  je  m'engage  , 
Je  n'en  ai  pas  l'esprit,  non  plus  que  le  courage. 
Il  faut  trop  de  savoir  et  de  civilité^ 
Et,  si  j'ose  en  parler,  trop  de  subtilité. 
Ce  n'est  pas  mon  humeur  :  je  suis  mélancolique  ; 
Je  ne  suis  point  entrant  ;  ma  façon  est  rustique  ; 

12 


I  3  4  MATIIURIN     REGNIER. 

Et  le  surnom  de  bon  me  va-t-on  reprochant, 
D'autant  que  je  n'ai  pas  l'esprit  d'être  méchant. 
Et  puis,  j  e  ne  saurois  me  forcer,  ni  me  feindre. 
Trop  libre  en  volonté ,  j  e  ne  me  puis  contraindre. 
Je  ne  saurois  flatter ,  et  ne  sais  point  comment 

II  faut  se  taire  accort,  ou  parler  faussement, 
Bénir  les  favoris  de  geste  et  de  paroles  , 
Parler  de  leurs  aïeux  au  jour  de  Cërizolles  (i)  , 
Des  hauts  faits1  de  leur  race,  et  comme  ils  ont  ac- 
quis 

Ce  titre  avec  honneur  de  ducs  et  de  marquis. 
Je  n'ai  point  tant  d'esprit  pour  tant  de  menterie. 
Je  ne  puis  m'adonner  à  la  cageollerie  ; 
Selon  les  accidents,  les  humeurs,  ou  les  jours  , 
Changer,  comme  d'habits, tous  les  mois  de  dis- 
cours. 
Suivant  mon  naturel ,  je  hais  tout  artifice  ; 
Je  ne  puis  déguiser  la  vertu,  ni  le  vice; 
Offrir  tout  de  la  bouche, et,  d'un  propos  menteur, 
Dire ,  Pardieu  !  monsieur,  je  vous  suis  serviteur. 
De  porter  un  poulet  je  n'ai  la  suffisance  : 
Je  ne  suis  point  adroit ,  je  n'ai  point  d'éloquence 
Pour  colorer  un  fait,  ou  détourner  la  foi  : 
Prouver  qu'un  grand  amour  n'est  sujet  à  la  loi  ; 


(i)  Fameuse  bataille  gagnée  eu  i545,  par  l'armée 
de  François  I,  commandée  par  le  duc  d'Enguien ,  sur 
celle  de  l'empereur  Charles-Quint. 


SATIRES.  1 35 

Suborner  par  discours  une  femme  coquette; 

Lui  conter  des  chansons  de  Jeanne  et  de  Paquette  ; 

Débaucher  une  fille,  et  par  vives  raisons 

Lui  montrer  comme  Amour  fait  les  bonnes  mai- 
sons , 

Les  maintient ,  les  élève  ;  et ,  propice  aux  plus 
belles, 

En  honneur  les  avance ,  et  les  fait  demoiselles  ; 

Que  c'est  pour  leurs  beaux  nez  que  se  font  les  bal- 
lets ; 

Qu'elles  sont  le  sujet  des  vers  et  des  poulets  ; 

Alléguant  maint  exemple  en  ce  siècle  où  nous 


sommes 


Qu'il  n'est  rien  si  facile  à  prendre  que  les  hommes; 

Et  qu'on  ne  s'enquiert  plus  s'elle  a  fait  le  pour- 
quoi, 

Pourvu  qu'elle  soit  riche,  et  qu'elle  ait  bien  de 
quoi. 

Quand  elle  auroit  suivi  le  camp  à  laîlocheile(i)  , 

S'elle  a  force  ducats ,  elle  est  toute  pucelle. 

L'honneur  estropié,  languissant  et  perclus , 

N'est  plus  rien  qu'un  idole  en  qui  l'on  ne  croit 
plus. 

Or  pour  dire  ceci  il  faut  force  mystère  ; 


(i)  Cette  ville,  où  s'étoient  réfugiés  les  Calvinistes, 
fut  assiégée  en  i  J ; 3  par  Keuri, duc  d'Anjou  ,  frère  du 
roi  Charles  IX. 


ï36  MATHUEIK     REGNIER. 

Et  de  mal  discourir ,  il  vaut  bien  mieux  se  taire. 
Il  faut  être  trop  prompt,  écrire  à  tout  propos , 
Perdre  pour  un  sonnet  et  sommeil  et  repos. 
Puis  ma  muse  est  trop  chaste ,•  et  j'ai  trop  de  cou- 
rage ■ 
Et  ne  puis  pour  autrui  façonner  un  ouvrage. 
Pour  moi  j'ai  de  la  cour  autant  comme  il  m'en 

faut: 
Le  vol  de  mon  dessein  ne  s'étend  point  si  haut  : 
De  peu  je  suis  content  ;  encore  que  mon  maître , 
S' il  lui  plaisoit  un  j  our  mon  travail  reconnoître , 
Peut  autant  qu'autre  prince ,  et  a  trop  de  moyen 
D'élever  ma  fortune  et  me  faire  du  bien. 
Que  me  sert  de  m' asseoir  le  premier  à  la  table  , 
Si  la  faim  d'en  avoir  me  rend  insatiable  , 
Et  si  le  faix  léger  d'une  double  évêché  , 
Me  rendant  moins  content,  me  rend  plus  empê- 
ché ; 
Si  la  gloire  et  la  charge  à  la  peine  adonnée 
Rend  sous  l'ambition  mon  ame  infortunée? 
Et  quand  la  servitude  a  pris  l'homme  au  collet , 
J'estime  que  le  prince  est  moins  que  sou  valet. 
C'est  pourquoi  je  ne  tends  à  fortune  si  grande  : 
Loin  de  l'ambition ,  la  raison  me  commande , 
Et  ne  prétends  avoir  autre  chose  sinon 
Qu'un  simple  bénéfice,  et  quelque  peu  de  nom  , 
Afin  de  pouvoir  vivre  avec  quelque  assurance , 
Et  de  m'ôter  mon  bien  que  l'on  ait  conscience. 


SATIRES.  l37 

Alors  vraiment  heureux ,  les  livres  feuilletant , 
Je  rendrois  mon  désir  et  mon  esprit  content. 
Car  sans  le  revenu  l'étude  nous  abuse, 
Et  le  corps  ne  se  paît  aux  banquets  de  la  muse. 
Sais-tu,  pour  savoir  bien,  ce  qu'il  nous  faut  sa- 
voir ? 
C'est  s'amner  le  goût ,  de  connoître  et  de  voir  , 
Apprendre  dans  le  monde  et  lire  dans  la  vie 
D'autres  secrets  plus  fins  que  de  philosophie  , 
Et  qu'avec  la  science  il  faut  un  bon  esprit. 
Or  entends  à  ce  point  ce  qu'un  Grec  en  écrit  : 
Jadis  un  loup  ,  dit-il,  quelafaim  époinçonne  , 
Sortant  hors  de  son  fort  rencontre  une  lionne  , 
Rugissante  à  l'abord ,  et  qui  montroit  aux  dents 
L'insatiable  faim  qu'elle  avoit  au-dedans. 
Furieuse  elle  approche;  et  le  loup  qui  l'avise 
D'un  langage  flatteur  lui  parle  et  la  courtise  : 
Car  ce  fut  de  tout  temps  que,  ployant  sous  l'effortj 
Le  petit  cède  au  grand ,  et  le  foible  au  plus  fort. 
Lui,dis-je,qui  craignoit  que,  faute  d'autre  proie, 
La  bête  l'attaquât ,  ses  ruses  il  emploie. 
Mais  enfin  le  hasard  si  bien  le  secourut , 
Qu'un  mulet  gros  et  gras  à  leurs  yeux  apparut. 
Ils  cheminent  dispos ,  croyant  la  table  prête , 
Et  s'approchent  tous  deux  assez  près  de  la  bête. 
Le  loup  qui  la  connoit ,  malin  et  défiant , 
Lui  regardant  aux  pieds ,  lui  parloit  en  riant  : 
D'où  es-tu?  qui  es -tu?  quelle  est  ta  nourriture  1 

12, 


ï>8  MATH  UK  IN     REGNIER. 

Ta  race,  ta  maison ,  ton  maître,  ta  nature  ? 
Le  mulet,  étonné  de  ce  nouveau  discours  , 
De  peur  ingénieux,  aux  ruses  eut  recours  ; 
Et,  comme  les  Normands,  sans  lui  répondre,, 

•Voire  ! 
Compère ,  ce  dit-il,  je  n'ai  point  de  mémoire  ; 
Et  comme  sans  esprit  ma  grand'  mère  me  vit  v 
Sans  m'en  dire  autre  chose,  au  pied  me  l'écrivit. 
Lors  il  lève  la  jambe  au  jarret  ramassée  ; 
Et  d'un  œil  innocent  il  couvroit  sa  pensée , 
Se  tenant  suspendu  sur  les  pieds  en  avant. 
Le  loup  qui  l'aperçoit  se  lève  de  devant, 
S'excusant  de  ne  lire  avec  cette  parole  , 
Que  les  loups  de  son  temps  n'alloient  pointa  l'é- 

cole- 
Quand la  chaude  lionne ,  à  qui  l'ardente  faim 
ALloit  précipitant  J  a  rage  et  le  dessein  , 
S'approche,  plus  savante,  en  volonté  de  lire. 
Le  mulet  prend  le  temps  ,  et  du  grand  coup  qu'il 

tire 
Lui  enfonce  la  tête,  et  d'une  autre  façon  , 
Qu'elle  ne  savoit  point,  lui  apprit  sa  leçon. 
Alors  le  loup  s'enfuit ,  voyant  la  béte  morte , 
Et  de  son  ignorance  ainsi  se  réconforte  : 
N'en  déplaise  aux  docteurs,  cordeliers,  jacobins? 
Fardicu,  les  plus  grands  clercs  nesontpas  les  pins 

fins. 


satires.  i3g 


»^»,  VV^  '».'%.'».%.  •%,  -vv»  ■*  %^vw»^-*^w»^w-*.i 


A   M.    MOT  IN. 


SATIRE    IV. 

LA    POESIE    TOUJOURS    PAUVRE. 

iVJLoTiN ,  la  muse  est  morte,  ou  la  faveur  pour  elle. 
En  vain  dessus  Parnasse  Apollon  on  appelle  , 
En  vain  par  le  veiller  on  acquiert  du  savoir, 
Si  Fortune  s'en  moque,  et  s'on  ne  peut  avoir 
Ni  honneur, ni  crédit,  non  plus  que  si  nos  peines 
Etoient  fables  du  peuple  inutiles  et  vaines. 
Or  va ,  romps -toi  la  tête  ;  et  de  j  our  et  de  nuit 
Pâlis  dessus  un  livre,  à  l'appétit  d'un  bruit 
Qui  nous  honore  après  que  nous  sommes  sous 

terre , 
Et  de  te  voir  paré  de  trois  brins  do  lierre  (i), 
Connue  s'il  importoit ,  étant  ombres  là-bas  , 
Que  notre  nom  vécût,  ou  qu'il  ne  vécût  pas. 
Honneur  hors  de  saison  ,  inutile  mérite , 
Qui  vivants  nous  trahit ,  et  qui  morts  ne  profite  ; 

(i)  La  couronne  de  lierre  étoit  donnée  aux  poètes.: 

Prima  feres  kedevœ  victricis  prasmia. 

Hor. 


l4o  MATHUKIN      REGNIER. 

Sans  soins  de  l'avenir  je  te  laisse  le  bien  , 
Qui  vient  à  contre-'poil  alors  qu'on  ne  sent  rien  , 
Puisque  vivant  ici  de  nous  on  ne  fait  conte  , 
Et  que  notre  vertu  engendre  notre  honte. 
Donc  par  d'autres  moyens  à  la  cour  familiers , 
Par  vice,  ou  par  vertu,  acquérons  des  lauriers  , 
Puisqu'en  ce  monde  ici  on  nen  fait  différence , 
Et  que  souvent  par  l'un  l'autre  se  récompense. 
Apprenons  à  mentir, nos  propos  déguiser , 
A  trahir  nos  amis,  nos  ennemis  baiser , 
Faire  la  cour  aux  grands,  et  dans  leurs  anticham- 
bres, 
Le  chapeau  dans  la  main ,  nous  tenir  sur  nos  mem- 
bres , 
Sans  oser  ni  cracher,  ni  tousser,  ni  s'asseoir, 
Et,  nous  couchant  au  jour,  leur  donner  le  bon  soir. 
Car  puisque  ta  fortune  aveuglément  dispose 
De  tout,  peut-être  enfin  aurons -nous  quelque 

chose. 
Or ,  laissons  donc  la  muse ,  Apollon ,  et  ses  vers  ; 
Laissons  le  luth,  la  lyre,  et  ces  outils  divers 
Dont  Apollon  nous  flatte  ;  ingrate  frénésie , 
Puisque  pauvre  et  quaymande  on  voit  la  poésie, 
Où  j'ai  par  tant  de  nuits  mon  travail  occupé. 
Mais  quoi  !  je  te  pardonne;  et  si  tu  m'as  trompe' , 
La  honte  en  soit  au  siècle,  où,  vivant  d'âge  en  âge, 
Mon  exemple  rendra  quelque  autre  esprit  plus 
sage. 


SATIRES.  ~4ï 

Mais  pour  moi ,  mon  ami ,  j  e  suis  fort  mal  paye 
D'avoir  suivi  cet  art.  Si  j'eusse  étudié 
Jeune ,  laborieux,  sur  un  banc  à  l'école, 
Galien ,  Hippocrate ,  ou  Jason ,  ou  Barthole , 
Une  cornette  au  cou  debout  dans  un  parquet, 
À  tort  et  à  travers  je  vendrois  mon  caquet. 
Il  est  vrai  que  le  ciel ,  qui  me  regarda  naître , 
S'est  de  mon  jugement  toujours  rendu  le  maître; 
Et  bien  que ,  j  eune  enfant ,  mon  père  me  tançât , 
Et  de  verges  souvent  mes  chansons  menaçât , 
Me  disant  de  dépit ,  et  bouffi  de  colère  : 
«  Badin  ,  quitte  ces  vers  ;  et  que  penses-tu  faire  ? 
La  muse  est  inutile  ;  et  si  ton  oncle  (i)  a  su 
S'avancer  par  cet  art,  tu  t'y  verras  déçu. 
Un  même  astre  toujours  n'éclaire  en  cette  terre  : 
Mars   tout   ardent    de   feux    nous    menace    de 

guerre  (2)  , 
Tout  le  monde  frémit  ;  et  ces  grands  mouvements 
Couvent  en  leurs  fureurs  de  piteux  changements. 
Penses-tu  que  le  luth,  et  la  lyre  des  poètes 
S'accorde  d'harmonie  avecque  les  trompettes  ? 
Les  plus  grands  de  ton  temps,  dans  le  sang  aguer- 
ris 
Comme  en  Thrace  seront  brutalement  nourris , 
Qui  rudes  n'aimeront  la  lyre  de  la  muse  , 

(1)  Philippe  Desportes. 

(2)  Les  guerres  civiles  de  la  ligue, 


Ii\'2  MATHURIN      REGNIER. 

Non  plus  qu'une  vielle  ou  qu'une  cornemuse. 
Laisse  donc  ce  métier,  et  sage  prends  le  soin 
Ue  t'acquérir  un  art  qui  te  serve  au  besoin.  » 

Je  ne  sais,  mon  ami,  par  quelle  prescience  , 
Il  eut  de  nos  destins  si  claire  connoissance  , 
Mais  pour  moi ,  je  sais  bien  que,  sans  en  faire  cas , 
Je  méprisois  son  dire, et  ne  le  croyois  pas, 
Bien  que  mon  bon  démon  souvent  me  dît  le  même. 
Mais  quand  la  passion  en  nous  est  si  extrême, 
Les  avertissements  n'ont  ni  force,  ni  lieu  , 
lit  l'homme  croit  à  peine  aux  paroles  d'un  Dieu. 
Ainsi  me  tançoit-il  d'une  parole  émue  ; 
Mais  comme  en  se  tournant  je  le  perdois  de  vue , 
Je  perdis  la  mémoire  avecque  ses  discours  , 
Et  rêveur  m'égarai  tout  seul  par  les  détours 
Des  antres  et  des  bois ,  affreux  et  solitaires  , 
Où  la  muse,  en  dormant,  m'enseignoit  ses  mys- 
tères , 
M'apprenoitdes  secrets,  et,  m' échauffant  le  sein, 
De  gloire  et  de  renom  relevoit  mon  dessein. 
Inutile  science,  ingrate,  et  méprisée  , 
Qui  sert  de  fable  au  peuple,  et  aux  grands  de  risée! 
Eusses-tu  plus  de  feu ,  plus  de  soin ,  et  plus  d'art 
Que  Jodelle  n'eut  oncq',  Desportes,  ni  Ronsard, 
L'on  te  fera  la  moue  ;  et  pour  fruit  de  ta  peine  , 
Ce  n'est ,  ce  dira-t-on ,  qu'un  poète  à  la  douzaine. 
Car  on  n  a  plus  le  goût  comme  on  l'eut  autrefois. 
Apollon  est  gêné  par  de  sauvages  lois 


SATIRES.  143 

Qui  retiennent  sous  l'art  sa  nature  offusquée  , 
Et  de  mainte  figure  est  sa  beauté  masquée. 
Si  pour  savoir  former  quatre  vers  empoulés  , 
Faire  tonner  des  mots  mal  joints  et  mal  collés , 
Ami ,  l'on  'étoit  poète ,  on  verroit  (  cas  étrange  !  ) 
Les  poètes  plus  épais  que  mouches  en  vendanges. 
Or  que  dès  ta  jeunesse  Apollon  t'ait  appris  , 
Que  Calliope  même  ait  tracé  tes  écrits  , 
Qu'ils  soient  pleins,  relevés,  et  graves  à  l'oreille; 
Qu'ils  fassent  sourciller  les  doctes  de  merveille  : 
Ne  pense  ,  pour  cela ,  être  estimé  moins  fol , 
Et  sans  argent  comptant  qu'on  te  prête  un  licol , 
Ni  qu'on  n'estime  plus  (humeur  extravagante  !  ) 
Un  gros  âne  pourvu  de  mille  écus  de  rente. 
Ce  malheur  est  venu  de  quelques  jeunes  veaux 
Qui  mettent  à  l'encan  l'honneur  dans  les  bor- 
deaux ; 
Et  ravalant  Phébus ,  les  Muses  et  la  Grâce , 
Font  un  bouchon  à  vin  du  laurier  de  Parnasse  ; 
A  qui  le  mal  de  tête  est  commun  et  fatal  ? 
Et  vont  bizarrement  en  poste  en  l'hôpital  : 
Et  puis  en  leur  chanson  ,  sottement  importune 
Ils  accusent  les  grands  ,  le  ciel  et  la  fortune , 
Qui  fûtes  de  leurs  vers  en  sont  si  rebattus  , 
Qu'ils  ont  tirés  cet  art  du  nombre  des  vertus  ; 
Tiennent  à  mal  d'esprit  leurs  chansons  indiscrè- 
tes , 
Et  les  mettent  au  rang  des  plus  vaines  sornettes. 


ï44         -  MATHURIJf    REGNIER. 

Encore  quelques  grands  ,  afin  de  faire  voir, 
De  Mécène  rivaux,,  qu'ils  aiment  le  savoir , 
Nous  voyent  de  bon  œil ,  et  tenant  une  gaule , 
Ainsi  qu'à  leurs  chevaux  nous  en  flattent  l'épaule, 
Avccque  bonne  mine  ,  et  d'un  langage  doux 
Nous  disent  souriant  :  Eh  bien  ,  que  faites-vous  ? 
Avez^vous  point  sur  vous  quelque  chanson  nou- 
velle ? 
J'en  vis  ces  jours  passés  de  vous  une  si  belle , 
Que  c'est  pour  en  mourir:  ha!  ma  foi,  je  vois  bien 
Que  vous  ne  m  aimez  plus  ,  vous  ne  me  donnez 

rien. 
Mais  on  lit  à  leurs  yeux  et  dans  leur  contenance 
Que  la  bouche  ne  parle  ainsi  que  l'aine  pense; 
Et  que  c'est ,  mon  ami,  un  grimoire  et  des  mots 
Dont  tous  les  courtisans  endorment  les  plus  sots. 


SATIRES.  l£5 


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A  M.  B  EUT  AU  T,  ÉVÈQUE  DE  SÉEZ. 
SATIRE    V. 

LE  GOUT  PARTICULIER  DECIDE  DE  TOUT. 

JDertaut,  c'est  un  grand  cas,  quoi  que  l'on  puisse 

faire , 
Il  n'est  moyen  qu'un  homme  à  chacun  puisse 

plaire  ; 
Et  fût-il  plus  parfait  que  la  perfection  , 
L'homme  voit  par  les  yeux  de  son  affection. 
Chacun  fait  à  son  sens ,  dont  sa  raison  s'escrime  ; 
Et  tel  blâme  en  autrui  ce  de  quoi  je  l'estime. 
Tout ,  suivant  l'intellect  ,  change  d'ordre  et  de 

rang: 
Les  Mores  aujourd'hui  peignent  le  diable  blanc. 
Le  sel  est  doux  aux  uns ,  le  sucre  amer  aux  autres  ; 
L'on  reprend  tes  humeurs,  ainsi  qu'on  fait  les 

nôtres. 
Les  critiques  du  temps  m'appellent  débauché  , 
Que  je  suis  jour  et  nuit  aux  plaisirs  attaché  , 
Que  j'y  perds  mon  esprit,  mon  ame  et  ma  jeunesse. 
Les  autres  ,  au  rebours  ,  accusent  ta  sagesse , 
Et  ce  hautain  désir  qui  te  fait  mépriser 

i3 


l/|f>  MATHURIN     IIF.GNIF.R. 

Plaisirs,  trésors,  grandeurs,  pour  l'immortaliser. 
Ainsi  les  actions  aux  langues  sont  sujettes. 

Mais  œs  divers  rapports  sont  de  foibjetsagcttes, 
Qui  blessent  seulement  cvux  qui  sont  mal  armés; 
Non  pas  les  l>ons  esprits  ,  à  va  in  ère  accoutumés  , 
Qui  savent  avisés ,  avecque  différence , 
Séparer  le  vrai  Lien  du  fard  de  l'apparence. 
Ce  qui  plaît  à  l'œil  sain  offense  un  chassieux  ; 
L'eau  se  jaunit  en  bile  au  corps  du  bilieux  ; 
I  ,e  sang  <\yun  hydropiquç  en  pituite  se  change , 
Bt  l'estomac  gâté  pourrit  tout  ce  qu'il  mange. 
De  la  douce  liqueur  rosoyante  du  ciel , 
L'une  en  fait  le  venin ,  el  l  autre  en  fait  le  miel. 

Ainsi  c'est  la  nal  lire  et  l  humeur  n'es  personnes  . 

Et  non  la  qualité  j  qui  rend  les  choses  bonnes. 
Charnellemenl  se  joindre  avec  sa  parenté  , 
En  France ,  c'est  inceste;  en  Perse ,  charité. 
Tellement  qu'à  tout  prendre,  en  ce  monde  où  nous 

sommes  , 
Et  le  Lien  et  le  mal  dépend  du  goût  des  hommes. 

Or,  sans  me  tourmenter  des  divers  appétits, 
Quels  ils  sont  aux  plus  grands  ,  et  quels  aux  plus 

petits, 
Je  te  veux  discourir  comme  je  trouve  étrange 
Le  chemin  d'où  nous  vient  le  blâme  et  la  louange. 
Et  comme  j'ai  l'esprit  de  chimères  brouillé, 
Voyant  qu'un  More  noir  m'appelle  barbouillé, 
Que  les  yeux  de  travers  s'offensent  que  je  lorgne , 


SATIRES.  147 

Et  que  les  Quinze-vingts  disent  que  je  suis  borgne. 
C'est  ce  qui  me  déplaît ,  encor  que  j'aie  appris 
En  mon  philosopher  d'avoir  tout  à  mépris. 
Penses-tu  qu'à  présent  un  homme  abonne  grâce  , 
Qui  dans  leFour-1  Evêque(i)  entérine  sa  grâce, 
Ou  l'autre  qui  poursuit  des  abolitions  , 
De  vouloir  jeter  l'œil  dessus  mes  actions  ? 
Un  traître  ,  un  usurier  qui,  par  miséricorde, 
Par  argent  ou  laveur  ,  s'est  sauvé  de  la  corde  ! 
Moi  qui  dehors  ,  sans  plus  ,  ai  vu  le  Châtelet , 
Et  que  jamais  sergent  ne  saisit  au  colet , 
Qui  vis  ,  selon  les  lois  ,  et  me  contiens  de  sorte 
Que  je  ne  tremble  point  quand  on  heurte  à  ma 

porte  , 
Voyant  un  président  le  cœur  ne  me  tressaut , 
Et  la  peur  d'un  prévôt  ne  m'éveille  en  sursaut  ! 
Scaures  du  temps  présent ,  hypocrites  sévères  ; 
Un  Claude  effrontément  parle  des  adultères  ; 
Milon  ,  sanglant  encor  ,  reprend  un  assassin  ; 
Gracche,un  séditieux  ;  et  Verres  ,  le  larcin. 
Or  pour  moi ,  tout  le  mal  que  leur  discours  m'ob- 
jecte , 
C'est  que  mon  humeur  libre  à  l'amour  est  sujette, 
Que  j'aime  mes  plaisirs  ,  et  que  les  passe-temps 


(1)  Le  For-1'Evêque  ,  Forum  Episcopi,  étoit  alors  le 
siège  de  la  jurisdictiou  épiscopale  de  Paris.  Elle  fut 
réunie  au  Châtelet,  en  1674. 


143  MATHURIK    REGNIER., 

Des  amours  m'ont  rendu  grison  avant  le  temps  ; 
Qu'il  est  bien  mal-aisé  que  jamais  je  me  change  , 
Et  qu'à  d'autres  façons  ma  jeunesse  se  range. 

Mon  oncle  m'a  conté  que  ,  montrant  à  Ronsard 
Tes  vers  étincelans  et  de  lumière  et  d'art , 
Il  ne  sut  que  reprendre  en  ton  apprentissage , 
Sinon  qu'il  te  jugeoit  pour  un  poète  trop  sage. 
Et  ores  au  contraire  on  m  objecte  à  péclié 
Les  humeurs  qu'en  ta  muse  il  eut  bien  recherché. 
Toute  chose  en  vivant  avec  l'âge  s'altère. 
Le  débauché  se  rit  des  sermons  de  son  père  : 
Et  dans  vingt  et  cinq  ans  venant  à  se  changer  , 
Retenu ,  vigilant ,  soigneux  et  ménager , 
De  ces  mêmes  discours  ses  iîis  il  admoneste , 
Qui  ne  font  que  s'en  rire  et  qu'en  hocher  la  teste. 
Chaque  âge  a  ses  humeurs ,  son  goût  et  ses  plaisirs; 
E  t ,  comme  notre  poil ,  blanchissent  nos  désirs. 
Nature  ne  peut  pas  l'âge  en  l'âge  confondre  : 
L'enfant  qui  sait  déjà  demander  et  répondre  , 
Qui  marque  assurément  la  terre  de  ses  pas  , 
Àvecque  ses  pareils  se  plaît  en  ses  ébats  : 
Il  fuit7  îl  vient,  il  parle,  il  pleure,  il  saute  d'aise; 
Sans  raison  d'heure  en  heure  il  s'émeut  et  s'ap- 

paise. 
Croissant  l'âge  en  avant ,  sans  soin  de  gouverneur, 
Relevé ,  courageux  ,  et  cupide  d'honneur , 
Il  se  plaît  anx  chevaux ,  aux  chiens  ,  à  la  campa- 


SATIRES.  l/l9 

Facile  au  vice  ,  il  hait  les  vieux  et  les  dédagne  : 
Rude  à  qui  le  reprend ,  paresseux  à  son  bien  , 
Prodigue  ,  dépensier,  il  ne  conserve  rien  ; 
Hautain  ,  audacieux  ,  conseiller  de  soi-même  , 
Et  d'un  cœur  obstiné  s'aheurte  à  ce  qu'il  aime. 
L'âge  au  soin  se  tournant,  homme  fait,il acquiert 
Des  biens  et  des  amis  ,  si  le  temps  le  requiert  ; 
Il  masque  ses  discours  comme  sur  un  théâtre  ; 
Subtil,  ambitieux,  l'honneur  il  idolâtre: 
Son  esprit  avisé  prévient  le  repentir , 
Et  se  garde  d'un  lieu  difficile  à  sortir. 
Maints  fâcheux  accidens    surprennent  sa  vieil- 
lesse: 
Soit  qu'avec  du  souci  gagnant  de  la  richesse , 
Il  s'en  défend  l'usage  ,  et  craint  de  s'en  servir , 
Que  tant  plus  il  en  a ,  moins  s'en  peut  assouvir  : 
Ou  soit  qu'avec  froideur  il  fasse  toute  chose , 
Imbécille ,  douteux  ,  qui  voudroit  et  qui  n'ose  , 
Dilayant,  qui  toujours  a  l'œil  sur  l'avenir; 
De  léger  il  n'espère ,  et  croit  au  souvenir  : 
Il  parle  de  son  temps  ;  difficile  et  sévère  , 
Censurant  la  jeunesse  ,  use  des  droits  derpère  ; 
Il  corrige ,  il  reprend  ,  hargneux  en  ses  façons  , 
Et  veut  que  tous  ses  mots  soient  autant  de  leçons» 
Voilà  donc,  de  par  Dieu,  comme  tourne  la  vie, 
Ainsi  diversement  aux  humeurs  asservie, 
Que  chaque  âge  départ  à  chaque  homme  en  vivant- 
De  son  tempérament    la     qualité  suivant. 

i3. 


I0O  MaTKUEIN    REGNIER. 

Et  moi  qui ,  jeune  encor,  en  mes  plaisirs  m'égaie, 
II  faudra  que  je  change  ;  et,  malgré  que  j'en  aie , 
Plus  soigneux  devenu ,  plus  froid  et  plus  rassis  , 
Que  mes  jeunes  pensers  cèdent  aux  vieux  soucis. 
Aussi  qu' importe- 1- il  de  mal  ou  de  bien  faire , 
Si  de  nos  actions  un  juge  volontaire  , 
Selon  ses  appétits  ,  les  décide  et  les  rend 
Dignes  de  récompense ,  ou  d'un  supplice  grand  ; 
Si  toujours  nos  amis  en  bon  sens  les  expliquent, 
Et  si  tout  au  rebours  nos  haineux  non  s  en  piquent? 
Chacun  selon  son  goût  s'obstine  en  son  parti , 
Qui  fait  qu'il  n'est  plus  rien  qni  ne  soit  perverti. 
La  vertu  n'est  vertu  ;  l'envie  la  déguise  , 
Et  de  bouche  ,  sans  plus  ,  le  vulgaire  la  prise. 
Au  lieu  du  jugement  régnent  les  passions  , 
Et  donne  l'intérêt,  le  prix  aux  actions. 
Ainsi  ce  vieux  rêveur  qui  naguères  à  Rome 
Gouvernoit  un  enfant  et  faisoit  le  prud'homme , 
Contrecarroit  Caton  ,  critique  en  ses  discours, 
Qui  toujours  rechignoit,  et  reprenoit  toujours  ; 
Après  que  cet  enfant  s'est  faitplus  grand  par  l'âge, 
Revenant  à  la  cour  d'un  si  lointain  voyage , 
Ce  critique,  changeant  d'humeurs  et  de  cerveau, 
De  son  pédant  qu'il  fut,  devient  son  maquereau. 
Donc  à  si  peu  de  frais  la  vertu  se  profane  , 
Se  déguise  ,  se  masque ,  et  devient  courtisane , 
Se  tran  forme  aux  humeurs,  suit  le  cours  du  mar- 
ché, 


SATIRES.  l5l 

Et  dispense  les  gens  de  blâme  et  de  péché. 

Pères  des  siècles  vieux,  la  vertu  simple  et  pure, 
Sans  fard ,  de  votre  temps  ,  imitoit  sa  nature , 
Austère  en  ses  façons ,  sévère  en  ses  propos  , 
Qui  dans  un  labeur  juste  égayoit  son  repos  ; 
Et  sans  penser  aux  biens  où  le  vulgaire  pense, 
Elle  étoit  votre  prix  et  votre  récompense  : 
Où  la  nôtre  aujourd'hui  qu'on  révère  ici-bas 
Va  la  nuit  dans  le  bal ,  et  danse  les  cinq  pas , 
Se  parfume  ,  se  frise  ,  et  de  façons  nouvelles 
Veut  avoir  par  le  fard  du  nom  entre  les  belles  ; 
Fait  crever  les  cour  taux  en  chassant  aux  forets; 
Court  le  faquin ,  la  bague  ;  escrime  des  fleurets  ; 
Monte  un  cheval  de  bois ,  fait  dessus  des  pomma- 
des ; 
Talonne  le  genêt ,  et  le  dresse  aux  passades  ; 
Chante  des  airs  nouveaux  ,  invente  des  balets  , 
Sait  écrire  et  porter  les  vers  et  les  poulets  ; 
A  l'œil  toujours  au  guet  pour  des  tours  de  sou- 
plesse; 
Glose  sur  les  habits  et  sur  la  gentillesse  ; 
Se  plait  à  l'entretien,  commente  les  bons  mots  , 
Et  met  à  même  prix  les  sages  et  les  sots. 
Et  ce  qui  plus  encor  m'empoisonne  de  rage  , 
Est  quand  un  charlatan  relève  son  langage , 
Et ,  de  coquin  ,  faisant  le  prince  revêtu  , 
Bâtit  un  paranymphe  à  sa  belle  vertu  ; 
Et  qu'il  n'est  crocheteur,  ni  courtautde  boutique, 


IJ2  MATHUHIN    REGNIER. 

Qui  n'estime  à  vertu  l'art  où  sa  main  s'applique  ; 
Et  qui ,  paraphrasant  sa  gloire  et  son  renom , 
Entre  les  vertueux  ne  veuille  avoir  du  nom. 

Voilà  comme  à  présent  chacun  l'adultérise , 
Et  forme  une  vertu  comme  il  plaît  à  sa  guise. 
Elle  est  comme  au  marché  dans  les  impressions  : 
Et ,  s' adjugeant  aux  taux  de  nos  affections  , 
Fait  que  par  le  caprice  ,  et  non  par  le  mérite  , 
Le  blâme  et  la  louange  au  hasard  se  débite  ; 
Et  peut  un  jeune  sot ,  suivant  ce  qu'il  conçoit , 
Ou  ce  que  par  ses  yeux  son  esprit  en  reçoit , 
Donner  son  jugement ,  en  dire  ce  qu'il  pense  , 
Et  mettre  sans  respect  notre  honneur  en  balance. 
Mais  puisque c'estletemps,méprisantles  rumeurs 
Du  peupie    laissons  là  le  inonde  en  ses  humeurs  ; 
Et  si  selon  son  goût  un  chacun  en  peut  dire  , 
Mon  goût  sera  ,  Berlaut ,  de  n'en  faire  que  rire. 


SATIRES. 


i53 


►■%^w%.»^».-».i 


A  M.  DE   BETHUNE, 

étant  ambassadeur  pour  sa  majesté  à  Roine 


SATIRE    VI. 
l'honneur,  ennemi  de  la  vie. 

JD  é  t  h  u  n  e  ,  si  la  charge  où  ta  vertu  s'amuse 
Te  permet  écouter  les  chansons  que  la  muse  , 
Dessus  les  bords  du  Tibre  et  du  mont  Palatin  , 
Me  fait  dire  en  françois  au  rivage  latin  (i)  , 
Où  ,  comme  au  grand  Hercule  à  la  poitrine  'arge, 
Notre  Atlas  de  son  faix  sur  ton  dos  se  décharge, 
Te  commet  de  l'état  l'entier  gouvernement , 
Ecoute  ce  discours  tissu  bizarrement. 

Non,  ce  n'est  point  devoir  en  règne  la  sottise, 
L'avarice  et  le  luxe  entre  les  gens  d'église  , 
La  justice  à  l'encan  ,  l'innocent  oppressé  , 
Le  conseil  corrompu  suivre  l'intéressé  , 
Les  états  pervertis  ,  toute  chose  se  vendre  , 
Et  n'avoir  du  crédit  qu'au  prix  qu'on  peut  dépen- 
dre : 

(i)  Régnier  composa  cette  satire  à  Rome  ,  où  il  étoit 
allé  a  ia  suite  de  M,  de  Béthune  ;  il  en  prit  le  sujet  dans 
deux  Capitoli  du  Mauro ,  poète  italien. 


I  54  M AT H U Kl N     REGNIER. 

N  i  moins  ,  que  la  valeur  n'ait  ici  plus  de  lieu  , 
Que  la  noblesse  courre  en  poste  à  l'Hôtel-Dieu  , 
Que  les  jeunes  oisifs  aux  plaisirs  s'abandonnent , 
Que  les  femmes  du  temps  soient  à  qui  plus  leur 

donnent , 
Que  l'usure  ait  trouvé ,  bien  que  je  n'ai  de  quoi , 
Tant  elle  a  bonnes  dents ,  que  mordre  dessus  moi. 
Tout  ceci  ne  me  pèse ,  et  l'esprit  ne  me  trouble. 
Que  tout  s'y  pervertisse  ,  il  ne  m'en  ebaut  d'un 

double. 
Du  temps  ni  de  l'état  il  ne  faut  s'affliger. 
Selon  le  vent  qu'il  fait  l'homme  doit  naviger. 
Mais  ce  dont  jeme  deuils  est  bien  une  autre  chose, 
Qui  fait  que  l'œil  humain  jamais  ne  se  repose  , 
Qu'il  s'abandonne  en  proie  aux  soucis  plus  cui- 

sans. 
Ha!  que  ne  suis- je  roi  pour  cent  ou  six-vingts  ans! 
Par  un  édit  public  qui  fût  irrévocable , 
Je  bannirais  l'honneur ,  ce  monstre  abominable, 
Qui  nous  trouble  l'esprit ,  et  nous  charme  si  bien 
Que  sans  lui  les  humains  ici  ne  voyent  rien  ; 
Qui  trahit  la  nature  ,  et  qui  rend  imparfaite 
Toute  chose  qu'au  goût  les  délices  ont  faite. 
L'honneur,  qui  sous  faux  titre  habite  avecque 

nous  ; 
Qui  nous  ôte  la  vie  et  les  plaisirs  plus  doux  ; 
Qui  trahit  notre  espoir  ,  et  fait  que  l'on  se  peine 
Après  l'éclat  fardé  d'une  apparence  vaine  ; 


SATIRES.  [55 

Qui  sèvre  les  désirs,  et  passe  méchamment 
La  plume  par  le  bec  à  notre  sentiment  ; 
Qui  nous  veut  faire  entendre ,  en  ses  vaincs  chi- 
mères , 
Que  pour  ce  qu'il  nous  touche  il  se  perd  ,  si  nos 

mères  , 
Nos  femmes  et  nos  sœurs  font  leurs  maris  jaloux  : 
Comme  si  leurs  désirs  dépendissent  de  nous. 

Jepensc,quantàmoi,  que  cet  homme  fut  ivre, 
Qui  changea  le  premier  l'usage  de  son  vivre  , 
Et ,  rangeant  sous  des  lois  les  hommes  écartés  , 
Bâtit  premièrement  et  villes  et  cités  ; 
De  tours  et  de  fossés  renforça  nos  murailles  , 
Et  renferma  dedans  cent  sortes  de  quenailles. 
De  cet  amas  confus  naquirent  à  l'instant 
L'envie,  le  mépris  ,  le  discord  inconstant, 
La  peur  ,  la  trahison  ,  le  meurtre  ,  la  vengeance  , 
L'horrible  désespoir,  et  toute  cette  engeance 
De  maux  qu'on  voit  régner  en  l'enfer  de  la  cour  , 
Dont  un  pédant  de  diable  (i)  en  ses  leçons  dis- 
court , 
Quand  par  art  il  instruit  ses  écoliers  pour  être  , 
S'il  se  peut  faire  ,  en  mal  plus  grands  clercs  que 

leur  maître. 
Ainsi  la  liberté  du  monde  s'envola  ; 
Et  chacun  se  campant ,  qui  deçà  ,  qui  delà  , 

(i)  Machiavel. 


Ii)i>  MATH  Ull  IN     REGNIER. 

De  haies  ,  de  buissons ,  remarqua  son  partage  ; 

Et  la  fraude  fit  lors  la  figue  au  premier  âge. 

Lors  du  mien  et  du  tien  naquirent  les  procès  , 

A  qui  l'argent  départ  bon  ou  mauvais  succès. 

Le  fort  battit  le  foibie  ,  et  lui  livra  la  guerre. 

De  là  l'ambition  fît  envahir  la  terre , 

Qui  fut,  avant  le  temps  que  survinrent  ces  maux, 

Un  hôpital  commun  à  tous  les  animaux  ; 

Quand  le  mari  de  Rhée  ,  au  siècle  d'innocence , 

Gouvernoit  doucement  le  monde  en  son  enfance  ; 

Que  la  terre  de  soi  le  froment  rapportoit  ; 

Que  le  chêne  de  manne  et  de  miel  dégouttoit  ; 

Que  tout  vi  voit  en  paix  ;  qu'il  n'étoit  point  d'usu- 
res; 

Que  rien  ne  se  venaoit  par  poids  ni  par  mesures  ; 

Qu'on  n'avoit  point  de  peur  qu'un  procureur- 
fiscal 

Formât  sur  une  aiguille  un  long  procès-verbal  ; 

Et  se  jetant  d'aguet  dessus  votre  personne  , 

Qu'un  barisel   vous   mit    dedans   la   tour  de 
Nonne  (i). 

Mais  sitôt  que  le  fils  le  père  déchassa , 

Tout  sens  dessus  dessous  ici  se  renversa. 

Les  soucis  ,  les  ennuis  ,  nous  brouillèrent  la  tête; 


(i)  Ancienne  tour  qui  servoit,  à  Rome  ,  de  prison  ; 
elle  fut  démolie  vers  1690,  et  l'on  bâtit  un  théâtre  sur 
son  emplacement ,  près  du  pont  Saint-Ange. 


SATIRES.  107 

L'on  ne  pria  les  saints  qu'au  fort  de  la  tempête  ; 
L'on  trompa  son  prochain,  la  médisance  eut  lieu, 
Et  l'hypocrite  fit  barbe  de  paille  à  Dieu. 
L'homme  trahit  sa  foi ,  d'où  v  inrent  les  notaires , 
Pour  attacher  au  joug  les  humeurs  volontaires. 
La  faim  et  la  cherté  se  mirent  sur  le  rang  ; 
La  fièvre ,  les  charbons ,  le  maigre  flux  de  sang  , 
Commencèrent  d'éclore, et  toutcequel'automne, 
Par  le  vent  de  midi ,  nous  apporte  et  nous  donne . 
Les  soldats  ,  puis  après  ,  ennemis  de  ia  paix , 
Qui  de  l'avoir  d'autrui  ne  se  soûlent  jamais  , 
Troublèrent  la  campagne ,  et ,  saccageant  nos 

villes , 
Par  force  en  nos  maisons  violèrent  nos  filles  ; 
D'où  naquit  le  hordeau  qui }  s'élevant  debout , 
A  l'instant ,  comme  un  dieri ,  s'étendit  tout  par- 
tout. 
Encore  tous  ces  maux  ne  seroient  que  fleurettes, 
Sans  ce  maudit  honneur ,  ce  conteur  de  sornettes  ; 
Mais  ce  traître  cruel ,  excédant  tout  pouvoir , 
Nous  fait  suer  le  sang  sous  un  pesant  devoir  ; 
De  chimères  nous  pipe,  et  nous  veut  faire  accroire 
Qu'au  travail  seulement  doit  consister  la  gloire  ; 
Qu'il  faut  perdre  et  sommeil,  et  repos  et  repas  , 
Pour  tâcher  d'acquérir  un  sujet  qui  n'est  pas  , 
Ou  s'il  est,  qui  jamais  aux  yeux  ne  se  découvre  ; 
Et ,  perdu  pour  un  coup  ,  j  amais  ne  se  recouvre  ; 
Qui  nous  gonfle  le  cœur  de  vapeur  et  de  vent , 

i4 


l58  MATHURIIT     REGNIER. 

Et  d'excès  par  lui-même  il  se  perd  bien  souvent. 

Puis  on  adorera,  cette  menteuse  idole  ! 
Pour  oracle  on  tiendra  cette  croyance  folle 
Qu'il  n'est  rien  de  si  beau  que  tomber  bataillant  • 
Qu'aux  dépens  de  son  sang  il  faut  être  vaillant, 
Mourir  d'un  coup  de  lance ,  ou  du  cboc  d'une  pi- 

que, 
Comme  les  paladins  de  la  saison  antique  ; 
Et  répandant  l'esprit,blessé  par  quelque  endroit, 
Que  notre  ame  s'envole  en  paradis  tout  droit  l 

Ha!  que  c'est  cbose  belle,  et  fort  bien  ordonnée, 
Dormir  dedans  un  lit  la  grasse  matinée  , 
En  dame  de  Paris  s'habiller  chaudement, 
A  la  table  s'asseoir,  manger  humainement  ! 
Ah  Dieu!  pourquoi  faut-il  que  mon  esprit  ne  vaille 
Autant  que  cil  qui  mit  les  souris  en  bataille  (i) , 
Qui  sut  à  la  grenouille  apprendre  son  caquet , 
Ou  que  l'autre  qui  fit  en  vers  un  sopiquet  (2)  ? 
Je  ferois ,  éloigné  de  toute  raillerie , 
Un  poème  grand  et  faux  de  la  poltronnerie  , 
En  dépit  de  l'honneur ,  et  des  femmes  qui  l'ont 
D'effet  sous  la  chemise,  ou  d'apparence  au  front  ; 
Et  m'assure  pour  moi ,  qu  en  ayant  lu  l'histoire , 
Elles  ne  seroient  plus  si  sottes  que  d'y  croire. 
Celui  le  peut  bien  dire,  à  qui  dès  le  berceau 

(1)  Homère ,  la  Batrachojnyomachie, 

(2)  Virgile,  dans  son  poème  intitulé,  Moretum. 


S.YTIRES.  1JO, 

Ce  malheureux  honneur  a  tins  le  bec  en  l'eau  , 
Qui  le  traîne  à  tâtons  ,  quelque  part  qu'il  puisse 

être, 
Ainsi  que  fait  un  chien  un  aveugle  son  maître 
Qui  s'en  va  doucement  après  lui  pas  à  pas , 
Et  librement  se  fie  à  ce  qu'il  ne  voit  pas. 
S'il  veut  que  plus  long-temps  à  ses  discours  je 

croie , 
Qu'il  m'offre  à  tout  le  moins  quelque  chose  qu'on 

voie 
Et  qu'on  savoure,  afin  qu'il  se  puisse  savoir 
Si  le  goût  dément  point  ce  que  l'œil  en  peut  voir. 
Que  font  tous  ces  vaillants  de  leur  valeur  guer- 
rière , 
Qui  touchent  du  penser  l'étoile  poussinière , 
Morguent  la  destinée ,  et  gourmandent  la  mort , 
Contre  qui  rien  ne  dure ,  et  rien  n'est  assez  fort  ; 
Et  qui ,  tout  transparents  de  claire  renommée , 
Dressent  cent  fois  le  jour  en  discours  une  armée , 
Donnent  quelque  bataille ,  et  tuant  un  chacun  , 
Font  que  mourir  et  vivre  à  leur  dire  n'est  qu'un  , 
Relevés ,  emplumés ,  braves  comme  sam  t  George  ? 
Et  Dieu  sait  cependant  s'ils  mentent  par  la  gorge  : 
Et  bien  que  de  l'honneur  ils  fassent  des  leçons  , 
Enfin  au  fond  du  sac  ce  ne  sont  que  chansons. 
Mais  ,  mon  Dieu  !   que  ce  traître  est  d'une 
étrange  sorte  ! 
Tandis  qu'à  le  blâmer  la  raison  me  transporte  , 


iCo  MA.THUB.IH     REGÎUER. 

Que  de  lui  je  médis  ,  ii  me  flatte ,  et  me  dit 
Que  je  veux  par  ces  vers  acquérir  son  crédit  ; 
Que  c'est  ce  que  ma  muse  en  travaillant  pour- 
chasse , 
Et  mon  intention ,  qu'être  en  sa  bonne  grâce  ; 
Qu'en  médisant  de  lui  je  le  veux  requérir  ; 
Et  tout  ce  que  je  fais  ,  que  c'est  pour  l'acquérir. 
Si  ce  n'est  qu'on  diroit  qu'il  me  i'auroit  fait  faire, 
Je  l'irois  appeler  comme  mon  adversaire  : 
Aussi  que  le  duel  est  ici  défendu  (i), 
Et  que  d'une  autre  part  j'aime  l'individu. 

Mais  tandis  qu'en  colère  à  parler  je  m'arrête , 
Je  ne  m'apperçois  pas  que  la  viande  est  prête  ; 
Qu'ici,  non  plus  qu'en  France,  on  ne  s'amuse  pas 
A  discourir  d'honneur  quand  on  prend  son  repas . 
Le  sommeiller  en  hâte  est  sorti  de  la  cave  : 
Déjà  monsieur  le  maître  et  son  monde  se  lave. 
Trêves  avec  l'honneur.  Je  m'en  vais  tout  courant 
Décider  au  tinel  un  autre  différent. 


(i)  Henri  IV  défendit  les  duels  par  deux  édits ,  l'un 
du  mois  de  juin  1602 ,  et  l'autre  de  l'année  1609. 


SATIRES.  ifil 


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A   M.    LE   MARQUIS   DE   COEUVRES. 


SATIRE   VII. 

l'amour  qu'oi  ne  peut  dompter. 


Uotte  et  fâcheuse  humeur  de  la  plupart  des 

hommes , 
Qui,  suivant  ce  qu'ils  sont,  jugent  ce  que  nous 

sommes , 
Et,  sucrant  d'un  souris  un  discours  ruineux , 
Accu  sent  un  chacun  des  maux  qui  sont  en  eux  ! 
Notre  mélancolie  en  sauroit  hien  que  dire , 
Qui  nous  pique  en  riant ,  et  nous  flatte  sans  rire  , 
Qui  porte  un  cœur  de  sang  dessous  un  front  blêmi, 
Et  duquel  il  vaut  moins  être  ami  qu'ennemi. 
Vous  qui,  tout  au  contraire,  avez  dans  le  courage 
Les  mêmes  mouvements  qu'on  vous  lit  au  visage; 
Et  qui ,  parfait  ami ,  vos  amis  épargnez  ; 
Et  de  mauvais  discours  leur  vertu  n'éborgnez  ; 
Connoissant  donc  en  vous  une  vertu  facile 
A  porter  les  défauts  d'un  esprit  imbécille 
Qui  dit,  sans  aucun  fard ,  ce  qu'il  sent  librement, 
Et  dont  jamais  le  cœur  la  bouche  ne  dément , 
Comme  à  mon  confesseur  vous  ouvrant  ma  pen- 
sée, 

i4 


l(v2  MATUURIÏ     REGNIER. 

De  jeunesse  et  d'amour  follement  insensée , 
Je  yous  conte  le  mal  où  trop  enclin  je  suis  , 
Et  que  prêt  à  laisser ,  je  ne  veux  et  ne  puis  : 
Tant  il  est  mal-aise  d'ôier  avec  l'étude 
Ce  qu'on  a  de  nature  ,  ou  par  longue  habitude  ! 
J'obéis  au  caprice  ,  et  sans  discrétion  ; 
La  raison  ne  peut  rien  dessus  ma  passion. 
Nulle  loi  ne  retient  mon  ame  abandonnée  ; 
Ou  soit  par  volonté  ,  ou  soit  par  destinée , 
En  un  mal  évident  je  clos  l'œil  à  mon  bien  : 
Ni  conseil ,  ni  raison ,  ne  me  servent  de  rien. 
Je  choppe  par  dessein;  ma  faute  est  volontaire: 
Je  me  bande  les  yeux ,  quand  le  soleil  m'éclaire  ; 
Et ,  content  de  mon  mal ,  j e  me  tiens  trop  heureux 
D'être ,  comme  je  suis ,  en  tous  lieux  amoureux. 
Et  comme  à  bien  aimer  mille  causes  m'invitent , 
Aussi  mille  beautés  mes  amours  ne  limitent  ; 
Et ,  courant  ça  et  là , je  trouve  tous  les  jours  , 
En  des  sujets  nouveaux ,  de  nouvelles  amours. 
Si  de  l'œil  du  désir  une  femme  j'avise , 
Ou  soit  belle  ,  ou  soit  laide ,  ou  sage ,  ou  mal  ap- 
prise , 
Elle  aura  quelque  trait  qui,de  mes  sens  vainqueur, 
Me  passant  par  les  yeux ,  me  blessera  le  cœur. 
Et  c'est  comme  un  miracle,  en  ce  monde  où  nous 

sommes , 
Tant  l'aveugle  appétit  ensorcelle  les  hommes , 
Qu'encore  qu'une  femme  aux  Amours  fasse  peur, 


SATIRES.  l63 

Que  le  Ciel ,  et  Vénus  la  voye  à  contre-cœur  ; 

Toutefois  ,  étant  femme  ,  elle  aura  ses  délices  , 

Relèvera  sa  grâce  avec  des  artifices 

Qui  dans  l'état  d'Amour  ia  sauront  maintenir , 

Et  par  quelques  attraits  les  amants  retenir. 

Si  quelqu'une  est  difforme,  elle  aura  bonne  grâce, 

Et  par  l'art  de  l'esprit  embellira  sa  face  : 

Captivant  les  amants  ,  de  mœurs ,  ou  de  discours , 

Elle  aura  du  crédit  en  l'empire  d'Amours. 

En  cela  l'on  connoît  que  la  nature  est  sage , 

Qui  ,  voyant  les  défauts  du  féminin  ouvrage , 

Qu'  il  seroit ,  sans  respect ,  des  hommes  méprisé , 

L'anima  d'un  esprit  et  vif  et  déguisé  ; 

D'une  simple  innocence  elle  adoucit  sa  face  ; 

Elle  lui  mit  au  sein  la  ruse  et  la  fallace  ; 

Dans  sabouche,  la  foi  qu'on  donne  à  sesdiseours, 

Dont  ce  sexe  trahit  les  cieux  et  les  amours  : 

Et  selon,  plus  ou  moins,  qu'elle  étoit  belle,  ou 

laide , 
Sage ,  elle  sut  si  bien  user  d'un  bon  remède  , 
Divisant  de  l'esprit  la  grâce  et  la  beauté , 
Qu'elle  les  sépara  d'un  et  d'autre  côté  ; 
De  peur  qu'en  les  joignant,  quelqu'une  eût  l'avan- 
tage, 
Avec  un  bel  esprit,  d'avoir  un  beau  visage. 
La  belle ,  du  depuis ,  ne  le  recherche  point  ; 
Et  l'esprit  rarement  à  la  beauté  se  joint. 
Or,  afin  que  la  laide,  autrement  inutife  , 


I  ($4  l\l  A  T  H  U  II  I  N      II  B  0  N  l  E  H  . 

Dessous  le  joug  d  amour  rendît  l'homme  servile, 

Elle  ombragea  L'esprit  d'un  morne  aveuglement, 
Âvecque  le  désir  troublant  le  jugement, 
De  peur  que  nulle  femme, ou  fût  laide, ou  fût 
belle, 

Ne  vécût  sans  le  faire,  et  ne  mourût  pueelle. 

Ravi  de  tous  objets,  j  aime  si  vivement, 
Que  je  n  ai  pour  l  amour  ni  choix,  ni  jugement* 

De  toute  élection  mon  ame  est  dépourvue, 

Et  nul  objet  certain  ne  Limite  ma  vue. 
Toute  femme  m  agrée;  et  les  perfections 
k)u  corps  ou  de  l'esprit  troublent  mes  passions* 
J'aime  le  port  de  l'une,  et  de  l'autre  la  taille  ; 
L'autre  (V\m  trait  lascif  me  livre  la  bataille  ; 
Et  l'autre,  dédaignant,  d'un  œil  sévère  et  doux, 

Ma  peine  et  mon  amour,  me  donne  mille  COUDS  : 

S  oit  qu'une  autre,  modes  te,  à  l' impourvu  m'avise, 
De  vergogne  et  d'amour  mon  ame  est  toute  éprise; 
Je  sens  <V\\n  sage  feu  mon  esprit  enflammer, 
Et  son  honnêteté  me  contraint  de  l'aimer. 

Si  quelque  autre,  affectée  en  sa  douce  malice, 
Gouverne  son  œillade  avec'  de  1  artifice, 

J'aime  sa  gentillesse;;  et  mon  nouveau  désir 
Se  la  promet  savante  en  l'amoureu*  plaisir. 
Que  L  autre  parle  livre,  et  lasse  des  merveilles, 
Amour,  qui  prend  par-tout,  me  prend  par  les 

oreilles; 
Et  juge  par  l'esprit,  parfait  en  ses  accords, 


S  \  T  I  H  R  S .  1 03 

Dos  pointsplus  accomplis  que  pou l  avoir  le  corps  - 
Si  l'autre  est,  au  rebours ,  des  i  ettres  nonchal  an  te, 
Je  crois  qu'au  fait  d'amour  elle  sera  savante  ; 
Et  que  nature, habile  à  couvrir  son  défaut, 
Lui  aura  mis  au  ht  tout  l'esprit  qu'il  lui  faut. 
Ainsi ,  de  toute  femme  à  mes  yeux  opposée , 
Soit  parfaite  en  beauté,  ou  soit  mal-composée, 
Do  mœurs,  ou  de  façons,  quelque  chose  m'en  plaît; 
Et  ne  sais  point  comment,  ni  pourquoi,  ni  que 

c'est. 
Que!  que  objet  que  l'esprit  par  mes  y  eux  se  figure, 
Mon  cœur,  tendre  à  l'amour, en  reçoitla pointure, 
Cormne  un  miroir  en  soi  toute  image  reçoit , 
Il  reçoit  en  amour  quelque  objet  que  se  soit. 
Autant  qu'une  plus  blanche  il  aime  une  brunette: 
Si  Tune  a  plus  d'éclat,  l'autre  est  plus  sadi nette  ; 
Et,  plus  vive  de  feu,  d'amour  et  de  dos ir, 
Comme  elle  en  reçoit  plus ,  donne  plus  de  plaisir. 
Mais  sansparler  demoi,que toute  amour  emporte: 
Voyant  une  beauté  folâtrement  accorte , 
Dont  l'abord  soit  facile ,  et  l'œil  plein  de  douceur, 
Que  semblable  à  Vénus  on  l'estime  sa  sœur, 
Que  le  ciel  sur  son  front  ait  posé  sa  richesse , 
Qu'elle  ait  le  cœur  humain ,  le  port  d'une  déesse , 
Qu'elle  soit  le  tourment  et  le  plaisir  des  cœurs, 
Que  Flore  sous  ses  pas  fasse  naître  dos  fleurs; 
Au  seul  trait  de  ses  yeux ,  si  puissants  sur  les  âmes, 


l66  MATHURIN     REGNIER. 

Les  cœurs  les  plus  glacés  sont  tous  brûlant*  de 

flammes  : 
Et  fût-il  de  métal ,  ou  de  bronze,  ou  de  roc, 
Il  n'est  moine  si  saint  qui  n'en  quittât  le  froc. 

Ainsi,  moi  seulement  sous  l'amour  je  ne  plie  ; 
Mais  de  tous  les  mortels  la  nature  accomplie 
Fléchit  sous  cet  empire;  et  n'est  homme  ici-bas 
Qui  soit  exempt  d'amour,  non  plus  que  du  trépas. 


SATIRES.  167 


A  M.  L'ABBÉ  DE  BEAULIEU, 
nommé  par  sa  majesté  à  l'évêclié  du  Mans  (1' 


SATIRE    VIII(2). 

L'IMPORTUN,   OU    LE    FACHEUX. 


VJharles,  demes  péchés  j'ai  bien  fait  pénitence. 
Or  toi ,  qui  te  connois  aux  cas  de  conscience  , 
Juge  si  j'ai  raison  de  penser  être  absous. 
J'oyois  un  de  ces  jours  la  messe  à  deux  genoux  , 
Faisant  mainte  oraison ,  l'œil  au  ciel ,  les  mains 

jointes , 
Le  cœur  ouvert  aux  pleurs,  et  tout  percé  de  poin- 
tes , 
Qu'un  dévot  repentir  élançoit  dedans  moi , 
Tremblant  des  peurs  d'enfer ,  et  tout  brûlant  de 

foi , 
Quand  un  j  eune  frisé  ,  relevé  de  moustache , 
De  galoche  ,  de  botte  ,  et  d'un  ample  panache  . 


(1)  En  1601  ;  il  étoit  fils  du  seigneur  de  Lavardin  , 
maréchal  de  France. 

(2)  Horace  a  traité  le  même  sujet,  lib.  I ,  sat.  9. 


I^>8  MATHURIN     REGNIER. 

Me  vint  prendre  ,  et  me  dit ,  pensant  dire  un  bon 

mot  : 
Pour  un  poète  du  temps  ,  vous  êtes  trop  dévot. 
Il  me  prit  par  la  main ,  après  mainte  grimaee , 
Changeant ,  sur  l'un  des  pieds  ,  à  toute  heure  de 

place  , 
Et  dansant  tout  ainsi  qu'un  harhe  encastelé  , 
Me  dit ,  en  remâchant  un  propos  avalé  : 
Que  vous  êtes  heureux ,  vous  autres  belles  âmes , 
Favoris  d  Apollon ,  qui  gouvernez  les  dames  , 
Et  par  mille  beaux  vers  les  charmez  tellement , 
Qu'il  n'est  point  de  beautés  que  pourvous  seule- 
ment ! 
Mais  vous  les  méritez  :  vos  vertus  non  communes 
Vous  font  dignes ,  monsieur,  de  ces  bonnes  fortu- 


nés. 


Glorieux  de  me  voir  si  hautement  loué  , 
Je  devins  aussi  fier  qu'un  chat  amadoué  ; 
Et  sentant  au  palais  mon  discours  se  confondre  , 
D'un  ris  de  saint  Médard  il  me  fallut  répondre. 
Je  poursuis.  Mais,  ami, laissons-le  discourir  , 
Dire  cent  et  cent  fois  :  Il  en  faudroit  mourir  ; 
Sa  barbe  pmçoter  ;  cageoller  la  science  ; 
Relever  ses  cheveux  ;  dire  :  En  ma  conscience  ; 
Faire  la  belle  main  ;  mordre  un  bout  de  ses  gants  ; 
Rire  hors  de  propos  ;  montrer  ses  belles  dents  ; 
Se  carrer  sur  un  pied  ;  faire  arser  son  épée  ; 
Et  s'adoucir  les  yeux  ainsi  qu'une  poupée  : 


SATIRES.  ifig 

Cependant  qu'en  trois  mots  je  te  ferai  savoir 
Où  premier,  à  mon  dam ,  ce  fâcheux  me  put  voir . 

J'étois  chez  une  dame  en  qui,  si  la  satire 
Permettoit  en  ces  vers  que  je  le  pusse  dire , 
Reluit,  environné  de  la  divinité, 
Un  esprit  aussi  grand  que  grande  est  sa  heauté. 
Ce  fanfaron  chez  elle  eut  de  moi  connoissance  ; 
Et  ne  fut  de  parler  jamais  en  ma  puissance  , 
Lui  voyant  ce  jour-là  son  chapeau  de  velours  , 
Rire  d'un  fâcheux  conte,  et  faire  un  sot  discours; 
Bien  qu'ilrn'eût  à  l'abord  doucement  fait  entendre 
Qu'il  étoit  mon  valet,  à  vendre  et  à  dépendre: 
Et  détournant  les  yeux  :  Belle ,  à  ce  que  j'entends, 
Comment!  vous  gouvernez  les  beaux  esprits  du 

temps  ! 
Et,  faisant  le  doucet  de  parole  et  de  geste. 
Il  se  met  sur  un  lit,  lui  disant:  Je  proteste 
Que  je  me  meurs  d'amour  quand  je  suis  près  de 

vous  ; 
Je  vous  aime  si  fort,  que  j'en  suis  tout  jaloux. 
Puis ,  rechangeant  de  note ,  il  montre  sa  rotonde  : 
Cet  ouvrage  est -il  beau?  Que  vous  semble  du 

monde  ? 
L'homme  que  vous  savez  m'a  dit  qu'il  n'aime  rien. 
Madame ,  à  votre  avis ,  ce  jourd'hui  suis-je  bien  ? 
Suis-je  pas  bien  chaussé?  ma  jambe  est-elle  belle  ? 
Voyez  ce  taffetas;  la  mode  en  est  nouvelle; 
C'est  œuvre  de  la  Chine.  A  propos,  on  m'a  dit 

i5 


1^0  MATHURI1V     RÉGNIER. 

Que  contre  les  clinquants  le  roi  fait  un  édit  (i). 
Sur  le  coude  il  se  met,  trois  boutons  se  délace  : 
Madame ,  baisez-moi;  n'ai -je  pas  bonne  grâce? 
Que  vous  êtes  fâcheuse  !  A  la  fin  on  verra , 
Rosette,  le  premier  qui  s'en  repentira  (2). 
D'assez  d'autres  propos  il  me  rompit  la  tête. 

Voilà  quand  et  comment  je  connus  cette  bête  ; 
Te  jurant,  mon  ami,  que  je  quittai  ce  lieu 
Sans  demander  son  nom,  et  sans  lui  dire  adieu. 

Je  n'eus  depuis  ce  jour  de  lui  nouvelle  aucune. 
Si  ce  n'est  ce  matin ,  que  de  maie  fortune 
Je  fus  en  cette  église,  où,  comme  j'ai  conté, 
Pour  me  persécuter  Satan  l'avoit  porté. 
Après  tous  ces  propos  qu'on  se  dit  d'arrivée, 
D'un  fardeau  si  pesant  ayant  l'ame  grevée  , 
Je  chauvis  de  l'oreille  ,  et ,  demeurant  pensif, 
L'ecliine  j'alongeois  comme  un  âne  rétif, 
Minutant  me  sauver  de  cette  tyrannie. 
Il  le  juge  à  respect.  O  !  sans  cérémonie  , 
Je  vous  supply  ,  dit-il ,  vivons  en  compagnons. 


(1)  Henri  IV  fit  trois  édits  contre  les  clinquants  et 
dorures;  le  premier  en  i5g4>  Ie  deuxième  en  1601  et 
le  troisième  en  1606. 

(2)  Allusion  à  une  villanelle  de  Desportes  qui  se 
cliantoit  alors  ,  et  qui  avoit  pour  refrain  : 

Nous  verrons,  bergère  Rosette  , 
Qui  premier  s'en  repentira. 


SATIRES.  I^I 

Ayant,  ainsi  qu'un  pot,  les  mains  sur  les  rognons, 
Il  me  pousse  en  avant, me  présente  Ja  porte, 
Et, sans  respect  des  saints,  hors  l'église  il  me  porte. 
Moi ,  pour  m'en  dépêtrer ,  lui  dire  tout  exprès  : 
Je  vous  baise  les  mains;  je  m'en  vais  ici  près 
Chez  mon  oncle  dîner.  O  Dieu!  le  galant  homme  î 
J'en  suis.  Et  moi  pour  lors,  comme  un  bœuf  qu'on 

assomme  , 
Je  laisse  cheoir  la  tète  ;  et  bien  peu  s'en  fallut , 
Remettant  par  dépit  en  la  mort  mon  salut , 
Que  je  n'allasse  lors  ,  la  tête  la  première  , 
Me  jeter  du  Pont-neuf  à  bas  en  la  rivière. 
Insensible,  il  me  traîne  en  la  cour  du  palais  , 
Où  trouvant  par  hasard  quelqu'un  de  ses  valets, 
11  l'appelle ,  et  lui  dit  :  Holà  !  hau  !  Ladreville  , 
Qu'on  ne  m'attende  point ,  je  vais  dîner  en  ville. 

Dieu  sait  si  ce  propos  me  traversa  l'esprit  ! 
Encor  n'est-ce  pas  tout  :  il  tire  un  long  écrit , 
Que  voyant  je  frémis.  Lors  ,  sans  cajolerie  , 
Monsieur,  je  ne  m  entends  à  la  chicannerie, 
Ce  lui  dis-je ,  feignant  l'avoir  vu  de  travers. 
Aussi  n'en  est-ce  pas  ;  ce  sont  de  méchants  vers 
(  Je  connus  qu'il  étoit  véritable  à  son  dire) 
Que ,  pour  tuer  le  temps ,  je  m'efforce  d'écrire  ; 
Et  pour  un  courtisan,  quand  vient  l'occasion, 
Je  montre  que  j'en  sais  pour  ma  provision. 
Il  lit  ;  et  se  tournant  brusquement  par  la  place , 
Les  banquiers  étonnés  admiroient  sa  grimace, 
Et  mon  troient  en  riant  qu'ils  ne  lui  eussent  pas 


l~1  M  AT  H  UK  IN     REGNIER. 

Prêté,  sur  son  minois,  quatre  doubles  ducats  , 
Que  j'eusse  bien  donnés  pour  sortir  de  sapatte. 
Je  l'écoute;  et  durant  que  l'oreille  il  me  flatte  , 
Le  bon  Dieu  sait  comment,  à  chaque  fin  de  vers 
Tout  exprès  je  disois  quelque  mot  de  travers. 
11  poursuit, nonobstant, d'une  fureur  plus  grande, 
Et  ne  cessa  jamais  qu'il  n'eût  fait  sa  légende. 
Me  voyant  froidement  ses  œuvres  avouer  , 
Il  les  serre,  et  se  met  lui-même  à  se  louer: 
Donc,  pour  un  cavalier,  n'est-ce  pas  quelque 

chose  ? 
Mais,  monsieur,  n'avez -vous  jamais  vu  de  ma 

prose  ? 
Moi  de  dire  que  si,  tant  je  craignais  qu'il  eût 
Quelque  procès-verbal  qu'entendre  il  me  fallût. 
Encore  ,  dites-moi  en  votre  conscience, 
Pour  un  qui  n'a  du  tout  acquis  nulle  science  , 
Ceci  n'est-il  pas  rare  ?  Il  est  vrai ,  sur  ma  foi , 
Lui  dis-je  souriant.  Lors,  se  tournant  ver  s  moi , 
M'accole  à  tour  de  bras  ;  et ,  tout  pétillant  d'aise , 
Doux  comme  une  épousée ,  à  la  joue  il  me  baise  ; 
Puis ,  me  flattant  l'épaule ,  il  me  fit  librement 
L'honneur  que  d'approuver  mon  petit  jugement. 
Après  cette  caresse ,  il  rentre  de  plus  belle  : 
Tantôt  il  parle  à  l'un ,  tantôt  l'autre  l'appelle  ; 
Toujours  nouveaux  discours;  et  tant  fût-il  hu- 
main , 
Que  toujours ,  de  faveur ,  il  me  tint  parla  main. 
Quel  heur  ce  m'eût  été ,  si ,  sortant  de  l'église , 


SATIRES.  I~3 

îi  m'eût  conduit  chez  lui ,  et ,  m'ôtant  la  chemise , 
Ce  heau  valet  à  qui  ce  beau  maître  parla 
M'eût  donné  l'an guillade,  et  puis  m'eût  laissé  là  ! 
Honorable  défaite  !  heureuse  échappatoire  ! 
Encore  derechef  me  la  fallut-il  boire. 

Il  vint  à  reparler  dessus  le  bruit  qui  court 
De  la  reine,  du  roi ,  des  princes ,  de  la  cour  ; 
Que  Paris  est  bien  grand;  que  le  Pont-neuf  s'a- 
chève (  i  )  ; 
Si  plus  en  pa'x  qu'en  guerre  un  empire  s'élève. 
Il  vint  à  définir  que  c'étoit  qu'amitié , 
Et  tant  d'autres  vertus,  que  c'en  étoit  pitié. 
Mais  il  ne  définit,  tant  il  étoit  novice , 
Que  l'indiscrétion  est  un  si  fâcheux  vice, 
Qu'il  vaut  bien  mieux  mourir  de  rage  ou  de  regret, 
Que  de  vivre  à  la  gêne  avec  un  indiscret. 
Tandis  que  ces  discours  me  donnoient  la  torture, 
Je  sonde  tous  moyens  pour  voir  si  d'aventure 
Quelque  bon  accident  eût  pu  m'en  retirer  , 
Et  m'empêcher  enfin  de  me  désespérer. 

Voyant  un  président,  je  lui  parle  d'affaire  ; 
S'il  avoit  des  procès,  qu'il  étoit  nécessaire 
D'être  toujours  après  ces  messieurs  bonneter; 


(i)  Ce  pont  fut  commencé  sons  Henri  III,  qui  en 
posa  la  première  pierre  le  3r  mai  1.578.  Les  guerres 
civiles  en  firent  suspendre  les  travaux  que  Henri  IV  fit 
reprendre  en  1604  ;  il  fut  achevé  en  1606. 

i5. 


174  MATHURIir     REGNIER. 

Qu'il  ne  laissât,  pour  moi,  de  les  solliciter; 
Quanta  lui,  qu'U  étoit  homme  d'intelligence , 
Qui  savoit  comme  on  perd  son  bien  par  négli- 
gence ; 
Où  marche  l'intérêt  qu'il  faut  ouvrir  les  yeux. 
Ha  !  non  ,  monsieur,  dit-il  ;  j'aimerois  beaucoup 

mieux 
Perdre  tout  ce  que  j'ai  que  votre  compagnie  ; 
Et  se  mit  aussitôt  sur  la  cérémonie. 
Moi  qui  n'aime  à  débattre  en  ces  fadaises-là  , 
Un  temps ,  sans  lui  parler ,  ma  langue  vacila. 
Enfin  je  me  remets  sur  les  cajolleries  , 
Lui  dis  (comme  le  roi  étoit  aux  Tuilleries) 
Ce  qu'au  Louvre  on  disoit  qu'il  feroit  ce  jour- 

d'hui  ; 
Qu'il  devroit  se  tenir  toujours  auprès  de  lui. 
Dieu  sait  combien  alors  il  me  dit  de  sottises  , 
Parlant  de  ses  hauts  faits  et  de  ses  vaillantises  ; 
Qu'il  avoit  tant  servi ,  tant  fait  la  faction  , 
Et  n'avoit  cependant  aucune  pension  : 
Mais  qu'il  se  consoloit,  en  ce  qu'au  moins  l'his- 
toire , 
Comme  on  fait  son  travail,  ne  déroboit  sa  gloire  ; 
Et  s'y  met  si  avant ,  que  je  crus  que  mes  jours 
Dévoient  plutôt  finir  que  non  pas  son  discours. 
Mais  comme  Dieu  voulut,  après  tant  de  demeures 
L'horloge  du  Palais  vint  à  frapper  onze  heures  ; 
Et  lui ,  qui  pour  la  soupe  avoit  l'esprit  subtil  : 
A  quelle  heure, monsieur,  votre  oncle  dine-t-il  ? 


SATIRES.  iy5 

Lors  bien  peu  s'en  fallut,  sans  plus  longtemps 

attendre 
Que  de  rage  au  gibet  je  ne  m'ailasse  pendre. 
Encor  l'eussé-je  fait,  étant  désespéré  ; 
Mais  je  crois  que  le  ciel,  contre  moi  conjuré, 
Voulut  que  s'accomplît  cette  aventure  mienne 
Que  me  dit,  jeune  enfant,  une  Bohémienne: 
Ni  la  peste ,  la  faim ,  la  vérole ,  la  toux  , 
La  fièvre,  les  venins,  les  larrons,  ni  les  loups  , 
Ne  tueront  cettui-ci  ;  mais  l'importun  langage 
D'un  fâcheux:  qu'il  s'en  garde,  étant  grand  ,  s'il 
est  sage. 
Comme  il  continuoit  cette  vieille  chanson  , 
Voici  venir  quelqu'un  d'assez  pauvre  façon. 
Il  se  porte  au-devant,  lui  parle,  le  cajolle  ; 
Mais  cet  autre  à  la  fin  se  monta  de  parole  : 
Monsieur ,  c'est  trop  long-temps. . .  Tout  ce  que 

vous  voudrez. . . 
Voici  l'arrêt  signé. . .  Non  ,  monsieur ,  vous  vien - 

drez, 
Quand  vous  serez  dedans ,  vous  ferez  à  partie. . . 
Et  moi,  qui  cependant  n'étois  de  la  partie , 
J'esquive  doucement,  et  m'en  vais  à  grands  pas , 
La  queue  en  loup  qui  fuit, et  les  yeux  contre-bas, 
Le  cœur  sautant  de  joie,  et  triste  d'apparence. 
Depuis  aux  bons  sergens  j'ai  porté  révérence , 
Comme  à  des  gens  d'honneur ,  par  qui  le  ciel  vou- 
lut 
Que  je  reçusse  un  jour  le  bien  de  mon  salut. 


ï  76*  M  V-  T  H  U  R  I  N     II  E  G  KIER. 


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A   M.    RAPIN. 


SATIRE    IX. 

LE     CRITIQUE     OUTRE. 


R 


a  p  ï  n  ,  le  favori  d'Apollon  et  des  muses  , 
Pendant  qu'en  leur  métier  jour  et  nuit  tu  t'amu- 
ses , 
Et  que  d'un  vers  nombreux ,  non  encore  chanté  , 
Tu  te  fais  un  chemin  à  l'immortalité  , 
Moi ,  qui  n'ai  ni  l'esprit ,  ni  l'haleine  assez  forte 
Pour  te  suivre  de  près  et  te  servir  d'escorte  , 
Je  me  contenterai ,  sans  me  précipiter  , 
D'admirer  ton  labeur,  ne  pouvant  l'imiter  ; 
Et  pour  me  satisfaire  au  désir  qui  me  reste 
De  rendre  cet  hommage  à  chacun  manifeste , 
Par  ces  vers  j'en  prends  acte ,  afin  que  l'avenir 
Deanoi  par  ta  vertu  se  puisse  souvenir  ; 
Et  que  cette  mémoire  à  jamais  s'entretienne  , 
Que  ma  muse  imparfaite  eut  enhonneur  la  tienne; 
Et  que  si  j'eus  l'esprit  d'ignorance  abattu  , 
Je  l'eus  au  moins  si  bon ,  que  j 'aimai  ta  vertu  : 
Contraire  à  ces  rêveurs  dont  la  muse  insolente , 
Censurant  les  plus  vieux ,  arrogamment  se  vante 


SATIRES.  I-J 

De  réformer  les  vers ,  non  les  tiens  seulement , 
Mais  veulent  déterrer  les  Grecs  du  monument , 
Les  Latins ,  les  Hébreux ,  et  toute  l'antiquaille , 
Et  leur  dire  à  leur  nez  qu'ils  n'ont  rien  fait  qui 

vaille. 
Ronsard  en  son  métier  n'étoit  qu'un  apprentif 
Il  avoit  le  cerveau  fantastique  et  rétif: 
Desportes  n'est  pas  net;  du  Bellay  trop  facile  : 
Beileau  ne  parle  pas  comme  on  parle  à  la  ville  ; 
Il  a  des  mots  hargneux,  bouffis  et  relevés  , 
Qui  du  peuple  au  jourd'hui  ne  sont  pas  approuvés . 
Comment!  il  nous  faut  donc,  pour  faire  une 
œuvre  grande, 
Qui  de  la  calomnie  et  du  temps  se  défende  , , 
Qui  trouve  quelque  place  entre  les  bons  auteurs, 
Parler  comme  à  Saint-Jean  (i)  parlent  les  cro- 

cheteurs  ! 
Encore  je  le  veux,  pourvu  qu'ils  puissent  faire 
Que  ce  beau  savoir  entre  en  l'esprit  du  vulgaire  : 
Et  quand  les  crocheteurs  seront  poètes  fameux 
Alors  sans  me  fâcher  je  parlerai  comme  eux. 
Pensent-ils,  des  plus  vieux  offensant  la  mémoire, 
Par  le  mépris  d'autrui  s'acquérir  de  la  gloire , 
Et ,  pour  quelque  ^ieux  mot ,  étrange ,  ou  de  tra- 
vers , 


(i)  La  place   de  Grève  qui  est  proche  de  l'église 
Saint-Jean. 


Ij8  MATHURIIÎ     REGNIER. 

Prouver  qu'ils  ont  raison  de  censurer  leurs  vers  ? 
Alors  qu'une  œuvre  brille  et  d'art  et  de  science  , 
La  verve  quelquefois  s'égaie  en  la  licence. 
Il  semble,  en  leurs  discours  hautains  et  généreux, 
Que  le  cheval  volant  n'ait  pissé  que  pour  eux  ; 
Que  Phœhus  à  leur  ton  accorde  sa  vielle  ; 
Que  la  mouche  du  Grec  (  i  )  leurs  lèvres  emmielle; 
Qu'ils  ont  seuls  ici-bas  trouvé  la  pie  au  nid , 
Et  que  des  hauts  esprits  le  leur  est  le  zénit  ; 
Que  seuls  des  grands  secrets  ils  ont  la  connois- 

sance; 
Et  disent  librement  que  leur  expérience 
A  raffiné  les  vers  fantastiques  d'humeur, 
Ainsi  que  les  Gascons  ont  faitle  point-d'honneur  ; 
Qu'eux  tous  seuls  du  bien-dire  ont  trouvé  la  mé- 
thode , 
Et  que  rien  n'est  parfait  s'il  n'est  faità  leur  mode. 
Cependant  leur  savoir  ne  s'étend  seulement 
Qu'à  regratter  un  mot  douteux  au  jugement , 
Prendre  garde  qu'un  qui  ne  heurte  une  diphton- 
gue ; 
Épier  si  des  vers  la  rime  est  brève  ou  longue  ; 
Ou  bien  si  la  voyelle  à  l'autre  s'unissant 
Ne  rend  point  à  l'oreille  un  vers  trop  languissant: 
Et  laissent  sur  le  verd  le  noble  de  l'ouvrage. 
Nul  aiguillon  divin  n'élève  leur  courage  ; 

(i)  Pindare. 


SATIRES.  I79 

Ils  rampent  bassement,  foibles  d'inventions  , 
Et  n'osent,  peu  hardis,  tenter  les  fictions  , 
Froids  à  l'imaginer  :  car  s'ils  font  quelque  chose, 
C'est  proser  de  la  rime ,  et  rimer  de  la  prose  , 
Que  l'art  lime  et  reiime,  et  polit  de  façon 
Qu'elle  rend  à  l'oreille  un  agréable  son  ; 
Et  voyant  qu'un  beau  feu  leur  cervelle  n'embrase, 
Ils  attifent  leurs  mots ,  enjolivent  leur  phrase  , 
Affectent  leur  discours  tout  si  relevé  d'art , 
Et  peignent  leurs  défauts  de  couleur  et  de  fard. 
Aussi  je  les  compare  à  ces  femmes  jolies 
Qui  par  les  affiquets  se  rendent  embellies  , 
Qui,  gentes  en  habits,  et  sades  en  façons  , 
Parmi  leur  point  coupé  tendent  leurs  hameçons  ; 
Dont  l'œil  rit  mollement  avec  afféterie  , 
Et  de  qui  le  parier  n'est  rien  que  flatterie. 

Où,  ces  divins  esprits,  hautains  et  relevés  , 
Qui  des  eaux  d'HéUcon  ont  les  sens  abreuvés  ; 
De  verve  et  de  fureur  leur  ouvrage  étincelle  , 
De  leurs  vers  tout  divins  la  grâce  est  naturelle  , 
Et  sont ,  comme  l'on  voit ,  la  parfaite  beauté  , 
Qui,  contente  de  soi,  laisse  la  nouveauté 
Que  l'art  trouve  au  palais ,  ou  dans  le  blanc  d'Es- 
pagne. 
Rien  que  le  naturel  sa  grâce  n'accompagne  : 
Son  front,  lavé  d'eau  claire,  éclate  d'un  beau 

teint  ; 
De  roses  et  de  lis  la  nature  ia  peint  ; 


IOO  M  AT  H  UR  IN     REGNIER. 

Et,  laissant  là  Mercure  et  toutes  ses  malices , 
Les  nonchalances  sont  ses  plus  grands  artifices. 
Or,  Rapin,  quant  à  moi,  je  n'ai  point  tant  d'esprit. 
Je  vais  le  grand  chemin  que  mon  oncle  m'apprit, 
Laissantlà  ces  docteurs,  que  les  muses  instruisent 
En  des  arts  tout  nouveaux:  et  s'ils  font,  comme 

ils  disent, 
De  ses  fautes  un  livre  aussi  gros  que  le  sien , 
Telles  je  les  croirai  quand  ils  auront  du  hien , 
Et  que  leur  helle  muse,  à  mordre  si  cuisante, 
Leur  don'ra  comme  à  lui,  dix  mille  écus  de  rente, 
De  l'honneur,  de  l'estime;  et  quand  par  l'univers 
Sur  le  luth  de  David  on  chantera  leurs  vers  ; 
Qu'ils  auront  joint  l'utile  avec  le  délectable , 
Et  qu'ils  sauront  rimer  une  aussi  bonne  table. 

On  fait  en  Italie  un  conte  assez  plaisant , 
Qui  vient  à  mon  propos,  qu'une  fois  un  paysan , 
Homme  fort  entendu,  et  suffisant  de  tête  , 
Comme  on  peut  aisément  juger  par  sa  requête , 
S'en  vint  trouver  le  pape,  et  le  voulut  prier 
Que  les  prêtres  du  temps  se  pussent  marier  ; 
Afin,  se  disoit-il,  que  nous  puissions, nous  autres, 
Leurs  femmes  caresser,  ains  i  qu'ils  font  les  nôtres. 

Ainsi  suis-je  d'avis,  comme  ce  bon  lourdaut, 
S'ils  ont  l'esprit  si  bon ,  et  l'intellect  si  haut , 
Le  jugement  si  clair,  qu'ils  fassent  un  ouvrage 
Riche  d'invention ,  de  sens  et  de  langage  , 


SATIRES.  l8l 

Que  nous  puissions  draper  comme  ils  font  nos 

écrits , 
Et  voir,  comme  l'on  dit,  s'ils  sont  si  bien  appris  : 
Qu'ils  montrent  de  leur  eau,  qu'ils  entrent  en  car- 
rière. 
Leur  âge  défaudra  plutôt  que  la  matière. 
Nous  sommes  en  un  siècle  ouïe  prince  est  si  grand, 
Que  tout  le  monde  entier  à  peine  le  comprend. 
Qu'ils  fassent,  par  leurs  vers,  rougir  chacun  de 

honte: 
Et  comme  de  valeur  notre  prince  surmonte 
Hercule,  Enée,  Achil',  qu'ils  ôtent  les  lauriers 
Aux  vieux,  comme  le  roi  l'a  fait  aux  vieux  guer- 
riers. 
Qu'ils  composent  une  œuvre  ;  on  verra  si  leur  livre 
Après  mille  et  mille  ans  sera  digne  de  vivre , 
Surmontant  par  vertu  l'envie  et  le  destin  , 
Comme  celui  d'Homère  et  du  chantre  latin. 
Mais ,  Pvapin ,  mon  ami ,  c'est  la  vieille  querelle  ; 
L'homme  le  plus  parfait  a  manque  de  cervelle  , 
Et  de  ce  grand  défaut  vient  l'imbécillité, 
Qui  rend  l'homme  hautain,  insolent,  effronté  ; 
Et,  selon  le  sujet  qu'à  1  œil  il  se  propose, 
Suivant  son  appétit  il  juge  toute  chose. 
Philosophes  rêveurs  ,  discourez  hautement  ; 
Sans  bouger  de  la  terre,  allez  au  firmament  ; 
Faites  que  tout  le  ciel  branle  à  votre  cadence, 
Et  pesez  vos  discours  même  dans  sa  balance: 

16 


Ïù2  MATHUKIN     REGNIER. 

Connoissez  les  humeurs  qu'il  verse  dessus  nous  , 

Ce  qui  se  fait  dessus ,  ce  qui  se  fait  dessous  ; 

Portez  une  lanterne  mix  cachots  de  nature  ; 

Sachez  qui  donne  aux  fleurs  cette  aimahie  pein- 
ture (i)  , 

Quelle  main  sur  la  terre  eu  broyé  la  couleur  , 

Leurs  seerettes  vertus  ,  leurs  degrés  de  chaleur  ; 

Yoyez  germer  à  l'œil  les  semences  du  monde  ; 

Allez  mettre  couver  les  poissons  dedans  l'onde  ; 

Déchiffrez  les  secrets  de  nature  et  des  cieux: 

Votre  raison  vous  trompe,  aussi  bien  que  vos 
yeux. 

Or,  ignorant  de  tout ,  de  tout  je  me  veux  rire  ; 

Faire  de  mon  humeur  moi-même  une  satire  ; 

N'estimer  rien  de  vrai ,  qu'au  goût  il  ne  soit  tel  ; 

Vivre;  et,  comme  chrétien,  adorer  l'immortel , 

Où  gît  le  seul  repos,  qui  chasse  l'ignorance  ; 

Ce  qu'on  voit  hors  de  lui  n'est  que  sotte  appa- 
rence y 

Piperie,  artifice  :  encore  ,  ô  cruauté 

Des  hommes  et  du  temps  !  notre  méchanceté 

S'en  sert  aux  passions  ;  et  dessous  une  aumussc 

L'ambition  ,  l'amour ,  l'avariée ,  se  musse. 

L'on  se  couvre  d'un  froc  pour  tromper  lesjaloux  ; 

Les  temples  aujourd'hui  servent  aux  rendez-vous; 

(i)  Racine  a  dit  dans  les  chœurs  d'Atbalie  : 
Il  donne  aux  fleurs  leur  aimable  peinture. 


SATIRES.  l83 

Derrière  les  piliers  on  oit  mainte  sornette  ; 

Et,  comme  clans  un  bal,  tout  le  monde  y  caquette. 

On  doit  pendre,  suivant  et  le  temps  et  le  lieu  , 

Ce  qu'on  doit  à  César,  et  ce  qu'on  doit  à  Dieu. 

Et  quant  aux  appétits  de  la  sottise  humaine  , 

Comme  un  homme  sans  goût,  je  les  aime  sans 
peine  : 

Aussi  bien  rien  n'est  bon  que  par  affection  ; 

Nous  jugeons, nous  voyons,  selon  la  passion. 

Le  soldat  aujourd'hui  ne  rêve  que  la  guerre  ; 

En  paix  le  laboureur  veut  cultiver  sa  terre  ; 

L  avare  n'a  plaisir  qu'en  ses  doubles  ducas. 

L'amant  juge  sa  dame  un  chef-d'œuvre  ici-bas: 

Encore  qu'elle  n'ait  sur  soi  rien  qui  soit  d'elle  , 

Que  le  rouge  et  le  blanc  par  art  la  fassent  belle , 

Qu'elle  ente  en  son  palais  ses  dents  tous  les  ma- 
tins , 

Qu'elle  doive  sa  taille  au  bois  de  ses  patins  ; 

Que  son  poil ,  dès  le  soir,  frisé  dans  la  boutique  , 

Comme  un  casque  au  matin  sur  sa  tète  s'applique; 

Qu  elle  ait,  comme  un  piquier,  le  corselet  au  dos  ; 

Qu'à  grand  peine  sa  peau  puisse  couvrir  ses  os; 

Et  tout  ce  qui  de  jour  la  fait  voir  si  doucette, 

La  nuit ,  comme  en  dépôt ,  soit  dessous  la  toilette  ; 

Son  esprit  ulcéré  juge,  en  sa  passion  , 

Que  son  teint  fait  la  nique  à  la  perfection. 

Le  soldat  tout  ainsi  pour  la  guerre  soupire  ; 

Jour  et  nuit  il  v  pense,  et  toujours  la  désire  ; 


84  MATHUKIK     REGNIER. 


Il  ne  rêve  la  nuit  que  carnage  et  que  sang  : 
La  pique  dans  lepoing,  et  l'estoc  sur  le  flanc  , 
Il  pense  mettre  à  chef  quelque  belle  entreprise  ; 
Que  forçant  un  château,  tout  est  de  bonne  prise  : 
Il  se  plaît  aux  trésors  qu'il  cuide  ravager , 
Et  que  l'honneur  lui  rie  au  milieu  du  danger. 
L'avare,  d'autre  part ,  n'aime  que  la  richesse  ; 
C'est  son  roi ,  sa  faveur,  sa  cour  et  sa  maîtresse  : 
IN  ul  objet  ne  lui  plaît,  sinon  l'or  et  l'argent  ; 
Et  tant  plus  il  en  a,  plus  il  est  indigent. 
Le  paysan  d'autre  soin  se  sentl'amc  embrasée. 
Ainsi  l'humanité  sottement  abusée 
Court  à  ses  appétits  qui  l'aveuglent  si  bien  , 
Qu'encor  qu'elle  ait  des  yeux,  si  ne  voit-elle  rien . 
Nul  choix  hors  de  son  goût  ne  règle  son  envie  , 
Mais  s'aheurte  où  sans  plus  quelque  appas  la  con- 
vie, 
Selon  son  appétit  le  monde  se  repaît, 
Qui  fait  qu'on  trouve  bon  seulement  ce  qui  plaît. 

O  débile  raison  !  où  est  ores  ta  bride  ? 
Où  ce  flambeau  qui  sert  aux  personnes  de  guide  ? 
Contre  la  passion  trop  foible  est  ton  secours , 
Et  souvent,  courtisane,  après  elle  tu  cours  ; 
Et,  savourant l'appas  qui  ton  ame  ensorcelle  y 
Tu  ne  vis  qu'à  son  goût,  et  ne  vois  que  par  elle. 
De  là  vient  qu'un  chacun,  mêmes  en  son  défaut, 
Pense  avoir  de  l'esprit  autant  qu'il  lui  en  faut. 
Aussi  rien  n'est  parti  si  bien  par  la  nature 


Satires.  i85 

Que  le  sens;  car  chacun  en  a  sa  fourniture. 
Mais  pour  nous, moins  hardis  à  croire  à  nos  rai- 
sons ^ 
Qui  réglons  nos  esprits  par  les  comparaisons 
D'une  chose  avec  l'autre ,  épluchons  de  la  vie 
L'action  qui  doit  être  ou  hlâmée  ou  suivie  ; 
Qui  criblons  le  discours,  au  choix  se  variant, 
D'avec  la  fausseté  la  vérité  triant 
(  Tant  que  l'homme  le  peut)  ;  qui  formons  nos  ou- 
vrages 
Aux  moules  si  parfaits  de  ces  grands  personnages 
Qui ,  depuis  deux  mille  ans  ont  acquis  le  crédit 
Qu'envers  rien  n'est  parfait  que  ce  qu'ils  en  ont 

dit; 
Devons-nous  aujourd'hui ,  pour  une  erreur  nou- 
velle 
Que  ces  clercs  dévoyés  forment  en  leur  cervelle  , 
Laisser  légèrement  la  vieille  opinion  , 
Et,  suivant  leur  avis ,  croire  à  leur  passion  ? 
Pour  moi ,  les  huguenots  pourroient  faire  mira- 
cles, 
Ressusciter  les  morts,  rendre  devrais  oracles , 
Que  je  ne  pourrois  pas  croire  à  leur  vérité. 
En  toute  opinion  je  fuis  la  nouveauté. 
Aussi  doit-on  plutôt  imiter  nos  vieux  pères , 
Que  suivre  des  nouveaux  les  nouvelles  chimères* 
De  même,  en  Tart  divin  de  la  muse ,  doit-on 
Moins  croire  à  leur  esprit  qu'à  l'esprit  de  Platon* 

i6\ 


l86  MATHIRIS      REGNIER. 

Mais,Rapin,à  leur  goût  si  Jesvieux  sont  profanes, 
Si  Virgile,  le  Tasse  et  Ronsard  sont  des  ânes , 
Sans  perdre  en  ces  discours  le  temps  que  nous 

perdons , 
Allons  comme  eux  aux  champs, et  mangeons  des 

chardons. 


SATIRES.  187 


,-%s*/^,%*msi 


SATIRE    X(i). 

LE     SOUPER     RIDICULE. 

U  n  de  ces  jours  derniers,  par  des  lieux  détournés 
Je  m'en  allois  rêvant,  le  manteau  sur  le  nez, 
L'arae  bizarrement  de  vapeurs  occupée  , 
Comme  un  poète  qui  prend  les  vers  à  la  pipée  : 
En  ces  songes  profonds  où  flottoit  mon  esprit , 
Un  homme  par  la  main  hasardement  me  prit , 
Ainsi  qu'on  pourroit  prendre  un  dormeur  par 

l'oreille , 
Quand  on  veut  qu  à  minuit  en  sursaut  il  s'éveille. 
Je  passe  outre  d'aguet,  sans  en  faire  semblant , 
Et  m'en  vais  à  grands  pas ,  tout  froid  et  tout  trem- 
blant. 
Craignant  de  faire  encor ,  avec  ma  patience  , 
Des  sottises  d'autrui  nouvelle  pénitence  (2). 


(1)  Horace  a  décrit  un  repas  ridicule  dans  la  satire  VIII 
du  livre  II.  L'imitation  de  Régnier,  quoique  un  peu 
trop  longue,  porte  l'empreinte  d'un  vrai  talent;  elle 
n'a  point  été  inutile  à  Boileau  lorsqu'il  a  traité  le  même 
sujet. 

(  1)  Allusion  à  la  satire  VIII ,  où  il  a  décrit  l'ennui  que 
lui  avoit  causé  un  importun. 


ïC8     .  KATHURIN     REGKIER. 

Tout  courtois  il  me  suit ,  et ,  d'un  parler  remis  : 
Quoi  !  monsieur,est-ce  ainsi  qu'on  traite  ses  amis? 
Je  m'arrête,  contraint;  d'une  façon  confuse  , 
Grondant  entre  mes  dents,  j  e  barbotte  une  excuse; 
De  vous  dire  son  nom  il  ne  garit  de  rien  , 
Et  vous  jure  au  surplus  qu'il  est  homme  de  bien  : 
Au  compas  du  devoir  il  règle  son  courage, 
Et  ne  laisse  en  dépôt  pourtant  son  avantage. 
Selon  le  temps ,  il  met  ses  partis  en  avant. 
Alors  que  le  roi  passe  il  gagne  le  devant  ; 
Et  seroit  bien  fâché,  le  piince  assis  à  table , 
Qu'un  autre  en  fût  plus  près,  ou  fît  plus  l'agréable; 
Qui  plus  suffisamment  entrant  sur  le  devis  , 
Fit  mieux  le  philosophe,  ou  dît  mieux  son  avis  ; 
Qui  de  chiens  ou  d'oiseaux  eût  plus  d'expérience, 
Ou  qui  décidât  mieux  un  cas  de  conscience  : 
Puis  dites  ,  comme  un  sot ,  qu'il  est  sans  passion. 
Sans  gloser  plus  avant  sur  sa  perfection  , 
Avec  maints  hauts  discours, de  chiens,  d'oiseaux, 

de  bottes  , 
Que  les  valets  de  pied  sont  forl  sujets  aux  crottes  ; 
Pour  bien  faire  du  pain ,  il  faut  bien  enfourner  ; 
Si  don  Pèdre  (i)  est  venu ,  qu'ai  s'en  peut  retour- 
ner: 


(ï)  Dom  Pedro  Manriqiiez ,  connétable  de  Castille, 
allant  en  Flandre  ,  séjourna  à  Paris  en  i6o3. 


SATIRES.  l8y 

Le  ciel  nous  fît  ce  Lien  qu'encor  d'assez  bonne 

heure 
Nous  vînmes  au  logis  où  ce  monsieur  demeure  , 
Où,  sans  historier  le  tout  par  le  menu  , 
Il  me  dit:  Vous  soyez,  monsieur, le  bien-venu. 
Après  quelques  propos,  sans  propos  et  sans  suite , 
Avec  un  froid  adieu  je  minute  ma  fuite  , 
Plus  de  peur  d'accident,  que  par  discrétion. 
Il  commence  un  sermon  de  son  affection , 
Me  rit ,  me  prend ,  m'embrasse  avec  cérémonie  : 
Quoi  !  vous  ennuyez-vous  en  notre  compagnie  ? 
Non ,  non ,  ma  foi ,  dit-il ,  il  n  ira  pas  ainsi  ; 
Et,  puisque  je  vous  tiens,  vous  souperez  ici. 
Je  m'excuse  ;  il  me  force.  O  dieux  !  quelle  injus- 
tice ! 
Alors,  mais  las!  trop  tard,  je  connus  mon  sup^ 

plice  ; 
Mais  pour  l'avoir  connu,  je  ne  pus  l'éviter  , 
Tant  le  destin  se  plaît  à  me  persécuter  ! 
A  peine  à  ces  propos  eut-il  fermé  la  bouche  , 
Qu'il  entre  à  l'étourdie  un  sot  fait  à  la  fourche , 
Qui,  pour  nous  saluer,  laissant  cheoir  son  cha- 
peau , 
Fit  comme  un  entrechat  avec  un  escabeau  , 
Trébuchant  par  le  cul ,  s'en  va  devant-derrière  y 
Et,  grondant,  se  fâcha  qu'on  etoit  sans  lumière. 
Pour  nous  faire ,  sans  rire ,  avaler  ce  beau  saut , 
Le  monsieur  sur  la  vue  excuse  ce  défaut , 


1  ()()  M  A  T  II  II  il  l  JV      11  E  G  NI  E  II. 

Que  les  gens  de  savoir  ont  la  visière  rendre. 
L  autre  se  relevant  devers  nous  se  vint  rendre» 
Moins  honteux  d'êl  re  chû  que  «le  s'être  pressé  ; 
El  lui  demandât-il  s'il  s'étoit  point  blessé. 
Après  mille  discours,  dignes  d'un  grand  volume, 
(  )n  appelle  un  valet  ;  la  chandelle  s'allume  : 
(  )n  apporte  la  nappe,  el  met-on  le  couvert  ; 
Et  suis  parmi  ce  s  gens  comme  un  homme  sans  vert, 
Qui  fait ,  en  rechignant  ,aussimaigrè  visage 
Qu'un  renard  que  Martin  porte  au  Louvre  en  sa 

cage. 
Un  longtemps  sans  parler  je  regorgeois  d'ennui. 
Mais, n'étant  point  garant  des  sottises  (Tautrui , 

.Teerus  qu'Unie  falloit  d'une  mauvaise  affaire 
En  prendre,  seulement  ce  qui  m'en  pouvoil  plaire. 
Ainsi  considérant  ces  hommes  (I  leurs  soins  , 
Si  je  n'en  disois  mol  ,  je  n'en  pensois  pas  moins  ; 
Et  jugeai  ce  lourdaut,à  son  nez  authentique  , 

Quec'étoit  u\\  pédant, animal  domestique, 
De  qui  la  mine  rogue,  et  le  parler  confus  , 
Ijcs  cheveux  gras  et  longs  j  et  les  sourcils  touffus , 
Fa isoient  par  Ireur  savoir ,  comme  il  faisoit  enten- 
dre, 
La  figue  sur  le  nez  au  pédant  d'Alexandre. 
Lors  je  fus  assuré  de  ce  que  j'avois  eru  , 
Qu'il  n'est  plus  courtisan  de  la  cour  si  recru  , 
Pour  taire  l'entendu,  qu'il  n'ait,  pour  quoi  qu'il 
vaille. 


SATIRES.  Kjl 

Un  poète,  un  astrologue ,  ou  quelque  pédan  taille, 
Qui,  durant  ses  amours  ,  avec  un  bel  esprit , 
Couche  de  ses  faveurs  l'histoire  par  écrit. 
Maintenant  que  l'on  voit,  et  que  je  vous  veux  dire 
Tout  ce  qui  se  fit  là  digne  d'une  satire  , 
Je  croirois  faire  tort  à  ce  docteur  nouveau  , 
Si  je  ne  lui  donnois  quelques  traits  de  pinceau. 
Mais  étant  mauvais  peintre,  ainsi  que  mauvais 

poète  , 
Et  que  j'ai  la  cervelle  et  la  main  maladroite  , 
O  Muse  !  je  t'invoque.  Emmielle-moi  le  hec  , 
Et  bande  de  tes  mains  les  nerfs  de  ton  rebee  ; 
Laisse-moi  là  Phœbus  chercher  son  aventure  ; 
Laisse-moi  son  B  mol,  prend  la  clef  de  nature  ; 
Et  viens,  simple,  sans  fard,  nue,  et  sans  ornement 
Pour  accorder  ma  flûte  avec  ton  instrument. 
Dis-moi  comme  sa  race,  autrefois  ancienne  , 
Dedans  Rome  accoucha  d'une  patricienne, 
D'où  naquit  dix  Gâtons,  et  quatre-vingts  préteurs 
Sans  les  historiens  ,  et  tous  les  orateurs. 
Mais  non  ;  venons  à  lui ,  dont  la  maussade  mine 
Ressemble  un  de  ces  dieux  des  couteaux  de  la 

Chine , 
Et  dont  les  beaux  discours,  plaisamment  étourdis, 
Feroient  crever  de  rire  un  saint  du  paradis. 
Ses  yeux, bordés  de  rouge,  égarés,  sembloient  être 
L'un  à  Montmartre,  et  l'autre  au  château  de  Bi- 

cétre. 


IG2  MATHtTRIN     REGNIER. 

Pour  sa  robe,  elle  fut  autre  qu'elle  n'étoit 
Alors  qu'Albert  le  Grand  aux  fêtes  la  portoit  ; 
Mais  toujours  recousant  pièce  à  pièce  nouvelle  , 
Depuis  trente  ans  c'est  elle ,  et  si  ce  n'est  pas  elle  : 
Ainsi  que  ce  vaisseau  (i)  des  Grecs  tant  renommé, 
Qui  survécut  au  temps  qui  l'avait  consommé. 
Une  taigne  affamée  étoit  sur  ses  épaules  , 
Qui  traçoit  en  arabe  une  carte  des  Gaules. 
Les  pièces  et  les  trous ,  semés  de  tous  côtés  , 
Représentaient  les  bourgs ,  les  monts  et  les  cités. 
Les  filets  séparés,  qui  se  tenoient  à  peine  , 
Imitoient  les  ruisseaux  coulant  dans  une  plaine. 
Les  Alpes,  en  jurant,  lui  grimpoient  au  collet , 
Et  Savoi'  qui  plus  bas  ne  pend  qu'à  un  filet. 
Or  dessous  cette  robe  illustre  et  vénérable 
Il  avoit  un  jupon  ,  non  celui  de  Constable, 
Mais  un  qui  pour  un  temps  suivit  l'arrière-ban  , 
Quand  en  première  noce  il  servit  de  caban 
Au  croniqueur  Turpin ,  lorsque  par  la  campagne 
Il  portoit  l'arbalète  au  bon  roi  Cliarlemagne. 
Pour  assurer  si  c'est  ou  laine ,  ou  soie ,  ou  lin  , 
Il  faut  en  devinaille  être  maître  Gonin. 


(i)  Celui  qui  servit  à  Thésée  pour  aller  dans  l'île  de 
Crète,  combattre  le  minotaure.  Les  Athéniens  conser- 
vèrent très-long-temps  ce  navire ,  en  substituant  des 
planches  neuves  à  celles  qui  tomboient  en  pourriture. 
Plutarq.  Vie  de  Thésée. 


satires.  ig3 

Sa  ceinture  honorable,  ainsi  que  ses  jartières  , 
Furent  d'un  drap  du  Seau,  mais  j'entends  des  li- 
sières 
Qui  sur  maint  couturier  jouèrent  maint  roilet  ; 
Maispourl'heure  présente  ils  sangloientle  mulet. 
Un  mouchoir  et  des  gants,  avec  ignominie  , 
Ainsi  que  des  larrons  pendus  en  compagnie , 
Lui  pendoient  au  côté,  qui  sembloient,  en  lam- 
beaux , 
Crier,  en  se  moquant:  Vieux  linges,  vieux  dra- 
peaux ! 
De  l'autre ,  brimbailoit  une  clef  fort  honnête  , 
Qui  tire  à  sa  cordelle  une  noix  d'arbalète. 
Ainsi  ce  personnage ,  en  magnifique  arroi , 
3Iarchant  pedete^"ti31  ,  s'en  vint  j  usques  à  moi , 
Qui  sentis  a  son  nez,  à  ses  lèvres  décloses  , 
Qu'il  fleuroit  bien  plus  fort  mais  non  pas  mieux 
que  roses. 
Il  me  parle  latin  ,  il  allègue  ,  il  discourt , 
Il  réforme  à  son  pied  les  humeurs  de  la  cour  : 
Qu'il  a  pour  enseigner  une  belle  manière  (i)  ; 
Qu'en  son  globe  il  a  vu  la  matière  première  ; 
Qu  Epicure  est  ivrogne,  Hippocrate  un  bourreau, 
Que  Barthole  et  Jason  ignorent  le  barreau  ; 

(i)  Boileau  ,  dans  sa  cinquième  réflexion  critique  sur 
Longin ,  cite  ces  vers  comme  un  portrait  remarquable 
du  Pédant. 


10,4  MATHURIIT    SEGNIER. 

Que  Virgile  est  passable,  encor  qu'en  quelques 
pages       / 

Il  méritât  au  Louvre  être  chifïlé  des  pages  ; 

Que  Pline  est  inégal;  Térence  un  peu  joli  : 

Mais  sur-tout  il  estime  un  langage  poli. 

Ainsi  sur  chaque  auteur  il  trouve  de  quoi  mordre. 

L'un  n'a  point  de  raison,  et  l'autre  n'a  point  d'or- 
dre ; 

L'autre  avorte  avant  temps  des  œuvres  qu'il  con- 
çoit. 

Or'  il  vous  prend  Macrobe ,  et  lui  donne  le  foit. 

Cicéron ,  il  s'en  tait,  d'autant  que  l'on  le  crie 

Le  pain  quotidien  de  la  pédanterie. 

Quant  à  son  jugement ,  il  est  plus  que  parfait , 

Et  l'immortalité  n'aime  que  ce  qu'il  fait. 

Par  hasard  disputant,  si  quelqu'un  lui  réplique  , 

Et  qu'il  soit  à  quia  :  Vous  êtes  hérétique  , 

Oupourlemoms  fauteur;  ou,  vous  ne  savez  point 

Ce  qu'en  mon  manuscrit  j'ai  noté  sur  ce  point. 

Comme  il  n'est  rien  de  simple,  aussi  rien  n'est 
durable. 

De  pauvre  on  devient  riche,  et  d'heureux ,  misé- 
rable. 

Tout  se  change:  quifît  qu'on  changea  de  discours. 

Après  maint  entretien, maints  tours  et  maints  re- 
tours , 

Un  valet ,  se  levant  le  chapeau  de  la  tète , 

Nous  vint  dire  tout  haut  quela  soupe  étoitprête. 


SATIRES.  Rp 

Je  connus  qu'il  est  vrai  ce  qu'Homère  en  écrit , 
Qu'il  n'est  rien  qui  si  fort  nous  réveille  l'esprit  ; 
Car  j'eus,  au  son  des  plats,  i'ame  plus  altérée  , 
Que  ne  l'auroit  un  chien  au  son  de  la  curée. 
Mais ,  comme  un  jour  d'hiver  où  le  soleil  reluit , 
Ma  joie  en  moins  d'un  rien  comme  un  éclair  s'en- 
fuit ; 
Ainsi ,  parmi  ces  gens ,  un  gros  valet  d'étahie  5 
Glorieux  de  porter  les  plats  dessus  la  table  , 
D'un  nez  de  majordome, et  qui  morgue  la  faim  , 
Entra ,  serviette  au  bras ,  et  fricassée  en  main  ; 
Et,  sans  respect  du  lieu,  du  docteur, ni  des  sausses, 
Heurtant  table  et  tréteaux,  versa  tout  sur  mes 

chausses. 
On  le  tance;  il  s'excuse;  et  moi,  tout  résolu  , 
Puisqu'à  mon  dam  le  ciel  l'avoit  ainsi  voulu  , 
Je  tourne  en  raillerie  un  si  fâcheux  mystère  : 
De  sorte  que  monsieur  m'obligea  de  s'en  taire. 
Sur  ce  point  on  se  lave  ;  et  chacun  en  son  rang 
Se  met  dans  une  chaire,  ou  s'assied  sur  un  banc , 
Suivant  ou  son  mérite ,  ou  sa  charge ,  ou  sa  race. 
Des  niais,  sans  prier,  je  me  mets  en  la  place , 
Où  j'étois  résolu,  faisant  autant  que  trois, 
Déboire  et  de  manger  coiume  aux  veilles  desRois. 
Or,  entre  tous  ceux-là  qui  se  mirent  à  table , 
Il  n'en  étoit  pas  un  qui  ne  fût  remarquable , 
Et  qui,  sans  éplucher,  n'avalât  l'éperlan. 
L'un  en  titre  d'office  exercoit  un  brelan  : 


If}6  MaTHURIN     RE  G  S  1ER. 

L'autre  étoit  des  suivants  de  madame  Lipée  (  i  )  ; 
Et  l'autre,  chevalier  de  la  petite  épée  (2)  ; 
Et  le  plus  saint  d'entre  eux,  sauf  le  droit  du  cor- 
deau, 
Vivoit  au  cabaret,  pour  mourir  au  bordeau. 
En  forme  d'échiquier  les  plats  rangés  sur  table 
N'avoient  ni  le  maintien ,  ni  la  grâce  accostable  ; 
Et  bien  que  nos  dîneurs  mangeassent  en  sergents, 
La  viande  pourtant  ne  prioit  point  les  gens. 
Mon  docteur  de  menestre,  en  sa  mine  altérée  , 
Avoit  deux  fois  autant  de  mains  que  Briarée  ; 
Et  n'étoit,  quel  qu'il  fût,  morceau  dedans  le  plat , 
Qui  des  yeux  et  des  mains  n'eût  un  échec  et  mat , 
D'où  j 'appris,  en  la  cuite,  aussi  bien  qu'en  la  crue, 
Que  l'ame  se  laissoit  piper  comme  une  grue  ; 
Et  qu'aux  plats ,  comme  au  lit,  avec  lubricité  , 
Le  péché  de  la  chair  tentoit  l'humanité. 
Devant  moi  j  ustemen t  on  plante  un  gran  d  potage, 
D'où  les  mouches  à  jeun  se  sauvoient  à  la  nage  : 
Le  brouet  étoit  maigre;  et  n'est  Nostradamus , 
Qui ,  l'astrolabe  en  main ,  ne  demeurât  camus  , 
Si,  par  galanterie,  ou  par  sottise  expresse , 
Il  y  pensoit  trouver  une  étoile  de  graisse. 
Pour  moi ,  si  j 'eusse  été  sur  la  mer  de  Levant , 
Où  le  vieux  Louchali  (3)  fendit  si  bien  le  vent , 


(1)  Un  parasite. 

(2)  Un  filou ,  un  coupeur  de  bourses. 

(3)  Fameux  corsaire. 


SATIRES.  IQ7 

Quand  Saint  -  Marc  s'habilla  des  enseignes  de 

Thrace  (1)  , 
Je  la  comparerois  au  golphe  de  Patrasse  : 
Pour  ce  qu'on  y  voy  oit ,  en  mille  et  mille  parts , 
Les  mouches  qui  floîtoient  en  guise  de  soldarts. 
Or  durant  ce  festin  demoiselle  Famine  , 
Avec  son  nez  étique,  et  sa  mourante  mine  , 
Ainsi  que  la  Cherté  par  édit  l'ordonna , 
Faisoit  un  beau  discours  dessus  la  Lezina  (2)  : 
Et,  nous  torchant  le  bec,  alléguoit  Symonide  , 
Qui  dit,  pour  être  sain,  qu'il  faut  mâcher  à  vide. 
Au  reste,  à  manger  peu,  monsieur  buvoit  d'autant 
Du  vin  qu'à  la  taverne  on  ne  payoit  comptant  ; 
Et  se  fàchoit  qu'un  Jean,  blessé  de  la'logique  , 
Lui  barbouilloit  l'esprit  d'un  ergo  sophistique. 

Emiant,  quant  à  moi,  du  pain  entre  mes  doigts, 
A  tout  ce  qu'on  disoit  doucet  je  m'accordois. 
Le  pédant,  tout  fumeux  de  vin  et  de  doctrine , 
Répond,  Dieu  sait  comment:  le  bon  Jean  se  mu- 
tine: 
Et  sembloit  que  la  gloire,  en  ce  gentil  assaut , 

(1)  Allusion  à  la  bataille  de  Lépaute  ,  gagnée  contre 
les  Turcs,  le  7  octobre  1071,  par  Dom  Jean  d'Autriche  , 
fils  naturel  de  Charles-Quint.  Les  enseignes  prises  sur 
l'ennemi  furent  portées  à  Venise  ,  et  suspendues  dans 
l'église  de  Saint-Marc. 

(2)  Allusion  à  un  ouvrage  plaisant ,  composé  eu  ira- 
lien  ,  vers  la  fin  du  seizième  siècle  ,  par  Viaîardi. 

*7- 


ï()S  M  AT  H  UR  IN     REGNIER. 

Fût  à  qui  parleroit,  non  pas  mieux,  mais  plus  haut; 

Ne  croyez  en  parlant  que  l'un  ou  l'autre  dorme. 

Comment  !  votre  argument,  dit  l'un,  n'est  pas  en 
forme. 

L'autre,  tout  hors  du  sens  :  Mais  c'est  vous,  ma- 
lautru , 

Qui  faites  le  savant,  et  n'êtes  pas  congru. 

L'autre  :  Monsieur  le  sot,  je  vous  ferai  hien  taire. 

Quoi  !  comment  !  est-ce  ainsi  qu'on  frappe  Des- 
pautère(i)  ? 

Quelle  incongruité  !  Vous  mentez  par  les  dents. 

Mais  vous  ?. . .  Ainsi  ces  gens,  à  se  piquer  ardents , 

S'en  vinrent  du  parler  à  tic  tac,  torche,  lorgne  ; 

Qui  casse  le  museau;  qui  son  rival  éborgne  ; 

Qui  jette  un  pain,  un  plat,  une  assiette,  un  cou- 
teau; 

Qui ,  pour  une  rondache ,  empoigne  un  escabeau. 

L'un  fait  plus  qu'il  ne  peut,  et  l'autre  plus  qu'il 
n  ose, 

Et  pense ,  en  les  voyant ,  voir  la  métamorphose 

Où  les  centaures  saouls,  au  bourg  Atracien  , 

Voulurent  chauds  de  reins ,  faire  noces  de  chien  ; 

Et,  cornus  du  bon  père ,  encorner  le  lapithe , 

Qui  leur  fit  à  la  fin  enfiler  la  guérite , 

Quand  avecque  des  plats,  des  tréteaux,  des  tisons, 

Par  force  les  chassant  mi-morts  de  ses  maisons , 

(i)  Faire  des  fautes  de  grammaire. 


SATIRES.  I99 

Il  les  fît  gentiment,  après  la  tragédie , 
De  chevaux  devenir  gros  ânes  d'Arcadie. 
Nos  gens  en  ce  combat  n'etoient  moins  inhumains, 
Car  chacun  s'escrimoit  et  des  pieds  et  des  mains  ; 
Et,  comme  eux ,  tous  sanglants  en  ces  doctes  alar- 
mes , 
La  fureur  aveuglée  en  main  leur  mit  des  armes. 
Je  cours  à  mon  manteau ,  j  e  descends  l'escalier  , 
Et  laisse  avec  ses  gens  monsieur  le  chevalier. 
Mais  il  sembloit  qu'on  eût  aveuglé  la  nature  ; 
Et  faisoit  un  noir  brun ,  d'aussi  bonne  teinture 
Que  jamais  on  en  vit  sortir  des  Gobelins. 
Argus  pouvoit  passer  pour  un  des  Quinze-vingts . 
Qui  pis  est,  il  pleuvoit  d'une  telle  manière  , 
Queles  rems,  par  dépit,me  servoient  de  gouttière; 
Et  du  haut  des  maisons  tomboit  uu  tel  dégoût , 
Que  les  chiens  altérés  pouvoient  boire  debout, 
Alors  me  remettant  sur  ma  philosophie  , 
Je  trouve  qu'en  ce  monde  il  est  sot  qui  se  fie  , 
Et  se  laisse  conduire;  et  quant  aux  courtisans  , 
Qui ,  doucets  et  gentils ,  font  tant  les  suffisants  , 
Je  trouve ,  les  mettant  en  même  patenôtre  , 
Que  le  plus  sot  d'entre  eux  est  aussi  sot  qu'un  au- 
tre. 
Pour  éviter  la  pluie ,  à  l'abri  de  l'auvent , 
J'allois  doublant  le  pas,  comme  un  qui  fend  le 

vent: 
Quand,  bronchant  lourdement  en  un  mauvais 
passage . 


200  MATHURII     REGNIER. 

Le  ciel  me  fît  jouer  un  autre  personnage  ; 
Car  heurtant  une  porte,  en  pensant  m' accoter 
Ainsi  qu'elle  obéit,  je  vins  à  culbuter  ; 
Et  s'ouvrant  à  mon  heurt,  je  tombai  sur  le  ventre. 
On  demande  que  c'est:  je  me  relève,  j'entre; 
Et  voyant  que  le  chien  n  aboyoit  point  la  nuit , 
Que  les  verroux  graissés  ne  faisoient  aucun  bruit 
Qu'on  me  rioit  au  nez ,  et  qu'une  chambrière 
Vouloit  montrer  ensemble  et  cacher  la  lumière. 
Je  suis,  je  le  vois  bien...  Je  parle.  L'on  répond... 
Où,  sans  fleurs  de  bien  dire,  ou  d'autre  art  plus 

profond , 
Nous  tombâmes  d'accord. Le  monde  je  contemple, 
Et  me  trouve  en  un  lieu  de  fort  mauvais  exemple. 
Toutefois  il  falloit,  en  ce  plaisant  malheur  , 
Mettre,  pour  me  sauver,  en  danger  mon  hou nfur. 
Puis  donc  que  je  suis  là,  et  qu'il  est  près  d'une 

heure , 
N'espérant  pour  ce  jour  de  fortune  meilleure  ? 
Je  vous  laisse  en  repos  jusques  à  quelques  jours  , 
Que,  sans  parler  Phœbus  ,  je  ferai  le  discours 
De  mon  gîte,  où  pensant  reposer  à  mon  aise  , 
Je  tombai  par  malheur  de  la  poêle  en  la  braise. 


SATIRES.  20 1 


SATIRE    XI(i). 
SUITE. 

LE     MAUVAIS     GÎTE. 

oyez  que  c'est  du  monde,  et  des  choses  hu- 


V 


Toujours  à  nouveaux  maux  naissent  nouvelles 

peines  ; 
Et  ne  m'ont  les  destins,  à  mon  dam  trop  constants, 
Jamais,  après  la  pluie,  envoyé  le  beau  temps. 
Etant  né  pour  souffrir,  ce  qui  me  reconforte  , 
C'est  que,  sans  murmurer, la  douleur  je  supporte. 
Et  tire  ce  bonheur  du  malheur  où  je  suis  , 
Que  je  fais,  en  riant,  bon  visage  aux  ennuis  ; 
Que  le  ciel  affrontant  je  nasarde  la  lune  , 
Et  vois,  sans  me  troubler,  l'une  et  l'autre  fortune. 

Entré  donc  que  je  fus  en  ce  logis  d'honneur, 
Pour  faire  que  d'abord  on  me  traite  en  seigneur, 
Et  me  rendre  en  amour  d'autant  plus  agréable  , 
La  bourse  déliant  je  mis  pièce  sur  table  ; 
Dès-lors  pour  me  servir  chacun  se  tenoit  prêt  ; 


(1)  C'est  au  sujet  de  cette  satire  que  Boileau  a  re- 
proché à  Régnier  d'avoir  prostitué  les  Muses. 


202  MATHURIN     REGNIER. 

Et  murmuroient  tout  bas  :  L'honnête  homme  que 

c'est! 
Toutes, à  qui  mieux  nneux,s'efforçoient  de  me 

plaire. 
L'on  allume  du  feu,  dont  j'avois  bien  affaire. 
Je  m'approche,  me  sieds  ;  et,  m'aidan t  au  besoin , 
Jà  tout  apprivoisé  jemangeois  sur  le  poing  (i). 
Quand  au  flamber  du  feu  trois  vieilles  rechignécs 
Vinrent  à  pas  comptés  comme  des  araignées: 
Chacune  sur  le  cul  au  foyer  s'accroupit, 
Et  sembloient,  se  plaignant,  marmoter  pr r  dépit. 
L'une ,  comme  un  fantôme  affreusement  hardie  , 
Sembloit  faire  l'entrée  en  quelque  tragédie; 
L'autre ,  une  Egyptienne,  en  qui  les  rides  font 
Contrescarpes,  remparts,  et  fossés  sur  le  front  ; 
L'autre,  qui  de  soi-même  étoit  diminutive , 
Ressembloit,  transparente,  une  lanterne  vive. 
Or  j'ignore  en  quel  temps  d'honneur  et  de  vertu, 
Ou  dessous  quels  drapeaux  elles  ont  combattu  ; 
Si  c'étoit  mal  de  saint  (2),  ou  de  fièvre  quartame; 
Mais  je  sais  bien  qu'il  n'est  soldat,  ni  capitaine , 
Soit  de  gens  de  cheval ,  ou  soit  de  gens  de  pié , 


(1)  Allusion  aux  oiseaux  de  fauconnerie  ,  qu'on  rend 
assez  familiers  pour  qu'ils  mangent  sur  le  poing. 

(2)  Le  peuple  a  donné  le  nom  de  quelque  saint  à 
plusieurs  maladies.  Ainsi  l'épilepsie  se  nomme  mal  de 
saint  Jean  ;  la  rage  ,  mal  de  saint  Hubert,  etc. 


SATIRES.  20J 

Qui  dans  la  Charité  soit  plus  estropié. 

Bien  que  maître  Denis,  savant  en  la  sculpture  , 

Fit-il,  avec  son  art,  quinaude  la  nature  ; 

Ou,  comme  Michel-1' Ange ,  eùt-il  le  diable  au 

corps , 
Si  ne  pourroit-ii  faire,  avec  tous  ses  efforts  , 
De  ces  trois  corps  tronqués  une  figure  entière  , 
Manquant  à  cet  effet ,  non  i'art ,  mais  la  matière, 
A  ce  piteux  spectacle  il  iaut  dire  le  vrai , 
J'eus  une  telle  horreur  que  tant  que  je  vivrai 
Je  croirai  qu'il  n'est  rien  au  monde  qui  guérisse 
Un  homme  vicieux,  comme  son  propre  vice. 
Toute  chose  depuis  me  fut  cà  contre-cœur  ; 
Bien  que  d'un  cabinet  sortît  un  petit  cœur  , 
Avec  son  chaperon ,  sa  mine  de  poupée  , 
Disant:  J'ai  si  grand  peur  de  ces  hommes  d'épée, 
Que  si  je  n'eusse  vu  qu'étiez  un  financier  , 
Je  me  fusse  plutôt  laissé  crucifier  , 
Que  de  mettre  le  nez  où  je  n'ai  rien  à  faire. 
Jean  ,  mon  mari ,  monsieur,  il  est  apothicaire. 
Sur-tout,  vive  l'amour;  et  bran  pour  les  sergents. 
Ardez,  voire,  c  est  mon:  jemeconnois  en  gens. 
Vous  êtes,  je  vois  bien,  grand  abateur  de  quilles; 
Mais  au  reste  honnête  homme ,  et  pavez  bien  les 

filles. 


P         »•»-»  m'p   -i-k /-»*->.   io  -i-,7^c-/-,  ! 


^onnoissez-vousr..  niais  non;  je  n  ose  le  nommer. 
Ma  foi ,  c'est  un  brave  homme ,  et  bien  digne  d'ai- 
mer. 


204  MATHURIK     REGNIER. 

Il  sent  toujours  si  bon!  Mais  quoi  !  vous  l'iriez 
dire. 
Cependant,  de  dépit,  il  semble  qu'on  me  tire 

Parla  queue  un  matou,  qui  m'écrit  sur  les  reins 

Des  griffes  et  des  dents,  mille  alibis  forains. 

Comme  un  singe  fâché  j  en  dis  ma  patenôtre  ; 

De  rage  j  e  maugrée  et  le  mien  et  le  vôtre , 

Et  le  noble  vilain  qui  m'avoit  attrapé. 

Mais,  monsieur ,  me  dit-elle,  auriez  vous  point 
soupe  ? 

Je  vous  pri ,  notez  l'heure  (i) .  Eh  bien ,  que  vous 
en  semble? 

Etes-vous  pas  d'avis  que  nous  couchions  ensem- 
ble? 

Moi ,  crotté  jusqu'au  cul ,  et  mouillé  jusqu'à  l'os, 

Qui  n'avois  dans  le  lit  besoin  que  de  repos  ,' 

Je  faillis  à  me  pendre,  oyant  que  cette  lice 

Effrontément  ainsi  me  présentoit  la  lice. 

On  parle  de  dormir;  j'y  consens  à  regret. 

La  dame  du  logis  me  mène  au  lieu  secret. 

Allant,  on  m  entretient  de  Jeanne  et  de  Macette  ; 

Par  le  vrai  Dieu,  que  Jeanne  étoit  et  claire  et  nette 

Claire  comme  un  bassin ,  nette  comme  un  denier. 

Au  reste,  fors  monsieur,  que  j'étois  le  premier. 

Pour  elle,  qu'elle  étoit  nièce  de  dame  Avoie  ; 


(i)  Une  heure  après  minuit,  selon  un  des  derniers 
vers  de  la  satire  précédente. 


SATIRES.  20J 

Qu'elle  feroit  pour  moi  de  la  fausse  monnoie  ; 
Qu'elle  eût  fermé  sa  porte  à  tout  autre  qu'à  moi. 
Et  qu'elle  m'aimoit  plus  mille  fois  que  le  roi. 
Tout  branloit  dessous  nous ,  jusqu'au  dernier 

étage. 
D'échelle  en  échelon,  comme  un  iinot  en  cage  , 
Il  falioit  sauteler,  et  des  pieds  s'approcher , 
Ainsi  comme  une  chèvre  en  grimpant  un  rocher. 
Après  cent  souhre-sauts  nous  vînmes  en  la  cham- 
bre , 
Qui  n'avoit  pas  le  goût  de  musc,  civette,  ou  d'am- 
bre. 
La  porte  en  étoit  basse,  et  sembloit  un  guichet , 
Qui  n'avoit  pour  serrure  autre  engin  qu'un  cro- 
chet. 
Six  douves  de  poinçon  servoient  d'ais  et  de  barre, 
Qui  bâillant  grimassoient  d'une  façon  bizarre. 
Or,  comme  il  plut  au  ciel,  en  trois  doubles  plié  , 
Entrant  je  me  heurtai  la  caboche  et  le  pié  , 
Dont  je  tombe  en  arrière ,  étourdi  de  ma  chute  , 
Et  du  haut  jusqu'au  bas  je  fis  la  cullebutte  , 
De  la  tête  et  du  cul  comptant  chaque  degré. 
Puisque  Dieu  le  voulut,  je  pris  le  tout  à  gré. 
Aussi  qu'au  même  temps  voyant  cheoir  cette 

dame , 
Par  je  ne  sais  quel  trou  je  lui  vis  jusqu'à  i'ame  , 
Qui  fit  en  ce  beau  saut,  m'eclatant  comme  un  fou , 
Que  je  pris  grand  plaisir  à  me  rompre  le  cou. 

"  18 


200  MATHURIN     REGNIER. 

Au  bruit  Macette  vint:  la  chandelle  on  apporte  ; 
Car  la  nôtre  en  tombant  de  frayeur  étoit  morte. 
Dieu  sait  comme  on  la  vit  et  derrière  et  devant , 
Le  nez  sur  les  carreaux,  et  le  fessier  au  vent  ; 
De  quelle  charité  l'on  soulagea  sa  peine. 
Cependant  de  son  long,  sans  pouls  et  sans  haleine, 
Le  museau  vermoulu,  le  nez  écarbouillé  , 
Le  visage  de  poudre  et  de  sang  tout  souillé , 
Sa  tête  découverte ,  où  l'on  ne  sait  que  tondre , 
Etlorsqu'on  lui  parloit  qui  ne  pouvoitrépondre  ; 
Sans  collet,  sans  béguin ,  et  sans  autre  afïiquet  - 
Ses  mules  d'un  côté  ,  de  l'autre  son  toquet. 
En  ce  plaisant  malheur,  je  ne  saurois  vous  dire 
S'il  en  falloit  pleurer,  ou  s'il  en  falloit  rire. 
Après  cet  accident  trop  long  pour  dire  tout , 
A  deux  bras  on  la  prend ,  et  la  met-on  debout  : 
Elle  reprend  courage;  elle  parle,  elle  crie  ; 
Et  chan  géant ,  en  un  rien ,  sa  douleur  en  furie  , 
Dit  à  Jeanne ,  en  mettant  la  main  sur  le  rognon  , 
C'est ,  malheureuse ,  toi ,  qui  me  portes  guignon . 
A  d'autres  beaux  discours  la  colère  la  porte. 
Tant  que  Macette  peut  elle  la  reconforte. 
Cependant  je  la  laisse,  et,  la  chandelle  en  main  , 
Regrimpant  i' escalier ,  j e  suis  mon  vieux  dessein . 
J'entre  dans  ce  beau  lieu,  plus  digne  de  remarque 
Que  le  riche  palais  d'un  superbe  monarque. 
Étant  là ,  je  furette  aux  recoins  plus  cachés  , 
Où  le  bon  Dieu  voulut  que,  pour  mes  vieux  péchés, 


SATIRES.  20y 

Je  susse  le  dépit  dont  l'âme  est  forcenée , 
Lorsque,  trop  curieuse,  ou  trop  endemenée  , 
Rodant  de  tous  côtés,  et  tournant  haut  et  bas  , 
Elle  nous  fait  trouver  ce  qu'on  ne  cherche  pas. 
Or ,  en  premier  item ,  sous  mes  pieds  je  rencontre 
Un  chaudron  éhréché,la  bourse  d'une  montre  , 
Quatre  boîtes  d'onguents ,  une  d'alun  brûlé  i 
Deux  gands  despariés  ,  un  manchon  tout  pelé  ; 
Trois  fioles  d'eau  bleue ,  autrement  d'eau  se- 
conde ; 
La  petite  seringue ,  une  éponge,  une  sonde , 
Du  blanc ,  un  peu  de  rouge ,  un  chiffon  de  rabat  ; 
Un  balai ,  pour  brûler  en  allant  au  sabat  ; 
Une  vieille  lanterne,  un  tabouret  de  paille  , 
Qui  s'étoit  sur  trois  pieds  sauvé  de  la  bataille  : 
Et  dedans  un  coffret  qui  s'ouvre  avec  enhan  , 
Je  trouve  des  tisons  du  feu  de  la  Samt-Jean  , 
Du  sel ,  du  pain  béni ,  de  la  fougère ,  un  cierge  , 
Trois  dents  de  mort,  plies  en  du  parchemin  vierge; 
Une  chauve-souris ,  la  carcasse  d  un  geai  ; 
De  la  graisse  de  loup ,  et  du  beurre  de  mai. 
Sur  ce  point  Jeanne  arrive,  et  faisant  la  doucette: 
Qui  vit  céans ,  ma  foi,  n'a  pas  besogne  faite  : 
Toujours  à  nouveau  mal  nous  vient  nouveau  sou- 
ci. 
Je  ne  sais,  quant  à  moi  quel  logis  c'est  ici  : 
Il  n'est,  par  le  vrai  Dieu,  jour  ouvrier,  ni  fête. 
Que  ces  carognes-là  ne  me  rompent  la  tête. 


208      .  MAT  II  UR  IN     REGNIER. 

Bien ,  bien ,  je  m'en  irai  sitôt  qu'il  sera  jour. 

On  trouve  clans  P.aris  d'autres  maisons  d'amour. 

Je  suis  là,  cependant,  comme  un  quel'on  nasarde. 

Je  demande  que  c'est.  Hé  !  nj  prenez  pas  garde  , 

Ce  me  répondit-elle;  on  n'auroit  jamais  fait. 

Mais  bran ,  bran  ;  j  ai  laissé  Là-bas  mon  attifet. 

Toujours  après  souper  cette  vilaine  crie. 

Monsieur,  n'est-il  pas  temps  ?couchons*nous,  je 
vous  prie. 

Cependant,  elle  met  sur  la  table  les  draps  , 

Qu'en  bouchons  tortillés  elle  avoit  sous  les  bras. 

Elle  approche  du  lit ,  fait  d'une  étrange  sorte  : 

Sur  deux  tréteaux  boiteux  se  couchoit  une  porte , 

Où  le  lit  reposoit,  aussi  noir  qu'un  souillon. 

Un  garde-robe  gras  servoit  de  pavillon  ; 

De  couverte  un  rideau,  qui,  fuyant  (vert  et  jaune) 

Les  deux  extrémités,  étoit  trop  court  d'une  aune. 

Ayant  considéré  le  tout  de  point  en  point , 

Je  fis  vœu  cette  nuit  de  ne  me  coucher  point , 

Et  de  dormir  sur  pieds ,  comme  un  coq  sur  la  per- 
che. 

Mais  Jeanne  tout  en  rut  s'approche,  et  me  recher- 
che 

D'amour ,  ou  d'amitié ,  duquel  qu'il  vous  plaira. 

Et  moi  :  Maudit  soit-il ,  m'amour,  qui  le  fera. 

Polyenne  (i)  pour  lors  me  vint  en  la  pensée  7 


(i)  Allusion  à  l'aventure  de  Polyacnos  et  de  Circé , 
décrite  dans  Pétrone. 


SATIRES.  209 

Qui  sut  que  vaut  la  femme  en  amour  offensée , 
Lorsque,  par  impuissance ,  ou  par  mépris,  la  nuit 
On  fausse  compagnie  ,  ou  qu  on  manque  au  dé- 
duit. 
Jeanne,  non  moins  que  Circe,  entre  ses  dents 

murmure , 
Sinon  tant  de  vengeance, au  moins  autant  d'in- 
jure. 
Or,  pour  flatter  enfin  son  malheur  et  le  mien  , 
Je  dis:  Quand  je  fais  mal,  c'est  quandjepaiebien. 
Et  faisant  révérenee  à  ma  bonne  fortune  , 
En  la  remerciant  je  le  comptai  pour  une. 
Jeanne ,  rongeant  son  frein  ,  de  mine  s'appaisa  , 
Et  prenant  mon  argent,  en  riant  me  baisa  : 
Non,  pour  ce  que  j'en  dis,  je  n'en  parle  pas,  voire, 
Mon  maître ,  pensez-vous  ?  J'entends  bien  le  gri- 
moire ; 
Vous  êtes  honnête  homme,  et  savez  l'entre-gent. 
Mais, monsieur, croyez-vous  que  ce  soitpour l'ar- 
gent? 
J'en  fais  autant  d'état  comme  de  chènevottes. 
Non ,  ma  foi ,  j'ai  encore  un  demi-ceint ,  deux  cot- 
tes , 
Une  robe  de  serge,  un  chaperon  ,  deux  bas  , 
Trois  chemises  de  lin,  six  mouchoirs,  deuxrabats. 
Et  ma  chambre  garnie  auprès  de  Saint-Eustache. 
Pourtant,  je  ne  veux  pas  que  mon  manie  sache. 
Disant  ceci ,  toujours  son  lit  elle  brassoit , 

18. 


2IO  MATHURIN     REGNIER. 

Et  les  linceuls  trop  courts  par  les  pieds  tirassoit  ; 
Et  fit  à  la  fin  tant ,  par  sa  façon  adroite , 
Qu'elle  les  fit  venir  à  moitié  de  la  coite. 
Comme  son  lit  est  fait:  Que  ne  vous  couchez-vous? 
Monsieur,  n'  est-il  pas  temps?  Et  moi  de  filer  doux . 
Sur  ce  point  elle  vient,  me  prend  et  me  détache  , 
Et  le  pourpoint  du  dos  par  force  elle  m'arrache. 
A  la  fin  j e  pris  cœur ,  résolu  d'endurer 
Ce  qui  pouvoit  venir,  sans  me  désespérer. 
Qui  fait  une  folie,  il  la  doit  faire  entière  : 
Je  détache  un  soulier ,  je  m'ôte  une  jartière , 
Froidement  toutefois  ;  et  semble,  en  ce  coucher, 
Un  enfant  qu'un  pédant  contraint  se  détacher  ; 
Que  la  peur  tout  ensemble  éperonne  et  retarde  : 
A  chacune  aiguillette  il  se  fâche,  et  regarde  , 
Les  yeux  couverts  de  pleurs ,  le  visage  d'ennui , 
Si  la  grâce  du  ciel  ne  descend  point  sur  lui. 
L'on  heurte  sur  ce  point  ;  Catherine  on  appelle. 
Jeanne,  pour  ne  répondre,  éteignit  la  chandelle. 
Personne  ne  dit  mot.  L'on  refrappe  plus  fort , 
Et  faisoit-on  du  bruit  pour  réveiller  un  mort. 
A  chaque  coup  de  pied  toute  la  maison  tremble , 
Et  semble  que  le  faîte  à  la  cave  s'assemble. 
Bagasse ,  ouvriras-tu  ?  C'est  celui-ci ,  c'est  mon . 
Jeanne,  ce  temps  pendant ,  me  faisoit  un  sermon  : 
Que  diable  aussi,  pourquoi?  que  voulez -vous 

qu'on  fasse  ? 
Que  ne  vous  couchiez-vous  ?  Ces  gens ,  de  ïa  me- 
nace 


SATIRES.  211 


Venant  à  la  prière,  essayoient  tout  moyen. 
Ore  ils  parlent  soldat,  et  ores  citoyen. 
]  ls  contrefont  le  guet  ;  et  de  vois  magistrale  : 
Ouvrez,  de  par  le  roi.  Au  diable  un  qui  dévale. 
Un  chacun  ,  sans  parler,  se  tient  clos  et  couvert. 
Or,  comme  à  coups  de  pieds  l'huis  s'étoit  presque 

ouvert, 
Tout  de  bon  le  guet  vint.  La  quenailie  fait  gille. 
Et  moi,  qui  jusques-là  demeurois  immobile  , 
Attendant  étonné  le  succès  de  l'assaut , 
Cepensai-je,il  est  temps  que  je  gagne  le  haut, 
Et,troussant  mon  paquet,de  sauver mapersonne. 
Je  me  veux  r'habiller ,  je  cherche ,  je  tâtonne  , 
Plus  étourdi  de  peur  que  n'est  un  hanneton. 
Mais  quoi  !  plus  on  se  hâte,  et  moins  avance-t-on. 
Tout,  comme  par  dépit, se  trouvoit  sous  mapatte. 
Au  lieu  de  mon  chapeau  je  prends  une  savate  ; 
Pour  mon  pourpoint ,  ses  bas  ;  pour  mes  bas ,  son 

collet  ; 
Pour  mes  gands ,  ses  souliers  ;  pour  les  mien  s ,  un 

ballet. 
Il  sembloit  que  le  diable  eût  fait  ce  tripotage. 
Or  Jeanne  me  disoit,  pour  me  donner  courage , 
Si  mon  compère  Pierre  est  de  garde  aujourd'hui  , 
Non ,  ne  vous  fâchez  point,  vous  n'aurez  point 

d'ennui. 
Cependant ,  sans  délai ,  messieurs  frappent  en 

maître. 


212  3IATHURIK      REGKIER. 

On  crie,  Patience;  on  ouvre  la  fenêtre. 

Or,  sans  plus  m'amuser  après  le  contenu  , 

Je  descends  doucement,  pied  chausse,  l'autre  nu; 

Et  me  tapis  d'aguet  derrière  une  muraille. 

On  ouvre, et  brusquement  entra  cette  quenaille, 

En  humeur  de  nous  faire  un  assez  mauvais  tour. 

Et  moi ,  qui  ne  leur  dis  ni  bon  soir ,  ni  bon  jour , 

Les  voyant  tous  passés,  je  me  sentis  alègre  : 

Lors,  dispos  du  talon,  je  vais  comme  un  chat 

maigre , 
J'enfile  la  venelle;  et,  tout  léger  d'eiïroi , 
Je  cours  un  fort  long  temps  sans  voir  derrière  moi . 
Jusqu'à  tant  que  trouvant  du  mortier,  de  la  terre, 
Du  bois,  des  estancons,  maints  plâtras  ,  mainte 

pierre 
Je  me  sentis  plutôt  au  mortier  embourbé  , 
Que  je  ne  m'aperçus  que  je  fusse  tombé. 
On  ne  peut  éviter  ce  que  le  ciel  ordonne. 
Mon  ame  cependant  de  colère  frissonne  ; 
Et  prenant,  s'eile  eût  pu,  le  destin  à  parti  , 
De  dépit,  à  son  nez,  elle  l'eût  démenti  ; 
Et  m'assure  qu'il  eût  réparé  mon  dommage. 
Commejefussur  pieds,  enduit  comme  une  image, 
J'entendis  qu'on  parloit;  et,  marchant  a  grands 

pas. 
Qu'on  disoit:  Hâtons-nous;  je  i  ai  laissé  fort  bas. 
Je  m'approche ,  je  vois ,  désireux  de  connoître. 
Au  lieu  d'un  médecin,  il  lui  faudroit  un  prêtre , 


SATIRES.  2l3 

Dit  Vautre,  puisqu'il  est  si  proche  de  sa  fin. 
Comment!  dit  le  valet,  ètes-vous  médecin  ? 
Monsieur,  pardonnez-moi ,  le  curé  je  demande* 
Il  s'en  court ,  et  disant,  à  Dieu  me  recommande  , 
Il  laisse  là  monsieur,  fâché  d'être  déçu. 
Or  comme ,  allant  toujours ,  de  près  je  l'aperçu  , 
Je  connus  que  c  étoit  notre  ami,  je  l'approche  : 
Il  me  regarde  au  nez,  et  riant  me  reproche , 
Sans  flambeau,  l'heure  indue!  et  de  près  ine 

voyant 
Fangeux  comme  un  pourceau,  le  visage  effrayant, 
Le  manteau  sous  le  bras,  la  façon  assoupie  : 
Etes-vous  travaillé  de  la  licantropie  ? 
Dit-il,  en  me  prenant  pour  me  tâter  le  poulx. 
£t  vous,  dis-je,  monsieur,  quelle  fièvre  avez-vous? 
Vous,  qui  tranchez  du  sage  ainsi  parmi  la  rue  ! 
Faites-vous  sur  un  pied  toute  la  nuit  la  grue  ? 
Il  voulut  me  conter  comme  on  i'avoit  pipé  , 
Qu'un  vaiet,  du  sommeil  ou  de  vin  occupé  , 
Sous  couleur  d'aller  voir  une  femme  malade , 
L'avoit  gaiantement  payé  d'une  cassade. 
Il  nous  faisoit  bon  voir  tous  deux  bien  étonnés , 
Avant  jour  par  la  rue,  avec  un  pied  de  nez  ; 
Lui,  pour  s'être  levé,  espérant  deux  pistoles  , 
Et  moi,  tout  las  d'avoir  reçu  tant  de  bricolles. 
Il  se  met  en  discours ,  je  le  laisse  en  riant. 
Aussi  que  je  voyois  aux  rives  d'Orient , 
Que  l'Aurore,  s'ornant  de  safran  et  de  roses  , 


21 4  MATHURIN     REGJVIEll. 

iSe  faisant  voir  à  tous ,  iaisoit  voir  toutes  choses  , 
Ne  voulant,  pour  mourir,  qu'une  telle  beauté 
Me  vît,  en  se  levant,  si  sale  et  si  croté  : 
Elle  qui  ne  m'a  vu  qu'en  mes  habits  de  fête. 
Je  cours  à  mon  logis  ;  je  beurte,  je  tempête  ; 
Et  croyez  à  frapper  que  je  n'étois  perclus. 
On  m'ouvre  ;  et  mon  valet  ne  me  reconnoît  plus. 
Monsieur  n'est  pas  ici:  que  diable!  à  si  bonne 

beure ! 
Vous  frappez  comme  un  sourd.  Quelque  temps 

je  demeure. 
Je  le  vois;  il  me  voit,  et  demande,  étonné  , 
Si  le  Moine-bourru  m'avoit  point  promené. 
Dieu!  comme  étes-vous  fait!  Il  va:  moi  de  le  sui- 
vre ; 
Et  me  parle  en  riant,  comme  si  je  fusse  ivre. 
Il  m'allume  du  feu ,  dans  mon  lit  je  me  mets  , 
Avec  vœu,  si  je  puis,  de  n'y  tomber  jamais  , 
Ayant  à  mes  dépens  appris  cette  sentence  : 
Qui  gai  fait  une  erreur, la  boit  à  repentance  , 
Et  que  quand  on  se  frotte  avec  les  courtisans  . 
Les  branles  de  sortie  en  sont  fort  déplaisants. 
Plus  on  pénètre  en  eux ,  plus  on  sentie  remeugle. 
Et  qui,  troublé  d'ardeur,  entre  au  bordel  aveugle, 
Quand  il  en  sort ,  il  a  plus  d'yeux ,  et  plus  aigus, 
Que  Lyncé  l'argonaute  ,  ou  le  jaloux  Argus. 


SATIRES.  21  J 

V«V\*Vl'»WV\VW\'»VVW»aVVWVlV\\'VW%\'V\\\v1  -».■»  -V-». 

A    MONSIEUR    FREMINET(i). 
SATIRE    XII. 

REGNIER,    APOLOGISTE    DE    SOI-MÈ.ME, 

KJy  dit  que  le  grand  peintre  (2)  ,  ayant  fait  un 

ouvrage , 
Des  jugements  cTautrui  tiroit  cet  avantage  , 
Que,  selon  qu'il  jugeoit  qu  ils  étoîent  vrais  ou 

faux  , 
Docile  à  son  profit,  réformoit  ses  défauts. 
Or  c'étoit  du  bon  temps,  que  la  haine  et  l'envie 
Par  crimes  supposés  n'attentoient  à  la  vie  ; 
Que  le  vrai  du  propos  étoit  cousin  germain  , 
Et  qu'un  chacun  parloitlecœur  dedans  la  main. 
Mais  que  serviroit-il  maintenant  de  prétendre 
S'amender  par  ceux-là  qui  nous  viennent  repren- 
dre , 
Si  selon  l'intérêt  tout  le  monde  discourt , 
Et  si  la  vérité  n'est  plus  femme  de  cour  ; 

(1)  Peintre  ordinaire  du  roi  Henri  IV.  Il  a  peint  la 
chapelle  de  Fontainebleau. 

(2)  Apelle. 


liU  M  AT  13  UllI  W     REGNIEfi. 

S'il  n'est  bon  courtisan  ,  tant  irisé  peut-il  être  , 
S'il  a  bon  appétit,  qu'il  ne  jure  à  son  maître  , 
Dès  la  pointe  du  jour,  qu'il  est  midi  sonné  , 
Et  qu'au  logis  du  roi  tout  le  monde  a  dîné  ? 
Ceci  pourroit  suffire  à  refroidir  une  ame 
Qui  n'ose  rien  tenter  pour  la  crainte  du  blâme  , 
A  qui  la  peur  de  perdre  enterre  le  talent  : 
Non  pas  moi,  qui  me  ris  d'un  esprit  nonchalant 
Qui ,  pour  ne  faillir  point,  retarde  de  bien  faire. 
C'est  pourquoi  maintenant  je  m'expose  au  vul- 
gaire , 
Et  me  donne  pour  butte  aux  jugements  divers. 
Qu'un  chacun  taille,  rogne,  et  glose  sur  mes  vei  s; 
Qu'un  rêveur  insolent  d'ignorance  m'accuse  , 
Que  je  ne  suis  pas  net,  que  trop  simple  est  ma 

muse , 
Que  j'ai  l'humeur  bizarre,  inégal  le  cerveau  , 
Et,  s'il  lui  plaît  encor ,  qu'il  me  relie  en  veau. 
Avant  qu'aller  si  vite,  au  moins  je  le  supplie 
Savoir  que  le  bon  vin  ne  peut  être  sans  lie  ; 
Qu'il  n'est  rien  de  parfait  en  ce  monde  aujour- 
d'hui; 
Qu'homme,  je  suis  sujet  à  faillir  comme  lui  ; 
Et  qu'au  surplus,  pour  moi  qu'il  se  fasse  paroître 
Aussi  vrai  que  pour  lui  je  m'efforce  de  1  être. 
Mais  sais-tu,  Fréminet,  ceux  qui  me  blâmeront  : 
Ceux  qui  dedans  mes  vers  leurs  vices  trouveront; 
A  qui  l'ambition  la  nuit  tire  l'oreille  ; 


SATIRES.  217 

De  qui  l'esprit  avare  en  repos  ne  sommeille  ; 
Toujours  s'alambiquant  après  nouveaux  partis  ; 
Qui  pour  Dieu  ni  pour  loi  n'ont  que  leurs  appétits; 
Qui  rôdent  toute  nuit ,  troublés  de  jalousie  ; 
A  qui  l'amour  lascif  règle  la  fantaisie , 
Qui  préfèrent,  vilains,  le  profit  à  l'honneur  ; 
Qui  par  fraude  ont  ravi  les  terres  d'un  mineur. 
Telles  sortes  de  gens  vont  après  les  poètes  (1)  , 
Comme  après  les  hiboux  vont  criant  les  chouettes . 
Leurs  femmes  vous  diront:  Fuyez  ce  médisant , 
Fâcheuse  est  son  humeur,  son  parler  est  cuisant. 
Quoi  !  monsieur,  n'est-ce  pas  cet  homme  à  la  sa- 
tire , 
Quiperdroit  son  ami  plutôt  qu'un  mot  pour  rire? 
Il  emporte  la  pièce  !  Et  c'est  là ,  de  par  Dieu  , 
(  Ayant  peur  que  ce  soit  celle-là  du  milieu  ) 
Où  le  soulier  les  blesse;  autrement  je  n'estime 
Qu'aucune  eût  volonté  de  m'accuser  de  crime. 
Car  pour  elles,  depuis  qu'elles  viennent  au  point* 
Elles  ne  voudroient  pas  que  l'on  ne  le  sût  point. 
Un  grand  contentement  malaisément  se  celle. 
Puis  c'est  des  amoureux  la  règle  universelle , 
De  déférer  si  fort  à  leur  affection  , 
Qu'ils  estiment  honneur  leur  folie  passion. 
Et  quant  est  de  l'honneur  de  leurs  maris,  je  pense 


(1)  C'est  le  seul  vers  où  Régnier  ait  fait  poète  de 
trois  syllabes. 


19 


2l8  MATHURIN     REGNIER 

Qu'aucune  à  bon  escient  n'en  prendroit  la  dé- 
fense , 
Sachant  bien  qu'on  n'est  pas  tenu  par  charité 
De  leur  donner  un  bien  qu'elles  leur  ont  ôté. 
Voilà  le  grand-merci  que  j'aurai  de  mes  peines. 
C'est  le  cours  du  marché  des  affaires  humaines , 
Qu'encore  qu'un  chacun  vaille  ici-bas  son  prix  , 
Le  plus  cher  toutefois  est  souvent  à  mépris. 
Or ,  ami ,  ce  n'est  point  une  humeur  de  médire 
Qui  m'ait  fait  rechercher  cette  façon  d'écrire: 
Mais  mon  père  m'apprit  que  des  enseignements 
Les  humains  apprenti f s  formoient  leurs  juge- 
ments ; 
Que  l'exemple d'autrui  doit  rendre  l'homme  sage: 
Et  guettant  à  propos  les  fautes  au  passage  , 
Me  disoit  :  Considère  où  cet  homme  est  réduit 
Par  son  ambition  :  cet  autre  toute  nuit 
Boit  avec  des  putains,  engage  son  domaine: 
L'autre ,  sans  travailler,  tout  le  jour  se  promène  : 
Pierre  le  bon  enfant  aux  dez  a  tout  perdu  : 
Ces  jours  le  bien  de  Jean  par  décret  fut  vendu  ; 
Claude  aime  sa  voisine,  et  tout  son  bien  lui  donne. 
Ainsi  me  mettant  l'œil  sur  chacune  personne  , 
Qui  valoit  quelque  chose ,  ou  qui  ne  vaioit  rien  , 
M'apprenoit  doucement  et  le  mal  et  le  bien  ; 
Afin  que ,  fuyant  l'un ,  l'autre  je  recherchasse , 
Et  qu'aux  dépens  d'autrui  sage  je  m'enseignasse. 
Ainsi  que  d'un  voisin  le  trépas  survenu 


SATIRES.  2I9 

Fait  résoudre  un  malade ,  en  son  lit  détenu  , 
A  prendre  malgré  lui  tout  ce  qu'on  lui  ordonne  , 
Qui,  pour  ne  mourir  point,  de  crainte  se  par- 
donne : 
De  même  les  esprits  débonnaires  et  doux 
Se  façonnent,  prudents,  par  l'exemple  des  fous  ; 
Et  le  blâme  d'autrui  leur  fait  ces  bons  offices  , 
Qu'il  leur  apprend  que  c'est  de  vertus  et  de  vices. 
Car,  quoiqu'on  puisse  faire,  étant  homme,  on  ne 

peut 
Ni  vivre  comme  on  doit,  ni  vivre  comme  on  veut. 
En  la  terre  ici-bas  il  n'habite  point  d'anges  : 
Or  les  moins  vicieux  méritent  des  louanges  , 
Qui,  sans  prendre  l'autrui,vivent  en  bon  chrétien, 
Et  sont  ceux  qu'on  peut  dire  et  saints  et  gens  de 

bien. 
Quand  je  suis  à  part  moi,  souvent  je  m'étudie  , 
Tant  que  faire  se  peut ,  après  la  maladie 
Dont  chacun  est  blessé  :  je  pense  à  mon  devoir , 
J'ouvre  les  yeux  de  l'ame,  et  m'efforce  de  voir 
Au  travers  d'un  chacun  :  de  l'esprit  je  m'escrime, 
Puis  ,  dessus  le  papier ,  mes  caprices  je  rime 
Dedans  une  satire  ,  où ,  d'un  œil  doux-amer, 
Tout  le  monde  s'y  voit,  et  ne  s'y  sent  nommer. 
Voilà  l'un  des  péchés  où  mon  ame  est  encline. 
On  dit  que  pardonner  est  une  couvre  divine. 
Celui  m'obligera  qui  voudra  m'excuser  ; 
A  son  goût  toutefois  chacun  en  peut  user. 


220  MATHTJRIN     REGNIER. 

Quant  à  ceux  du  métier,  ils  ont  de  quoi  s'ébattre  : 
Sans  aller  sur  le  pré , nous  nous  pouvons  combat- 
tre , 
Nous  montrant  seulement  de  la  plume  ennemis. 
En  ce  cas-là ,  du  roi  les  duels  sont  permis  : 
Et  faudra  que  bien  forte  ils  fassent  la  partie  , 
Si  les  plus  fins  d'entre  eux  s'en  vont  sans  repartie. 

Mais  c'est  un  satirique  ,  il  le  faut  laisser  là. 
Pour  moi ,  j'en  suis  d'avis  ,  et  connois  à  cela 
Qu'ils  ont  un  bon  esprit.  Corsaires  à  corsaires, 
L'un  l'autre  s'attaquant,nefontpasleurs  affaires. 


SATIRES.  l'Ai 


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SATIRE    XIII. 

MACETTE, 

ou 

L'HYPOCRISIE  DECONCERTEE. 

I  ja  fameuse  Macette  à  la  cour  si  connue  , 
Qui  s'est  aux  lieux  d'honneur  en  crédit  mainte- 
nue, 
Et  qui,  depuis  dix  ans  j  usqu'en  ses  derniers  jours, 
A  soutenu  le  prix  en  F  escrime  d'amours  ; 
Lasse  enfin  de  servir  au  peuple  de  quintaine  , 
N'étant  passe-volant,  soldat,  ni  capitaine, 
Depuis  les  plus  chétifs  j  usques  aux  plus  fendants, 
Qu'elle  n'ait  déconfit  et  mis  dessus  les  dents  ; 
Lasse,  dis-je,  et  non  soûle,  enfin  s'est  retirée, 
Et  n'a  plus  d'autre  objet  que  la  voûte  éthérée. 
Elle  qui  n'eut,  avant  que  pleurer  son  délit, 
Autre  ciel  pour  objet  que  le  ciel  de  son  lit, 
A  changé  de  courage,  et,  confite  en  détresse, 
Imite  avec  ses  pleurs  la  sainte  pécheresse  ; 
Donnant  des  saintes  lois  à  son  affection  , 
Elle  a  mis  son  amour  à  la  dévotion. 
Sans  art  elle  s'habille;  et,  simple  en  contenance, 
Son  teint  mortifié  prêche  la  continence. 

19- 


222  MATHURIN     REGNIER. 

Clerges6e  elle  fait  j à  la  leçon  aux  prêcheurs  : 
Elle  lit  saint  Bernard, la  Guide  des  Pécheurs, 
Les  Méditations  de  la  mère  Thérèse; 
Sait  que  c'est  qu'hypostase  avecque  syndérèse  ; 
Jour  et  nuit  elle  va  de  couvent  en  couvent  ; 
Visite  les  saints  lieux,  se  confesse  souvent, 
A  des  cas  réservés  grandes  intelligences  ; 
Sait  du  nom  de  Jésus  toutes  les  indulgences  ; 
Que  valent  chapelets,  grains  bénits  enfilés , 
Et  l'ordre  du  cordon  des  pères  Récollets. 
Loin  du  monde  elle  fait  sa  demeure  et  son  gîte , 
Son  oeil  tout  pénitent  ne  pleure  qu'eau  bénite. 
Enfin  ,  c'est  un  exemple ,  en  ce  siècle  tortu , 
D'amour ,  de  charité  ,  d'honneur  et  de  vertu. 
Pour  béate  par-tout  le  peuple  la  renomme  ; 
Et  la  gazette  même  a  déjà  dit  à  Rome  , 
La  voyant  aimer  Dieu ,  et  la  chair  maîtriser , 
Qu'on  n'attend  que  sa  mort  pour  la  canoniser. 
Moi-même,  qui  ne  crois  de  léger  aux  merveilles, 
Qui  reproche  souvent  mes  yeux  et  mes  oreilles  , 
La  voyant  si  changée  en  un  temps  si  subit , 
Je  crus  qu'elle  l'étoit  d  ame  comme  d'habit  ; 
Que  Dieu  la  retiroit  d'une  faute  si  grande  ; 
Et  disois  à  part  moi  :  Mal  vit  qui  ne  s'amende. 
Jà  déjà  tout  dévot ,  contrit  et  pénitent , 
J'étois  ,  à  son  exemple ,  ému  d'en  faire  autant: 
Quand ,  par  arrêt  du  ciel ,  qui  hait  l'hypocrisie , 
Au  logis  d'une  fille ,  où  j 'ai  ma  fantaisie , 


SATIRES.  223 

Cette  vieille  chouette ,  à  pas  lents  et  posés  , 
La  parole  modeste ,  et  les  yeux  composés , 
Entra  par  révérence  ;  et ,  resserrant  la  bouche , 
Timide  en  son  respect,  sembloit  Sainte  Nitouche, 
D'un  Ave  Maria.  ,  lui  donnant  le  bon  jour, 
Et  de  propos  communs ,  bien  éloignés  d'amour , 
Entretenoit  la  belle ,  en  qui  j'ai  la  pensée 
D'un  doux  imaginer  si  doucement  blessée , 
Qu'aimants  ?#t  bien  aimés ,  en  nos  doux  passe- 
temps  , 
Nous  rendons  en  amour  jaloux  les  plus  contents. 
Enfin  ,  comme  en  caquet  ce  vieux  sexe  fourmille, 
De  propos  en  propos  ,  et  de  fil  en  aiguille , 
Se  laissant  emporter  au  flux  de  ses  discours , 
Je  pense  qu'il  falloit  que  le  mai  eût  son  cours. 
Feignant  de  m'en  aller  ,  d'aguet  je  me  recule 
Pour  voir  à  quelle  fin  tendoit  son  préambule 
Moi  qui ,  voyant  son  port  si  plein  de  sainteté 
Pour  mourir  ,  d'aucun  mal  ne  me  fusse  douté. 
Enfin  ,  me  tapissant  au  recoin  d'une  porte , 
J'entendis  son  propos  ,  qui  fut  de  cette  sorte  : 

Ma  fille ,  Dieu  vous  garde  et  vous  veuille  bénir  ! 
Si  je  vous  veux  du  mal,  qu'il  me  puisse  advenir  ! 
Qu'eussiez-vous  tout  le  bien  dont  le  ciel  vous  est 

chiche  ! 
L'ayant  je  n'en  serois  plus  pauvre,  ni  plus  riche  : 
Car  n'étant  plus  du  monde,  au  bien  je  ne  prétends; 
Ou  bien  si  j'en  désire,  en  l'autre  je  l'attends  ; 


224  MATHURIN     REGNIER. 

D'autre  chose  ici-bas  le  bon  Dieu  je  ne  prie. 
A  propos ,  savez-vous  ?  on  dit  qu'on  vous  marie. 
Je  sais  bien  votre  cas  :  un  homme  grand,  adroit, 
Riche,  et  Dieu  sait  s'il  a  tout  ce  qu'il  vous  faudroit. 
Il  vous  aune  si  fort!  Aussi  pourquoi,  ma  fille, 
Ne  vous  aimeroit-il  ?  Vous  êtes  si  gentille , 
Si  mignonne  et  si  belle,  et  d  un  regard  si  doux, 
Que  labeauté  plus  grande  estlaide  auprès  de  vous. 
Mais  tout  ne  répond  pas  au  trait  de  ce  visage, 
Plus  vermeil  qu'une  rose,  et  plus  beau  qu'un  ri- 
vage. 
Vous  devriez,  étant  belle,  avoir  de  beaux  habits, 
Eclater  de  satin  ,  de  perles  ,  de  rubis. 
Le  grand  regret  que  j'ai!  nonpas,àDieuneplaise, 
Que  j 'en  ai'  de  vous  voir  belle  et  bien  à  votre  aise: 
Mais  pour  moi  je  voudrois  que  vous  eussiez  au 

moins 
Ce  qui  peut  en  amour  satisfaire  à  vos  soins  ; 
Que  ceci  fût  de  soie  et  non  pas  d'étamine. 
Ma  foi  les  beaux  habits  servent  bien  à  la  mine. 
On  a  beau  s'agencer ,  et  faire  les  doux  yeux , 
Quand  on  est  bien  parée,  on  en  est  toujours  mieux: 
Mais ,  sans  avoir  du  bien ,  que  sert  la  renommée  ? 
C'est  une  vanité  confusément  semée 
Dans  l'esprit  des  humains  ,  un  mal  d'opinion  , 
Un  faux  germe,  avorté  dans  notre  affection  ; 
Ces  vieux  contes  d'honneur  dont  on  repaît  les  da- 
mes 


SATIRES.  225 

Ne  sont  que  des  appâts  pour  les  débiles  âmes  , 
Qui,  sans  choix  de  raison,  ont  le  cerveau  perclus. 
L'honneur  est  un  vieux  saint  que  l'on  ne  chomme 

plus. 
Il  ne  sert  plus  de  rien ,  sinon  d'un  peu  d'excuse  , 
Et  de  sot  entretien  pour  ceux-là  qu'on  amuse  , 
Ou  d'honnête  refus ,  quand  on  ne  veut  aimer. 
Il  est  bon  en  discours  pour  se  faire  estimer  : 
Mais  au  fond  c'est  abus,  sans  excepter  personne. 
La  sage  se  sait  vendre,  où  la  sotte  se  donne. 

Ma  fille,  c'est  par-là  qu'il  vous  en  faut  avoir. 
Nos  biens,  comme  nos  maux,  ,ont  en  notre  pou- 
voir. 
Fille  qui  sait  son  monde  a  saison  opportune. 
Chacun  est  artisan  de  sa  bonne  fortune. 
Le  malheur,  par  conduite,  au  bonheur  cédera. 
Aidez-vous  seulement,  et  Dieu  vous  aidera. 
Combien ,  pour  avoir  mis  leur  honneur  en  séques- 
tre, 
Ont-elles  en  velours  échangé  leur  Limestre , 
Et  dans  les  plus  hauts  rangs  élevé  leurs  maris  î 
Ma  fille ,  c'est  ainsi  que  l'on  vit  à  Paris  ; 
Et  la  veuve ,  aussi  bien  comme  la  mariée  : 
Celle  est  chaste,  sans  plus,  qui  n'en  est  point  priée. 
Toutes,  au  fait  d'amour,  se  chaussent  en  un  point: 
Jeanne  que  vous  voyez,  dont  on  ne  parle  point, 
Qui  fait  si  doucement  la  simple  et  la  discrète , 
Elle  n'est  pas  plus  sage,ains  elle  est  plus  secrète; 


2  20*  MATHURO     REGNIER. 

Elle  a  plus  de  respect,  non  moins  de  passion, 
Et  cache  ses  amours  sous  sa  discrétion. 
Moi-même,  croiriez- vous,  pour  être  plus  âgée, 
Que  ma  part,  comme  on  dit,  en  fût  déjà  mangée  ? 
Non  ,  ma  foi;  je  me  sens  et  dedans  et  dehors  , 
Et  mon  bas  peut  encore  user  deux  ou  trois  corps. 
Mais  chaque  âge  a  son  temps.  Selon  le  drap  larobe. 
Ce  qu'un  temps  on  a  trop,  en  1  autre  on  le  dérobe. 
Étant  jeune  ,  j'ai  su  bien  user  des  plaisirs  : 
Ores  j'ai  d'autres  soins  en  semblables  désirs. 
Je  veux  passer  mon  temps  et  couvrir  le  mystère. 
On  trouve  bien  la  cour  dedans  un  monastère  ; 
Et ,  après  maint  essai ,  enfin  j'ai  reconnu 
Qu'un  homme  comme  un  autre  est  un  moine  tout 

nu. 
Puis  outre  le  saint  vœu  ,  qui  sert  de  couverture  , 
Ils  sont  trop  obligés  au  secret  de  nature  , 
Et  savent,  plus  discrets,  apporter  en  aimant, 
Avecque  moins  d'éclat ,  plus  de  contentement. 
C'est  pourquoi,  déguisant  les  bouillons  de  mon 

ame , 
D'un  long  habitdecendre  enveloppant  maflamme, 
Je  cache  mon  dessein  aux  plaisirs  adonné. 
Le  péché  que  l'on  cache  est  demi-pardonné. 
La  faute  seulement  ne  gît  en  la  défense. 
Le  scandale ,  l'opprobre ,  est  cause  de  l'offense. 
Pourvu  qu'on  ne  le  sache,  il  n'importe  comment. 
Qui  peut  dire  que  non  ,  ne  pèche  nullement. 


SATIRES.  227 

Puis  la  bonté  du  ciel  nos  offenses  surpasse. 
Pourvu  qu'on  se  confesse,  on  a  toujours  sa  grâce. 
Il  donne  quelque  chose  à  notre  passion  ; 
Et  qui ,  jeune  ,  n'a  pas  grande  dévotion  , 
Il  faut  que,  pour  le  monde,  à  la  feindre  il  s'exerce. 
C'est  entre  les  dévots  un  étrange  commerce  , 
Un  trafic  par  lequel ,  au  j  oli  temps  qui  court , 
Toute  affaire  fâcheuse  est  facile  à  la  cour. 
Je  sais  bien  que  votre  âge, encore  jeune  et  tendre, 
Ne  peut, ainsi  que  moi,  ces  mystères  comprendre: 
Mais  vous  devriez, ma  fille,  en  l'âge  où  je  vous  voi, 
Etre  riche,  contente,  avoir  fort  bien  de  quoi  ; 
Et,  pompeuse  en  habits,  fine,  accorte  et  rusée  , 
Reluire  de  joyaux  ,  ainsi  qu'une  épousée. 
Il  faut  faire  vertu  de  la  nécessité. 
Qui  sait  vivre  ici-bas  n  a  jamais  pauvreté. 
Puisqu'elle  vous  défend  des  dorures  l'usage  , 
Il  faut  que  les  brillants  soient  en  votre  visage  ; 
Que  votre  bonne  grâce  en  acquière  pour  vous. 
Se  voir  du  bien, ma  fille, il  n'est  rien  de  si  doux. 
S'enrichir  de  bonne  heure  est  une  gran  d  sagesse . 
Tout  chemin  d'acquérir  se  ferme  à  la  vieillesse  \ 
A  qui  ne  reste  rien  ,  avec  la  pauvreté  , 
Qu'un  regret  épineux  d'avoir  jadis  été. 
Où  ,  lorsqu'on  a  du  bien  ,  il  n'est  si  décrépite  , 
Qui  ne  trouve  ,  en  donnant ,  couvercle  à  sa  mar- 
mite. 
>7on ,  non ,  faites  l'amour,  et  vendez  aux  amants 


228  MATHURIN    REGNIER. 

Vos  accueils,  vos  baisers  et  vos  embrassements. 
C'estgloire,etnonpashonte,en  cette  douce  peine, 
Des  acquêts  de  son  lit  accroître  son  domaine. 
Vendez  ces  doux  regards,  ces  attraits,  ces  appas  : 
Vous-même  vendez-vous,  mais  ne  vous  livrezpas. 
Conservez-vous  l'esprit;  gardez  votre  franchise  ; 
Prenez  tout,  s'il  se  peut;  ne  soyez  jamais  prise. 
Celle  qui  par  amour  s'engage  en  ces  malheurs  , 
Pour  un  petit  plaisir,  a  cent  mille  douleurs. 
Puis  un  homme  au  déduit  ne  vous  peut  satisfaire; 
Et  quand,  plus  vigoureux,  il  le  pourroitbien  faire, 
Il  faut  tondre  sur  tout,  et  changer  à  l'instant. 
L'envie  en  est  bien  moindre,  et  le  gain  plus  com- 
ptant. 
Sur-tout  soyez  de  vous  la  maîtresse  et  la  dame. 
Faites,  s'il  est  possible,  un  miroir  de  votre  ame, 
Qui  reçoit  tous  objets,  et  tout  content  les  perd  ; 
Fuyez  ce  qui  vous  nuit,  aimez  ce  qui  vous  sert. 
Faites  profit  de  tout,  et  même  de  vos  pertes. 
A  prendre  sagement  ayez  les  mains  ouvertes  ; 
Ne  faites,  s'il  se  peut,  jamais  présent  ni  don  , 
Si  ce  n'est  d'un  chabot  pour  avoir  nn  gardon. 
Parfois  on  peut  donner  pour  les  galauds  attraire. 
A  ces  petits  présents  je  ne  suis  pas  contraire , 
Pourvu  que  ce  ne  soit  que  pour  les  amorcer. 
Les  fines,  en  donnant,  se  doivent  efforcer 
A  faire  que  l'esprit,  et  que  la  gentillesse 
Fasse  estimer  les  dons,  et  non  pas  la  richesse. 


satires.  229 

Pour  vous ,  estimez  plus  qui  plus  vous  donnera. 
Vous  gouvernant  ainsi,  Dieu  vous  assistera. 
Au  reste,  11  épargnez  ni  Gaultier,  niGarguille. 
Qui  se  trouvera  pris,  je  vous  pri'  qu  on  l'étrille. 
Il  n'est  que  d'en  avoir  :  le  bien  est  toujours  bien. 
Et  ne  vous  doit  chaloir  ni  de  qui ,  ni  combien  : 
Prenez  à  toutes  mains,  ma  fille,  et  vous  souvienne 
Que  le  gain  a  bon  goût,  de  quelque  endroit  qu'il 

vienne. 
Estimez  vos  amants  selon  le  revenu: 
Qui  donnera  le  plus ,  qu'il  soit  le  mieux  venu. 
Laissez  la  mine  à  part;  prenez  garde  à  la  somme. 
Riche  vilain  vaut  mi  eux  que  pauvre  gentilhomme. 
Je  ne  juge,  pour  moi,  les  gens  sur  ce  qu'ils  sont, 
Mais  selon  le  profit  et  le  bien  qu'ils  me  font. 
Quand  l'argent  est  mêlé, l'on  ne  peut  reconnoître 
Celui  du  serviteur  d'avec  celui  du  maître. 
L'argent  d'un  cordon-bleu  n'est  pas  d'autre  façon 
Que  celui  d'un  fripier,  ou  d'un  aide  à  maçon. 
Que  le  plus  et  le  moins  y  mette  différence  , 
Et  tienne  seulement  la  partie  en  souffrance, 
Que  vous  rétablirez  du  jour  au  lendemain  ; 
Et  toujours  retenez  le  bon  bout  à  la  main  : 
De  crainte  que  le  temps  ne  détruise  l'affaire  j 
Il  faut  suivre  de  près  le  bien  que  l'on  diffère , 
Et  ne  le  différer  qu'en  tant  que  l'on  le  peut 
Aisément  rétablir  aussitôt  qu'on  le  veut. 
Tous  ces  beaus  suffisants  dont  la  cour  est  semée 

20 


23o  MATHUKIK     REGNIER. 

Ne  sont  que  triacleurs  et  vendeurs  de  fumée. 
Ils  sont  beaux ,  bien  peignés ,  belle  barbe  au  men- 
ton : 

Mais  quand  il  faut  payer,  au  diantre  le  teston  ; 

Et  faisant  des  mourants,  et  de  l'ame  saisie , 

Ils  croyent  qu'on  leur  doit  pour  rien  la  courtoisie. 

Mais  c'est  pour  leur  beau  nez.  Le  puits  n'est  pas 
commun  : 

Si  j'en  avois  un  cent,  ils  n  en  auroient  pas  un. 
Et  ce  poète  croté  (i),  avec  sa  mine  austère, 

Vous  diriez  à  le  voir  que  c'est  un  secrétaire. 

Il  va  mélancolique,  et  les  yeux  abaissés , 

Gomme  un  sire  qui  plaint  ses  parents  trépassés. 

Mais  Dieu  sait,  c'est  un  homme  aussi  bien  que  les 
autres. 

Jamais  on  ne  lui  voit  aux  mains  des  patenôtres. 

Il  hante  en  mauvais  lieux  :  gardez- vous  de  cela  ; 

Non,  si  j'étois  de  vous,  je  le  planterois-là. 

Et  bien ,  il  parle  livre  ;  il  a  le  mot  pour  rire  : 

Mais  au  reste,  après  tout,  c'est  un  homme  à  satire. 

Vous  croiriez  à  le  voir  qu'il  vous  dût  adorer. 

Gardez,  il  ne  faut  rien  pour  vous  déshonorer. 

Ces  hommes  médisants  ont  le  feu  sous  la  lèvre  ; 

Ils  son  t  matelmeurs,  prompts  à  prendre  la  chèvre, 

Et  tournent  leurs  humeurs  en  bizarres  façons  ; 

Puis ,  ils  ne  donnent  rien,  si  ce  n'est  des  chansons. 

(t)  C'est  Régnier  lui-même. 


SATIRES.  2JI 

Mais  non,  ma  fille,  non  :  qui  veut  vivre  à  son  aise, 
Il  ne  faut  simplement  un  ami  qui  vous  plaise  , 
Mais  qui  puisse  au  plaisir  joindre  l'utilité. 
En  amours  ,  autrement ,  c'est  imbécillité. 
Qui  le  fait  à  crédit  n'a  pas  grande  ressource  : 
On  y  fait  des  amis,  mais  peu  d'argent  en  bourse. 
Prenez-moi  ces  abbés  ,  ces  fils  de  financiers  , 
Dont, depuis  cinquante  ans, les  pères  usuriers, 
Volant  à  toutes  mains  ,  ont  mis  en  leur  famille 
Plus  d'argent  que  le  roi  n'en  a  dans  la  Bastille. 
C'estlà  que  votre  main  peut  faire  de  beaux  coups. 
Je  sais  de  ces  gens-là  qui  languissent  pour  vous  : 
Car  étant  ainsi  jeune  ,  en  vos  beautés  parfaites  , 
Vous  ne  pouvez  savoir  tous  les  coups  que  vous 

faites  ; 
Et  les  traits  de  vos  yeux  haut  et  bas  élancés  , 
Belle,  ne  voyent  pas  tous  ceux  que  vous  blessez. 
Tel  s'en  vient  plaindre  à  moi ,  qui  n'ose  le  vous 

dire: 
Et  tel  vous  rit  de  jour,  qui  toute  nuit  soupire  , 
Et  se  plaint  de  son  mal,  d'autant  plus  véhément, 
Que  vos  yeux  sans  dessein  le  font  innocemment. 
En  amour  l'innocence  est  un  savant  mystère  , 
Pourvu  que  ce  ne  soit  une  innocence  austère  , 
Mais  qui  sache,  par  art,  donnant  vie  et  trépas, 
Feindre  avecque  douceur  qu'elle  ne  le  sait  pas. 
Il  faut  aider  ainsi  la  beauté  naturelle. 
L'innocence  autrement  est  vertu  criminelle , 


232  MATHURIN     REGNIER. 

Avec  elle  il  nous  faut  et  blesser  et  guérir. 
Et  parmi  les  plaisirs  faire  vivre  et  mourir. 
Formez-vous  des  desseins  dignes  de  vos  mérites. 
Toutes  basses  amours  sontpour  vous  trop  petites. 
Ayez  dessein  aux  dieux  :  pour  de  moindres  beau- 
tés, 
Ils  ont  laissé  jadis  les  cieux  déshabités. 

Durant  tous  ces  discours  ,  Dieu  sait  l'impa- 
tience ! 
Mais  comme  elle  a  toujours  l'œil  à  la  défiance, 
Tournant  deçà  delà  vers  la  porte  où  j'étois  , 
Elle  vit  en  sursaut  comme  je  l'écoutois. 
Elle  trousse  bagage  ;  et  faisant  la  gentille: 
Je  vous  verrai  demain  ;  adieu ,  bon  soir,  ma  fille. 
Ha  !  vieille,  dis-je  lors,  qu'en  mon  cœur  je  maudis, 
Est-ce  là  le  chemin  pour  gagner  paradis  ? 
Dieu  te  doit  pour  guerdon  de  tes  œuvres  si  saintes, 
Que  soient  avant  ta  mort  tes  prunelles  éteintes; 
Ta  maison  découverte,  et  sans  feu  tout  l'hiver, 
Avecque  tes  voisins  jour  et  nuit  estriver  : 
Et  traîner,  sans  confort,  triste  et  désespérée, 
Une  pauvre  vieillesse,  et  toujours  altérée  ! 


SATIRES.  233 

SATIRE    XIV(i). 

LA     FOLIE     EST     GENERALE. 

J  'ai  pris  cent  et  cent  fois  la  lanterne  en  la  main  , 
Cherchant  en  plein  midi,  parmi  le  genre  humain  , 
Un  homme  qui  fût  homme  et  de  fait  et  de  mine  .f 
Et  qui  pût  des  vertus  passer  par  l'étamine. 
Il  n'est  coin  et  recoin  que  je  n'aye  tenté  , 
Depuis  que  la  nature  ici-has  m'a  planté: 
Mais  tant  plus  je  me  lime,  et  plus  je  me  rabote, 
Je  croîs  qu'à  mon  avis  tout  le  monde  radote, 
Qu'il  a  la  tête  vide  et  c'en  dessus  dessous  , 
Ou  qu'il  faut  qu'au  rebours  je  sois  l'un  des  plus 

fous  ; 
C'est  de  notre  folie  un  plaisant  stratagème  , 
Se  flattant,  déjuger  les  autres  par  soi-même. 
Ceux  qui  pour  voyager  s'embarquent  dessus  l'eau 
Yoyent  aller  la  terre,  et  non  pas  leur  Vaisseau. 
Peut-être,  ainsi  trompé,  que  faussement  je  juge. 
Toutefois,  si  les  fous  ont  leur  sens  pour  refuge, , 
Je  ne  suis  pas  tenu  de  croire  aux  yeux  d'autrui  : 
Puis  j'en  sais  pour  le  moins  autant  ou  plus  quelui. 
Or  ce  n'est  point  pour  être  élevé  de  fortune  : 

(i)  Cette  satire  paroît  être  adressée  au  duc  de  Sully. 

20. 


234  MATHURII    REGNIER. 

Aux  sages,  comme  aux  fous,  c'est  chose  assez  com- 
mune; 
Elle  avance  un  chacun  sans  raison  et  sans  choix; 
Les  fous  sont  aux  échecs  les  plus  proches  des  rois. 
Aussi  mon  jugement  sur  cela  ne  se  fonde  ; 
Au  compas  des  grandeurs  je  ne  juge  le  monde  : 
L'éclat  de  ces  clinquants  ne  m' éblouit  les  yeux. 
Pour  être  dans  le  ciel  je  n'estime  les  dieux , 
Mais  pour  s'y  maintenir,  et  gouverner  de  sorte 
Que  ce  tout  en  devoir  règlement  se  comporte , 
Et  que  leur  providence  également  conduit 
Tout  ce  que  le  soleil  en  la  terre  produit. 
Des  hommes,  tout  ainsi,  je  nepuisreconnoître 
Les  grands ,  mais  bien  ceux-là  qui  méritent  de 

l'être, 
Et  de  qui  le  mérite ,  indomptable  en  vertu  , 
Force  les  accidents  ,  et  n'est  point  abattu. 
Non  plus  que  des  farceurs  je  n'en  puis  faire 

compte  ; 
Ainsi  que  l'un  descend  on  voit  que  l'autre  monte, 
Selon  ou  plus  ou  moins  que  dure  le  rôlet  ; 
Et  l'habit  fait,  sans  plus,  le  maître  ou  le  valet. 
De  même  est  de  ces  gens  dont  la  grandeur  se  joue: 
Aujourd'hui  gros,  enflés,  sur  le  haut  de  la  roue, 
Ils  font  un  personnage;  et  demain  renversés , 
Chacun  les  met  au  rang  des  péchés  effacés. 
La  Fortune  est  bizarre,  à  traiter  indocile, 
Sans  arrêt,  inconstante,  et  d'humeur  difficile  ; 


SATIRES.  235 

Avec  discrétion  il  la  faut  caresser  : 
L'unlaperd  bien  souvent  pour  la  trop  embrasser, 
Ou  pour  s'y  fier  trop  ;  l'autre  par  insolence  , 
Ou  pour  avoir  trop  peu  ou  trop  de  violence  , 
Ou  pour  se  la  promettre,  ou  se  la  dénier  : 
Enfin  c'est  un  caprice  étrange  à  manier. 
Son  amour  est  fragile,  et  serompt  comme  un  verre, 
Et  fait  aux  plus  matois  donner  du  nez  en  terre. 
Pour  moi ,  j  e  n'ai  point  vu,  parmi  tant  d'avancés , 
Soit  de  ces  temps-ici,  soit  des  siècles  passés, 
Homme  que  la  fortune  ait  tâché  d'introduire  , 
Qui  durant  le  bon  vent  ait  su  se  bien  conduire. 
Or  d'être  cinquante  ans  aux  honneurs  élevé  , 
Des  grands  et  des  petits  dignement  approuvé , 
Et  de  sa  vertu  propre  aux  malheurs  faire  obstacle. 
Je  n'ai  point  vu  de  sots  avoir  fait  ce  miracle. 
Aussi,  pour  discerner  le  bien  d'avec  le  mal, 
Voir  tout,  connoitre  tout,  d'un  œil  toujours  égal, 
Manier  dextrement  les  desseins  de  nos  princes, 
Répondre  à  tant  de  gens  de  diverses  provinces, 
Etre  des  étrangers  pour  oracle  tenu, 
Prévoir  tout  accident  avant  qu'être  advenu, 
Détourner  par  prudence  une  mauvaise  affaire, 
Ce  n'est  pas  chose  aisée,  ou  trop  facile  à  faire. 
Vo'  x  comme  on  conserve  avecque  jugement 
C    qu'un  autre  dissipe  et  perd  imprudemment, 
s/uand  on  se  brûle  au  feu  que  soi-même  on  attise , 
Ce  n'est  point  accident ,  mais  c'est  une  sottise. 


236  MATHURIN     REGNIER. 

Nous  sommes  du  bonheur  de  nous-même  arti  san  s, 
Et  fabriquons  nos  jours  ou  fâcheux,  ou  plaisants. 
Lafortune  esta  nous,  etn'estmauvaise,  oubonne, 
Que  selon  qu'on  la  forme ,  ou  bien  qu'on  se  la 
donne. 
A  ce  point  le  Malheur,  ami ,  comme  ennemi, 
Trouvant  au  bord  d'un  puits  un  enfant  endormi, 
En  risque  d'y  tomber,  à  son  aide  s'avance, 
En  lui  parlant  ainsi  le  réveille  et  le  tance  : 
Sus ,  badin ,  levez-vous  ;  si  vous  tombiez  dedans , 
De  douleur  vos  parents,  comme  vous  imprudents, 
Croyant  en  leur  esprit  que  de  tout  je  dispose , 
Diroient  en  me  blâmant  que  j'en  serois  la  cause. 

Ainsi  nous  séduisant  d'une  fausse  couleur, 
Souvent  nous  imputons  nos  fautes  au  malheur, 
Qui  n'en  peut  mais:  mais  quoi!  l'on  le  prend  à 

partie , 
Et  chacun  de  son  tort  cherche  la  garantie  ; 
Et  nous  pensons  bien  fins,  soit  véritable,  ou  faux, 
Quand  nous  pouvons  couvrir  d'excuses  nos  dé- 
fauts. 
Maïs  ainsi  qu'aux  petits,  aux  plus  grands  person- 
nages , 
Sondez  tout  jusqu'au  fond  :  les  fous  ne  sont  pas 

sages. 
Or,  c'est  un  grand  chemin  jadis  assez  frayé , 
Qui  des  rimeurs  françois  ne  fut  onc  essayé  : 
Suivant  les  pas  d'Horace  entrant  en  la  carrière, 


SATIRES.  2  J7 

Je  trouve  des  humeurs  de  diverse  manière , 
Qui  me  pourroient  donner  sujet  de  me  moquer  ; 
Mais  qu'est-il  de  besoin  de  les  aller  choquer? 
Chacun,  ainsi  que  moi,  sa  raison  fortifie, 
Et  se  forme  à  son  goût  une  philosophie  : 
Ils  ont  droit  en  leur  cause;  et  de  la  contester  , 
Je  ne  suis  chicaneur,  et  n'aime  à  disputer. 

Gallet(i)  a  sa  raison;  et  qui  croira  son  dire, 
Le  hasard  pour  le  moins  lui  promet  un  empire  : 
Toutefois,  au  contraire,  étant  léger  et  net, 
N'avant  que  l'espérance,  et  trois  dez  au  cornet, 
Comme  sur  un  bon  fonds  de  rente  et  de  recettes, 
Dessus  sept,  ou  quatorze,  il  assigne  ses  dettes  (2), 
Et  trouve  sur  cela  qui  lui  fournit  de  quoi. 
Ils  ont  une  raison  qui  n'est  raison  pour  moi, 
Que  je  ne  puis  comprendre,  et  qui  bien  l'examine, 
Est-ce  vice  ou  vertu  qui  leur  fureur  domine  ? 
L'un,  alléché  d'espoir  de  gagner  vingt  pour  cent, 
Ferme  l'œil  à  sa  perte,  et  librement  consent 
Que  l'autre  le  dépouille,  et  ses  meubles  engage, 
Même,  s'il  est  besoin,  baille  son  héritage. 
Or  le  plus  sot  d'entre  eux,  je  m'en  rapporte  k  lui, 
Pour  l'un  il  perd  son  bien ,  l'autre  celui  d'autrui. 
Pourtant  c'est  un  trafic  qui  suit  toujours  sa  route, 

(1)  Fameux  joueur  de  dés  du  temps  de  Régnier. 

(2)  Boileau  a  dit  aussi,  satire  IY  : 

Attendant  son  destin  d'un  quatorze  ou  d'un  sept. 


238  MATHURIJV     REGNIER. 

Où  ,  bien  moins  qu'à  la  place  ,  on  a  fait  banque- 
route , 
Et  qui  dans  le  brelan  se  maintient  bravement, 
N'en  déplaise  aux  arrêts  de  notre  parlement. 
Pensez-vous,  sans  avoir  ses  raisons  toutes  prêtes, 
Que  le  sieur  de  Provins  persiste  en  ses  requêtes, 
Et  qu'il  ait,  sans  espoir  d'être  mieux  à  la  cour, 
A  son  long  balandran  changé  son  manteau  court, 
Bien  que,  depuis  vingt  ans,  sa  grimace  importune 
Ait  à  sa  défaveur  obstiné  la  fortune  ? 
[1  n'est  pas  le  Cousin  (  i  ) ,  qui  n'ait  quelque  raison. 
De  peur  de  réparer,  il  laisse  sa  maison  ; 
Que  son  lit  ne  défonce,  il  dort  dessus  la  dure  ; 
Et  n'a,  crainte  du  chaud,  que  l'air  pour  couver- 
ture : 
Il  ne  craint  ni  les  dents,  ni  les  défluxions, 
Et  son  corps  a,  tout  sain,  libres  ses  fonctions. 
En  tout  indifférent,  tout  est  à  son  usage. 
On  dira  qu'il  est  fou;  je  crois  qu'il  n'est  pas  sage  ; 
Que  Diogéne  aussi  fût  un  fou  de  tout  point , 
C'estcequele  Cousin, comme  moi,  ne  croitpoint. 

Or,  suivant  ma  raison  et  mon  intelligence, 
Mettant  tout  en  avant,  et  soin,  et  diligence, 
Et  criblant  mes  raisons  pour  en  faire  un  bon  choix, 
Vous  êtes  à  mon  gré  l'homme  que  je  cherchois. 


(i)  Espèce  de  fou,  ainsi  nommé  parce  qu'il  disoitde 
Henri  IV,  le  roi  mon  cousin. 


SATIRES.  2  3y 

Un  chacun  en  son  sens  selon  son  choix  abonde. 
Or,  m' ayant  mis  en  goût  des  hommes  et  du  monde, 
Réduisant  brusquement  le  tout  en  son  entier, 
Encor  faut-il  finir  par  un  tour  du  métier. 
On  dit  que  Jupiter,  roi  des  dieux  et  des  hommes , 
Se  promenant  un  j  our  enla  terre  où  nous  sommes , 
Reçut  en  amitié  deux  hommes  apparents  , 
Tous  deux  d'âge  pareils  ,  mais  de  mœurs  diffé- 
rents : 
L'un  avoit  nom  Minos,  l'autre  avoit  nom  Tantale. 
Il  les  élève  au  ciel;  et  d'abord  leur  étale , 
Parmi  les  bons  propos,  les  grâces  et  les  ris, 
Tout  ce  que  la  faveur  départ  aux  favoris  : 
Ils  mangeoientà  sa  table,  avaloient l'ambroisie, 
Et  des  plaisirs  du  ciel  soûloient  leur  fantaisie  ; 
Ils  étoient  comme  chefs  de  son  conseil  privé  ; 
Etrienn'étoitbien  fait  qu'ils  n'eussent  approuvé. 
Minos  eut  bon  esprit,  prudent,  accort  et  sage, 
Et  sut,  jusqu'à  la  fin ,  jouer  son  personnage  : 
L'autre  fut  un  langard,  révélant  les  secrets 
Du  ciel  et  de  son  maître  aux  hommes  indiscrets. 
L'un,  avecque  prudence,  au  ciel  s'impatronise  ; 
Etl'autre  en  fut  chassé  comme  un  péteux  d'église. 


240  MATHURIU     REGNIER. 

SATIRE   XV. 

LE     POETE     MALGRÉ     SOI. 

\_/ui,  j'écris  rarement,  et  me  plais  de  le  faire: 
Non  pas  que  la  paresse  en  moi  soit  ordinaire  ; 
Mais  sitôt  que  je  prends  la  plume  à  ce  dessein  , 
Je  crois  prendre  en  galère  une  rame  en  la  main  ; 
Je  sens,  au  second  vers  que  la  muse  me  dicte, 
Que  contre  sa  fureur  ma  raison  se  dépite. 
Or,  si  parfois  j'écris,  suivant  mon  ascendant, 
Je  vous  jure,  encore  est-ce  à  mon  corps  défendant. 
L'astre  qui  de  naissance  à  la  muse  me  lie 
Me  fait  rompre  la  tête  après  cette  folie  ; 
Et  qui  pis  est,  ce  mal,  qui  m  afflige  au  mourir, 
S'obstine  aux  récipés,  et  ne  se  veut  guérir  : 
Plus  on  drogue  ce  mal,  et  tant  plus  il  s'empire  ; 
Il  n'est  point  d'ellébore  assez  en  Anticyre, 
Revêche  à  mes  raisons,  il  se  rend  plus  mutin , 
Et  ma  philosophie  y  perd  tout  son  latin. 
Encor  si  le  transport  dont  mon  ame  est  saisie 
Avoit  quelque  respect  durant  ma  frénésie , 
Qu'il  se  réglât  selon  les  lieux  moins  importants, 
Ou  qu'il  fît  choix  des  jours  ,  des  hommes ,  ou  du 

temps , 
Et  quelorsque  l'hiver  me  renferme  en  la  chambre, 


SATIRES.  24l 

Aux  jours  les  plus  glacés  de  l'engourdi  novembre, 
Apollon  m'obsédât;  j'aurois,  en  mon  malheur, 
Quelque  contentement  à  flatter  ma  douleur. 
Mais  auxj  ours  les  plus  beaux  delà  saison  nouvelle, 
Que  Zépîryre  en  ses  rets  surprend  Flore  la  belle , 
Que  dans  l'air  les  oiseaux,  les  poissons  en  la  mer, 
Se  plaignent  doucement  du  mal  qui  vient  d'aimer  ; 
Ou  bien  lorsque  Cérès  de  froment  se  couronne, 
Ou  que  Bacchus  soupire,  amoureux  de  Pomone  ; 
Ou  lorsque  le  safran,  la  dernière  des  fleurs, 
Dore  le  Scorpion  de  ses  belles  couleurs  (1)  ; 
C'est  alors  que  la  verve  insolemment  m'outrage, 
Que  la  raison  forcée  obéit  à  la  rage , 
Et  que,  sans  nul  respect  des  hommes,  ou  du  lieu, 
Il  faut  que  j'obéisse  aux  fureurs  de  ce  dieu  : 
Comme  en  ces  derniers  jours  ,  les  plus  beaux  de 

l'année , 
Que  Cybèle  est  par-tout  de  fruits  environnée  ; 
Que  le  paysan  recueille,  emplissant  à  milliers 
Greniers,  granges,  chartis,  et  caves  et  celliers  ; 
Et  que  Junon ,  riant  d'une  douce  influence, 
Rend  son  œil  favorable  aux  champs  qu'on  ense- 
mence ; 
Que  je  me  resoudois  ,  loin  du  bruit  de  Paris , 
Et  du  soin  de  la  cour,  ou  de  ses  favoris , 


(  r)  Le  safran  ne  fleurit  qu'au  mois  d'octobre  ,  époque 
où  le  soleil  entre  dans  le  signe  du  scorpion. 

21 


242  MATHURIN     REGNIER. 

M'égayer  au  repos  que  la  campagne  donne  ; 
Et  sans  parler  curé,  doyen,  chantre,  ou  Sorbonne 
D'un  bon  mot  faire  rire ,  en  si  belle  saison  , 
Vous,  vos  chiens  et  vos  chats,  et  toute  la  maison . 
Et  là,  dedans  ces  champs  que  la  rivière  d'Oise 
Sur  des  arènes  d'or  en  ses  bords  se  dégoise 
(  Séjour  jadis  si  doux  à  ce  roi  qui  deux  fois 
Donna  Sidon  en  proie  à  ses  peuples  françois), 
Faire  maintssoubre-sauts, libre  decorpsetd'ame; 
Et,  froid  aux  appétits  d'une  amoureuse  flamme, 
Etre  vide  d'amour  comme  d'ambition  , 
Des  galands  de  ce  temps  horrible  passion. 

Mais  à  d'autres  revers  ma  fortune  est  tournée  : 
Dès  le  jour  quePhœbus  nous  montre  la  journée 
Comme  un  hibou  qui  fuit  la  lumière  et  le  jour, 
Je  me  lève,  et  m'en  vais  dans  le  plus  creux  séjour 
Que  Royaumont  (i)  recèle  en  ses  forets  secrettes, 
Des  renards  et  des  loups  les  ombreuses  retraites  ; 
Et  là ,  malgré  mes  dents ,  rongeant  et  ravassant 
Polissant  les  nouveaux,  les  vieux  rapetassant, 
Je  fais  des  vers,  qu'encor  qu'Apollon  les  avoue, 
Dedans  la  cour  peut-être  on  leur  fera  la  moue  ; 
Ou  s'ils  sont,  à  leur  gré,  bien  faits  et  bien  polis, 
J'aurai  pour  récompense:  Ils  sont  vraiment  jolis. 
Mais  moi,  qui  ne  me  règle  aux  jugements  des 
hommes , 


(i)  Abbaye  fondée  par  saint  Louis,  vers  l'an  i23o. 
C'est  dans  cette  église  que  Régnier  a  été  enseveli. 


SATIRES.  243 

Qui  dedans  et  dehors  connois  ce  que  nous  sommes, 
Comme  le  plus  souvent  ceux  qui  savent  le  moins 
Sont  témérairement  et  juges  et  témoins  , 
Pour  blâme ,  ou  pour  louange ,  ou  pour  froide 

parole , 
Je  ne  fais  de  léger  banqueroute  à  l'école 
DubonhommeEmpedocle,oùsondiscoursm'ap- 

prend 
Qu'en  ce  monde  il  n'est  rien  d'admirable  et  de 

grand , 
Que  l'esprit  dédaignant  une  chose  bien  grande, 
Et  qui,  roi  de  soi-même,  à  soi-même  commande. 
Pour  ceux  qui  n  ont  l'esprit  si  fort,  ni  si  trempé, 
Afin  de  n'être  point  de  soi-même  trompé, 
Chacun  se  doit  connoître;  et,  par  un  exercice, 
Cultivant  sa  vertu,  déraciner  son  vice  ; 
Et,  censeur  de  soi-même,  avec  soin  corriger 
Le  mal  qui  croît  en  nous,  et  non  le  négliger. 
Ils  dévoient  a  propos  tâcher  d'ouvrir  la  bouche, 
Mettant  leur  jugement  sous  la  pierre  de  touche, 
S'étudier  de  n'être  en  leurs  discours  tranchants, 
Par  eux-mêmes  jugés  ignares  ou  méchants , 
Et  ne  mettre  sans  choix ,  en  égale  balance , 
Le  vice ,  la  vertu  ,  le  crime  ,  l'insolence. 
Qui  me  blâme  aujourd'hui,  demain  il  me  Jouera, 
Et  peut-être  aussitôt  il  se  désavouera. 
La  louange  est  à  prix ,  le  hasard  la  débite , 
Et  le  vice  souvent  vaut  mieux  que  le  mérite  : 


244  MATHUEIK     REGNIER. 

Pour  moi,  je  ne  fais  cas  ni  ne  me  puis  vanter 
Ni  d'un  mal  ni  d'un  bien  que  l'on  me  peut  ôter. 
Avec  proportion  se  départ  la  louange  ; 
Autrement  c'est  pour  moi  du  baragouin  étrange. 
Le  vrai  me  fait  dans  moi  reconnoître  le  faux , 
Au  poids  de  la  vertu  je  juge  les  déf«auts. 
J'assigne  l'envieux  cent  ans  après  la  vie , 
Où  l'on  dit  qu'en  amour  se  convertit  l'envie. 
Le  juge  sans  reproche  est  la  postérité. 
Le  temps  qui  tout  découvre  en  fait  la  vérité, 
Puis  la  montre  à  nos  yeux;  ainsi  dehors  la  terre 
Il  tire  les  trésors  r  et  puis  les  y  resserre. 

Donc  moi ,  qui  ne  m'amuse  à  ce  qu'on  dit  ici , 
Je  n'ai  de  leurs  discours  ni  plaisir,  ni  souci  ; 
Et  ne  m'émeus  non  plus ,  quand  leur  discours 

fourvoie , 
Que  d'un  conte  d'Urgande  (i)  ,  et  de  ma  mère 

l'Oie. 
Mais  puisque  tout  le  monde  est  aveugle  en  son 

fait , 
Et  que  dessous  la  lune  il  n'est  rien  de  parfait , 
Sans  plus  se  contrôler,  quant  à  moi  je  conseille 
Qu'un  chacun  doucement  s'excuse  à  la  pareille. 
Laissons  ce  qu'en  rêvant  ces  vieux  fous  ont  écrit  ; 
Tant  de  philosophie  embarrasse  l'esprit. 
Qui  se  contraint  au  monde,  il  ne  vit  qu'en  torture. 
Nous  ne  pouvons  faillir  suivant  notre  nature. 

(i)  Fameuse  magicienne  du  roman  d'Amadis. 


SATIRES.  245 

Je  t'excuse ,  Pierrot;  de  même  excuse-moi  ; 

Ton  vice  est  de  n  avoir  ni  dieu ,  ni  foi ,  ni  loi  : 

Tu  couvres  tes  plaisirs  avec  l'hypocrisie. 

Chupin  se  taisant  veut  couvrir  sa  jalousie  ; 

Rison  accroît  son  bien  d'usure  et  d'intérêts; 

Selon  ou  plus  ou  moins  Jean  donne  ses  arrêts , 

Et  comme  au  plus  offrant  débite  la  justice. 

Ainsi,  sans  rien  laisser,  un  chacun  a  son  vice. 

Le  mien  est  d'être  libre,  et  ne  rien  admirer, 

Tirer  le  bien  du  mal,  lorsqu'il  s'en  peut  tirer  ; 

Sinon  adoucir  tout  par  une  indifférence , 

Et  vaincre  le  malheur  avec  la  patience  ; 

Estimer  peu  de  gens  ,  suivre  mon  vercoquin  , 

Et  mettre  à  même  taux  le  noble  et  le  coquin. 
D'autre  part,  j  e  ne  puis  voir  un  mal  sans  m'en 
plaindre  ; 

Quelque  part  que  ce  soit  je  ne  me  puis  contrain- 
dre. 

Voyant  un  chicaneur  riche  d'avoir  vendu 

Son  devoir  à  celui  qui  dût  être  pendu  ; 

Un  avocat  instruire  en  l'une  et  l'autre  cause  ; 

Un  Lopet  qui  partis  dessus  partis  propose  ; 

Un  médecin  remplir  les  limbes  d'avortons  ; 

Un  banquier  qui  fait  Rome  ici  pour  six  testons  ; 

Un  prélat ,  enrichi  d'intérêt  et  d'usure  ; 

Plaindre  son  bois  saisi  pour  n'être  de  mesure  (1); 

(1)  La  mesure  du  bois  qui  se  vend  à  Paris  a  été  réglée 

21. 


246  MATHURIN     REGNIER. 

Un  Jean,  abandonnant  femme,  filles  et  sœurs, 
Payer  mêmes  en  chair  jusques  aux  rôtissenrs  ; 
Rousset  faire  le  prince,  et  tant  d'autre  mystère  : 
Mon  vice  est,  mon  ami,  de  ne  m'en  pouvoir  taire. 

Or,  des  vices  où  sont  les  hommes  attachés, 
Comme  les  petits  maux  font  les  petits  péchés , 
Ainsi  les  moins  mauvais  sont  ceux  dont  tu  retires 
Du  bien  ,  comme  il  advient  le  plus  souvent  des 

pires , 
Au  moins  estimés  tels;  c'est  pourquoi,  sans  errer, 
Au  sage  bien  souvent  on  les  peut  désirer, 
Comme  aux  prêcheurs  l'audace  à  reprendre  le 

vice, 
La  folie  aux  enfants ,  aux  juges  l'injustice. 
Viens  donc  ;  et  regardant  ceux  qui  faillent  le 

moins , 
Sans  aller  rechercher  ni  preuve  ni  témoins  , 
Informons  de  nos  faits,  sans  haine  et  sans  envie, 
Et  jusqu'au  fond  du  sac  épluchons  notre  vie. 

De  tous  ces  vices-là  ,  dont  ton  cœur  entaché 
S'est  vu  par  mes  écrits  si  librement  touché , 
Tu  n'en  peux  retirer  que  honte  et  que  dommage. 
En  vendant  la  justice ,  au  ciel  tu  fais  outrage , 
Le  pauvre  tu  détruis  ,  la  veuve  et  l'orphelin , 
Et  ruines  chacun  avec  ton  patelin. 

particulièrement  par  une  ordonnance  de  Charles  VI ,  du 
19  septembre  1439. 


SATIRES.  247 

Ainsi  conséqueinment  de  tout  dont  je  t'offense, 
Et  dont  je  ne  m'attends  d'en  faire  pénitence: 
Car  pariant  librement ,  je  prétends  t'obliger 
A  purger  tes  défauts  ,  tes  vices  corriger. 
Si  tu  le  fais  ,  enfin  ,  en  ce  cas  j  e  mérite  , 
Puisqu'en  quelque  façon  mon  vice  te  profite. 


2/\S  BÎATHURIN     REGNIER 

SATIRE    XVI. 

NI    CRAINTE,    NI    ESPERANCE. 


N« 


'avoir  crainte  de  rien,  et  ne  rien  espérer, 
Ami,  c  est  ce  qui  peut  les  hommes  bienheurer. 
J'aime  les  gens  hardis,  dontl'ame  non  commune, 
Morguant  les  accidents  ,  fait  tête  à  la  fortune , 
Et  voyant  le  soleil  de  flamme  reluisant , 
La  nuit  au  manteau  noir  les  astres  conduisant , 
La  lune  se  masquant  de  formes  différentes  , 
Faire  naître  les  mois  dans  ses  courses  errantes  , 
Et  les  cieux  se  mouvoir  par  ressorts  discordants , 
Les  uns  chauds,  tempérés,  et  les  autres  ardents  ; 
Qui  ne  s' émouvant  point,  de  rien  n'ont  l'ame  at- 
teinte , 
Et  n'ont,  en  les  voyant,  espérance  ni  crainte. 
Même,  si  pêle-mêle  avec  les  éléments 
Le  ciel  d'airain  tomboit  jusques  aux  fondements, 
Et  que  tout  se  froissât  d'une  étrange  tempête, 
Les  éclats  sans  frayeur  leur  frapperoient  la  tête. 
Dis-moi ,  qu'est-ce  qu  on  doit  plus  chèrement 

aimer 
De  tout  ce  que  nous  donne  ou  la  terre  ou  la  mer  ; 
Ou  ces  grands  diamants,  si  brillants  à  la  vue  , 
Dont  la  France  se  voit  à  mon  gré  trop  pourvue  ; 


SATIRES.  24y 

Ou  cea  honneurs  cuisants  que  la  faveur  départ , 
Souvent  moins  par  raison  que  non  pas  par  hasard  ; 
Ou  toutes  ces  grandeurs  après  qui  l'on  abbaye, 
Qui  font  qu'un  président  dans  les  procès  s'égaye  ? 
De  quel  œil,  trouble,  ou  clair,  dis-moi,  les  doit-on 

voir , 
Et  de  quel  appétit  au  cœur  les  recevoir? 
Je  trouve,  quant  à  moi,  bien  peu  de  différence 
Entre  la  froide  peur  et  la  chaude  espérance  : 
D'autant  que  même  doute  également  assaut 
Notre  esprit,  qui  ne  sait  au  vrai  ce  qu'il  lui  faut. 
Car  étant  la  fortune  en  ses  fins  incertaine  , 
L'accident  non  prévu  nous  donne  de  la  peine. 
Quand  le  succès  du  bien  au  désir  n'est  égal , 
Nous  nous  sentons  troublés  du  bien  comme  du 

mal  ; 
Et  trouvant  même  effet  en  un  sujet  contraire , 
Le  bien  fait  dedans  nous  ce  que  le  mal  peut  faire. 
Or  donc  que  gagne-t-on  de  rire  ou  de  pleurer, 
Craindre  confusément ,  bien  ou  mal  espérer; 
Puisque  même  le  bien ,  excédant  notre  attente, 
Nous  saisissant  le  cœur  ,  nous  trouble,  et  nous 

tourmente , 
Et  nous  désobligeant  nous  même  en  ce  bonheur, 
La  j  oie  et  le  plaisir  nous  tient  lieu  de  douleur  ? 

Selon  son  rôle ,  on  doit  jouer  son  personnage. 
Le  bon  sera  méchant ,  insensé  l'homme  sage  ; 
Et  le  prudent  sera  de  raison  dévêtu  , 


Si5o  MlTHUEIJf     REGNIER. 

S'il  se  montre  trop  chaud  à  suivre  la  vertu. 

Va  donc  ;  et  d'un  cœur  sain  voyant  le  Pont-au- 

Change,    ' 
Désire  l'or  brillant  sous  mainte  pierre  étrange , 
Ces  gros  lingots  d'argent  qu'à  grands  coups  de 

marteaux 
L'art  forme  en  cent  façons  de  plats  et  de  vaisseaux^ 
Et  devant  que  le  j  our  aux  gardes  se  découvre , 
Va,  d'un  pas  diligent,  à  l'Arsenal,  auLouvre  ; 
Talonne  un  président ,  suis-le  comme  un  valet  ; 
Même  ,  s'il  est  besoin  ,  étrille  son  mulet. 
Suis  j  usques  au  conseil  les  maîtres  des  requêtes  ; 
Ne  t'enquiers  curieux  s'ils  sont  hommes  ou  bêtes  , 
Et  les  distingue  bien  :  les  uns  ont  le  pouvoir 
De  juger  finement  un  procès  sans  le  voir  ; 
Les  autres,  comme  dieux,  près  le  soleil  résident, 
Et ,  démons  de  Plutus  ,  aux  finances  président  ; 
Car  leurs  seules  faveurs  peuven* ,  en  moins  d'un 

an  , 
Te  faire  devenir  Chalange,  ou  Montauban  (i). 
Je  veux  encore  plus  ;  démembrant  ta  province  , 
Je  veux,  de  partisan,  que  tu  deviennes  prince: 
Tu  seras  des  badauts  en  passant  adoré , 
Et  sera  jusqu'au  cuir  ton  carosse  doré  ; 
Chacun  en  ta  faveur  mettra  son  espérance. 
Mille  valets  sous  toi  désoleront  la  France. 

(i)  Riches  partisans. 


SATIRES.  a5l 

Tes  logis ,  tapissés  en  magnifique  arroi , 
D'éclat  aveugleront  ceux-là  même  du  roi. 
Mais  si  faut-il  enfin  que  tout  vienne  à  son  compte, 
Et,  soit  avec  1  honneur,  ou  soit  avec  la  honte, 
Il  faut,  perdant  le  jour,  esprit,  sens,  et  vigueur, 
Mourir  comme  Enguerrand  (i) ,  ou  comme  Jac- 
ques Cœur  (2)  ; 
Et  descendre  là-bas,  où,  sans  choix  de  personnes, 
Les  écuelles  de  hois  s'égalent  aux  couronnes. 
En  courtisant,  pourquoi  perdrois-je  tout  mon 
temps , 
Si  dehien  et  d'honneur  mes  esprits  sont  contents? 
Pourquoi  d'ame  et  de  corps  faut-il  que  je  me 

peine, 
Et  qu'étant  hors  du  sens,  aussi-bien  que  d'haleine, 
Je  suive  un  financier,  soir,  matin ,  froid  et  chaud, 
Si  j'ai  du  bien  pour  vivre  autant  comme  il  m'en 

faut  ? 
Qui  n'a  point  de  procès,  au  palais  n'a  que  faire. 
Un  président  pour  moi  n'est  non  plus  qu'un  no- 
taire. 


(1)  Enguerrand  de  Marigny ,  sur -intendant  des 
finances,  sous  Louis  X,  fut  condamné  ,  en  i3i5,  à  être 
attaché  au  gibet  de  Monfaucon ,  qu'il  avoit  fait  dresser 
lui-même. 

(2)  Jacques-Cœur  .  argentier  (ministre  des  finances) 
sous  Charles  VII,  fut  condamné  à  l'exil,  et  dépouillé 
de  ses  biens  en  1453. 


25a  MATHURIN  REGNIER. 

Adorant  la  vertu  ,  de  cœur ,  d'âme  et  de  foi , 
Sans  la  chercher  si  loin ,  chacun  l'a  dedans  soi 


FIN    DES    SATYRES. 


EFITRES, 


^■V-V'«.'HVWWVWV»./VV«.'WV-WW»*.-»,-VV"V'V'».-a.-V'Wi'V»  V». •>»•».  %•»,-%, 


DISCOURS   AU   ROI(i), 


EPITRE    I. 

JL  l  étoit  presque  jour ,  et  le  ciel  souriant 
Blanchissoit  de  clarté  les  peuples  d'Orient  ; 
L'Aurore,  aux  cheveux  d  or,  au  visage  de  roses , 
Déjà,  comme  à  demi ,  découvroit  toutes  choses  ; 
Et  les  oiseaux,  perchés  en  leur  feuilleux  séjour, 
Commençoient,s'éveillant,à  se  plaindre  d'amour: 
Quand  je  vis  en  sursaut  une  bête  effroyable  (2) , 
Chose  étrange  à  conter,  toutefois  véritable  , 
Qui ,  plus  qu'une  hydre  affreuse  à  sept  gueules 

meuglan  t 
Avoitles  dents  d'acier,  l'œil  horrible  et  sanglant, 
Et  pressoit  à  pas  torts  une  nymphe  fuyante  (3) , 
Qui ,  réduite  aux  abois,  plus  morte  que  vivante, 
Haletante  de  peine  ,  en  son  dernier  recours  , 
Du  grand  Mars  des  François  imploroit  le  secours, 
Embrassoit  ses  genoux,  et,  l'appelant  aux  armes, 


(1)  Henri  IV. 

(2)  La  ligue. 

(3)  La  France, 


'2&4  MATHUEIÎT     REGNIER. 

N'avoit  autre  discours  que  celui  de  ses  larmes. 
Cette  nymphe  étoit  d'âge,  et  ses  cheveux  mêlés 
Flottoient  au  gré  du  vent,  sur  son  dos  avalés. 
Sa  rohe  étoit  d'azur,  où  cent  fameuses  villes 
Elevoient  leurs  clochers  sur  des  plaines  fertiles. 
La  mer  aux  deux  côtés  cet  ouvrage  hordoit  ; 
L'Alpe  de  la  main  gauche  en  hiais  s'épaneîoit 
DuRhin  jusqu'en  Provence;etle  mont  qui  partage 
D'avecque  l'espagnol  le  françois  héritage  , 
De  Leucate  à  Bayonne  en  cornes  se  haussant, 
Montroit  son  front  pointu  de  neiges  blanchissant. 

Le  tout  étoit  formé  d'une  telle  manière 
Que  Fart  ingénieux  excédoit  la  matière. 
Sa  taille  étoit  auguste  ,  et  son  chef,  couronné  , 
De  cent  fleurs  de  lis  d'or  étoit  environné. 

Ce  grand  prince,  voyant  le  souci  qui  la  grève  , 
Touché  de  piété  ,  la  prend  et  la  relève  ; 
Et  de  feux  étouffant  ce  funeste  animal , 
La  délivra  de  peur  aussitôt  que  de  mal  ; 
Et  purgeant  le  venin  dont  elle  étoit  si  pleine  , 
Rendit  en  un  instant  la  nymphe  toute  saine. 
Ce  prince,  ainsi  qu'un  Mars,  en  armes  glorieux, 
De  palmes  ombrageoit  son  chef  victorieux  , 
Et  sembloit  de  ses  mains  au  combat  animées  , 
Comme  foudre,  jeter  la  peur  dans  les  armées. 
Ses  exploits  achevés  en  ses  armes  vi voient: 
Là,  les  camps  de  Poitou  d'une  part  s'élevoient, 
Qui,  superbes,  sembloient  s'honorer  en  la  gloire 


ÉFiTHES.  2  S!) 

D'avoir  premiers  chantés  sa  première  victoire. 
Dieppe,  de  l'autre  part,  sur  la  mer  s'allongeoit, 
Où  par  force  il  rompoit  le  camp  qui  l'assiégeoit  ; 
Et  poussant  plus  avant  ses  troupes  épanchées  , 
Le  matin  en  chemise  il  surprit  les  tranchées. 
Là,  Paris  délivré  de  l'espagnole  main 
Se  déchargeoit  le  cou  de  son  joug  inhumain. 
La  campagne  d'Ivry  sur  le  flanc  ciselée 
Favorisoit  son  prince  au  fort  de  la  mêlée  ; 
Et  de  tant  de  ligueurs  par  sa  dextre  vaincus 
Au  dieu  de  la  hataille  appendoit  les  écus. 
Plus  haut  étoit  Vendôme,  et  Chartres,  et  Pontoise, 
Et  l'Espagnol  défait  à  Fontaine-Françoise  , 
Où  la  valeur  du  foible,  emportant  le  plus  fort , 
Fit  voir  que  la  vertu  ne  craint  aucun  effort. 
Deçà,  delà,  luttoit  mainte  troupe  rangée, 
Mainte  grande  cité  gémissoit  assiégée , 
Où,  sitôt  que  le  fer  l'en  rendoit  possesseur, 
Aux  rebelles  vaincus  il  usoit  de  douceur  : 
Verturare  au  vainqueur,  dont  le  courage  extrême 
N'a  gloire  en  la  fureur  qu'à  se  vaincre  soi-même  ! 
Le  chêne  et  le  laurier  cet  ouvrage  ombrageoit, 
Où  le  peuple  dévot  sous  ses  lois  se  rangeoit  ; 
Et  de  vœux  et  d'encens  au  ciel  faisoit  prière 
De  conserver  son  prince  en  sa  vigueur  entière. 
Maint  puissant  ennemi ,  dompté  par  sa  vertu  , 
Languissoit  dans  les  fers  sous  ses  pieds  abattu  , 
Tout  semblable  à  l'Envie ,  à  qui  l'étrange  rage 


^56  MATHURO     REGNIER, 

De  l'heur  de  son  voisin  enfîelle  le  courage  ; 
Hideuse ,  basanée  ,  et  chaude  de  rancœur , 
Qui  ronge  ses  poumons  ,  et  se  mâche  le  cœur. 

Après  quelque  prière  en  son  cœur  prononcée  9 
La  nymphe,  en  le  quittant,  au  ciel  s'est  élancée  ; 
Tandis  que  la  faveur  précipitoit  son  cours  , 
Véritable  prophète ,  elle  fait  ce  discours  : 

Peuple ,  l'objet  piteux  du  reste  de  la  terre , 
Indocile  à  la  paix,  et  trop  chaud  à  la  guerre  , 
Qui,  fécond  en  partis,  et  léger  en  desseins  , 
Dedans  ton  propre  sang  souilles  tes  propres 

mains , 
Entends  ce  que  je  dis  ,  attentif  à  ma  bouche , 
Et  qu'au  plus  vif  du  cœur  ma  parole  te  touche. 
Depuis  qu'irrévérent  envers  les  immortels  , 
Tu  taches  de  mépris  l'église  et  ses  autels  ; 
Qu'au  lieu  de  la  raison  gouverne  l'insolence  ; 
Que  le  droit  altéré  n'est  qu'une  violence  ; 
Que  par  force  le  foible  est  foulé  du  puissant  ; 
Que  la  ruse  ravit  le  bien  à  l'innocent  ; 
Et  que  la  vertu  sainte  ,  en  public  méprisée , 
Sert  aux  j  eunes  de  masque,aux  plus  vieux  de  risée, 
(Prodige  monstrueux  !  )  et,  sans  respect  de  foi, 
Qu'on  s'arme  ingratement  au  mépris  de  son  roi  : 
La  Justice  et  la  Paix  ,  tristes  et  désolées  , 
D'horreur  se  retirant ,  au  ciel  s'en  sont  volées  : 
Le  Bonheur  aussitôt  à  grands  pas  les  suivit, 
Et  depuis  le  Soleil  de  bon  œil  ne  te  vit. 


.EPITRES.  257 

On  a  vu  tant  de  fois  la  jeunesse  trompée 
De  tes  enfants  passés  au  tranchant  de  l'épéc  ; 
Tes  filles  sans  honneur  errer  de  toutes  parts  ; 
Ta  maison  et  tes  biens  saccagés  des  soldarts  ; 
Ta  femme  insolemment  d'entre  tes  bras  ravie  ; 
Et  le  fer  tous  les  jours  s'attacher  à  ta  vie. 
Et  cependant  aveugle  en  tes  propres  effets  ,        / 
Tout  le  mal  que  tu  sens,  c'est  toi  qui  te  le  fais  ; 
Tu  t'armes  à  ta  perte,  et  ton  audace  forge  ^ 
L'estoc  dont ,  furieux ,  tu  te  coupes  la  gorge. 

Mais  quoi!  tant  de  malheurs  te  suffisent-ils  pas? 
Ton  prince,  comme  un  dieu,  te  tirant  du  trépas, 
Rendit  de  tes  fureurs  les  tempêtes  si  calmes  , 
Qu'il  te  fait  vivre  en  paix  à  l'ombre  de  ses  palmes. 
Astrée  en  sa  faveur  demeure  en  tes  cités  ; 
D'hommes  et  de  bétail  les  champs  sont  habités  : 
Le  paysan,  n'ayant  peur  des  bannières  étranges  , 
Chantant  coupe  ses  bleds,  riant  fait  ses  vendanges; 
Et  le  berger,  guidant  son  troupeau  bien  nourri , 
Enfle  sa  cornemuse  en  l'honneur  de  Henri. 
Et  toi  seul  cependant ,  oubliant  tant  de  grâces  , 
Ton  aise  trahissant ,  de  ses  biens  tu  te  lasses. 
Viens, ingrat, réponds-moi,  quel  bien  espères-tu, 
Après  avoir  ton  prince  en  ses  murs  combattu  ; 
Après  avoir  trahi,  pour  de  vaines  chimères, 
L'honneur  de  tes  aïeux,  et  la  foi  de  tes  pères  ; 
Après  avoir ,  cruel ,  tout  respect  violé  , 
Et  mis  à  l'abandon  ton  pays  désolé  ? 

22, 


2*58  MATHURO     REGNIER. 

Attends-tu  que  l'Espagne  ,  avec  son  jeune  prin» 

ce(i), 
Dans  son  inonde  nouveau  te  donne  une  province, 
Et  qu'en  ces  trahisons  ,  moins  sage  devenu , 
Vers  toi ,  par  ton  exemple ,  il  ne  soit  retenu  ; 
Et  qu'ayant  démenti  ton  amour  naturelle  , 
A  lui,  plus  qu'à  ton  prince,  il  t'estime  fidelle? 
Mais  quels  exploits  si  beaux  a  faits  ce  j  eune  roi , 
Qu'il  faille  pour  son  bien  que  tu  fausses  ta  foi , 
Trahisses  ta  patrie  ,  et  que  ,  d'injustes  armes  , 
Tu  la  combles  de  sang,  de  meurtres  et  de  larmes  ? 
Si  ton  cœur  convoiteux  est  si  vif  et  si  chaud , 
Cours  la  Flandre,  où  jamais  la  guerre  ne  défaut  ; 
Et  plus  loin  ,  sur  les  flancs  d'Autriche  et  d'Alle- 
magne f 
î>e  Turcs  et  de  turbans  enjonche  la  campagne  ; 
Puis,tout  chargé  de  coups,  de  vieillesse  et  de  biens, 
Reviens  en  ta  maison  mourir  entre  les  tiens. 
Tes  fils  se  mireront  en  si  belles  dépouilles  ; 
Les  vieilles  au  foyer,  en  filant  leurs  quenouilles, 
En  chanteront  le  conte;  et,  brave  en  arguments, 
Quelque  autre  Jean  de  Meung  en  fera  des  ro- 
mans (2). 

(1)  Philippe  III ,  qui  succéda  à  son  père  Philippe  II, 
en  1.598. 

(2)  Jean  cle  Meung,  dit  Clopinel,  continuateur  du 
soinan  de  la  Rose  ,  commencé  par  Guillaume  de  Lorris, 


EPITRES.  259 

Ha  !  que  ces  paladins  vivants  dans  mon  histoire, 
Non  comme  toi  touchés  d'une  bâtarde  gloire , 
Te  furent  différents,  qui,  courageux  par-tout, 
Tinrent  fidellement  mon  enseigne  debout  ; 
Et  qui,  se  répandant  ainsi  comme  un  tonnerre, 
Le  fer  dedans  la  main  firent  trembler  la  terre  , 
Et  tant  de  rois  payens  sous  la  croix  déconfits 
Asservirent  vaincus  aux  pieds  du  crucifix  , 
Dont  les  bras  retroussés,  et  la  tête  penchée , 
De  fers  honteusement  au  triomphe  attachée , 
Furent  de  leur  valeur  témoins  si  glorieux  , 
Que  les  noms  de  ces  preux  en  sont  écrits  aux  ci  eux  ! 

Sitôt  que  cette  nymphe,  en  son  dire  enflammée, 
Pour  finir  son  propos  eut  la  bouche  fermée , 
Plus  haute  s'élevant  dans  le  vague  des  cieux  , 
Ainsi  comme  un  éclair  disparut  à  nos  yeux  ; 
Et  se  montrant  déesse  en  sa  fuite  soudaine  , 
La  place  elle  laissa  de  parfum  toute  pleine  , 
Qui ,  tombant  en  rosée  aux  lieux  les  plus  pro- 
chains , 
Réconforta  le  cœur  et  l'esprit  des  humains. 

Henri,  le  cher  sujet  de  nos  saintes  prières  , 
Que  le  ciel  rêseryoit  à  nos  peines  dernières , 
Dans  le  port  de  la  paix ,  grand  prince ,  puisses-tu  . 
Malgré  tes  ennemis ,  exercer  ta  vertu  ! 

Attendant  que  ton  fils ,  instruit  par  ta  vaillance^ 
Dessous  tes  étendards  sortant  de  son  enfance , 
Plus  fortuné  que  toi ,  mais  non  pas  plus  vaillant^ 


260  MATHURIN     REGNIER. 

Aille  les  Ottomans  jusqu'au  Caire  assaillant  ; 
Et  que ,  semblable  à  toi ,  foudroyant  les  armées 
Il  cueille  avec  le  fer  les  palmes  idumées. 
Puis,  tout  flambant  de  gloire  en  France  revenant, 
Le  ciel  même  là-haut  de  ses  faits  s' étonnant , 
Qu'il  épande  à  tes  pieds  les  dépouilles  conquises , 
Et  que  de  leurs  drapeaux  il  pare  nos  églises. 

Alors  rajeunissant,  au  récit  de  ses  faits , 
Tes  désirs  et  tes  vœux  en  ses  œuvres  parfaits  , 
Tu  ressentes  d'ardeur  ta  vieillesse  échauffée  , 
Voyant  tout  l'univers  nous  servir  de  trophée  ! 


É  PITRES.  2Gl 

A  M.   DE   FORQUEVAUS. 

ÉPITRE    IL 

JT  uisQUEle  jugement  nous  croît  parle  dommage, 
Il  est  temps  ,  Forquevaus  ,  que  je  devienne  sage  ; 
Et  que  par  mes  travaux  j'apprenne  à  l'avenir 
Comme,  en  faisant  l'amour,  on  se  doit  maintenir. 
Après  avoir  passé  tant  et  tant  de  traverses  , 
Avoir  porté  le  joug  de  eent  beautés  diverses  , 
Avoir,  en  bon  soldat,  combattu  nuit  et  jour  , 
Je  dois  être  routier  en  la  guerre  d'amour. 
Et,  comme  un  vieux  guerrier  blanchi  dessous  les 

armes , 
Savoir  me  retirer  des  plus  chaudes  alarmes  ; 
Détourner  la  fortune,  et,  plus  fin  que  vaillant , 
Faire  perdre  le  coup  au  premier  assaillant  ; 
Et  savant  devenu  par  un  long  exercice  , 
Conduire  mon  bonheur  avec  de  l'artifice  , 
Sans  courir  comme  un  fou  saisi  d'aveuglement , 
Que  le  caprice  emporte,  et  non  le  jugement. 
Car  l'esprit  en  amour  sert  plus  que  la  vaillance  ; 
Et  tant  plus  on  s'efforce,  et  tant  moins  on  avance. 
Il  n'est  que  d'être  fin  ,  et  de  soir,  ou  de  nuit, 
Surprendre,  si  l'on  peut,  l'ennemi  dans  le  lit. 
Du  temps  que  ma  jeunesse, à  l'amour  trop  ar~ 
dente , 


2Ï)2  MATHUIIIN     REGNIER. 

Rendoit  d'affection  mon  ame  violente , 
Et  que  de  tous  côtés ,  sans  choix  ou  sans  raison  , 
J'aîlois  comme  un  limier  après  la  venaison  , 
Souvent,  de  trop  de  cœur,  j'ai  perdu  le  courage  ; 
Et,  piqué  des  douceurs  d'un  amoureux  visage , 
J'ai  si  bien  combattu,  serré  flanc  contre  flanc , 
Qu'il  ne  m'en  est  resté  une  goutte  de  sang. 
Or  sage  à  mes  dépens,  j'esquive  la  bataille  , 
Sans  entrer  dans  le  champ  j'attends  que  l'on  m'as- 
saille ; 
Et  pour  ne  perdre  point  le  renom  que  j'ai  eu  , 
D'un  bon  mot  du  vieux  temps  je  couvre  tout  mon 

jeu; 
Et,  sans  être  vaillant,  je  veux  que  l'on  m'estime. 
Ou  si  par  fois  encor  j'entre  en  la  vieille  escrime, 
Je  goûte  le  plaisir  sans  en  être  emporté  , 
Et  prends  de  l'exercice  au  prix  de  ma  santé. 
Je  résigne  aux  plus  forts  ces  grands  coups  de  maî- 


trise  : 


Accablé  sous  le  faix ,  je  fuis  toute  entreprise  ; 
Et  sans  plus  m' amuser  aux  places  de  renom  , 
Qu'on  ne  peut  emporter  qu'à  force  de  canon  , 
J'aime  un  amour  facile,  et  de  peu  de  défense. 
Si  je  vois  qu'on  me  rit,  c'est  là  que  je  m'avance , 
Et  ne  me  veux  chaloir  du  lieu ,  grand  ou  petit. 
La  viande  ne  plaît  que  selon  l'appétit. 
Aimer  en  trop  haut  lieu  une  dame  hautaine  , 
C'est  aimer  en  souci  le  travail  et  la  peine , 
C'est  nourrir  son  amour  de  respect  et  de  soin. 


EPI  TRES.  2f)3 

Je  suis  soûl  de  servir  le  chapeau  dans  le  poing  ; 
Et  fuis  plus  que  la  mort  l'amour  d'une  grandi 

dame. 
Toujours  comme  un  forçat  ,  il  faut  être  à  la  rame. 
Naviguer  jour  et  nuit  ;  et ,  sans  profit  aucun  , 
Porter  tout  seul  le  faix  de  ce  plaisir  commun. 

Ce  n'est  pas ,  Forquevaus ,  cela  que  je  demande  ; 
Car  si  je  donne  un  coup,  je  veux  qu'on  me  le  rende, 
Et  que  les  combattants  ,  à  1  égal  colletés  , 
Se  donnent  l'un  à  l'autre  autant  de  coups  fourrés. 
C'est  pourquoi  je  recherche  une  jeune  fillette  , 
Experte  dès  long-temps  à  courir  l'aiguillette  ; 
Qui  soit  vrve  et  ardente  au  combat  amoureux  , 
Et  pour  un  coup  reçu  qui  vous  en  rende  deux. 
La  grandeur  en  amour  est  chose  insupportable  : 
Et  qui  sert  hautement  est  toujours  misérable  : 
Il  n'est  que  d'être  libre  ,  et  en  deniers  comptants 
Dans  le  marché  d'amour  acheter  du  bon  temps  ; 
Et  pour  le  prix  commun  choisir  sa  marchandise  ; 
Ou  si  l'on  n'en  veut  prendre ,  au  moins  on  en  de- 
vise ; 
L'on  tâte  ,  l'on  manie;  et ,  sans  dire  combien  , 
On  se  peut  retirer ,  l'objet  nen  coûte  rien. 
Au  savoureux  trafic  de  cette  mercerie 
J'ai  consumé  les  jours  les  plus  beaux  de  ma  vie. 
C'est  pourquoi  tout-à-coup  je  me  suis  retiré n 
Voulant  dorénavant  demeurer  assuré  ; 
Et ,  comme  un  marinier  échappé  de  l'orage  , 
Du  havre  sûrement  contempler  le  naufrage. 


2^4  MATURIJ*     REGNIER. 

Mais  aussi ,  Forquevaus ,  comme  il  est  mal-aisé 
Que  notre  esprit  ne  soit  quelquefois  abusé 
Des  appas  enchanteurs  de  cet  enfant  volage , 
Il  faut  un  peut  baisser  le  cou  sous  le  servage , 
Et  donner  quelque  place  aux  plaisirs  savoureux: 
Car  c'est  honte  de  vivre  et  de  n'être  amoureux. 
Mais  il  faut ,  en  aimant ,  s'aider  de  la  finesse 
Et  savoir  rechercher  une  simple  maîtresse , 
Qui ,  sans  vous  asservir ,  vous  laisse  en  liberté , 
Et  joigne  le  plaisir  avec  la  sûreté  ; 
Qui  ne  sache  que  c'est  que  d'être  courtisée; 
Qui  n'ait  de  mainte  amour  la  poitrine  embrasée; 
Qui  soit  douce  et  nicette  ;  et  qui  ne  sache  pas  , 
Âpprentive  au  métier,  que  valent  les  appas. 
Que  son  œil  et  cœur  parlent  de  même  sorte  ; 
Qu'aucune  affection  hors  de  soi  ne  l'emporte; 
Bref,  qui  soit  tout  à  nous  ,  tant  que  la  passion 
Entretiendra  nos  sens  en  cette  affection. 
Si  parfois  son  esprit,  ou  le  nôtre ,  se  lasse , 
Pour  moi ,  je  suis  d'avis  que  l'on  change  de  place. 
C'est  le  change  qui  rend  l'homme  plus  vigoureux 
Et  qui  jusqu'au  tombeau  le  fait  être  amoureux. 
Nature  se  maintient  pour  être  variable , 
Et  pour  changer  souvent  son  état  est  durable  : 
Aussi  l'affection  dure  éternellement, 
Pourvu ,  sans  se  lasser  ,  qu'on  changea  tout  mo- 
ment. 
De  la  fin  d'une  amour  l'autre  naît  plus  parfaite, 
Comme  on  voit  un  grand  feu  naître  d'une  bluette. 


EP1TRES.  3O0 

ÉPITRE    II L 

_L  erc  lus  d'une  jambe  et  des  bras  , 

Tout  de  mon  long  entre  deux  draps , 

Il  ne  me  reste  que  la  langue 

Pour  vous  faire  cette  harangue. 

Vous  savez  que  j'ai  pension  , 

Et  que  l'on  a  prétention  , 

Soit  par  sottise ,  ou  par  malice  , 

Embarrassant  le  bénéfice, 

Me  rendre  en  me  torchant  le  bec  , 

Le  ventre  creux  comme  un  rebec. 

On  m'en  baille  en  discours  de  belles  ; 

Mais  de  l'argent  point  de  nouvelles. 

Encore ,  au  lieu  de  payement , 

On  parle  d'un  retranchement , 

Me  faisant  au  nez  grise  mine  : 

Que  l'abbaye  est  en  ruine  , 

Et  ne  vaut  pas  ,  beaucoup  s'en  faut , 

Les  deux  mille  francs  qu'il  me  faut. 

Si  bien  que  je  juge ,  à  son  dire  , 

Malgré  le  feu  roi  notre  sire  , 

Qu  il  desireroit  volontiers 

Lâchement  me  réduire  au  tiers. 

Je  l?'sse  à  part  ce  fâcheux  conte  : 

3*3 


2.66  M  AT  H  UIl  IN      REGNIER. 

Au  printemps  que  la  bile  monte 
Par  les  veines  clans  le  cerveau  , 
Et  que  l'on  sent  au  renouveau 
Son  esprit  fécond  en  sornettes , 
Il  fait  mauvais  se  prendre  aux  poètes. 
Toutefois  je  suis  de  ces  gens 
De  toutes  choses  négligents  , 
Qui ,  vivant  au  jour  la  journée  , 
Ne  contrôlent  leur  destinée  , 
Oubliant  pour  se  mettre  en  paix  , 
Les  injures  et  les  bienfaits  7 
Et  s'arment  de  philosophie. 
Il  est  pourtant  fo^  qui  s'y  fie. 
J'écris  ,  je  lis  ,  je  mange  et  boi , 
Plus  heuseux  cent  fois  que  le  roi 
(Je  ne  dis  pas  le  roi  de  France)  , 
Si  je  n'étois  court  de  finance. 


POÉSIES    DIVERSES 


ÉLÉGIE    ZÉLOTYPIQUE(i), 

!iew  que  je  sache  au  vrai  tes  façons  et  tes  ruses  ? 
J'ai  tant  et  si  long-temps  excusé  tes  excuses  ; 
Moi-même  je  me  suis  mille  fois  démenti , 
Estimant  que  ton  cœur,  par  douceur  diverti , 
Tiendroit  ses  lâchetés  à  quelque  conscience  : 
Mais  enfin  ton  humeur  force  ma  patience. 
J'accuse  ma  foiblesse;  et,  sage  à  mes  dépens  , 
Si  je  t'aimai  jadis ,  ores  je  m'en  repens  ; 
Et  brisant  tous  ces  nœuds  dont  j'ai  tant  fait  de 

compte , 
Ce  qui  me  fut  honneur  m'est  ores  une  honte. 
Pensant  m'ôter  l'esprit,  l'esprit  tu  m'as  rendu  ; 
J'ai  regagné  sur  moi  ce  que  j'avois  perdu. 
Je  tire  un  double  gain  d'un  si  petit  dommage  ; 
Si  ce  n'est  que  trop  tard  je  suis  devenu  sage. 
Toutefois  le  bonheur  doit  nous  rendre  contents  ; 


(i)  Cette  élégie  et  la  suivante  sont  imitées  d'Ovide , 
Ain.  1.  III ,  Eleg,  i  et  3.  Elles  contiennent  les  plaintes 
et  les  reproches  d'un  amant  jaloux  ;  c'est  ce  que  signifie 
zélotypique. 


2f>8  MATHURIIT     REGNIER. 

Et  pourvu  qu'il  nous  vienne,  il  vient  toujours  à 

temps. 
J'ai  donc  lu  d'autremain  ses  lettres  contrefaites! 
J'ai  donc  su  ses  façons,  reconnu  ses  défaites  , 
Et  comment  elle  endort  de  douceur  sa  maison  , 
Et  trouve  à  s'excuser  quelque  fausse  raison  ! 
Un  procès, un  accord,  quelque  achat,  quelques 

ventes , 
"Visites  de  cousins ,  de  frères  et  de  tantes  ; 
Pendant  qu'en  autre  lieu,  sans  femmes  et  sans 

bruit , 
Sous  prétexte  d'affaire  elle  passe  la  nuit. 
Et  cependant,  aveugle  en  ma  peine  enflammée  , 
Ayant  su  tout  ceci ,  je  l'ai  toujours  aimée. 
Pauvre  sot  que  se  suis  !  Ne  devois-je  à  l'instant 
Laisser  là  cette  ingrate,  et  son  cœur  inconstant  ? 

Encor  seroit-ce  peu,  si,  d'amour  emportée  , 
Je  n'avois  à  son  teint  et  sa  mine  affectée 
Lu  de  sa  passion  les  signes  évidents 
Que  l'amour  imprimoit  en  ses  yeux  trop  ardents. 
Mais  qu' est-il  de  besoin  d'en  dire  davantage  ? 
Irai-je  rafraîchir  sa  honte  et  mon  dommage  ? 
A  quoi  de  ses  discours  dirai-je  le  défaut; 
Comme ,  pour  me  piper ,  elle  parle  un  peu  haut  ; 
Et  comme  bassement,  à  secrettes  volées , 
Elle  ouvre  de  son  cœur  les  flammes  recelées  ; 
Puis  sa  voix  rehaussant  en  quelques  mots  joyeux. 
Elle  pense  charmer  les  jaloux  curieux  ; 


POÉSIES     DIVERSES,  2ÏÏg 

Fait  un  conte  du  roi ,  de  la  reine  ,  et  du  Louvre  , 
Quand,  malgré  que  j'en  aie,  amour  me  le  dé- 
couvre , 
Me  déchiffre  aussitôt  son  discours  indiscret 
(  Hélas  !  rien  aux  jaloux  ne  peut  être  secret)  ; 
Me  fait  voir  de  ses  traits  1  amoureux  artifice  , 
Et  qu'aux  soupçons  d'amour  trop  simple  est  sa 

malice  ; 
Ces  heurtements  de  pied  en  feignant  de  s'asseoir  ; 
Faire  sentir  ses  gants,  ses  cheveux,  son  mouchoir; 
Ces  rencontres  de  mains,  et  mille  autres  caresses 
Qu'usent  à  leurs  amants  les  plus  douces  maî- 
tresses , 
Que  je  tais  par  honneur,  craignant  qu'avecie  sien, 
En  un  discours  plus  grand  t  j 'engageasse  le  mien  ? 
Cherche  donc  quelque  sot  au  tourment  insen- 
sible , 
Qui  souffre  ce  qu'il  m'est  de  souffrir  impossible  ; 
Car  pour  moi  j'en  suis  las,  ingrate,  et  je  ne  puis 
Durer  plus  longuement  en  la  peine  où  je  suis. 

Vous  autres  que  j'emploie  à  l'épier  sans  cesse, 
Au  logis  ,  en  visite  ,  au  sermon  ,  à  la  messe , 
Connoissant  que  je  suis  amoureux  et  jaloux , 
Pour  flatter  ma  douleur,  que  ne  me  mentez-vous  ? 
Ha  !  pourquoi  m'étes-vous  à  mon  dam  si  fidèles  ? 
Le  porteur  est  fâcheux  de  fâcheuses  nouvelles. 
Déférez  à  l'ardeur  de  mon  mal  furieux  ; 
Feignez  de  n'en  rien  voir,  etvous  fermez  les  y  eux. 

23. 


27O  MATHURIN     REGNIER. 

Si  dans  quelque  maison  sans  femme  elle  s'arrête  ; 
S'on  lui  fait  au  palais  quelque  signe  de  tête  7 
S  elle  rit  à  quelqu'un  ,  s' elle  appelle  un  valet , 
S'elle  baille  en  cachette  ou  reçoit  un  poulet , 
Si  dans  quelque  recoin  quelque  vieille  inconnue, 
Marmotant  un  Pater  ?  lui  parle  et  la  salue  ; 
Déguisez-en  le  fait;  parlez-m'en  autrement , 
Trompant  ma  jalousie  et  votre  jugement. 
Dites-moi  qu'elle  est  chaste ,  et  qu'elle  en  a  la 

gloire  ; 
Car,bien  qu'il  ne  soit  vrai ,  si  ne  le  puis-je  croire. 
Surmontons  par  mépris  ce  désir  indiscret  : 
Au  moins  ,  s'il  ne  se  peut,  l'aimerai-je  à  regret. 
Le  bœuf  n'aime  le  joug  que  toutefois  il  traîne. 
Et  mêlant  sagement  mon  amour  à  la  haine , 
Donnons-lui  ce  que  peut  ou  que  doit  recevoir 
Son  mérite ,  égalé  justement  au  devoir. 

C'en  est  fait  pour  jamais  la  chance  en  est  jetée. 
D'un  feu  si  violent  mon  ame  est  agitée , 
Qu'il  faut  bon-gré  ,mal-gré , laisser  faire  au  destin . 
Heureux  si  par  la  mort  j'en  puis  être  à  la  fin  , 
Et  si  je  puis  3  mourant  en  cette  frénésie , 
Voir  mourir  mon  amour  avec  ma  jalousie  ! 

Mais ,  dieu!  que  me  sert-il  de  pleurs  me  con- 
sommer , 
Si  la  rigueur  du  ciel  me  contraint  de  l'aimer  ? 
Où  le  ciel  nous  incline  à  quoi  sert  la  menace  ? 
Sa  beauté  me  rappelle  où  son  défaut  me  chasse: 


POESIES     DIVERSES.  2  J I 

Aimant  et  dédaignant ,  par  contraires  efforts , 
Les  façons  de  l'esprit  et  les  beautés  du  corps. 
Ainsi  je  ne  puis  vivre  avec  elle ,  et  sans  elle. 
Ha  dieu  !  que  fusses-tu  ou  plus  chaste  ,  ou  moins 

belle! 
Ou  pusses-tu  connoître  et  voir,  par  mon  trépas  , 
Qu'avecque  ta  beauté  mon  humeur  ne  sied  pas  ! 
Mais  si  ta  passion  est  si  forte  et  si  vive  , 
Que  des  plaisirs  des  sens  ta  raison  soit  captive, 
Que  ton  esprit  blessé  ne  soit  maître  de  soi  9 
Je  n'entends  en  cela  te  prescrire  une  loi  ;\ 
Te  pardonnant  par  moi  cette  fureur  extrême  9 
Ainsi  comme  par  toi  je  l'excuse  en  moi-même  : 
Car  nous  sommes  tous  deux ,  en  notre  passion  , 
Plus  dignes  de  pitié  que  de  punition. 
Encore,  en  ce  malheur  où  tu  te  précipites  , 
Dois-tu  par  quelque  soin  t'obliger  tes  mérites  , 
Connoitre  ta  beauté  ,  et  qu'il  te  faut  avoir , 
Avecque  ton  amour  ,  égard  à  ton  devoir. 
Mais,  sans  discrétion  ,  tu  vas  à  guerre  ouverte  ; 
Et ,  par  sa  vanité  triomphant  de  ta  perte , 
Il  montre  tes  faveurs  ,  tout  haut  il  en  discourt; 
Et  ta  honte  et  sa  gloire  entretiennent  la  cour. 
Cependant,  me  jurant,  tu  m'en  dis  des  injures, 
O  dieux  ,  qui  sans  pitié  punissez  les  parjures  , 
Pardonnez  à  ma  dame ,  ou,  changeant  vos  effets  , 
Vengez  plutôt  sur  moi  les  péchés  qu'elle  a  faits  ! 
S'il   est  vrai ,  sans    faveur ,  que  tu  l'écoutés 

plaindre  , 


1"]%  MÀTIÏURIN  .  REGNIER. 

D'où  vient  pour  son  respect  que  l'on  te  voit  con- 
traindre ; 
Que  tu  permets  aux  siens  lire  en  tes  passions  , 
De  veiller  jour  et  nuit  dessus  tes  actions  ; 
Que  toujours  d'un  valet  ta  carrosse  est  suivie , 
Qui  rend ,  comme  espion ,  compte  exact  de  ta  vie  ; 
Que  tu  laisse  un  chacun  pour  plaire  à  ses  soup- 
çons ; 
Et  que  ,  parlant  de  Dieu ,  tu  nous  fais  des  leçons, 
Nouvelle  Magdelaine  au  désert  convertie  ; 
Et  jurant  que  ta  flamme  est  du  tout  amortie , 
Tu  prétends  finement,  par  cette  mauvaitié , 
Lui  donner  plus  d'amour,  à  moi  plus  d'amitié  ; 
Et ,  me  cuidant  tromper ,  tu  voudrois  faire  ac- 
croire , 
Avecque  faux  serments  ,  que  la  neîge  fût  noire  ? 
Mais ,  comme  tes  propos  ,  ton  art  est  découvert , 
Et  chacun  ,  en  riant ,  en  parle  à  cœur  ouvert , 
Dont  j  e  crève  de  rage  ;  et  voyant  qu'on  te  hlâme  , 
Trop  sensible  en  ton  mal,  de  regret  je  me  pâme  ; 
Je  me  ronge  le  cœur  ,  je  n'ai  point  de  repos  ; 
Et  voudrois  être  sourd,  pour  l'être  à  ces  propos. 
Je  me  hais  de  te  voir  ainsi  mésestimée. 
T'aimant  si  dignement,  j'aime  ta  renommée  ; 
Et  si  je  suis  jaloux ,  je  le  suis  seulement 
De  ton  honneur,  et  non  de  ton  contentement. 
Fais  tout  ce  que  tu  fais ,  et  plus  s'il  se  peut  faire  ; 
Mais  choisis  pour  le  moins  ceux  qui  se  peuvent 
taire, 


POÉSIES     DIVERSES.  2  J  3 

Quel  besoin  peut-il  être,  insensée  en  amour  , 
Ce  que  tu  fais  la  nuit,  qu'on  le  chante  le  jour  • 
Ce  que  fait  un  tout  seul ,  tout  un  chacun  le  sache  ; 
Et  montres  en  amour  ce  que  le  monde  cache  ? 

Mais  puisque  le  destin  à  toi  m'a  su  lier  , 
Et  qu'oubliant  ton  mal  je  ne  puis  t'oublier , 
Par  ces  plaisirs  d'amour  tout  confits  en  délices  ; 
Par  tes  appas,  jadis  à  mes  vœux  si  propices  ; 
Par  ces  pleurs  que  mes  yeux  et  les  tiens  ont  versés  ; 
Par  mes  soupirs  au  vent  sans  profit  dispersés  ; 
Pardonne,  par  mes  pleurs,  au  feu  qui  me  com- 
mande. 
Si  mon   péché    fut  grand,  ma   repentance   est 


grande. 


Et  vois  ,  dans  le  regret  dont  je  suis  consommé  , 
Que  j'eusse  moins  failli  si  j'eusse  moins  aimé. 


ELEGIE 

SUR     LE     MEME     SUJET. 


^JLIMA 


aujt  comme  j'aimois, que  ne  devois-je  crain- 
dre ? 

Pouvois-je  être  assuré  qu'elle  se  dût  contraindre, 

Et  que,  changeant  d'humeur  au  vent  qui  l'em- 
portoit , 

Elle  eût  pour  moi  cessé  d'être  ce  qu'elle  étoit  ; 

Que, laissant  d'être  femme,  inconstante  et  légère, 


2  74  MATHURIJC     REGNIER. 

Son  cœur, traître  à  l'amour,  et  sa  foi  mensongère, 
Se  rendant  en  un  lieu  l'esprit  plus  arrêté  , 
Pût ,  au  lieu  de  mensonge  ,  aimer  la  vérité  ? 

Non,jecroyois  tout  d'elle,  il  faut  que  je  le  die  ; 
Et  tout  m'étoit  suspect  hormis  la  perfidie. 
Je  craignois  tous  ses  traits  que  j'ai  su  du  depuis , 
Ses  jours  de  mal  de  tète  ,  et  ses  secrètes  nuits , 
Quand ,  se  disant  malade  et  de  fièvre  enflammée, 
Pour  moi  tant  seulement  sa  porte  étoit  fermée. 
Je  craignois  ses  attraits,  ses  ris,  et  ses  courroux  ; 
Et  tout  ce  dont  Amour  alarme  les  jaloux. 

Mais  la  voyant  jurer  avec  tant  d'assurance  , 
Je  l'avoue ,  il  est  vrai ,  j'étois  sans  défiance. 
Aussi,  qui  pourroit  croire,  après  tant  de  serments, 
De  larmes  ,  de  soupirs  ,  de  propos  véhéments , 
Dont  eile  me  juroit  que  jamais  de  sa  vie 
Elle  ne  permettroit  d'un  autre  être  servie  ; 
Qu'  elle  aimoit  trop  ma  peine,  et  qu'en  ayant  pitié, 
Je  m'en  de  vois  promettre  une  ferme  amitié  ; 
Seulement,  pour  tromper  le  jaloux  populaire , 
Que  j  e  devoi s,  constant,  en  mes  douleurs  me  taire, 
Me  feindre  toujours  libre,  ou  bien  me  captiver  ; 
Et,  quelque  autre  perdant,  seule  la  conserver  ? 

Cependant ,  devant  Dieu  ,  dont  elle  a  tant  de 
crainte , 
Au  moins  comme  elle  dit,  sa  parole  étoit  feinte  ; 
Et  le  ciel  lui  servit ,  en  cette  trahison  , 
D'infidèle  moyen  pour  tromper  ma  raison. 


POÉSIES     DIVERSES.  2~5 

Et  puis  il  est  des  dieux  témoins  de  nos  paroies  ï 

Non,  non,  il  n'en  est  point:  ce  sont  contes  frivoles 

Dont  se  repaît  le  peuple  ,  et  dont  l'antiquité 

Se  servit  pour  tromper  notre  imbécillité. 

S'il  y  avoit  des  dieux  ,  ils  se  vengeraient  d'elle , 

Et  ne  la  verroit-on  si  fière  ni  si  belle  ; 

Ses  veux  s'obscurciraient,  qu  elleatantparjurés; 

Son  teint  serait  moins  clair, ses  cheveux  moins 

dorés  ; 
Et  le  ciel,  pour  l'induire  à  quelque  pénitence  , 
Marquerait  sur  son  front  son  crime  et  leur  ven- 


geance, 


Ou  s'il  y  a  des  dieux  ,  ils  ont  le  cœur  de  chair  ; 
Ainsi  que  nous  d'amour  ils  se  laissent  toucher  ; 
Et  de  ce  sexe  ingrat  excusant  la  malice  , 
Pour  une  belle  femme  ils  n'ont  point  de  justice. 

ELEGIE(i). 

IMPUISSANCE. 

viuoi  !  ne  Tavois-jc  assez  en  mes  vœux  désirée  ? 
X'étoit-elle  assez  belle  ,  ou  assez  bien  parée  ? 
Etoit-eile  à  mes  venx  sans  grâce  et  sans  appas  ? 
Son  sang  étoit-il  point  issu  d'un  lieu  trop  bas  ? 


ï    Cette  pièce  est  imitée  de  l'élégie  -  du  livre  Kl 
des  Amours  d'Ovide. 


Zj6  MATHURIN     REGNIER. 

Sa  race,  sa  maison  ,  n'étoit-elle  estimée? 
Ne  valoit-eile  point  la  peine  d'être  aimée  r 
Inhabile  au  plaisir ,  n  avoit-elle  de  quoi  ? 
Etoit-elle  trop  laide  ou  trop  belle  pour  moi  I 
Ha  !  cruel  souvenir  !  Cependant  je  l'ai  eue  , 
Impuissant  que  je  suis  ,  en  mes  bras  toute  nue  , 
Et  n'ai  pu ,  le  voulant  tous  deux  également , 
Contenter  nos  désirs  en  ce  contentement  ! 
Au  surplus  ,  à  ma  honte ,  Amour,  que  te  dirai-jc  ! 
Elle  mit  en  mon  cou  sesbras  plus  blancs  que  neige, 
Et  sa  langue  mon  cœur  par  ma  bouche  embrasa  ; 
Bref,  tout  ce  qu'ose  Amour  ,  ma  déesse  l'osa  ; 
Me  suggérant  la  manne  en  sa  lèvre  amassée , 
Sa  cuisse  se  tenoit  en  la  mienne  enlacée  ; 
Les  yeux  lui  pétilloient  d'un  désir  langoureux , 
Et  son  ame  exhaloit  maint  soupir  amoureux  ; 
Sa  langue,  en  bégayant  d'une  façon  mignarde  , 
Me  disoit  :  Mais  ,  mon  cœur  ,  qu'est-ce  qui  vous 

retarde  ? 
N'aurois-je  point  en  moi  quelque  chose  qui  pût 
Offenser  vos  désirs  ,  ou  bien  qui  vous  déplût  ! 
Ma  grâce,  ma  façon ,  ha  dieu  î  ne  vous  plaît-elle  ? 
Quoi  !  n'ai-je  assez  d'amour  ?  ou  ne  suis-je  assez 

belle  ? 
Cependant,  de  la  main  animant  ses  discours  , 
Je  trompois,impuissant,  sa  flamme  et  mes  amours; 
Et  comme  un  tronc  de  bois  ,  charge  lourde  et  pe«* 

santé , 


POESIES    DIVERSES.  277 

Je  n'avois  rien  en  moi  de  personne  vivante. 
Mes  membres  languissants,  perclus  et  refroidis 
Par  ses  attouchements  n'étoient  moins  engourdis. 
Mais  quoi  !  que  deviendrai-je  en  l'extrême  vieil- 
lesse. 
Puisque  je  suis  rétif  au  fort  de  ma  jeunesse  , 
Et  si,  las  !  je  ne  puis ,  et  jeune  et  vigoureux 
Savourer  la  douceur  du  plaisir  amoureux  ? 
Ha!  j'en  rougis  de  honte ,  et  dépite  mon  âge , 
Age  de  peu  de  force  et  de  peu  de  courage  , 
Qui  ne  me  permet  pas,  en  cet  accouplement, 
Donner  ce  qu'en  amour  peut  donner  un  amant. 
Car,  Dieux  !  cette  beauté,  par  mon  défaut  trompée 
Se  leva  le  matin  de  ses  larmes  trempée^ 
Que  l'amour  de  dépit  écouioit  par  ses  yeux  : 

Ressemblante  rAurore,alorsqu'ouvrantlescieux 
Elle  sort  de  son  lit  hargneuse  et  dépitée 
D'avoir  ,  sans  un  baiser ,  consommé  la  nuitée 
Quand,baignant  tendrement  la  terre  de  ses  pleurs 
De  chagrin  et  d'amour  elle  en  jette  ses  fleurs. 
Pour  flatter  mon  défaut ,  mais  que  me  sert  la 
gloire 
De  mon  amour  passée,  inutile  mémoire  l 
Quand  aimant  ardemment ,  et  ardemment  aimé 
Tant  plus  j  e  combattois ,  plus  j'étois  animé  : 
Guerrier  infatigable  en  ce  doux  exercice , 
Par  dix  ou  douze  fois  je  rentrois  en  la  lice  . 
Dix ,  vaillant  et  adroit ,  après  avoir  brisé  , 


2j8  MATHURIN     REGNIER. 

Des  chevaliers  d'amour  j'étois  le  plus  prisé. 
Mais  de  cet  accident  je  fais  un  mauvais  conte, 
Si  mon  honneur  passé  m'est  ores  une  honte. 

Or  quand  je  pense,  ô  dieux!  quel  bien  m'est 
advenu , 
Avoir  vu  dans  un  lit  ses  beaux  membres  à  nu  , 
La  tenir  languissante  entre  mes  bras  couchée , 
De  même  affection  la  voir  être  touchée , 
Me  baiser  haletant  d'amour  et  de  désir , 
Par  ses  chatouillements  réveiller  le  plaisir. 
Je  l'avois  cependant  vive  d'amour  extrême; 
Mais  si  je  1  eus  ainsi ,  elle  ne  m'eut  de  même  : 
O  malheur  !  et  de  moi  elle  n'eut  seulement 
Que  des  baisers  d'un  frère,  et  non  pas  d'un  amant. 
En  vain  cent  et  cent  fois  je  m'efforce  à  lui  plaire  , 
Non  plus  qu'à  mon  désir  je  n'y  puis  satisfaire  ; 
Et  la  honte  pour  lors ,  qui  me  saisit  le  cœur  , 
Pour  m' achever  de  peindre  éteignit  ma  vigueur. 

Gomme  elle  reconnut,  femme  mal  satisfaite , 
Qu'elle  perdoit  son  temps,  du  lit  elle  se  jette , 
Prend  sajuppe,  se  lace;  et  puis,  en  se  moquant, 
D'un  ris  et  de  ces  mots  elle  m'alla  piquant  : 
Non,  si  j'étois  lascive,  ou  d'amour  occupée  , 
Je  me  pourrois  fâcher  d'avoir  été  trompée  ; 
Mais  puisque  mon  désir  n'est  si  vif,  ni  si  chaud  , 
Mon  tiède  naturel  m'oblige  à  ton  défaut. 
Mon  amour  satisfaite  aime  ton  impuissance, 
Et  tire  de  ta  faute  assez  de  récompense , 


POESIES     DIVERSES.  279 

Qui  toujours  dilayant  m'a  fait,  par  le  désir , 
Ebattre  plus  long-temps  à  l'ombre  du  plaisir. 

Mais  étant  la  douceur  par  l'effort  divertie , 
La  fureur  à  la  fin  rompit  sa  modestie  , 
Et  dit  en  éclatant  :  Pourquoi  me  trompes-tu  ? 
Ton  impudence  à  tort  a  vanté  ta  vertu  , 
Si  en  d'autres  amours  ta  vigueur  s'est  usée. 
Quel  honneur  reçois-tu  de  m' avoir  abusée? 

Assez  d'autres  propos  le  dépit  lui  dictoit. 
Le  feu  de  son  dédain  par  sa  bouche  sortoit. 
Enfin ,  voulant  cacher  ma  honte  et  sa  colère  , 
Elle  couvrit  son  front  d'une  meilleure  chère  ; 
Se  conseille  au  miroir;  ses  femmes  appela  ; 
Et ,  se  lavant  les  mains ,  le  fait  dissimula. 

ELEGIE(i). 

JLj'homme  s'oppose  en  vain  contre  la  destinée. 
Tel  a  dompté  sur  mer  la  tempête  obstinée  , 
Qui,  déçu  dans  le  port,  éprouve  en  un  instant 
Des  accidents  humains  le  revers  inconstant , 
Qui  le  jette  au  danger ,  lorsque  moins  il  y  pense. 
Ores  à  mes  dépens  j'en  fais  l'expérience  , 
Moi  qui ,  tremblant  encor  du  naufrage  passé , 
Du  bris  de  mon  navire  au  rivage  amassé 


(1)  Cette  élégie  fut  composée  pour  Henri  IV, 


280  MATHURItf    REGNIER. 

Bâtissois  un  autel  aux  dieux  légers  des  ondes  ; 
Jurant  même  la  mer  et  ses  vagues  profondes  , 
Instruit  à  mes  dépens,  et  prudent  au  danger, 
Que  je  me  garderois  de  croire  de  léger  ; 
Sachant  qu'injustement  il  se  plaint  de  l'orage  , 
Qui  remontant  sur  mer  fait  un  second  naufrage. 
Cependant  ai-je  à  peine  essuyé  mes  cheveux  , 
Et  payé  dans  le  port  l'offrande  de  mes  vœux , 
Que  d'un  nouveau  désir  le  courant  me  transporte, 
Et  n'ai  pour  l'arrêter  la  raison  assez  forte. 
Par  un  destin  secret  mon  cœur  s'y  voit  contraint, 
Et  par  un  si  doux  nœud  si  doucement  étreint , 
Que  me  trouvant  épris  d'une  ardeur  si  parfaite  , 
Trop  heureux  en  mon  mal  je  hénis  ma  défaite  ; 
Et  me  sens  glorieux ,  en  un  si  beau  tourment , 
De  voir  que  ma  grandeur  serve  si  dignement. 
Changement  bien  étrange  en  une  amour  si  belle  ! 
Moi ,  qui  rangeois  au  joug  la  terre  universelle , 
Dont  le  nom  glorieux  aux  astres  élevé  T 
Dans  le  cœur  des  mortels  par  vertu  s'est  gravé  ; 
Qui  fis  de  ma  valeur  le  hasard  tributaire  ; 
A  qui  rien ,  fors  l'Amour ,  ne  put  être  contraire  ; 
Qui  commande  par-tout,. indomptable  en  pou- 
voir ; 
(Jui  sait  donner  des  lois,  et  non  les  recevoir: 
Je  me  vois  prisonnier  aux  fers  d'un  jeune  maître, 
Où  je  languis  esclave,  et  fais  gloire  de  l'être; 
Et  sont  à  le  servir  tous  mes  vœux  obligés. 


POESIES     DIVERSES.  2ÔJ 

Mes  palmes,  mes  lauriers  en  myrtes  sont  changés. 
Belle  et  sainte  planète,  astre  de  ma  naissance  , 
Mon  bonheur  plus  parfait,  mon  heureuse  in- 
fluence , 
Dont  la  douceur  préside  aux  douces  passions  , 
Vénus  ,  prenez  pitié  de  mes  affections  ; 
Soyez-moi  favorable,  et  faites  à  cette  heure  , 
Plutôt  que  découvrir  mon  amour,  que  je  meure, 
Et  que  ma  fin  témoigne ,  en  mon  tourment  secret , 
Qu'il  ne  vécut  jamais  un  amant  si  discret  ; 
Et  qu'amoureux  constant,  en  un  si  beau  martyre, 
Mon  trépas  seulement  mon  amour  puisse  dire. 

Ha  !  que  la  passion  me  fait  bien  discourir  ! 
Non,  non,  un  mal  qui  plaît  ne  fait  jamais  mourir. 
Dieux!  que  puis-je  donc  faire  au  mal  qui  me 

tourmente  ? 
La  patience  est  foible,  et  l'amour  violente  ; 
Et  me  voulant  contraindre  en  si  grande  rigueur, 
Ma  plainte  se  dérobe  ,  et  m'échappe  du  cœur. 
Semblable  à  cet  enfant  que  la  mère  en  colère  , 
Après  un  châtiment  veut  forcer  à  se  taire: 
Il  s'efforce  de  crainte  à  ne  point  soupirer; 
A  grand  peine  ose-t-il  son  haleine  tirer  ; 
Mais  nonobstant  l'effort ,  dolent  en  son  courage, 
Les  sanglots  à  la  fin  débouchent  le  passage  ; 
S  abandonnant  aux  cris,  ses  yeux  fondent  en 

pleurs , 
Et  faut  que  son  respect  défère  à  ses  douleurs» 

24- 


2?32  MATHURIIÎ     REGNIER. 

De  même  je  m'efforce  au  tourment  qui  me  tue  : 
En  vain  de  le  cacher  mon  respect  s'évertue. 
Donc,  beauté  plus  qu'humaine 3  objet  de  mes 
plaisirs , 
Délices  de  mes  yeux  et  de  tous  mes  désirs , 
Qui  régnez  sur  les  cœurs  d'une  contrainte  ai- 
mable , 
Pardonnez  à  mon  mal  ?  hélas  !  trop  véritable  ; 
Ne  vous  offensez  point  de  mes  justes  clameurs  , 
Et  si,  mourant  d'amour,  je  vous  dis  que  je  meurs. 

STANCES. 

J_j  if  quel  obscur  séjour  le  ciel  m'a-t-îl  réduit  ? 
Mesbeaux  jours  sontvoilés  d'une  effroyable nuk; 
Et  dans  un  même  instant,  comme  l'herbe  fauchée  ? 
Ma  j  eunesse  est  séchée. 

Mes  discours  sont  changés  en  funèbres  regrets 
Et  mon  ame  d'ennuis  est  si  fort  éperdue  , 
Qu'ayant  perdu  ma  dame  en  ces  tristes  forêts  , 
Je  crie,  et  ne  sais  point  ce  qu'elle  est  devenue. 

S  s  vois  bien  en  ce  lieu,  triste  et  désespéré  , 
Du.  naufrage  d'amour  ce  qui  m'est  demeuré: 
Et  bien  que  loin  d'ici  le  Destin  l'ait  guidée , 
Je  m'en  forme  l'idée. 

Je  vois  dedans  ces  fleurs  les  trésors  de  son  teint  ? 


POÉSIES    DIVERSES.  2&3 

La  fierté  de  son  ame  en  la  mer  toute  émue  : 
Tout  ce  qu'on  voit  ici  vivement  me  la  peint; 
Mais  il  ne  me  peint  pas  ce  qu'elle  est  devenue. 

Las  !  voici  bien  l'endroit  où  premier  je  la  vi , 
Où  mon  cœur,  de  ses  yeux  si  doucement  ravi ,. 
Rejetant  tout  respect,  découvrit  à  la  belle 
Son  amitié  fidelle. 

Je  revois  bien  le  lieu  ,  mais  je  ne  revois  pas 
La  reine  de  mon  cœur,  qu'en  ce  lieu  j'ai  perdue  : 
O  bois  !  ô  prés  !  ô  monts  !  ses  fidèles  ébats , 
Hélas  !  répondez-moi ,  qu' est-elle  devenue  ? 

Durant  qne  son  bel  œil  ces  lieux  embellissoit , 
L'agréable  printemps  sous  ses  pieds  florissoit? 
Tout  rioit  auprès  d'elle;  et  la  terre  parée 
Etoit  énamourées 

O  bois  !  ô  prés  !  ô  monts  !  ô  vous  qui  la  cachez  7, 
Et  qui ,  contre  mon  gré  ,  l'avez  tant  retenue  7 
Si  jamais  de  pitié  vous  vous  vîtes  touchés  7 
Hélas!  répondez-moi,  qu'est-elle  devenue? 

Fut-il  jamais  mortel  si  malheureux  que  moi?1 
Je  lis  mon  infortune  en  tout  ce  que  je  voi  ; 
Tout  figure  ma  perte  ;  et  le  ciel  et  la  terre 
A  l'envi  me  font  guerre. 


284  MATHURIN     REGNIER. 

Le  regret  du  passé  cruellement  me  point  ; 

Et  rend  l'objet  présent  ma  douleur  plus  aiguë  i 

Mais  ,  las  !  mon  plus  grand  mal  est  de  ne  savoir 

point, 
Entre  tant  de  malheurs,  ce  qu'elle  est  devenue. 

Ainsi  de  toutes  parts  je  me  sens  assaillir  ; 
Et  voyant  que  l'espoir  commence  à  me  faillir  ? 
Ma  douleur  se  rengrege ,  et  mon  cruel  martyre 
S'augmente ,  et  devient  pire. 

Et  si  quelque  plaisir  s'offre  devant  mes  yeux , 
Qui  pense  consoler  ma  raison  abattue , 
Il  m'afflige;  et  le  ciel  me  seroit  odieux 
Si  là-haut  j'ignorois  ce  qu'elle  est  devenue. 

Plaisirs  si-tôt  perdus ,  nélas  !  où  êtes-vous  ? 

Et  vous ,  chers  entretiens ,  qui  me  sembliez  si 

doux, 
Où  étes-vous  allés?  hé  !  où  s'est  retirée 
Ma  belle  Cythêrée  ? 

Ha  !  triste  souvenir  d'un  bien  si  tôt  passé  ! 

Las  !  pourquoi  ne  la  vois -je  ?  ou  pourquoi  l'ai-je 

vue? 
Ou  pourquoi  mon  esprit,  d'angoisses  oppressé , 
Ne  peut-il  découvrir  ce  qu'elle  est  devenue  ? 

En  vain  ,  hélas  !  en  vain  la  va-tu  dépeignant, 


POÉSIES     DIVERSES.  â8S 

Pour  flatter  ma  douleur,  si  le  regret  poignant 
De  m'en  voir  séparé  d'autant  plus  me  tourmente, 
Qu'on  me  la  représente. 

Seulement  au  sommeil  j'ai  du  contentement , 
Qui  la  fait  voir  présente  à  mes  yeux  toute  nue  , 
Et  chatouille  mon  mal  d'un  faux  ressentiment  ; 
Mais  il  ne  me  dit  pas  ce  qu'elle  est  devenue. 

Il  la  faut  oublier  ! . . .  ha  dieux  !  je  ne  le  puis, 
L'oubli  n'efface  point  les  amoureux  ennuis 
Que  ce  cruel  tvran  a  gravés  dans  mon  ame 
En  des  lettres  de  flamme. 

Il  me  faut  par  la  mort  finir  tant  de  douleurs. 
Avons  donc  à  ce  point  l'ame  bien  résolue  ; 
Et  finissant  nos  jours  ,  unissons  nos  malheurs  , 
Puisqu'on  ne  peut  savoir  ce  qu'elle  est  devenue. 

Adieu  donc  ,  clairs  soleils  ,  si  divins  et  si  beaux  ; 
Adieu  l'honneur  sacré  des  forêts  et  des  eaux  ; 
Adieu  monts,  adieu  près,  adieu  campagne  verte, 
De  vos  beautés  déserte. 

Las  !  recevez  mon  ame  en  ce  dernier  adieu. 
Puisque  de  mon  malheur  ma  fortune  est  vaincue 
Misérable  amoureux  ,  je  vais  quitter  ce  lieu  , 
Pour  savoir  aux  enfers  ce  qu'elle  est  devenue. 


286  MATKURIN     REGNIER. 

Ainsi  dit  Amiante  ,  alors  que  de  sa  voix 
Il  entama  les  cœurs  des  rochers  et  des  bois 
Pleurant  et  soupirant  la  perte  d'Yacée , 
L'objet  de  sa  pensée. 

Afin  de  la  trouver  ,  il  s'encourt  au  trépas. 
Et  comme  sa  vigueur  peu-à-peu  diminue , 
Son  ombre  pleure  ,  crie  ,  en  descendant  là-bas 
Esprits  ,  hé  !  dites -moi ,  qu'est-elle  devenue  ? 

STANCES 

CONTRE     UN    AMOUREUX     TRANSI, 

JT  ourquoi  perdez-vous  la  parole 
Aussitôt  que  vous  rencontrez 
Celle  que  vous  idolâtrez , 
Devenant  vous-même  une  idole  ? 
Vous  êtes  là  sans  dire  mot , 
Et  ne  faites  rien  que  le  sot. 

Pensez-vous  la  rendre  abattue 
Sans  votre  fait  lui  déceler  ? 
Faire  les  doux  yeux  sans  parler , 
C'est  faire  l'amour  en  tortue. 
La  belle  fait  bien  de  garder 
Ce  qui  vaut  bien  le  demander. 

L'effort  fait  plus  que  le  mérite: 


POÉSIES     DIVERSES.  287 

Car ,  pour  trop  mériter  un  bien  , 
Le  plus  souvent  on  n'en  a  rien  ; 
Et ,  dans  l'amoureuse  poursuite  , 
Quelquefois  l'importunité 
Fait  plus  que  la  capacité. 

En  discourant  à  sa  maîtresse , 

Que  ne  promet  l'amant  subtil? 

Car  chacun  ,  tant  pauvre  soit-il 

Peut  être  riche  de  promesse. 

Les  grands  ,  les  vignes  ,  les  amants  , 

Trompent  toujours  de  leurs  serments. 

Votre  belle ,  qui  n'est  pas  lourde  , 
Rit  de  ce  que  vous  en  croyez. 
Qui  vous  voit ,  pense  que  soyez 
Ou  vous  muet ,  ou  elle  sourde. 
Parlez ,  elle  vous  oira  bien  ; 
Mais  elle  attend  ,  et  n'entend  rien* 

Elle  attend  ,  d'un  désir  de  femme , 
D'ouïr  de  vous  quelques  beaux  mots. 
Mais  s'il  est  vrai  qu'à  nos  propos 
On  reconnoît  quelle  est  notre  ame  7 
Elle  vous  croit  1  à  cette  fois  , 
Manquer  d'esprit  comme  de  voix. 

Qu'un  honteux  respect  ne  vous  touche: 


288  MATHURIN     REGNIER. 

Fortune  aime  un  audacieux. 
Pensez  ,  voyant  Amour  sans  yeux  , 
Mais  non  pas  sans  mains  ,  ni  sans  bouche, 
Qu'après  ceux  qui  font  des  présents 
L'Amour  est  pour  les  bien-disants. 

DIALOGUE. 
CLORIS    ET    PHILIS. 

CL  O  RIS. 

Jl  hilis,  œil  de  mon  cœur,  et  moitié  de  moi- 
même  , 

Mon  amour  ,  qui  te  rend  le  visage  si  blême  ? 

Quels  sanglots  ,  quels  soupirs ,  quelles  nouvelles 
pleurs , 

Noyent  de  tes  beautés  les  grâces  et  les  fleurs  ? 

PHILIS. 

Ma  douleur  est  si  grande,  et  si  grand  mon  m  arty re, 
Qu'il  ne  se  peut,  Cloris,  ni  comprendre  ni  dire. 

CLORIS. 

Ces  maintiens  égarés  ,  ces  pensers  éperdus  , 
Ces  regrets  et  ces  cris  par  ces  bois  ép-andus  , 
Ces  regards  languissants  en  leurs  flammes  dis- 

crettes  , 
Me  sont  de  ton  amour  les  paroles  secrettes. 

PHILIS. 

Ha  dieu  !  qu'un  divers  mal  diversement  me  point! 


POÉSIES     DIVERSES.  a8() 

J'aime  :  hélas  !  non  ,  Cloris  ;  non  ,  non  ,  je  n'aime 
point. 

CLORIS. 

La  honte  ainsi  dément  ce  que  l'amour  décèle  ; 
La  flamme  de  ton  cœur  par  tes  yeux  étincelle  ; 
Et  ton  silence  même ,  en  ce  profond  malheur  , 
N'est  que  trop  éloquent  à  dire  ta  douleur. 
Tout  parle  en  ton  visage;  et,  te  voulant  con- 
traindre , 
L'Amour  vient ,  malgré  toi ,  sur  ta  lèvre  se  plain- 
dre. 
Pourquoi  veux-tu,  Philis,  aimant  comme  tu  fais, 
Que  l'Amour  se  démente  en  ses  propres  effets  ? 
N'en  fais  donc  point  la  fine,  et  vainement  ne  cache 
Ce  qu'il  faut  malgré  toi  que  tout  le  monde  sache, 
Puisque  le  feu  d'amour,  dont  tu  veux  triompher, 
Se  montre  d'autant  plus  qu'on  le  pense  étouffer. 
L'Amour  est  un  enfant,  nu,  sans  fard  et  sans 

crainte , 
Qui  se  plaît  qu'on  le  voie ,  et  qui  fuit  la  contrainte. 
Force  donc  tout  respect,  ma  chère  fille  ,  et  croi 
Que  chacun  est  sujet  à  l'amour  comme  toi. 
En  jeunesse  j'aimai  ;  ta  mère  fit  de  même  ; 
Lycandre  aima  Lysis ,  et  Félisque  Phylême  : 
Encore  oit-on  l'écho  redire  leurs  chansons  , 
Et  leurs  noms  sur  ces  bois  gravés  en  cent  façons. 
Même  que  penses-tu?  Bérénice  la  belle , 
Qui  semble  contre  Amour  si  fîère  et  si  cruelle  ? 


2  0 


2(JO  MATHURIS     REGNIER. 

Me  dit  tout  franchement  en  pleurant,  l'autre  jour, 
Qu'elle  étoit  sans  amant,mais  non  pas  sans  amour . 
Telle  encor  qu'on  me  voit,  j'aime  de  telle  sorte  , 
Que  l'effet  en. est  vif ,  si  la  cause  en  est  morte. 

PHILIS. 

Ha  !  n'en  dis  davantage  ,  et ,  de  grâce ,  ne  rends 
Mes  maux  plus  douloureux  ,  ni  mes  ennuis  plus 
grands. 

CLORIS. 

D'où  te  vient  le  regret  dont  ton  ame  est  saisie  ? 
Est-ce  infidélité  ,  mépris  ,  ou  jalousie  ? 

P  HILIS. 

Ce  n'est  ni  l'un  ni  1  autre  ;  et  mon  mal  rigoureux 
Excède  doublement  le  tourment  amoureux. 

CLORIS. 

Mais  ne  peut-on  savoir  le  mal  qui  te  possède  ? 

PHILIS. 

A  quoi  serviroit-il ,  puisqu'il  est  sans  remède  ? 

CLORIS. 

Volontiers  les  ennuis  s'allègent  aux  discours. 

PHILIS. 

Las  !  je  ne  veux  aux  miens  ni  pitié  ,  ni  secours. 

,  clop. is. 
La  douleur  que  l'on  cache  est  la  plus  inhumaine. 

PHILIS. 

Qui  meurt  en  se  taisant  semble  mourirsans  peine. 

CLORIS. 

Peut-être  en  la  disant  te  pourrai-je  guérir. 


POESIES     DIVERSES.  2ijl 

Y  HILIS. 

Tout  remède  est  fâcheux  alors  qu'on  veut  mourir, 

c  loris. 
Je  crois  lire  en  tes  veux  quelle  est  ta  maladie. 

PHILIS.  j 

Si  tu  la  vois  ,  pourquoi  veux-tu  que  je  la  die  ? 
Aurai -je  assez  d'audace  à  dire  ma  langueur  ? 
Ha  !  perdons  le  respect  où  j'ai  perdu  le  cœur. 
J'aime  ,  j'aime ,  Cloris  ;  et  cet  enfant  d  Eryce  , 
Qui  croit  que  c'est  pour  moi  trop  peu  que  d'un 

supplice , 
De  deux  traits  qu'il  tira  des  yeux  de  deux  aman  î  s, 
Cause  en  moi  ces  douleurs  et  ces  gémissements  : 
Chose  encore  inouie  ,  et  toutefois  non  feinte  , 
Et  dont  jamais  bergère  à  ces  bois  ne  s'est  plainte  î 

CLORIS. 

Scroit-il  bien  possible  ? 

r  HILIS. 

A  mon  dam  tu  le  vois. 

CLORIS. 

Comment  !  qu'on  puisse  aimer  deux  hommes  à- 
la-fois  ! 

PHILIS. 

Mon  malheur  en  ceci  n'est  que  trop  véritable  ; 
Mais  ,  las  !  il  est  bien  grand  r  puisqu'il  n'est  pas 
croyable. 

CLORIS. 

Qui  sont  ces  deux  bergers  dont  ton  cœur  est 
époint? 


?(-)'£  MATHURIN     REGITIER. 

PHILIS. 

Amynte  et  Philémon  :  ne  les  connois-tu  point? 

c  LORIS. 

Ceux  qui  lurent  blessés  lorsque  tu  fus  ravie  ? 

PHILIS. 

Oui,  ces  deux  dont  je  tiens  et  l'honneur  et  la  vie. 

G  LORIS. 

J'en  sais  tout  le  discours; mais  dis-moi  seulement 
Comme  Amour ,  par  leurs  yeux,  charma  ton  ju- 
gement. 

PHILIS. 

Amour ,  tout  dépité  de  n'avoir  point  de  flèche 
Assez  forte  pour  faire  en  mon  cœur  une  brèche  , 
Voulant  qu  il  ne  fût  rien  dont  il  ne  fût  vainqueur, 
Fit  par  les  coups  d'autrui  cette  plaie  en  mon  cœur: 
Quand  ces  bergers,  navrés,  sans  vigueur,  et  sans 

armes , 
Tout  moites  de  leur  sang ,  comme  moi  de  mes 

larmes , 
Près  du  Satire  mort ,  et  de  moi ,  que  l'ennui 
Ptendoit  en  apparence  aussi  morte  que  lui , 
Firent  voir  à  mes  yeux ,  d'une  piteuse  sorte , 
Qu'autant  que  leur  amour  leur  valeur  étoit  forte. 
Ce  traître  ,  tout  couvert  de  sang  et  de  pitié  , 
Entra  dedans  mon  cœur  sous  couleur  d'amitié  , 
Et  n'y  fut  pas  plutôt  ,  que  ,  morte  ,  froide  ,  et 

blême , 
Je  cessai,  tout  en  pleurs, d'être  plus  à  moi-même. 


POESIES     DIVERSES.  2C)3 

J'oubliai  père  et  mère ,  et  troupeau  ]  et  maison. 
Mille  nouveaux  désirs  saisirent  ma  raison. 
J'errois  deçà  ,  delà  ,  furieuse  ,  insensée , 
De  pensers  en  penscrs  s'égara  ma  pensée  ; 
Et  comme  la  fureur  étoit  plus  douce  en  moi, 
Réformant  mes  façons,  je  leur  donnois  la  loi. 
J'accommodois  ma  grâce,  agençois  mon  visage  ; 
Un  jaloux  soin  de  plaire  excitoit  mon  courage  ; 
J'allois  plus  retenue  ,  et  composois  mes  pas  ; 
J'apprenois  à  mes  yeux  à  former  des  appas  ; 
Je  voulois  sembler  belle ,  et  m'efiorçois  à  faire 
Un  visage  qui  pût  également  leur  plaire  : 
Et  lorsqu'ils  me  voyoient  par  basard  tant  soit  peu, 
Je  frissonnois  de  peur,  craignant  qu'ils  eussent 

veu 
(Tant  j'étois  en  amour  innocemment  coupable) 
Quelque  façon  en  moi  qui  ne  fût  agréable. 
Ainsi ,  toujours  en  transe  en  ce  nouveau  souci , 
Je  disois  à  part  moi  :  Las  !  mon  dieu  !  qu'est  ceci  ? 
Quel  soin  ,  qui  de  mon  cœur  s'étant  rendu  le 

maître, 
Fait  que  je  ne  suis  plus  ce  que  je  soulois  être  ? 
Mais,  las  !  en  peu  de  temps  je  connus  mon  erreur» 
Tardive  connoissance  à  si  prompte  fureur  \ 
J'aperçus,  mais  trop  tard,  mon  amour  vébémente, 
Les  connoissant  amants,  je  me  connus  amante. 
Depuis,  de  mes  deux  yeux  le  sommeil  se  bannit , 
La  douleur  de  mon  cœur  mon  visage  fannit. 

25, 


%i)i  MATHURO     R-EGSIEK. 

Du  soleil ,  à  regret ,  la  lumière  m'éclaire  , 

Et  rien  que  ces  bergers  au  cœur  ne  me  peut  plaire. 

Nos  champs  ne  sont  plus  beaux;  ces  prés  ne  sont 
plus^erts; 

Ces  arbres  ne  sont  plus  de  feuillages  couverts  ; 

Ces  ruisseaux  sont  troublés  des  larmes  que  je 
verse  ; 

Ces  fleurs  n'ont  plus  d'émail  en  leur  couleur  di- 
verse ; 

Leurs  attraits  si  plaisants  sont  changés  en  hor- 
reur ; 

Et  tous  ces  lieux  maudits  n'inspirent  que  fureur. 

Ici ,  comme  autrefois  ?  ces  pâtis  ne  fleurissent  ; 

Comme  moi,  de  mon  mal,  mes  troupeaux  s'a  mai- 
grissent ; 

Et  mon  chien ,  m'aboyant ,  semble  me  reprocher 

Que  j'ai  ore  à  mépris  ce  qui  me  fut  si  cher. 

CLORIS. 

Brûlent-ils  comme  toi  d'amour  démesurée  ? 

PHILIS. 

Je  ne  sais  ;  toutefois  j'en  pense  être  assurée, 

CLORIS. 

L'amour  se  persuade  assez  légèrement. 

PHILIS. 

Mais  ce  que  l'on  désire  on  le  croit  aisément, 

c  l  o  it  i  s . 
Le  bon  amour  pourtant  n'est  point  sans  défiance. 

PHILIS. 

Je  te  dirai  sur  quoi  j'ai  fondé  ma  croyance. 


FOJESIES     DIVERSES.  20)5 

Un  jour,  comme  il  advint  qu'Amynte  étant  blessé, 
Et  qu'étant  de  sa  plaie  et  d'amour  oppressé , 
Ne  pouvant  clore  l'œil ,  éveillé  du  martyre , 
Se  plaignoit  en  pleurant  d'un  mal  qu'il  n'osoit 

dire, 
Je  me  mis  à  chanter;  et  le  voyant  gémir , 
En  chantant,  f  invitois  ses  beaux  yeux  à  dormir  ; 
Quand  lui ,  tout  languissant ,  tournant  vers  moi 

sa  tête , 
Qui  sembloit  un  beau  lys  battu  par  la  tempête , 
Me  lançant  un  regard  qui  le  cœur  me  fendit , 
D'une  voix  rauque  et  casse  ainsi  me  répondit: 
Philis ,  comme  veux-tu  qu'absent  de  toi  je  vive  ; 
Ou  bien  qu'en  te  voyant  mon  ame ,  ta  captive , 
Trouve ,  pour  endormir  son  tourment  furieux , 
Une  nuit  de  repos  au  jour  de  tes  beaux  yeux  ? 
Alors  toute  surprise  en  si  prompte  nouvelle , 
Je  m'enfuis  de  vergogne  où  Philémon  m'appelle, 
Qui,  navré,  comme  lui ,  de  pareils  accidents , 
Languissoit  en  ses  maux  trop  vifs  et  trop  ardents. 
Moi ,  qu'un  devoir  égal  à  même  soin  invite, 
Je  m'approche  de  lui ,  ses  plaies  je  visite  ; 
Mais  ,  las  !  en  m' apprêtant  à  ce  piteux  dessein  , 
Son  beau  sang  qui  s'émeut  jaillit  dessus  mon  sein  ; 
Tombant  évanoui ,  toutes  ses  plaies  s'ouvrent , 
Et  ses  yeux,  confine  morts,  de  nuages  se  couvrent, 
Comme  avecque  mes  pleurs  je  l'eus  fait  revenir ^ 
En  me  voyant  sanglante  en  mes  bras  le  tenir  ? 


2i)6  MATHURIK     REGSIER. 

Me  dit  :  Belle  Philis  ,  si  l'amour  n'est  un  crime  , 
Ne  méprisez  le  sang  qu'épand  cette  victime. 
Ainsi  de  leurs  deéseins  je  ne  puis  plus  douter  ; 
Et  lors,  moi,  que  l'Amour  oncque  ne  sut  dompter, 
Je  me  sentis  vaincue  ,  et  glisser  en  mon  ame  , 
De  ses  propos  si  chauds  et  si  brûlants  de  flamme  , 
Un  rayon  amoureux  qui  m'enflamma  si  Lien  , 
Que  tous  mes  froids  dédains  n'y  servirent  de  rien , 
Lors  je  m'encours  de  honte  où  la  fureur  m'em- 
porte 
N'ayant  que  la  pensée  et  l'Amour  pour  escorte  ; 
Et  suis  comme  la  biche  à  qui  l'on  a  percé 
Le  flanc  mortellement  d'un  garot  traversé  , 
Qui  fuit  dans  les  forets  ,  et  toujours  avec  elle 
Porte  ,  sans  nul  espoir  ,  sa  blessure  mortelle. 
Las  !  je  vais  tout  de  même ,  et  ne  m'aperçois  pas, 
O  malheur!  qu'avec  moi  je  porte  mon  trépas. 

CLORIS. 

Si  d'une  même  ardeur  leur  ame  est  enflammée  , 
Te  plains-tu  d'aimer  bien,  et  d'être  bien  aimée? 
Tu  les  peux  voir  tous  deux ,  et  les  favoriser. 

PHILIS. 

Un  cœur  se  pourroit-il  en  deux  parts  diviser? 

CLORIS. 

Pourquoi  non?  c'est  erreur  de  la  simplesse  hu- 
maine ; 
La  foi  n'est  plus  au  cœur  qu'une  chimère  vaine. 
Tu  dois  ,  sans  t'arrêter  à  la  fidélité  , 


POÉSIES     DIVERSES.  3     J 

Te  servir  des  amants  comme  des  fleurs  d'été  , 
Qui  ne  plaisent  aux  yeux  qu'étant  toutes  nou- 
velles. 
Nous  avons,  de  nature,  au  sein  doubles  mam- 

melles , 
Deux  oreilles  ,  deux  yeux  ,  et  divers  sentiments  ; 
Pourquoi  ne  pourrions-nous  avoir  divers  amants? 
Combien  en  eonnoissé-je  à  qui  tout  est  de  mise  . 
Qui  changent  plus  souvent  d'amants  que  de  che- 
mise ! 
La  grâce  ,  la  beauté  ,  la  jeunesse  et  l'amour  , 
Pour  les  femmes  ne  sont  qu'un  empire  d  un  jour, 
En  cor  que  d'un  matin  ;  car  ,  à  qui  bien  y  pense  , 
Le  midi  n'est  que  soin  ,  le  soir  que  repentanee. 
Puis  donc  qu'Amour  te  fait  d'amants  provision  . 
Use  de  ta  jeunesse,  et  de  l'occasion  : 
Toutes  deux  ,  comme  un  trait  de  qui  Ton  j^erd  la 

trace  , 
S'envolent .  ne  laissant  qu'un  regret  à  leur  place. 
Mais  si  ce  procéder  encore  t'est  nouveau , 
Choisis  lequel  des  deux  te  semble  le  plus  beau. 

PHILIS. 

Ce  remède  ne  peut  à  mon  mal  satisfaire. 
Puis  Nature  et  l'Amour  me  défend  de  le  faire. 
En  un  choix  si  douteux  s'égare  mon  desïr. 
Ils  sont  tous  deux  si  beaux .  qu'on  n'y  peut  que 

choisir. 
L'un  est  brun  ;  h autre  blond  ;  et  son  poil  qui  se 

dore 


298  MATIIUKI±\     REGUIER. 

En  filets  blondissants  est  semblable  à  l'Aurore  , 
Quand ,  tout  échevelée  ,  à  nos  yeux  souriant , 
Elle  émaille  de  fleurs  les  portes  d'Orient. 
Cette  bouche  si  belle  et  si  pleine  de  charmes  , 
Où  l'Amour  prend  le  miel  dont  il  trempe  ses 

armes  ; 
Ces  beaux  traits  de  discours  ,  si  doux  et  si  puis- 
sants , 
Dont  l'Amour  par  l'oreille  assujettit  mes  sens  , 
À  ma  f oible  raison  font  telle  violence , 
Qu'ils  tiennent  mes  désirs  en  égale  balance  : 
Car  si  de  l'un  des  deux  je  me  veux  départir , 
Le  ciel ,  non  plus  que  moi ,  ne  peut  y  consentir. 
Mais  si  l'un  est  pareil  à  l'Aurore  vermeille  , 
L'autre,  en  son  teint  plus  brun ,  a  la  grâce  pareille 
A  l'astre  de  Vénus  ,  qui  doucement  reluit 
Quand  le  soleil  tombant  dans  les  ondes  s'enfuit . 
Sa  taille  haute  et  droite ,  et  d'un  juste  corsage  , 
Semble  un  pin  qui  s'élève  au  milieu  d'un  bocage; 
Sa  bouche  est  de  corail ,  où  l'on  voit  au-dedans , 
Entre  un  plaisant  souris ,  les  perles  de  ses  dents , 
Qui  respirent  un  air  embaumé  d'une  haleine 
Plus  douce  que  l'œillet ,  ni  que  la  marjolaine. 
C'est  enfin,  comme  l'autre,  un  miracle  des  cieux. 
Mon  ame,  pour  les  voir,  vient  toute  dans  mes  yeux. 
Laisser  l'un,  prendre  l'autre,  ô  dieux  !  est-il  pos- 
sible? 
Ce  seroit ,  les  aimant ,  un  crime  irrémissible. 


POESIES     DIVERSES.  2<jy 

Ils  sont  tous  deux  égaux  de  mérite  et  de  foi. 
Las  !  je  n'aime  rien  qu'eux  ,  ils  n'aiment  rien  que 

moi. 
Tous  deux  pour  me  sauver  hasardèrent  leur  vie; 
Ils  ont  même  dessein,  même  amour,  même  envie. 
De  quelles  passions  me  senté-je  émouvoir  ! 
L'amour ,  l'honneur  ,  la  foi  ,  la  pitié  ,  le  devoir, 
De  divers  sentiments  également  me  troublent , 
Et,  me  pensant  aider,  mes  angoisses  redoublent  ; 
Car  si ,  pour  essayer  à  mes  maux  quelque  paix  , 
Parfois  oubliant  l'un  ,  en  l'autre  je  me  plais  , 
L'autre,  tout  en  colère  à  mes  yeux  se  présente  , 
Et,  me  montrant  ses  coups,  sa  chemise  sanglante, 
Son  amour  ,  sa  douleur ,  sa  foi ,  son  amitié  , 
Mon  cœur  se  fend  d  amour ,  et  s'ouvre  à  la  pitié. 
Las  !  ainsi  combattue  en  cette  étrange  guerre  , 
Il  n'est  grâce  pour  moi  au  ciel  ni  sur  la  terre. 

EPI  G  RAM  ME  S. 


I. 

SUR    LE    PORTRAIT   d'uïï    POETE   C  O  URO  W  tf  É. 

VJT r  a  v e  u r  ,  vous  deviez  avoir  soin 
De  mettre  dessus  cette  tête  , 
Voyant  qu'elle  étoit  d'une  bête, 
Le  lien  d'un  botteau  de  foin. 


3oo  MATHURIN     REGNIER. 

II. 
I^E   DIEU    D'AMOUR. 

Le  âieu  d'amour  se  pourroit  peindre 
Tout  aussi  grand  qu'un  autre  dieu  , 
N'étoit  qu'il  lui  suffit  d'atteindre 
Jusqu'à  la  pièce  du  milieu. 

III. 

LES    CONTRETEMPS. 

Lorsque  j'étois  comme  inutile 
Au  plus  doux  passetemps  d'amour  , 
J'avois  un  mari  si  habile 
Qu'il  me  caressait  nuit  et  jour. 

Ores  celui  qui  me  commande 
Gomme  un  tronc  gît  dedans  le  lit  ; 
Et  maintenant  que  je  suis  grande , 
Il  se  repose  jour  et  nuit. 

L  un  fut  trop  vaillant  en  courage  , 
Et  l'autre  est  trop  alangouri. 
Amour ,  rends-moi  mon  premier  âge , 
Ou  me  rends  mon  premier  mari. 


POÉSIES     DIVERSES.  3o 

IV. 

LISETTE    TUEE    FAR    ROBIN. 

Lisette, à  qui  1  on  faîsoit  tort , 

Vint  à  Robin  tout  éplorée  , 

Et  lui  dit:  Donne-moi  la  mort, 

Que  tant  de  fois  j'ai  désirée. 

Lui,  qui  ne  la  refuse  en  rien  , 

Tire  son.  .  .  vous  m'entendez  bien  ; 

Puis  au  bas  du  ventre  la  frappe. 

Elle ,  qui  veut  finir  ses  jours  , 

Lui  dit:  Mon  cœur  ,  pousse  toujours  , 

De  crainte  que  je  n'en  réchappe. 

Maïs  Robin  ,  las  de  la  servir , 

Craignant  une  nouvelle  plainte , 

Lui  dit:  Hâte-toi  de  mourir  , 

Car  mon  poignard  n'a  plus  de  pointe. 

STANCES. 

VJuind  sur  moi  je  jette  les  yeux  , 
A  trente  ans  me  voyant  tout  vieux  , 
Mon  cœur  de  frayeur  diminue: 
Etant  vieilli  dans  un  moment , 
Je  ne  puis  dire  seulement 
Que  ma  jeunesse  est  devenue. 

Du  berceau  courant  au  cercueil , 

26 


3o3  MATHURI5     RE  G  K  1ER. 

Le  jour  se  dérobe  à  mon  œil , 
Mes  sens  troublés  s'évanouissent. 
Les  nommes  sont  comme  des  fleurs  , 
Qui  naissent  et  vivent  en  pleurs  , 
Et  d'heure  en  heure  se  fanissent. 

Leur  âge  ,  à  l'instant  écoulé 
Comme  un  trait  qui  s'est  envolé , 
Ne  laisse  après  soi  nulle  marque  ; 
Et  leur  nom  ?  si  fameux  ici , 
Sitôt  qu'ils  sont  morts  meurt  aussi , 
Du  pauvre  autant  que  du  monarque. 

N'aguères ,  verd ,  sain  etjpuissant 
Comme  un  aubepin  florissant 
Mon  printemps  étoit  délectable. 
Les  plaisirs  logeoient  en  mon  sein  ; 
Et  lors  étoit  tout  mon  dessein 
Du  jeu  d'amour  et  de  la  table. 

Mais ,  las  !  mon  sort  est  bien  tourné  ? 
Mon  âge  en  un  rien  s'est  borné  ; 
Foible  languit  mon  espérance. 
En  une  nuit ,  à  mon  malheur , 
De  la  joie  et  de  la  douleur 
J'ai  bien  appris  la  différence  ! 

Ha  !  pitoyable  souvenir  ! 
Enfin,  que  dois-je  devenir? 
Où  se  réduira  ma  constance  ? 


POESIES      DIVERSES.  G, 

Etant  jà  défailli  de  cœur  , 
Qui  me  don  ra  de  la  vigueur 
Pour  durer  en  la  pénitence  ? 

Qu'est-ce  de  moi  ?  Foible  est  ma  main  ; 
Mon  courage,  hélas  !  est  humain  ; 
Je  ne  suis  de  fer ,  ni  de  pierre. 
En  mes  maux  montre-toi  plus  doux , 
Seigneur;  aux  traits  de  ton  courroux 
Je  suis  plus  fragile  que  verre. 

Le  soleil  fléchit  devant  toi  ; 
De  toi  les  astres  prennent  loi  ; 
Tout  fait  joug  dessous  ta  parole  : 
Et  cependant  tu  vas  dardant 
Dessus  moi  ton  courroux  ardent , 
Qui  ne  suis  qu'un  bourrier  qui  vole. 

Mais  quoi  !  si  je  suis  imparfait  ? 
Pour  me  défaire  m'as-tu  fait? 
Ne  sois  aux  pécheurs  si  sévère. 
Je  suis  homme,  et  toi  Dieu  clément! 
Sois  donc  plus  doux  au  châtiment , 
Et  punis  les  tiens  comme  père. 

Le  tronc  de  branches  dévêtu  , 
Par  une  secrette  vertu 
Se  rendant  fertile  en  sa  perte  , 
De  rejetons  espère  un  jour 


Oo\  M  AT  H  UR  IN      REGNIER. 

Ombrager  les  lieux  d'alentour , 
Reprenant  sa  perruque  verte. 

Où ,  l'homme  en  la  fosse  couché  , 
Après  que  la  mort  l'a  touché , 
Le  cœur  est  mort  comme  l'écorce  : 
Encor  l'eau  reverdit  le  bois  ; 
Mais  l'homme  étant  mort  une  fois , 
Les  pleurs  pour  lui  n'ont  plus  de  force. 

HYMNE 

SUR     LA     NATIVITÉ. 

DE   NOTRE   SEIGNEUR, 

fait  par  le  commandement  du  roi  Louis  XIII, 
pour  sa  musique  de  la  messe  de  minuit. 

Jlour  le  salut  de  l'univers 
Aujourd'hui  les  cieux  sont  ouverts  ; 
Et  par  une  conduite  immense , 
La  grâce  descend  dessus  nous. 
Dieu  change  en  pitié  son  courroux , 
Et  sa  justice  en  sa  clémence. 

Le  vrai  fils  du  Dieu  tout-puissant 
Au  fils  de  l'homme  s'umssant 
En  une  charité  profonde , 
Encor  qu'il  ne  soit  qu'un  enfant, 


POÉSIES     DIVERSES.  3o5 

Victorieux  et  triomphant, 

De  fers  affranchit  tout  le  monde. 

Ses  oracles  sont  accomplis  ; 
Et  ce  que,  par  tant  de  replis 
D'âge ,  promirent  les  prophètes 
Aujourd'hui  se  finit  en  lui , 
Qui  vient  consoler  notre  ennui , 
En  ses  promesses  si  parfaites. 

Grand  roi,  qui  daignas  en  naissant 
Sauver  le  monde  périssant , 
Comme  père,  et  non  comme  juge  , 
De  grâce  comblant  notre  roi , 
Fais  qu'il  soit  des  méchants  1  effroi , 
Et  des  bons  l'assuré  refuge. 

SONNET. 

\_J  Dieu  !  si  mes  péchés  irritent  ta  fureur  , 
Contrit,  morne  et  dolent,  j'espère  en  ta  clémence. 
Si  mon  deuil  ne  suffit  à  purger  mon  offense , 
Que  ta  grâce  y  supplée,  et  serve  à  mon  erreur. 

Mes  esprits  éperdus  frissonnent  de  terreur  ; 

Et  ne  voyant  salut  que  par  la  pénitence  , 

Mon  cœur ,  connue  mes  yeux ,  s'ouvre  à  la  repcn- 

tance  ; 
Et  me  hais  tellement  que  je  m'en  fais  horreur. 

26. 


3o6  MATHUllIJV     REGNIER. 

Je  pleure  le  présent ,  le  passé  je  regrette  ; 
Je  crains  à  l'avenir  la  faute  que  j'ai  faite  : 
Dans  mes  rebellions  je  lis  ton  jugement. 

Seigneur,  dont  la  bonté  nos  injures  surpasse  , 

Comme  de  père  à  fils  uses-en  doucement. 

Si  j'avois  moins  failli,  moindre  seroit  ta  grâce. 

COMMENCEMENT 
D'UN   POEME    SACRE. 

J  'ai  le  cœur  tout  ravi  d'une  fureur  nouvelle  , 

Or  qu  en  un  saint  ouvrage  un  saint  démon  m'ap- 
pelle , 

Qui  me  donne  l'audace  ,  et  me  fait  essayer 

Un  sujet  qui  n'a  pu  ma  jeunesse  effrayer. 

Toi  dont  la  providence,  en  merveilles  pro- 
fonde , 

Planta  dessus  un  rien  les  fondements  du  monde  , 

Et,  baillant  à  chaque  être  et  corps  et  mouve- 
ments , 

Sans  matière  donna  la  forme  aux  éléments  ; 

Donne  iorce  à  ma  verve ,  inspire  mon  courage  ; 

A  ta  gloire,  ô  Seigneur,  j'entreprends  cet  ou- 
vrage. 
Avant  que  le  soleil  eût  enfanté  les  ans  ; 

Que  tout  n'êtoit  qu'un  rien  ;  et  que  même  le 
temps , 


POESIES     DIVERSES.  3oj 

Confus,  n'étoit  distinct  en  trois  diverses  faces; 
Que  les  cieux  ne  tournoient  un  chacun  en  leurs 

places , 
Mais  seulement  sans  temps  ,  sans  mesure  a  et  sans 

lieu  ; 
Que ,  seul  parfait  en  soi ,  régnoit  l'esprit  de  D ieu , 
Et  que  dans  ce  grand  vide ,  en  majesté  superbe  , 
Etoit  l'être  de  l'être  en  la  vertu  du  Verbe  ; 
Dieu,  qui  forma  dans  soi  de  tout  temps  l'univers , 
Parla  :  quand ,  à  sa  voix ,  un  mélange  divers. . . . 

FIN. 


VOCABULAIRE 

DES   POESIES 

CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


Al  bayer,  convoiter,  aspirer. 

Accointance,  liaison  intime. 

Accort  ,  te,  adroit,  poli,  complaisant, 

Admonester  ,  reprendre  ,  remontrer. 

Agencer,  ajuster,  parer. 

Aguet  ,  embûche  ,  subtilité. 

Aheurter  ,  obstiner,,  contrarier. 

Ains,  mais  ,  avant ,  jamais  ,  plutôt. 

Alangouri  ,  engourdi ,  languissant. 

Anguillade  (  donner  1'  )  allusion  aux  coups  appliqués 
avec  uue  peau  d'anguille  ,  ou  une  courroie  qui  y 
ressembloit  t  et  dont  on  frappoit  à  Rome  les  jeunes 
nobles  lorqu'ils  étoient  en  faute.   Plin. 

Arondelle ,  hirondelle. 

Arser  ,  flamboyer  ,  briller. 

Attifer  ,  parer  ,  ajuster. 
Ittraire  ,  attirer  ,  amorcer. 

Aucunefois  ,  quelquefois. 

Avaler  ,  descendre  ,  abaisser. 

Aviser,  regarder,  considérer,  instruire. 

Balandran  ,  casaque  de  campagne,  sorte  de  man- 
teau. 


0>IO  VOCABULAIRE. 

Déduit,  passe-temps,  plaisir. 

Départir,  séparer,  partager,  distribuer. 

Desparié,  dépareillé. 

Deuls  ,  voyez  Douloir. 

Devine,  sorcière. 

Deviser  ,  raconter  ,  discourir. 

Dévoyé  ,  hors  de  la  voie  ,  égaré. 

Dextre  ,  main  droite  ,  droit. 

Dextrement  ,  adroitement. 

Dilatant,  irrésolu,  qui  prend  des  délais. 

Double  ,  monnoie  de  cuivre  qui  valoit  deux  deniers. 

Douloir,  souffrir,  se  plaindre. 

Droiturier,  équitable,  sincère. 

Duire  ,  conduire,  accoutumer,  convenir. 

Election,  choix. 

Enamouré  ,  amoureux. 

EncastelÉ  ,  boiteux  ;  il  se  dit  d'un   cheval  dont  les 

talons  pressent  le  petit  pied. 
Enfieler  ,  mêler  de  fiel. 
Engraver  ,  graver ,  imprimer. 
Enhan  ,  bruit  criard. 
Entrant  ,  hardi ,  entreprenant. 
Epandre  ,  répandre  ,  verser,  éparpiller. 
Epoindre  ,  piquer  ,  élancer. 
Eprendre  ,  brûler ,  enflammer. 
Es  ,  au  ,  en  ,  dans. 
Estriver  ,  disputer ,  contrarier. 
Etranger,  écarter,  abandonner. 
Extrémité  ,  extrême . 

Fait  ,  faîte  ,  comble. 


VOCABULAIRE.  3ll 

Fallace  ,  tromperie  ,  ruse  ,  trahison. 

Fannir  ,  rendre  fané. 

Faquin  ,  mannequin  contre   lequel  on  couroit  avec 

une  lance  pour  s'exercer. 
Feintise  ,  feinte  ,  déguisement. 

Figue  ,  (faire  la)  se  moquer,  narguer,  faire  la  moue. 
Fors  ,  hormis  ,  excepté. 
Franchise,  affranchissement,  liberté. 

Gardon,  petit  poisson. 

Garir  ,  guérir ,  préserver. 

Garot  ,  bâton  ,  bois  d'une  lance. 

Genêt,  sorte  de  petit  cheval  espagnol,  très -prompt 

à  la  course. 
Grand  ,  adjectif  commun. 
Guerdon  ,  loyer,  salaire,  récompense. 
Guerrier  ,  ennemi. 

Heur  ,  bonheur. 
Housse  ,  botte  ,  guêtre. 
Huis,  porte,  entrée. 

ïmpitiÈ,  cruauté,  sans  pitié. 

Instablement  ,  d'une  manière  qui  n'est  pas  stable. 

Inciter,  exciter,  pousser. 

Ire  ,  colère. 

Ja  ,  déjà  ,  alors  ,  et. 

Langard,  bavard,  indiscret. 

Léger  (  de  )  légèrement. 

Licantropie  ,  maladie  de  celui  qui  croit  être  loirn. 

Liesse  ,  joie  ,  plaisir. 


3i 


TOCABULAIR  E. 


Limestre,  serge. 

Loyer  ,  salaire  ,  récompense. 

Luiteur  ,  lutteur. 

Maie,  méchant,  mauvais. 
Marine  ,  mer. 

Matelineur  ,  capricieux  i  fou. 

Maugréer  ,  blasphémer ,  faire  des  imprécations ,  en- 
rager. 
Mauvaistié  ,  méchanceté ,  malice. 
Médard  ,  (ris  de  S.  )  ris  forcé. 
Menestre  ,  de  l'italien  minestra,  soupe. 
Minuter  ,  projeter. 
Montre  ,  apparence. 
Monument  ,  tombeau. 
Mousse  ,  émoussé. 

Navrer,  blesser. 

Nicette  ,  ingénue  ,  naïve  ,  candide . 

Nuisance,  dommage. 

Ocieux  ,  oisif,  tranquille. 

Onc  ,  oncques  ,  autrefois ,  avec  la  négation,  jamais. 

Or  ,  ores  ,  présentement ,  à  l'heure. 

Ou  ,  tandis  que. 

Parfi.it  ,  à  la  fin,  pour  la  conclusion. 

Partir  ,  séparer  ,  diviser. 

Passe-volant  ,  homme  qui  passe  en  revue  sans  être 

enrôlé. 
Patis  ,  pré  ,  pacage. 

Pedetentim  ,  pié-à-pié,  tout  doucement. 
Pitoyable  ,  qui  a  de  la  pitié. 


VOCABULAIRE.  3l3 

Pointure  ,  blessure  ,  piqûre. 

Pommade  ,  tour  qu'on  fait  en  voltigeant  et  en  se  sou- 
tenant d'une  main  sur  le  pommeau  de  la  selle  du 
cheval. 

Portuaire  ,  peindre  ,  faire  le  portrait. 

Quaymande,  mendiante . 

Quen aille  ,  canaille. 

Quinaud  ,  de,  confus,  attrapé. 

Quintaine  ,  mannequin  contre  lequel  on  s'exerce  à 

courir  avec  la  lance  ,  but,  poteau  auquel  on  tire  au 

blanc. 

Rais  ,  rayon  de  lumière. 

Rancoeur,  rancune  ,  haine  cachée. 

Rf.bec  ,  sorte  de  violon. 

RecipÉ  ,  remède  7  ordonnance. 

Remeugle  ,  pour  remugle  ^  rance ,  odeur  fétide. 

Rengreger  ,  aggraver. 

Renouveau,  printemps. 

Ressentiment,  ressouvenir,  reconnoissance. 

Sacrer,  consacrer. 

Sade,  gentil,  propre. 

Sagette  ,  flèche. 

Serf  ,  ve  ,  esclave. 

Si,  cependant,  pourtant. 

Sonner,  chanter,  dire. 

Soudart  ,  soldat. 

Souloir  \  avoir  coutume, 

Teston,  pièce  de  monnoie  d'argent. 

Tinel  ,  salle  du  commun  ,  office. 

27 


3l4  VOCABULAIRE. 

Tins  ,  pour  tenu. 
Triacleur  ,  charlatan. 

Venelle,  passage  étroit. 

Vercoquin  ,  caprice  ,  humeur. 

Verd  ,  (laisser  sur  le)  négliger,  abandonner. 

Vergogne  ,  pudeur. 

Vert,  (sans)  au  dépourvu. 

Villanelle  ,  sorte  de  chanson. 

Virer  ,  tourner. 


TABLE   GENERALE 

DES  MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  CE  VOLUME, 


ŒUVRES  CHOISIES  DE  DESPORTES. 

i5  otice  sur  Philippe  Desportes.  Page       j 

AMOURS  DE   DIANE, 

Sonnet.  u 

Chant  d'Amour,  12 

Sonnet.  !^ 

Chanson.  ibid. 

Sonnet.  x5 

Plainte.  ï6 

Sonnet.  j„ 

Chanson .  ibid. 

De  la  Jalousie.  Xq 

Sonnet.  ^ 

Chanson.  2I 
Plainte. 


22 


Prière  au  Sommeil  23 


Sonnet. 


24 


Songe,  ibid. 


3l6  TABLE     GÉNÉRALE 

Rimes  tierces.  page     25 

Contre  Amour.        /  26 

Sur  la  mort  de  Diane.  Sonnet.  28 

AMOURS  D'HIPPQkYTE. 

Chanson.  20 

Chanson.  3o 

Sonnet.  3r 

Chanson .  ibid. 

Sonnet.  33 

Chanson.  34 

élégie.  35 

Chanson.  3? 

CLÉONICE,  Derrières  Amours. 

Chanson.  38 

Épigramme.  ibid. 

Stances.  3t) 

Ode.  4.0 

POÉSIES   DIVERSES. 

Chanson.  42 

Adieu  à  la  Pologne.  44 

j£pi  gramme.  46 

Stances  du  Mariage.  ibid. 

Chanson.  49 

.Élégie.  5o 

Yillanelle.  5  A 

Épigramme.  55 

Contre  une  nuit  trop  daire.  ibid 

Chanson.  5j 


DES     MATIÈRES.  3l7 

Elégie.  page     58 

Epigramme.  60 

Chanson.  *«*. 

Baiser.  62 

Villanelle.  63 

Sonnet  Spirituel.  65 

Ode  Sacrée.  #** 

OEUVRES  CHOISIES  DE  BERTAUT. 

Notice  sur  Jean  Bertaut.  71 

POÉSIES   DIVEPvSES. 

Stances.  83 

Dialogue  ,  Damon  et  Panopêe.  84 

Chanson.  87 

Défense  de  l'Amour.  88 

Stances.  8g 
Sonnet  sur  les  statues  de  marbre  et  de  bronze  du 

Jardin  de  Fontainebleau.  ibid. 

Stances.  go 

Chanson.  gi 
Sonnet  à  Henri  IV,  sur  la  réduction  de  Paris  en 

son  obéissance.  g2 

Chanson.  ibid. 
Bourgueil,  à  monseigneur  le  cardinal  de  Bourbon.     g4 

Chanson.  97 

Chanson.  98 

Chanson.  gg 

Stances.  101 

Cantique.  102 


3l8  TABLE     GÉNÉRALE 

Paraphrase  du  psaume  CXLVIÎ.  page  104 

Paraphrase  du  psaume  CXXXVI.  106 

OEUVRES   CHOISIES  DE  REGNIER. 

Notice  sur  Mathurin  Régnier.  112 

Satire  I.  Discours  au  roi.  117 

Sat.  II.  A  M.  le  comte  Caramain.  Les  Poètes.  122 
Sat.  III.  A  M.  le  marquis  de  Cœuvres.  La  Vie 

de  la  Cour.  i3i 

Sat.  IV.  A  M.  Mo  tin.  La  Poésie  toujours  pauvre.  i3q, 
Sat.  V.  A  M.  Bertaut,  évêque  de  Séez.  Le  Goût 

particulier  décide  de  tout.  14^ 

Sat.  VI.  A  M.  de  Béthune.  L'Honneur ,  ennemi 

de  la  <vie.  l53 

Sat.  VII.  A  M.  le  marquis  de  Cœuvres.  L'Amour 

qu'on  ne  peut  dompter.  161 

Sat.  VIII.  A  M.  l'abbé  de  Beaulieu.  L'Importun 

ou  le  Fâcheux. ,  167 

Sat.  IX.  A  M.  Rapin.  Le  Critique  outré,  176 

Sat.  X.  Le  Souper  ridicule.  187 

Sat.  XI.  Suite.  Le  Mauvais  Gîte.  201 

Sat.  XII.  A  M.  Freminet.  Régnier,  apologiste  de 

soi-même.  2i5 

Sat.  XIII.  Macette,  ou  l'Hypocrisie  déconcertée.  221 
Sat.  XIV.  La  Folie  est  générale.  233 

Sat.  XV.  Le  Poète  malgré  soi.  240 

Sat.  XVI.  Ni  crainte  ni  espérance.  248 

Epitre  I.  Discours  au  roi.  2.53 

Epit.  II.  A  31.  de  Forquevaus.  261 

Epit.  III.  265 


DES     MATIÈRES.  3lg 

Elégie  zélotypique.-  page  267 

Eleg.  sur  le  même  sujet.  2;3 

Eleg.  Impuissance.  275 

Eleg.  composée  pour  Henri  IV.  27g 

Stances.  282 

Stances  ,  Centre  un  Amoureux  transi.  286 

Dialogue  ,  Cloris  etPhilis.  188 
Epigrammes.  I.  Sur  le  Portrait  d'un  poète  couronné .   29c) 

II.  Le  Dieu  d'Amour,  3oo 

III.  Les  Contretemps,  ibid. 

IV.  Lisette  tuée  par  Robin.  Soi 
Stances.  ibid. 
Hymne  sur  la  nativité  de  Nôtre-Seigneur.  3o4 
Sonnet.  3o5 
Commencement  d'un  poème  sacré.  3o6 
Vocabulaire.  3oq 


FIN    DE    LA    TABLE, 


VICTOR    MASSON, 


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CLASSIQUES  FRANÇAIS. 

Il  paraît  un  voîurpe  tous  les  samedis. 

CHAQUE    VOLUME   SE  VEND  SEPAREMENT. 

liste  des  principaux  Ouvrages  qui  composeront 
la  collection. 


J.  Racine.    Théâtre.     .     «     . 
L.  Racine,  la  Religion.     .     . 

Boileau 

Fénélon.    Té'émaque.  .     .     . 

P.  et  Th.  Corneille.    .    .    . 

Crébillon.       ........ 

Molière.      ....... 

Regnard 

La  Fontaine.  Fables.     .     .     . 

—  Théâtre 

J.-B,  Rousseau , 

Bossuet.  Oraisons  funèbres. 

—  Histoire  universelle.     .     , 
Massillon.    Petit  Carême. 
Flé^tiier.  Oraisons  fun. ,  frtc 
Montesquieu.  Esprit  des  lois 

—  Grandeur  des  Romains.   • . 

—  Lettres  persanes.     .     . 

—  OEuvres  mêlées ,    etc. 
Voltaire.  Henriade.       ,     . 

—  Théâtre 

—  Poèmes » 

—  Siècle  de  Louis  XIV,  etc. 

—  Charles  XF1.      .      .     . 

—  Histeire  *'.e  Russie.    . 

—  Essai  sur  Hè  mœurs.  . 
On  peut  se  procurer  dès  à 


—  Dictionnaire  philosoph.  14 

—  Mélanges  historiques.  .  6 
J  -J.  Rousseau.  Emile.  .  4 
Labruyère.  Caractères.  .  3 
Pascal.  Les  Provinciales.  3 
La  Rochefoucauld.  Maxim.  1 
Nicole.  Pensées.  .  .  .  1 
Lesage.  Gil  Blas.     .      .      .5 

—  Diable  JRoiteux.  ...  2 
Florian  Gonzalve  de  Cord.  2 
Vertot.  Révolut.  romaine. 

—  Révolut.  de  Suède.  . 

—  Révolut.  de  Portugal.  . 
S.  Real.  Conj.  cont.  Venise. 
Malherbe.  ,     .     .     .     ... 

Clément   Marot.      .      .     . 

Régnier 

Gresset.     .      ..... 

Beaumarchais.     ....  3 

Piron .     .     .  1 

Bernard.    ,     .     .     ,     ,     .  1 

Dufresny.      .             .     .     ,  2 

Dubelloy.  .».,,..  2 

Colardeau.       ;    .     ,     .     .  1 

Favart.      ......  3 

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présent  des  collections  complètes. 


On  trouve  à  la  même  Librairie 


La  Fontaine.  Contes.   . 
Voltaire.  Contes  en  vers 

—  Pucelle.     .... 

—  Romans.     .... 


Classique 

Virgilîus.    .     «     .     ...     . 

Phaedrus.    .    , 

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Cornet.  Nepos 

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TheVicarofWakefield.    *     . 


Rousseau.  Nouv.  Tléioïse. 
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Prévost.  Manon  Lescaut. 


étrangers. 

LeltersofjVîontagne.  .  , 
The  Sentimental  Journry. 
Fables  by  Gay  and  Moore. 
Amini»  di  Tasso.  .  .  . 
Gerusalemnif  liberata. 


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Neutra!izing  agent:  Magnésium  Oxide 
Treatment  Date:  Jan.  2008 

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